Des reflets fallacieux 1

11 juillet 2015

Dans lequel on réhabilite des tableaux prétendument fâchés avec les miroirs.

Les Géographes de Cornelis de Man

Une erreur de débutant

Cornelis de Man (ecole)– Musicians (c.1670) Rijksmuseum

Musiciens
Ecole de Cornelis de Man, vers 1670, Rijksmuseum

Ce travail d’amateur souffre de défauts évidents, sur lesquels il n’est pas utile de s’appesantir :

  • perspective impossible (voir notamment le siège de la jeune fille) ;
  • reflet faux du luthiste dans le miroir (le manche devrait se trouver à gauche de son visage).


L’erreur d’un maître ?

Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg schemaGéographes au travail
Cornelis de Man, Vers 1670, Hamburger Kunsthalle, Hambourg

Ce tableau très abouti pose en revanche problème : la perspective est parfaite, et Cornelis de Man a pris soin d’incliner le miroir de sorte que le point de fuite du monde virtuel se trouve à la verticale du point de fuite du monde réel.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg miroir
Néanmoins le reflet est faux :

  • dans le monde réel la main du géographe se pose sur la face avant du globe terrestre,
  • dans le virtuel, elle est placée en arrière, surplombant le cercle métallique.


Dans le sillage de Vermeer

Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg compar VermeerAdriaan E. Waiboer [1] prend ce tableau comme exemple de l’influence de Vermeer sur ses contemporains :

  • l’idée du personnage vu de dos révélant son visage dans un miroir penché vient de la Jeune fille au virginal ;
  • la pose même de ce personnage , assis et massif au premier plan, reprend celle de l’Officier (en l’inversant) ;
  • la disposition des trois personnages, en particulier de celui qui pose le coude sur la table, rappelle celle de la Jeune femme au verre ;
  • enfin le geste de la main mesurant une distance entre le pouce et l’index est celui de l’Astronome.

On remarquera que le second Géographe de Cornelis de Man tient un compas pour mesurer les distances, tout comme le Géographe de Vermeer.


Une scène historique

Cornelis-de-Man-1670-ca-Geographers_at_Work-Kunsthalle_Hamburg
Pour Kees Zandvliet [2], cette scène de genre aurait une signification bien précise : Une discussion à propos de la route vers l’Asie.

Les deux géographes en chambre, vêtus de riches robes d’intérieur et de bas de soie, sont des marchands ou des armateurs (possiblement Balthazar de Moucheron et Pieter Plancius). Le troisième personnage, coiffé d’une toque de fourrure, a le nez rouge, l’œil goguenard et la moustache rustique. Il s’agit probablement d’un marin, qui pointe son index gauche sur la carte des régions polaires (publiée par Cornelis Claesz en 1598), tout en regardant, comme les deux autres, le sommet du globe terrestre. Pour Kees Zandvliet, ce navigateur serait Willem Barentsz, et le tableau un mémorial de sa recherche infructueuse du passage du Nord Est vers l’Asie, qui lui coûta la vie en 1597.


Un reflet ironique (SCOOP !)

Au centre du tableau, le reflet impossible prend alors une signification bien précise, celle d’une critique ironique. En 1670, le passage du Nord Est est toujours une utopie (il ne sera franchi qu’en 1879). La main du géographe en bas de soie, qui s’étend négligeamment au dessus du méridien de métal pour signifier toute la facilité de la chose, s’oppose à celle de l’explorateur à la toque de fourrure, posée sur la carte bien réelle.

Estimer une distance entre deux doigts est simple, naviguer au compas est une autre paire de manche.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg compar Astronome
Ainsi compris, le tableau se place encore mieux dans la prolongement du maître de Delft :

  • l’Astronome de Vermeer enjambe pensivement les deux rives de la Voie lactée (voir Les pendants supposés de Vermeer ) ;
  • le Géographe de Cornelis de Man enjambe allègrement les deux hémisphères terrestres, tandis que le miroir dénonce l’écart entre les chimères et la réalité.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg tableau
Le tableau au dessus redouble cette note ironique, en affichant deux voyageurs qu’un simple torrent arrête.


sb-line

Femme devant un miroir
Frans  Van Mieris, 1670, Munich Alte Pinakothek

Van Mieris nous montre une jeune femme désinvolte contemplant, une main sur la hanche, son image les bras croisés. Comme le prouvent le biseau du verre et le reflet du ruban, il ne s’agit pas d’un portrait peint, mais bien d’un miroir...

…qui s’inscrit parfaitement dans la perspective de la pièce.

Cette fausseté délibérée du reflet est probablement ironique : la jeune effrontée s’imagine en épouse rangée, alors que les détails de la pièce – les chaussures abandonnées, le luth sur la table, la tapisserie avec ce qui semble être une caricature de chasse à la licorne – suggèrent une vie légère :

Chasse à une « licorne » à deux cornes ?


Mère et enfant (Mother and Child)

Frederic George Stephens, vers 1854, Tate Gallery, Londres

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854
Découragé par son supposé manque de talent, Stephens abandonna vers la trentaine la carrière de peintre pour devenir critique et propagandiste de la Confrérie Préraphaélite. Ce tableau est un des trois qu’il n’a pas détruit, témoins d’un talent peut être  moins abouti que celui de ses géniaux amis, mais néanmoins remarquable.


Un précédent redoutable

Il est vrai qu’il se frotte ici à un des chefs d’oeuvre de Hunt, réalisé l’année précédente :

William_Holman_Hunt_-_The_Awakening_Conscience

Le réveil de la conscience (The Awakening Conscience)
William Holman Hunt,  1853, Tate Gallery

La composition est  très similaire :

  • même saturation de l’espace dans un intérieur encombré ;
  • même insistance maniaque sur les éléments  décoratifs (ameublement, papiers-peints) ;
  • même instantané sur deux personnages, dont l’un est aveugle à l’émotion de l’autre.

Car chez Hunt, l’homme de plaisirs ne comprend pas l’émotion qui submerge sa compagne à l’écoute de la chanson.

Et chez Stephens, l’enfant qui joue ne voit pas la lettre que sa mère tient  du bout des doigts, sans la lire.

Dans les deux tableaux, la fin est ouverte :

  • la jeune femme à la conscience « réveillée » quittera-t-elle sa vie de débauche ?
  • Est-ce un deuil ou une rupture qui menace la jeune mère ?


Le miroir du fond

Mais c’est surtout le miroir sur le mur du fond qui va nous intéresser.


Hunt Fenetre Stephens Fenetre
  • Chez Hunt, il reflète une fenêtre ouverte, qui symbolise la possibilité d’une rédemption (voir Le réveil de la conscience ).
  • Chez Stephens, la fenêtre à guillotine est fermée, mangée par deux épais rideaux ;  son store est à demi-baissé, interdisant toute communication avec un ciel vide : image de séparation ou de disparition qui renforce le message funeste de la lettre.



Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 miroirNulle présence humaine dans le miroir : seulement les reflets des objets posés sur la cheminée.


Stephens Volute

La lettre d’amour (détail), 1861, Rebecca Solomon

Le cadre est orné en bas de deux grosses volutes, comme celui-ci.


Une erreur dans le reflet  ?

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 miroir schema

Les différentes zones verticales du reflet sont assez difficiles à lire, du fait que le cadre du miroir est presque caché à gauche derrière  le bougeoir. On comprend néanmoins rapidement qu’il nous montre un second miroir, placé entre les deux fenêtres aux rideaux rouges. Dans ce miroir, nous devrions  voir la zone de la cheminée : or le seul objet est un cadre ocre  sur un fond de papier peint – tableau ou fragment de meuble – rien en tout cas qui corresponde à ce qui se trouve à côté  de la femme et de l’enfant.

A bien y regarder, le tableau semble se heurter à d’autres problèmes de perspective :  la cloison de droite, qui porte la cheminée, ne se raccorde pas à angle droit avec l’autre. De plus, que vient faire cette cheminée aussi proche d’un coin de la pièce, au lieu d’être au milieu d’une cloison ?

Une question d’angle

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 plinthesFrederic George Stephens Mother and Child c.1854 consoleBien sûr, il faut lire le décor autrement : en ne montrant que partiellement les plinthes  et la console en bois ouvragé accrochée au dessus de la mère, Stephens nous donne des pistes, mais nous invite à un effort de réflexion pour reconstituer le plan de la pièce.





Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 planLa perspective et le reflet sont parfaitement exacts, une fois qu’on a compris que la cheminée se trouve sur un pan coupé.

Un bon exemple d’une telle cheminée d’angle, chez un grand amateur d’énigmes :reconstruction-of-sherlock-holmes-s-room-at-the-sherlock-holmes-pubReconstitution de la chambre du détective, au pub « Sherlock Holmes »


Le second miroir  montre une zone de la cloison de droite qui se situe  en hors champ du tableau.

Le cadre ocre

Le reflet dans ce second miroir est le haut d’une porte close, ce qui ajoute encore  à l’impression d’enfermement dans un chagrin indicible.

Le point de fuite au niveau de la tablette de la cheminée explique que la porte apparaisse aussi bas.

En aparté : une autre porte dans un miroir

Dans le premier tableau d’un triptyque très étudié – le plus célèbre de ses problems pictures – Egg utilisera quatre ans plus tard la même composition.

Past and Present, No. 1 1858 by Augustus Leopold Egg 1816-1863

Passé et présent, premier tableau (Pas and Present)
Augustus Leopold Egg, 1858, Tate Gallery, Londres

Le point de fuite est au même niveau, et la porte dans le miroir également.

Ici, tandis que les fillettes jouent innocemment sous le tableau d’Adam et Eve chassés du paradis,  c’est le père qui tient la lettre fatidique. La femme infidèle se traîne à ses pieds.

Le reflet lui montre son destin : à la porte !

A noter le symbolisme appuyé de la pomme coupée en deux : une moitié sur le sol (madame), une moitié transpercée d’une lame (monsieur).



Une cheminée moderne

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 cheminee

La cheminée est fermée par une plaque en acier réfléchissante, avec une découpe circulaire que l’on pourrait confondre avec le dossier de la chaise de l’enfant (qui est à peine visible, à côté de l’ornement doré). Voici un exemple plus lisible :

Lost in thought 1864 by Marcus StonePerdue dans ses pensées (Lost in thought), Marcus Stone,1864


Les tiges métalliques de part et d’autre sont des accessoires de cheminée (pique-feu, pinces, balayette).

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 bouton CC Hunt Drawing of an Interior British museumDrawing of an Interior, CC Hunt, British museum
A Day in the Life of... a chimney sweep Wall Art Prints by Peter Jackson_button« A Day in the Life of… a chimney sweep »,
Peter Jackson
Interior of 1 Holland Park, Fireplace with Tanagra Figures, c.1898 buttonInterior of 1 Holland Park, Fireplace with Tanagra Figures, photographie de 1898

Le bouton de porcelaine encastré dans le mur à gauche reste énigmatique. On trouve sur quelques rares exemples un dispositif analogue, plutôt une manivelle qu’un bouton-poussoir. Mon hypothèse est qu’il n’a rien à voir avec la cheminée, et qu’il  pourrait s’agir d’une manette permettant de sonner les domestiques. A confirmer.

Quoiqu’il en soit, l’extrême fidélité à l’univers concret est typique du réalisme des Préraphaélites, comme Stephens l’explique lui-même :

« Le principe avait pour conséquence que si l’un des membres avait trouvé un modèle dont l’aspect correspondait à ce que son sujet demandait, ce modèle devait être peint avec exactitude et, pour ainsi dire, au cheveu près. »

Cependant, le trou rougeâtre de la cheminée éteinte, dans le dos de la fillette, a aussi valeur de symbole : celui d’un foyer désolé.


La seconde énigme

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 jouets
Elle se lit dans les jouets de l’enfant – un très jeune garçon habillé en fille, selon l’usage de l’époque – qui nous renseignent sur  le contenu de la lettre.



Exposé au Salon de 1882,  le dernier tableau de Manet fit sensation. Il  s’inspire beaucoup – y compris dans ses « anomalies » – du jeu de miroir inventé par Caillebotte un ans plus tôt (voir Dans un Café : où est Gustave ? ).

Le Bar des Folies Bergère

Manet, 1881-82, Institut Courtauld, Londres

Edouard_Manet_004

Le tableau n’a pas été peint sur place, mais travaillé entièrement en atelier : seule la jeune modèle, Suzon, était réellement serveuse aux Folies Bergère.

Des reflets  impossibles

On remarque rapidement un reflet impossible : l’homme qui lui conte fleurette n’existe que dans le miroir.

De plus, à gauche,  le reflet des bouteilles ne correspond pas à celles qui sont posées sur le comptoir.


Une perspective indécidable

Edouard_Manet_perspective
Il n’y a dans la salle aucune ligne droite, aucun alignement repérable.  L’unique fuyante réelle (celle de l’arête du comptoir, en jaune) suggère que le point de fuite pourrait se trouver au niveau du nez de la serveuse, tandis que les fuyantes de son reflet (en rouge) montrent un point de fuite situé très à droite.

Cette indétermination est une des raisons du caractère perturbant  du tableau : s’agit-il d’une introspection ou d’une exhibition, du regard subjectif de la serveuse sur elle-même ou du regard objectif du peintre  planqué en hors champ ?

Ce décor longuement travaillé est-il vraiment fait  de bric et de broc, en prenant de telles libertés avec la réalité optique ?

 

En fait,  Malcolm Park [3] a montré  récemment que ces « erreurs » n’en sont pas, pour peu que l’on comprenne :

  • que les bouteilles dans le reflet ne sont pas celles que nous voyons sur le marbre (mais des bouteilles situées plus à gauche  sur le comptoir) ;
  • que le point de fuite ne se situe donc non pas derrière la serveuse, comme nous le croyons, mais beaucoup plus à droite.


Edouard_Manet_schemaEdouard_Manet_reconstruction

Courtoisy Dr. Malcolm Park


Edouard_Manet_004_marbre

Le seul élément délibérément fallacieux reste l’arête gauche du comptoir dans le miroir, qui devrait être plus inclinée, comme le montre la reconstitution photographique.


Une boutique de charcuterie

Dambourgez, 1886, Collection privée

Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886
Quatre ans plus tard, Dambourgez transporte la composition de Manet des Folies Bergère aux Halles, rhabille la serveuse en commerçante  et remplace les alignements de bouteille par des tranches de charcutailles.


Des reflets aléatoires

Après ce précédent illustre, puisqu’il est désormais permis – et même moderne pense-t-il – de peindre des reflets faux, Dambourgez s’en donne à coeur joie.



Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886 perspective
Si les reflets des étagères de droite (en vert) sont cohérents avec le point de fuite (en jaune), les reflets des crocs et de la scie pendus en haut à gauche ne le sont pas (en rouge)  : ni surtout le reflet de la bouchère elle-même, beaucoup trop décalé alors qu’elle est pratiquement adossée au miroir.



Caillebotte
Pour comparaison, le reflet du flâneur de Caillebotte (retourné de gauche à droite)


Une histoire avec un  client

Une  étrangeté du tableau est que les poids sont restés sur un des  plateaux de la balance : quelle commerçante les laisserait  ainsi, au risque de fausser l’instrument ? Le fait qu’ils se trouvent sur le plateau situé à main droite est logique,  leur nombre irrégulier indique que l’objet pesé n’était pas une quantité convenue.

Par ailleurs, la bague à l’annulaire de la charcutière indique que celle-ci est mariée.

Dans le contexte de la référence au Bar des Folies Bergères, ne faut-il pas comprendre qu’ici, il nous manque le Séducteur ?


Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886 detail

La marchande est distraite :

  • elle oublie les poids,
  • elle laisse la  cuillère dans la bassine qui fume,
  • elle regarde fixement la porte…

Quelqu’un vient de sortir et elle reste troublée, plantée là au milieu de ses viandes, comme une victuaille supplémentaire.

Son reflet décalé vers la porte n’est-il pas son désir qui la précède ?



sb-line

Références :
[1] Adriaan E. Waiboer « Vermeer’s Impact on His Contemporaries » Oud Holland, Vol. 123, No. 1 (2010), p 55 https://www.jstor.org/stable/42712248
[2] K. Zandvliet « Mapping for Money: Maps, Plans, and Topographic Paintings and Their Role in Dutch Overseas Expansion During the 16th and 17th Centuries » 1998 p 250
[3] Malcolm Park, « Manet’s Bar at the Folies-Bergère: One Scholar’s Perspective » http://www.getty.edu/art/exhibitions/manet_bar/looking_glass.html 

Orpen scopophile

27 juin 2015

Sir William Newenham Montague Orpen  a toujours été obsédé par sa propre image – et par les femmes.  Il avait surpris, dit-il, une conversation entre ses parents se demandant « pourquoi il était si laid et leurs autres enfants si beaux Je commençais à penser que j’étais une tâche noire sur la terre » Stories, page 22

Ce regard concerné sur les visages lui valut, après la première guerre mondiale,  un grand succès en tant que portraitiste. Parmi  ses quelques 600 portraits, voici, par ordre chronologique, les autoportraits au miroir que  nous a laissé « Ickle Orps », P’tit Orpen comme il se surnommait lui-même avec humour du haut  de ses 1,60 m.

https://www.facebook.com/SirWilliamOrpen#
http://www.articlesandtexticles.co.uk/2006/09/08/painters-i-should-have-known-about-006-william-orpen-part-4/

Le Miroir

William Orpen, 1900, Tate Gallery, Londres

The Mirror 1900 by Sir William Orpen 1878-1931

Orpen a peint ce tableau à 22 ans, alors qu’il était encore étudiant à la Slade School of Art de Londres.

La jeune fille est Emily Scobel, une modèle professionnelle qui exerçait dans cette école, et à qui Orpen avait promis le mariage. Tout en étant une représentation  réaliste du logement de Orpen, la composition paye  son tribut à deux oeuvres majeures :

wiki_arnolfiniLes époux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
Whistlers_Mother_1872 Orsay

Portait de sa mère
Whistler, 1872, Musée d’Orsay, Paris



William Orpen 1900_The_Mirror_detail

Cliquer pour agrandir

Dans le miroir sphérique, on peut voir Orpen à son chevalet, un lustre qui rappelle celui des Arnolfini, et une jeune fille blonde qui le regarde peindre.


William Orpen 1900   The English Nude (Emily Scobel)The English Nude  (Emily Scobel)
William Orpen, 1900, Mildura Arts Centre, Australie

Rembrandt Bethsabee 1654 LouvreBethsabée,  Rembrandt, 1654, Louvre

De la même année date ce portrait intime d’Emily, qu’Orpen a conservé jusqu’à sa mort sans jamais l’exposer : on voit par là qu’il s’agissait d’une vraie brune.


Il est possible que la blonde du miroir ne soit autre que Grace Knewstub, la belle-soeur du peintre William Rothenstein, une beauté dont plusieurs condisciples de la Slade School  étaient amoureux et qu’Orpen   épousera en Août 1901, après qu’Emily l’ait quitté « parce qu’il était trop ambitieux ».


William_Orpen_-_Portrait_of_Grace

Portrait de Grace
William Orpen,1907, Mildura Arts Centre, Australie



Orpen William et Grace
Voici restitués dans leur réalité de l’époque les visages pas si laid et pas si beau  de William et de Grace, qui deviendra Lady Orpen lorsque son mari sera fait Chevalier-Commandeur  de l’Empire Britannique en 1918, en récompense de ses peintures de guerre.


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Night (no.2)
William Orpen,1907, National Gallery of Victoria, Melbourne

Réalisé après six ans de mariage dans le salon de leur maison de Londres,  ce tableau montre les époux Orpen s’embrassant efficacement, ainsi que le suggère la bougie. Le miroir sphérique est devenu obscur, opaque à tout voyeurisme, comme pour respecter l’intimité du couple et conjurer le miroir scabreux de l’épisode Emily.



Il faut dire que, depuis 1900, ce fameux miroir sphérique était devenu la marque de fabrique d’Orpen, que tous les amateurs réclamaient.

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George Swinton et sa famille
William Orpen, 1901, Collection privée

Madame Swinton, gants à la main, va ou vient de promener sa fille en chapeau, son fils avec son cerceau, et le chien, tandis que papa reste à la maison avec son livre.

Sous couvert d’une scène familiale édifiante, la composition inverse malicieusement les rôles en nous montrant le politicien écossais assis avec les enfants et le chien, tandis que sa moitié, main sur la hanche, dirige les opérations.

Orpen dans le miroir redresse un peu l’équilibre côté mâle, tout en se plaçant en position dominante, au dessus de la maisonnée.


sb-lineWilliam Orpen 1907 A Bloomsbury Family ,
A Bloomsbury Family
William Orpen, 1907, National Gallery Scottland, Edinburgh

Pas de doute en revanche sur la répartition traditionnelle des rôles dans la famille du peintre  William Nicholson. Le personnage dominant de la famille est le matou du premier plan, suivi de peu par la petite dernière, puis par son père qui joue de la babouche en faisant craquer ses phalanges. Les trois aînés simulent la sagesse, la mère fait tapisserie, et Orpen se dissimule au fin fond de son miroir fétiche, qui lui même se fait tout petit au milieu des cadres carrés.



