7.5 Le Régule Martial Etoilé

8 janvier 2016

La partie gauche de la gravure est dominée par la Machine Alchimique, diagramme que sa forte cohérence interne permet d’interpréter comme illustrant, de manière théorique,  les deux principes Mercure et Soufre et les deux opérations Solve et Coagula. Le contexte mélancolique nous a permis de focaliser cette explication sur la première phase du Grand Oeuvre, dont le but est d’obtenir le Premier Mercure et le Premier Soufre  : substances  qui seront conjointes dans l’Oeuvre II  pour obtenir le Mercure Philosophique.

En l’absence de toute source antérieure à Dürer, il est raisonnable de s’arrêter à ces considérations générales, qui faisaient partie du fonds commun de connaissances alchimiques d’un public cultivé. Néanmoins, une interprétation plus poussée est envisageable, mais hautement conjecturale : nous proposons donc au lecteur qui ne souhaite pas pénétrer plus avant dans les arcanes de l’Oeuvre au Noir et de passer directement à la partie suivante.

Le lecteur intéressé trouvera ici une interprétation alchimique de la partie droite de la gravure, ainsi qu’une explication de deux curiosités  que nous avons seulement effleurées dans 5.3 La croix néo-platonicienne, à propos de l’alignement chrétien : la transition du signe à la signature, et la question  de l‘évanouissement du Fer, qui vont en fait se révéler liées.

Article précédent : 7.4 La Machine Alchimique

La voie sèche

La tradition alchimique distingue deux grandes techniques pour mener à bien le Grand Oeuvre : la plus utilisée, mais la plus longue, est la voie humide, qui se fait dans un alambic chauffé à température modérée ; la voie sèche, plus rapide mais plus difficile et risquée, nécessite  un creuset chauffé à haute température : c’est la voie qu’ont suivi des alchimistes tels que Basile Valentin, Artéfius, Philalèthe, Newton et plus près de nous Fulcanelli et Canseliet.

Le creuset et la meule sont deux symboles bien connus de la voie sèche : c’est pourquoi, si Melencolia I a l’ambition d’illustrer une technique précise, ce ne peut être que celle-ci.

La voie de l’antimoine

Stibine chaos
La materia prima  [1]

Les traités anciens ne dévoilent jamais clairement la « materia prima » : mais il est sûr que de nombreux alchimistes sont partis de la stibine, le minerai d’antimoine, qui est très fusible et cristallise sous forme de spectaculaires aiguilles : d’où le rapprochement avec le dragon  ou le Chaos.

La mer et l’étoile

Regule_etoile Regule_etoile_veritable


Dans l’imaginaire alchimique, la voie sèche débute par l’apparition d’une « étoile » au dessus d’une « mer », étoile comparable avec celle de Noël, puisqu’elle annonce la venue d’un enfant-roi :

« Les Sages nomment leur mer l’œuvre entier, et dès que le corps est réduit en eau (fondu), de laquelle il fut premièrement composé, icelle est dite eau de mer, parce que c’est vraiment une mer, dans laquelle plusieurs sages nautoniers ont fait naufrage, n’ayant pas cet astre pour guide, ce qui ne manquera jamais à ceux qui l’ont une fois connu. C’est cette estoile qui conduisait les Sages à l’enfantement du fils de Dieu, et cette même estoile qui nous fait voir la naissance de ce jeune roi  (régule)« . (Nicolas Valois, « Les 5 Livres », début XVIème, cité par Fulcanelli,( [2] II, 39)


L’étoile vue par Newton

Un siècle et demi plus tard, voici comment Newton décrit, en termes froidement opératoires, la même opération :

« Le Régule Martial est fait en jetant 2 parties d’antimoine sur 1 de fer chauffée au blanc dans un creuset et en les mélangeant bien ensemble avec un peu de salpêtre pour activer la fusion. Lorsque c’est froid, on trouve au fond le régule, lequel, de nouveau mélangé 3 ou 4 fois avec du salpêtre, est ainsi purifié et lorsqu’il est froid il possède une surface plane (sous le salpêtre qui est alors couleur d’ambre claire) avec des dessins en étoile et on l’appelle Regulus Martis Stellatus. » (manuscrit Don.b.15, f. 4v, cité par Dobbs,[3] p. 190)


Regulus Martis Stellatus

regule martial 1
Régule martial étoilé,   nom poétique de ce métal que nous appelons aujourd’hui antimoine :

  • « Regulus » signifie le petit Roi, car il est supposé grandir et devenir, à terme, le Roi de l’Oeuvre (l’Or Philosophique).
  • Martial car, comme l’explique Newton, le procédé d’extraction nécessite du fer (Mars) .
  • Etoilé, car il apparaît, au fond du creuset, avec sa cristallisation caractéristique en forme d’étoile.


La fascination pour l’étoile

Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota V2.062 Biblioteca dell'Accademia Nazionale dei Lincei, Roma 1738
Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota V2.062 Biblioteca dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Roma 1738

L’apparition de l’étoile réguline a donné lieu à des spéculations infinies, car elle semblait la signature d’une influence astrale, la preuve de la correspondance tant recherchée entre le haut et le bas. L’idée que le régule devait être capable d’attirer à lui, comme un aimant, les émanations de l’Esprit Universel, a été tellement prégnante que Newton y a puisé, comme le prouvent ses manuscrits alchimiques, l’idée même de l’attraction universelle.

newton_manuscript416
Newton, « Lapis Philosphicus » manuscript alchimique 416
On lit distinctement, en haut « Femina melancholica »


La trace du Fer

Quelques années plus tard, les chimistes n’étaient plus sensibles à cette rêverie  :

« L’étoile qui paraît sur le régule d’antimoine martial, quand il est bien purifié, a donné matière à raisonner à beaucoup de chimistes ; et comme la plupart de ces messieurs sont fort entêtés des influences planétaires et d’une prétendue correspondance entre chacune des planètes et le métal qui porte son nom, ils n’ont pas manqué de dire, que cette étoile procédait de l’impression que les petits corps qui sortent de la planète de Mars, avaient fait sur l’antimoine à cause d’un reste de fer qui y était mêlé. » N.Lemery, Cours de Chimie, 1675

Tout en critiquant l’influence planétaire, Lemery nous livre l’interprétation alchimique de l’étoile : elle est la trace que laissent dans l’antimoine les corpuscules émis par la planète Mars, à la manière des rayons cosmiques dans nos modernes chambres à bulles. Et ceci parce qu’elle contient, suite au procédé d’extraction, des traces de fer résiduelles.

L’obtention de l’antimoine (vision moderne)

L’antimoine se trouve dans la nature sous forme d’un sulfure, la stibine, de formule Sb2S3. Lorsqu’on fait agir du fer sur ce minerai en présence d’un fondant, le nitrate de potassium KNO3, le fer se combine avec le soufre pour former des scories noires de sulfure de fer, libérant ainsi l’antimoine.

Sb2S3 + 3 Fe = 2 Sb + 3 FeS


L’obtention du régule (vision spagyrique)

Voici une description détaillée de l’opération résumée par Newton, selon la  technique que pratiquaient sans aucun mystère les métallurgistes du XVIIème. Le fondant était du salpêtre (encore appelé nitre). Pour le fer, quelques clous suffisaient :

« Prenez une demi-livre de clous à ferrer les chevaux, mettez-les dans un bon creuset, au fourneau à vent, et couvrez le creuset d’un couvercle. Donnez feu de fusion, et sitôt que les pointes des clous seront bien rougies,  ajoutez-y une livre de bon antimoine en poudre grossière, couvrez le creuset de son couvercle, et par-dessus de charbon, afin que le feu soit fort violent, que la fusion de l’antimoine se fasse promptement, et qu’il puisse agir sur le fer, et le réduire en scories, avec lesquelles la partie sulfureuse impure de l’antimoine se joint en même temps, mais la partie mercurielle, et pure se met à part. Il faut avoir le cornet de fer (moule) au feu pour le tenir chaud, et le frotter avec de la cire et de l’huile. Lorsque vous verrez la matière en fonte et bien claire, jetez-y peu à peu trois ou quatre onces de salpêtre, je dis peu à peu, afin que l’action du nitre ne fasse trop bouillir la matière, et qu’elle ne sorte du creuset. Et alors vous verrez que la matière jettera quantité d’étincelles, lesquelles proviennent du nitre, et du soufre de l’antimoine, et lorsqu’elles seront passées, jetez la matière dans le cornet échauffé et huilé, comme nous lavons dit, et frappez sur le cornet avec des pincettes pour faire descendre en bas le régule, lequel étant froid, vous le tirerez du cornet, et le séparerez des scories avec un coup de marteau. Ces scories ne sont autre chose que la partie sulfureuse et terrestre de l’antimoine, mêlée avec le nitre, et une partie de Mars, faisant avec eux une masse, laquelle est à  l’abord fort compacte, mais elle se raréfie en peu de jours en une poudre assez légère, laquelle ressemble à la scorie de fer. »

Une fois effectuée la séparation entre l’antimoine et les scories de sulfure de fer, il restait à purifier le métal en faisant agir plusieurs fois le fondant :

« Or le régule ne sera pas assez pur dans la première fusion, c’est pourquoi il le faut faire fondre en un nouveau creuset, et étant fondu, jetez trois onces d’antimoine cru en poudre, faites fluer ensemble à un feu vif ; cette addition d’antimoine consumera ce qui pourrait rester des impressions de Mars,  que le soufre de ce nouvel antimoine achève de consumer.  La matière étant bien en fusion, jetez dedans deux ou trois onces du nitre, et l’ébullition étant cessée, jetez le tout dans le cornet chaud et huilé, et procédez comme auparavant, vous trouverez le régule bien plus pur que la première fois. Refondez encore une fois ce même régule, et jetez-y encore un peu de salpêtre, et l’ébullition étant passée, jetez-le dans le cornet, y procédant comme dessus, alors les scories seront grisâtres. Réitérez la fusion pour la quatrième fois, y ajoutant encore du salpêtre, et vous verrez que ledit salpêtre ne trouvant aucune impureté dans le régule, les scories qui surnagent en seront blanches ou jaunâtres. » (Glaser, Traicté de la Chymie, 1663)


Le Premier Oeuvre par la voie sèche (vision alchimique)

Afin de se pénétrer de l’état d’esprit alchimique, il est passionnant de montrer, en regard de ce procédé sans mystère, deux illustrations qui le représentent.


Basile Valentin - Clef I - Les deux agents du premier oeuvre et leur preparation

Basile Valentin – Clef I – Les deux agents du premier oeuvre et leur préparation

« Prends le loup très avide… qui, dans les vallées et les montagnes du monde, est en proie à la faim la plus violente Jette, à ce loup-même, le corps du Roi, afin qu’il en reçoive sa nourriture, et lorsqu’il aura dévoré le Roi, fais un grand feu et jettes-y le loup pour le consumer entièrement et alors le Roi sera délivré. Quand cela aura été fait trois fois, alors le Lion aura triomphé du Loup…. Et ainsi notre corps est bon pour le début de notre Oeuvre«  [4]

Derrière ses obscurités, le texte traduit bien le principe de l’Oeuvre I : utiliser la voracité du loup gris (l’antimoine) pour absorber le Corps du Roi (le Fer), et récupérer à l’issue le Premier Soufre (l’Ame du Fer, emprisonnée dans un corps impur) et le Premier Mercure (le régule purifié).

Le creuset indique la voie sèche, le Roi avec son sceptre de Fer fleurissant est le Premier Soufre, la Reine avec ses trois fleurs est le Premier Mercure, après trois purifications (son éventail en plumes de Paon multicolore  est l’équivalent de l’Arc-en-Ciel) .  Le troisième personnage, le vieillard à droite, mi-Vulcain avec son moignon, mi-Saturne avec sa faux serait  pour Canceliet le Feu secret (le Vulcain Lunatique).

Speculum veritatis 2 - XVII siecle

Mars tournant la roue
 « Speculum Veritatis », manuscrit du XVIIème siècle, Vatican (MS. Lat. 7286)

Cette illustration plus parlante nous montre à droite le même Vulcain lunatique, assis au pied d’un athanor à trois étages :  sur les trois étendards au dessus de l’Athanor, l’emblème de la disparition progressive des clous (les restes du Fer) au cours des trois purifications. Mars en armure (le Corps du Fer) tient un grand clou dont le tête est ornée du symbole du Soufre, surmonté d’un petit Coq :  l’Ame du Fer qui chantera à l’issue de la Nuit. La roue semblable à celle d’une loterie présente les huit couleurs de l’Oeuvre, mais renvoie aussi au symbolisme de la Meule alchimique, sur laquelle il s’agit d’affûter le Fer (voir  7.4 La Machine Alchimique)


Enfin, voici comment Fulcanelli décrit la « première marche de l’escalier des Sages », à grands renforts de métaphores. La première phase est une Séparation :

 “Si donc vous désirez posséder le griffon – qui est notre pierre astrale (régule étoilé) – en l’arrachant de sa gangue arsénicale, prenez deux parts de terre vierge, notre dragon écailleux (deux livres de stibine) et une de l’agent igné, lequel est ce vaillant chevalier armé de la lance et du bouclier (une livre de fer). Arès (Mars, le fer), plus vigoureux qu’Ariès (le Bélier, la stibine),  doit être en moindre quantité. Pulvérisez et ajoutez la quinzième partie du tout (soit 3 à 4 onces, une livre valant 16 onces) de ce sel pur, blanc, admirable, plusieurs fois lavé et cristallisé, que vous devez nécessairement connaître (le salpêtre). Mélangez intimement ; puis, prenant exemple sur la douloureuse Passion de Notre-Seigneur, crucifiez avec trois pointes de fer, afin que le corps meure et puisse ressusciter ensuite. Cela fait, chassez du cadavre les sédiments les plus grossiers ; broyez et en triturez les ossements ; malaxez le tout sur un feu doux avec une verge d’acier ».

Ensuite vient la phase de Purification :

« Jetez alors dans ce mélange la moitié du second sel, tiré de la rosée qui, au mois de mai, fertilise la terre, et vous obtiendrez un corps plus clair que le précédent. Répétez trois fois la même technique ; vous parviendrez à la minière de notre mercure, et aurez gravi la première marche de l’escalier des sages. Lorsque Jésus ressuscita, le troisième jour après sa mort, un ange lumineux vêtu de blanc occupait seul le sépulcre vide. » [2] I, p 277

Les mots soulignés sont une hypothèse de notre cru, mais les proportions indiquées, les couleurs et la séquence des opérations  collent de manière frappante avec le texte de Glaser. Les deux différences notables sont l’énigmatique « crucifiez avec trois pointes de fer », qui pourrait correspondre au  « frappez sur le cornet avec des pincettes »,   tout en justifiant l’analogie avec la Passion ; et le fait que la purification ne s’effectue pas avec le salpêtre, mais avec un « second sel, tiré de la rosée » : c’est ce second sel qui, dans cette tradition, fait toute la différence entre le banal procédé métallurgique et l’opération philosophale.

rosarium_21Rosarium philosophorum,planche 21, 1550 Durer 1512 petite_passion_la_resurrectionRésurrection, Petite Passion
Dürer, 1512

 


Le Feu secret

Pour conclure ce florilège de textes alchimiques consacrés à l’Etoile, nous citerons un passage de Canseliet, dans lequel le disciple de Fulcanelli revient sur la phase qui détermine son apparition, celle de la purification, et développe le rôle essentiel du sel (là encore, les mots soulignés sont de notre cru):

« La purification consiste à appliquer, trois ou quatre fois, la même technique sur le mercure qui a été préparé (le régule après la séparation des scories)…. Il s’agit donc de soumettre le mercure à l’action du sel des sages (le second sel de Fulcanelli)… qui correspond au feu secret. L’opération se développe à la faveur de la fusion qui reste, au vrai, dans la voie sèche, la naturelle solution. En purifiant le mercure des philosophes (le régule), le sel en accroît et exalte le pouvoir d’aimantation, de sorte que lui-même (le sel) se charge de l’or astral que l’autre (le régule) ne cesse d’absorber.
La proportion favorable à respecter est, en poids, le quinzième du dissolvant philosophique sur lequel le sel doit agir. Celui-ci, devenu le véhicule vitrifié du fluide cosmique, s’est coloré en vert, tandis qu’il accroissait sensiblement sa densité. Ainsi reçoit-il, indifféremment, les noms de vitriol ou de lion vert, et se trouve-t-il prêt, afin de jouer son très grand rôle, au cours de l‘oeuvre médian, ou second… La purification en doit pas être poursuivie, au-delà du moment où l’image stellée apparaît fortement empreinte dans la face supérieure du brillant lingot, à la fois plane et circulaire » [5]  p 199

 

Cette conception met en valeur le rôle essentiel du sel (qui n’est autre que le feu secret) vis à vis des influences astrales (l’or astral) : non seulement il augmente le pouvoir d’aimantation  du régule martial (sa propension à attirer l’influence de Mars) mais il fonctionne lui-même comme un accumulateur de « fluide cosmique ». Le secret réside dans sa fabrication à partir de la rosée, comme l’explique un disciple de Canseliet :

« La rosée, en rendant philosophiques les fondants, provoquera ultérieurement l’apparition de l’émail vert au blason, le fameux sinople. Sans elle, elle resterait jaunâtre et quelconque » [6] p 160


Lion vert vitrifieLion vert vitrifié [1] Emeraude des Sages

Emeraude des Sages [1]

 

Jouant au début un simple rôle de fondant pour faciliter la séparation, le sel va progressivement se densifier et se colorer dans les phases suivantes de l’Oeuvre, « vitriol vert » qui finira par devenir le Corps rectifié de la Pierre.

