Le miroir révélateur 2 : reconnexion

30 juillet 2015

 A l’inverse de l’effet précédent, le miroir peut servir à connecter des éléments que la réalité sépare.

Le verre refusé

Ludolf de Jongh, 1650-55, National Gallery

Full title: An Interior, with a Woman refusing a Glass of Wine Artist: Delft Date made: probably 1660-5 Source: http://www.nationalgalleryimages.co.uk/ Contact: picture.library@nationalgallery.co.uk Copyright © The National Gallery, London

La jeune femme refuse le verre que lui tend un homme en noir. Peut-être  n’est-ce pas le premier, et sait-elle très bien où cette boisson la conduit. Derrière celui qui la pousse à boire, un autre gentilhomme attend en se regardant dans le miroir. On y voit également la troisième chaise de ce trio galant, et le reflet des fruits (synonymes de luxe et de volupté).

L’homme en gris devant la cheminée est de très petite taille, à peine plus grand que le  valet : on comprend qu’il s’agit d’un très jeune homme venu visiter la jeune fille, en compagnie d’un homme mûr chargé des négociations.


L’effet spécial

Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery poignee

A l’extrême gauche, au dessus de la glacière contenant la fiasque de vin, un anneau doré est le seul élément visible de la porte ouverte, qui situe  le spectateur sur le seuil.


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery perpective

Le point de fuite de la pièce est bas (en jaune), à hauteur des yeux du jeune homme, et sur le bord du miroir (pour éviter l’effet d’abyme). Le point de fuite des reflets (en bleu) est encore plus bas, ce qui est impossible : même si le miroir était penché vers l’avant, son point de fuite se trouverait plus haut, et non plus bas  que celui de la pièce (voir Le peintre en son miroir : Artifex in speculo).

Le vin irrésistible

De nombreux tableaux hollandais illustrent le dicton :  “Sans Bacchus et Cérès, Vénus reste frigide”. Sur le thème du verre de vin  voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Verre_de_vin

Pieter de Hoch, La Buveuse, 1658, Musee du Louvre

La Buveuse, Pieter de Hoch, 1658, Musée du Louvre

Dans ce tableau plus explicite, l’entremetteuse fait une proposition à l’homme en noir en train de servir une  nouvelle coupe à la femme passablement éméchée, dont le chien endormi illustre la vigilance amoindrie. En contrepoint explicatif, le tableau de droite représente le Christ et la femme adultère. Sur le meuble de la pièce du fond, la statuette d’Hermès, dieu du commerce et du mensonge, confirme que nous sommes dans le cadre d’un rapport tarifé.

La carte à jouer tombée sur le sol en bas à gauche est un cinq de carreau (chance en amour ou vie désordonnée)

Le tableau moralLudolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery tableau

 

Chez de Jongh, Le tableau dont on voit l’angle n’existe pas : il a été composé à partir de deux fragments retournés d’une gravure :Abraham liberant son neveu Loth, Antonio Tempesta_details

Abraham libérant son neveu Loth, Antonio Tempesta

Peut-être faut-il voir, dans ce cavalier désarçonné sous les pattes d’un cheval, une ironie concernant le moyen de séduction du gentilhomme  : c’est tomber bien bas que de livrer combat avec un pichet de rouge.


Le luxe des reflets

Car nous se sommes pas ici dans le cabaret louche de de Hooch, mais dans un intérieur somptueux, dont la propreté et la richesse sont matérialisés par une collection quasi obsessionnelle de reflets :


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery_reflet robe

Reflet du satin sur le  marbre…


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery pichet

de la robe sur le pichet…


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery chenet

…du pavage dans la boule, et de la boule sur le pavage, dans un cercle autarcique où les objets, indépendamment des rapports de séduction des humains, se mirent et s’admirent en rond.


Kersting_-_Mann_an_SekretarHomme au secrétaire,
Georg Friedrich Kersting,1811,
Kunstsammlungen, Weimar

Georg_Friedrich_Kersting_-_Die_Stickerin_1812

La brodeuse (1ère version)
Georg Friedrich Kersting, 1812,

Schlossmuseum, Weimar

Ces deux tableaux constituent des pendants, qui mis côte à côte reconstituent une perspective centrale :

  • l’homme lit, assis à son secrétaire entre une fenêtre et une porte fermée ;
  • la femme brode, devant son métier installé devant la fenêtre ouverte.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les deux miroirs qui se font face, à côté de chaque fenêtre.


Le miroir de l’homme

Dans son coin inférieur droit, il reflète de manière qui semble totalement artificielle un seul des moulages de plâtre posés sur le secrétaire : une main gauche, qui devient ainsi une main droite. Main droite qui renvoie à la main de chair : cet homme est avant tout une main, une main habile qui tient la plume, ou la pipe posée dans l’embrasure de le fenêtre, ou le pinceau suggéré par l’appuie-main posé lui aussi dans l’embrasure, ou les livres, ou la petite longue-vue, ou les flacons de pigment.

Cet homme est une main qui signe au coin d’un cadre : un artiste.



Kersting_-_Mann_an_Sekretar perspective
A propos : la perspective est parfaitement exacte ! Si on prolonge jusqu’au mur du fond le plan du miroir, on constate que la ligne qui joint le reflet et la main est bien coupée en deux par ce plan.

En nous faisant croire à une erreur de dessin, Kersting nous confond et nous prouve sa maîtrise technique.


Le miroir de la femme

Là encore, le miroir montre un reflet qui semble impossible :  la brodeuse de  profil. Mais il faut tenir compte des subtilités de le perspective : la surface du mur est plus proche de la femme qu’il n’y paraît (la fenêtre étant profondément renfoncée), et le miroir est légèrement incliné.



Georg_Friedrich_Kersting_-_Die_Stickerin_1812_perspective
En prolongeant le miroir devant la fenêtre, on se rend compte que  le reflet est bien équidistant du visage.

Symboliquement, cette brodeuse n’est pas une main qui exécute, mais une tête et un oeil qui conçoivent  : dans le contexte biedermeier, la broderie était considérée comme une activité créatrice ; et la femme qui la pratique ici est la jeune peintre Louise Seidler.

Pour des explications sur le contexte historique et les personnages représentés, on peut se reporter à http://de.wikipedia.org/wiki/Die_Stickerin.


Le miroir qui accouple

Dans les exemples suivants, le miroir réunit deux figures que la réalité sépare.

Hieronymus-Bosch-Il-Giardino-delle-delizie-particolare-1480-1490

Le Jardin des Délices,
Bosch, 1480-1490, Prado, détail

Le miroir fusionne le visage de la femme orgueilleuse ou luxurieuse avec celui de son partenaire contre-nature, un démon à tête d’âne.


sb-line

Rossetti Love's mirror

Le miroir d’Amour, ou la parabole de l’amour
(Love’s Mirror or a Parable of Love)
Dante Gabriel Rossetti, 1851-52, Birmingham Museums & Art Gallery

Tandis que la jeune élève  regarde sur le tableau son autoportrait vu de face,  le jeune maître regarde dans le miroir son reflet de profil. Parmi toutes les combinaisons possibles , Rossetti a choisi la seule qui nous montre à la fois de face et de profil les deux personnages (voir Le miroir panoptique) ; mais aussi la seule où il est impossible au maître de comparer l’image et le reflet.

Première parabole, esthétique : pour offrir au spectateur une vision totale, il faut que le peintre recompose à l’aveuglette une réalité fuyante.



Dans la réalité, seules les mains droite se frôlent : celle qui tient et celle qui  guide le pinceau. Dans le reflet, déjà les deux visages se rencontrent.

Deuxième parabole, érotique : le miroir anticipe l’amour en train de naître, et l’amour naît d’une oeuvre commune où  peintre, muse et modèle fusionnent autour du chevalet.


sb-line

La Dame de Shalott

 

Dans le poème de Tennyson, La Dame de Shalott, le miroir est l’objet qui connecte à la réalité la Dame, isolée dans sa tour et condamnée à la rétrovision.


Sidney Harold Meteyard. 1913_half-sick_of_shadows,_said_the_lady_of_shalott-large

Ras le bol des ombres, dit la Dame de Shalott
Half-sick of shadows, said the Lady of Shalott
Sidney Harold Meteyard. 1913, Collection privée

La première scène-clé est celle où la dame,  voyant passer des amoureux dans le miroir, décide que désormais, elle ne se contentera plus de broder des chevaliers en contemplant des reflets.


The Lady of Shalott William Henry Margetson 1905 Illustration de A Day with the Poet Tennyson Publie par Hodder and Stoughton.The-Lady-of-Shalott
William-Henry-Margetson, 1905, Illustration de « A Day with the Poet Tennyson » Publié par Hodder and Stoughton

 

La seconde est celle où, se détournant du miroir, elle regarde directement le chevalier Lancelot, ce qui brise le miroir et déclenche la malédiction.

Pour les détails de l’histoire, voir Des reflets fallacieux 2 : les miroirs de Waterhouse .


sb-line

Eva GONZALES Le Petit Lever ou La Toilette 1875 Collection particuliere

Le Petit Lever ou La Toilette
Eva Gonzales  1875, Collection particulière
 

Dans cette composition similaire, le miroir révèle entre la femme mariée et sa domestique une proximité que la scène réelle ne montre pas : les deux collaborent en fait à la même tâche : démêler les cheveux. Dans l’image réelle, on voit la maîtresse de profil et la servante de face : dans le miroir, c’est l’inverse. De même, l’image réelle montre le bras gauche de la servante, et le miroir son bras droit.

Ainsi le miroir joue ici un double rôle unificateur : dans l’idée (montrer la complicité des deux femmes) et dans l’espace (montrer le sujet sous plusieurs faces).


sb-line

Sacha Guitry in His Dressing Room with first wife Charlotte Lyses Edouard Vuillard 1912 coll priv

 
Sacha Guitry dans sa loge avec Charlotte Lysès
Edouard Vuillard, 1912, collection particulière

Si ne nous étaient pas familiers la présence massive de Guitry et sa manière de tenir sa cigarette du bout des doigts, nous pourrions imaginer que l’acteur est la silhouette en costume noir assise à droite, et son épouse la personne corpulente dont le visage maquillé apparaît dans le miroir circulaire.

Vuillard joue ici magistralement avec trois thématiques du miroir :

  • la reconnexion, en cadrant les deux corps dans le miroir rectangulaire ;
  • la déconnexion, en coupant la tête de Sacha et en l’écartant au maximum de celle de Charlotte ;
  • la transformation : le changement de sexe.

Comme si ce mariage n’est qu’une union des corps, pas des têtes : celle-ci rendue impossible par l’extraordinaire ductilité de l’acteur.


sb-line

Le Rire 1919 CHAS. LABORDE CHAMBRE MEUBLEE

Chambre meublée,
Chas Laborde, Le Rire, 1919

La plaisanterie convenue de la légende :

– Comme vous devez, ma petite, détester les femmes honnêtes !
– Au contraire : sans elles, on n’aurait pas de clients.

masque la violence graphique  :  en confinant dans son cadre le couple qui se prépare et le lit avec ses deux oreillers, le miroir en bambou ravale les humains à de vulgaires accessoires de toilettes, comparables à ceux qui se frôlent sur le marbre avant la conclusion prosaïque.


sb-line

Dai, Saied, b.1958; The Hairdresser

Le Coiffeur ‘The-Hairdresser)
Saied Dai, 2008, Girton College, University of Cambridge
 

Le peigne dans la poche revolver confirme qu’il s’agit bien d’un coiffeur. Pourtant ici, la cliente s’est retournée vers  lui et le miroir rond qui devrait servir à lui montrer sa nuque est détourné pour montrer son visage  au spectateur.

Il ne faut pas longtemps pour se convaincre que le miroir rond  ne sert pas à la cliente : il lui montre quelque chose qui serait situé en hors champs, sur la droite du tableau. Sert-il au moins au spectateur ? Le point de fuite se situe en hors champ en haut à gauche (la scène est en vue plongeante). D’où notre oeil est placé et si, comme il semble, le miroir rond est parrallèle au grand miroir, nous ne devrions pas y voir le visage de la cliente, mais quelque chose situé largement en contre-bas et à droite. Si le reflet dans le grand miroir est correct, celui dans le miroir rond est truqué.

Laissons la parole à Saied Dai sur la signification du tableau :

« Le sujet du Coiffeur est en réalité la métaphore de l’Artiste et de sa Muse. Le tableau montre une scène où toute activité a cessé, sauf la contemplation de l’Artiste et de son oeuvre. Une composition complexe est mise en oeuvre, basée sur des images multiples qui résultent en ambiguïtés entre la réalité et son équivalent dans le reflet. » Cité dans The Spring 2010 edition of the Development Office Newsletter, Girton College, https://issuu.com/girtoncollege/docs/spring_2010_newsletter/15

Du coup, la brosse plate posée à main gauche et le peigne posé à main droite prennent, respectivement, des airs de palette et de pinceau.


Le miroir qui parle

Dans les exemples suivants, le miroir complète ou commente la réalité.

-prince-karl-of-prussia-1848

Le bureau du prince Karl de Prusse, Eduard Gaertner, t848 ,
Collection Thaw, Cooper Hewitt Museum, New York

La vue directe montre un jardin ou une serre avec une statue ; le reflet montre une pièce avec des voilages, un sofa et un tapis bleu. Comment expliquer cette bizarrerie ou cette erreur  ?


sb-line

Edward John Poynter - The Bunch of Blue Ribbons 1862 Royal AcademyLe lot de rubans bleus (The Bunch of Blue Ribbons)
Edward John Poynter, 1862, Royal Academy

Cette composition subtile est un exercice de style sur le double pouvoir du miroir, qui recompose  et qui éclaire.

Dans l‘image, la femme est vue de dos, à contre-jour, la lumière de l’extérieur étant filtrée par le voilage. Sa main droite touche un ruban bleu sur la table.

Dans le reflet, la femme est vue de face, un peu plus clairement mais encore à contre-jour par rapport à la lumière directe de la baie qui s’ouvre dans le fond. De la main gauche elle arrange un second ruban dans ses cheveux.

Ainsi le reflet s’ajoute à l’image pour nous offrir une femme complète, avec ses deux faces et ses deux mains. Mais celle-ci ne nous est révélée qu’à demi-jour : seuls les deux flacons rouge et bleu sont exposés  en pleine lumière, en écho aux tâches moins vives des boucles d’oreille et  des rubans.


sb-line

kate-elizabeth-bunce-melody-1895

Melody
Kate Elizabeth Bunce, 1895

Le miroir, sur lequel est inscrit le mot Musica, fait une auréole décalée qui reprend la forme circulaire de la chevelure et du corsage de la jeune mandoliniste. Il montre un crucifix et une fenêtre à vitrail ouverte vers la forêt : on comprend que si la mélodie est pieuse, elle est aussi un appel à celui qui viendra.


sb-line

Geliy Korzhev

geliy korzhev-before-a-long-journey-1976 Museum of Russian Art, Minneapolis
Avant un long voyage (Before a long journey)
Geliy Korzhev, 1976

La jeune partisane vient de s’habiller et de passer son fusil en bandoullère. Dans un dernier moment de quiétude, elle contemple, à travers les vitres scotchées pour limiter l’effet des bombes, la ville qu’elle va défendre : ainsi le reflet fait entrer la guerre dans la paix de l’appartement. A noter le jeu formel des trois cercles de taille croissante, de la prise électrique au miroir, en passant par le disque métallique que je n’ai pas réussi à identifier.


geliy korzhev Devant le miroir 1972,Devant le miroir, 1972 geliy korzhev Devant le miroir 1977,Devant le miroir, 1977

Le motif de la vitre scotchée est récurrent chez Korzhev pour évoquer les années de guerre, pendant lesquelles la féminité s’enfermait dans l’intimité du cabinet de toilette, une fois tombés l’uniforme et les bottes.


geliy korzhev Leningrad 1996Leningrad, 1996 geliy korzhev Portement de croix 2007,Portement de croix, 2007

Dans les tableaux de Korzhev sur le siège de Léningrad, le motif de la vitre scotchée symbolise à la fois l’idée de clôture et de résistance (remarquer son écho dans les cannes croisées de l’aveugle).

Dans les tableaux religieux de sa dernière période, le motif révèle sa vérité : celle du chemin de croix.

Base de données complète de l »oeuvre de l’artiste : http://korzhev.com/tvorchestvo/reestr_rabot/


sb-line

the-first-born-by-fred-elwell-1913

Le premier-né (The first Born)
Fred Elwell, 1913, Ferens Art Gallery, Kingston upon Hull, UK

Le jeune garde-chasse est rentré précipitamment, apportant à la jeune mère un bouquet de primevères.

Mais la petite fleur n’est pas le seul symbole de la petite vie qui vient d’éclore : ajoutons-y la fenêtre blanche et le miroir vide, images d’un destin encore vierge.

Voir Frederick Elwell. Part 4 – More of his genre works


sb-line

LEONARD_CAMPBELL_TAYLOR_an elderly couple
Un vieux couple (An elderly couple)
Leonard Campbell Taylor, date inconnue, Collection privée

Les deux vieillards patientent-ils dans la salle d’attente d’un notaire ou d’un médecin ?

Il faut un temps d’accoutumance pour focaliser sur le miroir, et comprendre que le sourire ravi de la vielle dame, le regard scrutateur du vieil homme, s’adressent à leur petit fils, dont on voit le berceau dans le reflet.



sb-line

My Parents 1977 by David Hockney born 1937

Mes parents
David Hockney, 1977, Tate Gallery

« Dans ce travail, peint un an avant la mort de son père, le style de Hockney se dirige vers une étude plus approfondie du comportement humain. Sa mère pose, attentive et gracieuse, tandis que son père, qui gigotait pendant les séances, lit le livre d’Aaron Scharf, Art and Photography. Le livre sur Chardin trace un parallèle avec les scènes domestiques intimes du passé, tout comme les volumes de A la recherche du temps perdu de Proust visibles sur l’étagère. Le Baptême du Christ de Piero della Francesca… se reflète dans le miroir, formant un triptyque avec les deux figures. »

Texte de la Tate Gallery : http://www.tate.org.uk/art/artworks/hockney-my-parents-t03255



Malgré le parti-pris frontal, les fuyantes discrètes de la chaise de la mère et de la table situent l’oeil de l’artiste très haut, au dessus du bouquet de tulipes, surplombant la scène à la manière de la colombe du Saint Esprit dans le tableau de Piero delle Francesca. Cette scène de baptême, au dessus d’un autre tableau montrant un rideau en train de s’ouvrir, fait du miroir situé entre les deux parents une sorte de mémorial proustien à une insaisissable naissance.



sb-line

LEONARD_CAMPBELL_TAYLOR_an elderly couple

Les souvenirs (Memories)
Leonard Campbell Taylor, date inconnue, Bristol Museum and Art Gallery

Il est un âge où on n’a plus rien à faire que de méditer sur le passé.

Le miroir reflétant un petit tableau sombre est à l’image de cette pensée, braquée sur un souvenir  qui s’obscurcit.


sb-line

Les portraits de Martha Vogeler, par Heinrich Vogeler

heinrich-vogeler-im-barkenhoff-1898

Heinrich Vogeler au Barkenhoff, 1898,
photo de Carl Eeg

heinrich_vogeler_martha_vogeler_im_barkenhoff_1901

Martha Vogeler au Barkenhoff, 1901

Dans le miroir au dessus du peintre, on devine le crâne du photographe.
Sur les cadres derrière sa femme se reflètent les croisillons de la fenêtre.


heinrich_vogeler_das-konzert-sommerabend-1905_detail

Le Concert (Soir d’été) – détail (cliquer pour voir l’ensemble)
Heinrich Vogeler, 1905, Kulturstiftung Landkreis Osterholz

Au centre de son oeuvre maîtresse, Vogel a placé  Martha devant le croisillon de la porte.


heinrich-vogeler-1910-aktportraet_martha_vogelerMartha nue, 1910 heinrich-vogeler-1910-aktportraet_martha_vogeler-miroirMiroir au Barkenhoff

En 1910, le miroir reflète les croisillons de la fenêtre de l’étage.

Le tableau est revenu récemment dans la chambre à coucher du couple. A la place de la fenêtre, le miroir reflète désormais le tableau.

 


sb-line

adeline-albright-wigand-polly 1915-1920 Staten Island Museum

Polly
Adeline Albright Wigand, 1915-1920, Staten Island Museum

Derrière l’oiseau familier dans sa cage, la maîtresse de maison dans son cadre. Dans le reflet sa main semble tapoter la cage mais dans le monde réel, elle est posée sur sa poitrine : manière supplémentaire d‘estomper la séparation entre l’objet et le sujet.


sb-line

norman-rockwell-the flirts-saturday-evening-post-cover-july-26-1941

Les flirts
Norman Rockwell, Couverture du Saturday Evening Post, 26 juillet 1941

Si nous ne pouvons pas regarder dans le rétroviseur, nous pouvons regarder le reflet sur sa coque : il révèle pourquoi la blonde en décapotable est obligée de subir l’effeuillage lourdingue des camionneurs.


sb-line

 

john-koch-interlude-1963 Memorial Art Gallery Rochester

Interlude
John Koch, 1963 Memorial Art Gallery Rochester

Rosetta Howard, la modèle, tend la main vers la tasse que lui tend Dora Zaslavsky, l’épouse. C’est la pause. Derrière, le peintre boit un verre en contemplant le tableau en cours. Au fond, le miroir nous en montre le coin, ainsi que les immeubles qui bordent Central Park.

Ainsi, à partir du dos somptueux dont les courbes rappellent celles de la chaise Queen Anne , le tableau nous propose un itinéraire de l’intérieur vers l’extérieur, via des formes contigües visuellement mais des personnes qui physiquement ne se touchent pas.



john-koch-interlude-1963 Memorial Art Gallery Rochester schema
L’écart visuel et physique entre la main noire et la main blanche, la fusion visuelle et l’écart physique entre le verre et la bouche, la contiguité visuelle et l’impossibilité de se rejoindre entre la lampe et son reflet, sont autant de réflexions brillantes sur l‘art du raccourci en peinture, et sur l’étrangeté des êtres dans la vie.

