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Les pendants de Jean-François de Troy

18 octobre 2019
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De nombreux pendants de de Troy ont disparu, ou sont inaccessibles aujourd’hui. Ceux présentés ici sont issus de la liste  établie par Christophe Leribault, dand Jean-François de Troy (1679 – 1752, Paris, Arthena, 2002 [0]. Je n’ai pas inclus ceux dont la localisation actuelle est inconnue ou dont les photographes sont de trop mauvaise qualité.

Pendants d’Histoire

De Troy 1715 Coriolan devant Rome Musee Antoine-Lecuyer St QuentinCoriolan devant Rome, 1715 De Troy 1716 Enlevement des Sabines Musee Antoine-Lecuyer St QuentinL’Enlèvement des Sabines, 1716

De Troy, Musée Antoine-Lecuyer, Saint Quentin

Ce pendant intérieur – extérieur met en balance deux épisodes de l’histoire de Rome dans lesquels les femmes jouent des rôles opposés :

  • dans l’un, elles sont l’agent de la réconciliation (la famille de Coriolan l’implore de ne pas attaquer Rome, sa ville natale) ;
  • dans l’autre, elles sont les victimes et les symboles de la dissension  entre Romains et Sabins.


De Troy 1715 Coriolan Sabines schema

La composition sert visuellement cette opposition :

  • dans le premier tableau, sous une tente unificatrice, un groupe compact de femmes et d’enfants se développe jusqu’à l’épouse et au fils de Coriolan, qu’il prend dans ses bras ;
  • dans le second, les femmes sont dispersées entre les hommes et le chevaux, devant une architecture scandée par des colonnes qui divisnet le scène en compartiments dissociés.


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De Troy 1717 Bacchus enfant confie par Mercure aux nymphes du mont Nysa Gemaldegalerie BerlinBacchus enfant confié par Mercure aux nymphes du mont Nysa De Troy 1717 Bacchus recueillant Ariane dans l'île de Naxos Gemaldegalerie Berlin Bacchus recueillant Ariane dans l’île de Naxos

De Troy, 1717, Gemäldegalerie Berlin

De manière bien plus structurée qu’il n’y parait, les tableaux sont divisés chacun en trois sections homologues :

A gauche, une introduction explicative :

  • le lac du mont Nysa contre la mer avec un bâteau ;
  • Zeus (le père de Bacchus) dans les cieux au dessus de la vache nourricière, contre Silène (le précepteur de Bacchus) sur son âne ;
  • le rythme des cymbales contre le rythme du tambourin.

Au centre le trio principal :

  • Mercure en vol, Bacchus bébé et une nymphe, contre Cupidon en vol, Ariane et Bacchus jeune homme.

A droite, l’agréable conclusion – la  boisson et l’amour :

  • un ivrogne lutine une nymphe près d’un vase, un satyre en lutine deux près du char qui attend les amoureux.

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De-TRoy-1721-Suzanne-et-les-les-viellards-minskSuzanne et les vieillards
De Troy, 1721, National Arts Museum of the Republic of Belarus, Minsk
De TRoy 1721 Loth et ses filles ErmitageLoth et ses filles
De Troy, 1721, Ermitage, Saint Pétersbourg

 Ingénieusement rapprochées, les deux scènes bibliques de la lubricité affichent ici leur symétrie :

  • en extérieur jour, une femme nue est prise à partie par deux vieillards ;
  • en extérieur nuit, un vieillard est pris à partie par deux femmes nues.

A noter que la femme de Loth, qui eût cassé la symétrie, est carrément escamotée.

Si l’on déshabille par la pensée le vieillard de droite, on verra que ses gestes, une main sur la cuisse de Suzanne et l’autre tenant sa main, miment fidèlement ceux de la fille de droite, une main sur la cuisse de Loth et l’autre tenue par sa main (pose particulièrement lubrique où la fille, caressant de sa tête la barbe blanche de son père, en profite pour détacher discrètement son manteau).

De même, le vieillard de gauche, debout derrière Suzanne et argumentant avec ses doigts, ressemble à la fille de gauche, debout derrière Loth et argumentant avec sa carafe.

Dans chaque tableau, le couple d’assaillants, hommes ou femmes, illustre les deux moyens de la corruption : celle des sens et celle de l’esprit.

De part et d’autre, les riches soieries et la vaisselle d’or ajoutent le luxe à la luxure.


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Un triptyque galant (SCOOP !)

De Troy 1727 Suzanne et les Vieillards Musee des Beaux Arts RouenSuzanne et les Vieillards
Musée des Beaux Arts, Rouen
De Troy 1727 Loth et ses filles Musee des Beaux Arts OrleansLoth et ses filles
Musée des Beaux Arts, Orléans
De Troy 1727 Bethsabee au bain Musee des Beaux Arts AngersBethsabée au bain
Musée des Beaux Arts, Angers

De Troy, 1727

En 1727, De Troy recompose complètement les deux scènes et les étend par une troisième du même jus, formant une série aujourd’hui dispersée.

L’ordre proposé ci-dessus transforme insidieusement les trois scènes bibliques en trois stades d’une même aventure vécue par la même héroïne :

  • Avant l’Amour : la Réticence (en extérieur, filet d’eau de la fontaine surmontée d’une statue de la Vertu, deux hommes et une femme cuisses fermées) ;
    Pendant l’Amour : la Jouissance (en intérieur, dans un lit avec du vin en abondance, un homme et deux femmes dont l’une a les cuisses ouvertes) ;
    Après l’Amour : le Délassement (en extérieur, eau en abondance, un homme épiant depuis la balustrade deux femmes dont l’une a à nouveau les cuisses fermées).


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De Troy 1748 Suzanne et les Vieillards Museo de Arte de Ponce, Porto RicoSuzanne et les Vieillards
De Troy 1748 Loth et ses filles Museo de Arte de Ponce, Porto RicoLoth et ses filles

 De Troy,1748, Museo de Arte de Ponce, Porto Rico

De Troy reviendra une dernière fois au même thème dans ce pendant tardif, qui résume avec vigueur l’essentiel :

  • un trio désirant  :  une femme prise en sandwich entre deux hommes, et l’inverse ;
  • une question de fluide et de récipient : eau de la fontaine ou vin de la cruche, bassine offerte au premier plan ;
  • un symbole saillant : le doigt qui pointe la porte close, les oreilles du baudet.


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De Troy 1722-24 Diane et ses nymphes Getty Museum MalibuDiane et ses nymphes De Troy 1722-24 Pan et Syrinx Getty Museum MalibuPan et Syrinx

 De Troy, 1722-24,  Getty Museum, Malibu

Ce pendant illustre deux histoires tirées des Métamorphoses d’Ovide, avec une grande fidélité au texte.


Diane et ses nymphes

« Elle vient sous la grotte, et remet à la Nymphe, chargée de veiller sur ses armes, son javelot, son carquois et son arc détendu ; une seconde reçoit dans ses bras la robe dont la déesse s’est dépouillée ; deux autres détachent la chaussure de ses pieds ; plus adroite que ses compagnes, la fille du fleuve Ismène, Crocale rassemble et noue les cheveux épars sur le cou de Diane, tandis que les siens flottent en désordre. » Ovide, Les Métamorphoses, Livre III, 2

La nymphe « chargée de veiller sur ses armes » est à gauche, barrant la route à un satyre aquatique qui voudrait bien se rincer l’oeil. Les autres nymphes suivent exactement le texte (sinon qu’un seule s’occupe des chaussures).


Pan et Syrinx

« …il allait dire comment la nymphe (Syrinx), insensible à ses prières, avait fui par des sentiers mal frayés jusqu’aux rives sablonneuses du paisible Ladon ; comment alors, arrêtée dans sa course par les eaux du fleuve, elle avait conjuré les naïades, ses sœurs, de la sauver par une métamorphose ; comment le dieu, croyant déjà saisir la nymphe, au lieu du corps de Syrinx n’embrassa que des roseaux ; comment ces roseaux qu’il enflait, en soupirant, du souffle de son haleine, rendirent un son léger, semblable à une voix plaintive ; comment, charmé du nouvel instrument et de sa douce harmonie, il s’écria : « Je conserverai du moins ce moyen de m’entretenir avec toi » ; comment enfin, unissant avec de la cire des roseaux d’inégale grandeur, il en forma l’instrument qui porta le nom de la nymphe. » Ovide, Les Métamorphoses,  Livre I,8

De Troy montre Syrinx deux fois : avant sa transformation, se réfugiant dans les bras du fleuve Ladon ; et après, transformée en une brassée de roseaux.


La logique du pendant

Entre le satyre repoussé dans des roseaux  miniatures et le Pan aux jambes démesurées empoignant des roseaux géants, c’est toute une gradation du désir masculin qui est mise en scène. La déception du satyre aveuglé et du dieu qui n’enlace que du vent valorise d’autant plus la satisfaction du spectateur, qui peut quant à lui tout à loisir contempler ces dames toutes nues.


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de Troy 1725 ca Jupiter et Callisto CharlottenburgJupiter et Callisto
de Troy 1725 ca Leda et le Cygne CharlottenburgLéda et le cygne

De Troy, vers 1725, Schloss Charlottenburg, Berlin

La composition triangulaire mène l’oeil, au centre de chaque tableau, vers l’équivalence troublante entre la main de Diane et le bec du cygne, ces deux métamorphoses de Jupiter (trahi par son aigle que débusque là gauche le chien de chasse).

Le ruisseau qui naît de la nymphe verseuse d’eau se poursuit dans le second tableau, amenant les cygnes aux pieds de Léda.


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de Troy 1735 Le dejeuner d'huitres Musee Conde Chantilly photo J L MazieresLe déjeuner d’huîtres, De Troy Lancret 1735 Le Dejeuner de jambon Musee Conde Chantilly photo J L MazieresLe déjeuner de jambons, Lancret

1735, Musée Condé, Chantilly [0a]

Ces deux pendants ont été commandés par Louis XV pour décorer la salle à manger des petits appartements du château de Versailles [0b]. Tout en semblant rendre hommage à la vieille opposition flamande entre Repas de Maigre et Repas de Gras, les deux oeuvres sont bien au contraire, en intérieur et en extérieur, deux célébrations de l’Abondance et de l’Excès.

Une certaine coordination a existé entre les deux peintres :

de Troy 1735 Le dejeuner d'huitres Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail venus Lancret 1735 Le Dejeuner de jambon Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail satyre
  • pour la Divinité qui préside au repas : Vénus et Cupidon, ou Satyre monté sur le dos d’un dogue et pressant sur sa bouche une grappe de raisin ;


de Troy 1735 Le dejeuner d'huitres Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail bouchon Lancret 1735 Le Dejeuner de jambon Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail filet
  • pour l’anecdote centrale : le bouchon de champagne qui s’envole de la bouteille sabrée ; le mouvement inverse du filet de vin qui tombe de la bouteille au verre;


de Troy 1735 Le dejeuner d'huitres Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail panier Lancret 1735 Le Dejeuner de jambon Musee Conde Chantilly photo J L Mazieres detail chaise
  • pour le détail qui illustre l’abondance par le gâchis : panier ou chaise renversée, avec un chien et un chat se disputant le jambon.

Le charme Ancien régime de ces deux scènes tient à leur part de mystère :

  • pourquoi aucune femme dans l’assemblée de gauche, qui se gave de deux mets de luxe réputés exciter les sens, huîtres et champagne ?
  • pourquoi cette unique femme au milieu de sept hommes ayant troqué leur perruque contre un bonnet de coton et ce roi du banquet décoré d’une couronne de fantaisie ?

Sous la bienséance affichée, ces deux décorations propitiatoires promeuvent deux mets salés : l’un comme métaphore du Sexe (arroser des huîtres avec du champage), l’autre comme prétexte à boire sec [0c].

De Troy 1731 Lecture dans un salon, dit La Lecture de Moliere, coll privLecture dans un salon, dit La Lecture de Molière, collection privée ( 74 x 93 cm), De Troy, non daté De-Troy-1731-La-declaration-dAmour-ou-Assemblee-dans-un-parc-Chateau-de-Potsdam-Sans-SouciLa déclaration d’Amour ou Assemblée dans un parc, Château Sans Souci, Potsdam ( 71 x 91 cm), De Troy, daté 1731

Ces deux tableaux, qui faisaient partie de la collection de Frédéric II au château de Sans Souci, sont mentionnés comme des pendants dans un catalogue de 1773, bien que de taille très légèrement différente.

Ils opposent une scène d’intérieur, l’hiver, dans la bibliothèque, et une scène d’extérieur, l’été, dans le parc.

