Les autoportraits allégoriques de Léopold Armand Hugo (2 / 2)

3 novembre 2019

Dans l’oeuvre graphique de Léopold Hugo, une série de trois gravures fait exception : non pour sa qualité, mais pour les questions qu’elle pose sur le fonctionnement d’un ego aussi hypertrophié qu’attachant. Enigme biographique et oeuvre ultime, elle sont le véritable testament artistique de Léopold Hugo.

Il est recommandé de lire auparavant le premier volet de cet article : Les autoportraits allégoriques de Léopold Armand Hugo (1/2)

Leopold Hugo pendant venitien 18611861, collection privée Leopold Hugo pendant venitien 18831883, Maison de Victor Hugo, Hauteville House [1]

Pendant vénitien, Léopold Hugo

Le clou de l’oeuvre graphique de Léopold est sans doute ce pendant, dont le moindre des mystères est le délai de 22 ans qui sépare les deux estampes.


Les dates

Leopold Hugo pendant venitien 1861 date Leopold Hugo pendant venitien 1883 date

 

D’un côté, la date est inscrite en chiffres romains, sur une banderole entre les deux portraits : forme de solennité propre à  commémorer un événement. Mais est-elle vraiment la date de la gravure ? C’est possible : Léopold date rarement ses gravures mais  lorsqu’il le fait, c’est de manière ostensible, comme partie intégrante du dessin ( voir « Le Sphinx » et la « Boîte en maroquin »).

De l’autre, la date est inscrite sur un cube orné d’un compas, double symbole de la géométrie. Comme pour le 1881 de la « Boîte en maroquin », les chiffres arabes ont pu être préférés par raison de symétrie, ou par concision ( MDCCCLXXXIII ).



Leopold Hugo pendant venitien 1883 date inversee
En inversant la gravure, on voit que Léopold s’est probablement trompé sur le dernier chiffre : la date n’est pas 1888, mais bien 1883.


Les signatures du dessinateur

Leopold Hugo pendant venitien 1861 signature Leopold Hugo pendant venitien 1883 signature

Le texte est quasiment identique des deux côtés : L.HUGO Pinx.IPS.F. (pinxit ipse fecit : a peint et a fait lui-même).

Mais dans la gravure la plus ancienne, Léopold a mentionné son titre de comte, ce qui est tout à fait exceptionnel : dans toutes ses autres estampes, il signe sans son titre, qu’il ne rechignait  pourtant pas à préciser dans toutes les autres situations (épistolaires, scientifiques, professionnelles)  :  mais en tant qu’artiste – probablement pour ne pas passer pour un dilettante _ il ne le met jamais, sauf ici. Nous allons voir pourquoi dans un instant.


A propos, voyez-vous ce que signifient les quatre lettres MVSA autour de l’étoile à cinq branches ?

A noter que, dans les deux cas, il n’a pu s’empêcher de signer une deuxième fois juste à côté : sur un livre et sur un médaillon.


Par Leopold Hugo eleve d Horace Vernet. Son portrait croquis du marbre expose en 1874.Autoportrait, collection privée Leopold Hugo pendant venitien 1883 medaillon

Le dessin à la plume est bien le  croquis du médaillon de marbre exposé au salon de 1874 : on le voit ici posé entre une branche de laurier, les outils du sculpteur, la palette du peintre, et les diagrammes du géomètre.


Les signatures du graveur

On sait que Léopold a confié la gravure de ses oeuvres tardives à la jeune toulousaine Rose Maury (voir Le secret des soeurs Duvidal). Mais ici, de manière, très extraordinaire, c’est un membre de la famille qui s’est chargé de cette tâche fastidieuse.

Leopold Hugo pendant venitien 1861 signature Montferrier Leopold Hugo pendant venitien 1883 signature Montferrier

Coté signature du graveur, on note la même mention de Comte, mais uniquement dans la première gravure. Ce détail va nous aider à identifier cet énigmatique A. de Montferrier.


Le comte Anatole de Montferrier (1833-1887)

Né à Pont-à-Mousson le 28 avril 1833, il était le frère du quatrième marquis de Montferrier, Antoine-Edgar, et en tant que cadet portait le titre de Comte. On ne sait pas grand chose sur lui : il écrivit plusieurs opuscules politiques autour de 1870, fut directeur d’un journal éphémère « Le Châtiment », se maria sur le tard le 25 novembre 1873, à Nancy, avec Adèle de Frongoust et mourut à Paris en 1887.

Cousin de Léopold, il aurait donc pu être en théorie être l’auteur des deux gravures : mais pourquoi aurait-il signé avec son titre en 1861, et pas en 1883 ?   Un autre candidat est plus problable.


Le marquis Antoine-Edgar de Montferrier (1832-1894)

Son frère aîné Antoine-Edgar .était très lié avec Léopold, puisque celui ci fut son témoin de mariage (le 7 mai 1860 à Paris 6ème), avec la fille d’une célébrité du Second Empire, Abel Villemain, Secrétaire Perpétuel de l’Académie Française. Ceci facilita son ascension sociale puisque, de rentier à Metz, il devient en 1861 sous-préfet de Tonnerre, où naît son fils Antoine-Abel le 17 avril 1861.

L’année 1861, celle de la première gravure, est donc très significative pour le quatrième marquis : c’est l’année où il assure sa descendance. De plus, il porte encore le titre de Comte puisque son père, le troisième marquis, ne mourra qu’en 1868. Léopold, quant à lui, était Comte Hugo depuis la mort de son père Abel en 1855.

Il est assez logique que sur la gravure de 1861, les deux cousins aient fait figurer, par symétrie, leur titre commun.

Autre conséquence de la mention Comte de Montferrier : la première gravure date au plus tard de 1868 Il est donc très vraisemblable que la date de 1861  soit .la bonne, et que Léopold Hugo ait fait appel à son cousin parce qu’à cette époque, il n’avait probablement encore jamais gravé.


Leopold Armand Hugo BNF 1864 Amicitiae

Amicitiae, 1864

La première estampe datée de Léopold est celle-ci, et ses talents de graveur laissent encore à désirer. Vu la couronne comtale qui domine l’ensemble, il est plus que probable que les amis ici célébrés ne sont autres que nos deux  cousins.


Les armoiries

Leopold Hugo pendant venitien 1861 armoiries1861 Leopold Hugo pendant venitien 1883 armories1883

Les armoiries dont exactement les mêmes dans les deux gravures : on reconnaît dans la moitié gauche celle des Hugo, dans la moitié  droite celle des Duvidal.


Leopold Armand Hugo, Maison de Victor Hugo, Hauteville House
Armories familiales
Léopold Armand Hugo, Maison de Victor Hugo, Hauteville House

En tant qu’armes d’alliance de ses deux parents, ce sont les armories de Léopold. Mais on peut tout aussi bien les considérer ici comme l’emblème de la collaboration des deux comtes et cousins, , Hugo et Duvidal.


Deux aspects de Venise

Leopold Hugo pendant venitien 1861 venise Leopold Hugo pendant venitien 1883 Venise

Venise est vue sous deux aspects : vue intérieure d’un palais, et vue extérieure vers l’église de la Salute (représentée très approximativement), depuis la place Saint Marc, de l’autre côté du Grand Canal.



1861 :  un Autoportrait en Doge

Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait a la toque 1861 Rose MauryAutoportrait à la Toque, 1861, BNF Leopold Hugo pendant venitien 1861 tableau

On reconnait l’Autoportrait à la Toque, daté justement de 1861 : c’est donc à l’occasion de cette première peinture importante que Léopold a eu l’idée de cette gravure commémorative.


541px-Portrait_of_Doge_Marino_Grimani_by_Domenico_Tintoretto,_Cincinnati_Art_Museum inverse Portrait du doge Marino Grimani, Tintoret (inversé) Leopold Hugo pendant venitien 1861 tableau

Mais en recadrant le portrait et en ouvrant le manteau comme une cape,  il l’a transformé en portrait de doge.


1861 : Muse et courtisane

Leopold Hugo pendant venitien 1861 courtisane
Posé de biais sur le sol, le tableau est observé par une femme dont on voit le profil dans le miroir, et dont les seins nus indiquent qu’il s’agit d’une courtisane.


Deux Venitiennes Carpaccio Deux Vénitiennes, Carpaccio (extrait inversé) La courtisane Veronica Franco, Le Tintoret, 1555, Musee du PradoLa courtisane Véronica Franco, Le Tintoret, 1555, Prado, Madrid

Ce fantasme trouve sa source dans un édit qui prescrivait aux courtisanes de se montrer gorge nue à leur balcon, pour détourner les hommes des vices honteux qui s’étaient développés à Venise au contact des civilisations orientales.

Le titre de la banderole s’applique probablement moins à la femme elle-même ( AUG<usta> ou ALL<egra> VENEZIANA) qu’à l’ensemble de la gravure : « ALLEGORIA VENEZIANA ».


Leopold Armand Hugo BNF Femme a la vague Rose Maury Leopold Armand Hugo BNF Femme nue entre deux dauphins

La présence de cette Muse dénudée explique aussi peut être la délocalisation des travaux à Tonnerre : en 1861, Léopold vit avec sa femme et sa petite fille à Paris. Ses deux seules autres gravures dénudées, bien anodines et largement postérieures à sa période maritale, sont toutes deux des fantasmes parfaitement autorisés : Sirène ou Naïade courtisée par deux dauphins.


1883 : un diptyque léonin

Leopold Hugo pendant venitien 1883 vignettes

En 1883, les deux « vignettes », portait et miroir, sont remplacées sur le rideau par une sorte de diptyque :

  • à gauche un lion est marqué au front d’une croix ancrée (l’emblème des Templiers) et est surmonté par les mots SANCTUS écrits en miroir (avec des erreurs) et sans doute le mot MARCUS interrompu faute de place ;
  • à droite on reconnait, cadré au plus juste, l’Auto-portrait en Sculpteur  modelant le buste de V.H.

Ainsi, tout comme le pendant de 1861 commémorait l’Autoportait en explorateur, celui de 1883 commémore l’Autoportait en sculpteur.

Sur la banderole à droite, la devise GNOTI SEAUTON est sans doute à mettre en pendant avec cet étrange portrait biface, où Léopold en blouse  se reflète  en  chevalier maudit, et en lion.


Les grandes étapes de la vie de Léopold

A ce stade, il parait utile de récapituler quelques points intéressants de la biographie de Léopold (qui n’a jamais été étudiée en détail).

  • 1840 (11 mars) : baptisé à 12 ans (pourquoi ?), Léopold a pour parrain l’ancien roi d’Espagne Joseph Bonaparte, dont son père Abel avait été le page [2]
  • 1855 :
    • mort de son père le 8 février,
    • mariage à Versailles le 22 octobre 1855 avec Marie Jeanne Clémentine Solliers, une dijonnaise décorative, roturière mais fille d’un Chevalier de la Légion d’Honneur (Léopold a-t-il attendu la mort de son père pour convoler ?)
  • 1856 : naissance de sa fille Zoé le 30 juillet (soit 9 mois après le mariage : contrairement à ce que dit Wikipedia, Clémentine n’était donc pas enceinte lors du mariage) ;
  • 1861 :
    • premier pendant et Autoportait à la Toque
    • nomination de Antoine Edgar Duvidal de Montferrier comme sous-préfet de Tonnerre
    • le 17 avril, naissance à Tonnerre de Antoine Abel Duvidal de Montferrier
  • 1865 : mort de sa mère Julie
  • 1866 à 1877 : parution de ses écrits mathématiques
  • 1869 : Clémentine quitte le domicile familial
  • 1870 : Clémentine a une fille avec un officier allemand, elle vit ensuite à l’étranger, utilise le prestige du nom d’Hugo et fait à Léopold de fréquentes demandes d’argent [3] ;
  • 1874 et 1878 : il expose des sculptures au Salon
  • 1876 : mort de sa fille chérie (« Sainte Zoé » selon une de ses gravures) ;
  • 1883 : second pendant (dernière gravure datée de Léopold) et Autoportait modelant le buste de VH
  • 1885 :
    • 1er mars : mise à la retraite ;
    • 25 mars : jugement de divorce avec Clémentine (qui réside à Rome)
    • 22 mai : mort de son oncle Victor Hugo ;
    • 15 septembre : prononcé du jugement de divorce : le bon cousin Antoine-Edgar est témoin.
  • 1885-89 : parution de plusieurs oeuvres musicales, dont « Les Déchirements trois déplorations pour le piano forte » en 1885
  • 1894 : le 10 novembre, mort de Antoine-Edgar Duvidal de Montferrier à Paris XVIème
    1895 : le 19 avril, décès dans la solitude, après six mois de maladie. Son légataire est Antoine-Abel Duvidal de Montferrier.

Deux périodes contrastées

Autrement dit, les deux pendants se placent dans des années sans événement marquant, mais dans des phases contrastées de sa vie :

  • pour le premier, il est marié, père comblé, et son épouse n’a pas encore – à ce qu’on sait – donné de signes d’infidélité : la femme de la gravure n’est donc probablement pas un portrait à charge de Clémentine en courtisane (Léopold était par ailleurs peu porté sur l’humour et l’autodérision) ;
  • pour le second, il a perdu celles qu’il aimait (sa mère et sa fille), s’est séparé de corps d’avec sa femme, et il donne dans ses écrits de sérieux signes de dérangement.

Un souvenir de Léon Daudet, de l’époque ou Rodin faisait le buste de Hugo (1883), jette (s’il n’est pas inventé) une lumière triste sur ces années où Léopold, pour sauver les apparences, se rendait encore en couple chez son oncle :

« Mais celui-ci (Lockroy) aimait surtout faire tourner en bourrique Léopold Hugo, fils d’Abel Hugo, charmant homme, légèrement « demeuré », avec un grand front génial et une parole lente, dont Hugo et Jean Aicard courtisaient concurremment l’aimable femme.
— Mon cher Aicard, disait Hugo, nous avons ce soir à dîner mon neveu le comte Hugo et sa femme, la comtesse Hugo… Aicard haussait dans un sourire sa face barbue et perforée, pareille, selon Mistral, « à une pierre ponce trouvée au fond du Rhône », et répondait :
— Mon cher maître, je serai ravi de me trouver avec eux.
— Vous ne me comprenez pas, mon cher Aicard. Nous avons ce soir à dîner mon neveu, le comte Hugo et sa femme, la comtesse Hugo, ma nièce. .
Aicard cette fois comprenait, bredouillait quelques mots d’excuse et allait prendre son vestiaire. » [4]


Le graveur du second pendant

Leopold Armand Hugo Le marquis de Montferrier et le chevalier de Baillarguet

Le marquis de Montferrier et le chevalier de Baillarguet
Dessin de Abel de Montferrier, gravure de Léopold Armand Hugo

Cette gravure date des années 1880, période où Léopold, à la fin de sa vie, faisait les portraits de ses ancêtres. Il s’agit ici de son arrière-grand-père maternel, le troisième marquis de Montferrier, accompagné de son frère cadet, Jacques Duvidal de Montferrier, chevalier de Baillarguet.


Leopold Armand Hugo Le marquis de Montferrier et le chevalier de Baillarguet detail signature

Le dessin, réalisé « d’après d’anciens documents », est signé « Cte Abel de Montferrier » : ce qui va nous ouvrir de nouvelles perspectives.


Deux styles très différents

Leopold Hugo pendant venitien 1861 armoiries1861 Leopold Hugo pendant venitien 1883 armories1883

Si l’on compare les éléments communs aux deux pendants, par exemple les armoiries ou les rideaux, on est frappé par la différence de style. Est-il vraiment possible que ces différences s’expliquent par le vieillissement d’Antoine-Edgar ? Maintenant que nous savons que Léopold collaborait artistiquement avec son petit cousin, Antoine-Abel, âgé de 22 ans en 1883, celui-ci devient un candidat très sérieux pour la gravure du second pendant.

Ainsi, ce pendant familial, débuté en 1861 par le quatrième marquis de Montferrier, aurait été terminé en 1883 par le son fils, le futur cinquième marquis, qui avait pour cela trois excellentes raisons :

  • sa collaboration attestée avec Léopold pour une autre gravure familiale, celle des deux frères Montferrier et Baillarguet ;
  • ses propres talents artistiques (pour une illustration de sa main, voir Autour de Julie Duvidal : les marquis de Montferrier) ;
  • le fait que le premier pendant datait de l’année de sa propre naissance : reprendre le flambeau était donc un signe fort de continuité familiale chez les Montferrier, et d’amitié poursuivie avec Léopold Hugo.


La différence des signatures

Leopold Armand Hugo Le marquis de Montferrier et le chevalier de Baillarguet detail signatureGravure Montferrier / Baillarguet Leopold Hugo pendant venitien 1883 signature MontferrierPendant de 1881

S’il s’agit bien du même auteur Antoine-Abel de Montferrier, la différence de signature peut s’expliquer assez simplement :

  • dans la gravure dédiée à ses propres ancêtres, il est logique qu’il signe avec son titre et son prénom ;
  • dans le second pendant, il ne mentionne pas son titre parce que Léopold ne le fait plus jamais ; et il ne précise pas Abel parce que cela ne le différencierait pas assez de la signature de son père (A.de MONTFERRIER) : il préfère indiquer « de Montferrier » en cursive, pour marquer discrètement qu’il ne s’agit pas du même graveur, tout en se plaçant dans la continuité.


Le premier pendant antidaté ?

Il existe une autre hypothèse : si Abel est le graveur du second pendant, ne serait-il pas aussi celui du premier, qui aurait été réalisé en même temps, en 1883, mais antidaté, comme tant d’autres gravures de Léopold ?

La difficulté est alors d’expliquer pourquoi le style des deux pendants est si différent, et pourquoi Abel aurait signé de trois manières distinctes trois gravures de la même époque.


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La synthèse

rmand Hugo BNF Facade de meuble

Projet de façade
Léopold Armand Hugo, 1883, BNF

Dans ce document exceptionnel, qui ne porte d’autre date que celle inscrite à l’intérieur de la seconde gravure, Léopold nous révèle la destination des pendants : deux panneaux décoratifs dans un meuble.


Leopold Hugo Projet de facade 1883 Musee Rodin inverse detail2 Leopold Hugo Projet de facade 1883 Musee Rodin inverse detail1

Panneaux inversés

Léopold cette fois manié lui-même le burin, sans se compliquer la vie en inversant les gravures : il les a recopiées d’après les tirages papier, avec beaucoup de minutie : tous les détails y sont.

Leur répartition en diagonale et non côte à côte, peut sembler bizarre : à la réflexion, elle fait sens, si l’on considère les deux rideaux comme ceux d’un théâtre vénitien, l’un qui s’ouvre et l’autre qui se ferme

eopold Hugo Projet de facade 1883 Musee Rodin cle de sol Leopold Hugo Projet de facade 1883 Musee Rodin cle de fa inversee

…et la vie entre les deux comme une mélodie sifflée par une déesse sur une flûte de pan.

Il est alors logique que la jeunesse, la partie gaie, soit associée à la clé de sol ; et la vieillesse, la partie grave, à la clé de fa.


  

 

 

 


Leopold Armand Hugo BNF Nature morte au canevasNature morte au canevas

Leopold Armand Hugo BNF Autoportrait Musica Artes Rose MauryMusica et Artes (Auto-portrait de Léopold Hugo ?)

Léopold Armand Hugo, BNF 

La flûtiste personnifie la Musique : on la retrouve dans ces deux gravures. N’ayant pas identifié de musicien du XIXème siècle qui soit également peintre (voir la palette), je suppose que la gravure Musica et Artes, toujours confiée à Rose Maury, doit être rangée dans la série des auto-portraits (d’autant que le cadre, avec son décrochement, rappelle celui de l’auto-portrait en lion de 1883).


Leopold Armand Hugo BNF Facade de meuble detail 2

Enfin, il se peut que l’emblème du bas, sous le motif composé d’une palette et d’un burin, constitue un dernier portrait idéalisé de Léopold, assez similaire à la gravure du ritter et de l’ermite : ici LEX (la Loi) est symbolisée par l’épée, et PAX par la peau de lion.



Leopold Armand Hugo BNF Facade de meuble detail 1
Quant à la femme du haut, il est vraisemblable qu’il s’agisse d’un des deux amours de Léopold : sa mère Julie ou sa fille Zoé.


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En conclusion

A l’issue de cette longue analyse, voici l’histoire reconstituée de cette extraordinaire série :

Le pendant de 1861

Léopold est si fier de son Autoportrait à la Toque qu’il décide à l’idée d’une gravure commémorative ; il en confie la réalisation à son confident et cousin Antoine Edgar qui, cette même année où Léopold se voit visité par la Muse, connait lui aussi un double succès : il est sous-préfet et il est père.

Ainsi, pour les deux comtes et cousins, le projet devient familial : un palais vénitien comme métaphore de la sous-préfecture de Tonnerre, une muse dénudée qui pourrait aussi une mère allaitante, et  une gravure  en commun, pour fêter tout cela.


Le pendant de 1883

Vingt deux ans plus tard, Léopold a blanchi, perdu ses êtres chers et ses illusions, et c’est Rodin qui lui a soufflé l’apogée de sa carrière de sculpteur, le buste de son oncle Victor. Aussi, comme d’habitude, il compense : par l’Autoportrait en sculpteur modelant le buste de V.H. Le tableau a-t-il existé en réalité, où seulement dans la gravure commandée à Rose Maury ?

Chez les Montferrier en tout cas, on connait la solitude et les fictions de Léopold : son petit cousin Abel l’aime beaucoup, et propose, pour boucler la boucle amorcée par son père à sa naissance, de compléter le pendant vénitien.


La façade de meuble

Léopold envisage-t-il déjà d’abandonner la Gravure pour la Composition musicale, à laquelle il s’adonnera après sa retraite en 1885 ? Toute sa vie il a rêvé de réalisations monumentales, tapisseries ou tableaux géants, qui ne décorent que son imaginaire.

Cette fois il a l’idée d’un meuble qui serait le résumé de sa vie artistique : encadrant une portée musicale encore vierge, il place ses deux autoportraits les plus intimes :

  • il y a vingt deux ans, en explorateur et en doge visité par la Muse ;
  • aujourd’hui, en sculpteur et en lion, crucifié mais sanctifié


Leopold Armand Hugo BNF Chevalier aux lions

Le Chevalier aux lion 
Léopold Armand Hugo, BNF

Concluons par cette allégorie énigmatique, qui revêt la structure classique des doubles auto-portraits de Léopold, avec une sa vue principale, en scène d’extérieur, et sa vignette, en scène d’intérieur .



Leopold Armand Hugo BNF Chevalier aux lions detail
En vignette, un gentilhomme barbu, avec une fraise typique du début du XVIIème siècle, dans un cadre orné de deux têtes barbues, elles-mêmes coiffées d’un casque en forme de tête barbue : l’ensemble, dans le meilleure veine décorative de Léopold, est très réussi.



Leopold Armand Hugo BNF Chevalier aux lions detail 2

Dans le corps de la gravure, le même gentilhomme en casque et cuirasse aux armes d’Angleterre (les trois lions), la main droite posée sur son épée et devant sa bannière (ornée en haut d’un lion dressé)

Je n’ai pas réussi à identifier ce gentilhomme anglais. Et je soupçonne que, tout comme les reitres germaniques, il sort tout armé de l’imagination de Léopold. Car si la prolifération de têtes barbues et de lions saute aux yeux, un autre dispositif plus malin finit par éveiller l’attention : avec sa patte sur l’épée et son étendard dans le dos, le chevalier est exactement homologue – tel un cristal qui garde sa forme en changeant d’échelle – au lion la patte sur un chapiteau, et son étendard comtal sur le dos.

Lion de Venise ou Lion d’Angleterre : dans Léopold, il y a LEO.



Références :
[2] La Chronique médicale : revue bi-mensuelle de médecine historique, littéraire & anecdotique, 1902, p 167 https://archive.org/details/BIUSante_130381x1902x09/page/n167

[3]

« Le moyen mis en avant pour lui forcer la main était simple : comme Mme Solliers séjournait tantôt à Londres, tantôt à Bruxelles, toujours dans de grandes villes, où l’éclat du nom d’Hugo avait pénétré, elle lui écrivait : « Si je n’ai pas d’argent, je vais donner des leçons de déclamation, de poésie, et j’indiquerai que le cours a lieu chez la comtesse Léopold Hugo. » Et le neveu du grand homme baissait la tête, se laissant ainsi rançonner . Un jour,- exactement le 3 mars 1894, — il avait cette idée précautionneuse de couper complètement les vivres à sa femme, sauf pour le cas où elle se remarierait. Il pensait qu’un second mariage l’arrêterait dans ses fantaisies — et lui serait une sauvegarde. Dans cette hypothèse, il lui assurait une rente viagère de 2,000 francs. Comme de juste, sa résolution était bien prise : enlever toute sa fortune — 500,000 francs environ — à l’ex-comtesse Léopold. Dans ce but, il avait, du reste, dés 1880, institué un neveu, M. le marquis de Montferrier, son légataire universel. » Le Journal, 18 juillet 1896

[4] « Ric et Rac : grand hebdomadaire pour tous », 22 décembre 1937 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k55112919/f5.image.r=%22l%C3%A9opold%20Hugo%22?rk=1094426;0

Les pendants de Pater (1/2)

1 novembre 2019

Pater a décliné une quantité industrielle de pendants à partir de quelques thèmes inventés par son maître Watteau. Il est difficile d’en établir la liste précise, et impossible d’en fournir la généalogie, d’autant que certaines oeuvres gravées ou vendues en pendant ont souvent eu des variantes vendues quant à elles en solo. Je présente ci-dessous trente deux pendants considérés comme avérés par Florence Ingersoll-Smouse dans son catalogue de référence [1]. J’ai omis ceux qui étaient des copies trop proches.

A la différence de Watteau dont les rares pendants font preuve à chaque fois d’une réflexion originale (voir Les pendants de Watteau), Pater ne cherche pas étudier des compositions variées ni des correspondances subtiles : la plupart de ses pendants sont « en V » (celui de gauche organisé selon la diagonale descendante, celui de droite selon la montante), ce qui élimine toute hésitation dans l’ordre d’accrochage.

Il faut savoir que, contrairement aux denrées ordinaires, deux tableaux en pendant se vendaient plus cher que deux tableaux indépendants (à cause du travail supplémentaire pour les harmoniser).

Dans un nombre important de cas, Pater a probablement construit ses tableaux indépendamment, avec une diagonale marquée, afin de pouvoir facilement les apparier par la suite de manière plus ou moins arbitraire : on ne trouve par exemple jamais, comme chez Watteau, un nombre équivalent de personnages ou de groupes de personnages dans les deux tableaux.

Plutôt donc que de s’attarder sur une « logique du pendant » soit évidente, soit absente, il est intéressant de balayer l’ensemble de cette abondante production afin d’essayer de discerner les quelques recettes que Pater employait dans sa cuisine combinatoire.

J’ai donc regroupé les pendants non selon un ordre chronologique très incertain (la plupart sont prudemment datés 1720-1736), mais selon un classement « zoologique », par grandes catégories de sujet.



Pendants binaires

La marche et la halte

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Pater 1728 Rejouissance de soldats Louvre
Réjouissance de soldats
Pater, 1728, Louvre

La première toile militaire de Pater, qui lui a valu sa réception à l’Académie royale de peinture et de sculpture, présente déjà les ingrédients qui se retrouveront dans la plupart de ses « Haltes de troupes » : une tente avec son piquet ouvrant le tableau à gauche, une tour à l’arrière-plan, une tente à droite abritant soldats et cantinières.

Pater A20b Marche de troupes METMarche de troupes (IG 449, fig 125)
Pater A20a Halte de troupes METHalte de troupes (IG 417, fig 126)

MET, New York

Rapidement, Pater reprend la formule inventée par Watteau dans son pendant Fatigues et délassements de la guerre, qui oppose deux situations plastiques (mouvement et halte) et deux ambiances humaines (effort et repos). Mais tous les aspects dramatiques sont gommés au profit d’une description anecdotique et plaisante :

  • côté départ, on voit au premier plan un soldat aidant une femme à monter, un autre remplissant sa gourde, un autre démontant la tente, puis tout un groupe de militaires, de femmes et d’enfants se mettant en marche vers l’objectif du jour : un château-fort de carton-pâte ;
  • côté arrivée, on retrouve de gauche à droite les joies de la boisson (les deux tonneaux), de la famille, de la pipe, de la popote et de la galanterie, au pied d’une tour démolie qui ferme la parenthèse d’une bataille éludée.


Pater A21a Halte de troupes KarlsruheHalte de troupes, Kunstmuseum, Karlsruhe (IG 413, fig 121) Pater A21b Marche de troupe ashmolean museumMarche de troupes, Ashmolean Museum, Oxford (IG 459, fig 122)

Ici l’ordre des scènes est inversé : la halte pour le repas précède le départ après la nuitée. Pater souligne l’opposition entre les deux constructions : la tente sur ses poteaux, provisoire et élégante et la bâtisse sur ses pilotis, rustique et décrépite.

Florence Ingersoll-Smouse a recensé six autres pendants militaires déclinant les mêmes principes, et plusieurs dizaines de variantes de chaque situation isolée.



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Le cortège et la pause

En dehors du contexte militaire, Pater a repris la même opposition pour deux autres pendants.

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Pater A31b Danse champetre DresdeDanse champêtre (IG 391, fig 81) Pater A31a Cortege de fiancailles de village DresdeCortège de fiançailles de village (IG 242, fig 80)

Gemäldegalerie, Dresde

Dans Danse champêtre, un couple danse dans une clairière au son d’une cornemuse (souvent symbole sexuel masculin) et d’un tambourin (symbole de la jouissance, voir Les pendants complexes de Gérard de Lairesse), entouré par six autres couples dans les postures variées de l’intimité. Plus un célibataire qui fait tapisserie en donnant à manger à un chien.

Dans le Cortège de fiançailles, Pater s’inspire de la toile de Watteau La mariée de village (voir Les pendants de Watteau). Dans le même ordre que chez Watteau, les demoiselles d’honneur, les fiancés (ici l’homme donne son bras droit à la femme, contrairement à un couple marié), le couple de parents âgés et le duo de musiciens, sortent sans doute de la maison du notaire et se dirigent vers le village au loin (pour la messe de fiançailles). A noter le serviteur qui offre un verre au jeune homme : je n’ai pas retrouvé s’il s’agit d’un rite particulier (dans certaines régions les fiançailles étaient scellées en buvant dans la même coupe) ou d’une invention amusante de Pater, style dernier verre du condamné. Sont à coup sûr ironiques l’âne du premier plan à gauche (connu à la fois pour ses capacités sexuelles et sa répugnance à se laisser mener) et le libre couple du premier plan à droite.

L’idée est sans doute ici d’opposer la liberté de la jeunesse aux règles de la vie adulte. Ce pourquoi j’ai placé à gauche l’escapade loin du village en compagnie des bergers, et à droite le retour au bercail précédé par les vieux parents.


Pater A30a La marche comique Frick Collection - New YorkLa marche comique (IG 7, fig 4) Pater A30b L'orchestre de village Frick Collection - New YorkL’orchestre de village (IG 9, fig 5)

Frick Collection, New York

Le pendant comporte deux trios. Celui des personnages secondaires illustre l’Amour et la Musique ;

  • les deux garçons lutinant la fille sous l’hermès ;
  • les deux petits musiciens, au violon et à la flûte, accompagnant leur père à la vielle.

Le trio des personnages  principaux montre une Marche et une Halte :

  • des comédiens à l’italienne autour d’un âne qu’ils cherchent à faire avancer au son du tambour ;
  • une fille essayant de faire danser un vieillard tandis qu’une autre apporte un panier plein de grappes.

