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4.6 L'énigme de la bougie qui fume

30 novembre 2017
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L’argumentation de  Heckscher

Il vaut la peine de résumer les grandes lignes de l’article de 1968 de Heckscher [1] , car cet auteur est celui qui à le plus écrit sur la bougie, au point d’en faire le point central de son argumentation.

Merode_bougie_GAP



La radiographie de Marie

Heckscher rappelle tout d’abord que la radiographie montre que , primitivement, Marie regardait en direction de l’Ange et de la figurine de Jésus.


La direction de la fumée

Il remarque ensuite que la direction de la fumée n’est pas logique : au lieu de monter à la verticale, ou de tendre vers la droite (si elle avait été soufflée par l’action de l’Esprit Saint), elle est au contraire inclinée vers la gauche. En conséquence, c’est Marie qui a soufflé la bougie [1, p 57] . Mais comment ?


La réponse de Marie

Heckscher pense que c’est la réponse de Marie,  « Fiat mihi secundum Verbum tuum » («Qu’il en soit fait de moi selon ta parole ») , qui a soufflé la bougie. La fumée à contresens représente « l’amour de Marie pour Dieu, qui remonte vers lui » [1, p 62] .


Un contexte nuptial

Le « fiat mihi » est théologiquement nécessaire pour valider l’union de Marie et du Saint Esprit, tout comme l’acceptation de l’épouse l’est pour légaliser un mariage humain.


Gisants-de-Charles-IV-le-Bel-et-Jeanne-dEvreux-pour-labbatiale-cistercienne-de-Maubuisson-musee-du-Louvre
Gisants de Charles IV le Bel et Jeanne d’Evreux pour l’abbatiale cistercienne de Maubuisson, musée du Louvre

Par ailleurs, les chiens et les lions du banc font penser  à la symbolique qu’on trouve dans les représentations de  couple, en particulier les gisants : le lion symbolisant la Force du  mari, et le chien la  Fidélité de la femme. [1, p 54 ]

De plus,  une bougie éteinte  peut, dans la tradition flamande, représenter la consommation du mariage.

En conclusion, pour Heckscher , le retable montre que « le mariage entre le Saint Esprit et la Vierge a été consommé »  [1, p 62] . C’est en même temps le moment où la Vierge conçoit Jésus dans son sein.


Un contresens interprétatif

Avec son érudition impressionnante (les notes en latin épuisent pratiquement tous les textes religieux parlant de bougie et de lumière), Heckscher souhaite à toute force prouver que le panneau représente une Annonciation ordinaire, c’est-à-dire l’instant après la réponse de Marie (il est pratiquement le seul à proposer cette lecture).

Car ses arguments peuvent être aisément retournés :

  • si la position de la tête a été modifiée pour que le regard de Marie soit plongé dans son livre, c’est justement parce que le peintre ne voulait pas qu’on confonde le sujet avec une Annonciation ordinaire ;
  • l’enfant Jésus est montré descendant vers la tête de Marie, donc avant qu’elle ne l’accueille dans son ventre ;
  • l’inclinaison de la fumée vers la gauche peut être une pure nécessité graphique, afin qu’elle se découpe distinctement sur le fond sombre du volet fermé ;
  • les couples de lions et de chiens peuvent être lus d’une toute autre manière, comme nous l’avons fait dans 4.3 Premiers instants du Nouveau Testament ;
  • la lecture nuptiale n’est confortée que par la présence du couple de donateurs dans le panneau de gauche. Or  celui-ci a été rajouté après la conception du panneau central ;
  • si le retable de Mérode représentait l’Annonciation, tout comme le panneau de Bruxelles, comment expliquer les différences entre les deux : et notamment la bougie qui fume dans l’un et pas dans l’autre ?




Avant de proposer une interprétation originale,  il est nécessaire de récapituler les différentes interprétations de cette bougie en cours d’extinction   :

  1. elle montre la lumière naturelle s’effaçant devant la lumière divine (Millard Meiss, 1945) ;
  2. elle symbolise l’extinction de la divinité de Jésus au moment où il prend forme humaine (Margaret Freeman, 1957) ;
  3. c’est le souffle de Marie qui l’éteint, lors du « Fiat mihi » (Hecksher, 1968)
  4. c’est une référence à  la mèche qui fume d’ Isaïe, 42:1,3  (Minott, 1969) 2.3 1969 : Minott épuise Isaïe
  5. c’est le souffle du Saint Esprit qui l’éteint (Châtelet, 1996) (Thürlemann, 2002, p 70).



Nous allons montrer que c’est la dernière interprétation qui est la bonne (l’action du Saint Esprit), et expliquer du même coup ce que la bougie symbolise  : mais pour cela, il va nous falloir nous plonger un instant dans le thomisme…

Giovanni_di_Paolo_St._Thomas_Aquinas_Confounding_Averroes 1445-50 Musee d'art de Saint-Louis

St Thomas d’Aquin confondant Averroës
Giovanni di Paolo, 1445-50,  Musée d’art de Saint-Louis

La chair de Jésus provient seulement de Marie

Dans la Question 28 concernant la virginité de Marie, Thomas  d’Aquin va réfuter l’assertion ci-dessous, selon laquelle un père bien réel est indispensable :

« la matière de la forme humaine, c’est la semence du père et de la mère. Donc si le corps du Christ n’avait pas été conçu ainsi, il n’aurait pas été un vrai corps d’homme. »

Sa réfutation tient en deux points, qui ratissent large  [2] :

  1. d’après Aristote, c’est la mère seule qui fournit la « semence » nécessaire ;
  2. à supposer que la matière première soit la semence du mâle, elle est visiblement transformée pour produire la chair de l’embryon. Donc Dieu, qui peut tout, aurait pu parfaitement effectuer une transformation similaire à partir de la semence de la mère, même si ce n’est pas la manière naturelle de procéder.


Les trois âmes de l’embryon

Trois Ames d Aristote

Les trois âmes d’Aristote
Julio Galdon, Professeur de Philo en Lycée

Pour Saint Thomas, à la suite d’Aristote, l’embryon possède d’abord une âme végétative, puis sensitive [3]. A un certain moment lui est infusée l' »âme intellective », rationnelle.  Avant cette infusion, dite encore  « animation », l’enfant conçu n’est pas encore une personne humaine, et n’est donc pas sujet au péché originel. C’est au moment de l’animation que l’enfant est contaminé par celui-ci.

Le Christ, n’étant pas né d’une conception naturelle, échappe à cette contamination : il naît « saint ».


Marie et le péché originel

En revanche, le problème se pose dans le cas de Marie, qui est issue d’une union naturelle entre un homme et une femme. Logiquement,  Thomas pense qu’au moment de l’infusion de l’âme, elle a elle-aussi contracté le péché originel :

« Donc, si les parents de la Bienheureuse Vierge ont été purifiés du péché originel, la Bienheureuse Vierge l’a néanmoins contracté, puisqu’elle a été conçue selon la convoitise de la chair et par le commerce de l’homme et de la femme,  » Tout ce qui naît de ce commerce, écrit S. Augustin est chair de péché. «  »  [4], article 2, réponse 4


La sanctification de Marie

Il a donc fallu qu’une « sanctification » intervienne à un certain moment avant la naissance de Jésus, afin que Marie puisse l’engendrer sans le contaminer.

Or c’est seulement la mort de Jésus qui a purifié les hommes de la tâche du péché originel. Nous sommes donc ici dans un problème de rétroactivité, un gap de trente trois ans et 9 mois, véritable  casse-tête théologique auquel s’attaque Saint Thomas.

Il aborde cet épineux sujet en trois questions serrées  [4] :

  1. « La Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ? «   Oui, démontre  Saint Thomas. Mais il précise néanmoins que cette sanctification n’a concerné que la partie individuelle de son âme, et non ce qui relève de l’espèce humaine :  souillure générique qui ne pourra être levée que par le sacrifice du Christ [5]
  2. « La Bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant son animation ? »  Thomas répond clairement non.
  3. « Cette sanctification a-t-elle totalement supprimé chez la Bienheureuse Vierge le foyer du péché ? » Thomas répond là encore non. C’est seulement bien plus tard, au moment de la Conception de  Jésus, que cette purification totale a eu lieu.
    Il vaut la peine de détailler cette idée, bien oubliée aujourd’hui, car elle pourrait bien donner une clé du rétable de Mérode.


Le foyer du péché (fomes peccati)

Il s’agit, étymologiquement, d’un tison, le reliquat du péché originel, toujours prêt à faire repartir le feu du péché.

 » Afin de pouvoir comprendre ce problème, il faut considérer ce qu’est le  » foyer  »  : rien d’autre qu’une convoitise désordonnée de l’appétit sensible. Convoitise habituelle  [latente], car la convoitise actuelle [réalisée] constitue un véritable mouvement de péché. Or on appelle  » désordonnée  » la convoitise de sensualité lorsqu’elle s’oppose à la raison c’est-à-dire lorsqu’elle incline au mal ou fait obstacle au bien  » [6]

Or on ne peut pas admettre que Marie n’ait pas eu en elle ce foyer infectieux :

« Il semble inadmissible de dire qu’avant la chair du Christ, qui fut sans péché, la chair de la Vierge sa mère ou de n’importe qui, aurait été exempte de ce foyer appelé «  loi de la chair « , ou «  des membres « . [6]

La solution que propose Saint Thomas est que le foyer était bien là, mais « lié ». Ce n’est que dans un second temps qu’il sera éliminé (« Primo ligatus postea sublatus »). Très précisément :

« Le Saint-Esprit a produit chez la Bienheureuse Vierge une double purification. La première [avant sa naissance] la préparait pour ainsi dire à concevoir le Christ, et elle a eu pour effet non pas de lui enlever l’impureté d’une faute ou du foyer de péché, mais d’unifier davantage son esprit et de la soustraire à la dispersion… Une autre purification a été accomplie en elle par le Saint-Esprit au moyen de la conception du Christ, qui est l’œuvre du Saint-Esprit. Et à cet égard on peut dire qu’il l’a purifiée totalement du foyer. »



Merode Thomas Aquin schema

L’énigme de la bougie qui s’éteint

Merode central lys bougie complete
Voilà qui fournit une solution originale à l’énigme majeure du retable de Mérode  :

  • la bougie de cire jaune, fichée sur son chandelier à « verge », représente la chair d’une femme ordinaire, soumise à la sexualité ;
  • la bougie de cire blanche, enchâssée dans sa bobèche, représente la chair de la vierge Marie, sanctifiée (blanchie) mais encore porteuse du fomes peccati, le tison du péché :
  • celui-ci s’éteint juste avant que l’âme divine du Christ, portée par les rayons du Saint Esprit, ne vienne s’incorporer à cette chair désormais totalement immaculée.


La résolution graphique d’un problème théologique

Dans le panneau de Bruxelles (« Après l’Annonciation ») le bougeoir double est facile a interpréter : il symbolise le ventre de Marie, avant et après la conception.

Dans le retable de Mérode (« Avant l’Annonciation »), selon la même logique, le bougeoir unique devrait être vide. Mais si le peintre a bien  pour ambition de représenter visuellement l’extinction du « fomes peccatus », alors la présence de la bougie blanche se justifie :  elle symbolise, très précisément, la chair de Marie au moment où elle est purifiée pour devenir celle de Jésus.

Ainsi, le retable nous montre à deux reprises  ce qui va advenir : l’avenir immédiat (la chair de Marie se transformant en chair de Jésus dès que l’âme lui sera infusée) et l’avenir plus lointain (la croix sur les épaules de Jésus).


psycho_shower_scene_frames
On peut voir dans cette double préfiguration un procédé semblable au suspense hitchockien, comme ces jets d’eau sortant du pommeau de la douche qui anticipent, dans Psychose, à la fois les coups de poignards et l’oeil ouvert de la morte.

Ainsi le retable réussit à déjouer les pièges de la rétroactivité et à illustrer un problème  théologique majeur, qui divisera l’Eglise  pendant 1500 ans, de Saint Augustin à Pie IX en passant par Luther.


Un sujet brûlant

On voit bien ce que l’acrobatie théologique du « tison du pêché » recélait de dangers potentiels : c’est pourquoi elle a été totalement abandonnée par l’Eglise catholique lors de la proclamation du dogme de l’Immaculée conception (1854) :

« Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine, qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement, et constamment par tous les fidèles. »

Raison sans doute pour laquelle aucun historien d’art n’a examiné sous cet angle la bougie du retable de Mérode.


A titre récréatif, voici une autre iconographie exceptionnelle  et un autre « tison du péché ».

Velazquez 1632 Musee d'Oriola Tentation de Saint Thomas d'Aquin detail tison


Velazquez 1632 Musee d'Oriola Tentation de Saint Thomas d'Aquin

La tentation de Saint Thomas d’Aquin
Velazquez, 1632, Musee d’Oriola

« Au début de la carrière de Thomas, ses parents nobles et fortunés tentent de le détourner de sa vocation religieuse, ils le font séquestrer et lui envoient une prostituée pour le gagner au péché. À l’aide d’un tison saisi dans la cheminée, le jeune homme trace alors une croix sur le mur, afin de fortifier sa foi. Il entre dans une transe mystique et deux anges viennent l’assister, lui apportant une ceinture blanche, symbole de sa chasteté. «  [7]


Velazquez 1632 Musee d'Oriola Tentation de Saint Thomas d'Aquin schema
Il faut saluer l’éloquence de la composition :

  • l’encrier noir explicite le lien entre le tison et la croix tracée sur  le mur ;
  • la blancheur des  deux livres (le Nouveau Testament posé sur l’Ancien) renvoie à celle de la ceinture, et fait le lien entre l’Etude et la Chasteté ;
  • la cheminée avec son foyer  ardent, flanqué à sa droite de la croix, fait écho à la prostituée qui s’enfuit, pourchassée à sa droite par la croix de la porte.

En s’emparant  du tison, le docteur angélique retourne contre la tentation sexuelle l’arme même de son pouvoir : un peu comme il  s’emparerait de l’argument d’un contradicteur pour le retourner contre lui.



Par extraordinaire, nous disposons d’une image exceptionnelle, un peu postérieure au retable de Mérode qui va nous permettre de conforter notre interprétation de la bougie qui s’éteint. Elle représente aussi l’infusion de l’âme, mais cette fois dans le cas d’un enfant tout à fait humain. [8].


Les parents, la Trinite et l infusion de l ame lors de la conception de lenfant, in Mansel. Vie de Jésus Christ. Paris, Bibliotheque de l'Arsenal, ms. 5206, f.174. XV s

L’infusion de l’âme
Enluminure dans Jean Mansel,  Vita Christi, vers 1490,  Bibliothèque de l’Arsenal, Ms-5206. folio 174r,

L’image « établit un partage des tâches clair : le couple humain, surpris dans l’intimité nocturne et dénudée de son lit, est manifestement responsable de l’engendrement du corps de l’enfant à naître. Quant à l’âme, elle descend de plus haut qu’eux ; elle est l’œuvre de Dieu, de cette Paternité suprême qui caractérise la divinité trinitaire. L’âme intellectuelle, substance immatérielle et incorporelle, ne saurait en effet être causée par la génération ; elle ne peut procéder que de Dieu, et les théologiens s’emploient à souligner que rien de l’âme des parents ne se transmet à leurs enfants….  On remarque que le phylactère divin porte le verset de Gn 1,26 (« Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram ») : c’est bien en effet la décision divine de créer le premier homme qui se trouve actualisée, rejouée quotidiennement, lors de la formation de chaque âme individuelle. » [9]

En résumé, dans une double paternité,  « on a à gauche la Trinité qui fait l’âme. A droite le couple qui fait le corps« .[10]


Les trois bougies

Il n’a pas été remarqué jusqu’ici que l’image montre trois bougies :

  1. une dans la niche,  sous l’auréole de la Trinité
  2. une allumée, devant Moïse portant les tables de la Loi
  3. Une éteinte, sur la table juste à côté du lit.

Lisons les pages de Mansel  qui suivent immédiatement l’illustration.


Mansel. Vie de Jesus Christ folio 154

Folio 154

« En pensant doncques aux choses de dedens nous, ung chacun doit considérer la formation de son âme tout premièrement. Secondement la defformation d’icelle par la coulpe. Et tiercement la reformation par la grace divine. »


Mansel. Vie de Jesus Christ folio 155

Folio 155

« Sur ce pas icy doit il diligeament considérer comme noblement et comme glorieusement son âme a esté  du souverain maistre formée par nature. Secondement comme vicieusement elle est difforme de sa propre volonté et sa coulpe. Et puis tiercement comme gracieusement par la divine bonté elle a été souvent réformée.
Pour parler sur le premier point de ceste matiere l’on doit dire que la noblesse naturelle de l’âme humaine consiste moult en ce que naturellement l’ymage de la treseuree  trinité lui est empraincte a son decorement. Car l’ame humaine est crée a l’ymage de Dieu a cette fin que toujours elle ait mémoire de Dieu, qu’elle soit toujours en sa pensée et qu’elle l’aime de toute sa force. »


es parents, la Trinite et l infusion de l ame lors de la conception de l enfant, in Mansel. detail

Il est très probable que les trois bougies illustrent les trois temps de l’explication de Mansel :

  1. la bougie de la niche s’allume, sa flamme n’est autre que le halo que constitue la Trinité ;
  2. la flamme de la bougie de la cheminée se déforme : la statue de Moïse rappelle l’Ere sous la Loi, soumise au Péché originel ;
  3. la flamme de la bougie de la table s’éteint, par la grâce divine, afin d’interrompre la contamination par le péché originel. Elle se rallumera au moment de la naissance de l’enfant.



