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1.5 Instruments de Mesure

27 décembre 2015
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Melencolia Schema Mesure

Après le Menuiserie et la Fonderie, passons maintenant aux instruments de mesure.

Article précédent : 1.4 Outils d’artisan

Le compas

Melencolia_Compas_Livre

Le compas est lié à l’équerre en tant qu’instrument du menuisier. Mais sa place centrale dans la gravure en fait un objet polyvalent, capable également d’évoquer l’Astronomie  (voir 1.2 Astronomie, Astrologie) et la Géométrie.

Durer Dresden SkizzenBuch compas

Esquisse du Compas, Dresden Skitzzen Buch  

D’après l’étude qui nous est restée, Dürer semble avoir hésité sur cet objet très important : il a commencé à gauche par un compas à branches inégales et mécanisme de serrage (plutôt un outil de géomètre qui évoque le compas parfait permettant de tracer toutes les coniques [1], et dont il aurait peut être mis au point un exemplaire [2]).

Finalement, il s’est  rabattu sur l’objet le plus neutre qui soit : un banal compas à deux branches égales.


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Le sablier

Melencolia_sablier
Le sablier est représenté avec une exactitude méticuleuse : on voit les reflets sur le verre, le filet de sable, entre le réservoir supérieur et le tas qui est en train de se former en dessous. D’après le volume des deux tas, le sablier est à mi-course.


Un modèle de luxe

Il s’agit d’un de modèle de luxe, particulièrement raffiné. Il a la forme d’une sorte de gloriette construite avec des éléments végétaux : base entourées de feuilles, colonnes faites de troncs, qui se tressent en haut selon des motifs en accolade ; enfin, terrasse supérieure ornée de six boules.


Melencolia_detail_carre

Cette décoration végétale s’harmonise avec les croisillons du carré magique, en forme de tiges élaguées.


Un sablier singulier

Parmi les innombrables sabliers représentés dans ses tableaux ou des gravures, celui de Melencolia I a une particularité frappante, qui n’a pourtant jamais  été commentée : il n’est pas symétrique entre le haut et le bas. Ce sablier magnifique serait-il donc un leurre, un objet inutile, figé, destiné à ne jamais être retourné ?

Il y a, heureusement,  une autre explication : les sabliers habituels sont des objets d’intérieur, faits pour être posés et retournés sur des tables, c’est pourquoi ils sont  symétriques.Le nôtre est conçu pour être fixé au mur, autour d’un pivot central qui n’est pas visible dans la gravure. Sa décoration asymétrique a alors un avantage : permettre de repérer plus facilement le nombre de tours (pairs ou impairs).


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Le cadran solaire

Cadran Solaire NurembergFleischbrücke Vue de Nuremberg, XVIIème siècle  

 

Sonnenuhr_im_Johannisfriedhof_Nurnberg

 

Cadran Solaire de JohanisFriedhof

Le petit cadran solaire est d’un type courant à Nuremberg. Les heures sont inscrites sur un rouleau de parchemin décoratif. L’aiguille est renforcée en bas par une tige fichée à angle droit dans le mur.


Melencolia_cadran

Il s’agit d’un objet miniature, probablement en métal, amovible et non pas peint ou gravé sur le mur. Il est accroché à la corniche, mais sans que celle-ci lui fasse ombre ; juste au dessus du sablier, mais sans en être solidaire (ce qui empêcherait de le retourner).  En donnant les heures, il complète le sablier qui mesure des durées plus courtes. [3]


Un cadran méridional

Le fait que les heures soient réparties symétriquement indique qu’il s’agit d’un cadran solaire méridional, autrement dit  que le mur est orienté plein Sud.

Les heures vont de VIIII à IIII, avec midi en bas, comme dans tous les cadrans solaires de l’hémisphère nord (voir A quoi sert midi (sur le globe) ).

Certains ont cru y voir une allusion aux heures nocturnes, pendant laquelle se pratiquent les opérations secrètes du Grand Oeuvre : à ce compte, tous les cadrans solaire sont alchimiques !


Les sabliers à compte-tour

SaintJerome_sablierSaint Jerôme dans sa cellule, 1511 Chevalier_sablierLe Chevalier et la Mort,1513

Il faut bien faire la différence avec les autres modèles de sablier (quadrangulaire ou cylindrique) que l’on voit dans des gravures précédentes. La partie supérieure de ces sabliers comporte un cadran circulaire rabattable, gradué de I à XII, avec le XII en haut : l’aiguille, que l’on déplace manuellement, permet simplement de compter les tours.


Kirche St. Andreas in Brodersby. Doppelglas-Sanduhr an der Kanzel

Eglise St. Andreas de Brodersby

Un double-sablier tournant avec compte-tour pour mesurer le temps du sermon (30 mn les dimanches ordinaires, 60 mn les jours de fête)


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La balance

Melencolia_balance
La balance est à l’équilibre, comme l’indique l’aiguille verticale. C’est un modèle de luxe. L’ « Omega » pendu en dessous n’a rien de mystique, c’est simplement un dispositif de blocage évitant de fausser la balance en cas de poids trop lourd.


Durer Dresden SkizzenBuch Waage

Esquisse de la Balance, Dresden Skitzzen Buch  

Cette balance existait probablement en réalité : nous en avons une étude très précise, toujours à l’équilibre, mais sous un autre point de vue.


Melencolia_Balances_Comparaison
En retournant l’esquisse de gauche à droite, on constate que Dürer ne s’est pas contenté de modifier le point de vue : il  a aussi modifié les proportions, en rendant l’instrument plus trapu (sans doute pour des raisons de mise en page).

Le point important est que, malgré ces modifications majeures, le détail des enroulements des trois brins est resté exactement le même : comme si ce détail  avait eu plus d’importance pour Dürer que la véracité d’ensemble de l’objet. Il faudra attendre 4.4 Harmonies polyédriques pour une hypothèse sur la raison d’être de ces enroulements.


Article suivant : 1.6 Paradoxes des Bourses et des Clés

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[1] Sur le compas à coniques à la Renaissance et l’apport éventuel de Dürer
https://halshs.archives-ouvertes.fr/file/index/docid/376560/filename/Trace_continu_coniques-ASP.pdf
compas a conique
[2] Sur le compas parfait
http://devittori.perso.math.cnrs.fr/sijzi/Compas.htm

[3] Le cadran soudé au sablier :

Heinrich Aldegrever Respice Finem 1529

Respice Finem, Heinrich Aldegrever 1529

Dans cette gravure réalisée l’année qui suit la mort de Dürer, Aldegrever recycle l’astre rayonnant, la sphère et le sablier solidaire du cadran, sans se poser trop de questions. Le thème tire vers la la Vanité : la femme nue tenant sa pomme est semblable à Vénus pour la Beauté, à la Fortune par le boule instable. La devise lui rappelle de ne pas perdre de vue sa propre fin.

1.6 Le truc des Bourses et des Clés

27 décembre 2015
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Nous allons traiter à part les deux seuls objets portés par l’Ange lui-même,   rattachés à sa ceinture par des rubans. Ce sont aussi les seuls dans lequel un même objet est répliqué  : six clés, trois bourses. Ce sont enfin les seuls sur lesquels Dürer nous a laissé un semblant d‘explication, sous forme d’un annotation lapidaire en marge d’un croquis préparatoire :

Putto British Library

« la clé représente le pouvoir, les bourses représentent la richesse ».

(Schlüssel [betewt] gewalt, pewtell (Beutel) betewt reichtum)

Bourses et clés en 1514

Pour situer d’emblée la difficulté de l’interprétation avec un artiste aussi prolixe que Dürer, voyons deux autres exemples qu’il a produit cette même année 1514, dans des contextes totalement différents.


madonna-by-the-wall-1514

La Madonne aux Remparts, Dürer, 1514

Dans cette Vierge vêtue en bourgeoise,  assise devant les remparts de Nuremberg, la bourse et les clés (absentes  habituellement dans les madonnes de Dürer) servent un pieux sentiment de proximité et d’identification.


albrecht-durer-peasant-couple-dancing-1514

Couple de paysans dansant,  Dürer, 1514

 

Chez cette paysanne au contraire,  elles jouent un rôle comique : tandis que le paysan débraillé et obscène (voir le fourreau troué) ne songe qu’à danser, la femme tient prudemment  les cordons de la bourse.

En général, la bourse et les clés, parfois associées comme ici avec un couteau, se portent près de la ceinture, pour d’évidentes raisons de sécurité.

Durer Visitation 1503
Visitation, détail, Dürer,1503

Dans ce seul cas, la bourse pend nettement plus bas, presque au niveau du genou.


Dürer, Marge du Livre de Prieres de l'Empeureur Maximilien Munich Staatsbibliothek
Marge du Livre de Prieres de l’Empeureur Maximilien
Dürer, Munich Staatsbibliothek

Ici, c’est au contraire le trousseau qui pend au niveau du genou.

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Le trousseau de clés

Melencolia_cles
Il ne comporte pas quatre cIés comme on le lit souvent, mais six (deux sont plus courtes et leur panneton est caché, mais on voit bien leur anneau sur le ruban).

La première clé est plus grosse et isolée des autres. M.Calvesi [1] est le seul a avoir souligné ce détail. Il interprète la mention de Dürer : « la clé représente le pouvoir » comme signifiant le pouvoir de transmutation. Il le relie au I de l’inscription « MELENCOLIA I », pour conforter son interprétation de la gravure comme représentant la première oeuvre (la première « clé ») du Grand Oeuvre alchimique (qui traditionnellement en comporte quatre ou sept).

L’argument serait plus convainquant s’il n’y avait pas six clés.


La première clé

Elle diffère des autres par sa taille, mais aussi par sa forme : son anneau est plat (celui des autres est torique),  ce qui justifie la petite proéminence sur la partie supérieure, qui  facilite la préhension. Elle possède en outre un motif circulaire à la jonction entre l’anneau et la tige.

A la réflexion, sa situation semble peu naturelle : l’anneau est situé au dessus du ruban, et la tige en oblique n’est pas en position d’équilibre,  comme si cette clé échappait à la pesanteur (la dernière clé du trousseau est également en oblique, mais on voit que c’est parce qu’elle est soulevée par un pli de la robe).

Une illusion graphique  Scoop !

Melencolia_cles_couleur
Compte-tenu de la précision du dessin (on pourrait presque reconstruire la serrure d’après les motifs du panneton), toute maladresse est exclue :  soit Dürer veut nous suggérer que la première clé est en mouvement (en train de glisser le long du ruban pour rejoindre les autres, ou en train de « léviter » surnaturellement) ; soit il faut comprendre que la « collerette » située juste en dessous de l’anneau ne fait pas partie de la clé, mais représente une boucle du ruban autour de la tige (en bleu) : ce qui explique les deux anomalies, la position en hauteur et en oblique.

On remarque également que que le ruban qui tient les clés est doublé pour plus de sécurité ; cela permet aussi de l’attacher facilement au lien de cuir fermé par une boucle, lui même passé à la ceinture de la robe.

Avec l’énigme de la clé en suspension ou nouée, Dürer pousse aux limites la précision et le réalisme du graphisme, et attend du spectateur qu’il pousse lui-aussi aux limites ses capacités d’analyse et de logique.

Moralité des clés

La première clé, la plus grosse, la plus ornée, située à l’écart et au-dessus des autres, semble n’en faire qu’à sa tête et échapper aux lois de la nature  : en fait elle s’y soumet et même doublement,  car elle est doublement liée.

La maxime des clés serait en somme : « plus on est puissant, moins on est libre ».  


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Les bourses

Melencolia_bourses
Elles sont posées côte à côte dans un repli de la robe. Rien d’étonnant à trouver une bourse, même volumineuse,  en tant qu’accessoire pour dames, de nombreuses gravures l’attestent.


 

16th century leather pouch (German) in the St. Annen Museum (Lubeck)Triple bourse en cuir allemande du XVIème siècle St. Annen Museum, Lübeck  Allaert Claesz.A dancing couple with Death playing a xylophone 1562Couple dansant avec la Mort qui joue du xylophone, Allaert Claesz,1562

 

Il existait même un modèle avec trois petites bourses cousues autour d’une autre, mais ce n’est pas le cas ici : les trois bourses sont indépendantes.


La longueur du ruban

Nous avons vu qu’en général, la bourse se trouve au niveau des clés. Melencolia I présente une double exagération : non pas une bourse, mais trois. Non pas un lien court, mais un lien tellement long qu’il permet aux bourses de traîner par terre, lorsque l’ange si lourdement lesté s’assoit.


Martin Schaffner 1533 table pour Asymus Stedelin Museumlandshaft Hessen, Kassel

Table pour Asymus Stedelin
Martin Schaffner, 1533, Museumlandshaft Hessen, Kassel

Cette exagération est tellement typique qu’elle a été retenue telle quelle, vingt ans plus tard, pour ces belles dames habillées à la mode de Melencolia I.


Le truc des rubans

Melencolia_bourses_couleur
Derrière le double ruban des clés, un autre double ruban (en vert) descend jusqu’aux bourses, et disparaît derrière la première. La comparaison est éclairante : si les clés nécessitent un double ruban pour les assujettir à la ceinture, a fortiori les bourses, plus lourdes et plus précieuses… or on ne voit que deux brins descendre jusqu’aux bourses, là où on devrait en compter quatre.

Panofsky a bien noté ce détail :  « les bourses, au lieu d’être attachées à la ceinture par les rubans, ont glissé négligemment sur le sol ». [2]


Une illusion graphique

Essayons de reconstituer les faits :  Melencolia a débouclé le lien de cuir, dégagé un côté du double ruban des bourses, laissé choir celles-ci sur le bas de sa robe avant de s’asseoir, puis rebouclé le lien de cuir. Quant au double ruban, coincé sous une des bourses, il est resté en place le long de la cuisse. Tout ceci est bien irréaliste.

Le réalisme affiché des bourses et des rubans fonctionne ici comme un trompe-l’oeil redoutable : nous voyons avec certitude les bourses attachées, mais la réflexion prouve qu’elles ne le peuvent pas l’être.  L’illusion est à double détente : d’abord, le ruban guide l’oeil jusqu’aux bourses cachées dans le pli de la robe, qui semblent donc symboliser l’avarice et la dissimulation typique des mélancoliques : dans un second temps, le même ruban nous dit que l’ange s’est volontairement détaché de ses bourses, mais n’a pas renoncé à ses clés.

Moralité des bourses

Ainsi Dürer, cet artiste à succès, ce saturnien comblé par la Fortune, nous montre des bourses qui ne tiennent pas vraiment à leur propriétaire, donc auxquelles leur propriétaire ne tient pas.  Tandis que les clés, au contraire, sont bien attachées, et même à double lien.

Complétant la mention manuscrite de Dürer, bourses et clés seraient la métaphore d’un détachement relatif, disant en quelque sorte : « Lâchez la richesse, mais gardez le pouvoir ! »

Nous proposerons dans 7.2 Présomptions une interprétation plus précise de cette maxime.


Quelle est la raison de ces jeux ? L’optimisme pré-scientifique d’un grand intellectuel, désireux d’enseigner l’importance des détails qui clochent et de nous persuader que toute anomalie apparente a en définitive une explication rationnelle ? Ou bien au contraire la résignation d’un très grand artiste, qui aurait pressenti avant l’heure la part d’indécidable que  toute représentation suppose ?

Références :
[1] « A Noir (Melencolia I) » Maurizio Calvesi, Storia del Arte 1:2, 1969, p 54
[2] Saturn and Melancholy » de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl
1979, p.318 http://monoskop.org/File:Raymond_Klibansky,_Erwin_Panofsky,_Fritz_Saxl_Saturn_and_melancholy_studies_in_the_history_of_natural_philosophy,_religion_and_art_1979.pdf

1.7 L’Objet-Mystère

27 décembre 2015
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L’objet-mystère   (Scoop !)

 

Melencolia_Inconnu

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Un sifflet ou un instrument à vent

Nous n’avons pas réussi à trouver un  sifflet ou un appeau de cette forme – qui aurait pu s’associer avec le lévrier endormi. De plus l’objet semble trop robustement construit, et le trou trop petit pour ce genre d’usage.

Vitruvius 1548 Instrument de musique

Vitruvius Teusch 1548, chap 286

Dans cette planche consacrée aux inventions de Ctesibius, on voit à côté du soufflet et de la flûte un long instrument dont l’embouchure ressemble un peu à notre objet inconnu. Le lien ténu  étant que la Musique est sensée soigner la Mélancolie.

Un bec de cromorne
cromorne bec

Cet instrument est probablement une forme de Krummhorn (cromorne ou tournebout), généralement courbé, qui possède une hanche similaire à celle du hautbois, enfermée dans un bec amovible.

Krummhorn Players, 1551 Heinrich Aldegraver

Joueur de krummhorn, 1551 Heinrich Aldegraver

Cet instrument était couramment utilisé au XVIème siècle. Néanmoins, la pointe du bec amovible est plutôt en forme de fente que de trou circulaire, comme dans l’objet de Melencolia I.


Un soufflet

Sous l’autorité de Panofksi, c’est l’identification qui revient le plus souvent. Il est vrai qu’on retrouve un soufflet associé au creuset dans d’autres oeuvres d’époque (voir 1.4 Outils d’artisan ).


L'Alchimie Von der Artzney Bayder Gluck des guten und widerwertigen 1532

L’alchimie, Gravure de Hans Weiditz, 1532  

Métaphoriquement, le soufflet est un objet ironique, synonyme de pensée vide et  de vaines spéculations : les critiques des alchimistes les appellent des souffleurs.


BecSoufflet
Bec d’un soufflet moderne

Mais ici, le trou trop étroit et le manque de place jusqu’à la marche rendent cette proposition impossible : à moins  d’y voir un soufflet qui ne peut pas souffler.

Voici quelques autres propositions envisagées et réfutées par Panofski [1], p 329

Un tube de couleur (Nagel)

Aucune autre représentation connue.

Une Canne de verrier

Agricola Canne verrier
Agricola, De re metallica, 1556, p 476

A cause de cette gravure, on a proposé une canne de souffleur de verre : mais manifestement ni les proportions ni l’étroitesse de l’ouverture ne conviennent.


Un chasse-clou (Bühler)

La proximité avec les clous appelle cette hypothèse. Panofski indique que cet outil était inconnu avant le XIXème siècle. De plus, il ne correspond guère aux énormes clous de charpentier, dont la tête saillante ne risquait pas d’être escamotée.


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Un clystère

La plus ancienne mention connue d’un clystère métallique se trouve dans un manuscrit de 1470 intitulé « Compte des Dépenses de la Cour de Louis XI » (toutes les références  sont tirées de [2]  )


Bas relief XVeme Musee Gruuthuse Brugges
Bas relief du XVème siècle, Musée Gruuthuse, Brugges

Voici une des plus anciennes représentations d’une seringue à lavement, et de son usage.


seringue 1497

Das Buch der Cirurgia di Hieronymus Brunschwig (1497)
Facsimile de Gustav Klein; Carl Kuhn, Münich, 1911.[2]

Il faut reconnaître une certaine ressemblance avec l’objet de Melencolia I.

Boite a clystere

Virgil  Solis d’après Heinrich Aldegrever
La salle des Bains, milieu XVIème [3]

On reconnait la boîte, mais l’instrument n’apparaît pas dans cette gravure, qui représente des bains publics.

beham La fontaine de Jouvence

La fontaine de Jouvence (détail) Cliquer pour la vue complète.
S.Beham, 1531

En revanche, cette composition gaillarde n’hésite pas à montrer un clystère en pleine action.  Il possède le même évasement au bout de la canule  que l’objet de Melencolia I, mais avec une taille bien plus imposante.


Clystere en argent, Nuremberg, Germanishes National Museum

Clystère en argent,
Nuremberg, Germanishes National Museum

,
Il est donc  possible que l’objet-mystère de Melencolia I soit un clystère : même si, utilisé au départ  par les barbiers ou dans les bains, il ne deviendra un instrument médical que dans la seconde moitié du siècle.

Dix Livres de la Chirurgie Ambroise Pare 1564

Dix Livres de la Chirurgie, Ambroise Paré ,1564

Dürer a pu le cacher sous la robe par discrétion…  ou pour indiquer avec humour sa destination finale, d’autant qu’il ne dédaignait pas de plaisanter avec le sujet :

« Et sur ce que vous m’écrivez que je dois arriver bientôt, sinon vous allez administrer un clystère à ma femme, cela ne vous est pas permis, vous la sauteriez alors à mort » Lettre de Dürer à Pirckheimer, Venise, 13 octobre 1506.

A la fois la mélancolie hypocondriaque, chez l’homme, ou les divagations utérines, chez la femme, peuvent se soigner par des clystères différemment utilisés [4] : mais cette raison semble faible pour expliquer cette présence incongrue, juste à côté de la signature. A moins qu’il ne s’agisse d’un « private joke » à l’intention des amis proches.

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Voici une série d’autres hypothèses, apparues depuis le livre de Panofski, ou personnelles…

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Un cadran de berger

Altdorfer Le charpentier RP-P-OB-2973
Le charpentier
Dessin d’Altdorfer, Rijkmuseum

Il ne s’agit pas ici d’un fil à plomb, mais d’un cadran solaire portatif, à corps cylindrique.

Detail_-_Shepard_Dial_-_from_The_Ambassadors_-_Holbein

Les Ambassadeurs (détail)
Holbein, 1533, National Gallery, Londres

Très improbable que Dürer ait crypté cet objet en supprimant l’ergot et les très intéressantes hyperboles.

La poignée d’une loupe

Selon Elizabeth Maxwell-Garner [5], il s’agirait de « la poignée d’une loupe industrielle utillsée pour la coupe des bois de graveur ». Aucune référence n’est malheureusement fournie.


Un matoir (Punzireise)

matoirs
Ces outils  permettent d’imprimer dans le cuir différents motifs.


Ceinture motif
Comme par exemple la marque en forme de soleil de la ceinture de l’Ange.


Un Poinçon à tête amovible

Dans le même ordre d’idée, on peut imaginer qu’il s’agit d’un outil de percussion, dans lequel venaient s’emboîter différentes têtes amovibles. Ce qui expliquerait sa place à côté de la signature. Mais les poinçons d’orfèvre  sont plutôt des pièces uniques,  afin d’éviter la contrefaçon.

Un Poinçon de Géomètre

holbein_kratzer_polyhed

Portait de l’astonome Nicolas Kratzer (détail)
Holbein, 1528, Musée du Louvre, Paris

Placé en toute premier plan à un emplacement de choix, cet objet, emblème de la précision,  permettait de marquer un point,  ou de bloquer une règle. Mais pourquoi Dürer l’aurait-il représenté sans pointe ?

Un Burin sans pointe…

… et auquel il manque le manche !

Nicklaus Manuel Deutsh burinNiklaus Manuel Deutsch, 1515 Vitruvius Teusch burinVitruvius Teusch, 1548

 

Dès l’époque de Dürer, les burins pour la taille sèche avaient la même forme qu’aujourd’hui : paume en demi-cercle et pointe en losange.