Le côté comique du pendant est qu’il nous montre d’un côté une marche contrariée par l’âne, de l’autre une danse contrariée par l’âge.



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Avant et après

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Pater 1733 ca Le baiser donne coll priveeLe baiser donné, collection privée (IG 473, fig 187) Pater 1733 ca Le baiser rendu musee cognacq jayLe baiser rendu, Musée Cognacq-Jay (IG 474, fig 188)

Il existe plusieurs répliques de chaque tableau, sans que l’on sache précisément lesquelles constituaient le pendant original. L’histoire, en deux temps, est celle la déférence du roturier devant le geste galant du seigneur envers son épouse, suivi de sa revanche inattendue.


Pater 1733 ca Le baiser donne Bristish Museum Pater 1733 ca Le baiser rendu Bristish Museum

Gravures de Filleul, 1733, British Museum

Pour les détails de cette histoire savoureuse, lire les légendes des deux gravures.


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Intérieur et extérieur

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pater A20b_le_sultan_au_harem (variante), coll priveeLe Sultan au harem, variante (IG 565) , collection privée (cliquer pour voir l’original détruit en 1945 ) [2] pater A20a le sultan au jardin Potsdam, SanssouciLe Sultan au jardin, Château de Sanssouci, Potsdam (IG 561 fig 162) (cliquer pour un agrandissement en noir et blanc)

Dans cette turquerie hébergée dans une architecture classique, Pater oppose le couple disjoint, à l’intérieur et le couple réuni, à l’extérieur.



Fêtes galantes


Musique et fleurs

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Ces pendants assez simples suivent tous la structure en V. Ils mettent en regard deux types de langage galant : celui des notes et celui des fleurs.

Pater A22a L'agreable_societe_ gravure_ filleul GallicaL’agréable societé (Gallica) (IG 69 fig 196) Pater A22b la belle bouquetiereLa belle bouquetière (IG 67 fig 195)

Gravures de Filleul

L’agréable société

La légende de la gravure nous donne la signification des deux groupes : un couple constitué (Damon et Aminte) avec deux enfants et un chien, jouissant des plaisirs de la famille et de la musique ; un couple en cours de constitution (Licas et Silvie), sous l’égide d’un berger mercuriel au bâton entouré de pampres :

« Touché de voir Damon vivre heureux et tranquille / Avec sa chère Aminte et sa jeune famille / Et de ce que l’Hymen lui fournit de plaisirs / Plus solides que ceux qui coûtent des soupirs, / Licas fait ces efforts pour s’unir à Silvie ;/ Il la presse d’un air si galant, si flateur, / Que l’on juge aisément qu’il aura le bonheur / De pouvoir quelque jour contenter son envie. »


La belle bouquetière

Le second tableau montre probablement un couple avec ses trois enfants : la grande fille (Philis), ramenant à sa mère un panier de fleurs, est enlacée par un admirateur. Le thème pourrait-être la jeunesse et sa brièveté, mais la légende le tire vers une morale un peu plus précise : méfiez-vous des jeunes filles en fleur !

« J’admirerois, Philis, le vif éclat des fleurs / Dont la main vient de faire en ces lieux le pillage / S’il ne paraissoit pas sur ton charmant corsage / Dont on doit préférer les brillantes couleurs./ Dans toutes les saisons elles ont de quoi plaire / Et dans ce doux moment plus je les considère / Plus je crains que mon coeur ne s’en trouve pas mieux / Et ne paye bien cher le plaisir de mes yeux. »


Pater A33a Concert champetreConcert champêtre (IG 63 fig 229) Pater A33b La cueillette des rosesLa cueillette des roses (IG 62 fig 230)

Collection privée

Ce pendant est très proche du précédent, mais avec une nuance différente entre les couples de chaque tableau :

  • côté musical, un couple chante et joue du luth joue tandis que le flûtiste a laisser tomber béret et instrument pour enlacer sa compagne ;
  • côté floral, le couple assis par terre a fini la cueillette, son panier posé à ses côtés ; l’autre jeune fille a recueilli les fleurs dans son tablier, échangeant des regards insistants avec le jeune homme : à en juger par son béret posé par terre à côté de fleurs jetées, il est en train d’effeuiller le bouquet, et la fille attend la réponse du destin.

C’est ici le détail inventif du béret sur la tête ou par terre, qui distingue l’amant couronné de l’amoureux entreprenant.

Pater A03a Le musicienLe musicien Pater A03b La cueillette des rosesLa cueillette des roses

Vers 1725, Collection privée

Cet autre pendant à deux couples est basé sur les mêmes principes :

  • côté musical, un couple avec enfant jouit de la musique et un jeune couple s’enlace ;
  • côté floral, l’un des jeunes gens cueille des fleurs pour sa compagne, l’autre lui offre un fruit.

Le couple supplémentaire de la fillette et du chien, au centre, assure la liaison entre les deux pendants, tout en ajoutant une touche d’innocence.

Pater A34a Reunion en plein air SanssouciRéunion en plein air (IG 58 fig 43) Pater A34b Offre des fleurs SanssouciL’Offre des fleurs (IG 57 fig 41)

Château de Sanssouci, Potsdam

Dans ce pendant plus complexe, les statues donnent la tonalité générale :

  • la fontaine, avec sa gueule de monstre dans laquelle un amour plonge le bras, rappelle la musique et la flûte ;
  • en face, l‘hermès fleuri et couronné donne la tonalité florale (bien que le tableau comporte également un guitariste.)

Six personnages sont mis en scène selon un rythme différent :

  • dans le premier tableau, trois couples : un homme offre une pomme , un autre joue de la flûte et le troisième (sans béret) relève sa compagne ;
  • dans le second, deux trios : un guitariste, sa compagne et un serviteur qui lui apporte des fleurs ; un homme qui enlace une fille sous le regard d’une troisième.

A la manière de Watteau (voir son pendant  La surprise et L’accord parfait), Pater compose ici une sorte de mélodie graphique, d’un côté en rythme binaire, de l’autre en rythme ternaire.



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Collation et fleurs

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Pater A19a Fete galante Musee d'art de Sao PauloFête galante, Musée d’art de Sao Paulo (IG 38, fig 29) Pater A19b L'amour en plein air coll privL’amour en plein air, collection privée (IG 35, fig 31)

Anciennement dans la collection de Frédéric II à Potsdam

La halte des promeneurs est justifiée à gauche par une collation ; à droite par la cueillette de fleurs. Mais pour les fêtes galantes à nombreux personnages, comme celle-ci, ce n’est pas tant le détail des scènes qui compte que la structure d’ensemble.

Les personnages se regroupent sur les bords externes, le centre n’étant occupé que par un ou deux personnages isolés. Et le pendant en V se crée mécaniquement par la topographie : d’un côté un haut mur et un vase, de l’autre une statue au flanc d’un talus.


Pater, Jean-Baptiste, 1695-1736; Fete galanteFête galante (IG 39bis, fig 28) Pater, Jean-Baptiste, 1695-1736; Fete GalanteFête galante (IG 36bis, fig 30)

English Heritage, Kenwood

Même décor et mêmes scènes pour cette variante, qui rajoute côté droit le chant au son de la flûte


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Amour et badinage

Il s’agit d’une structure bien précise, que Pater utilise du côté droit de plusieurs pendants.

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pater A02a les_amants_heureux gravure de Filleul British Museum - inverseLes amants heureux (IG 16, fig 9) pater A02b L'amour et le badinage gravure de filleul inverseeL’amour et le badinage (IG 12, fig 10)

Gravures de Filleul, British Museum (inversées)

Les tableaux étant aujourd’hui inaccessibles, nous nous contenterons des deux gravures (inversées).

Les amants heureux

Le groupe se divise en trois parties : un couple avec enfant, des amoureux discutant, des amoureux s’enlaçant. La légende de la gravure nous suggère comment les interpréter : au centre, la jeune fille courtisée (nommée Philis) hésite sur les intentions de son partenaire (nommé Damin): sera-t-il fidèle comme celui de gauche, ou coureur, comme celui de droite ?

« Employez bien le temps d’une verte Jeunesse ; / Amants, plus il est court plus il est précieux. / Heureusement, Philis, je lis dans vos beaux yeux / Que vous êtes sensible aux voeux qu’on vous adresse. / Quand même un jour Damin trahiroit son serment; / Rendez vous au plus tost, ne soyez point cruelle : / On trouve un doux plaisir à croire aveuglément / Qu’un coeur qui nous est cher sera toujours fidèle. »


L’amour et le badinage

Le groupe se divise ici encore en trois scènes : un guitariste vu de dos, deux hommes embrassant une fille, un couple effeuillant une fleur avec des enfants à l’arrière-plan.

La légende de la gravure explique le thème, à savoir l’opposition entre le Badinage (sexe avec Isabelle) et l’Amour (sentiments pour Iris ) :

« Quand Lisandre, en amant modeste et délicat, / Avec la jeune Iris s’entretient teste-à-teste / et qu’il ouvre son coeur sans bruit et sans éclat / Il peut bien justement compter sur sa conqueste. / Mais pour ces jouvenceaux peu munis de raison / Qui veulent tous les deux caresser Isabelle, / Leurs exploits ne seront que pure bagatelle / L’Amour ne veut jamais avoir de compagnon. »


Pater A14a La bonne aventure LACMALa bonne aventure, Los Angeles County Museum of Arts (IG 508, fig 7) Pater A14b Pater Amour et badinage (copie) coll privL’Amour et le Badinage, variante, collection privée (IG 13, fig 8)

Le second tableau élargit le thème « Amour et Badinage », en rajoutant au premier plan à gauche un homme en manteau rouge, accoudé à un escalier.

Il est ici apparié à un thème bien différent, celui de La bonne aventure, dont il existe de multiples répliques sous forme de tableaux isolés. Ici, l’enfant qui tambourine en regardant le spectateur souligne le côté « bidon » des prédictions de sa mère.


(c) The Fitzwilliam Museum; Supplied by The Public Catalogue FoundationLa Bonne aventure, Fitzwilliam museum (IG 506, fig 147) Pater A11b Fete du Mai Pouckine Museum varianteLa Fête de Mai (variante), Pouckine Museum, Moscou (IG 527, fig 148)

Grâce à sa diagonale descendante, La Bonne aventure peut être appariée avec tout autre thème à diagonale montante : ici La Fête de Mai.

On voit ici que les sujets sont relativement interchangeables, pourvu qu’ils s’inscrivent dans la structure d’ensemble.
Pater pendanst en V et W

Ce type de composition constitue une évolution, par éloignement, de la classique structure en V : les groupes auparavant latéraux passent à l’arrière-plan et des personnages nouveaux s’interposent au premier plan, formant repoussoir.

Une série de pendants exploite de manière systématique cette formule « en W ».


Pater A08a 1720-36 Les delassements de la campagne Musee des BA Valenciennes phto Gregory LejeuneLes délassements de la campagne (photo Gregory Lejeune) MET (IG 29, fig 18) Pater A08b 1720-36 Le concert champetre Musee des BA ValenciennesLe concert champêtre (IG 20, fig 17)

Musée des Beaux-Arts, Valenciennes

Au premier plan, les figures isolées sont accolées à un élément d’architecture  : la femme au singe accoudée à l’escalier, et la fillette au chien à côté de la colonne (plus son père qui se tourne vers elle et sa mère appuyée à la chaise

Les groupes sont passés au second plan, s’adonnant à leurs occupations habituelles : ici la collation et le chant.

Pater A04a 1734 Concert champetre METConcert champêtre, daté 1734, MET (IG 34, fig 50) [3] Museo Thyssen- BornemiszaConcert champêtre, daté 1734, Musée Thyssen Bormenisza, Madrid (IG 19, fig 51) [4]

Le second tableau est une variante très proche du pendant précédent (moins la petite fille de gauche et le chien).

Le premier se structure nettement en trois groupes :

  • une famille (père, épouse et fille) formant repoussoir ;
  • un groupe musical, avec flûte et vielle, autour de deux amoureux tenant lui une canne et elle un éventail ;
  • un couple qui se retire vers les bois.

Le pendant suivant va rendre plus explicites ces trois groupes, sorte d’élargissement de la structure « Amour et badinage ».

Pater A05a Fete Champetre c.1728-36 Buckingham PalaceFête champêtre (IG 27, fig 12) Pater A05b Fete Champetre with a Flute Player c.1728-36 Buckingham PalaceConcert champêtre avec un flûtiste (IG 18, fig 11)

Buckingham Palace

Le second tableau est toujours similaire à celui des pendants précédents, sinon qu’un flûtiste a remplacé le guitariste.

Le thème du premier tableau est maintenant très clair :

  • le repoussoir est constitué par un père, sa femme et son enfant, image du couple constitué ;
  • au centre un groupe de quatre s’occupe de fleurir la jeune fille en robe rouge : l’Amour
  • à droite un couple s’enlace plus ardemment, surplombé par la cornemuse phallique et épié par un voyeur derrière l’arbre : le Badinage.

Ainsi sont illustrés les joies de la famille, les plaisirs du flirt et les complications du sexe.


Pater A07a Monsieur de Pourceaugnac c. 1728-36 Buckingham PalaceMonsieur de Pourceaugnac (IG 1, fig 3) Pater A07b 1730 Fete-Champetre-with-Italian-Comedians Buckingham palaceRéunion de Comédiens italiens dans un parc (IG 3, fig 2)

Buckingham Palace

Ce pendant transpose la même structure dans l’univers du théâtre, français et italien.

Le second tableau reprend toujours la même composition, avec Pantalon dans le rôle du repoussoir et les autres comédiens regroupés autour d’une guitariste ;

Le premier tableau est cette fois totalement différent. Il montre, sous un porche, le héros de la pièce de Molière, rattrapé par ses deux femmes et ses nombreux enfants : soit le désordre qui advient à mélanger mariage et galanterie.


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Danse et danse

Le thème de la danse est plus structurant que toutes les autres occupations galantes ( musique, collation, cueillette ou badinage) en ce qu’il met nécessairement un couple en exergue, debout et à l’écart par rapport au reste des spectateurs.

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Pater A15a La danse coll privLa danse, collection privée (IG 234 fig 56)
Cliquer pour voir la variante réalisée pour Frédéric II (IG 233 fig 58)
Pater A15b La danse Worcester Art MuseumLa danse, Worcester Art Museum (IG 236 fig 57)

A gauche, au son de la vielle, sous la statue d’une déesse, un gentilhomme jouant de la vielle converse avec une belle fille, tandis qu’un couple esquisse un pas de danse.

A droite, lors de la collation servie sur une table du parc, un homme invite une femme à danser au son du violon, du hautbois et de la cornemuse, tandis qu’au centre des convives une dame joue de la flûte.

Les deux tableaux ne s’opposent pas, mais se complètent : d’un côté un rapprochement impromptu et une musique improvisée, de l’autre une posture plus formelle lors d’un divertissement organisé.



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Danse et autre

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Pater, Jean-Baptiste, 1695-1736; The DanceLa danse (IG 228, fig 20) Pater, Jean-Baptiste, 1695-1736; A Concert (Le concert amoureux)Le concert amoureux (IG 25, fig 18)

Wallace Collection

Une série de quatre gravures a été produite par Filleul en 1739, sous le titre Les plaisirs les plus ordinaires de la jeunesse. On peut considérer qu’elles fonctionnent en deux pendants, les deux premiers tableaux ayant été reproduits isolément pour Frédéric II (IG 26 et IG 229).

Les textes de Charles Moraine accompagnant les gravures donnent une idée de la manière dont elles étaient perçues par les contemporains.


La danse

« Danse aimable, où la grâce est jointe avec l’adresse; / où dans tout son éclat triomphe la Beauté / Tu parois faite exprès pour l’heureuse jeunesse / Et ton art par l’Amour fut sans doute inventé. / A l’un et l’autre sexe il montra la cadence / Il leur fit observer un juste mouvement / Et sachant les tenir en bonne intelligence / Leur union forma ton plus bel ornement. »

Le texte met l’accent sur l’opposition entre la posture élégante des deux danseurs et les attitudes relâchées des amoureux.


La concert amoureux

« Du luth et de la voix les sons mélodieux / Se dissipent dans l’air d’une extrême vitesse;/Les fleurs perdent bientost leur éclat précieux, De même, Chers enfants, s’éclipse la jeunesse. », « Pour vous en consoler, en l’honneur des Amours / Redoublez vos chansons, cueillez des fleurs nouvelles: / S’ils ne vous donnent pas des faveurs éternelles, / Du moins ils vous feront jouir de vos beaux jours. »

Ici encore le texte souligne les deux activités distinctes que montre l’image : ceux qui s’occupent des Fleurs (trois filles et un couple, dont l’homme décore d’une fleur la chevelure de la femme) et ceux qui s’occupent de la Musique (la chanteuse et le luthiste) .


La logique du pendant

Comme souvent chez Pater, il faut comparer personnages principaux et personnages secondaires :

  • les couples principaux, l’Art de la Danse et l’Art de la Musique, contrastent par leur attitude : debout et assis, position inverse de l’homme par rapport à la femme.
  • les faire-valoir contrastent par leur répartition : enlacés sous la statue de l’Amour ou éparpillés à la manière des fleurs.

Ce premier pendant met ainsi en balance deux aspects des Plaisirs de la jeunesse :

  • l’Union des corps (amoureuse ou harmonieuse) ;
  • la Fugacité (fleurs et sons).


Pater, Jean-Baptiste, 1695-1736; The Swing (La conversation interessant)La conversation intéressante (ou la balançoire) (IG 276 , fig 22) (c) The Wallace Collection; Supplied by The Public Catalogue FoundationLe Colin-Maillard (IG 295, fig 21)

Wallace Collection

Les deux autres tableaux de la série n’ont pas été vendus comme un pendant séparé. Mais ils ont été sans doute conçus en tant que tel, avec une composition en V et des structures homologues à celles de l’autre pendant.


La conversation intéressante

Tout comme dans La danse, un couple fait bande à part par rapport aux autres : mais tandis que là sa grâce était vantée, ici c’est son excentricité qui est quelque peu décriée :

« Assis sur un gazon qu’on se plait quand on aime /A se communiquer les secrets de son coeur ! Un pareil entretien a certaine douceur / Qui paroist égaler la jouissance même /
Aminte néanmoins pense tout autrement ; / A tout autre plaisir la follette est encline ;/Et suivant son humeur enjouée et badine, / Elle aime mieux en l’air trouver du mouvement. »


Le Colin-Maillard

Sept personnages en mouvement (trois garçons et quatre filles) s’opposent au couple assis du premier plan : un cornemuseux et une fille qui lui amène un torchon ou une serviette.


Colin Maillard grevure de etienne Brion d'apres Watteau
Le colin-maillard
Gravure de Etienne Brion d’après un tableau perdu de Watteau

L’idée du cornemuseux épuisé vient d’un tableau précoce de Watteau, où il servait simplement de contrepoint statique (houlette posée par terre) aux autres bergers et bergères en mouvement. Pater lui donne une importance accrue : la serviette qui essuie fait écho au bandeau qui aveugle, et suggère, dans le contexte grivois de la cornemuse, une interprétation équivoque (la sueur étant l’euphémisme d’un autre fluide corporel).

On ne connait pas le texte qui accompagnait la gravure, sans doute brodait-il sur le thème de la passion qui aveugle et épuise. Quoiqu’il en soit, de même que Le Concert amoureux distinguait un couple musical (guitare) d’un groupe floral, on voit ici un couple musical (cornemuse) à l’écart du groupe ludique.


La logique du pendant

Ce second pendant met en balance deux autres aspects des Plaisirs de la jeunesse :

  • l’Union des Esprits (la Conversation, opposée au côté primaire de la balançoire) ;
  • la Passion (aveuglante et fatigante).



Pater A32a Schema
La série révèle ainsi une composition d’une grande cohérence.

pater A01a fete_champetre_or_les_denicheurs_doiseauxFête champêtre (les dénicheurs d’oiseaux), Alte Pinakothek, Münich (IG 45, fig 38) Pater A01b vers 1728 Le Repos dans le parc Frick MuseumLe Repos dans le parc, Frick Museum (IG 232, fig 153)

Dans ce pendant « en W », on reconnaît dans le premier tableau un élargissement du schéma « Amour et Badinage » (jusqu’à la statue des deux amours avec le dauphin). Le thème est celui de la collecte, des fleurs et des oeufs d’oiseau.

Le second tableau oppose, comme dans « La danse » de la Wallace collection, l’attitude impeccable des danseurs et les poses relâchées des convives (notamment celui qui tend son verre, vautré sur une autre buveuse


sss

Pater A36a Musical Entertainment ErmitageLe concert (IG 71 ter , fig 60) 156 x 86 cm Pater A36c Dance under the Trees ErmitageLa danse (IG 234 bis , fig 61) 156 x 1,05 cm Pater A36b Ermitage Scene-in-a-ParkScène dans un parc (IG 33 bis, fig 62) 156 x 86 cm

Ermitage, Saint Petersbourg

Ce triptyque se compose d’un pendant en V, au milieu duquel s’interpose une scène symétrique avec une échappée vers la rivière lointaine. Le panneau central est pratiquement identique à un Concert Champêtre de la National Gallery, et ressemble beaucoup à La Danse du Worcester Art Museum (y compris le détail de la dame qui accompagne l’orchestre en jouant du pipeau).

Le fait que deux orchestres différents apparaissent dans le panneau Musique et le panneau Danse montre bien que le triptyque ne résulte pas d’une reconception d’ensemble, mais de la simple juxtaposition de compositions éprouvées indépendamment.


Références :
[1] « Pater », Florence Ingersoll-Smouse, Les Beaux-Arts, Paris, 1921
Les références à ce catalogue raisonné sont notées IG suivi du numéro de notice. Quelques rares oeuvres, découvertes depuis, ne portent pas de numéro.

Les pendants de Pater (2/2) : les Baigneuses

1 novembre 2019

Le thème des Baigneuses est un des grands succès de Pater. Parmi les nombreuses variantes, certaines ont été vendues en pendant : mais la spécificité du thème (uniquement des femmes, postures limitées par la pudeur et l’absence d’accessoires) rendait quasi impossible la mise en correspondance avec l’autre tableau.

Les pendants en question sont donc presque tous la juxtaposition de scènes déjà conçues par ailleurs.



Pater A52a Baigneuses Potsdam, Neues PalaisBaigneuses (IG 329, fig 89) Pater A52b Les Amusements champetres Potsdam, Neues PalaisLes Amusements champêtres (IG 239, fig 78)

Neues Palais, Potsdam

On reconnaît dans le second tableau une autre variante de La Danse (avec la dame jouant de la flûte).

Le premier tableau utilise comme repoussoirs des femmes habillées (plus trois hommes qui se font éconduire) ; autour du bassin se répartissent des dames à différents degrés de déshabillage, le dernier degré étant atteint par celles qui se baignent. A noter les deux chiens, seuls mâles autorisés à accompagner dans l’eau leur maîtresse.

Pater A50a Pater Les baigneuses Nelson Atkins Museum of ArtsLes baigneuses (IG 318, fig 42) Pater A50b Pater le gouter Nelson Atkins Museum of ArtsLe goûter (IG 51, fig 40)

Nelson Atkins Museum of Arts

Le second tableau présente toujours une composition inspirée de La danse, avec deux promeneurs remplaçant les danseurs.

Pour une fois, Pater a renoncé à la composition en V, en construisant le premier selon une diagonale ascendante qui accentue l’idée commune du pendant : la montée vers la collation. Ainsi l’escalier et la statue de naïade du second tableau suggèrent une sorte de continuité topographique entre les deux tableaux, comme si la piscine de l’un se situait en contrebas de l’autre.

Pater A12a REUNION D'ACTEURS DE LA COMEDIE ITALIENNE DANS UN PARC LouvreRéunion d’acteurs de la Comédie italienne dans un parc, Louvre (IG 4, fig 6) Pater A12 Le bain gravure de DuflosLe bain, gravure de Duflos (IG 313, fig 219)

J’ai tendance à penser que la gravure n’était pas inversée par rapport au tableau disparu, de sorte que ce pendant créait une effet de parallélisme amusant entre :

  • les deux tables (pour poser la collation et pour poser les habits),
  • le couple à la guitare et le couple à l’éventail,
  • le couple fille/vieillard à la vielle et le couple de baigneuses dans l’eau (accompagnés par un chien).

La légende de la gravure oppose le maquillage des coquettes à la fraîcheur des jeunes filles au bain :

« En tous lieux la fine Coquette / Scait avec art accomoder son teint, / Ele paroit aimable à la Toillette, Mais jamais au sortir du bain. / Peut-on aimer des objets qui se fardent, / Ils feroient pour me plaire un effort impuissant, / Pour vous jeune beautés en vous rafraîchissant,/ Vous enflammés les coeurs de ceux qui vous regardent. »

Ainsi le thème commun aux comédiens et aux baigneuses est sans doute le travestissement, assumé ou dénoncé.

pater A53aBaigneuses (IG 323 fig 95) pater A53bBaigneuses (IG 325 fig 96)

Collection privée [5]

Ce pendant en V a été conçu comme un tout, du moins pour les décors :

  • la statue du Dieu Fleuve fait écho à la statue féminine,
  • la vasque, à la table circulaire,
  • la planche servant de pont au premier plan (près de laquelle se cachent deux jeunes gens), à la table des buveurs.

Les vêtements de théâtre des hommes, suggérant une scène de fantaisie, rendent plus légitime leur présence au milieu de ces nudités.

Pater A51a Fete_Champetre_Durant les vendanges 1730-1733,Dallas_Museum_of_Art_Fête champêtre durant les vendanges Pater A51b Baigneuses près d'une fontaine 1730-1733,Dallas_Museum_of_Art_Baigneuses près d’une fontaine

1730-1733, Dallas Museum of Art

Ce pendant en V a également été conçu comme un tout. Il oppose les vendanges et la baignade, un monde bachique et un monde vénusien :

  • à gauche les sexes se mêlent pour cueillir, s’offrir ou se jeter des pommes, entre une fontaine avec nymphe et un hermès bienveillant ;
  • à droite un monde purement féminin, entre la statue des amours à la chèvre et deux cariatides dénudées, vaque tranquillement à ses ablutions, seulement épié par trois enfants tapis derrière la haie.



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Les Plaisirs de l’été

Ce titre désigne quelques baigneuses en intérieur, qui clôtureront notre parcours.

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Pater A40a Plaisirs de l ete Sans souciLes Plaisirs de l’été (IG 314 fig 83) Pater A40b Baigneuses Sanssouci perdu en 1945Les baigneuses (IG 309 fig 85), détruit en 1945. Cliquer pour voir la variante de l’Ermitage.

Château de Sanssouci, Potsdam

Le pendant  le plus ancien est sans doute celui réalisé pour Frédéric II.

La scène en extérieur comporte les détails habituels : statue de Vénus, marmots derrière la haie, chien dans l’eau.

La scène en intérieur ne manifeste aucune tentative pour créer une symétrie ; le seul point commun est le moment choisi : le séchage en sortie de bain.

Pater A41a Le desir de plaire LouvreLe désir de plaire, Louvre (IG 522 fig 1) Pater A41b The Bath (Le plaisir de l'ete), Wallace CollectionLe plaisir de l’été (The bath), Wallace Collection (IG 307 fig 84)

Dans le tableau de droite, Pater reprend la même scène d’intérieur en transformant le rideau de lit en rideau de porte, ce qui permet de caser la figure d’un galant se profilant dans l’ouverture.

Le tableau est cette fois apparié, de manière plus convaincante, avec une autre scène d’intérieur, la toilette dans le chambre. Par symétrie, un autre galant se cache derrière le rideau.


Pater A41a Surugue le desir de plaire Pater A41b Surugue le plaisir de l ete

Gravures de Surugue

Lorsqu’aucun personnage n’effectuait un geste exigeant la main droite, le graveur s’épargnait en général la peine d’inverser son cuivre par rapport au tableau : c’est la cas ici. La gravure de gauche révèle un détail complémentaire : le galant donne la pièce à une servante pour avoir le droit de jeter un oeil.
Les textes soulignent la différence de tonalité entre la scène habillée et la scène déshabillée : compliment convenu côté Désir, allusion grivoise côté Plaisir ;

Le désir de plaire

Ce galant attirail qu’un goût coquet éclaire /
Iris, a des charmes bien doux. /
Mais il faudroit encor pour être seur de plaire /
Que telle qui s’en sert eut les traits comme vous.

Le plaisir de l’été

En sortant de ce bain dont la fraîcheur charmante /
De Cupidon a pu calmer les feux /
Philis nous connoissons qu’au gré de votre atante /
Ce petit Dieu s’est sauvé dans vos yeux »

 

Les pendants de Watteau

31 octobre 2019

 On connait une douzaine de pendants de Watteau, tous obéissant à des logiques différentes et elliptiques : comme si l’élégance consistait à éviter de se répéter et d’insister.

 Pendants d’histoire

watteau-1710 ca Retour de Campagne grave par CochinRetour de campagne, gravure de Cochin (inversée comme dans le tableau original)
watteau-1710 ca le-camp-volant Musee Pouchkine MoscouLe camp volant, 1710, Musée Pouchkine, Moscou (32.8 x 44.9 cm)

Les circonstances de composition de ce tout premier pendant de Watteau sont bien connues : le peintre commença par « Retour de campagne » puis, sur la demande du marchand d’art Sirois, réalisa le second tableau trois mois après. [1]

L’idée du pendant est d’opposer la troupe en mouvement – organisée selon un ordre militaire – et la troupe au repos – dans le délassement de la popote. Pour unifier les deux scènes, Watteau a repris la même composition en diagonale, depuis un motif introductif en arrière-plan en haut à gauche (le chariot pour le mouvement, les tentes pour la halte) jusqu’à un motif conclusif au premier plan en bas à droite (les deux officiers à cheval, les deux sentinelles). Il a également mis en évidence des personnages qui se répètent d’une scène à l’autre : la femme qui allaite et sa compagne, le chien).

Structurellement, la composition joue sur deux contrastes :

  • vue de loin / vue de près ;
  • centre ouvert (sur les lointains) et centre fermé (bouché par l’arbre)


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Watteau 1715 The Hardships of War Ermitage Museum, Saint PetersbourgLes fatigues de la Guerre (The Hardships of War) Watteau 1715 The Idylls of War Ermitage Museum, Saint PetersbourgLes délassements de la Guerre (The Idylls of War)

Watteau, 1715, Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg, huile sur cuivre (21 x 33 cm)

On retrouve les principes mis au point dans le pendant précédent :

  • à gauche, une composition dynamique et ouverte, dans laquelle des personnages peu différenciés, poussés par un vent violent , se trouvent expulsés vers les marges d’un grand vide central ;
  • à droite, une composition statique et fermée où un élément central, l’immense toile de tente, unifie des individus qui mènent chacun leur vie propre.

Mais Watteau accentue avec maestria les contrastes dramatiques :

  • à gauche, la difficile progression, pressée par l’orage, se conclut sur un âne qui cale devant un ruisseau, le dos chargé de sacs et de volaille ; certains chevaux ont leur fardeau protégé par une toile, et une seule femme est visible, emmitouflée sur un autre âne à l’arrêt ;
  • à droite, sous la grande toile qui les abrite du soleil, les soldats jouissent du repos, dans la profusion des vivres et des cantinières.


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S’échappant des sujets militaires, Watteau a rapidement appliqué les mêmes principes à de vastes compositions campagnardes à nombreux personnages. Le pendant que nous allons voir est considéré comme un pivot dans cette évolution, qui qui débouchera un peu plus tard sur  l’invention des « fêtes galantes ».

