1.3 A la loupe : les panneaux latéraux

26 novembre 2017

Le panneau de gauche



Un jardin-antichambre

Rogier_van_der_Weyden_-_Annunciation_Triptych_-_WGA25590 vers 1440 Louvre
Triptyque de l’Annonciation
Atelier de Van der Weyden, vers 1440, Louvre, Paris (panneau central)
et Galleria Sabauda, Turin (panneaux latéraux)

L’idée du donateur adorant la Vierge depuis un jardin, devant un escalier et une porte donnant accès à la chambre de la Vierge, sera reprise plus tard par l’atelier de Van der Weyden, dans un triptyque dont la composition, si cette reconstitution est exacte, rappelle  celle du retable de Mérode (sauf pour le panneau droit, qui représente la Visitation).



Rogier_van_der_Weyden_-_Annunciation_Triptych_-_volet gauche galleria sabauda turin
Le panneau gauche, repeint en totalité, est difficile à interpréter, et le donateur est inconnu. La  porte cochère est surplombée par une bretèche à caractère défensif, mais le peintre a oublié la porte latérale donnant accès au chemin de ronde Le rempart porte trois créneaux, puis s’interrompt absurdement, sans qu’il s’agisse pour autant d’une ruine (la moulure du bas fait le tour du rempart). A voir les trois baies de la fenêtre, les trois fleurons de l’auvent  (et d’autres triplets dans le panneau central, tels les coussins et les lys), on comprend que l’enjeu des trois créneaux est symbolique.  Ce bout de fortification  trinitaire est essentiellement un symbole marial, à la fois porte  (janua coeli) et tour (turris eburnea).

De même la colonne en haut de l’escalier est probablement plus, vu son voisinage avec l’arbre, un symbole christique qu’un élément d’architecture réaliste.


Un lieu réaliste

Merode_PanneauGauche_GAP
A côté de ce jardin lourdement symbolique, celui du retable de  Mérode, enclos d’un rempart dont on voit toutes les pierres, fortifié par une bretèche fonctionnelle, équipé de portes dont on voit toutes les planches et les ferrures, planté d’une pelouse dont chaque plante est reconnaissable, apparaît comme un modèle de réalisme.

Et pourtant, comme nous allons le voir, il comporte quelques symboles discrets.


La rose pour emblème

Merode_Gauche_Chapeau_Rose Merode_Chapelet_GAP

Reindert L. Falkenburg note que le mari a probablement décoré son chapeau avec une rose prise au rosier grimpant. Sa femme quant à elle tient un rosaire de corail. Cette insistance sur la rose, emblème de Marie, conduit la méditation jusqu’ « au drapé de la robe rouge de Marie, qui, par ses plis autour du genou gauche, ressemble à une grande rose, la « Rose Mystique » du sein de laquelle, selon la littérature dévotionnelle de l’époque, le Christ aurait bourgeonné. » [1]


Saint Christophe

Merode_SaintChristophe_GAP
Sur le rosaire est attachée une minuscule figurine dorée de Saint Christophe, le « porteur de Christ ». Selon Falkenburg, il s’agit probablement de l’indication que la jeune femme espérait être enceinte.


Le messager

Merode_Messager_GAP

En 1966, H.Nickel [2] a identifié le minuscule écusson que porte le personnage debout à côté de la porte ( trois bandes rouges sur fond d’or) : il s’agit des couleurs de la cité de Malines (Mechelen). L’homme n’est donc ni un serviteur du couple, ni un autoportrait de Campin, ni un marieur, comme on l’avait proposé auparavant.


Messenger badge, metropolitan museum

Un exemple de badge de messager,
Metropolitan Museum, New York

C’est un de ces messagers professionnels, authentifiés par leur badge qui, avant la mise en place d’un service postal, étaient chargé de délivrer officiellement le courrier d’une ville. Son grand chapeau de paille le protégeait des intempéries, et sa bourse contenait les missives.

Selon Nickel, il apparaît dans le triptyque comme « la contrepartie terrestre du messager céleste, l’ange Gabriel. Peut-être a-t-il  été mis là pour compléter un motif de trois personnages , femme, mari et messager, formant d’une manière séculière un contraste délibéré, et légèrement amusant, avec le groupe sacré de Marie,  Joseph et Gabriel. »

Selon Falkenburg [1], il pourrait s’agir d’un héraut  annonçant et solennisant la visite des donateurs auprès de Marie.


Les quatre oiseaux

Merode_Oiseaux_GAP

Dans la foulée de sa découverte, Nickel a proposé une interprétation détaillé des quatre oiseaux, qui a eu moins de succès  :

« …un rouge-gorge d’Europe, une pie,  un chardonneret et un moineau. Le rouge-gorge, avec sa poitrine rouge, le chardonneret , qui se nourrit dans les ronces et le moineau, le plus humble des oiseaux, qui ne tombe pas sauf par la volonté de Dieu, sont des symboles de la Passion et de l’Incarnation du Christ. Le seul oiseau qui n’a pas de relation directe avec le Christ est la pie. Selon les bestiaires, cet oiseau  parle et délivre des messages, et ce n’est probablement pas par hasard qu’il est perché juste au dessus de la tête du messager humain. De plus, la disposition des quatre oiseaux reproduit celle des quatre personnages dans les autres panneaux du triptyque. Ainsi le rouge-gorge, un des plus petits oiseaux d’Europe, correspond au minuscule enfant Jésus sur son rayon, dans le panneau central ; la pie à l’archange ; le chardonneret, qui apparaît fréquemment dans les représentations de la Vierge à l’Enfant, à Marie (de plus,  le fait que Marie soit assise sur le sol est reproduit par le chardonneret, perché  plus bas que la pie sur le mur) ; et l’humble moineau à  Joseph, l’humble charpentier. »


La double porte

Merode_PorteCavaliere_GAP
Nickel  discute ensuite l’anomalie de la porte ouverte, si le panneau représente le « hortus conclusus », le jardin clos qui est un emblème marial. Il remarque que seule la partie « piéton » de la porte cavalière a  été ouverte par le messager :

« ses doigts effleurent le bord de la porte tout comme le bout des ailes de l’ange effleurent la porte de la chambre. Ce type de porte pouvait laisser passer un cheval et son cavalier – peut être le cavalier dans la rue est-il là pour le souligner – et seule la petite porte étant ouverte, aucun cheval ne pouvait entrer.  Le cheval dans l’iconographie médiévale est un symbole du désir… qui, naturellement, n’était pas admissible dans le jardin de la virginité. »



Le panneau de droite est très célèbre, et bien plus intéressant.

Merode_PanneauDroit_GAP
Les deux souricières

Nous leur avons dédié un chapitre séparé (2.1 1945 : Schapiro and co : la bataille des souricières), car l’histoire de leur identification controversée mérite d’être racontée.


Les volets du haut (SCOOP !)

erode_volets_releves_GAP
Les volets se rabattent à l’intérieur, et s’attachent au plafond par une clenche. On voit sur la gauche le coin d’un troisième volet, ce qui signifie qu’il y a une troisième fenêtre dans l’atelier de Joseph, et donc un espace entre son établi et le mur mitoyen avec la chambre de la Vierge. Nous verrons dans 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré que ce détail en apparence insignifiant a une  grande importance pour l’intrigue.


Les volets du bas  (SCOOP !)

Merode_VoletsCoulissant_GAP
Pour des raisons d’encombrement, ceux là ne pivotent pas : ils coulissent verticalement dans une  glissière.


L’étal

Merode_Souriciere2_GAP

L’étal à l’extérieur du magasin, qui porte pour attirer le client une production de l’atelier Joseph, se replie vers le haut lorsque les volets  sont fermés.


Le banc

Merode_trellis_Joseph_GAP

Son dossier extrêmement haut en fait une sorte de cloison entre la porte et l’atelier. Le clayonnage permet à Joseph, en se retournant, de voir qui entre dans son échoppe.


La porte

Merode _Droite_Porte

Elle est entrouverte vers l’intérieur. Le soleil découpe son ombre sur le mur de droite. Mais comme on voit aussi l’ombre du clayonnage en contrebas, c’est qu’il existe une source de lumière à l’intérieur de l’atelier, en haut à gauche, dans la partie cachée par le cadrage. C’est elle aussi qui baigne de lumière la face de Joseph.



Detail Lampe à huile
Annonciation (détail)
Andrés Marzal de Sas, 1393-1410, Saragosse, Musée provincial

Sans doute est-ce une lampe à huile, comme dans cet autre atelier, traité de manière bien plus frustre.


La planche à trous

Merode_Tariere_GAP
En tout cas, cette lampe cachée (SCOOP !) projette l’ombre du forêt sur la planche  que Joseph est en train de perforer.

Certains (Jozef de Coo) doutent qu’il soit possible de faire tourner le vilebrequin d’une seule main, en coinçant la pomme  contre sa poitrine. Mais Joseph est  habile : il a déjà percé trois trous et attaque le quatrième.

Les trous sont répartis en quinconce. Ils forment une grille de 4×4 trous, repercée par une autre grille de 3×3 trous. [3]


La craie (SCOOP !)

Merode Droite Craie planche
Voici  quelque chose que personne n’a remarqué : le petit objet blanc et rond sur l’établi, dans lequel beaucoup veulent voir un appât pour les souricières, n’est autre que la craie qui a servi à marquer l’emplacement des trous sur la planche. On le comprend car, à côté d’elle sur l’établi, Campin a pris soin de tracer une marque du même genre.


Les outils de la table

Merode_OutilsEtabli_GAP
On devine au fond, dissimulée dans l’ombre du volet, une grande tarière en forme de T. Plus près, une soucoupe contenant des clous, d’autres s’étant échappés sur l’établi. Un ciseau et un marteau, une tenaille et un tranchoir complètent l’équipement.


La bûche

Merode_Doloire_GAP

Joseph y plante non pas sa hache, mais sa doloire, un outil qui sert à écorcer et équarrir le bois. La lame porte un signe constitué de trois cercles, analogue aux trois trous déjà percés dans la planche et aux trois trous qui figurent sur les armoiries de droite, sur le vitrail  du panneau central.


Le tabouret

Merode Droite Scie

Le petit tabouret en bas à gauche, sur lequel est posé la scie, est en fait un support sur lequel Joseph pose le pied pour scier (SCOOP !).



Legende de saint Joseph 1490-1500 Hoogstraten, Church of St Catherine detail tabouret
Légende de saint Joseph (détail)
1490-1500, Hoogstraten, Eglise  de St Catherine

Cette fonction d’étau se voit bien sur ce détail d’un retable postérieur, mais clairement inspiré par les oeuvres de l’atelier de Campin.



Legende de saint Joseph 1490-1500 Hoogstraten, Church of St Catherine detail Joseph

Le doute de Joseph
Légende de saint Joseph, 1490-1500, Hoogstraten, Eglise  de St Catherine

Au final, tous les outils de l’atelier sont bien ceux que l’on s’attendrait à trouver chez un honnête menuisier.



Revenir au menu : Retable de Mérode : menu

Références :
[1]Reindert L. Falkenburg, “The Household of the Soul: Conformity in the Merode Triptych,” dans Early Netherlandish Painting at the Crossroads: A Critical Look at Current MethodologiesMaryan Wynn Ainsworth Metropolitan Museum of Art, 2001 – 122 pages http://www.academia.edu/5166635/The_Household_of_the_Soul_Conformity_in_the_Merode_Triptych
[2] Nickel, Helmut. « The Man Beside the Gate. » The Metropolitan Museum of Art Bulletin, n.s., 24, no. 8 (April 1966). pp. 237–44, fig. 1, 9, 10, ill. on frontispiece.
http://www.metmuseum.org/art/metpublications/the_metropolitan_museum_of_art_bulletin_v_24_no_8_april_1966#
[3] Donc 25 au total, ce qui correspond au triangle de Pythagore (5×5 = 4×4 + 3×3), mais aussi au nombre de lettres de l’alphabet hébreux (ou grec). On peut aussi décomposer 25 en 12+12+1,  soit  les 12 trous du périmètre, autour des 12 trous de l’intérieur plus  le trou du centre. Tout en restant très prudent sur les interprétations numériques  dans le retable de Mérode, nous reviendrons sur ce point en conclusion de cette étude, lorsque nous aurons compris le rôle de la planche à trous au sein du panneau de droite (voir 5.2 Une Histoire en quatre tableaux).

1.2 A la loupe : le panneau central

26 novembre 2017

Une bonne manière d’aborder cette oeuvre foisonnante est de commencer à ras de terre, c’est-à-dire d’explorer sans chercher à les interpréter les multiples détails qui en font tout le charme. Certains sont bien connus ; d’autres ont été parfois mal compris ; d’autres enfin sont passés inaperçus, alors qu’ils ont leur importance.

Nous commencerons ici par le panneau central. Image en haute résolution :
https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/annunciation-triptych-merode-altarpiece/2gH9uXVRR_p-vQ



Le vase et le lys sur la table

Merode_lys_GAP

Le vase de majolique est surtout remarquable pour son inscription mystérieuse, qui malheureusement ne signifie rien. Ce sont des caractères pseudo-hébreux tracés en écriture coufique. Ce type de décoration, qui apparaît dans de nombreuses oeuvres médiévales, est interprété soit comme un goût pour l’exotisme (Meyer Shapiro), soit comme un signe magique, soit comme « relevant d’un historicisme mal contrôlé – le coufique appelant l’image d’une sorte de langage biblique pré-latin, ou peut être un stade ancien du développement de l’écriture « .[1], p 69



met Apothecary Jar, ca 1431 FlorenceVase d’apothicaire vers 1431, Metropolitan Museum

Ce type de céramique à décor en feuilles de chêne bleu cobalt était fabriqué à Florence [2].


Le chandelier et la bougie sur la table

Merode_bougie_GAPLa bougie montre quelques coulures et une fumée s’élève au dessus. Certains disent qu’on voit encore une tâche rouge au bout de la mèche. C’est le seul exemple d’une bougie en train de s’éteindre dans toute la peinture flamande, et elle a fait couler beaucoup plus d’encre que de cire (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume). La raison de son extinction est d’ailleurs aussi mystérieuse que celle de son allumage. Malgré ce que certains commentateurs prétendent, nous ne sommes pas le soir. Et l’éclairage est bien suffisant pour lire à la lumière du jour.


Bougeoir Musee Boymans van BeuningenBougeoir, XVème siècle 

Musee Boymans van Beuningen

Le chandelier est d’un modèle courant, avec une cuvette en bas permettant de récupérer les coulures, et un trou sur le côté pour déloger facilement ce qui reste de la bougie.


Les bras de lumière et la bougie sur la cheminée

Merode Werl Bougeoir

Les deux bras de lumière   sont d’un modèle pratiquement identique à celui que l’on voit dans une autre oeuvre de Campin (la Sainte Barbe du retable Werl, au Prado), planté au milieu du manteau devant une statue de la Trinité. Ils sont en forme de « bastion crênelé », et comportent au centre une « verge » permettant de ficher une bougie de taille importante, entourée par six bobèches destinées à des bougies plus fines [2a].

La seule différence est que le bras de lumière  du retable de Mérode possède sous sa coupelle une décoration en forme de blason : en fait une patte permettant de poser le doigt pour faire pivoter plus facilement l’objet.


SCOOP : deux types de bougie

Merode Bougie blanche et jaune

La bougie de la table est vue en plongée, celle de la cheminée en contre-plongée . L’une est emboîtée, l’autre plantée sur une tige. Mais une différence plus importante n’a pas été remarquée : l’une est en cire d’abeille blanchie, très onéreuse, et l’autre  est en cire d’abeille naturelle, de couleur jaune [2b].


Le livre sur la table
Merode_LivreTable_GAP

Il est posé, ouvert, sur la bourse de tissu vert qui a servi à le transporter. Un rouleau de parchemin à moitié déroulé est coincé dessous.

