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Loth et ses filles

27 décembre 2017
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Ce très célèbre tableau, autrefois attribué à Lucas de Leyde,  combine deux épisodes consécutifs  du texte de la Genèse.

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre

Anonyme anversois, vers 1525-1530, Louvre, Paris

La fuite de Loth et de sa famille

Averti par les anges de la destruction imminente des villes de Sodome et Gomohrre, Loth quitte la ville avec ses deux filles, un âne et sa femme. Mais celle-ci, se retournant malgré l’interdiction, est transformée en statue de sel.


L’ivresse et l’inceste

« Loth monta de Soar et resta dans la montagne, et ses deux filles avec lui ; il craignait en effet de rester à Soar et il resta dans une grotte, lui et ses deux filles. Et l’aînée dit à la cadette : notre père est vieux et il n’est resté aucun homme sur cette terre qui puisse venir sur nous selon l’usage de toute la terre. Viens, enivrons le et dormons avec lui, pour pouvoir perpétuer la race de notre père. C’est ainsi qu’elle donnèrent du vin à boire à leur père cette nuit, et l’aînée dormit avec son père. »  Genèse XIX,30-32

Ici la grotte est remplacée par un campement de trois tentes.


On  connait quatre autres versions de ce tableau, ce qui prouve son succès à l’époque. Elles sont en format horizontal, comportent moins d’éléments est sont plus  aisées à analyser.

 

Loth and his daughters, Anonymous, 1515-1525 Museum Boijmans Van BeuningenLoth et ses filles
Anonyme, 1515-1525, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
loth_et_ses_filles anonyme collection priveeLoth et ses filles
Anonyme, collection privée

La composition est binaire :

  • à droite, au niveau de la mer,  l’épisode 1, la destruction ;
  • à gauche, dans la montagne,  l’épisode 2, la perpétuation de la race.

 

Loth and his daughters, Anonymous, 1515-1525 Museum Boijmans Van Beuningen schema

Dans le tableau du Louvre, Loth proposait une coupe de vin à la soeur aînée. Ici, il la tend à la soeur cadette pour qu’elle le remplisse. Celle-ci, dans les deux tableaux, transvase dans un carafon le contenu d’une bonbonne sphérique, dont un second exemplaire est posé sur le sol.

Il est tentant d’associer le carafon, placé entre les deux bonbonnes, à Loth,  qui est littéralement « rempli » par ses deux filles.

Le couple arbre vivant/arbre mort marque bien la frontière entre les deux domaines. On peut également voir, dans la torche qui éclaire les survivants, l’écho pacifié de la colère divine qui dévore la cité.


Loth and his daughters, Anonymous, 1515-1525 Museum Boijmans Van Beuningen detail salamandre

Les deux salamandres qui se flairent aux pieds du couple ont dans ce contexte un double sens très particulier :
⦁    en tant qu’animal échappant aux flammes, elles symbolisent les survivants ;
⦁    en tant qu’animal terrestre,proche cousin du serpent, elles soulignent le côté bestial de l’accouplement annoncé.


Durer La fuite en Egypte detail salamandreLa Fuite en Egypte,
Durer, série de la Vie de la Vierge, 1511
  Patinir Saint Christophe Escorial detailPaysage avec  Saint Christophe
Patinir, 1520-24, musée de l’Escorial

(cliquer pour voir l’oeuvre en entier)

L’idée du couple de salamandres vient probablement de la gravure de Dürer. Elle a été reprise (ou réinventée) par Patinir. Le symbolisme habituel de la salamandre est celui du bon Chrétien qui, tel Daniel dans la fournaise, résiste aux flammes du péché. Mais  il ne semble concerner aucune de ces trois oeuvres.



Des iconographies similaires


landscape-with-the-destruc
Paysage avec la destruction de Sodome et Gomhorre
Patinir, vers 1520, Musée Boymans van Beuningen, Rotterdam

Patinir est ici fidèle à sa réputation de premier paysagiste d’Europe : les météores divins se résument à un rougeoiement dans les nuages, et les protagonistes de l’histoire sont réduits à des miniatures, quoique parfaitement fidèles au texte.



landscape-with-the-destruction-of-sodom-and-gomorraht schema
La femme de Loth, minuscule, se situe au centre du tableau, sur la diagonale qui sépare les deux régions.



landscape-with-the-destruction-of-sodom-and-gomorraht detail loth
En bas à droite, Loth et ses filles sont guidés par deux anges.



landscape-with-the-destruction-of-sodom-and-gomorraht detail
Il faut une bonne loupe pour se faire une idée de la suite.

Wolfgang_Krodel_der Alter._1528 Kunsthistorisches Museum WienLoth et ses filles
Wolfgang Krodel der Alter, 1528 ,Kunsthistorisches Museum, Wien
Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå Gallerix.ruLoth et ses filles
Lucas Cranach l’Ancien, 1528 Kunsthistorisches Museum Wien

L’école allemande déclinera le thème à l’envie, en s’intéressant plutôt aux filles incestueuses qu’aux villes incendiées.


Un cousin proche : Jan Wellens de Cock

La qualité picturale du tableau du Louvre ne permet pas de l’attribuer à Jan Wellens de Cock, peintre à la touche moins précise. Mais ce dernier s’en est clairement inspiré dans plusieurs de ses oeuvres


Loth et ses filles

Dans les deux versions de Loth et ses filles attribuées à Jan Wellens de Cock, les personnages sont très similaires à ceux du tableau du Louvre : la fille cadette verse le vin avec le même geste serpentin, et la fille aînée est enlacée par son père. Seule différence notable dans la composition : Loth ne se trouve pas entre ses deux filles, mais à droite. La scène de la destruction de la ville, traitée à la va-vite n’occupe qu’un quart de la composition. On distingue la femme de Loth statufiée, tandis que le reste de la famille grimpe la pente, précédé par un ange et un troupeau de moutons.



Jan_Wellens_de_Cock_-_Lot_and_his_daughters coll part
Loth et ses filles
Jan Wellens de Cock, Collection privée

Cette version a repris la tente rouge en contrebas, abritant ici une marmite sur un foyer.


Jan_Wellens_de_Cock_-_Lot_and_his_daughters_(1523) detroit institute of arts
Loth et ses filles
Jan Wellens de Cock, 1523, Detroit institute of arts

Image haute définition :  https://www.dia.org/art/collection/object/lot-and-his-daughters-38145


Jan_Wellens_de_Cock_-_Lot_and_his_daughters_(1523) detroit institute of arts schema

Cette oeuvre est celle dont la composition se rapproche le plus de celle du Louvre : chemin qui serpente, diagonale descendante séparant les deux épisodes, arche dans le roc marquant la rupture temporelle : les moutons qui précédent la caravane dans la scène de la Fuite s’attardent sous l’arche dans celle de l’Inceste.


 

 

 

 

 

 

Jan_Wellens_de_Cock_-_Lot_and_his_daughters_(1523) detroit institute of arts detail gourdes

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail gourdes

Les deux bouteilles mises à rafraîchir dans le ruisseau, la sandale ôtée et la braguette apparente trivialisent les allusions beaucoup plus subtiles du tableau du Louvre : bonbonnes accolées renvoyant au couple, genou de Loth désignant la fente de la tente.

Les deux cigognes, l’une en l’air volant vers l’autre qui pèche dans le ruisseau sont peut être une fine allusion à la situation des filles de Loth donnant à boire à leur père :

« le petit de la cigogne aime tellement son père que lorsque celui-ci vieillit, il le sustente et le nourrit. » Aristote, De historia animalium, IX, 13, 615b 23-27


Le squelette d’équidé

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail squelette
Loth et ses filles, Louvre

Au tout premier plan du tableau du Louvre, le squelette d’équidé ne passe pas inaperçu.


Pseudo Jan_Wellens_de_Cock_-_Triptych_with_the_Crucifixion_and_Donors_-_WGA24026 detail squeletteTriptyque avec la Crucifixion et des donneurs
Pseudo Jan Wellens de Cock, vers 1525, Rijksmuseum, Amsterdam
St christophe attribue a Pieter Huys detail squeletteSt Christophe,
Attribue a Pieter Huys, Collection particulière

Cliquer pour voir l’oeuvre en entier

Haute résolution : https://www.rijksmuseum.nl/nl/collectie/SK-A-1598

Le squelette fonctionne chez les suiveurs comme une simple citation dans deux contextes différents, sans intention symbolique particulière.


La route sur pilotis

Jan Wellens de Cock The Temptation of Saint Anthony 1526 Fine arts museum san francisco detail La tentation de Saint Antoine
Jan Wellens de Cock, 1526, Fine Arts Museum, San Francisco
Jan_Wellens_de_Cock_-_Legend of St Christopher detroit institute of arts detailLégende de Saint Christopher,
Jan Wellens de Cock, 1526, Detroit Institute of Arts

Cliquer pour voir l’oeuvre en entier

Le motif de la route sur pîlotis intervient dans deux oeuvres de Jan Wellens de Cock, mais à titre purement décoratif, sans être intégré dans la narration.

Il reste de cette étude comparative l’impression que le tableau du Louvre est l’oeuvre-source, dont découlent les variantes en format horizontal, et les tableaux de Jan Wellens de Cock qui puise sans vergogne dans les inventions du Maître inconnu.

Il est temps d’en venir désormais à cette oeuvre maîtresse, en résumant les deux interprétations qui en ont été données jusqu’ici.  [1]



L’interprétation de Thürlemann [2]


Le rocher anthropomorphe

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail rocher
« Dans le coin supérieur gauche, le rocher nu, rougeâtre et gris, surmonté par des fortifications à côté d’une sommité phallique, montre distinctement, vu légèrement depuis l’arrière, le profil d’une tête de femme voilée. Cette tête regarde en direction de la ville détruite. »


Le crâne de l’âne

« Dans le coin inférieur droit, enfin, se trouve le squelette d’un équidé, dans lequel on peut reconnaître l’animal de trait de la famille de Loth ».


Un carré logique

Thürlemann peut alors rattacher le tableau à la tradition des carrés logiques qui, inspirés de la logique aristotélicienne, apparaissent çà et là dans les illustrations médiévales.



Carre logique de caelo, fr 1082, fol 53, BN, Paris

Traité de Nicolas Oresme sur le De caelo d’Aristote,
1377,  fr 1082, fol 53, BN, Paris

Les contraires sont ici :
Carre logique de caelo, fr 1082, fol 53, BN, Paris texte

Voici maintenant le diagramme qui, selon Thürlemann, sous-tendrait le tableau du Louvre :

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520,Thurlemann

L’axe vertical est matérialisé par l’arbre, l’axe horizontal par l’horizon.

Le concept de « Non-mort » serait illustré par le rocher anthropomorphe, qui garde figure humaine. Et  celui de « Non-Vie » par le squelette de l’âne (auquel on peut ajouter la souche d’arbre, mais Thürlemann n’y a pas pensé).


Les quatre sources lumineuses

Pour finir, Thürlemann remarque que chacun des quatre quadrants contient une source de lumière : une comète, le halo destructeur, l’incendie sur terre [3] et la torche de la tente.

« La technique diagrammatique de l’inventaire ordonné confère à ce petit tableau sa dimension poétique : au travers des composants qui se coordonnent, et que le spectateur explore tour à tour, la description acquiert la qualité d’une totalité emplie de sens qu’il est possible de percevoir. Ordonné par son diagramme, l’objet poétique, Image ou texte, apparaît ainsi comme  l’analogue du Monde ».


Les limites de cette interprétation

Tout en reconnaissant que la composition s’appuie principalement sur la diagonale descendante qui sépare les deux épisodes de la narration, Thürlemann plaque par dessus son diagramme en quatre quadrants, ingénieux mais finalement très artificiel.



P31Lot detail

Car les silhouettes de Loth, de ses filles et de l’âne échappant à la destruction se trouvent placés dans le quadrant du squelette, celui de la « Non-Vie » (alors qu’ils devraient se trouver dans celui de la Non-Mort, la Conservation). On y trouve également les silhouettes des marins désespérés et de la femme transformée en statue, lesquels réfèrent manifestement à la Mort.


L’interprétation de S.Lojkine

Moins structuraliste et plus littéraire, cette lecture a pour avantages d’expliquer  la ville sur la montagne, l’arbre central et la souche (omise par Thürlemann), tout en oubliant le rocher anthropomorphe et le squelette. [4]


Soar, la cité épargnée

« Alors que Sodome et Gomorrhe sont englouties dans les flammes, la cité perchée, en haut à gauche, échappe à la destruction. En effet, « Loth, craignant de ne pas avoir le temps de parvenir jusqu’à la montagne, comme les anges le lui avaient commandé, a obtenu qu’à mi-parcours, Soar, « la petite ville », soit épargnée par la destruction divine ».


A l’écart de la route

« Après avoir obtenu des anges un écourtement de sa fuite, Loth craint que Soar ne soit finalement engloutie avec les autres villes et poursuit sa route jusqu’à la montagne. La scène ne s’inscrit donc pas dans la route qui mène de Sodome à Soar, du péché au salut, selon la parole de Dieu, mais au-delà ou à l’écart de la route, un au-delà et un écart qui rappellent le marchandage et la défiance d’Abraham et de Loth vis-à-vis de Dieu. »

« La transgression sexuelle, même pour perpétuer la race, pour suppléer à la mère morte, n’a rien à voir avec l’obéissance aux commandements de Dieu, dont la route matérialise la voie. « 

« La scène est hors-la-loi, ou plus exactement décalée par rapport à la loi, juxta morem universae terrae, selon les paroles de l’aînée. »


L’interdit du regard

« Car toute la scène est placée sous le signe du regard interdit. Les trois femmes, aux trois plans de la représentation, se font écho l’une à l’autre pour se renvoyer cet interdit :

1) C’est d’abord, au fond à droite, la femme de Loth, figée dans le spectacle qui tue de Sodome en flammes. Se retourner vers Sodome, c’est participer de son infamie : elle sera donc changée en statue de sel. Or c’est en toute impunité que le spectateur de la toile peut se repaître du spectacle interdit de la ville en flammes : la médiation esthétique non seulement autorise la participation à l’innommable, mais consiste dans cette participation. La représentation précipite le sujet dans l’abîme scopique, elle le néantise dans la scène. Mais dans le même temps, le décalage de la scène préserve le sujet, qui se trouve pour ainsi dire précipité à côté, pour rien : l’abîme scénique n’est qu’une illusion où se mire la mort de soi.

2) Ensuite, au centre, la fille aînée assise et drapée dans sa cape bleue, en nous regardant, transgresse le principe d’autonomie de la représentation. Comme celui de sa mère, son regard est un retournement vers un en-deçà interdit. Nous rencontrons son regard vide comme une accusation difficile à soutenir. Gênés, nous glissons, pour toujours revenir à ce soulignement dérangeant : notre regard, ici encore, va participer de l’innommable, va cautionner l’inceste et même s’en rincer l’œil.

3) Enfin, à gauche, la cadette qui prépare le vin est la femme soustraite au regard ; elle se détourne hypocritement de la scène infamante qu’elle a suscitée. A l’opposé de sa mère, elle est celle qui ne regarde pas, de telle sorte que le couple central apparaît saisi entre deux femmes retournées, comme enfermé dans un cercle invisible qui le frappe d’interdit. »


Un arbre généalogique

« Au pied de la tente s’élève l’arbre qui sépare la toile en deux, qui divise le bien et le mal. Mais cet arbre qui s’enracine de derrière la fille aînée de Loth symbolise dans le même temps la descendance du neveu d’Abraham : le fils aîné de Loth sera Moab ; Ruth la Moabite, par son union avec Booz, sera l’aïeule de David : Moab entre ainsi dans l’arbre de Jessé. « 


Le punctum de la souche

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail souche

« Au premier plan à droite une vieille souche d’arbre creuse apparaît, éclairée par la lumière de la torche accrochée au coin de la tente. La souche est trouée sur la gauche, ce qui dessine à la surface de ce qui reste du tronc une étrange silhouette, la silhouette même de la femme de Loth pétrifiée aux portes de sa ville. »

« …La femme de Loth n’a pas donné de descendance mâle : son arbre est une souche morte. Mais de la souche morte, à quelques pas de là, dans le léger décalage de la scène, jaillit l’arbre vif qui unit en quelque sorte la femme damnée au principe du feu céleste. L’inceste sauvegarde et perpétue le corps de la mère, le fait participer de la divinité. L’ombre de la souche est le détail conjoncturel à quoi vient achopper le regard en marge de la scène : elle est ce point originaire et voilé qui se rencontre par hasard et où se métaphorise la néantisation principielle du spectateur, puisque ce qui est donné à voir par le peintre est interdit de regard par Dieu et par la loi. »



Mon interprétation


La version horizontale

Loth and his daughters, Anonymous, 1515-1525 Museum Boijmans Van Beuningen schema
Elle comporte déjà l’opposition entre l’arbre, côté Loth et ses filles, et la souche morte, côté femme de Loth, confortée par l’opposition entre la torche (flammes maîtrisées) et l’incendie.


L’arbre généalogique

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre arbre
Le format vertical permet de déployer la symbolique  généalogique de l’arbre, qui apparaît comme un diagramme précis de la nouvelle descendance  de Loth : les deux  branches préfigurent le résultat du double inceste avec ses filles, se subdivisant à nouveau pour produire Moabites et Ammonites.


Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre reflets

Graphiquement, les divisions ordonnées  de l’arbre s’opposent à la cassure du clocher, à l’inclinaison anarchique des mâts  et, plus généralement, à la brisure systématique des lignes  par l’effet du reflet.



Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre ramure

La multiplication par filiation, dans la ramure, s’oppose à la destruction par explosion, dans le halo.


La souche morte

La souche morte représente l’ancienne filiation de Loth, celle qu’il aurait pu avoir  si la colère de Dieu n’avait pas cassé net la possibilité d’une union normale de ses filles avec les hommes de Sodome et Gomorrhe. En ce sens, Lojkine a raison de voir dans la souche morte l’image de la femme de Loth, au sens de « progéniture naturelle ».


Le squelette d’équidé

Le motif du squelette ou du crâne de cheval est assez fréquent, et symbolise souvent la luxure et les vices (voir Le crâne de cheval dans la peinture flamande).

Dans le cas d’un couple incestueux, cette interprétation s’avère ici particulièrement pertinente. De plus, sa position au pied de l’arbre  pourrait signifier que la nouvelle progéniture de Loth s’enracine dans la Mort et dans la Bestialité.

Enfin le squelette  et la souche sont situés par rapport aux figures de Loth et de ses filles dans la même séquence que l’âne et la femme, dans les  silhouettes en ombre chinoise  de l’arrière-plan, comme une sorte de projection de l’épisode de la Fuite dans celui de l’Inceste.


Interprétation d’ensemble

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre schema
La  diagonale descendante sépare deux triangles inversés, qui se lisent de haut en bas.


La Fuite : de Sodome à Soar

Dans le triangle de droite, dissimulé sous forme d’un rocher anthropomorphe, Dieu contemple d’en haut la puissance explosive de sa colère  qui se déverse sur la ville. A l’autre bout de la diagonale, une autre statue, la femme de Loth, contemple  d’en bas le même spectacle. Au fond de cet entonnoir bombardé de lignes radiales qui cassent tout ce qui est vertical, les minuscules silhouettes de Loth et de ses filles s’échappent par le seul chemin possible : une route sinueuse, puis un passage sur pilotis :

pour échapper au bombardement linéaire, la voie du salut est courbe et fragile.


Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail route

Au lieu de continuer sur le chemin en pilotis qui monte vers la ville de Soar, ils passent sous l’arche rocheuse, comme le montre la silhouette très effacée de l’âne, pour poursuivre vers la montagne et pénétrer dans le second triangle.


L’inceste : de Soar à la montagne

La descente sinueuse à l’intérieur de ce second triangle produit l’effet inverse : le grossissement des personnages.

Au premier-plan, la tribu se trouve reconstituée en grand,  en comptant le squelette et la souche comme représentant respectivement l’âne et la femme de Loth. L’âne mort traduit l’impossibilité de poursuivre la fuite, et la souche coupée l’impossibilité de poursuivre une filiation naturelle.

Acculés en bas du second triangle, Loth et ses filles, réduits à trois bonbonnes/ventres, n’ont donc d’autre choix que de se vider par l’ivresse et  de se remplir par l’inceste.

Eclairé par un incendie miniaturisé en torche, le village de toile se substitue à la ville incendiée et aux bateaux fracturés. Les deux tentes coniques des filles vont alimenter tour à tour, durant les deux nuits d’inceste, la tente rouge du père.

A côté, l’arbre qui représente la nouvelle descendance de Loth déploie ses ramifications vers le ciel :

la logique de la multiplication inverse celle de la destruction.


Le regard impuni

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre schema vision
Comme l’a très bien montré  S.Lojkine, l’impact de ce petit tableau tient à l’impunité  du regard. Le spectateur voit ce qui est interdit à la femme de Loth, la destruction de la ville. Il voit ce que Dieu lui même ne veut pas voir : les conséquences contre-nature de sa colère, matérialisée par les flammèches qui somment le village de tentes. Dans le dos du trio de survivants, il voit leur avenir immédiat : la fente sexuelle de la tente ; et même leur avenir lointain : l’arbre qui remonte vers le ciel.

L’énergie de ces prohibitions alimente notre fascination.