Il n’est pas indifférent que ce tableau provocant, où une femme blanche debout sert une femme nue assise, date justement de 1963, l’année du « I Have A Dream » de Martin Luther King et de la marche des Droits Civiques.

Analyse développée à partir de https://mag.rochester.edu/seeingAmerica/pdfs/69.pdf

Le miroir révélateur 1 : déconnexion

30 juillet 2015

Par son cadre, le miroir détoure une partie de la réalité, comme la ferait une vitre ; et par son tain, il la retourne. De sorte que la combinaison du cadrage et du retournement crée des effets paradoxaux, où le miroir  tantôt  déconnecte, tantôt  reconnecte, deux parties de la réalité.

Commençons par le miroir qui déconnecte…


Vénus au miroir

Velasquez, 1647 -1651, National Gallery, LondresVelasquez Venus miroir

Ce tableau extrêmement commenté (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9nus_%C3%A0_son_miroir) pourrait être résumé en une phrase :

non pas l’exhibition d’une femme devant un miroir, mais l’exhibition d’un miroir devant une femme.

Car c’est bien cet objet-princeps, tenu par un Cupidon mélancolique au  confluent des coulées rouges et grises des velours, qui constitue le centre stratégique de la composition. Orné de rubans rose comme Cupidon d’un ruban bleu, il est le troisième être animé du tableau, un visage flou et inexpressif qui contredit, plutôt qu’il ne complète, le postérieur parfait d’une Beauté anonyme.


Velasquez in my apartment, Helmut Newton, 1981

« Velasquez in my apartment », Helmut Newton, 1981

Car ce reflet, bien trop grand vu la position du miroir, est physiquement impossible, comme l’a bien vu Helmut Newton en résolvant la question à l’aide d’un écran plus moderne.Velasquez Venus miroir detail


Présentée sur glace, la tête coupée ne regarde rien, ni la femme ni le spectateur.

Dans une Espagne encore tenue par l’Inquisition, cet effet d’énigme  est peut être simplement  une ruse pour éviter, en déconnectant cette tête et ce corps,  de représenter  une femme complète nue.


sb-line

Juan_do, 1630 ca, uomo_allo_specchio,_forse_allegoria_della_vista_(coll._giuseppe_de_vito)_01

Homme au miroir
Juan Do, vers 1630, collection Giuseppe de Vito

Ici le miroir révèle l’oeil que le profil nous cache : mais il nous le montre fermé, comme si cette possible allégorie de la vue se voulait aussi une aporie du regard.


sb-line

rederick-sandys-the-pearl
 
La perle
Frederick Sandys, fin XIXème
 

Parmi les nombreuses femmes fatales de Frederick Sandys, cette rousse à la crinière léonine inaugure le thème de la duplicité : sous le calme profil grec se cache un oeil de félin aux aguets, et la perle dont il est question est moins celle qui pend à l’oreille que celle que cache la paupière.

sb-line

Slewinski Femme se peignant 1897 Musee de Cracovie

Femme se peignant
Slewinski ,1897, Musée de Cracovie

Dans cette contreplongée à la Degas, le miroir prouve qu’une fille, même à la toilette, ne quitte pas de l’oeil qui la regarde.


sb-line

El Pecado_by_Julio_Romero_de_Torres 1913 Museo Reina Sofia

Le péché

Julio Romero de Torres ,1913, Museo Reina Sofia, Madrid

La Vénus de Vélasquez modernisée à Cordoue, avec tous les prestiges de l’Espagne. Pour plus de détails sur ce tableau et sur son pendant, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires


Contrariedad_by_Julio_Romero_de_Torres

Contrariété
Romero de Torres, 1919, Musée Romero de Torres, Cordoue

Il s’agit du portait de la célèbre danseuse de flamenco Maria Palou. Le miroir met à distance ce qu’elle désire et qu’elle n’aura pas : tous les bijoux du monde.



Pour un panorama  de l’oeuvre de Romero de Torres, voir http://www.foroxerbar.com/viewtopic.php?t=4545


sb-line

L’aurore

Delvaux, 1937, Fondation Beyeler

delvaux-1937-l--aurore
De ces quatre femmes-troncs (avec le double sens du mot tronc), le miroir isole l’organe essentiel.



delvaux-1937-l--aurore detail
Sur un autel, qui est la seule construction achevée du décor,  le miroir réduit à un sein rend hommage à qui reste de féminité à ces femmes-colonnes :  la capacité lactaire, symbolisée par le noeud florissant.

Le rameau qui pousse derrière le miroir et les arcades couvertes de buissons fleuris justifient le titre du tableau : du sein sort l’aurore blanche aux doigts de rose.


sb-line

George W Lambert The actress

L’actrice

George W Lambert, 1913, Benalla Art Gallery

Le tableau original, qui a été coupé en deux après la mort de Lambert, montrait l’actrice Valentine Savage mettant ses gants en haut d’un pic, dominant un panorama de montagnes, de forêts et de lacs, avec à sa gauche un chien blanc et à sa droite un enfant souriant (ou un satyre) et un iguane.

Les amours tenant le miroir et l’image faussée sont des hommages directs à Velasquez.

Explications tirées de : http://nga.gov.au/exhibition/lambert/Detail.cfm?IRN=164767


sb-line

 

Rolf Armstrong (1912)1912 Rolf Armstrong

Rolf Armstrong

En général,  le coup d’oeil discret dans un miroir est un symbole de la prudence ou de la vanité féminines. Mais, par un effet collatéral involontaire, cette  mise à distance de ce qui distingue une femme d’une chair anonyme, son visage, produit un effet de lubricité parfaitement perceptible :

ici, la bouche mise en cage ne peut plus empêcher le fauve qui passe de mettre sa griffe ou sa dent sur ces vertigineuses épaules.


 

Toby Wing1930sL’actrice Toby Wing, années 1930 Franz Fiedler - Woman with a Mirror 1930sPhotographie de Franz Fiedler, années 1930

Ces deux photographies montrent bien le caractère permissif du cadrage : en reculant dans l’espace virtuel du miroir, le regard de la femme prend la valeur d’un invitation à avancer, d’autant qu’on ne sait si elle se sourit ou nous sourit.


sb-linevargas

Reflection in mirror, Anna Mae Vargas,
aquarelle de Vargas, 1940

L’effet « jivaro » est ici encore plus sensible, et cohérent avec le fantasme de la femme-objet  :  de l’échine à la  chute de reins, de la croupe et à la pointe des talons, cet étalage de voluptés en apesanteur semble totalement dissocié de toute identité, condensé au sein du médaillon dans une expression d’attente passive.


sb-line

avigdor-arikha Going Out 1981 Israel Museum

Going Out, Avigdor Arikha , 1981, Israël Museum

Cet « instantané » de  Avigdor Arikha, qui saisit son épouse Anna jetant un dernier coup d’oeil au miroir avant de sortir, semble prendre à rebours la construction anatomique sophistiquée de Vargas : ici toute charge sexuelle est gommée, au profit du regard inquiet de celle qui part vers celui qui reste.


sb-line

stephen-odonnell-narcisse (autoportrait)-2014Narcisse (autoportrait)
Stephen O’Donnell, 2014
vargas

Autre détournement complet et probablement  intentionnel de la pinup de Vargas :

  • carré contre courbé, que ce soit pour le dos ou pour le miroir ;
  • fesses nues contre fesses voilées ;
  • fond plein contre fond vide.

sb-line

Aquarelle de Leo FontanLéo Fontan, années 30 Didier Cassegrain Didier Cassegrain

Mais mécaniquement le miroir ramène à l’éternel féminin, et la prétexte du remaquillage autorise la déconnexion entre la fille et son sex-appeal.


sb-line

Bill Brauer Golden Carpet vers 2010

Golden Carpet
Bill Brauer, vers 2010

Soixante dix ans après Vargas, la composition canonique se voit modernisée et renversée. Le tapis doré évoque le cadre rond d’un miroir devenu opaque, sur lequel tombe l’ombre d’un arrivant qu’on ignore : la  rétrovision  de la femme-objet a laissé place à l’introspection.

specchio02


sb-linebolles_enoch mirror

Pin up de Enoch Bolles, années 1930

A la limite, le miroir disparaît du champ, et c’est la fille elle-même qui prend la forme du face-à-mains, une jambe servant de manche.


sb-line


Gil elvgren

Pin up de Gil Elvgren, années 1950

Entre la grande boîte à froufrous et la minuscule boîte à poudre, la femme-objet semble soumise à une injonction contradictoire (se déployer  hors du carton ou se miniaturiser dans l’accessoire), qui correspond en fait au principe même du fantasme : l’apparition  et la disparition  à volonté.


 L’effet Jean Baptiste

Dans lequel le miroir présente au spectateur une tête coupée .

Wladimir-Lukianowitsch-von-Zabotin-The-girl-in-the-mirror-1922-27-.kunsthalle-karlsruhe

Fillette dans un miroir, Wladimir Lukianowitsch von Zabotin,  1922-27, Kunsthalle, Karlsruhe. 
 

Ce tableau sur lequel on ne sait rien est un petit miracle de mystères. Le visage interrogatif de la  fillette aux cheveux courts semble suspendu entre deux époques, celle du miroir suranné aux porte-bougies qui la ramènent au temps des couettes, et celle du paysage industriel à l’arrière plan.

De même, la composition hésite entre le dedans et le dehors : le bleu de Prusse est il celui du papier-peint, ou d’un canal ? Et les gants sur la tablette signifient-elle que la fillette vient de rentrer, ou  va sortir ?

 


sb-line

Charles Pfahl

Charles Pfahl Underhung haut

Charles Pfahl Underhung bas

Underhung (diptyque)

Underhung signifie à la fois prognathe et suspendu par en dessous : deux manières de qualifier la position du miroir sur lequel le visage se penche, masqué et auréolé par le chapeau à fleurs.


Charles Pfahl Fern Tickles

Fern Tickles

Le titre Fern Tickles est une expression en anglais médiéval signifiant des altérations de la peau, des tâches de rousseur, telles que celles qu’on devine sur la peau glabre du crâne.

Mais pris littéralement, « chatouilles éloignées » fait peut être allusion aux poupées en celluloïd – un thème récurrent chez Pfahl – que le miroir montre sur l’étagère.

Comme si la vieillesse ou la maladie jetait un regard sur ce qu’elle a laissé derrière elle, et qui se trouve maintenant devant elle.

 Photographies

vivian-maier-self-portrait-with-mirrors-1955

 

Autoportrait dans des miroirs, Vivian Maier, 1955

La performance n’est pas seulement d’avoir déconnecté le visage et l’appareil-photo, ni de les avoir intervertis, plaçant la tête sous le corps. Mais surtout d’avoir saisi les mots « CORP » et « RRORS« , cadavre et miroir, pour intituler cette décapitation symbolique (comme ils sont inscrits sur la vitrine, ils se reflètent à l’endroit  dans le miroir).



sb-line

john koch The dining table 1955

The dining table
John Koch,  1955

La même année, ce tableau quasi-photographique de John Koch nous montre un miroir qui sépare le recto et le verso du serviteur noir, comme le confirment les deux angelots blancs inversés, de part et d’autre de la ligne se séparation.


sb-line

Ferdinando Scianna

Ferdinando Scianna

Ferdinando Scianna  - inverse

Version retournée

Il suffit de comparer la photographie originale, à gauche, et sa version retournée, pour comprendre combien le miroir posé par terre corrobore l’effet « Jivaro » : plutôt que de révéler , le miroir met à distance, et déconnecte les jambes de leur légitime propriétaire.

La version retournée restaure la hiérarchie naturelle entre le visage et les membres, même si c’est une femme-tronc qui surplombe une paire de quilles.



sb-line

 

aquazzura autumn winter inversee 2013c ampaign aquazzura autumn winter 2013c ampaignVersion retournée

Campagne pour les chaussures Aquazzura
Automne Hiver 2013

A gauche, dans la photographie choisie pour la campagne, le spectateur est en position de voyeur : tandis que le cadrage l’empêche de regarder plus haut, le miroir lui offre par en bas une échappée émoustillante. Mélange de frustration et de satisfaction incomplète qui est à la base de toute bonne publicité.

A droite, dans l’image retournée, nous voici dans la peau de la modèle, stupéfaite de se voir ainsi perchée, tel un berger landais, sur ses deux interminables guibolles : le miroir révèle ici toute sa puissance hallucinatoire.



sb-lineAlva Bernadine

Alva Bernadine

Posé à l’emplacement du sexe, le miroir, censé nous montrer un visage, ne nous  laisse voir que des lèvres : ce qu’il révèle, c’est l’analogie scandaleuse entre les choses du haut et les choses du bas.


L'effet Droste

13 juillet 2015

L’effet Droste est un effet purement graphique, qui imite l’effet optique des miroirs en abyme (voir Quelques variations sur l’abyme), mais réplique l’image sans se soucier de l’inverser.

konczakowski

Droste bifurcation
Couverture d’une boîte de chocolat Droste

Debut XXème siècle

La marque néerlandaire Droste est célèbre pour avoir  bâti sa communication sur l‘image récursive (comme en France La Vache qui Rit [1]).

Ici, l’effet se complique avec une double récession, par la boîte et par la tasse : à chaque étape, il y a deux chocolatières, l’une grande (sur la boîte), l’autre petite (sur la tasse). Cette différence de taille, combinée au fait que l’objet le plus petit est placé en avant de l’autre, produit un inconfort visuel délibéré : la tasse semble s’éloigner plus vite dans la récession, alors que pourtant elle est la plus proche de nous.


Tapioca Mare Louise A1 Tapioca lacté Marie-Louise lotti_1924_daure_liquor_french_art-deco_ad_droste_effecLiqueur Dauré, affiche de Lotti, 1924

D’autres marques ont repris ensuite la formule, misant sur son effet hypnotique. La suite de cet article s’intéresse à ses utilisations non spécifiquement publicitaires.



sb-line

Jessie Willcox Smith - The Bed-Time BookLivre pour s’endormir (The Bed-Time Book)
Jessie Willcox Smith, début XXème siècle

L’effet Droste fascine les enfants, qui se demandent où la récession s’arrête…  Ici, celui qui possède le livre peut s’identifier avec l’enfant de l’image, qui lit sans savoir que, derrière sa page, se cache une porte directe vers le rêve.


sb-line

Vogue, 1932, A.E.MartyCouverture de Vogue
A.E.Marty, 1932

Par la magie flatteuse de l’effet Droste, la lectrice de Vogue  s’identifie avec le mannequin de couverture.


sb-line

norman-rockwell-newsstand in the snow-saturday-evening-post-cover-december 20-1941

Kiosque à journaux dans la neige (Newsstand in the snow)
Norman Rockwell, Couverture du Saturday Evening Post, 20 décembre 1941

Ce kiosque bien fermé au milieu de la neige est également refermé sur lui-même à l’infini, figure d’une protection maximale. En même temps, en tant que couverture du Post, il se multiplie  en largeur, figure d’une diffusion maximale.

La pancarte « Buy defense bonds » rappelle que nous sommes le deuxième week-end après Pearl Harbour. L’image combine la régression  et l’expansion comme si, par le pouvoir paradoxal de l’effet Droste; il était encore  possible de concilier  l’isolationnisme bien au chaud et l’interventionnisme dans un monde glacial. [2]


Un précurseur médiéval

On connaît un seul exemple d’effet Droste dans le passé. Il apparaît, assez naturellement, dans une scène représentant un don (voir 2-3 Représenter un don) : la convention médiévale veut en effet que l’objet donné (ville, édifice, verrière, retable) soit représenté en miniature entre les mains du donateur.

vestibule-mosaic-in-hagia-sophia-10eme s
Justinien offrant la basilique de Sainte Sophie, Constantin offrant la ville de Constantinople
Mosaïque du vestibule, 10ème siècle, Hagia Sophia, Istambul

L’artiste a ici appliqué deux fois la convention du don de manière mécanique, sans penser à représenter la basilique dans la maquette de la ville.


170-02-VitrauxChartres
La vie de Saint Étienne, baie 13, Cathédrale de Chartres, vers 1240 ( schéma Stuart Whatling )

Dans le panneau en bas à droite, la corporation des Cordonniers brandit, à l’intérieur de la cathédrale, la maquette bien reconnaissable de l’ensemble de la verrière : mais le format est trop petit et la récursion s’arrête au premier niveau, celui de la verrière dans la verrière. Stuart Whatling [3] a recensé plusieurs exemples médiévaux de telles mises en abyme interrompues. Mais la véritable récursion ne s’amorcera qu’une seule fois.


1330 ca Giotto_di_Bondone_-_The_Stefaneschi_Triptych st pierre 1330 ca Giotto_di_Bondone_-_The_Stefaneschi_Triptych st pierre detail

Retable Stefaneschi, Face « Saint Pierre », panneau central
Giotto di Bondone, vers 1330 , Musée du Vatican, Rome

Le cardinal Stefaneschi, en habit d’apparat, présente à saint Pierre bénissant la maquette du triptyque qu’il offre à sa basilique. Ici, le pinceau de Giotto est assez habile pour montrer le triptyque à l’intérieur du triptyque à l’intérieur du triptyque. Pour la description des deux faces de cette oeuvre monumentale, voir 2-3 Représenter un don.


En aparté : le miroir miniaturisant

Le procécé naturel d’obtenir une récursion à l’infini est d’utiliser deux miroirs opposés (voir Quelques variations sur l’abyme).

Marylin Monroe Sitting in Her Circus"Costume
Marylin Monroe assise en costume de cirque,
première du Ringling Bros. and Barnum and Bailey Circus au Madison Square Garden
1955, anonyme

Cet  effet d’abyme se caractérise par le fait que l’image s’inverse à chaque pas. Mais au Moyen-Age, les miroirs sont trop petits et trop déformants pour cela. En revanche, les peintres s’en servent très souvent pour créer une autoréférence fascinante (l’exemple le plus célèbre étant le miroir des Arnofini de Van Eyck, voir 1 Les Epoux dits Arnolfini 1/2 ).

Un cas moins connu présente une sorte d’effet Droste approximatif, où le contenant se trouve englobé par deux fois dans le contenu.


froment-triptyque-du-buisson-ardent-buisson froment-triptyque-du-buisson-ardent-miroir

Triptyque du Buisson ardent (haut du panneau central)
Nicolas Froment (1475-76), cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence

Dans les bras de sa mère, l’Enfant Jésus brandit latéralement un petit miroir circulaire, qui montre l’image inversée du couple. Il ne s’agit pas seulement d’un morceau de bravoure prouvant que le peintre maîtrise les lois de l’optique, mais d’une sorte d’effet Droste par analogie formelle : le cadre en ovale contient un buisson en ovale qui contient un cadre en ovale qui contient le couple divin.


froment-triptyque-du-buisson-ardent-detail2 froment-triptyque-du-buisson-ardent-medaillon

Parallèlement, en bas de l’arbre, l’Ange du Seigneur arbore un cadre en ovale qui montre un autre arbre et un autre couple, Adam et Eve, l’antithèse de l’image de Jésus et Marie dans le miroir.



Justifier l’imbrication

Justifier par la préhension

Dans l’effet Droste classique, la justification est le geste de préhension : la chocolatière tient la tasse qui la représente en miniature.

sb-line

Dino Valls

Dino Valls

Un exemple récent d’effet Droste, très facile  sous Photoshop mais bien difficile en peinture.  La rotation du motif permet d’esquiver la régression à l’infini. L’inclinaison de l’horizon accentue l’effet d’étrangeté.


Alfred E. Newman - MadAlfred E. Newman
Couverture pour Mad

Dans cette variante amusante, le motif imbriqué présente deux étages, avec deux gestes de préhension : le magicien tient son chapeau, et le lapin tient le sien.

Mais il existe d’autres manières de justifier (ou pas) l’imbrication d’un motif de taille décroissante.


sb-line

Imbriquer sans justifier

sb-line

image.aspx

Une chatte faite de dix neuf chatons
Estampe de Kuniyoshi  Utagawa, 1847-1852 

Curiosité graphique, cette chatte faite de chatons tient d’Arcimboldo par son procédé de pavage, et d’un effet Droste par sa réplication d’un même sujet : mais l’imbrication s’arrête au premier niveau.


AliceAlice au travers du miroir,
Carte postale, début XXème siècle

Le miroir suggère faussement un effet d’abyme : mais il s’agit en fait d’un photo-montage obtenu en superposant la même image tirée avec une dizaine de réductions progressives, sans lien logique justifiant cette imbrication.


sb-line
Alberto Martini 1916 Danza macabra 26-comment nous regarde l'Allemagne Danza-Macabra-Europea
26, Comment nous regarde l’Allemagne
Alberto Martini, 1916, Danza-Macabra-Europea, série de cartes postales

Ce visage caricatural de Guillaume II contient, en guise d’yeux, deux visages qui lui ressemblent : orbites énormes, joues creuses, dents acérées.


dali Le visage de la Guerre 1940 Musee Boijmans Van Beuningen Rotterdam dali-Le-visage-de-la-Guerre-1940

Le visage de la Guerre, Dali, 1940, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

A l’orée du conflit suivant, Dali reprendra le même principe d’emboîtement de visages, en l’élargissant à la bouche et en poussant à l’infini la régression.

sb-line

Justifier par la perspective

sb-line

Exlibris signe Severin Belgique annees 1950Exlibris signé Severin Belgique annees 1950 Voute d'acier pour un mariage Apolline Dussart www.apollinedussart.comVoûte d’acier pour un mariage Apolline Dussart www.apollinedussart.com

Ces imbrications peuvent être comprises comme une haie d’honneur, la diminution du motif s’expliquant par la perspective.


Christian Vincent Christian Vincent 3
Christian Vincent 4 Christian Vincent 2

Christian Vincent

Même justification pour ces répétitions du même. Le quatrième tableau est particulièrement tompeur, puisque l’alternance (approximative) de deux positions du visage imite l’effet d’abyme.


sb-line

Justifier par la génération

sb-line

Ito Jakuchu, Deux gibbons cherchant à atteindre la lune, vers 1770, encre sur papier, Kimbell Art Museum, Texas

Deux gibbons cherchant à atteindre la lune
Ito Jakuchu, vers 1770, Kimbell Art Museum, Texas

L’échelle des générations ne permet pas de monter bien haut : sagesse japonaise.


kangourousKangourous
Illustration de Andrew Teague

Dans la poche marsupiale, le parent porte son enfant.