Le texte du rouleau est vu à l’envers, comme le montre  l’emplacement des lignes rouges qui ouvrent un paragraphe. Pour certains [2c], cela signifierait que ce texte n’est pas destiné à être lu par Marie, mais par un regard d’en haut. On peut simplement y voir une marque de réalisme : puisque le gros du rouleau est coincé sous le livre, le début du texte retombe nécessairement à l’envers.


Le livre de Marie

Merode_LivreMarie_GAP
Marie semble tenir le livre au travers d’un tissu blanc. Il s’agit en fait d’un type médiéval de reliure, dans laquelle le tissu est solidaire du livre [3].


Stundenbuch_der_Maria_von_Burgund_Wien_cod._1857_14v 1477Livre d’heures de Marie de Bourgogne
1477, Bibliothèque nationale autrichienne, Vienne
The-Magdalene-Reading-Netherlandish-painter-Rogier-van-der-Weyden National GalleryMadeleine lisant, Rogier van der Weyden, National Gallery, Londres

En voici deux exemples contemporains, qui montrent que ce type de livre n’était pas un attribut marial.


Visitation 1480-90 Graz Institution Universalmuseum Joanneum Visitation 1480-90 Graz Institution Universalmuseum Joanneum detail livre

Visitation, 1480-90, Institution Universalmuseum Joanneum, Graz

Il se rapproche d’un type de reliure plus courant, la reliure en aumônière (girdle book), un précurseur du livre de poche qui se portait accroché à la ceinture. Cet exemple est intéressant car le livre géant que la servante de Marie porte dans ses bras pourrait bien, dans ce contexte de la rencontre entre deux femmes enceintes, être une métaphore soit de l’enfant encore dans le ventre, soit du bébé à venir, enveloppé de langes.



Intéressons-nous maintenant au mobilier autour de Marie.



La fenêtre et ses volets

Merode_fenetre_GAP

En Flandres à cette époque, les volets se repliaient vers l’intérieur. Chacun se découpait verticalement en une partie étroite (pouvant se plaquer dans l’épaisseur du mur) et une partie large, elle même redécoupée horizontalement, et pouvant se plaquer sur la face interne du mur. Ils permettaient donc de régler finement l’ouverture, soit en largeur soit en hauteur.

Certains ont vu dans la jalousie une symbolique liée à la virginité de Marie. Mais elle n’a rien d’étonnant dans une pièce du rez de chaussée donnant sur la ville.



Jacques_de_Guise,_Chroniques_de_Hainaut,_frontispiece,_KBR_9242

Frontispice (présentation du livre à Philippe le Bon)
Jacques de Guise, Chroniques de Hainaut, KBR 9242, Bibliothèque royale de Bruxelles

On retrouve le même type de volet repliable, avec jalousie, dans un contexte tout à fait profane.


Campin Sainte Barbe Prado Madrid

Panneau de Sainte Barbe,
Campin, retable Werl, Musée du Prado

Ici, les volets permettent, en plus, d’obturer la partie du haut, les vitraux. L’absence de jalousie s’explique par la position en hauteur de la pièce.


Le banc

Merode banc
A voir le tissu bleu coincé sous le dossier du banc, on comprend vite que celui-ci peut se soulever : et plus précisément, pivoter autour d’un axe. Ceci permet, sans déplacer le banc, de passer de la position Hiver à la position Eté, celle qu’il a ici.


Annonciation 1415-20 Paris, Musee de Cluny, Cl. 01252 fol 27

Annonciation, 1415-20, Paris, Musée de Cluny, Cl. 01252 fol 27

Quelques années à peine avant le retable de Mérode, un banc analogue sert de pupitre à la Vierge.



Jan de Tavernier dans Jozef De Coo
Ce type assez courant de mobilier, appelé banc-tournis, trouve donc tout naturellement sa place entre la table et la cheminée.



jean poyer february tours 1500 morgan library MS H 8 folio 1v
Jean Poyer, Février, Tours, 1500, Morgan Library MS H 8 folio 1v

Quelque fois, pour se chauffer plus vite le dos avant de manger, on ne prend même pas la peine de basculer le dossier, qui se limite ici à une barre.


Annunciation Unbekannter Meister, 15. JahrhundertAnnonciation
Maître allemand inconnu, XVème siècle
Hochaltar, Marienkriche Zwickau, um 1479, Detail Annonciation von Michael WolgemutAnnonciation, Michael Wolgemut, vers 1479
Maître-autel, Marienkriche, Zwickau

Voici un modèle allemand au dossier caractéristique, très rares cas d’un banc-tournis  dans une Annonciation.



Last Supper Jorg Ratgeb, 1505-1510 Boijmans van Beuningen

La cène
Jorg Ratgeb, 1505-1510, Boijmans van Beuningen

Ici, le peintre n’a manifestement pas compris qu’un dossier incurvé ne peut pas se retourner !


Petrus Christus Vierge a l'enfant vers 1450, Galería Sabauda Turin

Vierge a l’enfant
Petrus Christus, vers 1450, Galería Sabauda,Turin

Ce tableau très postérieur présente, dans le plus joyeux désordre, une anthologie complète du vocabulaire symbolique de l’Annonciation. Ceux de l’école de Campin  : le banc-tournis, les deux livres (l’un avec sa bourse, l’autre dans son linge), le rouleau de parchemin, les volets, la bougie, la cheminée avec ses deux figurines. Plus ceux des Arnolfini de Van Eyck : l’orange sur la desserte en souvenir du péché d’Eve, le lustre avec sa bougie unique, la cathèdre près du lit et les socques posées par terre. Mais le jeu muet des symboles ne suffit plus : ont donc été rajouté le bâton sur le lit  pour évoquer discrètement Joseph ; et la cage à oiseau dont l’Enfant-Jésus manipule un des locataires, bien loin du chat qui se chauffe devant le feu (on trouvera d’autres exemples de ces frères ennemis dans Le chat et l’oiseau : autres rencontres).


Merode banc
Jozef de Coo [4], qui est le premier a avoir remarqué le banc-tournis au beau milieu d’un retable scruté depuis un demi-siècle par les plus éminents spécialistes, en a publié de nombreux autres exemples. Il semble que ces « strycsitten » aient été inventés en Flandres au début du XVème siècle, et ceux de Campin en sont la première représentation en peinture. Certains pouvaient être utilisés comme banquette pour s’allonger, d’autres comme berceau en coinçant le bébé entre le dossier et le mur.

Jozef de Coo a profité de cette découverte pour mener une charge retentissante contre le symbolisme débridé, s’en prenant notamment à une interprétation de Carla Gottlieb selon laquelle  » la transformation de l’autel en table est ainsi répétée dans la transformation du trône en banc ». Jozef de Coo souligne qu’au contraire, « dans une scène céleste, un dos amovible serait une défiguration, une désacralisation ».

Selon lui, ce que les commanditaires recherchaient dans leurs dévotions devant le retable, c’était :

« l’indissoluble mélange du sacré et du quotidien… comme ils pouvaient l’attendre d’un art religieux qui, en dépit de son goût pour le symbolisme, donnait la préférence au descriptif, au narratif, à l’anecdotique. Nos jeunes brabantains n’appartenaient pas à cette génération qui, récemment, a donné aux objets quotidiens des significations théologiques complexes, tirées des Saintes Ecritures et chargées de toute la complexité de la littérature médiévale spéculative et visionnaire ».

Cet article saignant a dû dissuader les iconographes d’aller chercher plus loin dans le banc à deux positions du retable de Mérode. Certains (à la suite de Panofski) continuent à dire qu’il est orné de lions, alors qu’il y a aussi deux chiens en alternance. Alternance nécessaire pour que le meuble soit totalement symétrique : que ce soit en hiver ou en été, on s’assoit avec un chien à sa gauche et un lion à sa droite.

Nous verrons, dans 4.2 L’Annonciation de Bruxelles, que Campin a également représenté l’autre configuration possible des animaux (avec le chien à droite et le lion à gauche).

Mais pour l’instant, restons-en, comme préconisé par Jozef de Coo, au pittoresque et à l’anecdotique.


Le repose-pieds

Merode repose pieds
Le repose-pied est amovible, pour pouvoir être déplacé sur la façade arrière lorsque le banc est en position Hiver. Il est en forme de patte de lion stylisée. C’est sur ce repose-pied que Marie est assise, prenant appui du coude gauche sur le banc.


La table

Merode table
La table possède seize côtés, ce qui a donné lieu a de nombreuses interprétations.



Merode pied table
Mais aucune attention n’a été apportée à son pied, dont le décor à patte de lion est assorti à celui du repose-pied : il est pourtant remarquable que le bord gauche soit décoré, alors que le bord droit est rectiligne.


xx

TABLE CHAIR. ENGLISH. CIRCA 1490Table rabattable vers 1490, provient d’un manaoir proche de Muchelney Abbey, Somerset, Collection privée Hutch or tilt top table XIX siecleTable rabattable, XIXe siècle

La seule explication (ceci est un scoop !) est qu’il s’agit d’une table rabattable (Hutch or tilt top table), dont aucun exemplaire similaire n’est parvenu jusqu’à nous.


Bosch Gula Table des 7 peches capitaux vers 1500 Museo del Prado, Madrid
La Gourmandise (Gula)
Bosch, Table des sept péchés capitaux vers 1500 Musée du Prado, Madrid

On en voit une très semblable sur cette oeuvre un peu postérieure de Bosch.

Ainsi, et sans prétendre pour l’instant à une quelconque interprétation symbolique, notons qu’à côté du banc à deux positions, Campin a placé un mobilier tout aussi ingénieux : une table rabattable assortie (nous en proposerons une interprétation dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament).



 L’équipement de la cheminée



Le parefeu

Merode_Chenets_GAP
Entre les deux traditionnels chenets se trouve un ustensile très rarement représenté à cette époque : un parefeu permettant de se protéger des braises qui sautent. En voici un autre exemple en osier :



Mois de Janvier Tres Riches heures du duc de Berry
Mois de Janvier,
Très Riches heures du duc de Berry, 1410-1449, Château de Chantilly

Sa présence a été amplement commentée, notamment en relation avec la planche à trous que perce Joseph dans le panneau de droite (un second parefeu ?). Nous y reviendrons dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament.



 Le mobilier autour de l’Ange



La porte

Merode detail porte

L’ouverture est à peine visible, au ras du cadre, mais on voit bien que le bout d’une aile de l’Ange n’en est pas encore sortie.


Le bassin de la niche

Merode_bassin_GAP
Dans la niche de pierre est suspendu par une chaîne un bassin de cuivre rempli d’eau, un aquamanile permettant de se laver les mains. Pour qu’on puisse l’incliner dans toutes les directions, il est muni d’un pivot vertical et d’un pivot horizontal, au bout de laquelle se trouve une tête masculine. Ceci explique pourquoi il possède deux déversoirs (ornés d’une tête de gargouilles) : afin qu’il soit en équilibre.


Lavabo Cleveland Museum of art 15thAquamanile du XVème siècle
Cleveland Museum of art

Il n’a rien d’exceptionnel : en voici un exemplaire pratiquement identique.

Ce qui est remarquable dans le panneau de Merode, c’est le traitement minutieux des reflets et des ombres, caractéristique de l’atelier de Campin. On voit sur le flanc du bassin les deux tâches claires des deux oculus ; et sur le mur, très logiquement, les deux ombres du bassin. Si la chaîne semble de métal noir (sauf son premier anneau), c’est parce qu’elle baigne dans l’ombre de la niche.


Le porte-serviette

Merode_serviette_GAP
C’est un modèle très élaboré : remarquer le placage métallique, sur le dessus, qui évite le contact entre la serviette mouillée et le bois. Très originale également est la tête servant de butée : barbue, rayonnante, rubiconde, elle évoque peut-être tout simplement la chaleur et l’idée de séchage (nous en proposerons deux autres interprétations dans 4.5 Annonciation et Incarnation comparées)


Anonyme bruxellois 1470-80 Musee Boijmans van Beuningen Rotterdam verso Anonyme bruxellois 1470-80 Musee Boijmans van Beuningen Rotterdam recto

Anonyme bruxellois, 1470-80, Musee Boijmans van Beuningen, Rotterdam

Cette nature morte qui figure au verso d’uneVierge à l’Enfant montre bien que la serviette, le bassin et même les deux livres avec le rouleau de parchemin sont des métaphores mariales (virginité, pureté, sagesse) qui peuvent fonctionner isolément, hors du contexte de l’Annonciation.


Merode_serviette_GAP The_Ghent_Altarpiece_Niche_with_Wash_Basin_1432Niche avec bassin de lavement des mains
Van Eyck, Revers du retable de Gand, 1432

C’est cependant la comparaison avec une Annonciation contemporaine , celle de Van Eyck au revers du retable de l’Agneau Mystique qui va nous permettre de voir combien Campin privilégie la dissymétrie. Tandis que chez Van Eyck le bassin et le porte-serviette sont orthogonaux au mur, Campin s’est amusé à les tourner dans des directions différentes. De même, il a posé la serviette un bout plus long que l’autre. Et, détail étrange qui n’a jamais été commenté, il a mis des franges d’un seul côté.


Campin Mise au tombeau Seilern ca 1425 The Courtauld Institute of Art
Mise au tombeau
Campin, retable Seilern, vers 1425, The Courtauld Institute of Art

On a parfois voulu voir dans cette serviette une préfiguration du linceul du Christ, car elle ressemble beaucoup, par ses rayures bleues et ses franges, au linceul du retable Seilern.


Robert_Campin_Vierge à l'Enfant devant la cheminee Ermitage Saint Petersbourg
Vierge à l’Enfant devant la cheminée
Robert Campin, Ermitage, Saint Pétersbourg

Mais on peut plus profitablement la comparer cette Vierge à l’Enfant. Tandis que Marie tourne la main vers le feu, la serviette sèche tranquillement au mur, suspendue au dessus du lavabo. Elle présente les deux mêmes bandes de trois rayures bleus que le retable de Mérode, visiblement sans intention morbide. Elle ne présente pas de franges.

Sur ce panneau et son fonctionnement en diptyque, voir Les premiers diptyques religieux.


Flugelaltar Meister des Eggelsberger Altars Oberosterreich 1481 Flugelaltar Meister des Eggelsberger Altars Oberosterreich 1481 detail

Annonciation
Meister des Eggelsberger Altars, 1481,Schloßmuseum, Eggelsberg bei Schärding

A bien y réfléchir, les plus étonnant dans le retable de Mérode est cette absence de franges d’un côté : ce maître, bien moins habile que Campin, n’a pas oublié de les représenter, même sur le côté le moins visible.


Jan_de_Beer_-_Birth_of_the_Virgin detail serviette
Naissance de Marie
Jean de Beer, vers 1520, Musée Thyssen Bornemiza, Madrid
(Cliquer pour voir l’ensemble)

De même chez cet émule de Campin, catégorie détails pittoresques : remarquer la découpe du banc par la fenêtre, l’aile de poulet qui sert à épousseter les moulures, le miroir qui reflète la servante (laquelle lève la main vers le feu pour vérifier la chaleur, dans le même geste que dans la Vierge de Saint Pétersbourg). Sans oublier le demi-chat qui se chauffe devant la cheminée.

Nous proposerons une interprétation de cette énigme des franges absentes dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament.