Références :
[1] Cette ouvre a également frappé Antonin Artaud – « Oeuvres Complètes, tome 4 », Ed : Gallimard, 1964, p44 – Le théatre et son double
[2] « Jenseits der Opposition von Text und Bild . Uberlegungen zu einer Theorie des Diagramms und des Diagrammatischen », Steffen Bogen une Felix Thürlemann, 2003, p 19 et ss http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/468/1/Thuerlemann_Jenseits_der_Opposition_2003.pdf
[3] Thürlemann complique inutilement la situation en parlant non de l’incendie réel, mais de son reflet dans la mer en dessous).
[4] Stéphane Lojkine, « Une sémiologie du décalage : Loth à la scène », introduction à La Scène. Littérature et arts visuels, L’Harmattan, mars 2001, textes réunis par Marie-Thérèse Mathet http://utpictura18.univ-montp3.fr/GenerateurTexte.php?numero=59

5.3 L’Annonciation du Prado

3 décembre 2017
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Nous allons terminer cette longue étude par un dernier mystère, que nous laisserons irrésolu : qui a peint et quand la troisième Annonciation de l’atelier de Campin, que nous avons laissée de côté jusqu’ici.

Haute définition : https://www.museodelprado.es/en/the-collection/art-work/the-annunciation/52a6820f-892a-4796-b99e-d631ef17e96a




campin Annonciation Prado 1420 - 1425

Annonciation
 Campin, 1420 – 1425, Prado,  Madrid

Le temple de Moïse

Annonciation Prado detail Moise
L’époque de l’Ancien Testament est clairement évoquée par la tour romane à l’arrière-plan, dont la façade montre, à la verticale de Dieu le Père, Moïse avec les tables de la Loi. Entre Dieu et Moïse un couple évoque Eve et Adam, mais avec selon un imaginaire oriental   : la femme nue portant turban tend vers l’homme un objet qui pourrait être la pomme,  et l’homme sauvage armé d’un bouclier dirige sa lance vers Moïse, indiquant ainsi le sens de la lecture.


Le palais de David

Annonciation Prado detail Palais David

L’édifice de gauche, fortifié et clos côté jardin, porte sur sa façade une statue de David avec sa harpe, qui rappelle l’ascendance royale de Marie.



Annonciation Merode Prado Comparaison fenetres
SCOOP ! La disposition des volets, de la jalousie et des vitraux hauts est pratiquement  la même que dans un couple de fenêtres que nous connaissons bien : comme si le panneau de Madrid nous montrait, mais  de l’extérieur, la chambre même où l’Annonciation de Bruxelles a eu lieu !


Le porche de Marie

Annonciation Prado detail porte ange
Marie se trouve sous un porche en avancée par rapport au palais de David. Cette disposition laisse la place d’une porte latérale devant  laquelle se trouve l’Ange, tandis que par la fenêtre au dessus le rayon lumineux envoyé par Dieu traverse le vitrail.

Les sept rayons de l’Esprit Saint frappent le vitrail, mais un seul le traverse, en direction de la tête de la Vierge.



Annonciation Merode Prado Comparaison Marie
On reconnait en Marie une copie parfaite de celle du retable de Mérode, assise sur le marchepied, portant exactement la même robe, mais avec inversion des couleurs rouge et bleu de la robe et du coussin.



Annonciation Prado detail caracteres coufiquesJPG
De plus, les caractères coufiques sont passés du vase au galon de la robe.

Différence de taille :  des rayons de lumière l’auréolent déjà, bien que le rayon unique émis par Dieu, qui remplace ici  l’Enfant Jésus miniature,  ne soit pas encore parvenu jusqu’à sa tête. La lumière de Marie s’allume donc d’elle-même à l’approche du rayon unique, comme pour aller à sa rencontre de son Divin Fils, manière de préfigurer l’acceptation qu’elle n’a pas encore exprimée.

On remarque dans le panneau de Madrid un coussin supplémentaire, posé en arrière de Marie sur le banc. Celui-ci n’est pas tournis mais fixe,  fait sur mesure pour épouser les colonnes du porche.

L’Ange

Annonciation Merode Prado Comparaison Ange
L’Ange est également une copie : même main gauche posée sur le genou, même main droite levée, mais tenant un bâton de messager  au lieu de faire le geste de demander la parole. Son vêtement, toujours sacerdotal,  s’est enrichi : c’est celui d’un évêque et non plus d’un diacre.

En cours d’agenouillement, on comprend qu’il n’ira pas plus loin : à la différence du panneau de Mérode, il ne passera pas le seuil.


Un faisceau concerté de différences

Tout en étant graphiquement très proche du panneau de Mérode, le panneau de Madrid semble en prendre le contrepieds de manière systématique, au point que certains ont pu penser à un pastiche délibéré :

  • inversion des couleurs ;
  • caractères coufiques transportés du vase à la robe ;
  • ange monté en grade et stoppé sur le seuil ;
  • banc fixe ;
  • auréole allumée (par opposition à la bougie qui s’éteint).

Ce dernier point semble contradictoire avec la posture de Marie plongée dans le livre, qui implique que le moment représenté est, comme dans le panneau de Mérode, le dernier instant de l’Ere sous la Loi, avant que Marie ne reçoive le message de l’Ange. L’analyse détaillée du décor va nous permettre d’expliquer cette anomalie.


L’Histoire dans le décor

campin Annonciation Prado 1420 - 1425 schema marial
Un oeil de maçon pourrait reconnaître dans la composition une juxtaposition de symboles  mariaux habituels :

  • le « jardin clos (hortus conclusus) » derrière le mur de brique,
  • la « tour de David (turris davidica) » sur le mur qui le surplombe,
  • le « tabernacle de Dieu (tabernaculum dei) », dans le placard entrouvert ,
  • et, de manière plus originale, la chambre close dans le mur de brique qui clôt, tout en haut du tableau, le choeur de la cathédrale.

Mais un oeil d’architecte parcourra le panneau  d’une manière bien plus structurée.



campin Annonciation Prado 1420 - 1425 schema
En partant du halo divin en haut à gauche, plein Est (d’après l’orientation de la cathédrale), l’oeil rencontre d’abord la tour de Moïse (en rose) évoquant l’Ere sous la Loi – le passé collectif de l’humanité ; puis le palais de David (en jaune) – évoquant le passé personnel de Marie ; enfin  le porche, qui est le lieu de l‘instant présent.

En continuant au delà de l’Ange et de Marie, le regard passe dans une zone intermédiaire (en bleu) en regard du Palais de David, deux travées contenant le  placard à livre entrouvert, et le coussin posé sur le banc, au dessous d’une grille de séparation.



Annonciation Prado detail zone intermediaire
Le placard à livres entrouvert et le coussin évoquent le futur immédiat : la Vierge sage s’ouvrant à l’arrivée de son Fils [1],  et le coussin  préparé pour l’accueillir.


La travée cachée

Annonciation Prado detail travee invisible
La grille de séparation implique que le mur derrière Marie n’est qu’une cloison intérieure. Le porche possède en fait deux travées : la travée visible où se trouve Marie, et une travée cachée  dans laquelle le rayon de lumière va pénétrer en traversant la grille  de séparation. Travée cachée qui représente donc  le lieu intime de le gestation de Jésus.


La cathédrale à venir

campin Annonciation Prado 1420 - 1425 schema 2
Le panonceau fixé sur le pilier central, après les deux marches menant du porche à la cathédrale,  figure peut être la Nouvelle Loi.

A l’aplomb, de ce panonceau, l’oeil remonte jusqu’au mur en brique qui ferme la cathédrale en construction (en vert). On a commencé par le choeur, mais elle  va se  construire vers l’avant et englober le porche, un peu comme l’Enfant Jésus va grossir dans le sein de Marie.

L’oeil revient alors au second mur en brique du panneau, en bas à gauche, qui clôture définitivement le bosquet représentant la nature sauvage, celle dans  laquelle Adam s’est retrouvé après avoir été chassé du Paradis.

Ainsi le panneau de Madrid a pour ambition de nous montrer comment, par étapes progressives, de l’Ancien Testament au Nouveau, la construction divine émerge  du monde de la Chute.

Si Marie est auréolée, c’est qu’au delà de la Vierge de l’Annonciation, elle incarne déjà la Sainteté de l’Eglise. Et si l’Ange est devenu évêque, c’est qu’il s’incline devant elle.




Cette idée d’incarner dans une différence architecturale le contraste entre l’Ancien et le Nouveau Testament est  assez courante à l’époque, et a été analysée par Panofski :

« Le nouveau contraste géographique entre deux périodes, le roman et le gothique, symbolise non moins clairement que le contraste entre deux régions du monde, l’Orient et l’Occident, l’antithèse entre judaïsme et christianisme. »  [2]

Panofski cite l’Annonciation de Madrid, mais étudie surtout une Annonciation maintenant attribuée à Petrus Christus, beaucoup plus récente (vers 1450) et qui lui ressemble beaucoup par la composition : elle constitue en quelque sorte le point terminal  de cette formule iconographique, désormais connue de tous, et donc devenue de plus en plus allusive.

Il vaut la peine de résumer les principaux points de cette interprétation magistrale.



DT1479

Annonciation
Attribuée à Petrus Christus,  vers 1450, MET, New York

Haute définition : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435899?sortBy=Relevance&ft=annunciation&offset=20&rpp=20&pos=30

Tout comme dans l’Annonciation de Madrid, la scène est montrée de biais, en vue plongeante, et Marie se trouve dans le porche muni d’un banc d’une église.  Mais le contraste entre les deux Eres est ici très discret, seulement évoqué par le style différent des deux pilastres : c’est celui du côté droit de la Vierge (donc le côté privilégié) qui représente la nouvelle Ere.



Annonciation Petrus Christus schema

Le pilastre gothique est surmonté d’un fleuron en forme de croix, tandis que le pilier roman est surmonté par un singe, portant deux colonnes qui évoquent celles du temple de Salomon.

« Le singe, incarnation de tous les défauts qui conduisirent Eve à provoquer la Chute de l’Homme, servait d’attribut paradoxal à Marie, la « nouvelle Eve », dont les perfections effacèrent la faute de l' »ancienne ». « 

Quant à la niche vide, elle évoque dans une magnifique ellipse la figure de Jésus à venir.

Le porche se réduit ici à un seuil étroit  qui, avec une économie remarquable de moyens,  illustre de trois façons le rôle central  de Marie :

  • latéralement, d’un pilier à l’autre, elle assure la jonction entre les deux ères ;
  • verticalement, entre la blancheur du livre et la vacuité de la niche, elle est la Vierge par qui s’accomplira la prophétie d’Isaïe ;
  • en profondeur, elle est celle qui accueille les fidèles (en premier l’Ange) à la porte de l’Eglise.


Annonciation Petrus Christus detail seuil
« Regina caeli laetare » (Reine des Cieux, réjouis-toi ») indique l’inscription du seuil, tandis que deux minuscules carrelages frappés des majuscules A et M rappellent la salutation angélique : « Ave Maria ».



Annonciation Petrus Christus detail jardin

« L’interprétation nouvelle se superpose à un motif ancien et familier : l’hortus conclusus est monté en graine, et la végétation a envahi son mur écroulé. On remarque aussi que la pierre du seuil de la petite église est tellement usée que son antique inscription, apparemment païenne, n’est plus lisible. Le « jardin clos » se transforme ici en un domaine de nature non régénérée, entourant la construction qui symbolise à la fois l’Ere de la Loi et l’ère de la Grâce. En opposition à un monde  régi par les forces aveugles de la croissance et de la dégradation, le sanctuaire de la religion judéo-chrétienne, même divisé entre la Loi ancienne et la Loi nouvelle (ou, selon les termes des scolastiques, entre les sphères de la « révélation imparfaite » et de la « révélation parfaite »), apparaît comme un seul et même édifice indestructible ».

A noter  que la controverse théologique liée à l’auréole (à quel instant précise Marie est-elle sanctifiée?) n’intéresse plus le peintre : seule rayonne ici la colombe du Saint Esprit .

Pour une interprétation alternative du singe, en rapport avec la perspective, voir Figurines, mécanismes et bestioles dans l’Annonciation d’Aix .

Pour une interprétation du détail de la pierre posée devant la porte, voir 1 Annonciations en diagonale au XVème siècle : l’ange au premier plan



Pour conclure cette longue étude, nous  allons nous risquer à  une généalogie hypothétique de nos quatre panneaux, basée uniquement sur les thèmes qui s’y introduisent successivement , et à l’exclusion de toute considération  stylistique ou technique (domaine de recherche encore actif et largement controversé).

Campin Annonciation Bruxelles Merode Madrid Evolution

Le panneau de Bruxelles

Au  départ était une oeuvre d’atelier assez simple, dont le sujet était : « dans un intérieur flamand, montrer l’Annonciation comme le passage de l’Ancien au Nouveau Testament ». Un thème annexe étant : « comparer la conception virginale de Marie et celle qui s’offre aux hommes du Nouveau Testament ».


Le panneau central du retable de Mérode

Une autre oeuvre d’atelier fut réalisée avec les mêmes ingrédients, mais un sujet bien plus ambitieux : « dans un intérieur flamand, montrer le dernier moment avant l’Annonciation, juste avant le passage de  l’Ancien au Nouveau Testament ». Le thème annexe devenait  : « comparer la conception virginale de Marie et celle qui frappait les hommes de l’Ancien Testament ». Ce qui amenait directement un  thème connexe : « montrer comment l’Annonciation coïncide avec l’Incarnation ». Ceci se fit en rajoutant la figurine de l’Enfant Jésus sur son rayon, en introduisant le thème de l’Eau et de la Lumière (côté Annonciation), et en développant celui de la Chair et de la Chaleur (côté Incarnation).


Le retable de Mérode

Lors de l’adjonction des panneaux latéraux, le commanditaire demanda :

  • d’étendre le thème Annonciation/Incarnation à ces panneaux ;
  • d’introduire le thème à la mode de Saint Joseph protecteur contre le Démon, sous forme d’une sorte de Mystère ;
  • d’ajouter un raccourci de l’Histoire Sainte en quatre stades : Adam/Moïse, Isaïe, Joseph et Jésus, sous forme d’une métaphore de l’homme comme bois travaillé par le Démon, mais avec un contrôle croissant du divin Menuisier.


Le panneau de Madrid

En reprenant les personnages du panneau central du retable de Mérode, il fut demandé de rajouter à l’Annonciation le thème de l‘Histoire Sainte en quatre stades : Moïse, David, Marie, Jésus, sous forme d’une métaphore beaucoup moins originale : celle d’un bâtiment en construction progressive. Ce qui introduit naturellement le thème de Marie identifiée à  l’Eglise (bâtiment et institution),  en tant que réceptacle du corps sacré de Jésus.



Revenir au menu : Retable de Mérode : menu

Références :
[1] « Dans les Annonciations de cette époque, un placard qui s’ouvre sur des livres est souvent une allusion au ventre virginal de Marie, mais aussi au Tabernacle qui ne s’ouvre, lors de la Messe, qu’au moment de la consécration : …Marie, la nouvelle Sion, ce sera elle-même donnée, dans le fiat mihi, comme le nouveau Temple, mais aussi la nouvelle Arche d’Alliance – puisqu’elle enferme le Christ-législateur comme l’Arche enfermait les tables de la Loi – le nouveau Tabernacle. » G. Didi-Hubermann, Symboles de la Renaissance, Volume 3, p 65.
[2] Panofski, Les primitifs flamands, 1992, Hazan, p 253 et suivantes

5.2 Une Histoire en quatre tableaux

3 décembre 2017
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Armés des notions dégagées par Michel Pastoureau (– Symbolique du Fer et du Bois au Moyen-Age –) et des références à Isaïe découvertes par Minott (2.3 1969 : Minott épuise Isaïe ), nous pouvons maintenant rentrer dans l’atelier de Joseph, et déguster son assortiment de métaphores (il est préférable d’avoir lu auparavant 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux et indispensable d’avoir lu notre lecture d’ensemble du triptyque (5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré).



Un Dieu manipulateur

Qu’est-ce qu’un menuisier ? Celui qui met en forme le bois, en se servant d’outils composés d’une lame en fer et d’un manche en bois.

Qu’est-ce que Dieu ? Celui qui met en forme l’humanité, en manipulant le Démon à travers d’autres hommes qu’il contrôle.

Nous sommes ici en plein coeur des métaphores d’Isaïe relevées par Minott.

« La hache se glorifie-t-elle envers celui qui s’en sert? Ou la scie est-elle arrogante envers celui qui la manie? Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! » Isaïe, 10:15, traduction Louis Segond

Merode_PanneauDroit_GAP
Dans le panneau de droite du retable de Mérode, le Menuisier qui nous est montré, concentré, massif, entouré de toute une théorie d‘outils et de productions, n’est pas seulement le  père terrestre de Jésus, Joseph jouant son humble rôle  dans un coin de l’Annonciation : c’est aussi le Père  Eternel, grand manipulateur d‘hommes et de démons, occupé en permanence à équarrir et à parfaire l’Humanité qu’il a créée [0].


Le Diable contrarié

Merode Diable dans l atelier 1
Revenons, dans le Mystère Sacré qui sous-tend le retable de Mérode, au point où nous avons laissé notre Diable (voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré) : acculé entre l‘Etabli, qui le sépare du Menuisier, et le Mur, qui le sépare de son lieu de prédilection : la cheminée qui se trouve juste derrière.

Remarquons que les manches de presque tous les outils sont tournés en direction du Menuisier : ce sont ceux dont il garde à l’instant présent le contrôle.

Les deux outils du sol, la hache et la scie, sont tournés vers la main du Diable : ce sont ceux que celui-ci a eu l’autorisation d’utiliser, dans le passé d’oppression décrit par Isaïe.

La tarière également pourrait être à sa disposition, mais elle est encore dans l’ombre. Nous allons voir ce que cela peut signifier.


Les objets de l’établi

Charles de Tolnay  [1] a vu dans les outils de l’établi une allusion aux instruments de la Passion, et leur a même associé la planche à trous (en supposant qu’il s’agissait d’une planchette de torture garnie de clous, voir 3.3 L’énigme de la planche à trous)



Merode Droite Instruments Passion
Si le ciseau et le tranchoir ne sont pas directement des instruments de la Passion, ils se croisent de manière appuyée  avec le marteau et les tenailles. En ajoutant le grand T de la  tarière et le petit T de la souricière (qui quant à elle symbolise la Crucifixion en tant que piège pour le Diable), on est bien forcé de reconnaître que les objets de l’établi multiplient à plaisir le signe  de la Croix.

Posée à plat, la tarière/croix  garde dans l’ombre sa poignée : comme pour dire que l’heure n’est pas encore venue pour le Diable de la dresser et de la manipuler.

Une symétrie formelle

Lynn F. Jacobs [2] a noté une symétrie  formelle entre l’atelier de Joseph et la chambre de Marie :

« Joseph et Marie ont des positions parallèles : elle s’occupe à sa lecture, lui à sa menuiserie ; chacun a un banc sur sa droite (lui est assis dessus ; elle devant, toujours humble) ; les deux ont au dessus d’eux un plafond aux poutres apparentes, et derrière eux une fenêtre aux volets fermés ».

La symétrie formelle va même plus loin : les volets sont fermés selon le même motif et le dossier des bancs est clayonné : il est clair que le peintre du volet droit a cherché à l’harmoniser  avec les motifs du panneau central [2a].


Une cohérence théologique

Notre hypothèse du « diable dans l’atelier » explique ces symétries formelles par une cohérence théologique sous-jacente.



Merode Diable dans l atelier 2
Au bas des deux  fenêtres semblables, deux objet symboliques jouent, contre le démon qui rode au moment de l’Incarnation,  un rôle passif et un rôle actif :

  • en tant qu‘écran : la jalousie dans la chambre de Marie ;
  • en tant qu’écrou :  la souricière externe, qui sert d’appât à  la grande souricière qu’est l’atelier de Joseph.


La « messe » de l’Ange

Envoyé par Dieu  dans la chambre de la Vierge,  l’Ange célèbre sa protomesse dans un vocabulaire marial, sous les Espèces de l’Eau (le vase) et de la Chair (la bougie), après avoir déposé sur la table le livre des Saintes Ecritures.


La « messe » du Diable

Piégé dans l’atelier de Joseph, l’Ange déchu assiste à une autre préfiguration de la Passion, mais caricaturale, traduite dans un vocabulaire adapté à sa psychologie de piégeur  :  un bol de clous et une souricière. Mais lui ne comprend pas (contrairement à nous qui connaissons la fin de l’histoire),  que les clous font allusion au Sang et la souricière  à la Chair.

Devant ces deux Espèces démoniaques, un morceau de craie et des traces sur l’établi évoquent, eux-aussi, une Ecriture.


La craie et le prophète

Merode_Craie
Avec raison, Minott a reconnu dans le « galet blanc » posé entre les deux tiges des tenailles une allusion à la pierre  ardente qui a descellé les lèvres d’Isaïe :

« Mais l’un des séraphins vola vers moi, tenant à la main une pierre ardente, qu’il avait prise sur l’autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche, et dit: Ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée, et ton péché est expié. » . Isaïe, 6:6-7, traduction Louis Segond


Merode Droite Craie planche

Mais le rapprochement avec la métaphore d’Isaïe se renforce dès lors que ce galet blanc  s’avère être tout simplement la craie qui a tracé les marques des trous que Joseph vient de commencer à forer : comprenons littéralement qu’il est en train d’accomplir ce qu’Isaïe a prévu.


Un parallèle inattendu

Ainsi commence à se dessiner un nouveau parallèle, trop précis pour ne pas être le fruit d’une réflexion approfondie, entre le panneau de Marie et le panneau de Joseph.



Merode Droite Livres Metaphore
Les deux livres  reliés par le petit rouleau sont comme nous l’avons vu dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament, le symbole du Nouveau Testament (sur la table) et de l’Ancien (entre les mains de Marie), selon  la métaphore de la chair par le parchemin.



