7 Le nu de dos chez Dürer
Cet article présente les nus de dos de Dürer, ainsi que leur influence sur certains artistes germaniques ou italiens.
Article précédent : 6 Le nu de dos en Italie (2/2)
Les premiers nus masculins de dos
En 1494, Dürer fait son premier voyage en Italie, où il copie notamment des gravures de Mantegna (dont probablement la Bacchanale à la Cuve) et des dessins de Pollauiolo.Panofsky a consacré une étude aux liens entre Dürer et l’antiquité classique, dans lequel il propose une généalogie de ses nus masculins de dos [1].
Rapt des Sabines
Dürer, 1495, Musée Bonnat, Bayonne
Ce dessin, copie d’un dessin perdu de Pollauiolo, montre quasiment le même personnage vu de dos et vu de face (en inversant néanmoins la jambe fléchie). Sur cette question voir 3 Les figure come fratelli : autres cas .
Selon Panofsky, ce motif aurait été inspiré à Pollauiolo par une statue antique d’Hercule portant le Taureau d’Erymanthe. Autant on trouve aisément des sarcophages antiques correspondant à la vue de face (jambe gauche fléchie), autant le seul exemple de statue d’Hercule que Panofsky donne pour expliquer la vue de dos (Clarac, fig 2009) ne comporte pas de Taureau, et ne fléchit pas la bonne jambe.
La suite de la généalogie de Panofsky est plus convaincante : le dessin de Bayonne explique effectivement les deux gravures de 1495 et 1497 (motif inversé), et sans doute en 1500 l’Hercule de Vienne, qui retrouve miraculeusement l’Hercule archer de Pollauiolo réalisé vingt ans plus tôt.
Quoiqu’il en soit, la grande idée de Panofsky dans cette étude est que Dürer n’a pas été directement en contact avec les antiques, mais les a connus via les artistes du Quattrocento :
« …on peut dire que Dürer a épousé la cause de l’antiquité classique contre celle du Quattrocento… Mais cela ne doit pas faire oublier que le style classique que Dürer a ainsi pu opposer à celui du Quattrocento lui avait été rendu accessible par le Quattrocento lui-même. S’il était possible à l’artiste allemand de retraduire l’idiome des Italiens dans la langue de l’Antique, il devait cette possibilité aux Italiens mêmes qu’il « corrigea ». Le Quattrocento lui-même a appris à Dürer comment le dépasser. »
Les premiers nus féminins de dos
Académie de femme debout, de dos, la main sur une hampe d’où part un voile.
Dürer, 1495, Louvre
Le premier nu féminin de dos de Dürer a probablement été réalisé durant ce premier voyage en Italie, cette fois d’après un modèle vivant.
Le bain des hommes, gravure sur bois | Le bain des femmes, dessin à l’encre |
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Dürer, 1496
A son retour d’Italie, Dürer se sert du thème du bain pour mettre en scène des corps de tous âges et de toutes conditions. Bien que ne constituant pas techniquement des pendants (medias différents, format différent), les deux oeuvres sont complémentaires : masculin / féminin, extérieur / intérieur, ouvert / fermé. De plus elles partagent la même composition :
- six personnages principaux, trois debout et trois assis ;
- un voyeur à l’arrière-plan (en bleu) ;
- construction perspective fortement soulignée (en jaune).
Mais tandis que pour le Bain des hommes, le peintre prend place au niveau de l’homme assis, il se hausse dans le Bain des Femmes au niveau de celui qui entre-baille la porte. Ce parti-pris – familiarité côté homme, voyeurisme côté femmes, explique peut être la position du nu de dos – le premier que Dürer insère dans une composition complexe.
Manifestement, il fait système avec le voyeur et les enfants, plaçant le spectateur en situation de frustration : nous voudrions bien voir ce sexe que la femme leur montre, sans le savoir ou sans y penser. En contrepartie, les deux femmes qui lèvent les yeux tranquillement en direction de l’artiste lui reconnaissent le droit de les contempler, car leur sexe est masqué à sa.
La petite fortune
Dürer, 1496, Gallica
La même année, Dürer confirme son intérêt pour le nu féminin vu de dos, sous prétexte de représenter la Fortune debout sur sa boule. Comme dans le croquis ramené d’Italie, la femme conserve l’équilibre en s’appuyant sur un bâton, en haut duquel est fiché un chardon (voir Dürer et son chardon).
A noter la coiffe se prolongeant par une longue draperie tenue de la main droite, motif que nous retrouverons bientôt.