Minoritaire parmi les techniques alchimiques, la voie sèche à partir de l’antimoine commence par une « Oeuvre au Noir » particulièrement spectaculaire : long travail de broyage, clous rougeoyants,  risque d’explosion, fumées sulfureuses, noirceur des scories, blancheur du sel qui verdit au fil des réitérations, jusqu’à  l’apparition miraculeuse de l’étoile au sein du métal étincelant de la « mer » alchimique : le tout se faisant au creuset, qu’il faut  « frapper avec des pincettes » pour déclencher la séparation, tel celui de Melencolia I.

Melencolia_creuset

Ajoutons-y l’analogie avec la Noël (à cause de l’Etoile) et avec la Passion (à cause du creuset-croix et des clous). Et le fait que l’apparition de l’étoile, de la « signature astrale », coïncide avec l’élimination progressive des dernières traces de fer : et nous en arrivons à la conclusion renversante que Dürer avait lu Fulcanelli !



La Marque de l’Etoile

 

Il n’est pas impossible que Dürer, se documentant sur la mélancolie alchimique,  ait assisté dans un atelier de fondeur à une démonstration de fabrication du régule (on peut la trouver de nos jours assez facilement sur Internet [7]). Les mêmes causes produisant les mêmes effets, rien n’empêche qu’à quatre siècles de distance, deux esprits pareillement imprégnés de références platoniciennes et chrétiennes aient pu concevoir, face à un phénomène proprement miraculeux, des métaphores similaires. Il n’est pas nécessaire que Dürer ait lu Fulcanelli, ni que Fulcanelli ait vu Melencolia I : il suffit qu’ils aient partagé le même mode de pensée analogique.

Maintenant que nous connaissons mieux les ingrédients et le déroulement de l' »Oeuvre au Noir », du moins selon la voie de l’antimoine, nous pouvons rechercher dans la gravure des indications opératoires plus précises, en sus du diagramme théorique que fournit la Machine Alchimique.

L’Esprit du Monde

Melencolia_cloche_coloreNous avons vu dans 5.3 La croix néo-platonicienne que la cloche représente l’Esprit du Monde, et nous avons noté incidemment que, vue de dessus, elle évoque le symbole du soleil ou de l’or : un cercle autour d’un point central. Le texte de Canseliet nous en fournit l’explication : dans la terminologie alchimique, l’Esprit Universel, éternel et incorruptible, est un « or astral« , dont le métal Or est le correspondant terrestre.



L’ingrédient Fer

Melencolia_trois_clous_coloresLe Fer saute aux yeux, sous la forme des trois clous qui ont servi, non à ferrer les chevaux, mais à crucifier le Sauveur. L’image est plus complexe qu’il n’y paraît : tout comme les clous ont transpercé la chair du Christ et en sont ressortis teintés de son sang, ces clous-ci vont entrer et sortir de la matière première à la recherche du principe teintant,  le soufre caché qui y est emprisonné.


L’ingrédient Antimoine

Melencolia_bourses_coloreQuant au deuxième ingrédient, la materia prima, nous avons vu qu’elle est symbolisée côté gauche -du côté de l’alchimie théorique – par la boule. Côté droit, on la retrouve de manière plus concrète sous la forme des trois bourses : métal précieux emprisonné dans une gangue à défaire. Trois clous contre trois bourses : égalité.



L’ingrédient Sel

Melencolia_cles_coloreeeLes six clés symbolisent, comme nous l’avons vu  (7.2 Présomptions), le Feu secret ou le vitriol : de même que la clé entre et sort dans la serrure, le sel entre et sort durant les purifications, mais ne demeure pas dans le régule. De plus, les clés sont situées sur la même verticale que les clous, sous le carré magique et la cloche.  Elles ont, tout comme les trois pointes martiales, la capacité d’attirer, au travers des nombres, l’influence de l’Esprit Universel.



La conjonction

Melencolia_Regule_complet
Les trois ingrédients entrent dans le réacteur par la pointe du triangle « Solve », comme insérées par la main droite de Melencolia. Il est remarquable que la gravure évacue l’aspect négatif de la « nigredo » et ne fasse pas du tout allusion aux scories noires qui montent en haut du creuset (le « capuut mortuum » ou « tête de corbeau »). L’accent est mis sur la « conjonction »  plutôt que sur la « séparation » : à peine les vapeurs sulfureuses sont-elles évoquées par la chauve-souris qui s’enfuit.

Des bourses au livre

Melencolia_livre_compas_colore  

Regule_materia-primaMatière feuillée

Des trois pointes de fer mises dans le réacteur, on n’en voit plus que deux au niveau du compas :  et la main droite de Melencolia, qui a l’air de tenir une des deux pointes restantes, est plutôt en train de l’extraire, à la manière d’une aiguille fichée dans son giron.

Tandis que le fer commence à s’éliminer, la matière première commence quant à elle à s’ouvrir : le livre est encore fermé, mais moins hermétiquement que les bourses. Le livre ouvert serait d’ailleurs, selon Fulcanelli, une métaphore de la matière complètement préparée :

«…un ange expose le livre ouvert, hiéroglyphe de la matière de l’œuvre, préparée et susceptible de manifester l’esprit qu’elle contient. Les sages ont appelé leur matière Liber, le livre, parce que sa texture cristalline et lamelleuse est formée de feuillets superposés comme les pages d’un livre ». Fulcanelli ([F]  I, p.296)


Du livre à l’ardoise

Melencolia_ardoise_coloreA la métaphore du livre ouvert, Dürer a préféré celle de l’ardoise : surface aplanie et libre, juste maintenue par ses bords. Le fer continue de s’éliminer : il ne reste plus qu’une pointe, celle du stylet du putto, guettée par la tenaille. Le petit roi s’anime et griffonne, encore maladroitement, son signe.




De l’ardoise au paysage

paysage
Le paysage maritime évoque assez précisément le contenu du creuset à la fin des purifications : le Premier Mercure, encore liquide, commence à se solidifier sur le bord. L’arc-en-ciel-aquarium représente le vitriol, vase chargé d’esprit cosmique qui se forme toujours au-dessus. Enfin, l’étoile marque l’élimination complète du fer, qui en disparaissant a apposé sur la surface de séparation sa griffe rayonnante.


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Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota V2.062 Biblioteca dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Roma 1738

Les métaphores du sel

Bizarrement, les objets marqués par le nombre six semblent tous faire référence au Sel, illustrant les différents rôles que la tradition alchimique lui prête.



Melencolia_cles_coloreee

 

Les six clés rappellent son pouvoir, en tant que feu secret,  d’ouverture de la matière.



Melencolia_sablier_colore
Le sablier à six faces et deux compartiments signale sans doute qu’il s’agit d’un sel double, composé de salpêtre (sorti de la terre) et de rosée (tombée du ciel) à la lumière de la lune (le cadran en forme de croissant). De plus, c’est un symbole de Mort : il illustre donc plus particulièrement le rôle du sel lors de la phase sombre de l’Oeuvre au Noir, la phase de Séparation.


Melencolia_balance_colore
La balance à six cordons symbolise son rôle de pacificateur, de médiateur des contraires, qu’il commence à acquérir lors de la phase de Purification.


Melencolia_polyedre_colore
Enfin le polyèdre à douze sommets indique qu’une fois devenu vitriol,  il constituera le Corps rectifié de la Pierre.


Dans 5.3 La croix néo-platonicienne, nous avons constaté que la diagonale descendante de la gravure, l’alignement « chrétien », se prêtait à  trois niveaux de lecture :

  • en premier lieu comme une figure de l’aller-retour entre le divin et l’humain, entre ces trois événements prodigieux que sont la Nativité, la Passion, puis le Retour de Jésus ;
  • en deuxième lieu,  comme une trajectoire où des signes, émis par l’artiste d’ici-bas,  croisaient un signe émis par l’Artiste d’en haut ;
  • en troisième lieu, comme une séquence, indiscutable mais relativement impénétrable, de l’évanouissement du fer.

L’hypothèse du régule fournit un cadre conceptuel qui permet d’unifier la lecture christologique, la lecture sigillaire et la lecture ferrique de l’alignement chrétien, autour d’une idée commune que nous pourrions baptiser : la marque de l’Etoile.

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Planche 2
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Mais elle enrichit tout autant la lecture de l’alignement perpendiculaire :  les objets que nous avions nommé les « harmoniques » du polyèdre, porteurs du sceau de Salomon,  symbolisaient dans une optique platonicienne, la synthèse des Eléments et la descente de l’Esprit Universel vers la matière. Nous subodorons, maintenant, qu’ils pourraient constituer autant de métaphores du Sel, ce principe qui porte, dans la vision alchimique, les mêmes idées de conciliation et de captation des influences célestes.

Ce qui rend l’hypothèse du régule particulièrement irritante, c’est qu’elle fonctionne si bien, tout en étant hautement acrobatique d’un point de vue historique. Car le Sel ne fera sa pleine apparition dans la doctrine alchimique, en tant que troisième principe harmonisant le Soufre et le Mercure, qu’en 1531, dans le Liber paramirum de Paracelse. Remarquons cependant que la « machine alchimique » de Melencolia I est, quant à elle, strictement binaire : si le sel figure bien dans la gravure, c’est en tant que feu secret,  énergie motrice et adjuvant tombé d’en haut, plutôt que comme un principe à part entière.

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Planche 7
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Pas plus que nous ne savons avec certitude si Dürer a assisté en personne à la chute de la météorite d’Ensisheim, nous ne saurons s’il a vu de ses yeux l’apparition de l’étoile réguline. Toutes les idées sur l’antimoine et le rôle du Sel ne seront popularisées qu’au début du XVIIème siècle, dans les écrits attribués à Basile Valentin, ce pseudo-moine bénédictin supposé avoir vécu un siècle avant Dürer : les historiens jurent qu’il n’a jamais existé, Canseliet pense plutôt que si.


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Planche 11
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Melencolia I est le fruit prématuré, hors normes et hors saisons, d’une époque d’intense brassage où tous les concepts se superposent et s’interchangent. Qu’elle baigne dans un climat intellectuel chrétien et platonicien, qu’elle soit porteuse d’interrogations esthétiques et pré-scientifiques, c’est l’évidence. C’est pourquoi  il serait réducteur d’en faire un manifeste ésotérique qu’il s’agirait de pour les uns de décrypter, pour les autres de réfuter.  Ce n’est pas une gravure alchimique, mais une gravure composée dans le style alchimique : un microcosme savamment organisé pour faire interagir des symboles, déclencher des analogies en chaîne, des avalanches de significations et des coïncidences en cascade : une invitation à la pensée parallèle, où il s’agit tantôt de décaper l’oeuvre couche par couche, et tantôt de la contempler dans toute sa riche épaisseur.

Sans oublier l’Ironie, gousse d’ail et clystère de la pensée, indispensable à tout véritable Alchimiste.

Jos Ratinckx L'alchimiste

Jos Ratinckx, L’alchimiste

 

 


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Références :
[1] Une explication complète du Grand Oeuvre selon la voie sèche, avec photographies
http://alchimie.kruptos.com/archives-2/archives-2012/voie-traditionnelle-au-creuset/
[2] Fulcanelli, Les Demeures Philosophales
[3] Les Fondements de l’Alchimie de Newton, Betty Jo TEETER DOBBS, 2007
[4] Les douze clés de la philosophie, traduction et commentaires de E.Canceliet, éditions de Minuit, 1960
[5] L’Alchimie expliquée par ses textes classiques, E.Canceliet, p 199
[6] Atorène, le Laboratoire Alchimique
[7] Une explication complète de l’obtention du régule martial, avec photographies
http://alchimie-pratique.kruptos.com/separation.html

3 La question de la Sphère

1 janvier 2016

Superposer à une oeuvre d’art des tracés géométriques impliquant le nombre PI ou le nombre d’or, est une activité récréative qui donne des résultats colorés et étonnamment convaincants. Jusqu’à ce qu’une autre construction toute aussi mirobolante vienne concurrencer la première, puis une autre, sans autre terme que l’épuisement du stock de crayons de l’investigateur.

En règle générale, les cas où l’on peut s’accorder sur le tracé géométrique sous-tendant une composition, sont ceux où l’artiste a eu l’amabilité de nous laisser un dessin préparatoire, ou de ne pas effacer trop consciencieusement les traits de construction.

Dans le cas de la Melencolia I, fournir une nouvelle interprétation géométrique est donc aussi banal, présomptueux et promis à une rencontre rapide avec le plancher des vaches, que de tester un nouveau prototype d’aile volante depuis le troisième étage de la tour Eiffel – autre construction  utopique qui, celle-là, a le mérite de tenir debout.

Nous allons donc nous limiter ici à une question géométrique particulière que pose la gravure : y-a-t-il un rapport entre le carré magique et la sphère ?

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Le carré de côté quatre

Ce carré a une particularité : c’est le seul dont le périmètre P (4×4) est égal à la surface S.


Le cercle de diamètre deux

Melencolia_Carre_Cloche

Le diamètre de la cloche mesure exactement deux cases du carré. Le cercle de diamètre D=2 a la même particularité que le carré de côté C=4 : son périmètre P (2 x Pi x 2) et égal à sa surface S (PI x 2 x 2).

La cloche et la carré magique illustrent le seul cercle et le seul carré dont le périmètre est égal à la surface.


Les problèmes de quadrature

Les problèmes de quadrature consistent à trouver un moyen géométrique pour passer du cercle au carré :

  • un premier problème consiste à trouver le carré ayant le même périmètre P que le cercle initial (quadrature périmétrique) ;
  • un second problème consiste à trouver le carré ayant la même surface S que le cercle initial (quadrature surfacique).

Le fait que Durer nous montre, côte à côte le seul carré et le seul cercle pour lesquels P=S  est peut être destiné à attirer l’attention sur les problèmes de quadrature.

La quadrature périmétrique

Si D est le diamètre du cercle et C le côté du carré ayant le même périmètre, la relation  est D = 4/PI x C.
En mesurant la sphère et le carré magique, nous trouvons justement qu’ils sont dans un rapport de 1,27 (donc très proche de 4/PI).

Le problème auquel réfléchit Melencolia,  le compas à la main et la règle à ses pieds, pourrait-il être celui de la quadrature périmétrique ? Problème insoluble comme nous le savons depuis 1882 (Ferdinand von Lindemann), car le nombre PI n’est pas constructible  à l’aide de ces instruments.