Monogrammiste HL Saint George 1533 British Museum
Saint Georges
Monogrammiste HL,1533, British Museum

Pour comparaison, ce graveur anonyme avait pour habitude de planter son burin à côté du panonceau portant ses initiales : ici en écho avec la lance de Saint Georges, plantée dans le corps du dragon. Si Dürer avait voulu signer avec son burin, il l’aurait fait tout aussi explicitement.



Niklaus Manuel Deutsch- Saint Eloi dans son atelier_1515

Saint Eloi dans son atelier
Niklaus Manuel Deutsch, 1515, Kunstmuseum, Bern

Cette représentation d’un atelier d’orfèvre nous montre l’environnement qu’a dû connaitre le jeune Dürer lors de ses années de formation chez son père : Saint Eloi met en forme un calice sur son enclume, l’ouvrier de droite trace une marque sur un anneau doré qu’il tient délicatement dans un linge. Quant au personnage central, il grave au burin une plaque posée sur un coussin.

Ce tableau est particulièrement irritant car, sans nous donner de  solution, il met en scène quatre de nos meilleures fausses pistes : le soufflet (manié par l’apprenti à l’arrière-plan); le burin (posé sur la table), le poinçon  et le rochoir (voir 1.4 Outils d’artisan ).


Eloi patte lapinNiklaus Manuel Deutsch, 1515 Vitruvius patte lievreVitruvius Teusch, 1548

Vitruvius Teusch, 1528

La patte de lièvre à côté de la boîte à poids servait au nettoyage des pièces. On la voit aussi sur le Vitruvius.


Un fil à plomb

Pour compléter les instruments de mesure, ce pourrait être un poids de fil à plomb vu de dessus, le trou servant à laisser passer le fil.


Maitre macon Jost Amman 1536

Maitre maçon, Jost Amman, 1536

Dans cette gravure contemporaine, le fil à plomb est de forme « radis ».


 

Netherland PLUMB BOBS Wolf Rucker

Plombs néerlandais, date inconnue (collection Wolf Rücker [6])

Cependant, certains plombs cylindriques évoquent fortement l’objet de Melencolia I.

 



A l’issue de cette enquête sur l’objet-mystère, nous voici parfaitement frustrés.

En l’attente d’une découverte bouleversante, la solution de loin la plus plausible est le clystère.

Dürer Robinet

Le bain des Hommes, détail
Dürer, 1496-98

Même si nous savons que Dürer peut à l’occasion se montrer cru (voir cette métaphore du robinet-coq), la présence de cet objet  prosaïque, voire grivois, nous choque surtout à cause de son emplacement : entre ces deux objets sacrés que sont les clous (emblème christique) et la signature dürérienne. A cet emplacement stratégique, le coin en bas à droite où finit la lecture, est-il possible que Dürer ait vraiment voulu clore le sujet par un lavement ?


Une échappatoire serait de considérer que cet objet a été rendu volontairement ambivalent : ce serait un objet blanc, une sorte de joker qui se rattacherait aux autres thèmes :

  • à la fonderie, si c’est un soufflet ;
  • à la menuiserie, si c’est un chasse-clou ;
  • à l’écriture, si c’est un burin, un poinçon ou un matoir ;
  • à la mesure, si c’est un fil à plomb.

Schema Vitruvius
Ce sont les quatre thèmes qu’à retenu, en 1538, le graveur du Vitruvius Teusch (en se gardant bien de représenter l’objet-mystère, comme s(il était spécifique non pas au thème, mais à Dürer lui-même).


Objets_schema complet
A l’issue de cette phase d’exploration des objets, voici donc comment ils se répartissent dans Melencolia I, avec les deux thèmes additionnels que sont les références à l’Apocalypse, et les objets-symboles (bourses et clés). Plus l’irritant objet que nous laisserons à son mystère.

Deux sont des énigmes visuelles :

  • la clé qui semble libre alors qu’elle est  doublement attachée;
  • les bourses qui semblent attachées alors qu’elles sont libres.

D’autres sont des objets déceptifs, des sortes d’apories :

  • l’astre imprévisible, la sphère opaque, le cadran solaire minuscule et sans ombre
  • la meule qui ne peut pas meuler.

Peut-être faut-il inscrire dans cette catégorie notre objet-joker, indécidable parce que délibérement incomplet :

  • le soufflet ou le clystère sans trou ;
  • le manche sans pointe ;
  • le plomb sans fil ;
  • le cadran de berger sans courbes.

Ayant tâté de la méthode et de l’état d’esprit de Dürer, nous voici armés pour attaquer les trois morceaux de bravoure que sont le Carré magique, la Sphère et le Polyèdre.


Article suivant : 2 La question du Carré

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Références :
Saturn and Melancholy » de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl
1979, p.318 http://monoskop.org/File:Raymond_Klibansky,_Erwin_Panofsky,_Fritz_Saxl_Saturn_and_melancholy_studies_in_the_history_of_natural_philosophy,_religion_and_art_1979.pdf
[2] Marco Gatinaria e la Storia della Siringa, Renzo Console, http://chifar.unipv.it/museo/Console/gatt.htm
[3] Alison G.Stewart, Sebald Beham’s Fountain of Youth-Bathhouse Woodcut: Popular Entertainment and Large Prints by the Little Masters, 1989
http://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1014&context=artfacpub
[4] « Some Penetrating Insights: The Imagery of Enemas in Art » Laurinda S. Dixon, Art JournalVol. 52, No. 3, Scatological Art (Autumn, 1993), pp. 28-35  http://www.jstor.org/stable/777365
[5] http://www.albrechtdurerblog.com/wp-content/uploads/2012/10/DISCOVERING-THE-DURER-CODE-EXHIBITION-CATALOG-AT-COASTAL-CAROLINA-UNIVERSITY-OCT-8-NOV-23-2012.pdf
[6] PLUMB BOBS OF THE WORLD, Wolf Rücker http://www.plumbbobcollectors.info/media//DIR_43422/3db50afcf6c7c8aaffff8208ac144226.pdf

La vocation de Saint Mathieu

12 octobre 2015
Comments (8)

Imaginons deux personnages en toge faisant irruption dans un bar de la City, où cinq traders en costard-cravate énumèrent leurs stock-options. C’est l’idée-choc de Caravage…

La vocation de Saint Matthieu

Caravage, 1599-1600, Eglise de Saint Louis des Français, Rome

The_Calling_of_Saint_Matthew-Caravaggio_1599-1600
..à droite Jésus et Saint Pierre dans des habits antiques aux couleurs ternes, à gauche cinq hommes  vêtus à la dernière mode, débordant d’argent et de sex appeal.

De part et d’autre, deux emblèmes résument la confrontation : à droite le bâton de l’Apôtre ; à gauche l’épée du jeune soldat.


Une composition efficace

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La verticale qui sépare les cinq percepteurs attablés et le couple des saints personnages  est très fortement marquée :  par le montant de la croix que dessine la fenêtre, et par la main droite de Jésus qui traverse cette ligne de démarcation entre le divin et l’humain.  Tout le monde a bien vu dans ce geste une citation de la main de Dieu tendue vers Adam, dans la fresque de Michel-Ange à la chapelle Sixtine.

OursSixtine Michal Batory-Deyrolle


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A remarquer, dans l’ombre, un détail bien moins visible : la main gauche de Jésus, ouverte vers le haut  comme pour accueillir celui que la main droite va chercher.



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Une seconde verticale, qui passe également par des mains superposées (celle du vieillard à lorgnon, et les deux mains accolées sur la table), divise le groupe de la table en deux camps : les deux qui regardent les pièces, et les trois qui regardent Jésus.

Ajoutons à cela le plumet blanc, qui fait écho au geste de Jésus comme pour le propager par ricochet, et l’index pointé du barbu, qui semble prolonger celui de Saint Pierre, et nous comprendrons l’efficacité de cette composition : à la fois structurée statiquement par deux cloisons verticales, et traversée dynamiquement par des flux de droite à gauche.

Le sens de la lecture

Cette direction de l’appel de Jésus,  de droite à gauche, contredit le sens naturel de la lecture (nous verrons d’autres exemples où, plus logiquement, les peintres  ont placé Jésus à gauche).


Cette complication se résout dès que  l’on regarde le tableau in situ, sur le mur gauche de la chapelle Contarelli.
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Depuis le fond de la chapelle, l’appel de Jésus s’adresse non seulement à Matthieu, mais aussi au visiteur qu’il invite à avancer  vers lui.

Certains pensent que la lumière naturelle de la chapelle fait ressortir d’autant plus le spot de lumière divine qui, en provenance de l’autel, désigne Matthieu dans le tableau.


L’identification du Saint

Depuis quatre siècles, on s’accorde à reconnaître  Matthieu dans le personnage barbu qui occupe le centre du groupe des cinq contemporains.

En 2012, une interprétation à contre-courant a été proposée, selon laquelle Matthieu serait le jeune homme à l’extrême gauche. Nous avons résumé, en annexe, les arguments et contre-arguments de la très intéressante controverse Lev/Magister. On y trouvera également la défense à mon avis décisive, par Irving Lavin, de l’identification traditionnelle.


Une composition volontairement ambigüe

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Un détail très significatif est que les mains qui, sur la table, se frôlent pour trier les pièces, sont deux mains droite : celle du barbu et celle du  jeune homme (qui tient de sa main gauche une bourse contre sa poitrine) :

du point de vue de l’appétit pour l’or, les deux personnages semblent à égalité (voir en annexe ce que dit Lavin sur ces mains).


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Une dernière ligne très marquée est l’oblique entre la lumière et l’ombre qui, frôlant l’auréole divine de Jésus (que l’ombre permet de rendre visible), descend vers la bouche de l’homme barbu, puis frôle le crâne du jeune homme :

du point de vue de la lumière qui convertit, ces deux-là sont encore à égalité.


Une manière élégante de dépasser la controverse serait de faire confiance à la subtilité de Caravage. Si l’identification du converti hésite entre les deux personnages, c’est peut être parce le tableau représente non pas une , mais deux conversions :

  • la conversion présente de Matthieu, l’homme barbu, haussé vers la lumière par la main de Jésus pour rejoindre le camp des Apôtres debout (en bleu) ;
  • la conversion à venir du jeune homme que Pierre puis Matthieu désignent, à son insu, non comme Apôtre, mais comme chrétien potentiel (en vert).


Une mise en scène définitive

Cette subtilité s’est perdue. Mais la leçon que les  successeurs de Caravage vont retenir  et reproduire pendant un bon  siècle, tient aux cinq rôles qu’il introduit de manière définitive dans l’iconographie de la Vocation. A savoir :

  • l’Apôtre, second rôle auprès de Jésus ;
  • le Publicain, second rôle auprès de Matthieu ;
  • l’Obstacle : celui qui s’interpose entre Jésus et Matthieu, faisant barrage à la conversion.



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Dans le tableau-princeps de Caravage, nul doute que l’Obstacle  n’est pas l’Argent étalé sur la table :

mais ces deux magnifiques jeunes gens rutilants de velours, de plumes et d’acier, qu’il faut beaucoup d’argent  pour habiller, séduire et retenir.


Nous allons voir comment,  dans les années immédiatement postérieures, des peintres ont repris et modulé cette mise en scène inaugurale.

Commençons par Ter Brugghen, dont on connait au moins trois Vocations de Saint Matthieu.  On ne sait  pas s’il a rencontré Caravage en personne lors de son voyage en Italie. Mais bien sûr, il en a étudié les oeuvres et le style, dont il rapportera les principes à Utrecht.



La vocation de saint Matthieu

Hendrick ter Brugghen, 1616, Magyar Szépmüvészeti Múzeum,  Budapest

La vocation de saint Matthieu Hendrick ter Brugghen - 1616 Magyar Szepmuveszeti Muzeum,  Budapest

Pour ce premier essai, Ter Brugghen se limite à trois rôles : pas d’Apôtre à côté de Jésus, aucun Obstacle entre Jésus et Matthieu.



La vocation de saint Matthieu Hendrick ter Brugghen - 1616 Magyar Szepmuveszeti Muzeum, Budapest_schema
La tableau pousse à la limite deux idées de Caravage : l’âge de Matthieu (maintenant un vieillard à la barbe blanche) et sa surprise : alors qu’il est habitué à recevoir les contribuables par l’avant (on devine le dossier d’un fauteuil), Jésus surgit par l’arrière en contournant le rideau . Des pièces tombent, Matthieu a le réflexe de sauver le petit coffre portatif d’une main, tout en rajustant sa toque  de l’autre.

La subtilité du tableau réside dans ce jeu des quatre mains, qui  se répondent en se croisant  :

  • à l’inverse de Caravage, c’est de la main gauche que Jésus pêche Matthieu  : main nue qui fait contraste avec la toque de velours ornée d’un médaillon d’or, que retient la main droite du riche  percepteur…
  • réciproquement, la main droite de Jésus, qui serre son manteau de voyageur, s’oppose visuellement et symboliquement à  la main gauche de Matthieu, encore crispée sur son coffre.

Nous sommes à l’instant de stupeur qui précède la conversion.



La vocation de Saint Matthieu

Hendrick ter Brugghen – 1620, Musée des Beaux-Arts, Le Havre

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Une composition rationnelle

Dans ce deuxième opus, Ter Brugghen reprend la composition de Caravage, en la rationalisant :

  • le Christ passe  à gauche (le sens de l’appel est maintenant cohérent avec le sens de la lecture)
  • le nombre de personnages monte à huit (un de plus que Caravage), ce qui équilibre la distribution des rôles : deux Apôtres, deux Publicains, deux Obstacles.

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Des symétries fortes

Aussi se créent de manière  quasi-automatique des symétries entre ces couples :

  • les deux Apôtres debout, qui sortent sur la gauche derrière Jésus, équilibrent les deux Publicains debout derrière Matthieu ;
  • les deux Obstacles, le jeune et le vieux , s’imitent – même posture des jambes encaleçonnées,  même  dos courbé  – tout en s’opposant – l’un porte plumet, l’autre est déplumé ; l’un fixe Jésus, l’autre scrute une monnaie au travers de ses lorgnons (citation directe de Caravage).

Une faiblesse

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Une autre citation est moins heureuse  : en exagérant la taille du plumet, Ter Brugghen minimise le geste de Jésus, et affaiblit la cloison de séparation entre le sacré et le profane :  d’où le chien de garde, malencontreusement rajouté en bas.

Une  bonne idée

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Une bonne idée, malheureusement peu visible : à la petite balance posée sur la table s’oppose la grande balance du mur du fond – justesse humaine contre justice divine.

Les deux grands plateaux mettent en correspondance les deux principaux protagonistes : Jésus et Matthieu. Mais pas en équilibre : car le fléau penche légèrement côté Jésus, comme poussé vers le bas par sa main légère.

Le choix est fait, la conversion a eu lieu : Matthieu n’a plus désormais qu’à se laisser glisser le long de cette pente  qui le conduit, par dessus l’Obstacle, à la suite des deux Apôtres.



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Bassano - ambito

La Vocation de Saint Matthieu
Entourage de Bassan, XVIème- XVIIème siècle, Phototèque Zeri

A titre de curiosité, voici un  autre exemple d’une  grande balance dans  la Vocation de Saint Matthieu, qui aurait pu donner son idée à Ter Brugghen.



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Claes Cornelisz Moeyaert
La Vocation de Saint Matthieu
Claes Cornelisz Moeyaert, première moitié du XVIIème siècle, Collection privée

Probablement à la suite de Ter Brugghen, ce tableau exploite le thème de la balance équidistante entre Matthieu et Jésus, et qui penche du côté de ce dernier.


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La vocation de saint Matthieu WAUTIER Charle fin XVIIeme musee des Augustins Toulouse
La Vocation de Saint Matthieu
attribuée à Charles Wautier,  fin XVIIème, Musée des Augustins, Toulouse

Dans ce tableau particulièrement elliptique de la fin du siècle, l’influence de Caravage s’éloigne sans se perdre totalement.



La vocation de saint Matthieu WAUTIER Charle fin XVIIeme musee des Augustins Toulouse schema
Dans le rôle de l’Apôtre-témoin, on trouve ici une vieille femme qui regarde le Christ. Dans le rôle de l’Obstacle séduisant, le jeune homme assis qui fixe Matthieu. La séparation entre la Profane et le Sacré est assurée par la colonne cannelée.

Ce qui rend le tableau alambiqué, c’est que Jésus ne regarde pas Matthieu, mais le Publicain situé derrière lui. La balance est  en équilibre, le percepteur est un homme juste qui croit à l’égalité des pièces.

Seul le dialogue des mains (celle qui tient la balance humaine et celle qui esquisse l’appel divin) et l’harmonie en bleu des vêtements permettent d’identifier le futur Apôtre, donnent à voir le travail souterrain de la conversion.



La Vocation de Saint Matthieu

Hendrick ter Brugghen – 1621, Centraal Museum, Utrecht

Brugghen,_Hendrick_ter_-_The_Calling_of_St._Matthew_-_1621

Dans ce troisième opus, Ter Brugghen se limite à six personnages. Des deux Obstacles du tableau de 1620, n’est resté que le plus faible : le vieillard à lorgnon, déporté sur l’extrême droite et affublé d’une armure pour faire bonne figure : autant dire que le champ est libre pour le dialogue direct entre Jésus et Matthieu.



Brugghen,_Hendrick_ter_-_The_Calling_of_St._Matthew_-_1621_schema
Quatre index se font donc face dans l’espace vide central :

  • le vieux soldat et un des publicains montrent les pièces et le registre (ici, on vient pour payer) ;
  • Jésus et Matthieu montrent le futur Apôtre (ici, on vient pour racheter).

C’est là l’idée originale du tableau : la Rédemption contre la Dette.

Brugghen,_Hendrick_ter_-_The_Calling_of_St._Matthew_-_1621 crateres

Car on voit bien, au mur, les cratères laissés par d’innombrables reconnaissances qui y furent punaisées,

rien d’autre désormais  que de vieilles paperasses déchirées.


La Vocation de Saint Matthieu

Matthias Stomer, vers 1629, Museum of Fine Arts, San Francisco

Matthias Stomer The Calling of Saint Matthew circa 1629
Stomer reprend quasi à l’identique la composition à huit personnages de Ter Brugghen.


hdm_ter_brugghen_vocation_schema1 Matthias Stomer The Calling of Saint Matthew circa 1629 schema

L’innovation principale est que le second Obstacle (le vieux) s’est redressé, porte beau et a changé de nature : ce n’est plus un publicain décati, mais un rôle nouveau introduit par Stomer :   le riche contribuable, le Payeur.  Il toise l’importun et pourrait, au premier regard,  être pris pour Matthieu, tant le rouge et le bleu de ses vêtements font écho à ceux de Jésus.

Mais le regard de ce dernier ne laisse aucun doute : celui qu’il fixe, c’est le vieillard en brun qui  tient la balance, laquelle, malgré la contribution conséquente de l’homme riche, penche dans la bonne direction.



La Vocation de Saint Matthieu

 Jan van Bijlert, 1620-29, Museum Catharijneconvent, Utrecht

The Calling of St. Matthew Jan van Bijlert 1620-29 Museum Catharijneconven Utrecht
Autre caravagesque d’Utrecht, van Biljert reprend fidèlement la composition du maître italien, en renforçant le camp de Jésus par un Apôtre supplémentaire.



The Calling of St. Matthew Jan van Bijlert 1620-29 Museum Catharijneconven Utrecht schema
De plus, la cloison, marquée par la main de Jésus et par la balance,  a dangereusement progressé vers le centre, dépassant l’inoffensif Publicain à lorgnon et ne laissant qu’un dernier Obstacle à franchir , le soldat en jaune.

Matthieu, ce superbe homme mûr, poivre et sel, porte d’ailleurs déjà la main sur son coeur, en signe d’acceptation.



Pour conclure, il est intéressant de jeter un coup d’oeil sur l’évolution du thème en Italie.

La Vocation de Saint Matthieu

Bernardo Strozzi,  1620,  Art Museum, Worcester, Massachusetts

La vocation de saint Matthieu Bernardo Strozzi,  1620,  Art Museum, Worcester, Massachusetts

Peint à Gênes la même année que celui de Ter Brugghen à Utrecht, ce tableau à huit personnages conserve l’ordre de Caravage (le Christ à droite), réinvente de son côté le personnage du Payeur, mais pas la balance – qui semble bien être une innovation hollandaise.



La vocation de saint Matthieu Bernardo Strozzi, 1620, Art Museum, Worcester, Massachusetts schema
L’intéressant est que le rôle de l’Obstacle a disparu, remplacé au premier plan par le couple Receveur-Payeur. Du coup, c’est sans aucune ambiguïté que se développe en parallèle l’appel de Jésus vers Matthieu.

A noter que le Payeur se situe du côté « Jésus » de la cloison, qui se trouve comme d’habitude à l’emplacement de la main tendue.



La vocation de saint Matthieu Bernardo Strozzi,  1620,  Art Museum, Worcester, Massachusetts main
L’idée ingénieuse est de doubler la cloison par le regard mélancolique du vieillard, sur la pièce qu’il vient de sortir de sa bourse.

En  transgressant cette limite pour « prendre » Matthieu, la main de Jésus vient compenser, en quelque sorte, tout ce que ce dernier a pris aux pauvres.


En annexe, voici la synthèse des  sept arguments principaux de la controverse Lev/Magister de 2012, d’après l’article http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350300?fr=y:

  • selon Elizabeth Lev (et tous les commentateurs durant 4 siècles) : Matthieu est le personnage barbu assis au centre

The_Calling_of_Saint_Matthew-Caravaggio_1599-1600 detail matthieu

  • selon Sara Magister (et le pape François) : Matthieu est le jeune homme assis en bout de table

Controverse jeune


 1)  Le témoignage des contemporains

« entre lesquels le Saint est en train de compter la monnaie…un jeune homme qui attire vers lui cette monnaie, assis dans l’angle de la table »
« tra le quali il Santo lasciando di contar le monete…un giovine che tira a sé quelle monete assiso nell’angolo della tavola »
Giovani Pietro Bellori, « Vite dei Pittori, Scultori ed Architetti Moderni Descritte da Gio. Pietro Bellori » (1672), I, Pise 1821, pp. 212-213)
En faveur du barbu (+2) : Giovanni Bellori et tous les peintres qui ont imité Caravage

« Les observateurs du temps du Caravage ont estimé que saint Matthieu était l’homme assis au centre, y compris son biographe, Giovanni Bellori ». Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :  Bellori s’est trompé

« Comment Bellori peut-il identifier Matthieu avec le personnage qui, selon ses propres dires, est en train de verser et non pas de recueillir l’argent, ce qui est fait par le jeune homme qui se tient, tête baissée, au petit bout de la table ? » Sara Magister
Argument faible : Bellori ne dit pas que le Saint verse l’argent, mais qu’il le compte.

