Les pendants de Salvator Rosa

29 septembre 2019

En se démarquant du classicisme romain de Poussin ou de Claude Lorrain, Salvator Rosa invente un pré-romantisme dans lequel des paysages tourmentés et grandioses vont prendre de plus en plus d’importance, par rapport à la scène qui leur sert de prétexte : rochers, arbres et plans d’eau deviennent des acteurs à part entière.

Rosa 1636-38 Paysage marin Musee Conde ChantillyPaysage marin  Rosa 1636-38 Paysage marin avec une tour Musee Conde ChantillyPaysage marin avec une tour

Rosa, 1636-38, Musée Condé, Chantilly

Ces deux pendants, sans doute des dessus de porte, datent de la jeunesse napolitaine de Rosa. La falaise brute s’oppose à la tour, construction humaine.

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Rosa 1638-39 A1 Paysage fluvial palazzo Corsini RomaPaysage fluvial Rosa 1638-39 A1 Paysage avec ruines, berger et boeufs palazzo Corsini RomaPaysage avec ruines, berger et boeufs

Rosa, 1638-39, Palazzo Corsini, Roma

Même contraste entre la nature sauvage et la nature où l’homme a laissé sa trace.


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rosa 1638-39 A2 Paysage marin avec pecheurs accademia san LucaPaysage marin avec pêcheurs rosa 1638-39 A2 Paysage marin avec voyageurs accademia san LucaPaysage marin avec voyageurs

Rosa, 1638-39, Accademia di San Luca, Roma

Les bateaux au centre des deux pendants suggèrent une sorte de continuité du paysage, comme si nous contemplions la boucle d’un même fleuve se perdant de part et d’autre dans le lointain.


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Rosa 1640 ca Landscape with Armed Men 2 Los Angeles County Museum of Art Rosa 1640 ca Landscape with Armed Men Los Angeles County Museum of Art

Paysage avec hommes armés
Salvator Rosa, vers  1640, Los Angeles County Museum of Art

Le pendant de gauche montre un cours d’eau en extérieur, celui de droite une grotte. Comme les barques dans le pendant précédent,  c’est ici le groupe d’arbres morts au centre qui sert de marqueur pour l’accrochage.  Car pour le reste, aucune  correspondance à trouver entre les deux scènes, sinon qu’il s’agit de militaires au repos.


(c) Lamport Hall; Supplied by The Public Catalogue Foundation (c) Lamport Hall; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Paysage avec brigands
Salvator Rosa, date inconnue, Lamport Hall, Northampton

Grand minimalisme dans ces deux paysages : cinq soldats font halte sur un rocher près d’un point d’eau, plus un sixième qui monte la garde  au centre et assure la transition entre les pendants.


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Rosa 1640 Herminie inscrit sur un arbre le nom de Tancrede Galeria Estense ModeneLa princesse Herminie inscrit sur un arbre le nom du chevalier Tancrède Rosa 1640 Veduta di un golfo, Galeria Estense ModeneVue d’un golfe

Rosa, 1640, Galleria Estense, Modène

Très marqué par le classicisme, ce pendant associe un paysage terrestre et un paysage marin. Ici, la nature n’est pas observée, mais synthétisée selon les critères d’une Beauté idéale.

Dans le premier tableau, le personnage d’Herminie, tiré de la Jérusalem délivrée de Tasse (chant VII) n’est qu’un marqueur littéraire qui indique au spectateur éduqué ce qu’il doit voir : une « pastorale », à savoir une nature pacifique, peuplée de bergers, séparée par le fleuve Jourdain des fracas de la guerre, et où le tumulte des amours ne se manifeste plus que par l’inscription mélancolique du nom de l’aimé dans l’écorce.

Le second tableau, en contraste, est une marine : lieu ouvert sur toutes les aventures, où le chantier naval avec ses feux de calfatage, ainsi que le palais moderne reconstruit dans des ruines antiques, illustrent l’incessante .


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Rosa 1641 Portrait de philosophe Autoportrait National Gallery LondresPortrait de philosophe (Autoportrait), National Gallery, Londres Rosa 1641 La Poesie (La ricciardi) Wadsworth Atheneum HartfordLa Poésie (La Ricciardi), Wadsworth Atheneum, Hartford

Rosa, 1641 

Ce pendant a été réalisé durant la période florentine où Rosa cherchait à s’affirmer comme un peintre érudit. Le recto porte les inscription suivantes

N°29, Salvator Rosa, son propre portrait fait par lui pour la maison Niccolini à Florence

N°30 La Ricciardi, la favorite de Salvator Rosa, représentée en sibylle pour la maison Niccolini à Florence

Les érudits ont montré que ces inscriptions, largement postérieures, ont été inventées à un moment où l’on s’intéressait plus à la biographie des artistes qu’au contenu intellectuel de leurs oeuvres. [1] Mais la légende a la vie dure et on lit partout que le tableau est un autoportrait de Rosa et que la sentence latine est sa devise :

Aut tace aut loquere meliora silentio

Ou se taire, ou ne dire que ce qui est préférable au silence

Il s’agit en fait d’une sentence pythagoricienne, transposée du grec au latin à partir de l’Anthologie de Stobée, un recueil d’aphorismes du Vème siècle [2]. Elle cadre bien avec le côté sombre et intransigeant du personnage, qui représente, simplement, la Philosophie.

En face, la femme à la couronne de lauriers et à la plume trempée d’encre n’est ni une favorite ni une sibylle mais, tout simplement, la Poésie.


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Rosa 1641 ca Poesia Palazzo BarberiniLa Poésie Rosa 1641 ca Musica Palazzo BarberiniLa Musique

Rosa, vers 1641, Palazzo Barberini, Rome

Vers la même époque, Rosa a réalisé cet autre pendant allégorique où la Poésie est, cette fois, appariée avec la t


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Rosa 1641-43 Le philosophe Crates jetant un denier dans la mer Collection priveeLe philosophe Cratès jetant ses richesses dans la mer, Collection privée Rosa 1641-43 selva dei filosofi Diogene jetant son ecuelle Pitti copie national galleryLe bois des philosophes (Diogène jetant son écuelle), Palazzo Pitti (copie de la National Gallery, Londres

Rosa, 1641-43 (149 x 223 cm)

Ce pendant de grande taille a été commandé par le marquis Carlo Gerini, passé spectaculairement de la pauvreté à la richesse par les faveurs du Cardinal Carlo de Medicis. Le sujet était donc pour lui d’un intérêt personnel : deux philosophes cyniques se dépouillant spectaculairement du superflu. La question de savoir si c’étaient des sages ou des fous faisait débat parmi les compagnons florentins de Rosa ; et lui même a écrit un Dialogue sur Cratès, dans lequel il l’accuse initialement de folie avant de se ranger finalement de son côté [3].

Le pendant semble suivre le même balancement rhétorique. Le premier tableau est plutôt caricatural : Cratès, vêtu d’une cape noire, verse des pièces d’or de ses deux mains, entouré de marins et de nageurs qui s’empressent de rappliquer. Le second tableau est plutôt élégiaque : en renonçant à son écuelle, Diogène ne fait que retrouver le geste naturel du berger qui boit à même le ruisseau.


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Rosa 1643-45 Paysage marin avec ruines Musee des BA BudapestPaysage marin avec ruines Rosa 1643-45 Paysage rocheux avec cascade Musee des BA BudapestPaysage rocheux avec cascade

Rosa, 1643-45, Musée des Beaux Arts, Budapest

Etroitement apparenté au précédent, ce pendant est peut être une variante pour un client ne s’embarrassant pas de considérations philosophiques ([4], p 440), mais appréciant simplement le contraste entre les deux décors (maritime et habité, bucolique et désert) et les deux ambiances lumineuses (le matin avec le retour de la pêche, le crépuscule avec la rentrée du troupeau).


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Rosa 1642-45 La Justice entre les bergers (Astree) Gemaldegalerie VienneLe retour d’Astrée, Gemäldegalerie, Vienne Rosa 1642-45 La Paix met le feux aux armes Palazzo Pitti FlorenceLa Paix met le feux aux armes, Palazzo Pitti, Florence

Rosa, 1642-45

Dans le premier tableau, Astrea, la déesse de la Justice revient sur terre et présente ses attributs (Balance et Épée) à une famille de paysans. La cohabitation du lion et des moutons traduit l’espoir d’un monde pacifié.

Dans le second tableau, beaucoup plus abîmé, on retrouve le lion et le mouton à côté de la Paix jetant des armes au feu.

Le pendant été réalisé pour Giovan Carlo di Medici, à Florence, et célèbre à la manière de Virgile l’espoir d’un nouvel Age d’Or, à la fin de la guerre de Trente ans [5] .On retrouve toujours le même contraste entre le décor humanisé, au soleil, et le paysage naturel, au crépuscule.


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Rosa 1645-49 Pont en ruines Palazzo Pitti FlorencePaysage avec un pont en ruine Rosa 1645-49 Paysage marin avec tour Pitti FlorencePaysage marin avec une tour

Rosa, 1645-49, Palazzo Pitti, Florence

La logique du pendant (SCOOP !)

Au sommet des deux dialectiques campagne / mer et paysage naturel / paysage humanisé, c’est ici un élément d’architecture qui est pris comme sujet principal :

  • à gauche, la travée ruinée du pont est ridiculisée par l’arche naturelle : témoignage de la fragilité humaine ;
  • à droite le pont antique, devenu inutile entre deux ruines, est remplacé par la flottille prête à réunir les deux rives : éloge de la pérennité humaine.


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Salvator Rosa, A Witch, 1655, oil on canvas, Musei Capitolini, Pinacoteca CapitalinaUne sorcière Salvator Rosa, A Soldier, 1655, oil on canvas, Musei Capitolini, Pinacoteca Capitalina, RomeUn soldat

Salvator Rosa, 1655, Pinacoteca Capitalina, Rome

Ce pendant apparie deux des personnages de prédilection du peintre : la sorcière et le soldat. Les pieds sur un pentacle entouré d’un cercle de bougies, la vieille femme est absorbée dans la lecture d’un grimoire. En face, un soldat à l’air dépité attend, sa lance en berne entre les jambes. Faut-il y voir une consultation en vue de recouvrer une virilité plus convaincue ?

Ce couple excentrique échappe à la convention habituelle : la femme occupe la place traditionnelle de l’homme, à gauche, et réciproquement. Comme pour montrer que la vraie puissance ne réside pas dans l’armure.L’interprétation intéressante de Guy Tal [6] est que, si Rosa a enfreint ici le principe dextralité, c’est pour illustrer le pouvoir des sorcières à produire un « monde à ‘envers ».


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Rosa-1651-Democrite-en-meditation-Statens-Museum-for-Kunst-CopenhagueDémocrite en méditation Rosa-1651-Diogene-jetant-sa-coupe-en-voyant-un-jeune-garcon-qui-boit-dans-le-creux-de-sa-main-Statens-Musum-for-Kunst-CopenhagueDiogène jetant sa coupe en voyant un jeune garcon qui boit dans le creux de sa main

 Salvator Rosa, 1651, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Avec ce gigantesque pendant (344 x 214 cm) où les personnages sont de taille réelle, Rosa renouvelle spectaculairement son statut déjà reconnu de peintre des philosophes (et de peintre-philosophe).


Démocrite

Le Démocrite est une oeuvre complexe et autonome, truffée de symboles de vanité, et qui prend le contre-pieds de la représentation traditionnelle du « philosophe qui rit » (pour l’explication détaillé de cette iconographie, voir [1]). Elle est influencée par la vision récente, notamment  propagée par l’Anatomy of Melancholy de Burton (1621) d’un savant ténébreux, à la limite de la folie, hanté par la mort et les dissections, un sujet rêvé pour les penchants noirs de Rosa.

C’est ainsi qu’on trouvera à gauche du tableau des crânes de boeuf, de cheval,  d’agneau et d’homme, un casque renversé, un squelette de singe et un de poisson, un rat crevé à côté d’un livre marqué de la lettre omega (la fin) et d’un rouleau de parchemin portant la signature de Rosa, un trépied  fumant sous la statue du dieu Terme (le dieu des limites mais aussi de la mort). A droite un aigle tombé à terre, une hure de sanglier, un cercueil garni et un crâne de cerf sous deux obélisques aux pierres disjointes, le tout surplombé par une chouette perchée dans l’arbre mort.


Diogène

Devant le succès du Démocrite, Rosa lui rajouta quelques mois plus tard le Diogène : plutôt que deux pendants  conçus conjointement, il s’agit donc plutôt de l’exploitation d’un sujet qui marche  :  le philosophe au clair de lune.

En face de la profusion d’objets et de symboles, le pendant de droite en montre un seul : la coupe que Diogène, en voyant un homme à ses pieds qui boit directement dans sa main, va rejeter comme superflue.

D’un côté, l’atomiste et l’anatomiste accablé par la multiplicité et la fugacité des choses compliquées ; de l’autre, le cynique, qui trouve que même l’objet le plus simple est de trop.


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Rosa 1650-55 A1 Sant'Antonio Abate predica nel deserto coll privSaint Antoine prêchant dans le désert Rosa 1650-55 A1 Cote rocheuse avec le tribut coll privCôte rocheuse avec le Tribut de la Monnaie

Rosa, 1650-55, collection privée

La scène terrestre est dédiée à la Prédication de Saint Antoine (ou Saint Hilarion), le paysage jouant un rôle marginal.

Côté marine, il retrouve en revanche le rôle principal, tandis que la scène religieuse du premier plan est purement anecdotique : au bord du lac de Tibériade, Saint Pierre paye les percepteurs avec la pièce d’argent trouvée à l’intérieur d’un poisson que Jésus lui a demandé de pêcher (Matthieu 17: 24-27).

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Rosa 1650-55 Paysage avec trois figures Palazzo Branciforte PalermePaysage avec trois figures, Palazzo Branciforte, Palerme Rosa 1650-55 Paysage avec Saint Jerome coll privPaysage avec Saint Jérôme, Collection privée

Rosa, 1650-55

Ce pendant agrémente lui-aussi la « marine » par un saint personnage : au bord d’un lac où passent quelques bateaux, Saint Jérôme brandit sa croix comme pour sanctifier l’ensemble du paysage.

Côté scène bucolique, les trois personnages près du fleuve n’ont pas été identifiés.


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Rosa Saint_John_the_Baptist_Revealing_Christ_to_the_DisciplesSaint Jean Baptiste désignant le Christ à ses disciples
Rosa Saint_John_the_Baptist_Baptizing_Christ_in_the_JordanSaint Jean Baptiste baptisant le Christ dans le Jourdain

Salvator Rosa, 1656, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow

Ce pendant, commandé par le marchand florentin Guadagni en l’honneur de Saint Jean Baptiste, le saint patron de sa ville,  illustre  deux moments de l’Evangile de Jean :

  • celui  où il désigne le Christ comme l’Agneau de Dieu,
  • celui où il baptise le Christ.

Or cette désignation intervient deux fois dans le texte :

  • avant le baptême :

« Le lendemain, Jean vit Jésus qui venait vers lui, et il dit: « Voici l’agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde. » Jean 1.1, 29,

  • après le baptême :

« Le lendemain , Jean se trouvait encore là, avec deux de ses disciples. Et ayant regardé Jésus qui passait, il dit: « Voici l’Agneau de Dieu. » Les deux disciples l’entendirent parler, et ils suivirent Jésus.  Jésus s’étant retourné, et voyant qu’ils le suivaient, leur dit: « Que cherchez-vous? » Ils lui répondirent: « Rabbi (ce qui signifie Maître), où demeurez-vous? » Jean 1.1, 35-38

Le fait que Rosa a représenté un disciple de trop,  et surtout, leur éloignement par rapport à Jésus, qui les rend bien incapable de le suivre, montre que c’est le premier passage qui a été illustré, ce qui rend plus logique la lecture d’ensemble.

Dans le premier tableau, donc,  un arbre immense, presque mort  et entouré par des rochers (l’humanité avant l’arrivée du Christ) occupe le centre de la composition. Il sépare le groupe formé par Jean Baptiste et ses disciples,  et la minuscule silhouette de Jésus (l’Agneau de Dieu prophétisé par Isaïe) qui apparaît à l’horizon, de l’autre côté du Jourdain : la rive d’en face signifie donc ici le passé en train d’advenir.

Dans le second tableau, Jean et ses amis  se sont retrouvés, pour le baptême de Jésus, à l’ombre d’un arbre verdoyant. Sur la rive d’en face, du côté rocheux et sous un arbre mort, un groupe de baigneurs encore ignorants et indifférents  (il faut dire que la colombe miraculeuse n’est pas visible) : la rive d’en face  signifie ici les baptêmes à venir.

Les deux scènes se veulent aussi discrète et anodine que possible :  c’est le paysage qui a  absorbé tout le spectaculaire.


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Rosa 1660 ca Saint Jean Baptiste prechant City Arts Museum Saint LouisSaint Jean Baptiste prêchant
Salvator Rosa, vers 1660, City Arts Museum, Saint Louis
Rosa 1660 ca Saint Philippe baptisant l'eunuque Chrysler Museum, NorfolkSaint Philippe baptisant l’eunuque
Salvator Rosa, vers 1660,Chrysler Museum, Norfolk

A gauche, un mouvement ascensionnel conduit le regard du fleuve au Prophète (qui énumère sur ses doigts des arguments théologiques), puis à l’arbre qui domine la scène

A droite, un mouvement inverse descend de l’arbre au Saint, puis à l’eunuque en robe dorée, puis au fleuve. D’après les Actes des Apôtres (8:26-40), Philippe avait rencontré un eunuque, trésorier de la reine Candace d’Éthiopie, qui  rentrait de Jérusalem vers son pays. Après une conversation théologique, le trésorier convaincu demanda le baptême.

Dans un contexte de renouveau du prosélytisme catholique, le  pendant nous montre, ingénieusement, le Baptiste qui prêche et l’Evangéliste qui baptise. Manière d’affirmer que ce sont là les deux faces  d’un même sacrement, et que la persuasion soit précéder l’ablution.


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Rosa 1660-62 Christ guerit les deux possedes de Gerasa coll privLe Christ guérit les deux possédés de Gerasa Rosa 1660-62 Christ preche aux multitudes coll privLe Christ prêche les douze apôtres

Rosa, 1660-62, collection privée

Centrées sur la figure du Christ debout ou assis, les scènes montrent deux facettes de son action : contre le mal, par le miracle ; pour le salut, par la parole.

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Dans la période 1662-64, Rosa s’intéresse à nouveau à la représentation des philosophes, moins par intérêt personnel et amical – comme à l’époque florentine, que pour attirer de nouveaux clients enclins à la spéculation. Il va ainsi mettre en scène des épisodes de plus en plus rares et savants.

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Rosa 1661-64 Alexandre et Diogene Althorp HouseAlexandre et Diogène Rosa 1661-64 Cincinnatus a sa charrue Althorp HouseCincinnatus recevant les ambassadeurs de Rome

Rosa, 1661-64 , Althorp House

Les épisodes sont ici bien connus, l’un tiré de l’Antiquité grecque et l’autre de la romaine.

Dans le premier tableau, Diogène dans son tonneau rabroue le tout puissant Alexandre qui vient lui rendre visite accompagné d’une troupe nombreuse : « ôte-toi de mon soleil ».

Dans le second, le paysan Cincinatus reçoit la visite de deux soldats, qui viennent lui demander de prendre le pouvoir pour sauver Rome d’une situation désespérée (pour l’émouvoir, ce sont deux enfants qui lui apportent ses armes).


La logique du pendant (SCOOP !)

S’il s’agissait simplement de glorifier l’humilité et d’illustrer la relativité du Pouvoir, Rosa aurait certainement choisi l’épisode le plus connu de l’histoire de Cincinatus : celui où, après sa victoire, il reprend son travail de laboureur sans demander de récompense. Mais son choix montre une intention différente, moins moraliste qu’évangélique :

  • d’un côté, l’abaissement de l’Empereur, par la puissance supérieure du Soleil ;
  • de l’autre, la promotion du Laboureur, par la puissance supérieure de la Terre.

Le pendant renouvelle donc deux sujets relativement éculés en leur donnant un nouveau sens : l’instant où se manifeste la toute puissance divine.


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Rosa 1662 Pythagoras and the Fisherman Gemaldegalerie - Staatliche Museen zu BerlinPythagore et les pêcheurs
Salvator Rosa, 1662,  Gemäldegalerie, Staatliche Museen zu Berlin 
CH1970.22Pythagore remontant des  Enfers
Salvator Rosa, 1662, Kimbell Art Museum, Fort Worth

Les pêcheurs

Pythagore paye des pêcheurs pour qu’ils rejettent leurs poissons à la mer.

Dans les Moralia de Plutarque, l’épisode met en valeur le végétarisme du philosophe , qui considère les poissons comme des amis injustement capturés et de possibles réincarnations.

Chez Jamblique, l’épisode est développé autrement : à l’approche de Crotone, apercevant des pêcheurs qui retirent de l’eau leurs filets chargés, Pythagore leur indique le nombre exact des poissons qu’ils ont pris. Les pêcheurs se récrient : si le chiffre annoncé est conforme à la réalité, ils se déclarent prêts a rejeter leur butin à la mer. On vérifie : Pythagore ne s’est pas trompé d’une unité, et les pêcheurs tiennent leur promesse, d’ailleurs dédommagés généreusement par l’étranger. Chose merveilleuse, pendant le temps fort long qu’exigea le dénombrement, aucun des poissons ne rendit l’âme . Le moment représenté par Rosa est celui où Pythagore paye les pêcheurs.


Les enfers

Selon la tradition, les connaissances extraordinaires de Pythagore provenaient de son séjour de sept années sous le terre, dans le royaume d’Hadès.

« Quant il descendit parmi les ombres, il vit l’âme d’Hésiode attachée à un pilier enflammé et grinçant des dents ; et celle d’Homère pendue à une arbre, entourée de serpent, en punition pour avoir trahi les secrets des Dieux. » Diogène Laërce, XIX)

La présence de femmes rappelle l’anecdote selon laquelle les disciples de Pythagore, persuadés de sa divinité, lui envoyaient leurs épouses pour qu’il les instruise.


La logique

Outre l’opposition entre une scène terrestre et une scène maritime, ce qui a dû motiver Rosa pour inventer ce sujet (peut être pour la reine Christine de Suède) est le parallèle frappant avec deux épisodes de la vie du Christ : la Pêche miraculeuse et la Descente aux Enfers.
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S’il s’agissait seulement de raconter les exploits de Pythagore, l’épisode des Enfers devrait être placé à gauche, puisqu’il est la source de ses pouvoirs miraculeux. Or dans une lettre à son ami Ricciardi du 29 juillet 1662 [2] où il décrit minutieusement les deux tableaux, Rosa le place en second et ne mâche pas ses mots :

…il sort et dit venir des Enfers et y avoir vu l’âme d’Homère, d’Esiode et autres couillonneries typiques de ces temps imbéciles (litt : doux comme le sel).

…uscì fuori, e disse venir dagl’ Inferi, e d’aver veduto colà l’anima d’Omero, d’Esiodo, ed altre coglionerie appettatorie di quei tempi cosi dolcissimi di sale

Si parallèle il y a avec les deux épisodes évangéliques, c’est donc sans doute à titre d’antithèse :

  • tandis que Jésus a multiplié les poissons, ce fou de Pythagore les rejetait à l’eau ;
  • tandis que Jésus a libéré les Ames des Enfers, Pythagore hallucinait au fond d’un trou.

Mais Rosa traite le sujet avec suffisamment d’ambiguïté pour ne se fâcher avec personne, ni les catholiques qui le liront au second degré, ni les fans de Pythagore qui le liront au premier. D’autant que la double réputation du personnage, à la fois sage et mage, mathématicien et charlatan, était établie de longue date (sur cette équivoque passionnante, voir [3], p 7 et suivantes).


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Rosa 1649 apres Mercure et le bucheron malhonnete National GalleryMercure et le Le Bûcheron malhonnête
Salvator Rosa, vers 1663, National Gallery, Londres
Rosa 1655 ca the-finding-of-moses-Detroit Institute of ArtsMoïse sauvé des eaux
Salvator Rosa, vers 1663, nstitute of Arts, Detroit

Dans ces deux pendants commandés par le collectionneur romain Lorenzo Onofrio Colonna, le thème commun est le repêchage d’un objet ou d’un être précieux.

Le premier tableau illustre une fable d’Esope [2] : après avoir récompensé par une hache d’or un Bûcheron honnête qui avait perdu sa hache de fer dans l’eau, Mercure va punir un Bûcheron malhonnête qui, pour abuser de sa générosité, avait volontairement jeté sa hache dans  l’eau.



Rosa 1649 apres Mercure et le bucheron malhonnete National Gallery detail
Mercure, retirant de l’eau la  hache d’or, demande au bûcheron si c’est bien la sienne : celui-ci va répondre oui et perdre par ce mensonge les deux haches : celle d’or et celle de fer.

Le second tableau permet de confronter une scène biblique à une scène antique, mais aussi un héros positif à un héros négatif   :  après le menteur, le prophète.

Les deux tableaux sont typique de la nouvelle sensibilité de Rosa vis à vis de la nature, qui se développe à la suite de son voyage à Venise en 1662 : les figures humaines tendent à servir de prétexte à la mise en scène de la Nature, dans sa splendeur et son horreur :

  • à gauche les frondaisons impénétrables (dont la hache du bûcheron n’est qu’un négligeable adversaire);
  • à droite le cycle de l‘eau, entre les nuages de pluie au dessus du lac et la source qui jaillit du rocher (et dont le berceau de Moïse n’est qu’un négligeable accessoire).


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Rosa 1663-65 Thales_causing_the_river_to_flow_on_both_sides_of_the_Lydian_army Adelaide Art GalleryThalès sépare la rivière pour que l’armée de Crésus puisse la traverser Rosa 1663-65 The deaf-mute son of King Croesus prevents the Persians from killing his father Adelaide Art GalleryLe fils muet du Roi Crésus retrouvela parole pour sauver son père

Rosa, 1663-64, Adelaide Art Gallery

Ces deux épisodes de la vie de Crésus, uniques en peinture, sont  tirés d’Hérodote ([3], p 7 et suivantes).


La logique du pendant (SCOOP !)

Tous deux sont des instants d’illumination.

Dans le premier tableau, l’armée de Crésus est arrêtée par un fleuve profond (comme le montre l’air désolé de l’éclaireur qui le sonde avec sa perche). Thalès, casqué comme un ingénieur militaire, indique de la main qu’il faut creuser un autre lit, afin de faire baisser le niveau.

Dans le second tableau, le fils muet de Crésus, voyant son père menacé, retrouve subitement la parole : « Homme, ne tue pas Crésus ! ».

D’un côté le pouvoir éclatant de la Raison, de l’autre la force obscure du Sentiment.


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Rosa 1664 Polycrate et le pecheur Chicago Art InstitutePolycrate et le pêcheur Rosa 1664 La crucifixion de Polycrate Chicago Art InstituteLa crucifixion de Polycrate

Salvator Rosa, 1664, Chicago Art Institute

On retrouve le même goût pour les sujets  bizarres et para-catholiques dans ce pendant tout aussi pointu, opposant là encore une scène maritime et une scène terrestre.

Le pêcheur

Polycrate, tyran de Samos, est un homme à qui la chance sourit trop. Selon Hérodote, on lui conseille de jeter au loin « l’objet qui a le plus de valeur pour lui », afin d’éviter un revers de fortune. Le tyran suit la recommandation et part en mer pour se défaire d’une bague incrustée d’une pierre précieuse qui lui est particulièrement chère. La question est de savoir si le don sera agréé par les dieux, jaloux de son  bonheur sans mélange. Quelques jours plus tard, un pêcheur prend dans ses filets un grand poisson qu’il considère comme un présent digne de son souverain. C’est l’instant que représente Rosa dans le pendant de gauche. La suite de l’épisode est qu’en cuisinant le poisson, on découvre l’anneau, ce qui annule le sacrifice de Polycrate : pour expier sa prospérité insolente, il est désormais condamné à une ruine totale. Ce que va nous montrer le second tableau.


La mort de Polycrate

Selon Hérodote,

la fille de Polycrate « avait cru voir en songe son père élevé dans les airs, où il était baigné par les eaux du ciel, et oint par le soleil. Effrayée de cette vision, elle fit tous ses efforts pour le dissuader de partir ». Hérodote, Livre III,  CXXIV.

Bien sûr, Polycrate part quand même pour Magnésie, où il rencontre son destin :

« Orétès l’ayant fait périr d’une mort que j’ai horreur de rapporter , le fit mettre en croix… Polycrate, élevé en l’air, accomplit, toutes les circonstances du songe de sa fille. Il était baigné par les eaux du ciel et oint par le soleil, dont la chaleur faisait sortir les humeurs de son corps. Ce fut là qu’aboutirent les prospérités de Polycrate, comme le lui avait prédit Amasis. »  Hérodote, Livre III, CXXV.


La logique du pendant (SCOOP !)

Le pendant a donc pour sujet l’enchaînement  inéluctable entre une cause et une conséquence. Pour accroître la tension dramatique, il se situe très précisément au dernier instant d’ignorance de la victime, juste avant la révélation de la cause ; et au dernier instant de sa vie, juste après le déclenchement de la conséquence.Comme dans toute bonne tragédie en deux actes, il aurait suffi d’un rien pour que le drame soit évité : les pêcheurs auraient pu manger le poisson, Polycrate aurait pu écouter sa fille.


Rosa 1664 La crucifixion de Polycrate Chicago Art Institute gravure

La gravure tirée de la Crucifixion de Polycrate porte en légende cette conclusion désabusée :

...personne avant sa mort ne peut vraiment se dire heureux

…neminen ante obitum merito dici posse felicem


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Rosa 1660-65 Freres tentes par des demons palazzo Corsini RomaMoine tenté par des démons  Rosa 1660-65 Anachoretes tentes par des demons palazzo Corsini RomaAnachorètes tentés par des démons

Rosa, 1660-65, Palazzo Corsini, Rome

Ces deux tableaux remarquables anticipent sur la mode des « capricios », ces pendants architecturaux qui se developperont surtout au XVIIIème siècle en Italie (voir Pendants architecturaux). Ils appartiennent à la veine démoniaque de Rosa :

  • à gauche un moine renversé à terre brandit une croix minuscule devant un squelette animal dressé ; derrière, une succube exhibe sa poitrine nue, prêtresse d’une divinité phallique à laquelle une croix de bois a été offerte en sacrifice ;
  • à droite, des démons essaient d’arracher leur bure à deux ermites tombés sur le sol.

De part et d’autre, les arches emboîtées, vues à contre-jour, créent un effet d’aspiration visuelle d’une grande efficacité.


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Rosa 1665-70 Saint Onuphre Minneapolis Institute of ArtsSaint Onuphre, Minneapolis Institute of Arts Rosa 1665-70 saint-paul-ermite Matthiesen GallerySaint Paul ermite, Matthiesen Gallery

Rosa, 1665-70 

Avec une grande économie de moyens (décors identiques et très simples : un rocher, un arbre fourchu, une croix ), Rosa construit ce pendant sur des oppositions purement graphiques :

  • entre les postures des deux ermites (assis ou couché la tête en bas, mains et pieds joints ou liés) ;
  • entre leurs vêtements (peau de bête ou natte) ;
  • entre les ambiances lumineuses (lumière orageuse rasante, contre-jour crépusculaire).

Rosa 1661 Albert compagnon de Saint Guillaume de Maleval gravureAlbert, compagnon de Saint Guillaume de Maleval Rosa 1661 Saint Guillaume de Maleval gravure METSaint Guillaume de Maleval

Rosa, 1661

Quelques années auparavant, il avait expérimenté la formule dans ce pendant gravé basé sur les mêmes principes, mais avec moins d’efficacité : décor minimal, contraste entre les postures (debout regardant vers le bas, couché regardant vers le haut) et les vêtements (pagne, armure).


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rosa 1665-70 David et Goliath Devonshire Collection, ChatsworthDavid et Goliath rosa 1665-70 Lutte de Jacob avec l'Ange Devonshire Collection, ChatsworthLutte de Jacob avec l’Ange

Rosa 1665-70, Chatsworth, Devonshire Collection

Le pendant met en parallèle deux héros bibliques ayant triomphé d’un adversaire a priori invincible :

  • à gauche, pour trancher la tête du géant Goliath qu’il vient d’abattre avec sa fronde, David s’empare de sa propre épée, sous le regard impuissant de la troupe ;
  • à droite, Jacob résiste à la poussée de l’Ange, sous le regard placide du troupeau.