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Miss Anne Harmsworth dans son intérieur
William Orpen, 1907, Collection privée

Boule dorée pour petite fille riche…



sb-lineWilliam Orpen 1909 portrait de Lewis R. Tomalin
Portrait de Lewis R. Tomalin
William Orpen, 1909, Collection Privée

Miroir classique pour collectionneur exigeant…

William Orpen 1909 portrait de Lewis R. Tomalin miroir



sb-lineBravura: Sir William Orpen 1914 by Sir Max Beerbohm 1872-1956

Bravura
Sir Max Beerbohm, 1914, Tate Gallery

Dans cette  amicale caricature, Max Beerbohm se moque des morceaux de bravoure d’Orpen :

« Mr Orpen étudiant s’il serait possible de peindre, pour les Offices, le reflet dans un miroir d’un autre reflet dans un miroir d’un reflet dans une bulle de savon de lui-même. May 1914 » « Bravura. Mr. Orpen trying whether it wouldn’t be possible to paint, for the Uffizi, one mirror’s reflection of another’s reflection of a soap-bubble’s reflection of himself. May 1914 »

Mais lassée  des miroirs sphériques trop repérés, la scopophilie du peintre se porta bientôt sur les miroirs rectangulaires, dans une série d’expérimentations de plus en plus compliquées.

Autoportrait dans le miroir

William Orpen, 1908, Dublin City Gallery Ireland

William Orpen 1908 Portrait of the Artist Dublin City Gallery Ireland

http://emuseum.pointblank.ie/online_catalogue/work-detail.php?objectid=1532

En 1908, Orpen commençait une longue liaison avec Mrs Evelyn St George,  une américaine richissime qui lui ouvrit les portes du grand monde.

Liaison qui ne passait pas inaperçue : l’héritière dépassait Ickle Orps d’une bonne tête, et le couple fut bientôt surnommé « Jack et le haricot magique ».

Il n’est pas exclu que cet autoportrait dans un miroir, en chapeau hypertrophié, au pied d’une Vénus opulente (*) , soit un clin d’oeil ironique à cette situation.

(*) Il s’agit d’une Vénus de Médicis sans bras, qui ornait un bassin dans la jardin  d’Orpen et figure dans plusieurs tableaux.


Sickert 1907 The painter in his studio

Autoportrait dans l’atelier
Walter Sickert, 1907, Art Gallery of Hamilton, Ontario

La composition semble également inspirée de ce tableau de son ami Sickert, réalisée l’année précédente : à noter le « truc » de la lettre glissée sous le cadre, qu’Orpen utilisera à de multiples reprises.



William Orpen Illustrated letter to Mrs St George

Lettre illustrée à Mrs St George

Ce n’est guère à son avantage qu’Orpen se représente dans cette lettre à sa maîtresse, écrite depuis sa maison de Londres, au 8, South Bolton Gardens à Chelsea (où il habita de 1907 à sa mort).



South Bolton Gardens, 8

La maison d’Orpen avec l’atelier à l’étage.


sb-line

William Orpen 1909 self portrait

Vision plaisante que j’ai eue en écrivant (A pleasent sight i have just seen while writing)
William Orpen, Lettre à Grace, 1909, Collection Privée

http://www.leicestergalleries.com/19th-20th-century-paintings/d/william-orpen/11192

Tout cela ne l’empêchait pas de se décrire avec la même ironie dans une lettre à sa femme  : professeur à la Metropolitain School of Art, il résidait souvent  à Dublin tandis que Grace restait à Londres avec les enfants.


sb-lineWilliam Orpen 1910 Myself and Cupid

Moi et Cupidon (Myself and Cupid)
1910, Collection privée

Aimé par deux belles femmes (sinon plus) et couvert d’or, le soi-disant disgracié pouvait remercier Cupidon par une guirlande de fleurs.


Devant le miroir

William Orpen 1910 Myself and Cupid detail

Orpen, bourreau de travail, met en valeur au premier plan les accessoires du métier :   tubes, flacons d’huile, bidon de térébenthine. Le chiffon orange et les pinceaux ont à gauche un pendant amusant :  une serviette bleu et un blaireau dans un bol.



sb-lineWilliam Orpen 1910 Myself and Venus Carnegie Museum of Art  Pittsburgh, Pennsylvania

Moi et Vénus (Myself and Venus)
William Orpen, 1910, Carnegie Museum of Art,  Pittsburgh, Pennsylvania

La même année, retour d’Orpen, de sa Vénus, de ses tubes et de son blaireau, dans le même miroir doré.


La baie vitrée

Le miroir reflète la grande baie vitrée de l’atelier, qui figure dans bon nombre de tableaux. Orpen s’inscrit dans le cadre d’une des fenêtres, la Vénus dans l’autre.

La baie est partiellement occultée par un  rideau vert, qui court sur une  tringle fixée sur le châssis qui sépare les deux niveaux de fenêtres.



sb-line
William Orpen summer-afternoon-artist-in-his-studio-with-a-model 1913 Museum of Fine Arts Boston

Après-midi d’été, l’artiste dans son atelier avec un modèle (Summer Afternoon, artist in his studio with a model)
William Orpen, 1913, Museum of Fine Arts Boston

A noter le Cupidon que son propriétaire, tout comme la Vénus, ballade à sa fantaisie d’un tableau à l’autre.

Il y avait donc trois niveaux de fenêtres, chacune  divisée en six rangées de trois  petits carreaux. Le rideau vert était accroché un carreau plus haut, et ne passait pas devant la fenêtre. Orpen aurait-il fait supprimer la tringle centrale entre 1910 et 1913 ?

Plus probablement, c’est la vue de 1910 qui a été « arrangée », pour fournir un fond vert à Orpen et à sa Vénus. Mentionnons un dernier détail…

Derrière le miroir

William Orpen 1910 Myself and Venus Carnegie Museum of Art  Pittsburgh, Pennsylvania detail

Témoin de la magnificence d’Orpen, le papier glissé sous le cadre est une note salée du Cafe Royal


William Orpen 1912 The cafe Royal Musee Orsay

The Cafe Royal
William Orpen ,1912, Musee d’Orsay, Paris

…haut-lieu de rencontre des peintres à la mode, dans une débauche de miroirs. Orpen est le second à gauche, assis avec son chapeau-melon.
Plus de détails sur cette note et sur le Cafe Royal  sur le blog d’Angus Strumble :
http://angustrumble.blogspot.de/2013/02/the-bill_512.html
http://angustrumble.blogspot.de/2013/02/more-bill.html



Autoportrait dans le miroir

(Leading the Life in the West)

William Orpen, 1910, Metropolitan Museum of Art, New York

William Orpen 1910 Self-Portrait

http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/480597

Et voici l’autoportrait le plus emblématique du jeune artiste tiré a quatre épingles, campé devant son miroir, le melon sur la tête, le noeud pap au cou, les gants dans une main et la cravache dans l’autre, les jambes écartées comme si le West End était un cheval à dompter.


Devant le miroir

Toujours les objets du métier : pinceaux et fiole d’huile jaune, laquelle entretient une ambiguïté voulue avec la bouteille de whisky jaune qui trône à côté du siphon.

William Orpen 1910 Self-Portrait objets
Couple qui se complique par une troisième fiole jaune posée au soleil sur le rebord de la fenêtre, comme le faisaient les peintres flamands (si c’est de l’huile), et à proximité de la main (si c’est du whisky).

La contradiction se résout élégamment si nous comprenons que, pour Orpen, la liqueur qui imbibe la peinture et celle  qui imbibe le peintre sont deux ingrédients indissociables de son art.


Derrière le miroir

William Orpen 1910 Self-Portrait IOW

Diverses feuilles de papier multicolores entourent le cadre. La seule  lisible est une reconnaissance de dettes signée par Orpen, sur papier bleu avec un timbre rouge.

A noter que deux feuilles de papier sont également coincées du côté intérieur du cadre.


La baie vitrée

A la différence des tableaux précédents qui montraient les quatre fenêtres, la composition est ici ternaire : Orpen, sans Vénus ni  modèle, s’inscrit seul dans la fenêtre centrale.


Petits accommodements avec la réalité

William Orpen 1910 Self-Portrait carreaux
Nous notons rapidement deux anomalies : les stores sont accrochés trop haut (au dessus des six rangés de carreaux reconstitués sur la fenêtre de gauche ; et le quadrillage de la fenêtre centrale est décalé d’un demi-carreau vers le bas.

L’élongation des stores se justifie par la nécessité d’éviter une seconde source de lumière en haut du tableau.


William Orpen 1910 Self-Portrait corrigeVersion corrigée William Orpen 1910 Self-Portrait non corrigeVersion originale

Le décalage des carreaux se comprend en comparant avec la version « corrigée » : cet arrangement pratiquement imperceptible sacrifie la précision obsessionnelle du peintre au profit d’une obsession plus personnelle : paraître plus grand qu’il n’était.


William Orpen 1910 Self-Portrait perspective
Mais le tableau contient un arrangement autrement plus conséquent : tandis que les objets de l’avant-plan sont vus depuis un point de fuite au niveau d’un personnage assis (le peintre en action), Orpen en représentation est vu en contreplongée, par une tierce personne qui se trouverait largement au dessus du tableau.



William Orpen 1910 Self-Portrait pinceaux
C’est pourquoi on peut voir dans le miroir un troisième pinceau à cheval sur le rebord de la tablette, et qui n’est pas un reflet des deux autres.

Dans ce chef d’oeuvre très pensé, venant après tant d’autres autoportraits au miroir, le peintre assoiffé de grandeur se représente non plus en train de peindre, mais de poser ; non plus en état d’introspection, mais d’inspection par un oeil céleste, seul désormais habilité à le juger.


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Autoportrait dans le miroir

William Orpen, 1er octobre 1912, The Cleveland Museum of Art

 William Orpen 1912 Self Portrait

http://www.clevelandart.org/art/1988.11?f[0]=field_artist%3AWilliam%20Orpen%20%28Irish%2C%201878-1931%29

La baie vitrée

Maintenant que nous connaissons bien l’atelier d’Orpen, nous notons immédiatement que les carreaux sont trop petits : quadrillage serré qui accentue l’effet d’enfermement.


La richesse

Pour la troisième fois, Orpen fait allusion à son opulence financière par un papier coincé à gauche du miroir : après la note de café et la reconnaissance de dettes en trompe-l’oeil , c’est maintenant un chèque réel qu’il colle à cet emplacement.

Les papiers, poursuivant la tendance amorcée dans le tableau précédent, prolifèrent maintenant à l’intérieur du cadre.


Le voyage

Cinq billets de ferry pour l’Irlande (Première Classe), deux réservations de train et une page de son journal d’atelier font du tableau le souvenir d’un voyage à Dublin en juin 1912, avec John Shawe Taylor.


La colle et le chiffon

Le procédé du collage semble ici très différent dans son intention de celui que Braque et Picasso expérimenteront la même année.

Coincé (comme un papier) entre les petits carreaux de la fenêtre en voie d’occultation par le store, et ces grands rectangles opaques qui viennent occulter son reflet, le peintre courroucé, le chiffon à la main, semble décidé à en finir avec le genre de l’autoportrait au miroir.


Il faudra attendre cinq ans et la période de la guerre pour voir Orpen revenir, d’un oeil renouvelé, à la scrutation de lui-même.


Prêt à partir (Ready to start)

William Orpen, Cassel 10 juin 1917, Imperial War Museums, London, UK

William Orpen 1917    Ready To Start

© IWM (Art.IWM ART 2380) http://www.iwm.org.uk/collections/item/object/20758

Ce tableau marque une étape importante dans l’oeuvre et dans la vie  d’Orpen.

En premier lieu, Prêt à partir manifeste une auto-dérision typiquement  orpérienne : la carte de France, les guides bien empilés, les siphons d’eau de Selz, suggèrent une vision encore  touristique de la guerre ; le casque et la peau de chèvre excentrique, devant les fleurettes violettes du papier peint, semblent un déguisement de soldat.

Dans un second sens, on peut entendre « prêt à repartir » : après l’ennui des portraits mondains bien léchés, bienvenue à une touche plus moderne et mordante.

Dans un troisième sens, sombre et prémonitoire, la bouteille de whisky, le verre vide et la boîte d’allumettes marquent effectivement un tournant :  c’est à Cassel qu’Orpen commença à boire beaucoup ce qui, combiné à une moyenne de 70 cigarettes par jour et à une probable syphilis, devait le conduire à une mort prématurée en 1931, à 53 ans.

« Prêt à partir » : dans seulement quatorze ans…


sb-lineWilliam Orpen 1917 My Work Room

My Work Room,
William Orpen, Cassel, 11 juin 1917, Imperial War Museums, London, UK

© IWM (Art.IWM ART 2967)  http://www.iwm.org.uk/collections/item/object/20796

Toujours un regard ironique sur cet « atelier » où le peintre se réduit à un pyjama rayé dans un lit en bataille, tandis que sous le casque et à côté du carton à dessin un gros pot de chambre blanc rappelle la Grande Guerre et le Grand Art à un minimum d’humilité.

On sent néanmoins, dans tous ces effets dument préparés  – le pardessus militaire, le paquetage, le chevalet de campagne  replié comme un fusil,  le pliant, la besace, l’écharpe, une certaine fierté et l’ exaltation de l’aventure.


sb-lineWilliam Orpen 1917  Self Portrait in Helmet

Autoportrait avec un casque
William Orpen, 1917, Imperial War Museums, London, UK

© IWM (Art.IWM ART 2993)  http://www.iwm.org.uk/collections/item/object/20822

Dans la même pose que dans le miroir de sa chambre, voici Orpen en alerte au milieu du champ de bataille. Son casque le place  en communauté de destin avec les héros qu’il admire : l’un est sommairement enterré sous un tertre (on voit un pied qui dépasse),  marqué par son fusil planté en terre et son casque. Un troisième casque est retourné par terre, d’un soldat dont il ne reste rien d’autre.

Autant la peau de chèvre est un colifichet illusoire comme pare-balles,

autant l‘autoportrait casqué constitue une protection efficace contre l’oubli.

D’autres tableaux d’Orpen en guerre :

http://www.articlesandtexticles.co.uk/2006/08/19/painters-i-should-have-known-about-006-william-orpen-part-3/#sthash.n4fGtQNz.dpuf



sb-lineWilliam_Orpen_-_The_Signing_of_Peace_in_the_Hall_of_Mirrors,_Versailles

La signature de la Paix dans la galerie des Glaces
William Orpen, 1919,  Imperial War Museums, London, UK

En même temps que l’anoblissement, la paix revenue offre à notre scopophile une apothéose de rêve, dans le lieu emblématique des jeux de miroir et de pouvoir.



William_Orpen_-_The_Signing_of_Peace_in_the_Hall_of_Mirrors,_Versailles perspective
Il n’est pas difficile de le trouver, ombre chinoise minuscule dénoncée par l’exactitude des lignes de fuite. Petit par la taille, mais éminent par sa place, du côté où il n’y a personne  : entre les jardins de Louis XIV et le dos accablé du plénipotentiaire entre  la France redevenue grande et l’Allemagne vaincue.



William_Orpen_-_The_Signing_of_Peace_in_the_Hall_of_Mirrors,_Versailles peintre

De ce point privilégié, il peut observer, au dessus des grands hommes, le chaos de reflets,

présage de la fragilité de l’ordre qu’ils viennent d’instituer.

Pour le liste des personnalités représentées :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:William_Orpen_-_The_Signing_of_Peace_in_the_Hall_of_Mirrors,_Versailles.jpg

Après guerre…

William Orpen 1924   Self Portrait, Multiple Mirrors

Autoportait aux miroirs multiples
William Orpen, 1924, Fitzwilliam Museum, University of Cambridge, UK

Orpen déjà marqué par la maladie se représente dans un effet d’abyme impossible : s’il s’agissait d’un jeu de miroirs, on le verrait alternativement de face et de dos (voir Quelques variations sur l’abyme. Il s’agit ici en fait d’un Effet Droste (voir L’effet Droste).

Le tableau a été fait à Paris (on voit le Sacré Coeur au fond).


sb-lineOrpen Summer 1924 Collection privee

Summer
Orpen, 1924, Collection privée

Dans cette oeuvre vibrante, nous reconnaissons, au rideau vert  au fond du miroir et aux ombres de la baie vitrée sur le mur, l’atelier de South Bolton Gardens. Pour une fois, le chevalet est là mais le peintre se planque.



Orpen Summer 1924 Collection privee perspective
Tandis que les fuyantes  des carreaux (en jaune) désignent l’emplacement où il est assis, les fuyantes du reflet (en bleu) le situent en hors champ sur la gauche. Pour que les deux points de fuite ne coïncident pas, il suffit que le miroir soit légèrement en biais par rapport au plan du mur.

Dans ce tableau, Orpen expérimente déjà les procédés qu’il va déployer dans son chef d’oeuvre de l’année suivante…

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Sunlight

William Orpen, 1925, Leeds Art Gallery

William Orpen, Sunlight, 1925, (Leeds Art Gallery)

 

Vermeer dans le West End

Retour à l’atelier, avec ses stores verts. Orpen au sommet de son art met à contribution quatre procédés typiquement vermeeriens  :

  • le premier plan occupé par un objet qui barre la route au spectateur (le fauteuil rouge) ;
  • le pavement de petits carreaux ;
  • le splendide jeu d’ombres et de lumières sur le mur blanc, qui nous montre, en projection, le troisième niveau de fenêtres, dont l’une est fermée par un store ;
  • la carte de géographie, qui n’est autre qu’un plan de Londres.

Plan de Londres-reduit

Un remake désabusé

William Orpen 1910 Self-Portrait remake
La bouteille, posée à portée de main, est quant à elle totalement operienne, et nous rappelle, avec les stores verts et les petits carreaux, le portrait triomphal de 1910 : Leading the Life in the West.

Sauf qu’Orpen n’est plus un dandy debout, mais un ivrogne avachi.

William Orpen, Sunlight, 1925, (Leeds Art Gallery) bouteille
Ainsi cet autoportrait apparaît comme une sorte d’autocitation mélancolique,

un « Ending the Life in the West ».


William Orpen, Sunlight, 1925, (Leeds Art Gallery) perspective
La preuve définitive réside dans la perspective : dans les deux tableaux, le peintre ne se place pas au point de fuite et deux autres regards habitent le tableau :

  • ici, Orpen vieilli, le modèle et la fenêtre, autrement dit tout ce qui est du domaine de la lumière, sont vus par un personnage debout (lignes bleus) : comme si c’était Orpen dandy qui était revenu peindre et illuminer son vieil âge ;
  • en revanche, le pavement est vu d’un point de vue surplombant, un peu au dessus de la carte : il y a déjà, planant assez bas dans la pièce, une entité qui n’est pas la gloire, ni la postérité, qui ne s’intéresse ni à la lumière du soleil, ni aux plaisirs de la boisson et de la chair : seulement aux ombres, aux quadrillages et aux cartes – ce qui reste quant on est mort.


William Orpen, Sunlight, 1925, (Leeds Art Gallery ) cupidon

Dernière ironie  : entre la chair malade du peintre et la chair blême de cette Vénus d’atelier, s’élève, comme dans un songe, la réminiscence de Cupidon vainqueur

sb-lineSleator-James-Sinton-Studio-Interior-a-Portrait-of-Sir-William-Orpen-1931

Intérieur d’atelier, un portrait de Sir William Orpen
James Sinton Sleator, 1931, Russell-Cotes Art Gallery and Museum, Bournemouth, UK

Terminons avec ce portrait bien moins talentueux peint par son ami Sleator, seulement quelque mois avant la mort d’Orpen. Nous reconnaissons une dernière fois l’atelier, dont la baie a été simplifiée (deux niveaux de fenêtres seulement).


En dernier pied de nez aux fans d’Orpen,  deux astuces quasi posthumes se sont glissées dans les deux miroirs de la pièce :

  • Comment le miroir de la cheminée peut-il refléter ainsi le chevalet ?
  • Pourquoi le coin de plafond que reflète le miroir vénitien n’est-il pas inversé ?

Le miroir transformant 1 : conversion

21 juin 2015

Le miroir ne se borne pas à  inverser ce qu’il reflète : conversion, transfiguration gratifiante ou macabre , hallucination, transgression, voici quelques exemples de son pouvoir transformant.

Tout d’abord, le pouvoir de conversion

La conversion de Madeleine

Caravage, 1597, Institute of Arts, Detroit

Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598, Detroit Institute of Arts
Deux soeurs,deux amies

A gauche, Marthe, la soeur sage, humblement vêtue, le visage dans l’ombre ; à droite Marie-Madeleine, la soeur volage, splendidement vêtue, en pleine lumière . Les deux dialoguent des mains et du regard, sans s’occuper du miroir circulaire.

Dans la vie, celle qui fait Marthe était Anna Bianchini, dite « Annuccia » : une amie et une collègue en prostitution de Fillide Melandroni, qui joue Madeleine (tout ce qu’on sait sur les copines de Caravage est dans http://www.cultorweb.com/Caravaggio/Fi.html)


Le dialogue des objets

Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598 objets
Les deux objets posés sur la table comme des pièces à conviction font voir le sujet du dialogue :

  • côté Marthe, la coupe blanche [1] dit  propreté,  démaquillage, voire même  pardon  : passer l’éponge ;
  • côté Marie-Madeleine, le peigne  qui commence à perdre ses dents, répond  quant à lui  saleté, artifice, séduction.


Le dialogue des mains

Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598 schema
Marthe énumère sur les doigts de ses mains jointes les raisons de suivre Jésus.

Madeleine tient contre sa poitrine, dans sa main droite, une fleur blanche d’oranger [2] : signe que malgré son métier, son coeur est pur.

Sa main gauche est  posée machinalement sur le miroir luxueux, ce compagnon habituel de débauche : mais pour l’instant elle ne le regarde pas, et le miroir ne montre rien…


Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598 main droite Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598 main gauche retournee

Sauf que, en inversant cette main par la pensée, on saisit que le carré du reflet de  la fenêtre joue le même rôle que la fleur  :

un marqueur de blancheur, mais céleste.