Revenir au menu : Retable de Mérode : menu

Références :
[1] Islam and the Medieval West, Volume 1, Stanley Ferber, SUNY Press, 30 juin 1979
[2] Il n’a rien à voir avec les céramiques de Delft fabriquées pour Rosh Hashanah, citées dans cette intense discussion sur Reddit https://www.reddit.com/r/ArtHistory/comments/1ywsuq/i_was_wondering_if_someone_could_tell_me_what_the/
[2a] Merci à B. Disdier Defaÿ pour ces précisions terminologiques. Voir son sa très intéressante base de données  : Chandeliers anciens. Candlesticks : a historical database from 1400 to 1800 https://www.pinterest.fr/disdierdefay/
[2b] Comme le remarque B. Disdier Defaÿ, il ne peut s’agir d’une chandelle de suif, trop molle pour être piquée, mais d’une bougie de cire d’abeille ayant gardé sa couleur naturelle jaune. Pour des raisons symboliques qui s’expliqueront dans  4.6 L’énigme de la bougie qui fume, je pense que le chandelier de la table montre, en contraste, non pas une chandelle de suif, même de qualité supérieure, mais  une bougie de cire d’abeille blanchie par l’action du soleil.
[2c] Patricia Lea’, “CLEAN HANDS ARE NOT ENOUGH: LECTIO DIVINA FOR NOVICES IN THE MÉRODE ANNUNCIATION”, p 16
[4] De Coo, Jozef. « A Medieval Look at the Merode Annunciation. » Zeitschrift für Kunstgeschichte 44, no. 2 (1981). pp. 114–32, fig. 1–2. http://www.jstor.org/stable/1482081

1.1 Un monument de l'Histoire de l'Art

26 novembre 2017

Retable de Merode aux Cloisters
Triptyque de Mérode

Ce petit objet, exposé aux yeux de tous depuis son achat en 1956 à la famille des Comtes de Mérode, a fasciné des générations d’historiens d’Art, qui se sont disputés et se disputent encore dans des luttes homériques :

  • sur son auteur : Robert Campin, dit encore le maître de Flémalle (un très grand artiste dont l’oeuvre a été hypothétiquement reconstituée tout au long du XXème siècle) ou bien un ou plusieurs membres de son atelier ? [1]
  • sur sa signification : chef d’oeuvre de réalisme flamand ou de symbolisme religieux, ou les deux ?



Triptyque de Mérode

Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York

MerodeComplet_GAP

Si le triptyque de Mérode est une oeuvre extraordinaire et difficile à appréhender, c’est qu’il est sous bien des points un prototype :

  • une des toutes premières peintures à l’huile ;
  • un triptyque prenant pour sujet principal l’Annonciation, alors qu’on la trouve habituellement sur le revers des panneaux latéraux [2] ;
  • la première représentation de l’Annonciation dans un intérieur flamand ;
  • une iconographie rarissime : Joseph représenté dans une Annonciation à part égale avec Marie ;
  • un des plus complexes assemblage d’objets relevant de ce que Panofski a baptisé le « symbolisme déguisé ».


Un siècle de recherche

01 hugo-von-tschudiHugo von Tschudi 02 Johan HuizingaJohan Huizinga 03 Erwin PanofskiErwin Panofski 04 Charles-de-TolnayCharles de Tolnay
 05 Meyer ShapiroMeyer Schapiro 06 Margaret Freemann 1938Margaret Freemann 07 Heckscher, William S William Heckscher 08 helmut nickel 2012Helmut Nickel
09 Charles Isley MinottCharles Minott 09a Marilyn Aronberg LavinMarilyn Aronberg Lavin 10 Albert-ChateletAlbert Chatelet 11 Lorne_Campbell LorneCampbell
12a daniel arasseDaniel Arasse  12 Cynthia HahnCynthia Hahn 13 Reindert_FalkenburgReindert Falkenburg 14 Felix_ThurlemannFelix Thürlemann
15 Stephan KemperdickStephan Kemperdick

Les plus grands historiens d’art se sont penchés sur ses mystères [3]. La bibliographie le concernant ne comporte pas moins de 340 références, qui s’accroissent chaque année [4].

Durant un siècle d’études savantes, toutes les sources historiques ont été exhumées, tous les textes d’époque ont été écumés, et il est peu probable qu’on trouve subitement un nouvel élément ajoutant une pierre à l’édifice. Alors, que peut-on encore espérer dire d’intéressant et de neuf sur ce célébrissime fétiche ?



La première approche est celle de l’observation pure : en oubliant toutes les interprétations, nous examinerons l’oeuvre à la loupe, la comparerons avec d’autres documents d’époque et mettrons en valeur certains détails qui ont été soit mal compris, soit sous-estimés, soit complètement ignorés :

La seconde est historiographique : nous résumerons cinq travaux assez anciens, mais qui ont marqué les mémoires :


sb-line

Annonciation Bruxelles Campin
Annonciation, Maître de Flémalle, Musée royal des Beaux Arts, Bruxelles

Après cet état des lieux des étapes saillantes de la recherche, nous explorerons une voie qui a notre sens qui n’a pas été exploitée dans toutes ses conséquences : la comparaison du panneau central avec une variante très proche, elle-aussi de l’atelier de Campin : l’Annonciation de Bruxelles. Cette méthode nous permettra de parvenir à une interprétation originale et cohérente d’abord du panneau de Bruxelles, puis du panneau central du retable de Mérode, puis de l’ensemble de ce retable, qu’il faut voir comme la mise en scène d’une sorte de Mystère sacré.



Nous terminerons par une interprétation détaillée du panneau de Joseph, prolongeant les analyses de Minott et révélant, sous le pittoresque atelier d’un menuisier médiéval, une construction théologique rigoureuse et ambitieuse.

Mais nul besoin d’être théologien pour aller plus loin : toutes les notions nécessaies seront fournies en cours de route.


L’essentiel sur l’Annonciation

L’épisode de l’Annonciation tient en quelques phrases de l’Evangile de Luc.

« Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth,à une vierge fiancée à un homme appelé Joseph, de la maison de David, et la vierge s’appelait Marie.Il entra chez elle et dit : Réjouis-toi, gracieuse, le Seigneur est avec toi. À cette parole elle se troubla, elle se demandait quelle était cette salutation. L’ange lui dit : Ne crains pas, Marie, Voilà que tu vas concevoir et enfanter un fils. Tu l’appelleras Jésus. » Luc 26:31

« Marie dit à l’ange : Comment ce sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? L’ange lui répondit : L’Esprit saint surviendra sur toi, la puissance du Très-Haut te couvrira : c’est pourquoi l’enfant sera saint et on l’appellera fils de Dieu… Et Marie dit : Voici l’esclave du Seigneur. Qu’il en soit de moi comme tu dis, Et l’ange la quitta ». Luc 24:38

Bien que le texte ne le précise pas explicitement, la réponse favorable de Marie (« Ecce ancilla Domini ; fiat mihi secundum verbum tuum ») déclenche la conception miraculeuse de Jésus dans son ventre (ainsi que de nombreuses conséquences et complications jusqu’à nos jours).

L’Annonciation, sujet très facile a représenter pour les peintres et qui a donné lieu à d’innombrables variations, coïncide donc avec l’Incarnation, sujet autrement délicat pour laquelle aucune iconographie n’a été codifiée (sinon celle de ne pas essayer de la représenter).

La conception virginale réalise une prophétie du prophète Isaïe :

« C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. »  Isaïe, 7:14


Grandes Heures de Rohan 1430-35 f45r GallicaAnnonciation, Grandes Heures de Rohan 1430-35 f45r Gallica

On voit ici Isaïe (en bas à droite) montrant sa prophétie, tandis que l’ange déroule son propre phylactère.

En somme, l’Annonciation est une Prédiction renouvelant une Prophétie. Car tant que l’enfantement n’aura pas eu lieu, dans neuf mois, tout reste encore envisageable : que la grossesse n’aille pas à son terme, sans parler de la virginité de Marie.

L’Annonciation, qui ouvre pour les théologiens trois trimestres d’insécurité maximale (Jésus est-il bel et bien là, et quand, et sous quelle forme ?), offre aux meilleurs artistes (comme Campin) la possibilité de parler à la fois du passé lointain (Isaïe), du présent (l’Incarnation), du futur proche (la Nativité) et du futur lointain (la Crucifixion de Jésus).


Annonciation Belles heures de jean du berry folio 30r MET

Annonciation, Belles heures de Jean du Berry, 1405-09, folio 30r Metropolitan Museum

D’autres se contentent de traiter le thème des deux époques : ici, de part et d’autre d’un pilier faisant frontière, Marie se tient  au pied d’une statue de Moïse, représentant l’Ancien Testament ; et l’Ange rentre à gauche par une porte représentant l’entrée dans le monde du Nouveau Testament.

Voyez-vous où se trouve Isaïe ?


Merode_Recap_Scoops

Afin d’appâter le lecteur, terminons par un aperçu des importants problèmes qui seront résolus en cours de route :



Revenir au menu : Retable de Mérode : menu

Références :
[1] Aucune oeuvre n’étant signée et datée, les attributions ont fluctué et fluctueront encore : on trouvera un aperçu de ces discussions de spécialistes dans 4.2 L’Annonciation de Bruxelles. Lorsque j’écris « Campin« , il faut naturellement comprendre « atelier de Campin« .
[2] C’est les cas notamment dans le retable de l’Agneau Mystique de Van Eyck. Ceci s’explique par la coutume des Flandres de fermer les triptyques pendant le carême, en signe de deuil. Or la fête de l’Annonciation, 9 mois jour pour jour avant la Noël, donc le 25 mars tombe en général en plein carême. Ceci est un argument en faveur d’un triptyque de dévotion privée.
[3] Je n’ai pas pu trouver les photographies de Jozef de Coo ni de Carla Gottlieb. Que les âmes studieuses de ces deux grands adversaires me pardonnent.
[4] Voir la section Reference sur  le site du musée : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/470304

Faux-pendants

20 août 2017

De même qu’il existe de faux-amis, il existe de faux-pendants où tout semble prouver une correspondance entre deux tableaux, alors qu’ils n’ont jamais été conçus pour cela.

Voici quelques exemples pas si faciles à démêler.



Tintoret la decouverte du corps de St. MarcSaint Marc exécute plusieurs miracles (La découverte du corps de Saint Marc), Brera,Milan Tintoret The Translation Of St. MarkLe corps de Saint Marc sauvé de l’Incendie, Gallerie dell’Accademia, Venise

Tintoret,1562-1566

Ces deux tableaux proviennent de la Salle capitulaire de la Grande Scuola di San Marco, et présentent des compositions complémentaires : perspective spectaculaire et présence du commanditaire Tommaso Rangone (l’homme à la barbe blanche et au riche manteau, au centre).

La discordance des tailles pourrait s’expliquer par le fait que le second a été fortement recoupé en 1815, voici son état initial :

Tintoret The Translation Of St. Mark etat original

Gravure de Silvestro Manaigo et Andrea Zucchi, 1720

L’iconographie de ces deux panneaux a été longtemps incertaine, et on les présente souvent comme des pendants.


Tintoret St. Marc libère un esclaveSaint Marc libère un esclave Tintoret Saint Marc sauve un SarrazinSaint Marc sauve un Sarrasin de la noyade

Tintoret,1562-1566, Gallerie dell’Accademia, Venise

Les études récentes [1] ont montré qu’il s’agissait en fait d’un cycle de quatre tableaux, présentés dans l’ordre chronologique :

  • sur le mur sud, Saint Marc libère un esclave ;
  • sur le mur Est, nos deux « pendants », suivis par « Saint Marc sauve un Sarrasin de la noyade »

Bien qu’exposés côte à côte, ils n’ont jamais été conçus en pendants : seulement comme numéros 2 et 3 de la série.



On dirait deux soeurs posant dans le jardin  familial. Pourtant, la réalité est plus complexe et bien plus intéressante. Dans la suite, nous résumons la remarquable analyse de Margaretta M. Lovell [2].



John Singleton Copley Mrs. Benjamin Pickman (Mary Toppan). 1763. Yale University Art Gallery, New HavenMrs. Benjamin Pickman (Mary Toppan)
John Singleton Copley, 1763, Yale University Art Gallery, New Haven
John Singleton Copley Mrs. Daniel Sargent (Mary Turner) 1763 Fine Arts Museums of San Francisco 125.7 x 99.7 cmMrs. Daniel Sargent (Mary Turner)
John Singleton Copley, 1763, Fine Arts Museums of San Francisco

Mrs. Benjamin Pickman

Mary Toppan, 19 ans, issue d’une bonne famille de Salem, venait en 1763 de se marier avec Benjamin Pickman. Elle porte dans ses cheveux un petit diadème nommé mercury et tient dans ses mains une ombrelle, objet aussi onéreux à l’époque que le tableau lui-même. Ces deux  objets sont de ceux qu’une jeune fille de bonne famille pouvait confectionner elle-même et assortir selon ses goûts, en achetant seulement les matériaux.


Mrs. Daniel Sargent

Mary Turner, 19 ans, issue d’une bonne famille de Salem, venait en 1763 de se marier avec son cousin Daniel Sargent, un armateur fortuné de la ville voisine de Gloucester.

Dans une chute d’eau jaillissant entre deux pierres de tailles, Mary plonge de la main droite une coquille,  du bout des doigts et en tournant le poignet vers le haut, selon la manière de donner ou de recevoir que prescrivent les traités de savoir-vivre de l’époque. De la main gauche, elle tient sa robe entre le pouce et l’index, seule manière distinguée de toucher  un vêtement.Tout est ainsi calculé pour mettre en scène l’aisance naturelle et l’expression de digne retenue qui caractérisent les dames de la meilleure société.

Quant à la coquille Saint Jacques, c’est un manière élégante de faire référence à la beauté de l’épouse (Vénus), à l’origine de la fortune du mari (la mer) et à la moitié du couple.


Deux jeunes épouses

Le fait qu’elles n’aient  pas été représentées avec leur mari, contrairement à d’autres pendants de couple commandés à Copley par les mêmes familles, peut s’expliquer, selon Margaretta M. Lovell , par le statut du mariage comme l’évènement le plus important de la vie d’une femme  ;  mais aussi par le fait que le mari n’avait pas le temps de se soumettre aux interminables séances de pose exigées par la méticulosité et les repentirs de Copley : pas moins de seize séances de six heures, selon les mémoires du fils de Mary Turner. Tandis que Reynolds, à Londres, se vantait de peindre un portrait en cinq à huit heures de pose.


La logique apparente

Le décor minimaliste, aux couleurs ternes, est similaire dans les deux tableaux : à gauche une maçonnerie  en pierres de taille vue de côté ébauche une perpective  : au fond, un mur plat est barré par une ombre diagonale, qui attire l’oeil vers le visage..

Les deux tableaux ont le même format, les deux femmes sont vues de trois quarts. La seconde tourne les yeux vers la première, laquelle  à son tour fixe le spectateur, établissant  un cycle de regards.

Mary Pickman, avec son ombrelle et son mercury dans les cheveux, est plutôt du côté des objets manufacturés, tandis que Mary Sargent, avec sa coquille et les trois roses fichées dans son chignon, fait référence à la nature. Ainsi, au centre du pendant, le parapluie et la cascade se trouvent affrontés, telles l’industrie de l’homme face à celle de la nature.

Reste à savoir pour quelle raison ces deux jeunes voisines auraient choisi de se faire représenter de manière symétrique, et chez laquelle était exposé le « pendant ».


Un faux-pendant

La taille identique s’explique par la standardisation des formats  des portraits ( ici half-length, soit 50 par 40 inch), qui réglait également le cadrage du corps et l’emplacement de la tête.

Le décor, lui aussi standardisé, illustre l’idée que des coloniaux excentrés pouvaient se faire d’un jardin luxueux. Il sert surtout à mettre  en valeur la magnificence de la robe à panier et du corset à baleines, un type de vêtement pratiquement réservé aux femmes mariées. La soie bleue, importée donc très onéreuse, est un signe de richesse.

Au terme d’une analyse serrée, Margaretta M. Lovell a établi que les deux familles habitaient la plus vieille  rue de Salem, Essex Street, et se connaissaient depuis l’enfance. Les deux jeunes voisines, mariées la même année, et sans doute amies, ont très logiquement demandé au peintre local de les représenter dans leur nouvelle dignité d’épouse, sans que les deux tableaux aient été destinés à être accrochés en pendant.


