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La fresque de Saint Pierre de Rovon

31 août 2023

Cette fresque absidale découverte en 2017 et classée MH recèle d‘intéressants problèmes iconographiques. L’article propose quelques pistes de réflexion dans l’état actuel des recherches, et dans l’attente de la publication de l’ouvrage sur l’édifice que Mr Fréderic Mérit,  chercheur indépendant, est en train de finaliser. Je le remercie pour son aide, pour les photographies fournies qui illustrent cet article, ainsi et surtout pour ses précieux documents de recherche historique.

décor peint St Pierre De Rovon (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

 



En aparté : le motif paléochrétien de la couronne de lauriers

 

Architectural Sarcophagus: Left sideMusée archéologique de Ravenne MuseeArcheologiqueIstambul phoro Nick ThompsonMusée archéologique d’Istambul

Chrismes paléochrétiens

Sur les sarcophages paléochrétiens, il est courant de rencontrer une couronne de lauriers entourant le chrisme xhi-rho. Elle est toujours composée de deux branches symétriques partant du bas, et parfois agrémentée par un ruban, le lemnisque. Dans la couronne de gauche il forme un enroulement continu, là encore de manière symétrique. Dans la version de droite, il se contente de nouer en bas les deux branches : très rarement, comme ici, il forme un X qui fait écho au khi.


Fin IVème-début Vème, Baptistére de San Giovanni in Fonte, Naples
Fin IVème-début Vème, Baptistère de San Giovanni in Fonte, Naples

Sa signification est assez claire : c’est la couronne qui vient récompenser le martyre. Ici la main de Dieu s’ajoute au lemnisque pour la tenir au dessus du Christ monté au ciel, symbolisé par le Chrisme.


La couronne de lauriers de Rovon

décor peint St Pierre De Rovon couronne (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Particulièrement sophistiquée, la couronne de Rovon présente :

  • en haut et en bas, deux lemnisques en X tenant une fleur de lys dorée, d’où jaillissent des rinceaux argentés ;
  • latéralement, deux lemnisque en anneau tenant deux autres fleurs de lys avec rinceaux jaillissants ;
  • dans les intervalles, quatre lemnisques organisés non pas symétriquement, mais comme les pointes d’un grand carré.

L’artiste n’a donc pas recopié une couronne paléochrétienne ni voulu représenter un enroulement réaliste du ruban : il a conçu avec grand soin une couronne d’où jaillissent des rinceaux, dispositif dont je n’ai pas trouvé d’autre exemple.


Les rinceaux du cul-de-four

Ces rinceaux sont tout aussi sophistiqués : ils ne sont pas totalement symétriques par rapport à l’axe central, de manière à créer un effet de variété. Ils ont la forme de feuilles d’acanthes argentées, avec des spirales terminales soit argentées, soit dorées, soit rouges. Parfois une spirale argentée s’entrecroise avec une spirale dorée ; à deux endroits seulement, elles sont jointes par un anneau doré (en bas de la photographie).


Les rinceaux de l’arc triomphal

décor peint St Pierre De Rovon monogramme (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

On retrouve les mêmes motifs de feuilles d’acanthes argentées, en rinceaux qui s’entrecroisent, autour de fleurs de lys dorées, lesquelles sont enfilées sur un motif nouveau : un collier de perle. Ce collier s’attache en haut à un anneau doré fonctionnant comme un fermoir. Au centre le monogramme IHS est classique : on remarque le coeur rouge au pied de la Croix, qui évoque le douleur de Marie (dans la vesrion jésuite du monogramme, il est le plus souvent remplacé par trois clous).




Comme l’a remarque F.Merit, l’entrecroisement des rinceaux de l’arc s’amenuise en haut, ce qui accentue l’effet d’élévation.

Il y a donc une remarquable unité entre les deux familles de rinceaux (de l’arc triomphal et du cul de four), tous deux suspendus à un motif circulaire (couronne de lauriers, anneau doré).

Ces deux ramures tombant du ciel ont pour source l’une le Saint Esprit (colombe), l’autre le Fils (monogramme IHS).


La colombe de l’Esprit Saint

 

décor peint St Pierre De Rovon colombe (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

En comparaison de ces raffinements décoratifs, la colombe de l’Esprit Saint est très frustre, presque enfantine avec ses deux pattes en avant.


 

1666 gloria-bernini Saint Pierre de RomeBernin, Gloire de Saint Pierre de Rome, 1666 gloire de bernin Saint Pierre de Rome Gravure de Venturini, 1685-91Gravure de Venturini, 1685-91 [1]

Cette posture très particulière a été inventée par Bernin pour le vitrail de la Gloire de Saint Pierre de Rome. L’artiste de Rovon a adapté comme il a pu ce modèle prestigieux, en conservant les rayons dorés et en remplaçant la couronne d’angelots par la couronne de lauriers de son cru.

Ce qui nous donne, pour la datation de la fresque, un terminus post quem de 1666, voire même de 1685-91 si on attend la première version gravée. Par ailleurs, le terminus ante quem est donné par le compte-rendu d’une visite épiscopale de 1732, qui mentionne la présence des fresques :

« le chœur est vouté en coquille peint sur les murs, le grand autel est assez propre, le tableau représente un crucifix, la St Vierge, St Pierre patron de la paroisse et St Jean. Immédiatement sous celui-ci est posé le tabernacle d’or sur azur et au-devant pend une lampe d’étain » [2]

Le rédacteur du compte-rendu ne parle pas de l’originalité iconographique que constitue une décoration absidale construite autour d’une unique colombe. Soit parce qu’il a compris que saint Pierre de Rovon se voulait un petit Saint Pierre de Rome, soit parce qu’il a interprété le motif comme complétant le tableau de la Crucifixion

Brousse le Chateau retable detail
Retable de Brousse le Château (détail)

…de la même manière que dans ce retable rouergat, le delta rayonnant illuminé par l’oculus surplombe le Père, qui surplombe le Fils.


Les motifs du bas des murs

 

décor peint St Pierre De Rovon vase de roses (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Vase de roses

décor peint St Pierre De Rovon corbeille (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Corbeille de fruits

Ils sont réalisée si sommairement que l’effet de trompe-l’oeil – le bouquet posé à droite de l’autel, la corbeille en surplomb au dessus de la porte – passe inaperçu. Il existait un second vase à l’extrême gauche, détruit lors du percement de la nouvelle fenêtre latérale.


Les deux croix de consécration

décor peint St Pierre De Rovon croix de consecration (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Elles ne semblent pas faire référence aux armoiries d’une famille locale : les croix rouges pattées se rencontrent fréquemment dans les églises des environs, en tant que croix de consécration. Celles-ci sont néanmoins assez particulières (croix pattées arrondies alésées), plus les traits en faisceau qui séparent les pattes. L’alternance de tracés fins et gras vise à un effet de relief.


Les motifs des bordures

décor peint St Pierre De Rovon frise (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Le premier motif est composé de feuilles d’acanthe en grisaille, pour la moulure du bas du cul de four qui sépare :

  • la partie Terre (avec les deux croix, les deux vases et la corbeille) ;
  • la partie Ciel (avec la colombe, la couronne de laurier et les rinceaux).

Le second motif, pour les encadrements de la porte et de la fenêtre, reprend les feuilles d’acanthe et les entrecoupe de fleurs rouges, qui posent un problème d’interprétation.

Au premier abord, on peut y voir des tulipes, un fleur qui a laissé un mauvais souvenir suite à la grande crise de 1637 (ce pourquoi on la trouve souvent dans les Vanités, comme symbole de l’illusoire). A la fin du siècle, elles constituent néanmoins un motif décoratif courant dans les meubles peints des pays du Nord, au point qu’on nomme Tulpenmalerei ce style de décoration.


Riquewihr peint Maison Zimmer 1615Rinceau avec tulipes et lys, plafond peint, Maison Zimmer, 1615, Riquewihr Armoire de mariage alsacienneArmoire de mariage alsacienne, 1823, collection privée


« La tulipe avec ses nombreuses variantes a toujours eu une haute valeur symbolique. Représentant un calice parfait, elle reçoit les dons que Dieu veut bien distribuer. Elle est symbole de la flamme du Christ, de l’amour, de la matrice féminine, de la féminité tout court. »
[3]


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Bourgeon de rose

Les fleurs rouges de Rovon sont fermées, ce qui ne correspond pas aux tulipes décoratives habituelles. On pourrait tout aussi bien y voir des roses encore en bourgeon, juste avant leur éclosion : ce qui en ferait un contrepoint  des roses épanouies du vase.


Une particularité rare : la fenêtre latérale

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Choeur de l’église de Brousse le Château

Pour l’éclairage du choeur dans les églises rurales, le cas le plus courant est celui d’une fenêtre axiale, quelque fois réduite à un oculus situé en hauteur lorsque le retable occupe toute la largeur.


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Choeur de l’église de Saint Felix de Valois

On trouve parfois deux fenêtres latérales, de part et d’autre d’un retable de taille réduite.


Choeur de Rovon (reconstitution)

Le choeur actuel semble avoir été construit vers 1535. Avant le percement des deux fenêtres actuelles, l’unique fenêtre latérale est cohérente avec l’existence d’un retable de petite taille ; l’absence de fenêtre à droite s’explique par la nécessité de l’accès à la sacristie.

Un rare exemple de Crucifixion avec Saint Pierre est un tableau de Bosch, ici recomposé en supprimant le donateur, de manière à évoquer la description de 1732.


décor peint St Pierre De Rovon retable (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

L’emplacement du retable au moment de la réalisation des fresques est marqué par la niche rectangulaire aujourd’hui bouchée par des briques, dans lequel il était encastré. Les deux motifs peints latéraux, en forme de crosse de fougère, remplacent les consoles baroques qui flanquent habituellement les retables ou les tabernacles (les deux dans le cas de Brousse le Château).


L’ange lunaire

décor peint St Pierre De Rovon ange fenetre (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

 

La tête d’angelot munie d’ailes est un poncif du répertoire baroque. Elle est ici la source de deux rinceaux descendants (feuilles d’acanthe argentées et feuilles de lys dorées) qui ont presque totalement disparu lors de l’obstruction de cette fenêtre latérale.

Le croissant de lune sur la tête de l’ange, réalisé avec la même alternance de traits gras et fins que les croix, est le petit mystère de cette décoration murale. D’autant que sa forme cornue en fait, vu de loin, un attribut risqué.

Le motif médiéval des anges portant les symboles du Soleil et de la Lune apparaît au début du XIIIème siècle (voir 2 Les anges aux luminaires ), mais les luminaires vont toujours par couple.

Ici l’ange lunaire apparié à la colombe solaire est un unicum iconographique.

Nous proposerons plus loin une possible explication.


En synthèse

décor peint St Pierre De Rovon schema 2
Ce schéma fait apparaître la cohérence de la conception d’ensemble :

  • les trois familles de rinceaux descendants (en vert) , prenant leur source respectivement dans le monogramme IHS, la colombe et l’angelot lunaire (en jaune) ;
  • les trois récipients : deux vases et la corbeille (en brun, rose et rouge) ;
  • les deux types de bordure (en bleu).

Après cette description factuelle, nous allons présenter trois hypothèses, en commençant par la plus assurée.



Première hypothèse : une influence locale

Toussaint Largeot 1662-66 Chapelle Ste Marie d'en haut grenoble a
Toussaint Largeot, 1662-66, Chapelle Sainte Marie d’En haut, Grenoble

A quarante kilomètres de Rovon, les fresques de Sainte Marie d’En Haut sont un chef d’oeuvre baroque, dont certaines caratéristiques ont pu inspirer notre artiste : nervures décorées de feuilles d’acanthes en grisaille, alternance d’argent et d’or, arc triomphal avec des entrelacements autour d’un motif répété (ici le Sacré-Coeur).


Toussaint Largeot 1662-66 Chapelle Ste Marie d'en haut grenoble b
Les grosses feuilles d’acanthe se terminant en spirale abondent côté nef.

La fin de ce chantier prestigieux coïncide avec notre terminus post quem : il n’est donc pas impossible qu’un fresquiste ayant travaillé à Sainte Marie d’En haut ait proposé d’en faire une réplique à Rovon, ce qui a deux implications :

  • les fresques datent du tout début de la plage possible (peu après 1666) ;
  • un notable de Rovon a fait le voyage de Rome, où il a admiré la Gloire flambant neuve du Bernin (il est en effet impensable qu’un peintre purement décorateur ait fait ce voyage en personne).



Deuxième hypothèse : un souvenir de Rome

Abside San Clemente XIIeme s Rome
Abside de San Clemente, XIIème siècle, Rome

Cette mosaïque, composée de rinceaux en spirale proliférant autour d’une croix, est connue comme un unicum iconographique. Il s’agit d’évoquer des vrilles de vigne, ainsi que le précise l’inscription en bas du cul de four :

Comparons l’Église du Christ à cette vigne, que la Loi rendait sèche mais que la Croix a fait reverdir.

Ecclesiam Christi viti simulabimus isti, quam lex arentem set crus (sed crux) facit esse virentem.


Abside San Clemente XIIeme s Rome detail couronne Abside San Clemente XIIeme s Rome detail corbeille

Cette mosaïque médiévale intègre de nombreux motifs paléochrétiens, comme la couronne de lauriers à lemnisques et la corbeille de fruits. A l’époque baroque, ces styles sont considérés comme totalement archaïques : il n’existe d’ailleurs aucune reproduction de la mosaïque de San Clemente avant le XIXème siècle. Pour la voir, il fallait donc se déplacer à Rome.


ND de la Garde Cul de four de l'abside ND de la Garde Cul de four de l'abside detail colombe

Mosaïque du cul de four de Notre Dame de la Garde, 1874-82, Marseille

Notre voyageur de Rovon aurait en somme anticipé de deux siècles la démarche éclectique d’Henri Revoil pour les dessins de cette mosaïque néo-byzantine, qui combine explicitement les deux mêmes modèles romains, la mosaïque de San Clemente et la colombe de Saint Pierre.

A Rovon, la réminiscence incongrue de motifs décoratifs paléochrétiens s’expliquerait non par un goût pour cet art, impensable à la fin du XVIIème, mais par le souci de s’adapter aux moyens modestes de l’artiste, tout en servant une iconographie ambitieuse.



En aparté : l’orientation des églises

Les églises sont orientées de façon à ce que le desservant, dans le choeur, officie face au soleil levant (et non en direction de Jérusalem, comme on le dit souvent). Les rares textes canoniques qui préconisent une orientation [4] précisent qu’il s’agit du lever du soleil à l’Equinoxe de printemps, soit plein Est, ce qui coïncide approximativement avec la fête de l’Annonciation, le 25 mars (qui a longtemps marqué le début de l’année).


Eva Spinazze The Alignment of Medieval Churches in Northern-Central Italy fig 1

Diagramme d’Eva Spinazzè [4]

Cependant la majorité des édifices ne suit pas exactement cette orientation : on rencontre des choeurs  dans toutes les directions possibles, entre le lever du soleil au solstice d’hiver (vers le Sud Est) et le solstice d’Eté (vers le Nord-Est).

Malgré des recherches intensives, il n’y a pas de consensus scientifique sur la raison de ces écarts. Ils pourraient indiquer le lever de soleil :

  • à la pose de la première pierre (indémontrable, cette date étant le plus souvent inconnue) ;
  • lors d’une fête religieuse importante ou aux solstices ;
  • à la fête du Saint patron de l’église (cette hypothèse semble démentie par des études statistiques [5] ).

La question est compliquée par le fait que l’horizon astronomique est différent de l’horizon local : le lever observé du soleil dépend de l’altitude du lieu, et surtout des montagnes qui masquent le lever astronomique du soleil au jour dit.

Les techniques médiévales connues permettaient néanmoins de déterminer cet azimut théorique :

  • soit empiriquement, en visant deux points du parcours solaire et en le prolongeant jusqu’à l’horizontale ;
  • soit astronomiquement, grâce à des technique gnomoniques connues depuis l’Antiquité : connaissant la longueur de l’ombre du gnomon à l’équinoxe (équivalente à la latitude), il est possible de construire géométriquement la projection (sur un plan méridien, horizontal ou vertical) des coniques qui décrivent le parcours de cette ombre, tous les jours de l’année.




Troisième hypothèse : une Annonciation symbolique

L’orientation de Saint Pierre de Rovon

St Pierre de Rovon orientation schema
Si on raisonne avec l’horizon astronomique, on constate que l’édifice est orienté en direction du Solstice d’hiver et de la fête de Noël, à la latitude de Rovon. La fenêtre latérale pointe le lever théorique du soleil vers le 10 avril, un peu après l’équinoxe (plein Est). Si l’on tient compte du décalage de 11 jours entre le calendrier julien et le calendrier grégorien, la fenêtre indique approximativement le lever du soleil vers la fête de l’Annonciation, dans l’ancien calendrier [6].

Si on raisonne avec l’horizon local, on peut supposer que l’orientation de l’édifice correspond à la pose de la première pierre début mars. La fenêtre latérale reçoit le soleil levant en juin, soit le mois de la Saint Pierre.

Quelle que soit la cause initiale de l’orientation ESE de l’église de Rovon, la fenêtre latérale constitue, par sa direction très proche de l’Est, une sorte de compensation.


Mise à profit d’une particularité architecturale

Présentes avant la réalisation des fresques, les deux ouvertures latérales constituaient à la fois un problème, par leur dissymétrie ; et une opportunité, par leur opposition quasiment  théâtrale : ouverture vers le Ciel « côté jardin », ouverture vers la Terre « côté cour ».


 

Si on ajoute le fait que la fenêtre latérale s’ouvrait du côté du lever de soleil au printemps, on peut imaginer que le concepteur du décor ait eu l’idée de mettre en scène une Annonciation symbolique :

  • dans le rôle de l’Archange Gabriel, l’angelot de la fenêtre ;
  • dans le rôle du Saint Esprit, la colombe de Saint Pierre ;
  • dans le rôle de la Vierge, le vase de roses épanouies.


décor peint St Pierre De Rovon angelot détail (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

décor peint St Pierre De Rovon colombe (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Le croissant de lune aurait pour but de mettre l’accent sur le rôle de l’ange lors de l’Annonciation : transmettre fidèlement le message divin, tout comme la Lune réfléchit, sans la produire, la lumière du Soleil.


La corbeille de fruits, au dessus de la porte, évoquerait quant à elle :

  • la conséquence immédiate de l’Annonciation, la Fructification de Marie ;
  • sa conséquence plus lointaine, la Rédemption de l’Humanité (en opposition à la pomme du péché originel).

décor peint St Pierre De Rovon schema 4

Avec une grande économie de moyen, les trois familles de rinceaux décoratifs font chorus avec cette thématique, pour peu qu’on les comprenne, telle la vigne de San Clemente, comme trois figures de l’Eglise :

  • Eglise encore potentielle, dans ceux qu’apporte l’angelot ;
  • Eglise en germination à l’intérieur de l’abside, dans ceux qui naissent de la couronne de lauriers, symbole de l’acceptation de Marie et de son élection (« tu es bénie entre toutes les femmes ») ;
  • Eglise réalisée, dans ceux de l’anneau de l’arc triomphal, qui naissent de la Crucifixion (croix et coeur de Marie) et tombent jusqu’au sol de la nef.

En conclusion

Rustique par sa réalisation et ambitieuse par sa conception, la fresque de Rovon résulte probablement de la rencontre d’un praticien local, influencé par la décoration de Sainte Marie d’en Haut, et d’un voyageur savant, ayant ramené de Rome la vigne de San Clemente et la colombe de saint Pierre.



Références :
[1] Gravure de Venturini, 1685-91, Giovanni Giacomo de Rossi, Disegni di vari altari e cappelle nelle chiese di Roma : con le loro facciate fianchi piante e misure de piu celebri architetti https://archive.org/details/gri_33125010879787/page/n26/mode/1up
[2] Frédéric Merit, « L’église Saint-Pierre de Rovon (Isère) », avril 2022, archives communales de Rovon et dossier d’inscription MH DRAC AURA.
[3]  Georges Klein « Riquewihr: Richesses dévoilées »
[4] Eva Spinazzè, « The Alignment of Medieval Churches in Northern-Central Italy and in the Alps and the Path of Light Inside the Church on the Patron Saint’s Day », Mediterranean Archaeology and Archaeometry, Volume 16, No. 4, 2016, Pages 455-463 https://www.academia.edu/39945921/THE_ALIGNMENT_OF_MEDIEVAL_CHURCHES_IN_NORTHERN_CENTRAL_ITALY_AND_IN_THE_ALPS_AND_THE_PATH_OF_LIGHT_INSIDE_THE_CHURCH_ON_THE_PATRON_SAINTS_DAY
[5] Ian Hinton « Church Alignment and Patronal Saint’s Days » 2006, The Antiquaries Journal https://www.academia.edu/10935334/Church_Alignment_and_Patronal_Saints_Days
[6] L’écart entre les deux calendriers joue à plein aux équinoxes, mais très peu au moment des solstices, où l’azimut du lever varie lentement.

1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle

11 août 2023

Les miroirs qui reflètent le visage de qui s’y mire sont innombrables. Cette série d’article est consacrée à un cas très particulier, les miroirs fatals, qui reflètent à la place une tête de mort, un diable, un fou, ou autre figure négative. Souvent les commentateurs les confondent dans une même catégorie iconographique et les interprètent à la va-vite.

En distinguant soigneusement les différents cas de figure, nous verrons que ces miroirs fonctionnent de manière variée, et portent des messages souvent assez différents de ce qu’un regard moderne croit y voir.

En préambule : la convention du miroir

Miroir face
Optiquement, pour qu’un reflet montre un visage de face, il faut que :

  • le miroir soit incliné à 45 degrés ;
  • le sujet se place de profil ;
  • le sujet ne se regarde pas dans le miroir, mais regarde le spectateur.

Ainsi dans cette photographie, le sujet ne se sourie pas à lui-même, mais au spectateur, ce qui reste singulièrement contre-intuitif.

Les images que nous allons voir datent pour la plupart d’avant la connaissance des lois de l’optique, et ne s’embarrassent pas de ces paradoxes. Le miroir y fonctionne comme une sorte de phylactère, qui fait abstraction de la position du spectateur et indique, conventionnellement, ce que voit celui qui s’y mire.



1A La Coquette et le Diable

Ce premier article examine les cas de figure où un miroir se trouve en présence d’un diable ou d’un squelette, mais sans que celui-ci n’apparaisse dans le reflet.

La Luxure au miroir

Dans les premières cathédrales gothiques, au début du 13ème siècle la Luxure est figurée comme une femme au miroir, soit seule, soit en couple (voir La Luxure au XIIIème et XIVème siècle). Cette représentation très intellectualisée exclut la présence du démon, qui n’apparaît que vers 1300 :

1300-20 Matfre Ermengaud, Breviari d'Amor BL Royal 19 C I. Fol 204rBL Royal 19 C I. Fol 204r

1300-20 Matfre Ermengaud, Breviari d'Amor BNF Francais 857 Fol 197rBNF Francais 857 Fol 197r

Matfre Ermengaud, Breviari d’Amor, 1300-20

 

Le diable ici fait se peigner et se mirer

Le diable ici flatte la vanité mondaine

li diable li fay puechenar e mirar

Li daible li fay abelir mondana vanitat

Ces deux manuscrits étroitement apparentés [1] présentent côte à côte, sans les expliciter, l’image de la Luxure au miroir et celle de l’Orgueil à cheval. Viennent ensuite quatre scènes de la vie amoureuse, inspirées par ces deux vices et par le diable : le banquet, la parade à cheval, le tournoi et la danse.


1300-20 Matfre Ermengaud, Breviari d'Amor BL Royal 19 C I. Fol 204vBL Royal 19 C I. Fol 204r

Dans le manuscrit de Londres, c’est un diable ithyphallique qui conduit cette danse, avant les deux cases terminales :

 

Le diable fait adorer la dame à l’amoureux

L’amoureux est mort, le diable emporte son âme.

Le diable fay adzorar la dona a l’aymador

Mort l’aymador el diables portant lamme

On a donc ici une continuité graphique entre le miroir, à la toute première case, et l’âme extraite du corps, à la toute dernière : comme si ces deux disjonctions entre le corps et son image étaient équivalentes par nature.

Cette idée d’une affinité entre reflet et âme s’exprime, d’une autre manière, dans un poème du siècle précédent :

Mort, en ton miroir se mire
L’âme, lorsqu’elle s’arrache du corps,
et qu’elle voit clairement écrit dans ton livre
Que nous devons, pour plaire à Dieu, choisir
La vie qui passe pour la pire.

Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort, poème du XIIe siècle, strophe XI, transcrit en français moderne par Michel Boyer et Monique Santucci


Le miroir aux Enfers

1370-1380 St Augustin, La Cite de Dieu BNF Français 22913 fol 370r
St Augustin, La Cite de Dieu, 1370-1380, BNF Français 22913 fol 370r

On reconnaît ici trois vices :

  • l’Avarice (le roi avec sa bourse autour du cou) ;
  • l’Orgueil (dont un diable fait voler la couronne) ;
  • la Luxure (encore en train de se peigner dans le miroir, juste avant d’être jetée au feu).



1393 Taddeo di Bartolo Vaine gloire L'Enfer Collegiata di Santa Maria Assunta San GimignanoVaine gloire (détail de la fresque de L’Enfer)
Taddeo di Bartolo, 1393, Collegiata di Santa Maria Assunta, San Gimignano

Ici le miroir est l’attribut de l’Orgueil (Vaine gloire), qui admire encore sa chevelure tandis qu’un démon est en train de se soulager sur elle.


Jugement dernier (detail), 1405, Fresque a la cire, Collegiale d'Ennezat
Jugement dernier (détail), 1405, fresque à la cire, Collégiale d’Ennezat

Le seul péché mortel individualisé est la Luxure, qui jusqu’au dernier instant se regarde dans son miroir, par dessus la tête du diable.


1446 Inferno-negli-affreschi-della-chiesa-di-San-Giorgio-di-Campochiesa
La Luxure, détail de la fresque de l’Enfer, 1446, chiesa di San Giorgio di Campochiesa

La Luxure jouit ici de ses attributs modernes, le miroir et le peigne, qui s’ajoutent à son vieil attribut de l’époque romane : le serpent qui lui sort du ventre pour la mordre.



1465 Giovanni di Paolo Les luxurieux l'Enfer (detail) Pinacoteca Nazionale SienneGiovanni di Paolo, Les luxurieux, détail de l’Enfer (detail), 1465 , Pinacoteca Nazionale Sienne

Ici, c’est le Luxurieux qui tient bien inutilement le miroir, tandis qu’un démon pétrit le sein de sa compagne, dans une sorte de cocuage infernal.


1483 Konrad Dinckmut, Der Seelen Wurzgarten Frontispice chap 1 ULM1483, édition d’Ulm 1484 Konrad Dinckmut, Der Seelen Wurzgarten Frontispice chap 1 Augsburg, BSB GW M41162 Folio 491484, édition d’Augsburg, BSB GW M41162 Folio 49

Konrad Dinckmut, Der Seelen Wurzgarten, Frontispice du chapitre 1

Dans ces deux incunables, c’est à nouveau l’Orgueil qui est peigné et miré, puisque la Luxure est représentée par le couple central (dans l’édition d’Augsburg, un serpent a été rajouté sur son pubis, pour éviter toute confusion).

Ces quelques exemples montrent que, pour représenter la Luxure dans le contexte des Péchés capitaux, la coquette au miroir succède à la femme au serpent romane, puis au couple gothique à partir du début du 14ème siècle. A partir de la fin du 14ème siècle, il arrive qu’elle représente l’Orgueil.


Le destin de la coquette

1470 ca Jacques le Grant – Le livre des bonnes moeurs Chantilly Musee conde MS 297, fol 109v
Jacques le Grant, Le livre des bonnes moeurs, vers 1470, Chantilly, Musée Condé MS 297, fol 109v

Une première manière de faire comprendre à la coquette ce qu’elle risque est de lui montrer ce qui est arrivé à une de ses semblables :

« Et a ce propos Guillaume de Paris en son livre du monde universel , recite comment deux femmes jadis furent tres curieuses de soi parer et pigner. Si avint que l’une d’icelles mourut, et après qu’elle fu morte, elle s’apparut a sa compaigne qui se pignoit et lui dist : « Mamye, avise toi, car je suis dampnee a cause de mes curiositéz que je mantenoie quant j’estoie avecques toi. Et m’est avis que teles curiositéz ne sont autre chose fors que cause de luxure et de toute dissolucion charnelle »


La Hautaine de la Nef des Fous

1494 Sebastian Brant, Das Narrenschiff, Basel Johann Bergmann von Olpe Bâle (éditeur Johann Bergmann von Olpe)  1494 Sebastian Brant, Das Narrenschiff, Nurnberg Peter Wagner Nüremberg (éditeur Peter Wagner)

Uberhebung der hochfart,Chapitre 92, Das Narrenschiff, 1494 

Le titre du chapitre 92, Uberhebung der hochfart (« dépassement de l’arrogance ») joue sur le sens littéral du mot hoch-fahrt qui, comme le mot hautain, suggère un déplacement vers le haut. Le dessin illustre littéralement l’entête du chapitre :

Qui est hautain et se louange
Et veut s’asseoir seul au sommet
Le diable l’assiéra sur son brai.

Wer hochfart ist und du t sich loben
Und sitzen will alleyn vast oben
Den setzt der tüfel vff syn kloben

Le brai est un long bâton bifide dont se servaient les oiseleurs [2]. L’originalité de l’image est qu’elle ajoute aux deux attributs classiques (le miroir de la Vanité et le gril du l’Enfer) cet instrument de chasse, qui compare l’Orgueilleuse à un oiseau et le diable à un oiseleur (voir L’oiseleur). Sa force est que la proie, fascinée par son reflet, n’a pas l’idée d’utiliser son miroir pour observer ses arrières.


1490-1520 Prudentia Peregrino da Cesena British MuseumPeregrino da Cesena, 1490-1520, British Museum 1520 ca AltdorferAltdorfer, vers 1520 (copie de la gravure italienne)

Prudentia

En ce sens, la Hautaine de la Nef des Fous est aussi l’antithèse de la Prudence, qui quant à elle se sert de son miroir pour dominer le dragon.



1519 Thomas Murner Die Geuchmat. Munich, BSB Rar. 1791 vue 62Attraper le coucou
Thomas Murner, Die Geuchmat (Le pré aux coucous) 1519, Munich, BSB Rar. 1791 vue 62

Un autre retournement de situation est cette caricature du livre satirique de Thomas Murner, où les coucous (cocus) se trouvent placés dans toutes sortes de situations dévalorisantes :

C’est une sagesse particulière
D’être bien équipé pour attraper un coucou.
On peut l’attraper bien mieux par le regard
Que par la chasse, les lacets et les filets.

Es ist eine eine spezielle Klugheit
Geuch zu fangen ausgerüstet zu sein
Man fang ihr gleich so viel mit blicken
Als mit jagen, garn und stricken

L’image se lit en comparant les deux gestes simultanés : au moment où l’oiseleuse attrape l’homme par la main, celui-ci laisse s’échapper son oiseau, autrement dit perd sa virilité. Autant la symbolique de l’oiseleur (homme chasseur de femmes) est fréquente, autant son inversion est rare (voir L’oiseleuse).

Crispijn de Passe the Elder, 1599 , British museum

La Hautaine de la Nef des Fous s’est ici transportée en intérieur, et le diable s’est divisé en deux, l’un qui la coiffe et l’autre qui prépare le barbecue. La composition suit fidèlement le texte :

Faut-il l’appeler très folle… ou mieux, orgueilleuse cette misérable race d’humains qui place tout son zèle dans des bagatelles ? Afin, soit par nouveauté, soit par ridicule, d’orner ses membres par son accoutrement. Aucun mauvais démon ne refuse jamais de les aider.

An stultos magis… an verius esse superbos vesanum genus hoc hominum dicamus : in hisque qui studium omne locant nugis. Ut, sive novato seu de ridiculo exornent sua schemate membra. Auxilium quibus haud cacadaemon denegat unquam.



1B Le diable qui tient le miroir

Etrangement, cette formule qu’on croirait médiévale est en fait une invention moderne.

Une invention de Wiertz

Antoine Wiertz-La belle Rosine

La belle Rosine (Deux jeunes filles)
Antoine Wiertz, 1847, Musée Wiertz, Bruxelles

Ne reculant jamais devant le bizarre, Wiertz nous propose ici, dans l’esprit des leçons d’anatomie, une série de confrontations :

  • entre le squelette et la chair nue,
  • entre l’étiquette ironique (La Belle Rosine) et les roses dans les cheveux ;
  • entre côté os la Sculpture (la tête, le pied) et côté chair la Peinture (le chevalet, la palette) ;
  • entre l’objectivité de la Morte et la subjectivité de la Vivante.

La question étant : de ces deux Beautés, laquelle nargue l’autre ?

Dix ans plus tard, Wiertz va exploiter d’une autre manière cette veine érotico-macabre.