Ainsi, pour  nous donner l’intuition de la conversion mystique en train de se produire, Caravage la suggère géométriquement, par une symétrie spéculaire : il nous faut imaginer un miroir, non pas  vertical comme celui de la courtisane, mais horizontal comme l’eau pure, qui transformerait sa main gauche en main droite.


Caravaggio-Narcisse

Narcisse, Caravage, vers 1597-1599, Galerie nationale d’art ancien, Rome

Comme dans cet autre tableau spéculaire, réalisé à la même période.


[1] Il s’agit d’un « sponzarol » (en dialecte vénitien) : l’éponge servait au maquillage et au démaquillage. Cet accessoire de coquetterie préfigure, avant la conversion, la pyxide en albâtre qui deviendra l’attribut de Marie-Madeleine (pour rappeler l’huile avec laquelle elle avait oint les pieds de Jésus dans la maison de Simon)
[2] La fleur d’oranger, symbole nuptial, associé à l’anneau que Madeleine porte à l’annulaire gauche, tout près du rectangle lumineux, suggèrent que la conversion coïncide avec le mariage mystique de la prostituée avec son rédempteur. Pour une analyse approfondie du tableau, voir The Meaning of Caravaggio’s ‘Conversion of the Magdalen’ , Frederick Cumming, The Burlington Magazine, Vol. 116, No. 859, Special Issue Devoted to Caravaggio and the Caravaggesques (Oct., 1974), http://www.jstor.org/stable/877817


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Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598, Detroit Institute of ArtsLa conversion de Madeleine
Caravage, 1597, Institute of Arts, Detroit
Orazio_Gentileschi_--Martha_tadelt_ihre_Schwester_Maria vers 1620Marthe réprimande sa soeur Marie
Orazio Gentileschi, vers 1620,Alte Pinakothek, Munich

 

Vingt ans plus tard,  Gentileschi reprend la composition de Caravage, en modifiant le trajet du regard : montant de gauche à droite jusqu’au miroir  sphérique chez Caravage, il descend ici de Marthe debout à Marie assise jusqu’au miroir carré.

La différence entre les deux soeurs n’est plus traduite par les objets sur la table, mais par le voile qui cache les cheveux de la ménagère, quand ceux de la pécheresse sont splendidement dénoués.

En passant du cercle au carré, le miroir – objet tiers et fenêtre vers le Sacré  chez Caravage, est  devenu terrestre et charnel :  intégré au corps de Marie-Madeleine,  enchâssé dans le cadre des mains en angle droit (l’une  tient le bois, l’autre touche le verre) – il ne montre rien d’autre que Marie-Madeleine

Orazio_Gentileschi_--Martha_tadelt_ihre_Schwester_Maria vers 1620_miroir

…très précisément son bas-ventre.

Nous sommes ici juste avant la conversion, tandis que Madeleine n’est encore qu’un sexe et qu’un miroir braqué sur ce même sexe, dans un cercle vicieux qui ne demande qu’à se rompre.



Jeune femme à sa toilette ou Vanité

Nicolas Régnier, 1626, Musée des Beaux Arts de Lyon

Nicolas Regnier Jeune femme a sa toilette

Splendide et séducteur, ce tableau  désarçonne les commentaires : trop complexe pour un tableau de charme, trop charmant pour une Vanité (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeune_femme_%C3%A0_sa_toilette_ou_Vanit%C3%A9_%28Nicolas_R%C3%A9gnier%29)

Remarquons néanmoins un détail qui n’est visible que dans le miroir : la fleur blanche d’oranger, symbole traditionnel de pureté, que la belle tient dans sa main gauche… et que le miroir transforme en main droite.


Nicolas Regnier Jeune femme a sa toilette detail
Ajoutons les doigts sans bague, le cou et les oreilles sans perles, le flacon de parfum et le cruche d’eau qui pointe derrière le miroir, encore luxueuse, mais qui sent sa pénitente

Si Régnier s’est souvenu des leçons de Caravage, alors cette jeune personne avec  un miroir, un peigne et deux mains droites, partage tous les attributs de la Madeleine…


Vaine est la Beauté (Vana est Pulchritudo)

Maître de la Vanité, vers 1700, Collection privéeMaitre de la Vanite vers 1700 VANA EST PULCHRITUDO

Le sablier et la bougie sont deux figures du temps limité. Ici, le sablier est renversé et la bougie en train de s’éteindre : deux figures de la mort qui vient.

Parmi ces objets d’étude austères (grimoires empilés, lunettes, boîte à archives), seul le miroir et le bouquet font  allusion à la Beauté fugitive.


Maitre de la Vanite vers 1700 Haec sola virtus

Haec sola virtus (Ici est la seule vertu)
Maitre de la Vanité vers 1700, Collection privée

Le pendant complète l’explication. La  maxime inscrite sur le papier qui s’échappe du livre précise où se situe la vertu : dans l’étude (la mappemonde céleste, le compas) et non  dans les divertissements (le tabac, les cartes, les dés).

Sans doute faut-il comprendre que le crâne à côté du bouquet est ce qui reste de la Belle qui se contemplait dans le miroir.



Maitre de la Vanité vers 1700 VANA EST PULCHRITUDO miroir
Miroir dont le pouvoir est ici renversant : non seulement la femme-bougie s’éteint, mais la coquetterie  précipite sa chute.


Femme à sa toilette

Gustave Caillebotte, 1873, Collection particulière

Caillebotte_Woman_at_the_dressing_table_1873

Sans craindre le grand écart temporel, sautons jusqu’à cette autre femme à sa toilette, avec sa brosse à cheveux, son broc d’eau et ses flacons de parfum.
Ajuste-t-elle sa jupe, ou est-elle en train se se déshabiller ? Impossible de décider, la scène est totalement réversible.

La perspective en grand angle est d’une exactitude photographique, on peut faire confiance à Caillebotte sur ce point. La ligne d’horizon basse  a pour effet de grandir la femme et la lampe à pétrole  posée sur le marbre de la cheminée. De plus,  le point de vue a été choisi de manière à ce que la   bordure rose du papier-peint apparaisse comme une ligne continue, escamotant l’angle entre les cloisons.

Le miroir est visiblement l’objet d’intérêt principal : sa très forte inclinaison permet de faire apparaître, sur sa gauche, la lampe à pétrole, et sur sa droite le buste de la femme.

Nous nous rendons alors compte que cette femme blanche et noire, mi-déshabillée et mi-habillée,  est une première fois coupée en deux par la bordure rose, qui isole tous les accessoires de la toilette et du sexe sous cette ligne de flottaison.

Et une seconde fois recoupée par le miroir qui, en les fusionnant dans le même cadre, identifie  les deux renflements de la lampe avec la tête et le buste :

cette femme-lampe est  éteinte, qui va peut-être s’allumer.

 


Caillebotte_Woman_at_the_dressing_table_1873 detail

En inclinant cette silhouette, les bras derrière le dos, dans une sorte de prosternation,

le miroir nous montre – pourquoi pas –  une femme qui se repent.


Miroirs mormons

A child’s prayer, Doc Christensen

La Bible posée sous la lampe n’empêche pas la petite fille d’aimer ses poupées. Au mur, l’image du Christ au dessus de celle de l’ange anticipe ce que nous montre le miroir : les poupées se transforment en Jésus au dessus de la petite fille. En sus de ce message déjà chargé, la composition nous gratifie d’une seconde métaphore : la petite fille est le reflet de sa mère.

 

Armor of god Witness for His Name

Doc Christensen

Les missionnaires mormons, hommes ou femmes, n’ont pas besoin de miroir pour se dupliquer. Comme dans la composition précédente, celui-ci a pour fonction de rendre vivante l’image du Christ affichée au mur, transformant le téléphone en épée de chevalier.


Voir la suite dans Le miroir transformant 2 : transfiguration

Le miroir transformant 2 : transfiguration

20 juin 2015

Abordons maintenant le pouvoir de Transfiguration, par lequel le miroir arrange ou aggrave   la réalité.

Le miroir gratifiant

Supprimer l’outrage

Sirene Breviaire à l usage de Besancon. Rouen, avant 1498Sirène, Bréviaire à l’usage de Besançon, Rouen, avant 1498 halloween-pin-ups-olivia-de-berardinisPinup pour Halloween, Olivia de Berardinis

Associée à la musique, à la vanité et à la coquetterie, la sirène aux longs cheveux a mauvaise réputation. Pourtant qu’est-ce qu’une sirène ? Une pauvre fille qu’on croit séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de répulsion.

De même la pin-up ne voit d’elle que son visage, pas la partie dangereuse pour les marins.


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Rehausser la blancheur

Raoux _la-jeune-fille-au-miroirThe Wallace CollectionJeune femme au miroir Jean Raoux, 1720-30,The Wallace collection , Londres raoux_la-jeune-fille-au-miroirJeune femme au miroir
D’après Jean Raoux Collection privée

Le pouvoir blanchissant du miroir avait déjà intéressé  Jean Raoux, ce grand maître des éclairages théâtraux dans les portraits du XVIIIème siècle.

La blancheur de porcelaine était à l’époque l’optimum de la Beauté : le miroir contribue à cet idéal, en forçant le contraste entre la partie inférieure et la partie supérieure du visage.

Ainsi sont mis en valeur les appas et les appétits, tandis que la pensée  reste dans l’ombre.

Le miroir de toilette, porté  dans les bras de la jeune fille au lieu d’être posé sur la table, et dont la forme  galbée fait écho à sa silhouette, est ici plus une confidente qu’un accessoire de coquette.


jean raoux lady at her toilet 1727Femme à sa toilette
Jean Raoux, 1727

Raoux a repris le même tête-à-tête au sein d’une composition plus large, qui lui fait perdre son intimité. Plus de pouvoir transfigurant ici  : le miroir sert à rappeler la jeune femme à ses devoirs en lui faisant voir, derrière elle, son époux en grand uniforme. L’absence du guerrier est suggérée par le bureau vide,  la  lettre reçue et les deux montres qui, comme les  deux coeurs, battent toujours à l’unisson.

Le miroir-rétroviseur, par lequel le seigneur et maître  garde l’oeil  sur la toilette de sa femme, illustre cette grande hantise des nobles au XVIIIème siècle : que la voie des honneurs publiques mène à celle du déshonneur privé.


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Gratifier la petite fille

 
Premier sentiment de coquetterie, 1804 Pauline-auzou
Pauline Auzou,1804, Collection privée

Sur la cheminée sont posés, à hauteur de sécurité,  des objets pour grandes personnes, hommes et femmes : une bouteille de liqueur, un verre vide, un coussin pour épingles à cheveux.

La petite fille, ceinte d’un collier de perles trop long, prend appui du bout des orteils sur un tabouret de velours rouge : elle atteint ainsi tout juste le miroir de toilette , qu’elle incline  pour s’admirer.

On peut se demander si la scène de genre charmante ne  cache pas une leçon de morale. Car  en faisant basculer le miroir,  la petite fille, comme piégée par la cheminée, voit son visage enfantin nimbé de flammes et sa croupe menacée par ces compagnons dangereux que sont la pince et le  pique-feu.

Ici le message gratifiant se double d’un  avertissement.


Julius Hare Dressing up 1885

Costumée (« Dressing up »)
Julius Hare, 1885, Collection privée

 Cette  très jeune fille a emprunté la robe, le chapeau à plume d’autruche et la houpette à poudre de sa mère, pour un relooking adulte. Elle est saisie non pas au moment où elle se poudre dans le miroir, mais au moment où elle nous prend à témoin de sa transformation.

Comme chez Raoux, le spot du miroir surajoute sa lumière blanche à la blancheur de la poudre.


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Gratifier l’animal

grandville Se regardant dans la glace, il se trouve joli garcon, dans Les Aventures d'un papillon 1842Se regardant dans la glace, il se trouve joli garcon,
Grandville,Les Aventures d’un papillon 1842
Gailuron rit de se voir si beau en ce miroirGailuron rit de se voir si beau en ce miroir, Gotlib, 1976
duck mirror swan painting birdreflection-Andrea Cullen 571487e94e6eaaf32783d717aa728df9

 

Le miroir inversant

Parfois le miroir ne se contente pas d’inverser la gauche et la droite.

Paul-Delvaux Le Miroir 1936 Collection privee

Le miroir
Delvaux, 1936, Collection Privée

Le miroir transforme :

  • l’intérieur en extérieur,
  • la lumière artificielle en lumière solaire,
  • les motifs alignés du papier-peint en rangées d’arbres,
  • la  décrépitude en sérénité,
  • l’habit corseté en nudité.

Toutes transformations positives et libératrices. Mais malgré l’alibi théorique, le  miroir dénudant  de Delvaux est le rêve du voyeur, surtout gratifiant pour le spectateur.

Imaginons la transformation inverse (la femme habillée dans le miroir, la femme nue dans la pièce) :  un miroir costumant traduirait plutôt le point de vue subjectif du modèle sur sa propre apparence.


sb-line

eric-gill-artist-and-mirror-i-1932

Artiste et miroir, Eric Gall, 1932

Un miroir qui inverse les sexes.


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 Max Beckmann

Max Beckmann vers 1920 Garderobe

Garderobe, Max Beckmann, vers 1920

En première lecture,  le miroir, d’une manière mystérieuse, semble ici aussi inverser les sexes. A mieux y regarder, on constate que les deux acteurs, homme et femme, sont assis tête-bêche, chacun se maquillant dans son propre miroir.


Portrait de Mina Beckmann-Tube (1924)Portrait de Mina Beckmann-Tube, 1924

Max Beckmann Nature morte avec deux bougeoirs 1930Nature morte avec deux bougeoirs, 1930

Le miroir transforme en rideau la première femme de Max Beckmann : symbole de l’éternel mystère féminin ? Allusion à sa profession de chanteuse d’opéra ?

La nature morte de droite donne peut être  la clé : le miroir est comme une scène, avec son propre rideau et sa propre logique, qui révèle la nature théâtrale du monde

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BD Rose and Thorn 2004

BD Rose and Thorn, 2004

Le miroir est ici l’instrument qui, dès la couverture, révèle que la good girl Rose, qui habite dans la chambre bien éclairée, se double d’une bad girl, Thorn, qui cache ses  ustensiles dans l’armoire et gite dans une chambre nocturne aux rideaux déchirés.


Le miroir temporel

Un coup d’oeil sur le passé ou l’avenir

Rockwell Retour a la vie civile 1945Retour à la vie civile (Back to Civvies)
Norman Rockwell , couverture du Post, 15 décembre 1945
Norman Rockwell The-Prom-DressLa robe de bal (The Prom Dress)
Norman Rockwell , couverture du Post, 19 mars 1949

A gauche, l’aviateur vient de reposer son sac sous le poster qui le faisait rêver, dans sa chambre d’adolescent  au plafond bas. Il a accompli son désir de hauteur, et  s’amuse de voir si étriqué  le costume de son ancienne vie.

A droite, l’adolescente garçonnière se confronte à une image stupéfiante d’elle-même : ici, la transfiguration instantanée ne s’adresse qu’à la jeune fille, non  au spectateur qui comprend bien, à voir la chambre, tout le chemin qui reste à faire.


Doisneau La Cheminee de Mme Lucer

La Cheminée de Mme Lucerne, Doisneau, 1953

La pendule recto verso sert de pont entre deux images du couple : la photographie de leur mariage et leur reflet d’aujourd’hui. Tandis que la pendule externe marque cinq heures trente, celle au dessus du calendrier des Postes marque cinq heures trente cinq, suggérant que toute leur vie a passé en cinq minutes.

 

Tom Hussey Publicite pour Novartis 2013

Publicité pour Novartis, Tom Hussey  2013

Une autre forme d’inversion temporelle est illustrée dans cette série, dont le principe est de confronter une personne âgée atteinte de la maladie d’Alzheimer à un acteur qui lui ressemble.


Le miroir critique

Terminons par des transfigurations malicieuses dans lesquelles le miroir se fait grinçant.

Vanité de la Beauté

Sirene se coiffant, Heures dites de Yolande d’Aragon, Maitre de l’Echevinage de Rouen, Rouen, vers 1460, Aix-en-Provence, BM ms. 22, fol. 15Sirène se coiffant, Heures dites de Yolande d’Aragon, Maitre de l’Echevinage de Rouen, Rouen, vers 1460, Aix-en-Provence, BM ms. 22, fol. 15

Il suffit d’un enlumineur un peu plus moralisateur pour que le miroir nous révèle la face noire de la sirène.


1558 Vasari Toilette de Venus Staatsgalerie Stuttgart

Toilette de Vénus
Vasari, 1558, Staatsgalerie, Stuttgart

Tandis qu’elle s’humecte avec une éponge, Vénus contemple dans le miroir son image vieillie. Dans cette allégorie cumulative, Vasari joue sur toute la gamme de la symbolique du miroir, de la Beauté à la Luxure, de la Prudence à la Préscience de la décrépitude, quitte à dégrader la déesse de son statut d’immortelle. Comme le remarque Liana de Girolami Cheney ([1], p 99), la servante qui tient le miroir et le récipient fait écho à celle qui verse de l’eau dans le bassin des colombes. Ainsi les deux oiseaux écervelés, incapables de se reconnaître dans leur reflet, font contraste avec la déesse humanisée, qui se voit telle qu’elle sera.


Opnamedatum:2017-07-26
Allégorie de la richesse, de la luxure et de la bêtise
Jodocus van Winghe, gravure de Raphael Sadeler (I), 1588, Rijksmuseum, Amsterdam

La Richesse voit dans le miroir son véritable visage : celui d’une vieille femme hideuse. Une servante à tête de sanglier sert le vin, une autre portant un perroquet sur le bras (ici symbole de l’ébriété) l’évente avec un éventail (sybole de la flatterie). A l’aute bout de la table, le roi Midas se voit coiffé dun bonnet de fou, par dessus ses oreilles d’âne.


Vanitas. Paolini, Pietro (1603-1682). Oil State Hermitage, St. PetersburgVanitas, Pietro Paolini (1619-29). Ermitage, Saint Petersbourg Angelo Caroselli - La-strega (c.1630)La sorcière (La strega), Angelo Caroselli , vers 1630, Collection Richard et Ulla Dreyfus-Best, Bâle

Dans sa Vanitas, Paolini fait apparaître une vieille femme chauve dans le miroir de la belle femme qui se peigne. La présence incongrue, sur une table de toilette, de la bouteille, du livre ouvert et de l’objet non identifié sur la droite, place la peinture sous le signe de l’étrange et de la magie, qui la rapproche de la Sorcière de son maître Caroselli (sur ce tableau, voir  Le peintre en son miroir : Enigmes visuelles).


Toilette - Frau vor dem Spiegel Ernst Ludwig Kirchner, 1913, Centre Pompidou

La toilette – Femme au miroir (Toilette – Frau vor dem Spiegel)
Ernst Ludwig Kirchner, 1913, Centre Pompidou, Paris

Le miroir renvoie une image de la mélancolie (la main sur la joue) à la jeune femme qui se fait belle : réinterprétation expressionniste de la Vanité au miroir, mais aussi portait psychologique : car la modèle est la compagne de Kirchner, Erna Schilling, une danseuse que le peintre décrit dans  son journal intime comme une fille attirante, mais triste.


Gil ElvgrenPinup  de Gil Elvgren mirror_pinup Women's health magazineIllustration de TAVASKA pour le  Women’s health magazine


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Caricatures

Goya Alguacil gato serie Reflejos en el espejo 1797-1799 PradoPolicier et chat (Alguacil e gato) Goya Estudiante rana serie Reflejos en el espejo 1797-1799 PradoEtudiante et grenouille (Estudiante e rana)
Goya La tortura del dandy serie Reflejos en el espejo 1797-1799 PradoLa torture du dandy Goya Mujer serpiente serie Reflejos en el espejo 1797-1799 PradoFemme et serpent (Mujer e serpiente)

Goya, série Reflets dans le miroir (Reflejos en el espejo), 1797-99, Prado


Goya Dandy mono serie Reflejos en el espejo 1797-1799 PradoDandy et singe (Dandy e mono) Goya, série Reflets dans le miroir (Reflejos en el espejo), 1797-99, Prado 1936 Publicité pour Dermo-Plastol, traitement contre le prurit1936, Publicité pour Dermo-Plastol, traitement contre le prurit


Georges Ferdinand Bigot 1887-05-01 Monsieur et Madame vont dans le Monde Tôbaé, journal satirique NYPlMonsieur et Madame vont dans le Monde
Georges Ferdinand Bigot, Tôbaé, journal satirique franco-japonais, 01-05-1887 (NYPl digital)

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magritte 1937 japprendslechinois.over-blogMagritte, 1937 (photo japprendslechinois.over-blog)

Le miroir dénonce l’hitlérisme du parti REX.


Un cas particulier de la transfiguration négative est celle du miroir fatal, dont il existe de multiples exemples : voir – Le miroir fatal.

Voir la suite dans Le miroir transformant 3 : hallucination, transgression

Références :

Le miroir transformant 3 : hallucination

20 juin 2015

Parfois, le miroir se déconnecte de la réalité,  et fait surgir une hallucination.

 

 

L’auteur revant de la Jerusalem celeste, Guillaume de Digulleville, Le Pelerinage de Vie humaine, Paris, v. 1404, Paris, BnF ms. fr. 829, fol 1vers 1404, BnF ms. fr. 829, fol 1, Gallica le pelerinage de la vie humaine Guillaume de Digulleville 1475-1500 Soissons - BM - ms. 0208 (f. 001 IRHT1475-1500 Soissons – BM – ms. 0208 fol 1 IRHT

Le pélerinage de la vie humaine, Guillaume de Digulleville,Paris, 

Durant son sommeil, le moine Guillaume de Digulleville a vu la Jérusalem Céleste lui apparaître dans un miroir, comme il l’explique dès le début du récit :

Avis m’ert si com dormoie
Que je pelerins estoie
Qui d’aler estoie excité
En Jherusalem la cité.

