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Le peintre en son miroir : 1 Artifex in speculo

31 juillet 2015

Nous allons passer en revue différentes manières de se « prendre en tableau » à l’aide d’un miroir.

Lorsque qu’un miroir est vu de face, impossible  pour le peintre d’échapper à  l’autoportrait.

Première option ; oublier cette loi de l’optique et rester transparent.

Sitting Room by Johann Erdmann Hummel circa 1820

Salon
Johann Erdmann Hummel, vers 1820

Réalisée par le très respecté professeur de perspective de la Kunstakademie de Berlin, cette étude d’ombres et de reflets montre l’extrême précision de la discipline. Elle a aussi le mérite de poser  le problème de la perspective centrale et du miroir vu de face   : à l’emplacement  où devrait se trouver le reflet du dessinateur  (marquée P), Hummel n’a disposé  qu’un chien, et une chaise vide.

Manière humoristique de signaler l’aporie du peintre placé dans cette situation  :

soit l’absence fautive, soit la présence intempestive.


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de Man, Cornelis, 1621-1706; A Game of Cards, with the Woman Reflected in a Mirror
Les joueurs de carte
Cornelis de Man, vers 1660, National Trust, Polesden Lacey

La miroir sert à la femme à regarder le jeu de son adversaire ; il lui permet  aussi de surveiller ses arrières. Pour le spectateur, le miroir a bien sûr comme intérêt de révéler non pas les atouts, mais les appas de la belle joueuse.



Cornelis de Man  a game of card National Trust, Polesden Lacey perspective

Le point de fuite étant à la hauteur de ses yeux, c’est un regard non pas inquiet, mais complice, qu’elle jette vers le peintre assis.  Celui-ci devrait apparaître dans le miroir, à la limite du cadre, ce qui ne semble pas le cas.


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Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam
Un écrivain taillant sa plume
Jan Ekels the Younger, 1784, Rijksmuseum, Amsterdam

Le caractère intriguant de ce tableau tient à l’austérité de la composition et à la vacuité du miroir : ne devrait-il pas révéler le  visage du peintre , à côté de celui de l’écrivain ?. Notons que le miroir est légèrement penché vers l’avant, comme le montre l’ombre sur le côté. Ceci pourrait-il expliquer cela ?



Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam perspective
En plaçant au ras de la table le point de fuite indiqué par les bords de l’estrade (lignes jaunes) , Ekels nous fait croire qu’il se trouve hors du champ du miroir. Mais vu de ce point bas, le reflet de la tête de l’écrivain devrait se limiter à un  bout de crâne dans le coin inférieur gauche du miroir (en rouge)



Sitting Room by Johann Erdmann Hummel circa 1820 detail
Comme le montre l’étude de Hummel, l’effet d’un miroir penché vers l’avant est que le reflet se trouve plus haut que la personne qui s’y regarde.



Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam perspective corrigee
Il est donc possible que le point de fuite du monde virtuel (en bleu) ne concorde pas avec celui du monde réel  : si le miroir est d’une part penché, d’autre part  pas exactement parallèle au mur, le point de fuite réel pourrait de trouver légèrement en dessous et à droite (en jaune). Mais pas aussi  décalé que celui de Ekels (en rouge).

Le principe crucial qu’illustre a contrario ce tableau est le suivant :  que  le miroir soit penché ou pas, les fuyantes entre un objet réel et son reflet convergent toujours vers le reflet de l’oeil du peintre : son visage devrait donc apparaître dans le miroir (ovale bleu).

Nous retrouvons péniblement, par le raisonnement, ce que notre oeil devine tout de suite : cette béance n’est pas normale. Jan Ekels n’avait malheureusement pas pu suivre les cours du professeur Hummeln !



Deuxième possibilité :  lorsqu’ils insèrent dans un tableau un miroir, les peintres discrets se décalent hors de son  champ.

Intérieur avec deux personnages

Vallotton, 1904, Musée de l’Hermitage, Saint Petersbourg

interior-bedroom-with-two-figures-1904

Ici Vallotton se planque à gauche, en face de l’armoire.


interior-bedroom-with-two-figures-1904-schema

Intérieur avec deux personnages (corrigé)

A noter qu’il a triché avec la perspective du lit. Celui-ci devrait être plus grand et plus à gauche, au risque de couper l’envolée sublime de la robe de Mme Vallotton.


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miroir du peintre 1

Le miroir dans le tableau permet un effet d’intimité : en  lui montrant un élément sensé se trouver derrière lui (ici les trois cadres jointifs), il aspire le spectateur dans la réalité virtuelle   (ce pourquoi Vallotton a décalé le lit).


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Man Ray, Portrait de Paul Eluard, avec Nusch, à Montlignon. 1936

 

 Portrait de Paul Eluard, avec Nusch, à Montlignon, Man Ray, 1936

Da manière à laisser le couple dans son étrange  intimité (le poète-fantôme et la muse-bibelot), l’appareil photo s’est planqué en contrebas.

On trouvera d’autres exemples dans  Le miroir révélateur 1 : déconnexion, reconnexion).


Troisième possibilité : les  peintres m’as-tu-vu se plantent carrément devant le miroir, qui occupe alors presque tout l’espace.

Autoportrait

Emile Friant, 1887, Musée des Beaux Arts de Nancy

Autoportrait 1887 Emile Friant Musee des Beaux Arts de Nancy

C’est le cas avec cet autoportrait, dans lequel Friant nous révèle discrètement la présence du miroir  par le bout de cadre sur la droite. Révélation appuyée par le témoin dans la rue, qui regarde au travers de la fenêtre comme le peintre regarde au travers du miroir.


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Autoportrait

Zinaida Serabriakova,  1908-09,  Galerie Tretyakov , Moscou

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Même dispositif dans ce célèbre autoportrait de la très belle Zinaida, âgée ici de 24 ans, où le bord du miroir apparaît sur la gauche. La mèche de la bougie et son reflet permettent de tracer une ligne qui passe par le point de fuite, entre les deux yeux. En revanche, les autres lignes qui joignent le bougeoir  à son reflet sont fausses.



serebryakova_selfportrait reflet
Seule cette bougie, ainsi  que le  cadre sur le bord gauche, nous indiquent que le tableau n’est pratiquement qu’un reflet – y compris les accessoires de toilette du premier plan.

Le miroir ovale, sur le mur d’en face, conspire avec les yeux en amande pour nous percer jusqu’au tréfonds.

 


self-portrait-in-a-white-blouse-1922
Autoportait à la blouse blanche
Zinaida Serabriakova,  1922

Dans cette composition subtile, Zinaida peint de la main gauche : ce que nous voyons est donc un reflet  qui a envahi tout l’espace du tableau : le miroir est situé face à la peintre,  à côté de son chevalet.

Mais pour compliquer les choses, un autre miroir à l’arrière-plan  nous la montre de dos :    l’inverse de l’image inversée tient cette fois son pinceau  de la main droite.


miroir du peintre 2
Car dans cette  situation, le peintre, le sujet et le spectateur fusionnent  au niveau du plan du tableau : d’où l’impression d’intimité autarcique des autoportraits au miroir.


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G.Caillebotte_-_Autoportrait_au_chevalet 1879-80, Coll part

Autoportrait au chevalet
Caillebotte, 1879-80,Collection particulière

Même astuce  dans cet autoportrait de Caillebotte : c’est parce qu’il peint de la main gauche et que le très célèbre tableau de son ami Renoir, sur le mur du fond, est inversé, que nous déduisons la présence invisible du miroir.

Pierre-Auguste_Renoir,_Le_Moulin_de_la_Galette Orsay 1876

Le Moulin de la Galette
Renoir, 1876, Musée d’Orsay, Paris

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Le même cas de figure du tableau dans le miroir se retrouve chez Carl Larsson…

Larsson Seen in the Mirror, 1895Vu dans le miroir
Carl Larsson, 1895

Larsson se représente ici tel qu’il se voit dans un miroir (il peint de la main gauche). Au fond, un autre miroir renvoie ce qu’il est en train de peindre : un autre enfant assis par terre, à côté d’une chaise et d’une porte.

Larsson Pontus 1890
Carl Larsson, 1890, Portrait de Pontus

En fait, Larsson se moque de nous : car ce qui semble un miroir est en fait un tableau représentant  son troisième enfant, Pontus, assis sur le sol et jouant dans l’atrium de la Petite Hyttnäs à Sundborn. Raison pour laquelle le tableau, comme chez Caillebotte, nous apparaît inversé.

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chirico 1Autoportrait, Giogio di Chirico, 1924 Chirico 2

Certains peintre scrupuleux rectifient (au sens étymologique) ce qu’ils voient dans le miroir : ainsi Chirico, qui était droitier, a fait l’effort de rectifier sa pose dans cet autoportrait modestement surmonté par un vers d’Ovide :

 « Je vise quant à moi à une gloire immortelle ; être célébré partout et dans tout l’univers, voilà mon ambition. »  Ovide, Les amours, Elégie XIV,


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Judith Leyster vers 1630 National Gallery of Art WhashingtonAutoportrait, Judith Leyster vers 1630, National Gallery of Art Washington. Judith_Leyster_Merry_Company 1629-31 Coll priveeMerry Company, Judith_Leyster,1629-31, Collection privée

Judith Leyster rectifie elle-aussi, et compare l’habileté du peintre, avec son pinceau et sa palette, à celle du violoniste, avec son archer et son violon.

« La juxtaposition de l’archer du violoniste et du pinceau de Leyster marque le réciprocité entre la peinture et la poésie. En maniant son pinceau, elle se dirige elle-même dans un concert virtuose :  elle tient en main dix-huit pinceaux, et pas d’appuie-main. »   Frima Fox Hofrichter, “Judith Leyster’s ‘Self-Portrait’: ‘Ut Pictura Poesis,’” in Essays in Northern European Art Presented to Egbert HaverkampBegemann on His Sixtieth Birthday, ed. Anne-Marie Logan (Doornspijk, 1983), 106–109.

Primitivement, le tableau dans le tableau montrait un visage féminin (le sien ?) et c’est seulement dans un second temps qu’elle l’a remplacé par une ébauche d’une autre de ses oeuvres de la même époque.

Sur ce tableau, voir https://www.nga.gov/collection/art-object-page.37003.pdf.


jean-frederic-bazille-self-portrait

Autoportrait à la palette, Bazille, 1865/66, Art Institute, Chicago

En revanche, en se retournant vers son miroir, Bazille ne rectifie pas : il privilégie ce qu’il voit à ce qui est, et fait de sa palette flamboyante  le véritable « tableau dans le tableau ».


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Charles Spencelayh My Reflection

My Reflection, Charles Spencelayh, 1925

Spencelayh ne rectifie pas non plus, mais laisse ce soin au miroir, qui dans le reflet corrige le portrait en cours.


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Paint and morning tea 1937. Herbert BADHAM National Gallery of Victoria, Melbourne

Paint and morning tea
Herbert Badham, 1937,  National Gallery of Victoria, Melbourne

Le miroir invisible, posé sur le sol derrière le chevalet, autorise cette contreplongée spectaculaire.


Quatrième  possibilité : parfois, les peintres se laissent voir, comme certains  metteurs en scène se glissent devant la caméra.

Egon_Schiele_-_Schiele_with_Nude_Model_before_the_Mirror,_1910_-_Google_Art_Project

Schiele avec un modèle nu devant un miroir
Egon Schiele, 1910

Comment montrer simultanément le visage et la nuque,  un sein vu de face et un vu de derrière, le pubis et les fesses, plus les toisons des deux aisselles ? Ce comble du voyeurisme,  cette vision simultanée de toutes les  zones érotiques est ici rendue possible, non par une décomposition cubiste,  mais  par un simple miroir. Miroir qui d’ailleurs n’est pas dessiné, mais en quoi la virtuosité du trait nous fait croire.



Egon_Schiele_-_Schiele_with_Nude_Model_before_the_Mirror,_1910_correction
Pourtant le nu est vu par un oeil nettement plus  à gauche  : au dernier moment, Schiele a abaissé le coude gauche du modèle pour se glisser,  juste au-dessous, dans le miroir.


Lorsqu’ainsi le peintre se montre, l’effet sur le spectateur est intermédiaire, entre l’aspiration dans le tableau produite par le miroir, et la répulsion provoquée par la conscience de la présence du peintre.

miroir du peintre 3


Dernière possibilité, mais très rarement utilisée vue la virtuosité requise : le peintre nous révèle son dispositif en s’observant à distance.

Autoportrait Zinaida Serebriakova 1907Autoportrait,
Zinaida Serebriakova 1907
 
Self-portrait - Zinaida Serebriakova 1922

Autoportrait,
Zinaida Serebriakova 1922

 

Zinaida Serebriakova  a exploré deux fois cette formule, en vue de dos et en vue de profil.


Franz und Mary Stuck im Atelier 1902 coll privee Franz et Mary Stuck dans l’atelier, 1902, collection privée Franz_von_Stuck

Evidemment, la photographie facilite cette mise à distance…


Exercice récapitulatif

alejandro-haesler-untitled 2 alejandro-haesler-untitled

 Sans titre, Alejandro Haesler

Bien que la cruche et le miroir soient les mêmes, le cadrage donne un sens radicalement différent à ces deux compositions. Voyez vous lequel ?


Nous allons donner quelques exemples de ces « autoportaits  furtifs », regroupés en quatre thèmes :

Le peintre en son miroir : 2b L'Artiste comme détail

31 juillet 2015

Dans lequel le peintre se marginalise ou se miniaturise,

tout en contrôlant le regard.

La leçon de musique

Vermeer, 1662-64,  The Royal Collection, The Windsor Castle

lady_at_the_virginals_with_gentleman_by_johannes_vermeer 1662

Dans le miroir se révèle un des pieds du chevalet de Vermeer.



lady_at_the_virginals_with_gentleman_by_johannes_vermeer 1662 miroir
Plutôt qu’un détail pittoresque impliquant le peintre dans son oeuvre,  il s’agit plutôt de proclamer une forme d’égalité entre le pouvoir  de la Peinture et celui du Miroir :

« Une peinture parfaite, en effet, est comme un miroir de la Nature. Elle fait que des choses qui n’existent pas puissent exister, et trompe d’une façon permise, amusante et louable. » Samuel van Hoogstraten, Introduction à l’école supérieure de la peinture, Rotterdam, 1677


De plus, la présence éternisée du peintre en son absence crée un effet d’étrangeté, qui tient au rabattement du lieu de  l’Artiste dans celui de l’Oeuvre, du temps du Faire dans celui du Fait :

« Le miroir nous montre cette peinture comme « se faisant » sous nos yeux. Il offre le paradoxe d’un tableau qui s’autocontient » V.Stoichita, L’instauration du Tableau, p 261, 1993


Lecon de musique miroir
En tirant partie du fait que le minuscule rectangle en haut à gauche doit être le mur du fond, le professeur P.Steadman a pu reconstituer la topographie précise de la pièce,  que l’ingénieur  Tim Jenison a reconstruit en grandeur réelle : il a ensuite reproduit le tableau en réinventant les méthodes optiques de Vermeer.



ML2s-680x773La leçon de musique, recréée par Tim Jenison

Cette passionnante expérience est expliqué dans  http://www.grand-illusions.com/articles/mystery_in_the_mirror/


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Charles Martin Hardie - The Studio Mirror 1898
Le miroir de l’atelier
Charles Martin Hardie, 1898


Francine_van_Hove Dos a dos a dos
Dos à dos à dos
Francine Van Hove, 2007

Deux résurgences du chevalet dans le miroir


Nous allons voir maintenant des exemples où le peintre pudique va montrer un peu plus que le pied de son chevalet…


Son reflet dans la famille

Charles Le Brun Everhard Jabach and His Family vers1660 MET

Everhard Jabach  et sa famille
Charles Le Brun, vers 1660, Metropolitan Museum

 

Lorsque le financier se fait portraiturer entre ses collections et sa famille, il autorise le peintre à s’inclure parmi elles, à une place privilégiée au dessus des instruments du savoir et de la religion : une sorte d’alter ego, mais  en deux dimensions. Ainsi, vus de trois quarts, le buste de Minerve et le reflet du peintre conduisent le regard vers le visage du maître de maison, lequel le relaye vers les autres êtres véritablement animés de la composition : sa femme et ses enfants adorés.


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Nicolas Maes Le tambour The naughty Drummer 1655 Madrid Thyssen Bornemisza

Le méchant tambour (The naughty Drummer)
Nicolas Maes, 1655,  Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Une scène familiale

Tandis que la femme menace du martinet le garçon bruyant, le peintre de genre, du haut de son miroir, jette un oeil objectif sur le vacarme.

A noter que l’artiste  n’entre dans le tableau qu’à la sauvette : le point de fuite ne concordant pas avec son oeil, il n’est pas du tout en train de se regarder dans le miroir, mais d’observer son modèle. C’est uniquement la position du spectateur,  à droite du tableau, qui capture  incidemment son visage  dans le cadre du miroir.


Des allusions

Cette scène familiale comporte plusieurs allusions [1]. Tout d’abord Maes fait un clin d’oeil à sa ville natale, Dordrecht, connue pour  une histoire survenue durant l’inondation de 1421 : l’« enfant au berceau » fut sauvé miraculeusement, en flottant sur les eaux.

Mais c’est surtout la carte des Sept Provinces, pendue au dessus du garnement , qui recèle une intention politique. L’ombre noire qui la recouvre fait allusion à la situation sombre du pays après le traité avec l’Angleterre, déchiré par la guerre des partis. Ainsi le geste exagéré de la mère brandissant son martinet s’adresse, au delà de son fils,  à tous ces enfants turbulents de la République : c’est là qu’il s’agit de remettre de l’ordre.


Nicolas Maes Jeune fille cousant 1655 Collection privee
 Jeune fille cousant
Nicolas Maes,1655, Collection privée

A l’appui de cette interprétation politique de la carte, dans cet autre tableau de la même période, elle apparaît cette fois en pleine lumière, au dessus de la jeune fille cousant dans la paix du foyer : ici Maes a tronqué, par rapport à la carte originale, toute la partie gauche qui représente les Pays-Bas espagnols.

[1] Voir Karten in Bildern : zur Ikonographie der Wandkarte in holländischen Interieurgemälden des siebzehnten Jahrhunderts, Bärbel Hedinger, 1986


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joaquin-sorolla-y-bastida-Ma famille 1901 Valencia, Museo de la Ciudad, Ayuntamiento

Ma famille,  Joaquin Sorolla, 1901, Valencia, Museo de la Ciudad, Ayuntamiento

Sorolla a retrouvé la composition de Maes dans ce portrait de famille pyramidal où, sous l’oeil surplombant du père, le jeune fils reprend le flambeau en croquant sa plus jeune soeur, avec l’aide de la grande.


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matthijs-roeling-interieur-met-schilder-en-zijn-model-interior-with-the-painter-and-his-model-1970

Intérieur avec le peintre et son modèle,  Matthijs Roeling, 1970, Collection privée

Version plus moderne de la même composition : le titre est  trompeur, puisqu’il incite à voir le jeune dessinateur, alors que le peintre est évidemment ailleurs (plus petit que la poupée…).


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Alexei Tyranov Atelier des freres Chernetsov 1828 Musee d'Art Russe Saint Petersbourg

L’Atelier des frères Chernetsov
Alexei Tyranov, 1828, Musée d’Art Russe, Saint Petersbourg

Le peintre figure doublement dans le tableau :

  • en tant que personnage, dans le miroir accroché au mur : seule figure éclairée au milieu des deux frères en contrejour ;
  • en tant qu’emblème , sous les espèces de la palette posée au premier plan sur le tabouret.

L’impossibilité physique (peindre et ne pas peindre) s’évacue dès lors que nous comprenons que la palette, avec ses couleurs bien rangées, est en attente sur le seuil, tandis que le peintre est en train d’esquisser le tableau.


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Larsson

 

larsson daddy-s-room, vers 1895

La chambre de papa, Carl Larsson, vers 1895

 Au milieu de l’imposante chambre, avec un humour certain, Larsson décompose son autorité paternelle en trois morceaux :   les bottes, le torse et les moustaches, du plus grand au plus petit.


 

 

Carl_Larsson_My friends, the Carpenter and the Painter 1909

Mes amis, le charpentier et le peintre
Carl Larsson, 1909

Larsson (ce Rockwell nordique) se représente ici  avec humour encadré par ses alter-egos : le charpentier  avec son marteau, le peintre en bâtiment avec son pot et son pinceau, les deux fixant un mystère en hors champ qu’il s’agit de clouer, puis de badigeonner de rouge.

L’amoncellement des outils sur le sol, la moulure verte décloutée et posée sur la chaise, ne nous donnent aucune indication. Et Larsson, protégé dans son cadre doré au milieu de tout ce chantier, nous fixe d’un oeil bonhomme, et nous laisse en plan.


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Carl Esbjorn Doing His HomeworkEsbjorn faisant ses devoirs
Carl Larsson, vers 1910, Ateneumin Taidemuseo, Helsinki
Carl Larsson Esbjorn doing his Homework IIEsbjorn faisant ses devoirs II
Carl Larsson, 1912

La comparaison des deux versions montre combien la composition influence notre ressenti.

Dans la vue frontale, l’écolier assis du côté de la fenêtre fermée,  face à la statuette ennuyeuse, n’a qu’une seule envie : passer du coté de la fenêtre ouverte, du jardin et de la chaise vide.

Dans la vue latérale, tout l’univers du garçon – son établi, son bureau, son cahier – converge vers l’image de son père, qui le tient à l’oeil sans trop prendre le rôle au sérieux : car clairement le gamin dort, les mains dans les poches et le nez en l’air, en face de la fenêtre ouverte ; et les trois têtes dans le cadre, tête d’or, tête de rapin et tête de pantin disent avec humour que les porteurs de chapeau ne font pas pas le poids face à un enfant qui rêve.


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Zinaida Serabriakova

 

Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection

Tata et Katia dans le miroir
Zinaida Serabriakova,  1917, Collection privée

Charmant portait de la mère de famille avec trois de ses quatre enfants :  les deux filles de part et d’autre du miroir (Tatiana, née en 1912, Ekatarina née en 1913) et un des garçons ( Eugene né en 1906 ou  Alexandre, né en 1907) debout au fond du corridor.

Ce sont encore les années heureuses à Saint Pétersbourg, avant la Révolution, le veuvage,  l’exil sans les enfants, et la dèche.



Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection perspective
Zinaida tient son carton à dessin de la main droite et dessine de la main gauche, comme il sied à un reflet. A noter la perspective très approximative : seule la ligne qui relie la tête de la petite fille à son reflet aboutit à l’oeil du peintre. Les fuyantes de la chaise aboutissent un peu plus à gauche. Celle de la table tombent plus bas, celle du corridor plus haut.


Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection correction
Si le point de fuite du corridor tombait au niveau de l’oeil du peintre, le garçon serait caché par sa mère. L’intention de Zinaida n’est pas ici  l’exactitude optique – elle s’amuse même,  avec ce corridor en enfilade, à un pseudo  effet d’abyme.

La mise en scène est celle du bonheur familial, avec pour pivot la mère, entre les deux filles studieuses et le garçon qui ne tient pas en place.

paris-sketch-13-hairdresser-end-1920s
Chez le coiffeur
Zinaida Serabriakova, fin des années 1920

 

Exilée à  Paris, Zinaida a conservé son intérêt pour les ruses avec les miroirs : deux garçonnes côte à côte semblent le reflet l’une de l’autre. Zinaida se situe à droite,  à en croire la palette coincée derrière le tableau.

Pour d’autres autoportraits de Zinaida, voir  http://illustrationart.blogspot.fr/2011/12/portrait-of-artist-in-times-of-change.html

Sur son art (classé par thèmes) : https://artoftherussias.wordpress.com/category/ukraine/zinaida-serebriakova/

Son reflet auprès d’elle

GeorgesSeurat Jeune femme se poudrant 1889-90
Jeune femme se poudrant (Young Woman Powdering Herself)
Seurat, 1889-90 Courtauld Gallery, Londres

La jeune femme de 20 ans est Madeleine Knobloch, la maîtresse de Seurat. Primitivement, le  visage de celui-ci apparaissait dans le miroir. Mais, comme un ami lui avait dit que cela paraissait bizarre, il préféra le dissimuler sous un pot de fleur, transformant le miroir en tableau.


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Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894

Portrait de femme
Santiago Rusinol, 1894, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelona

Dans cette composition sévère, le profil barbu de Rosinol affronte, du fond du miroir, le profil délicat de la jeune fille.


Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894 vanite

Tout est mis au service d’une  simplicité efficace :

  • la perspective  impeccable  – les fuyantes du marbre de la cheminée convergent bien vers l’oeil du peintre ;
  • la  géométrie implacable – des emboîtements de carrés ;
  • la palette raréfiée – noir et ocre ;
  • le point de vue  simplifié : de profil.

Austérité voulue, qui met d’autant plus en valeur les lignes serpentines de la jeune fille, la pureté de son profil, et les seuls objets colorés du tableau…


Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894 vanite

…qui sont les attributs symboliques de sa fugitive Beauté : deux brochures (fanées) et un bouquet (fané)..