Tandis que David et Goliath sont deux adversaires non miscibles (armure contre peau de bête), Jacob et l’Ange fusionnent en une sorte de chimère, à deux ailes et deux jambes. qui mêle le divin et l’humain.


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Rosa, Salvator, 1615-1673; A Rocky Coast, with Soldiers Studying a PlanSoldats étudiant un plan au pied d’une falaise Rosa, Salvator, 1615-1673; Rocky Landscape with Three FiguresTrois personnages en haut d’une falaise

Rosa, Christ Church, University, Oxford

Assez inhomogènes dans le style, ces deux tableaux ont sans doute été réalisés à des époques différentes. Le second complète en tout cas parfaitement le premier, poursuivant le mouvement ascensionnel des soldats vers la tour par celui de l’arbre mort contre la falaise, et se concluant par l’impossibilité d’aller plus haut : le ciel est bouché.


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Rosa-1665-ca-Paysage-desole-avec-deux-personnages-National-Gallery-Scotland-EdimbourgPaysage désolé avec deux personnages Rosa-1665-ca-Landscape-with-Saint-Anthony-Abbot-and-Saint-Paul-the-Hermit-National-Gallery-Scotland-EdimbourgPaysage avec Saint Antoine et Saint Paul Ermite

Rosa, vers 1665, National Gallery of Scotland, Edimbourg

Dans ces magnifiques paysages pré-romantiques de la fin de la carrière de Rosa, l’homme s’efface devant la splendeur sauvage de la Nature, et ne sert plus que d’échelle à sa grandeur. Justifiant cette présence humaine, les deux points d’eau reprennent l’opposition déjà maintes fois mise en scène :

  • à gauche la fragilité et le déséquilibre des troncs morts, arrêtés provisoirement dans leur chute ;
  • à droite la sécurité de la grotte et la pérennité du roc.

[1] Wendy Wassyng Roworth, « The Consolations of Friendship : Salvator Rosa’s Self-Portrait for Giovanni Battista Ricciardi », https://www.metmuseum.org/pubs/journals/1/pdf/1512850.pdf.bannered.pdf
[2] Eckhard Leuschner « The Pythagorean Inscription on Rosa’s London Self-Portrait' » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 57 (1994), pp. 278-283 https://www.jstor.org/stable/751476
[3] Helen Langdon, ‘The Representation of Philosophers in the Art of Salvator Rosa’, Kunsttexte, 2011-12″ https://www.academia.edu/14437843/The_Representation_of_Philosophers_in_the_Art_of_Salvator_Rosa_Kunsttexte_2011-12
[4] Caterina Volpi, « Salvatore Rosa (1615-1673) pittore famoso »
[5] Plus précisément, le premier tableau ferait allusion à Astrea, un texte d’Evangelista Torricelli, et le second à La Pace, un texteo de Valerio Chimentelli.
[6] Tal, Guy. 2011. “Switching Places: Salvator Rosa’s Pendants of A Witch and A Soldier, and the Principle of Dextrality.” Source: Notes in Art History 30, no. 2: 20–25.
[7] « Salvator Rosa’s Democritus and L’Umana Fragilità », Richard W. Wallace, The Art Bulletin, Vol. 50, No. 1 (Mar., 1968), pp. 21-32 http://www.jstor.org/stable/3048508

L’énigme des panneaux Barberini

25 septembre 2019

Malgré les nombreuses études qui leur ont été consacré, ces deux panneaux restent une épine dans le pied de l’Histoire de l’Art de la Renaissance, d’autant qu’on ne connait que très peu d’oeuvres de l’artiste particulièrement original à qui on les doit, Fra Carnevale.

Sans prétendre expliquer totalement le mystère, cet article tire parti de la somme éditée récemment par le Metropolitan Museum [1], pour pousser un peu plus loin les hypothèses.



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge METLa naissance de la Vierge
Fra Carnevale, 1467, MET
Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts BostonLa présentation de la Vierge au Temple
Fra Carnevale, 1467, Museum of Fine Arts, Boston

Une provenance bien établie

Après beaucoup de discussions, on sait maintenant de manière certaine que les deux panneaux ont été réalisés comme retable pour l’autel majeur de l’Oratoire de l’hôpital Santa Maria della Bella à Urbino (« pro picture tabule majoris altaris »), sur commande d’une confrérie de flagellants, et que la somme de 144 florins servit à payer une maison pour l’artiste. ([1], p 258 et 302).

En 1632, le cardinal Barberini, intéressé par ces « perspectives » , les récupéra pour ses collections et fit réaliser en remplacement un tableau de la Naissance de la Vierge. L’inventaire de 1644 de la collection Barberini est un point-clé, mais très contradictoire, du problème. Il décrit les tableaux sans ambiguïté : « una prospettiva con alcune donne che s’incontrano…di mano di fra Carnovale », « una prospettiva con alcune donne che vanno in chiesa ». Ainsi douze ans à peine après leur récupération, le secrétaire qui a fait cet inventaire connaissait leur auteur très rare mais pas leur sujet [2] .

En 1936 et 1937, les  panneaux furent vendus par les héritiers de la collection Barberini aux deux musées américains.


Une iconographie non-conventionnelle

Cet historique établit la provenance religieuse des panneaux (ils ne viennent pas du Palais Ducal) et le fait qu’ils faisaient partie d’un retable. Mais les circonstances particulières de réalisation (confrérie laïque et hôpital) ont dû également influencer leur iconographie non-conventionnelle, dans une mesure que les documents disponibles ne permettent pas de préciser.

Si le sujet du premier panneau est à peu près établi, celui du second est encore, comme nous allons le voir, une des grandes énigmes de l’Histoire de l’Art.


La Naissance de la Vierge


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET

La naissance de la Vierge
Fra Carnevale, 1467, MET

Une composition segmentée

On peut distinguer quatre zones, indépendantes les unes des autres :

  • le premier plan, où des femmes en habit modernes se promènent et se rencontrent ;
  • la chambre, peuplée également de femmes, où seules deux auréoles minuscules et très peu visibles au dessus de la femme alitée et du bébé dans la bassine confirment leur identité : Sainte Anne et sa fille Marie [3] ;
  • le portique de gauche, peuplé uniquement d’hommes, revenant de la chasse ou s’éloignant à cheval vers la campagne ;
  • le premier étage, orné de trois bas-reliefs à l’antique.


Les trois bas-reliefs

Les historiens d’art ont depuis longtemps trouvé l’origine de ces trois bas-reliefs, librement inspirés de thèmes antiques bien connus à l’époque.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET bas relief bacchus ivreL’ivresse de Bacchus   Bacchus decouvrant Ariane MET Bacchus découvrant Ariane endormie, XVème siècle, Mantoue, copie en bronze d’un camée antique appartenant aux Gonzague, MET, New York

Fra Bartolomeo a supprimé le flambeau de la main gauche de Bacchus (fort logiquement vu l’absence d’Ariane) mais a remplacé dans sa main droite le thyrse par un gobelet, moins facile à identifier, et qui tire l’image vers le thème de l’ivresse.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET bas relief bacchus et sileneBacchus enfant avec son précepteur Silène Enfance de Bacchus, Musées des Thermes, RomeEnfance de Bacchus, Musées des Thermes, Rome
satyr holding out a cluster of grapes to Bacchus as a child, from Italy, first half of the 1st century Petit PalaisVerre romain, première moitié du premier siècle, Collection Dutuit, Petit Palais, Paris

Ici Silène assis tend une grappe à Bacchus. Des sarcophages et des statues antiques le montrent aussi debout, portant Bacchus dans ses bras. Fra Carnevale semble avoir fait un mixte des deux versions.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET bas relief triton et nereideTriton portant une néréide   

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


Tritons et nereides Sea-racophagus Musee des Thermes RomeSarcophage de la Mer, Musée des Thermes, Rome

Le couple imaginé par Fra Carnevale s’inspire des diverses postures que présente ce sarcophage, sans en copier aucune [4] .

Si cet étalage de références antiques, à l‘étage noble du palais, n’a rien de surprenant dans la culture humaniste de la cour d’Urbino, le choix et le traitement des thèmes l’est un peu plus : à gauche l‘ivresse, au centre Bacchus enfant établissant un parallèle inévitable avec Marie, et à droite la sexualité réputée des tritons et des néréides, constituent un assemblage hétéroclite, et plutôt incongru dans le contexte d’un tableau d’autel, qui plus est réalisé par un dominicain !


Un jeu érudit (SCOOP !)

Bacchus decouvrant Ariane MET decompose
Une explication possible est que Fra Carnevale s’est livré ici a un jeu érudit, en éclatant en trois scènes distinctes le schéma bien connu du camée des Gonzague :

  • Silène barbu ne soutient plus à gauche la torche de Bacchus, mais passe au centre dans la scène nouvelle de l’Enfance ;
  • la scène érotique de droite (un satyre ithyphallique découvrant Ariane dénudée) est amendée dans la scène passe-partout du triton enlaçant une néréide.

Les trois bas-reliefs sont donc moins scandaleux que didactiques : à la Renaissance, Bacchus est vu comme une figure positive, pré-chrétienne dans son rapport au vin, une figure de la force vitale et de la génération.


La bande de gauche (SCOOP !)

Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET appentis
La chambre ouverte sur l’avant, selon la convention habituelle des Naissances de la Vierge, est précédée par une construction plus rare : un portique sous lequel on voit un fauconnier et un chasseur avec son chien, ramenant un lièvre au palais.



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET appentis detail
Derrière s’étagent des cavaliers et des piétons le long du chemin qui longe les champs jusqu’à la mer, avec ses bateaux.



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET appentis ciel
Au dessus un ciel peuplé d’oiseaux, autre sorte de mer dans laquelle les nuages prennent la forme de dauphins.

Ainsi la bande de gauche semble destinée à illustrer simultanément les richesses de la Terre, de la Mer et des Cieux.


Un précédent célèbre

Giotto_di_Bondone_ 1303-05 The_Birth_of_the_Virgin_Cappella degli Scrovegni Eglise de l'arena Padoue

La Naissance de la Vierge
Giotto, 1303-05, Chapelle Scrovegni (Arena), Padoue

Giotto avait déjà utilisé ce type de composition avec un appentis à gauche abritant deux servantes, et la chambre ouverte à droite, avec en haut Sainte Anne dans son lit recevant Marie emmaillotée, et en bas le bain du bébé, ici représenté une seconde fois. Une servante lui pince délicatement le haut du nez, coutume italienne pour que l’enfant grandisse bien ; tandis que l’autre, déroulant un lange propre sur ses genoux, fait comprendre que l’on va procéder au bain et au changement des couches. Détails prosaïques destinés, bien avant la querelle sur l’Immaculée Conception, à affirmer que la Vierge était bien un bébé comme les autres.



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail Marie
On remarque chez Fra Carnevale le même détail de la servante ayant déroulé sur ses jambes le lange qui attend le bébé, ici représenté entièrement nu (cette nudité n’est pas surprenante pour l’époque, on la trouve également dans une prédelle de Lorenzo di Bicci, [1], p 259).


Des écarts iconographiques

Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail anne
C’est dans la scène du haut que Fra Carnevale s’éloigne des conventions.

Sainte Anne, qu’on représente d’habitude dignement étendue sur le lit, est ici une très jeune femme, la poitrine nue et accoudée sur le flanc. On explique cette attitude étrange par un anachronisme voulu : Fra Carnevale aurait voulu représenter une naissance à l’antique (les trois servantes qui nourrissent l’accouchée portent des sortes de péplums). Mais la quatrième servante, inactive et assise au bord du lit, porte quant à elle des vêtements modernes, comme d’ailleurs toutes les autres femmes des deux panneaux.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail porteuse eau Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail passante

A noter que la servante qui apporte la cuvette d’eau a, pour avoir les mains libres, passé sa longue robe dans sa ceinture, dévoilant sa chemise blanche ; tandis que les nobles dames du premier plan affirment leur statut en occupant leurs mains à remonter leur longue robe.


Un premier plan indépendant

Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail rue
Les passantes dans la rue, en avant des trois marches, ne s’intéressent aucunement à ce qui se passe derrière elle : on voit une jeune fille riche suivie de son chaperon, une mère avec son enfant, une femme (manteau rose) qui présente une jeune femme (manteau bleu) à une troisième, une servante qui attend (manteau vert), une autre passante qui se dirige dans l’autre sens.

Véritable galerie de mode, ce premier plan renvoie à l’atmosphère raffinée de la cour d’Urbino, avec ses coiffures savantes, ses longues robes aux couleurs vives, et son palais de marbre que décorent des aigles, armes des Montefeltro. On peut présumer sans grand risque que certaines de ces élégantes sont des portraits de dames bien en vue de la cour ou de la confrérie.


Un éloge de la Fécondité (SCOOP !)

On pourrait conclure que ce panneau est une oeuvre-prétexte, une « Architecture avec la Naissance de Marie » servant surtout à démontrer les multiples talents de Fra Carnevale, maître de la perspective et par ailleurs un des architectes du Palais ducal d’Urbino.

Je pense pour ma part que le rôle structurant du décor, le jeu avec les bas-reliefs antiques et la minimisation des auréoles vont dans le sens d’une ambition plus grande : représenter la Naissance de Marie non pas comme une scène religieuse en tant que telle, mais comme image emblématique de la Fécondité chrétienne. On sait qu’Anne, femme âgée qui se croyait stérile, tomba enceinte miraculeusement suite à une Annonciation par un Ange, dont voici les paroles :

« de même qu’elle (Marie) naîtra d’une mère stérile, de même elle deviendra, par un prodige merveilleux, la mère du Fils du Très-haut, qui se nommera Jésus, et qui sera le salut de toutes les nations. » Légende Dorée, CXXIX, « La Nativité de la Bienheureuse Vierge Marie (8 septembre) »


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET schema

Du coup, les femmes du premier-plan apparaissent non plus déconnectées de l’arrière-plan, mais reliées à Anne et à Marie en tant que types des âges de la Femme.

Côtoyant les manifestations de la fertilité de la Nature, sous le patronage des bas-reliefs dionysiaques exprimant la Fécondité païenne, et escortée par les femmes illustrant la Fécondité moderne, Anne est régénérée par Fra Carnevale en une jeune femme grecque...



Maitre des Cassoni Campana 1510-20 Ariane a Naxos Avignon, musee du Petit Palais

Ariane à Naxos
Maître des Cassoni Campana, 1510-20, musée du Petit Palais, Avignon

…qui anticipe étrangement l’Ariane à Naxos du Maître des Cassoni Campana, d’abord nue dans le lit, puis réveillée par le cortège de Bacchus.



La supposée « Présentation de la Vierge »

Giotto_di_Bondone_ 1303-05 The_Birth_of_the_Virgin_Cappella degli Scrovegni Eglise de l'arena Padoue La Naissance de la Vierge Giotto_di_Bondone_ 1303-05 Presentation au temple_Cappella degli ScrovegniLa Présentation de la Vierge au Temple

Giotto, 1303-05, Chapelle Scrovegni (Arena), Padoue

Dans les cycles consacrés à la Vie de Marie, la scène de la Présentation au Temple suit immédiatement celle de la Nativité de Marie. Les éléments invariables de cette iconographie, tirés du proto-Evangile de Jacques, sont les suivants :

  • les parents de Marie, Joachim et Anne, qui l’accompagnent au Temple ;
  • le Grand Prêtre qui l’accueille ;
  • l’escalier, nécessaire pour illustrer le point marquant du texte : la petite fille, âgée à peine de trois ans, « ne se retourne pas en arrière » vers ses parents.


La question des « mendiants »

Ghirlandaio 1486-90 Presentation_of_the_Virgin_at_the_Temple , Chapelle Tornabuoni Santa Maria NovellaGhirlandaio, 1486-90, Chapelle Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence Daniele-Da-Volterra-1555 The-Presentation-of-the-Virgin Fresque Trinite des MontsDaniele da Volterra, 1555, Capelle Orsini, églse de la Trinité des Monts, Rome

Comme le montrent ces deux exemples, la présence de mendiants à l’extérieur du Temple n’est pas exceptionnelle dans l’iconographie de la Présentation : Ghirlandaio en représente un seul, à demi-nu, méditant philosophiquement sur les marches en compagnie de son tonnelet ; Daniele da Volterra en montre quatre implorant la charité des fidèles (on distingue aussi un pèlerin assis en haut).



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston malades

Dans le panneau de Fra Carnevale, les trois personnages dénudés et accompagnés d’un chien, ne mendient pas : on voit posés à côté d’eux une gourde et une écuelle, un tonnelet et un sac bien rempli. Leur point commun est la présence de bandages, et leur attitude de souffrance : l’un se tient la tête dans la main, l’autre a du mal à se relever, le plus âgé tend difficilement un bras dans un geste d’impuissance : compte tenu du contexte, ces trois personnages ne sont pas des mendiants, mais bien des malades de l’hôpital de Santa Maria della Bella.


Une énigme iconographique

Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston

Faute de mieux, on part du principe que le second panneau a pour sujet la Présentation de la Vierge au Temple, lequel aurait été transposé en une église chrétienne. Marie serait la jeune fille en bleu en tête du cortège, et sa mère Anne la jeune femme en vert qui la suit.

Les impossibilités iconographiques sont évidentes :

  • absence de Joachim ;
  • absence du Grand-Prêtre ;
  • Marie n’est pas sur l’escalier, mais en avant des trois malheureuses marches : et de plus, elle se retourne vers sa supposée mère.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston

Trois autres objections, encore plus importantes à mon sens, tiennent à la cohérence des panneaux :

  • on ne peut pas dans l’un s’appuyer sur la présence minimaliste des auréoles pour identifier Anne et Marie, et dans l’autre faire l’impasse sur l’absence de toute auréole pour les deux mêmes personnages ;
  • le fait que, dans le panneau Palais, les saintes personnes soient représentées à l’arrière-plan, et que dans le panneau Eglise elles se cachent sans aucun signe distinctif parmi les passantes du premier plan, rend la composition complètement illisible ;
  • placer les deux panneaux dans l’ordre chronologique fait que « la perspective diverge au lieu de converger, créant un effet inhabituel de disruption centripète » ([1] p 358)

Malgré la copieuse bibliographie consacrée aux panneaux Barberini, aucune iconographie alternative ne tient la route. Préférant une explication bancale à un total mystère, les historiens d’art oublient d’expliquer pourquoi Fra Carnevale aurait transformé un thème banal en une composition aussi cryptique (l’aspect « devinette » pourrait se concevoir dans le cas de panneaux à usage privé, pas pour un retable).

Et ne concluent jamais clairement que le sujet du second panneau ne peut pas être la Présentation au Temple [5].


Une autre approche

L’approche que nous allons suivre pour avancer sur la question est de postuler d’emblée que les deux panneaux forment des pendants, dans l’espoir que l’un puisse éclairer l’autre.

A partir d’ici, nous présenterons donc les panneaux dans l’ordre naturel induit par la perspective, en les nommant non d’après les figurants hypothétiques, mais d’après les véritables personnages : à savoir les deux bâtiments.


Une conception d’ensemble

Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts BostonL’Eglise Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge METLe Palais

Les deux panneaux comportent des trous d’épingles sur leur bord interne, ainsi que de nombreuses lignes de construction incisées dans la couche de préparation, qui montrent que la construction a été conçue comme un tout, directement sur les panneaux et de manière très rigoureuse, notamment en ce qui concerne la diminution de taille des personnages (le grand enjeu technique de l’époque).


Fra Carnevale 1467 diptyque schema1
Ainsi les trois marches sont alignées de part et d’autre, ainsi que la ligne d’horizon.

De plus, la marche des passantes s’effectue de manière symétrique, de même que celle des deux petits personnages accompagnés d’un chien, l’un sortant de l’Eglise et l’autre entrant dans le Palais.


Des sexes séparés (SCOOP !)

Fra Carnevale 1467 diptyque schema2
Voici comment les hommes (en bleu) et les femmes (en rose) se répartissent dans le deux panneaux. Les cercles rouges correspondent aux atypiques :

  • côté Eglise les ecclésiastiques (deux moines accotés à droite, trois prêtres au fond près de l’autel central) ;
  • côté Palais les servantes qui se distinguent des autres par leur vêtement à l’Antique.

Première constatation, pour les sculptures de l’Eglise : entre la scène sacrée de l’Annonciation, en haut, et la scène païenne de la nymphe et du faune, en bas, les sexes se croisent : manière sans doute de signifier que la Virginité de Marie est l’inverse de la sensualité antique.

Seconde constatation : les sexes ne se côtoient jamais (sauf dans la partie dionysiaque du Palais, pour le bas-relief du triton et de la néréide). L’intérieur des deux bâtiments est unisexe : hommes dans l’Eglise, femmes dans le Palais (ce qui est normal pour une scène d’accouchement). Le parvis est également unisexe côté Palais (les passantes étant, comme nous l’avons vu, des instances du modèle exemplaire que constituent Anne et sa fille).



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston cortege

En revanche, côté Eglise, le parvis est plus mélangé : mis à part les trois malades et le chien, le cortège, qui semble arrêté devant un grand bénitier central contenant une branche de buis, suit un ordre bien précis qui, là encore, sépare les sexes :



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston jeuens filles

  • deux jeunes filles aux riches robes et aux coiffures complexes, la plus jeune se retournant vers l’autre ;



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston femmes

  • quatre femmes voilées, d’âge varié ;



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston jeunes gens

  • deux jeunes gens dont l’un pose amicalement sa main sur le bras de l’autre ; à la différence de tous les autres hommes des deux panneaux, ils sont vêtus de longues robes, de couleurs différentes (étudiants, futurs clercs ?)

Il ne s’agit en tout cas pas de paroissiens quelconques se rendant à la messe (rien dans l’église n’en indique l’imminence), ni d’une famille (pas de père) ni d’un enterrement (malgré la branche de buis et les voiles). Il pourrait s’agir de quatre jeunes nobles se rendant à l’église accompagnés par quatre parentes ou préceptrices. Ou plus probablement de l’intronisation des deux jeunes gens dans la confrérie (expliquant pourquoi ils se tiennent déjà fraternellement par le bras, et créant un lien avec l’autre panneau, l’intronisation étant comme une seconde naissance). Faute de connaissances plus précises sur les statuts et les rites de cette confrérie, nous ne saurons probablement jamais ce que ce cortège montre  précisément, mais qui devait avoir une signification immédiate dans le contexte local.


Des décors homologues (SCOOP !)

En prenant un peu de recul, les deux panneaux manifestent une étonnante similarité de composition.



Fra Carnevale 1467 diptyque schema3
Les quatre zones que nous avions distinguées dans le panneau Palais se retrouvent également dans le panneau Eglise. Ce sont, de l’avant vers le fond :

  • un parvis où défilent des personnages en vêtements modernes : on peut peut être opposer (zone violette) la Pauvreté des malades, à gauche, et l’Abondance, à droite (tout ce qui se trouve côté portique, y compris la jeune fille riche et la mère avec son fils) ;
  • une façade (vert foncé) ornée de sculptures symboliques : Chasteté côté Eglise, Fertilité côté Palais) ;
  • une zone de « purification » (vert moyen),  sorte de pronaos où le bénitier fait pendant à la baignoire (cercles blancs) ;
  • une zone sacrée (vert clair), où ne se trouvent que des prêtres (derrière la clôture de choeur) ou des équivalents de « prêtresses » (les trois servantes vêtues à l’antique).


Un sous-thème commun : la Génération (SCOOP !)

Sur la façade de l’église, on reconnaît en haut la scène de l’Annonciation, avec les statues de l’Ange et de Marie, et plus bas à gauche un bas-relief de la Visitation (le bas-relief de droite est indéchiffrable). Ces deux scènes sont souvent représentées ensemble, l’une montrant l’instant où Marie tombe enceinte, l’autre celui où elle sent Jésus bouger dans son ventre (en même temps que sa cousine Elisabeth sent le futur Saint Jean-Baptiste bouger dans le sien).

Reste que, mis en regard, les sculptures montrent :

  • à gauche la Conception surnaturelle du Christ, contredisant la conception originelle (le Faune et la Nymphe étant en somme les figures antiquisées d’Adam et Eve) ;
  • à droite la Fertilité païenne (Bacchus « réveillant » Ariane abandonnée), au dessus de la Fertilité d’Anne.

Ces correspondances sont trop elliptiques pour constituer la clé unique de compréhension, mais elles ont pu jouer leur rôle dans un niveau de lecture érudite.


Un impossible polyptyque

Malgré ces homologies, les deux panneaux ne constituent pas un espace unifié par la perspective centrale : les dalles du premier plan sont des rectangles à gauche, et des carrés à droite ; mais surtout, les points de distance ne sont pas identiques : le panneau Eglise est conçu pour être vu d’une distance d’environ 2,40 m, et le panneau Palais de 1,80 m. ([1] p 324)



Fra Carnevale 1467 diptyque schema1 cadre
Par ailleurs, les traces de cadre qui subsistent en haut sont différentes : le panneau Eglise présente trois arcatures, le panneau Palais trois arcatures de même taille, mais festonnées. A noter que dans les deux panneaux, le cadre s’abaisse sur la gauche (comme s’il y avait eu un chapiteau).

Remarquons que ce cadre faite partie intégrante de la conception :

  • côté Eglise, les deux statues tombent dans les creux : mais celle de la Vierge a dû être décalée vers la gauche (par rapport au haut de la colonne) pour qu’elle ne soit pas masquée ; très astucieusement, l’arcade vide centrale évoque la présence divine ;
  • réciproquement, côté Palais, les trois bas-reliefs païens tombent sous les pointes.

En rapprochant ces deux « anomalies » (distance de vision différente, cadre différent), une première conclusion s’impose : les deux panneaux ne pouvaient pas être pas montés en diptyque, ni même insérés dans un triptyque autour d’un hypothétique panneau central.

Cependant leur construction similaire implique une forme de solidarité entre les deux.

Seule possibilité : ils n’étaient pas conçus pour être présentés côte à côte, mais tour à tour !


Un accrochage particulier

Les études techniques concluent à un système d’accrochage très particulier : des traces de clous sur le pourtour suggèrent que les trois planches constituant chaque panneau n’étaient pas maintenues par un système de traverses en bois à l’arrière (comme habituellement dans les retables), mais probablement par un cadre métallique qui les enserrait ([1] p 359).

On sait très peu de choses sur l’oratoire Santa Maria delle Bella. Néanmoins un document de 1597 parle d’une armoire à reliques (armadio) en fer forgé close par plusieurs clés ([1] p 37), et une visite pastorale de 1608 (donc avant la récupération des panneaux par Barberini) d’une armoire située à gauche de l’autel principal, close par un rideau rouge ou vert ([1] p 307).


Une porte d’armoire (SCOOP !)

Plusieurs auteurs ont pressenti un rapport possible entre cette armoire à reliques et les panneaux de Fra Carnevale, mais sans conclure : or l’hypothèse qu’il s’agisse du recto et du verso de la porte de cette armoire est compatible avec leur grande taille (145 x 96 cm).



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET armoire
Armoire à reliques (reconstitution P.Bousquet)

Supposons donc que, du temps de Fra Carnevale, le maître-autel de l’oratoire de l’hôpital ait été surmonté d’une grande armoire à reliques, reliques qui auraient pu être déplacées plus tard dans l’armoire en fer forgée latérale afin de permettre leur vision en permanence (ce qui aurait facilité la récupération par Barberini de la porte, devenue obsolète et son remplacement par un tableau parfaitement conventionnel de la Naissance de Marie).


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Vers 1600, Pieve di San Giovanni Battista, San Giovanni d’Asso

Bien qu’exceptionnel, ce dispositif d’une armoire-reliquaire au dessus d’un autel majeur n’est pas inconcevable, surtout dans le cadre semi-privé de la chapelle d’un hôpital géré par une confrérie.

De manière inattendue, cette hypothèse met en lumière certains parti-pris de la composition :

  • les niveaux horizontaux bien marqués sont cohérents avec la présence d’étagères ;
  • par leur position latérale, les points de fuite (pivots graphiques) se superposent aux  charnières (pivots mécaniques) ;
  • le porche centré du panneau Palais suggère une porte à ouvrir : il aurait donc plutôt constitué le verso (armoire fermée) ;
  • le contraste entre l’Eglise (vue de dehors) et le Palais (avec vue sur l’intimité de la chambre à coucher) épouse bien la dialectique fermé/ouvert.

Mais surtout, elle éclaircit plusieurs points obscurs :

  • cadre du panneau Palais (recto) plus orné que le cadre du panneau Temple (verso) ;
  • au verso, scènes religieuses standards (Annonciation, Visitation), absence de cérémonie dans l’Eglise et malades devant la porte, typique des jours ordinaires (armoire fermée) ;
  • au recto, thème sacré de la « guérison » de Sainte Anne et de la fécondité dionysiaque, visible les jours extraordinaires d’ostension ;
  • distance de vision plus courte pour le panneau recto, lorsque les malades étaient autorisés à rentrer dans le choeur  pour se rapprocher des reliques.



Références :
[1] « From Filippo Lippi to Piero Della Francesca: Fra Carnevale and the Making of a Renaissance Master », sous la direction de Keith Christiansen, 2005, Metropolitan Museum of Art https://books.google.fr/books?id=2_AJE1mo-AEC
[2] Le cardinal Barberini avait récupéré les tableaux parce que Vasari en parlait dans son livre comme étant de Fra Carnevale, peintre rare digne d’intéresser un collectionneur ; et il connaissant le sujet de l’un des deux, puisqu’il a commandé en remplacement une « Naissance de la Vierge ». Le fait qu’il n’ait pas communiqué l’information au secrétaire montre que la signification religieuse des panneaux était pour lui secondaire : probablement savait-il qu’ils avaient avant toute une toute autre fonction, indigne d’être mentionnée parce qu’elle n’avait de sens que dans le contexte local de l’hôpital Santa Maria della Bella.
[3] On a supposé que ces auréoles auraient pu être rajoutées dans un second temps, pour forcer l’interprétation religieuse : mais dans ce cas pourquoi les faire si peu visibles ? Uu autre mystère est leur forme différente : celle de la femme est pleine, celle de l’Enfant est rayonnante. La restauration trop poussée rend malheureusement impossible toute avancée sur la question.
[4] Pour d’autres exemples de Tritons et de Néréides, voir https://commons.mtholyoke.edu/arth310lankiewicz/beneath-the-waves/
[5] L’exception est Creighton Gilbert, dont les deux articles constituent une démolition en règle de l’hypothèse Présentation de la Vierge, et expliquent clairement pourquoi les deux panneaux ne pouvaient pas faire partie d’un triptyque. Son explication alternative, deux scènes de la vie de l’hôpital, est malheureusement peu convaincante : le thème de la « Charité aux malades » est loin d’être patent, et celui de la Naissance supposerait que l’Hôpital de Santa Maria della Bella avait une improbable spécialité « Maternité », à une époque où les femmes accouchaient à domicile.
Creighton Gilbert « The function of the Barberini panels », dans « Studi per Pietro Zampetti »  p 146-52, 1993
Creighton Gilbert, « The function of the Barberini panels : addenda «  dans « Critica d’Arte », 2000 ser 8, tome 63 N°6, p 24-30

Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz

7 septembre 2019

 

Konrad Witz est frustrant : son oeuvre extrêmement originale, au carrefour d’influences flamandes et italiennes, est trop brève et trop fragmentaire pour se laisser appréhender complètement. Du coup ses tableaux sont tous des questions ouvertes, sur lesquels les spécialistes font parfois quelques microscopiques avancées.

Je propose ici une lecture transversale de quelques uns de ces problèmes bien connus, dans l’idée de mettre en évidence trois procédés qui me semblent caractéristiques de son style : l’effet de loupe, les contre-pieds et les rébus.