En un mirour, ce me sembloit,
Qui sanz mesure grans estoit
Celle cite aparceue
Avoie de loing et veue.


Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in BaltimoreRêverie (Daydreams)
Thomas Couture, 1859,
Walters Art Museum in Baltimore
Thomas Couture 1859 Les bulles de savon METLes bulles de savon (soap bubbles)
Thomas Couture, 1859,
MET, New York

Réalisées la même année, ces deux Vanités  confrontent la beauté d’un jeune garçon avec la fugacité  des enfantillages  (les bulles de savon), la robustesse de l’étude (les livres de classe liés, le cartable accroché au fauteuil), et la gloire (la couronne de feuilles pendue au clou).

Avec pratiquement les mêmes éléments visuels, les deux versions fonctionnent, grâce au miroir, de manière  totalement antagoniste.


Rêverie

Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore pocheThomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore bandoulière

Le mur qui s’écaille, le tiroir qui baille, la poche décousue, la bandoulière rafistolée avec une ficelle,  dénoncent l’ambiance de négligence dans laquelle vit ce galopin.



Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore miroir
Confirmée par cette  sentence comminatoire : « Le Paresseux indigne de vivre ».  Mais contrairement à ce que disent  les commentateurs, le papier n’est pas coincé dans le cadre : c’est bel et bien un reflet, puisqu’il est traversé par la fissure en diagonale.

Un reflet impossible, calligraphié à l’endroit d’une belle écriture d’écolier,

le reflet d’un papier qui n’existe pas.

Sauf  dans la rêverie du beau blond : peut-être  la sentence apprise en classe vient-elle le hanter dans son sommeil de feignant ? (remarquer l’analogie entre le miroir et une ardoise).


Bulles de Savon

Thomas Couture 1859 Les bulles de savon MET miroir

Dans Les Bulles de Savon, on lit sur le papier « Immortalité de l’un », la seconde ligne est  illisible, peut être délibérément.  Ici, impossible de décider si le papier est sur ou dans le miroir. Un reflet de lumière triangulaire vient, derrière la mousse du verre, mettre en valeur le mot « mortalité ».

Le beau brun est un philosophe en herbe, qui médite sur l’éclatement des bulles et la chute  inéluctable de la toupie.

Le miroir nous donne à voir sa pensée, encore fixée sur la mortalité, laissant dans l’ombre le préfixe.


Les deux garçons, le blond et le brun, sont deux figures antagonistes  : l’indignité de vivre de l’un fait contraste avec l’immortalité de l’autre. Et leurs couronnes, qui ne sont pas de laurier, ne sont clairement pas de la même feuille.


Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore couronne Thomas Couture 1859 Les bulles de savon MET couronne lierre
Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore couronne feuilles pommier Thomas Couture 1859 Les bulles de savon MET couronne lierre feuille

On aimerait que la couronne de l’un soit faite de feuilles de pommier (la paresse est un péché capital),

et celle de l’autre de lierre (le symbole de l’immortalité).

http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436030
http://art.thewalters.org/detail/12349/daydreams/


Vanitas

Leo Putz, 1896, Collection privée

Leo Putz Vanitas, 1896

Au dessus de la fille allongée flotte un miroir ou un bouclier circulaire, qu’escaladent des femmes nues pour aller décrocher la lune.

Le visage effrayant est-il celui du destin fatal qui, comme dans toute Vanité, menace la beauté des filles, et  auquel celle-ci tente d’échapper en mettant sa main devant ses yeux ? Est-il le cauchemar de la dormeuse ? Ou bien – puisque celle-ci nous dissimule sa face – est-il le véritable visage de cette rousse incendiaire, que le miroir durant son sommeil nous révèle  ?

 


Somov

Konstantin Somov Magie 1898–1902

Enchantement
Constantin Somov, 1898–1902, gouache, Musée d’Etat de Russie, Saint-Pétersbourg

Cette fée vénéneuse en robe à paniers officie entre deux colonnes : l’une porte un philtre fumant, l’autre un esclave nu tenant un  miroir. On y voit le destin des jeunes gens qui, à l’arrière-plan, flirtent sur la pelouse : l’enchantement amoureux, une étreinte au milieu des flammes.


konstantin-somov enchantress 1915

L’enchanteresse
Constantin Somov, 1915

Un crapaud dans le calice, un diable nu qui soutient le miroir dans le dos de l’enchanteresse, toujours entre deux colonnes :  Somov s’autocite dans ce pendant nocturne réalisé quinze ans plus tard, où le miroir  transforme la fumée en une orgie ardente.

 


Le miroir paradoxal

Escher 1934

Nature morte au miroir,
Escher, lithographie, 1934
 

Exploitant son homologie avec un cadre, Escher donne au miroir le pouvoir de faire advenir l’extérieur dans l’intérieur. Trois objets attestent qu’il s’agit bien d’un reflet, et non d’une image encadrée :

  • deux objets prosaïques :
    • la brosse à dents avec son tube de dentifrice PIM,
    • la corbeille suspendue avec son éponge ;
  • un objet sacré, l’image pieuse de Saint Antoine de Padoue avec ses « orazione », qu’il serait presque possible de déchiffrer sur le verso.

 

Butterfly on Shining White Teeth Advert Toothpaste Xsb791 SANT ANTONIO DI PADOVA num. 82

Avec ses objets de toilette (la boîte de cirage, le flacon de parfum, le peigne fiché dans la brosse), la table nous montre le quotidien du voyageur. Avec son unique bougie posée sur le napperon de dentelle, elle nous parle d’une célébration.


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dino valls MAnANA SERa NUNCA (1986)Demain sera Jamais (Manana sera Nunca), 1986 Dino Valls incubo 1992Incube, 1992

Dino Valls

A gauche, le miroir montre le futur désiré. A droite, le tableau d’ancêtre se transforme en un faux miroir qui propulse dans le réel un double somnambulique. 


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Jan De Maesschalck 1998 1998 Jan De Maesschalck 1

Jan De Maesschalck

A gauche, la vitre du train fait apparaître un livre que la voyageuse tente de déchiffrer. A droite, la vitre fait au contraire disparaître la voyageuse, mais conserve le journal que lit un voyageur caché.


Jan De Maesschalck 2

Toujours associé à la lecture, on pourrait croire que le miroir montre ici son avenir à la jeune femme. Mais les pièces de part et d’autre étant dissemblables, on peut aussi comprendre qu’il s’agit de deux femmes qui se ressemblent, de part et d’autre d’une vitre.


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Steven J. Levin

Cet artiste met en scène des dispositifs de duplication qui font semblant de créer un effet hallucinatoire tout en restant parfaitement réalistes.

Steven J. Levin Coming and GoingComing and Going Metamorphosis Steven J. LevinMetamorphosis

Une porte-tambour transforme une vue de face en vue de dos, et un super-héros en homme normal.


Steven J. Levin The Metro NorthThe Metro North Steven J. Levin Quiet_Restaurant_Quiet Restaurant

A gauche les deux guichets transforment une femme en homme. A droite la vitrine du restaurant mime un miroir révélant un couple fantôme.


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Genevieve Dael

 

Genevieve Dael Reflet ImprobableReflet Improbable Genevieve Dael Reflet InterieurReflet Intérieur

Le reflet révèle une femme vue de dos qui regarde par la fenêtre, comme dans les intérieurs danois énigmatiques de Hammershøi ou Horsoe.

Dans le tableau de droite, le miroir, non content de faire apparaître le fantôme, déforme les lignes des carreaux et escamote le poêle.


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Photo de nirrimi joy hakanson (Pretty_as_a_picture)

Photo de nirrimi joy hakanson (Pretty as a picture)

Saisir, ou être saisie ?


Le miroir d’Halloween

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En regardant dans un miroir à minuit pile, à la lumière d’une bougie, les jeunes filles pouvaient entrevoir l’image de leur futur mari.


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Attention pourtant : ne pas se retourner, sinon il peut se passer des choses !


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Bien sûr la satisfaction n’était pas garantie dans tous les cas…

Sur ces cartes postales d’Halloween, voir  http://theskullpumpkin.blogspot.fr/2011_03_01_archive.html.


Le miroir trans-temporel

Appliqué à la lettre, ce thème produit un effet de naïveté qui le rend impropre à la composition courante.  Paula Vaugham l’a néanmoins exploité dans tous les sens :

  • sens rétrospectif...
Paula Vaughan Through A Mother s EyesThrough A Mother’s Eyes Paula Vaughan Through A Father s EyesThrough A Father’s Eyes
Paula Vaughan Through A Mother's Eyes IIThrough A Mother’s Eyes II Paula Vaughan Mama s Little GirlMama s Little Girl

 


…et sens prospectif.

Paula Vaughan May I Have This DanceMay I Have This Dance Paula Vaughan Beautiful DreamerBeautiful Dreamer
Paula Vaughan Nutcracker SuiteNutcracker Suite  


Le miroir faustien

Dans la tragédie de Goethe (1808), deux scènes ont comme accessoire un miroir :

faust-by-goethe-with-illustrations-by-willy-pogany-Boston Dana Estes & Company, 1908 miroirLe miroir magique dans la cuisine faust-by-goethe-with-illustrations-by-willy-pogany-Boston Dana Estes & Company, 1908.Gretschen devant le miroir

Faust de Goethe, illustrations de Willy Pogany, Boston Dana Estes & Company, 1908

Dans la cuisine de la sorcière, un singe, une guenon et leurs petits veillent sur une marmite où cuit un étrange breuvage. Faust doute de pouvoir rajeunir dans ce lieu répugnant. En attendant la sorcière absente, Faust regarde dans un miroir :

Que vois-je ? Quelle céleste image se montre en ce miroir enchanté ? … la plus belle image d’une femme !

Dans sa chambre, Greschen passe le collier laissé par Faust, et d’admire dans le miroir.

L’image – hallucinée ou réelle – que renvoie le miroir est dans les deux cas incomplète : Faust ne sait pas que la femme qu’il va rencontrer est Gretschen, et Gretschen ne sait pas que le collier est un cadeau de Faust.

Richard Roland Holst Plakat für Goethes Faust 1918Richard Roland Holst, affiche pour le Faust de Goethe, 1918 Vanity fair septembre 1923 Illustration de Hogarth, jr pour The Pact de Rockwell KentIllustration de Hogarth Jr pour The Pact de Rockwell Kent, Vanity fair, septembre 1923

Dans le premier cas, l’image est une pure hallucination, dans le second le reflet rationnel de la marionnette.


faust murnau 1926 2 Gretschen dans la cathedraleGretschen à la sortie de la cathédrale faust murnau 1926 3 Gretschen à sa fenêtreGrestschen à sa fenêtre

Faust, Murnau, 1926

Dans le film de Murnau, Faust rencontre Grestschen deux fois :

  • une première fois intentionnellement, en l’attendant à la sortie de la messe de Pâques,
  • une seconde fois par hasard, en passant devant sa fenêtre.


Faust Murnau 1926 affiche 1 Faust Murnau 1926 affiche 2

L’affiche américaine reprend la sortie de la cathédrale, mais en en faussant le sens : car loin de désigner Gretschen à Faust, Méphisto est dans le film hostile à leur amour et impuissant à l’empêcher.

L’affiche allemande va encore plus loin en montrant la scène du miroir magique, qui ne figure pas dans le film.

Dans les deux cas, l’illustration privilégie un message simpliste : la belle fille est un cadeau du diable.


scene-from-faust-by-gounod-The vision of Marguerite as staged at Covent Garden in 1864Représentation à Covent Garden, 1864 1892 Liebig Scene from Faust an opera by Charles GounodPublicité pour la sauce à la viande Liebig, 1892

La vision de Marguerite

A noter que dans l’opéra de Gounod, Marguerite n’apparaît pas dans un miroir, mais dans un effet spécial plus visible pour le spectateur.

Le miroir panoptique

23 mai 2015

Les miroirs peuvent être agencés dans une vision panoptique qui cherche à prendre  possession complète du sujet, avec des points de vue multiples, ou selon  plusieurs modes de représentation.

En aparté : le miroir rectangulaire, objectif et transgressif

jan-van-eyck-femme a sa toilette-cambridge-fogg-art-museumFemme a sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum

Depuis l’Antiquité, les miroirs convexes donnaient une image miniature du corps, dont Van Eyck s’était fait une spécialité. Dans un tableau disparu, il s’en était même servi pour montrer le dos d’une femme nue (voir 1 Les Epoux dits Arnolfini (1 / 2)). Cependant la taille réduite de cette seconde vue en faisait un détail subsidiaire, sans parvenir à un effet de spatialisation.


Albrecht-Durer-vers-1509-Klassik-Stiftung-Graphische-Sammlungen-Weimar-inv.-KK-106.Albrecht Dürer, vers 1509, Klassik Stiftung, Graphische Sammlungen, , Weimar, inv. KK 106.
Autoportrait Pontormo 1522-1525 British MuseumPontormo, vers 1524, British Museum, Londres

Autoportrait nu

Les premiers miroirs rectangulaires, donnant du corps une image complète et objective, ont été produits à Venise en 1507. La profonde modernité de ces deux exceptionnels autoportraits nus [1] tient sans doute à cette innovation technologique.

A cette époque, en Italie, la nudité est considérée comme déshonorante, et proscrite dans la vie ordinaire sauf cas de force majeure (le bain, la maladie) [2]. En permettant de se voir soi même nu, et en démultipliant cette nudité pour le spectateur, le miroir rectangulaire est au départ un objet libidinal et transgressif. Ainsi dans les Dialogues de l’Arétin (début des années 1530), la proxénète Nanna explique à sa fille -qu’elle éduque comme une courtisane – que les riches clients

«prennent un grand miroir, nous déshabillent et nous font aller complètement nues, puis ils nous obligent à tenir les postures et les positions les plus obscènes que les fantasmes humains puissent concocter. Ils regardent avec envie nos visages, seins, mamelons, épaules, reins, cons et cuisses, et je ne te dis pas comment cela rassasie leur désir et le plaisir qu’ils prennent à mater.»


Bellini 1515 Femme aux miroirs detail Kunsthistorisches Museum, VienneFemme aux miroirs (détail), Bellini, 1515, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Cette composition est emblématique de la tension entre les deux types d’accessoires :

  • le miroir à main, donnant une image subjective et intime réservée à la jeune femme ;
  • le miroir plat, donnant au spectateur une image objective et focalisant son interêt sur la reticella, bijou qui la caractérise comme une femme mariée ([2a]), p 109)



Première technique panoptique : un seul miroir

Les débuts de la formule

Dans les tableaux de Vanité ou de Beauté, la taille réduite du miroir à main ne permet au mieux que de montrer le visage sous un angle légèrement différent : il joue donc essentiellement un rôle d’attribut symbolique.

Sabbatini Lorenzo vers 1565 allegoria della Geometria Galleria Sabauda TurinAllégorie dite de la Géométrie
Lorenzo Sabbatini; vers 1565, Galleria Sabauda, Turin.
Allegory of Geometry Denys-Calvaert-1570-ca-Musee-de-BudapestAllégorie dite de la Symétrie
Dessin de Denys Calvaert, vers 1570, Musée des Beaux-Arts, Budapest

Ainsi Sabbatini reprend pour la Géométrie les attributs traditionnels de la Prudence : un compas et un miroir à main (qui ici ne montre rien).

Avec le miroir rectangulaire, Calvaert rajoute à la Prudence un accessoire de la Beauté, qui donne un aperçu inédit sur la face cachée de la coquette. A une époque où s’est émoussée l’innovation maniériste du nu de dos serpentiforme, le présenter dans un cadre est une manière de relancer l’intérêt.

C’est aussi une remise en selle du débat sur le « paragone delle arti », qui agitait l’intelligentzia un siècle plus tôt : la sculpture n’est-elle pas supérieure à la peinture, puisqu’elle donne autant de points de vue que l’on souhaite sur le sujet ? Certes, répond le peintre, mais encore faut-il que le spectateur se déplace autour de la statue. Alors que le tableau, pourvu qu’il contienne un miroir, est capable de donner deux points de vue d’un seul coup d’oeil (voir Comme une sculpture (le paragone)).


Lavinia Fontana 1590 ac Allegorie de la Prudence coll priv MonacoAllégorie de la Prudence et/ou de l’Astronomie/Géométrie
Lavinia Fontana, vers 1590, collection privée, Monaco

Cette allégorie surabondante s’ingénie à superposer les attributs, de manière typiquement maniériste. Comme l’a montré Alessandro Zacchi [3], l’idée de combiner ceux de la Prudence (miroir ovale, serpent) avec les accessoires de la Toilette de Vénus (miroir rectangulaire, bijoux) vient très probablement du tableau de Calvaert.



Lavinia Fontana 1590 ac Allegorie de la Prudence coll priv Monaco miroirs
On notera deux préciosités : à gauche le « miroir dans le miroir », à droite le reflet impossible (le visage devrait apparaître de profil).

Au terme d’une analyse iconographique serrée, Liana Cheney donne de ces deux miroirs l’explication suivante :

« En tournant le dos aux éléments de la vanité (vanitas) c’est-à-dire les bijoux, les rubans, les oreillers et les miroirs, Prudence s’en écarte. Son déshabillage rappelle au spectateur le dévoilement de la vérité, tandis que son corps nu est un symbole de la Beauté ou de la Bonté platonicienne. » [4]


death-and-vanity-Monogrammist-M-1530-80-British-Museum.jToutes les choses mortelles périront
Monogrammiste M, 1530-80, British Museum

Le miroir et le sautoir renvoient ici encore à la Beauté, mais dans ce qu’elle a de périssable :

  • découpé dans un cadre, le corps vivant n’est déjà plus qu’un objet et un reflet ;
  • vu de revers, il suggère que le Monde a lui aussi un revers, d’où surgit la Mort pour l’emporter.


Ritratto_di_Anna_Eleonora_San_Vitale_-_Mazzola-Bedoli 1562 Galleria Nazionale ParmePortrait d’Anna Eleonora San Vitale à l’âge de quatre ans
Girolamo Mazzola Bedoli, 1562, Galleria Nazionale, Parme

Ce tableau très déconcertant a été peint juste après la mort de la mère d’Eleonora : la petite fille porte un habit de deuil et tient un bouquet au pied d’une statue d’une femme nue se regardant dans un miroir. Le contraste entre ce petit miroir sculpté, qui ne montre rien, et le grand miroir peint, qui montre presque entièrement la petite fille vue de dos, pourrait être interprété comme une concurrence paragonienne ([2a], p 131) : mais cet enjeu théorique semble quelque peu hors contexte, s’agissant d’une image de deuil.



Ritratto_di_Anna_Eleonora_San_Vitale_-_Mazzola-Bedoli 1562 Galleria Nazionale Parme schema

Par ailleurs, du point de vue de l’exactitude optique, la composition souffre d’un défaut majeur :

  • d’après les fuyantes du décor (en jaune), le peintre s’est placé à la hauteur de la petite fille, dissimulé par son reflet :
  • d’après les fuyantes du reflet (en bleu) il est placé très à droite, complètement en hors champ.

Il est donc clair que l’enjeu est métaphorique : l’écart anormal entre la vue de face et la vue de dos, qui fait que celle-ci occupe la moitié du tableau, suggère une interprétation funèbre :

  • la femme vue de dos qui s’éloigne dans le miroir est la mère entrant dans le domaine de la mort, pleurée par le chien fidèle qui, par delà le cadre, cherche à la retenir par sa robe ;
  • la petite orpheline, son double vu de face,  est placé sous le patronage de deux symboles féminins statufiées :
    • un sphinx, qui fait écho au chien et exprime la même chose : le mystère et la douleur de la séparation ;
    • la Prudence et/ou la Vérité et/ou la Beauté, en tout cas une figure positive et idéalisée de la défunte, qu’il faut fleurir, chérir et prendre pour modèle.

Les nus au miroir sont innombrables : quelques exemples vont nous permettre de sonder, au cours des siècles, certains enjeux du procédé.


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L’évolution de la formule

Les nus au miroir sont innombrables : quelques jalons vont nous permettre d’illustrer, au cours des siècles, certains enjeux du procédé.

 

1780 ca Jean Frederic Schall Abendtoilet_Rijksmuseum_SK-A-3260Le Coucher (La Toilette du soir) 1780 ca Jean Frederic Schall Morgentoilet_Rijksmuseum_SK-A-3260 (2)Le Lever (La Toilette du matin)

Jean Frederic Schall, vers 1780 , Rijksmuseum

Ce pendant place une jeune femme dans deux pièces légèrement différentes (voir les embrasses différentes, en métal et en corde), de manière à poser d’emblée le caractère générique du sujet.

Au Coucher, la robe et le bouquet sont jetés sur le sofa, et le jupon sur le bidet. Ne gardant que la perruque, on se montre de dos et de face, tout en jetant un regard vers le lit où quelqu’un sans doute attend pour vous enlacer, si l’on en croit le tableautin.

Au Lever, on dégrafe sa chemise de nuit. Le café est servi, et le bouquet de fleurs embaume la journée qui vient. Le chat et le chien se bagarrent déjà. Le pot de chambre et le bougeoir coiffé disent la nuit passée et suggèrent ses plaisirs.

Avec finesse, le dédoublement dans le miroir métaphorise l’accouplement imminent, et la solitude son lendemain.



model-in-the-studio-cercle-de-eckersberg-schemaModèle dans l’atelier
Cercle de Eckersberg, vers 1840, collection privée

L’idée de la composition est de mettre en balance le reflet dans la glace et la femme dans le lit. Pour l’analyse détaillée, voir Des reflets incertains.