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Valentin_Serov Portrait G.L.Girshman_1907_Gallerie Tretiakov Moscou Google_Art_Project

Portrait de Henrietta Leopoldovna Ghirshman
Valentin Serov , 1907, Gallerie Tretiakov, Moscou

Ce tableau virtuose multiplie  les reflets : la fiole de droite par exemple, qui  se reflète à la fois dans la table de toilette en verre et dans le miroir, nous mène jusqu’à l’oeil du peintre sur le bord.

Malgré les parties non peintes de la partie gauche  et du bas du meuble, malgré la focalisation impossible à la fois sur le visage de la femme et sur celui du peintre, ce portrait donne une impression d’exactitude optique : sous les effets picturaux, la construction  perspective est rigoureuse.


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Matisse

Matisse Nature morte avec nappe aux carres rouges 1903

Nature morte, serviette à carreaux
Matisse,  1903, Collection Privée

Un vase bleu borne la frontière entre l’espace de la serviette – froissé, bariolé, géométrique (carrés du tissu, cercles des pommes) et celui du miroir – indistinct, monocolore, organique,  où se devine un autoportrait brouillé.


Matisse Carmelina 1903
Carmelina
Matisse,  1903, Musée des Beaux-Arts de Boston, USA

A l’inverse, dans cet atelier au miroir réalisé la même année, la silhouette massive et fortement charpentée du modèle peine à équilibrer la présence forte de Matisse, à l’autre bout d’une sorte de  balançoire graphique fichée perpendiculairement au tableau.



Matisse Carmelina 1903 balancoire
La manche droite du peintre et la main droite laissée inachevée du modèle rivalisent dans les rouges, de part et d’autre du vase bleu qui, ici encore, marque le lieu du pivot.



Matisse Carmelina 1903 equilibre
Dans le plan du tableau, un autre équilibre s’établit entre le petit cadre de droite, et le cadre plus conséquent du miroir : effet qui majore la taille du peintre, lui évitant l’écrasement total par la grande femelle centrale.



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Le Peintre et son Modele, Dufy, 1909, Coll privee

Le Peintre et son Modèle
 Dufy, 1909, Collection privée

Dufy, qui était gaucher, a eu soin de se représenter ainsi.

La composition en quatre quadrants donne au modèle la moitié gauche, tandis que l’artiste et  tous les objets de son art se trouvent encadrés de doré  dans le miroir, qui fonctionne ici comme un tableau dans le tableau.



Le Peintre et son Modele, Dufy, 1909, Coll privee schema
Il se crée ainsi une sorte d’appel d’air depuis la réalité coloré vers le  lieu de l’artiste, puis au delà vers la cadre de la cheminée où toute couleur  s’abolit.



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Autoportrait avec modèle
Angel Zarraga, vers 1940

A contrario, le peintre, pourtant debout, se trouve ici miniaturisé et amoindri par les tons bleus, au point que, sans profondeur, le miroir ressemble plutôt à un tableau dans le tableau.



angel-zarraga self-portrait-with-model detail
Et la main gauche de la femme posée sur le coussin, qui  pourrait inviter le peintre de chair à  venir d’asseoir à côté d’elle, semble plutôt là pour interdire à ce petit homme de descendre dans le monde des grandes.


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Mario Tozzi The Study,1928

L’atelier
Mario Tozzi ,1928

Exactement contemporaine mais dans en style « moderne », cette toile évite l’effet jivaro en agrandissant le miroir, qui montre Tozzi  de la tête aux pieds. Le modèle, avec sa mandoline et son miroir fait pendant, sans l’écraser, au peintre avec sa palette et son chevalet.


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Myself in the studio Belford Mews by Alberto Morrocco

Myself in the studio, Belford Mews 
Alberto Morrocco, Collection privée

La composition met en orbite autour du modèle absorbé dans sa lecture  les ingrédients habituels d’une nature morte : bouteille,  tasse à café, vase avec fleurs,  compotier avec fruits, guitare. Seul échappe à cette convention le miroir dans lequel le peintre, réduit à un torse et à un regard, semble l’émanation de la pensée de la liseuse. Derrière lui, dans un spot bleu, une tête noire hurlante poursuit cette échappée dans l’abstraction.


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Peter Edwards 1992 Marguerite_Kelsey

Portrait de Marguerite Kelsey
Peter Edwards, 1992

Nous citons ici l’explication qu’a donné de son tableau Peter Edwards lui-même, en 2005 (http://www.peteredwards.net/articles.htm)

Le retour d’une modèle célèbre

« Cette peinture représente Marguerite Kelsey, une modèle  célèbre entre les deux guerres, qui faisait partie de la scène bohème artistique de Chelsea. Elle a posé pour la plupart des grands  artistes britanniques de l’entre deux guerres… Elle émigra en Nouvelle-Zélande au début de la seconde guerre mondiale avec son nouveau mari, et après sa mort suite à une longue maladie dans les années 1980, elle revint en Angleterre, sans le sou et souffrant d’une arthrite rhumatoïde invalidante. C’est alors qu’elle fut redécouverte par le monde de l’art dans son studio de Worthing… La grande peinture exécutée dans mon atelier de l’époque à Ellesmere, Shropshire, a été une tentative de représenter Marguerite comme je l’avais vue à Worthing mais aussi de distiller dans mon travail tous les souvenirs d’un monde artistique  disparu. »


La bouteille de vin

« Pendant les poses, il y avait toujours une bouteille de Riesling allemande pas chère, chaude, pas très forte. L’artiste et la modèle la sirotaient pendant les séances.  » C’est ainsi que nous faisions à Chelsea – dans le monde de l’art, mon cher. Le vin blanc ne compte pas comme boisson.  » J’ai mis une bouteille dans le tableau,  là où elle se trouvait toujours, dans la cheminée. Peinte de manière détaillée, elle ne me satisfaisait pas. Elle semblait trop littérale – prosaïque, alors je l’ai raclée et l’«écho» qui en a résulté m’a semblé plus évocateur. »


Les jets « spermatiques »

« Il y a plusieurs marques de jets de peinture sur la surface, qui ont ensuite été conservés sous le vernis… Mais que font-elles dans cette peinture ? Elles font certainement partie de l’histoire que raconte l’oeuvre. Robin Gibson de la National portrait gallery (ironiquement) les appelait « spermatozoïdes ». Et le critique d’art McEwen a écrit sur « ma technique irritante », ne comprenant pas, je pense, que ces marques faisaient partie de l’histoire, des sortes d’hiéroglyphes de peinture. Mais que sont-elles ? En regardant de nouveau, je vois ces marques flottantes comme les esprits de tous les peintres et sculpteurs qui ont représenté  Marguerite et qui sont maintenant tous morts. »


Le tableau dans le tableau

« …c’est lors d’une de ces dernières séances qu’elle a commencé à me dire qu’elle était assise comme dans un nu pour George Spencer-Watson, au début des années 1930. Cela a fait un déclic et je me suis souvenu que j’avais possédé une reproduction bon marché, du temps où j’étais étudiant à Cheltenham, représentant une jolie jeune femme assise dans une chaise. J’ai décrit la peinture avec son tapis de fourrure et ses boucles d’oreilles caractéristique et elle a dit :  » Oh, oui, mon cher. C’était moi  !  »  J’ai alors incorporé l’image dans le tableau. Elle se trouve dans le coin supérieur gauche. »


George Spencer-Watson Nu vers 1930
Nu
George Spencer-Watson, vers 1930

D’une autoréférence à l’autre

La revue « Modern Masterpieces » posée sur la table porte sur sa couverture le tableau lui-même. Edwards n’a pas tenté de reproduire l’effet Droste de Spencer-Watson, mais y a peut être puisé l’idée d’une autre forme d’autoréférence, celle du miroir :

 » Le visage dans le miroir est un autoportrait représentant tous les artistes qui l’ont regardée, et à travers eux ont permis au spectateur de voir ce qu’eux-mêmes avaient vu. C’est une peinture sur le thème du modèle (qui est vu) et de l’ artiste (qui voit). « 


Parfois l’autoportrait prend prétexte d’une nature morte.

 

 

 

the-mirror-by-laura-therese-alma-tadema-1872

Le miroir
Laura-Therese Alma-Tadema, 1872

La seconde femme d’Alma Tadema fut son élève très douée : voici un de ses tout premiers tableaux, un an après leur mariage, où elle s’est représentée dans le miroir, un pinceau à la main. La tulipe posée devant est un hommage à la Hollande, pays natal de son époux et source d’inspiration pour sa propre peinture.


Alma Tadema family-group-1896 Royal Academy of Arts
Une famille
Lawrence Alma-Tadema, 1896, Royal Academy of Arts

Pour leur vingt-cinquième anniversaire de mariage, Lawrence offrira à Laura ce tableau de famille, où elle figure à droite, accompagnée de son frère et de ses deux  soeurs ( le Dr Washington Epps, Emily Williams et Ellen Gosse). Le peintre s’est représenté dans le miroir au dessus d’elle.


Self-portrait by Lawrence Alma-Tadema and Laura Theresa Epps by Alma-Tadema 1871

Auto-portraits de Lawrence Alma-Tadema and Laura Theresa Epps, 1871

Le panneau posé sur le chevalet est inspiré par un diptyque réunissant les auto-portraits des deux époux, réalisé l’année-même de leur mariage.



Alma Tadema family-group-1896 Royal Academy of Arts detail
La rose anglaise et la tulipe hollandaise, séparées en 1871, se retrouvent en 1896 conjointes dans le même panneau.

Pour plus d’informations sur la famille Alma-Tadema, voir
https://mydailyartdisplay.wordpress.com/2017/10/08/the-alma-tadema-ladies-part-1-the-two-wives-marie-pauline-gressin-dumoulin-de-boisgirard-and-laura-epps/


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  Bonnard

Bonnard Dressing Table and Mirror, 1913

Table de toilette au bouquet rouge et jaune
(The Dressing Table with a Bunch of Red and Yellow Flowers)
Bonnard, 1913, Museum of Fine Arts, Houston

Bonnard a peint à plusieurs reprises ce coin-toilette avec son miroir, dans la chambre de son appartement de Saint-Germain-en-Laye. Mais c’est le seul tableau  où il se se révèle dans le reflet, tête coupée,  pinceau à la main, nu à côté de la fenêtre qui laisse rentrer un peu d’air, à côté du chien qui dort.


Reflet réaliste ou collage dans le miroir ? Peu importe : l’important est que la vue plongeante unifie la table et la banquette : de sorte que les accessoires de toilette complètent  le pinceau du peintre, et le bouquet devient  palette.


Bonnard interior-1913

Intérieur
Bonnard, 1913, Collection privée

Dans ce tableau de la même année, on retrouve le coin-toilette avec l’éponge dans son support, le gant de toilette et les petites étagères à droite. La figure dans le miroir est-elle le peintre ou sa modèle Marthe, occupé à se rogner les ongles au milieu des fleurs rouges, qui ont déserté le vase pour venir joncher le couvre-lit ?


 

Bonnard The Dressing Room 1914
Le cabinet de toilette
Bonnard, 1914, Met, New York

Ici, pas d’ambiguïté : la femme qui coud sur le lit est bien Marthe, tandis que le chien l’observe avec intérêt.

Bonnard The Dressing Room 1914 chien

 



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George Grosz, Myself and the Barroom Mirror, 1937

 
Moi et le miroir du bar  (Myself and the Barroom Mirror)
George Grosz,  1937, Collection privée

Dans cet autoportrait peint lors de son exil en Amérique, Grosz se représente cerné non par les nazis mais par ses propres démons.

Sa bouche indistincte est assiégée par  les plaisirs  buccaux : fumer (pipe, cigares, allumettes) et boire (tire-bouchon, bouchon, bouteilles de toutes formes et couleurs).

Quant à son oeil unique, il se trouve  en voie d’occultation par les attributs de la luxure : l’éventail et la carte postale.



Notons que  les trois reflets des bouteilles ne sont pas alignés vers l’oeil du peintre, mais vers le coin inférieur droit de la carte postale : celui qui regarde la scène se trouve  déjà, métaphoriquement, à terre aux pieds de la danseuse.

Ainsi cette autocritique sarcastique se trouve chargée d’un pouvoir d’anticipation remarquable : Grosz mourut en 1959 à Berlin, en tombant ivre en bas d’un escalier.

Pour un autre exemple d’autoportrait-collage, voir Orpen scopophile


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Self-portrait, Duane Bryers, 1939, coll privee.Autoportrait, Duane Bryers, 1939, collection privée Allan Douglass Mainds Silver and Spode 1942Argent et porcelaine,  Allan Douglass Mainds, 1942, collection privée

La mise en valeur du premier plan relègue l’artiste au rang d’objet secondaire. Cet effacement  de la personne derrière la somptuosité des matières va trouver son point culminant chez un autre peintre américain, John Koch.


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John Koch

john-koch-still-life-with-angels-self-portrait-with-dora 1953 coll partAutoportrait avec Dora, John Koch, 1953  collection privée Self portrait with flowers von John KochAutoportrait avec fleurs,  John Koch, 1961, collection privée

Dans les deux tableaux, ni les angelots dorés ni le cadre  ne sont exactement les mêmes

Dans la version de  gauche, le reflet de la banane guide le regard de la main qui peint vers la coupe abondante, dissimulant en hors champ du miroir tout l’attirail du peintre : il s’agit bien du portait d’un couple, réuni dans ce cadre baroque qui est la métaphore de l’appartement new-yorkais dans lequel ils vivent une vie dorée et brillante.

Dans la version de droite, le peintre n’est en couple qu’avec son chevalet, redondé à l’extérieur dans  le présentoir aux arabesques complexes.


john-koch

Autoportrait au miroir, John Koch, date inconnue

Dans ce troisième opus, le peintre réduit à sa tête se trouve, en compagnie du lustre éteint, situé à la fois entre deux cadres et dans un cadre :  comme s’il  méditait sur le paradoxe d’être à la fois non-peint et peint.


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Louise Camille Fenne Self-Portrait with Cockatoo 2006

Self-Portrait with Cockatoo
Louise Camille Fenne, 2006, Collection particulière

Le cacatoès avec sa crête jaune règne sur la commode et les fruits, enfermant l’artiste et son éventail de pinceaux dans la cage dorée du miroir.


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Steven J. Levin My Fathers' Paint Box 1997

La boîte à peindre de mon père, Steven J. Levin , 1997, Collection privée

La nature morte prend ici  un tour  plus intime : l’éloignement dans l’espace reproduit l’éloignement dans le temps, mais le miroir, instrument de reproduction fidèle, assure la contiguïté entre le père et son fils.

 

 


 

Eduardo Naranjo Viridiana Sicart Diez 1987Portrait de Viridiana Sicart Diez
Eduardo Naranjo, 1987, Collection privée
Eduardo Naranjo - Yo Pintando en Julio el Craneo de un Perro 1985-1991Moi peignant en Juillet le crâne d’un chien (Yo Pintando en Julio el Cráneo de un Perro )
Eduardo Naranjo, 1985-1991, Collection privée

Eduardo Naranjo a expérimenté plusieurs compositions pour ses autoportraits au miroir.

A gauche, il se montre comme détail dans le reflet de la vitre, le bras tranché au dessus du coude. A droite, le miroir calé par le crâne de chien renvoie une image également tronquée du peintre en cul de jatte.

Dans les deux cas, la vitre ou la glace agissent non comme des révélateurs, mais comme des caches, qui dissimulent le plus important : l’action même de peindre.


Charles Pfahl : autoportaits au miroir

 

Charles Pfahl self portrait Charles Pfahl self portrait schema

En passant d’une croix à l’autre, l’artiste perd ses bras, puis sa bouche, jusqu’à se réduire à son seul oeil droit.

Ce singulier effet d’auto-crucifixion est simplement obtenu par le reflet à contre-jour du chevalet sur trois miroirs juxtaposés derrière.


Charles Pfahl Triptych Artist and Models

Dawn, Middau, Dusk : Artist and models
Charles Pfahl

 Dans  ce triptyque virtuose, Pfahl étudie le même coin de sa maison sous trois lumières différentes : celle de l’aube, celle de midi et celle du crépuscule. Le peintre et ses modèles donnent différents indices de leur présence, dans cet entre-deux entre fenêtre et miroir dont le cadrage supprime savamment tout repère spatial.


Charles Pfahl b Midday Central Panel of Artist and Models

Midi

Le cadrage le plus large, celui du panneau central, nous permet de comprendre la disposition de la pièce . De gauche à droite :

  • un escalier dans lequel on voit la jambe nue d’un modèle,
  • un renfoncement avec un mur blanc portant un premier miroir,
  • un pan de lambris, contre lequel est posé un second miroir au cadre doré, sur le bord supérieur duquel est posé un voile.

Du fond vers l’avant :

  • une façade vitrée avec deux fenêtres (la seconde avec balcon),
  • une cloison perpendiculaire, percée de deux ouvertures,
  • dans l’angle, un ensemble d’objets en verre, dont une boule réfléchissante,
  • la tête d’un lit parallèle à la cloison, devant lequel on devine un visage endormi (plutôt un plâtre qu’un modèle vivant),
  • un coussin de l’autre côté du lit, appuyé contre le miroir.

Charles Pfahl b Midday Central Panel of Artist and Models detail

Panneau Midi (détail)

Les deux autres panneaux  font un zoom sur une petite partie du panneau central, à cheval entre les deux miroirs.


Charles Pfahl a Dawn - Left Panel of Artist and Models

Aube

 

A l’aube, l’artiste s’est assis de profil, devant la sphère réfléchissante. Il nous montre  son oeil droit dans un petit miroir circulaire. Le nez et les lunettes, dans le miroir à bord doré, complètent le reste du profil que nous révèle le miroir situé dans le renfoncement.

Côté modèles, on voit une main féminine posée sur l’épaule droite du peintre. Et on devine dans a boule un nu couché et un nu debout.


Charles Pfahl c Dusk - Right Panel of Artist and Models

Crépuscule

 Le soir l’artiste, assis dans l’autre sens, se divise entre les deux miroirs. On voit dans le miroir un nu debout tournant le dos au peintre ; et tout en bas, presque à la limite du cadre, les cheveux d’un autre modèle allongé sur le lit.

A noter que, si l’intérieur de la pièce semble cohérent entre les trois tableaux, le reflet dans la boule ne l’est pas, de même que le paysage vu par la fenêtre : comme si la boule s’était posée dans trois ateliers différents, comme si la maison s’était installée à trois endroits différents : le matin dans une ville ancienne, à midi en pleine campagne et le soir dans une cité moderne.

 

 

Self Portrait with Small Round Mirror 1990, Sarah RaphaelAutoportrait dans un petit miroir rond
Sarah Raphael, 1990, Collection particulière
Sarah Raphael photographie

On remarque dans le miroir le haut des tableaux vus à travers une arcade sur lesquels Sarah  travaillait à ce moment là. La photographie de droite la montre soumettant un de ces tableaux à l’épreuve du miroir.

Le miroir circulaire montre plus que le visage de l’artiste. C’est une sorte de coupe de l’intérieur de son crâne, menacé par le monstre triomphant qui se dresse au dessus : symbole des migraines qui l’ont tourmentée durant toute sa courte existence. La disproportion du noir sur les petites plages de bleu ciel traduit l’intensité de cet écrasement.



Voir la suite : L’artiste comme fantôme

Le peintre dans sa bulle : Vanité

31 juillet 2015

La figure du peintre englobé dans son miroir comme une Tour Eiffel dans sa boule prend sa source  dans les Vanités, et se prolonge  dans un pur exercice de style.


Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Joos Van Cleve Salvator Mundi

Le Christ en Salvator Mundi
Joos van Cleve, vers 1516 – 1518, Louvre

Le globe  sommé d’une croix représente le Microcosme, le Monde maintenu dans l’Harmonie par le Christ.

Le reflet de la fenêtre en haut à gauche est encore  un pur artifice graphique, qui permet à la  sphère cristalline de rivaliser d’éclat avec le bijou scintillant et  la luminosité du  fond d’or : inutile d’y chercher le reflet du peintre, impensable dans un contexte sacré.


Quatre vingts ans et quelques guerres de religion plus tard, un peintre très original va  détourner le symbole triomphal en un symbole macabre.

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET

Vanité
Jacob de Gheyn le Jeune, 1603, Metropolitan Musem of Art, New York

Le plus ancien tableau connu de Vanités met en scène une métaphore : sous le proverbe abrégé « Humana [cuncta sic] vana » – littéralement « Toutes les choses humaines sont vides «   la niche montre effectivement deux objets vides, et les met en équivalence :

le crâne n’est pas plus durable que la bulle,

la bulle ne  réfléchit pas plus que le crâne.



Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET bulla
Car les images qu’on y voit ne sont pas des reflets, mais de purs symboles : en haut à gauche un soupirail grillagé, en bas à droite une roue de torture et une crécelle de lépreux.

Pour scruter de plus près les mystères de cette bulle, voir l’image en très haute résolution : http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436485

Pour une analyse détaillée de cette oeuvre très étonnante d’un peintre rare, voir La boule mystérieuse .


Vingt ans plus tard, un autre peintre va s’inspirer de De Gheyn et faire à nouveau évoluer le symbole.

Van Roestraten

pieter gerritsz van roestraten vanite 1627

Vanité
Pieter Gerritsz van Roestraten, 1627, Collection privée

Le crâne couronné de lauriers dérisoires règne sur :

  • une montre qu’on ne remonte plus,
  • des médailles futiles
  • une bougie qui s’éteint.


Pieter Gerritsz van Roestraten – Vanitas (1672)

Vanitas
Pieter Gerritsz. van Roestraten, 1666-1700 Royal Collection Trust

Cette oeuvre de la période londonienne, à la fin de la longue vie de  Roestraten, témoigne de sa capacité à reproduire indéfiniment la même formule. Le crâne, la montre, les pièces sont identiques.  Le vase d’argent ciselé marque la progression de son habileté, et la propension au luxueux qui caractérise ses productions tardives.

La seule originalité est ici le livre ouvert qui montre  la figure de Démocrite, le philosophe qui rit de la folie des choses (De Insania). En bas de la page, on peut lire : « Tout le monde est fou de naissance, la Vanité ruine le Monde ». (Totus homo a nativitate morbus est. Totus Mundus disperiens Vanitas).


Vanitas, Pieter Gerritsz. van Roestraten, 1666-1700 Royal Collection Trust detail
Le nettoyage du globe a très récemment fait réapparaître le reflet du peintre dans son  atelier. Le globe chrétien a gardé pour trace vestigiale la  forme en croix  de son crochet de suspension. Suspendu à un fil, il évoque pour les connaisseurs d’emblèmes l’image de la contingence du destin humain, soumis à la volonté divine.


Abrumpam Embleme Rollenhagen
Abrumpam (Je  romprai)
Gabriel Rollenhagen, Selectorum Emblematum Centuria Seconda, Emblème 55, 1613

La légende récupère une citation latine :

  • « Toutes les choses humaines sont pendues à un fil ténu » « Omnia sunt hominum tenui pendentia filo »  » (Ovide)

pour se conclure par une exhortation bien chrétienne :

  • « Que Dieu coupera quand il veut : Soyez pieux » « Quod Deus abrumpet cum volet : Esto pius ».

On comprend qu’écouter en bas à gauche le prêche de Jésus, au pied d’un arbre foudroyé, suspend provisoirement l’action du divin rasoir.


Désormais métallisée, la Vaine Bulle a  perdu de sa fragilité. Elle tend à devenir un objet de Superbe, qui célèbre l’habileté de l’artiste à reproduire son atelier en miniature, et la pérennité de son Image insérée à tout jamais  dans son oeuvre.


La longue carrière de Roestraten met en évidence cette évolution : car l’artiste reprendra cet exercice de virtuosité dans plusieurs de ses orgueilleuses productions.

pieter gerritsz van roestratenNature morte au chandelier

Nature morte au chandelier
Pieter Gerritsz van Roestraten, entre 1660 et 1685, Musée des Beaux Arts de Montréal, Canada

Dans cette composition courtisane :

  • la bougie qui s’éteint est portée par un chandelier d’apparat,  avec des lions, des anges et des fruits ;
  • la rose ne s’étiole pas ;
  • la montre n’est plus un symbole de la vie courte, mais un objet de luxe.

Quant à la médaille, elle  n’a plus rien de futile  : elle est à l’effigie du roi Charles II d’Angleterre, dont le peintre flatteur espérait  obtenir des commandes.


pieter gerritsz van roestratenNature morte au chandelier laurier
Il faut vraiment se crever les yeux pour voir les très discrètes feuilles de laurier, résurgences d’une  Vanité souterraine.


pieter-gerritsz-van-roestraten vanite avec boule

Nature morte aux deux boules
Pieter Gerritsz van Roestraten, Collection privée

La boule a beau surplomber les autres objets précieux, elle en fait néanmoins définitivement partie.  L’amateur fortuné dont le tableau fait l’éloge est capable d’apprécier à la fois le trident du Dieu Neptune et la lance du paladin chrétien. La médaille romanisée à l’effigie de Charles II d’Angleterre, pendue à un solide ruban, crée un effet d’écho avec le globe tout aussi solidement pendu, et rend un hommage discret à la dimension mondiale du monarque.