Merode Droite Etau Chauferette
Par analogie, l’étau et la chaufferette, reliés par le morceau de craie, doivent être également des  symboles de l’Ancien Testament (sous l’établi) et du Nouveau (entre les mains de Joseph), selon  une autre métaphore, celle de la chair par le bois : matière que le Moyen-Age considérait comme vivante et proche de l’homme.

Tandis que Marie, passive et réceptive, lit l’Ancien Testament,  Joseph inscrit résolument dans l’épaisseur du bois ce qu’Isaïe avait écrit à sa surface : il réalise la prophétie de la Virginité de Marie.


Une possible interprétation géométrique

Merode droite Trous de la planche
Nous avons évoqué la possible décomposition des  25 trous  en 12 trous du périmètre (en bleu) plus  12 trous internes (en jaune) plus un trou central (en blanc).  Si la planche à trous représente symboliquement la superposition du Nouveau Testament sur l’Ancien Testament, nous avons maintenant la possibilité d’expliquer le choix des 25 trous comme une image des Douze Prophètes de l’Ancien Testament entourant les Douze Apôtres, eux-même groupés autour de Jésus.

Les fabrications de Joseph

Merode Droite Pieges Joseph
Le Menuisier tourne le dos à la souricière extérieure, qui s’est déclenchée au moment de l‘Incarnation, premier piège divin tendu par Dieu au Démon. Il porte maintenant toute son attention sur sa fabrication suivante, la chaufferette , qui fonctionnera au moment de la Nativité pour réchauffer l’Enfant Jésus.



Chaufferette rustique
On peut ici hésiter sur la valeur symbolique de la chaufferette : faut-il y voir, comme dans la souricière, un « piège » pour le démon, permettant d’emprisonner les braises et de les rendre inoffensives ? Faut-il y voir au contraire un objet positif, un accumulateur  de chaleur ?

Remarquons que la même ambivalence  symbolique se retrouve dans un autre objet qui domestique et rend transportable un autre principe dangereux : la bougie, elle-aussi, peut être vue comme un « piège », si la  flamme est démoniaque, ou comme un réceptacle, si la flamme est divine. Dans le panneau central, la bougie blanche de la table revêt évidemment la seconde signification : posée à côté de ces deux autres objets de transport et d’ostension  et que sont le livre (pour la parole de Dieu) et le vase (pour la fleur virginale), elle est prête à accueillir  la flamme de Jésus, à sa naissance.


Joseph-chaufferette

Anonimo dell'Alto Reno, Adorazione dei Magi, XV sec, Galleria Sabauda di Torino
Adoration des Mages
Anonyme du Haut Rhin, XVème, Galleria Sabauda,  Turin

Une tradition iconographique nous montre Joseph lié d’une manière ou d’une autre à la notion de chaleur, dans des représentations de la Nativité (voir d’autres exemples dans La chaleur de Joseph ).

Côté littérature, un texte du XVème siècle, Le Mystère de la Nativité de Nostre Seigneur Jhésuschrist nous plonge directement dans l’ambiance du retable de Mérode en donnant à Joseph au moment de la Nativité un rôle très particulier, à la fois humble et plein d’amour.

Marie, prête d’accoucher, demande à Joseph d’aller à la ville chercher du feu. Joseph va  en quémander chez un maréchal-ferrant, qui le menace de son bâton en se moquant  de sa misère, et  ne veut lui donner du feu que s’il l’emporte dans son manteau [3]. Joseph accepte, le maréchal met le feu au manteau :

« tenez vieillard, cestuy prenez
Et l’emportez en voz giron ».

Mais Joseph ne brûle pas et le maréchal se confond en excuses :

« Votre bonté pas ne savoie,
De ce que je voiz ay grant joie,
Car vous êtes .I. preudons sains :
Vos gironz deimore touz sains,
Et c’est le feu enclos dedans. »

Joseph le remercie, revient ensuite vers Marie, « portant le feu en son giron« , et s’excuse de ne pas avoir pu trouver de feu (de lumière). Heureusement, entre-temps, Dieu avait envoyé les anges Gabriel et Michel porter à Marie deux grands luminaires.

Joseph apparaît ici comme un comble de dévouement et d’humilité : il brave le bâton, s’excuse auprès de celui qui a voulu le blesser, et s’excuse encore auprès  de Marie pour n’avoir pas su la satisfaire.

La chaufferette, c’est Joseph, avec son feu qui ne se voit pas et son grand  amour qui rayonne.


L’Homme Chaste est une planche trouée

Les textes ne sont pas bavards sur la psychologie de Joseph : ce qu’on sait, c’est qu’il est sujet  au doute (Marie est-elle vraiment tombée enceinte par miracle ?) ; ce qui n’est pas dit mais qu’on devine, c’est qu’il est soumis à la tentation . Garant de la virginité de Marie pendant sa grossesse, il est l’homme-clé qui pourrait tout faire échouer  s’il exerçait son statut d’époux.

Il est possible que la planche percée par le foret soit une métaphore  des tentations  de Joseph : c’est parce qu’il est taraudé par le doute et le désir que Joseph/chaufferette  sera capable de conserver la chaleur sans s’embraser.

Métaphore sans doute trop complexe qui, comprise vulgairement, a pu faire passer l’action de perforer comme un substitut de sexualité. D’où peut-être cette série limitée de tableaux, à la suite de Campin, où l’on voit Joseph s’évertuer à trouer des planches sans but bien défini (voir la série exhaustive dans 3.3 L’énigme de la planche à trous).

L’Homme Juste est une planche carrée

Merode Droite Planches carrees
Une planche carrée, c’est un morceau de bois qui a été raboté, équarri, égalisé, pour servir de base à toutes les créations du Menuisier.

Ainsi, en lui rajoutant quatre pieds, il peut en faire un étau qui lui sert à poser son pied pour scier,  situation qui n’est pas sans rappeler la métaphore d’Isaïe :

« Ainsi parle l’Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied »  Isaïe, 66:1

Entendons  par là le Peuple Elu, que la scie du Démon a mis en forme selon la volonté de Dieu, et qui s’est ainsi décollé du sol.

Ou bien, en perçant la planche de trous,  le menuisier peut en faire une chaufferette, objet familier et bénéfique.

Ce saut de l’outil à l’ustensile,  de la planche opaque sous  l’établi à la planche informée entre les mains du Menuisier, n’est rien d’autre  que la représentation visuelle du passage du temps d’Isaïe au temps de Joseph, de l’Ere sous la Loi à l’Ere sous la Grâce.


Une première crucifixion

Merode Droite Clous planchers

La lame de la scie est marquée d’une croix. Bien qu’il soit courant que les lames  montrent des marques diverses, plus ou moins propitiatoires, celle-ci attire l’oeil : d’autant plus que juste au dessus, l’établi fait étalage des instruments de la Passion. Faut-il comprendre qu’une autre « crucifixion » aurait-eu lieu dans le passé, durant l’Ere sous la Loi ? [4]



Martyre Isaie. Bible latine XIIIeme siecle bibliotheque Valenciennes

Le martyre d’Isaie.
Bible latine, XIIIème siècle, Bibliotheque de Valenciennes

Le manuscrit apocryphe de la Légende d’Isaïe, qui a eu sa petite célébrité au Moyen Age, raconte que ce prophète est mort coupé en deux par une scie en bois, pour avoir prédit que le roi Manassé serait un serviteur du diable et qu’il le condamnerait à mort.

« Le faux prophète Balkîrà… dénonce au roi les prophéties menaçantes d’Isaie et obtient l’ordre de l’arrêter. Balkîrâ n’a été en cette affaire que l’instrument de Satan et, si le démon est furieux, c’est qu’Isaïe a connu par une vision l’économie entière du christianisme, la vie  de Jésus, sa mort, sa résurrection… » [6]

Le martyre d’Isaïe a pu être considéré comme une préfiguration de la  Crucifixion [7].



Martyre Isaie Speculum humanae salvationis

Crucifixion; Inventeurs du travail du métal et de la musique; Isaïe coupé en deux ; Le roi  Moab sacrifie son fils
Speculum humanae salvationis, 14ème siècle,  Historisches Archiv der Stadt Köln and the Hill Museum & Manuscript Library.

Dans le texte du Speculum humanae salvationis, le paragraphe qui suit la Crucifixion parle de la forge de Tubalcain : pendant que celui-ci faisait résonner ses coups, Jubal transformait ses sons en mélodie : ce qui préfigure la prière de Jésus en croix pour ses ennemis.

Le paragraphe suivant présente une autre préfiguration : le martyre d’Isaïe coupé en deux annonce  la séparation de l’âme et du corps de Jésus. Le miniaturiste s’est appliqué, en le représentant tête en bas, a souligner le  parallélisme avec Jésus crucifié.

Bien qu’il n’existe pas d’iconographie bien établie sur la question, l’hypothèse que  Campin ait utilisé l’étau pour évoquer la « crucifixion » d’Isaïe s’appuie sur des indices sérieux, et s’inscrit parfaitement dans la composition du panneau droit : il se trouve ainsi en  symétrique de la planche à trous qui symbolise une autre figure patriarcale et tourmentée, Joseph taraudé par le foret.

Reste à voir si la quatrième « saynette », celle du coin inférieur droit, trouve sa place dans l’histoire qui commence à se dessiner sous nos yeux, celle des rencontres du bois avec le fer.


L’homme droit est une branche émondée

Il nous faut revenir ici au texte sur la hache et la scie, d’Isaïe, très précisément à la fin du texte :

« Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! »

Autrement dit : ce n’est pas la verge qui frappe, mais la main qui la manipule. Et le bâton est bien incapable de soulever celui qui est de chair :  il ne peut faire levier que sur du bois.



Merode Droite Doloire
Comprenons de l’image que le bâton ou le levier, branche droite, émondée et écorcée par la doloire,  est lui-aussi un outil fabriqué pour la main de l’homme : outil minimal, réduit à un manche et  dont le fer démoniaque est absent.


 L’homme déchu est une bûche couchée

Et ce levier s’applique sur un autre objet en bois, la bûche, qui  quant à elle représente l’humanité grossière, le matériau brut.

Placée entre le bâton et et la bûche, la  doloire fichée dans la bûche est une trouvaille visuelle exceptionnelle, car elle convoque irrésistiblement une autre image, celle de la hache qui a abattu l’arbre. Dès lors, la bûche rugueuse et tombée au sol peut également être vue comme la métaphore de l’humanité déchue,  plus précisément d’Adam. Quant au bâton, il symbolise les homme droits qui aident les bûches à se relever. Appelons-les les Prophètes [8].


Nous pouvons maintenant reparcourir rapidement, dans  le sens chronologique, l’histoire  que nous venons de découvrir à rebours : une fresque ambitieuse, en quatre temps, de l’évolution  de l’Humanité, vue sous l’angle de la mise en forme du bois par les outils du divin Menuisier.


Merode Droite Quatre histoires

Stade 1 : le Temps d’Adam

A la suite de la tentation d’Adam et de la Chute, l’Humanité se compose de bûches (hommes bruts à mettre en forme) et de bâtons (hommes bons, guides, leviers  solides que le pied du Menuisier utilise pour  soulever les bûches). La colère divine (la doloire) frappe sans relâche celles-ci.


Stade 2 : le temps d’Isaïe

Le peuple élu, équarri et élevé sur les quatre pieds que sont ses  quatre grands Prophètes, peut servir de nouvel outil, l’étau,  sous  le pied de Dieu. La scie (le démon contrôlé pour ne pas sortir de la ligne) peut y découper des bâtons : au premier rang desquels  Isaïe, le prophète coupé en deux, dont le martyre anticipe la Crucifixion.


Stade 3 : le temps de Joseph

De manière totalement originale, Joseph est symbolisé  par deux productions du Menuisier.

La souricière extérieure, assez frustre, est celle qui a fonctionné lors de l’Incarnation : Joseph a servi alors de leurre pour détourner de Marie le Démon.

La chaufferette, autre repose-pieds, perfectionne l’étau d’Isaïe. Elle rend hommage au rôle protecteur de Joseph au moment de la Nativité. Du point de vue de la métaphore du « bois », c’est une planche carrée, donc un homme  qui obéit à la Loi. Le foret (le démon encore mieux contrôlé pour ne pas sortir du point tracé) en fait une planche perforée : avoir subi les coups de pointe du désir, c’est ce qui rend Joseph apte à ne pas prendre feu. A l’opposé d’Adam, le père déchu pour avoir succombé à la tentation, Joseph est la figure  du père chaste, autrement dit de la tentation surmontée.


Stade 4 : le temps de Jésus

Enfin, la production la plus sophistiquée, la souricière de l’établi, est une métaphore de la Crucifixion. Les outils (tarière, marteau, tenailles) font tous référence au clou, ce petit démon métallique qu’on voit encore encore en liberté sur l’établi. Du point de vue du clou, la Croix est l’objet où il sera capturé par le bois, et rendu définitivement  incapable de piquer où il veut.

Synthèse

Merode Droite Clous planchers
Il faut peut être voir, dans le motif des quatre clous plantés dans le plancher entre les pieds de Joseph, une invitation à lire le panneau selon  quatre cases illustrant  quatre rencontres du fer avec le bois, entendez du Démon avec l’Homme, orchestrées par le divin Menuisier.

Verticalement, les deux colonnes de ce schéma tabulaire font référence à gauche à la Crucifixion (symbolisée par la croix sur la lame de la scie), à droite à la Tentation (symbolisée peut-être par les trois trous qui marquent la lame de la doloire) [9].

Horizontalement, les deux lignes de ce schéma tabulaire correspondent, très visuellement, au saut décisif de l’Humanité entre l’Ere sous la Loi (où elle commençait à se décoller du sol sur lequel elle avait chuté), et l’Ere sous la Grâce (où le Démon sera désormais contrôlable : clous remis dans leur boîte, souris qu’on pourra capturer).

Ce Mal domesticable succède au Mal sauvage de l’Ere sous la Loi, exécuteur des basses oeuvres, scie ou hache aveugle que Dieu a  déchaîné contre l’Homme en répression du Péché Originel.

D’une certaine manière, pour reprendre le vocabulaire symbolique du panneau central, le  lion a succédé au chien, le bougeoir à la cheminée.


En conclusion, maintenant que nous avons saisi la logique rigoureuse qui régit les objets visibles dans le panneau de Joseph, risquons un pas plus loin (trop loin ?) dans le symbolisme, en examinant des objets que Campin ne nous montre pas, mais qu’il sous-entend bruyamment.


Quatre objets manufacturés

Merode droite saynettes 1
Au stade où nous en sommes, nous avons identifié quatre saynettes montrant comment des outils de mieux en mieux contrôlés fabriquent des instruments de plus en plus sophistiqués, pour le relèvement de l’homme durant l’Ere sous la Loi (levier, étau) et pour sa libération  à l’orée de l’Ere sous la Grâce (chaufferette contre le froid, souricière contre les souris).

Au centre des  quatres saynettes se trouve un objet fragile, la craie, sur lequel nous allons, pour conclure, focaliser notre attention.


La craie polysémique

La craie blanche a souvent été prise pour l‘appât de la souricière de Jésus.
A la suite de Minott, on y a aussi reconnu le charbon ardent qui a touché les lèvres d’Isaïe.

Incipit du livre d Isaie, Premiere Bible de Charles le Chauve, 9eme s, folio 130vIncipit du livre d’Isaïe, Première Bible de Charles le Chauve, 9eme s, folio 130v La vocation D iSaie Fresque Saanta Maria d'Aneu XIemeLa vocation d’Isaïe
Fresque de l’église Santa Maria d’Aneu, fin du XIeme siècle, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone

Si  au temps de Campin le texte biblique était bien connu, il n’était jamais représenté (on  ne trouve cette iconographie  archaïque que dans quelques rares fresques romane, en  Catalogne ou en Cappadoce [10]).


Une autre pierre ardente

Or il se trouve qu’une autre pierre ardente se trouve sous-entendue dans la métaphore de Joseph/chaufferette  : la pierre ou la brique  qu’on met à chauffer dans les flammes, puis qu’on place dans la chaufferette afin qu’elle restitue sa chaleur.


L’amorce de l’histoire

L’ambiguïté visuelle de la craie recouvre en fait une analogie fonctionnelle : les trois objets qu’elle recouvre sont tous trois à la fois les amorces d’un dispositif technique, et celles d’un mécanisme narratif :

  • sans appât ni pierre de chauffe, la souricière et la chaufferette ne fonctionnent pas ; la Crucifixion et la Nativité non plus ;
  • sans pierre ardente qui lui purifie les lèvres, pas de prophétie d’Isaïe qui déclenchera l’Annonciation [11].

Appliquée à la quatrième saynette, cette idée d’amorçage nous ramène à la tentation  d’Adam par le Serpent : sans Chute de l’homme, pas d’Histoire Sainte L’amorce, dans cette toute première narration, c’est Adam tombé à terre, autrement dit notre « bûche« .



Merode Droite avatars craieJPG
Ainsi, dans chacune des quatre saynettes, un avatar de la craie vient se confronter soit à un principe destructeur (le serpent, la souris), soit à un principe purifiant (le brasier d’Isaïe ou de Joseph).

Mettons cela en schéma.

Merode droite saynettes 2


Deux rencontres avec le démon

Aux extrémités de la diagonale descendante, on peut déchiffrer ainsi  les deux saynettes qui illustrent  la rencontre avec le principe destructeur, le démon  :

  • la doloire façonne un bâton (un prophète) parce que le serpent a tenté la bûche (Adam)
    • dans la Bible, bâton et serpent apparaissent souvent comme des frères ennemis : voir l’épisode où Moïse transforme son bâton en serpent, et réciproquement [12];
  • les outils façonnent la souricière (Jésus) pour qu’elle maîtrise la souris tentée par l’appât (Jésus).
    • Jésus apparaît ici deux fois, dans les deux composantes du système de capture : il est à la fois l’amorce attirante (humaine) et le mécanisme invisible (divin) qui va attraper le nuisible.

Ainsi voit-on comment la Crucifixion de  Jésus (tentation de la souris par l’appât) rachète le Péché originel (tentation d’Adam par le serpent).


Deux expositions à la flamme divine

Aux extrémités de la diagonale ascendante, déchiffrons maintenant  les deux saynettes qui illustrent l’exposition au principe positif, à la chaleur purifiante de Dieu :

  • la scie façonne l’étau(Isaïe) parce que la chaleur divine a été attirée dans le charbon ardent (Isaïe)
    • Isaïe apparaît ici à deux moments de son histoire : lors de purification par le charbon ardent, qui a amorcé son don de prophétie; et lors de son martyre, qui en est la conséquence.
  • le vilebrequin façonne la chaufferette (Joseph) pour qu’elle maîtrise la chaleur divine attirée par la pierre (Joseph) :
    • Joseph est ici figuré  par les deux composantes de la chaufferette  : il est à la fois l’amorce incombustible (sa pureté intérieure, sa bonté, attirent la flamme divine sans qu’elle le brûle) et la couche protectrice (sa chasteté lui permet de réchauffer Marie sans la brûler).



Nous arrivons ici aux limites de l’interprétation : les quatre saynettes que nous avons reconstituées par déduction fonctionnent bien, et s’agencent dans un schéma  d’ensemble qui s’articule autour de l’idée d’amorçage, illustrée par la craie polysémique.

Campin avait-il vraiment derrière la tête, en posant la scie sur l’étau, les deux bouts de l’histoire d’Isaïe, sa vocation et son martyre, deux iconographies absentes ou rarissimes de son temps ? A-t-il vraiment voulu filer la métaphore de Joseph comme chaufferette, métaphore qu’aucun texte ne mentionne  directement?

Peut être un nouveau Schapiro l’exhumera-t-il un jour de quelque grimoire introuvable, telle la souricière de Saint Augustin.