La vestale Tuccia portant le crible rempli d’eau, Nicoletto da Modena, 1497
La copie par Nicoletto da Modena est intéressante sous deux aspects :
- elle prouve la relative difficulté, pour les artistes de l’époque, de trouver des modèles féminins acceptant de poser nu ;
- elle constitue un premier exemple de recyclage d’une iconographie originale et complexe pour traiter un sujet bien plus balisé : le miracle de la vestale qui, pour prouver son innocence. transporte de l’eau dans un tamis.
Nu féminin priant, Dürer, 1497-1500, NGA
Ce croquis, manifestement saisi d’après nature, suggère qu’il était, pour une femme de l’époque, plus impudique de dévoiler sa chevelure que sa croupe.
Le problème des « quatre femmes nues »
Malgré d’intenses recherches, il n’y a pas de consensus sur la signification de cette gravure importante, la toute première datée et signée du célèbre monogramme. Tous les rapprochements possibles ont été tentés avec de oeuvres comparables ou des sources littéraires.
Sans proposer une nouvelle hypothèse, je tente ici une autre approche : les interprétations expliquent-elles ou non les symétries de la gravure , et en particulier ses deux extraordinaires nus de dos ?
Aperçu des différentes catégories d’interprétations
Quatre femme nues (Les quatre sorcières)
Dürer, 1497
Il y a autant de grandes catégories d’interprétations que de femmes dans la gravure. Je les expose rapidement, avant d’y revenir sous l’angle particulier du nu de dos.
1 La sorcellerie
Le sujet serait la sorcellerie, à cause du diable, des ossements et de le boule, en qui de nombreux commentateurs reconnaissent une baie de mandragore. Appuyée initialement par l’autorité de Panofsky, cette interprétation est revenue en force à la faveur des études de genre : il faut dire que la gravure constitue une pièce de choix, un tournant majeur qui lie pour la première fois les sorcières et la nudité.
Parmi les articles récents, Margaret A. Sullivan [2] a modulé le caractère dénonciateur du sujet : pour elle l’époque n’était pas encore aux grands procès de sorcellerie, mais le personnage de la sorcière intéressait les humanistes en tant que survivance d’un passé païen. Très récemment, Jane L.Carroll [3] a vigoureusement défendu et étayé l’interprétation dominante : la gravure est bel et liée à la parution du premier traité contre la sorcellerie, le Malleus Maleficarum.
2 La Mythologie
Le sujet serait mythologique ou allégorique : même si Dürer a supprimé tout attribut et caché comme par plaisir toutes les mains sauf une, il doit être possible de reconnaître un trio ou un quatuor bien connu. Ces interprétations se concentrent sur les postures, les regards, les différentes coiffures et la boule ; leur faiblesse est leur diversité, et la difficulté d’y intégrer le diable et les ossements.
3 La Tentation
Le sujet serait la Tentation : cette interprétation récente et que je crois décisive a été proposée en 2003 [4] suite à la mise en évidence d’un détail crucial qui était passé totalement inaperçu jusqu’alors .
4) Les interprétations extrêmes, hors discussion
- il n’y pas de thème sous-jacent : il s’agit d’une étude anatomique et érotique dans la suite du Bain des Femmes, justifiée par un prétexte vaguement allégorique, un peu comme la Petite Fortune ;
- il y un thème bien précis et délibérément crypté, qu’on découvre en forçant les détails à rentrer dans les présupposés (et en omettant ceux qui n’y rentrent pas) [5].
1) Quatre sorcières
La couronne de lauriers qui distingue la femme du centre la désigne comme l’initiée, qui s’intègre au cercle des sorcières. Le trigramme O.G.H peut être traduit par
Oh Dieu Protège-nous (de la sorcellerie) |
Oh Gott Hüte (behüte uns vor Zauberei) |
Cette interprétation, la plus ancienne et la plus séduisante à première vue, ne s’intéresse pas aux symétries d’ensemble et n’explique pas les deux nus de dos.
2) Quatre figures mythologiques ou allégoriques
2a) Nicoletto da Modena et le Jugement de Pâris
Nous avons déjà vu Nicoletto da Modena adapter la Petite Fortune au goût italien, en la transformant en vestale. Il va s’emparer de même des Quatre femmes et les mettre à sa sauce.
En premier lieu, il supprime les éléments macabres, le diable, et modifie l’inscription de la boule :
Qu’elle soit donnée à la plus belle. |
DETUR PULCHIOR |
L’objet et la formule renvoient à la pomme du Jugement de Pâris, que celui-ci donna à Vénus, plus belle que Minerve.et Junon. Du coup la quatrième femme, celle du fond, ne peut être la déesse Éris, la Discorde, l’organisatrice de ce concours de beauté.