Le compas

Le fait que les dimensions de la sphère et du carré magique correspondent au rapport de quadrature pourrait être une simple coïncidence. Parmi les nombreux objets  qui entourent Melencolia, isoler ces deux-là et prétendre qu’elle réfléchit à la quadrature du cercle n’est-il pas quelque peu réducteur ?

Melencolia_Carre_Sphere

Remarquons néanmoins que la droite qui relie le centre de la sphère et le centre du carré passe… par le centre du compas.


Nombre d’or et quadrature du cercle

Par une coïncidence numérique, il se trouve que le valeur numérique du rapport de quadrature, 4/PI, est liée à autre nombre tout aussi célèbre que PI, le nombre d’or PHI :

4/PI est égal (au millième près) à Rac(PHI).

Au contraire de PI, le nombre PHI (irrationnel, mais non transcendant) peut se construire facilement avec une règle et un compas. Cette approximation miraculeuse de PI à l’aide de PHI, ouvre donc la possibilité d’une solution géométrique (presque exacte) du problème de la quadrature.


Les  deux rectangles d’or

Deux rectangles d'or contrsuctionRectangles d’Or type 1 et type 2  [1]

Supposons que le petit côté d’un rectangle vaille 1. Nous pouvons construire un « rectangle d’or » de deux manières, en donnant la longueur PHI soit au grand côté (rectangle d’or type 1), soir à la diagonale du rectangle  (rectangle d’or N°2). Dans ce second cas, du fait des propriétés de PHI, le grand côté a une longueur bien particulière  : Rac(PHI).

Trois rectanglesPour comparaison, à gauche et à droite les deux rectangles d’or, au centre le format A4 [1]


Dürer et le rectangle d’or

Melencolia_Carre_Rectangle OR

Dürer a utilisé le format du rectangle d’or type 2 pour ses trois gravures maîtresses : le « Chevalier et la Mort » en 1513,    MELENCOLIA I  et Saint Jérôme en 1514. Ce format très particulier n’a pas été suffisamment relevé, peut être parce que, du fait des irrégularités de l’impression et du vieillissement, le format varie légèrement selon les épreuves (à 1% près). [2]

Dans le cas de Melencolia I, le choix de ce format est particulièrement significatif :

ainsi, la gravure exhibe, dans le rapport entre sa diagonale et sa largeur, le rapport qui permet la quadrature du cercle.


Une construction inédite (Scoop !)

Melencolia_Carre_Schema 1

Prolongeons les deux verticales qui délimitent le carré magique, jusqu’à la diagonale descendante. Prolongeons de même les deux horizontales qui délimitent la sphère.

Ces verticales et horizontales se coupent sur la diagonale. Ceci est normal puisque la sphère et le carré et sont dans le même rapport que la hauteur de la gravure par rapport à sa largeur . Mais cette construction ne se contente pas de fournir les dimensions de la sphère et du carré : elle donne  également leur position relative dans la gravure :

une fois que le carré est positionnée, la sphère s’en déduit simplement, par projection selon la diagonale.   


Le rapport 7

Le carré magique mesure exactement le septième de la largeur de la gravure. Donc la sphère mesure également le septième de la hauteur : autrement dit, horizontalement la gravure est graduée sur la mesure du carré ; et verticalement sur la mesure de la sphère.

L’échelle et la sphèreMelencolia_Carre_Schema complet

Ses sept barreaux font peut être allusion à la mesure de la gravure (sept carrés sur sept sphères). Mais l’échelle entretient avec la sphère un rapport géométrique particulier : en prolongeant vers le bas le bord extérieur des montants, on voit qu’ils encadrent exactement le rayon de la sphère. De même, verticalement, l’espacement entre les barreaux est lui aussi égal à ce rayon :

en quelque sorte, l’échelle est « posée » sur la sphère, et construite selon sa mesure.  


L’instrument de la solution

Si le compas et la règle échouent à résoudre la quadrature, l’échelle serait-elle l’instrument adéquat ? Nous avons dit que ses barreaux sont espacés d’un rayon de la sphère : c’est vrai pour ceux du bas. Puis subitement, entre le cinquième et le sixième barreau, l’espacement diminue, prenant subitement la mesure du carré. Ensuite, entre le sixième et le septième barreau, l’espacement redevient normal.

Monter l’échelle

Les esprits prosaïques diront que cette irrégularité prouve juste que Durer a eu du mal pour caser ses sept barreaux. Mais remarquons que l’espacement irrégulier ne se situe pas n’importe où : il est à l’endroit le plus remarquable, là où l’arc-en-ciel vient traverser l’échelle, là où le météore apparaît dans le ciel.

Melencolia_Carre_Echelle inegale

L’échelle ne serait-il pas le véritable instrument dont Melencolia a besoin pour résoudre le problème de la quadrature ? Partant de la sphère, il s’agit de monter les degrés et, subitement, arrivé au cinquième, l’arc-en-ciel illumine le ciel et l’irruption du météore contracte l’espace, à la mesure du carré.

La sphère mesure le septième de la hauteur de la gravure, le carré le septième de sa largeur : ces deux objets donnent en quelque sorte l’étalon de chaque axe. Comme la hauteur est dans un rapport de Racine(PHI) avec la largeur, sphère et carré sont également dans le même rapport, qui est une très bonne approximation du rapport de quadrature périmétrique.

La sphère et le carré sont liés l’un à l’autre par deux contraintes géométriques :

  • leur taille relative se construit, comme nous l’avons vu,  par une projection selon la diagonale descendante ;
  • quant à leurs centres , ils sont être alignés de part et d’autre du centre du compas.

Manière magnifique de traduire, graphiquement, ce que Melencolia a en tête : résoudre à l’aide de son compas le problème de la quadrature.

L’échelle, avec son barreau bancal, illustre bien le caractère transcendantal de la résolution de ce problème : c’est l’apparition des deux météores, la comète et l’arc-en-ciel, qui fournit l’illumination.

Bien des auteurs ont suggéré que le thème de la quadrature du cercle pouvait être un de sujets de la gravure. D’autres ont noté la présence du nombre d’or. Mais le fait que  la gravure illustre, très précisément, la résolution de la quadrature par le rapport RAC(PHI),  n’a pas été relevé jusqu’ici. Il est étonnant que cette construction géométrique, somme toute assez simple,  ait pu  jusqu’ici à ma connaissance passer inaperçue.

 

Références :
[1] « Albrecht Dürers Kupferstich Melencolia I. Zur Aktualität eines Denkbildes vom Spätmittelalter bis in die Gegenwart », Jürgen Flachsmeyer, Vortrag im Greifswalder Krupp–Kolleg am 22. Mai 2006 in der Reihe Natur und Geist.
[2] En fait, pour des raisons de facilité pratique, le cuivre a été taillé dans un rapport Hauteur/Largeur =9/7. Le tableau ci-dessous montre, pour différentes épreuves, que si le rapport Hauteur/Largeur est exact à 0,01% près à 9/7, la longueur de la diagonale est égale à 1% près au nombre d’or.
Melencolia_Carre_RapportsPhi
Les valeurs sont extraites de l’étude de Yvo Jacquier, « Dürer et ses tarots« , qui explique bien les difficultés de la mesure, du fait de la variabilité des épreuves. http://www.melencoliai.org/ebook.html

Annexe :  Une construction géométrique de la quadrature

Il  existe une construction en particulier, qui est basée sur le carré de quatre. Nous n’avons pas de preuve que Durer la connaissait, mais elle donnerait une justification savoureuse à la présence du carré dans la gravure : à la fois énoncé du problème, et épure de sa solution.

Melencolia_Carre_Demonstration

A partir du cercle de rayon R (en rouge) on trace le carré quatre quatre qui l’englobe
On trace le cercle de rayon R/2 (en bleu)
La diagonale AC coupe ce cercle en E
Le cercle de centre A passant par E coupe le bord du carré en F
La ligne AF coupe en G l’horizontale passant par le centre O
Le carré passant par G (en rouge) est la solution de la quadrature du cercle R

Démonstration :
Supposons AB=1. Alors AC= Rac(5). AE=AC/2+AB/2=(Rac(5)+1)/2 = Phi.
Par construction, AF=AE=PHI. Dans le triangle ABF, la base vaut 1 et l’hypothénuse  PHI. La hauteur BF vaut donc RAC(PHI).
Thalès : AF/AG=BF/1 => PHI/AG = RAC(PHI) => AG=RAC(PHI).
Le triangle AOG a une hauteur OA de 1 et une hypothénuse AG de RAC(PHI) => le coté OG vaut 1/RAC(PHI)
Le périmètre du carré vaut 8OG = 8/RAC(PHI). Le périmètre du cercle vaut 2PI.
Comme RAC(PHI)=4/PI, les deux périmètres sont égaux


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2 La question du Carré

1 janvier 2016

Ceux qui connaissent bien le Carré de Dürer et ses motifs peuvent sauter ce chapitre, qui ne comporte aucun scoop.

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Dès le premier regard sur Melencolia I, le carré magique fascine. Contrairement aux autres objets épars, amovibles, il est sculpté dans le mur même du bâtiment. Un seul autre élément partage ce statut de « gravure dans la gravure » : le monogramme de Dürer accompagné de la date, en bas à droite. L’affinité entre carré et signature se renforce dès que nous repérons, au milieu de la dernière ligne, les deux cases 15 et 14 accolées. Elle devient criante lorsque nous comprenons que les deux cases qui encadrent la date, 4 et 1, font écho aux deux lettres du monogramme, D et A.

C’est donc à bon droit qu’on nomme  « carré de Dürer » cet objet éminemment privé, égotiste. Bien plus qu’une curiosité mathématique, c’est un sceau, une marque de propriété.

Dans cette partie, nous allons prendre possession du carré en lui-même, sans nous préoccuper des autres éléments de la gravure [1]. Nous allons le monter et le démonter à la manière d’un Rubik’s cube, pour le plaisir, afin de comprendre ce qu’il a de vraiment magique, et qui a pu inciter Dürer à l’utiliser comme un élément-clé de sa composition.

Un peu de classification

Le carré magique de Dürer fait partie des 880 carrés magiques 4 x 4 (il porte le n° 175 de la classification de Frénicle [2] ). La définition d’un carré magique est que  le total des colonnes, des lignes et des deux diagonales doit être égal à un même nombre. Pour tous les carrés magiques d’ordre 4,  ce nombre est 34  (c’est simplement la somme de tous les nombres de 1 à 16, divisée par 4). Il est donc inutile de lui chercher une signification particulière  : l’âge du Christ + 1, ou l’âge de Dürer en 1514 (43 ans, en inversant les chiffres)

Un carré magique de type gnomon

Le carré de Dürer a une particularité : il est de type « gnomon » : c’est-à-dire que les quatre carrés 2×2 sur les angles ont également la somme 34.  (voir démonstration 1)

Melencolia_Gnomon
Une conséquence de cette définition est que le carré 2×2 central, ainsi que les quatre angles et les deux rectangles centraux, ont également la somme 34 (voir démonstration 2)

Un carré magique à symétrie centrale

En fait, le fait d’être un carré « gnomon » découle d’une propriété bien plus forte et bien plus rare  (il n’y en a que 48 sur les 880 carrés de quatre) : c’est un carré magique « à symétrie centrale », c’est à dire que deux cases symétriques par rapport au centre ont toujours la somme 17 [3]

Melencolia_Radial

Contrairement à ce qui est écrit souvent, le carré de Dürer n’a  pas deux caractéristiques indépendantes : « de type gnomon » ET « à symétrie centrale »: il est à simplement à symétrie centrale, ce qui implique qu’il est est nécessairement de type « gnomon » (voir démonstration 3)

Qui a fabriqué ce carré magique ?

Ce caractères remarquable pose la question de l’origine du carré. On le rencontre pour la première fois, associé à la planète Jupiter, dans un manuscrit du moine mathématicien  Luca Pacioli (« De viribus quantitatis« , écrit entre 1496 et 1508). Pacioli ne donne pas la figure complète, mais indique seulement les nombres des deux premières lignes, qui correspondent exactement au carré de Dürer  (les autres s’en déduisent par symétrie centrale) :
CarrePaccioli

luca_p10

Manuscrit de Pacioli

Nous n’avons pas la preuve que Dürer avait consulté précisément ce manuscrit, mais il a certainement rencontré Pacioli lors de son voyage en Italie en 1508  [4] (voir MacKinnon).

Le carré d’Agrippa

Une autre source possible est Agrippa de Nettesheim,  sorte de magicien philosophe itinérant très célèbre à l’époque, et qui était justement passé par Nuremberg en 1510. Un carré de quatre, présenté comme la « mensa jovis« , le talisman de Jupiter, sera le premier carré magique imprimé,  dans son De Occulta Philosophia en 1533. Mais il a pu le présenter à Dürer sous forme manuscrite. Voici le carré d’Agrippa :
CarreAgrippa


Fabriquer le carré de Dürer en partant du carré d’Agrippa

Retournons le carré d’Agrippa, de manière à faire apparaître le 14 et le 15 sur la ligne du bas:

Melencolia_Agrippa_bis
Il suffit ensuite d’intervertir les colonnes centrales pour faire apparaître la date, et trouver le carré de Dürer.

Si Dürer est parti du carré d’Agrippa, c’est  la démarche qu’il a pu suivre : il a repéré ses initiales en bonne place,  et décidé de le retourner pour mieux les mettre en évidence, en bas, au même emplacement que sa signature dans la gravure. Puis il a remarqué qu’en intervertissant les colonnes centrales, la carré restait magique.

Ceci ne marche pas toujours, puisque la permutation modifie le contenu des diagonales. Mais dans le cas du carré d’Agrippa, cela fonctionne [5].

Deux carrés possibles

Il est difficile de construire un carré de quatre de type gnomon et à symétrie radiale (il n’y en a que 48). Si en plus on veut que la ligne inférieure affiche la date au centre et les initiales A et D de part et d’autre, il n’y a que 4 solutions.  A supposer que Dürer ait eu la capacité de trouver ces quatre variantes, et qu’il en ait exclu deux pour des raisons de symétrie, il en reste deux absolument équivalentes. Il se trouve que celle qu’il a « choisie » est justement celle qui se déduit le plus facilement du carré d’Agrippa, par une seule opération  : la permutation des colonnes centrales. Toutes les autres variantes   nécessitent des  permutations supplémentaires de colonnes et de lignes  (voir démonstration 5).

Toutes ces raisons renforcent la certitude que  Dürer a bien trouvé son carré en manipulant celui d’Agrippa. Il a été au plus simple : dès qu’il a obtenu la date et les initiales, il s’est déclaré satisfait.


Fabriquer le carré de Dürer en partant du carré naturel

Pour le plaisir, voici une  méthode pour fabriquer le carré ex nihilo. On commence par remplir un carré avec les nombres de 1à 16, en partant de la case en haut à gauche. On effectue ensuite trois permutations : on permute en diagonale les cases d’angle ; on permute verticalement  les cases du carré central ; enfin, on permute horizontalement les cases centrales de la première et la dernière rangée. Quatre cases restent à leur place. Le diagramme ci-dessous résume ces permutations :
Melencolia_Carre 01


Fabriquer le carré de Dürer en suivant les motifs

Une méthode plus graphique consiste à partir de la case en base à droite (case 1) et de numéroter dans l’ordre, en suivant un motif composé de deux « grands ponts » et de deux « petits ponts » :
Melencolia_Carre 02

Des hexagones inattendus

Toujours dans l’idée du motif, si on relie les cases paires entre elles et les cases impaires entre elles, on révèle un autre motif très symétrique, composé d’hexagones imbriqués :
Melencolia_Carre 03


Le carré et ses motifs graphiques

Dürer a dû contempler  son carré plutôt en tant qu’artiste qu’en tant que mathématicien (on ne trouve rien dans ses oeuvres théoriques qui concerne les carrés magiques).
Les combinaisons de cases à somme 34 ont dû l’intéresser avant tout en tant que motifs décoratifs. Lesquels a-t-il repéré ?  Il nous est aujourd’hui facile, à l’ordinateur,  de trouver toutes ces combinaisons : il y en a exactement 86, qui se regroupent en  26 motifs différents. Ce répertoire de formes aurait passionné Dürer. En hommage à sa curiosité, il vaut la peine de balayer rapidement les principaux.