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Watteau B accordee de village London, Sir John Soane’s MuseumL’Accordée de village, Sir John Soane’s Museum, Londres
Watteau B La Mariee de village Charlottenburg, Schloss Sans-souci. BERLINLa Mariée de village, château de Sans-souci, Charlottenburg, Berlin

Watteau, 1712-14 (Gravé en pendant en 1735)

Les deux tableaux ont sans doute été réalisés sur une assez longue période de temps, en commençant par le second [2]. Vu leur état désastreux de conservation, il est préférable des les étudier d’après les gravures de Cochin.


La Mariée de village

Watteau C La Mariee de village gravure de cochin inversee
Avec son église palladienne et son immense pin parasol s’inclinant comme pour accueillir la noce, Watteau transpose dans une Italie rêvée un sujet tiré de la plus pure tradition flamande.

Entre deux carrosses arrêtés sur la gauche, et des spectateurs assis à droite sur un talus, le cortège se déroule sur toute la largeur du tableau : défilent de gauche à droite les demoiselles d’honneur, les mariés, deux chiens, un couple de parents âgés r  deux musiciens, en direction du prêtre qui les attend sous le porche de l’église.

Watteau semble cultiver une certaine ambiguïté, en décentrant les mariés et en mélangeant cortège et spectateurs (le couple debout derrière les musiciens est souvent pris pour les mariés). L’impression est celle d’une masse humaine contrariée dans son mouvement d’ensemble vers la droite, ponctuée par des spots de lumière et des tâches de couleur aléatoires : conception panoramique qui n’est pas sans rappeler le flux mêlé des soldats, des bagages et des animaux, en marche ou bloqués, dans « Les fatigues de la Guerre ».


L’Accordée de village

Watteau C L'Accordee de village gravure de cochin inverseePar contraste, cette composition très statique, dispersant des groupes épars autour d’un objet fixe attirant l’oeil, obéit à un principe de morcellement qui n’est pas quant à lui sans rappeler « Les délassements de la Guerre » : la vaste toile rouge derrière la table du notaire faisant écho à la tente au dessus de la table des soldats.

L’oeil sépare facilement des groupes de personnages, tous déconnectés les uns des autres :

  • celui dans le coin inférieur gauche, dans lequel on reconnait traditionnellement Watteau et ses enfants ;
  • celui centré sur une femme, à l’arrière plan dans le sous-bois ;
  • une série de couples se prenant par la main, comme pour se préparer pour un menuet ;
  • ceux qui s’intéressent au contrat de mariage, avec la future mariée assise et le notaire qui tend à son père la plume pour signer ;
  • des danseurs qui font la chenille, hommes et femmes alternés ;
  • un cornemuseux et un vielleux assis sous l’arbre.


La logique du pendant

Dès ces oeuvres de jeunesse, Watteau confirme sa préférence pour les contrastes subtils plutôt que pour les symétries appuyées. Ce pendant se conforme aux principes élaborés précédemment :

  •  centre ouvert /centre fermé 
  • mouvement / repos , 
  • composition panoramique / composition morcelée.

Mais c’est de manière non appuyée, presque allusive. L’opposition entre le village médiéval et le village palladien est secondaire, et sert surtout à casser le pendant en deux sujets nuptiaux séparés, plutôt qu’en deux moments d’une même noce. Et rien dans les costumes ne suggère une opposition entre mariage campagnard et mariage bourgeois.

Seules des allusions discrètes rappellent la différence entre les deux situations :

  • pour les fiançailles,  le chien est solitaire, le futur est assis à gauche de la future et les sexes des participants sont mélangés ;
  • pour le mariage, les chiens forment couple et tous les couples constitués se présentent dans l’ordre héraldique, l’homme à la droite de la femme.

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watteau prado_Marriage_ContractLe contrat de Mariage (47 x 55 cm)
Watteau prado assemblee neptuneL’Assemblée près d’une fontaine de Neptune (Les jardins de Saint Cloud) (48 x 56 cm)

Watteau, Prado, Madrid

Ce pendant a été extrêmement discuté par les spécialistes : on n’est pas sûr que les deux soient uniquement de la main de Watteau [3] , et le fait même qu’il d’agisse de pendants a été contesté ([4], p 289).

Il est vrai que l’appariement est loin d’être évident : tandis que Le contrat de Mariage est une reprise de L’Accordée de village, resserrée autour de la toile rouge, le second tableau n’a rien du mouvement panoramique de La Mariée de village. En revanche, il démarque un autre tableau disparu, connu seulement par sa gravure :

Watteau prado assemblee neptune
L’Assemblée près d’une fontaine de Neptune 
Watteau BOSQUET-DE-BACCHUS-inverseLe Bosquet de Bacchus
Gravure de Cochin, 1735 (tableau perdu)

On voit bien que le sujet n’est pas à chercher dans les statues, interchangeables d’une variante à l’autre pourvu que celle de la fontaine soit masculine (Neptune ou Bacchus) et celle de la rive soit féminine (déesse non identifiable dans les deux cas). L’important est le bassin ovale autour duquel se répartissent trois groupes de personnages.



Watteau Contrat de mariage

On peut noter que deux de ces groupes (en bleu) dérivent directement de deux groupes équivalents, en dehors de la section reprise pour l’autre tableau (en jaune) : comme si Watteau (et/ou son élève Quillard) avaient dérivé le second pendant à partir de la seule Accordée de village, en rajoutant le bassin et les deux groupes autour des statues (en violet).

Seul le contraste formel entre centre ouvert et centre fermé est conservé, tandis qu’un nouveau thème s’introduit: la promenade aristocratique dans un parc au son du murmure de l’eau, en contraste avec la danse paysanne bruyante et moins formelle.



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C’est un autre pendant, avec un nombre réduit de personnages, qui va développer ce nouveau contraste que nous pourrions baptiser apollinien / dionysiaque, véritable inauguration du genre des « fêtes galantes »

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Watteau La cascade collection privee, SuisseLa cascade (41 x 31.9 cm), collection privée, Suisse
Watteau La danse paysanne Huntington libraryLa danse paysanne (43.2 x 32.4 cm.), Huntington Museum of Art

Watteau, 1713-17

Ces deux toiles en très mauvais état ont connu bien des vicissitudes, passant d’un format rectangle à un format circulaire, puis étant restituées à leur format d’origine. Les parties perdus ont été reconstituées à partir des gravures d’Audran, sur lesquelles il vaut mieux s’appuyer désormais pour l’étude iconographique.


Watteau La cascade gravure de Audran inversee METLa cascade
Watteau La danse paysanne gravure de Audra inverseeLa danse paysanne

Gravures d’Audran (inversées)

La cascade (ou la promenade dans le parc)

Le tableau comporte cinq personnages :

  • 1) un couple de promeneurs au centre, l’homme étant dans sa position héraldique à la droite de sa compagne ;
  • 2) un joueur de guitare, allongé sur le sol ;
  • 3) un autre couple derrière lui.

La fontaine qui domine l’ensemble, au centre du bassin, est ornée en bas de dauphins, et en haut d’un groupe de trois putti autour d’une chèvre, qui s’inspire étroitement d’un groupe sculpté par Sarzazin pou Marly (aujourd’hui au Louvre) [5].


La danse paysanne

Le pendant comporte quant à lui sept personnages :

  • 1) un couple de danseurs, la femme tenant sa robe et l’homme en costume espagnol tournant probablement autour d’elle ;
  • 2) un autre homme avec le même costume, assis et jouant de la vielle ;
  • 3) un autre couple derrière lui ;
  • 4) un couple excédentaire, s’enlaçant à l’arrière-plan à côté d’un troupeau de moutons.

La houlette et le panier de fleurs abandonnés par terre à côté du chien endormi expliquent la situation : les deux jeunes gens ont interrompu leurs occupations (garder les bêtes et cueillir des fleurs) pour plutôt s’occuper l’un de l’autre.

La logique du pendant (SCOOP !)

La guitare, instrument aristocratique s’oppose à la vielle, instrument populaire ; de même que les habits des gentilshommes contrastent avec les costumes à l’espagnole ; de même que la promenade compassée dans le parc à la danse fortuite dans les sous-bois.

Autant le couple de promeneurs est digne et légitime, uni par les frondaisons qui se referment en V inversé au dessus d’eux, autant la rencontre de la dame et du danseur participe d’une atmosphère de sensualité et de relâchement, à l’image du couple de bergers et du chien qui dort .

Le groupe caprin de la fontaine, à droite du premier tableau, fait jonction avec le groupe ovin à gauche du second tableau : comme pour signifier qu’au jeux de l’enfance (les amours faisant avancer une chèvre) succèdent des jeux moins innocents (peu concernés par les agneaux).


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Watteau-1718-L-accord-parfait-Los-Angeles-California-Los-Angeles-County-Museum-of-ArtL’accord parfait (35.5 x 28 cm)
Watteau, vers 1718, Los Angeles County Museum of Art
Watteau 1718 La surprise Collection priveeLa surprise (36,3 × 28,2 cm)
Watteau, vers 1718, Collection privée

Ce pendant fermé / ouvert, très raffiné et avéré par les textes [6] a été reconstitué récemment, suite à la résurrection miraculeuse en 2008 de « La surprise », disparue depuis deux siècles.


L’accord parfait

Le premier tableau rend hommage à l’équilibre par la musique : un duo dépareillé (un flûtiste âgé, une belle chanteuse) ne se touche que par les sons, surveillé par un guitariste -probablement jaloux – vautré sur le sol et bien incapable de se joindre au concert. Au dessus un triangle lumineux dans la frondaison, comme l’interstice entre deux rideaux qui se referment, matérialise cet accord purement musical. Deux promeneurs s’éloignent posément et l’hermès tourne le dos : l’humeur n’est pas à la bagatelle.


La logique du pendant (SCOOP!)

Le second tableau (celui vers lequel l’hermès regarde) saisit en revanche un instant de déséquilibre maximal : le guitariste -probablement complice – n’a pas fini d’accorder son instrument que déjà son compagnon se jette sur le belle fille, à la grande surprise du chien. Au centre, le grand triangle de ciel vide vient d’un côté pousser les corps l’un sur l’autre, de l’autre écarter le musicien :

l’humeur n’est plus à la communion musicale, mais à l’union charnelle.


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Watteau 1719, Arlequin, Pierrot et Scapin, Waddesdon ManorArlequin, Pierrot et Scapin (18,4 x 23,5 cm)
Watteau, 1719, Waddesdon Manor
Watteau 1719, Pour nous prouver que cette belle, Wallace Collection, LondresPour nous prouver que cette belle (18 x 24 cm)
Watteau, 1719, Wallace Collection, Londres

Certains ont douté que ces deux tableaux aient été conçus en pendant, tant les thèmes semblent différents : une scène de commedia del arte et un concert champêtre. Les légendes des gravures de Surugue obscurcissent encore la question :

Arlequin, Pierrot & Scapin
En dançant ont l’Ame rauie,
Pendant que le fourbe Crispin
En conte à la jeune silvie
Ce que t’offre ici le pinceau
Quoique pris de la Comedie,
N’est que trop souvent le tableau
De ce qui passe en la vie.
Pour nous prouver que cette belle
Trouve l’hymen un noeud fort doux, 
Le peintre nous la peint fidelle
A suivre le ton d’un Epoux.
Ces enfants qui sont autour d’elle
Sont les fruits de son tendre amour
Dont ce beau joueur de prunelle
Pourroit bien gouter quelque jour.

En premier lieu, remarquons que les deux tableaux obéissent à la règle habituelle des pendants de Watteau : fond fermé/ fond ouvert. En second lieu, que chacun a cinq personnages.

Pour aller plus loin, partons des bords externes des pendants. Nous rencontrons, dans l’ordre :

  • un personnage masculin isolé – Pierrot et le joueur de mandoline ;
  • un couple de témoins facétieux, dont l’un hausse la tête pour mieux voir : Arlequin/Scapin et les deux enfants ;
  • une musicienne – Sylvie et la chanteuse (qui suit la musique de son mari le mandoliniste)
  • un homme en béret noir, qui s’intéresse à la musicienne : le fourbe Crispin, qui « en conte à la jeune silvie », et « ce beau joueur de prunelle », qui pourrait bien « gouter quelque jour «  au « tendre amour « de la chanteuse.

Au théâtre comme dans la vie, un séducteur vient toujours roder en marge des amours des autres.

Sur la symbolique sexuelle de la mandoline, voir 3 Phalloscopiques par destination : les fruits de l’Industrie


 Pendants de couple

watteau 1716-18 la lecon de chant palais Royal madridLa leçon de chant watteau 1716-18 l amoureux timide palais Royal madridL’amoureux timide s

Watteau, 1716-18, Palais Royal, Madrid, (40 x 32 cm)

Encore un pendant composé des principes musicaux, mais à deux personnages seulement. On y retrouve l’équilibrage précis des sexes : à gauche l’homme est assis au dessus de la femme, à droite c’est l’inverse.

Le sujet commun est celui de la « déclaration attendue » : les deux fille sont dans l’expectative, l’une attend que le musicien lui donne le signal de chanter, l’autre que son compagnon lui tende les fleurs ([4] , p 348).


La logique du pendant (SCOOP !)

Cependant le contraste des attitude suggère des états d’âme différents :

  • à gauche, la musique n’a pas encore commencé, l’homme et la femme sont écartés, comme mis à distance par le vide de cette mer de nuages ;
  • à droite l’eau murmure continûment et ils sont rapprochés l’un de l’autre, unis par les deux arbres et les filets de la fontaine.

Watteau a rajouté l’équilibrage précis de ses pendants masculin/féminin (voir Pendants célibataires : homme femme) : à gauche l’homme est assis au dessus de la femme, à droite c’est l’inverse.

Un dernier raffinement ajoute à l’harmonie de l’ensemble :

  • à gauche les gestes de la chanteuse imitent ceux du musicien, au point qu’elle pourrait tenir entre ses mains une guitare virtuelle ;
  • à droite la dame tient l’éventail tout comme son partenaire tient les fleurs, et ses jambes se croisent sous le satin tout comme il croise les siennes sur la pelouse.

Le pinceau de Watteau a inventé le désir mimétique.



 Pendants homme-femme

Watteau 1715-16 la fileuse (inversee)La fileuse
Watteau, 1715-16, tableau perdu
Watteau 1715-16 la marmotte Ermitage Saint PetersbourgLa marmotte (40 x 32,5 cm)
Watteau, 1715-16, Ermitage, Saint Petersbourg

 

Donald Postner a compris la logique de ce pendant : d’un côté, la quenouille évoquait traditionnellement le sexe masculin, de l’autre la « marmotte » signifiait argotiquement le sexe féminin, ici caressé par un hautbois verticalisé.



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Watteau 1710-16 L'enchanteur Musee des Beaux Arts TroyesL’enchanteur (18,5 x25,5 cm)  Watteau 1710-16 L'aventuriere Musee des Beaux Arts TroyesL’avanturière (18,9 x 23,7 cm)  [7] 

Watteau, 1710-16, Musée des Beaux Arts, Troyes

Les titres conventionnels  des tableaux n’éclairent pas le sujet du pendant, qui paraît répondre avant tout  à des considérations formelles.  Ici, le titre et le thème des tableaux n’ont pas d’intérêt  pour le fonctionnement des deux pendants. Comme les poids sur les plateaux d’une balance, il s’agit d’équilibrer finement les sexes et les attitudes des  personnages :

  • un homme et une femme debout,
  • deux personnages assis sur un banc (deux femmes et deux hommes, un de profil, regardant le spectacle et l’autre de face, le spectateur),
  • un personnage de théâtre (Pierrot et Mezzetin) debout près d’un arbre.

La guitare, qui lie les deux scènes, passe du personnage debout à l’un des  personnage assis.

On peut noter que le pendant met subtilement en contraste deux modalités de la relation entre un personnage solitaire et un groupe :

  • le musicien, qui vient de nulle part, est relié visuellement au trio par deux dispositifs, son ombre fortement marquée et le pont à l’arrière-plan : on pourrait dire qu’il vient d’arriver ;
  • la promeneuse, est quant à elle séparée du groupe par le gradin et la treille qui pend ; le tambourin délaissé dans le coin droit suggère qu’elle ne souhaite pas se joindre au concert et qu’elle prend congé, pour descendre rejoindre le groupe autour de la fontaine.

Comme si la gageure du pendant était de suggérer, dans l’immobilité, deux mouvements contraires.


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Jean-Antoine_Watteau_1717_L'indifferentL’Indifférent,
Watteau, vers 1717, Louvre, Paris (25,5 x 19 cm)
Antoine_Watteau_1717_La_Finette_-La Finette
Watteau, vers 1717, Louvre, Paris (25,5 x 19 cm)

Satins chatoyant sur le velours sombre des frondaisons :  le jeune homme en équilibre gracieux et la jeune femme jouant du théorbe forment couple, images de la Danse et de la  Musique.



 Pendants spéciaux

 Watteau, Le Singe sculpteur, vers 1710, Orleeans, Musee des Beaux-ArtsLe Singe sculpteur
Watteau, vers 1710,Orléans, Musée des Beaux-Arts
Watteau singe peintre musee arts decoratifs parisLe Singe peintre 
D’après Watteau, Musée des Arts Décoratifs, Paris

Il s’agit sans doute ici de se moquer des artistes prétentieux qui se réfèrent au vieil adage « Ars simia naturae », l’Art est le Singe de la Nature, ridiculisé par Molière dans ses Précieuses ( le Singe de la Nature est une périphrase pour le miroir).

Le singe-sculpteur peaufine d’un oeil lubrique le cou de la belle statue, qui de dégoût regarde ailleurs. A noter l’amusante analogie entre les deux  décolletés, celui  de la Belle et celui de la Bête.

Le singe-peintre,  prend  la pose noble du mélancolique, une patte griffue posée sur le chevalet ; derrière lui un buste de philosophe sourit ironiquement. A noter l’amusante analogie entre la robe d’intérieur luxueuse et la toge.

Sous couvert d’illustrer latéralement l’opposition classique entre Sculpture et Peinture, le pendant fonctionne en fait dans la profondeur :   chaque tableau met en balance un humain statufié et sa caricature simiesque.


Le singe sculpteur, gravure de Desplaces Le singe peintre, gravure de Desplaces

Gravures de Desplaces [8]

Les gravures ne sont pas inversées (de par la contrainte de la main droite du singe). Celle de la Peinture, fidèle au tableau disparu, montre une différence significative : le cadre sur le mur, représentant Scaramouche, Arlequin et Pierrot, tend à identifier le singe à Watteau lui-même.



Pendants incertains ou faux

Watteau 1710 ca Le defile (The line of March) York Museums TrustLe défilé (The line of March) (39 x 49 cm)
Watteau, vers 1710, York Museums Trust
Watteau 1710 ca La halte Musee Thyssen Bornemiza MadridLa halte (32 x 42.5 cm)Watteau, vers 1710, Musée Thyssen Bornemiza, Madrid

Ces deux tableaux de taille différente ont été appariés très tôt (leurs gravures étaient vendues ensemble) et le sujet recoupe celui du pendant avéré de 1710 (Retour de campagne/ Le camp volant) : troupe en mouvement (se préparant à l’assaut d’un village) et troupe au repos. De plus ils obéissent à l’opposition centre fermé / centre ouvert.

Cependant, plusieurs arguments laissent penser qu’ils n’ont sans doute pas été conçus comme pendants ([4], p 250) : format différent, échelle différente des personnages, angles non peints dans l’un des deux).


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Watteau Les comediens francais metLes comédiens français, MET, New York (57.2 x 73 cm)
Watteau-Les-comediens-it-Washington-National-Gallery-of-ArtLes comédiens italiens, NGA, Washington (63.8 x 76.2 cm )

Malgré la symétrie des titres, la plupart des historiens d’art considèrent que ces deux tableaux, de taille et de composition très différente, n’ont pas été conçus comme des pendants.



Références :
[2] « Antoine Watteau », Donald Posner, https://books.google.fr/books?id=JWR6BfbmYpkC&pg=PA21
[4] Pierre Rosenberg, Margaret Morgan Grasselli, « Watteau – 1684 – 1721 », 1984
[5] Dans ce groupe, aujourd’hui au Louvre, il n’y a que deux putti : l’un donne à manger à la chèvre et l’autre tient une écuelle à la main (allusion probable à l’enfance de Bacchus) ; dans la sculpture peinte par Watteau, un putto tire la chèvre par son licol, l’ autre s’accroche par en dessous et le troisième pousse par derrière, l’idée étant probablement de la faire avancer.
http://watteau-abecedario.org/cascade.htm

Les pendants de Jean-François de Troy

18 octobre 2019

De nombreux pendants de de Troy ont disparu, ou sont inaccessibles aujourd’hui. Ceux présentés ici sont issus de la liste  établie par Christophe Leribault, dand Jean-François de Troy (1679 – 1752, Paris, Arthena, 2002 [0]. Je n’ai pas inclus ceux dont la localisation actuelle est inconnue ou dont les photographes sont de trop mauvaise qualité.

Pendants d’Histoire

De Troy 1715 Coriolan devant Rome Musee Antoine-Lecuyer St QuentinCoriolan devant Rome, 1715 De Troy 1716 Enlevement des Sabines Musee Antoine-Lecuyer St QuentinL’Enlèvement des Sabines, 1716

De Troy, Musée Antoine-Lecuyer, Saint Quentin

Ce pendant intérieur – extérieur met en balance deux épisodes de l’histoire de Rome dans lesquels les femmes jouent des rôles opposés :

  • dans l’un, elles sont l’agent de la réconciliation (la famille de Coriolan l’implore de ne pas attaquer Rome, sa ville natale) ;
  • dans l’autre, elles sont les victimes et les symboles de la dissension  entre Romains et Sabins.


De Troy 1715 Coriolan Sabines schema

La composition sert visuellement cette opposition :

  • dans le premier tableau, sous une tente unificatrice, un groupe compact de femmes et d’enfants se développe jusqu’à l’épouse et au fils de Coriolan, qu’il prend dans ses bras ;
  • dans le second, les femmes sont dispersées entre les hommes et le chevaux, devant une architecture scandée par des colonnes qui divisnet le scène en compartiments dissociés.


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De Troy 1717 Bacchus enfant confie par Mercure aux nymphes du mont Nysa Gemaldegalerie BerlinBacchus enfant confié par Mercure aux nymphes du mont Nysa De Troy 1717 Bacchus recueillant Ariane dans l'île de Naxos Gemaldegalerie Berlin Bacchus recueillant Ariane dans l’île de Naxos

De Troy, 1717, Gemäldegalerie Berlin

De manière bien plus structurée qu’il n’y parait, les tableaux sont divisés chacun en trois sections homologues :

A gauche, une introduction explicative :

  • le lac du mont Nysa contre la mer avec un bâteau ;
  • Zeus (le père de Bacchus) dans les cieux au dessus de la vache nourricière, contre Silène (le précepteur de Bacchus) sur son âne ;
  • le rythme des cymbales contre le rythme du tambourin.

Au centre le trio principal :

  • Mercure en vol, Bacchus bébé et une nymphe, contre Cupidon en vol, Ariane et Bacchus jeune homme.

A droite, l’agréable conclusion – la  boisson et l’amour :

  • un ivrogne lutine une nymphe près d’un vase, un satyre en lutine deux près du char qui attend les amoureux.

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De-TRoy-1721-Suzanne-et-les-les-viellards-minskSuzanne et les vieillards
De Troy, 1721, National Arts Museum of the Republic of Belarus, Minsk
De TRoy 1721 Loth et ses filles ErmitageLoth et ses filles
De Troy, 1721, Ermitage, Saint Pétersbourg

 Ingénieusement rapprochées, les deux scènes bibliques de la lubricité affichent ici leur symétrie :

  • en extérieur jour, une femme nue est prise à partie par deux vieillards ;
  • en extérieur nuit, un vieillard est pris à partie par deux femmes nues.

A noter que la femme de Loth, qui eût cassé la symétrie, est carrément escamotée.

Si l’on déshabille par la pensée le vieillard de droite, on verra que ses gestes, une main sur la cuisse de Suzanne et l’autre tenant sa main, miment fidèlement ceux de la fille de droite, une main sur la cuisse de Loth et l’autre tenue par sa main (pose particulièrement lubrique où la fille, caressant de sa tête la barbe blanche de son père, en profite pour détacher discrètement son manteau).

De même, le vieillard de gauche, debout derrière Suzanne et argumentant avec ses doigts, ressemble à la fille de gauche, debout derrière Loth et argumentant avec sa carafe.

Dans chaque tableau, le couple d’assaillants, hommes ou femmes, illustre les deux moyens de la corruption : celle des sens et celle de l’esprit.

De part et d’autre, les riches soieries et la vaisselle d’or ajoutent le luxe à la luxure.


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Un triptyque galant (SCOOP !)

De Troy 1727 Suzanne et les Vieillards Musee des Beaux Arts RouenSuzanne et les Vieillards
Musée des Beaux Arts, Rouen
De Troy 1727 Loth et ses filles Musee des Beaux Arts OrleansLoth et ses filles
Musée des Beaux Arts, Orléans
De Troy 1727 Bethsabee au bain Musee des Beaux Arts AngersBethsabée au bain
Musée des Beaux Arts, Angers

De Troy, 1727

En 1727, De Troy recompose complètement les deux scènes et les étend par une troisième du même jus, formant une série aujourd’hui dispersée.

L’ordre proposé ci-dessus transforme insidieusement les trois scènes bibliques en trois stades d’une même aventure vécue par la même héroïne :

  • Avant l’Amour : la Réticence (en extérieur, filet d’eau de la fontaine surmontée d’une statue de la Vertu, deux hommes et une femme cuisses fermées) ;
    Pendant l’Amour : la Jouissance (en intérieur, dans un lit avec du vin en abondance, un homme et deux femmes dont l’une a les cuisses ouvertes) ;
    Après l’Amour : le Délassement (en extérieur, eau en abondance, un homme épiant depuis la balustrade deux femmes dont l’une a à nouveau les cuisses fermées).


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De Troy 1748 Suzanne et les Vieillards Museo de Arte de Ponce, Porto RicoSuzanne et les Vieillards
De Troy 1748 Loth et ses filles Museo de Arte de Ponce, Porto RicoLoth et ses filles

 De Troy,1748, Museo de Arte de Ponce, Porto Rico

De Troy reviendra une dernière fois au même thème dans ce pendant tardif, qui résume avec vigueur l’essentiel :

  • un trio désirant  :  une femme prise en sandwich entre deux hommes, et l’inverse ;
  • une question de fluide et de récipient : eau de la fontaine ou vin de la cruche, bassine offerte au premier plan ;
  • un symbole saillant : le doigt qui pointe la porte close, les oreilles du baudet.


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De Troy 1722-24 Diane et ses nymphes Getty Museum MalibuDiane et ses nymphes De Troy 1722-24 Pan et Syrinx Getty Museum MalibuPan et Syrinx

 De Troy, 1722-24,  Getty Museum, Malibu

Ce pendant illustre deux histoires tirées des Métamorphoses d’Ovide, avec une grande fidélité au texte.


Diane et ses nymphes

« Elle vient sous la grotte, et remet à la Nymphe, chargée de veiller sur ses armes, son javelot, son carquois et son arc détendu ; une seconde reçoit dans ses bras la robe dont la déesse s’est dépouillée ; deux autres détachent la chaussure de ses pieds ; plus adroite que ses compagnes, la fille du fleuve Ismène, Crocale rassemble et noue les cheveux épars sur le cou de Diane, tandis que les siens flottent en désordre. » Ovide, Les Métamorphoses, Livre III, 2

La nymphe « chargée de veiller sur ses armes » est à gauche, barrant la route à un satyre aquatique qui voudrait bien se rincer l’oeil. Les autres nymphes suivent exactement le texte (sinon qu’un seule s’occupe des chaussures).


Pan et Syrinx

« …il allait dire comment la nymphe (Syrinx), insensible à ses prières, avait fui par des sentiers mal frayés jusqu’aux rives sablonneuses du paisible Ladon ; comment alors, arrêtée dans sa course par les eaux du fleuve, elle avait conjuré les naïades, ses sœurs, de la sauver par une métamorphose ; comment le dieu, croyant déjà saisir la nymphe, au lieu du corps de Syrinx n’embrassa que des roseaux ; comment ces roseaux qu’il enflait, en soupirant, du souffle de son haleine, rendirent un son léger, semblable à une voix plaintive ; comment, charmé du nouvel instrument et de sa douce harmonie, il s’écria : « Je conserverai du moins ce moyen de m’entretenir avec toi » ; comment enfin, unissant avec de la cire des roseaux d’inégale grandeur, il en forma l’instrument qui porta le nom de la nymphe. » Ovide, Les Métamorphoses,  Livre I,8

De Troy montre Syrinx deux fois : avant sa transformation, se réfugiant dans les bras du fleuve Ladon ; et après, transformée en une brassée de roseaux.


La logique du pendant

Entre le satyre repoussé dans des roseaux  miniatures et le Pan aux jambes démesurées empoignant des roseaux géants, c’est toute une gradation du désir masculin qui est mise en scène. La déception du satyre aveuglé et du dieu qui n’enlace que du vent valorise d’autant plus la satisfaction du spectateur, qui peut quant à lui tout à loisir contempler ces dames toutes nues.


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de Troy 1725 ca Jupiter et Callisto CharlottenburgJupiter et Callisto
de Troy 1725 ca Leda et le Cygne CharlottenburgLéda et le cygne

De Troy, vers 1725, Schloss Charlottenburg, Berlin

La composition triangulaire mène l’oeil, au centre de chaque tableau, vers l’équivalence troublante entre la main de Diane et le bec du cygne, ces deux métamorphoses de Jupiter (trahi par son aigle que débusque là gauche le chien de chasse).

Le ruisseau qui naît de la nymphe verseuse d’eau se poursuit dans le second tableau, amenant les cygnes aux pieds de Léda.


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de Troy 1735 Le dejeuner d'huitres Musee Conde Chantilly photo J L MazieresLe déjeuner d’huîtres, De Troy Lancret 1735 Le Dejeuner de jambon Musee Conde Chantilly photo J L MazieresLe déjeuner de jambons, Lancret

1735, Musée Condé, Chantilly [0a]

Ces deux pendants ont été commandés par Louis XV pour décorer la salle à manger des petits appartements du château de Versailles [0b]. Tout en semblant rendre hommage à la vieille opposition flamande entre Repas de Maigre et Repas de Gras, les deux oeuvres sont bien au contraire, en intérieur et en extérieur, deux célébrations de l’Abondance et de l’Excès.

Une certaine coordination a existé entre les deux peintres :

de Troy 1735 Le dejeuner d'huitres Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail venus Lancret 1735 Le Dejeuner de jambon Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail satyre
  • pour la Divinité qui préside au repas : Vénus et Cupidon, ou Satyre monté sur le dos d’un dogue et pressant sur sa bouche une grappe de raisin ;


de Troy 1735 Le dejeuner d'huitres Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail bouchon Lancret 1735 Le Dejeuner de jambon Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail filet
  • pour l’anecdote centrale : le bouchon de champagne qui s’envole de la bouteille sabrée ; le mouvement inverse du filet de vin qui tombe de la bouteille au verre;


de Troy 1735 Le dejeuner d'huitres Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail panier Lancret 1735 Le Dejeuner de jambon Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail chaise
  • pour le détail qui illustre l’abondance par le gâchis : panier ou chaise renversée, avec un chien et un chat se disputant le jambon.