Triptyque d’Olsberg, Konrad Witz, vers 1437-40

 

 

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum NurembergAnnonciation (revers)
Germanisches National Museum, Nuremberg
1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA BaleRencontre d’Anne et de Joachim à la Porte Dorée (avers)
Kunsmuseum, Bâle

Un triptyque hypothétique

Aujourd’hui scindés en deux, ces panneaux constituaient le volet gauche d’un hypothétique triptyque, dont le panneau central était peut-être une Vierge à l’Enfant conservée elle-aussi à Bâle, la Madonne d’Olsberg. Le volet droit, dont il ne reste rien, aurait pu présenter à l’avers une autre scène de la vie de la Vierge, par exemple ses fiançailles avec Joseph, tandis qu’au revers aurait pu figurer la Nativité (ou bien la Visitation), en pendant à l’Annonciation (celle-ci, sans fond d’or fragile, étant nécessairement placée au revers).


L’ombre en hors champ

 

1432 Van Eyck Retable de Gand revers detailVan Eyck, 1432 , Retable de Gand, Annonciation, revers (détail). Maitre de Flemale Triptyque Werl Panneau droit (detail)Maître de Flemale, 1438, Triptyque Werl, avers du panneau droit (détail).

Les deux compositions présentent, en bas à droite, une ombre en diagonale provenant d’un objet en hors-champ. Il s’agit en fait de l’ombre du cadre, procédé mis au point par les flamands pour créer un effet de boîte [1].

Dans la Rencontre d’Anne et de Joachim, Witz a surenchéri en ajoutant, en haut, l‘ombre de la barre horizontale du cadre se projetant sur la face en biais de la porte.



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L’Annonciation

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg


Une perspective erratique

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg perspective

Les boîtes créées par Witz n’obéissent pas à la perspective centrale toute récente d’Alberti, ni même à la perspective des flamands, avec plusieurs points de fuite échelonnés en hauteur . Elles ne respectent même pas des points de fuite locaux, comme on le voit sur les lattes du plancher, divisées en deux familles.

Ce côté erratique de la perspective jure, pour notre oeil moderne, avec le réalisme exacerbé des matières : veines et fissures des madriers, ombres portées par la moindre cheville, coulures des joints de plâtre. Et avec la précision technique de la construction.


Une construction compliquée

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg aisselier

La pièce est délimitée par un assemblage hétéroclites de poutres. La première poutre verticale porte en bas un aisselier (barre en oblique) qui gêne le passage : elle pourrait être destinée à être englobée dans une cloison en construction, mais sa partie supérieure est ouvragée, tout comme celle de la poutre de l’autre côté de la porte : les deux sont donc destinées à rester apparentes.


1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg plafond

Le plafond est encore plus déconcertant : il se compose de deux jeux de solives perpendiculaires, celles de la partie arrière venant s’appuyer sur la partie avant, comme si elles avaient été rajoutées dans un second temps (ce pourquoi la poutre verticale centrale comporte en haut deux aisseliers et non pas trois). La plancher est lui aussi divisé en deux parties, l’Ange et Marie occupant la moitié avant.


Intérieur ou extérieur ?

Nous sommes censés être à l’intérieur de la chambre de la Vierge : sauf qu’il est totalement vide du mobilier et des ingrédients habituels des Annonciations (colombe, vase de lys, lutrin, lit), et que rien n’indique sur quoi Marie est assise.

Si le mur du fond n’avait pas sa fenêtre géminée, avec son encadrement de la même pierre rose que celui de la porte, nous aurions plutôt l’impression d’être à l’intérieur d’une sorte d’appentis provisoire, s’appuyant à l’extérieur d’une maison en dur, et construit devant sa porte d’entrée.


La maison d’un charpentier

Si Witz, au lieu de détailler le mobilier, s’est concentré sur ce doublage de bois compliqué et sans utilité pratique, c’est probablement pour traduire en image une circonstance particulière rapportée par les Apocryphes : Marie, qui avait passé son enfance dans le Temple, fut à douze ans hébergée dans la maison de Joseph, qui lui avait été désigné comme époux, un peu contre son gré, par le miracle du bâton fleuri :

« Joseph épouvanté reçut Marie et lui dit : « Je te reçois du temple du Seigneur et je te laisserai au logis, et j’irai exercer mon métier de charpentier et je retournerai vers toi. Et que le Seigneur te garde tous les jours. » Protoévangile de Jacques, chapitre IX [2]

Cette pièce agrandie à la va-vite par la main d’un charpentier représente littéralement la maison de Joseph, dans laquelle il a laissé seule Marie et où se produit l’Annonciation.


1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg schema

Le fait qu’elle soit composée de deux parties (la moitié avant occupée par l’Ange et Marie, et la partie arrière vide, sur laquelle se projette seulement l’ombre insaisissable de la Vierge) suggère une interprétation plus symbolique : elle pourrait représenter le couple si particulier de Marie et de Joseph : une vraie union (comme le montrent les fenêtres géminées) mais platonique (comme le montrent les deux moitiés disjointes).


 

La porte close

Contrairement au maître de Flémalle, qui dans le retable de Mérode prend soin de représenter ouverte la porte par laquelle l’Ange est entré (voir 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux), Witz la montre ostensiblement fermée : l’Ange est donc passé au travers.


1450 Speculum humanae salvationis, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, La Haye 10C23
Speculum humanae salvationis, 1450, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, La Haye 10C23

A l’époque, toute le monde voit dans la porte close une figure de Marie et de sa virginité, comme le précise le Speculum humanae salvationis :
« Porta clausa figurat beatam Maryam »


 

La double poignée

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg detail poignee
Reste à comprendre pourquoi Witz l’a affublée de cette énorme poignée, sans utilité pratique puisqu’elle se situe en plein milieu.

Elle joue sans doute un petit rôle dans la logique d’ensemble, appelant la main du spectateur à ouvrir le volet de gauche du triptyque (dont la porte constitue ainsi une sorte de modèle réduit).

Mais ce qui frappe surtout est que, sous cet angle très particulier d’incidence, un jeu d’optique fait que la poignée de fer se duplique en une poignée d’ombre, le bois opaque se comportant en somme exactement comme un miroir : coïncidence de l’ombre et du reflet qui avait tout pour stimuler l’intérêt graphique de Witz.

On peut aussi voir la poignée double plus symboliquement : sa moitié arrière, qui nous est donnée à voir par la transparence « surnaturelle » du bois, est celle que l’Ange a empoignée pour entrer miraculeusement dans la pièce.


 

Deux effets witziens

Ainsi ce tableau constitue une excellente introduction à deux des effets que nous allons retrouver dans d’autres oeuvres de Witz.

L’effet de contre-pieds : les contradictions de la pièce (vide de meubles, à la fois intérieure et extérieure, à la fois provisoire et construite, à la fois unique et disjointe) servent à nous faire comprendre son caractère symbolique : elle est la maison de Joseph et, au delà, l’image atypique de son couple.

L’effet loupe : un détail, mis en évidence par son emplacement central et sa taille, synthétise un point de théologie : ici, la poignée démontre que la virginité de Marie n’est perméable qu’à l’Ange.

Aussi physiquement incarnés qu’ils paraissent, les décors de Witz sont donc avant tout des constructions conceptuelles, destinés à un public lettré : son installation à Bâle en 1431 et son éclatant succès ne se comprennent d’ailleurs que dans le contexte exalté et contestataire du concile de Bâle.


Voyons comment ces deux procédés se déclinent dans l’autre scène, tout aussi originale, que Witz a peinte au recto de son Annonciation.



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Rencontre d’Anne et de Joachim à la Porte Dorée

1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale

 

L’histoire de la conception de Marie est racontée dans les évangiles apocryphes, et est connue dans les pays germaniques par le Marienleben de Bruder Philipp :

« Chassé du temple car, après vingt ans de mariage, il n’avait toujours pas d’enfant, Joachim fuit au désert où il jeûne et prie. De son côté, son épouse Anne se lamente sur sa stérilité. Un ange leur apparaît tour à tour pour leur annoncer qu’ils concevront un enfant. Sur ordre de cet ange, les deux époux se retrouvent à la Porte Dorée à l’entrée de Jérusalem. Après leur retour à la maison, Anne conçoit. » Réjane Gay-Canton, [3]


1485 Master of the Stories of Mary in Aachen Musee du tresor de la Cathedrale Aix la Chapelle

Master of the Stories of Mary in Aachen, 1485, Musée du trésor de la Cathédrale Aix la Chapelle

Cette composition très littérale montre de gauche à droite trois temps de l’histoire :

  • Joachim au désert parlant avec un de ses bergers,
  • Joachim averti par l’Ange,
  • Joachim embrassant Anne qui, avertie de son côté, est venue à sa rencontre.

On voit bien le chemin caillouteux, Jérusalem représentée comme une ville médiévale avec les latrines accrochées au dessus des fossés, la porte dorée entrouverte et le bâton appuyé contre le mur qui indique à la fois la fin du voyage et la vieillesse de Joachim.


Une image théologiquement chargée

Dans son article très perspicace sur cette iconographie, Réjane Gay-Canton [3] la resitue au coeur d’un des grands enjeux théologiques de l’époque, la querelle de l’Immaculée Conception :

  • pour les Maculistes, la conception de Marie résultait de l’activité d’un couple normal, le côté merveilleux résidant simplement dans le côté tardif et l’annonce par l’Ange ; c’est une fois implantée dans le sein de sa mère, et donc entachée par le péché originel, que Marie avait été purifiée et sanctifiée par l’action du Saint-Esprit ;
  • pour les Immaculistes au contraire, la conception de Marie s’était effectuée de manière surnaturelle, précisément par le baiser échangé à la Porte Dorée.


Ulmer Meister um 1400 Staatsgalerie Stuttgart
Ulmer Meister, vers 1400, Staatsgalerie, Stuttgart

Ce panneau clairement immaculiste montre bien l’opposition entre un couple voué à une sexualité ordinaire – un berger avec son bâton, une servante avec son panier) et le couple béni par l’Ange qui réunit le vieux Joachim, bedonnant et au poignard fiché dans sa bourse, à Sainte Anne, dont l’auréole intersecte la Porte Dotée.

Réjane Gay-Canton montre bien que les images fluctuent entre les deux théories et suivent leur propre logique, parfois contradictoire avec celle du texte qu’elles ont sensées illustrer.


Historienbibel, Soleure, Zentralbibliothek, Cod. S II 43, fol.319v
Vers 1450, Historienbibel, Soleure, Zentralbibliothek, Cod. S II 43, fol.319v

Sont plutôt Immaculistes les images où la porte est fermée, où le couple est placé devant, et se contente d’échanger un chaste baiser statique.


 

vad-0343d
Vers 1450, Historienbibel, Saint-Gall, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung, VadSlg Ms. 343d, fol. 10v

Sont plutôt « maculistes » celles où la porte est ouverte, où l’étreinte a lieu sous la voûte et où le couple se rapproche activement  :

« Situer la rencontre non à l’extérieur de la ville mais à l’intérieur d’un lieu clos rend plus tangible l’intimité de la rencontre qui doit symboliser la conception. La porte de la ville devient en même temps la porte de la chambre du couple. » [3]

On pourrait sans doute pousser la métaphore un cran plus loin : dans la version Saint-Gall, la porte grande ouverte et le verrou (doublé par pudeur) évoquent clairement l’activité sexuelle ; tandis que dans la version Soleure, c’est toute la ville enclose dans ses murailles qui devient, derrière la porte en métal incorruptible, l’image d’un ventre inexpugnable.


 

1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale 1485 Master of the Stories of Mary in Aachen Musee du tresor de la Cathedrale Aix la Chapelle

La comparaison avec l’imagerie habituelle montre bien combien la composition de Witz est synthétique et originale.


1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale caniveau

Toute la partie « Joachim au désert » est évoquée par le chemin caillouteux ; le rempart et les fossés de Jérusalem sont résumés par deux assises de pierre rose se reflétant dans un caniveau rempli d’eau.


 

L’effet « rébus »

1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale statuettes
Moïse et Aaron

Witz a emprunté aux flamands l’idée de faire jouer aux statuettes un rôle dans la narration, mais ce rôle est chez lui très allusif, à la manière d’un rébus.

Le couple Moïse / Aaron (ce dernier identifiable par son couvre-chef de grand prêtre) est rarement représenté, et n’a aucun lien direct avec l’épisode qui nous occupe, sinon d’indiquer vaguement que nous sommes à Jérusalem.

Mais un lecteur avisé de la Bible verra facilement entre Moïse, monté sur la montagne pour recevoir les Tables de la Loi, et son frère Aaron, premier Grand prêtre d’Israël, se profiler l’épisode du Veau d’Or.

Witz ne nous montre pas qu’il s’agit de la Porte Dorée, mais le suggère par contagion verbale.


L’effet contre-pieds

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg 1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale

Si la porte de Marie a tout d’une clôture virginale, celle d’Anne n’a vraiment rien de doré : elle est obscure, pleine de toiles d’araignées et elle ne mène à rien. Comme le dit à Anne sa servante Judith;  » C’est avec raison que Dieu a clos ton ventre afin que tu ne donnes pas un enfant à Israël » [2].


1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale Porte impossible
De plus, les approximations perspectives de Witz ne permettent pas de justifier le fait que, derrière les deux personnages, il est impossible de placer un socle symétrique à celui de gauche. La « porte non dorée » de Witz est une construction impossible, dont le haut et la base sont tordus à quatre vingt dix degrés.



1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale ouverture porte
Pour comprendre l’intention, il faut suivre la couleur dorée qui, débordant du ciel au travers des auréoles, casse et tord l’architecture de pierre, « ouvrant » sous nos yeux la vieille porte. Et transfigurant au passage le couple de vieillards en un jeune couple radieux, dont l’ombre unique se projette sur le mur blanc.

Cette invention spectaculaire transcende sous nos yeux la querelle maculiste/immaculiste par un pur miracle plastique : une porte fermée, et qui pourtant est en train de s’ouvrir.


L’effet de loupe

1449 Master of the Junteler epitaph Museum zu Allerheiligen Schaffausen detail
Portement de croix et Crucifixion (détail)
Master of the Jünteler epitaph, 1449 Museum zu Allerheiligen, Schaffausen
Cliquer pour voir l’ensemble

Ce tableau peu connu possède un détail remarquable : la barre à contrepoids qui permet de bloquer l’entrée de Jérusalem (on voit même la corde qui permet de la ramener en position basse).


1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale barre
Witz lui a préféré une barre à axe vertical, représentation tout à fait unique dans l’iconographie, et qui joue ici plusieurs rôles.

Graphiquement, cet objet saillant au raccourci outrancier, placé à l’extrême gauche du triptyque. attire l’oeil du spectateur et lui indique où commencer la lecture.

Dynamiquement, sa rotation selon l’axe vertical invite à découvrir l’effet de torsion qui affecte l’ensemble de la porte.

Métaphoriquement, pivotant sous la statue de Moïse pour se plaquer contre la porte, elle imite le bras gauche de Joachim, pivotant sous la statue de Moïse pour enlacer Anne.



1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale detail bas

Si la vieille porte envahie d’araignée représente la stérilité de l’une, ce bélier bloqué par les deux bouts dit l’impuissance de l’autre.



Retable de Genève, Konrad Witz, vers 1444

De ce retable on n’a conservé que les volets latéraux, vandalisés durant la Réforme (les visages ont été grattés) et  restaurés à plusieurs reprises. Destinés au maître autel de la Cathédrale Saint Pierre de Genève, trois d’entre eux mettent en scène ce saint.


1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve

La délivrance de Saint Pierre (volet droit, extérieur)
Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Deux moments consécutifs

La moitié droite montre Saint Pierre dans sa prison, gardé par quatre soldats.

« L’ayant fait prendre, il le mit en prison, le plaçant sous la garde de quatre escouades de quatre soldats chacune. » Actes des Apôtres, 12:4

Durant son sommeil, un ange vient le délivrer :

« Et voici que survint un ange du Seigneur et qu’une lumière resplendit dans le cachot. Frappant Pierre au côté, il l’éveilla et dit:  » Lève-toi promptement!  » Et les chaînes lui tombèrent des mains. Puis l’ange lui dit:  » Mets ta ceinture et chausse tes sandales.  » Il le fit, et (l’ange) lui dit:  » Enveloppe-toi de ton manteau et suis-moi.  » Etant sorti, il le suivait, et il ne savait pas que fût réel ce qui se faisait par l’ange, mais il pensait avoir une vision. » Actes des Apôtres, 12:7-8

Personne ne sait pourquoi Witz s’est écarté à ce point du texte : Pierre est attaché aux pieds et au cou, il est pieds nu, et il s’enfuit en emportant un livre inexpliqué.
Autre énigme incompréhensible : la colonne inachevée, que l’on devine dans le V des toits.


Une scène arrêtée

Les deux soldats de droite (l’un en armure et l’autre en habit) font partie du premier temps de l’histoire : ils voient l’ange (l’un le désigne de son doigt, qui dépasse l’angle du mur) mais ne peuvent s’opposer à son arrivée.

Les deux soldats du centre (l’un en armure et l’autre en habit) complètent la garde. Mais tournés vers la gauche, ils font plutôt partie du second temps de l’histoire : ceux qui ne peuvent s’opposer au départ de l’ange. L’un dort, et l’autre n’a pas le temps de ramasser sa longue pique, qui reste coincée dans la moitié droite.

La marche tranquille de l’Ange, tenant par la main Saint Pierre encore hébété, exclut une fuite précipitée. Il nous faut comprendre que les quatre soldats sont comme paralysés, figés par un effet de flash. Leurs ombres portées, qui dramatisent la scène, sont aussi une manière de traduire leur impuissance : inoffensifs comme des ombres.


Une composition économe (SCOOP !)

1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve schema
Les deux moitiés sont homologues :

  • un mur plat derrière l’Ange,
  • un mur en biais derrière Saint Pierre,
  • un mur plat ou en biais dans l’autre sens, derrière deux soldats.

La transition entre les deux posait un problème de place, pour caser le battant grand ouvert. Witz a eu alors l’idée d’un dispositif ad hoc : le battant est composé de deux parties articulées, la partie étroite se plaquant dans l’épaisseur du mur et l’autre à l’extérieur. On voit fréquemment à l’intérieur des  maisons de l’époque ce type de volet repliable, qui limitait l’encombrement : mais il n’a aucune justification pratique  pour une porte de prison ouvrant sur une cour.

La perspective approximative de Witz lui permet de raccorder cette porte avec le mur au faîtage de tuiles, escamotant ainsi le problème.


L’effet Rebus (SCOOP !)

1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve detail Balaam

La statue au dessus du portail a été identifiée par Burckhardt comme étant le prophète Balaam, à cause de sa prophétie :

« Il prophétise : « De Jacob monte une étoile, d’Israël surgit un sceptre. » (Nombres 24, 17).

Cette identification est en général rejetée : on ne distingue pas clairement le sceptre dans la main gauche, et Balaam n’a aucun rapport apparent avec Saint Pierre.

Ce rapport existe pourtant, et se rapporte à l’épisode de l’ânesse, raconté juste avant (Nombres 22-24). Le roi de Moab, Balak, fait venir le devin Balaam afin qu’il maudisse les Hébreux. En chemin, un ange, tenant une épée nue à  la main, empêche l’ânesse d’avancer malgré les coups donnés par Balaam. L’ânesse, douée tout à  coup de la parole, reproche à  son maître sa dureté. Dieu ouvre alors les yeux de Balaam, et devant Balak et les Moabites, au lieu de maudire les Hébreux, il les bénit par trois fois.

Or les Evangiles rapportent que, dans la nuit après l’arrestation de Jésus, l’apôtre Pierre, par peur, nie par trois fois l’avoir connu. Lorsque au matin le coq chante, Pierre se souvient de l’annonce que le Christ lui avait faite de cette lâcheté : « Avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. ».

Dans les deux cas, un animal déclenche la prise de conscience du fautif : et la triple bénédiction de Balaam fait écho au triple reniement de Pierre.



1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve detail Balaam et Pierre
Analogie renforcée visuellement par la structure même du cachot : une niche étroite, sans profondeur, qui imite celle de la statue.


L’effet Loupe (SCOOP !)

1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve detail

A l’emplacement stratégique entre le visage attentif de l’Ange et le visage endormi de Pierre, deux écaillures incongrues crèvent le plâtre et les yeux.

Au premier degré, elles indiquent la vétusté du cachot : mais ce détail hyperréaliste jure avec le caractère schématique de l’édicule.

Au second degré, elles constituent une marque de virtuosité : il faut être Witz pour oser placer deux défauts au milieu de cette plage blanche, deux trompe-l’oeil qui appellent le doigt à les toucher (comme l’index du soldat nous y invite).

Personnellement, j’aurais tendance à associer ces deux points de poussée, en train d’ouvrir le mur de l’intérieur, avec le geste de l’Ange, qui écarte et tord les deux branches du collier en acier.



1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve detail gants
Mains nues d’un force infinie, en opposition avec les deux gantelets impuissants sur le sol.

Il y a sans doute, dans l’insistance sur la chaîne aux pieds, et dans l’escamotage de la chaîne au cou – le tout contredisant le texte des Actes des Apôtres – une intention qui nous échappe -d’autant que la cathédrale de Genève était nommée Saint Pierre aux Liens, en référence à sa précieuse relique : un anneau de la chaîne de Pierre.


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Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve

L’ Adoration des Rois Mages (volet gauche, intérieur)
Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Des correspondances étudiées

Le décor reprend le schéma triparti de la Délivrance de Pierre :

  • une partie plate, avec Balthazar offrant la myrrhe et Gaspard offrant l’encens ;
  • un mur en biais, avec Melchior offrant l’or ;
  • un mur incliné sans l’autre sens, derrière la Sainte Famille.

Au delà de cette structure basique, Witz a travaillé les correspondances entre le panneau extérieur et le panneau intérieur :

  • expressivité des ombres portées qui se cassent sur l’angle saillant,
  • écaillure géante du crépi,
  • porche surmonté d’une statue dans une niche.

Dans ce tableau qui comporte plusieurs détails bizarres, on peut d’emblée en éliminer un :

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail Baltazar
La position étrange de la main de Balthazar s’explique par le fait qu’il tient dans sa paume le bout relevé de sa longue manche, sur lequel il a posé la boîte dorée contenant la myhrre.


Le rébus (SCOOP !)

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve statues

Comme dans la Délivrance de Pierre, le rébus est posé par les statues. Celle du centre – le roi David sans couronne, mais reconnaissable à sa harpe – s’explique facilement : une tradition situait la crèche de Bethléem dans les ruines du palais de David (c’est ainsi que dans le triptyque Portinari de Van der Goes, on voit une harpe sculptée au-dessus de la porte d’entrée du bâtiment). Cette référence servait aussi à rappeler que Jésus, par sa mère, faisait partie de la descendance de David.

Les statues latérales sont plus difficiles à identifier. Certains y ont vu Salomon et Isaïe, ou bien un roi et la reine de Saba, en référence à un passage des Psaumes de David :

« Les rois de Tarsis et des Iles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande. » Psaume 71,10


Konrad-Witz 1435 La synagogue Retable du Miroir du Salut Musee des BA de BaleLa Synagogue Konrad-Witz 1435 L Eglise Retable du Miroir du Salut Musee des BA de BaleL’Eglise

Konrad Witz, 1435, Retable du Miroir du Salut, Musée des Beaux Arts, Bâle

En remarquant que la silhouette de gauche, tournée vers le passé, présente devant elle les Tables de la Loi, on y reconnait l’image délibérément cryptique de la Synagogue. Tandis que la femme avec son ciboire, sur l’angle saillant qui marque la frontière entre l’Ancien et le Nouveau Testament, est une image allusive de l’Eglise.


L’effet Loupe (SCOOP) !

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail ecaillure

Les commentateurs qui ont parlé de l’écaillure l’interprètent comme signifiant la vétusté de l’Ancien Monde représenté par la ruine de pierre, en contraste avec l’humble crèche en bois qui représente le Nouveau.


Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve schema

Mais cette interprétation, tout à fait justifiée dans toutes les Nativités de la Renaissance italienne, ne colle pas bien ici : l’écaillure se situe juste sous la statue représentant l’Eglise et frappe les deux faces du bâtiment, qui justement ici représentent les deux mondes : celui de l’Ancien Testament, côté Rois Mages, et celui du Nouveau, côté Sainte Famille.

Remarquons d’abord que, pas plus que la Porte de la Rencontre entre Anne et Joachim n’était dorée, ce bâtiment n’est une ruine : le crépi blanc est presque partout impeccable, le sol carrelé est sans aucun débris, le premier étage est en attente de construction plutôt qu’en cours de démolition. De plus l’écaillure résulte clairement de l‘insertion de la poutre de la crèche, juste à côté.

Autrement dit, la construction de la crèche a déclenché la chute du crépi qui masquait la pierre du Palais de David (celle de la niche et de l’encadrement du portail). Par un contre-pied typiquement witzien, l’écaillure doit être considérée comme un accident positif, qui évoque ici non plus l’idée de force incoercible comme dans la Délivrance de Saint Pierre, mais plutôt celle de Révélation, de mise à nu de la vérité des choses.

A l’opposition sempiternelle entre ruine et crèche, Witz substitue ici une opposition bien plus originale entre crépi et pierre apparente : le Nouveau Testament (la crèche) est la construction neuve qui fait tomber le crépi et révèle le Palais de David.


L’effet contre-pied (SCOOP !)

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail ombres

Stoichita a bien remarqué que le geste de l’Enfant virtuel, qui tend la main vers Melchior, est différent de celui de l’Enfant réel, qui tient serrée contre lui la Pomme du Péché originel. Il a bien senti également le rôle crucial de l’angle saillant. Mais l’interprétation qu’il en donne, trop complexe pour la résumer ici, part à mon sens sur de fausses pistes [4].

La clé est à chercher selon moi dans un autre effet de contre-pieds, qui concerne cette fois l’ombre. Dans la Délivrance de Saint Pierre, les ombres des soldats signifiaient l’incapacité de saisir, et jouaient donc un rôle positif. De même, l’ombre de l’Enfant, en tendant le bras vers Melchior, intervient aussi dans la narration.


Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail ombre

Stoichita pense qu’elle matérialise la réalité physique de l’Enfant, conjoint à sa mère ; et que celui-ci va saisir le présent que lui tend Melchior. On pourrait tout aussi bien dire que l’ombre de l’Enfant esquisse une bénédiction en direction du monde de l’Ancien Testament. Ou que le cadeau qu’il accepte n’est pas l’or que lui offre se roi, mais la couronne posée par terre, juste à l’aplomb de sa tête. Couronne qui ne serait autre que celle de David, celle justement qui manque à la statue.


Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve ombre etoile

Quoi qu’il en soit, l’essentiel est de comprendre que, dans l’imaginaire witzien, l’ombre est un ingrédient positif : en même temps qu’elle révèle la Royauté de Jésus, elle sert de réceptacle à l’Etoile. Et pour attirer sur elle l’attention des curieux, Witz a commis à mon avis une erreur parfaitement intentionnelle : l’ombre de l’aisselier, sur le mur, devrait être à gauche de la poutre.


Sainte Marie-Madeleine et Sainte Catherine

Konrad Witz, 1440-45, Musée de l’Oeuvre, Strasbourg

Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg

Comme le montre l’ombre en diagonale dans le coin inférieur droit, ce panneau isolé constituait probablement le volet gauche d’un triptyque.


Effet de contre-pieds (SCOOP !)

Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg detail roue

La roue de Sainte Catherine a perdu ses dents. Seul un détail infime fait allusion au martyre de la sainte : on compte six rayons autour du moyeu, mais l’ombre en montre clairement huit . Comme dans L’ Adoration des Rois Mages, c’est l’ombre qui dit la vérité des choses : elle rappelle que la roue a été brisée miraculeusement par des cailloux tombés du ciel, obligeant les bourreaux à achever leur besogne à l’épée.

Par une contre-pieds inverse de celui de la Porte Dorée, l’instrument du martyre s’est transformé en objet d’or, comme par la contagion de la boîte à parfum de Marie-Madeleine. Et les deux objets précieux sont comme deux offrandes posées au pied de l’autel latéral.


Le rébus

Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg autel
Jean Wirth [5] a fait remarquer que Witz a positionné délibérément cet autel de manière à ce que la colonne masque le centre du tableau :

« Le déplacement de l’autel derrière le pilier entraîne un non-sens dans la composition, puisque le bas-côté latéral se prolonge indûment derrière la porte de la sacristie. »

Les silhouettes bleue et rouge – les couleurs traditionnelles de Marie et de Saint Jean – font rapidement comprendre qu’il s’agit d’une Crucifixion : en regardant bien, on devine d’ailleurs le bras gauche de la croix, et un angelot qui vole pour recueillir dans un calice le sang du Christ.

La raison de cette occultation reste ouverte : Wirth y voit une intention subversive, mais il s’agit sans doute plus simplement de la traduction graphique du fait que, au moment d’une Conversation sacrée, le futur tragique de la Passion est nécessairement masqué.


L’effet Loupe (SCOOP !)

Par ses effets de matière, cet autel est un festival witzien. Les deux bougies sont allumées, mais celles du fond nous est montrée en vue directe tandis que nous devinons celle de l’avant par son reflet dans la dorure.


 Konrad_Witz_Se-Marie-Madeleine-et-Ste-Catherine-Musee-Oeuvre-Strasbourg-fond-
C’est sans doute ce qui justifie la présence de la flaque d’eau dans l’échappée du fond, afin que nous puissions voir l’homme en rouge de la même manière, à la fois en vue directe et par son reflet.

Mais l’astuce principale est bien sûr l’auto-référence, puisque le magasin du fond montre, sur son étal, le même tableau que celui de l’autel, en compagnie de deux statues.

On peut tirer des conclusions variées de cette mise en abyme : volonté de sacraliser l’art, en faisant de l’éventaire un équivalent externe de l’autel ? Promotion pour l’atelier Witz ? Comparaison entres sculpture et peinture, puisque les deux minuscules statues évoquent, par leur position, les deux grandes saintes du premier plan ?


Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg fond zoom
Notons que, si la celle de gauche ressemble effectivement beaucoup à Marie-Madeleine montrant sa boîte, celle de droite ressemble moins à Sainte Catherine qu’à la Vierge à l’Enfant. Ainsi l’étal fournirait une confirmation minuscule que la structure d’ensemble était bien une Conversation Sacrée.


Konrad Witz Comparaison, Adoration des Mages Ste Marie Madeleine

Cette inversion  du grand en petit, de la peinture en sculpture monochrome, de l’autel sacré en étal profane, n’est finalement qu’une forme de contre-pieds, induit par la perspective. On peut en voir une amorce dans l’Adoration de Genève, où le splendide Melchior, sa boîte et sa couronne à ses pieds (préfigurant Marie-Madeleine avec la boîte et la roue)  se trouve projeté dans l’humble Joseph, la couronne s’inversant en bâton, et boîte remplie d’or en  cruche.


Un clin d’oeil eckien (SCOOP !)

Sacra_Conversazione,atelier Konrad_Witz Capodimonte Naples

Sacra Conversazione, atelier de Konrad Witz, Capodimonte, Naples

La cathédrale est vue depuis une arcade qui ne peut pas être celle du portail de la façade (absence des portes) mais celle du portail intérieur d’un narthex. Une première anomalie est sa forme en plein cintre, romane, qui jure avec la décoration flamboyante en choux frisés. Une autre anomalie est que la première travée comporte trois arcades et la seconde seulement deux, toutes en plein cintre.

On retrouve ici la désinvolture witzienne vis à vis du réalisme architectural : l’important est l’effet repoussoir de l’arcature du premier-plan, et le morceau de bravoure de l’orgue suspendu.


Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg reconstution WirthReconstitution de Jean Wirth [5]

Selon l’hypothèse de Jean Wirth, ce tableau reflèterait la composition originale de Witz qui aurait constitué le panneau central du « triptyque » de Strasbourg. Il aurait eu pour sujet une Conversation Sacrée, avec au centre la Vierge à l’Enfant et deux saintes dans les bas côtés.

Bien que cette reconstitution reste très discutée [6] , elle est la meilleure que nous ayons à ce jour. Ainsi le panneau de Strasbourg montrerait non pas un cloître, mais le bas côté gauche d’une église, avec une porte dans le fond (disposition exceptionnelle, mais pas inconcevable).


Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg reconstution Wirth schema
La présence des deux éléments de mobilier latéraux, étrange dans les panneaux considérés isolément, est un argument supplémentaire en faveur de leur association : ainsi l’autel et l’orgue se répondent, par leur forme et par leur fonction : célébrer Dieu sur terre et dans le ciel.