 2) Le texte des Evangiles

Après cela, il sortit et il remarqua un publicain (collecteur d’impôts) du nom de Lévi assis à son bureau de publicain. Il lui dit : « Suis-moi. »Luc (5, 27)
« et post haec exiit et vidit publicanum nomine Levi sedentem ad teloneum et ait illi sequere me

En faveur du jeune homme (0) :

« Dans les Évangiles, Matthieu est celui qui perçoit les impôts. Mais, dans le tableau du Caravage, qui recueille l’argent ? Un seul personnage, parmi tous ceux qui sont présents. Bellori lui-même nous l’indique : c’est le jeune homme à la tête baissée qui se tient au petit bout de la table et qui, d’une main, prend l’argent, ou plutôt le rafle, tandis que, de l’autre, il tient d’un geste avide un petit sac, que la tradition artistique indique d’ailleurs comme un attribut habituel du saint, symbole négatif de son avidité avant sa vocation.« Sara Magister
Argument faible : le texte de l’Evangile est très court et emploie seulement le terme « publicain », sans préciser les détails de la  collecte. Comme l’a vu  Bellori, le barbu compte les pièces, ce qui fait bien partie du rôle de percepteur.

 3)  Un visage emblématique

En faveur du barbu (+1) : un converti célèbre

« La commande spécifiait que la toile devait être achevée pour l’année jubilaire 1600… L’historienne d’art Helen Langdon rappelle …qu’Henri IV de Navarre, né huguenot, se convertit au catholicisme en 1594 et épousa Marie de Médicis en 1600, l’imprévisible roi rentrant ainsi au bercail pontifical. En raison de cet extraordinaire exemple d’un monarque « qui voit la lumière », l’église Saint-Louis était le lieu idéal pour une prédication de conversion pendant toute la durée de l’année jubilaire.  …Henri IV avait 47 ans en 1600 et son portrait représente un homme élégamment vêtu, portant une barbe qui commence à grisonner. Les années saintes sont un appel à changer de vie, à devenir des hommes nouveaux, en dépit du poids des années et des péchés. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :

« Si Matthieu est l’homme barbu au doigt pointé, alors pourquoi son visage est-il si différent de celui qu’il a dans les deux autres œuvres du Caravage, qui le représentent écrivant l’Évangile et subissant le martyre, dans la chapelle Contarelli ? » Sara Magister
Argument faible : le jeune homme ne ressemble pas non plus au Mathieu des deux autres tableaux

4)  L’âge de se convertir

En faveur du barbu (+1) : un converti âgé est plus édifiant

« Le Matthieu mûr, un « businessman » ayant réussi, parvenu au sommet de sa vie, ayant travaillé pendant de longues années pour se procurer des vêtements luxueux, une position sociale et de grandes richesses, offrait aux fidèles un formidable exemple de la difficulté qu’il peut y avoir à renoncer aux vanités de ce monde. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :  un exemple de jeune Matthieu

« Dans la Dernière Cène de Léonard qui se trouve à Milan (ville où le jeune Caravage avait fait son apprentissage) Matthieu est représenté jeune, même si, plus souvent, la tradition l’avait représenté déjà parvenu à l’âge mûr »  Sara Magister
Argument faible : Léonard n’a pas représenté une conversion. Aucune Vocation ne montre un Matthieu jeune.

5)  Le geste du doigt

En faveur du barbu (+1) : Se désigner soi-même est un geste compréhensible de crainte

« La réaction inquiète de Matthieu rappelle et évoque des précédents littéraires et artistiques, dans lesquels les héros les plus célèbres, d’Ulysse à Moïse, tremblent devant le fait d’être choisis pour des entreprises grandioses. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (+1) :  le doigt le désigne

« L’observation attentive du faisceau de lumière qui court le long du bord supérieur du doigt pointé par le barbu, qui nous fait comprendre que celui-ci pointe le doigt non pas vers lui-même, mais vers son voisin. La lumière ne s’interrompt pas et ne s’amincit pas dans la partie finale du doigt, comme ce devrait être le cas pour un geste tourné vers soi, mais elle reste nette et linéaire jusqu’au bout du doigt » Sara Magister
En faveur du barbu (0) : le doigt est mal dessiné

« On peut trouver la réponse dans la manière de travailler du Caravage. Le dessin n’était pas son fort. Il dessinait peu ou pas, ce qui lui posait souvent des problèmes de raccourci. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :  le doigt est bien dessiné

« Il a été démontré récemment que les études de lumière mises en œuvre par le Caravage lorsqu’il peignit les œuvres de la chapelle Contarelli avaient été très soignées et sophistiquées, et aussi qu’un peintre de très grande maîtrise technique comme lui savait bien représenter, sans erreurs, les raccourcis dont il avait besoin, depuis l’époque de sa première production de jeunesse. » Sara Magister

6)  Le moment culminant

En faveur du barbu (+1) : l’instant de la conversion

« Alors que Michelangelo Buonarroti représentait souvent le moment qui précède l’événement – David avant de tuer Goliath, Adam avant la divine étincelle – ce n’est pas la manière de procéder de Michelangelo Merisi, dit le Caravage… La principale caractéristique du Caravage, en dehors de l’usage spectaculaire qu’il fait de la lumière, est qu’il préfère saisir sur la toile le moment culminant…Le Matthieu stupéfait, au corps rejeté en arrière tandis que ses yeux s’ouvrent à la lumière du Christ, surpris au moment où tout son monde bascule, est bien plus en accord avec la façon de procéder récurrente du Caravage : frapper et impressionner. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :  l’instant du choix

« La scène représente vraiment le moment culminant de la vocation de Matthieu… Matthieu doit choisir entre le pouvoir de l’argent et la vie pauvre mais authentique des apôtres de Jésus… La lumière le touche, la main de Dieu le désigne. À lui de décider, maintenant, s’il va lever la tête pour répondre à l’appel du Christ ou s’il va rester le regard baissé sur les pièces de monnaie qu’il est en train de saisir avidement sur la table. »  Sara Magister

7)  La lumière

En faveur du barbu (0) : la lumière comme un jet de graines

« J’ai toujours perçu la « Vocation de saint Matthieu » comme une illustration de la parabole du semeur, en Marc 4, 3-8…. Jésus entre dans la boutique du collecteur d’impôts en semant sa lumière de révélation. Deux hommes ne lèvent même pas les yeux, trop pris qu’ils sont par les plaisirs de ce monde : ici la graine ne germe même pas. Deux autres jeunes gens se tournent vers la lumière, fascinés et impulsifs, et leur intérêt germe rapidement même si le terrain est peu profond : il ne s’agit pour eux que d’une curiosité passagère. Matthieu, au centre, est le terrain fertile, dans lequel la graine produira la plus grande quantité de fruit, grâce à son apostolat et à son Évangile. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (+1) :  la lumière comme grâce de Dieu

« Mais la lumière, qui se pose sur sa joue et sur son nez, fait comprendre que Jésus regarde celui qui est en face de lui et non pas sur le côté….La lumière qui nous fait lire l’événement dans toutes ses significations, ce n’est pas la lumière naturelle, mais c’est la grâce de Dieu qui survient à l’improviste dans l’histoire des hommes, les obligeant à faire un choix. »  Sara Magister


La défense d’Irving Lavin, en résumé

Voir Irving Lavin, “Caravaggio’s Calling of St. Matthew: The Identity of the Protagonist”,dans « Past–Present: Essays on Historicism in Art from Donatello to Picasso (1993) » p 85 https://www.academia.edu/7364078/_Caravaggio_s_Calling_of_St._Matthew_The_Identity_of_the_Protagonist_


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  • La profession de percepteur de Matthieu est indiquée par la pièce de monnaie qu’il porte en broche sur son chapeau.
  • Chapeau et barbe identifient Mathieu comme un homme mür et socialement installé, ce qui rend d’autant plus éclatante sa conversion.
  • Sa rousseur souligne sa judéité (il appartenait aux Levi) ;
  • L’index qu’il pointe vers lui-même est la réponse à l’index de Jésus qui le désigne : comme la toile s’inspire de l’interaction entre Dieu et Adam dans la fresque de la Sixtine, il serait inconcevable que Mathieu soit le jeune homme qui ne répond pas.

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  • Les gestes des mains qui se frôlent sont en fait bien différents : le jeune homme engrange les pièces, tandis que Mathieu les compte : il vient de poser la dernière sur la table, autre marque de sa conversion ; roux comme le traître aux trente deniers, Mathieu apparaît ici comme une sorte d’anti-Judas.

Holbein 1540 Le joueur

  • Dès le XVIIème siècle, Sandrart avait remarqué que Caravage avait trouvé l’idée de son jeune homme captivé par les pièces dans cette gravure de Holbein : le personnage principal, le joueur que les démons viennent chercher, est bien celui d’à côté.

Somov et ses miroirs

10 octobre 2015
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Portrait du père de l’artiste

Konstantin Somov, 1897,Russian Museum, St. Petersbourg

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Historien d’art et conservateur au musée de l’Ermitage, le père de Somov est représenté dans un intérieur dépourvu de tout ornement, de tout livre, de tout cadre, sauf celui du miroir posé artificiellement entre deux voilages. Le savant n’est qu’un homme assis dans un arrangement provisoire, et le reflet inachevé refuse de montrer ce qui lui fait face.

La vue plongeante, contrariée par le regard scrutateur qui monte du père assis vers le fils debout, établit une sorte de paix armée entre deux supériorités qui d’ordinaire s’affrontent : critique contre artiste, vieil homme contre trentenaire prometteur, père et époux contre célibataire scandaleux.


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1932-1933 Somov Le boxeur

Le boxeur
Konstantin Somov, 1932-1933, Collection privée

Trente ans plus tard, les rapports se sont inversés. Le peintre sexagénaire est assis devant le jeune homme debout, le regard au niveau de son aisselle, à l’emplacement de la signature. Le miroir montre un tableau avec un arbre, un vase sur un guéridon : mais le morceau de choix est bien sûr cette nuque de jeune garçon, dont la fragilité fait contraste avec le corps d’athlète.

Les gants accrochés au mur justifient la main qui s’avance, laquelle rend plus frappante l’élision du sexe.

De la Russie à la France, des aventures de sa jeunesse mondaine à la liberté assumée de ses dernières années, du vieux père respecté au jeune modèle provocant, Somov a bouclé la boucle et assumé sa vie d’artiste et d’homme.



Chambre d’enfant

Konstantin Somov, 1898, Galerie Tretyakov , Moscou

1898 Somov in-the-nursery

Retour en Russie pour ce tableau sage qui combine déjà trois thèmes favoris de Somov : les bibelots (ici des jouets), la fenêtre grande ouverte sur un extérieur ensoleillé et le miroir, autre ouverture vers l’intérieur : on y voit un père avec ses deux petits enfants.

Tandis qu’en haut à gauche, à l’extrême limite du tableau, une horloge commence à compter le temps de ces jeunes vies.


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1898 Somov Femme au miroir

Femme au miroir
Konstantin Somov, 1898, State Art Museum, Nizhny Novgorod

Autre tableau banal de la période russe, ces deux siamoises qui semblent accolées par le chapeau.


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1930 Somov A fair reflection

Un reflet fidèle (a fair reflection)
Konstantin Somov, 1930, Collection privée

Trente ans plus tard, à Paris, le même thème est cette fois pleinement somovien : goût pour le rococo, les couleurs fluos, les moulures chargées, les bibelots en porcelaine.

La dame et son double sont imbriqués dans la menuiserie complexe du cadre et de la commode non pas en tant que personnages, mais en tant qu’élément décoratif supérieur, dont la voilette, le manchon de fourrure et le décolleté constituent les indispensables motifs.

Exercice de style distancié, où le désir est remplacé par l’humour : sans doute faut-il comprendre que le reflet fidèle de la dame, c’est ce petit caniche qui s’incorpore entre le manchon et le sein, aussi frivole et léger qu’elle.


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1916 Somov Illustration from Le livre de la Marquise
Illustration pour Le livre de la Marquise
Konstantin Somov, 1918

Publié en 1918 à Saint Petersbourg, dans un bref intervalle de temps entre deux censures, ce recueil de poésie et de prose est un manifeste libertin, où l’alibi du XVIIIème siècle permet beaucoup : un oeil rapide voit à gauche un soulier de femme, à droite un bicorne qui cache la bougie. Mais ces deux corps en miroir et magnifiés par l’ombre sont à l’évidence masculins.

Il faudra à Somov vingt ans et deux exils pour retrouver la même liberté.


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1919 Somov Sleeping young woman in a pink dress
Jeune femme endormie à la robe violette
Konstantin Somov, 1919, famille Rybakov

Ennui bourgeois pour cette jeune fille qui a laissé tombé son livre, s’endort et rêve d’autre chose, tandis que seul son petit chien la fixe avec amour.

De l’autre côté de la table, décapités par le miroir, des hommes fument et jouent aux cartes.

Au fond, la liberté ensoleillée du jardin.



Autoportrait au miroir

Konstantin Somov,1928, Collection privée

1928 Somov self-portrait-in-the-mirror

Tout le charme poivre et sel et le raffinement de Somov dans ce pastel décentré et virtuose : à remarquer l’anamorphose du visage dans le biseau du miroir.


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Figurines de porcelaine sur une cheminée
Konstantin Somov,1930, Collection privée

Fusion des trois thèmes : la fenêtre et les bibelots ont été absorbés par le miroir. L’alternance des figurines blanches et colorés crée un effet de confusion, bien que le reflet soit rigoureusement exact ( le point de fuite se situe très à droite, en dehors du tableau).

A l’intérieur du cadre ovale, un alter-ego dix-huitième de Somov contemple affectueusement ce petit peuple de porcelaine.


sb-line1933 Somov an intimate moment

Moment d’intimité
Konstantin Somov,1933, Collection privée

La fenêtre du fond est tamisée par le rideau, mais la lumière rentre à plein par la fenêtre de gauche, révélée par l’ombre des croisillons.

Le cadre du miroir englobe le tableau de fleurs qui englobe le couple : toujours la technique d’imbrication qui transforme les personnages en éléments décoratifs. D’autant plus ici que les visages, miniaturisés par le cadrage, apparaissent comme des figurines parmi les autres.

Souvent, chez Somov, la femme fixe d’un oeil mutin et l’homme ferme les yeux : cette divergence des regards rend manifeste ici la divergence du couple. A la différence des figurines, l’un n’est pas le reflet de l’autre :

l’intimité dont il est ici question n’est pas celle du couple, mais celle de chaque sexe replié sur soi-même.



Nature morte en intérieur

Konstantin Somov,1931, Collection privée

1931 Somov still-life-interior

Bibelots, bouquet, miroir cadrant un objet signifiant : ici la fenêtre occultée. Ce petit pastel met en place les ingrédients que nous allons retrouver dans une série de natures mortes, qui sont autant de portraits.


sb-line1932 somov summer-morning-

Matin d’été
Konstantin Somov,1932, Collection privée

Un berger et une bergère en porcelaine marivaudent de part et d’autre du miroir rococo, sous une sorte de cil de lit en dentelle.

Sur la table de toilette, un petit mot et son enveloppe, un bouquet, un ciseau à ongle, des flacons, une brosse, des épingles, un fer à friser, des gants, une voilette et un chapeau. Plus le caniche posé sur le tabouret : tous les accessoires de la coquette qui enlève sans pudeur sa chemise de nuit, devant la fenêtre grande ouverte.


sb-line1934 Somov Table et miroir

Table de toilette et miroir
Konstantin Somov,1934, Collection privée

Ce tableau pourrait s’appeler « Soir d’hiver« , tant il fait pendant au précédent.

Sur la table de toilette, presque les mêmes objets : un petit mot et son enveloppe, un ciseau à ongles, des flacons, une cravate coincée sous une boule de verre vénitienne, un coffret de nacre, une épingle à cravate, un bouton, deux cigarettes, un bouquet, un gant, un chapeau : tous les accessoires de la coquetterie masculine, derrière le rideau bien fermé.

Le miroir ovale est celui de l’autoportrait de 1928. Ici, il ne montre que le dossier du fauteuil vide :

l’absence du peintre est compensée par sa présence dans les objets.


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1934 open-door-on-a-garden

La porte ouverte du jardin
Konstantin Somov,1934, Collection privée

Les couleurs acidulées et la lumière éclatante font contraste par rapport à l’illustration précédente : entre l’appartement et la maison de campagne, entre la vie mondaine confinée et la liberté des champs.

Une boîte décorée, un petit bouquet de fleurs du jardin, un réchaud, une cafetière, des flacons, un paquet de cigarette entamé, une montre de gousset sur un livre, une carte postale sur un cahier.

Ici, rien de suspect, rien qui s’oppose à l’ouverture en grand de la fenêtre, qui fait miroir sur le village.


sb-line1934 somov intimate-reflection-in-the-mirror-on-the-dressing-table

Reflet intime sur le miroir de la table de toilette
Konstantin Somov,1934, Collection privée

Sur la table de toilette, nous reconnaissons les accessoires masculins habituels : chapeau et gants, allumettes, bouquet, ciseau, boîte en nacre, cravate, petit miroir rond.

Dans le miroir ovale de Somov, un nu nous tourne le dos. Les rideaux sont tirés sur cette intimité ambigüe.


sb-line1934 somov self-portrait-in-the-mirror-

Autoportrait au miroir
Konstantin Somov,1934, Collection privée

Un demi-Somov, la cigarette au bec, s’insinue parmi ses objets-fétiches. Le flacon, seul objet dupliqué, occupe ici la place centrale : comme si l’oeil du peintre, derrière le parfum, voyait la fleur ; derrière l’objet manufacturé, la campagne.

Pourtant sont bien présents les accessoires de la sortie en ville : brosse à habit, cravate venant du repassage, porte-monnaie et parapluie.



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1936 somov

Dans l’atelier
Konstantin Somov,1936

Tout l’art de peindre en cravate, la tête dans le miroir.



L’apparition

Konstantin Somov,1938, Collection privée

1938 Somov L'apparition

Un tableau complexe où deux apparitions dénudées, plus une vielle femme cauchemardesque, servent d’alibi à un nu voluptueux.

Dans la fenêtre du miroir, toujours la promesse du jardin, avec une branche fleurie.


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1938 Somov+Reclining male nude

Homme couché
Konstantin Somov,1938, Collection privée

Le même, sans les alibis. Le cadrage resserré escamote les ouvertures, sauf le brasier de la cheminée. Le chien blanc, accessoire des coquettes d’opérette, dort ici aux pieds du véritable sujet.



Les amoureux

Konstantin Somov,1933, Collection privée

1933 Somov The Lovers

Le miroir carré et le miroir ovale fonctionnent comme les emblèmes des deux sexes qui se frôlent, mais restent orthogonaux l’un à l’autre.


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1938 somov-the lovers

Les amoureux
Konstantin Somov,1938, Collection privée

Les rideaux sont enfin ouverts sur la ville, sans craindre le voisin d’en face qui fait de même, au petit matin.

Un an avant sa mort, Somov se risque enfin à fusionner, dans un miroir ovale, ses véritables amoureux. Sur la table, deux casquettes, deux cravates, deux verres et une bouteille dupliquée : la fiole de parfum sophistiquée est remplacée par un litre de blanc, évocateur des plaisirs de la veille et des sexes parallélisés.

Apelle et Campaspe

25 septembre 2015
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Le peintre Apelle avait peint avec une telle vérité et un tel amour la belle Campaspe, la favorite de l’empereur Alexandre, que celui-ci la lui donna en récompense.

Depuis Pline [1], l’anecdote a fourni aux artistes l’occasion de flatter la  magnificence des puissants, de mettre en valeur  leur propre habileté  et de mettre  en scène sous tous les angles la splendeur d’une nudité démultipliée .

Le peintre maniériste Joos De Winghe, connu pour ses iconographies inventives, en a donné un des exemples les plus frappants (pour des précisions sur l’artiste et le thème, l’étude de référence est celle de Véronique Bücken [2]).

Apelle peignant Campaspe  (version 1)

Joos de Winghe, vers 1600, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie, Vienne

winghe apelle_peint_campaspe Vienna Historical Museum
Dans cette version destinée à l’empereur Rodolphe II, Joos de Winghe réussit ce triple objectif : courtisan, virtuose et érotique.

Alexandre le généreux

Alexandre est représenté dans un costume oriental, évocateur de richesses infinies, et qui  fait peut être allusion aux combats de Rodolphe II contre les Turcs. Il tient dans sa main gauche son bâton de commandement, et pose sa main droite sur l’épaule du peintre méritant.

Apelle le grand

Magnifié par ce geste d’amitié, le peintre l’est aussi par son vêtement tourbillonnant qui prolonge celui du prince, par son appuie-main démesuré qui imite le bâton, par sa main droite tenant le pinceau qui place le spectateur sous sa coupe. Tout comme la main droite du prince bénit le don fait à Apelle, la main droite de celui-ci offre au spectateur son chef-d’oeuvre :  la dame de toile aussi belle que la dame de chair.

Campaspe deux foix nue

L’anecdote de Pline précise qu’Apelle peignit Campaspe sous les traits de Vénus Anadyomène, autrement dit sortant des eaux. C’est l’occasion pour de Winghe de nous la montrer de face en tant que femme, de profil en tant que déesse, entièrement nue sauf un tulle qui voile très peu son pubis.



winghe apelle_peint_campaspe Vienna Historical Museum venus
L’érotisme  (voir pour certains l’obscénité) de cette double nudité était parfaitement saisi par les contemporains [3], tout en restant dans les limites du tolérable sous l’alibi de la véracité : car puisqu’Apelle peint Vénus de profil, il est normal que Campaspe montre au spectateur sa face la plus avantageuse.


Un piquant Cupidon

Le gamin, tout juste échappé de l’absence de jupes de sa mère, se précipite sur Apelle pour lui ficher sa flèche dans le coeur. Après le bâton du prince et l’appuie-main du peintre parallèlement érigés en direction de Vénus, voici le trait orthogonal décoché non par la déesse, mais bien par Campaspe, que le petit Dieu consulte du regard.


Une scène de théâtre

Blasés par des siècles de peintures mythologiques pompeuses, nous ne sommes plus sensibles à ce mélange des genres quelque peu humoristique, qui devait ravir les contemporains : sur cette scène étroite délimitée par les deux colonnes et l’arcade, les princes grecs s’habillent en califes, les peintres en princes, et un petit Dieu tombé du ciel prend la mortelle pour la déesse,  le modèle pour l’original.


Une iconographie détonante

Le détail crucial qui explique toute la scène se trouve tout à droite : il s’agit de la servante qui, dans un geste ample des deux bras, soulève d’une main le voile de Campaspe et de l’autre retire son manteau. C’est en réponse à cette nudité stupéfiante qu’Apelle écarte lui-aussi ses bras.

