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4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

Après leur acclimatation en Enfer, les nus de dos commencent vers 1435 à se présenter à la Porte du Paradis (Lochner) pour y pénétrer vers 1500  (Bosch). Juste avant la Renaissance, ils colonisent de nouveaux contextes : didactiques, érotiques ou paragoniens.

Article précédent : 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

Le nu de dos au Paradis

Ce motif extraordinaire, qui apparaît brutalement, sans généalogie évidente, constitue la première brèche dans la vision médiévale et péjorative du nu de dos.

 

Les Elus à la porte du Paradis

1100 ca Tympan Jugement dernier ConquesTympan du Jugement dernier (détail), vers 1100, Conques

Dès l’époque romane apparaît l’idée d’une symétrie entre l’Entrée de l’Enfer, pour les Damnés et l’Entrée du Paradis, pour les Elus : les arrivants, nus ou vêtus, sont représentés de profil.


1294 Frere_LAURENT Somme_le_Roi gallica BnF, ms. fr. 938, fol. 37Somme le Roi
Frère Laurent, 1294 BnF MS fr. 938, fol. 37, Gallica

Ici c’est Saint Pierre qui accueille de hauts personnages à la porte du Paradis, représentée par un portail gothique, par lequel on peut voir un roi déjà entré. L’enlumineur n’a pas su représenter le mouvement : tous les personnages sont vus de face ou de profil ; et il n’a pas mis de porte côté Enfer.


1324 Speculum humanae salvationis BNF lat. 9584, fol. 13vSpeculum humanae salvationis, 1324, BNF lat. 9584 fol. 13v

Dans le Speculum humanae salvationis, l’image du chapitre 40 est consacrée au Christ du Jugement dernier, séparant les Elus et les Damnés (l’image en regard étant la Parabole des Talents) [12]. Dans ce manuscrit, une des plus anciennes versions connues, l’enlumineur a supprimé toutes les portes, mais a tenté de résoudre la question du mouvement :

  • côté Paradis, il a placé un ange au premier plan, repoussant vers l’arrière un groupe d’Elus en adoration, la moitié vue de face et l’autre de dos ;
  • côté Enfer, les Damnés sont vus de profil, poussés et tirés par des diables.

1407 retable Schrenck St. Peter, MunichLe Jugement dernier
1407, retable Schrenck, église St. Peter, Munich

Au début du XVème siècle, ce retable développe encore la symétrie entre la porte du Paradis, identifié avec la Jérusalem céleste, et la gueule de l’Enfer. Les Elus et les Damnés, tous vêtus, sont montrés de profil.


fra_angelicoLe Paradis (détail du Jugement Dernier),
Fra Angelico, 1425-30, Musée San Marco, Florence

Dans son premier Jugement dernier, Fra Angelico représente les Elus admis dans la ronde des Anges, auréolés et revêtus de leurs habits terrestres. Deux âmes vues de dos, prêtes à entrer par la porte du Paradis, dépouillées de leurs singularités pour revêtir un uniforme blanc, s’engagent dans le rayon de lumière.


L’innovation de Lochner

1435 ca Stefan_Lochner _Last_Judgement_-Wallraf-Richartz-Museum, CologneJugement Dernier
Stefan Lochner, vers 1435, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Pour expliquer cette extraordinaire composition, il a été suggéré que Stephan Lochner, qui aurait pu voir en Italie de l’oeuvre de Fra Angelico, y aurait trouvé l’idée de sa porte du Paradis, au travers de laquelle se presse la foule des Elus. Les différences sont néanmoins flagrantes :

  • portail d’une cathédrale gothique au lieu de porte d’une ville ;
  • présence de Saint Pierre à l’accueil ;
  • pas d’auréoles, les Elus sont nus et gardent les insignes de leur charge (tiare, couronne), même une fois passées la porte ;
  • embrassades sensuelles avec les anges, au lieu d’une ronde sage.

1435 ca Stefan_Lochner _Last_Judgement_-Wallraf-Richartz-Museum, Cologne detail rex harris

A la lumière des exemples que nous avons suivis depuis l’époque romane, l’innovation du jeune Lochner, cette foule de nus de dos qui se presse par le portail, apparaît moins comme une création ex nihilo que comme le regroupement et la conséquence logique d’idées déjà apparues auparavant, servies par une technique graphique supérieure. La promiscuité de ces corps, mélangé dans une diversité capillaire qui va de la tonsure aux nattes blondes, n’a rien de sexuel, puisque les seuls enlacements sont entre un ange et une âme : la nudité exprime la restauration de la pureté originelle.


Maitre colonais (de la Glorification de Marie), vers 1460-80, Collection Rau ZurichMaitre de la Glorification de Marie (attr), vers 1460-80, Collection Rau, Zürich

Ce maître colonais, suiveur de Lochner, poussera un peu plus loin l’idée, en autorisant une timide interaction entre deux âmes féminines et une âme masculine.


Speculum humanae salvationis 1432 Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36vSpeculum humanae salvationis, réalisé à Innsbrück en 1432, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36v

Cette image, tout à fait exceptionnelle, pour un Speculum, est sans doute le tout premier Jugement dernier panoramique, entre la porte du paradis et la gueule de l’enfer (figurée par un crâne monstrueux dressé à la verticale).

La composition de Lochner reste néanmoins proprement révolutionnaire.


1443-52 Van der Weyden BeauneJugement Dernier
Van der Weyden, 1443-52, Hôtel-Dieu de Beaune

Pour comparaison, une dizaine d’années plus tard , Van der Weyden utilise la même idée du portail gothique comme entrée du Paradis : mais les Elus s’y présentent de profil , et il n’y a aucun nu de dos dans tout son Jugement Dernier, Enfer compris.