Les motifs simples

Melencolia_Carre_Motifs_Simples


Les motifs moins simples

Il existe huit motifs en forme de Y et huit motifs en forme de croix
Melencolia_Carre_Motifs_Y_Croix
Il est possible que Dürer, chrétien fervent, ait trouvé ces derniers, qui correspondent à la seule manière d’inscrire une croix dans le carré de 4.

Les motifs incomplets

Les motifs que nous avons vus précédemment constituent des séries complètes : c’est-à-dire qu’à partir du motif de base, tous les motifs qu’on peut déduire par une symétrie haut/bas, gauche/droite ou par une rotation d’un quart de tour ont également pour somme 34.

Il existe quatre motifs complémentaires, qui sont symétriques haut/bas et gauche droite, mais pas par une rotation d’un quart de tour :
Melencolia_Carre_Motif_incomplet

Les motifs faiblement symétriques

Enfin, il existe sept motifs qui ne possèdent que la symétrie minimale, par rapport au centre du carré, et forment donc des séries de deux. Par exemple :
Melencolia_Carre_Motif_faible symetrie

Autres propriétés radiales

Melencolia_Carre 04
Séparons le carré en deux moitiés verticales, possédant chacune son centre. Les couples de cases symétriques autour de chaque centre ont une propriété surprenante : multiplions deux à deux, puis faisons la somme des quatre couples de la moitié gauche : 16×15 + 3×4 + 5X6 + 9X10 = 372. Pour la moitié droite, faisons la même opération : 2×1+13×14+11×12+8×7=372. Le deux moitiés verticales forment donc deux sous-structures radiales, de somme des couples 372.



Melencolia_Carre 05
De même, les deux moitiés horizontales forment également deux sous-structures, de somme des couples 246.


Melencolia_Carre 06
Enfin, divisé en 4, le carré fait apparaître quatre sous-structures : deux de somme des couples 175, et deux de somme des couples 159.

La démonstration découle bien sûr du caractère radial du carré magique (voir démonstration 4)

A l’issue de cette analyse, nous connaissons bien plus de choses que Dürer  sur le carré qui porte son nom. Puisqu’il n’existe que quatre carrés obéissant aux mêmes contraintes  (symétrie radiale et chiffres 1 14 15 et 4 sur la dernière ligne), nous pouvons avoir la certitude qu’il n’est pas tombé dessus par hasard, en tâtonnant à partir d’une grille vide. Ce n’est pas diminuer son mérite de constater qu’il a trafiqué le carré d’Agrippa : encore fallait-il remarquer les initiales dans les coins, et la possibilité de faire apparaître la date.


Ce qui est passionnant dans le carré de Dürer, ce n’est pas la  manière de le construire : c’est la richesse des motifs visuels qu’il contient, et que nous avons aujourd’hui les moyens de connaître  exhaustivement. L’oeil d’un artiste ne pouvait pas louper les motifs de « ponts »  qui apparaissent lorsqu’on suit les chiffres dans l’ordre ; peut-être a-t-il vu les hexagones imbriqués que révèlent les cases paires et les cases impaires. Enfin, il a probablement passé de longues heures à s’émerveiller devant la variété des formes (carrés, rectangles, losanges, bandes alternées, zig-zags…) qui jaillissent, comme les lapins d’un chapeau, de ce carré véritablement magicien.

Références :
[1] Un bon site sur les Carrés Magiques : http://www.kandaki.com/CM-Durer04.htm
[2] Classification de Frenicle : http://magictesseract.com/Frenicle_squares
[3] La définition générale est carré « associé », c’est à dire que les cases « complémentaires » (symétriques par rapport au point central du carré ) contiennent des nombre qui sont également symétriques par rapport au centre de la série numérique ( 1 est symétrique de 16, 2 de 15, etc…).
[4] MacKinnon, The Mathematical Gazette, Vol 77, N° 479, July 1993, p 212
[5] Ceci n’a rien d’extraordinaire, et résulte du fait que le carré d’Agrippa est à symétrie centrale. Chaque diagonale comporte deux cases d’angles, qui ne sont pas touchées par la permutation, et dont la somme vaut 17 puisque le carré est à symétrie centrale. Les deux autres cases, qui elles sont échangées par la permutation, ont également pour somme 17. La somme des diagonales reste donc toujours 34.

DEMONSTRATIONS

1)Origine du nom gnomonique
Dans un carré magique d’ordre 4, on nomme un « gnomon » la partie éclairée en bleu. un carré a donc 4 gnomons, un pour chaque coin.

Melencolia_Carre Demo 01

Un carré magique est dit gnomonique, ou « gnomon » si ses quatre gnomons ont pour somme le même nombre, Z.

Nous allons montrer que si un carré magique est « gnomon », chacun des quadrants A B C et D est égal à un même nombre X = Z/3.

Melencolia_Carre Demo 02

Il suffit d’écrire les 4 équations à 4 inconnues données dans la définition :

A+B+C=Z

B+C+D=Z

C+D+A=Z

D+A+B=Z

En soustrayant les deux premières équations, on trouve A=D.

En soustrayant la seconde et la troisième, on trouve A=B.

En soustrayant la  troisième et la quatrième, on trouve A=C.

En replaçant dans la première, on trouve 3X=Z

X n’est rien d’autre que la constante du carré magique, nommons-là K. Pour le démontrer, il suffit d’additionner deux secteurs, par exemple A et B, qui représentent les deux premières lignes du carré magique. Donc : A+B=2K Comme A=B, X=K 


sb-line

2) Propriété d’un carré « gnomon »

Dans un carré magique gnomon de constante K, le carré central vaut aussi K Pour le démontrer, il suffit de décomposer le carré comme suit : Melencolia_Carre Demo 03

Appelons Y la somme des 4 cases d’angle. Additionnons tout : on a a+b+c+d+Z+Y=4K Additionnons maintenant les deux diagonales du carré magique : (1) Z+Y=2K La première équation donne donc : (2)  a+b+c+d=2K

En additionnant maintenant les deux colonnes centrales, puis les deux lignes centrales, on obtient les deux équations suivantes  : b+d+Z=2K a+c+Z=2K Additionnons ces deux équations : a+b+c+d+2Z=4K En comparant avec (2), on a 2Z=2K, donc Z=K

Dans un carré magique gnomon de constante K, la somme des 4 cases d’angle vaut aussi K L’équation (1) donne K+Y=2K Donc Y=K


sb-line

3) Propriété d’un carré magique associé (à symétrie centrale)

Un carré magique associé est nécessairement gnomonique (mais l’inverse n’est bien sûr pas vrai) : Melencolia_Carre Demo 04

Puisque les cases symétriques par rapport au centre ont pour somme K/2, additionnons les quadrants symétriques par rapport au centre : A+C=2K B+D=2K Additionnons maintenant les quadrants horizontalement. D’après les propriétés du carré magique : A+B=2K C+D=2K Même chose verticalement. Autrement dit, si nous reportons les nombres A, B, C, et D, dans un carré 2×2, ce carré est un carré magique d’ordre 2 (il a la même somme pour les deux colonnes, les deux lignes et les deux diagonales). Les carrés magiques d’ordre 2 sont une infinité, ils ont leur quatre cases égales. Donc A=B=C=D=K.


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4) Sous-structures radiales

Pour démontrer l’égalité des sommes des couples pour deux parties du carré, il suffit d’utiliser la grille ci-dessous, qui explicite le caractère radial du carré.

Melencolia_Carre Demo 05

Par exemple, le quart en haut à gauche a pour somme des couples : ad+bc. Le quart symétrique, en bas à droite, a pour somme des couples (17-d)(17-a)+(17-b)(17-c). Ce qui donne 2x17x17 – 17(a+b+c+d) + ad + bc. Or comme le carré est gnomonique,  a+b+c+d=34. Les deux sommes sont donc égales.


sb-line

5) Les quatre variantes du carré d’Agrippa

Supposons que j’habite en 1514 à Nuremberg et que je dispose d’un ordinateur.  Je voudrais bien faire figurer 1514 en bas de  mon carré magique,combien de choix vais-je avoir ? D’abord, je dois compléter ma ligne pour obtenir 34 : soit avec les nombres 1 et 4, soit avec les nombres 2 et 3. Je prends bien sûr le choix 1 et 4, qui correspond à mes initiales. Si je veux en outre que mon carré soit de type « gnomon » et « à symétrie centrale »,  mon ordinateur m’indique qu’il ne reste plus que quatre solutions. Voici celle que je vais sans doute choisir : Melencolia_Carre Demo 51

Mais jetons un coup d’oeil aux trois autres. La première variante s’obtient en permutant les colonnes A et D Melencolia_Carre Demo 52

Si on permute ensuite les lignes b et c,  on obtient la deuxième  variante : Melencolia_Carre Demo 53

Ces deux variantes auraient l’avantage de faire apparaître les lettres A et D dans l’ordre de l’alphabet, et de mes initiales. L’inconvénient est que, si l’on suit des yeux les nombres de 1 à 16, on n’a plus un motif de « ponts », mais un motif de « noeuds », bien moins harmonieux. On perd également le motif des hexagones.

Reste la troisième variante, dans laquelle on intervertit seulement les deux lignes centrales : Melencolia_Carre Demo 54

Celle-ci est quasiment identique à celle que j’ai choisie : elle donne exactement les mêmes motifs de ponts et d’hexagones.


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1.1 Un point de méthode

27 décembre 2015

Melencolia I

Dürer, 1514

Durer Melecolia I 1514

Désordre organisé ou ordre désorganisé ? La surabondance d’objets déconcerte et aiguillonne l’intuition. Saturé d’informations, notre regard se fait inquisiteur et suspecte une histoire sous le brouillage.

Les objets majeurs que sont le carré magique, la sphère et le polyèdre  exigeront chacun une étude détaillée.

Les autres, posés à des emplacements secondaires, semblent servir de bouche-trous. Souvent, on les passe sous silence dans les analyses : soit parce qu’il sont trop banals (marteau, tenaille), soit parce qu’on ne les reconnait plus (l’encrier, l’équerre).


Si l’on cherche à classifier cette profusion d’après l’emplacement, trois  groupes semblent se dégager :

  • les outils posés en désordre sur le sol (tenaille, marteau, scie, rabot, clous). Auxquels il faut ajouter les instruments de tracé (compas, équerre, règle, encrier)  qui se trouvent répartis un peu partout ; ainsi que le creuset, posé sur la margelle ;
  • les instruments suspendus au mur, chacun accroché à  son piton (balance, sablier, cadran solaire, cloche) ;
  • les deux objets attachés au corps même de Melencolia (les bourses, les clés).

Faut-il aussi regrouper les objets d’après leur utilisation pratique ? Des couples se dégagent rapidement :

  • le rabot va avec l’équerre pour dresser une planche,la scie avec la règle pour la découper ;l’encrier va avec le livre,
  • le creuset avec les pincettes ;
  • à la rigueur, les bourses complètent la balance en lui donnant quelque chose à peser ;
  • la cloche complète le sablier en sonnant l’heure qu’il nous donne.

 

Mais aux clous, faut-il associer le marteau, les tenailles ou les deux ? Enfin, un objet reste solitaire : le trousseau de clés n’a pas trouvé de serrures.


Ou bien faut-il associer les objets selon leur signification symbolique ? Aucun n’est neutre pour notre imaginaire, tous sont porteurs d’un riche champ de force. Il nous manque le mode d’emploi, le guide de lecture qui nous éviterait  de nous perdre dans leurs innombrables résonances.

La situation dans laquelle Dürer place le spectateur est somme toute  plus inconfortable que celle du policier devant une scène de crime. Ici, il ne s’agit pas de faire parler les indices :

il s’agit de les faire taire, de limiter le bavardage infini de tous à propos de tout.

Et pire, nous ne savons même pas si un crime a vraiment eu lieu, s’il y a réellement une histoire à élucider : tout ce désordre n’est peut être, en définitive, que du désordre.

Avant de nous livrer aux jeux et périls des interprétations, nous allons profiter de la précision graphique exceptionnelle de Dürer pour extorquer à ces objets, souvent négligés, quelques vérités factuelles. [1]


Article suivant : 1.2 Astronomie, Astrologie

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Références :

1.2 Astronomie, Astrologie

27 décembre 2015

A la recherche d’une explication unifiante, les chercheurs ont exploré très tôt la piste astronomique, voire astrologique.

Article précédent : 1.1 Un point de méthode

Dürer et l’astronomie

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Nüremberg était une des capitales de cette science  depuis que le célèbre astonome Regiomontanus y avait installé, en 1471, l’un des tous premiers observatoires d’Europe. Le maître de Dürer, Michael Wolgemut, a illustré plusieurs publications de Regiomontanus. De plus, en 1509, Dürer devenu célèbre et riche, acquiert la maison de Regiomontanus, sa bibliothèque, et la plate-forme d’observations  aménagée sur le pignon sud par le précédent propriétaire, l’astronome Bernard Walther. [1] p 132 et ss

En 1515, en collaboration avec son ami le cartographe Stabius, Dürer réalisera les deux premières cartes du ciel imprimées en Europe.

Le bâtiment de Melencolia I : un observatoire astronomique ?

tycho-brahe-uraniborgUraniborg, observatoire de Tycho Brahé

Le bâtiment pourrait-il être la base d’un observatoire astronomique, situé en hauteur, près de la mer  (comme le sera, soixante ans plus tard, celui de Tycho Brahé sur l’île de Ven ?). Le sablier fixé dans le mur (pour les mesures nocturnes) complèterait alors le cadran solaire (pour les mesures diurnes). Le carré magique gravé dans le mur va également dans le sens d’un bâtiment exceptionnel, dédié à la résolution de mystères numériques.


L’astre : une comète ?

Melencolia_Arc_en_ciel
Les comètes sont connues depuis l’Antiquité. En tant que phénomènes erratiques, Aristote les considérait comme faisant partie du monde sublunaire, soumis aux changements, et non au domaine immuable des objets célestes.

En 1472, Régiomontanus avait observé une comète à Nuremberg, et fondé l’étude scientifique de ces objets.


Inondation
Panofsky  relie l’astre de la gravure avec la ville en bord de mer, et  rappelle que

« Saturne – et en particulier les comètes qui lui lui sont associées, était rendu responsable des marées hautes et des inondations. Et l’on peut affirmer en toute confiance qu’une comète qui apparait dans une image de la Melancolie ne peut être qu’une comète de Saturne » Klibansky, Panofsky et Saxl [2]

Le fait qu’elle soit visible impose que la scène est nocturne. Mais pourquoi a-t-elle deux queues, et produit-elle ce rayonnement expansif ?

Il est vrai qu’à l’époque de Dürer, l’étude des comètes était balbutiante. Il faudra attendre Apianus en 1532 pour comprendre que la queue est unique est toujours orientée à l’inverse du soleil : on ne peut donc pas en tirer argument ici pour déterminer la position de celui-ci.

Echappant à toute prévision,  la comète  constitue un phénomène éminemment déceptif, qui peut ainsi trouver sa place dans le climat de la gravure.


L’astre : une  météorite ?

A la différence de la comète, une météorite peut être visible le jour, pourvu  qu’elle soit de taille suffisamment importante (on la nomme alors « bolide »). La chute de la météorite d’Ensisheim, qui a fortement impressionné le jeune Dürer, s’est produite le 7 novembre 1492 vers 11h30 locale (le morceau de 55 kg  qui subsiste de cette météorite géante est toujours exposé dans le village). Les érudits se sont écharpé sur la question de savoir si Dürer avait ou pas été témoin oculaire de l’événement. En tout cas il se trouvait à Bâle à cette période, à une vingtaine de kilomètres du point de chute, et on a retrouvé en 1957, au dos d’un autre tableau, une scène qui ressemble fort à un souvenir.  [1], p 135 et  [3]

Albrecht_durer_heavenly_body_in_the_night_sky
Verso du Saint Jérôme au désert,

Dürer, peint à Venise vers 1494, National Gallery, Londres

Le poème de Sébastien Brandt consacré à ce prodige « précise même que, tombée en biais, elle pourrait provenir de Saturne. » C.Makowski [10] p 37

Certains avancent que la météorite figure deux fois dans la gravure : une fois dans l’air et une fois sur terre, sous forme du polyèdre posé sur la margelle [4].

