L'artiste se cache dans l'oeuvre
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Monthly Archives: août 2020

La mort biface

28 août 2020
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Les figures macabres double-face (janiformes), sont pour la plupart des grains (patenôtres), intermédiaires ou terminal, provenant de chapelets en ivoire. Je n’ai retenu ici, parmi celles qui ont un squelette sur une de leurs deux, trois quatre faces, celles qui présentent des particularités intéressantes (inscriptions) [0].

On les date du début du XVIème siècle, et on leur attribue une origine française, hollandaise ou allemande. Je les ai regroupées en trois catégories, suivant leur format.


Format portrait

Jeune homme et crâne

AMARA MEMORIA

L’inscription vient de l’Ecclésiaste :

O mort, que ton souvenir est amer
Ecclésiaste, 41,1

O mors, quam amara est memoria tua


O MOR C AMARA EST MEMORIA TUA Museum fur Kunst und Gewerbe Hamburg A O MOR C AMARA EST MEMORIA TUA Museum fur Kunst und Gewerbe Hamburg B

Museum für Kunst und Gewerbe, Hambourg

Un visage de jeune homme est apparié avec le crâne, qui tient la bandelette comme un mors entre ses dents.



Cologne, Museum Schnutgen A Cologne, Museum Schnutgen B

Museum Schnütgen, Cologne

Même couple, mais sans la bandelette.


sb-line

Défunt et crâne

AMARA MEMO Ivory_model_of_half_a_human_head,_half_a_skull,_Europe_Wellcome_L0057079 AMARA MEMO Ivory_model_of_half_a_human_head,_half_a_skull,_Europe_Wellcome_L0057081 AMARA MEMO Ivory_model_of_half_a_human_head,_half_a_skull,_Europe_Wellcome_L0057080

Wellcome Collection

D’un côté le visage d’un mort coiffé d’un foulard, de l’autre le crâne.



O MORS AMARA MEMO TUA attributed to Chicart Bailly Detroit Institute of Arts (1990.315),

1500-1530, attribué à Chicart Bailly, Paris, Detroit Institute of Arts (N° 1990.315)


AINSI SERONS NOUS HUI (aujourd’hui) OU DEMAIN

AINSI SERONS NOUS WI OU DEMAIN from a string of prayer beads South Netherlands
Copie quasi identique du précédent, mais avec un texte différent.


AINSI SERONS NOUS WI OU DEMAIN atttribue a Chicart Bailly anc coll St Laurent Berge A AINSI SERONS NOUS WI OU DEMAIN atttribue a Chicart Bailly anc coll St Laurent Berge B

Attribué à Chicart Bailly, Paris, ancienne collection Saint Laurent-Bergé


AINSI SERONS NOUS WI OU DEMAIN Cologne Museum Schnutgen A AINSI SERONS NOUS WI OU DEMAIN Cologne Museum Schnutgen B

Museum Schnütgen, Cologne


AINSI SERONS NOUS WI OU DEMAIN Ivory_model_of_a_skull_and_a_human_head,_France_Wellcome_L0057570 AINSI SERONS NOUS WI OU DEMAIN Ivory_model_of_a_skull_and_a_human_head,_France_Wellcome_L0057571

Wellcome Collection

Le mort est ici un transi, que les vers ont commencé à dévorer.

DURA ET ASPERA

Dure et âpre (est la mort)

Dalton 1909 Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum 444 AMARIA Dalton 1909 Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum 444 BINRI

Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum, Dalton 1909, N° 444


COGITA MORI

Pense à la Mort

COGITA MORI Toronto, The Thomson Collection at the Art Gallery of Ontario A COGITA MORI Toronto, The Thomson Collection at the Art Gallery of Ontario B

The Thomson Collection at the Art Gallery of Ontario, Toronto 


Daz ist ein jung un arm mensch (en e nd) dich her

Voici un jeune et pauve homme, ( plains-le ?)

daz ist ein jung un arm mensch en e nd dich her Cologne Museum Schnutgen B daz ist ein jung un arm mensch en e nd dich her Cologne Museum Schnutgen A

Museum Schnütgen, Cologne


Der not der biteren Tot aller nocht oberst 1522

Les épreuves de la mort amère sont les plus fortes de toutes

der not der biteren Tot aller nocht oberst 1522 Munich, Bayerisches Nationalmuseum A der not der biteren Tot aller nocht oberst 1522 Munich, Bayerisches Nationalmuseum B

Munich, Bayerisches Nationalmuseum


VADO MORI alle hernach.f.k. mane. thetet phates.1504

Je vais mourir tout après, Mané, Thécel, Pharès (compté, pesé, et divisé)

vado mori alle hernach.f.k. mane. thetet phates.1504 Herzog Anton-Ulrich Museum Braunschweig A vado mori alle hernach.f.k. mane. thetet phates.1504 Herzog Anton-Ulrich Museum Braunschweig B

Herzog Anton-Ulrich Museum, Braunschweig


A la saint Navot

Dalton 1909 Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum 441 A« A la saint Navot » Dalton 1909 Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum 441 B« Point de devant a la mort »

Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum, Dalton 1909, N° 441


POUR LA MORT

POUR LA MORT XVIeme coll priv A POUR LA MORTXVIeme coll priv B POUR LA MORT XVIeme coll priv C

Collection privée

L’inscription côté transi est malheureusement illisible.


Sans inscription

ivory bear Bowdoin College Museum of Art

Bowdoin College Museum of Art


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Visage féminin et crâne

ANSI SERON NOV WI OV DEMIN FINIS

AINSI SERONS NOUS WI OV DEMIN FINIS Cologne, Museum Schnutgen A AINSI SERONS NOUS WI OV DEMIN FINIS Cologne, Museum Schnutgen B AINSI SERONS NOUS WI OV DEMIN FINIS Cologne, Museum Schnutgen C A LA MORT

Museum Schnütgen, Cologne

Côté crâne : A LA MORT.


ELLAS NEST(?) IL POINT POSSIBLE TAN ECHAPER

Dalton 1909 Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum 443 A Dalton 1909 Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum 443 B

Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum, Dalton 1909, N° 443


ESPOIR EN DIEU , MEMENTO

ESPOIR EN DIEU loc inconnue A ESPOIR EN DIEU MEMENTO loc inconnue B

Localisation inconnue
Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum, Dalton 1909, N° 444


NEST TIL POINT POSSIBLE

NEST TIL POINT POSSIBLE Toronto, Royal Ontario Museum B NEST TIL POINT POSSIBLE Toronto, Royal Ontario Museum A NEST TIL POINT POSSIBLE Toronto, Royal Ontario Museum C

Royal Ontario Museum, Toronto


Sans inscriptions

Dalton 1909 Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum 442

Catalogue of Ivory Carvings of the Christian Era with Examples of Mohammedan Art and Carvings in Bone in the British Museum, Dalton 1909, N° 441

Une balance figure côté crâne. Les inscriptions peintes sur les cartouches ont disparu.



Reine museum of medieval london

Reine, Museum of medieval London

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Christ et Crâne

Ces figurines associent à la figure du Christ couronné d’épines un crâne, que l’on peut présumer être celui d’Adam. Du coup, cette association à portée générale n’est pas accompagnée  d’une maxime, relative à la mort particulière du propriétaire.

Christ Grain de chapelet Tete de Christ et tete de mort Paris LouvreLouvre, Paris Christ 16th Museum fur Kunst und Gewerbe HambourgMuseum für Kunst und Gewerbe, Hambourg



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Tête christique et crâne

ChristTête barbue biface Christ Trois facesTête barbue triface


Christ 1550 ca
Vers 1550

Cette composition exceptionnelle est à la fois biface et bipartie (voir La mort bipartie).


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Visages triples

1530 ca Rosaire France ou PaysBas VA Museum A

Rosaire, France ou Pays-Bas
Vers 1530, Victoria and Albert Museum


1530 ca Rosaire France ou PaysBas VA Museum D 1530 ca Rosaire France ou PaysBas VA Museum C 1530 ca Rosaire France ou PaysBas VA Museum B

Homme, femme et tête de mort



Christ Triple1600 ca Vanity grain or remedy three sides. France or Flanders

Christ, Vierge et tête de mort, Vers 1600



1800-50 Christ Triple VA Museum

Christ, Vierge et tête de mort
1800-50, Victoria and Albert Museum



Christ Triple 17eme Vierge Mort

Christ, Vierge et tête de mort
Bois, 17ème siècle



Rosaire a 5 grains Cologne Museum Schnutgen A

Rosaire à 5 grains, Museum Schnütgen, Cologne

  • Grain 1 (biface) : Christ (Saint Face) et Vierge
  • Grain 2 (biface) : Christ (couronné d’épines) et Mort
  • Grain 3 (quadriface) : Jeune femme, femme, vieille femme, Mort
  • Grain 4 (triface) : Christ (couronné d’épines), Vierge, Crâne
  • Grain 5 (biface) : Roi couronné (Inscription: ‘MEMENTO FINIS’), crâne


Tetes trifaces Petit Palais Paris
Rosaire à 10 grains de taille croissante
Collection Duthuit, Petit Palais, Paris

Chaque grain est triface et comporte une tête de mort,.

Onze grains Tetes trifaces
Rosaire à 11 grains et un crucifix
Collection Duthuit, Petit Palais, Paris

A partir du crucifix on trouve :

  • un grain triface en format mi-corps, avec Saint Jean, La Vierge et la Foi ;

Onze grains Tetes trifaces Petit Palais Paris detail

  • neuf grains trifaces en format portrait avec des têtes variées (hommes, femmes, fou, moine, evêque, cardinal), et une tête de mort ;
  • un gros grain triface à mi-corps, avec les trois ennemis de François I : le pape Adrien VI, l’empereur Charles Quint et le roi d’Angleterre Henri VIII.

Pour voir tous les grains : https://www.parismuseescollections.paris.fr/fr/petit-palais/oeuvres/chapelet#infos-principales


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Visages quadruples

Musee Thomas Dobree Nantes 1 young man (Youth). ARMT'1 Jeune homme, inscription : ARMT Musee Thomas Dobree Nantes 2 Mort2 Crâne
Musee Thomas Dobree Nantes 3 Jeune femme 'RAMT'; 'V' (in the brooch); 'STA MARIA Opro nobi' (below the head)3 Jeune femme inscriptions : RAMT; V (dans la broche); ‘STA MARIA Opro nobi’ (sous la tête) Musee Thomas Dobree Nantes 4 old woman JAM MORTHEM or DAM MORTHEM4 Vieille femme, inscription : JAM (ou DAM) MORTHEM

Musée Thomas Dobrée, Nantes


Stuttgart, Landesmuseum Wurttemberg 1 Reine1 Reine Stuttgart, Landesmuseum Wurttemberg 2 Femme2 Femme
Stuttgart, Landesmuseum Wurttemberg 3 Vieille Femme3 Vieille femme Stuttgart, Landesmuseum Wurttemberg 4 Mort4 Mort

Stuttgart, Landesmuseum Wurttemberg


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Oeuvres plus récentes

Christ 17th allemagne buis17ème siècle, Allemagne, buis. Christ 18eme18ème siècle



Christ bois

Christ et crâne, avec médaillons de la Vierge et de Saint Jean
Flacon à parfum, 18ème siècle, noisetier, collection privée
Marque IHS sur la face inférieure


Christ 19eme A B Christ 19eme A A

Christ 19ème siècle



17th18th century Silver

17ème ou 18ème siècle, argent



cameo ca 1860-1870 France

Camée, France, 1860-70



1950 ca

Vers 1950


Format Mi-Corps

La Femme et la Mort

HELAS ECCE FINEM (Hélas voici la fin)

1475-1500 TroncDoubleB HELAS ECCE FINEM._French_ivory London, The Wernher Collection, Ranger's House

1475-1500, France, The Wernher Collection, Ranger’s House, Londres


HELAS MOURIR NOUS FAULT

1475-1500 HELAS MOURIR NOUS FAULT 08._French

1475-1500 HELAS MOURIR NOUS FAULT Memento mori from France or Belgium B 1475-1500 HELAS MOURIR NOUS FAULT Memento mori from France or Belgium A

1475-1500, France


COGITA MORI

COGITA MORI Fonds F. Boucquillon

Fonds F. Boucquillon


Sans inscription :

Vienna, Kunsthistorisches Museum C Reine

Grain terminal triface : Reine


Vienna, Kunsthistorisches Museum A Moine Vienna, Kunsthistorisches Museum B Mort

Moine, Mort
Kunsthistorisches Museum, Vienne


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Les amants et la Mort

EN MOI VOVS MIRES TES Q IE SUI SERES

Reconnaissez-vous en moi, tel que je suis, vous serez

EN MOI VOVS MIRES TES Q IE SUI SERES Louvre A EN MOI VOVS MIRES TES Q IE SUI SERES Louvre B


Musée du Louvre


Sans inscriptions :

1500-1530 AmantsMort rosary-bead-metropolitan-m-mori attributed to Chicart Bailly Paris A 1500-1530 AmantsMort rosary-bead-metropolitan-m-mori attributed to Chicart Bailly Paris B

1500-1530, attribué à Chicart Bailly MET, New York


1500-50 Amants et Mort Boston Museum of Fine Arts A 1500-50 Amants et Mort Boston Museum of Fine Arts B

1500-50, Museum of Fine Arts, Boston


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Le Jeune Homme et la Mort

1520-30 VADO MORI VetA Museum hautDessus 1520-30 VADO MORI VetA Museum basDessous

Grain quadriface, 1520-30, Victoria and Albert Museum

1520-30 VADO MORI VetA Museum jeune homme
Un jeune homme en costume de l’époque avec bonnet retroussé et bijou et une veste à col fourrure sur une chemise plissée ; banderole «AMOR M (un) DI» (Amour du monde).



1520-30 VADO MORI VetA Museum B
Dans son dos le même mourant, silhouette émaciée, une cage thoracique tenadant la peau et bouche ouverte ; sur son bandeau «VADO MORI» (je vais mourir). De part et d’autre, deux personnages hideux l’entraînent par les bras



1520-30 VADO MORI VetA Museum D
A droite, un diable, ou un lutin aux yeux exorbités et à la langue pendante, l’estomac rempli d’une tête hideuse ; banderole «SEQUERE ME» (Suis-moi).



1520-30 VADO MORI VetA Museum C
A gauche la Mort tenant un sablier, un escargot et des serpents rampant sur le crâne : banderole «EGO SUM» (je suis).


Format Corps entier

Ces cas sont beaucoup plus rares : il ne s’agit plus de grains de chapelets, mais de statuettes à part entière.

Sur la génèse de cette formule, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt)

Références :
[0] Pour une base de données plus exhaustive, voir http://www.gothicivories.courtauld.ac.uk/search/results.html?qs=%09Rosary+bead

La mort bipartie

27 août 2020
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Les figures macabres biparties s’étalent de la fin du XVIème siècle à nos jours. Ce sont des objets rares, pour cabinets d’amateur de curiosités.

Ces images parlant d’elles-même, je me suis contenté d’essayer de les classer chronologiquement, bien que la plupart ne soient pas datées précisément.

Je remercie Ilse Dewitte [0a] pour les compléments et traductions qu’elle m’a communiqués.

Sur l’orgine de cette formule, voir Plus que nue.

Images biparties

Vanités

1580 Arcimboldo La Vanita Binningen. Collection DreyfusVanité
Suiveur d’Arcimboldo, vers 1580, Collection Dreyfus, Binningen.
1688 Catarina_Ykens_II_-_Vanitas_bust_of_a_lady_with_a_crown_of_flowers_on_a_ledge coll priveeVanité
Catarina Ykens II, 1688, collection privée


Gravure de Rene Guerineau 1615 - 1664 RijksmuseumGravure de Rene Guérineau, 1615-64, Rijksmuseum, Amsterdam

La beauté est chose fugace ; quel sage se fierait à un bien si fragile ?

Res est forma fugax; quis sapiens bono confidat fragili


Daniel Preisler, vers 1650 coll privDaniel Preisler, vers 1650, collection privée

Cette peinture  paraphrase, en allemand, la même maxime de Sénèque :

La beauté est chose éphémère
Quel homme sage pourrait faire
Confiance en un bien qui bientôt
Se brisera comme le verre.

Die Schönheit ist ein flüchtig ding
Welch weiser Man wolt den setzen sein
Zuversicht auf ein solch Gut das bald
Als wie ein Glas zubricht


Michiel Cnobbaert, 1669, Anvers ‘t Bedrogh van de wereldt (La tromperie du Monde), collection Ilse Dewitte

Quand le masque tombe,

on voit dans la tombe.

Het masquer af,

dan siet ghy ’t graf


Gerhardus Philippus Zalsman 1863 Museum Catharijneconvent, Utrecht schema1

Gerhardus Philippus Zalsman 1863 Museum Catharijneconvent, Utrecht schema2Een Brief aan U en mij (Une lettre à Toi et Moi), 1863, édité par Gerhardus Philippus Zalsman à Kampen, Collection privée et Museum Catharijneconvent, Utrecht

La lettre est pliée en deux verticalement, et en trois horizontalement. Au verso on voit d’abord Adam au Paradis, qui révèle en se dépliant Adam, Eve, le serpent et le Christ en Croix. En dépliant le bas apparaissent enfin le gisant et les demi-squelettes.


1860 Lithographie danoise Collection Sedivy Copenhague

1860, Lithographie danoise, Collection Sedivy, Copenhague



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A l’inverse de ces images de Vanité, d’autres faces biparties expriment l’espérance chrétienne en la résurrection de la Chair


84229120

Provenance et date inconnue

Le Christ vainqueur de la Mort, entouré de huit instruments de la Passion


Les mortuarium franciscains de Bohème

Mortuarium du couvent franciscain de Dacice 1675-1700
La tête est celle d’un frère franciscain, dont l’oeil est reflété par un miroir…


Mortuarium du couvent franciscain de Dacice 1675-1700 ensembleCouvent de Dačice, 1675-1700 Mortuarium du couvent franciscain de HostinneCouvent de Hostinné  

…lui même directement sous l’oeil de Dieu. La rose ou le tournesol à côté de la faux illustre la devise « florens meracui » (Florissant je me suis fané), de même que la partie chair et la partie os de la face.

Ces deux boiseries, provenant de la chambre mortuaire de deux couvents franciscains, sont les rares exemples de cette iconographie typiquement tchèque [0b].


Cabinets de curiosités

18th C. Wax_model_Wellcome_L0035770
Modèle en cire
18ème siècle, Wellcome Collection

18th century AustrianAutriche, 18ème siècle 18th Wellcome Collection18ème siècle, Wellcome Collection

Certains de ces tableaux étaient probablement une alternative bon marché aux onéreux et spectaculaires modèles en cire pour cabinets de curiosité.


18. Jahrhundert Stadtischen Museum Rosenheim Gedenck O Mensch Sich wer Du bist Wie ungleich Dott und Lebendig ist, suddeutsch 46 x 38,2 cm Johann Michael Eder 18. Jahrhundert Stadtischen Museum Rosenheim Mann_halb_lebend,_halb_skelettiert glass painting

 Johann Michael Eder, 18ème siècle, Stadtischen Museum Rosenheim

O Homme, pense à qui tu es, combien inégale est la mort et la vie

Gedenck O Mensch Sich wer Du bist Wie ungleich Dott und Lebendig ist


18. Jahrhundert Stadtischen Museum Rosenheim _Frau_halb_lebend,_halb_skelettiertPeinture sur verre, Allemagne du Sud, 18ème siècle, Stadtischen Museum Rosenheim 1769 Ecole Autrichienne, Vanite,Autriche, 1769


Les gravures de Valentine Green et leurs suites

1769 'An abridgement of Mr. Pope's Essay on man', by Valentine Green

An abridgement of Mr. Pope’s Essay on man
Valentine Green, 1769


1770 Valentine Green Death and Life Contrasted — or, An Essay On Man; An Essay On Woman Wellcome collectionAn Essay On Woman 1770 Valentine Green Death and Life Contrasted — or, An Essay On Man; An Essay On Woman LondonAn Essay On Man

Death and Life Contrasted, Valentine Green, 1770, Londres


1770 after Memento Mori – German coll Richard Harris

Memento Mori
Après 1770, Allemagne

Copie allemande de la gravure de Valentine Green

Johan Martin Will 1753-1800 Augsbourg Image pieuse Heut gefunfd und othAujourd’hui sain et rouge, demain pâle et mort Johan Martin Will 1753-1800 Augsbourg Image pieuse Le miroir de la vie et de la mortLe miroir de la vie et de la mort

Images pieuses Johan Martin Will, 1753-1800, Augsbourg Heut gefunfd und oth


1780-1820 Life_and_death._Oil_painting._ Wellcome Library no. 45063i
1780-1820, Wellcome Library


1820 - 1844 Messenger of mortality, or, Life and death contrasted National Library of Scotland1820-44, Messenger of mortality, or, Life and death contrasted, National Library of Scotland debut 19eme Messenger of Mortality Wellcome library Shrewsbury Waidson, printer.xx


1885 A_half-woman-half_skeleton_representing_free_trade_Wellcome_V0050371

One sided free trade, 1885

L’image coupée en deux est récupérée astucieusement pour critiquer les bénéfices unilatéraux du libre-échange.


Plus récemment

1856 Thomas Mondragon - Allegory of death Musee du Temple de la Profesa Mexico

Voici le miroir qui ne te trompe pas (Este es el epejo que no te engaña)
Thomas Mondragon, 1856, Musée du Temple de la Profesa, Mexico


1952 Ex libris Gerard Bergman
Ex libris par Gerard Bergman, 1952

dans la vie et la beauté se trouvent la paix et la liberté

in lieuwleven en schoonheid liege varevredde en vryheid


1999 Coil Unnatural history1999, pochette de Unnatural history, de Coil 2000 Collage Albane Simon2000, Collage d’Albane Simon

 

Paolo Schmidlin Dead ringer 2011
Dead ringer
Paolo Schmidlin, 2011

 

Ramon Gomez de la Serna David Vela

La mort vivante, tableau ayant appartenu à l’écrivain Ramón Gómez de la Serna,
Réinterpretation par David Vela (2008) [1]


Vicky Xu Skull girlSkull girl, Vicky Xu



Figurines biparties

Art précolombien

La dualité Mort-Vie et une constante des différentes cultures précolombiennes.


Culture olmeque bebe double Museo Nacional de la Muerte Aguascalientes Culture olmeque Figure double Museo Nacional de la Muerte Aguascalientes

Culture olmèque,2500-500 av JC, Museo Nacional de la Muerte, Aguascalientes


Culture tlatilco-mask-1100-600-bc Culture Tlatilco 1250-700 av JC

Culture Tlatilco, 1250-700 av JC


Culture Maya human head effigy pot Ca. 600-850 A.D Boston’s Museum of Fine Art600-850 après JC, Museum of Fine Art, Boston Culture Maya Guatemala 500-900 apres JCGuatemala 500-900 après JC

Culture Maya


Culture veracruz,_testa_con_vita_e_morte,_300-600_dc National Gallery of VictoriaCulture de Veracruz, 300-600 après JC, National Gallery of Victoria Culture Veracruz Masque moderneVeracruz, masque moderne


Culture zapotheque 800-900 ap JC Museo de Antropologia ChapultepecCulture zapotheque, 800-900 ap JC, Museo de Antropologia, Chapultepec Culture azteque Masque des trois ages Museo Nacional de la Muerte AguascalientesMasque des Trois Ages
Culture aztèque, 1200-1500 ap JC, Museo Nacional de la Muerte, Aguascalientes


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Objets de piété occidentaux


TeteDoubleF German rosary, circa 1500-1525 Metropolitan Museum of Art TetedoubleFbis Memento Mori. Carved ivory rosary, early 16th century. Currently in the Metropolitan museum of art, New York.

Grains terminaux d’un chapelet en ivoire
Allemagne, 1500-1525, Metropolitan Museum of Art

Dans cet exceptionnel chapelet à huit grains, seuls les éléments terminaux sont bipartis. L’un montre un homme barbu les yex fermés, l’autre un transi glabre et déjà rongé par les vers.


TetedoubleFbis Memento Mori. Carved ivory rosary, early 16th century. Metropolitan museum of art, New York complet 17.190.306 A TetedoubleFbis Memento Mori. Carved ivory rosary, early 16th century. Metropolitan museum of art, New York complet B

Chapelet complet

Quatre autres grains sont bifaces homme / femme.  Par surprise, le troisième et le sixième grain accouplent l’homme et la femme à un squelette.


Fonds F. Boucquillon

Date et provenance inconnue, Fonds F. Boucquillon

Dans cette composition particulièrement baroque :

  • un oiseau et une serpent mangent l’oeil qui reste côté crâne ;
  • un oiseau mange l’oeil et un vers mange une grenouille côté transi.