Michael Cheval Enigma 2015

Enigma
Michael Cheval, 2015

Sous la robe, la fillette abrite sa poupée. Voici ce que dit le peintre de cet élégant effet Droste :

« L’homme est un enfant de la nature, il est sa partie essentielle. Tous les processus qui se produisent dans la nature se produisent chez l’homme aussi. De la naissance à la mort – la floraison, la maturité, le déclin. Et puis a nouveau, il y a une naissance, peut-être sous une apparence différente. Les générations précédentes subsistent-elles dans les suivantes ? Les enfants répètent-ils leurs parents ? Le modèle de la ‘matryoshka’ illustre le mieux ce concept.  » [4]


sb-line

Justifier par la main de l’artiste

sb-lineColes_Phillips_1909_Life_mirror_recursive
« From the mirror », Coles Phillips
Illustration pour Life, 1909

Le titre suggère que l’artiste peint ce qu’elle voit dans un miroir que nous ne voyons pas. La composition prétend être un effet d’abyme, dans laquelle le second miroir serait remplacé par le tableau. Or celui-ci fonctionne bien différemment d’un miroir, puisqu’au lieu d’une alternance recto-verso, le dispositif imbrique des symétries gauche-droite.

Il s’agit donc bien d’un effet Droste dont le motif, à deux étages, est composé d’une artiste droitière peignant une artiste gauchère.



William Orpen 1924 Self Portrait, Multiple MirrorsAutoportrait, Orpen, 1924

Cet autoportrait du peintre anglais Orpen, en 1924, repose sur le même principe (voir Orpen scopophile)


pin_up_girl_by_simplearts-d32mz6x« Prise sur le fait, dans un coup de génie, ne montrant personne à part vous-même »

Dans cet effet Droste plus simple, le motif est à un seul niveau : une droitière qui peint.

Au premier niveau, cette pin-up métaphysique ajoute un voile à sa première itération, laquelle ajoute un bas à sa deuxième, laquelle  ébauche à peine la troisième.

On se perd en conjecture sur cette oeuvre insondable qui, sous prétexte de vanter un engin sans huile (d’où les tâches sur le sol), semble conçue pour rendre hommage à l’infinie profondeur des glacis.


elvgren_misssylvania 1948Calendrier Sylvania, Gil Elvgren, 1948

Ici, l’emboîtement s’arrête net : montrer une pinup s’intéressant à la récession à l’infini serait contraire au fantasme bien plus porteur de l’auto-érotisme féminin : seule une belle fille en nylons peut vraiment peindre  une belle fille en nylons.


 
 
karen kaapcke Self-Portrait-As-An-Insomniac 2011 2012 
Self Portrait As An Insomniac
Karen Kaapcke,  2011, 2012

Sous les apparences d’un effet d’abîme dans un miroir, c’est bien un effet Droste similaire aux précédents.



Effets Droste approximatifs

Sans aller jusqu’à l’effet Droste stricto sensu, il arrive aux peintres de flirter avec l’auto-similarité.


Un Fou Psalterium Caroli VIII regis (detail) - 1401-1500, Bibliotheque nationale de FranceUn Fou, Psalterium Caroli VIII regis (detail) – 1401-1500, Bibliotheque nationale de France Maitre du portrait de Angerer, Un fou, 1519-20 Yale University Art GalleryMaître du portrait de Angerer, Un fou, 1519-20 Yale University Art Gallery
Jan van Beers Le fou du RoiLe fou du Roi, Jan van Beers Jan van Beers (1852-1927) - The Red JesterLe Fou Rouge, Jan van Beers

Jose Frappa Le fou et son double

Le fou et son double, José Frappa

On voit bien le côté mi-ironique mi-diabolique de s’amuser avec un modèle caricatural de soi-même.


sb-line

sb-line

Wojciech Weiss, Pozegnanie z Akademia, 1949Adieu à l’Academie (Pożegnanie z Akademią)
Wojciech Weiss, 1949,  FUNDACJA MUZEUM WOJCIECHA WEISSA, Cracovie
Wojciech Weiss, Akademia, 1934Wojciech Weiss, Akademia, 1934

En Pologne, en 1949, le vieux professeur Weiss, un an avant sa mort, utilise  un faux effet Droste pour signifier l’impossibilité de poursuivre : adieu à l’Académie-institution, mais aussi adieu à l' »académie » féminine et aux modèles qui se défaisaient, pour un moment, de leur châle traditionnel chatoyant. [5]


paul kelleyThrough The Looking GlassThrough The Looking Glass
Paul  Kelley
paul kelley 1998 Life Imitating ArtLife Imitating Art, 1998
Paul  Kelley

Pourvu que les postures soient homologues,  le tableau dans le tableau constitue un effet Droste arrêté, dont la puissance attractive est ici transférée  aux vertigineuses gambettes.


int campion campion-robert

Girl reading
Robert Campion

L’effet d’attraction est ici très atténué, bien que le mobilier des deux liseuses ait des similarités étudiées.


sb-line

erik-bulatov-self-portrait

Autoportrait, Erik Bulatov, 1968, Musée Maillol, Paris

Dans cet autoportrait pénétrant, l’artiste anticonformiste combine avec audace le thème des poupées russes, de Big Brother et de l’homme déshumanisé…


Magritte :  la récession interrompue

Magritte semble s’être fait une spécialité de la  récession déceptive qui, tel le coïtus  interruptus, s’arrête juste avant l’abyme…

magritte Les liaisons dangereuses 1936

Les liaisons dangereuses
Magritte, 1936, Don promis au Los Angeles, County Museum of Art

La paradoxe ici  tient à ce que la jeune femme, en voulant cacher son recto, nous dévoile son verso :  le miroir-voyeur rend publique  la fille pudique, l’endroit de l’une montre l’envers de l’autre.

C’est cet effet vice-versa, typique des miroirs en abyme,  qui nous donne l’illusion qu’il s’agit d’une seule jeune fille, et donc d’une image impossible.

Or celle qui baisse les yeux n’est peut être qu’une fausse pudique, qui manipule son miroir non pour cacher son propre sexe, mais pour nous montrer le postérieur d’une compagne : celle-ci,  la vraie pudique,  se cache les seins avec les mains au lieu de tenir un miroir, interrompant la récession.

Ce tableau qui semble surréaliste est en fait physiquement possible pourvu qu’il y ait deux filles et non une seule. Ce qui mène à un conclusion étonnante : celle qui montre ses fesses au miroir en regardant par dessus son épaule… c’est nous.

Ainsi le tableau n’est ni un effet d’abyme, ni un effet Droste  : simplement le reflet d’une fille dans le miroir d’une autre.


 picasso_Femme a la toilette 1906 retournee Albright-Knox Art Gallery NY
Femme à la toilette (inversée de gauche à droite)
 Picasso, 1906, 
Albright-Knox Art Gallery, New York
Ernst Ludwig Kirchner - Nu au miroir avec un homme 1912 Brucke Museum BerlinNu au miroir avec un homme
Kirchner, 1912, Brucke Museum, Berlin

Pour obtenir le Magritte 1936, retournez le Picasso 1906  et rajoutez le Kirchner 1912.



Foucault a relevé ce qui ,en définitive, est   le seul  élément « surréaliste » du tableau :

« De l’ombre il manque une partie – celle de la main gauche qui tient le miroir. Normalement on devrait la voir sur la droite du tableau ; or elle n’y est pas, comme si l’ombre du miroir n’était portée par personne ». Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe,  Fata Morgana, 1973

Une autre remarque intéressante de Foucault :

« …dans le mince espace qui sépare la surface polie du miroir, qui capture les reflets, et la surface opaque du mur, qui n’attrape que des ombres, il n’y a rien. »

Si la conclusion est fausse (il y a parfaitement la place entre le mur et le miroir), le contraste entre le miroir et le mur est bien vu :

  • l’un de toutes les couleurs, l’autre d’aucune (gris uniforme) ;
  • l’un luisant, l’autre mat ;
  • l’un cadré, l’autre illimité.

Pour conclure philosophiquement :

  • le mur de Magritte est platonicien, en reflétant une ombre fausse ;
  • mais son miroir est cartésien, en nous montrant un reflet on ne peut plus exact.


sb-line

Magritte la reproduction interdite

La reproduction interdite
Magritte, 1937, Musée Boymans-van-Beuningen, Rotterdam

Le titre ne ment pas : ce n’est pas la réflexion qui est interdite, mais la reproduction à l’infini. Le dos dans le miroir amorce un effet Droste, mais le livre, en se reflétant normalement , bloque la récession dès la première itération (1).

Le choix des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe, n’est pas l’effet du  hasard. On y trouve deux passages mettant en garde contre les méfaits du miroir, en premier lieu à l’encontre du narrateur lui-même :

« Lorsque enfin je me contemplai dans un fragment de miroir qui était pendu dans le poste, à la lueur obscure d’une espèce de fanal de combat, ma physionomie et le ressouvenir de l’épouvantable réalité que je représentais me pénétrèrent d’un vague effroi«  (chapitre VIII, le revenant)

Mais surtout, dans ce morceau de bravoure sur les ravages  de l’effet d’abyme :

« Too-wit fut le premier qui s’en approcha, et il était déjà parvenu au milieu de la chambre, faisant face à l’une des glaces et tournant le dos à l’autre, avant de les avoir positivement aperçues. Quand le sauvage leva les yeux et qu’il se vit réfléchi dans le miroir, je crus qu’il allait devenir fou ; mais, comme il se tournait brusquement pour battre en retraite, il se revit encore faisant face à lui-même dans la direction opposée ; pour le coup je crus qu’il allait rendre l’âme » (Chapitre XVIII, Hommes nouveaux)

(1) Le miroir et la cheminée se retrouvent à l’identique dans  un autre tableau de Magritte, La durée poignardée (voir Le train sous le pont)


sb-line

MAGRITTE René, Eloge de la dialectique, 1937, Musée d'IxellesEloge de la dialectique
Magritte, 1937, Musée d’Ixelles, Belgique

Dans la maison dans la maison, la fenêtre en haut à gauche est fermée.


sb-line

Magritte clairvoyance 1936Clairvoyance
Magritte, 1936, Art Institute of Chicago.

Dans le tableau, l’artiste regarde un oeuf posé sur la table, mais voit un oiseau, qu’il peint sur le tableau dans le tableau.


magritte clairvoyancePhotographie de Magritte peignant son tableau Clairvoyance

Dans la photographie, l’artiste ne regarde rien, et fait éclore  un tableau directement de son imaginaire.

La photographie amorce un effet Droste interrompu, dans lequel Magritte se transforme en oiseau à la seconde itération.


sb-line

Bill Brandt, René Magritte, 1963

Bill Brandt,
Photographie de René Magritte, 1963

Ici, l’effet Droste interrompu transforme Magritte en pomme.



Références :
[1] L’effet Droste est des effets classiques de la publicité. Pour un inventaire exhaustif, notamment pour les boîtes de cigare dont elle constitue une figure presque obligée, voir le Carnet de recherche de Patrick Peccatte : L’image mise en abyme – pour une typologie historique [1/2] https://dejavu.hypotheses.org/3836
[2] Pour l’effet Droste dans les couvertures de livres ou de magazines, voir le Carnet de recherche de Patrick Peccatte : L’image mise en abyme – pour une typologie historique [2/2] https://dejavu.hypotheses.org/3838
[3] Stuart Whatling, Medieval ‘mise-en-abyme’: the object depicted within itself,
https://www.yumpu.com/en/document/read/13337694/medieval-mise-en-abyme-the-courtauld-institute-of-art

Des reflets fallacieux 2 : les miroirs de Waterhouse

13 juillet 2015

Quatre tableaux de Waterhouse montrent un miroir circulaire. Nous allons les  présenter dans l’ordre chronologique et chercher, parmi ces quatre reflets, lesquels sont justes et lesquels fallacieux.

Circé offrant une coupe à Ulysse

Waterhouse, 1891, Gallery Oldham, Oldham

Circe, by John William Waterhouse
Sous le bras droit de la magicienne,  on voit le bateau d’Ulysse  et ses compagnons transformés en porcs par la potion qu’elle leur a fait boire.

Sous son bras gauche, on constate que la baguette magique n’a pas d’effet sur Ulysse (Hermès lui ayant fourni un antidote) : il tire son épée pour menacer la magicienne.

Dans cette  première expérience,  Waterhouse utilise le miroir comme un procédé purement graphique, permettant de concentrer  en une seule image les deux temps de la légende.


Dans la La Dame de Shalott, en revanche, le miroir constitue un élément essentiel de la narration.

La ballade de Tennyson

La Dame est enfermée dans une tour, occupée à tisser machinalement  « un tissu  magique aux couleurs éclatantes« . Une vague malédiction lui interdit de regarder d’en haut la ville de Camelot (« A curse is on her if she stay to look down to Camelot »). C’est donc grâce à un miroir qu’elle regarde les passants.

La ballade de Tennyson a été publiée la première fois en 1833, puis réécrite et  publiée en 1842. Elle a été ensuite une source d’inspiration constante pour les peintre victoriens en général, et les Préraphaélites en particulier

Pour l’importance du thème dans l’art victorien, voir http://www.victorianweb.org/painting/prb/mariotti12.html
Pour une liste détaillée des illustrateurs, voir http://www.victorianweb.org/authors/tennyson/loslist.html
Pour un résumé illustré du texte, voir  http://beholdthestars.blogspot.fr/2015/04/the-lady-of-shalott-by-alfred-lord.html


L’épisode de Lancelot

Dans la partie III de la ballade , l‘irrésistible chevalier se présente  sur le chemin.

Elle laissa son tissu, elle laissa son métier,
Fit trois pas à travers la pièce,
Elle vit la fleur de nénuphar,
Le casque et le panache,
Elle baissa les yeux vers Camelot.
She left the web, she left the loom,
She made three paces thro’ the room,
She saw the water-lily bloom,
She saw the helmet and the plume,
She look’d down to Camelot.

Et  la malédiction se déclenche :

Le tissu s’envola et partit au loin
Le miroir se brisa de part en part
« La malédiction est sur moi » cria
La Dame de Shalott.
Out flew the web and floated wide;
The mirror crack’d from side to side;
‘The curse is upon me,’ cried
The Lady of Shalott.

C’est cet instant spectaculaire que Waterhouse a illustré en premier.


La Dame de Shallot regardant Lancelot

John William Waterhouse, 1884, City Art Gallery,  Leeds

John William Waterhouse The_Lady_of_Shallot_Looking_at_Lancelot 1884 City Art Gallery Leeds
La Dame se détourne du miroir, qui se brise. Waterhouse a remplacé le  tissu qui s’envole  par les fils qui s’enroulent autour de ses jambes, matérialisant la malédiction qui la piège.


Le regard de Lancelot

John William Waterhouse The_Lady_of_Shallot_Looking_at_Lancelot 1884 City Art Gallery  Leeds perspective1
Le point de fuite indiqué par les lignes du pavement coïncide avec l’oeil du chevalier qui avance en longeant la rivière sinueuse.

Sachant qu’un grand cheval fait 1m 80 au garrot, ceci met l’oeil  du chevalier à environ 2m 70 du sol. Dans la pièce, il apparait au niveau des épaules de la dame qui se penche – disons 1m 20. Le plancher se situe donc à environ 1m 50 du sol, ce qui  fait bas pour une tour !

Si Waterhouse s’est permis cette  liberté avec l’histoire, c’est pour une raison plus profonde :  le tableau montre ce que verrait le chevalier si, inversant le titre, Lancelot avait regardé la Dame de Shalott. Il ne le fera qu’à la fin de l’histoire, lorsque que son cadavre descendra la rivière jusqu’à Camelot : « Elle avait un joli visage ».

Ce regard qui aurait pu inverser non seulement le titre,

mais aussi peut être la malédiction,

c’est nous, maintenant, spectateur, qui le portons.


Le regard de la Dame

John William Waterhouse The_Lady_of_Shallot_Looking_at_Lancelot 1884 City Art Gallery  Leeds perspective2
La fuyante qui relie le haut de la chevelure de la dame avec son reflet (en rouge) passe légèrement au dessus du point de fuite (de 2 cm environ). Soit Waterhouse s’est trompé, ce qui est peu probable compte-tenu de sa méticulosité légendaire,  soit il a délibérément dessiné un reflet faux. On pourrait penser que le décalage est dû à la brisure du miroir, qui dans le reflet fracture le crâne de la Dame. Mais malheureusement, impossible de sauver ainsi le réalisme, car la partie droite de cette tête et la tête du Chevalier se trouvent sur le même fragment : si l’un des deux reflets est faux, l’autre l’est aussi.

Coup de théâtre :  le miroir est fallacieux, ce qui bouleverse toutes nos déductions précédentes. S’il nous ment en construisant un reflet de la Dame qui ne cadre pas avec la pièce, il nous ment tout aussi bien  en y inscrivant l’image de Lancelot.

  • Du coup la pièce peut  se trouver aussi haut qu’on veut dans une tour, avec un « objectif » au rez-de-chaussée filmant les passants sur la route.
  • Du coup, même en tournant son regard vers la gauche, Lancelot ne verrait pas la Dame de Shaloot : tout au plus l’objectif.
  • Et du coup la malédiction n’aurait pas pu s’inverser.

 

Avec le miroir de La Dame de Shallot regardant Lancelot,

Waterhouse invente simultanément l‘écran de télévision,

l’image en surimpression,

et la déception du téléspectateur !


Le regard  plongeant

John William Waterhouse The_Lady_of_Shallot_Looking_at_Lancelot 1884 City Art Gallery Leeds perspective3
Ce que la malédiction interdit textuellement, c’est le regard plongeant (to look down to Camelot).

En se baissant  pour regarder à niveau le chevalier, la Dame essaie de ruser avec l’interdit. Mais si bas qu’elle se baisse, il reste toujours un écart entre le niveau de ses yeux et celui des yeux du chevalier, qui empêche le croisement des regards.

Cet écart s’appelle Fatalité.


Le destin (Destiny)

John William Waterhouse, 1900,

The Towneley Hall Art Gallery and Museums, Burnley, England

Waterhouse Destiny 1900

En 1900, en pleine guerre des Boers, Waterhouse mélange les ingrédients de ses deux premiers tableaux à miroir  : le philtre et la mer de Circé, la loggia et la rivière sinueuse de la Dame de Shalott, pour un tableau difficile à interpréter si on ne le rapproche pas avec les deux précédents.


L’énoncé de l’énigme

Waterhouse Destiny 1900 perpective1
En plaçant au même niveau l’horizon maritime et terrestre (ligne violette), en montrant dans le miroir des éléments agrandis de la loggia  – une colonne corinthienne au centre du miroir, le bord d’une autre à gauche et une partie du parapet (lignes vertes) – Waterhouse place le spectateur devant une énigme visuelle :

la loggia  peut-elle donner  à l’arrière sur la campagne et à l’avant sur la mer ?


Le regard sur la pièce

Waterhouse Destiny 1900 perpective2
Les arcatures cachées se prolongent correctement derrière le miroir (cercles blancs).

Comme dans La Dame de Shallot regardant Lancelot, le point de fuite indiqué par le pavement, cohérent avec la ligne d’horizon et  les fuyantes de la loggia (lignes jaunes) accuse un petit écart vertical par rapport au niveau des yeux de la jeune fille. Le spectateur, légèrement plus grand, est donc situé en face d’elle.


Le regard sur le reflet

Waterhouse Destiny 1900 perpective3
En revanche le regard sur le reflet est porté depuis un point situé plus bas – au milieu du cercle du miroir – et plus à gauche – sur le bord du miroir (lignes bleus).

Ce qui était indiqué de manière si discrète dans La Dame de Shallot regardant Lancelot, – peut être un jeu intellectuel avec quelques happy fews – est  devenu manifeste : le reflet dans le miroir n’est pas un reflet optique, mais une image fallacieuse.

Pour en convaincre les plus distraits, Waterhouse a même « oublié » le reflet des mains et de la coupe.


Le regard sur le livre

Waterhouse Destiny 1900 perpective3

Du coup, il s’en donne à coeur joie : les fuyantes du livre et du pupitre (en rouge) ne concordent pas avec le point de fuite de la loggia : même la réalité est fausse !

Ce point de fuite très haut permet la vue plongeante sur la tour, et explique comment on peut voir dans le miroir le reflet de la mappemonde céleste qui, dans la réalité, se situe en avant du livre (plus le point de fuite est élevé par rapport au niveau de deux objets, plus la perspective les sépare, ce qui permet de faire passer le bas du miroir entre les deux, et de montrer l’un en cachant l’autre).


Trois points de vue

Le tableau est magistralement trompeur : d’abord, il fait croire que la jeune fille regarde la mer, alors qu’elle ne peut regarder que le mur en face d’elle.


Waterhouse Destiny 1900 perpective4
De plus, il juxtapose trois regards : celui d’un spectateur debout dans la loggia en face de la jeune fille  (F1), celui d’un autre situé plus bas sur sa gauche (F2), celui d’un troisième planant en hors champ, à l’aplomb du livre.


Le Destin

Cette jeune fille qui vit au centre d’une réalité distordue, qui possède un grimoire, une sphère céleste, une coupe magique et un écran de télévision grossissant, mais qui vit dans une haute tour et regarde les navires qui partent, est un hybride de Circé la Magicienne  et de la Dame de Shalott condamnée à la solitude.

D’une part elle prédit le Destin des autres, d’autre part elle subit le sien.

Pour une analyse (moins poussée) sur les incohérences visuelles et les anachronismes (supposés), on peut consulter
http://www.victorianweb.org/painting/jww/paintings/taylor12.html


Pour le quatrième et dernier miroir de Waterhouse, revenons à la Dame de Shalott,

pour un épisode qui se situe au milieu de l’histoire.

L’épisode des amoureux

Dans la partie II du poème, elle  est témoin d’une scène qui va la remplir d’un intense sentiment de jalousie.