« Lors de sa chute, la météorite d’Ensisheim avait une forme en delta, comme l’ont constaté tous les témoins. Le delta représente la moitié d’un losange qui peut, en langage savant se dire un « rhombe », d’où le rhomboèdre (volume dont toutes les faces sont des losanges). Ce qui est le cas pour le rhomboèdre gravé par Dürer dans Melencolia I, même si, pour des raisons esthétiques évidentes, Durer a mélangé plusiuers rhombes de taille différentes en les tronquant puis en les rassemblant en un seul polyèdre » [10]  p 50

Nous verrons dans 4 La question du Polyèdre  combien cette interprétation est réductrice par rapport aux intentions de Dürer : il n’y a qu’un seul rhombe de taille unique, et le polyèdre est un exercice brillant de géométrie dans l’espace.

Reste qu’en tant qu’annonciatrice de grands bouleversements, la météorite s’accorde avec l’âme pessimiste du Mélancolique.


L’échelle

Melencolia_Echelle Durer Astronome 1500L’astronome, Dürer, 1500

 

En contraste avec l’astre erratique, les sept barreaux de l’Echelle peuvent être interprétés comme une référence à l’étagement régulier des sept Planètes, illustré dans cette gravure de 1500. Les planètes sont dans l’ordre de Ptolémée, de la plus proche à la plus éloignée de la Terre : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne.

Le symbole de la Lune est manquant : soit parce qu’elle est déjà  présente dans le ciel, soit plus vraisemblablement, par confusion humoristique avec le séant du Savant.

Cependant, à l’époque de Dürer bien d’autres  associations au nombre sept sont envisageables : les sept Arts Libéraux, les sept Jours de la Semaine, les sept Etoiles de l’Apocalyse, les sept Métaux…


La sphère

Melencolia_Sphere Constellations of the northern and southern skies, Albrecht Durer 1515 Nuremberg PtolemeePtolémée
carte du ciel de 1515

Dans sa carte du ciel de 1515, Dürer représente quatre astronomes célèbres, l’un avec un compas, l’autre avec un livre, et tous avec un globe orné d’étoiles.

La sphère opaque et vide de Melencolia pourrait alors être vue également comme un objet déceptif, un globe brut privé de ses étoiles.


Le compas, le livre

Melencolia_Compas_Livre

Le compas et le livre sont des attributs classiques de l’Astronome  (qui mesure les positions angulaires et les compare avec les tables). Mais le compas est aussi l’attribut des Géomètres et surtout du premier dans ces deux catégories de savants, Dieu lui-même, Créateur du Ciel et de la Terre.

Le livre est lui-aussi un symbole des plus polyvalents.


Le cadran solaire

Melencolia_Cadran Solaire
L’aiguille est dans un plan à peu près perpendiculaire au mur : il s’agit donc d’un cadran solaire « méridional« , autrement dit placé sur un mur situé plein Sud. Dans un tel cadran, l’aiguille pointe vers l’Etoile Polaire, autrement dit le Nord géographique : l’angle de l’aiguille est d’environ 40°, ce qui est la bonne inclinaison à la latitude de Nüremberg (50°).

Reste que sa taille en fait un instrument bien sommaire pour des mesures précises.


L’équerre

Wolgemuth Astronome 1492L’astronome

Gravure de M.Wolgemuth, 1492 [5]

Cette gravure du maître de Dürer montre un compas, une équerre de type habituel, une règle, un astrolabe, et en bas à droite, un instrument qui ressemble énormément à celui de Melencolia I.

Melancolie_equerre_lignes Melancolie_equerre_wolgemuth

Même profil pour la base moulurée, même forme allongée. Le trou de suspension est quadrilobé et situé à la base (au lieu d’être au bout).

Cet instrument semble être unique en son genre, on ne le retrouve dans aucun autre illustration d’astronomie de l’époque. Il semble que les « marches »  obéissent à une progression arithmétique.

L’avantage d’une telle équerre était qu’on pouvait la faire glisser le long de la règle en profitant de l’épaulement de la base. Peut être s’agissait-il d’une sorte de gabarit, permettant d’évaluer, dans la nuit, des rapports de distance simples, afin de repérer facilement une étoile à partir d’autres (par exemple, pour trouver la polaire, prolonger de 5 longueurs la base de la Grande Ourse).

La découpe beaucoup plus simple  de l’équerre de Melancolia I l’apparente  bien plus à un outil de menuisier (nous verrons de nombreux exemples dans 1.4 Outils d’artisan).

La meule

D’après de Haas (1951) Dürer aurait conçu Melencolia l comme un monument symbolique à  Johannes Müller (Meunier), à savoir l’astronome et mathématicien Johannes Müller de Königsberg  Franken (Regiomontanus),  [1] p 132

Sans commentaires.


L’arc en ciel (solaire)

Melencolia_Arc_en_ciel

Même s’il se produit dans le ciel, l’arc-en-ciel, phénomène fugace, a toujours été compris  comme faisant partie de la sphère sublunaire, donc hors des objets d’études de l’astronome : la sphère immuable des Fixes.

De plus,  sa présence pose de nombreux problèmes aux tenant d’une lecture scientifique de la gravure : d’abord, son envergure est trop petite : il devrait embrasser une plus grande partie de l’horizon. Ensuite,  puisqu’il est situé en arrière-plan, le soleil devrait être positionné derrière le spectateur (ce qui est cohérent avec le cadran solaire placé au Sud). En revanche, d’après  les ombres, notamment celle du sablier (qui correspond à une hauteur de 60° au moins), il se trouve en haut à droite : ce qui est cohérent avec la position du soleil à la latitude de Nuremberg, aux environs du solstice d’été, à midi.

Mais dans ce cas, comment expliquer la présence de la chauve-souris ?


L’arc en ciel (lunaire)

Pour éviter ces difficultés,  on suppose que toute la scène est nocturne, et qu’il s’agit d’un arc-en-ciel lunaire : phénomène rare mais réel.

Le problème étant qu’il se produit lorsque la lune est basse (en dessous de 42°), ce qui est incohérent avec l’ombre du sablier.


Voyons maintenant ce que donne un approche selon ce que nous qualifions  aujourd’hui d’astrologie, sachant que du temps de Dürer la distinction n’existait guère.

Le carré magique, talisman de Jupiter

Agrippa p149

Agrippa , Carrés de Saturne et de  Jupiter, 1533, [6]

Dans le « De occulta philosophia », Agrippa présente des carrés magiques d’ordre croissant, associés aux différentes planètes. Le carré magique de quatre est le talisman associé à la planète Jupiter. Agrippa préconise de le porter afin de contrecarrer l’influence mélancolique de Saturne.

Cependant, si  la raison d’être du  Carré Magique était d’illustrer la Mélancolie par un talisman, pourquoi Dürer a-t-il choisi celui de la Planète qui la contrecarre, plutôt que celui de la Planète  qui l’inspire ? Le pauvre carré d’ordre trois de Saturne avait  il est vrai moins de prestige, et ouvrait moins de possibilités combinatoires.


La Vierge, la Balance

Constellations of the northern and southern skies, Albrecht Durer 1515 Nuremberg Vierge Balance

La Vierge et la Balance. Carte du ciel de 1515

Il y a dans Melencolia I deux éléments évoquant les signes du Zodiaque : la Balance, mais aussi l’Ange  : dans la carte de 1515, Dürer représente la Vierge comme une femme ailée, debout et vêtue d’une longue robe. Mais seule la Balance a retenu l’attention  des spécialistes.


Saturne, la  Balance et Jupiter

Saturne_Balance_Jupiter
Si l’on considère que Saturne est suggéré par la comète et Jupiter par  le carré magique (manière plausible de représenter les Planètes autrement que par un personnage mythologique), alors leur positionnement évoque l’idée d’un événement céleste remarquable :

la conjonction de Saturne  et de Jupiter dans le signe de la Balance.


La conjonction de 1484

Les conjonctions planétaires étaient très suivies, commentées et illustrées, car elles annonçaient des événements considérables.

durer Le Syphilitique 1496
Le syphilitique, Dürer, 1496

Dans cette gravure dédiée à la grande conjonction de 1484, on voit le soleil, la lune et quatre planètes (représentées par de petites étoiles) en conjonction dans le Scorpion, tandis que Mars est en Bélier : configuration néfaste à laquelle on attribuait l’irruption de la syphilis [7]


Autres conjonctions

Johannes Stabius’s Pronosticon (1503)
Illustration du Pronosticon de Johannes Stabius (1503)

La gravure illustre la conjonction de 1503-1504 et montre la Terre soumise aux influences combinée des Planètes, avec Saturne et Jupiter ensemble entre le Cancer et le Lion.

La conjonction Saturne-Jupiter suivante surviendra vingt ans plus tard, en 1524. Mais du temps de Dürer, aucune n’aura lieu dans le signe de la  Balance.

En 1514 en revanche, aucune conjontion : bien au contraire, les deux  planètes étaient en opposition ! [1],  p 146


Un carré mirobolant

MacKinnon a trouvé néanmoins un événement astronomique à se mettre sous la dent [8]. Il a fait les hypothèses que :

  • la ligne du bas du carré donne non seulement l’année, mais la date complète : 4 janvier 1514   ;
  • le cadran solaire l’ heure : l’aiguille se situe entre trois et quatre heures du matin ;
  • le sablier,  à moitié vide, donne bien sûr les minutes : soit 3h30 du matin.

Il  a ensuite  calculé l’état du ciel à Nuremberg, à cette date et à cette heure précise. Et miracle : il se trouve que Jupiter se couche à l’Ouest à 2h30, laissant le ciel sans planète.  A  2h44, Saturne se lève à l’Est dans le signe de la Balance, suivi par Mars à 4h08. A 3h30, nous sommes donc quasiment au milieu de cette « nuit mélancolique », où Saturne est seul dans le ciel.

Les objections logiques

  1. Dans la gravure, l’aiguille du cadran solaire n’a pas d’ombre, même lunaire : considérer que c’est l’aiguille elle-même qui en donne l’heure est quelque peu parachuté.
  2. L’astre est en train de tomber  : drôle de manière de symboliser le lever de Saturne.
  3. La date pourrait être aussi bien le 1 avril 1514. MacKinnon n’en parle pas (peut-être l’état du ciel ce jour-là collait-il moins bien). De plus, le fait que Saturne rencontre Mars dans la Balance est un évènement rare. C’est donc une coïncidence remarquable que le seul carré magique symétrique disponible pour 1514  révèle, en plus, la date d’un événement astronomique sophistiqué [9].
  4. Si le 4 et le 1 étaient des chiffres ordinaires, le fait de les lire comme un quantième serait plausible. Mais il se trouve que ce sont surtout les initiales de Albrecht Dürer. Il devient vraiment magique que ce carré soit, en plus,  capable de nous donner l’identité de l’observateur.


Les objections historiques

Dürer avait-il les moyens de connaître l’état du ciel aussi précisément ? MacKinnon suppose qu’il a pu consulter les tables de Regiomontanus.

Mais la démolition la plus implacable est administrée par Weitzel :

« Du temps de Dürer, c’est la conjonction Saturne-Jupiter qui était remarquable. Jupiter devait repousser l’influence de Saturne et c’est pour les dates de ces conjonctions que les prévisions étaient établies. Les conjonctions Saturne-Mars n’étaient pas sujettes à interprétation : on n’en trouve pas de traces écrites ni illustrées. Si Dürer avait souhaité le faire, c’est le carré magique 5X5 de Mars qu’il aurait représenté, au lieu de celui de Jupiter ».  Weitzel, p 147

Agrippa p150
Agrippa , Carré magique de Mars, 1533, [6]


Il faut toute l’honnêteté de Weitzel,  après avoir lu tous les auteurs, calculé toutes les conjonctions  et synthétisé l’ensemble en 43 pages bien tassées, pour conclure qu’au final, il n’y a pas grand chose à conclure :

« Enfant de son temps, l’astrologie l’a toujours intéressé, mais dans Melencolia I il n’avance pas d’un pas dans la direction des gravures astrologiques. Au mieux fait-il allusion à la conjonction Saturne-Jupiter dans le signe de la Balance, mais sans en faire une configuration réelle d’astres qu’il aurait observée de son vivant ; et on ne peut pas en faire le thème central de la gravure.  » [1]  p 147

 

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Les trois objets en vert sont les plus étudiés par les interprétations astro. Ceux en bleu sont des objets polyvalents, où ayant un rapport très indirect. Ceux en orange posent plutôt problème.

Au terme de toutes ces savantes études, il n’y a finalement que la comète/météorite qui reste comme une référence indiscutable à l’Astronomie, et nous avons vu toutes les difficultés qu’elle pose dans une lecture purement scientifique. Avec son astre imprévisible, sa sphère opaque, son cadran solaire miniature et sans ombre, la gravure pourrait passer, dans le meilleur des cas, non pas comme une exaltation de cette science, mais comme une illustration de ses  limites.



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Etude pour Melencolia I, London, British Library, Sloane 5229 fol. 60

En outre, aucun instrument strictement scientifique ne figure dans la gravure : Dürer a même renoncé à l’idée de l’Angelot tenant un niveau et un cadran, qu’on trouve dans cette étude. En évacuant toute référence directement reconnaissable il semble plutôt que l’auteur a tout fait pour que, malgré son astre spectaculaire,  Melencolia I ne soit pas confondue avec une banale illustration de Prognostication, ni même avec une évocation de l’Astronomie.


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L’Astronomie
Hans Sebald Beham, dessin, musée de Lille

A contrario, lorsque Hans Sebald Beham reprendra de Dürer le sablier, le compas, la règle et un dodécaèdre pour illustrer l’Astronomie, il aura bien soin de quadriller ses sphères et de rajouter le soleil, la lune et une étoile, pour rendre l’image compréhensible à tous.


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Tableau synthétique des hypothèses

Nous avons commencé par évacuer  les interprétations astronomiques et astrologiques, parce qu’elles sont l’exemple même de ce qu’il ne faut pas faire avec quelqu’un de l’envergure de Dürer –  à la fois artiste d’une habileté démoniaque, astrographe expert , géomètre novateur, et ami des plus grands esprits de son temps.

Même en les habillant de doctes recherches,  il est tout à fait simpliste d’espérer qu’une ou deux idées banales vont épuiser ce qui est à la fois un sommet de l’art de graver  et une Somme délibérément universelle.  En plaquant sur cette complexité une théorie toute faite, en forçant quelques éléments choisis à tenir le discours qui nous arrange, on condamne au silence tous les autres : or  c’est seulement en écoutant le murmure de cette communauté d’objets, prise dans son ensemble, que quelques pistes plus riches vont surgir.


Article suivant : 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse

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Références :
[1] Weitzel Zu den Himmelsphänomenen auf A. Dürers Stich Melencolia I , Sudhoffs Archiv, Bd. 93, H. 2 (2009) http://www.jstor.org/stable/20778407
[3] Enquête scientifique et historique sur la météorite : Ursula B Marvin, The meteorite of Ensisheim – 1492 to 1992
http://adsabs.harvard.edu/full/1992Metic..27…28M
[5] Peter-Klaus Schuster, Melencolia I, Dürer Denkbild, Berlin, 1991, fig 35
[6] De Occulta Philosophia, Agrippa von Nettesheim, 1533. http://www.loc.gov/item/20007812/
[8] MacKinnon, The Mathematical Gazette, Vol 77, N° 479, July 1993, p 212
[9] Comme la somme de la ligne fait 34, il n’y a que le 3 février et le 2 mars qui étaient également disponibles. Or s’il existe bien un carré magique correspondant (N°385 de Frenicle), il n’est pas symétrique :
2  12  7  13
15  5  10  4
14  8  11   1
  3  9   6  16
[10] Mélancolie(s), Claude Makowski, 2012

1.3 Ingrédients pour une Apocalypse

27 décembre 2015

Scoop ! Voici une théorie plaquée totalement orginale [1], qui part du principe qu’une des séries de gravures les plus célèbres de Dürer, l’Apocalyse de 1497-98, aurait pu produire quelques échos dans Melencolia I. Car cette série comporte quinze images, plus celle du frontispice, soit le nombre de cases du Carré Magique.