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin
La Vierge dans une église
Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin
Sacra_Conversazione,atelier Konrad_Witz Capodimonte Naples inverseSacra Conversazione inversée

En inversant le panneau de Naples, sa dépendance par rapport au panneau de Van Eyck devient évidente (sur cette oeuvre très complexe, voir 1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)).

Le point de vue est identique, et le jubé est utilisé de la même manière pour produire, entre les autels latéraux, un effet d’échappée vers l’autel principal.

Bien sûr, Witz n’a pas oublié de reprendre, en le généralisant, le détail des toiles d’araignées le long des moulures.


 

Un clin d’oeil campinien (SCOOP !)

Atelier de Campin Vierge a l'enfant dans un interieur National GalleryVierge à l’enfant dans un intérieur
Atelier de Robert Campin, avant 1432, National Gallery

Cette scène charmante montre la Vierge donnant un bain à l’enfant Jésus : l’eau du bassin a été chauffée dans la cheminée et maintenant, séché et posé sur une serviette, l’enfant embrasse tendrement sa mère. La panier de couches bien blanches, en bas à droite, rappelle qu’il n’est encore qu’un bébé.


Atelier de Campin Vierge a l'enfant dans un interieur National Gallery detail
On peut mettre au compte du réalisme flamand les nuances lumineuses du manteau de la cheminée : reflet rouge côté feu, reflet jaune côté bougie. On peut aussi y voir l’opposition entre la flamme qui brûle et celle qui éclaire. Chez Campin, cette opposition a clairement une portée symbolique, l’une ayant à voir avec la sexualité humaine et l’autre avec la conception virginale (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume).



Atelier de Campin Vierge a l'enfant dans un interieur National Gallery detail enfant
Ici, le geste malheureusement dégradé du bébé, qui porte la main droite à son sexe, prolongeait probablement cette réflexion sur le Péché originel : tandis que le brandon, en s’allumant au feu de la sexualité ordinaire, noircit et se détruit, la petite auréole du Fils s’allume comme par contact avec celle de la Mère, telles deux bougies de cire virginale.


Konrad Witz Madona aquarelle Berlin KupferstichtkabinettVierge à l’Enfant
Konrad Witz, Kupferstichtkabinett, Berlin

Cette petite aquarelle fait partie de ces oeuvres d’apparence anodine, mais profondément symbolique dans les détails.

Dans la lecture anodine :

  • on voit au fond la fenêtre ouverte sur la ville ;
  • Marie, qui tient dans ses mains une serviette, attend que l’enfant ait fini de jouer avec son image dans le bassin ;
  • un berceau couvert d’un drap blanc est rangé le long du banc.

Dans la lecture symbolique :

  •  on voit au fond la forme menaçante de la croix ;
  • le bassin crée une copie du visage de Jésus et juste à côté, Marie tend un linge pour l’essuyer : tout comme, au jour de la Passion, la Sainte Face du Christ s’imprimera dans le voile de Sainte Véronique ;
  • le  tombeau avec le linceul est déjà prêt à recevoir son corps.


Cette aquarelle est donc à ranger parmi les nombreux exemples de Vierge à l’Enfant préfigurant la Passion (pour d’autres exemples, voir La Sainte Famille de Nuit).


Références :
[1] Emil Maurer, « Konrad Witz und die niederländische Malerei », Revue suisse d’art et d’archéologie tome 18, 1958
https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-003:1958:18::361
[3] Réjane Gay-Canton, « La Rencontre à  la Porte dorée. Image, texte et contexte », https://journals.openedition.org/acrh/4325
[4] V.Stoichita, Brève histoire de l’ombre, p 81 et ss, https://books.google.fr/books?id=VewQCwAAQBAJ&pg=PT81#v=onepage&q=witz&f=false
[5] Jean Wirth, « Remarques sur le tableau de Konrad Witz conservé à Strasbourg » , Revue suisse d’art et d’archéologie tome 44, 1987  https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-003:1987:44::393
[6] Pour une discussion sur cette reconstitution, voir Konrad Witz, catalogue de l’exposition de 2011 au Kunstmuseum de Bâle, édition Hatje Cant, p 164

Les deux faces de la Bethsabée de Bâle

9 août 2019
Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Bethsabee au bain Musee des BA, BaleBethsabée au bain [1] Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, La mort en mercenaire Musee des BA, BaleLa jeune fille et la Mort habillée en mercenaire [2]

Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Musée des Beaux Arts, Bâle

Un tableau réversible

Ce petit panneau de bois biface, qui imite en peinture la technique des dessins rehaussés de blanc, était probablement destinée à orner le cabinet d’un amateur : la face Bethsabée, entourée d’un cadre peint, était la face visible ; sans doute ne retournait-on le tableau, avec son sujet-choc, que pour les spectateurs avertis.

Les deux faces, à l’iconographie très riche, sont habituellement commentées séparément. Or le fait qu’elles sont peintes recto-verso, négligé jusqu’ici, nous conduira à une interprétation d’ensemble, assez surprenante.




Bethsabée au bain

Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Bethsabee au bain Musee des BA, Bale detail david

David en haut de sa tour (détail)

« Un soir que David s’était levé de sa couche et se promenait sur le toit de la maison du roi, il aperçut de dessus le toit une femme qui se baignait, et cette femme était très belle d’aspect. David fit rechercher qui était cette femme, et on lui dit: « C’est Bethsabée, fille d’Eliam, femme d’Urie le Héthéen. »  Et David envoya des gens pour la prendre; elle vint chez lui et il coucha avec elle. Puis elle se purifia de sa souillure et retourna dans sa maison.  Cette femme fut enceinte, et elle le fit annoncer à David, en disant: « Je suis enceinte. » «  Samuel 2, 11:2-5

Le roi David, à peine discernable en haut de sa tour, observe la femme d’Urie, en train de se baigner pendant que son mari est à la guerre.




Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Bethsabee au bain Musee des BA, Bale
Bethsabée, identifiée par une inscription en blanc, est la femme nue assise , qui se baigne dans la fontaine avec une compagne.  Une autre,  habillée et coiffée d’un grand béret à plume, attend à gauche en tenant ses habits.



Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Bethsabee au bain Musee des BA, Bale detail poignard
Le soldat à la porte (détail)

Au niveau du portail on note un détail essentiel : un soldat à l’arrêt, soit qu’il n’ose pas soit ne veuille pas pénétrer dans le jardin de Betsabée.  Son glaive minuscule est ridiculisé par le poignard que la servante a caché sur son postérieur sculptural, afin sans doute de défendre sa maîtresse (il peut s’agir d’une allusion aux armes que les prostituées cachaient sous leurs vêtements pour se défendre).




Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Bethsabee au bain Musee des BA, Bale detail putti
Les putti, dont l’un vise Bethsabée avec une arbalète sans flèche, et un autre pointe un bâton en direction du soldat, ridiculisent les attributs virils. En signe de dérision, ils portent d’ailleurs au mollet la jarretière caractéristique des prostituées, et giclent par l’arrière-train. Les deux statues féminines, en contrebas, pissent en revanche debout.




Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Bethsabee au bain Musee des BA, Bale detail margelle
Sur la margelle sont mis en évidence les instruments ordinaires de la séduction  (mules, peigne, brosse, plat à savon) tandis que l’emblème de Niklaus Manuel, le poignard, est relégué dans l’ombre.


Cette première image, où la présence masculine est réduite à deux miniatures inoffensives et à une signature, exalte le pouvoir écrasant des femmes.



La jeune fille et la Mort habillée en mercenaire

Un thème à la mode

Hans_Baldung_1517 La jeune fille et la Mort Musee des BA BaleLa jeune fille et la Mort , 1517 [3] Hans_Baldung_1520 ca La femme et la Mort Musee des BA BaleLa femme et la mort, vers 1520 [4]

Baldung Grien, Musée des Beaux Arts, Bâle

On a longtemps considéré ces deux panneaux  de Baldung Grien, l’un avec une jeune fille, l’autre avec une femme mûre, comme une sorte de diptyque . On considère maintenant qu’il s’agit plutôt de deux variantes successives du même thème  [5].

Dans la première version, la Mort empoigne par les cheveux la jeune fille suppliante, et lui désigne la fosse, en lui disant

HIE.MVST.DV.YN C’est là que tu dois être


Dans la seconde version, le squelette mord la joue de la Femme, qui tente par pudeur de retenir son suaire qui tombe.

Cette iconographie toute récente de la Jeune Fille et la Mort [5a] doit son succès à la combinaison de plusieurs thèmes :

  •  l’impudeur de la Mort, qui rend les corps à leur Nudité
  • le contraste entre chair et os, Beauté et Laideur, faiblesse et dureté ;
  • la brièveté et la vanité de la jeunesse.



La version de Niklaus Manuel

Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, La mort en mercenaire Musee des BA, Bale
La grande originalité de l’image, exactement contemporaine de la première version de Baldung, tient en trois points :

  • le squelette montre  deux caractéristiques du mercenaire : un pantalon à crevés et des moustaches ;
  • la femme porte un vêtement de prostituée : décolleté et jarretières ;
  • elle ne cherche pas à échapper au baiser,  bien au contraire.




Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, La mort en mercenaire Musee des BA, Bale detail gestes
Plutôt que tenter de ménager sa pudeur, elle laisse la main de la Mort relever sa jupe, dans un geste d’une très grande crudité. Et sa posture d’abandon accompagne les avances de la Mort, plutôt qu’elle ne lui résiste.




Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517-20, Bern Totendanz
Danse Macabre (détail), anciennement dans le cloître des Dominicains de Berne
Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517-20, reproduction du XVIIème siècle

Il est clair que cette version habillée de la Jeune Fille et la Mort tient beaucoup à l’iconographie de la Danse Macabre, dans laquelle des squelettes enrôlent tous les vivants, portant les habits distinctifs de leur rang ou de leur profession. En 1517, Manuel commençait justement à réaliser la grande Danse Macabre des Dominicains de Berne, aujourd’hui disparue.



Niklaus Manuel, dit Deutsch - Tod und Madchen 1517 musee des BA BaleLa Jeune Fille et la Mort
Niklaus Manuel, dit  Deutsch, 1517, Musée des Beaux Arts, Bâle [6]

La même année 1517, on trouve dans ses carnets ce dessin qui ajoute, à l’érotisme de l‘intrusion sous la jupe celui de la chevelure dénouée, qui rayonne comme une couronne de serpents.

Dans son imaginaire intime, les jeunes filles de Manuel ne craignent pas la Mort, elles l’aguichent.


Anonyme 1500-50 Jeune fille relevant sa robe Musee des BA Bale

Jeune fille à la tête entourée de rayons et relevant sa robe
Anonyme, 1500-50, Musée des Beaux Arts, Bâle

Mêmes composants érotiques (hormis le squelette) dans ce dessin contemporain.



Interprétation d’ensemble (SCOOP !)

Eros et Thanatos

Niklaus Manuel, dit Deutsch 1517 Image sur le theme de l'Amour musee des BA Bale

Dessins sur le thème de l’Amour
Niklaus Manuel, dit  Deutsch,  1517,  Musée des Beaux Arts, Bâle [7]

Toujours la même année 1517, on trouve dans les carnets de Niklaus Manuel cette étude, peut être dans le cadre de ses réflexions pour la Danse Macabre de Berne.

De part et d’autre d’une poterne qui rappelle beaucoup celle de Bethsabée, elle juxtapose :

  • à gauche une scène de séduction entre une femme et un mercenaire ;
  • à droite un pas de danse entre un squelette et une jeune fille.

Autrement dit, de part et d’autre de la poterne symbolique, rien moins qu’Eros et Thanatos réunis. Les deux mêmes thèmes que nous retrouvons accolés sur les deux faces du panneau de Bethsabée.



La dimension ironique

ll ne faut pas sous-estimer la dimension ironique chez Niklaus Manuel, inhérente au genre de la Danse Macabre : le glaive surdimensionné du reître côté Amour, le fer à cheval porte-bonheur côté Mort.

Au verso du panneau biface, les deux statues qui encadrent la scène, sont elles-aussi probablement ironiques.




Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, La mort en mercenaire Musee des BA, Bale detail femme gauche
A gauche, une femme se donne la mort, à l’image de ces héroïnes  vertueuses que Manuel a peint par ailleurs : Thisbé ou Lucrèce , qui préférèrent se poignarder par amour ou pour leur honneur.

Niklaus Manuel, dit Deutsch 1515 ca Pyrame et Thisbe musee des BA BalePyrame et Thisbe, vers 1515 Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517 Lucretia Musee des BA, BaleLucrèce romaine, 1517

Niklaus Manuel, dit Deutsch Musée des Beaux Arts, Bâle

Mais l’« héroïne » est ici au-dessus de la Prostituée, sa chevelure est rayonnante et  le glaive qui la transperce est bien trop long pour un suicide. A croire que le bout qui sort n’est pas dans la continuité de la lame, mais plutôt l’indice lubrique d’une autre pénétration.




Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, La mort en mercenaire Musee des BA, Bale detail femme droite
A droite, une femme nue, les bras croisés sur la poitrine par pudeur, symbolise sans doute la Vertu, à laquelle les deux torches rendent un culte  : mais elle est du côté justement de l’Impudeur maximale, celle du squelette, et des lampes ne sort qu’une fumée noire.




Une interprétation d’ensemble (SCOOP !)

Il faut lire la suite du texte de Samuel, qui explique que David fit revenir aussitôt le mari de la guerre, dans le but caché qu’il endosse la paternité. David offre des cadeaux à Urie et lui propose de reprendre la vie conjugale :

« Puis David dit à Urie: « Descend dans ta maison et lave tes pieds. » « , Samuel 2, 11:8

Mais celui-ci refuse :

« Urie répondit à David: « L’arche, et Israël, et Juda habitent sous des tentes, mon seigneur Joab et les serviteurs de mon seigneur campent en rase campagne, et moi j’entrerai dans ma maison pour manger et boire, et pour coucher avec ma femme ! Par ta vie et par la vie de ton âme, je n’en ferai rien. » » Samuel 2, 11:11

David essaie alors de saouler Urie, mais celui-ci refuse toujours de coucher avec Bethsabée. En désespoir de cause, David, pour se débarrasser du mari incorruptible, le renvoie au combat et pour une mission-suicide, dont voici le résultat :

« Le messager dit à David: « Ces gens, plus forts que nous, ont fait une sortie contre nous dans la campagne, mais nous les avons repoussés jusqu’à la porte. Alors leurs archers ont tiré du haut de la muraille sur tes serviteurs, et plusieurs des serviteurs du roi sont morts tués, et ton serviteur Urie le Héthéen est mort aussi. »  Samuel 2, 11:23-24




Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, Bethsabee au bain Musee des BA, Bale detail poignard
C’est peut-être cette symétrie entre le début de l’histoire – où David reluque Bethsabée depuis le toit de son palais- et la fin – où des archers exécutent Urie devant la porte de la ville, qui a inspiré à Niklaus Manuel le décor du recto, avec ce soldat devant la porte qui est en définitive, non pas le soldat envoyé par David pour chercher Bethsabée, mais Urie lui-même revenant de la guerre et refusant de rentrer dans sa maison et de baigner ses pieds.



Identification d’un squelette

Niklaus Manuel dit Deutsch, 1517, La mort en mercenaire Musee des BA, Bale detail baiser
A y regarder de très près, le geste du crâne n’est pas une morsure, comme chez Baldung Grien ; mais plutôt un baiser raté, impossible à cause de sa mâchoire pendante. C’est  la femme qui, par derrière, donne au mort habillé en militaire ce baiser qu’il est venu chercher.

« La femme d’Urie apprit que son mari, Urie, était mort, et elle pleura sur son mari. » Samuel 2, 11:26


Ainsi l’imagination macabre de Niklaus Manuel nous propose, au verso, le retournement sarcastique de l’Histoire amorcée au recto : Bethsabée, qu’Urie revenant du combat a refusé d’embrasser, est maintenant devenue objectivement une prostituée, réduite à aguicher Urie le revenant [7a].


Identification à un squelette

On sait que, dans sa vie mouvementée, Niklaus Manuel a lui-même servi comme mercenaire en Italie ; et que cette expérience de la guerre et de la violence est sans doute à la racine de son imaginaire graphique.



Niklaus Manuel dit Deutsch, 1513 Une sorciere emportant dans les airs le crane de Manuel Musee des BA, Bale

Une sorcière emportant dans les airs le crâne de Manuel   [8]
Niklaus Manuel, dit  Deutsch,  vers 1513,  Musée des Beaux Arts, Bâle

Ce dessin montre déjà  une sorte de prostituée (chevelure rayonnante et jarretières) qui élève dans les airs de crâne de Manuel, avec son béret à plumes de soldat, tenant entre ses  mâchoires une plaque d’identité avec son monogramme :
Niklaus Manuel dit Deutsch, 1513 Une sorciere emportant dans les airs le crane de Manuel Musee des BA, Bale detail crane

Quatre ans avant son extraordinaire  panneau biface, l’identification de Niklaus Manuel à un squelette habillé en militaire est déjà là : il ne manque plus que l’histoire de Bethsabée pour servir de support à une identification encore plus précise :

celle de Niklaus Manuel à Urie, le militaire intègre et mort sur ordre, le seul véritable héros de l’histoire.



Références :
[5] « Baldungs Basler Bilder des Todes mit dem nackten Mädchen », Dieter Koepplin, Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte 35 (1978)
https://www.google.com/url?sa=i&source=imgres&cd=&ved=2ahUKEwif9Ibin_PjAhXjzoUKHYyJCWMQjhx6BAgBEAI&url=https%3A%2F%2Fwww.e-periodica.ch%2Fcntmng%3Fpid%3Dzak-003%3A1978%3A35%3A%3A350&psig=AOvVaw12lB6qfAA9NTinZjhXUZFx&ust=1565352808272048
[5a] Sur l’évolution du thème chez Baldung Grien, l’ouvrage de référence est celui de Jean Wirth « La jeune fille et la Mort Recherches sur les thèmes macabres dans l’art germanique de la Renaissance » p 80 et ss
[7] Dessins sur l’Amour et la Mort http://www.niklaus-manuel.ch/Werke.aspx?id=13118495
[7a] Jean Wirth, qui a pensé à cette hypothèse ([5a], p 88) l’abandonne avec un argument qui m’échappe (« la Bible accorde à Bethsabée le temps de devenir reine mère »). Le soldat devant la porte (que Wirth ne mentionne pas) établit un pivot solide pour raccorder les deux faces de l’histoire : Urie revenant de la guerre et Urie revenant de la Mort.
[8] Une sorcière emportant dans les airs le crâne de Manuel : http://www.niklaus-manuel.ch/Werke.aspx?id=12280912

7 Ponts de Narni : compléments

6 août 2019

Capriccios

A la différence d’autres monuments antiques, le pont d’Auguste a été très peu utilisé pour des paysages ou des architectures de fantaisie. En voici quelques rares exemples.

 

Asselyn, Jan, after 1610-1652; Landscape with a Bridge in the Italian Countryside

Paysage italien avec un pont
Jan Asselyn, vers 1640, Cannon Hall Museum, Park and Gardens, Barnsley

Ce paysage de fantaisie mélange plusieurs souvenirs italiens : si la topographie, en contrebas du village, rappelle celle du pont d’Auguste, la pile est celle du Ponte Rotto à Rome.


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1754 ca Wilson, Richard capriccio con il ponte di Augusto coll priv

1754 ca Wilson, Richard capriccio con il ponte di Augusto bis coll priv

 
Capriccio avec le Pont d’Auguste 
Richard Wilson, vers 1754, collection privée

Dans ces deux versions, l’une de jour et l’autre au soleil couchant, Wilson rajoute au pont d’Auguste la rotonde du temple de Vesta de Tivoli.



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1780 NICOLLE, Victor Jean

Gravure de Victor Jean Nicolle, 1780

Le graveur a rajouté, à droite du pont médiéval, une arche isolée évoquant maladroitement le pont d’Auguste.


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Francois Kaisermann The Bridge of Augustus near Narni Florence Court, County Fermanagh

Le Pont d’Auguste près de Narni
François Kaisermann, date inconnue, Florence Court, County Fermanagh

Du pont d’Auguste, ce paysage de fantaisie n’a que le nom.


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1810 cc_bertin_Jean Victor retourne_Pont NarniJean-Victor Bertin, vers 1810, collection privée (inversé de gauche à droite)

 

 

1790-Jean-Thomas Thibault aquarelle Pont de NarniJean-Thomas Thibault, 1790, lavis, Harvard Art Museums/Fogg Museum

Bertin, un des maîtres de Corot, illustre ici l’esthétique néo-classique du paysage : il ne s’agit pas de s’embarrasser de la réalité, l’artiste a toute latitude pour recomposer les éléments selon sa conception de la beauté.

Inversons d’abord son tableau, de manière à placer le pont médiéval dans le bon sens (avec ses arches à droite de la tour). Le pont antique est montré avec la même exagération verticale que dans l’aquarelle de Thibault. Par comparaison avec celle-ci, le pont médiéval a été décalé vers la gauche, de manière à ce que sa tour soit comparable en hauteur à la pile de gauche.


1810 cc_bertin_Jean Victor_Pont Narni
Regardons maintenant le tableau non inversé : il s’agit d’une classique vue de l’Est,  avec son contre-jour et le monastère s’encadrant dans l’arche ( voir 6 Narni : Le pont antique vu de l’Est). Mais dans ce point de vue, évidemment, le pont médiéval n’a plus sa place.

Ici, la méthode trouve une sorte de point culminant : en superposant en une seule toile des éléments de la vue de l’Ouest  et la vue de l’Est, Bertin invente une sorte de tableau réversible, combinant deux points de vue à 180 degrés.


1819 Bertin Louvre

Bertin, 1819, Louvre, Paris

Dans cette petite toile, Bertin rajoute à droite de l’arche l’autre curiosité touristique de la région : la cascade des Marmore.


2019 timothy-rodriguez-bridge-narni

Le Pont de Narni
Timothy Rodriguez, 2019

Timothy Rodriguez imagine la même fusion, d’une manière autrement impressionnante.


Autres points de vue

Pour terminer, voici quelques idées peu ou pas exploitées par les artistes

Le pont médiéval vu depuis Narni

 

 

1908 NarniCarte postale, 1908

1914 Brangwyn , Frank Medieval Illustration pour The book of bridgesFrank Brangwyn, 1914, Illustration pour « The book of bridges »

 

On constate que la vignette de 1914 ne tient pas compte du nouveau tablier en acier.


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L’église Santa Maria del Ponte derrière le pont d’Auguste

1905 Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Carte postale vers 1905, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Ce point de vue très étudié englobe sous l’arche la totalité du pont médiéval, et rajoute à gauche l’église Santa Maria del Ponte.


1952 Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Carte postale de 1952, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Ce point de vue met l’église en valeur : sa façade, détruite en 1944 en même temps que le pont médiéval, avait été récemment reconstruite. Ainsi l’image rend implicitement hommage à la résilience italienne.



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L’arche du chemin de fer

1927 Bartolucci-Alfieri eau forte A

Bartolucci-Alfieri, 1927, eau forte 

Ce point de vue malicieux, toute en respectant parfaitement la topographie, détourne la vue habituelle du Pont d’Auguste et rabaisse l’arche glorieuse au niveau du chemin de fer.



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Le pont routier derrière le pont d’Auguste

 

1959 Narni 1 Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni
Carte postale, 1959, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Un point de vue choisi pour inscrire harmonieusement le nouveau pont dans la vue classique.

 

1951 GUTTUSO Renato Ponte di NarniRenato Guttoso, 1951

2007 Ann Vasilik aquarelle ponte-di-augustoAquarelle de Ann Vasilik, 2007

Deux visions opposées du même point de vue :

  • en 1951, Guttoso élimine le monastère et exalte le nouveau pont, dans une optique encore futuriste ;
  • en 2007, Vasilik minore le pont moderne vis à vis des témoignages du passé.



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Le pont d’Auguste derrière le pont routier

 

1953 Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e TerniCarte postale, 1953, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

1965-NARNI-TR-Veduta-dei-ponti-sul-NeraCarte postale, 1965

Ce nouvel emboîtement donne au pont d’Auguste le rôle subalterne que jouait précédemment le pont médiéval. Cette inversion illogique explique le peu de succès de la formule…


2005 Il Muline Eroli e il ponte di Narni Xavier de Maistre eau forte exposition 2015

Il Muline Eroli e il ponte  di Narni,  Xavier de Maistre, 2005 eau forte,  exposition de  2015 [1]

…mis  part cette intéressante composition de Xavier de Maistre, où les deux chiens et le héron du premier plan font écho aux arches jumelles et à l’arche unique, comme si le pont domestique enviait le pont sauvage.



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Vue plongeante depuis la rive gauche

Il est dommage que ce point de vue très symbolique n’ait été exploité par aucun artiste.

1935 narni

Carte postale de 1935

Cette carte postale d’avant-guerre montre le croisement en X de l’ancienne route et du chemin de fer, ainsi que l’étagement des époques : antique, médiévale, industrielle.


1959 Narni Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

Carte postale de 1959, Collection Patumi Simone, Cassa di Risparmio di Narni e Terni

La seconde donne toute l’importance au Y du pont moderne, flambant neuf après les dégats de la guerre. On voit également, à l’arrière, la passerelle qui remplace le pont médiéval définitivement disparu.


Synthèse quantitative

Ma base de données, qui comporte 75 oeuvres, permet de confirmer quantitativement quelques tendances assez logiques.

PontsNarniGraphe

Depuis l’Ouest, les vues au niveau de la rivière, qui cadrent le pont médiéval sous le pont antique, apparaissent en premier (N°3 sur le schéma, voir 2 Ponts de Narni : vue de l’Ouest) : elles sont les plus satisfaisantes de vue symboliquement, en plaçant le pont médiéval sous la coupe du pont antique, et en permettant des vues nostalgiques au soleil couchant.

Elles sont renouvelées par les vues plongeantes depuis l’Ouest (N°4, voir 1 Ponts de Narni : vue plongeante (depuis l’Ouest)) qui, si elles n’ont pas été inventées par Corot, se développent surtout après lui.

La vue quantitativement privilégiée a globalement été celle du pont d’Auguste seul, vu de l’Est (N°5, voir 6 Narni : Le pont antique vu de l’Est), qui offrait la facilité de pouvoir se placer à loisir sur le pont médiéval. Elle a l’avantage de montrer le monastère de San Cassiano, en général cadré sous l’arche.

Très peu nombreux en revanche ont été ceux qui ont reculé en arrière du pont médiéval, pour l’inclure dans le champ (N°0 sur le schéma, voir 4 Ponts de Narni : vue de l’Est) : sans doute parce que cette vue, en inversant la hiérarchie entre l’antique et le médiéval, est gênante symboliquement.

La vue de biais (voir 5 Narni : Les ponts vus de biais), qui met en équilibre les deux ouvrages, n’a tenté que quelques artistes, surtout autour de 1850.

Enfin, la vue du pont médiéval seul est très minoritaire (voir 3 Narni : le pont médiéval) : l’attraction-phare de Narni a toujours été le Pont d’Auguste.

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Références :
[1] « Il Ponte di Augusto a Narni », Sandro di Mattia, Giovanna Eroli e Fabrizio Ronca, exposition 2015

7-3 Les donateurs dans l'Annonciation : à droite, la spécialité des Lippi

16 juillet 2019

On conçoit que ce type de composition soit difficile à manier, puisque les donateurs, au lieu de se mettre dans le sillage de l’Ange, se trouvent en symétrie avec lui, donc en rivalité potentielle. Elle ne se présente donc que dans des cas très exceptionnels.

Quelques cas sporadiques

1350-1400 Boppard, musee municipal du monastere des Carmelites
Vierge de l’Annonciation avec un Saint Moine
1350-1400, Boppard, musée municipal du monastère des Carmélites

Seul le volet droit de cette Annonciation a été conservé. Le moine-donateur, avec sa banderole de supplication ( « o mater dei memento mei » ) se trouve pris en sandwich entre la Vierge et un saint personnage (peut être St Elias, le fondateur mythique des Carmélites) [1]. Aucun risque de faire le poids par rapport à l’Ange du panneau disparu.



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1503 Heures Autun - BM - impr. SR 347
Livre d’Heures
1503, BM Autun- impr. SR 347

S’agissant d’un folio recto, la donatrice se trouve mécaniquement dans la marge large, à droite. L’enlumineur, qui n’a pas voulu inverser l’Annonciation, a évité la concurrence d’une autre manière, en excluant la donatrice en contrebas.


Les Annonciations  des Lippi

Les deux seuls véritables cas de donateurs à droite se rencontrent chez ces deux champions toutes catégories des Annonciations compliquées que sont les Lippi, père et fils.

1466 ca Fra Filippo Lippi Corsham Court, Wiltshire, Methuen Collection
Fra Filippo Lippi, vers 1466, Corsham Court, Wiltshire, Methuen Collection

Cette Annonciation de la fin de la carrière de Filippo Lippi comporte peu de mystères : le donateur est casé discrètement à sa place la plus conventionnelle, à gauche, derrière l’ange, sans aucune interaction avec la scène. Seul impact de sa présence sur la composition : le petit parapet qui fait barrière, mais sert aussi à délimiter un couloir transversal menant de la colombe à la chambre. Une rareté iconographique est cependant à signaler : la tige de lys que Gabriel donne à Marie.


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Une composition exceptionnelle

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome

Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome

Par contraste, ce panneau du début de sa carrière est autrement original. On dit souvent qu’il marque la première fois où les donateurs sont représentés en taille humaine (en fait, compte-tenu qu’ils sont agenouillés sur la même estrade que Marie, ils ont une taille enfant comparés à l’Ange). Mais son caractère exceptionnel est ailleurs.

Seule autre Annonciation de Filippo Lippi à comporter des donateurs, elle est aussi la seule autre à comporter le motif du lys faisant contact entre l’Ange et Marie, sans qu’on sache s’il y a corrélation entre ces deux motifs.

De même, on peut soupçonner un rapport entre les deux donateurs et les deux personnages vêtus à l’antique¨(des servantes effarouchées ?) qui s’enfuient dans l’escalier. Malgré des recherches intensives, aucune interprétation convaincante n’en a été proposée [2] : il se peut que ces personnages fuyants aient un lien avec la biographie des donateurs (dont on ne sait rien) ou l’église pour laquelle ce tableau d’autel a été commandé (dont on ne sait rien non plus) .


Une ombre discrète (SCOOP !)

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail ombre
Outre la tige du lys, il existe un autre contact, plus subtil, de l’ombre de l’Ange avec le bout du pied de Marie, qui illustre manifestement cette partie de leur dialogue :

« Marie dit à l’ange: Comment cela se fera-t-il, puisque je ne connais point d’homme? L’ange lui répondit: Le Saint-Esprit viendra sur toi, et la puissance du Très-Haut te couvrira de son ombre. » Luc 1:34-35


Trois événements simultanés (SCOOP !)

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome schema 1
Dans les trois sections verticales matérialisées par les colonnes, le tableau nous montre simultanément :

  • la colombe qui descend au dessus de l’Ange (« le Saint-Esprit ») ;
  • l’ombre qui touche le pied (« la puissance du Très-Haut ») en même temps que la tige de lys fait contact entre la main de l’ange et celle de Marie ;
  • les deux personnages qui montent au dessus des deux donateurs.

A noter que, tout comme Lippi s’en souviendra dans l’Annonciation de Corsham Court, la composition comporte à l’arrière-plan un « couloir transversal », matérialisé ici plus clairement par les deux parapets et les deux paires de colonnes. Ce couloir passe à gauche derrière le lit, et conduit à droite à la porte latérale avec l’escalier, ce qui suggère visuellement l’idée de relier l’irruption de la colombe à la fuite des deux personnages.


Les deux fuyards

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome comparaison Martelli

Ils ressemblent assez aux deux anges de l’Annonciation Martelli, contemporaine stylistiquement : même tenue à l’antique, même serre-tête pour l’un des deux. La différence est qu’ils n’ont pas d’ailes et que se ne sont pas des enfants : la figure qui se retourne est clairement masculine, tandis que celle qui se détourne, à la croupe bien marquée, serait plutôt féminine.