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Références :
[0] Cette idée de Joseph comme Dieu caché a été développée par Jack Hamilton Williamson dans sa thèse de 1982 : « The meaning of the Merode Altarpiece », https://d.lib.msu.edu/etd/41218, p 126 et ss
[1] Tolnay, Charles de. « L’autel Mérode du Maitre de Flémalle. » Gazette des beaux-arts, 6th ser., 53 (February 1959).
[2] Opening Doors: The Early Netherlandish Triptych Reinterpreted, Lynn F. Jacobs, Penn State Press, 2012, p 48 et ss
[2a] Cet effet d’écho a aussi été analysé par Hamilton, [0], p 100
[3]
NOSTRE DAME
Il vous faudra aller bon erre
En ceste ville du feu querre (aller chercher du feu en ville)
Pour certain je veuille traveiller (car je vais entrer en travail).
JOSEPH
Ne sai qui m’en vouldra baillier (donner)
Pour certain, ma trez doulce amie,
Mez pourtant ne demorra mie
Que je n’en quierre ou prez ou loing
Si tost qu’il en sera besoin.
….
JOSEPH (AU MARICHAL)
et je vueil bien que sachiez vous
Que ma famme souvent travaille
Sy fault que bien tost à luy aille
Et sy n’avons point de clarté
Assez avons de povreté
Et de paine et de travaill.
LE MARICHAL
D’un gros bâton de ce travail
Je te donray à bonne chière
Se ne te trais tantost arrière.
Or te diray que tu feras :
Point de min feu n’emporteras
S’en ton mantel tu ne l’emportes.
Ne sçay pas se les gens emportes, (exhortes)
Car point n’en auras autrement. »
Mystères inédits du quinzième siècle. Tome 2 / publiés pour la première fois… par Achille Jubinal d’après le mss. unique de la bibliothèque Ste-Geneviève Éditeur : Téchener (Paris), 1837, p 60 et suivantes.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64614312/f88.image
[4] Cette croix a été interprétée de la même manière par Marylin Aronberg Lavin :
« Sur la scie se trouve une petite croix de Malte qui, selon moi, assimile directement l’instrument de la mort d’Isaïe à celui de la mort du Christ. Sur la hâche – la métaphore d’Isaïe pour la récompense, qui réfère à la mission de Saint Jean Baptiste- se trouve une marque constituée de trois petits cercles en triangle. Cette marque fait référence, je pense, à la Trinité révélée pour la première fois au moment où Jean baptise le Christ ». [5], note 7
[5] Marylin Aronberg Lavin, « The Mystic Winepress in the Merode Altarpiece.” Studies in Late Medieval and Renaissance Painting in Honor of Millard Meiss, edited by Irving Lavin and John Plummer, 297-302. New York: New York University Press, 1977. https://www.academia.edu/3088186/The_Mystic_Winepress_in_the_M%C3%A9rode_Altarpiece
[6] Tisserant. Ascension d’Isaie : traduction de la version éthiopienne, avec les principales variantes des versions grecque, latines et slave. 1909. https://fr.scribd.com/document/76817561/Tisserant-Ascension-d-Isaie-traduction-de-la-version-ethiopienne-avec-les-principales-variantes-des-versions-grecque-latines-et-slave-1909
On trouvera une étude récente du texte de l’Ascension d’Isaïe dans :
http://vridar.org/2011/02/02/jesus-crucified-by-demons-not-on-earth-the-ascension-of-isaiah-in-brief/
Le texte explique que Jésus est descendu incognito, non pas sur terre, mais plus bas, dans le Sheol (le monde de la Mort) où il a été crucifié par les démons:
« And the god of that world will stretch out [his hand against the Son], and they will lay their hands upon him andhang him upon a tree, not knowing who he is. »
A l’époque de Campin, le texte de l’Ascension d’Isaïe n’était pas disponible dans son intégralité, mais seulement au travers de références dans les Pères de l’Eglise notamment Saint Jérôme. La connexion entre la vision d’Isaïe et le thème de la victoire de Jésus contre le démon était cependant bien connue.
[7] Burch, Vacher. «Material for the interpretation of the Ascensio Isaiae.» JTS 21 (1920) 249-265. VUEM. «[…] the literary document from which the writer drew his inspiration was first a Christological document. In a word, the sawing asunder of Isaiah was thought therein to be a prefiguration of the Crucifixion. The wood from which the saw was made came from the Cross.» (261).
[8] Dans la tradition juive, le bâton de Moïse, symbole de l’autorité divine, fut remis à Adam, puis se transmit ensuite à une lignée de prophètes. Mais il n’est pas certain que Campin ait pu avoir accès à aux commentaire juifs qui relatent cette tradition :
« Lorsque les évangélistes rédigeaient leurs mémoires, ils avaient à leur disposition la Bible hébraïque accompagnée de la version araméenne désignée sous le terme de Targum. Cette version synagogale est ancienne comme les textes parallèles de Philon d’Alexandrie, de Flavius Josèphe et de Qumrân permettent de l’établir. Pour expliquer l’origine divine du bâton de Moïse la version synagogale du targum Yeroushalmi 1 fait appel à une légende. Moïse qui avait fui de devant Pharaon fut jeté dans une fosse par Reouel. Il y demeura dix ans et fut nourri en secret par Séphorah, la fille de Reouel. Lorsqu’il fut libéré il entra dans le jardin de Reouel et rendit grâce à Dieu qui l’avait libéré. « Il aperçut le bâton qui avait été créé au crépuscule et sur lequel était gravé le Nom grand et glorieux, grâce auquel il était destiné à accomplir les merveilles en Égypte et grâce auquel il était destiné à fendre la mer des Roseaux et à faire sortir l’eau du rocher. Il était fiché au milieu du jardin. Aussitôt Moïse étendit la main et le prit. » (Tj I Ex 2,21) Le bâton fait partie des dix objets qui furent créés avant la création, ou, pour reprendre l’expression targumique, entre les deux soleils. » http://www.interbible.org/interBible/ecritures/symboles/2005/sym_051202.htm
Pour en ensemble plus large de sources juives, voir l’article Moïse dans Le grand dictionaire historique, Louis Moreri, 1716, p 200
https://books.google.fr/books?id=GF5hAAAAcAAJ&pg=PA220&lpg=PA220&dq=b%C3%A2ton+Adam&source=bl&ots=wn1NUjs0WL&sig=lUS0J2qceKQA-GNy7bujXWjRG3I&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjB1JbHvsXXAhWDPxoKHcyKCqU4ChDoAQhJMAY#v=onepage&q=b%C3%A2ton%20Adam&f=false
[9] Signes qui, peut être par pure coïncidence, reprennent les deux armoiries du panneau central : des maillons de chaîne (la capture) et trois cercles (armoiries inconnues).
[10] En Occident, les commentateurs du texte d’Isaïe associent le charbon ardent aux sacrements de purification, le baptême et de pénitence. En Orient, on assimile le charbon au Christ et au pain eucharistique, Voir Marcello Angheben, « Théophanies absidales et liturgie eucharistique. L’exemple des peintures romanes de Catalogne et du nord de Pyrénées comportant un séraphin et un chérubin » . M.Guardia; C. Mancho. Symposium, Feb 2004, Barcelone, Espagne. Université de Barcelone, pp.57-95, 2008, Ars picta, Temes ; 1. <hal-00449211> https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-00449211/document
[11] L’épisode de la pierre ardente, dite encore de la vocation d’Isaïe (Isaïe, 6:6) précède immédiatement la prophétie sur la Vierge (Isaïe, 7:14).
[12] « Yahweh lui dit: « Qu’y a-t-il dans ta main? » Il répondit: « Un bâton. » Et Yahweh dit: jette-le à terre. « Il le jeta à terre, et le bâton devint un serpent, et Moïse s’enfuyait devant lui. Yahweh dit à Moïse: « Etends ta main, et saisis-le par la queue » — et il étendit la main et le saisit, et le serpent redevint un bâton dans sa main. » Exode 4, 2:4
On trouve dans les Grandes Heures de Rohan (1430-35, Gallica), quatre miniatures qui sont comme un prolongement de ces métaphores que le retable de Merode n’évoque que de manière allusive :

Grandes Heures de Rohan 1430-35 f145v Gallica detail baton145v Ici bailla Dieu à Moïse une verge droite. Grandes Heures de Rohan 1430-35 f146r Gallica detail baton146r Ce que Dieu bailla la verge à Moïse.Signifie la verge du Fils que Dieu bailla aux Juifs.
Grandes Heures de Rohan 1430-35 f146v Gallica detail baton146v Et puis lui commanda qu’il la jetât à terre et il le fit. Et la verge devint une couleuvre. Grandes Heures de Rohan 1430-35 f147v Gallica detail baton47v Or la relève, dit Dieu à Moïse. Et il la releva et devient verge.

– La chaleur de Joseph

2 décembre 2017
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Dans la plupart des Nativités, Joseph ne fait pas grand chose : il s’agenouille devant l’Enfant Jésus ou bien, fatigué, il se repose sur son bâton.

On examine ici une iconographie bien plus rare : celui des  Nativités dans lesquelles, d’une manière ou d’une autre,  Joseph s’occupe du feu. [1]



Eclairer

 

L’iconographie de loin la plus fréquente est celle où Joseph tient précautionneusement une bougie allumée, symbole compréhensible par tous de la petite vie qu’il est chargé de protéger.

De manière plus savante, ce motif  tire son origine de la Vision de Sainte Brigitte de Suède (1372), selon laquelle, au moment de la Nativité « le rayonnement divin… annihila totalement la lumière naturelle » . Pour une oeuvre dans lequel le thème des trois lumières (surnaturelle, humaine, naturelle  est particulièrement développé, voir Fils de Vierge et Pierres de Feu.

campin - The Nativity (detail). 1425. Panel. Musee des Beaux-Arts, Dijon

Nativité (détail), Campin, Dijon, Musée des Beaux Arts

 



Faire chauffer la soupe

 

XKH145277

Nativité, Meister Bertram,
1385, retable de Grabow, église St. Peter, Hambourg

Joseph est celui qui s’occupe des subsistances : il porte une gourde, fait chauffer à ses pieds une marmite dans un brasero circulaire, et n’a pas oublié de nourrir l’âne et le boeuf :  il leur a bricolé, juste à côté, une mangeoire elle-aussi circulaire.


Nativite Conrad_von_Soest_ Niederwildungen Altarpiece

Nativité, Conrad_von_Soest,
1403, Niederwildungen Altarpiece, église de Bad Wildungen

Ici, le Père nourricier est entièrement concentré sur sa cuisine.


Nativite, Livre d heures a l usage de Rome, entre 1409 et 1419,Paris, BNF, Mss, NAL 3055, f. 89v

Nativité, Livre d’heures a l’usage de Rome,
entre 1409 et 1419,Paris, BNF, Mss, NAL 3055, f. 89v
 

Une sage-femme baigne l’enfant près du feu, tandis qu’un Ange aux ailes bleues tire le rideau pour révéler la scène aux bergers. Au fond, Joseph apporte un bol de soupe à Marie, provenant visiblement de la marmite.

 


Nativite Belles heures de jean du berry folio 48v MET

Nativité, Belles heures de Jean du Berry,
1405-09, Metropolitan Museum, folio 48v

 

L’attitude affligée de Joseph, assis la main sur la joue, relève de l’iconographie, démodée  en Occident, du Doute de Joseph (voir le mystère du Doute de Joseph). Les Frères de Limbourg l’ont ici accommodée au goût du jour, en rajoutant une marmite tripode et un feu de bois, lequel répond terrestrement au feu céleste de l’Etoile.


Nativite Amherst Hours Pays Bas XVeme W167 fol 33v Walters library

Nativité, Amherst Hours,
Pays Bas, XVeme siècle, Walters library W167 fol 33v

 Même iconographie du Doute de Joseph amélioré par la soupe. Mais l’artiste n’a pas pensé à mettre en balance le foyer et l’Etoile.


Nativite Lamoignon Hours Lisbon, Gulbenkian Foundation (ms LA 237, f.60v)

Nativité, Heures Lamoignon,
vers 1420, Gulbenkian Foundation, Lisbonne, ms LA 237, f.60v

Dans cet aménagement plus confortable, Joseph a suspendu sa soupière, par une crémaillère, à une poutre posée entre les deux étables. A voir la porteuse de seaux  juste derrière, on comprend qu’il ne s’agit pas ici de cuisiner, mais de faire chauffer l’eau pour baigner l’Enfant. Le paysage de neige, à l’arrière-plan, met en valeur la chaleur du foyer que le bon Joseph s’époumone à entretenir.


sainte Famille Xylographie Bohemian or Moravian, c. 1410.

 

Sainte Famille, Xylographie, Bohème ou Moravie, vers 1410
Missel franciscain, 1400-1415, Le Mans BM ms 0249 f 016vMissel franciscain, 1400-1415, Le Mans BM ms 0249 f 016v
 

La Vierge s’occupe de l’enfant, tandis que Joseph nourricier s’occupe  de la soupe.


 

1370-72 Master Konrad, Schloss Tirol Altar Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum in InnsbruckAdoration des Mages, Master Konrad, 1370-72, retable de Schloss Tirol,  Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck The Adoration of the Magi c. 1420 Hessisches Landesmuseum, DarmstadtAdoration des Mages, vers 1420,  retable d’Otenberg, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt

 Même l’arrivée des Rois Mages ne trouble pas ses activités culinaires.


Martin DIEBOLD Retable Jugement Dernier Haguenau 1496-1497 Adoration rois mages detail Martin DIEBOLD Retable Jugement Dernier Haguenau 1496-1497 Adoration rois mages
Adoration des Mages, Retable du Jugement Dernier 
Martin Diebold, 1496-1497 , Haguenau

Pour l’anecdote, voici une autre Adoration des Mages où, à l’arrière-plan, Joseph prépare visiblement l’apéro…


Nativite Meister von St. Sigmund, um 1440, Wallraf-Richartz-Museum, Köln

Nativité, Meister von St. Sigmund,
vers 1440, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

 Il est enfin temps de servir la soupe, tandis qu’au dessus de Joseph un ange apporte un lange propre.


Nativite Heures à l'usage de Rome 1450 Tours BM ms 0217

Nativité,  Heures à l’usage de Rome
1450, Bibliothèque municipale deTours, BM ms 0217

Ici se sont des anges qui s’occupent de l’intendance : l’un attise les flammes avec un soufflet, l’autre ramène de l’eau. A l’arrière-plan, un troisième présente un lange propre et un quatrième retape le coussin. Joseph n’a rien à faire qu’entretenir son doute, contemplant Marie d’un air soupçonneux.


 

 

 

Nativite Missal of Eberhard von Greiffenklau, Walters Manuscript W.174, fol. 19r

Nativité, Missel de Eberhard von Greiffenklau,
1425-50, Walters library W.174, fol. 19

 

Dans cette lettrine comique, nulle élévation spirituelle : Joseph est un vieillard gourmand qui mange sa soupe en se chauffant les pieds.



Se chauffer

Federico Tedesco 1420 Nativita - Pinacoteca civica, Forlì

Nativité,
Federico Tedesco, 1420, Pinacoteca civica, Forlì
 

Cette Nativité introduit une intéressante symétrie entre le berceau et le brasero :

  • à gauche, les personnages officiels – les Rois Mages, les quatre Evangélistes représentés par leurs symboles, et même l’âne et le boeuf (qui font allusion aux anciens cultes domestiqués, le judaïsme et le paganisme) – viennent rendre hommage à l’Enfant ;
  • à droite les personnages prosaïques – les bergers en contrebas, dont deux se sont approchés pour mieux voir, et Joseph qui ne songe qu’à se chauffer) forment un contrepoint familier.

Royal 19 D.III, f.460Nativité, Grande Bible historiale complétée à prologues
1411, British Library, 19 D III  f 460
The Nativity from Israhel van MeckenemNativité
Gravure de Israhel van Meckenem, ca. 1460–1500
 

Car lorsqu’il s’agit seulement d’illustrer la vieillesse de Joseph,  le plus simple est de le montrer, sa canne entre les jambes, cherchant la chaleur en dehors du lit de Marie, en guise de compensation [2].


Nativite, Master of the Dresden Prayer Book, 1510-20

Nativité, Master of the Dresden Prayer Book,
1510-20, Getty Museum, Malibu

 Ici le brasero profite à toute la Sainte Famille.


Benvenuto Tisi detto il Garofalo - Sacra Famiglia, 1522-1524 Stadel Francfort

Nativité
Benvenuto Tisi (le Garofalo), 1522-24, Städel Museum, Francfort

Gorafolo invente ici un brasero mobile, qui aide à faire comprendre le geste de Marie : dans une rare iconographie médiévale, celle-ci porte la main vers la cheminée pour s’assurer que la chaleur n’est pas trop grande (voir un exemple de Robers Campin, dans 1.2 A la loupe : le panneau central).



Faire sécher le lange [3]

 

Nativite Petites heures de Jean de Berry 1375-90 f143r gallica

Nativité,  Petites heures de Jean de Berry
1375-90, BNF gallica, f143r

 

Tandis que Marie se repose, laissant la sage-femme coucher l’enfant Jésus emmailloté, Joseph fait sécher au dessus du brasero un linge blanc : on comprend qu’il s’agit du lange mouillé. Ainsi le vieillard se chauffant au feu perd son côté égoïste, et prend à nos yeux des allures de père moderne : à l’époque, on devait voir dans cette tâche moins  l’Humidité que l’Humilité.


Nativite, Visconti Book of Hours, Milan, fin 14eme

Nativité, Livre d’Heures de Jean Galeas Visconti, Milan,
1390-1400, Bibliothèque nationale centrale de Florence, Mss. BR 39
 

Deux sages-femmes préparent le bain de l’Enfant,  tandis que Joseph fait chauffer la serviette (ou sécher le lange) qui l’enveloppera. Le thème trop prosaïque des deux sages-femmes (voir 4.1 Une cuisante expérience (Campin) ) était alors en perte de vitesse en Occident, supplanté par la nouvelle notion d’accouchement instantané qu’avait propulsé la vision de Sainte Brigitte. L’invention à ce moment précis de l’image de Joseph prenant la main sur la gestion des serviettes semble une tentative d’iconographie alternative, qui n’allait pas se développer très loin.


Nativite Book of Hours, MS M.866 fol. 33v The Morgan Library and Museum

Nativite Book of Hours,
1415-1420, Pays Bas,  The Morgan Library and Museum, MS M.866 fol. 33v 
 
 

Même composition, une seule sage-femme qui présente le lange propre et Joseph qui fait sécher le lange mouillé. Une plaque mobile à trois degrés (semblable à celle que l’on voit dans la Nativité du Livre d’heures a l’usage de Rome) protège des flammes le lit de Marie.


1420 ca Allemagne du Sud La nativite Musee des BA Bale

 
Nativité
Allemagne du Sud, vers 1420,  Musée des Beaux Arts, Bâle
 

La cheminée de fortune se trouve ici installée sous un appentis, qui place Joseph en symétrie des autres présences rassurantes,  l’âne et le boeuf dans leur enclos. A noter les détails amusants : les licous qui les attachent à la poutre, le portillon avec ses charnières en corde.


Nativite Book of Hours, Dutch 1410-1420, Folio MS 500005 British Library 22v
Nativité, Livre d’Heures, 
1410-1420, Flandres, Folio MS 500005 British Library 22v 
 

En plus de faire sécher le lange posé sur le tabouret, le brasero réchauffe les pieds du bon Joseph.


Nativite Heures à l'usage de Besancon vers 1450 bibliotheque nationale des Pays Bas

Nativité,  Heures à l’usage de Besançon
vers 1450, Bibliothèque Nationale des Pays Bas

 

Exit définitivement las sage-femmes, puisqu’il n reste plus qu’un seul lange. Le thème sert de prétexte à comparer, sur la verticale centrale, le  rayonnement issu du Père Céleste, les flammes allumées par le Père Terrestre et, entre les deux,  leur Fils à la fois divin et humain, dont le corps nu est enveloppé de lumière.


BoschTheEpiphanyTriptychLeftPanel

Triptyque de l’Epiphanie (volet gauche), Jérôme Bosch
1495, Prado, Madrid

Sur le volet privilégié du triptyque (à droite de Jésus et de la Vierge), Bosch représente, derrière Saint  Pierre et le donateur, Joseph, identifié par sa hâche, assis sur un panier à linge en train de faire sécher ce que nous reconnaissons maintenant comme  le lange de l’Enfant Jésus. Loin d’être une figure grotesque, le  Père Terrestre occupe sa place à la fois humble et obstinée,abritant son foyer sous un appentis de fortune, en dessous d’une cheminée en ruine.


BoschTheEpiphanyTriptychLeftPanel detail

Les deux couples qui dansent dans le pré au son de la cornemuse [4], derrière la cheminée éteinte, rappellent les plaisirs auxquels il a renoncé.


Faire chauffer le bain

Maitre de Vyssi Brod (hohenfurth)_v1350 Narodni Galerie Prague

Maître de Vyssi Brod (Hohenfurth), vers 1350, Narodni Galerie, Prague

Dans cette rare iconographie, Joseph aide la Sage Femme à préparer le bain de l’Enfant (elle semble vérifier la tempérture de l’eau, mais le feu n’est pas représenté).


Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail JosephAdoration des Mages (détail),Konrad Witz, vers 1444,  Musée d’Art et d’Histoire, Genève Witz Atelier Retable de l'Intercession (Furbittaltars) droit Nativite Musee des BA Bale detail JosephNativité (détail), volet droit du retable de l’Intercession (Furbittaltars)Konrad Witz (Atelier), 1440-50,  Musée des Beaux Arts, Bâle

Cliquer pour voir l’ensemble

Dans le retable de Genève de Konrad Witz, Joseph n’apparaît que de manière liminaire, en tant que porteur d’eau (pour l’analyse détaillée de ce panneau, voir Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz ).

La Nativité de Bâle développe ce rôle :

  • la grande cruche vide à  ses pieds a servi à transporter d’eau ;
  • le vase de cuivre posé à côté du feu produit l’eau chaude ;
  • la bassine dorée posée sur le tabouret a servi au bain de l’Enfant, maintenant étendu sur un lange propre et bien plié.



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Références :
[1] Nous sommes partis de la liste fournie par Barbara G. Lane, « An Immaculist Cycle in the Hours of Catherine of Cleves », Oud Holland, Vol. 87, No. 4 (1973), pp. 198, http://www.jstor.org/stable/42717423,

[2] Il ne faut pas négliger la dimension humoristique des représentations prosaïques de Joseph à cette époque.