Tetedouble-French_-_Pendant_with_a_Monk_and_Death_-_Walters Art MuseumWalters Art Museum Tete bipartie Collection priveeCollection privée
Base SPINA CORONAE CHRISTI DOMINI
Inscrit sur la base : SPINA CORONAE CHRISTI DOMINI.
Grain terminal de chapelet en ivoire sculpte. Probablement XVIIIe siecleProbablement 18ème siècle
TeteDoublec MEMENTO-MORI 2 coll privee TeteDoublec MEMENTO-MORI 1 coll privee
TeteDouble B Tetedouble C Ivory_model_of_a_half_head,_half_skull._Front_view._Black_ba_Wellcome

Les éléments de chapelet en ivoire avec une tête barbue évoquant le Christ, un religieux ou un transi ont été assez répandues, et sont très difficiles  à dater.


Unique-Antique-Georgian-Memento-Mori-Gold-Silver-Ring Very-Rare-Antique-Georgian-Memento-Mori-Silver-Ring

Bagues d’époque géorgienne

Ces deux bagues complémentaires, un transi et un homme barbu mangés par des serpents, semblent copiées sur les pendants de chapelets.


1650-1700 Statue_-_Tiroler_Volkskunstmuseum Innsbruck1650-1700, Tiroler Volkskunstmuseum, Innsbruck 18th Linz, Stadtpfarrkirche - GrabplattePierre tombale
18ème siècle, Stadtpfarrkirche, Linz




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Objets de Curiosité

Eve-et-le-serpent-Date-inconnue-Science-museum-London-A Eve-et-le-serpent-Date-inconnue-Science-museum-London-B

Eve et le serpent
Date inconnue, Science museum, Londres


Ivory-bust-of-General-Wallenstein-Europe-after-1634-Science-museum-London Ivory bust of General Wallenstein, Europe, after 1634 Science museum London detail

Mémorial du Général Albrecht von Wallenstein, après 1634, Science museum, Londres


19eme ecorche et squelette coll partEcorché et squelette, TetedoubleCItalie, XIXème siècle
TetedoubleItaly, Late 1800 Science Museum Londonbuis, Science Museum London Toscane, 18èemeToscane, 18ème siècle
19eme fin Canne a pommeau en ivoire sculptepommeau de canne en ivoire
19ème siècle, collection particulière
1800 caVers 1800
 1810-1850-English-Figure-de-cire-A-Science-museum-London 1810-1850-English-Figure-de-cire-B-Science-museum-London

Figures de cire demi-écorchées, 1810-1830, Science museum, Londres


1850 ca fole de poison victorienne

Fiole de poison victorienne, vers 1850



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Plus récemment


Taiji Taomote B Taiji Taomote A
Taiji Taomote Taiji Taomote C

Taiji Taomote


Damien Hirst The Anatomy of an Angel 2008 Damien Hirst The Anatomy of an Angel 2008 detaildétail

The Anatomy of an Angel
Damien Hirst 2008



Références :
[0a] Sites de Ilse Dewitte : https://www.democritus.be/
https://www.benl.ebay.be/str/octopusbiblio
[0b] Ars Moriendi, Loreto exhibition catalogue, 4th May to 30th November 2012 https://issuu.com/loreto-prague/docs/ars_moriendi_en
[1] http://seronoser.free.fr/ramon/edad

Plus que nu

23 août 2020
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Le comble de la Nudité : le squelette !



Crivelli, 1482, Tryptique de Saint Dominique, Brera, Milan

Triptyque de Saint Dominique
Crivelli, 1482, Brera, Milan

Les oeuvres de Crivelli sont parsemées de détails hyperréalistes agencés selon des symétries qui appellent les interprétations, pour les déjouer aussitôt. L’agencement des fruits et des légumes (concombre, gousse de fève ouverte à côté de la fracture du marbre) entremêle les les symboles du Péché originel (pomme, poire, pêche) avec ceux de la Rédemption (cerises de la Passion, raisins de l’Eucharistie), sans autre logique que le diversité et la fantaisie.

Les frises, ici particulièrement inventives, sont l’occasion d’un jeu de piste sur le thème de la mise à nu.


Crivelli, 1482, Tryptique de Saint Dominique, Brera, Milan detail volet gauche

Frise du volet gauche

A gauche, la tête chevelue, sculptée en bas-relief dans le marbre, est encadrée par deux crânes de fantaisie particulièrement grimaçants (un carnivore et un caprin), qui regardent eux-aussi vers le bas.


Crivelli, 1482, Tryptique de Saint Dominique, Brera, Milan detail volet droit

Frise du volet droit

A droite, une tête chauve, la seule à regarder vers le haut, est encadrée par deux crânes humains et deux crânes animaux identiques (sans doute de chien).


Une logique possible (SCOOP !)

Les deux saints dominicains du tableau (Saint Dominique à gauche, Saint Pierre Martyre à droite) arborent une parfaite tonsure, d’autant mieux mise en valeur par la hache fiché de le crâne du second.



Voyez-vous la logique des deux frises ?

Si l’on part de l’idée que le crâne nu est synonyme de sainteté ou de salut :

  • la tête chevelue en marbre, entourée de bêtes sauvages et regardant vers le bas pourrait représenter l‘homme après la Chute ;
  • la tête glabre et blanche, du côté de l’Enfant Jésus, entre deux animaux domestiques et deux crânes humains, évoque assez bien l’homme après le Christ, auquel est promis la résurrection de la chair.


La Mort déguisée en fille

Au début du XVIème siècle, dans les pays germaniques, l’accoutumance à la formule des Danses macabres permet de nouvelles audaces dans les rapports entre le squelette et la femme.

Carte de voeux publiee a Munich 1500-1510 British Museum

Carte de voeux publiee à Munich
Textes de Hans KVRCZ, 1500-1510, British Museum 

Pour l’analyse de cette image, voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle. La formule de la Mort déguisée en femme restera assez courante pendant un siècle et demi :

1650 ca Altzenbach, Gerhard Wellcome collectionGerhard Altzenbach, vers 1650, Wellcome collection 1680 ca Wellcome libraryAnonyme, Vers 1680, Wellcome collection


 Voici la légende de la gravure :

O Hélène à la mode, riche et orgueilleuse comme un paon, pense vite au Jugement dernier pour avoir une bonne fin

« O alamodo Helenna leichtfertig reich stoltz wie ein Phow, Gedenkt an Gottes Gericht behendt, so wirstu han ein gutes Endt »

La critique de la vaine élégance s’exprime, dans le tableau, par le fait que la Mort confectionne elle-même les dentelles qui la travestissent.



La Mort qui danse, 1865
Félicien Rops , musée Félicien Rops, Namur

Deux siècles plus tard, ces frous-frous se retrouvent dans ce dessin, directement inspiré du poème de Baudelaire, La danse macabre, paru dans l’édition de 1861 des Fleurs du Mal [5a] :

Vit-on jamais au bal une taille plus mince ?
Sa robe exagérée, en sa royale ampleur,
S’écroule abondamment sur un pied sec que pince
Un soulier pomponné, joli comme une fleur.

La ruche qui se joue au bord des clavicules,
Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher,
Défend pudiquement des lazzi ridicules
Les funèbres appas qu’elle tient à cacher.


Felicien Rops - The Human Parody (1878-1881) Musee Rops Namur
Coin de rue, quatre heures du matin, Parodie humaine, 1878-1881
Félicien Rops , musée Félicien Rops, Namur

Cet autre dessin de Rops travestit la Mort en fille de joie longiligne. Au dessus de la porte en forme de caveau, le panneau « Loge à la nuit » ironise sur la nuit éternelle qui attend le client piégé.


La Mort sous la Jupe

Rapidement apparaissent des formules plus libidineuses, des formules plus libidineuses, où la Jeune Fille et la Mort se rencontrent sous la jupe.

Niklaus Manuel, dit Deutsch - Tod und Madchen 1517 musee des BA BaleLa Jeune Fille et la Mort
Niklaus Manuel, dit Deutsch, 1517, Musée des Beaux Arts, Bâle [6]

Deutsch dynamite la formule conventionnelle de la Jeune Fille et la Mort en montrant la seconde subjuguée par la jupe de la première  (voir Les deux faces de la Bethsabée de Bâle)

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Jupes relevables

Au XVIème siècle apparaissent les premières images à volet soulevable.  L’innovation est aussitôt appliquée aux dessous des filles, dans une intention moralisatrice… ou pas.


1520 ca Fileuse Berlin StaatsbibliothekFileuse, Vers 1520, Staatsbibliothek, Berlin

Une des plus anciennes gravures actionables révèle, sous la jupe de la fille, le serpent qui caresse ses parties intimes : prétexte moralisateur à une intention naïvement pornographique.

Sur la page d’en face de l’album, on lit cette inscription manuscrite [0b] :

Explication de l’image

Le monde est joyeux à voir
Cela, tu dois le comprendre d’après mon apparence.
Qu’elle soit belle, noble, jeune ou vieille
Dans peu de temps elle sera
Comme tu me vois sous mon tablier.
Pense souvent à ton Jugement dernier !

Die Auslegung der Figur

Die Welt ist frolich zu sechen an
Das soltu bey mir in der figur verstan.
Er sey schon, edel, jung oder alt.
In ainer kurtz wirt er also gestalt,
Als du mich sichst under dem schurtz mein.
Gedenck offt an das lest urtheyl dein!


1578 Donato Bertelli Le vere imagini et descritioni delle più nobilli citta del mondo p 27 1578 Donato Bertelli Le vere imagini et descritioni delle più nobilli citta del mondo p 28

1578, Donato Bertelli, Le vere imagini et descritioni delle più nobilli citta del mondo, p 27 te 28, photos Laura Moretti [0a]

Le livre du vénitien Bertelli contient plusieurs de ces gravures à volets, tous placés sous des jupes ou des rideaux pour que le lecteur les trouve facilement. Cette double page juxtapose sans vergogne libido et memento mori :

  • l’image de gauche révèle, sous la robe, les célèbres chopines, chaussures à semelles hyper-compensées des courtisanes vénitiennes ;
  • l’image de droite exhibe un squelette dépourvu de tout sex appeal ; la belle femme montre du doigt la légende « ERRIGE OCULOS ET VIDE QUID ERIS », « Lève les « yeux » et vois ce que tu seras ».


1596 Matthias Greuter Frau Welt photo Suzanne Karr SchmidtVanité, Matthias Greuter, 1596, photo Suzanne Karr Schmidt [0b]

La belle femme est escortée par Adam et Eve. Relever sa jupe fait apparaître la conséquence du Péché Originel, le cercueil, sur lequel on peurt lire la traduction française de la sentence latine (une adaptation du Psaume 103:15) :

Toute chair est comme l’herbe et sa gloire est comme la fleur des champs.

Omnis caro foenum et gloria eius sicut flos agri


1600 Goltzius L'Orgueil NGA A

L’Orgueil, Conrad Goltzius (frère d’Hendrick Goltzius), vers 1600, NGA 

Cette imitation constitue une vigoureuse réflexion sur l’Orgueil, amorcée dès l’inscription latine :

Extérieurement, je suis décorative, mais intérieurement je suis maudite.
Magnifiquement faite, je suis une honte proférée par l’Orgueil.

Exterius Picta, Sumque Interius Maledicta,

Magnifice Ficta, Sum Foeda Superbia Dicta.

La traîtresse est flanquée par deux atlantes, homme et femme, et entourée par quatre médaillons montrant la punition de grands orgueilleux :

  • Lucifer chassé du ciel,
  • Adam et Eve chassés du Paradis,
  • Nabuchodonosor vivant dans les bois durant sept ans,
  • Hérode qui finira bouffé par les vers.

1600 Goltzius L'Orgueil NGA B

Relever la robe révèle la vraie nature du Paon, qui n’était autre que le Serpent, et fait apparaître  Adam, assis sur le cercueil et acceptant la pomme d’Eve : le Péché originel est avant tout un péché d’Orgueil, celui de se croire l’égal de Dieu.


1600 Golzius (c) The Trustees of the British Museum

COGNITO PECCATORUM UTILIS
Conrad Goltzius, vers 1600, (c) The Trustees of the British Museum

Le pendant masculin est encadré des vignettes de six péchés capitaux, faisant deviner que la figure centrale illustre le septième, l’Orgueil. Le titre interpelle celui qui a compris l’astuce :

Connaître les péchés est utile, mais ne peut enlever la Punition.

COGNITO PECCATORUM UTILIS / POENAM TAMEN TOLLERE NEQUIT

En relevant le volet, on découvre cette Punition : l‘Expulsion d’Adam et Eve du Paradis.


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Jupes relevées

La solution du pauvre : supprimer le volet.


1585-1615 Gillis van Breen La Vanite (IJdelheid) Rijksmuseum
La Vanité (IJdelheid)
Gillis van Breen, 1585-1615, Rijksmuseum

L’intéressant ici est que les deux plans de l’image traduisent le relèvement du volet :

  • à l’arrière-plan, la situation fausse, telle que la perçoit l’homme à l’esprit embrumé (la fumée équivaut au volet baissé) ;
  • au premier plan, la réalité crue (équivalente au volet relevé).

1597 CAPRONICA Cesare Speculum peregrinationes humanae Speculum peregrinationes humanae
Cesare Capronica, 1597

La suppression du volet aboutit à cette chimère Mort-Fille, image-choc que l’auteur a jugé bon d’accompagner  par de nombreuses sentences tirées des meilleurs spécialistes.

Sur la banderole auprès du cadavre vivant, un distique original :

Que ne te (trompe) pas la femme belle en haut, seuls (demeurent) en dessous les os fétides. Ne te (decipiat) mulier formosa superne, ossa subornata foetida sola (latent)


Sur le tombeau de la morte :

Je serais comme n’ayant pas été, on m’aurait porté du ventre à la tombe. Job 10, 19 Fuissem quasi qui non essem de utero translatus ad tumulum
 
D’abord sperme fétide, j’ai vécu comme une maison pleine d’ordures, préparée pour le repas des vers. Paraphrase de Saint Bernard, Meditationes piissimae de cognitione humanae conditionsis, cap 3 Prius sperma foetidum, Vixi domus stercorum, Paratus esca vermium

1657-63 LAGNIET Jacques - Les femmLes femmes sont inconstante (sic) comme la lune – pl.5 du « Second livre des proverbes »
Jacques Lagniet, 1657-63

L’image illustre plusieurs proverbes. La pinup-squelette, copiée sur l’Orgueil de Golzius, en recopie également la sentence :

« Toute sa fleur est foin et sa gloire comme la fleur au champ »


1620-30 Bloemaert, Abraham Death and the Lovers Dessin Courtauld InstituteLa Mort et les Amoureux
Abraham Bloemaert, 1620-30, Dessin, Courtauld Institute
Anonyme cremonais phototheque ZeriAnonyme crémonais, XVIème siècle, photothèque Zeri

Le memento mori sert de prétexte à ces images troublantes et rares, première forme moralisée du striptease.

De l’esthétique anatomique à la mort bipartie

Parallèlement à ce goût général du XVIème siècle pour le macabre, les artistes ont fait des progrès dans le représentation réaliste du corps humain, faisant ressortit non pas ce qu’il a d’effrayant, mais de complexe et de parfait.

DOMENICO DEL BARBIERE Anatomical Study,1540-50,British Museum,London
Domenico del Babiere, Etude anatomique,1540-50, British Museum,Londres

Les illustrations d’anatomie popularisent la représentation de corps à divers stades de la dissection.


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Les premières images anatomiques à volets

1543 Vesale Epitome A 1543 Vesale Epitome B

Vesale, Epitome, 1543

Dans cet ouvrage, Vesale fournit, au dos de la planche féminine, un texte expliquant comment découper et coller les organes de la planche fournie en annexe, afin d’obtenir une image interactive du corps humain [0d]


1544 Heinrich Vogtherr. Strasbourg edite par Jacob Frohlich A

1544 Heinrich Vogtherr. Strasbourg edite par Jacob Frohlich B2 1544 Heinrich Vogtherr. Strasbourg edite par Jacob Frohlich B1

Heinrich Vogtherr, Strasbourg, edité par Jacob Frohlich en 1544

Mais l’idée avait été mise en oeuvre dès 1538 par le graveur Heinrich Vogtherr, dans ces deux planches qui seront maintes fois rééditées [0e]


1547-68 Anatomie tres-utile edite par Gyles Godet (c) The Trustees of the British Museum A

1547-68 Anatomie tres-utile edite par Gyles Godet (c) The Trustees of the British Museum BAnatomie tres-utile edite par Gyles Godet, 1547-68, (c) The Trustees of the British Museum

Ces images éducatives autant que troublantes vont désormais se multiplier . [0f]


Lucas Killian 1619 Visio catoptri Microcosmici prima edition 1661 Lucas Killian 1619 Visio catoptri Microcosmici secunda edition 1661 Lucas Killian 1619 Visio catoptri Microcosmici tertia edition 1661

Lucas Killian, 1619, Visio catoptri Microcosmici Prima, Secunda, Tertia (édition de 1661) [0g].

L’apothéose est atteinte avec ces trois gravures, dont la complexité multicouche ne sera pas dépassée. Le plus fascinant pour un oeil moderne est la cohabitation de la précision scientifique avec des considérations morales qui truffent les images de manière souvent énigmatique.



Lucas Killian 1619 Visio catoptri Microcosmici prima detail1Visio catoptri Microcosmici Prima (détail)

Ainsi le sexe féminin est encadré par deux figures de la Fugacité (D et E) :

Aujourd’hui roi

Meutre demain

Hodie rex

Nex cras


Il est protégé par un volet montrant la figure de l’Envie (INVIDIA), qui selon Ovide se norrit de serpents. La lettre A (qui désigne l’ombilic (et dans les images sous-jacentes l’uterus) renvoie à un passage de l’introduction :

comme le diable séduisant présentant la pomme à travers le serpent (A)

als durch die (A) Schlang der verführische Teufel den Apfel darzeichend,

L’Envie dont il est ici question est donc celle du Serpent pour la Pomme, d’où découle l’Envie sexuelle et la malédiction de l’Engendrement et de la Mort.

Les autres mots sont passablement sybillins : deux sont grecs , ORGE (Colère) et NEANIAS (Jouvenceau). Neanias est un jeune homme qui, dans la comédie humaniste Paedia, hésite entre deux femmes qui personnifient la Volupté et la Vertu . Comme le mot est tourné vers le haut, par opposition au mot DIABOLE, il incite probablement l’étudiant à choisir le chemin de la vertu.

Les deux citations au-dessous concernent toutes deux l’Envie :

  • « La pâleur règne sur son visage, la maigreur s’est emparée de son corps » Ovide, Métamorphoses, Livre II
  • « Les discours sont pâture pour l’envie. Toujours elle s’attaque aux bons et ne lutte pas avec les mauvais ». Pindare, Odes néméennes, VIIII

Lucas Killian 1619 Visio catoptri Microcosmici prima detail2 Lucas Killian 1619 Visio catoptri Microcosmici prima detail3

Après ces pédantismes, il faut encore écarter un linge bien inutile avant d’arriver au vif du sujet.



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Les premières images anatomiques biparties

1560 ca Giulio Bonasone - Plate 14 from a series of 14 engravings of anatomical studies
Giulio Bonasone, vers 1560, dernière planche d’une série de 14 gravures anatomiques, sans texte

La série de gravures anatomiques réalisée par Giulio Bonasone, qui place des squelettes ou écorchés dans diverses postures plastiques, semble s’adresser moins aux amateurs de science qu’aux artistes ou philosophes [0h]. La dernière planche est à part : c’est la toute première fois que le squelette et le corps intact sont fusionnés en une image comparative purement théorique, qui échappe à toutes les pratiques de la dissection.


Memento Mori espagnol 1650 ca coll privMemento Mori espagnol, vers 1650, collection privée Etching by J. G. Hidalgo, c. 1691 wellcome libraryGravure de J. G. Hidalgo, vers 1691,  Wellcome library

Cette étonnante Marie-Madeleine séduit le spectateur par sa partie haute, et le crâne par sa partie honteuse.

En contradiction avec ce tronçonnage moraliste, le partage vertical marque bien l’évolution du corps pécheur au corps rationnel.


Le miroir de la vie et de la mort gravure XVII Musee Carnavalet, ParisLe miroir de la vie et de la mort, gravure XVIIème, Musée Carnavalet, Paris

Sous l’influence  de ces représentations anatomiques,  la formule qui s’impose définitvement, à partir du milieu du XVIIèeme siècle, est celle de la division verticale. Pour un échantillon assez étoffé de telles images peintes ou sculptées, voir  La mort bipartie.


Chimères Mort-fille : la postérité

01 1875 ca Rops-Naturalia ad majorem diaboli gloriamAd majorem diaboli gloriam, Rops, dessin, vers 1875 Squelette date inconnueDate inconnue

Je n’ai malheureusement pas pu trouver la source de l’image de droite. Sur la série des Naturalia de Rops, voir 2 Les pantins de Rops.



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Solana

gutierrez-solana-el-espejo-de-la-muerte-ca-1929

Le miroir de la Mort
José Gutiérrez Solana, vers 1929

D’après le biographe de Solana, Manuel Sánchez Camargo, le tableau est inspiré par l’histoire macabre d’une homme qui avait acheté un cadre pour un miroir destiné à sa fille. Or le cadre avait servi auparavant, dans une église, à encadrer la liste des morts. Peu de temps après avoir reçu le miroir, la fille mourut subitement.

Du coffre de mariage, en bas, sortent en guise de cadeau surprise un crâne de géant et un squelette d’enfant ; tandis que par devant, l’ex-voto d’une main féminine enserré par une main masculine évoque le mariage qui n’aura pas lieu.

Pour Solana, ce sujet particulièrement riche est aussi l’occasion de décomposer, en trois temps, le dénudement de la fille :

  • en robe et les cheveux tirés ;
  • nue et les cheveux dénoués ;
  • plus que nue et sans cheveux.


Jose Gutierrez Solana 1927 La Baraja de la Muerte
Le pont de la mort (La Baraja de la Muerte)
José Gutiérrez Solana, 1927

Le même cadre rouge orné de crânes et de tibias apparaissait déjà dans cette oeuvre antérieure : le « pont de la mort » est matérialisé ici par la tête double-face, qui perd dans le miroir son turban et sa peau.


AINSI SERONS NOUS WI OU DEMAIN Ivory_model_of_a_skull_and_a_human_head,_France_Wellcome

AINSI SERONS NOUS HUI OU DEMAIN
Tête double face en ivoire, France, date inconnue, Wellcome Collection

Ce type d’objet de curiosité existe effectivement. Pour consulter ma collection, voir La mort biface.


Jose Gutierrez Solana. Cabezas y Caretas, 1943 Musea Reina Sofia, Madrid
Têtes et masques (Cabezas y Caretas)
José Gutiérrez Solana, 1945

Autre manière de montrer que la chair n’est qu’un masque qui cache le squelette et la bête.


date inconnue
Date inconnue

Même idée de striptease poussé à la limite, dans une culture moins catholique.



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Ernest Boiceau Le Reflet coll priv

Le Reflet, Ernest Boiceau, collection privée

Ce tableau du designer suisse Ernest Boiceau fusionne ici le thème de Narcisse avec celui de la Jeune fille et la mort.



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Magritte

Magritte le double secret 1927
Le double secret 
Magritte, 1927, Centre Pompidou, Paris

Nous suivons ici dans ses grandes lignes l’analyse détaillée de Nicole Everaert [1].

En enlevant la peau pour montrer la structure cachée, l’oeuvre fonctionne à la fois selon le principe du dévoilement et celui du dédoublement (puisque le visage enlevé est conservé à côté, comme un masque).

Que voit-on à l’intérieur ? Des grelots invaginés dans une membrane métallique : nous effleurons  ici le thème de l’automate, du mécanisme caché sous la chair.

Pour Nicole Everaert, une clé de lecture possible pourrait être le mot de « marotte », qui signifie à la  fois le sceptre du fou, garni de grelots, et « une tête de femme, en bois, carton, cire …, dont se servent les modistes, les coiffeurs ».

Une seconde clé est fournie par le titre, qu’on peut lire de deux façons  : « Est-ce le secret qui est double  ? Ou le double qui est secret ? Les deux à la fois!  » :

  • lorsque « double » est l’adjectif et « secret » le substantif , nous voici dans le thème du dévoilement et de l’absence de parole : exprimés visuellement par le masque inexpressif et par les « grelots réduits au silence par leur fixation  sur   la   surface   ondulée ».
  • lorsque « double » est le substantif  et « secret » l’adjectif, nous voici dans le thème du dédoublement : la copie dissimulée à l’intérieur de nous-même n’est qu’une collection de grelots (ou de hochets) ; le visage mystérieux ne cache finalement que du rien.




Rene_Magritte_le_cercle_vicieux_1937

Le cercle vicieux
Magritte, 1937, perdu durant le Blitz en 1940

Une femme enlace et embrasse son double anatomique.