On aimerait y voir Adam et Eve, comme dans tant d’Annonciations : mais il est clair que Lippi ou les commanditaires n’ont pas cherché à favoriser cette lecture simpliste. Retenons à ce stade seulement ce que l’image nous montre : un couple d’anges sans ailes qui s’enfuit devant la colombe.


Les voiles transparents (SCOOP !)

Un motif récurrent dans le tableau est celui du voile transparent tombant verticalement.


1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail tissu 1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail rideau bas

Un premier, sensé être le rideau du lit, est suspendu en l’air par une tringle invisible.

Il se casse bizarrement en bas, en trois marches formant comme un escalier de gaze, qui contraste avec l’escalier de pierre.

hop]

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail
Un deuxième voile tombe de part et d’autre du pupitre. Quant au troisième, il pend derrière la main de l’Ange, monte en une sorte de longue écharpe jusqu’à la coiffe de Marie, puis retombe de l’autre côté jusqu’à ses pieds, terminé par une broderie de lettres dorées en faux-coufique.



1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome schema 2
En prenant un peu de recul, on remarque que ces voiles immatériels ont des positions bien précises par rapport aux subdivisions du panneau : le voile « trinitaire » se situe dans cette étroite bande sans symétrique, à gauche, qui constitue une sorte de « hors-champ dans le champ ».

Les deux autres se trouvent dans la section centrale, l’un autour du livre, l’autre autour du cou de Marie.



Filippo Lippi Annonciation Martelli detail carafe

 
Détail de Annonciation Martelli
 

Dans l’Annonciation Martelli, la carafe de cristal emplie d’eau pure appartient à la symbolique habituelle de la Virginité de Marie, avec l’originalité supplémentaire de se trouver sur la trajectoire de la tige de lys apportée par l’Ange.

Faisons l’hypothèse que, dans l’Annonciation Barberini, Lippi a expérimenté une autre métaphore de la Virginité, avec cet autre objet à la fois transparent et liquide qu’est le voile.

Alors le voile du pupitre, glissé sous le coussin qui porte le livre, traduit visuellement cette assertion :

la Virginité de Marie protège sa chair qui porte Jésus.


Un gant de gaze (SCOOP !)

1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome detail main
En haute définition [3], on voit bien que le troisième voile entoure la main de Marie, en une sorte de gant presque immatériel, qui protège ses doigts du contact direct avec la tige (ou qui protège la tige du contact direct avec ses doigts).

Virtuosité technique ou virtuosité théologique ? Sans doute sommes-nous face ici à une de ces « inventions » de Fra Filippo où les deux se conjuguent : elle rappelle, en aussi bluffant mais discret, deux autres curiosités textiles : la « boutonnière merveilleuse » et le « fantôme doré » de l’Annonciation de la National Gallery (voir ZZZ).


Une théologie par les schémas

Outre d’isoler la main de Marie, ce « voile interminable » a une autre fonction, purement graphique cette fois : conduire l’oeil depuis le motif de marquetterie du banc jusqu’à celui du pupitre. Ces deux motifs crèvent les yeux, mais n’ont pas été remarqués : ils sont pourtant bien plus qu’une simple décoration : une véritable théologie par les schémas.


1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome maarquetteries
Le motif du banc représente, de manière stylisée, une tige fleurie prenant racine dans un vase : il schématise assez bien Marie avant l’Annonciation, lys hors sol, protégée de la contamination terrestre.

Le motif du pupitre est plus original : on y voit deux tiges coupées réunies en bas par un noeud, et en haut par leurs fleurs qui s’entremêlent. Je pense que ces deux fleurs schématisent très précisément la scène que nous avons sous les yeux : deux fleurs coupées en train de s’épouser, l’une venant du Ciel et l’autre de la Terre.

Au dessus, la tige de lys unique, qui passe de l’Ange à celle de Marie sans même toucher sa peau, représente le résultat , l’Incarnation, d’une manière similaire à l’Annonciation Martelli :


1445 Filippo_Lippi_-_Annunciation Martelli Basilique de San Lorenzo Florence schma

Annonciation Martelli,
Filippo_Lippi, 1445, Basilique de San Lorenzo, Florence

Celle-ci suggère (en éludant le caractère équivoque du geste) que l’Ange va déposer la tige de lys dans la carafe .



1435 Fra Filippo Lippi Galerie nationale d'art ancien, Palazzo Barberini Rome schema 3

Celle-là nous montre l’Ange la déposant dans le voile.

Dans cette lecture, le lys en marquetterie représente Marie, avant et pendant l’Annonciation : tandis que le lys réel représente Jésus, résultat de l’Incarnation.

Le couple repoussé dans l’escalier par l’arrivée de la colombe conserve son polysémisme : on peut y voir des divinités païennes non définies qui quittent la scène, tandis que les donateurs y entrent en bon chrétiens. Ou bien, si on considère la colombe au dessus de l’Ange comme matérialisant son Esprit (en l’occurrence le Saint), on peut voir ce couple dont la danse se transforme en fuite, comme les pensées sensuelles que la vision de la scène sacrée chasse de l’esprit des donateurs.



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Cinquante ans plus tard, Filippino Lippi n’a pas eu besoin de se souvenir de l’Annonciation Barberini de son père pour concevoir le second exemple d’Annonciation avec donateur à droite, tant l’esprit du temps avait changé.

L’influence de la peinture flamande fait qu’il n’est plus depuis longtemps novateur d’inclure à côté de la la Vierge des personnages de taille humaine. Quant à la position du donateur à droite, elle obéit à une logique narrative qui n’a plus rien à voir avec les finesses cryptiques de son père.


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1493 filippino-lippi Carafa Chapel Santa Maria sopra Minerva Mur droit Triomphe de saint Thomas d'Aquin sur les Heretiques

Triomphe de saint Thomas d’Aquin
Filippino Lippi, 1493, Mur droit de la Chapelle Carafa, Santa Maria sopra Minerva, Rome

Le mur droit de la chapelle est une grande machine militante dédiée à Saint Thomas d’Aquin, à l’iconographie complexe [4] : dans la lunette le Miracle du Livre, dans le panneau du bas le Triomphe de saint Thomas d’Aquin sur les Hérétiques.


1493 filippino-lippi Carafa Chapel Santa Maria sopra Minerva ensemble

Triomphe de la Vierge
Filippino Lippi, 1493, Mur central de la Chapelle Carafa, Santa Maria sopra Minerva, Rome

Le mur central montre l’Assomption de la Vierge, autour d’un cadre sculpté renfermant notre Annonciation.


1493 filippino-lippi Carafa Chapel Santa Maria sopra Minerva

Saint Thomas d’Aquin présentant le Cardinal Carafa à la Vierge de l’Annonciation

Il et donc logique que Saint Thomas, quittant son Triomphe du mur de droite, pénètre par la droite dans le panneau de l’Annonciation pour présenter à la Vierge le propriétaire de la chapelle, le cardinal Carafa.

La symétrie entre l’Age et le Cardinal se révèle très économique, retrouvant la vieille formule du « deux en un » . Comme le remarque Gail L. Geiger [5] :

  • si l’on cache le cardinal, on voit que Marie, tournant modestement le dos comme dans d’autres Annonciations de Filippino, fait de sa main gauche posée sur sa poitrine le geste de l’acceptation ;
  • si l’on cache au contraire l’Ange, sa main droite levée bénit le cardinal.



Références :
[2] Une tentative récente l’explique par une forme d’humour : voir « Immersed in Things of the Body: Humor and Meaning in an « Annunciation » by Filippo Lippi », Barnaby Nygren Studies in Iconography Vol. 25 (2004), pp. 173-195 https://www.jstor.org/stable/23923589
[3] Pour une vue en haute définition : https://www.barberinicorsini.org/en/opera/annunciation/
[5] Pour un historique des donateurs dans les Annonciations, voir « Filippino Lippi’s Carafa « Annunciation »: Theology, Artistic Conventions, and Patronage » Gail L. Geiger, The Art Bulletin, Vol. 63, No. 1 (Mar., 1981), pp. 62-75 https://www.jstor.org/stable/3050086

7-2 Les donateurs dans l'Annonciation : à gauche

16 juillet 2019

Une deuxième solution à l’inclusion du ou des donateurs est la latéralisation : la plus courante, est de loin, est à gauche, donc en général du côté de l’Ange.

Les premiers exemples

1380-1400 Martino da Verona Santissima Trinita in Monte Oliveto Verona
Martino da Verona, 1380-1400, église de la Santissima Trinita in Monte Oliveto, Vérone

Dans cette classique Annonciation d’encadrement sur arc triomphal, (voir ZZZ), un saint Evêque non identifié a été rajouté en prières en dessous de l’Ange. Ce rajout a été rendu possible par l’exceptionnel décentrage de l’arc par rapport à la nef. Noter que l’artiste a voulu caler le plancher du compartiment du Saint Evêque, de même que celui de la Vierge, sur les compartiments des fresques de l’intrados. En conséquence, pour ne pas donner au saint une taille disproportionné, il a dû rabaisser le compartiment de l’Ange (plancher et plafond) : bricolages efficaces puisque, dans son ensemble, la fresque réussit à donner une impression de symétrie.



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1390-1400 Giovanni_di_bartolomeo_cristiani,_annunciazione,__San Benedetto (Pistoia)

Annonciation avec l’abbé Bernardo Tolomei, fondateur de l’ordre des Bénédictins Olivétains
1390-1400, Giovanni di Bartolomeo Cristiani, église San Benedetto, Pistoia

Dans cette église dédiée à Saint Benoît, rien d’étonnant à trouver cet abbé avec sa crosse et la robe blanche de son ordre. L’Ange et l’abbé ont été refaits à la suite de sa béatification en 1634 (d’où l’auréole et l’ajout du B. dans l’inscription), mais sans doute en reprenant la solution initiale : celle d’un donateur « in abisso », dont seule dépasse la tête (voir 2-8 Le donateur in abisso).


<1390-1400 Jacopo_di_Paolo._L'Annunciazione,__Bologna,_Collezioni_Comunali_d'Arte donateur Jacopo di Matteo Bianchetti

Annonciation avec le donateur Jacopo di Matteo Bianchetti
Jacopo di Paolo, 1390-1400, Collezioni Comunali d’Arte, Bologne

Il s’agit ici d’une reprise bolognaise de l’iconographie florentine de la Santissima Annunziata, où le lit de la Vierge occupe tout le fond, avec un coussin posé dessus et un livre (voir 7-1 …au centre et sur les bords ). Ici, le livre se trouve dans les mains de la Vierge. Et comme le centre est occupé par une colonne peinte, le donateur se trouve déporté sur la gauche, place flatteuse à l’aplomb exact du Seigneur, et à l’intérieur de la pièce (derrière la colonne de gauche).



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1487-1503 Befulco Pietro Museo e Gallerie Nazionali di Capodimonte, NapoliPietro Befulco , 1487-1503, Museo e Gallerie Nazionali di Capodimonte, Naples 1509 Zaganelli Francesco, Annunciazione con san Giovanni Battista, sant Antonio da Padova e committente detruite en mai 1945Annonciation avec St Jean Baptiste St Antoine de Padoue et un donateur
Zaganelli Francesco, 1509, détruite en mai 1945.

Ces deux exemples illustrent bien l’évolution radicale entre la formule médiévale – le donateur-souris, posé comme un ex-voto aux pieds de l’Ange – et la formule renaissante – le donateur à taille humaine, l’Ange étant ici renvoyé dans les hauteurs.



Les triptyques de l’Annonciation

Ils sont très rare, la scène étant dans l’immense majorité des cas représentée au verso (voir ZZZ)

 

MerodeComplet_GAP

Triptyque de Mérode
Robert Campin, 1427-32, MET, New York

La situation du couple de donateurs dans ce volet, contemplant la scène depuis l’extérieur dans le dos de l’Ange, est le résultat d’une évolution en plusieurs temps, à partir d’un panneau central où le donateur ne figurait pas (voir 3.1 Une élaboration progressive).


1434 Rogier_van_der _Weyden_-_Annunciation_Triptych_-

Annonciation
Van der Weyden, 1434, Musée du Louvre (panneau central) et Galerie Sabauda, Turin

Popularisée par Van der Weyden, la formule du donateur sur le seuil (soit à l’extérieur, soit à l’intérieur) aura beaucoup de succès dans les triptyques flamands,

En éloignant le donateur des personnages sacrés, cette situation liminaire a en effet pour avantages de supprimer les interactions gênantes et de mettre en quelque sorte sur la touche la question du statut de ce type de représentation : voyage dans le passé, vision mystique, ou simple convention picturale (voir 1-4-2 Tryptiques flamands).



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1516-17 Bellegambe_Annunciation Ermitage

Jean Bellegambe, 1516-17, Ermitage, Saint Petersbourg

Contre-pieds total  en revanche dans ce triptyque tardif, où le donateur investit le panneau central, laissant les volets latéraux à ses patrons. Il s’agit de Guillaume de Bruxelles, abbé à la fois de l’abbaye de Saint-Amand à Valenciennes et de celle de Saint Trudeaux à Luttich. Les  deux patrons des abbayes, Saint Amand et saint Trudeaux, portent chacun leur église. Quant au patron éponyme, Saint Guillaume, il se trouve en armure à l’extrême droite.

On peut considérer ce triptyque comme le comble de la formule moderne, qui aurait certainement un siècle plus tôt horrifié le spectateur : en prenant place de plain-pied dans le lieu de l’Annonciation, le donateur y a invité également tout le cortège de ses patrons, publics et privés, ainsi que son petit chien. L’Ange n’est plus qu’une une sorte de majordome, au bâton plus petit que la crosse, chargé de conduire Guillaume de Bruxelles (qui a fièrement déposé sur un coussin son couvre-chef d’abbé mitré) au siège de l’autorité centrale.

Mystique et intimiste à ses débuts, l’Annonciation avec donateur est devenue ici publique et administrative.


Les enluminures

Dans les enluminures, le donateur se trouve d’abord dans la marge, puis  au seuil de l’image, pour finir à l’intérieur.


1387 avant Pierre de Luxembourg priant la Vierge de l'Annonciation Avignon - BM - ms. 0207
Pierre de Luxembourg priant la Vierge de l’Annonciation, 1386-87, Avignon – BM – ms. 0207

Une exception : cette composition très audacieuse pour l’époque combine en une seule image deux iconographies : celle du donateur en prières devant la Vierge, et celle de l’Annonciation (l’Ange porte une banderole avec la salutation angélique). Cette inclusion au sein de la scène sacrée, juste sous Dieu le Père et dans une position privilégiée par rapport à l’Ange, est autorisée ici par la piété extraordinaire du cardinal, célèbre pour ses visions mystiques : l’image se réfère ici clairement à une de ces apparitions.



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 Master-of-the-Parement-de-Narbonne-Annunciation-p.-2-from-the-Tres-Belles-Heures-de-Notre-Dame-c.-1390-1410.-Paris-Bibliotheque-Nationale-de-France-n.a.-lat.-3093.
Annonciation
Maître du Parement de Narbonne, 1390-1410, Très Belles Heures de Notre-Dame, p. 2 . BNF n.a. lat. 3093

Ici Marguerite de Beauvillier, identifiée par ses armoiries, reste agenouillée derrière un rideau blanc. Le cadre l’isole des deux grandes scènes sacrées : l’Annonciation et les fiançailles de Joseph et de Marie.


Master of the Parement de Narbonne, Annunciation, p. 2, Tres Belles Heures de Notre-Dame, c. 1390-1410. Paris, Bibliotheque Nationale de France, n.a. lat. 3093 detail

Mais il s’ouvre  au niveau de la scène de la lettrine, assurant l’association d’idée entre le rideau de Marguerite et celui du Temple que Marie est en train de tisser, ravitaillée par un ange.



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1400-25 Heures à l'usage de Paris Besancon - BM - ms. 0146 f. 028v

Heures à l’usage de Paris,1400-25, Besançon – BM – ms. 0146 f. 028v

Ici, la formule en diptyque (bifolium) permet de déconnecter formellement la donatrice et l’Annonciation, tout en associant les deux images. Bien que celles-ci présentent de fortes homologies visuelles (fond en mosaïque rouge, bleue et dorée ; banderole verticale de la donatrice et de l’ange ;couleurs rouge et bleu de la Sainte et de Marie), l’artiste a pris soin d’indiquer, sur le sol, que les deux scènes se passent dans un lieu différent, jardin et chambre. Les motifs de la mosaïque sont également différents.

La composition est délibérément ambiguë : en plaçant la sainte patronne (Clotilde, avec son église) derrière la donatrice, et en mettant dans sa bouche une prière qui commence semble-t-il par Orate Maria (le reste est illisible), l’artiste suggère à la fois qu’elle est réellement présentée à la Vierge, et qu’elle dit une prière devant l’image de la Vierge.


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1425 ca Follower of the Marechal de Boucicaut Master Agnes de Kiquemberg's Matins fol 49 National Museum Cracovie
Matines d’Agnes de Kiquemberg fol 49
Successeur du Maître des Heures du Maréchal de Boucicaut, vers 1425, National Museum Cracovie

Dans les missels, l’image de l’Annonciation est considérée comme une exhortation à la prière, accompagnée du début du Miserere (Psaume 50:17) :

Seigneur, ouvre mes lèvres, et ma bouche publiera ta louange Domine labia mea aperies et os meum adnuntiabit laudem tuam

En haut l’Ange prie devant Marie, en bas la donatrice prie devant une autre image de la Vierge à l’Enfant, à l’intérieur de la lettre D. L’idée n’est pas encore venue de fusionner les deux prières, et les deux statuts visuels :

  • celui de l‘image, appartenant à l’espace et au temps de l’histoire ;
  • celui de la marge, appartenant à l’espace et au temps du donateur.



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1444 Stefan Lochner Livre d'Heures 78b 1a fol 38 Kupferstichkabinett Berlin

Stefan Lochner, 1444, Livre d’Heures 78b 1a, fol 38, Kupferstichkabinett, Berlin

Destinée à un usage privé, les enluminures autorisent une grande fantaisie. Ici par exemple, la tête de Marie, telle la statue de la Liberté, rayonne en réponse aux rayons passant par la fenêtre. En dessous de l’image, le donateur semble en prières moins devant Marie que devant son propre blason, lequel rayonne par ses trois étoiles : possible flatterie de l’artiste envers le commanditaire, pour signaler que sa famille est, elle-aussi, bénie entre toutes ?


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1450 Montfort-Gebetbuch Osterreichische Nationalbibliothek Cod. Ser. n. 12878, fol. 25v
Livre d’Heures de Guillaume de Montfort, Utrecht vers 1450, Osterreichische Nationalbibliothek, Cod. Ser. n. 12878, fol. 25v

Guillaume de Montfort est représenté en armes, à l’extérieur de la scène, entre le blason des ducs de Montfort (en haut) et celui des seigneurs de Culemborg (en bas), tous deux portés par des faucons.

Le partage des rôles entre l’image et la marge permet, tout en situant le donateur parmi les motifs profanes (y compris les deux oursons qui jouent), de montrer par sa posture et sa position qu’il assiste à l’Annonciation : il se place en somme face à la scène sacrée dans la même position d’abstraction que le lecteur face au livre.


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1460 ca Utrecht canon Jacobus Johannes IJsbrandus unknown illuminist Utrecht University Library (Hs. 15.C.5)
Livre d’Heures à l’usage d’Utrecht de Jacobus Johannes IJsbrandus, vers 1460, Utrecht University Library Hs. 15.

Ici encore le donateur est à la fois dans l’image et dans la marge, au même titre que les personnages de fantaisie qui brandissent ses armoiries (en général, les quatre écussons en encadrement sont ceux des quatre grands parents, voir ZZZ).


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1450 Montfort-Gebetbuch Osterreichische Nationalbibliothek Cod. Ser. n. 12878, fol. 25v
Philippe le Bon devant l’Annonciation
Miniature de Willem Vrelant dans Jan Miélot, Traité sur la Salutation angélique, 1458, MS 9270, fol 2v, Bibliothèque royale Albert Ier, Bruxelles

Philippe le Bon se présente en invité de marque, ayant fait installer sa tente dans l’enceinte de la maison de Marie, juste sous leur commun supérieur hiérarchique.


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1490-95 Jean Bourdichon Livre D'heures du frere Jean Bourgeois Innsbruck, Universitats- und Landesbibliothek Tirol (ULBT), Cod. 281 fol 21
Livre D’heures du frère Jean Bourgeois, Cod. 281 fol 21
Jean Bourdichon, 1490-95, Innsbruck, Universitäts- und Landesbibliothek Tirol (ULBT)

A la fin du siècle, Jean Bourdichon n’hésite pas à faire pénétrer le donateur sur les pas de l’Ange.



L’Ange à l’extérieur

Il arrive que  l’Ange lui-même qui recule en arrière du seuil, repoussant d’un cran le donateur.



1430 ca Jacques Iverny Annonciation de Dublin National Gallery of Ireland
Annonciation de Dublin
Jacques Iverny, vers 1430, National Gallery of Ireland

Les donateurs sont un chanoine vêtu du surplis et de l’aumusse, présenté par Saint Etienne et suivi par une veuve en deuil (sa soeur ?). L’Ange se trouve sur la verticale de Dieu le Père, dans un cercle de nuages noirs.



1430 ca Jacques Iverny Annonciation de Dublin National Gallery of Ireland detail
Un microscopique bébé rouge, en prières, suit la colombe dans le rayon de lumière.


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1461 ca Girolamo di Giovanni di Camerino, Pinacotheque, CamerinoGirolamo di Giovanni di Camerino, vers 1461 , Pinacotheque, Camerino Crivelli_ensembleAnnonciation avec St Emidius
Crivell, 1486, National Gallery, Londres

Les donateurs ont reculé de l’autre côté de la rue, laissant à Gabriel la verticale divine.

Dans l’Annonciation de Girolamo di Giovanni, il s’agirait selon la tradition du seigneur de la ville, Giulio Cesare Varano, et de sa fille Camilla, selon les études récentes de Rodolfo IV Varano et de sa mère Elisabetta Malatesta [1].

Dans l’Annonciation de Crivelli, il ne s’agit pas exactement de donateurs, puisque le tableau est une commande de la commune d’Ascoli, mais de témoins de l’événement du 25 mars 1482 : la réception de la lettre accordant à la ville l’autonomie administrative [2].

Dans les deux cas, l’enjeu se déplace de la mise en scène d’une intimité privilégiée à celle d’un événement public. En posant le pied dans la rue, l’Ange sert le goût du spectateur pour la représentation de sa ville (et de la ville dans la ville, dans le cas de Crivelli).

Quant à Dieu le Père, il passe du statut de source lumineuse diffuse à celui d’éclairage extérieur, ce qui pose un nouveau problème d’aménagement : comment faire pénétrer le rayon dans la pièce ?



1486 Annonciation avec St Emidius Crivelli, National Gallery, Londres detail trou
Girolamo di Giovanni utilise une fenêtre existante, tandis que Crivelli imagine une perforation façon laser de la corniche.




Dans les pays germaniques

Au début du XVIeme siècle d, plusieurs tableaux de dévotion font montre d’une originalité étonnante.

1480-1500 Domschatz- und Diozesanmuseums Eichstatt

Annonciation avec donateur
1480-1500, Domschatz- und Diozesanmuseums, Eichstatt

Tout en conservant la formule vieillie de l’homoncule descendant derrière la colombe sur le rayon de lumière, l’artiste la renouvelle en insistant sur les croix :

  • celle du globe de Dieu le Père,
  • celles qui ornent la bandoulière dorée de l’Ange,
  • celle du serre-tête de Gabriel,
  • celle de l’Enfant Jésus.

Les deux dernières sont mises en évidence par les volets clos à l’arrière.

Autre iconographie rare : le document notarié, certifié par des sceaux trinitaires, que l’Ange déploie devant Marie.

Leur dialogue est sacralisé par l’or : lettres des paroles de l’Ange, en ligne droite de la bouche à l’oreille ; réponse de Marie en cercle dans son auréole. Quant au donateur, sa supplique s’inscrit sur une banderole de parchemin (qui se replie esthétiquement pour se perforer elle-même) :

O Mere de Dieu aie pitié de moi  O Mutter Gottes ebarme dich über mich



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Image for object C 5635 from Museum für Kunst und Kulturgeschichte der Stadt Dortmund

Annonciation avec donatrice
1480-1500, Museum fur Kunst und Kulturgeschichte der Stadt Dortmund

Ici en revanche les banderoles proliférantes marquent une prédilection particulière pour le texte. La nonne qui a offert le tableau ne supplie pas la Vierge, mais redonde l’allocution angélique ; quant à l’auréole de Marie, elle porte une formule familière aux Bénédictines :

Je suis la Mère de la Miséricorde  Ego sum Mater misericordiae

Il s’agit des paroles mêmes de Marie à l’abbé Odon de Cluny, révélées lors d’une vision.

En s’appropriant les paroles de l’Ange et en faisant dire à Marie ce qu’elle entend tous les jours dans les hymnes, la donatrice cherche moins à s’intégrer à l’Annonciation, qu’à intégrer l’Annonciation dans sa propre vie monastique.



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1500 ca Annonciation Allemagne du Sud coll privee

Annonciation, vers 1500, Allemagne du Sud, collection privée

Ce charmant tableau cumule d’autres curiosités iconographiques :

  • la scène de la Visitation à l’arrière-plan ;
  • les trois oiseaux qui accompagnent l’Ange (un chardonneret sur la fenêtre, deux mésanges attirés par une poire) ;
  • les trois lapins (dont l’un se régale avec un rameau) qui accompagnent Marie en train de tisser le Voile du temple.



Références :
[6] Pour une bonne synthèse sur ce tableau complexe, voir http://histoiredarts.blogspot.com/p/crivelli-lannonciation-1486.html

7-1 Les donateurs dans l’Annonciation : au centre ou sur les bords

16 juillet 2019

La présence de donateurs dans une Annonciation est rare, ce qui se comprend aisément : elle vient perturber la délicate balance des sexes et complexifier la lecture. Néanmoins, les artistes ont trouvé différentes solutions pour satisfaire la piété (et l’orgueil) de leur commanditaire tout en restant théologiquement irréprochables.



Le donateur au centre

Une première solution consiste à représenter le donateur en miniature, au plus bas de l’image, à la limite du hors champ.


1161-71 Page de dedicace avec abbe Walther Breviaire de Michelsbeuern BSB Clm 8271 Munchen, Bayerische StaatsbibliothekPage de dédicace avec l’abbé Walther 1161-71 Annonciation avec le donateur abbe Walther Breviaire de Michelsbeuern BSB Clm 8271 Munchen, Bayerische StaatsbibliothekAnnonciation avec l’abbé Walther

Bréviaire de l’abbaye bénédictine de Michelsbeuern, 1161-71 , BSB Clm 8271 Munchen, Bayerische Staatsbibliothek

L’abbé Walther apparaît en bas au centre de la page de dédicace, tenant le livre sous les pieds du Christ, entre Marie et Saint Michel (le patron de l’abbaye).

La même symétrie régit la page de l’Annonciation : l’abbé, à la verticale de la colombe, implore Marie qui ne lui répond pas, absorbée dans son dialogue avec l’Ange (les doigts levés indiquent celui qui parle, la paume ouverte celle qui écoute). Dans le carré bleu central, le vase et l’inscription (« missus est ab angelo a deo in civitatem ») sont des ajouts du 16ème siècle. [1]

Sur ce bifolium, voir aussi 5 Débordements récurrents



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1340-50 Lippo Memmi Gemaldegalerie Berlin
Lippo Memmi, vers 1340-50, Gemäldegalerie, Berlin

Tout en mimant la prière de l’Ange, un bénédictin, réduit à la taille du vase, est caché aux yeux de Marie par le livre qu’elle tient sur ses genoux. Ces artifices graphiques, par lesquels se manifeste l‘incognito du donateur, vont être renouvelés par l’arrivée de la perspective.


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1350 ca anonyme florentin Santissima_AnnunziataAnonyme florentin, vers 1350, fresque de la Santissima Annunziata. 1369 Maestro_di_barberino,_annunciazione_col_committente_pietro_mazza Ognissanti FirenzeAnnonciation avec le donateur Pietro Mazza
Maestro di Barberino, 1369 , église des Ognissanti, Florenze

Le fresque miraculeuse de la Santissima Annunziata, à gauche, a servi de prototype à un grand nombre d’Annonciations dans la région de Florence (voir 7-4 Le cas des Annonciations inversées).

Dans la version de l’église des Ognissanti, le donateur s’est rajouté sur un parapet à l’extérieur de la chambre (comme le montre, en haut, le baldaquin à festons). Sans perturber le dialogue sacré, il se situe néanmoins à un emplacement stratégique, à l’aplomb de la colombe qui rentre dans la pièce sur le rayon de lumière.


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1395 Gentile_da_Fabriano_-_Mary_Enthroned_with_the_Child,_Saints_and_a_Donor_-_Gemaldegalerie Berlin COPIEBénédiction de l’Enfant
Gentile da Fabriano, 1395, Gemäldegalerie, Berlin
1375-80 Jacopo_di_Cione_-_Anunciacion_con_mecenas Museo de Arte de PonceAnnonciation avec un donateur
Jacopo di Cione, 1375-80, Museo de Arte, Ponce

Pour s’introduire à l’intérieur de l’Annonciation, le donateur parasite parfois l’iconographie de la Présentation à la Madonne par le saint patron (exemple à gauche). Ici c’est en somme l’Ange Gabriel qui fait office de patron.



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1466 benvenuto di giovanni annunciazione Museo d'arte sacra Volterra
Benvenuto di Giovanni, 1466, Museo d’Arte sacra, Volterra

Dans cette composition, le bénéfice est qu’en inclinant la tête, la Vierge acquiesce à la fois à la question de l’Ange et à la prière du donateur (un laïc non identifié qui joint les mains sous un voile).


1495 Botticelli atelier Landesmuseum_Hannover

Atelier de Botticelli, 1495, Landesmuseum, Hanovre

Même principe dans cette Annonciation, où l’agenouillement du donateur se calque en petit sur celui de l’Ange.
Cependant cette formule « deux en un  » reste rare :

« En dépit de l’importance théologique de l’invocation « Sancta Maria, ora pro nobis », les artistes du XVeme siècle l’ont rarement incluse, car combiner les deux thèmes oblige à ajouter à l’adlocutio active de l’Annonciation l’image passive de la supplique. De plus, cette double action fait que la Vierge doit répondre en même temps à deux salutations séparées. » ([2], p 65)



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1529 Anonyme Chateau de Kornik Pologne Donateur Lukasz II Gorka

Annonciation avec le donateur Lukasz II Gorka
Anonyme, 1529, Chateau de Kornik, Pologne

On retrouvera encore trente ans plus tard la même formule devenue archaïque, avec ce châtelain miniaturisé presque à la taille de son blason pour glisser, sous la salutation angélique « AVE GRATIA PLENA » sa propre supplication : « MATER DEI MISERERE MEI » [3]



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1475 Anunciacion_Pedro de cordoba Catedra Cordoba

Retable de l’Annonciation
Pedro de Cordoba, 1475, Cathédrale de Cordoue

Dans une extraordinaire vue plongeante, L’Annonciation se joue sur une sorte de podium trilobé, contrepartie du baldaquin gothique en bois doré qui forme le haut du retable.



1475 Anunciacion_Pedro de cordoba Catedra Cordoba detail
En contrebas de ce podium, de part et d’autre de la signature du peintre, sont agenouillés les deux donateurs :

  • à gauche, Diego Sanchez, présenté par son patron Saint Jacques, suivi de Saint Yves et Sainte Barbe ;
  • à droite, Juan Muñoz, présenté par son patron Saint Jean Baptiste, suivi par Saint Laurent et Saint Pie Premier.



1475 Anunciacion_Pedro de cordoba Catedra Cordoba ensemble
Dans un effet gigogne, L’artiste, les deux donateurs et les Saints constituent un premier cercle de spectateurs autour de la scène peinte, eux même englobés dans le second cercle des spectateurs massées autour de l’autel, dont la décoration fait écho aux carrelages du podium.


1475 Anunciacion_Pedro de cordoba Catedra Cordoba detail vase

On imagine facilement le vase peint sortant via la signature pour venir se poser sur l’autel, ou vice versa.