Le charme Ancien régime de ces deux scènes tient à leur part de mystère :

  • pourquoi aucune femme dans l’assemblée de gauche, qui se gave de deux mets de luxe réputés exciter les sens, huîtres et champagne ?
  • pourquoi cette unique femme au milieu de sept hommes ayant troqué leur perruque contre un bonnet de coton et ce roi du banquet décoré d’une couronne de fantaisie ?

Sous la bienséance affichée, ces deux décorations propitiatoires promeuvent deux mets salés : l’un comme métaphore du Sexe (arroser des huîtres avec du champage), l’autre comme prétexte à boire sec [0c].

De Troy 1731 Lecture dans un salon, dit La Lecture de Moliere, coll privLecture dans un salon, dit La Lecture de Molière, collection privée ( 74 x 93 cm), De Troy, non daté De-Troy-1731-La-declaration-dAmour-ou-Assemblee-dans-un-parc-Chateau-de-Potsdam-Sans-SouciLa déclaration d’Amour ou Assemblée dans un parc, Château Sans Souci, Potsdam ( 71 x 91 cm), De Troy, daté 1731

Ces deux tableaux, qui faisaient partie de la collection de Frédéric II au château de Sans Souci, sont mentionnés comme des pendants dans un catalogue de 1773, bien que de taille très légèrement différente.

Ils opposent une scène d’intérieur, l’hiver, dans la bibliothèque, et une scène d’extérieur, l’été, dans le parc.

Formellement, les deux tableaux reposent sur une composition en trois sections (plus discrète que dans le pendant de Bacchus, et en miroir), qui suggère effectivement qu’ils ont été conçus ensemble :

  • dans les sections externes, un homme (ou deux) debout dialogue avec une femme de dos ;
  • dans la section centrale, un homme tient un objet (livre ou bouquet) entre deux femmes ;
  • dans les sections internes, deux femmes (ou une) observent les autres.

A  en croire les symboles centraux (un livre sous l’horloge de Saturne, un bouquet sous la statue de Flore), l’idée semble être d’opposer un ennuyeux passe-temps en société (le lecteur s’interrompt pour regarder quelque chose en hors champ sur la droite) et d’intéressantes occupations galantes : de l’arrière-plan au premier, un couple constitué se promène, une fille fait tapisserie et deux combinaisons amoureuses se forment (un homme avec deux femmes, une femme avec deux hommes).


Pendants femme-femme

de Troy 1723, La Liseuse Gemaldegalerie BerlinLa Liseuse de Troy 1723,Jeune femme buvant du cafe Gemaldegalerie BerlinJeune femme buvant du café

De Troy, 1723, Gemäldegalerie, Berlin

Ces deux tableaux, vus ensemble pour la dernière fois lors de la vente de la collection Jean de Jullienne le 30 mars 1767, ont été récemment réunis au musée de Berlin suite à la réapparition de La liseuse.

En intérieur et en extérieur,  à côté d’un pilastre ou à côté d’un arbre, la blonde vue de dos et la brune vue de face forment une double image de la délectation.


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De Troy 1733 Allegorie de la Poesie Portland MuseumAllégorie de la Poésie De Troy 1733 Allegory of Music Portland MuseumAllégorie de la Musique

De Troy, 1733, Portland Museum

Ces deux charmantes jeunes filles n’ont d’autre prétention que décorative :

  • l’une, inspirée par Pégase, écrit un poème et joue de la lyre, tandis qu’un amour lui montre le ciel ;
  • l’autre lit une partition et joue du clavecin, tandis qu’un ange tourne les pages et lui montre le ciel de son rouleau.


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de_Troy 1735 Before_the_Ball_Getty Museum MalibuLa toilette pour le Bal (Before the ball)
De Troy ,1735, Getty Museum, Malibu
de_Troy 1735 After_the_BallLe retour du bal (After the ball)
De Troy ,1735, Collection privée

Avant

Autour d’une table de toilette sur laquelle deux bougies sont posées, une  belle dame se fait coiffer par une servante tandis que son amie en robe rouge  examine un masque d’un air amusé. Un couple discute à l’arrière plan, deux hommes en robe sombre se penchent pour écouter la belle. Au dessus de la commode, trois bougies réelles et deux en reflet dans le miroir dessinent une diagonale ascendante. A noter la coïncidence amusante entre la position des sept bougies et celle des sept personnages.


Après

Derrière une table de salon sur laquelle une bougie est posée, une  belle dame  en robe rouge se fait déshabiller par la même servante, en déposant son masque sur la table. Le même couple discute à l’arrière plan, les deux mêmes hommes en robe sombre se démasquent et se décapuchent. Au dessus de la cheminée allumée, trois bougies réelles et deux en reflet dans le miroir dessinent une diagonale descendante. A noter la coïncidence amusante entre la position des six bougies et celle des six personnages.

Au delà du raffinement du « tableau de mode », tout le charme de ce pendant est que chaque tableau  suggère un petit mystère :
de_Troy 1735 Before_the_Ball_Getty Museum Malibu detail

  • avant le bal, que confie la dame de si important à ses deux confidents ? Sans doute un secret amoureux, comme le montre la figurine dorée du cadre.


  • après le bal, pourquoi l’amie n’est-elle pas rentrée, comme le montre son fauteuil vide?

de_Troy 1735 After_the_Ball detail
La robe rouge et le masque nous font comprendre la scène : c’est l’amie qui est en train de se faire déshabiller, et la belle dame qui n’est pas rentrée du bal, accomplissant sa confidence  mystérieuse.

Pendants de couple

De Troy La Declaration d amourLa Déclaration d’amour De Troy La Jarretiere detacheeLa Jarretière détachée

De Troy, 1724, MET, New York 

Nous citons ici l’anayse de Jörg Ebeling [1].


Bienséant et inconvenant

« Dans La Déclaration d’amour…Jean-François de Troy met en scène un cavalier et une dame au profond décolleté, assis sur un ample sofa et qui se complaisent manifestement dans le jeu de la séduction.
Dans La Jarretière détachée, il adopte un scénario analogue, en représentant le rendez-vous intime d’un cavalier effronté et d’une dame. Le tableau montre le moment décisif où celle-ci tente de rattacher sa jarretière qui s’est détachée. À cette fin, elle a relevé coquettement sa jupe et montre ses jambes, ce qui fait bondir prestement de son siège le cavalier intéressé par la situation, si bien que son tricorne tombe à terre. »


Un jeu d’imagination

« … Le moindre objet, mouvement ou détail du vêtement a une fonction d’information permettant aux initiés d’en décrypter la valeur. Il est remarquable à cet égard que figurent dans de nombreux « tableaux de mode » des pendules, dont la fonction est moins de marquer l’heure de la séduction que d’illustrer le rôle du facteur temps dans le processus. Ainsi, le « tableau de mode » galant procède d’un jeu intellectuel qui laisse à l’imagination le soin de mener à terme le désir à partir du geste de consentement à la séduction habilement mis en scène. Les pendants peints de Jean-François de Troy, intitulés La Déclaration d’amour et La Jarretière, exploitent cette technique de façon exemplaire. »


Les détails dans La Déclaration d’amour

De Troy La Declaration d amour tableau

« Dans le premier, les pensées secrètes du cavalier et de la dame se donnent clairement à lire dans la scène mythologique suggestive du tableau mural accroché au-dessus de leurs têtes. L’attitude du cavalier, la main sur le cœur, participe ouvertement d’une science consommée du jeu théâtral, dans lequel les rôles sont distribués par avance et la capitulation de la femme programmée au dénouement. »


De Troy La Declaration d’amour bichon

« En témoigne aussi le petit bichon bolonais, compagnon inséparable de la dame, qui répond aux avances du cavalier en remuant joyeusement la queue par métaphore de l’acte sexuel. »


Les détails dans La Jarretière détachée

De Troy La Jarretiere detachee statue De Troy La Jarretiere detachee horloge

« L’insistance mise par le cavalier à rattacher la dame est timidement repoussée par la dame, qui invoque sa vertu à titre de « piment érotique », mais les suites prévisibles de cette opportunité sont préfigurées par la petite statue représentant une femme nue sur un modèle d’Adriaen de Vries d’après Giambologna. Quant au petit roman sur la console il renvoie aux jeux intellectuels licencieux de la dame, tandis que les volumes serrés dans la bibliothèque la caractérisent moins comme « savante » que comme « fausse dévote ». Elle est en cela comparable à l’héroïne du roman de Crébillon fils Le Sopha (1742) : ses livres de prière sont conservés dans une armoire de son cabinet, à la vue des visiteurs, et ses romans galants sous clé dans une « armoire secrète». Dans le tableau de Jean-François de Troy, la scène de séduction se joue en dessous d’une horloge qui représente Saturne donnant sa faux à l’Amour, sous les auspices de qui se profile une voluptueuse issue. »


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de Troy, 1734, Dame attachant un ruban a l epee d un cavalier coll partDame attachant un ruban à l’épée d’un cavalier de Troy, 1734, Dame a sa toilette recevant un cavalier coll partDame à sa toilette recevant un cavalier

De Troy, 1734, Collection particulière

Dans ces deux « tableaux de mode », destinés à mettre en valeur le luxe des décors et la distinction des personnages, la dame accorde à son admirateur  une faveur croissante.

A gauche, à 11h du matin, une marchande de mode est venue présenter des rubans : la dame fait un noeud à la poignée de l’épée que lui présente le gentilhomme, manifestement ravi de  cet attachement à sa virilité.

A droite, tandis que la servante l’habille pour le soir, la dame offre au cavalier un gage plus solide : une chaînette avec son portrait en médaillon.


Pendants religieux

 

Suite à la commande du cardinal de Tencin en 1741, Jean François de Troy réalise rapidement une série de trois pendants, ramenés de Rome en 1742 pour la décoration du Palais archiépiscopal de Lyon. Seuls trois ont été conservés, les autres sont connus par des gravures et un dessin.


A1 De Troy 1742 la mort de Lucrece BNF Inverse La mort de Lucrèce A2 De Troy 1742 la mort de Cleopatre BNF InverseLa mort de Cléopâtre

De Troy, 1742, gravures de Louis Joseph Le Lorrain (Inversée), BNF

Le premier pendant est tiré de l’histoire romaine, avec deux suicides opposés :

  • celui d’une Vertueuse, à la charnière entre la Royauté et la République romaine ;
  • celui d’une Amoureuse, à la charnière entre la République et l’Empire.

La logique du pendant

Les deux pendants fonctionnent comme un éventail qui s’ouvre :

  • Lucrèce, qui vient de se poignarder, s’affale vers la gauche, sous les yeux de quatre guerriers casqués ;
  • Marc-Antoine casqué découvre Cléopâtre qui, piquée par le serpent, s’est affalée dans l’autre sens, tandis qu’une servante évanouie l’a précédée sur le sol.


B1 de_Troy 1742 Le_Jugement_de_Salomon Musee des BA LyonLe Jugement de Salomon, Musée des Beaux Arts, Lyon [1a] B2 de_Troy 1742 L'idolatrie de Salomon BNF InverseL’idolâtrie de Salomon, gravure de Louis Joseph Le Lorrain (Inversée), BNF

De Troy, 1742

Le deuxième pendant est tiré de l’Ancien Testament, avec deux scènes de la vie du Roi Salomon, l’une de sagesse et l’autre de folie.


La logique du pendant

Les tableaux, chacun divisé en deux triangles par la diagonale montante, doivent être lus en parallèle, révélant une double métamorphose :

  • dans le triangle en haut à gauche, le Roi sage avec son lion se transforme en une idole bovine ;
  • dans le triangle en bas à droite, la Bonne Mère en robe bleue (qui accepte de donner son fils à sa rivale plutôt que de le voir tranché en deux par le soldat) laisse place au Roi fou, qui ordonne de donner les offrandes au faux Dieu.


C1-de-troy-1742-Jesus_et_la_Samaritaine-Musee-des-BA-LyonJésus et la Samaritaine, Musée des Beaux Arts, Lyon [1b] C2 De Troy 1742 La femme adultere croquis d apres coll privJésus et la Femme adultère, croquis d’après De Troy, collection privée

De Troy, 1742

Le troisième pendant présente dans l’ordre du texte, deux épisodes tirés de l’Evangile de Jean (Jean 4,5-30 puis Jean 8,1-11), qui racontent  deux rencontres de Jésus avec une femme suspecte :

  • à gauche, un échange : il lui parle et elle lui donne de l’eau ;
  • à droite, un silence : elle pleure, et il écrit par terre.

L’Evangile précise que Jésus écrit par terre à deux reprises, avant et après avoir dit : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre. »



C2 De Troy 1742 La femme adultere croquis d apres coll priv detail
L’attitude désordonnée des pharisiens regardant en tous sens, et le geste de l’un qui bloque la main de l’autre, suggèrent que la parole du Christ les a déjà désarmés.


La logique du pendant

Les deux tableaux peuvent se lire et se comparer en parallèle :

  • les deux disciples à l’arrière-plan se rapprochent et se multiplient sous forme de scribes et de pharisiens hostiles ;
  • le Christ assis derrière le puits, le regard levé, passe au premier plan et s’agenouille, le regard baissé ;
  • la Femme  assise avec sa cruche se dresse à l’arrière avec son mouchoir.

Dans l’un l’élément central est l’Eau, symbole de la Parole ; dans l’autre c’est la Terre nue, qui matérialise le Silence et l’Absence : la première pierre ne sera pas jetée.


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De Troy 1743 Le christ dans la maison de Simon Chrysler Museum of ArtLe Christ et Marie-Madeleine dans la maison de Simon
De Troy 1743 Le christ et la Cananeene Chrysler Museum of ArtLe Christ et la Cananéenne

De Troy, 1743, Chrysler Museum of Art, Norfolk

L’année suivante, met en scène deux autres épisodes évangéliques où Jésus se trouve confronté avec une femme frappée d’exclusion.


Le Christ et Marie-Madeleine

L’épisode, raconté par les quatre Evangiles, repose sur trois points saillants :

  • une exclue vient implorer Jésus (Marie-Madeleine est une prostituée) ;
  • elle fait un geste étonnant, gaspillant un parfum de grand prix pour oindre les pieds de Jésus ;
  • celui-ci la distingue pour sa foi : « Ta foi t’a sauvée, va en paix. » 


Le Christ et la Cananéenne

L’épisode, raconté uniquement par Matthieu (15, 21-28) repose sur les trois mêmes moments :

  • une exclue vient implorer Jésus (la Cananéenne est une non-juive) :

« Il répondit:  » Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.  » Mais elle vint se prosterner devant lui, disant:  » Seigneur, secourez-moi! « 

  • elle répond du tac au tac au refus initial de Jésus, réfutant la question du gaspillage :

Il répondit:  » Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. – Oui, Seigneur, dit-elle; mais les petits chiens mangent des miettes, qui tombent de la table de leurs maîtres. « 

  • Jésus la distingue pour sa foi :

Alors Jésus lui dit:  » O femme, votre foi est grande: qu’il vous soit fait comme vous voulez.  » Et sa fille fut guérie à l’heure même.


La logique du pendant

La diagonale descendante (ou ascendante) sépare le duo (en bas) et les figurants. D’un tableau à l’autre, les attitudes forment comme une chronologie : Jésus passe de la position assise à la position debout, et sa partenaire se redresse, lâchant ses pieds pour désigner le petit chien.


Faux pendants

De Troy 1727 le jeu du pied-de-boeufLe jeu du pied-de-boeuf
De Troy, 1725, Collection privée, 68,5 x 56 cm
De Troy 1727 le rendez-vous a la fontaineL’alarme, ou la Gouvernante fidèle
De Troy, 1727,Victoria and Albert Museum, 69,5 x 64 cm

Le jeu du pied-de-boeuf

Dans ce jeu d’enfants adapté aux adultes, on empile sa main sur celle des autres en comptant. Celui qui arrive à neuf doit dire très vite « Je tiens mon pied-de-bœuf », en attrapant le poignet de la personne qui l’intéresse.  Il a alors le droit de faire trois voeux. Les deux premiers sont impossibles à satisfaire, mais le troisième est, traditionnellement, un baiser.


De Troy 1727 le jeu du pied-de-boeuf detail

De Troy nous montre  le moment exact où la captive a déjà compté deux avec ses doigts, et attend la demande rituelle  [2].


L’alarme, ou la Gouvernante fidèle

De Troy 1727 le rendez-vous a la fontaine detail

Un couple flirte dans un parc : le jeune homme désigne son coeur pour exprimer ses sentiments, tandis que la jeune femme le retient mollement de la main gauche tout en caressant rêveusement, de la droite,  le jet d’eau.  C’est à ce moment que la gouvernante vient les prévenir d’un danger imminent.


La logique apparente

Dans les deux tableaux, même décor : dans un parc, près d’une fontaine à balustrade ornée d’une statue de lion ou de naïade.

Dans les deux cas, une seconde femme facilite les choses aux amoureux, soit en participant à leur jeu , soit en donnant l’alarme.

Ainsi les deux tableaux  reposent sur un suspense émotionnel :

l’attente du baiser ou l’irruption de l’intrus.


Un faux-pendant

Le second tableau, d’un format légèrement différent,  a été exposé en 1727,  deux ans après le premier. La proximité des thèmes fait qu’ils ont été associés dix ans plus tard, en 1735, dans une paire de gravures par Cochin père



Références :
[0b] L’aménagement de dette salle-à-manger n’ayant duré que trois ans, ile est impossible aujord’hui de savoir sir les tableau étaient accrochés face-à-face ou côte-à-côte https://marie-antoinette.forumactif.org/t1569-histoire-des-salles-a-manger-de-versailles
[0c] Matthieu Lecoutre « Quel mal y a-t-il à s’enivrer ? La culture de l’enivrement d’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècle) », 8/2011 : Actes du colloque interdoctoral 2011 https://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=239#bodyft
[1] Jörg Ebeling, La conception de l’amour galant dans les « tableaux de mode » de la première moitié du XVIIIe siècle : l’amour comme devoir mondain https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2009-2-page-227.htm#no26
[2] The Age of Watteau, Chardin, and Fragonard: Masterpieces of French Genre Painting, Colin B. Bailey, Philip Conisbee, Thomas W. Gaehtgens, National Gallery of Canada, National Gallery of Art (U.S.), Gemäldegalerie (Berlin, Germany) Yale University Press, 2003 , p 164

Les pendants de genre de Chardin

15 octobre 2019

 

Pendants d’histoire

 

Chardin 1743 (salon) Le Jeu de l oye, gravure par Surugue fils (inversee GD)Le Jeu de l’Oye
Chardin, Salon de 1743 , gravure par Surugue fils (inversée Gauche Droite)
Chardin 1743 (salon) Les tours de carte Dublin National Gallery of IrelandLes tours de carte
Chardin, Salon de 1743 , Dublin National Gallery of Ireland

Dans Le jeu de l’Oye, les trois enfants, debout autour d’une table pliante, sont mis à égalité : la grande fille tient le cornet de dés, le grand garçon déplace les pions et le petit, qui ne sait pas encore bien compter, suit le jeu avec attention.

Dans Les tours de carte, les deux enfants, debout et passifs, sont séparés par une lourde table de l’adulte assis qui les manipule.
Pour souligner cette opposition entre un jeu contrôlé par les enfants et un divertissement contrôlé par l’adulte, Chardin a dessiné à gauche une chaise d’enfant, à droite une chaise normale.

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Chardin 1749 (salon) La bonne education Houston Museum of Fine Art HoustonLa bonne éducation
Chardin, Salon de 1749, Museum of Fine Art, Houston
Chardin-1749-salon-L-etude-du-dessin-Schweden-Sammlung-Wanas-.jpgL’étude du dessin
Chardin, Salon de 1749, Schweden, Sammlung Wanas

Ces deux pendants, commandés par la reine de Suède, sont fort subtils : mis à part qu’ils traitent tous deux du thème cher à Chardin de l’éducation, quel rapport entre la mère, interrompant son ouvrage pour faire réciter une leçon à sa fille, et le dessinateur copiant, sous le regard d’un condisciple, un plâtre du célèbre Mercure de Pigalle ? Notons d’abord qu’en prônant la copie d’un auteur contemporain, et non d’un plâtre antique, Chardin prend ici une position avancée en matière d’enseignement du dessin.

Pour saisir la logique d’ensemble, il faut remonter à cette pédagogie préhistorique où la copie fidèle n’était pas vue comme servile. On comprend alors que les deux tableaux nous montrent en fait la même chose :
⦁ un objet du savoir : le livre ou la statue-modèle ;
⦁ un élève, qui recopie dans sa tête ou sur le papier le modèle à assimiler ;
⦁ un tiers (la mère ou le condisciple) qui vérifie que la copie est bien faite.

 

Pendants solo : femme – femme

 

Chardin Z la blanchisseuse Toledo, Museum of ArtLa blanchisseuse Chardin,  1735, Toledo, Museum of Art Chardin Z Femme a la fontaine Toledo, Museum of ArtFemme à la fontaine  (The water cistern)
Chardin, vers 1733, Toledo, Museum of Art

Ces pendants signés étaient conservés depuis le XVIIIe siècle chez les descendants d’un échevin de la ville de Lyon, et sont donc indiscutables. La complémentarité des thèmes est portant loin d’être évidente, sinon qu’il s’agit de deux servantes travaillant avec de l’eau dans une pièce obscure.

Dans La Blanchisseuse, Chardin insiste sur le blanc  (linges, bouquet de bougies au mur) et sur la propreté (savon sur la chaise, chat par terre).

Dans Femme à la fontaine, nous sommes dans un garde-manger : pièce froide, pavée,  où l’on conserve l’eau à boire et un quartier de viande, dont  le rouge fait écho au cuivre de la fontaine. Dans l’embrasure de la porte, une autre femme balaie, en compagnie d’un petit enfant.

L' »idée » du pendant serait donc de montrer deux aspects complémentaires de l’eau : celle qui lave, dans la chaleur, et celle qui désaltère, dans la fraîcheur.


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Chardin la blanchisseuse 1735 ErmitageLa blanchisseuse
Chardin,  1735, Ermitage, Saint Petersbourg
Chardin Femme a la fontaine 1733 National Gallery LondresFemme à la fontaine  (The water cistern)
Chardin, 1733, National Gallery, Londres

Dans cette version en largeur, Chardin a  accentué la symétrie en rajoutant côté « blanchisseuse » un jeune enfant qui joue aux bulles, et une porte, ouverte en sens inverse, montrant une femme qui étend le linge.

Côté « fontaine », la composition s’est développée sur la gauche avec l’ajout d’un brasero éteint,  et de bûches posées contre le mur, évoquant l’absence de feu.

C’est maintenant la symétrie formelle qui frappe l’oeil, tout autant que les oppositions plus ténues entre laver et boire, blancheur et rougeur, chaleur et fraîcheur.

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Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,La ratisseuse de navets, 46,6 x 36,5
Chardin, 1738, National Gallery of Art,Washington
Chardin, La Gouvernante (Governess) 1738.jpgLa gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa

A gauche, la servante s’interrompt dans sa tâche ingrate. A droite, la gouvernante interrompt elle-aussi une tâche plus noble, la broderie, pour réprimander le jeune fils de famille qui a sali son tricorne, et semble peu enclin à laisser ses jeux pour l’étude.

Dans ce pendant (plausible mais non confirmé), tout est bien symétrique : le baquet dans lequel baignent les navets épluchés fait écho au panier contenant les pelotes, le tas de navets à éplucher rappelle le désordre des jouets abandonnés par terre.


Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,detail chardin A la-gouvernante-1738 Ottawa Musee des Beaux-Arts du Canada detail

Et les mains des deux jeunes femmes tiennent de manière étrangement similaire pour l’une le couteau et le navet, pour l’autre la brosse et le tricorne.


Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,billot
Seul manque, évidemment, dans le tableau de gauche, une présence masculine. A la place, un billot sans lequel un hachoir est fiché, le manche tournée vers la droite, désigné par la queue d’une poêle. La logique du pendant voudrait que l’équivalent du petit maître bien propre soumis à la gouvernante soit un sale valet tournant autour de l’éplucheuse : voilà pourquoi, peut-être,  elle s’interrompt et fixe la droite d’un regard de défi, le couteau en main, le navet à moitié décortiqué  donnant une bonne idée de sa menace muette.

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Chardin A La Pourvoyeuse 1739 LouvreLa Pourvoyeuse 47 x 38 cm
Chardin,  1739, Louvre, Paris
Chardin, La Gouvernante (Governess) 1738.jpgLa gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa

Pour d’autres commentateurs, le pendant de La gouvernante serait La pourvoyeuse, de la même taille et exposée au même salon de  1739. Mis à part la porte à l’arrière-plan, il est difficile de trouver un lien logique entre les deux scènes.

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Chardin 1740 La mere laborieuse LouvreLa mère laborieuse
Chardin, 1740, Louvre, Paris
Chardin 1740 Le benedicite LouvreLe bénédicité
Chardin, 1740, Louvre, Paris

Ces deux très célèbres tableaux font souvent l’objet de fausses  lectures, qui empêchent de comprendre  leur unité . Car notre oeil, prévenu de longue date contre les mièvreries de la peinture de genre, se contente d’admirer la forme sans oser savourer les subtilités du sujet, qui faisaient les délices des amateurs (les deux pendants ont été offerts à Louis XV).


Chardin 1740 La mere laborieuse Louvre detail

 

Ainsi, à gauche, ce n’est pas tant la mère qui est laborieuse que la fille qui ne l’est pas assez, comme l’explicite le texte accompagnant la version gravée :

« Un rien vous amuse ma fille
Hier ce feuillage était fait
Je vois par chaque point d’aiguille
Combien votre esprit est distrait
Croyez-moi, fuyez la paresse
Et goutez cette vérité
Que le travail et la sagesse
Valent les biens et la beauté. »
Texte de Lépicié sur la gravure de 1744

Nous comprenons maintenant la moue dépitée de la petite et les yeux sérieux de la mère, qui montre du doigt  le gâchis. Sa posture allongée, les pieds croisés, s’explique par le fait qu’elle était en train de faire une pelote (suivre le fil, du dévidoir jusqu’à la main gauche), et s’est interrompue pour examiner le travail de sa fille.

Dans Le bénédicité, les commentateurs  se trompent souvent sur l’enfant assis dans le petit siège : il ne s’agit pas d’une fillette, mais d’un garçonnet encore en robe, comme le souligne clairement le tambour. La mère s’est arrêtée de servir, la louche dans la soupière fumante, pendant que la grande soeur prie,  les mains jointes, en jetant un regard en coin sur son frère. On comprend que celui-ci a dû faire du bruit pendant la prière, être rappelé à l’ordre, et joindre les mains précipitamment.

Le sujet  du pendant est donc le rôle de la mère dans l’éducation des enfants, grande fille  ou petit garçon. Il s’agit de deux instantanés pris au moment précis où la mère interrompt sa propre tâche pour porter son attention sur l’enfant. Un bon titre pour l’ensemble serait donc « La mère vigilante ».

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chardin F Les amusements de la vie privee 1746 nationalmuseum-stockholmLes amusements de la vie privée
Chardin,  1746,  National Museum, Stockholm
chardin-F-Leconome-1746-coll-priveeL’économe
Chardin,  1747,  National Museum, Stockholm

Ce pendant est une commande de Louise-Ulrike de Suède, la soeur de Fréderic le Grand, qui s’en déclara fort satisfaite malgré un  retard certain à la livraison.

A gauche, la maîtresse de maison  rêve en lisant un roman. A droite, elle fait ses comptes, entre les pains de sucre et les bouteilles de rouge.


Pendants solo : homme – femme

Chardin C L ouvriere en tapisserie 1733-1735 Stockhom NationalmuseumL’ouvrière en tapisserie
Chardin, 1733-1735, Collection privée
Jean Siméon Chardin: Tecknaren.NM 779Le jeune dessinateur
Chardin, 1733-1735, Fort Worth, Kimbell Art Museum

Le texte du  Salon de 1758 décrit ainsi le premier pendant : « Un tableau représentant une Ouvrière en tapisserie, qui choisit de la laine dans son panier ». Tous les accessoires du métier sont là : la broderie en cours posée sur le genou, les ciseaux pendus à la ceinture, le coussin à épingles posée sur la nappe, la barre à mesurer appuyée contre.

Dans le pendant masculin, un jeune dessinateur recopie une académie à la sanguine. Le couteau sur le sol lui sert à tailler son crayon. Assis par terre, la redingote trouée à l’épaule, les chevaux en bataille s’échappant du tricorne, insoucieux de confort ou d’élégance, il semble totalement absorbé dans ce travail dont nous ne voyons ni l’instrument, ni le résultat.

Maison contre atelier, artisanat aux multiples outils contre art économe de moyens, fils multicolores contre fusain rouge, vue de face contre vue de dos, évidence contre mystère, interruption contre concentration, les deux pendants comparent deux mains habiles pratiquant des activités de copie : la broderie embellit les robes, le dessin embellit le nu.

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Chardin E Un garçon cabaretier qui nettoie un broc 1738 hunterian art gallery glasgowUn garçon cabaretier qui nettoie un broc
Chardin, 1738, Hunterian Art Gallery,  Glasgow
chardin E L'ecureuse 1738 hunterian art gallery glasgowL’écureuse
Chardin, 1738, Hunterian Art Gallery,  Glasgow

Nous sommes ici dans le monde des laborieux, des subalternes. Le garçon  porte la clé de la réserve attachée par un ruban bleu, la fille un médaillon attaché par le même ruban.. Les deux regardent l’un vers l’autre comme s’ils se devinaient, de part et d’autre de la cloison. Les croix et les bâtons sur l’ardoise renvoient au caractère répétitif de ces activités obscures.

Environné de récipients  en fer blanc, le garçon illustre la Boisson ; entourée de récipients en cuivre, la fille illustre la Cuisson. Mais pas de tonneau à gauche, ni de victuailles à droite : les deux apprentis en sont encore au stade ingrat où on n’est pas autorisé à toucher directement aux substances, mais simplement aux récipients,  broc et poêlon.

Il ne faut pas sous-estimer l’allusion  et la dimension  déceptive des gestes. C’est à hauteur de sexe que le garçon fourrage dans le broc, tandis que la fille se trouve transpercée par la queue interminable du poêlon. De même qu’ils n’ont pas encore accès aux nourritures réelles, les deux adolescents en sont réduits aux fourbissages solitaires.


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Chardin YLes bulles de savon 1733-34 National Gallery of Arts WashingtonLes bulles de savon 93 x 74.6 cm
Chardin, 1733-34, National Gallery of Arts, Washington
Chardin Y Les Osselets 1734 Baltimore Museum of ArtLe jeu des osselets 81.9 x 65.6
Chardin, 1733-34, Baltimore Museum of Art

A noter le veston déchiré du jeune homme, qui  a la même signification que le trou dans la redingote du jeune dessinateur : l’oubli du monde extérieur, l’absorption dans une activité qui rend indifférent au regard des autres.

Ce pendant est attesté par une annonce dans le Mercure de France en 1739, de deux gravures de Pierre Filloeul dont voici les légendes :

Contemple bien jeune Garçon,
Ces petits globes de savon :
Leur mouvement si variable
Et leur éclat si peu durable
Te feront dire avec raison
Qu’en cela mainte Iris leur est  assez semblable.
Déjà grande et pleine d’attraits
Il vous est peu séant, Lisette,
De jouer seule aux osselets,
Et désormais vous êtes faite
Pour rendre un jeune amant heureux,
En daignant lui céder quelque part dans vos jeux

 Comme souvent, les légendes des gravures simplifient, voire faussent, la signification des pendants.