Formellement, les deux tableaux reposent sur une composition en trois sections (plus discrète que dans le pendant de Bacchus, et en miroir), qui suggère effectivement qu’ils ont été conçus ensemble :

  • dans les sections externes, un homme (ou deux) debout dialogue avec une femme de dos ;
  • dans la section centrale, un homme tient un objet (livre ou bouquet) entre deux femmes ;
  • dans les sections internes, deux femmes (ou une) observent les autres.

A  en croire les symboles centraux (un livre sous l’horloge de Saturne, un bouquet sous la statue de Flore), l’idée semble être d’opposer un ennuyeux passe-temps en société (le lecteur s’interrompt pour regarder quelque chose en hors champ sur la droite) et d’intéressantes occupations galantes : de l’arrière-plan au premier, un couple constitué se promène, une fille fait tapisserie et deux combinaisons amoureuses se forment (un homme avec deux femmes, une femme avec deux hommes).


Pendants femme-femme

de Troy 1723, La Liseuse Gemaldegalerie BerlinLa Liseuse de Troy 1723,Jeune femme buvant du cafe Gemaldegalerie BerlinJeune femme buvant du café

De Troy, 1723, Gemäldegalerie, Berlin

Ces deux tableaux, vus ensemble pour la dernière fois lors de la vente de la collection Jean de Jullienne le 30 mars 1767, ont été récemment réunis au musée de Berlin suite à la réapparition de La liseuse.

En intérieur et en extérieur,  à côté d’un pilastre ou à côté d’un arbre, la blonde vue de dos et la brune vue de face forment une double image de la délectation.


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De Troy 1733 Allegorie de la Poesie Portland MuseumAllégorie de la Poésie De Troy 1733 Allegory of Music Portland MuseumAllégorie de la Musique

De Troy, 1733, Portland Museum

Ces deux charmantes jeunes filles n’ont d’autre prétention que décorative :

  • l’une, inspirée par Pégase, écrit un poème et joue de la lyre, tandis qu’un amour lui montre le ciel ;
  • l’autre lit une partition et joue du clavecin, tandis qu’un ange tourne les pages et lui montre le ciel de son rouleau.


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de_Troy 1735 Before_the_Ball_Getty Museum MalibuLa toilette pour le Bal (Before the ball)
De Troy ,1735, Getty Museum, Malibu
de_Troy 1735 After_the_BallLe retour du bal (After the ball)
De Troy ,1735, Collection privée

Avant

Autour d’une table de toilette sur laquelle deux bougies sont posées, une  belle dame se fait coiffer par une servante tandis que son amie en robe rouge  examine un masque d’un air amusé. Un couple discute à l’arrière plan, deux hommes en robe sombre se penchent pour écouter la belle. Au dessus de la commode, trois bougies réelles et deux en reflet dans le miroir dessinent une diagonale ascendante. A noter la coïncidence amusante entre la position des sept bougies et celle des sept personnages.


Après

Derrière une table de salon sur laquelle une bougie est posée, une  belle dame  en robe rouge se fait déshabiller par la même servante, en déposant son masque sur la table. Le même couple discute à l’arrière plan, les deux mêmes hommes en robe sombre se démasquent et se décapuchent. Au dessus de la cheminée allumée, trois bougies réelles et deux en reflet dans le miroir dessinent une diagonale descendante. A noter la coïncidence amusante entre la position des six bougies et celle des six personnages.

Au delà du raffinement du « tableau de mode », tout le charme de ce pendant est que chaque tableau  suggère un petit mystère :
de_Troy 1735 Before_the_Ball_Getty Museum Malibu detail

  • avant le bal, que confie la dame de si important à ses deux confidents ? Sans doute un secret amoureux, comme le montre la figurine dorée du cadre.


  • après le bal, pourquoi l’amie n’est-elle pas rentrée, comme le montre son fauteuil vide?

de_Troy 1735 After_the_Ball detail
La robe rouge et le masque nous font comprendre la scène : c’est l’amie qui est en train de se faire déshabiller, et la belle dame qui n’est pas rentrée du bal, accomplissant sa confidence  mystérieuse.

Pendants de couple

De Troy La Declaration d amourLa Déclaration d’amour De Troy La Jarretiere detacheeLa Jarretière détachée

De Troy, 1724, MET, New York 

Nous citons ici l’anayse de Jörg Ebeling [1].


Bienséant et inconvenant

« Dans La Déclaration d’amour…Jean-François de Troy met en scène un cavalier et une dame au profond décolleté, assis sur un ample sofa et qui se complaisent manifestement dans le jeu de la séduction.
Dans La Jarretière détachée, il adopte un scénario analogue, en représentant le rendez-vous intime d’un cavalier effronté et d’une dame. Le tableau montre le moment décisif où celle-ci tente de rattacher sa jarretière qui s’est détachée. À cette fin, elle a relevé coquettement sa jupe et montre ses jambes, ce qui fait bondir prestement de son siège le cavalier intéressé par la situation, si bien que son tricorne tombe à terre. »


Un jeu d’imagination

« … Le moindre objet, mouvement ou détail du vêtement a une fonction d’information permettant aux initiés d’en décrypter la valeur. Il est remarquable à cet égard que figurent dans de nombreux « tableaux de mode » des pendules, dont la fonction est moins de marquer l’heure de la séduction que d’illustrer le rôle du facteur temps dans le processus. Ainsi, le « tableau de mode » galant procède d’un jeu intellectuel qui laisse à l’imagination le soin de mener à terme le désir à partir du geste de consentement à la séduction habilement mis en scène. Les pendants peints de Jean-François de Troy, intitulés La Déclaration d’amour et La Jarretière, exploitent cette technique de façon exemplaire. »


Les détails dans La Déclaration d’amour

De Troy La Declaration d amour tableau

« Dans le premier, les pensées secrètes du cavalier et de la dame se donnent clairement à lire dans la scène mythologique suggestive du tableau mural accroché au-dessus de leurs têtes. L’attitude du cavalier, la main sur le cœur, participe ouvertement d’une science consommée du jeu théâtral, dans lequel les rôles sont distribués par avance et la capitulation de la femme programmée au dénouement. »


De Troy La Declaration d’amour bichon

« En témoigne aussi le petit bichon bolonais, compagnon inséparable de la dame, qui répond aux avances du cavalier en remuant joyeusement la queue par métaphore de l’acte sexuel. »


Les détails dans La Jarretière détachée

De Troy La Jarretiere detachee statue De Troy La Jarretiere detachee horloge

« L’insistance mise par le cavalier à rattacher la dame est timidement repoussée par la dame, qui invoque sa vertu à titre de « piment érotique », mais les suites prévisibles de cette opportunité sont préfigurées par la petite statue représentant une femme nue sur un modèle d’Adriaen de Vries d’après Giambologna. Quant au petit roman sur la console il renvoie aux jeux intellectuels licencieux de la dame, tandis que les volumes serrés dans la bibliothèque la caractérisent moins comme « savante » que comme « fausse dévote ». Elle est en cela comparable à l’héroïne du roman de Crébillon fils Le Sopha (1742) : ses livres de prière sont conservés dans une armoire de son cabinet, à la vue des visiteurs, et ses romans galants sous clé dans une « armoire secrète». Dans le tableau de Jean-François de Troy, la scène de séduction se joue en dessous d’une horloge qui représente Saturne donnant sa faux à l’Amour, sous les auspices de qui se profile une voluptueuse issue. »


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de Troy, 1734, Dame attachant un ruban a l epee d un cavalier coll partDame attachant un ruban à l’épée d’un cavalier de Troy, 1734, Dame a sa toilette recevant un cavalier coll partDame à sa toilette recevant un cavalier

De Troy, 1734, Collection particulière

Dans ces deux « tableaux de mode », destinés à mettre en valeur le luxe des décors et la distinction des personnages, la dame accorde à son admirateur  une faveur croissante.

A gauche, à 11h du matin, une marchande de mode est venue présenter des rubans : la dame fait un noeud à la poignée de l’épée que lui présente le gentilhomme, manifestement ravi de  cet attachement à sa virilité.

A droite, tandis que la servante l’habille pour le soir, la dame offre au cavalier un gage plus solide : une chaînette avec son portrait en médaillon.


Pendants religieux

 

Suite à la commande du cardinal de Tencin en 1741, Jean François de Troy réalise rapidement une série de trois pendants, ramenés de Rome en 1742 pour la décoration du Palais archiépiscopal de Lyon. Seuls trois ont été conservés, les autres sont connus par des gravures et un dessin.


A1 De Troy 1742 la mort de Lucrece BNF Inverse La mort de Lucrèce A2 De Troy 1742 la mort de Cleopatre BNF InverseLa mort de Cléopâtre

De Troy, 1742, gravures de Louis Joseph Le Lorrain (Inversée), BNF

Le premier pendant est tiré de l’histoire romaine, avec deux suicides opposés :

  • celui d’une Vertueuse, à la charnière entre la Royauté et la République romaine ;
  • celui d’une Amoureuse, à la charnière entre la République et l’Empire.

La logique du pendant

Les deux pendants fonctionnent comme un éventail qui s’ouvre :

  • Lucrèce, qui vient de se poignarder, s’affale vers la gauche, sous les yeux de quatre guerriers casqués ;
  • Marc-Antoine casqué découvre Cléopâtre qui, piquée par le serpent, s’est affalée dans l’autre sens, tandis qu’une servante évanouie l’a précédée sur le sol.


B1 de_Troy 1742 Le_Jugement_de_Salomon Musee des BA LyonLe Jugement de Salomon, Musée des Beaux Arts, Lyon [1a] B2 de_Troy 1742 L'idolatrie de Salomon BNF InverseL’idolâtrie de Salomon, gravure de Louis Joseph Le Lorrain (Inversée), BNF

De Troy, 1742

Le deuxième pendant est tiré de l’Ancien Testament, avec deux scènes de la vie du Roi Salomon, l’une de sagesse et l’autre de folie.


La logique du pendant

Les tableaux, chacun divisé en deux triangles par la diagonale montante, doivent être lus en parallèle, révélant une double métamorphose :

  • dans le triangle en haut à gauche, le Roi sage avec son lion se transforme en une idole bovine ;
  • dans le triangle en bas à droite, la Bonne Mère en robe bleue (qui accepte de donner son fils à sa rivale plutôt que de le voir tranché en deux par le soldat) laisse place au Roi fou, qui ordonne de donner les offrandes au faux Dieu.


C1-de-troy-1742-Jesus_et_la_Samaritaine-Musee-des-BA-LyonJésus et la Samaritaine, Musée des Beaux Arts, Lyon [1b] C2 De Troy 1742 La femme adultere croquis d apres coll privJésus et la Femme adultère, croquis d’après De Troy, collection privée

De Troy, 1742

Le troisième pendant présente dans l’ordre du texte, deux épisodes tirés de l’Evangile de Jean (Jean 4,5-30 puis Jean 8,1-11), qui racontent  deux rencontres de Jésus avec une femme suspecte :

  • à gauche, un échange : il lui parle et elle lui donne de l’eau ;
  • à droite, un silence : elle pleure, et il écrit par terre.

L’Evangile précise que Jésus écrit par terre à deux reprises, avant et après avoir dit : « Que celui de vous qui est sans péché lui jette la première pierre. »



C2 De Troy 1742 La femme adultere croquis d apres coll priv detail
L’attitude désordonnée des pharisiens regardant en tous sens, et le geste de l’un qui bloque la main de l’autre, suggèrent que la parole du Christ les a déjà désarmés.


La logique du pendant

Les deux tableaux peuvent se lire et se comparer en parallèle :

  • les deux disciples à l’arrière-plan se rapprochent et se multiplient sous forme de scribes et de pharisiens hostiles ;
  • le Christ assis derrière le puits, le regard levé, passe au premier plan et s’agenouille, le regard baissé ;
  • la Femme  assise avec sa cruche se dresse à l’arrière avec son mouchoir.

Dans l’un l’élément central est l’Eau, symbole de la Parole ; dans l’autre c’est la Terre nue, qui matérialise le Silence et l’Absence : la première pierre ne sera pas jetée.


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De Troy 1743 Le christ dans la maison de Simon Chrysler Museum of ArtLe Christ et Marie-Madeleine dans la maison de Simon
De Troy 1743 Le christ et la Cananeene Chrysler Museum of ArtLe Christ et la Cananéenne

De Troy, 1743, Chrysler Museum of Art, Norfolk

L’année suivante, met en scène deux autres épisodes évangéliques où Jésus se trouve confronté avec une femme frappée d’exclusion.