Pourquoi ce cercle est-il vicieux ? Parce que si la femme a été coupée en deux comme une carcasse animale, alors les deux moitiés que nous voyons sont en fait la même, vue de devant et de derrière. L’enlacement amoureux n’est qu’un substitut à un recollage impossible : parfaite illustration de l’Androgyne de Platon.



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Delvaux_La Conversation 1944

La conversation
Delvaux, 1944, Collection privée

Au XXème siècle, le thème de la Jeune Fille et la Mort s’enrichit de nouvelles possibilités. On sait que le squelette vu en radiographie n’est autre que  l’ombre du corps. Si la lampe de gauche est à la fois aux rayons X et au pétrole, alors elle projette la femme sur le squelette, et le squelette sur le mur.

Le double rideau vert accentue l’effet gémellaire entre la jeune fille mélancolique et son ombre radioscopique.


Calendar 2010 Medical imaging firm EIZO june
Pinup vue aux rayons X
Calendrier Juin 2010 de la firme EIZO (imagerie médicale)

Non content de mettre le dedans dehors et d’inverser le blanc et le noir, cette technique radicale fait le contraire de l’artiste, en mettant à plat la profondeur.


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LEONOR FINI – L’ANGE DE LA ANATOMIE (1949)

L’ange de l’anatomie
Léonor Fini, 1949, lithographie

Ici le dénudement s’effectue par parallélisme :
LEONOR FINI – L’ANGE DE LA ANATOMIE (1949) schema

  • le V des ailes tombe dans le V du tissu ;
  • le triangle de la perruque tombe dans celui des bras.


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Decalcomanie Magritte 1966

Décalcomanie
Magritte, 1966, Collection privée

Il y a de nombreuses manières de décrire ce tableau.

On pourrait dire qu’il nous restitue, en projection sur un  rideau de cinéma, non pas ce que l’homme en chapeau regarde, mais ce qu’il nous empêche de voir. Ainsi le pendant glisse sémantiquement de « couper la vue » à « découper la vue ».

On pourrait aussi dire que dans le pendant de gauche, l’homme est devant le rideau qui est devant la mer. Et que dans le pendant de droite, le rideau est devant la mer qui est devant  le rideau qui est devant la mer.Autrement dit : supprimer  l’homme, c’est supprimer  la profondeur et créer une régression à l’infini.

Ou bien, d’une manière plus condensée : sous son chapeau et sa redingote, l’homme est un être rempli de nuages.

Ou encore  : plus que nu.



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Clovis trouille 1955 la-grasse-matinee

La grasse matinée
Clovis Trouille, 1955

Clovis Trouille décompose la même idée, en débandelettant sa momie jusqu’à l’absence.



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Madeline von Foerster La promesse 2012 Coll privee

La promesse 
Madeline von Foerster, 2012, Collection privée

Le dialogue entre la vivante et la morte se noue autour de la promesse d’une permanence de l’âme (le papillon qui, ayant abandonné la coquille, habite maintenant dans le chêne). Les motifs en fleurons des pilastres sont dédiés au couple, aux foetus, et au coeur qui les irrigue.



L’Art anatomique

Cette nouvelle forme artistique, très décorative, est devenue la spécialité de certains graphistes ou peintres [2]

Keith Weesner 2006 The visible vixen
The visible vixen
Keith Weesner, 2006

Avec ce kit imaginaire, Keith Weesner révèle avec humour non pas l’intérieur sous la peau, mais le voyeur derrière l’amateur d’anatomie


LucioPalmieri 2013 Collage The legs of John Willie

The legs of John Willie
LucioPalmieri, 2013, Collage

Autre manière efficace de fusionner deux genre d’images sous le manteau.


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FFO (For Fans Of)

Ce graphiste moscovite anonyme et gratuit effectue sous Paintool et Photoshop des détournements à la fois esthétiques et pleins de sens.

FFO A 20132013 FFO B 20142014
FFO C FFO D
FFO E FFO F
FFO G FFO H
FFO I FFO J



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Fernando Vicente [3]

Vanitas-Fernando-Vicente Carne d'amourVanitas-Carne d’amour Vanitas-Fernando-Vicente-19-GravidezVanitas-Grossesse



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Michael Reedy [4]

Michael Reedy Expulsion

Expulsion

Michael Reedy utilise le vocabulaire graphique médical pour confronter une femme nue, entourée de formes biologiques aux couleurs chaudes, et son double rendu transparent et multicolore, entouré de structures moléculaires et cristallines. Seule l‘ombre commune fait contact entre ces deux entités qui s’ignorent.


Michael-Reedy-self-portrait
Autoportrait

Sur les mêmes fonds opposant le minéral et l’organique, chacun ici garde son ombre.


michael reedy

69, POSSIBLY 80                                                                                                  by 35
Michael Reedy

Le pendant féminin/masculin se combine avec les nombreuses oppositions  que génèrent les zones disséquées : caché/voilé, uni/coloré, uniforme/multiforme, esthétique/organique,  synthétique/analytique…


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Marie-Noëlle Pécarrère

Marie-Noelle Pecarrere C Marie-Noelle Pecarrere D
Marie-Noelle Pecarrere A Marie-Noelle Pecarrere B



La mode anatomique

Skeleton dress Study of figures Dali 1938Etudes pour la robe-squelette, Dali, 1938 Skeleton dress Elsa Schiaparelli 1938Robe-squelette, Elsa Schiaparelli, 1938

Cette robe en un seul exemplaire est un des modèles crées lors de la collaboration entre Dali et Schiaparelli [5]


revealing she's baring her heart Annees 50

« Revealing she’s baring her heart », Années 50

A la grande époque de l’effeuillage, un couturier parisien anonyme a mis au point ce modèle, permettant d’aller jusqu’au coeur du sujet.


John Lucas, 1985, costime d'Halloween pour Katy KeeneJohn Lucas, 1985, costume d’Halloween à découper, pour son personnage Katy Keene halloween bat Leha van Kommer 2015 caHalloween, Leha van Kommer, vers 2015

Outre-Atlantique,

Skeleton dress Alexander McQueen 2009
Skeleton dresses, Alexander McQueen, 2009

En 2009, la robe-squelette revient dans la haute couture.


Oscar Olima 2009 Lady GagaCostume de scène de Lady Gaga par Oscar Olima, 2009 Jean Paul Gaultier Costume de scène de Mylene Farmer, tournee No 5, 2009Costume de scène de Mylène Farmer par Jean Paul Gaultier , tournée No 5, 2009

On note une certaine concurrence dans le défi chic à la mort.


Skeleton Dress by Iris Van Herpen 2011Robe pour un concert Joe Hisaishi, pour la chanteuse taiwanaise Mei, vers 2011 2011 ca Taiwanese singer Mei robe concert Joe Hisaishi,Robe squelette par Iris Van Herpen, 2011

Deux exemples parmi d’autres de cette mode anatomique, qui semble avoir aujourd’hui fait son temps.



Références :
[0a] https://www.thinking3d.ac.uk/Bertelli1578/
[0b] Suzanne Karr Schmidt, « memento Mori, the deadly art of interaction », dans « Push Me, Pull You: Imaginative, Emotional, Physical, and Spatial Interaction in Late Medieval and Renaissance Art », vol 2, p 261
[0c] Margherita Palumbo, « A Unique Souvenir from Venice, » 28 August 2019, https://www.prphbooks.com/blog/2019/8/27/a-unique-souvenir-from-venice
[0d] Jacqueline VONS « L’Epitome, un ouvrage méconnu d’André Vésale (1543) »
https://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhm/hsm/HSMx2006x040x002/HSMx2006x040x002x0177.pdf
[0e] Rosemary Moore « Paper Cuts: The Early Modern Fugitive Print »
https://discovery.ucl.ac.uk/id/eprint/1472891/1/08%20OBJECT%2017%20-%20ROSEMARY%20MOORE.pdf
[0f] Pour une série d’images d’anatomie frappantes voir https://nyamcenterforhistory.org/tag/morbid-anatomy/
[0g] Toutes les couches ont été digitalisées : https://archive.org/details/ldpd_11497246_000/page/n29/mode/2up
L’article de référence est :
Suzanne Karr Schmidt « Printed Bodies and the Materiality of Early Modern Prints » Art in Print Vol. 1, No. 1 (May – June 2011), pp. 25-32 https://www.jstor.org/stable/43045173
[0h] « als durch die Schlang der verführische Teufel den Apfel darzeichend, welcher durch falsch und lugenhast vorgeben wider das göttilche Verbot von denen ersten Eltern zu ihrer und der Nachkommen Elend und Zammer gefressen worden, welche Schlang mit dem Weibssamen (H) der ihr den Kopf zertritt; ob sie ihn gleich in die Versen slicht, zusehen, dadurch allem Zammer wo allein der Mensch einwilliget, und es im Glauben begehrt, geholssen wird, allein alle sach also gestaltet;dass nun mehr der Anfang (B) an dem End (C) hanget, so gar dass so bald der Mensch in diese Welt geboren, er zu sterben ansahet, ob gleich der Arket (K) lang an ihm flicket, es dannoch heisset, heut König morgen Todt »
[0i] Laura Scalabrella Spada « Giulio Bonasone’s anatomical engravings », 2019 https://www.bta.it/txt/a0/08/en/BTA-Bollettino_Telematico_dell’Arte-Testi-en-bta00865.pdf
[1] http://nicole-everaert-semio.be/PDF/fr/grelots.pdf
[2] Un site spécialisé : http://www.medinart.eu/
[3] Pour un porfolio plus complet, voir https://www.boumbang.com/fernando-vicente/
[4] Pour un porfolio plus complet, voir http://www.michaelreedy.gallery/
[5] https://www.artsy.net/article/artsy-editorial-fashion-designer-made-dalis-art-wearable
[5a] https://fr.wikisource.org/wiki/Les_Fleurs_du_mal/1868/Danse_macabre
[6] Stephen Perkinson « Anatomical Impulses in Sixteenth-Century Memento Mori Ivories  » dans Gothic ivory sculpture : content and context / edited by Catherine Yvard , Courtaud Institute 2017 https://assets.courtauld.ac.uk/wp-content/uploads/2019/05/01170523/Ch6.GothicIvorySculpture.pdf

4.1 Le truc de l'artiste

21 août 2020
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Le thème du pantin  possède une variante asse rare  : celle du Mannequin d’artiste.

Au départ, il s’agit d’un accessoire distinctif, présenté avec fierté, comme une curiosité ou un truc du métier.

Portrait_of_a_Man_with_a_Lay_Figure_-Werner-Jacobsz.-van-den-Valckert-1624-Speed-Art-Museum

Portrait d’un homme avec un mannequin
 Werner Jacobsz van den Valckert, 1624, Speed Art Museum

Voici dans doute la toute première apparition, dans le champ d’un tableau, de cet objet usuel dans les ateliers des peintres. L’homme représenté ici près de son établi surchargé d’outils est sans doute le sculpteur sur bois qui a réalisé ce mannequin particulièrement élaboré.



1630–45 Painter in his Studio Pieter Cornelisz. van Egmondt. (anct Jacob van Spreeuwen) Private collection

Peintre dans son atelier
Attr. à Pieter Cornelisz. van Egmondt (anciennement à .Jacob van Spreeuwen), 1630–45, collection privée

A la suite de Rembrandt et de Dou, les portraits ou autoportraits de peintre deviennent un genre à part entière. Si les ateliers hollandais comportent souvent une ou plusieurs statues – manière de souligner la subordination de la sculpture à la peinture – ils montrent rarement le mannequin qui révèle les ficelles de l’art : surtout comme ici en position dominante, entre l’épée et le planisphère.



1640 ca D. Witting Young artist, drwaing in his studio coll priveeJeune artiste dessinant dans un atelier
D. Witting, vers 1640, collection privée
Wallerant Vaillant - A Young Boy Copying a Painting vers1660 Guildhall Art Gallery, LondonJeune dessinateur copiant une peinture
Wallerant Vaillant, vers 1660 ,Guildhall Art Gallery, Londres

Le mannequin se montre plus volontiers dans les scènes d’apprentissage. Le modèle en toile, plus sommaire, était un accessoire à l’usage des débutants. Mais il servait aussi aux peintres confirmés, pour étudier le tombé des étoffes en économisant le coût d’un modèle vivant.



1663 Gabriel van Ostade Le peintre dans son atelier Gemaldegalerie Alte Meister Dresde

Le peintre dans son atelier, Gabriel van Ostade
1670-75, Rijkmuseum, Amsterdam

Le mannequin est ici situé humoristiquement en bas des marches, comme s’il venait des les dévaler (sur l’autre accessoire pittoresque, le crâne de cheval, voir 2 : en intérieur).



1765-1768 Firsov Ivan Ivanovitch Un jeune peintre Galerie Tretyakov, MoscouUn jeune peintre
Ivan Ivanovitch Firsov, 1765-68, Galerie Tretyakov, Moscou


Mannequin et sa garderobe feminine et masculine ayant appartenu a Ann Whytell, 1769, Los Angeles County Museum

Mannequin et sa garde-robe féminine et masculine, ayant appartenu a Ann Whytell,
1769, Los Angeles County Museum


1831 Marie-Amelie Cogniet Intérieur d’atelier PBA Lille

Intérieur d’atelier
Marie-Amelie Cogniet, 1831, Palais des Beaux-Arts, Lille

Après s’être amusé à cerner de craie ses petits pieds, à côté du grand pied de plâtre, l’artiste en herbe s’applique maladroitement à faire prendre une pose au mannequin, à côté de l’écorché de plâtre.



Heinrich von Rustige vers 1839 Le paysan dans l'atelier Stiftung Sammlung Volmer, Wuppertal
Le paysan dans l’atelier
Heinrich von Rustige, vers 1839, Stiftung Sammlung Volmer, Wuppertal

Soupçons du chien, effroi de l’enfant et déférence du paysan : chacun réagit à sa manière à l’extraordinaire visiteur.



Julius LeBlanc Stewart, In the Artists Studio, 1875

Dans l’atelier de l’artiste
Julius LeBlanc Stewart, 1875 Collection privée

A peine âgé de vingt ans, grâce à la fortune de son père, Julius LeBlanc Stewart avait déjà son atelier à Paris, avec tous les accessoires nécessaires : armure, hallebarde, bric-à-brac oriental, paravent japonais.

Plus le mannequin indispensable à la peinture d’histoire, dont le mode d’emploi nous est ici obligeamment montré, avec un zeste d’ironie.


Luigi Bechi (Italian, 1830-1919) The Artist's Studio

L’atelier de l’artiste
Luigi Bechi, Fin XIXème

La scène de genre est plus fine qu’il n’y paraît : le vieillard n’est pas le peintre, la petite fille n’est pas le modèle. Tous deux portent des habits populaires, mais se sont endimanchés pour rendre visite au maître des lieux.

En son absence, c’est à son substitut humoristique qu’il s’agit de faire la référence : trônant sur le divan, drapé pour la pudeur et chapeauté de travers pour la blague, le mannequin  à la barbe rousse tend  vers la fillette une main accueillante, tout  prêt à montrer à sa jeune visiteuse le contenu du carton à dessin.

Ce que les peintres sont pour les femmes,

les mannequins le sont pour les fillettes :

un objet amusant et quelque peu ridicule.

Image en haute définition : http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2007/19th-century-european-art-n08355/lot.116.html

4.2 Le Mannequin symbolique

21 août 2020
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Au XIXème siècle, certains artistes investissent leur mannequin d’une dimension polémique, onirique, esthétique, érotique, théorique…

1834_Ferdinand_Tellgmann,_Im_Atelier Museumslandschaft_Hessen_Kassel
L’atelier
Ferdinand Tellgmann, 1834, Museumslandschaft Hessen, Kassel

Tellgmann réfléchit devant un paysage qu’il peint de mémoire ; derrière lui, un autre peintre oeuvre lui-aussi sans modèle, tandis qu’un troisième recopie un dessin. Les plâtres entassés derrière le paravent sous-entendent que l’Art ne se limite pas à une copie de l’antique, mais est avant tout chose mentale.

Le voile a demi détaché semble dire : laissez entrer la Lumière. Le drap qui cache le mannequin met en valeur le geste de sa main : sortez de l’atelier, allez voir le monde.


Johann_Peter_Hasenclever,_Atelierszene_1836 Museum Kunstpalast Dusseldorf

Scène d’atelier
Johann Peter Hasenclever, 1836, Museum Kunstpalast Dusseldorf

Hasenclever s’est représenté au centre, embarquant un mannequin sur son épaule. Derrière lui, une grande toile académique, retournée en guise de paravent, est constellée d’essais de couleurs. A gauche, le plâtre du Gladiateur borghèse a été amputé du bras gauche, celui qui tient le bouclier. Son noble geste a été remplacé par celui  de Carl Engel de Rabenau, juste derrière, brandissant des pinceaux en lutinant la vieille servante qui apporte le café. Au centre, le tout petit Joseph Wilms, armé d’un appuie-main démesuré, lève lui aussi le bras gauche pour tendre une bouteille de vin à un condisciple.



Le sermon du Hussite Carl Friedrich Lessing 1836 Alte Nationalgalerie Berlin

Le sermon du Hussite
Carl Friedrich Lessing, 1836, Alte Nationalgalerie, Berlin

On comprend qu’il s’agit là d’une charge contre la grande peinture académique, en particulier contre ce tableau emphatique réalisé le même année.

L’éviction du mannequin hors de l’atelier prend ici valeur de manifeste : celle de la recherche du naturel, contre l’idéalisme et la bienséance  de l’art académique de l’époque [0].


WILHELM-VON-KAULBACH_DIE-BEKAEMPFUNG-DES-ZOPFES-DURCH-KUENSTLER-UND-GELEHRTE-UNTER-DEM-SCHUTZ-DER-MINERVA
« La défaite du style natte ou perruque, lequel est représenté comme un Cerbère ou un monstre à trois têtes avec des physionomies françaises prononcées, car il a fait rage dans les trois domaines de l’art »
Wilhelm von Kaulbach, 1851, Etude pour la fresque de la Neuen Pinakothek, Neue Pinakothek, Münich [00] 

Deux groupes attaquent le monstre :

  • à gauche les tenants du classicisme – l’architecte Schinkel, avec son équerre, le peintre Carstens avec un glaive, le sculpteur Thorwaldsen avec son marteau, le théoricien Winkelmann avec son encrier – sous la sage protection de Minerve ;
  • à droite les nazaréens – Von Cornelius (le professeur de von Kaulbach) armé d’une épée, le peintre Overbeck brandissant la bannière de l’art sacré, le peintre Veit aidant un barbu armé d’un pistolet (von Kaulbach lui même) à monter lui aussi sur Pégase, le symbole de l’Inspiration.

Le cheval sacré piétine un peintre en perruque enlaçant un mannequin : le très académique Gérard de Lairesse, tenant sous son bras son oeuvre maîtresse, le Grand Livre des Peintres ;tandis qu’au centre les Trois Grâces capturées par le Monstre espèrent leur libération.

Courbet_LAtelier_du_peintre 1855 Orsay detail

L’atelier du peintre (détail)
Courbet, 1855, Musée d’Orsay

Le « mannequin d’artiste » relégué dans l’ombre derrière le chevalet est en général interprété de la même manière, comme le rejet de la peinture académique au bénéfice du naturalisme, incarné par la femme nue qui observe et inspire le peintre.


Vue stereoscopique de l’atelier de Courbet par Eugene Feyen, juin 1864

Vue stéréoscopique de l’atelier de Courbet par Eugene Feyen, juin 1864

Cependant, la mise en scène de la mannequine, dans cette vue stéréoscopique savamment organisée pour conduire le regard jusqu’à elle, assise au pied du miroir où pend la blouse du maître, trahit plus une fascination qu’un rejet.


Courbet_LAtelier_du_peintre 1855 Orsay detail mannequin

Les références religieuses dans la pose du mannequin (Saint Sébastien, Saint Barthélémy, Déposition ?), son association avec un crâne et le Journal des Débats, suggèrent un sens plus profond.

Une interprétation maçonnique y voit la polarité masculine et solaire, opposée à la polarité féminine et lunaire [0a]. Pour Agurxtane Urraca [0b], le mannequin ferait l’éloge du naturalisme de l’art espagnol, et évoquerait les souffrances de l’Espagne.

On sait en tout cas, par la description de Courbet lui-même, que la femme assise par terre est un souvenir personnel, évocateur de la misère en Irlande :

« Ensuite un chasseur, un faucheur, un Hercule, une queue-rouge, un marchand d’habits-galons, une femme d’ouvrier, un ouvrier, un croque- mort, une tête de mort dans un journal, une Irlandaise allaitant un enfant. un mannequin. L’Irlandaise est encore un produit anglais. J’ai rencontré cette femme dans une rue de Londres, elle avait pour tout vêtement un chapeau en paille noire, un voile vert troué, un châle noir effrangé sous lequel elle portait un enfant nu sous le bras. » Courbet, Lettre à Champfleury, 1854


Trois bouts de tissu (SCOOP!)
Courbet_LAtelier_du_peintre 1855 Orsay detail tissu

Le mannequin, la toile et la modèle sont liées par le motif du bout de tissu qui les découvre. L’idée est peut être toute simple :

  • à gauche la mort et la souffrance ;
  • à droite la vie et la volupté ;
  • au centre la toile qui se nourrit des deux, toute neuve comme l’enfant.



1853 William Powell Frith The Sleeping Model, Royal Academy of Arts
Le modèle endormi
William Powell Frith, 1853, Royal Academy of Arts

Dans le dos de la jeune fille, l’armure qui veille sur le mannequin endormi matérialise, pour le spectateur avisé, le rêve romantique de la jeune modèle.




1861 Menzel Adolph Kronprinz Friedrich besucht den Maler Pesne auf dem Malgerust in Rheinsberg. г. Alte Nationalgalerie Berlin

Le Kronprinz Friedrich rend visite au peintre Pesne sur un échafaudage à Rheinsberg
Adolph Menzel, 1861, gouache, Alte Nationalgalerie, Berlin

Très documentée historiquement (elle s’est produite en 1739), la scène mérite une description précise :

« A l’extrême gauche en arrière-plan, le prince héritier, suivi de son architecte Knobelsdorff et de son hôte Bielfeld (ou est-ce son lecteur Jordan?), monte par des marches qui nous sont cachées jusqu’à l’avant-dernière plate-forme d’un échafaudage, au milieu de laquelle un aide se penche pour nettoyer une palette. À l’extrême droite, à côté de lui, le musicien Franz Benda, debout, s’oublie dans sa musique, battant le rythme de la pointe de son pied droit. Le prince héritier et ses compagnons regardent d’en bas le plancher de l’échafaudage supérieur, où Pesne semble montrer une pose à un modèle. La femme recule devant le mouvement impétueux du peintre, s’appuie du bras gauche sur la balustrade en bois et renverse un pot de peinture. Deux pinceaux tombent de ce pot. Le prince héritier et ses compagnons peuvent seulement entendre les bruits provenant de la plate-forme supérieure, ainsi que l’alto de Benda, mais pas les voir, car les vestes de Benda et de l’aide pendent des poutres de l’échafaudage de telle sorte que l’altiste reste invisible au prince héritier. Nous seuls spectateurs sommes témoins du jeu de Bendas et de la danse d’amour du peintre, là-haut. En effet, le pas de danse de Pesne ne peut pas être la mise en place d’une pose pour le modèle, comme cela a toujours été dit depuis Max Jordan. Le peintre commence-t-il à danser sur les notes de l’alto ? N’est-il pas plutôt agenouillé devant une amante ? Souriante, la modèle repousse de la main droite l’approche amoureuse du peintre. Elle a risqué une chute malencontreuse sur le plancher inférieur, où un mannequin de bois… gît sous nos yeux, dans un raccourci extrême, comme brisé. Cet accessoire d’atelier semble être tombé du crochet du support placé plus à gauche. Menzel a arrangé les extrémités de la poupée de telle manière que ses jambes pointent vers la figure montante du prince héritier, tandis que sa main gauche tordue pointe vers une chaise avec un dossier tressé placée entre l’aide et le joueur d’alto. Que fait-elle là ? La poupée en bois inanimée, reposant sur son visage, est clairement une image de mort. En revanche, le modèle, dont la robe découvre l’épaule et la poitrine, semble susciter chez le peintre un entrain des plus érotique. » Matthias Winner [0c]


Un monde à l’envers

La scène pourrait se lire sur le mode plaisant, comme une sorte de monde à l’envers :

  • le grand prince qui monte sur l’échafaudage et ne voit que des planches ;
  • l’aide qui lui fait involontairement une révérence de dos ;
  • l’altiste qui n’écoute que lui-même ;
  • le peintre des déesses pris en flagrant délit de dévergondage.