Dans ces ossements envoyés en l’air  par une main habile et ces bulles éphémères, difficile de ne pas percevoir une résurgences des Vanités flamandes, une illustration de la fugacité de la vie.

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Chardin X A Lady Taking Tea, 1735, The Hunterian Museum and Art Gallery, University of GlasgowDame prenant le thé
Chardin, 1735, The Hunterian Museum and Art Gallery, University of Glasgow
Chardin X Boy Building a House of Cards 1735, The National Trust, Waddesdon ManorGarçon construisant un chateau de cartes, 79,4 x 99,9
Chardin, 1735, The National Trust, Waddesdon Manor

Chardin a peint le pendant de gauche peu avant la mort de sa première épouse Marguerite Saintard. Prendre le thé toute seule est inhabituel : peut-être était-ce un réconfort durant sa maladie.

Dans le pendant de droite, le tablier suggère que le jeune garçon est un serviteur que l’on a appelé pour ranger et qui s’est assis là, profitant des cartes pour s’amuser. Le gland de la sonnette, à gauche, renforce cette idée. Il s’agit encore d’un enfant, qui ne s’intéresse ni à la mise oubliée sur le coin de la table, ni à l’as de coeur symbole d’amour, ni au roi de pique tombé dans le tiroir, image de l’autorité vacante. Les soucis d’argent, d’amour et de pouvoir sont en suspens, le temps d’une construction  gratuite et d’un exercice d’habileté.

Le tiroir ouvert fait le lien entre les deux pendants. Femme mûre contre jeune homme, nuage de vapeur contre château de papier, les deux nous montrent des passe-temps qui n’apportent qu’une satisfaction fugitive. Mais aussi la différence entre le plaisir des adultes – une chaleur temporaire – et celui des jeunes  gens – un défi lancé à soi-même.

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 Chardin Y Le chateau de cartes 1736 37 National Gallery LondresLe château de  cartes  60.3 x 71.8 cm
Chardin, 1736-37 National Gallery, Londres
Chardin Y La jeune gouvernante 1735-36 National Gallery LondresLa petite maîtresse d’école 61.6 x 66.7 cm
Chardin, 1735-36, National Gallery, Londres.

A gauche, dans cette autre version du Château de Cartes (on en connait quatre au total), certaines cartes sont pliées, ce que l’on faisait après le jeu pour les rendre inutilisables et éviter toute tricherie. Un jeton et une pièce ont été oubliés sur la table.

A droite, la jeune maîtresse d’école montre un livre à un enfant, en désignant une image avec son aiguille à tricoter.

Ainsi, ce pendant mettrait en parallèle le sérieux du  jeune homme, au profit d’un plaisir doublement futile (un jeu d’adresse, dérivé d’un jeu d’argent) et celui de la jeune fille , au profit d’une activité doublement utile (l’enseignement, dérivé du tricotage).


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Suivant les occasions, Chardin présentait ses tableaux selon  différentes combinaisons. De plus, des pendants ont pu être reconstitués indépendamment de sa volonté, par les amateurs successifs. En outre, la présence de plusieurs versions de chaque thème  complique encore les appariements.

C’est ainsi que dans quatre ventes tout au long du XVIIIème siècle, la Maîtresse d’école a été associée avec une version horizontale des Bulles de savon.

Chardin Y Les bulles de savon MET 1733-34Les bulles de savon 61 x 63.2 cm
Chardin, 1733-34, MET, New York
Chardin Y La jeune gouvernante 1735-36 National Gallery LondresLa petite maîtresse d’école 61.6 x 66.7 cm
Chardin, 1735-36, National Gallery, Londres.

On voit bien la symétrie entre les deux bambins, l’un distrait vainement, l’autre éduqué sainement.


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Chardin Z vers 1740 girl-with-racket-and-shuttlecock Galleria degli Uffizi, FlorenceJeune fille avec raquette et volant  83 x 66 cm
Chardin, 1737 , Galleria degli Uffizi, Florence
Chardin Z Le chateau de cartes 1737 National Gallery of Arts WashingtonLe château de  cartes   82.2 x 66 cm
Chardin, 1736-37 National Gallery of Arts, Washington

Au salon de 1737, c’est une jeune fille à la raquette qui est associée à cette autre version du Château de Cartes.

A gauche, la très jeune fille a préféré le jeu de volant à son ouvrage (les ciseaux attachés à sa ceinture).

A droite, toutes les cartes sont pliées, le tablier est réapparu, et la carte du tiroir est un valet de Coeur. Ces nuances suggèrent que le jeune domestique, qui lui aussi préfère jouer plutôt que travailler, pourrait bien être quelque peu fripon et coureur.

Ainsi ce pendant confronte deux dextérités, féminine et masculine, en extérieur et en intérieur, toutes deux vouées à la chute :  ni le vol du volant ni le château de carte ne peuvent durer. Mais aussi la naïveté de la tendre enfant à l’habileté manipulatoire du beau valet.


Les pendants de Boucher : mythologie et allégorie

15 octobre 2019

Très volumineuse et très bien connue, l’oeuvre de Boucher comporte de nombreux pendants. Cet article se base sur le catalogue en deux volumes de Ananoff et Wildenstein (1976) [1], dont les illustrations sont disponibles sur Wikipedia [2]

Je les présente par ordre chronologique à l’intérieur de  grandes catégories. Les sujets étant assez répétitifs, je ne commente que les oeuvres les plus intéressantes du point de vue de la logique du pendant. J’ai exclu les séries (par exemple les Quatre saisons ou les suites de tapisseries), sauf lorsqu’elles pouvaient être décomposées en une série de pendants.

Mythologie : pendants femme-femme

Boucher 1735 Le_Sommeil_de_Venus Musee Jacquemart AndreLe sommeil de Vénus Boucher 1735 La toilette de Venus Musee Jacquemart AndreVénus se parant des attributs de Junon

Boucher, 1735,  musée Jacquemart André

Ces deux dessus de porte exposent, dans un intérieur nuit et un extérieur jour, un nu allongé, les deux jambes parallèles, vu de dos et vu de face.

Lorsque Vénus a déposé ses perles, c’est un très jeune femme qui dort, une enfant attendrissante auprès de laquelle l’Amour s’ennuie, tâtant la pointe inutile de sa flèche.

Lorsque Vénus est réveillée dans son char,  c’est une impudique qui ôte ses voiles, agite ses perles au bec d’un paon turgescent, et que l’Amour tente vainement de rhabiller d’un drapé rose en renouant un ruban bleu.


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boucher Bacchante (Erigone) jouant du flageolet Moscou, musee des Beaux-Arts PouchkineBacchante (Erigone) jouant du flageolet boucher Venus endormie Moscou, musee des Beaux-Arts PouchkineVénus endormie

Boucher, 1735, musée des Beaux-Arts Pouchkine,Moscou

Le pendant expose, sur la terre et au ciel, un nu allongé, la jambe droite posée sur la gauche, vu de dos et  vu de face,

Dans les bois, la Bacchante joue, couchée sur une peau de léopard, tandis que les amours se disputent des grappes à coup de thyrses.

Dans le ciel, le char  est à l’arrêt et des amours jouent avec les deux colombes qui le tirent avec un ruban bleu. D’autres volettent pour ombrager avec un tissu bleu, la tête de Vénus qui dort.



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Boucher 1742b Venus desarme son fils coll privVénus désarme son fils Boucher 1742b L'amour qui caresse sa mere coll privL’Amour caresse sa mère

Boucher, 1742, collection privée

Ces deux pendants parallèles illustrent de manière inventive deux moments de l’Amour, la querelle et la réconciliation :

  • Vénus tourne le dos puis enlace Cupidon ;
  • les deux pigeons s’affrontent du bec, puis sont unis par le même ruban ;
  • Cupidon se voit confisquer sa flèche et son carquois, puis est autorisé à tenir le ruban avec sa mère.


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le triomphe de vénus 1743 françois boucher Hermitage MuseumLe triomphe de Vénus Boucher_1743 La_Toilette_de_Venus_ ErmitageLa toilette de Vénus

Boucher, 1743, Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg

 Fille de la vague, Vénus vogue commodément, tirée par deux dauphins et annoncée par deux tritons sonnant leur conque. Elle s’est tournée de profil par rapport au sens de la marche, de manière  à nous faire admirer son dos potelé et sa cuisse puissante tout en nous observant du coin de l’oeil.

A terre, elle est assise entre un miroir et une table de toilette sur laquelle est ouverte sa cassette à bijoux. Une servante choisit le collier de perles approprié. A ses pieds, un amour renoue la faveur rose de sa sandale.  Des fleurs sont tombés sur la pierre. Un couple de colombes se bécote, en attendant de tirer le char, sur lequel le carquois est déjà préparé.

Ces deux pendants luxueux ont été déclinés ensuite en une série de paires moins complexes, mais fonctionnant toujours sur l’opposition entre un nu de dos et un nu de face, dans deux décors contrastés.


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Boucher 1749_ Venus_desarme_l'amour LouvreVénus désarme l’Amour Boucher 1749 La_Toilette_de_Venus Louvre,La Toilette de Vénus

Boucher, 1749, Louvre, Paris

Ce pendant réitère le thème de la querelle et de la réconciliation : Vénus, accompagnée cette fois de deux nymphes, d’un côté confisque la flèche du garnement turbulent, de l’autre flatte la croupe de l’enfant soumis qui lui présente un collier de perles.


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Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGALe bain de Vénus (Vénus consolant l’Amour), NGA, Washington [3] Boucher 1751 La toilette de Venus METLa toilette de Vénus, MET, New York [4]

Boucher, 1751

Les deux tableaux ont été réalisés en 1751 pour le cabinet de toilette de Madame de Pompadour dans son château de Bellevue, à Meudon.

« Les deux tableaux auraient été visibles depuis la salle de bain principale , avec « Le bain de Vénus » placé au-dessus de la porte menant à la pièce des bains à gauche et « La toilette de Vénus » accrochée au-dessus de la porte du cabinet de commodité à droite. Le point de vue légèrement bas de chaque composition convient à leur emplacement d’origine. » [3]

On a désormais abandonné l’idée que Vénus serait un portrait de la Pompadour, mais les aspects biographiques ne sont pas à exclure : car en 1750, la marquise avait tenu à Versailles le rôle principal d’une pièce intitulée La Toilette de Vénus.


Le bain de Vénus

Deux lectures ont été proposées :

  • «Vénus tient son fils dans ses bras, qui semble effrayé par l’eau dans laquelle elle semble vouloir le baigner «  [5]
  • Vénus tente d’enlever le carquois de Cupidon : A partir de 1750 environ, lorsque les relations entre Louis XV et sa maîtresse en titre sont passées de charnelles à purement platoniques, celle-ci « a opéré une transformation subtile mais brillante des pouvoirs amoureux de cette déesse, en commandant des statues publiques dans lesquelles Vénus représentait l‘Amitié plutôt que l’Amour. Soulager Cupidon d’un carquois plein de flèches pourrait être considéré comme une métaphore appropriée pour la fin de la passion du roi pour sa maîtresse. » [3]


Un soulagement ambigu (SCOOP !)

Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA detail
On remarquera que le geste de Vénus est peut être tout aussi ambigu que les intentions de Madame de Pompadour à l’époque : le carquois est ostensiblement détaché (on voit pendre le ruban bleu) mais la main de Vénus peut aussi bien chercher à le retirer (option « platonique ») qu’à l’empêcher de tomber dans l’eau (option « réveil des Sens »). Dans un cadre aussi intime et propice que la salle de bains de la marquise, la deuxième option semble de loin la plus crédible (à quoi bon mettre en scène la métaphore de sa propre déchéance ?).



Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA detail amours
Les deux autres amours semblent commenter, par leurs gestes, la situation des deux protagonistes :

  • celui qui regarde Cupidon (Louis XV) fait, de son index droit sur les lèvres, le geste de l’hésitation ; et de son index gauche qui se lève celui de la décision : attitude partagée qui renvoie à la question du carquois ;
  • celui qui regarde Vénus (La Pompadour) la désigne de l’index droit, à côté d’un bouquet de fleurs : c’est bien toi qui restes l’Elue.


La toilette de Vénus (SCOOP !)

La subtilité des gestes n’a pas été bien comprise.



Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 1

  • L‘amour du haut coiffe maladroitement Vénus en se concentrant sur un miroir (vu de dos, derrière le tissu) ;


Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 2 Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 2bis
  • l’Amour du bas est en train d’attraper un collier de perles ; mais Vénus, qui le regarde en tapotant son lobe nu, se serait contentée du pendant d’oreille ;



Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail3

  • enfin, l’Amour du centre va passer un ruban bleu à la colombe dont la déesse lui présente la patte : il s’agit d’orner l’oiseau de Vénus (tout comme sa maîtresse se pare), mais aussi de l’empêcher d’aller voir ailleurs : en ce sens le fil à la patte redonde, dans l’autre tableau, le carquois rattrapé in extremis.


La logique du pendant

Le pendant obéit à la chronologie naturelle : le Bain précède la Toilette, comme dans d’innombrables paires de gravures galantes du XVIIIeme siècle exploitant le même thème.

L’opposition extérieur / intérieur est habilement déclinée :

« La toile de fond végétale du « Bain de Vénus » est remplacée dans « La Toilette » par les plis épais des rideaux bleu-vert, et la surface miroitante et réfléchissante de l’étang forestier est échangée contre un miroir, des aiguières argentées et dorées, des bols et une cassolette. » [3]


La logique intime du pendant (SCOOP !)

Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA Boucher 1751 La toilette de Venus MET

On notera que le Cupidon individualisé du premier tableau (celui qui rechignait devant le bain) est maintenant dans l’ombre, rentré comme les autres dans le rang des serviteurs de Vénus. En revanche c’est une des deux colombes qui est maintenant individualisée, montée dans le sein de Vénus.

Si l’on prolonge l’interprétation biographique, le second tableau peut être vu comme une résolution flatteuse de la question que pose le premier : le carquois se détachera-t-il ? Non, et le bel oiseau sera lié.


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Boucher 1754a Amour offrant une pomme a Venus Wallace CollectionAmour offrant une pomme à Vénus Boucher 1754a Venus etendue pres de deux amours Wallace CollectionVénus étendue près de deux amours

Boucher, 1754, Wallace Collection

Ces deux pendants plaisantent avec la Théorie des Eléments :

  • à gauche, sur une couche de nuages, la Terre (la pomme pesante) s’oppose à l’Air (la rose odorante) ;
  • à droite, sur une couche de vague, l’Eau (le dauphin vorace) s’oppose au Feu (la Torche dévorante).


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Boucher 1756a La muse Polymnie (ou Clio) Wallace CollectionLa muse Polymnie (ou Clio), Wallace Collection Boucher 1756a La muse Terpsychore (ou Erato) col privLa muse Terpsychore (ou Erato), collection privée

Boucher, 1756

Ces deux dessus de porte appartenaient à Mme de Pompadour. Les titres divergents correspondent l’un à l’inventaire après décès de Mme de Pompadour, l’autre aux gravures de J.Daullé de 1756.

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Boucher 1765 Allegory_of_Painting NGA_32679Allégorie de la Peinture Boucher 1765 Allegory_of Music NGAAllégorie de la Musique

Boucher, 1765, NGA, Washington [6]

Très proche du pendant précédent mais réalisé dix ans plus tard, ce couple allégorique multiplie les amours et complexifie les symétries.

  • L’amour du haut décerne une couronne de laurier :  à la Peinture (il pose une main sur la toile) ou à la Musique (il tient une flûte).
  • L’amour du bas interagit avec la jeune artiste : il se fait portraiturer tenant une torche, ou joue de la harpe avec elle. Le carquois aux pieds de l’un fait écho au casque et au glaive aux pieds de l’autre.
  • L’amour intermédiaire sert de bouche-trou ; dans le second pendant, il est remplacé par une colombe.
  • Au triplet d’attributs du coin en bas à gauche (rouleau de papier, palette avec ses couleurs, gland doré) correspond dans le coin en bas à droite un triple équivalent (partition, colombes blanches, trompette dorée).


Mythologie : pendants de couple

Boucher 1732 Aurore et Cephale Musee de NancyAurore et Céphale, Musée de Nancy Boucher 1732 Venus_Demanding_Arms_from_Vulcan_for_Aeneas_-_WGA2900 LouvreVénus demande à Vulcain des armes pour Énée, Louvre, Paris

Boucher 1732

Ces deux tableaux du tout début de la carrière de Boucher décoraient très probablement , la salle de billard de l’hôtel parisien de François Derbais, avocat au Parlement ([7], p 133)

Le thème est l’opposition entre deux types de relations amoureuses :

  • désir qu »Aurore inspire à Céphale (par ailleurs marié avec Procris) ,
  • désir marital de Vulcain envers Vénus (par ailleurs amante de Mars).

La femme trône en position dominante, aux deux pointes du pendant en V. Les autres éléments se répondent symétriquement :

  • char tiré par des chevaux, conque escortée par des cygnes ;
  • amours tenant les rênes et une torche, nymphes cajolant deux colombes ;
  • chiens en contrebas, titans dans la forge ;
  • arc et flèches du chasseur Céphale, armes forgées par Vulcain.


Les allusions discrètes (SCOOP !)

Chaque tableau cache un détail amusant et original, clin d’oeil aux amateurs avertis.

 

Boucher 1732 Aurore et Cephale Musee de Nancy detail

Dans le premier, un Amour déverse la pluie artificielle d’un arrosoir sur un autre qui se cache sous le nuage : officiellement il s’agir d’évoquer la rosée et la brume, attributs de l’Aurore ; mais c’est aussi d’une métaphore plaisante du désir de Céphale pour la belle allumeuse (la torche).

 

Boucher 1732 Venus_Demanding_Arms_from_Vulcan_for_Aeneas_-_WGA2900 Louvre detail

Dans le second, un Amour tient un casque doré, probablement le casque de Mars que Vénus présente comme modèle à Vulcain. Or Mars est l’amant et Vulcain le mari malheureux, qui tâte tristement de l’index la pointe de son épée en réponse à l’index impérieux de son épouse.


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Boucher 1748a Water Arion_on_the_Dolphin musee d'Art de l'universite de PrincetonArion sur le dauphin, Musée d’Art de l’Universite de Princeton Boucher 1748a Earth-_Vertumnus_and_Pomona Columbus Museum of ArtVertumne et Pomone (la Terre), Columbus Museum of Art

Boucher, 1748

Ces deux dessus de portes sont les seuls réalisés d’une série consacrée aux Quatre Eléments, qui devaient décorer la salle de jeux du château de la Muette [8].
Ils ne fonctionnent donc pas en pendants. Mais on peut noter que chacun d’eux comporte des motifs de jonction avec le reste de la série :

  • ainsi, dans le tableau de l’Eau, le bateau touché par l’éclair fait le lien avec le tableau du Feu, qui devait se trouver à sa gauche ;
  • dans le tableau de la Terre, le dauphin sur la fontaine fait le lien avec le tableau de l’Eau, tandis qu’à droite le vase de fleurs devait sans doute préluder au tableau de l’Air.


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Boucher 1760b Jupiter et Callisto coll privJupiter et Callisto Boucher 1760b Bacchantes et satyre coll privBacchantes et satyre

Boucher, 1760, collection privée

La dissymétrie du pendant pose une devinette mythologique : pourquoi n’y-a-t-il pas d’homme pour équilibrer le satyre de droite ?


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Boucher 1761 Pan et SyrinxPan et Syrinx Boucher 1761 ca Alphee et ArethuseAlphée et Aréthuse

Boucher, vers 1761, Collection privée

Plastiquement, le pendant oppose le ciel et la terre, un trio avec deux femmes à un trio avec deux hommes, un nu féminin de dos et de face. Dans chacun, un fleuve s’échappe d’une urne renversée.

Mythologiquement,

« ces tableaux illustrent deux épisodes des Métamorphoses d’Ovide et racontent les assauts malheureux de deux dieux sur d’innocentes nymphes dont ils étaient épris. » Le tableau de gauche « décrit les mésaventures du dieu Pan… né moitié homme, moitié bouc. Les nymphes se moquaient de lui pour son aspect ridicule et disgracieux. Il s’éprit de la nymphe Syrinx, l’une des compagnes de Diane, et la poursuivit. Au moment où celle-ci allait succomber, le Dieu fleuve Ladon la prit sous sa protection (Boucher le représente menaçant Pan de son doigt rageur) et la transforma en roseaux afin qu’elle échappe à Pan. Dans un épisode suivant Pan lia des roseaux en souvenir de la nymphe, créant un instrument qui porte son nom. » [9]

Le tableau de droite montre la légende du fleuve Alphée. Celui-ci

 » tomba amoureux de la nymphe des bois Aréthuse qui se baignait dans ses eaux. Souhaitant échapper aux pressantes avances d’Alphée, la jeune nymphe appela Diane à son secours. La déesse intervint et transforma la nymphe en nuage au moment où le dieu allait la saisir. »[9]

 

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Boucher 1762 Les amours endormis coll Bemberg ToulouseLes amours endormis Boucher 1762 Les amours eveilles coll partLes amours éveillés

Boucher, 1762, collection Bemberg, Toulouse

Ce pendant plus malin qu’il n’y parait est intéressant par ses symétries :

  • le carquois est présent des deux côtés ;
  • les deux amours accolés par la tête sont séparés, unis seulement par la couronne de fleurs ;
  • celle-ci remplace la couche de quatre roses ;
  • la torche et sa fumée opaque se sont « réveillée et séparées » elles-aussi, sous forme d’un couple de pages de musique et d’un couple de colombes blanches.


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Boucher 1765 Jupiter transforme en Diane pour surprendre Callisto METJupiter transformé en Diane pour surprendre Callisto Boucher 1765 Angelique et Medor METAngélique et Médor

Boucher, 1763, Metropolitan Museum of Arts, New York

Mis à part la complémentarité désormais classique entre le nu de dos et le nu de face, et la présence dans les deux tableaux d’un lourd manteau de fourrure tâchetée, complété d’un carquois rouge, quel peut être le thème commun qui justifie ces deux pendants ?

A gauche, l’aigle indique aux connaisseurs que la jeune femme en fourrure, au front marqué d’un minuscule croissant de Lune, n’est pas vraiment Diane chasseresse, mais Jupiter ayant pris les traits de Diane pour câliner la nymphe Callisto (une chasseresse elle-aussi comme l’indique son carquois). On sait en effet que les nymphes farouches ne l’étaient pas pour cette très jalouse déesse.

A droite c’est d’un autre chasseur qu’il s’agit : Médor, amoureux d’Angélique.

« Le parallélisme des deux toiles renforce l’hypothèse selon laquelle dans « Angélique et Médor » Boucher n’a pas représenté le moment traditionnel, lorsque Médor, après avoir obtenu les dernières faveurs d’Angélique, grave son triomphe sur le bois d’un arbre, mais le moment des préliminaires, lorsqu’il s’apprête à lui ôter sa fleur.… Le geste de Médor se comprend mieux par référence aux codes iconographiques de la peinture libertine roccoco : Médor détache une guirlande ou une couronne de roses, signifiant la défloration d’Angélique. » (analyse de S.Lojkine dans UtPictura [10])

Un fois décodé, le thème est donc celui des préliminaires amoureux et de la montée du désir, comme l’indique le putto agitant frénétiquement des torches enflammées en haut de chacun des pendants.


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Boucher 1764a Cephale_et_l'Aurore Louvre photo JL MazieresCéphale et l’Aurore Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL MazieresVertumne et Pomone

Boucher, 1764, Louvre, Paris, photos JL Maziéres

Dans le premier tableau, Aurore s’est prise de passion pour le beau chasseur Céphale (d’où le chien et le carquois) ; l’amour qui tient la torche exprime le désir impérieux de la déesse, tandis que l’autre amour prend le parti de Céphale endormi, en le protégeant avec une guirlande de rose : toute l’histoire est que celui-ci n’est pas libre, étant marié à Procris.

Dans le second tableau, Vertumne, le dieu des vergers, s’est transformé en une vieille femme pour convaincre la nymphe Pomone des bienfaits de l’amour.


Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail 1 Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail 2

A la main crispée sur la poignée de la canne et à celle qui discrètement commence à relever la chemise, on voit que la persuasion opère.


 

 

Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail1 Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail

Le jet d’eau et l’arrosoir réitèrent d’une autre manière le message.


La logique du pendant

C’est à première vue le thème du désir, féminin et masculin, qui justifie l’association des deux sujets. Le fait que Boucher ait choisi de représenter Céphale endormi rattache le pendant à un thème déjà rencontré : le sommeil et l’éveil de l’amour.


Mythologie : pendants de groupe

 

Boucher 1732-34 The_Rape_of_Europa Wallace Collection WGA02897Le Rapt d’Europe (1732-33) Boucher 1732-34 Mercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa Wallace Collection La naissance de Bacchus (Mercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa) (1733-34)

Boucher, Wallace Collection

Ces deux toiles faisaient très probablement partie de la collection de François Derbais, qui comportait également une Naissance de Vénus et une série de quatre panneaux décoratifs avec Cupidons, évoquant les quatre saisons (L’Amour moissonneur, L’Amour oiseleur, L’Amour nageur, L’Amour vendangeur). ([7], p 159).

Les deux décrivent des amours de Jupiter à l’insu de sa femme Héra :

  • dans l’un, Mercure confie aux nymphes Bacchus, l’enfant que Jupiter a eu avec Sémélé et qu’il a porté dans sa cuisse ; il va être transformé en chevreau pour le dissimuler à Héra ;
  • dans l’autre, Jupiter (dénoncé au spectateur par son aigle) s’est transformé en vache pour séduire, à l’insu d’Héra, la nymphe Europe.

Le troupeau de chèvres et le troupeau de vaches font probablement allusion à ces métamorphoses prudentes. Néanmoins, le lien entre les deux sujets est très faible, et leur appariement semble purement décoratif : mis à part la composition en V du pendant et la composition pyramidale de chaque tableau, on ne distingue aucune symétrie évidente : le nombre des figures ne correspond pas et Boucher a été obligé d’individualiser assez gratuitement une des nymphes pour équilibrer, au centre, la figure d’Europe.

 

Boucher 1731 La Naissance de Venus Hotel de Behague

La Naissance de Vénus
Boucher, 1731, Hotel de Behague, Paris

Le troisième tableau, qui a refait surface en 1994, ne fonctionne visiblement pas en complément des deux pendants, et n’apporte pas d’éclaircissements supplémentaires.


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Boucher Nascimento de Adonis , 1733 Casa-Museu Medeiros e Almeida LisbonneNaissance d’Adonis
Boucher Mort d Adonis , 1733 Casa-Museu Medeiros e Almeida Lisbonne Mort d’Adonis

Boucher, 1733, Casa-Museu Medeiros e Almeida, Lisbonne.

Dans ce pendant de jeunesse, Boucher se contente de juxtaposer les deux scènes, sans effet de symétrie particulier. L’enjeu est d‘illustrer avec précision le texte d’Ovide (Métamorphoses, livre X)


La Naissance d’Adonis

Adonis est le fils de la nymphe Myrrha avec son père Cinyras. Pour la punir de cet inceste, elle fut transformée en un arbuste de myhrre tandis qu’elle était enceinte.

« Lucine, dans sa bonté, s’arrêta près des branches souffrantes, approcha ses mains et prononça les mots de la délivrance. L’arbre se fend et livre à travers l’écorce éclatée son fardeau vivant : un bébé se met à vagir. Sur un lit d’herbes tendres, les Naïades le déposent et le parfument avec les larmes de sa mère. »

La belle femme couronnée de perles est donc Lucine, identifiée ici à Junon (d’où la présence du paon sur le rocher). De cet accouchement extraordinaire, Boucher ne retient avec bienséance que la fente du tronc.


La Mort d’Adonis

« Un jour, les chiens d’Adonis avaient suivi les traces claires d’un sanglier et l’avaient débusqué… Le sanglier farouche le poursuivit, lui plongea complètement ses défenses dans l’aine et le terrassa mourant sur le sable fauve. Cythérée, sur son char léger tiré par des cygnes ailés, traversait les airs et n’était pas encore arrivée à Chypre. De loin, elle reconnut les gémissements du mourant et inclina ses oiseaux blancs dans cette direction ;dès que, du haut du ciel, elle le vit sans vie et agitant son corps dans son propre sang, elle sauta à terre, déchira son corsage, s’arracha les cheveux, se frappa la poitrine de ses mains qui n’étaient pas faites pour ce rôle, et s’en prenant aux destins, elle dit : «…des témoignages de ma douleur subsisteront toujours, Adonis… ton sang sera métamorphosé en fleur. « 

Là encore Boucher édulcore la scène de tous ses aspects malséants : le sanglier est évoqué par le seul épieu ; la plaie se limite à une entaille minuscule et la douleur de Vénus à une caresse mélancolique. Une colombe morte attire l’oeil sur la touffe de fleurs rouge.


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Boucher 1742 L'amour enchaine par les graces coll privL’Amour enchaîné par les Grâces Boucher 1742 Le temps donne des armes a l 'amour coll privLe Temps donne des armes à l ‘Amour

Boucher, 1742, collection privée


Boucher 1743a Le jugement de Paris copie par Jacques Charlier coll privLe jugement de Pâris Boucher 1743a Amour offrant une pomme a Venus copie par Jacques Charlier coll privAmour offrant une pomme a Vénus

Boucher, 1743, copies à la gouache par Jacques Charlier, collection privée

 

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Boucher_1753_The_Rising_of_the_Sun_-_Wallace CollectionLe lever du Soleil
Boucher_1753_Le coucher du Soleil-_Wallace CollectionLe coucher du Soleil

Boucher, 1753, Wallace Collection

Le phénomène atmosphérique est agréablement transposé en une question d’habillage.

Le lever : se dressant vêtu de sa robe rouge au dessus du royaume marin des Tritons et des Naïades dénudées, Apollon est équipé de sa lyre par l’une d’entre elles, tandis qu’une autre lui lace  sa sandale. Plus haut, une divinité elle-aussi habillée lui amène son char tandis que, plus haut encore, l’« Aurore aux doigts de roses » lui montre le chemin.

Le coucher  : tandis que la lune se lève et que la nuit envahit le ciel, Apollon revient à sa demeure maritime, quittant sa robe rouge pour rejoindre Vénus dans sa coquille, qui lui ouvre les bras et découvre sa gorge.


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Boucher 1754 Venus et Marc (anct Venus chez Vulcain) Wallace collectionVénus chez Vulcain Boucher 1754 Mars Et Venus Wallace collectionVénus et Mars surpris par Vulcain Boucher 1754 l'amour prisonnier Wallace collectionL’amour prisonnier des Grâces Boucher 1754 The_Judgment_of_Paris Wallace CollectionLe jugement de Pâris

Boucher, 1754, Wallace collection

On ne connait pas avec certitude la disposition de ces quatre tableaux, tous liés à l’histoire de Vénus ; ils étaient probablement montés en paravent, peut-être dans un boudoir de Mme de Pompadour.


La logique de la série (SCOOP !)

On distingue une progression d’ensemble :

  • au travers des quatre Eléments : Feu, Terre, Eau et Air ;
  • dans le nombre croissant de personnages : un couple légitime, un trio adultère, trois femmes et un enfant, trois déesses et un berger.

Mais la série peut être également lue comme deux histoires sur le thème de la revanche et de l’emprisonnement :

  • Vénus fait du charme à son mari pour lui faire forger des armes, mais le forgeron prend sa revanche en capturant dans un filet la femme infidèle et son amant ;
  • Cupidon est subjugué par les trois Grâces, mais Pâris soumet à son arbitrage les trois Déesses.