1856 Antoine_Wiertz_Coquette_DressLa coquette habillée 1856 Antoine Wiertz-Le miroir du diableLe miroir du Diable

Antoine Wiertz, 1856, Musée Wiertz, Bruxelles

Entre les deux pendants, les accessoires de vanité (le collier de perles autour du cou, la montre, la bague, le flacon de parfum sur le guéridon) n’ont pas bougé, pas plus que le voile de gaze, ni le ruban et la fleur dans la chevelure, ni la position des doigts de la coquette : il faut comprendre que la robe de satin gris a été enlevée d’un coup, par l’intervention du démon cornu qui se glisse derrière la glace.

Bien avant les rayons X, Wiertz imagine un miroir diabolique qui rend nu, révèle le triangle du pubis sous celui du bustier, et le collier d’or qui se cachait sous la manche. Le diable ici n’a rien de médiéval, c’est juste un deus ex machina qui moralise vaguement le dispositif : sorte de stéréoscopie dont le but n’est pas de faire surgir le relief, mais de prolonger indéfiniment l’instant palpitant de l’effeuillage.

En ce sens, l’invention de Wiertz n’a rien d’un revival médiéval : elle trouve plutôt sa source dans quelques pendants érotiques de Boucher, qui fonctionnent sur le même principe du déshabillage instantané, mais sans l’alibi du miroir (voir Les pendants de Boucher : paysages et autres)


1898 ca Felicien_Rops Le Demon de la Coquetterie.Le Démon de la Coquetterie, Félicien Rops, vers 1898

Rops reprend l’idée en modifiant le point de vue, plaçant ainsi le spectateur en position de super-voyeur, en arrière du diable-singe qui se cache derrière le miroir pour jouir de l’effeuillage.



1910 Devil's Masterpiece, Gordon Ross, PuckLe chef d’oeuvre du Diable (Devil’s Masterpiece), Gordon Ross, 1910, Puck

Cette caricature fait de la femme moderne une sorte de sommet évolutif, qui surclasse de toute sa hauteur les tentatrices d’antan : une marquise dépoitraillée, une Héloïse à cornette, une hétaïre, plus Eve et Cléopâtre en personne. Les oiseaux de paradis sont attirés par sa lumière, et le paon posé sur le globe obscur consacre sa superpuissance. Seul le sablier caché entre les colonnes rappelle que cette opulence n’aura qu’un temps.


1910 ca Teodor_Axentowicz La Nuit_(devant le miroir)-_Noc._Przed_lustrem coll part
La Nuit. Devant le miroir (Noc. Przed lustrem)
Teodor Axentowicz, vers 1910, collection particulière

A la même période, en Pologne, Axentowicz traite le thème avec sérieux, dans un esprit symboliste : le diable s’est pétrifié dans le socle et c’est une vieille femme en noir qui tient le miroir de la jeune femme nue , juste avant que la Nuit ne la rhabille dans ses voiles.


1919 Lussuria_film__Francesca_Bertini_Carlo_Nicco

Carlo Nicco,1919, Affiche du film Lussuria, série des sept péchés capitaux, avec Francesca Bertini

La Luxure au miroir médiévale est ici acclimatée à l’antique, entre la statue de Pan et le petit faune, prêt à faire basculer la psyché.


1919 Norman Lindsay Reflections,
Norman Lindsay, 1919, Reflections

La jeune fille est épouvantée par les ruses du Diable : debout à l’arrière, le beau Cupidon porte un masque de spectre, et réciproquement.


1920 ca Eve Looking in the Mirror jean gabriel domergue
Eve au miroir, vers 1920, Jean Gabriel Domergue

A l’extrême-gauche, un babouin présente à la belle ses accessoires de toilette. A l’extrême droite, un carrosse à la roue ricanante attend cette Eve-Cendrillon pour la conduire au bal. Au centre, dans le miroir tenu par un diable mi bouc mi singe, son geste gracieux se transforme en geste simiesque.

Ainsi ce tableau féroce sous-entend une double transfiguration de la Beauté : en singe et en souillon.



1C La Mort qui tient le miroir

Cette formule rare apparaît brièvement dans quelques Livres d’Heures, à la fin du XVème siècle.

1480-90, Book of Hours, Flanders Walters Art gallery Baltimore W431 fol 115
Office des Morts (psaume 116)
Livre d’Heures, Flandres, 1480-90, Walters Art gallery, Baltimore, W431 fol 115

Cette page est la seule du manuscrit a être bordée par un litre funéraire, qui rend d’autant plus tragiques les beautés de la vie (fleurs, fruits, oiseau) auxquelles il faut renoncer, et d’autant plus mélancolique le premier mot du psaume : Dilexi (j’ai aimé). Le miroir totalement noir ajoute à cette idée de perte définitive, tandis que la mort sardonique se prépare à lancer sa flèche.


1490-1500 Book of Hours France, probably Mons, Morgan M.33 fol. 181rLivre d’Heures, France (probablement Mons), 1490-1500, Morgan Library M.33 fol. 181r 1490-1500 Book of Hours, Cambrai, Morgan Library MS 116 fol 172vLivre d’Heures, Cambrai, 1490-1500, Morgan Library MS 116 fol 172v

Ces deux images accentuent le surgissement de la Mort par l‘ombre noire sur le fond nocturne. Son arme est d’un côté un fouet, de l’autre une flèche qui se contente pour l’instant d’envoyer un dernier avertissement : Cogito mori, pense à mourir !


1490 ca Office of the Dead, Book of Hours Atelier de jean Bourdichon Bibliotheque Mazarine, Ms. 507, fol. 113Livre d’Heures, Atelier de Jean Bourdichon, vers 1490, Bibliothèque Mazarine, Ms. 507, fol. 113 1500 ca Offices des Morts Livre d'heures Huntington Library MS HM 1165, fol. 105Livre d’Heures, vers 1500, Huntington Library, MS HM 1165, fol. 105

Office des Morts

Dans cette variante, le miroir n’est plus obscur, mais dirigé vers le jeune homme, auquel, d’une certaine manière, il coupe déjà la tête : ce pourquoi la Mort n’a pas besoin d’une autre arme.

Dans la première version, le jeune homme est déjà retranché du monde des vivants par la forêt épaisse de l’arrière-plan. La seconde image révèle l’origine de cette formule : une adaptation de la très célèbre rencontre, dans un cimetière, des Trois Vifs et des Trois Morts :

Petites heures du duc Jean de Berry, 1375-90, BNF ms. lat. 18014 fol 282r

Petites heures du duc Jean de Berry, 1375-90, BNF ms. lat. 18014 fol 282r


 1500-25-Livre-dHeures-Flandres-Trento-Biblioteca-comunale-BCT1-1761-F-d-24-fol-122v 1500-25-Livre-dHeures-Flandres-Trento-Biblioteca-comunale-BCT1-1761-F-d-24-Fol-123

Vigile des Morts, Livre d’Heures,1500-25, Flandres, Trente, Biblioteca comunale BCT1-1761 (F d 24) fol 122v 123

Dans ce bifolium, le style relativement fruste masque la verve ironique de la composition. Quatre saynettes accouplent de diverses manières un vivant et un mort :

  • en bas à gauche, deux squelettes séparent un guerrier, qui tente de se défendre avec sa lance et sa dame, tirée par le bras ;
  • en bas à droite, deux autres prennent en sandwich deux jeunes gens, l’un les effrayant de sa lance et l’autre les attendant sous la fosse en jouant de la cornemuse ;
  • au centre, un squelette apporte le couvercle d’un cercueil dans le dos d’un homme qui regarde la scène inverse, à savoir la Résurrection de Lazare.



1500-25 Livre d'Heures Flandres Trento Biblioteca comunale BCT1-1761 (F d 24) schema
S.Cosacchi, qui a publié cette Danse Macabre, pensait que l’homme au chapeau, à la tunique rouge et aux chausses bleues était un élu ou un converti, qui échappait au massacre général, le squelette au miroir se contentant de lui montrer l’ensemble de cette vision d’horreur ( [3], p 159). En fait, le même homme se retrouve dans la marge droite, cette fois sous une épée brandie.

Il faut donc lire cette saynette latérale (en bleu) en deux temps, dans toute sa cruauté :

  • d’abord la Mort se contente d’effrayer l’homme, en capturant son image dans un miroir (une manière de dire : je t’ai à l’oeil, repens-toi) ;
  • puis elle le frappe quand même.



1D La Mort qui se mire

Cette formule tout aussi rare, où un squelette se regarde dans un miroir, semble avoir été réinventée plusieurs fois, pour des raisons indépendantes.

Sous son regard (Scoop !)

1297-1310 Psalter France, morgan MS M.796 fol.104vfol. 104v 1297-1310 Psalter France, morgan MS M.796 fol. 91vfol. 91v

Psautier, France, 1297-1310, Morgan MS M.796

Dans ce psautier, les drôleries marginales sont volontiers ironiques, comme la violoniste qui essaie de jouer avec des accessoires de cheminée, un soufflet et une grande pince.

On peut classer le squelette qui se regarde dans un miroir, quelques pages avant, dans la même catégorie d’aporie. Ce n’est peut être pas par hasard qu’il se trouve, par antithèse, en marge d’un psaume de louange et de joie :

Servez Dieu avec joie, venez sous son regard avec allégresse ! Psaume 100

La présence du miroir est liée à l’expression « sous son regard (in conspectu eius) », un cas de figure qui se présente aussi avec une drôlerie plus fréquente, le singe au miroir (voir 3 Bordures gothiques).


1490-1500 Book of Hours (use of Rome) The Hague, KB, 76 F 14 fol 83r
Dirige. Verba mea (Vigiles de l’Office des Morts)
Livre d’Heures (usage de Rome), Paris, 1490-1500, La Haye, KB, 76 F 14 fol 83r

Cette image superpose l’image consolante de la Messe des Morts à l’image désolante de la Mort qui vient de frapper (elle tient sa flèche vers le bas, en dessous du palais et de la ville) et se transforme maintenant en fossoyeur (en dessous du château en ruine et de l’arbre mort).

Ici encore le miroir est sans doute appelé par le terme « in conspectu tuo », dans la même partie de l’Office :

Dirige, seigneur mon Dieu, ma voie sous ton regard .

Dirige domine deus meus in conspectu tuo viam meam.


Un coup d’oeil dans le passé

1490 ca Heures de Paris fol 98r col partOffice des Morts (psaume 116)
Livre d’Heures, Paris, après 1484, fol 98r, collection particulière

Cette image tout a fait exceptionnelle a probablement une explication biographique. L’inscription sur le tombeau, « 1484 28 septembris fuit hic inhum », ne permet pas de savoir qui était celui ou celle « qui fut inhumé ici » : mais la suppliante à genoux, qui regarde dans le miroir son image actuelle (en os), et au dela son image ancienne (en chair), lève le doute. Il s’agit bien d’une défunte :

  • soit une mère que pleurent ses deux fils et sa fille,
  • soit une soeur, que se remémorent ses deux frères, depuis l’autre côté de son tertre.


Un coup d’oeil dans le futur

1525 CA British Library, Yates Thompson 7 f. 174. Book of Hours, Use of Rome, Ferrare ou Rome,
Livre d’Heures d’Eleonora Gonzaga della Rovere (usage de Rome), Ferrare ou Rome, 1510-15, British Library, Yates Thompson 7 f. 174

Cette initiale historiée illustre le même passage de l’Office des Morts :

J’aime l’Éternel, car il entend Ma voix, mes supplications;
Car il a penché son oreille vers moi; Et je l’invoquerai toute ma vie.
Les liens de la mort m’avaient environné, Et les angoisses du sépulcre m’avaient saisi; J’étais en proie à la détresse et à la douleur.
Mais j’invoquerai le nom de l’Éternel : O Éternel, sauve mon âme! Psaume 116

Il semble que l’oscillation permanente de ce texte entre passé et futur soit propice à une imagination rétrospective, comme dans le livre d’Heures parisien, ou anticipatrice, comme ici. Dans ce contexte très particulier, le miroir n’a rien à voir avec celui de la coquette : c’est un instrument de piété, qui permet à la propriétaire du manuscrit de se projeter dans son futur, qui est aussi tout ce qui restera d’elle. C’est ce que rappelle le second crâne dans la marge avec la formule « memento homo », extraite de la liturgie des Cendres, qui traduit le même écrasement temporel de la vie humaine entre deux néants :

« Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière »


La Mort belle fille

Carte de voeux publiee a Munich 1500-1510 British Museum

Carte de voeux publiee à Munich
Textes de Hans KVRCZ, 1500-1510, British Museum [4]

En haut de cette étonnante gravure [4a], l’Enfant Jésus lui-même, escorté par deux angelots, nous présente ses voeux :

Je vous souhaite une nouvelle année bonne et bénie

EIN GUT SELIG NEVIAR BUSCH ICH EUCH

Au dessous, l’image inverse humoristiquement le thème conventionnel : au lieu d’une belle femme voyant la mort lui apparaître dans un miroir, c’est la mort déguisée en fille, avec des mains de fille, qui se voit humaine dans le miroir.

Les inscriptions en haut et en bas, qui ont pour titre Vie-Vie-Vie et Mort-Mort-Mort, s’appliquent à toute fille se regardant dans un miroir, mais prennent un caractère paradoxal s’agissant de la fille-squelette :

 

Vie-Vie-Vie
Je suis jeune, belle, jolie, bien formée · Qu’est-ce que ce sera quand je serai vieille ? 

Leben · Leben · Leben
Ich bin iung schön hübsch wolgestalt · Wie aber wenn ich wird alt

 

Mort-Mort-Mort
Qu’est-ce que ce sera quand je serai morte,
Gâchée sous terre par les vers ?
Tourne le volet souvent
Et regarde ce qui vient dessous,
Plus tu te regardes dans le miroir
Et plus tu t’humilies.

Todt-Todt-Todt
Wie aber wenn ich wird sterben
Von Wirmen in Erd verderben
So wend das Bletlin offt herum
Und lüg was under herfür kommt
Dich offt in dem Spiegel besich
De mehr demütigest du dich


Les banderoles latérales nous donnent le nom de la fille-squelette :

Je suis Elle-Homme, mon mari est Golhan (jeu de mot avec coq ?)
Je suis madame Enfer, je fais ce que je veux

Ich heiss SyMan (Sie-Man), mein Mann Golhan
Ich bin frau Hill, thon was ich will


Le miroir porte sur son cadre :

Le Temps apporte toute chose

ZIT BRINGT ALE DING



L’image se présente donc comme un monde à l’envers :

  • le miroir montre le futur de Sie-Mann, le jeune visage à la place du vieux crâne : le passage du temps se fait pour elle dans dans l’autre sens ;
  • en allemand, le mort Mort est masculin (der Tod) : c’est pourquoi Sie-Mann est un mélange des sexes : robe et mains de fille, tête d’homme.

1500-1510 BSB Xylogr 57a

1500-1510 BSB Xylogr 57bBSB Xylogr 57

A noter que, dans cette version plus simple conservée à la Graphisches Sammlung de Münich, le crâne est masqué par un volet relevable, montrant la tête de la jeune femme telle qu’elle apparaît dans le miroir. Ce volet existait  aussi dans la version de Münich, d’où le vers : « Tourne le volet souvent ».


Voici les textes du volet mobile et du fond fixe, conçus pour se superposer à moitié :

Je m’aime, très convenable,
Alors je suis pleine de fierté.
Je me regarde souvent dans le miroir.
Tout le monde me regarde maintenant,
parce que je suis une belle femme.
à juste titre Je me
regarde dans le miroir,
parce que sur cette terre
je suis bien conservée,
aimée et appréciée de tous.

Je ne m’aime plus,
alors je suis pleine de chagrin.
j’ai honte souvent dans le miroir,
tout le monde a peur de moi
parce que je suis morte et grise.
Pauvre de moi, je ne
regarde plus jamais,
Je suis couchée dans la terre
et je ne suis pas bien conservée,
aimée et appréciée de personne.

Jch gfall mir / billich wol
drüm bÿn ich / hoffart vol
Offt mich im / spiegel schaw
Yeder ÿecz / mich an blickt
dann ich byn / schöne fraw
Gar billich / ich mich
Im spiegel / an sich
dann auf dis / er erd
Bÿn ich wol / ghalten
vn allen (lieb) / vnd wert.

Jch gfall mir / nit mer wol
drüm bÿn ich / trauren vol
Offt mich im / spiegel schamt
Yeder ÿecz / ab mir schrickt,
dann ich byn / todt ergr ut.
Jch arme / ich mich
nÿmmer mer / an sich,
jch lig in d/er erd,
bÿn übel / ghalten,
nýmant lieb / vnd werd

Pour d’autres exemples de la Mort déguisée en femme (mais sans miroir), voir Plus que nue .


1520-25 Misericorde eglise d'Orbais
Miséricorde, 1520-25, église d’Orbais

Dans une église, les miséricordes joue un peu le même rôle que les drôleries dans les manuscrits : elles fleurissent dans un espace liminaire, propice aux allusions et aux ironies.

Hors de tout contexte, il est risqué d’avancer une explication [5] . On peut néanmoins proposer qu’il s’agit ici de se moquer de la Mort, cette Laide qui ne risque pas de plaire.


1540-50 Jan Mandijn St Antoine coll partLa tentation de Saint Antoine
Jan Mandijn, 1540-50, collection particulière

La même ironie se retrouve dans ce tableau d’un suiveur de Bosch : en guise de tentatrice sexy, le Diable ne trouve rien de mieux à envoyer au saint que la Mort elle-même…

1540-50 Jan Mandijn St Antoine coll part detail…avec tout un attirail répulsif : suaire, flèches, sablier, serpents luxurieux, et miroir de toilette, dans lequel elle tente de se refaire une beauté.


1550 ca Jan Mandijn St Antoine Frans Hals MuseumLa tentation de Saint Antoine (détail)
Jan Mandijn, vers 1550, Frans Hals Museum

Dans son autre Tentation, Jan Mandijn mobilisera, dans le même rôle de séductrice improbable (même pour un ascète) cette dame au bec en spatule, qui offre au Saint ce qu’elle a de mieux : un plat et deux lézards visqueux.



1E Le miroir qui ne montre pas la Mort

Dans ces compositions minimales, le miroir sert simplement d’attribut à la coquette, sans interagir avec le squelette.

L’inventeur du thème : Baldung Grien

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIE

Les trois âges de la Vie et la Mort
Baldung Grien, 1509-10, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Sur cette oeuvre très (et souvent mal) commentée, il suffit de citer l’explication définitive de Jean Wirth ( [6], p 62)

« La jeune femme nue arrange ses longs cheveux, à l’aide d’un « miroir de sorcière» où apparaît son visage et non pas comme on l’affirme parfois la mort. Le voile transparent, conventionnel, cache un peu sa pudeur; une extrémité en est soutenue par le cadavre qui s’avance derrière elle et brandit un sablier à moitié vide au-dessus de sa tête. Le personnage est de grande taille ; ses jambes qui le soutiennent mal lui donnent la démarche malhabile d’un monstre, tandis que le regard semble anormalement vivant.

L’enfant, auprès duquel gisent une pomme et le jouet, regarde à travers l’autre extrémité du voile. On a dit qu’il regardait la femme, mais son expression atteste qu’il voit le cadavre lui-même et cherche à se cacher malgré la transparence du tissu. La vieille enfin entre dans l’image avec vivacité, soutient d’une main le miroir à moins qu’elle ne veuille l’orienter différemment et tente de l’autre de repousser le monstre. Le décor végétal, luxuriant et estival à gauche et sur le sol, prolonge le cadavre, en haut à droite, par un vieil arbre moussu, déchiré et malade.

Le cadavre s’attaque à la jeune femme qui est précisément seule à ne pas le remarquer, tandis que l’enfant qui se cache et la vieille qui cherche à la défendre montrent tous deux qu’ils l’ont vu et le redoutent. »

Ajoutons que la pomme rouge du premier plan, reléguée au rang de jouet, renvoie bien sûr à l’origine de la mortalité humaine.


1515 Hans Baldung Grien, , Kupferstichkabinett, Berlin
Hans Baldung Grien, 1515, Kupferstichkabinett, Berlin

Parmi les nombreuses jeunes filles et la Mort de Grien [7], celle-ci est la seule à tenir un miroir tout en  se peignant. L’idée n’est pas tant que la jeune fille n’a pas vu la mort s’approcher, puisqu’elle sent déjà ses doigts qui s’enfoncent dans ses flancs, mais qu’elle s’en moque. On peut dès lors se demander si cette série de figurations, où la mort surgit par derrière (voir La mort dissimulée (1/2) : par derrière) doit être lue selon la grille des Danses Macabres (La mort surprenant à l’improviste un vivant innocent) lorsqu’il s’agit très précisément d’une jeune fille au miroir et au peigne, à savoir l’iconographie même de la Luxure. Dans ce cas précis, la Jeune Fille n’est pas avec la Mort dans un rapport de victime, mais de complice ! C’est ce qu’on voit également dans un panneau de 1517 de Niklaus Manuel Deutsch où la jeune fille, quoique sans miroir, aguiche le squelette telle une prostituée (voir Les deux faces de la Bethsabée de Bâle).


1520-21 Durer fronton A British MuseumLa vieille femme, la coquette et la mort 1520-21 Durer fronton B British MuseumTrio de musiciens

Attribué à Dürer, vers 1520-21, British Museum

Ces dessins préparatoires étaient destinés à l’ornementation d’un coffret :

  • d’un côté deux femmes et la mort (à noter que comme chez Grien, le miroir de la coquette ne lui permet pas de voir le squelette, tout au plus le sablier) ;
  • de l’autre deux musiciennes assises aux pieds d’un luthiste debout.

La formule macabre inaugurée par Grien était dix ans plus tard devenue suffisamment anodine pour servir de simple sujet décoratif, en pendant à un trio de cordes.

Des trouvailles graphiques (SCOOP !)

Deux gravures de la fin du XVIème siècle montrent comment certains artistes essayaient de renouveler le thème du miroir fatal.


1597 Serie Mascarades Robert Boissard after designs by Jean-Jacques Boissard, Strasbourg VandA
Gravure de la série Mascarades
Robert Boissard, d’après un dessin de Jean-Jacques Boissard, 1597 , Strasbourg

La série montre des couples richement habillés, illustrant diverses maximes morales. L’intérêt ce celle-ci est l’effet de miroir entre les vêtements de style délibérément médiéval (manches crénelées, plumet) et les postures : ce couple ne montre que deux pieds et deux mains, l’une élevant le sablier et l’autre baissant le miroir. Toute l’astuce de la composition est que le bras gauche de la dame se raccorde visuellement avec l’épaule gauche du squelette, montrant que c’est la Mort qui tient déjà le miroir.

La maxime, très tarabiscotée, cherche à attirer l’attention sur cette astuce graphique au beau milieu de l’image :

 

Celui qui se livre au plaisir est au beau milieu des joies de la mort.
Nul doute que tu ne sois sûre que ce soit un lieu dont on se souvient.

Qui genio indulges, media inter gaudia morti
Non dubiæ certum sis memor esse locum.

La chute (« un lieu dont on se souvient ») ne se comprend que par référence à une satire de Perse, remarquable par sa concision et son esprit épicurien :

Livre-toi au plaisir, cueillons ses douceurs, de nous tous est
Ce que tu vis : devenir une cendre, un esprit, une fable.
Vis en te souvenant des Enfers ; l’heure fuit, et déjà aussi mes paroles.
Perse, Satire 5

Indulge genio, carpamus dulcia, nostrum est
Quod vivis : cinis, et manes, et fabula fies.
Vive memor lethi ; fugit hora ; hoc quod loquor inde est !


1595 ca Jan Saenredam after Hendrik Goltzius Sight Five_Senses

La Vue (série des Cinq Sens)
Gravure de Jan Saenredam d’après un dessin de Goltzius, vers 1595, British Museum

Ce qui devrait crever les yeux ici est que le miroir est tourné à l’envers, et que la coquette ne risque pas de s’y voir. Les vers de Cornelis Schonaeus en donnent l’explication :

Tandis que les yeux lubriques ne sont que trop mal retenus,
La jeunesse insensée tombe tête la première dans le vice.

dum male lascivi nimium cohibentur ocelli,
in vitium praeceps stulta juventa ruit

Tandis que le séducteur fait semblant de lutter contre la coquetterie en confisquant le fatal miroir, il en profite pour reluquer et tâter la jeune femme, qui ne s’en formalise pas : elle flatte même entre le pouce et l’index une des cauris de sa ceinture, geste transparent pour qui connaît la forme intime de ce coquillage.

Le lynx casé dans un coin joue les utilités en rappelant qu’il s’agit tout de même, non d’une scène ollé ollé, mais d’une Allégorie de la Vue. La croix de la fenêtre, reflétée par le miroir inutile, donne un vague alibi moral à ce magnifique exemple de double-entendre, bien fait pour duper les commentateurs superficiels.

Holbein et ses émules

1538 Holbein_Danse_Macabre_34 la comtesseHolbein, 1538 1651 Wenceslaus Hollar Bride, from the Dance of Death d'apres Holbein METWenceslaus Hollar, d’après Holbein, 1651, MET

La comtesse et la mort (Danse Macabre, N°34) 

« Ils passent leurs jours dans le bonheur, et ils descendent en un instant en enfer », Job 21,13

Lorsque Holbein renouvelle radicalement les figures de la Danse macabre, il pose le miroir sur le coffre à côté des autres accessoires de beauté de la comtesse, de part et d’autre de l’accessoire de la Mort, le sablier. Déjà peignée et coiffée, la coquette n’a plus besoin du miroir, puisque c’est la mort elle-même qui contrôle sa parure, en lui passant autour du cou un joli collier d’osselets. Elle n’a plus besoin non plus de sa robe et de ses chaînes d’or, qu’elle laisse à sa servante éplorée.

La série sera recopiée une vingtaine de fois [8] jusqu’au XIXème siècle, avec des modifications mineures. Par exemple, dans son remake du XVIIème siècle, Wenceslaus Hollar se contente de moderniser le miroir (ainsi que les vitraux et les tentures murales).


1544 Heinrich VogtherrVersion de 1544 1548 Heinrich VogtherrVersion de 1548

Le couple adultère, Heinrich Vogtherr

Vogtherr a rajouté cette scène où la Mort tient la femme par les cheveux pour aider le mari cocu à transpercer le couple adultère. L’image a provoqué l’indignation à l’époque et n’est apparue que dans l’édition de 1544 (dans certaines des copies existantes, elle a même été supprimée) [9]. Dans l’édition de 1548, elle a été remplacée par une proposition presque contreproductive, où la mort s’évertue vainement à montrer leurs crânes aux amoureux, qui ont la tête à autre chose.


1625 ca Jacopo Ligozzi Femme à sa toilette surprise par la Mort RMN photo Michele Bellot
Femme à sa toilette surprise par la Mort
Jacopo Ligozzi, vers 1625, (c) RMN photo Michele Bellot

Ce dessin fait partie d’une série de dessins macabres du même format, réalisés par Ligozzi à la toute fin de sa carrière. Comme à son habitude, il renouvelle le thème par des éléments très originaux. Il faut comprendre que, tandis que la coquette et la servante qui la coiffe sont absorbées par leur tâche futile, les deux autres personnages, le jeune garçon et la vieille femme, ont vu venir le squelette : celui-ci, de l’index, leur fait signe de se taire.


1590 ca Jacopo Ligozzi avarice NGA
L’Avarice (série des Sept Péchés capitaux)
Jacopo Ligozzi, vers 1590, NGA

Le même effet de surprise sert de ressort à ce dessin réalisé vingt cinq ans plus tôt : l’Avarice, assise en compagnie de son comptable et entourée de ses richesses, ne voit pas les squelettes qui dans leur dos les caricaturent : deux qui refont les comptes, et un qui brandit une bourse.

Un autre centre d’intérêt de Ligozzi, les orfèvreries à ornements zoomorphes ou anthropomorphes, est un autre point commun entre les deux oeuvres.


1656 Ludwig Pfanstill VanitasHistorisches Museum Francfort
Vanitas
Ludwig Pfanstill, 1656, Historisches Museum, Francfort

L’inscription sur le livre donne le sens général du tableau : Le Théâtre de la Vie humaine (Theatrum vitae humanae ). Le coup de théâtre est ici le spectre féminin en hors champ, que la jeune femme ne voit pas et qui la caricature, avec ses seins plats et les restes de sa chevelure.



1785 Schellenberg, Freund heins Erscheinungen. Winterthur Heinrich Steiner und Comp

La toilette : Visite, Illustration de « Les apparitions de Freund Hein à la manière de Holbein » (Freund heins Erscheinungenin Holbeins Manier » [10]
Schellenberg, 1785, Winterthur, chez Heinrich Steiner und Comp

Ce curieux texte de August Musäus adapte la danse macabre aux moeurs du XVIIIème siècle.

Tronqué sur le bord de l’image, le miroir joue en fait un rôle-clé dans l’histoire. La belle Rosemunde, qui s’est assoupie après le bal, est réveillée à minuit et se rue à sa table de toilette : elle se voit dévastée, toute sa beauté disparue.

« Que les Grâces aient pitié ! Quel étonnement quand elle s’est regardée dans le miroir ! L’affliction cause la mauvaise humeur : le chien préféré Joln a payé la difformité de sa maîtresse, selon les us et coutumes, par un bon coup de pied. »

Schellenberg a eu l’idée remarquable de rajouter le chien-squelette, qui montre au spectateur ce que Rosemunde a vu dans le miroir.



1827 Dagley, Richard, Death's doings, consisting of numerous original compositions in verse and prose, the friendly contributions of various writers

La Mort à la Toilette
Illustration pour « Death’s doings, consisting of numerous original compositions in verse and prose, the friendly contributions of various writers « , Richard Dagley, 1827, p 116 [11]

La tradition perdure encore au XIXème siècle, avec cette image qui illustre un dialogue entre la Mort et l’auteur :

« Mais as-tu vu, » demanda la mort, « autant et presque plus que ce qu’un mortel peut voir, comment Chloé, s’est habillée à grand renfort de couronnes, de jouets et de bibelots, plus qu’on ne peut en dire ? »
« Oui, et je me suis émerveillé de ses soins infructueux, blanchissant la neige, ou dorant l’or le plus pur. Et tandis que je pensais que tout avait été essayé, sa modiste a livré de nouvelles parures. »
« Et pendant que tu observais tranquillement cela, » dit la Mort, « t’es-tu demandé qui la servait ? L’employée que tu as vue – c’était moi ! C’est moi qui portais le masque du serviteur officieux ! La belle était destinée à mourir dans la fleur de sa vie ; lui fournir les pièges fatals était ma tâche. Je jugeai tout à fait superflu de passer en force, et laissai la beauté irréfléchie suivre son cours. »


Un poème de Théophile Gautier extrêmement pictural , mais jamais illustré, conclura en beauté le thème du Revenant venant réprimander la coquette à la toilette :

« Impuissance et fureur ! Être là, dans sa fosse,
Quand celle qu’on aimait de tout son amour, fausse
Aux beaux serments jurés,
En se raillant de vous, dans d’autres bras répète
Ce qu’elle vous disait, rouge et penchant la tête
Avec des mots sacrés.

Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,
Pendant qu’elle est au bal, se tapir dans sa chambre,
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans le cristal profond réfléchir son squelette
Et sa poitrine à jour,

Riant affreusement, d’un rire sans gencive,
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,
Et, tenaillant sa main,
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,
Faire râler ces mots d’une voix caverneuse
Qui n’a plus rien d’humain :
« Femme, vous m’avez fait des promesses sans nombre.
Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,
Moi je me ressouviens.
Vous avez dit à l’heure où la mort me vint prendre,
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d’attendre,
Pour vous chercher je viens ! »
Gautier – La Vie dans la Mort , 1838, Poésies complètes, tome 2, Charpentier, 1901 p 12


Les coquettes au miroir de George Tooker

1962 George Tooker Mirror IGeorge Tooker, Mirror I, 1962 George-Tooker-Mirror-II-1963-Addison-Gallery-of-American-Art-Phillips-Academy-Andover-MA-USGeorge Tooker, Mirror II, 1963

Addison Gallery of American Art (Phillips Academy), Andover, MA, US.

George-Tooker-Mirror-III-1971-Indianapolis-Museum-of-ArtGeorge Tooker, Mirror III, 1971,
Indianapolis Museum of Art
George-Tooker-Mirror-IV-1977-Coll-priveeGeorge Tooker, Mirror IV, 1977
Collection privée

Sur une quinzaine d’années, George Tooker reviendra quatre fois sur le thème de la Vanité au miroir, se contenant de suggérer ce que la coquette y voit réellement:

  • Dans Mirror I, le visage pris en sandwich entre le miroir et le crâne épouse la même forme circulaire, démontrant visuellement l’équivalence de la Vanité, de la Femme et de la Mort.
  • Dans Mirror II et Mirror III, le miroir devenu carré montre peut être à la jeune femme son avenir, la vieille femme derrière son épaule.
  • Dans Mirror IV, le miroir carré fait au contraire écran entre le visage parfait et la rose qui commence à s’étioler, dissimulant à la jeune fille son destin.



1F Le crâne derrière le miroir (SCOOP !)