Nous avons en avons retenu huit, qui nous donneront l’occasion d’étudier plus en détail deux objets peu commentés : l’encrier et la meule.

Commençons la série par son début [2]

1 Le Martyre de saint Jean l’Evangéliste

 


Apocalypse_01_ChaudronCliquer pour voir l’ensemble Melencolia_creuset

Selon la tradition, saint Jean aurait été torturé à Rome, sous l’empereur Domitien, et plongé dans une cuve d’huile bouillante.


sb-line

4 Saint Jean appelé aux Cieux

 


Apocalypse_04_Nombre7Cliquer pour voir l’ensemble Melencolia_Echelle

 

Celui qui était assis avait l’aspect d’une pierre de jaspe et de sardoine; et le trône était environné d’un arc-en-ciel semblable à de l’émeraude.
(Apocalypse, IV, 3).

« …un Agneau, comme égorgé, portant sept cornes et sept yeux, qui sont les sept esprits de Dieu en mission pour toute la terre (Apocalypse, V, 1-8).

En plus de l’Agneau, la gravure montre le Livre avec les sept Sceaux et les  sept Chandeliers. Plus loin, par ordre d’apparition dans le texte, on trouvera sept Etoiles, un Dragon et une Bête avec  sept Têtes, sept Trompettes, sept Coupes.

Rappelons aussi l’expression très énigmatique  « un temps, des temps, et la moitié d’un temps » [3], que certains ont rapproché de la série 2, 4, 1 des barreaux de l’Echelle (deux barreaux cachés, quatre visibles, un caché).
.


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5 Les Quatre Cavaliers

 

Apocalypse_05 Balance

Cliquer pour voir l’ensemble

« Et voici qu’apparut à mes yeux un cheval noir; celui qui le montait tenait à la main une balance. »
(Apocalypse, VI, 1-8)


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8 Les Sept Sonneries de trompettes des Anges

 

Apocalypse_08_Etoile

Cliquer pour voir l’ensemble

« Le troisième ange sonna de la trompette : il chut du ciel une grande étoile qui flambait comme une torche, elle tomba sur le tiers des fleuves et sur les sources. Cette étoile s’appelle l »Absinthe«  (Apocalypse VIII, 1-13)


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En aparté : l’encrier et le gallemard

Le gallemard était un étui portatif servant à mettre les plumes, le canif… et qui était rattaché par un ruban à un encrier. Variante angevine de l’ancien français calemart (1471), reflet du latin. calamarium : « luy voyant son escritoire pendu à sa ceinture … et ainsy qu’il eust ouvert son gallemard, que l’on appelloit ainsi jadis ». Brantôme, tome II, p. 334)


Durer Melencolia encrier 1Encrier, Dürer, Melencolia I  Durer Apocalypse encrier 2Encrier, Dürer, Frontispice de l’Apocalypse (détail)Cliquer pour voir l’ensemble

Très astucieusement, le même ruban solidarise le plumier et  son couvercle, puis se divise en deux pour traverser le couvercle de l’encrier, puis l’encrier. A noter que l’encrier de Melencolia I est un modèle de luxe, et que le couvercle du gallemard est orné d’une étoile.  Ce détail s’expliquera plus tard (7.4 La Machine Alchimique).


Piero di Cosimo Visitation with Saint Nicholas and Saint Anthony Abbot 1489-90 detail St AntonyVisitation avec Saint Nicolas et Saint Antoine Abbé (détail)
Piero di Cosimo, 1489-90, National Gallery, Londres

 

Parfois le gallemard comportait plusieurs compartiments internes.


This is late 15th early 16th c. writing kitEncrier et son gallemard (reconstitution moderne)

L’encrier de Melencolia I, coupé  par le bord gauche de la gravure, a été parfois mal identifié : on y a vu une lampe à huile, un encensoir ou une boîte à parfums.

Antique Plumb Bob from the Sindelar Tool Museum & Education CenterFils à plomb avec entretoise

 

De manière plus sérieuse, certains ont envisagé qu’il puisse s’agir d’un fil à plomb accompagné de l’entretoise qui permettait de le présenter à la bonne distance du mur [3a]



Une interprétation récente [4] a réussi l’exploit de  désolidariser les deux objets :

« Les tubes à courrier, semblables à ceux encore utilisés par la Poste, servaient au temps de Dürer a transporter les documents importants et la correspondance secrète. L’objet à côté du tube à courrier a été confondu avec un encrier, alors qu’il s’agit d’un brûle-parfums« .


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10 Saint Jean dévorant le Livre

 

 

Apocalypse 10 Arc en ciel Apocalypse_10 Encrier

 

Cliquer pour voir l’ensemble

« Je vis un autre ange puissant, qui descendait du ciel, enveloppé d’une nuée; au-dessus de sa tête était l’arc-en-ciel, et son visage était comme le soleil, et ses pieds comme des colonnes de feu. Il tenait dans sa main un petit livre ouvert. Il posa son pied droit sur la mer, et son pied gauche sur la terre«  (Apocalypse X, 1-2)

 

Melencolia_Arc_en_ciel Melencolia_Encrier

Nous sommes ici très proche de Melencolia I :

  • l’ange couronné d’un arc-en-ciel enjambe le ciel et la terre ;
  • l’encrier de Saint Jean surplombe la mer.

 


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11 La Femme vêtue de soleil et le Dragon à sept têtes

 

Apocalypse_11_Femme

Cliquer pour voir l’ensemble

Voici une Femme Ailée qui peut en rappeler une autre…


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12 La Grande Prostituée de Babylone

 

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Apocalypse_15 Meule Melencolia_Meule

Cliquer pour voir l’ensemble

 

« Un Ange puissant prit alors une pierre, comme une grosse meule, et la jeta dans la mer en disant : « Ainsi, d’un coup, on jettera Babylone, la grande cité, on ne la verra jamais plus. » (Apocalypse, XVIII, 21)

Le tambour cylindrique appuyé contre le mur est certes une meule : dans son cas, une analyse serrée va s’avérer particulièrement fructueuse.


Un moulin et sa meule ?

The Wire-drawing Mill 1489 Staatliche Museen, Berlin

Le Moulin à tréfiler
Dürer, 1489, Staatliche Museen, Berlin [7]

On trouve souvent de vieilles meules posées, en guise d’enseigne, contre le mur d’un moulin.

La meule désigne-t-elle la bâtisse de Melencolia I comme étant  un moulin ? Surplombant la mer, ce ne peut être un moulin de rivière. Un moulin à vent sur une falaise serait en situation dangereuse. De plus, l’immense majorité des moulins à vent ont un soubassement circulaire (afin de faciliter la rotation de la partie mobile pour suivre le vent). Enfin, la moulure décorative dément qu’il s’agisse d’un bâtiment utilitaire. L’hypothèse que la bâtisse de Melencolia I serait un moulin est donc à rejeter.

Une meule tournante

Il existe des meules verticales (pour les moulins à huile notamment) : elles sont épaisses et de faible rayon, de façon à augmenter la surface de la tranche tout en diminuant l’inertie. La nôtre, de proportions bien différentes, est à coup sûr une meule horizontale, une meule de moulin à blé.

L’encoche rectangulaire qui traverse le trou central est destinée à l’encastrement de l’anille, cette pièce métallique en forme de fer de hache qui assure la jonction avec l’axe tournant. Notre meule est donc la meule tournante qui, dans un moulin, se trouve toujours placée au-dessus de la meule dormante.

Une meule qui ne peut pas broyer

coupe_meule

La meule inachevée

La taille des engravures puis leur entretien (le rhabillage) est une tâche fastidieuse et pénible : il faut soulever la meule tournante par un système de treuil, la retourner et la disposer à l’horizontale. Puis au marteau et au ciseau,  reprendre une par une les rainures.

Posée de biais contre le mur, la meule de Melencolia n’est pas dans une position pratique pour ce travail. Le bord ébréché fournit peut être une explication : la meule étant abîmée, on a renoncé à l’habiller.

Meule ébréchée, meule inutilisable :  double symbole de déréliction.


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15  L’Ange à la clef de l’Abîme

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Cliquer pour voir l’ensemble

« Puis je vis un Ange descendre du ciel, tenant à la main la clef  de l’Abîme, ainsi qu’une énorme chaîne. » (Apocalypse, XX, 1-3)

L’objet dans le dos de Satan tient n’est pas un instrument de musique, mais la plaque qui va fermer l’entrée des enfers, armée d’une serrure aussi complexe que la  clef.

Nous n’allons pas pousser plus loin ici  la comparaison avec Melencolia I : car des trousseaux de clés, on en trouve à foison dans l’oeuvre de Dürer.



Apocalypse Synthese
Nous avons mis en évidence en bleu clair les cinq éléments qui ont un rapport avec l’Ecriture : du bas à droite au haut à gauche,  de la signature au livre fermé, puis à l’ardoise, puis au titre  déployé sur les ailes de la chauve-souris, une logique de révélation successive apparait, ce qui est le principe même de l’Apocalypse. [5]

Les éléments numérotés sont ceux qui sont apparaissent dans les planches de l’Apocalypse. Nous ne pensons cependant pas du tout que cette lecture soit la clé de Melencolia I : un texte aussi riche d’images, une gravure aussi saturée d’objets, ont forcément des points communs. [6]

On peut penser  a minima à l’auto-citation d’une oeuvre bien connue du public  (comme les montres molles d’un autre génie compliqué) ; plus probablement, à la récupération délibérée d’un vocabulaire graphique déjà employé à l’occasion d’un thème proche.

En particulier, l‘imprégnation apocalyptique  dans le coin en haut à gauche de la gravure, correspondant aux planches du début de la série, est particulièrement convaincante : la réminiscence de l’étoile Absinthe, qui rendait amères les eaux, est plus plausible dans un contexte mélancolique que le souvenir de la météorite d’Ensisheim  (voir  1.2 Astronomie, Astrologie)

Mais ici, l’astre tombe en douceur ; la balance n’est pas brandie par un cavalier échevelé ; et les sept barreaux se découpent sur la splendeur de l’arc-en-ciel :

si Apocalypse il y a, c’est une Apocalypse apaisée [8]


Références :
[1] Partiellement proposée par D.Finkelstein, mais sur quelques objets seulement : la meule, l’angelot et le village en bord de mer (Babylone).
MELENCOLIA I.1 David Ritz Finkelstein, http://arxiv.org/pdf/physics/0602185.pdf
[2] Pour la série complète, on peut consulter ce site agréable qui met en regard les gravures et les textes
http://www.wittert.ulg.ac.be/fr/flori/opera/durer/durer_apocalypse.html
[3] « Et les deux ailes du grand aigle furent données à la femme, afin qu’elle s’envolât au désert, vers son lieu, où elle est nourrie un temps, des temps, et la moitié d’un temps, loin de la face du serpent » (Apocalypse, XII, 14).
[3a] Voir la discussion dans http://www.albrecht-duerer-apokalypse.de/ein-raetselhaftes-tintenfass/, qui conclut qu’il s’agit bien d’un encrier
[5] Nous donnerons dans 8 Comme à une fenêtre une explication plus globale de cette série.
[6] Nous proposons dans 9.3 La BD d’AD une lecture d’ensemble de la gravure, sur la base d’un autre texte très célèbre.
[7] Sur cette vue des environs de Nuremberg, Dürer montre un moulin à eau sur la rive de la Pegnitz, qui actionnait des machines à tréfiler.
[8] Nous proposons dans 5.2 Analyse Elémentaire une interprétation de cette ambiance harmonieuse.

1.4 Outils d’artisan

27 décembre 2015

Nous allons parcourir rapidement les objets liés à la menuiserie et à la fonte des métaux, qui se trouvent dans des zones proches, le marteau faisant la liaison entre les deux.

Article précédent : 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse


Menuiserie_metallurgie_synthese


Les outils du menuisier

Le marteau (avec sa tête bifide pour retirer les clous), les tenailles, la scie, le compas, la règle et les quatre clous ne posent pas de question.


Le rabot

Melencolia_Rabot

Le rabot est un modèle particulièrement élégant, fait par et pour la main d’un maître menuisier : des congés adoucissent les arêtes et facilent la préhension, les courbes savantes donnent une impression de force et de vitesse. Le dessin de Dürer est d’une précision technique : il montre la mortaise entre le manche et le corps de l’outil, la lame en acier, et la pièce de bois en forme de livre qui permet de la régler et de la bloquer.


sb-line
L’équerre

Melencolia_Equerre
Tout le monde reconnait maintenant dans cet objet une équerre un peu particulière, mais il n’en a pas toujours été ainsi. Revue rapide de ce qu’elle n’est pas (et qu’on trouve encore çà et là chez des commentateurs).


Une planche à modeler

Dans son analyse exhaustive de toutes les interprétations de Melencolia I, Schuster [1] est très laconique sur cet objet : il l’appelle « planche à modeler » (Modellholz) et l’associe à la sphère : le couple symboliserait l’action de l’homme sur la matière brute, comme la pince sur le creuset, et le marteau sur la pierre.

L’inconvénient est que, si l’on voit bien comment une pince permet de manipuler un creuset ou un marteau de tailler une pierre, l’utilisation de la « planche à modeler » sur une boule de pierre ou de bois ne répond pas à une nécessité criante.

De plus, la base richement moulurée qui permet de tenir l’objet en main, s’accorde mal avec un outil de maçon ou de plâtrier.

Un gabarit à moulure

Jan Georg van Vliet Der Tischler 1635 detail

Jan Georg van Vliet Der Tischler,  1635 [4]

Cliquer pour voir l’ensemble.

Voici un gabarit à moulure.

Une jauge

villard2
Carnet de Villard de Honnecourt, XIIIème siècle

Le titre « Ar chu tor torn le vis don persoir » signifie « Par ce moyen tourne-t-on la vis d’un pressoir ». La jauge, posée sur le diamètre et divisée en trois partie égales donne le pas de la vis. On enroulait une corde autour du cylindre pour tracer la spirale de la vis. Les trois points marqués sur le cercle montrent les endroit où l’on devait plaquer la jauge, pour mesurer l’espacement vertical.


stickgauge

Une jauge plus contemporaine, utilisée pour vérifier les équipements de footballer ou hockeyeur (Storey stick gauge)

Un pupitre à scier

 

Pupitre a scier1

 

Marquetterie de Hans Kipferle, 1651

Pupitre a scier2Mormons visitant un menuisier de campagne,1856,
Christen Dalsgaard

 Cliquer pour voir l’ensemble.


Le dessin préparatoire

equerre esquisse

Dürer, Dresden Skizzenbuch

Dans ce  dessin préparatoire l’équerre est associée à des compas. Elle a été quelque peu allongée dans la gravure, en  conservant le  profil de découpe en trois marches : en quart de cercle, puis à angle droit, puis à 45°. On voit également dans les deux versions le trou de suspension en haut de l’objet.

La Memoire Von der Artzney Bayder Gluck des guten und widerwertigen 1532

Gravure de Hans Weiditz, 1532

Les quatorze médaillons sont une référence humoristique aux procédés de mnémotechnie de l’époque. On y voit, outre le balance, les tenailles et les marteaux, un médaillon présentant à égalité les deux types d’équerre.[2]


1554 cabinetmakers guild in the Church of the BrethrenStädtisches Museum Braunschweig

Enseigne commémorative de la Guilde des ébénistes, 1554,

église des Frères (Brethren), microfilm du  Städtisches Museum, Braunschweig [3]

Quarante ans après Melencolia I , l’équerre de Dürer est toujours aussi connue qu’une équerre normale, et associée au compas : les deux instruments de conception surplombent l’outil opératif : le rabot.