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Réalisées en 1769 pour l’hôtel Bergeret de Frouville, ces quatre toiles s’organisent en revanche très clairement en deux pendants en V :

Boucher 1769a Juno Asking Aeolus to Release the Winds Kimbell Art MuseumJunon demandant à Eole de relâcher les vents Boucher 1769a Boreas Abducting Oreithyia Kimbell Art MuseumBorée enlevant Oreithyia

Boucher, 1759, Kimbell Art Museum

Deux toiles sur le thème du vent, centrées sur un couple homme-femme, opposant une scène de libération et une scène de capture.

Boucher 1769a Mercury Confiding the Infant Bacchus to the Nymphs of Nysa Kimbell Art MuseumMercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa Boucher 1769a Venus_at_Vulcan's_Forge Kimbell Art MuseumVénus aux forges de Vulcain

Deux compositions à trois étages, jouant sur l‘opposition des sexes. De haut en bas :

  • Mercure s’oppose à Vénus ;
  • la nymphe qui reçoit Bacchus enfant s’oppose à Vulcain qui soutient Cupidon ;
  • les autres nymphes s’opposent aux forgerons.


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BOUCHER 1761 Les genies des Arts Musee des BA AngersLes génies des Arts, Boucher HALLE Noel 1761 Les Genies de la poesie , de l'histoire, de la physique et de l'astronomie Musee des BA AngersLes Génies de la poésie , de l’histoire, de la physique et de l’astronomie, Noël Hallé,

1761, Musée des Beaux Arts, Angers

Ces deux commandes de La direction des Bâtiments à Boucher et à Hallé étaient destinées à servir de cartons pour des tapisseries des Gobelins

Boucher choisit une composition circulaire où l’Architecture, le Dessin, La Sculpture et la Musique entourent l’Art principal, la Peinture ;

Hallé préfère une composition ascensionnelle, avec des Arts de plus en plus éthérés : Physique (pompe à vide, camera obscura), Histoire (livre, médailles, buste d’Athéna), Poésie (lyre, cheval Pégase) et tout en haut l’Astronomie (globe et compas).

 

Références :
[5] F. Basan and F. Ch. Joullain, Catalogue des différens objets de curiosité dans les sciences et les arts qui composoient le cabinet de feu M. le Marquis de Ménars (Paris, 1782), lot 21.
[7] Alastair Laing, Pierre Rosenberg « François Boucher, 1703-1770 »
https://books.google.fr/books?id=tUu8LFM25v0C&printsec=frontcover&hl=fr#v=snippet&q=derbais&f=false

Les pendants de Fragonard

15 octobre 2019

Contrairement à son maître Boucher, Fragonard a très peu pratiqué les pendants. Je n’en ai repérés que douze, mais l’un d’entre eux est certainement le plus non-conventionnel de la période, et le plus mal compris. [0]

Pendants d’Histoire

fragonard Les blanchisseuses (L'etendage) 1756-61 Musee des Beaux Arts RouenLes blanchisseuses (L’étendage)
Fragonard, 1756-61, Musée des Beaux Arts, Rouen
fragonard Les blanchisseuses (La lessive) 1756-61 Saint Louis Art MuseumLes blanchisseuses (La lessive)
Fragonard, 1756-61, Saint Louis Art Museum

Réalisées lors de son séjour à Rome, ces deux études sont typiques du thème de la vitalité dans les ruines qui intéresse alors Fragonard. Les deux décors sont similaires : une scène surélevée fermée à droite par une colonne, et éclairée par un jet de lumière venant, de la gauche ou du haut, frapper le sujet principal : le drap qui sèche ou la lessive qui bout.

Côté séchage, il fait froid : un homme se penche vers un feu d’appoint. Côté lessive, c’est au contraire le royaume des flammes et de la vapeur.

En contrebas de la zone lumineuse, l’oeil découvre progressivement une série de scènes pleines de fantaisie : à gauche, un chien noir blotti contre un âne couché sur lequel un gamin en rouge veut monter. A droite, un homme allongé, le dos nu à cause de la chaleur, un jeune enfant en chemise qui se blottit contre lui et un autre chien noir, qu’un enfant essaie d’agacer avec un bâton depuis l’étage. Une grande fille à côté de lui, au visage rosi par les flammes, s’intéresse plutôt au dos musclé. De l’autre côté, la femme qui descend l’escalier en portant une corbeille pleine de linge mouillé assure la communication entre les deux pendants.


Fragonard Les Blanchisseuses a la fontaine 1773-76 Coll Particuliere NY

Les Blanchisseuses à la fontaine
Fragonard, 1773-76, Collection particulière, New York

Bien plus tard, Fragonard remontera les deux thèmes en plein air autour d’une fontaine antique, et les regroupera de manière plus rationnelle, en perdant au passage le brio et l’expressivité. Un chien triste et une bouteille de chianti regrettent, au premier plan, la belle exubérance romaine.

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Fragonard 1759 ca L'enjeu perdu ou Le baiser vole Ermitage Saint PetersbourgL’enjeu perdu ou Le baiser volé
Fragonard, vers 1759, Musée Pouchkine, Moscou
Fragonard 1759 ca L'enjeu perdu ou Le baiser vole Ermitage Saint PetersbourgLes apprêts du repas
Fragonard, vers 1759, Musée Pouchkine, Moscou

Voici un pendant probablement ironique, qui fonctionne sur une analogie formelle.

A gauche, la fille qui vient de perdre aux cartes ne veut pas se laisser embrasser, et sa compagne lui attrape les mains par dessus la table : un gage est un gage.

A droite, la même fille au profil bien reconnaissable est devenue mère. Un nourrisson dans un bras, elle fait le même geste par dessus le fourneau pour ôter le couvercle de la soupière, sur laquelle trois marmots se précipitent. La table à jouer a été remplacée par l’ustensile de cuisine, le tas de cartes par un tas de légumes, le jeu par le labeur, l’amourette par l’alimentaire, et les deux filles tournant autour d’un beau jeune homme par une femme seule assaillie par cinq garnements.

La finesse tient à ce que la jeune mère affublée de sa famille nombreuse, est non pas la fille qui ne voulait pas se laisser embrasser, mais celle qui voulait la forcer : ainsi vont les jeux de coquins.



Fragonard Le jour 1767-1773 Coll priveeLe jour Fragonard La nuit 1767-1773 Coll priveeLa nuit

Fragonard, 1767-1773, collection privée

Dans cette allégorie, Fragonard limite à leur strict minimum les effets atmosphériques (voir Pendants paysagers matin soir) : des putti, qui symbolisent la sensualité et la vitalité à l’état brut, sont représentés le jour en vol groupé – mimant avec les bras les ailes des colombes, la nuit assoupis en tas sur un drap rose.

Quant au paysage, il est réduit à un ciel nuageux : bleu et rose violemment éclairé par la gauche, gris et illuminé par une pleine lune à droite. Ainsi les deux vieux astres bibliques du Jour et de la Nuit encadrent discrètement ce grouillement païen de bras dodus et de fesses joufflues, évocateur de voluptés charnelles.


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Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love Reconst 1

Série des Progrès de l’Amour
Fragonard, 1771-72, Frick Collection, New York

Commandées par Madame du Barry pour décorer un selon du Pavillon de Louveciennes, les quatre toiles furent décrochées et renvoyées à l’artiste pour cause d’incompatibilité avec le nouveau goût néoclassique. Accrochée de part et d’autre d’une fenêtre et de la porte d’en face, elles ne se divisent pas en deux pendants, mais constituent une série dont la clé est donnée par les quatre groupes sculptés [1].


Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 1 The_Pursuit Frick Collection Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 2 The_Meeting Frick Collection
  • 1, La Poursuite : déclaration d’amour sous la statue d’un dauphin, complice de Jupiter dans ses 2, affaires d’amour ; la jeune fille fait mine de s’enfir, sous l’eoil de se duex chaperons ;
  • 2, La Rencontre : première rencontre en tête à tête, sous la statue de Vénus portant un carquois plein de flèches que lui réclame Cupidon ; la jeune fille regarde si quelqu’un vient ;


Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 3 The_Lover_Crowned Frick Collection Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 4 Love_Letters Frick Collection
  • 3, L’Amant couronné : les fleurs explosent de toute part ; les deux amants en habit de théâtre devant un jeune artiste qui les immortalise : le carquois de Cupidon est vide ;
  • 4, La Lettre d’amour : le couple, attendri, relit ses lettres d’amour en compagnie d’un chien fidèle ; les deux arbres fusionnent leur feuillage en forme de coeur, contemplés par une statue de l’Amitié qui tient un coeur sur sa poitrine.


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Fragonard 1761 ca Le jeu de la paletteLe jeu de la palette Fragonard 1761 ca Le jeu de la basculeLe jeu de la bascule 

Fragonard, vers 1761, collection privée

Redécouvert en 2016 dans un château normand, ce pendant situe dans un magnifique paysage de parc à l’italienne, ponctué de trouées de lumière, deux jeux de plein air prétextes au badinage :

Fragonard 1761 ca Le jeu de la palette detail

  •  dans le jeu de la palette, un jeune homme frappe, avec une sorte de cuillère en bois prévue à cet effet, la main de la personne désirée.

Fragonard 1761 ca Le jeu de la bascule detail

  • dans le jeu de la bascule, un couple, alourdi d’un musicien, l’emporte sur un autre couple encombré d’un enfant.


La logique du pendant (SCOOP !)

D’un côté, par temps clair, le choix, point de départ de la vie de couple ; de l’autre, sous un ciel d’orage, la compétition, qui en est le piment.

Mais l’harmonie mystérieuse du pendant tient sans doute au dialogue entre les deux obliques : celle de la rampe montante d’où, de l’autre côté, le regard redescend le long de la planche qui penche.


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Fragonard le jeu du Cheval fonduLe jeu du Cheval Fondu Fragonard le jeu de la Main ChaudeLe jeu de la Main Chaude

Fragonard , 1775-80, National Gallery of Arts, Washington

Ces deux pendants décoratifs étaient intégrées dans des boiseries. Les deux montrent un jeu d’extérieur, l’un en pleine nature, l’autre dans un parc aménagé ; l’un masculin et l’autre mixte.

Le jeu du Cheval Fondu oppose deux équipes de quatre à cinq garçons : les uns, en s’agrippant les uns derrière les autres, forment une sorte de cheval qui prend appui au devant sur un arbre ; les autres sautent dessus à califourchon, l’un après l’autre, dans le but de faire s’effondrer le cheval : jeu de force pour les chevaux, jeu d’agilité pour les cavaliers qui doivent sauter assez loin pour trouver tous place sur le dos du cheval. Si le cheval tient, on échange les rôles.

Le jeu de la Main Chaude est mixte : un joueur tiré au sort, le pénitent, se cache la tête dans les genoux du confesseur, en présentant sur son dos sa main ouverte. Les autres tapent sur cette main et il doit deviner qui. Le joueur démasqué devient à son tour pénitent.

Les deux pendants partagent la même composition :

  • sur la gauche un couple devise sans se toucher, sous de hautes frondaisons ou sous l’égide d’une noble vestale, donnant une image élevée de l’amour ;
  • sur la droite, un amas de corps s’étreignent ou se frôlent, contre un tronc mort qui signifie la Force, ou sous l’égide de l’« Amour menaçant » de Falconet : image charnelle de l’amour ;
  • au fond, une barque ou deux promeneurs ouvrent une échappée en hors jeu.


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 Fragonard 1775-1780 Blindman s-Buff ngaLe jeu de Colin-Maillard (Blindman’s-Buff) Fragonard 1775-1780 La balancoire NGALa balançoire (the swing)

Fragonard, 1775-1780, National Gallery of Arts, Washington

Dans le premier pendant, le jet d’eau de la vasque, supportée par de tristes statues, fait un contrepoint amusant à la jeune femme élancée qui tourne au milieu de ses amis. Plus loin, un couple isolé est allongé dans l’herbe. Plus loin encore, des femmes, des enfants et un homme préparent un pique-nique dans le bosquet.

Dans le second pendant, on distingue, de gauche à droite, plusieurs couples se livrant à des occupations indépendantes : tirer les cordons de la balançoire ; baigner un caniche dans la fontaine ; saluer la fille balancée, qui leur jette des fleurs ; et tout à droite, observer les oiseaux avec une longue vue. Plus un groupe de quatre filles qui attendent leur tour.

L’unité de l’ensemble est assurée par le paysage, dont la butte centrale se prolonge d’un pendant à l’autre (noter par exemple la claire-voie) : on pense qu’ils formaient à l’origine un seul grand panneau décoratif, qui a très tôt été scindé en deux.

En haut de la butte, la statue d’Athena en ombre chinoise joue le rôle d’une vieille gouvernante éloignée. La cascade qui jaillit entre les deux énormes cyprès rappelle, par raison de symétrie, la balançoire qui jaillit de l’autre côté entre les lions.

Ainsi la même métaphore visuelle identifie les deux joueuses, la fille qui tourne et la fille qui se balance, à un jeu d’eau en mouvement.


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Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe Louvre.
Corésus et Callirhoé,
Fragonard, 1765, Louvre, Paris

Ce très célèbre tableau, avec son sujet rare tiré de Pausanias, est le morceau de bravoure qui valut à Fragonard sa réception à l’Académie et un triomphe au Salon de 1765 : le grand prêtre Corésus, chargé de sacrifier Callirhoé pour arrêter une épidémie de peste à Athènes, se transperce la poitrine à sa place : sa bien-aimée s’évanouit tandis que les figures allégoriques du Désespoir et de l’Amour survolent le théâtre du drame.

Le 3 avril 1765, Marigny, qui venait d’acheter le tableau pour le Roi, commanda à Fragonard un pendant, sans en préciser le sujet.


Fragonard.-1765-70-ca-Le-Sacrifice-du-Minotaure-coll-priv
Le Sacrifice du Minotaure,
Fragonard, lavis, 1765-70, collection privée (3,6 x 44,2 cm)

Il y a de fortes chances pour que ce lavis (dont il existe également une esquisse peinte à l’huile) soit un projet pour ce pendant [1a].

Minos, roi de Crète, avait imposé aux Athéniens de fournir chaque année des jeunes gens pour être livrés au Minotaure : une jeune fille défaille en tirant au sort un mauvais bulletin, tandis qu’au premier plan sa mère tombe à la renverse de désespoir.

La présence de Poséidon dans les nuées est une allusion à un autre sacrifice, origine lointaine de de ces cruautés : Minos était devenu roi grâce à Poséidon, en échange du sacrifice d’un superbe taureau blanc. Minos ayant gardé le taureau, Poséidon se vengea en le faisant s’accoupler avec la femme de Minos, Pasiphaë, union d’où naquit le Minotaure.


La logique du pendant (SCOOP !)

Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe lavis 34,6 x 46,5.Corésus et Callirhoe,  lavis (34,6 x 46,5 cm) Fragonard.-1765-70-ca-Le-Sacrifice-du-Minotaure-coll-privLe Sacrifice du Minotaure, collection privée (3,6 x 44,2 cm)

Fragonard, lavis, vers 1765

La comparaison des deux lavis met en évidence les fortes symétries de ce pendant intérieur – extérieur :

  • à Corésus correspondent les deux prêtres ;
  • à Callirhoé qui s’évanouit correspond la fille qui défaille ;
  • les mères occupent la marche du premier plan ;
  • au Désespoir en vol correspond Poséidon, qui plane dans l’autre sens.

Les deux tableaux traitent le même thème, celui de la victime de substitution : de même que Corésus se sacrifie à la place de Callirhoé, la jeune Athénienne va mourir à la place du taureau de Poséidon.


Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe Louvre. Menageot 1777 Le Sacrifice de Polyxene, les adieux de Polyxene à Hecube. Musee dese BA ChartresLe Sacrifice de Polyxène, les adieux de Polyxène à Hécube
Ménageot, 1777, Musée des Beaux Arts, Chartres

En définitive, Fragonard ne réalisa pas le pendant. Mais en 1777, d’Angivillier,le successeur de Marigny , écrivit que ce tableau de Ménageot ferait un excellent pendant au Coresus et Callirhoe, les deux fournissant un nouveau sujet pour la Manufacture des Gobelins [1a].



Un cas très particulier dans l’oeuvre de Fragonard, mais aussi dans l’histoire des pendants en général, est celui du Verrou : icône très célèbre, mais dont on sait moins qu’elle fut incluse dans quatre pendants différents !

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cmAdoration des bergers, 1775 Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cmLe verrou, 1777

Fragonard, Louvre, 73 × 93 cm

Les circonstances de la réalisation de ce pendant extrêmement original nous sont connues par le biographe de Fragonard, Alexandre Lenoir :

« Il peignit pour le marquis de Verri un tableau dans la manière de Rembrandt, représentant l’Adoration des bergers ; comme l’amateur lui en demandait un second pour servir de pendant au premier, l’artiste, croyant faire preuve de génie, par un contraste bizarre, lui fit un tableau libre et rempli de passion, connu sous le nom du Verrou»

Ce composé instable allait bientôt donner lieu à des pendants plus conventionnels, dont l’histoire est maintenant assez bien comprise [2].


Fragonard et Marguerite Gerard 1785-88 Le baiser a la derobee 45,1 × 54,8 cm Gravure de Regnault 1788Le baiser à la dérobée, Gravure de Regnault, 1788 Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784

En 1788, Regnault grava Le baiser à la dérobée, à partir d’un tableau de Fragonard et Marguerite Gérard (aujourd’hui à l’Ermitage) et le vendit en pendant avec la gravure de Blot. Il est très possible qu’en peignant ce tableau une dizaine d’années après Le Verrou, Fragonard ait eu dans l’idée d’en faire, non pas un pendant peint (car le second est nettement plus petit (45,1 × 54,8 cm), mais du moins un pendant gravé. car les deux compositions fonctionnent très bien ensemble :

  • à gauche, porte entrouverte sur les gêneurs et porte barricadée ;
  • diagonales opposées composant un V inversé ;

De plus, l’autre porte entrouverte, à droite de la première image, suggère un passage entre les deux et une continuité narrative : après le baiser à la dérobée, l’étreinte en toute tranquillité.

Mais l’histoire compliquée du Verrou ne s’arrête pas là.


Fragonard 1778 L'Armoire Gravure de Fragonard

L’armoire, Fragonard, gravure de 1778

En 1778, Fragonard grava lui-même ce sujet où deux amoureux sont découverts, dans un contexte plus rustique. Il exécuta aussi, en collaboration avec Marguerite Gérard un tableau, le Contrat (aujourd’hui disparu), qui fut gravé à partir de 1786 par Blot et vendu en pendant du Verrou :

Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784 Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 1792Le contrat, gravure de Blot, gravure de 1785 parue en 1792

Là encore les deux images fonctionnent bien ensemble :

  • diagonales en V
  • le salon, avec son paravent, succède à la chambre encombrée de lourdes draperies,
  • le luxueux bureau, avec le contrat de mariage, remplace la table avec la pomme ;
  • au manteau du galant jeté sur le fauteuil renversé s’oppose celui de la future épouse, sagement posé sur le canapé.

L’idée est ici qu’après la faute vient le temps de la régularisation.


Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 179 detail Verrou Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 179 detail Armoire
Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de 1784 Fragonard 1778 L'Armoire Gravure de FragonardL’armoire, gravure de 1778

L’amusant est que figurent au mur du Contrat  deux gravures de Fragonard, qui suggèrent ce quatrième pendant : purement thématique, car ni les compositions ni les costumes ne concordent.

S’insinue ici l’idée d’une histoire en trois épisodes :

  • 1) la faute (Le Verrou),
  • 2) la découverte des amants (L’Armoire),
  • 3) la régularisation (Le Contrat).


Fragonard et Marguerite Gerard LA PROMESSE DE MARIAGE (Le contrat) collection privee

La promesse de mariage (Le contrat)
Fragonard et Marguerite Gerard, collection privée

Il se trouve que le tableau original, passé en vente en 2004, montre déjà au mur les deux mêmes gravures, L’Armoire précédant donc Le Verrou contrairement à la logique de l’histoire. Il est clair en tout cas que Le Verrou, relégué derrière le paravent, apparaît comme un clin d’oeil au passé libertin du couple, juste au dessus de leur sage poignée de main. L’hypothétique histoire en trois temps, qui n’est pertinente  que dans la gravure de 1785 n’est donc en rien l’explication du Verrou.

Mais elle est la résultante de l’exploration par Fragonard, sur une quinzaine d’années, du thème des amants en intérieur, ainsi que de la liberté (plus ou moins contrôlée par le peintre) laissée aux graveurs pour former des pendants.

sb-line

Revenons donc au seul véritable pendant : celui réalisé en  deux temps, en 1775 puis en 1777.

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Les contradictions du Verrou

Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm
La difficulté d’interprétation tient aux contradictions évidentes du sujet :

  • si le couple a déjà fait l’amour – comme tout dans le lit en bataille semble lourdement le souligner, à quoi bon tirer le verrou ?
  • si l’homme tente de violer la fille (lecture aujourd’hui la plus courante du tableau) : « comment aurait-il pu se déshabiller et poser ses vêtements sur le fauteuil sans le consentement de la jeune femme qui avait tout le loisir de s’enfuir puisque le verrou n’était pas encore fermé ?  » [2a]


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail vase Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail rose

L’option intermédiaire est de considérer que la fille est consentante, mais pas à tout : des choses ont bien eu lieu sur le lit, entre la cruche renversée et la rose oubliée (exactement au point triple entre le rouge, le blanc et le doré qui sont les trois teintes du tableau). Mais cette fleur ne symbolise pas nécessairement la virginité perdue : dans La Poursuite, le premier tableau des Progrès de l’Amour (1772), où le galant tend une rose à une fille qui s’enfuit, elle est simplement associée aux préliminaires amoureux.

Et la cruche, non encore cassée comme celle de Greuze (voir 3 La cruche cassée) mais juste renversée (de manière à bien laisser montrer son ouverture), corrobore cette hypothèse. [2b].



Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail verrou
Maintenant, le garçon voudrait aller plus loin, et la fille tente de l’empêcher (exactement au point-clé du tableau, en haut de la diagonale ascendante).

Au final, les objets du tableau ne font pas une scène de crime, mais une collection de métaphores.


Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784
La_Rose_mal_defendue___[...]Debucourt_Philibert-LouisLa Rose mal défendue
Philibert-Louis Debucourt, 1791

Sept ans après la gravure de Blot, Debucourt modifiera la composition pour la rendre plus explicite : l’enjeu n’est plus la fermeture du verrou, mais la sauvegarde de la rose.



Le catalogue fragonardien s’est alourdi de nouvelles métaphores :

  • – le chapeau et le gant béants ;
  • – le tiroir entre-baillé ;
  • – la clé dans la serrure ;
  • – la cuillère dans la tasse ;
  • – la pomme de pin à l’aplomb de la cible ;
  • – le losange qui la pénètre.

Compte-tenu que les stades du verrou et de la clé sont désormais ostensiblement dépassés, il est loisible de considérer la rose de Debucourt, où l’homme se presse dans le dos de sa compagne, comme une allusion au stade ultime des outrages consentis.


La_Rose_mal_defendue___[...]Debucourt_Philibert-LouisLa Rose mal défendue
Philibert-Louis Debucourt, 1791
Boilly 1791 La dispute de la rose gravure EymarLa dispute de la Rose
Boilly, 1791

La même année, Boilly opte en revanche pour une version édulcorée et allégée en symboles dans laquelle la rose, posée également sur le socle de Cupidon, reprend sa valeur générique de fragile virginité.

L’absence du lit montre bien, a contrario, combien Le verrou de Fragonard, même s’il puise dans le vocabulaire convenu des scènes galantes, excède largement leur facilité. Son ambition serait-elle, avec ce lit puissamment sexualisé qui occupe la moitié du tableau [3], de traduire par la matière picturale elle-même ce que le pinceau n’a pas le droit de montrer ? Sans doute.


Fragonard Le verrou dessin preparatoire
Trois dessins préparatoires de Fragonard seraient antérieurs à la période 1775-78 : ils montrent tous deux tableaux et un fauteuil supplémentaires, qui minimisent l’importance du lit. On notera également l’absence des objets symboliques : rose, cruche, « genou du lit ». Et à la place de la pomme incongrue est posé sur la table un  miroir à main.

Si ces dessins sont bien antérieurs à 1775, tout se passe comme si Fragonard avait recyclé, pour le pendant demandé par Mr De Véri, une composition antérieure, en y rajoutant simplement quelques éléments facilitant le fonctionnement en pendant.

C’est cette voie d’analyse, pratiquement pas explorée jusqu’ici, que nous allons maintenant développer.


L’éclairage

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 1
L’analyse comparée des deux oeuvres s’arrête en général à la question  de l’éclairage :

  • dans le tableau sacré, seul Jésus est en pleine lumière, éclairé d’en haut par un spot central qui inonde aussi les deux anges du bas, la bouche et les bras de Marie, et le haut du crâne de Joseph : tout le reste est dans l’ombre ou à contre-jour ;
  • dans le tableau profane, la lumière provient d’une lampe en hors champ sur la gauche ; elle crée la diagonale intense de l’ombre du rideau, et met en relief les trois zones textiles que sont le satin de l’angle du lit, celui identique de la robe de la femme, et le coton des sous-vêtements de l’homme.

Certains voient dans cet angle de lit clairement mis en évidence la forme d’un genou (troisième personnage selon Cuzin, symbolique sexuelle du lit tout entier selon Arasse [4])


Les personnages (SCOOP !)

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 2
S’il n’était pas certain que le second tableau a été conçu comme pendant au premier, l’hypothèse serait rejetée d’emblée, tant les compositions sont différentes :

  • d’un côté en tableau centré et peuplé de nombreux personnages espacés les uns des autres ;
  • de l’autre un tableau coupé par une diagonale très forte en deux espaces, le lit et la chambre et un seul groupe de deux personnages, compactés dans le coin en bas à droite.

Après un temps d’acclimatation, on se rend compte que Fragonard s’était certainement servi d’une diagonale identique pour structurer son premier tableau. La diagonale montante sépare une zone sacrée et une zone profane :

  • anges du ciel et anges descendus sur terre,
  • Marie et les bergers offrant un agneau

Joseph, tout comme l’Enfant Jésus, se situent à cheval sur cette frontière virtuelle.


La pomme

Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail pomme

C’est alors qu’un premier motif de jonction apparaît : la pomme n’a aucun sens dans un contexte galant, mais elle en prend un si le second tableau doit être compris comme la contrepartie du premier.

Dès lors, deux interprétations s’opposent sur le lien entre les deux pendants.


Deux modalités du désir

« L’Adoration des bergers et Le Verrou ne sont pas opposés comme la faute et la rédemption. Ils sont complémentaires, traversés tous deux par un mouvement équivalent, qui emporte et soulève le couple enlacé tout en jetant, prosterné, un berger aux pieds de l’Enfant. Dans les deux cas, le bouleversement construit de l’image manifeste la force, surnaturelle et naturelle, qui traverse et balaie les figures humaines. Plus encore que « l’objet du désir » que le peintre ne cesserait de « prendre pour objet « , c’est le désir qui est ici, en lui-même, l’objet du peintre, son objet de peintre». L’idée proprement géniale que Fragonard élabore dans Le Verrou consiste à figurer la force naturelle et surhumaine, sublime, de ce désir à travers l’emportement des figures, la syntaxe picturale de la peinture elle- même, et le détail d’une configuration déplacée ». D.Arasse », Le détail, p 377


La Nativité et la Tentation

« La longue diagonale qui soutient tout l’élan du tableau part d’un point précis : la pomme placée sur la table. La tentation d’Adam et d’Ève a souvent fait pendant à la Nativité, comme la faute à la rédemption. Fragonard fait-il autre chose qu’en donner une version moderne ? Le thème profane s’oppose au thème religieux, la passion amoureuse à l’innocence de l’enfant et à la dignité de la mère, autres sujets chers à Fragonard. Un dévot pouvait s’en scandaliser : et dans ce XVIIIe siècle il ne faut jamais exclure la possibilité d’un trait d’esprit ou d’une irrévérence. Mais sur l’essentiel de son art Fragonard ne plaisanta jamais. S’il donne ce Verrou comme pendant à L’Adoration des bergers, ce n’est certes pas par une méchante approximation sur le nom de M. de Véry, ni par une moquerie anticléricale à la d’Holbach : tenons qu’il savait dire avec ce tableau une chose d’égale importance, d’égale dignité. Le parallèle, loin de diminuer l’œuvre, pourrait bien en révéler le sens profond » J.Thuillier, « Pour le plaisir » (Éditions Faton)

Nous allons voir que l’interprétation binaire de J.Thuillier fonctionne mieux que l’interprétation unitaire (et quelque peu nébuleuse) de D.Arasse.


La logique du pendant (SCOOP !)

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 3 Il suffit de mettre les tableaux dans le bon ordre et les bons noms sur les personnages :

  • expulsés du Paradis Perdu (le lit), Adam et Eve modernes se retrouvent bloqués devant une porte qu’ils ont eux-même fermée ;
  • derrière celle-ci, l’Adoration des Bergers apporte son message de rédemption.


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail vase Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm detail gourde

Au vase renversé s’oppose la gourde de la Sainte Famille .


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm dteail genou Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm genou

Peut être le « genou du lit » au dessous de la rose abandonnée évoque-t-il bien une tierce personne : mais n’est ce pas la Vierge elle-même qui, au lieu d’un vide au sein des draps, chérit sur l’Enfant Jésus sur sa poitrine sa poitrine ?


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail pomme Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm agneau

Le pomme du Péché Originel est compensée par le don de l’Agneau.


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail verrou seul Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm detail

Et le verrou métallique, intrusion du Dur dans le Dur, est remplacé par un autre « verrou » qui n’a guère été remarqué : le bois pénétrant la pierre, autrement dit la préfiguration de la Croix et de la victoire du Faible sur le Fort [5].


Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 4

Schéma récapitulatif


Fragonard 1780-85 Marguerite Gerard l enfant cheri The beloved child Harvard Art Museums, CambridgeL’enfant chéri (The beloved child) Fragonard 1780-85 Marguerite Gerard les premiers pas the first steps Harvard Art Museums, CambridgeLes premiers pas (The first steps)

Fragonard et Marguerite Gérard , 1780-85, Harvard Art Museums, Cambridge

Réalisés par l’élève assistée par le maître, on ne sait pas trop dans ces deux tableaux ce qui relève de Marguerite Gérard et ce qui relève de Fragonard.

Traîneau contre berceau, scène dynamique sur fond ouvert contre scène statique sur fond fermé,  le vieux formalisme de Watteau fonctionne encore. Mais dans une esthétique bien différente, où la Coquette rococo se trouve subsumée par la Mère, sans rien perdre de son élégance. Si Rousseau a mis à la mode le dévouement à ses enfants, il reste encore largement théorique et c’est toujours la gouvernante qui s’occupe de l’intendance.Dans chacun des tableaux, on la reconnait facilement : c’est celle qui porte la moins belle robe.

La mère se réserve le meilleur rôle : tirer la voiture sous le regard de bébé ou servir de but à ses premiers pas (sous lesquels un tapis rouge a été prudemment préparé).

Un grand frère et une grande soeur jouent les figurants à l’arrière-plan, tandis qu’au premier plan un chien fou et un chat doux donnent l’ambiance de chaque pendant.

La femme âgée dans le second tableau pose question : plutôt que la grand-mère, il faut  sans doute y voir la gouvernante qui, à la génération précédente, a accompagné elle aussi la mère dans ses premiers pas.