Nous comprenons alors que Campaspe, jusqu’ici, posait habillée. Le moment précis choisi par de Winghe est celui où le don d’Alexandre autorise cet effeuillage ; où l’ancien maître passe la main  au nouveau dans la contemplation de ce nu – et du même coup à nous tous à qui Campaspe, du moins en spectacle, nous est également donnée.

L’on constate alors, non pas que le tableau est fidèle au modèle, mais bien que le modèle est fidèle au tableau. Ce que le pinceau d’Apelle a rêvé, la réalité le montre à l’identique.  L’iconographie inventée par De Winghe hausse  à son maximum le pouvoir d’incarnation de  la Peinture,  par laquelle l’Idée domine la Forme et le Peintre la Nature.  Nous sommes à l’instant précis où le fantasme pictural se transforme en passion charnelle,  où la flèche symbolique de Cupidon  se transforme en objet qui pique.


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winghe apelle_peint_campaspe Institut neerlandaisApelles peignant Campaspe
Dessin de Joos ou Jérémie de Winghe  [4],The Samuel Courtauld Trust, The Courtauld Gallery, Londres

Dans cette étude marquée par une symétrie plus systématique que le tableau, deux sculptures, femme et homme, surplombent Campaspe et Appele, tandis qu’un servante retire le manteau de la courtisane et qu’un serviteur, dans le dos du peintre, reste interdit devant cet effeuillage.

Le geste d’amitié d’Alexandre, qui pose carrément sa main sur l’épaule du peintre et l’enveloppe dans son manteau, est plus marqué que dans le tableau.

Notons enfin que la Vénus est ici plus familière, voire grivoise : de la dextre elle brandit un éventail de cocotte tandis que sa senestre, sous prétexte de retenir le voile, s’approche dangereusement de la queue turgescente du dauphin.

Remarquons également une bassine aux pieds d’Apelle, détail qui s’expliquera plus loin.


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winghe apelle_peint_campaspeEtude pour Apelles peignant Campaspe
Joos de Winghe, Institut Néerlandais, Paris

Cette autre étude, plus dépouillée, montre bien les idées fortes de la composition :

  • le petit amour piquant, qui attaque ici par en-dessous ;
  • la séparation spatiale entre les deux amis, qui font couple, et de la courtisane, l’objet du don ;
  • l’habit de sultan d’Alexandre, qui justifie ce type de cadeau  ;
  • son bâton de commandement, insigne de virilité.

Mais ici, De Winghe n’a pas encore eu l’idée de l’appuie-main faisant concurrence au  bâton (un membre chasse l’autre), ni celle de la double nudité ni, surtout, celle du manteau retiré.

Cette étude à usage privé est sans doute la plus érotique : s’y exhibe  la crudité du corps offert, sans visage ni voile, avec son déhanché spectaculaire.


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Apelle peignant Campaspe (version 2)

Joos de Winghe, Kunsthistorisches Museum, Gemaeldegalerie, Vienna, Austria

winghe_apelles  campaspe cc 1600

Une composition brillante

Et voici enfin la version la plus aboutie,  dans laquelle les différents thèmes atteignent leur plein développement au service d’une composition brillante, saturée de personnages et de symboles.

La cause de cette liberté :  il s’agit d’une commande d’un riche marchand d’Hanau, Daniel Forreau, également architecte et peintre, qui souhaitait se voir représenté en rien moins qu’Apelle lui-même.


Une scène close

L’impression de saturation tient notamment au fait que, contrairement aux autres versions, l’espace est clos vers l’arrière : les colonnes barrent l’arrière-plan, n’ouvrent aucune perspective. Le tableau de Vénus, en plein centre ainsi que le rideau au-dessus, font barrière et confinent les personnages dans un étroit espace scénique.


Le présentoir central

winghe_apelles  campaspe cc 1600 presentoir
Au centre de la scène, un présentoir incongru, fait de deux degrés de pierre, porte les outils du dessin  (le compas et la règle) et un récipient d’or dans lequel baignent des objets ovales, dont la signification est problématique  (nous avons remarqué le même récipient posé par terre , à portée de la main du peintre, dans l’étude de la Courtauld Gallery). Puisque les historiens d’art passent prudemment ce détail sous silence, risquons une explication : il pourrait s’agir de coquilles d’huitre dans lesquelles les peintres antiques avaient coutume de conserver  leurs couleurs (on voit que l’un d’entre elles est remplie de rouge) [5]



winghe_apelles  campaspe cc 1600 coquilles
Cette référence érudite crée  un lien entre Apelle et Venus, dont la célèbre conque est placée à côté du pied gauche, comme si elle venait d’en sortir.

Ainsi le présentoir central rend à la fois hommage au commanditaire (les degrés de pierre, les instruments de l’architecte), à Apelle (les couleurs), à Vénus (les coquilles) et à Joos de Winghe lui-même, dont la signature est gravée dans la pierre.


De brillantes couleurs

winghe_apelles  campaspe cc 1600 couleurs
En plusieurs endroits, de Winghe introduit des fonds colorés pour mettre en valeur un autre objet. Ainsi :

  • le rideau rouge derrière la  couronne de lauriers verte ;
  • le manteau pourpre d’Alexandre derrière le manteau bleu de Prusse d’Apelle ;
  • le manteau rouge derrière la carnation de Campaspe.

Ces fonds colorés contribuent à l’encombrement : voir par exemple comment l’arc de Cupidon a du mal à trouver à se placer, à la lisière du manteau.


La marginalisation d’Alexandre

Tandis que le couple Apelle/Campaspe s’affirme par un chromatisme exacerbé, Alexandre, relégué  sur le côté, est affublé de couleurs sombres et s’efface dans l’arrière plan.

Marginalisation logique puisque, dans ce tableau, le personnage-clé est Forreau, qui joue les deux rôles de Patron et de Peintre. Le trio habituel de l’histoire, Alexandre, Apelle et Campaspe, se simplifie en un duo Apelle/Forreau et Campaspe.

Du coup, la place est libre pour un troisième terme, qui va pouvoir s’insérer entre le peintre et son modèle.



winghe_apelles campaspe cc 1600 ternaire

Ainsi, la structure spatiale de la composition est clairement ternaire :

  • un trio théorique : Le Peintre, le Tableau, le Modèle ;
  • un trio d’animaux : Le chien d’Appele, les instruments de l’Art (huitres), la conque de Vénus ;
  • autrement dit : La Fidélité [6] , L’Art, La Beauté.


Une  composition déconcertante

Une des complexités du tableau résulte de la cohabitation forcée de ces deux trios : celui de l‘anecdote historique, et celui de la théorie picturale. D’où l’impression de forte symétrie, mais en même temps d’écart à cette symétrie.

Si l’intention de fantaisie et de trop-plein est évidente, il existe des régularités qui font pressentir un ordre sous-jacent.


Un motif récurrent

winghe_apelles  campaspe cc 1600 motifs
Plusieurs personnages s’imitent dans leur posture. Les cinq hommes : Alexandre, Apelle, Le Génie, Neptune et Cupidon étendent pareillement leur main porteuse d’un dard :  bâton de commandement, pinceau et appuie-main, palme, trident, flèche.

Quant aux femmes, bien sûr, par construction, Vénus imite Campaspe. Et les deux servantes se répondent de part et d’autre de leur maîtresse, chacune portant un des attributs de la Beauté : le manteau et le miroir.



winghe_apelles  campaspe cc 1600 miroir
Ce dernier, poussé vers la marge et ne reflétant qu’une fenêtre improbable, laisse subodorer qu’un des fils conducteur du tableau pourrait bien être le thème du Reflet, en plus de celui de l’Imitation.

Une méthode d’analyse

Proposons une méthode simple : chacun des personnages a un bras droit et un bras gauche, qui soit tient un objet, soit montre un autre personnage. Ce qui donne le tableau suivant :
winghe_apelles  campaspe cc 1600 tableau synthese



Il ne reste plus qu’un pas à faire pour organiser tous ces trios, qui se suspendent les uns sous les autres comme un mobile à la Calder.


winghe_apelles campaspe cc 1600 mobile

Des symétries inattendues

Nous avons représenté par une flèche noire le verbe « montre« ,  par une flèche bleue le verbe « tient« . Sur la moitié droite, les « mains » sont inversée (la flèche qui représente la main gauche se trouve à droite de chaque rectangle, et réciproquement.

Les objets plutôt « masculins » (en bleu) et les objets plutôt « féminins » (en rose) se trouvent  placés aléatoirement : la lecture sexuée n’est pas une bonne piste. De même les manteaux (en orange) sont placés sans symétrie.

En revanche, cette reconstruction théorique de la composition de de Winghe à la mérite de faire apparaître, de part et d’autre de l’axe central, toutes les symétries de la composition. Certaines attendues :

  • les deux modèles (Campaspe et le figurant) sont symétriques des deux divinités (Vénus et Neptune) ;
  • Alexandre et le Génie de la Renommée se trouvent en pendant (gloire terrestre et gloire artistique)

D’autres plus dissimulées  :

  • Cupidon se retrouve en symétrie avec la conque de sa mère (on en pensera ce que l’on voudra)
  • Le pinceau d’Apelle est en fait tendu vers Campaspe (on connait le double sens du mot Pinsel en allemand)

Mais surtout, le thème principal du tableau, à savoir la Peinture comme reflet fidèle, est prouvé par cet axe qui se met en place entre Appele et le miroir, recentré ici à sa place légitime.


Références :

[1] « Au reste, Alexandre donna une marque très mémorable de la considération qu’il avait pour ce peintre : il l’avait chargé de peindre nue, par admiration de la beauté, la plus chérie de ses concubines, nommée Pancaste ; l’artiste à l’œuvre devint amoureux; Alexandre, s’en étant aperçu, la lui donna: roi grand par le courage, plus grand encore par l’empire sur soi-même, et à qui une telle action ne fait pas moins d’honneur qu’une victoire; en effet, il se vainquit lui-même. Non seulement il sacrifia en faveur de l’artiste ses plaisirs, mais encore ses affections, sans égard même pour les sentiments que dut éprouver sa favorite en passant des bras d’un roi dans ceux d’un peintre. Il en est qui pensent qu’elle lui servit de modèle pour la Vénus Anadyomène. »  Pline, Histoire naturelle, livre 35, 24

[2] « Joos van Winghe, 1542/4-1603: son interprétation du thème d’ Apelle et Campaspe », Véronique Bücken, Annales d’histoire de l’art et d’archéologie 8 Bruxelles (1986), pp. 59-73
[3] The Scandal of Images: Iconoclasm, Eroticism, and Painting in Early Modern English Drama, Marguerite A. Tassi,Susquehanna University Press, 1 janv. 2005, p 74
[4] Pour des raisons stylistiques, il est possible que cette étude soit de la main du fils de Joos, Jérémie, qui signait avec les mêmes initiales I.V.W. Il s’agirait d’une copie à partir d’une gravure perdue reproduisant le célèbre tableau, d’où l’inversion gauche droite.
[5] Item pictoris instrumento legato, cerae, colores similiaque horum legato cedunt : item peniculi et cauteria, et conchae
17 Marcianu lib. 7 Institutionum
Lorsqu’un testateur a légué l’atelier d’un peintre, ce legs comprend les cires, les couleurs et autres choses semblables, ainsi que les pinceaux, les cautères dont on se sert pour peindre à l’encaustique, et les coquillages.
Marcien au livre 7 des Institutes, Les cinquante livres du digeste
[6] On retrouve la même association entre le peintre et le chien sous le signe de la Fidélité, dans l’Autoportrait de Johannes Gumpp, 1644, voir Le miroir panoptique

– Le crâne et le papillon

16 août 2015
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Le symbolisme des papillons est multiforme. Selon les cultures et les époques, ils sont associés à des valeurs positives : beauté de la nature, beauté de la forme, féminité, sensualité, été, naissance, mariage, bonne santé, jeunesse, connaissance   ou négatives  : folie, flamme, pluie, tornades, mort, faiblesse, vieillesse, impermanence, mauvais sort.  Ron Galliardi, qui a consacré une thèse à ce sujet, en a trouvé 31 [1].

Ce papier se limite à l’Art occidental [2] et à un seul symbolisme : celui du papillon dans ses rapports avec la mort, matérialisée par un crâne.

Commençons par l’origine du motif, dans l’Antiquité gréco-latine.

Sarcophage de Prométhée

3 ème siècle après JC, Musée du Capitole, Rome

Sarcophage de Promethee Capitole ame

Plusieurs sarcophages romains partagent cette iconographie, dans laquelle l’âme avec des ailes de papillon, Psyché, est représentée à plusieurs reprises.

La création de l’homme

Sarcophage de Promethee Athena
On la voit d’abord dans la main d’Athéna (1), qui l’injecte sous forme de papillon dans la tête de  la figurine d’argile façonnée par Prométhée.


Animation Adam Mosaique Creation 1220-1300 St Marc Venise
Animation d’Adam (Mosaïque de la Création), 1220-1300, Saint Marc, Venise

Il est amusant de retrouver la même injection d’une figurine ailée, un millénaire plus tard, transposée à la Création d’Adam.


Après la mort

Sarcophage de Promethee Hermes tenant psyche
On la retrouve à droite (2), sous forme de figurine ailée, dans les bras d’Hermès psychopompe qui la porte, après la mort du corps, vers les demeures souterraines d’Hadès.



Furtwangler Hermes
Cette intaille reprend le thème d’une autre manière :  Hermès tient dans sa main gauche une figurine humaine qu’il conduit vers le fleuve Achéron (en bas à droite), tandis qu’un papillon est posé sur son épaule droite, le bras droit tenant le caducée.

Au moment de la mort

Sarcophage de Promethee Eros
Un cadavre est représenté au centre (3). Dès le XVIIème siècle, l’archéologue Giovanni Pietro Bellori  comprend que le personnage ailé est Eros, éteignant sur le corps mort la torche qui représente les sensations du défunt.  L’âme ailée s’échappe vers la droite, où elle va être récupérée par Hermès.

Ce motif est d’autant plus intéressant qu’il a donné naissance, grâce à une interprétation fautive, à une iconographie proliférante. Nous résumons ici l’histoire racontée en détail dans [3]. A la fin du XVIIIème siècle, Lessing réfute vigoureusement l’interprétation de Bellori :   ce jeune homme ailé à la torche retournée ne représente pas Eros mais le Génie de la Mort,  figure imaginaire et romantique, et  qui va désormais contaminer la littérature et les  cimetières tout au long du XIXème siècle.


Canova tombeau des Stuarts Genie de la Mort Canova, 1829 Basilique Saint Pierre de Rome
Tombeau des Stuarts,  Génie de la Mort,

Canova, 1829, Basilique Saint Pierre de Rome


Pendant la vie : Eros embrasse Psyché

Sarcophage de Promethee Eros et Psyche
Il aurait suffi à Lessing de regarder sur la gauche du sarcophage (4)  pour retrouver le jeune  homme aux ailes d’oiseau embrassant une jeune fille aux ailes de papillon, iconographie irréfutable d’Eros embrassant Psyché, le Désir se mettant en harmonie avec l’Ame.


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Pendant l’amour  : Eros tourmente Psyché

En contrepoint de  ce motif très connu, l’art antique disposait d’un motif symétrique, tout aussi courant, mais qui est tombé ensuite dans l’oubli.

Cupid burning butterfly
Eros brûlant un papillon avec une torche
Camée en jaspe rouge, 1er siècle avant JC

La flamme (le désir sexuel)  torture l’Ame immortelle : cette scène figure notamment sur des gemmes égyptiennes de l’époque gréco-romaine, accompagnée d’incantations magiques destinées à embraser le coeur de l’ensorcelé(e). [4]

Selon certains (Furtwängler [7]), ce motif pourrait signifier que l’âme aussi est mortelle, comme Lucrèce l’explique dans De la nature des choses (De Rerum naturae).


image 22

Exceptionnellement, c’est Psyché qui brûle l’Amour [4a].


La torche et le papillon

A l’inverse, loin de toute intention métaphysique, le motif de la torche et du papillon relève parfois du pur badinage :

« Amour, si tu brûles trop souvent une âme  qui voltige vers ton flambeau, elle s’enfuira ; elle aussi, méchant, elle a des ailes. » Méléagre, épigramme 57, 1er siècle avant JC


La torche nue

D’autant que la torche allumée ou éteinte est à elle seule un symbole sexuel évident :

Je n’écris plus sur le beau Théron, ni sur cet Appollodote, tantôt feu étincelant, tantôt tison éteint. Je préfère l’amour des femmes : que l’étreinte du pédéraste aux  fesses velues soit laissée aux chevriers qui baisent les chèvres.

Méléagre, épigramme 41, 1er siècle avant JC

Non jam mihi scribitur formosus Theron, neque ille Apollodotus, modo ignis splendidus, nunc exstinctus titio. Praefero femineam venerem ; clunibus hispidi cinaedi compressio sit curae caprariis caprarum amantibus

Si la torche représente  le désir sexuel, il est probable que, dans certains cas, le motif de la torche retournée représente non pas son extinction définitive par la Mort, mais son extinction temporaire par l’Amour.

L'Antiquite expliquee pl 157 torche renversee
Illustrations de L’Antiquité expliquée, Bernard de Montfaucon, 1719
Planche 127, détail


Boilly Ce_qui_inspire_l_amour

« Ce qui allume l’Amour l’éteint », ou « Le philosophe »
Boilly, 1790, Musée de l’Hôtel Sandelin, Saint Omer

Tandis que la jeune fille de droite se contente d’enfantillages en chipant les lorgnettes de sa grand-mère et la poupée de sa petite soeur, sa soeur aînée, à gauche, arrête la main trop entreprenante du galant en lui montrant dans l’ombre une statue de Cupidon à la torche éteinte.

Le sous-entendu sexuel est totalement camouflé sous l’alibi moral de la modération : le commanditaire de Boilly, le marquis Calvet de Lapalun, décrit ainsi le geste de la  jeune fille : « C’est lui dire : « Voilà le motif de mes refus » ou bien : « La Vérité de cette devise suffit à me rendre sage ».


Artemis with torches Amethyst. Second half of the 1st century B.C. By the engraver Apollonios

Artemis avec une torche retournée.
Améthyste. Gravé par Apollonios. Seconde moitié du 1er siècle av JC

Plus rarement, on trouve la torche éteinte  associée à Diane/Artémis, comme symbole de la chasteté.


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Dans la suite de cette analyse, nous allons approfondir la signification du papillon dans les mondes grecs et latins, en résumant  les grandes lignes de la thèse passionnante de Chiara Blanco [5].

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Psyche et phalaina

Il existe en grec deux mots pour désigner le papillon : psyche (Ψυχή) et phalaina (φάλαινα), qui a donné phalène en français (le papillon de nuit)

« phalaina est un petit animal qui vole autour des torches et les éteint ». Scholia in Aristophanem

Ainsi le motif de la torche embrasant le papillon prend le contrepieds de l’histoire naturelle, qui traduit quand à elle l’autre phase du combat métaphorique : celle où l’Ame essaye d’éteindre le Désir.


La phalène et la baleine

Etrangement, phalaina désigne aussi en grec  la baleine (d’où le nom français). Chiara Blanco a trouvé le point commun qui pourrait expliquer pourquoi ces deux animaux si différents partageaient le même nom : à savoir le phototropisme.

« phalaina  :  créature qui est attirée par la lumière, l’une sous la forme d’un poisson et l’autre, qui va vers la lumière pendant la nuit, appelée aussi  candelosbestria  (κανδελοσβέστρια). La phalaina a le désir d’être avec l’homme… elle est effrontée car elle désire être avec l’homme. » Scholia ad Oppianum

Il est remarquable, mais peut être fortuit que, dans deux cultures très différentes – la grecque et la biblique – la bestiole aérienne et le géant des mers soient toutes les deux devenues des figures de la Résurrection.


L’équivalent latin : le dangereux papilio

Dans la sphère latine, le papilio,  équivalent du phalaina grec, est vu également très négativement.

Le papillon que la lumière des lampes attire est compté parmi les substances malfaisantes ; on lui oppose le foie de chèvre. Le fiel de la chèvre est un préservatif contre les maléfices faits avec la belette des champs.

Pline, Histoire Naturelle, XXVIII, 45, Traduction française : E. Littré

Papilio quoque lucernarum luminibus advolans inter mala medicamenta
numeratur; huic contrarium est iocur caprinum, sicut fel veneficiis ex mustella rustica factis


D’autant plus qu’il s’attaque à l’un des piliers de l’économie romaine : les abeilles.

Ce papillon lâche et vil, qui vole autour des flambeaux allumés, leur est funeste, et de plus d’une façon : il mange la cire, et laisse des excréments qui engendrent des teignes ; de plus, partout où il va il masque les fils d’araignée, qu’il  couvre du duvet de ses ailes. Il s’engendre aussi dans le bois même de la ruche des teignes, qui font des ravages surtout dans la cire.

Pline, Histoire Naturelle, XI, 21 « 

Papilio etiam ignavus atque inhonoratus, luminibus accensis advolitans, pestifer, nec uno modo: nam et ipse ceras depascitur et reliquit excrementa, e quibus teredines gignuntur; fila etiam araneosa, quacumque incessit, alarum maxime e lanugine obtexit. Nascuntur e ligno teredines, quae ceras praecipue adpetunt.

Cette concurrence entre papillon et abeille est d’autant plus marquée que, dans la culture romaine, cette dernière est, elle-aussi, un symbole de l’âme : plutôt l’âme pure attendant l’incarnation, tandis que le papillon désigne ce qui survit à la mort.

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Mais lorsqu’il s’agit d’insister non pas sur les aspects macabres, mais sur le mode de reproduction très particulier du papillon, fait de naissance et de re-naissance, les grecs emploient toujours l’autre terme, psyche. On en trouve la première occurrence chez Aristote :

« Ce qu’on appelle les papillons naissent des chenilles ; et les chenilles se trouvent sur les feuilles vertes, et spécialement, sur le légume connu sous le nom de chou. D’abord, la chenille est plus petite qu’un grain de millet; ensuite, les petites larves grossissent; elles deviennent en trois jours de petites chenilles; ces chenilles se développent; et elles restent sans mouvement; puis, elles changent de forme; alors, c’est ce qu’on appelle des chrysalides; et elles ont leur étui qui est dur. Quand on les touche, elles remuent. Elles sont entourées de fils qui ressemblent à ceux de l’araignée ; et l’on ne distingue à ce moment, ni leur bouche, ni aucune partie de leur corps. Après assez peu de temps, l’étui se rompt; et il en sort, tout ailés, de ces animaux volants qu’on appelle papillons (psyche).  D’abord et quand ils sont chenilles, ils mangent et rejettent des excréments; mais une fois devenus chrysalides, ils ne prennent plus rien et ne rendent plus d’excrétions« . Aristote, Historia Animalium, Livre Cinquième, Chapitre XVII,551b

L’immobilité et l’absence d’alimentation  de la phase « cocon », bien soulignée dans le texte, fait bien sûr penser à la mort, suivie par une résurrection glorieuse – sans nourriture ni déchets.