1508-22 Amiens pendentif Stalle a 1508-22 Amiens pendentif Stalle b

Pendentif macabre, Stalles de la Cathédrale d’Amiens, 1508-22

Contrairement aux coquettes habituelles, la femme ne tourne pas le miroir vers elle, mais vers le public. Bien sûr il pourrait s’agir d’une facilité du sculpteur, mais les contrainte spatiales n’étaient pas telles qu’elles empêchent de sculpter le miroir en oblique. De plus, la présence tout à fait unique de la tête de mort à l’arrière suppose une conception spécifique, et non l’application de schémas habituels. Le thème est donc probablement plus ambitieux que la sempiternelle condamnation de la Coquetterie ou de l’Orgueil.



1508-22 Amiens Stalles schema1
Il existe un second motif macabre dans les stalles, un homme (singe ?) tenant un écu portant une tête de mort, sur l’accoudoir droit de la stalle 63. Traditionnellement, on considère qu’il fait pendant avec l’homme mûr de l’autre accoudoir, qui semble le regarder avec effroi.

En serait-il de même pour les pendentifs ? Les deux voisins (en sautant le pendentif intermédiaire à décor floral) montrent :

  • côté miroir : une jeune homme entre deux hommes plus âgés, les trois portant la même banderole ;
  • côté crâne : deux anges portant un écu vide.

On ne distingue aucun lien entre ces trois pendentifs. La comparaison a néanmoins l’intérêt de montrer le caractère exceptionnel de notre pendentif macabre : tous les autres ont une composition symétrique par rapport à l’arête centrale [12].



1508-22 Amiens Stalles schema2
Parmi les trente deux pendentifs, il n’en existe que deux qui présentent une légère dissymétrie, tous deux sur le même sujet : un buveur aux jambes croisées, encouragé à gauche par une femme et à droite par un homme. Dans le pendentif 67-68, à quelques stalles de distance de notre pendentif macabre, l’homme de droite est un fou : autrement dit celui qui révèle au spectateur la vérité, la boisson est une folie.

Dans notre pendentif exceptionnel, l’arête centrale héberge un objet biface :

  • un miroir qui reflète la nef,
  • un crâne qui regarde vers l’autel.

Selon la même logique, la face droite est celle qui dit la vérité : à savoir que derrière le monde et ses attraits, il y a la mort et, au delà, la rédemption promise par l’autel.



1G La Tempérance comme anti-coquette (SCOOP !)

Où l’on recolle les morceaux d’une iconographie rarissime et mal comprise.

Une inspiration augustinienne, en Italie

1349 Canzone delle virtù e delle scienze musee Conde Chantilly Ms. 599 Prudentia fol 2vPrudentia, fol 2v 1349 Canzone delle virtù e delle scienTemperantia fol 3v

Canzone delle virtù e delle scienze, 1349, musée Condé, Chantilly Ms. 599

Ce texte de Bartolomeo di Bartoli, enluminé par son frère Andrea, lui a été commandé par le condottiere Bruzio Visconti [13]. Chaque Vertu est accompagnée, en haut à gauche, par une citation de Saint Augustin, et chacune foule aux pieds un adversaire personnalisé (une adaptation de la vieille formule des Psychomaties, où chaque Vertu combat un Vice [14] ).

La Prudence a pour attributs un cierge allumé et un disque sur lequel est posé, entre la nuit et le jour, un livre énonçant ses sous-vertus. L’inscription du pourtour énumère les stades de la vie humaine. L’image suit de très près les vers en italien du bas de la page ( [15], p 441), qui se traduisent approximativement ainsi :

« Voici la femme qui, la nuit et le jour,
Pense au temps passé et au présent
Et puis tourne l’esprit vers ce qui doit venir…
… Amour, qui est notre sire
La prend pour miroir et la place en premier.
Et Sardanapale chut dans les tréfonds. »

Il ne fait donc pas de doute que le disque est une évolution de l’habituel miroir. L’Empereur Sardanapale était connu pour ses moeurs efféminées, d’où la quenouille sur laquelle il s’effondre :

« Sardanapale, un homme, filait de la pourpre au fond de ses appartements, couché, les pieds en l’air, parmi ses concubines; et quand il fut mort, on lui éleva une statue en pierre, qui le représentait dansant tout seul à la manière barbare, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête; au bas on plaça cette inscription : «Bois, mange, fais l’amour : tout le reste n’est rien.»

Plutarque, Oeuvres morales, sur la Fortune ou la Vertu d’Alexandre, second discours [16].

D’après Ctésias, trop faible pour défendre Ninive contre les Babyloniens, il aurait organisé un suicide collectif en faisant incendier son palais.


Sept vertus, sept adversaires

Ainsi dans cette typologie, les sept Vertus se caractérisent par un adversaire bien précis, et des attributs très originaux :

  • Prudence : Sardanapale, cierge allume, livre sur un disque
  • Force : Holopherne, tour à deux niveaux
  • Tempérance : Epicure, porte fermée à clé
  • Justice : Néron, épée et livre ouvert
  • Foi : Arius, arbre verdoyant
  • Espérance : Judas, ancre
  • Charité : Hérode, ailes

Silvia de Laude, qui a recensé sept autres exemples de cette formule en Italie du Nord, pense que Bartolomeo di Bartoli a trouvé son inspiration dans une compilation latine antérieure, aujourd’hui disparue [13]. Un recueil juridique postérieur, dont il existe plusieurs exemplaires, en donne une bonne idée :

1350-60 Carmina Regia Florence, BNCF, Banco Rari 38 fol 31v
Carmina Regia, 1350-60, Florence, BNCF, Banco Rari 38 fol 31v

La Tempérance, piétinant « Epicure intempérant », voisine ici avec la Prudence, piétinant « Sardanapale impuissant ». La fin des vers lui invente un suicide par strangulation :

« Qu’on ne nie pas que Lucifer est la cause de cet acte,
Par lequel Sardanapale impuissant s’est lié le cou ».

Ne denient actus hoc Lucifer est rationis
qua rex collo nebat Sardenapellus inops.

On remarquera que le dessinateur n’a pas compris que le disque était un miroir, puisqu’il montre la robe au travers.

Silvia de Laude situe l’origine de cette iconographie très originale vers 1330, dans l’environnement des Augustins de Bologne, mais Bertrand Cosnet [17] en retrouve les prémisses un peu plus tôt :

« le triomphe de saint Augustin prend forme très tôt, peut-être avant 1300, et prouve que l’ordre des Ermites devient rapidement suffisamment expert en science morale pour mettre au point sa propre imagerie. »


L’importation en France

Bulletin_de_la_Société_archéologique_[...]Société_archéologique_bpt6k6579621cExytrait des heures à l’usaige de Romme , Paris 1501. Imprimé par Philippe Pigouchet pour Simon Vostre ([14], fig 161)

A partir de 1498 paraissent à Paris les premiers Livres d’Oeuvres imprimés. Les bois qui les décorent (assemblés de manière différente selon les éditions) présentent sept Vertus, dont quatre sont pratiquement identiques à notre typologie italienne : Prudence, Force, Espérance, Justice (en remplaçant le livre par une balance).

Deux nouvelles Vertus font leur apparition : la Chance piétinant Heres (Hermès ?) et la Foi piétinant Mahomet.

La Tempérance est en revanche complètement transformée : renommée Atrempance, elle a désormais pour ennemi Tarquin (figure de l’Orgueil) en substitut d’Epicure, que la Renaissance a réhabilité. Les attributs, tout à fait déconcertants, sont désormais un miroir (réflétant le visage de la Femme) et un crâne. Ne connaissant pas les antécédents italiens, certains érudits français (Emile Mâle, puis plus récemment Jean-Pierre Suau ([18], p 57), ont pensé à une erreur du graveur, qui aurait interverti la figure de la Tempérance et celle de la Prudence. Alors qu’il s’agit bien d’une reconception purement française du motif, basée sur une définition médiévale de l’Atrempance :

« Atrempance est une seignorie de reson encontre luxure et contre les autres mauveses volentez » [19]

Le miroir évoque la Luxure, et le crâne évoque la Raison qui permet de la dominer (par la conscience de la mort).


1503-1508 La Vertu de Actrempance Jean Mansel, Histoires romaines, t. 2 de la Fleur des histoires BNF Français 54 fol 393vLa Vertu de Actrempance, 1503-1508, Jean Mansel, Histoires romaines, t. 2 de la Fleur des histoires, BNF Français 54 fol 393v [20]

A la fin de son livre, Jean Mansel propose une série d’exemples tirés de l’histoire antique pour illustrer certaines vertus, parmi lesquelles l’Actrempance. L’enlumineur a repris tel quel le bois de Simon Vostre, aboutissant à cette figure improbable où le miroir et le crâne, attributs habituels de la coquette menacée par la mort, sont soupesés par une sorte de nonne, dont la beauté est modérée par sa guimpe et son manteau de couleur ciel.



1503-1508 La Vertu de Actrempance Jean Mansel, Histoires romaines, t. 2 de la Fleur des histoires BNF Français 54 fol 393v detail
On voit bien que le reflet d’os (Raison) contrebalance le reflet de chair (Luxure). La définition de l’Attrempance, que Mansel attribue ici à Macrobe, est reproduite dans le texte  :

« Macrobe dit de cette vertu que elle est la ferme et modérée domination de raison sur luxure »


Le problème des Stalles d’Auch

1510-59 Cathedrale Auch stalle 49La Prudence, stalle 49 1510-59 Cathedrale Auch stalle 51La Tempérance, stalle 51

Stalles de la cathédrale Sainte Marie d’Auch,1510-59

Ainsi se trouve tranchée une question qui a beaucoup embarrassé les érudits ( [21], p 399) et réhabilitée l’interprétation initiale de l’abbé Canéto ([22], p 88) lequel, sans connaître les manuscrits italiens, ne s’était pas laissé tromper par le miroir de la Prudence.


1510-59 Cathedrale Auch stalle 42-43
David et Michol, Stalles de la cathédrale Sainte Marie d’Auch,1510-59

Une complexité supplémentaire, à Auch, est la présence de cette troisième femme au miroir :

  • selon l’abbé Canéto, elle termine le cycle de David (montré en soldat à la stalle précédente, avec à bout de bras la tête tranchée de Goliath) et représente Michol, l’épouse de David ;
  • selon l’abbé Raymond Montané, elle débute le cycle de Judith et représente « Judith faisant son choix ».

Outre le fait que les deux personnages dialoguent du regard, un argument nouveau en faveur, encore une fois, de l’interprétation Canéto, et qui  explique la redondance du miroir, est le rôle rocambolesque que joue Michol pour sauver son mari : apprenant que son propre père Saül veut faire exécuter David, elle l’en avertit, le fait decendre par la fenêtre et place un mannequin sous ses draps, ce qui retarde les recherches. Enfin, une fois la fuite découverte, pour échapper à la colère de Saül, elle prétend que c’est David qui l’a forcé à agir ainsi, alors que c’est elle qui a tout organisé (1Samuel 19, 11-17).


Il me semble que les concepteurs des stalles d’Auch, tout en introduisant pour figurer la Vertu de Prudence la dernière iconographie à la mode (avec le cierge et le livre masquant le miroir), ont repris son attribut traditionnel pour le décerner à Michol, faisant ainsi de l’épouse de David le parangon de la Prudence.

Trop complexes et éloignées des habitudes, ces deux iconographies innovantes de la Prudence et de l’Attrempance arrêtent là leur parcours, commencé un siècle plus tôt en Italie.



Article suivant : 2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie

Références :
[3] James Y. Marrow « In desen spiegell : a new form of « Memento morri » in Fifteenth Century Netherlandish art », dans « Essays in northern European art: presented to Egbert Haverkamp-Begemann on his sixtieth birthday », 1983, p 154
[4] Dodgson, Campbell, Catalogue of early German and Flemish woodcuts preserved in the Department of Prints and Drawings in the British Museum,   1903, N° A-124 https://archive.org/details/catalogueofearly01brituoft/page/118/mode/2up?q=memento+mori
[4a] Pour une analyse détaillée, voir Susanne Reichlin « The Ambiguity of the Unambiguous: Figures of Death in Late Medieval Literature » dans « Strategies of Ambiguity in Ancient Literature », p 18 https://books.google.fr/books?id=QTcYEAAAQBAJ&pg=PT18#v=onepage&q&f=false
[5] Voir l’étude de Kristiane Lemé-Hébuterne, Places for Reflection: Death Imagery in Medieval Choir Stalls, dans Kristiane Lemé-Hébuterne, Stefanie Knoll, Sophie Oosterwijk « Mixed Metaphors The Danse Macabre »
[6] Jean Wirth « La jeune fille et la Mort Recherches sur les thèmes macabres dans l’art germanique de la Renaissance »

[7] Pour Jean Wirth ([6] p 84 et ss), le thème de la Jeune fille et la Mort se développe indépendamment de celui des danses macabres, et Baldung Grien l’élabore en supprimant petit à petit ses attributs allégoriques (sablier et miroir), pour aboutir à une image plus concrète : celle d’une jeune revenante tentant d’échapper au suaire et à la tombe, et qui en est empêchée par la Mort :

« L’innovation iconographique est donc remarquable. La justification morale de l’œuvre disparaît, à moins qu’on n’y découvre, par une interprétation fausse, le thème de la vanité. D’autre part, l’aspect anecdotique d’une scène de vampirisme se trouve singulièrement réduit. Baldung préfère suggérer ce contenu, discrétion qui contraste avec la volubilité des représentations de sorcières… La nouveauté ne réside ni dans la force émotionnelle, ni dans la suggestion érotique, ni même dans la perversité de cet art, mais dans l’absence de prétexte didactique qu’on ressent d’autant plus lorsque ces sujets quittent le dessin et l’estampe pour prendre possession du tableau. »

[12] Pour découvir l’ensemble des stalles, voir le remarquable projet du Media Center for Art History de la Columbia University https://projects.mcah.columbia.edu/amiens-arthum/map/choir-stalls-amiens-cathedral
[13] Silvia de Laude « Uno stemma per parole e immagini: intorno alla Canzone delle Virtù e delle Scienze di Bartolomeo de’ Bartoli. » dans « Atti del XXI Congresso Internazionale di Linguistica e Filologia romanza, Palermo 18/24 sett. 1995″ https://www.examenapium.it/cs/biblio/DeLaude1998.pdf
[14] Pour les antécédents de cette typologie, voir le chapitre « 2. Les Vertus en action accompagnant des figures bibliques », p 99, dans la remarquable thèse de Elise-Annunziata Neuilly « Des Vertus et du roi : relectures d’une iconographie du gouvernement : France-Italie, XIIIe-XVIIe siècles » https://theses.hal.science/tel-02888641
[15] Silvia de Laude « La curiosita di Carlo Magno. Le Virtù, le loro parti e il loro albera, per un copista-scrittore bolognese del Trecento » dans « Zum Bild, das Wort », La rivista di Engramma, vol 150, ottobre 2017, https://www.engramma.it/eOS/index.php?id_articolo=3252
[17] Bertrand Cosnet « Sous le regard des Vertus, Italie, XIVème siècle », Chapitre 2. Les vertus selon les ordres mendiants https://books.openedition.org/pufr/8282
[18] Jean-Pierre Suau, « Les Vertus des Heures imprimées a Paris par Philippe Pigouchet pour Simon Vostre (22 aout 1498) et les Vertus de type français des dossiers des stalles (XVIe siècle) de la cathédrale d’Auch », Bulletin de la Société Archéologique Historique Littéraire et Scientifique du Gers vol. 90 (1989) p. 40-62 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6579621c/f42.item
[19] Frédéric Godefroy, « Dictionnaire de l’ancienne langue française, et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle: composé d’après le dépouillement de tous les plus importants documents, manuscrits ou imprimés, Volume 1 », 1880, p 467 https://books.google.fr/books?id=n6wJYbZl7p4C&pg=PA467
[20] Merci à Damien Dessane de m’avoir signalé cette iconographie.
[21] Pour justifier le crâne dans la main de la Tempérance, Eric Lagaeysse pense a une confusion entre »mort » et « mors », mais le miroir reste inexplicable.
Eric Lagaeysse « La représentation des vertus dans les hauts dossiers des stalles de la cathédrale Sainte – Marie d’Auch » , Bulletin de la Société Archéologique Historique Littéraire et Scientifique du Gers vol. 87 (1987) fasc . 4 , p . 391-402 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6577468g/f69.item
[22] François Canéto « Le choeur d’Auch…: étude iconographique » 1872 https://books.google.fr/books?id=ZsO9hGlVR4oC&pg=PA88

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2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie

11 août 2023

Avant d’explorer notre galerie de miroirs fatals, et pour éviter les anachronismes, il est sage de faire une courte halte à l’époque médiévale et se demander, à l’appui de quelques exemples, ce que le miroir pouvait alors signifier, ou pas

Article précédent : 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle



Ce que les miroirs fatals ne sont pas

Un miroir magique ?

Dans le chapitre d’Emile Mâle sur les Danses macabres, se trouve un passage souvent invoqué pour expliquer l’origine de l’iconographie du crâne dans le miroir :

« On croyait , au moyen âge , qu’en écrivant avec son sang une formule sur un parchemin , et en se regardant ensuite dans un miroir, on se voyait tel qu’on serait après sa mort » [23].

Je n’ai pu retrouver nulle part la trace de cette superstition. Dans son ouvrage très documenté sur les bizarreries du miroir, et notamment les miroirs magiques, Baltrusaitis [24] n’en parle pas.


Divinatio London, British Library, MS Royal 6 E VI, f. 535v, London, c. 1360-1375.
Article Divinatio, Encyclopédie Omne Malum, James le Palmer, 1360-75.
British Library, MS Royal 6 E VI, fol 535v

Il rappelle en revanche la bulle de 1326 du pape Jean XXII, « Super illius Specula », condamnant les usages magiques du miroir, notamment les devins qui y font apparaître des démons.

Comme les miroirs montrant un crâne prennent naissance, vers le milieu du XVème siècle, dans des ouvrages de piété ou des Livres d’Heures, c’est un contresens que de leur supposer une origine superstitieuse : c’est au contraire parce que l’Eglise avait fait oublier avec succès ces pratiques magiques que les imagiers se sont autorisé cette spectaculaire innovation .


Un objet de curiosité ?

On a supposé qu’il ait pu exister soit des panneaux peints imitant un miroir avec un crâne, soit des miroirs portant au revers une tête de mort. L’indice en est la mention, dans les livres de compte du Roi René, de l’achat en 1479 au peintre Armant d’Avignon de deux « mirouers de mort » (pour un total de 7 écus et demi) [25]. D’après les registres des Comtes de Provence, il avait déjà acheté au même peintre, en 1477, deux autres « mirouers de mort » (pour un total de 18 livres 9gr cette fois) [26]. Le fait que ces « mirouers » se vendaient par paire jette un gros doute sur l’hypothèse : il pouvait tout aussi bien s’agir de deux panneaux confontant un vif et un vivant (pour des exemples germaniques contemporains, voir La mort recto-verso).



Ce que les miroirs peuvent être

Le support de métaphores pieuses

Vers 1200, l’encyclopédiste anglais Alexandre Neckam [27] récapitule dans un court passage un florilège de métaphores liées au miroir, aussi peu connues que surprenantes (traduction de Lionel-Édouard Martin [28] ).

  • 1) Le miroir explique la diversité des Saintes Ecritures, puisqu’un miroir brisé montre autant d’images que de fragments.

  • 2) Le tain (plomb) est comparable au péché puisque quand on l’enlève, on ne voit plus rien ; de même, ne pas se reconnaître pécheur, c’est se tromper soi-même.

  • 3) Le reflet dans la pupille annonce la mort d’un homme : trois jours avant, il disparaît.

  • 4) Le reflet montre la relation entre l’Homme et Dieu :

    « D’évidence, le reflet renvoyé par le miroir est à l’accord de celui qu’il reflète. Au rieur, il rit ; si on pleure quand on s’y regarde, le reflet pleure aussi. L’âme est ainsi le miroir de son Créateur, elle doit compatir à la passion du Christ. »


  • 5) L’exemple de Narcisse rappelle à l’homme sa mortalité :

    « Si tu es beau, bien fait, garde-toi d’être, comme Narcisse, le jouet de ta propre beauté. Crois-m’en, ton corps ne va pas, comme celui de Narcisse, devenir fleur ‒ mais cendre.


  • 6) Ton véritable miroir, c’est un cadavre :

    « Si tu veux observer le miroir exact de ta condition : observe le crâne d’un mort décomposé, retourné en poussière. »


  • 7) Ton véritable miroir, c’est ton frère mourant :

    « A l’infirmerie, scrute le visage de ton frère qui s’apprête à mourir, et imagine tes derniers instants. Que ton frère qui se meurt soit ton miroir – où tu te reconnaisses. »


Ce qui relie tous ces exemples, c’est la capacité à se voir en double ou en multiple (les reflets dans les éclats, l’homme dans la pupille, le cadavre, le frère mourant) et, par là, semblable à tous les autres : tout l’inverse de la conception moderne du miroir, instrument d’introspection et de singularité.



1313-30 Ci nous dit chap 332 Chantilly Musee Conde MS 0026 (1078) fol 212v IRHTLe miroir remplacé par un crâne
« Ci nous dit » chapitre 332, 1313-30, Chantilly, Musée Condé, MS 0026 (1078) fol 212v IRHT

L’idée que le crâne est le véritable miroir est illustrée par cette historiette savoureuse :

« Ci nous dit comment une bourgeoise fist acheter un miroer par sa chambrière. Lequel ne lui plut mie. Et lui envoya quere un autre et elle lui rapporta une teste d’un cimetière et lui dit : « Tenez et vous mirez ci; car encore n’est un miroir de verre en tout le monde où vous vous puissiez si bien mirer ». Et dès illec se prit à humilier devant Notre Seigneur en connaissant sa fragilité. Et lors s’alla confesser et devint une très dévôte femme ; et pour l’amour de Notre seigneur osta de lie toutes curieusetés .Cela arriva à Paris. »


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Un objet négatif : l’exemple du Verger de consolation

1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 6r
L’arbre des Vices
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 6r

L’arbre des Sept Vices prend ici racine dans l’Orgueil, figuré en bas par une fauconnière désarconnée et engloutie par la bouche d’Enfer. En remontant sur la verticale centrale, on trouve deux médaillons intermédiaires :

  • une femme embrochée par une licorne (via mortis, la voie de la mort, )
  • une femme qui, inspirée par un démon, cueille un fruit au lieu d’aller au puits, (fructus carnis, le fruit de la chair).



1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 6r detail Luxure demon
Il faut avoir choisi la voie de la mort puis cueilli le fruit de la chair pour atteindre le vice sommital, la Luxure, une femme nue qui se dévisage dans un miroir. Au dessus un verset peu aimable dénonce la beauté de ce visage :

« La méchanceté de la femme change son visage : elle l’obscurcit comme un ours, et le montre comme un sac ».

Sirach 25:17

nequitia mulieris inmutat faciem eius et obcaecabit vultum suum tamquam ursus et quasi saccum ostendit.



1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 6r detail Luxure demon
Il est probable que ce verset a été choisi parce ce qu’il commente ironiquement le changement imminent qui menace la coquette : le démon arrive à pas d’ours derrière elle, portant à l’épaule sa griffe pour la capturer et la mettre en sac.

Avant de revenir sur cette iconographie courante de la bête derrière la belle au miroir, il faut la peine de détailler une autre image du même manuscrit, où la Luxure est également représentée avec son miroir, mais seule.


1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 10r detail luxure
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 10r

Cette composition très complexe est une bonne introduction au thème du miroir et de la mort [29]. Le cercle central montre « l’arbre des péchés, dont tout le monde est entâché ». Mais avec son cadre rouge et son fond doré, il représente aussi un grand « miroir », au sens médiéval d’« image synoptique ». On voit ainsi, au centre du feuillage, la Vie dans ce monde (Vita mundi), couronnée et trônant, menacée par la Mort humaine (mors humana) qui monte l’échelle, et le démon qui la lui tient.

En dessous de l’arbre, la racine centrale porte la même femme qui représente ici le péché principal, celui de l’Orgueil (radix superbiae). Debout entre deux démons qui lui donnent son sceptre et sa couronne, elle exprime dans le phylactère vertical sa raison d’être :

Puisque je règne avec plaisir, pourquoi devrais-je être sans royaume ?

Quippe libens regno, quare fierem sine regno



1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 10r detail luxure
La Luxure est représentée quant à elle sur la première racine (radix luxuriae), par une femme aux cheveux teints, tenant d’une main des gants et de l’autre un miroir. Son phylactère, peu évident à traduire, est en fait ce que lui dit ironiquement son reflet :

Si tu veux une attestation loyale [30] , je me donne à toi comme compagne.

Si vis per patriam, me tibi do sociam.

Le texte juste au dessus (sur le diamètre horizontal) sert de lien entre le petit miroir luxurieux et le grand miroir théorique que constitue l’image dans son ensemble :

Par ce miroir de la Mort et de la Vie, Homme, souviens-toi de ta Mort.

Hoc speculo mortis viteque vir esto me(mor) mortis


1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 10r detail 1

Pour compliquer encore ce thème spéculaire, le cadre porte en haut deux autres petits miroirs dans lesquels se regardent à gauche un vivant et à droite une vivante, terrifiés l’un par la Mort, l’autre par la Vie :

Mort de la chair : si tu es maintenant loin de moi, reste là où tu es.
Je te défends d’approcher de moi et de venir maintenant.

Vie de la chair : cette vie sera cendres et fin putréfiée.
Je ne m’éloigne pas de toi, car là où tu régneras, je suis déjà.

Carnea mors, ubi stas, procul a me si modo distas
Oro ne venias vicina nec a modo fias.

Carnea vita, cinises erit putredoque finis.
Non a te disto, sed ubi dominaris ibi sto


1276-77 De Philosophia mundi, Bibliothèque Sainte-Geneviève, MS 2200 fol 166
De Philosophia mundi, 1276-77, Bibliothèque Sainte-Geneviève, MS 2200 fol 166

On retrouve le même dispositif (avec moins de textes et sans les deux miroirs du haut) dans cette composition contemporaine : la Luxure ne porte pas de gants et se contente d’ajuster sa coiffe.

Cette composition particulièrement sophistiquée prouve que, dans l’iconographie médiévale des sept péchés capitaux, le miroir est pratiquement toujours l’attribut de la Luxure et non celui de l’Orgueil : celui-ci se pare plutôt des attributs de la Royauté ou bIen, à l’inverse, se retrouve par terre lorsqu’il s’agit de sa punition.


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Un objet positif : le miroir de l’Enfance

Dans les Documenti d’Amore

1309-13 Documenti d’Amore, Francesco da Barberino, Vaticana Barb.lat.4076 fol 76vFrancesco da Barberino, Documenti d’Amore, 1309-13, Vaticana Barb.lat.4076 fol 76v

Cette compilation très personnelle, illustrée de la main de l’auteur, compare les sept âges de la vie humaine avec les les sept moments de la journée (selon la subdivision canoniale, toutes les trois heures).

Les dessins montrent une figure féminine en robe rouge dans diverses attitudes tandis qu’autour d’elle le soleil s’élève puis décroit ( [31], p 105) :

Après l’Aurore (la figure est assise dans l’ombre), commence véritablement la vie :

  • Troisième heure, la petite Enfance (infantia) : soleil à 9h, la femme lève les mains vers ses cheveux blonds ;

  • Sixième heure, l’Enfance (pueritia) : soleil à 10h30, la femme debout place une couronne de lauriers sur sa tête et se contemple dans un miroir ;

  • Neuvième heure, l’Adolescence (adoloscentia) : soleil à 12h, la femme assise étudie une couronne qu’on lui a offerte ;

  • Douzième heure, la Jeunesse (juventus) : soleil à 1h30, la couronne nuptiale est remplacée par un enfant.

Ainsi le « stade du miroir » marque le moment où la jeune femme se reconnaît elle-même comme belle, tandis que le stade de la couronne, au zénith, marque celui où elle célébrée comme telle par les autres.

Il n’y a ici aucune condamnation de la coquetterie : la figure féminine, dont la taille ne varie pas, est une sorte de Femme générique, peut-être même la Vierge, car divers indices suggèrent que la série aurait par ailleurs illustré les différents offices d’un Livre d’Heures perdu ([31], note 30, p 192) .


Dans les Heures De Lisle

1316-1331,Livre d'Heures de Lisle, MS G.50 fol 29r

Laudes (L’Enfance)
Heures De Lisle, 1316-1331, MS G.50 fol 29r

A peu près à la même époque, mais en Angleterre, ce Livre d’Heures donne une bonne image du livre perdu de Benedetto, puisque huit âges de la Vie y sont associés aux huit offices des Heures de la Vierge. La figure générique est ici celle d’un garçon, qui dialogue avec une dame, probablement la Raison ( [32], p 539).

Le « stade du miroir » correspond à nouveau au deuxième âge, l’enfance et au deuxième office, les Laudes. A la question :

Que retiens-tu de Dieu le Père (Kay remines tu beu pire)

l’enfant répond, en peignant sa chevelure :

Je suis le descendant du Beau Jésus (Si Iesu beus ea line)

Rien ici de péjoratif, bien au contraire : le miroir est l’instrument de reconnaissance de la beauté infantile, reflet de la Beauté divine.


1316-1331, Livre d'Heures de Lisle MS G.50 fol 50r
Prime (la jeunesse)
Heures De Lisle, 1316-1331, MS G.50 fol 29r

Le dialogue est ici partiellement illisible. A la question :

Jouvenceau que vois-tu là (Iuvensel en (con)vey tour uas)

il répond :

Je vois mon coeur bien examiné (Ie woi quer lu esqua (?))

Pour autant que la traduction soit exacte, le miroir n’a toujours rien de péjoratif : il donnerait au contraire accès à la vérité des sentiments.

Dans le Psautier de Robert de Lisle

1310 ca Psautier de Robert de Lisle BL Arundel 83 fol 126v
La Roue de la Vie
Psautier de Robert de Lisle, vers 1310, BL Arundel 83 fol 126v

Depuis le médaillon central, la figure omnisciente de Dieu observe et régit les dix médaillons qui l’entourent :

Je vois tout en même temps : je gouverne tout par la raison

Cuncta simul cerno : totum ratione guberno

Dynamiquement, le schéma peut être vu comme une roue qui tourne et statiquement comme un grand miroir, où Dieu éternel se regarde ainsi que sa créature temporelle. Commme le médaillon divin a la même taille que les médaillons humains, on frise ici la métaphore de miroir fragmenté, dont tous les fragments donnent la même image.



1310 ca Psautier de Robert de Lisle BL Arundel 83 fol 126v corrige
Nous n’allons décrire que les étapes où le miroir intervient. J’ai corrigé l’erreur du copiste, en intervertissant les figures des médaillons 2 et 3, de manière à ce qu’elles correspondent aux vers inscrits sur le pourtour (leur ordre est fixé par les rimes). Très concis, ces vers sont difficiles à traduire, mais s’éclairent par les exemples que nous avons déjà vus.

  • 2 Le petit enfant tenant la balance 

Jamais je ne serai instable : je mesure mon âge

Numquam ero labilis : etatem mensuro

Je pense, avec R. E. Kaske ( [33], p 66) que ces vers sont lègèrement ironique : à cet âge, l’enfant n’a pas d’expérience, il ne pèse rien ; et croit que la balance va rester éternellement stable.


  • 3 L’adolescent au miroir

Une vie séculière convenable : c’est dans le miroir qu’on la vérifie.

Vita decens saeculi : speculo probatur

La encore l’état d’esprit est ironique : ce que le miroir permet de vérifier, c’est que la « vie du siècle » est convenable, autrement dit l’aspect extérieur.


  • 4 Le jeune homme au faucon

Pas le reflet dans le miroir : c’est la vie elle-même qui réjouit

Non ymago speculi : set vita letatur

Ce vers ne se comprend que par rapport au précédent : il ne suffit plus au jeune homme de vérifier qu’il est beau, il lui faut partir à la chasse.


Les deux dernières images sont particulièrement mordantes, avec la répétition du cercueil et du verbe « decepit » :

  • 9 La messe des Morts

J’ai cru que je vivrais : la vie m’a trompé.

Putavi quod viverem : vita me decepit.


  • 10 Le cercueil tout seul

J’ai été réduit en cendres : la vie m’a trompé.

Versus sum in cinerem : Vita me decepit.


1310 ca Psautier de Robert de Lisle BL Arundel 83 fol 126v detail

Les cendres du dernier médaillon voisinent avec le feu qui réchauffe la soupe de l’enfant, dans le premier : ce qui ferme visuellement le cycle.


Dans le Verger de consolation

1300 ca Vrigiet de solas (Verger de coL’Arbre de la Sagesse (détail)
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 16r

Il est intéressant de comparer cette vision cyclique et tragique avec la vision ascendante et bien plus conventionnelle que donne le Verger de consolation, dix ans plus tôt, pour les mêmes stades :

  • 1 Le bébé dans les bras de sa mère (infans) :

    « Enfant sans ruse, je ne jouis que du sein de ma mère ».