Nicoletto a rajouté trois attributs aux trois déesses (en bleu) :
- pour la première un miroir, comme dans sa gravure de Vénus ;
- pour la seconde une lance, comme dans les représentations habituelles de Minerve ;
- pour la troisième, ce qui semble être une corne d’abondance, mais qui est en fait une torche enflammée (comme le prouve la comparaison avec son autre Jugement de Pâris) : un attribut non conventionnel de Junon, spécifique à Nicoletto.
Ainsi il n’est pas douteux que celui-ci a voulu transformer la gravure de Dürer en une représentation très inhabituelle du Jugement de Pâris... sans Pâris et avec quatre déesses au lieu de trois !
2b) Nicoletto da Modena et un autre thème (SCOOP !)
Remarquons que d’autres modifications ont visiblement pour but d’accentuer la symétrie de la composition :
- la porte entre-baillée du mur du fond est remplacée par une ouverture latérale, sans porte ;
- la draperie rajoutée à Junon accentue l’effet de pendant avec Vénus ;
- le collier rajouté à Minerve la particularise et fait mieux ressortir sa totale nudité.
D’autres modifications au contraire introduisent des dissymétries :
- la couronne de lauriers rajoutée sur la tête de Junon l’associe clairement avec Minerve ;
- aux pieds de celle-ci, un burin a été posé sur la signature.
Ces modifications peuvent sembler fortuites. Cependant elles suggèrent un second niveau de lecture que Nicoletto aurait voulu donner à son Dürer revisité : les deux femmes vues de face, portant des coiffes à la mode du jours et placées sur le gradin inférieur, s’opposent aux deux femmes vues de dos, portant des couronnes à l’antique et placées sur le gradin supérieur.
Ainsi le concours de beauté suggéré par la phrase « DETUR PULCHIOR » n’aurait pas lieu entre les trois déesses antiques. Mais plutôt, réorganisé par Nicoletto, entre
- la Beauté antique, illustrée par les deux déesses vues de dos, du coté de la porte simple ;
- la Beauté d’aujourd’hui, illustrée par une moderne Vénus accompagnée de sa servante, du côté de la porte en style contemporain.
Un détail vient confirmer la grande subtilité de cette réorganisation binaire. Dans une autre gravure que Nicoletto da Modena a consacrée à Pallas (Minerve), la lance est tournée pointe en bas : l’étrange forme en fuseau, en haut de l’objet que tient la femme du centre, est donc bien l’empennage d’un type particulier de javelot, appelé dard [6]
Mais dans les Quatre Femmes, le bas du dard, caché par le pied, ne comporte pas de pointe : il se trouve que, juste à côté, le burin de Nicoletto en constitue le substitut.
Ainsi cette femme du centre est bien Minerve, mais une Minerve personnalisée, adaptée pour célébrer, par son manque, la gloire du graveur : si son prénom NICOLETTO reste aux pieds des beautés modernes, son patronyme complet, MODENENSIS ROSEX, se hisse dans le camp des déesses antiques, atteignant ainsi à l’Immortalité.
2c) Les trois Grâces et Vénus
Cette interprétation est due à Jessie Poesch [7], sur la base d’un rapprochement avec une gravure d’un Ovide moralisé, qui montre Vénus au centre, se baignant un miroir à la main et survolée par Cupidon, entourée par les trois Grâces nues portant différentes coiffes. Dans le texte, Vénus est associée à la vie voluptueuse, et les Trois Grâces aux défauts qui l’accompagnent : « avarice, concupiscence, infidélité » puis « aux trois péchés qui fréquentent la prospérité et volupté des choses. C’est assavoir luxure, orgueil et avarice. »
La figure centrale de la gravure de Dürer, surplombée par la boule, couronnée de lauriers, un crâne sous les pieds et à l’aplomb du monogramme, serait donc Vénus, une Vénus mortelle entourée par les Grâces vues dans leur acception négative. Mais impressionnée par la puissance de l’adaptation par Nicoletto da Modena, Jessie Poesch conclut néanmoins à une superposition de trois thèmes :
« La synthèse de Dürer combine ainsi plusieurs thèmes liés : le concept médiéval tardif de Vénus et de ses accompagnatrices comme symboles de la vie voluptueuse, l’idée médiévale que l’amour charnel, la luxure, est l’un des sept péchés capitaux, et les interprétations allégorisées des Trois Grâces et l’histoire classique du Jugement de Paris ranimées à la Renaissance. »
La grande faiblesse de cette analyse est structurelle : si la femme du centre est Vénus, supérieure par nature aux Trois Grâces, pourquoi est-elle :
- la plus petite en taille ,
- placée sur le même palier que la femme de gauche ;
- associée à la femme de droite par le biais des ossements, femme qui est nettement mise en valeur pas son interminable coiffe ?