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Références :
[1] Heckscher, William S. « The Annunciation of the Merode Altarpiece: An Iconographic Study. » In Miscellanea Jozef Duverger. Vol. 1. Ghent: Vereniging voor de Geschiedenis der Textielkunsten, 1968. pp. 37–65

[2] « Selon le Philosophe, la semence du mâle ne joue pas le rôle de matière dans la conception de l’être vivant. Elle en est seulement le principe actif ; c’est la femme seule qui fournit la matière de la conception. Aussi, du fait que la semence du mâle a fait défaut dans la conception du corps du Christ, il ne s’ensuit pas que ce corps n’ait pas eu la matière qui lui était due. Mais à supposer que chez les animaux la semence du mâle soit vraiment la matière de la conception, il est évident que cette matière ne subsiste pas sous la même forme, mais qu’elle doit se transformer. De même que Dieu a transformé la glaise du sol pour en faire le corps d’Adam, de même a-t-il pu transformer la matière fournie par la mère pour en faire le corps du Christ, même si ce n’était pas une matière suffisante pour une conception naturelle. »
Somme théologique, III, Question 28, Solution 5

[3] « Les opérations vitales: sentir, se nourrir, croître ne peuvent pas provenir d’un principe extérieur. C’est pourquoi il faut dire que l’âme préexiste dans l’embryon; elle y est d’abord nutritive, puis sensitive, et enfin intellective » (Somme théologique I, question 118 a. 2 ad 2)
[4] Somme théologique, III, Question 27 http://www.santorosario.net/somme/tertia/27.htm
[5] « Si la Bienheureuse Vierge a été purifiée du péché originel dans le sein de sa mère, ce fut quant à la souillure personnelle ; elle n’a pas été soustraite à la peine qui atteignait toute la nature humaine. C’est dire qu’elle n’aurait pu entrer au paradis que par le sacrifice du Christ, comme les patriarches antérieurs à celui-ci. » Somme théologique, III, Question 27, Article I, Solution 5
[6] Somme théologique, III, Question 27, Article 3, Réponse

[7] Article du journal La Croix, https://www.la-croix.com/Journal/La-tentation-saint-Thomas-dAquin-2017-03-03-1100829203

[8] On peut consulter le manuscrit sur Gallica.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b550085635/f153.item17. Jean Mansel. Titre «Livre Lequel Entre aultres matieres Traitté de la nativité Nostre Seigneur Jhesu Crist, de sa vye, la passion de sa, de sa résurrection et d’aultres belles et consacre matieres, compilez par Jehan Mansel, clercq notable était, demourant un Hesdin en Artois « . Volume II.
[9] Jérôme Baschet, « Âme et corps dans l’Occident médiéval : une dualité dynamique, entre pluralité et dualisme » https://assr.revues.org/20243

[10] Jérôme Baschet, « Le Sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval », Le temps des images, Paris, Gallimard, 2000, p 330

4.5 Annonciation et Incarnation comparées

30 novembre 2017
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Nous voici  maintenant à même de proposer une interprétation complète du panneau central du retable de Mérode. Nous avons constaté que, tout comme le panneau de Bruxelles, il est basé sur une série de paires d’objets, ou d’objets doubles, qui sont tous des métaphores du couple Nouveau Testament/Ancien Testament. Le panneau de Bruxelles comporte cinq couples et celui de Mérode sept, comme si le concepteur de cette iconographie exceptionnelle avait développé, dans le second, une idée expérimentée dans le premier.

Nous allons proposer une lecture de ces sept couples qui conclut à une construction très logique et très poussée du panneau central, tentative unique à notre connaissance d’une sorte de théologie graphique.



Le dernier couple

Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London)

L’analyse de la Vierge à l’écran d’osier (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament) nous a permis de considérer le parefeu, le banc, et le coussin comme trois métaphores de Marie, en tant que porteuse et protectrice de l’Enfant Jésus. Il en va de même dans le retable de Mérode.



Merode couple Banc Parefeu
L’analyse des animaux du banc nous a fait comprendre qu’il représente le choix effectué par Marie, entre la position Hiver (vers la cheminée, le monde froid et sale de l’ère sous Loi) ou la position Eté (L’Ange et la Lumière de l’ère sous la Grâce). Mais en ce qu’il montre la possibilité d’un choix, on doit considérer le banc dans son ensemble comme un élément du Nouveau Testament.

En comparaison, le parefeu fixe, inséré dans la cheminée et flanqué de deux chenets menaçants, illustre l’absence de choix : dans l’ère sous la Loi, la mère, pour réchauffer son enfant tout en le protégeant de la flamme (autrement dit pour une gestation sans combustion par le péché) doit se laisser perforer en espérant ne pas brûler. Le parefeu est donc l’élément Ancien Testament de ce dernier couple.

Le coussin vide, sous la double protection du banc et du parefeu, représente l’enfant dans le ventre de sa mère (dans La vierge à l’écran d’osier, le livre posé sur le coussin représentera le nouveau-né). Ceci explique incidemment pourquoi le second coussin est bien présent (pour expliquer la position de Marie) mais quasi invisible sous la robe (pour ne pas brouiller la métaphore).


Les éléments « charnière »

Merode AT NT 4a
Chaque couple est  complété par un élément-charnière, qui effectue la jonction entre les deux membres, et facilite leur repérage.
Ainsi :

  • la figurine de Jésus complète les deux oculus ;
  • une figurine masculine siège entre les deux becs de l’aquamanile ;
  • Dieu, rouge et rayonnant, préside au séchage de la serviette ;
  • un bourgeon pointe entre les deux fleurs ;
  • le parchemin joint  un livre à l’autre ;
  • le coussin se protège derrière le banc et le parefeu ;
  • la croix des meneaux relie les deux bougies.

Cette dernière construction est particulièrement brillante : en reliant  par le signe de la croix les deux bougies, elle montre comment le sacrifice de la bougie blanche (Jésus mourant sur la Croix) est nécessaire pour la rédemption de la bougie jaune  (L’Homme soumis au péché originel).



sb-line

Deux substances

Une première substance : l’Eau

Merode AT NT 4b
Il est clair que les trois couples d’objets en bleu sont liés à une même substance, l’Eau, du côté de l’Ange.

L’Eau est ici la métaphore classique de la Parole de Dieu, illustrée dans les deux miniatures ci-dessous, tout à fait contemporaines du retable de Mérode :

Grandes Heures de Rohan 1430-35 f141v Gallica detail livre141v Les pucelles qui ont puisé et abreuvé leurs bêtes. Signifie les VII vertus qui ont puisé de la divinité de Dieu et en abreuvent tous ceux qui en veulent boire. Grandes Heures de Rohan 1430-35 f184r Gallica detail eau184r Ce que Moïse jeta le fust (bâton) en l’eau et elle devint doulce. Signifie le père des cieux qui prit le fust : ce fut Jésus-Chist en la croix et jeta en la fontaine de divinité. Et elle devint douce et son peuple y but et il se rassasia.

Grandes Heures de Rohan ,1430-35, Gallica

Une seconde substance : la Chair

Parchemin medievalRéalisation d’un parchemin


Trois autres couples, en jaune, sont également liés par une substance commune, mais moins évidente :

  • les livres sont en parchemin, autrement dit en peau ;
  • le coussin évoque l’enfant qui prend forme dans le ventre de sa mère ;
  • les bougies, en cire ou en suif, évoquent également la conception.

La substance commune à ces trois couples est donc la Chair.

Comme le souligne Lesley Smith [0], le livre « symbolise le Christ que Gabriel doit annoncer. De peur que nous  pensions que le Christ n’existait pas avant la naissance de Jésus, ce livre toujours présent nous rappelle la doctrine du Verbe éternel. Dans le livre de Marie, le Verbe fait chair (visuellement évident dans le parchemin des pages) est présent symboliquement au moment-même de sa conception. »


La métaphore du Christ-livre est fréquente au Moyen-Age, et s’accompagne quelque fois d’une métaphore secondaire, entre le sang et l’encre [0a].


Une illustration directe de cette métaphore entre le Livre et la Chair de Jésus nous est fournie là encore par les Grandes Heures de Rohan  : ce manuscrit a  pour particularité de confronter un épisode de l’Ancien Testament,  sur la page de gauche, et son décryptage dans le cadre du Nouveau Testament, sur la page de droite, avec un sens de la métaphore bien plus alambiqué que tout ce que nous rencontrerons dans le retable de Mérode :

Grandes Heures de Rohan 1430-35 f132v detail132v  Ici pleure Marie (Miriam) pour  Moïse son frère. qu’elle voit en l’eau découvert Grandes Heures de Rohan 1430-35 f133r Gallica detail livre133r  Ce que Marie (Miriam) pleure pour ce qu’elle voit son frère Moïse en l’eau découvert. Signifie la synagogue qui pleure pour Jésus Christ qu’elle voit au monde découvert en la divinité.
Grandes Heures de Rohan 1430-35 f133v detail livre133v  Ici flotte l’enfant par l’eau et la fille de pharaon le vit et en eut pitié. Cy commande à ces pucelles que l’ (ex)traient hors de l’eau. Grandes Heures de Rohan 1430-35 f134r Gallica detail livre134r  Ce que la fille de pharaon voit l’enfant en l’eau et elle le fait (ex)traire.Signifie sainte église qui voit Jésus au monde un peu découvert et elle commande qu’il en soit (ex)trait. Lors en apert (apparaît) en la divinité.

Grandes Heures de Rohan ,1430-35, Gallica

Dans cette métaphore entre la Chair et le  Livre, la traversée des eaux par l’enfant Moïse est associée visuellement à une sorte de grossesse mystique ( Jésus est inclus dans le livre comme Enfant et en sort comme seigneur).


Grandes Heures de Rohan 1430-35 f211v detail painGallica211v Après ils prennent un pain et sur le commandement de Dieu le mettent au feu Grandes Heures de Rohan 1430-35 f212r Gallica detail pain212r Ce qui mettent le pain au feu.Signifie le père du ciel qui met le fils au sein à la vierge par l’annonciation de l’ange

Ici l’Incarnation de Jésus dans le sein de Marie est visuellement associée à une forme de cuisson.


1382 Mastro Girardo Statuts des mastellari (tonneliers) Bibliotheque Ferrare

Statuts des mastellari (tonneliers) 
Mastro Girardo, 1300-99,  Bibliothèque de Ferrare
 

Un autre exemple de cette association entre la Chair et le Livre se trouve dans ce frontispice  :

  • en bas la corporation des Tonneliers s’est réunie autour du Massaro dell’Arte, qui lit aux membres inscrits  le livre de leurs statuts ;
  • en haut la Vierge de l’Annonciation reçoit non pas un homoncule tombé du ciel, mais un Livre.

La salutation angélique, inscrite en haut et en bas, montre bien que les deux parties de l’image sont à prendre  comme un tout,  le Livre représentant dans les deux cas le Logos :  nouvelle Loi pour l’Humanité, loi particulière pour la Corporation.


Notons qu’un autre tradition métaphorique assimile le livre à Marie (et le texte inscrit dedans à Jésus) : le théologien Pierre de Celle (XIIème siècle) va jusqu’à comparer les différentes étapes de la fabrication de l’un, à partir du parchemin, à la purification de la Chair de Marie [0b]. Dans le retable de Mérode, la présence de deux livres impose une lecture différente, dans lequel ils représentent plus généralement la Chair, dans deux états différents.



sb-line

Deux essences

Merode_Oculus_GAP

Le  groupe formé par les deux oculus et la figurine de Jésus est à considérer à part, surplombant l’ensemble de la composition. Il prodigue deux « essences », deux matériaux transcendants : la Lumière du Saint Esprit (les sept rayons), et l’Ame divine de Jésus (l’homoncule).


Un diagramme  théologique

Merode AT NT 4c
Selon nous, le panneau central, avec sa diagonale descendante bien marquée,  a pour ambition de montrer comment ces deux essences vont se combiner avec les deux substances :

  • la Lumière avec l’Eau au moment de l’Annonciation,
  • l’Ame divine avec la Chair au moment de l‘Incarnation.



sb-line

Deux circuits

La circulation de l’Eau et de la Chair s’effectue selon deux « circuits » similaires.

Deux « absorbeurs »

Merode_Elements_Lys Bougie
Nous avons vu, dans 4.1 Une interprétation élémentaire, que les deux objets verticaux de la  table, le lys et la bougie sont à considérer en parallèle, en tant qu’objets de synthèse combinant les quatre Eléments.



Merode AT NT 4d
Ce sont également deux objets qui « boivent »  , autrement dit des Absorbeurs de nos deux substances, l’Eau et la Chair (la cire). Nous leur avons donné le numéro 3 sur le schéma.


Deux « réservoirs »

A l’opposé, en numéro 1, deux objets sont des réservoirs  de ces mêmes substance : le bassin contient l’Eau qui va être exposée à la Lumière, le couple de livres contient la Chair sur laquelle est inscrite, sous forme des textes de l’Ancien et du Nouveau Testament, la Divinité de Jésus.


Deux « échangeurs »

Entre les réservoirs et les absorbeurs s’interpose un troisième type de système, que nous appellerons un « échangeur » (numéro 2)

La serviette, côté Ancien Testament, expose l’eau à la saleté, mais ne sèche pas. Côté Nouveau Testament, elle expose l’eau à la Lumière, ce qui permet à la serviette de mouiller (fournir de l’eau) et de sécher (absorber l’eau).

De la même manière, le couple  banc/parefeu expose la chair (le coussin) à la flamme et à la suie, côté Ancien Testament (le parefeu). Côté Nouveau Testament, il l’expose à la Divinité (l’homoncule).


Nous pouvons maintenant, en lisant les groupes d’objets dans l’ordre, tenter de raconter les deux phénomènes combinés : l’Annonciation et l’Incarnation, un peu comme a pu les penser le brillant théologien qui est nécessairement derrière cette composition [1].

L’Annonciation

Merode AT NT 4e

  1. Le bassin  : Dieu a toujours envoyé aux hommes sa Parole. Avant, elle coulait dans l’ombre. Maintenant que la Révélation a eu lieu, elle va couler dans la lumière.
  2. La serviette : Autrefois, des prophètes transmettaient à l’homme la Parole de Dieu. Mais elle ne les lavait pas complètement de leur saleté.  Aujourd’hui, grâce à la lumière du Saint Esprit l’Ange peut en toute clarté apporter son message à Marie, et recueillir sa réponse.
  3. Le lys : Marie est comme une fleur virginale, qui s’est imbibée de la pure Parole de Dieu. C’est pourquoi cette fleur peut maintenant se laisser féconder par la Lumière, et bourgeonner [1a] .

L’Incarnation

Merode central schema general

  1. Les livres : des hommes ont toujours donné leur peau pour porter témoignage de Dieu : maintenant, c’est l’Ame divine qui vient s’incarner dans les livres.
  2. Le parefeu et le banc : les filles d’Eve n’avaient d’autre solution que d’accoucher devant la menace de la flamme et la suie  du péché originel ; par son choix d’accueillir la divinité dans sa chair (le banc) , Marie leur donne désormais la possibilité de concevoir (absorber la chair) et d’accoucher (restituer la chair) en tournant le dos à la cheminée.
  3. Les bougies : la blanche représente la chair de Marie au moment où elle se transforme en chair de Jésus, par l’extinction du dernier résidu du Péché originel (selon la notion thomiste du fomes peccati, voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume). La jaune représente les hommes de l’Ancien Testament, qui vont être sauvés par le sacrifice de Jésus sur la Croix (la fenêtre à meneaux).


Deux mystères simultanés

Merode central Deux Mysteres
Comme sur une scène de théâtre où se dérouleraient deux  spectacles simultanés, les objets symbolisent les acteurs de chaque mystère :

  • Dieu (le bassin), L’Ange (la serviette) et Marie (le lys) jouent, en exposant l’Eau à la Lumière, le  mystère de  l’Annonciation;
  • Les hommes saints (les livres), Marie (le banc) et Jésus (la bougie) jouent,  en exposant la Chair à la Divinité, le mystère de l’Incarnation.


Un chaînon manquant ?

On ne peut regretter qu’une absence : celle d’un élément qui  relierait les acteurs terminaux des deux mystères, La Vierge-Fleur et le Dieu-Cire, si proches l’un de l’autre sur la table.  Il nous manque l’abeille , qui fabrique  la cire jaune à partir de la fleur ; et le soleil, qui transforme  la cire blanche à partir de la cire jaune [2].

A moins que nous ne les ayons sous les yeux ?

Voir la réponse...

Merode central lys bougie complete




Pour être complet sur le panneau central, nous souhaiterions développer ici, avec les concepts que nous possédons maintenant, l’hypothèse liturgique proposée par Carla Gottlieb (voir 2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque) ) et reprise par Barbara Lane [3]


Un mobilier liturgique

Merode piscina
Selon Carla Gottlieb [4] , la niche du retable de Mérode serait une niche liturgique (piscina), laquelle se trouve en général à droite de l’autel : elle contient le bassin et une serviette permettant au prêtre de se laver les mains.



Pontificale ecclesiae beatae Mariae Trajectensis Un iversite d'Utrecht

Pontificale ecclesiae beatae Mariae Trajectensis, Universite d’Utrecht, vers 1450

Le lavement des mains, sur le plan symbolique, signifie l’enlèvement des péchés par le baptême et la pénitence.



Campin Sainte Barbe Prado Madrid

Sainte Barbe (détail)
Campin, triptyque Werl, Prado, Madrid

Il est vrai que si on trouve parfois des serviettes dans un intérieur flamand ordinaire, elles sont alors associées à un bassin et une jarre posés sur un meuble, rarement  à une niche creusée dans le mur.


Des vêtements sacerdotaux

Merode Coin liturgique
L’Ange Gabriel est vêtu d’une aube blanche et d’une amice (sous-vêtement blanc attaché autour du torse du prêtre) ; l’étole passée en biais sur son épaule gauche le désigne comme un diacre (celui qui assiste le célébrant lors de la messe).


Une première messe

Carla Gottlieb voit dans la table près de la piscine une table d’autel.  Tandis qu’à chaque messe, au moment de l’Eucharistie, le   Saint-Esprit descend dans  le pain et le vin pour les changer en corps et en sang du Christ,  nous assistons ici à l’Incarnation représentée sous forme d’une Première Messe, dans laquelle c’est Jésus-Enfant qui descend du ciel en personne. L’ange-diacre agit ici comme le représentant visible d’un célébrant invisible, qui n’est autre que Dieu le Père.


Un possible célébrant

Merode_Dieu
Si nous ajoutons l’intuition de Minott selon laquelle la serviette aux douze bandes bleues évoque l’étole autour du cou d’un prêtre, nous pouvons voir  dans la figure barbu un célébrant caché tout à fait plausible.