 

jost_amman_1-detailJost Amman jost_amman_2-detailJost Amman,Der Schreiner,1568, Nurenberg [4]
dutch-16th-c-bench -detailAtelier d’un menuisier allemand,XVIème siècle  

wierix_Hans Frontispice de Die Kindheit Jesu Christi ca 1600

Hans Wierix, Frontispice de

« Die KindheitJesu Christi » ca 1600

Wierix bulles detailHans Wierix, Anges et bulles de savon wierix_life_of_the_infant_2_detail

Hans Wierix, Anges et poutre

Cliquer pour voir l’ensemble.



Antonio_Vieira_-_Sagrada_Familia

La Sainte Famille, détail. Cliquer pour voir l’ensemble.
Attribué à Antonio Viera (1590-1642), Collection privée

Un exemple rare en dehors du domaine germanique


tischblatt

Table en Marquetterie de Hans Kipferle, 1651, Stadtmuseum, Bolzano

L’entrecroisement des deux équerres, à droite, semble une fantaisie graphique.
Le pot de colle en bas à gauche n’a rien à voir avec le creuset de Melencolia I.


romanian_square eglise Biertan roumanie

Bas-relief avec outils de menuisier
Eglise de Biertan, Roumanie [3]



img_6084
On trouvera sur le web plusieurs menuisiers qui fabriquent à nouveau ce type d’équerre, et les vendent [6].


Les outils du fondeur

Melencolia_creusetDürer, 1514 hendrik-hondius-vanitasstilleven-vanitas-still-life-1626 detail

Hendrik Hondius, Vanité, 1626

En un siècle, pas  grand chose n’a changé : les longues pinces permettent de manipuler le creuset de métal fondu, pour le faire couler dans un moule (non représenté). Le marteau aide à démouler. On peut ainsi obtenir un diapason : car l’art du fondeur a pour but  de faire sonner le métal.

(Il pourrait  donc y avoir une relation indirecte, dans Melencolia I,  entre le creuset et la cloche).

Dans la gravure de Hondius, la boîte cylindrique avec un long bec est un rochoir, qui permettait de faciliter la fusion en saupoudrant (à travers la plaque percée) de petites quantités de fondant (borax). Elle était aussi utiliser par les orfèvres pour souder ou nettoyer les métaux.


Rochoir Encyclopedie

Diderot, Encyclopedie, 1ere édition Tome 14



Doring detail

Dürer ne l’a pas représenté, mais on le trouve dans cette gravure de 1535 très inspirée de Melencolia I, où il vient compléter les accessoires du fondeur.



Hans Doring, schema

Saturne, frontispice de « Eyn gesprech eines alten
erfarnen kriegsmanns » de Reinhard zu Solms, gravure de Hans Döring, Mayence 1535

Döring reprend pratiquement la logique de répartition de Dürer, en rajoutant :

  • à la fonderie, le rochoir, une lime et un soufflet de l’autre côté de la sphère ;
  • à la menuiserie, une équerre classique et deux accessoires de sculpteur sur bois : la masse et le ciseau.

Les objets de l’Ecrit sont les mêmes (compas, livre, encrier), mais l’ardoise a disparu puisque c’est l’angelot qui ici tient le livre.


Article suivant : 1.5 Instruments de mesure

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Références :
[1] Peter-Klaus Schuster, Melencolia I, Dürer Denkbild, Berlin, 1991
[2] Illustrations par de « Von der Artzney Bayder Glück des guten und widerwertigen »,
1532,Augsbourg. traduction du « De Remediis Utriusque Fortuna » de Petrarque
L’ensemble des gravures de cet ouvrage splendide est disponible sur Gallica :
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b22000574/f13.item.
Il s’agit en l’occurence d’un dialogue sur la Mémoire dans lequel Vertu, comme d’habitude, rabat le caquet de Joie. Voici le début :
« 1 Joie : J’ai une mémoire impressionnante.
2 Raison : Ce n’est qu’une maison spacieuse habitée par l’ennui, une galerie de vieux tableaux noircis dont maint détails nous déplaisent.
3 Joie : J’ai beaucoup de souvenirs. »
4 Raison : Il y en a peu qui nous plaisent : la plupart nous tourmentent, et souvent la pensée des plaisirs anciens s’accompagne de tristesse. »Petrarque, Les Remèdes aux deux fortunes, Livre I chap 8. Traduction Christophe Carraud
[3] Tiré de la remarquable collecte d’équerres de Dürer, par Chris Schwarz, un menuisier qui en fabrique et s’en sert
http://blog.lostartpress.com/page/109/
[4] Les illustrations complètes du Livre des Métiers, par Jost Amman
http://www.fulltable.com/VTS/aoi/a/amman/jam.htm
[5] Toutes les gravures du Rikjmusum concernant les métiers
https://www.rijksmuseum.nl/nl/rijksstudio/135205–jinji/verzamelingen/timmerwerk?ii=41&p=0
[6] Pour acheter une équerre de Dürer : http://www.cronkwrightwoodshop.com/portfolio-item/711/

1.5 Instruments de Mesure

27 décembre 2015

Melencolia Schema Mesure

Après le Menuiserie et la Fonderie, passons maintenant aux instruments de mesure.

Article précédent : 1.4 Outils d’artisan

Le compas

Melencolia_Compas_Livre

Le compas est lié à l’équerre en tant qu’instrument du menuisier. Mais sa place centrale dans la gravure en fait un objet polyvalent, capable également d’évoquer l’Astronomie  (voir 1.2 Astronomie, Astrologie) et la Géométrie.

Durer Dresden SkizzenBuch compas

Esquisse du Compas, Dresden Skitzzen Buch  

D’après l’étude qui nous est restée, Dürer semble avoir hésité sur cet objet très important : il a commencé à gauche par un compas à branches inégales et mécanisme de serrage (plutôt un outil de géomètre qui évoque le compas parfait permettant de tracer toutes les coniques [1], et dont il aurait peut être mis au point un exemplaire [2]).

Finalement, il s’est  rabattu sur l’objet le plus neutre qui soit : un banal compas à deux branches égales.


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Le sablier

Melencolia_sablier
Le sablier est représenté avec une exactitude méticuleuse : on voit les reflets sur le verre, le filet de sable, entre le réservoir supérieur et le tas qui est en train de se former en dessous. D’après le volume des deux tas, le sablier est à mi-course.


Un modèle de luxe

Il s’agit d’un de modèle de luxe, particulièrement raffiné. Il a la forme d’une sorte de gloriette construite avec des éléments végétaux : base entourées de feuilles, colonnes faites de troncs, qui se tressent en haut selon des motifs en accolade ; enfin, terrasse supérieure ornée de six boules.


Melencolia_detail_carre

Cette décoration végétale s’harmonise avec les croisillons du carré magique, en forme de tiges élaguées.


Un sablier singulier

Parmi les innombrables sabliers représentés dans ses tableaux ou des gravures, celui de Melencolia I a une particularité frappante, qui n’a pourtant jamais  été commentée : il n’est pas symétrique entre le haut et le bas. Ce sablier magnifique serait-il donc un leurre, un objet inutile, figé, destiné à ne jamais être retourné ?

Il y a, heureusement,  une autre explication : les sabliers habituels sont des objets d’intérieur, faits pour être posés et retournés sur des tables, c’est pourquoi ils sont  symétriques.Le nôtre est conçu pour être fixé au mur, autour d’un pivot central qui n’est pas visible dans la gravure. Sa décoration asymétrique a alors un avantage : permettre de repérer plus facilement le nombre de tours (pairs ou impairs).


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Le cadran solaire

Cadran Solaire NurembergFleischbrücke Vue de Nuremberg, XVIIème siècle  

 

Sonnenuhr_im_Johannisfriedhof_Nurnberg

 

Cadran Solaire de JohanisFriedhof

Le petit cadran solaire est d’un type courant à Nuremberg. Les heures sont inscrites sur un rouleau de parchemin décoratif. L’aiguille est renforcée en bas par une tige fichée à angle droit dans le mur.


Melencolia_cadran

Il s’agit d’un objet miniature, probablement en métal, amovible et non pas peint ou gravé sur le mur. Il est accroché à la corniche, mais sans que celle-ci lui fasse ombre ; juste au dessus du sablier, mais sans en être solidaire (ce qui empêcherait de le retourner).  En donnant les heures, il complète le sablier qui mesure des durées plus courtes. [3]


Un cadran méridional

Le fait que les heures soient réparties symétriquement indique qu’il s’agit d’un cadran solaire méridional, autrement dit  que le mur est orienté plein Sud.

Les heures vont de VIIII à IIII, avec midi en bas, comme dans tous les cadrans solaires de l’hémisphère nord (voir A quoi sert midi (sur le globe) ).

Certains ont cru y voir une allusion aux heures nocturnes, pendant laquelle se pratiquent les opérations secrètes du Grand Oeuvre : à ce compte, tous les cadrans solaire sont alchimiques !


Les sabliers à compte-tour

SaintJerome_sablierSaint Jerôme dans sa cellule, 1511 Chevalier_sablierLe Chevalier et la Mort,1513

Il faut bien faire la différence avec les autres modèles de sablier (quadrangulaire ou cylindrique) que l’on voit dans des gravures précédentes. La partie supérieure de ces sabliers comporte un cadran circulaire rabattable, gradué de I à XII, avec le XII en haut : l’aiguille, que l’on déplace manuellement, permet simplement de compter les tours.


Kirche St. Andreas in Brodersby. Doppelglas-Sanduhr an der Kanzel

Eglise St. Andreas de Brodersby

Un double-sablier tournant avec compte-tour pour mesurer le temps du sermon (30 mn les dimanches ordinaires, 60 mn les jours de fête)


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La balance

Melencolia_balance
La balance est à l’équilibre, comme l’indique l’aiguille verticale. C’est un modèle de luxe. L’ « Omega » pendu en dessous n’a rien de mystique, c’est simplement un dispositif de blocage évitant de fausser la balance en cas de poids trop lourd.


Durer Dresden SkizzenBuch Waage

Esquisse de la Balance, Dresden Skitzzen Buch  

Cette balance existait probablement en réalité : nous en avons une étude très précise, toujours à l’équilibre, mais sous un autre point de vue.


Melencolia_Balances_Comparaison
En retournant l’esquisse de gauche à droite, on constate que Dürer ne s’est pas contenté de modifier le point de vue : il  a aussi modifié les proportions, en rendant l’instrument plus trapu (sans doute pour des raisons de mise en page).

Le point important est que, malgré ces modifications majeures, le détail des enroulements des trois brins est resté exactement le même : comme si ce détail  avait eu plus d’importance pour Dürer que la véracité d’ensemble de l’objet. Il faudra attendre 4.4 Harmonies polyédriques pour une hypothèse sur la raison d’être de ces enroulements.


Article suivant : 1.6 Paradoxes des Bourses et des Clés

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Références :
[1] Sur le compas à coniques à la Renaissance et l’apport éventuel de Dürer
https://halshs.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/376560/filename/Trace_continu_coniques-ASP.pdf
compas a conique

[3] Le cadran soudé au sablier :

Heinrich Aldegrever Respice Finem 1529

Respice Finem, Heinrich Aldegrever 1529

Dans cette gravure réalisée l’année qui suit la mort de Dürer, Aldegrever recycle l’astre rayonnant, la sphère et le sablier solidaire du cadran, sans se poser trop de questions. Le thème tire vers la la Vanité : la femme nue tenant sa pomme est semblable à Vénus pour la Beauté, à la Fortune par le boule instable. La devise lui rappelle de ne pas perdre de vue sa propre fin.

1.6 Le truc des Bourses et des Clés

27 décembre 2015

Nous allons traiter à part les deux seuls objets portés par l’Ange lui-même,   rattachés à sa ceinture par des rubans. Ce sont aussi les seuls dans lequel un même objet est répliqué  : six clés, trois bourses. Ce sont enfin les seuls sur lesquels Dürer nous a laissé un semblant d‘explication, sous forme d’un annotation lapidaire en marge d’un croquis préparatoire :

Putto British Library

« la clé représente le pouvoir, les bourses représentent la richesse ».

(Schlüssel [betewt] gewalt, pewtell (Beutel) betewt reichtum)

Bourses et clés en 1514

Pour situer d’emblée la difficulté de l’interprétation avec un artiste aussi prolixe que Dürer, voyons deux autres exemples qu’il a produit cette même année 1514, dans des contextes totalement différents.


madonna-by-the-wall-1514

La Madonne aux Remparts, Dürer, 1514

Dans cette Vierge vêtue en bourgeoise,  assise devant les remparts de Nuremberg, la bourse et les clés (absentes  habituellement dans les madonnes de Dürer) servent un pieux sentiment de proximité et d’identification.


albrecht-durer-peasant-couple-dancing-1514

Couple de paysans dansant,  Dürer, 1514

 

Chez cette paysanne au contraire,  elles jouent un rôle comique : tandis que le paysan débraillé et obscène (voir le fourreau troué) ne songe qu’à danser, la femme tient prudemment  les cordons de la bourse.

En général, la bourse et les clés, parfois associées comme ici avec un couteau, se portent près de la ceinture, pour d’évidentes raisons de sécurité.

Durer Visitation 1503
Visitation, détail, Dürer,1503

Dans ce seul cas, la bourse pend nettement plus bas, presque au niveau du genou.


Dürer, Marge du Livre de Prieres de l'Empeureur Maximilien Munich Staatsbibliothek
Marge du Livre de Prieres de l’Empeureur Maximilien
Dürer, Munich Staatsbibliothek

Ici, c’est au contraire le trousseau qui pend au niveau du genou.

sb-line

Le trousseau de clés

Melencolia_cles
Il ne comporte pas quatre cIés comme on le lit souvent, mais six (deux sont plus courtes et leur panneton est caché, mais on voit bien leur anneau sur le ruban).

La première clé est plus grosse et isolée des autres. M.Calvesi [1] est le seul a avoir souligné ce détail. Il interprète la mention de Dürer : « la clé représente le pouvoir » comme signifiant le pouvoir de transmutation. Il le relie au I de l’inscription « MELENCOLIA I », pour conforter son interprétation de la gravure comme représentant la première oeuvre (la première « clé ») du Grand Oeuvre alchimique (qui traditionnellement en comporte quatre ou sept).

L’argument serait plus convainquant s’il n’y avait pas six clés.


La première clé

Elle diffère des autres par sa taille, mais aussi par sa forme : son anneau est plat (celui des autres est torique),  ce qui justifie la petite proéminence sur la partie supérieure, qui  facilite la préhension. Elle possède en outre un motif circulaire à la jonction entre l’anneau et la tige.

A la réflexion, sa situation semble peu naturelle : l’anneau est situé au dessus du ruban, et la tige en oblique n’est pas en position d’équilibre,  comme si cette clé échappait à la pesanteur (la dernière clé du trousseau est également en oblique, mais on voit que c’est parce qu’elle est soulevée par un pli de la robe).

Une illusion graphique  Scoop !

Melencolia_cles_couleur
Compte-tenu de la précision du dessin (on pourrait presque reconstruire la serrure d’après les motifs du panneton), toute maladresse est exclue :  soit Dürer veut nous suggérer que la première clé est en mouvement (en train de glisser le long du ruban pour rejoindre les autres, ou en train de « léviter » surnaturellement) ; soit il faut comprendre que la « collerette » située juste en dessous de l’anneau ne fait pas partie de la clé, mais représente une boucle du ruban autour de la tige (en bleu) : ce qui explique les deux anomalies, la position en hauteur et en oblique.

On remarque également que que le ruban qui tient les clés est doublé pour plus de sécurité ; cela permet aussi de l’attacher facilement au lien de cuir fermé par une boucle, lui même passé à la ceinture de la robe.

Avec l’énigme de la clé en suspension ou nouée, Dürer pousse aux limites la précision et le réalisme du graphisme, et attend du spectateur qu’il pousse lui-aussi aux limites ses capacités d’analyse et de logique.

Moralité des clés

La première clé, la plus grosse, la plus ornée, située à l’écart et au-dessus des autres, semble n’en faire qu’à sa tête et échapper aux lois de la nature  : en fait elle s’y soumet et même doublement,  car elle est doublement liée.

La maxime des clés serait en somme : « plus on est puissant, moins on est libre ».  