C’est sans doute à cause de ces difficultés que Jessie Poesch conclut à une superposition de thèmes.
2d) Les quatre Grâces
J’exhume pour le plaisir une interprétation marginale, totalement oubliée depuis 1930. Hans Rupprich [8] avait cru trouver, dans un manuscrit de l’humaniste Pirckheimer, ami et patron de Dürer, un poème expliquant l’iconographie de la gravure :
Des Charites |
De Charitibus
|
Rupprich traduit le vers 7 : « Et deux d’entre elles nous regardent, dont l’une nous tourne le dos ». En comparant avec le vers 2, qui dit que deux Grâces nous regardent, il en déduit qu’il y a au total quatre Grâces, ce qui est possible dans certaines traditions grecques.
Mais comme le remarque Ludwig von Buerkel dès l’année suivante [9], Rupprich force quelque peu la traduction du second « altera » ( « ein wenig saloppen Verwendung »), en lui faisant dire « l’une » au lieu de « l’autre ».
Giovanna degli Albizzi Tornabuoni et les Trois Grâces
Médaille de Niccole Fiorentino, 1486
En conclusion, le poème de Pirckheimer ne donne pas le programme des Quatre femmes nues que son ami réalisera quatre ans plus tard, mais décrit simplement les Trois Grâces dans leur configuration à l’antique, telles qu’il les avait sans doute vues lors de son voyage en Italie.
En revanche, le grand intérêt du poème est qu’il donne un sens à l’opposition nu de dos / nus de face : l’un représente la grâce que l’on donne, les autres celle que l’on vous rend, à double mesure. Ce qui rend d’autant plus probable que, dans les Quatre femmes nues, Dürer ait donné un sens théorique à cette opposition, même s’il ne s’agit pas des « quatre Grâces ».
2e) Quatre stades d’un cycle
Barthel Neham, La Mort et trois femmes nues, 1525-27
Cette relecture tardive de Barthel Beham revisite le modèle dans un tout autre sens : celui des Quatre âges de la Femme. Selon Jean Wirth [10], cette gravure à charge, mais par un élève de Dürer, est celle qui a le plus de chances de se rapprocher de l’intention initiale du maître : illustrer un cycle.
J.Dwyer, en 1971 [9a] , a proposé que les Quatre Femmes nues représentent les Heures : une iconographie totalement nouvelle et difficile, puisqu’elle n’a pas d’antécédent dans l’Art antique et qu’il s’agit d’entités décrites seulement comme des jeunes femmes, sans attributs définis. Il pourrait aussi s’agir des Quatre Saisons [9b] . Ce thème temporel est cohérent avec la présence de la boule portant le millésime, divisée en douze secteurs.
Ou peut tenter d’identifier les figures par leur position dans la pièce, dans le même ordre que Beham :
- l’Aurore/Printemps juste après la porte d’entrée (le début du cycle) ;
- le Midi/Eté de dos, couronné de lauriers ;
- le Soir/Automne près des flammes ;
- la Nuit/Hiver dans l’ombre.
Ceci n’explique pas les deux niveaux de gradins. On peut aussi s’étonner que pour représenter un tel cycle, Dürer n’ait pas glissé d’indices plus marquants. Faut-il interroger les coiffes ?
Les spécialistes de la mode nürembergeoise de l’époque n’ont pas décelé de logique autre que sociale ([4], p 158) :
- la femme de gauche porte une Haube (ou Festhaube), édifice compliqué réservé à la haute bourgeoisie et plutôt aux femmes mariées ;
- celle de l’arrière-plan porte une coiffe simple, plutôt celle d’une servante ;
- celle de droite porte une coiffe longue (Schleier), destinée à être enroulée en une sorte de turban, et spécifique des classes moyennes.
L’idée d’un cycle est séduisante, mais nous laisse sur notre faim. Heureusement un fait nouveau est apparu en 2003 (mais qui n’a pas fait basculer les tenants de la sorcellerie).