Dirk-Bouts 1468-70 Jugement Dernier panneaux Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille schema

L’ascension des Elus La Chute des Damnés

Dirk Bouts, vers 1450 ou 1468-70, Palais des Beaux Arts de Lille

Ces deux panneaux en revanche exploitent pleinement le nu de dos.

A gauche, un groupe mélangé d’Elus, trois hommes et de trois femmes vêtus d’un linge, sont conduits par un ange vers la fontaine aux quatre fleuves, au centre du Paradis Terrestre : tous sont vu de dos (sauf une des femmes), selon la convention de la marche en avant. On distingue au fond d’autres colonnes guidées chacune par un ange : elles convergent vers une colline d’où leur ange décolle, transportant les Elus un à un vers le paradais céleste.

A l’opposé, à droite, les Damnés chutent vers l’Enfer, chacun tourmenté par un démon individuel. La seule femme, au premier plan, s’arrache les cheveux de désespoir et se cache un oeil pour ne pas voir. Le désordre des corps suit une certaine logique, si l’on lit deux par deux les figures recto verso :

  • en haut deux couples unis ;
  • en bas deux couples disjoints, comme séparés par l’impact.

Dirk-Bouts 1468-70 La Chute des Damnes Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille detail
Or dans chacun de ces couples disjoints, la figure vue de face est en cours d’aveuglement (la femme d’elle-même, l’homme par la griffe d’un démon) : comme si la Chute rompait le dernier lien des Damnés vers le spectateur.

Ainsi dans les deux panneaux la vue de dos prend-elle une forte valeur sémantique, soulignant :

  • côté Paradis, que les Elus ont le regard uniquement tourné vers l’Au-delà, au fond et en haut du panneau ;
  • côté Enfer, que les Damnés perdent la vue vers l’En-Deçà, le monde du spectateur, en avant et en bas du tableau.

D'apres Dirk-Bouts Jugement Dernier Alte Pinakothek MunichJugement Dernier
D’après Dirk Bouts, Alte Pinakothek, Münich

La datation du tableau a fait l’objet d’une querelle d’érudits :

  • pour la majorité, les deux panneaux sont les volets d’un Jugement Dernier commandé à Bouts en 1468 par la ville de Louvain, et dont la composition générale aurait été conservé par la copie de Münich ;
  • pour A.Châtelet [13], le tableau de Münich ne prouve rien (il serait non pas une copie, mais un assemblage de morceaux) et les panneaux de Lille remonteraient, pour des raisons stylistiques, aux années 1450 : ils seraient donc contemporains du polyptyque de Beaune.

Si Châtelet a raison, l’utilisation massive de la vue de dos fait de Bouts, en 1450, un innovateur très audacieux. Si les panneaux datent de 1468, les vues de dos s’inscrivent plus naturellement dans la mode de l’époque.


1470_Master Francois, Last Judgment_From Les Sept articles de la foi by Jean Chappuis_French, c. 1470_Chicago, Art InstituteJugement dernier, feuillet isolé illustrant « Les Sept articles de la foi » de Jean Chappuis
Maître François, vers 1470, Chicago Art Institute

Le mouvement inverse des Elus vers le fond, en vue de dos, et des Damnés vers l’avant, en vue de face, est orchestré par les deux phylactères qui sortent de la bouche du Christ :

Venez les bénis de mon père, et nous posséderez le royaume, Mathieu 25:34

Partez, maudits, dans le feu éternel, Mathieu 25:41

venite benedicti patris mei posside(n)te regnum

Ite, Maledicti, in Ignem aeternum

On remarquera que les fesses des élus sont savamment cachées.


Hans-Schuchlin-atelier-Jugement-dernier-1470-Cathedrale-dUlmFresque du Jugement dernier 
Hans Schüchlin (atelier), 1470, Cathédrale d’Ulm

Contraint par la topographie de l’arcade, Schüchlin se limite à des mouvements verticaux :

  • flux des Elus descendant puis montant vers le Paradis par un escalier à vis avec, à côté de Saint Pierre en bas à gauche, un spectaculaire nu de dos ;
  • dégringolade des Damnés dans la bouche de l’Enfer.

1466-1473 Memling Triptyque du Jugement Dernier Muzeum Pomorskie, GdanskTriptyque du Jugement Dernier (détail)
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdansk

C’est dans cette ambiance iconographique que, trente ans après Lochner, Memling aboutira à cette apothéose du nu de dos en rajoutant deux nouvelles idées qui améliorent encore le rendu d’un mouvement continu :

  • au fur et à mesure qu’ils montent au paradis, les Elus se retournent progressivement ;
  • ils retrouvent en haut de l’escalier leur singularité et leurs habits terrestres (l’inverse du dépouillement imaginé par Fra Angelico).

1466-1473 Memling Triptyque du Jugement Dernier Muzeum Pomorskie, Gdansk schema
L’uniformité du nu debout de dos est prise ici comme une qualité des Elus, tandis que les Damnés font le chemin inverse : de la vue de face à la multiplicité des contorsions et des chutes, par les trois chemins de l’Enfer.


Les Jugements derniers avec donateurs

A la fin du siècle, les nus de dos pourtant bien installés dans la scénographie des Jugements derniers disparaissant complètement. La présence de donateurs de haut rang fait soupçonner une raison de decorum.


The Van Schoten triptych (copie XIXe) RijksmuseumTriptyque Van Schoten (dessin du XIXeme siècle), Rijksmuseum

Ce triptyque disparu a lui aussi fait l’objet d’une querelle d’expert, entre Boots qui l’attribue à Mostaert vers 1507, et Snyder qui, sur la base d’une identification plus précise des membres de la famille Van Schoten, le fait remonter vers 1497 et l’attribue à Geertgen tot Sint Jans [13a].