Rest on the Flight into Egypt:  detail of the Petri-Altar (GrabRepos durant la fuite en Egypte, détail du Petri-Altar (Grabow Altar),1379–83 Nativity:  detail of the high altar from the Petri-Kirche in BuNativité, détail de l’autel de la Petri-Kirche de Buxtehude, ca. 1410

Meister Bertram von Minden , , Hamburg, Kunsthalle

Une autre forme de compensation sexuelle est la nourriture et la boisson. A noter à gauche la posture animalisée de Joseph, qui mord dans son pain avec le même apétit que l’âne dans sa botte d’avoine.
Sur ce sujet voir Anne L. Williams, « Satirizing the Sacred: Humor in Saint Joseph’s Veneration and Early Modern Art «  https://jhna.org/articles/satirizing-sacred-humor-saint-josephs-veneration-early-modern-art/

[3] Ce motif prend sans doute sa source dans la relique la plus importante du Saint, conservée depuis la fin du XIIIème siècle à la cathédrale d’Aix-la-Chapelle : la Sainte Culotte, diversement traduite en texte et en image par des bas, des pantalons, ou même des bottes, était sensée avoir servi de langes pour Jésus.
Mosan-Netherlandish-artist-Nativity-panel-of-the-Antwerp-Baltimore-Polyptych-of-Philip-the-Bold-ca.-1400-Antwerp-Mayer-van-den-Bergh-Museum
Nativité, panneau du Polyptyque Anvers-Baltimore de Philippe le Hardi, ca. 1400, Musée Mayer van den Bergh, Anvers
[4] La cornemuse étant à l’époque un symbole des parties viriles (voir Le perroquet et le chien : une vieille histoire )
 

– Symbolique du Fer et du Bois au Moyen-Age

30 novembre 2017
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Voici ce que Michel Pastoureau [1] nous dit de ces deux matériaux, et de leur opposition.

Le bois

Lettre A Graduel Getty Museum Malibu
Lettre A
Graduel,Getty Museum, Malibu

« Pour la culture médiévale, le bois est d’abord une matière vivante. A ce titre, elle l’oppose souvent à ces deux matières mortes que sont la pierre et le métal… Il est certes moins résistant qu’eux, mais il est plus pur, plus noble, et surtout plus proche de l’homme. Le bois, en effet, n’est pas un matériau comme les autres : il vit et il meurt, il a des maladies et des défauts, il est fortement individualisé… Plusieurs métaphores latines médiévales comparent la chair de l’arbre à la chair de l’homme… » [1] , p 82


Le métal

Forgerons - ONB Han. Cod. 2554 - Bible Moralisee, 13th century.
Forgerons – ONB Han. Cod. 2554 – Bible Moralisée, 13ème siècle

« L’opposition bois/métal « met en relation un matériau pur et sanctifié par l’image idéale de la Sainte Croix, et un matériau inquiétant, pervers, presque diabolique. Pour la sensibilité médiévale, le métal… est toujours plus ou moins infernal : il a été arraché aux entrailles de la terre puis traité par le feu (lequel est le grand ennemi du bois)… Par là-même, dans les systèmes de valeur concernant les métiers, tout oppose le forgeron et le charpentier... Ce n’est pas un hasard si de bonne heure la tradition a fait de Jésus le fils d’un charpentier, alors que les textes canoniques restaient vagues quant au métier exact de Joseph. » [1] , p 83


La hâche

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Charpentiers scandinaves en train d’équarrir.
Vitrail de Chartres, photographie de F. Renucci

« Le cas de la hache et celui de la scie sont exemplaires, parce que, si tous deux servent à abattre et à débiter le bois, elles représentent, sur le plan symbolique, deux pôles totalement opposés…. La grande hache du bûcheron, (la cognée dont le manche est long et le fer étroit) n’a que peu de rapport avec celle du charpentier (la doloire, manche court et fer dissymétrique). Cependant, malgré la diversité de ses emplois, la hache-outil conservera partout la même force symbolique : c’est un objet qui frappe et qui tranche, en s’accompagnant de bruit et d’étincelles. Comme la foudre, elle tombe en faisant jaillir la lumière et le feu, ce qui lui vaut une réputation de fertilité, même lorsqu’il s’agit d’abattre des arbres. Elle frappe pour produire.«  [1] , p89


La scie

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La Colère
Pèlerinage de vie humaine/Pèlerinage de l’âme, Guillaume de Digulleville, 14e s. (seconde moitié)
Aix-en-Provence – BM – ms. 0110

« Tout autre est la réputation de la scie… Les hommes du Moyen Age s’en servent, mais ils la tiennent en abomination : c’est un instrument qui passe pour diabolique… Dans l’iconographie, la vedette du supplice de la scie est ainsi le prophète Isaïe qui, selon la légende, fut scié dans un arbre creux dans lequel il s’était réfugié…. (Scie et lime) sont des outils « féminins », des outils trompeurs et félons qui comptent sur la durée pour parvenir à leur fin. Dans la sensibilité médiévale, scier et limer ont à voir avec la pratique de l’usure, dans tous les sens du terme, parce que ce sont des actions qui jouent sur la durée, qui s’approprient le temps ». [1] , p89


Le bois dompte le métal

« Dans la pratique, l’opposition entre le bois et le métal se traduit souvent par l’association de ces deux contraires : on prête en effet au bois la faculté d’atténuer la nocivité du métal, notamment du fer, le plus « félon » de tous les métaux (un auteur anonyme cité par Thomas de Cantimpré parle de ferrum dolosissimum). Sur plusieurs objets, outils ou instruments faits de bois et de métal (la hache, la bêche, la charrue), le fer est censé conserver ses vertus de force et d’efficacité tout en étant partiellement débarrassé, grâce au manche ou à la partie en bois, de ses aspects inquiétants. Le bois semble dompter le métal et légitimer son emploi. » [1] , p 84



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Références :
[1] Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Seuil, 2004

5.1 Mise en scène d'un Mystère sacré

30 novembre 2017
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Les intuitions d’Arasse


Daniel Arasse avait en main, dans son article de 1976 [1] tous les éléments de la solution complète du puzzle, et notamment de la raison d’être des deux souricières.


La souricière extérieure

Il est à ma connaissance le seul à s’être interrogé sur la souricière extérieure.

« Dire qu’elle est en vente revient à transformer Joseph en marchand de souricières. C’est un peu arbitraire… Ici la souricière est à la fenêtre, c’est-à-dire à l’articulation de l’extérieur et de l’intérieur. Un panneau de cette fenêtre est fermé (celui de gauche), l’autre est absent : on peut dire qu’il est remplacé par une souricière qui joue, en partie, son rôle. »

Malheureusement, Arasse s’embarque ensuite sur une mauvaise piste en supposant que la souricière est là pour protéger l’atelier contre les séductions du monde extérieur, représentées par

« les promeneurs aux habits riches, beaux et colorés… La condamnation des parures trop luxueuses est, d’ailleurs, un des thèmes favoris des prédicateurs itinérants de l’époque. Ainsi mise en place, la souricière se laisse « lire » très précisément : piège tendu au diable, elle est aussi répression de la sexualité, comme l’a dégagé Meyer Schapiro ».

Autre mauvaise piste : cette focalisation sur la souricière extérieure conduit Arasse à identifier celle de l’intérieur comme étant un rabot, dépourvu de toute symbolique.


La continuité spatiale

Contrairement à ceux qui pensent que le panneau de Joseph doit être vu comme représentant un lieu éloigné de la chambre de Marie (à cause de la discontinuité des perspectives), Arasse insiste au contraire sur « la cohérence et la complémentarité des deux volets du retable ».

Dans le volet gauche la « clôture entre le lieu sacré et le monde profane est également très accentuée. Le mur est couronné de créneaux et la porte est dominée par une véritable tour de garde munie de mâchicoulis : le jardin clos est protégé comme une forteresse et les donateurs n’ont dû d’y rentrer qu’à leur pureté intérieure. Ce volet illustre sans doute le passage d’Isaïe : « …Il nous donne le salut pour muraille et pour rempart. Ouvrez les portes. Laissez entrer la nation juste et fidèle » (Isaïe, 26). Le mur crénelé et la port entrouverte – mais gardée par Isaïe ou Ezechiel – ont ainsi un rôle de clôture symbolique très forte, et il est probable que, dans le volet droit, le panneau fermé et la souricière , qui « garde » le volet ouvert, ont le même rôle. »


Une lecture d’ensemble

Cette intuition d’une symétrie entre les deux volets conduit Arasse à ébaucher une lecture d’ensemble :

« Le monde profane est suggéré à l’arrière-plan des deux volets ; la partie principale de ces volets constitue un « lieu » intermédiaire, occupé par des personnages humains qui participent à l’événement miraculeux sans être cependant au coeur même du mystère ; seul le panneau central est totalement pénétré du divin, à l’image de Marie elle-même. Et ce n’est pas un hasard si la fenêtre qui s’ouvre dans la chambre miraculeuse ne donne plus sur la ville, mais sur un ciel qu’aucune présence profane ne vient souiller. »



La scénographie d’un Mystère

(Reconstitution d’un cahier des charges)

« Je suis le possesseur de votre très beau panneau, vous savez, celui qui représente l’Annonciation et l’Incarnation, enfin, l’instant juste avant.

Et l’idée m’est venue de la transformer en triptyque, en lui rajoutant trois thèmes :

  • moi-même en spectateur, agenouillé devant la Vierge ;
  • le thème traditionnel d’Isaïe, en tant que prophète de l’Annonciation ;
  • le thème à la mode de Joseph travaillant dans son atelier.

Mais mieux : faites en sorte que le retable explique comment Joseph a piégé le démon au moment de l’Incarnation. »

Campin (ou un de ses élèves) se gratte la tête, consulte un théologien, réfléchit beaucoup, et propose les idées suivantes.


Pour le panneau de gauche

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Dans le panneau de gauche, on mettra deux portes :

  • une première gardée par Isaïe en habit de messager. pour faire comprendre que cette porte entrouverte représente sa prophétie, un premier aperçu sur le retour du printemps ; Isaïe bien sûr reste à la porte, puisqu’il n’a pas pu aller plus loin [2] ;
  • une seconde porte, représentant celle qui s’ouvre au moment de la réalisation de la prophétie (on mettra deux clés dans la serrure pour faire comprendre qu’il y avait deux portes à ouvrir). Là, c’est vous qui n’irez pas plus loin, vous regarderez à travers la porte.

Du coup, pas grand chose à rajouter dans le panneau central : un bout d’embrasure sur le mur, pour assurer la communication. Et on supprimera le fond d’or des fenêtres, pour avoir le même ciel bleu dans les trois panneaux.

« – Ingénieux », dit le commanditaire. Et pas cher. Ca me va. »


Pour le panneau de droite

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On verra Joseph dans son atelier, en train de fabriquer une chaufferette : il est prévoyant, il se prépare pour l’Hiver, pour la Noël. Et puis, le couvercle de la chaufferette rappellera le parefeu de l’autre côté du mur, pour que tout le monde comprenne de quoi il s’agit.

La porte entrouverte montrera que quelqu’un est entré dans l’échoppe. Quelqu’un qui rodait dehors, qui a essayé de regarder à travers la jalousie de la chambre et qui a eu l’oeil attiré par la souricière, bien en vue à l’éventaire. Ce quelqu’un qui s’intéresse aux vierges et aux pièges, on comprend bien de qui il s’agit.

Donc il est entré, il a contourné Joseph, bien protégé par le dossier de son banc, et il s’est assis de l’autre côté de l’établi, sur un autre banc qu’on ne voit pas , mais qu’on devine à cause d’un bout de volet situé au dessus. Et là, à la lumière d’une lampe qu’on en voit pas non plus, le Diable, fasciné, regarde notre bon Joseph travailler, sans même comprendre qu’il a déjà fabriqué la souricière qui l’attrapera définitivement (parce qu’en même temps, le Bon Joseph, c’est un peu aussi le Bon Dieu, bien sûr). Et pendant que le Diable est coincé dans l’atelier , de l’autre côté de la cloison, l’Incarnation peut se dérouler tranquillement.

« – Ca me va, dit le commanditaire. Mais il faudrait être sûr que les gens comprennent bien l’histoire. »


Un minuscule indice

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On mettra un indice au fond du panneau de gauche . On montrera en miniature, mais vue de l’extérieur, la scène qui vient de se passer : un homme qui rentre dans une boutique et, dans la maison voisine, une femme qui jacasse par la fenêtre avec une passante , en regardant un cavalier qui passe sur son beau cheval blanc : pas une Vierge, celle là.



Bosch Invidia Table des 7 peches capitaux vers 1500 Museo del Prado, Madrid

L’Envie (Invidia)
Bosch, Table des 7 péchés capitaux ,vers 1500, Musée du Prado, Madrid

« – D’accord, dit le commanditaire. Mais pour ceux qui ne regardent pas les tableaux à la loupe ? « 


Un indice qui crève le yeux

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Eh bien, dans le panneau de droite, l’atelier sera composé comme une immense souricière : un couloir étroit pour entrer et, pour sortir, pas moyen : d’énormes volets qui tombent dès qu’on les frôle.


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The Seven Works of Mercy, Master of Alkmaar, 1504 Rijkmuseum detail

The Seven Works of Mercy, Master of Alkmaar, 1504 Rijkmuseum (détail)

Ce détail montre bien à quel point sont inhabituels et malcommodes des volets hauts s’ouvrant vers l’intérieur : en s’ouvrant vers l’extérieur comme ici, ils peuvent servir d’auvent pour protéger l’éventaire.


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Du coup, on comprendra que la souricière sur l’éventaire  n’est  autre que l’appât de cette souricière à taille humaine.

Et au fond, on mettra des croix sur tous les toits, pour bien montrer qui va gagner, à la fin.

« – Excellent, dit le commanditaire. Mais avec toutes ces souricières qui sont aussi des appâts, vous n’avez pas peur que les gens s’y perdent un peu ? »


Les deux types de souricière

Non. celle de la fenêtre, celle qui a servi d’appât au moment de l’Incarnation, ce sera un modèle rustique, à poids, et on la mettra en position basse, pour montrer que ce premier piège a déjà fonctionné, au moment où le Diable est entré dans l’atelier.

En revanche celle de l’établi, qui représente le piège final au moment de la Crucifixion, ce sera un modèle bien plus élaboré et on le montrera encore inachevé (il manque juste le petit bout de bois pour l’amorcer, et l’appât).
‘

« – Je comprends… Juste comme l’Enfant Jésus avec sa croix qui sont en train d’arriver, sur le rayon de lumière ? Bravo, dit le commanditaire. Voilà qui complète à merveille mon panneau central. »


Deux histoires en deux temps

De plus, les deux souricières de droite feront pendant aux deux portes de gauche. L’Annonciation se déroule en deux temps : la prophétie d’Isaïe, puis l’arrivée de l’Ange. De même pour l’Incarnation : le piège rustique de Joseph, puis le piège perfectionné de Jésus au moment de la Crucifixion.

« – C’est parfait, dit le commanditaire. Comme cela, les deux thèmes du panneau central, L’Annonciation et l’Incarnation, se prolongeront dans les panneaux latéraux. »


Quatre éléments

Du point de vue de l’unité d’ensemble, j’ai pensé à autre chose : vous vous souvenez que le panneau central montre l’Eau à gauche, et le Feu à droite ? Je me demande si je ne pourrais pas, en utilisant les panneaux latéraux, rajouter la Terre et l’Air…

« – Faites-donc si ca vous amuse, et si ca ne coûte pas plus cher, dit le commanditaire. Mais ne gâchez pas le niveau théologique du panneau central. Je préfèrerais que vous rajoutiez des symboles bien agencés, comme vous savez si bien le faire ».


Une Histoire de l’Incarnation

Justement, mon ami théologien m’a suggéré d’utiliser le panneau de droite pour récapituler toute l’histoire de l’Incarnation, du début à la fin. Et vous savez comment ? En utilisant comme symboles seulement du fer et du bois.

« – Alors là, je voudrais bien voir cà ! » dit le commanditaire, émoustillé. Si vous y parvenez, ce sera certainement le retable symbolique le plus rusé qu’on ait jamais conçu ! »

Ce sera pour le chapitre suivant.



Merode Lecture Ensemble

Voici le schéma de la scénographie extrêmement logique sur laquelle viennent de se mettre d’accord Campin et son commanditaire, lors de l’ajout des volets latéraux et de l’extension dans ceux-ci des deux thèmes du panneau central : l’Annonciation et l’Incarnation.

Le parcours de l’Annonciation (en bleu) : il laisse Isaïe à la première porte et le donateur à la seconde (chacun tenant pieusement son chapeau) ; puis il se raccorde à l’Ange et au thème de L’Eau/Parole éclaircie par la Lumière (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament).

Le parcours de l’Incarnation (en jaune) : il commence au vitrail, passe par l’Enfant Jésus qui va pénétrer par l’oreille de la Vierge, selon le thème de la Chair menacée par le Feu ; mais virtuellement, le parcours se prolonge  jusqu’au but ultime de l’Incarnation : la souricière de la Crucifixion.

Le parcours du Diable (en rouge) : annoncé par le cavalier qui passe devant les femmes frivoles, le Diable se heurte à la jalousie de la fenêtre, est attiré par la souricière exposée à l’extérieur et rentre dans le magasin où il se retrouve coincé : c’est le premier piège tendu au Démon, par Joseph au moment de l’Incarnation ; le second sera tendu par Jésus au moment de la Crucifixion.



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Références :
[1] Arasse, Daniel. « A propos de l’article de Meyer Schapiro, Muscipola [sic] Diaboli: le ‘réseau figuratif’ du rétable de Mérode. » In Symboles de la Renaissance, edited by Daniel Arasse. Vol. 1. Paris: Presses de l’École Normale Supérieure, 1976. pp. 47–51, fig. 1–2.
[2] Nous faisons « comme si » la figure d’Isaïe avait été présente à ce stade, alors qu’elle a été rajoutée plus tard (nul ne sait combien de temps après). Peut-être dans un premier temps la référence à Isaïe n’était-elle prévue que dans le panneau de droite ; sa figure aurait été rajoutée dans un second temps à gauche pour parfaire la symétrie et améliorer la lisibilité de l’ensemble. Reste que, depuis l’hypothèse Isaïe proposée par Minott, personne n’a fourni d’explication convaincante pour la présence de ce « messager », ni n’a pu le relier à la structure d’ensemble du retable.

4.6 L'énigme de la bougie qui fume

30 novembre 2017
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L’argumentation de  Heckscher

Il vaut la peine de résumer les grandes lignes de l’article de 1968 de Heckscher [1] , car cet auteur est celui qui à le plus écrit sur la bougie, au point d’en faire le point central de son argumentation.

Merode_bougie_GAP



La radiographie de Marie

Heckscher rappelle tout d’abord que la radiographie montre que , primitivement, Marie regardait en direction de l’Ange et de la figurine de Jésus.


La direction de la fumée

Il remarque ensuite que la direction de la fumée n’est pas logique : au lieu de monter à la verticale, ou de tendre vers la droite (si elle avait été soufflée par l’action de l’Esprit Saint), elle est au contraire inclinée vers la gauche. En conséquence, c’est Marie qui a soufflé la bougie [1, p 57] . Mais comment ?


La réponse de Marie

Heckscher pense que c’est la réponse de Marie,  « Fiat mihi secundum Verbum tuum » («Qu’il en soit fait de moi selon ta parole ») , qui a soufflé la bougie. La fumée à contresens représente « l’amour de Marie pour Dieu, qui remonte vers lui » [1, p 62] .


Un contexte nuptial

Le « fiat mihi » est théologiquement nécessaire pour valider l’union de Marie et du Saint Esprit, tout comme l’acceptation de l’épouse l’est pour légaliser un mariage humain.


Gisants-de-Charles-IV-le-Bel-et-Jeanne-dEvreux-pour-labbatiale-cistercienne-de-Maubuisson-musee-du-Louvre
Gisants de Charles IV le Bel et Jeanne d’Evreux pour l’abbatiale cistercienne de Maubuisson, musée du Louvre

Par ailleurs, les chiens et les lions du banc font penser  à la symbolique qu’on trouve dans les représentations de  couple, en particulier les gisants : le lion symbolisant la Force du  mari, et le chien la  Fidélité de la femme. [1, p 54 ]

De plus,  une bougie éteinte  peut, dans la tradition flamande, représenter la consommation du mariage.

En conclusion, pour Heckscher , le retable montre que « le mariage entre le Saint Esprit et la Vierge a été consommé »  [1, p 62] . C’est en même temps le moment où la Vierge conçoit Jésus dans son sein.


Un contresens interprétatif

Avec son érudition impressionnante (les notes en latin épuisent pratiquement tous les textes religieux parlant de bougie et de lumière), Heckscher souhaite à toute force prouver que le panneau représente une Annonciation ordinaire, c’est-à-dire l’instant après la réponse de Marie (il est pratiquement le seul à proposer cette lecture).

Car ses arguments peuvent être aisément retournés :

  • si la position de la tête a été modifiée pour que le regard de Marie soit plongé dans son livre, c’est justement parce que le peintre ne voulait pas qu’on confonde le sujet avec une Annonciation ordinaire ;
  • l’enfant Jésus est montré descendant vers la tête de Marie, donc avant qu’elle ne l’accueille dans son ventre ;
  • l’inclinaison de la fumée vers la gauche peut être une pure nécessité graphique, afin qu’elle se découpe distinctement sur le fond sombre du volet fermé ;
  • les couples de lions et de chiens peuvent être lus d’une toute autre manière, comme nous l’avons fait dans 4.3 Premiers instants du Nouveau Testament ;
  • la lecture nuptiale n’est confortée que par la présence du couple de donateurs dans le panneau de gauche. Or  celui-ci a été rajouté après la conception du panneau central ;
  • si le retable de Mérode représentait l’Annonciation, tout comme le panneau de Bruxelles, comment expliquer les différences entre les deux : et notamment la bougie qui fume dans l’un et pas dans l’autre ?