  • 2 Le petit enfant tenant une colombe blanche (puer) :

    « Mon sort est pur, plus pur que l’eau de la nature. »


  • 3 L’adolescent qui étudie (adolescens) :

    « Façonnant mon caractère, la fleur en moi promet ses parfums. »


  • 4 Le jeune homme qui chasse au faucon (juvenis) :

    « Grâce à l’embellissement naturel, je jouis de ma jeune floraison. »


  • 5 Le couple tenant une couronne de mariage (vir) :

    « Orné de vigueur, joyeux je règne sur le monde. »

Dans le Verger de Consolation, le miroir, comme nous l’avons vu, a une connotation péjorative : aussi est-il remplacé, au stade 3, par l’image du livre à l’école. Il n’est pas question ici d’introspection ni d’examen de conscience mais de copie purement mécanique :

le livre comme le miroir sont des instruments de formation ou mieux, de conformation.


sb-line

Un instrument synoptique

A la fin du Moyen-Age, les artistes ne s’intéressent pas encore à la représentation réaliste des reflets. Le « miroir » n’est pas vu comme un instrument d’optique, mais plutôt comme un outil conceptuel, une vue synoptique sur un des aspects du monde.


Spiegel-der-vernunft-mirror-of-understanding-1488 staatliche graphische sammlung Munich schema 2Miroir de la Raison (Spiegel der Vernunft), 1488, Staatliche Graphische Sammlung, Münich

Cette estampe bon marché fait partie de celles qu’on pouvait trouver, à la fin du 15ème siècle, affichées un peu partout, dans des lieux publics ou privés. Elle imite un miroir suspendu par une cordelette (le clou se trouvait en haut au centre, dans la partie arrachée).

Autour de cette cordelette, les deux enroulements portent les inscriptions suivantes (à lire en montant, puis en descendant) :

Nous sommes trois, Dieu et Seigneur, au dessus de tous les êtres. Aussi, pèlerin, regarde bien, dans…
( le Miroir de la Raison)
…d’où tu viens, qui tu es et comment vis-tu, demandai-je, où tu vas, et où tu resteras éternellement.



Spiegel-der-vernunft-mirror-of-understanding-1488 staatliche graphische sammlung Munich schema 1
Lu horizontalement, le miroir répond dans l’ordre aux quatre premières questions :

  • D’OU : des plaisirs du Monde, vers lesquels le diable le ramène ;

  • QUI : un pèlerin entre 25 et 35 ans (les poutres sont numérotées : à l’instar de la cordelette, elles montent puis descendent, les plus lisses avant le milieu de la Vie et les plus rugueuses après) ; on lit dans la banderole son imploration :

    O Seigneur, tu connais le chemin de la Grâce, Que ta volonté soit faite, aide-moi à venir à toi.


  • COMMENT : l’Ange gardien lui répond en lui montrant du doigt la table des Commandements :

    « Aime Dieu ton Seigneur entièrement, et ton prochain comme toi-même, si tu veux vivre éternellement. »


  • OU : vers la Mort physique, et au-delà vers le Jugement Dernier, qui décide de la Vie ou de la Mort éternelles.



Spiegel-der-vernunft-mirror-of-understanding-1488 staatliche graphische sammlung Munich schema 2

Pour répondre à la dernière question (où tu resteras éternellement), il faut lire le miroir verticalement : le corps du pèlerin n’est pas au Ciel, puisque le Jugement Dernier n’a pas encore eu lieu. Il attend avec les âmes du Purgatoire, séparé de l’Enfer par un rempart et gardé par des anges ; ceux-ci communiquent probablement avec les deux autres qui, au déversoir de la « fons pietatis », recueillent le sang du Christ dans un calice [34].



Spiegel-der-vernunft-mirror-of-understanding-1490 ca British Museum
A noter qu’il existe une autre version de la gravure, un peu simplifiée (les poutres par exemple ne sont pas numérotées), non coloriée, et avec des textes légèrement différents [35].

Les quatre anges du cadre montrent chacun un texte qui explique au pèlerin ce qui se trouve derrière lui, sous lui, devant lui, et au dessus de lui [36]. J’en relève deux passages particulièrement éloquents :

Espère et crois en Dieu, pour qu’il te donne sa Grâce et, par là, la Vie éternelle.

Tu dois mourir… et ne sais quand, comment, où, et quoi après. Aussi dois-tu t’en occuper toujours et chaque jour.

C’est cette idée :

échapper à la Mort éternelle, celle de l’Ame, en pensant chaque jour à la Mort du corps

qui va justifier, à ses débuts, l’iconographie du miroir fatal : le thème de l’introspection individuelle et de l’examen de conscience ne se surajoutera que plus tard.



Article suivant : 3 La fatalité dans le miroir

Références :
[23] Emile Mâle, L’art religieux de la fin du moyen âge en France, 1908, p 365 https://archive.org/details/lartreligieuxde00ml/page/365/mode/1up
[24] Jurgis Baltrušaitis, Le Miroir. Révélations, science-fiction et fallacies
[26] Henry Havard « Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration depuis le XIIIe », Volume 3, p 912
https://books.google.fr/books?id=6GZ5bTQRXhoC&pg=PA911&dq=%22mirouers+de+mort
[27] Alexandre Neckam, De naturis rerum, vers 1200, chapitre CLIV p 239 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k67907s/f323
[29] Pour une analyse complète, voir « Hélène Bouget, Le miroir de vie et de mort, une enluminure du Vrigiet de Solas », dans Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale https://books.openedition.org/pur/31885?lang=fr
[30] Je pense que « per patriam » est ici une expression juridique, signifiant une attestation par des gens « du pays natal ». Voir Jean Baptiste Denisart, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, Volume 10, 1805, p 720 https://books.google.fr/books?id=2FADAAAAQAAJ&pg=PA720
[31] Elizabeth Sears, « The ages of man : medieval interpretations of the life cycle », 1986
https://archive.org/details/agesofmanmedieva00sear/page/106/mode/1up?q=mirror
[32] Alexa Sand, « The Fairest of them all Reflections on Some Fourteen Century mirrors », Volume 1, chapitre 12, dans Push Me, Pull You: Imaginative, Emotional, Physical, and Spatial Interaction in Late Medieval and Renaissance Art
[33] R. E. Kaske, « Piers Plowman and Local Iconography », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 31 (1968), pp. 159-169 https://www.jstor.org/stable/750639
[34] Markus Prummer « Quattuor novissima: Die Ikonografie der Vier letzten Dinge » p 218 https://books.google.fr/books?id=E2GwDwAAQBAJ&pg=PA217&dq=pilgram+spiegel+der+vernunft
[35] Catalogue Of Books Printed In The XVth Century Now in the British Museum 1 (BMC I), 1908, p 45 https://archive.org/details/CatalogueOfBooksPrintedInTheXVthCenturyBMCI/page/n45/mode/1up
[36] Pour la transcription des textes, voir Wilhelm Ludwig Schreiber, Manuel de l’amateur de la gravure sur bois et sur métal au XVe siècle, 1892, p 247 https://books.google.fr/books?id=24FKAAAAcAAJ&pg=PA247&dq=sich+fur+dich+pilgram
Pour une analyse détaillée, et l’interprétation de la gravure comme une sorte de thérapie de l’âme, voir
Mitchell B.Merback, « Return to your True Self ! Practicing spiritual therapy with the Spiegel der Vernunf in Münich », chapitre 27, dans « The Primacy of the Image in Northern European Art »

3 Fatalités dans le miroir

11 août 2023

Cet article examine les cas de figure où le reflet montre un squelette, un fou ou un diable qui, de manière paranormale,  remplace le visage du spectateur.

Article précédent : 2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie

3A Dans le miroir…  la Mort

Le miroir éponyme

Il est assez naturel de représenter un miroir en frontispice d’un ouvrage dont le titre porte le même nom.


1295 Le miroir de l'Ame Mazarine MS 870 fol 192

Le miroir de l’Ame, 1295, Mazarine MS 870 fol 192

Le texte l’explique clairement :

« Et pour ce très noble très puissante dame madame Blanche par la grâce de Dieu reine de France je vous envoie ce livre que j’appelle le Miroir de l’âme que j’ai fait écrire pour vous ».


1450 Durand de Champagne Miroir des dames Wolfenbuttel Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 32.6 Aug. 2

Frontispice pour Le Miroir des dames, de Durand de Champagne
Paris, vers 1450, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 32.6 Aug. 2

De le même manière, un siècle et demi plus tard, Durand offre son livre à la commanditaire, la reine Jeanne de Navarre, accompagnée de quatre dames. D’autres manuscrits de ce texte s’ouvrent sur la même scène, avec parfois un miroir, pour faire référence au titre du livre (Royal MS 19 B XVI fol 2r, 1428). Mais cette page est la seule où le miroir, qui porte l’inscription « C’est le miroir des Dames », montre l’image d’un cadavre.

Dans son oeuvre, Durand prend souvent comme base, pour l’éducation des princes et princesses, le  Livre de la sagesse,  dans lequel le roi Salomon décrit ainsi la Sagesse :

« Elle est le resplendissement de la lumière éternelle, le miroir sans tâche de l’activité de Dieu, et l’image de sa bonté. »  Sagesse 7,26

Pour P. T. Monks ( [37], p 28), le frontispice de Wolfenbüttel est une invention unique, synthétisant deux thèmes opposés :

« Des passages du Livre de la Sagesse et le thème du premier traité de Durandus , à savoir la fragilité féminine , peuvent expliquer pourquoi la pureté du miroir est souillée par l’obscénité d’un corps humain atrophié . Ainsi, deux thèmes du Livre de la Sagesse, la pureté et la putréfaction, symbolisés par un miroir reflétant un cadavre, étaient unis avec force aux yeux de tous. Le contraste est rendu encore plus graphique par l’idée du peintre de juxtaposer dans la même image le corps féminin décharné et nu avec des courtisanes élégantes et la reine, dans tout leur raffinement mondain. »



1450 ca Le miroir de mort ,Georges Chastelin, , Paris Bnf ms fr 1816 fol 1rFrontispice pour  Le miroir de la mort de Georges Chastelin,  Paris, vers 1450, BNF MS FR 1816 fol 1r

Ce frontispice contemporain et également parisien, pour un autre traité dont le titre comporte également  le mot « Miroir », confirme que la présence de celui-ci s’explique  en premier lieu par sa valeur éponyme : d’autant que l’objet est ici encadré par le titre, inscrit à la craie sur le mur du cimetière pour donner une idée de fugacité (l’idée était bonne , mais la technique moins : le mot mirouer, un peu trop long, déborde légèrement sur le cadre).

Le frontispice va plus loin que la simple évocation du titre, en résumant également la substance du texte : le tombeau est celui d’une dame, et l’homme en pourpoint est son amoureux éploré :

« Le poète raconte comment la dame parfaite qu’il a aimée est morte : atteinte par la maladie, elle l’invite à venir et à constater sur son visage défait les ravages de la mort. Il défaille de douleur, et tire après le décès de la dame les conclusions qui s’imposent : il nous faut tous mourir et renoncer à ce monde : « ceste chose m’estoit muchie (cachée)/et ne l’eusse sceu percevoir,/mais ma dame m’en fu miroir ». C’est alors que le poète s’apprête à composer « ainsi come je l’ay trouvé/ce traitié que j’ai compilé/et nommé le Miroir de Mort » Denis Hüe [38]

L’innovation graphique de ce frontispice n’est pas tant le miroir que le reflet inversé de l’amant, qui se veut optiquement réaliste, compte-tenu du talent modéré de l’imagier [39] . La convexité du verre fait que le reflet embrasse à la fois à gauche l’amant, et à droite la grande croix dorée fichée à la tête de la gisante.


1450 ca Le miroir de mort ,Georges Chastelin, , Paris Bnf ms fr 1816 fol 1r detail
Entre les deux, le reflet est trop obscur (délibérément ou suite au vieillissement) pour déterminer si l’image spectrale est celle :

  • de la Mort, qui serait ainsi située en avant de l’image, le miroir formant rétroviseur ;
  • de la Morte, qui serait ainsi située au dessus du gisant, le miroir étant magique.



1450 ca Le miroir de mort ,Georges Chastelin, , Paris Bnf ms fr 1816 fol 1r schema
Le point-clé est que l’amoureux ne regarde pas le miroir, mais contemple la croix, tout en désignant la tombe de la main. Ce geste est destiné au spectateur, pour qu’il fasse de même :  fixer ses yeux sur l’autre croix (la grande qui supporte le miroir) afin de bénéficier de ce que l’amant n’a pas eu : la conscience anticipée de la mort, afin de pouvoir se préparer avant que celle-ci n’advienne.

Ce frontispice n’est pas conçu comme un complexe jeu d’optique à lire dans la profondeur,   mais comme une enseigne parlante à lire à plat : « Le miroir de la mort », assortie d’un message promotionnel au lecteur : « Grâce  à ce miroir, tu seras moins démuni que moi ».


1575 Le_Mirouer_de_la_mort en breton texte de Jean L'Archer

Le Mirouer de la mort en breton, texte de Jean L’Archer, 1575

Ce frontispice bien moins ambitieux n’a conservé que la valeur éponyme, où la Mort se réduit à un crâne furibard mordant un fémur. La signification de l’image est résumée sur le côté :

Dans toutes tes actions souviens-toi de ta fin, et tu ne pêcheras jamais  Ecclesiaste 7:36,

In omnibus operibus tuis memorare novissima tua, et in aeternum non peccabis


sb-line

La gravure comme miroir

Books of Hours Trinity College, Dublin, (TCD MS 103)

Tampon collé à a fin de l’Office des Morts, Livre d’Heures, vers 1480, Trinity College, Dublin (TCD MS 103 fol 167v)

L’inscription du pourtour est la suivante :

Dans ce miroir je peux apprendre, comment du péché je devrais me détourner

In desen speigell soe mach ik leren, Hoe ic mij sal van sonden keeren

Le mot inscrit sur la pelouse est illisible sauf à l’envers : on déchiffre alors le mot néerlandais « schut » (écran, cadre, partition). James Y. Marrow , qui a découvert ce tampon et consacré un article à l’iconographie du crâne dans le miroir, propose qu’il s’agisse du nom du graveur :

« L’inscription « schut » à l’envers peut donc être comprise comme une forme d’auto-référence délibérée, et nous pourrions même interpréter l’image comme une sorte d ‘« autoportrait » d’un type particulier, où l’artiste projetait de manière imaginative son futur moi (c’est-à-dire le crâne), dans le contexte d’un Memento Mori par ailleurs relativement simple. »  ([3], p 156)

Je propose une interprétation différente : à savoir que ce nom inscrit délibérément à l’envers, en tant que reflet en réduction de l’artiste, situe celui-ci devant le miroir, soit en dehors justement du domaine où règne la Mort. Ce jeu de « réflexion » est d’autant plus plausible dans le cas d’un graveur, habitué à inscrire à l’envers les textes dans la matrice : expérience qui lui permet ici de contrecarrer le pouvoir inversant du miroir (vue à l’envers, l’erreur devient la vérité).

Comme allons le voir  dans plusieurs exemples, l’interprétation « subjective » du crâne dans le miroir, « ma future Mort » , qui nous semble toute naturelle aujourd’hui,  n’est probablement pas  la bonne, du moins au tout début de la formule.

Il faut plutôt y voir La Mort, non pas la mort physique que tout un chacun expérimente, mais La Mort Eternelle de ceux qui trépassent en état de péché mortel. C’est à ce titre que le texte exhorte à se détourner du péché : non pas pour une raison indirecte (parce ce que l’expérience visuelle de ma future mort serait un choc me permettant de me préparer à bien mourir, et donc à éviter les péchés), mais de manière très directe : Pécher, c’est prendre le risque de la Mort Eternelle.

De sorte que le crâne n’était pas vu comme le reflet métamorphosé du spectateur, mais au contraire comme un parasite de ce reflet, tapi dans l’au delà,  et que le miroir montrerait, comme sur une bête dangereuse au travers d’un oeilleton.


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Les miroirs du Livre d’heures de Jeanne la Folle (SCOOP !)

1496–1506 Master of the David Scenes (Bruges or Ghent), Book of Hours of Joanna of Castile BL Add Ms. 18852 La chute, fol 14vLa Chute, fol 14v 1496–1506 Master of the David Scenes (Bruges or Ghent), Book of Hours of Joanna of Castile BL Add Ms. 18852 Speculum consciencie, fol 15rSpeculum consciencie, fol 15r

Livre d’Heures de Jeanne de Castille, Master of the David Scenes (Bruges ou Gand), 1496–1506 BL Add Ms. 18852

Cette image frappante d’un crâne dans un miroir, que son inscription désigne comme « Le miroir de conscience » ne peut être comprise que dans son contexte : faisant face à la scène de la Chute et de l’Expulsion, le crâne se présente en premier lieu comme sa conséquence directe : la mortalité. Dans la page de gauche, le Ciel éternel, désormais fermé à l’Homme, est figuré par l’architecture dorée dans laquelle des anges chantent et jouent de l’orgue.

Quant au texte du cadre, Speculum consciencie, il s’explique par le fait que ce bifolium ouvre une section « Catéchisme » qui ne figure pas ordinairement dans les Livres d’Heures, destinée à aider Jeanne à éduquer ses enfants. Sont passés en revue  les dix commandements, les sept péchés mortels, les articles de la foi, les cinq sens et autres listes, agrémentées d’exemples : un aide-mémoire appropriée pour aider la lectrice à faire et à faire faire  son examen de conscience ( [40], p 14).

1496–1506 Master of the David Scenes (Bruges or Ghent), Book of Hours of Joanna of Castile fol 25v BL Add Ms. 18852Saint Michel victorieux du démon, fol 25v 1496–1506 Master of the David Scenes (Bruges or Ghent), Book of Hours of Joanna of Castile fol 26r BL Add Ms. 18852Jeanne de Castille en prières, fol 26r

La section catéchisme se clôt avec ce second bifolium qui, comme une parenthèse fermante, inverse méthodiquement le premier :

  • à la Chute de l’Homme correspond la Chute du Démon ;
  • à l’architecture céleste et éternelle correspond l‘intérieur d’une église ici-bas et maintenant , avec son maître-autel et son horloge ;
  • au miroir  correspond le bouclier de l’archange, dont l’inscription malheureusement illisible, devait faire écho au « Speculum consciencie » ;
  • au crâne du reflet correspond le diable cadavérique.

1496–1506 Master of the David Scenes (Bruges or Ghent), Book of Hours of Joanna of Castile fol 25v BL Add Ms. 18852 detail

Comme souvent, celui-ci est représenté portant sur sa poitrine un  visage grimaçant :  ce qui, dans le contexte, le désigne comme un mauvais miroir, qui renvoie à qui le regarde une image difforme. On remarquera que le diable lève son bras vers le bouclier, comme s’il était plus important pour lui de parer  le reflet noir que le coup d’épée de l’Archange : comme s’il cherchait avant tout à échapper à la révélation de son propre néant.


1496–1506 Master of the David Scenes (Bruges or Ghent), Book of Hours of Joanna of Castile fol 26r BL Add Ms. 18852 detail

Sur la quatrième page, éloignée de la Chute et de ses conséquences par toute l’épaisseur du catéchisme, protégée du démon par Saint Michel, épaulée par son patron Saint Jean Baptiste et par son ange gardien,  Jeanne  peut en toute sérénité prier.

Considérée dans son ensemble, la séquence confirme l’interprétation non-subjective du crâne de la deuxième page : il ne s’agirait pas tant de la spectatrice – à laquelle le miroir révélerait un peu niaisement  son destin mortel – que de son plus grand Ennemi, le Péché mortel, celui qui entraîne la mort éternelle en Enfer. Le « miroir de conscience » ne montre pas à Jeanne sa  mort ici-bas : bien au contraire, il la protège de la Mort éternelle dans l’au-delà, de même que le bouclier-miroir protège l’archange du démon.


1496–1506 Master of the David Scenes (Bruges or Ghent), Book of Hours of Joanna of Castile BL Add Ms. 18852 schema 1
Le thème du miroir se poursuit dans les drôleries de bas de page : singe à capuche, hybride homme-cornemuse, femme sauvage à lunettes, sirène. A cette époque, les drôleries sont des figures connues et répétitives sans rapport avec le texte : elles égayent les pages et récompensent le lecteur, un peu à la manière des tampons apposés dans un cahier d’écolier (sur la figure particulière du singe au miroir, voir – Le singe devant le miroir).

Une des chartes graphiques de ce  manuscrit est que les drôleries sont pour la plupart symétriques au recto et au verso  : ce qui permettait à l’enlumineur de les reproduire facilement par décalque, et donnait à la lectrice le plaisir d’un petit jeu des différences lorsqu’elle tournait la page (ligne blanche continue) : pour l’homme-cornemuse du folio 79r/79v, changent les pattes et la couleur du foulard.


1496–1506 Master of the David Scenes (Bruges or Ghent), Book of Hours of Joanna of Castile BL Add Ms. 18852 schema 2
Plus on avance dans le manuscrit et plus les jeux graphiques se libèrent :  le miroir du singe se transforme en un plat qu’il récure, une plaque sur laquelle il broie les couleurs, une écuelle. Le miroir revient tout à la fin, entre les mains d’un hybride barbu, puis entre les celles d’un singe à capuche, le même que le  tout premier (fol 76v).

Cette floraison tout à fait exceptionnelle de miroirs ou de parodies du miroir n’est pas due à une dilection particulière de Jeanne de Castille pour  cet objet : plus probablement elle fait ricochet avec le tout aussi exceptionnel miroir de conscience, au tout début du manuscrit, en ponctuant la suite de l’ouvrage d‘anti-modèles du bon chrétien.


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Les miroirs dans les Heures de Croy

Cet autre manuscrit Bruges-Gand, un peu plus récent, présente le même principe, quoique moins systématique, de drôleries répétées par transparence entre le recto et le verso d’un folio.

1510-20 Heures de Croy OBN 1858 fol 31r 31v miroirs

Heures de Croy, 1510-20, Vienne,  OBN 1858 fol 31r 31v

Les minimes différences sont parfois humoristiques. Ici par exemple, la femme sauvage avec queue de cheval tenant un miroir se  transforme en une femme-cornemuse tenant une claquette.


1510-20 Heures de Croy OBN 1858 jeux de mots
Assez fréquemment, la drôlerie de bas de page fait écho au mot ou à l’expression juste au dessus, avec parfois un jeu sur les mots : ainsi la souris qui cache une bougie sous un bougeoir joue sur le double sens de cubilibus : lit ou tanière.

1510-20 Heures de Croy OBN 1858 fol 168r 168vHeures de Croy, 1510-20, Vienne,  OBN 1858 fol 168r 168v

Ce couple presque surréaliste  n’est pas totalement gratuit :

  • le lézard retourné et attaché sur un soulier fait écho à « lacéré par d’innombrables calomnies » ;
  • la femme souris aux pieds ligotés par une corde en forme de queue fait écho à « en perforant tes pieds délicieux »

Le principe n’est pas l’illustration littérale, mais l’association quasiment poétique entre mots et images.


1510-20 Heures de Croy OBN 1858 tetes de morts
Sans surprise, les têtes de mort viennent généralement avec les mots « Requiem eternam », mais pas toujours : celle du folio 149r accompagne le mot « sacrificium ».


1510-20 Heures de Croy OBN 1858 miroirs
Le singe au miroir du folio 111v accompagne ironiquement un passage sur la permanence divine :

Tu les changeras comme un manteau, et ils seront changés Mais toi, tu restes le même, et tes années n’ont point de fin. Psaume 101,27

Ces deux miroirs annoncent le clou du manuscrit, le miroir macabre du folio suivant , qui tombe à pic sous les mots « apud dominum misericordia (auprès de la Miséricorde divine) ».  Il n’est toujours pas question ici de la  mort subjective, mais de la Mort éternelle à laquelle permet d’échapper le Pardon de Dieu.

Le bijou en losange du verso n’a guère de lien avec l’inscription « memor fui dierum antiquorum » ; en revanche, il fonctionne parfaitement comme « miroir refermé », avec son couvercle frappé de la Croix, l’instrument du pardon divin.

Pris entre des contraintes multiples, l’imagier ne cherchait pas à faire sens à chaque image : mais du moins en suggérait-il la possibilité, procurant au lecteur d’alors comme d’aujourd’hui le plaisir de la devinette.


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La meilleure pratique (SCOOP !)

1498 ca Practica des bosen und des guten Engels, Leipzig Konrad Kachelofen Wurttembergische Landesbibliothek,Stuttgart, Inc. fol. 13312bDie best Practica, 1498, Leipzig, imprimé par Konrad Kachelofen,  Wurttembergische Landesbibliothek,Stuttgart, Inc. fol. 13312b

Cette feuille volante a pour titre deux vers humoristiques :

La meilleure des prédictions, je veux dire, est exacte pour tout le monde

Die best Practica ich mein , trifft an alle mensche gemein

Les sous-titres des deux images font une jeu de mot entre Angel (le hameçon) et Engel (l’ange), qui en allemand comme en français est quelquefois féminin).

L’image compare donc le miroir à un hameçon :

  • celui de la mauvaise ange  ne montre rien au couple d’amoureux et les laisse dans l’illusion  ;
  • celui de la bonne ange montre un crâne aux trois passants, les invitant à se préparer à la mort.

Sont également comparées  deux espèces de chardon [41]  :

  • à gauche, avec ses tiges piquantes, probablement le « chardon aux ânes » (Onopordum acanthium) connu pour les flatulences qu’il occasionne à ces animaux ;
  • à droite, une plante comestible, probablement un cardon cultivé (Cynara cardunculus).



1498 Die best Practica Mirrors of the Good and Bad Angels Leipzig Konrad Kachelofen
Les textes en dessous des deux images comparent le discours mensonger du miroir vide, et le discours de vérité du miroir macabre :

Regarde ce miroir avec joie
Toi belle femme, toi homme fier
Regarde avec quelle finesse tu as été créé
Suis mes conseils, pas ceux des prêtres
Orne tes vêtements et ton corps
Pour  que ton monde reste à midi
Où tu trouves la joie, prend-la.
Quand tu vieilliras, ne t’en soucie pas
Aies de la joie et du plaisir maintenant
Jusqu’à ce que le monde te donne des vacances
Ne pense pas à la mort
Mors dans les bonnes choses, tel est mon conseil
Cherche l’honorable et le bon,
Tu vivras encore de nombreuses années
Ne laisse pas la mort s’approcher
Bats-toi toujours, comme il se doit.
O humain considère à tout moment
Que tu seras ce que cette chose est.
Ne suis pas les conseils du diable,
Son miroir apporte  la mort à l’âme
C’est quand tu crois être à ton mieux
Que la mort vient  et te balaye.
Qui regarde à propos ce miroir-ci
L’évite  et trouve la vie.
Il verra aussi Dieu en tout temps.
O humain tu ferais  mieux de te réjouir
De te voir encore charnu.
Ce que tu y trouves, tu le seras bientôt
Méprise les frivolités mondaines
Ainsi ton âme sera préparée pour Dieu
Ton cœur peut se tenir dans la joie
Et Dieu du ciel te donne la couronne.

Tout comme dans le tampon de Dublin ou le Livre d’heures de Jeanne la Folle, le miroir est ici découplé de sa fonction optique, puisqu’il montre un seul crâne et non pas trois : il faut  plutôt le comprendre comme un oeilleton, fermé aux orgueilleux et  ouvert pour les bonnes gens,   qui leur cache ou leur montre la Mort tapie au revers du  monde.

La convention de la Vanité

1495 ca Morgan M 463, f.85r. -- French breviaryBréviaire, France, 1495, Morgan M 463 fol 85r Memling_Polyptyque_Strasbourg_FemmeVanité, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption, Hans Memling , vers 1494, Musée des Beaux-arts, Strasbourg

Ces deux oeuvres tout à fait contemporaines ont, malgré leur ressemblance,  des significations bien distinctes, qui reposent sur des conventions désormais bien établies.

Dans le Bréviaire, la femme nue fait de la main gauche un geste d’effroi et détourne le visage avec une expression de tristesse : le crâne dans le miroir nous indique qu’elle ne symbolise pas l’Orgueil écervelé, mais la Vanité : à savoir la prise de conscience de la vie éphémère.

Dans le tableau de Memling,  la main gauche tranquillement posée sur la hanche, la Belle s’offre aux regards sans pudeur et le miroir qui la reflète autorise une large plage d’interprétations, du plus négatif au plus positif.  J’ai proposé par ailleurs (voir 5 Le Polyptyque de Strasbourg) une reconstruction du polyptique dans laquelle la signification s’inverse, selon le degré d’ouverture :

  • la Superbe (lorsque c’est le squelette qui apparaît derrière elle) ;


Memling_Polyptyque_Strasbourg_Triptyque_Nul Bien Sans Paine

  • le Bien, opposé à la Peine (lorsqu’elle est appariée avec le diable et la devise du blason).

Ainsi, pour la femme nue au miroir, les conventions qui s’établissent à la fin du XVème siècle semblent donc être les suivantes :

  • le reflet ne montre rien, ou montre le visage de la femme : toute la gamme des symboliques antérieures, Beauté, Coquetterie, Luxure, Orgueil (voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle) ;
    le reflet montre un crâne : avertissement contre la Mort éternelle ;
  • le reflet montre le spectateur :  ce cas théorique (qui correspond à l’utilisation habituelle du miroir par les coquettes) n’a à ma connaissance jamais été illustré.


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Deux diptyques de Grien (SCOOP !)

1529 Allegorie de la Musique (flegmatique) Hans Baldung Grien Alte Pinakothek, MunichAllégorie de la Musique (le tempérament flegmatique ?) 1529 Allegorie de la Prudence (melancolie) Hans Baldung Grien Alte Pinakothek, MunichAllégorie de la Prudence (le tempérament mélancolique ?)

Hans Baldung Grien, vers 1529 , Alte Pinakothek, Münich

On a proposé qu’il s’agisse de deux panneaux d’une série des Quatre Tempéraments : dans La chute de l’Homme de Dürer (voir 3 La Chute de l’Homme ) on voit en effet le cerf  symboliser le caractère mélancolique, mais le chat  y représente plutôt le bilieux que le flegmatique. De plus les instruments de musique renvoient ici à la mélancolie : bref on n’en sort pas.


1529 Allegories Hans Baldung Grien Alte Pinakothek, Munich schema 1
Dans son étude exhaustive , Jean Wirth ( [6] , p 146 à 167) a montré que les deux panneaux s’analysent très bien en pendant, la femme à la viole sur un pente descendante, la femme au miroir stoppée au bord du précipice (flèche jaune) par ce qu’elle y voit (flèche bleue) . Plutôt que du couple Musique / Prudence (attributs respectifs  en blanc et bleu) dont il n’existe  aucun autre exemple, il s’agirait d’une variation sur le thème classique du chemin du Vice (qui descend) et de celui de la Vertu (qui monte),  Musique et Prudence étant  pris comme cas particulier  de l’un  et de l’autre.

Wirth voit une difficulté dans le fait que le Serpent serait, dans cette acception, l’allié de la Prudence : il ne devrait pas être foulé aux pieds tel le symbole du Péché. On peut néanmoins moduler cette difficulté en se rappelant qu’Altdorfer a représenté la Prudence assise sur un dragon, avec la même idée de modération ou de domination (voir 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle).

Une autre difficulté est que le cerf est avec sa biche, ce qui tire sa symbolique plutôt coté Virilité que côté Prudence.


1540 ca Allegories Hans Baldung Grien Prado Madrid schema

Trois nymphes musiciennes, trois états de la femme
Hans Baldung Grien, vers 1540 , Prado, Madrid

Wirth élargit alors la question et montre de manière convaincante que le diptyque de Münich constitue comme un galop d’essai de celui de Madrid, une dizaine d’année plus tard :

  • la musicienne se triplique en trois nymphes et trois enfants,
  • la femme au miroir en trois âges de la Femme, avec le même mouvement d’entraînement de gauche à droite (flèche jaune).

Il est impossible de résumer ici les interprétations possibles, la difficulté étant que Grien :

  • d’une part semble suggérer une lecture binaire des deux panneaux (en vert et rouge), à la manière des diptyques protestants de Cranach qui a la même époque opposent Chute et Rédemption ;
  • d’autre part  en prend le contrepieds, en semant de chaque côté des éléments du registre opposé : de sorte que le panneau Chute prend des allures de Paradis perdu tandis que le panneau Rédemption se révèle particulièrement sinistre.

Nous n’irons pas plus loin sur ce diptyque compliqué, point cuminant de l’art allégorique de Grien. Pour celui de Münich en revanche, une lecture très simple et  non contradictoire est me semble-t-il possible.


1529 Allegories Hans Baldung Grien Alte Pinakothek, Munich schema 2
Il suffit de remarquer que la jeune gambiste ne joue pas de son instrument, mais le  tient prudemment du bout d’un doigt : pour l’instant, elle se contente de lire la partition sans la jouer, car il lui manque l’archet (assez analogue, dans sa forme et dans sa fonction d’éveil érotique, avec l’arc de Cupidon). De même le gros chat, compagnon des sorcières, mais aussi symbole classique de l’appétit sexuel féminin (voir Le chat et l’oiseau), se contente pour l’instant de dormir.