3) Le diable tentateur
Le détail dans le diable
Daniel Hopfer, une autre relation de Dürer (ce serait lui qui lui aurait enseigné la technique de la gravure à l’eau forte) nous montre ici ce que le diable tient dans sa main, presque invisible dans l’entrebâillement de la porte : le bâton fendu (brillet, Knobe) qui servait notamment, lors de la chasse au brai, à capturer les grives attirés par une chouette [11].
Dans la gravure de Hopfer, Cupidon a troqué son arc pour un luth, et c’est un Diable-oiseleur qui capture les proies de Vénus, des oiseaux à tête d’homme ridicules qu’elle attire par ses charmes (voir L’oiseleur). On notera le crâne sous son pied, rappelant que la Mort est l’issue de ces jeux.
Dans son étude approfondie sur la symbolique du « Knobe » à l’époque de Dürer, Jeroen Stumpel [4] conclut avec raison qu’il constitue la clé des « Quatre femmes nues », d’autant qu’il a un antécédent chez Dürer lui-même :
L’Elévation de l’Orgueil, illustration pour La nef des fous
Dürer, 1494
Le texte sous l’illustration explique son sens :
Ici la belle femme est donc la proie du Diable, qui se prépare à la faire rôtir sur son gril.
Pour Stumpel, les Quatre femmes nues développeraient un thème analogue, celui des femmes « qui incitent ou sont incitées à pécher » ([4], p 156).
Un piège à hommes (SCOOP !)
Je pense pour ma part qu’on peut pousser d’un cran dans l’interprétation : plutôt que des proies pour le Démon, les quatre demoiselles ne seraient-elles pas des appâts ? Voilà qui expliquerait pourquoi les portes ne sont pas symétriques :
- la porte ouverte à droite, est celle par où entrent les hommes de toutes conditions sociales, attirés par leurs charmes variés ;
- la porte entre-baillée, au fond, est celle qui cache le diable-oiseleur, dans la position-même du voyeur dans Le bain des femmes : à voyeur, voyeur et demi !
Les ossements sont les restes de ceux qui sont tombés dans le piège. La boule, en forme de baie, rappelle qu’ils sont comme des oiseaux qu’on attire : les rayons de la sphère pendue au plafond, comme des oiseaux qu’on met en cage.
Ce que nous dit le trigramme (SCOOP !)
Israël Van Meckenem, un graveur prolifique de Bocholt, bien loin de Nüremberg, a recopié la gravure dès l’année suivante, avec un nombre minimal de modifications :
- il a remplacé sans vergogne le monogramme par sa propre signature,
- il a modifié le trigramme O.G.H. en G.B.A.
On peut tirer de ce piratage-express trois conclusions :
- la gravure était suffisamment explicite à l’époque pour avoir du succès auprès de clients bien loin de la sphère nürembergeoise : le trigramme, quel que soit son sens, n’est donc pas un « private joke » pour humanistes avertis ;
- c’est peut être parce qu’ils comprenaient la signification de la gravure que les amateurs déchiffraient ensuite le trigramme, et non l’inverse ;
- le trigramme ne peut pas être les initiales des quatre femmes : il s’agit donc d’une formule abrégée, et ses deux formes doivent avoir des sens proches, ou correspondre à une traduction du latin à l’allemand ou au néerlandais.
De nombreuses significations plus ou moins arbitraires ont été proposées pour O.G.H [13] , une seule pour G.B.A [14] . Je n’irai pas chercher plus loin :
OGH : Oh Gott hülfe |
GBA : Gott Behütte Alle |
Dieu aide-nous |
Dieu les garde tous |
Ainsi, sans aucune référence à la sorcellerie, le trigramme dans son interprétation la plus traditionnelle trouve bien sa place dans le tableau tragique d’un piège à hommes, appâté avec quatre séductrices dénudées.
4) Nus de face et nus de dos (SCOOP !)
Le côté sexy des quatre femmes nues de toutes conditions vues sous différents angles, plus le diable-oiseleur pour la morale, suffisent à expliquer le succès de la gravure. Il nous reste cependant à répondre à notre question initiale : pourquoi les deux nus de dos s’opposent-ils si clairement aux deux nus de face ?
Jacopo di Barbari
Les nus de dos à la fin du XVème siècle sont suffisamment rares pour que le rapprochement s’impose avec cette allégorie de Jacopo de Barbari. D’autant que les deux artistes se fréquentaient et s’estimaient. Pour Panofsky ( [15], p 70), c’est plutôt ici Barbari qui aurait influencé Dürer, mais l’inverse est également possible. Quoi qu’il en soit, il est flagrant que, malgré des conceptions très différentes de la Beauté féminine et malgré des capacités de dessin inégales, les deux compositions se ressemblent :
- nu de dos à gauche; nu de face à droite ;
- grande draperie tenue par une seule des deux femmes ;
- décor dissymétrique :
- porte avec diable / porte ouverte ;
- colonne intacte / colonne tronquée.