Le Christ et Marie-Madeleine

L’épisode, raconté par les quatre Evangiles, repose sur trois points saillants :

  • une exclue vient implorer Jésus (Marie-Madeleine est une prostituée) ;
  • elle fait un geste étonnant, gaspillant un parfum de grand prix pour oindre les pieds de Jésus ;
  • celui-ci la distingue pour sa foi : « Ta foi t’a sauvée, va en paix. » 


Le Christ et la Cananéenne

L’épisode, raconté uniquement par Matthieu (15, 21-28) repose sur les trois mêmes moments :

  • une exclue vient implorer Jésus (la Cananéenne est une non-juive) :

« Il répondit:  » Je n’ai été envoyé qu’aux brebis perdues de la maison d’Israël.  » Mais elle vint se prosterner devant lui, disant:  » Seigneur, secourez-moi! « 

  • elle répond du tac au tac au refus initial de Jésus, réfutant la question du gaspillage :

Il répondit:  » Il n’est pas bien de prendre le pain des enfants pour le jeter aux petits chiens. – Oui, Seigneur, dit-elle; mais les petits chiens mangent des miettes, qui tombent de la table de leurs maîtres. « 

  • Jésus la distingue pour sa foi :

Alors Jésus lui dit:  » O femme, votre foi est grande: qu’il vous soit fait comme vous voulez.  » Et sa fille fut guérie à l’heure même.


La logique du pendant

La diagonale descendante (ou ascendante) sépare le duo (en bas) et les figurants. D’un tableau à l’autre, les attitudes forment comme une chronologie : Jésus passe de la position assise à la position debout, et sa partenaire se redresse, lâchant ses pieds pour désigner le petit chien.


Faux pendants

De Troy 1727 le jeu du pied-de-boeufLe jeu du pied-de-boeuf
De Troy, 1725, Collection privée, 68,5 x 56 cm
De Troy 1727 le rendez-vous a la fontaineL’alarme, ou la Gouvernante fidèle
De Troy, 1727,Victoria and Albert Museum, 69,5 x 64 cm

Le jeu du pied-de-boeuf

Dans ce jeu d’enfants adapté aux adultes, on empile sa main sur celle des autres en comptant. Celui qui arrive à neuf doit dire très vite « Je tiens mon pied-de-bœuf », en attrapant le poignet de la personne qui l’intéresse.  Il a alors le droit de faire trois voeux. Les deux premiers sont impossibles à satisfaire, mais le troisième est, traditionnellement, un baiser.


De Troy 1727 le jeu du pied-de-boeuf detail

De Troy nous montre  le moment exact où la captive a déjà compté deux avec ses doigts, et attend la demande rituelle  [2].


L’alarme, ou la Gouvernante fidèle

De Troy 1727 le rendez-vous a la fontaine detail

Un couple flirte dans un parc : le jeune homme désigne son coeur pour exprimer ses sentiments, tandis que la jeune femme le retient mollement de la main gauche tout en caressant rêveusement, de la droite,  le jet d’eau.  C’est à ce moment que la gouvernante vient les prévenir d’un danger imminent.


La logique apparente

Dans les deux tableaux, même décor : dans un parc, près d’une fontaine à balustrade ornée d’une statue de lion ou de naïade.

Dans les deux cas, une seconde femme facilite les choses aux amoureux, soit en participant à leur jeu , soit en donnant l’alarme.

Ainsi les deux tableaux  reposent sur un suspense émotionnel :

l’attente du baiser ou l’irruption de l’intrus.


Un faux-pendant

Le second tableau, d’un format légèrement différent,  a été exposé en 1727,  deux ans après le premier. La proximité des thèmes fait qu’ils ont été associés dix ans plus tard, en 1735, dans une paire de gravures par Cochin père



Références :
[0] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_peintures_de_Jean-Fran%C3%A7ois_de_Troy
[0a] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_D%C3%A9jeuner_de_jambon
https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_D%C3%A9jeuner_d%27hu%C3%AEtres
[0b] L’aménagement de dette salle-à-manger n’ayant duré que trois ans, ile est impossible aujord’hui de savoir sir les tableau étaient accrochés face-à-face ou côte-à-côte https://marie-antoinette.forumactif.org/t1569-histoire-des-salles-a-manger-de-versailles
[0c] Matthieu Lecoutre « Quel mal y a-t-il à s’enivrer ? La culture de l’enivrement d’Ancien Régime (XVIe-XVIIIe siècle) », 8/2011 : Actes du colloque interdoctoral 2011 https://preo.u-bourgogne.fr/shc/index.php?id=239#bodyft
[1] Jörg Ebeling, La conception de l’amour galant dans les « tableaux de mode » de la première moitié du XVIIIe siècle : l’amour comme devoir mondain https://www.cairn.info/revue-litteratures-classiques1-2009-2-page-227.htm#no26
[1a] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Jugement_de_Salomon_(Jean-Fran%C3%A7ois_de_Troy)
[1b] https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9sus_et_la_Samaritaine_(Jean-Fran%C3%A7ois_de_Troy)
[2] The Age of Watteau, Chardin, and Fragonard: Masterpieces of French Genre Painting, Colin B. Bailey, Philip Conisbee, Thomas W. Gaehtgens, National Gallery of Canada, National Gallery of Art (U.S.), Gemäldegalerie (Berlin, Germany) Yale University Press, 2003 , p 164

Les pendants de genre de Chardin

15 octobre 2019
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Pendants d’histoire

 

Chardin 1743 (salon) Le Jeu de l oye, gravure par Surugue fils (inversee GD)Le Jeu de l’Oye
Chardin, Salon de 1743 , gravure par Surugue fils (inversée Gauche Droite)
Chardin 1743 (salon) Les tours de carte Dublin National Gallery of IrelandLes tours de carte
Chardin, Salon de 1743 , Dublin National Gallery of Ireland

Dans Le jeu de l’Oye, les trois enfants, debout autour d’une table pliante, sont mis à égalité : la grande fille tient le cornet de dés, le grand garçon déplace les pions et le petit, qui ne sait pas encore bien compter, suit le jeu avec attention.

Dans Les tours de carte, les deux enfants, debout et passifs, sont séparés par une lourde table de l’adulte assis qui les manipule.
Pour souligner cette opposition entre un jeu contrôlé par les enfants et un divertissement contrôlé par l’adulte, Chardin a dessiné à gauche une chaise d’enfant, à droite une chaise normale.

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Chardin 1749 (salon) La bonne education Houston Museum of Fine Art HoustonLa bonne éducation
Chardin, Salon de 1749, Museum of Fine Art, Houston
Chardin-1749-salon-L-etude-du-dessin-Schweden-Sammlung-Wanas-.jpgL’étude du dessin
Chardin, Salon de 1749, Schweden, Sammlung Wanas

Ces deux pendants, commandés par la reine de Suède, sont fort subtils : mis à part qu’ils traitent tous deux du thème cher à Chardin de l’éducation, quel rapport entre la mère, interrompant son ouvrage pour faire réciter une leçon à sa fille, et le dessinateur copiant, sous le regard d’un condisciple, un plâtre du célèbre Mercure de Pigalle ? Notons d’abord qu’en prônant la copie d’un auteur contemporain, et non d’un plâtre antique, Chardin prend ici une position avancée en matière d’enseignement du dessin.

Pour saisir la logique d’ensemble, il faut remonter à cette pédagogie préhistorique où la copie fidèle n’était pas vue comme servile. On comprend alors que les deux tableaux nous montrent en fait la même chose :
⦁ un objet du savoir : le livre ou la statue-modèle ;
⦁ un élève, qui recopie dans sa tête ou sur le papier le modèle à assimiler ;
⦁ un tiers (la mère ou le condisciple) qui vérifie que la copie est bien faite.

 

Pendants solo : femme – femme

 

Chardin Z la blanchisseuse Toledo, Museum of ArtLa blanchisseuse Chardin,  1735, Toledo, Museum of Art Chardin Z Femme a la fontaine Toledo, Museum of ArtFemme à la fontaine  (The water cistern)
Chardin, vers 1733, Toledo, Museum of Art

Ces pendants signés étaient conservés depuis le XVIIIe siècle chez les descendants d’un échevin de la ville de Lyon, et sont donc indiscutables. La complémentarité des thèmes est portant loin d’être évidente, sinon qu’il s’agit de deux servantes travaillant avec de l’eau dans une pièce obscure.

Dans La Blanchisseuse, Chardin insiste sur le blanc  (linges, bouquet de bougies au mur) et sur la propreté (savon sur la chaise, chat par terre).

Dans Femme à la fontaine, nous sommes dans un garde-manger : pièce froide, pavée,  où l’on conserve l’eau à boire et un quartier de viande, dont  le rouge fait écho au cuivre de la fontaine. Dans l’embrasure de la porte, une autre femme balaie, en compagnie d’un petit enfant.

L' »idée » du pendant serait donc de montrer deux aspects complémentaires de l’eau : celle qui lave, dans la chaleur, et celle qui désaltère, dans la fraîcheur.


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Chardin la blanchisseuse 1735 ErmitageLa blanchisseuse
Chardin,  1735, Ermitage, Saint Petersbourg
Chardin Femme a la fontaine 1733 National Gallery LondresFemme à la fontaine  (The water cistern)
Chardin, 1733, National Gallery, Londres

Dans cette version en largeur, Chardin a  accentué la symétrie en rajoutant côté « blanchisseuse » un jeune enfant qui joue aux bulles, et une porte, ouverte en sens inverse, montrant une femme qui étend le linge.

Côté « fontaine », la composition s’est développée sur la gauche avec l’ajout d’un brasero éteint,  et de bûches posées contre le mur, évoquant l’absence de feu.

C’est maintenant la symétrie formelle qui frappe l’oeil, tout autant que les oppositions plus ténues entre laver et boire, blancheur et rougeur, chaleur et fraîcheur.

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Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,La ratisseuse de navets, 46,6 x 36,5
Chardin, 1738, National Gallery of Art,Washington
Chardin, La Gouvernante (Governess) 1738.jpgLa gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa

A gauche, la servante s’interrompt dans sa tâche ingrate. A droite, la gouvernante interrompt elle-aussi une tâche plus noble, la broderie, pour réprimander le jeune fils de famille qui a sali son tricorne, et semble peu enclin à laisser ses jeux pour l’étude.

Dans ce pendant (plausible mais non confirmé), tout est bien symétrique : le baquet dans lequel baignent les navets épluchés fait écho au panier contenant les pelotes, le tas de navets à éplucher rappelle le désordre des jouets abandonnés par terre.


Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,detail chardin A la-gouvernante-1738 Ottawa Musee des Beaux-Arts du Canada detail

Et les mains des deux jeunes femmes tiennent de manière étrangement similaire pour l’une le couteau et le navet, pour l’autre la brosse et le tricorne.


Chardin A la ratisseuse de navets 1738 Washington, National Gallery of Art,billot
Seul manque, évidemment, dans le tableau de gauche, une présence masculine. A la place, un billot sans lequel un hachoir est fiché, le manche tournée vers la droite, désigné par la queue d’une poêle. La logique du pendant voudrait que l’équivalent du petit maître bien propre soumis à la gouvernante soit un sale valet tournant autour de l’éplucheuse : voilà pourquoi, peut-être,  elle s’interrompt et fixe la droite d’un regard de défi, le couteau en main, le navet à moitié décortiqué  donnant une bonne idée de sa menace muette.

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Chardin A La Pourvoyeuse 1739 LouvreLa Pourvoyeuse 47 x 38 cm
Chardin,  1739, Louvre, Paris
Chardin, La Gouvernante (Governess) 1738.jpgLa gouvernante 46 x 37,5
Chardin, 1738, Musée des Beaux-Arts du Canada, Ottawa

Pour d’autres commentateurs, le pendant de La gouvernante serait La pourvoyeuse, de la même taille et exposée au même salon de  1739. Mis à part la porte à l’arrière-plan, il est difficile de trouver un lien logique entre les deux scènes.

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Chardin 1740 La mere laborieuse LouvreLa mère laborieuse
Chardin, 1740, Louvre, Paris
Chardin 1740 Le benedicite LouvreLe bénédicité
Chardin, 1740, Louvre, Paris

Ces deux très célèbres tableaux font souvent l’objet de fausses  lectures, qui empêchent de comprendre  leur unité . Car notre oeil, prévenu de longue date contre les mièvreries de la peinture de genre, se contente d’admirer la forme sans oser savourer les subtilités du sujet, qui faisaient les délices des amateurs (les deux pendants ont été offerts à Louis XV).