Une proto-messe

Le fait que l’Ange porte un habit sacerdotal est très courant dans les Annonciations flamandes, et n’implique pas systématiquement  une allusion eucharistique. De plus, dans le panneau de Bruxelles, l’Ange porte le même habit de diacre, mais le bassin et la serviette sont absents.

Cependant, le caractère central donné à la table dans les deux panneaux et surtout, les trois objets qu’elle expose, militent en faveur de l’interprétation liturgique dans les deux cas : d’autant plus si ces retables étaient destinés à être exposés dans une chapelle.



Merode-Bruxelles messe
La proximité  sur la table d’un Livre saint, du lys et de la bougie,  suggère l’idée que l’Ange-Diacre est en train de célébrer une sorte de proto-messe d’avant la Crucifixion,  dont les espèces, le Vin et le Pain (le Sang et le Corps de Jésus crucifié) sont anticipées par l’Eau et la Cire (la Parole du Saint Esprit et la chair virginale de Marie).

Du coup, le nombre de côtés de la table prend sens, si l’on considère qu’il sert à organiser  l’espace autour d’elle et à inviter les convives  à la célébration :

  1. Lorsque l’Annonciation est terminée (Bruxelles), le monde est passé dans l’ère du Nouveau Testament et la  Table, avec ses quatorze  côtés, anticipe la Cène et ses treize convives (quatorze avec  le spectateur ?) : l’Ancien Testament demeure au milieu, à titre de reliquat de l’Ere sous la Loi.
  2. Lorsque l’Annonciation est en cours (Mérode), c’est l’inverse : le monde baigne encore dans l’Ancien Testament et la table, avec ses seize côtés, dévoile aux seize prophètes ce qui va immédiatement advenir : le Nouveau Testament et l’Ere sous la Grâce.



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Références :
[0] Lesley Smith, « Scriba,. Femina: Medieval. Depictions. of. Women. Writing » dans  » Women and the Book: Assessing the Visual Evidence », British Library, University of Toronto Press, 1997, p 22
[0a] Marlene V Hennessy, “The Social Life of a Manuscript Metaphor: Christ’s Blood as Ink” dans The Social Life of Illumination. Manuscripts, Images, and Communities in the Late Middle Ages, ed. Joyce Coleman, Mark Kruse, and Kathryn A. Smith (Turnhout: Brepols, 2013), 17-52. https://www.academia.edu/19932974/_The_Social_Life_of_a_Manuscript_Metaphor_Christ_s_Blood_as_Ink_in_The_Social_Life_of_Illumination_Manuscripts_Images_and_Communities_in_the_Late_Middle_Ages_ed_Joyce_Coleman_Mark_Kruse_and_Kathryn_A_Smith_Turnhout_Brepols_2013_17_52
[0b] Sur la comparaison entre Marie et un Livre, voir Anna Eörsi « Fuit enim Maria liber. Remarques sur l’iconographie de l’Enfant écrivant et du Diable versant l’encre » 1997, Bulletin du Musées Hongrois des Beaux-Arts p 35 https://www.academia.edu/44744442/Fuit_enim_Maria_liber_Remarques_sur_l_iconographie_de_l_Enfant_%C3%A9crivant_et_du_Diable_versant_l_encre
[1] Campin et Gerson auraient pu se rencontrer à Bruges où ils habitaient tous deux entre 1400 et 1410, mais aucun texte n’étaye cette hypothèse d’Annick Lavaure, dans L’image de Joseph au Moyen Âge, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2013, p 249
[1a] De nombreux textes patristiques laissent supposer que le lys dans les Annonciations était associé au miracle de la Verge d’Aaron florissant :
« ce prodige biblique métaphorise à la fois la maternité divine virginale de Marie (assimilé au bâton sec d’Aaron) et la conception du Christ, le Fils incarné de Dieu (assimilé aux fleurs et au fruit apparues sur le bâton sec) ».
José María Salvador-González, In virga Aaron Maria ostendebatur. A new interpretation of the stem of lilies in the Spanish Gothic Annunciation from patristic and theological sources, 2016
https://www.researchgate.net/publication/343189322_In_virga_Aaron_Maria_ostendebatur_A_new_interpretation_of_the_stem_of_lilies_in_the_Spanish_Gothic_Annunciation_from_patristic_and_theological_sources
[2] La cire jaune était fondue, puis déposée dans un grêloir où elle était transformée en minces rubans. Ceux-ci étaient ensuite étendus sur les pelouses, pendant plusieurs semaines, au soleil, sur de grandes toiles tendues au-dessus du sol. Ceci pour obtenir une cire la plus blanche possible.
[3] Lane, Barbara G. « The Altar and the Altar Piece: Sacramental Themes in Early Netherlandish Painting » (New York, Harper & Row, 1984)
[4] Carla Gottlieb, « Respiciens per Fenestras: The Symbolism of the Mérode Altarpiece », Oud Holland, Vol. 85, No. 2 (1970), pp. 65-84 http://www.jstor.org/stable/42710852

4.4 Derniers instants de l'Ancien Testament

29 novembre 2017
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Munis d’une interprétation d’ensemble du panneau de Bruxelles (4.3 Premiers instants du Nouveau Testament), nous allons maintenant voir si elle s‘applique également au retable de Mérode, et si elle permet d’expliquer les étranges différences entre les deux panneaux (voir 4.2 L’Annonciation de Bruxelles).


Les deux oculus

Merode_Oculus_GAP
Faisons l’hypothèse  raisonnable que ces deux oculus, marqués chacun d’une croix, constituent la transposition des deux fenêtres à meneaux qui, dans la version de Bruxelles, symbolisent l’Ancien et le Nouveau Testament.

Ici, il est clair qu’il faut lire en sens inverse, puisque la figure de Jésus jointe à la lumière du Saint Esprit, qui inaugure le Nouveau Testament, passe par l’oculus de gauche.

Voyons ce que cela donne pour les autres objets communs avec le panneau de Bruxelles.



Merode AT NT 1

Le lys à deux fleurs

Il symbolise encore la pureté de Marie : mais l’une des fleurs est tournée vers l’arrière, vers l’ancien monde, tandis que l’autre s’ouvre à la nouvelle lumière qui fait irruption par l’oculus de gauche.

Nous ne nous rangeons pas à l’interprétation de Thürlemann ([1], p 38) selon laquelle la fleur de devant représente Marie, celle de derrière Joseph et le bourgeon au milieu l’Enfant Jésus en gestation. Interprétation qui a l’inconvénient de faire intervenir Joseph dans le panneau central, alors que nous savons que celui-ci a été conçu de manière autonome, avant l’adjonction du volet droit.


Les deux livres

Ici, Marie lit à la lumière du jour le livre voilé, autrement dit l’Ancien Testament ; tandis que l’Ange vient de sortir de sa bourse et de déposer en pleine lumière le Nouveau Testament, le livre portable. Nous rejoignons ici l’interprétation des deux livres  par Thürlemann  [2].

Puisque Marie lit l’Ancien Testament et n’a pas encore pris conscience de l’arrivée conjointe de l’Ange et du rayon de lumière, c’est que l’Annonciation n’a pas encore eu lieu.

Le sujet du retable de Mérode est donc le dernier instant de l’Ere sous la Loi, juste avant l’Annonciation.


Le parchemin

Merode parchemin
Du coup, nous ne pensons pas comme Thürlemann que le rouleau de parchemin représente les paroles de l’Ange (qu’il n’a pas encore prononcées). Plus logiquement, il doit s’agir du texte qui fait la jonction entre l’Ancien et le Nouveau Testament, autrement dit l’extrait de la prophétie d’Isaïe. C’est aussi l’opinion de Heckscher.  [3], p 52, note 20


Les deux couples lion-chien

Merode banc ATNT
En gardant la même interprétation que pour le panneau de Bruxelles (4.3 Premiers instants du Nouveau Testament), le couple d’animaux du premier plan représente la transition de la domination à l’obéissance qui ouvre  l’Ancien Testament, tandis que le couple de l’arrière-plan illustre la transition inverse, qui est celle du Nouveau Testament.



Merode banc Choix de Marie
De plus, le fait que les animaux soit tournés vers l’intérieur du banc  induit une dimension plus intime, comme s’ils représentaient les  pensées de Marie.  Deux couples chien/lion,  obéissance/royauté,  regardent l’un vers la lumière et  l’autre vers l’âtre noirci. Or la position du dossier est celle qui tourne le dos au feu.

Le banc-tournis prend donc ici une dimension symbolique très  originale  : il anticipe la décision que Marie va prendre, autrement dit le choix de la lumière. Et par sa symétrie, il montre qu’elle Marie était parfaitement libre de prendre la décision inverse : le choix du feu.


La table rabattable

Identique dans les deux panneaux (mis à part le nombre de côtés et la légère rotation), elle exprime peut être simplement l’idée du basculement entre deux ères : eut-elle été verticale qu’elle aurait fait barrière entre Marie et l’Ange, et que le sort du monde en eut été changé.


Les deux bougies

Merode Bougie blanche et jaune

Dans le panneau de Bruxelles, les deux réceptacles du bougeoir de la table représentaient  le ventre de la Vierge avant et après la conception. Ici, la bougie blanche, unique, et fumante, constitue un détail-clé du retable, ardemment disputé, auquel nous consacrerons une étude complète (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume). Il est clair néanmoins qu’elle illustre d’une manière ou d’une autre la conception de Jésus, donc le Nouveau Testament.

La bougie jaune, en revanche, peut être interprétée dès maintenant puisqu’elle n’est plus associée qu’à un seul élément : la figurine de femme, juste  en dessous.


Les figurines de la cheminée

Bruxelles-Merode Comparaison Figurines

Si les figurines du panneau de Bruxelles, apaisées par la gravure chrétienne qui les réunit, représentaient le couple humain dans l’Ere de la Grâce, celles du retable de Mérode, torturées et convulsives, sont visiblement travaillées par le désir sexuel, conséquence du Péché originel.

Nous sommes donc pleinement en accord avec  l’intuition de Heckscher, selon laquelle les figurines sont « une allusion au mariage avant l’ère de la Grâce »  [3], p 50.


La bougie jaune

Du coup, la bougie jaune (qui a été passée sous silence par tous les commentateurs, obnubilés par la fumée de l’autre) représente très logiquement un enfant humain, conçu durant l’ère sous la Loi.

Il est possible que le type de bougeoir (pénétrant plutôt qu’englobant comme celui de la table) soit également une allusion à la reproduction humaine, comparée à la conception virginale.



Merode Comparaison bougeoirs
La coupelle sous le bougeoir permettait de récupérer la cire, et on pouvait ajouter six petites bougies (plus deux dans la version Bruxelles) autour de la bougie centrale. A noter que le bougeoir de Bruxelles est décoré d’une rose, alors que celui de Mérode, plus simple, possède une patte permettant de le faire tourner. La rose, cohérente avec celles du pourtour  de la cheminée, ajoute une touche mariale à ce monde sous l’Ere de la Grâce.



Les objets spécifiques au retable de Mérode


Le bassin

Merode_bassin_GAP
Il possède deux orifices : l’un peut verser l’eau dans la lumière du Nouveau Testament, l’autre dans l’ombre de l’Ancien.


La serviette

Merode_serviette_GAP
Elle est suspendue en deux moitiés. La partie gauche, sur laquelle on voit encore la marque des  plis de repassage, sèche à la lumière du Nouveau Testament. La partie droite reste humide, dans l’ombre de l’Ancien.

Ceci explique par ailleurs le détail, jamais commenté, des franges qui n’apparaissent que sur la partie arrière, humide,  de la serviette : elles font allusion aux franges du talit, le châle rituel juif.

Ainsi la serviette, posée sur la figure  rayonnante d’un Dieu unique, représente de manière convaincante les deux faces, nouvelle et ancienne,  d’une même obéissance.


Le parefeu

Pour comprendre la signification du parefeu, nous disposons heureusement d’une autre oeuvre au vocabulaire symbolique très proche.



Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London)

Vierge à l’écran d’osier
Robert Campin, National Gallery, Londres

Le parefeu circulaire est l’exemple-type du symbolisme caché, depuis que Panofski y a reconnu l’auréole de la Vierge. On aurait tendance aujourd’hui [4] à douter que ce que le roi des iconographes a vu, les contemporains ait été à même d’en avoir l’idée. Et que le parefeu n’est qu’un élément de mobilier ordinaire, ajouté pour le plaisir de l’accumulation de détails.



Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London) detail parefeu
On ne peut nier la grande délectation de Campin pour les dispositifs techniques, tels que le système d’accrochage du parefeu [5]. Mais ceci n’exclut pas une intention symbolique.



Merode Comparaison chenets
Par exemple, la série de chenets paraît redoutablement cohérente avec nos interprétations :

  • choix entre la rose mariale et un griffon diabolique, avant l’Annonciation ;
  • créatures apaisés et débonnaires, après l’Annonciation ;
  • chenets totalement marialisés,  après la naissance de Jésus.



Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London) detail lions

De même, le fait que le banc ne comporte plus que des lions est cohérent avec sa promotion de servante à reine , de l’Annonciation à la Nativité [6]

SCOOP : Autre détail jamais remarqué, mais qui lie indissolublement les trois oeuvres : le banc de Londres est un troisième modèle de banc-tournis, au dossier composé d’une barre  (comme celui de Bruxelles), mais qu’on déplace par translation dans une rainure, et non par rotation autour d’un pivot.



Robert_Campin_-_The_Virgin_and_Child_before_a_Firescreen_(National_Gallery_London) detail livre
Il est clair que la composition est construite sur une série de métaphores : de même que le coussin porte le livre  protégé par le tissu, la Vierge porte Jésus protégé par le lange . Et le banc porte Marie protégée par le parefeu.

De cette étude comparative, on peut tirer trois remarques  :

  • même à Noël, Marie  tourne le dos au feu, bien que le banc-tournis devrait normalement être en position hiver : preuve que celui-ci est bien, pour Campin, un dispositif symbolique et pas seulement technique ;
  • par un jeu de métaphores logiques, le coussin et le banc sont analogues à la Vierge, en tant que porteurs d’un objet fragile ;
  • par une métaphore visuelle, le parefeu est lui aussi annexé à la Vierge, en tant que substitut de son auréole.

Merode banc

Retenons que l’objet combiné banc-tournis plus parefeu ressortit pour Campin du symbolisme marial, et oublions définitivement de voir dans le parefeu du retable de Mérode un Joseph perforé relégué dans la cheminée (voir 2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille).



Conclusion  provisoire

Nous avons examiné dans toutes ses conséquences l’hypothèse émise par Thürlemann pour expliquer notamment l’inversion des livres :

« La légère différence d’angle sous laquelle l’élève [Thürlemann continue à penser que le panneau de Bruxelles est d’un élève de Campin] représente l’Annonciation a pour but de signaler une légère différence de temps entre les deux scènes. Le même principe est utilisé par les artistes dans les cycles représentant des scènes de l’Enfance du Christ, par exemple en présentant l’Adoration des Mages dans la même étable que la Nativité, mais sous un angle différent   [voir à ce sujet 4.2 L’Annonciation de Bruxelles]. L’oeuvre [Bruxelles] ne représente pas l’Ange s’adressant à à la Vierge, mais la réponse de celle-ci. »  [1], 74



Merode AT NT 2
A ce stade, nous avons donc une explication  de l’ensemble des objets du panneau central, cohérente avec celle du panneau de Bruxelles.


Inversion du sens de lecture

Dans ce dernier, les objets faisant allusion à l’Ancien Testament se trouvaient à gauche, côté Ange, et ceux faisant allusion au Nouveau Testament se trouvaient à droite , côté Marie : logique puisque le sujet du panneau est l’Annonciation accomplie, autrement dit une fois que le Nouveau Testament a succédé à l’Ancien.

Dans le panneau de Mérode, c’est l’inverse: l’Ange apporte le Nouveau Testament, tandis que Marie baigne encore dans le monde de l’Ancien.


L’Esprit Saint

Dans les deux panneaux, l’Esprit-Saint est représenté de deux manières différentes :

  • l’oiseau posé sur le vase une fois l’Annonciation  réalisée,
  • les rayons de lumière pendant que l’Annonciation se déroule.

Il est logique que dans le vase signé par l’Esprit Saint, les caractères pseudo-coufiques, vaguement hébraïques, soient remplacés par des croix.


Les dispositifs de protection

Dans le retable de Mérode, le parefeu reprend le rôle de la balayette et relève du registre de la protection maternelle, vis à vis de l’Enfant Divin (la bougie blanche). Le dispositif de protection de l’Enfant Humain, la gravure de Saint Christophe, n’a plus lieu d’être présent entre les deux parents, encore prisonniers de l’Ere sous la Loi.


Conception humaine versus conception divine

Dans les deux panneaux, bougie blanche et bougie jaune figurent l’opposition entre l’enfant divin et un enfant humain. Le manteau de la cheminée représente :

  • dans l’un l’état de l’humanité après l’Annonciation : le mariage dans l’ère sous la Grâce ;
  • dans l’autre, son état avant l’Annonciation : le mariage dans l’ère sous la Loi.

Le thème subsidiaire de la conception divine comparée à la conception humaine, illustré dans la version Bruxelles par la mise en parallèle des deux porteurs du Christ (Marie  et Saint Christophe)  se développe dans le retable de Mérode de manière beaucoup plus complexe : tandis que disparaît la gravure de Saint Christophe, apparaissent simultanément trois éléments nouveaux  :

  • le rouleau de parchemin,
  • l’Enfant Jésus miniature
  • la fumée de la bougie.

Le parchemin, qui représente la prophétie d’Isaïe, n’avait pas de raison d’être dans le panneau Bruxelles, la prophétie s’étant réalisée.

Nous allons consacrer le chapitre suivant à élucider les deux éléments restants  : l’Enfant Jésus miniature et la bougie qui fume.



Postérité du panneau central

Annonciation Retable-de-Schoppingen-Volets-Fermes
Retable de l’église de Schöppingen (fermé), vers 1440

On connaît plusieurs oeuvres qui copient des oeuvres de Campin, dont l’Annonciation de Schöppingen est la plus notoire. Mais sans en être des copies directes, quelques oeuvres semblent inspirées de ses inventions. Elles prouvent à posteriori que des artistes  partageaient le même symbolisme, soit par influence directe, soit par une réinvention à partir des mêmes matériaux de la vie quotidienne.