Au comble de l’exercice de style, la boule réfléchissante se reflète à son tour dans un miroir. Et cette succession de reflets d’objets eux-mêmes réfléchissants finit par introduire, dans ce qui n’est sensé être qu’une nature morte tape-à-l’oeil, une incertitude métaphysique : et si tout ce luxe n’était lui aussi qu’un reflet ?

D’autant que le cadre doré n’est, lui-aussi, qu’un trompe-l-oeil.


L’effet spécial de la boule reflétant le peintre a été repris par plusieurs artistes flamands.

Simon Luttichuys

Les explications ci-dessous sont tirées de « Simon und Isaack Luttichuys: Monographie mit kritischem Werkverzeichnis », Bernd Ebert, München 2008 

Simon_Luttichuys_-_Corner_of_a_painter's_studio_-_1646 Collezione Teresa Hainz · Pittsburgh.

Allégorie des Arts et des Sciences,
Simon Luttichuys,  1646, Collection Teresa Hainz, Pittsburgh

Le peintre dans sa boule surplombe un étalage de productions de l’Art et de la Science, dans un coin d’atelier dont la cheminée sculptée représente Apollon, dieu des Arts, surmonté par la nymphe Daphné transformée en arbre.


Cimon et Iphigenie Bartholomeus Breenbergh coll priveeCimon et Iphigenie, Bartholomeus Breenbergh, collection privée Bailly-David-Classical-Bust-1625-drawin  Buste classique, dessin de David Bailly, 1625, Rijksmuseum, Amsterdam

Certains détails sont empruntés à d’autres artistes : ainsi, le dessin de ce qui semble le cadavre d’un noyé, glissé sous le tableau de tempête, est la copie exacte d’une Iphigénie endormie. Et la sculpture du buste de femme est probablement reprise d’un dessin de Bailly.


Simon_Luttichuys_-_Corner_of_a_painters_studio_-_1646-Collezione-Teresa-Hainz-·-Pittsburgh detail mouche

Font partie des objets de la Science le globe terrestre, le livre de botanique, l’os (anatomie), le compas et la carte de géographie (West indische Paskaert, de Jacob Aertsz, 1646). Il s’agit d’une carte marine qui a été probablement choisie pour faire écho au tableau de marine, avec l’éléphant comme contrepoids amusant de la mouche posée sur celui-ci.

La tonalité apparemment tragique de cette partie du tableau (la tempête, le pseudo-noyé, le vieillard, la mouche) n’est peut être qu’un faux semblant savamment suggérée, tant le tableau semble conçu sous le signe de l’ambiguïté.


Simon_Luttichuys_-_Corner_of_a_painters_studio_-_1646-Collezione-Teresa-Hainz-·-Pittsburgh detail os

Ainsi l’os situé entre le portait de Rubens et la palette peut aussi bien être lu comme « même le plus grand peintre est mortel » que  comme « la mort est vaincue par le grand peintre », voire même, plus prosaïquement : « le grand peintre maîtrise l’anatomie ».


Simon_Luttichuys_-_Corner_of_a_painters_studio_-_1646-Collezione-Teresa-Hainz-·-Pittsburgh detail shpere

De même, la sphère réfléchissante est à la fois un objet qui fait de l’ombre, et un objet qui fait voir (le peintre au travail).

On oscille donc entre une Vanité des Sciences et des Arts (la sphère est une bulle fragile) et une Apologie de la Peinture (la sphère est un miroir et un exercice de virtuosité). La mouche « qui marche sur le ciel », et que l’on peut comprendre au choix comme posée sur le tableau dans le tableau ou posée sur le tableau, illustre moins la mort que la toute-puissance de l’artiste à nous faire croire ce qu’il veut.


Rubens, gravure de Poyius, d'après Van Dyck debut XVIIemeRubens, gravure de Pontius,  d’après Van Dyck début XVIIeme    Buste du Pseudo Seneque HesiodeBuste du Pseudo Sénèque

En définitive, l’oeuvre exalte la puissance de l’Art et les vertus du Stoïcisme, sous le patronage de l' »Apelle d’Anvers » et du philosophe antique.


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Simon luttichuys 1650 Muzeum Narodowe Gdansk vaniteVanité avec un portrait de femme
Simon Luttichuys, vers 1645, Muzeum Narodowe, Gdansk
Luttichuys, Simon Nature morte vers 1645 Coll partVanité avec un portrait d’homme
Simon  Luttichuys, vers 1645, Collection particulière

On ne connaît pas la raison d’être de ces deux tableaux savants ; pendants destinés à une comparaison érudite, ou variations sur un thème à succès ? Ils sont en tout cas de la même taille et se composent d’éléments similaires,  mais  différents, excepté le crâne et la cheminée sculptée.  La précision est telle qu’il a été possible d’identifier la totalité des objets représentés ( http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2004/old-master-paintings-part-one-l04033/lot.31.html ), sauf le  grand tableau représentant une femme et un homme, qui ne semble pas copié sur une oeuvre d’époque.


Luttichuys,_Simon_-_Vanitas_-_17th_cPetite nature morte non identifiable

ou « Vache allongée avec un oiseau » dans le style de Savery, dans cette copie (collection privée)

Rembrandt Old Woman Sleeping c. 1635-c. 1637Vieille femme dormant, Rembrandt, 1635-37
1603 Sphaera stellifera globe by Willem Janszoon Blaeu Constellation de la BaleinesSphaera stellifera, globe de Willem Janszoon Blaeu, Constellation de la Baleine, 1603 Orion_-_MercatorSphaera stellifera, globe de Mercator, Constellation d’Orion
Andrea Laurentius' Historia Anatomica Humani Coporis, imprime a Francfort en 1600 1600 Planche p.251Andrea Laurentius, Historia Anatomica Humani Corporis, imprimé à-Francfort en 1600, Planche p.251 Andrea Laurentius' Historia Anatomica Humani Coporis, imprime a Francfort en 1600 Planche p.187Andrea Laurentius, Historia Anatomica Humani Corporis, imprimé à-Francfort en 1600, Planche p.187
Jan Lievens Old womanLievens Rembrandt 1637 Young Man in a Velvet Cap (Ferdinand Bol)Rembrandt, 1637
Libavius Andrea Syntagma selectorum undiquaque et perspicue traditorum alchymiae arcanorum. Frankfurt Nicolaus Hoffmann for Peter Kopff, 1611,Libavius Andrean Syntagma selectorum-undiquaque et perspicue traditorum alchymiae arcanorum. Francfort, Nicolaus Hoffmann pour Peter Kopff, 1611 Gerardus Mercator and. Jodocus Hondius. page de titre de l Atlas Minor. 1633Gerardus Mercator et Jodocus-Hondius, page de titre de l’Atlas Minor, 1633
Lievens Buste d'homme 1Lievens Lievens Buste d'hommeLievens 1632
Rembrandt Bust of Old ManRembrandt 1631 Rembrandt Vieillard à grande barbe en buste.Rembrandt 1635

La logique la plus probable est celle de la variation et de l’étalage d’érudition : les gravures de Rembrandt ou de Lievens sont remplacées par des équivalents visuellement similaires ; le livre d’anatomie est ouvert à deux pages différentes, pour montrer deux écorchées similaires  ; les autres livres sont différents, un d’alchimie et l’autre de géographie, mais leur frontispice se ressemble. De même, les deux globes célestes, objets précieux, sont différents et montrent des constellations différentes.

A l’intérieur de chaque tableau s’opposent, horizontalement, deux manières de représenter : dans la moitié gauche celle  du peintre, avec des portraits fortement individualisés (jeunes et vieux, hommes et femmes, animal) ; dans la moitié droite  celle du savant : médecin, alchimiste, cartographe.

Verticalement, trois globes se superposent : la boîte crânienne (la réflexion humaine), la sphère céleste (l’ordre  cosmique) et la boule réfléchissante : celle-ci, dans le contexte d’une composition dédiée à la théorie de la représentation, fournissant une image globalisée et fidèle du monde, pourrait bien représenter la vision divine du monde.


Simon luttichuys 1650 Muzeum Narodowe Gdansk vanite miroir

Dans la boule du tableau « féminin », le peintre s’est représenté en compagnie d’une autre personne, sa femme ou un apprenti.


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Maitre napolitain, XVIIeme, copie de Simon Luttichuys

Vanitas
Maître napolitain, XVIIeme, copie de Simon Luttichuys, collection privée

Quand le peintre lui-même a disparu seul le chevalet demeure au sein d’une Nature vraiment Morte : lampe qui s’éteint, paille qui se consume, fleur qui se fane. En tournant le dos au miroir, le crâne signifie l’aporie de la vision ; en cachant le point où les deux os se croisent, il fait croire que le second pointe hors du miroir : comme si mourir abolissait la limite entre  le virtuel  et le réel.


Lorsque la boule métallisée coupe le fil qui la rattache à la longue symbolique  du globe et de la bulle de savon, pour se poser sur une table, elle devient un pur objet d’optique, une signature astucieuse, et un instrument de contrôle de l’artiste sur sa composition.

Pieter Claesz

Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625

 
Vanité au violon et à la boule de verre
Pieter Claesz, 1625,  Germanisches Nationalmuseum, Nurenberg
 

La boule montre Claesz à son chevalet, entre le lit et la fenêtre.

 

Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 trajet

Ses meneaux projettent, de la boule au couvercle de la montre, puis au verre renversé, un quadruple signe de croix de plus en brouillé.

Le sens de la lecture, qui est aussi celui de la lumière, nous conduit donc la boule, qui réfléchit tout, au Crâne, qui ne réfléchit plus à rien. De l’Artiste vivant, immortalisé dans le reflet, au Mort anonyme.


Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 etude plaisirs

Les objets sont répartis en deux groupes opposés : ceux du Plaisir –  musique (violon) et  bonne chère (noix, verre de vin) ; et ceux de l’Etude – montre, plumier, encrier, plume, lampe à huile, livre. Les domaines adverses s’imbriquent , sachant que, du point de vue de la Vanité,  tous  deux sont d’équivalentes impasses.



Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 spheres
La boule métallique réside côté Etudes (habileté, science, perséverance). En face, côté Plaisirs, une autre boule dure lui fait concurrence : le crâne (siège de tous les sens).

Au dessous de chacune de ces  deux grandes  boules réfléchissantes, un objet-compagnon, lui aussi sphérique, les rappelle à la fugacité des choses : la montre ouverte fait voir  sa mécanique, qui s’arrête si on ne la remonte pas ; et la noix fracturée dévoile sa cervelle périssable.



Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 sens elements
Le spectateur en a pour son argent : une autre lecture exhibe les Cinq Sens, une autre retrouve un Carré des Eléments qui, très classiquement, se combinent sur les côtés et  s’opposent sur les diagonales.



Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 boule
Clé liée à sa montre, plumier lié à son encrier, plume d’oie frôlant  son cahier, archet effleurant son violon : tous ces couples actif/passif convergent, dans le miroir sphérique, vers leur synthèse en miniature : le couple du peintre et de sa toile.


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vanitas-still-life-with-crystal-ball-pieter-claesz-1634 Getty Museum

Vanité à la boule de verre, suiveur de Pieter Claesz, 1634, anciennement au Getty Museum

Dans cette composition plus simple, on retrouve l’encrier renversé, la plume, le roemer, et le crâne qui fait contrepoids à la boule.  A la place du violon, l’objet précieux est ici un drageoir doré sommé d’un guerrier avec lance, et soumis à une double déchéance  : renversé dans le réel, il se fait en  outre tordre par le reflet. La boule révèle ainsi le caractère malléable et ductile de toutes ces richesses que nous croyons pérennes.


Kevin Best photographie STILLLIFE12    Kevin Best photographie STILLLIFE13

Deux remakes contemporains dans le style de Claesz, par le photographe Kevin Best.


Autres peintres flamands

Vanitas_Still_Life_with_Crystal_Ball_Reflecting_by_Vincent_Laurensz._van_der_Vinne_I coll partCollection privée Vincent van der Vinne Pushkin MuseumMusée Pouchkine, Moscou


Vanité avec boule de cristal réfléchissante, Vincent Laurensz van der Vinne I 

Le peintre se place en moraliste parmi les accessoires de la puissance (drapeau, bourses, épée, charte) et des plaisirs (roemer, flûte). La bulle de savon éphémère contraste avec la sphère de verre. L’Almanach, ouvert sur une vue d’Anvers, évoque le passage du temps. Au bas du portrait du roi Charles I d’Angleterre est inscrite une maxime qui livre la signification ironique du tableau :

« Ici on peut voir le rôle que joue l’homme dans le monde « 

(Siet hier ten Deele afgebeelt/Wat rol den Mensch en Werelt speelt).

Dans la version simplifiée et recadrée du musée Pouchkine, à droite, le roi est remplacé par un homme en turban.


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Edwaert Collier Vanite 1661 Sinebrychoff Art Museum1661, Sinebrychoff Art Museum
Edwaert Collier coll partCollection particulière


Vanité,  Edwaert Collier,

Peintre prolifique de Vanités, Collier ne recule pas devant les symbolismes appuyés, tels que le crâne couronné de lauriers posé sur une couronne renversée, laquelle est posée sur une cliquette muette : futilité des gloires terrestres.

Dans la Vanité de droite, un nautile monté en coupe et une orange à demi pelée sont deux symboles, plus subtils, de la spirale des plaisirs brutalement interrompue. Au dessus plane le peintre, protégé par son Art dans sa bulle pérenne.


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vanitas_still_life Van Oosterwyck

Vanité
Maria Van Oosterwyck, 1668, Kunsthistorisches Museum Vienne

Ici, plus de boule réfléchissante, mais la silhouette de la peintre apparaît dans le reflet sur la fiole (cette Vanité est analysée en détail dans Le crâne et le papillon)


Des Vanités sans boule

Très rarement, c’est un simple miroir plat qui s’intègre dans une Vanité.

Willem Kalf Grande nature morte aux armes et armures 1643 Musee de Tesse, Le MansGrande nature morte aux armes et armures, Willem Kalf ,1643 Musée de Tessé, Le Mans willem-kalf-a-still-life-with-arms-and-armour coll partGrande nature morte aux armes et armures avec portrait de l’artiste dans le miroir, Willem Kalf ,1643-44, collection privée

La version de gauche combine l’exactitude optique avec la justesse métaphorique puisque le reflet  vient en quelque sorte compléter l’armure réelle pour enserrer le torse invisible du disparu,  dans cette Vanité des richesses et des honneurs,

A une époque où le genre de la nature morte n’est considéré que comme un artisanat amélioré, on ne sait pas pourquoi ni pour qui Willem Kalf a peint une seconde version avec son autoportrait, optiquement impossible  puisque le point de fuite se situe très à gauche, à la fois en hors champ du miroir et du tableau.

Sauf à imaginer que ce « reflet » ne prétend en aucune façon saisir l’artiste en train de peindre, mais constitue au contraire une sorte de fantôme revenu contempler son oeuvre après sa mort : le véritable disparu de l’armure. Raison pour laquelle il n’a pas de présence matérielle  et échappe aux lois de l’Optique.

Sur l’attribution récente du tableau du Mans à Willem Van Aelst  plutôt qu’à Willem Kalf , on peut consulter  https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/le-mans-72000/un-celebre-tableau-de-tesse-change-dauteur-1150762



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Gustave Victor Cousin Vanite et autoportait
Vanité et autoportait
Gustave Victor Cousin, 1859 ?, Collection privée

Dans cette très studieuse Vanité ont été  répartis  au premier plan, autour du crâne fatidique, les objets des Trois Vies : celle des Honneurs (vita pratica – le pistolet, la riche draperie), celle des Plaisirs (vita voluptuaria – le pichet, le verre de vin) et celle de l’Etude (vita  contemplativa – le livre, la bougie éteinte).

Plus originale est la composition de part et d’autre du miroir : pourquoi cet inhabituel bouquet de roseaux si ce n’est pour introduire une affinité visuelle avec le bouquet de pinceaux dans la palette ?



Gustave Victor Cousin Vanite et autoportait detail
Du coup, le peintre penché se trouve avoir pour alter ego non pas le crâne sur la table , mais l’écorché courbé dans l’autre sens, entre le roseau qui pense et le pichet qui fait oublier :

l’homme du miroir semble finalement refléter,

non pas  le peintre qui se planque,

mais sa figure symbolique, cet écorché en tension entre l’Etude et le Plaisir.



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Leo Whelan THE MIRROR 1912 collection privee

Le miroir
Leo Whelan, 1912, Collection privée

Bien que n’étant clairement pas un « autoportrait furtif » ni une Vanité, ce tableau trouve sa place ici car il réinvente le procédé formel que nous venons de voir.

La sculpture devant le miroir représente un groupe de paysans récoltant des pommes de terre : allusion audacieuse pour l’époque, aux grandes famines irlandaises. Mais au delà de l’affirmation nationaliste, elle revêt une signification plus intime. Car le seul personnage du groupe sculpté qui se retrouve dans le reflet …

Leo Whelan THE MIRROR 1912 collection privee sculpture
…est l’homme qui s’appuie sur sa pelle comme Whelan sur son propre instrument de travail : le pinceau.

Réuni au paysan  par le rideau doré, le peintre se revendique comme trimant, lui aussi, pour  la survie et la fierté  de l’Irlande.


Le peintre en son miroir : 4 Enigmes visuelles

31 juillet 2015

Le miroir permet des constructions complexes, des sortes de devinettes visuelles, auxquelles  très peu d’artistes se sont essayés.

La sorcière (La strega)

Angelo Caroselli , vers 1630, Collection  Richard et Ulla Dreyfus-Best, Bâle

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630)

Explorons point par point ce tableau magnifique  et particulièrement coriace.


La sorcière

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) diademe
Elle porte sur son diadème un bijou en forme de coquille Saint Jacques, orné d’une figurine qui  n’est pas Vénus, mais une femme nue ailée : le symbole même de la profession.


Le double spectral

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) spectre
Le miroir sur lequel elle a posé son index, coudé à la première phalange, montre une femme qui lui ressemble, mais qui n’est pas elle  (elle porte le même foulard, mais sans diadème) : un double spectral et triste de notre souriante sorcière.


Le reflet du peintre

Derrière le spectre, encadré par les flammes des bougies, voici Caroselli à son chevalet, l’air grave, la palette dans la main droite comme il sied à un reflet.


La perspective du miroir

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) perspective
Les lignes qui relient les éléments du monde réel à leur reflet sont des courbes, qui convergent  vers un point situé au niveau de la palette. Ces fuyantes  sont celles qu’on obtiendrait avec  un miroir bombé, comme on le voit sur la petite gravure présentée pour comparaison, et qui convergent toutes  vers l’oeil d’Escher.

Le miroir de la sorcière est  concave, et celui qui regarde le reflet n’est pas le peintre, puisque les fuyantes ne convergent pas vers son oeil.

A noter plusieurs problèmes de perspective : à supposer que l’arête de la table soit bien une vrai fuyante (et  pas le bord de la manche de la sorcière), elle passe par le point de fuite du miroir : or, comme celui-ci est incliné vers l’arrière, elle devrait passer plus bas. Autre erreur plus voyante   : Caroselli ne devrait pas apparaître droit comme un I, mais penché vers l’arrière.

Concluons qu’il en a fait suffisamment pour nous montrer  que le miroir de la sorcière est concave, mais que la précision optique n’était pas son but premier.


Le vase

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) bouteille
Le vase sert à porter non pas des fleurs, mais deux bougies serpentiformes, dont on devine à peine le prolongement à l’intérieur. Manifestement, l’intérêt de ce récipient est dans les reflets qu’on y voit  :

  • sur la panse,  encore la fenêtre, plus  le peintre et – surprise – un nouveau personnage : une femme qui tend les bras, probablement pour ouvrir ou fermer une porte ;
  • sur le goulot, la fenêtre  que nous montrait déjà le miroir, dans le dos du peintre :

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) fenetre haute


La scène mythologique

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) diane
Nous sommes là au plus profond du mystère : en haut du mur de l’atelier, une fresque ou un grand tableau montre  un chien, un personnage endormi  contre un récipient circulaire et, posant un pied sur un rocher, un personnage qui s’élance vers le ciel, un croissant de lune sur la tête.


Diane et Actéon ?

A cause de ce croissant, on identifie ce personnage à la déesse Diane et le personnage assis au berger Actéon qui, ayant surpris Diane au bain, se trouva métamorphosé en cerf et dévoré par ses proches chiens. Le lien avec la sorcellerie serait le pouvoir de transformation. On sait que Caroselli a peint un « Bain de Diane« , aujourd’hui perdu, mais avec cinq personnages.

A noter que, s’il s’agit d’Actéon, on ne lui voit pas de cornes de cerf ; quant au chien, il semble plutôt s’en prendre à la déesse. De plus, le récipient renversé reste inexpliqué.


Diane et Endymion

A Actéon, Homme attiré par la Beauté d’une Déesse et qui finit dépecé, la mythologie a suscité son contraire, bien moins conventionnel : un Homme qui attire une Déesse par sa Beauté, et qui demeure inaltéré. Il s’agit d’Endymion, ce berger condamné à un sommeil de trente ans pour préserver son extraordinaire beauté, et que la chaste déesse venait contempler chaque nuit. ( voir http://mythologica.fr/grec/endymion.htm#sthash.fSRzWuIu.dpuf)


diana_and_endymion Francesco Vellani Modena, Galleria Estense

Diane et Endymion, Francesco Vellani, début XVIIIème siècle,  Galleria Estense, Modena

Habituellement, on représente Diane venant vers le berger et son chien endormis.  Chez Caroselli,  le chien se réveille et met en fuite la déesse.


Le lien avec la  sorcière

La sorcellerie italienne inspirée par le paganisme, la stregheria, a été complètement réinventée  au XIXème siècle : on y trouve de nombreuses histoires autour de Diane, notamment celle d’une sorcière qui, tombée elle-aussi amoureuse d’Endymion, lui aurait jeté un charme pour contrecarrer la déesse.

Impossible de savoir ce que Caroselli pouvait savoir précisément de la stregheria a son époque : mais le lien avec Diane, qui entraînait les sorcières dans son vol, est attesté par les procès en sorcellerie.

L’idée que Caroselli ait voulu représenter une sorcière plus puissante que Diane, capable de la mettre en fuite à l’aide d’un chien, est séduisante, mais improuvable. De même l’hypothèse que le récipient circulaire sur lequel Endymion se repose, serait un chaudron renversé.


Le véritable sujet

Mais s’il joue avec son folklore, ses spectres et ses charmes d’amour,  le tableau n’est pas un manuel de sorcellerie. Son véritable sujet est purement pictural, et ce sont les symétries de la composition qui le font voir.



Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) schema

  • En bas, deux objets réels :  un  livre fermé et une tête de mort, et trois objets virtuels dans le reflet du vase : la tête de mort, le peintre et sa servante.
  • En haut, deux objets réels : un livre ouvert et une tête de femme, et trois objets virtuels dans le miroir  : la tête de spectre, le peintre et Diane
  • Le registre du bas est celui de la Réalité prosaïque : où les livres sont fermées et les têtes vide, où le reflet dit strictement la Vérité, où c’est une vraie femme qui passe une vraie porte
  • Le registre du haut est celui de l’Imaginaire : où les livres sont ouverts  et les têtes rieuses, où le reflet invente un spectre, où une Déesse prend son envol vers la montagne.

Si le peintre imperturbable figure dans les deux registres, c’est qu’il doit vivre à la fois dans la Réalité la plus exacte, et dans le Fiction la plus débridée : les deux Caroselli n’en font qu’un.

Alors, puisque le miroir de la sorcière est capable de transformer la servante en Diane, n’est il pas capable de transformer notre Peintre Unique  en  Endymion, figure de la Beauté inaltérable et de l’Admiration universelle ?


Vanitas, portrait de l’artiste

Antoine Steenwinkel, XVIIème,  Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Antoine Steenwinkel - Vanitas, portrait de l artiste, XVIIeme s. Royal Museum of Fine Arts Antwerp
Un tableau unique

Deux inscriptions ont épaissi le mystère de ce très étrange tableau. On peut lire en haut à gauche « Steenwinkel og hústrú » (Steenwinkel et son épouse, en danois), ce pourquoi certains commentateurs prétendent contre toute évidence que le personnage tête nue qui brandit le cadre serait une femme. Et au milieu à gauche « Ipse pinxit », qui  proclame qu’il s’agit d’un autoportrait.  Or, peintes par dessus les craquelures, ces deux inscriptions sont postérieures. On ne sait donc rien sur le tableau, ni sur le peintre, ni sur ses intentions.


Une lecture possible

Nous pouvons néanmoins proposer une lecture, en partant de ce qui est le plus sûr : le personnage bien réel de l’arrière-plan, avec son demi-sourire malicieux. En progressant vers l’avant du tableau, nous rencontrons sur la table trois objets de Vanité : le sablier à mi-course, deux livres et un crâne ; à noter que ce sont aussi trois récipients aporiques : un flacon de verre qu’on en peut pas ouvrir, des livres qu’on ne peut pas lire et une boîte crânienne sans contenu. Enfin, en progressant encore vers l’avant-plan, voici le tiroir entrouvert : encore un récipient vide, et une métaphore transparente du caveau.