The Van Schoten triptych (copie XIXe) Rijksmuseum gauche The Van Schoten triptych (copie XIXe) Rijksmuseum droit

Ce qui nous intéresse ici est que, malgré le décor habituel de la ville fortifiée et du gouffre, les nus de dos ont été éliminés du panneau central et ne figurent plus que comme des traces résiduelles, dans l’arrière-plan lointain des panneaux latéraux. La longue chevelure qui cache les reins d’une Elue suggère que la proximité de fessiers aurait blessé la dignité des donateurs et la solennité de la scène.


Maître de la Vie de Joseph 1506-07 Last_Judgement_(Zierikzee_triptych) Philippe le Beau Jeanne la Folle MR Beaux-Arts de BruxellesTriptyque Zierikzee avec Philippe le Beau et Jeanne la Folle
Maître de la Vie de Joseph, 1506-07, Musées Rouaux des Beaux-Arts, Bruxelles

Les royaux personnages étant protégés dans les panneaux latéraux, sans cohérence de taille ni continuité du paysage, l’artiste s’est risqué à représenter un Elu vu de dos, mais convenablement voilé.


Jugement dernier avec Christian II et Elisabeth d'Autriche Carmelite_Cloister_Church_Elsinore_altar_c_1514_CopenhagenJugement dernier avec Christian II et Elisabeth d’Autriche
1514, Monastère carmélite d’Elseneur, Copenhague

Lorsque les donateurs sont intégrés à la composition, les nus de dos sont évacués.


The Last Judgment, school of Hans Schäufelein, 1535, Musée des Beaux-Arts de Nancy.Le Jugement dernier, école de Hans Schäufelein, 1535, Musée des Beaux-Arts, Nancy

Cette composition largement postérieure prouve bien, a contrario, que cette édulcoration ne résulte pas d’une évolution du goût, mais bien de la présence des donateurs.


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Quelques Paradis isolés

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Les Visions du chevalier Tondal, vers 1475

Ecrit deux siècles avant la Divine Comédie, Les Visions du chevalier Tondal décrivent elles-aussi un voyage au travers de l’Enfer et du Paradis. Le seul manuscrit illustré qui subsiste, attribué à Simon Marmion [14], est très stéréotypé :

1475. Simon Marmion, The Torment Murderers Vision de l’Enfer From Les Visions du chevalier Tondal Getty Ms. 30 fol 13v.fol 13v : Le Châtiment des Meurtriers 1475.Simon Marmion, The Torment of Unbelievers and Heretics Vision de l’Enfer. From Les Visions du chevalier Tondal Getty Ms. 30 fol 14v.fol 14v : Le Châtiment des Incroyants et des Hérétiques

Simon Marmion, 1475, Les Visions du chevalier Tondal, Getty Ms. 30

Le chevalier se trouve nu à gauche de l’image, guidé par un Ange. Il est vu de face, sauf au folio 14 où la vue de dos s’explique par la présence du sentier, pour traduire la marche en avant.


La Cité de Dieu

Francois Maitre, 1475-1480, Souls ascending to the Trinity in heaven, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 452vAmes montant dans le Ciel vers la Trinité
François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11 fol 452v

Les Ames se disposent en courbe, entre celle de la rivière et celle du Ciel. Presque toutes sont vues de profil, et la vue de dos, trop inconvenante, est remplacée par le soleil.


Les Heures Hastings, vers 1480

London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 230v ames arrivant au paradisLes Ames arrivant au Paradis
Master of the First Prayer Book of Maximilian, Bruges/Gand, vers 1480, Add MS 54782 fol 230v

On doit à l’extrême technicité de l’école brugo-gantoise cette vision extraordinaire d’anges aux robes dorées et blanches, qui décollent de la planète pour transporter les Ames au Paradis, dans toutes les poses possibles. L’aile ou le bras de l’ange viennent opportunément sauver la pudeur des deux âmes féminines vues de face.


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La Divine Comédie de Botticelli, 1480-95

Mis à part l’une des Trois Grâces du Sacre du Printemps, l’oeuvre de Botticelli ne comporte aucun nu de dos debout, sauf dans quelques dessins illustrant la Divine Comédie.

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L’édition imprimée de 1481

La toute première édition imprimée, édité en 1481 par Cristoforo Landino [15], comporte en tête de chaque chant une illustration gravée par Baccio Baldini, d’après des dessins qui, d’après Vasari, seraient de Botticelli. Ces gravures suivent la norme habituelle : Dante et Virgile habillés en présence de nombreux nus.


1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Enfer chant 20Enfer, Chant XX 1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Paradis chant 12Paradis, Chant XII

1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino

Or dans les trois livres les nus de dos sont pratiquement exclus, même lorsque la situation s’y prête, comme dans ces deux marches circulaires.


1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Purgatoire chant 61481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino, Purgatoire, chant VI Botticelli 1480-95 Souls of late penitents who met a violent end, meeting with Sordello Dante Divine comedie Purgatoire chant 6 Kupferstichkabinett Berlin1480-95, illustration pour Le Purgatoire, Chant VI, Kupferstichkabinett Berlin

Botticelli,  Les pénitents morts de mort violente et la rencontre avec Sordello  

L’unique nu de dos de l’édition Landino apparaît dans cette image en deux temps, où les deux voyageurs sont d’abord entourés par les pénitents, puis montent sur la colline où ils rencontrent Sordello : « tel étais-je au milieu de cette troupe épaisse ; ici et là tournant vers eux le visage, et en promettant je me dégageais d’eux » [16] . Le nu de dos est nécessaire pour traduire cette idée d’encerclement. Le nu féminin vu de face, à gauche, est celui de la Dame de Brabant, mentionnée dans le texte.

Il est intéressant de comparer cette illustration avec celle de la main de Botticelli, qui conserve la même structure en deux zones mais utilise intelligemment deux nus de dos :

  • le premier  complète l’encerclement,
  • le second, tourné vers Sordello, anticipe l’échappée des deux héros vers la colline.