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Dans la sphère latine, l’équivalent de psyche est animula, que l’on trouve employé au sens propre chez Cicéron :

J’ai reçu vos longues lettres, qui  sautaient  vers moi comme de petits papillons »
Ciceron Epistulae ad Atticum,IX, 7

Attulit uberrimas tuas litteras, quae mihi quiddam quasi animulae restillarunt.


Mais c’est dans le très connu poème d’Hadrien que l’association papillon-âme (animula-anima) est portée au sommet :

Papillon, « âme tendre et flottante,
compagne de mon corps, qui fut ton hôte,
tu vas descendre dans ces lieux
pâles, durs et nus,
où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois ».

Hadrien,Carmina Traduction M.Yourcenar (*)

Animula vagula blandula,
hospes comesque corporis,
quo nunc abibis? In loca
pallidula rigida nudula,
nec ut soles dabis iocos

(*) sauf pour « papillon », traduit par elle « petite âme ».


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Le papillon et son crâne

Dans l’imaginaire grec, la  phalaina – le papillon sous sa forme  nocturne et maléfique – semble entretenir une affinité particulière avec la Tête :

« Elle a une terrible tête, qu’elle hoche de manière sinistre, et un ventre lourd. Si avec son  aiguillon elle pique un homme sur le haut de la tête, ou dans son cou, elle le condamne aisément et immédiatement à mort. » Nicander, Scholia in Nicandri Theriaka


Tete de Platon ou Hypnos
Selon certains spécialistes, cette tête orné d’ailes de papillons représenterait  Platon méditant sur l’immortalité de l’Ame (Winckelmann) ; selon d’autres, ce serait le Dieu du Sommeil, Hypnos (Furtwängler) [7]. Il existe néanmoins  plusieurs intailles antiques où la première interprétation est certaine :


Philosopher Gem

Philosophe méditant sur l’immortalité de l’âme,

Sardoine antique
Reproduit dans Antique Gems and Rings, Charles William Kingdd


Cette affinité entre le crâne et le papillon n’est pas qu’anecdotique : elle constitue la vulgarisation d’une conception très particulière de l’âme-moelle, résidant non seulement dans la tête, mais dans divers fluides corporels. C’est ce qu’explique le Timée de Platon, dont nous donnons ci-après quelque extraits [6].

La moelle, semence universelle

Dieu prit les triangles primitifs réguliers et polis… les mêla les uns aux autres en due proportion, et en fit la moelle, préparant ainsi la semence universelle de toute espèce mortelle. Puis il y implanta et y attacha les diverses espèces d’âmes, et au moment même de cette répartition originelle, il divisa la moelle elle-même en autant de sortes de figures que chaque espèce devait en recevoir.


Celle qui est dans la tête est divine.

Furtwangler Skull butterfly
« Une partie devait, comme un champ fertile, recevoir en elle la semence divine ; il la fit exactement ronde et il donna à cette partie de la moelle le nom d’encéphale, dans la pensée que, lorsque chaque animal serait achevé, le vase qui la contiendrait serait la tête. »

Les autres moelles sont mortelles

« L’autre partie, qui devait contenir l’élément mortel de l’âme, il la divisa en figures à la fois rondes et allongées et il les désigna toutes sous le nom de moelle. Il y attacha, comme à des ancres, les liens de l’âme entière, puis construisit l’ensemble de notre corps autour de la moelle, qu’il avait au préalable enveloppée tout entière d’un tégument osseux…. Ainsi, pour protéger toute la semence, il l’enferma dans une enveloppe pierreuse, à laquelle il mit des articulations… » Timée/73c-74c


Plus d’âme, moins de chair

« A ceux des os qui renfermaient le plus d’âme il donna la plus mince enveloppe de chair et à ceux qui en contenaient le moins, l’enveloppe la plus ample et la plus épaisse… c’est que les chairs abondantes, éparses et fortement tassées les unes sur les autres, auraient par leur rigidité rendu le corps insensible, affaibli la mémoire et paralysé l’intelligence. Voilà pourquoi les cuisses et les jambes, la région des hanches, les os du bras et de l’avant-bras et tous nos autres os qui n’ont pas d’articulations, et aussi tous les os intérieurs qui, renfermant peu d’âme dans leur moelle, sont vides d’intelligence, tous ces os ont été amplement garnis de chairs ; ceux, au contraire, qui renferment de l’intelligence, l’ont été plus parcimonieusement ».


La tête humaine : fragile, mais sensible

« …l’espèce humaine, couronnée d’une tête charnue, nerveuse et forte, aurait joui d’une vie deux fois, maintes fois même plus longue, plus saine, plus exempte de souffrances que notre vie actuelle. Mais en fait les artistes qui nous ont fait naître, se demandant s’ils devaient faire une race qui aurait une vie plus longue et plus mauvaise, ou une vie plus courte et meilleure, s’accordèrent à juger que la vie plus courte, mais meilleure, était absolument préférable pour tout le monde à la vie plus longue, mais plus mauvaise. C’est pour cela qu’ils couvrirent la tête d’un os mince, mais non de chairs et de nerfs, puisqu’elle n’a pas d’articulations. Pour toutes ces raisons la tête qui fut ajoutée au corps humain est plus sensible et plus intelligente, mais beaucoup plus faible que le reste. »


De la moelle au sperme

« Parmi les hommes qui avaient reçu l’existence, tous ceux qui se montrèrent lâches et passèrent leur vie à mal faire furent, suivant toute vraisemblance, transformés en femmes à leur deuxième incarnation. Ce fut à cette époque et pour cette raison que les dieux construisirent le désir de la conjonction chamelle, en façonnant un être animé en nous et un autre dans les femmes, et voici comment ils firent l’un et l’autre. Dans le canal de la boisson, à l’endroit où il reçoit les liquides, qui, après avoir traversé les poumons, pénètrent sous les rognons dans la vessie, pour être expulsés dehors sous la pression de l’air, les dieux ont percé une ouverture qui donne dans la moelle épaisse qui descend de la tête par le cou le long de l’échine, moelle que dans nos discours antérieurs nous avons appelée sperme. Cette moelle, parce qu’elle est animée et a trouvé une issue, a implanté dans la partie où se trouve cette issue un désir vivace d’émission et a ainsi donné naissance à l’amour de la génération. Voilà pourquoi chez les mâles les organes génitaux sont naturellement mutins et autoritaires, comme des animaux sourds à la voix de la raison, et, emportés par de furieux appétits, veulent commander partout ».


Pergamon

Figure éjaculant sur un papillon
Vase à figures noires, 6ème siècle avant JC, Pergamon Museum, Berlin.

L’utérus est un animal

« Chez les femmes aussi et pour les mêmes raisons, ce qu’on appelle la matrice ou l’utérus est un animal qui vit en elles avec le désir de faire des enfants. Lorsqu’il reste longtemps stérile après la période de la puberté, il a peine à le supporter, il s’indigne, il erre par tout le corps, bloque les conduits de l’haleine, empêche la respiration, cause une gêne extrême et occasionne des maladies de toute sorte, jusqu’à ce que, le désir et l’amour unissant les deux sexes, ils puissent cueillir un fruit, comme à un arbre, et semer dans la matrice, comme dans un sillon, des animaux invisibles par leur petitesse et encore informes, puis, différenciant leurs parties, les nourrir à l’intérieur, les faire grandir, puis, les mettant au jour, achever la génération des animaux. Telle est l’origine des femmes et de tout le sexe féminin. » Timée/91-92b



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En établissant, grâce à la notion de « moelle » un continuum entre l’encéphale et le sperme,  l’une siège de la semence divine, l’autre de la semence humaine, le Timée nous donne une vision dynamique, étonnamment « liquide », de ce qu’est l’immortalité  :  un fluide qui se propage d’un squelette à un autre.

Du coup, buvons  tant que nous sommes vivants et que le fluide nous traverse.


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Coupe de Boscoreale

Coupe à boire avec des squelettes

 Trésor de Boscoréale,  Fin du Ier siècle avant J.-C, Louvre Paris

« Le premier des grands squelettes tient de la main droite une bourse bien garnie, surmontée du mot phtonoi ( envies). Il la porte en arrière comme pour la dérober aux regards, tandis qu’il présente au personnage couronné de fleurs un papillon, image de l’âme :  psychion (petite âme) dont il serre délicatement les deux ailes entre les doigts de la main gauche. Le mouvement de ses bras et de ses mains indique la pesanteur du premier objet et l’extrême légèreté du second …

Cette première scène… exprime nettement l’idée de la jouissance matérielle et indique les raisons qui, selon la morale païenne, doivent pousser l’homme à se livrer au plaisir. Après la mort, l’âme fugitive s’envole et disparait, semblable à un papillon ; du corps il ne reste que des ossements insensibles dont il est inutile de s’occuper. Il faut jouir de la vie, car le lendemain est incertain !  » [9]

Le gobelet  de Boscoréale, avec sa morale épicurienne, aurait pu servir aux héritiers du gai défunt de cette épitaphe trouvée à Obulco (Andalousie) :

Je recommande à mes héritiers d’amener du vin pur avec les cendres, pour faire voleter mon papillon enivré

Heredibus mando etiam cinere ut m[era vina ferant], volitet meus ebrius papilio


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Memento mori
Mosaïque pompéienne, 1er siècle avant JC, Museo Archeologico Nazionale di Napoli

Pour en terminer avec le monde gréco-latin, voici un des plus beaux exemples de papillon associé à  un crâne.

La mosaïque représente la Roue de la Fortune qui tourne entre la Richesse (symbolisée à gauche  par l’étoffe pourpre,  le sceptre et la couronne)  et la Pauvreté (symbolisée à droite par la besace, le bâton et le manteau de mendiant).

En haut, le niveau horizontal rappelle que la mort égalise tout (« Mors Omnia Aequat », Claudien , L’Enlèvement de Proserpine, livre II,  ligne 302) : ne reste ensuite que  l‘âme immortelle posée, selon l’expression de Platon, sous  son enveloppe pierreuse.


Durant le Moyen Age, ce symbolisme s’oublie , bien que le papillon prolifère dans les marges d’innombrables enluminures – à titre seulement décoratif. Car désormais l’âme immortelle s’est trouvé une représentation plus orthodoxe.


Pelerinage de l'ame (Le) Guillaume de Digulleville .Paris, Bibl. Sainte-Genevieve, ms. 1130 14e s

Enluminure du Pélerinage de l’Ame, de Guillaume de Digueville
 14e s, Bibl. Sainte-Genevieve, ms. 1130,   Paris

Dédaignant le Démon quadrupède, l’Ame qui a désormais forme humaine emboîte le train de celui à qui elle ressemble : l‘Ange. A noter qu’étant immatérielle, elle n’a même pas besoin d’ailes.

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Vanessa atalanta.

 Miniature de St. Vincent (détail en haut à gauche)
Heures de  Catherine de Cleves,
Utrecht,  vers 1440, The Morgan Library, New York

Parmi les huit papillons qui décorent les marges autour de Saint François, ce Vulcain  montre, dans les motif de son aile, une tête de mort.


Vanessa Atalanta
Vanessa atalanta

L’enlumineur a à peine accentué ce visage paréidolique, qui se forme dès que deux ocelles ressortent pour figurer les yeux, avec une tâche plus allongée pour la bouche..


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Triptyque du Jugement dernier(détail)

Memling, 1467-71, Musée National Gdansk

Le Vulcain hallucinatoire

Memling Retable de Gdansk detail papillon 1

Il est remarquable que Memling ait choisi le même Vulcain aux tâches anthropomorphes pour orner  l’aile de ce démon, occupé à enflammer définitivement une luxurieuse.



Memling_tryptique_Strasbourg_figures cachées

La gueule de l’Enfer, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption,

Memling,  vers 1490, Musée de Strasbourg

On connait par ailleurs son intérêt pour les figures cachées, non pas purement gratuites, mais justifiées par le pouvoir diabolique de susciter des hallucinations. Ici, en plus de la figure grimaçante qui apparaît sur le torse du démon, on note un rocher anthropomorphe dans le rôle du témoin désolé (en jaune), et une seconde gueule, faite de flammes (en blanc), qui surcharge le gueule de l’enfer en lui empruntant sa langue et sa canine. (sur l’interprétation d’ensemble de ce polyptyque, voir Le Polyptyque de Strasbourg )


Le Vulcain infernal

Memling Retable de Gdansk detail papillon 2
Dans le Jugement de Gdansk, un second démon à droite du premier joue de la fourche : il porte lui aussi des ailes de Vulcain, cette fois  autour des fesses.

La coloration noire et rouge, harmonisée avec les  couleurs de l’Enfer, plus sa capacité de susciter des images cachées, peut justifier le choix du Vulcain comme accessoire démoniaque.


Le papillon diabolique

Memling Retable de Gdansk detail papillon 3
Cependant,  dans le panneau central, on retrouve un démon habillé des ailes d’une Petite Tortue (Aglais urticae) qui possède le même chromatisme noir et rouge, mais cette fois en plein soleil, à proximité des irisations de l’arc en ciel et des plumes de paon de l’archange : diabolique, le papillon le reste donc, même éloigné des flammes infernales.

Il semble qu’il a existé au Moyen Age une double symbolique du papillon : positive pour le  papillon blanc – sorte de substitut de la colombe du Saint Esprit, en général à côté d’une Vierge à l’Enfant – et négative pour le papillon coloré et tacheté, en cohérence  avec la préférence bien connue de l’oeil médiéval pour les couleurs unies, et son aversion  pour les motifs zébrés ou bariolés. Pour des exemples et une discussion détaillée sur ce sujet, voir [11]



Après une longue éclipse, le papillon va revenir en force chez les peintres flamands : vedette des natures mortes florales – où il contribue à célébrer la magnificence de la création, on le trouve aussi dans les  Vanités, où il se charge de  souligner la fugacité et la fragilité de l’existence.

A noter  l’inversion remarquable par rapport à la symbolique médiévale : le papillon coloré va écraser en popularité le papillon blanc, qui joue désormais  les utilités.  D’une part parce que l’esprit protestant a fait table rase, après une période d’intenses destructions, des symboliques antérieures. Mais surtout parce qu’un peintre se valorise plus auprès de son acheteur en peignant, à l’écaille près, les ailes somptueuses  d’un Vulcain plutôt que la pauvre tâche noire sur fond blanc de la Piéride du chou.

Parmi les nombreuses Vanités à papillons, il n’existe  cependant que quelques rares exemples où la présence insistante d’un papillon  à proximité immédiate d’un crâne, suggère qu’après un long périple souterrain, la métaphore gréco-latine commence à refaire surface.

1535 Jan Sanders van Hemessen - Vanitas Palais des Beaux-Arts de Lille

Vanitas
Jan Sanders van Hemessen, 1535, Palais des Beaux-Arts de Lille

Dans cet extraordinaire panneau, un ange aux ailes de macaon porte un miroir dans lequel apparaît un crâne. Le miroir complique l’interprétation, mais ce tableau complexe pourrait bien signer la réapparition de l’âme-papillon en peinture. Voir 3 Fatalités dans le miroir


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Joris Hoefnagel Model Book of Calligraphy. 1561 - 1562; illumination added 1591 - 1596 _Google_Art_Project

Livre de modèles de calligraphie de Rodolphe II.
Joris Hoefnagel , 1591-1596 , Musée Paul Getty

Ce manuscrit exceptionnel a d’abord été composé par le calligraphe Bocskay pour l’empereur Ferdinand d’Autriche, entre 1561 et 1562. Trente ans plus tard, son petit fils Rodolphe II l’a fait illustrer par Joris Hoefnagel, qui s’est inspiré librement des textes  dans son style d’un naturalisme  méticuleux.


Le texte

Dans cette page, le texte est tiré de la liturgie du quatrième dimanche après l’Epiphanie :

O Dieu, qui sais que parmi tant de grands dangers, du fait de la fragilité humaine,  nous ne sommes pas faits pour subsister : donne-nous la santé de l’âme et du corps pour que, de ce dont nous souffrons à cause de nos péchés,  nous puissions  avec ton aide triompher

Deus, qui nos in tantis periculis constitutos, pro humana scis fragilitate non posse subsistere: da nobis salutem mentis et corporis ut ea quae pro peccatis nostris patimur, te adjuvante, vincamus. Per Dominum.


L’illustration

Si la poire illustre l’homme souffrant à cause de ses pêchés, on ne voit pas bien quelle aide divine pourrait l’aider à recouvrer la santé. L’illustrateur semble donc oublier le versant positif des choses, et forcer le texte dans le sens de la fragilité humaine et de la mort, illustrées par le fruit coupé.

A première vue, le papillon figure, avec la chenille, la mouche et le mille-pattes, dans le camp des nuisibles venus se repaître de  sa putréfaction.



Joris Hoefnagel Model Book of Calligraphy. 1561 - 1562; illumination added 1591 - 1596 _Google_Art_Project detail
A seconde vue, on remarque que le papillon, n’ayant pas besoin de manger, se distingue des agresseurs. De plus, isolé sur la queue de la poire, il  présente une symétrie de forme avec elle.

Hoefnagel n’a pas oublié la partie positive du texte : si la poire figure l’homme ayant succombé aux périls, le papillon représente son triomphe final grâce à Dieu,  son âme noire et blanche, pécheresse et pardonnée, revenue contempler son cadavre.



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S.pyri Linard 1634

Vanité au papillon
Jacques Linard, 1634, Collection privée

Le contraste entre  le crâne –   lourd presse-papier écrasant  le livre fermé,  et le papillon  – feuille vivante effleurant la lettre ouverte, crée entre eux un inévitable dialogue.


 

paon du jour

Paon du jour

Eadem mutata resurgoEpitaphe de Bernouilli
Eadem mutata resurgo

(Deplacée, je réapparais la même)

D’autant que le Paon de jour (Nymphalis io)   se trouve encadré sur sa gauche par une figure de la putréfaction (la poire) et sur sa droite par un symbole de la résurrection (le coquillage dont la spirale se reproduit semblable à elle-même)

Assistons-nous ici à la résurrection  de la phalène comme métaphore de l’Ame, équidistante de la Mort et de  la Résurrection ?



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Adriaen van Nieulandt's Vanitas of 1636

Vanité
Adriaen van Nieulandt, 1636, Frans Hals Museum, Haarlem

Le billet qui dépasse du livre porte la devise en français  : « Mourir pour vivre ».

Celui collé sous le crâne porte l’expression latine  : « Aquid sunt aliud, quum breve gaudium » « y a-t-il autre chose qu’une joie brève ».


Arctia caja

Le papillon est une Ecaille Martre (Arctia caja). Sa position, entre les pétales tombées et la coquille, entre flétrissure et éternité, est identique à celle de la Vanité de Linard et milite, là encore,  en faveur d’une représentation de l’âme.


Adriaen van Nieulandt's Vanitas of 1636 detail mouche

D’autant qu’au beau milieu du crâne, un nouvel arrivant fait son apparition et contraste, par sa noirceur, avec la Beauté du papillon : la mouche, symbole de la Mort et de la Corruption des chairs (sur l’origine de ce motif, voir 4 Préhistoire des mouches feintes )


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simon renard de saint andre

Vanité, Simon Renard de Saint André,

1650-1677, Collection privée

Sur le livre, on peut lire « Le tombeau des plaisirs : l’odorat ». La mouche posée sur le crâne fait encore système avec le Vulcain posé sur la rose : deux bestioles attirées par une odeur, l’une infecte, l’autre divine.

Contrairement au vieux symbole gréco-latin, le coléoptère libéré du squelette évite de revenir s’y poser : car  le monde chrétien dispose maintenant de son cousin satanique, le diptère, préposé aux basses besognes.


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Tomas Yepes XVIIeme

Vanité
Tomas Yepes, entre 1640 et 1670, Collection privée

C’est ici un machaon (Papilio machaon) qui, passant au dessus de la mèche fumante, réinvente la vieille affinité avec la torche.

Hésitant, le papillon de Yepes semble suspendre son vol   entre trois cibles, et trois iconographies  : deux antiques (la flamme et le crâne) et une moderne (la rose).


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A11397.jpg

Vanité
Jan van Kessel, vers 1665-1670, National Gallery of Art, Washington

On voit ici, malgré la présence du crâne, la difficulté d’associer le papillon à l’Ame, dès lors qu’il y en a plusieurs, à la fois blancs et colorés, et qu’ils rivalisent de volatilité avec des bulles de savon.

Le tableau exactement contemporain qui suit va, en revanche, resserrer la symbolique de manière indubitable.



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vanitas_still_life Van Oosterwyck

Vanité
Maria Van Oosterwyck, 1668, Kunsthistorisches Museum Vienne

Maria Van Oosterwyck, fille d’un prédicateur protestant,  a truffé cette nature morte de références théologiques, qu’il faut lire morceau par morceau.


Le crâne et le globe céleste

Le crâne porte son regard vide vers le globe céleste, où les constellations tournent éternellement autour de l’Etoile Polaire (on voit bien la Grande Ourse).

La confrontation de ces deux objets sphériques et ceints d’un équateur semble reprendre la vieille opposition artistotélicienne entre le monde terrestre soumis à la corruption et le monde céleste immuable. Néanmoins, la couronne de lierre importe ici-bas la possibilité d’une permanence qui triompherait de la mort.


Judocus Hondius de Jonge en Adriaen Veen, 1613, musee martitime, amsterdamUn globe céleste presque identique
Judocus Hondius de Jonge et Adriaen Veen, 1613, Musée Maritime, Amsterdam


Le livre sous le  papillon

vanitas_still_life Van Oosterwyck_livre papillon
Le titre  « Rekeningh » désigne un Livre de Comptes fatigué,  à associer avec  la bourse et les pièces : tous objets dont la légèreté du Vulcain – qui ne fléchit même pas la couverture –  souligne la pesanteur, inutile dans l’Au Delà.

Car la Mort clôture tous les comptes.

Juste au dessus des  ailes,  on peut  lire sur la couverture « Nous vivons pour mourir et nous mourons pour vivre » « Leeuen om te steruen/En /Steruen om te leeuen », devise qui désigne clairement le papillon comme l’âme humaine, en attente de la résurrection de son corps.


Les livres sous la mouche

vanitas_still_life Van Oosterwyck_livres mouche

Sur la note coincée dans le livre du haut, on lit la mention « Self-Stryt » (“Combat intérieur”) : il s’agit d’un ouvrage de Jacob Cats (1620), qui interprète l’histoire de Joseph et de la femme de Putiphar comme le triomphe de l’Esprit sur la Chair. Le livre en dessous est l’« Imitatio Christi » (L’imitation de Jésus-Christ).

Les livres sont fermés ; le parchemin de leur couverture (cette peau qui ne périt pas)  préserve de la corruption (la mouche et les fleurs fanées) les vérités éternelles qu’ils renferment.