Pendants avec couple

Fragonard A Le colin-maillard, c.1750-52. Toledo (Ohio), Museum of ArtLe Colin-Maillard
Fragonard, vers 1750-52, Museum of Art, Toledo (Ohio)
Fragonard A La Bascule c.1750-52. Fondation Thyssen-Bornemisza, MadridLa Bascule
Fragonard, vers 1750-52, Fondation Thyssen-Bornemisza, Madrid.

Sous l’alibi du bandeau, le jeu de colin-maillard a pour but de favoriser les contacts impromptus. Y jouer à deux, c’est supprimer le hasard et garder le piquant. Car tout ici est falsifié. Le jeu de société est transformé en un jeu  de couple, la fille jette un oeil sous le bandeau et voit très bien la marche sous ses pieds : faux-pas il va y avoir, et il sera volontaire. Nous sommes ici dans le registre des préliminaires, du consentement au plaisir, comme le soulignent le seau béant, la porte défoncée, et le puits derrière la fille.

Dans la Bascule,  elle grimpe en l’air, facilitant la tâche du garçon grâce à l’élasticité de la branche. A noter le cube de pierre taillée sous la planche, clin d’oeil entre les deux pendants . [6]


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Fragonard 1755-56 Diane et Endymion NGA Washington 94,9 x 136,8 cmDiane et Endymion, NGA, Washington Fragonard 1755-56 L’Aurore triomphant de la Nuit Museum of Fine Arts Boston, 95,3 x 131,4 cmL’Aurore triomphant de la Nuit Museum of Fine Arts, Boston

Fragonard, 1755-56 (94,9 x 136,8 cm)

Ces deux décorations murales [6a], très influencées par les sujets mythologiques de Boucher (voir Mythologie et allégorie) sont basées sur une composition en diagonale, et opposent la Nuit et le Jour :

  • d’un côté, le berger Endymion sommeille, admiré par la déesse de la Lune, Sémélé ;
  • de l’autre, la Nuit s’endort, et l’Aurore se lève.


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Fragonard 1755 cephale_et_procris Musee des BA AngersCéphale et Procris (Photo Jean-Pierre Dalbéra) Fragonard 1755- Jupiter_seduisant_Callisto musee_des_beaux-arts,_Angers Photo Jean-Pierre DalberaJupiter séduisant Callisto

Fragonard, 1755, Musée des Beaux-Arts,Angers 

Dans cette autre décoration murale, Fragonard illustre le même contraste lumineux en exploitant deux sujets mythologiques d’un érotisme plaisant :

  • d’un côté, la belle Procris, victime par erreur d’un accident de chasse, laisse avec délices son époux Céphale touiller la plaie avec son dard ;
  • de l’autre, Jupiter a pris l’apparence de Diane pour coucher avec Callisto, nymphe favorite, de la déesse (et son aigle, dans son dos, nous fait avec une plume sur le bec le signe de garder le silence).


Pendants solo

Fragonard A_la_Chemise_enlevee LouvreLa chemise enlevée Fragonard A - Le feu aux poudres Avant 1778 LouvreLe feu aux poudres

Fragonard, avant 1778, Louvre, Paris

Il n’est pas certain que ces deux petits cadres érotiques aient été conçus comme des pendants ni peints à la même époque, mais une condition du legs Beistegui les a rendues indissociables.

Une fille nue vue de dos, un ruban bleu dans les cheveux ; une fille nue vue de face, avec une coiffe blanche : il ne s’agit donc pas de la même, en tous cas pas au même moment.

Les deux ont les yeux clos, et sont servies par des amours, factotums du spectateur-voyeur au sein de cette literie utérine.

A gauche il s’agit de retirer la chemise, peut être pour tirer la jeune fille de son sommeil. Il pourrait donc s’agir d’un Lever quelque peu musclé.
A droite, la scène est nocturne ; un amour apporte une poignée de torches, dont l’utilité n’est pas d’éclairer, à voir l’utilisation qu’en fait son confrère. Il pourrait donc s’agir d’un Coucher quelque peu explosif.


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Fragonard Jeune fille tenant dans ses bras une colombe 1775-80 coll partJeune fille tenant dans ses bras une colombe Fragonard Jeune fille tenant dans ses bras un chat et un chien 1775-80 coll partJeune fille tenant dans ses bras un chat et un chien

Fragonard, 1775-80, collection particulière

Dans les deux situations, la jeune fille s’amuse à perturber l’ordre naturel des choses : soit qu’elle divise un couple à la fidélité légendaire, soit qu’elle fasse s’embrasser deux ennemis héréditaires : quand on est jeune et belle on peut tout se permettre ! [7]


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Fragonard-1780-Jeune-garcon-a-la-boite-a-curiosite-Portland-Art-MuseumJeune garçon a la boîte à curiosité Fragonard-1780-Jeune-fille-a-la-marmotte-Portland-Art-MuseumJeune savoyarde à la marmotte

Fragonard, 1780, Portland Art Museum

Dans les deux cas il s’agit d’ouvrir une boîte moyennant finances. Le thème des petits savoyards, très populaire à l’époque, n’était pas dénué de sous-entendus grivois (voir Les pendants de Watteau)


Faux-pendants

Fragonard 1775 Une allee ombragee MET 29 × 24 cmUne allée ombragée Fragonard 1775 La Cascade MET 29 × 24 cmLa Cascade

Fragonard, 1775, MET (29 × 24 cm)

Contrairement aux apparences, ces deux toiles ne sont pas des pendants [8] .


FRagonard L_abreuvoir_1763-65 MBA LyonL’abreuvoir, 1763-65 Fragonard, 1790 Le_Rocher-Lyon,_MBALe Rocher, 1790

Fragonard, Musée des Beaux-Arts, Lyon

Ces deux tableaux très proches datent en fait de deux périodes différentes.

Références :
[1] Colin B. Bailey presents Fragonard’s ‘Progress of Love’ https://www.youtube.com/watch?v=404fQk9vckU
[2a] https://eromakia.fr/index.php/le-verrou-de-fragonard-ou-lequilibre-asymetrique-des-desirs/
[2b] Libertin convaincu, le marquis de Veri avait d’ailleurs dans sa collection une copie de la Cruche cassée de Greuze. Cf Guillaume Faroult, « Le verrou » , p 33
[3] Voir la vidéo d’Arasse https://www.youtube.com/watch?v=jqLihKBasvo ou son texte dans Le détail, p 376 et ss.. On trouvera des infographies de ces détails sur le blog d’Alain Korkos http://laboiteaimages.alainkorkos.fr/post/2019/04/27/Fragonard%2C-laudateur-du-viol
[5] Bien sûr, la démarche de Fragonard a dû aller dans l’autre sens : avec la barrière comme préfiguration de la Croix, il retrouve  un procédé à la Rembrandt (qui recourt quant à lui à une poutre, voir Les pendants de Rembrandt et Là, je sèche…) ; c’est de là qu’a pu naître l’idée du verrou en contrepoint, symbole ouvertement sexuel.
Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre dessin
Esquisse de l’Adoration des Bergers
A noter que la barrière ne figure pas dans ce lavis préparatoire : il serait intéressant de vérifier scientifiquement si ce détail a été inclus par Fragonard dès 1775 ou rajouté en 1777, a l’occasion de la réalisation du pendant.
[6] Sur cette interprétation en deux temps de l’amour, on peut lire Games of Idealized Courtship and Seduction in the Paintings of Antoine Watteau andJean-Honoré Fragonard and in Laclos’Novel, Dangerous Liaisons, p69 et ss. Barbara C. Robinson, 2009, Florida State University Libraries
[7] Traditionnellement, on reconnait dans ces portraits les soeurs Colombe, et on en fait des amies de coeur de Fragonard : double hypothèse non étayée. Les tableaux ont néanmoins été retrouvés en 1906 dans une maison de Saint Brice-la-Forêt qui avait autrefois appartenu à Mlle Colombe : la fille au chat et au chien était accrochée au dessus de la cheminée, et son pendant encastré dans la boiserie d’en face  (cf « Fragonard », P.Rosenberg, p 495).

Les pendants complexes de Gérard de Lairesse

14 octobre 2019

A la fin de l’age classique, les pendants de Gérard de Lairesse constituent un sommet de complexité et d’hermétisme. Je les présente ici non par ordre chronologique (qui est très incertain), mais par ordre de difficulté croissante.

Sauf indication contraire, le explications proviennent de l’ouvrage de référence d’Alain Roy, « Gérard de Lairesse (1640-1711) », que j’ai complétées comme j’ai pu. [1]


Lairesse 1665-70 The_Judgement_of_Paris Corsham Court, WiltshireLe Jugement de Pâris Lairesse 1665-70 The_Judgement_of Midas Cosham Court collectionLe Jugement de Midas

Gérard de Lairesse, 1665-70, Corsham Court, Wiltshire (198 x 307 cm)

Le Jugement de Pâris

Le berger Pâris, avec son bonnet phrygien et sa houlette, s’agenouille devant Vénus, qu’il a reconnue comme victorieuse d’un concours de beauté. Entre les deux, les candidates malheureuses font la gueule, Junon avec son sceptre et Minerve avec son casque et sa lance. A gauche la nymphe Oenone, la compagne de Pâris, épie sa rivale avec colère ; en bas un vase renversé évoque le Mont Ida, « mère des fauves, montagne riche en sources« .



Le Jugement de Midas

Tmolos, roi de Lydie, est représenté à droite, barbu et couronné de lauriers, au dessus d’un dieu-fleuve qui est probablement le Pactole, fleuve de Lydie. Il est l’arbitre du concours qui oppose la Musique populaire (représentée par Pan avec sa flûte) et la Musique savante (représentée par Apollon avec sa lyre). Comme le montrent les deux amours tenant une couronne de laurier au dessus de sa tête, la victoire a été accordée à Apollon. Le roi Midas la conteste et Apollon, pour le punir de son mauvais goût musical, lui fait pousser des oreilles d’âne.



La logique du pendant

C’est ici la rigueur de la composition qui réussit à créer une unité entre deux scènes n’ayant pas grand chose à voir, sauf le concept du jugement.

Lairesse 1665-70 The_Judgement Paris Midas schema
Le héros principal, Pâris ou Midas, se situe sur la frontière d’un grand carré qui, à gauche ou à droite, regroupe la quasi-totalité des personnages. Le vainqueur du concours, Vénus ou Apollon, se trouve au centre du carré. Les personnages secondaires, Oenone et Tmolos, ferment les bords (cercles jaunes), de même que le groupe fluvial (cercles verts). Au centre, le duo de nymphes effarouchées (cercle blanc) crée une continuité entre les deux versants, descendant et remontant, du paysage.



Lairesse 1680 ca Odysseus and Calypso RikjsmuseumUlysse et Calypso (125 x 94 cm) Lairesse 1680 ca Mercury Ordering Calypso to Release Odysseus RikjsmuseumMercure ordonnant à Calypso de libérer Ulysse (132 x 96)

Gérard de Lairesse, vers 1680, Rijksmuseum, Amsterdam

Ces deux tableaux décoraient la salle à manger de Guillaume III à Soestdijk.

Le jeu consiste à étudier comment l’irruption de Mercure dans le trio que forment le héros subjugué, la nymphe énamourée et le petit amour, modifie les attitudes et le décor, de manière de plus en plus subtile :

  • le casque et la lance d’Ulysse, dont Calypso s’étaient emparé, ont été récupérés par l’enfant, en prélude à leur restitution ;
  • enfant qui se décale de haut en bas, pour laisser la place à l’arrivant ;
  • Calypso, qui était assise et tournée vers le spectateur, s’allonge et se tourne vers Mercure ;
  • réciproquement, Ulysse, qui était couché et tourné vers Calypso, s’assoit et se tourne vers le spectateur ;
  • le rideau brun et l’arbre, symbolisant la Terre, se transforment en un rideau bleu et une colonne, évoquant la mer et la gloire ;
  • de même le plumet et le manteau rouge, qui symbolisaient l’amour ardent, prennent la couleur de la mer.



lairesse 1689 Allegorie de la Grandeur de Rome Museum Boijmans Van Beuningen RotterdamLa grandeur de Rome lairesse 1689 Allegorie de la Chute de Rome Museum Boijmans Van Beuningen RotterdamLa décadence de Rome

Gérard de Lairesse, 1689, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam ‘(286 x 215 cm)

Ces deux grandes grisailles décoraient probablement le palais Het Loo de Guillaume III. Lairesse a mis en place une correspondance rigoureuse entre les personnages des deux pendants. Le jeu consiste à les identifier grâce à leurs attributs et, par déduction, à identifier la femme qui a remplacé Rome sur son trône.




lairesse 1689 Allegorie de Rome schema

Rome déchue (en blanc)

Une femme sur son trône, en manteau, l’épée à la main, casquée, et un pied sur le globe.

Une femme à terre, à laquelle un soldat arrache son manteau en l’agrippant par les cheveux, assise sur un fourreau près d’un casque retourné et d’un globe réduit à une misérable pomme.


L’armée vaincue (en orange)

Le soldat romain qui brandissait l’étendard SPQR au dessus des peuples pacifiés, est remplacé par un soldat barbare qui foule aux pieds le même étendard et violente Rome sans défense.


La paix disparue

La Concorde, qui tenait réunis ses faisceaux, essaie en pleurant de les rassembler tandis qu’ils sont éparpillés par terre (en jaune).

Le fleuve Tibre, dont les eaux assuraient l’abondance, est remplacé par la Discorde, qui verse de l’huile sur le feu (en bleu).



La gloire disparue

La Vertu – avec sa palme [2] et sa couronne de lauriers (en vert) – faisait la Renommée de Rome – avec ses trompettes (en violet).

Maintenant la Flatterie – avec ses plumes de paon – appelle l’Envie – avec des serpents entre les mains.


L’Obéissance disparue (en rouge)

La reine exotique aux yeux masqués par un bras, prosternée avec sa coiffe de plumes et sa branche de corail en offrande, est remplacée par la Vengeance, un homme échevelé aux yeux bandés, brandissant un glaive et une torche.

Un autre peuple soumis, représenté par la femme de droite, vue de profil avec son diadème cornu, est remplacé par le soldat vu de profil, avec son casque et son bouclier.


Celle qui a succédé à Rome

Reste la femme prosternée, qui faisait soumission en inclinant son bâton de commandement devant le bas-relief de la Louve. C’est elle qui, transformée en harpie échevelée, s’est installée sur le trône.

Nous pouvons maintenant la nommer : à la place de Rome entourée par l’Obéissance, la Victoire et la Concorde, elle symbolise le Mauvais Gouvernement, inspiré par la Vengeance, la Flatterie et la Discorde.



lairesse 1670-75 Vinum Cautis InnocuumSilène ivre lairesse 1670-75 immoderatum dulce amarumFête bachique

Gérard de Lairesse, 1670-75, eau forte


Silène ivre

Vinum Cautis Innocuum

Le Vin n’est pas nocif à ceux qui y prennent garde

La planche s’inspire de la Sixième églogue des Bucoliques de Virgile. A l’ombre d’un grand arbre, Silène, ayant vidé son canthare, dort comme un enfant à côté de deux petits faunes. Au fond à gauche des bacchantes, rentrent la vendange ; en bas à droite un vase est décoré d’un danse de trois putti.

Au dessus la tête de Silène, la nymphe Eglé, accompagnée de deux compagnes, presse pour le réveiller une grappe (chez Virgile se sont des mûres). Une fois réveillé, Silène va les émerveiller par ses chants. D’où la moralité positive :  bon vin ne nuit pas.


Fête bachique (SCOOP !)

Immoderatum dulce amarum

Douceur sans mesure vaut amertume

La seconde gravure est une invention de Lairesse, et ne se comprend que par comparaison avec son pendant.

Silène paisiblement couché près de son canthare vide est remplacé par une bacchante déchaînée qui entrechoque ses cymbales. Elle a renversé un panier de raisins sur lequel elle a abandonné son thyrse, vendange gaspillée qui s’oppose à la vendange rentrée.

Eglé pressant sa grappe goutte à goutte a laissé place à une servante qui verse abondamment du vin dans une écuelle.

En dessous, trois amours ivres font écho aux trois amours du vase : l’un fait un sort à son écuelle, les deux autres dansent au dessus de deux masques souriants, signifiant sans doute que la joie de l’ivresse est factice.

A gauche, les deux faunes sagement endormis ont été remplacés par trois sales gosses qui torturent un oiseau.

En tous points cette seconde planche prend le contre-pieds de la première, les méfaits de l’excès s’opposant aux bienfaits de la modération.



La compréhension de ce mode de composition par contraste va nous aider pour  un autre pendant plus hermétique.

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums

Allégorie des cinq sens
Daté 1668, Glasgow Museum, (139,5 x 183 cm)

Une fois le sujet connu, on trouve facilement les cinq sens :



Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums schema 1

  • La Vue : petit amour montrant un miroir convexe ;
  • L’Ouïe : petit amour frappant un triangle ;
  • L’Odorat :
    • petite fille tenant un bouquet de fleurs ;
    • fleurs posées sur le piédestal de gauche.
  • Le Goût : jeune femme tenant un fruit ;
  • Le Toucher :
    • jeune femme tenant un perroquet qui lui mord l’index (le perroquet est un symbole habituel du Toucher, voir Le symbolisme du perroquet);
    • escargot posé sur le piédestal.


L’autel à l’Amour

La partie droite est plus énigmatique : on y voit un autel dressé devant une statue de Cupidon qui tire une flèche de son carquois, mais sans son arc ; derrière les offrandes (le vase de fleurs et le plat de fruits), un singe grignote une grappe d’un air triste ; au pied de l’autel, des coquillages, une flûte et des partitions froissées composent une sorte de Vanité.



Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums schema 2

Traditionnellement, le singe symbolise le Goût (d’autant plus s’il mange une grappe). Les conques peuvent être associées à l’Ouïe (on y entend le bruit de la mer et elles sont l’instrument de musique des Tritons). Enfin, le Cupidon est doublement associé au Toucher : en tant que statue, et parce qu’il touche ses flèches, elles-même sortes de prolongement des doigts ; l’absence d’arc a probablement pour but d’évacuer l’idée de viser, qui l’aurait associé à la Vue.

Ainsi la moitié droite reprend les symboles des cinq sens, le miroir faisant double emploi comme pour nous indiquer que, d’une certaine manière, les deux moitiés se reflètent l’une l’autre.


Le miroir

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums detail miroirDésigné par le jeune enfant, ce miroir apparaît donc comme le véritable pivot de la composition. Sa surface noire ne nous montre que la main qui se tend vers lui, et à laquelle fait écho, dans le bas-relief juste au dessus de la signature et comme désignée par la flûte, une main de femme qui se tend vers une cruche vide.


Sensibilité naturelle, sensibilité artistique

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums detail mainsCette main qui se tend vers un cadre vide, ce récipient dans lequel la flûte, perçant la convention picturale, semble prête à se plonger, évoquent irrésistiblement une autre main et un autre instrument : celle de Lairesse lui-même, et son pinceau.

Les fleurs dans le vase, les fruits dans la corbeille, les instruments sonores par terre, la statue de Cupidon revisitée et le miroir polysémique, toute la moitié droite nous montre un univers sensoriel entièrement manipulé par l’Artiste, une Nature Morte qui est en somme un extrait de réel ordonné par l’Art.

La moitié gauche, la Nature Vivante, nous montre en action la sensibilité ordinaire, celle des femmes et des enfants..


Un portrait familial

Dans un article récent [2a] , Robert Wenley a identifié les trois enfants, comme étant de la famille Van Ryn :Margrieta (9 ans en 1668), Pieter (2 ans) et Adam (12 mois). Les quatre amours ailés autour de la fontaine pourraient évoquer quatre enfants Van Ryn décédés avant 1668 .


Les quatre amours ailés (SCOOP !)

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums enfants
Lairesse utilise souvent de manière gratuite des amours pour animer ses compositions : le caractère enjoué de ceux-ci rend peu probable le fait qu’ils représentent des enfants décédés. En revanche, ils pourraient assez bien évoquer les Quatre éléments :

  • la Terre (celui qui cueille des fleurs sur le parterre),
  • l’Eau (celui qui domine la fontaine),
  • le Feu (celui qui semble le défier, le seul à être ceint d’un tissu rouge).
  • l’Air (celui qui est en vol).

Une allusion  aux Quatre Eléments serait logique dans un tableau dédié aux Sens.


Le tableau de Cuba

Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane

Le Printemps de la Vie
Museo Nacional de Bellas Artes, La Havane (136,5 x 183 cm)

Ce tableau, exilé depuis le XIXème siècle à Cuba, a été très peu étudié : bien qu’il ait la même taille et beaucoup de points communs avec les Cinq sens,  personne à ma connaissance n’a tenté une comparaison systématique. On y retrouve pourtant les mêmes ingrédients symboliques, mais dispersés.


Les sens dispersés

  • L’Ouïe : les coups de tambourin  remplacent le tintement du triangle,  la flûte est disgraciée en baguette ;
  • La Vue : le vase d’argent fait office de mauvais miroir ;
  • Le Goût : les fruits sont tombés à terre devant le vase ;
  • L’Odorat : deux fleurs sont tombées par terre devant le panier, une troisième est en train de chuter ;
  • Le Toucher : il est évoqué par les gestes de la femme et d’un des enfants, sur lesquels nous reviendrons plus loin


La logique du pendant

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane

Robert Wenley rejette l’idée d’un pendant, vu la taille discordante des personnages : mais si l’on tient compte de la profondeur, ces différences s’estompent :

  • dans le premier tableau, les trois enfants sont situés au même niveau que les deux adultes : en avant du bâtiment et en arrière de l’autel à l’Amour ;
  • dans le second, la femme est à l’arrière de la fontaine, et les trois enfants en avant de l’autel.

Par ailleurs, l’enfant au tambourin est clairement le même que celui au miroir, un peu plus âgé.


Un complément familial

Lairesse 1668 ca Enfants Ages
L’hypothèse que ce tableau ait été réalisé environ trois ans plus tard, vers 1671, cadre avec l’âge des enfants : les deux garçons, Pieter et Adam, ont maintenant cinq et quatre ans, et la nouvelle petite soeur, Waintje, a deux ans (la grande soeur Margrieta n’a pas été représentée à nouveau).


Un complément symbolique

Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane amours
La partie gauche du tableau montre quatre amours aptères qui font la ronde en fixant du regard la couronne de fleurs que leur montre la femme ; tandis que deux amours en vol amènent l’un une autre couronne, l’autre une fleur isolée.



Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane detail doigts
Si l’on considère ces quatre amours terrestres comme l’allégorie classique des Saisons, on peut comprendre que la femme leur reproche que leur ronde éternelle soit responsable du caractère éphémère des fleurs.



Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane paipilllon
De même, le papillon qu’Adam montre d’un air grave à sa petite soeur rappelle que la Vie est fragile et fugace.


En aparté : la Symbolique du tambourin

Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples detail

Hercule entre deux chemins
Carrache, 1596, Musée de Capodimonte, Naples
Cliquer pour voir l’ensemble.

Dans ce tableau qui illustre le choix d’Hercule entre la voie de la Vertu et celle des Vices, le tambourin figure en compagnie de cartes à jouer, d’un violon avec sa partition, de masques et de fleurs jetées : petite Vanité sensorielle qui montre le caractère éphémère des Plaisirs.


Lairesse La grande Bacchanale

La grande bacchanale
Gravure de Lairesse,

 

Fæcundi calices, amor immoderatus edendi, Enervant vires corporis atque animi

Les coupes fécondes, englouties par amour immodéré, excitent les hommes du coeur et de l’esprit.

Chez Lairesse, le tambourin (tout comme les cymbales) a une acception négative : dans cette gravure, il scande la danse sauvage de la bacchante. Par ailleurs, dans son Grand livre des Peintres, « Het groot schilderbook » (1707), Lairesse associe le « timbrel » à l’espièglerie, à l’enfance inculte et au vice [3].



Hoogstraten_-_1678_-_Inleyding_tot_de_hooge_schoole_der_schilderkonst_-_UB_Radboud_Uni_Nijmegen__Euterpe_de_Reedewikster

Euterpe la dialecticienne (Euterpe de Reedewikster)
Hoogstraten, 1678, illustration de « Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst »

Autre théoricien de l’Art, Hoogstraten représente le tambourin aux pieds de la Muse de la Musique, accompagné des vers suivants :

« Cette gravure montre l’Art, dont les séductions
Attirent la jeunesse vers elle : c’est une tentatrice cajoleuse,
Qui piétine les osselets et les jeux d’enfant. » [3]


Autour du tambourin (SCOOP !)

Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane detail tambourin

De même que le miroir est le pivot de l’Allégorie des Cinq sens, c’est ici le tambourin qui est la clé de la composition. D’autant qu’il est frappé par une flûte, l’objet-même qui, dans l’autre tableau, substitut du pinceau de Lairesse, nous désigne ce que nous devons voir.

De manière générale, le Tambourin a comme nous l’avons vu une acception négative : Jouissance, Volupté. Ici, frappé par la flûte, associé au miroir déformant du vase et à une prodigalité qui confine au gaspillage (fleurs coupées, fruits tombées, eau qui s’écoule, ronde futile), il participe à une sorte de dérèglement généralisé : comme si tous les ingrédients de la sensorialité étaient là, mais dans le désordre.


Ici, frappé par la flûte, associé au miroir déformant du vase, à des symboles de la transience (fleurs coupées, fruits tombés, papillon) et de l‘Eternité (Ronde des Saisons, eau de la Fontaine), il est le symbole de la Vanité des Sens.

Lairesse 1668 ca Vanite des sens schema

Apothéose des Sens

Vanité des Sens

En passant d’un tableau à l’autre, la partie allégorique se développe, remplaçant les quatre Eléments, bases du monde sensible, par les quatre Saisons, qui rythment les cycles de la vie. La partie sacrée en revanche se réduit : l’autel à l’Amour se marginalise en un simple bouquet et à un Dieu anonyme, réduit à une jambe.



On peut trouver cette interprétation hasardeuse – et assurément elle l’est. Mais un autre pendant de Lairesse met en scène une allégorie encore plus complexe, qui montre à quel point ce langage sophistiqué   était compris, et apprécié, par les amateurs du temps.

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek MunichLe Temple de la Vertu lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek MunichLe Temple de la Sagesse

Gérard de Lairesse, 1655-68, Alte Pinakothek, Munich

Ce pendant nous est aujourd’hui parfaitement obtus, et les ouvrages modernes ne font qu’en effleurer la signification.


Minerve

Allongée en haut du premier autel, elle apparaît debout à l’entrée du second : comme si, de déesse principale, elle était devenue auxiliaire d’une divinité plus puissante.



Les femmes voilées

Dans le premier tableau, la femme voilée port un miroir circulaire qui permet de reconnaître en elle une Vestale : en effet, selon Plutarque (Vie de Numa Pompilius) : « les Vierges Vestales en souloient user, pour recouvrer le feu du Ciel, quand celui qu’elles gardaient sur terre venait à s’éteindre. ».

Cependant la femme voilée du second tableau n’en porte pas : à la place, elle tient dans sa main droite la main du jeune garçon.



Le jeune apprenti

Le jeune homme, d’abord agenouillé devant une femme qui l’introduit dans le premier Temple, se retrouve debout dans le second, devant une femme qui s’éclipse dans l’ombre. On comprend bien que le pendant décrit deux stades d’une sorte d’Initiation, mais laquelle ?



Une description ancienne

Heureusement nous disposons d’une description ancienne par Johann Christian von Mannlich [4] qui, bien que très romancée, est sans doute assez proche des intentions de Lairesse. Je me suis contenté de la traduire et de la segmenter pour en faciliter la lecture :



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Allégorie de la formation de l’artiste

et de la façon dont il est conduit à la perfection

Premier stade

 

L’Art devant la Forme et l’Esprit de la Matière

 

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail A

« Dans le vestibule du Temple des Arts et des Sciences, un escalier monte du fond d’une sombre chapelle souterraine. Figuré par une belle femme en vêtements blancs, l’Art s’agenouille devant un autel derrière lequel se trouve la statue de Cérès, fille du Temps et de la Nature, qui représente ici la Forme de la Matière. Cette déesse tient de la main gauche une. corne d’abondance remplie de fruits et de plantes. Elle lève sa main droite et semble dire que sans effort ni constance, personne ne trouvera son secret. Du même côté se trouve un petit génie, qui s’accroche à la déesse et tient une faucille à la main pour exprimer la riche moisson que la Nature promet à ceux qui scrutent ses secrets.

Au-dessus de Cérès, Minerve flotte dans les nuages, non ​​pas comme une statue matérielle, avec forme et figure, mais bien vivante. Elle représente l’Esprit qui doit animer la matière ; le ressenti et l’expression d’émotions et de passions intérieures ; la vie et le génie ».


Le jeune Artiste, guidé par la Sculpture

(noter le ciseau et le marteau dans les mains de la femme).

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail B

« L’Art, agenouillé devant l’autel de Cérès ou de la Nature, recommande le jeune homme à la déesse et semble lui demander de l’accepter parmi ses initiés. Il s’agenouille, frappé de stupeur, devant les marches de l’autel, pénétré par la présence de la déesse, ce qui indique sa réceptivité et son sens de l’art. La Sculpture, qui s’occupe de la forme et la symétrie, est son guide. C’est pourquoi la déesse de la nature (Cérès) est figurée comme une statue, qui lui apprend le premier degré de l’imitation. Bien que Minerve soit présente dès ce premier pas, elle est invisible pour l’élève : de l’endroit où il se trouve, il ne peut voir qu’un pied de la déesse. »




Les artistes médiocres

 

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail C

« À gauche du tableau, devant l’autel, deux autres jeunes gens exhibent des offrandes et de l’encens : la présence de la déesse n’a aucune influence sur leurs sentiments. Ils sont négligents et ne semblent destinés qu’à la médiocrité. »




Les amateurs d’Art (ou le Dessin)

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« Au bas du tableau, au delà de la balustrade qui garde le vestibule, différent objets expriment l’admiration et l’amour des arts par leur mouvement et leur position. Depuis cet endroit, les deux déesses sont invisibles, entourées d’un nuage dense. L’artiste a peut-être voulu représenter les amateurs d’art. »

On peut noter que ces instruments évoquent tous le tracé : papier, compas, règle, sphère armillaire, buste renversé. Abandonnés à l’entrée du temple, je pense qu’ils représentent plutôt le stade élémentaire de l’éducation artistique : l’apprentissage du dessin.



Le premier tableau en résumé

« Dans toute cette composition, Lairesse décrit le premier degré dans l’éducation et la formation d’un jeune artiste, à savoir l’imitation mécanique de la nature dans sa forme et dans ses proportions. »

Von Mannlich a loupé le symbole du miroir circulaire de la Vestale, qui va dans le même sens : à ce stade, la pratique de l’Art a pour but de reproduire fidèlement le réel.



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Second stade

 

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Statue d’Hercule avec sa massue

« La deuxième période fait suite à l’allégorie précédente.Ici, le jeune homme, parvenu à la maturité, semble conscient des secrets de l’art, dirigé qu’il est par une noble matrone qui représente l’Art. Il pénètre dans le temple d’Hercule, qui figure la Vertu, la Force et le Dépassement de tous les obstacles et de soi-même. »



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« Deux génies, illustrant la conception et l’exécution de grandes oeuvres, planent au dessus du jeune homme, accompagné d’une jeune femme. »




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« Devant eux va le Dieu du mariage et de la fertilité : couronné de roses et le flambeau à la main, il leur indique le chemin du temple de l’Honneur. »

Von Mannlich a bien senti le sous-entendu nuptial, mais il ne développe pas assez : tandis que dans le premier stade stade l’uniforme de vestale  insistait sur la chasteté nécessaire, ici l’Art, véritablement devenu la Fiancée de l’Artiste, le conduit par la main devant l’autel.