Annonciation, vers 1450, The Llangattock Hours. Getty Museum Malibu

Annonciation, The Llangattock Hours, vers 1450,  Getty Museum Malibu

Le lavabo, derrière l’Ange qui porte la parole, fait écho au placard ouvert derrière Marie, qui la reçoit. Le meneau de la fenêtre (par où passent les rayons divins) trace au dessus du lys  une préfiguration de la Croix.



Annonciation Dessin d'aprs Martin Schongauer vers 1490 szepmuveszeti. museum budapest

Annonciation (Dessin d’après Martin Schongauer)
 vers 1490,  Szepmuveszeti Museum, Budapest

Ici la préfiguration de la Croix est montrée par le croisement des poutres. Le bassin est côté Ange (émetteur de la Parole) et le serviette côté Marie (réceptrice).



Annonciation, Master of James IV of Scotland Vers 1510-20, Getty Museum, Los Angeles

Annonciation, Master of James IV of Scotland Vers 1510-20, Getty Museum, Los Angeles

Le même Ange qui vient dans le halo prendre ses ordres auprès de Dieu se retrouve aux pieds de Marie, après un parcours qui l’a fait passer par le portail de la cour (où il a laissé un collègue en sentinelle), l’escalier et la porte de la chambre. Dans le jardinet du premier plan, deux petits anges cueillent des fleurs pour Marie.



Annonciation Simon_Bening 1525-30 Getty Museum Malibu

Annonciation
Simon Bening, 1525-30, Getty Museum, Malibu

Presque un siècle après Campin, on dirait que Simon Beining, le dernier des enlumineurs médiévaux, se souvient encore de la symbolique périmée des deux livres (bourse et linge), et du rouleau de parchemin sous la bourse.



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Références :
[1] Thürlemann, Felix. « Robert Campin: A Monographic Study with Critical Catalogue » ,  New York: Prestel, 2002
[2] « Mary is doing her devotional reading of the Old Testament, but Gabriel has brought the good news, the New Testament. The Old Testament reading by Mary is also a reference to the prophecies of Isaiah. The scroll underneath the book on the table is reminiscent of a declaration and probably meant to be the words of Gabriel to Mary «  [1] p 67.
[3] Heckscher, William S. « The Annunciation of the Merode Altarpiece: An Iconographic Study. » In Miscellanea Jozef Duverger. Vol. 1. Ghent: Vereniging voor de Geschiedenis der Textielkunsten, 1968.
[4] Falkenburg, Reindert L. « The Household of the Soul: Conformity in the ‘Merode Triptych’. » In Early Netherlandish Painting at the Crossroads: A Critical Look at Current Methodologies, edited by Maryan W. Ainsworth. New York: The Metropolitan Museum of Art, 2001. pp. 1–18
[5] Remise au jour depuis une restauration récente, en même temps que les parties génitales du petit Jésus.
[6] Elle est néanmoins toujours assise devant le banc, la posture de la Vierge en Humilité semblant être une spécialité de l’atelier de Campin.

4.3 Premiers instants du Nouveau Testament

29 novembre 2017
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Partons de l’idée, partagée par tous les historiens d’Art, que le panneau de Bruxelles  représente le moment précis de l’Annonciation où Marie, en acceptant le message de l’Ange (main droite sur le coeur) déclenche la Conception immaculée de Jésus. Nous sommes donc à l’instant  précis de basculement entre l’Ere sous la Loi et L’Ere sous la Grâce.



Annonciation Bruxelles Campin

L’Ere sous la Loi

Suite au Péché Originel, le peuple d’Israël était placé sous la loi de Moïse,  qui exigeait un sacrifice de réparation pour le péché, car « sans effusion de sang, il n’y a pas de pardon » (Paul, Epître aux Hébreux, 9, 22). Jésus, par son sacrifice, a donc satisfait à cette obligation et ouvert une nouvelle Ere.

« Car il est mort, et c’est pour le péché qu’il est mort une fois pour toutes ; il est revenu à la vie, et c’est pour Dieu qu’il vit. Ainsi vous-mêmes, regardez-vous comme morts au péché, et comme vivants pour Dieu en Jésus Christ. » (Paul, épître aux Romains, 6, 10-11)


L’Ere sous la Grâce

L’homme, libéré de sa faute originelle, a désormais la possibilité, par sa conduite, d’échapper au péché et d’atteindre la sainteté et la vie éternelle :

« Car le péché n’aura point de pouvoir sur vous, puisque vous êtes, non sous la loi, mais sous la grâce… Ayant été affranchis du péché, vous êtes devenus esclaves de la justice. – Je parle à la manière des hommes, à cause de la faiblesse de votre chair. -De même donc que vous avez livré vos membres comme esclaves à l’impureté et à l’iniquité, pour arriver à l’iniquité, ainsi maintenant livrez vos membres comme esclaves à la justice, pour arriver à la sainteté… Car le salaire du péché, c’est la mort; mais le don gratuit de Dieu, c’est la vie éternelle en Jésus Christ notre Seigneur. » (Paul, épître aux Romains, 6, 12-23)


Holbein Allegory of the Old and New Testaments, 1530 National Galleries Scotland

Allégorie de l’Ere sous la Loi et de l’Ere sous la Grâce
Holbein,  1530, National Galleries Scotland

Un siècle plus tard, Holbein illustrera de manière frappante les symétries entre  LEX (Moïse)  et GRATIA (Marie) :

  • le feuillage sec et le feuillage vert ;
  • le péché d’Eve (PECCATUM) racheté par le sacrifice de Jésus (AGNUS DEI) ;
  • la manne tombant du ciel et l’Annonce aux Bergers ;
  • le Serpent d’airain préfigurant la Crucifixion ;
  • la Mort et la Résurrection (notez le diable avec son globe, écrasé sous le squelette et sous le pied de Jésus) ;
  • Isaïe et Saint Jean Baptiste, avec leurs versets respectifs.

Les objets doubles

Les objets doubles abondent dans le panneau de Bruxelles : deux fenêtres, deux tiges de lys, un bougeoir double, deux livres, deux bougies (sur la table et sur la cheminée), deux couples lions-chiens.

Faisons l’hypothèse qu’ils représentent l’ère sous le Loi et l’ère sous la Grâce ou, pour simplifier, le monde de l’Ancien Testament et celui du Nouveau. Et voyons ce que cela donne.


Les deux fenêtres

Bruxelles deux fenetres
Ancien Testament : La fenêtre de gauche est presque entièrement fermée, sauf un volet qui laisse voir en partie la Lumière de Dieu : ce premier volet a été ouvert par les prophéties.

Nouveau Testament : la fenêtre de droite est presque entièrement ouverte, ce qui révèle en totalité la Croix que forment les meneaux. Le dernier volet sera ouvert au moment de la naissance de Jésus.


Le vase et les deux tiges de lys

Bruxelles_Lys_GAP

La marque de l’Esprit Saint (la colombe) est révélée par la rotation du vase [0].

Le lys, isolée dans son vase d’eau pure, représente classiquement la virginité de Marie, Mais ici, les deux tiges font voir  deux instants consécutifs  : lorsque, en tant que servante du Seigneur, elle s’incline vers l’Ange ;  et lorsque, devenue mère de Dieu, elle se redresse et se grandit fièrement.


Le bougeoir double

Dans les Annonciations, une bougie éteinte représente habituellement l’attente de Jésus,  la flamme s’allumant  seulement au moment de la naissance.

Atelier de Campin, The Virgin and Child in an Interior, avant 1432, National Gallery
Atelier de Campin, Vierge à l’enfant dans un intérieur, avant 1432, National Gallery, Londres

Remarquer que l’allumage de la bougie est ici concomitant avec l’allumage des auréoles, et du feu dans le cheminée. Il s’agit du thème cher à Campin (on le trouve aussi dans la Nativité de Dijon, voir 6 Pierres de Feu). des trois lumières :

  • surnaturelle (les auréoles),
  • humaine (la bougie)
  • infernale (le feu).

Remarquer la barre porte-serviette, recyclée  pour étendre le lange de Jésus, du même bleu précieux que celui de la robe de sa mère.


Bruxelles_Bougie_GAP

Dans le panneau de Bruxelles, comme pour les deux lys, les deux réceptacles du bougeoir représentent deux instants  consécutifs : le ventre de Marie avant et après la conception immaculée de Jésus. La bougie éteinte est Jésus avant sa naissance. Ceci est cohérent avec une métaphore du Speculum Humanae Salvationis, relevée par Panofski [1] :

« Celle-ci est en effet un candélabre, et celui-ci une petite lampe. La Christ, le fils de Marie, est une chandelle allumée. »


Grandes Heures de Rohan 1430-35 f202r Gallica detail fust

Grandes Heures de Rohan, 1430-35, f202r, Gallica

« Le candélabre qui porte la lumière. Signifie la mère dieu qui porte tout le monde. »


Les deux livres

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Le livre délaissé  sur la table est l’Ancien Testament.

Tallit

Les rayures bleus du tissu rappellent celles d’un châle de prière juif. Intiment lié au livre, le tissu qui le couvre implique une compréhension voilée.

Le livre que lit Marie est le Nouveau Testament : un livre portable, manipulable sans le salir. La bourse qui l’occultait est abandonnée sur le sol, car la révélation a commencé : le livre ne reviendra pas sous le boisseau.

Annonciation-1404-Pere-Serra-Pinacoteca-di-Brera-Milan-detail-livres

Annonciation (détail), Pere Serra, 1404, Pinacoteca di Brera, Milan

La même idée se trouve déjà dans cette Annonciation du catalan Pere Serra :

  • le livre posé sur le pupitre, désigné par l’index de l’Ange, est ouvert à la page de la prophétie d’Isaïe ;
  • le livre que Marie serre sur son ventre est sa propre réponse, selon l’Evangile de Luc.


Les deux couples chien-lion

Bruxelles banc ATNT
Le couple d’animaux du fond nous tourne le dos. Le sens de rotation du dossier  donne le sens de lecture : du Lion au Chien. Autrement dit la problématique de la Chute : les hommes de l’Ancien Testament, par le péché d’Eve, sont passés de la domination du monde (le lion) à la soumission à la Loi (le Chien).

Le couple du premier plan, qui  fait face au spectateur, représente la problématique inverse , le passage du Chien au Lion. Dans le cas de Marie,  il illustre la transformation de la Servante du Seigneur  en Reine des Cieux. Plus généralement, pour l‘humanité,  le passage d’un état  de  soumission à un état de libération, où la lutte contre le péché est possible, et se mène avec la bravoure du lion.


L’Ancien et le Nouveau Testament

Bruxelles-AT NT 1
A ce stade, on constate que tous les objets symbolisant l’Ancien Testament se trouvent à gauche, du côté de l’Ange, et ceux  symbolisant le Nouveau Testament se trouvent à droite, du côté de Marie.


Pour terminer l’interprétation, nous allons introduire un second thème, lié à ces deux objets de protection que sont la gravure de Saint Christophe et la brosse , et aux deux bougies blanche et jaune.

La conception humaine

Nous avons vu (4.2 L’Annonciation de Bruxelles) que la gravure de Saint Christophe est  dans ce contexte très particulier une métaphore de la grossesse. En associant la gravure avec la bougie jaune qui la jouxte, nous avons résumé ainsi  le rôle de Christophe : porter en la protégeant de l’eau une lumière divine (l’auréole du Christ) en direction d’une bougie terrestre. Enfin, nous avons remarqué que la gravure  donne une image du futur par rapport au présent de la pièce.


Bruxelles Conception humaine
Il suffit de rajouter à ce tableau les figurines apaisées pour comprendre que le manteau de la cheminée nous montre comment, dans l’Ere sous la Grâce (au dessus et en dehors de la cheminée), une étincelle bénie par Jésus-Christ passera de l’homme à la femme, pour donner vie à un enfant humain (allumer la bougie jaune).


La conception divine

Bruxelles_Chenets_GAP

La conception divine de Jésus a lieu, quant à elle, durant l’Ere sous la Loi, sous la menace des démons de la cheminée et de la suie du péché universel.


Bruxelles Conception divine

Si la perche fleurie de Christophe lutte victorieusement contre la mer pour protéger l’enfant Jésus, la balayette (autrement dit la pureté) de Marie le protège contre le feu.  Car si la conception miraculeuse a lieu le 25 mars, la naissance aura lieu le 25 décembre, au moment où la cheminée sera allumée. Et si une braise démoniaque venait d’ici là incendier la cire blanche, avant qu’elle ait commencé à éclairer  ?

De la même manière que Christophe fait traverser à l’enfant un passage périlleux, de même Marie protège  son passage tout aussi périlleux entre la condition divine et la condition humaine.

Ainsi la grossesse à risque de Marie est-elle figurée de deux manières : par la traversée des eaux amniotiques, et par la lutte contre le désir qui toujours cherche à se propager.


Interprétation d’ensemble

Bruxelles-AT NT 2
Aux couples d’objets représentant l’Ancien et le Nouveau Testament, il faut rajouter deux enfants  (la bougie blanche et la bougie jaune) et deux dispositifs de protection (Saint Christophe contre la mer et la balayette contre le feu).  Ces objets s’organisent pour mettre en pendant  la conception humaine (par le mariage entre homme et femme) et la conception divine (par le mariage entre la Vierge et le Saint Esprit).

Ces groupes   constituent par ailleurs un nouveau couple cohérent puisque la conception divine a lieu dans le monde périlleux de l’Ancien Testament,  tandis que la conception humaine qui nous est montrée, apaisée des tourments de la chair, est celle du Nouveau Testament.


Bruxelles-AT NT 3

La composition est donc basée sur un thème principal, l’Annonciation, vue comme le basculement de l’Ere sous la Loi à l’Ere sous la Grâce. Et un thème subsidiaire, la conception divine comparée à la conception humaine. Au centre du panneau, la bougie blanche éteinte, qui représente Jésus en gestation dans le ventre de sa mère, fait jonction entre les deux thèmes.



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Références :
[0] Pour Patricia Lea, “CLEAN HANDS ARE NOT ENOUGH: LECTIO DIVINA FOR NOVICES IN THE MÉRODE ANNUNCIATION”, note 64, l’oiseau serait un paon, à cause de sa queue baissée. La vraisemblance ornithologique et la proximité avec le lys penchent néanmoins largement en faveur de la colombe du Saint Esprit
[1] « Le bougeoir, qui porte une chandelle signifiant Jésus (à la façon dont une mère porte son enfant) est également un symbole familier de la Vierge : « Ipsa enim est candelabrum et ipse est lucerna. Christus Mariae Filius, est candela accensa ». » Panofski, Les primitifs flamands, Paris, 1992, p 267

4.2 L'Annonciation de Bruxelles

29 novembre 2017
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Commençons par une description des différences entre le panneau central du retable de Mérode et l’Annonciation de Bruxelles, en suivant le catalogue du Musée  Royal des Beaux Arts [1]

Photographie haute définition : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/l-annonciation/qQFSi4Q3kb6IsQ?avm=3



Bruxelles-MerodeComparaison 1

La Vierge

La Vierge pose la main droite sur son sein, geste d’acquiescement qui répond à la demande de l’Ange. Alors que dans le panneau de Mérode, elle garde les yeux fixés sur sa lecture, encore inconsciente de l’arrivée du messager céleste : ce pourquoi la plupart des commentateurs considèrent que le sujet du retable est le dernier instant avant l’Annonciation.



Bruxelles_Robe Texte_GAP
Dans le panneau de Bruxelles, la robe est ornée de ce qui le plus ancien exemple connu d’une inscription en lettres d’or, formant galon. Elle semble inspirée de la prière du Salve Regina, mais l’inscription est partiellement illisible suite à des repeints.


Les  fenêtres à meneaux

Bruxelles_VoletGauche_GAP
La fenêtre de gauche est aux trois quarts fermée,  celle de droite est identique  à celle du panneau de Mérode. Les deux ont gardé le fond de métal doré qui, dans la version Mérode,  a été remplacé par le ciel bleu. Si on peut voir dans la fenêtre unique un symbole marial (fenestra coeli), la présence des deux fenêtres oblige ici à trouver une justification plus précise.



Bruxelles vitraux
Les vitraux montrent deux couples de prophètes ou de saints, qui n’ont pas été identifiés à ce jour. Dans chaque couple les personnages se font face, sur fond rouge et sur fond bleu.


La porte de gauche

Bruxelles_Porte_GAP
Elle s’ouvre sur un couloir dont la décoration murale laisse deviner  deux oiseaux et un bouquet, peut-être de roses.


La brosse

Bruxelles_Balai_GAP
Accrochée à gauche de la cheminée noircie, elle est un symbole de propreté et,de pureté.  Les tracés sous-jacents montrent d’ailleurs qu’un lavabo semblable à celui du panneau de Mérode était prévu à son emplacement.



sb-line

Bruxelles après Mérode

On a longtemps pensé que l’Annonciation de Bruxelles, plus simple que celle de Mérode, était une copie d’atelier, attribuée possiblement à Jacques Daret, un élève de Campin. En 1957, Carla Gottlieb [2] note une volonté de symétrie qu’elle attribue à l’esprit simplificateur de celui-ci :
⦁    le pied de la table est centré,
⦁    les objets de la table sont centrés,
⦁    la porte fait  pendant à la cheminée
⦁    le mur du fond est symétrique.


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Bruxelles avant Mérode

Les travaux de Dijksta en 1992 [3] ont inversé cette théorie : en effet les tracés sous-jacents montrent que le panneau de Bruxelles a subi en cours d’élaboration de nombreuses modifications, et pas le retable  de Mérode, sauf pour les quelques objets (lavabo, serviette, oculus) qui ne se trouvent que dans ce dernier.


Bruxelles detail croix ange

Croix de l’Ange (Bruxelles)

Mieux : certains détails du panneau du panneau de Bruxelles (notamment le motif de croix au niveau du cou de l’ange)  se retrouvent dans les tracés sous-jacents du retable de Mérode, mais ont disparu dans la version peinte.