La première édition imprimée de la Divine Comédie est donc extrêmement pauvre en nus de dos, aussi bien pour l’Enfer que pour le Paradis : comme si la formule, déjà courante en 1480, restait inconvenante pour le grand public.


Le manuscrit pour Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis

Ce manuscrit luxueux commandé à Botticelli vers 1480 est resté inachevé : la plupart des illustrations sont à l’état d’esquisses à la pointe d’argent, conservées aujourd’hui dans deux bibliothèques [17].


Botticelli 1480-95 Violent against nature, sodomites Enfer chant 15 Kupferstichkabinett BerlinCe qui font violence à la nature, les sodomites (Enfer, Chant XV) Botticelli 1480-95 Le chatiment des devins Dante Divine comedie chant 20 Kupferstichkabinett BerlinLe châtiment des devins, (Enfer, chant XX)

Botticelli 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

Les nus vus de dos y sont extrêmement rares : on n’en compte que deux dans l’illustration pourtant la plus propice, celle du péché contre nature.

La plus grande concentration illustre, comme d’habitude, le châtiment des devins qui marchent la tête à l’envers.


Botticelli 1480-95 Les cercles de l'Enfer Bibliotheque apostolique vaticaneLes cercles de l’Enfer
Botticelli, 1480-95, Bibliothèque apostolique vaticane
Enfer de Dante Carte.Carte de l’Enfer de Dante

On sait que Botticelli a consacré beaucoup de temps à ce projet, et s’est documenté auprès des meilleurs commentateurs de l’oeuvre de Dante pour parvenir à une topographie très précise des Enfers [18].


Les géants (Enfer, chant XXXI)

La scène qui va nous intéresser maintenant se passe tout au fond du trou, entre le huitième cercle (Châtiment de la Ruse et de la tromperie) et le neuvième (Châtiment de la Trahison).


!

1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Enfer chant 31Enfer, chant XXXI
1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino
Botticelli 1480-95 Les cercles de l'Enfer detailLes cercles de l’Enfer (détail)

Dante et Virgile entendent tout d’abord, retentir le cor de Nemrod « dont le son aurait étouffé celui du tonnerre ». Ensuite, ils rencontrent Ephialte, « par cinq fois enchaîné ». Enfin ils demandent à Antée de les prendra dans sa main pour les faire descendre au fond du puits.

Tandis que l’illustration de 1481 montre les trois géants vus de face, le détail de la carte des Enfers en montre deux vus de dos.


Botticelli 1480-95 Les Geants enchaines a la margelle du puits Dante Divine comedie chant 31 Kupferstichkabinett Berlin schemaLes Géants enchaînés à la margelle du puits (Enfer, chant )
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

L’illustration détaillée en explique la raison : pour rester fidèle à la convention graphique de sa vue d’ensemble, Botticelli montre les voyageurs contournant le puits par l’arrière : les premier géants qu’ils rencontrent sont donc nécessairement vus de dos, puisqu’ils sont les gardiens du puits. Botticelli a rajouté sur l’avant trois autres géants mentionnés par le texte sans identité précise.


Botticelli 1480-95 Le chatiment des traitres Dante Divine comedie chant 32 Kupferstichkabinett Berlin
Le châtiment des traîtres (Enfer, chant XXXII)
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

L’illustration suivante montre très logiquement les pieds des trois premiers géants , cette fois vus de dessous.


Une convention médiévale ?

Quinze ans après que Memling ait porte le nu de dos au pinacle dans son Jugement Dernier, sa quasi-absence chez Botticelli interroge. S’il en a peint, ils ont pu disparaître lors du Bûcher des vanités de 1497, où on sait qu’il a lui-même jeté au feu des nus d’inspiration mythologique. Mais pour la Divine Comédie, bien avant Savonarole et la réaction puritaine, rien de l’empêchait de profiter de la liberté que lui offrait le thème, comme l’avait fait dès 1450 l’illustrateur du Yates Thompson MS 36.

La seule explication est que pour illustrer la Divine comédie, à la fois texte fondateur de la littérature italienne, et topographie jugée par beaucoup véridique de l’Au-Delà, Botticelli s’est conformé vis à vis du nu de dos à la convention médiévale de bienséance : ne pas le censurer absolument, mais l’éviter sauf stricte nécessité.


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Des jalons dans le Jardin

Concluons par un autre artiste qui, en pleine Renaissance, pousse à l’extrême l’état d’esprit médiéval. Raison peut être pour laquelle il n’utilise que très rarement les nus de dos.

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Hieronymus Bosch 1490 Quadriptyque des Visions of the Hereafter , Palazzo Ducale, Venice ensembleQuadriptyque des Visions de l’Au-Delà
Bosch, 1490 , Palazzo Ducale, Venice

La disposition originale des quatre panneaux n’est pas connue, mais son iconographie, comme l’a montré A.Châtelet, est fortement liée à la légende du chevalier Owein parcourant l’Enfer et le Paradis (notamment la scène où les damnés tentent de sortir d’un lac glacé et y sont repoussés par des démons).


Hieronymus Bosch 1490 Quadriptyque des Visions of the Hereafter , Palazzo Ducale, Venice Dirk-Bouts 1468-70 De-weg-naar-het-paradijs-Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille

Bosch développe verticalement et scinde en deux ce que Bouts avait regroupé dans un seul panneau : la Marche dans la Paradis terrestre, et l’Ascension vers le Paradis céleste. Il ne conserve à côté de l’ange qu’un seul nu de dos, dont le rôle est clairement compositionnel : amorcer le mouvement du regard vers le haut .


Bosch 1501-16. La tentation de saint Antoine. panneau droit Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne schemaLa tentation de saint Antoine. panneau droit
Bosch, 1501-16, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Le nu de dos qui lève sa sacqueboute dans le coin inférieur droit de ce panneau, joue le même rôle d’amorce, pour un parcours maintenant en zig-zag.