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« A l’entrée du temple, Minerve se tient à côté d’un sphinx posé sur une balustrade, dévoilée devant lui. Les nuages ont disparu et le mystère est résolu ».




lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek Munich detail E

« Plus loin dans le temple, la Déesse de l’Honneur est assise sur un trône élevé, tenant dans une main la corne d’abondance et un javelot, dans l’autre une couronne de laurier. Les mots suivants sont gravés au pied de son siège : Virtute et sapientia parati ascendite et honorate Minervam ». ( Orné par la Vertu et la Sagesse, montez et honorez Minerve). Elle semble attendre le protégé des muses et lève la couronne pour la lui décerner. »



Le second tableau en résumé

Je laisse à Von Mannlich son envolée lyrique et anachroniquement maçonnique :

« Le parcours du jeune homme à travers le Temple d’Hercule ou de la Vertu ; les deux génies planant au-dessus de lui ; la jeune femme qui l’accompagne, l’Art qui le conduit et le dieu de la fécondité qui le précède dans le temple montrent clairement que, après un enseignement approfondi préalable dans tous les domaines de l’art, lesquels exigent mémoire, sens des proportions et de la forme, et pratique, l’esprit du jeune artiste s’est enrichi de connaissances. Il s’abandonne alors à des sentiments plus élevés et surmonte courageusement tous les obstacles contraires, l’envie, l’ignorance, la froideur envers le Beau et le Bien, et même ses propres passions, jusqu’à ce qu’il entreprenne et mène à bien, en recherchant constamment la perfection et la gloire, de grandes oeuvres par lesquelles il mérite enfin d’être présentée au temple de l’Honneur par la sagesse et la raison (Minerve) afin d’obtenir de la déesse elle-même la grande et noble récompense de l’Immortalité. »


La logique du pendant (SCOOP !)

Von Mannlich n’est pas loin d’une compréhension d’ensemble, mais sa notion de Déesse de l’Honneur n’est pas claire : quelle est l’énigme que le sphinx nous suggère, quelle est précisément la déesse qui trône dans le second temple ?

Pour essayer de le comprendre, il faut comme comme nous l’avions fait pour la Chute de Rome, mettre en correspondance les éléments des deux tableaux, et voir comment ils se transforment.



lairesse 1655-68 der-tempel-ehre tugend schema

  • la fumée devient un rideau qui s’ouvre, et la boîte à encens fermée une torche (en bleu) : il s’agit bien de la révélation d’un mystère ;
  • les spectateurs du fond deviennent des amours qui volent au dessus du Jeune Homme (en rouge) : il il s’agit bien d’une initiation, du passage du profane au sacré ;
  • la sphère armillaire posée sur les sol (à huit divisions) s’est aplatie en une étoile à huit branches inscrite dans le pavement (en vert) : un processus d’abstraction et d’intériorisation a eu lieu ;
  • le marteau de la Sculpture est devenue la massue d’Hercule (en orange) : il ne s’agit plus de mettre en forme la matière, mais d’écraser les vices ;
  • la main qui tenait le miroir tient maintenant la main du Jeune Homme (en violet) : L’Art-Vestale est devenu l’Art-Compagne, et il n’est plus question de reproduire fidèlement le réel

Mais ce sont les évolutions contraires des deux déesses qui sont la clé principale du pendant.

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail deesses lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek Munich detail deesses
  • Minerve, allongée en haut de l’autel, est maintenant debout en bas (en jaune) ;
  • Cérès, statufiée en contrebas dans l’ombre, a été remplacée par une jeune déesse vivante et en pleine lumière ; sa couronne d’épis de blés par une couronne de laurier ; sa corne d’abondance indistincte par une corne bien remplie ; quant à l’enfant craintif qui s’agrippait aux jupes, il éclaire maintenant le chemin (en blanc).

C’est le texte inscrit sur le trône qui nous donne la solution : « montez et honorez Minerve » . La déesse, reconnaissable à sa lance, est donc représentée sous deux aspects : casquée, comme la Raison combattante ; et couronnée de lauriers, incarnation de la Vertu :

« Vertu : Cette jeune fille, qui ne parait pas moins agréable que belle, est la vraie image de la Vertu ; qui a des Ailes au dos, une Picque en la main droite, en la gauche une Couronne de Laurier, et un Soleil au milieu de son beau sein » Ripa, Iconologie




Correggio 1531Allegory_of_Virtu Louvre

La Vertu, personnifiée par Minerve
Corrège, 1531, Louvre, Paris

Le pendant décrit donc bien une sorte de « cursus honorum » du Peintre, très typique de la conception classique de la Peinture d’Histoire comme sommet de l’Art :

  • dans son apprentissage, l’Artiste, tout comme le sculpteur, s’intéresse aux volumes, aux tracés, à la reproduction spéculaire du réel ; il valorise la rationalité et ne voit pas les aspects secrets de Mère Nature ;
  • dans sa maturité, l’Artiste a modifié ses valeurs : il ne manie plus le ciseau de l’Intellect, mais la massue de la Vertu ; la Raison, qu’il déifiait, est maintenant simple sentinelle ; et son seul but est la Vertu.



Concluons par un couple de gravures où le maniement expert des symboles aboutit à une véritable rhétorique visuelle, très rigoureuse mais délibérément opaque, conçue pour procurer au spectateur les délices du déchiffrement.

opnamedatum 2011-01-04Una et eadem, Rikjsmuseum Lairesse 1668-70 Ubi Necessitas Speranda Benignitas philadelphia museum of artsUbi Necessitas Speranda Benignitas, Philadelphia Museum of Arts

Lairesse, 1668-70

On voit tout de suite que la seconde gravure remploie de nombreux éléments du Temple de la Vertu, mais que la première n’a rien à voir avec le Temple de l’Honneur. On ne peut donc espérer que le déchiffrage du pendant peint nous aide pour le pendant gravé, réalisé une dizaine d’années plus tard.

Deuxième constatation : contrairement au cas précédent, la Vestale avec son miroir figure dans les deux gravures, à la différence de tous les autres personnages. Si le pendant gravé raconte lui-aussi une histoire, le héros ne peut en être que la Vestale.


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« Une seule et même »

Lairesse 1668-70

Le vestibule

On reconnait au centre Minerve, avec son bouclier orné de la tête de Méduse, qui pétrifie celui qui la regarde. Elle a arrêté au seuil du vestibule deux guerriers armés l’un d’un poignard et l’autre d’une torche ; ils sont aveuglés par la fumée qui s’échappe d’un brûloir à encens renversé.


L’Entrée du Temple

Dans le coin opposé, un bénitier (reconnaissable à son goupillon à brosse) marque l’entrée du Temple. La Vestale y pénètre en dernier, précédée par deux autres femmes :

  • une jeune fille avec un lys dans sa main droite (emblème de la Pudicité selon Ripa) et avec à ses pieds un agneau (l’Innocence selon Ripa) ;
  • une femme aux yeux bandés portant dans sa main droite une balance et dans sa main gauche une épée, soit les attributs classiques de la Justice (Impartialité, Capacité à trancher, Equité).


Des symboles et un titre énigmatiques

Lairesse 1668-70 Una et eadem Minerva_beschermt_drie_Deugden Rikjsmuseum Dodecaedre

Au dessus de la tête de Minerve, un dodécaèdre étoilé est suspendu.

Au dessus des trois femmes, un héron et un angelot portant deux torches pénètrent également dans le Temple. Ces symboles, très inhabituels, ne figurent pas dans l’iconologie de Ripa.

Ajoutons que le caractère elliptique du titre « Une et une seule » n’aide pas : le mot qui manque peut être au choix « chose », « substance », « matière », « religion », parmi ceux qui viennent immédiatement à l’esprit. Il est clair qu’ici la légende est conçue non pour expliquer l’image, mais au contraire pour être expliquée par elle.


La crainte de Dieu

Dans les ouvrages anciens, l’explication donnée pour la gravure est la suivante :

  • « Timor Domini a Minerva seu Virtute contra invidiam defensus » [5]
  • « La crainte du Seigneur, défendue par Minerve, ou la Vertu contre l’Envie » [6]

La traduction correcte du latin est la suivante :

  • « La Crainte de Dieu, défendue contre les Vices par Minerve, c’est-à-dire par la Vertu.

La Vestale, qui remonte sa robe contre sa poitrine en levant les yeux vers le ciel, manifeste effectivement sa frayeur.


Le dodécaèdre : un symbole érudit

Dans le Timée, Platon associe quatre des cinq polyèdres réguliers aux Eléments.

« Et comme il restait une cinquième combinaison, Dieu s’en servit pour tracer le plan de l’univers » Platon, Timée, 55c

Le dodécaèdre est donc ici un symbole érudit inventé par Lairesse pour représenter le Dieu antique que craint la Vestale.


Le héron et les deux torches

Il s’agit là encore de deux symboles imaginés par Lairesse, d’où l’incertitude pour les interpréter.Situés au dessus de La Crainte de Dieu, ils représentent probablement la Vigilance ( qualité souvent attribuée au héron) et la Persistance (une torche rallumant l’autre).


Une lecture d’ensemble

La Crainte de Dieu, telle la Vestale entretenant son feu, nécessite Vigilance et Persistance. De même que deux autres vertus fragiles, la Justice et la pudique Innocence, elle a besoin de la Vertu en armes pour se protéger des Vices.

La logique de l’image (Minerve faisant corps avec la Vestale) éclaire finalement la légende : Vertu et Crainte de Dieu sont une seule et même chose.



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« Où il y a nécessité, on peut espérer bienveillance »

Lairesse 1668-70 Ubi Necessitas Speranda Benignitas philadelphia museum of arts lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich inverseeTemple de l’Honneur (image inversée)

La seconde gravure est identique au tableau pour la composition, mais diffère dans les détails :

  • La femme de gauche, avec un marteau mais sans son ciseau, ne représente plus la Sculpture ;
  • il n’y a plus de Minerve allongée au dessus des fumées ;
  • la statue n’est plus celle de Cérès, mais celle d’une déesse non identifiable, avec pour seul attribut un rouleau de parchemin (il ne s’agit pas de la déesse Vesta) ;
  • la tête des deux jeunes gens est couronnée de lauriers et la boîte à encens que l’un d’eux présente est ouverte ;
  • le socle du brûloir à encens est décoré d’un caducée (emblème de la guérison).


Un titre éloquent

Lairesse 1668-70 Ubi Necessitas Speranda Benignitas philadelphia museum of arts

A l’inverse de l’autre gravure, les trois substantifs du titre sont destinés ici  à identifier les trois groupes de personnages :

  • Necessitas (l’Obligation) : représentée par la femme au marteau qui pousse le jeune homme dans le dos ;
  • Benignitas (La Bienveillance) : représentée par la déesse qui soulage (caducée) et distingue (rouleau de parchemin) ceux qui lui rendent hommage (les deux porteurs d’encens).

Quant à la Vestale qui fait le lien entre des deux, les ouvrages l’ont bien reconnue :

 « Devotio necessitate promota » [5]

« La Dévotion, promue par l’Obligation »

La Dévotion définie par Lairesse, c’est donc  Celle qui espère (Speranda).


La logique du pendant

Par le personnage de la Vestale, Lairesse illustre les deux faces de la Dévotion, et ses deux indispensables moteurs :

  • d’une part elle est Crainte de Dieu : pour se protéger des Vices qui menacent le culte (le brûloir renversé par les deux soldats), son auxiliaire est la Vertu (avec qui finalement elle ne fait qu’une) ;
  • d’autre part elle espère la Bienveillance divine, laquelle s’acquiert par l’Obéissance aux Obligations du culte (le brûloir alimenté par les lauréats).



Références :

[1] J’ai repris tous les pendants identifiés ou proposés par Alain Roy, sauf celui-ci :

Lairesse-1685-89-Somnia-fallaci-ludunt-304-mm-width-503-mmSomnia fallaci ludunt temeraria nocte: Et pavidas mentes falsa timere jubent Lairesse-1685-1689-Surge-age-et-in-duris-347-mm-width-582-mmSurge, age, et in duris haud unquam defice caelo – Mox aderis, teq. astra ferent

Malgré leur similitude apparente, les deux gravures n’ont pas la même taille, et les textes n’ont rien à voir. Le premier provient de la Quatrième Elégie de Tibulle : « Des songes hasardeux se moquent de la nuit trompeuse: Et font craindre des choses fausses aux esprits effrayés. » Le second provient de l’Argonautique ou Conquête de la Toison d’or de Valerius Flaccus (Livre IV) : « Allez, lève-toi, et dans les peines ne te détache jamais du ciel.Bientôt tu y seras et les astres te porteront »

[2] Selon Ripa, la palme est l’emblème de la Vertu « car les branches de cet arbre ont cela de propre, de s’élever au dessus du fardeau qu’on leur oppose pour les abaisser. A cet effet remarquable est pareil celui de la Vertu, qui n’est jamais si forte que dans les occasions de résister au Vice. »
[2a] Robert Wenley « Fleeting Senses and Enduring Love: Lairesse and the Van Rijn Children. Lairesse and Portraiture » JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART Volume 12: Issue 1 (Winter 2020) https://jhna.org/articles/fleeting-senses-and-enduring-love-lairesse-and-the-van-rijn-children/
[3] « The Artist’s Apprentice and Minerva’s Secret: An Allegory of Drawing by Jan de Lairesse », E. de Jongh, imiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 13, No. 3/4 (1983), pp. 201-217 https://www.jstor.org/stable/3780540
[4] Beschreibung der Churpfalzbaierischen Gemälde-Sammlungen zu München und zu Schleißheim, Johann Christian von Mannlich; Lentner, 1805, p 177 et ss https://books.google.fr/books?id=zCxNAAAAcAAJ&pg=PA180
[5] “Joachimi De Sandrart, à Stockav, Serenissimi Principis, Comitis Palatini Neoburg. Consiliarii, & Palmigeri Ordinis Socii, Academia Nobilissimæ Artis Pictoriæ. Sive De veris & genuinis hujusdem proprietatibus … Instructio Fundamentalis… », Literis” Christiani Sigismundi Frobergii, 1683, p 369 https://books.google.fr/books?id=d1VnAAAAcAAJ&pg=PT29&dq=Lemmate+Una+et+eadem+devotio
[6] Les delices du Païs de Liége, ou Description géographique …, Volume 5, De Pierre Lambert de Saumery, p 280

6-1-1 Le cas des verrières d'Evreux

5 octobre 2019

La cathédrale d’Evreux a conservé un ensemble exceptionnel de vitraux montrant de hauts personnages à taille humaine s’agenouillant devant la Madone.

Cette formule est d’autant plus pure ici  que la cathédrale est  dédiée à Notre Dame, écartant tout problème de cohabitation entre la Madone et le patron de l’édifice. Ainsi, pendant plus de deux siècles, on peut y suivre l’évolution du motif, et constater la remarquable constance des « règles » de placement respectées par les commanditaires.

N.B. : j’ai complété cet article en juin 2020, suite à la parution de la remarquable série d’articles de J.Y.Cordier sur les verrières d’Evreux, qui rassemble toute la littérature disponible sur chacune. 



 Les règles concernant les donateurs devant la Madone

Plan Cathedrale Evreux

 

La règle principale, pour la Cathédrale d’Evreux comme pour les autres, est que la Madone se trouve côté Est, de sorte que le donateur devant elle soit montré priant en direction du choeur : les verrières situées au Nord (numéros impairs) montrent donc le donateur à gauche de la Madone ; et à droite pour les verrières situées au Sud (numéros pairs).

Une règle secondaire est que, lorsque des baldaquins sont représentés, celui de la Madone est plus haut que celui des donateurs (et des saints).


Les exceptions à la règle

Les verrières ayant été souvent déplacées ou recomposées à partir d’éléments antérieurs, j’ai utilisé les informations disponibles dans le Corpus Vitreum [1] pour remonter autant que possible à leur emplacement d’origine.  Une fois ces rectifications effectuées, il ne reste que trois exceptions : deux (baie 211 et 127) s’expliquent par une iconographie particulière. Pour une seule  (baie 27), je n’ai pas trouvé d’explication.

Les baies sont présentées, pour le choeur, pour le Sud puis pour le Nord, par ordre chronologique,



Les verrières du choeur

201-200 202 Evreux photo JY Cordier

Baie 201, 1335, Annonciation, au dessus de l’évêque Geoffroy Faë [2]
Baie 200, 1330-33, Madone avec Saint Jean-Baptiste, l’Evêque Jean du Pré [3]
Baie 202, 1335 , Couronnement de la Verge au dessus de l’évêque Geoffoy Faë [4]

Ces trois scènes sont régies par des conventions iconographiques strictes :

  • dans l‘Annonciation, la Vierge est toujours en position d’Humilité, à main gauche de l’ange ;
  • Jean Baptiste est en général à droite lorsque le Christ se trouve entre Marie et lui (formule de la déesis) ;
  • dans le Couronnement, la Vierge se présente en position d’honneur, à main droite de son Fils.

Les évêques donateurs n’ont d’autre choix que de se placer au registre inférieur, sous le personnage masculin. A noter que leur taille reste humaine (ils occupent deux panneaux en hauteur, ce qui les positionnerait au niveau des pieds de l’Enfant)

Les deux scènes choisies par Geoffroy Faë sont conçues pour se répondre : à l’Annonciation où Marie se déclare la servante du Seigneur fait écho le Couronnement, où elle devient la Reine des Cieux.

Elles s’inscrivent aussi, astucieusement, dans la règle que Marie se trouve à l’Est.


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212 1335-41 Regnault de Molins St Aquilin St Taurin Baie_212_Evreux
 
Anciennes baies 203 et 205, 1335-41, maintenant 212.
Saint Aquilin, Madone, le chanoine Regnault de Molins, Saint Taurin

Ces verrières ont été déplacés au Sud très tôt, vers 1408-1415, mais occupaient antérieurement les positions 203 et 205 au Nord  [5]. Comme il est exclu qu’elles aient été remontées à l’envers (l’Enfant bénit de la main droite), il s’agit d’une exception précoce à la règle du donateur priant en direction du choeur.


200 1328-33 Eveque Jean du Prat Evreux

Baie 200 (axiale)

Sauf que nous sommes à l’intérieur du choeur et que le donateur est un chanoine, deux circonstances atténuantes. Le verrier s’est probablement contenté, sans aller chercher plus loin, de prendre modèle sur la Madone centrale (baie 200) en se concentrant sur la principale innovation : la montée du donateur au registre supérieur. Le problème hiérarchique est réglé par la taille croissante des baldaquins : pour le donateur, pour les Saints et pour la Madone.

212 1337-40Regnault de Mollins



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19 17 15 Evreux photo JY Cordier

Baies 19 17 15, chapelle du Rosaire, photo JY Cordier

Ces trois baies, aujourd’hui placées au Nord,  forment un ensemble provenant de l’ancienne chapelle d’axe, avant la construction de la longue chapelle actuelle.


017 1360-1370 baie 17 chapelle du Rosaire chanoine Cathedrale Evreux Laviebaile

 
 Baie 17, un saint évêque  présentant un chanoine inconnu à la Madone [6]
Chapelle du Rosaire, 1360-1370, Photographies Jean-Yves Cordier       

La baie 17 fait exception à la règle secondaire, puisque le baldaquin du donateur est de même hauteur que celui de la Vierge (noter que le panneau du haut, pour celle-ci, à été monté à l’envers). Ceci est sans doute dû à la nécessité de caser la banderole de supplication.


015 1360-1370 baie 15 chapelle du Rosaire chanoine Cathedrale Evreux Laviebaile

 
Baie 15, Marie, le Christ, Saint Jean [7] 
Chapelle du Rosaire, 1360-1370, Photographies Jean-Yves Cordier  

La baie 15, adjacente, ne comporte pas de donateurs, mais est intéressante du point de vue des baldaquins : ils sont strictement identiques à ceux de la baie 17, sauf celui du Christ, échancré en bas pour laisser la place de la croix. On voit que la logique du remplissage maximal prime sur ici le réalisme des tailles : Marie assise, à droite de la baie 17, occupe le même espace que Marie debout juste à côté, à gauche de la baie 15.



Les verrières du Sud

Pas d’exception de ce côté : tous les donateurs sont à droite de la Vierge, priant en direction du choeur : d’où cette exceptionnelle série de bénédictions sur la droite qui, à cette époque précoce, ne s’explique que par la topographie des vitraux.

 

010 012 014 1301-10 Chapelle St Joseph Marguerite d'Artois Comte Louis Evreux Comte Louis Evreux

Baies 10, 12 et 14, (Chapelle St Joseph ),1301-10 [8]

010 1301-10 Marguerite d'ArtoisMarguerite d’Artois  
 
 
014 1319 avant Louis de France Comte d'Evreux Chapelle Saint Joseph Baie 26 Cathedrale EvreuxLouis de France, Comte d’Evreux (inscription : LUDO COMES EBR)

Les deux époux entourent la Madone, dans l’ordre inverse de l’ordre héraldique : c’est ici l’ordre liturgique qui règne, la scène se passant à l’intérieur de l’église, comme le montrent les baldaquins (voir 1-3 Couples irréguliers).

Remarquons que,  pour éviter une bénédiction sur la droite, l’artiste a représenté l’Enfant entourant le cou de sa mère.

Louis de France est représenté un seconde fois dans la baie 14, offrant la maquette du vitrail.


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210 1380-1400 Vierge à l'Enfant, Charles VI et St Denis, offerte par la reine Baie_210_EvreuxBaie 210, 1380-1400, Madone, Charles VI et Saint Denis [9]  209 1390 ca Vierge à l'Enfant, St Pierre Pape, Pierre de Navarre comte de Mortain, St Denis Baie_209_EvreuxBaie 209, vers 1390,  Madone, St Pierre Pape, Pierre de Navarre comte de Mortain, Saint Denis [9] 

Ces deux baies, placées aujourd’hui face à face de part et d’autre de la nef, ont longtemps été considérées comme des sortes de pendants. En fait elles ont été totalement reconstituées à partir de baies de la nef qui se trouvaient toutes côté Sud (la 210 à partir de la baie 132, au moins pour Charles VI ; la 209 à partir de la baie 134, pour le donateur également).

 Dans les deux verrières , le baldaquin du donateur est plus bas que ceux de la Vierge et des Saints.

 

209 1390-1400 Piere de Navarre Comte de Mortain


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208 Assomption de la Vierge avec Blanche de Navarre EvreuxBaie 208 : Assomption de la Vierge  [11]  208 1390-1400Baie 208 détail : Blanche de Navarre

La baie 208 a été recomposée : mais Blanche de Navarre se trouvait auparavant en baie 130 dans le nef,  à droite d’une Vierge assise (panneau actuellement en réserve).


Les verrières du Nord

 

Anomalie inexpliquée (baie 27)

027 Sts eveques

Vierge à l’Enfant au dessus de Saint Martin, Matthieu des Essarts
Baie 27, 1300-10 (chapelle des Saints Evêques, anciennement Saint Claude) [12]  

La baie la plus ancienne côté Nord est aussi la seule qui enfreint la règle de positionnement : l’évêque Matthieu des Essarts (représenté deux fois, priant et offrant son vitrail) tourne le dos au choeur.  La baie a été recomposée, le Saint Martin et  l’évêque offrant son vitrail proviennent de l’autre chapelle fondée par Matthieu des Essarts, la 25 , située elle aussi côté Nord. La chapelle 27 (anciennement de Saint Claude) est la chapelle funéraire de l’évêque, on y voyait autrefois son gisant en cuivre.


027 Sts eveques copyright 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
027 1300-10 Mathieu des Essarts

L’évêque était probablement positionné au registre inférieur, au niveau de Saint Martin (comme semble l’indiquer le pinacle de la Vierge, le seul à ne pas comporter de tuiles). Mais ses yeux levés montrent bien qu’il reçoit la bénédiction de l’Enfant.

L’inversion des deux figures de l’évêque est inexpliquée. Pour la chapelle funéraire (baie 27)placer  l’évêque à droite corrélait son image en verre avec son image en pierre (le gisant d’un évêque avait normalement la tête dirigée vers le choeur), donnant l’impression de montrer le mort ressuscitant au paradis [2]. Mais ceci n’explique pas l’anomalie de la seconde chapelle :  sauf à supposer la présence de saints patrons disparus, auxquels l’évêque aurait cédé la place d’honneur.  Faute d’autres renseignements sur la composition originale  des  baies, il est impossible d’aller plus loin.


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207 1310 ca Chanoine Raoul de ferrieres baie 207 Cathedrale Evreuxbaie 207,  vers 1310 [14]
Le chanoine Raoul de Ferrières 
023 1325-30 Geoffroy de Bar offrant vitrail baie 23 Chapelle St Louis Evreuxbaie 23, 1325-30 [15]
L’évêque Geoffroy du Plessis (ou de Bar)

Dans ces deux baies,parmi les plus anciennes, un ecclésiastique en position de don offre à la Vierge une maquette de sa verrière.

Elles illustrent les règles qui perdureront durant deux bons siècle dans la cathédrale concernant la taille du donateur :

  • il se situe sous un baldaquin moins haut que celui de la Vierge ;
  • lorsque celle-ci est debout, il arrive à la hauteur des pieds de l’Enfant ;
  • lorsqu’elle est assise, il arrive à la hauteur de la tête de l’Enfant ;


023 Saint Louis

Baie 23 complète (chapelle Saint Louis)

La baie 23 est particulièrement intéressante car elle est en fait composée de deux moitiés, montrant chacune le même évêque au dessus d’un chanoine, les deux agenouillés en direction de la Madone ou de Saint Martin. La scène où l’évêque offre le vitrail est à gauche, conformément à la convention du don.

Le commanditaire a préféré une disposition symétrique des deux moitiés : la règle concernant la position du donateur par rapport à la Madone n’est pas obligatoire pour les  saints. En revanche celle du baldaquin de taille inférieure s’applique dans les deux cas.


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Anomalie explicable par l’iconographie (baie 211)

211 1320 avant Blanche d'Avaugour Ste Catherine, Guillaume d'Harcourt _Evreux Baie_211
 
Baie 211, avant 1320 [16]   
Blanche d’Avaugour, Madone, Sainte  Catherine, Guillaume d’Harcourt

L’inscription mentionne que les donateurs sont Guillaume d’Harcourt et  Blanche d’Avaugour, sa troisième épouse. La situation est donc la même que pour la baie de Marguerite d’Artois et Louis de France (10 12 14), où le couple se présente également autour de la Madone dans l’ordre liturgique, comme s’il assistait à une messe privée.

C’est sans doute cette convention pour le couple qui explique ici l’anomalie : entre les deux époux, l’Enfant bénit la personne principale, le mari, ce qui impose mécaniquement que la Vierge tourne le dos au choeur de la cathédrale. La logique locale de la  chapelle prime sur l’ordre global de la cathédrale.

211 1325-27 Blanche d'Avaugour
211 1325-27 Guillaume d Harcourt


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Anomalie due au déplacement

125 1320 ca

Baie 125, vers 1320 [17]

Cette Vierge avec deux donateurs inconnus n’est pas à sa place originale : elle provient probablement d’une chapelle du déambulatoire.

 



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205 St Thibaut de Marly Baie 205 Saint Ubaldo Baldassini Baie_205 EvreuxBaie 205, Saint Thibaut de Marly, Saint Ubaldo Baldassini  203 1376-83 Eveque Thibaud de Malestroit Baie_203_EvreuxBaie 203,  Evêque Thibaud de Malestroit

Verrière de Thibaud de Malestroit, 1376-83 [18]    

L’évêque Thibaud de Malestroit échappe à la règle du baldaquin surbaissé : nécessité de caser la crosse, de même taille que celle de Saint Ubaldo dans la baie 305 adjacente.

203 1408-10 Thibaut de Malestroit



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Anomalie explicable par l’iconographie (baie 127)

127 1400 avant Pierre Beauble archidiacre d'Ouche Baie_127 Evreux

Baie 127, avant  1400 L’Annonciation, Saint Pierre et Pierre Beaublé, archidiacre d’Ouche [19]

Dans la baie 127, il est logique que la présence de Saint Pierre entraîne l’égalité des baldaquins. La Vierge est à droite par rapport à l’Ange, position traditionnelle des Annonciations, ce qui de plus la  place correctement côté choeur.


127 1400 avant Pierre Beauble

En revanche la position du donateur est triplement atypique :

  • il tourne le dos au choeur,
  • il enfreint la convention du don (Saint Pierre  offre en son nom la verrière à la Vierge) ;
  • il se trouve dans le dos de la Vierge, au lieu de suivre l’Ange (ce qui est la solution naturelle dans les Annonciations avec donateur, voir 7 Les donateurs dans l’Annonciation).


127 1400 avant Pierre Beauble archidiacre d'Ouche Baie_127 Evreux inverse

La version « rectifiée » montre la raison de cette anomalie  : en tendant sa maquette face à Marie, Saint Pierre aurait donné l’impression d‘intervenir dans l’Annonciation ; en la tendant dans son dos, il facilite la lecture en deux scènes logiquement disjointes : l’Annonciation, puis  la Présentation du donateur à la Vierge, en position d’humilité.



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129 1413 apres Guillaume de Cantiers et sainte Catherine Jean de la Ferte-Fresnel et Vierge annonciation Baie_129 Evreux

Baie 129, 1413-18, Guillaume de Cantiers présenté par Sainte Catherine,
Jean de la Ferte-Fresnel présenté par l’Ange de l’Annonciation [20]  

La baie 129 (immédiatement à gauche de la 127)  a probablement été conçue par symétrie avec elle. Elle se compose de deux scènes homologues  et orientées comme il faut :  deux donateurs, présentés l’un par Sainte Catherine, l’autre par l’Ange de l’Annonciation, sont agenouillés en direction du choeur et de la Vierge à l’Enfant. La seconde scène, en assimilant l’ange gardien  à l’Ange Gabriel, permet de fusionner les deux iconographies  que la baie 127 se contentait de juxtaposer.



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213 3_Marie (Madeleine Salome Cleophas)_1467-69 Notre-Dame evreux

Verrière des trois Marie : Marie-Madeleine, Marie-Salome, Madone et  Marie-Jocobé
Baie 213, 1467-69 [21]

Dans cette baie fort peuplée, les donateurs sont répartis sur deux étages en dessous de la Vierge et de ses compagnes :

  • à l’étage supérieur, les deux donateurs Robert de Floques et le comte Pierre de Brézé, le futur roi Louis XI, le pape Eugène IV, face au roi Charles VII ;
  • à l’étage inférieur, les épouses des deux donateurs et leur père,  trois personnages non identifiés, trois ecclésiastiques face à trois chevaliers non identifiés.


213 1467-69 pape Eugene IVLe pape Eugène IV 213 Charles VIILe roi Charles VII
213 1467-69 ecclesiastiquesLe chanoine Robert Cybole, l’abbé Jean de Rouen, l’évêque Guillaume de Floques 213 1467-69 chevaliersTrois chevaliers non identifiés

Fort logiquement, chacun se range sous son supérieur hiérarchique :

  • les ecclésiastiques sous le Pape sous la Vierge,
  • les chevaliers sous le Roi sous la Sainte.



Références :
[1] Les vitraux de Haute-Normandie, Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, CNRS, 2001
[13] On observe un telle corrélation pour entre gisant et fresque dans l’enfeu du chanoine Gervais de Larchamp, 1447, Crypte de la Cathédrale de Bayeux https://artifexinopere.com/?p=14054