Chardin 1740 La mere laborieuse Louvre detail

 

Ainsi, à gauche, ce n’est pas tant la mère qui est laborieuse que la fille qui ne l’est pas assez, comme l’explicite le texte accompagnant la version gravée :

« Un rien vous amuse ma fille
Hier ce feuillage était fait
Je vois par chaque point d’aiguille
Combien votre esprit est distrait
Croyez-moi, fuyez la paresse
Et goutez cette vérité
Que le travail et la sagesse
Valent les biens et la beauté. »
Texte de Lépicié sur la gravure de 1744

Nous comprenons maintenant la moue dépitée de la petite et les yeux sérieux de la mère, qui montre du doigt  le gâchis. Sa posture allongée, les pieds croisés, s’explique par le fait qu’elle était en train de faire une pelote (suivre le fil, du dévidoir jusqu’à la main gauche), et s’est interrompue pour examiner le travail de sa fille.

Dans Le bénédicité, les commentateurs  se trompent souvent sur l’enfant assis dans le petit siège : il ne s’agit pas d’une fillette, mais d’un garçonnet encore en robe, comme le souligne clairement le tambour. La mère s’est arrêtée de servir, la louche dans la soupière fumante, pendant que la grande soeur prie,  les mains jointes, en jetant un regard en coin sur son frère. On comprend que celui-ci a dû faire du bruit pendant la prière, être rappelé à l’ordre, et joindre les mains précipitamment.

Le sujet  du pendant est donc le rôle de la mère dans l’éducation des enfants, grande fille  ou petit garçon. Il s’agit de deux instantanés pris au moment précis où la mère interrompt sa propre tâche pour porter son attention sur l’enfant. Un bon titre pour l’ensemble serait donc « La mère vigilante ».

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chardin F Les amusements de la vie privee 1746 nationalmuseum-stockholmLes amusements de la vie privée
Chardin,  1746,  National Museum, Stockholm
chardin-F-Leconome-1746-coll-priveeL’économe
Chardin,  1747,  National Museum, Stockholm

Ce pendant est une commande de Louise-Ulrike de Suède, la soeur de Fréderic le Grand, qui s’en déclara fort satisfaite malgré un  retard certain à la livraison.

A gauche, la maîtresse de maison  rêve en lisant un roman. A droite, elle fait ses comptes, entre les pains de sucre et les bouteilles de rouge.


Pendants solo : homme – femme

Chardin C L ouvriere en tapisserie 1733-1735 Stockhom NationalmuseumL’ouvrière en tapisserie
Chardin, 1733-1735, Collection privée
Jean Siméon Chardin: Tecknaren.NM 779Le jeune dessinateur
Chardin, 1733-1735, Fort Worth, Kimbell Art Museum

Le texte du  Salon de 1758 décrit ainsi le premier pendant : « Un tableau représentant une Ouvrière en tapisserie, qui choisit de la laine dans son panier ». Tous les accessoires du métier sont là : la broderie en cours posée sur le genou, les ciseaux pendus à la ceinture, le coussin à épingles posée sur la nappe, la barre à mesurer appuyée contre.

Dans le pendant masculin, un jeune dessinateur recopie une académie à la sanguine. Le couteau sur le sol lui sert à tailler son crayon. Assis par terre, la redingote trouée à l’épaule, les chevaux en bataille s’échappant du tricorne, insoucieux de confort ou d’élégance, il semble totalement absorbé dans ce travail dont nous ne voyons ni l’instrument, ni le résultat.

Maison contre atelier, artisanat aux multiples outils contre art économe de moyens, fils multicolores contre fusain rouge, vue de face contre vue de dos, évidence contre mystère, interruption contre concentration, les deux pendants comparent deux mains habiles pratiquant des activités de copie : la broderie embellit les robes, le dessin embellit le nu.

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Chardin E Un garçon cabaretier qui nettoie un broc 1738 hunterian art gallery glasgowUn garçon cabaretier qui nettoie un broc
Chardin, 1738, Hunterian Art Gallery,  Glasgow
chardin E L'ecureuse 1738 hunterian art gallery glasgowL’écureuse
Chardin, 1738, Hunterian Art Gallery,  Glasgow

Nous sommes ici dans le monde des laborieux, des subalternes. Le garçon  porte la clé de la réserve attachée par un ruban bleu, la fille un médaillon attaché par le même ruban.. Les deux regardent l’un vers l’autre comme s’ils se devinaient, de part et d’autre de la cloison. Les croix et les bâtons sur l’ardoise renvoient au caractère répétitif de ces activités obscures.

Environné de récipients  en fer blanc, le garçon illustre la Boisson ; entourée de récipients en cuivre, la fille illustre la Cuisson. Mais pas de tonneau à gauche, ni de victuailles à droite : les deux apprentis en sont encore au stade ingrat où on n’est pas autorisé à toucher directement aux substances, mais simplement aux récipients,  broc et poêlon.

Il ne faut pas sous-estimer l’allusion  et la dimension  déceptive des gestes. C’est à hauteur de sexe que le garçon fourrage dans le broc, tandis que la fille se trouve transpercée par la queue interminable du poêlon. De même qu’ils n’ont pas encore accès aux nourritures réelles, les deux adolescents en sont réduits aux fourbissages solitaires.


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Chardin YLes bulles de savon 1733-34 National Gallery of Arts WashingtonLes bulles de savon 93 x 74.6 cm
Chardin, 1733-34, National Gallery of Arts, Washington
Chardin Y Les Osselets 1734 Baltimore Museum of ArtLe jeu des osselets 81.9 x 65.6
Chardin, 1733-34, Baltimore Museum of Art

A noter le veston déchiré du jeune homme, qui  a la même signification que le trou dans la redingote du jeune dessinateur : l’oubli du monde extérieur, l’absorption dans une activité qui rend indifférent au regard des autres.

Ce pendant est attesté par une annonce dans le Mercure de France en 1739, de deux gravures de Pierre Filloeul dont voici les légendes :

Contemple bien jeune Garçon,
Ces petits globes de savon :
Leur mouvement si variable
Et leur éclat si peu durable
Te feront dire avec raison
Qu’en cela mainte Iris leur est  assez semblable.
Déjà grande et pleine d’attraits
Il vous est peu séant, Lisette,
De jouer seule aux osselets,
Et désormais vous êtes faite
Pour rendre un jeune amant heureux,
En daignant lui céder quelque part dans vos jeux

 Comme souvent, les légendes des gravures simplifient, voire faussent, la signification des pendants.

Dans ces ossements envoyés en l’air  par une main habile et ces bulles éphémères, difficile de ne pas percevoir une résurgences des Vanités flamandes, une illustration de la fugacité de la vie.

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Chardin X A Lady Taking Tea, 1735, The Hunterian Museum and Art Gallery, University of GlasgowDame prenant le thé
Chardin, 1735, The Hunterian Museum and Art Gallery, University of Glasgow
Chardin X Boy Building a House of Cards 1735, The National Trust, Waddesdon ManorGarçon construisant un chateau de cartes, 79,4 x 99,9
Chardin, 1735, The National Trust, Waddesdon Manor

Chardin a peint le pendant de gauche peu avant la mort de sa première épouse Marguerite Saintard. Prendre le thé toute seule est inhabituel : peut-être était-ce un réconfort durant sa maladie.

Dans le pendant de droite, le tablier suggère que le jeune garçon est un serviteur que l’on a appelé pour ranger et qui s’est assis là, profitant des cartes pour s’amuser. Le gland de la sonnette, à gauche, renforce cette idée. Il s’agit encore d’un enfant, qui ne s’intéresse ni à la mise oubliée sur le coin de la table, ni à l’as de coeur symbole d’amour, ni au roi de pique tombé dans le tiroir, image de l’autorité vacante. Les soucis d’argent, d’amour et de pouvoir sont en suspens, le temps d’une construction  gratuite et d’un exercice d’habileté.

Le tiroir ouvert fait le lien entre les deux pendants. Femme mûre contre jeune homme, nuage de vapeur contre château de papier, les deux nous montrent des passe-temps qui n’apportent qu’une satisfaction fugitive. Mais aussi la différence entre le plaisir des adultes – une chaleur temporaire – et celui des jeunes  gens – un défi lancé à soi-même.

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 Chardin Y Le chateau de cartes 1736 37 National Gallery LondresLe château de  cartes  60.3 x 71.8 cm
Chardin, 1736-37 National Gallery, Londres
Chardin Y La jeune gouvernante 1735-36 National Gallery LondresLa petite maîtresse d’école 61.6 x 66.7 cm
Chardin, 1735-36, National Gallery, Londres.

A gauche, dans cette autre version du Château de Cartes (on en connait quatre au total), certaines cartes sont pliées, ce que l’on faisait après le jeu pour les rendre inutilisables et éviter toute tricherie. Un jeton et une pièce ont été oubliés sur la table.

A droite, la jeune maîtresse d’école montre un livre à un enfant, en désignant une image avec son aiguille à tricoter.

Ainsi, ce pendant mettrait en parallèle le sérieux du  jeune homme, au profit d’un plaisir doublement futile (un jeu d’adresse, dérivé d’un jeu d’argent) et celui de la jeune fille , au profit d’une activité doublement utile (l’enseignement, dérivé du tricotage).


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Suivant les occasions, Chardin présentait ses tableaux selon  différentes combinaisons. De plus, des pendants ont pu être reconstitués indépendamment de sa volonté, par les amateurs successifs. En outre, la présence de plusieurs versions de chaque thème  complique encore les appariements.

C’est ainsi que dans quatre ventes tout au long du XVIIIème siècle, la Maîtresse d’école a été associée avec une version horizontale des Bulles de savon.

Chardin Y Les bulles de savon MET 1733-34Les bulles de savon 61 x 63.2 cm
Chardin, 1733-34, MET, New York
Chardin Y La jeune gouvernante 1735-36 National Gallery LondresLa petite maîtresse d’école 61.6 x 66.7 cm
Chardin, 1735-36, National Gallery, Londres.

On voit bien la symétrie entre les deux bambins, l’un distrait vainement, l’autre éduqué sainement.


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Chardin Z vers 1740 girl-with-racket-and-shuttlecock Galleria degli Uffizi, FlorenceJeune fille avec raquette et volant  83 x 66 cm
Chardin, 1737 , Galleria degli Uffizi, Florence
Chardin Z Le chateau de cartes 1737 National Gallery of Arts WashingtonLe château de  cartes   82.2 x 66 cm
Chardin, 1736-37 National Gallery of Arts, Washington

Au salon de 1737, c’est une jeune fille à la raquette qui est associée à cette autre version du Château de Cartes.

A gauche, la très jeune fille a préféré le jeu de volant à son ouvrage (les ciseaux attachés à sa ceinture).

A droite, toutes les cartes sont pliées, le tablier est réapparu, et la carte du tiroir est un valet de Coeur. Ces nuances suggèrent que le jeune domestique, qui lui aussi préfère jouer plutôt que travailler, pourrait bien être quelque peu fripon et coureur.

Ainsi ce pendant confronte deux dextérités, féminine et masculine, en extérieur et en intérieur, toutes deux vouées à la chute :  ni le vol du volant ni le château de carte ne peuvent durer. Mais aussi la naïveté de la tendre enfant à l’habileté manipulatoire du beau valet.


Les pendants de Boucher : mythologie et allégorie

15 octobre 2019
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Très volumineuse et très bien connue, l’oeuvre de Boucher comporte de nombreux pendants. Cet article se base sur le catalogue en deux volumes de Ananoff et Wildenstein (1976) [1], dont les illustrations sont disponibles sur Wikipedia [2]

Je les présente par ordre chronologique à l’intérieur de  grandes catégories. Les sujets étant assez répétitifs, je ne commente que les oeuvres les plus intéressantes du point de vue de la logique du pendant. J’ai exclu les séries (par exemple les Quatre saisons ou les suites de tapisseries), sauf lorsqu’elles pouvaient être décomposées en une série de pendants.

Mythologie : pendants femme-femme

Boucher 1735 Le_Sommeil_de_Venus Musee Jacquemart AndreLe sommeil de Vénus Boucher 1735 La toilette de Venus Musee Jacquemart AndreVénus se parant des attributs de Junon

Boucher, 1735,  musée Jacquemart André

Ces deux dessus de porte exposent, dans un intérieur nuit et un extérieur jour, un nu allongé, les deux jambes parallèles, vu de dos et vu de face.

Lorsque Vénus a déposé ses perles, c’est un très jeune femme qui dort, une enfant attendrissante auprès de laquelle l’Amour s’ennuie, tâtant la pointe inutile de sa flèche.

Lorsque Vénus est réveillée dans son char,  c’est une impudique qui ôte ses voiles, agite ses perles au bec d’un paon turgescent, et que l’Amour tente vainement de rhabiller d’un drapé rose en renouant un ruban bleu.