Mis à part ces cas isolés, tous les nus de dos de Bosch se concentrent dans une seule oeuvre : le triptyque du Jardin des Délices.


1494-1505 Bosch_The_Garden_of_Earthly_Delights_Prado Enfer schemaLe Jardin des Délices (panneau droit)
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid

Dans le panneau droit, les trois nus de dos servent d’introduction à la figure principale : le monstre mi-poulet mi-oeuf dans lequel on pénètre par l’arrière.


1494-1505 Bosch_The_Garden_of_Earthly_Delights_Prado schemaLe Jardin des Délices (panneau central)
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid

Dans le panneau central, plusieurs nus vus de dos jalonnent le parcours du regard : ils facilitent la perception du grand mouvement d’ensemble des habitants du Jardin : aller depuis la tour de gauche (en jaune) et retour vers la tour de droite (en bleu).

Si Bosch avait conçu les vues de dos comme démoniaques et sulfureuses, il n’aurait pas manqué d’en truffer ses Enfers : preuve a contrario qu’elles ne l’étaient plus depuis longtemps. Bien au contraire, c’est c’est dans son Paradis qu’il les dispose parcimonieusement, pour leur intérêt graphique : attirer et guider le regard.



Le nu de dos : autres cas

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Un nu de dos apocalyptique (SCOOP !)

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Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147v detailPsaume 110, Ormesby master, vers 1320, Ormesby Psalter, MS. Douce 366 fol 147v

Ce nu de dos est si exceptionnel, qu’il est considéré comme le témoignage majeur de l’influence italienne dans les manuscrits gothiques anglais. Otto Pächt ( [19], p 54) le compare aux satyres dansants vus de dos des sarcophages antiques, et y voit un tubicinus, le héraut sonnant de la trompette en tête des processions triomphales. D’autres commentateurs ont noté l’exagération de la torsion, mais deux points essentiels ont été omis :

  • les jambes, le bras gauche et le visage correspondent à une vue de dos, mais le torse et le visage sont vus de face ;
  • le vent souffle de la gauche, comme le soulignent fortement le drapeau et le ruban des cheveux.

Nous sommes donc en présence d’une figure paradoxale : un être qu’on peut voir à la fois de face et de dos, et une trompette qui souffle contre le vent.

Cette anatomie monstrueuse, exceptionnelle par le réalisme son modelé, n’apparaît pas ex abrupto dans le manuscrit : elle est annoncée par d’autres drôleries.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 109rfol 109r Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 131rfol 131r

Des jambes vues de dos avec une tête aux oreilles d’âne, des jambes vues de face avec une tête d’ours.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 71vfol 71v Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 128rfol 128r

Un homme qui embouche un oiseau tandis qu’un chien armé d’un glaive lui renifle les fesses, un centaure vomissant une tige : les deux vus de dos et ayant pour seul vêtement une capuche autour du cou.

Ce mélange du goût médiéval avec un style antiquisant apparaît moins isolé depuis la découverte en 2004 d’un autre psautier anglais de la même époque :

Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 28v AthlèteAthlète, vers 1330, Macclesfield psalter, Fitzwilliam Museum fol 28v

Selon Stella Panayotova ( [20], p 74) cet athlète illustrerait le mot lutum qui termine la page précédente, et serait à double lecture :

  • le lecteur courant comprendrait le mot « lutum » dans son acception courante, « ordure », et l’associerait au geste scatologique de la main droite ;
  • le lecteur lettré se souviendrait qu’il désigne aussi le sable ou la poussière dont s’enduisaient les lutteurs antiques.


Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 17v TrompetteFol 17v Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 39r TrompettesFol 39r

On trouve dans le même psautier deux exemples de sonneurs de trompe en vue de dos :

  • l’un ingère une fioriture par derrière et pète dans son engin, inversant ainsi le cours naturel des choses ;
  • le second, à droite, présente un contrapposto entre les jambes et le torse (moins exagéré toutefois que dans le psautier Ormesby).

Pour Stella Panayotova ([20], p 18), ces vues de dos sont un trait de virtuosité italianisant, qu’on trouve dans les polyptiques siennois de la même époque. Ils s’associent ici à la nudité autorisée par les drôleries, dans une sorte de maniérisme spécifique à l’école d’Angleterre de l’Est, au début du 14ème siècle.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147v ensemblePsaume 110, Ormesby master, vers 1320, Ormesby Psalter, MS. Douce 366 fol 147v

Dans ces psautiers, l’illustration quasi exclusive de l’initiale D du Dixit dominus est celle dite de la « Trinité du psautier », où la colombe figure entre le Père et le Fils, représentés de manière symétrique. Ici, le maître d’Ormesby semble être revenu à la forme archaïque de la Binité : en fait, il a exporté la Troisième personne au dessus de l’initiale, sous la forme d’une Sainte Face [19a].

Une autre particularité est le tabouret empli de guerriers, placé uniquement sous les pieds du Fils (alors qu’il est habituellement symétrique). L’illustrateur a voulu rendre scrupuleusement le texte du psaume 110 :

Yahweh a dit à mon Seigneur: « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds. »

Autre particularité : on voit autour de cette Binité les éléments spécifiques d’une Vision divine :

  • les deux séraphins à six ailes de la Vision d’Isaïe (dont les mains jointes imitent celles du Père et du Fils),
  • les roues de feu de la vision d’Ezéchiel ;
  • les passereaux aux quatre angles, à l’emplacement habituel des quatre Vivants ;
  • une porte ouverte dans ce temple cosmique.

On ne peut ici que rappeler le tout début de la Vision de Saint Jean :

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette qui me parlait, dit « Monte ici, et je te montrerai ce qui doit arriver dans la suite ». Apocalypse 4,1

Notre héraut vu de dos est donc, comme souvent, à la fois une drôlerie et un commentaire de l’image principale : il ajoute un élément apocalyptique à une Binité du psautier, conçue comme une Vision divine.