Une mécanique autonome

Mais la composition semble échapper à l’anecdote pour fonctionner de manière autonome, conduisant l’oeil successivement vers des détails signifiants :

  • le mannequin en raccourci attire le regard vers l’ombre du Frédéric sur le mur brut : s’agit-il d’évoquer la future grandeur du Roi de Prusse (de même que la chaise encore vide évoquerait son futur trône ?) ; voire même de rappeler le mythe de l’invention du dessin, par le tracé autour d’une ombre ?
  • les pinceaux qui tombent mettent en connexion le modèle en chair et en os et le mannequin (Winner pense que Mentzel a repris ici l’idée de Courbet) ;
  • le verre vide sur la chaise renvoie à la carafe pleine, à l’aplomb.


1861 Menzel Adolph Kronprinz Friedrich besucht den Maler Pesne auf dem Malgerust in Rheinsberg. г. Alte Nationalgalerie Berlin schema
Les interprétations d’une composition aussi complexe sont nombreuses. Mais la lecture en deux registres s’impose(flèches jaunes) :

  • le grand roi en pleine lumière ne dessine derrière lui que son ombre, quand le grand peintre en contre-jour s’efface devant les images qu’il a créées ;
  • les pots attendent les pinceaux, le verre vide attend la carafe,
  • la musique de l’altiste fait valser les amours du plafond.

En avant-plan de l’ensemble, le mannequin joue un rôle pivot :

  • en amorçant la lecture verticale, par le couple qu’il forme avec la modèle (flèche rouge) ;
  • en amorçant également une diagonale ascendante, qui passe de la position couchée à la position penchée, puis à la position debout (flèche bleu) :
  • comme si l’Art, peinture ou musique, avait le pouvoir de donner vie aux choses mortes.


Le modèle et le mannequin

(Berthe dans l’Atelier)

Boldini, 1873

1873 boldini the-model-and-the-mannequin

Des étoffes sont éparpillées sur le plancher, sur le fauteuil, sur le canapé. Un tapis froncé conduit jusqu’à des pieds, des mollets et des jambes nues. Ce crâne luisant est-t-il celui d’un chauve sur lequel la fille est vautrée, lui plaquant le visage dans son aisselle ?

Heureusement la présence du chevalet dégonfle la double scandale de la femme habillée et de l’homme nu, de la fumeuse triomphante et du mâle transformé en pantin : puisque celui-ci en est réellement un.  Ouf, la scène érotique n’est qu’une scène de genre.

Et le perroquet sur son perchoir, emblème et compagnon de la femme sensuelle, semble placé là pour affirmer qu’elle et lui sont bien les deux seuls êtres animés de la pièce.

1873 ca boldini_la-toilette

Boldini, La toilette

Berthe était la modèle avec laquelle Boldini vivait à cette époque, en toute impudeur.


L’homme et le pantin,

portrait du peintre  Henri Michel-Lévy
Degas, vers 1878, musée Gulbenkian, Lisbonne

1878  L homme et le pantin  Henri Michel-Levy edgar-degas

 

Les deux tableaux

L’oeuvre du peintre impressionniste Henri Michel-Lévy a presque totalement disparu : on a pu identifier le tableau  de gauche, Les régates, exposé au Salon de 1879. Mais celui du fond n’est pas certain : il pourrait s’agit de la Promenade au parc, exposée au Salon de l’année précédente.

Le pantin

Le pantin en robe rose, seule note de couleur dans cette toile  sinistre, est manifestement celui qui a permis de peindre la femme du tableau de gauche : simulacre d’un simulacre.

On pourrait tout aussi bien dire qu’elle vient de sortir du tableau de gauche,

pour rejoindre le peintre dans sa solitude.


Le peintre

L’attitude de ce dernier est étrange : adossé  à la surface peinte, comme si celle-ci n’avait pas plus de valeur que le mur, il contemple la poupée d’un regard en biais.

On pourrait tout aussi bien dire qu’il vient de sortir du tableau du fond

pour rejoindre la poupée dans l’atelier.


Une tension sexuelle

Une tension sexuelle gênante lie ces deux êtres opposés : l’homme de chair debout en noir et blanc, la femme de son affalée en rose et rouge, sous la boîte à couleurs ouverte…

Degas_Interieur_Philadelphia_Museum_of_Art

L’Intérieur, ou le Viol
Degas, 1868-69,Philadelphia Museum

…auto-citation du mystère charnel qui, dans ce tableau réalisé dix ans plus tôt, met également en scène dans un huis-clos la puissance menaçante de l’Homme, adossé les mains dans les poches,  et le retrait de la Femme qui lui tourne le dos, de part et d’autre d’une boîte à couture.

 

1878  L homme et le pantin  Henri Michel-Levy edgar-degas detail

Sauf que, dans la version lisboète, dénoncé par un bout de liquette, l’Artiste manifestement bande…

 

1878  L homme et le pantin  Henri Michel-Levy edgar-degas detail pinceaux

.. à l’instar des pinceaux près du gant.


En plus d’un portrait de Henri Michel-Lévy, peintre sincère et solitaire hanté par les fastes des Fêtes Galantes et le regret du Rococo, c’est surtout un autoportrait de Degas   qui transparaît, en homme « frustré et amer, dont les besoins profonds sont restés inassouvis ».Théodore Reff[1]. Ce tableau  profondément pessimiste illustre l’état d’esprit d’une lettre de 1884 :
« Si vous étiez célibataire et âgé de 50 ans, vous auriez de ces moments-la, où on se ferme comme une porte, et non pas seulement sur ses amis; on supprime tout autour de soi, et une fois tout seul, on s’annihile, on se tue enfin, par dégoût. » [1].



1880-86 John Ferguson Weir His Favorite Model Yale University Art Gallery

Son modèle préféré (His Favorite Model)
John Ferguson Weir, 1880-86,  Yale University Art Gallery

Dans le tableau dans le tableau, une femme drapée se contemple dans un miroir, sans aucun contact avec son reflet.

Dans le tableau, le peintre tend les bras à son mannequin-femme : si  le reflet figé est intouchable, cette autre forme de reflet en 3D que constitue le mannequin, est quant  à lui souple et manipulable.

Ces bras tendus transgressant la limite du cadre posent brillamment  toute la question du rapport de force entre le peintre et son modèle :

l’artiste réussira-t-il à le faire entrer dans le cadre, ou bien

le modèle résistera-t-il, éloignant le peintre de l’oeuvre qu’il a derrière la tête ?



Dans l’atelier

Wilhelm Trübner

1872 Wilhelm-Trubner-In-the-Studio-Bayerische-StaatsgemaldesammlungenDans l’atelier
Wilhelm Trübner, 1872,
Bayerische Staatsgemäldesammlungen – Neue Pinakothek München
1888 Wilhelm-Trubner Studio-Interior- NurenbergIntérieur d’atelier
Wilhelm Trübner, 1888,
Museen der Stadt Nürnberg, Gemälde und Skulpturensammlung

 

En 1872, le thème reste obscur dans tous les sens du terme. Sans le titre, impossible de comprendre que cet homme en chapeau et manteau noir, au visage dans l’ombre et qui vient de jeter son mégot, est un peintre venu observer de plus près son modèle ; et que sa main gauche posée sur le dossier n’est pas en train d’esquisser une caresse, mais de rectifier une position.

En 1888, l’homme a gardé le même costume et presque la même  pose, sinon que sa main droite ne tient plus son menton, mais un bloc de papier. Ce pourrait être un livre de poèmes lu à une jeune fille, mais la posture figée de celle-ci nous fait comprendre qu’il s’agit d’un modèle, et que le bloc  est un carnet de croquis.


Le tableau dans le tableau

1888 Wilhelm-Trubner Studio-Interior- Nurenberg detail tableau Wilhelm-Trubner 1889 Promethee pleure par les Oceanides coll priveeProméthée pleuré par les Océanides, Wilhelm Trübner, 1889

Trübner réalisera cinq versions du thème de Prométhée [2]. Celle de 1889 suit  le « Prométhée enchaîné » d’Eschyle : on le voit attaché à son rocher, puni pour avoir donné le Feu aux Hommes. Mais Prométhée est aussi celui qui a façonné les humains à partir d’eau et de terre, pour qu’Athéna ensuite leur insuffle la vie. La présence du Pantin amorphe sous le tableau en cours d’élaboration suggère fortement que le thème de la composition n’est rien moins que  celui de la Création, et de la manière de donner vie.

Le paravent

1888 Wilhelm-Trubner Studio-Interior- Nurenberg paravent
Le paravent indique comment lire le reste de la composition  :

  • sur le panneau de gauche, un tissu rouge et or est posé, un échantillon de cuir ou de papier décoratif est collé,  un visage les yeux ouverts est griffonné ;
  • le panneau de  droite porte seulement un tissu vert, qui fait ressortir la chevelure rousse ;
  • le panneau du centre porte un autre tissu rouge et or, orné de grandes palmettes : ce motif tape-à-l’oeil marque l’endroit critique où deux regards convergent : celui du peintre sur le modèle, celui du spectateur sur le tableau.

Si Trübner a choisi de centrer sa composition autour d’un motif aussi voyant, ce n’est pas seulement par intérêt pour les arts décoratifs ou le japonisme : mais parce qu’il souhaitait que nous donnions un sens à cette pyramide inversée composée, de bas en haut, d’une, de deux, puis de trois palmettes.

Le schéma du tissu1888 Wilhelm-Trubner Studio-Interior- Nurenberg schema

Supposons que la palmette du bas, toute proche du carnet de croquis vierge, représente l‘oeuvre en gestation.

Supposons que les deux palmettes du dessus, qui joignent les yeux de l’homme et de la femme, soient les deux pôles de ce processus créatif : le Peintre et le Modèle.

Alors la ligne du haut pourrait schématiser l’Oeuvre achevée : un motif qui incorpore une moitié du Peintre, et une moitié du Modèle,  car l’Art ne peut prétendre faire entrer dans le cadre et dans le plan du tableau la totalité du Réel.


Femme et mannequin

Jacques Villon, 1899,  Moma, New York

1899 Femme et mannequin jacques Villon  moma

La dame survêtue, avec ses gants, son chapeau et son grand noeud papillon qui ne laisse voir de sa peau que le visage, a passé son renard au cou du mannequin et laissé tomber à ses pieds son manchon.

En habillant le mannequin nu de ces accessoires, elle s’amuse à le tirer vers l’humain tout en lui rappelant que, tout comme la fourrure n’est qu’un résidu d’animal, lui aussi n’est qu’un objet dérivé.



1906 Carl Ulof Larsson  The Model on the TableLe modèle sur la table
Carl Larsson, 1906
1906 Carl Larsson Model Writing Postcards Leontine LindstromModèle écrivant des cartes postales
Carl Larsson, 1906

Le modèle est la jeune Leontine Lindström, qui figure dans nombre d’oeuvres de cette époque [6], et faisait partie de la maisonnée.

Les deux images ont manifestement été conçues pour  former des pendants : vue frontale, harmonie rouge et vert, modèle assis posant un pied près du tabouret dans l’un, de la poubelle dans l’autre. Mais la composition va bien au delà d’un simple jeu formel, et raconte une sorte d’histoire.

Dans la première image, la jeune fille est tournée vers l’intérieur de la maison, vers le poêle, et manipule rêveusement  une petite fleur.

Il faut lire l’image de droite à gauche, en trois parties, scandées par les feuilles accrochées au mur.


1906 Carl Ulof Larsson  The Model on the Table 1

Au dessus des deux mannequins « morts« , obscènement empilés l’un sur l’autre, le dessin leur montre ce qu’ils ne feront jamais : l’amour.


1906 Carl Ulof Larsson  The Model on the Table 2

Derrière la jeune modèle, la feuille blanche illustre ce qu’elle n’a pas encore fait (le don de sa petite fleur).


1906 Carl Ulof Larsson  The Model on the Table 3
A gauche, sur la troisième feuille, un homme nu se prosterne devant elle (ou tente de lui prendre sa fleur). Comme Larsson a tenu à signer ce dessin dans le dessin, il n’est pas interdit de penser que cet admirateur, au dessus du poêle aux charbons ardents, exprime son propre sentiment : une attirance impossible à satisfaire.

Pas plus le dessin que le peintre ne peuvent rejoindre le modèle.


1906 Carl Larsson Model Writing Postcards Leontine Lindstrom

Dans la seconde image, la jeune fille est tournée vers le jardin, devant un grand bouquet de fleurs épanouies. Elle laisse derrière elle les mannequins, confinés dans leur ambiance malsaine, et écrit sur une table surchargée de feuilles, comme autant d’amoureuses possibilités.

Larsson 1905 Anna Stina

Anna Stina Alkman (épouse de Edvard Alkman, éditeur et critique d’art)
Larsson, 1905, Collection privée

Au dessus d’elle, en contrepoint face à un même vase de fleur, le portrait de ce qu’elle va bientôt devenir : une femme établie.



1909 George W Lambert The shop

L’atelier (The shop)
George W Lambert, 1909, Art Gallery of New South Wales

Peint dans l’atelier  londonien de Lambert, le tableau montre, de gauche à droite :

  • un modèle debout, ressemblant au roi Edouard VII (dont Lambert venait de faire le portrait)
  • un mannequin assis ,
  • un jeune garçon,
  • Lambert debout, en pendant au premier modèle.


Les moyens de l’Art

Voici comment un confrère décrit la composition :

« Dans  « Shop », l’artiste a disposé les ingrédients de sa  profession : le sujet du portrait – le major general moderne, la  figure couchée (de première importance pour la maîtrise des drapés) ; et, finalement, le peintre lui-même avec sa complexion pâle et ses longs cheveaux d’ambre roux. »  Norman Lindsay, 1919 [7]

Mais cette explication fait l’impasse sur la présence du jeune garçon.


Une fausse famille

Et si ces trois personnages représentaient, assiégeant le peintre  par derrière, les trois sujets qu’on demande sans cesse à un portraitiste célèbre ? L’homme costumé (ce faux roi), la femme déshabillée (ce vieux mannequin) et l’enfant qui rêve : seul ce dernier sauvant par sa candeur cette caricature de famille.

Le verre et la coupe de fleurs au premier plan, transposant l’huile et la palette, rajoutent une touche d’humour à cet autoportrait critique.



1917 alexandre-yevgenievich-yakovlev-self-portrait Tretyakov Gallery

Auto-portrait
Alexandre Iacovleff, 1917, Tretyakov Gallery.

La composition est conçue comme un exercice de style démontrant la virtuosité du peintre :

  • le pinceau entre l’index et le majeur et l’appuie-main entre les autres doigts semblent voler (le pouce étant masqué) ;
  • l’artiste est montré peignant du bras droit : donc il ne peint pas ce qu’il verrait dans un miroir (les photographies de la Croisière Noir en 1924 montrent que Iacovleff était droitier) :
  • pourtant, le tableau dans le tableau, vu de biais, montre l’image inversée :
    • du mur du fond (on devine même le mannequin assis, sous le petit doigt)
    • et du tableau que nous voyons.

Première remarque : l’artiste se regarde bien dans un miroir, mais corrige la position de son bras pour respecter la réalité, ce que seuls font les auto-portraitistes les plus exigeants (voir 1 Le peintre en son miroir : Artifex in speculo) ;

Deuxième remarque : si nous nous asseyons mentalement sur le divan du mannequin et regardons comme lui dans le miroir (dans le dos du peintre), nous verrons le tableau tel que nous le voyons : autrement dit il est équivalent d’être au plus profond du tableau ou d’être devant : la composition mannequinise le spectateur, ou humanise le mannequin, comme on préfère.

Troisième remarque :  situé entre le visage du peintre et le tableau dans le tableau, le mannequin a en quelque sorte le pouvoir d‘inverser l’image, au même titre qu ele miroir que nous devinons, mais qui nous est caché.



Références :
[0] Pour d’autres details sur ce tableau, voir https://de.wikipedia.org/wiki/Atelierszene
[00]  https://www.sammlung.pinakothek.de/en/artwork/XR4Mr9pxQ1
[0a] Hélène Toussaint http://deartibussequanis.fr/xix/courbet_atelier.php
[0b] Agurxtane Urraca, « La souffrance de l’Espagne cachée dans l’Atelier de Courbet », dans Penser l’entre-deux, Université des Antilles et de la Guyane, 2005, p 403 et ss https://books.google.fr/books?id=JvDDqhS3Pj4C&pg=PA404&dq=courbet+atelier+peintre+mannequin
[0c] Matthias Winner, « Der Pinsel als « Allégorie réelle » in Menzels Bild « Kronprinz Friedrich besucht Pesne auf dem Malgerüst in Rheinsberg » Jahrbuch der Berliner Museen 45. Bd. (2003), pp. 91-130 https://www.jstor.org/stable/4423758
[1] The Pictures within Degas’s Pictures, Théodore Reff, The Metropolitan Museum Journal, 1968
http://www.metmuseum.org/art/metpublications/the_pictures_within_degass_pictures_the_metropolitan_museum_journal_v_1_1968
[2] « Trübner: des Meisters Gemälde » https://archive.org/stream/trbnerdesmeist00beriuoft/trbnerdesmeist00beriuoft_djvu.txt
http://www.fitzmuseum.cam.ac.uk/sites/default/files/Silent_Partners_Immunity1.pdf
[6] D’autres apparitions de Leontine : http://kykolnik.dreamwidth.org/2075303.html?thread=20107687

4.3 Le mannequin en Italie

21 août 2020
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Inventé par De Chirico pendant la première Guerre mondiale, le mannequin a fait carrière en Italie plus que partout ailleurs : emblème d’abord de la peinture métaphysique, puis signe de ralliement de ceux qui se réclament d’un retour à la tradition.

De Chirico

chirico-giorgio-1914 la-nostalgie-du-poete-musee-peggy-guggenheim-venise-01La Nostalgie du Poète, Musée Peggy Guggenheim, Venise 1914 de-chirico Le voyage sans fin Hartford, The Wandsworth Atheneum)Le voyage sans fin, The Wandsworth Atheneum, Hartford

Giorgio de Chirico, 1914

Le tout premier mannequin de De Chirico a été peint à Paris en 1914, sous l’influence de Guillaume Apollinaire :

« Quand un homme sans yeux sans nez et sans oreilles
Quittant le Sébasto entra dans la rue Aubry-le-Boucher »
Apollinaire, « Le Musicien de Saint-Merry »

Il apparaît discrètement, peut être vu de dos, en tout cas en affinité d’aveuglement avec la statue à lunettes noires.

Dans Le voyage sans fin, il fait corps avec elle, et la canne d’aveugle est posé en offrande sur l’autel, comme si la statue avait gagné son oeil unique par la magie du mannequin.

Fasciné depuis longtemps par le thème de l’inanimé, Chirico donne à sa statue-fétiche un alter-ego novateur, qui modernise radicalement le vieil accessoire des ateliers d’artistes : il s’agit maintenant d’un objet manufacturé, un objet du XXème siècle, un ustensile de couturier.


1917 de-chirico- ettore-e-andromaca Galleria Nazionale d'Arte Moderna, Roma-Hector et Andromaque
De Chirico, 1917, Galleria Nazionale d’Arte Moderna, Rome
The Painter's Family 1926 by Giorgio de Chirico 1888-1978La famille du Peintre
De Chirico, 1926, Tate gallery

Il développera ensuite le thème de multiples manières, jusqu’à en faire un procédé. [7a]



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1917, Carlo Carra, Madre e figlio Pinacoteca di Brera, MilanMère et fils Carlo Carrà, 1917, Pinacoteca di Brera, Milan Nature morte, Giorgio Morandi, 1918, Pinacoteca di Brera, MilanNature morte, Giorgio Morandi, 1918, Pinacoteca di Brera, Milan

En 1916, Carrà rencontre De Chirico et passe du futurisme à la peinture métaphysique. Imité bientôt par Morandi.



Casorati

casorati felice 1924 mannequins Museo del Novecento Milan photo jean louis mazieresMannequins, Museo del Novecento, Milan, photo jean louis mazieres casorati felice 1924 Madre o Maternita Gemaldegalerie BerlinMadre o Maternità, Gemäldegalerie Berlin

Felice Casorati, 1924,

Dans un de ses très rares autoportraits, Casorati se montre en train de peindre (de la main gauche) dans un miroir, qui renverse l’image du tableau dans le tableau (« Maternità », peint la même année 1924).

A l’opposé des faces aveugles de leurs devanciers, les deux mannequins complètent par leur regard ce qui manque aux personnages tout en inversant leur sexe :

  • le mannequin mâle a les yeux baissés, comme la mère ;
  • le mannequin femelle a des yeux pénétrants, comme le peintre.

casorati felice 1934 manichino-rosa coll privLe mannequin rose, 1934, Casorati CasoratiPhotographie de Casorati par Herbert List, 1949

Sans s’enfermer dans la formule, Casorati fera de loin en loin un clin d’oeil au mannequin.



Adriano Gajoni 1934 mannequin jouant de la musiqueMannequin jouant de la musique, 1934 Adriano Gajoni 1946 manichino al pianoforteMannequin jouant du piano, 1946

Adriano Gajoni nature morte au mannequin
Nature morte au mannequin, date inconnue
Adriano Gajoni

L’effet d’étrangeté et de modernisme que véhicule le mannequin ouvre la porte à une certaine facilité.


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1942 Michele Dixit Autoritratto nello studio.
Autoritratto nello studio di via De Spuches
Michele Dixit, 1942

Une oeuvre isolée du peintre sicilien, réalisée juste avant son départ pour le front yougoslave : les grands tableaux aux murs montrent comment l’art réussit à transfigurer en Vierge ou en ange la présence prosaïque du mannequin.



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ITALO CREMONA 1940 Nudo col cavallo di gessoNu au cheval en plâtre, 1940 Italo Cremona 1944 Ritratto della moglie con manichinoPortrait de femme avec un mannequin, 1944

Italo Cremona

Deux confrontations de la chair avec le bois ou le plâtre.



Les peintres modernes de la Réalité

En 1947-49, cinq expositions et un manifeste signalent la création en Italie d’un nouveau mouvement, en réaction envers les déficiences techniques de l’art dit moderne. Le mannequin, réchappé des peintures métaphysiques et surréalistes, va devenir une sorte de signe de ralliement du groupe, emblème à la fois du retour au techniques traditionnelles et de l’inanité de l’homme contemporain.

Bueno Antonio 1948-49 Still Life,Nature morte, Antonio Bueno, 1948-49 Bueno Xavier 1948 - Manichino collection Sandro Rubelli.Manichino,, Xavier Bueno, 1948, ancienne collection Sandro Rubelli

Ces deux toiles des frères Bueno fonctionnent probablement en pendant :

  • à gauche le mannequin semble avoir perdu la partie : châssis vide, pions sans échiquier, lauriers de la gloire vaincus par l’électricité ;
  • à droite, enveloppé dans le drapeau italien, il amorce une résurrection, griffonnant des notes et un croquis, tandis qu’à l’arrière-plan la statue antique rend hommage à De Chirico.


Bueno Antonio e Xavier 1944 Doppio autoritratto Double Self-portrait

Double autoportrait
Antonio et Xavier Bueno , 1944

Les deux frères sont coutumiers des oeuvres réalisées en commun (voir aussi Compagnes de voyage).



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Gregorio Sciltian

Participant dès le début au mouvement des Peintres modernes de la Réalité, Sciltian n’a abordé que dix ans plus tard le thème du mannequin.


Gregorio Sciltian 1955 La-scuola-dei-ladriL’école des voleurs, 1955 GREGORIO SCILTIAN 1956 la-scuola-dei-modernisti-L’école des Modernes, 1956

Gregorio Sciltian

Dans le premier tableau, le mannequin (de couturier) sert à l’enseignement des pickpockets.

Dans le second, le mannequin (de peintre) est abandonné à droite, sous les lunettes du critique d’art Roberto Longhi, favorable au mouvement, et le regard éberlué de Lionello Venturi, pape de l’art abstrait.


Gregorio Sciltian 1960 Allegra serenataAllegra serenata, 1960 GREGORIO SCILTIAN 1960 ca Il magoLe mage, vers 1960
Gregorio Sciltian 1962 ca Sans titreSans titre, vers 1962 Gregorio Sciltian 1962 LE COIN DE L'ATELIER coll privLe coin de l’atelier, 1962
Gregorio Sciltian 1962 LE COIN DE L'ATELIER coll priv detailLe coin de l’atelier (détail), 1962 Gregorio SciltianDate inconnue

Gregorio Sciltian

Dans toutes ces toiles, le mannequin se comporte comme un alter-ego du peintre, jouant de la musique, faisant la fête, prenant sa place au chevalet et le miniaturisant dans le miroir de sorcière (voir Le peintre en son miroir).



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Pietro Annigoni

Mais celui qui qui revenir au mannequin pour toute la durée de sa carrière est le plus talentueux et le plus célèbre du mouvement, Pietro Annigonni.


annigoni 1946 manichino-nello-studio coll priveeManichino nello studio, 1946 annigoni 1947 Interno dello studio collection Sandro RubelliInterno dello studio, 1947, anciennement collection Sandro Rubelli

Pietro Annigoni

Au départ, il n’est qu’un accessoire d’atelier, à peine plus tangible que les feuilles ou le papier-peint.


pietro-annigoni 1950 allegory-of-man-(mannequin)Allégorie de l’Homme La Soffitta del Torero 1950 Pietro Annigonni Private collectionLe grenier du Torero (La Soffitta del Torero)

Pietro Annigoni, 1950, Collection privée

Trimant sans avancer ou s’affrontant dans une corrida immobile avec un taureau réduit à ses cornes, il devient la figure de l’absurdité humaine.