L’énigme de la robe bleue

Il existe un autre exemple où Copley a peint trois portraits de femmes où seul le visage change,  la pose et la robe, recopiée d’après une gravure anglaise, restant exactement les mêmes. Les trois femmes, pourtant apparentées, n’ont manifestement pas pris ombrage de cette uniformité. Car ce que la clientèle appréciait alors dans les portraits était la ressemblance du visage, non l’originalité des vêtements : ils étaient parfois peints en dehors  des séances de pose, d’après des modèles stéréotypés, par des artistes spécialistes des étoffes.

Dans le cas présent, le réalisme méticuleux de la robe, peinte sous des angles différents,  exclut qu’elle ait pu être recopiée d’après une gravure. Margaretta M. Lovell a examiné toutes les hypothèses :

  • une robe miniature peinte après coup, en se servant d’un mannequin de peintre  ? Peu probable pour la même raison ;
  • une robe appartenant au peintre, et qu’il aurait prêtée à ses modèles cette année-là  ? Peu probable, vu le coût élevé d’un tel vêtement pour un peintre de 36 ans (envron 15 livres sterling, soit deux fois le prix du tableau) , tandis que ses modèles pouvaient aisément faire face à la dépense.


Une explication plausible

John Singleton Copley Mrs. James Warren (Mercy Otis) , 1763, Museum of Fine Arts, Boston

Mrs. James Warren (Mercy Otis Warren)
John Singleton Copley, 1763, Museum of Fine Arts, Boston

Il se trouve que la même année, Copley a réalisé un troisième portrait avec la même robe : celui d’une femme plus âgée, qui deviendrait un peu plus tard une poétesse et historienne reconnue et jouerait un rôle important au moment de la Révolution : Mercy Otis, épouse de James Warren depuis 1754.   Margaretta M. Lovell a trouvé une connexion entre celle-ci et les deux familles Toppan et Pickman, via des camaraderies à Harvard, ainsi que via un procès avec les marchands de Salem.

D’où sa proposition que la robe ait en fait appartenu à Mercy Otis, qui l’aurait donnée  à Mary Toppan à l’occasion de son mariage, laquelle l’aurait  prêtée à Mary Turner en signe d’amitié.


John Singleton Copley Mrs. James Warren (Mercy Otis) detailMercy Ottis Warren John Singleton Copley Mrs. Daniel Sargent (Mary Turner) detailMary Turner

Margaretta M. Lovell remarque d’ailleurs que les dentelles qui ornent les manches sont plus luxueuses dans le portrait de Mercy Ottis que dans les deux autres : preuve que la robe avait été remaniée entre temps. De telles dentelles, individualisées et indicatrices du statut social, étaient à l’époque plus coûteuses que le tableau lui-même, et constituaient des biens d’importation de grande valeur.

On peut aussi y voir l’emblème du réseau complexe de déférences et de préséances qui soutendent les tableaux de Copley, et nous sont devenues à peu près indéchiffrables.

Partager la même robe,  c’était partager la même distinction.



Références :
[1] Patricia J.Hyland, « Tintoretto’s Rangone cycle re-examined: Costume in context at the Scuola Grande di San Marco », Thèse de 2006, Boston University
[2] Mrs. Sargent, Mr. Copley, and the Empirical Eye, Margaretta M. Lovell, Winterthur Portfolio Vol. 33, No. 1 (Spring, 1998), pp. 1-39, Published by : The University of Chicago Press
http://www.jstor.org/stable/1215242

Substituts du miroir

25 juillet 2017

On s’intéresse ici à des cas où le miroir est remplacé par autre chose… ou  par rien.



 

The Dolly Sisters 1 The Dolly Sisters

Les Dolly Sisters


Kessler sisters Photo by DANIEL FRASNAY from the book Paris Review 1961 Kessler sisters

Les Kessler Sisters

Comment de vraies jumelles inventent de  faux miroirs.

Serres-livres :
ces petits objets qui s’amusent avec la symétrie et jouent du couteau ou du miroir.


serre-livres histoire faune et cabri. Signature CarlierLe faune et le cabri
Signé Carlier, vers 1930
serre-livres histoire faunes. Signature LimousinCouple affronté
Signé Limousin, vers 1930

Pas de symétrie, mais des tensions qui s’opposent


serre-livres couple LE SAVETIER ET LE FINANCIER SIGNEE LE VERRIERLe savetier et le financier
Signé Le Verrier, vers 1930
serre-livres couple Signature JanteDon Quichotte et Sancho Panza
Signé Jante, vers 1930

Peu de symétrie, mais une paire de compères.

serre-livres HF-art-deco-pierrot et colombine-par-fontinellePierrot et Colombine
Signé Fontinelle, vers 1930
serre-livres HF-art-deco-en-bronze-par-josef-lorenzl-crejo-autriche-1925Pierrot et Colombine
Signé Crejo, Autriche, 1925

Un couple fusionnel qui tend vers la symétrie

serre-livres ruse art-deco-pierrot -colombine-robjPierrot et Colombine
Signé Robj, vers 1930
serre-livres ruse art-deco-cavaliers -par-robjCavaliers
Signé Robj, vers 1930

Il s’agit ici de ruser avec le regard, qui doit détecter ce qui n’est pas symétrique.

serre-livres miroir faux elephant signe fontinelleEléphants
Signé Fontinelle, vers 1930
serre-livres miroir faux fables de la Fontaine Benjamin RabierFables de la Fontaine
Benjamin Rabier, vers 1930

Vu de loin, la symétrie est parfaite : le plaisir consiste à se rapprocher


serre-livres FF-miroir femmes 1930 limousinFemmes nues
Signé Limousin, vers 1930
serre-livres FF Edward d'AnconaPinups serre-livres
Edward d’Ancona

On voit à gauche que, pour obtenir un effet miroir, les deux statuettes doivent être différentes (les serres-livres moins élaborés se contentent de dupliquer le même modèle).

A droite, on notera les titres humoristiques :

  • pour les deux livres gris qui symbolisent visiblement les deux girls, La Vérité Nue (par D.U. Mensonge) et Le Corps (par T.Entrecôte) ;
  • pour le livre central, pris en sandwich entre les mains caressantes, Les Faits bruts, par U.B.Barre, ou le mot Barre signifie la même chose qu’en français.

serre-livres-miroir objet coupe colonne serre-livres-miroir objet coupe

Losqu’un objet est symétrique ou presque, l’effet couteau équivaut à l’effet miroir.

serre-livres couteau asymetrique Dellamorteco serre-livres couteau asymetrique rare-antique-bookends

Losqu’il l’est peu ou pas du tout, l’effet se limite au couteau.


Dans le miroir du tournesol



van dyck Autoportrait au tournesol 1632 Coll part

Autoportrait au tournesol
Van Dyck, 1632, Collection particulière

De la main gauche, Van Dyck  nous montre la chaîne d’or que lui a récemment donnée en récompense son patron, le roi Charles I d’Angleterre ; de la main droite, il montre un tournesol. La position de la grande fleur, aux pétales agitées  par le vent, un bouton tendu vers la gauche comme une main, fait écho à celle du peintre, avec ses cheveux ébouriffés. Derrière, le ciel nuageux rappelle que la tête du tournesol suit, dit-on, la marche du soleil.

Nous comprenons alors la métaphore  de l’artiste courtisan : comme la fleur,  lui aussi ne quitte pas des yeux son souverain, et c’est bien Charles I qui est censé être l’unique spectateur de ce tête-à-fleur chargé de sens.

Dorothea Tanning The mirror 1950 Collection Schefler Aspen

Le miroir
Dorothea Tanning, 1950, Collection Schefler, Aspen

Le tournesol, emblème-fétiche de Tanning, figure dans plusieurs toiles de cette époque, avec des significations variées [1].  Ici, on ne peut s’empêcher de penser à une transposition de la composition de Van Dyck. On y retrouve la double  métaphore du tournesol comme visage et comme miroir du soleil. Mais ici, elle est poussée à son comble : le visage est devenu un tournesol, et le tournesol est véritablement un miroir, qui ne montre rien  que le soleil.

Le tout englobé dans un autre  miroir-tournesol, en signe d’autoréférence.


Les réflexions d’Andrew Valko

Grand spécialiste des chambres de motel glauques, Andrew Valko explore depuis de nombreuses années divers dispositifs réflexifs qui s’ajoutent au miroir pour tenter, sans y parvenir, d’échapper au huis-clos du célibataire ou du couple.

Nous allons retrouver deux effets que le miroir permet habituellement d’obtenir.



sb-line

L’effet ping pong


sb-line
andrew_valko_1992 Room by the sea

Room by the sea, 1992

Entre la clim et l’alarme incendie, la femme se remaquille en nous cachant son visage tandis que  le miroir nous montre celui de son partenaire. Au fond, dans le poster, un autre couple a trouvé la liberté sous les cocotiers.


sb-line

andrew_valko_1998 STEADY SHOT

Steady shot 1998

Lampe rouge allumée, c’est ici le caméscope qui nous montre le partenaire.  Le motif de fausse jungle du canapé évoque une évasion illusoire.


sb-line

andrew_valko_1998 KNOCK, KNOCK

Knock knock, 1998

C’est maintenant la télévision, sur laquelle le caméscope est branché en tant qu’adjuvant érotique, qui nous révèle l’homme assis sur le lit, encore en slip. La femme s’est levée pour  regarder par le judas , autre dispositif optique d’espionnage : moins fâchée de l’interruption du tournage que curieuse de l’irruption d’autre chose dans leur intimité technicienne.


sb-line

La déconnexion

Dans laquelle il s’agit de découper et de mettre à distance un morceau de réel.



sb-line


andrew_valko_2008 import imageImport image, 2008  

andrew_valko_2007 facebookFacebook, 2007

La webcam  modifie le cadrage et l’angle de vue avec bien plus de liberté qu’un miroir : pourtant nous ne doutons pas un instant que le visage à l’écran est bien celui de la jeune fille.

Dans la première composition, la webcam fonctionne comme un dispositif de prise de vue (« Import image« ), dans lequel la jeune femme sert de modèle.  Dans la seconde, elle est utilisée comme un dispositif  réflexif, dans lequel  la jeune femme est à la fois le sujet et l’objet (d’où le titre  Facebook).

Mais grosse différence avec un miroir : elle n’inverse en aucun cas  la gauche et la droite.


sb-line

andrew_valko_ 2011 I Shot Myself,

I Shot Myself, 2011

L’appareil photo lui aussi respecte la gauche et la droite ; il produit une image miniature qui semble amorcer une régression à l’infini aussitôt interrompue, à la verticale de la cuvette close.


sb-line

 

andrew_valko_2015 messengerMessenger, 2015

andrew_valko_2017 alone togetherAlone together, 2017

Progrès technique oblige, l’objectif est maintenant celui du téléphone portable.

A gauche, il ajoute à l’effet de découpe celui d’une translation à la fois spatiale et temporelle, soit justement ce qui caractérise un « messager ». Il crée aussi le paradoxe d’un visage exact et complet, mais indécidable : car qui nous dit que les lèvres sous la photo ont gardé la même expression ? Qui nous dit que ce messager  n’est pas en train de nous tromper tout en gardant les lèvres closes ?

A droite, l’ancienne et le nouvelle technologie rivalisent : le miroir circulaire effectue un zoom sur l’oeil gauche de la jeune fille, qui de la main droite prend un selfie dans le grand miroir.  La question est : le selfie qu’elle prend coïncide-t-il  avec le tableau que nous voyons ?

Le fait que le tableau ne coïncide pas avec le selfie, ce qui bien sûr en complexifie la réalisation, sonne comme une revendication d’autonomie de la peinture par rapport à la reproduction mécanique.


sb-line


andrew_valko_2010 for_your_eyes_only_For your eyes only, 2010 andrew_valko_2011 Marriott reflectionsMarriott reflections, 2011

A gauche, la modèle se fait les cils, grâce à un miroir portable grossissant. A droite, elle se met du rouge à lèvres. Si la salle de bain est différente, la modèle, le miroir portable et la trousse de toilette en plastique bleu transparent sont les mêmes.

Identique également la hauteur du point de fuite, à peu près au niveau du soutien gorge, soit la hauteur d’un homme assis.
Du coup, pour que le miroir circulaire fixe puisse nous montrer le visage du peintre, il faut qu’il soit lui-aussi grossissant, et incliné légèrement vers la droite et vers le bas.


andrew_valko_2014 shutterbug

Shutterbug (Passionné de photo), 2014

Dans ce bouquet final symphonique, les deux procédés  se juxtaposent : l’effet ping-pong et la déconnexion.



andrew_valko_2014 shutterbug detail
Le miroir mobile, par sa double face, concentre ingénieusement dans un espace restreint, le grand oeil du modèle qui ne fait que se regarder lui-même, l’oeil clos du peintre, et le seul  oculus qui regarde réellement : l’objectif de l’appareil photo.

Comme si le regard humain se trouvait ici définitivement supplanté par le regard mécanique. Et comme si la caméra avait pris possession de la chambre.



Références :
[1]  Dans Eine Kleine Nachtmusik (1943), il représente selon elle :
 » le symbole de toutes les choses avec lesquelles les jeunes doivent s’affronter et traiter «  , ou bien   » la bataille sans fin que nous menons contre des forces inconnues, ces forces qui existaient avant notre civilisation « .
http://www.tate.org.uk/art/artworks/tanning-eine-kleine-nachtmusik-t07346

Deux addenda sur Conques

2 mai 2017

Pendant les publications de Mr Lei Huang [1], j’avais évité toute forme de commentaire. A présent, j’ai encore vieilli et je profite de mon fils comme copiste. Je voudrais insister brièvement sur deux points.



Deux copies inspirées du Maître du Tympan

 

 

annonc_ange annonc_vierge

Annonciation, tribunes Sud de la nef


a annonc conques34x

Annonciation, par le Maître du Tympan

Il s’agit de l’Annonciation répétée en double sur un chapiteau des tribunes Sud de la nef, reprise du haut-relief par le Maître au fond du transept Nord. La copie est indubitable avec la reprise des mêmes détails, mais l’adoption d’un style différent, schématisme et symétrie. Formule utilisée pour la moitié des tribunes et tout le cloître, ainsi que pour  la dalle funéraire de l’abbé Bégon. D’où le nom d’atelier de Bégon donné à cet ensemble.


a c condamn ste foy 3893882168_67299d7934_o Nef côté Nord a c condamn ste f voute 5001_thumbVoûte de la nef.

Sainte Foy menée au supplice

Autre copie, celle du chapiteau avec Sainte Foy menée au supplice dans la nef côté Nord, pour un chapiteau d’une retombée de la voûte de la nef. On retrouve les mêmes effets de schématisme. Et il faut noter que les derniers chapiteaux des tribunes sont d’un style plus médiocre, preuve que l’atelier a cessé de fonctionner.

Personne n’a insisté sur le fait que le plus grand artiste de Conques a pu être utilisé, ce qui lui donne une datation intermédiaire et non pas postérieure.


04avareL’Avare(chapiteau tribunes Nord) a avare conques63L’Avare(tympan)

On pourrait noter aussi que d’autres oeuvres du Maître se trouvent dispersées, comme au milieu des tribunes Nord le chapiteau de l’Avare.

05entrelacsAinsi que dans les tribunes Sud, celui avec un panneau d’entrelacs et une tête typique.


Le conclusion s’impose : les plus belles oeuvres et le tympan ne sont pas forcément plus tardifs. C’est la position contraire à celle de mon maître et ami Marcel Durliat qui, dans son livre sur la sculpture romane des routes de pèlerinage, a placé plus tôt le chapiteau de l’Avare comme « auvergnat » et traité les sculptures de Conques en englobant l’atelier de Bégon, mais en négligeant le tympan. Je verrais là une persistance de la vision ancienne pour laquelle c’est le plus récent qui est le plus beau : par exemple l’opinion de Francis Salet, longtemps le « pape » de l’archéologie médiévale, sur les chapiteaux du déambulatoire de Cluny : « trop beaux » pour être anciens.