La lettre sous la mouche

vanitas_still_life Van Oosterwyck_detail lettre

La lettre est à associer avec la plume et l’encrier, encore tâchés d’encre. Elle porte une citation biblique qui confirme la brièveté de la vie humaine : « L’homme est enfanté par la femme pour bien peu de jours et beaucoup de tracas« .  Job 14,1

La mouche, qui pose un point final sur cette citation, fait une double allusion  à la Mort, et au  fumier du prophète.

Les tracas

vanitas_still_life Van Oosterwyck_crecelle
Le coin en bas à gauche semble dédié à ces  tracas qui rongent notre existence : on y voit un épi de maïs à moitié dévoré, et une souris qui s’attaque à un épi de blé.  Une piéride du choux (Pieris brassicae) s’attaque, plus haut, à un autre épi planté dans le bouquet.

En pendant à la flûte posée sur la cahier de musique, un autre instrument, rarissime, complète  cette idée de dévoration  universelle : il s’agit d’une crécelle de lépreux (voir un autre exemple dans La boule mystérieuse).

A la dévoration de la chair divine (le blé) s’ajoute celle de la chair humaine.



Jan Davidsz. de Heem Vanitas BruxellesUne autre Vanité avec crécelle de lépreux
Jan Davidsz de Heem, 1651, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles


La fiole

vanitas_still_life Van Oosterwyck_fiole

Au centre de ce désastre, la fiole fermée par un bouchon d’argent, marquée « Aqua Vitae », est  protégée de la corruption et de l’évaporation :  son liquide rouge n’évoque pas ici le vin des plaisirs, mais celui de la Sainte Cène.

Sur le reflet, on voit la fenêtre de l’atelier et même, minuscule, la peintre à son chevalet [10]. En se posant au centre de la troisième sphère – la plus protégée – du tableau, la tête de Maria flottant à la surface de l’Eau de Vie, tandis que le blé est dévoré à l’extérieur, redit d’une autre manière le message de Jacob Cats : la Chair meurt mais l’Esprit demeure.

Le paradoxe de ce type d’autoportrait furtif est  qu’il immortalise et magnifie à tout jamais l’habilité du peintre, comme si, par exception à la règle des Vanités, la seule permanence en ce monde était autorisée dans ces objets picturaux de second ordre que sont le reflet et le détail.
(pour d’autres exemples de Vanités à la boule réfléchissante, voir Le peintre dans sa bulle : Vanité )



Dans leur recherche de sujets rares pour amateurs de classiques, quelques artistes du XIXème siècle ont repris littéralement la métaphore âme-papillon (sans le crâne).

Dumont-Amour-amiens

L’Amour tourmentant l’âme
Augustin Dumont, 1877, Musée des Beaux Arts, Amiens

Ou bien, au choix, pour ceux  qui sont arrivés jusqu’ici en lisant en diagonale :

  • Aristote enfant étudiant à la clarté d’une torche la transparence  d’un papillon
  • Ange pesant une âme dans un courant d’air chaud
  • l’Animus réchauffant  l’Anima (vieux folklore zürichois)
    le Cà  se vengeant du  Surmoi (vieux folklore viennois).



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Bouguereau l'ame captive

L’âme captive,

Bouguereau, 1891, Toledo Museum of Art, Toledo

Soit encore, par les mêmes exégètes :

  • Aristote enfant étudiant à la clarté du soleil la transparence  d’un papillon
  • Ange s’interrogeant sur le sexe d’un papillon
  • le Soufre fixant le Mercure
  • un gros Cà  et un petit Surmoi



Nous terminerons le parcours par ce grand créateur d’iconographies tortueuses que fut William Holman Hunt, avec une oeuvre insolite où il est question d’un papillon, d’un crâne, et et de deux âmes perdues, sans aucun rapport avec la métaphore antique.

Le berger mercenaire

The hireling shepherd
William Holman Hunt, 1851,  Manchester Art Gallery, Manchester

William_Holman_Hunt The hirelong shepherd

Le texte de Shakespeare

Comme à son habitude, Hunt exposa ce tableau avec comme légende un passage de Shakespeare :

Que tu veilles ou que tu dormes, joyeux berger,
Si tes brebis s’égarent dans les blés,
Un signal de ta bouche mignonne
Préservera tes brebis d’un malheur.

Shakespeare, Le roi Lear, Acte III, scène 6
Traduction de François-Victor Hugo

Sleepest or wakest thou, jolly shepherd?
Thy sheep be in the corn;
And for one blast of thy minikin mouth,
Thy sheep shall take no harm.

Un peu court pour donner un sens à tous les détails de cette  composition compliquée, dont le clou est ce bizarre papillon qui ne doit rien à Shakespeare. En outre, le titre du tableau Le berger mercenaire, n’est pas shakespearien, mais évangélique :

« Le vrai berger donne sa vie pour ses brebis. Le berger mercenaire, lui, n’est pas le pasteur, car les brebis ne lui appartiennent pas : s’il voit venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit ; le loup s’en empare et les disperse ».   (Jean, 10,10-12)


Le  Mauvais Pasteur

De manière très inhabituelle, Hunt a cru bon de fournir cinquante ans plus tard une explication détaillée, qu’il suffit de citer pour  éclaircir de nombreux points.

La chanson de Shakespeare représente un berger qui néglige son véritable devoir, celui de garder les moutons : au lieu d’utiliser sa voix pour faire honnêtement son devoir, il se sert malignement de sa « bouche mignonne ». Il est du type de ces autres pasteurs à la tête  confuse qui, au lieu d’effectuer leurs services auprès de leurs ouailles – qui sont constamment en danger – font de vains discours sans valeur pour l’âme humaine.

Lettre à J.E.Pythian, 21 January 1897, Manchester City Art Gallery

Shakespeare’s song represents a shepherd who is neglecting his real duty of guarding the sheep: instead of using his voice in truthfully performing his duty, he is using his « minikin mouth » in some idle way. He was a type thus of other muddle headed pastors who instead of performing their services to their flock — which is in constant peril — discuss vain questions of no value to any human soul.

En 1851, les esprits étaient travaillés par la crainte de voir l’église catholique profiter des divisions entre les différentes tendances des Anglicans pour reprendre pied sur les Iles Britanniques.

La représentation du Mauvais Pasteur est très exceptionnelle, et sert toujours à mettre en valeur l’image du Bon Pasteur (voir des exemples dans La Brebis perdue). Le Mauvais Pasteur représenté seul – et même pire : en conversation rapprochée avec une bergère – est donc une iconographie unique, rendue possible par ce climat particulier d’inquiétude religieuse.


Le Sphinx à tête de mort

Hunt poursuit ainsi son explication  :

 

Mon imbécile a trouvé un Sphinx à tête de mort , cela remplit son petit esprit de pressentiments de malheur  et il le montre à une conseillère tout aussi sage, pour avoir son opinion.

My fool has found a death’s head moth, and this fills his little mind with forebodings of evil and he takes it to an equally sage counsellor for her opinion.

Hunt a donc  choisi ce papillon – qui porte sur lui la marque de sa nocivité – comme emblème non pas d’une catastrophe annoncée, mais de la superstition qui frappe les esprits faibles. Ce n’est pas  par son supposé pouvoir maléfique mais  parce qu’il suscite « de vains discours sans valeur pour l’âme humaine« , que le papillon va provoquer, indirectement, une série de catastrophes.


Des catastrophes en chaîne

Voici la fin de la lettre :

 

Elle méprise son anxiété,  par  ignorance plutôt que par profondeur, tout en le détournant de sa fidélité : pendant qu’elle nourrit son agneau avec des pommes vertes, il laisse  ses moutons passer la limite et pénétrer dans le champ de blé. Ce n’est pas seulement que le blé sera gâté, mais en le mangeant les moutons sont condamnés à la destruction, en « gonflant », selon le terme des  fermiers.

She scorns his anxiety from ignorance rather than profundity, but only the more distracts his faithfulness: while she feeds her lamb with sour apples his sheep have burst bounds and got into the corn. It is not merely that the wheat will be spoilt, but in eating it the sheep are doomed to destruction from becoming what farmers call « blown ».

Ainsi, la discussion oiseuse conduit à plusieurs  catastrophes : les moutons passent la  rangée d’arbres au risque de se noyer dans le marécage ; ils vont gâcher la récolte de blé (on en voit déjà un au milieu des épis) et ils en seront bien punis (météorisme, puis mort).

Par contraposée, le Bon Pasteur vu par Hunt n’a même pas besoin d’être celui qui « donne sa vie pour ses brebis » : il lui est tout au plus demandé de garder à l’oeil ses ouailles, trop  pressées de franchir les limites et de succomber aux excès.

William_Holman_Hunt The hirelong shepherd papillon

Comme un panneau « Danger de Mort ! », le papillon marque la limite à ne pas dépasser.


Une vilaine fille

Au milieu de cette théologie musclée, le  personnage féminin  – nécessaire pour  expliquer l’inattention du berger –  complique considérablement la lecture.

Faut-il s’en tenir à l’explication psychologisante de Hunt – elle méprise sa peur, non parce qu’elle est plus sage, mais parce qu’elle n’en comprend même pas la cause ?



William_Holman_Hunt The hirelong shepherd barrique mains
Ne peut-on pas subodorer, dans cette barrique , dans ces faces rougeaudes,  dans ces mains si proches,  une pulsion plus forte qu’un mauvais pressentiment ? Le papillon n’est-il pas le  prétexte à un flirt poussé, et le discours moral la couverture d’une  sexualité champêtre ?


William_Holman_Hunt The hirelong shepherd agneau

Ou bien, à l’inverse, faut-il pousser  encore plus loin dans le symbolisme, et voir dans cette mauvaise fille, qui couvre son agneau en plein midi en plein été, qui lui donne des pommes vertes au risque de l’empoisonner, à la fois une nouvelle Eve et une mauvaise Marie ?


The Doubt: 'Can these Dry Bones Live?' exhibited 1855 by Henry Alexander Bowler 1824-1903
The Doubt – Can these Dry Bones Live
Henry Alexander Bowler, 1855, Tate Gallery, Londres

Dans cet autre tableau préraphaélite, une jeune femme, qui symbolise probablement les temps modernes, doute de l’Immortalité promise par la Religion et par les inscriptions :

  • RESURGAM (Je ressuciterai)
  • « I am the Resurrection and The Life »
  • « John Fathfull, 1791 » (« Jean plein de Foi »)

Deux papillons pris dans la même lumière qui illumine les feuilles vertes du marronnier lui répondent positivement. A noter le troisième papillon bleu, posé directement sur le crâne.



Hans Balusceck zum friedhof 1920 Berlin Sammlung Markisches Museum

Au Cimetière (Zum Friedhof)
Hans Balusceck, 1920, Sammlung Markisches Museum, Berlin

A l’opposé, Hans Balusceck fait l’ellipse sur les monuments funéraires : seul l’arrosoir, le papillon, et les rubans noirs de jeunes filles, font deviner le cimetière.



Memento Mori Walter Kuhlman 1973-74 Fine Arts Museum of San Francisco

Memento Mori
Walter Kuhlman, 1973-74, Fine Arts Museum of San Francisco

Plus récemment, Walter Kuhlman a transformé en une aporie grinçante le vieux thème de la méditation sur le papillon.


Pour prolonger cette aventure, il suffit de taper « butterfly » et « skull » dans un moteur de recherche pour constater combien le thème du crâne et du papillon est devenu populaire ces dernières années, propulsé par le goût gothique, décliné à l’infini comme motif décoratif ou de tatouage.


Papillon crane XXIeme siecle

A croire que l’accoutumance moderne aux images  a rendu notre rétine suffisamment tolérante pour supporter la fusion de ces deux motifs extrêmement réactifs, l’un parce qu’il est probablement  câblé parmi les signaux d’alerte de l’espèce, l’autre parce qu’il a suggéré aux hommes d’avant la quadrichromie et les quadriréacteurs, la possibilité cumulée de la Beauté et de l’Envol.


Références :
[1] Voir http://www.insects.org/ced4/symbol_list1.html et http://www.insects.org/ced4/symbol_list2.html
[2] Pour une vue d’ensemble des papillons dans l’art : https://fr.wikipedia.org/wiki/Papillons_dans_la_peinture
[3] Eros and Thanatos, http://eroscoin.blogspot.fr/2011/03/eros-and-thanatos.html
Voir aussi http://www.forumancientcoins.com/ayiyoryitika/ProlegomenaEros.html
[4] Voir Burning Butter flies: Seals, Symbols and the Soul in Antiquity, Verity Platt
http://www.academia.edu/301927/Burning_Butterflies_Seals_Symbols_and_the_Soul_in_Antiquity
Un article récent détaille ces rituels magiques :
https://eduscol.education.fr/odysseum/eros-et-psyche-le-pouvoir-magique-de-la-pierre-et-du-mot
[4a] https://eduscol.education.fr/odysseum/psyche-lame-papillon-1-une-histoire-dailes
[5] The soul as a butterfly in Greek and Roman thought (2013) http://etheses.dur.ac.uk/9419/1/THESIS-BLANCO.pdf?DDD3+
[6] Platon, Timée, traduction d’Émile Chambry http://ugo.bratelli.free.fr/Platon/Platon-Timee.htm
[7] ASPECTS OF DEATH, AND THEIR EFFECTS ON THE LIVING, AS ILLUSTRATED BY MINOR WORKS OF ART, ESPECIALLY MEDALS, ENGRAVED GEMS, JEWELS, &c.: PART IV (Continued) F. Parkes Weber The Numismatic Chronicle and Journal of the Royal Numismatic Society
Fourth Series, Vol. 10 (1910), pp. 163-202 http://www.jstor.org/stable/42663630?seq=1
[8] Meleagre http://users.skynet.be/remacle2/erotique/meleagre.htm
[9] Le Trésor de Boscoreale Antoine Héron de Villefosse Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot Année 1899 Vol 5 http://demo.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1899_num_5_1_1160?_Prescripts_Search_tabs1=advanced&
[10] Le site très documenté d’un spécialiste de Maria van Oosterwijck (Noud Janssen) http://mariavanoosterwijck.nl/oeuvre/vanitasschilderijen/a1
Pour un autre autoportrait de Maria dans un reflet , voir http://mariavanoosterwijck.nl/oeuvre/bloemstillevens-boeketten/b26
[11] Par l’entomologiste Alcimar do Lago Carvalho et traduit par Jean-Yves Cordier , un très intéressant article sur la symbolique du papillon dans l’art du Moyen Age
http://www.lavieb-aile.com/article-les-papillons-dans-un-tableau-de-hans-memling-125258718.html
[12] Du même, en plus détaillé: « Papillons entre le ciel et l’enfer: Comparaison des Pieridae et des Nymphalidae (Insecta: Lepidoptera) dans les natures mortes des Pays-Bas au XVIIe siècle » http://www.lavieb-aile.com/article-papillons-entre-le-ciel-et-l-enfer-comparaison-de-la-pieridae-et-nymphalidae-insecta-lepidoptera-125297008.html
[13] Voir http://www.victorianweb.org/painting/whh/replete/hireling.html

La boule mystérieuse

2 août 2015
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Où l’on propose une interprétation d’ensemble de la Vanité de de Gheyn – basée sur l’opposition entre Démocrite et Héraclite, qui reprend et  prolonge l’interprétation classique de Ingvar Bergström [1].


Vanité

Jacob de Gheyn le Jeune, 1603, Metropolitan Musem of Art, New York

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET

Les deux philosophes

De part et d’autre du  proverbe abrégé, « Humana [cuncta sic] vana » – littéralement « Toutes les choses humaines sont vides« , Démocrite à gauche désigne des deux mains la bulle en souriant, Héraclite à droite la montre de la main gauche et se tient la tête de la droite, en signe de mélancolie.

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET bulla
(Les racines de l’opposition/complémentarité entre les deux philosophes dépassent notre sujet, pour lequel il suffit de savoir que Démocrite est le philosophe qui rit , et  Héraclite celui qui pleure [2])


Du Globe à la Bulle

Heraclite et Democrite Gheyn dessin preparatoire

Heraclite et Democrite,
de Gheyn, dessin préparatoire, Stichting P. and N. de Boer, Amsterdam

Le dessin préparatoire montre la genèse de la composition, conforme à  l’iconographie habituelle  du globe terrestre contemplé par les deux philosophes.

Heraclite et Democrite, vers 1495, Bramante fresque (Milan, Brera)

Héraclite et Démocrite, fresque de Bramante, vers 1495, Brera, Milan


Du Monde à L’Immonde

De Gheyn était un riche amateur, libre d’inventer à son gré. Son coup d’audace a été ici de remplacer le Globe traditionnel par la Bulle, le Plein par le Vide, le Monde harmonieux par un Chaos Immonde.

Mais avant de pénétrer dans les mystères de la Bulle, il nous faut faire un détour par une gravure datant de cinquante années plus tôt.


DemocriteHeraclite_crane

Un mort entouré de fioles impuissantes

DemocriteHeraclite_coeur

Un crève-coeur

DemocrireHeraclite_tete

Une roue et un supplicié

DemocrireHeraclite_fou

Un fou et sa marotte

DemocriteHeraclite_couronne

Une couronne cernée par des épées et des mousquets

DemocriteHeraclite_bourse

Une bourse retournée perdant ses pièces

DemocrireHeraclite_panier

Un panier contenant divers objets, dont une crécelle de lépreux

DemocrireHeraclite_trophee

Un trophée avec des béquilles, des urinals, une poulie (de torture ?) et des fers de prisonnier

DemocriteHeraclite_globe

Un globe terrestre sur lequel est jeté un habit de bouffon

Héraclite et Démocrite,
Gravure de Coornhert, Dirck Volkertsz, d’après Heemskerck, 1557, Fitzwilliam Museum, Cambridge

Balayer pour voir les légendes.

Les motifs encadrés en vert sont ceux que nous retrouverons à l’intérieur de la bulle de De Gheyn. Bergström explique cette filiation par le fait que De Gheyn était l’élève de Golzius, lui-même élève de Coornhert.


Démocrite qui rit

X

Démocrite qui rit

Héraclite qui pleure

X

Héraclite qui pleure

Tulipe

X

Tulipe

Pétale tombée de la fleur de fraisier

X

Pétale tombée de la fleur de fraisier

Fumée

X

Fumée

Paille

X

Paille

Paille

X

Paille

Signature

10 ducats d'or frappé à Saragosse, à l'effigie de Joanna et Charles V d'Aragon

10 ducats d'or frappé à Saragosse, à l'effigie de Joanna et Charles V d'Aragon

Piece avec un cheval et un lion commémorant la capture d'un galion espagnol en 1602 par un corsaire flamand.

Caducée

X

Caducée

Coeur percé d'un poignard devant un soupirail

X

Coeur percé d'un poignard devant un soupirail

Soufflet

X

Soufflet

Verre, bouteille, bougie renversés

X

Verre, bouteille, bougie renversés

Jeu de backgammon avec dés qui tombent

X

Jeu de backgammon avec dés qui tombent

Roue de torture

X

Roue de torture

Crécelle de lépreux

X

Crécelle de lépreux

Couronne cernée par des piques

X

Couronne cernée par des piques

Bourse renversée s'où tombent des pièces

X

Bourse renversée s'où tombent des pièces

HUMANA VANA

X

HUMANA VANA

Fleur de fraisier

La Vanité de De Gheyn

Balayer pour voir les légendes.

Les formes à l’intérieur de la bulle ne sont pas des reflets  du monde extérieur, mais de purs symboles, réordonnés par de Gheyn en reprenant certains emblèmes de la gravure de Coornhert, et en en rajoutant de son cru.

Une composition binaire ?

En premier lieu,  la très forte symétrie suggère  que l’ensemble de la composition  pourrait se structurer selon l’opposition entre les deux philosophes. Ainsi nous trouvons :

  • côté rires la tulipe,
  • côté pleurs l’urne funéraire fumante.

A l’intérieur de la Bulle :

  • côté rires les plaisirs de l’amour, du jeu, de la boisson et de la santé (le caducée)  ;
  • côté pleurs la crécelle de lépreux et la roue de torture : souffrances infligées par Dieu, souffrances infligées par l’homme.


Les exceptions

Cependant, des éléments font exception à cette logique binaire : la pétale de fleur de fraisier, image du flétrissement, se trouve côté rires.

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET ducat face
Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET ducat pile

De même, si le recto de la pièce avec le couple des souverains d’Aragon peut se comprendre côté Positif  – IOANA·ET·KAROLVS·REGES·[ARA]GONVM·TRVNFATORES·[ET]·KATHOLICIS (Joanna and Charles triomphants et catholiques ) ,  en quoi le verso justifie-t-il sa place du côté Négatif  ( IOANA·ET·KAROLVS·[EIVS·FI]LIVS·PRIMO·GENITVS·DEI·GRA[CI]A·R[E]X / ARAGON[VM] (Joanna et Charles, leur fils aîné par la grâce de Dieu Roi d’Aragon) ?

Enfin, les symboles centraux : la bourse qui perd ses pièces et la couronne cernée par des piques sont des symboles mixtes, à la fois positifs et négatifs : la Richesse qui s’enfuit, la Puissance qui se retourne contre elle-même.


Les pièces

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET pieces

Les pièces d’or et d’argent se répartissent dans les deux camps, sans logique perceptible. On a identifié :

  • un Thaler d’argent de Frédéric I, empereur du Saint Empire ;
  • une pièce espagnole de 8 reales de Philippe II, vers 1590 ;
  • une pièce d’or de Edward IV d’Angleterre ;
  • un écu d’or de Philippe II ;
  • une médaille avec un cheval et un lion commémorant la capture d’un galion espagnol en 1602 par un corsaire flamand ;
  • et, à gauche et à droite, le recto et le verso de cette pièce extrêmement rare : le 10 ducats d’or frappé à Saragosse en 1528, à l’effigie de  Joanna et Charles V d’Aragon

On sait que De Gheyn collectionnait les médailles, et qu’il a même fourni les dessins de certaines. Mais leur répartition semble échapper à  la forte symétrie du panneau.


Une machine symbolique

Il nous faut regarder l’image comme un emblème fortement polarisé, mais aussi comme une scène dynamique :

  • en haut, à l’intérieur de la bulle, une bourse renversée laisse échapper ses pièces ;
  • en bas, sur la corniche, une série de pièces sont tombées aléatoirement.



Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET schema
Dès lors, une lecture ternaire s’impose : entre les deux camps opposés du philosophe qui rit et du philosophe qui pleure, un entonnoir intermédiaire part de la devise « Humana Vana », englobe les symboles mixtes (la bourse, la couronne), passe par la signature sous la mâchoire  (JDGHEYN FE ANo 1603) et suit la chute des pièces jusqu’au rebord de la niche, où l’or et l’argent voisinent avec la paille.