Sur la disposition inhabituelle d’un autre élément apocalyptique, le couple Lune / Soleil, voir Les inversions topographiques (SCOOP).


 

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Un nu de dos astrologique

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1240 ca liber astrologiae de Fendulus Latin 7330 fol 22v Balance, 3eme décanVers 1240, Liber astrologiae de Fendulus (Traité d’Albumasar), Latin 7330 fol 22v Balance, 3éme décan

Ce manuscrit de style roman, le plus ancien connu de ce traité astrologique, illustre la notion de décans : à savoir un repérage des constellations de la sphère céleste selon trente sections (trois sections de dix degrés pour chaque signe du zodiaque) : ainsi cette page  montre les constellations intersectées par le troisième décan du signe de la Balance (ce pourquoi certaines figures sont scindées). Les trois registres correspondent à trois traditions de nommage des constellations : en haut perse, au centre indienne et en bas grecque.

Le registre supérieur montre à gauche quatre demi-constellations (la queue du Dragon, la poupe d’Argo, la queue de la Grand Ourse et la queue du Centaure. La constellation suivante « Arbedius nomine » (Arbedius par le nom) » n’apparaît dans aucun texte. Par son association avec la couronne (la couronne d’Arbedius, arbedii corona), qui ne peut être que la couronne boréale, on ne déduit qu’il s’agit du Bouvier. Les deux constellations de droite (Estuarius, Celum) n’ont pas été identifiées.


arbedius nomine 1350 ca Liber astrologiae (Traité d’Albumasar) Pays-Bas du Sud BL Sloane MS 3983 fol 22rVers 1350, Pays-Bas du Sud, BL Sloane MS 3983 fol 22r AbuØ Mashar, -886. Astrological treatises (MS M.785). fol. 19v. MS M.785.avant 1403 Liber astrologiae (Traité d’Albumasar) Bruges Morgan MS M.785 fol 20r

Troisième décan de la Balance, Liber astrologiae

Un siècle plus tard, la copie suivante, de style gothique, représente Arbedius nu et vu de dos : l’important est visiblement de conserver le bras replié sur la droite, qui exprime qu’Arbedius a perdu sa couronne (c’est en tout cas ce qu’a compris le dessinateur en dramatisant la posture, sans doute dans un souci mnémotechnique). La raison de la nudité est probablement la capacité graphique supérieure du dessinateur, qui se flatte de sa connaissance du corps humain. La raison de la vue de dos est plus obscure : sans doute pour montrer l’épée qui perce le flanc et ressort entre les jambes.).

Toujours est-il que, dans les copies suivantes, l’épée disparaît mais la vue de dos subsiste : ainsi naît une tradition graphique, par une combinaison de fantaisie et de conformisme.

 

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Le nu de dos didactique

En dehors des Jugements derniers terrifiants et des Paradis édifiants, l’élite culturelle commence, au XVème siècle, à porter sur la nudité un regard qui n’est plus uniquement celui de la Honte, de la Chute et de la Souffrance : créé à l’image de Dieu et en lien avec le Cosmos, le corps humain devient un objet d’admiration.

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1411-16 Freres de Limbourg Tres Riches Heures du duc de Berry Musee Conde Chantilly Ms.65, f.14v Anatomical_ManL’Homme anatomique
Freres de Limbourg, 1411-16, Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly Ms.65, f.14v

Ce diagramme unique met en relation les Quatre Humeurs (dans les angles) et les douze Signes du zodiaque qui agissent sur le corps humain. La figure recto-verso, quasiment unique dans l’iconographie, appelle des interprétations dichotomiques : Soleil / Lune, Occident / Orient, Jour / Nuit, Bien / Mal, qui ont été critiqués par Harry Bober ( [21] , p 19). Pour ce spécialiste, la miniature serait plutôt le résultat de la fusion de deux images habituellement séparées : l’homme zodiacal et l’homme veineux (souvent vu de dos), en relation avec la pratique de la saignée selon les influences astrales. L’absence de toute indication sur le corps vu de dos résulterait de l’inachèvement du manuscrit (les pages vierges adjacentes auraient pu être destinées à des textes explicatifs).

Quoi qu’il en soit, l’homme blond vu de face, qui regarde le lecteur et porte toute les indications astrologiques, est l’image du corps dévoilé, déchiffré, expliqué : une sorte d’écorché avant la lettre.

En contraste l’homme brun qui tourne le dos au lecteur ne regarde que le firmament peuplé de mille nuages : son coude replié suggère qu’il est en train de prier devant les mystères de l’Univers.

Cet homme Janus, une face vers l’ici-bas, une autre vers l’au-delà, illustre bien l’équilibre que le Moyen-Age finissant essaie encore de tenir, entre science et mystique, entre l’explication qui peut guérir, et la foi aveugle qui sauve.


1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 35rHomme zodical, fol 35r 1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 42vFemme zodiacale, fol 42v

Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2

Séparées de quelques pages, ces deux images illustrent une section consacrée à l’influence des astres sur le corps humain [22]. Dans les deux schémas, les signes s’étagent de bas en haut dans le même ordre zodiacal.

Le schéma masculin comporte en plus seize signes géomantiques formés de points, tracés une première fois sur les deux moitiés du corps, et une deuxième fois sur les écus, accompagnés de leur nom latin.

Le schéma féminin porte une légende en rouge, bourrée de fautes, et d‘une autre main que le corps du manuscrit :

La Lune se dissout douze fois dans le soleil

Le soleil est visible dans les douze signes toute l’année

Dye můn lofet XII mal um dy sunne

Der suen schin ist in allen ceichen ein jar lang

Implicitement, l’artiste place la Femme dans le camp de la Lune et de ses phases, avec cette serviette qui la masque partiellement .