Or quand sous la lune apparurent,
Deux jeunes amoureux venant de se marier.
«Ras le bol des ombres !», dit
La Dame de Shallot.
Or when the moon was overhead,
Came two young lovers lately wed:
“I am half sick of shadows,” said
The Lady of Shalott.

C’est ce moment de révolte qu’illustrera Waterhouse en dernier, deux ans avant sa mort.


« I am half-sick of shadows

said the Lady of Shalott »

John William Waterhouse, 1915, Art Gallery of Ontario

John William Waterhouse I am half-sick of shadows said the Lady of Shalott  (1915)

Le regard oblique de la Dame souligne qu’elle est déjà tentée de regarder vers sa droite, mais pas encore décidée. Il faudra pour cela attendre la partie III et le passage de Lancelot.


Une perspective sage

John William Waterhouse I am half-sick of shadows said the Lady of Shalott  (1915) perspective
Dans ce dernier opus, finis les jeux compliqués. Le point de fuite correspond à un spectateur assis à côté de la Dame, toujours légèrement plus grand qu’elle. La ligne d’horizon tombe à mi-hauteur des remparts de Camelot, ce qui confirme que la pièce est située dans une tour.

Le point de fuite en hauteur permet le même effet que dans Destin : montrer le reflet de la partie droite du métier à tisser (avec la manette) sans montrer la partie gauche.


Le tissu

John William Waterhouse I am half-sick of shadows said the Lady of Shalott  (1915) tissu

Les trois motifs inspirés par le miroir sont circulaires comme lui, et révèlent ce que la Dame y a vu ou cru voir.

On constate qu’elle bovaryse en tissant : le motif du milieu montre une troupe de chevaliers qui passe, celui de droite un chevalier à genoux aux pieds de la Dame en robe rouge, avec la tour de Shalott derrière elle.



John William Waterhouse I am half-sick of shadows said the Lady of Shalott  (1915) fleur
Un détail infime résume sa destinée  :

tandis que les amoureux passent sur le chemin,

une fleur aux pétales rouges s’étiole tristement dans sa tour.

Des reflets fallacieux 1

11 juillet 2015

Dans lequel on réhabilite des tableaux prétendument fâchés avec les miroirs.

Les Géographes de Cornelis de Man

Une erreur de débutant

Cornelis de Man (ecole)– Musicians (c.1670) Rijksmuseum

Musiciens
Ecole de Cornelis de Man, vers 1670, Rijksmuseum

Ce travail d’amateur souffre de défauts évidents, sur lesquels il n’est pas utile de s’appesantir :

  • perspective impossible (voir notamment le siège de la jeune fille) ;
  • reflet faux du luthiste dans le miroir (le manche devrait se trouver à gauche de son visage).


L’erreur d’un maître ?

Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg schemaGéographes au travail
Cornelis de Man, Vers 1670, Hamburger Kunsthalle, Hambourg

Ce tableau très abouti pose en revanche problème : la perspective est parfaite, et Cornelis de Man a pris soin d’incliner le miroir de sorte que le point de fuite du monde virtuel se trouve à la verticale du point de fuite du monde réel.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg miroir
Néanmoins le reflet est faux :

  • dans le monde réel la main du géographe se pose sur la face avant du globe terrestre,
  • dans le virtuel, elle est placée en arrière, surplombant le cercle métallique.


Dans le sillage de Vermeer

Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg compar VermeerAdriaan E. Waiboer [1] prend ce tableau comme exemple de l’influence de Vermeer sur ses contemporains :

  • l’idée du personnage vu de dos révélant son visage dans un miroir penché vient de la Jeune fille au virginal ;
  • la pose même de ce personnage , assis et massif au premier plan, reprend celle de l’Officier (en l’inversant) ;
  • la disposition des trois personnages, en particulier de celui qui pose le coude sur la table, rappelle celle de la Jeune femme au verre ;
  • enfin le geste de la main mesurant une distance entre le pouce et l’index est celui de l’Astronome.

On remarquera que le second Géographe de Cornelis de Man tient un compas pour mesurer les distances, tout comme le Géographe de Vermeer.


Une scène historique

Cornelis-de-Man-1670-ca-Geographers_at_Work-Kunsthalle_Hamburg
Pour Kees Zandvliet [2], cette scène de genre aurait une signification bien précise : Une discussion à propos de la route vers l’Asie.

Les deux géographes en chambre, vêtus de riches robes d’intérieur et de bas de soie, sont des marchands ou des armateurs (possiblement Balthazar de Moucheron et Pieter Plancius). Le troisième personnage, coiffé d’une toque de fourrure, a le nez rouge, l’œil goguenard et la moustache rustique. Il s’agit probablement d’un marin, qui pointe son index gauche sur la carte des régions polaires (publiée par Cornelis Claesz en 1598), tout en regardant, comme les deux autres, le sommet du globe terrestre. Pour Kees Zandvliet, ce navigateur serait Willem Barentsz, et le tableau un mémorial de sa recherche infructueuse du passage du Nord Est vers l’Asie, qui lui coûta la vie en 1597.


Un reflet ironique (SCOOP !)

Au centre du tableau, le reflet impossible prend alors une signification bien précise, celle d’une critique ironique. En 1670, le passage du Nord Est est toujours une utopie (il ne sera franchi qu’en 1879). La main du géographe en bas de soie, qui s’étend négligeamment au dessus du méridien de métal pour signifier toute la facilité de la chose, s’oppose à celle de l’explorateur à la toque de fourrure, posée sur la carte bien réelle.

Estimer une distance entre deux doigts est simple, naviguer au compas est une autre paire de manche.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg compar Astronome
Ainsi compris, le tableau se place encore mieux dans la prolongement du maître de Delft :

  • l’Astronome de Vermeer enjambe pensivement les deux rives de la Voie lactée (voir Les pendants supposés de Vermeer ) ;
  • le Géographe de Cornelis de Man enjambe allègrement les deux hémisphères terrestres, tandis que le miroir dénonce l’écart entre les chimères et la réalité.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg tableau
Le tableau au dessus redouble cette note ironique, en affichant deux promeneurs qu’un simple torrent arrête.


Mère et enfant (Mother and Child)

Frederic George Stephens, vers 1854, Tate Gallery, Londres

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854
Découragé par son supposé manque de talent, Stephens abandonna vers la trentaine la carrière de peintre pour devenir critique et propagandiste de la Confrérie Préraphaélite. Ce tableau est un des trois qu’il n’a pas détruit, témoins d’un talent peut être  moins abouti que celui de ses géniaux amis, mais néanmoins remarquable.


Un précédent redoutable

Il est vrai qu’il se frotte ici à un des chefs d’oeuvre de Hunt, réalisé l’année précédente :

William_Holman_Hunt_-_The_Awakening_Conscience

Le réveil de la conscience (The Awakening Conscience)
William Holman Hunt,  1853, Tate Gallery

La composition est  très similaire :

  • même saturation de l’espace dans un intérieur encombré ;
  • même insistance maniaque sur les éléments  décoratifs (ameublement, papiers-peints) ;
  • même instantané sur deux personnages, dont l’un est aveugle à l’émotion de l’autre.

Car chez Hunt, l’homme de plaisirs ne comprend pas l’émotion qui submerge sa compagne à l’écoute de la chanson.

Et chez Stephens, l’enfant qui joue ne voit pas la lettre que sa mère tient  du bout des doigts, sans la lire.

Dans les deux tableaux, la fin est ouverte :

  • la jeune femme à la conscience « réveillée » quittera-t-elle sa vie de débauche ?
  • Est-ce un deuil ou une rupture qui menace la jeune mère ?


Le miroir du fond

Mais c’est surtout le miroir sur le mur du fond qui va nous intéresser.


Hunt Fenetre Stephens Fenetre
  • Chez Hunt, il reflète une fenêtre ouverte, qui symbolise la possibilité d’une rédemption (voir Le réveil de la conscience ).
  • Chez Stephens, la fenêtre à guillotine est fermée, mangée par deux épais rideaux ;  son store est à demi-baissé, interdisant toute communication avec un ciel vide : image de séparation ou de disparition qui renforce le message funeste de la lettre.



Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 miroirNulle présence humaine dans le miroir : seulement les reflets des objets posés sur la cheminée.


Stephens Volute

La lettre d’amour (détail), 1861, Rebecca Solomon

Le cadre est orné en bas de deux grosses volutes, comme celui-ci.


Une erreur dans le reflet  ?

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 miroir schema

Les différentes zones verticales du reflet sont assez difficiles à lire, du fait que le cadre du miroir est presque caché à gauche derrière  le bougeoir. On comprend néanmoins rapidement qu’il nous montre un second miroir, placé entre les deux fenêtres aux rideaux rouges. Dans ce miroir, nous devrions  voir la zone de la cheminée : or le seul objet est un cadre ocre  sur un fond de papier peint – tableau ou fragment de meuble – rien en tout cas qui corresponde à ce qui se trouve à côté  de la femme et de l’enfant.

A bien y regarder, le tableau semble se heurter à d’autres problèmes de perspective :  la cloison de droite, qui porte la cheminée, ne se raccorde pas à angle droit avec l’autre. De plus, que vient faire cette cheminée aussi proche d’un coin de la pièce, au lieu d’être au milieu d’une cloison ?

Une question d’angle

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 plinthesFrederic George Stephens Mother and Child c.1854 consoleBien sûr, il faut lire le décor autrement : en ne montrant que partiellement les plinthes  et la console en bois ouvragé accrochée au dessus de la mère, Stephens nous donne des pistes, mais nous invite à un effort de réflexion pour reconstituer le plan de la pièce.





Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 planLa perspective et le reflet sont parfaitement exacts, une fois qu’on a compris que la cheminée se trouve sur un pan coupé.

Un bon exemple d’une telle cheminée d’angle, chez un grand amateur d’énigmes :reconstruction-of-sherlock-holmes-s-room-at-the-sherlock-holmes-pubReconstitution de la chambre du détective, au pub « Sherlock Holmes »


Le second miroir  montre une zone de la cloison de droite qui se situe  en hors champ du tableau.

Le cadre ocre

Le reflet dans ce second miroir est le haut d’une porte close, ce qui ajoute encore  à l’impression d’enfermement dans un chagrin indicible.

Le point de fuite au niveau de la tablette de la cheminée explique que la porte apparaisse aussi bas.

En aparté : une autre porte dans un miroir

Dans le premier tableau d’un triptyque très étudié – le plus célèbre de ses problems pictures – Egg utilisera quatre ans plus tard la même composition.

Past and Present, No. 1 1858 by Augustus Leopold Egg 1816-1863

Passé et présent, premier tableau (Pas and Present)
Augustus Leopold Egg, 1858, Tate Gallery, Londres

Le point de fuite est au même niveau, et la porte dans le miroir également.

Ici, tandis que les fillettes jouent innocemment sous le tableau d’Adam et Eve chassés du paradis,  c’est le père qui tient la lettre fatidique. La femme infidèle se traîne à ses pieds.

Le reflet lui montre son destin : à la porte !

A noter le symbolisme appuyé de la pomme coupée en deux : une moitié sur le sol (madame), une moitié transpercée d’une lame (monsieur).



Une cheminée moderne

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 cheminee

La cheminée est fermée par une plaque en acier réfléchissante, avec une découpe circulaire que l’on pourrait confondre avec le dossier de la chaise de l’enfant (qui est à peine visible, à côté de l’ornement doré). Voici un exemple plus lisible :

Lost in thought 1864 by Marcus StonePerdue dans ses pensées (Lost in thought), Marcus Stone,1864


Les tiges métalliques de part et d’autre sont des accessoires de cheminée (pique-feu, pinces, balayette).

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 bouton CC Hunt Drawing of an Interior British museumDrawing of an Interior, CC Hunt, British museum
A Day in the Life of... a chimney sweep Wall Art Prints by Peter Jackson_button« A Day in the Life of… a chimney sweep »,
Peter Jackson
Interior of 1 Holland Park, Fireplace with Tanagra Figures, c.1898 buttonInterior of 1 Holland Park, Fireplace with Tanagra Figures, photographie de 1898

Le bouton de porcelaine encastré dans le mur à gauche reste énigmatique. On trouve sur quelques rares exemples un dispositif analogue, plutôt une manivelle qu’un bouton-poussoir. Mon hypothèse est qu’il n’a rien à voir avec la cheminée, et qu’il  pourrait s’agir d’une manette permettant de sonner les domestiques. A confirmer.

Quoiqu’il en soit, l’extrême fidélité à l’univers concret est typique du réalisme des Préraphaélites, comme Stephens l’explique lui-même :

« Le principe avait pour conséquence que si l’un des membres avait trouvé un modèle dont l’aspect correspondait à ce que son sujet demandait, ce modèle devait être peint avec exactitude et, pour ainsi dire, au cheveu près. »

Cependant, le trou rougeâtre de la cheminée éteinte, dans le dos de la fillette, a aussi valeur de symbole : celui d’un foyer désolé.


La seconde énigme

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 jouets
Elle se lit dans les jouets de l’enfant – un très jeune garçon habillé en fille, selon l’usage de l’époque – qui nous renseignent sur  le contenu de la lettre.



Exposé au Salon de 1882,  le dernier tableau de Manet fit sensation. Il  s’inspire beaucoup – y compris dans ses « anomalies » – du jeu de miroir inventé par Caillebotte un ans plus tôt (voir Dans un Café : où est Gustave ? ).

Le Bar des Folies Bergère

Manet, 1881-82, Institut Courtauld, Londres

Edouard_Manet_004

Le tableau n’a pas été peint sur place, mais travaillé entièrement en atelier : seule la jeune modèle, Suzon, était réellement serveuse aux Folies Bergère.

Des reflets  impossibles

On remarque rapidement un reflet impossible : l’homme qui lui conte fleurette n’existe que dans le miroir.

De plus, à gauche,  le reflet des bouteilles ne correspond pas à celles qui sont posées sur le comptoir.


Une perspective indécidable

Edouard_Manet_perspective
Il n’y a dans la salle aucune ligne droite, aucun alignement repérable.  L’unique fuyante réelle (celle de l’arête du comptoir, en jaune) suggère que le point de fuite pourrait se trouver au niveau du nez de la serveuse, tandis que les fuyantes de son reflet (en rouge) montrent un point de fuite situé très à droite.

Cette indétermination est une des raisons du caractère perturbant  du tableau : s’agit-il d’une introspection ou d’une exhibition, du regard subjectif de la serveuse sur elle-même ou du regard objectif du peintre  planqué en hors champ ?

Ce décor longuement travaillé est-il vraiment fait  de bric et de broc, en prenant de telles libertés avec la réalité optique ?

 

En fait,  Malcolm Park [3] a montré  récemment que ces « erreurs » n’en sont pas, pour peu que l’on comprenne :

  • que les bouteilles dans le reflet ne sont pas celles que nous voyons sur le marbre (mais des bouteilles situées plus à gauche  sur le comptoir) ;
  • que le point de fuite ne se situe donc non pas derrière la serveuse, comme nous le croyons, mais beaucoup plus à droite.


Edouard_Manet_schemaEdouard_Manet_reconstruction

Courtoisy Dr. Malcolm Park


Edouard_Manet_004_marbre

Le seul élément délibérément fallacieux reste l’arête gauche du comptoir dans le miroir, qui devrait être plus inclinée, comme le montre la reconstitution photographique.


Une boutique de charcuterie

Dambourgez, 1886, Collection privée

Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886
Quatre ans plus tard, Dambourgez transporte la composition de Manet des Folies Bergère aux Halles, rhabille la serveuse en commerçante  et remplace les alignements de bouteille par des tranches de charcutailles.


Des reflets aléatoires

Après ce précédent illustre, puisqu’il est désormais permis – et même moderne pense-t-il – de peindre des reflets faux, Dambourgez s’en donne à coeur joie.



Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886 perspective
Si les reflets des étagères de droite (en vert) sont cohérents avec le point de fuite (en jaune), les reflets des crocs et de la scie pendus en haut à gauche ne le sont pas (en rouge)  : ni surtout le reflet de la bouchère elle-même, beaucoup trop décalé alors qu’elle est pratiquement adossée au miroir.



Caillebotte
Pour comparaison, le reflet du flâneur de Caillebotte (retourné de gauche à droite)


Une histoire avec un  client

Une  étrangeté du tableau est que les poids sont restés sur un des  plateaux de la balance : quelle commerçante les laisserait  ainsi, au risque de fausser l’instrument ? Le fait qu’ils se trouvent sur le plateau situé à main droite est logique,  leur nombre irrégulier indique que l’objet pesé n’était pas une quantité convenue.

Par ailleurs, la bague à l’annulaire de la charcutière indique que celle-ci est mariée.

Dans le contexte de la référence au Bar des Folies Bergères, ne faut-il pas comprendre qu’ici, il nous manque le Séducteur ?


Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886 detail

La marchande est distraite :

  • elle oublie les poids,
  • elle laisse la  cuillère dans la bassine qui fume,
  • elle regarde fixement la porte…

Quelqu’un vient de sortir et elle reste troublée, plantée là au milieu de ses viandes, comme une victuaille supplémentaire.

Son reflet décalé vers la porte n’est-il pas son désir qui la précède ?



sb-line

Références :
[1] Adriaan E. Waiboer « Vermeer’s Impact on His Contemporaries » Oud Holland, Vol. 123, No. 1 (2010), p 55 https://www.jstor.org/stable/42712248
[2] K. Zandvliet « Mapping for Money: Maps, Plans, and Topographic Paintings and Their Role in Dutch Overseas Expansion During the 16th and 17th Centuries » 1998 p 250
[3] Malcolm Park, « Manet’s Bar at the Folies-Bergère: One Scholar’s Perspective » http://www.getty.edu/art/exhibitions/manet_bar/looking_glass.html 

Orpen scopophile

27 juin 2015

Sir William Newenham Montague Orpen  a toujours été obsédé par sa propre image – et par les femmes.  Il avait surpris, dit-il, une conversation entre ses parents se demandant « pourquoi il était si laid et leurs autres enfants si beaux Je commençais à penser que j’étais une tâche noire sur la terre » Stories, page 22

Ce regard concerné sur les visages lui valut, après la première guerre mondiale,  un grand succès en tant que portraitiste. Parmi  ses quelques 600 portraits, voici, par ordre chronologique, les autoportraits au miroir que  nous a laissé « Ickle Orps », P’tit Orpen comme il se surnommait lui-même avec humour du haut  de ses 1,60 m.

https://www.facebook.com/SirWilliamOrpen#
http://www.articlesandtexticles.co.uk/2006/09/08/painters-i-should-have-known-about-006-william-orpen-part-4/

Le Miroir

William Orpen, 1900, Tate Gallery, Londres

The Mirror 1900 by Sir William Orpen 1878-1931

Orpen a peint ce tableau à 22 ans, alors qu’il était encore étudiant à la Slade School of Art de Londres.

La jeune fille est Emily Scobel, une modèle professionnelle qui exerçait dans cette école, et à qui Orpen avait promis le mariage. Tout en étant une représentation  réaliste du logement de Orpen, la composition paye  son tribut à deux oeuvres majeures :

wiki_arnolfiniLes époux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
Whistlers_Mother_1872 Orsay

Portait de sa mère
Whistler, 1872, Musée d’Orsay, Paris



William Orpen 1900_The_Mirror_detail

Cliquer pour agrandir

Dans le miroir sphérique, on peut voir Orpen à son chevalet, un lustre qui rappelle celui des Arnolfini, et une jeune fille blonde qui le regarde peindre.


William Orpen 1900   The English Nude (Emily Scobel)The English Nude  (Emily Scobel)
William Orpen, 1900, Mildura Arts Centre, Australie

Rembrandt Bethsabee 1654 LouvreBethsabée,  Rembrandt, 1654, Louvre

De la même année date ce portrait intime d’Emily, qu’Orpen a conservé jusqu’à sa mort sans jamais l’exposer : on voit par là qu’il s’agissait d’une vraie brune.


Il est possible que la blonde du miroir ne soit autre que Grace Knewstub, la belle-soeur du peintre William Rothenstein, une beauté dont plusieurs condisciples de la Slade School  étaient amoureux et qu’Orpen   épousera en Août 1901, après qu’Emily l’ait quitté « parce qu’il était trop ambitieux ».


William_Orpen_-_Portrait_of_Grace

Portrait de Grace
William Orpen,1907, Mildura Arts Centre, Australie



Orpen William et Grace
Voici restitués dans leur réalité de l’époque les visages pas si laid et pas si beau  de William et de Grace, qui deviendra Lady Orpen lorsque son mari sera fait Chevalier-Commandeur  de l’Empire Britannique en 1918, en récompense de ses peintures de guerre.


853px-William_Orpen_-_Night_(no._2)_-_Google_Art_Project

Night (no.2)
William Orpen,1907, National Gallery of Victoria, Melbourne

Réalisé après six ans de mariage dans le salon de leur maison de Londres,  ce tableau montre les époux Orpen s’embrassant efficacement, ainsi que le suggère la bougie. Le miroir sphérique est devenu obscur, opaque à tout voyeurisme, comme pour respecter l’intimité du couple et conjurer le miroir scabreux de l’épisode Emily.



Il faut dire que, depuis 1900, ce fameux miroir sphérique était devenu la marque de fabrique d’Orpen, que tous les amateurs réclamaient.

BAL23031

George Swinton et sa famille
William Orpen, 1901, Collection privée

Madame Swinton, gants à la main, va ou vient de promener sa fille en chapeau, son fils avec son cerceau, et le chien, tandis que papa reste à la maison avec son livre.

Sous couvert d’une scène familiale édifiante, la composition inverse malicieusement les rôles en nous montrant le politicien écossais assis avec les enfants et le chien, tandis que sa moitié, main sur la hanche, dirige les opérations.