Avant de proposer une interprétation originale,  il est nécessaire de récapituler les différentes interprétations de cette bougie en cours d’extinction   :

  1. elle montre la lumière naturelle s’effaçant devant la lumière divine (Millard Meiss, 1945) ;
  2. elle symbolise l’extinction de la divinité de Jésus au moment où il prend forme humaine (Margaret Freeman, 1957) ;
  3. c’est le souffle de Marie qui l’éteint, lors du « Fiat mihi » (Hecksher, 1968)
  4. c’est une référence à  la mèche qui fume d’ Isaïe, 42:1,3  (Minott, 1969) 2.3 1969 : Minott épuise Isaïe
  5. c’est le souffle du Saint Esprit qui l’éteint (Châtelet, 1996) (Thürlemann, 2002, p 70).



Nous allons montrer que c’est la dernière interprétation qui est la bonne (l’action du Saint Esprit), et expliquer du même coup ce que la bougie symbolise  : mais pour cela, il va nous falloir nous plonger un instant dans le thomisme…

Giovanni_di_Paolo_St._Thomas_Aquinas_Confounding_Averroes 1445-50 Musee d'art de Saint-Louis

St Thomas d’Aquin confondant Averroës
Giovanni di Paolo, 1445-50,  Musée d’art de Saint-Louis

La chair de Jésus provient seulement de Marie

Dans la Question 28 concernant la virginité de Marie, Thomas  d’Aquin va réfuter l’assertion ci-dessous, selon laquelle un père bien réel est indispensable :

« la matière de la forme humaine, c’est la semence du père et de la mère. Donc si le corps du Christ n’avait pas été conçu ainsi, il n’aurait pas été un vrai corps d’homme. »

Sa réfutation tient en deux points, qui ratissent large  [2] :

  1. d’après Aristote, c’est la mère seule qui fournit la « semence » nécessaire ;
  2. à supposer que la matière première soit la semence du mâle, elle est visiblement transformée pour produire la chair de l’embryon. Donc Dieu, qui peut tout, aurait pu parfaitement effectuer une transformation similaire à partir de la semence de la mère, même si ce n’est pas la manière naturelle de procéder.


Les trois âmes de l’embryon

Trois Ames d Aristote

Les trois âmes d’Aristote
Julio Galdon, Professeur de Philo en Lycée

Pour Saint Thomas, à la suite d’Aristote, l’embryon possède d’abord une âme végétative, puis sensitive [3]. A un certain moment lui est infusée l' »âme intellective », rationnelle.  Avant cette infusion, dite encore  « animation », l’enfant conçu n’est pas encore une personne humaine, et n’est donc pas sujet au péché originel. C’est au moment de l’animation que l’enfant est contaminé par celui-ci.

Le Christ, n’étant pas né d’une conception naturelle, échappe à cette contamination : il naît « saint ».


Marie et le péché originel

En revanche, le problème se pose dans le cas de Marie, qui est issue d’une union naturelle entre un homme et une femme. Logiquement,  Thomas pense qu’au moment de l’infusion de l’âme, elle a elle-aussi contracté le péché originel :

« Donc, si les parents de la Bienheureuse Vierge ont été purifiés du péché originel, la Bienheureuse Vierge l’a néanmoins contracté, puisqu’elle a été conçue selon la convoitise de la chair et par le commerce de l’homme et de la femme,  » Tout ce qui naît de ce commerce, écrit S. Augustin est chair de péché. «  »  [4], article 2, réponse 4


La sanctification de Marie

Il a donc fallu qu’une « sanctification » intervienne à un certain moment avant la naissance de Jésus, afin que Marie puisse l’engendrer sans le contaminer.

Or c’est seulement la mort de Jésus qui a purifié les hommes de la tâche du péché originel. Nous sommes donc ici dans un problème de rétroactivité, un gap de trente trois ans et 9 mois, véritable  casse-tête théologique auquel s’attaque Saint Thomas.

Il aborde cet épineux sujet en trois questions serrées  [4] :

  1. « La Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ? «   Oui, démontre  Saint Thomas. Mais il précise néanmoins que cette sanctification n’a concerné que la partie individuelle de son âme, et non ce qui relève de l’espèce humaine :  souillure générique qui ne pourra être levée que par le sacrifice du Christ [5]
  2. « La Bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant son animation ? »  Thomas répond clairement non.
  3. « Cette sanctification a-t-elle totalement supprimé chez la Bienheureuse Vierge le foyer du péché ? » Thomas répond là encore non. C’est seulement bien plus tard, au moment de la Conception de  Jésus, que cette purification totale a eu lieu.
    Il vaut la peine de détailler cette idée, bien oubliée aujourd’hui, car elle pourrait bien donner une clé du rétable de Mérode.


Le foyer du péché (fomes peccati)

Il s’agit, étymologiquement, d’un tison, le reliquat du péché originel, toujours prêt à faire repartir le feu du péché.

 » Afin de pouvoir comprendre ce problème, il faut considérer ce qu’est le  » foyer  »  : rien d’autre qu’une convoitise désordonnée de l’appétit sensible. Convoitise habituelle  [latente], car la convoitise actuelle [réalisée] constitue un véritable mouvement de péché. Or on appelle  » désordonnée  » la convoitise de sensualité lorsqu’elle s’oppose à la raison c’est-à-dire lorsqu’elle incline au mal ou fait obstacle au bien  » [6]

Or on ne peut pas admettre que Marie n’ait pas eu en elle ce foyer infectieux :

« Il semble inadmissible de dire qu’avant la chair du Christ, qui fut sans péché, la chair de la Vierge sa mère ou de n’importe qui, aurait été exempte de ce foyer appelé «  loi de la chair « , ou «  des membres « . [6]

La solution que propose Saint Thomas est que le foyer était bien là, mais « lié ». Ce n’est que dans un second temps qu’il sera éliminé (« Primo ligatus postea sublatus »). Très précisément :

« Le Saint-Esprit a produit chez la Bienheureuse Vierge une double purification. La première [avant sa naissance] la préparait pour ainsi dire à concevoir le Christ, et elle a eu pour effet non pas de lui enlever l’impureté d’une faute ou du foyer de péché, mais d’unifier davantage son esprit et de la soustraire à la dispersion… Une autre purification a été accomplie en elle par le Saint-Esprit au moyen de la conception du Christ, qui est l’œuvre du Saint-Esprit. Et à cet égard on peut dire qu’il l’a purifiée totalement du foyer. »



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L’énigme de la bougie qui s’éteint

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Voilà qui fournit une solution originale à l’énigme majeure du retable de Mérode  :

  • la bougie de cire jaune, fichée sur son chandelier à « verge », représente la chair d’une femme ordinaire, soumise à la sexualité ;
  • la bougie de cire blanche, enchâssée dans sa bobèche, représente la chair de la vierge Marie, sanctifiée (blanchie) mais encore porteuse du fomes peccati, le tison du péché :
  • celui-ci s’éteint juste avant que l’âme divine du Christ, portée par les rayons du Saint Esprit, ne vienne s’incorporer à cette chair désormais totalement immaculée.


La résolution graphique d’un problème théologique

Dans le panneau de Bruxelles (« Après l’Annonciation ») le bougeoir double est facile a interpréter : il symbolise le ventre de Marie, avant et après la conception.

Dans le retable de Mérode (« Avant l’Annonciation »), selon la même logique, le bougeoir unique devrait être vide. Mais si le peintre a bien  pour ambition de représenter visuellement l’extinction du « fomes peccatus », alors la présence de la bougie blanche se justifie :  elle symbolise, très précisément, la chair de Marie au moment où elle est purifiée pour devenir celle de Jésus.

Ainsi, le retable nous montre à deux reprises  ce qui va advenir : l’avenir immédiat (la chair de Marie se transformant en chair de Jésus dès que l’âme lui sera infusée) et l’avenir plus lointain (la croix sur les épaules de Jésus).


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On peut voir dans cette double préfiguration un procédé semblable au suspense hitchockien, comme ces jets d’eau sortant du pommeau de la douche qui anticipent, dans Psychose, à la fois les coups de poignards et l’oeil ouvert de la morte.

Ainsi le retable réussit à déjouer les pièges de la rétroactivité et à illustrer un problème  théologique majeur, qui divisera l’Eglise  pendant 1500 ans, de Saint Augustin à Pie IX en passant par Luther.


Un sujet brûlant

On voit bien ce que l’acrobatie théologique du « tison du pêché » recélait de dangers potentiels : c’est pourquoi elle a été totalement abandonnée par l’Eglise catholique lors de la proclamation du dogme de l’Immaculée conception (1854) :

« Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine, qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement, et constamment par tous les fidèles. »

Raison sans doute pour laquelle aucun historien d’art n’a examiné sous cet angle la bougie du retable de Mérode.


A titre récréatif, voici une autre iconographie exceptionnelle  et un autre « tison du péché ».

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Velazquez 1632 Musee d'Oriola Tentation de Saint Thomas d'Aquin

La tentation de Saint Thomas d’Aquin
Velazquez, 1632, Musee d’Oriola

« Au début de la carrière de Thomas, ses parents nobles et fortunés tentent de le détourner de sa vocation religieuse, ils le font séquestrer et lui envoient une prostituée pour le gagner au péché. À l’aide d’un tison saisi dans la cheminée, le jeune homme trace alors une croix sur le mur, afin de fortifier sa foi. Il entre dans une transe mystique et deux anges viennent l’assister, lui apportant une ceinture blanche, symbole de sa chasteté. «  [7]


Velazquez 1632 Musee d'Oriola Tentation de Saint Thomas d'Aquin schema
Il faut saluer l’éloquence de la composition :

  • l’encrier noir explicite le lien entre le tison et la croix tracée sur  le mur ;
  • la blancheur des  deux livres (le Nouveau Testament posé sur l’Ancien) renvoie à celle de la ceinture, et fait le lien entre l’Etude et la Chasteté ;
  • la cheminée avec son foyer  ardent, flanqué à sa droite de la croix, fait écho à la prostituée qui s’enfuit, pourchassée à sa droite par la croix de la porte.

En s’emparant  du tison, le docteur angélique retourne contre la tentation sexuelle l’arme même de son pouvoir : un peu comme il  s’emparerait de l’argument d’un contradicteur pour le retourner contre lui.



Par extraordinaire, nous disposons d’une image exceptionnelle, un peu postérieure au retable de Mérode qui va nous permettre de conforter notre interprétation de la bougie qui s’éteint. Elle représente aussi l’infusion de l’âme, mais cette fois dans le cas d’un enfant tout à fait humain. [8].


Les parents, la Trinite et l infusion de l ame lors de la conception de lenfant, in Mansel. Vie de Jésus Christ. Paris, Bibliotheque de l'Arsenal, ms. 5206, f.174. XV s

L’infusion de l’âme
Enluminure dans Jean Mansel,  Vita Christi, vers 1490,  Bibliothèque de l’Arsenal, Ms-5206. folio 174r,

L’image « établit un partage des tâches clair : le couple humain, surpris dans l’intimité nocturne et dénudée de son lit, est manifestement responsable de l’engendrement du corps de l’enfant à naître. Quant à l’âme, elle descend de plus haut qu’eux ; elle est l’œuvre de Dieu, de cette Paternité suprême qui caractérise la divinité trinitaire. L’âme intellectuelle, substance immatérielle et incorporelle, ne saurait en effet être causée par la génération ; elle ne peut procéder que de Dieu, et les théologiens s’emploient à souligner que rien de l’âme des parents ne se transmet à leurs enfants….  On remarque que le phylactère divin porte le verset de Gn 1,26 (« Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram ») : c’est bien en effet la décision divine de créer le premier homme qui se trouve actualisée, rejouée quotidiennement, lors de la formation de chaque âme individuelle. » [9]

En résumé, dans une double paternité,  « on a à gauche la Trinité qui fait l’âme. A droite le couple qui fait le corps« .[10]


Les trois bougies

Il n’a pas été remarqué jusqu’ici que l’image montre trois bougies :

  1. une dans la niche,  sous l’auréole de la Trinité
  2. une allumée, devant Moïse portant les tables de la Loi
  3. Une éteinte, sur la table juste à côté du lit.

Lisons les pages de Mansel  qui suivent immédiatement l’illustration.


Mansel. Vie de Jesus Christ folio 154

Folio 154

« En pensant doncques aux choses de dedens nous, ung chacun doit considérer la formation de son âme tout premièrement. Secondement la defformation d’icelle par la coulpe. Et tiercement la reformation par la grace divine. »


Mansel. Vie de Jesus Christ folio 155

Folio 155

« Sur ce pas icy doit il diligeament considérer comme noblement et comme glorieusement son âme a esté  du souverain maistre formée par nature. Secondement comme vicieusement elle est difforme de sa propre volonté et sa coulpe. Et puis tiercement comme gracieusement par la divine bonté elle a été souvent réformée.
Pour parler sur le premier point de ceste matiere l’on doit dire que la noblesse naturelle de l’âme humaine consiste moult en ce que naturellement l’ymage de la treseuree  trinité lui est empraincte a son decorement. Car l’ame humaine est crée a l’ymage de Dieu a cette fin que toujours elle ait mémoire de Dieu, qu’elle soit toujours en sa pensée et qu’elle l’aime de toute sa force. »


es parents, la Trinite et l infusion de l ame lors de la conception de l enfant, in Mansel. detail

Il est très probable que les trois bougies illustrent les trois temps de l’explication de Mansel :

  1. la bougie de la niche s’allume, sa flamme n’est autre que le halo que constitue la Trinité ;
  2. la flamme de la bougie de la cheminée se déforme : la statue de Moïse rappelle l’Ere sous la Loi, soumise au Péché originel ;
  3. la flamme de la bougie de la table s’éteint, par la grâce divine, afin d’interrompre la contamination par le péché originel. Elle se rallumera au moment de la naissance de l’enfant.



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Références :
[1] Heckscher, William S. « The Annunciation of the Merode Altarpiece: An Iconographic Study. » In Miscellanea Jozef Duverger. Vol. 1. Ghent: Vereniging voor de Geschiedenis der Textielkunsten, 1968. pp. 37–65

[2] « Selon le Philosophe, la semence du mâle ne joue pas le rôle de matière dans la conception de l’être vivant. Elle en est seulement le principe actif ; c’est la femme seule qui fournit la matière de la conception. Aussi, du fait que la semence du mâle a fait défaut dans la conception du corps du Christ, il ne s’ensuit pas que ce corps n’ait pas eu la matière qui lui était due. Mais à supposer que chez les animaux la semence du mâle soit vraiment la matière de la conception, il est évident que cette matière ne subsiste pas sous la même forme, mais qu’elle doit se transformer. De même que Dieu a transformé la glaise du sol pour en faire le corps d’Adam, de même a-t-il pu transformer la matière fournie par la mère pour en faire le corps du Christ, même si ce n’était pas une matière suffisante pour une conception naturelle. »
Somme théologique, III, Question 28, Solution 5

[3] « Les opérations vitales: sentir, se nourrir, croître ne peuvent pas provenir d’un principe extérieur. C’est pourquoi il faut dire que l’âme préexiste dans l’embryon; elle y est d’abord nutritive, puis sensitive, et enfin intellective » (Somme théologique I, question 118 a. 2 ad 2)
[4] Somme théologique, III, Question 27 http://www.santorosario.net/somme/tertia/27.htm
[5] « Si la Bienheureuse Vierge a été purifiée du péché originel dans le sein de sa mère, ce fut quant à la souillure personnelle ; elle n’a pas été soustraite à la peine qui atteignait toute la nature humaine. C’est dire qu’elle n’aurait pu entrer au paradis que par le sacrifice du Christ, comme les patriarches antérieurs à celui-ci. » Somme théologique, III, Question 27, Article I, Solution 5
[6] Somme théologique, III, Question 27, Article 3, Réponse

[7] Article du journal La Croix, https://www.la-croix.com/Journal/La-tentation-saint-Thomas-dAquin-2017-03-03-1100829203

[8] On peut consulter le manuscrit sur Gallica.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b550085635/f153.item17. Jean Mansel. Titre «Livre Lequel Entre aultres matieres Traitté de la nativité Nostre Seigneur Jhesu Crist, de sa vye, la passion de sa, de sa résurrection et d’aultres belles et consacre matieres, compilez par Jehan Mansel, clercq notable était, demourant un Hesdin en Artois « . Volume II.
[9] Jérôme Baschet, « Âme et corps dans l’Occident médiéval : une dualité dynamique, entre pluralité et dualisme » https://assr.revues.org/20243

[10] Jérôme Baschet, « Le Sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval », Le temps des images, Paris, Gallimard, 2000, p 330

4.5 Annonciation et Incarnation comparées

30 novembre 2017
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Nous voici  maintenant à même de proposer une interprétation complète du panneau central du retable de Mérode. Nous avons constaté que, tout comme le panneau de Bruxelles, il est basé sur une série de paires d’objets, ou d’objets doubles, qui sont tous des métaphores du couple Nouveau Testament/Ancien Testament. Le panneau de Bruxelles comporte cinq couples et celui de Mérode sept, comme si le concepteur de cette iconographie exceptionnelle avait développé, dans le second, une idée expérimentée dans le premier.

Nous allons proposer une lecture de ces sept couples qui conclut à une construction très logique et très poussée du panneau central, tentative unique à notre connaissance d’une sorte de théologie graphique.



Le dernier couple

Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London)

L’analyse de la Vierge à l’écran d’osier (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament) nous a permis de considérer le parefeu, le banc, et le coussin comme trois métaphores de Marie, en tant que porteuse et protectrice de l’Enfant Jésus. Il en va de même dans le retable de Mérode.



Merode couple Banc Parefeu
L’analyse des animaux du banc nous a fait comprendre qu’il représente le choix effectué par Marie, entre la position Hiver (vers la cheminée, le monde froid et sale de l’ère sous Loi) ou la position Eté (L’Ange et la Lumière de l’ère sous la Grâce). Mais en ce qu’il montre la possibilité d’un choix, on doit considérer le banc dans son ensemble comme un élément du Nouveau Testament.

En comparaison, le parefeu fixe, inséré dans la cheminée et flanqué de deux chenets menaçants, illustre l’absence de choix : dans l’ère sous la Loi, la mère, pour réchauffer son enfant tout en le protégeant de la flamme (autrement dit pour une gestation sans combustion par le péché) doit se laisser perforer en espérant ne pas brûler. Le parefeu est donc l’élément Ancien Testament de ce dernier couple.

Le coussin vide, sous la double protection du banc et du parefeu, représente l’enfant dans le ventre de sa mère (dans La vierge à l’écran d’osier, le livre posé sur le coussin représentera le nouveau-né). Ceci explique incidemment pourquoi le second coussin est bien présent (pour expliquer la position de Marie) mais quasi invisible sous la robe (pour ne pas brouiller la métaphore).


Les éléments « charnière »

Merode AT NT 4a
Chaque couple est  complété par un élément-charnière, qui effectue la jonction entre les deux membres, et facilite leur repérage.
Ainsi :

  • la figurine de Jésus complète les deux oculus ;
  • une figurine masculine siège entre les deux becs de l’aquamanile ;
  • Dieu, rouge et rayonnant, préside au séchage de la serviette ;
  • un bourgeon pointe entre les deux fleurs ;
  • le parchemin joint  un livre à l’autre ;
  • le coussin se protège derrière le banc et le parefeu ;
  • la croix des meneaux relie les deux bougies.

Cette dernière construction est particulièrement brillante : en reliant  par le signe de la croix les deux bougies, elle montre comment le sacrifice de la bougie blanche (Jésus mourant sur la Croix) est nécessaire pour la rédemption de la bougie jaune  (L’Homme soumis au péché originel).



sb-line

Deux substances

Une première substance : l’Eau

Merode AT NT 4b
Il est clair que les trois couples d’objets en bleu sont liés à une même substance, l’Eau, du côté de l’Ange.

L’Eau est ici la métaphore classique de la Parole de Dieu, illustrée dans les deux miniatures ci-dessous, tout à fait contemporaines du retable de Mérode :

Grandes Heures de Rohan 1430-35 f141v Gallica detail livre141v Les pucelles qui ont puisé et abreuvé leurs bêtes. Signifie les VII vertus qui ont puisé de la divinité de Dieu et en abreuvent tous ceux qui en veulent boire. Grandes Heures de Rohan 1430-35 f184r Gallica detail eau184r Ce que Moïse jeta le fust (bâton) en l’eau et elle devint doulce. Signifie le père des cieux qui prit le fust : ce fut Jésus-Chist en la croix et jeta en la fontaine de divinité. Et elle devint douce et son peuple y but et il se rassasia.

Grandes Heures de Rohan ,1430-35, Gallica

Une seconde substance : la Chair

Parchemin medievalRéalisation d’un parchemin


Trois autres couples, en jaune, sont également liés par une substance commune, mais moins évidente :

  • les livres sont en parchemin, autrement dit en peau ;
  • le coussin évoque l’enfant qui prend forme dans le ventre de sa mère ;
  • les bougies, en cire ou en suif, évoquent également la conception.

La substance commune à ces trois couples est donc la Chair.

Comme le souligne Lesley Smith [0], le livre « symbolise le Christ que Gabriel doit annoncer. De peur que nous  pensions que le Christ n’existait pas avant la naissance de Jésus, ce livre toujours présent nous rappelle la doctrine du Verbe éternel. Dans le livre de Marie, le Verbe fait chair (visuellement évident dans le parchemin des pages) est présent symboliquement au moment-même de sa conception. »


La métaphore du Christ-livre est fréquente au Moyen-Age, et s’accompagne quelque fois d’une métaphore secondaire, entre le sang et l’encre [0a].