De l’autre côté,  la femme au ventre proéminent, décoiffée et dévoilée, est celle qui a connu l’amour charnel : elle doit maintenant former un couple prudent (les cerfs), et maîtriser le serpent, le péché qui est l’instrument de la Mort comme la viole est celui de la Musique. Le crâne qu’elle voit dans le miroir est celui de la jeune fille qu’elle fut (flèche rouge), ce qui fait de ce diptyque une nouvelle variation sur le thème favori de Grien : la Jeune fille, la Femme et la Mort.


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Un dispositif spec(tac)ulaire (SCOOP !)

1535 Jan Sanders van Hemessen - Vanitas Palais des Beaux-Arts de Lille

Vanitas
Jan Sanders van Hemessen, 1535, Palais des Beaux-Arts de Lille

L’ inscription autour du miroir est une formule-choc inventée pour l’occasion :

Voici la rapine de toute chose

Ecce Rapinam Rerum Omnium.


Elle est précisée par  la  banderole qui s’enroule autour du poignet de l’ange :

Contemple la fin de la Force, de la Beauté, et de la Richesse

Inspice Roboris Formae opumque finem


1535 Jan Sanders van Hemessen - Vanitas Palais des Beaux-Arts de Lille serpent
La pile de pièces abandonnées sur le rebord de la fenêtre crée un lien logique entre les deux mots Richesse et Rapine. Autre détail minuscule tout aussi astucieux : le ver qui se cache dans la banderole et complète les lettres VE  (Vermis).

S’il arrive que des diables portent des ailes de papillon (Petite Tortue et Vulcain  [42] ), cet ange avec des ailes de machaon  [43] est rarissime. Ces ailes font-elles référence à la fugacité, comme c’est en général le cas pour les papillons dans les Vanités ?


1536-38 Le Jugement dernier (Jan San

Le Jugement dernier (détail)
 Jan Sanders van Hemessen, 1536-38, Eglise Saint-Jacques, Anvers

Le seul autre exemple connu, dans le Jugement dernier du même Hemessen, contredit cette lecture : un ange ou archange combattant les démons ne peut être éphémère.

Les ailes font-elles plutôt référence à l’immortalité de l’âme ? Déjà, les Grecs  utilisaient le même mot « Psyché », pour désigner l’âme humaine et le papillon. Et la symbolique chrétienne avait développé une métaphore en trois phases :  la chenille, c’est la vie terrestre ; la chrysalide, c’est le linceul ; et le papillon, c’est l’âme immortelle qui rejoint le ciel. (Voir – Le crâne et le papillon )

On a supposé  que cette oeuvre formait la partie gauche d’un diptyque, la partie droite étant le portrait d’un personnage vivant,  homme ou femme, auquel l’ange montrerait son futur dans le miroir, à la manière du Bon ange de la gravure « Die best Practica ».


1535 Jan Sanders van Hemessen - Vanitas Palais des Beaux-Arts de Lille crane
Or une telle composition serait optiquement infaisable : même s’il était magiquement transformé en crâne par le miroir, le dit personnage devrait, pour rendre la transformation crédible, avoir le nez contre la surface bombée. Il faut donc conclure que la crâne représente la Mort en général, et non un mort en particulier.

Une autre difficulté est que l’ange est à l’extérieur et en pleine lumière, alors que le reflet situe le miroir à l’intérieur d’une pièce obscure.

Plutôt qu’une rationalisation hasardeuse justifiant un hypothétique second panneau, c’est au contraire le rien  en face du miroir qui fait sens [44].

1535 Jan Sanders van Hemessen - Vanitas Palais des Beaux-Arts de Lille phrase

D’ailleurs les inscriptions ne comportent aucun élément personnel. La première   « la rapine de tout » est portée par deux nus anonymes, l’un de dos et l’autre de face. Et la formulation  de la seconde (« Contemple la fin de la Force, de la Beauté, et de la Richesse ») semble choisie tout exprès pour s’adresser à tout un chacun : jeunes hommes, jeunes femmes et personnes aisées.

L’explication la plus plus raisonnable  est donc de considérer que ce panneau a été conçu tel quel, peut être pour le lieu précis qui est montré dans le miroir (une chapelle funéraire ?), et était accroché assez haut.


1535 Jan Sanders van Hemessen - Vanitas Palais des Beaux-Arts de Lille inspice

Ainsi, le visiteur pouvait contempler, en levant les yeux à partir du mot INSPICE :

  • en premier, une tête de mort surgissant du miroir ;
  • juste derrière un ange, dont les ailes de papillon sont comme  les excroissances du crâne ;
  • et encore derrière, trouant le mur par la magie du tableau, les bois en contrebas, le village, le clocher et le ciel.


 .

L’ange descendu du ciel pour lui montrer son ennemi, rongeur universel de toute chose, lui rappelait que son appétit ne s’exerce qu’ici bas, dans cette tombe obscure qu’est la Terre ; et ouvrait du même coup une échappée vers le ciel pour sa propre âme immortelle.


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Du miroir de la Vanité au miroir de l’introspection

1610 Jean David Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata BNF D-17309 p 68 Gallica

Speculum propria vilitatis
Jean David, 1610,  Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata, BNF D-17309 p 68 Gallica

A la toute fin de sa vie, ce jésuite belge a consacré un traité entier à distinguer douze significations pieuses du miroir. La sixième regroupe tout ce qui renvoie l’homme à sa propre insignifiance (vilitas), comme expliqué dans la légende du bas :

  • CC : un squelette montrant (ostendens) le miroir de la mort, l’autre commettant (intendens)  un meurtre ;
  • F : cérémonie des cendres
  • G : Dieu à Adam : « Tu es poussière et tu retourneras à la poussière » Génèse 3
  • H : Dieu à Moïse : « Mets ta main dans ton sein » ( lorsqu’il la retira,  elle était couverte de lèpre) Genèse 4
  • I : parabole de la poutre et de la paille (perception erronée de soi-même).

Le titre au dessus de la légende illustre, en deux ligne, le glissement entre :

  • la conception religieuse du miroir – rappeler à tout homme la brièveté de son existence
  • et une conception plus philosophique – révéler à chaque homme Sa Vérité :

Prends place et observe : ce que tu es, ce que tu seras et ce que tu as été.
Le titre de ce miroir sera : « Connais-toi toi-même ».

Ainsi le caractère introspectif du miroir, qui nous semble évident aujourd’hui, ne se dégage timidement qu’au début du XVIIème siècle, et il faut se garder de projeter cette signification sur les oeuvre antérieures. En particulier sur le fameux « miroir de conscience » de Jeanne de Castille, plutôt bouclier pour se protéger de la Mort qu’instrument de la connaissance de Soi.

La popularisation de l’Anatomie fait que le squelette, qui était auparavant l’image immonde révélée par la putréfaction, devient aussi le paradigme de ce qui était caché et que l’étude permet d’appréhender.  Dès lors, les deux conceptions vont fusionner inextricablement.


1625 apres Jeremy_Taylor The rule and exercises of holy living and holy dying_National Portrait Gallery, London
Illustration pour  « The rule and exercises of holy living and holy dying », Jeremy Taylor, après 1625, National Portrait Gallery, Londres

Le révérend Jeremy Taylor montre dans un miroir un squelette à une femme, une enfant et un vieillard. Il ne s’agit pas bien sûr de l’exhibition d’un spectre, mais d’une pure allégorie, comme le montrent les trois âges de l’assistance.

Le texte en bas de l’image (« regardez et priez car vous ne ne connaissez pas l’heure ») renvoie à la conception traditionnelle, la préparation de la bonne mort (holy dying).

Le texte sous le miroir « Le visage de sa propre Nature (Facies nativitatis suae) » renvoie au thème de l’introspection, en détournant une comparaison de Saint Jacques :

« Car celui qui écoute la parole et ne l’applique pas ressemble à un homme qui regarde son visage naturel dans un miroir. Il regarde, il s’en va, et il oublie à l’heure même quel il était. » Epitre de Saint Jacques, 1,23-24

Ce qui dans le texte original était l’image d’une pure et simple absurdité (oublier son propre visage) devient, une fois tronqué, une invitation à se connaître tel qu’on est.


1632 ca Cornelis Galle I - frontispiece to Jean Puget de la Serre’s Le Miroir qui ne flate point

Frontispice pour « Le Miroir qui ne flate point » de Jean Puget de la Serre
Cornelis Galle I, vers 1632

La main de Dieu tient le miroir avec le squelette (Vanité), mais c’est  la main du Temps qui tire peu à peu le rideau (la Vérité sans flatterie).


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La courtisane de l’Enfer

L’idée du miroir macabre se retrouve aussi au Japon, dans le curieuse légende de Jigoku Dayū.

1840s Hell Courtesan (Jigoku Dayu), Utagawa Kuniyoshi coll part

Jigoku Dayū, Utagawa Kuniyoshi, fin des années 1840.

La courtisane de l’Enfer  porte une robe à motifs assortis :

  • au milieu du dos, Enma, le roi des enfers, consulte son parchemin pour juger les âmes devant lui ;
  • en  bas  à droite, un démon pèse une âme sur le  balance du karma ;
  • en  bas  à gauche, un autre force une âme à revoir, dans le miroir du karma, un meurtre qu’il a commis.

Selon la légende, cet accoutrement aurait été pour Jigoku une manière de tenter de se repentir, mais aussi une forme d’avertissement pour ses clients : tous ceux qui couchent avec elle doivent se préparer à aller en enfer.

1880s Tsukioka Yoshitoshi, Jigoku, la courtisane de l'Enfer

Jigoku Dayū, Tsukioka Yoshitoshi, vers 1880

Sans rentrer dans tous les détails de  la légende, l’épisode principal est que Jigoku reçoit un jour la visite d’un moine peu conventionnel, qui mange une carpe au mépris du végétarisme, danse avec les filles et finit par tomber ivre mort, tandis que des spectres apparaissent à la courtisane.

« Le lendemain, Jigoku s’empressa de questionner Ikkyu sur ce qu’elle avait vu la nuit précédente. Était-ce un rêve ? La réalité ? Le moine lui répondit en ces termes : « Quand ne sommes-nous pas dans un rêve ? Quand ne sommes-nous pas des squelettes ? Nous ne sommes tous que des squelettes enveloppés de chair, masculins ou féminins. Lorsque notre souffle expire, notre peau se rompt, notre sexe disparaît, et le supérieur et l’inférieur sont indiscernables. Sous la peau de la personne que l’on caresse aujourd’hui, il n’y a rien de plus qu’un squelette soutenant la chair. Pensez-y ! Puissant ou modeste, jeunes ou vieux, hommes ou femmes : c’est la même chose. Si vous vous éveillez à cette seule vérité fondamentale, vous comprenez. » [45]


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Un ex-libris Art Nouveau

1890 Eugene Grasset Logo LarousseLogo de Larousse, 1890 1880-1900 EugeneGrasset-ExLibrisEx-libris personnel, date inconnue

Eugène Grasset

Le logo bien connu du dictionnaire Larousse est le fruit d’une collaboration : la devise et le chardon sont  dus à Émile-Auguste Reiber (1876), et la composition générale à un croquis disparu de Georges Moreau. Il est probable que les deux trouvailles graphiques sont une idée du graveur :

  • les cheveux flottants de la  nymphe, qui équilibrent  les akènes ;
  • la forme du pissenlit, qui fait écho au L de Larousse.

Cette femme qui « sème à tout vent » sème en fait à contre vent, puisque sa chevelure est emportée vers la gauche (un problème qui sera corrigé dans la version 1897 du logo).

On ne connaît pas la date de  l’ex-libris personnel de  Grasset, mais il est probablement postérieur à sa création la plus connue, puisqu’il en prend en quelque sorte le contrepieds : le  miroir à main imite le pissenlit et, tandis que la nymphe du dictionnaire souffle la vie vers la droite, la femme fatale de l’ex-libris projette la mort vers la gauche. La propagation de la connaissance suppose un effort contre nature, celle de la mort suit le sens du vent.

En typographe avisé, l’artiste a soigné particulièrement le lettrage :

  • « EX LIBRIS » s’inscrit dans le lac comme le crâne dans la glace, ce qui ajoute à la locution anodine (« faisant partie de mes livres« ) des assonances  tragiques ( « DE PROFUNDIS », « EX NIHILO »...)  ;
  • le monogramme EG s’inscrit au plus loin du miroir macabre, à la source du lac et au pied d’un arbre ;
  • le manche du miroir tombe au dessus du point de séparation, de sorte que le nom GRASSET échappe au domaine de la Mort :  la fonction même de l’ex-libris.



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All is Vanity optical illlusion Charles Allan Gilbert 1892

All is Vanity, Charles Allan Gilbert  1892

Une manière percutante de faire surgir le  crâne hors du miroir de la coquette.


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De La Mort à  Ma Mort

1889 Ensor Mon portrait squelettise Etat 0Etat 0 1889 Ensor Mon portrait squelettise Etat 1Etat 1/3 1889 Ensor Mon portrait squelettise Etat 3Etat 3/3

Mon portrait squelettisé, Ensor, 1889, Musée d’art à la Mer, Ostende

L’idée de départ est une photographie d’Ensor prise en extérieur, à côté d’une fenêtre ouverte dans laquelle on voit, dans l’ombre, le visage de Mariette, l’épouse de son ami Ernest Rousseau.

Le premier état inverse la pose et, par son cadrage étroit,  transforme la fenêtre en miroir putatif et l’extérieur en intérieur.

Dans le troisième état, Ensor (et Mariette réapparue) se sont transformés en squelette.  Comme l’exprime très bien Susan M. Canning :

« Contrairement aux images de la Danse macabre, où l’artiste se confronte à un squelette représentant la mort, dans cette estampe, Ensor devient le squelette, sa pose vivante et son regard perçant semblent faire honneur à la figure de l’artiste, alors même que physiquement son visage et son corps se détériorent… Alliant le processus de la morsure de l’acide au processus naturel de décomposition, Ensor se suspend entre création et destruction, vie et mort, tout en exploitant les possibilités d’inversion, de métamorphose découvertes dans la magie chimique de l’estampe et de la photographie. » ( [46], p 66)


On dit que la place importante des squelettes dans l’oeuvre d’Ensor vient du fait qu’on en déterrait fréquemment sur la plage d’Ostende, suite au siège de la ville au début du XVIIème siècle. Par ailleurs, dans une lettre de 1898 à un ami ([46], p 81), il  évoque l’ambiance fantasmagorique de son enfance : sa grand-mère, qui tenait une boutique de curiosité, possédait un singe qu’elle habillait pour le promener, et adorait  porter des masques pour surprendre son petit-fils.

Squelette, singe et masque : à ces trois symboles de l’imitation il ne manquait que le miroir pour une combinaison explosive.

1890 James Ensor-Miroir au squelette
Miroir au squelette
James Ensor, 1890, Collection privée

Contrairement à deux autres oeuvres de la même époque où il se représente en squelette en train de peindre, Ensor a supprimé ici tout attribut d’identification :    le  squelette dans le miroir cache ses mains  (peut être  pointe-il devant lui  l’index de sa main droite, mais l’image est trop floue pour trancher). C’est uniquement le dispositif optique (taille du buste cohérente avec la distance au miroir) qui fait que nous ne doutons pas qu’il s’agisse d’un autoportrait.

Dans tous les miroirs macabres que nous avons vus jusqu’ici, le crâne était présenté seul, tranché et isolé de tout contexte : au point qu’il aurait tout aussi bien pu s’agir d’un panneau peint. Pour la première fois,  un artiste représente un miroir magique qui montre indubitablement l’Avenir.

De plus, en dissimulant sur le mur deux têtes de mort parmi les masques, Ensor suggère que le crâne est lui-aussi une sorte de masque, à savoir un dispositif d’anonymisation, non pas plaqué provisoirement à l’extérieur du visage, mais caché pour toujours dans son intérieur.

En ce sens, cette oeuvre est nécessairement unique : tout autre artiste  représentant frontalement un miroir magique aboutira au même résultat.


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1946 Escher eye

L’Oeil, Escher, 1946

Escher a cependant trouvé cette brillante alternative, qui retourne le dispositif de sorte que le miroir s’involue à l’intérieur du spectateur.

« Pupille » vient du latin « Pupula », petite fille. En contraste avec le rectangle lumineux de la fenêtre reflétée par  l’iris, le crâne dans la pupille  constitue une sorte de synthèse indépassable du thème du miroir,  de la Jeune Fille et la Mort.


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1982 Mike Shayne Mystery Magazine, Vol. 46, N o11, 1982Couverture de « Mike Shayne Mystery Magazine », Vol. 46, N°11, 1982 [47] 1958 Mike Shayne Mystery Magazine, Vol. 3 No. 6, November 1958Mike Shayne Mystery Magazine, Vol. 3 No. 6, November 1958

Le reflet macabre dans ces lunettes noires n’illustre pas ici une histoire précise : simplement, comme souvent dans ce type de magazine, une ambiance générique de meurtre et d’espionnage. Le visage recycle d’ailleurs une vieille couverture parue 24 ans plus tôt. Et, d’une certaine manière, la Mort remplace la Jeune fille.


1988 They_Live john carpenter

Affiche du film They Live de John Carpenter, 1988

Cette affiche en revanche est directement liée au scénario du film, dans lequel des lunettes spéciales révèlent que de nombreuses personnes sont en fait des extraterrestres avec des visages en forme de crâne.



3B A côté du miroir, la Mort

Vers la fin du XVIème siècle, quelques artistes hollandais ont trouvé des accommodements avec le crâne, moins brutaux que le reflet dans le miroir.

Un pendant moral de Stradanus (SCOOP !)

Le thème de ce pendant très inventif est connu par des mentions de la main de Stradanus sur les dessins préparatoires (Sanita et Infirmita) .


1594, Jan van der Straet (Stradanus), Teyler Museum, Haarlem Quand tu es jeune, pense à la mort

La santé (ou Quand tu es jeune, pense à la mort).
Jan van der Straet (Stradanus), 1594, Teyler Museum, Haarlem (photo rdk)

La Jeune Femme, ou la Santé, se place dans l’ambiance rigoriste de l’Ancien Testament (Tables de  la Loi au dessus du miroir, tableau de la Chute dans le coin toilette). A l’arrière-plan, la santé spirituelle est évoquée par l’église pleine, la santé physique par le malade qu’on amène à l’hôpital.


1594, Jan van der Straet (Stradanus), Teyler Museum, Haarlem Quand tu es jeune, pense à la mort detail

La vieille religieuse austère suspend le geste de la jeune femme, qui voulait rajouter une fleur à sa couronne. Le crâne, ici dessiné sur le volet coulissant du miroir, rappelle que la beauté et les plaisirs ne dureront pas toujours. Ce que confirment deux symboles du temps compté : le sablier et l’ardoise avec les chiffres de 1 à 5 disposés en forme de croix.


1594, Jan van der Straet (Stradanus), Teyler Museum, Haarlem Quand tu es proche de la mort, resigne toi a souffrir

L’infirmité (Quand tu es proche de la mort, résigne-toi à souffrir)
Jan van der Straet (Stradanus), 1594, Teyler Museum, Haarlem (photo rdk)

Le Vieil Homme, ou l’Infirmité, réside en revanche dans le climat doloriste du Nouveau Testament (Evangile ouvert , tableau de la Vierge  des Sept douleurs dans le coin Prière et du Christ guérissant un malade au dessus de la cheminée). A l’arrière-plan, un enterrement traverse la ville. Une  jeune femme présente à l’Infirme une couronne d’épines et un fouet, tandis qu’une statuette de l’Espérance, sur la corniche,   lève les bras de désespoir.

Ainsi, très  paradoxalement, la Santé est figurée par une  vieille nonne qui  colporte des accessoires de piété et laisse pendre  à sa ceinture la véritable Clé du Ciel : se savoir mortelle. Tandis que l‘Infirmité est figurée par une sorte de Marie-Madeleine vêtue de fourrure et aux pieds nus, qui propose des instruments de torture et porte en cordelière une chaîne, montrant qu’il n’y a pas de véritable délivrance ici-bas.


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Une Vanité à tiroirs (SCOOP !)

1633 Jan Miense Molenaer allegorie de la vanite

Allégorie de la Vanité
Jan Miense Molenaer, 1633, Toledo Museum of Art

Certains éléments de la composition (le peigne et le miroir, les bijoux, la profusion d’instruments de musique, la vielle femme en noir et la jeune femme désirable) appartiennent aux deux registres de la scène de genre et de la Vanité. S’y ajoutent, plus discrètement, des symboles qui font pencher l’ensemble du côté de l’allégorie :

  • le garçonnet aux bulles de savon (la fugacité de la vie);
  • le crâne sous une pantoufle (la Mort) ;
  • le singe à la chaîne cassée qui fourre sa patte dans l’autre pantoufle (la sexualité débridée).


1633 Jan Miense Molenaer allegorie de la vanite dedail Monde 1550 ca Pieter Balten attr La danse du Monde detailLa Dame du Monde (Vrouw Wereld)
Détail de La danse du Monde, vers  1550, attribué à  Pieter Balten, MET

Les spécialistes [48] ont depuis longtemps remarqué que le planisphère, qui tangente la chevelure de la belle fille, est une allusion à la figure traditionnelle de La Dame du Monde (pour l’origine germanique de cette figure, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt) ).


Mais une autre astuce graphique est passée inaperçue, alors qu’elle constitue le véritable clou de la composition :

1633 Jan Miense Molenaer allegorie de la vanite detail
De part et d’autre de la chaise vide (celle de l’admirateur qu’on attend), la symétrie des gestes de l’enfant et de  la jeune fille crée une équivalence :

  • entre la coquille et le cadre du miroir ;
  • entre la bulle de savon et le  verre ;
  • entre la paille et la bague.

Ainsi le miroir et la bague, symboles habituels de la fidélité, se teintent ici de la notion inverse, celle de l’impermanence : si le reflet ne montre pas la bague, c’est qu’elle n’est pas plus qu’un jeu entre les doigts de la fille, aussi frivole que les bulles de l’enfant.


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1660 ca Jacob_Duck_-_Woman_with_Theorbo_Indianapolis Museum of Art at Newfields

Femme à la théorbe
Jacob Duck, vers 1660, Indianapolis Museum of Art at Newfields

L’iconographie de Marie-Madeleine nous a tellement habitués à voir un crâne à côté d’un miroir, pour une méditation sur la mort, que l’incongruité de celui-ci ne frappe pas au premier regard. Posé à côté de rubans bleus assortis à celui de qui orne la coiffe de  la musicienne, et d’une boucle d’oreille en perle semblable à celles qu’elle porte, ce crâne personnalisé constitue comme un reflet calcifié d’elle-même qui serait sorti du miroir.

Cachée derrière, la bougie consumée redit que la vie de plaisir aura son terme.


1660 ca Jacob_Duck_-_Woman_with_Theorbo_Indianapolis Museum of Art at Newfields detail
La main de la vieille femme, à l’aplomb du sablier et du crâne, suggère que c’est elle qui vient de les déposer au milieu des accessoires de beauté, complétant les dents qui manquent par les perles du  collier.

Allegory of Transience (detail) Hendrick Pot 1628-38 Frans Hals Museum Haarlem

Allégorie de la Fugacité (détail)
Hendrick Pot, 1628-38, Frans Hals Museum, Haarlem

Ici également, une vieille femme sardonique apporte à une jeune musicienne inconsciente deux symboles de sa fugacité.

A.P. de Mirimonde  [49]  rapproche avec raison ces deux allégories rationalisées en scènes de genre , où une vieille femme vient déposer des intrus  sablier et crâne d’une part, fleur et  crâne de l’autre.



3C Dans le miroir…  Ta mort

Pour représenter non pas la Mort en général , mais Ta mort en particulier, il va falloir adopter un point de vue latéral. Cette formule-choc apparaît une unique fois au XVIème siècle, sans lendemain ;  elle est réinventée à la fin du XIXème siècle et revient depuis périodiquement, surtout à des fins de propagande.

La mort d’un couple

FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna

Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son épouse Ann
Lucas Fürtenagel, 1529, Kunst Historisches Museum, Vienne

Cette composition est la seule de son époque où les deux crânes dans  le miroir ne sont pas une image abstraite de la Mort, mais le reflet transfiguré de deux vivants dont le  nom est précisé dans le cartouche :

Joann Burgkmair M(aler) 56 Jar alt et Ann Allerlaiin Ge(mahe)l 52 Jar alt.

Etrangement, la composition place les figures dans l’ordre inverse du cartouche  : l’épouse d’abord, puis le mari. Sur cette infraction délibérée à l’ordre héraldique, voir 1-3a Couples germaniques atypiques.

Comme les deux regardent vers nous, l’image ne dit pas si cette transfiguration leur est perceptible, ou n’est visible que par nous. Le texte au dessus du mari sert à trancher la question :

Ainsi était notre Forme à tous deux.

Mais dans le miroir, rien de plus que cela.

Sollche Gestalt unser baider was.

Im Spiegel nix aber das dan-

Ecrit au passé, ce texte est conforme à l’inscription conventionnelle des portraits de l’époque : « j’étais ainsi à l’âge de… ». Vecteur d’immortalité, le tableau se projette déjà dans son futur, à destination du public extérieur.


FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna miroir

Considéré à ce moment, le  miroir montre le présent : à  savoir l’état actuel des deux personnages : « rien de plus que cela ». Mais dans le lieu et dans le moment  du tableau, il est un instrument de projection dans le futur.

Appartenant à deux époques, les textes qu’il porte sont nécessairement intemporels,  s’appliquant aux habitants du tableau comme aux spectateurs de l’avenir  :

  • sur la tranche  : Connais-toi toi-même (Erken dich selbst).
  • sur le cadre : Oh, mort (O, mors)
  • sur le manche : Espoir pour le monde (Hoffnung für die Welt).


Les mains du couple

FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna main droite

Il est possible que Burgkmair, qui devait mourir deux ans plus tard et était  déjà malade, ait confié la réalisation de ce double portrait à son jeune disciple Fürtenagel, âgé de 24 ans : d’où sa main gauche vide, incapable de tenir la palette [50].


FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna main gauche

La bague qu’il porte à l’index de cette main impuissante est identique  à celle que sa femme porte à l’annulaire de sa main droite, celle qui tient le miroir. Ce  bijou commun matérialise la solidarité du couple.


En aparté : la Sirène à la Renaissance

La sirène médiévale était essentiellement une figure de la Luxure.

1530 Geert Morrhe Lexicon Graecolatinum marqueFrontispice du Lexicon Graecolatinum, 1530, imprimé par Geert Morrhe 1531 Geert MorrheFrontispice de « De vanitate scientiarum » Cornelius Agrippa, 1531 imprimé par Jean Pierre (Johannes Petrus)

En 1530, Geert Morrhe (Gérard  Morrhe dit des Champs) adopte comme marque d’imprimeur une sirène léonine, qu’il associe  à ses deux devises  stoïciennes [51] :

  • grecque : Pour moi, ni miel ni abeille
  • latine : La Volupté sans douleur est nuisible (Horace, Epitres, Livre I)

C’est donc bien le statut chimérique de la sirène qui est pris en compte : miel ou volupté pour le torse,  abeille et douleur pour la tête de lion et la queue.

En 1531 [52], Geert Morrhe remplace son mufle de lion par un visage de femme  et lui rajoute un collier et un miroir dans lequel elle admire son torse. Les devises restent identiques.  Ces accessoires de coquetterie s’ajoutent donc tous les deux dans le camp de la Volupté.

La Sirène devient ainsi un modèle de non-introspection puisque, fascinée par son torse, elle se voit voluptueuse et non pas monstrueuse.


Un couple-sirène (SCOOP !)

Illustration pour CIRCE ou LE BALET COMIQUE DE LA ROYNE Girard de Beaulieu 1582

Illustration pour CIRCE ou LE BALET COMIQUE DE LA ROYNE
Girard de Beaulieu 1582

FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna detail broche
Le motif de la ceinture n’a donc pas été choisi au hasard : le miroir de la sirène, qui la tronque et la focalise sur elle-même, fonctionne à l’inverse de celui du couple,  qui le dilate dans le temps et dans le vrai. L’épouse vieillie, à la chevelure défaite et tenant un miroir qui ne ment pas, est une sorte d’anti-sirène, ayant renoncé à la séduction et lucide.


FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna reflet

FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna main gauche

FURTENAGEL 1527 Portrait du peintre Hans Burgkmair avec son epouse Anna main droite

Peut être même faut-il aller plus loin : car la sirène de la ceinture possède deux queues et une seule tête. Or le couple que le tableau nous montre, littéralement, est  une « sirène siamoise », à deux têtes et deux mains :  la féminine  tient le miroir des époux (qui est comme la palette de substitution du vieux maître invalide), tandis que la masculine manifeste leur  double renoncement : l’absence de peigne, l’absence de pinceau.

Le miroir qui d’habitude ment en transformant les sirènes en femmes, nous dit ici la Vérité (Connais-toi toi-même), en transformant les deux vieillards en un couple de crânes jumeaux, réunis pour l’éternité.
Vérité cruelle (O Mors) mais vérité rassurante (Espoir pour le monde)


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Inexploité pendant presque quatre siècles, le thème revient à l’improviste en Angleterre, à l’occasion d’un poème humoristique

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La mort du guerrier

1893 illustration de C. E. Brock pour H

Illustration de C. E. Brock pour Humorous Poems, de Thomas Hood, 1893, p 14 [53]

Au temps où Napoléon menaçait de débarquer en Angleterre, un volontaire s’enrôle dans une milice d’avocats. Alors qu’il en train de prendre son petit-déjeuner, il voit passer au son du tambour sous ses fenêtres une colonne partante, et se sent saisi de terreur.

 

« Les sots qui se battent à l’étranger pour leur patrie »,
Pensais-je, » peuvent se tromper ;
Laissons ceux qui n’ont pas de maison
Partir se battre longtemps. »
Le miroir m’a confirmé cette
Réflexion, par une autre tout aussi forte :

Car là où j’avais l’habitude de me raser,
Et de me pomponner comme un Adonis,
Là se tenait le chef de nos ennemis,
Avec des vautours pour  copains
Pas le Corse, mais la Mort elle-même,
Le Napo de tous les Napos.
C’était un spectacle horrible, et triste,
De voir ce type macabre
Mettre ma livrée cramoisie.
Et commencer à faire claquer
Mon casque. A moi ! C’était
Comme une casquette de criminel.
Mon plumet semblait emprunté à un corbillard,
Une aigrette de pompes funèbres ;
Mes épaulettes, des plaques de cercueil ;
Ma ceinture si lourdement pressée,
Une croix  en terre de pipe semblait
Déjà posée sur ma poitrine.

« The fools that fight abroad for home, »

Thought I, « may get a wrong one ;
Let those that have no home at all
Go battle for a long one. »
The mirror here confirmed me this
Reflection, by a strong one :

For there, where I was wont to shave,
And deck me like Adonis,
There stood the leader of our foes,
With vultures for his cronies—
No Corsican, but Death itself.
The Bony of all Bonies.
A horrid sight it was, and sad,
To see the grisly chap
Put on my crimson livery.
And then begin to clap
My helmet on—ah me ! it felt
Like any felon’s cap.
My plume seemed borrowed from a hearse,
An undertaker’s crest ;
My epaulettes like coffin-plates ;
My belt so heavy press’d,
Four pipeclay cross-roads seem’d to lie
At once upon my breast.

Finalement, le volontaire décidera plutôt de combattre à domicile.


1918 26 octobre James Montgomery Flagg Bulletin pour des caricaturistes

Grâce aux caricaturistes, les gens voient la Réalité
James Montgomery Flagg, Bulletin pour les Caricaturistes, 26 octobre 1918

Quinze jours avant l’armistice, le miroir magique ne prend guère de risque en montrant  à Guillaume II sa défaite.

1933 John Hartfield Spieglein an der wand wer ist der Starkste im ganzen Land Arbeiter, No33 24 aout 1933

Spieglein an der wand,  wer ist der Starkste im ganzen Land  ?
John Hartfield,  Arbeiter Illustrierte Zeitung , No33, 24 août 1933

Ce photomontage a été réalisé depuis Prague, où toute la rédaction de ce journal communiste allemand s’était exilée précipitamment, en janvier 1933. Hitler est caricaturé en reine de Blanche-Neige demandant au miroir magique non pas qui est la plus belle, mais qui est le plus fort de tout le pays. Et le miroir lui répond.


1943 633_BYT' PO SEMU_KUKRYNIKSY__tekst D.Bednyj_

« Il en sera ainsi ! »  Carte Tass N°633, 28 décembre 1942

Edité durant la bataille de Stalingrad, l’image illustre littéralement le poème  :

Il en sera ainsi !
Essuyant la sueur froide de son front, au Nouvel An, la divination sanguinaire de Hitler :
« Que vais-je voir? »
Et en tirant une carte au hasard, le serpent maudit crie de terreur :
 » La reine de Pique, la Mort ! »
Il appuie son mufle sur le verre et à la question,
 » Que vais-je voir ? « 
Il voit la réponse : le visage d’un squelette !
Minuit a frappé, et ici, le Nouvel An, en passant par la porte, a résumé ce qu’Hitler a vu :
Il en sera ainsi !

La bougie allumée, au visage sévère personnifie sans doute le Nouvel An.

2022 Poutine

Putin’s end is near,, Frog, fin 2022

L’image a été réadaptée récemment  à l’occasion d’une autre fin d’année.