Orpen dans le miroir redresse un peu l’équilibre côté mâle, tout en se plaçant en position dominante, au dessus de la maisonnée.


sb-lineWilliam Orpen 1907 A Bloomsbury Family ,
A Bloomsbury Family
William Orpen, 1907, National Gallery Scottland, Edinburgh

Pas de doute en revanche sur la répartition traditionnelle des rôles dans la famille du peintre  William Nicholson. Le personnage dominant de la famille est le matou du premier plan, suivi de peu par la petite dernière, puis par son père qui joue de la babouche en faisant craquer ses phalanges. Les trois aînés simulent la sagesse, la mère fait tapisserie, et Orpen se dissimule au fin fond de son miroir fétiche, qui lui même se fait tout petit au milieu des cadres carrés.



sb-lineTAY45347

Miss Anne Harmsworth dans son intérieur
William Orpen, 1907, Collection privée

Boule dorée pour petite fille riche…



sb-lineWilliam Orpen 1909 portrait de Lewis R. Tomalin
Portrait de Lewis R. Tomalin
William Orpen, 1909, Collection Privée

Miroir classique pour collectionneur exigeant…

William Orpen 1909 portrait de Lewis R. Tomalin miroir



sb-lineBravura: Sir William Orpen 1914 by Sir Max Beerbohm 1872-1956

Bravura
Sir Max Beerbohm, 1914, Tate Gallery

Dans cette  amicale caricature, Max Beerbohm se moque des morceaux de bravoure d’Orpen :

« Mr Orpen étudiant s’il serait possible de peindre, pour les Offices, le reflet dans un miroir d’un autre reflet dans un miroir d’un reflet dans une bulle de savon de lui-même. May 1914 » « Bravura. Mr. Orpen trying whether it wouldn’t be possible to paint, for the Uffizi, one mirror’s reflection of another’s reflection of a soap-bubble’s reflection of himself. May 1914 »

Mais lassée  des miroirs sphériques trop repérés, la scopophilie du peintre se porta bientôt sur les miroirs rectangulaires, dans une série d’expérimentations de plus en plus compliquées.

Autoportrait dans le miroir

William Orpen, 1908, Dublin City Gallery Ireland

William Orpen 1908 Portrait of the Artist Dublin City Gallery Ireland

http://emuseum.pointblank.ie/online_catalogue/work-detail.php?objectid=1532

En 1908, Orpen commençait une longue liaison avec Mrs Evelyn St George,  une américaine richissime qui lui ouvrit les portes du grand monde.

Liaison qui ne passait pas inaperçue : l’héritière dépassait Ickle Orps d’une bonne tête, et le couple fut bientôt surnommé « Jack et le haricot magique ».

Il n’est pas exclu que cet autoportrait dans un miroir, en chapeau hypertrophié, au pied d’une Vénus opulente (*) , soit un clin d’oeil ironique à cette situation.

(*) Il s’agit d’une Vénus de Médicis sans bras, qui ornait un bassin dans la jardin  d’Orpen et figure dans plusieurs tableaux.


Sickert 1907 The painter in his studio

Autoportrait dans l’atelier
Walter Sickert, 1907, Art Gallery of Hamilton, Ontario

La composition semble également inspirée de ce tableau de son ami Sickert, réalisée l’année précédente : à noter le « truc » de la lettre glissée sous le cadre, qu’Orpen utilisera à de multiples reprises.



William Orpen Illustrated letter to Mrs St George

Lettre illustrée à Mrs St George

Ce n’est guère à son avantage qu’Orpen se représente dans cette lettre à sa maîtresse, écrite depuis sa maison de Londres, au 8, South Bolton Gardens à Chelsea (où il habita de 1907 à sa mort).



South Bolton Gardens, 8

La maison d’Orpen avec l’atelier à l’étage.


sb-line

William Orpen 1909 self portrait

Vision plaisante que j’ai eue en écrivant (A pleasent sight i have just seen while writing)
William Orpen, Lettre à Grace, 1909, Collection Privée

http://www.leicestergalleries.com/19th-20th-century-paintings/d/william-orpen/11192

Tout cela ne l’empêchait pas de se décrire avec la même ironie dans une lettre à sa femme  : professeur à la Metropolitain School of Art, il résidait souvent  à Dublin tandis que Grace restait à Londres avec les enfants.


sb-lineWilliam Orpen 1910 Myself and Cupid

Moi et Cupidon (Myself and Cupid)
1910, Collection privée

Aimé par deux belles femmes (sinon plus) et couvert d’or, le soi-disant disgracié pouvait remercier Cupidon par une guirlande de fleurs.


Devant le miroir

William Orpen 1910 Myself and Cupid detail

Orpen, bourreau de travail, met en valeur au premier plan les accessoires du métier :   tubes, flacons d’huile, bidon de térébenthine. Le chiffon orange et les pinceaux ont à gauche un pendant amusant :  une serviette bleu et un blaireau dans un bol.



sb-lineWilliam Orpen 1910 Myself and Venus Carnegie Museum of Art  Pittsburgh, Pennsylvania

Moi et Vénus (Myself and Venus)
William Orpen, 1910, Carnegie Museum of Art,  Pittsburgh, Pennsylvania

La même année, retour d’Orpen, de sa Vénus, de ses tubes et de son blaireau, dans le même miroir doré.


La baie vitrée

Le miroir reflète la grande baie vitrée de l’atelier, qui figure dans bon nombre de tableaux. Orpen s’inscrit dans le cadre d’une des fenêtres, la Vénus dans l’autre.

La baie est partiellement occultée par un  rideau vert, qui court sur une  tringle fixée sur le châssis qui sépare les deux niveaux de fenêtres.



sb-line
William Orpen summer-afternoon-artist-in-his-studio-with-a-model 1913 Museum of Fine Arts Boston

Après-midi d’été, l’artiste dans son atelier avec un modèle (Summer Afternoon, artist in his studio with a model)
William Orpen, 1913, Museum of Fine Arts Boston

A noter le Cupidon que son propriétaire, tout comme la Vénus, ballade à sa fantaisie d’un tableau à l’autre.

Il y avait donc trois niveaux de fenêtres, chacune  divisée en six rangées de trois  petits carreaux. Le rideau vert était accroché un carreau plus haut, et ne passait pas devant la fenêtre. Orpen aurait-il fait supprimer la tringle centrale entre 1910 et 1913 ?

Plus probablement, c’est la vue de 1910 qui a été « arrangée », pour fournir un fond vert à Orpen et à sa Vénus. Mentionnons un dernier détail…

Derrière le miroir

William Orpen 1910 Myself and Venus Carnegie Museum of Art  Pittsburgh, Pennsylvania detail

Témoin de la magnificence d’Orpen, le papier glissé sous le cadre est une note salée du Cafe Royal


William Orpen 1912 The cafe Royal Musee Orsay

The Cafe Royal
William Orpen ,1912, Musee d’Orsay, Paris

…haut-lieu de rencontre des peintres à la mode, dans une débauche de miroirs. Orpen est le second à gauche, assis avec son chapeau-melon.
Plus de détails sur cette note et sur le Cafe Royal  sur le blog d’Angus Strumble :
http://angustrumble.blogspot.de/2013/02/the-bill_512.html
http://angustrumble.blogspot.de/2013/02/more-bill.html



Autoportrait dans le miroir

(Leading the Life in the West)

William Orpen, 1910, Metropolitan Museum of Art, New York

William Orpen 1910 Self-Portrait

http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/480597

Et voici l’autoportrait le plus emblématique du jeune artiste tiré a quatre épingles, campé devant son miroir, le melon sur la tête, le noeud pap au cou, les gants dans une main et la cravache dans l’autre, les jambes écartées comme si le West End était un cheval à dompter.


Devant le miroir

Toujours les objets du métier : pinceaux et fiole d’huile jaune, laquelle entretient une ambiguïté voulue avec la bouteille de whisky jaune qui trône à côté du siphon.

William Orpen 1910 Self-Portrait objets
Couple qui se complique par une troisième fiole jaune posée au soleil sur le rebord de la fenêtre, comme le faisaient les peintres flamands (si c’est de l’huile), et à proximité de la main (si c’est du whisky).

La contradiction se résout élégamment si nous comprenons que, pour Orpen, la liqueur qui imbibe la peinture et celle  qui imbibe le peintre sont deux ingrédients indissociables de son art.


Derrière le miroir

William Orpen 1910 Self-Portrait IOW

Diverses feuilles de papier multicolores entourent le cadre. La seule  lisible est une reconnaissance de dettes signée par Orpen, sur papier bleu avec un timbre rouge.

A noter que deux feuilles de papier sont également coincées du côté intérieur du cadre.


La baie vitrée

A la différence des tableaux précédents qui montraient les quatre fenêtres, la composition est ici ternaire : Orpen, sans Vénus ni  modèle, s’inscrit seul dans la fenêtre centrale.


Petits accommodements avec la réalité

William Orpen 1910 Self-Portrait carreaux
Nous notons rapidement deux anomalies : les stores sont accrochés trop haut (au dessus des six rangés de carreaux reconstitués sur la fenêtre de gauche ; et le quadrillage de la fenêtre centrale est décalé d’un demi-carreau vers le bas.

L’élongation des stores se justifie par la nécessité d’éviter une seconde source de lumière en haut du tableau.


William Orpen 1910 Self-Portrait corrigeVersion corrigée William Orpen 1910 Self-Portrait non corrigeVersion originale

Le décalage des carreaux se comprend en comparant avec la version « corrigée » : cet arrangement pratiquement imperceptible sacrifie la précision obsessionnelle du peintre au profit d’une obsession plus personnelle : paraître plus grand qu’il n’était.


William Orpen 1910 Self-Portrait perspective
Mais le tableau contient un arrangement autrement plus conséquent : tandis que les objets de l’avant-plan sont vus depuis un point de fuite au niveau d’un personnage assis (le peintre en action), Orpen en représentation est vu en contreplongée, par une tierce personne qui se trouverait largement au dessus du tableau.



William Orpen 1910 Self-Portrait pinceaux
C’est pourquoi on peut voir dans le miroir un troisième pinceau à cheval sur le rebord de la tablette, et qui n’est pas un reflet des deux autres.

Dans ce chef d’oeuvre très pensé, venant après tant d’autres autoportraits au miroir, le peintre assoiffé de grandeur se représente non plus en train de peindre, mais de poser ; non plus en état d’introspection, mais d’inspection par un oeil céleste, seul désormais habilité à le juger.


sb-line

Autoportrait dans le miroir

William Orpen, 1er octobre 1912, The Cleveland Museum of Art

 William Orpen 1912 Self Portrait

http://www.clevelandart.org/art/1988.11?f[0]=field_artist%3AWilliam%20Orpen%20%28Irish%2C%201878-1931%29

La baie vitrée

Maintenant que nous connaissons bien l’atelier d’Orpen, nous notons immédiatement que les carreaux sont trop petits : quadrillage serré qui accentue l’effet d’enfermement.


La richesse

Pour la troisième fois, Orpen fait allusion à son opulence financière par un papier coincé à gauche du miroir : après la note de café et la reconnaissance de dettes en trompe-l’oeil , c’est maintenant un chèque réel qu’il colle à cet emplacement.

Les papiers, poursuivant la tendance amorcée dans le tableau précédent, prolifèrent maintenant à l’intérieur du cadre.


Le voyage

Cinq billets de ferry pour l’Irlande (Première Classe), deux réservations de train et une page de son journal d’atelier font du tableau le souvenir d’un voyage à Dublin en juin 1912, avec John Shawe Taylor.


La colle et le chiffon

Le procédé du collage semble ici très différent dans son intention de celui que Braque et Picasso expérimenteront la même année.

Coincé (comme un papier) entre les petits carreaux de la fenêtre en voie d’occultation par le store, et ces grands rectangles opaques qui viennent occulter son reflet, le peintre courroucé, le chiffon à la main, semble décidé à en finir avec le genre de l’autoportrait au miroir.


Il faudra attendre cinq ans et la période de la guerre pour voir Orpen revenir, d’un oeil renouvelé, à la scrutation de lui-même.


Prêt à partir (Ready to start)

William Orpen, Cassel 10 juin 1917, Imperial War Museums, London, UK

William Orpen 1917    Ready To Start

© IWM (Art.IWM ART 2380) http://www.iwm.org.uk/collections/item/object/20758

Ce tableau marque une étape importante dans l’oeuvre et dans la vie  d’Orpen.

En premier lieu, Prêt à partir manifeste une auto-dérision typiquement  orpérienne : la carte de France, les guides bien empilés, les siphons d’eau de Selz, suggèrent une vision encore  touristique de la guerre ; le casque et la peau de chèvre excentrique, devant les fleurettes violettes du papier peint, semblent un déguisement de soldat.

Dans un second sens, on peut entendre « prêt à repartir » : après l’ennui des portraits mondains bien léchés, bienvenue à une touche plus moderne et mordante.

Dans un troisième sens, sombre et prémonitoire, la bouteille de whisky, le verre vide et la boîte d’allumettes marquent effectivement un tournant :  c’est à Cassel qu’Orpen commença à boire beaucoup ce qui, combiné à une moyenne de 70 cigarettes par jour et à une probable syphilis, devait le conduire à une mort prématurée en 1931, à 53 ans.

« Prêt à partir » : dans seulement quatorze ans…


sb-lineWilliam Orpen 1917 My Work Room

My Work Room,
William Orpen, Cassel, 11 juin 1917, Imperial War Museums, London, UK

© IWM (Art.IWM ART 2967)  http://www.iwm.org.uk/collections/item/object/20796

Toujours un regard ironique sur cet « atelier » où le peintre se réduit à un pyjama rayé dans un lit en bataille, tandis que sous le casque et à côté du carton à dessin un gros pot de chambre blanc rappelle la Grande Guerre et le Grand Art à un minimum d’humilité.

On sent néanmoins, dans tous ces effets dument préparés  – le pardessus militaire, le paquetage, le chevalet de campagne  replié comme un fusil,  le pliant, la besace, l’écharpe, une certaine fierté et l’ exaltation de l’aventure.


sb-lineWilliam Orpen 1917  Self Portrait in Helmet

Autoportrait avec un casque
William Orpen, 1917, Imperial War Museums, London, UK

© IWM (Art.IWM ART 2993)  http://www.iwm.org.uk/collections/item/object/20822

Dans la même pose que dans le miroir de sa chambre, voici Orpen en alerte au milieu du champ de bataille. Son casque le place  en communauté de destin avec les héros qu’il admire : l’un est sommairement enterré sous un tertre (on voit un pied qui dépasse),  marqué par son fusil planté en terre et son casque. Un troisième casque est retourné par terre, d’un soldat dont il ne reste rien d’autre.

Autant la peau de chèvre est un colifichet illusoire comme pare-balles,

autant l‘autoportrait casqué constitue une protection efficace contre l’oubli.

D’autres tableaux d’Orpen en guerre :

http://www.articlesandtexticles.co.uk/2006/08/19/painters-i-should-have-known-about-006-william-orpen-part-3/#sthash.n4fGtQNz.dpuf



sb-lineWilliam_Orpen_-_The_Signing_of_Peace_in_the_Hall_of_Mirrors,_Versailles

La signature de la Paix dans la galerie des Glaces
William Orpen, 1919,  Imperial War Museums, London, UK

En même temps que l’anoblissement, la paix revenue offre à notre scopophile une apothéose de rêve, dans le lieu emblématique des jeux de miroir et de pouvoir.



William_Orpen_-_The_Signing_of_Peace_in_the_Hall_of_Mirrors,_Versailles perspective
Il n’est pas difficile de le trouver, ombre chinoise minuscule dénoncée par l’exactitude des lignes de fuite. Petit par la taille, mais éminent par sa place, du côté où il n’y a personne  : entre les jardins de Louis XIV et le dos accablé du plénipotentiaire entre  la France redevenue grande et l’Allemagne vaincue.



William_Orpen_-_The_Signing_of_Peace_in_the_Hall_of_Mirrors,_Versailles peintre

De ce point privilégié, il peut observer, au dessus des grands hommes, le chaos de reflets,

présage de la fragilité de l’ordre qu’ils viennent d’instituer.

Pour le liste des personnalités représentées :

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:William_Orpen_-_The_Signing_of_Peace_in_the_Hall_of_Mirrors,_Versailles.jpg

Après guerre…

William Orpen 1924   Self Portrait, Multiple Mirrors

Autoportait aux miroirs multiples
William Orpen, 1924, Fitzwilliam Museum, University of Cambridge, UK

Orpen déjà marqué par la maladie se représente dans un effet d’abyme impossible : s’il s’agissait d’un jeu de miroirs, on le verrait alternativement de face et de dos (voir Quelques variations sur l’abyme. Il s’agit ici en fait d’un Effet Droste (voir L’effet Droste).

Le tableau a été fait à Paris (on voit le Sacré Coeur au fond).


sb-lineOrpen Summer 1924 Collection privee

Summer
Orpen, 1924, Collection privée

Dans cette oeuvre vibrante, nous reconnaissons, au rideau vert  au fond du miroir et aux ombres de la baie vitrée sur le mur, l’atelier de South Bolton Gardens. Pour une fois, le chevalet est là mais le peintre se planque.



Orpen Summer 1924 Collection privee perspective
Tandis que les fuyantes  des carreaux (en jaune) désignent l’emplacement où il est assis, les fuyantes du reflet (en bleu) le situent en hors champ sur la gauche. Pour que les deux points de fuite ne coïncident pas, il suffit que le miroir soit légèrement en biais par rapport au plan du mur.

Dans ce tableau, Orpen expérimente déjà les procédés qu’il va déployer dans son chef d’oeuvre de l’année suivante…

sb-line

Sunlight

William Orpen, 1925, Leeds Art Gallery

William Orpen, Sunlight, 1925, (Leeds Art Gallery)

 

Vermeer dans le West End

Retour à l’atelier, avec ses stores verts. Orpen au sommet de son art met à contribution quatre procédés typiquement vermeeriens  :

  • le premier plan occupé par un objet qui barre la route au spectateur (le fauteuil rouge) ;
  • le pavement de petits carreaux ;
  • le splendide jeu d’ombres et de lumières sur le mur blanc, qui nous montre, en projection, le troisième niveau de fenêtres, dont l’une est fermée par un store ;
  • la carte de géographie, qui n’est autre qu’un plan de Londres.

Plan de Londres-reduit

Un remake désabusé

William Orpen 1910 Self-Portrait remake
La bouteille, posée à portée de main, est quant à elle totalement operienne, et nous rappelle, avec les stores verts et les petits carreaux, le portrait triomphal de 1910 : Leading the Life in the West.

Sauf qu’Orpen n’est plus un dandy debout, mais un ivrogne avachi.

William Orpen, Sunlight, 1925, (Leeds Art Gallery) bouteille
Ainsi cet autoportrait apparaît comme une sorte d’autocitation mélancolique,

un « Ending the Life in the West ».


William Orpen, Sunlight, 1925, (Leeds Art Gallery) perspective
La preuve définitive réside dans la perspective : dans les deux tableaux, le peintre ne se place pas au point de fuite et deux autres regards habitent le tableau :

  • ici, Orpen vieilli, le modèle et la fenêtre, autrement dit tout ce qui est du domaine de la lumière, sont vus par un personnage debout (lignes bleus) : comme si c’était Orpen dandy qui était revenu peindre et illuminer son vieil âge ;
  • en revanche, le pavement est vu d’un point de vue surplombant, un peu au dessus de la carte : il y a déjà, planant assez bas dans la pièce, une entité qui n’est pas la gloire, ni la postérité, qui ne s’intéresse ni à la lumière du soleil, ni aux plaisirs de la boisson et de la chair : seulement aux ombres, aux quadrillages et aux cartes – ce qui reste quant on est mort.


William Orpen, Sunlight, 1925, (Leeds Art Gallery ) cupidon

Dernière ironie  : entre la chair malade du peintre et la chair blême de cette Vénus d’atelier, s’élève, comme dans un songe, la réminiscence de Cupidon vainqueur

sb-lineSleator-James-Sinton-Studio-Interior-a-Portrait-of-Sir-William-Orpen-1931

Intérieur d’atelier, un portrait de Sir William Orpen
James Sinton Sleator, 1931, Russell-Cotes Art Gallery and Museum, Bournemouth, UK

Terminons avec ce portrait bien moins talentueux peint par son ami Sleator, seulement quelque mois avant la mort d’Orpen. Nous reconnaissons une dernière fois l’atelier, dont la baie a été simplifiée (deux niveaux de fenêtres seulement).


En dernier pied de nez aux fans d’Orpen,  deux astuces quasi posthumes se sont glissées dans les deux miroirs de la pièce :

  • Comment le miroir de la cheminée peut-il refléter ainsi le chevalet ?
  • Pourquoi le coin de plafond que reflète le miroir vénitien n’est-il pas inversé ?

Le miroir transformant 1 : conversion

21 juin 2015

Le miroir ne se borne pas à  inverser ce qu’il reflète : conversion, transfiguration gratifiante ou macabre , hallucination, transgression, voici quelques exemples de son pouvoir transformant.

Tout d’abord, le pouvoir de conversion

La conversion de Madeleine

Caravage, 1597, Institute of Arts, Detroit

Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598,  Detroit Institute of Arts
Deux soeurs,deux amies

A gauche, Marthe, la soeur sage, humblement vêtue, le visage dans l’ombre ; à droite Marie-Madeleine, la soeur volage, splendidement vêtue, en pleine lumière . Les deux dialoguent des mains et du regard, sans s’occuper du miroir circulaire.

Dans la vie, celle qui fait Marthe était Anna Bianchini, dite « Annuccia » : une amie et une collègue en prostitution de Fillide Melandroni, qui joue Madeleine (tout ce qu’on sait sur les copines de Caravage est dans http://www.cultorweb.com/Caravaggio/Fi.html)


Le dialogue des objets

Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598 objets
Les deux objets posés sur la table comme des pièces à conviction font voir le sujet du dialogue :

  • côté Marthe, la coupe blanche [1] dit  propreté,  démaquillage, voire même  pardon  : passer l’éponge ;
  • côté Marie-Madeleine, le peigne  qui commence à perdre ses dents, répond  quant à lui  saleté, artifice, séduction.


Le dialogue des mains

Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598 schema
Marthe énumère sur les doigts de ses mains jointes les raisons de suivre Jésus.

Madeleine tient contre sa poitrine, dans sa main droite, une fleur blanche d’oranger [2] : signe que malgré son métier, son coeur est pur.