Une illustration directe de cette métaphore entre le Livre et la Chair de Jésus nous est fournie là encore par les Grandes Heures de Rohan  : ce manuscrit a  pour particularité de confronter un épisode de l’Ancien Testament,  sur la page de gauche, et son décryptage dans le cadre du Nouveau Testament, sur la page de droite, avec un sens de la métaphore bien plus alambiqué que tout ce que nous rencontrerons dans le retable de Mérode :

Grandes Heures de Rohan 1430-35 f132v detail132v  Ici pleure Marie (Miriam) pour  Moïse son frère. qu’elle voit en l’eau découvert Grandes Heures de Rohan 1430-35 f133r Gallica detail livre133r  Ce que Marie (Miriam) pleure pour ce qu’elle voit son frère Moïse en l’eau découvert. Signifie la synagogue qui pleure pour Jésus Christ qu’elle voit au monde découvert en la divinité.
Grandes Heures de Rohan 1430-35 f133v detail livre133v  Ici flotte l’enfant par l’eau et la fille de pharaon le vit et en eut pitié. Cy commande à ces pucelles que l’ (ex)traient hors de l’eau. Grandes Heures de Rohan 1430-35 f134r Gallica detail livre134r  Ce que la fille de pharaon voit l’enfant en l’eau et elle le fait (ex)traire.Signifie sainte église qui voit Jésus au monde un peu découvert et elle commande qu’il en soit (ex)trait. Lors en apert (apparaît) en la divinité.

Grandes Heures de Rohan ,1430-35, Gallica

Dans cette métaphore entre la Chair et le  Livre, la traversée des eaux par l’enfant Moïse est associée visuellement à une sorte de grossesse mystique ( Jésus est inclus dans le livre comme Enfant et en sort comme seigneur).


Grandes Heures de Rohan 1430-35 f211v detail painGallica211v Après ils prennent un pain et sur le commandement de Dieu le mettent au feu Grandes Heures de Rohan 1430-35 f212r Gallica detail pain212r Ce qui mettent le pain au feu.Signifie le père du ciel qui met le fils au sein à la vierge par l’annonciation de l’ange

Ici l’Incarnation de Jésus dans le sein de Marie est visuellement associée à une forme de cuisson.


1382 Mastro Girardo Statuts des mastellari (tonneliers) Bibliotheque Ferrare

Statuts des mastellari (tonneliers) 
Mastro Girardo, 1300-99,  Bibliothèque de Ferrare
 

Un autre exemple de cette association entre la Chair et le Livre se trouve dans ce frontispice  :

  • en bas la corporation des Tonneliers s’est réunie autour du Massaro dell’Arte, qui lit aux membres inscrits  le livre de leurs statuts ;
  • en haut la Vierge de l’Annonciation reçoit non pas un homoncule tombé du ciel, mais un Livre.

La salutation angélique, inscrite en haut et en bas, montre bien que les deux parties de l’image sont à prendre  comme un tout,  le Livre représentant dans les deux cas le Logos :  nouvelle Loi pour l’Humanité, loi particulière pour la Corporation.


Notons qu’un autre tradition métaphorique assimile le livre à Marie (et le texte inscrit dedans à Jésus) : le théologien Pierre de Celle (XIIème siècle) va jusqu’à comparer les différentes étapes de la fabrication de l’un, à partir du parchemin, à la purification de la Chair de Marie [0b]. Dans le retable de Mérode, la présence de deux livres impose une lecture différente, dans lequel ils représentent plus généralement la Chair, dans deux états différents.



sb-line

Deux essences

Merode_Oculus_GAP

Le  groupe formé par les deux oculus et la figurine de Jésus est à considérer à part, surplombant l’ensemble de la composition. Il prodigue deux « essences », deux matériaux transcendants : la Lumière du Saint Esprit (les sept rayons), et l’Ame divine de Jésus (l’homoncule).


Un diagramme  théologique

Merode AT NT 4c
Selon nous, le panneau central, avec sa diagonale descendante bien marquée,  a pour ambition de montrer comment ces deux essences vont se combiner avec les deux substances :

  • la Lumière avec l’Eau au moment de l’Annonciation,
  • l’Ame divine avec la Chair au moment de l‘Incarnation.



sb-line

Deux circuits

La circulation de l’Eau et de la Chair s’effectue selon deux « circuits » similaires.

Deux « absorbeurs »

Merode_Elements_Lys Bougie
Nous avons vu, dans 4.1 Une interprétation élémentaire, que les deux objets verticaux de la  table, le lys et la bougie sont à considérer en parallèle, en tant qu’objets de synthèse combinant les quatre Eléments.



Merode AT NT 4d
Ce sont également deux objets qui « boivent »  , autrement dit des Absorbeurs de nos deux substances, l’Eau et la Chair (la cire). Nous leur avons donné le numéro 3 sur le schéma.


Deux « réservoirs »

A l’opposé, en numéro 1, deux objets sont des réservoirs  de ces mêmes substance : le bassin contient l’Eau qui va être exposée à la Lumière, le couple de livres contient la Chair sur laquelle est inscrite, sous forme des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, la Divinité de Jésus.


Deux « échangeurs »

Entre les réservoirs et les absorbeurs s’interpose un troisième type de système, que nous appellerons un « échangeur » (numéro 2)

La serviette, côté Ancien Testament, expose l’eau à la saleté, mais ne sèche pas. Côté Nouveau Testament, elle expose l’eau à la Lumière, ce qui permet à la serviette de mouiller (fournir de l’eau) et de sécher (absorber l’eau).

De la même manière, le couple  banc/parefeu expose la chair (le coussin) à la flamme et à la suie, côté Ancien Testament (le parefeu). Côté Nouveau Testament, il l’expose à la Divinité (l’homoncule).


Nous pouvons maintenant, en lisant les groupes d’objets dans l’ordre, tenter de raconter les deux phénomènes combinés : l’Annonciation et l’Incarnation, un peu comme a pu les penser le brillant théologien qui est nécessairement derrière cette composition [1].

L’Annonciation

Merode AT NT 4e

  1. Le bassin  : Dieu a toujours envoyé aux hommes sa Parole. Avant, elle coulait dans l’ombre. Maintenant que la Révélation a eu lieu, elle va couler dans la lumière.
  2. La serviette : Autrefois, des prophètes transmettaient à l’homme la Parole de Dieu. Mais elle ne les lavait pas complètement de leur saleté.  Aujourd’hui, grâce à la lumière du Saint Esprit l’Ange peut en toute clarté apporter son message à Marie, et recueillir sa réponse.
  3. Le lys : Marie est comme une fleur virginale, qui s’est imbibée de la pure Parole de Dieu. C’est pourquoi cette fleur peut maintenant se laisser féconder par la Lumière, et bourgeonner [1a] .


L’Incarnation

Merode central schema general

  1. Les livres : des hommes ont toujours donné leur peau pour porter témoignage de Dieu : maintenant, c’est l’Ame divine qui vient s’incarner dans les livres.
  2. Le parefeu et le banc : les filles d’Eve n’avaient d’autre solution que d’accoucher devant la menace de la flamme et la suie  du péché originel ; par son choix d’accueillir la divinité dans sa chair (le banc) , Marie leur donne désormais la possibilité de concevoir (absorber la chair) et d’accoucher (restituer la chair) en tournant le dos à la cheminée.
  3. Les bougies : la blanche représente la chair de Marie au moment où elle se transforme en chair de Jésus, par l’extinction du dernier résidu du Péché originel (selon la notion thomiste du fomes peccati, voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume). La jaune représente les hommes de l’Ancien Testament, qui vont être sauvés par le sacrifice de Jésus sur la Croix (la fenêtre à meneaux).


Deux mystères simultanés

Merode central Deux Mysteres
Comme sur une scène de théâtre où se dérouleraient deux  spectacles simultanés, les objets symbolisent les acteurs de chaque mystère :

  • Dieu (le bassin), L’Ange (la serviette) et Marie (le lys) jouent, en exposant l’Eau à la Lumière, le  mystère de  l’Annonciation;
  • Les hommes saints (les livres), Marie (le banc) et Jésus (la bougie) jouent,  en exposant la Chair à la Divinité, le mystère de l’Incarnation.


Un chaînon manquant ?

On ne peut regretter qu’une absence : celle d’un élément qui  relierait les acteurs terminaux des deux mystères, La Vierge-Fleur et le Dieu-Cire, si proches l’un de l’autre sur la table.  Il nous manque l’abeille , qui fabrique  la cire jaune à partir de la fleur ; et le soleil, qui transforme  la cire blanche à partir de la cire jaune [2].

A moins que nous ne les ayons sous les yeux ?

Voir la réponse...

Merode central lys bougie complete




Pour être complet sur le panneau central, nous souhaiterions développer ici, avec les concepts que nous possédons maintenant, l’hypothèse liturgique proposée par Carla Gottlieb (voir 2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque) ) et reprise par Barbara Lane [3]


Un mobilier liturgique

Merode piscina
Selon Carla Gottlieb [4] , la niche du retable de Mérode serait une niche liturgique (piscina), laquelle se trouve en général à droite de l’autel : elle contient le bassin et une serviette permettant au prêtre de se laver les mains.



Pontificale ecclesiae beatae Mariae Trajectensis Un iversite d'Utrecht

Pontificale ecclesiae beatae Mariae Trajectensis, Universite d’Utrecht, vers 1450

Le lavement des mains, sur le plan symbolique, signifie l’enlèvement des péchés par le baptême et la pénitence.



Campin Sainte Barbe Prado Madrid

Sainte Barbe (détail)
Campin, triptyque Werl, Prado, Madrid

Il est vrai que si on trouve parfois des serviettes dans un intérieur flamand ordinaire, elles sont alors associées à un bassin et une jarre posés sur un meuble, rarement  à une niche creusée dans le mur.


Des vêtements sacerdotaux

Merode Coin liturgique
L’Ange Gabriel est vêtu d’une aube blanche et d’une amice (sous-vêtement blanc attaché autour du torse du prêtre) ; l’étole passée en biais sur son épaule gauche le désigne comme un diacre (celui qui assiste le célébrant lors de la messe).


Une première messe

Carla Gottlieb voit dans la table près de la piscine une table d’autel.  Tandis qu’à chaque messe, au moment de l’Eucharistie, le   Saint-Esprit descend dans  le pain et le vin pour les changer en corps et en sang du Christ,  nous assistons ici à l’Incarnation représentée sous forme d’une Première Messe, dans laquelle c’est Jésus-Enfant qui descend du ciel en personne. L’ange-diacre agit ici comme le représentant visible d’un célébrant invisible, qui n’est autre que Dieu le Père.


Un possible célébrant

Merode_Dieu
Si nous ajoutons l’intuition de Minott selon laquelle la serviette aux douze bandes bleues évoque l’étole autour du cou d’un prêtre, nous pouvons voir  dans la figure barbu un célébrant caché tout à fait plausible.


Une proto-messe

Le fait que l’Ange porte un habit sacerdotal est très courant dans les Annonciations flamandes, et n’implique pas systématiquement  une allusion eucharistique. De plus, dans le panneau de Bruxelles, l’Ange porte le même habit de diacre, mais le bassin et la serviette sont absents.

Cependant, le caractère central donné à la table dans les deux panneaux et surtout, les trois objets qu’elle expose, militent en faveur de l’interprétation liturgique dans les deux cas : d’autant plus si ces retables étaient destinés à être exposés dans une chapelle.



Merode-Bruxelles messe
La proximité  sur la table d’un Livre saint, du lys et de la bougie,  suggère l’idée que l’Ange-Diacre est en train de célébrer une sorte de proto-messe d’avant la Crucifixion,  dont les espèces, le Vin et le Pain (le Sang et le Corps de Jésus crucifié) sont anticipées par l’Eau et la Cire (la Parole du Saint Esprit et la chair virginale de Marie).

Du coup, le nombre de côtés de la table prend sens, si l’on considère qu’il sert à organiser  l’espace autour d’elle et à inviter les convives  à la célébration :

  1. Lorsque l’Annonciation est terminée (Bruxelles), le monde est passé dans l’ère du Nouveau Testament et la  Table, avec ses quatorze  côtés, anticipe la Cène et ses treize convives (quatorze avec  le spectateur ?) : l’Ancien Testament demeure au milieu, à titre de reliquat de l’Ere sous la Loi.
  2. Lorsque l’Annonciation est en cours (Mérode), c’est l’inverse : le monde baigne encore dans l’Ancien Testament et la table, avec ses seize côtés, dévoile aux seize prophètes ce qui va immédiatement advenir : le Nouveau Testament et l’Ere sous la Grâce.



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Références :
[0] Lesley Smith, « Scriba,. Femina: Medieval. Depictions. of. Women. Writing » dans  » Women and the Book: Assessing the Visual Evidence », British Library, University of Toronto Press, 1997, p 22
[0a] Marlene V Hennessy, “The Social Life of a Manuscript Metaphor: Christ’s Blood as Ink” dans The Social Life of Illumination. Manuscripts, Images, and Communities in the Late Middle Ages, ed. Joyce Coleman, Mark Kruse, and Kathryn A. Smith (Turnhout: Brepols, 2013), 17-52. https://www.academia.edu/19932974/_The_Social_Life_of_a_Manuscript_Metaphor_Christ_s_Blood_as_Ink_in_The_Social_Life_of_Illumination_Manuscripts_Images_and_Communities_in_the_Late_Middle_Ages_ed_Joyce_Coleman_Mark_Kruse_and_Kathryn_A_Smith_Turnhout_Brepols_2013_17_52
[0b] Sur la comparaison entre Marie et un Livre, voir Anna Eörsi « Fuit enim Maria liber. Remarques sur l’iconographie de l’Enfant écrivant et du Diable versant l’encre » 1997, Bulletin du Musées Hongrois des Beaux-Arts p 35 https://www.academia.edu/44744442/Fuit_enim_Maria_liber_Remarques_sur_l_iconographie_de_l_Enfant_%C3%A9crivant_et_du_Diable_versant_l_encre
[1] Campin et Gerson auraient pu se rencontrer à Bruges où ils habitaient tous deux entre 1400 et 1410, mais aucun texte n’étaye cette hypothèse d’Annick Lavaure, dans L’image de Joseph au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p 249
[1a] De nombreux textes patristiques laissent supposer que le lys dans les Annonciations était associé au miracle de la Verge d’Aaron florissant :
« ce prodige biblique métaphorise à la fois la maternité divine virginale de Marie (assimilé au bâton sec d’Aaron) et la conception du Christ, le Fils incarné de Dieu (assimilé aux fleurs et au fruit apparues sur le bâton sec) ».
José María Salvador-González, In virga Aaron Maria ostendebatur. A new interpretation of the stem of lilies in the Spanish Gothic Annunciation from patristic and theological sources, 2016
https://www.researchgate.net/publication/343189322_In_virga_Aaron_Maria_ostendebatur_A_new_interpretation_of_the_stem_of_lilies_in_the_Spanish_Gothic_Annunciation_from_patristic_and_theological_sources
[2] La cire jaune était fondue, puis déposée dans un grêloir où elle était transformée en minces rubans. Ceux-ci étaient ensuite étendus sur les pelouses, pendant plusieurs semaines, au soleil, sur de grandes toiles tendues au-dessus du sol. Ceci pour obtenir une cire la plus blanche possible.
[3] Lane, Barbara G. « The Altar and the Altar Piece: Sacramental Themes in Early Netherlandish Painting » (New York, Harper & Row, 1984)
[4] Carla Gottlieb, « Respiciens per Fenestras: The Symbolism of the Mérode Altarpiece », Oud Holland, Vol. 85, No. 2 (1970), pp. 65-84 http://www.jstor.org/stable/42710852

4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament

29 novembre 2017
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Munis d’une interprétation d’ensemble du panneau de Bruxelles (4.3 Premiers instants du Nouveau Testament), nous allons maintenant voir si elle s‘applique également au retable de Mérode, et si elle permet d’expliquer les étranges différences entre les deux panneaux (voir 4.2 L’Annonciation de Bruxelles).


Les deux oculus

Merode_Oculus_GAP
Faisons l’hypothèse  raisonnable que ces deux oculus, marqués chacun d’une croix, constituent la transposition des deux fenêtres à meneaux qui, dans la version de Bruxelles, symbolisent l’Ancien et le Nouveau Testament.

Ici, il est clair qu’il faut lire en sens inverse, puisque la figure de Jésus jointe à la lumière du Saint Esprit, qui inaugure le Nouveau Testament, passe par l’oculus de gauche.

Voyons ce que cela donne pour les autres objets communs avec le panneau de Bruxelles.



Merode AT NT 1

Le lys à deux fleurs

Il symbolise encore la pureté de Marie : mais l’une des fleurs est tournée vers l’arrière, vers l’ancien monde, tandis que l’autre s’ouvre à la nouvelle lumière qui fait irruption par l’oculus de gauche.

Nous ne nous rangeons pas à l’interprétation de Thürlemann ([1], p 38) selon laquelle la fleur de devant représente Marie, celle de derrière Joseph et le bourgeon au milieu l’Enfant Jésus en gestation. Interprétation qui a l’inconvénient de faire intervenir Joseph dans le panneau central, alors que nous savons que celui-ci a été conçu de manière autonome, avant l’adjonction du volet droit.


Les deux livres

Ici, Marie lit à la lumière du jour le livre voilé, autrement dit l’Ancien Testament ; tandis que l’Ange vient de sortir de sa bourse et de déposer en pleine lumière le Nouveau Testament, le livre portable. Nous rejoignons ici l’interprétation des deux livres  par Thürlemann  [2].

Puisque Marie lit l’Ancien Testament et n’a pas encore pris conscience de l’arrivée conjointe de l’Ange et du rayon de lumière, c’est que l’Annonciation n’a pas encore eu lieu.

Le sujet du retable de Mérode est donc le dernier instant de l’Ere sous la Loi, juste avant l’Annonciation.


Le parchemin

Merode parchemin
Du coup, nous ne pensons pas comme Thürlemann que le rouleau de parchemin représente les paroles de l’Ange (qu’il n’a pas encore prononcées). Plus logiquement, il doit s’agir du texte qui fait la jonction entre l’Ancien et le Nouveau Testament, autrement dit l’extrait de la prophétie d’Isaïe. C’est aussi l’opinion de Heckscher.  [3], p 52, note 20


Les deux couples lion-chien

Merode banc ATNT
En gardant la même interprétation que pour le panneau de Bruxelles (4.3 Premiers instants du Nouveau Testament), le couple d’animaux du premier plan représente la transition de la domination à l’obéissance qui ouvre  l’Ancien Testament, tandis que le couple de l’arrière-plan illustre la transition inverse, qui est celle du Nouveau Testament.



Merode banc Choix de Marie
De plus, le fait que les animaux soit tournés vers l’intérieur du banc  induit une dimension plus intime, comme s’ils représentaient les  pensées de Marie.  Deux couples chien/lion,  obéissance/royauté,  regardent l’un vers la lumière et  l’autre vers l’âtre noirci. Or la position du dossier est celle qui tourne le dos au feu.

Le banc-tournis prend donc ici une dimension symbolique très  originale  : il anticipe la décision que Marie va prendre, autrement dit le choix de la lumière. Et par sa symétrie, il montre qu’elle Marie était parfaitement libre de prendre la décision inverse : le choix du feu.


La table rabattable

Identique dans les deux panneaux (mis à part le nombre de côtés et la légère rotation), elle exprime peut être simplement l’idée du basculement entre deux ères : eut-elle été verticale qu’elle aurait fait barrière entre Marie et l’Ange, et que le sort du monde en eut été changé.


Les deux bougies

Merode Bougie blanche et jaune

Dans le panneau de Bruxelles, les deux réceptacles du bougeoir de la table représentaient  le ventre de la Vierge avant et après la conception. Ici, la bougie blanche, unique, et fumante, constitue un détail-clé du retable, ardemment disputé, auquel nous consacrerons une étude complète (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume). Il est clair néanmoins qu’elle illustre d’une manière ou d’une autre la conception de Jésus, donc le Nouveau Testament.

La bougie jaune, en revanche, peut être interprétée dès maintenant puisqu’elle n’est plus associée qu’à un seul élément : la figurine de femme, juste  en dessous.


Les figurines de la cheminée

Bruxelles-Merode Comparaison Figurines

Si les figurines du panneau de Bruxelles, apaisées par la gravure chrétienne qui les réunit, représentaient le couple humain dans l’Ere de la Grâce, celles du retable de Mérode, torturées et convulsives, sont visiblement travaillées par le désir sexuel, conséquence du Péché originel.

Nous sommes donc pleinement en accord avec  l’intuition de Heckscher, selon laquelle les figurines sont « une allusion au mariage avant l’ère de la Grâce »  [3], p 50.


La bougie jaune

Du coup, la bougie jaune (qui a été passée sous silence par tous les commentateurs, obnubilés par la fumée de l’autre) représente très logiquement un enfant humain, conçu durant l’ère sous la Loi.

Il est possible que le type de bougeoir (pénétrant plutôt qu’englobant comme celui de la table) soit également une allusion à la reproduction humaine, comparée à la conception virginale.



Merode Comparaison bougeoirs
La coupelle sous le bougeoir permettait de récupérer la cire, et on pouvait ajouter six petites bougies (plus deux dans la version Bruxelles) autour de la bougie centrale. A noter que le bougeoir de Bruxelles est décoré d’une rose, alors que celui de Mérode, plus simple, possède une patte permettant de le faire tourner. La rose, cohérente avec celles du pourtour  de la cheminée, ajoute une touche mariale à ce monde sous l’Ere de la Grâce.



Les objets spécifiques au retable de Mérode


Le bassin

Merode_bassin_GAP
Il possède deux orifices : l’un peut verser l’eau dans la lumière du Nouveau Testament, l’autre dans l’ombre de l’Ancien.