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Les bourses

Melencolia_bourses
Elles sont posées côte à côte dans un repli de la robe. Rien d’étonnant à trouver une bourse, même volumineuse,  en tant qu’accessoire pour dames, de nombreuses gravures l’attestent.


 

16th century leather pouch (German) in the St. Annen Museum (Lubeck)Triple bourse en cuir allemande du XVIème siècle St. Annen Museum, Lübeck  Allaert Claesz.A dancing couple with Death playing a xylophone 1562Couple dansant avec la Mort qui joue du xylophone, Allaert Claesz,1562

 

Il existait même un modèle avec trois petites bourses cousues autour d’une autre, mais ce n’est pas le cas ici : les trois bourses sont indépendantes.


La longueur du ruban

Nous avons vu qu’en général, la bourse se trouve au niveau des clés. Melencolia I présente une double exagération : non pas une bourse, mais trois. Non pas un lien court, mais un lien tellement long qu’il permet aux bourses de traîner par terre, lorsque l’ange si lourdement lesté s’assoit.


Martin Schaffner 1533 table pour Asymus Stedelin Museumlandshaft Hessen, Kassel

Table pour Asymus Stedelin
Martin Schaffner, 1533, Museumlandshaft Hessen, Kassel

Cette exagération est tellement typique qu’elle a été retenue telle quelle, vingt ans plus tard, pour ces belles dames habillées à la mode de Melencolia I.


Le truc des rubans

Melencolia_bourses_couleur
Derrière le double ruban des clés, un autre double ruban (en vert) descend jusqu’aux bourses, et disparaît derrière la première. La comparaison est éclairante : si les clés nécessitent un double ruban pour les assujettir à la ceinture, a fortiori les bourses, plus lourdes et plus précieuses… or on ne voit que deux brins descendre jusqu’aux bourses, là où on devrait en compter quatre.

Panofsky a bien noté ce détail :  « les bourses, au lieu d’être attachées à la ceinture par les rubans, ont glissé négligemment sur le sol ». [2]


Une illusion graphique

Essayons de reconstituer les faits :  Melencolia a débouclé le lien de cuir, dégagé un côté du double ruban des bourses, laissé choir celles-ci sur le bas de sa robe avant de s’asseoir, puis rebouclé le lien de cuir. Quant au double ruban, coincé sous une des bourses, il est resté en place le long de la cuisse. Tout ceci est bien irréaliste.

Le réalisme affiché des bourses et des rubans fonctionne ici comme un trompe-l’oeil redoutable : nous voyons avec certitude les bourses attachées, mais la réflexion prouve qu’elles ne le peuvent pas l’être.  L’illusion est à double détente : d’abord, le ruban guide l’oeil jusqu’aux bourses cachées dans le pli de la robe, qui semblent donc symboliser l’avarice et la dissimulation typique des mélancoliques : dans un second temps, le même ruban nous dit que l’ange s’est volontairement détaché de ses bourses, mais n’a pas renoncé à ses clés.

Moralité des bourses

Ainsi Dürer, cet artiste à succès, ce saturnien comblé par la Fortune, nous montre des bourses qui ne tiennent pas vraiment à leur propriétaire, donc auxquelles leur propriétaire ne tient pas.  Tandis que les clés, au contraire, sont bien attachées, et même à double lien.

Complétant la mention manuscrite de Dürer, bourses et clés seraient la métaphore d’un détachement relatif, disant en quelque sorte : « Lâchez la richesse, mais gardez le pouvoir ! »

Nous proposerons dans 7.2 Présomptions une interprétation plus précise de cette maxime.


Quelle est la raison de ces jeux ? L’optimisme pré-scientifique d’un grand intellectuel, désireux d’enseigner l’importance des détails qui clochent et de nous persuader que toute anomalie apparente a en définitive une explication rationnelle ? Ou bien au contraire la résignation d’un très grand artiste, qui aurait pressenti avant l’heure la part d’indécidable que  toute représentation suppose ?

Références :
[1] « A Noir (Melencolia I) » Maurizio Calvesi, Storia del Arte 1:2, 1969, p 54

1.7 L’Objet-Mystère

27 décembre 2015

L’objet-mystère   (Scoop !)

 

Melencolia_Inconnu

Article précédent : 1.6 Paradoxes des Bourses et des Clés


Un sifflet ou un instrument à vent

Nous n’avons pas réussi à trouver un  sifflet ou un appeau de cette forme – qui aurait pu s’associer avec le lévrier endormi. De plus l’objet semble trop robustement construit, et le trou trop petit pour ce genre d’usage.

Vitruvius 1548 Instrument de musique

Vitruvius Teusch 1548, chap 286

Dans cette planche consacrée aux inventions de Ctesibius, on voit à côté du soufflet et de la flûte un long instrument dont l’embouchure ressemble un peu à notre objet inconnu. Le lien ténu  étant que la Musique est sensée soigner la Mélancolie.

Un bec de cromorne
cromorne bec

Cet instrument est probablement une forme de Krummhorn (cromorne ou tournebout), généralement courbé, qui possède une hanche similaire à celle du hautbois, enfermée dans un bec amovible.

Krummhorn Players, 1551 Heinrich Aldegraver

Joueur de krummhorn, 1551 Heinrich Aldegraver

Cet instrument était couramment utilisé au XVIème siècle. Néanmoins, la pointe du bec amovible est plutôt en forme de fente que de trou circulaire, comme dans l’objet de Melencolia I.


Un soufflet

Sous l’autorité de Panofksi, c’est l’identification qui revient le plus souvent. Il est vrai qu’on retrouve un soufflet associé au creuset dans d’autres oeuvres d’époque (voir 1.4 Outils d’artisan ).


L'Alchimie Von der Artzney Bayder Gluck des guten und widerwertigen 1532

L’alchimie, Gravure de Hans Weiditz, 1532  

Métaphoriquement, le soufflet est un objet ironique, synonyme de pensée vide et  de vaines spéculations : les critiques des alchimistes les appellent des souffleurs.


BecSoufflet
Bec d’un soufflet moderne

Mais ici, le trou trop étroit et le manque de place jusqu’à la marche rendent cette proposition impossible : à moins  d’y voir un soufflet qui ne peut pas souffler.

Voici quelques autres propositions envisagées et réfutées par Panofski [1], p 329

Un tube de couleur (Nagel)

Aucune autre représentation connue.

Une Canne de verrier

Agricola Canne verrier
Agricola, De re metallica, 1556, p 476

A cause de cette gravure, on a proposé une canne de souffleur de verre : mais manifestement ni les proportions ni l’étroitesse de l’ouverture ne conviennent.


Un chasse-clou (Bühler)

La proximité avec les clous appelle cette hypothèse. Panofski indique que cet outil était inconnu avant le XIXème siècle. De plus, il ne correspond guère aux énormes clous de charpentier, dont la tête saillante ne risquait pas d’être escamotée.


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Un clystère

La plus ancienne mention connue d’un clystère métallique se trouve dans un manuscrit de 1470 intitulé « Compte des Dépenses de la Cour de Louis XI » (toutes les références  sont tirées de [2]  )


Bas relief XVeme Musee Gruuthuse Brugges
Bas relief du XVème siècle, Musée Gruuthuse, Brugges

Voici une des plus anciennes représentations d’une seringue à lavement, et de son usage.


seringue 1497

Das Buch der Cirurgia di Hieronymus Brunschwig (1497)
Facsimile de Gustav Klein; Carl Kuhn, Münich, 1911.[2]

Il faut reconnaître une certaine ressemblance avec l’objet de Melencolia I.

Boite a clystere

Virgil  Solis d’après Heinrich Aldegrever
La salle des Bains, milieu XVIème [3]

On reconnait la boîte, mais l’instrument n’apparaît pas dans cette gravure, qui représente des bains publics.

beham La fontaine de Jouvence

La fontaine de Jouvence (détail) Cliquer pour la vue complète.
S.Beham, 1531

En revanche, cette composition gaillarde n’hésite pas à montrer un clystère en pleine action.  Il possède le même évasement au bout de la canule  que l’objet de Melencolia I, mais avec une taille bien plus imposante.


Clystere en argent, Nuremberg, Germanishes National Museum

Clystère en argent,
Nuremberg, Germanishes National Museum

,
Il est donc  possible que l’objet-mystère de Melencolia I soit un clystère : même si, utilisé au départ  par les barbiers ou dans les bains, il ne deviendra un instrument médical que dans la seconde moitié du siècle.

Dix Livres de la Chirurgie Ambroise Pare 1564

Dix Livres de la Chirurgie, Ambroise Paré ,1564

Dürer a pu le cacher sous la robe par discrétion…  ou pour indiquer avec humour sa destination finale, d’autant qu’il ne dédaignait pas de plaisanter avec le sujet :

« Et sur ce que vous m’écrivez que je dois arriver bientôt, sinon vous allez administrer un clystère à ma femme, cela ne vous est pas permis, vous la sauteriez alors à mort » Lettre de Dürer à Pirckheimer, Venise, 13 octobre 1506.

A la fois la mélancolie hypocondriaque, chez l’homme, ou les divagations utérines, chez la femme, peuvent se soigner par des clystères différemment utilisés [4] : mais cette raison semble faible pour expliquer cette présence incongrue, juste à côté de la signature. A moins qu’il ne s’agisse d’un « private joke » à l’intention des amis proches.

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Voici une série d’autres hypothèses, apparues depuis le livre de Panofski, ou personnelles…

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Un cadran de berger

Altdorfer Le charpentier RP-P-OB-2973
Le charpentier
Dessin d’Altdorfer, Rijkmuseum

Il ne s’agit pas ici d’un fil à plomb, mais d’un cadran solaire portatif, à corps cylindrique.

Detail_-_Shepard_Dial_-_from_The_Ambassadors_-_Holbein

Les Ambassadeurs (détail)
Holbein, 1533, National Gallery, Londres

Très improbable que Dürer ait crypté cet objet en supprimant l’ergot et les très intéressantes hyperboles.

La poignée d’une loupe

Selon Elizabeth Maxwell-Garner [5], il s’agirait de « la poignée d’une loupe industrielle utillsée pour la coupe des bois de graveur ». Aucune référence n’est malheureusement fournie.


Un matoir (Punzireise)

matoirs
Ces outils  permettent d’imprimer dans le cuir différents motifs.


Ceinture motif
Comme par exemple la marque en forme de soleil de la ceinture de l’Ange.


Un Poinçon à tête amovible

Dans le même ordre d’idée, on peut imaginer qu’il s’agit d’un outil de percussion, dans lequel venaient s’emboîter différentes têtes amovibles. Ce qui expliquerait sa place à côté de la signature. Mais les poinçons d’orfèvre  sont plutôt des pièces uniques,  afin d’éviter la contrefaçon.

Un Poinçon de Géomètre

holbein_kratzer_polyhed

Portait de l’astonome Nicolas Kratzer (détail)
Holbein, 1528, Musée du Louvre, Paris

Placé en toute premier plan à un emplacement de choix, cet objet, emblème de la précision,  permettait de marquer un point,  ou de bloquer une règle. Mais pourquoi Dürer l’aurait-il représenté sans pointe ?

Un Burin sans pointe…

… et auquel il manque le manche !

Nicklaus Manuel Deutsh burinNiklaus Manuel Deutsch, 1515 Vitruvius Teusch burinVitruvius Teusch, 1548

 

Dès l’époque de Dürer, les burins pour la taille sèche avaient la même forme qu’aujourd’hui : paume en demi-cercle et pointe en losange.



Niklaus Manuel Deutsch- Saint Eloi dans son atelier_1515

Saint Eloi dans son atelier
Niklaus Manuel Deutsch, 1515, Kunstmuseum, Bern

Cette représentation d’un atelier d’orfèvre nous montre l’environnement qu’a dû connaitre le jeune Dürer lors de ses années de formation chez son père : Saint Eloi met en forme un calice sur son enclume, l’ouvrier de droite trace une marque sur un anneau doré qu’il tient délicatement dans un linge. Quant au personnage central, il grave au burin une plaque posée sur un coussin.

Ce tableau est particulièrement irritant car, sans nous donner de  solution, il met en scène quatre de nos meilleures fausses pistes : le soufflet (manié par l’apprenti à l’arrière-plan); le burin (posé sur la table), le poinçon  et le rochoir (voir 1.4 Outils d’artisan ).


Eloi patte lapinNiklaus Manuel Deutsch, 1515 Vitruvius patte lievreVitruvius Teusch, 1548

Vitruvius Teusch, 1528

La patte de lièvre à côté de la boîte à poids servait au nettoyage des pièces. On la voit aussi sur le Vitruvius.


Un fil à plomb

Pour compléter les instruments de mesure, ce pourrait être un poids de fil à plomb vu de dessus, le trou servant à laisser passer le fil.


Maitre macon Jost Amman 1536

Maitre maçon, Jost Amman, 1536

Dans cette gravure contemporaine, le fil à plomb est de forme « radis ».


 

Netherland PLUMB BOBS Wolf Rucker

Plombs néerlandais, date inconnue (collection Wolf Rücker [6])

Cependant, certains plombs cylindriques évoquent fortement l’objet de Melencolia I.

 



A l’issue de cette enquête sur l’objet-mystère, nous voici parfaitement frustrés.

En l’attente d’une découverte bouleversante, la solution de loin la plus plausible est le clystère.

Dürer Robinet

Le bain des Hommes, détail
Dürer, 1496-98

Même si nous savons que Dürer peut à l’occasion se montrer cru (voir cette métaphore du robinet-coq), la présence de cet objet  prosaïque, voire grivois, nous choque surtout à cause de son emplacement : entre ces deux objets sacrés que sont les clous (emblème christique) et la signature dürérienne. A cet emplacement stratégique, le coin en bas à droite où finit la lecture, est-il possible que Dürer ait vraiment voulu clore le sujet par un lavement ?


Une échappatoire serait de considérer que cet objet a été rendu volontairement ambivalent : ce serait un objet blanc, une sorte de joker qui se rattacherait aux autres thèmes :

  • à la fonderie, si c’est un soufflet ;
  • à la menuiserie, si c’est un chasse-clou ;
  • à l’écriture, si c’est un burin, un poinçon ou un matoir ;
  • à la mesure, si c’est un fil à plomb.

Schema Vitruvius
Ce sont les quatre thèmes qu’à retenu, en 1538, le graveur du Vitruvius Teusch (en se gardant bien de représenter l’objet-mystère, comme s(il était spécifique non pas au thème, mais à Dürer lui-même).


Objets_schema complet
A l’issue de cette phase d’exploration des objets, voici donc comment ils se répartissent dans Melencolia I, avec les deux thèmes additionnels que sont les références à l’Apocalypse, et les objets-symboles (bourses et clés). Plus l’irritant objet que nous laisserons à son mystère.

Deux sont des énigmes visuelles :

  • la clé qui semble libre alors qu’elle est  doublement attachée;
  • les bourses qui semblent attachées alors qu’elles sont libres.

D’autres sont des objets déceptifs, des sortes d’apories :

  • l’astre imprévisible, la sphère opaque, le cadran solaire minuscule et sans ombre
  • la meule qui ne peut pas meuler.

Peut-être faut-il inscrire dans cette catégorie notre objet-joker, indécidable parce que délibérement incomplet :

  • le soufflet ou le clystère sans trou ;
  • le manche sans pointe ;
  • le plomb sans fil ;
  • le cadran de berger sans courbes.

Ayant tâté de la méthode et de l’état d’esprit de Dürer, nous voici armés pour attaquer les trois morceaux de bravoure que sont le Carré magique, la Sphère et le Polyèdre.


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Références :
[2] Marco Gatinaria e la Storia della Siringa, Renzo Console, http://chifar.unipv.it/museo/Console/gatt.htm
[3] Alison G.Stewart, Sebald Beham’s Fountain of Youth-Bathhouse Woodcut: Popular Entertainment and Large Prints by the Little Masters, 1989
http://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1014&context=artfacpub
[4] « Some Penetrating Insights: The Imagery of Enemas in Art » Laurinda S. Dixon, Art JournalVol. 52, No. 3, Scatological Art (Autumn, 1993), pp. 28-35  http://www.jstor.org/stable/777365