Sa main gauche est  posée machinalement sur le miroir luxueux, ce compagnon habituel de débauche : mais pour l’instant elle ne le regarde pas, et le miroir ne montre rien…


Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598 main droite Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598 main gauche retournee

Sauf que, en inversant cette main par la pensée, on saisit que le carré du reflet de  la fenêtre joue le même rôle que la fleur  :

un marqueur de blancheur, mais céleste.

Ainsi, pour  nous donner l’intuition de la conversion mystique en train de se produire, Caravage la suggère géométriquement, par une symétrie spéculaire : il nous faut imaginer un miroir, non pas  vertical comme celui de la courtisane, mais horizontal comme l’eau pure, qui transformerait sa main gauche en main droite.


Caravaggio-Narcisse

Narcisse, Caravage, vers 1597-1599, Galerie nationale d’art ancien, Rome

Comme dans cet autre tableau spéculaire, réalisé à la même période.


[1] Il s’agit d’un « sponzarol » (en dialecte vénitien) : l’éponge servait au maquillage et au démaquillage. Cet accessoire de coquetterie préfigure, avant la conversion, la pyxide en albâtre qui deviendra l’attribut de Marie-Madeleine (pour rappeler l’huile avec laquelle elle avait oint les pieds de Jésus dans la maison de Simon)
[2] La fleur d’oranger, symbole nuptial, associé à l’anneau que Madeleine porte à l’annulaire gauche, tout près du rectangle lumineux, suggèrent que la conversion coïncide avec le mariage mystique de la prostituée avec son rédempteur. Pour une analyse approfondie du tableau, voir The Meaning of Caravaggio’s ‘Conversion of the Magdalen’ , Frederick Cumming, The Burlington Magazine, Vol. 116, No. 859, Special Issue Devoted to Caravaggio and the Caravaggesques (Oct., 1974), http://www.jstor.org/stable/877817


sb-line

Caravaggio-Martha-and-Mary-Magdalene-1598, Detroit Institute of ArtsLa conversion de Madeleine
Caravage, 1597, Institute of Arts, Detroit
Orazio_Gentileschi_--Martha_tadelt_ihre_Schwester_Maria vers 1620Marthe réprimande sa soeur Marie
Orazio Gentileschi, vers 1620,Alte Pinakothek, Munich

 

Vingt ans plus tard,  Gentileschi reprend la composition de Caravage, en modifiant le trajet du regard : montant de gauche à droite jusqu’au miroir  sphérique chez Caravage, il descend ici de Marthe debout à Marie assise jusqu’au miroir carré.

La différence entre les deux soeurs n’est plus traduite par les objets sur la table, mais par le voile qui cache les cheveux de la ménagère, quand ceux de la pécheresse sont splendidement dénoués.

En passant du cercle au carré, le miroir – objet tiers et fenêtre vers le Sacré  chez Caravage, est  devenu terrestre et charnel :  intégré au corps de Marie-Madeleine,  enchâssé dans le cadre des mains en angle droit (l’une  tient le bois, l’autre touche le verre) – il ne montre rien d’autre que Marie-Madeleine

Orazio_Gentileschi_--Martha_tadelt_ihre_Schwester_Maria vers 1620_miroir

…très précisément son bas-ventre.

Nous sommes ici juste avant la conversion, tandis que Madeleine n’est encore qu’un sexe et qu’un miroir braqué sur ce même sexe, dans un cercle vicieux qui ne demande qu’à se rompre.



Jeune femme à sa toilette ou Vanité

Nicolas Régnier, 1626, Musée des Beaux Arts de Lyon

Nicolas Regnier Jeune femme a sa toilette

Splendide et séducteur, ce tableau  désarçonne les commentaires : trop complexe pour un tableau de charme, trop charmant pour une Vanité (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Jeune_femme_%C3%A0_sa_toilette_ou_Vanit%C3%A9_%28Nicolas_R%C3%A9gnier%29)

Remarquons néanmoins un détail qui n’est visible que dans le miroir : la fleur blanche d’oranger, symbole traditionnel de pureté, que la belle tient dans sa main gauche… et que le miroir transforme en main droite.


Nicolas Regnier Jeune femme a sa toilette detail
Ajoutons les doigts sans bague, le cou et les oreilles sans perles, le flacon de parfum et le cruche d’eau qui pointe derrière le miroir, encore luxueuse, mais qui sent sa pénitente

Si Régnier s’est souvenu des leçons de Caravage, alors cette jeune personne avec  un miroir, un peigne et deux mains droites, partage tous les attributs de la Madeleine…


Vaine est la Beauté (Vana est Pulchritudo)

Maître de la Vanité, vers 1700, Collection privéeMaitre de la Vanite vers 1700 VANA EST PULCHRITUDO

Le sablier et la bougie sont deux figures du temps limité. Ici, le sablier est renversé et la bougie en train de s’éteindre : deux figures de la mort qui vient.

Parmi ces objets d’étude austères (grimoires empilés, lunettes, boîte à archives), seul le miroir et le bouquet font  allusion à la Beauté fugitive.


Maitre de la Vanite vers 1700  Haec sola virtus

Haec sola virtus (Ici est la seule vertu)
Maitre de la Vanité vers 1700, Collection privée

Le pendant complète l’explication. La  maxime inscrite sur le papier qui s’échappe du livre précise où se situe la vertu : dans l’étude (la mappemonde céleste, le compas) et non  dans les divertissements (le tabac, les cartes, les dés).

Sans doute faut-il comprendre que le crâne à côté du bouquet est ce qui reste de la Belle qui se contemplait dans le miroir.



Maitre de la Vanité vers 1700  VANA EST PULCHRITUDO miroir
Miroir dont le pouvoir est ici renversant : non seulement la femme-bougie s’éteint, mais la coquetterie  précipite sa chute.


Femme à sa toilette

Gustave Caillebotte, 1873, Collection particulière

Caillebotte_Woman_at_the_dressing_table_1873

Sans craindre le grand écart temporel, sautons jusqu’à cette autre femme à sa toilette, avec sa brosse à cheveux, son broc d’eau et ses flacons de parfum.
Ajuste-t-elle sa jupe, ou est-elle en train se se déshabiller ? Impossible de décider, la scène est totalement réversible.

La perspective en grand angle est d’une exactitude photographique, on peut faire confiance à Caillebotte sur ce point. La ligne d’horizon basse  a pour effet de grandir la femme et la lampe à pétrole  posée sur le marbre de la cheminée. De plus,  le point de vue a été choisi de manière à ce que la   bordure rose du papier-peint apparaisse comme une ligne continue, escamotant l’angle entre les cloisons.

Le miroir est visiblement l’objet d’intérêt principal : sa très forte inclinaison permet de faire apparaître, sur sa gauche, la lampe à pétrole, et sur sa droite le buste de la femme.

Nous nous rendons alors compte que cette femme blanche et noire, mi-déshabillée et mi-habillée,  est une première fois coupée en deux par la bordure rose, qui isole tous les accessoires de la toilette et du sexe sous cette ligne de flottaison.

Et une seconde fois recoupée par le miroir qui, en les fusionnant dans le même cadre, identifie  les deux renflements de la lampe avec la tête et le buste :

cette femme-lampe est  éteinte, qui va peut-être s’allumer.

 


Caillebotte_Woman_at_the_dressing_table_1873 detail

En inclinant cette silhouette, les bras derrière le dos, dans une sorte de prosternation,

le miroir nous montre – pourquoi pas –  une femme qui se repent.


Véronique (autoportait )

Garouste, 2007, Collection de l’artiste

garouste-veronique autoportait 2007 Collection de l artiste

L’anamorphose se combine ici  avec une métamorphose : la moitié inférieure du peintre a changé de sexe. Aussi très logiquement, en inversant l’inversé, le miroir rétablit le réel.


Voir la suite dans Le miroir transformant 2 : transfiguration

Le miroir transformant 2 : transfiguration

20 juin 2015

Abordons maintenant le pouvoir de Transfiguration, par lequel le miroir arrange ou aggrave   la réalité.

En commençant par le cas le plus bénin : celui du miroir gratifiant.

Sirene Breviaire à l usage de Besancon. Rouen, avant 1498
Sirène
Bréviaire à l’usage de Besançon, Rouen, avant 1498

Associée à la musique, à la vanité et à la coquetterie, la sirène aux longs cheveux a mauvaise réputation.

Pourtant qu’est-ce qu’une sirène ? Une pauvre fille qu’on croit  séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de répulsion.

sb-line

Betty Page sirene
Betty Page

Qu’est-ce  qu’une pin-up ? Une pauvre fille qu’on croit  séductrice, alors que son peigne compulsif la rassure sur sa féminité et que son miroir lui cache sa moitié inférieure, puissant objet de fascination.

Ecailles ou nylons, la sirène et la pinup sont pareillement dépossédées de l’usage naturel de leurs jambes :

grâce à ce que le miroir leur fait voir, elles restent à leurs propres yeux des femmes.


betty PageBetty Page halloween-pin-ups-olivia-de-berardinisPinup pour Halloween, Olivia de Berardinis

Il suffit de deux cornes rajoutées au cadre pour que le miroir transforme la pinup en une gentille sorcière.


L’inversion des contraires

Parfois le miroir ne se contente pas d’inverser la gauche et la droite.


Paul-Delvaux Le Miroir 1936 Collection privee

Le miroir
Delvaux, 1936, Collection Privée

Le miroir transforme :

  • l’intérieur en extérieur,
  • la lumière artificielle en lumière solaire,
  • les motifs alignés du papier-peint en rangées d’arbres,
  • la  décrépitude en sérénité,
  • l’habit corseté en nudité.

Toutes transformations positives et libératrices. Mais malgré l’alibi théorique, le  miroir dénudant  de Delvaux est le rêve du voyeur, surtout gratifiant pour le spectateur.

Imaginons la transformation inverse (la femme habillée dans le miroir, la femme nue dans la pièce) :  un miroir costumant traduirait plutôt le point de vue subjectif du modèle sur sa propre apparence.


sb-line

eric-gill-artist-and-mirror-i-1932

Artiste et miroir, Eric Gall, 1932

Un miroir qui inverse les sexes.


sb-line

 Max Beckmann

Max Beckmann vers 1920 Garderobe

Garderobe, Max Beckmann, vers 1920

En première lecture,  le miroir, d’une manière mystérieuse, semble ici aussi inverser les sexes. A mieux y regarder, on constate que les deux acteurs, homme et femme, sont assis tête-bêche, chacun se maquillant dans son propre miroir.


Portrait de Mina Beckmann-Tube (1924)Portrait de Mina Beckmann-Tube, 1924

Max Beckmann Nature morte avec deux bougeoirs 1930Nature morte avec deux bougeoirs, 1930

Le miroir transforme en rideau la première femme de Max Beckmann : symbole de l’éternel mystère féminin ? Allusion à sa profession de chanteuse d’opéra ?

La nature morte de droite donne peut être  la clé : le miroir est comme une scène, avec son propre rideau et sa propre logique, qui révèle la nature théâtrale du monde


sb-line

Norman Rockwell

Rockwell Retour a la vie civile 1945Retour à la vie civile (Back to Civvies)
Norman Rockwell , couverture du Post, 15 décembre 1945
Norman Rockwell The-Prom-DressLa robe de bal (The Prom Dress)

Norman Rockwell , couverture du Post, 19 mars 1949

Rockwell a traité deux fois le thème du « miroir costumant » qui permet qui permet d’inverser le passé et le futur.

A gauche, l’aviateur vient de reposer son sac sous le poster qui le faisait rêver, dans sa chambre d’adolescent  au plafond bas. Il a accompli son désir de hauteur, et  s’amuse de voir si étriqué  le costume de son ancienne vie.

A droite, l’adolescente garçonnière se confronte à une image stupéfiante d’elle-même : ici, la transfiguration instantanée ne s’adresse qu’à la jeune fille, non  au spectateur qui comprend bien, à voir la chambre, tout le chemin qui reste à faire.


sb-line

Doisneau La Cheminee de Mme Lucer

La Cheminée de Mme Lucerne, Doisneau, 1953

La pendule recto verso sert de pont entre deux images du couple : la photographie de leur mariage et leur reflet d’aujourd’hui. Tandis que la pendule externe marque cinq heures trente, celle au dessus du calendrier des Postes marque cinq heures trente cinq, suggérant que toute leur vie a passé en cinq minutes.

 

sb-line

Tom Hussey Publicite pour Novartis 2013

Publicité pour Novartis, Tom Hussey  2013

Une autre forme d’inversion temporelle est illustrée dans cette série, dont le principe est de confronter une personne âgée atteinte de la maladie d’Alzheimer à un acteur qui lui ressemble.

 

sb-line

BD Rose and Thorn 2004

BD Rose and Thorn, 2004

Le miroir est ici l’instrument qui, dès la couverture, révèle que la good girl Rose, qui habite dans la chambre bien éclairée, se double d’une bad girl, Thorn, qui cache ses  ustensiles dans l’armoire et gite dans une chambre nocturne aux rideaux déchirés.


sb-line

The Experiment, 2012, Elmgreen and Dragset. Private collection

The Experiment, 2012,  Elmgreen and Dragset.  Private collection


sb-line

Julius Hare Dressing up 1885

Costumée (« Dressing up »)
Julius Hare, 1885, Collection privée

Le sujet de ce tableau est  très proche, dans les noirs, de l’adolescente de Rockwell essayant la robe blanche de sa mère : cette  très jeune fille a également emprunté la robe, le chapeau à plume d’autruche et la houpette à poudre,  pour un relooking adulte.

Nous la voyons non pas au moment où elle se poudre dans le miroir, mais au moment où elle nous prend à témoin de sa transformation.

Le spot du miroir surajoute sa lumière blanche à la blancheur de la poudre.


sb-line

Raoux _la-jeune-fille-au-miroirThe Wallace CollectionJeune femme au miroir Jean Raoux, 1720-30,The Wallace collection , Londres raoux_la-jeune-fille-au-miroirJeune femme au miroir
D’après Jean Raoux Collection privée

Le pouvoir blanchissant du miroir avait déjà intéressé  Jean Raoux, ce grand maître des éclairages théatraux dans les portraits du XVIIIème siècle.

La blancheur de porcelaine était à l’époque l’optimum de la Beauté : le miroir contribue à cet idéal, en forçant le contraste entre la partie inférieure et la partie supérieure du visage.

Ainsi sont mis en valeur les appas et les appétits, tandis que la pensée  reste dans l’ombre.

Le miroir de toilette, porté  dans les bras de la jeune fille au lieu d’être posé sur la table, et dont la forme  galbée fait écho à sa silhouette, est ici plus une confidente qu’un accessoire de coquette.


sb-line

jean raoux lady at her toilet 1727
Femme à sa toilette
Jean Raoux, 1727

Raoux a repris le même tête-à-tête au sein d’une composition plus large, qui lui fait perdre son intimité. Plus de pouvoir transformant ici  : le miroir sert à rappeler la jeune femme à ses devoirs en lui faisant voir, derrière elle, son époux en grand uniforme. L’absence du guerrier est suggérée par le bureau vide,  la  lettre reçue et les deux montres qui, comme les  deux coeurs, battent toujours à l’unisson.

Le miroir-rétroviseur, par lequel le seigneur et maître  garde l’oeil  sur la toilette de sa femme, illustre cette grande hantise des nobles au XVIIIème siècle :

que la voie des honneurs publiques mène à celle du déshonneur privé.


sb-line

Van_Mieris Fra ns_van_-_Woman_before_the_Mirror_-_c._1670 Munich Alte Pinakothek

Femme devant un miroir
Frans  Van Mieris, 1670, Munich Alte Pinakothek

Bien avant les surréalistes, Van Mieris nous montre une jeune femme désinvolte contemplant, la main sur la hanche, son portrait en femme rangée : les deux bras sagement croisés.

Comme le prouve le biseau, il ne s’agit pas d’un portrait peint, mais bien d’un miroir arrangeur…


Van_Mieris Fra ns_van_-_Woman_before_the_Mirror_-_c._1670 Munich Alte Pinakothek perspective
…qui respecte parfaitement la perspective.


sb-line

Premier sentiment de coquetterie, 1804 Pauline-auzou
 
Pauline Auzou,1804, Collection privée

Voici un autre  exemple de ce thème rare : l‘éveil de la féminité grâce au miroir.

Sur la cheminée sont posés , à hauteur de sécurité,  des objets pour grandes personnes, hommes et femmes : une bouteille de liqueur, un verre vide, un coussin pour épingles à cheveux.

La petite fille, ceinte d’un collier de perles trop long, prend appui du bout des orteils sur un tabouret de velours rouge : elle atteint ainsi tout juste le miroir de toilette , qu’elle incline  pour s’admirer.

On peut se demander si la scène de genre charmante ne  cache pas une leçon de de morale. Car  en faisant basculer le miroir,  la petite fille, comme piégée par la cheminée, voit son visage enfantin nimbé de flammes et sa croupe menacée par ces compagnons dangereux que sont la pince et et le  pique-feu.

Ici le message gratifiant se double d’un  avertissement.


Passons maintenant à des transfigurations malicieuses dans lesquelles le miroir se fait grinçant.

Sirene se coiffant, Heures dites de Yolande d’Aragon, Maitre de l’Echevinage de Rouen, Rouen, vers 1460, Aix-en-Provence, BM ms. 22, fol. 15Sirène se coiffant, Heures dites de Yolande d’Aragon, Maitre de l’Echevinage de Rouen, Rouen, vers 1460, Aix-en-Provence, BM ms. 22, fol. 15

Il suffit d’un enlumineur un peu plus moralisateur pour que le miroir nous révèle la face noire de la sirène.


sb-line

1558 Vasari Toilette de Venus Staatsgalerie Stuttgart

Toilette de Vénus
Vasari, 1558, Staatsgalerie, Stuttgart

Tandis qu’elle s’humecte avec une éponge, Vénus contemple dans le miroir son image vieillie. Dans cette allégorie cumulative, Vasari joue sur toute la gamme de la symbolique du miroir, de la Beauté à la Luxure, de la Prudence à la Préscience de la décrépitude, quitte à dégrader la déesse de son statut d’immortelle. Comme le remarque Liana de Girolami Cheney ([1], p 99), la servante qui tient le miroir et le récipient fait écho à celle qui verse de l’eau dans le bassin des colombes. Ainsi les deux oiseaux écervelés, incapables de se reconnaître dans leur reflet, font contraste avec la déesse humanisée, qui se voit telle qu’elle sera.

.

sb-line

Toilette - Frau vor dem Spiegel Ernst Ludwig Kirchner, 1913, Centre Pompidou

La toilette – Femme au miroir (Toilette – Frau vor dem Spiegel)
Ernst Ludwig Kirchner, 1913, Centre Pompidou, Paris

Le miroir renvoie une image de la mélancolie (la main sur la joue) à la jeune femme qui se fait belle : réinterprétation expressionniste de la Vanité au miroir, mais aussi portait psychologique : car la modèle est la compagne de Kirchner, Erna Schilling, une danseuse que le peintre décrit dans  son journal intime comme une fille attirante, mais triste.

sb-line


mirror_pinup Women's health magazineIllustration de TAVASKA pour le  Women’s health magazine Gil ElvgrenPinup  de Gil Elvgren

Ce remake amusant  a le mérite de résumer le problème :

  • s’agit-il d’une transfiguration subjective (à la Rockwell)  – le miroir montre à la jeune femme l’image qu’elle se fait d’elle-même ;
  • ou  d’une transfiguration objective (à la Delvaux) – le miroir montre au spectateur  la réalité  qui viendra ?

Plus modeste quant à la transfiguration, la pinup de Gil Elvgren se limitait au bronzage.


sb-line

Autres cas de transfiguration grossissante, chez les animaux :

duck mirror swan painting birdreflection-Andrea Cullen 571487e94e6eaaf32783d717aa728df9

sb-line

Mais la transfiguration négative de loin la plus fréquente est celle du miroir fatal dont il existe de multiples exemples. Voir – Le miroir fatal.

Voir la suite dans Le miroir transformant 3 : hallucination, transgression

Références :

Le miroir transformant 3 : hallucination

20 juin 2015

Parfois, le miroir se déconnecte de la réalité,  et fait surgir une hallucination.

Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore
Rêverie (Daydreams)
Thomas Couture, 1859,
Walters Art Museum in Baltimore
Thomas Couture 1859 Les bulles de savon MET
Les bulles de savon (soap bubbles)
Thomas Couture, 1859,
MET, New York

Réalisées la même année, ces deux Vanités  confrontent la beauté d’un jeune garçon avec la fugacité  des enfantillages  (les bulles de savon), la robustesse de l’étude (les livres de classe liés, le cartable accroché au fauteuil), et la gloire (la couronne de feuilles pendue au clou).

Avec pratiquement les mêmes éléments visuels, les deux versions fonctionnent, grâce au miroir, de manière  totalement antagoniste.


Rêverie

Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore pocheThomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore bandoulière

Le mur qui s’écaille, le tiroir qui baille, la poche décousue, la bandoulière rafistolée avec une ficelle,  dénoncent l’ambiance de négligence dans laquelle vit ce galopin.



Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore miroir
Confirmée par cette  sentence comminatoire : « Le Paresseux indigne de vivre ».  Mais contrairement à ce que disent  les commentateurs, le papier n’est pas coincé dans le cadre : c’est bel et bien un reflet, puisqu’il est traversé par la fissure en diagonale.

Un reflet impossible, calligraphié à l’endroit d’une belle écriture d’écolier,

le reflet d’un papier qui n’existe pas.

Sauf  dans la rêverie du beau blond : peut-être  la sentence apprise en classe vient-elle le hanter dans son sommeil de feignant ? (remarquer l’analogie entre le miroir et une ardoise).


Bulles de Savon

Thomas Couture 1859 Les bulles de savon MET miroir

Dans Les Bulles de Savon, on lit sur le papier « Immortalité de l’un », la seconde ligne est  illisible, peut être délibérément.  Ici, impossible de décider si le papier est sur ou dans le miroir. Un reflet de lumière triangulaire vient, derrière la mousse du verre, mettre en valeur le mot « mortalité ».

Le beau brun est un philosophe en herbe, qui médite sur l’éclatement des bulles et la chute  inéluctable de la toupie.