D’où l’idée que l’Annonciation de Bruxelles aurait servi de prototype pour celle de Mérode, seuls les objets nouveaux nécessitant une élaboration pendant la phase de dessin préparatoire.

Cette conclusion a été vigoureusement contestée par Thürlemann ([4], p 306) , qui a proposé pour sauver l‘antériorité du retable de Mérode une théorie fort complexe ( l’élève aurait copié, pour le panneau de Bruxelles, non pas le retable de Mérode, mais ses tracés préparatoires réalisés par Campin).

Une autre théorie, proposée par Campbell [5] est que les deux oeuvres dérivent d’un prototype de Campin qui aurait été perdu.

Le consensus, soutenu par Kemperdick, semble être aujourd’hui que l’Annonciation de Bruxelles est antérieure au panneau central du triptyque de Mérode, mais sans doute pas de la même main.


SCOOP : d’autres  différences passées inaperçues, et pourtant très significatives…


Le vase

xx

Bruxelles_Lys_GAPBruxelles Merode_lys_GAPMérode

Le vase porte ici deux tiges de lys. Il est presque identique à celui du panneau de Mérode, mais légèrement pivoté, de manière à montrer l’oiseau dont ce dernier ne laissait deviner que le bec. Seule différence : les caractères coufiques  sont remplacés par des croix. [5a]


La table

Bruxelles_PiedTable_GAP
Elle est du même modèle rabattable que celle du retable de Mérode, mais on remarque que le pied a légèrement pivoté. C’est ce mouvement de rotation qui explique le pivotement du vase.

Tandis que la table de Mérode a 16 côtés, celle de Bruxelles n’en a que 14. On a proposé que les 16 côtés symbolisent les 16 prophètes de l’Ancien Testament, mais aucune explication n’a été fournie pour celle a 14 côtés. On compte parfois 14 apôtres (les Douze plus Matthias, le remplaçant de Judas Iscariote, plus Paul). L’avantage d’une table à 14 côtés est qu’elle permet d’évoquer à la fois  la Cène (13 convives) et les Apôtres, donc le Nouveau Testament.


Le livre de la table

Bruxelles_LivreTable_GAPBruxelles Merode_LivreMarie_GAPMérode

C’est celui qui, dans le retable de Mérode, se trouve dans les bras de Marie. La tissu blanc, dont on voit bien qu’il fait corps avec le livre, est ici décoré de rayures bleus verticales


Le livre de Marie

Bruxelles_LivreMarie_GAPBruxelles_LivreBourse_GAPBruxelles Merode_LivreTable_GAP

Mérode

C’est celui qui, dans le retable de Mérode, se trouvait sur la table. Il est ici dans les bras de Marie,et la bourse de transport est tombée à ses pieds. Le rouleau de parchemin a disparu.


Le banc

Bruxelles_PiedBanc_GAP
La composition est très semblable à celui de Mérode : Marie est assise devant le banc, sur un coussin qu’on devine à peine,  posé sur le marchepied amovible orné de pattes de lion.

Mais le banc recèle, en regardant bien, une inversion encore plus spectaculaire que celle des livres :
Bruxelles-Merode Comparaison Bancs

Le fait de  recopier les animaux de l’avant vers l’arrière du banc, et vice versa, fait que dans le panneau de Bruxelles les chiens et les lions regardent vers l’extérieur du banc, tandis dans le panneau de Mérode ils sont tournés vers l’intérieur.

Autre différence : le dossier se réduit dans le panneau de Bruxelles à une simple barre, ce qui explique la présence du tissu vert posé dessus.


Le bougeoir double

Bruxelles_Bougie_GAP
Le bougeoir porte dans sa partie droite une bougie éteinte, sans fumée, avec des traces de coulure.


Leuchter, Niederlande, 15. JahrhundertBougeoir néerlandais que XVème siècle, Musée de Cologne Imitateur de Van Eyck National Gallery of VictoriaVierge à l’enfant, Imitateur de Van Eyck, National Gallery of Victoria.

Ce type de bougeoir est en fait triple, car il permettait de ficher au milieu une troisième bougie.


Les figurines de la cheminée

Bruxelles-Merode Comparaison Figurines
Dans le panneau de Bruxelles, la femme et l’homme, assez âgé, sont représentés en buste, sortant d’une feuille de chêne, dans une expression d’un calme parfait. La moulure est ornée de roses.

Dans le retable de Mérode, le couple est plus jeune, et les deux enfourchent le galbe de la cheminée en joignant les mains ou en croisant les bras, comme possédés par les affres du désir ou du péché.

Cette différence notable de climat trouvera son explication plus loin.


La gravure de Saint Christophe

Bruxelles_SaintChristophe_GAP
Elle est accrochée au manteau de la cheminée par quatre points de cire rouge.

Si Saint Christophe était très populaire  de longue date, la présence d’une telle image domestique est d’une extrême modernité : ce type de gravure sur bois colorée à la main commençait tout juste à se répandre.



Saint_Christopher_1423

Saint Christophe, gravure provenant de Buxheim (Rhin supérieur), 1423,
collection Rylands, bibliothèque de l’université de Manchester

Il s’agit là de la plus ancienne estampe datée connue en Europe. L’inscription est la suivante :

Christophori faciem die quacumque tueris / illa nempe die morte mala non morieris
« En ce jour tu regardes l’image de St Christophe, en cette même journée tu ne mourras pas de la male mort. »

Ainsi l’image de Saint Christophe protège de la mort subite, la « male mort » qui est  le fait de mourir sans sacrements.


L’iconographie de Saint Christophe

Skt Christophorus 1430

Saint Christophe, 1430, Staatliche Museum zu Berlin

Cette gravure un peu postérieure est très proche de celle du panneau de Bruxelles :  traversée s’effectuant de droite à gauche, bâton fleurissant planté dans l’eau (ici un chêne, le plus souvent un palmier). Il manque le globe crucifère dans la main de l’enfant, qui figure en revanche sur la gravure de 1423.

Les différents détails illustrent la Légende Dorée : Christophe était un géant qui, aidé d’une perche, faisait chaque jour passer un fleuve aux voyageurs. Un jour, un enfant se présenta.

« Christophe leva donc l’enfant sur ses épaules, prit son bâton et entra dans le fleuve pour le traverser. Et voici que l’eau du fleuve se gonflait peu à peu, l’enfant lui pesait comme une masse de plomb ; il avançait, et l’eau gonflait toujours, l’enfant écrasait de plus en plus les épaules de Christophe d’un poids intolérable, de sorte que celui-ci se trouvait dans de grandes angoisses et, craignait de périr…
Il échappa à grand peine. Quand il eut franchi la rivière, il déposa l’enfant sur la rive et lui dit : Enfant, tu  m’as exposé à un grand danger, et tu  m’as tant pesé que si j’avais eu le monde entier sur moi, je ne sais si j’aurais eu plus lourd a porter. » L’enfant lui répondit : « Ne t’en étonne pas, Christophe, tu n’as pas eu seulement tout le monde sur toi, mais tu as porté sur les épaules celui qui a créé le monde : car je suis le Christ ton roi,  auquel tu as en cela rendu service; et pour te prouver que je dis la vérité, quand tu seras repassé, enfonce ton bâton en terre vis-à-vis de ta petite maison, et le matin tu verras qu’il a. fleuri et porté des fruits. »

Souvent, comme ici, l’iconographie simplifie l’histoire, en faisant fleurir  la perche pendant le trajet aller, et non au retour.


La bougie jaune

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L’iconographie habituelle montre, sur la rive à atteindre, un ermite qui brandit une lanterne pour aider le géant à traverser (ce « phare » ainsi que les monstres marins menaçant sont des  ajouts par rapport à la Légende Dorée).


Bruxelles_BougiesBlanche et Jaune

Ce détail, absent dans la gravure du panneau de Bruxelles, se retrouve en quelque sorte déporté à l’extérieur, sous la forme de la bougie éteinte. Tout comme dans le panneau de Mérode, il s’agit d’une bougie jaune, dont la couleur fait un contraste voulu avec le blanc de la bougie de la table.

On pourrait résumer ainsi le rôle de Christophe : porter en la protégeant de l’eau une lumière divine (l’auréole du Christ) en direction d’une bougie terrestre.


Saint Christophe et Marie

choir-portal-at-freiburg-minster
Portail du choeur du monastère de Freiburg

Il arrive, très rarement, que Saint Christophe et Marie soient mis en parallèle, tous deux au titre de « porteurs«  du Christ [6]. On peut remarquer que tous deux sont également des paradigmes du parfait serviteur : Christophe, parce qu’à la recherche du prince le plus puissant de ce monde, il est passé du service de Satan à celui de Jésus-Christ  [7] ; Marie parce qu’elle s’est dite la servante du Seigneur.

Dans le contexte savant qui a présidé à l’élaboration du panneau de Bruxelles, il n’est pas impossible que Saint Christophe, accablé le poids croissant de l’enfant, ait été compris  comme une métaphore de la grossesse de Marie (bien que cette idée ne soit appuyée par aucun texte).


Pendentif en forme de diptyque Annonciation. Saint Christophe Louvre

Pendentif en forme de diptyque,  Annonciation et Saint Christophe, Louvre, Paris

Dans cette iconographie unique à usage privé, Marie éclot d’une fleur de lys géante pour recevoir le message de l’Ange, tandis que sur le panneau de droite Christophe porte le Christ bénissant en direction de l’ermite (dont on ne voit que la tête).

Cette  mise en pendant exceptionnelle montre que, dans des cercles dévots, la coïncidence temporelle de l’Annonciation avec l’Incarnation pouvait être représentée en accolant, à la première, une image de la traversée des eaux figurant la grossesse de Marie.


Deux préfigurations de l’avenir

Bruxelles_Homoncule

Notons enfin que l’image de l’Enfant Jésus chevauchant Saint Christophe  et portant le globe surmonté d’une croix joue, dans le panneau de Bruxelles, exactement le même rôle que dans le retable de Mérode l’Enfant Jésus chevauchant le rayon de lumière et portant sa Croix : une préfiguration de l’avenir.


Bruxelles-MerodeComparaison 2
Il est temps de synthétiser sur un seul schéma tout ce que nous venons de détailler. Pour passer du panneau de Bruxelles au panneau central du retable de Merode, il faut :

  • remplacer les deux fenêtres par les deux oculus (flèche jaune) ;
  • remplacer la figurine de l’Enfant Jésus chevauchant Saint Christophe par celle de l’Enfant Jésus chevauchant les rayons (flèche rouge)
  • faire grimacer le couple tranquille (flèche pourpre) ;
  • remplacer la balayette par deux accessoires qui séparent l’idée de protection contre la saleté et celle de protection contre le feu : le lavabo avec sa serviette et le parefeu (flèches bleues) ;
  • inverser les livres (flèches vertes) ;
  • inverser les animaux du banc (flèches noires) ;
  • rajouter la fumée et le rouleau de parchemin (en violet) ;
  • faire pivoter la table et la cruche.

Il est loisible de s’arrêter là, de considérer que ces variations sont indépendantes les unes des autres, et relèvent de la pure fantaisie médiévale.

Pour ceux qui  apprécient la spéculation, nous proposons dans le chapitre suivant une théorie simple expliquant toutes ces variations, pour peu que l’on comprenne le sujet réel des deux panneaux.



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Références :
[1] « The Flemish Primitives : catalogue of early Netherlandish painting in the Royal Museums of fine arts of Belgium.- I. The Master of Flémalle and Rogier van der Weyden groups »,  Cyriel Stroo, Pascale Syfer-d’Olne, Musées royaux des beaux-arts de Belgique.
[2] « The Brussels Version of the Mérode Annunciation », Carla Gottlieb, The Art Bulletin, Vol. 39, No. 1 (Mar., 1957), pp. 53-59
[3] Asperen de Boer, J. R. J. van, and Jeltje Dijkstra. « Some Technical Aspects of Two Master of Flémalle Group Paintings: The Brussels and the Mérode Triptych. » In Le dessin sous-jacent dans la peinture, edited by Roger van Schoute, and Hélène Verougstraete. Colloque, Vol. 6. Louvain-la-Neuve: Collège Érasme, 1987. pp. 41–44.
[4] Thürlemann, Felix. « Robert Campin: A Monographic Study with Critical Catalogue ». Munich: Prestel, 2002
[5] Campbell, Lorne. « Robert Campin, the Master of Flémalle and the Master of Mérode »,  Burlington Magazine 116, no. 860 (November 1974). pp. 638, 643–45, fig. 14.
[5a] L’étude la plus détaillée sur les deux pichets est celle de Ellen Callmann, « Campin’s Maiolica Pitcher » Art Bulletin Vol. 64, No. 4 (Dec., 1982), pp. 629-631 http://www.jstor.org/stable/3050274 De la différence des points de vue, elle conclut que le pichet existait physiquement. Elle n’identifie pas l’oiseau.
[6] C’est l’opinion de Thürlemann ([G] , p 75) concernant le panneau de Bruxelles : « Marie est devenue le christophoros, le Porteur du Christ »
[7] « Réprouvé était un Chananéen d’allure terrible tant il était imposant. Il eut l’idée de se mettre au service du plus grand prince du monde et se présenta donc à un roi très puissant. Un jour, un jongleur évoqua le diable devant le roi très chrétien, qui se signa aussitôt. Réprouvé, fort étonné, demanda au roi le sens de ce geste. Celui-ci avoua, après bien des hésitations, sa peur devant le diable. Réprouvé, qui ne concevait de se mettre au service que du plus puissant, quitta donc le roi pour trouver le diable.
Dans le désert, il s’approcha d’un groupe de soldats, parmi lesquels s’en trouvait un particulièrement féroce, qui lui demanda où il allait. Lorsque Réprouvé répondit, le soldat lui dit : « Je suis celui que tu cherches ». Marchant ensemble, il fut étonné de voir le diable s’enfuir devant une croix. Réprouvé, qui l’avait suivi, lui demanda la raison de sa peur. Après bien des hésitations, le diable avoua craindre la croix. À ces mots, Réprouvé le quitta et partit à la recherche du Christ pour se mettre à son service. » https://fr.wikipedia.org/wiki/Christophe_de_Lycie

4.1 Une interprétation élémentaire

28 novembre 2017
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Nous allons nous essayer à une première approche d’ensemble du retable de Mérode, dans une approche originale : celle des Quatre Eléments. La composition, avec ses trois scènes simultanées, communicantes ou pas, à la fois en extérieur et en intérieur, constitue un microcosme réaliste que le peintre a pu vouloir ordonner en respectant  la théorie en vigueur.



Le panneau central : Eau et Feu

Merode_Elements_Etat1
Dans le premier état du retable (réduit au panneau central), il se trouve que les objets qui évoquent l‘Eau (bassin, serviette, vase) se situent dans le quart haut gauche, et ceux qui évoquent le Feu (les deux bougies, la cheminée) dans  le quart haut droit.

L’idée de récupérer cette disposition pour la développer avec les deux autres Eléments a pu intervenir au moment de l’adjonction des panneaux latéraux. Et ce, sans rien modifier dans le panneau central.


Du triptyque au  « cyclique »

Merode Elements Cyclique

Nous allons tout de suite proposer une solution plus originale et plus dynamique, dans laquelle les domaines représentatifs de chaque Elément ne sont pas des bandes verticales, mais des trapèzes inclinés selon la diagonale des panneaux latéraux. Ceci accentue le continuité spatiale : les deux vues de la ville se raccordent dans l’élément Terre, le triptyque en quelque sorte se boucle sur lui-même, devenant  en quelque  sorte un « cyclique ». Autre conséquence bienvenue : au centre du retable se libère une étroite bande verticale qui échappe  au strict domaine de l’Eau.

Qu’il parcoure le retable de gauche à droite ou de haut en bas, le regard va forcément traverser les cloisons immatérielles qui séparent ces ambiances élémentaires : nous leur avons donné les couleurs traditionnellement  attribuées aux Quatre Eléments, et nous avons représenté par des traits gras les deux frontières où ils s’affrontent : Air contre Terre et Feu contre Eau. Les deux autres lignes de séparation  sont des transitions harmonieuses où les éléments se marient : Air et Eau, Feu et Terre.


sb-line

Le positionnement des personnages

Merode Elements Personnages

Panneau de gauche

Le donateur s’aventure jusqu’à la  limite Terre/Air, frontière conflictuelle où il reste bloqué. Lorsque la donatrice et le messager ont été plus tard rajoutés , l’une l’a été en pleine zone Terre, l’autre sur la frontière, comme le donateur.


Panneau central

L’Ange  stationne sur sa frontière harmonieuse entre l’Air et l’Eau, tandis que  Marie est entièrement englobée côté Eau. Personne n’occupe la frontière conflictuelle entre L’Eau et le Feu. Tout ceci par une  qu’une coïncidence heureuse, puisque le panneau central a été conçu avant l’idée du découpage diagonal.


Panneau de droite

Un autre personnage se trouve à cheval sur une limite harmonieuse : Joseph, dont tous les outils et toutes les productions sont en zone Feu, tandis que  sa tête enturbannée est en zone Terre.

Au  final, les deux femmes se retrouvent dans le domaine symbolique qui leur revient de droit :

  • la donatrice en zone Terre ;
  • Marie en zone Eau, en hommage à sa pureté.

Les quatre hommes quant à eux sont tous à cheval sur une limite :

  • le messager et le donateur sur la frontière infranchissable Terre/Air ,
  • l’Ange entre l’Air et L’Eau (entre le ciel dont il vient et Marie à laquelle il s’adresse),
  • Joseph entre le Feu et la Terre, ce qui est bien le lieu idéal pour un artisan quelque peu prométhéen.


Le positionnement des ouvertures

Merode Elements Ouvertures
Dans le panneau de gauche, le portail entre la ville et le jardin est de plain-pied, en zone Terre. En revanche la porte de la chambre figure un seuil entre  Terre et le Ciel, infranchissable autrement que par le regard. Deux éléments d’architecture matérialisent cette même frontière : le fronton en escalier de la bretèche, et les trois degrés qui montent vers la chambre : l’un que peuvent gravir seulement les oiseaux, l’autre seulement l’Ange.