Ainsi, de l’arrière-plan vers l’avant-plan, le parcours du regard correspond à une dématérialisation  progressive.


Miroir ou portait ?

Toute l’énigme du tableau réside dans le statut du « tableau dans le tableau » : cet objet plat qui constitue lui aussi une dématérialisation, mais durable. Puisque s’y reflètent le sablier, les deux livres et le crâne, il doit s’agir d’un quatrième objet de vanité, un miroir, que l’homme du fond présente au gentilhomme en chapeau, lequel doit donc se trouver devant la tablette, en train de regarder son reflet.



Antoine Steenwinkel - Vanitas, portrait de l artiste, XVIIeme s. Royal Museum of Fine Arts Antwerp schema
Or si on trace les fuyantes entre les objets de la tablette et les objets du reflet, on constate non pas qu’elles sont fausses, mais qu’elles convergent vers deux points de fuite, comme si le spectateur regardait le reflet en fermant alternativement un oeil, puis l’autre. Et que ces points de fuite ne correspondent pas aux yeux du gentilhomme en chapeau : ce n’est donc pas lui qui se regarde « dans le miroir ». Et le miroir n’en est  pas un, mais un tableau sur lequel sont peints, en trompe-l’oeil,  un bout de sablier, deux livres et un peu de crâne.


Le miroir du peintre

Or il se trouve que les deux points de fuite ont pratiquement le même écartement et la même inclinaison que les yeux du personnage qui brandit le tableau, et qui donc doit être le peintre.



Antoine Steenwinkel - Vanitas, portrait de l artiste, XVIIeme s. Royal Museum of Fine Arts Antwerp solution
Si nous intégrons son visage à cet emplacement, voici  qu’il aurait pu voir en se penchant vers le miroir pour mettre au point son trompe l’oeil.


Le peintre danois Ditlev Blunck regardant une esquisse à travers un miroir

Wilhelm Bendz, 1826, Statens Museum for Kunst, Copenhague

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Trois condisciples

Ce tableau de Wilhelm Bendz (22 ans) représente Ditlev Blunck  (28 ans), son condisciple à l’Académie Royale des Arts de Copenhague.

Ditlev est en train de soumettre son travail à l’épreuve du miroir, qui  révèle parfois  des erreurs de dessin que la vue directe ne montre pas.



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Dans ce tableau Ripolin, un peintre peint un peintre qui peint un peintre sans visage.


874px-Wilhelm_Bendz_-_A_Young_Artist_(Ditlev_Blunck)_Examining_a_Sketch_in_a_Mirror_-_Google_Art_Project croquis
La tête qui manque est visible sur le croquis  épinglé sur le chevalet par les deux pointes d’un compas :  nous aimerions, pour boucler la boucle, que ce soit celle de Wilhelm Bendz… mais non : il s’agit d’un troisième condisciple, le peintre Jørgen Sonne (26 ans).


A Battle-Painter, Jorgen Sonne, in his Studio c 1826 ditlev blunck

Le peintre de bataille Jorgen Sonne das son atelier
 Ditlev Blunck, vers 1826, NationalStatens Museum for Kunst

Et l’esquisse que Blunck vérifie dans le miroir n’est autre que celle de l’autoportrait de Sonne  :


Une perspective double

874px-Wilhelm_Bendz_-_A_Young_Artist_(Ditlev_Blunck)_Examining_a_Sketch_in_a_Mirror_-_Google_Art_Project prespective fausseperspective fausse
874px-Wilhelm_Bendz_-_A_Young_Artist_(Ditlev_Blunck)_Examining_a_Sketch_in_a_Mirror_-_Google_Art_Project prespective correcteperspective corrigée
 

Etonnamment, la perspective est totalement fantaisiste : les lignes qui relient le croquis de Sonne à son reflet (en vert) convergent vers un point de fuite haut, situé très à gauche. En revanche, les lignes qui relient  Blunck à son propre reflet (en rouge) obéissent à une sorte de perspective cavalière.

Si nous corrigeons le reflet de Blunck pour qu’il s’inscrive dans  le premier  point de fuite, nous constatons que ce reflet  devrait être plus petit, et plus haut. Mais sans changement spectaculaire de la composition.

Pourquoi dès lors, dans ce tableau d’un étudiant doué,  Bendz a-t-il faussé l’exactitude optique à ce point, en mettant en oeuvre ce double système de perspective  ?



miroir du peintre 4

Remarquons d’abord que ce qui se trouve englobé dans le cadre du miroir est absorbé dans le système de perspective fausse (cavalière) : manière de dire que le reflet dans le miroir est trompeur, alors que la peinture dit vrai.

Souvenons-nous ensuite qu’il y a trois peintres dans le tableau, occupant des positions bien distinctes :

  • celui que nous voyons, Blunck, n’étant pas en train de peindre, doit être considéré comme le sujet principal  du tableau
  • celui qui peint, Bendz, s’est assis à gauche du miroir de façon à ne pas être dans le champ, et  dessine  Blunck en  perspective cavalière (l’avantage étant qu’elle ne permet pas de le localiser précisément) ;
  • celui qui est le sujet du tableau dans le tableau, Sonne : comme le chevalet et les croquis de son visage sont régis par le point de fuite haut, il est facile d’imaginer Sonne  debout à gauche dans la même pièce, surveillant dans le dos de Blunck l’exactitude optique de son portrait en cours.

Selon notre classification, nous ne sommes donc pas à proprement parler  dans le thème de l’autoportrait partiel : mais dans le thème classique  du miroir dans le tableau, avec comme particularités que le sujet est un peintre et qu’en dehors du peintre caché,  il y a un second spectateur : lequel est lui-aussi un peintre.


Un emboîtement

Il se crée ainsi, depuis le portrait de Sonne sur papier à son portrait sur toile, puis au portait de Blunck, un emboîtement conduisant vers le Deus ex machina, Bentz invisible qui  mène le jeu en hors champ.

« L’artiste est placé entre le crâne et l’oiseau, tentant dans son oeuvre de s’élever de la pure Nécessité : pourriture  et mort, et de créer au contraire une image durable de l’âme, défiant la mort. La position médiane entre mortalité et immortalité, corps et âme, n’est pas seulement celle de Blunck, ou celle de Sonne, mais aussi celle de Bendz. De la même manière, le croquis du crâne nu et le dessin de Sonne sont les deux premières étapes, suivies par l’esquisse à l’huile, et le tableau complet de Bendz, avec lui-même en son centre invisible, est l’étape finale de cette tentative de saisir l’âme humaine par le moyen de l’Art. » [1]


Les chiens

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Reste énigmatique le dessin à la craie des deux chiens qui se disputent une dépouille (un linceul ?) , juste au dessus de la signature sur la tranche du chevalet. Private joke ? Rivalité de jeunes peintres en ce début de siècle d’or danois ?



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On y  a également vu [1] l’Opposition entre le domaine terrestre de la Nécessité ( le corps, le chiens voraces, le Corps), et le domaine céleste de la  Tranquillité (l’oiseau, l’âme) , opposition que renforcerait la coupure du miroir en deux :

  • en haut la tête de la statue posée sur le poêle ;
  • en bas le corps de la statue.

Opposition quelque peu contredite par le tuyau du poêle, qui traverse équitablement les deux domaines.



Wilhelm_Bendz_-_A_Smoking_Party_1827 28
Une fumerie (A Smoking Party)
Wilhelm Bendz, 1827 28 Ny Carlsberg Glyptotek

D’autant plus que dans un tableau de l’année suivante, Bendz nous montre à nouveau un miroir réparé, en deux morceaux traversés par un tuyau de poêle.



Wilhelm_Bendz_-_A_Smoking_Party_1827 28 miroir fumée
Aucune intention métaphysique ici, juste de l’ironie, car le tuyau se trouve ainsi positionné juste au dessus du  nuage de fumée, qu’un des convives tente de dissiper de la main. Parmi les autres détails intéressants du tableau, notez la bougie éteinte du porte-partition, la boîte avec les cônes de papier contenant le tabac, et posez-vous ces deux questions subsidiaires: où sont les deux bougies cachées, et d’où provient la grande ombre ronde sur le sol ?


874px-Wilhelm_Bendz_-_A_Young_Artist_(Ditlev_Blunck)_Examining_a_Sketch_in_a_Mirror_-_Google_Art_Project pipe
874px-Wilhelm_Bendz_-_A_Young_Artist_(Ditlev_Blunck)_Examining_a_Sketch_in_a_Mirror_-_Google_Art_Project_chien

Pour en revenir à nos chiens, une interprétation plus cohérente avec le côté « charge d’atelier » du sujet  serait de  voir, dans les deux gueules en miroir ne lâchant pas leur viande, une caricature de Ditlev et de son reflet ne lâchant pas leur bouffarde.


L’humour macabre

874px-Wilhelm_Bendz_-_A_Young_Artist_(Ditlev_Blunck)_Examining_a_Sketch_in_a_Mirror_-_Google_Art_Project conclusion
Car il y a certainement une tranche de transgression morbide et d’humour rapin dans cet exercice de style,  qui  prétend faire l’éloge de la précision tout en se moquant de la perspective,  qui plante des compas comme des couteaux, qui griffonne des petits chiens et qui converge, au plus fin du tableau, sur un face à face entre un peintre sans visage et un uniforme sans viande.



874px-Wilhelm_Bendz_-_A_Young_Artist_(Ditlev_Blunck)_Examining_a_Sketch_in_a_Mirror_-_Google_Art_Project crane
Tandis que, sur un croquis des plus académique, un crâne renversé rit de toutes ses dents, en nous fixant d’un oeil unique.

Bendz mourra quatre ans plus tard à Vicence, lors de son Grand Tour en Italie.


Références :
[1] The demons and self reflection : Kierkegaard and Danish romanticism, Klaus P. Mortensen, dans
Kierkegaard Revisited: Proceedings from the Conference « Kierkegaard and the Meaning of Meaning It », Copenhagen, May 5-9, 1996; p 448
https://books.google.fr/books?id=iR6Rr1lfNqAC&pg=PA448&dq=%22Bendz%22+portrait+mirror&hl=fr&sa=X&ei=z0FqVYmjG8W9UcPIgegH&ved=0CCAQ6AEwAA#v=onepage&q=%22Bendz%22%20portrait%20mirror&f=false

Un autre portait d’un jeune peintre danois par un ami peintre est particulièrement touchant. Il a été fait dans l’appartement que venaient de louer ensemble les deux amis,  dans le quartier de  Toldbodvej, et il s’agit d’un cadeau d’anniversaire : sur le dos de la toile est écrit de la main de Frederik Sødring : « Portrait de moi par mon ami ! Ch. Købke, pour mon anniversaire le 31 Mai 1831.

Frederik, né en 1809 fêtait donc ses 23 ans et Christen, né le 25 mai 1809, pratiquement jour pour jour ses 22 ans.

(Voir https://mydailyartdisplay.wordpress.com/2013/04/16/the-portraiture-of-christen-kobke/ )

Portrait du peintre de paysages Frederik Sødring

Christen Købke, 1832, Hirschsprung Collection, Copenhague

Portrait_of_the_landscape_painter_Frederik_Sodring_-_Christen_Kobke_-_Google_Cultural_Institute

La porte barrée

Frederik s’est installé devant une porte condamnée par un guéridon d’acajou, poussé là pour la circonstance : il sert à porter un pot de  lierre, le symbole  d’attachement éternel.

Sur la porte ont été épinglés des dessins : une vache et des temples,  en référence probable aux deux préceptes du Golden Age danois : peindre d’après nature, tendre vers l’idéal.

En bas à droite on a disposé le tabouret pliant, emblème du peintre de paysages.

Mais pour l’instant, la porte est barrée : pas question de fuir à la campagne l’intimité de l’amitié.


Le miroir

Le morceau de bravoure est bien sûr le miroir, dont l’ovale trace au dessus de la tête de Frederik une sorte d’auréole déportée. Des billets ont été glissés sous le cadre, procédé habituel des trompe-l’oeil.


Portrait_of_the_landscape_painter_Frederik_Sodring_-_Christen_Kobke_-_Google_Cultural_Institute miroir
Dans le reflet on peut voir le lustre triangulaire, et le coin d’un tableau montrant une roue à aube – là encore un chef-d’oeuvre de Frederik :

Frederik_Sodring

La cascade de Rønneby  à Blekinge en Suède, Frederik Sødring, 1836, Collection privée


Le chevalet

Mais  l’élément le plus touchant est  le montant d’un chevalet (réinvention de l’idée de Vermeer). S’agit-il de celui de Frederick, représenté en train de peindre on ne sait quoi, le couteau et la palette à la main ? Ou bien s’agit-il de celui de celui de Christen en train de peindre Frederick ?

Sublime ambiguïté qui réunit les deux peintres dans l’ovale de leur amitié.


L’artiste et son modèle reflétés dans un miroir

Angelo Morbelli, 1900–1903, Collection privée

morbelli-the-artist-and-his-model-reflected-in-a-mirror-1900–1903

Le point de fuite se situe rigoureusement entre les deux yeux du peintre : c’est bien lui qui se regarde dans le miroir, contemplant son image, son modèle et son oeuvre.
Car dans le miroir posé juste derrière le modèle,  on peut voir un tableau sur lequel il travaillait cette année-là, inversé comme il se doit.



Morbelli-La-Sedia-Vuota-1903(MilanoCP)

Le siège vide (La Sedia Vuota)
Angelo Morbelli, 1903, Collection privée

Le chaise du premier plan crée, au milieu de ces vieilles femmes en uniforme dans un hospice de Milan,  plongées toutes dans le tricotage, la prière ou le sommeil, un puissant appel de vide.


morbelli-the-artist-and-his-model-reflected-in-a-mirror-1900–1903 avec chaise


A noter que, dans le tableau du reflet, la chaise en question vient se placer juste derrière la femme nue, comme pour l’inviter à s’y asseoir, par un saut en arrière dans le miroir et en avant dans la vieillesse.

Mélancolique et lucide, le peintre reste debout entre ces femmes assises, faisant barrage  par son carton et ses pinceaux à ce saut temporel qui menace toute Beauté.



Autoportrait au miroir bambou

Vuillard, 1890, Collection privée

Vuillard , Autoportrait au miroir bambou. 1890 collection privee

Cet exceptionnel effet de miroir tient à une double focale, et à l’emboîtement de deux genres picturaux  :

  • le papier-peint et le cadre en bambou sont traités en  nature morte, avec une netteté photographique, et s’inscrivent géométriquement dans le rectangle du tableau ;
  • le reflet est un portrait estompé, avec des obliques fuyantes.

Tandis que les marges font entrer dans le champ du tableau le réalisme du monde extérieur, le reflet reste le lieu du mystère, incarné par les yeux clos du peintre.

Un parti-pris n’est intéressant que s’il souffre des exceptions : ainsi le bas du papier-peint se brouille dans une ligne indéchiffrable, le coin inférieur gauche du cadre est barré par une oblique illisible (une serviette ?), le coin supérieur gauche est incomplet (l’était-il en réalité ?) .



Vuillard , Autoportrait au miroir bambou. 1890 collection privee schema
Ce coin irrégulier est bien intéressant : le blanc de la fenêtre déborde sur le bambou juste à côté, comme si le « contrefort » manquant avait, à cet endroit, affaibli le contrôle du cadre face à la poussée de l’indistinct.



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Autoportrait dans le miroir du cabinet de toilette

Edouard Vuillard, 1923-1924, collection particulière

Autoportrait dans le miroir du cabinet de toilette 1923-1924, Edouard Vuillard coll part

Vuillard a maintenant 56 ans, et l’enjeu n’est plus symboliste : l’homme âgé qui se lave les mains dans le miroir n’est guère plus net que les images qui l’entourent. L’autoportait vieillissant cherche une forme de pérennité dans les chefs d’oeuvre dont il se réclame, et dont l’identification constitue le but du jeu. On reconnaît donc, en commençant par le haut à droite et dans le sens des aiguilles de la montre :

  • Raymond Diocrès répond après sa mort, de Le Sueur
  • Flore, fresque romaine de Stabia
  • Tête du Zacharie de Michel Ange (pendant ironique de celle de Vuillard)
  • Moïse et les filles de Jethro, dessin de Poussin
  • Non identifié
  • Hiroshige, cent vues d’Edo
  • Non identifié



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Will Wilson - As I see myself
As I see myself, Will Wilson

Le souci de s’inscrire dans un cadre pérenne travaille aussi les jeunes peintres. Will Wilson mêle ici, dans les seize cases autour de son autoportrait, des références à des oeuvres célèbres avec des références à ses propres oeuvres ou obsessions, selon des correspondances cryptiques.



Suzanne Valadon self-portrait-1927 Musee Maurice Utrillo, Sannois

Autoportrait
Suzanne Valadon, 1927, Musée Maurice Utrillo, Sannois

Dans un semblable miroir en bambou, Suzanne s’est également représentée en buste, réduite à un regard, sans aucun des attributs du peintre. En est-on sûr ?

Il semble bien que la grande tâche bleue du premier plan soit le recto de la palette, dont on devine le verso au ras du reflet.



Self-Portrait,_by_1938,_Frieseke

Autoportrait
Frieseke, 1938

L’effet de mystère tient à un éclairage astucieux :  en comparant l’ombre de la bougie, devant le miroir, et l’ombre des montants du chevalet, dans le miroir, on comprend qu’une lampe assez forte doit se trouver sur la gauche, en hors champ : c’est l’ombre de son propre chevalet qui obscurcit le visage du peintre, ne laissant visible que l’essentiel : le fin liseré d’argent de ses lunettes.



Intérieur d’atelier

Stvan Csok, 1905, Hungarian National Gallery, Budapest

Stvan Csok (Hungarian, 1865-1961) Studio Interior. 1905 г. Hungarian National Gallery, Budapest

Une incertitude visuelle règne dans le tableau : il faut comprendre que le miroir est posé sur un canapé et appuyé contre le mur. L’assiette ronde accrochée au mur, mais qui passe devant le miroir, complique encore la lecture. De plus, l’arête du canapé ne pointe pas vers l’oeil du peintre, et le bord du lit, à droite, est une fausse fuyante (il s’agit en fait du bord du rideau replié) : impossible donc de déterminer le point de fuite.

Faute de repères précis, le regard est réduit à osciller entre les deux centres d’intérêt que sont, dans cet intérieur sombre, le rectangle blanc du miroir et la chair serpentine de la femme. Le contraste habituel entre l‘Artiste – debout, en manteau, chapeauté, en contre-jour, le regard fixe – et la Modèle – couchée, nue, les cheveux denoués, dans la lumière, le regard vague – est ici poussé à son paroxysme.



Stvan Csok (Hungarian, 1865-1961) Studio Interior. 1905 г. Hungarian National Gallery, Budapest schema
La composition accentue encore ce contraste : tandis que l’Artiste se dresse dans le tiers gauche, la Modèle se tasse dans la moitié inférieure.  Au dessus, la large plage vide semble appeler le bras du Maître, coupé net par le miroir, à se déployer jusqu’à la tête de son Sujet qui s’abandonne.

Et dont la partie droite, déjà séparée du buste par la torsion, est laissée à la libre contemplation du spectateur.



Virgil Elliott Self portrait with two mirrors 2002 coll privee

Autoportrait aux deux miroirs (Self portrait with two mirrors )
Virgil Elliott, 2002, Collection privée

L’énigme est dans le titre : où est le second miroir ?

En remarquant que, dans le tableau, l’artiste peint de la main droite, la solution vient assez vite :  ce que Virgil Elliot regarde dans le miroir à main, c’est un autre miroir qui produit une première image renversée.


Virgil Elliott beginning Self portrait with two mirrors 2001 coll privee

Autoportrait Zinaida Serebriakova 1910Autoportrait, Zinaida Serebriakova, 1910

A remarquer que la grade amatrice de miroir qu’était Zinaida Serebriakova avait déjà pensé à ce dispositif, qui a de plus l’avantage de jouer avec le paradoxe de la vue simultanée de profil et de face.



Couverture de « How I Photograph Myself », seconde édition

1965, Bunny Yeager

bunny-yeager-How I Photograph Myself Hardcover – 1965

Bunny Yeager, pinup elle-même, puis photographe de pinups, est singulièrement bien placée pour un avis autorisé sur  l’autoportrait, ce genre très particulier où l’artiste et le modèle fusionnent.

Son manuel  sur le « selfie » années 60s est illustré par un exemple pratique : on y voit Bunny doublement auréolée par sa chevelure platinée et par un spot bien placé, tirant du bout de l’orteil le cordon de déclenchement.

Dans un parcours très didactique, le regard est attiré par la mule à talon haut tombée par terre, d’où il  saute au pied dénudé, puis remonte le long du cordon rouge du noeud autour de l’orteil au noeud autour du déclencheur. L’appareil sur son trépied apparaît ainsi comme un prolongement de la pinup, dont il partage d’ailleurs les options esthétiques : longues jambes blanches et grosse poitrine rouge (si l’on veut bien considérer que les poumons gonflés et le soufflet conspirent, dans la même attente du déclic).

En actionnant le cordon du pied gauche, Bunny nous suggère que toute la scène est un reflet dans un miroir astucieusement disposé.  Est-ce possible, ou la photographie est-elle prise par un second appareil, à l’aide d’un minuteur ou d’un second photographe ?


bunny-yeager-How I Photograph Myself Hardcover – 1965 detail
A noter que le décor bleu uni ne comporte aucun élément permettant de se situer dans l’espace : heureusement, il  nous reste  les fuyantes du tabouret pour déterminer que l’objectif du « second » appareil se trouvait bien plus bas, et plus à gauche que l’objectif de celui que nous voyons.

Exactement l’emplacement où se trouve  l’appareil  virtuel, si le miroir est à la fois incliné et tourné : il n’y a pas de second appareil ni d’autre déclencheur que le gros orteil de Bunny.



sb-linebunny-yeager-self-portrait-with rolleiflex

Autoportrait
Bunny Yeager, années 50

Au début de sa carrière de photographe, Bunny s’était essayé à plusieurs autoportraits au miroir : on la voit ici avec son Rolleiflex, prise dans un miroir portatif qu’elle posait devant-elle.

Bunny Yeager Self Portrait Backyard_How I Photograph Myself_web-1

Autoportrait au miroir
Bunny Yeager, 1954, figure dans le livre How I Photograph Myself

Et voici le dispositif au complet : le miroir incliné et le Rolleiflex sur son trépied.


Rolleiflex automat rear

Rolleiflex automat vu de dos

Question : cette photographie est-elle prise dans un miroir ?



Bunny Yeager Self Portrait Backyard_How I Photograph Myself_web-1 detail
Le trépied de l’appareil est coincé dans le trépied du miroir, très proche de celui-ci mais hors de son champ : il suffira à Bunny de tourner l’objectif vers le miroir pour se prendre réellement en photo.



Bunny Yeager Self Portrait Backyard_How I Photograph Myself_web-1 main



Pour l’instant, elle se fiche de nous, en faisant semblant de toucher la manette du trépied du bout du doigt, comme s’il s’agissait du déclencheur, alors qu’elle se trouve un bon mètre en arrière !



Bunny Yeager Self Portrait Backyard_How I Photograph Myself_web-1 jambes
Discrètement, la composition rend visible la métaphore entre les jambes et le trépied, ces deux instruments de travail de la pinup-photographe.



bunny-yeager-self-portrait-with tripode
Non sans suggérer une affinité plus crue entre l’appareil photographique et un autre appareil très intime.


Bunny Yeager  Plage

Concluons le travail de Bunny sur les appareils du désir par cette métaphore audacieuse,

où une Vénus nue sort de la vague pour venir toréer

un quadrupède trapu, érectile du corps et des pattes.

Le miroir révélateur 3 : l'effet ping-pong

30 juillet 2015

Une variante fréquente du miroir révélateur est celle-ci : placé face au spectateur, le miroir lui montre ce qui se trouve derrière lui, dans une sorte de champ-contrechamp  pré-cinématographique.

Sheehan, William The Consultation 1917 Crawford Municipal Art Gallery, Cork, Ireland
The Consultation,  William Sheehan,1917, Crawford Municipal Art Gallery, Cork, Ireland

A première vue, l’homme et la femme semblent assis derrière et devant une vitre, sans contact, dans deux histoires parallèles et disjointes.

Le bouquet et son reflet nous font comprendre qu’ils sont assis à la même table ronde. Ils viennent de prendre le thé.

Le dos droit,  la face dans l’ombre, les mains jointes, la femme apparaît  en position d’attente.

Le dos en arrière, la face éclairée, les mains écartées, l’homme répond à cette attente : il lui tend dans sa main droite son ordonnance, et son verdict.


Imaginons maintenant que l’homme et la femme se tournent vers nous : l’effet ping-pong va apparaître.

 

 

Prenez votre fils, Monsieur !

(Take your Son, Sir!)