Le miroir nous donne à voir sa pensée, encore fixée sur la mortalité, laissant dans l’ombre le préfixe.


Les deux garçons, le blond et le brun, sont deux figures antagonistes  : l’indignité de vivre de l’un fait contraste avec l’immortalité de l’autre. Et leurs couronnes, qui ne sont pas de laurier, ne sont clairement pas de la même feuille.


Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore couronne Thomas Couture 1859 Les bulles de savon MET couronne lierre
Thomas Couture 1859 Daydreams Walters Art Museum in Baltimore couronne feuilles pommier Thomas Couture 1859 Les bulles de savon MET couronne lierre feuille

On aimerait que la couronne de l’un soit faite de feuilles de pommier (la paresse est un péché capital),

et celle de l’autre de lierre (le symbole de l’immortalité).

http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436030
http://art.thewalters.org/detail/12349/daydreams/


La chambre rouge

Félix Vallotton, 1898, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Felix-Vallotton-La chambre rouge
Vallotton, qui venait de se marier, s’en prend ici à l’adultère. La dominante rouge – le  désir masculin – envahit toute le pièce,  au mépris des livres sous verre et de la cheminée fermée.

Sur la table, les objets abandonnés – gants, mouchoir, ombrelle, réticule – indiquent que la femme a déjà posé les armes.



Felix-Vallotton-La chambre rouge tableau jpg
Sur la cheminée, protégé par deux rideaux rouges, un miroir reflète le buste de Vallotton, les vases et une bougie rose. On devine la silhouette d’une autre femme dans la pièce.


Vallotton 1899 Interieur avec femme en chemise

Intérieur avec femme en chemise, Vallotton, 1899, Collection privée

Ce miroir réapparaîtra d’ailleurs, l’année suivante, dans une décoration verte et bleue.


Il s’agit d’un vrai miroir, mais aussi – et c’est là la petite énigme de l’oeuvre – d’un vrai tableau de son ami Vuillard, peint l’année précédente, et qui montre l’avenir qui guette le couple adultère  :

Vuillard

Grand intérieur aux six personnages
Vuillard,  1897, Kunsthaus, Zurich

La scène se situe dans l’appartement des Ranson, boulevard du Montparnasse. Sont présents Paul Ranson et sa femme, Germaine Rousseau, sa mère Ida, ainsi que Madame Vuillard. La réunion a été organisée à la suite de la liaison coupable entre Germaine Rousseau et Kerr-Xavier Roussel, le beau-frère de Vuillard.


Ker-Xavier_Roussel,_Édouard_Vuillard,_Romain_Coolus,_Felix_Vallotton_1899
Ker-Xavier Roussel, Édouard Vuillard, Romain Coolus, Felix, Vallotton, 1899


Vanitas

Leo Putz, 1896, Collection privée

Leo Putz Vanitas, 1896

Au dessus de la fille allongée flotte un miroir ou un bouclier circulaire, qu’escaladent des femmes nues pour aller décrocher la lune.

Le visage effrayant est-il celui du destin fatal qui, comme dans toute Vanité, menace la beauté des filles, et  auquel celle-ci tente d’échapper en mettant sa main devant ses yeux ? Est-il le cauchemar de la dormeuse ? Ou bien – puisque celle-ci nous dissimule sa face – est-il le véritable visage de cette rousse incendiaire, que le miroir durant son sommeil nous révèle  ?

 


Enchantement

Constantin Somov, 1898–1902, gouache, Musée d’Etat de Russie, Saint-Pétersbourg

Konstantin Somov Magie 1898–1902

Cette fée vénéneuse en robe à paniers officie entre deux colonnes : l’une porte un philtre fumant, l’autre un esclave nu tenant un  miroir. On y voit le destin des jeunes gens qui, à l’arrière-plan, flirtent sur la pelouse : l’enchantement amoureux, une étreinte au milieu des flammes.


konstantin-somov enchantress 1915

L’enchanteresse
Constantin Somov, 1915

Un crapaud dans le calice, un diable nu qui soutient le miroir dans le dos de l’enchanteresse, toujours entre deux colonnes :  Somov s’autocite dans ce pendant nocturne réalisé quinze ans plus tard, où le miroir  transforme la fumée en une orgie ardente.

 


Le miroir paradoxal

Escher 1934

Nature morte au miroir,
Escher, lithographie, 1934
 

Exploitant son homologie avec un cadre, Escher donne au miroir le pouvoir de faire advenir l’extérieur dans l’intérieur. Trois objets attestent qu’il s’agit bien d’un reflet, et non d’une image encadrée :

  • deux objets prosaïques :
    • la brosse à dents avec son tube de dentifrice PIM,
    • la corbeille suspendue avec son éponge ;
  • un objet sacré, l’image pieuse de Saint Antoine de Padoue avec ses « orazione », qu’il serait presque possible de déchiffrer sur le verso.

 

Butterfly on Shining White Teeth Advert Toothpaste Xsb791 SANT ANTONIO DI PADOVA num. 82

Avec ses objets de toilette (la boîte de cirage, le flacon de parfum, le peigne fiché dans la brosse), la table nous montre le quotidien du voyageur. Avec son unique bougie posée sur le napperon de dentelle, elle nous parle d’une célébration.


sb-line

 

dino valls MAnANA SERa NUNCA (1986)Demain sera Jamais (Manana sera Nunca), 1986 Dino Valls incubo 1992Incube, 1992

Dino Valls

A gauche, le miroir montre le futur désiré. A droite, le tableau d’ancêtre se transforme en un faux miroir qui propulse dans le réel un double somnambulique. 


sb-line

Jan De Maesschalck

Jan De Maesschalck 1998 1998 Jan De Maesschalck 1

A gauche, la vitre du train fait apparaître un livre que la voyageuse tente de déchiffrer. A droite, la vitre fait au contraire disparaître la voyageuse, mais conserve le journal que lit un voyageur caché.


Jan De Maesschalck 2

Toujours associé à la lecture, on pourrait croire que le miroir montre ici son avenir à la jeune femme. Mais les pièces de part et d’autre étant dissemblables, on peut aussi comprendre qu’il s’agit de deux femmes qui se ressemblent, de part et d’autre d’une vitre.


sb-line

Steven J. Levin

Cet artiste met en scène des dispositifs de duplication qui font semblant de créer un effet hallucinatoire tout en restant parfaitement réalistes.

Steven J. Levin Coming and GoingComing and Going  
Metamorphosis Steven J. LevinMetamorphosis

Une porte-tambour transforme une vue de face en vue de dos, et un super-héros en homme normal.

Steven J. Levin The Metro NorthThe Metro North Steven J. Levin Quiet_Restaurant_Quiet Restaurant

A gauche les deux guichets transforment une femme en homme. A droite la vitrine du restaurant mime un miroir révélant un couple fantôme.


sb-line

Genevieve Dael

 

Genevieve Dael Reflet ImprobableReflet Improbable Genevieve Dael Reflet InterieurReflet Intérieur

Le reflet révèle une femme vue de dos qui regarde par la fenêtre, comme dans les intérieurs danois énigmatiques de Hammershøi ou Horsoe. Dans le tableau de droite, le miroir, non content de faire apparaître le fantôme, déforme les lignes des carreaux et escamote le poêle.


Le miroir d’Halloween

 

a18 backwards

En regardant dans un miroir à minuit pile, à la lumière d’une bougie, les jeunes filles pouvaient entrevoir l’image de leur futur mari.


LadyCandlePostcard pumpkinmirrorpc

Attention pourtant : ne pas se retourner, sinon il peut se passer des choses !


candle mirror 969672103d1f44fea22a5d51919f0a31

Bien sûr la satisfaction n’était pas garantie dans tous les cas…

Sur ces cartes postales d’Halloween, voir  http://theskullpumpkin.blogspot.fr/2011_03_01_archive.html.


Le miroir trans-temporel

Appliqué à la lettre, ce thème produit un effet de naïveté qui le rend impropre à la composition courante.  Paula Vaugham l’a néanmoins exploité dans tous les sens :

  • sens rétrospectif...
Paula Vaughan Through A Mother s EyesThrough A Mother’s Eyes Paula Vaughan Through A Father s EyesThrough A Father’s Eyes
Paula Vaughan Through A Mother's Eyes IIThrough A Mother’s Eyes II Paula Vaughan Mama s Little GirlMama s Little Girl

 


…et sens prospectif.

Paula Vaughan May I Have This DanceMay I Have This Dance Paula Vaughan Beautiful DreamerBeautiful Dreamer
Paula Vaughan Nutcracker SuiteNutcracker Suite


Photo de nirrimi joy hakanson (Pretty_as_a_picture)

Photo de nirrimi joy hakanson (Pretty_as_a_picture

Saisir, ou être saisie ?

Le miroir panoptique

23 mai 2015

Les miroirs peuvent être agencés dans une vision panoptique qui cherche à prendre  possession complète du sujet, avec des points de vue multiples, ou selon  plusieurs modes de représentation.

En aparté : le miroir rectangulaire, objectif et transgressif

jan-van-eyck-femme a sa toilette-cambridge-fogg-art-museumFemme a sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum

Depuis l’Antiquité, les miroirs convexes donnaient une image miniature du corps, dont Van Eyck s’était fait une spécialité. Dans un tableau disparu, il s’en était même servi pour montrer le dos d’une femme nue (voir 1 Les Epoux dits Arnolfini (1 / 2)). Cependant la taille réduite de cette seconde vue en faisait un détail subsidiaire, sans parvenir à un effet de spatialisation.


Albrecht-Durer-vers-1509-Klassik-Stiftung-Graphische-Sammlungen-Weimar-inv.-KK-106.Albrecht Dürer, vers 1509, Klassik Stiftung, Graphische Sammlungen, , Weimar, inv. KK 106.
Autoportrait Pontormo 1522-1525 British MuseumPontormo, vers 1524, British Museum, Londres

Autoportrait nu

Les premiers miroirs rectangulaires, donnant du corps une image complète et objective, ont été produits à Venise en 1507. La profonde modernité de ces deux exceptionnels autoportraits nus [1] tient sans doute à cette innovation technologique.

A cette époque, en Italie, la nudité est considérée comme déshonorante, et proscrite dans la vie ordinaire sauf cas de force majeure (le bain, la maladie) [2]. En permettant de se voir soi même nu, et en démultipliant cette nudité pour le spectateur, le miroir rectangulaire est au départ un objet libidinal et transgressif. Ainsi dans les Dialogues de l’Arétin (début des années 1530), la proxénète Nanna explique à sa fille -qu’elle éduque comme une courtisane – que les riches clients

«prennent un grand miroir, nous déshabillent et nous font aller complètement nues, puis ils nous obligent à tenir les postures et les positions les plus obscènes que les fantasmes humains puissent concocter. Ils regardent avec envie nos visages, seins, mamelons, épaules, reins, cons et cuisses, et je ne te dis pas comment cela rassasie leur désir et le plaisir qu’ils prennent à mater.»


Bellini 1515 Femme aux miroirs detail Kunsthistorisches Museum, VienneFemme aux miroirs (détail), Bellini, 1515, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Cette composition est emblématique de la tension entre les deux types d’accessoires :

  • le miroir à main, donnant une image subjective et intime réservée à la jeune femme ;
  • le miroir plat, donnant au spectateur une image objective et focalisant son interêt sur la reticella, bijou qui la caractérise comme une femme mariée ([2a]), p 109)



Première technique panoptique : un seul miroir

Les débuts de la formule

Dans les tableaux de Vanité ou de Beauté, la taille réduite du miroir à main ne permet au mieux que de montrer le visage sous un angle légèrement différent : il joue donc essentiellement un rôle d’attribut symbolique.

Sabbatini Lorenzo vers 1565 allegoria della Geometria Galleria Sabauda TurinAllégorie dite de la Géométrie
Lorenzo Sabbatini; vers 1565, Galleria Sabauda, Turin.
Allegory of Geometry Denys-Calvaert-1570-ca-Musee-de-BudapestAllégorie dite de la Symétrie
Dessin de Denys Calvaert, vers 1570, Musée des Beaux-Arts, Budapest

Ainsi Sabbatini reprend pour la Géométrie les attributs traditionnels de la Prudence : un compas et un miroir à main (qui ici ne montre rien).

Avec le miroir rectangulaire, Calvaert rajoute à la Prudence un accessoire de la Beauté, qui donne un aperçu inédit sur la face cachée de la coquette. A une époque où s’est émoussée l’innovation maniériste du nu de dos serpentiforme, le présenter dans un cadre est une manière de relancer l’intérêt.

C’est aussi une remise en selle du débat sur le « paragone delle arti », qui agitait l’intelligentzia un siècle plus tôt : la sculpture n’est-elle pas supérieure à la peinture, puisqu’elle donne autant de points de vue que l’on souhaite sur le sujet ? Certes, répond le peintre, mais encore faut-il que le spectateur se déplace autour de la statue. Alors que le tableau, pourvu qu’il contienne un miroir, est capable de donner deux points de vue d’un seul coup d’oeil (voir Comme une sculpture (le paragone)).


Lavinia Fontana 1590 ac Allegorie de la Prudence coll priv MonacoAllégorie de la Prudence et/ou de l’Astronomie/Géométrie
Lavinia Fontana, vers 1590, collection privée, Monaco

Cette allégorie surabondante s’ingénie à superposer les attributs, de manière typiquement maniériste. Comme l’a montré Alessandro Zacchi [3], l’idée de combiner ceux de la Prudence (miroir ovale, serpent) avec les accessoires de la Toilette de Vénus (miroir rectangulaire, bijoux) vient très probablement du tableau de Calvaert.



Lavinia Fontana 1590 ac Allegorie de la Prudence coll priv Monaco miroirs
On notera deux préciosités : à gauche le « miroir dans le miroir », à droite le reflet impossible (le visage devrait apparaître de profil).

Au terme d’une analyse iconographique serrée, Liana Cheney donne de ces deux miroirs l’explication suivante :

« En tournant le dos aux éléments de la vanité (vanitas) c’est-à-dire les bijoux, les rubans, les oreillers et les miroirs, Prudence s’en écarte. Son déshabillage rappelle au spectateur le dévoilement de la vérité, tandis que son corps nu est un symbole de la Beauté ou de la Bonté platonicienne. » [4]


death-and-vanity-Monogrammist-M-1530-80-British-Museum.jToutes les choses mortelles périront
Monogrammiste M, 1530-80, British Museum

Le miroir et le sautoir renvoient ici encore à la Beauté, mais dans ce qu’elle a de périssable :

  • découpé dans un cadre, le corps vivant n’est déjà plus qu’un objet et un reflet ;
  • vu de revers, il suggère que le Monde a lui aussi un revers, d’où surgit la Mort pour l’emporter.


Ritratto_di_Anna_Eleonora_San_Vitale_-_Mazzola-Bedoli 1562 Galleria Nazionale ParmePortrait d’Anna Eleonora San Vitale à l’âge de quatre ans
Girolamo Mazzola Bedoli, 1562, Galleria Nazionale, Parme

Ce tableau très déconcertant a été peint juste après la mort de la mère d’Eleonora : la petite fille porte un habit de deuil et tient un bouquet au pied d’une statue d’une femme nue se regardant dans un miroir. Le contraste entre ce petit miroir sculpté, qui ne montre rien, et le grand miroir peint, qui montre presque entièrement la petite fille vue de dos, pourrait être interprété comme une concurrence paragonienne ([2a], p 131) : mais cet enjeu théorique semble quelque peu hors contexte, s’agissant d’une image de deuil.



Ritratto_di_Anna_Eleonora_San_Vitale_-_Mazzola-Bedoli 1562 Galleria Nazionale Parme schema

Par ailleurs, du point de vue de l’exactitude optique, la composition souffre d’un défaut majeur :

  • d’après les fuyantes du décor (en jaune), le peintre s’est placé à la hauteur de la petite fille, dissimulé par son reflet :
  • d’après les fuyantes du reflet (en bleu) il est placé très à droite, complètement en hors champ.

Il est donc clair que l’enjeu est métaphorique : l’écart anormal entre la vue de face et la vue de dos, qui fait que celle-ci occupe la moitié du tableau, suggère une interprétation funèbre :

  • la femme vue de dos qui s’éloigne dans le miroir est la mère entrant dans le domaine de la mort, pleurée par le chien fidèle qui, par delà le cadre, cherche à la retenir par sa robe ;
  • la petite orpheline, son double vu de face,  est placé sous le patronage de deux symboles féminins statufiées :
    • un sphinx, qui fait écho au chien et exprime la même chose : le mystère et la douleur de la séparation ;
    • la Prudence et/ou la Vérité et/ou la Beauté, en tout cas une figure positive et idéalisée de la défunte, qu’il faut fleurir, chérir et prendre pour modèle.

Les nus au miroir sont innombrables : quelques exemples vont nous permettre de sonder, au cours des siècles, certains enjeux du procédé.


sb-line

L’évolution de la formule

Les nus au miroir sont innombrables : quelques jalons vont nous permettre d’illustrer, au cours des siècles, certains enjeux du procédé.

 

1780 ca Jean Frederic Schall Abendtoilet_Rijksmuseum_SK-A-3260Le Coucher (La Toilette du soir) 1780 ca Jean Frederic Schall Morgentoilet_Rijksmuseum_SK-A-3260 (2)Le Lever (La Toilette du matin)

Jean Frederic Schall, vers 1780 , Rijksmuseum

Ce pendant place une jeune femme dans deux pièces légèrement différentes (voir les embrasses différentes, en métal et en corde), de manière à poser d’emblée le caractère générique du sujet.

Au Coucher, la robe et le bouquet sont jetés sur le sofa, et le jupon sur le bidet. Ne gardant que la perruque, on se montre de dos et de face, tout en jetant un regard vers le lit où quelqu’un sans doute attend pour vous enlacer, si l’on en croit le tableautin.

Au Lever, on dégrafe sa chemise de nuit. Le café est servi, et le bouquet de fleurs embaume la journée qui vient. Le chat et le chien se bagarrent déjà. Le pot de chambre et le bougeoir coiffé disent la nuit passée et suggèrent ses plaisirs.

Avec finesse, le dédoublement dans le miroir métaphorise l’accouplement imminent, et la solitude son lendemain.



model-in-the-studio-cercle-de-eckersberg-schemaModèle dans l’atelier
Cercle de Eckersberg, vers 1840, collection privée

L’idée de la composition est de mettre en balance le reflet dans la glace et la femme dans le lit. Pour l’analyse détaillée, voir Des reflets incertains.

1854 Felix Jacques Moulin Getty MuseumPhoto stéréoscopique, Felix Jacques Moulin, 1854, Getty Museum

En tant que reproduction du réel, et qui plus est en relief, la photographie stéréoscopique rend le paragone obsolète. Le miroir ne vise plus à montrer la face cachée du modèle, mais à flirter avec un thème trouble, entre narcissisme et lesbianisme.

Narcissisme (Selbstverliebt) aquarelle 1878-81 rops localisation inconnueNarcissisme (Selbstverliebt), aquarelle
Rops, 1878-81, localisation inconnue
1890 Salon Georges_Roussin_-_DanseusesDanseuses, Georges Roussin, Salon de 1890

Dans ces deux compositions du même cru, un témoin relaye à l’intérieur du tableau le voyeurisme du spectateur : le petit chien en fourrure et la ballerine en taffetas.


1925 gustave-brisgand soeurs Irvin Fantasio 1 decembre 1925 gallicaDessin de Gustave Brisgand, Fantasio, 1 décembre 1925, Gallica Les sœurs Irvin du Moulin-Rouge, Paris-plaisirs n°47, mai 1926Paris-plaisirs n°47, mai 1926

Les soeurs Irvin du Moulin Rouge

Ces deux danseuses nues avaient probablement dans leur numéro une scène de miroir factice.


1877 Nana Edouard_Manet Kunsthalle de HambourgNana, 1877, Edouard Manet, Kunsthalle, Hambourg 1897 Toulouse Lautrec Nu devant un miroir METNu devant un miroir, Toulouse Lautrec, 1897, MET

A vingt ans de distance, ces deux tableaux se croisent bizarrement :

  • le premier, malgré son titre donné postérieurement, n’illustre pas le roman éponyme de Zola, qui ne paraîtra qu’en 1879 ;
  • le second en revanche, malgré son titre générique, reprend littéralement un passage du livre :

« Un des plaisirs de Nana était de se déshabiller en face de son armoire à glace, où elle se voyait en pied. Elle faisait tomber jusqu’à sa chemise ; puis, toute nue, elle s’oubliait, elle se regardait longuement. C’était une passion de son corps, un ravissement du satin de sa peau et de la ligne souple de sa taille, qui la tenait sérieuse, attentive, absorbée dans un amour d’elle-même » Nana, chapitre VII, Zola, 1879


1912 kirchner rueckenakt-mit-spiegel_
Nu de dos au miroir
Kirchner, 1912

Grand spécialiste des nus recto-verso, Kirchner exploite le miroir à rebours de son utilisation paragonienne : non pour montrer une vue différente du sujet, mais une vue strictement identique (il faut comprendre que la fille a les bras croisés). Les deux voyeurs du tableau, le visiteur et la tête pour perruque, ne s’y trompent pas : tous deux regardent la fille réelle, pas son reflet.



Deuxième technique  : plusieurs miroirs

Un autoportrait paragonienne

Giovanni_Gerolamo_Savoldo_Autoportrait Vers 1525 Louvre

Autoportrait (supposé) [4a]
Giovanni Gerolamo Savoldo, vers 1525, Louvre, Paris

Cette composition s’inscrit pleinement dans le débat du paragone. Les deux miroirs donnent de l’homme deux vues supplémentaires :

  • de dos, avec un lit ;
  • de profil, avec une bougie suspendue et un cartellino qui portait probablement la signature (aujourd’hui effacée), les deux se trouvant donc accrochés au mur situé derrière le spectateur.

Tendant la main gauche vers son reflet dans le miroir, et la main droite vers son reflet sur l’armure, le peintre victorieux nous désigne deux effets spéciaux  que le sculpteur est bien incapable de produire.