Annigoni 1953 Direste voi che questo e luomo (La lezione)

Dirais-tu que ceci est un homme, La leçon
Direste voi che questo e l’uomo (La lezione)
Annigoni, 1953

Dans cette toile ambitieuse, Annigoni paraphrase à la fois le Saint Mathieu du Caravage et La leçon d’anatomie de Rembrandt pour placer le mannequin, à la plaie ouverte sur le torse, en situation expérimentale (voir 3 Voir et toucher). L’apprenti montrant un dessin de saint et la modèle nue au dessus du bucrane représentent probablement les traditions chrétienne et antique.


Annigoni 1957 photo Madame Yevonde 2 Annigoni 1957

Annigoni, 1957, photographies Madame Yevonde

Annigoni 1957 photo par Madame Yevonde1957, photographie Madame Yevonde Annigoni photoDate inconnue

Le mannequin participe à la posture du peintre solitaire, mélancolique et rebelle à son temps.


annigoni 1970 Contemplazione del vuotoContemplation du vide (Contemplazione del vuoto), 1970 Annigoni 1971 Forza paralizzataForce paralysée (Forza paralizzata), 1971

Annigoni

D’en haut son regard absent plane sur la ville déserte.


Annigoni 1971 Foto ricordoPhoto-souvenir (Foto ricordo), 1971 AnnigoniDate inconnue

Annigoni

Des couples impossibles se forment…


Annigoni 1971 Ne vinti ne vincitoriNi vaincus ni vainqueurs (Ne vinti ne vincitori), 1971 Annigoni 1973 Solitudine III Cassa di Risparmio di FirenzeSolitudine III, 1973, Cassa di Risparmio di Firenze

… et se défont.


Annigoni 1971 C era une volta PalladioIl était une fois Palladio ( C’era une volta Palladio), Annigoni, 1971 Annigoni 1971 C era une volta Palladio villa Gualdo MontegaldaEscalier de la villa Gualdo, Montegalda.

Les modèles de paille ou de chair ont été pareillement mis au rebut au bas de l’escalier seigneurial, sous le regard d’une chouette à moitié effacée et tandis qu’une silhouette fantomatique remonte les marches vers le passé.

Annigoni a laissé une description assez précise de ses intentions :

« L’architecture qui émerge de la misère, miraculeusement intacte, symbolise un ordre irrécupérable, dont nous nous sommes séparés. Un ordre dont l’homme a été évincé, réduit à un nombre, à un mannequin. Le nu de la jeune femme contraste justement avec les silhouettes inanimées et inertes des deux mannequins. Le contraste est accentué par le choix des matériaux : la dormeuse d’époque et la feuille de caoutchouc mousse déroulée qui pour la raison opposée est tout autant emblématique. A l’arrière-plan, une silhouette, presque un fantôme, s’éloigne le dos tourné. Cette apparition fugitive – fréquente dans mes œuvres – introduit dans le tableau un motif de suspension, une interrogation consternée, qui coïncide avec mes sentiments plutôt qu’avec mes intentions. A un endroit de la scène veille un oiseau nocturne, l’un de ceux qui vivent solitaires dans ces bâtiments abandonnés, et qui pourrait ici prendre le sens de présage obscur que lui accorde la conscience populaire. »



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1958 Antonio Ciccone mannequin, annigonis_studio
 
Un mannequin dans l’atelier d’Annigoni
Antonio Ciccone, 1958

Hommage au maître, de la part d’un élève qui s’applique.


1950 Alfredo Seri Manichino con drappo biancoMannequin au drap blanc 1950 Alfredo Seri MANICHINO CON MELAMannequin à la pomme

Alfredo Seri, 1950

Deux poses assez stériles d’un mannequin cabotin.



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Vito Campanella MetamorphoseMétamorphose Vito Campanella 1984 Les pelerins d'Emmaus
Vito Campanella 1987 DepositionDéposition, 1987 Vito Campanella http:/www.tuttartpitturasculturapoesiamusica.com;sss

Vito Campanella

Le mannequin déchaîné finit par s’approprier tout l’espace de l’Histoire de l’Art…

Références :
[7a] Pour lévolution du sujet chez Chirico, voir https://finestresuartecinemaemusica.blogspot.com/2019/05/la-solitudine-del-manichino-la-figura.html

4.4 Le mannequin partout ailleurs

21 août 2020
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Ailleurs qu’en Italie, le mannequin de peintre n’a pas véritablement donné lieu à une école ou à une tradition nationale : il est adopté sporadiquement par quelques artistes, parfois comme objet symbolique, parfois simplement comme signe de reconnaissance visuel.

En Allemagne et Europe Centrale

George Grosz

Grosz George 1920 Automates républicainsAutomates républicains, 1920 George Grosz, Daum marries her pedantic automaton George in May 1920, John Heartfield is very glad of it, Berlinische Galerie Der Dada No. 3 (April 1920)Daum marries her pedantic automaton George in May 1920, John Heartfield is very glad of it, Berlinische Galerie, paru dans Der Dada No. 3 (Avril 1920)
Grosz George 1921 Der neue Mensch aquarelleSans titre, 1920, Kunstsammlung Nordrhein Westfallen Grosz George 1921 Der neue Mensch aquarelleL’homme nouveau, aquarelle, 1921

George Grosz

Le mannequin de couturier à la Chirico tend maintenant à devenir automate : le thème échappe définitivement à l’esthétique de l’atelier d’artiste, pour devenir le symbole urbain de l’aliénation.


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Oskar-Kokoschka 1922 Mann mit Puppe Nationalgalerie, Staatliche Museen zu BerlinL’homme à la poupée, Nationalgalerie, Staatliche Museen zu Berlin Oskar-Kokoschka 1922 -Self-portrait-at-the-easel-Autoportait au chevalet, collection privée

Oskar Kokoschka, 1922

Après sa rupture avec Alma Mahler, Kokoschka s’était fait confectionner  une poupée grandeur nature à son effigie, qu’il trimbalait dans tout Vienne et a représentée dans plusieurs oeuvres, notamment le tableau de gauche.

Dans celui de droite, le rapport de domination s’inverse : la poupée a changé de coiffure, a rosi, s’est mis du rouge à lèvres et du rimmel, est passée à l’arrrière-plan et regarde le peintre d’un air bête, tout sortilège évanoui.

C’est dans la lignée de cette aventure que Bellmer développera son propre fétichisme de la poupée, qui sort du thème du mannequin d’artiste


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Otto Dix, Stilleben im Atelier (Still Life in the Studio), 1924 Stuttgart, Kunstmuseum Stuttgart

Nature morte dans l’atelier (Stilleben im Atelier)
Otto Dix, 1924, Kunstmuseum, Stuttgart

La main droite levée  en l’air du modèle semble accomplir le mouvement ébauché par la même main du mannequin. Et sa jambe droite, avec son bas qui tirebouchonne, imite la même jambe du mannequin qui, étant de tissu, n’a pas besoin de lingerie.

Géométriquement, les deux montants du chevalet poussent à comparer la poitrine de chair et la poitrine de toile. Le montant de gauche, en barrant le ventre de la femme enceinte, insiste sur son opulence, comparé au ventre plat du mannequin  inutilement voilé par une gaze ridicule. Enfin, le pied du chevalet mène l’oeil du cou en poireau du mannequin, au visage halluciné de la modèle, à son épaisse toison et à son aisselle velue.

Faut-il conclure de ces mimétismes que la Peinture et le Dessin, symbolisés par le chevalet et l’équerre, sont capables de transformer le piteux mannequin en une mère plantureuse ?

Le titre même du tableau nous pousse à  une conclusion plus cynique : en unifiant dans le terme « nature morte » la femme et le mannequin, il chosifie la modèle de chair  tandis que la modèle de tissu gagne en  humanité. Trouée aux mites et comme couverte de bubons, elle apparaît comme la soeur putréfiée que, comme une Pieta, la vivante porte sur son sein, élevant vers le ciel un bras désespéré et un regard exorbité.

Comme une femme découvrant qu’en donnant la vie, elle  enfante sa propre mort.


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Stoecklin Niklaus, Vue de l'atelier avec un mannequin 1930Mannequin dans l’atelier Stoecklin Niklaus, Gliederpuppe (1930)Mannequin au miroir

Niklaus Stoecklin, vers 1930, collection privée

Surréalisme suisse tranquille.


hans-walter-scheller 1929 stillleben-mit-gliederpuppe,-büchern-und-glaskaraffe coll priv
Nature morte au mannequin, aux livres et à la carafe
Hans Walter Scheller, 1929, collextion privée

Surpris par derrière, le mannequin est pris en train de manger les fruits du peintre, boire son café et son vin, et lire ses bouquins. La vue plongeante fait tout l’intérêt de cette toile sans conséquence.


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Wilhelm-Lachnit-1947-ca-Gliederpuppe-Neuen-Nationalgalerie-Berlin.
Mannequin (Gliederpuppe)
Wilhelm Lachnit, 1948, Neuen Nationalgalerie, Berlin

Vingt ans après le tableau post-cubiste de Scheller, exactement les mêmes objets réapparaissent dans cette nature morte post-expressionniste, dans une ambiance moins festive : la bouteille est vide, la pomme et le livre sont uniques, et les gants blancs semblent interdire au mannequin de se saisir de quoi que ce soit. Il semble compter le chiffre 8 sur ces doigts, mais peut être est-il en train d’argumenter stérilement : auquel cas il pourrait incarner le système privé d’âme, assis sans le regarder face au peintre qui lisait son livre. L’objet creux devant son coude gauche reste une énigme à déchiffrer (un morceau de bras désarticulé ?).


Wilhelm Lachnit 1948

Wilhelm Lachnit, 1948

Emprisonné sous Hitler, Lachnit a vu une grande partie de son oeuvre détruite lors du bombardement de Dresde. Nommé professeur à l’Ecole des Beaux-Arts dans la RDA de l’après-guerre, il était en bute dès 1948 a de nombreuses critques, et a dû démissionner en 1954 pour « formalisme » et défaut de réalisme.


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Wojciech Weiss

 

1926 Wojciech Weiss Manekin i modelkaWojciech Weiss, 1926 1934 Wojciech WeissWojciech Weiss,1934

En 1926, la modèle nue regarde avec curiosité son  contraire et néanmoins confrère : un mannequin mâle, habillé jusqu’au cou, et qui la regarde avec une égale curiosité.

En 1934, le duo est devenu un trio. Dans un bric-à-brac d’artiste, la modèle bien en chair  se repose le regard vague en mangeant des cerises.  En face d’elle,  le mannequin bellâtre la contemple,  on comprend bien qu’il ne serait pas de bois s’il n’était pas de bois. Entre les deux, le Cupidon doré brandit sa flèche et ironise sur cet amour platonique.


Krisis 1934

Krisis
Wojciech Weiss, 1934

« Ceci est non seulement une crise, mais une fin. Les ateliers d’artiste accumulent des piles d’images dont la société d’aujourd’hui n’a pas besoin… Je ne pensais pas du tout ici au symbole. Je peins seulement la nature. »  Wojciech Weiss dans la revue « En avant » (Naprzód) le 29 Avril 1934.



En France, rien à signaler

1930 ca Andre Derain - La Femme et le PantinLa Femme et le Pantin
Photographie d’André Derain, vers 1930, Paris
1932 Henri Cartier-Bresson, Leonor Fini, Paris,Portait de Léonor Fini
Photographie d’Henri Cartier-Bresson, 1932, Paris

A ma connaissance, aucun peintre français important ne s’est intéressé au thème au XXème siècle.



En Angleterre, le manequin cosy

Dans l’entre deux guerre, des portraitristes mondains se délassent, de temps en temps avec des mannequins très peu subversifs, qui font tranquillement les gestes de tous les jours.

1929, Alan Beeton Reposing I Beeton-Family-EstateLe repos (Reposing I)
Alan Beeton,1929, Beeton Family Estate
1930, Alan Beeton Reposing II The Fitzwilliam MiseumLe repos (Reposing II)
Alan Beeton,1930, The Fitzwilliam Miseum

Deux  des sept portraits que Beeton fit de son mannequin féminin : en 1929, elle relève sa robe en contemplant des images légères ; en 1930 elle se fait plus discrète, cachée derrière un rideau [8].


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Nude and Mannequin David Jagger

Nu et mannequin
David Jagger, date inconnue, Collection privée

La symétrie de la composition fait ressortir le contraste maximal entre la femme et le mannequin  : vue de dos contre vue de profil, bras levés contre bras baissés, regard clair contre yeux dans l’ombre.

A gauche, la peau blanche s’appuie sur le tissu du fond, à droite le tissu écru se découpe directement sur le mur. Ainsi est mise en évidence l’énigme intrinsèque au mannequin, jamais véritablement  mis à nu : car comment enlever sa peau à  un être de textile ?


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john-bulloch-souter (1890 - 1972), wood-lay-figure-with-a-mirrorMannequin au miroir
John Bulloch Souter, date inconnue
The Lay Figure, 1942 by Victor Hume MoodyLe mannequin (The Lay Figure)
Victor Hume Moody, 1942

Le mannequin comme visiteur dans l’atelier ou comme acheteur de son propre portrait.


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Ward John Stanton 1989-90 Dressing the ModelDressing the Model, 1989-90 ward john-stanton 1995 self-portrait-with-lay-figureSelf portrait with lay figure, 1995

John Stanton Ward



Un peu partout

Paul Cadmus - Manikins, 1951,

Manikins
Paul Cadmus , 1951

Sur un table de bois, les deux mannequins de bois s’abandonnent à une étreinte gidienne sur un oreiller de littérature engagée (Corydon, les sonnets de Shakespeare). Posée à côté des Lettres de Michel-Ange, une main de bois les bénit.


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Matias Quetglas 1985

Matias Quetglas,1985

Le vin est-il la cause de la chute, ou le moyen de la résurrection du mannequin ?



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Charles Pfahl

charles pfahl Other Gates 1 1998 2001Other Gates 1, 1998–2001 charles-pfahl-blutterbunged (abasourdi)Blutterbunged (abasourdi)

Dans une série d’huiles sur toile à la fois hyper et surréalistes, Charles Pfahl associe un mannequin féminin à des poupées et des squelettes de  poisson. Face à la dureté du celluloïd et des dents,  la mollesse et le décrépitude du mannequin le font apparaître comme étrangement humain.


charles pfahl Sleepaway (etude pour Archetype)Sleepaway charles pfahl Archetype 2003 detailArchetype (détail)

C’est la gueule dentée du poisson mort qui donne au mannequin la capacité d’enfanter.


Archetype 100x80 oil, gold leaf, silver leaf on canvas

Archetype,
Charles Pfahl, 2003, huile sur toile

charles pfahl Shadow, 2012Shadow, 2012 charles pfahl The OfferingThe Offering

Ainsi le mannequin caricature le destin de la Femme, d’un plaisir mécanique à l’enfantement d’un squelette.

pfahl_anubis

Anubis, Charles Pfahl


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Robbie Wraith

Robbie Wraith soliloquy 2014Soliloquy Robbie Wraith arriere pensee 2014Arrière-pensée

Robbie Wraith, 2014

A gauche, le mannequin, qui peut prendre toutes les poses, tient sur son coeur trois masques vénitiens : affection d’un corps sans vie pour un visage sans identité.

A droite, la feuille blanche derrière le mannequin  et le miroir vide derrière la marionnette matérialisent les deux  arrières-pensées de l’artiste : trouver un sujet, imiter le réel.

Robbie Wraith alexandra reflectionAlexandra reflection Wraith-R-Portrait-in-Two-WorldsPortrait-in-Two-Worlds

Dans ces deux tableaux où la composition se sert du miroir pour réunir le peintre et son modèle (voir Le peintre en son miroir :  L’Artiste comme compagnon), la présence du mannequin ajoute une solidarité  supplémentaire : assis jambes écartées, voire couvert d’un manteau rouge, il ressemble au modèle ; mais situé en face et de l’autre côté de celui-ci, il fait pendant au peintre dans une sorte d’antiportrait passif : bras ballants et visage absent.


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 Cesar Santos

 

Cesar Santos 2012 1 Hunting season1 Hunting season Cesar Santos 2012 2 The Explorer2 The Explorer
Cesar Santos 2012 3 Crossbreed3 Crossbreed Cesar Santos 2012 4 Naughty Role Models4 Naughty Role Models
Cesar Santos 2012 5 Annunciation5 Annunciation

Cesar Santos 2012

Dans la lignée d’Alan Beeton, Cesar Santos a redécouvert le potentiel onirique et érotique du mannequin d’atelier, auquel il a dédié en 2012 cette remarquable série, que nous laisserons à son mystère.



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Louise C. Fenne - Self Portrait in Studio 2014

Autoportrait à l’atelier
Louise C. Fenne, 2014

Retranchés derrière la cloison, le perroquet a échappé à sa cage et le mannequin à l’artiste, pour mener une vie indépendante. Dit autrement  :  la Couleur et la Forme se planquent, tandis que  l‘Inspiration attend.


Références :
[8] Beeton commença par une série de quatre : Composing et Decomposing, complétée par  Posing et Reposing. Vu le succès, il fit une  seconde série de trois:  Posing , Reposing  (Fitzwilliam Museum) et  Composing.

La barrière flamande

17 août 2020
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Cet article fait le point sur un type très particulier de barrière, assez fréquent dans la peinture flamande, avec une barre oblique qui dépasse, du côté des charnières, la traverse du haut : on la rencontre encore aujourd’hui en Grande Bretagne et dans certaines régions françaises (notamment le Cotentin) :

1912 le journal de la femme de l'Union sociale et politique (UPMS) en Grande-Bretagne1912,  Journal de la femme de l’Union sociale et politique (UPMS), Grande-Bretagne

nez-de-jobourg

Nez de Jobourg

Est-elle juste un élément distinctif des campagnes flamandes de l’époque, ou a-t-elle revêtu, quelquefois, une signification symbolique ?


Une simple barrière

 

1500 ca Book of Hours Belgium, Bruges, Morgan Library MS M.390 fol. 57vLivre d’Heures, Bruges,  vers 1500, Morgan Library MS M.390 fol. 57v
1515 ca Book of Hours Bruges, Morgan Library MS M.399 fol.157v Livre d’Heures, Bruges,  vers 1515, Morgan Library MS M.399 fol.157v

L’Annonce aux bergers

Dans ces deux Livres d’Heures à l’usage de Bruges, la barrière ne vise qu’à donner une couleur locale à l’enclos à bétail.


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Fete des arbaletriers Maitre de francfort Fin XVeme Musee des Beaux arts Anvers detail portillon

Fête des arbalétriers, Maître de Francfort, Fin XVème, Musée des Beaux Arts, Anvers
Cliquer pour voir l’ensemble

Dans ce contexte profane, elle empêche d’entrer ceux qui ne sont pas arbalétriers.


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La fenaison Brueghel ancien 1565 Galerie nationale, Prague

La fenaison, Brueghel l’Ancien, 1565, Galerie nationale, Prague

La Fenaison représentait les mois de Juin et Juillet dans une série de six tableaux illustrant les travaux de la campagne tout au long de l’année,  commandée par le  marchand anversois  Niclaes Jongelink.


La fenaison Brueghel ancien 1565 Galerie nationale, Prague detail 2

En bas à gauche, un paysan redresse sa faux sur une enclume  à l’ombre d’une haie, près d’une barrière abattue. Une autre faux est posée par terre devant lui.


Solitudo rustica 1555 gravure de Jan and Lucas Duetecum after Pieter Bruegel

Solitudo rustica, 1555, gravure de Jan and Lucas Duetecum d’après Pieter Bruegel

Il ne faut probablement pas attribuer un sens symbolique à la faux : un groupe analogue, de deux faucheurs cette fois, sert un rôle analogue de repoussoir pour accentuer l’effet d’immensité du paysage, dans cette autre composition de  Bruegel réalisée dix ans plus tôt.


La fenaison Brueghel ancien 1565 Galerie nationale, Prague detail 1

A l’autre bout du tableau, côté village, un homme est en train d’enjamber une seconde barrière, celle-ci intacte. On pourrait penser que les deux barrières servent à protéger  le pré des animaux, mais ce n’est pas le cas : une route où arrive un troupeau de moutons longe les maisons par devant : la seconde barrière sert donc à empêcher le bétail de s’échapper de la cour de la ferme.

Il est donc possible que le portail abattu, au premier plan, soit un signe d’abondance : dans ce pays de cocagne, le pré est si vaste et i’herbe y pousse si bien qu’il n’est pas besoin de l’enclore.


 Un motif religieux polyvalent

 
1440 Book of Hours Catherine de Cleves Morgan Library MS M.917945 fol 02r detail
Joachim, parmi les lapins (détail). Cliquer pour voir l’ensemble.
Livre d’heures de Catherine de Clèves, 1440, Morgan Library MS M.917945 fol 02r 

 Joachim reçoit de l’Ange l’annonce qu’il va bientôt devenir, malgré son âge avancé et celui de sa femme, le père de Marie. Le portillon sépare le pré vert, où broutent des lapins blancs et bruns, de la garenne pelée : il ne sert pas à empêcher les lapins de passer du lieu où ils habitent au  lieu où ils se nourrissent, mais à protéger leurs terriers du bétail qui viendrait dans le pré. Joachim apparaît ainsi  dans un zone d’abondance, régulée et protégée : il est le garant de la fécondité des lapins, tout comme l’Ange est le garant de la sienne.

Au dessus de l’image, l’homme sauvage à la fourrure blanchie réitère le message :  il est possible à un vieil homme d’attraper à nouveau la lapine, si telle est la volonté de Dieu.

 

1440 Book of Hours Catherine de Cleves Morgan Library MS M.917945 fol 02r

Livre d’heures de Catherine de Clèves, 1440, Morgan Library MS M.917945 fol 01v-02r 

Cette enluminure plutôt directe se trouve en regard du frontispice où Catherine de Clèves présente une supplique à Jésus (voir 2-4 Représenter un dialogue). Elle témoigne du haut degré de liberté dont jouissait l’illustrateur de cette oeuvre princière, commandée à l’occasion du mariage de Catherine en 1430, mais dont la réalisation prit une dizaine d’années : le choix d’une image évoquant la naissance de Marie, en face de l’image de Catherine, entourée des armoiries de ses ancêtres, priant  devant elle et l’Enfant Jésus, vaut souhait de fécondité.


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Book of Hours, Bruges, 1500-26, Massacre des innocents Morgan Library M.363 fol. 89vMassacre des innocents

Livre d’Heures, Bruges, 1500-26, Morgan Library M.363 fol. 89v

Book of Hours, Bruges, 1500-26, M.363 fol. 90r

Psaume 110 (Dixit Dominus) 

Livre d’Heures,  Bruges, 1500-26, Morgan Library M.363 fol. 90r.

Le motif de la fontaine protégée par une barrière, où les oiseaux viennent boire en paix et les lapins manger l’herbe grasse,  est employé par les enlumineurs de Bruges comme une image de pureté et de protection, dans des contextes variés  :

  • à gauche, son caractère pacifique met en valeur, par contraste, l’image violente qui s’y superpose ;
  • à droite, il illustre un psaume qui exprime la protection du seigneur Dieu envers le seigneur terrestre, et fait peut être allusion à la fin du psaume : « A l’eau du torrent en  chemin il boira ».
On voit que le porte ne sert pas à empêcher les lapins de rentrer, mais  à arrêter les bêtes sauvages qui voudraient souiller la fontaine et croquer ses habitués.

Book of Hours, Bruges, ca. 1500 Morgan Library MS M.390 fol. 176v

Livre d’Heures,  Bruges, 1500-26, Morgan Library, MS M.390 fol. 176v

De manière qui semble assez gratuite, un enclos à lapins sans fontaine illustre ici  l’Office de St Jean l’Evangéliste : il s’agit en fait d’une allusion à la virginité de Saint Jean,  évoquée par cette formule du  texte :

 

Celui qui est vierge est choisi par Dieu et distingué parmi les autres. Virgo est electus a domino atque inter ceteros magis dilectus 

 

La barrière est donc ici le double symbole de la virginité, mais aussi de l‘élection : Dieu choisit qui entre en son enclos.


 

Le seuil d’un espace sacré

Le pourtraict de la ville de Iherusalem, qua rapporte d'illecq feu Jehan Godin chevalier du dict Iherusalem, icy dépainct en l'an 1465 coll privee anonyme

 

Le pourtraict de la ville de Iherusalem, qua rapporte d’illecq feu Jehan Godin chevalier du dict Iherusalem, icy dépainct en l’an 1465,
Anonyme, après 1465, collection privée 
 

Dans ce tableau votif, la barrière ouverte a permis à Jean Godin et à sa famille de franchir le seuil de l’espace sacré, où a lieu la Résurrection du Christ.