Ford Madox Brown, 1851-52, 1856-57, 1860,Tate Gallery, Londres

Ford_Madox_Brown_-_`Take_your_Son,_Sir'_-_Google_Art_Project

La mère : Emma Hill

Ce tableau  représente Emma Hill, une des modèles de Brown qui  lui donna une fille en 1850, avant qu’elle ne devienne officiellement sa seconde épouse en 1853. Ils eurent ensuite un premier fils en 1855, Oliver. Dans sa version initiale de 1851, le tableau représentait seulement le visage d’Emma en train de rire, la tête rejetée en arrière.


Le bébé : Arthur

Brown reprit le tableau en l’élargissant vers le bas,  à l’occasion de la naissance de son second fils Arthur, le 16 septembre  1856, qui est représenté ici à l’âge de 10 semaines. Mais le  bébé mourut à 10 mois le 21 juillet 1857.

En 1860, Brown élargit encore une fois le tableau  en désignant faussement le bébé dans son livre de compte comme « son premier-né« . Mais il  ne le termina jamais.


Joie ou faute

Ford_Madox_Brown_-_`Take_your_Son,_Sir'_-_Google_Art_Project miroir
Le miroir qui nous révèle l’heureux père dessine une auréole  autour du visage d’Emma Hill en robe blanche, qui semble ici sanctifiée dans son rôle de mère, à l’image de la Vierge Marie.

Mais sa face chlorotique, ses pommettes empourprées et ses joues creuses, en contraste avec la chair brune du bébé, créent un sentiment de malaise, qui a fait interpréter le tableau tout à l’inverse : il s’agirait d’une dénonciation des filles-mère (non étayé par les écrits de Brown).

Peut-être la source de cette étrangeté est-elle à chercher dans le problème intime qu’Emma  développa dès après leur mariage : l’alcoolisme.



https://en.wikipedia.org/wiki/Take_your_Son,_Sir!



Ford Madox Brown: Pre-Raphaelite Pioneer, Par Julian Treuherz,Kenneth Bendiner,Angela Thirlwell, p 57  https://books.google.fr/books?id=kIprfnVl100C&pg=PA12-IA28&lpg=PA12-IA28&dq=Take+your+Son,+Sir+16+sept+1856++brown+arthur&source=bl&ots=bmCKmO4noV&sig=WFGsXAFp0JG_QKVH3_9kiEUXUqE&hl=fr&sa=X&ved=0CCQQ6AEwAGoVChMI16mP1LyCxwIVh3EUCh1bpQd4#v=snippet&q=Take%20your%20Son%2C%20Sir%20&f=false


 

The Love Letter or The Appointment (1861), Rebecca Solomon

La lettre d’amour ou le Rendez-vous
(The Love Letter or The Appointment)
Rebecca Solomon,  1861, Collection privée

Nous voyons dans le miroir ce que la femme voit en levant les yeux de la lettre : l’arrivée annoncée d’un homme, qui la salue en soulevant son melon. Certains pensent qu’il s’agit d’une riche veuve en butte aux sollicitations amoureuses ; d’autres d’un autoportrait de l’artiste, soeur et élève du peintre Abraham Solomon (Voir Voyages de classe) .

Quoiqu’il en soit, les  lettres dans le porte-carte et sous le cadre du miroir montrent qu’on s’est beaucoup écrit. L’horloge, entre le mot et le visage de la dame, souligne la longueur de l’attente.

 
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the-ace-of-hearts-by-thomas-kennington 1882 cp

L’as de coeur (The ace of hearts)
Thomas Kennington, 1882, Collection privée

Le miroir de sorcière nous montre ici un gentleman en habit de soirée, qui se gratte la nuque avec perplexité. Nous comprenons que cette belle femme  moqueuse vient de réussir un tour de carte : retrouver celle qu’il avait choisie.

Dans un second temps, nous remarquons la tête de léopard sur laquelle elle est assise, le geste impérieux de son doigt vers le tabouret, son index ganté qui presse doucement le coeur  :

cette magicienne de salon est une dompteuse d’homme.

 


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 lavery-1883

After the Dance
Lavery, 1883, collection particulière

Le miroir nous fait comprendre que la jeune fille n’a pas dansé avec celui que son carnet de bal lui laissait espérer. Son père lui amène son manteau d’un air contrit : inutile d’attendre encore.

 
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Lucky Strike 1952

Publicité pour Lucky Strike, 1952

L’image joue sur l’ambiguïté sémantique de la marque : « heureux allumage » ou « heureuse rencontre » ou ‘heureuse attaque ».

Faisant écho à la feuille de tabac doré, la flamme dorée du briquet vient à la rencontre de sa complémentaire, la cigarette  éminemment phallique. De sorte que l’image nous montre en fait non pas une scène de séduction, mais un dispositif autarcique où l’homme, réduit à un miroir et à une recharge de cigarettes, s’allume lui-même et se consume à répétition.

 
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Dal-Holcomb

Illustration de Dal Holcomb

Le miroir-rétroviseur réduit le beau gosse à ses biscottos et à sa chevelure gominée, tout en le séparant de son attribut phallique que s’approprie la rousse flamboyante. En miniaturisant le mot « Life guard (sauveteur) et la mer, la composition montre bien que le véritable danger est cette sirène des plages.

 
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Glen Orbik Reflection vers 2010

Reflection, 
Glen Orbik ,  vers 2010
 

Grand spécialiste du revival de l’esthétique pulp, Orbik met en scène,  dans le miroir outrageusement luxueux,  un problem picture malicieux et glamour.

Toute la question tient à l’irruption de cet homme en smoking dans l’intimité de la table de toilette, où une jeune femme en déshabillé fait semblant de se recoiffer en s’étirant voluptueusement, les yeux clos. L’ambiguïté tient à l’objet indiscernable entre ses mains, que le miroir ne nous montre pas. Un bouquet ? Dans ce cas l’homme est  un amoureux rebuffé. Une robe ? Alors c’est un mari déjà habillé pour sortir, et qui vient discrètement accélérer les préparatifs de sa femme. Laquelle préfèrerait rester s’amuser à la maison.

 
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Stanley Cursiter - Musicians (1923)

Musiciennes
Stanley Cursiter, 1923, Collection privée

La violoniste assise, qui semble nous regarder en face,  observe en fait la pianiste que nous montre le miroir. Le pupitre dont nous voyons la face arrière est celui où elle se place pour jouer, dos au piano : pour l’instant, elle se trouve en position de spectatrice : soit pour évaluer l’acoustique, soit pour se reposer pendant un solo.

La tableau pose plusieurs questions :

  • Pourquoi la pianiste est-elle si haut ? Parce qu’elle joue sur une estrade ?
  • Pourquoi est-elle si grande ? Parce que la pièce est en fait  toute petite ?
  • Pourquoi le pupitre est-il invisible dans la pièce ? Parce qu’il se situe en hors champs ?



Stanley Cursiter - Musicians (1923) perspective
Auxquelles la perspective ne donne pas de réponse certaine, tant elle est incohérente :

  • d’après le reflet, le point de fuite serait assez haut, en hors champ (ligne jaune) ;
  • ce qui ne cadre pas avec le reflet de l’éventail, de la pointe du coussin, et l’horizontale du piano (lignes rouges) ;
  • la pianiste a à peu près la même taille que la violoniste (lignes blanches) alors que vu son recul, elle devrait être sensiblement plus petite.

Finalement, la seule réponse certaine est celle concernant le pupitre : en perspective plongeante, comme ici, le pupitre pourrait se trouver effectivement en hors champ, en dessous  du tableau.

L’idée – mal servie par la réalisation – semble être que le point de fuite anticipe l’endroit où se trouvera la violoniste, lorsqu’elle rejoindra son pupitre.


Au café


La table d’angle (The Corner Table)

Irving Ramsey Wiles, 1886, Collection privée

Irving Ramsey Wiles - The Corner Table (1886)
Le couvert est mis et la chaise penchée contre la table, sur la place en face de la jeune femme. Le miroir nous montre ce qu’elle observe : un homme qui dîne seul, et passe commande au serveur. Serait-elle une fille de joie qui se réserve la table d’angle pour étudier ses futures victimes ?



Irving Ramsey Wiles - The Corner Table (1886) dialogue


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L’année d’après, Wiles produit à nouveau une de ces scènes de café dans le goût parisien, qu’il tente alors d’acclimater en Amérique, et qu’on peut considérer comme une sorte de pendant.

Irving Ramsey Wiles - The Loiterers, 1887

Les flâneurs (The Loiterers)
Irving Ramsey Wiles, 1887, Collection privée

Toujours une table d’angle après le repas et non avant : la fenêtre remplace le miroir, mais  le rideau orange interdit toute échappée en dehors du couple, la chaise d’en face est occupée et la scène est devenue banale : après le café, un verre d’eau pour madame qui soutient la conversation, un doigt de liqueur pour monsieur qui se distrait en alignant sur la nappe des sucres et trois allumettes.


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Rassenfosse La lettre, 1921 collection privee

La lettre
Armand Rassenfosse, 1921, Collection privée

Les nouvelles ne sont pas bonnes, à voir la bouteille et le verre que la jeune femme va remplir.

Heureusement, le miroir nous montre une amie qui vient la réconforter.


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Vor-dem-Spiegel-Rokoko-1934-by-Conrad-Felixmuller-Coll-part

Devant le miroir (Vor dem Spiegel, Rokoko)
Conrad Felixmüller, 1934, Collection particulière
Self Portrait with Londa, 1933 by Conrad Felixmuller,Autoportrait avec Londa, Conrad Felixmüller, 1933

 

A gauche, le miroir nous fait comprendre que la femme du peintre se retourne amoureusement vers lui. A droite, un portrait de couple bien plus conventionnel réalisé l’année précédente.

 


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Doris Zinkeisen - Corner of the Cafe RoyalUn coin du Cafe Royal (Corner of the Cafe Royal)
Doris Zinkeisen, avant 1946, Collection privée

Dans cette autre angle de café, les miroirs révèlent que le couple que l’on voit solitaire  est en fait cerné par la foule.


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Aldo Balding,vers 2008

Au café
Aldo Balding, vers 2008

Le miroir du café, qui réunit l’homme debout vu de face, mains dans les poches,  et la femme assise vue de dos, mains croisées dans l’attente, reste une métaphore flagrante de la rencontre entre les sexes.


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rachel-berman-the-spectator-bird-hilton-hotel-seattle-2011

The spectator bird, Hilton Hotel, Seattle, 2011

 
 
 
 
 
 
 
rachel-berman-also-toys-were-washed-up-on-the-beach-2013
 Also toys were washed up on the beach, 2013

Rachel Berman

Dans l’Oiseau Spectateur, le miroir montre ce que guette l’homme aux lunettes noires, à l’instar du corbeau perché  : des proies féminines.

Dans le tableau de droite, la composition est inversée, mais la situation est la même : la femme, comme le chien ou le lapin mort, sont des jouets abandonnés sur la moquette comme par une marée, proies pour le prédateur qui passe.


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T.Salahov.-Rome.-Kafe-Greko.-2002-g.

Rome, Café Greco, T.Salahov, 2002

Pris en sandwich entre deux femmes-tableaux dont le corps se prolonge en paysages, un homme-miroir réduit à sa tête, prisonnier de réflexions chaotiques.


L’effet de surprise


reggianini_vittorio_surprise

Surprise !
Vittorio Reggianini, collection privée

Un  jeune homme fait irruption dans la pièce, à la grande joie des deux amies. Mais s’il y a une surprise dans le tableau, n’est-ce pas la taille réduite de l’arrivant ? Pour que sa tête soit au niveau des filles assises, ne faut-il pas qu’il soit à genoux devant elles ?



reggianini_vittorio_surprise_perspective
Le reflet de la fille de gauche, ainsi que la fuyante du pied du vase, nous donnent la réponse : le point de fuite étant situé très bas (au niveau de la main qui tient l’éventail), l’image virtuelle se décale vers le bas du miroir : le jeune homme est  bien debout.
Miroir_plan


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N C Wyeth Discovered 1915

Discovered
N. C. Wyeth, 1915

Ici, l’instrument de la révélation est la porte. Le miroir ne crée pas la surprise, il la met en scène : celle des deux parents pris sur le fait dans l’ovale du cadre, et celle deux enfants statufiés dans le rectangle de la porte.


A l’atelier


umberto brunelleschi Illsutration pour Casanova 1950 Gibert Jeune
Umberto Brunelleschi
Illustration pour Casanova 1950 Gibert Jeune

Un cas particulier d’effet ping-pong est celui où la personne dans le miroir est le peintre lui-même. Les exemples sont très variés, nous leur avons consacré une série d’articles : Le peintre en son miroir .


A la maison


 Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee

 

Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee schema
Intérieur
Bonnard,  vers 1905, Collection privée

Le miroir nous montre côte à côte deux personnages face à face.
Construction on ne peut plus exacte, où les rayons convergent vers l’oeil de l’homme assis.


Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee cadre
 Bonnard Ma Roulotte a Vernonnet  1912
 

Bonnard, Ma Roulotte à Vernonnet,  1912

Un peintre, à en croire le cadre vide posé par terre  à son côté  ? Bonnard lui-même, à en croire la barbe qu’il portait dans sa jeunesse ?



sb-lineMyrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933)

Myrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933)

Tout l’art  de réaliser un champ-contre champ en un seul plan


Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee schema
Myrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933) schema

La composition est identique à celle du tableau de Bonnard, mais avec un effet inverse :

  • la caméra est placée au niveau du regard de l’homme debout, qui ainsi surplombe la femme ;
  • néanmoins, c’est dans le tableau de Bonnard que l’homme contrôle la femme, de son oeil organisateur.



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the-dark-mirror-robert-siodmak  1946 Olivia de HavillandDouble Enigme (The dark mirror)
Olivia de Havilland, film de Robert Siodmak,  1946
the-dark-mirror-robert-siodmak 1946 Olivia de Havilland schema

Même composition dans ce plan : sauf que la figure en contre-champ n’est pas un homme, mais  le double maléfique de la figure dans le champ : le miroir fait ici fusionner les deux jumelles qui, dans ce film aux effets spéciaux mémorables, incarnent le bien et le mal, la face claire et la face sombre.

the-dark-mirror-robert-siodmak  1946 Olivia de Havilland bisDouble Enigme (The dark mirror)
Olivia de Havilland, film de Robert Siodmak,  1946
the-dark-mirror-robert-siodmak 1946 Olivia de Havilland bis schema

Dans cet autre plan, le miroir duplique la mauvaise soeur qui se trouve ainsi en position de force pour dominer son double  réel.


sb-line

Edward Hopper - Model reading at dressing table (1925)
Intérieur avec modèle lisant
(Interior model reading)
Edward Hopper, aquarelle, 1925, Art Institute of Chicago.

Mystérieux comme à son habitude, Hopper peint un miroir qui ne révèle rien, qui n’ouvre sur aucun au delà, aussi opaque que le bois  du lit qui fait repoussoir.

Réfugiée   dans un étroit triangle,  coincée entre une valise et une malle, une  jeune femme lit. Nous ne verrons pas son visage : ce miroir  paradoxal ne montre rien, sauf  l’essentiel :

le mystère  d’un crâne qui pense.


En gommant le repère visuel que constituerait l’angle droit de la pièce, Hopper crée un espace oblique où le regard se perd, essayant vainement d’aligner le lit par rapport à l’une ou l’autre cloison.

Edward Hopper - Model reading at dressing table (1925) perspective
La perspective peut néanmoins être reconstituée : elle montre que le reflet dans le miroir est exact,  que le peintre est allongé sur le lit, lequel est effectivement placé en oblique par rapport à l’angle de la pièce.


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ben-cowan-untitled

Sans titre, Ben Cowan

Composition presque identique à celle de Hopper, avec cette fois le fauteuil vert en repoussoir. Le miroir nous fait sauter le double rempart du cuir et de la couverture, pour nous montrer de face la femme, le livre qu’elle lit et celui qui comme nous la regarde.


Pulp reflection

 

Everett Shinn 1910 Actress in Red Before Mirror pastelActrice en rouge devant un miroir
Everett Shinn, pastel de 1910
Coby WhitmoreCoby Whitmore, vers 1950

Le miroir qui montre une autre femme joue dans le registre traditionnel de la rivalité féminine. Mais lorsqu’il montre un homme, la thématique va s’enrichir considérablement…


Enoch Bolles_1930s

Pinup de Enoch Bolles, années 1930

Le verre tenu entre deux doigts est-il destiné à l’homme en chapeau que l’on croit deviner dans le miroir, ou à une dégustation solitaire ? L’esthétique pinup – ces femmes  qui s’affichent comme objet de désir tout en  affirmant leur liberté de choisir – tient tout entière dans cette incertitude.


Mike Ludlow Bedrooms Have Windows 1949Couverture de « Bedrooms Have Windows »
Mike Ludlow, 1949
Gruau Femme a la fourrure vers 1970 gouache Collection particuliereFemme a la fourrure, gouache de Gruau, vers 1970, collection particulière

A la limite, le thème du voyeur dans le miroir devient la métaphore de la menace entre les sexes, couvrant tout le spectre entre le masochisme


Ernest ChiriackaErnest Chiriacka, vers 1950 Maitresse au miroirMaîtresse au miroir, Anonyme

…et la domination.



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Mais lorsque la créature dans le miroir et celle devant le miroir ont à peu près la même taille, la menace  distante laisse place à la proximité.

LYAPKALO viktor-alexandrovich After bath 1993Après le bain, Viktor Alexandrovich Lyapkalo, 1993 Nebojsa Zdravkovic The WardrobeL’armoire (The Wardrobe)
Nebojsa Zdravkovic, vers 2000

A gauche, le miroir utérin héberge une concupiscence réciproque, et  prélude à l’union charnelle. A droite, les deux glaces rectangulaires lui mettent un terme, chacun se rhabillant dans sa moitié.

Le miroir révélateur 2 : reconnexion

30 juillet 2015

 A l’inverse de l’effet précédent, le miroir peut servir à connecter des éléments que la réalité sépare.

Le verre refusé

Ludolf de Jongh, 1650-55, National Gallery

Full title: An Interior, with a Woman refusing a Glass of Wine Artist: Delft Date made: probably 1660-5 Source: http://www.nationalgalleryimages.co.uk/ Contact: picture.library@nationalgallery.co.uk Copyright © The National Gallery, London

La jeune femme refuse le verre que lui tend un homme en noir. Peut-être  n’est-ce pas le premier, et sait-elle très bien où cette boisson la conduit. Derrière celui qui la pousse à boire, un autre gentilhomme attend en se regardant dans le miroir. On y voit également la troisième chaise de ce trio galant, et le reflet des fruits (synonymes de luxe et de volupté).

L’homme en gris devant la cheminée est de très petite taille, à peine plus grand que le  valet : on comprend qu’il s’agit d’un très jeune homme venu visiter la jeune fille, en compagnie d’un homme mûr chargé des négociations.


L’effet spécial

Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery poignee

A l’extrême gauche, au dessus de la glacière contenant la fiasque de vin, un anneau doré est le seul élément visible de la porte ouverte, qui situe  le spectateur sur le seuil.


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery perpective

Le point de fuite de la pièce est bas (en jaune), à hauteur des yeux du jeune homme, et sur le bord du miroir (pour éviter l’effet d’abyme). Le point de fuite des reflets (en bleu) est encore plus bas, ce qui est impossible : même si le miroir était penché vers l’avant, son point de fuite se trouverait plus haut, et non plus bas  que celui de la pièce (voir Le peintre en son miroir : Artifex in speculo).

Le vin irrésistible

De nombreux tableaux hollandais illustrent le dicton :  “Sans Bacchus et Cérès, Vénus reste frigide”. Sur le thème du verre de vin  voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Verre_de_vin

Pieter de Hoch, La Buveuse, 1658, Musee du Louvre

La Buveuse, Pieter de Hoch, 1658, Musée du Louvre

Dans ce tableau plus explicite, l’entremetteuse fait une proposition à l’homme en noir en train de servir une  nouvelle coupe à la femme passablement éméchée, dont le chien endormi illustre la vigilance amoindrie. En contrepoint explicatif, le tableau de droite représente le Christ et la femme adultère. Sur le meuble de la pièce du fond, la statuette d’Hermès, dieu du commerce et du mensonge, confirme que nous sommes dans le cadre d’un rapport tarifé.

La carte à jouer tombée sur le sol en bas à gauche est un cinq de carreau (chance en amour ou vie désordonnée)

Le tableau moralLudolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery tableau

 

Chez de Jongh, Le tableau dont on voit l’angle n’existe pas : il a été composé à partir de deux fragments retournés d’une gravure :Abraham liberant son neveu Loth, Antonio Tempesta_details

Abraham libérant son neveu Loth, Antonio Tempesta

Peut-être faut-il voir, dans ce cavalier désarçonné sous les pattes d’un cheval, une ironie concernant le moyen de séduction du gentilhomme  : c’est tomber bien bas que de livrer combat avec un pichet de rouge.


Le luxe des reflets

Car nous se sommes pas ici dans le cabaret louche de de Hooch, mais dans un intérieur somptueux, dont la propreté et la richesse sont matérialisés par une collection quasi obsessionnelle de reflets :


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery_reflet robe

Reflet du satin sur le  marbre…


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery pichet

de la robe sur le pichet…


Ludolf de Jongh Le verre refuse 1650-55 National Gallery chenet

…du pavage dans la boule, et de la boule sur le pavage, dans un cercle autarcique où les objets, indépendamment des rapports de séduction des humains, se mirent et s’admirent en rond.


Kersting_-_Mann_an_SekretarHomme au secrétaire,
Georg Friedrich Kersting,1811,
Kunstsammlungen, Weimar

Georg_Friedrich_Kersting_-_Die_Stickerin_1812

La brodeuse (1ère version)
Georg Friedrich Kersting, 1812,

Schlossmuseum, Weimar

Ces deux tableaux constituent des pendants, qui mis côte à côte reconstituent une perspective centrale :

  • l’homme lit, assis à son secrétaire entre une fenêtre et une porte fermée ;
  • la femme brode, devant son métier installé devant la fenêtre ouverte.

Ce qui nous intéresse ici, ce sont les deux miroirs qui se font face, à côté de chaque fenêtre.


Le miroir de l’homme

Dans son coin inférieur droit, il reflète de manière qui semble totalement artificielle un seul des moulages de plâtre posés sur le secrétaire : une main gauche, qui devient ainsi une main droite. Main droite qui renvoie à la main de chair : cet homme est avant tout une main, une main habile qui tient la plume, ou la pipe posée dans l’embrasure de le fenêtre, ou le pinceau suggéré par l’appuie-main posé lui aussi dans l’embrasure, ou les livres, ou la petite longue-vue, ou les flacons de pigment.

Cet homme est une main qui signe au coin d’un cadre : un artiste.



Kersting_-_Mann_an_Sekretar perspective
A propos : la perspective est parfaitement exacte ! Si on prolonge jusqu’au mur du fond le plan du miroir, on constate que la ligne qui joint le reflet et la main est bien coupée en deux par ce plan.

En nous faisant croire à une erreur de dessin, Kersting nous confond et nous prouve sa maîtrise technique.


Le miroir de la femme

Là encore, le miroir montre un reflet qui semble impossible :  la brodeuse de  profil. Mais il faut tenir compte des subtilités de le perspective : la surface du mur est plus proche de la femme qu’il n’y paraît (la fenêtre étant profondément renfoncée), et le miroir est légèrement incliné.



Georg_Friedrich_Kersting_-_Die_Stickerin_1812_perspective
En prolongeant le miroir devant la fenêtre, on se rend compte que  le reflet est bien équidistant du visage.

Symboliquement, cette brodeuse n’est pas une main qui exécute, mais une tête et un oeil qui conçoivent  : dans le contexte biedermeier, la broderie était considérée comme une activité créatrice ; et la femme qui la pratique ici est la jeune peintre Louise Seidler.

Pour des explications sur le contexte historique et les personnages représentés, on peut se reporter à http://de.wikipedia.org/wiki/Die_Stickerin.


Le miroir qui accouple

Dans les exemples suivants, le miroir réunit deux figures que la réalité sépare.

Hieronymus-Bosch-Il-Giardino-delle-delizie-particolare-1480-1490

Le Jardin des Délices,
Bosch, 1480-1490, Prado, détail

Le miroir fusionne le visage de la femme orgueilleuse ou luxurieuse avec celui de son partenaire contre-nature, un démon à tête d’âne.


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Rossetti Love's mirror

Le miroir d’Amour, ou la parabole de l’amour
(Love’s Mirror or a Parable of Love)
Dante Gabriel Rossetti, 1851-52, Birmingham Museums & Art Gallery

Tandis que la jeune élève  regarde sur le tableau son autoportrait vu de face,  le jeune maître regarde dans le miroir son reflet de profil. Parmi toutes les combinaisons possibles , Rossetti a choisi la seule qui nous montre à la fois de face et de profil les deux personnages (voir Le miroir panoptique) ; mais aussi la seule où il est impossible au maître de comparer l’image et le reflet.

Première parabole, esthétique : pour offrir au spectateur une vision totale, il faut que le peintre recompose à l’aveuglette une réalité fuyante.



Dans la réalité, seules les mains droite se frôlent : celle qui tient et celle qui  guide le pinceau. Dans le reflet, déjà les deux visages se rencontrent.