Autant l’homme vu de face pouvait être représenté en sous-vêtement, autant la femme, n’en portant pas, obligeait à la vue de dos : en 1450, les fesses et les seins ne sont plus des parties honteuses, seul importe de cacher le sexe, même au regard des astres.

Logiquement, ceux-ci ont été inversés, de manière à ce que le Soleil influence le côté droit des organes, tout comme pour l’homme. Sur ce point voir lune/soleil : autres thèmes.


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Le nu de dos érotique

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Le Dieu de l'Amour tirant sa fleche sur Lancelot La Tavola ritonda 1446 dessin de Bonifacio Bembo Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 fol 58vLe Dieu de l’Amour tirant sa flèche sur Lancelot, La Tavola ritonda, dessin de Bonifacio Bembo, 1446, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 fol 58v

« L’illustrateur plein d’esprit d’une version italienne du roman de Lancelot voit son jeune héros frappé par la flèche de l’Amour non pas à l’œil, mais à l’entrejambe. La silhouette inhabituellement vue de dos fait de lui, comme nous, un spectateur extérieur de Guenièvre qui passe. Il révèle également sa croupe toute en courbes et ses jambes élégantes, typiques des modes de la fin du XIVe siècle qui ont commencé à érotiser le corps masculin pour la première fois. Le corps masculin était tout aussi strictement contrôlé dans la culture médiévale que celui de la femme. À mesure que les vêtements masculins devenaient plus serrés, le pourpoint mettait en valeur les larges épaules et la taille fine, tout en rendant plus visibles les fesses et les jambes, auparavant recouvertes de longues robes. » Michael Camille, The medieval art of Love, p 40


The_Master_of_the_Judgement_of_Paris_Burrell_Collection-GlasgowLe Jugement de Pâris
Master of the Judgment of Paris, 1450–1455, Burrell Collection, Glasgow

Il y avait déjà eu auparavant des représentations de la scène avec des déesses demi-nues (dans les manuscrits de l’Epitre Othea notamment), mais ce panneau florentin se risque à montrer les trois déesses entièrement nues et parfaitement identiques, comme pour compliquer la tâche de Pâris.


Cassone de Verone, vers 1450, Collection privéeCassone , Vérone, vers 1450, Collection privée

Comme l’a noté Jerzy Miziolek [23], un autre cassone de Vérone suit la même composition avec les trois déesses entièrement nues, celle vue de dos fermant la marche : c’est donc la circonstance, nuptiale et privée, qui autorise ces audaces.


The Judgment of Paris, terracotta,1450-75 Schweizerisches LandesMuseum ZurichMoule en terre cuite , 1450-75, Schweizerisches LandesMuseum, Zürich Maitre aux banderoles 1450-75 Albertina VienneMaître aux banderoles, 1450-75, Albertina Vienne

Le Rêve de Pâris

A la même époque, au Nord des Alpes, la femme nue vue de dos apparaît dans l’iconographie plus riche du rêve de Pâris : endormi près d’une fontaine, il voit apparaître Mercure tenant la pomme, qui le touche de son bâton, suivi des trois déesses tenant un anneau au bout des doigts.

Dans la gravure [24], les banderoles précisent que Pallas offre « la victoire et le pouvoir (plus que Samson) », Junon les « richesses du Monde« , et Vénus les « chaînes de l’Amour ». Au bout de chaque banderole se trouve un élément qui la commente par antithèse : une potence pour le Pouvoir, un ermite pour la Richesse, et la Ville de Troie, bientôt détruite, pour l’Amour.

J’ai tendance à penser que la gravure a été élaborée à partir du moule, puisqu’elle comporte des éléments complémentaires : notamment l’inversion des mains de Pallas qui, pour attirer l’attention, tient une rose devant son sexe. La vue de dos de Junon ne serait donc lié ni à ses qualités propres, ni au texte de sa banderole : simplement à la nécessité de varier la succession mécanique des trois femmes.


Francois Maitre, 1475-1480, La folie des Romains La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 35vLa folie des Romains, fol 35v Francois Maitre, 1475-1480, La folie des Romains La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 36vLa folie des Romains, fol 36v
Francois Maitre, 1475-1480, Naked men and women dance before an idol, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 45rDanse devant des idoles, fol 45r Francois Maitre, 1475-1480, Actors who perform in sacred plays La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 52vActeurs dans des rites païens, fol 52v
Francois Maitre, 1475-1480, Dance devant des idoles, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 54vDanse devant des idoles, fol 54v

François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11

En extérieur comme en intérieur, les danses païennes sont dénoncées avec une insistance complaisante.


Venus Livre des echecs amoureux 1490-95 BnF, Francais 9197 f 127Vénus, Le Livre des échecs amoureux, Evrart de Conty.
Maître d’Antoine Rolin, Flandre, 1490-95, BNF, Fr. 9197 fol. 127

Concernant Vénus, l’image suit fidèlement tous les détails du texte :

« une jeune damoiselle qui estoit toute nue et nageant en la mer. Et si tenoit en l’une de ses mains une coquille de mer de quoy on corne et chante aucunesfoiz. Elle estoit oultre aussi conronnee de roses, et de pluseurs conlombiaux gracieux acompaignée, qui entour elle volevent continuellement ».

L’illustrateur imagine que son mari Vulcain, juste cité comme « Dieu du feu », en prépare un pour la réchauffer.
Puis le texte décrit ainsi les accompagnatrices :

« et avoit devant elle aussi trois jouvenchelles nues dont les deux regardoient la tierce et la déesse au contraire ne les regardait pas mais leur tournoit le dos« .

Evrart de Conty avait probablement en tête l’image classique des Trois Grâces, dont l’une au centre est vue de dos (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais le texte est si embrouillé que l’illustrateur a renoncé à la suivre, préférant inventer une histoire (probablement inspirée de celle du Bain de Diane épié par Actéon) : une des Grâces repère Apollon qui baisse le regard, les deux autres incitent Cupidon à le viser de son arc. Celle qui est vue de dos est probablement une tentative d’illustrer « mais leur tournoit le dos ».