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boucher Bacchante (Erigone) jouant du flageolet Moscou, musee des Beaux-Arts PouchkineBacchante (Erigone) jouant du flageolet boucher Venus endormie Moscou, musee des Beaux-Arts PouchkineVénus endormie

Boucher, 1735, musée des Beaux-Arts Pouchkine,Moscou

Le pendant expose, sur la terre et au ciel, un nu allongé, la jambe droite posée sur la gauche, vu de dos et  vu de face,

Dans les bois, la Bacchante joue, couchée sur une peau de léopard, tandis que les amours se disputent des grappes à coup de thyrses.

Dans le ciel, le char  est à l’arrêt et des amours jouent avec les deux colombes qui le tirent avec un ruban bleu. D’autres volettent pour ombrager avec un tissu bleu, la tête de Vénus qui dort.



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Boucher 1742b Venus desarme son fils coll privVénus désarme son fils Boucher 1742b L'amour qui caresse sa mere coll privL’Amour caresse sa mère

Boucher, 1742, collection privée

Ces deux pendants parallèles illustrent de manière inventive deux moments de l’Amour, la querelle et la réconciliation :

  • Vénus tourne le dos puis enlace Cupidon ;
  • les deux pigeons s’affrontent du bec, puis sont unis par le même ruban ;
  • Cupidon se voit confisquer sa flèche et son carquois, puis est autorisé à tenir le ruban avec sa mère.


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le triomphe de vénus 1743 françois boucher Hermitage MuseumLe triomphe de Vénus Boucher_1743 La_Toilette_de_Venus_ ErmitageLa toilette de Vénus

Boucher, 1743, Musée de l’Ermitage, Saint Petersbourg

 Fille de la vague, Vénus vogue commodément, tirée par deux dauphins et annoncée par deux tritons sonnant leur conque. Elle s’est tournée de profil par rapport au sens de la marche, de manière  à nous faire admirer son dos potelé et sa cuisse puissante tout en nous observant du coin de l’oeil.

A terre, elle est assise entre un miroir et une table de toilette sur laquelle est ouverte sa cassette à bijoux. Une servante choisit le collier de perles approprié. A ses pieds, un amour renoue la faveur rose de sa sandale.  Des fleurs sont tombés sur la pierre. Un couple de colombes se bécote, en attendant de tirer le char, sur lequel le carquois est déjà préparé.

Ces deux pendants luxueux ont été déclinés ensuite en une série de paires moins complexes, mais fonctionnant toujours sur l’opposition entre un nu de dos et un nu de face, dans deux décors contrastés.


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Boucher 1749_ Venus_desarme_l'amour LouvreVénus désarme l’Amour Boucher 1749 La_Toilette_de_Venus Louvre,La Toilette de Vénus

Boucher, 1749, Louvre, Paris

Ce pendant réitère le thème de la querelle et de la réconciliation : Vénus, accompagnée cette fois de deux nymphes, d’un côté confisque la flèche du garnement turbulent, de l’autre flatte la croupe de l’enfant soumis qui lui présente un collier de perles.


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Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGALe bain de Vénus (Vénus consolant l’Amour), NGA, Washington [3] Boucher 1751 La toilette de Venus METLa toilette de Vénus, MET, New York [4]

Boucher, 1751

Les deux tableaux ont été réalisés en 1751 pour le cabinet de toilette de Madame de Pompadour dans son château de Bellevue, à Meudon.

« Les deux tableaux auraient été visibles depuis la salle de bain principale , avec « Le bain de Vénus » placé au-dessus de la porte menant à la pièce des bains à gauche et « La toilette de Vénus » accrochée au-dessus de la porte du cabinet de commodité à droite. Le point de vue légèrement bas de chaque composition convient à leur emplacement d’origine. » [3]

On a désormais abandonné l’idée que Vénus serait un portrait de la Pompadour, mais les aspects biographiques ne sont pas à exclure : car en 1750, la marquise avait tenu à Versailles le rôle principal d’une pièce intitulée La Toilette de Vénus.


Le bain de Vénus

Deux lectures ont été proposées :

  • «Vénus tient son fils dans ses bras, qui semble effrayé par l’eau dans laquelle elle semble vouloir le baigner «  [5]
  • Vénus tente d’enlever le carquois de Cupidon : A partir de 1750 environ, lorsque les relations entre Louis XV et sa maîtresse en titre sont passées de charnelles à purement platoniques, celle-ci « a opéré une transformation subtile mais brillante des pouvoirs amoureux de cette déesse, en commandant des statues publiques dans lesquelles Vénus représentait l‘Amitié plutôt que l’Amour. Soulager Cupidon d’un carquois plein de flèches pourrait être considéré comme une métaphore appropriée pour la fin de la passion du roi pour sa maîtresse. » [3]


Un soulagement ambigu (SCOOP !)

Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA detail
On remarquera que le geste de Vénus est peut être tout aussi ambigu que les intentions de Madame de Pompadour à l’époque : le carquois est ostensiblement détaché (on voit pendre le ruban bleu) mais la main de Vénus peut aussi bien chercher à le retirer (option « platonique ») qu’à l’empêcher de tomber dans l’eau (option « réveil des Sens »). Dans un cadre aussi intime et propice que la salle de bains de la marquise, la deuxième option semble de loin la plus crédible (à quoi bon mettre en scène la métaphore de sa propre déchéance ?).



Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA detail amours
Les deux autres amours semblent commenter, par leurs gestes, la situation des deux protagonistes :

  • celui qui regarde Cupidon (Louis XV) fait, de son index droit sur les lèvres, le geste de l’hésitation ; et de son index gauche qui se lève celui de la décision : attitude partagée qui renvoie à la question du carquois ;
  • celui qui regarde Vénus (La Pompadour) la désigne de l’index droit, à côté d’un bouquet de fleurs : c’est bien toi qui restes l’Elue.


La toilette de Vénus (SCOOP !)

La subtilité des gestes n’a pas été bien comprise.



Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 1

  • L‘amour du haut coiffe maladroitement Vénus en se concentrant sur un miroir (vu de dos, derrière le tissu) ;


Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 2 Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail 2bis
  • l’Amour du bas est en train d’attraper un collier de perles ; mais Vénus, qui le regarde en tapotant son lobe nu, se serait contentée du pendant d’oreille ;



Boucher 1751 La toilette de Venus MET detail3

  • enfin, l’Amour du centre va passer un ruban bleu à la colombe dont la déesse lui présente la patte : il s’agit d’orner l’oiseau de Vénus (tout comme sa maîtresse se pare), mais aussi de l’empêcher d’aller voir ailleurs : en ce sens le fil à la patte redonde, dans l’autre tableau, le carquois rattrapé in extremis.


La logique du pendant

Le pendant obéit à la chronologie naturelle : le Bain précède la Toilette, comme dans d’innombrables paires de gravures galantes du XVIIIeme siècle exploitant le même thème.

L’opposition extérieur / intérieur est habilement déclinée :

« La toile de fond végétale du « Bain de Vénus » est remplacée dans « La Toilette » par les plis épais des rideaux bleu-vert, et la surface miroitante et réfléchissante de l’étang forestier est échangée contre un miroir, des aiguières argentées et dorées, des bols et une cassolette. » [3]


La logique intime du pendant (SCOOP !)

Boucher 1751 Venus consolant l'Amour NGA Boucher 1751 La toilette de Venus MET

On notera que le Cupidon individualisé du premier tableau (celui qui rechignait devant le bain) est maintenant dans l’ombre, rentré comme les autres dans le rang des serviteurs de Vénus. En revanche c’est une des deux colombes qui est maintenant individualisée, montée dans le sein de Vénus.

Si l’on prolonge l’interprétation biographique, le second tableau peut être vu comme une résolution flatteuse de la question que pose le premier : le carquois se détachera-t-il ? Non, et le bel oiseau sera lié.


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Boucher 1754a Amour offrant une pomme a Venus Wallace CollectionAmour offrant une pomme à Vénus Boucher 1754a Venus etendue pres de deux amours Wallace CollectionVénus étendue près de deux amours

Boucher, 1754, Wallace Collection

Ces deux pendants plaisantent avec la Théorie des Eléments :

  • à gauche, sur une couche de nuages, la Terre (la pomme pesante) s’oppose à l’Air (la rose odorante) ;
  • à droite, sur une couche de vague, l’Eau (le dauphin vorace) s’oppose au Feu (la Torche dévorante).


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Boucher 1756a La muse Polymnie (ou Clio) Wallace CollectionLa muse Polymnie (ou Clio), Wallace Collection Boucher 1756a La muse Terpsychore (ou Erato) col privLa muse Terpsychore (ou Erato), collection privée

Boucher, 1756

Ces deux dessus de porte appartenaient à Mme de Pompadour. Les titres divergents correspondent l’un à l’inventaire après décès de Mme de Pompadour, l’autre aux gravures de J.Daullé de 1756.

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Boucher 1765 Allegory_of_Painting NGA_32679Allégorie de la Peinture Boucher 1765 Allegory_of Music NGAAllégorie de la Musique

Boucher, 1765, NGA, Washington [6]

Très proche du pendant précédent mais réalisé dix ans plus tard, ce couple allégorique multiplie les amours et complexifie les symétries.

  • L’amour du haut décerne une couronne de laurier :  à la Peinture (il pose une main sur la toile) ou à la Musique (il tient une flûte).
  • L’amour du bas interagit avec la jeune artiste : il se fait portraiturer tenant une torche, ou joue de la harpe avec elle. Le carquois aux pieds de l’un fait écho au casque et au glaive aux pieds de l’autre.
  • L’amour intermédiaire sert de bouche-trou ; dans le second pendant, il est remplacé par une colombe.
  • Au triplet d’attributs du coin en bas à gauche (rouleau de papier, palette avec ses couleurs, gland doré) correspond dans le coin en bas à droite un triple équivalent (partition, colombes blanches, trompette dorée).


Mythologie : pendants de couple

Boucher 1732 Aurore et Cephale Musee de NancyAurore et Céphale, Musée de Nancy Boucher 1732 Venus_Demanding_Arms_from_Vulcan_for_Aeneas_-_WGA2900 LouvreVénus demande à Vulcain des armes pour Énée, Louvre, Paris

Boucher 1732

Ces deux tableaux du tout début de la carrière de Boucher décoraient très probablement , la salle de billard de l’hôtel parisien de François Derbais, avocat au Parlement ([7], p 133)

Le thème est l’opposition entre deux types de relations amoureuses :

  • désir qu »Aurore inspire à Céphale (par ailleurs marié avec Procris) ,
  • désir marital de Vulcain envers Vénus (par ailleurs amante de Mars).

La femme trône en position dominante, aux deux pointes du pendant en V. Les autres éléments se répondent symétriquement :

  • char tiré par des chevaux, conque escortée par des cygnes ;
  • amours tenant les rênes et une torche, nymphes cajolant deux colombes ;
  • chiens en contrebas, titans dans la forge ;
  • arc et flèches du chasseur Céphale, armes forgées par Vulcain.


Les allusions discrètes (SCOOP !)

Chaque tableau cache un détail amusant et original, clin d’oeil aux amateurs avertis.

 

Boucher 1732 Aurore et Cephale Musee de Nancy detail

Dans le premier, un Amour déverse la pluie artificielle d’un arrosoir sur un autre qui se cache sous le nuage : officiellement il s’agir d’évoquer la rosée et la brume, attributs de l’Aurore ; mais c’est aussi d’une métaphore plaisante du désir de Céphale pour la belle allumeuse (la torche).

 

Boucher 1732 Venus_Demanding_Arms_from_Vulcan_for_Aeneas_-_WGA2900 Louvre detail

Dans le second, un Amour tient un casque doré, probablement le casque de Mars que Vénus présente comme modèle à Vulcain. Or Mars est l’amant et Vulcain le mari malheureux, qui tâte tristement de l’index la pointe de son épée en réponse à l’index impérieux de son épouse.


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Boucher 1748a Water Arion_on_the_Dolphin musee d'Art de l'universite de PrincetonArion sur le dauphin, Musée d’Art de l’Universite de Princeton Boucher 1748a Earth-_Vertumnus_and_Pomona Columbus Museum of ArtVertumne et Pomone (la Terre), Columbus Museum of Art

Boucher, 1748

Ces deux dessus de portes sont les seuls réalisés d’une série consacrée aux Quatre Eléments, qui devaient décorer la salle de jeux du château de la Muette [8].
Ils ne fonctionnent donc pas en pendants. Mais on peut noter que chacun d’eux comporte des motifs de jonction avec le reste de la série :

  • ainsi, dans le tableau de l’Eau, le bateau touché par l’éclair fait le lien avec le tableau du Feu, qui devait se trouver à sa gauche ;
  • dans le tableau de la Terre, le dauphin sur la fontaine fait le lien avec le tableau de l’Eau, tandis qu’à droite le vase de fleurs devait sans doute préluder au tableau de l’Air.