Chez Barbari, les palmes et la couronne de laurier permettent de reconnaître la Victoire, les ailes la Renommée. Le couple vu de face / vu de dos n’est donc pas uniquement plastique : il porte aussi une valeur sémantique, celle d’une sorte de dialogue, de face à face, entre deux entités fortement couplées : la Victoire engendre la Renommée; et d’une certaine manière la Renommée aide la Victoire.
Tout se passe comme si Dürer avait dédoublé chacune des deux femmes, et éliminé les attributs mythologiques habituels.
Le Jugement de Pâris
Ceci ne veut pas dire pour autant qu’il ne les ait pas remplacés par d’autres, pris dans les accessoires du quotidien. Ainsi on peut imaginer qu’un bourgeois lettré de Nüremberg aurait facilement reconnu :
- Junon, l’épouse orgueilleuse de Jupiter, à sa coiffe d’épouse qui, vue de dos, évoque assez bien le postérieur d’un paon ;
- Minerve, déesse de la sagesse et de la connaissance, à sa couronne de lauriers ;
- Vénus, la gagnante du concours de Beauté, à son interminable traîne portée par une servante, qui est peut être aussi la Discorde.
Et la boule suspendue au plafond retrouve le rôle de trophée du concours que lui a donné Nicoletto da Modena.
Ainsi celui-ci n’a pas brodé à partir de la composition de Dürer, mais il l’a simplement adaptée au contexte italien : remplacement de la coiffe nürembergeoise par la couronne de lauriers, suppression du diable avec son Knobe, typiquement allemand.
En conclusion
Les Quatre femmes nues sont donc bien, comme l’a pressenti Jessie Poesch, une gravure à deux niveaux de lecture :
- une lecture « vulgaire », en tout cas encore médiévale : celle du piège de la Séduction, tendu aux hommes par le Démon ;
- une lecture « savante » et renaissante, celle du Jugement de Pâris.
Ou plus exactement, de l’instant juste avant, puisque la Pomme de la discorde est encore pendue au plafond, et que Pâris n’apparaît pas à l’écran : parce que Pâris, c’est nous-même qui regardons la gravure.
La composition anticipe le résultat du concours :
- sur le plateau gauche, du côté de la porte fermée, les deux déesses perdantes ;
- sur le plateau droit, la future gagnante et la Discorde, planquée derrière la traîne comme le démon derrière la porte.
Tout comme Nicoletto de Modena et Jacopo de Barbari, Dürer accorde donc à la dialectique vue de dos / vue de face une valeur sémantique : ici celle de l’échec et du succès.
Les ossements, équitablement répartis dans les deux camps, symbolisent la Mort que la Guerre de Troie va déchaîner sur le monde. Ce sont eux en définitive qui assurent la jonction entre les deux niveaux de lecture :
- lecture chrétienne, où le démon se sert de quatre femmes nues pour amener les hommes à leur perte ;
- lecture antiquisante, où la Discorde se sert de trois Déesses pour inciter les hommes à la Guerre.
Dürer : derniers nus de dos
Le choix d’Hercule entre les deux voies
Dürer, 1498 , MET
L’année suivante, dans cet autre sujet mythologique, Dürer revient à la vue de dos, masculine cette fois. Cette vue peut se justifier ici par sa valeur identificatoire : en plaçant le spectateur dans le dos d’Hercule, elle contribue à l’impliquer dans son choix. Mais cette remarque n’épuise pas la question. Sur la génèse et les interprétations concurrentes de cette gravure, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas.
Femme nue vue de dos, Dürer, 1505, Louvre | Femme nue vue de dos, Dürer, 1506 |
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Quelques années plus tard, Dürer produira encore ces deux remarquables nus de dos, mais sans les intégrer à une composition.
Adam et Eve, dessin, 1510
Dürer a traité plusieurs fois le thème d’Adam et d’Eve. Ce dessin, le seul où ils sont vus de dos, mérite d’être replacé dans un contexte plus général : voir ZZZ.