Dans le panneau central, les deux oculus tombent l’un en zone Air (celui par lequel l’Enfant Jésus descend du ciel), l’autre en zone Eau, mais ce ne peut être là encore que par une heureuse coïncidence.

Dans le panneau de droite, la porte se trouve en zone Terre : on entre de plain-pied entre la ville et l’atelier. Joseph ainsi que deux de ses créations, la souricière externe et la chaufferette, se trouvent à cheval sur la limite Feu/Terre, que souligne  la diagonale du vilebrequin.


sb-line

 Les fleurs et les animaux

Merode Elements Animaux Fleurs

Panneau de gauche

Les fleurs terrestres de la pelouse font pendant au rosier marial qui monte vers le ciel. Le cheval blanc terrestre  est équilibré par les oiseaux, habitants de l’Air.


Panneau central

Une analogie visuelle existait déjà entre les deux  arcades, celle de la niche, avec ses fleurons de pierre et les gargouilles du bassin,  et celle de la cheminée, avec les deux fleurs et les deux griffons des chenets : elle se trouve heureusement intégrée dans le découpage diagonal.

En revanche, le positionnement des chiens et des lions  du banc échappe à cette structure, ce qui prouve bien qu’elle n’était pas présente au moment de l’élaboration du panneau central.


Deux objets de synthèse

Merode central lys bougie
Dans la bande centrale qui échappe au domaine de l’Eau, deux objets voisinent sur la table : le lys et la bougie.

Du point de vue de la Théorie des Eléments, tous deux peuvent être considérés comme  des objets de synthèse qui illustrent, de bas en haut une succession bien précise des Elements, selon le tableau ci-dessous :

Merode_Elements_Lys Bougie
L’analogie entre la fleur de lys et le feu est à la fois visuelle (les pétales comme des flammes blanches) et symbolique (les deux ont à voir avec la reproduction).

Cette succession n’est pas la même que celle des bandes diagonales, et fait cette fois apparaître une seule frontière problématique  : celle entre l’Eau et le Feu. Gardons en tête  que « comment conserver la fleur dans l’eau » et  « comment allumer la bougie de la table » pourraient bien être les deux questions fondamentales du panneau central : nous y reviendrons dans 4.5 Annonciation et Incarnation comparées.


Cette approche par les Eléments  n’avait pas pour ambition d’expliquer le très complexe symbolisme du retable de Mérode. Tout au plus a-t-elle pu servir de fil conducteur  au peintre qui a rajouté les panneaux latéraux, en tant que  thème secondaire venant étoffer les thèmes autrement plus ambitieux que nous découvrirons peu à peu ;  et l’aider à positionner les  personnages nouveaux et les  détails  animaux et floraux.

A nous, elle a permis, dans un premier balayage, d’appréhender les différents climats symboliques qui scandent la composition.



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3.3 L’énigme de la planche à trous

28 novembre 2017
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Après l’interprétation de la souricière par Shapiro (voir 2.1 1945 : Shapiro et suivants : la bataille des souricières), la planche à trous de Joseph devenait un point crucial pour la compréhension de l’ensemble. Elle allait donner du fil à retordre à trois générations d’historiens d’art (du moins ceux qui n’ont pas simplement passé aux profits et pertes cet objet particulièrement irritant).

Merode_Tariere_GAP



Un couvercle de chaufferette

Vermeer-Laitiere-detail
Vermeer, La laitière (détail),1658, Rijksmuseum, Amsterdam

Le premier à tenter d’identifier  l’objet est Panofski, qui y voit, en 1953, « le couvercle perforé d’une chaufferette, contenant une bassinoire » [1]. Ce type d’objet (Voetenstoof ou simplement Stoof) était courant dans les intérieurs flamands. Mais faute d’une symbolique religieuse, la proposition de Panofski est restée en suspens.


La base d’un bloc de pointes

Hours of Catherine of Cleves Passion MS M.945, ff. 63v–64r Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, New York Hieronymus Bosch Christ Carrying the Cross (detail) (1490-1510) Gemaldegalerie, Kunsthistorisches Museum, ViennaBosch (1490-1510) Gemaldegalerie, KunsthistorischesMuseum, Vienna (détail)
Lucas de Leyde Portement de croix 1509 detailLucas de Leyde, 1509 Joachim_Beuckelaer_-_Christ_carrying_the_Cross_-_Google_Art_Project 1561, National Museum, Stockholm detailJoachim_Beuckelaer, 1561, National Museum, Stockholm.

Cliquer pour voir l’ensemble

Margaret Freeman en 1957 [2] puis  Charles de Tolnay [3], y reconnaissent la base d’un de ces blocs de pointes que l’on voit dans certains Portements de croix, accrochés par une corde au cou du Christ, afin d’ajouter à ses souffrances. Ce serait donc un symbole de la Passion. [4]


Le couvercle d’une boîte à appâts

Hours of Catherine of Cleves Appat MS M.945, ff. 84v–85r
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, New York

Reprenant le problème en 1959, Schapiro [5] tente un rapprochement avec un couvercle de boîte à appâts pour poissons, qui figure comme bas de pages dans les Heures de Catherine de Clèves (un manuscrit dont l’iconographie se rapproche en bien des points de celle du retable de Mérode). La planches à trous prolongerait ainsi la souricière dans le thème du piège pour le démon. Mais la ressemblance est lointaine, et il est douteux qu’un spectateur, même à  l’époque, ait pu reconnaître un tel ustensile.


Un labyrinthe pour souris

En 1966, Irving Zupnic [6] se ridiculise en confondant les souricières avec des rabots, et en imaginant pour la planche à trou un modèle farfelu de souricière.


Un parefeu

En 1968, William Heckscher y voit un parefeu, semblable à celui du panneau central. Ainsi l’objet s’inscrirait ainsi dans la thématique de Joseph protecteur contre le Démon.

Par ailleurs, il remarque avec Freemann que les trous de la planche de Joseph sont très différents de ceux du parefeu, empâtés, lesquels seraient en fait non pas des trous mais des têtes de clous en fer. Ainsi le parefeu est un rempart renforcé, puisque ses trous sont bouchés.
[7], p48


Merode_trous
La différence de traitement, bien réelle, est plutôt vue maintenant comme une preuve que le panneau central et le panneau de droite ne sont pas de la même main.


Un présentoir pour bâtons

En 1969, Charles Minott [8] émet cette hypothèse ad hoc en s’inspirant du légendaire épisode du mariage de Marie et de l’élection de Joseph :

«Et voici qu’un ange du Seigneur apparut, disant : « Zacharie, Zacharie, sors et convoque les veufs du peuple. Qu’ils apportent chacun une baguette. Et celui à qui le Seigneur montrera un signe en fera sa femme. » (…) Joseph jeta sa hache et lui aussi alla se joindre à la troupe. Ils se rendirent ensemble chez le prêtre avec leurs baguettes. Le prêtre prit ces baguettes, pénétra dans le temple et pria. Sa prière achevée, il reprit les baguettes, sortit et les leur rendit. Aucune ne portait de signe. Or Joseph reçut la sienne le dernier. Et voici qu’une colombe s’envola de sa baguette et vint se percher sur sa tête. Alors le prêtre : « Joseph, Joseph, dit-il, tu es l’élu : c’est toi qui prendras en garde la vierge du Seigneur. »        Proto-évangile de Jacques [9]

Malheureusement, aucune iconographie ne montre les bâtons fichés dans les trous d’une planche, et aucun texte ne parle de 25 prétendants (le nombre de trous dans la planche de Joseph). Sans parler de l’anachronisme, puisque l’épisode des prétendants a lieu avant l’Annonciation.



Une proposition qui a retenu l’attention plus longtemps est celle du filtre pour pressoir : on la rencontre encore çà et là sur le web.

Un filtre pour pressoir

Lavin PressoirJPG
En 1977, Marylin Aronberg Lavin    [10] pense clore la question : lors d’un voyage en Toscane, elle reconnait l’objet mystérieux au fond d’un pressoir campagnard. Sa présence dans le retable s’expliquerait donc par une allusion au Pressoir Mystique, thème qui remonte à un texte particulièrement sanglant d’Isaïe :

« J’ai été seul à fouler au pressoir, Et nul homme d’entre les peuples n’était avec moi; Je les ai foulés dans ma colère, Je les ai écrasés dans ma fureur; Leur sang a jailli sur mes vêtements, Et j’ai souillé tous mes habits. »
Isaïe 63 : 3, Traduction Louis Segond
« Torcular calcavi solus, et de gentibus non est vir mecum; calcavi eos in ira mea, et adspersus est sanguis eorum super vestimenta mea, et omnia indumenta mea inquinavi »

Saint Augustin  a relié ce passage avec celui de la Grappe Merveilleuse du Livre des Nombres (13 : 23-24), expliquant que le Christ était cette grappe de la Terre Promise qui devait être mise au pressoir.


Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg, entre 1159 et 1175
Hortus Deliciarum, Herrade de Landsberg, entre 1159 et 1175

A partir du XIIème siècle, on trouve des illustrations montrant le Christ foulant des raisins dans une presse, d’où jaillit du vin pour la populace.


1095_vignette_c-Ms-306-f.-1-r-
Spiegel des Lindens Christi,XVème sièle, Ms-306-f.-1-r, Bibliothèque de la Ville de Colmar

Au XIVème siècle, l’iconographie du Pressoir mystique  évolue vers la métaphore de la Passion : c’est le Christ lui-même qui prend la place du raisin, son sang jaillissant de ses blessures.


Conclusion sur le pressoir

La force de cette hypothèse est qu’elle rattache la planche à trous aux nombreux objets du retable qui font référence à Isaïe (voir  2.3 1969 : Minott épuise Isaïe). Sa faiblesse est qu’elle s’appuie sur une iconographie rare, et qu’aucun des pressoirs représentés ne nécessite un tel filtre : c’est le plus souvent une table avec un orifice latéral.

Hours of Catherine of Cleves Appat MS M.945 p118–121
Heures de Catherine de Cleves, MS M.945 p118–121

Il est donc très peu probable qu’un spectateur ait pu reconnaître là un élément de pressoir, et à fortiori le symbolisme du pressoir mystique.


Une proposition inédite !

Femme donnant a manger a ses poules Ibn Butlan, Tacuinum sanitatis Rhenanie, 3e quart du XVe siecle Paris, BNF, departement des Manuscrits, Latin 9333, fol. 63

Femme donnant à manger à ses poules, Ibn Butlân, Tacuinum sanitatis,
Rhénanie, 3e quart du XVe siecle Paris, BNF, département des Manuscrits, Latin 9333, fol. 63

Personne n’a rapproché la planche à trous du retable de Mérode avec ce magnifique exemple d’époque (la symbolique des poules étant assez pauvre).



Aucune nouvelle hypothèse n’est, à ma connaissance, venue depuis éclaircir – ou obscurcir – le problème. Or, aussi étrange que cela puisse paraître, il existe bien un objet capable de réconcilier le parefeu de Heckscher et la boîte à appâts de Schapiro, autrement dit le thème de la protection et celui du piège. Et cet objet, nous l’avons sous les yeux depuis le début… depuis l’intuition de Panofski.


Roubo Planche 5Planche 5Une chaufferette Roubo Planche 7  Planche 7Une souricière

L’Art du layetier , par M. Roubo, 1782

Ce traité de 1782, repéré par H.Installé [11], montre que le même artisan, le layetier, fabriquait encore des chaufferettes pour dame et des souricières du même modèle exactement que celles du retable de Mérode. Cette découverte confirme ce que la logique voulait. De nos jours, l’hypothèse de la chaufferette est admise par la plupart des historiens d’art [12].


L’étincelle d’amour

Cathedrale d'Angers Fresque du Mausolee de rene d'Anjou 1444 1480
Cathédrale d’Angers, Fresque du Mausolée de  René d’Anjou, 1444-1480

Le roi René avait pour emblème une chaufferette avec pour devise « D’ardant désir », symbole de l‘amour qui l’unissait à sa première épouse Isabelle de Lorraine.

Tout le danger de de type de chaufferette ouverte est celui des braises et des étincelles, comme l’exprime cette ballade de Charles d’Orléans (1415-1440) :

L’embuche de plaisir entra
Parmi tes yeux furtivement :
Jeunesse ce mal pourchassa,
Qui t’avait en gouvernement;
Et puis bouta privément,
Dedans ton logis l’étincelle
D’ardent désir qui tout ardy (brûla),
Lors fust navré ; or t’ai guery,
Si la plaie ne se renouvelle.[13]


La chaufferette flamande, protection et piège

Le bois, faible conducteur de la chaleur, protège les pieds contre les braises. En les rendant incapables de détruire et de brûler, mais seulement de réchauffer, on peut dire que la chaufferette est une sorte de piège pour les braises.

Ainsi, balayant le retable du panneau central au panneau de droite, du parefeu aux deux modèles de souricières,  le spectateur curieux pouvait déduire l’existence d’une seconde sorte de parefeu,  en cours de fabrication ; et la forme carrée de la planche ainsi que sa taille modeste, l’aiguillait rapidement vers un couvercle de chaufferette.[14]



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Références :
[1] « the perforated cover o f a footstool intended to hold a warming pan », Panofsky, .1953 ,Early Netherlandish Painting, I, 164
[2] M. Freeman, « The Iconographv of the Merodc Altarpiece », Bulletin of the Metropolitan Museum of Art (xvi, 1957),130-39
[3] de Tolnay, « L’Autel Mérode », p 75.
[4] On trouvera une discussion sur l’iconographie du Christ à la Planchette dans René Journet, Deux retables du XVè siècle à Ternant, 1963, Annales littéraires de l’Université de Besançon, vol 49, p 41. https://books.google.fr/books?id=TIN5VvLeepoC&pg=PA3&lpg=PA3&dq=Deux+retables+du+XV%C3%A8+si%C3%A8cle+%C3%A0+Ternant&source=bl&ots=WKh6A2tdgV&sig=KsSeNeUn-98R6dHZ4BPGLMxtJGI&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwitxurg9uDXAhVDJ1AKHT2RBWMQ6AEIJzAA#v=onepage&q=Deux%20retables%20du%20XV%C3%A8%20si%C3%A8cle%20%C3%A0%20Ternant&f=false
[5] Meyer Shapiro, « Note on the Mérode Altarpiece, » Art Bulletin ( X L I, 1959). 327f
[6] Irving Zupnic, The Mystery of the Merode Mousetrap, » Burlington Magazine (CVIII, 1966), 126-33
[7] W. S. Heckscher, « The Annunciation of the Merode Altarpiece; an Iconographical Study, » Miscellanea Joseph Duverger (Ghent, 1968), 37-65, esp. 49.
[8] Charles Minott, « The Theme of the Mérode Altarpiece, » Art Bulletin ( L I, 1969), 267-71
[9] Sur l’épisode du bâton de Joseph, voir http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/28/NAISS/04_Mariage.htm
[10] Marylin Aronberg Lavin, « The Mystic Winepress in the Merode Altarpiece.” Studies in Late Medieval and Renaissance Painting in Honor of Millard Meiss, edited by Irving Lavin and John Plummer, 297-302. New York: New York University Press, 1977.
[11] Maryan Wynn Ainsworth, « Early Netherlandish Painting at the Crossroads : A Critical Look at Current Methodologies », Metropolitan Museum of Art, 2001, p 17, note 36. On peut consulter l’Art du Layetier sur Gallica http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1067202h.r=roubo%20layetier?rk=21459;2
[12] Installé (1992), Arasse dans « Le détail » (1993), Thürlemann 2002
[13] Poésies de Charles d’Orléans, Giroud, 1803, p 234
https://books.google.fr/books?id=SlBmAAAAcAAJ&pg=PA234&lpg=PA234&dq=l%27%C3%A9tincelle+d%27ardent+desir&source=bl&ots=JVlMuREOtF&sig=T1Th0AmmCZbOaoTKY3wG44gTKAo&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjQ_LOv14vXAhWPfFAKHQUzApcQ6AEIVTAJ#v=onepage&q=l’%C3%A9tincelle%20d’ardent%20desir&f=false
[14] Il ne s’est pas conservé de chaufferette en bois antérieure au XVIème siècle, et je n’ai pas pu en trouver sur une enluminure. Voici néanmoins une chaufferette en métal de l’époque de Campin :
Morgan Library Manuscrit M.358 1445 Provence Mois de fevrier
Heures de Catherine de Cleves
Morgan Library Manuscrit M.358 1445
http://www.themorgan.org/collection/Hours-of-Catherine-of-Cleves/thumbs

3.2 Joseph second rôle

27 novembre 2017
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Pour faire sentir à quel point l’iconographie du retable de Mérode est complexe et  exceptionnelle, nous allons parcourir les très rares exemples ou un peintre s’est aventuré à représenter Joseph dans une Annonciation.



Un sujet délicat

Toute la difficulté de la représentation est que, selon l’Evangile de Matthieu, la Vierge Marie à ce moment n’habitait pas das la maison de Joseph :

« Or la naissance de Jésus-Christ arriva ainsi. Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph, il se trouva, avant qu’il eussent habité ensemble, qu’elle avait conçu par la vertu du Saint-Esprit.  Joseph, son mari, qui était juste et ne voulait pas la diffamer, se proposa de la répudier secrètement. Comme il était dans cette pensée, voici qu’un ange du Seigneur lui apparut en songe, et lui dit:  » Joseph, fils de David, ne craint point de prendre chez toi Marie ton épouse, car ce qui est conçu en elle est du Saint-Esprit. Et elle enfantera un fils, et tu lui donneras pour nom Jésus, car il sauvera son peuple de ses péchés.  » Or tout cela arriva afin que fût accompli ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète:
Voici que la Vierge sera enceinte et enfantera un fils; et on lui donnera pour nom Emmanuel, ce qui se traduit: Dieu avec nous. Réveillé de son sommeil, Joseph fit ce que l’ange du Seigneur lui avait commandé: il prit chez lui son épouse.  Et il ne la connut point jusqu’à ce qu’elle enfantât son fils, et il lui donna pour nom Jésus. » Mathieu 1, 18-23

giovanni di paolo annunciation c. 1435 national gallery washington
L’Annonciation et l’Expulsion du Paradis
Giovanni di Paolo, vers 1435, National Gallery of Art, Washington

Joseph est en train de se sécher auprès du feu. S’il figure dans le tableau, c’est isolé derrière une cloison temporelle :  il préfigure le Futur, la Noël, tout comme le tiers gauche du panneau rappele le Passé, la Chute.