1854 Felix Jacques Moulin Getty MuseumPhoto stéréoscopique, Felix Jacques Moulin, 1854, Getty Museum

En tant que reproduction du réel, et qui plus est en relief, la photographie stéréoscopique rend le paragone obsolète. Le miroir ne vise plus à montrer la face cachée du modèle, mais à flirter avec un thème trouble, entre narcissisme et lesbianisme.

Narcissisme (Selbstverliebt) aquarelle 1878-81 rops localisation inconnueNarcissisme (Selbstverliebt), aquarelle
Rops, 1878-81, localisation inconnue
1890 Salon Georges_Roussin_-_DanseusesDanseuses, Georges Roussin, Salon de 1890

Dans ces deux compositions du même cru, un témoin relaye à l’intérieur du tableau le voyeurisme du spectateur : le petit chien en fourrure et la ballerine en taffetas.


1925 gustave-brisgand soeurs Irvin Fantasio 1 decembre 1925 gallicaDessin de Gustave Brisgand, Fantasio, 1 décembre 1925, Gallica Les sœurs Irvin du Moulin-Rouge, Paris-plaisirs n°47, mai 1926Paris-plaisirs n°47, mai 1926

Les soeurs Irvin du Moulin Rouge

Ces deux danseuses nues avaient probablement dans leur numéro une scène de miroir factice.


1877 Nana Edouard_Manet Kunsthalle de HambourgNana, 1877, Edouard Manet, Kunsthalle, Hambourg 1897 Toulouse Lautrec Nu devant un miroir METNu devant un miroir, Toulouse Lautrec, 1897, MET

A vingt ans de distance, ces deux tableaux se croisent bizarrement :

  • le premier, malgré son titre donné postérieurement, n’illustre pas le roman éponyme de Zola, qui ne paraîtra qu’en 1879 ;
  • le second en revanche, malgré son titre générique, reprend littéralement un passage du livre :

« Un des plaisirs de Nana était de se déshabiller en face de son armoire à glace, où elle se voyait en pied. Elle faisait tomber jusqu’à sa chemise ; puis, toute nue, elle s’oubliait, elle se regardait longuement. C’était une passion de son corps, un ravissement du satin de sa peau et de la ligne souple de sa taille, qui la tenait sérieuse, attentive, absorbée dans un amour d’elle-même » Nana, chapitre VII, Zola, 1879


1912 kirchner rueckenakt-mit-spiegel_
Nu de dos au miroir
Kirchner, 1912

Grand spécialiste des nus recto-verso, Kirchner exploite le miroir à rebours de son utilisation paragonienne : non pour montrer une vue différente du sujet, mais une vue strictement identique (il faut comprendre que la fille a les bras croisés). Les deux voyeurs du tableau, le visiteur et la tête pour perruque, ne s’y trompent pas : tous deux regardent la fille réelle, pas son reflet.



Deuxième technique  : plusieurs miroirs

Un autoportrait paragonienne

Giovanni_Gerolamo_Savoldo_Autoportrait Vers 1525 Louvre

Autoportrait (supposé) [4a]
Giovanni Gerolamo Savoldo, vers 1525, Louvre, Paris

Cette composition s’inscrit pleinement dans le débat du paragone. Les deux miroirs donnent de l’homme deux vues supplémentaires :

  • de dos, avec un lit ;
  • de profil, avec une bougie suspendue et un cartellino qui portait probablement la signature (aujourd’hui effacée), les deux se trouvant donc accrochés au mur situé derrière le spectateur.

Tendant la main gauche vers son reflet dans le miroir, et la main droite vers son reflet sur l’armure, le peintre victorieux nous désigne deux effets spéciaux  que le sculpteur est bien incapable de produire.


Giovanni_Gerolamo_Savoldo_Autoportrait Vers 1525 Louvre perspective

Le point de fuite en hors champs, en haut à droite (lignes bleues), offre une vue plongeante sur ce guerrier mi-velours mi-acier, dans l’intimité de sa chambre, à demi-couché sur un coffre, ayant posé spallière et gorgerin mais gardé son poignard, et qui nous intime du regard de maintenant dégrafer  son plastron :

le spectateur debout est institué valet d’armes du peintre.

A noter que les reflets du poignard et du gorgerin sont alignés sur un point de fuite différent (lignes jaunes) de celui qui régit les reflets des mains : il en résulte une anomalie (cercle rouge), puisque le gorgerin, situé entre le miroir et l’index, devrait masquer ce dernier dans le reflet. Sur la question du reflet déformé de la main sur le gorgerin, et une possible explication de l' »anomalie », voir 4 Reflets dans des armures : Italie.


Autoportrait du peintre en combattant (SCOOP !)

Une grande subtilité sous-tend cette composition à tiroirs  : si nous remarquons que le bras droit replié vers l’ovale du gorgerin et le bras gauche pointé vers la bougie pendue au mur imitent, en les inversant,  le geste du peintre avec sa palette et son pinceau, nous sommes amenés à conclure que la totalité du tableau est vue dans un autre miroir.

Ceci est cohérent avec le fait que la signature dans le  cartel devait être écrite à l’endroit (ce qui suppose une double inversion), et que la scène est vue par un regard plongeant et situé en hors champ (pour éviter l’effet d’abyme).

Ainsi le peintre déguisé en combattant fait doublement semblant :

  • de se peindre dans un miroir  en mimant les gestes, sans les instruments ;
  • et de se regarder lui-même, alors que c’est  le regard d’un autre qui le saisit.

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Il faut attendre la photographie pour que soit exploré à nouveau l’effet des miroirs multiples.

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Fillette quintupleFillette quintuple
Vers 1900

Cet effet d’optique fut à la mode  au début du XXème siècle. Il suffisait de deux miroirs faisant un angle de 75° pour l’obtenir, comme le montrent les schémas ci-dessous :

Scientific American, October 6, 1894Scientific American, October 6, 1894 plan

Scientific American, 6 Octobre 1894


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L’usage érotique

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Femme tripleFemme triple
Vers 1900

Les deux miroirs montrent de profil et de dos cette élégante, qui expose avec didactisme les charmes de son armure de satin. L’axe de ces miroirs coïncide avec le centre du corset, et ces deux appareils conspirent  pour  mettre en valeur les symétries :

  • de face entre le buste et les hanches,
  • de profil entre le buste et la croupe.


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Leo of Pradet, Nude 1910

Carte postale de Leo de Pradet, 1910

Un miroir de petite taille focalise le regard sur le sujet principal d’intérêt, transformant la cocotte en déesse multifesses.


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Mistinguette, c.1927

Mistinguette
vers 1927

Dans ce point de vue très étudié, les jambes réelles se croisent tandis que les jambes virtuelles se décroisent. Les jambes sont bien écartées, c’est le raccourci qui donne l’impression qu’elles se  touchent.


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Pour le prix d’un seul modèle, le dispositif permet d’obtenir :

Nu au miroir années 1950

Pinup, années 50

  • trois Miss qui font la ronde….


Femme quadrupleVers 1970 jeremy-mann Una Bella Adagio, 2012Una bella Adagio, Jeremy Mann, 2012
    • quatre stripteases synchronisés….


marilyn how to marry a milionnaire jean negulesco 1953

Marilyn Monroe, dans le film de Jean Negulesco, « How to marry a milionnaire,  1953

  • cinq vamps : sachant que le millionnaire est sensible au quantitatif, les reflets des miroirs multiplient les reflets du satin.


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L’usage introspectif

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Auguste leroux vers 1929 elegante en robe bleue assise et ses reflets dans le miroir coll partElégante en robe bleue assise et ses reflets dans le miroir
Auguste Leroux,  vers 1929, collection particulière
Réflexion, Francine Van Hove
Vivian Maier
Autoportrait
Warhol quadrupleAndy Warhol Aux Miroirs,
1977, photographie de Philippe Morillon



neuf chats


Paula Rego, Border Patrol Self-portrait with Lila, Reflection and Ana , 2004, coll part

Border Patrol, Self-portrait with Lila, Reflection and Ana
Paula Rego, 2004, collection particulière

Le dispositif semble avoir pour but de montrer Lila, la femme assise, de profil, de dos et de face. En fait, comme l’indique le titre, Paula Rego est présente dans le tableau  sous forme de reflet : dans le miroir que tient Ana, son visage s’est substitué à celui de Lila.


reflections-of-sasha-jean-hildebrant 2008 reflections-of-sasha-jean-hildebrant 2008 schema

Reflections of Sasha
Jean Hildebrant, 2008

Les trois reflets de Sasha amorcent une   sorte de spirale descendante qui effleure la photographie de l’homme, puis de l’enfant, rebondit sur le miroir à main pour se perdre dans le petit cadre ovale, en une abolition progressive de l’image.


Troisième technique  :

la juxtaposition du miroir, et du tableau dans le tableau.

Emile BaesEmile Baes, non daté 1920 ca BodarevskiBodarevski, vers 1920

Pour renouveler le thème, ces deux artistes ont eu le même idée : remplacer le miroir par un tableau dans le tableau, ce qui fait du modèle le premier admirateur de leur art.

Baes place l’une et l’autre en contiguïté, de sorte que le cadre fonctionne comme un miroir magique qui montrerait le passé immédiat, le modèle posant avant d’être au repos.

Bodarevski met en revanche à distance la femme réelle et celle du tableau, dans des poses orthogonales. Le réalisme du reflet s’oppose à la touche floue du tableau, comme si le peintre avait voulu à la fois jouer le paragon et l’impression.


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Mais le cas le plus fréquent de comparaison entre la toile et le tain est celui de l’autoportrait d’artiste.

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L’autoportrait de Marcia

Autoportrait de Marcia Boccace De Claris mulieribus vers 1404

Autoportrait de Marcia
Illustration de De Claris mulieribus de Boccace ,  vers 1404

Le personnage de Marcia a été inventé par Boccace à partir d’une femme-peintre de l’Antiquité, Iaia de Kyzikos, célèbre pour avoir fait son autoportrait en se regardant dans un miroir. Dans ce tout premier exemple où un artiste se risque à une vision panoptique confrontant le miroir et l’image, deux difficultés  s’additionnent :

  • le miroir sphérique  limite la comparaison ;
  • l’accessoire plutôt négatif  de coquetterie et de vanité, doit être compris comme un objet positif, technique et  véridique : il ne s’agit pas d’une artiste coquette en train de se refaire une beauté entre deux coups de pinceaux.

Dans la suite, les miroirs plats et les peintres mâles élimineront ces deux problèmes.


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Les autoportraits de Gump

Self-portrait_by_Johannes_Gumpp

Autoportrait
Johannes Gumpp,  1646, Gallerie des Offices, Florence

Sur le papier posé en haut du cadre, on peut lire « Johannes Gumpp im 20 Jare 1646 » : composition plutôt ambitieuse pour un jeune homme de vingt ans.

Johannes, le sourcil et le pinceau levé, la patte sur l’appuie-main,  est donc en train de se tripliquer sous nos yeux. Le vrai Johannes, que nous ne voyons que de dos, ressemble-t-il plus au reflet ou au portrait en cours ? Assurément au portrait, qui nous montre son regard fixé fièrement droit devant, tandis que le miroir montre un regard de biais :

l’instantané est pris au moment du coup de pinceau, pas au moment du coup d’oeil sur le modèle.

« Le miroir montre un objet, l’objet de la représentation. Le tableau monte un sujet : la peinture à l’oeuvre »   [5]


Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646

Johannes Gumpp,  1646, Schloss Schönburg Galerie, Pöcking

Sur cette autre version, les deux visages sont strictement identiques :

l’instantané est pris, cette fois,  au moment où Johannes se regarde dans le miroir,

où le peintre coïncide avec le modèle, où le sujet fusionne avec l’objet.


Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646 visages
D’où l’impression d’artifice et de vie suspendue que dégagent, par rapport à la version florentine, ces deux visages identiquement réifiés.

En toute naïveté, le jeune peintre nous  conduit ici directement  à  l’aporie du discours sur la rivalité entre miroir et pinceau. En montant d’un cran dans l’abstraction, le « miroir dans le tableau » et le « tableau dans le tableau » aplatissent leurs différences, révèlent leur identité inévitable : car si Gump-reflet et Gumpp-peint  sont chacun fidèles à Gumpp-de-dos,  alors Gump-reflet  est fidèle à Gumpp-peint, et réciproquement.


Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646 schema

Le côté théorique de la démonstration est conforté par son impossibilité optique : tel qu’il est placé (à plat), le miroir ne peut renvoyer au peintre son reflet, et encore moins au spectateur ( la fuyante de la table montre qu’il est décalé sur la droite).


Reste qu’à vingt ans, on ne fait pas que philosopher sur l’Art, on s’amuse …
Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646 detail flute

 …comme le rappelle  la fiasque de vin à l’extrême gauche, qui fait écho à la flûte posée sur le chevalet.

Toujours côté miroir, la bouteille vide semble faire couple avec deux autres objets du chevalet : la coquille qui sert à préparer la couleur et le récipient sphérique, sans doute une burette  :

comme si  la fugacité de l’eau était mise  en balance avec la permanence de l’huile,

qui sèche lentement mais fixe pour toujours la couleur.

En contrebas, les deux animaux qui se défient confirment la même  opposition :

  • côté miroir, un chat, animal fugace et volontiers fourbe, tel  le reflet qui passe ;
  • côté chevalet, un chien, animal fidèle et permanent, tel la Peinture.

Intriguant, déstabilisant,  le double-portrait de Gumpp conjugue une Vanité de vieillard (le miroir,  le vin, la flûte) et l’espérance juvénile d’une forme d’éternité par l’Art. [6]


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L’artiste et le dandy, vus par Daumier

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Un français peint par lui-même, 31–07–1847, Collection Paris Musées

En plaçant le miroir perpendiculairement par rapport au portrait, Daumier fait coup double :

  • il évite l’impossibilité optique de Gumpp ;
  • il souligne la vanité du peintre, qui se portraiture dans un musée (au lieu de copier les maîtres) et place déjà son oeuvre parmi les chefs d’oeuvre du mur.

On notera sa tête dupliquée pour exprimer la rotation, à la manière d’un dessin animé,


Honoré_Daumier_Dandy

Un Dandy
Honoré Daumier, 1871

Entre portrait et miroir, le dandy jouit de toutes les représentations de lui-même, le lorgnon à la main pour examiner les détails.

La canne, le lorgnon et le haut-de-forme posé sur le divan démarquent les objets du peintre – l’appuie-main, le pinceau, la palette :

ne faut-il pas voir dans ce dandy une caricature  du Critique, cet artiste manqué qui pousse la fatuité jusqu’à s’admirer lui-même, confondant tableau et miroir ?


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Alfred_Le_Petit_-_Autoportrait_1893Autoportrait
Alfred Le Petit, 1893

Le caricaturiste Alfred Le Petit oublie tout humour pour cette représentation pompeuse de Lui-Même, véritable hymne au poil et à la calvitie. Pour faciliter la compréhension, l’artiste pédagogue a pris soin de différentier les chevalets des deux miroirs : l’un porte sa signature, l’autre son pinceau.

L’effet d’abyme  permet les vues de profil, de trois quarts et de dos, tandis que la vue de face, la plus noble, est dévolue à la peinture.

Savant et exact, ce dispositif veut mettre en valeur sous tous les angles le savoir-faire de l’artiste. Mais en caressant son image de la pointe de la barbiche et de la pointe des moustaches, le peintre se réduit  à une sorte de pinceau rotatif, pris dans une auto-flatterie quelque peu ridicule.



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fiction-spilliaert

Autoportrait au chevalet
Spilliaert, 1908, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Pour comparaison, cet autre effet d’abyme auquel s’est risqué Spillaert.  Pour ajouter à l’étrangeté, le bord inférieur du second miroir, qui passe au milieu des feuilles posées sur la table, a été omis dans la première itération. De même, le recto du chevalet ne montre qu’une feuille blanche, et la vue de dos du peintre est brouillée :

comme si la peinture refusait de tenir la promesse fallacieuse, faite par le miroir, d’une vision totalisante.


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Selfportrait Ivan Vavpotic 1909

Autoportrait
Ivan Vavpotic, 1909

Cette toile faite pour déconcerter commence à s’éclaircir  qu’on remarque que l’artiste peint de la main gauche : il s’agit donc d’un reflet dans un miroir. La seconde astuce est une autoréférence : le tableau dans le tableau, posé sur le chevalet, est justement le tableau que nous avons sous les yeux.



Selfportrait Ivan Vavpotic 1909 detailTableau dans le tableau (inversé de gauche à droite)

Voici le tableau tel qu’il nous apparaîtrait en vue directe,  si le peintre n’était pas présent.  En s’interposant entre le chevalet et le miroir, Vavpotic peint l’image qu’il voit lorsqu’il se retourne pour se regarder.


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Lartigue, autoportraits à Rouzat, juillet 1923

Lartigue Autoportrait au declencheur, Rouzat 1923Lartigue Mon portrait. Rouzat, juillet 1923

Dans la première composition, c’est la main du peintre qui sert de pivot, entre la main peinte, fantomatique et dynamique, et la main reflétée,  emprisonnée dans un réseau d’orthogonales.

Dans la seconde, c’est sa tête, entre la face magnifiée dans le tableau et le visage jivaro dans le miroir.


Lartigue Autoportrait au declencheur, Rouzat 1923 detail

La barre verticale  à l’intérieur du cadre, qui fait écho à la verticale du tableau vu de profil, résulte du fait que le miroir est en deux parties. Les autres lignes verticales et horizontales sont des ficelles passées autour du cadre, sans doute pour délimiter des lignes de composition. A noter la lourde pierre qui leste le fauteuil.


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geza Voros Self-portrait in a Mirror 1933

Autoportrait au miroir
Geza Voros, 1933

La composition permet de réunir dans un même cadre l’artiste, la toile blanche et le modèle. Le cadre et le crâne ont le même forme en ampoule :

ici encore, le peintre se rêve comme un miroir.


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rudolf-dodenhof-richardoelze-1948

Portrait du peintre  Richard Oelze
Photographie de Rudolf Dodenhof, 1948

Richard Oelze est figuré sous trois angles : de profil, de face et de trois quarts, et sous  trois degrés d’éloignement  du réel : la photographie, le miroir, le portrait.

richard-oelze-autoportrait-1948
Auto-portrait devant un paysage
R. Oelze, 1947–48, Worpswede  Kunststift

Celui-ci existe toujours, dans les collections de la colonie d’artiste de Worpswede, dont Oelze a fait partie.


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Le triple autoportrait de Rockwell

norman-rockwell-autoportrait

Triple autoportrait
Norman Rockwell, couverture du Saturday Evening Post du 13 février 1960,

Musée Norman Rockwell, Stockbridge 

Dans ce triple autoportrait de Rockwell, réalisé à l’occasion de la parution de son autobiographie, l’humour s’allie à la virtuosité dans une synthèse brillante de ses conceptions artistiques.

Le pygargue américain et le casque doré qui somment le miroir et le chevalet, la série d’autoportraits  célébrissimes en cartes postales (Dürer, Rembrant, Picasso, Van Gagh) indiquent une intention glorieuse : rivaliser avec les plus grands.

Mais la feuille d’études accrochés sur la toile blanche, le chiffon fourré dans la poche arrière, les pinceaux et les allumettes jetés sur le sol, la corbeille à papiers débordante, disent combien la réalisation est laborieuse. La fumée qui sort de la poubelle et le casque de pompier sont d’ailleurs une allusion à l’incendie  accidentel qui, en 1943, détruisit l’atelier d’Arlington.


norman-rockwell-autoportrait_balance
Le peintre à la pipe inclinée, qui se penche à la limite de la chute vers son propre reflet, semblable au verre de coca en train de glisser sur le livre d’art, équilibre par la probité du pinceau et de l’appuie-main l’ image trop flatteuse qu’il n’a pas l’intention de finir.

D’ailleurs, aveuglé par ses lunettes opaques, l’artiste littéralement ne voit rien


norman-rockwell-autoportrait_peinture

…c’est son oeuvre qui regarde à sa place, l’oeil rajeuni et la pipe plus virilement  horizontale.


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Un autoportrait stéréoscopique de Dali

Dali from the back painting Gala from the back double

Dali de dos peignant Gala de dos, éternisée par six cornées virtuelles, provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs
1972-73, Figueras, Théâtre-Musée Dali.

En fixant le centre des deux vues, vous devriez voir avec un peu d’entraînement  se creuser l’image stéréoscopique conçue par Dali, qui fonctionne malgré l’inachèvement des visages et du paysage.

Les couleurs différentes, dans les deux vues,  des rideaux et de la chemise créent en se superposant un effet satiné.

Comme d’habitude chez Dali, le titre pose question : provocation surréaliste, ou devinette rationnelle ?


Dali from the back painting Gala from the back cadre

Faut-il chercher les six miroirs dans le cadre particulièrement complexe, qui semble déjà en  imbriquer deux ?


dali-from-the-back-painting-gala-from-the-back-eternalized-by-six-virtual-corneas-provisionally-1973 complete

Etat final supposé

Faut-il chercher les six cornées dans l’état final du tableau ? Le mot « provisoirement » suggère que Dali a tenu compte de son inachèvement, et qu’il faut donc rechercher la solution dans le tableau tel que nous le voyons.


Dali from the back painting Gala from the back eternalized by six virtual corneas provisionally reflected in six real mirrors - 1973 detail
Les six cornées ne sont pas trop difficiles à trouver : d’arrière en avant, ce sont celles de Gala, de Dali et… du spectateur.