En Allemagne après Dürer
Ludwig Krug, 1510-32 | Campagnola, d’après Krug |
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Allégorie de l’Age
Krug, graveur de Nüremberg, isole la moitié gauche des Quatre femmes nues et rajoute un sablier et une tête de mort pour en faire une allégorie probable de la Vie (femme enceinte) entraînée par la Mort (les cheveux et le linge qui flottent en arrière soulignent le mouvement). La composition a été copiée à l’identique par Campagnola.
Baigneuse, Ludwig Krug, 1510-32, British Museum
Krug a encore divisé le motif en le réduisant à la seule femme de gauche : la cambrure et la chevelure supprimées, la serviette qui tombe droit, lui confèrent un caractère statique. La rivière en contrebas, dont un saule étété montre la proximité, justifie par le thème du bain ce suprenant nu champêtre .
Le Lansquenet et la Fortune, dessin à la plume, Urs Graf, vers 1510, Städel Museum, Francfort | La Grande Fortune, Dürer, vers 1502 |
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Le dessin utilise le même attribut que Dürer dans La grande Fortune, le vase, pour donner à cette scène de prostitution une signification humoristique :
Que Dieu nous donne le bonheur, que la fortune soit de mon côté |
Got geb uns Glük, Glük (a)uf m(e)iner S(e)iten |
Le texte du baldaquin joue sur le double sens de Glück pour signifier à la fois la satisfaction sexuelle du couple (le lansquenet tiré vers le lit par sa manche) et financière de la prostituée (l’assiette remplie de pièces sorties de la bourse).
Le Lansquenet et la Fortune, gravure, Urs Graf, 1517, Rijksmuseum
Pour sa gravure sur le même thème, Graf reprend la femme à la coiffe des Quatre femmes nues. La vue de dos est assortie à celle du Cupidon fessu, à la flèche enflammée, qui permet une lecture bienséante en terme de Mars et Vénus. Mais l’hypertrophie de la coupe, à l’aplomb de l’horizontalité de l’épée, impose sa métaphore grivoise.
Sorcières vues de dos
Sorcière chevauchant un loup pour se rendre à reculons au sabbat Illustration du chapitre 5 du « De laniis et phitonicis mulieribus », Ulrich Molitor, 1489, Reutlingen |
Sorcière chevauchant un bouc à l’envers, Dürer, 1500-01 |
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La seule gravure certaine de Dürer sur le thème des sorcières illustre l’incroyable enrichissement iconographique par rapport à la gravure du traité de Molitor dix ans plus tôt, mais aussi la constance des identifiants majeurs : la sorcière est une vieille femme, et elle renverse le cours naturel des choses, comme le soulignent la monte à l’envers et le monogramme inversé.
Frontispice du « De laniis et phitonicis mulieribus », Ulrich Molitor, 1489, Reutlingen | Quatre femmes nues, Dürer, 1497 |
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Avec un écart temporel encore raccourci, il est inconcevable que deux ossements et deux nus de dos aient constitué des marqueurs graphiques suffisants pour que les contemporains de Dürer voient des sorcières dans ces quatre femmes jeunes et séduisantes. C’est uniquement un regard rétrospectif, au travers des représentations postérieures, qui a induit cet anachronisme, aujourd’hui malheureusement incrusté.
Le Sabbat des sorcières
Albrecht Altdorfer, 1506, Louvre
Comme l’a montré Charles Zyka ( [16], p 27) les premières sorcières pinups apparaissent un peu plus tard, accompagnées par tout un cortège d’accessoires. Ici la vue de dos crée une dynamique entre des deux vielles sorcières du premier plan gauche, et les jeunes qui au dessus s’envolent vers le sabbat.
Comme elles sont censées y baiser le derrière du Diable, on aurait pu s’attendre à ce que le thème des sorcières exploite à fond la vue de dos, en tant que métaphore de leurs diverses inversions. Mais bien au contraire, les fesses vont rester discrètes durant toute la mode des sorcières qui va se développer en Allemagne au cours les années suivantes.
Sorcière et dragon, 1515 | Deux Sorcieres, 1523, Kunsthalle, Karlsruhe |
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Hans Baldung Grien
Parmi les nombreuses sorcières de Baldung Grien, deux seulement exhibent leur postérieur. Le premier dessin est souvent interprété à rebours : ce n’est pas la langue du monstre qui pénètre la sorcière, mais elle qui se soulage dans sa gueule, tandis qu’à l’autre bout, pénétrée par une tige, sa queue en trompette gicle vers le ciel. ([16], p 80).
Plutôt que la vue de dos, c’est la chevelure en bataille de la sorcière qui devient le marqueur graphique de toutes ses infractions aux ordres établis.