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Boucher 1760b Jupiter et Callisto coll privJupiter et Callisto Boucher 1760b Bacchantes et satyre coll privBacchantes et satyre

Boucher, 1760, collection privée

La dissymétrie du pendant pose une devinette mythologique : pourquoi n’y-a-t-il pas d’homme pour équilibrer le satyre de droite ?

Voir la réponse...

Il faut savoir que, pour séduire la belle nymphe Callisto, Jupiter avait pris la forme de sa maîtresse Diane : celle-ci vaut donc ici pour deux, une femme et un homme..


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Boucher 1761 Pan et SyrinxPan et Syrinx Boucher 1761 ca Alphee et ArethuseAlphée et Aréthuse

Boucher, vers 1761, Collection privée

Plastiquement, le pendant oppose le ciel et la terre, un trio avec deux femmes à un trio avec deux hommes, un nu féminin de dos et de face. Dans chacun, un fleuve s’échappe d’une urne renversée.

Mythologiquement,

« ces tableaux illustrent deux épisodes des Métamorphoses d’Ovide et racontent les assauts malheureux de deux dieux sur d’innocentes nymphes dont ils étaient épris. » Le tableau de gauche « décrit les mésaventures du dieu Pan… né moitié homme, moitié bouc. Les nymphes se moquaient de lui pour son aspect ridicule et disgracieux. Il s’éprit de la nymphe Syrinx, l’une des compagnes de Diane, et la poursuivit. Au moment où celle-ci allait succomber, le Dieu fleuve Ladon la prit sous sa protection (Boucher le représente menaçant Pan de son doigt rageur) et la transforma en roseaux afin qu’elle échappe à Pan. Dans un épisode suivant Pan lia des roseaux en souvenir de la nymphe, créant un instrument qui porte son nom. » [9]

Le tableau de droite montre la légende du fleuve Alphée. Celui-ci

 » tomba amoureux de la nymphe des bois Aréthuse qui se baignait dans ses eaux. Souhaitant échapper aux pressantes avances d’Alphée, la jeune nymphe appela Diane à son secours. La déesse intervint et transforma la nymphe en nuage au moment où le dieu allait la saisir. »[9]

 

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Boucher 1762 Les amours endormis coll Bemberg ToulouseLes amours endormis Boucher 1762 Les amours eveilles coll partLes amours éveillés

Boucher, 1762, collection Bemberg, Toulouse

Ce pendant plus malin qu’il n’y parait est intéressant par ses symétries :

  • le carquois est présent des deux côtés ;
  • les deux amours accolés par la tête sont séparés, unis seulement par la couronne de fleurs ;
  • celle-ci remplace la couche de quatre roses ;
  • la torche et sa fumée opaque se sont « réveillée et séparées » elles-aussi, sous forme d’un couple de pages de musique et d’un couple de colombes blanches.


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Boucher 1765 Jupiter transforme en Diane pour surprendre Callisto METJupiter transformé en Diane pour surprendre Callisto Boucher 1765 Angelique et Medor METAngélique et Médor

Boucher, 1763, Metropolitan Museum of Arts, New York

Mis à part la complémentarité désormais classique entre le nu de dos et le nu de face, et la présence dans les deux tableaux d’un lourd manteau de fourrure tâchetée, complété d’un carquois rouge, quel peut être le thème commun qui justifie ces deux pendants ?

A gauche, l’aigle indique aux connaisseurs que la jeune femme en fourrure, au front marqué d’un minuscule croissant de Lune, n’est pas vraiment Diane chasseresse, mais Jupiter ayant pris les traits de Diane pour câliner la nymphe Callisto (une chasseresse elle-aussi comme l’indique son carquois). On sait en effet que les nymphes farouches ne l’étaient pas pour cette très jalouse déesse.

A droite c’est d’un autre chasseur qu’il s’agit : Médor, amoureux d’Angélique.

« Le parallélisme des deux toiles renforce l’hypothèse selon laquelle dans « Angélique et Médor » Boucher n’a pas représenté le moment traditionnel, lorsque Médor, après avoir obtenu les dernières faveurs d’Angélique, grave son triomphe sur le bois d’un arbre, mais le moment des préliminaires, lorsqu’il s’apprête à lui ôter sa fleur.… Le geste de Médor se comprend mieux par référence aux codes iconographiques de la peinture libertine roccoco : Médor détache une guirlande ou une couronne de roses, signifiant la défloration d’Angélique. » (analyse de S.Lojkine dans UtPictura [10])

Un fois décodé, le thème est donc celui des préliminaires amoureux et de la montée du désir, comme l’indique le putto agitant frénétiquement des torches enflammées en haut de chacun des pendants.


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Boucher 1764a Cephale_et_l'Aurore Louvre photo JL MazieresCéphale et l’Aurore Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL MazieresVertumne et Pomone

Boucher, 1764, Louvre, Paris, photos JL Maziéres

Dans le premier tableau, Aurore s’est prise de passion pour le beau chasseur Céphale (d’où le chien et le carquois) ; l’amour qui tient la torche exprime le désir impérieux de la déesse, tandis que l’autre amour prend le parti de Céphale endormi, en le protégeant avec une guirlande de rose : toute l’histoire est que celui-ci n’est pas libre, étant marié à Procris.

Dans le second tableau, Vertumne, le dieu des vergers, s’est transformé en une vieille femme pour convaincre la nymphe Pomone des bienfaits de l’amour.


Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail 1 Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail 2

A la main crispée sur la poignée de la canne et à celle qui discrètement commence à relever la chemise, on voit que la persuasion opère.


 

 

Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail1 Boucher 1764a Vertumne_et_Pomone Louvre photo JL Mazieres detail

Le jet d’eau et l’arrosoir réitèrent d’une autre manière le message.


La logique du pendant

C’est à première vue le thème du désir, féminin et masculin, qui justifie l’association des deux sujets. Le fait que Boucher ait choisi de représenter Céphale endormi rattache le pendant à un thème déjà rencontré : le sommeil et l’éveil de l’amour.


Mythologie : pendants de groupe

 

Boucher 1732-34 The_Rape_of_Europa Wallace Collection WGA02897Le Rapt d’Europe (1732-33) Boucher 1732-34 Mercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa Wallace Collection La naissance de Bacchus (Mercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa) (1733-34)

Boucher, Wallace Collection

Ces deux toiles faisaient très probablement partie de la collection de François Derbais, qui comportait également une Naissance de Vénus et une série de quatre panneaux décoratifs avec Cupidons, évoquant les quatre saisons (L’Amour moissonneur, L’Amour oiseleur, L’Amour nageur, L’Amour vendangeur). ([7], p 159).

Les deux décrivent des amours de Jupiter à l’insu de sa femme Héra :

  • dans l’un, Mercure confie aux nymphes Bacchus, l’enfant que Jupiter a eu avec Sémélé et qu’il a porté dans sa cuisse ; il va être transformé en chevreau pour le dissimuler à Héra ;
  • dans l’autre, Jupiter (dénoncé au spectateur par son aigle) s’est transformé en vache pour séduire, à l’insu d’Héra, la nymphe Europe.

Le troupeau de chèvres et le troupeau de vaches font probablement allusion à ces métamorphoses prudentes. Néanmoins, le lien entre les deux sujets est très faible, et leur appariement semble purement décoratif : mis à part la composition en V du pendant et la composition pyramidale de chaque tableau, on ne distingue aucune symétrie évidente : le nombre des figures ne correspond pas et Boucher a été obligé d’individualiser assez gratuitement une des nymphes pour équilibrer, au centre, la figure d’Europe.

 

Boucher 1731 La Naissance de Venus Hotel de Behague

La Naissance de Vénus
Boucher, 1731, Hotel de Behague, Paris

Le troisième tableau, qui a refait surface en 1994, ne fonctionne visiblement pas en complément des deux pendants, et n’apporte pas d’éclaircissements supplémentaires.


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Boucher Nascimento de Adonis , 1733 Casa-Museu Medeiros e Almeida LisbonneNaissance d’Adonis
Boucher Mort d Adonis , 1733 Casa-Museu Medeiros e Almeida Lisbonne Mort d’Adonis

Boucher, 1733, Casa-Museu Medeiros e Almeida, Lisbonne.

Dans ce pendant de jeunesse, Boucher se contente de juxtaposer les deux scènes, sans effet de symétrie particulier. L’enjeu est d‘illustrer avec précision le texte d’Ovide (Métamorphoses, livre X)


La Naissance d’Adonis

Adonis est le fils de la nymphe Myrrha avec son père Cinyras. Pour la punir de cet inceste, elle fut transformée en un arbuste de myhrre tandis qu’elle était enceinte.

« Lucine, dans sa bonté, s’arrêta près des branches souffrantes, approcha ses mains et prononça les mots de la délivrance. L’arbre se fend et livre à travers l’écorce éclatée son fardeau vivant : un bébé se met à vagir. Sur un lit d’herbes tendres, les Naïades le déposent et le parfument avec les larmes de sa mère. »

La belle femme couronnée de perles est donc Lucine, identifiée ici à Junon (d’où la présence du paon sur le rocher). De cet accouchement extraordinaire, Boucher ne retient avec bienséance que la fente du tronc.


La Mort d’Adonis

« Un jour, les chiens d’Adonis avaient suivi les traces claires d’un sanglier et l’avaient débusqué… Le sanglier farouche le poursuivit, lui plongea complètement ses défenses dans l’aine et le terrassa mourant sur le sable fauve. Cythérée, sur son char léger tiré par des cygnes ailés, traversait les airs et n’était pas encore arrivée à Chypre. De loin, elle reconnut les gémissements du mourant et inclina ses oiseaux blancs dans cette direction ;dès que, du haut du ciel, elle le vit sans vie et agitant son corps dans son propre sang, elle sauta à terre, déchira son corsage, s’arracha les cheveux, se frappa la poitrine de ses mains qui n’étaient pas faites pour ce rôle, et s’en prenant aux destins, elle dit : «…des témoignages de ma douleur subsisteront toujours, Adonis… ton sang sera métamorphosé en fleur. « 

Là encore Boucher édulcore la scène de tous ses aspects malséants : le sanglier est évoqué par le seul épieu ; la plaie se limite à une entaille minuscule et la douleur de Vénus à une caresse mélancolique. Une colombe morte attire l’oeil sur la touffe de fleurs rouge.


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Boucher 1742 L'amour enchaine par les graces coll privL’Amour enchaîné par les Grâces Boucher 1742 Le temps donne des armes a l 'amour coll privLe Temps donne des armes à l ‘Amour

Boucher, 1742, collection privée


Boucher 1743a Le jugement de Paris copie par Jacques Charlier coll privLe jugement de Pâris Boucher 1743a Amour offrant une pomme a Venus copie par Jacques Charlier coll privAmour offrant une pomme a Vénus

Boucher, 1743, copies à la gouache par Jacques Charlier, collection privée

 

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Boucher_1753_The_Rising_of_the_Sun_-_Wallace CollectionLe lever du Soleil
Boucher_1753_Le coucher du Soleil-_Wallace CollectionLe coucher du Soleil

Boucher, 1753, Wallace Collection

Le phénomène atmosphérique est agréablement transposé en une question d’habillage.

Le lever : se dressant vêtu de sa robe rouge au dessus du royaume marin des Tritons et des Naïades dénudées, Apollon est équipé de sa lyre par l’une d’entre elles, tandis qu’une autre lui lace  sa sandale. Plus haut, une divinité elle-aussi habillée lui amène son char tandis que, plus haut encore, l’« Aurore aux doigts de roses » lui montre le chemin.

Le coucher  : tandis que la lune se lève et que la nuit envahit le ciel, Apollon revient à sa demeure maritime, quittant sa robe rouge pour rejoindre Vénus dans sa coquille, qui lui ouvre les bras et découvre sa gorge.


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Boucher 1754 Venus et Marc (anct Venus chez Vulcain) Wallace collectionVénus chez Vulcain Boucher 1754 Mars Et Venus Wallace collectionVénus et Mars surpris par Vulcain Boucher 1754 l'amour prisonnier Wallace collectionL’amour prisonnier des Grâces Boucher 1754 The_Judgment_of_Paris Wallace CollectionLe jugement de Pâris

Boucher, 1754, Wallace collection

On ne connait pas avec certitude la disposition de ces quatre tableaux, tous liés à l’histoire de Vénus ; ils étaient probablement montés en paravent, peut-être dans un boudoir de Mme de Pompadour.