Venus Livre des echecs amoureux 1496-98 Robinet Testard BnF, Francais 143 fol 104vVenus, Livre des échecs amoureux, Evrart de Conty
Robinet Testard 1496-98, BNF Fr. 143 fol. 104v

Dans cette autre version, l’image suit plus fidèlement le texte, qui a été quelque peu clarifié :

« Vulcanus… avoit devant luy aussi trois jouvencelles nues dont les deux regardoient la tierce et aussi la déesse et la tierce au contraire ne les regardoit pas [Vulcain et Vénus] ams leur tournoit le dos ».

La vue de dos n’est plus nécessaire pour traduire cette situation.


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Le nu de dos paragonien

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Femme a sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum

On sait que Van Eyck a peint plusieurs tableaux de femmes au bain, aujourd’hui perdus. De l’un il nous reste au moins cette copie tardive. Un autre nous est connu seulement par une description de 1456, par Bartholomaeus Facius :

« Il y a aussi de nobles peintures de lui en la possession de cet homme distingué, Ottaviano della Carda: Des femmes d’une beauté rare émergeant du bain, les parties les plus intimes du corps étant, avec une remarquable modestie, voilées de lin fin ; et de l’une d’elles il n’a montré que le visage et la poitrine, mais a ensuite représenté les parties postérieures de son corps dans un miroir peint du côté opposé, afin que vous puissiez voir sa face postérieure tout autant que sa poitrine. Sur la même image, il y a dans les bains une lanterne qui est comme allumée, une vieille femme qui paraît transpirer, un chiot léchant de l’eau, ainsi que des chevaux, des minuscules figures d’hommes, des montagnes, des bosquets, des hameaux et des châteaux réalisés avec une telle habileté que l’on croirait qu’ils étaient espacés de cinquante milles les uns des autres. Mais presque rien n’est plus merveilleux dans cette œuvre que le miroir peint dans le tableau, dans lequel vous voyez, comme dans un vrai miroir, tout ce que je viens de décrire. » [25]

Ce texte suggère une composition similaire à « Femme à sa toilette » : le miroir placé latéralement côté gauche, et la femme dénudée vue de trois quarts, de manière à ce que le reflet la montre de dos (le mot « terga » et non ‘dorsum » suggère qu’on la voyait intégralement). On peut imaginer que les « bains », avec la vieille femme, se trouvaient côté droit, et que le paysage était vu au travers d’une fenêtre au fond.

Ce procédé est une des tous premières manifestations de la capacité du peintre à montrer simultanément plusieurs vues d’un même objet, ce qui est impossible en sculpture. Sur cette concurrence et sa théorisation, voir Comme une sculpture (le paragone).



Article suivant : 5 Le nu de dos en Italie (1/2)

Références :
[13] A. CHATELET « SUR UN JUGEMENT DERNIER DE DIERIC BOUTS » Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art Vol. 16 (1965), pp. 17-42 https://www.jstor.org/stable/24705287
[13a] James Snyder « The Early Haarlem School of Painting, Part III: The Problem of Geertgen tot Sint Jans and Jan Mostaert » The Art Bulletin, Vol. 53, No. 4 (Dec., 1971), https://www.jstor.org/stable/3048900
[15] Dante Alighieri fiorentino : comento di Christoforo Landino fiorentino sopra la commedia di Dante Alighieri poeta fiorentino 1481, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k59058g#
[17] Pour la vue complète des feuilles conservées, voir http://www.worldofdante.org/gallery_botticelli.html
[18] Deborah Parker « Illuminating Botticelli’s Chart of Hell » MLN, Volume 128, Number 1, January 2013 (Italian Issue), pp. 84-102 https://infernodotblog.files.wordpress.com/2017/09/botticellichart.pdf
[19] Otto Pächt « A Giottesque Episode in English Mediaeval Art » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 6 (1943) https://www.jstor.org/stable/750422

[19a]Douai, BM, 0171 fol 145 IRHT

Douai, BM, 0171 fol 145, IRHT

La seule autre Binité comparable, celle du Psautier de Douai (presque détruit durant la Première guerre mondiale) montre le même artifice : le Saint Esprit est cette fois déporté au centre de la bordure supérieure, sous la forme de Dieu tenant un livre ouvert (bien identifié par son nimbe crucifère). Les onze autres médaillons de la bordure, des figures tenant un livre, sont probablement les Apôtres.

[20] Stella Panayotova, « The Macclesfield psalter »
[21] Harry Bober, « The Zodiacal Miniature of the Très Riches Heures of the Duke of Berry: Its Sources and Meaning », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , 1948, Vol. 11 (1948), pp. 1-34 https://www.jstor.org/stable/750460
[22] Fac-similés d’Helga Lengenfelder, description du manuscrit https://www.omifacsimiles.com/brochures/cima63.pdf
[23] JERZY MIZIOLEK, « THE STORY OF PARIS AND HELEN IN ITALIAN RENAISSANCE DOMESTIC PAINTINGS FROM THE LANCKORONSKI COLLECTION », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 51 (2007), Nr. 3/4, S. 299-336
https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/2803/1/Miziolek_The_awakening_of_Paris_and_the_beauty_of_the_Goddesses_2007.pdf
[24] Max Lehrs, « Geschichte und kritischer Katalog des deutschen, niederländischen und französischen Kupferstichs im XV. Jahrhundert » (Band 4, Textbd.), p 136 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/lehrs1921bd4text/0150/image,info#col_thumbs
[25] Michael Baxandall « Bartholomaeus Facius on Painting: A Fifteenth-Century Manuscript of the De Viris Illustribus » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 27 (1964), pp. 90-107 https://www.jstor.org/stable/750513?seq=15#metadata_info_tab_contents

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