Derrière Jean Godin, accompagné de son saint patron (Jean-Baptiste?) viennent ses neuf fils, puis son épouse Jeanne de Salembiens avec Jean l’évangéliste (?), suivie des huit  filles. Les membres décédés de la famille sont indiqués par une petite croix dans leurs mains. Diverses considérations laissent penser que le tableau est probablement bien postérieur à 1465 [1].


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Hugo van de goes triptyque portinari 1475 detail

Triptyque Portinari (détail). Cliquer pour voir l’ensemble.
Hugo van dee Goes, 1475, Offices, Florence

Ici encore le portillon sépare la ville, d’où viennent les deux sages-femmes, et l’enclos sacré où se déroules la Nativité, en présence de la famille Portinari.


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Van Orley 1515-19 THE VIRGIN AND CHILD ADORED BY SAINT MARTIN AND OTHER SAINTS INCLUDING SAINT PETER, AGNES, MARY MAGDELENE, AND ANTHONY (), AND BEYOND SAINT MARTIN ORDERING A TREE TOColl part
 
La Vierge et l’enfant adorés par St Martin et d’autres saints ( Pierre, Agnès, Marie-Madeleine et Antoine),
 Van Orley, 1515-19, Collection privée.
 

Van Orley  a réalisé  cette œuvre pour l’abbatiale de Marchiennes, dont le blason apparaît dans le vitrail à gauche de la Vierge. A l’extérieur de la loggia est représenté le miracle dit de l’Abrepinière :

Saint Martin « voulait couper un pin consacré au diable, malgré les paysans et les gentils, quand l’un d’eux dit: « Si tu as confiance en ton Dieu, nous couperons cet arbre, et toi tu le recevras, et si ton Dieu est avec toi, ainsi que tu le dis, tu échapperas au péril. » Martin consentit; l’arbre était coupé et tombait déjà sur le saint qu’on avait lié de ce côté, quand il fit le signe de la croix vers l’arbre qui se renversa. de l’autre côté et faillit écraser les paysans qui s’étaient mis à l’abri. A la vue de ce miracle, ils se convertirent à la foi. (Sulpice Sévère, Vie de saint Martin, V, 2 ).

 Saint Martin apparaît donc de part et d’autre du portillon :

  • en zone profane et même païenne,
  • parmi les Saints qui adorent Marie.
  • Van Orley 1515-19 THE VIRGIN AND CHILD ADORED BY SAINT MARTIN Coll part detail

Deux personnages ont le visage caché : l’ange admis à contempler la scène, et un moine anonyme de l’abbaye,  que sa piété a autorisé à passser la barrière et  à s’avancer dans la zone sacrée, jusqu’à la porte close.


Une métaphore virginale

1485-90 Simon Marmion The_Visitation._Mary_and_Elizabeth_in_the_garden_of_a_country_house_-_Huth_Hours_,_f.66v_-_BL_Add_MS_38126

La visitation,
Simon Marmion, 1485-90,  Huth Hours, BL Add MS 38126 fol 66v

 

En présence de Marie, la barrière joue toujours son rôle de délimitation de l’espace sacré  :  ici elle protège la maison bien tenue de sa vieille cousine Elisabeth ( son mari, Zacharie, est assis au fond devant le portail).

Mais elle acquiert probablement ici une signification supplémentaire,  celle des matérialiser la virginité de Marie.


La fin du chemin

1492-1498 Aert van den Bossche Virgin_and_Child_in_a_Landscape Minneapolis Institute of Arts
Vierge à l’Enfant dans un paysage,
 Aert van den Bossche (anciennement attribué au Maître au Feuillage brodé) 1492-98, Minneapolis Institute of Arts

Ce tableau montre deux exemplaires de la barrière :

  • celle du fond sépare le village et le domaine de Marie,  où se trouve sa maison fortifiée et où les animaux sauvages vivent en paix ;
  • celle de gauche sépare ce domaine et le « jardin clos » proprement dit,  symbole habituel de la virginité.

Cependant le paon juché sur la barrière autorise ici une lecture plus riche. A cause de sa chair réputée imputrescible, cet oiseau représente en général la Résurrection. Le paon  sur la barrière qui ferme le chemin côté Jésus pourrait donc se traduire littéralement : par la Résurrection, Jésus  triomphe de la Mort. La seconde barrière, côté Marie, représenterait  la fin ordinaire de son propre chemin de vie.


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Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail porte

Le colporteur (détail). Cliquer pour voir l’ensemble.
Bosch, 1490-1510, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Cette interprétation pourrait sembler arbitraire si on ne retrouvait la barrière fermée dans ce tableau de la même époque, où l’analyse d’ensemble montre qu’elle signifie clairement la fin du voyage pour le colporteur  (voir La cage hollandaise).


Un Au-delà spirituel

le Christ et l'ame dans le jardin de Gethsemani 1521. Utrecht University page 10page 10 le Christ et l'ame dans le jardin de Gethsemani 1521. Utrecht University page1frontispice (répété page 21) le Christ et l'ame dans le jardin de Gethsemani 1521. Utrecht Univeristy page 33page 33

 Le Christ et l’âme dans le jardin de Gethsemani, 1521, édité par Jan.Berntsz, Utrecht University [2]

Ces  trois gravures illustrent une  brochure pieuse imprimée de nombreuses fois entre 1515 et 1546, « Le jardin de fruit spirituel où l’âme pieuse est rassasiée du fruit de la passion du Christ (Die geestelicke boomgaert der vruchten Daer meurent dévouer SIEL haer versadicht vanden vruchten der passien Christi »). L’opuscule se présente comme une discussion entre l’âme du dévot et son Epoux Jésus, au travers de trois jardins spirituels :

  • le jardin fleuri du Mont des Oliviers,
  • la pommeraie du verger  de Pilate ;
  • le bosquet de baumes d’Engedi sur la colline du Calvaire.

La barrière fermée matérialise ici un au-delà spirituel auquel seule l’âme du dévot peut accéder, par sa prière.


La clôture du couvent : les Besloten Hofje 

 

Besloten_hofje,_Anonieme_Meester,_Brabants,1500 ca Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen

Besloten hofje, Brabant, vers 1500, Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten, Anvers

On nomme Besloten hofje (jardin clos) un type de reliquaire typiquement  flamand, de grande taille, possédant en général au bas une barrière munie d’une porte. Celui-ci a probablement été installé dans un retable prévu pour autre chose, car les volets latéraux sont peints dans le style allemand, sans rapport avec la partie centrale.

 Elle à pour sujet principal la Vierge au croissant de lune (voir 3-3-1 : les origines).


Besloten_hofje,_Anonieme_Meester,_Brabants,1500 ca Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen detail

Le registre inférieur juxtapose trois scènes :

  • à gauche, Adam et Eve chassés du Paradis par l’Ange ;
  • au centre Sainte Agnès, sans doute la patronne de la commanditaire, avec son agneau qui grimpe contre sa robe ;
  • à  droite Saint Jean chassant le démon de la coupe empoisonnée.


Les deux portes et les deux agneaux (SCOOP !)

Si la porte fortifiée de gauche représente celle par laquelle Adam et Eve vont être chassés du Paradis vers la terre, celle derrière saint Jean dot être la porte  du Ciel. Et le second agneau qui s’en rapproche figure la dévote, quittant la protection de sa patronne  pour rejoindre le lieu qu’elle espère.

Si la dévote se fait représenter comme étant déjà à l’intérieur du jardin clos, c’est que celui-ci n’est pas le Jardin d’Eden, mais un autre paradis. Bien qu’ici aucune source documentaire ne l’atteste, ce type de reliquaire semble avoir été destiné à des religieuses, la barrière du jardin représentant la clôture du couvent.

Dans tous les Besloten hofje munis d’une porte, elle est disposée dans le même sens : charnières à droite et s’ouvrant vers  l’avant, avec en général un verrou ou un loquet sur la gauche : comme pour souligner que c’est la spectatrice elle-même qui a choisi de fermer la barrière, et qu’elle est libre de l’ouvrir à tout moment.


L’inscription du bas corrobore cette lecture, puisqu’elle s’adresse clairement à quelqu’un qui est dans le tableau  :

Le temps est court, la mort est rapide,
tu fais bien de te détourner du péché,
oh quelle joie d’être ici,
là où mille ans sont (comme) un jour.
Die tyt is cort, die doot is snel,
Wacht U van Sonde(n) so doet ghi wel.
Och wat vroegde(n) daer wese(n) mach,
Daer duse(n)t jaer is ene(n) dach.4

Un statut intermédiaire

Besloten_hofje,_Anonieme_Meester,_Brabants,1500 ca Koninklijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen detail porte

L’humble porte en bois,  objet d’aujourd’hui, manufacturé et manipulable, s’oppose ici aux deux grandes portes mystiques qui conduisent l’une vers l’exil, l’autre vers le salut. L’insistance sur cet élément de décor, au centre et au premier plan, à portée de main de la dévote agenouillée, en fait un élément mixte, qui appartient à la fois au monde idéal du jardin et au monde réel.

D’autres exemples vont nous permettre  de cerner plus précisément sa, ou ses signification (s), dans le contexte très particulier des  Besloten hofje.


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La série la plus importante de  Besloten hofje (sept exemplaires)  a été réalisée entre 1510 et 1530 pour  l’hôpital Notre-Dame (Onze-Lieve-Vrouwegasthuis) de Malines [3].  Les recherches récentes d’A.Pearson [4] tendent à montrer qu’il ne s’agit pas de  travaux effectuées par les religieuses  – fort occupées à leurs tâches d’infirmière – mais plutôt de commandes coûteuses effectuées pour les religieuses par des artisans et peintres locaux.

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1513–24 Besloten Hofje Elizabeth of Hungary, Ursula Catherine Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen(c) Kirk-IRPA

1513–24, Besloten Hofje, avec Sainte Elisabeth de Hongrie, Sainye Ursule, Sainte Cathérine,
Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Grâce aux saints patrons des panneaux latéraux (Saint Jacques le Majeur et Sainte Marguerite) et aux archives de l’hôpital, A.Pearson a pu identifier les donateurs dont la fille aveugle (à l’extrême droite) avait été acceptée parmi les soeurs.


1529 ca Mechelen, Besloten Hofje with Saint Anne, Virgin Mary, and Christ Child Augustine, and Saint Elisabeth, Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen(c) Kirk-IRPA

Vers 1529, Besloten Hofje avec Saint Augustin, Saint Anne sous un médaillon avec la Chasse à la licorne et la Vierge au Croissant, Sainte Elisabeth,
Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Qu’ils soient ou non accompagnés de volets et quelque soit le sujet central, quatre de ces reliquaires possèdent en bas au centre une porte fermée. Ici  la partie fixe de la barrière est quasi invisible sous les fleurs.


1510–30 Besloten_Hofje_met_Calvarie__Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen (c) Kirk-IRPA

Besloten  Hofje avec la Crucifixion,
vers 1525–28, Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Dans cet exemple dédié cette fois à la Crucifixion, la barrière fixe a même été totalement éliminée  :

  • la porte suffit  à désigner le lieu comme un jardin,
  • l’idée de la clôture est sans doute ici est moins importante que celle de la virginité de la dévote,  déposée en offrande au pied de la croix, et probable allusion au verset d’Ezechiel  :
Cette porte demeurera fermée: elle ne sera pas ouverte  Porta haec clausa erit: non apietur et vir non trasibit per eam 
Ezechiel, 44, 2

1510–30 Besloten_Hofje_met_Calvarie_en_jacht_op_de_eenhoorn_-_Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen (c) Kirk-IRPA

Besloten  Hofje avec la Crucifixion et une chasse à la licorne,
vers 1525–28, Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Autour de  Jésus en Croix, l’ensemble est peuplé de motifs mariaux et virginaux :

  • la porte d’Ezechiel, Gédéon et Aaron ;
  • la chasse à la licorne ;
  • Moïse et le buisson ardent,

L’inscription qui se poursuit sur les deux parties de la barrière fixe rappelle le rôle de la licorne :

La licorne, échappée de son puissant domaine du paradis céleste,
apprivoisée à nouveau dans le sein d’une vierge, nous purifiant ainsi du  poison du péché

Reynosceron forti imperio egressus de celi palatio,Virginis mansuescit in gremio nos veneni purgans a vicio

1510–30 Besloten_Hofje_met_Calvarie_en_jacht_op_de_eenhoorn_-_Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen (c) Kirk-IRPA detail

Celle inscrite sur la porte indique explicitement  que le jardin clos représente Marie  :

Tu es le jardin de tous les délices,
jamais touché par les souillures,
débordant de vertus diverses,
engendrant une fleur pleine de grâce.
Tu es ortus cunctis deliciis
affluens multisque divitiis
umquam tactus spurriciis (sic)
gignens florem refertum gratiie.

De ce fait, la « fleur pleine de grâce » ne peut être ici Marie, mais bien la religieuse qui, protégée par la clôture, peut croître à l’exemple de la Vierge.


Crucifixion Hofje ca. 1525–28,Museum_Hof_van_Busleyden_Mechelen (c) Kirk-IRPA

 Besloten  Hofje avec la Crucifixion , vers 1525–28, Museum Hof van Busleyde, Mechelen (c) Kirk-IRPA

Dans ce dernier cas,  dont le sujet unique est la Crucifixion sans aucune symbolique mariale, la barrière fixe est remplacée par un long texte en deux parties :

Le Christ est mort pour nous avec une grande douleur sur le mont Calvaire, de la plus amère mort :
et ses blessures  sont notre grâce et la rédemption de nos méfaits et de nos péchés
XPS is voer ons ghestorvē in grot’ not inden berch van Calvariē die alder bitterst doot.
In Ihs wondē ons ghenade ende verlatenisse van onsen misdaten eñ sonden

Mort d’une dévote (SCOOP !)

Le fait que le mot inscrit  juste à côté du verrou soit le mot mort suggère qu’il ne s’agit  pas uniquement de la mort du Christ, juste au dessus : mais aussi de  celle de la dévote. Le  jardin clos représenterait ainsi non seulement le couvent et la virginité,  mais aussi le paradis particulier de la religieuse, peuplé des saints qui lui servent d’exemple et de soutien, et dont le verrou, fermé au moment de ses voeux,  s’ouvrira à nouveau au moment de sa propre mort.

Dans cette optique, les Besloten Hofje seraient une sorte de variante, en version modeste et intime, des retables dévotionnels où le donateur se fait mettre en scène tel qu’il sera après sa moret, présenter à la Madone  par ses saints patrons.

Les Besloten Hofje de Malines symboliseraient donc à la fois la vie close d’une religieuse et sa récompense finale.


L’emblème de l’humilité

 

Visscher, Sinnepoppen Petit mais satisfait 1614
Petit, mais satisfait
Visscher, Sinnepoppen, 1614

Enfin, en 1614, la barrière fermée se popularise comme emblème à l’usage de tous,  expliqué par les vers suivants :

Tenez-vous propre, faites-vous petit. Craignez le jour auquel nul n’échappe.

Houdt u reyn Acht u kleyn: Vreest voor den dagh, Die niemandt verby en magh.

Hors de tout contexte religieux, le portail champêtre combine ici sa valeur d’humilité  (quelques planches de bois), et sa symbolique terminale. 


Références :
[1]  https://staticweb.hum.uu.nl/memo/jerusalem/pages/45.shtml
[2] http://objects.library.uu.nl/reader/index.php?obj=1874-341925&lan=en#page//15/19/62/151962503513738114888745414571863767447.jpg/mode/thumb
[3] Pour les  images et la description détaillée, voir https://beslotenhofjes.com/rapportering/beslotenhofje1/
[4] Andrea Pearson, « Sensory Piety as Social Intervention in a Mechelen Besloten Hofje », JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART, vol 9.2  https://jhna.org/articles/sensory-piety-social-intervention-mechelen-besloten-hofje/

1 L’Escrimeuse : premières passes

9 août 2020
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Cette série de trois articles est consacrée aux escrimeuses. Non pas à l’histoire de la discipline sportive et de ses championnes, mais à la manière dont les artistes se sont saisis de cette nouveauté pour en faire un nouveau type fantasmatique de femme :

  • comment l’escrimeuse apparaît dans l’Art à la fin du XIXème siècle dans différents pays, avec des spécificités ;
  • comment elle explose, à partir de 1900, en un même mondial dont on peut faire la généalogie précise ;
  • comment elle se fond ensuite dans la masse des pin-ups de tous poils.



Pays germaniques : une danse en plus musclé

1860 ca Franz Kollarz Ein Damentunier in Wien (“A Ladies Tournament in Vienna”)Un tournoi pour dames à Vienne (Ein Damentunier in Wien)
Vers 1860, d’après un tableau de Franz Kollarz
1890 ca Damen-Florettfechten in einer Berliner Turnhalle Hermann LuedersFleurettistes dans une salle d’armes de Berlin (Damen-Florettfechten in einer Berliner Turnhalle)
Vers 1890, dessin d’Hermann Lueders

C’est à Vienne d’abord, puis à Berlin, que l’escrime est incluse dans l’éducation des filles de la très bonne société : elle est censée développer plus harmonieusement l’anatomie féminine que la gymnastique, qui soumet les muscles à des efforts trop intenses.

On note dans les deux images une conception compassée et chorégraphiée de l’escrime, sorte de danse de salon entre filles.

Le coeur cousu du côté gauche sur le plastron des jeunes viennoises n’est pas un accessoire féminin, mais une habitude dans certaines académies [1].



A Paris : l’Affaire Bayard

Au Salon de 1884, un tableau d’Emile Bayard fait sensation , en transgressant simultanément deux antiques prérogatives masculines : défendre son honneur et montrer sa poitrine.

Emile-Antoine Bayard 1884 Une affaire d'honneur

Une affaire d’honneur, Emile-Antoine Bayard, Salon de 1884, localisation actuelle  inconnue

 Une affaire d’honneur

Dans le tableau exposé au Salon, une femme blonde  en robe rouge pousse une botte vers le flanc d’une femme brune en robe bleu, qui la pare. A gauche au premier plan sont posés le chapeau rouge et le haut des vêtements de la blonde, ainsi qu’un éventail et une cravache. La brune a gardé son chapeau bleu à plumet. Parmi les quatre témoins, s’impose une dame en robe et cape noire qui observe calmement la scène, les bras croisés, une main dégantée : sans doute est-elle l’organisatrice qui a remis les épées aux combattantes ; une autre s’est retirée dans le sous-bois pour pleurer  dans  son mouchoir ; en robe brune et en robe bleue, les deux dernières s’enlacent d’effroi, tout en se penchant pour mieux voir.

La réconciliation

Suite au succès du premier tableau, Bayard lui ajouta rapidement un pendant ([4] p 59).

Emile-Antoine Bayard 1884 La Reconciliation

La réconciliation, Emile-Antoine Bayard,  1884, localisation actuelle  inconnue

On y retrouve les mêmes personnages, aussitôt après le premier sang : la duelliste blonde, allongée à terre, est touchée au poignet droit, sur lequel la témoin en brun applique une compresse ; la pleureuse du sous-bois tend son mouchoir à la témoin en bleu, qui y verse le contenu d’un flacon. L’organisatrice agite son gant pour héler un fiacre qui attendait au loin. Quand à la duelliste  victorieuse, elle s’est accroupie près de la blessée pour lui soutenir tendrement la tête et lui tenir la main : réconciliation.


Un fait divers d’époque

Selon P.Borel ([5,] p 55), il s’agit d’un duel ayant opposé dans le bois de Vincennes la femme de lettres Gisèle d’Estoc et Emma Roüer, une écuyère au cirque Medrano et modèle  de Manet.  Toutes deux étaient élèves du célèbre maître d’armes Arsène Vigeant. Gisèle d’Estoc fut victorieuse, ayant blessé Emma au sein gauche à la quatrième reprise.

La femme de lettres avait eu un coup de foudre pour l’écuyère durant son numéro de voltige, lui avait jeté un bouquet de violettes de Parme et avait dîné avec elle le soir-même dans un cabinet particulier. Par la suite, Emma avait pris la tangente avec un marin de Hambourg, qui la battait, et était revenue vers Gisèle, qui l’avait reprise. Emma aurait fini par colporter des ragots sur Gisèle, d’où le duel.


L’identification des duellistes

Pour M.Hawthorne ([6], p 84), la cravache posée par terre fait allusion à la profession de l’écuyère, mais au delà, à tout l’imaginaire érotique concernant les amazones aux seins nus et à la combattivité légendaire : elle permettait à tout  spectateur qui n’aurait pas connu les détails de l’histoire, d’identifier les duellistes comme des  femmes dominantes et à la sexualité déviante.

Puisque la cravache est posée à côté du chapeau rouge de la blonde, celle-ci devrait être l’écuyère, la brune victorieuse étant Gisèle d’Estoc. La seule erreur de Bayard est d’avoir représenté la blessure au poignet, et non au sein.


Gisèle d’Estoc la scandaleuse

Marie-Claude Courbe, alias Gisèle d’Estoc, a eu une histoire passionnante : sculptrice à ses débuts, veuve d’un industriel désargenté, elle tirait au pistolet dans son jardin ; se travestissait en collégien ; participait à des parties carrées avec Maupassant; avait une certaine intimité  avec Rachilde, papesse des  vierges sadiennes ; puis la déboulonnait dans un brûlot (La Vierge-réclame, 1887), était incendiée en retour (Madame  Adonis, 1888) ; faisait des procès ; militait pour le féminisme ; et posait dit-on une bombe dans un restaurant pour se venger d’un littérateur insolent.


Une légende fin de siècle

Dans une étude érudite et serrée, Gilles Picq [4] a mené l’enquête en détail et prouvé que Borel avait pratiquement tout inventé ! Il n’y a jamais eu d’Emma Roüer écuyère, les dates sont incohérentes et personne d’autre n’a jamais parlé de ce duel.

Selon G.Picq,

« après avoir suivi toutes ces pistes, nous sommes arrivés à la conclusion que Bayard n’a pas illustré un événement s’étant réellement produit, mais que par son tableau il fut à l‘origine d’une légende fabriquée par Borel avec divers morceaux de puzzle différents associés artificiellement… Le fait même d’avoir mis en scène ces Femen d’un autre âge aurait dû inciter les observateurs contemporains à la prudence. Que les femmes s’embrochassent sur le pré était une chose, mais qu’elles dévoilassent leur nudité, en cette fin de siècle tout de même bien chaste, en était une autre. La société ne l’eût pas toléré. «   ([4], p 71)



Emile-Antoine Bayard 1884 Une affaire d'honneur detail
Au mieux, s’il s’agit d’un tableau à clé, pourrait-on reconnaître Rachilde dans cette forte femme impassible devant laquelle semble s’incliner toute une cour de batailleuses, prêtes à se brouiller et à se réconcilier pour lui plaire.

Un pendant célèbre

Emile-Antoine Bayard 1884bis Une affaire d'honneurUne affaire d’honneur Emile-Antoine Bayard 1884bis La ReconciliationLa réconciliation

Emile-Antoine Bayard, 1884, collection privée (Christies 28 octobre 2015)

Devant le succès, Bayard fit une copie du pendant qui est passée en vente récemment.

Une affaire d’honneur a été profondément repensé (et à mon sens amélioré) : les deux duellistes sont vues de biais et se séparent  du groupe des témoins, pour plus de lisibilité.  Sont ainsi libérés, au centre du tableau,  un vide et un suspens : cette  fois, c’est  la brune qui porte l’attaque et la blonde qui pare, mais leurs forces sont équivalentes. Les couleurs des robes, rose et violet, s’opposent moins que le bleu et le rouge de la première version. La brune n’a  plus son chapeau, peu réaliste pour un duel. Quant à la cravache du premier plan, elle a totalement disparu, preuve qu’elle n’était pas si indispensable à la bonne compréhension du tableau. Enfin, l’organisatrice a perdu sa prédominance, et se trouve maintenant à l’arrière- plan : peut être finalement n’a-t-elle rien à voir avec Rachilde.

La Réconciliation est une copie quasi identique, hormis les couleurs des robes, et l’absence de chapeau pour la brune.


anonyme une affaire d'honneur anonyme la reconciliation

Plus tard, un anonyme crut bon de remanier les costumes en mode 1900 (en supprimant un des témoins) : preuve du souvenir du premier pendant, à travers les lithographies.

Une notoriété universelle

Une affaire d’honneur eut dès 1884 un retentissement immédiat et conserva une célébrité durable  : aux Etats-Unis, où il donna lieu à des copies et fut même repris sur des bagues de cigares, mais surtout en France :  revue aux Folies Bergères, pièce au théâtre du Châtelet, tournée en province . Les duellistes étaient vêtues de maillots rose chair,   il fallut attendre 1892 pour un authentique  spectacle topless  ([4], p 68). Il y eut aussi un roman, des cartes postales et des films, jusqu’en 1906.