Avec cette invention graphique d’une intelligence inédite, De Gheyn nous montre comment le Rire et les Pleurs se mélangent, dans cette Bulle qu’est la Vie Humaine, ne laissant à l’extérieur que de vaines reliques : un crâne, des pièces perdues et…
Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET grains
…quelques rares grains tombés eux aussi mais capables, à l’inverse de l’or et de l’agent,  de germer et de croître à nouveau.


Références :
[1] Ingvar Bergström. « De Gheyn as a ‘Vanitas’ Painter. » Oud Holland 85, no. 3 (1970), p. 143–56 http://www.jstor.org/stable/42710865
[2] http://mcv.revues.org/347 Le rire de Démocrite et le pleurer d’Héraclite. La représentation des philosophes de l’Antiquité dans la littérature des Siècles d’or Thèse de Bérénice Vila Baudry)

[3] Image en très haute résolution : http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436485


Le peintre en son miroir : 1 Artifex in speculo

31 juillet 2015
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Nous allons passer en revue différentes manières de se « prendre en tableau » à l’aide d’un miroir.

Lorsque qu’un miroir est vu de face, impossible  pour le peintre d’échapper à  l’autoportrait.

Première option ; oublier cette loi de l’optique et rester transparent.

Sitting Room by Johann Erdmann Hummel circa 1820

Salon
Johann Erdmann Hummel, vers 1820

Réalisée par le très respecté professeur de perspective de la Kunstakademie de Berlin, cette étude d’ombres et de reflets montre l’extrême précision de la discipline. Elle a aussi le mérite de poser  le problème de la perspective centrale et du miroir vu de face   : à l’emplacement  où devrait se trouver le reflet du dessinateur  (marquée P), Hummel n’a disposé  qu’un chien, et une chaise vide.

Manière humoristique de signaler l’aporie du peintre placé dans cette situation  :

soit l’absence fautive, soit la présence intempestive.


sb-line

de Man, Cornelis, 1621-1706; A Game of Cards, with the Woman Reflected in a Mirror
Les joueurs de carte
Cornelis de Man, vers 1660, National Trust, Polesden Lacey

La miroir sert à la femme à regarder le jeu de son adversaire ; il lui permet  aussi de surveiller ses arrières. Pour le spectateur, le miroir a bien sûr comme intérêt de révéler non pas les atouts, mais les appas de la belle joueuse.



Cornelis de Man  a game of card National Trust, Polesden Lacey perspective

Le point de fuite étant à la hauteur de ses yeux, c’est un regard non pas inquiet, mais complice, qu’elle jette vers le peintre assis.  Celui-ci devrait apparaître dans le miroir, à la limite du cadre, ce qui ne semble pas le cas.


sb-line

Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam
Un écrivain taillant sa plume
Jan Ekels the Younger, 1784, Rijksmuseum, Amsterdam

Le caractère intriguant de ce tableau tient à l’austérité de la composition et à la vacuité du miroir : ne devrait-il pas révéler le  visage du peintre , à côté de celui de l’écrivain ?. Notons que le miroir est légèrement penché vers l’avant, comme le montre l’ombre sur le côté. Ceci pourrait-il expliquer cela ?



Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam perspective
En plaçant au ras de la table le point de fuite indiqué par les bords de l’estrade (lignes jaunes) , Ekels nous fait croire qu’il se trouve hors du champ du miroir. Mais vu de ce point bas, le reflet de la tête de l’écrivain devrait se limiter à un  bout de crâne dans le coin inférieur gauche du miroir (en rouge)



Sitting Room by Johann Erdmann Hummel circa 1820 detail
Comme le montre l’étude de Hummel, l’effet d’un miroir penché vers l’avant est que le reflet se trouve plus haut que la personne qui s’y regarde.



Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam perspective corrigee
Il est donc possible que le point de fuite du monde virtuel (en bleu) ne concorde pas avec celui du monde réel  : si le miroir est d’une part penché, d’autre part  pas exactement parallèle au mur, le point de fuite réel pourrait de trouver légèrement en dessous et à droite (en jaune). Mais pas aussi  décalé que celui de Ekels (en rouge).

Le principe crucial qu’illustre a contrario ce tableau est le suivant :  que  le miroir soit penché ou pas, les fuyantes entre un objet réel et son reflet convergent toujours vers le reflet de l’oeil du peintre : son visage devrait donc apparaître dans le miroir (ovale bleu).

Nous retrouvons péniblement, par le raisonnement, ce que notre oeil devine tout de suite : cette béance n’est pas normale. Jan Ekels n’avait malheureusement pas pu suivre les cours du professeur Hummeln !



Deuxième possibilité :  lorsqu’ils insèrent dans un tableau un miroir, les peintres discrets se décalent hors de son  champ.

Intérieur avec deux personnages

Vallotton, 1904, Musée de l’Hermitage, Saint Petersbourg

interior-bedroom-with-two-figures-1904

Ici Vallotton se planque à gauche, en face de l’armoire.


interior-bedroom-with-two-figures-1904-schema

Intérieur avec deux personnages (corrigé)

A noter qu’il a triché avec la perspective du lit. Celui-ci devrait être plus grand et plus à gauche, au risque de couper l’envolée sublime de la robe de Mme Vallotton.


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miroir du peintre 1

Le miroir dans le tableau permet un effet d’intimité : en  lui montrant un élément sensé se trouver derrière lui (ici les trois cadres jointifs), il aspire le spectateur dans la réalité virtuelle   (ce pourquoi Vallotton a décalé le lit).


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Man Ray, Portrait de Paul Eluard, avec Nusch, à Montlignon. 1936

 

 Portrait de Paul Eluard, avec Nusch, à Montlignon, Man Ray, 1936

Da manière à laisser le couple dans son étrange  intimité (le poète-fantôme et la muse-bibelot), l’appareil photo s’est planqué en contrebas.

On trouvera d’autres exemples dans  Le miroir révélateur 1 : déconnexion, reconnexion).


Troisième possibilité : les  peintres m’as-tu-vu se plantent carrément devant le miroir, qui occupe alors presque tout l’espace.

Autoportrait

Emile Friant, 1887, Musée des Beaux Arts de Nancy

Autoportrait 1887 Emile Friant Musee des Beaux Arts de Nancy

C’est le cas avec cet autoportrait, dans lequel Friant nous révèle discrètement la présence du miroir  par le bout de cadre sur la droite. Révélation appuyée par le témoin dans la rue, qui regarde au travers de la fenêtre comme le peintre regarde au travers du miroir.


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Autoportrait

Zinaida Serabriakova,  1908-09,  Galerie Tretyakov , Moscou

serebryakova_selfportrait
Même dispositif dans ce célèbre autoportrait de la très belle Zinaida, âgée ici de 24 ans, où le bord du miroir apparaît sur la gauche. La mèche de la bougie et son reflet permettent de tracer une ligne qui passe par le point de fuite, entre les deux yeux. En revanche, les autres lignes qui joignent le bougeoir  à son reflet sont fausses.



serebryakova_selfportrait reflet
Seule cette bougie, ainsi  que le  cadre sur le bord gauche, nous indiquent que le tableau n’est pratiquement qu’un reflet – y compris les accessoires de toilette du premier plan.

Le miroir ovale, sur le mur d’en face, conspire avec les yeux en amande pour nous percer jusqu’au tréfonds.

 


self-portrait-in-a-white-blouse-1922
Autoportait à la blouse blanche
Zinaida Serabriakova,  1922

Dans cette composition subtile, Zinaida peint de la main gauche : ce que nous voyons est donc un reflet  qui a envahi tout l’espace du tableau : le miroir est situé face à la peintre,  à côté de son chevalet.

Mais pour compliquer les choses, un autre miroir à l’arrière-plan  nous la montre de dos :    l’inverse de l’image inversée tient cette fois son pinceau  de la main droite.


miroir du peintre 2
Car dans cette  situation, le peintre, le sujet et le spectateur fusionnent  au niveau du plan du tableau : d’où l’impression d’intimité autarcique des autoportraits au miroir.


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G.Caillebotte_-_Autoportrait_au_chevalet 1879-80, Coll part

Autoportrait au chevalet
Caillebotte, 1879-80,Collection particulière

Même astuce  dans cet autoportrait de Caillebotte : c’est parce qu’il peint de la main gauche et que le très célèbre tableau de son ami Renoir, sur le mur du fond, est inversé, que nous déduisons la présence invisible du miroir.

Pierre-Auguste_Renoir,_Le_Moulin_de_la_Galette Orsay 1876

Le Moulin de la Galette
Renoir, 1876, Musée d’Orsay, Paris

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Le même cas de figure du tableau dans le miroir se retrouve chez Carl Larsson…

Larsson Seen in the Mirror, 1895Vu dans le miroir
Carl Larsson, 1895

Larsson se représente ici tel qu’il se voit dans un miroir (il peint de la main gauche). Au fond, un autre miroir renvoie ce qu’il est en train de peindre : un autre enfant assis par terre, à côté d’une chaise et d’une porte.

Larsson Pontus 1890
Carl Larsson, 1890, Portrait de Pontus

En fait, Larsson se moque de nous : car ce qui semble un miroir est en fait un tableau représentant  son troisième enfant, Pontus, assis sur le sol et jouant dans l’atrium de la Petite Hyttnäs à Sundborn. Raison pour laquelle le tableau, comme chez Caillebotte, nous apparaît inversé.

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chirico 1Autoportrait, Giogio di Chirico, 1924 Chirico 2

Certains peintre scrupuleux rectifient (au sens étymologique) ce qu’ils voient dans le miroir : ainsi Chirico, qui était droitier, a fait l’effort de rectifier sa pose dans cet autoportrait modestement surmonté par un vers d’Ovide :

 « Je vise quant à moi à une gloire immortelle ; être célébré partout et dans tout l’univers, voilà mon ambition. »  Ovide, Les amours, Elégie XIV,


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Judith Leyster vers 1630 National Gallery of Art WhashingtonAutoportrait, Judith Leyster vers 1630, National Gallery of Art Washington. Judith_Leyster_Merry_Company 1629-31 Coll priveeMerry Company, Judith_Leyster,1629-31, Collection privée

Judith Leyster rectifie elle-aussi, et compare l’habileté du peintre, avec son pinceau et sa palette, à celle du violoniste, avec son archer et son violon.

« La juxtaposition de l’archer du violoniste et du pinceau de Leyster marque le réciprocité entre la peinture et la poésie. En maniant son pinceau, elle se dirige elle-même dans un concert virtuose :  elle tient en main dix-huit pinceaux, et pas d’appuie-main. »   Frima Fox Hofrichter, “Judith Leyster’s ‘Self-Portrait’: ‘Ut Pictura Poesis,’” in Essays in Northern European Art Presented to Egbert HaverkampBegemann on His Sixtieth Birthday, ed. Anne-Marie Logan (Doornspijk, 1983), 106–109.

Primitivement, le tableau dans le tableau montrait un visage féminin (le sien ?) et c’est seulement dans un second temps qu’elle l’a remplacé par une ébauche d’une autre de ses oeuvres de la même époque.

Sur ce tableau, voir https://www.nga.gov/collection/art-object-page.37003.pdf.


jean-frederic-bazille-self-portrait

Autoportrait à la palette, Bazille, 1865/66, Art Institute, Chicago

En revanche, en se retournant vers son miroir, Bazille ne rectifie pas : il privilégie ce qu’il voit à ce qui est, et fait de sa palette flamboyante  le véritable « tableau dans le tableau ».


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Charles Spencelayh My Reflection

My Reflection, Charles Spencelayh, 1925

Spencelayh ne rectifie pas non plus, mais laisse ce soin au miroir, qui dans le reflet corrige le portrait en cours.


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Paint and morning tea 1937. Herbert BADHAM National Gallery of Victoria, Melbourne

Paint and morning tea
Herbert Badham, 1937,  National Gallery of Victoria, Melbourne

Le miroir invisible, posé sur le sol derrière le chevalet, autorise cette contreplongée spectaculaire.


Quatrième  possibilité : parfois, les peintres se laissent voir, comme certains  metteurs en scène se glissent devant la caméra.

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Schiele avec un modèle nu devant un miroir
Egon Schiele, 1910

Comment montrer simultanément le visage et la nuque,  un sein vu de face et un vu de derrière, le pubis et les fesses, plus les toisons des deux aisselles ? Ce comble du voyeurisme,  cette vision simultanée de toutes les  zones érotiques est ici rendue possible, non par une décomposition cubiste,  mais  par un simple miroir. Miroir qui d’ailleurs n’est pas dessiné, mais en quoi la virtuosité du trait nous fait croire.



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Pourtant le nu est vu par un oeil nettement plus  à gauche  : au dernier moment, Schiele a abaissé le coude gauche du modèle pour se glisser,  juste au-dessous, dans le miroir.


Lorsqu’ainsi le peintre se montre, l’effet sur le spectateur est intermédiaire, entre l’aspiration dans le tableau produite par le miroir, et la répulsion provoquée par la conscience de la présence du peintre.

miroir du peintre 3


Dernière possibilité, mais très rarement utilisée vue la virtuosité requise : le peintre nous révèle son dispositif en s’observant à distance.

Autoportrait Zinaida Serebriakova 1907Autoportrait,
Zinaida Serebriakova 1907
 
Self-portrait - Zinaida Serebriakova 1922

Autoportrait,
Zinaida Serebriakova 1922

 

Zinaida Serebriakova  a exploré deux fois cette formule, en vue de dos et en vue de profil.


Franz und Mary Stuck im Atelier 1902 coll privee Franz et Mary Stuck dans l’atelier, 1902, collection privée Franz_von_Stuck

Evidemment, la photographie facilite cette mise à distance…


Exercice récapitulatif

alejandro-haesler-untitled 2 alejandro-haesler-untitled

 Sans titre, Alejandro Haesler

Bien que la cruche et le miroir soient les mêmes, le cadrage donne un sens radicalement différent à ces deux compositions. Voyez vous lequel ?

Voir la réponse...

Dans le tableau de gauche, les fuyantes de la cruche indiquent que le peintre se situe en hors champ : la personne qui dessine sur la table n’est pas lui.

Dans le tableau de  droite, les fuyantes de la cruche et du dossier orange convergent vers l’oeil du peintre : il s’agit donc  d’un autoportrait vu par lui-même. Du coup, les cheveux qui masquent le coin en bas à droite ne peuvent pas être les siens, mais ceux d’une personne plus petite qui devrait  apparaître dans le reflet, entre lui et le dossier orange : il ya donc ici une impossibilité optique.


Nous allons donner quelques exemples de ces « autoportaits  furtifs », regroupés en quatre thèmes :

  • l’Artiste comme détail
  • l’Artiste comme compagnon
  • de la Vanité à la Virtuosité
  • énigmes visuelles

Le peintre en son miroir : 2b L'Artiste comme détail

31 juillet 2015
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Dans lequel le peintre se marginalise ou se miniaturise,

tout en contrôlant le regard.

La leçon de musique

Vermeer, 1662-64,  The Royal Collection, The Windsor Castle

lady_at_the_virginals_with_gentleman_by_johannes_vermeer 1662

Dans le miroir se révèle un des pieds du chevalet de Vermeer.



lady_at_the_virginals_with_gentleman_by_johannes_vermeer 1662 miroir
Plutôt qu’un détail pittoresque impliquant le peintre dans son oeuvre,  il s’agit plutôt de proclamer une forme d’égalité entre le pouvoir  de la Peinture et celui du Miroir :

« Une peinture parfaite, en effet, est comme un miroir de la Nature. Elle fait que des choses qui n’existent pas puissent exister, et trompe d’une façon permise, amusante et louable. » Samuel van Hoogstraten, Introduction à l’école supérieure de la peinture, Rotterdam, 1677


De plus, la présence éternisée du peintre en son absence crée un effet d’étrangeté, qui tient au rabattement du lieu de  l’Artiste dans celui de l’Oeuvre, du temps du Faire dans celui du Fait :

« Le miroir nous montre cette peinture comme « se faisant » sous nos yeux. Il offre le paradoxe d’un tableau qui s’autocontient » V.Stoichita, L’instauration du Tableau, p 261, 1993


Lecon de musique miroir
En tirant partie du fait que le minuscule rectangle en haut à gauche doit être le mur du fond, le professeur P.Steadman a pu reconstituer la topographie précise de la pièce,  que l’ingénieur  Tim Jenison a reconstruit en grandeur réelle : il a ensuite reproduit le tableau en réinventant les méthodes optiques de Vermeer.



ML2s-680x773La leçon de musique, recréée par Tim Jenison

Cette passionnante expérience est expliqué dans  http://www.grand-illusions.com/articles/mystery_in_the_mirror/


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Charles Martin Hardie - The Studio Mirror 1898
Le miroir de l’atelier
Charles Martin Hardie, 1898


Francine_van_Hove Dos a dos a dos
Dos à dos à dos
Francine Van Hove, 2007

Deux résurgences du chevalet dans le miroir…


Nous allons voir maintenant des exemples où le peintre pudique va montrer un peu plus que le pied de son chevalet…


Son reflet dans la famille

Charles Le Brun Everhard Jabach and His Family vers1660 MET

Everhard Jabach  et sa famille
Charles Le Brun, vers 1660, Metropolitan Museum

 

Lorsque le financier se fait portraiturer entre ses collections et sa famille, il autorise le peintre à s’inclure parmi elles, à une place privilégiée au dessus des instruments du savoir et de la religion : une sorte d’alter ego, mais  en deux dimensions. Ainsi, vus de trois quarts, le buste de Minerve et le reflet du peintre conduisent le regard vers le visage du maître de maison, lequel le relaye vers les autres êtres véritablement animés de la composition : sa femme et ses enfants adorés.


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Nicolas Maes Le tambour The naughty Drummer 1655 Madrid Thyssen Bornemisza

Le méchant tambour (The naughty Drummer)
Nicolas Maes, 1655,  Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Une scène familiale

Tandis que la femme menace du martinet le garçon bruyant, le peintre de genre, du haut de son miroir, jette un oeil objectif sur le vacarme.

A noter que l’artiste  n’entre dans le tableau qu’à la sauvette : le point de fuite ne concordant pas avec son oeil, il n’est pas du tout en train de se regarder dans le miroir, mais d’observer son modèle. C’est uniquement la position du spectateur,  à droite du tableau, qui capture  incidemment son visage  dans le cadre du miroir.


Des allusions

Cette scène familiale comporte plusieurs allusions [1]. Tout d’abord Maes fait un clin d’oeil à sa ville natale, Dordrecht, connue pour  une histoire survenue durant l’inondation de 1421 : l’« enfant au berceau » fut sauvé miraculeusement, en flottant sur les eaux.

Mais c’est surtout la carte des Sept Provinces, pendue au dessus du garnement , qui recèle une intention politique. L’ombre noire qui la recouvre fait allusion à la situation sombre du pays après le traité avec l’Angleterre, déchiré par la guerre des partis. Ainsi le geste exagéré de la mère brandissant son martinet s’adresse, au delà de son fils,  à tous ces enfants turbulents de la République : c’est là qu’il s’agit de remettre de l’ordre.


Nicolas Maes Jeune fille cousant 1655 Collection privee
 Jeune fille cousant
Nicolas Maes,1655, Collection privée

A l’appui de cette interprétation politique de la carte, dans cet autre tableau de la même période, elle apparaît cette fois en pleine lumière, au dessus de la jeune fille cousant dans la paix du foyer : ici Maes a tronqué, par rapport à la carte originale, toute la partie gauche qui représente les Pays-Bas espagnols.

[1] Voir Karten in Bildern : zur Ikonographie der Wandkarte in holländischen Interieurgemälden des siebzehnten Jahrhunderts, Bärbel Hedinger, 1986


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joaquin-sorolla-y-bastida-Ma famille 1901 Valencia, Museo de la Ciudad, Ayuntamiento

Ma famille,  Joaquin Sorolla, 1901, Valencia, Museo de la Ciudad, Ayuntamiento

Sorolla a retrouvé la composition de Maes dans ce portrait de famille pyramidal où, sous l’oeil surplombant du père, le jeune fils reprend le flambeau en croquant sa plus jeune soeur, avec l’aide de la grande.


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matthijs-roeling-interieur-met-schilder-en-zijn-model-interior-with-the-painter-and-his-model-1970

Intérieur avec le peintre et son modèle,  Matthijs Roeling, 1970, Collection privée

Version plus moderne de la même composition : le titre est  trompeur, puisqu’il incite à voir le jeune dessinateur, alors que le peintre est évidemment ailleurs (plus petit que la poupée…).


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Alexei Tyranov Atelier des freres Chernetsov 1828 Musee d'Art Russe Saint Petersbourg

L’Atelier des frères Chernetsov
Alexei Tyranov, 1828, Musée d’Art Russe, Saint Petersbourg

Le peintre figure doublement dans le tableau :

  • en tant que personnage, dans le miroir accroché au mur : seule figure éclairée au milieu des deux frères en contrejour ;
  • en tant qu’emblème , sous les espèces de la palette posée au premier plan sur le tabouret.

L’impossibilité physique (peindre et ne pas peindre) s’évacue dès lors que nous comprenons que la palette, avec ses couleurs bien rangées, est en attente sur le seuil, tandis que le peintre est en train d’esquisser le tableau.


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Larsson

 

larsson daddy-s-room, vers 1895

La chambre de papa, Carl Larsson, vers 1895

 Au milieu de l’imposante chambre, avec un humour certain, Larsson décompose son autorité paternelle en trois morceaux :   les bottes, le torse et les moustaches, du plus grand au plus petit.


 

 

Carl_Larsson_My friends, the Carpenter and the Painter 1909

Mes amis, le charpentier et le peintre
Carl Larsson, 1909

Larsson (ce Rockwell nordique) se représente ici  avec humour encadré par ses alter-egos : le charpentier  avec son marteau, le peintre en bâtiment avec son pot et son pinceau, les deux fixant un mystère en hors champ qu’il s’agit de clouer, puis de badigeonner de rouge.

L’amoncellement des outils sur le sol, la moulure verte décloutée et posée sur la chaise, ne nous donnent aucune indication. Et Larsson, protégé dans son cadre doré au milieu de tout ce chantier, nous fixe d’un oeil bonhomme, et nous laisse en plan.


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Carl Esbjorn Doing His HomeworkEsbjorn faisant ses devoirs
Carl Larsson, vers 1910, Ateneumin Taidemuseo, Helsinki
Carl Larsson Esbjorn doing his Homework IIEsbjorn faisant ses devoirs II
Carl Larsson, 1912

La comparaison des deux versions montre combien la composition influence notre ressenti.

Dans la vue frontale, l’écolier assis du côté de la fenêtre fermée,  face à la statuette ennuyeuse, n’a qu’une seule envie : passer du coté de la fenêtre ouverte, du jardin et de la chaise vide.