Odolric et la précocité du plan de Conques

 

Je continue dans le même sens en me servant d’une pierre tombale que j’ai attribuée [2]  à l’abbé Odolric, pour lequel on a une bulle d’indulgences à laquelle j’ai consacré un chapitre de ma thèse.


plan-abbatiale-sainte-foy a c tombe odolric cf saint-antonin OmegAlpha1

Nous nous situons dans le milieu du onzième siècle, et l’église a été commencée à l’Est. Pourtant, c’est vers le bout de la nef du côté Nord qu’on a inséré la plaque avec la croix pattée, traitée dans un style très primitif. Elle est entourée de blocs énormes qui aboutissent à l’angle Nord-Ouest de l’édifice.

J’y vois la preuve qu’on a avancé très tôt jusque là, et qu’on avait donc une vision d’ensemble de toute l’église. La place se trouvait ainsi réduite pour la façade, fixant des limites au portail et au tympan. Bien entendu, on n’avait donc pas besoin d’attendre la fin de la construction pour ajouter la sculpture.

Jacques Bousquet
1er mai 2017


Références :
[1] En particulier, Lei Huang,« Le maître du tympan de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques : état de la question et perspectives » (Etudes aveyronnaises 2014)
[2] Jacques Bousquet, « La tombe présumée d’Odolric à Conques et le motif de la Croix cantonnée de boutons, Cahiers de Saint Michel de Cuxa », N°22, 1991)

Le miroir transformant 4 : transgression

17 avril 2017

Le miroir onaniste

 

Une transgression mythologique (SCOOP !)

kunsthalle karlsruhe-hans-baldung-copie-frauenbad-mit-spiegelFemmes au bain autour d’un miroir
Hans Baldung (copie tardive) Kunsthalle, Karlsruhe

Trois femmes nues aux cheveux dénoués se regroupent autour d’un miroir :

  • la première les relève pour bien voir son visage ;
  • la deuxième regarde son sexe en le peignant ;
  • la plus vieille ne se mire pas, mais tient un ciseau qui ne coupe rien.

Une quatrième femme nue, portant une coiffe, observe le groupe depuis l’arrière.


Grien s’amuse à transposer, dans les bains, la représentation classique des Trois Parques, en remplaçant le thème du fil de la vie par celui des poils de la femme :

  • Clotho, qui brandit la quenouille, soulève ici sa crinière sauvage ;
  • Lachésis, qui enroule le fil sur le fuseau, manipule une brosse bien nette pour mettre en ordre sa toison ;
  • Atropos couple le fil.

Le miroir sphérique joue ici un double rôle : accessoire lubrique et symbole du Monde soumis à la Fatalité.


1524-follower baldung-woman-holding-a-mirror Alte Pinakothek MünchenFemme au miroir
Ecole de Hans Baldung Grien, 1524, Alte Pinakothek, München

Ici est retenu seulement le caractère auto-érotique du miroir.


Des sorcières lubriques

Agostino Veneziano la strega ou ste marguerite 1510-20 ca British MuseumLa sorcière ou Sainte Marguerite
Agostino Veneziano, 1510-20, British Museum
1518 Sainte_Marguerite,_by_Raffaello_Sanzio, LouvreSainte Marguerite, 1518, Raphaël, Louvre

Cette gravure énigmatique pourrait être un pastiche à visée érotique de la Sainte Marguerite de Raphaël, en supprimant l’auréole, en remplaçant la palme par un miroir de sorcière, en dévoilant les seins et les cuisses et en rajoutant de manière embarrassée une flaque dans laquelle la femme s’examine.


Arent van Bolten 1600 ca Sorciere coll partSorcière mirant son sexe
Arent van Bolten (attr), vers 1600, collection particulière.

Ce dessin laisse suspecter qu’il a pu exister une association d’idée entre les sorcières et le miroir onaniste, mais on n’en a aucune source textuelle.


Des filles curieuses

1781 La comparaison du bouton de rose gravure Antoine Francois Dennel d'après Gabriel Jacques de Saint AubinLa comparaison du bouton de rose
Gravure d’Antoine Francois Dennel d’après Gabriel Jacques de Saint Aubin, 1781
1790-1810 Thomas Rowlandson The_Inspection coll partThe Inspection, Thomas Rowlandson, 1790-1810, collection particulière

Le miroir français, en forme de poitrine, permet d’objectiver la vieille métaphore poétique entre téton et bouton.

Le miroir anglais fait lui aussi oeuvre pédagogique, en fournissant à la jeune fille le point de vue du connaisseur.

 

jean-frederic-schall-una-mujer-con-un-espejo
Femme s’examinant dans un miroir
Jean-Frédéric Schall, 1780-1820

Schall a eu deux périodes galantes, à la toute fin de l’Ancien Régime et après l’intermède vertueux de la période révolutionnaire. Ce tableau, qui appartient très probablement à la première période, met en scène deux transgressions :

  • au lieu d’être à sa place sur la table de toilette, le miroir est placé par terre ;
  • le V inversé des rideaux rouge conduit l’oeil vers le V inversé du bonnet blanc, puis vers le V inversé des jambes roses.



L’Echo_foutromane,_1792_-_Figure_-_07La solitude instructive de Madame Convergeais, ci-devant comtesse de Branlemont
Figure 7 de L’Echo foutromane, imprimé à Démocratis aux dépens des fouteurs démagogues, 1792 (réédition Gay et Doucé de 1880) [0]

Cependant, c’est bien sous la Révolution française qu’apparaît la première représentation du miroir masturbatoire, pour illustrer un texte très explicite :

« Elle passe dans son boudoir, saisit son miroir de toilette, et assise sur un fauteuil d’osier, le coude droit appuyé sur la table où est le miroir qu’elle tient dressé sous ses yeux avec sa main, le pied opposé portant sur un tabouret peu élevé, elle se contemple à loisir…. Elle proteste…qu’elle ne veut prendre dorénavant que cette route pour lui rendre hommage ; qu’elle n’aura d’autre amant que son doigt, d’autre conseil, d’autre guide que son miroir, d’autre plaisir enfin que celui de décharger sans la participation des hommes. »


Jean Jacques Lequeu av 1825 La Curieuse BNF GallicaLa Curieuse Jean Jacques Lequeu av 1825 Effets du_mois de Mai BNF GallicaEffets du mois de Mai

Jean Jacques Lequeu, avant 1825, BNF, Gallica

Ces deux lavis conçus en pendant (dans une série de quatre) n’illustrent pas un Avant et un Après (les sièges et les coiffes diffèrent) mais plutôt les deux facettes de l’onanisme féminin tel que Lequeu le conçoit, où la caresse du regard et celle de la main s’équivalent.


Jean Jacques Lequeu av 1825 Jeune_con_dans_une_attitude BNF GallicaJeune con dans une attitude des conjonctions de Vénus

Dans une autre série de quatre lavis, Lequeu prend la place du miroir pour nous montrer ce que la femme contemple, et l’annoter avec l’étonnement du célibataire endurci :

« A force de frotter avec l’Index, les femmes jouissent ainsi que nous. »


Femme devant un miroir Francois Souchon av 1857 (C) RMN-Grand Palais (PBA, Lille) Herve Lewandowski
Femme devant un miroir, Francois Souchon, avant 1857 (C) RMN-Grand Palais, Palais des Beaux Arts, Lille, photo Herve Lewandowski

Dans tout le viril XIXème siècle, on ne trouve que ce seul exemple d’une femme se caressant devant un miroir, avec l’alibi d’essayer ses bijoux : la satisfaction féminine ne se conçoit que pécunière.


Albert Joseph Penot 1910 ca Postcard Pecheresses b Albert Joseph Penot 1910 ca Postcard Pecheresses a

Pécheresses (série de cartes postales), Albert Joseph Penot, vers 1910

L’idée que le regard curieux n’est pas un monopole masculin commence à être mise en image au début du XXème  siècle. Cette série de cartes postales légères montre  de petites femmes s’étudiant dans toutes les positions.


Suzanne Meunier 1912 Dans le demi mondeDans le demi monde (carte postale), Suzanne Meunier, 1912

Ici le gag visuel du miroir suggère malicieusement que la main peut caresser autre chose que la nuque.


Qui souvent se mire s’admire
Qui trop s’admire se méconnaît
Les réflexions d’un miroir, Fabiano, La Vie Parisienne, 10 mai 1916 (gallica)

Cette composition recto-verso propose un système d’équivalence bizarre entre le texte, qui se veut relevé, et l‘image, qui se veut légère. Ainsi :

  • « se mire » est synonyme de « montre sa croupe habillée »
  • « s’admire » est synonyme de « montre son visage »
  • « se méconnait » est synonyme de « ne montre pas sa croupe déshabillée ».

Au final, ce n’est pas tant la fille que le spectateur, qui méconnait ce qu’il voudrait bien voir.


Gerda Wegener miroir intime Gerda Wegener miroir intime 1

Gerda Wegener, miroirs intimes, vers 1920

Edouard Chimot 1928Edouard Chimot, 1928 Paul-Emile Becat 1937 Une jeune fille à la page - Helena VarleyPaul-Emile Becat, 1937, illustration pour Une jeune fille à la page, d’Helena Varley

Durant la libération tous azimuts de l’Entre deux guerres, le thème du miroir intime connaît une popularité limitée.


1920 ca mirror_mirror_vintage_erotica_pin_up_girl
Carte postale, années 20

Presque toujours cependant, la femme au miroir reste parfaitement anodine, sauf dans ce cas de surréalisme probablement involontaire où le mur semble prendre la relève du miroir pour « refléter » le pubis dans le vase.


Esquire pin-up Euclid Shook Reflection Avril 1952Réflexion
Pin-up d’Euclid Shook, Avril 1952, Esquire

Dans le texte assez balourd, la pinup réfléchit à se faire teindre en blond Titien, met son miroir à contribution pour choisir la bonne teinte (ou le bon homme), et conclut que jamais elle ne renoncera « au reflet qui compte dans l’oeil d’un mec ». Bien que le dessin place le miroir à l’endroit évident de l’autosatisfaction, le texte dénie l’interprétation malséante, avec toute l’hypocrisie de l’ordre moral restauré.


garouste-veronique autoportait 2007 Collection de l artiste

Véronique (autoportait )
Garouste, 2007, collection de l’artiste

Cette oeuvre terminale finit par transgresser la transgression, en inversant l’inversion.


Le miroir excitant

 

Miroirs japonais

Isoda Koryusai Twelve Bouts of Sensuality ca. 1775-77
Douze épisodes de sensualité, Isoda Koryusai, vers 1775-77

Le Japon  n’a aucun tabou quant à l’effet érotique du miroir :

  • émoustillant pour l’acteur, qui y trouve ce qui l’intéresse,
  • décevant pour le spectateur, auquel il ne montre rien.


Love Couple In Front Of Mirror, Kitagawa Utamaro, 1799Amants devant un miroir, planche 8 de l’album Negai No Itoguchi (Le Prélude au désir), Kitagawa Utamaro, 1799

Doublement didactique, le miroir aux orteils fait écho à la main masculine et souligne l’extensibilité féminine.


Isoda Koryusai (attr) Lovers in an interior, observing themselves in a mirror 1770 ca
Amants s’observant dans un miroir
Isoda Koryusai (attr), vers 1770, collection particulière

Dans ce dispositif astucieux, la pulsion scopique est partagée par les acteurs assis – qui contemplent dans le miroir leurs deux visages accolés – et par le spectateur debout – qui jouit d’un supplément d’infotmation.


Trois vulves examinees dans un miroir Estampe japonaise vers 1850Estampe japonaise, vers 1850 Woman s genitals reflected in a hand-mirror. Picture calendar (e-goyomi) for the year Bunsei 1, 1818, British Museum Calendrier (e-goyomi) pour l’année Bunsei 1, 1818, British Museum

L’estampe de gauche expérimente l’effet érotique de la découpe  avec trois types de miroirs circulaires : à  chevalet, à manche, ou suspendu, sans se préoccuper de la position de la dame.

A droite, le miroir posé sur la table est plus compatible avec l’auto-érotisme. L’analogie des formes ovales compare le miroir à la tasse, et les plaisirs raffinés de la vision à ceux du thé.


Miroirs d’Occident

Franz von Bayros Geschichten aus Aretino (1907)Illustration pour Geschichten aus Aretino, Franz von Bayros, 1907 [0a]

Dans ce recueil pour amateurs avertis, une page est dédiée pour la première fois au miroir comme adjuvant pour le couple, dans l’image centrale et dans les frises.


Franz von Bayros Die Grenouillere (1907)

Illustration pour Die Grenouillere, Franz von Bayros, 1907

La même année, le même illustrateur présente le même objet comme un accessoire saphique.


Le miroir voyeur

deveria achille vers1830
La chandelle
Achille Deveria, vers 1830

Sensé exciter les acteurs, le miroir est ici disposé à l’intention du spectateur, auquel il enseigne l’usage récréatif de la chandelle. La plupart du temps, c’est ce point de vue voyeuriste qui est choisi, le miroir fournissant sous un autre angle un duplicata pour le même prix.



sb-line

Félicien+Rops-_Demangeaison

 Démangeaison

(extrait de la série des Cent légers croquis pour réjouir les honnêtes gens ; 1878-1881)
Félicien Rops , Namur, Musée Rops

Le miroir explique doublement le titre : il montre le bras de la femme qui se gratte, et la face barbichue du client, attiré ici par une autre démangeaison.

Réduit à une tête, presque à un oeil vers lequel convergent les fuyantes, celui-ci représente la figure quasi-théorique du voyeur :  comblé par le miroir qui lui permet de voir, simultanément, le  recto et le verso de l’objet de son adoration.


Franz von Bayros Die Grenouillere (1907) b

Illustration pour Die Grenouillere, Franz von Bayros, 1907

Accessoire de boudoir, le miroir donne au spectateur un point de vue arrière sur le couple.



sb-line

Madame est service Auguste Roubille Madame est servie, Auguste Roubille, vers 1900

Le but  est ici de montrer en une seule vue les zones « servies » par le domestique quelque peu satanique de cette sorcière Belle-Epoque.



sb-line

1907 Prejelan Les traitrises dumiroirLes traitrises du miroir
1907,  Prejelan
Un Incident facheux Icart 1912Un Incident fâcheux Icart, 1912

 Même principe, réduit au verso.



 

Le miroir persifleur

Quelquefois, le miroir qui inverse tout  prétend renverser une fausse évidence : la transgression consiste alors à montrer la vérité rectifiée.   


otto dix1921 Le miroirOtto Dix, 1921, tableau détruit tumblr_moevjorzwL1rcisg0o1_500Dans le miroir (Am Spiegel)
Otto Dix, 1922, gravure

En plus du sexe décourageant de la laideronne, le miroir exhibe implacablement ces deux tue-l’amour que sont la clope au bec et la houppette à la main.

Le voyeurisme est en peinture une transgression bénigne, mais la transgression de cette transgression ne l’est pas, d’où le procès que valut à  Dix cette toile. Peu après la Seconde Guerre Mondiale, elle eut un destin semblable à son sujet, puisqu’elle finit transformée en sac à patates par un paysan.[1]


sb-line

Tract de propagande allemande 1940 Tract de propagande allemande 1940

Tracts de propagande allemande, 1940

Le mécanisme est le même que dans la composition d’Otto Dix,au point qu’on peut se demander s’il ne s’agirait pas là d’une sorte de retour du refoulé. La photographie est bien plus percutante que la version dessinée. Elle ajoute :
⦁    l’opposition blonde/brune qui avait échappée au dessinateur,
⦁    la nudité, plus excitante qu’un chiffon de papier, et qui fait ressortir l’érotisme pioupiou du casque de Tommy associé aux escarpins.