Un nouveau champ de bataille

Suite au tableau de Bayard, la mode des duels de femme était lancée : en 1886, la féministe Astié de Valsayre  se battit à l’épée avec Miss Shelby, sur la question de la supériorité des doctoresses françaises sur leurs homologues  américaines ; elle la blessa, suite à quoi elles devinrent amies ([4], p 164).



duel-08

Duel Astié de Valsayre / Miss Shelby
The Illustrated Police News du 10 avril 1886

On peut vérifier que, dans la réalité, les poitrines restaient vêtues [7].

En conclusion, le thème avait tout pour plaire aux féministes, en s’attaquant à deux prérogatives de l’Homme : défendre l’honneur de son Nom (les femmes n’en ont pas) et faire couler le Sang (les femmes le font, mais physiologiquement).

D’autre part, en agitant  des  fantasmes saphiques au milieu des pointes d’épées et des pointes de seins , il émoustillait ces messieurs et donnait un peu de  peps au duel, devenu en cette fin de siècle un rituel mondain et faiblement piquant.

Le pendant de Bayard misait donc sur tous les tableaux : un peu de subversif, beaucoup de suggestif.


Le thème des duels de dames a été ensuite abondamment exploité, en général sans grande qualité graphique sauf les deux exceptions ci-dessous :

Duel de femme IIvan Myasoedov, vers 1920Duel de femme (en rouge son épouse Malvina Vernichi)
Ivan Myasoedov, vers 1920
1930 Offensive hivernale Le sourire PemOffensive hivernale, illustration de Pem, Le sourire, 1930

L’opposition de la robe rouge et de la robe bleue trahit l’influence de Bayard.



En France : une figure qui reste marginale

Une fantaisie pour excitées

« …Mme Astié de Valsayre n’a cessé d’être le plus ardent protagoniste de l’escrime pour femmes. On la vit, maintes fois, à la salle du boulevard des Capucines, rompre des lances en faveur de ses théories revendicatrices. Longue, maigre (oh ! combien !.), sanglée dans une robe blanche couverte de dentelles noires, un binocle sur le nez, sifflant, criant, jurant presque, — ma parole ! — elle vilipendait avec entrain le sexe fort et recommandait instamment au sexe faible l’étude soutenue de l’escrime, comme le meilleur moyen de régénération physique et morale des femmes. Le fleuret, selon elle, devait guérir la femme du diabète, de la pneumonie, de l’hystérie et de la névrose. Elle en préconisait surtout l’usage à titre de « gymnastique locale de la poitrine », pour développer le thorax et favoriser la grâce des formes et. l’allaitement des enfants.
Mme de Valsayre employait à ce plaidoyer une éloquence pittoresque. Elle déclarait ainsi préférer l’épée aux haltères, parce que ce dernier instrument d’éducation physique « ne parlait pas suffisamment à l’âme ». Bref, elle se décida à fonder un Cercle d’escrimeuses dont les slatuts prétentieux firent, durant huit jours, la joie des chroniqueurs et servirent de pâture aux oisifs du boulevard. On dit chez nous que le ridicule tue.
Furent-elles tuées par cette arme terrible, les fougueuses associées du « Groupe des Escrimeuses? » Je ne sais. Ce qui est sûr, du moins, c’est qu’à partir de ce moment leur existence devint, pour le public, tout à fait ignorée » Escrime pour dame, Revue illustrée, vol 19, 1894 [6]


Albert MANTELET Les escrimeuses, encre et gouache

Les escrimeuses
Albert MANTELET, encre et gouache, date inconnue

Voici un des rares témoignages sur ces clubs confidentiels.


La femme sous le plastron

Robida 1880 caRobida, probablement 1880

Astié de Valsayre avait beau prétendre, comme le montre la caricature de Robida,  que l’escrime est excellente pour le développement de la poitrine, la question intrigue et déconcerte jusqu’aux poètes :

« …Qu’elles mènent agilement
Les changements d’engagement!
Quand un homme est leur adversaire,
Mon cœur se serre.

Car bien vite mécontenté,
Il est toujours au fond tenté
De tomber aux pieds de ce sexe
Et, tout perplexe,

Il se sent devenir poltron
À voir frémir sous le plastron,
Comme une cruelle épigramme,
Un sein de femme. »

Théodore de Banville, Escrime (21 décembre 1883)


1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 236 gallicaLe vingtième siècle Texte et dessins de Robida, 1883, p 236, gallica

La même année, Robida avait imaginé un duel entre femmes journalistes, dans un XXème siècle anticipé.


1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 232 gallica 1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 233 gallica
1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 235 gallica 1883 Le vingtième siècle Texte et dessins de Robida p 237 gallica

Le récit se développe sur quatre pages illustrées, et se termine par la perforation  d’un parapluie tombé d’un « aérocab », en lieu et place de « la poitrine de son adversaire, blindée heureusement par un fort corset. Mme de Saint-Panachard avait sur son corsage quelques gouttelettes de sang provenant non de la piqûre de son busc, mais d’une légère contusion sur le nez, occasionnée par la chute du parapluie ». Cette pirouette comique permet d’aboutir innocemment au but manifeste du littérateur, le fantasme du sang sur la poitrine.


lart-et-la-mode-1894-n03-jules-hanriotLa maîtresse d’armes, illustration de Jules Hanriot, L’art et la mode, 1894, N°3 La lettre de defi Illustration de En scene.. pour la revue Par Japhet Paris, E. Bernard et Cie, 1901La lettre de défi, Illustration de « En scene.. pour la revue » Par Japhet, Paris, E. Bernard et Cie, 1901.

Personnage encore grandement théorique, l’escrimeuse est digne des défilés de mode (avec son chapeau en forme de masque) ou des revues dénudées (elle a visé le sceau de la lettre en attendant le coeur sur le plastron).


Je trensperce les coeurs sans fleuret

« Je transperce les coeurs sans fleuret », vers 1900

L’élégante ici ne porte un fleuret que comme support à la métaphore.


Robida La caricature 14 mai 1881Robida, La caricature, 14 mai 1881, Gallica

Robida consacre cette Une à se moquer de l’ouverture d’une classe d’escrime au conservatoire.


Carl-Hap La caricature 9 mars 1895 Gallica9 mars Carl-Hap La caricature 23 mars 1895 Gallica23 mars Carl-Hap La caricature 22 juin 1895 Gallica22 juin

Illustrations Carl-Hap (Carl-Hap (Carl Hapel) dans « La caricature », 1895

En 1895, ces caricatures peu féroces en deviennent presque flatteuses.


Escrimeuses Carl HapEscrimeuses, dessin original de Carl Hap, collection particulière

Carl Hap exploite à loisir les poses plastiques des escrimeuses, avec des commentaires particulièrement gratinés :

« Elle y va franchement, ne craint pas de trop se fendre »
« Tous les soirs je tire avec mon mari. – Moi, c’est le matin avec Victor ».


Bretteur Louis XIII Journal Fin de siecle 7 janvier 1897Bretteur Louis XIII
Reitres allemands du XVIeme Journal Fin de siecle 7 janvier 1897Reitres allemand

Projets de Costume pour le Carnaval 1897, Illustrations de Carl-Hap
Journal « Fin de siècle » 7 janvier 1897

Le même illustrateur retravaille encore le fantasme sous un alibi historique et carnavalesque. Le texte insiste pesamment sur les détails affriolants.


1901 carte postale francaise bis 1901 carte postale francaise

1901, cartes postales françaises

1900 Emaux de Limoges

Vers 1900, émaux de Limoges

L’escrimeuse est surtout vue comme un personnage dérivé du grand siècle, improbable, théâtral et avant tout décoratif.


1890 ca Portrait en pied de Madame Gautier, danseuse, en tenue d'escrime Musee Carnavalet 1890 ca Portrait en pied de Madame Gautier, danseuse, en tenue d'escrime Musee Carnavalet 2

« Mademoiselle Gautier, danseuse »,  vers 1890, Musée Carnavalet

1905 Lea Dorville actrice Folies Bergere
Léa Dorville, actrice des Folies Bergères, carte postale de 1905

Il n’y a guère que des danseuses ou actrices de seconde zone  pour  porter le fleuret.


1899 ca Sarah-Bernhardt-dans-Aiglon Carte postale Paul Boyer GallicaPhotographie A.Boyer 1899 ca Sarah-Bernhardt-dans-AiglonCarte postale A Bert GallicaPhotographie A.Bert

Sarah Bernhardt dans l’Aiglon, 1899, cartes postales, Gallica

Même Sarah Bernhardt, dont la pratique de l’escrime était réelle, une excentricité parmi les autres, s’est rarement laissé photographier l’épée à la main : dans le rôle de l’Aiglon, on la voit plus souvent tenir la badine que le sabre.


La question de l’indécence

Aplatissant et géométrisant la poitrine, le plastron devait apparaître comme l‘antithèse du corset. Et d’une manière ou d’une autre il fallait bien libérer les jambes du fourreau des longues robes moulantes. Même un journaliste plutôt favorable à ce sport insiste de manière suspecte sur le caractère anodin et sans danger de la tenue :

« La femme du monde, par exemple, qui se voit, au bal, enlacée et pressée étroitement dans les bras d’un inconnu, n’aurait point même à redouter, à la salle d’armes, le contact d’une main d’homme. Quant au costume, rien n’empêcherait qu’il fût décent : une jupe paysanne à petits plis descendant à la cheville et laissant le pied libre, une blouse banale protégée par le plastron, un masque, des gants et le fleuret. Quoi de scabreux là ou de subversif ? « .[6]


1887 A.T.Robaudi La lecon d'escrimeLa leçon d’escrime
Alcide-Théophile Robaudi, Salon de 1887, Collection privée
1909 Frederic Regamey L’EscrimeuseL’Escrimeuse
Frédéric Regamey, 1909, Collection privée

Robaudi nous montre la leçon d’escrime d’un petit garçon très féminin : trois ans après le tableau de Bayard, le thème exploite d’une autre manière la troublante sensualité de l’escrime.

Travestie en petit garçon ou costumée en fine guêpe, l’ escrimeuse échappe au sex-appeal de l’époque, ce pourquoi sans doute la représente si rarement : ainsi un peintre comme Frédéric Regamey, spécialisé dans les sujets sportifs et l’escrime en particulier, n’a peint que celle-ci.


1890 Souzy Fabrique_d'ustensiles_d'escrime_et_armes GallicaSouzy, Fabrique d’ustensiles d’escrime et armes
1890, Gallica
1901 ca Manufacture Française d'Armes et de Cycles Manufrance Maurice MOISAND.Manufacture Française d’Armes et de Cycles, dessin de Maurice MOISAND
Vers 1901, collection privée

Si certains fabricants d’accessoires la mettent en valeur dans leur publicité, c’est plus pour attirer l’oeil que par propagandisme.


1902 Sous lieutenant Femmes de l'avenir Albert BergeretSous-Lieutenant 1902 maitre d'armes Femmes de l'avenir Albert BergeretMaïtre d’armes

1902, série des « Femmes de l’avenir », Albert Bergeret

Quinze ans après les cigarettes Old Judge and Dogs Head aux USA (voir plus loin), Albert Bergeret prend le même prétexte de l’anticipation humoristique pour mettre en scène une galerie de fantasmes opulents, sans rapport avec les escrimeuses réelles.


1903 16 mai La vie parisienne

Le tour des escrimeuses
16 mai 1903, La Vie parisienne, dessin de R.de la Nézière [7]

Celles-ci font encore figure de curiosités, dont la tenue et les motivations sont loin d’être banalisées. Cette planche illustre gaillardement plusieurs figures caricaturales, qui en disent beaucoup sur les réticences masculines :

  • Miss Pic de la Mirandolinette (la bas-bleu qui se pique d’éducation universelle) ;
  • la Princesse (la burgrave dominatrice) ;
  • N’est pas convaincue (une vraie Française « obligée de de protéger beaucoup la gorge, que personne pourtant ne voudrait meurtrir ») ;
  • L’Heureux prévôt (une grande dame « frappée par les coups de bouton du meurt de faim ») ;
  • La bonne maîtresse d’armes (une professionnelle, fille et femme de maître d’armes « mais ici ce sport n’est pas encore accepté comme en Angleterre »).
  • Mlle d’Artagnanette (« s’est battue avec un étudiant… après avoir enlevé loyalement son corset… On assure qu’elle se ressouvint d’être femme et qu’elle eut des charités pour le blessé« ).


1905 Essayez d'en rompre une avec elleEscrimeuse, 1905 1908 Escrimeuse RossiEscrimeuse, dessin de Rossi, 1908

Sur la première carte postale, l’expéditeur a finement commenté : « Essayez d’en rompre une avec elle ! ».




En Angleterre : pour l’hygiène

The Latest Sport for Women, a Bout in a London Fencing School By Frederick Henry Townsend, The Graphic, 24 June 1899
The Latest Sport for Women, a Bout in a London Fencing School, illustration de Frederick Henry Townsend, The Graphic, 24 June 1899

Dans l’Angleterre victorienne, l’escrime, totalement expurgée de tout sous-entendu grivois, est un sport élégant et formateur.


1899 UK MacPherson's Sloane street1899, Dans la salle d’armes MacPherson, Sloane street 1902 UK SPORT WOMEN Fencing Oxford Town Hall Exhibition1902, Escrimeuses, Oxford Town Hall Exhibition

La meilleure société assiste à l’entraînement des jeunes filles, voire même à leur combat contre des hommes. Dans la première image, « le combat est arbitré par Miss Toupie Lowther, à droite »


1900 UK Toupie Lowther

L’actrice et fleurettiste accomplie Toupie Lowther
The Sketch, 14 février 1900

En tenue immaculée, la championne disserte sur les mérites comparés de l’escrime française ou italienne, et se livre à l’apologie habituelle de l’escrime hygiénique :

« Il faut la considérer comme indispensable à l’éducation de toute jeune fille. C’est l’exercice le plus parfait aussi bien pour le corps que pour le cerveau, même pas à moitié aussi dangereux que la gymnastique ou le cyclisme. » Miss Lowther est dans son physique, le type-même de l’escrimeuse : grande, gracieuse, vive, avec un regard gris-bleu pénétrant et une complexion magnifique, résultat d’une santé parfaite ».



1907 UK London Magazine

« Adroite au fleuret », dessin de Dudley Hardy
1907, The London magazine

La femme d’épée est ici proposée comme icône de la Femme moderne.


1907 UK The Bystander Advertisement for the Ladies Fencing ChampionshipChampionnat d’escrime
The Bystander Advertisement for the Ladies, 1907
1908 UK October 17 The Graphic Fencing as a Feminine Cult - A Famous Maitre d'Armes Teaching a Lady Pupil to Hold the FoilL’escrime comme culte féminin : un célèbre maître d’armes enseigne comment tinir le fleuret à la fille d’une Lady
The Graphic, 17 Octobre 1908

Bientôt on distingue les championnes et on compare les mérites des salles et des maîtres d’armes.



Aux USA : pour le punch et le tabac

La situation est bien différente outre-atlantique. L’escrime féminine y commence très tôt : en 1870, le colonel Thomas Hoyer Monstery, maître d’escrime, boxeur, tireur d’élite, marin, aventurier, combattant de rue, soldat de fortune et grand voyageur voyageur du ouvre à New Yorh sa “School of Arms ». Il y forme à l’autodéfense par tout type d’armes tous types de femmes, affirmant ne faire aucune distinction entre elles et les hommes. Il prodigue ainsi son savoir à plusieurs générations d’actrices et d’aventurières : Lola Montez (1821–1861), Ada Isaacs Menken (1835-1868), Marie Jansen (1857-1914), Adele Belgarde (1867-1938), Mildred Holland (1869-1944) et autres [8].


1885 ca Ella Hattan La Jaguarina escrimeuse
Ella Hattan, La Jaguarina, vers 1885

Mais son élève la plus célèbre fut Ella Hattan (née en 1859), dite la “Jaguarina », escrimeuse professionnelle qui livra son premier combat public à Chicago en 1884, puis s’exhiba d’un bout à l’autre des Etats-Unis.


1888 A32 Duke “Sporting Girls” Tobacco Ala torera  1888 A32 Duke “Sporting Girls” TobaccoLa fleurettiste 1888 A32 Duke “Sporting Girls” Tobacco ALa cavalière

En 1888, sa plastique avantageuse se reflète dans une des « sporting girls » des cartes à collectionner des cigarettes Duke. Ces « trading cards » cartonnées, insérées dans les paquets, déclinaient des thèmes sensés plaire aux fumeurs : sports et fortes femmes.


Bague de cigare Fencing queen 1 Bague de cigare Fencing queen 2

Bagues à cigare « Fencing Queen »



1887 Fencing - Master, from the Occupations for Women series (N166) for Old Judge and Dogs Head Cigarettes

Maître d’armes,
1887, série « Occupations for Women (N166) » pour les cigarettes Old Judge and Dogs Head, MET

L’escrimeuse figure aussi dans la série plus osée d’une compagnie concurrente, dédiée aux métiers féminisés, avec quarante neuf autres consoeurs toutes également dotées de hanches en amphore et d’une taille de guêpe [9].


1890 ca anna boyd CoyneAnna Boyd Coyne, studios Campbell, vers 1890 N213-Kinney-Actresses-1895-Louise-Skillman. pour les cigarettes sweet caporalLouise Skillman, Kinney Actresses series (N245), pour les cigarettes Sweet caporal, 1895

Au hasard de leurs rôles, quelques actrices vont se charger d’incarner ce stéréotype pulpeux.


1890 ca Grace Golden NewsBoy NYGrace Golden 1890 ca Marie_Tempest Newsboy, New YorkMarie Tempest

Cabinet card Newsboy, New York, 1892

La compagnie de tabac à mâcher Newsboy édite une série de portraits d’actrice en tenue de scène suggestive, parmi lesquelles les escrimeuses restent rares.


1892 Marie Tempest The fencing master photo Napoleon Sarony

Marie Tempest, 1892, Cabinet card Napoléon Sarony

Marie_Tempest 1890,_from_the_Actresses_series_(N245)_issued_by_Kinney_Brothers_to_promote_Sweet_Caporal_Cigarettes_METActresses series (N245) pour Sweet Caporal Cigarettes, MET Marie TempestLittle Rhody Cut Plug tobacco

C’est son rôle dans « The fencing master », à l’hiver 1892, qui vaut à Marie Tempest sa présence sous ce costume dans plusieurs séries de cartes.


1890 ca Victory Tobacco
vers 1890, carte publicitaire pour Victory Tobacco

Cet autre cigarettier en reste quant à lui au chic français des escrimeuses de Bayard. On notera l’ajout du combat de coqs gaulois, pour rappeler la provenance exotique de l’image.



Un  même avorté :

Les Escrimeuses de Vienne

1885 ca Fechtmeister Johann Hartl Vienne
La classe du Fechtmeister Johann Hartl, Vienne

« Un professeur d’escrime avait fondé, en 1873, au Conservatoire et à l’Opéra de Vienne, une classe d’escrime qui était devenue, par la suite, obligatoire pour les élèves des deux sexes. Le but, alors, était essentiellement d’apprendre aux futurs comédiens et comédiennes à soutenir un duel proprement quand leur rôle l’exigerait. Mais bientôt, un groupe d’élèves et notamment plusieurs demoiselles du corps de ballet s’étant intéressés particulièrement à celte branche d’études, le professeur put compléter leur éducation et former une véritable société d’escrimeuses. Celles-ci donnèrent, dans leur pays d’abord, des assauts d’armes qui furent très goûtés. Enhardies par la réussite, elles se répandirent après au dehors et c’est cette cohorte d’élite qui traversa naguère l’Europe et l’Amérique, récoltant sur son passage une ample moisson de lauriers. et de florins. »  1894 [6]


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Les Escrimeuses Viennoises à Paris

1885 Les Escrimeuses Viennoises au Figaro Emile Bayard
1885, Les Escrimeuses Viennoises au Figaro, Emile Bayard

Une première représentation, avec le gratin mondain, fut donnée à l’hôtel du Figaro le 31 janvier 1885. Plusieurs représentations au Cirque d’Hiver suivirent jusqu’au mois de Mars.

« Voilà huit jours qu’une petite troupe d’escrimeuses viennoises, le professeur Hartl à leur tête, sont débarquées à Paris, l’épée au poing. Grand émoi parmi les Parisiennes : Etait-ce une nouvelle mode qui allait se fonder, et le bataillon des escrimeuses de Paris, déjà assez nombreux, allait-il devenir une véritable armée ? On attendait donc avec curiosité la représentation de début des jeunes Viennoises.
Elles ont un air très réservé et « comme il faut » de bonnes petites bourgeoises, – rien des agences, — de fraîches couleurs, la beauté du diable et même mieux pour quelques-unes. Leurs costumes ne manquent ni d’élégance ni de chasteté : ce sont de petits maillots de couleurs diverses, autour desquels flotte un petit jupon protecteur. Sur les seins, le maillot est recouvert d’un petit plastron rembourré, — comme tant de corsets !
Elles s’avancent sur l’estrade, s’alignent d’un air modeste, et obéissent militairement à leur professeur le «fechtmeister » Hartl, très correct et ayant fort bonne mine sous son costume de velours noir….
La « poulé au fleuret entre toutes les élèves » a fort bien terminé la soirée. Il s’agissait de gagner un bracelet d’or. Aussi les jeunes escrimeuses ont déployé tous leurs moyens et se sont poursuivies vivement d’un bout de l’estrade à l’autre. Parfois même, dans leur vivacité, elles relevaient d’un coup de fleuret malheureux (?) un petit coin de leurs jupons…
A Vienne, les escrimeuses sont. paraît-il, moins nombreuses qu’à Paris. Comme ici, ce sont surtout les actrices qui cultivent l’art du fleuret, dont elles ont pris les premières leçons au Conservatoire, avec le professeur Hartl. Plusieurs d’entre elles pourraient, à l’occasion, défendre leur vertu l’épée à la main. Heureusement, pas plus qu’ici, elles n’abusent guère de leur force. » BARON DE VAUX, LES ESCRIMEUSES VIENNOISES, Gil Blas 4 février 1885



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Les Escrimeuses vues par Koppay

En 1894, les fillettes du Professeur Hartl trouvent leur interprétation la plus piquante dans les pages de la revue berlinoise « Moderne Kunst : illustrierte Zeitschrift » . Sous couvert de promotion de l’escrime pour dames, une série de dessins du peintre mondain Koppay, gravées par Richard Bong, leur donne une coloration franchement libidinale.


1894 Joseph Arnad Koppay A Moderne Kunst Annee VIII I Dobert

Escrimeuses (Fechterinnen), texte de Dobert
1894, Joseph Arnad Koppay, Moderne Kunst Année VIII I

L’article de Dobert se présente comme un interview du peintre Koppay, en train de travailler à un portrait de petite fille. Les cigares sont allumés, on en vient à parler fleuret, et à déplorer le retard de l’Allemagne du Nord par rapport aux pays voisins.

« – Et les dames aussi ? lancè-je.
– Eh bien, ce serait trop dire, mais il y a passablement de femmes escrimeuses non seulement parmi les dames de l’aristocratie française, mais aussi parmi les comtesses autrichiennes, qui se consacrent aux exercices avec beaucoup de zèle. « 
– Et un duel de femmes?
– Sans doute une impossibilité… 
– Mais cet artiste français nous a bien montré deux femmes qui lèvent leurs lames contre leurs poitrines nues ? « 

Les deux hommes préfèrent se laissent aller à rêver à un duel mixte :

« – (le journaliste)…Le regard doit être fixé sur l’œil de l’adversaire. On lit ses pensées dans les yeux, on peut y voir quels mouvements il compte faire. Il y aurait donc un charme particulier à combattre une adversaire féminine. Ainsi les yeux dans les yeux – contemplant d’un regard comblé l’étoile noire – quelle félicité pour les mortels.
– (Koppay) Si une telle jeune fille en arme décidait que vous devez la suivre à vie … ce ne serait pas du goût de tout le monde. « 
-Je vous donne le point, mais n’êtes-vous pas vous-même un défenseur des escrimeuses ?
– Assurément, et je ne retirerai pas un mot. Mais les dames peuvent rester seules et pratiquer l’escrime comme un exercice, pas dans le but de vaincre le sexe masculin, qui a si souvent été vaincu.
– Vous avez raison. Je ne pense pas non plus que nos lycées féminins incluront l’escrime dans leur plan de cours, mais si un jour nous entendons parler de la fondation d’un club d’escrime féminin, vous en serez le véritable fondateur. Vos escrimeuses dans « Modern Kunst… »
…plairont je l’espère à vos lecteurs ?
Nous nous sommes serré la main et j’ai quitté l’atelier de notre cher collaborateur ».


1894 Joseph Arnad Koppay A2 BesiegtVaincue 1894 Joseph Arnad Koppay A1 Nach dem KampfAprès le combat

A contrario du texte, les deux dessins illustrent clairement un duel de dames : la Blanche désarme la Noire, puis les deux narguent le lecteur à la porte du vestiaire.