Jean Morisot, 1925 | Dolmance et ses fantomes de luxure, Clovis Trouille, 1958-65 |
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Après cette belle liberté, il faudra attendre le XXème siècle pour voir réapparaître la sorcière callipyge.
En Italie après Dürer
Giovanni Battista Palumba
Palumba est un graveur rare et mal connu, que ses influences multiples rendent difficilement classable. Cinq de ses quinze oeuvres connues comportent un nu de dos, exploité de manière intentionnelle et très originale.
Chasse du sanglier de Calydon
Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10
Cette composition dans le style de Mantegna reflète l’influence des sarcophages antiques sur le même thème, qui montrent très souvent un personnage vu de dos bloquant le sanglier par l’avant (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Ici ce piqueur (en violet) a pour pendant un confrère vu de face qui prend en sandwich le monstre (en bleu), tandis qu’Atalante avec son arc et Méléagre avec sa lance lui donnent le coup de grâce.
On remarquera que le trio de pointes masculines (en bleu), fait écho au triangle de forces développé par la chasseresse (en jaune).
Enlèvement de Ganymède
Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10, MET
L’influence de Dürer est particuilièrement marquée dans le paysage. Les deux personnages vus de dos sont habilement mis en scène au service de la dynamique du regard :
- au premier plan, un cavalier ayant mis pied à terre et un chasseur à pied penché sur ses chiens, font face au spectateur ;
- au second plan, le regard s’élève vers les deux nus de dos : un cavalier sur sa monture et un chasseur à pied, les deux les yeux levés vers le ciel ;
- en haut de l’image, les yeux s’arrêtent sur l’image particulièrement audacieuse de l’aigle copulant en vol avec l’adolescent pâmé.
Vulcain forgeant un casque ailé, avec Vénus et Mars, British Museum | Les Trois Grâces |
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Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10
Dans ces deux compositions, le nu féminin vu de dos, à gauche, n’a pas d’équivalent à l’époque en Italie. De plus, pour les Trois grâces, Palumba s’écarte ainsi de la composition à l’antique , où la femme de dos est toujours au centre (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Il est donc très vraisemblable que ce nu, point d’entrée dans la composition, prenne sa source dans les Quatre femmes de Dürer.
L’intention érotique des deux gravures est manifeste :
- bras de Mars posé sur l’épaule de Vénus, tandis qu’une branche érigée perce suggestivement la cuirasse ;
- bras tâtant le sein et mains caressant discrètement les hanches.
Actéon changé en cerf
Ce dernier opus comporte lui-aussi sur la gauche un personnage vu de dos mais habillé, Actéon, qui invite le regard du spectateur à le suivre. La cible est ici la grotte où s’abritent Diane et ses nymphes, trio qui inverse assez fidèlement celui des Grâces. Ainsi la nymphe vue de dos vient clore le parcours visuel ouvert par l’homme à la tête de cerf.
En synthèse
Si l’on s’en remet aux conclusions de Panofsky, Dürer a puisé ses premiers nus de dos non pas directement dans les sources antiques, mais chez les premiers artiste italiens (Pollaiuolo, Mantegna) qui les avaient remis à l’honneur.
Il les multipliera ensuite, aussi bien au féminin qu’au masculin, jusqu’à une gravure maîtresse, les Quatre Femmes nues, dont la clé est probablement une synthèse entre le thème chrétien de la Femme comme instrument du Tentateur, et le thème classique de la Femme comme instrument de la Fatalité, à savoir le Jugement de Pâris.
Cette gravure aura une forte influence en Allemagne, notamment dans la mode des images de sorcières qui se déclenchera un peu plus tard ; mais aussi en Italie, en une sorte de retour à l’expéditeur.
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https://books.google.fr/books?id=TkjrAAAAMAAJ&q=Altera+,+quum+duae+nos+bene+conspiciunt&dq=Altera+,+quum+duae+nos+bene+conspiciunt
https://en.wikipedia.org/wiki/The_Four_Witches#:~:text=The%20Four%20Witches%20(German%3A%20Die,German%20Renaissance%20artist%20Albrecht%20D%C3%BCrer
https://books.google.fr/books?id=N7KS-JbVIDEC&pg=PA76&dq=%22O.G.H%22+durer
https://books.google.fr/books?id=djyFM27pKw8C
Chapitre 3 avec illustrations :
https://yale.instructure.com/courses/2643/files/218058/download?verifier=JiZaO3rpkQYLoPaz735gddkkfSTgp2xWLTjPaje9
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