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1466 Niccole di Liberatore Galerie nationale de l’Ombrie Perouse,

Annonciation avec un groupe de donateurs
Niccole di Liberatore, 1466, Galerie nationale de l’Ombrie, Pérouse

Cette iconographie rare s’explique par le rôle particulier du panneau : il servait de bannière pour la procession annuelle, chaque 25 mars, de la Confrérie de l’Annonciation de Pérouse. Encadrés par les bienheureux Filippo Benizzi et Giuliana Falconieri, les confrères se prosternent en bon ordre : à gauche des pénitents blancs, au centre les juristes, à droite les dévotes ([2], p 175).

Ainsi, l’ordre héraldique se propage entre les niveaux hiérarchiques : du couple sacré au groupe des confrères, en passant par le couple des bienheureux.


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1499 Antoniazzo Romano S. Maria sopra Minerva Rome_

Le cardinal Torquemada assistant à l’Annonciation
Antoniazzo Romano, 1499, fresque de Santa Maria sopra Minerva, Rome

Autre circonstance particulière : commandée par une autre Confrérie de l’Annonciation, cette fresque intègre au centre de l’action l’évocation d’une cérémonie qui se tenait chaque année dans l’église. On dotait des jeunes filles perdues, dont le salut était la raison sociale de la confrérie, afin qu’elles puissent se marier.


1499 Antoniazzo Romano S. Maria sopra Minerva Rome detail

Poussées par le cardinal Torquemada, les trois filles vont recevoir les bourses que Marie leur tend, tandis que Dieu le Père, Gabriel et la colombe, font tapisserie. Il vaut la peine de citer le témoignage savoureux que Montaigne nous a laissé de cette cérémonie.

« Le Dimanche de Quasimodo, je vis la serimonie de l’aumône des pucelles… Les pucelles étoint en nombre çant & sept ; elles sont chacune accompaignée d’une vieille parante. Après la Messe, elles sortirent de l’Eglise & firent une longue procession. Au retour de là, l’une après l’autre passant au Cueur de l’Eglise de la Minerve, où se faict cete serimonie, baisoint les pieds au Pape ; & lui leur aïant doné la benediction, done à chacune, de sa mein, une bourse de damas blanc, dans laquelle il y a une cedule. Il s’entant qu’aïant trouvé mari, elles vont querir leur aumosne, qui est trante-cinq escus pour tête, outre une robe blanche qu’elles ont chacune ce jour là, qui vaut cinq escus. Elles ont le visage couvert d’un linge, & n’ont d’ouvert que l’endret de la veue. » Montaigne, Journal de Voyage en Italie, partie III.
Ainsi, dans ce défilé de donzelles en burqa, c’est le Pape qui tenait le rôle que Romano dans sa fresque fait tenir à Marie en personne. »



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1519 Titien Duomo_(Treviso)_-_Interior_-_Annunciation

Titien, 1519, fresque du Duomo, Trévise

Titien fera une tentative originale en plaçant le donateur Broccardo Malchiostro non pas sur les bords, mais dans le fond, miniaturisé de manière naturelle par la perspective : cette formule du « donateur in profundis », assez critiquée à l’époque ([4], p 361 note 19) , n’aura pas de lendemain.

Les donateurs en encadrement

Cette formule convient aux couples et aux familles nombreuses


1320-25 Pietro e giuliano da rimini Annonciation Basilica_di_San_Nicola_Cappellone Tolentino_

Annonciation
Pietro et Giuliano da Rimini, 1320-25, Cappellone di San Nicola, Tolentino

Toutes les fresques de cette chapelle comportent de nombreux petits donateurs priant en marge des scènes représentées. Cette Annonciation vaut d’être mentionnée non pour la présence des donateurs, mais pour des détails iconographiques très originaux :

  • l’enfant Jésus caché dans un petit nuage, sous le grand nuage qui porte Dieu le Père ;
  • les gestes simultanés de celui-ci : tout en confiant à l’Ange le lys à donner à Marie, il « télégraphie » directement dans sa tête le texte de la salutation angélique ;
  • les deux serrures du banc sur lequel Marie s’assoit pour étudier les textes, l’une ouverte et l’autre fermée : elles font probablement allusion au mystère de l’Incarnation, à moitié annoncé par les prophètes, et qui va être complètement révélé par l’Ange.



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1350 ca Puccio_di_simone,_annunciazione_tra_i_ss._giuliano_e_g._battista,_con_committenti_Basilica of San Lorenzo

Annunciation avec Sainte Lucie, Saint Jean Baptiste et un couple de donateurs
Puccio di Simone, vers 1350 , Basilique de San Lorenzo, Florence

Malgré le mauvais état des volets , la restauration a permis de déterminer que celui de gauche porte Sainte Lucie (et non Saint Julien l’Hospitalier comme on le croyait) avec un donateur, celui de droite Saint Jean Baptiste avec une donatrice [5].

Ainsi tandis que le couple humain observe l’ordre héraldique, le couple de Saints l’inverse ; la position de ces derniers s’explique sans doute par la logique des prénoms (purement hypothétique) : Giovanna aurait pour patron Saint Jean Baptiste et Luciano aurait choisi Sainte Lucie, plus facilement identifiable que le peu connu Saint Lucien.


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Francesco di Vannuccio 1380 ca Annunciation and Assumption of the Virgin Cambridge, Girton College

Diptyque de L’Annonciation et de l’Assomption de la Vierge
Francesco di Vannuccio, vers 1380, Cambridge, Girton College

Les deux panneaux ont une composition verticale propice à la méditation comparée :

  • à gauche, les donateurs, tout en s’identifiant par leurs gestes au couple sacré, sont par leur position devant le socle des témoins extérieurs à la scène ;
  • à droite, Saint Thomas derrière le tombeau est quant à lui un acteur interne à la scène : ses mains levées pour attraper la ceinture (preuve de la réalité physique de l’Assomption) s’opposent au mains jointes de Marie qui s’élève.

Dans les deux cas, un dispositif de mise à distance (un « parapet ») joue un rôle-clé au service du réalisme et de la délimitation de l’image : à gauche scène de théâtre, à droite barrière du pas de tir.


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1427 Annonciation avec la familledu chanoine Ravacaldi cappella-ravacaldi Duomo Parme

Annonciation avec la familledu chanoine Ravacaldi
Chapelle Ravacaldi, 1427 Duomo, Parme

Cette composition comporte plusieurs aspects pittoresques : le linge qui sèche sous le portique, la servante sur la terrasse qui épie l’arrivée de l’Ange et celle qui, côté jardin clos, jette un oeil par la fenêtre dans le dos de Marie.

La position des donateurs pose question, puisque la famille, à gauche, assiste à la scène dans le sillage de l’ange tandis que , à droite, derrière les deux murs de pierre et de brique, le chanoine ne peut objectivement rien voir. Cette fresque montre bien qu’on ne peut pas répondre de manière univoque à la question du statut de la scène sacrée par rapport aux donateurs : représentation théâtrale pour la famille laïque, vision purement intérieure pour l’ecclésiastique.


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1405-25-Beaufort_Beauchamp_Hours-Royal-2-A.-XVIII-f.-23v-Miniature-of-the-Annunciation-with-two-donors-praying-MEILLURAnnonciation avec deux donateurs en prière
1405-25 Heures de Beaufort/ Beauchamp, Royal 2 A. xviii, f. 23v

Cet exemple précoce illustre le problème qui a limité le développement de la formule pour les couples (sauf dans les triptyques) : en redoublant la position traditionnelle de l’Ange et de Marie par la position héraldique des époux , elle crée un effet de forte symétrie. Mais aussi une impression gênante de concurrence, que l’artiste s’est efforcé de limiter en positionnant les donateurs à l’extérieur de l’édicule sacré. (sur cette formule, voir 11 Débordements pré-eckiens).



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1480 ca Ecole COLONAISE L'Annonciation avec saint Barthelemy, sainte Dorothee et donateurs coll privee
L’Annonciation avec saint Barthélémy, sainte Dorothée et donateurs
Ecole colonaise, vers 1480, collection privée

Dans cette Annonciation par la droite, la famille humaine, déconnectée par sa miniaturisation, continue à observer strictement l’ordre héraldique : le père à gauche avec les trois fils, la mère à droite avec les deux filles (le garçonnet portant un panier avec des roses et des fruits est l’emblème de saint Dorothée [6], pas un membre de la famille).

En revanche les saints personnages, en tant qu’habitants du Paradis, collent à la logique de l’Annonciation : Barthélémy derrière l’Ange, Dorothée derrière Marie, ce qui crée entre les époux et leurs patrons un croisement incongru à première vue, mais en fait parfaitement logique.


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1490 ca Altar aus Wolfskehlen, Landesmuseum Darmstadt revers
 
Retable de Wolfskehlen
Vers 1490, Landesmuseum, Darmstadt
Cliquer pour voir l’ensemble

Ici, c’est la miniaturisation qui permet de résoudre le problème. L’ouverture centrale a compliqué le positionnement du vase de lys qui se trouve relégué dans le coin droit, derrière la donatrice

Les armoiries ont permis d’identifier le couple : il s’agit de Philipp von Wolfskehlen et de Barbara Marschall von Waldeck zu Iben [7].


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1510-30 mariae_verkuendigung_Hans duerer

Annonciation avec Saint André et Saint Jacques
Hans Dürer, 1510-20, collection privée

En revanche je n’ai rien trouvé dans la littérature sur cette intéressante Annonciation par le frère d’Albrecht Dürer. Il s’agit visiblement d’un tableau de dévotion commandé par une veuve, affublée de six garçons et de quatre filles, représentés en miniature et à l’extérieur de la scène.


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1522 Jacob van Utrecht St.-Annen-Museum Lubeck

Retable de Gavno
Jacob van Utrecht, 1520-22, St.-Annen-Museum, Lübeck

Les donateurs sont Hermann Plönnies, maire de Lübeck, et de sa première épouse Ida Greverade, morte en 1522 peu après la réalisation du triptyque. Ils sont accompagnés de leurs patrons Saint Matthieu et Sainte Catherine.

La ville représentée dans le panneau central n’est pas Lübeck, mais un port imaginaire, à l’italienne. A l’arrière-plan des deux volets, la tour et le moulin sont probablement des constructions symboliques, exprimant les qualités du couple (Force et Prospérité ?).

On pense que le choix rare de l’Annonciation comme sujet central du triptyque répond au souhait d’une descendance, symbolisée par l’arbre dans le panneau féminin.


1522 Jacob van Utrecht St.-Annen-Museum Lubeck revers
Revers

La présence de Saint Christophe et de Saint Antoine abbé, pour le revers, confirme cette hypothèse : Saint Antoine se substitue ici à l’ermite qui, dans l’histoire de la traversée douloureuse (l’enfant devenant de plus en plus lourd), marque la rive à atteindre.


Lucas_Cranach_d.A._(Werkst.)_-_Der_heilige_Christophorus_tragt_das_Jesuskind coll priv
Atelier de Lucas Cranach l’Ancien, collection privée

En tant que passeur d’Enfant du volet gauche (masculin) au volet droit (féminin), Saint Christophe confirme le caractère propitiatoire du triptyque. Un autre exemple de récupération de l’iconographie de Saint Christophe pour exprimer la grossesse figure dans l‘Annonciation de Bruxelles de Robert Campin (voir 4.2 L’Annonciation de Bruxelles).



Références :
[1] Elisabeth Klemm « Die romanischen Handschriften der Bayerischen Staatsbibliothek: Teil 1. Die Bistümer Regensburg, Passau und Salzburg ». Textband. – Wiesbaden: Reichert, 1980 http://bilder.manuscripta-mediaevalia.de//hs/katalogseiten/HSK0468a_a165_jpg.htm
[2] Pour un historique des donateurs dans les Annonciations, voir « Filippino Lippi’s Carafa « Annunciation »: Theology, Artistic Conventions, and Patronage » Gail L. Geiger, The Art Bulletin, Vol. 63, No. 1 (Mar., 1981), pp. 62-75 https://www.jstor.org/stable/3050086
[3] Pour une vue en haute définition : https://www.barberinicorsini.org/en/opera/annunciation/
[4] Arasse, L’annonciation italienne, une histoire de prespective, 1999
[6] « Comme on la menait à la mort, un païen, nommé Théophile, la pria, par raillerie, de lui envoyer « des fruits ou des roses du jardin de son Époux ». Elle le lui promit. Avant de recevoir le coup mortel, elle se mit à genoux et pria. Aussitôt parut un enfant portant trois beaux fruits et des roses fraîches, bien qu’on fût en février, et il les porta, de la part de Dorothée, à Théophile, qui confessa Jésus-Christ et subit le martyre ce jour même en rendant grâces à Jésus-Christ. » Abbé L. Jaud, Vie des Saints pour tous les jours de l’année, Tours, Mame, 1950

6-9 Le donateur-humain: en groupe

9 juillet 2019

Les groupes de donateurs autour de la Madone sont le plus souvent des familles, mais on trouve aussi quelques exemples de collègues ou de membres d’une confrérie. En voici une sélection, en Italie, en France et dans les Pays du Nord.

En Italie

L’Oratoire de San Giorgio de Padoue

1377-79 Altichiero,_oratorio_di_san_giorgio,_parete_sinistra Raimondo Lupi, preceduto dai nipoti, dai fratelli e dai genitori, Padova

La Vierge avec la famille de Raimondino Lupi et des Saints
Altichiero, 1377-79, Oratoire de San Giorgio (paroi gauche), Padoue

Cette chapelle funéraire a été commandée par le condottiere Raimondino Lupi, mort en 1379. Nous sommes ici sur le mur gauche de la chapelle, décoré par des scènes de  la vie de Saint Georges. Altichiero respecte la même logique qu’à Vérone dans la  chapelle Cavalli (voir 6-1 …les origines) : comme l’Enfant est tourné vers l’entrée de la chapelle, le chevalier et sa famille se trouvent  à gauche du trône, dans le sens de la progression vers le choeur.



1377-79 Altichiero,_oratorio_di_san_giorgio,_parete_sinistra Raimondo Lupi, preceduto dai nipoti, dai fratelli e dai genitori, detail
A noter que tous le chevaliers de la famille Lupi portent, tout comme ceux de la famille Cavalli, leur casque d’apparat accroché dans le dos. Cette fresque votive est en général interprétée comme représentant le donateur et sa femme suivi de ses enfants.



1377-79 Altichiero,_oratorio_di_san_giorgio,_parete_sinistra Raimondo Lupi, preceduto dai nipoti, dai fratelli e dai genitori schemaJPG

En fait , elle montre, de droite à gauche en partant de la Madone, et en respectant au sein des personnages sacrés une assez remarquable parité :

  • son père Rolandino de’ Lupi présenté par Saint Goerges,
  • sa mère Matilde présentée par Sainte Catherine,
  • ses quatre frères et trois neveux, présentés par une alternance de saints et de saintes,
  • et lui-même en dernier, présenté à nouveau par Saint Georges.


Saint Georges en double (SCOOP !)

Cet étrange dédoublement s’explique par la structure d’ensemble : la fresque occupe en effet deux compartiments dans le cycle de la vie de Saint Georges, se logeant dans une interruption à la fois géographique et temporelle entre deux épisodes [0] :


1377-79 Altichiero,_oratorio_di_san_giorgio, Saint Georges baptise Servio le roi de SileneSaint Georges baptise le roi de Silène

 


1377-79 Altichiero,_oratorio_di_san_giorgio, Saint Georges boit le veninSaint Georges triomphe du préfet de Dioscoris, qui voulait l’empoisonner.

Ainsi les Lupi, fils et père, s’insèrent-ils au même rang que le roi et le préfet légendaires, en tant que protagonistes modernes dans l’hagiographie de Saint Georges.



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1489 Giovanni Santi Palla Buffi The Madonna and Child Enthroned with Saints Palazzo Ducale, Urbino

Vierge à l’Enfant avec des Saints François, Jérôme, Jean-Baptiste et Sébastien et les donateurs (Palla Buffi)
Giovanni Santi, 1489, Palazzo Ducale, Urbino

Ce retable du père de Raphaël nécessite pour sa compréhension d’être regardé « en plan ».


Un regard d’en haut (SCOOP !)

Sur une des diagonales du trône, Saint François et Saint Sébastien sont présents l’un en tant que patron de l’église d’Urbino, et l’autre de la chapelle où ce trouvait le tableau [1] : c’est donc logiquement aux pieds de ce dernier que s’agenouille la famille Buffi, « montée » depuis le sol de sa chapelle dans la scène sacrée de son tableau (à noter que le point de fuite se situe au niveau de leurs yeux) . Pour clore cette diagonale, les mains ouvertes du père de famille renvoient aux paumes ouvertes de saint François montrant ses stigmates.

Sur l’autre diagonale du trône, Saint Jean Baptiste désigne l’Enfant de son doigt et de sa banderole (ECCE AGNUS DEI), enfant qui à son tour désigne Saint Jérôme, lequel clôt la diagonale avec son livre fermé et sa plume :

celui qui explique le Christ fait pendant à celui qui l‘annonce.



1489 Giovanni Santi Palla Buffi The Madonna and Child Enthroned with Saints Palazzo Ducale, Urbino schema
Ainsi, sous le regard « d’en haut » de Dieu le Père (flèche verte), les deux diagonales du trône croisent du passé au présent l‘histoire générale du Christianisme (flèche bleue) avec la dévotion particulière de la famille Buffi.


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1493 ca Anonimo lombardo, Madonna con il Bambino, Sant’Ambrogio, Santa Lucia,Ambrogio Raverti, Lucia Marliani e famiglia,, Milano, Santa Maria delle Grazie

Vierge à l’enfant, Saint Ambroise avec Ambrogio Raverti, Sainte Lucie avec Lucia Marliani e famiglia
Anonyme lombard, vers 1493, fresque de l’église Santa Maria delle Grazie, Milan

Ce troisième exemple, où les donateurs ont pratiquement taille humaine, est intéressant par sa dimension historique. En 1471, Lucia Marliani avait épousé , à 17 ans, Ambrogio Raverti, 24 ans. En 1474, elle devint la maîtresse officielle du duc de Milan, Galeazzo Maria Sforza, dont elle eut deux fils. Après la mort du duc, en 1476 , elle revint vivre avec son mari dont elle eut trois fils (dont deux figurent sur le tableau) et trois filles (dont une seule est représentée).

L’amusant est que cette fresque se trouvait au dessus de la tombe d’un célèbre religieux milanais, Fra Giacomo da Sesto, mort en 1493 et connu pour son intransigeance : il avait refusé l’absolution à Lucia Marliani au moment où elle était la maîtresse du duc. Mais leur chemin se croisèrent une seconde fois de manière plus positive lorsque, revenue auprès de son mari, elle accoucha difficilement, pour la première fois, d’un enfant légitime : jugeant la situation désespérée, les médecins envisageaient un avortement pour sauver la mère mais Fra Giacomo s’y opposa catégoriquement : il assura que non seulement elle vivrait, mais qu’elle accoucherait d’un garçon : il lui fit donner un oeuf cuit – alors qu’elle ne mangeait plus depuis des jours – et aussitôt elle mit l’enfant au monde, sans souffrir aucunement. Ce miracle valut à Fra Giacomo sa béatification et à Lucia Marliani sa réhabilitation : quant au fils aîné miraculé, Gerolamo, il est placé dans la fresque juste sous l’Enfant Jésus, résultat tout comme lui d’un accouchement sans douleur. [2].



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1475-99 Anonyme affresco St Bernardin de Sienne St Antoine et couple Museo della Scienza Milan sacristie de l'eglise Sta Maria Rossa a Garbagnate

Vierge à l’Enfant entre Saint Bernardin de Sienne, Saint Antoine et un couple de donateurs avec leur enfant
Anonyme lombard, 1475-99, Museo  della Scienza Milan, fresque provenant de la   sacristie de l’église Santa Maria Rossa a Garbagnate
 

On ne sait rien de certain sur les donateurs ni sur les circonstances de la commande de cette fresque : la rencontre au jardin, la Vierge assise a égalité de taille avec les  quatre  personnages agenouillés, l’affinité entre le  bébé humain et l’Enfant Jésus créent une ambiance de familiarité et de sérénité qui exclut  toute notion funéraire : Saint Bernardin et Saint Antoine étant deux saints « médicaux », on imagine plutôt une fresque commandée en remerciement pour la naissance ou la guérison de l’enfant.



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1490-95 Maestro della pala Sforzesca,Giacomo Maggiore, Stefano, Bernardino da Siena, Giovanni Evangelista e douze donateurs inconnus National Gallery

Vierge à l’enfant avec Saint Jacques, Saint Etienne, six donateurs, saint Bernardin de Siennne, Saint Jean l’Evangeliste, six donatrices
Maestro della pala Sforzesca, 1490-95, National Gallery, Londres

On ne sait malheureusement rien sur les donateurs : il s’agit probablement d’un tableau de mariage, les jeunes époux étant accompagnés l’un par son père, l’autre par sa mère. Mais il pourrait tout aussi bien s’agit d’un retable destiné à une confrérie, comme dans l’exemple suivant.


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1490 Giambattista_Cima_da_Conegliano_-Pala Oderzo_Sacra_Conversazione Brera

Vierge à l’Enfant avec Saint Sébastien, Saint Jean Baptiste, Sainte Marie-Madeleine, Saint Roch et des membres de la Confraternité de Saint Jean l’Evangeliste.
Cima da Conegliano, 1487-88, Brera, Milan

Ce grand tableau d’autel a été peint pour l’autel de Saint Jean Baptiste dans la cathédrale d’Oderzo, dont le patron était également Saint Jean Baptiste. D’où la présence de ce saint pour présenter les hommes, tandis que les femmes se placent sous le patronage de Marie-Madeleine.


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Ce panneau harmonieux, parfaitement équilibré, trahit des réalités moins éthérées : on voit au fond à gauche des flagellants, dont les processions sanglantes étaient censées détourner la colère divine ; et les deux Saints postés à l’avant des deux côtés de l’arcade, comme pour protéger les dévots du monde extérieur, sont invoqués l’un en prévention des épidémies de peste, et l’autre pour la guérison des pesteux [3].


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1514 Gerolamo_giovenone Pala_buronzo, Galerie Sabauda Turin

Pala Buronzo
Gerolamo Giovenone, 1514 , Galerie Sabauda, Turin [4]

Cet autre exemple, un peu différent, est quant à lui expliqué par les sources : Ludovica, veuve de Domenico Buronzo, a pris la place de son mari défunt, à la droite de la Madone. Elle est présentée par Sant’Abbondio, le patron de la chapelle familiale dans l’église de San Paolo à Vercelli. Ses deux enfants Pietro, l’aîné et Gerolamo le petit, sont quant à eux présentés par Saint Dominique : ainsi, pour compléter l’échange, le saint patron du père vient se substituer à la mère.


1475 - 1550 Anonimo lombardo Madonna con Bambino in trono tra santi e donatori loc inconnue
Anonyme lombard, 1475-1550, localisation inconnue

C’est certainement une situation familiale similaire qui explique cette composition, dont on ignore tout.


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  1510 Giovanni_Bellini_-_Madonna_and_Child_with_Saints_Peter_and_Mark_and_Three_Venetian_Procurators_-_Walters_37446Vierge à l’Enfant avec Saint Pierre, Saint Marc et trois procurateurs
Giovanni Bellini, 1510, Walters Art Museum, Baltimore
1553 Jacopo Tintoretto The Virgin and Child with four senators Accademia VeniseVierge à l’Enfant avec quatre sénateurs
Jacopo Tintoretto, 1553, Accademia, Venise

Toujours à Venise, la dévotion à la Madone prend parfois un tour officiel, et sert d’occasion à des portraits de groupe, entre collègues.

Tandis que la composition de Tintoret répartit équitablement les quatre sénateurs dans la moitié humble, celle de Bellini pose question, en privilégiant nettement un des procurateurs. Répartition d’autant plus significative que ce tableau votif était destiné à leur bâtiment officiel, la Procuratia di Ultra. Saint Pierre à gauche et Saint Marc à droite, présents en tant que chef de l’Eglise et Saint patron de la Cité, n’ont aucun rapport avec les prénoms des donateurs.


1602 Manfredi degnita procuratoria di San Marco di Venetia
Manfredi, 1602, « Degnita procuratoria di San Marco di Venetia »

D’après Manfredi , il s’agit de Tomaso Mocenigo, Luca Zeno, and Domenico Trevisano. Tommaso Mocenigo (1460 – 1517), à gauche, avait cinquante ans à la date du tableau ; mais le troisième, Domenico Triuisano, mort en 1535 à plus de 80 ans [5] , était né vers 1450 : les trois ne sont donc pas rangés par âge décroissant.


1581 Jacomo Sansovino, Venetia ... descritta in 14 libri (et cronico particolare delle cose fatte da i Veneti, dal principio della citta fino all'anno 1581
Jacomo Sansovino, 1581 « Venetia … descritta in 14 libri (et cronico particolare delle cose fatte da i Veneti, dal principio della citta fino all’anno 1581) »

Ils furent nommés procurateurs respectivement le 5 mai 1504, le 5 Septembre 1503 et le 3 Août 1503  : ils sont donc classés par ordre décroissant d’ancienneté dans le poste, celui nommé en 1504 se trouvant en position d’honneur.

En outre, Tommaso Mocenigo doit aussi sa position d’honneur  à sa carrière brillante : sénateur, membre du Conseil des X, podestat de Trevise et de Padoue, gouverneur de la banque dei Garzoni, il était considéré comme un possible doge. Cette position éminente reste néanmoins difficile à apprécier, compte tenu de l’incertitude sur la date du tableau (il semble avoir été réalise en deux temps, en 1504 et en 1510 [6] )


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1519-1526 Titien Madona_di_Ca'Pesaro Frari_(Venice)_nave_left_-

Pala Pesaro
Titien, 1519-1526, Basilique des Frari, bas côté gauche, Venise

Un chef d’oeuvre novateur

Inauguré en 1526, cet immense tableau d’autel avait été commandé en 1519 par Jacopo Pesaro, en remerciement de sa victoire contre les Turcs en 1502 (bataille de Santa Maura). [7]

Très novatrice, la composition est conçue pour casser tous les repères habituels des Conversations Sacrées :

  • si on regarde la moitié gauche, on a l’impression d’une composition de profil (voir 2-1 En vue de profil), dans laquelle Jacopo Pesaro se présente au bas d’un escalier montant vers Saint Pierre et encadré par deux colonnes ;
  • si on se concentre sur la moitié droite, on voit que la Madone est en fait vue de face, assise sur un autel adossé à la seconde colonne, surplombant la famille du donateur vue de profil.


De subtiles symétries (SCOOP !)

1519-1526 Titien Madona_di_Ca'Pesaro Frari_(Venice)_nave_left_schema
Cette déstructuration délibérée masque de très subtiles symétries :

  • les deux Turcs vers lequel Saint Georges se retourne font écho aux deux franciscains (Saint François et Saint Antoine de Padoue) vers lesquel l’Enfant se penche (cercles verts) : ainsi les deux païens sont mis en balance avec les deux Saints,  le guerrier en armure avec l’Enfant désarmé, et le gonfanon de la victoire avec le voile de Marie que celui-ci brandit ;
  • du coup, Saint Pierre tenant le livre se trouve visuellement assimilé à Marie tenant l’Enfant ;
  • quant à Jacopo Pesaro, sa silhouette agenouillée se diffracte dans ses quatre frères, et dans l’espoir de la famille, son jeune neveu Leonardo.


Les deux colonnes (SCOOP !)

Les colonnes ont reçu des interprétations variées. Helen S. Ettlinger [8] a établi un lien convaincant avec un passage du Livre de Sirac décrivant la Sagesse Divine :

« Je suis sortie de la bouche du Très-Haut, et, comme une nuée, je couvris la terre. J’habitais dans les hauteurs, et mon trône était sur une colonne de nuée.«  Sirac 24:3-4

En poussant un peu plus loin l’interprétation, ce texte pourrait effectivement fournir une interprétation littérale des deux colonnes et du nuage portant la croix :

  • celle de gauche, entièrement « couverte » par l’ombre de la sagesse divine, représenterait le monde combattant de l’Ancien Testament, se prolongeant encore aujourd’hui dans la lutte de la Chrétienté (Saint Pierre) contre les Turcs ;
  • celle de droite, au dessus de Marie et de l’Enfant représenterait le monde pacifié du Nouveau Testament : lumineux sauf l’ombre en forme de croix.



1519-1526 Titien Madona_di_Ca'Pesaro Frari_(Venice) schema

La différence de « point de vue » entre les deux moitiés du retable (vue de profil et vue de face) ne ferait que renforcer la différence de climat lumineux entre les deux Eres.



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1529 Giacomo Santoro (attr.), Madonna Greca, Alcamo, chiesa di Santa Maria di Gesu

Vierge et l’Enfant entre les saints François d’Assise et de Benoît de Norcia et des donateurs (Madonna Greca)
Giacomo Santoro (attr.), 1505-29, église Santa Maria di Gesù, Alcamo, Sicile

Cette toile a fait l’objet de controverses quant à la datation et à l’identification des donateurs.

Pour Di Marzo et Di Cuccia [9] , le couple âgé serait Anna de Cabrera, comtesse de Modica et Federico Enriquez, frère du roi de Castille, qui se marièrent en 1488. Le couple n’ayant pas eu d’enfant, la jeune fille à droite serait la nièce et héritière d’Anna, tandis que le jeune homme à gauche est Luigi Henrique, le neveu de Federico. Ainsi le tableau, en montrant le nouveau couple encadrant l’ancien, sous la bénédiction de l’Enfant, manifesterait la continuité de la lignée à la tête du comté.

Pour Claudio Gulli [10], cette identification ne tient pas, pour des raisons de date et à cause de la simplicité des vêtements : Federico Enriquez étant membre de l’ordre de la Toison d’Or, il est inconcevable que cette prestigieuse décoration ne figure pas sur le tableau, dans le cas de cette très puissante famille. Un acte récemment retrouvé indique qu’il s’agit plutôt de membres d’une famille gênoise implantée à Alcamo, les Morfino, qui ont donné ce tableau à l’église en 1507.


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1552 Lanino, Bernardino Madonna and Child Enthroned with Saints and Donors, North Carolina Museum of Art, Raleigh, USA

Madone du Rosaire avec six Saints et huit donateurs (pala Cook)
Bernardino Lanino, 1552, North Carolina Museum of Art, Raleigh, USA

Image haute définition :
https://artsandculture.google.com/asset/madonna-and-child-enthroned-with-saints-and-donors/bQF4rMERbQKwzA


Les six saints

Ce panneau, dont on ne sait rien, est un véritable exercice d’iconographie en même temps qu’un défilé de mode ecclésiastique. On y rencontre successivement, de gauche à droite :

  • Saint Dominique (avec l’étoile au front), en habit de dominicain ;
  • Saint Laurent (donnant aux pauvres), en diacre ;
  • Saint Thomas d’Aquin (avec sa broche dorée en forme d’étoile et son livre), dominicain ; à ne pas confondre avec Saint Nicolas de Tolentino, qui a aussi un lys, un livre et une étoile dorée, non pas au cou mais sur la poitrine) ;
  • Saint Vincent Ferrer (avec la boule de feu de son éloquence), dominicain ;
  • Saint Pierre de Vérone (avec sa hâchette plantée dans le crâne, son épée dans l’épaule, et sa palme bien méritée de martyr), dominicain ;
  • Sainte Catherine de Sienne (avec la couronne d’épines), dominicaine.

Il est donc clair que le tableau a été commandé par les dominicains : les lys décorent leurs trois saints les plus fameux : Dominique, Thomas d’Aquin et Catherine de Sienne. Et la sélection des six personnages obéit à une logique par couple : deux piliers de l’Ordre (Dominique et Catherine), deux martyrs (Laurent et Pierre de Vérone), un théologien et un prédicateur (Thomas d’Aquin et Vincent Ferrer).

A noter une anomalie : l’absence de la palme du martyr pour Saint Laurent. Peut être est-ce par cohérence avec la rare iconographie qui a été choisie, celle de patron des pauvres : les pièces d’or et d’argent qui tombent de sa bourse, côté masculin, font écho aux roses blanches et rouges tombées du ciel, que l’enfant Jésus et les trois jeunes filles ont attrapées.