1894 Joseph Arnad Koppay Damenfechter Hartl Moderne Kunst Annee VIII IIICours d’escrime (Fechtunterricht)
Joseph Arnad Koppay, 1894, illusration pour Damenfechten, article de Hartl,Moderne Kunst Année VIII III
1908 Jugend Henkell TrockenPause durant le combat, Publicité pour le vin sec Henkell, 1908, revue Jugend

Les images durent effectivement plaire puisqu’en mars un nouvel article, signé Hartl, vient cette fois faire la promotion explicite de ses escrimeuses. Il est amusant de comparer l’image-titre avec cette publicité de 1908, qui joue sur la même composition (et peut être sur le souvenir de la première) tout en l’expurgeant de ses aspects dangereux (ces dames sont assises, désarmées et en jupe longue).


1894 ca Joseph Arnad Koppay B Moderne Kunst

Avec une hypocrisie consommée, le texte prétend l’inverse de ce que les images montrent :

« Mais le costume ? – En bien, c’est la chose la plus simple au monde. Une jupe paysanne à plis qui couvre les chevilles tout en laissant le pied libre, un chemisier confortable (le corsage passé sans serrer). un plastron de papier mâché recouvert de cuir, masque, gants, arme, et le costume est fait.
 » Et les mouvements ? – Eh bien, ils sont nettement de nature moins exposée que sur la glace ou dans la salle de bal. « 

1894 ca Joseph Arnad Koppay B1 Le Defi Herausfordrung. 1894 ca Joseph Arnad Koppay B2 Besiegt


1890 ca Joseph Arnad Koppay Mit sicherer Hand Moderne Kunst Annee VIII 3 1D’une main sûre (Mit sicherer Hand) 1894 Joseph Arnad Koppay FechtpausePause durant le combat

1894, Moderne Kunst Annee VIII 3 1

L’article se conclut par deux images que Sacher Masoch, autre spécialiste autrichien des femmes à poigne, a peut être eu le bonheur de contempler avant de mourir : en 1891, un des chapitres de « Katharina II.; russische Hofgeschichten » décrit un duel entre dames.

Dès la fin de 1894, une partie des images et du texte a été repris à Paris, dans la Revue illustrée [6], en souvenir du passage des escrimeuses en 1885.


1899 Fleurettfechterin d'apres la peinture de Kornel M. Spanyik Hongrie

Fleurettfechterin
1899, peinture de Kornel M. Spanyik, Hongrie

Dans la postérité de Koppay, on notera cette dame démontrant d’un air sévère la souplesse de sa lame.


Eduard Fuchs Die Weiberherrschaft in der Geschichte der Menschheit edition 1914 fig 181 p 167La victoire de la maîtresse d’escrime, éditions Dohrn, Trieste

L’illustrateur autrichien anonyme a multiplié les effets sadomasochistes :

  • féminisation de l’homme, dont le fleuret impuissant barre l’entrejambe ;
  • hypersexualisation de l’escrimeuse, avec sa taille de guêpe, sa poitrine dénudée, et son sourire de satisfaction tandis qu’elle essuie sa propre lame, devant un lit bouleversé.

Eduard Fuchs [6a] prétend qu’il s’agit d’une histoire réelle racontée par des journaux, celle de la première femme à avoir tué un homme lors d’un duel régulier. Nadia X, de Moscou, était l’épouse d’un maître d’escrime, et excellait elle-même dans cet art.

« Un jour pourtant, l’harmonie fut troublée par un jeune officier qui flirtait si ardemment avec la belle escrimeuse que son mari devint jaloux et infligea à l’officier un geste de ceux qui conduisent ordinairement à un duel. »

Mais Nadja, se sentant offensée par le comportement de son mari, lui envoya elle-aussi ses propres témoins, exigeant d’être satisfaite en premier. Le duel conjugal commença par deux tours prudents.

« Puis vint le troisième tour. L’homme était sur la défensive. C’était sa femme après tout, et il l’aimait toujours. Il ne voulait surtout pas la blesser, mais elle se jeta sur lui d’un bond magistral. Le fleuret lui traversa la poitrine. Nadja était devenue veuve. Depuis cette affaire, les hommes ont disparu de l’institut de la jeune veuve, qui est en conséquence pris d’assaut par les femmes. »



sb-line

Les Escrimeuses viennoises aux USA

1888-91 hartl-girls tournee US au museeLes escrimeuses au Musée 1888-91 hartl-girls tournee US
1890 hartl-girls Illustrated american1890, Illustrated American 1891 hartl-girls Illustrated Sporting and dramatic news1891, Illustrated Sporting and dramatic news

Les « Hartl girls » firent plusieurs tournées aux Etats-Unis, entre 1888 et 1891


1891 UK Women's fencing class, New Zealand Graphic and Ladies' Journal1891, New Zealand Graphic and Ladies’ Journal 1893 The American Magazine Fencing in Female Physical CultureFencing in female physical culture, 1893, The American Magazine

Ces tournées ont dû contribuer à promouvoir l’escrime pour la santé des jeunes filles : dans une interview, l’une des Fraulein explique que c’est uniquement pour raisons médicales qu’elle continue à pratiquer avec son bon professeur [10].

Les Américains ont pris ce discours à la lettre et n’ont pas mordu aux non-dits : les petites filles du professeur Hartl et les opulentes actrices new-yorkaises  sont restées chacune dans leur sphère, sans fusionner leurs charmes explosifs.


1890 ca fencing_class Bennet School For Girls.
Classe d’escrime à la Bennet School For Girls, New York, vers 1890

Suivant l’exemple anglais plutôt que germanique, c’est donc pour raison hygiénique que l’escrime commence à s’introduire dans les bonne écoles des Etats-Unis.


A modern sportswoman, Munsey’s Magazine, juillet 1897, p 494Entre les combats, p 494 A modern sportswoman, Munsey’s Magazine, juillet 1897, p 495Préparation au combat, p 495

Illustrations de E.Grivaz pour l’article « A modern sportswoman », Munsey’s Magazine, juillet 1897, p 491 et ss [10a]

En 1897, un article du Munsey’s Magazine présente l’escrime comme l’occupation à la mode, à la fois mondaine amusante, artistique, esthétique et excellente pour la santé, et le prouve par des images bien loin des sous-entendus sulfureux de Koppay…


1897 A Modern sportswoman From Munsey’s MagazineUne sportive moderne 1897 A Fencing Teacher From Munsey’s Magazine,

…sinon que la maîtresse  d’armes présente, avec ses culottes bouffantes, un physique androgyne affirmé : sans doute faut-il comprendre seulement qu’elle est aussi efficace qu’un homme, sans aller regarder plus loin.


1894 Damenfechten, Wer wagts” (“Who Dares”) Edward Cucuel

Damenfechten, Wer wagts” (“Qui ose ?”), Edward Cucuel

Il est amusant que, pour l’exportation en Allemagne, Cucuel ait  recopié, en le blondissant et en le féminisant, le « maître d’escrime » ambigu du Munsey’s Magazine.


Le type de la fille de bonne famille plate et qui peut piquer commence à s’installer aux USA : mais sa concurrente populacière et bien en chair des planches de Broadway n’a pas dit son dernier mot : le terreau est préparé pour l’explosion, au tout début du XXème siècle, d’un nouveau même d’importation.

Article suivant : 2 L’Escrimeuse : le coeur sur la poitrine

Références :
[1]. “An easy dress should be worn, and it is usual, in academies, to have a spot or heart on the left side of the breast of the waistcoat.” Thomas Stephens, « New System of Broad and Small Sword Exercise », 1843.
[2] On ne saurait trop recommander cette remarquable enquête, historienne et littéraire, et qui plus est accessible en ligne : Reflets d’une Maupassante, G.Picq avec la collaboration de N.Cadène, 2014, éditions des Commérages, https://fr.scribd.com/doc/269843423/Reflets-d-une-Maupassante
[3] Maupassant et l’Androgyne, Pierre Borel, Editions du Livre Moderne, Paris, 1944
Extraits consultables via http://romanslesbiens.canalblog.com/
[4] Melanie Hawthorne, Finding the woman who did not exist. The curious life of Gisèle d’Estoc, University of Nebraska Press, 2013 https://books.google.fr/books?id=qY3cwMeQ1G0C&pg=PA40&dq=Melanie+Hawthorne,+Finding++the+woman+who+did+not+exist.&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi43fnM5NbRAhUCnRoKHcS4CSwQ6AEIHTAA#v=onepage&q=Bayard&f=false
[5] Pour une histoire des duels de dames et une collection de fantasmes dépoitraillés, on peut consulter https://web.archive.org/web/20150510114323/http://www.fscclub.com/history/duel-topl-e.shtml
[6] Escrime pour dame, Revue illustrée, vol 19, 15 décembre 1894, p 82 et ss https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6263275p/f90.item
[6a] Eduard Fuchs « Die Weiberherrschaft in der Geschichte der Menschheit » édition 1914 fig 181 p 167. Histoire de la maîtresse d’escrime russe : Tome 2 p 424 https://archive.org/details/bub_gb_lUQ5AQAAMAAJ/page/n92/mode/1up?view=theater
[7] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1254608n/f323.item.zoom
[8] https://martialartsnewyork.org/2017/08/29/colonel-thomas-monstery-and-the-training-of-americas-swordswomen/
https://martialartsnewyork.org/2015/03/31/colonel-thomas-monstery-and-the-training-of-jaguarina-americas-champion-swordswoman/
[9] On peut voir l’ensemble de la série sur le site du MET :
https://www.google.com/search?rlz=1C1CHBD_frIT859IT859&source=univ&tbm=isch&q=Occupations+for+Women+series+(N166)+for+Old+Judge+and+Dogs+Head+site:metmuseum.org&sa=X&ved=2ahUKEwiflqH7tITrAhUBrxoKHWJKAAcQ7Al6BAgKEBk&biw=907&bih=424&dpr=3.5
[10] W. B. Holland, « Outing: Sport, Adventure, Travel, Fiction » Volume 13; 1889, p 314 https://books.google.fr/books?hl=fr&id=1BugAAAAMAAJ&dq=hartl
[10a] https://babel.hathitrust.org/cgi/pt?id=pst.000068739157&view=1up&seq=525&q1=fencing

2 L’Escrimeuse : le coeur sur la poitrine

9 août 2020
Comments (1)

Ce qui avait tant intrigué les hommes des générations précédentes – la présence des seins sous le plastron et de la vaillance dans le coeur – va trouver une résolution soudaine, par la trouvaille d’un peintre : en posant un gros coeur rouge sur des gros seins blancs, il ramène l’escimeuse dans le registre de l’amoureuse… et les filles ne vont pas s’y tromper…

Article précédent : 1 L’Escrimeuse : premières passes



Les escrimeuses de Jean Béraud

A une date inconnue entre 1890 et 1900, le peintre parisien Jean Béraud a décliné une série de dix tableaux d’Escrimeuses, comme il le faisait pour tous les thèmes dont son pinceau prolifique s’emparait.

Jean Beraud 1890-1895

Escrimeuse, Jean Béraud

Le plus connu est peut être un portrait de la cantatrice Marguerita Sylva, en tout cas c’est ce qu’elle a raconté plus tard à un journal de Chicago lors de la tournée pour l’opérette « Princess Chic » :

« Miss Sylva estime que l’escrime est l’une des plus grandes aides au développement du corps féminin, et. comme la plupart des Françaises, a eu l’enseignement de bons professeurs à Paris. En fait, c’est dans une de ces écoles qu’elle a attiré l’attention de l’artiste Jean Béraud, qui en a fait son modèle pour la célèbre escrimeuse en noir, avec un cœur rouge vif sur le corsage, si familier à. ceux qui suivent les nouveautés dans les magasins d’art » nouveautés. » The Inter Ocean from Chicago, Illinois, December 23, 1900, p 19

L’assertion est plausible : Marguerita Sylva, née à Bruxelles en 1875, y a fait ses études de chant ; et avant de s’installer à Londres en 1896, elle a pu passer brièvement par Paris, vers 1894-95. Mais c’est aussi le moment où paraît l’article de la Revue illustrée, qui a pu attirer l’attention de Béraud.


1900 Marguerita_Sylva_Princess_Chic_PosterMarguerita Sylva, 1900, affiche pour « Princess Chic ». Jean Beraud 1895 ca EBéraud, L’escrimeuse

Béraud n’a peut être pas pris pour modèle Marguerita Sylva ; mais il est clair que celle-ci surfe, pour sa promotion auprès du public américain, sur l’image de Béraud comme peintre de charme des Parisiennes.


Jean Beraud 1895 ca Une escrimeuse Walters Art Museum de BaltimoreWalters Art Museum, Baltimore Jean Beraud 1895 ca CCollection privée

Sur sofa rouge ou sofa vert, la trouvaille de Béraud est le petit coeur rouge vif sur la poitrine blousante, encore mis en valeur par la rousseur de la chevelure. Si la fille de gauche, avec son gant d’escrime, peut lointainement prétendre illustrer une sportive, celle de droite, avec ses longs gants noirs flattant la lame par les deux bouts, fait partie du club des femmes fatales.


Jean Beraud 1890 D Jean Beraud 1895 ca F

C’est clairement le côté veuve flamboyante qui fait mouche : manquent la robe noire et le petit coeur, et l’image devient banale.


jean beraud 1895 ca gouache lescrimeuse-au-salonGouache jean beraud 1895 ca pastel La fleurettistePastel Jean Beraud 1905 caDessin à la plume, 1905

Des escrimeuses meilleur marché sont disponibles, à l’unité…



Jean Beraud 1895 ca apres l'escrime
Après le combat

…ou à la paire, comme dans ce duo nettement moins convaincant que ceux de Koppay. Que ce soit par paresse graphique ou par esprit anti-germanique, Béraud n’est pas intéressé par les duels de petites filles.



Jean Beraud 1890 A2 Arlequine Fin de Siecle Figaro

Arlequine Fin de Siècle
Jean Béraud, avril 1890, le Figaro illustré

Même lorsqu’il s’est frotté en 1890 au thème de la femme qui fouette, c’est sous l’aspect souriant d’une Arlequine plus facétieuse que sévère..


Jean Beraud 1890 A2 La-Pierrette Jean Beraud 1890 A1 Arlequine The Haggin Museum, Stockton

Elle est fournie en version face ou pile


Danseuse assise Degas , 1880 ca, National Gallery of Victoria, Melbourne,Danseuse assise, Degas , vers 1880, National Gallery of Victoria, Melbourne Danseuse assise aux Bas roses, Henri de Toulouse-Lautrec, 1890, Dickinson Gallery,Danseuse assise aux Bas roses, Henri de Toulouse-Lautrec, 1890, Dickinson Gallery

Poitrine triomphante, crinière libérée, couvertes de noir de pied en cap, narquoises et sûres d’elles, arborant l’emblème de l’amour offert à celui qui sera assez habile, les Escrimeuses de Béraud apparaissent comme l’antitype des danseuses prolétaires et efflanquées de Degas ou de Toulouse-Lautrec.



L’amorçage d’un même

On dit que Florenz Ziegfeld, l’un des producteurs les plus influents de comédies musicales de Broadway tomba sur une des Escrimeuses de Béraud lors de l’Exposition universelle de Paris, en 1900.


1900 affiche Concours_internationaux_d'escrime PAL

Affiche des Concours internationaux d’escrime, par Pal,1900

Sans doute vit-il aussi cette affiche. Toujours est-il que, conscient du potentiel érotique du costume, il en fit faire des copies à Paris.


1902 Blanche Mercredy (Blanche West) 1902 Blanche Mercredy (Blanche West) by James Arthur Etats Unis

1900, Blanche Mercredy (Blanche West), photographies de James Arthur

Une jeune actrice, Blanche West, devient la figure éponyme de la « Fencing girl ».


1901 Oct 15 The little duchess The World Evening NY

The little duchess
15 Oct 1901, The World Evening, New York

A l’automne 1901, Ziegfeld habille ainsi ses danseuses dans un numéro de sa comédie musicale « The little duchess », « un costume sompteux…qui surpasse tout ce qu’on a pu voir jusqu’ici à Broadway ».

On y avait déjà vu des jambes nues, mais l’effet multiplicateur du petit coeur n’est pas pour rien dans cet enthousiasme.


1901 NYTHE ATHLETIC GIRL IN THE SALLE D ‘ ARMES
Munsey’s Magazine, Volume 25, 1901, p 725
1901 FENCING GIRL HamiltonKing Tobacco1901, Emballage pour Hamilton King Tobacco

En 1901, tous les ingrédient de la formule étaient déjà connus : d’une part des jeunes filles sages à plaston marqué d’une coeur, d’autre part des battantes de charme, en satin écarlate, longs gants noirs et collier de chien

 C’est ce mélange des attributs de la sportive et de la séductrice qui va donner à l’invention de Ziegfeld toute sa force de frappe.


1902 -2-8 The little duchess Lillian Harris Blanche West New York SATURDAY STANDARDLillian Harris et Blanche West dans The little duchess », SATURDAY STANDARD, 18 février 1902 1902 Anna Held's girl photo Gilbert et BaconAnna Held’s girl, photo Gilbert et Bacon

Début 1902, il confie à sa compagne Anna Held le soin de monter le troupe des Anna Held’s girls, qui propage le costume dans tous les Etats-Unis.



1901 Repos Philadelphie

« Repos », gravure colorée à la main
1901, Philadelphie

Satin noir, soie noire et genoux montrés « à la Béraud » font toute l’audace de l’image, comparée à ce qui était admissible un an plus tôt.


1902 Anna Held's girls A 1902 Anna Held's girls B
1902 ca Anna Held's girls C 1902 ca Anna Held's girls D

Les Anna Held’s girls sont largement diffusées, et suscitent de nombreuses imitations…


1902 ca Anonyme A Fencing Club plaque emaille publicitaire pour le Whisky Pure Rye, The McCart-Christy Co. Cleveland, O. The H.D. Beach Covers 1902, plaque emaillée publicitaire pour le Whisky Pure Rye, The McCart-Christy Co. Cleveland, O. The H.D. Beach Co. 1902 ca Anonyme BAnonyme
1902 Ca Anonyme CAnonyme 1902 Ca Anonyme DAnonyme
1903 Anonyme F Fencing girlAnonyme 1903 1902 ca Anonyme F Montana SHOW-GIRLS-in-Fancy-FENCING-OUTFITSAnonymes, Montana

1902 ca Anonyme G fencers club

Dans les nombreux clichés anonymes de l’époque, il est difficile de faire la part entre les coquettes qui se déguisent, les professionnelles qui s’exhibent et les authentiques membres de clubs d’escrime.


1902 The fencing girl Valse Bloomington, IL The Ashton Publishing co

1902, The fencing girl, Valse, Bloomington, IL, The Ashton Publishing co

Le même est si connu qu’on peut inverser le noir et le blanc.


1908 Ziegfeld FolliesZiegfeld Follies, 1908 1916 ca Ziegfeld Girl Grace Jones, AKA The Fencing Girl, by Campbell Studios NYC.La Ziegfeld Girl Grace Jones, dite « The Fencing Girl, » vers 1916, Campbell Studios NYC

Le costume est recyclé par Ziegfeld en 1908 et une seconde « Fencing Girl » est lancée en 1916.



L’exploitation du même

La formule ne se propage pas en Europe, mais vit sa vie aux Etats Unis pendant un bon demi-siècle.

1903 Alton's fencing girl calendar PhotoFencing-girlYoung-woman-holding-epee-above-headc1903

Calendrier Alton

En 1903, un calendrier propose « quatre poses gracieuses »...


1903 Yale Women Fencing

Yale women

…mais les vraies sportives de Yale dédaignent le petit coeur.


1904 ca Yes or No Serie 1 The salute 1904 ca Yes or No Serie 2 The engage
1904 ca Yes or No Serie 3 The attack 1904 ca Yes or No Serie 4 Hors de combat

Vers 1904, cartes postales « Yes or No ? »

L’escrimeuse est implacable…



1906 A Touch Postcard
1904, « A touch »

… ou vénale…


To-the-Fencing-Girl-27

To the fencing girl
1904, Toasts for the Times in Pictures and Rhymes, par John William Sargent [10b] .

…enjeu poétique : « Apprendrai-je un jour l’art de la réplique rapide, pour toucher ton coeur ? »


1905 postcard-Fencing-Girl1907, Phila card Date inconnuedate inconnue

…dangereuse…


1907 Archie Gunn card On guardEn garde 1907 Archie Gunn card the fencerL’escrimeuse

1907, dessins d’Archie Gunn

…tirée à quatre épingles…


1905 ca card USA Valentine« To my Valentine » Carte postale 1907 UK London Magazine1907 UK London Magazine (inversée)

…mais elle a quelquefois bon coeur (ou beaucoup d’amoureux, au choix). La carte postale US recopie l’illustration du London Magazine.


1909 Anglais Dover st studio 1909 anglais Dover st studio Lady Pirate A
1909 anglais Lady Pirate B 1909 Anglais Dover st studio Lady Pirate 3

Dans la prude Albion, le même ne prend pas : on a beau rajouter un coeur sur le corsage de cette pirate (la jeune actrice Ethel Oliver), le bicorne ne cadre pas avec le masque.


1910 Chromolithograph cover of Harper's Weekly by Henry L. Parkhurst

Couverture par Henry L. Parkhurst, Harper’s Weekly, 1910

Le grand coeur autour du petit est comme le fleuret en hors champ par rapport au fleuret visible, suggérant que le combat sportif est aussi un combat amoureux.


1910-Sept 1-LifeCouverture par Charles Cole Phillips, Life 1er septembre 1910 1917 calendar illustration by F. Earl ChristyCalendrier par Earl Christy, 1917

Le petit coeur  fait des résurgences épisodiques : lorsque l’escrimeuse est au repos, son  côté sentimental prend le dessus. Dans la couverture de Life, le coeur apparaît à l’insu de la sportive, révélant la midinette qu’elle cache.


1919 Women's Student Sports Association Danemark
1919, Women’s Student Sports Association, Danemark

A l’inverse, cette affiche art déco réveille le côté dangereux de l’escrimeuse, avec son coeur réduit à une tâche minuscule et la lame interminable qu’elle courbe à ses pieds – telle un désir inassouvi.


OCTOBER 1932 COLLIER'S MAGAZINE KARL GODWIN
Couverture de Karl Godwin, Colliers Magazine, octobre 1932

Ici l’image développe la vaillance de mousquetaire que dissimule le coeur rouge.


1933 April 1 Alfred J. Cammarata - Female Fencer, Saturday Evening Post Cover

Illustration de Alfred F. Cammarata
1er Avril 1933, couverture du Saturday Evening Post

Dans cette image en apparence irréprochable, le contraste main nue / main ganté flatte les deux parties de la lame, rigide puis courbée. Ce détail des mains dissymétriques, négligé par leurs prédécesseurs, va désormais devenir le petit secret des graphistes américains.


1937 cosmopolitan Bradshaw Crandell
Couverture de Bradshaw Crandell, Cosmopolitan, 1937

Pour mettre en avant la main droite, le dessinateur a escamoté le sein gauche, et renoncé au petit coeur. Cette blonde platinée, très ambivalente, semble prête à vous blesser de sa main gantée puis à vous caresser de sa main nue.


1941-Aug-Coronet-photo www.westcoastfencingarchive.comVerna Knopf photographiée par Laszlo Willinger, Août 1941 1943-Nov-Coronet photo www.westcoastfencingarchive.comBettina Bolegard photographiée par Paul D’Ome, Novembre 1943

Couvertures de Coronet, photo www.westcoastfencingarchive.com

Avant et après Pearl Harbour, la cover girl glamour qui mime l’escrimeuse, et celle au regard grave qui présente son arme et son coeur au spectateur, sont les témoins inconcients du basculement dans la lutte.


1948 Colleen Townsend actress, author and humanitarian,1948, L’actrice Colleen Townsend 1942 VargasVargas, 1942

Colleen Townsend invoque subliminalement la pinup de Vargas dans cette pose très sophistiquée. L’opposition verticale jupe noire / corsage blanc est ici retravaillée horizontalement, entre le gant blanc qui tient l’épée et le noir qui laisse à l’adversaire le choix de la cible : ceinture, coeur, lèvres, ou noeuds dans les cheveux.


1949 Miss Rheingold
1949, publicité pour la bière Rheingold

Recyclage, en version mousseuse, de la main gantée et de la main nue. Le coeur a quitté le corsage pour envahir l’arrière-plan, faisant voir combien la virginale Pat Mc Enroy, élue miss Rheingold 1949, n’aime personne comme sa bière.



Article suivant : 3 L’escrimeuse chez les pin-ups

Références :
[10b] https://www.horntip.com/html/books_&_MSS/1900s/1904_toasts_for_the_times_in_pictures_and_rhymes_(HC)/index.htm
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