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La mort d’une femme

1900-10 mossa-gustave-adolphe vanite

Miroir au squelette
Gustave Adolf Mossa, 1900-10, Collection privée

Vidée de toute couleur, cette femme à la toilette semble plus médusée qu’effrayée par la coquetterie de son double, tandis que le papier-peint les enserre  de ses volutes violines, et que les fleurs rougeoyantes du  dossier absorbent tout ce qui reste de vie.

1921 edouard chimot La Mort, recueil l'EnferLa Mort, illustration du recueil l’Enfer
 Edouard Chimot, 1921
never_lasting_by_yuumei-Jamais durable (never lasting),
Yuumei, vers 2010

Le nez-à-nez avec  sa propre mort cumule les thèmes de la vie éphémère, de la coquetterie fatale et de l’introspection effrayante.


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Résurgences de la danse macabre

1927 Paul Colin - Lithographie 35 LE TUMULTE NOIR

Lithographie 35 de la série Le tumulte noir  (La revue nègre)
Paul Colin, 1927

Dans cette série qui montre Joséphine Baker dansant dans toutes les attitude [54] , il était naturel qu’apparaisse le thème de la danse macabre, ici révélé par le miroir.

1944-45 mirror1

Brochure de propagande allemande, 1944-45 [55]

L’image repose sur une double  transfiguration quelque peu déconcertante, de la pinup en soldat et  du beau gosse en squelette étrangleur. Ce miroir magique ne montre pas  le futur de l’une ou de l’autre, mais une sorte d’étreinte macabre avec inversion de sexe.

L’explication est donnée dans le texte du tract, dont voici le résumé :

Pendant que John est au front, Joan (la pinup) se prépare pour sortir avec Bob (le beau gosse), un ami du couple. Heureusement, en ouvrant les yeux après un long baiser, le miroir lui montre
« John ! John  dans les bras d’une autre ! Dans les bras de la Mort !
Mais non, ce n’était pas John embrassé par la Mort… c’était TOI, et ce n’était pas Joan qui regardait dans le miroir, mais ta FEMME.
Joan est toujours seule. Ainsi que tous les millions de femmes et de filles. Car la guerre continue.



3D Dans le miroir… le Fou

Le Fou attiré par la Luxure

1450-68 Maitre_ES_L.213_Fou_et_jeune_fille_au_miroir

Le Fou et la jeune fille au miroir, Maitre ES, 1450-68

Le reflet indique que cette jeune fille ne s’intéresse pas tant à elle-même qu’à sa proie : fou est celui qui se laisse attirer par la Luxure. A la main sur le sein correspond la main sur le bouton.  Le perroquet figure ici en tant qu’oiseau libidineux (voir – Le symbolisme du perroquet). Cette présence aviaire suggère  que le Fou n’est lui-aussi qu’un grand faisan, cet oiseau qu’on chasse au miroir (voir 1 Chasse au singe dans les bestiaires).

Attribut par excellence de la Coquette, le miroir ne deviendra que très ponctuellement un accessoire de la Folie.

Le miroir éponyme

1499 Wirecker, Brunellus in Speculo Stultorum Cornelius von Zuricksee, Cologne Université de Darmstadt

Frontispice de « Brunellus in Speculo Stultorum »,  de Wirecker, 1499, édité par  Cornelius von Zuricksee à Cologne, Université de Darmstadt

Cette satire médiévale, « Brunellus dans le  Miroir des Fous » décrit les aventures d’un âne de Crémone qui s’en va étudier l’Université de Paris et fonde un ordre religieux. Au centre de l’image, le « miroir du fou », désigné du doigt par Galien, dit paradoxalement la Vérité : à savoir que Brunellus n’est qu’un âne.

Mais la concurrence avec l’attribut de la Vanité  empêche la formule du « fou au miroir »  de se développer. On n’en trouve que très peu d’exemples, mis à part dans l’ouvrage spécialisé qui montre le fou sous toutes les coutures :

gw5041_018_berlin_a7vLa Nouvelle Mode, fol 7v gw5041_152_berlin_k2vLa Complaisance envers soi-même, fol 74v

La Nef des Fous, première édition de 1494, Bâle, Staatsbibliothek, Berlin

La première image stigmatise « les hommes qui apprennent les manières des femmes », en remplaçant la coquette avec son peigne par un dandy avec son épée, et la servante par un fou qui lui tient le miroir et le pot d’onguent.

La seconde image s’attaque au narcissisme en montrant un fou qui ne  lâche pas son miroir, y compris en touillant sa bouillie.

Tandis qu’un oeil moderne verrait facilement dans le miroir le symbole de la Folie, en tant  qu’enfermement autarcique sur soi-même, ce n’est absolument pas le cas à l’époque où ces rares images apparaissant.


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Deux dessins marginaux de Holbein (SCOOP !)

Ces deux dessins n’ont à ma connaissance jamais été  expliqués correctement, faute de lire avec précision les passages du texte en regard [56].

1515 Holbein le Jeune marges Eloge de la Folie exemplaire Myconius Sultitia sibi placet« Le Mécontentement de Soi », fol E 2v
 Holbein le Jeune, 1515, Marges dessinées dans l’exemplaire de l’Eloge de la Folie appartenant à Myconius, Kunstmuseum, Bâle

Voici le passage en regard de ce dessin :

« La Nature, souvent plus marâtre que mère, a semé dans l’esprit des hommes, pour peu qu’ils soient intelligents, le mécontentement de soi et l’admiration d’autrui. Ces dispositions assombrissent l’existence ; elle y perd tous ses avantages, ses grâces et son charme. À quoi sert, en effet, la beauté, présent suprême des Immortels, si elle vient à se flétrir ? À quoi bon la jeunesse, si on la laisse corrompre par un ennui sénile ? »  XXII. De la part de la Folie dans l’amour-propre, traduction Pierre de Noalhac

Le miroir comme souvent réfère à la notion de Beauté. Le reflet montre une vieille femme qui tire la langue au jeune homme, illustrant astucieusement la dernière phrase. Ce beau jeune homme  n’a rien d’un fou – ce pourquoi il ne porte pas (encore) son costume, c’est au contraire quelqu’un d’intelligent, qui voit trop bien la Vieillesse qui le nargue.

Contrairement à ce qu’on pourrait croire, la mention manuscrite :

La Folie , c’est de se plaire à soi-même (Stultitia sibi placet)

n’est pas le titre du dessin, mais le résumé de la suite très ironique du texte, l’Action de la Bienséance (Actionis decorum) :

« Dans toutes tes actions, le premier principe que tu dois observer est la bienséance ; tu ne t’y tiendras envers toi-même, comme envers les autres, que grâce à cette heureuse Philautie (L’Amour de Soi), qui me sert de sœur, puisque partout elle collabore avec moi. Mais aussi comment paraître avec grâce, charme et succès, si l’on se sent mécontent de soi ? Supprimez ce sel de la vie, aussitôt...Le beau Nirée ressemble à Thersite, le jeune Phaon à Nestor, Minerve à une truie. »


1515 Holbein le Jeune marges Eloge de la Folie exemplaire MyconiusLe « Contentement de Soi »
fol. K 4v

Ce dessin très similaire illustre un autre passage consacré à la Philautie, et qui cite le même exemple (le beau Nirée)  :

« Mais pourquoi citer tel ou tel exemple, alors qu’en tous lieux Philautie (l’Amour-Propre) répand merveilleusement le bonheur ? Celui-ci, plus laid qu’un singe, se voit beau comme Nirée ; celui-là se juge un Euclide pour trois lignes qu’il trace au compas ; cet autre croit chanter comme Hermogène, alors qu’il est l’âne devant la lyre… «  XLII. De la folie nobiliaire

Les deux dessins forment donc une sorte de pendant dans lequel  le jeune homme, obéissant à la Bienséance, est devenu un Fou qui  pratique à outrance l’Amour de soi : il n’a même plus besoin de miroir puisque sa marotte lui en tient lieu, lui renvoyant une image toujours contente d’elle-même.

Hans Vogtherr le Jeune, 1540

Hans Vogtherr le Jeune, 1540

Mis à part le premier dessin de Holbein, il n’existe pas d’autre image de  fou se regardant dans un miroir : puisque le Fou à la marotte est déjà, à lui seule, une figure spéculaire.

Le coucou de Thomas Murner

1519 Thomas Murner Die Geuchmat. Munich, BSB Rar. 1791 vue 84

Voir le coucou dans le miroir
Thomas Murner, Die Geuchmat (Le pré aux coucous) 1519, Munich, BSB Rar. 1791 vue 84

 

Voir le coucou dans le miroir

Tout le monde nie être un coucou
Jusqu’à ce qu’elle le lui montre dans le miroir
Sitôt qu’il voit sa ressemblance
Il la nie vigoureusement

Den gouch im spiegel sehen

Jederman ein Gouch sich sein leugt
 Bis dass sie es ihm  im Spiegel zeugt
 Sobald er dann sieht seines Glich
Dann leugt er num so hessteglich


Autres fous dans des miroirs

1540 ca 7 of Hearts -- woodcut playing-card by Peter Floetner, issued Nurnberg

Sept de Coeur
Vers 1540, gravé par Peter Floetner, édité à Nüremberg

Il s’agit ci d’un véritable miroir magique, qui transforme en deux fous les deux passants.

1645 Aegidii Albertini Hirnschleiffer Albertinus, Aegidius cologne

Un homme voit un fou dans un miroir, p 66 [57]
Le remue-méninges d’Aegidius Albertinus (Aegidii Albertini Hirnschleiffer), Aegidius Albertinus,  1645, Cologne

« Les miroirs sont couramment utilisés par les femmes, en particulier par celles qui aiment être belles et servent l’amour interdit. Pour ces raisons, le miroir peut être qualifié de conseiller de beauté, puisqu’il conseille aux femmes et aux hommes insensés comment se parer, se peindre, se parer le visage et comment se tailler les cheveux et la barbe. Mais tel n’est pas seulement un abus mais de l’orgueil et un péché, puisque les miroirs ont été conçus et inventés pour une toute autre raison, à savoir que l’homme se voie lui-même et puisse se reconnaître.« 



3E Dans le miroir…  le Diable

1897 Magic, stage illusions and scientific diversions, including trick photography p 86p 86 1897 Magic, stage illusions and scientific diversions, including trick photography p 87p 87

Magic, stage illusions and scientific diversions, including trick photography, 1897  [58]

L’idée d’un miroir magique transformant le spectateur en diable est très récente, et semble remonter à une attraction  de foire reposant sur un miroir sans tain (pour faire apparaître le diable, on éclaire la niche de l’intérieur).

1925 ca

Caricature du Réformateur, vers 1925

Le Réformateur qui dénonce les cochonneries (smut) se voit, dans le miroir de la Vie, tel qu’il est réellement.

1957 Charles Addams New Yorker

Charles Addams, 1957,  New Yorker

On pourrait baptiser cette histoire sans paroles le grain de sable dans l’engrenage, ou le diable dans les détails.

2015 Antipodes by Vassilev Vesselin

Antipodes, Vassilev Vesselin, 2015

Le miroir transforme Thésée en minotaure.


Article suivant : 4 Fatalités dans le rétro 

Références :
[3] James Y. Marrow « In desen spiegell : a new form of « Memento morri » in Fifteenth Century Netherlandish art », dans « Essays in northern European art: presented to Egbert Haverkamp-Begemann on his sixtieth birthday », 1983, p 154
[6] Jean Wirth « La jeune fille et la Mort Recherches sur les thèmes macabres dans l’art germanique de la Renaissance »
[37] P. T. Monks, « Wolfenbüttel Cod. Guelf. 32.6 Augusteus 2[o], the master of Marie de Gaucourt and the iconography of the ‘Miroir des dames’« , Wolfenbütteler Beiträge, 11, 1998, p. 17-51 https://books.google.fr/books?id=L-XgAAAAMAAJ&q=%22juxtaposing+in+the+picture+plane+the+emaciated+and+nude%22
[38] Denis Hüe, Miroir de mort, miroir de vie, miroirs du monde, dans Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale https://books.openedition.org/pur/31879#bodyftn30
[39] Denis Hüe pense que le reflet est trop imparfait pour être celui de l’amoureux : il s’agirait du spectateur de la miniature (qui serait donc habillé exactement comme l’amoureux), comme dans le portrait des Arnolfini de van Eyck. Or jamais van Eyck n’a eu un telle idée : les personnages dans le miroir sont situés dans la même pièce que les époux, et non dans un au-delà de l’image (voir 2 Les Epoux dits Arnolfini (2 / 2)).
[40] Lesley K. Twomey « Juana of Castile’s Book of Hours: An Archduchess at Prayer » Religions 2020, 11(4), 201 https://www.mdpi.com/2077-1444/11/4/201
[41] Je dois ces identifications à Damien Dessane.
[44] Les rares exemples proposés par Alexis Donetzkoff à l’appui de la théorie d’un diptyque parlent plutôt contre cette hypothèse : soit le miroir est présent, et il est alors intégré au sein d’un espace unique ; soit le panneau crâne est séparé du panneau portrait, et il n’y a alors pas de continuité visuelle. Ce qui est unique dans la composition de Hemessen est le reflet de la pièce, qui suggère une continuité pourtant optiquement inconcevable. Il est plus simple d’en déduire qu’il n’y avait pas de second panneau.
Alexis Donetzkoff « Une Vanité de Jan van Hemessen (v. 1500-1560) entre au musée des Beaux-arts de Lille » La revue du Louvre et des musées de France, 1995, N°4, p 54
[46] Susan M. Canning « The Social Context of James Ensor’s Art Practice: “Vive La Sociale!” » https://books.google.fr/books?id=vmaWEAAAQBAJ&pg=PT66#v=onepage&q&f=false
[47] https://archive.org/details/MikeShayneMysteryMagazineV46n11198211Gorgon776
[48] E. de Jongh « Tot lering en vermaak », Signification des scènes de genre néerlandaises du XVIIe siècle, 1976, p 176 https://www.dbnl.org/tekst/jong076totl01_01/jong076totl01_01_0047.php
[49] A.P. de Mirimonde, « Les vanités à personnages et à instruments de musique » Gazette des Beaux Arts 120 (1978) tome 92, p. 119-120
[51] Philippe Renouard « Imprimeurs parisiens, libraires, fondeurs de caractères et correcteurs d’imprimerie, depuis l’introduction de l’imprimerie a Paris (1470) jusqu’a la fin du XVIe siècle » p 277 https://books.google.fr/books?id=kg3rTiWcsTwC&pg=PA277
[52] Première apparition : « 1530. Luciani SamosatensisPiscator sive Reviviscentes, in-8°. » (Renouard-1928). http://www.bvh.univ-tours.fr/batyr/beta/notice_bois.php?IdBois=28203

[56] Dans sa thèse, Erika Michael a bien noté que les deux dessins se répondent autour du thème de la philautie, et que le premier fou ne porte pas son habit, mais elle n’en a pas tiré la conclusion qui s’impose, à savoir que la premier dessin représente justement l‘inverse de la Folie, l’absence de philautie. Elle propose une explication particulièrement embrouillée du reflet qui tire la langue : ce serait une notation ironique, en écho à l’ironie érasmienne en général, et aux ambiguïtés du texte en particulier :

« L’ambiguïté du texte de la Noria trouve un écho dans la question de savoir si la réflexion consiste à « faire un fou » d’un non-fou (celui qui joue simplement le rôle d’un fou), avec l’implication que tout le monde peut être un fou, ou si le reflet est celui d’un vrai fou qui se voit avec sagesse (!) pour ce qu’il est vraiment. Holbein, comme Erasme, a perçu et exploité la signification multicouches du fou pour véhiculer la riche subjectivité et la profondeur que le climat introspectif de l’humanisme avait tendance à favoriser. »

Voir Erika Michael , The drawings by Hans Holbein the Younger for Erasmus’ « Praise of folly », p 71, 95 et 225

4 Fatalités dans le rétro

11 août 2023

Article précédent : 3 Fatalités dans le miroir 

Cet article examine les cas de figure où le reflet montre un squelette, un diable ou autre figure négative qui, de manière parfaitement rationnelle, se trouve en arrière du spectateur.


En préambule : le miroir et la Danse macabre
 

La Danse Macabre est elle-même un Miroir

La première Danse macabre au monde fut probablement la fresque peinte d’août 1424 à 1425 sur le mur du cimetière des Innocents à Paris .



1486 Miroir salutaire. La Danse macabre historiee Guyot Marchand BNF RES-YE-189 vue 9 gallica

Miroir salutaire. La Danse macabre historiée; 1486, Guyot Marchand, BNF RES-YE-189 vue 9, gallica

Lorsque Guyot Marchand en édite les images et les textes, il nomme l’ouvrage Miroir salutaire. Le mot miroir apparaît dès la première page :

 

Dans ce miroir , chacun peut lire
que lui-même doit danser ainsi.
Sage est celui qui s’y réfléchit bien !
Le mort fait avancer le vif.
Tu vois les plus grands commencer
Car nul n’échappe à la mort.

En ce miroer chascun peut lire,
Qui le conuient ainsi danser.
Saige est celuy qui bien si mire .
Le mort le vif fait avancer.
Tu vois les plus grands commencer
Car il n’est nul que mort ne tiere.


Edition de 1485 par Guyot Marchant et Verard
Danse macabre des Innocents, édition de 1485 par Guyot Marchant et Vérard

On peut comprendre que ces figures grandeur nature transformaient le cimetière en une galerie des glaces où chaque passant pouvait se reconnaître : c’est en ce sens que les Danses Macabres fonctionnent comme la simulation d’un grand miroir, impossible à réaliser avec les moyens de l’époque.


1440 Le cardinal , figure de La danse macabre du Grand-Bale - gravure de- Merian 1621Le cardinal 1440 L'infirme, figure de La danse macabre du Grand-Bale - gravure de- Merian 1621L’infirme

Danse macabre du Grand-Bâle, 1440, gravure de Merian, 1621

Les théoriciens de la Danse Macabre ont noté [59] que certains couples présentaient une forme de symétrie interne, ce qui donnerait un effet de miroir de second ordre, non plus entre le spectateur et son alter-ego peint, mais entre son image immédiate et son image future. La rareté de ces cas montre qu’il étaient soigneusement évités, car ils auraient donné un effet de monotonie regrettable : ils sont dûs simplement à l’inévitable duplication des attributs (le chapeau du cardinal, le moignon de l’infirme).


Le miroir fugitif

Dans la première Danse Macabre, celle du Cimetière des Innocents, il n’y a que des types d’homme, chacun formant couple avec un squelette.


1491 Cy est la danse macabre des femmes la Prieure et la jeune femme BNF RES-YE-86 vue 6

La Prieure et la jeune femme
Cy est la danse macabre des femmes, 1491, BNF RES-YE-86 vue 6

En France [59a], les femmes apparaissent dans un texte postérieur, La Danse Macabre des Femmes , connu grâce à une poignée de manuscrits (BNF Français 995 notamment), et qui met en scène entre 30 et 32 ​​types de femmes. Aucune ne porte un miroir [60].

Celui-ci serait en quelque sorte parasitaire, puisque la Danse Macabre dans son ensemble est déjà un grand miroir, conçu pour aider l’homme à se préparer à la Mort.

Ainsi l’image du squelette qui tire un vivant par la main doit être lue avant tout au sens figuré : « le mort fait progresser le vif ».


Jean Mielot, Le mors (la morsure) de la pomme, 1468 BNF Francais 17001 fol 111r gallica
La Mort, La Demoiselle et la chambière
Jean Mielot, Le mors (la morsure) de la pomme, 1468, BNF Francais 17001 fol 111r gallica

Le seul cas en France où le miroir joue un rôle central est cette illustration d’un texte qui fonctionne un peu comme une Danse Macabre, avec un dialogue entre la Mort, la Demoiselle et sa Chambrière, ponctué de citations des Psaumes :

La Mort :

Mirez vous bien et vous verrez
Quele sera vo belle face
Teles que je suys deuenrez
Car ainsi fault il quil se face
Homo vanitati similis factus est (Psaume 144,4)

La demoyselle :

Je suys dolante et esperdue
Quant en moy morant je regarde
Ma beaute qui sera perdue
Las! Hemy ! trop (tard) pou y preng garde
Domine in voluntate tua prestitisti decori meo virtutem (Psaume 29)

La chambriere :

Ce miroir cy est exemplaire
A tout homme qui est mortel
Bien peut pourfiter et sans plaire
A chil ky pense estre mort tel.
Et defecerunt in vanitate dies eorum (Psaume 77,33)

(les trois derniers vers manquent dans le manuscrit de la BNF).

Le miroir étant placé de manière non réaliste, rien n’empêchait le dessinateur d’y faire figurer un crâne, pour illustrer ce que dit le Mort ( « Mirez vous bien et vous verrez ce que deviendra votre belle face »), d’autant plus que la flèche fatale est déjà plantée dans le sein. Il a préféré y placer le visage de la jeune fille justement parce qu’elle ne s’est pas « bien mirée » (elle n’a pas utilisé le miroir correctement) et que maintenant il est trop tard pour faire autrement. La chambrière conclut en expliquant la bonne utilisation du miroir : Peut en profiter bien, sans souci de plaire, celui qui pense être mort tel (jeu de mot entre mortel et mort-tel, ressemblant à un mort).


Le rétroviseur de Bâle

1440 La noble , figure de La danse macabre du Grand-Bâle - fragment conserveReste de la fresque de 1440 1440 La noble dame , figure de La danse macabre du Grand-Bale - gravure de- Merian 1621Gravure de Merian, 1621

La Femme noble, figure de La danse macabre du Grand-Bâle

Le miroir apparaît dans cette Danse Macabre comme attribut de la Femme Noble, et suit étroitement le texte (différent du texte de la Danse macabre française) :

La Mort à la Noble dame :

Laissez vos soins de femme noble,
Vous devez venir danser avec moi ;
Je n’ai pas vos blonds cheveux :
Que voyez-vous clair dans le miroir ?

Réponse de la femme noble .

Peur et détresse ! comment cela m’est-il arrivé ?
J’ai vu la mort dans le miroir;
J’ai été si effrayée par son apparence horrible
Que mon cœur dans mon corps est froid

Tod zur Edelfrau .

Vom Edel Frau last euer Pflanzen ,
Ihr müsset jeht hie mit mir tanzen ;
Ich schon nicht euers geelen Haar :
Was seht ihr in den Spiegel klar ?

Antwort der Edelfrau .

Angst und Noth ! wie ist mir b’schehen ?
Den Tod hab ich im Spiegel g’sehen ;
Mich hat erschreckt sein greulich G’stalt ,
Daß mir das herz in Leib is kalt.



1440 La noble , figure de La danse macabre du Grand-Bâle - gravure de- Merian 1621 detail
On notera le détail du serpent lové dans l’herbe : il va piquer au talon la jeune femme qui recule sans le voir, obnubilée par le reflet. Cette image parfaitement rationnelle précède tous les miroirs macabres que nous avons explorés jusqu’ici :

contrairement à l’intuition, le rétroviseur, bien que plus élaboré, précède le miroir magique.


Autres miroirs dans des Danses macabres

1485, Giacomo Borlone (attr), Oratoire des Disciplinaires, ClusoneEtat actuel 1485, Giacomo Borlone (attr), Oratoire des Disciplinaires, Clusone releve de Giovanni Darif (1859)Relevé de Giovanni Darif, 1859

Giacomo Borlone (attr), 1485, Oratoire des Disciplinaires, Clusone [61]

Le rétroviseur de Bâle reste très isolé : le seul autre cas pourrait être celui de la première femme qui sort de la ville, à la queue de cette danse macabre : mais il est bien plus probable qu’il s’agisse simplement de l’attribut de la coquette, et que le visage du reflet soit le sien, et non celui du squelette qui la pousse.


1470 Nederland Kasseler Totentanz 4° Ms. poet. et roman. 5 Bibliotheque universite Kassel fol 2r detailKasseler Totentanz, Pays-Bas, 1470, Bibliothèque universitaire de Kassel, 4° Ms. poet. et roman. 5, fol 2r (détail) 1488 Der doten dantz mit figuren La jeune femmeDer doten dantz mit figuren,1488

La Demoiselle, figure de de « Der Jüngere Todtentanz » [62]

L’objet fonctionne ici en miroir magique, et de manière tout à fait optionnelle puisque le texte qu’il illustre ne le cite pas directement :

Vous la demoiselle à la longue traîne, vous aussi vous appartenez à ma danse. Vous avez beaucoup séduit, la pudeur vous aurait mieux convenu . Vous avez porté l’arrogance sur votre tête. Suivez-moi, je vous apprendrai le meilleur tour pour toutes les danses.

Maintenant, je dois dire la vérité, je voulais vraiment plaire au monde avec de la danse et des sauts et aussi avec de beaux chants. Je l’ai beaucoup apprécié et j’ai oublié les commandements de Dieu. Ô mère de miséricorde, aidez-moi, mes péchés me font mal.

Ir iunfrauwe in dem groißen swantz , ir gehorent auch an mynen dantz . Vyl hoiffart haint ir gedriben : beßer were eß in demutikeit verliben Ir haint vff uwerm heupt gedragen hogen mut , der nit stet zu sagen . Kompt her naich, ich uch lu lere, in allen dantzen die bester kere.

Ich muss nu die warheit sagen, ich wolt de werlt zu male behagen, Mit dantzen und mit springen, und auch mit sussen singen. Vyl geungden hain ich besessen, und der geboit gots vergesse. O mutter der Bramherzigkeit, Hilff mir, myn sunde sint mir leit.

Ainsi le dessinateur de Kassel a ajouté le miroir comme attribut de la Séductrice, qui se retourne contre elle-même.



1540-1554 Zimmerischer Totentanz Wernher von Zimmern. Verganglichkeitsbuch Wurttemb.Landesbibliothek Stuttgart, Cod. Don. A III 54 fol 120v

Verganglichkeitsbuch (Zimmerischer Totentanz), Wernher von Zimmern, 1540-1554
Wurttembergische Landesbibliothek Stuttgart, Cod. Don. A III 54 fol 120v

Ce texte est un développement de « Der Jüngere Todtentanz ». L’illustrateur a recopié l’image de Kassel en la mettant à la mode du temps. Il a rajouté un bouquet de fleur et une fosse fraîchement refermée (des détails qui ne sont pas dans le texte [63] ) : comme les racines des fleurs sont apparentes, il est probable que la mort désigne la terre à la fille pour lui rappeler son origine : tout comme la fleur, elle est née de la terre et elle retournera à la terre.


1602, Jakob Hiebeler, La Mort et la noble dame, Danse macabre, St.-Anna-Kapelle (Fussen)

La Mort et la noble dame
Jakob Hiebeler, 1602, Danse macabre, St.-Anna-Kapelle (Füssen)

Le miroir fonctionne ici encore comme attribut de la Superbe. Le petit diable assis sur la robe illustre le proverbe :

Sur les longues jupes des femmes, le diable se plaît de chevaucher

Up der vruwen langhen swansen Plecht de düvel gern to draven



1710 ca Danse macabre detail Musee national de Copenhague

Tableau représentant une danse macabre (détail)
Vers 1710, Musée national, Copenhague

Le texte connexe, déchiffré par Martin Hagstrøm, est tiré d’un livre d’emblèmes [64]. Il suggère que le peintre, outrepassant ses moyens, a voulu représenter dans le miroir le visage vieilli de la femme :

Qui peut lire de cela
qui ils étaient autrefois.

Wer kann aus diesen lesen
wer sie zuvor gewesen.



 



4A Dans le rétro… rien

La Sirène au rétroviseur

1514 Peter Vischer le jeune Scylla Nuremberg germanisches national museum
Scylla
Peter Vischer le jeune, 1514, Germanisches National Museum, Nüremberg

Selon Ovide [65], Scylla était une nymphe d’une grande beauté (le miroir et le peigne) qui fut transformée par Circé en un monstre marin qui allait terroriser les bateaux : le dessin montre la transformation en cours (elle a déjà ses pattes palmées et sa queue) avant même que la nymphe n’en prenne conscience. Inconsciente est également la proie qui s’approche par la gauche.


1514–19 Peter Vischer Scylla Sebaldusgrab St Sebald Nurnberg
Sirène
Peter Vischer le jeune, 1514–19, Sebaldusgrab, St Sebald, Nüremberg

Ce dessin a probablement servi d’étude pour la sirène qui orne le soubassement du chef d’oeuvre des Vischer père et fils : le gigantesque tombeau en bronze de Saint Sebald. On lit parfois qu’il s’agit ici encore de Scylla, et que le vieillard barbu qui arrive par la droite serait son amoureux éconduit, Glaucos, autre monstre marin qui se décrit ainsi : « j’aperçus cette barbe azurée, cette longue chevelure qui balaye les mers, ces larges épaules, ces bras de la couleur des eaux, et ces cuisses réunies, courbées en queue de poisson ».

Cette lecture savante se heurte cependant à une incohérence : lorsque Glaucos importune Scylla, celle ci n’est pas encore transformée en poisson. Si Vischer avait pour point de départ le mythe de Scylla, il l’a fusionné avec le thème bien connu de la Luxure au miroir pour le rendre intelligible à tout un chacun.

Tout comme le bateau dans le dessin, le vieillard barbu représente ici la proie inconsciente. Fasciné par la belle, il ne voit pas le squelette qui se cache sur l’autre face.



1514–19 Peter Vischer Scylla Sebaldusgrab St Sebald Nurnberg b
Le miroir ici ne montre rien : mais on peut supposer que la sirène y vérifie la présence de sa complice la Mort, au moment où elle se prépare à assommer sa proie avec son autre accessoire : la sphère qu’elle tient dans sa main droite.


1510-15 daniel-hopfer tod-und-teufel-ueberraschen-zwei-frauen MET
La Mort et le Diable surprenant deux coquettes
Daniel Hopfer, 1510-15, MET, New York

Au lieu de se servir du miroir pour vérifier ses arrières, à la manière de la Prudence, la Coquette l’oriente vers la visage de sa compagne, qui le rapproche d’elle pour mieux s’y voir : ainsi ni l’une ni l’autre ne voient venir les deux compères à l’attaque.



1510-15 daniel-hopfer tod-und-teufel-ueberraschen-zwei-frauen MET schema
L’image joue sur l’amplification comique (flèches bleues) :

  • la Mort qui lève un genou précède le Diable, qui le lève encore plus haut ;
  • le lambeau de linceul pendant précède le lambeau d’oreille ;
  • le petit crapeau perché sur le crâne précède le diablotin au harpon.

S’y ajoute un effet d’écho (flèches rouge) entre les accessoires de la Coquette (les flacons et le miroir) et ceux de la Mort (le sablier et le crâne).


1500-1600 Sculpture allemande la Vanite
Vanité, 1500-1600, Allemagne, origine inconnue

Le miroir vide prouve que la femme riche (la bourse) ne voit pas la mort arriver.

Ces exemples suggèrent qu’en pays germanique, le miroir utilisé en rétroviseur est essentiellement une figure de l’Inconcience.



4B Dans le rétro… la Mort

Rétroviseur ignoré, efficace, puis contrarié (SCOOP !)

 

1520-40 Master_of_the_Female_Half-Lengths_-_Lutenist_-_Hamburger_Kunsthalle image rdkMaître des demi-figures féminines, 1529-40, Hamburger Kunsthalle, image rdk 1500-50 Anonyme Femme au luth localisation inconnueAnonyme, 1500-50, localisation inconnue, image rdk

Femme au luth

Avec son le vase à parfum luxueux, la première musicienne est une allusion à Marie-Madeleine ou, du moins, à une épouse infidèle (elle porte un anneau). C’est ce qu’affirme la partition, un motet de Clément Marot publié en 1529 :

Si j’ayme mon amy / trop, plus que mon mary / Se n’est pas de mervelles“

La seconde luthiste ne porte pas de bague et lève les yeux de la partition pour fixer le spectateur, une attitude provocante tout aussi révélatrice que le motet.


1525-49 Anonyme coll partCollection particulière, image rdk 1525-49 Anonyme Muzeum Narodowe w Warszawie, Warsaw VMuzeum Narodowe, Varsovie, image rdk

Anonyme, 1525-49

La musicienne peu farouche se retrouve dans cette allégorie où un vieillard la coince entre un crâne et un miroir, celui-ci entièrement occupé par le reflet proéminent. La jeune femme ne s’y intéresse pourtant pas plus qu’à la partition, et continue de fixer le spectateur. Ce tableau, passé par la collection de Goering, puis par le Katharijneconven d’Utrecht, a été restitué à son propriétaire d’avant guerre.

La copie de Varsovie porte un texte explicatif :

Celle qui est dans les délices, est déjà morte tout en étant vivante.

Saint Paul, 1. Tim . 5. 6

Quæ (autem) in deliciis est , vivens mortua est

Le vieillard sévère, dont le crâne chauve a partie liée avec le crâne, pourrait ici être Saint Paul. Il s’est emparé du miroir de la coquette pour asséner non pas un ultime avertissement, mais la constatation d’une Vérité : la femme de délices est une morte-vivante.

Il faut cependant être prudent car une autre copie (vendue chez Christies New York le 25 mai 1991) portait une inscription différente :

Mieux vaut mourir que de vivre de façon déshonorante.