Deuxième parabole, érotique : le miroir anticipe l’amour en train de naître, et l’amour naît d’une oeuvre commune où  peintre, muse et modèle fusionnent autour du chevalet.


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La Dame de Shalott

 

Dans le poème de Tennyson, La Dame de Shalott, le miroir est l’objet qui connecte à la réalité la Dame, isolée dans sa tour et condamnée à la rétrovision.


Sidney Harold Meteyard. 1913_half-sick_of_shadows,_said_the_lady_of_shalott-large

Ras le bol des ombres, dit la Dame de Shalott
Half-sick of shadows, said the Lady of Shalott
Sidney Harold Meteyard. 1913, Collection privée

La première scène-clé est celle où la dame,  voyant passer des amoureux dans le miroir, décide que désormais, elle ne se contentera plus de broder des chevaliers en contemplant des reflets.


The Lady of Shalott William Henry Margetson 1905 Illustration de A Day with the Poet Tennyson Publie par Hodder and Stoughton.The-Lady-of-Shalott
William-Henry-Margetson, 1905, Illustration de « A Day with the Poet Tennyson » Publié par Hodder and Stoughton

 

La seconde est celle où, se détournant du miroir, elle regarde directement le chevalier Lancelot, ce qui brise le miroir et déclenche la malédiction.

Pour les détails de l’histoire, voir Des reflets fallacieux 2 : les miroirs de Waterhouse .


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Eva GONZALES Le Petit Lever ou La Toilette 1875 Collection particuliere

Le Petit Lever ou La Toilette
Eva Gonzales  1875, Collection particulière
 

Dans cette composition similaire, le miroir révèle entre la femme mariée et sa domestique une proximité que la scène réelle ne montre pas : les deux collaborent en fait à la même tâche : démêler les cheveux. Dans l’image réelle, on voit la maîtresse de profil et la servante de face : dans le miroir, c’est l’inverse. De même, l’image réelle montre le bras gauche de la servante, et le miroir son bras droit.

Ainsi le miroir joue ici un double rôle unificateur : dans l’idée (montrer la complicité des deux femmes) et dans l’espace (montrer le sujet sous plusieurs faces).


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Sacha Guitry in His Dressing Room with first wife Charlotte Lyses Edouard Vuillard 1912 coll priv

 
Sacha Guitry dans sa loge avec Charlotte Lysès
Edouard Vuillard, 1912, collection particulière

Si ne nous étaient pas familiers la présence massive de Guitry et sa manière de tenir sa cigarette du bout des doigts, nous pourrions imaginer que l’acteur est la silhouette en costume noir assise à droite, et son épouse la personne corpulente dont le visage maquillé apparaît dans le miroir circulaire.

Vuillard joue ici magistralement avec trois thématiques du miroir :

  • la reconnexion, en cadrant les deux corps dans le miroir rectangulaire ;
  • la déconnexion, en coupant la tête de Sacha et en l’écartant au maximum de celle de Charlotte ;
  • la transformation : le changement de sexe.

Comme si ce mariage n’est qu’une union des corps, pas des têtes : celle-ci rendue impossible par l’extraordinaire ductilité de l’acteur.


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Le Rire 1919 CHAS. LABORDE CHAMBRE MEUBLEE

Chambre meublée,
Chas Laborde, Le Rire, 1919

La plaisanterie convenue de la légende :

– Comme vous devez, ma petite, détester les femmes honnêtes !
– Au contraire : sans elles, on n’aurait pas de clients.

masque la violence graphique  :  en confinant dans son cadre le couple qui se prépare et le lit avec ses deux oreillers, le miroir en bambou ravale les humains à de vulgaires accessoires de toilettes, comparables à ceux qui se frôlent sur le marbre avant la conclusion prosaïque.


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Dai, Saied, b.1958; The Hairdresser

Le Coiffeur ‘The-Hairdresser)
Saied Dai, 2008, Girton College, University of Cambridge
 

Le peigne dans la poche revolver confirme qu’il s’agit bien d’un coiffeur. Pourtant ici, la cliente s’est retournée vers  lui et le miroir rond qui devrait servir à lui montrer sa nuque est détourné pour montrer son visage  au spectateur.

Il ne faut pas longtemps pour se convaincre que le miroir rond  ne sert pas à la cliente : il lui montre quelque chose qui serait situé en hors champs, sur la droite du tableau. Sert-il au moins au spectateur ? Le point de fuite se situe en hors champ en haut à gauche (la scène est en vue plongeante). D’où notre oeil est placé et si, comme il semble, le miroir rond est parrallèle au grand miroir, nous ne devrions pas y voir le visage de la cliente, mais quelque chose situé largement en contre-bas et à droite. Si le reflet dans le grand miroir est correct, celui dans le miroir rond est truqué.

Laissons la parole à Saied Dai sur la signification du tableau :

« Le sujet du Coiffeur est en réalité la métaphore de l’Artiste et de sa Muse. Le tableau montre une scène où toute activité a cessé, sauf la contemplation de l’Artiste et de son oeuvre. Une composition complexe est mise en oeuvre, basée sur des images multiples qui résultent en ambiguïtés entre la réalité et son équivalent dans le reflet. » Cité dans The Spring 2010 edition of the Development Office Newsletter, Girton College, https://issuu.com/girtoncollege/docs/spring_2010_newsletter/15

Du coup, la brosse plate posée à main gauche et le peigne posé à main droite prennent, respectivement, des airs de palette et de pinceau.


Le miroir qui parle

Dans les exemples suivants, le miroir complète ou commente la réalité.

-prince-karl-of-prussia-1848

Le bureau du prince Karl de Prusse, Eduard Gaertner, t848 ,
Collection Thaw, Cooper Hewitt Museum, New York

La vue directe montre un jardin ou une serre avec une statue ; le reflet montre une pièce avec des voilages, un sofa et un tapis bleu. Comment expliquer cette bizarrerie ou cette erreur  ?


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Edward John Poynter - The Bunch of Blue Ribbons 1862 Royal AcademyLe lot de rubans bleus (The Bunch of Blue Ribbons)
Edward John Poynter, 1862, Royal Academy

Cette composition subtile est un exercice de style sur le double pouvoir du miroir, qui recompose  et qui éclaire.

Dans l‘image, la femme est vue de dos, à contre-jour, la lumière de l’extérieur étant filtrée par le voilage. Sa main droite touche un ruban bleu sur la table.

Dans le reflet, la femme est vue de face, un peu plus clairement mais encore à contre-jour par rapport à la lumière directe de la baie qui s’ouvre dans le fond. De la main gauche elle arrange un second ruban dans ses cheveux.

Ainsi le reflet s’ajoute à l’image pour nous offrir une femme complète, avec ses deux faces et ses deux mains. Mais celle-ci ne nous est révélée qu’à demi-jour : seuls les deux flacons rouge et bleu sont exposés  en pleine lumière, en écho aux tâches moins vives des boucles d’oreille et  des rubans.


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kate-elizabeth-bunce-melody-1895

Melody
Kate Elizabeth Bunce, 1895

Le miroir, sur lequel est inscrit le mot Musica, fait une auréole décalée qui reprend la forme circulaire de la chevelure et du corsage de la jeune mandoliniste. Il montre un crucifix et une fenêtre à vitrail ouverte vers la forêt : on comprend que si la mélodie est pieuse, elle est aussi un appel à celui qui viendra.


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Geliy Korzhev

geliy korzhev-before-a-long-journey-1976 Museum of Russian Art, Minneapolis
Avant un long voyage (Before a long journey)
Geliy Korzhev, 1976

La jeune partisane vient de s’habiller et de passer son fusil en bandoullère. Dans un dernier moment de quiétude, elle contemple, à travers les vitres scotchées pour limiter l’effet des bombes, la ville qu’elle va défendre : ainsi le reflet fait entrer la guerre dans la paix de l’appartement. A noter le jeu formel des trois cercles de taille croissante, de la prise électrique au miroir, en passant par le disque métallique que je n’ai pas réussi à identifier.


geliy korzhev Devant le miroir 1972,Devant le miroir, 1972 geliy korzhev Devant le miroir 1977,Devant le miroir, 1977

Le motif de la vitre scotchée est récurrent chez Korzhev pour évoquer les années de guerre, pendant lesquelles la féminité s’enfermait dans l’intimité du cabinet de toilette, une fois tombés l’uniforme et les bottes.


geliy korzhev Leningrad 1996Leningrad, 1996 geliy korzhev Portement de croix 2007,Portement de croix, 2007

Dans les tableaux de Korzhev sur le siège de Léningrad, le motif de la vitre scotchée symbolise à la fois l’idée de clôture et de résistance (remarquer son écho dans les cannes croisées de l’aveugle).

Dans les tableaux religieux de sa dernière période, le motif révèle sa vérité : celle du chemin de croix.

Base de données complète de l »oeuvre de l’artiste : http://korzhev.com/tvorchestvo/reestr_rabot/


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the-first-born-by-fred-elwell-1913

Le premier-né (The first Born)
Fred Elwell, 1913, Ferens Art Gallery, Kingston upon Hull, UK

Le jeune garde-chasse est rentré précipitamment, apportant à la jeune mère un bouquet de primevères.

Mais la petite fleur n’est pas le seul symbole de la petite vie qui vient d’éclore : ajoutons-y la fenêtre blanche et le miroir vide, images d’un destin encore vierge.

Voir Frederick Elwell. Part 4 – More of his genre works


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LEONARD_CAMPBELL_TAYLOR_an elderly couple
Un vieux couple (An elderly couple)
Leonard Campbell Taylor, date inconnue, Collection privée

Les deux vieillards patientent-ils dans la salle d’attente d’un notaire ou d’un médecin ?

Il faut un temps d’accoutumance pour focaliser sur le miroir, et comprendre que le sourire ravi de la vielle dame, le regard scrutateur du vieil homme, s’adressent à leur petit fils, dont on voit le berceau dans le reflet.



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My Parents 1977 by David Hockney born 1937

Mes parents
David Hockney, 1977, Tate Gallery

« Dans ce travail, peint un an avant la mort de son père, le style de Hockney se dirige vers une étude plus approfondie du comportement humain. Sa mère pose, attentive et gracieuse, tandis que son père, qui gigotait pendant les séances, lit le livre d’Aaron Scharf, Art and Photography. Le livre sur Chardin trace un parallèle avec les scènes domestiques intimes du passé, tout comme les volumes de A la recherche du temps perdu de Proust visibles sur l’étagère. Le Baptême du Christ de Piero della Francesca… se reflète dans le miroir, formant un triptyque avec les deux figures. »

Texte de la Tate Gallery : http://www.tate.org.uk/art/artworks/hockney-my-parents-t03255



Malgré le parti-pris frontal, les fuyantes discrètes de la chaise de la mère et de la table situent l’oeil de l’artiste très haut, au dessus du bouquet de tulipes, surplombant la scène à la manière de la colombe du Saint Esprit dans le tableau de Piero delle Francesca. Cette scène de baptême, au dessus d’un autre tableau montrant un rideau en train de s’ouvrir, fait du miroir situé entre les deux parents une sorte de mémorial proustien à une insaisissable naissance.



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LEONARD_CAMPBELL_TAYLOR_an elderly couple

Les souvenirs (Memories)
Leonard Campbell Taylor, date inconnue, Bristol Museum and Art Gallery

Il est un âge où on n’a plus rien à faire que de méditer sur le passé.

Le miroir reflétant un petit tableau sombre est à l’image de cette pensée, braquée sur un souvenir  qui s’obscurcit.


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Les portraits de Martha Vogeler, par Heinrich Vogeler

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Heinrich Vogeler au Barkenhoff, 1898,
photo de Carl Eeg

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Martha Vogeler au Barkenhoff, 1901

Dans le miroir au dessus du peintre, on devine le crâne du photographe.
Sur les cadres derrière sa femme se reflètent les croisillons de la fenêtre.


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Le Concert (Soir d’été) – détail (cliquer pour voir l’ensemble)
Heinrich Vogeler, 1905, Kulturstiftung Landkreis Osterholz

Au centre de son oeuvre maîtresse, Vogel a placé  Martha devant le croisillon de la porte.


heinrich-vogeler-1910-aktportraet_martha_vogelerMartha nue, 1910 heinrich-vogeler-1910-aktportraet_martha_vogeler-miroirMiroir au Barkenhoff

En 1910, le miroir reflète les croisillons de la fenêtre de l’étage.

Le tableau est revenu récemment dans la chambre à coucher du couple. A la place de la fenêtre, le miroir reflète désormais le tableau.

 


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adeline-albright-wigand-polly 1915-1920 Staten Island Museum

Polly
Adeline Albright Wigand, 1915-1920, Staten Island Museum

Derrière l’oiseau familier dans sa cage, la maîtresse de maison dans son cadre. Dans le reflet sa main semble tapoter la cage mais dans le monde réel, elle est posée sur sa poitrine : manière supplémentaire d‘estomper la séparation entre l’objet et le sujet.


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norman-rockwell-the flirts-saturday-evening-post-cover-july-26-1941

Les flirts
Norman Rockwell, Couverture du Saturday Evening Post, 26 juillet 1941

Si nous ne pouvons pas regarder dans le rétroviseur, nous pouvons regarder le reflet sur sa coque : il révèle pourquoi la blonde en décapotable est obligée de subir l’effeuillage lourdingue des camionneurs.


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john-koch-interlude-1963 Memorial Art Gallery Rochester

Interlude
John Koch, 1963 Memorial Art Gallery Rochester

Rosetta Howard, la modèle, tend la main vers la tasse que lui tend Dora Zaslavsky, l’épouse. C’est la pause. Derrière, le peintre boit un verre en contemplant le tableau en cours. Au fond, le miroir nous en montre le coin, ainsi que les immeubles qui bordent Central Park.

Ainsi, à partir du dos somptueux dont les courbes rappellent celles de la chaise Queen Anne , le tableau nous propose un itinéraire de l’intérieur vers l’extérieur, via des formes contigües visuellement mais des personnes qui physiquement ne se touchent pas.



john-koch-interlude-1963 Memorial Art Gallery Rochester schema
L’écart visuel et physique entre la main noire et la main blanche, la fusion visuelle et l’écart physique entre le verre et la bouche, la contiguité visuelle et l’impossibilité de se rejoindre entre la lampe et son reflet, sont autant de réflexions brillantes sur l‘art du raccourci en peinture, et sur l’étrangeté des êtres dans la vie.

Il n’est pas indifférent que ce tableau provocant, où une femme blanche debout sert une femme nue assise, date justement de 1963, l’année du « I Have A Dream » de Martin Luther King et de la marche des Droits Civiques.

Analyse développée à partir de https://mag.rochester.edu/seeingAmerica/pdfs/69.pdf

Le miroir révélateur 1 : déconnexion

30 juillet 2015

Par son cadre, le miroir détoure une partie de la réalité, comme la ferait une vitre ; et par son tain, il la retourne. De sorte que la combinaison du cadrage et du retournement crée des effets paradoxaux, où le miroir  tantôt  déconnecte, tantôt  reconnecte, deux parties de la réalité.

Commençons par le miroir qui déconnecte…


Vénus au miroir

Velasquez, 1647 -1651, National Gallery, LondresVelasquez Venus miroir

Ce tableau extrêmement commenté (voir http://fr.wikipedia.org/wiki/V%C3%A9nus_%C3%A0_son_miroir) pourrait être résumé en une phrase :

non pas l’exhibition d’une femme devant un miroir, mais l’exhibition d’un miroir devant une femme.

Car c’est bien cet objet-princeps, tenu par un Cupidon mélancolique au  confluent des coulées rouges et grises des velours, qui constitue le centre stratégique de la composition. Orné de rubans rose comme Cupidon d’un ruban bleu, il est le troisième être animé du tableau, un visage flou et inexpressif qui contredit, plutôt qu’il ne complète, le postérieur parfait d’une Beauté anonyme.


Velasquez in my apartment, Helmut Newton, 1981

« Velasquez in my apartment », Helmut Newton, 1981

Car ce reflet, bien trop grand vu la position du miroir, est physiquement impossible, comme l’a bien vu Helmut Newton en résolvant la question à l’aide d’un écran plus moderne.Velasquez Venus miroir detail


Présentée sur glace, la tête coupée ne regarde rien, ni la femme ni le spectateur.

Dans une Espagne encore tenue par l’Inquisition, cet effet d’énigme  est peut être simplement  une ruse pour éviter, en déconnectant cette tête et ce corps,  de représenter  une femme complète nue.


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Homme au miroir
Juan Do, vers 1630, collection Giuseppe de Vito

Ici le miroir révèle l’oeil que le profil nous cache : mais il nous le montre fermé, comme si cette possible allégorie de la vue se voulait aussi une aporie du regard.


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rederick-sandys-the-pearl
 
La perle
Frederick Sandys, fin XIXème
 

Parmi les nombreuses femmes fatales de Frederick Sandys, cette rousse à la crinière léonine inaugure le thème de la duplicité : sous le calme profil grec se cache un oeil de félin aux aguets, et la perle dont il est question est moins celle qui pend à l’oreille que celle que cache la paupière.

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Slewinski Femme se peignant 1897 Musee de Cracovie

Femme se peignant
Slewinski ,1897, Musée de Cracovie

Dans cette contreplongée à la Degas, le miroir prouve qu’une fille, même à la toilette, ne quitte pas de l’oeil qui la regarde.


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El Pecado_by_Julio_Romero_de_Torres 1913 Museo Reina Sofia

Le péché

Julio Romero de Torres ,1913, Museo Reina Sofia, Madrid

La Vénus de Vélasquez modernisée à Cordoue, avec tous les prestiges de l’Espagne. Pour plus de détails sur ce tableau et sur son pendant, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires


Contrariedad_by_Julio_Romero_de_Torres

Contrariété
Romero de Torres, 1919, Musée Romero de Torres, Cordoue

Il s’agit du portait de la célèbre danseuse de flamenco Maria Palou. Le miroir met à distance ce qu’elle désire et qu’elle n’aura pas : tous les bijoux du monde.



Pour un panorama  de l’oeuvre de Romero de Torres, voir http://www.foroxerbar.com/viewtopic.php?t=4545


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L’aurore

Delvaux, 1937, Fondation Beyeler

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De ces quatre femmes-troncs (avec le double sens du mot tronc), le miroir isole l’organe essentiel.



delvaux-1937-l--aurore detail
Sur un autel, qui est la seule construction achevée du décor,  le miroir réduit à un sein rend hommage à qui reste de féminité à ces femmes-colonnes :  la capacité lactaire, symbolisée par le noeud florissant.

Le rameau qui pousse derrière le miroir et les arcades couvertes de buissons fleuris justifient le titre du tableau : du sein sort l’aurore blanche aux doigts de rose.


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George W Lambert The actress

L’actrice

George W Lambert, 1913, Benalla Art Gallery

Le tableau original, qui a été coupé en deux après la mort de Lambert, montrait l’actrice Valentine Savage mettant ses gants en haut d’un pic, dominant un panorama de montagnes, de forêts et de lacs, avec à sa gauche un chien blanc et à sa droite un enfant souriant (ou un satyre) et un iguane.

Les amours tenant le miroir et l’image faussée sont des hommages directs à Velasquez.

Explications tirées de : http://nga.gov.au/exhibition/lambert/Detail.cfm?IRN=164767


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Rolf Armstrong (1912)1912 Rolf Armstrong

Rolf Armstrong

En général,  le coup d’oeil discret dans un miroir est un symbole de la prudence ou de la vanité féminines. Mais, par un effet collatéral involontaire, cette  mise à distance de ce qui distingue une femme d’une chair anonyme, son visage, produit un effet de lubricité parfaitement perceptible :

ici, la bouche mise en cage ne peut plus empêcher le fauve qui passe de mettre sa griffe ou sa dent sur ces vertigineuses épaules.


 

Toby Wing1930sL’actrice Toby Wing, années 1930 Franz Fiedler - Woman with a Mirror 1930sPhotographie de Franz Fiedler, années 1930

Ces deux photographies montrent bien le caractère permissif du cadrage : en reculant dans l’espace virtuel du miroir, le regard de la femme prend la valeur d’un invitation à avancer, d’autant qu’on ne sait si elle se sourit ou nous sourit.


sb-linevargas

Reflection in mirror, Anna Mae Vargas,
aquarelle de Vargas, 1940

L’effet « jivaro » est ici encore plus sensible, et cohérent avec le fantasme de la femme-objet  :  de l’échine à la  chute de reins, de la croupe et à la pointe des talons, cet étalage de voluptés en apesanteur semble totalement dissocié de toute identité, condensé au sein du médaillon dans une expression d’attente passive.


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avigdor-arikha Going Out 1981 Israel Museum

Going Out, Avigdor Arikha , 1981, Israël Museum

Cet « instantané » de  Avigdor Arikha, qui saisit son épouse Anna jetant un dernier coup d’oeil au miroir avant de sortir, semble prendre à rebours la construction anatomique sophistiquée de Vargas : ici toute charge sexuelle est gommée, au profit du regard inquiet de celle qui part vers celui qui reste.


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stephen-odonnell-narcisse (autoportrait)-2014Narcisse (autoportrait)
Stephen O’Donnell, 2014
vargas

Autre détournement complet et probablement  intentionnel de la pinup de Vargas :

  • carré contre courbé, que ce soit pour le dos ou pour le miroir ;
  • fesses nues contre fesses voilées ;
  • fond plein contre fond vide.

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Aquarelle de Leo FontanLéo Fontan, années 30 Didier Cassegrain Didier Cassegrain

Mais mécaniquement le miroir ramène à l’éternel féminin, et la prétexte du remaquillage autorise la déconnexion entre la fille et son sex-appeal.


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Bill Brauer Golden Carpet vers 2010

Golden Carpet
Bill Brauer, vers 2010

Soixante dix ans après Vargas, la composition canonique se voit modernisée et renversée. Le tapis doré évoque le cadre rond d’un miroir devenu opaque, sur lequel tombe l’ombre d’un arrivant qu’on ignore : la  rétrovision  de la femme-objet a laissé place à l’introspection.

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Pin up de Enoch Bolles, années 1930

A la limite, le miroir disparaît du champ, et c’est la fille elle-même qui prend la forme du face-à-mains, une jambe servant de manche.


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Gil elvgren

Pin up de Gil Elvgren, années 1950

Entre la grande boîte à froufrous et la minuscule boîte à poudre, la femme-objet semble soumise à une injonction contradictoire (se déployer  hors du carton ou se miniaturiser dans l’accessoire), qui correspond en fait au principe même du fantasme : l’apparition  et la disparition  à volonté.


 L’effet Jean Baptiste

Dans lequel le miroir présente au spectateur une tête coupée .

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Fillette dans un miroir, Wladimir Lukianowitsch von Zabotin,  1922-27, Kunsthalle, Karlsruhe. 
 

Ce tableau sur lequel on ne sait rien est un petit miracle de mystères. Le visage interrogatif de la  fillette aux cheveux courts semble suspendu entre deux époques, celle du miroir suranné aux porte-bougies qui la ramènent au temps des couettes, et celle du paysage industriel à l’arrière plan.

De même, la composition hésite entre le dedans et le dehors : le bleu de Prusse est il celui du papier-peint, ou d’un canal ? Et les gants sur la tablette signifient-elle que la fillette vient de rentrer, ou  va sortir ?

 


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Charles Pfahl

Charles Pfahl Underhung haut

Charles Pfahl Underhung bas

Underhung (diptyque)

Underhung signifie à la fois prognathe et suspendu par en dessous : deux manières de qualifier la position du miroir sur lequel le visage se penche, masqué et auréolé par le chapeau à fleurs.


Charles Pfahl Fern Tickles

Fern Tickles

Le titre Fern Tickles est une expression en anglais médiéval signifiant des altérations de la peau, des tâches de rousseur, telles que celles qu’on devine sur la peau glabre du crâne.

Mais pris littéralement, « chatouilles éloignées » fait peut être allusion aux poupées en celluloïd – un thème récurrent chez Pfahl – que le miroir montre sur l’étagère.

Comme si la vieillesse ou la maladie jetait un regard sur ce qu’elle a laissé derrière elle, et qui se trouve maintenant devant elle.

 Photographies

vivian-maier-self-portrait-with-mirrors-1955

 

Autoportrait dans des miroirs, Vivian Maier, 1955

La performance n’est pas seulement d’avoir déconnecté le visage et l’appareil-photo, ni de les avoir intervertis, plaçant la tête sous le corps. Mais surtout d’avoir saisi les mots « CORP » et « RRORS« , cadavre et miroir, pour intituler cette décapitation symbolique (comme ils sont inscrits sur la vitrine, ils se reflètent à l’endroit  dans le miroir).



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john koch The dining table 1955

The dining table
John Koch,  1955

La même année, ce tableau quasi-photographique de John Koch nous montre un miroir qui sépare le recto et le verso du serviteur noir, comme le confirment les deux angelots blancs inversés, de part et d’autre de la ligne se séparation.


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Ferdinando Scianna

Ferdinando Scianna

Ferdinando Scianna  - inverse

Version retournée

Il suffit de comparer la photographie originale, à gauche, et sa version retournée, pour comprendre combien le miroir posé par terre corrobore l’effet « Jivaro » : plutôt que de révéler , le miroir met à distance, et déconnecte les jambes de leur légitime propriétaire.