Pourquoi virtuelles ? Parce que, malgré leur relief,  les deux personnages du tableau ne sont que des illusions d’optique ; et que le spectateur n’est lui-même qu’un fantôme anonyme, dont le coup d’oeil  va déclencher, éternellement,  le surgissement de l’image au travers de ses cornées de passage.


dali Stereoscope

Les six miroirs  sont plus difficiles à deviner : sans doute  s’agit-il d’une allusion au dispositif   dans lequel l’oeuvre est habituellement présentées : deux miroirs à angle droit permettent de regarder séparément  les deux tableaux (chacune avec son miroir peint), et d’obtenir sur les  deux rétines les images de ces miroirs : donc au total six miroirs.

Stereoscope

Mais pourquoi réels ? Parce que nous sommes ici non pas dans le domaine subjectif de l’image 3D telle qu’elle est perçue, mais dans le mécanisme objectif qui relie, à gauche et à droite,  trois éléments du monde réel :

  • la surface peinte,
  • la surface réfléchissante,
  • et la surface projetée au fond de chaque rétine.

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Leonid Balaklav 1997

Autoportrait dans l’atelier
Leonid Balaklav, 1997, Collection privée

Dans ce comble de la vision panoptique, nous voyons simultanément le recto et le verso du tableau en cours.

Posé sur son chevalet, le miroir devient toile ; plantée devant l’artiste, la toile devient  miroir.



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Les miroirs de Philippe Pradalié

Une mise en abyme en trois temps  :

Philippe Pradalié 2002 Autoportrait au1) Autoportrait aux trois miroirs, Philippe Pradalié, 2002 Philippe Pradalié avec l' Autoportrait aux trois miroirs, photo René Burri2) Philippe Pradalié avec l’ Autoportrait aux trois miroirs, photo René Burri

 

autoportrait-de-rene-burri dans-un-miroir-peintures-philippe-pradalier 2000
Autoportrait devant un tableau de Philippe Pradalier
René Burri, 2000

Le photographe et le peintre, coiffés du même chapeau et armés du même regard scrutateur, posent chacun à droite de son instrument de travail  : appareil photographique sur son pied pour l’un,  tableau sur son chevalet  pour l’autre.


autoportrait-de-rene-burri dans-un-miroir-peintures-philippe-pradalier 2000 schema

Le dos du peintre cache la face droite de son sujet, le miroir peint ; de même  le cadrage choisi par le photographe cache la face gauche de son sujet, le miroir réel (pastilles noires).

Mais la face centrale du miroir réel nous révèle ces deux faces manquantes, complétant simultanément le sujet du peintre et celui du photographe.

Références :
[2] Jill Burke, « That’s no saint! Mirrors, witches and seeing yourself naked »
https://renresearch.wordpress.com/2011/03/25/thats-no-saint-mirrors-witches-and-seeing-yourself-naked/
[2a] Sefy Hendler, La Guerre des Arts: Le Paragone peinture-Sculpture en Italie, XV-XVII siècle.
[4] Liana Cheney, « Lavinia Fontana’s Prudence: A Personification of Wisdom », 2019, Journal of Literature and Art Studies https://www.academia.edu/40525851/Lavinia_Fontanas_Prudence_A_Personification_of_Wisdom
[4a] Cette hypothèse a été proposée par Creighton Gilbert en 1955, avec deux arguments : d’autres oeuvres de Savoldo montrent des hommes barbus ressemblant à celui-ci et fixant le spectateur, attitude typique des autoportaits cachés ; les miroirs peuvent être considérés, à l’âge d’or du paragone, comme des instruments de travail du peintre. Je rajoute ici un autre argument : à savoir que deux objets (la bougie et le gorgerin) sont assimiliables, par leur forme, à deux autres instruments : le pinceau et la palette.
Pour une discussion sur l’hypothèse de l’autoportrait, voir [2a] p 123 et ss
[5] Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée 2000 (Incises), pp. 93

Quelques variations sur l'abyme

2 mai 2015

Tout le monde connaît le truc des miroirs face à face, et tous les enfants se demandent ce qui se passe entre les deux quand il n’y a personne pour regarder.

De très rares peintres se sont senti suffisamment précis pour affronter cet effet d’optique (voir  Hunt , Caillebotte , Jean Béraud , Forain ).

En revanche les photographes taquinent volontiers son vertige.

Marylin Monroe Sitting in Her Circus"Costume

Marylin Monroe assise en costume de cirque,

première du  Ringling Bros. and Barnum and Bailey Circus au Madison Square Garden
1955, anonyme

Cette photographie expose un des usages  canoniques de l’effet d’abyme : la démultiplication du désir.

L’alternance des jambes croisées  et de la tête tournée, tantôt à droite, tantôt à gauche, crée un effet cinétique, comme si Marylin oscillait.

C’est alors qu’on remarque la barre métallique en bas à droite. Que fait la star en  velours et résille ? Elle ne peut s’empêcher de faire du pied…  au trépied.

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Vivian Maier  Self Portrait

Vivian Maier
Autoportrait, années 50

A l’opposé de cette exhibition de gambettes, l’effet d’abyme est ici austère et discret, comme l’était Vivian Maier. Campée dans la pénombre d’une entrée de magasin, elle cherche moins à se démultiplier elle-même qu’à faire entrer dans son jeu  de miroirs les deux passantes banales, attirées par les lingeries.


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Fillette aux miroirs

Récursion
Mola Kucher

L’angle de vue, choisi très astucieusement, supprime une fois sur deux le reflet de la petite fille, que nous ne voyons  ainsi que que de dos. Manière de ruser avec l’effet recto-verso, que d’autres photographes vont exploiter intensément.

L’effet recto-verso

chez-suzy-brassai-1932

Chez Suzy
Brassai, 1932

Le couple enlacé semble rouler sur lui-même à l’infini, dans cette pente que suggère l’inclinaison du miroir.

Il s’agit pourtant d’une relation tarifée, dont la remontée sera rapide.


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Vivian Maier may_5th_1955

Vivian Maier
Autoportrait, 5 mai 1955

La posture frontale de Vivian pousse  au maximum l’effet recto-verso :  le cercle de l’objectif marque le centre d’une enfilade de cercles décentrés, montant alternativement les yeux et le crâne de la photographe.

Deux éléments perturbent cette symétrie centrale : l’horloge murale, qui marque sept heures moins dix, et l’opératrice, exécutant mentalement le compte-à-rebours du déclencheur automatique.



Vivian Maier may_5th_1955_hours

A noter que les multiples Vivian s’inscrivent dans le secteur angulaire délimité par les aiguilles. L’heure de la prise de vue a été précisément pensée pour renforcer l’affinité entre l’horloge et la photographe recto-verso : toutes deux soumises à un cycle infini, toutes deux maîtresses de l’instant du déclenchement.


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Mirror, mirror - Dessin de Laurie Lipton

Mirror, mirror
Dessin de Laurie Lipton, début XXIème siècle

L’alternance d’un miroir sans cadre et d’un miroir avec cadre  crée un effet de proximité entre la femme et son double. Tête à tête sans concession, qui relègue le spectateur-voyeur en dehors de ce tunnel autarcique.


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mirror_wedding_photography

Mariage
Photographie de  Susie Lawrence

En laissant vide la moitié gauche de l’image, le cadrage isole le couple dans un huis-clos luxueux.

Le bras vu de dos et l’avant-bras vu de face de la femme coincent la tête de l’homme dans un angle de chair, qui répond à l’angle doré de la moulure : ainsi l’image de la fusion charnelle semble subordonnée à celle de l’enfermement dans un cadre comme si, dans le mariage, l’un était la condition de l’autre.


L’effet de courbure

Shelley Winters in a booth with mirrors, 1949

Shelley Winters dans une cabine à miroirs
1949, anonyme

Pour rajouter un effet de courbure, il suffit que les deux miroirs face à face ne soient pas exactement parallèles (en suivant la bordure inférieure du miroir latéral, on voit qu’elle forme une ligne légèrement brisée).

ziegfeld's follies

En outre, ce miroir latéral a pour avantage de dupliquer l’effet d’abyme et les jambes nues de l’actrice, créant à peu de frais une ambiance « ziegfeld’s follies » en cabinet.


Pin-up in the mirror Elmer Batters

Pinup au miroir, photographie de Elmer Batters, années 60

Même effet de courbure, mais en contre-plongée cette fois. La proximité du modèle avec le miroir supprime l’effet recto-verso  : le reflet n’est plus un double inversé, mais une sorte de halo, de brouillage artificiel renforcé par les pieds bifides de la chaise.

Pin-up in the mirror Elmer Batters detail

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Maria Felix par Allan Grant 1960

Maria Felix, photographie de Allan Grant,
1 juin 1960,  LIFE

L’effet de courbure s’ajoute  aux volutes du cadre ovoïde   pour former un sorte de tunnel Art Nouveau, dont l’exubérance et la taille s’opposent à la petite silhouette de l’actrice en robe stricte.

Campée sur ses bottes comme le miroir sur ses pieds, aussi noire et opaque qu’il est blanc et transparent, elle semble défier du regard ce boa virtuel qui l’ingère.


De l’effet d’abîme à l’effet Maier

Autoportrait en couleur
Vivian Maier, 1956

Cette photographie intrigante a été prise dans la salle de bains des Gensburg, chez qui Vivian était employée à l’époque ; elle recèle plusieurs effets bluffants.


autoportrait-vivian-maier-couleur-1 schema1
Le cliché a bien été pris par le Rollex qui nous est montré, comme le prouvent les lignes de fuite (en jaune). La décroissance exponentielle dans l’effet d’abîme (en rose) est causée par la position basse de l’appareil. Un miroir (en bleu) occupe tout le bas du mur de droite.


autoportrait-vivian-maier-couleur-1 schema2 Légende Description URL du fichier : https://artifexinopere.com/wp-content/uploads/2015/05/autoportrait-vivian-maier-couleur-1-schema2.jpg Copier l’URL dans le presse-papiers Les champs obligatoires sont indiqués avec * Compresser l’image Prioriser la compression maximale Prioriser la conservation des détails Personnaliser Compression maximale Meilleure qualité d’image Afficher les options avancées Réglages d’image de WP-Optimize RÉGLAGES DE L’AFFICHAGE DU FICHIER JOINT Alignement Centre Lier à Aucun Taille Taille originale – 1944 × 1144 Actions des médias sélectionnés. 1 élément sélectionné Effacer Insérer dans la publication
La réflexion sur le carrelage montre le bras gauche qui tient le flash et le prolongement du câble. L’intensité de la lumière permet de créer un second effet d’abîme dans ce carrelage, à droite du miroir.

Il faut se creuser un peu la tête pour comprendre que, sous le store en paille japonaise que Vivian a probablement coincé là pour masquer une fenêtre, le long miroir latéral est flanqué de deux néons, un allumé et l’autre éteint.

Le motif du papier peint, fait de deux biches affrontées, ajoute encore aux paradoxes de la réflexion et de l’itération.

L’image pose en effet une petite énigme : puisque les deux miroirs montrant Vivian vu de dos (en bleu) sont le reflet l’un de l’autre dans le miroir latéral, pourquoi seul le premier présente-t-il un effet d’abîme ? Et pourquoi la bande de papier peint n’est-elle pas à la même hauteur dans les deux ?


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Autoportrait
Vivian Maier,1956

Le dispositif est aussi énigmatique que spectaculaire : les quatre reflets successifs dévoilent progressivement le visage de Vivian, puis le deus ex machina : sa main qui brandit le flash. Mais comment Vivian s’est-elle débrouillée pour créer cet effet d’abîme montrant uniquement son visage vu de face, sans alternance recto-verso ?

Le cadrage étroit masque ce que la photographie en couleur révélait, à savoir que le visage principal est lui aussi un reflet (l’inversion de l’inscription Rolleiflex est camouflée par le flou). Avec ce que nous connaissons de la topographie de la salle de bains, il est possible de reconstituer le dispositif mis au point par Vivian.


Vivian-Maier-Self-Portrait-1956 schema

La présence du néon (éteint) et de son reflet, à l’extrême droite, permet de deviner que Vivian fait face, cette fois, au grand miroir sous la fenêtre (on voit d’ailleurs derrière elle la porte de la salle de bains). Elle a décroché un des petits miroirs pour le placer devant elle, en face du grand miroir (la manière de le faire tenir ainsi n’est pas claire).

Ce dispositif très ingénieux montre que l’effet d’abîme ne produit d’alternance recto verso que si on se place entre les deux miroirs. Si on se place derrière un miroir plus petit, et pas tout à fait parallèle, on obtient cet effet Droste (voir L’effet Droste) tout à fait naturel, sans montage ni logiciel : baptisons-l’effet Maier.


L’effet de multiplication

The grand mirror of the Molyneux atelier, Paris, 1934, by Alfred Eisenstaedt

Le grand miroir de la maison Molyneux,
1934, Alfred Eisenstaedt

Les deux ampoules isolées, reléguées en dehors du miroir, s’opposent aux mille feux du lustre  : comme si l’effet d’abyme, non content de répliquer  les objets à l’infini dans la profondeur, était aussi capable de les bouturer à partir d’un fragment unique, formant un  buisson ininterrompu de cristal.


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Peter Thomann

L’instant décisif (Der entscheidende Augenblick)
Peter Thomann

Même effet de multiplication, avec les tâches de ce dalmatien.

Les formes courbes des tâches et de l’animal s’opposent aux lignes droites du cadre, tandis que ses couleurs se fondent avec le plâtre blanc et  le marbre noir de cette entrée  d’immeuble.

Ayant enchaîné le chien au bout de leurs maillons virtuels,  les miroirs semblent en voie de l‘aspirer pour l’absorber.


L’effet d’abyme dans la peinture

 
 
Leon Kroll Before the Mirror 1911
Before the Mirror 
Leon Kroll , 1911

L’effet d’abyme est amorcé par la présence d’un cadre doré à l’intérieur du cadre du miroir, mais aussitôt déçu : car ce cadre est le portrait assis d’une noble dame, qui stoppe à la fois la régression et la sensualité ébauchée de l’épaule nue et de la chevelure dénouée.


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bracquemond_marie-nu_dans_un_interieur 1911

Nu dans un intérieur
Marie Bracquemond, 1911, Collection privée

Dans cette rarissime occurrence d’un effet d’abyme en peinture, Marie Bracquemond combine tous les effets spéciaux   : le recto-verso, la courbure, et la multiplication ( les fleurs dans le vase, sur le tapis, et entre les mains du modèle).


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Truebner, Heinrich Wilhelm Balkonzimmer-Interieur am Starmberger See opened window 1912 Germanisches-Nationalmuseum,-Nuremberg Truebner, Heinrich Wilhelm Balkonzimmer-Interieur am Starmberger See 1912 Germanisches-Nationalmuseum,-Nuremberg

Chambre avec bacon sur le Starmberger See
Truebner, Heinrich Wilhelm, 1912 Germanisches Nationalmuseum Nuremberg

Que la porte-fenêtre soit ouverte ou fermée, que la porte de l’amoire de toilette soit entrebaillée ou grande ouverte, que la table soit mise pour le petit déjeuner ou la lecture, que nous soyons plutôt le matin ou plutôt l’après-midi, que les souliers soient prêts à être chaussés   ou viennent d’être délacés, l’effet d’abyme, insensible à ces contingences humaines, affiche son paradoxe immuable : fausse ouverture close sur elle-même.


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vuillard 1913 Annette Nathanson, Lucy Hessel and Miche Savoir at Breakfast Decoration pour Bois-Lurette. A la Divette. Cabourg

Annette Nathanson, Lucy Hessel et Miche Savoir au petit déjeûner
Vuillard, 1913, Décoration pour Bois-Lurette, A la Divette, Cabourg. Collection particulière
 

Lucy, la femme en bleu déjà habillée, était la femme d’un des marchands de Vuillard (Jos Hessel) et également sa maîtresse. Miche Savoir (ou Miche Marchand) était la femme d’un de ses patrons. Assise à droite, au bord de la nappe et près du pot à eau, c’est la seule des trois femmes à se retrouver dans le reflet, où apparaissent deux autres convives, l’homme étant Tristan Bernard. Un second miroir montre son crâne dégarni, puis la régression s’arrête du fait de l’inclinaison du miroir.


Vuillard 1927 L'actrice Jane Redouart

L’actrice Jane Redouart
Vuillard, 1927, Collection privée

A la première itération apparaît un spectateur clandestin : le chien qui, tournant le dos au peintre, ne quite pas des yeux sa maîtresse.

La partie à gauche du rideau rouge montre une loge avec une table de toilette, mais la perspective ne semble pas cohérente entre le haut et le bas, ni compatible avec la régression. Remarques avisées bienvenues.


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cafe-interior-with-mirror-play_max-beckmann 1949 coll priv

Intérieur de café avec jeu de miroirs, Max Beckmann, 1949, collection privée

A côté du sage impassible s’ouvre la régression vertigineuse du buveur.


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leonardo-cremonini-alle-spalle-del-desiderio-behind-the-desire-1966
 
Dans le dos du désir (alle spalle del desiderio)
Leonardo Cremonini,1966

Au dessus du lavabo bleu et de son robinet célibataire, le couple fusionne dans l’infini doré des ovales.


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Jon Andersson and Paul Cadmus by Paul CadmusArtist and model (Paul Cadmus et Jon Andersson)
Paul Cadmus, 1973, crayons de couleur sur papier gris, collection privée
Jon Andersson_Paul Cadmus Photographie de Linda Southworth 1999Jon Andersson et Paul Cadmus,
Photographie de Linda Southworth, 1999

L’artiste et son modèle (et compagnon pendant 35 ans) sont réunis dans cette mise en  abyme complexe. Paul a appyé sa planche a dessiner sur le bas d’un miroir au cadre doré. Dans son dos, Jon se regarde dans une grande psyché (qu’on retrouve dans la photographie de droite, prise  seize ans plus tard). Au total, on voit recto verso quatre Paul et deux Jon : l’artiste affronte seul le vertige de la régression et planque son modèle  et amant en sécurité sur la marge.

Le billet de papier glissé sous le cadre doré est un effet de virtuosité.Le mètre pliant, l’équerre, le té, revendiquent l’exactitude géométrique.


Jon Andersson and Paul Cadmus by Paul Cadmus schema
Cependant, nous en sommes loin, puisqu’aucune fuyante ne converge vers l’oeil du peintre à l’infini.


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Sir-Harry-Pitt-Vice-Chancellor-of-the-University-of-Reading-1978-by-Norman-Charles-BlameyPortrait de Sir Harry Pitt, Vice-Chancellor of the University of Reading,1978 blamey-decoy-duck-and-self-portrait-t04116Autoportrait à la forme de canard,  date inconnue

Norman Charles Blamey

Norman Charles Blamey a employé au moins deux fois la mise en abîme :

  • pour un portrait officiel quelque peu ironique : la calvitie et les lunettes sont multipliées à l’infini, mais pas la toque du docteur ;
  • dans cet autoportrait sibyllin où l’artiste se réfugie derrière une cloison de bois, pourchassé par un canard en bois en forme d’ouroboros : à croire l’autoréférence aussi dangereuse qu’un taureau qui charge.


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david-cobley-ken-dodd 2004 National Portrait Gallery

Portrait de Ken Dodd, David Cobley, 2004, National Portrait Gallery

Dans ce portrait sans concessions, l’humoriste vieillissant est représenté en clown triste, répétant dans sa loge comme pour argumenter avec lui-même, au-dessus d’un verre de whisky.


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Steven J. Levin Self-portrait-2005 Steven J. Levin Self-portrait-2005 schema

Autoportrait, Steven J. Levin, 2005

Tenant son chevalet comme un appareil à trépied, le peintre se photographie dans un cadre vide (3), qui s’interpose entre les deux miroirs : le miroir haut au cadre marron accroché au mur derrière lui (1), et un autre miroir au cadre marron (2) qui semble l’envers du cadre vide, ajoutant à la complexité de la lecture.


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jamie-routley Inner Dialogue jamie-routley Inner Dialogue schema

Inner Dialogue
Jamie Routley, 2013, Collection privée

Au centre de l’étagère, le papillon, le sablier a demi vidé et le livre fermé renouent avec les vieux symboles de la vie éphémère. Sur la bord droit, l’éléphant leur tourne le dos : seul objet à se retrouver à l’intérieur du reflet, il leur  oppose la vie longue et  l’infinité.

Le peintre se risque très rarement entre deux miroirs. Comme on le voit ici,  les fuyantes convergent vers l’oeil de sa dernière et infigurable itération. Ici, la petite taille du second miroir stoppe  élégamment la régression.


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Louise Fenne 2017

Autoportrait, Louise Fenne, 2017

L’artiste peint de la main gauche, ce qui révèle qu’elle se regarde dans un premier miroir. Le cadre du fond est un second miroir, comme le révèle le reflet du cou coupé du mannequin. Deux visages, reflets du reflet dans le premier miroir, s’unissent au dessus de ce cou : celui de l’artiste et celui de son oeuvre.


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Echo – Autoportrait
Charlotte Sorapure

L’étrangeté de cet effet d’abyme est qu’il combine une régression rectiligne et une régression curviligne


charlotte-sorapure-echo-self-portrait schema

… à l’image des deux bords du miroir.


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Margherita-Marzotto Pilla 2012Pilla 2012 Margherita-Marzotto-Gabriella 2012Gabriella 2012

Margherita Marzotti

Deux exemples récents et ambitieux de mise en abyme crue. A gauche, les tatouages et les coulures salissent la peau et le verre, contrecarrant la rationnalité optique. A droite, le corps à l’étalage se dissout en viande dès la première itération.