La logique de la série (SCOOP !)

On distingue une progression d’ensemble :

  • au travers des quatre Eléments : Feu, Terre, Eau et Air ;
  • dans le nombre croissant de personnages : un couple légitime, un trio adultère, trois femmes et un enfant, trois déesses et un berger.

Mais la série peut être également lue comme deux histoires sur le thème de la revanche et de l’emprisonnement :

  • Vénus fait du charme à son mari pour lui faire forger des armes, mais le forgeron prend sa revanche en capturant dans un filet la femme infidèle et son amant ;
  • Cupidon est subjugué par les trois Grâces, mais Pâris soumet à son arbitrage les trois Déesses.


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Réalisées en 1769 pour l’hôtel Bergeret de Frouville, ces quatre toiles s’organisent en revanche très clairement en deux pendants en V :

Boucher 1769a Juno Asking Aeolus to Release the Winds Kimbell Art MuseumJunon demandant à Eole de relâcher les vents Boucher 1769a Boreas Abducting Oreithyia Kimbell Art MuseumBorée enlevant Oreithyia

Boucher, 1759, Kimbell Art Museum

Deux toiles sur le thème du vent, centrées sur un couple homme-femme, opposant une scène de libération et une scène de capture.

Boucher 1769a Mercury Confiding the Infant Bacchus to the Nymphs of Nysa Kimbell Art MuseumMercure confiant Bacchus enfant aux nymphes de Nysa Boucher 1769a Venus_at_Vulcan's_Forge Kimbell Art MuseumVénus aux forges de Vulcain

Deux compositions à trois étages, jouant sur l‘opposition des sexes. De haut en bas :

  • Mercure s’oppose à Vénus ;
  • la nymphe qui reçoit Bacchus enfant s’oppose à Vulcain qui soutient Cupidon ;
  • les autres nymphes s’opposent aux forgerons.


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BOUCHER 1761 Les genies des Arts Musee des BA AngersLes génies des Arts, Boucher HALLE Noel 1761 Les Genies de la poesie , de l'histoire, de la physique et de l'astronomie Musee des BA AngersLes Génies de la poésie , de l’histoire, de la physique et de l’astronomie, Noël Hallé,

1761, Musée des Beaux Arts, Angers

Ces deux commandes de La direction des Bâtiments à Boucher et à Hallé étaient destinées à servir de cartons pour des tapisseries des Gobelins

Boucher choisit une composition circulaire où l’Architecture, le Dessin, La Sculpture et la Musique entourent l’Art principal, la Peinture ;

Hallé préfère une composition ascensionnelle, avec des Arts de plus en plus éthérés : Physique (pompe à vide, camera obscura), Histoire (livre, médailles, buste d’Athéna), Poésie (lyre, cheval Pégase) et tout en haut l’Astronomie (globe et compas).

 

Références :
[1] Volume I: 1720-1747 https://view.publitas.com/wildenstein-plattner-institute-ol46yv9z6qv6/c-r_francois_boucher_tome_i_wildenstein_institute/
Volume II: 1747[-1770 https://view.publitas.com/wildenstein-plattner-institute-ol46yv9z6qv6/c-r_francois_boucher_tome_ii_wildenstein_institute/page/1
[2] https://commons.wikimedia.org/wiki/Fran%C3%A7ois_Boucher_catalog_raisonn%C3%A9,_1976
[3] https://www.nga.gov/collection/art-object-page.12200.html#entry
[4] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435739
[5] F. Basan and F. Ch. Joullain, Catalogue des différens objets de curiosité dans les sciences et les arts qui composoient le cabinet de feu M. le Marquis de Ménars (Paris, 1782), lot 21.
[6] https://www.nga.gov/collection/art-object-page.32680.html
https://www.nga.gov/collection/art-object-page.32679.html
[7] Alastair Laing, Pierre Rosenberg « François Boucher, 1703-1770 »
https://books.google.fr/books?id=tUu8LFM25v0C&printsec=frontcover&hl=fr#v=snippet&q=derbais&f=false
[8] https://artmuseum.princeton.edu/collections/objects/32343
[9] Notice de Christies : http://www.christies.com/lotfinder/lot/francois-boucher-alphee-et-arethuse-et-pan-4121181-details.aspx?from=salesummery&intobjectid=4121181&sid=9c7cdc20-9d17-4178-a974-9abf14f62115
[10] http://utpictura18.univ-montp3.fr/GenerateurNotice.php?numnotice=A1612

Les pendants de Fragonard

15 octobre 2019
Comments (1)

Contrairement à son maître Boucher, Fragonard a très peu pratiqué les pendants. Je n’en ai repérés que douze, mais l’un d’entre eux est certainement le plus non-conventionnel de la période, et le plus mal compris. [0]

Pendants d’Histoire

fragonard Les blanchisseuses (L'etendage) 1756-61 Musee des Beaux Arts RouenLes blanchisseuses (L’étendage)
Fragonard, 1756-61, Musée des Beaux Arts, Rouen
fragonard Les blanchisseuses (La lessive) 1756-61 Saint Louis Art MuseumLes blanchisseuses (La lessive)
Fragonard, 1756-61, Saint Louis Art Museum

Réalisées lors de son séjour à Rome, ces deux études sont typiques du thème de la vitalité dans les ruines qui intéresse alors Fragonard. Les deux décors sont similaires : une scène surélevée fermée à droite par une colonne, et éclairée par un jet de lumière venant, de la gauche ou du haut, frapper le sujet principal : le drap qui sèche ou la lessive qui bout.

Côté séchage, il fait froid : un homme se penche vers un feu d’appoint. Côté lessive, c’est au contraire le royaume des flammes et de la vapeur.

En contrebas de la zone lumineuse, l’oeil découvre progressivement une série de scènes pleines de fantaisie : à gauche, un chien noir blotti contre un âne couché sur lequel un gamin en rouge veut monter. A droite, un homme allongé, le dos nu à cause de la chaleur, un jeune enfant en chemise qui se blottit contre lui et un autre chien noir, qu’un enfant essaie d’agacer avec un bâton depuis l’étage. Une grande fille à côté de lui, au visage rosi par les flammes, s’intéresse plutôt au dos musclé. De l’autre côté, la femme qui descend l’escalier en portant une corbeille pleine de linge mouillé assure la communication entre les deux pendants.


Fragonard Les Blanchisseuses a la fontaine 1773-76 Coll Particuliere NY

Les Blanchisseuses à la fontaine
Fragonard, 1773-76, Collection particulière, New York

Bien plus tard, Fragonard remontera les deux thèmes en plein air autour d’une fontaine antique, et les regroupera de manière plus rationnelle, en perdant au passage le brio et l’expressivité. Un chien triste et une bouteille de chianti regrettent, au premier plan, la belle exubérance romaine.

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Fragonard 1759 ca L'enjeu perdu ou Le baiser vole Ermitage Saint PetersbourgL’enjeu perdu ou Le baiser volé
Fragonard, vers 1759, Musée Pouchkine, Moscou
Fragonard 1759 ca L'enjeu perdu ou Le baiser vole Ermitage Saint PetersbourgLes apprêts du repas
Fragonard, vers 1759, Musée Pouchkine, Moscou

Voici un pendant probablement ironique, qui fonctionne sur une analogie formelle.

A gauche, la fille qui vient de perdre aux cartes ne veut pas se laisser embrasser, et sa compagne lui attrape les mains par dessus la table : un gage est un gage.

A droite, la même fille au profil bien reconnaissable est devenue mère. Un nourrisson dans un bras, elle fait le même geste par dessus le fourneau pour ôter le couvercle de la soupière, sur laquelle trois marmots se précipitent. La table à jouer a été remplacée par l’ustensile de cuisine, le tas de cartes par un tas de légumes, le jeu par le labeur, l’amourette par l’alimentaire, et les deux filles tournant autour d’un beau jeune homme par une femme seule assaillie par cinq garnements.

La finesse tient à ce que la jeune mère affublée de sa famille nombreuse, est non pas la fille qui ne voulait pas se laisser embrasser, mais celle qui voulait la forcer : ainsi vont les jeux de coquins.



Fragonard Le jour 1767-1773 Coll priveeLe jour Fragonard La nuit 1767-1773 Coll priveeLa nuit

Fragonard, 1767-1773, collection privée

Dans cette allégorie, Fragonard limite à leur strict minimum les effets atmosphériques (voir Pendants paysagers matin soir) : des putti, qui symbolisent la sensualité et la vitalité à l’état brut, sont représentés le jour en vol groupé – mimant avec les bras les ailes des colombes, la nuit assoupis en tas sur un drap rose.

Quant au paysage, il est réduit à un ciel nuageux : bleu et rose violemment éclairé par la gauche, gris et illuminé par une pleine lune à droite. Ainsi les deux vieux astres bibliques du Jour et de la Nuit encadrent discrètement ce grouillement païen de bras dodus et de fesses joufflues, évocateur de voluptés charnelles.


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Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love Reconst 1

Série des Progrès de l’Amour
Fragonard, 1771-72, Frick Collection, New York

Commandées par Madame du Barry pour décorer un selon du Pavillon de Louveciennes, les quatre toiles furent décrochées et renvoyées à l’artiste pour cause d’incompatibilité avec le nouveau goût néoclassique. Accrochée de part et d’autre d’une fenêtre et de la porte d’en face, elles ne se divisent pas en deux pendants, mais constituent une série dont la clé est donnée par les quatre groupes sculptés [1].


Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 1 The_Pursuit Frick Collection Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 2 The_Meeting Frick Collection
  • 1, La Poursuite : déclaration d’amour sous la statue d’un dauphin, complice de Jupiter dans ses 2, affaires d’amour ; la jeune fille fait mine de s’enfir, sous l’eoil de se duex chaperons ;
  • 2, La Rencontre : première rencontre en tête à tête, sous la statue de Vénus portant un carquois plein de flèches que lui réclame Cupidon ; la jeune fille regarde si quelqu’un vient ;


Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 3 The_Lover_Crowned Frick Collection Fragonard 1771-72 The_Progress_of_Love 4 Love_Letters Frick Collection
  • 3, L’Amant couronné : les fleurs explosent de toute part ; les deux amants en habit de théâtre devant un jeune artiste qui les immortalise : le carquois de Cupidon est vide ;
  • 4, La Lettre d’amour : le couple, attendri, relit ses lettres d’amour en compagnie d’un chien fidèle ; les deux arbres fusionnent leur feuillage en forme de coeur, contemplés par une statue de l’Amitié qui tient un coeur sur sa poitrine.


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Fragonard 1761 ca Le jeu de la paletteLe jeu de la palette Fragonard 1761 ca Le jeu de la basculeLe jeu de la bascule 

Fragonard, vers 1761, collection privée

Redécouvert en 2016 dans un château normand, ce pendant situe dans un magnifique paysage de parc à l’italienne, ponctué de trouées de lumière, deux jeux de plein air prétextes au badinage :

Fragonard 1761 ca Le jeu de la palette detail

  •  dans le jeu de la palette, un jeune homme frappe, avec une sorte de cuillère en bois prévue à cet effet, la main de la personne désirée.

Fragonard 1761 ca Le jeu de la bascule detail

  • dans le jeu de la bascule, un couple, alourdi d’un musicien, l’emporte sur un autre couple encombré d’un enfant.


La logique du pendant (SCOOP !)

D’un côté, par temps clair, le choix, point de départ de la vie de couple ; de l’autre, sous un ciel d’orage, la compétition, qui en est le piment.

Mais l’harmonie mystérieuse du pendant tient sans doute au dialogue entre les deux obliques : celle de la rampe montante d’où, de l’autre côté, le regard redescend le long de la planche qui penche.


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Fragonard le jeu du Cheval fonduLe jeu du Cheval Fondu Fragonard le jeu de la Main ChaudeLe jeu de la Main Chaude

Fragonard , 1775-80, National Gallery of Arts, Washington

Ces deux pendants décoratifs étaient intégrées dans des boiseries. Les deux montrent un jeu d’extérieur, l’un en pleine nature, l’autre dans un parc aménagé ; l’un masculin et l’autre mixte.

Le jeu du Cheval Fondu oppose deux équipes de quatre à cinq garçons : les uns, en s’agrippant les uns derrière les autres, forment une sorte de cheval qui prend appui au devant sur un arbre ; les autres sautent dessus à califourchon, l’un après l’autre, dans le but de faire s’effondrer le cheval : jeu de force pour les chevaux, jeu d’agilité pour les cavaliers qui doivent sauter assez loin pour trouver tous place sur le dos du cheval. Si le cheval tient, on échange les rôles.