La version retournée restaure la hiérarchie naturelle entre le visage et les membres, même si c’est une femme-tronc qui surplombe une paire de quilles.



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aquazzura autumn winter inversee 2013c ampaign aquazzura autumn winter 2013c ampaignVersion retournée

Campagne pour les chaussures Aquazzura
Automne Hiver 2013

A gauche, dans la photographie choisie pour la campagne, le spectateur est en position de voyeur : tandis que le cadrage l’empêche de regarder plus haut, le miroir lui offre par en bas une échappée émoustillante. Mélange de frustration et de satisfaction incomplète qui est à la base de toute bonne publicité.

A droite, dans l’image retournée, nous voici dans la peau de la modèle, stupéfaite de se voir ainsi perchée, tel un berger landais, sur ses deux interminables guibolles : le miroir révèle ici toute sa puissance hallucinatoire.



sb-lineAlva Bernadine

Alva Bernadine

Posé à l’emplacement du sexe, le miroir, censé nous montrer un visage, ne nous  laisse voir que des lèvres : ce qu’il révèle, c’est l’analogie scandaleuse entre les choses du haut et les choses du bas.


L'effet Droste

13 juillet 2015

L’effet Droste est un effet purement graphique, qui imite l’effet optique des miroirs en abyme (voir Quelques variations sur l’abyme), mais réplique l’image sans se soucier de l’inverser.

konczakowski

Droste bifurcation
Couverture d’une boîte de chocolat Droste

Debut XXème siècle

La marque néerlandaire Droste est célèbre pour avoir  bâti sa communication sur l‘image récursive (comme en France La Vache qui Rit [1]).

Ici, l’effet se complique avec une double récession, par la boîte et par la tasse : à chaque étape, il y a deux chocolatières, l’une grande (sur la boîte), l’autre petite (sur la tasse). Cette différence de taille, combinée au fait que l’objet le plus petit est placé en avant de l’autre, produit un inconfort visuel délibéré : la tasse semble s’éloigner plus vite dans la récession, alors que pourtant elle est la plus proche de nous.


Tapioca Mare Louise A1 Tapioca lacté Marie-Louise lotti_1924_daure_liquor_french_art-deco_ad_droste_effecLiqueur Dauré, affiche de Lotti, 1924

D’autres marques ont repris ensuite la formule, misant sur son effet hypnotique. La suite de cet article s’intéresse à ses utilisations non spécifiquement publicitaires.



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Jessie Willcox Smith - The Bed-Time BookLivre pour s’endormir (The Bed-Time Book)
Jessie Willcox Smith, début XXème siècle

L’effet Droste fascine les enfants, qui se demandent où la récession s’arrête…  Ici, celui qui possède le livre peut s’identifier avec l’enfant de l’image, qui lit sans savoir que, derrière sa page, se cache une porte directe vers le rêve.


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Vogue, 1932, A.E.MartyCouverture de Vogue
A.E.Marty, 1932

Par la magie flatteuse de l’effet Droste, la lectrice de Vogue  s’identifie avec le mannequin de couverture.


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Kiosque à journaux dans la neige (Newsstand in the snow)
Norman Rockwell, Couverture du Saturday Evening Post, 20 décembre 1941

Ce kiosque bien fermé au milieu de la neige est également refermé sur lui-même à l’infini, figure d’une protection maximale. En même temps, en tant que couverture du Post, il se multiplie  en largeur, figure d’une diffusion maximale.

La pancarte « Buy defense bonds » rappelle que nous sommes le deuxième week-end après Pearl Harbour. L’image combine la régression  et l’expansion comme si, par le pouvoir paradoxal de l’effet Droste; il était encore  possible de concilier  l’isolationnisme bien au chaud et l’interventionnisme dans un monde glacial. [2]


Un précurseur médiéval

On connaît un seul exemple d’effet Droste dans le passé. Il apparaît, assez naturellement, dans une scène représentant un don (voir 2-3 Représenter un don) : la convention médiévale veut en effet que l’objet donné (ville, édifice, verrière, retable) soit représenté en miniature entre les mains du donateur.

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Justinien offrant la basilique de Sainte Sophie, Constantin offrant la ville de Constantinople
Mosaïque du vestibule, 10ème siècle, Hagia Sophia, Istambul

L’artiste a ici appliqué deux fois la convention du don de manière mécanique, sans penser à représenter la basilique dans la maquette de la ville.


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La vie de Saint Étienne, baie 13, Cathédrale de Chartres, vers 1240 ( schéma Stuart Whatling )

Dans le panneau en bas à droite, la corporation des Cordonniers brandit, à l’intérieur de la cathédrale, la maquette bien reconnaissable de l’ensemble de la verrière : mais le format est trop petit et la récursion s’arrête au premier niveau, celui de la verrière dans la verrière. Stuart Whatling [3] a recensé plusieurs exemples médiévaux de telles mises en abyme interrompues. Mais la véritable récursion ne s’amorcera qu’une seule fois.


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Retable Stefaneschi, Face « Saint Pierre », panneau central
Giotto di Bondone, vers 1330 , Musée du Vatican, Rome

Le cardinal Stefaneschi, en habit d’apparat, présente à saint Pierre bénissant la maquette du triptyque qu’il offre à sa basilique. Ici, le pinceau de Giotto est assez habile pour montrer le triptyque à l’intérieur du triptyque à l’intérieur du triptyque. Pour la description des deux faces de cette oeuvre monumentale, voir 2-3 Représenter un don.


En aparté : le miroir miniaturisant

Le procécé naturel d’obtenir une récursion à l’infini est d’utiliser deux miroirs opposés (voir Quelques variations sur l’abyme).

Marylin Monroe Sitting in Her Circus"Costume
Marylin Monroe assise en costume de cirque,
première du Ringling Bros. and Barnum and Bailey Circus au Madison Square Garden
1955, anonyme

Cet  effet d’abyme se caractérise par le fait que l’image s’inverse à chaque pas. Mais au Moyen-Age, les miroirs sont trop petits et trop déformants pour cela. En revanche, les peintres s’en servent très souvent pour créer une autoréférence fascinante (l’exemple le plus célèbre étant le miroir des Arnofini de Van Eyck, voir 1 Les Epoux dits Arnolfini 1/2 ).

Un cas moins connu présente une sorte d’effet Droste approximatif, où le contenant se trouve englobé par deux fois dans le contenu.


froment-triptyque-du-buisson-ardent-buisson froment-triptyque-du-buisson-ardent-miroir

Triptyque du Buisson ardent (haut du panneau central)
Nicolas Froment (1475-76), cathédrale Saint-Sauveur, Aix-en-Provence

Dans les bras de sa mère, l’Enfant Jésus brandit latéralement un petit miroir circulaire, qui montre l’image inversée du couple. Il ne s’agit pas seulement d’un morceau de bravoure prouvant que le peintre maîtrise les lois de l’optique, mais d’une sorte d’effet Droste par analogie formelle : le cadre en ovale contient un buisson en ovale qui contient un cadre en ovale qui contient le couple divin.


froment-triptyque-du-buisson-ardent-detail2 froment-triptyque-du-buisson-ardent-medaillon

Parallèlement, en bas de l’arbre, l’Ange du Seigneur arbore un cadre en ovale qui montre un autre arbre et un autre couple, Adam et Eve, l’antithèse de l’image de Jésus et Marie dans le miroir.



Justifier l’imbrication

Justifier par la préhension

Dans l’effet Droste classique, la justification est le geste de préhension : la chocolatière tient la tasse qui la représente en miniature.

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Dino Valls

Dino Valls

Un exemple récent d’effet Droste, très facile  sous Photoshop mais bien difficile en peinture.  La rotation du motif permet d’esquiver la régression à l’infini. L’inclinaison de l’horizon accentue l’effet d’étrangeté.


Alfred E. Newman - MadAlfred E. Newman
Couverture pour Mad

Dans cette variante amusante, le motif imbriqué présente deux étages, avec deux gestes de préhension : le magicien tient son chapeau, et le lapin tient le sien.

Mais il existe d’autres manières de justifier (ou pas) l’imbrication d’un motif de taille décroissante.


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Imbriquer sans justifier

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image.aspx

Une chatte faite de dix neuf chatons
Estampe de Kuniyoshi  Utagawa, 1847-1852 

Curiosité graphique, cette chatte faite de chatons tient d’Arcimboldo par son procédé de pavage, et d’un effet Droste par sa réplication d’un même sujet : mais l’imbrication s’arrête au premier niveau.


AliceAlice au travers du miroir,
Carte postale, début XXème siècle

Le miroir suggère faussement un effet d’abyme : mais il s’agit en fait d’un photo-montage obtenu en superposant la même image tirée avec une dizaine de réductions progressives, sans lien logique justifiant cette imbrication.


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Alberto Martini 1916 Danza macabra 26-comment nous regarde l'Allemagne Danza-Macabra-Europea
26, Comment nous regarde l’Allemagne
Alberto Martini, 1916, Danza-Macabra-Europea, série de cartes postales

Ce visage caricatural de Guillaume II contient, en guise d’yeux, deux visages qui lui ressemblent : orbites énormes, joues creuses, dents acérées.


dali Le visage de la Guerre 1940 Musee Boijmans Van Beuningen Rotterdam dali-Le-visage-de-la-Guerre-1940

Le visage de la Guerre, Dali, 1940, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

A l’orée du conflit suivant, Dali reprendra le même principe d’emboîtement de visages, en l’élargissant à la bouche et en poussant à l’infini la régression.

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Justifier par la perspective

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Exlibris signe Severin Belgique annees 1950Exlibris signé Severin Belgique annees 1950 Voute d'acier pour un mariage Apolline Dussart www.apollinedussart.comVoûte d’acier pour un mariage Apolline Dussart www.apollinedussart.com

Ces imbrications peuvent être comprises comme une haie d’honneur, la diminution du motif s’expliquant par la perspective.


Christian Vincent Christian Vincent 3
Christian Vincent 4 Christian Vincent 2

Christian Vincent

Même justification pour ces répétitions du même. Le quatrième tableau est particulièrement tompeur, puisque l’alternance (approximative) de deux positions du visage imite l’effet d’abyme.


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Justifier par la génération

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Ito Jakuchu, Deux gibbons cherchant à atteindre la lune, vers 1770, encre sur papier, Kimbell Art Museum, Texas

Deux gibbons cherchant à atteindre la lune
Ito Jakuchu, vers 1770, Kimbell Art Museum, Texas

L’échelle des générations ne permet pas de monter bien haut : sagesse japonaise.


kangourousKangourous
Illustration de Andrew Teague

Dans la poche marsupiale, le parent porte son enfant.


Michael Cheval Enigma 2015

Enigma
Michael Cheval, 2015

Sous la robe, la fillette abrite sa poupée. Voici ce que dit le peintre de cet élégant effet Droste :

« L’homme est un enfant de la nature, il est sa partie essentielle. Tous les processus qui se produisent dans la nature se produisent chez l’homme aussi. De la naissance à la mort – la floraison, la maturité, le déclin. Et puis a nouveau, il y a une naissance, peut-être sous une apparence différente. Les générations précédentes subsistent-elles dans les suivantes ? Les enfants répètent-ils leurs parents ? Le modèle de la ‘matryoshka’ illustre le mieux ce concept.  » [4]


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Justifier par la main de l’artiste

sb-lineColes_Phillips_1909_Life_mirror_recursive
« From the mirror », Coles Phillips
Illustration pour Life, 1909

Le titre suggère que l’artiste peint ce qu’elle voit dans un miroir que nous ne voyons pas. La composition prétend être un effet d’abyme, dans laquelle le second miroir serait remplacé par le tableau. Or celui-ci fonctionne bien différemment d’un miroir, puisqu’au lieu d’une alternance recto-verso, le dispositif imbrique des symétries gauche-droite.

Il s’agit donc bien d’un effet Droste dont le motif, à deux étages, est composé d’une artiste droitière peignant une artiste gauchère.



William Orpen 1924 Self Portrait, Multiple MirrorsAutoportrait, Orpen, 1924

Cet autoportrait du peintre anglais Orpen, en 1924, repose sur le même principe (voir Orpen scopophile)


pin_up_girl_by_simplearts-d32mz6x« Prise sur le fait, dans un coup de génie, ne montrant personne à part vous-même »

Dans cet effet Droste plus simple, le motif est à un seul niveau : une droitière qui peint.

Au premier niveau, cette pin-up métaphysique ajoute un voile à sa première itération, laquelle ajoute un bas à sa deuxième, laquelle  ébauche à peine la troisième.

On se perd en conjecture sur cette oeuvre insondable qui, sous prétexte de vanter un engin sans huile (d’où les tâches sur le sol), semble conçue pour rendre hommage à l’infinie profondeur des glacis.


elvgren_misssylvania 1948Calendrier Sylvania, Gil Elvgren, 1948

Ici, l’emboîtement s’arrête net : montrer une pinup s’intéressant à la récession à l’infini serait contraire au fantasme bien plus porteur de l’auto-érotisme féminin : seule une belle fille en nylons peut vraiment peindre  une belle fille en nylons.


 
 
karen kaapcke Self-Portrait-As-An-Insomniac 2011 2012 
Self Portrait As An Insomniac
Karen Kaapcke,  2011, 2012

Sous les apparences d’un effet d’abîme dans un miroir, c’est bien un effet Droste similaire aux précédents.



Effets Droste approximatifs

Sans aller jusqu’à l’effet Droste stricto sensu, il arrive aux peintres de flirter avec l’auto-similarité.


Un Fou Psalterium Caroli VIII regis (detail) - 1401-1500, Bibliotheque nationale de FranceUn Fou, Psalterium Caroli VIII regis (detail) – 1401-1500, Bibliotheque nationale de France Maitre du portrait de Angerer, Un fou, 1519-20 Yale University Art GalleryMaître du portrait de Angerer, Un fou, 1519-20 Yale University Art Gallery
Jan van Beers Le fou du RoiLe fou du Roi, Jan van Beers Jan van Beers (1852-1927) - The Red JesterLe Fou Rouge, Jan van Beers

Jose Frappa Le fou et son double

Le fou et son double, José Frappa

On voit bien le côté mi-ironique mi-diabolique de s’amuser avec un modèle caricatural de soi-même.


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Wojciech Weiss, Pozegnanie z Akademia, 1949Adieu à l’Academie (Pożegnanie z Akademią)
Wojciech Weiss, 1949,  FUNDACJA MUZEUM WOJCIECHA WEISSA, Cracovie
Wojciech Weiss, Akademia, 1934Wojciech Weiss, Akademia, 1934

En Pologne, en 1949, le vieux professeur Weiss, un an avant sa mort, utilise  un faux effet Droste pour signifier l’impossibilité de poursuivre : adieu à l’Académie-institution, mais aussi adieu à l' »académie » féminine et aux modèles qui se défaisaient, pour un moment, de leur châle traditionnel chatoyant. [5]


paul kelleyThrough The Looking GlassThrough The Looking Glass
Paul  Kelley
paul kelley 1998 Life Imitating ArtLife Imitating Art, 1998
Paul  Kelley

Pourvu que les postures soient homologues,  le tableau dans le tableau constitue un effet Droste arrêté, dont la puissance attractive est ici transférée  aux vertigineuses gambettes.


int campion campion-robert

Girl reading
Robert Campion

L’effet d’attraction est ici très atténué, bien que le mobilier des deux liseuses ait des similarités étudiées.


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erik-bulatov-self-portrait

Autoportrait, Erik Bulatov, 1968, Musée Maillol, Paris

Dans cet autoportrait pénétrant, l’artiste anticonformiste combine avec audace le thème des poupées russes, de Big Brother et de l’homme déshumanisé…


Magritte :  la récession interrompue

Magritte semble s’être fait une spécialité de la  récession déceptive qui, tel le coïtus  interruptus, s’arrête juste avant l’abyme…

magritte Les liaisons dangereuses 1936

Les liaisons dangereuses
Magritte, 1936, Don promis au Los Angeles, County Museum of Art

La paradoxe ici  tient à ce que la jeune femme, en voulant cacher son recto, nous dévoile son verso :  le miroir-voyeur rend publique  la fille pudique, l’endroit de l’une montre l’envers de l’autre.

C’est cet effet vice-versa, typique des miroirs en abyme,  qui nous donne l’illusion qu’il s’agit d’une seule jeune fille, et donc d’une image impossible.

Or celle qui baisse les yeux n’est peut être qu’une fausse pudique, qui manipule son miroir non pour cacher son propre sexe, mais pour nous montrer le postérieur d’une compagne : celle-ci,  la vraie pudique,  se cache les seins avec les mains au lieu de tenir un miroir, interrompant la récession.

Ce tableau qui semble surréaliste est en fait physiquement possible pourvu qu’il y ait deux filles et non une seule. Ce qui mène à un conclusion étonnante : celle qui montre ses fesses au miroir en regardant par dessus son épaule… c’est nous.

Ainsi le tableau n’est ni un effet d’abyme, ni un effet Droste  : simplement le reflet d’une fille dans le miroir d’une autre.


 picasso_Femme a la toilette 1906 retournee Albright-Knox Art Gallery NY
Femme à la toilette (inversée de gauche à droite)
 Picasso, 1906, 
Albright-Knox Art Gallery, New York
Ernst Ludwig Kirchner - Nu au miroir avec un homme 1912 Brucke Museum BerlinNu au miroir avec un homme
Kirchner, 1912, Brucke Museum, Berlin

Pour obtenir le Magritte 1936, retournez le Picasso 1906  et rajoutez le Kirchner 1912.



Foucault a relevé ce qui ,en définitive, est   le seul  élément « surréaliste » du tableau :

« De l’ombre il manque une partie – celle de la main gauche qui tient le miroir. Normalement on devrait la voir sur la droite du tableau ; or elle n’y est pas, comme si l’ombre du miroir n’était portée par personne ». Michel Foucault, Ceci n’est pas une pipe,  Fata Morgana, 1973

Une autre remarque intéressante de Foucault :

« …dans le mince espace qui sépare la surface polie du miroir, qui capture les reflets, et la surface opaque du mur, qui n’attrape que des ombres, il n’y a rien. »

Si la conclusion est fausse (il y a parfaitement la place entre le mur et le miroir), le contraste entre le miroir et le mur est bien vu :

  • l’un de toutes les couleurs, l’autre d’aucune (gris uniforme) ;
  • l’un luisant, l’autre mat ;
  • l’un cadré, l’autre illimité.

Pour conclure philosophiquement :

  • le mur de Magritte est platonicien, en reflétant une ombre fausse ;
  • mais son miroir est cartésien, en nous montrant un reflet on ne peut plus exact.


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Magritte la reproduction interdite

La reproduction interdite
Magritte, 1937, Musée Boymans-van-Beuningen, Rotterdam

Le titre ne ment pas : ce n’est pas la réflexion qui est interdite, mais la reproduction à l’infini. Le dos dans le miroir amorce un effet Droste, mais le livre, en se reflétant normalement , bloque la récession dès la première itération (1).

Le choix des Aventures d’Arthur Gordon Pym de Poe, n’est pas l’effet du  hasard. On y trouve deux passages mettant en garde contre les méfaits du miroir, en premier lieu à l’encontre du narrateur lui-même :

« Lorsque enfin je me contemplai dans un fragment de miroir qui était pendu dans le poste, à la lueur obscure d’une espèce de fanal de combat, ma physionomie et le ressouvenir de l’épouvantable réalité que je représentais me pénétrèrent d’un vague effroi«  (chapitre VIII, le revenant)

Mais surtout, dans ce morceau de bravoure sur les ravages  de l’effet d’abyme :

« Too-wit fut le premier qui s’en approcha, et il était déjà parvenu au milieu de la chambre, faisant face à l’une des glaces et tournant le dos à l’autre, avant de les avoir positivement aperçues. Quand le sauvage leva les yeux et qu’il se vit réfléchi dans le miroir, je crus qu’il allait devenir fou ; mais, comme il se tournait brusquement pour battre en retraite, il se revit encore faisant face à lui-même dans la direction opposée ; pour le coup je crus qu’il allait rendre l’âme » (Chapitre XVIII, Hommes nouveaux)

(1) Le miroir et la cheminée se retrouvent à l’identique dans  un autre tableau de Magritte, La durée poignardée (voir Le train sous le pont)


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MAGRITTE René, Eloge de la dialectique, 1937, Musée d'IxellesEloge de la dialectique
Magritte, 1937, Musée d’Ixelles, Belgique

Dans la maison dans la maison, la fenêtre en haut à gauche est fermée.


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Magritte clairvoyance 1936Clairvoyance
Magritte, 1936, Art Institute of Chicago.

Dans le tableau, l’artiste regarde un oeuf posé sur la table, mais voit un oiseau, qu’il peint sur le tableau dans le tableau.


magritte clairvoyancePhotographie de Magritte peignant son tableau Clairvoyance

Dans la photographie, l’artiste ne regarde rien, et fait éclore  un tableau directement de son imaginaire.

La photographie amorce un effet Droste interrompu, dans lequel Magritte se transforme en oiseau à la seconde itération.


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Bill Brandt, René Magritte, 1963

Bill Brandt,
Photographie de René Magritte, 1963

Ici, l’effet Droste interrompu transforme Magritte en pomme.



Références :
[1] L’effet Droste est des effets classiques de la publicité. Pour un inventaire exhaustif, notamment pour les boîtes de cigare dont elle constitue une figure presque obligée, voir le Carnet de recherche de Patrick Peccatte : L’image mise en abyme – pour une typologie historique [1/2] https://dejavu.hypotheses.org/3836
[2] Pour l’effet Droste dans les couvertures de livres ou de magazines, voir le Carnet de recherche de Patrick Peccatte : L’image mise en abyme – pour une typologie historique [2/2] https://dejavu.hypotheses.org/3838
[3] Stuart Whatling, Medieval ‘mise-en-abyme’: the object depicted within itself,
https://www.yumpu.com/en/document/read/13337694/medieval-mise-en-abyme-the-courtauld-institute-of-art

Des reflets fallacieux 2 : les miroirs de Waterhouse

13 juillet 2015

Quatre tableaux de Waterhouse montrent un miroir circulaire. Nous allons les  présenter dans l’ordre chronologique et chercher, parmi ces quatre reflets, lesquels sont justes et lesquels fallacieux.

Circé offrant une coupe à Ulysse

Waterhouse, 1891, Gallery Oldham, Oldham

Circe, by John William Waterhouse
Sous le bras droit de la magicienne,  on voit le bateau d’Ulysse  et ses compagnons transformés en porcs par la potion qu’elle leur a fait boire.

Sous son bras gauche, on constate que la baguette magique n’a pas d’effet sur Ulysse (Hermès lui ayant fourni un antidote) : il tire son épée pour menacer la magicienne.

Dans cette  première expérience,  Waterhouse utilise le miroir comme un procédé purement graphique, permettant de concentrer  en une seule image les deux temps de la légende.


Dans la La Dame de Shalott, en revanche, le miroir constitue un élément essentiel de la narration.

La ballade de Tennyson

La Dame est enfermée dans une tour, occupée à tisser machinalement  « un tissu  magique aux couleurs éclatantes« . Une vague malédiction lui interdit de regarder d’en haut la ville de Camelot (« A curse is on her if she stay to look down to Camelot »). C’est donc grâce à un miroir qu’elle regarde les passants.

La ballade de Tennyson a été publiée la première fois en 1833, puis réécrite et  publiée en 1842. Elle a été ensuite une source d’inspiration constante pour les peintre victoriens en général, et les Préraphaélites en particulier

Pour l’importance du thème dans l’art victorien, voir http://www.victorianweb.org/painting/prb/mariotti12.html
Pour une liste détaillée des illustrateurs, voir http://www.victorianweb.org/authors/tennyson/loslist.html
Pour un résumé illustré du texte, voir  http://beholdthestars.blogspot.fr/2015/04/the-lady-of-shalott-by-alfred-lord.html


L’épisode de Lancelot

Dans la partie III de la ballade , l‘irrésistible chevalier se présente  sur le chemin.

Elle laissa son tissu, elle laissa son métier,
Fit trois pas à travers la pièce,
Elle vit la fleur de nénuphar,
Le casque et le panache,
Elle baissa les yeux vers Camelot.
She left the web, she left the loom,
She made three paces thro’ the room,
She saw the water-lily bloom,
She saw the helmet and the plume,
She look’d down to Camelot.

Et  la malédiction se déclenche :

Le tissu s’envola et partit au loin
Le miroir se brisa de part en part
« La malédiction est sur moi » cria
La Dame de Shalott.
Out flew the web and floated wide;
The mirror crack’d from side to side;
‘The curse is upon me,’ cried
The Lady of Shalott.

C’est cet instant spectaculaire que Waterhouse a illustré en premier.


La Dame de Shallot regardant Lancelot

John William Waterhouse, 1884, City Art Gallery,  Leeds

John William Waterhouse The_Lady_of_Shallot_Looking_at_Lancelot 1884 City Art Gallery Leeds
La Dame se détourne du miroir, qui se brise. Waterhouse a remplacé le  tissu qui s’envole  par les fils qui s’enroulent autour de ses jambes, matérialisant la malédiction qui la piège.