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Taisuke Mohri, The Mirror, pencil on paper, 2016The mirror, 2016 Taisuke Mohri, The Mirror 2, pencil on paper,2016The mirror 2, 2016
Taisuke Mohri, The Mirror 3, pencil on paper,2017The mirror 3, 2017

Taisuke Mohri, crayon sur papier

Ces trois dessins appartiennent à la formule des Cracked Portraits inventée par ce graphiste japonais, virtuose du dessin hyperréaliste : une vitre fêlée est apposé sur le dessin, rendant indiscernable la limite entre la représentation et le réel.

Dans les trois cas, le trou de balle pourrait être le moyen d‘échapper à la régression… sauf que les miroirs dessinés, à l’intérieur du dessin, portent la même fêlure que la vitre !

https://anti-utopias.com/art/taisuke-mohri-cracked-representation/


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Michael Cheval Discord of Analogy 2015,  Discord of Analogy
, Michael Cheval, 2015
Michael Cheval Discord of Analogy 2015 renverse,Discord of Analogy (renversé)
, Michael Cheval, 2015

La regression à l’infini, vide de toute créature, sert ici de métaphore au mystère de la création. Voici le commentaire de l’artiste sur ce tableau réversible :

« Wolfgang Amadeus Mozart a servi d’inspiration pour cette peinture. Comme beaucoup d’autres créateurs, il a toujours ressenti l’incompréhension des gens, même ceux qui étaient proches de lui. Le créateur et la solitude sont des concepts proches. Le créateur vit toujours dans une autre dimension. Difficile de décider celle qui convient. Mozart, assis sur le sol, ou sa compagne, assise au plafond ? Essayez de tourner la peinture à l’envers et maintenant elle sera assise au piano sur le sol, et lui – au plafond. Qu’importe celui qui est le plus proche. Quelque soit celui qui aime. « 

1 La Brebis perdue

28 avril 2015

« Alors Jésus leur dit cette parabole : « Si l’un de vous a cent brebis et en perd une, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller chercher celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ? Quand il l’a retrouvée, tout joyeux, il la prend sur ses épaules, et, de retour chez lui, il réunit ses amis et ses voisins ; il leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ma brebis, celle qui était perdue !’ Je vous le dis : C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. » Luc 15, 3-7.


La brebis perdue

Millais, 1864, illustration pour The Parables of Our Lord, gravé  par les frères Dalziel

The Lost Sheep published 1864 by Sir John Everett Millais, Bt 1829-1896

Sur une pente abrupte, le berger ramène vers la vallée la brebis égarée, la sauvant  d’un triple danger : la nature sauvage, la nuit et l’ignorance, symbolisée par les deux chouettes qui voient leur échapper leur proie.



La brebis perdue ( The Lost Sheep)

Alford SOORD, 1898, St. Barnabas Church, Homerton, East London, England

SOORD, Alford Usher Brebis perdue

Championne incontestée de la catégorie, cette image édifiante fut reproduite à des centaines de milliers d’exemplaires.

Si bas qu’elle soit tombée, la brebis perdue sera néanmoins récupérée par un pâtre qui prend tous les risques, une ronce accrochée à sa manche, et sa couronne d’épines sur la tête pour aider à l’identification.

La vue plongeante rajoute, à la menace des oiseaux de proie, celle de la chute définitive.



North By Northwest Hitchcock Cary Grant Eva Marie Saint pic 3

Hitchock, La Mort aux trousses

Autre exemple d’un âme perdue récupérée in extremis par une chemise blanche…


Shepherd Rescuing Lamb

La brebis sauvée
Alford SOORD, 1905

Devant le succès, Soord récidiva avec une image moins sportive et plus positive : la chute dans le gouffre est remplacée par la chute d’eau régénératrice, tandis qu’en sens inverse, la contre-plongée traduit la divine sollicitude.

Le cadrage resserré met en valeur, de part et d’autre d’une mer de bois mort, le dialogue visuel, oral et bientôt tactile qui s’établit entre le Sauveur et  son mouton noir.

Harold Copping

La brebis perdue
Harold Copping

De l’usage périlleux de la contre-plongée… On est censé comprendre que la brebis perdue dans un désert rocailleux  attend son sauveteur  avec espoir. Mais objectivement la composition suggère le contraire : la bestiole nargue son propriétaire en l’entraînant  de plus en plus haut sur son propre terrain.

Ainsi la lecture vacille, comme le berger et sa houlette impuissante,

entre la falaise et le vide.


Illustration for Bible Stories and Pictures (Religious Tract Society, c 1890).

Illustration pour « Bible Stories and Pictures (Religious Tract Society) », vers 1890

Autre composition audacieuse, en plan « double focale ». Le rapetissement du Sauveur est compensé par l’égalité des niveaux, et le gros plan sur la brebis fonctionne plutôt bien, en plaçant le spectateur dans une attente empathique.



Depuis l’Antiquité grecque, la  figure rassurante et paternelle du criophore  transporte  son ovin,  comme on porte un enfant sur le dos.


Hermes_crioforo

Hermes Criophore, copie romaine d’un original grec du Vème siècle av JC
Museo Barracco, Rome

Au départ,  le « criophore » (« Porteur d’un bélier »)  est Hermès, qui, en parcourant l’enceinte de Thèbes en cet équipage, avait préservé la ville de la peste.



bon pasteur catacombes

Le bon pasteur, Troisième siècle après JC,   catacombes de Domitille

Les artistes des catacombes ne se privent pas de recycler la formule, qui illustre à merveille la Parabole du Bon Pasteur – les cornes du bélier en moins.

Désormais c’est la brebis perdue qui est partout promenée en trophée,  triomphe d’efficacité pastorale.


Le bon pasteur Philippe de champaigne

Le bon Pasteur
Jean Baptiste de Champaigne, XVIIème siècle, Palais des Beaux-Arts, Lille

Le manteau s’enroule jusqu’au bras qui tient la brebis qui s’enroule autour du cou, et l’oeil monte ainsi jusqu’à la corde qui s’enroule autour des pattes en double sécurité, tout près de la main qui les agrippe.

Cette intéressante composition hélicoïdale construit une figure unitaire, où le Dieu et la créature sont devenus indissociables. Au point que, similaire à la main ferme qui  serre la houlette et à la corde qui serre les pattes,

la brebis referme autour de son pasteur une boucle de chair rassurante.




A l’ombre  de cette imagerie triomphante se cache  une autre iconographie du Bon Pasteur,  très rare car plus inquiétante. Elle se réfère cette fois à un long passage de Jean, parfois nommé la Parabole des Trois portes, dont voici deux extraits :

« En vérité, en vérité, je vous dis : Celui qui n’entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y monte par ailleurs, celui-là est un voleur et un larron. Mais celui qui entre par la porte, est le berger des brebis » (Jean 10:1-2).

« Jésus donc leur dit encore: « En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis.  Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands; mais les brebis ne les ont point écoutés.  Je suis la porte: si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé; il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages.  Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire; moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, et qu’elles soient dans l’abondance.Je suis le bon pasteur, le vrai berger. Le vrai berger donne sa vie pour ses brebis. Le berger mercenaire, lui, n’est pas le pasteur, car les brebis ne lui appartiennent pas : s’il voit venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit ; le loup s’en empare et les disperse. «  (Jean, 10,7-12)

(pour une explication théologique, on peut consulter http://www.bibliquest.org/BriemC/BriemC-nt04-Ch10_Les_Trois_portes_Paraboles.htm )

La porte des brebis

D’après Pieter Bruegel le vieux, vers 1565

Brueghel l'ancien Bon-Pasteur-

Sous prétexte de l’illustrer  fidèlement, Bruegel  détourne toute la violence de la parabole en une critique féroce de la société de son temps. Nous reproduisons ci-dessous la description et l’analyse de L. Maeterlinck :

« Le Christ sort d’une étable, entouré de ses brebis fidèles; plein de bonté, il porte sur ses épaules l’une d’elles qui, blessée, est hors d’état de marcher. Les mauvais bergers, loin de suivre l’exemple de leur divin Maître, se ruent brutalement sur l’étable. Parmi ces méchants, on en remarque plusieurs qui portent des vêtements rustiques, montrant ainsi que l’on peut abuser de sa force dans toutes les classes de la société. D’autres, plus richement vêtus, représentent les seigneurs et patriciens non moins âpres à la curée.

Au milieu du groupe des manants à figures patibulaires qui leur prêtent main-forte, on aperçoit à droite un gentilhomme en costume de chasse, le cor suspendu sur le dos, qui entre par une des brèches ouvertes. A gauche, parmi d’autres bandits furieux, un chevalier, reconnaissable à son casque à visière baissée et à son gantelet de combat, manie violemment une pioche, renversant le frêle abri où se trouvent réfugiées les innocentes brebis de Dieu.

Quelques malfaiteurs, le couteau entre les dents, montent à l’escalade au moyen d’une échelle et pénètrent par des ouvertures pratiquées dans le toit. De toutes parts, on ravit brutalement les animaux inoffensifs que les bergers coupables auraient dû protéger.

A l’arrière-plan, pour compléter la portée de l’œuvre, Bruegel  nous montre d’un côté le bon pasteur s’élançant au devant du loup pour défendre ses brebis, tandis que de l’autre le mauvais berger fuit lâchement, abandonnant son troupeau au cruel ennemi.

Au-dessus de la porte de l’étable, on lit le dixième verset de l’évangile de saint Jean : Ego sum ostium ovium (je suis la porte des brebis). L’inscription latine au bas de l’estampe met dans la bouche du Christ ces mots adressés à ses brebis :

« Séjournez ici en toute sécurité, pénétrez sous ce toit, car je suis le bon pasteur et ma porte est largement ouverte. »
Hic tuto stabulate viri, succedite tectis ; Me pastore ovium, janua laxa patet.

Puis, apostrophant les méchants :
« Pourquoi brisez-vous les côtés et le toit de ce refuge fait pour abriter mes brebis ?
 Pourquoi agissez-vous comme le font les loups et les voleurs. »

Quia latera aut culmen perrumpatis ? ista luporum atque furum lex est, quos mea caula fugit.

L. Maeterlinck Le genre satirique dans la peinture flamande, Bruxelles, 1968, p 309


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Le mauvais pasteur
Jan Bruegel  Le Jeune, vers 1616, Collection privée

Cinquante ans plus tard, l’époque est plus calme et le thème moins décapant. Le petit fils de Bruegel  se concentre sur le mauvais pasteur, dans un paysage extraordinaire, plus psychologique que géographique, qui se déploie en éventail autour de la ferme et de l’église.



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Minuscules à l’horizon derrière le troupeau massacré, elles montrent combien la lâcheté  du fuyard l’éloigne de toute humanité.Les fuyantes des rigoles créent une perspective forcée qui accélère sa course. A droite, l’oiseau-témoin sur l’arbre souligne  que la scène est vue à vol d’oiseau : l’altitude  qu’il faut pour contempler sans se salir le spectacle de la  bassesse et de la boue.

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Le bon pasteur
Pieter Bruegel le Jeune, 1616, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

La même année, c’est le père de Jan qui se charge de peindre le pendant. Difficile de reconnaître un héros positif dans ce berger bousculé dans la boue par un loup qui lui pose la patte sur le ventre et commence, en apéritif, à lui dévorer la chemise.


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Dernière prière des martyrs chrétiens,

Gérôme,  1883, Walters Art Museum, Baltimore

Autant la croix rehausse, autant la bête avilit : ce pourquoi les tableaux de martyrs les présentent soit montés en torches, soit debout dignement face aux fauves, mais jamais en cours de dégustation.

On voit par là que les textes sacrés ne sont pas tous bons à illustrer, du moins  littéralement.

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Le bon pasteur
Gravure de Jan Luyken, Les enseignements de Jésus (15 sur 40), Bible Bowyer

Piège évité dans cette gravure, mais au prix d’une édulcoration radicale du texte .  Pas de problème pour le mauvais berger qui se débine au fond à gauche, fuyant plus vite que ses brebis. Mais  on voit mal comment ce pauvre loup, hérissé comme un griffon mouillé, pourrait oser  sauter à la gorge de ce pâtre musclé protégé par son auréole et  sa houlette interminable comme par un gyrophare et un tonfa.

Le bon pasteur

Millais, 1864, illustration pour The Parables of Our Lord, gravé  par les frères Dalziel

The Good Shepherd published 1864 by Sir John Everett Millais, Bt 1829-1896

En se situant carrément après la bataille, Millais évite tous les pièges. Le lion, en remplacement du loup, ennoblit d’autant plus la scène qu’il ne daigne pas courir après le troupeau, et savoure sa victoire plutôt que ses deux victimes.

Seule la griffure sur l’épaule rompt  la tranquillité de la scène.  Telle la balle du dormeur du val, elle nous fait comprendre que  ce repos est factice. Une même mort a frappé simultanément   le protégé et le protecteur, mais aussi le signifiant et le signifié : car l’agneau sacrifié est Jésus, qui  n’est autre que le Bon Pasteur.

En somme, les deux victimes du fauve n’en font qu’une.



Millais, Bt The Good Sheperd 1864 machoire
En bas à gauche de cette illustration  du Nouveau Testament, Millais a semé un détail qui fait référence à l’Ancien : procédé médiéval remis au goût du jour par les préraphaélites.

La mâchoire abandonnée près de la main droite du berger souligne qu’il s’est battu avec courage :  très précisément, avec le courage de Samson.

« Et ayant trouvé une mâchoire d’âne qui n’était pas encore desséchée, il avança sa main, la prit, et il en tua mille hommes.Puis Samson dit : Avec une mâchoire d’âne, un monceau, deux monceaux; avec une mâchoire d’âne j’ai tué mille hommes ». Juges 15:16 Traduction de David Martin, 1744


The Triumph of Samson Guido Reni - 1611-12 Pinacoteca Nazionale, Bologna

Le triomphe de Samson
 Guido Reni, 1611-12, Pinacoteca Nazionale, Bologne

« Et quand il eut achevé de parler, il jeta de sa main la mâchoire, et nomma ce lieu-là Ramath-léhi. Et il eut une fort grande soif, et il cria à l’Eternel en disant : Tu as mis en la main de ton serviteur cette grande délivrance, et maintenant mourrais-je de soif, et tomberais-je entre les mains des incirconcis? Alors Dieu fendit une des grosses dents de cette mâchoire d’âne, et il en sortit de l’eau; et quand [Samson] eut bu, l’esprit lui revint, et il reprit ses forces : c’est pourquoi ce lieu-là a été appelé jusqu’à ce jour Hen-hakkoré, qui est à Léhi ». Juges 17:19 Traduction de David Martin, 1744

Cette histoire bizarre de mâchoire devenue gourde résulte d’une erreur de traduction. Voici comment on traduit maintenant le verset 19 (car « Léchi » signifie mâchoire, et la cavité de Léchi désigne le lieu que Samson vient de baptiser ainsi) :

Dieu fendit la cavité du rocher qui est à Léchi , et il en sortit de l’eau. Samson but, son esprit se ranima, et il reprit vie. C’est de là qu’on a appelé cette source En-Hakkoré; elle existe encore aujourd’hui à Léchi. Juges 19 Version Louis Segond 1910



Par ailleurs, Samson est également connu pour avoir réduit le plus noble des félins au destin d’un vulgaire ovin :

« L’esprit de l’Eternel saisit Samson; et, sans avoir rien à la main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau. Il ne dit point à son père et à sa mère ce qu’il avait fait ». (Juges 14,6)


Lucas CRANACH Aine 1520-25 Weimar

Samson et le lion
Lucas CRANACH l’Aîné, vers 1520-25, Weimar

La mâchoire qui traîne par terre permet à coup sûr d’identifier Samson, entre d’autres héros léonicides : Hercule et le lion de Némée ou  le roi David, qui se frotta au même gibier lorsqu’il était jeune berger.


Et David dit : « Dieu qui m’a sauvé des griffes du lion et de celles de l’ours, me sauvera des mains des Philistins. » (Samuel 17, 37).


David_the_Shepherd,_Elizabeth_Jane_Gardner 1895
Le berger David
Elizabeth Jane Gardner-Bouguereau, 1895, Collection privée

David étrangle ici avec facilité un lion sous son genou  juvénile,  tout en enlaçant un agneau énamouré et en levant vers le ciel  son regard et un bras.

Fusionnent ainsi sous nos yeux le roi-berger et le Bon Pasteur, d’autant plus aisément que David utilisera lui-même la parabole pastorale dans son célèbre cantique :

L’Eternel est mon berger: je ne manquerai de rien. Psaume 23



Millais, Bt The Good Sheperd 1864 detail

Ainsi, par une sorte de syllogisme biblique, la mâchoire d’âne dans le coin de la gravure de Millais suffit à nous fait remonter du Fils, Jésus le Bon Pasteur, à Samson tueur de philistins et d’un lion, puis à David tueur d’un lion et berger, jusqu’à  Dieu le Père, le Pasteur Eternel.

Etrange image dans laquelle brebis et berger se condensent en une seule victime tandis que, dans un mouvement inverse, un détail minuscule venge leur mort en appelant à la rescousse trois présences majestueuses de pâtres et de tueurs de Lion.

2 La drachme perdue

27 avril 2015

La parabole de la Brebis perdue mettait en valeur la figure paternelle et courageuse du berger, dans le monde hostile du désert. Celle qui lui succède immédiatement dans le texte de Luc est elle-aussi une parabole de la rédemption, mais adaptée aux ménagères et à leurs qualités domestiques : économie, persévérance, propreté et sociabilité.

« Ou encore, si une femme a dix pièces d’argent et en perd une, ne va-t-elle pas allumer une lampe, balayer la maison, et chercher avec soin jusqu’à ce qu’elle la retrouve ? Quand elle l’a retrouvée, elle réunit ses amies et ses voisines et leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue !’De même, je vous le dis : Il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. » Luc 15, 8-10

Dans le texte, les deux paraboles se divisent chacune en deux mouvements : la recherche de l’objet perdu, puis la joie de l’avoir retrouvé.

Mais dans l’image, les illustrateurs de la Brebis Perdue représentent toujours une scène médiane, après la découverte et avant la joie partagée. Tandis que les illustrateurs de la Drachme Perdue se placent dans un camp ou dans l’autre : sans doute parce que le texte fournit, avec la lampe et le balai, des indications visuelles supplémentaires qui étoffent la partie Recherche. L’iconographie de la parabole reste néanmoins rarissime.

speculum humanae salvationis   15e siecle

Speculum humanae salvationis, 15e siècle, Bibliothèque nationale de France

'Speculum humanae salvationis Museum Meermanno Westreenianum, The Hague '

Speculum humanae salvationis, Museum Meermanno Westreenianum, The Hague


Les plus anciennes illustrations de la recherche de la drachme sont didactiques : les neuf drachmes sont mises en évidence, et on voit soit la lampe, soit le balai.



La drachme perdue

Domenico Fetti, vers 1618 -1622, Staatliche Kunstsammlungen Dresden

Domenico_Fetti_-_Parable_of_the_Lost_Drachma

La lampe

Ici pas de balai : Fetti ne conserve que la lampe, mais en fait le sujet central de ce spectaculaire nocturne.


Le mobilier

Domenico_Fetti_-_Parable_of_the_Lost_Drachma _clair

En éclairage forcé, quelques objets apparaissent : à droite un coffre à linge ouvert et des torchons jetés par terre à côté d’une cuvette et d’un broc. A gauche une corbeille en osier et un tabouret renversés. Peut être la femme était-elle assise sur le tabouret, se lavant les mains dans la cuvette posée sur le coffre, lorsqu’elle a constaté la perte de la pièce. Alors elle a fouillé le coffre, retourné la corbeille et renversé le tabouret…



Domenico_Fetti_-_Parable_of_the_Lost_Drachma_-_WGA07857 -detail
… pour compter et recompter les neuf drachmes.


L’effet Guignol

Domenico_Fetti_-_Parable_of_the_Lost_Drachma-detail_piece
Tenue à ras de sol, la lampe crée une ombre large en dessous d’elle : elle est donc située assez en arrière, au niveau des pieds de la femme qui, comme le gendarme, cherche Guignol où il n’est pas.

Car le spectateur, lui, voit très bien la dixième drachme : tombée de champ dans une anfractuosité du pavage, elle est à la fois à l’abri de la lumière et du balai :

ce qui dit toute la perversité de la Chute et la difficulté de la Rédemption.


Domenico_Fetti_-_Parable_of_the_Lost_Drachma_oubliette
Cependant, la situation aurait pu être pire : car quelques centimètres plus loin, la drachme aurait pu se précipiter  dans le gouffre de l’escalier :

ce qui dit toute  la miséricorde divine,

qui interrompt le pécheur avant sa perte irrémédiable.



La drachme perdue

Millais, 1864, illustration pour ‘The Parables of Our Lord’, gravé par les frères Dalziel

The Lost Piece of Silver published 1864 by Sir John Everett Millais, Bt 1829-1896

Il faut attendre le XIXème siècle pour trouver une illustration qui rassemble le balai et la lampe.

En présentant côte à côte les deux accessoires cités dans la parabole, Millais souligne leur similarité symbolique : le balai ramasse la poussière, la lampe ramasse l’ombre et l’empêche d’envahir la pièce : propreté et clarté sont deux vertus complémentaires.



La drachme perdue

James Tissot, 1886-1894, Brooklyn Museum, New York

Brooklyn_Museum_-_The_Lost_Drachma_(La_drachme_perdue)_-_James_Tissot_-_overall 1886-1894

Tissot rapproche lui-aussi la lampe et le balai, mais n’utilise de celui-ci que le manche, dans une élongation méritoire qui montre l’acharnement de la femme : car la drachme vicieuse a roulé sous un coffre trop lourd pour être déplacé.