Dans les deux cas, les reflets du S et du E sont faux, pour faciliter le décryptage aux moins lettrés.


sb-line

Blanche Neige au miroir Julius Zimmermann 2001Blanche Neige au miroir,
Julius Zimmermann, 2001

On pourra consulter ici https://hentaidatabase.blog.br/hqs/quadrinhos_eroticos_branca_de_neve.html une série de croquis du même tonneau, montrant que Blanche Neige n’est pas si blanche et pas si froide qu’on le dit.


sb-line

Decollete by Benoit PrevotDecolleté
Benoît Prévot

On comprend au détail de la boîte à outils que l’ouvrier en casquette vient d’être embauché comme mannequin de mode. Et le miroir nous montre que cette reconversion  ne lui déplaît pas.

Le miroir en photo

En photographie (sauf montage), le miroir est scotché à la réalité : son pouvoir de transformation se limite à l’utilisation voyeuriste de cet oeil déporté, qui offre au spectateur un point de vue transgressif.

Carte postale erotique, vers 1920Carte postale érotique, vers 1920 Carte postale erotique, vers 1920 schema

 

Bien sûr, en première instance, le miroir est là pour nous montrer ce que la jupe cache : en ce qui concerne la cuisse , la fille coquine est celle du miroir. Mais en ce qui concerne la tête, c’est la fille du miroir qui lit et celle en dehors du miroir qui aguiche.

Dans cette drôle de photographie, le miroir ne sépare pas un monde licite et un monde interdit : il prend  scrupuleusement le contrepied de ce que la réalité lui soumet.


julian-mandel-untitled

Julian Mandel, années 1930

Le miroir montre ce que l’objectif ne montre pas ; le chat noir suggère ce que le miroir ne montre pas.


Little CapriceLittle Caprice

Exemple moderne de cette démultiplication de l’image, où l’écran de l’ordinateur apparaît comme un miroir, en plus moderne.


sb-line

Helmut Newton

Helmut Newton Vogue Paris Mai 1997

Helmut Newton, Vogue Paris, Mai 1997

Ici, le miroir montre ce que cachent le chapeau et le manteau.


Helmut Newton

Helmut Newton

Réciproquement, ici, le miroir habille ce que la réalité déshabille.


Autoportrait avec June et modeles, Helmut Newton, 1981

« Autoportrait avec June et modèles », Helmut Newton, 1981

Dans cette composition plus complexe, le miroir révèle le côté face de cette beauté sculpturale, le photographe, mais aussi une seconde femme, visible seulement par ses jambes dans le reflet.


Autoportrait avec June et modeles, Helmut Newton, 1981 jambes

Ainsi la partie inférieure qui , dans la réalité, manque au modèle principal, pourrait être récupérée dans le virtuel.


Autoportrait avec June et modeles, Helmut Newton, 1981 detail

A côté du miroir, June contemple en direct, derrière ses lunettes rondes, exactement ce que son mari voit dans le miroir au travers de son objectif rond .

Mais elle ne peut pas voir ce que nous, nous voyons, dans le champ un peu plus large de la photographie   :

un  homme miniaturisé qui rentre la tête dans sa gabardine,
coincé entre le coude de la Beauté  Nue et celui de sa femme qui le surveille,
et garde la porte marquée « Sortie ».

 


sb-line

eduardo_luiz_le_miroir_de_lady_chatterley 1969Le miroir de Lady Chatterley, Eduardo Luiz, 1969

Le miroir à main révèle enfin sa double nature, à la fois vaginale et phallique.

 


Références :

 

Le peintre en son miroir : 2c L’Artiste comme fantôme

28 mars 2017

Au comble de la miniaturisation, l’artiste n’apparaît plus que comme une efflorescence fantomatique, un reflet sur des surfaces qui ne sont pas véritablement des miroirs : moins un autoportrait qu’une sorte de poinçon, un « watermark » quasi imperceptible attestant de sa virtuosité.

Cet artifice qui pourrait sembler sophistiqué est paradoxalement le plus archaïque : du temps où le peintre commence à peine à revendiquer son individualité.


VanEyck-paele-detail
La Madonne au chanoine van der Paele (détail)
Van Eyck, 1436, Groeninge Museum, Bruges

Le plus ancien exemple connu se trouve sur l’armure de Saint Georges dans La Madonne au chanoine van der Paele de Van Eyck : tandis que les reflets sur le casque montrent par trois fois la silhouette imprécise de la robe rouge de la Madonne , le bouclier que le Saint porte en bandoulière se comporte comme un miroir convexe reflétant avec précision une autre partie de la scène : en haut le drapeau blanc, en bas la colonne rouge, et au centre une silhouette debout.

 

van_der_paele_saint_george

Dans cette silhouette en turban rouge, qui lève le bras devant ce qui pourrait être un chevalet, on reconnait Van Eyck tenant son pinceau, tel qu’il apparaîtrait s’il se trouvait au centre en train de peindre le tableau [1]. Comme le relève R.Preimesberger, il y a ici probablement un jeu sur le double sens du mot « schild » qui, dans l’environnement linguistique de Van Eyck, signifiait à la fois  « panneau » et « bouclier » :

« En se portraiturant sur le bouclier du Saint et donc en se peignant lui-même au sein du panneau de la Vierge, Van Eyck devient – par une ingénieuse duplication et multiplication – un peintre  double : le schilder du petit schild, mais aussi celui du grand schild, la surface complète du panneau, avec le bouclier peint comme epitome de sa profession… »  [1a]

 

Van Eyck 1436 La Madonne au chanoine van der Paele Groeninge Museum Bruges
Comme l’avant de la cuirasse porte en divers points des reflets de la Vierge, il est très possible que l’Artiste, en se représentant humblement sur cette facette latérale, ait voulu témoigner de sa présence réelle devant la scène sacrée : issue non pas de son inspiration propre, mais d’une inspiration divine.

A noter que le texte inscrit sur le haut du cadre célèbre Marie en tant que lumière et en tant que miroir :

« Car elle est plus belle que le soleil, et au dessus des étoiles de tous les ordres ; comparée à la lumière, elle passe devant. Elle est la plus brillante des lumières éternelles, le miroir sans tâche de la puissance de Dieu » [1b].



Maestro_de_zafra-san_miguel

Saint Michel
Maître de Zafra, fin XVème, Prado, Madrid

Même inspiration pieuse  dans cet extraordinaire tableau d’un peintre actif en Estramadure vers la fin du XVème siècle, et dont nous ne connaissons pratiquement rien [1c]….



Maestro_de_zafra-san_miguel detail

… sinon son reflet minuscule dans le globe de cristal de l’archange.


Maestro_de_zafra-san_miguel detail demon
Ce qui rend ce tableau fascinant, c’est qu’il ne prétend pas  au réalisme : le dragon tirant la langue et le démon ailé, en bas et à droite de l’artiste, décalquent les monstres réels en bas et à droite de l’archange. Qu’il s’agisse d’un reflet dans un miroir bombé, ou d’une image virtuelle vue à travers une lentille sphérique, la composition  est impossible.

Entouré de démons, le peintre tenant son pinceau de la dextre et sa palette de la senestre s’identifie, en miniature,  à l’archange à l’épée et au bouclier. Sous prétexte d’un effet d’optique, il nous offre un effet mystique.


Maestro_de_zafra-san_miguel detail ange reflet1 Maestro_de_zafra-san_miguel detail ange reflet

De même, l’ange volant en haut à droite du bouclier de l’archange se retrouve à la même place dans le reflet, avec son propre bouclier comportant une sphère identique, dans lequel un autre reflet est possible, et ainsi de suite.


Maestro_de_zafra-san_miguel detail ange

De plus,  tous les anges volants portent un bouclier identique, démultipliant celui de l’Archange : comme si pour lutter contre tous ces montres difformes, la véritable arme n’était pas le tranchant de l’épée, mais le regard cristallin de  ces yeux angéliques. 

Ainsi le génie bizarre du maître de Zarfa inaugure non seulement le thème de l‘artiste en miniature, mais aussi un double effet d’itération :

  • en  profondeur, par l’emboîtement  du  reflet à l’intérieur du reflet (voir L’effet Droste),
  • à plat, par la multiplication de figurines identiques.

Comme si le sujet implicite était celui de l’Omnivoyance divine, à laquelle aucun Mal n’échappe.


Caravaggio_-_Bacco_adolescente_-_Google_Art_Project

Bacchus
Caravage, 1597, Offices, Florence

On a redécouvert récemment [2] un autoportrait de Caravage dans le reflet de la carafe de vin du Bacchus.


Caravage 1597 Bacchus detail couleur Caravage 1597 Bacchus detail reflectographie


L’image en haute résolution [2a] ne suffit pas, il faut recourir à la réflectographie infrarouge pour déceler, sous la peinture noircie, la silhouette du peintre debout devant son chevalet, un pinceau à la main.


Andrea Solario Saint John the Baptist s Head, 1507. Musee du Louvre, Paris Andrea Solario Saint John the Baptist s Head, 1507. Musee du Louvre, Paris reflet


Tête de Saint Jean Baptiste

Andrea Solario, 1507, Musée du Louvre, Paris [2]

Sur le pied, le peintre a apposé son visage doublement décapité.

Formellement, le bord de la table divise la composition en deux moitiés inverses :

  • sur fond noir, la tête dans la coupe ;
  • sur fond brun, les têtes sur le pied, qui est une sorte de petite coupe renversée.

Comme la tête du Saint est probablement un autoportrait de Solario, on peut dire que le Peintre s’est représenté doublement :

en tant que cadavre et en tant que fantôme.


Clara Peeters

Clara Peeters 1607 Stilleben mit Façon-de-Venise-Glas, Romer und einer Kerze Allegorie der Hochzeit Coll privee

Nature morte avec verre de Venise, verre de type Römer et bougie (Allégorie du Mariage) Coll
Clara Peeters, 1607, Collection privée.

Clara Peteers, dont l’importance a été redécouverte en 2016 lors de l’exposition du Prado, avait coutume de « signer » à l’aide d’un reflet de son visage. Compensation discrète pour une femme-peintre condamnée à la nature morte ?

Je vous laisse trouver ce reflet dans le tableau…


sb-line

Clara Peeters 1611 A Bodegon con flores, copa de plata dorada, frutos secos, dulces, panecillos, vino y jarra de peltre, Prado

La Terre : Nature mort avec fleurs, coupe dorée, fruits secs, gâteaux, petis pains, verre de vin et pot en étain
(Bodegon con flores, copa de plata dorada, frutos secos, dulces, panecillos, vino y jarra de peltreà)
Clara Peeters 1611, Prado, Madrid

Dans ce tableau d’une série qui symboliserait les quatre Eléments, c’est sur le pot en étain que Clara s’est représentée tête-bêche, à côté du reflet de la fenêtre.



Clara Peeters 1611 A Bodegon con flores, copa de plata dorada, frutos secos, dulces, panecillos, vino y jarra de peltre, Prado reflet pot 1 Clara Peeters 1611 A Bodegon con flores, copa de plata dorada, frutos secos, dulces, panecillos, vino y jarra de peltre, Prado reflet pot



sb-line

Clara Peeters 1611ca Bodegon Prado

L’Eau : Nature mort avec poisson, écumoire,artichauts, ,crabes et crevettes
(Bodegón con pescado, vela, alcachofas, cangrejos y gambas)
Clara Peeters, vers 1611, Prado, Madrid

Vous trouverez en explorant cette image le reflet de Clara sur le couvercle du pichet.



sb-line

Clara Peeters 1611 B Bodegon con flores, copas doradas, monedas y conchas STAATLICHE KUNSTHALLE, KARLSRUHE

Nature mort avec fleurs, coupes dorées, pièces de monnaie et coquilles
(Bodegon con flores, copas doradas, monedas y conchas)
Clara Peeters, 1611, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe


Clara Peeters 1611 B Bodegon con flores, copas doradas, monedas y conchas STAATLICHE KUNSTHALLE, KARLSRUHE reflet
Sans doute le reflet le plus net de l’artiste avec sa palette.



sb-line

Clara Peeters, Stilleven met kazen, brood en drinkgerei, c.1615

Nature mort avec fromages, amandes et bretzels
Clara Peeters, vers 1615, Royal Picture Gallery, Mauritshuis, La Haye

Même emplacement du reflet. A noter aussi le couteau personnel de Clara, gravé à son nom, avec deux figurines de Vertus : FIDES (la Foi) et TEMPOR (la Tempérance).



Abraham van Beyeren

Abraham Van Beyeren, Still Life with Silver Wine Jug, 1660-1666 detail reflet

Nature mort avec carafon à vin en argent (détail)
Abraham Van Beyeren, 1660-1666, Cleveland Museum of Art

Dans la droite ligne de Clara Peeters, Van Beyeren s’est représenté en train de peindre à son chevalet


Abraham Van Beyeren, Still Life with Silver Wine Jug, 1660-1666 Cleveland Museum of Art Abraham Van Beyeren, Still Life with Silver Wine Jug, 1660-1666 perspective

En se basant sur le bord de la desserte et le reflet de l’assiette en argent avec sa pêche, on vérifie que l’oeil de l’artiste est correctement positionné au point de fuite.


Abraham van Beijeren Banquet still life with a self-portrait of the painter in the silver jug 1655-65 MauritshuisMauritshuis, La Haye Abraham van Beyeren Banquet Still Life Hohenbuchau Collection LiechtensteinCollection Hohenbuchau, Liechtensteinxx
Abraham van Beijeren Still Life with a silver Wine-jar and a reflected Portrait Bojmans van Beuningen RotterdamBojmans van Beuningen Rotterdam van Beyeren, Abraham, 1620/1621-1690; Still Life with a silver Wine-jar and a reflected Portrait of the ArtistThe Ashmolean Museum of Art and Archaeology, Oxford

Nature mort avec carafon à vin en argent
Abraham van Beyeren, 1655-65

Chaque fois qu’il a représenté le même carafon, van Beyeren,s’est représenté dessus, comme si par delà la mort il continuait de garder un oeil sur le précieux ustensile.



Autres peintres flamands de natures mortes

Cornelis_Cruys_-_A_Jug_Fruit_Food_and_other_Things_on_a_Table_-_KMSst539_-_Statens_Museum_for_Kunst-Copenhague

Nature morte avec pichet en argent,  fruits et autres aliments
Cornelis Cruys, 1659-1660, Statens Museum for Kunst, Copenhague
 


johannes rosenhagen Nature morte a la coupe wan Li, au verre vanitien, aux fruits et agrumes, et à l'aiguiere refletant l'autoportrait du peintre vers 1660 Coll privee
Nature morte a la coupe wan Li, au verre vénitien, aux fruits et agrumes, et à l’aiguiere reflétant l’autoportrait du peintre, Johannes Rosenhagen, vers 1660, collection privée



sb-line

La mode du reflet dans le vase se retrouve à la même époque chez plusieurs peintres flamands.

Jacob Marrel Flowers in a glass vase, with a lizards, cherries and a tulip, on a stone pedestal, ca. 1650 Schlangenbad, Kunstgalerie Hohenbuchau detailFleurs dans un vase de verre avec un lézard, des cerises et une tulipe, sur une console de pierre
Jacob Marrel vers 1650 Schlangenbad, Kunstgalerie Hohenbuchau
Nicolaes van Verendael Roses, a tulip, an iris and other flowers in a glass vase on a stone ledge, ca. 1662, coll part detailRoses, tulipe, iris et autres fleurs dans une vase de verre sur une console de pierre, Nicolaes van Verendael, vers 1662, collection particulière
Willem van Aelst Still life of grapes, a roemer, and a silver ewer, 1659 Londres Coll part detailWillem van Aelst, Raisins,  roemer, et picher en argent, 1659, Londres, collection particulière Vase of Flowers Jan Davidsz de Heem 1670 mauritshuis detailJan Davidsz de Heem, 1670, Mauritshuis

Cliquer pour voir l’ensemble

Dans le dernier tableau, la présence du peintre se réduit à un flacon d’huile exposé au soleil  sur le rebord de la fenêtre.