POTIVS.MORI.QVA(M). INDECORE.VIVERE

On retrouve une variante de cette phrase sur un tableau, par Pieter Coecke van Aelst, de la Lucrèce Romaine, qui préféra se suicider plutôt que d’être violée (« Satius est mori.. »). Le vieillard perd alors toute référence religieuse et personnifie plutôt la sagesse antique gourmandant la jeunesse moderne.

La composition était donc suffisamment versatile pour être personnalisée selon le commanditaire.


1530-40 ca_Vanitas_met_luitspelende_vrouw_en_man_met_schedel_en_spiegel_-_ABM_s120_-_Museum_CatharijneconventKatharijneconvent, Utrecht 1540 ca La jeune femme et le Temps Sud des Pays Bas Katharijneconvent UtrechtKatharijneconvent, Utrecht 1540 ca La jeune femme et le Temps cercle de Pieter Coecke van Aelst coll part image rdkCercle de Pieter Coecke van Aelst, collection particulière, image rdk

La luthiste et le Temps, vers 1530-40

 

Te voyant belle dans le miroir, prend en considération la forme
Placée derrière toi, qui dénote que tu n’es rien.

Formosam speculo te cernens, respice formam
A Tergo positam quæ notat esse nihil

Comparée à l’intransigeance de la variante précédente, celle-ci, dont on ne connaît pas l’original, fait figure de message d’espoir. La calvitie du viellard est masquée par un couvre-chef, la partition a disparu et la composition a été inversée, de manière à ce que le sens de la lecture corresponde avec la narration : la musicienne, qui remarque enfin le crâne dans le miroir, fait de la main droite un geste de terreur.

Le texte souligne la trouvaille : le miroir, enfin utilisé comme rétroviseur pour voir la forme « a tergo positam », montre désormais la tête de mort à la luthiste. L’homme barbu était autrefois interprété comme un magicien oriental, on considère maintenant qu’il s’agit du père Temps, une personnification plus édulcorée et bienveillante que le vieillard saturnien avec sa faux et son sablier.



1540 1600 La jeune femme et le Temps coll part image rdk

La jeune femme et le Temps, 1540-99, collection particulière, image rdk

Cette version, dont le miroir et l’inscription ont été tronqués, est nettement plus explicite : la luthiste a la poitrine nue et la pomme du péché est posée sur sa table de toilette.



1570 ca Death and the Maiden ecole anglaise Hall's Croft Stratford-upon-Avon

La Mort et la jeune fille (Death and the Maiden)
Ecole anglaise, vers 1570, Hall’s Croft, Stratford-upon-Avon

Cette reprise anglaise tardive semble jouer sur les deux registres : la partition est revenue et la jeune fille contitue à jouer sans regarder dans le miroir, mais sans non plus provoquer du regard le spectateur. On a l’impression d’un dernier instant d’insouciance, juste avant de basculer dans l’horreur du reflet fatal. C’est en tout cas ce que sous-entend l’inscription :

La mort est la limite ultime des choses
Horace, Epitres 1,16,79

Mors ultima linea rerum est


1540 Ambrosius Benson attr coll part image rdk
La coquette et l’homme au crâne
Ambrosius Benson (attr), vers 1540, collection particulière, image rdk

Cette dernière variante, dont on ne connaît que ce seul exemplaire, rompt avec les formules précédentes. La femme n’a plus de luth, et tient à la place le miroir : ce n’est pas une musicienne, mais bien une coquette. Et l’homme dans la force de l’âge n’a rien d’une allégorie : c’est un admirateur, ou un client, ou plus probablement un souteneur, qui n’a aucun intérêt à la rédemption de la fille. Aussi cache-t-il le crâne dans son dos, de sorte qu’elle est obligée de se retourner, ainsi que le lui conseille le cartouche. Le texte a en effet été subtilement modifié pour entériner ce renversement de situation :

devant le miroir tu te vois belle, regarde en arrière ce qui pourrait être : la même forme, ce qui dénote que tu n’es rien.

te speculum ante vides formosam respice quid sit est equidem formam quod notat esse nihil

Le texte prend ici l’impératif « respice » au sens littéral (regarde en arrière), tandis que dans la formule précédente il l’entendait dans son sens plus général (prends en considération).

L’absence de signature et de datation rend cette chronologie très hypothétique, mais il est clair que la version du « rétroviseur contrarié » (respice quid sit est) suppose connue la version la plus courante, celle du « rétroviseur » efficace (respice formam).


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Le rétroviseur impuissant (SCOOP !)

Dans la seconde moitié du XVIème siècle, la maîtrise des positions dans l’espace permet à plusieurs artistes, notamment hollandais, d’affronter le thème de manière optiquement réaliste et symboliquement novatrice.


1569 Jan van der Straet La Moderation desarmant la Vanite (C) RMN Louvre photo Jean-Gilles Berizzi
La Modération désarmant la Vanité
Jan van der Straet (Stradanus), 1569 (C) RMN Louvre, photo Jean-Gilles Berizzi

Sachant que le joug est l’attribut de la Modération, cette allégorie malicieuse (réalisée à Florence) peut très facilement se retourner dans tous les sens : le titre traditionnel du tableau était d’ailleurs l’inverse, La Vanité désarmant la Modération.

Pour Sylvie Beguin [66], tenante du nouveau titre, la Modération est la femme habillée qui vient de transmettre son joug à la Vanité, la femme nue qui se reflète dans le miroir et dont les accessoires inutiles viennent de tomber sur le sol.

Mais le tableau pourrait aussi être interprété comme l’Amour profane (la femme nue, soumise à la mort) et l’Amour sacré (la femme vêtue). Jacques Foucart [67] remarque que néanmoins, c’est bien cette femme vêtue qui porte les bijoux luxueux caractéristiques de la Vanité, tandis que le geste de pudeur (?) de la femme nue (la main cachant le sein) la remettrait dans le camp de la Modération. Le tableau serait en définitive une

« représentation de la Vanité transfigurée par la Modération… une figuration en quelque sorte dédoublée de la même vertu de modération. »

Je m’en tiens pour ma part à une lecture plus carrée, où chaque entité porte bien ses attributs conventionnels :

  • La Modération, identifiée par son joug, foule d’un pied les colifichets de la Vanité tombés en désordre sur le sol ( colliers de perle et d’or, fiole de parfum, fleurettes).
  • La Vanité, identifiée par son paon et par son miroir, regarde d’un oeil ironique cette « modération » si peu modérée qu’elle lève la cuisse en se tâtant le sein. Avec le même geste sensuel (doigts écartés en V), elle tâte derrière elle le coussin du lit sur lequel elle projette d’entraîner sa compagne, juste au dessus du couple de pigeons qui montre ce qui va se passer.

Ainsi est réhabilité le titre traditionnel du tableau : la Vanité désarmant la Modération (pour la mettre dans son lit).

Le squelette est à mon avis à comprendre avec un brin d’humour, dans le même esprit transgressif : relégué dans la ruelle, à l’emplacement favori du cocu, il observe ce couple de femmes affriolantes et tente de se faire voir dans un rétroviseur bien inutile, puisque personne ne s’intéresse à lui. Le miroir fatal fournit ici l’alibi moral permettant de montrer le tableau aux spectateurs innocents (et aux commentateurs trop sérieux)

Opnamedatum: 2013-05-23
Un couple menacé par le Temps et la Mort (Paar bedreigd door Vader Tijd en de dood )
Hieronymus Wierix, 1577-1619,Rijksmuseum

Le Temps, volant avec sa faux de moissonneur au dessus d’un champ moissonné, couronné de fruits et d’épis, atterrit devant un couple pour déposer un miroir, dans lequel on ne voit que la femme. Une bonne traduction de la légende est indispensable pour préciser de quel couple il s’agit, et comprendre les subtilités de l’image.


La Volupté, ce mal doux dont le Temps et l’Erreur
Hâtent le sort, en emporte plusieurs dans ses hameçons,
Et effémine les membres par des herbes plus intenses que la mandragore.

Luxuries predulce malum cui tempus et error
Accelerant fatum, multos imexuit hamis,
Membraque circaeis effeminat acrius herbis

Ainsi le Temps tente d’avertir la Volupté de sa fin prochaine, mais le miroir ne lui renvoie qu’elle même. Le partenaire qui la rassure en lui désignant ce reflet partiel n’est autre que l’Erreur.

Le dernier vers, qui n’a pas de rapport avec l’image, est une allusion à un passage connu de Claudien sur la Volupté :

La Volupté, ce doux mal, toujours soumis
A l’empire du corps, émousse l’esprit par son brouillard
Et effémine les membres par des herbes plus intenses que la mandragore.

Claudien, Eloge de Stilichon (De consulatu Stiliconis)

Luxuries : predulce malum que dedita semper
Corporis arbitriis, ebetat caligine sensus
Membraque circaeis effeminat acrius herbis



1575-1600 Le Miroir du temps Jacob de Backer, coll part

Allégorie de la transcience de la beauté terrestre et de l’amour,
Jacob de Backer (attr) , 1575-1600, collection particulière (Sotheby’s, 5 octobre 1995)

Ca tableau reprend la même composition en format portrait, d’où l’adjonction de Cupidon portant le cartouche : l’inscription est la même mais rendue plus difficile à comprendre par les abbréviations et l’absence de ponctuation. Les gestes aussi sont moins clairs, puisque c’est le Temps qui désigne le reflet à la Volupté, son partenaire restant passif.

Le tableau est probablement une élaboration malicieuse à partir de la gravure, destinée à fournir un double niveau de lecture :

  • pour les non latinistes : un couple menacé par le Temps et la Mort ;
  • pour les latinistes : la Fin prochaine de la Volupté, hâtée par le Temps et l’Erreur.



1617 Cornelisz. van Haarlem Allegory on the Brevity of Life Statens Museum for Kunst Copenhagen

Allégorie de la Brièveté de la Vie
Cornelisz van Haarlem, 1617, Statens Museum for Kunst Copenhagen

Au siècle suivant, Cornelisz van Haarlem ne s’embarrasse plus de citations savantes et de reflets compliqués : il place un couple légitime, dans l’ordre marital ordinaire, en sandwich entre un père Temps désolé de leur annoncer la mauvaise nouvelle, et une Mort qui lève déjà sa flèche. Le rétroviseur ici ne crée pas d’effet de surprise ou de sens : bien au contraire, il contribue à édulcorer le tragique. Pas de crâne dans le reflet, et l’ensemble ressemble à une conversation sur le temps qui passe, entre gens de bonne compagnie.


Floris van Schooten Allegorie du Temps, de la Vie et de la Mort coll part
Allégorie du Temps, de la Vie et de la Mort
Floris van Schooten, après 1617, collection particulière.

Dans cette reprise bienséante, cet autre peintre de Haarlem rhabille le couple et inverse la composition de Cornelisz tout en signant au même endroit : sur le rocher.

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Le rétroviseur banalisé

1606 Beholde your glory printer John Windet
Contemple ta gloire (beholde your glory)
Marque d’imprimeur de John Windet, 1606

On voit ici clairement l’effet rationalisant du rétroviseur qui évite le problème du reflet en vue directe : un seul crâne pour plusieurs personnages.


1638 Meisner,Sciographia Cosmica. Das ist Newes Emblematisches Buchlein Volume 7 G 66
La Ville de Tolède
Meisner, Sciographia Cosmica. Das ist Newes Emblematisches Buchlein, edition de 1638, Volume 7, G 66

Cette curieuse encyclopédie ajoute, au premier plan de la vue de chaque ville, une allégorie morale assortie. Pour Tolède, c’est son université qui est honorée par l’image de la femme au rétroviseur, prise ici comme image de la Science et de la Prudence :

Toute la vie du savant  est une méditation sur la Mort

La vie entière du prudent est une méditation sur la Mort

Tota vita sapientis est meditatio mortis.

Integra prudentis vita est meditatio mortis.


Le squelette anatomique, avec son cadran solaire, précise comment s’y prendre :

D’ici il faut observer chaque heure, chaque minute, chaque jour.

Quaeuque observanda hinc hora, minuta, dies


1683 Antonio Domenico Triva Allegorie der Selbsterkenntnis Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen
Allégorie de la Connaissance de Soi (Premier état)
Antonio Domenico Triva, 1683, Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen

C’est ici Minerve qui montre le miroir, posé sur le sphinx (l’Enigme) et portant la chouette (la Connaissance). L’Homme mûr, dont la face est cachée en vue directe comme dans le reflet, est enseigné en latin par Socrate :

Connais-toi toi-même

Nosce te ipsum


Au mur, un tableau montre un vieillard assis lui-aussi devant un miroir, auquel le Temps donne ce bon conseil :

Quoi que tu fasses, fais-le modestement, et considère la fin

quiquid agis, pudenter agas, respice finem

Comme souvent, « respice finem » est aussi à prendre au sens propre : « regarde derrière toi la fin ».

C’est alors qu’on découvre à l’extrême-gauche le squelette, derrière trois faux amis superposés qui tentent de le masquer, et doivent être, de bas en haut, l’Envie (avec ses serpents), la Calomnie (qui hurle à l’oreille) et l’Inconscience de la jeunesse (l’Adolescent bouclé qui se tâte le coeur tandis que la main d’os caresse déjà ses cheveux).



1683 Antonio Domenico Triva Allegorie der Selbsterkenntnis Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen detail
A l’aplomb de l’Homme mûr, la tête de Janus résume son évolution :

  • du côté tourné vers le Passé, un visage jeune, une vaine flûte, et un monstre au mains crochues ;
  • du côté tourné vers l’Avenir, un visage barbu, les instruments de la Connaissance (livre, té, sphère, compas, fil à plomb) et le sphinx aux pattes de lion.



1683 Antonio Domenico Triva Allegorie der Selbsterkenntnis Institut fur Kunstgeschichte der LMU Munchen putti
Les trois putti de droite, au delà du miroir de la Connaissance, évoquent probablement l’ignorance enfantine. Ils se livrent à des occupations futiles : tirer sur un fil attaché à son gros orteil, examiner son pied dans la pose du spinaire, tenir au dessus de la tête un objet indéfinissable. La signification précise de ces gestes ne devait pas être indispensable à l’interprétation puisque, dans le second état de la gravure, tronquée sur la droite, le putto debout a disparu.

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Le rétroviseur modernisé

1898, Edmund J. Sullivan La Verite et le Prince des mensonges Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 photo George P. Landow
La Vérite et le Prince des mensonges
Edmund J. Sullivan, 1898, Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 (photo George P. Landow)

Le miroir est ici l’attribut de la Vérité. Orienté comme il convient, il montre au lecteur le vrai visage du Chevalier.

1900 ca The Critic Herbert Cole,
Le critique
Herbert Cole, vers 1900

Un squelette tenant un long fume cigarette et un catalogue s’approche par derrière d’une belle femme s’admirant devant un bouquet de roses. Le vieux thème de la Coquette et la Mort est ici subverti, par la simple inscription « The critic » du verso, en une critique de la Critique, qui s’attaque sournoisement à la Beauté, pour la détruire.


1900 ca Le sphinx Herbert Cole
Le sphinx,
Herbert Cole, vers 1900

Dans ce dessin, peut être conçu en pendant, Cole reprend les mêmes éléments, mais en les composant différemment. Le sphinx ailé, à la grecque, qui ornait le grand miroir, se trouve maintenant, à l’égyptienne, dans le paume de la femme pensive. Le miroir du fond, qui ne montrait rien, révèle maintenant au lecteur ce qui l’attend s’il s’approche de la femme fatale ; et les roses sont passées du mur à la table, posées maintenant devant le crâne comme un bouquet sur une tombe.

Le bijou qui pend comme un pendule à la verticale du globe s’oppose dans doute à la volute de fumée qui monte de la cassolette pour effleurer le hublot du miroir. La femme au sphinx, coiffée du pétase ailé d’Hermès, incarne ici le Mystère, entre la pesanteur de la Vie et la légèreté de la Mort.


Herbert Cole The sphinx Form a monthly magazine containing poetry, sketches new ser. volume 1 (1921-22). p 25
Le sphinx
Herbert Cole, paru dans « Form; a monthly magazine containing poetry, sketches, » nouvelle série, volume 1 (1921-22). p 25

A noter cette autre composition de Cole sur le thème du Sphinx , qui scrute les mystères du Cosmos tandis que l’Humanité s’amuse.

1976 February Our Fighting Forces No164,
Les perdants (The losers)
Couverture pour Our Fighting Forces N°164, février 1976

Le miroir fonctionne ici en rétroviseur ironique, mais à l’intention du lecteur seulement :

  • « – Nous avons réussi, ramenons le miroir sacré en ville… »
  • « – Oui, pas un seul allemand en vue ! »

 



4C Dans le rétro… le Diable

 

La Coquette du Ritter von Turn

1493 Durer Die eidle Frau Illustration pour Ritter von Thurn
Illustration pour « Der Ritter von Turn von den Exemplen der Gotzforcht vnd Erberkeit »,
Marquart von Stein, imprimé à Bâle par Michael Furter, 1493 (bois attribué à Dürer)

 

« D’une noble dame qui se tient devant un miroir, se brossant, et qui voit dans le miroir le Diable qui lui montre son derrière ».

« Von eyner edlen frowen wie die vor eym spiegel stund, sich mutzend vnnd sy jn dem spiegel den tüfel sach jr den hyndernzeigend »

La gravure illustre l’histoire d’une dame qui faisait attendre les paroissiens parce qu’elle mettait trop longtemps à se pomponner avant la messe :

D’une dame qui mestoit le quart du jour à appareiller
….Et si comme il pleust à Dieu, si comme pour exemplaire, ainsi comme elle se miroit à celle heure, elle vit à rebours l’ennemy ou mirouer qui lui monstroit son derrière, si lait, si orrible, que la dame issy hors de son sens comme demoniacle ; sy fut un long temps malade, et puis Dieux luy envoya santé, et se chastia si bien que elle ne mist plus grand paine à soy arroyer ne estre sy longue, mais mercya Dieu de l’avoir ainsi chastiée.
Geoffroy de La Tour Landry, Livre pour l’enseignement de ses filles, chap XXXI

Tout en suivant fidèlement le texte, l’image va plus loin que lui : elle fait du postérieur du diable une sorte d‘anti-visage féminin, où les cheveux sont remplacés par la queue, et tous les charmants orifices par la béance affreuse de l’anus.

« En permutant le haut et le bas, le miroir reflète un sexe qui montre son vrai visage, celui du désir débridé et obscène ; la belle devenue bête découvre son double menaçant, cet Autre inséparable de soi, témoin qui regarde et qui ricane créé par la conscience coupable ». [68]

Le livre étant imprimé à Bâle, il est plus que probable que cette trouvaille est un clin d’oeil au rétroviseur de la célèbre Danse macabre de la ville.


1538, Strasbourg Ritter von Thurn
Illustration pour « Der Ritter von Turn », Strasboug, 1538

Quarante ans plus tard, l’édition strasbourgeoise reprend la même idée d’une manière plus séante, en supprimant l’anus béant.



1564 Frontispice Ludwig Milichius (Milch), Der Zauber Teuffel Frankfurt gallica

Frontispice pour Der Zauber Teuffel (Le Diable magicien)
Ludwig Milch, 1564 Francfort

La figure du diable montrant son cul dans le miroir marque durablement les esprits, puisqu’on la retrouve dans cette composition , sans nécessité optique. Le magicien brandit à côté sa propre spécialité, un diable dans une fiole.


1580-1600 Le miroir est le vray cul du diable anonyme
Le miroir est le vray cul du diable
Anonyme, 1580-1600

Cette gravure confirme que l’analogie de forme s’était hissée jusqu’à une sorte de dicton, illustré ici par la chatte à l’anus proéminent. La fonction de rétroviseur est soulignée en haut de la gravure, par l’exhortation que la coquette adresse à ses semblables :

« Le fou et moi l’un à l’autre ressemblons.
Tournez vous : le miroir montre ce que nous sommes »

Le texte du bas condamne les excès de la mode (fraises, touffes, perruques) qui ne sont que des signes de bêtise.



1569 ‘Of Pride’ Stephen Batman, A Christall Glasse of Christian Reformation (LUNA Folger Digital Image Collection)

L’Orgueil
Stephen Batman, A Christall Glasse of Christian Reformation, 1569 (LUNA Folger Digital Image Collection)

Dans cette image édulcorée, le diable ne se présente plus à reculons. Le reflet suggère que la femme voit la main griffue, mais s’en moque. Le texte en dessous explique les détails :

« La femme signifie l’orgueil ; le miroir dans sa main la flatterie ou la tromperie ; le diable derrière, sa tentation ; la tête de mort sur laquelle elle pose le pied, signifie l’oubli de la vie à venir, d’où vient la destruction. »


Le fou repentant Wahrmund Jocoserius, Wolgeschliffener Narren-Spiegel, 1730, dessin de Wilhelm Stettler, gravure de Caspar Merian
Le fou repentant, Wahrmund Jocoserius, Wolgeschliffener Narren-Spiegel, 1730,
dessin de Wilhelm Stettler, gravure de Caspar Merian

Dans ce retournement de situation, le diable armé d’un éventail vient en personne exhorter la coquette à se repentir :

Je ne parle ici que des fous
Mais la femme aussi a un grain
Alors elle mérite une place.
Sont-ils égaux dans la repentance ?
On trouve les hommes à côté
pas exempts de cette faiblesse.

Ich rede hier zwar nur von Narren
doch hat ein Weibsbild einen Sparren
so schicket sie sich gleichfalls her
Sind sie dem Aufbuß gleich ergeben
findt man die Männer doch daneben
von dieser Schwachheit auch nicht leer.



4D Dans le rétro… autre chose

1509-18 Prudence Stalle provenant du chateau de Gaillon, Basilique de Saint Denis detail 1509-18 Prudence Stalle provenant du chateau de Gaillon, Basilique de Saint Denis detail

La Prudence
Stalle provenant du château de Gaillon, 1509-18, Basilique de Saint Denis ( [69], fig 154)

Le miroir de la Prudence reflète, autour de la Croix, trois instruments de la Passion : l’échelle, le fouet et les pièces d’argent.



1453-54 Ethiques d'Aristote Livre II. Les vertus theologales et les vertus cardinales. BM Rouen, Ms I 2 fol 14v

La Prudence
Ethiques d’Aristote Livre II. Les vertus théologales et les vertus cardinales, 1453-54, BM Rouen, Ms I 2 fol 14v

Pour Cécile Meneau d’Anterroches [69], ce détail, parmi de nombreux autres, permet de rapprocher les vertus de Gaillon de celles du manuscrit de Echevins de Rouen. Dans les deux cas, il s’agit de souligner qu’un des aspects de la Prudence est de préparer à sa propre mort, en prenant exemples sur celle du Christ (dans le manuscrit, la Prudencetransporte en plus un cercueil posé sur sa tête, et tient un autre de des attributs courants, le crible).

Le transfert des instruments de la Passion, de l’écu au reflet, résulte d’un souci de concision graphique, mais aussi d’un évolution notable, en trois-quarts de siècle, de la symbolique du miroir : l’attribut passif de la Prudence est devenu un instrument de piété et de méditation.


1470 ca Quatre vertus cardinales de Martinus Bracarensis, traduit par Jean Courtecuisse Chantilly, Musee Conde, 0282 (0491) fol 240vQuatre vertus cardinales de Martinus Bracarensis, traduit par Jean Courtecuisse,
vers 1470, Chantilly, Musée Condé, MS 0282 (0491) fol 240v

Cette formule funéraire de la Prudence (cercueil et instruments de la Passion) est ici clairement expliquée par les vers de l’écriteau :

De bonne coustume s’amort (se mortifie)
Qui pense souvent à sa mort
En beau miroir sa face mire
Qui son estat voit et remire,
Mémoire de la Passion,
Targe (écarte) mâle tentation.
Discrétion (discernement) est ou gredier (crible)
Quant du grain retrait le paillier (enlève la paille)
Ce n’est que peine et décevance
D’amasser planté de chevance (quantité de biens)».

La Prudence est clairement présentée comme l’antithèse de la coquette : son miroir la protège des hommes, elle discerne le bien et le mal et méprise les pierres précieuses de son sac.


1525 ce Anton Woensam La femme ideale
La femme « idéale » (Ein weyse Frauwen)
Anton Woensam, vers 1525

On retrouve la même idée dans cette gravure allemande contemporaine : La croix qui apparaît dans la miroir transforme l’attribut de l’Orgueil en objet de piété :

« Je mépriserai l’orgueil et me regarderai dans ce miroir, par qui Dieu nous a rachetés. Que toute femme fasse ainsi, c’est mon conseil. »

Comme on pouvait s’y attendre, le cadenas sur la bouche évite les paroles « nuisibles ou blessantes pour l’honneur d’autrui ». A l’inverse, la clé sert à ouvrir les oreilles aux paroles de Dieu. Les serpents autour de la taille protègent la femme honnête « du poison du scandale, de l’amour mauvais et du jeu honteux ». Les pieds n’ont rien de diabolique : ce sont des sabots de cheval, permettant d’être « inébranlable dans l’honneur et ne pas tomber dans le péché » [70]


1550-55 Cornelis Anthonisz. Theunissen l'homme sage et la femme sage British Museum
L’homme sage et la femme sage
Cornelis Anthonisz. Theunissen, 1550-55, British Museum

La gravure a été reprise telle quelle dans cette figuration du couple idéal : l’homme ne regarde pas pas la Croix dans le reflet, mais la porte en collier sur son coeur.


La vue, serie Quinque Sensuum Figurae 1599 Crispijn de Passe Cologne

La Vue, dans la série Quinque Sensuum Figurae,
Crispijn de Passe, 1599, Cologne

 

Fais confiance, mais à qui ? Regarde…

FIDE , SED CUI , VIDE


En vue directe, le spectateur voit une chouette sur l’épaule de l’homme. Dans le rétroviseur, la belle comprend qu’il s’agit d’une farce (Eul in Spiegel) et fait les cornes au plaisantin.

Le petit oiseau, mon frère Iokel, ment en réjouissant tes yeux. Il ne fait pas trop confiance à la « chouette dans le miroir » , celui qui veut rester lucide.

Das Vöglin , bruder Iokel mein, treugt und erfreut die Augen dein. Der Eul in Spiegel trau nicht zu vil, wer ungenarret werden wil.


Samuel van Hoogstraten Frontispice pour Der roomschen Uylen-Spiegel 1671, Amsterdam
Samuel van Hoogstraten, Frontispice pour Der roomschen Uylen-Spiegel, 1671, Amsterdam

Dans cet ouvrage satirique du pasteur de Dordrecht Jacobus Lydius, le personnage traditionnel Till Eulenspiegel (littéralement Chouette-Miroir) exerce ses malices à l’encontre de l’Eglise catholique : le moine, devant la chouette facétieuse qui lui apparaît dans le miroir, se transforme en volatile et s’élève terrorisé dans le ciel.


Références :
[59] Susanne Warda , « Dance, music and inversion : the reversal of the Natural Order » dans « Mixed metaphors : the Danse macabre in Medieval and early modern Europe » edited by Sophie Oosterwijk and Stefanie Knöll, p 90
[59a] Dans les pays germaniques, des femmes sont mêlées aux hommes dans la Danse macabre du Grand Bâle (dès 1440) ; quelques personnages féminins (impératrice, noble dame, nonne, mère) sont cités dès 1443-49, dans un court texte bilingue latin-allemand, non illustré (Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 314). Voir la transcription dans W.Fehse, « Der Ursprung der Totentänze », 1907 https://digital.ub.uni-duesseldorf.de/ulbdsp/periodical/pageview/10560300?query=cesarissa
[60] Pour une vue d’ensemble des deux Danses, voir le très riche site de Martin Hagstrøm http://www.dodedans.com/Dparis.htm
[62] Texte de « Der Jüngere Todtentanz » http://www.dodedans.com/Efiguren36.htm
[64] Besonders meublirt und gezierte Todten-Capelle, par Abraham a Sancta Clara, 1711 http://www.dodedans.com/Dnatmus06.htm
[65] Métamorphoses, XIII ligne 900 à XIV ligne 75 http://bcs.fltr.ucl.ac.be/META/13.htm
[66] Sylvie Béguin Le XVIe siècle florentin au Louvre, p 52
[67] Jacques Foucart, Nouvelles acquisitions du Département des peintures (1980-1982), Volume 1, 1983, p 32
[68] Sabine Melchior-Bonnet, Le miroir, p 206
[69] Cécile Meneau d’Anterroches, Georges Ier d’Amboise humaniste – Les stalles du château de Gaillon, dialogue des sibylles et des vertus, fig 154 http://theses.fr/2020NORMR058
[70] Pour la traduction de l’ensemble des textes, voir https://germanhistorydocs.ghi-dc.org/sub_document.cfm?document_id=3711

Lumières sur la pierre

5 août 2023

Quelques jeux de lumière méconnus, à peine l’amorce d’un thème…

Jeux de lumière dans l’Annonciation de Gand (SCOOP !)

Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) annonciation
L’Annonciation (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432

De cette oeuvre très riche, nous n’allons ici approfondir qu’un seul thème, souvent négligé : celui de la lumière. Pour une analyse de la composition d’ensemble du retable fermé, voir 1-2-1 Le retable de l’Agneau Mystique (1432).


Les deux éclairages

Tous les commentateurs ont noté que deux éclairages vont en sens inverse :

  • dans l’espace en arrière-plan, le soleil est assez bas à gauche, comme le montrent les ombres portées des maisons dans la rue ;
  • à l’intérieur de la maison de la Vierge, il n’y a pas d’éclairage propre (excepté la petite fenêtre latérale au dessus du livre ) : la lumière dans les quatre pièces vient de la droite, comme le montre le reflet sur le bassin ; et l’ombre du cadre sur le sol prouve que cette lumière vient de l’extérieur du retable : c’est celle de la chapelle dans laquelle il était présenté.



PM_007472_B_Gent
La chapelle du donateur Voost Vijdt est la première à droite, à l’entrée du déambulatoire de la cathédrale Saint Bavon. Ainsi la lumière naturelle, qui baigne à la fois la chapelle et la maison de Marie, vient du Sud.

Ce qui implique que la lumière à l’arrière-plan du tableau est une lumière impossible, venue du Nord ( [1], p 211 note 89).

Le premier effet de ce double éclairage est de situer la maison de Marie, ici-bas, comme une extension spatiale de la chapelle ; tandis que la ville de l’arrière-plan, malgré son apparence flamande, baigne dans une lumière surnaturelle.



reflectie raam in broche OMG engel
Ce souci de continuité spatiale apparaît aussi dans le retable ouvert : ainsi cette pierre précieuse, sur la broche d’un des anges musiciens, reflète directement la verrière de la chapelle Vijdt.


Une dissymétrie discrète

Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) annonciation

Le panneau de l’Ange et le panneau de la Vierge s’étendent à l’arrière sur une petite pièce obscure, visible derrière une fenêtre géminée, portée par une colonne elle aussi géminée. La colonnade se poursuit sur le second panneau, où la double arcade ouvre directement sur la rue. Le troisième panneau fait en revanche exception : il interrompt la colonnade pour présenter, sur une mur clos, un porte-serviette et une niche-lavabo, juste percée par une petite fenêtre en trilobe. Seul à ne pas montrer la ville et à rompre la régularité de l’architecture, ce pan de mur revêt une valeur sacrée : on peut y voir le lieu où la Trinité s’exprime, entre la blancheur de la serviette et la pureté du bassIn.

On remarquera une seconde brisure de la symétrie : tandis que le panneau de l’Ange est fermé à gauche par un mur, celui de Marie se prolonge à droite sur son oratoire, avec le placard et le livre.


Le véritable centre de l’Annonciation (SCOOP !)

On gagne beaucoup en abandonnant cette symétrie toute relative, en laissant de côté l’Ange, et en recentrant l’analyse de l’Annonciation autour du panneau trinitaire.



Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) detail
Une évidence peu (jamais ?) commentée apparaît alors :

  • la double colonne de gauche se trouve en pleine lumière, éclairée par la lumière d’ici-bas ;
  • la double colonne de droite est en revanche dans une zone d’ombre tout à fait surnaturelle, puisqu’elle est nettement en dehors de l’ombre portée de la Vierge.

L’explication est que celle-ci représente l’ombre divine, juste avant qu’elle ne recouvre Marie au moment de la conception :

« L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. C’est pourquoi le saint enfant qui naîtra de toi sera appelé Fils de Dieu. » Luc 1,35


Une invitation à la rotation

Tout le monde a remarqué que les deux inscriptions, comme c’est assez quelquefois le cas dans les Annonciations, vont en sens inverse ; mais on n’a pas vu qu’elle servent aussi, très astucieusement, à désigner les deux fenêtres :

  • la salutation de l’Ange, destinée à être lue depuis la Terre, se termine sur la colonne lumineuse par les mots « dominus tecum » (le Seigneur avec toi) ;
  • la réponse de Marie, destinée à être lue depuis le Ciel, se termine sur la colonne sombre par les mots « ancilla domini » (la servante du Seigneur).