Sezille des  Essarts 1910 retournee

La souricière
Sezille des Essarts, 1910, localisation inconnue

Il faut une certaine malignité pour confronter l’image édifiante de Tissot avec le tableau racoleur d’un peintre spécialiste des sujets émoustillants : la traque a lieu sous un lit avec une pince de cheminée, mais le balai pourra aussi servir, sans parler du minet lui aussi en embuscade : la problématique rejoint ici celle de  la souricière, où une dame, munie d’un chat, capture une souris, munie d’une queue.


sezille des essarts alerte de nuit carte postale

L’alerte de nuit
Carte postale de Sezille des Essarts

Même symbolisme, en plus appuyée : le balai de sorcière et la bougie jouent leur rôle phallique, de part et d’autre de l’horloge comtoise aux larges hanches et à l’orifice béant.

Passons maintenant à la partie « résolution » de la parabole : « elle réunit ses amies et ses voisines et leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue »

 

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La drachme retrouvée
Gravure de Jan Luyken, Les enseignements de Jésus (13 sur 40), Bible Bowyer

Bougie et balai ont rempli leur office : la femme peut maintenant sortir sur le pas de la porte pour partager sa joie avec ses voisines. Derrière s’étend un village biblique idyllique, où deux voisines échangent une carafe, où les poules picorent et les brebis paissent. A croire que la joie partagée s’étend jusqu’à l’artiste, qui se retient au dernier moment de planter un clocher sur la colline.


Godfried Schalcken 1675-80

La drachme retrouvée
Godfried Schalcken, 1675-80, Collection privée

Sur la droite, les quatre âges de la femme se sont coalisés pour acclamer la découverte. Sur la gauche, un homme de profil s’autorise à s’immiscer parmi ces dames : il faut dire qu’il s’agit de l’artiste. Au centre, la flamme de la bougie s’incline au dessus de la pièce à peine visible.

On touche ici une des difficultés graphique qui explique le peu d’enthousiasme des peintres pour le sujet : tant d’emphase pour une si petite chose !

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La drachme retrouvée
Eugène Burnand, 1912, illustration pour l’Album des Paraboles, tome I

Burnand déjoue habilement tous les écueils : le balcon au premier étage permet d’évoquer les acclamatrices sans les montrer, la pièce se voit très bien sur un fond vide, la figure émaciée de la jeune femme élimine tout soupçon d’avarice.

Traduction républicaine de la parabole évangélique : un sou est un sou.


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La drachme retrouvée
Harold Copping

Autre manière de prendre le problème : illustrer seulement la phrase-pivot de la parabole : « Quand elle l’a retrouvée ». Ce qui élimine les voisines et permet de rester à l’intérieur, avec le balai et la lampe.

Seul bémol à cette composition : la joie de la jeune femme, traduit par un large sourire et l’esquisse d’un pas de danse, fait un peu taxi girl exotique ravie d’un excellent pourboire.


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La drachme retrouvée
Illustration de Paul Mann

Cette illustration nous montre le collier, la pièce qui manquait et la joie évidente de tous, dans un plan américain qui permet d’économiser sur les décors et les costumes, et un style « réalisme évangélique » d’une parfaite innocuité.



A l’opposé de tout simplisme, voici une oeuvre dérangeante, profonde et évolutive, qu’il a fallu trente ans au grand Dante Gabriel Rossetti pour ne pas réussir à l’achever.

Elle a donné lieu à une littérature abondante (pour une synthèse des six principales interprétations, voir Hidden Iconography in Found by Dante Gabriel Rossetti, Béatrice Laurent, http://www.victorianweb.org/painting/dgr/paintings/laurent.html)

Retrouvée (Found)

Dante Gabriel Rossetti, 1853-1882, Delaware Art Museum

DANTE GABRIEL ROSSETTI FOUND delaware museum

Un accident de la circulation

Si sa signification est inextricable, la scène en elle-même est assez claire, d’autant que Rossetii l’a décrite dans une lettre de 1855 à son ami William Holman Hunt :


« L’image représente une rue de Londres à l’aube, avec les lampes encore allumées le long d’un pont qui forme l’arrière-plan lointain. Un bouvier a quitté son charriot, arrêté au milieu de la route (charriot qui porte au marché un veau attaché), ayant poursuivi quelque peu son chemin après avoir croisé une fille qui errait dans les rues. Il est venu à elle qui, le reconnaissant, est tombée de honte sur ses genoux, contre le mur d’un cimetière au premier plan, il l’a retenu en agrippant ses mains, moitié dans la confusion, moitié pour lui éviter de se blesser. Voici les points principaux du tableau qui va s’appeller «Found», et pour lequel ma sœur Maria m’a trouvé une très belle sentence de Jérémie… »

« The picture represents a London street at dawn, with the lamps still lighted along a bridge which forms the distant background. A drover has left his cart standing in the middle of the road (in which, i. e. the cart, stands bearing a calf tied on its way to market), and has run a little way after a girl who has passed him, wandering in the streets. He has just come up with her and she, recognising him, has sunk under her shame upon her knees, against the wall of a raised churchyard in the foreground, while he stands holding her hands as he seized them, half in bewilderment and half guarding her from doing herself a hurt. These are the chief things in the picture which is to be called « Found, » and for which my sister Maria has found me a most lovely motto from Jeremiah… »


Vêtue d’une manière incongrue pour l’endroit et l’heure, la femme est bel est bien une prostituée, une Madeleine repentante ou non, prête à toutes les interprétations.



Nous allons nous limiter à deux petits mystères, prosaïques et peu commentés :

  • où est passé le cheval, et
  • que représente ce canon surréaliste, planté verticalement dans le sol ?

 


Dante_Gabriel_Rossetti_Study_for_Found_1853

Etude pour Found, 1853, The British Museum

Le cheval manquant

Premier mystère résolu : le cheval est bien à sa place, réduit à deux oreilles et deux sabots.


Une indication supplémentaire

En bas du dessin, Rossetti a inscrit la sentence de Jérémie trouvée par sa soeur :

« Je n’ai pas oublié la tendresse de tes jeunes années,

ton amour de jeune mariée » (Jérémie 2,2)

« I remember thee, the kindness of thy youth,

the love of thine betrothal »


Elle nous indique que le fermier n’est autre que le mari, délaissé pour les mirages de la ville, mais toujours prêt à pardonner.


De la borne à l’égout

Dante_Gabriel_Rossetti_Study_for_Found_1853 detail
C’est dans doute le sens des deux moineaux qui s’échappent à droite vers une nouvelle vie : l’amour est encore possible.

Quant au « canon », ce n’est pas un symbole phallique, mais une borne. Protégeant l’angle du trottoir, elle fait système avec le caniveau pour synthétiser la situation du couple : l’un debout, l’autre flétrie à terre, tout comme la rose prête à tomber dans la grille d’égout.


La parabole cachée

Dante_Gabriel_Rossetti_Study_for_Found_1853 inscription
Cette étude renferme une dernière énigme. La pierre tombale en haut à gauche porte une inscription incompréhensible en première lecture :
« There is joy … the angels … one sinner that. », jusqu’à ce que l’on y reconnaisse le texte tronqué de la parabole de la drachme perdue :

Il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. Luc 15,10

« There is joy in the presence of the angels of God over one sinner that repenteth. »


Ainsi, au lieu de faire référence à la parabole de la brebis perdue, ce qui semblerait tout naturel s’il est ici question de rédemption féminine, Rossetti cite celle de la drachme perdue, comme pour nous dire la femme du fermier vaut encore moins qu’un animal égaré : une simple chose qu’on monnaye, qu’on possède et qu’on perd. Mais qui néanmoins peut être retrouvée.

Cependant, en ne montrant aucune joie sur les visages, en inscrivant la parabole non pas dans le ciel, mais derrière une grille sur une pierre tombale, en caviardant les mots même de « présence de Dieu » et de « repentance », Rosseti ne semble guère optimiste sur le possibilité que cette retrouvaille se transforme en une rédemption.

La tête de la femme

H.T.Dunn u.D.G.Rossetti, Gefunden - Dunn and Rossetti / Found - H.T.Dunn et D.G.Rossetti / Trouve

Etude pour Found, Rossetti et Dunn, date inconnue

Dans cette étude plus tardive, la tête est désormais celle de Fanny Cornforth, la nouvelle égérie de Rossetti rencontrée en 1858.



DANTE GABRIEL ROSSETTI FOUND  tete femme
Le chapeau dont la forme, dans la version initiale, pouvait évoquer une sorte d’auréole, a été ici remplacé par un capuchon, agrémenté d’une plume dans la version peinte : l’indice d’une possible rédemption a été éliminé au profit d’un colifichet de courtisane.


Un pont de Londres

Dante_Gabriel_Rossetti_Found_pont

Etude pour l’arrière-plan de « Found », Henry Treffry Dunn; Collection privée

Le pont s’est lui aussi précisé : Rossetti situait la scène près du Blackfriars Bridge,mais un témoignage suggère qu’il s’agirait plutôt du London Bridge. Quoiqu’il en soit, l’important est que la scène se situe près d’un pont de Londres, plus précisément entre un cimetière et un escalier descendant vers la berge. Or depuis le poème « Le pont des soupirs (The Bridge of Sighs) » de Thomas Hood en 1844, le thème du suicide dans la Tamise était devenu très populaire dans la peinture victorienne. En jouant sur ce contexte, Rossetti suggère que le fermier qui tente de tirer sa femme du caniveau ne fait que ramener un cadavre sur la berge.


Le fouet

Dante_Gabriel_Rossetti_Study_for_Found_fouet
Le cheval, quasiment invisible, est évoqué par le fouet qui frappe la grille d’égout. La colère du mari est dirigée, non contre la femme perdue, mais contre la ville et le vice dans laquelle elle s’est laissée grillager : aussi impuissante et innocente que le veau blanc qu’il allait vendre dans la moderne Babylone. Mais promise, tout comme lui, au sacrifice.


Une conclusion désabusée

Ainsi, au fil de son élaboration, il semble que l’oeuvre s’éloigne de plus en plus de la parabole de la rédemption pour illustrer, dans une ironie désabusée, la thèse exactement contraire : celle d’une femme-drachme irrémédiablement perdue.

Un sonnet écrit par Rossetti en 1881 éclaire cet état d’esprit.


Retrouvée
« Il y a un lendemain en germe dans minuit »: –
Ainsi chantait notre Keats, le rossignol anglais.
Et ici, tandis que les lampes du pont pâlissent,
Dans la lumière de résurrection d’un Londres sans brouillard,
Le sombre tourne à l’aube. Mais par delà la corruption mortelle
de l’Amour défloré, et la douleur sans gain
Qui fait souffler cet homme et trembler cette femme,
Le jour peut-il jamais s’envoler des ténèbres ?
Ah! Il n’a pas été donné à ces deux cœurs de s’engager mutuellement,
De se protéger sous un manteau unique sur la rive,
De se faire la cour au crépuscule. Et, Mon Dieu! aujourd’hui
Il sait seulement qu’il la tient; – Mais quel parti
La vie peut-elle prendre maintenant? Elle pleure dans son cœur verrouillé, –
« Laissez-moi – je ne vous connais pas – partez »
Found
« There is a budding morrow in midnight »:-
So sang our Keats, our English nightingale.
And here, as lamps across the bridge turn pale
In London’s smokeless resurrection-light,
Dark breaks to dawn. But o’er the deadly blight
Of Love deflowered and sorrow of none avail,
Which makes this man gasp and this woman quail,
Can day from darkness ever again take flight?
Ah! Gave not these two hearts their mutual pledge,
Under one mantle sheltered ‘neath the edge
In gloaming courtship? And, O God! to-day
He only knows he holds her; – but what part
Can life now take? She cries in her locked heart, –
« Leave me — I do not know you — go away! »



Bien sûr le dernier vers apostrophe directement le peintre :

après trente ans d’évolution divergente, c’est son sujet lui-même qui lui ordonne de l’abandonner.

Son dernier domicile

6 avril 2015

Il existe des portraits posthumes, mais pas de clichés posthumes : car la peinture autorise un décalage temporel entre le peintre et le modèle, que  la  photographie interdit. Il arrive que la photographie aide le peintre à se souvenir du modèle.

Nous suivons ici l’analyse de Caroline Ingra : « William Holman Hunt’s Portrait of Fanny: Inspiration for the Artist in the Late 1860s »,
Caroline Igra, Zeitschrift für Kunstgeschichte, 65. Bd., H. 2 (2002), pp. 232-241

Portrait de Fanny Hunt

William Holman Hunt, 1868,  Toledo Museum of Art

Hunt portrait-de fanny-1868

Hunt épousa Fanny Waught le 28 décembre 1865.  Depuis 1854, il avait pour maîtresse et modèle Annie Miller (voir Le réveil de la conscience), qu’il avait fini par quitter à cause de ses infidélités.


Hunt Il Dolce Far Niente 1866

Il Dolce Farniente, William Holman Hunt, 1866, Collection privée

Ce portrait constitue une sorte de chimère picturale  : commencé avec Annie, il fut terminé avec le visage de Fanny.



Hunt portrait-de fanny-1868_trois portraits
Cette greffe sacrificielle constitue, paradoxalement, l’unique portait de Fanny qu’elle put voir de son vivant.

En août 1866, elle partit avec son mari pour un voyage en Palestine ; suite à une épidémie de malaria à Alexandrie, ils ne purent s’embarquer à Marseille et se déroutèrent vers Florence. Là, elle accoucha d’un garçon, Cyril,  attrapa le choléra et mourut le 20 décembre 1866, juste avant leur premier anniversaire de mariage.

Suite au succès de Dolce Farniente, Hunt avait entrepris dès 1866 un autre portrait empreint de sensualité, dans la même atmosphère Renaissance Italienne.  Ce « sujet délicieux » est   tiré d’un poème de Keats (1818), lui même tité d’un épisode du Décameron de Boccace :  Isabelle a déterré la tête de Lorenzo, son amoureux tué par ses frères, et l’a enterrée dans un pot de basilic pour la garder en permanence auprès d’elle.

Isabelle et le pot de basilic

William Holman Hunt, 1866-68, Laing Art Gallery, Newcastle

hunt-isabelle et le pot de basilic

Commencé dans la joie et les plaisirs du mariage, le tableau fut achevé, après le décès  de Fanny, comme une sorte de  mémorial où le conte et la réalité se rejoignent,  la sensualité et la douleur, la Renaissance et le présent, dans une Florence tragique.


L’amour et la mort

Les symboles conjuguent l’amour et la mort  :

  • le lit vide à l’arrière-plan,
  • la bougie éteinte sur la table,
  • les socques incrustées de nacre abandonnées sur le riche pavement,
  • le pot de majolique décoré d’un crâne et cachant le crâne bien réel (1) ,
  • le flot de cheveux qui l’inonde comme un flot de larmes.

(1) voir la peu discrète broderie « Lorenzo » sur la nappe


La mort et l’eau

hunt-isabelle et le pot de basilic arrosoir
En bas à droite, le récipient argenté, mi arrosoir mi goupillon, synthétise cette coïncidence du jardinage et de l’enterrement, du bonheur et de la douleur domestiques, ce moment où la vie de Hunt rattrape le conte de Boccace.



hunt-isabelle et le pot de basilic inscription

Les inscriptions sur la riche nappe brodée reprennent la même antienne :

« Car l’amour est fort comme la mort, la passion est implacable comme l’abîme. Ses flammes sont des flammes brûlantes, c’est un feu divin ! Les grandes eaux ne sauraient éteindre l’amour »


Cantique des cantiques  de Salomon  8:6

« Quia fortis est ut mors dilectio, dura sicut inferus aemulatio. Lampades eius lampades ignis atque flammarum,  aquae multae non poterunt extinguere charitatem. »


La mort dans la  maison

hunt-isabelle et le pot de basilic

Hunt portrait-de fanny-1868



Prenant appui elle-aussi sur un prie-dieu, Fanny tient entre ses mains non pas la tête  de son amant revenu à la maison, mais son propre couvre-chef – un chapeau à la mode, avec des fleurs et des rubans bleus de Prusse assortis à son corsage.  Nous savons que Hunt a écrit  à son assistant à Florence pour qu’il lui renvoie le châle favori, orné de paons , de la défunte. A défaut, il lui posa sur les épaules un châle indien toute aussi à la mode, comme si elle venait de rentrer de promenade pour se chauffer auprès du feu (on le voit rougeoyer en bas à droite du tableau).

En ce sens, la tableau traduit chez le peintre une tentative aussi absurde que  celle d’Isabella : cohabiter avec son amour mort.


Un souvenir pour Cyril

« J’aurais tant aimé que vous en ayez fait un  de ma chère femme, sur lequel le pauvre Cyril, mon bébé, aurait eu à la fois son père et sa mère à contempler, une fois que la nouvelle génération aura trouvé toutes nos places vides. Je m’occupe principalement ici à satisfaire ce désir, en peignant un portait d’après une photographie de sa mère faite peu de temps avant son mariage. »


Lettre à Tupper, 15 novembre 1867

« I wish so much you had done one of my dear wife, that poor Cyril, my baby, might have both father and mother to look at when another generation has found all of our places empty. I am busy here principally to satisfy this desire, painting a portait from a photograph done of the mother some weeks before her marriage »
« J’espère être capable, avec quelques changements méticuleux, de faire un bon portrait d’elle, et je lui peins un pendant,  moi-même dans un miroir ».


Lettre à Tupper, 18 novembre 1867

« I hope to be able with some changes studiously made to make a good portrait of her, and I am painting a companion to it of myself from the looking glass » 


William_Holman_Hunt_-_Selfportrait

Autoportait
Hunt, 1868, Gallerie des Offices, Florence

Hunt portrait-de fanny-1868


Interrompu dans son désir d‘Orient – dont ne subsiste que le châle indien à sa ceinture, Hunt se représente dans un palais désert, sans autre objet que la palette et les pinceaux posés sur le marbre, prophète solitaire  d’un art exigeant.

(L’anneau qu’il porte au petit doigt gauche lui avait été donné par Millais en 1853, en signe d’appartenance à la confrérie préraphaélite).

La Comtesse d’Haussonville

Ingres, 1845, The Frick collection, New York

Jean-Auguste-Dominique_Ingres_-_Comtesse_d Haussonville_-_Google_Art_Project
Tournant le dos à la cheminée, la Comtesse nous domine de son regard bleu  – la position basse du point de fuite suppose le spectateur assis. On remarque à sa droite le cordon qui permet de sonner les domestiques.


Les objets sur la cheminée

Jean-Auguste-Dominique_Ingres_-_Comtesse_d Haussonville_detail cheminee
Sur le velours à sa gauche, des cartes de visite diversement cornées traduisent une vie sociale intense (coin supérieur droit corné : « Suis passé vous présenter mes respects » ; coin inférieur droit corné : « Il faut que je vous voie d’extrême urgence. » ).  Suivent un vase à fleurs, des  jumelles pour le spectacle et un petit sac en tissu coincé entre l’urne et le miroir, dans lequel  nous aimerions reconnaître un sachet de friandises.

Ainsi les différents objets autour de la  jeune comtesse exprimeraient un contrôle total sur tous nos sens : l’ouïe (la sonnette), le toucher, l’odorat, la vue et le goût.


Le miroir courtisan

Jean-Auguste-Dominique_Ingres_-_Comtesse_d Haussonville miroir
Reflétant les deux tâches rouges de l’oeillet et du ruban de satin, le miroir courtisan file la métaphore entre les deux Beautés, juvénile et florale. Cette jeune femme de porcelaine et de satin, cernée de teintes froides, apparaît ainsi étonnamment vivante, dans une vision panoptique qui ne cache rien de ses charmes, jusqu’au peigne d’écaille fiché dans son chignon.

Hunt a vu ce tableau exposé à l’Ecole des Beaux Arts, lors de son voyage à Paris de 1867, et s’en est certainement  inspiré pour son portrait de Fanny.

Jean-Auguste-Dominique_Ingres_-_Comtesse_d Haussonville_-_Google_Art_Project Hunt portrait-de fanny-1868


Toutes deux tournent le dos à la cheminée, mais dans des saisons contraires de  la vie : l’une dans son printemps glorieux, l’autre dans son hiver  de jeune morte.

Aux yeux bleus toisant le monde qui s’offre, s’oppose le regard baissé vers le monde qui se dérobe.

Au miroir vide – sauf  les reflets de la Belle, s’oppose le miroir saturé de tout – sauf du reflet de Fanny : on sait que les miroirs ne réfléchissent pas les fantômes.


Les objets sur la cheminée

Comme chez Ingres, les objets posés sur la cheminée ont un sens, ici celui de l’histoire personnelle du couple.



Hunt portrait-de fanny-1868 orient
Les objets à la  gauche de Fanny  – le cadre chinois du miroir, l’urne de jade, le châle indien, le tableau de marine (1) – sont ceux du monde d’avant, du voyage depuis l’Angleterre vers l’Orient.william-holman-hunt-asparagus-island

(1) Asparagus Island (sud de l’Angleterre)
Aquarelle de Hunt, 1860


Hunt portrait-de fanny-1868 la mort
Les objets à sa droite – la coupe de verre vide et le lustre aux bougies éteintes, tous deux de style vénitien, sont ceux du voyage interrompu, de l’Italie où il s’est arrêté.


Le miroir profond

Les miroirs en abyme ouvrent dans la profondeur du tableau  un puits sans fin où alternent indéfiniment, comme figés à l’instant de la mort, l’urne de jade et la coupe de verre, le miroir chinois et le miroir italien :

le voyage vers l’Orient continue indéfiniment pour Fanny, dans  une dimension orthogonale.



Hunt portrait-de fanny-1868 miroir
Qui ose plonger son regard dans cette régression  à l’infini  ? L’angelot du médaillon ; le peintre veuf planté devant un autre  miroir, qui ne lui renvoie que lui-même ; et, derrière lui, le spectateur.