Dans la vue latérale, tout l’univers du garçon – son établi, son bureau, son cahier – converge vers l’image de son père, qui le tient à l’oeil sans trop prendre le rôle au sérieux : car clairement le gamin dort, les mains dans les poches et le nez en l’air, en face de la fenêtre ouverte ; et les trois têtes dans le cadre, tête d’or, tête de rapin et tête de pantin disent avec humour que les porteurs de chapeau ne font pas pas le poids face à un enfant qui rêve.


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Zinaida Serabriakova

 

Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection

Tata et Katia dans le miroir
Zinaida Serabriakova,  1917, Collection privée

Charmant portait de la mère de famille avec trois de ses quatre enfants :  les deux filles de part et d’autre du miroir (Tatiana, née en 1912, Ekatarina née en 1913) et un des garçons ( Eugene né en 1906 ou  Alexandre, né en 1907) debout au fond du corridor.

Ce sont encore les années heureuses à Saint Pétersbourg, avant la Révolution, le veuvage,  l’exil sans les enfants, et la dèche.



Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection perspective
Zinaida tient son carton à dessin de la main droite et dessine de la main gauche, comme il sied à un reflet. A noter la perspective très approximative : seule la ligne qui relie la tête de la petite fille à son reflet aboutit à l’oeil du peintre. Les fuyantes de la chaise aboutissent un peu plus à gauche. Celle de la table tombent plus bas, celle du corridor plus haut.


Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection correction
Si le point de fuite du corridor tombait au niveau de l’oeil du peintre, le garçon serait caché par sa mère. L’intention de Zinaida n’est pas ici  l’exactitude optique – elle s’amuse même,  avec ce corridor en enfilade, à un pseudo  effet d’abyme.

La mise en scène est celle du bonheur familial, avec pour pivot la mère, entre les deux filles studieuses et le garçon qui ne tient pas en place.

paris-sketch-13-hairdresser-end-1920s
Chez le coiffeur
Zinaida Serabriakova, fin des années 1920

 

Exilée à  Paris, Zinaida a conservé son intérêt pour les ruses avec les miroirs : deux garçonnes côte à côte semblent le reflet l’une de l’autre. Zinaida se situe à droite,  à en croire la palette coincée derrière le tableau.

Pour d’autres autoportraits de Zinaida, voir  http://illustrationart.blogspot.fr/2011/12/portrait-of-artist-in-times-of-change.html

Sur son art (classé par thèmes) : https://artoftherussias.wordpress.com/category/ukraine/zinaida-serebriakova/

Son reflet auprès d’elle

GeorgesSeurat Jeune femme se poudrant 1889-90
Jeune femme se poudrant (Young Woman Powdering Herself)
Seurat, 1889-90 Courtauld Gallery, Londres

La jeune femme de 20 ans est Madeleine Knobloch, la maîtresse de Seurat. Primitivement, le  visage de celui-ci apparaissait dans le miroir. Mais, comme un ami lui avait dit que cela paraissait bizarre, il préféra le dissimuler sous un pot de fleur, transformant le miroir en tableau.


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Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894

Portrait de femme
Santiago Rusinol, 1894, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelona

Dans cette composition sévère, le profil barbu de Rosinol affronte, du fond du miroir, le profil délicat de la jeune fille.


Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894 vanite

Tout est mis au service d’une  simplicité efficace :

  • la perspective  impeccable  – les fuyantes du marbre de la cheminée convergent bien vers l’oeil du peintre ;
  • la  géométrie implacable – des emboîtements de carrés ;
  • la palette raréfiée – noir et ocre ;
  • le point de vue  simplifié : de profil.

Austérité voulue, qui met d’autant plus en valeur les lignes serpentines de la jeune fille, la pureté de son profil, et les seuls objets colorés du tableau…


Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894 vanite

…qui sont les attributs symboliques de sa fugitive Beauté : deux brochures (fanées) et un bouquet (fané)..


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Valentin_Serov Portrait G.L.Girshman_1907_Gallerie Tretiakov Moscou Google_Art_Project

Portrait de Henrietta Leopoldovna Ghirshman
Valentin Serov , 1907, Gallerie Tretiakov, Moscou

Ce tableau virtuose multiplie  les reflets : la fiole de droite par exemple, qui  se reflète à la fois dans la table de toilette en verre et dans le miroir, nous mène jusqu’à l’oeil du peintre sur le bord.

Malgré les parties non peintes de la partie gauche  et du bas du meuble, malgré la focalisation impossible à la fois sur le visage de la femme et sur celui du peintre, ce portrait donne une impression d’exactitude optique : sous les effets picturaux, la construction  perspective est rigoureuse.


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Matisse

Matisse Nature morte avec nappe aux carres rouges 1903

Nature morte, serviette à carreaux
Matisse,  1903, Collection Privée

Un vase bleu borne la frontière entre l’espace de la serviette – froissé, bariolé, géométrique (carrés du tissu, cercles des pommes) et celui du miroir – indistinct, monocolore, organique,  où se devine un autoportrait brouillé.


Matisse Carmelina 1903
Carmelina
Matisse,  1903, Musée des Beaux-Arts de Boston, USA

A l’inverse, dans cet atelier au miroir réalisé la même année, la silhouette massive et fortement charpentée du modèle peine à équilibrer la présence forte de Matisse, à l’autre bout d’une sorte de  balançoire graphique fichée perpendiculairement au tableau.



Matisse Carmelina 1903 balancoire
La manche droite du peintre et la main droite laissée inachevée du modèle rivalisent dans les rouges, de part et d’autre du vase bleu qui, ici encore, marque le lieu du pivot.



Matisse Carmelina 1903 equilibre
Dans le plan du tableau, un autre équilibre s’établit entre le petit cadre de droite, et le cadre plus conséquent du miroir : effet qui majore la taille du peintre, lui évitant l’écrasement total par la grande femelle centrale.



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Le Peintre et son Modele, Dufy, 1909, Coll privee

Le Peintre et son Modèle
 Dufy, 1909, Collection privée

Dufy, qui était gaucher, a eu soin de se représenter ainsi.

La composition en quatre quadrants donne au modèle la moitié gauche, tandis que l’artiste et  tous les objets de son art se trouvent encadrés de doré  dans le miroir, qui fonctionne ici comme un tableau dans le tableau.



Le Peintre et son Modele, Dufy, 1909, Coll privee schema
Il se crée ainsi une sorte d’appel d’air depuis la réalité coloré vers le  lieu de l’artiste, puis au delà vers la cadre de la cheminée où toute couleur  s’abolit.



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Autoportrait avec modèle
Angel Zarraga, vers 1940

A contrario, le peintre, pourtant debout, se trouve ici miniaturisé et amoindri par les tons bleus, au point que, sans profondeur, le miroir ressemble plutôt à un tableau dans le tableau.



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Et la main gauche de la femme posée sur le coussin, qui  pourrait inviter le peintre de chair à  venir d’asseoir à côté d’elle, semble plutôt là pour interdire à ce petit homme de descendre dans le monde des grandes.


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Mario Tozzi The Study,1928

L’atelier
Mario Tozzi ,1928

Exactement contemporaine mais dans en style « moderne », cette toile évite l’effet jivaro en agrandissant le miroir, qui montre Tozzi  de la tête aux pieds. Le modèle, avec sa mandoline et son miroir fait pendant, sans l’écraser, au peintre avec sa palette et son chevalet.


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Myself in the studio Belford Mews by Alberto Morrocco

Myself in the studio, Belford Mews 
Alberto Morrocco, Collection privée

La composition met en orbite autour du modèle absorbé dans sa lecture  les ingrédients habituels d’une nature morte : bouteille,  tasse à café, vase avec fleurs,  compotier avec fruits, guitare. Seul échappe à cette convention le miroir dans lequel le peintre, réduit à un torse et à un regard, semble l’émanation de la pensée de la liseuse. Derrière lui, dans un spot bleu, une tête noire hurlante poursuit cette échappée dans l’abstraction.


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Peter Edwards 1992 Marguerite_Kelsey

Portrait de Marguerite Kelsey
Peter Edwards, 1992

Nous citons ici l’explication qu’a donné de son tableau Peter Edwards lui-même, en 2005 (http://www.peteredwards.net/articles.htm)

Le retour d’une modèle célèbre

« Cette peinture représente Marguerite Kelsey, une modèle  célèbre entre les deux guerres, qui faisait partie de la scène bohème artistique de Chelsea. Elle a posé pour la plupart des grands  artistes britanniques de l’entre deux guerres… Elle émigra en Nouvelle-Zélande au début de la seconde guerre mondiale avec son nouveau mari, et après sa mort suite à une longue maladie dans les années 1980, elle revint en Angleterre, sans le sou et souffrant d’une arthrite rhumatoïde invalidante. C’est alors qu’elle fut redécouverte par le monde de l’art dans son studio de Worthing… La grande peinture exécutée dans mon atelier de l’époque à Ellesmere, Shropshire, a été une tentative de représenter Marguerite comme je l’avais vue à Worthing mais aussi de distiller dans mon travail tous les souvenirs d’un monde artistique  disparu. »


La bouteille de vin

« Pendant les poses, il y avait toujours une bouteille de Riesling allemande pas chère, chaude, pas très forte. L’artiste et la modèle la sirotaient pendant les séances.  » C’est ainsi que nous faisions à Chelsea – dans le monde de l’art, mon cher. Le vin blanc ne compte pas comme boisson.  » J’ai mis une bouteille dans le tableau,  là où elle se trouvait toujours, dans la cheminée. Peinte de manière détaillée, elle ne me satisfaisait pas. Elle semblait trop littérale – prosaïque, alors je l’ai raclée et l’«écho» qui en a résulté m’a semblé plus évocateur. »


Les jets « spermatiques »

« Il y a plusieurs marques de jets de peinture sur la surface, qui ont ensuite été conservés sous le vernis… Mais que font-elles dans cette peinture ? Elles font certainement partie de l’histoire que raconte l’oeuvre. Robin Gibson de la National portrait gallery (ironiquement) les appelait « spermatozoïdes ». Et le critique d’art McEwen a écrit sur « ma technique irritante », ne comprenant pas, je pense, que ces marques faisaient partie de l’histoire, des sortes d’hiéroglyphes de peinture. Mais que sont-elles ? En regardant de nouveau, je vois ces marques flottantes comme les esprits de tous les peintres et sculpteurs qui ont représenté  Marguerite et qui sont maintenant tous morts. »


Le tableau dans le tableau

« …c’est lors d’une de ces dernières séances qu’elle a commencé à me dire qu’elle était assise comme dans un nu pour George Spencer-Watson, au début des années 1930. Cela a fait un déclic et je me suis souvenu que j’avais possédé une reproduction bon marché, du temps où j’étais étudiant à Cheltenham, représentant une jolie jeune femme assise dans une chaise. J’ai décrit la peinture avec son tapis de fourrure et ses boucles d’oreilles caractéristique et elle a dit :  » Oh, oui, mon cher. C’était moi  !  »  J’ai alors incorporé l’image dans le tableau. Elle se trouve dans le coin supérieur gauche. »


George Spencer-Watson Nu vers 1930
Nu
George Spencer-Watson, vers 1930

D’une autoréférence à l’autre

La revue « Modern Masterpieces » posée sur la table porte sur sa couverture le tableau lui-même. Edwards n’a pas tenté de reproduire l’effet Droste de Spencer-Watson, mais y a peut être puisé l’idée d’une autre forme d’autoréférence, celle du miroir :

 » Le visage dans le miroir est un autoportrait représentant tous les artistes qui l’ont regardée, et à travers eux ont permis au spectateur de voir ce qu’eux-mêmes avaient vu. C’est une peinture sur le thème du modèle (qui est vu) et de l’ artiste (qui voit). « 


Parfois l’autoportrait prend prétexte d’une nature morte.

 

 

 

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Le miroir
Laura-Therese Alma-Tadema, 1872

La seconde femme d’Alma Tadema fut son élève très douée : voici un de ses tout premiers tableaux, un an après leur mariage, où elle s’est représentée dans le miroir, un pinceau à la main. La tulipe posée devant est un hommage à la Hollande, pays natal de son époux et source d’inspiration pour sa propre peinture.


Alma Tadema family-group-1896 Royal Academy of Arts
Une famille
Lawrence Alma-Tadema, 1896, Royal Academy of Arts

Pour leur vingt-cinquième anniversaire de mariage, Lawrence offrira à Laura ce tableau de famille, où elle figure à droite, accompagnée de son frère et de ses deux  soeurs ( le Dr Washington Epps, Emily Williams et Ellen Gosse). Le peintre s’est représenté dans le miroir au dessus d’elle.


Self-portrait by Lawrence Alma-Tadema and Laura Theresa Epps by Alma-Tadema 1871

Auto-portraits de Lawrence Alma-Tadema and Laura Theresa Epps, 1871

Le panneau posé sur le chevalet est inspiré par un diptyque réunissant les auto-portraits des deux époux, réalisé l’année-même de leur mariage.



Alma Tadema family-group-1896 Royal Academy of Arts detail
La rose anglaise et la tulipe hollandaise, séparées en 1871, se retrouvent en 1896 conjointes dans le même panneau.

Pour plus d’informations sur la famille Alma-Tadema, voir
https://mydailyartdisplay.wordpress.com/2017/10/08/the-alma-tadema-ladies-part-1-the-two-wives-marie-pauline-gressin-dumoulin-de-boisgirard-and-laura-epps/


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  Bonnard

Bonnard Dressing Table and Mirror, 1913

Table de toilette au bouquet rouge et jaune
(The Dressing Table with a Bunch of Red and Yellow Flowers)
Bonnard, 1913, Museum of Fine Arts, Houston

Bonnard a peint à plusieurs reprises ce coin-toilette avec son miroir, dans la chambre de son appartement de Saint-Germain-en-Laye. Mais c’est le seul tableau  où il se se révèle dans le reflet, tête coupée,  pinceau à la main, nu à côté de la fenêtre qui laisse rentrer un peu d’air, à côté du chien qui dort.


Reflet réaliste ou collage dans le miroir ? Peu importe : l’important est que la vue plongeante unifie la table et la banquette : de sorte que les accessoires de toilette complètent  le pinceau du peintre, et le bouquet devient  palette.


Bonnard interior-1913

Intérieur
Bonnard, 1913, Collection privée

Dans ce tableau de la même année, on retrouve le coin-toilette avec l’éponge dans son support, le gant de toilette et les petites étagères à droite. La figure dans le miroir est-elle le peintre ou sa modèle Marthe, occupé à se rogner les ongles au milieu des fleurs rouges, qui ont déserté le vase pour venir joncher le couvre-lit ?


 

Bonnard The Dressing Room 1914
Le cabinet de toilette
Bonnard, 1914, Met, New York

Ici, pas d’ambiguïté : la femme qui coud sur le lit est bien Marthe, tandis que le chien l’observe avec intérêt.

Bonnard The Dressing Room 1914 chien

 



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George Grosz, Myself and the Barroom Mirror, 1937

 
Moi et le miroir du bar  (Myself and the Barroom Mirror)
George Grosz,  1937, Collection privée

Dans cet autoportrait peint lors de son exil en Amérique, Grosz se représente cerné non par les nazis mais par ses propres démons.

Sa bouche indistincte est assiégée par  les plaisirs  buccaux : fumer (pipe, cigares, allumettes) et boire (tire-bouchon, bouchon, bouteilles de toutes formes et couleurs).

Quant à son oeil unique, il se trouve  en voie d’occultation par les attributs de la luxure : l’éventail et la carte postale.



Notons que  les trois reflets des bouteilles ne sont pas alignés vers l’oeil du peintre, mais vers le coin inférieur droit de la carte postale : celui qui regarde la scène se trouve  déjà, métaphoriquement, à terre aux pieds de la danseuse.

Ainsi cette autocritique sarcastique se trouve chargée d’un pouvoir d’anticipation remarquable : Grosz mourut en 1959 à Berlin, en tombant ivre en bas d’un escalier.

Pour un autre exemple d’autoportrait-collage, voir Orpen scopophile


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Self-portrait, Duane Bryers, 1939, coll privee.Autoportrait, Duane Bryers, 1939, collection privée Allan Douglass Mainds Silver and Spode 1942Argent et porcelaine,  Allan Douglass Mainds, 1942, collection privée

La mise en valeur du premier plan relègue l’artiste au rang d’objet secondaire. Cet effacement  de la personne derrière la somptuosité des matières va trouver son point culminant chez un autre peintre américain, John Koch.


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John Koch

john-koch-still-life-with-angels-self-portrait-with-dora 1953 coll partAutoportrait avec Dora, John Koch, 1953  collection privée Self portrait with flowers von John KochAutoportrait avec fleurs,  John Koch, 1961, collection privée

Dans les deux tableaux, ni les angelots dorés ni le cadre  ne sont exactement les mêmes

Dans la version de  gauche, le reflet de la banane guide le regard de la main qui peint vers la coupe abondante, dissimulant en hors champ du miroir tout l’attirail du peintre : il s’agit bien du portait d’un couple, réuni dans ce cadre baroque qui est la métaphore de l’appartement new-yorkais dans lequel ils vivent une vie dorée et brillante.

Dans la version de droite, le peintre n’est en couple qu’avec son chevalet, redondé à l’extérieur dans  le présentoir aux arabesques complexes.


john-koch

Autoportrait au miroir, John Koch, date inconnue

Dans ce troisième opus, le peintre réduit à sa tête se trouve, en compagnie du lustre éteint, situé à la fois entre deux cadres et dans un cadre :  comme s’il  méditait sur le paradoxe d’être à la fois non-peint et peint.


sb-line

Louise Camille Fenne Self-Portrait with Cockatoo 2006

Self-Portrait with Cockatoo
Louise Camille Fenne, 2006, Collection particulière

Le cacatoès avec sa crête jaune règne sur la commode et les fruits, enfermant l’artiste et son éventail de pinceaux dans la cage dorée du miroir.


sb-line

 

Steven J. Levin My Fathers' Paint Box 1997

La boîte à peindre de mon père, Steven J. Levin , 1997, Collection privée

La nature morte prend ici  un tour  plus intime : l’éloignement dans l’espace reproduit l’éloignement dans le temps, mais le miroir, instrument de reproduction fidèle, assure la contiguïté entre le père et son fils.

 

 


 

Eduardo Naranjo Viridiana Sicart Diez 1987Portrait de Viridiana Sicart Diez
Eduardo Naranjo, 1987, Collection privée
Eduardo Naranjo - Yo Pintando en Julio el Craneo de un Perro 1985-1991Moi peignant en Juillet le crâne d’un chien (Yo Pintando en Julio el Cráneo de un Perro )
Eduardo Naranjo, 1985-1991, Collection privée

Eduardo Naranjo a expérimenté plusieurs compositions pour ses autoportraits au miroir.

A gauche, il se montre comme détail dans le reflet de la vitre, le bras tranché au dessus du coude. A droite, le miroir calé par le crâne de chien renvoie une image également tronquée du peintre en cul de jatte.

Dans les deux cas, la vitre ou la glace agissent non comme des révélateurs, mais comme des caches, qui dissimulent le plus important : l’action même de peindre.


Charles Pfahl : autoportaits au miroir

 

Charles Pfahl self portrait Charles Pfahl self portrait schema

En passant d’une croix à l’autre, l’artiste perd ses bras, puis sa bouche, jusqu’à se réduire à son seul oeil droit.

Ce singulier effet d’auto-crucifixion est simplement obtenu par le reflet à contre-jour du chevalet sur trois miroirs juxtaposés derrière.


Charles Pfahl Triptych Artist and Models

Dawn, Middau, Dusk : Artist and models
Charles Pfahl

 Dans  ce triptyque virtuose, Pfahl étudie le même coin de sa maison sous trois lumières différentes : celle de l’aube, celle de midi et celle du crépuscule. Le peintre et ses modèles donnent différents indices de leur présence, dans cet entre-deux entre fenêtre et miroir dont le cadrage supprime savamment tout repère spatial.


Charles Pfahl b Midday Central Panel of Artist and Models

Midi

Le cadrage le plus large, celui du panneau central, nous permet de comprendre la disposition de la pièce . De gauche à droite :

  • un escalier dans lequel on voit la jambe nue d’un modèle,
  • un renfoncement avec un mur blanc portant un premier miroir,
  • un pan de lambris, contre lequel est posé un second miroir au cadre doré, sur le bord supérieur duquel est posé un voile.

Du fond vers l’avant :

  • une façade vitrée avec deux fenêtres (la seconde avec balcon),
  • une cloison perpendiculaire, percée de deux ouvertures,
  • dans l’angle, un ensemble d’objets en verre, dont une boule réfléchissante,
  • la tête d’un lit parallèle à la cloison, devant lequel on devine un visage endormi (plutôt un plâtre qu’un modèle vivant),
  • un coussin de l’autre côté du lit, appuyé contre le miroir.

Charles Pfahl b Midday Central Panel of Artist and Models detail

Panneau Midi (détail)

Les deux autres panneaux  font un zoom sur une petite partie du panneau central, à cheval entre les deux miroirs.


Charles Pfahl a Dawn - Left Panel of Artist and Models

Aube

 

A l’aube, l’artiste s’est assis de profil, devant la sphère réfléchissante. Il nous montre  son oeil droit dans un petit miroir circulaire. Le nez et les lunettes, dans le miroir à bord doré, complètent le reste du profil que nous révèle le miroir situé dans le renfoncement.

Côté modèles, on voit une main féminine posée sur l’épaule droite du peintre. Et on devine dans a boule un nu couché et un nu debout.


Charles Pfahl c Dusk - Right Panel of Artist and Models

Crépuscule

 Le soir l’artiste, assis dans l’autre sens, se divise entre les deux miroirs. On voit dans le miroir un nu debout tournant le dos au peintre ; et tout en bas, presque à la limite du cadre, les cheveux d’un autre modèle allongé sur le lit.

A noter que, si l’intérieur de la pièce semble cohérent entre les trois tableaux, le reflet dans la boule ne l’est pas, de même que le paysage vu par la fenêtre : comme si la boule s’était posée dans trois ateliers différents, comme si la maison s’était installée à trois endroits différents : le matin dans une ville ancienne, à midi en pleine campagne et le soir dans une cité moderne.

 

 

Self Portrait with Small Round Mirror 1990, Sarah RaphaelAutoportrait dans un petit miroir rond
Sarah Raphael, 1990, Collection particulière
Sarah Raphael photographie

On remarque dans le miroir le haut des tableaux vus à travers une arcade sur lesquels Sarah  travaillait à ce moment là. La photographie de droite la montre soumettant un de ces tableaux à l’épreuve du miroir.

Le miroir circulaire montre plus que le visage de l’artiste. C’est une sorte de coupe de l’intérieur de son crâne, menacé par le monstre triomphant qui se dresse au dessus : symbole des migraines qui l’ont tourmentée durant toute sa courte existence. La disproportion du noir sur les petites plages de bleu ciel traduit l’intensité de cet écrasement.



Voir la suite : L’artiste comme fantôme

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L'artiste se cache dans l'oeuvre
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