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Annonciation 1460-1470 Meister von Maria am Gestade Wien, Maria am GestadeAnnonciation  
Meister von Maria am Gestade, 1460-1470,  eglise de Ste Maria am Gestade,Vienne

Joseph est ici relégué dans le jardin, assoupi sur son bâton. Image d’un père terrestre bien inoffensif (sa virilité réduit au bâton)  sous celle d’un Père céleste en pleine forme.


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Annonciation Marzal de Sas 1393-1410 Saragosse Musee provincial
Annonciation, Andrés Marzal de Sas, 1393-1410, Saragosse, Musée provincial

Joseph est en train de tailler à la hâche une branche, dans son atelier que la porte hermétiquement close isole de la chambre de Marie.




Annonciation Marzal de Sas 1393-1410 Saragosse Musee provincial detail
Dans la pièce du premier étage, une même porte en arcade est ouverte, permettant à l’Ange de rentrer latéralement. Au-dessus du toit, Isaïe brandit un phylactère portant sa prophétie tandis que, sur une pluie de rayons dorés, l’Enfant Jésus portant sa croix traverse miraculeusement la voûte dans le sillage de la colombe.


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Reims, Palais du Tau Scènes de la vie de la Vierge annonciation

Tapisserie de l’Annonciation
Scènes de la vie de la Vierge, Palais du Tau,  Reims

Joseph travaille  à l »écart dans un appentis, noyé dans la masse des inombrables figurants.



Durant la grossesse


Le doute de Joseph Maitre du Jardin du Paradis c. 1430. Strasbourg, musée de l’Œuvre Notre-Dame

Le doute de Joseph
 Maître du Jardin du Paradis, vers 1430, Strasbourg, Musée de l’Œuvre Notre-Dame

Presque aussi rare en Occident est l’illustration de la suite du passage de Matthieu, où l’ange brandit la prophétie pour retenir Joseph qui s’apprête à abandonner son atelier et à répudier Marie, ayant découvert son ventre rebondi.

L’iconographie du Doute de Joseph est bien plus courante dans l’art byzantin, mais associée à la Nativité (voir Le mystère du Doute de Joseph).


Lors de la Nativité


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La Sainte Famille avec des Anges
Anonyme, vers 1425, Gemäldegalerie, Berlin

Si Joseph est incontournable dans les Nativités, il est très rare de le voir représenté dans son activité de charpentier. Il faut toute la fantaisie du début du XVème siècle pour placer un établi à côté de la Crèche. Des anges s’occupent de réparer le toit, tandis qu’un autre ange arrange un oreiller sous la tête de Marie, qui se rétablit en mangeant sa soupe.

Ayant puisé de l’eau à la fontaine dorée, deux anges la transportent vers la marmite qui chauffe, à côté de laquelle deux autres font sécher les langes. Une servante remplit d’eau chaude la baignoire, surmontée, selon l’expression de Panofski, par « un des premiers et des plus élégants rideau de douche de l’ histoire. »

Pendant ces préparatifs, le petit Jésus se retourne vers sa mère pour quêter son approbation : au mépris de toute probabilité physiologique, il court, en traînant son lange derrière lui, vers son père qui l’attire en agitant deux papillons.

Sur l’établi, on voit une planche munie de deux pieds assemblés avec le marteau :  sans doute un tabouret qu’il est en train de fabriquer pour le petit garçon.


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La Sainte famille Heures de Catherine de Cleves vers 1440

La Sainte Famille
 Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, The Morgan Library

Ici, la miniature s’amuse à mettre en parallèle  Marie allaitant et le bon Joseph mangeant sa soupe, assis dans un tonneau transformé en fauteuil, un pied déchaussé et la bourse pendouillant sous son gros ventre.

Autour d’une cheminée similaire à  celle du panneau de Bruxelles, on voit combien cette  miniature s’en éloigne : il s’agit ici d’exploiter le potentiel anecdotique et familier de l’histoire de la Sainte Famille, et d’évacuer sous une accumulation  de détails prosaïques son caractère sacré. Le retable de Mérode fait exactement l’inverse : par le placement choisi des objets du quotidien, il les sacralise et en fait les  éléments d’un discours théologique.



Vers  la fin du XVème siècle apparait sporadiquement une iconographie proche de celle du retable de Mérode, où Joseph menuisier est montré en train de percer une pièce de bois.


Annonciation avec Joseph XVeme Museo Correr Venise 1

Annonciation avec Saint Joseph et un prophète
Peintre flamand avant 1490,  musée Correr, Venise

L’Annonciation est peinte en grisaille sur le verso des deux panneaux latéraux d’un retable disparu.




Annonciation avec Joseph XVeme Museo Correr Venise 2
Au recto, le panneau de gauche montre un prophète lisant, et celui de droite Joseph commençant à percer un quatrième trou dans une planche carrée.

Si le prophète est Isaïe, l’idée pourrait être de mettre en parallèle la prophétie, sur papier et sa réalisation, sur bois : la planchette trouée étant alors le prétexte à une préfiguration de la Crucifixion.


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veit stoss

La Sainte Famille
Gravure de Veit Stoss, vers 1490

L’intention est bien plus claire dans cette gravure du très grand artiste qu’était Veit Stoss.

Tandis que Marie raccommode la petite robe de Jésus sur un porte-manteau en forme de croix, Joseph manipule une tarière elle-aussi en forme de croix pour percer deux trous dans une poutre. Tournant le dos à ces lourds symboles , l’enfant joue, inconscient du destin qui l’attend.



Stos dans Jozef De Coo
La Sainte Famille
Panneau sculpté, Académie de Cracovie

Ce panneau, d’une iconographie très semblable à celle du dessin, provient de l’article de Josef de Coo consacré aux bancs-tournis, dont on voit ici un nouvel exemple.


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Colin de Coter 1493 Saint Luc peignant la Vierge, Eglise de Notre-Dame de Vieure

Saint Luc peignant la Vierge
Colin de Coter, 1493, Eglise de Notre-Dame de Vieure

Ici, la métaphore de la Crucifixion est impossible, puisque Joseph est en train de percer une série de trous dans une planche rectangulaire, sans utilité évidente.



Colin de Coter 1493 Saint Luc peignant la Vierge, Eglise de Notre-Dame de Vieure detail
Le geste mécanique du vilebrequin, à l’arrière-plan, semble surtout conçu pour mettre en valeur le geste habile du pinceau, au premier plan. Comme souvent, le thème de Saint Luc peignant la Vierge sert de prétexte  à l’auto-glorification de l’Artiste,  ici sur le dos de l’humble Joseph.


La planche à trous du retable de Mérode ayant énervé quatre générations d’historien d’art, toutes les réserves des musées et des sacristies ont été passées au crible et il est peu probable qu’on découvre encore d’autres exemples de Joseph perforant.

De ces rares exemples ne semble pas émerger une iconographie unique dont le sens aurait été perdu : mais bien plutôt une formule visuelle exploitée à des fins variées, parmi lesquels la Préfiguration de la Passion. Métaphore  qui  reviendra bien plus tard, telle une comète périodique, dans cette oeuvre célébrissime :

Saint Joseph charpentier Georges de La Tour 1638 -1645 Louvre Paris
Saint Joseph charpentier
 Georges de La Tour, 1638 -1645, Louvre ,Paris


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3.1 Une élaboration progressive

27 novembre 2017
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Un fait incontournable : le triptyque de Mérode n’a pas été conçu comme un tout, mais en trois étapes.



Un certain manque de cohérence

Des points de vue disparates

On a remarqué depuis longtemps un manque de cohérence d’ensemble :
⦁    à gauche, les donateurs et l’ange sont vus de plain pied ;
⦁    au centre et droite, Marie et Joseph sont montrés en vue plongeante.

Bien que le jardin du panneau de gauche  mène à la pièce de Marie, leur raccordement spatial pose problème :
⦁    la porte qu’on devine derrière l’ange ne coïncide pas avec le haut de l’escalier ;
⦁    à travers les deux oculus, on devrait voir le mur crénelé.


Des anomalies théologiques

Des traités de dévotion du début du XIVème siècle décrivent  la chambre de Marie comme hermétiquement close, à l’image de sa virginité, et l’Ange y pénétra dans passer par la porte

De même, les blasons du donateur et de la donatrice apposés sur la fenêtre centrale comme une marque de propriété jurent avec le caractère sacré de la chambre de Marie [1].


Un tableau de pélérinage ?

Ces anomalies ont conduit M.Botvinick [2] a considérer le triptyque comme le souvenir (ou le substitut) d’un pélérinage à un sanctuaire marial, très en vogue à l’époque. Il propose celui de Walsingham, en Angleterre, où l’on adorait une réplique de la Maison de Marie conservée à Lorette A côté de ce sanctuaire se trouvait un portail nommé Knight’s Gate, en souvenir du miracle d’un chevalier qui, poursuivi par des brigands, aurait été transporté avec son cheval à travers la porte.



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D’où, selon Botvinick, la présence du cheval blanc que l’on voit derrière la porte.


Une comparaison éclairante

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Triptyque de Latour D’Auvergne, vers 1497, North Carolina Museum of Art

A contrario, ce triptiyque montre la symétrie inhérente au thème de l’Annonciation avec donateur et donatrice : Jean et Jeanne de Latour d’Auvergne, sont placés, côté Ange et côté Vierge, à côté de leurs Saints patrons : Saint Jean Baptiste (celui qui annonce, comme l’Ange) et Saint Jean l’Evangéliste (celui qui assiste aux apparitions, comme Marie). La perspective centrale accentue cette volonté de symétrie, qui contraste de manière éclatante avec la scénographie bricolée du retable de Mérode : situer la scène dans un pavillon ouvert des deux côtés (tout en conservant le mur du fond et l’archaïsme des rayons passant par la fenêtre)  résout tous les problèmes de discontinuité.

Une évolution en trois temps

L’explication de ces anomalies est qu’il s’agissait d’un retable de dévotion privée, donc plus libre d’échapper à l’iconographie traditionnelle. Et que, de plus, il n’a pas été conçu comme un tout.

L’étude technique a montré que le bois du panneau central a été coupé 25 ans avant celui des panneaux latéraux. De plus, dans le panneau de gauche, la donatrice et le messager ont été rajoutés plus tard (la radiographie montre la trace de la pelouse en desoous).. On s’accorde désormais sur une évolution en trois temps [3], p 198.



Merode_Premier Etat

Premier état

Le panneau central a été peint d’abord : il s’agissait probablement d’une Annonciation autonome, une oeuvre de l’atelier de Campin comparable (et probablement postérieure) à celle qui se trouve aujourd’hui au musée de Bruxelles (voir 4.2 L’Annonciation de Bruxelles). La fenêtre et les deux oculus [4] présentaient un fond doré (en fait un métal recouvert d’un glacis jaune), que les deux fenêtres du panneau de Bruxelles ont conservé.



Merode_Deuxieme Etat

Deuxième état

Dans un second temps, le panneau a été acheté par un commanditaire, qui a fait rajouter  le côté gauche avec lui-même agenouillé et le volet droit avec Saint Joseph. Une symétrie flagrante s’institue entre les deux personnages latéraux : le donateur, debout tête découverte  en extérieur , et Saint Joseph, assis tête nue dans l’atelier.
En même temps,dans le panneau central, on a recouvert le fond d’or par le ciel et les nuages, afin d’assurer une continuité avec les deux autres panneaux. Le tableau religieux se trouve ainsi personnalisé et actualisé dans le présent d’une ville flamande

MerodeComplet_GAP
Etat final

Dans un troisième temps, possiblement à l’occasion du mariage du donateur, on a rajouté dans le panneau de gauche, simultanément, son épouse et le messager.

Le moment de l’ajout des armoiries des vitraux n’est pas connu. Il n’est pas exclu que les armoiries visibles actuellement ne recouvrent des armoiries plus anciennes.



Une identification incertaine

Merode_armoiries

En 1898, Tschudi découvrit que les armes de l’écusson de gauche (traditionnellement celui du mari) étaient celles d’une famille bourgeoise de Malines (Mechelen) , les Engelbrechts. Il se trouve qu’étymologiquement, Engel-brecht signifie « L’ange apporte », ce qui pourrait expliquer une dévotion particulière pour l’Annonciation. Cependant, cette forme d’armoirie des Engelbrechts (deux anneaux de chaîne), qui rappelle l’emprisonnement de Peter Engelbrechts, à Cologne, n’est attestée qu’après 1450. Ce qui signifierait  qu’elles ont été ajoutées longtemps après la réalisation du triptyque.



Le blason de droite (trois cercles) n’a pas été identifié. Du coup, sur l’identification du couple, plusieurs théories s’opposent. Pour A.Châtelet (1996) il s’agirait de Yan Imbrechts et Elisabeth Van Bergen, morte en 1421 : le triptyque ayant été achevé plus tard, il s’agirait d’une sorte de mémorial, ce qu’aucun détail ne confirme. Pour Installé (1992) et Thürlemann (1995), il s’agirait de Peter Engelbrechts de Cologne et Malines, qui fut marié trois fois. Entre 1425 et 1428, son épouse était Gretgin Schrinmechers, ce qui signifie littéralement « ébéniste » et pourrait, par un deuxième jeu sur le nom, expliquer le choix de Saint Joseph le charpentier pour compléter le triptyque.  Selon Thürlemann, la donatrice rajoutée postérieurement  serait la seconde femme de Peter, Heylwich Bille, vers 1456. Mais son vêtement reste celui d’une femme des années 1420, et il n’y a pas de lien avec le second blason.


Un écho des armoiries (SCOOP !)

Merode echo armoiries
Les marques de la lame de la scie et de la hache, une croix et trois cercles, semblent rappeler les armoiries du panneau central (la croix,  instrument de supplice, pouvant être un équivalent de la chaîne qui symbolise l’emprisonnement). Ceci  milite en faveur du fait que le volet Joseph ait été rajouté en même temps que ces armoiries.


Un peintre ou deux peintres ?

Merode_trous

Le peintre qui a rajouté le  volet droit semble être différent du peintre du panneau central : on a remarqué notamment que les trous du parefeu sont peints avec moins de précision que ceux de la planche (qui présentent un reflet lumineux sur le bord) .

Cependant, ces différences  peuvent aussi être dûes à l’ambiance lumineuse très différente entre la chambre de Marie, éclairée comme par un flash, et l’atelier de Joseph dans la pénombre.



Merode Dijon tete Joseph
Le peintre du volet droit est par ailleurs très proche par le style de celui de la Nativité de Dijon (voir 1 Soleil en Décembre).


Une explication stimulante

Dans un livre récent [5], Lynn F. Jacobs explique que, comme dans d’autres triptyques de la même époque,  le panneau central était une oeuvre d’atelier, standardisée, réalisée hors de  toute commande. Les volets latéraux, plus personnalisés, ont été réalisés sur commande, au moment où le panneau central a trouvé acquéreur : on a alors supprimé le fond d’or standard et rajouté  les armoiries.

Lynn F. Jacobs analyse également les anomalies de raccord entre le panneau gauche et la chambre :

  • côté jardin, la porte qui peut être lue comme gênant la montée et la vision du donateur, ce qui en fait un seuil paradoxal qui à la fois donne et refuse l’accès à la chambre close de l’Annonciation ;
  • côté chambre, l’entrée est peu visible et semble en surplomb par rapport au palier.

Pour l’auteur, ces anomalies sont volontaires et soulignent le caractère surnaturel de ce seuil très particulier, différent des deux autres seuils du retable : le portail de gauche et la porte de l’atelier de Joseph.Nous arriverons à une conclusion similaire par un autre axe d’analyse (4.1 Une interprétation élémentaire)


Un développement harmonieux

Intro Messager Donateur

Quels qu’ils soient, les différents peintres qui se sont succédé ont fait de leur mieux  pour maintenir une cohérence d’ensemble : c’est ainsi par exemple que la bourse du donateur fait écho à la bourse de l’ange, celle qu’il vient de déposer sur la table ; de même, le peintre qui a ensuite rajouté le messager a pris soin de lui faire tenir son chapeau entre les mains, tout comme le donateur. Inutile donc de chercher une intention  profonde sous ce jeu d’imitations successives.



A la recherche d’une interprétation qui se dérobe

En réaction aux abus interprétatifs du symbolisme caché, la dernière  génération d’historiens d’art a tendance a mettre l’accent sur la construction hétéroclite du retable, et à manifester son scepticisme sur la nécessité d’un décryptage :

« Ce processus de composition par étapes a apparemment conduit à des anomalies iconographiques qui réfutent toute intention sérieuse, de la part de l’artiste ou de son patron, pour produire une image comportant un contenu symbolique cohérent, fut-il caché ou pas » [1], p 5

L’époque des interprétations d’ensemble, comme l’avaient tentée Minott, Gottlieb ou  Hahn, est-elle définitivement révolue ?  Pas nécessairement, car au moment de l’ajout des  panneaux latéraux , un programme iconographique a très bien pu être conçu pour prolonger et expliciter la symbolique du panneau central.

Il est clair néanmoins que la prise en compte de cette genèse progressive est indispensable  pour toute interprétation globale, ce qui remet fortement en cause les tentatives précédentes.


sb-line
Les limites de l’interprétation de Minott  (2.3 1969 : Minott épuise Isaïe)

La bougie qui fume est le seul élément du panneau central que Minott ait pu rattacher à un verset d’Isaïe. Comme ce panneau a été réalisé de manière autonome, on est obligé de conclure que la bougie n’a rien à voir avec Isaïe. Par contre, il reste possible que le programme iconographique ait prévu, à l’occasion de l’adjonction du volet Saint Joseph,  de rajouter dans celui-ci le thème d’Isaïe, classique dans les Annonciations.

Il reste même possible que, lors de la troisième étape, l’adjonction du messager dans le panneau de gauche n’ait pas eu seulement pour but, comme le pense Nickel, de créer un trio profane en balance du trio sacré : et s’il s’agissait, à nouveau, de renforcer, mais cette fois sur la gauche, le thème d’Isaïe ?