Ce jeu de rotation mérite également d’être appliqué aux colonnes, de manière à ce que l’élément le plus volumineux fasse office de chapiteau, et l’autre de socle :

Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) colonnes

Il n’est pas trop difficile de comprendre que ces deux colonnes dont la base est en haut, toutes deux accompagnés par le mot « Seigneur », donnent la signification des deux fenêtres :

  • celle dont la colonne est lumineuse représente « Le Seigneur dans le Ciel », autrement dit l’Age de l’Ancien Testament (sub lege), entièrement accompli ;
  • celle dont la colonne est encore obscure représente « Le Seigneur sur la Terre », autrement dit l’Age du Nouveau Testament (sub gratia) qui est sur le point de commencer.



Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) detail rue
Le monde de l’Ancien Testament est un monde en blanc et noir, en bien et en mal, où la lumière découpe sur le sol des ombres tranchées comme les créneaux : toutes les maisons et tous les humains sont encore dans l’ombre, celle du Péché originel.



Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) detail taches
Le monde où le Nouveau Testament est en train d’advenir en est comme le négatif : un monde entièrement sombre où émergent seulement deux lumières :

  • la carafe d’eau pure, autrement dit la Vierge ;
  • la projection en minuscule, sur le pierre, de la colonne sombre : autrement dit l’embryon du « Seigneur sur la Terre ».


Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) annonciation schema
La scénographie mise au point par Van Eyck se révèle extrêmement robuste et logique :

  • la lumière surnaturelle (en bleu) croise la lumière naturelle (en jaune) ;
  • les trois Personnes se répartissent de part et d’autre du panneau de la Trinité :à gauche le Père et à droite le Saint Esprit et le Fils (en bleu) ;
  • la frontière entre les deux âges (en blanc) passe entre :
    • la serviette qui peut essuyer mais pas laver (Ancien Testament) ;
    • l’eau baptismale, qui dissout véritablement le Péché Originel (Nouveau Testament).


Une première nature morte de statues

Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) deux saints jean
Saint Jean Baptiste et Saint Jean Evangéliste (détail de l’extérieur)
Van Eyck, Polyptique de Gand, 1432

Avant de passer à d’autres « natures mortes » du même type, arrêtons-nous sur les statues des deux Saint Jean, juste en dessous de l’Annonciation :

  • elles sont éclairées par la droite, comme l’ensemble du retable ;
  • le haut des niches, voûté en arc, est vu depuis la ligne de séparation des volets ;
  • le socle octogonal, identique de part et d’autre, est vu en revanche depuis le centre de chaque panneau.



Ghent_Altarpiece_(closed,_after_restoration) annonciation perspective
Rappelons que Van Eyck ne pratique pas une perspective unifiée avec un seul point de fuite  ; mais une perspective empirique, à plusieurs points de fuite, tous situés sur la verticale centrale.

Le fait d’avoir dupliqué les socles des deux Saint Jean est une facilité de dessin qui enfreint discrètement cette règle.



Les reflets sur le marbre, dans l’Annonciation de Madrid

1433 - 1435 Van Eyck Annonciation (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid socles
Annonciation
Van Eyck, 1433 – 1435, (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid

Cette Annonciation, que l’on estime un peu postérieure, constituait probablement l’extérieur d’un retable perdu. Rappelons que les retables flamands étaient fermés durant le Carême, en signe de deuil : d’où la grisaille, qui répondait aussi à une nécessité de conservation : les couleurs, très onéreuses, étant protégées à l’intérieur.

Il s’agit ici moins d’une grisaille que de la représentation en trompe-l’oeil d’un groupe sculpté, placé en avant des deux portes, et d’inscriptions incisées dans les deux linteaux. L’impression de relief est accentuée par trois trucs :

  • l’aile de l’ange crève l’écran, en projetant son ombre sur le montant ;
  • les deux socles débordent partiellement sur le cadre, peint lui-aussi en trompe l’oeil pour imiter un marbre brun ;
  • le fond des niches est constitué d’un marbre noir, sur lequel apparaît le reflet atténué des deux personnages (et même de la colombe).

Rudolf Preimesberger ( [2], p 39) , a qui l’on doit l’analyse la plus approfondie de ce diptyque, pense que Van Eyck connaissait la loi de la réflexion (via le théologien anglais John Peckham) et qu’un des objectifs de ce diptyque « expérimental » était de la mettre en évidence.

On remarquera que l’éclairage vient de la droite, comme dans l’Annonciation de Gand. Comme ce diptyque de petite taille était portatif, il n’y a pas de raison que Van Eyck ait choisi cet éclairage inhabituel pour l’adapter à l’éclairage ambiant. En fait, comme le note Preimesberger, il n’avait pas d’autre choix, compte tenu de trois contraintes :

  • placer l’ange à gauche par rapport à Marie (sa position de loin la plus courante dans les Annonciations) ;
  • faire sortir son aile en avant du cadre ;
  • faire apparaître son reflet.

Un éclairage venant de la gauche aurait superposé l’ombre de l’ange à son reflet, alors que l’objectif de van Eyck était justement de confronter ces deux types de dédoublement :

« Ce n’est que par ce moyen que les deux flanquent la statuette comme des attributs – tous les deux des umbrae, images dérivées de la réalité tridimensionnelle et de la vérité physique de la figure, toutes deux prouvant sa réalité. Car quel pourrait être l’intérêt fonctionnel de cette remarquable démonstration d’image-ombre et d’image-miroir de part et d’autre de la sculpture peinte, si ce n’est d’ajouter encore une fois un poids emphatique au rilievo ! Il s’agit ici de l’argument esthétique …selon lequel la statuette feinte est si « réelle » qu’elle est non seulement capable de projeter une ombre mais même d’être réfléchie. Et ce n’est pas un hasard si l’image-miroir, délibérément affaiblie, n’est qu’un reflet ténébreux. Cet « ydolum » à côté de la statuette est non seulement plat et inversé, mais d’autant plus atténué par le choix d’un miroir noir. Le fait qu’elle soit si ostensiblement une image accentue, comme en repoussoir, le réalisme de la statuette. » ([2], p 42)



Ainsi, selon Preimesberger, van Eyck s’incrit directement ici dans le débat du « paragone », qui met en concurrence la sculpture et la peinture quant à la représentation du réel (voir Comme une sculpture (le paragone)).


1433 - 1435 Van Eyck Annonciation (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid socles
Très judicieusement, Preimesberger remarque que les socles octogonaux ne sont pas symétriques, mais vus tous deux depuis la droite : ainsi le socle de l’Ange est fait pout être vu depuis le centre du diptyque, et celui de Marie depuis le bord droit du diptyque. Preimesberger se perd alors dans un raisonnement peu clair, selon lequel ceci prouverait que le dyptique n’était pas présenté à plat, mais posé selon un certain angle.

Pour moi, il faut simplement conclure que van Eyck affrontait les difficultés une à une :

  • dans les statues de Gand, les deux socles octogonaux étaient vus de face ;
  • dans celles de Madrid, les socles octogonaux sont vus de biais : ceci pour inviter le spectateur à se décaler sur la droite de la statue, condition pour que le reflet soit visible.



1433 - 1435 Van Eyck Annonciation (c) Museo Nacional Thyssen-Bornemisza, Madrid schema
De plus, outre sa difficulté technique, un point de vue unique aurait dû obligatoirement être situé sur la droite du retable, contrairement à la convention du spectateur au centre. Enfin, pour être optiquement réaliste, le reflet de l’ange aurait dû être beaucoup plus décalé.

Le compromis retenu par van Eyck (un point de fuite à la droite de chaque panneau) est à la fois le plus simple et le plus harmonieux.


jan van eyck , Annonciation, 1437 ca, Gemaldegalerie, DresdeAnnonciation
Jan van Eyck, vers 1437, Gemäldegalerie, Dresde

Dernière de la série, l’Annonciation de Dresde constitue le revers des volets d’un triptyque qui, cette fois, a été conservé (voir 1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437) ).

Comme s’il explorait une à une toutes les possibilités, Van Eyck s’est concentré ici non sur l’impression de relief, mais sur celle de creux : les statues doivent apparaître comme enfoncées dans la profondeur.

Il n’y a plus ici aucun compromis graphique :

  • le haut des niches, comme les socles octogonaux, sont vus depuis la ligne de séparation des volets ;
  • l’éclairage vient de la gauche, ce qui est à la fois conforme aux habitudes visuelles, au sens de la lecture et à la narration : il accompagne ainsi l’avancée de l’Ange vers Marie.



Les tâches sur le sol, dans  La Vierge dans une église

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin
La Vierge dans une église
Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin

Les grandes interprétations de ce panneau s’accordent sur le rôle essentiel de la lumière :

  • Panofsky montre que, vu l’orientation vers l’Est du choeur des cathédrales, la lumière qui tombe en diagonale vient du Nord : non pas naturelle, mais divine ;
  • Meiss explique que « la lumière du jour remplit l’église tout comme la Lumière divine a rempli l’utérus de Marie » ;
  • .

Provenant des deux verrières visibles en haut à gauche, les deux tâches prolongent sur le sol, avec le flou dû à l’éloignement, les reflets très nets des vitraux sur les arcades. Il n’a pas de troisième tâche, car elle est interceptée par la silhouette géante de la Vierge à l’Enfant.



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin lumiere
Il est clair que ce dispositif mûrement pensé a une valeur symbolique : les deux tâches sont comme les auréoles déportées qui manquent aux deux figures sacrées (flèches blanches). En disjoignant sur le sol l’union charnelle de la Mère (en volet) et du Fils (en bleu), elles évoquent la séparation inéluctable lors de leur « projection » terrestre.

Elles jouent également un rôle graphique en invitant l’oeil à remonter le long d’une verticale cruciale (en pointillés jaunes) : après l’Ange qui chante à côté d’un prêtre, il découvre, dans le tympan droit du jubé, la scène du Couronnement de la Vierge, qui réunit Mère et Fils dans le Ciel ; puis la scène de Marie au pied de la Croix, qui les sépare à nouveau.



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail jube bas
Enfin, comme l’a bien vu Harbison  [2a], les deux tâches renvoient aux deux bougies qui flanquent la statue de la Vierge à l’Enfant, minuscule projection pétrifiée du miracle qui est en train de se produire à l’intérieur de l’église.

Pour une analyse plus détaillée de ce panneau, et une proposition de reconstruction du diptyque dont il faisait partie, voir «  1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)« 


Des tâches sur le mur, dans le triptyque Morrison

1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art A
Triptyque Morrison
Vers 1500, Toledo Museum of Art

La disposition originale de ce retable n’a été comprise et reconstituée que récemment par Mark Tucker and Lloyd DeWitt [3]. Il recopie un triptyque de Memling, le retable des deux Saint Jean (1480-88, KHM, Vienne), où le panneau central descend plus bas que les panneaux latéraux. Mais il innove de manière plus radicale, en supprimant les cadres de ces panneaux latéraux.


1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art Tucker fig 12.8[3], figure 12.8

L’effet recherché est qu’une fois refermé, le retable apparaît comme un bloc de pierre massif, creusé de deux niches dans lesquelles sont placée deux statues, un peu en ressaut, et vues en légère contre-plongée.


1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art Tucker fig 12.12[3], figure 12.12

L’étude perspective révèle une scénographie sophistiquée :

  • le point de fuite du retable fermé correspond à un spectateur placé à distance et en contrebas,
  • celui du retable ouvert à un officiant placé à courte distance et en hauteur.



1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art B schema
L’éclairage rasant permet à la lumière de passer derrière chaque statue, ce qui crée une ombre portée particulièrement expressive. L’artiste a tenu compte de l’affaiblissement avec la distance : l’ombre derrière Eve est moins tranchée que celle derrière Adam.



1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art B schemaIl s’est en revanche trompé sur l’emplacement et la taille des zones d’ombre : l’ombre de l’arête de la niche devrait être plus large côté Eve, et l’ombre d’Eve devrait déborder sur la face avant du bloc.


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Adam et Eve (anciens volets du retable des deux Saint Jean)
Memling, 1485-90, Kunshistorisches Museum, Vien

L’artiste n’a pas seulement travaillé les niches et l’éclairage : il a aussi profondément modifié les postures d’Adam et Eve, les faisant légèrement pivoter l’un vers l’autre et poser un pied en contrebas, tout en les adaptant à la vue en contre-plongée. Il a bien sûr conservé l’idée forte de Memling : les deux fruits, qui font écho à celui que, dans le retable ouvert, l’ange musicien offre à l’Enfant.



1500 ca The Morrison Triptych Toledo Museum of Art B detail
Mais ce qui nous intéresse ici est un détail tout à fait exceptionnel : les tâches de lumière qui apparaissent dans l’ombre, sous le socle d’Eve, reflétées sur le mur par le dessous du socle :

« le reflet est projeté d’en bas à gauche, à partir d’un objet posé devant le centre du retable, et est une autre indication frappante de l’association spécifique et intime du retable avec son environnement et sa fonction d’origine : il s’agit du reflet de la base lobée d’un calice eucharistique qui était posé devant le triptyque, sur la table d’autel… Ce détail a une implication iconographique supplémentaire. L’effet trompe-l’œil global de l’extérieur du triptyque dépendait d’une certaine condition transitoire de la lumière du jour tombant de l’avant et d’en haut à gauche, peut-être même liée à une heure spécifique de la journée et de l’année. Même lorsque cette condition n’était pas remplie, cependant, et que l’illusion générale était affaiblie ou absente, le reflet du calice – même si le récipient était absent – était peint pour persister. » ([3], p 369)



Les auteurs mettent ensuite l’emplacement de ce reflet permanent, du côté d’Eve, en relation avec la Rédemption du Péché originel par l’Eucharistie.


Il se trouve que ce calice virtuel et salvateur se trouve, du même coup, du côté de Saint Jean l’Evangéliste (à l’avers), en train de rendre inoffensive, par un signe de croix, sa coupe de venin.


Il semble donc que ces quelques tâches de lumière, par un artiste dont on ne sait rien, s’inscrivent dans la continuité des innovations de Van Eyck dans l’Annonciation de Gand, puis dans celle de Madrid  : donner au reflet de la lumière sur la pierre une valeur hautement symbolique.



Lumières rétrospectives sur une Nativité perdue

En aparté : La Nativité de nuit

Les spécialistes [4] attribuent l’invention de ce thème à Van de Goes vers 1470, probablement dans deux oeuvres distinctes aujourd’hui disparues, mais dont les nombreux échos montrent qu’elles ont exercé une influence durable.L’idée est d’illustrer une des particularités de la Vision de Sainte Brigitte (voir 3 Fils de Vierge) :

« je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe. »

L’ambiance nocturne permet de confronter la lumière divine de l’Enfant et la lumière humaine de la lampe de Joseph, plus d’autres sources que les artistes vont rajouter peu à peu.



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La Nativité de Nuit de Gérard David (vers 1495)

1495 ca Gerard David Kunsthistorisches Museum Vienne
Gérard David, vers 1495, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On considère ce panneau comme un des plus proches du prototype disparu. La bougie éclaire la robe rouge de Joseph, mais toutes les autres lumières proviennent de l’Enfant dans la mangeoire.



1495 ca Gerard David Kunsthistorisches Museum Vienne detail1
Dans la fenêtre, un nuage masque la lumière jaune de la Lune, au dessus d’un ange sombre et d’un troupeau abandonné : l’Annonce aux Bergers a déjà eu lieu, puisque deux d’entre eux  se sont déplacés jusqu’à la crèche. A l’intérieur, les deux anges de gauche, lisant le parchemin éclairé par en dessous, célèbrent l’événement réalisé.



1495 ca Gerard David Kunsthistorisches Museum Vienne detail 2
Contrairement aux bergers restés derrière la fenêtre, une nuée d’anges fait irruption par la droite, passant de l’ombre de la nuit à la lumière de l’Enfant.

Le détail qui nous intéresse ici est bien sûr le chapiteau éclairé par la lumière rasante. Gérard David reprend ici un vieux procédé de van Eyck (voir 1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435)) : utiliser un chapiteau roman, donc représentant un style archaïque, pour porter un message symbolique : ici, le Sacrifice d’Isaac préfigure le destin tragique de l’Enfant, le sacrifice d’un innocent.


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La Nativité de Nuit de Michel Sittow (vers 1510)

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Michel Sittow (attr), vers 1510, Kunsthistorischesmuseum, Wien

Une autre oeuvre jugée proche du prototype de Van der Goes se trouve elle aussi à Vienne. La composition d’ensemble est très proche, mais deux sources de lumière ont été rajoutées.



1510 ca Michel Sittow (attr) Kunsthistorischesmuseum Wien detail1
La fenêtre vide montre un feu de camp, au loin derrière des ruines antiques : il ne s’agit plus de représenter  l’Annonce aux Bergers, mais au contraire le monde d’avant, de ceux qui n’ont pas reçu ou ont ignoré cette annonce. Et le chapiteau sombre, au dessus de Joseph, ne porte aucun message.



1510 ca Michel Sittow (attr) Kunsthistorischesmuseum Wien detail2
Les bergers qui ont reçu l’annonce entrent cette fois par la porte, munis d’une lanterne sourde.

La pierre sculptée symbolique est descendue du chapiteau au pilastre, qui présente une ornementation de grotesques typiquement Renaissance.



1510 ca Michel Sittow (attr) Kunsthistorischesmuseum Wien detail3
Ici encore, c’est l’utilisation d’un style archaïque (l’imitation de l’Antiquité romaine) qui alerte le spectateur sur le message symbolique du détail : la figure juvénile, les bras en croix entre deux têtes barbues, préfigure la Crucifixion et les deux larrons.


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D’autres répliques

Gerard david Triptych Church of Saint Anne annaberg-BuchholzTriptyque de la Nativité dans l’Annonciation
Ecole de Gérard David, Eglise Saint Anne, Annaberg-Buchholz

Il existe une troisième réplique du prototype, dans lequel la Nativité de Nuit coupe étrangement une scène de jour, une Annonciation représentée, par exception sur les faces internes d’un triptyque. La fenêtre montre dans le lointain l’Annonce aux Bergers, et il n’y a pas de chapiteau ou de relief sculpté symbolique.

L’idée, très originale, est de montrer que l’Annonciation « contient » la Nativité. L’inversion de l’ordre conventionnel permet de placer la Vierge de l‘Annonciation du côté de celle de la Nativité, et l’archange Gabriel dans la file de ses confrères. On voit ici la prégnance du célèbre prototype, puisque l’artiste aurait pu tout aussi bien inverser le panneau central, et conserver pour l’Annonciation l’ordre conventionnel.


Triptyque perdu coll part rdk 58519Triptyque perdu, collection particulière, rkd 58519

Ce triptyque (dont les volets sont aujourd’hui perdus) montre une autre possibilité de décomposition du prototype : Joseph avec sa bougie s’expatrie dans le volet gauche, tandis que deux anges musiciens lui font pendant, sur le volet droit.


Triptyque perdu coll part rdk 58519 detail central

Ici encore on ne note aucune pierre sculptée symbolique.

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Les Nativités de Nuit de Baldung Grien

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Retable de la cathédrale de Freiburg (détail)
Hans Baldung Grien, 1512-1516

Lorsque Baldung s’approprie le thème pour la première fois, il le renouvelle complètement. Il supprime la bougie de Joseph, remplacée par un simple bâton incurvé en haut. Quatre angelots soulèvent le lange au dessus d’une mangeoire de fortune (du foin entre deux bordures de bois tressé). Le cinquième angelot, en bas, porte la main devant ses yeux pour se protéger de la lumière violente qu’irradie le corps du bébé.



1512-1516. Hans_Baldung_Grien_-_Nativity altarpiece Freiburg detail
La zone symbolique est elle-aussi repensée. La scène de l’Annonce aux Bergers se réduit à un berger assis et un mouton couché, éclairés par la lumière extérieure d’un ange en hors champ. Ainsi cornérisée par la composition et pétrifiée par la lumière, cette scène minimaliste remplace le bas-relief attendu. Et c’est un tout autre dispositif qui vient préfigurer la suite de l’histoire :

  • à gauche, le linteau incongru qui barre l’arcade, coinçant le « bon berger » entre pierre et cornes , évoque la dalle du tombeau ;
  • à droite, le moellon qui se désengage du mur, à côté de la porte en bois dont le haut manque, signifie la suite : à savoir que cette Mise au tombeau ne durera pas.

1520 Hans_Baldung Nativity Alte Pinakothek, MunichHans Baldung Grien, 1520, Alte Pinakothek, Münich

Pour son deuxième opus, Baldung reprend en partie les mêmes éléments : le bâton incurvé de Joseph et deux angelots qui soulèvent le lange du bébé radiatif, volontairement marginalisé : seule l’analyse des ombres nous fait comprendre que cette intense lumière ne peut provenir que de lui.



1520 Hans_Baldung Nativity Alte Pinakothek, Munich detail
Baldung ruse avec une première impression, qui laisserait penser que l’éclairage a giorno provient d’une lanterne cachée derrière le pilier central : l’ombre dans l’orifice carré prouve bien que cette lumière vient du bébé, en bas à droite. A noter la chouette réfugiée dans l’ombre, qui reprend ici le rôle de l’angelot importuné par la lumière.



1520 Hans_Baldung Nativity Alte Pinakothek, Munich lune halo
Cette lumière surnaturelle qui blanchit le mur fissuré, écaillé et sali par des traînées suspectes, surclasse de loin, côté chouette, le halo de la pleine lune, et côté berger, celui de l’ange annonciateur.


1525 hans_baldung_grien-nativity-Staedel Museum, Frankfurt am MainHans Baldung Grien, 1525, Städel Museum, Frankfurt am Main

Pour son troisième opus, Baldung simplifie l’ensemble et se concentre sur un seul thème, celui de l’éblouissement par la lumière divine :

  • l’angelot unique détourne la tête en grimaçant, laissant le bambin se débrouiller tout seul avec son lange ;
  • Joseph se cache un oeil d’une main en visière.

Cette lumière intense ne fait plus ressortir qu’un seul élément d’architecture : la diagonale de chaume doré, dont les épis sont une allusion classique au nom Bethléem (la « maison du pain » en hébreu).



1525 hans_baldung_grien-nativity-Staedel Museum, Frankfurt am Main detail1
Pour se protéger du rayonnement, deux angelots minuscules se sont arrêtés net sur le bord : ils viennent de la nuit profonde, où se devinent seulement :

  • une autre gerbe dorée, celle de l’Etoile de la Nativité,
  • un halo prémonitoire qui inverse l’Annonce aux Bergers : Dieu le Père, du plus haut des cieux, annonce au bébé sa croix.



1525 hans_baldung_grien-nativity-Staedel Museum, Frankfurt am Main detail2
A l’autre bout du toit, la chouette recule au plus loin de la lumière et trouve refuge sous le chaume, au dessus d’une traînée de fiente.


Ces trois propositions très originales témoignent du même état d’esprit : loin de renoncer au déchiffrement symbolique, Baldung lui donne un coup de fouet en remplaçant des procédés vieillis (le bas-relief révélateur) par deux procédés opposés :

  • des symboles frappants, immédiatement compréhensibles, mais dissimulés par leur petite taille (la chouette aveuglée, Dieu le père avec sa croix) ;
  • une symbolique de la lumière qui ne s’apprécie qu’indirectement, à l’issue d’un processus déductif.


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La Nativité de Nuit de Holbein

1525-29 hans_holbein_nativity oberried altarpiece Freiburg im Breisgau

Retable Oberried, Freiburg im Breisgau? Hans Holbein, 1525-29

Si l’on se rallie à la datation tardive [5], ce retable serait le dernier de la série germanique dérivant directement de l’invention de Van der Goes. Holbein y procède par accumulation et surenchère, à partir des oeuvres antérieures :

  • pour les attributs de Joseph, au bâton courbé s’ajoutent les objets du voyageur : une gourde, une bourse, un poignard, et un bâton de marche posé contre la colonne ;
  • la bougie a disparu mais aux trois sources de lumière désormais habituelles (l’Enfant, l’ange de l’Annonce et la lune) s’ajoute le brasier qui flamboie, rappelant l’hiver ;
  • l’épi de Bethléem est remplacé par une autre graminée, le tige de bouillon-blanc devant la colonne, au pied du pâtre à la cornemuse.



1525-29 hans_holbein_nativity oberried altarpiece Freiburg im Breisgau detail
La pierre sculptée symbolique ne se trouve plus au niveau du pilastre ornementé mais tout en haut, sous les étoiles [6] : cette femme visiblement enceinte, plantée à côté d’un arbuste grimpant, mais sans pomme, pourrait-elle représenter Eve ? Il s’agirait alors d’un unicum iconographique : si on trouve fréquemment Eve dans les Annonciations (parce que AVE inverse EVA) il n’y a pas d’exemple où elle figure dans une Nativité.

L’explication en est probablement la Vision de sainte Brigitte, qui insiste sur le caractère instantané de l’accouchement de Marie :

« la Sainte Vierge, ayant fléchi le genou, se mit avec une grande révérence en oraison; et elle tenait le dos contre la crèche, et la face levée vers le ciel vers l’orient; et ayant levé les mains et ayant les yeux fixés au ciel, elle était en extase, suspendue en une haute et sublime contemplation, enivrée des torrents de la divine douceur; et étant de la sorte en oraison, je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment… »

Cette femme qui ne fléchit pas le genou, dos au mur, les bras posés sur le ventre et levant les yeux vers un ciel vide inverse en tous point la Vision : il s’agit donc bien d’Eve, soumise à la malédiction d’enfanter dans la douleur.


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Une évolution différente, après la Nativité de Corrège

Tandis que les artistes germaniques sophistiquent toujours plus l’architecture et le décor, la Nativité de nuit va suivre en Italie une voie radicalement différente : enrichir la composition par des personnages nouveaux et simplifier les sources de lumière.


La Nativité de Nuit de Corrège

 

1529-30-Correge, Adoration des bergers (La Nuit) ,Gemaldegalerie DresdenAdoration des bergers (La Nuit), Corrège, 1529-30, Gemäldegalerie, Dresde

L’effet de l’unique source de lumière, l’Enfant, est éblouissant et virtuose : voir par exemple le rayon qui passe sous le bras de Marie pour illuminer, dans l’ombre, la jonction entre sa robe rose et son manteau bleu.


Correge Nativite gravure de Pierre Louis Surugue Brisith Museum
Gravure de Pierre Louis Surugue, British Museum

La gravure permet d’apprécier le caractère anticonformiste de la composition :

  • les personnages traditionnels (Saint Joseph, l’âne et le boeuf) sont relégués à l’arrière-plan, de part et d’autre du mur ;
  • toute la bande gauche est laissée à une famille de bergers (père, mère et enfant) et à leurs animaux familiers, un grand chien et deux oiseaux dans une corbeille (à noter le geste délicat du fils touchant du doigt le genou nu de son père) ;
  • en haut de cette bande gauche tourbillonnent cinq anges vus en contreplongée (une spécialité de Corrège mise au point pour la coupole de la cathédrale de Parme), éclairés eux aussi par l’Enfant : ainsi se trouvent graphiquement fusionnées la scène de l’Annonce aux bergers avec celle de l’Adoration.

Commandée pour l’église San Prospero de Reggio Emilia, cette oeuvre fut si retentissante que Rubens et Greco firent le voyage pour la voir, chacun développant les idées de Corrège selon sa sensibilité particulière.

La Nativité de Nuit de Rubens

Peter_Paul_Rubens_-_The_Adoration_of_the_Shepherds_ca_1608_Pinacotheque Fermo detailL’Adoration des Bergers, Rubens, 1608, Pinacoteca Civica, Fermo

Dans cette toile réalisée à Rome pour une église de Fermo, à la fin de son séjour italien, Rubens pousse un cran plus loin les parti-pris de la composition de Corrège :

  • Saint Joseph recule à droite dans la pénombre, l’âne et le boeuf ont disparu ;
  • une vieille femme vient étoffer la famille de bergers (entre le jeune pasteur et la paysanne au panier) ;
  • les trois anges se développent en largeur, portant une banderole où l’on peut lire quelques mots de Luc 2,14.

La scène traditionnelle se trouve ainsi réduite à la portion congrue, mis à part l’Enfant lumineux et Marie qui se redresse en arrière.



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La trouvaille magistrale est le croisement de ses bras, geste qui signifie qu’elle n’ouvre le lange que pour un court instant, afin d’éviter d’éblouir les spectateurs. Du même coup, symboliquement, ce croisement fugitif préfigure la Crucifixion.


Les Nativités de Nuit du Greco

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Santo Domingo del Antiguo, Tolède

Pour sa première commande en Espagne, Greco réalise la plus italienne de ses Adorations des Bergers, en pendant à une Résurrection, pour les deux autels latéraux.


GRECO 1577-79 The Adoration of the Shepherds pour Santo Domingo del Antiguo (Toledo) Centro Botín SantanderL’Adoration des Bergers, Centro Botín, Santander GRECO 1577-79 La Resurrection pour Santo Domingo del Antiguo (Toledo) Centro Botín SantanderLa Résurrection, Santo Domingo del Antiguo (Tolède)

Greco, 1577-79

Les deux admoniteurs à mi-corps sont mentionnés dans la commande :

  • saint Jérôme, qui quitte des yeux son livre pour se retourner vers le spectateur :
  • saint lldefonse, qui lève les yeux vers le Christ.

Greco a repris de Corrège l’idée de la nuée d’anges, mais il leur fait porter une seconde source de lumière : l’étoile de Bethléem, dont un des rayons tombe jusqu’à l’Enfant pour allumer son incandescence. Le rajout de cette lumière tombant d’en haut assure la cohérence avec la Résurrection. Dans les deux tableaux, la séparation franche des deux registres résulte du format en hauteur.

Dans l‘Adoration des bergers, deux autres sources de lumière secondaires servent de faire-valoir respectif :

  • dans le registre céleste, la Lune par rapport à l’Etoile
  • dans le registre terrestre, la bougie par rapport à l’Enfant.

La banderole porte, en grec, un verset de Luc 2,14 qui justifie parfaitement les deux registres :

« Gloire à Dieu, au plus haut des cieux et paix sur la Terre aux hommes de Bonne Volonté »


Greco 1612-14 Prado The Adoration of the Shepherds pour Santo Domingo del Antiguo (Toledo)L’Adoration des Bergers pour Santo Domingo del Antiguo (Tolède), Greco, 1612-14, Prado

Parmi les neuf Adorations des Bergers recensées dans le Catalogue Raisonné de Harold Wethey [7], celle-ci est la toute dernière. Elle boucle la boucle, puisque réalisée par Greco pour orner son propre tombeau, à gauche de la nef de Santo Domingo del Antiguo. Les deux Adorations ont donc cohabité quelques années dans cette église où il avait fait ses débuts.

La source de lumière unique est ici rétablie. L’effet de contreplongée est accentué par l’élongation maximale des figures. La hiérarchie traditionnelle est totalement bouleversée : le boeuf pousse sa corne en pleine lumière sous l’Enfant tandis que l‘âne se réduit à un bout de museau sortant de l’ombre.

Tombant quasi verticalement des Cieux vers la Terre, la banderole, cette fois en latin, ne reprend que le début du Gloria. La fin du texte « … aux hommes de Bonne Volonté » est remplacée par les quatre hommes qui entourent l’Enfant, parmi lesquels Saint Joseph ne se distingue en rien.


Références :
[1] John L. Ward « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations », The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), https://www.jstor.org/stable/3049370
[2] Rudolf Preimesberger, « Paragons and Paragone: Van Eyck, Raphael, Michelangelo, Caravaggio, and Bernini », 2011 https://books.google.fr/books?id=iXytpsqchLkC&printsec=frontcover&dq=Paragons+and+Paragone:+Van+Eyck,+Raphael
[2a] Harbison s’élève vigoureusement par ailleurs sur l’interprétation de la lumière comme étant surnaturelle, en citant quelques églises néerlandaises orientées Nord-Sud dans lesquelles elle peut à certaines périodes venir du Nord. Il explique en outre que cette direction de la lumière était forcée par la position du donateur occupant le panneau droit. Mais cet argument tombe si ce panneau, justement, ne montrait pas un donateur.
Craig Harbison, « Jan van Eyck: The Play of Realism, Second Updated and Expanded Edition », p 193 et ss https://books.google.fr/books?id=n3wQgsBHqgYC&pg=PA193&lpg=PA193#v=onepage&q&f=false
[3] Mark Tucker and Lloyd DeWitt, « The guiding illusionof the Morrison triptych », Volume 2, chapitre 15, dans « Push Me, Pull You: Imaginative, Emotional, Physical, and Spatial Interaction in Late Medieval and Renaissance Art »
[4] Lorne Campbell « The fifteenth century Netherlandish schools » p 232 et ss
[5] Daniel Hess, « Der Oberried-Altar im Freiburger Münster », Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, Band 5, 1998 https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-003:1998:55::377
[6] A noter que certains lisent dans le nuage qui progresse vers elle la tête d’un cygne, figure apophanique envers laquelle la prudence s’impose.
[7] Harold E. Wethey, El Greco and his school, 1962
Vol 1 (texte et photographies) : https://archive.org/details/elgrecohisschool0000unse/page/n8/mode/1up
Vol 2 (catalogue) : https://archive.org/details/elgrecohisschool0000unse_m9v9/page/25/mode/1up