Les quatre dévotes

Côté féminin, il est clair qu’il faut isoler la femme âgé du fond, vêtue en pénitente dominicaine (guimpe blanche et voile blanc, ces soeurs prononçait des voeux simples et non solennels), et les trois jeunes filles en robe somptueuse, parées de bagues et de colliers.



1552 Lanino, Bernardino Madonna and Child Enthroned with Saints and Donors, North Carolina Museum of Art, Raleigh, USA detail bourse
L’objet noir posé au sol devant elles semble être une bourse à manche de bois.


Les quatre dévots

Côté masculin, la lecture est inversée : parmi les quatre vieillards barbus, on est tenté d‘isoler celui du premier plan, en manteau rouge et ayant posé son béret noir à terre, de ses trois confrères, qui eux le tiennent à la main.


Des donateurs anonymes

Six saints pour huit dévots : il est clair qu’ils n’ont pas été choisis en tant que patrons (pour illustrer leurs prénoms) mais pour des raisons de propagande dominicaine.

Les dévots sont sans doute des portraits de personnages réels que les Dominicains ont voulu honorer (peut être pour leurs dons, comme le suggèrent les deux bourses) : le béret noir du quatuor de vieillards suggère un groupe constitué, peur être une Confraternité du Rosaire ou bien un groupe de musiciens à relier aux quatre instruments (le vieillard en manteau rouge pourrait être le violoniste, qui mène l’ensemble) ; les riches vêtements des trois jeunes filles conduites par la soeur pénitente font penser à une classe de filles de bonne famille. Mais faute de sources, il est bien difficile d’aller plus loin dans l’explication de ce tableau foisonnant.


1579 Lanino Madonna del Rosario con sainti e devoti Basilica di San Lorenzo Mortara

Madone du Rosaire avec Saints et dévôts
Lanino, 1579, Basilica di San Lorenzo, Mortara

A la fin de sa longue carrière, Lanino a produit une autre Madone du rosaire, commandée par la Confraternité du Rosaire pour l’Autel du Rosaire de la Basilique San Lorenzo de Mortara. La composition est assez similaire, mais dans un esprit résolument baroque : autour de l’image-choc du crâne transpercé de Pierre de Vérone on reconnaît Saint Dominique à gauche – au dessus d’un alignement de saints barbus, et Saint Laurent (le patron de l’église) à droite – au dessus de cinq filles riches chaperonnées par une religieuse. En haut, huit angelots brandissent des rosaires autour de l’Enfant Jésus, qui tend à sa mère un coeur enflammé.

Bien que Lanino ait récupéré bien des éléments de sa composition de 1552, le sujet est ici bien différent : car entre-temps, en 1571, la Madone du Rosaire était apparue miraculeusement durant la bataille de Lépante. D’après la tradition locale, les « saints barbus » de gauche représenteraient les protagonistes de cette victoire : le pape saint Pie V, Juan d’Autriche, le cardinal Marcantonio Colonna, le doge Sebastiano Venier, Doria, Barbarigo et Spinola [11] .



En France

1400-1405 La famille Trousseau Bourges_-_cathedrale

La Vierge à l’Enfant avec la famille Trousseau
1400-1405, Cathédrale de Bourges

Apparaissent de gauche à droite, par ordre de rapprochement croissant avec la Vierge :

  • deux chevaliers à genoux (aux manteaux ornés de trousseaux d’or, armes parlantes de la famille), encadrant une femme à genoux et présentés par une sainte martyre (les frères et la soeur  du donateur) ;
  • le chanoine Pierre Trousseau offrant le modèle en relief et sa chapelle et présenté par un diacre nimbé, sans doute saint Etienne ;
  • ses parents, présentés par Saint Jacques
  • la Madone, entre Saint Sébastien et sans doute Saint Ursin.


1532 La famille Tuilier Bourges_-_cathedrale

La Vierge à l’Enfant avec la famille Tullier
1532, Cathédrale de Bourges

Cent vingt ans plus tard, une autre chanoine se fait également représenter avec sa famille en procession vers la Vierge, dans le même ordre mais cette fois de droite à gauche. On voit ainsi dans les quatre lancettes :

  • quatre chanoines présentés par saint Jacques ;
  • Jehan, François et Pierre (les frères Tullier et le donateur), présentés par saint Jean l’Evangéliste ;
  • les parents présentés par saint Pierre ;
  • La Vierge, l’Enfant et le petit Jean-Baptiste.



plan-cathedrale-bourges
La situation inversée s’explique non par les époques différentes ni par un besoin de variété, amis par la situation opposée des deux vitraux, à gauche et à droite de la nef : la Madone est toujours située côté choeur, dans le sens de progression des fidèles.



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1500-ca-Carton-de-Jean-Hey-Charles-Popillon-argentier-du-duc-de-Bourbon-Marie-Brinon-Nicolas-Cathedrale-Moulins.jpg
 
 
Vitrail de la famille Popillon
Carton de Jean Hey, veres 1500,  Cathédrale de Moulins.

La Vierge est ici en dehors du vitrail : tous les membres de la famille prient la statue de la Vierge noire qui se trouve dans la chapelle. Ce sont, de gauche à droite :

  • Charles Popillon, chancelier de la duchesse Anne , présenté par son patron saint Charles de Villare ;
  • Marie Brinon, son épouse, présentée par une sainte martyre ;
  • le donateur du vitrail, leur fils Nicolas, gouverneur des finances du duc de Bourbon, avec ses deux fils Nicolas II et Charles, présentés par Saint Nicolas ;
  • son épouse   Ysabeau de VIERSAT et leurs deux filles, présentées par saint Antoine.


1450-75 Chapelle Saint Michel Eglise de Caudebec

 
Sainte Catherine, Saint Michel, Sainte Marie-Madeleine, Saint Jean
1450-75, Chapelle Saint Michel; Eglise de Caudebec

Pour comparaison, ce vitrail antérieur, avec encore des donateurs-souris, montre une famille priant non pas explicitement la Madone, mais tournée en direction du choeur. L’ordre hiérarchique est le même (père, mère, fils et filles) mais ici les patrons et patronnes respectent l’alternance des sexes. Celle-ci est soulignée aussi par les deux types de dais : à trois pans pour les hommes, à deux pans pour les femmes.

Les donateurs sont probablement Jehan Legros et sa femme Isabelle, dont une inscription sur le mur indique qu’ils sont inhumés dans la chapelle : ainsi le père est présenté par son patron éponyme, et les fils par le patron de la chapelle.

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1502 Les Triomphes de Petrarque, eglise Saint-Pierre-Es-Liens, Ervy-le-Chatel

Verrière des Triomphes de Pétrarque,
1502, église Saint-Pierre-Es-Liens, Ervy-le-Châtel
 

Commandé par Jeanne Le Clerc, veuve de Pierre Girardin, « en son vivant écuyer et lieutenant du bailli de a dicte ville d’Ervy », ce vitrail propose une iconographie unique sur laquelle je ne m’étendrai pas ici.

1502 Les Triomphes de Petrarque, eglise Saint-Pierre-Es-Liens, Ervy-le-Chatel donateur Pierre Girardin 1502 Les Triomphes de Petrarque, eglise Saint-Pierre-Es-Liens, Ervy-le-Chatel vierge 1502 Les Triomphes de Petrarque, eglise Saint-Pierre-Es-Liens, Ervy-le-Chatel donatrice Jehanne Le Clerc

Le registre inférieur est en revanche sans surprise, autour de l’Immaculée Conception dont le croissant de lune massacre le démon : le défunt et ses deux fils sont présentés par Saint Pierre, le veuve et une fille sont présentées par Saint Jean-Baptiste.

 
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1523 Jacques Malon et Anne Robert, seigneur et dame de Bercy Eglise ste Marie madeleine Vendome

 
Vierge à l’Enfant entre Saint Jacques et le  donateur Jacques Malon et  Sainte Anne avec son épouse Anne Robert, seigneur et dame de Bercy
1523 ,Eglise Sainte Marie-Madeleine, Vendôme
 

Les parents sont ici encore présentés par leur saint éponyme. suivis par les fils et les filles. Ils sont de taille proportionnée à la Vierge, assise sur un trône en avant : l’originalité est la taille géant des deux saints.


Pays du Nord

1246 apres Psalter-Hours of Guiluys de Boisleux France, Arras, Morgan Library MS M.730 fol. 17v
Psautier-Heures de Guiluys de Boisleux, Arras
Après 1246, ,Morgan Library MS M.730 fol. 17v

Dans cette composition très systématique, la polarité sexuelle régit tout, depuis le plus récent (la famille de donateurs), jusqu’à la Vierge à l’Enfant, et au delà jusqu’à l’Annonciation.



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1400 ca Memorial des seigneurs de Montfoort

Mémorial des seigneurs de Montfoort
Vers 1400, Rikjsmuseum, Amsterdam

Quatre chevaliers flamands de la famille des De Rover de Montfoort (d’après les armoiries) s’agenouillent à la queue leu leu devant la Vierge et l’Enfant, celui-ci absorbé dans la lecture d’un document comme n’importe quel supérieur hiérarchique. Saint Georges, qui pousse le dernier par l’épaule, ferme cette présentation très militaire.

Le panneau a été réalisé en mémoire des quatre chevaliers dont le premier avait été tué en 1345 à la bataille de Warns contre les Frisons, et le quatrième grièvement blessé.


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1430 ca Ecole de Cologne Vierge dans l'hortus conclusus Gemaldegalerie Berlin

Vierge à l’Enfant dans un Jardin de Roses
Ecole de Cologne, vers 1430, Gemäldegalerie, Berlin

Très tôt, certains artistes ont abandonné la facilité des donateurs-souris pour tenter leur insertion au sein de la scène sacrée : ici encore en taille-enfant. De la même taille que la Madone, Sainte Catherine, Sainte Marie-Madeleine et Sainte Barbe ferment par leur présence vivante l’hexagone du Jardin Clos. A l’extérieur, la famille des donateurs est figurée selon l’ordre héraldique, hommes à gauche et femmes à droite..

Il semble bien qu’il s’agisse d’un mémorial au père défunt : l’épouse (au cou couvert par une guimpe) et la fille aîné (décolletée) portent le deuil et disent le chapelet, la seconde fille est en âge de porter un voile tandis que les soeurs plus jeunes sont en cheveux.

Comme pour plaider en sa faveur, Sainte Marie-Madeleine désigne le défunt à une Sainte Catherine distante tandis que Sainte Barbe, qui offre deux oeillets à l’Enfant, lui sourit déjà.



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1476- 1500 Triptych_with_Madonna_and_Saints_Catherine_and_John_with_donors_Jan_Pardo_and_Catharina_van_Vlamynckpoorte Museo Arte Ponce

Triptyque avec la Madone et un couple de donateurs
Maître d’Anna, 1476- 1500, Museo Arte, Ponce

Par comparaison avec le panneau précédent, cet exemple montre tout l’intérêt du format triptyque (voir 1-4-2 Tryptiques flamands) pour mettre en bonne place les donateurs sans avoir à affronter les délicats problèmes d’interaction avec les personnages sacrés :

  • le volet gauche est dédié à l’époux Jan Pardo , à son saint patron Jean-Baptiste et à ses quatre fils ;
  • le volet droit est dédié à l’épouse Catharina van Vlamynckpoorte , à sa sainte patron Catherine et à ses deux filles ;
  • le panneau central montre la Vierge à l’Enfant dans son jardin, entourée par le couple Sainte Catherine/Sainte Barbe : ces deux saintes sont classiquement appariées car on les invoquait ensemble pour intercéder pour la bonne mort ; symboliquement elles évoquent également la vue spirituelle et la vie matérielle.

A noter que, tandis que Catherine apparaît dans le volet de droite en tenue « de sainte », elle est représentée dans le panneau central en tenue « de cour », en tant que dame de compagnie de Marie (sans sa roue, mais portant sa couronne et assise sur son épée). Quant à Saint Barbe, elle est désignée par sa palme et la tour derrière elle.

On voit ici comment les deux cloisons internes du triptyque sont utilisées, au sein d’un paysage continu, pour escamoter la question de l’étanchéité du jardin clos.



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1500 ca anonyme Epitaphe de Jacob Jan van Assendelft et de son epouse Haesgen van Outshoorn Rikjsmuseum, Amsterdam

Epitaphe de Jacob Jan van Assendelft et de son épouse Haesgen van Outshoorn
Anonyme hollandais, vers 1500, Rikjsmuseum, Amsterdam

Cet exemple montre tout l’écart entre les commande de luxe et les épitaphes produites en série, accrochées en masse dans les églises , parfois restaurées par les descendants pour conserver le souvenir des défunts, voire falsifiées pour des raisons d’amélioration de la généalogie [12].

Dans cet exemple, on retrouve le duo Sainte Barbe/Sainte Catherine, associé à un autre couple plus rare, celui des saints Côme et Damien qui flanquent la Vierge à l’Enfant. Ce sont les patrons des apothicaires, mais on ne sait rien de la profession du mari. D’après la dendrochronologie, le panneau a été réalisé bien après les décès de Jan et de Haegen, survenus en 1478 et 1471 selon l’inscription.

Même peint ultérieurement, il est donc sensé représenter la famille en 1478, à la mort du père. L’habileté du peintre ne lui permettant pas de vieillir les visages, Jan, pourtant âgé de 82 ans à sa mort, est représenté du même âge que ses fils. L’habit de nonne portée par la mère semble être une convention pour une laïque défunte (elle était morte sept ans avant lui). La croix portée par les trois filles, associée à leur vêtement noir, signifient qu’elles étaient mortes à la date théorique de l’épitaphe, ce qui n’a rien d’étonnant vu l’âge avancé du défunt. Parmi les sept fils, certains portent l’habit noir, mais pas de croix, ce qui laisse supposer qu’ils étaient encore vivants à la mort de leur père, mais avec des professions différentes.


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1490-1500 Virgin and Child with Saint Anne and Saints Francis and Lidwina, with Donors , Master of the Saint John Panels
Saint Anne trinitaire, avec Saint François et Sainte Ludwina, et une famille de donateurs
1490-1500, Master of the Saint John Panels, Rikjsmuseum, Amsterdam

On ne sait rien sur cette famille, groupée non plus autour de la Vierge à l’enfant, mais autour de la représentation très populaire de Jésus avec sa mère et sa grand-mère.

Le mari est présenté par Saint François ; la femme défunte, habillée conventionnellement en nonne mais distinguée par son livre, est présentée par Sainte Ludwina. Dans cette très catholique famille, trois des cinq fils portent des habits religieux, ainsi qu’une fille sur les trois (les deux autres ont simplement coiffé un voile et passé un manteau noir par dessus leurs robes grise et rouge.


Les enfants en rouge (SCOOP) !

Les historiens d’art se sont interrogé sur les six enfants en rouge, quatre garçons et deux filles, qui s’agenouillent autour du piédestal. Il pourrait s’agir des âmes d’enfants morts en bas-âge, mais cette représentation ferait exception par rapport à l’habitude (une petite croix tenue entre les mains ou sur le front) [13] : l’idée pourrait être que ces âmes ont le droit de monter sur la première marche du trône, mais pas sur le tapis, espace sacré. Malheureusement, la présence d’un grand enfant dans l’angle, vêtu en robe rouge mais agenouillé sur le sol, ruine cette hypothèse.

Le plus simple est de supposer, s’agissant d’une représentation tri-générationnelle de la Sainte Famille, que la famille humaine montre aussi trois générations :

  • les enfants en rouge sont les six petits enfants du couple ;
  • le plus grand, à mi chemin entre adultes et d’enfants, étant sans doute l’aîné du fils aîné.


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1525-26 and 1528 Darmstadt_Madonna,_by_Hans_Holbein_the_Youngercoll priv

Madone de Darmstadt
Hans Holbein le Jeune, 1525-26 et 1528, collection privée

Ce tableau, très célèbre en Allemagne, s’accompagne de plusieurs anecdotes : querelle sur l’original et la copie (la version de Darmstadt ou celle de Dresde ?), acquisition ratée par la Städel Museum à 40 millions d’euros, épisodes des « Enfants de la Madone » (voir tous les détails sur Wikipedia allemand [14])

Nous allons nous limiter ici à évoquer la controverse sur sa destination, qui va nous permettre de conclure en beauté ce chapitre.


Un instantané familial

Le maire de Bâle, Jakob Meyer von Hasen, est représenté face à sa fille Anna et à ses deux épouses : Dorothea Kannengiesser, la mère d’Anna au premier plan ; et la défunte Magdalena Bär, au second.

On sait désormais que le tableau de Darmstadt (celui-ci) est l’authentique, car il a été actualisé par Holbein à son retour d’Angleterre, en 1528 : Dorothea a perdu sa mentonnière, passée de mode entre temps ; et Anna a coiffé la Jungfernschapel des jeunes filles nubiles.

Ce souci d’une représentation ressemblante et actuelle, autrement dit vivante, se voit également dans les artifices que Holbein a utilisés pour supprimer le caractère compassé et conventionnel de ce type de portrait familial :

  • les trois hommes s’étagent en oblique, les trois femmes selon la verticale ;
  • le pli du tapis casse les fuyantes et empêche de localiser précisément le point de fuite (plus bas en tout cas que les yeux des adultes) ;
  • la conque en écaille de tortue, les ellipses de la niche vue de dessous et les volutes des modillons confèrent un caractère organique à ce « ciel » de la composition.


Une profession de foi catholique

Il ne fait aucun doute que cette Madone familiale comporte une dimension militante, à une période où le maire était en butte aux attaques des calvinistes, devenus dominants à Bâle.

  • La couronne de la Vierge, imitée de la couronne impériale, lui accorde implicitement la légitimité à régner sur l’Allemagne.
  • Sa ceinture, bien mise en évidence, est un chiffon rouge à l’encontre des protestants. Elle fait référence à l’épisode de Thomas doutant de l’Assomption de Marie : celle-ci lui donna sa propre ceinture, preuve qu’elle était physiquement montée au ciel.
  • Enfin, la coquille derrière la tête de la Vierge a pour centre une perle unique (invisible sur les reproductions) qui ferme son corsage transparent : or la perle, qui naît à l’intérieur de la coquille intacte, est une métaphore de la virginité de Marie.


Un condensé iconographique (SCOOP !)

Consciemment ou pas, Holbein a concentré dans cette oeuvre toute une tradition iconographique que la Réforme, puis la Contre-Réforme, allaient définitivement enterrer.

  • Le figuier derrière le mur gris résume l' »hortus conclusus ».
  • Le tapis et la coquille délimitent de manière minimaliste l’espace sacré (que Memling figurait par un dais, voir 1-4-2 Tryptiques flamands)
  • Les deux gros modillons en pierre qui la soutiennent sont un rappel du triptyque à la mode hollandaise : mais en imposant l’agenouillement de la famille sous leur masse, ils évoquent aussi le manteau protecteur de la Vierge de Miséricorde.

Nichés tout contre la Madone, en taille réelle et en ressemblance photographique, les donateurs de Holbein ont acquis un statut d’intimité impossible à dépasser désormais.


Un tableau votif

Au XIXème siècle, l’aspect souffreteux de l’Enfant Jésus a fait croire que le tableau était un voeu pour la guérison d’un enfant malade : cette hypothèses est abandonnée aujourd’hui.


Un tableau de dévotion privée

On sent que d’intenses relations d’affection et de compassion lient les membres de la famille Mayer, au même titre que le regard de la Vierge se porte, relayé par Jésus, sur l’ensemble de la famille humaine.



1525-26 and 1528 Darmstadt_Madonna,_by_Hans_Holbein_the_Younger coll priv schema

 

  • La Vierge regarde son fils qui regarde le spectateur (flèches vertes).
  • Le père prie en levant les yeux vers la Madone, tandis que le garçonnet baisse les siens vers le bébé, lequel regarde à son tour vers le bas en dehors du tableau (flèches bleues).
  • Enfin les trois femmes disent leur chapelet en regardant la première l’époux, la seconde le garçonnet, la troisième le bébé (flèches blanches).

Ces regards corroborent l’interprétation habituelle selon laquelle le garçonnet et le bébé seraient deux fils décédés avant la réalisation du tableau. Ainsi la mère morte regarde son époux vivant, tandis que la mère et la soeur vivantes regardent leur fils et leur frère défunt.


Une épitaphe

L’analyse des regards conforte la proposition de Kemperdick selon laquelle le tableau était l‘épitaphe de la famille Meyer, accrochée dans une église de Bâle (probablement la Martinkirche et rendue à son propriétaire au moment de l’iconoclasme.


1525-26 and 1528 Darmstadt_Madonna,_by_Hans_Holbein_the_Youngercoll priv detail

Ainsi s’expliqueraient les regards croisés entre morts et vivants, ainsi que la main du bébé mort pointant vers le bas, vers l’emplacement de sa tombe… en dessous du pli du tapis.



Références :
[0] « Parallelism in the Frescoes in the Oratory of St. George in Padua (1379-84) » Mary D. Edwards, Zeitschrift für Kunstgeschichte, 71. Bd., H. 1 (2008), pp. 53-72 https://www.jstor.org/stable/40379324
[2] https://it.wikipedia.org/wiki/Lucia_Marliani
Edoardo Rossetti, « Il volto di Lucia : un ritratto ritovato », 2010 http://www.academia.edu/2063684/Il_volto_di_Lucia._Un_ritratto_ritrovato
[3] « Venezia e la peste: 1348-1797″, Marsilio Editori, 1979, p 215
[5] Relazioni degli ambasciatori Veneti al Senato, raccolte, annotate, e pubblicate da Eugenio Albèri, 1846, p 28
[6] « Italian paintings in the Walters Art Gallery », Zeri, 1976, volume 1, p 248. Cette notice comporte une erreur sur la date de nomination des procurateurs.
[8] « The Iconography of the Columns in Titian’s Pesaro Altarpiece » Helen S. Ettlinger, The Art Bulletin, Vol. 61, No. 1 (Mar., 1979), pp. 59-67 https://fr.scribd.com/document/82225916/Ettlinger-Iconography-of-the-Columns-in-Titians-Pesaro-Altarpiece
[9] La “Madonna Greca” di Alcamo. Un dipinto per Jacopo Siculo, Antonio Cuccia http://www1.unipa.it/tecla/rivista/12_rivista_cuccia.php
[10] La «Madonna greca» di Pier Francesco Sacchi ad Alcamo: contesto lombardo e via ligure. Claudio Gulli, Concorso, Arti e lettere, IX, 2015
https://riviste.unimi.it/index.php/concorso/article/view/7683

6-8 Le donateur-humain: en couple

4 juillet 2019

Tout comme nous l’avions fait pour les donateurs-souris (voir 4-4 …en couple), cet article s’intéresse aux différents types de couples de donateurs à taille humaine en présence de la Madone : frères, parent et enfant, mari et femme, en Italie puis dans les Pays du Nord.

Dans quelques cas particuliers intéressants, le couple se présente en bloc du même côté de la Madone : mais dans l’immense majorité des cas, il se divise de part et d’autre de la Madone, en respectant l’ordre héraldique.

Italie

Deux frères

1382 Maestro di San Nicolo ai Celestini - Madonna con Bambino in trono con Santi e devoti -Accademia Carrara Bergame
Vierge à l’enfant avec Saint François, sainte Catherine et un couple de chevaliers
Maestro di San Nicolò ai Celestini, 1382, Accademia Carrara, Bergame

Cette fresque provient de la salle capitulaire du couvent de Saint François de Bergame. Les deux donateurs ont été identifiés comme Giovanni et Giacomo, comtes Suardi, portant l’aigle rouge des Gibelins [1]. Ils portent à gauche l’épée, à droite un petit poignard (« sfondagiaco ») qui sert à achever l’adversaire abattu, en pénétrant entre les mailles de la cotte. Le long du manteau de la Vierge on peut lire un graffiti en lettres gothiques donnant des identités différentes :
« HIC IACET NOBILES ET EGREGII VIRI [MAGNIFICI BARTHOLOMEUS ET FRANCISCHVS FRES ET FILII QVA DNI RUDOLPHI DE CAZANIS] « 

Si Saint François est présent en tant que patron du couvent, la présence de sainte Catherine est inexpliquée.


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1380 ca Maestro di San Francesco St Bartholomee, Agathe Accademia Carrara Bergamo (convento di San Francesco)
Vierge à l’enfant avec St Bartholomé, Sainte Agathe, un chevalier et son écuyer (ou son fils)
Maestro di San Francesco, vers 1380, Accademia Carrara, Bergame

Dans cette autre fresque provenant du même couvent, le petit personnage est souvent interprété comme le fils du chevalier, dont l’identité est inconnue. Il s’agit plus probablement de son écuyer, portant l’étendard de son maître, son casque est ses gantelets qu’il a enlevés pour se présenter à Marie : sa petite taille symbolise sa condition subordonnée.



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1382 Sant'Antonio_(Padua)_-_Cappella_del_beato_Luca_Belludi famille Conti St Jacques St Philippe_-_Giusto_de'_Menabuoi

Giusto de’ Menabuoi, 1382, Chapelle du bienheureux Luca Belludi, basilique Saint Antoine de Padoue

La chapelle a été construite pour le compte des frères Naimerio et Manfredino Conti, patriciens padouans : ils sont figurés de part et d’autre de la Madone, entouré de quatre célébrités franciscaines : Naimerio est présenté par Saint François et Saint Louis de Toulouse, Manfredino est présenté par saint Antoine et le bienheureux Luca Belludi (portant déjà par anticipation son auréole de Saint [2] ).

Les deux saints patrons de la chapelle figurent sur les pans latéraux : à gauche Saint Jacques présente l’épouse de Naimerio, Margherita Capodivacca précédée par ses enfants ; à droite Saint Philippe présente les deux fils de Manfredino, Prosdocimo et Artusio.

La raison de ces dissymétries est que Naimerio, l’aîné, était mort en 1379 et enterré dans la chapelle, alors que son frère ne mourra qu’en 1395. La préséance a donc été donné à la famille du défunt, induisant une présence féminine à gauche. Menabuoi en a tenu compte, dans l’Annonciation au dessus, en inversant de manière très inhabituelle la position de l’Ange et de Marie (voir ZZZ).


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1490 - 1524 Giovanni Agostino da Lodi Madonna con Bambino e devoti, Museo nazionale di Capodimonte

Vierge à l’Enfant avec deux jeunes donateurs
Giovanni Agostino da Lodi, 1490, Museo nazionale di Capodimonte, Naples

On n’a pas de certitude qu’il s’agisse de deux frères, mais la ressemblance des visages et le caractère ostensiblement en miroir de la composition rend cette hypothèse possible. Par son geste qui fait allusion à l’iconographie de la Vierge de la Miséricorde (voir 2-2 La Vierge de Miséricorde), Marie prend sous sa protection équitable les deux jeunes gens, tout en symbolisant leur solidarité.

La composition recèle cependant des écarts subtils à la symétrie :

  • le garçon de gauche lève les yeux vers la Vierge, qui le regarde en retour ; il « touche » du bout des doigts une coupe vide, ce qui élimine l’idée qu’il pourrait s’agit de son offrande à la Madone (voir dans 2-3 Représenter un don le panneau de Basaiti où un jeune homme situé à gauche offre une coupe remplie de cerises ) ; de manière imperceptible, l’Enfant esquisse vers lui une bénédiction ;
  • le garçon de droite, quant à lui, fixe l’Enfant, qui tient au dessus de ses mains jointes une tulipe, comme s’il allait la lui donner.

Cette circulation subtile des gestes et des regards laisse présumer une intention bien précise, devenue malheureusement indéchiffrable : le laurier qui surplombe Marie et se prolonge en « couronne » derrière les têtes de deux jeunes gens ne serait-il pas l’indication qu’il s’agit de deux « lauréats », dont le premier a remporté la coupe et l’autre seulement la fleur ?


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1560 Michele di Ridolfo Madonna incornata dagli angeli tra le sante Agnese e Cecilia e i novizi domenicani, Firenze, Santa Maria Novella
 
Vierge couronnée par deux anges entre Sainte Agnès et  Sainte Cécile avec deux novices dominicains
Michele di Ridolfo, 1560, Chapelle du Noviciat, couvent de Santa Maria Novella, Florence

Les deux jeunes frères viennent de recevoir la robe blanche et la tonsure, première étape dans leur noviciat.  Ils sont présentés à la Madone, dans une composition pyramidale qui, des fleurs jonchant le sol à la couronne culminante, illustre aussi le chemin qui leur reste à parcourir jusqu’à leur propre couronnement.

La circulation des gestes crée une dynamique en triangle :

  • ascendante à droite, de sainte Cécile montrant la Vierge  à Marie qui rend un regard souriant au frère aux mains croisées  ;
  • descendante à gauche, de l’Enfant bénissant  à Sainte Agnès qui désigne le frère aux mains jointes.

Ces postures de prière différentiées portent  une nuance de de supplication (mains croisées) et d’exaucement (mains jointes) : ainsi ces deux frères si semblables symbolisent probablement  le début du noviciat, en position d’humilité,  et son succès final,  en position d’honneur.

L’inscription sur les marches, entre l’agneau et l’orgue, place pieusement le peintre au centre de ce circuit d’oraisons :

Le jour d la Nativité de la Sainte Vierge MariePriez pour le peintre

d(ie) nat(ivitatis)b(eatae)
v(ir)g (i)n(is) m(ariae
orate pro pictore


Parent et enfant

1370 ca Charles IV kneeling before Madonna-Votive picture of archbishop Jan Ocko Holmstad From St. Agnes of Bohemia monestary National Gallery Prague
Panneau votif de l’archevêque Jan Ocko of Vlašim
Ecole de Maître Theoderich de Prague, vers 1370, National Gallery, Prague (réalisé pour la chapelle du château des archevêques de Prague )

A l’étage inférieur, l’archevêque de Prague Jan Ocko of Vlašim s’agenouille devant son prédécesseur, Saint Adalbert, présenté par Saint Vitus.

A l’étage supérieur, c’est directement devant la Madone que s’agenouillent l’Empereur Charles IV et son fils le Roi Wenceslaus IV, présentés par respectivement par Saint Sigismond de Bourgogne et Saint Wenceslas de Bohême [3].

Dans ce panneau très hiérarchisé et compartimenté, les saints patrons sont choisis parmi les pairs ou les supérieurs de chaque ordre : deux rois pour la famille royale, un martyr pour l’ ecclésiastique.



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1500 Pala Casio Giovanni Antonio Boltraffio Saints John The Baptist and Sebastian Between Two Donors Girolamo et Giacomo Casio Louvre Paris

Pala Casio
Giovanni Antonio Boltraffio, 1500, Louvre, Paris

Les deux donateurs sont, à gauche, Giacomo Marchione de Pandolfi da Casio et, à droite, son fils Girolamo Casio, marchand de gemmes et poète bolonais, d’où sa couronne de lauriers.

Saint Jean-Baptiste et Saint Sébastien, représentés en pied et dominant la Madone de leur haute silhouette, sont plus là pour satisfaire à une esthétique léonardesque que pour des raisons de dévotion.


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1508, Boltraffio, Madonne de Lodi avec le donateur Bassiano Da Ponte Musee des Beaux Arts, Budapest
 

Madone de Lodi avec le donateur Bassiano Da Ponte
Boltraffio, 1508, Musée des Beaux Arts, Budapest

On les retrouve d’ailleurs dans cette autre Madone de Boltraffio, restée inachevée, toujours sans aucun lien avec le prénom du donateur.


Giovenone, Gerolamo, 1486/1487-1555; The Virgin and Child with Saints and Donors

Saint Bonaventure avec un donateur, Saint Francois d’Assise avec un donateur
Gerolamo Giovenone, vers 1520, National Gallery, Londres

On ne connaît pas l’identité des donateurs, chacun présenté par un saint franciscain. Malgré la rigidité inhérente à la formule, Giovenone a ménagé des écarts par rapport à la très forte symétrie : vêtements des donateurs (noir ou à manche colorées), position du couvre-chef (tenu en main ou posé par terre), instrument de musique des anges (flûte ou violon), forme du crucifix tenu par les Saints. Celui de Saint Bonaventure est en forme d’arbre ébranché, référence habituelle à son traité de « l’Arbre de vie ».


Un crucifix révélateur (SCOOP !)