Giovanni_Gerolamo_Savoldo_Autoportrait Vers 1525 Louvre perspective

Le point de fuite en hors champs, en haut à droite (lignes bleues), offre une vue plongeante sur ce guerrier mi-velours mi-acier, dans l’intimité de sa chambre, à demi-couché sur un coffre, ayant posé spallière et gorgerin mais gardé son poignard, et qui nous intime du regard de maintenant dégrafer  son plastron :

le spectateur debout est institué valet d’armes du peintre.

A noter que les reflets du poignard et du gorgerin sont alignés sur un point de fuite différent (lignes jaunes) de celui qui régit les reflets des mains : il en résulte une anomalie (cercle rouge), puisque le gorgerin, situé entre le miroir et l’index, devrait masquer ce dernier dans le reflet. Sur la question du reflet déformé de la main sur le gorgerin, et une possible explication de l' »anomalie », voir 4 Reflets dans des armures : Italie.


Autoportrait du peintre en combattant (SCOOP !)

Une grande subtilité sous-tend cette composition à tiroirs  : si nous remarquons que le bras droit replié vers l’ovale du gorgerin et le bras gauche pointé vers la bougie pendue au mur imitent, en les inversant,  le geste du peintre avec sa palette et son pinceau, nous sommes amenés à conclure que la totalité du tableau est vue dans un autre miroir.

Ceci est cohérent avec le fait que la signature dans le  cartel devait être écrite à l’endroit (ce qui suppose une double inversion), et que la scène est vue par un regard plongeant et situé en hors champ (pour éviter l’effet d’abyme).

Ainsi le peintre déguisé en combattant fait doublement semblant :

  • de se peindre dans un miroir  en mimant les gestes, sans les instruments ;
  • et de se regarder lui-même, alors que c’est  le regard d’un autre qui le saisit.

sb-line

Il faut attendre la photographie pour que soit exploré à nouveau l’effet des miroirs multiples.

sb-line

Fillette quintupleFillette quintuple
Vers 1900

Cet effet d’optique fut à la mode  au début du XXème siècle. Il suffisait de deux miroirs faisant un angle de 75° pour l’obtenir, comme le montrent les schémas ci-dessous :

Scientific American, October 6, 1894Scientific American, October 6, 1894 plan

Scientific American, 6 Octobre 1894


sb-line

L’usage érotique

sb-line

 

Femme tripleFemme triple
Vers 1900

Les deux miroirs montrent de profil et de dos cette élégante, qui expose avec didactisme les charmes de son armure de satin. L’axe de ces miroirs coïncide avec le centre du corset, et ces deux appareils conspirent  pour  mettre en valeur les symétries :

  • de face entre le buste et les hanches,
  • de profil entre le buste et la croupe.


sb-line

Leo of Pradet, Nude 1910

Carte postale de Leo de Pradet, 1910

Un miroir de petite taille focalise le regard sur le sujet principal d’intérêt, transformant la cocotte en déesse multifesses.


sb-line

Mistinguette, c.1927

Mistinguette
vers 1927

Dans ce point de vue très étudié, les jambes réelles se croisent tandis que les jambes virtuelles se décroisent. Les jambes sont bien écartées, c’est le raccourci qui donne l’impression qu’elles se  touchent.


sb-line

Pour le prix d’un seul modèle, le dispositif permet d’obtenir :

Nu au miroir années 1950

Pinup, années 50

  • trois Miss qui font la ronde….


Femme quadrupleVers 1970 jeremy-mann Una Bella Adagio, 2012Una bella Adagio, Jeremy Mann, 2012
    • quatre stripteases synchronisés….


marilyn how to marry a milionnaire jean negulesco 1953

Marilyn Monroe, dans le film de Jean Negulesco, « How to marry a milionnaire,  1953

  • cinq vamps : sachant que le millionnaire est sensible au quantitatif, les reflets des miroirs multiplient les reflets du satin.


sb-line

L’usage introspectif

sb-line

Auguste leroux vers 1929 elegante en robe bleue assise et ses reflets dans le miroir coll partElégante en robe bleue assise et ses reflets dans le miroir
Auguste Leroux,  vers 1929, collection particulière
Réflexion, Francine Van Hove
Vivian Maier
Autoportrait
Warhol quadrupleAndy Warhol Aux Miroirs,
1977, photographie de Philippe Morillon



neuf chats


Paula Rego, Border Patrol Self-portrait with Lila, Reflection and Ana , 2004, coll part

Border Patrol, Self-portrait with Lila, Reflection and Ana
Paula Rego, 2004, collection particulière

Le dispositif semble avoir pour but de montrer Lila, la femme assise, de profil, de dos et de face. En fait, comme l’indique le titre, Paula Rego est présente dans le tableau  sous forme de reflet : dans le miroir que tient Ana, son visage s’est substitué à celui de Lila.


reflections-of-sasha-jean-hildebrant 2008 reflections-of-sasha-jean-hildebrant 2008 schema

Reflections of Sasha
Jean Hildebrant, 2008

Les trois reflets de Sasha amorcent une   sorte de spirale descendante qui effleure la photographie de l’homme, puis de l’enfant, rebondit sur le miroir à main pour se perdre dans le petit cadre ovale, en une abolition progressive de l’image.


Troisième technique  :

la juxtaposition du miroir, et du tableau dans le tableau.

Emile BaesEmile Baes, non daté 1920 ca BodarevskiBodarevski, vers 1920

Pour renouveler le thème, ces deux artistes ont eu le même idée : remplacer le miroir par un tableau dans le tableau, ce qui fait du modèle le premier admirateur de leur art.

Baes place l’une et l’autre en contiguïté, de sorte que le cadre fonctionne comme un miroir magique qui montrerait le passé immédiat, le modèle posant avant d’être au repos.

Bodarevski met en revanche à distance la femme réelle et celle du tableau, dans des poses orthogonales. Le réalisme du reflet s’oppose à la touche floue du tableau, comme si le peintre avait voulu à la fois jouer le paragon et l’impression.


sb-line

Mais le cas le plus fréquent de comparaison entre la toile et le tain est celui de l’autoportrait d’artiste.

sb-line

L’autoportrait de Marcia

Autoportrait de Marcia Boccace De Claris mulieribus vers 1404

Autoportrait de Marcia
Illustration de De Claris mulieribus de Boccace ,  vers 1404

Le personnage de Marcia a été inventé par Boccace à partir d’une femme-peintre de l’Antiquité, Iaia de Kyzikos, célèbre pour avoir fait son autoportrait en se regardant dans un miroir. Dans ce tout premier exemple où un artiste se risque à une vision panoptique confrontant le miroir et l’image, deux difficultés  s’additionnent :

  • le miroir sphérique  limite la comparaison ;
  • l’accessoire plutôt négatif  de coquetterie et de vanité, doit être compris comme un objet positif, technique et  véridique : il ne s’agit pas d’une artiste coquette en train de se refaire une beauté entre deux coups de pinceaux.

Dans la suite, les miroirs plats et les peintres mâles élimineront ces deux problèmes.


sb-line

Les autoportraits de Gump

Self-portrait_by_Johannes_Gumpp

Autoportrait
Johannes Gumpp,  1646, Gallerie des Offices, Florence

Sur le papier posé en haut du cadre, on peut lire « Johannes Gumpp im 20 Jare 1646 » : composition plutôt ambitieuse pour un jeune homme de vingt ans.

Johannes, le sourcil et le pinceau levé, la patte sur l’appuie-main,  est donc en train de se tripliquer sous nos yeux. Le vrai Johannes, que nous ne voyons que de dos, ressemble-t-il plus au reflet ou au portrait en cours ? Assurément au portrait, qui nous montre son regard fixé fièrement droit devant, tandis que le miroir montre un regard de biais :

l’instantané est pris au moment du coup de pinceau, pas au moment du coup d’oeil sur le modèle.

« Le miroir montre un objet, l’objet de la représentation. Le tableau monte un sujet : la peinture à l’oeuvre »   [5]


Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646

Johannes Gumpp,  1646, Schloss Schönburg Galerie, Pöcking

Sur cette autre version, les deux visages sont strictement identiques :

l’instantané est pris, cette fois,  au moment où Johannes se regarde dans le miroir,

où le peintre coïncide avec le modèle, où le sujet fusionne avec l’objet.


Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646 visages
D’où l’impression d’artifice et de vie suspendue que dégagent, par rapport à la version florentine, ces deux visages identiquement réifiés.

En toute naïveté, le jeune peintre nous  conduit ici directement  à  l’aporie du discours sur la rivalité entre miroir et pinceau. En montant d’un cran dans l’abstraction, le « miroir dans le tableau » et le « tableau dans le tableau » aplatissent leurs différences, révèlent leur identité inévitable : car si Gump-reflet et Gumpp-peint  sont chacun fidèles à Gumpp-de-dos,  alors Gump-reflet  est fidèle à Gumpp-peint, et réciproquement.


Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646 schema

Le côté théorique de la démonstration est conforté par son impossibilité optique : tel qu’il est placé (à plat), le miroir ne peut renvoyer au peintre son reflet, et encore moins au spectateur ( la fuyante de la table montre qu’il est décalé sur la droite).


Reste qu’à vingt ans, on ne fait pas que philosopher sur l’Art, on s’amuse …
Johannes Gumpp, Autoportrait, 1646 detail flute

 …comme le rappelle  la fiasque de vin à l’extrême gauche, qui fait écho à la flûte posée sur le chevalet.

Toujours côté miroir, la bouteille vide semble faire couple avec deux autres objets du chevalet : la coquille qui sert à préparer la couleur et le récipient sphérique, sans doute une burette  :

comme si  la fugacité de l’eau était mise  en balance avec la permanence de l’huile,

qui sèche lentement mais fixe pour toujours la couleur.

En contrebas, les deux animaux qui se défient confirment la même  opposition :

  • côté miroir, un chat, animal fugace et volontiers fourbe, tel  le reflet qui passe ;
  • côté chevalet, un chien, animal fidèle et permanent, tel la Peinture.

Intriguant, déstabilisant,  le double-portrait de Gumpp conjugue une Vanité de vieillard (le miroir,  le vin, la flûte) et l’espérance juvénile d’une forme d’éternité par l’Art. [6]


sb-line

L’artiste et le dandy, vus par Daumier

daumier_honore_un_francais_peint_par_lui-meme-31–07–1847-Paris-Musees-Collection

Un français peint par lui-même, 31–07–1847, Collection Paris Musées

En plaçant le miroir perpendiculairement par rapport au portrait, Daumier fait coup double :

  • il évite l’impossibilité optique de Gumpp ;
  • il souligne la vanité du peintre, qui se portraiture dans un musée (au lieu de copier les maîtres) et place déjà son oeuvre parmi les chefs d’oeuvre du mur.

On notera sa tête dupliquée pour exprimer la rotation, à la manière d’un dessin animé,


Honoré_Daumier_Dandy

Un Dandy
Honoré Daumier, 1871

Entre portrait et miroir, le dandy jouit de toutes les représentations de lui-même, le lorgnon à la main pour examiner les détails.

La canne, le lorgnon et le haut-de-forme posé sur le divan démarquent les objets du peintre – l’appuie-main, le pinceau, la palette :

ne faut-il pas voir dans ce dandy une caricature  du Critique, cet artiste manqué qui pousse la fatuité jusqu’à s’admirer lui-même, confondant tableau et miroir ?


sb-line

Alfred_Le_Petit_-_Autoportrait_1893Autoportrait
Alfred Le Petit, 1893

Le caricaturiste Alfred Le Petit oublie tout humour pour cette représentation pompeuse de Lui-Même, véritable hymne au poil et à la calvitie. Pour faciliter la compréhension, l’artiste pédagogue a pris soin de différentier les chevalets des deux miroirs : l’un porte sa signature, l’autre son pinceau.

L’effet d’abyme  permet les vues de profil, de trois quarts et de dos, tandis que la vue de face, la plus noble, est dévolue à la peinture.

Savant et exact, ce dispositif veut mettre en valeur sous tous les angles le savoir-faire de l’artiste. Mais en caressant son image de la pointe de la barbiche et de la pointe des moustaches, le peintre se réduit  à une sorte de pinceau rotatif, pris dans une auto-flatterie quelque peu ridicule.



sb-line

fiction-spilliaert

Autoportrait au chevalet
Spilliaert, 1908, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Pour comparaison, cet autre effet d’abyme auquel s’est risqué Spillaert.  Pour ajouter à l’étrangeté, le bord inférieur du second miroir, qui passe au milieu des feuilles posées sur la table, a été omis dans la première itération. De même, le recto du chevalet ne montre qu’une feuille blanche, et la vue de dos du peintre est brouillée :

comme si la peinture refusait de tenir la promesse fallacieuse, faite par le miroir, d’une vision totalisante.


sb-line

Selfportrait Ivan Vavpotic 1909

Autoportrait
Ivan Vavpotic, 1909

Cette toile faite pour déconcerter commence à s’éclaircir  qu’on remarque que l’artiste peint de la main gauche : il s’agit donc d’un reflet dans un miroir. La seconde astuce est une autoréférence : le tableau dans le tableau, posé sur le chevalet, est justement le tableau que nous avons sous les yeux.



Selfportrait Ivan Vavpotic 1909 detailTableau dans le tableau (inversé de gauche à droite)

Voici le tableau tel qu’il nous apparaîtrait en vue directe,  si le peintre n’était pas présent.  En s’interposant entre le chevalet et le miroir, Vavpotic peint l’image qu’il voit lorsqu’il se retourne pour se regarder.


sb-line

Lartigue, autoportraits à Rouzat, juillet 1923

Lartigue Autoportrait au declencheur, Rouzat 1923Lartigue Mon portrait. Rouzat, juillet 1923

Dans la première composition, c’est la main du peintre qui sert de pivot, entre la main peinte, fantomatique et dynamique, et la main reflétée,  emprisonnée dans un réseau d’orthogonales.

Dans la seconde, c’est sa tête, entre la face magnifiée dans le tableau et le visage jivaro dans le miroir.


Lartigue Autoportrait au declencheur, Rouzat 1923 detail

La barre verticale  à l’intérieur du cadre, qui fait écho à la verticale du tableau vu de profil, résulte du fait que le miroir est en deux parties. Les autres lignes verticales et horizontales sont des ficelles passées autour du cadre, sans doute pour délimiter des lignes de composition. A noter la lourde pierre qui leste le fauteuil.


sb-line

geza Voros Self-portrait in a Mirror 1933

Autoportrait au miroir
Geza Voros, 1933

La composition permet de réunir dans un même cadre l’artiste, la toile blanche et le modèle. Le cadre et le crâne ont le même forme en ampoule :

ici encore, le peintre se rêve comme un miroir.


sb-line

rudolf-dodenhof-richardoelze-1948

Portrait du peintre  Richard Oelze
Photographie de Rudolf Dodenhof, 1948

Richard Oelze est figuré sous trois angles : de profil, de face et de trois quarts, et sous  trois degrés d’éloignement  du réel : la photographie, le miroir, le portrait.

richard-oelze-autoportrait-1948
Auto-portrait devant un paysage
R. Oelze, 1947–48, Worpswede  Kunststift

Celui-ci existe toujours, dans les collections de la colonie d’artiste de Worpswede, dont Oelze a fait partie.


sb-line

Le triple autoportrait de Rockwell

norman-rockwell-autoportrait

Triple autoportrait
Norman Rockwell, couverture du Saturday Evening Post du 13 février 1960,

Musée Norman Rockwell, Stockbridge 

Dans ce triple autoportrait de Rockwell, réalisé à l’occasion de la parution de son autobiographie, l’humour s’allie à la virtuosité dans une synthèse brillante de ses conceptions artistiques.

Le pygargue américain et le casque doré qui somment le miroir et le chevalet, la série d’autoportraits  célébrissimes en cartes postales (Dürer, Rembrant, Picasso, Van Gagh) indiquent une intention glorieuse : rivaliser avec les plus grands.

Mais la feuille d’études accrochés sur la toile blanche, le chiffon fourré dans la poche arrière, les pinceaux et les allumettes jetés sur le sol, la corbeille à papiers débordante, disent combien la réalisation est laborieuse. La fumée qui sort de la poubelle et le casque de pompier sont d’ailleurs une allusion à l’incendie  accidentel qui, en 1943, détruisit l’atelier d’Arlington.


norman-rockwell-autoportrait_balance
Le peintre à la pipe inclinée, qui se penche à la limite de la chute vers son propre reflet, semblable au verre de coca en train de glisser sur le livre d’art, équilibre par la probité du pinceau et de l’appuie-main l’ image trop flatteuse qu’il n’a pas l’intention de finir.

D’ailleurs, aveuglé par ses lunettes opaques, l’artiste littéralement ne voit rien


norman-rockwell-autoportrait_peinture

…c’est son oeuvre qui regarde à sa place, l’oeil rajeuni et la pipe plus virilement  horizontale.


sb-line

Un autoportrait stéréoscopique de Dali

Dali from the back painting Gala from the back double

Dali de dos peignant Gala de dos, éternisée par six cornées virtuelles, provisoirement réfléchies dans six vrais miroirs
1972-73, Figueras, Théâtre-Musée Dali.

En fixant le centre des deux vues, vous devriez voir avec un peu d’entraînement  se creuser l’image stéréoscopique conçue par Dali, qui fonctionne malgré l’inachèvement des visages et du paysage.

Les couleurs différentes, dans les deux vues,  des rideaux et de la chemise créent en se superposant un effet satiné.

Comme d’habitude chez Dali, le titre pose question : provocation surréaliste, ou devinette rationnelle ?


Dali from the back painting Gala from the back cadre

Faut-il chercher les six miroirs dans le cadre particulièrement complexe, qui semble déjà en  imbriquer deux ?


dali-from-the-back-painting-gala-from-the-back-eternalized-by-six-virtual-corneas-provisionally-1973 complete

Etat final supposé

Faut-il chercher les six cornées dans l’état final du tableau ? Le mot « provisoirement » suggère que Dali a tenu compte de son inachèvement, et qu’il faut donc rechercher la solution dans le tableau tel que nous le voyons.


Dali from the back painting Gala from the back eternalized by six virtual corneas provisionally reflected in six real mirrors - 1973 detail
Les six cornées ne sont pas trop difficiles à trouver : d’arrière en avant, ce sont celles de Gala, de Dali et… du spectateur.

Pourquoi virtuelles ? Parce que, malgré leur relief,  les deux personnages du tableau ne sont que des illusions d’optique ; et que le spectateur n’est lui-même qu’un fantôme anonyme, dont le coup d’oeil  va déclencher, éternellement,  le surgissement de l’image au travers de ses cornées de passage.


dali Stereoscope

Les six miroirs  sont plus difficiles à deviner : sans doute  s’agit-il d’une allusion au dispositif   dans lequel l’oeuvre est habituellement présentées : deux miroirs à angle droit permettent de regarder séparément  les deux tableaux (chacune avec son miroir peint), et d’obtenir sur les  deux rétines les images de ces miroirs : donc au total six miroirs.

Stereoscope

Mais pourquoi réels ? Parce que nous sommes ici non pas dans le domaine subjectif de l’image 3D telle qu’elle est perçue, mais dans le mécanisme objectif qui relie, à gauche et à droite,  trois éléments du monde réel :

  • la surface peinte,
  • la surface réfléchissante,
  • et la surface projetée au fond de chaque rétine.

sb-line

Leonid Balaklav 1997

Autoportrait dans l’atelier
Leonid Balaklav, 1997, Collection privée

Dans ce comble de la vision panoptique, nous voyons simultanément le recto et le verso du tableau en cours.

Posé sur son chevalet, le miroir devient toile ; plantée devant l’artiste, la toile devient  miroir.



sb-line

Les miroirs de Philippe Pradalié

Une mise en abyme en trois temps  :

Philippe Pradalié 2002 Autoportrait au1) Autoportrait aux trois miroirs, Philippe Pradalié, 2002 Philippe Pradalié avec l' Autoportrait aux trois miroirs, photo René Burri2) Philippe Pradalié avec l’ Autoportrait aux trois miroirs, photo René Burri

 

autoportrait-de-rene-burri dans-un-miroir-peintures-philippe-pradalier 2000
Autoportrait devant un tableau de Philippe Pradalier
René Burri, 2000

Le photographe et le peintre, coiffés du même chapeau et armés du même regard scrutateur, posent chacun à droite de son instrument de travail  : appareil photographique sur son pied pour l’un,  tableau sur son chevalet  pour l’autre.


autoportrait-de-rene-burri dans-un-miroir-peintures-philippe-pradalier 2000 schema

Le dos du peintre cache la face droite de son sujet, le miroir peint ; de même  le cadrage choisi par le photographe cache la face gauche de son sujet, le miroir réel (pastilles noires).

Mais la face centrale du miroir réel nous révèle ces deux faces manquantes, complétant simultanément le sujet du peintre et celui du photographe.

Références :
[2] Jill Burke, « That’s no saint! Mirrors, witches and seeing yourself naked »
https://renresearch.wordpress.com/2011/03/25/thats-no-saint-mirrors-witches-and-seeing-yourself-naked/
[2a] Sefy Hendler, La Guerre des Arts: Le Paragone peinture-Sculpture en Italie, XV-XVII siècle.
[4] Liana Cheney, « Lavinia Fontana’s Prudence: A Personification of Wisdom », 2019, Journal of Literature and Art Studies https://www.academia.edu/40525851/Lavinia_Fontanas_Prudence_A_Personification_of_Wisdom
[4a] Cette hypothèse a été proposée par Creighton Gilbert en 1955, avec deux arguments : d’autres oeuvres de Savoldo montrent des hommes barbus ressemblant à celui-ci et fixant le spectateur, attitude typique des autoportaits cachés ; les miroirs peuvent être considérés, à l’âge d’or du paragone, comme des instruments de travail du peintre. Je rajoute ici un autre argument : à savoir que deux objets (la bougie et le gorgerin) sont assimiliables, par leur forme, à deux autres instruments : le pinceau et la palette.
Pour une discussion sur l’hypothèse de l’autoportrait, voir [2a] p 123 et ss
[5] Jean-Luc Nancy, Le Regard du portrait, Paris, Galilée 2000 (Incises), pp. 93