En revanche, l’interprétation d’ensemble selon la théorie de l’Avent semble sérieusement compromise.


sb-line

Les limites de l’interprétation de Hahn (2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille)

Pour Hahn, le parefeu et la cheminée vide, dans le panneau central,  sont des symboles de la chasteté de Joseph : faut-il renoncer à cette interprétation, qui semble pourtant assez convaincante ?

Il se trouve que la cheminée vide, avec ses figurines d’homme et de femme, existe dans les deux Annonciations, celle de Mérode et celle de Bruxelles. La cheminée est éteinte puisque nous sommes le 25 mars, au moment de l’Annonciation



Saint Famille Clasisses Puy Bartemely d'Eyck 1432
Saint Famille, Barthelemy d’Eyck, 1432, Cathédrale du Puy

Après l’hiver, pour éviter la saleté et les courants d’air, on fermait les cheminées par des panneaux de bois, comme on le voit sur ce tableau contemporain du retable de Mérode [6].



Loyset Liedet Mystere de la Vengeance 1465 British Library
Mystère de la Vengeance
Loyset Liédet ,1465, British Library

Même fermée, la cheminée restait un point d’accès favori pour le Diable.



F192-a-weyden-annonciation detail

Annonciation
Van der Weyden, vers 1440, Louvre, Paris
Cliquer pour voir l’ensemble

Aussi, Van de Weyden a bien pris soin de montrer les deux verrous qui la bloquent, et de la frapper au milieu d’une grande croix pour plus de sécurité (à noter que le banc ici n’est pas tournis, et qu’il comporte quatre lions).



Merode cheminee
La cheminée du retable de Mérode, intentionnellement montrée ouverte et sale, symbolise assez clairement la sexualité des couples ordinaires, opposée à la virginité de Marie, et n’a rien a voir avec Joseph.  C’est donc abusivement  que Hahn peut interpréter la cheminée éteinte comme le symbole de sa sexualité éteinte.


Merode Bruxelles parefeu brosse

De même, il existe un objet qui contrebalance la dangerosité de la cheminée : dans le retable de Mérode, le parefeu protège contre les flammes ; dans le panneau de Bruxelles,  la brosse pendue au mur fait barrage à la poussière et à la suie. C’est donc là encore une coïncidence heureuse qui transformerait le parefeu préexistant en emblème de la chasteté de Joseph. En revanche, il est parfaitement possible  qu’on ait a eu l’idée, postérieurement, de rajouter entre les mains de Joseph la planche à trous, pour faire visuellement pendant au  parefeu .

Dernière limite, et non la moindre,  de l’interprétation de Hahn : pour  sa théorie des trois critères du  mariage chrétien, elle n’utilise que des éléments du panneau central : le minuscule Enfant Jésus à l’appui du critère  « proles », le lys et la cheminée/parefeu à l’appui du critère « fides »,  la partie lavabo  à l’appui du critère « sacramentum ». Or cette théorie du mariage ne prend son sens  qu’avec l’adjonction de Saint Joseph lors de la deuxième étape, puis de l’épouse du donateur lors de la troisième. Il semble impossible qu’une théorie aussi complexe ait été contenue en germe dans le panneau central, à l’insu du peintre lui-même, et se soit vue magiquement actualisée lors des deux adjonctions successives.



Les conditions d’une interprétation d’ensemble

Nous avons maintenant deux conditions simples que toute interprétation se doit de respecter.  S’il existe un thème d’ensemble :
⦁    il ne peut avoir été introduit qu’au moment de l’adjonction des panneaux latéraux ;
⦁    il ne peut que développer et expliciter un thème qui était déjà présent dans le panneau central.



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Références :
[1] Falkenburg, Reindert L. « The Household of the Soul: Conformity in the ‘Merode Triptych’. » In Early Netherlandish Painting at the Crossroads: A Critical Look at Current Methodologies, edited by Maryan W. Ainsworth. New York: The Metropolitan Museum of Art, 2001.http://www.academia.edu/5166635/The_Household_of_the_Soul_Conformity_in_the_Merode_Triptych
[2] Botvinick, Matthew. « The Painting as Pilgrimage: Traces of a Subtext in the Work of Campin and His Contemporaries. » Art History 15 (March 1992). pp. 2, 6–18
[3] « The master of Flémalle and Rogier van der Weyden : an exhibition », Kemperdick, Stephan, Sander, Jochen, Frankfurt am Main, Städel Museum, 2009
[4] Il y a ici une ambiguité amusante. Dans l’article du restaurateur (W SUHR The restoration of merode altarpiece – The Metropolitan Museum of Art
https://www.metmuseum.org/pubs/bulletins/1/pdf/3257689.pdf.bannered.pdf ) il est question des trois fenêtres du panneau central. La plupart des historiens d’art comprennent : les trois ouvertures de la fenêtre du fond. Carla Gottlieb comprend, quant à elle, la fenêtre du fond plus les deux oculus, ce qui me semble plus logique.
[5] « Opening Doors: The Early Netherlandish Triptych Reinterpreted », Lynn F. Jacobs, Penn State Press, 2012, p 48 et ss
https://books.google.fr/books?id=JiMIJEexMFsC&pg=PA297&lpg=PA297&dq=Tolnay,+Charles+de.+%22L%27autel+M%C3%A9rode+du+Maitre+de+Fl%C3%A9malle.%22&source=bl&ots=dOLYVRgfwM&sig=kGYmthLiPCYEQtcnCgesIHMv2tA&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiYvIaoosDXAhVMuBoKHUfPDbcQ6AEIPTAF#v=onepage&q=m%C3%A9rode&f=false
[6] Dans ce tableau, on n’a pas manqué d’interpréter le chapeau coiffant le bougeoir comme le symbole du renoncement de Joseph à la sexualité masculine( voir Patricia Lea’, “CLEAN HANDS ARE NOT ENOUGH: LECTIO DIVINA FOR NOVICES IN THE MÉRODE ANNUNCIATION”, p 20). Une interprétation plus plausible est que ce type de grand chapeau de paille était le symbole du voyageur : accrocher son chapeau au bougeoir signifie tout simplement la fin du voyae périlleux de la Sainte Famille en Egypte.

2.5 1986 Hahn : Joseph père de famille

26 novembre 2017
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Cynthia Hahn [1] est la dernière à avoir proposé une lecture d’ensemble du triptyque. Voici comment elle résume elle-même son article :

« L’interprétation du Triptyque de Mérode  a toujours présenté des difficultés. En particulier, les chercheurs se sont concentrés sur le panneau de droite, mais n’ont jamais complètement expliqué la raison  de la présence de Joseph. Dans cet essai, la métaphore de Saint Ambroise de l’Artisan de l’âme nous permet de comprendre Joseph comme une figure de Dieu le Père dans la Trinité Terrestre de la Sainte Famille. Plutôt que de reposer sur une série d’objets au «symbolisme caché» dans un ensemble mal défini, la composition du triptyque est basée sur la compréhension contemporaine des thèmes universels du mariage et de la famille. Les objets ne prennent une signification extra-naturelle que dans le modèle bien structuré de la dévotion à la Sainte Famille. »



Le Jardin du paradis, réouvert par la pureté de Marie qui rachète le péché d'Eve

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Le Jardin du paradis, réouvert par la pureté de Marie qui rachète le péché d'Eve

Le couple aspirant à l'Ideal du Mariage Chrétien

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Le couple aspirant à l'Ideal du Mariage Chrétien

La Progéniture (proles), premier critère du mariage chrétien

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La Progéniture (proles), premier critère du mariage chrétien

Les accessoires nécessaires pour le sacrement (sacramentum), troisième critère du mariage chrétien

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Les accessoires nécessaires pour le sacrement (sacramentum), troisième critère du mariage chrétien

La pureté de Marie, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien

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La pureté de Marie, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien

Un cierge de mariage

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Un cierge de mariage

Marie étudiant, image de la Sainte Famille laborieuse

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Marie étudiant, image de la Sainte Famille laborieuse

Un couple soumis aux tourments de la luxure, par opposition au mariage chrétien

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Un couple soumis aux tourments de la luxure, par opposition au mariage chrétien

Le feu éteint et le parefeu représentent la pureté actuelle de Joseph, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien

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parefeu représentent la pureté actuelle de Joseph, summum de la fidélité (fides), troisième critère du mariage chrétien

Même interprétation que Schapiro

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Même interprétation que Schapiro

Un second parefeu

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Un second parefeu

Les outils de l'Artisan de l'Ame

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Les outils de l'Artisan de l'Ame

En Joseph se superposent les figures du Dieu le Père (le bon artisan), du bon Travailleur et du Mari idéal, pivot de la Trinité Terrestre (Joseph, Jésus, Marie) qui décalque ici-bas la Trinité Céleste (le Père, le Fils, le Saint Esprit).

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En Joseph se superposent les figures du Dieu le Père (le bon artisan), du bon Travailleur et du Mari idéal, pivot de la Trinité Terrestre (Joseph, Jésus, Marie) qui décalque ici-bas la Trinité Céleste (le Père, le Fils, le Saint Esprit).

 Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)



Joseph : une figure positive

Pour Minott (voir 2.3 1969 : Minott épuise Isaïe), la hache, la scie et le bâton renvoient au verset 10:15 d’Isaïe. dont le commentaire par Saint Jérôme conduit à la vision noire du panneau droit – l’atelier hanté par la présence du démon. Pour C.Hahn, la source est plutôt à chercher dans le « Commentaire de  Luc » par Saint Ambroise, qui présente Joseph comme une image du Dieu Créateur :

« Il n’est pas de trop d’expliquer pourquoi il (Jésus) eut comme père un artisan. Par cette image en effet, il montrait qu’il avait pour père l’Artisan de toute chose, celui qui a créé la terre… Même si l’humain n’est pas comparable au divin, le symbole est parfait, car le Père du Christ travaille par le feu et par l’esprit (Matthieu 3:11) et, comme un bon artisan de l’âme, il nous élague de nos vices, il porte sa hache sur les arbres stériles, il coupe ce qui est sans valeur, conservant les pousses bien formées, il amollit dans le feux de l’esprit la rigidité des âmes, et il façonne l’humanité par différentes sortes de ministères, pour différents usages ».

Manière polie de contredire sans le dire un docte prédécesseur :

« Comme Minott l’a démontré, les outils ne sont pas  seulement ceux d’un charpentier ordinaire, mais aussi ceux du céleste artisan. Cependant, ils  ne sont pas diaboliques comme chez Saint Jérôme, mais les moyens du salut comme chez Saint Ambroise ».


Heures de Catherine de Cleves MS M.917, pp. 146–149
C.Hahn remarque d’ailleurs avec raison que la « hache » du panneau droit est en fait une « doloire« , utilisée pour l’équarrissage et non pour la coupe, comme on le voit dans cette miniature des Heures de Catherine de Clèves.



Joseph et le feu

Au XVème siècle, Joseph devient une figure positive, un modèle de vertu et de perfection. Dans le triptyque de Mérode, la planche qu’il troue est un parefeu, accointance avec le feu qui renvoie encore une fois au texte de Saint Ambroise.

A l’appui de cette accointance, C.Hahn cite une prière de l’Office de Saint Joseph de Liège :

« Oh modèle de pureté, Joseph le juste, enflamme notre coeur de l’amour de Dieu et  par tes prières, éteins les flammes de nos vices de sorte que le feu de l’impureté ne nous traîne pas sur terre et que nous puissions vivre chastement ».

Si dans l’iconographie Joseph est souvent associé au feu ou à une cheminée, c’est parce que sa chasteté était vue comme un contrôle du feu du désir, « la concupiscence charnelle de la chair corrompue », la « fournaise ardente » selon l’expression du théologien Gerson.



Merode_cheminee_GAP

« La cheminée du Triptyque de Mérode, maintenant vide mais montrant les traces de feux passés, suggère une métaphore  à la fois du contrôle du désir et de sa présence passée. Les figurines d’homme et de femme sculptées des deux côtés du manteau semblent encore souffrir des flammes, se tordant, tournant et grimaçant. La culotte serrée de l’homme, le geste des mains de la femme relevant sa jupe entre ses jambes, soulignent l’aine des deux personnages, d’une manière comparable aux images de la Luxure. Ces figurines pourraient représenter le mariage avant la grâce, le pôle opposé de la chasteté  digne et parfaite du couple sacré, qui contrôle le feu dévorant du désir et n’est pas dérangé par ses flammes ». C.Hahn, p 61

Pour Schapiro et Arasse, la fabrication du parefeu serait le déplacement symbolique d’une sexualité contrariée. Pour C.Hahn, c’est plutôt « la démonstration et le modèle de la chasteté de Joseph« .

Conclusion de cette première partie  :

« Le sujet de dévotion présenté par le triptyque de Mérode n’est pas l’Annonciation seule, ni Marie ou Joseph pris individuellement, mais l’unité de  la famille, en l’occurrence la Sainte Famille. L’élévation de Joseph à un nouveau stade de dignité, à travers le renouveau de son culte et son statut comme figure de Dieu le Père et Artisan de l’Ame, lui confère la place cruciale de chef de cette famille et d’époux de Marie, dans une vision sanctifiée du mariage ».



Le mariage dans le triptyque

Le thème du mariage dans le triptyque avait déjà été pressenti par plusieurs historiens d’art :
⦁    être témoin de l’événement dans la chambre de l’Annonciation était, pour les donateurs, « la plus haute forme imaginable d’instruction matrimoniale » (Schapiro et Heckscher) ;
⦁    le cierge pourrait être un cierge de mariage (Snyder)

C.Hahn rappelle que, pour les théologiens,  un mariage chrétien valide repose sur trois critères, qu’elle repère tous trois dans le tableau :
⦁    proles (la progéniture) : le petit Enfant Jésus ;
⦁   fides (la fidélité) : elle se trouve ici porté au summum dans la virginité de Marie (le lys blanc) et dans celle de Joseph (cheminée sans feu et avec parefeu)
⦁    sacramentum (le sacrement) : le lavabo, le bassin et la serviette sont présents dans les sacristies médiévales (voir 2.4 1970 : Gottlieb explique tout (ou presque) ).

Ils illustreraient ici l’idée que l’Annonciation représente le mariage entre Jésus et l’Eglise, symbolisée par Marie et son livre.

Elle relève ensuite les nombreuses relations entre l’Annonciation et le mariage à la fin du Moyen Age. A cette époque apparaît aussi le thème de la vertu par le  travail : Joseph à ses outils, et Marie dans son étude des textes, sont montrés dans leurs vertueuses occupations de tous les jours. Jésus arrivant sur son rayon complète la Sainte Famille, dont une prière (dans la Légende Dorée) rappelle les trois fonctions :

« Joseph vous perfectionnera, Marie vous éclairera et Jésus vous sauvera ».

Ainsi, le triptyque illustre le thème de la  « Trinité Terrestre » de Gerson, Joseph reprenant ici-bas les prérogatives de Dieu le Père.


Le jardin du Paradis

Pour C.Hahn, le jardin, avec ses portes ouvertes,  ne peut  pas être le jardin clos (hortus conclusus) qui est un des emblèmes de Marie. Il représenterait plutôt, avec ses oiseaux et ses roses, le retour au jardin du paradis que permet le mariage chrétien,  Marie rachetant par sa pureté le péché d’Eve et Joseph celui d’Adam.


giovanni di paolo annunciation c. 1435 national gallery washington
Annonciation, Giovanni di Paolo,  c. 1435, National Gallery, Washington

La composition serait analogue à celle de Giovanni de Paolo, avec Joseph à droite et le jardin du paradis à gauche. Remplaçant Adam et Eve, le couple des donateurs représente l’humanité tout entière réadmise au paradis ; mais aussi tout couple chrétien désireux de prendre pour modèle le mariage idéal de Marie et de Joseph.

En conclusion « Marie et Joseph assument simultanément leur rôle mondain et sacré, et les objets autour d’eux focalisent l’intérêt, mais aussi ouvrent l’esprit à des vérités théologiques universelles. Ainsi, les objets tels que la souricière, la hache ou le lavabo, proposent à la méditation un chemin, un continuum, entre ce monde et sa signification céleste ».



Ce que j’en pense

C.Hahn réussit le tour de force de synthétiser l’essentiel des apports de ses devanciers, et de proposer une lecture très cohérente de l’ensemble, étayée sur des idées nouvelles à l’époque : la réévaluation positive du rôle de Joseph, le thème de la Trinité Terrestre, la valorisation du travail et de la cellule familiale.

Elle abandonne définitivement l’identification de la planche à trous avec un élément de pressoir (Lavine) et y voit un second parefeu, symbole de la pureté de Joseph. Elle fait un sort un peu trop définitif à mon goût à l’interprétation de Minott : exit Isaïe, exit  le Diable. Et  ne propose pas d’explication alternative pour l’homme près de la porte, ainsi que pour la bougie qui fume.

La mise en valeur de Joseph comme Bon Artisan et  Pater Familias n’est pas inconciliable, selon moi, avec sa face obscure : c’est tout de même un fabricant de souricières, quelqu’un  qui ose prendre au piège le démon.

Concernant le jardin, C.Hahn a raison de souligner cette évidence qu’il ne peut être l’« hortus conclusus » de Marie.  Mais  cette cour entre deux portes ouvertes n’est selon moi ni assez fleurie ni feuillue pour en faire un paradis plausible.

En conclusion : en privilégiant le thème de la Sainte Famille et de la Trinité Terrestre, C.Hahn d’une part minimise le côté « démoniaque » du personnage de Joseph, et d’autre part force l’interprétation du triptyque en en faisant une démonstration théologique des trois critères du mariage chrétien. Si le thème du mariage n’est pas absent (à preuve les donateurs), le thème principal reste, comme l’avait pressenti Minott, l’instant d’avant l’Annonciation et les mystères de l’Incarnation.



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Références :

[1] ‘Joseph Will Perfect, Mary Enlighten and Jesus Save Thee’: The Holy Family as Marriage Model in the Mérode Triptych, Cynthia Hahn, The Art Bulletin, Vol. 68, No. 1 (Mar., 1986), pp. 54-66 https://www.jstor.org/stable/3050863

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