Le fait que ce crucifix porte au sommet un pélican nourrissant ses enfants pousse à l’interpréter aussi comme un « attribut » du donateur de gauche, tandis que celui de droite se distingue par son épée (la jeunesse s’opposant à la vieillesse). La différence d’âge (symbolisée par la longueur différente de leurs « arbres de vie » ) jointe à la ressemblance des profils, suggère fortement qu’il s’agit d’un couple père-fils.


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Macrino-d’Alba 1501 Palazzo Communale Alba

Vierge à l’enfant, Saint François, Saint Thomas d’Aquin et deux donatrices
Macrino d’Alba, 1501, Palazzo Communale Alba

Les deux donatrices sont probablement une mère et une fille de la famille Paleologo (sa cousine la marquise de Monerrrato et sa fille [4]). Selon la tradition, le retable provient de l’église San Francesco d’Alba, d’où la présence de ce saint en position d’honneur. La maquette que porte Saint Thomas ne réfère pas nécessairement à un édifice particulier, mais à son rôle de Docteur de l’Eglise.



Deux hommes

1486, Benedetto_diana san_Girolamo,_san_Francesco_d'Assisi_e_i_donatori Girolamo Pesaro Giovanni Francesco Trevisan ,__Ca' d'Oro

Vierge à l’Enfant entre Saint Jérôme, saint François d’Assise et les donateurs Girolamo Pesaro et Giovanni Francesco Trevisan
Benedetto Diana, 1486, Ca’ d’Oro, Venise

Ce tableau officiel, destiné à une pièce du Palazzo della Zecca, montre deux fonctionnaires des finances, qu’on on a pu identifier grâce à leurs armoiries familiales, et au saint patron qui donne leur prénom. On voit par là l’efficacité, par delà les siècles, de ce système purement visuel de double identification.


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1470 - 1513 Pinturicchio, Madonna con Bambino e donatore Pinacoteca Ambrosiana, Milano

Vierge à l’Enfant avec un donateur
Pinturicchio, 1500-10, Pinacoteca Ambrosiana, Milan

La sensation de vide que donne la partie droite du panneau s’explique par le fait qu’il s’y trouvait à l’origine un second donateur, supprimé pour cause de mauvais état.



1470 - 1513 Pinturicchio, Madonna con Bambino e donatore Pinacoteca Ambrosiana, Milano detail
La scène dans l’arche rocheuse, sous la main de l’Enfant bénissant (deux chevaliers chrétiens attaqués par un cavalier turc) laisse supposer qu’il s’agissait d’un tableau votif, en remerciement d’avoir repoussé une attaque [5].


Mari et femme : Maesta

Tous comme pour les donateurs seuls (voir 6-2 …en Italie, dans une Maesta), les plus anciens exemples de couples de donateurs se rencontrent avec la Vierge en Majesté.


1339 Paolo Veneziano doge-francesco-dandolo-and-his-wife St Francis and St Elisabeth of Hungary-Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venice

Le doge Francesco Dandolo et sa femme Elisabetta Contarini. Saint François et Sainte Elisabeth de Hongrie
Paolo Veneziano, 1339, Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venise

Le Doge revêtu des insignes de sa puissance (on voit les éperons qui dépassent de sa robe) et sa veuve en habit de deuil sont recommandés à la Madone par leurs saints patrons respectifs (Saint François étant aussi celui de l’église des Frari). On mesure le bouleversement conceptuel qui a conduit à faire « monter au ciel » non seulement le doge défunt mais aussi son épouse vivante, en préfiguration de leurs retrouvailles au Paradis. En inclinant l’Enfant vers le mari, mais la tête de la Vierge vers l’épouse, la composition trahit un souci très moderne d’équilibre dans le couple.


1339 Paolo Veneziano doge-francesco-dandolo-and-his-wife Jan revembroch, Monumenta Veneta (1754), II, f. 52 (BMCV, MS Gradenigo-Dolfin 208
Jan revembroch, Monumenta Veneta (1754), II, f. 52 (BMCV, MS Gradenigo-Dolfin 208 [6]

Réalisée avant le déplacement puis le remontage de la lunette, cette illustration restitue la symétrie (la lunette a été lègèrement tronquée sur la gauche), mais aussi l’unité de conception profonde de cet unicum iconographique.

Sur le sarcophage contenant le cadavre du doge est figurée la Dormition de Marie, entourée par les douze apôtres. Au centre, le Christ est descendu prendre dans ses bras la petite âme de sa mère, inversant spectaculairement le geste de la Vierge à l’Enfant, juste au dessus.


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1359 Vierge Saint Christophe Bernard san Giovanni ai Campi piobesi torinese

Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste, Saint Christophe, saint Bernard, des anges et un couple de donateurs
1359, église San Giovanni ai Campi, Piobesi torinese

Bien éloignée des fastes vénitiens, la façade de cette humble église montagnarde a été décorée par un couple de voyageurs, comme l’explique l’inscription en deux parties :

Cartouche de gauche :

Cette oeuvre a fait faire
Le frère Jean Pivart
de Chamusset en Savoie et sa femme

(une main pointe la suite du texte, à droite)

Hoc opus (f)ecit fieri
frater) Ioh(ann)es Pivart de Cam
useto d(e) Sab(a)ud(i)a et usor..

 Cartouche de droite :

Guillaumette, en l’honneur
de Dieu, de la Vierge Marie et de Saint Jean
de Piovese le 3 octobre 1359

…sue Willermina ad honore(m)
Dei et Virgine(m) Marie e s(ancti) Iho(ann)es
d(e) Piobes MCCCLVIIII die III hoctub(ris)

 Le terme « frater » laisse penser que le couple appartenait à une confrérie, et sa besace qu’il s’agissait de pèlerins. Jean Baptiste, patron de l’église et aussi du mari, a donc une double raison de figurer à la place d’honneur. Saint Christophe est présent en tant que protecteur des voyageurs, comme l’indique l’inscription : « Quiconque fixera cette image de Saint Christophe certainement ce jour-là ne sera pris dans aucun malheur. »

La présence de Saint Bernard avec un démon enchaîné à ses pieds (presque disparu, à gauche de la porte) renforce encore le caractère propitiatoire de ces fresques naïves. [7]


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1485 bevilacqua Giovanni Battista, S. Antonio Chiesa San Vittore, Landriano

Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste, Saint Antoine et un couple de donateurs
Ambrogio Bevilacqua, 1485, église San Vittore, Landriano

Les donateurs sont deux nobles du pays, Nicola degli Oddoni et son épouse Antonia Osio (d’où le choix de Saint Antoine). Il s’agit d’une fresque votive offerte l’année d’une épidémie de peste, contre laquelle on invoquait la protection de ces saints. Nous avons déjà rencontré de telles peintures votives, mais avec des donateurs-souris ( voir par exemple le panneau de Gozzoli dans 4-4 …en couple).


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1480-84 Bottigella Altarpiece Vincenzo Foppa, Madonna con Matteo Bottigella e Bianca Visconti , Museo civico Pavia

Vierge à l’Enfant avec des Saints, des Bienheureux, et les donateurs Matteo Bottigella et Bianca Visconti
Vincenzo Foppa, 1480-84 , Museo civico, Pavie

Au second plan, les quatre saints ont des attitudes différentiées :

  • à gauche Saint Matthieu désigne le donateur Matteo Bottigella tandis que Saint Jean Baptiste, selon son geste habituel, lui montre l’Enfant ;
  • à droite Saint Etienne et Saint Jérôme, tous deux munis de livres, discutent théologie.

Au premier plan, un couple de bienheureux locaux, distingués des saints par leur auréole rayonnante et identifiés par une inscription, présentent le couple de donateurs : sous saint Matthieu, le bienheureux Dominique de Catalogne (fondateur de l’hôpital San Matteo de Pavie), et en face la bienheureuse Sibillina de Pavie : une relique de celle-ci était conservée dans l’autel sur lequel ce tableau était placé, dans la chapelle familiale des Bottigella, au monastère San Tommaso de Pavie,


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1490-93 Pala Nervi Filippino_Lippi Basilique Santo_Spirito

Pala Nervi, avec Tanai de Nerli et son épouse Nanna Capponi
Filippino Lippi, 1490-93, Basilique Santo Spirito, Florence

Ce panneau est intéressant par le fait que Saint Martin et Sainte Catherine ne sont pas les patrons de Tanai (diminutif de Jacopo) et de Nanna (diminutif de Giovanna), ce dernier prénom expliquant seulement la présence du petit Saint Jean-Baptiste. Les saints ont été choisis pour des raisons de dévotion familiale (on a la trace de dons effectués pour des messes aux fêtes de Saint Martin et Sainte Catherine [9]).


1490-93 Pala Nervi Filippino_Lippi Basilique Santo_Spirito detail

La tâche rouge du cavalier qui part en voyage, au second plan, est une possible allusion à l’histoire de Saint Martin : ce manteau rouge, coupé en deux, semble se retrouver aux deux extrémités du tableau, dans l’écharpe de Tanai et la robe de Saint Catherine.


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1490-1500 Meloni, Marco attr Pala Rangoni Nicolo Rangoni et sa femme Bianca Bentivoglio Galleria e Museo Estense, Modena

Pala Rangoni avec le marquis Nicolò Rangoni et sa femme Bianca Bentivoglio
Attribué à Marco Meloni, 1490-1500, Galleria e Museo Estense, Modena

De même, Saint Jérôme et Saint Jean Baptiste sont ici convoqués pour leur prestige, et non pour faire référence aux prénoms des donateurs.
L’inscription du socle est la suivante :

 

« A genoux reine du Ciel nous te prions, Nicolo et Bianca unis par le mariage
Favorise nous qui par un tel don parachevons tes ors
Après les cendres, attire dans ton règne nos âmes. »

« TE GENVBVS FLEXIS CELI REGINA PRECAMVR NICOLEOS IVNCTI BLANCAQ CONIVGIO
NOS FOVEAS DONE CVITALI FVNGIMVR AVRA
POST CINERES ANIMAS IN TUA REGNA TRAHE »


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1494-95 Maitre de la Pala Sforzesca Pala_sforzesca Brera Milan

Pala sforzesca
1494-95, Maître de la Pala Sforzesca, Brera, Milan

Ce tableau éminemment politique fut commandé par Ludovic le More pour affirmer son pouvoir à Milan, après la mort de l’héritier légitime, son demi-frère Jean Galéas Sforza [10] . La couronne ducale, qui plane au dessus de la tête de Marie, est bien destinée à descendre jusqu’à la tête nue de Ludovic, après avoir traversé la galerie de couvre-chefs prestigieux (papal, épiscopal et cardinalice) arborés par les quatre docteurs de l’Église : saint Ambroise, saint Grégoire, saint Augustin et saint Jérôme. En tant que patron de Milan, c’est saint Ambroise qui présente le duc à la bénédiction, à droite de la Vierge.

L’épouse, Béatrice d’Este, est agenouillée de l’autre côté. Les deux fils, l’aîné Maximilien et son frère François encore emmailloté, se répartissent de part et d’autre.

Comme l’enfant et sa main bénissante penchent du côté de l’époux, l’épouse bénéficie en compensation du geste d’accueil de la main gauche de Marie


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1503 ca Morone donateur Lionello Sagramoso et epouse Anna Tramarino Eglise San Bernardino Verone

Vierge à l’Enfant entre Saint François et Sainte Claire, avec le comte Lionello Sagramoso et son épouse Anna Tramarino
Domenico Morone, 1503, bibliothèque du couvent francscain de San Bernardino, Vérone

La fresque représente les donateurs de la bibliothèque, salle dans laquelle ils ont été enterrés (la pierre tombe a disparu) : cette grande décoration murale commandée par la famille Morone a donc été conçue d’emblée comme un mémorial. Hommage insigne, les deux époux sont accompagnés par les fondateurs de l’ordre franciscain en personne, Saint François et Sainte Claire.



1503 ca Morone donateur Lionello Sagramoso et epouse Anna Tramarino Eglise San Bernardino Verone ensemble

Chacun est à la tête d’un cortège de saints franciscains : à gauche les quatre protomartyrs du Maroc, à droite Saint Antoine, Bonaventure, Bernardin de Sienne et Ludovic de Toulouse. Le mur du fond est un large portique en trois panneaux, ouvert sur un paysage continu allant du lac de Garde au château de Malcesine, et au massif de la Lessinia. En contraste, les murs latéraux sont fermés, ornées de figures de pères de l’église et de papes franciscains, peints en trompe l’oeil devant des portes closes [11].


1503 ca Morone donateur Lionello Sagramoso et epouse Anna Tramarino detail Madone 1497, Andrea Mantegna Madonna Trivulzio Castello Sforzesco, MilanMadone Trivulzio
Andrea Mantegna, 1497, Castello Sforzesco, Milan, anciennement das l’église Santa Maria in Organo de Vérone

L’idée de la gloire d’angelots est reprise de la Madone Trivulzio, de Mantegna, mais Morone a modifié les gestes pour les adapter au couple : l’Enfant bénit le mari et la Vierge accueille l’épouse.



Dialogue sacré

Le tête à tête avec la Madone (voir 6-3 …en Italie, dans un Dialogue sacré) se rencontre aussi pour les couples.



1485-1531-Vincenzo_Catena_-_The_Virgin_and_Child_with_a_Male_and_a_Female_Donor_-_KMS3673_-_Statens_Museum_for_Kunst.jpg

Vierge à l’Enfant avec un couple de donateurs
Vincenzo Catena, 1485-1531, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Dans cette composition, l’ordre héraldique est contrebalancé par les attitudes des deux personnages sacrés : tandis que le mari bénéficie de la bénédiction de l’Enfant, l’épouse voit la Vierge lui toucher la tête, ou simplement se pencher vers elle.

Le but de ce panneau est certainement votif : si l’arbre derrière Marie évoque l’expansion de la religion chrétienne, le figuier derrière l’épouse a, comme bien souvent, une valeur plus personnelle : l’espérance de la fertilité. A noter l’opposition entre la campagne ouverte, derrière l’homme, et l’Eglise, derrière la femme, que nous rencontrerons dans plusieurs compositions similaires, et qui renvoie probablement aux compétences différentiées du couple dans le temporel et dans le spirituel.


1490 - 1524 Maestro veneto dell'Incredulita di San Tommaso, Sacra Conversazione con donatori Musei Civici agli Eremitani, Padova
Vierge à l’Enfant avec un couple de donateurs
Maître vénitien de l’Incredulité de Saint Thomas, 1490-1524, Musei Civici agli Eremitani, Padoue

Même formule, dans laquelle les deux paysages symétriques ont certainement une valeur symbolique : la construction au pied du rocher qui porte une forteresse fait écho aux aspirations d’élévation spirituelle de chaque donateur, agenouillé au pied de la Vierge portant l’Enfant.



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1525 ca Paris_Bordone_-_Madonna_con_Bambino_e_due_donatori Los Angeles County Museum of Art

Vierge à l’Enfant avec un couple de donateurs
Paris Bordone, vers 1525, Los Angeles County Museum of Art

L’ambiance mystérieuse de ce tableau tient sans doute au caractère inabouti des regards : le donateur semble regarder son épouse qui semble échanger un regard avec Marie,  mais chacun pourrait tout aussi bien être plongé dans une méditation soucieuse sur le destin tragique de l’Enfant qui dort.

Dans la conception vénitienne, le tissu vert tendu derrière la Vierge a pour but de souligner son caractère sacré. Ici le couple se distribue dans les deux moitiés et le tissu, opposé au paysage ouvert, exprime des valeurs féminines : douceur, opacité, fécondité. La branche au dessus de l’arbre unique, et de l’Enfant, se justifie moins comme système s’accrochage du dais que comme symbole de la progéniture espérée.



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1527 Girolamo-Savoldo The-Virgin-Adoring-The-Child-With-Two-Donors Royal Collection Trust Hampton Court Palace

Vierge adorant l’Enfant avec un couple de donateurs
Girolamo-Savoldo, 1527, Royal Collection Trust, Hampton Court Palace

Cette composition très originale introduit, par les gestes des mains, une complicité entre le mari et l’Enfant d’une part (mains levées), entre la Vierge et l’épouse de l’autre (mains jointes) : tandis que la posture de celle-ci décalque celle de Marie, sa main gauche de femme mariée fait contraste avec la main nue de la Vierge. De ce fait, Jésus au centre des attentions figure, tout autant que celui de Marie, l‘enfant espéré par le couple.

A noter dans le paysage à l’arrière la dichotomie habituelle entre les compétences paternelles (le voyage, l’ouverture au monde) et les compétences maternelles (l’église, la vie spirituelle).


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1528 Moretto,_Madonna_col_Bambino_e_due_donatori Philadelphia Museum Art

Vierge à l’Enfant avec un couple de donateurs
Moretto, 1528, Philadelphia Museum of Art

La même complicité est traduite ici non par les gestes, mais par les regards et la géométrie.



1528 Moretto,_Madonna_col_Bambino_e_due_donatori Philadelphia Museum Art schema

Le mari et l’enfant d’une part, Marie et l’épouse de l’autre, s’inscrivent dans deux triangles juxtaposés, dont l’un pointe vers la moitié masculine du paysage (la ville, les lauriers) et l’autre vers sa moitié féminine. Dans le marbre tâché de l’arcade, dans les lierres, buis et herbes qui se nichent entre les pierres se lit déjà le goût de Moretto pour les architectures « maternalisées » qui s’exprimera complètement dans la Pala Rovelli (voir 2-1 En vue de profil).


Conversation sacrée

Très populaire en Italie (voir 6-4 …en Italie, dans une Conversation sacrée – synthèse quantitative), cette formule place le couple en compagnie d’un nombre variable de Saints;




1515_ca Cima_da_conegliano,_madonna_col_bambino,_santi_e_committenti Cleveland Museum of Art

Vierge à l’enfant avec saint Antoine, une sainte et un couple de donateurs
Cima da Conegliano, vers 1515, Cleveland Museum of Art

Cette composition illustre la formule la plus fréquente pour les couples, chacun étant présenté par son saint patron qui pose la main sur son épaule : la sainte est ici restée inachevée, sans l’attribut qu’elle aurait dû tenir dans sa main droite.


1500-25 Francesco Bissolo Dallas Museum of ArtDallas Museum of Art 1500-25 Francesco_Bissolo_Virgen_con_san Michel Veronique_National_GalleryNational Gallery, Londres

Vierge à l’enfant avec deux saints et un couple de donateurs
Francesco Bissolo, 1500-25

Dans ces deux compositions de Bissolo, un couple sacré,  formé d’un saint et d’une sainte, fait écho au couple humain :

  • Saint Jean (probablement) et Sainte Marie Madeleine (avec son flacon) ;
  • Saint Michel et Sainte Véronique (avec son voile),



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1510 ca Vincenzo Catena_Madonna and Child with Saints and Donors Galleria e Museo Estense Modena

Conversation sacrée avec trois saints un couple de donateurs
Vincenzo Catena, vers 1510, Galleria e Museo Estense, Modena

Les saints patrons sont Saint Jean Baptiste et sans doute Sainte Catherine, tandis que Saint Antoine de Padoue s’est rajouté sur la gauche.



1507 ca Piombo_attr Heilige_Familie

La Vierge à l’Enfant avec St Jérôme, St Antoine de Padoue, Ste Barbe, St François et deux donateurs
Attribué à Sebastiano del Piombo, avant 1510, Metropolitan Museum of Art, New York

Quatre Saints autorisent des combinaisons plus complexes, et largement indéchiffrables : si les Saints patrons, aux deux bouts, sont clairement Jérôme et François, la raison d’être du couple de saints intermédiaires, sans aucun attribut, reste obscure.


1507 Bernardio Luini Musei Civici Agli Eremitani Padoue

Conversation sacrée avec quatre saints et un couple de donateurs
Bernardino Luini, 1507, Musei Civici Agli Eremitani, Padoue

Dans cette composition très symétrique, chaque donateur a derrière lui un couple Saint/Sainte : Pierre et Catherine derrière l’homme, Lucie et Paul derrière la femme. D’après leur geste de la main, les patrons sont probablement Pierre et Paul, tandis que les deux saintes s’insèrent au milieu, en tant que  suivantes de la Vierge.



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———————– Six Saints

1515 ca St. Sebastian, Francis, Baptist,Jerome, unidentified female saint, St. Anthony of Padua Cercle de Giovanni Bellini Fogg Museum Harvard

Conversation sacrée avec six saints et un couple de donateurs
Cercle de Giovanni Bellini, vers 1515, Fogg Museum, Harvard

Nous voici avec trois saints derrière chaque donateur : les Saints Sébastien, François, et Jeaan Baptiste derrière l’époux, saint Jérôme, une sainte non identifiée et Saint Antoine de Padoue derrière l’épouse. Les patrons doivent être les deux qui tiennent des banderoles au dessus des têtes des époux, dont les prénoms devaient donc être Giovanni et Geromina.




Le couple unifié

Dans cette formule rarissime, c’est en tant que couple (et non comme deux individus distinct) que le mari et l’épouse se présentent du même côté de la Madone.



1500-49 Suiveur du Perugin, san Domenico, santa Caterina da Siena e due donatori National Gallery

Vierge à l’Enfant, Saint Dominique, sainte Catherine de Sienne avec deux donateurs
Suiveur du Perugin, 1500-49, National Gallery, Londres

Les deux saints dominicains encadrent la Madone de manière très symétrique, chacun tenant un livre à la couverture rouge et une tige de lys.

Les deux époux en revanche se présentent « comme un seul homme » en position d’humilité, alors qu’il eut été plus logique qu’ils se distribuent de la manière conventionnelle, le mari aux pieds du saint et l’épouse aux pieds de la Vierge.

Plus étrange : tandis que le couple de Saints respecte l’ordre héraldique, le couple humain ne le respecte pas, puisque l’homme se se trouve à gauche de la femme.

Si l’artiste a enfreint doublement la représentation traditionnelle des couples, c’est très probablement pour nous faire comprendre qu’il ne s’agit pas de cela mais, plus probablement, d’un frère et d’une soeur.


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1500 - 1532 Luini Bernardino , san Giovanni Evangelista e donatori Palazzo Borromeo, Isola Bella, Stresa

Vierge à l’Enfant, un saint avec deux donateurs
Bernardino Luini , 1500 – 1532, Palazzo Borromeo, Isola Bella, Stresa

Dans cette oeuvre très léonardesque, l’ambiguïté sexuelle de Saint Jean Baptiste contamine le second donateur, dont il est difficile de dire s’il s’agit d’une épouse ou d’un adolescent.

En fait, une exposition récente à montré que l’adolescent fait couple avec le « saint » : il s’agit en fait d’une représentation très peu conventionnelle, et délibérément équivoque, du jeune Tobie avec l’Archange Raphaël.


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1525 - 1575 Anonyme piemontais Sacra Famiglia con san Giovannino, un angelo e donatori loc inconnue
Sainte Famille avec Saint Jean Baptiste enfant et un couple de donateurs
Anonyme piémontais, 1525 – 1575, localisation inconnue

Bien plus conventionnelle, cette composition sépare par sa diagonale, d’une part la Sainte Famille (étendue à Saint Jean Baptiste enfant), d’autre part le couple en position héraldique, présenté par un ange. Le couple est ici traité comme un détail s’insérant à l’intérieur de la scène sacrée, non comme deux acteurs imposant une recomposition de l’ensemble.


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1533-35 Lotto_-_Madonna_and_Child_with_Two_Donors_J._Paul_Getty_Museum

Vierge à l’Enfant avec un couple de donateurs
Lotto, 1533-35, Getty Museum, Malibu [12]

Bien différente est cette composition, dans laquelle Lotto met en place une structure quadripartite particulièrement étudiée, matérialisée par le mur gris, le tissu vert et le paysage.



1533-35 Lotto_-_Madonna_and_Child_with_Two_Donors_J._Paul_Getty_Museum paysage
A l’arrière-plan, un autre couple est tendrement assis au pied d’un arbre, tandis qu’au premier plan une figue unique est suspendue : prise isolément, cette scène suggère inévitablement le Péché originel.



1533-35 Lotto_-_Madonna_and_Child_with_Two_Donors_J._Paul_Getty_Museum schema

Mais vu dans l’ensemble du panneau,la figue se trouve suspendue au-dessus de la donatrice, et traduit le désir d’une descendance, selon la métaphore habituelle de l’arbre fertile.

Notons que le couple se présente en respectant l’ordre héraldique (aussi bien vu par Marie que vu par le spectateur) et que l’épouse montre une médaille qu’elle est venue faire bénir, comme pour protéger sa future progéniture.



1533-35 Lotto_-_Madonna_and_Child_with_Two_Donors_J._Paul_Getty_Museum schema 2
Le geste pudique de la Vierge, en contrepoint de l’image des amours humaines, traduit l’espérance du couple : une union sanctifiée et fructueuse.



En France

1448 avant Tombeau d alzias de saunhac avec epouse Alix st Michel Marie Madeleine eglise de Belcastel aveyron

Tombeau d’Alzias de Saunhac avec son épouse Béatrix d’Ampiac
1418, église de Belcastel, Aveyron

Situé dans la chapelle en contrebas du château seigneurial, cet enfeu montre le gisant du baron, allongé en armure, les pieds sur un lion, tournés vers l’Orient selon l’usage médiéval pour les chevaliers et les frères (les prêtres étaient au contraire enterrés avec la tête vers l’Orient).

Sur le flanc est représenté le couple priant la Vierge debout (l’Enfant a été cassé), encadré par Saint Michel combattant le dragon et par sainte Marie Madeleine. La représentation du Paradis « au dessous » du gisant peut surprendre, mais se justifie par le fait que les cercueils était placés dans un caveau situé sous le sol, sur des grilles de fer qui subsistaient encore au XIXème siècle [8].


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1480-90 Pierre petitde et epouse cathedrale Moulins

Vierge à l’Enfant avec Saint Pierre et Sainte Barbe présentant Pierre Petitdé et son épouse Barbe Cadier,
1480-90, Cathédrale de Moulins

Les donateurs ont été identifiés par leurs armoiries et leur devise « J’aurai le bout », dans les flammes sommitales au dessus des anges musiciens. Le portrait de l’épouse ayant été endommagé, un vitrier l’a remplacé après 1838 par un donateur plus récent provenant très probablement d’un autre vitrail de la cathédrale.


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1500 Verriere d’Arnoult de Nimegue Eglise de Conches-en-Ouche

Vierge à l’Enfant entre  Saint Adrien de Nicomédie avec Guillaume Toustain de Frontebosc, et   Saint Romain de Rouen, avec Anne de Croixmare.
Arnoult de Nimègue, vers 1510, église Saint Foy, Conches-en-Ouche

Côté masculin  Saint Adrien (de Nicomédie) arbore les instruments de  de son supplice  : l’enclume sur laquelle on lui brisa les membres et l’épée qui lui trancha la tête . Le lion qu’on voit toujours à ses pieds symboliserait son courage (selon L.Réau) ; plus probablement il résulte d’une agglomération avec un autre martyr, Saint Adrien de Césarée, qui échappa aux lions pour finir lui aussi la tête tranchée : la grimace gourmande du félin dans le dos de l’époux milite ici pour la seconde interprétation.

Côté féminin, Saint Romain tient sa croix d’archevêque de Rouen : elle fait aussi allusion au  signe de croix qui lui permit de domestiquer la « gargouille » qui terrorisait les alentours, et de la ramener en ville, tenue en laisse par son étole.

Le choix des deux Saints n’a rien à voir ici avec les prénoms : ils fournissent une allégorie commode des vertus attendues des deux époux :

  • la Force (l’épée, l’enclume) contre les périls terrestres (le lion) ;
  • a Piété (la croix) contre  les péchés aqueux (la gargouille).

A noter que l’église contient deux autres verrières postérieurs (1540) présentant des couples de donateurs à taille humaine : autour du Sacrement de l’Eucharistie et autour de la Nativité.



Pays du Nord

1475 ca Book of Hours perhaps Paris, Morgan Library MS S.5 fol. 22r
Livre d’Heures, France
Vers 1475 , Morgan Library MS S.5 fol. 22r

Equitablement présentés par Saint Jean Baptiste, les deux membres du couple, le mari devant et la femme derrière, s’approchent de l’Enfant qui leur tend une rose de sa main gauche, et tient une pomme dans sa main droite.


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1494-1505 Portrait_of_the_Chevalier_Philip_Hinckaert_and_St._Philip_the_Apostle,_before_the_Virgin_Fizwiliam Museum

Vierge à l’Enfant avec Saint Philippe et le chevalier Philip Hinckaert
1494-1505, Fizwilliam Museum, Cambridge

Le monogramme P et G du fond laisse penser que ce panneau comportait probablement à droite un portrait équivalent de Gertrude van de Feucht, l’épouse de Philippe.


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Maitre de 1499 louvre Paris
Vierge à l’Enfant avec un couple de donateurs
Maitre de 1499, Louvre, Paris

La pomme dans la main gauche de la Vierge est supplantée par le bébé dans sa main droite, lequel étend déjà ses bras en prémonition de la Croix. Dans une dissymétrie significative, la femme prie du côté de fruit d’Eve et l’homme du côté du « fruit » de Marie.


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1511 Goswin_van_der_Weyden_-_The_Gift_of_Kalmthout_-_WGA25568 Gemalde Berlin

Le Don de Kalmthout
Goswin van der Weyden, 1511, Gemäldegalerie, Berlin

Commandé par le monastère de Tongerlo, la tableau commémore le don de terres que lui firent au XIIIème siècle Arnold de Louvain (mort en 1250) et son épouse Elisabeth de Breda : don symbolisé par les deux arbres en pot qu’ils présentent à la Madone.

Ce tableau constitue un étrange patchwork temporel : Goswin van der Weyden se sert des vêtements démodés de l’époque de son célèbre grand-père pour suggérer l’ancienneté de la scène.


1450 ca Rogier_van_der_Weyden_(workshop_of)_-_Portrait_of_Isabella_of_Portugal Getty Museum Malibu
Portrait d’Isabelle du Portugal
Atelier de Rogier van der Weyden, vers 1450, Getty Museum Malibu

Le portrait de la donatrice est carrément une copie de celui d’Isabelle du Portugal.


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1528 Jan_van_Scorel_-_Madonna_of_the_Daffodils Berlin GemaldegalerieMadone aux boutons d’or
Jan van Scorel, 1528, Gemäldegalerie, Berlin
1530 Jan_van_Scorel_-_Madonna_with roses Utrecht central Museum photo JL MazieresMadone aux roses
Jan van Scorel, 1530, Utrecht central Museum, photo JL Mazieres

Ayant mis au point la pose élégante de sa Madone aux fleurs…


Museo Thyssen- Bornemisza

Madone aux jonquilles avec un couple de donateurs
Jan van Scorel, 1535, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

… Van Scorel l’a réutilisée, avec des jonquilles, pour ce couple de donateurs (non identifié). Il s’agit probablement d’une épitaphe, dans laquelle les jonquilles (ou « lys de l’Est ») ont gardé leur symbolique médiévale de fleurs de la Résurrection.



Références :
[2] ASPECTS OF FRANCISCAN PATRONAGE OF THE ARTS IN THE VENETO DURING THE LATER MIDDLE AGES, Louise Bourdua, p 40 http://wrap.warwick.ac.uk/35830/1/WRAP_THESIS_Bourdua_1991.pdf
[4] Macrino d’Alba, Edoardo Villata, 2000 p 37
[6] « Santa Maria Gloriosa dei Frari : immagini di devozione, spazi della fede = devotional spaces, images of Piety » / a cura di = edited by Carlo Corsato, Deborah Howard. – Padova : Centro Studi Antoniani, 2015. – XXVIII,
https://www.academia.edu/18626577/Il_monumento_funebre_di_Francesco_Dandolo_nella_sala_del_capitolo_ai_Frarihttp://www.lombardiabeniculturali.it/opere-arte/schede-complete/C0050-00748/
[7] http://www.pievedipiobesi.it/gli_affreschi_della_facciata.html
http://www.pievedipiobesi.it/files/piobesi_s_giovanni-_4a_parte_affreschi_conferenz.pdf
Rinaldo Merlone, La « plebs de Publicis « e le chiese di San Giovanni e di Santa Maria, Bollettino storico-bibliografico Subalpino, XCVI, 1998, I p 5
[8] Revue archéologique du midi de la France: recueil de notes, mémoires, documents relatifs aux monuments de l’histoire et des beaux-arts dans les pays de Langue d’Oc …, Volumes 1 à 2, 1867, p 50