Le regard de Lancelot

John William Waterhouse The_Lady_of_Shallot_Looking_at_Lancelot 1884 City Art Gallery  Leeds perspective1
Le point de fuite indiqué par les lignes du pavement coïncide avec l’oeil du chevalier qui avance en longeant la rivière sinueuse.

Sachant qu’un grand cheval fait 1m 80 au garrot, ceci met l’oeil  du chevalier à environ 2m 70 du sol. Dans la pièce, il apparait au niveau des épaules de la dame qui se penche – disons 1m 20. Le plancher se situe donc à environ 1m 50 du sol, ce qui  fait bas pour une tour !

Si Waterhouse s’est permis cette  liberté avec l’histoire, c’est pour une raison plus profonde :  le tableau montre ce que verrait le chevalier si, inversant le titre, Lancelot avait regardé la Dame de Shalott. Il ne le fera qu’à la fin de l’histoire, lorsque que son cadavre descendra la rivière jusqu’à Camelot : « Elle avait un joli visage ».

Ce regard qui aurait pu inverser non seulement le titre,

mais aussi peut être la malédiction,

c’est nous, maintenant, spectateur, qui le portons.


Le regard de la Dame

John William Waterhouse The_Lady_of_Shallot_Looking_at_Lancelot 1884 City Art Gallery  Leeds perspective2
La fuyante qui relie le haut de la chevelure de la dame avec son reflet (en rouge) passe légèrement au dessus du point de fuite (de 2 cm environ). Soit Waterhouse s’est trompé, ce qui est peu probable compte-tenu de sa méticulosité légendaire,  soit il a délibérément dessiné un reflet faux. On pourrait penser que le décalage est dû à la brisure du miroir, qui dans le reflet fracture le crâne de la Dame. Mais malheureusement, impossible de sauver ainsi le réalisme, car la partie droite de cette tête et la tête du Chevalier se trouvent sur le même fragment : si l’un des deux reflets est faux, l’autre l’est aussi.

Coup de théâtre :  le miroir est fallacieux, ce qui bouleverse toutes nos déductions précédentes. S’il nous ment en construisant un reflet de la Dame qui ne cadre pas avec la pièce, il nous ment tout aussi bien  en y inscrivant l’image de Lancelot.

  • Du coup la pièce peut  se trouver aussi haut qu’on veut dans une tour, avec un « objectif » au rez-de-chaussée filmant les passants sur la route.
  • Du coup, même en tournant son regard vers la gauche, Lancelot ne verrait pas la Dame de Shaloot : tout au plus l’objectif.
  • Et du coup la malédiction n’aurait pas pu s’inverser.

 

Avec le miroir de La Dame de Shallot regardant Lancelot,

Waterhouse invente simultanément l‘écran de télévision,

l’image en surimpression,

et la déception du téléspectateur !


Le regard  plongeant

John William Waterhouse The_Lady_of_Shallot_Looking_at_Lancelot 1884 City Art Gallery Leeds perspective3
Ce que la malédiction interdit textuellement, c’est le regard plongeant (to look down to Camelot).

En se baissant  pour regarder à niveau le chevalier, la Dame essaie de ruser avec l’interdit. Mais si bas qu’elle se baisse, il reste toujours un écart entre le niveau de ses yeux et celui des yeux du chevalier, qui empêche le croisement des regards.

Cet écart s’appelle Fatalité.


Le destin (Destiny)

John William Waterhouse, 1900,

The Towneley Hall Art Gallery and Museums, Burnley, England

Waterhouse Destiny 1900

En 1900, en pleine guerre des Boers, Waterhouse mélange les ingrédients de ses deux premiers tableaux à miroir  : le philtre et la mer de Circé, la loggia et la rivière sinueuse de la Dame de Shalott, pour un tableau difficile à interpréter si on ne le rapproche pas avec les deux précédents.


L’énoncé de l’énigme

Waterhouse Destiny 1900 perpective1
En plaçant au même niveau l’horizon maritime et terrestre (ligne violette), en montrant dans le miroir des éléments agrandis de la loggia  – une colonne corinthienne au centre du miroir, le bord d’une autre à gauche et une partie du parapet (lignes vertes) – Waterhouse place le spectateur devant une énigme visuelle :

la loggia  peut-elle donner  à l’arrière sur la campagne et à l’avant sur la mer ?


Le regard sur la pièce

Waterhouse Destiny 1900 perpective2
Les arcatures cachées se prolongent correctement derrière le miroir (cercles blancs).

Comme dans La Dame de Shallot regardant Lancelot, le point de fuite indiqué par le pavement, cohérent avec la ligne d’horizon et  les fuyantes de la loggia (lignes jaunes) accuse un petit écart vertical par rapport au niveau des yeux de la jeune fille. Le spectateur, légèrement plus grand, est donc situé en face d’elle.


Le regard sur le reflet

Waterhouse Destiny 1900 perpective3
En revanche le regard sur le reflet est porté depuis un point situé plus bas – au milieu du cercle du miroir – et plus à gauche – sur le bord du miroir (lignes bleus).

Ce qui était indiqué de manière si discrète dans La Dame de Shallot regardant Lancelot, – peut être un jeu intellectuel avec quelques happy fews – est  devenu manifeste : le reflet dans le miroir n’est pas un reflet optique, mais une image fallacieuse.

Pour en convaincre les plus distraits, Waterhouse a même « oublié » le reflet des mains et de la coupe.


Le regard sur le livre

Waterhouse Destiny 1900 perpective3

Du coup, il s’en donne à coeur joie : les fuyantes du livre et du pupitre (en rouge) ne concordent pas avec le point de fuite de la loggia : même la réalité est fausse !

Ce point de fuite très haut permet la vue plongeante sur la tour, et explique comment on peut voir dans le miroir le reflet de la mappemonde céleste qui, dans la réalité, se situe en avant du livre (plus le point de fuite est élevé par rapport au niveau de deux objets, plus la perspective les sépare, ce qui permet de faire passer le bas du miroir entre les deux, et de montrer l’un en cachant l’autre).


Trois points de vue

Le tableau est magistralement trompeur : d’abord, il fait croire que la jeune fille regarde la mer, alors qu’elle ne peut regarder que le mur en face d’elle.


Waterhouse Destiny 1900 perpective4
De plus, il juxtapose trois regards : celui d’un spectateur debout dans la loggia en face de la jeune fille  (F1), celui d’un autre situé plus bas sur sa gauche (F2), celui d’un troisième planant en hors champ, à l’aplomb du livre.


Le Destin

Cette jeune fille qui vit au centre d’une réalité distordue, qui possède un grimoire, une sphère céleste, une coupe magique et un écran de télévision grossissant, mais qui vit dans une haute tour et regarde les navires qui partent, est un hybride de Circé la Magicienne  et de la Dame de Shalott condamnée à la solitude.

D’une part elle prédit le Destin des autres, d’autre part elle subit le sien.

Pour une analyse (moins poussée) sur les incohérences visuelles et les anachronismes (supposés), on peut consulter
http://www.victorianweb.org/painting/jww/paintings/taylor12.html


Pour le quatrième et dernier miroir de Waterhouse, revenons à la Dame de Shalott,

pour un épisode qui se situe au milieu de l’histoire.

L’épisode des amoureux

Dans la partie II du poème, elle  est témoin d’une scène qui va la remplir d’un intense sentiment de jalousie.

Or quand sous la lune apparurent,
Deux jeunes amoureux venant de se marier.
«Ras le bol des ombres !», dit
La Dame de Shallot.
Or when the moon was overhead,
Came two young lovers lately wed:
“I am half sick of shadows,” said
The Lady of Shalott.

C’est ce moment de révolte qu’illustrera Waterhouse en dernier, deux ans avant sa mort.


« I am half-sick of shadows

said the Lady of Shalott »

John William Waterhouse, 1915, Art Gallery of Ontario

John William Waterhouse I am half-sick of shadows said the Lady of Shalott  (1915)

Le regard oblique de la Dame souligne qu’elle est déjà tentée de regarder vers sa droite, mais pas encore décidée. Il faudra pour cela attendre la partie III et le passage de Lancelot.


Une perspective sage

John William Waterhouse I am half-sick of shadows said the Lady of Shalott  (1915) perspective
Dans ce dernier opus, finis les jeux compliqués. Le point de fuite correspond à un spectateur assis à côté de la Dame, toujours légèrement plus grand qu’elle. La ligne d’horizon tombe à mi-hauteur des remparts de Camelot, ce qui confirme que la pièce est située dans une tour.

Le point de fuite en hauteur permet le même effet que dans Destin : montrer le reflet de la partie droite du métier à tisser (avec la manette) sans montrer la partie gauche.


Le tissu

John William Waterhouse I am half-sick of shadows said the Lady of Shalott  (1915) tissu

Les trois motifs inspirés par le miroir sont circulaires comme lui, et révèlent ce que la Dame y a vu ou cru voir.

On constate qu’elle bovaryse en tissant : le motif du milieu montre une troupe de chevaliers qui passe, celui de droite un chevalier à genoux aux pieds de la Dame en robe rouge, avec la tour de Shalott derrière elle.



John William Waterhouse I am half-sick of shadows said the Lady of Shalott  (1915) fleur
Un détail infime résume sa destinée  :

tandis que les amoureux passent sur le chemin,

une fleur aux pétales rouges s’étiole tristement dans sa tour.

Des reflets fallacieux 1

11 juillet 2015

Dans lequel on réhabilite des tableaux prétendument fâchés avec les miroirs.

Les Géographes de Cornelis de Man

Une erreur de débutant

Cornelis de Man (ecole)– Musicians (c.1670) Rijksmuseum

Musiciens
Ecole de Cornelis de Man, vers 1670, Rijksmuseum

Ce travail d’amateur souffre de défauts évidents, sur lesquels il n’est pas utile de s’appesantir :

  • perspective impossible (voir notamment le siège de la jeune fille) ;
  • reflet faux du luthiste dans le miroir (le manche devrait se trouver à gauche de son visage).


L’erreur d’un maître ?

Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg schemaGéographes au travail
Cornelis de Man, Vers 1670, Hamburger Kunsthalle, Hambourg

Ce tableau très abouti pose en revanche problème : la perspective est parfaite, et Cornelis de Man a pris soin d’incliner le miroir de sorte que le point de fuite du monde virtuel se trouve à la verticale du point de fuite du monde réel.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg miroir
Néanmoins le reflet est faux :

  • dans le monde réel la main du géographe se pose sur la face avant du globe terrestre,
  • dans le virtuel, elle est placée en arrière, surplombant le cercle métallique.


Dans le sillage de Vermeer

Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg compar VermeerAdriaan E. Waiboer [1] prend ce tableau comme exemple de l’influence de Vermeer sur ses contemporains :

  • l’idée du personnage vu de dos révélant son visage dans un miroir penché vient de la Jeune fille au virginal ;
  • la pose même de ce personnage , assis et massif au premier plan, reprend celle de l’Officier (en l’inversant) ;
  • la disposition des trois personnages, en particulier de celui qui pose le coude sur la table, rappelle celle de la Jeune femme au verre ;
  • enfin le geste de la main mesurant une distance entre le pouce et l’index est celui de l’Astronome.

On remarquera que le second Géographe de Cornelis de Man tient un compas pour mesurer les distances, tout comme le Géographe de Vermeer.


Une scène historique

Cornelis-de-Man-1670-ca-Geographers_at_Work-Kunsthalle_Hamburg
Pour Kees Zandvliet [2], cette scène de genre aurait une signification bien précise : Une discussion à propos de la route vers l’Asie.

Les deux géographes en chambre, vêtus de riches robes d’intérieur et de bas de soie, sont des marchands ou des armateurs (possiblement Balthazar de Moucheron et Pieter Plancius). Le troisième personnage, coiffé d’une toque de fourrure, a le nez rouge, l’œil goguenard et la moustache rustique. Il s’agit probablement d’un marin, qui pointe son index gauche sur la carte des régions polaires (publiée par Cornelis Claesz en 1598), tout en regardant, comme les deux autres, le sommet du globe terrestre. Pour Kees Zandvliet, ce navigateur serait Willem Barentsz, et le tableau un mémorial de sa recherche infructueuse du passage du Nord Est vers l’Asie, qui lui coûta la vie en 1597.


Un reflet ironique (SCOOP !)

Au centre du tableau, le reflet impossible prend alors une signification bien précise, celle d’une critique ironique. En 1670, le passage du Nord Est est toujours une utopie (il ne sera franchi qu’en 1879). La main du géographe en bas de soie, qui s’étend négligeamment au dessus du méridien de métal pour signifier toute la facilité de la chose, s’oppose à celle de l’explorateur à la toque de fourrure, posée sur la carte bien réelle.

Estimer une distance entre deux doigts est simple, naviguer au compas est une autre paire de manche.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg compar Astronome
Ainsi compris, le tableau se place encore mieux dans la prolongement du maître de Delft :

  • l’Astronome de Vermeer enjambe pensivement les deux rives de la Voie lactée (voir Les pendants supposés de Vermeer ) ;
  • le Géographe de Cornelis de Man enjambe allègrement les deux hémisphères terrestres, tandis que le miroir dénonce l’écart entre les chimères et la réalité.


Cornelis de Man 1670 ca Geographers_at_Work Kunsthalle_Hamburg tableau
Le tableau au dessus redouble cette note ironique, en affichant deux promeneurs qu’un simple torrent arrête.


Mère et enfant (Mother and Child)

Frederic George Stephens, vers 1854, Tate Gallery, Londres

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854
Découragé par son supposé manque de talent, Stephens abandonna vers la trentaine la carrière de peintre pour devenir critique et propagandiste de la Confrérie Préraphaélite. Ce tableau est un des trois qu’il n’a pas détruit, témoins d’un talent peut être  moins abouti que celui de ses géniaux amis, mais néanmoins remarquable.


Un précédent redoutable

Il est vrai qu’il se frotte ici à un des chefs d’oeuvre de Hunt, réalisé l’année précédente :

William_Holman_Hunt_-_The_Awakening_Conscience

Le réveil de la conscience (The Awakening Conscience)
William Holman Hunt,  1853, Tate Gallery

La composition est  très similaire :

  • même saturation de l’espace dans un intérieur encombré ;
  • même insistance maniaque sur les éléments  décoratifs (ameublement, papiers-peints) ;
  • même instantané sur deux personnages, dont l’un est aveugle à l’émotion de l’autre.

Car chez Hunt, l’homme de plaisirs ne comprend pas l’émotion qui submerge sa compagne à l’écoute de la chanson.

Et chez Stephens, l’enfant qui joue ne voit pas la lettre que sa mère tient  du bout des doigts, sans la lire.

Dans les deux tableaux, la fin est ouverte :

  • la jeune femme à la conscience « réveillée » quittera-t-elle sa vie de débauche ?
  • Est-ce un deuil ou une rupture qui menace la jeune mère ?


Le miroir du fond

Mais c’est surtout le miroir sur le mur du fond qui va nous intéresser.


Hunt Fenetre Stephens Fenetre
  • Chez Hunt, il reflète une fenêtre ouverte, qui symbolise la possibilité d’une rédemption (voir Le réveil de la conscience ).
  • Chez Stephens, la fenêtre à guillotine est fermée, mangée par deux épais rideaux ;  son store est à demi-baissé, interdisant toute communication avec un ciel vide : image de séparation ou de disparition qui renforce le message funeste de la lettre.



Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 miroirNulle présence humaine dans le miroir : seulement les reflets des objets posés sur la cheminée.


Stephens Volute

La lettre d’amour (détail), 1861, Rebecca Solomon

Le cadre est orné en bas de deux grosses volutes, comme celui-ci.


Une erreur dans le reflet  ?

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 miroir schema

Les différentes zones verticales du reflet sont assez difficiles à lire, du fait que le cadre du miroir est presque caché à gauche derrière  le bougeoir. On comprend néanmoins rapidement qu’il nous montre un second miroir, placé entre les deux fenêtres aux rideaux rouges. Dans ce miroir, nous devrions  voir la zone de la cheminée : or le seul objet est un cadre ocre  sur un fond de papier peint – tableau ou fragment de meuble – rien en tout cas qui corresponde à ce qui se trouve à côté  de la femme et de l’enfant.

A bien y regarder, le tableau semble se heurter à d’autres problèmes de perspective :  la cloison de droite, qui porte la cheminée, ne se raccorde pas à angle droit avec l’autre. De plus, que vient faire cette cheminée aussi proche d’un coin de la pièce, au lieu d’être au milieu d’une cloison ?

Une question d’angle

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 plinthesFrederic George Stephens Mother and Child c.1854 consoleBien sûr, il faut lire le décor autrement : en ne montrant que partiellement les plinthes  et la console en bois ouvragé accrochée au dessus de la mère, Stephens nous donne des pistes, mais nous invite à un effort de réflexion pour reconstituer le plan de la pièce.





Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 planLa perspective et le reflet sont parfaitement exacts, une fois qu’on a compris que la cheminée se trouve sur un pan coupé.

Un bon exemple d’une telle cheminée d’angle, chez un grand amateur d’énigmes :reconstruction-of-sherlock-holmes-s-room-at-the-sherlock-holmes-pubReconstitution de la chambre du détective, au pub « Sherlock Holmes »


Le second miroir  montre une zone de la cloison de droite qui se situe  en hors champ du tableau.

Le cadre ocre

Le reflet dans ce second miroir est le haut d’une porte close, ce qui ajoute encore  à l’impression d’enfermement dans un chagrin indicible.

Le point de fuite au niveau de la tablette de la cheminée explique que la porte apparaisse aussi bas.

En aparté : une autre porte dans un miroir

Dans le premier tableau d’un triptyque très étudié – le plus célèbre de ses problems pictures – Egg utilisera quatre ans plus tard la même composition.

Past and Present, No. 1 1858 by Augustus Leopold Egg 1816-1863

Passé et présent, premier tableau (Pas and Present)
Augustus Leopold Egg, 1858, Tate Gallery, Londres

Le point de fuite est au même niveau, et la porte dans le miroir également.

Ici, tandis que les fillettes jouent innocemment sous le tableau d’Adam et Eve chassés du paradis,  c’est le père qui tient la lettre fatidique. La femme infidèle se traîne à ses pieds.

Le reflet lui montre son destin : à la porte !

A noter le symbolisme appuyé de la pomme coupée en deux : une moitié sur le sol (madame), une moitié transpercée d’une lame (monsieur).



Une cheminée moderne

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 cheminee

La cheminée est fermée par une plaque en acier réfléchissante, avec une découpe circulaire que l’on pourrait confondre avec le dossier de la chaise de l’enfant (qui est à peine visible, à côté de l’ornement doré). Voici un exemple plus lisible :

Lost in thought 1864 by Marcus StonePerdue dans ses pensées (Lost in thought), Marcus Stone,1864


Les tiges métalliques de part et d’autre sont des accessoires de cheminée (pique-feu, pinces, balayette).

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 bouton CC Hunt Drawing of an Interior British museumDrawing of an Interior, CC Hunt, British museum
A Day in the Life of... a chimney sweep Wall Art Prints by Peter Jackson_button« A Day in the Life of… a chimney sweep »,
Peter Jackson
Interior of 1 Holland Park, Fireplace with Tanagra Figures, c.1898 buttonInterior of 1 Holland Park, Fireplace with Tanagra Figures, photographie de 1898

Le bouton de porcelaine encastré dans le mur à gauche reste énigmatique. On trouve sur quelques rares exemples un dispositif analogue, plutôt une manivelle qu’un bouton-poussoir. Mon hypothèse est qu’il n’a rien à voir avec la cheminée, et qu’il  pourrait s’agir d’une manette permettant de sonner les domestiques. A confirmer.

Quoiqu’il en soit, l’extrême fidélité à l’univers concret est typique du réalisme des Préraphaélites, comme Stephens l’explique lui-même :

« Le principe avait pour conséquence que si l’un des membres avait trouvé un modèle dont l’aspect correspondait à ce que son sujet demandait, ce modèle devait être peint avec exactitude et, pour ainsi dire, au cheveu près. »

Cependant, le trou rougeâtre de la cheminée éteinte, dans le dos de la fillette, a aussi valeur de symbole : celui d’un foyer désolé.


La seconde énigme

Frederic George Stephens Mother and Child c.1854 jouets
Elle se lit dans les jouets de l’enfant – un très jeune garçon habillé en fille, selon l’usage de l’époque – qui nous renseignent sur  le contenu de la lettre.



Exposé au Salon de 1882,  le dernier tableau de Manet fit sensation. Il  s’inspire beaucoup – y compris dans ses « anomalies » – du jeu de miroir inventé par Caillebotte un ans plus tôt (voir Dans un Café : où est Gustave ? ).

Le Bar des Folies Bergère

Manet, 1881-82, Institut Courtauld, Londres

Edouard_Manet_004

Le tableau n’a pas été peint sur place, mais travaillé entièrement en atelier : seule la jeune modèle, Suzon, était réellement serveuse aux Folies Bergère.

Des reflets  impossibles

On remarque rapidement un reflet impossible : l’homme qui lui conte fleurette n’existe que dans le miroir.

De plus, à gauche,  le reflet des bouteilles ne correspond pas à celles qui sont posées sur le comptoir.


Une perspective indécidable

Edouard_Manet_perspective
Il n’y a dans la salle aucune ligne droite, aucun alignement repérable.  L’unique fuyante réelle (celle de l’arête du comptoir, en jaune) suggère que le point de fuite pourrait se trouver au niveau du nez de la serveuse, tandis que les fuyantes de son reflet (en rouge) montrent un point de fuite situé très à droite.

Cette indétermination est une des raisons du caractère perturbant  du tableau : s’agit-il d’une introspection ou d’une exhibition, du regard subjectif de la serveuse sur elle-même ou du regard objectif du peintre  planqué en hors champ ?

Ce décor longuement travaillé est-il vraiment fait  de bric et de broc, en prenant de telles libertés avec la réalité optique ?

 

En fait,  Malcolm Park [3] a montré  récemment que ces « erreurs » n’en sont pas, pour peu que l’on comprenne :

  • que les bouteilles dans le reflet ne sont pas celles que nous voyons sur le marbre (mais des bouteilles situées plus à gauche  sur le comptoir) ;
  • que le point de fuite ne se situe donc non pas derrière la serveuse, comme nous le croyons, mais beaucoup plus à droite.


Edouard_Manet_schemaEdouard_Manet_reconstruction

Courtoisy Dr. Malcolm Park


Edouard_Manet_004_marbre

Le seul élément délibérément fallacieux reste l’arête gauche du comptoir dans le miroir, qui devrait être plus inclinée, comme le montre la reconstitution photographique.


Une boutique de charcuterie

Dambourgez, 1886, Collection privée

Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886
Quatre ans plus tard, Dambourgez transporte la composition de Manet des Folies Bergère aux Halles, rhabille la serveuse en commerçante  et remplace les alignements de bouteille par des tranches de charcutailles.


Des reflets aléatoires

Après ce précédent illustre, puisqu’il est désormais permis – et même moderne pense-t-il – de peindre des reflets faux, Dambourgez s’en donne à coeur joie.



Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886 perspective
Si les reflets des étagères de droite (en vert) sont cohérents avec le point de fuite (en jaune), les reflets des crocs et de la scie pendus en haut à gauche ne le sont pas (en rouge)  : ni surtout le reflet de la bouchère elle-même, beaucoup trop décalé alors qu’elle est pratiquement adossée au miroir.



Caillebotte
Pour comparaison, le reflet du flâneur de Caillebotte (retourné de gauche à droite)


Une histoire avec un  client

Une  étrangeté du tableau est que les poids sont restés sur un des  plateaux de la balance : quelle commerçante les laisserait  ainsi, au risque de fausser l’instrument ? Le fait qu’ils se trouvent sur le plateau situé à main droite est logique,  leur nombre irrégulier indique que l’objet pesé n’était pas une quantité convenue.

Par ailleurs, la bague à l’annulaire de la charcutière indique que celle-ci est mariée.

Dans le contexte de la référence au Bar des Folies Bergères, ne faut-il pas comprendre qu’ici, il nous manque le Séducteur ?


Une boutique de charcuterie Dambourgez 1886 detail

La marchande est distraite :

  • elle oublie les poids,
  • elle laisse la  cuillère dans la bassine qui fume,
  • elle regarde fixement la porte…

Quelqu’un vient de sortir et elle reste troublée, plantée là au milieu de ses viandes, comme une victuaille supplémentaire.

Son reflet décalé vers la porte n’est-il pas son désir qui la précède ?



sb-line

Références :
[1] Adriaan E. Waiboer « Vermeer’s Impact on His Contemporaries » Oud Holland, Vol. 123, No. 1 (2010), p 55 https://www.jstor.org/stable/42712248
[2] K. Zandvliet « Mapping for Money: Maps, Plans, and Topographic Paintings and Their Role in Dutch Overseas Expansion During the 16th and 17th Centuries » 1998 p 250
[3] Malcolm Park, « Manet’s Bar at the Folies-Bergère: One Scholar’s Perspective » http://www.getty.edu/art/exhibitions/manet_bar/looking_glass.html