Artistes contemporains

Jessica Brown,Tromp-l'oeil still life with Silver Jug, Sardinian Cheese and OlivesPichet en argent, fromage de sardaigne et olives Jessica Brown Still Life with Raspberries in a Silver Bowl and a Silver JugPichet  et bol en argent avec des framboises

 Jessica Brown


Roy-Hodrien-16699-Silver-Flagon with-Bowl-of-MandarinsPichet en argent et compotier avec des mandarines Roy HODRIEN - Silver Flagon with Lemons and Limes · Still LifePichet en argent, citrons et raisins

Roy Hodrien

De nos jours, l’autoportrait sur pichet d’argent reste la marque de fabrique de certains peintres de natures mortes.


kyenan kum Still life with self portrait and Snake

Nature morte avec autoportrat et serpent, Kyenan Kum

On le retrouve ici transposé sur un objet plus moderne.


sb-line

 Jeffrey T. Larson
 

Nature morte
Jeffrey T Larson, 2014

Lorsque la théière est sphérique, l’oeil du peintre se  retrouve au centre.


Dernière variante : c’est parfois sur un autre objet sphérique qu’un reflet surprenant apparaît…

albrecht-durer-self-portrait-1498 left-eye-c-thirdAutoportait (détail)
Dürer, 1498, Prado, Madrid
durer_1500_detAutoportait (détail)
Dürer, 1500, Alte Pinakothek, Munich
Durer-portrait-de-frederic-II-de-Saxe-1524-detailPortrait de Frédéric II de Saxe Dürer, 1524.

Cliquer pour voir l’ensemble

Dans ses portraits les plus détaillés, Dürer a  représenté la tâche lumineuse d’une fenêtre à meneaux, détail à la fois réaliste (être dans l’atelier) et symbolique (vivre en chrétien).



sb-line

philip-akkerman-self-portrait-2013 philip-akkerman-self-portrait-2013-no-41

Self portrait
Philip Akkerman, 2013

Autoportraits convexes d’un artiste réduit à son oeil.

Références :
[1] « Reflections in Armor in the Canon Van de Paele Madonna », David G. Carter, The Art Bulletin, Vol. 36, No. 1 (Mar., 1954), pp. 60-62 http://www.jstor.org/stable/3047530
[1a] Rudolf Preimesberger, Paragons and paragone, 2011, Getty Research Institute, p 46
[1b] HEC E[ST] SPECIOSOR SOLE SUP[ER] O[MN]EM STELLARU[M] DISPOSIC[I]O[N]EM LUCI C[OM]PA[RA]TA I[N]VE[N]ITUR P[RI]OR CA[N]DOR E[ST] ENI[M] LUCIS ETERNE SPEC[U]L[U]M S[I]N[E] MAC[U]LA D[E]I MAIES[TATIS] ]. Pour les effets optiques dans ce retable et notamment les lunettes du chanoine), on peut consulter https://jhna.org/articles/optical-symbolism-optical-description-case-study-canon-van-der-paeles-spectacles/#note-30
[1c] Sur les quelques exemples de représentation du peintre dans un boclier, voir Victor Stoichita « L’Effigie in Scuto »  dans  Olivier Pot « Emergence du Sujet. De l’Amant vert au Misanthrope » 2006, p 9-20 http://doc.rero.ch/record/233432/files/STOICHITA-098-L_effigie_in_scuto.pdf
[3] Traduction du texte du cadre : « Alors que j’étais encore dans le ventre maternel, j’ai reconnu le Christ caché dans le ventre de la Vierge ; après qu’il eut paru, je l’ai lavé et moi-même, prophète de la rédemption future, lavé par mon sang, j’ai ratifié le témoignage de la Foi. »
Sur le plat, il y avait aussi une inscription : INTER MATOS MULIERUM NON SURREXIT MAIOR JOHANNE BAPTISTA… « Parmi ceux qui sont nés de femmes, il n’en est point paru de plus grand que Jean-Baptiste »… Evangile selon Saint Matthieu.

1 L’ABCD de Saint Jérôme

24 mars 2017

 

Autant les études sur Melencolia I remplissent une bibliothèque, autant celles sur Saint Jérôme dans son étude tiennent sur les doigts de la main. Ce sont pourtant deux gravures jumelles, réalisées la même année 1514, et que Dürer vendait la plupart des cas par paire [1] .

Avec peut-être un « mode d’emploi » que nous avons perdu…

Article précédent : 10 Pour conclure



St. Jerome in His StudySaint Jérôme dans son étude, Dürer, 1514

Car Saint Jérôme, malgré sa plus grande simplicité, propose des lectures tout aussi subtiles que Melencolia I.

durer_melancholia_i3 S

Des principes de composition différents

Les deux gravures ont le même format : celui du rectangle d’or (voir 3 La question de la Sphère). Mais le principe de composition est très différent :

  • Melencolia I juxtapose une profusion d’objets dans un espace perspectif minimaliste, avec un point de fuite indiqué seulement par les deux fuyantes de la corniche ;
  • Saint Jérôme, à l’inverse, met en scène des objets moins nombreux dans un espace perspectif impeccable : nous verrons dans Apologie de la Traduction qu’il est possible de déterminer les mesures de la pièce et l’emplacement précis de chacun.


Des modes de lecture différents

Les règles du jeu que nous propose Dürer sont donc également très différentes :

  • Melencolia I demande une lecture à plat basée sur des alignements remarquables, selon la grille fournie par le carré magique, et joue sur le grand nombre d’éléments pour rendre possible des combinatoires multiples (Voir Comme à une fenêtre).
  • Saint Jérôme, avec ses rares objets précisément placés, exige que nous inventions une gymnastique totalement différente, une lecture 3D : pas question de faire abstraction de la perspective, la signification symbolique devra nécessairement tenir compte de la position dans l’espace.



Melencolia I contre Saint Jérôme

durer_melancholia_i3 S

Au premier regard, les deux gravures semblent n’avoir rien à voir : d’un côté une allégorie sophistiquée pour intellectuels, de l’autre une image pieuse.

Peut-être Dürer les appariait-il justement à cause de leurs forts contrastes :

  • climat inquiétant contre ambiance paisible ;
  • extérieur contre intérieur ;
  • jeune femme avec un enfant, contre vieil homme solitaire ;
  • inaction contre travail ;
  • désordre contre ordre.

Panofksi consacre un passage magistral à ces contrastes « trop parfaits pour être l’effet du hasard » et conclut que le Saint Jérôme et Melencolia I expriment deux aspirations antithétiques. Ainsi s’opposent

« une vie mise au service de Dieu à ce qu’on peut appeler une vie de compétition avec Dieu – la jouissance paisible de la sagesse divine, à l’inquiétude tragique de la création humaine » [1]


Durer Saint Jerome Melencolia differences 1 Durer Saint Jerome Melencolia differences 2

A ajouter à la liste une opposition de formes :

  • Côté Melencolia, très peu d’angles droits : l’échelle est penchée, le polyèdre rayonne dans toutes les directions, le sablier est hexagonal, le monogramme gravé à même la pierre a perdu son cartellino. Ce qui met d’autant plus en valeur la singularité du Carré Magique.
  • Côté Saint Jérôme, la perpendiculaire est reine : les livres et les souliers sont posés à angle droit, avec une rigidité militaire; le sablier est octogonal ; la tête de mort et le lion fixent des directions orthogonales ; les poutres, les meneaux, les vitraux, quadrillent le plafond et les fenêtres.

Ce qui met d’autant plus en valeur la singularité du siège placé de guingois, tenu en respect par le rectangle du placard et le carré du monogramme.


Durer Jerome oppositions1



Melencolia I comme Saint Jérôme

Deux gravures superposables

Puisque qu’elles ont le même format, certains ont essayé de les superposer l’une à l’autre [2] (nonobstant les imprécisions liées aux écarts entre les différents tirages).


St. Jerome in His Study

Quelques éléments se rencontrent de manière significative :

  • l’arc-en-ciel surplombe l’arcature ;
  • le putto vient se percher dans la niche ;
  • la crucifix se fiche dans le trou en croix de l’anille, au centre de la meule ;
  • le ventre du lion a absorbé les bourses ;
  • la calebasse imite la cloche ;
  • les monogrammes se frôlent .

Mais nous n’entrerons pas plus avant dans ce jeu à deux échiquiers qui ne peut pas être l’élément explicatif principal, car :

  • trop difficile à pratiquer avant les images numériques ;
  • rajoutant trop de contraintes à deux compositions déjà excessivement contraintes.


Des complicités

Durer Saint Jerome Melencolia ressemblances 1 Durer Saint Jerome Melencolia ressemblances 2

Cependant, sous les oppositions frappantes, il est clair que les deux gravures se répondent discrètement. Ainsi on peut mettre de manière sûre en relation :

  • l’arc-en-ciel et l’arcature ;
  • la lumière en biais tombant de l’astre ou du soleil ;
  •  la couronne de feuilles et l’auréole, ainsi que les deux capuchons
  •  les sabliers, pendus au dessus et à gauche des têtes ;
  • le lévrier et le petit chien.

Plus hypothétiquement, on peut noter une correspondance entre :

  • les six intervalles de l’échelle et les six culs de bouteille du vitrail
  • les sept barreaux de l’échelle et les sept lettres sur la cloison (affichant la même série 2 4 1, voir 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse )
  • la sphère en bas et le chapeau en haut.



Durer Saint Jerome Placard
Et faut-il voir dans la porte du placard (avec ses deux D inversés) une sorte de clé de lecture, tout comme le carré magique ?

Il nous faudra plus d’éléments pour pouvoir discerner les pures coïncidences, les jeux formels gratuits et les correspondances signifiantes.

A ce stade, contentons-nous d’une conclusion provisoire.

Saint Jérôme, c’est Melencolia

  • qui a inversé son sexe et son âge ;
  • qui a perdu ses ailes d’Ange mais gagné un chapeau de Cardinal ;
  • qui a retrouvé le goût d’écrire.

 

Durer Jerome oppositions2



Bizarreries

Durer Saint Jerome Bizarreries
Nous allons nous contenter ici de noter quelques détails intrigants, sans tenter pour l’instant de leur chercher une explication.


Les quatuors

Dans cette pièce vouée aux angles droits et aux quadrilatères, trois éléments imitent les Mousquetaires :

  • les livres : trois dressés plus un à plat ;
  • les coussins : trois à plat avec des pompons, plus un dressé sans pompon.
  • les vitraux visibles : trois panneaux verticaux, plus un horizontal coupé en deux.

Cette structure répétitive (trois éléments similaires, un différent) est-elle purement fortuite ?



Durer Six pillows 1493

Etude de six oreillers
Dürer, 1493, The Metropolitan Museum of Art; New York

Le détail du coussin sans pompons, qui peut paraître insignifiant, ne doit pas être pris à la légère chez un artiste aussi scrupuleux et malicieux que Dürer (à titre d’exercice, chercher les visages anthropomorphes dans les coins des coussins).


Les reflets des vitraux

Beaucoup de commentateurs ont salué le tour de force du traitement des reflets comme un des sommets de l’art du burin. Plus d’un siècle plus tard, le grand graveur Hondius rivalisera avec Dürer, dans une gravure où est encore très sensible l’influence de Melencolia I.


Durer Saint Jerome Bizarreries Erreur Reflet hendrik-hondius-vanitasstilleven-vanitas-still-life-1626 vitrauxHendrik Hondius, Finis Coronat Opus, 1626, detail

Sauf que, reflet ou pas reflet, les culs de bouteille devraient présenter des alignements horizontaux.


Durer Saint Jerome Bizarreries empilement fenetreFenêtre Durer Saint Jerome Bizarreries empilement refletReflet

Or ici, tout se passe comme si le reflet était tourné de 90° par rapport au vitrail réel. Une erreur du grand Albrecht corrigée par son lointain émule ?



Duerer_Underweysung_der_Messung_fig_001_page_063 second livre

Dürer, 1525, Underweysung der Messung, second livre,fig 001 page 63

En 1525, en tout cas, il ne se « trompera » plus sur les empilements de cercles, non compacts ou compacts.


La pièce trop étroite

La poutre de gauche empiète sur le haut de la première fenêtre ; la cloison du fond coupe la seconde fenêtre en plein milieu.

Ces restrictions à l’espace vital du Saint font-elles allusion à son humilité ? Ou au contraire à une recherche de confort, pour rendre la pièce plus facile à chauffer ?


Le point de fuite trop bas et décentré

La ligne d’horizon, plus basse que les yeux de Jérôme courbé sur son pupitre, signifie-t-elle que le spectateur est un nain ?

Le point de fuite est très innovant : situé inhabituellement près du bord droit, il exagère la taille du mur de gauche par rapport à celle du Saint. Au point que même des historiens d’art ont prétendu que la perspective était fausse et que Dürer était un débutant [3].



De A à D

Durer Saint Jerome La grand Monogramme
Etonnant qu’en cinq siècles personne n’ait regardé la gravure de travers !


Melencolia_LettreA Durer Saint Jerome La grand Monogramme

Si comme nous l’avons vu dans 6.3 Figures de l’Egotisme, Melencolia I est un hommage à la lettre A, il apparaît maintenant que le Saint Jérôme a été conçu pour magnifier le monogramme complet.

Ainsi s’explique la bizarrerie du point de fuite excentré : sans cela, le monogramme (autrement dit le mur de gauche) n’aurait pas la place de se déployer pleinement. Ainsi que la bizarrerie de la seconde fenêtre : elle sert à faire apparaître la barre horizontale du A (en revanche l’autre anomalie, la poutre qui empiète sur l’arcature, reste inexplicable à ce stade).


Un éloge de la lettre D

Durer Saint Jerome Eloge du D
Maintenant que nous avons la preuve que la structure de la pièce a été conçue, au moins en partie, pour faire surgir cette magnifique image cachée, nous pouvons sans scrupule remarquer que le motif du D, voire même d’un D blanc confronté à un D noir, apparaît à plusieurs reprises :

  • sur la porte du placard, un D noir inversé affronte un D blanc
  • les deux souliers, ainsi la queue du lion et son ombre, tracent un D noir et un D blanc parallèles [4]
  • l’ombre des pieds de la table montre un D blanc englobé dans un D Noir.

Cette ombre bizarre est d’autant plus intentionnelle qu’elle est à moitié fausse : sous l’inclinaison qui fait apparaître le D blanc derrière le pied de gauche, le D noir ne peut apparaître derrière le pied de droite : il serait englobé dans l’ombre rectiligne du plateau (il est aisé de construire une petite maquette pour s’en convaincre) :

l’ombre de la table fait comme si celle-ci n’avait pas de plateau !


De A à D

Faut-il en déduire pour autant que, si Melencolia I est consacrée au A, le Saint Jérôme est dédié au D ? Pas exactement, puisque cette seconde gravure exhibe le monogramme complet.

Nous partirons plutôt de l’hypothèse que :

  • Melencolia I illustre la Première étape d’un processus ;
  • le Saint Jérôme illustre globalement un processus à quatre étapes, et la floraison de D nous indique que nous en sommes à la quatrième et dernière.

Reste à établir maintenant de quel(s) processus il est question.



Pour conclure cette alléchante introduction aux « astuces » visuelles du Saint Jérôme, nous allons nous permettre ce que nous avons dit tout au début qu’il ne fallait surtout pas faire : chercher des alignements remarquables.



Le regard vers le Crâne

Durer Saint Jerome Alignement 1
Cet alignement est bien connu : en contemplant la tête de Jésus, Jérôme voit derrière se profiler le crâne. Selon la tradition juive, le mont Golgotha s’appelle  » lieu du crâne » parce que c’est là que fut enterré Adam. Dürer traduit avec une économie de moyens remarquable la coïncidence entre le lieu de la Faute et le lieu de la Rédemption, relevée par Saint Ambroise :

« Il convenait que les prémices de notre vie soient placées à l’endroit où il y avait eu le début (l’origine, le principe) de la mort ».