La serviette

Merode_serviette_GAP
Elle est suspendue en deux moitiés. La partie gauche, sur laquelle on voit encore la marque des  plis de repassage, sèche à la lumière du Nouveau Testament. La partie droite reste humide, dans l’ombre de l’Ancien.

Ceci explique par ailleurs le détail, jamais commenté, des franges qui n’apparaissent que sur la partie arrière, humide,  de la serviette : elles font allusion aux franges du talit, le châle rituel juif.

Ainsi la serviette, posée sur la figure  rayonnante d’un Dieu unique, représente de manière convaincante les deux faces, nouvelle et ancienne,  d’une même obéissance.


Le parefeu

Pour comprendre la signification du parefeu, nous disposons heureusement d’une autre oeuvre au vocabulaire symbolique très proche.



Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London)

Vierge à l’écran d’osier
Robert Campin, National Gallery, Londres

Le parefeu circulaire est l’exemple-type du symbolisme caché, depuis que Panofski y a reconnu l’auréole de la Vierge. On aurait tendance aujourd’hui [4] à douter que ce que le roi des iconographes a vu, les contemporains ait été à même d’en avoir l’idée. Et que le parefeu n’est qu’un élément de mobilier ordinaire, ajouté pour le plaisir de l’accumulation de détails.



Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London) detail parefeu
On ne peut nier la grande délectation de Campin pour les dispositifs techniques, tels que le système d’accrochage du parefeu [5]. Mais ceci n’exclut pas une intention symbolique.



Merode Comparaison chenets
Par exemple, la série de chenets paraît redoutablement cohérente avec nos interprétations :

  • choix entre la rose mariale et un griffon diabolique, avant l’Annonciation ;
  • créatures apaisés et débonnaires, après l’Annonciation ;
  • chenets totalement marialisés,  après la naissance de Jésus.



Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London) detail lions

De même, le fait que le banc ne comporte plus que des lions est cohérent avec sa promotion de servante à reine , de l’Annonciation à la Nativité [6]

SCOOP : Autre détail jamais remarqué, mais qui lie indissolublement les trois oeuvres : le banc de Londres est un troisième modèle de banc-tournis, au dossier composé d’une barre  (comme celui de Bruxelles), mais qu’on déplace par translation dans une rainure, et non par rotation autour d’un pivot.



Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London) detail livre
Il est clair que la composition est construite sur une série de métaphores : de même que le coussin porte le livre  protégé par le tissu, la Vierge porte Jésus protégé par le lange . Et le banc porte Marie protégée par le parefeu.

De cette étude comparative, on peut tirer trois remarques  :

  • même à Noël, Marie  tourne le dos au feu, bien que le banc-tournis devrait normalement être en position hiver : preuve que celui-ci est bien, pour Campin, un dispositif symbolique et pas seulement technique ;
  • par un jeu de métaphores logiques, le coussin et le banc sont analogues à la Vierge, en tant que porteurs d’un objet fragile ;
  • par une métaphore visuelle, le parefeu est lui aussi annexé à la Vierge, en tant que substitut de son auréole.


Merode banc

Retenons que l’objet combiné banc-tournis plus parefeu ressortit pour Campin du symbolisme marial, et oublions définitivement de voir dans le parefeu du retable de Mérode un Joseph perforé relégué dans la cheminée (voir 2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille).



Conclusion  provisoire

Nous avons examiné dans toutes ses conséquences l’hypothèse émise par Thürlemann pour expliquer notamment l’inversion des livres :

« La légère différence d’angle sous laquelle l’élève [Thürlemann continue à penser que le panneau de Bruxelles est d’un élève de Campin] représente l’Annonciation a pour but de signaler une légère différence de temps entre les deux scènes. Le même principe est utilisé par les artistes dans les cycles représentant des scènes de l’Enfance du Christ, par exemple en présentant l’Adoration des Mages dans la même étable que la Nativité, mais sous un angle différent   [voir à ce sujet 4.2 L’Annonciation de Bruxelles]. L’oeuvre [Bruxelles] ne représente pas l’Ange s’adressant à à la Vierge, mais la réponse de celle-ci. »  [1], 74



Merode AT NT 2
A ce stade, nous avons donc une explication  de l’ensemble des objets du panneau central, cohérente avec celle du panneau de Bruxelles.


Inversion du sens de lecture

Dans ce dernier, les objets faisant allusion à l’Ancien Testament se trouvaient à gauche, côté Ange, et ceux faisant allusion au Nouveau Testament se trouvaient à droite , côté Marie : logique puisque le sujet du panneau est l’Annonciation accomplie, autrement dit une fois que le Nouveau Testament a succédé à l’Ancien.

Dans le panneau de Mérode, c’est l’inverse: l’Ange apporte le Nouveau Testament, tandis que Marie baigne encore dans le monde de l’Ancien.


L’Esprit Saint

Dans les deux panneaux, l’Esprit-Saint est représenté de deux manières différentes :

  • l’oiseau posé sur le vase une fois l’Annonciation  réalisée,
  • les rayons de lumière pendant que l’Annonciation se déroule.

Il est logique que dans le vase signé par l’Esprit Saint, les caractères pseudo-coufiques, vaguement hébraïques, soient remplacés par des croix.


Les dispositifs de protection

Dans le retable de Mérode, le parefeu reprend le rôle de la balayette et relève du registre de la protection maternelle, vis à vis de l’Enfant Divin (la bougie blanche). Le dispositif de protection de l’Enfant Humain, la gravure de Saint Christophe, n’a plus lieu d’être présent entre les deux parents, encore prisonniers de l’Ere sous la Loi.


Conception humaine versus conception divine

Dans les deux panneaux, bougie blanche et bougie jaune figurent l’opposition entre l’enfant divin et un enfant humain. Le manteau de la cheminée représente :

  • dans l’un l’état de l’humanité après l’Annonciation : le mariage dans l’ère sous la Grâce ;
  • dans l’autre, son état avant l’Annonciation : le mariage dans l’ère sous la Loi.

Le thème subsidiaire de la conception divine comparée à la conception humaine, illustré dans la version Bruxelles par la mise en parallèle des deux porteurs du Christ (Marie  et Saint Christophe)  se développe dans le retable de Mérode de manière beaucoup plus complexe : tandis que disparaît la gravure de Saint Christophe, apparaissent simultanément trois éléments nouveaux  :

  • le rouleau de parchemin,
  • l’Enfant Jésus miniature
  • la fumée de la bougie.

Le parchemin, qui représente la prophétie d’Isaïe, n’avait pas de raison d’être dans le panneau Bruxelles, la prophétie s’étant réalisée.

Nous allons consacrer le chapitre suivant à élucider les deux éléments restants  : l’Enfant Jésus miniature et la bougie qui fume.



Postérité du panneau central

Annonciation Retable-de-Schoppingen-Volets-Fermes
Retable de l’église de Schöppingen (fermé), vers 1453-57

On connaît plusieurs oeuvres qui copient des oeuvres de Campin, dont l’Annonciation de Schöppingen est la plus notoire. Mais sans en être des copies directes, quelques oeuvres semblent inspirées de ses inventions. Elles prouvent à posteriori que des artistes  partageaient le même symbolisme, soit par influence directe, soit par une réinvention à partir des mêmes matériaux de la vie quotidienne.



Annonciation, vers 1450, The Llangattock Hours. Getty Museum Malibu

Annonciation, The Llangattock Hours, vers 1450,  Getty Museum Malibu

Le lavabo, derrière l’Ange qui porte la parole, fait écho au placard ouvert derrière Marie, qui la reçoit. Le meneau de la fenêtre (par où passent les rayons divins) trace au dessus du lys  une préfiguration de la Croix.



Annonciation Dessin d'aprs Martin Schongauer vers 1490 szepmuveszeti. museum budapest

Annonciation (Dessin d’après Martin Schongauer)
 vers 1490,  Szepmuveszeti Museum, Budapest

Ici la préfiguration de la Croix est montrée par le croisement des poutres. Le bassin est côté Ange (émetteur de la Parole) et le serviette côté Marie (réceptrice).



Annonciation, Master of James IV of Scotland Vers 1510-20, Getty Museum, Los Angeles

Annonciation, Master of James IV of Scotland Vers 1510-20, Getty Museum, Los Angeles

Le même Ange qui vient dans le halo prendre ses ordres auprès de Dieu se retrouve aux pieds de Marie, après un parcours qui l’a fait passer par le portail de la cour (où il a laissé un collègue en sentinelle), l’escalier et la porte de la chambre. Dans le jardinet du premier plan, deux petits anges cueillent des fleurs pour Marie.



Annonciation Simon_Bening 1525-30 Getty Museum Malibu

Annonciation
Simon Bening, 1525-30, Getty Museum, Malibu

Presque un siècle après Campin, on dirait que Simon Beining, le dernier des enlumineurs médiévaux, se souvient encore de la symbolique périmée des deux livres (bourse et linge), et du rouleau de parchemin sous la bourse.



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Références :
[1] Thürlemann, Felix. « Robert Campin: A Monographic Study with Critical Catalogue » ,  New York: Prestel, 2002
[2] « Mary is doing her devotional reading of the Old Testament, but Gabriel has brought the good news, the New Testament. The Old Testament reading by Mary is also a reference to the prophecies of Isaiah. The scroll underneath the book on the table is reminiscent of a declaration and probably meant to be the words of Gabriel to Mary «  [1] p 67.
[3] Heckscher, William S. « The Annunciation of the Merode Altarpiece: An Iconographic Study. » In Miscellanea Jozef Duverger. Vol. 1. Ghent: Vereniging voor de Geschiedenis der Textielkunsten, 1968.
[4] Falkenburg, Reindert L. « The Household of the Soul: Conformity in the ‘Merode Triptych’. » In Early Netherlandish Painting at the Crossroads: A Critical Look at Current Methodologies, edited by Maryan W. Ainsworth. New York: The Metropolitan Museum of Art, 2001. pp. 1–18
[5] Remise au jour depuis une restauration récente, en même temps que les parties génitales du petit Jésus.
[6] Elle est néanmoins toujours assise devant le banc, la posture de la Vierge en Humilité semblant être une spécialité de l’atelier de Campin.

4.3 Premiers instants du Nouveau Testament

29 novembre 2017
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Partons de l’idée, partagée par tous les historiens d’Art, que le panneau de Bruxelles  représente le moment précis de l’Annonciation où Marie, en acceptant le message de l’Ange (main droite sur le coeur) déclenche la Conception immaculée de Jésus. Nous sommes donc à l’instant  précis de basculement entre l’Ere sous la Loi et L’Ere sous la Grâce.



Annonciation Bruxelles Campin

L’Ere sous la Loi

Suite au Péché Originel, le peuple d’Israël était placé sous la loi de Moïse,  qui exigeait un sacrifice de réparation pour le péché, car « sans effusion de sang, il n’y a pas de pardon » (Paul, Epître aux Hébreux, 9, 22). Jésus, par son sacrifice, a donc satisfait à cette obligation et ouvert une nouvelle Ere.

« Car il est mort, et c’est pour le péché qu’il est mort une fois pour toutes ; il est revenu à la vie, et c’est pour Dieu qu’il vit. Ainsi vous-mêmes, regardez-vous comme morts au péché, et comme vivants pour Dieu en Jésus Christ. » (Paul, épître aux Romains, 6, 10-11)


L’Ere sous la Grâce

L’homme, libéré de sa faute originelle, a désormais la possibilité, par sa conduite, d’échapper au péché et d’atteindre la sainteté et la vie éternelle :

« Car le péché n’aura point de pouvoir sur vous, puisque vous êtes, non sous la loi, mais sous la grâce… Ayant été affranchis du péché, vous êtes devenus esclaves de la justice. – Je parle à la manière des hommes, à cause de la faiblesse de votre chair. -De même donc que vous avez livré vos membres comme esclaves à l’impureté et à l’iniquité, pour arriver à l’iniquité, ainsi maintenant livrez vos membres comme esclaves à la justice, pour arriver à la sainteté… Car le salaire du péché, c’est la mort; mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus Christ notre Seigneur. » (Paul, épître aux Romains, 6, 12-23)


Holbein Allegory of the Old and New Testaments, 1530 National Galleries Scotland

Allégorie de l’Ere sous la Loi et de l’Ere sous la Grâce
Holbein,  1530, National Galleries Scotland

Un siècle plus tard, Holbein illustrera de manière frappante les symétries entre  LEX (Moïse)  et GRATIA (Marie) :

  • le feuillage sec et le feuillage vert ;
  • le péché d’Eve (PECCATUM) racheté par le sacrifice de Jésus (AGNUS DEI) ;
  • la manne tombant du ciel et l’Annonce aux Bergers ;
  • le Serpent d’airain préfigurant la Crucifixion ;
  • la Mort et la Résurrection (notez le diable avec son globe, écrasé sous le squelette et sous le pied de Jésus) ;
  • Isaïe et Saint Jean Baptiste, avec leurs versets respectifs.

Les objets doubles

Les objets doubles abondent dans le panneau de Bruxelles : deux fenêtres, deux tiges de lys, un bougeoir double, deux livres, deux bougies (sur la table et sur la cheminée), deux couples lions-chiens.

Faisons l’hypothèse qu’ils représentent l’ère sous le Loi et l’ère sous la Grâce ou, pour simplifier, le monde de l’Ancien Testament et celui du Nouveau. Et voyons ce que cela donne.


Les deux fenêtres

Bruxelles deux fenetres
Ancien Testament : La fenêtre de gauche est presque entièrement fermée, sauf un volet qui laisse voir en partie la Lumière de Dieu : ce premier volet a été ouvert par les prophéties.

Nouveau Testament : la fenêtre de droite est presque entièrement ouverte, ce qui révèle en totalité la Croix que forment les meneaux. Le dernier volet sera ouvert au moment de la naissance de Jésus.


Le vase et les deux tiges de lys

Bruxelles_Lys_GAP

La marque de l’Esprit Saint (la colombe) est révélée par la rotation du vase [0].

Le lys, isolée dans son vase d’eau pure, représente classiquement la virginité de Marie, Mais ici, les deux tiges font voir  deux instants consécutifs  : lorsque, en tant que servante du Seigneur, elle s’incline vers l’Ange ;  et lorsque, devenue mère de Dieu, elle se redresse et se grandit fièrement.


Le bougeoir double

Dans les Annonciations, une bougie éteinte représente habituellement l’attente de Jésus,  la flamme s’allumant  seulement au moment de la naissance.

Atelier de Campin, The Virgin and Child in an Interior, avant 1432, National Gallery
Atelier de Campin, Vierge à l’enfant dans un intérieur, avant 1432, National Gallery, Londres

Remarquer que l’allumage de la bougie est ici concomitant avec l’allumage des auréoles, et du feu dans le cheminée. Il s’agit du thème cher à Campin (on le trouve aussi dans la Nativité de Dijon, voir 6 Pierres de Feu). des trois lumières :

  • surnaturelle (les auréoles),
  • humaine (la bougie)
  • infernale (le feu).

Remarquer la barre porte-serviette, recyclée  pour étendre le lange de Jésus, du même bleu précieux que celui de la robe de sa mère.


Bruxelles_Bougie_GAP

Dans le panneau de Bruxelles, comme pour les deux lys, les deux réceptacles du bougeoir représentent deux instants  consécutifs : le ventre de Marie avant et après la conception immaculée de Jésus. La bougie éteinte est Jésus avant sa naissance. Ceci est cohérent avec une métaphore du Speculum Humanae Salvationis, relevée par Panofski [1] :

« Celle-ci est en effet un candélabre, et celui-ci une petite lampe. La Christ, le fils de Marie, est une chandelle allumée. »


Grandes Heures de Rohan 1430-35 f202r Gallica detail fust

Grandes Heures de Rohan, 1430-35, f202r, Gallica

« Le candélabre qui porte la lumière. Signifie la mère dieu qui porte tout le monde. »


Les deux livres

Bruxelles_Deux livres
Le livre délaissé  sur la table est l’Ancien Testament.

Tallit

Les rayures bleus du tissu rappellent celles d’un châle de prière juif. Intiment lié au livre, le tissu qui le couvre implique une compréhension voilée.

Le livre que lit Marie est le Nouveau Testament : un livre portable, manipulable sans le salir. La bourse qui l’occultait est abandonnée sur le sol, car la révélation a commencé : le livre ne reviendra pas sous le boisseau.

Annonciation-1404-Pere-Serra-Pinacoteca-di-Brera-Milan-detail-livres

Annonciation (détail), Pere Serra, 1404, Pinacoteca di Brera, Milan

La même idée se trouve déjà dans cette Annonciation du catalan Pere Serra :

  • le livre posé sur le pupitre, désigné par l’index de l’Ange, est ouvert à la page de la prophétie d’Isaïe ;
  • le livre que Marie serre sur son ventre est sa propre réponse, selon l’Evangile de Luc.


Les deux couples chien-lion

Bruxelles banc ATNT
Le couple d’animaux du fond nous tourne le dos. Le sens de rotation du dossier  donne le sens de lecture : du Lion au Chien. Autrement dit la problématique de la Chute : les hommes de l’Ancien Testament, par le péché d’Eve, sont passés de la domination du monde (le lion) à la soumission à la Loi (le Chien).

Le couple du premier plan, qui  fait face au spectateur, représente la problématique inverse , le passage du Chien au Lion. Dans le cas de Marie,  il illustre la transformation de la Servante du Seigneur  en Reine des Cieux. Plus généralement, pour l‘humanité,  le passage d’un état  de  soumission à un état de libération, où la lutte contre le péché est possible, et se mène avec la bravoure du lion.


L’Ancien et le Nouveau Testament

Bruxelles-AT NT 1
A ce stade, on constate que tous les objets symbolisant l’Ancien Testament se trouvent à gauche, du côté de l’Ange, et ceux  symbolisant le Nouveau Testament se trouvent à droite, du côté de Marie.


Pour terminer l’interprétation, nous allons introduire un second thème, lié à ces deux objets de protection que sont la gravure de Saint Christophe et la brosse , et aux deux bougies blanche et jaune.

La conception humaine

Nous avons vu (4.2 L’Annonciation de Bruxelles) que la gravure de Saint Christophe est  dans ce contexte très particulier une métaphore de la grossesse. En associant la gravure avec la bougie jaune qui la jouxte, nous avons résumé ainsi  le rôle de Christophe : porter en la protégeant de l’eau une lumière divine (l’auréole du Christ) en direction d’une bougie terrestre. Enfin, nous avons remarqué que la gravure  donne une image du futur par rapport au présent de la pièce.


Bruxelles Conception humaine
Il suffit de rajouter à ce tableau les figurines apaisées pour comprendre que le manteau de la cheminée nous montre comment, dans l’Ere sous la Grâce (au dessus et en dehors de la cheminée), une étincelle bénie par Jésus-Christ passera de l’homme à la femme, pour donner vie à un enfant humain (allumer la bougie jaune).


La conception divine

Bruxelles_Chenets_GAP

La conception divine de Jésus a lieu, quant à elle, durant l’Ere sous la Loi, sous la menace des démons de la cheminée et de la suie du péché universel.


Bruxelles Conception divine

Si la perche fleurie de Christophe lutte victorieusement contre la mer pour protéger l’enfant Jésus, la balayette (autrement dit la pureté) de Marie le protège contre le feu.  Car si la conception miraculeuse a lieu le 25 mars, la naissance aura lieu le 25 décembre, au moment où la cheminée sera allumée. Et si une braise démoniaque venait d’ici là incendier la cire blanche, avant qu’elle ait commencé à éclairer  ?

De la même manière que Christophe fait traverser à l’enfant un passage périlleux, de même Marie protège  son passage tout aussi périlleux entre la condition divine et la condition humaine.

Ainsi la grossesse à risque de Marie est-elle figurée de deux manières : par la traversée des eaux amniotiques, et par la lutte contre le désir qui toujours cherche à se propager.


Interprétation d’ensemble

Bruxelles-AT NT 2
Aux couples d’objets représentant l’Ancien et le Nouveau Testament, il faut rajouter deux enfants  (la bougie blanche et la bougie jaune) et deux dispositifs de protection (Saint Christophe contre la mer et la balayette contre le feu).  Ces objets s’organisent pour mettre en pendant  la conception humaine (par le mariage entre homme et femme) et la conception divine (par le mariage entre la Vierge et le Saint Esprit).

Ces groupes   constituent par ailleurs un nouveau couple cohérent puisque la conception divine a lieu dans le monde périlleux de l’Ancien Testament,  tandis que la conception humaine qui nous est montrée, apaisée des tourments de la chair, est celle du Nouveau Testament.


Bruxelles-AT NT 3

La composition est donc basée sur un thème principal, l’Annonciation, vue comme le basculement de l’Ere sous la Loi à l’Ere sous la Grâce. Et un thème subsidiaire, la conception divine comparée à la conception humaine. Au centre du panneau, la bougie blanche éteinte, qui représente Jésus en gestation dans le ventre de sa mère, fait jonction entre les deux thèmes.



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Références :
[0] Pour Patricia Lea, “CLEAN HANDS ARE NOT ENOUGH: LECTIO DIVINA FOR NOVICES IN THE MÉRODE ANNUNCIATION”, note 64, l’oiseau serait un paon, à cause de sa queue baissée. La vraisemblance ornithologique et la proximité avec le lys penchent néanmoins largement en faveur de la colombe du Saint Esprit
[1] « Le bougeoir, qui porte une chandelle signifiant Jésus (à la façon dont une mère porte son enfant) est également un symbole familier de la Vierge : « Ipsa enim est candelabrum et ipse est lucerna. Christus Mariae Filius, est candela accensa ». » Panofski, Les primitifs flamands, Paris, 1992, p 267
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