Commentaire de Saint Ambroise sur l’évangile de saint Luc.

« Congruebat quippe ut ibi vitæ nostræ primitiæ locarentur, ubi fuerant mortis exordia »

 


Trois crucifixions plus une

Durer Saint Jerome Alignements

Ce second alignement est inédit : il joint la croix des meneaux, la croix de l’ombre, le crucifix… et la patte arrière du lion – celle peut être où s’enfonça l’écharde que Saint Jérôme retira.

Nous n’en dirons pas plus sur ces alignements : écho dans le Saint Jérôme des deux grands alignements croisés de Melencolia I (voir    5.3 La croix néo-platonicienne), ils ne fournissent pas le schéma explicatif global que nous recherchons.


Article suivant : 2 La série des Saint Jérôme

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[1] E.Panoski La vie et l’art d’Albrecht Dürer, Hazan, 1987, p 245
[2] Yvo Jacquier a proposé des analyses superposées des trois MeisterStichte http://www.melencoliai.org/Melencolia-Chevalier-St_Gerome.html
[3] W.Ivins, On the Rationalization of Sights: de artificiali Perpectiva, 1938

2 La série des Saint Jérôme

24 mars 2017

Pour bien comprendre ce qui est véritablement exceptionnel dans le Saint Jérôme de 1514, il est nécessaire de prendre un epeu de recul pour  passer en revue les gravures qui l’ont précédé : car pour ce coup de maître, Dürer n’en était pas à son coup d’essai.

Ce sera également l’occasion de nous familiariser, par ordre chronologique, avec les deux iconographies que Dürer a illustrées, en y ajoutant toute sa créativité  :

  • l’iconographie du Savant  : Saint Jérôme dans son étude.
  • l’iconographie de l’Ermite  : Saint Jérôme au désert

Article précédent : 1 L’ABCD de Saint Jérôme



1492 : dans son étude : Saint Jérôme soignant

Durer 1492, Sophronius Eusebius Hieronymus, Epistolae, by Nikolaus Kessler Basel, 1492

Saint Jérôme dans son étude
Dürer, 1492, Page de garde de l’édition des Lettres de Saint Jérôme

Du lit à la chaire  en passant par le lavabo, tout est agencé confortablement pour une vie consacrée à l’étude. Universellement célèbre, le Cardinal n’a pas besoin de sortir : c’est  l’extérieur qui vient lui rendre visite, comme le suggère la chaise vide en dessous de la fenêtre.

Cette toute première gravure, la seule dans laquelle le Saint n’est pas barbu,  comporte deux éléments très originaux, que Dürer ne reprendra plus jamais par la suite.


1) Le lion guéri

Le lion montre  sa patte avant droite au Saint, qui la retire à l’aide de ce qui semble être une de ses plumes :

le soin et le savoir usent du même instrument.

Nous reviendrons dans 5 Apologie de la Traduction sur cet épisode du lion guéri, et sur sa signification.


2) Le traducteur

Second élément exceptionnel  : avec une grande économie de moyen, Dürer rappelle l’oeuvre majeure de Saint Jérôme – la traduction en latin de la Bible, la Vulgate, corrigée des erreurs et ajouts en revenant aux sources hébraïques et grecques.

Sur le pupitre à écrire, on lit en latin les premiers mots du premier libre de la Genèse :

 In principio creavit Deus cælum et terram. 2 Terra autem erat inanis et vacua
Au commencement Dieu créa le ciel et la terre. 2. Et la terre était informe et nue

Sur les pupitres à gauche et en haut, la même phrase en grec et en hébreux :

Ἐν ἀρχῇ ἐποίησεν ὁ θεὸς τὸν οὐρανὸν καὶ τὴν γῆν.
ἡ δὲ γῆ ἦν ἀόρατος καὶ ἀκατασκεύαστος.


Les huit thèmes

Schema 1492
Si nous convenons de classer les objets selon huit thèmes, nous n’avons ici rien qui relève de la Pénitence ou du Mystère : la gravure est très éclectique, avec une prédominance d’objets liés à la Science ou à l’Ecriture.




sb-line

1496 : au désert

 

Durer 1496 Saint Jerome au desert _Metropolitan

Saint Jérôme pénitent
Dürer, 1496

La seconde iconographie de Saint Jérôme, née en  Italie, le représente en ermite dans le désert. Dürer est l’un des tout premiers à avoir introduit ce thème dans l’art du Nord.


La topographie

Le Saint est représenté à demi-nu, non pas dans le désert mais dans une sorte de cirque rocheux s’ouvrant à droite vers la mer.



Durer 1496 Saint Jerome au desert _Metropolitan detail croix

Au fond, un autre effondrement dans la falaise monte jusqu’à l’ermitage et son clocher. Un  ricochet sur la tête du Saint nous fait passer de la croix glorieuse, publique, à la croix des macérations privées.


Tout est souffrance

Durer 1496 Saint Jerome au desert _Metropolitan detail pierre
En tête à tête avec le Saint, un crucifix minuscule est fichée en haut d’un tronc mort, dans lequel une sorte de chancre est incrusté. Un caillou est posé au premier plan à gauche, d’autres sortent du sol derrière le lion : le Saint en a ramassé un pour se frapper la poitrine, en imitation des douleurs du Christ.

Effondrement des falaises, chancre incrusté dans le bois, silex enkystés dans le sable : la nature aussi est souffrante, à l’image de la poitrine martelée, de la chair cloutée.

L’arbre mort

« L’association de l’arbre mort et du crucifix… exprime aussi bien la rédemption et le salut que la mort. Le signification de ce couple provient du symbolisme extensif de l’arbre, suggéré dans la Bible elle-même et dans les légendes qui mettent en relation l’Arbre de la Connaissance dans le Jardin d’Eden et le bois de la Croix. Par la Chute de l’Homme, l’Arbre de la Connaissance dont le fruit défendu fut mangé par Adam et Eve, devint l’Arbre de la Mort, leur faisant perdre leur immortalité, provoquant leur expulsion du Paradis et rendant nécessaire la mission rédemptrice du Christ. Selon les légendes médiévales, la croix de la crucifixion était réellement faite soit avec le bois de l’Arbre de la Connaissance, soit avec le bois provenant des trois graines de la pomme fatale qui avaient germé dans le crâne d’Adam.
Tandis que l’arbre vivant est un symbole familier de la résurrection à cause du renouvellement annuel de son feuillage, l’arbre mort charrie une accumulation plus complexe de significations. Du point de vue physique, il représente la Mort,  mais d’un point de vue spirituel, il peut aussi signifier la vie au travers de la mort. Car si la mort physique peut être vue comme la condition nécessaire de la vie éternelle, c’est seulement à travers le sacrifice du Christ sur le bois de la Croix – la contre-partie vivifiante de l’Arbre de Mort – que l’humanité a retrouvé son potentiel d’immortalité ». [1]Hans_Durer_-_The_Penitent_St_Jerome_in_a_landscape


Saint Jérôme pénitent
Peinture de Hans Dürer, 1525-1530

Le fils d’Albrecht rendra explicite ce que son père avait seulement suggéré : l’arbuste sec, tortueux, épineux, matérialise la souffrance qui jaillit du crucifix vers Jérôme, au dessus du caillou de  pénitence. L’arbre vert qui se développe au dessus du lion guéri figure le redressement de l’humanité, derrière Jérôme, sous le regard du Christ.

Etrangement, l’inscription du cadre reprend le passage de Luc où Marie-Madeleine se prosterne aux pieds de Jésus :

[ Survint une femme de la ville, une pécheresse]. Elle avait appris que Jésus mangeait chez le pharisien, et elle apportait un vase précieux plein de parfum. Tout en pleurs, elle se tenait derrière lui, à ses pieds, et ses larmes mouillaient les pieds de Jésus. Elle les essuyait avec ses cheveux, les couvrait de baisers [et y versait le parfum]. Luc VII,37,38 et ecce mulier quae erat in civitate peccatrix ut cognovit quod accubuit in domo Pharisaei adtulit alabastrum unguenti et stans retro secus pedes eius lacrimis coepit rigare pedes eius et capillis capitis sui tergebat et osculabatur pedes eius et unguento unguebat

En prenant soin de caviarder le début et la fin du verset, l’artiste élimine la pècheresse et le parfum : toute choses que Jérôme aussi a abandonné pour le désert, ne gardant que l’humilité.

sb-line

 

Albrecht_Durer_-_The_Glorification_of_the_Virgin_(NGA_1943.3.3592) 1511

La glorification de la Vierge
Dürer, 1511

En 1511, on note une  apparition discrète dans la dernière gravure de la série consacrée à la Vie de la Vierge. Saint Jérôme est bien présent, identifiable par ses deux attributs les plus connus. Saurez-vous le repérer ?


 

sb-line

1511 : dans son étude : Saint Jérôme lisant ou écrivant

durer 1511 hieronymuszelle

Saint Jérôme dans son étude
Dürer, 1511

En vingt ans, quelle évolution ! La xylographie médiévale s’est transformée en une gravure sur bois d’une précision extrême et d’une réalisme achevé.


durer 1511 hieronymuszelle perspective
La perspective de la cellule voûtée est rigoureuse, le point de fuite est situé au niveau du chapelet, en dessous du regard du Saint : le spectateur est donc respectueusement assis un peu en contrebas, face au lion qui ne dort que d’un oeil.



durer 1511 hieronymuszelle dessin inverse

Saint Jérôme dans son étude (esquisse, inversée)
Dürer, 1511

Il est intéressant de comparer la gravure  et le dessin préparatoire (ici retourné de droite à gauche). On note que la plupart des objets sont déjà présents dans l’étude, et positionnés au même emplacement. Ont été rajoutés  :

  • des accessoires de propreté : pot à eau retourné avec son goupillon posé dessus, peigne, grand ciseau à barbe et  fagot pour  balayer (à ne pas confondre avec le martinet posé à côté, qui sert à faire  pénitence ;
  • un détail sans importance dans une esquisse : les coussins
  • deux accessoires d’écriture : encrier, plume.

Dans l’esquisse Saint Jérôme lit ; dans la gravure il écrit.

durer 1511 hieronymuszelle dessin inverse recadre durer 1511 hieronymuszelle perspective


Le point de fuite est moins précis que dans la gravure mais positionné à peu près au même endroit, à gauche du Saint.

La principale modification concerne le cadrage.  Dans l’esquisse, la cellule est installée à l’intérieur d’un édifice plus grand (une église ?), isolée par la cloison en bois et la barrière en treillis ; dans la gravure, le cadrage s’est décalé vers la droite (le lion du coup s’est décalé vers le saint), l’ouverture du fond a été supprimée et un grand rideau ferme la gravure sur la gauche : tout va dans le sens d’une plus grande intimité, d’une cellule autarcique munie de tout le nécessaire pour la vie matérielle et spirituelle.


Schema 1511 etude Schema 1511

L’esquisse aborde cinq thèmes seulement, avec une bonne moitié d’objets relatifs à la Science. Font aussi irruption dans l’iconographie du Savant deux objets de Pénitence échappés de l’iconographie de l’Ermite : la croix et le martinet.

La gravure couvre les sept thèmes avec une augmentation, comme nous l’avons déjà noté, du domaine de la Propreté.


sb-line

1512 : au désert

durer 1512 der-hl-hieronymus-in-der-fels

Saint Jérôme pénitent
Dürer, 1511

Dans cette représentation apaisée, les objets de la Pénitence (l’arbre mort, le caillou) sont remplacés par ceux de l’Etude (le livre, l’encrier, le chapeau de cardinal posé sur le roc). Le dialogue entre le Saint et le Crucifix, non plus douloureux, mais inspiré, est matérialisé par l’anfractuosité circulaire du rocher, donnant à voir  un paysage paisible.


 

Durer 1512 Saint Jerome pres d'un saule etete 

Saint Jérôme près d’un saule têtard (Saint Jerome Beside a Pollard Willow )
 Dürer, 1512

Dans cette image saisissante, aussi bien Saint Jérôme que son lion font corps avec les rochers qui  les englobent.  Echappent à cette pétrification la croix d’un côté, le saule têtard de l’autre, qui déploient leurs branches sur le ciel.




Durer 1512 Saint Jerome pres d'un saule etete souche
En regardant bien, nous voyons que devant le tronc du saule, au plus loin du ciel, se camoufle une souche morte,  l’arbre du Péché Universel [1].  La symétrie entre le Crucifix et le Saule fait privilégier l’interprétation doloriste : comme le Christ en Croix, Saint Jérôme au Désert et le Saule  connaissent la reviviscence par la douleur.

« Tout comme le saule têtard, Jérôme endure la souffrance continuelle, devenant plus fort par son abnégation, par l’«élagage» continu de ses désirs charnels. En compagnie de saule têtard, il endure les difficultés de la vie ascétique, et témoigne de la discipline et de la piété nécessaire pour résister à ses rigueurs. » [2]




Rembrandt Saint Jerome Beside a Pollard Willow 1648

Saint Jérôme près d’un saule têtard (Saint Jerome Beside a Pollard Willow)
Rembrandt, 1648

Inventée par Dürer, l’association du saule têtard avec la vie d’ermite deviendra courante au XVIIème siècle, comme le montre cette gravure de Rembrandt. Le saule est ici le sujet principal, écrasant le Saint par sa stature.

Plusieurs explications ont été avancées  [2] :

  • comme chez Dürer, le contrôle du corps par la souffrance, tout comme la croissance de l’arbre est contrôlée par la taille et l’amputation ;
  • le pouvoir guérisseur des ermites et le soulagement de la douleur (l’aspirine était au départ tiré de  l’écorce de saule ) ;
  • un symbole de la  résurrection, car une seule branche suffit à repiquer le saule ; de plus, la taille en têtard fait repartir les branches plus vigoureusement ;
  • l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal dans le jardin d’Eden (on voit  une branche qui refleurit au dessus du crâne d’Adam)  [1]

sb-line

1514  : dans son étude Saint Jérôme écrivant

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude_categories objets
Saint Jérôme dans son étude
Dürer, 1514

La gravure de 1514 couvre tous les thèmes des gravures antérieures, en ajoutant quatre éléments jamais vus auparavant , sans lien apparent avec l’hagiographie de Jérôme et qui passent en général en dessous des radars des commentateurs :

  • le chien
  • le rectangle avec les lettres D et D
  • la calebasse pendue au plafond
  • le pupitre dans l’embrasure de la fenêtre.

Nous verrons qu’ils ont chacun une  explication singulière.




sb-line

Vers 1520 : dans son étude : Saint Jérôme méditant

st-jerome-in-his-study-without-cardinal-s-robes plume Kupferstichkabinett Berlin

Saint Jérôme dans son étude
Dürer, date inconnue, Kupferstichkabinett-Berlin

 

Dernière de la série (réalisée probablement vers 1520), cette esquisse fusionne les deux thèmes, en installant dans le décor de l’Etude un Saint Jérôme à demi-nu en provenance directe du Désert.

Le motif du pot en étain et du gobelet fichés sur l’égouttoir semble une élaboration du pot à eau retourné avec son goupillon (1511 et 1514), pour signifier la Propreté.




Schema non date
On voit bien la relative sobriété de cette esquisse , qui aborde cinq thèmes seulement en faisant place égale à la Pénitence et à la Propreté, la Science comme toujours restant en tête.



Article suivant : 3 Les objets de Saint Jérôme

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[1] Susan Donahue Kuretsky, « Rembrandt’s Tree Stump: An Iconographic Attribute of St. Jerome, » Art Bulletin 56 (1974): 517-80. http://www.jstor.org/stable/3049303
[2] Laurinda Dixon, « Privileged Piety: Melancholia and the Herbal Tradition, » JHNA 1:2 (Summer 2009), DOI: 10.5092/jhna.2009.1.2.1 http://www.jhna.org/index.php/past-issues/volume-1-issue-2/114-privileged-piety