Le jeu de la Main Chaude est mixte : un joueur tiré au sort, le pénitent, se cache la tête dans les genoux du confesseur, en présentant sur son dos sa main ouverte. Les autres tapent sur cette main et il doit deviner qui. Le joueur démasqué devient à son tour pénitent.

Les deux pendants partagent la même composition :

  • sur la gauche un couple devise sans se toucher, sous de hautes frondaisons ou sous l’égide d’une noble vestale, donnant une image élevée de l’amour ;
  • sur la droite, un amas de corps s’étreignent ou se frôlent, contre un tronc mort qui signifie la Force, ou sous l’égide de l’« Amour menaçant » de Falconet : image charnelle de l’amour ;
  • au fond, une barque ou deux promeneurs ouvrent une échappée en hors jeu.


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 Fragonard 1775-1780 Blindman s-Buff ngaLe jeu de Colin-Maillard (Blindman’s-Buff) Fragonard 1775-1780 La balancoire NGALa balançoire (the swing)

Fragonard, 1775-1780, National Gallery of Arts, Washington

Dans le premier pendant, le jet d’eau de la vasque, supportée par de tristes statues, fait un contrepoint amusant à la jeune femme élancée qui tourne au milieu de ses amis. Plus loin, un couple isolé est allongé dans l’herbe. Plus loin encore, des femmes, des enfants et un homme préparent un pique-nique dans le bosquet.

Dans le second pendant, on distingue, de gauche à droite, plusieurs couples se livrant à des occupations indépendantes : tirer les cordons de la balançoire ; baigner un caniche dans la fontaine ; saluer la fille balancée, qui leur jette des fleurs ; et tout à droite, observer les oiseaux avec une longue vue. Plus un groupe de quatre filles qui attendent leur tour.

L’unité de l’ensemble est assurée par le paysage, dont la butte centrale se prolonge d’un pendant à l’autre (noter par exemple la claire-voie) : on pense qu’ils formaient à l’origine un seul grand panneau décoratif, qui a très tôt été scindé en deux.

En haut de la butte, la statue d’Athena en ombre chinoise joue le rôle d’une vieille gouvernante éloignée. La cascade qui jaillit entre les deux énormes cyprès rappelle, par raison de symétrie, la balançoire qui jaillit de l’autre côté entre les lions.

Ainsi la même métaphore visuelle identifie les deux joueuses, la fille qui tourne et la fille qui se balance, à un jeu d’eau en mouvement.


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Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe Louvre.
Corésus et Callirhoé,
Fragonard, 1765, Louvre, Paris

Ce très célèbre tableau, avec son sujet rare tiré de Pausanias, est le morceau de bravoure qui valut à Fragonard sa réception à l’Académie et un triomphe au Salon de 1765 : le grand prêtre Corésus, chargé de sacrifier Callirhoé pour arrêter une épidémie de peste à Athènes, se transperce la poitrine à sa place : sa bien-aimée s’évanouit tandis que les figures allégoriques du Désespoir et de l’Amour survolent le théâtre du drame.

Le 3 avril 1765, Marigny, qui venait d’acheter le tableau pour le Roi, commanda à Fragonard un pendant, sans en préciser le sujet.


Fragonard.-1765-70-ca-Le-Sacrifice-du-Minotaure-coll-priv
Le Sacrifice du Minotaure,
Fragonard, lavis, 1765-70, collection privée (3,6 x 44,2 cm)

Il y a de fortes chances pour que ce lavis (dont il existe également une esquisse peinte à l’huile) soit un projet pour ce pendant [1a].

Minos, roi de Crète, avait imposé aux Athéniens de fournir chaque année des jeunes gens pour être livrés au Minotaure : une jeune fille défaille en tirant au sort un mauvais bulletin, tandis qu’au premier plan sa mère tombe à la renverse de désespoir.

La présence de Poséidon dans les nuées est une allusion à un autre sacrifice, origine lointaine de de ces cruautés : Minos était devenu roi grâce à Poséidon, en échange du sacrifice d’un superbe taureau blanc. Minos ayant gardé le taureau, Poséidon se vengea en le faisant s’accoupler avec la femme de Minos, Pasiphaë, union d’où naquit le Minotaure.


La logique du pendant (SCOOP !)

Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe lavis 34,6 x 46,5.Corésus et Callirhoe,  lavis (34,6 x 46,5 cm) Fragonard.-1765-70-ca-Le-Sacrifice-du-Minotaure-coll-privLe Sacrifice du Minotaure, collection privée (3,6 x 44,2 cm)

Fragonard, lavis, vers 1765

La comparaison des deux lavis met en évidence les fortes symétries de ce pendant intérieur – extérieur :

  • à Corésus correspondent les deux prêtres ;
  • à Callirhoé qui s’évanouit correspond la fille qui défaille ;
  • les mères occupent la marche du premier plan ;
  • au Désespoir en vol correspond Poséidon, qui plane dans l’autre sens.

Les deux tableaux traitent le même thème, celui de la victime de substitution : de même que Corésus se sacrifie à la place de Callirhoé, la jeune Athénienne va mourir à la place du taureau de Poséidon.


Fragonard. 1765 Coresus et Callirhoe Louvre. Menageot 1777 Le Sacrifice de Polyxene, les adieux de Polyxene à Hecube. Musee dese BA ChartresLe Sacrifice de Polyxène, les adieux de Polyxène à Hécube
Ménageot, 1777, Musée des Beaux Arts, Chartres

En définitive, Fragonard ne réalisa pas le pendant. Mais en 1777, d’Angivillier,le successeur de Marigny , écrivit que ce tableau de Ménageot ferait un excellent pendant au Coresus et Callirhoe, les deux fournissant un nouveau sujet pour la Manufacture des Gobelins [1a].



Un cas très particulier dans l’oeuvre de Fragonard, mais aussi dans l’histoire des pendants en général, est celui du Verrou : icône très célèbre, mais dont on sait moins qu’elle fut incluse dans quatre pendants différents !

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cmAdoration des bergers, 1775 Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cmLe verrou, 1777

Fragonard, Louvre, 73 × 93 cm

Les circonstances de la réalisation de ce pendant extrêmement original nous sont connues par le biographe de Fragonard, Alexandre Lenoir :

« Il peignit pour le marquis de Verri un tableau dans la manière de Rembrandt, représentant l’Adoration des bergers ; comme l’amateur lui en demandait un second pour servir de pendant au premier, l’artiste, croyant faire preuve de génie, par un contraste bizarre, lui fit un tableau libre et rempli de passion, connu sous le nom du Verrou»

Ce composé instable allait bientôt donner lieu à des pendants plus conventionnels, dont l’histoire est maintenant assez bien comprise [2].


Fragonard et Marguerite Gerard 1785-88 Le baiser a la derobee 45,1 × 54,8 cm Gravure de Regnault 1788Le baiser à la dérobée, Gravure de Regnault, 1788 Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784

En 1788, Regnault grava Le baiser à la dérobée, à partir d’un tableau de Fragonard et Marguerite Gérard (aujourd’hui à l’Ermitage) et le vendit en pendant avec la gravure de Blot. Il est très possible qu’en peignant ce tableau une dizaine d’années après Le Verrou, Fragonard ait eu dans l’idée d’en faire, non pas un pendant peint (car le second est nettement plus petit (45,1 × 54,8 cm), mais du moins un pendant gravé. car les deux compositions fonctionnent très bien ensemble :

  • à gauche, porte entrouverte sur les gêneurs et porte barricadée ;
  • diagonales opposées composant un V inversé ;

De plus, l’autre porte entrouverte, à droite de la première image, suggère un passage entre les deux et une continuité narrative : après le baiser à la dérobée, l’étreinte en toute tranquillité.

Mais l’histoire compliquée du Verrou ne s’arrête pas là.


Fragonard 1778 L'Armoire Gravure de Fragonard

L’armoire, Fragonard, gravure de 1778

En 1778, Fragonard grava lui-même ce sujet où deux amoureux sont découverts, dans un contexte plus rustique. Il exécuta aussi, en collaboration avec Marguerite Gérard un tableau, le Contrat (aujourd’hui disparu), qui fut gravé à partir de 1786 par Blot et vendu en pendant du Verrou :

Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784 Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 1792Le contrat, gravure de Blot, gravure de 1785 parue en 1792

Là encore les deux images fonctionnent bien ensemble :

  • diagonales en V
  • le salon, avec son paravent, succède à la chambre encombrée de lourdes draperies,
  • le luxueux bureau, avec le contrat de mariage, remplace la table avec la pomme ;
  • au manteau du galant jeté sur le fauteuil renversé s’oppose celui de la future épouse, sagement posé sur le canapé.

L’idée est ici qu’après la faute vient le temps de la régularisation.


Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 179 detail Verrou Fragonard 1778 Le contrat Gravure de Blot 179 detail Armoire
Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de 1784 Fragonard 1778 L'Armoire Gravure de FragonardL’armoire, gravure de 1778

L’amusant est que figurent au mur du Contrat  deux gravures de Fragonard, qui suggèrent ce quatrième pendant : purement thématique, car ni les compositions ni les costumes ne concordent.

S’insinue ici l’idée d’une histoire en trois épisodes :

  • 1) la faute (Le Verrou),
  • 2) la découverte des amants (L’Armoire),
  • 3) la régularisation (Le Contrat).


Fragonard et Marguerite Gerard LA PROMESSE DE MARIAGE (Le contrat) collection privee

La promesse de mariage (Le contrat)
Fragonard et Marguerite Gerard, collection privée

Il se trouve que le tableau original, passé en vente en 2004, montre déjà au mur les deux mêmes gravures, L’Armoire précédant donc Le Verrou contrairement à la logique de l’histoire. Il est clair en tout cas que Le Verrou, relégué derrière le paravent, apparaît comme un clin d’oeil au passé libertin du couple, juste au dessus de leur sage poignée de main. L’hypothétique histoire en trois temps, qui n’est pertinente  que dans la gravure de 1785 n’est donc en rien l’explication du Verrou.

Mais elle est la résultante de l’exploration par Fragonard, sur une quinzaine d’années, du thème des amants en intérieur, ainsi que de la liberté (plus ou moins contrôlée par le peintre) laissée aux graveurs pour former des pendants.

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Revenons donc au seul véritable pendant : celui réalisé en  deux temps, en 1775 puis en 1777.

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Les contradictions du Verrou

Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm
La difficulté d’interprétation tient aux contradictions évidentes du sujet :

  • si le couple a déjà fait l’amour – comme tout dans le lit en bataille semble lourdement le souligner, à quoi bon tirer le verrou ?
  • si l’homme tente de violer la fille (lecture aujourd’hui la plus courante du tableau) : « comment aurait-il pu se déshabiller et poser ses vêtements sur le fauteuil sans le consentement de la jeune femme qui avait tout le loisir de s’enfuir puisque le verrou n’était pas encore fermé ?  » [2a]


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail vase Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail rose

L’option intermédiaire est de considérer que la fille est consentante, mais pas à tout : des choses ont bien eu lieu sur le lit, entre la cruche renversée et la rose oubliée (exactement au point triple entre le rouge, le blanc et le doré qui sont les trois teintes du tableau). Mais cette fleur ne symbolise pas nécessairement la virginité perdue : dans La Poursuite, le premier tableau des Progrès de l’Amour (1772), où le galant tend une rose à une fille qui s’enfuit, elle est simplement associée aux préliminaires amoureux.

Et la cruche, non encore cassée comme celle de Greuze (voir 3 La cruche cassée) mais juste renversée (de manière à bien laisser montrer son ouverture), corrobore cette hypothèse. [2b].



Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail verrou
Maintenant, le garçon voudrait aller plus loin, et la fille tente de l’empêcher (exactement au point-clé du tableau, en haut de la diagonale ascendante).

Au final, les objets du tableau ne font pas une scène de crime, mais une collection de métaphores.


Fragonard 1784 Le Verrou Gravure de BlotLe verrou, gravure de Blot, 1784
La_Rose_mal_defendue___[...]Debucourt_Philibert-LouisLa Rose mal défendue
Philibert-Louis Debucourt, 1791

Sept ans après la gravure de Blot, Debucourt modifiera la composition pour la rendre plus explicite : l’enjeu n’est plus la fermeture du verrou, mais la sauvegarde de la rose.



Le catalogue fragonardien s’est alourdi de nouvelles métaphores :

  • – le chapeau et le gant béants ;
  • – le tiroir entre-baillé ;
  • – la clé dans la serrure ;
  • – la cuillère dans la tasse ;
  • – la pomme de pin à l’aplomb de la cible ;
  • – le losange qui la pénètre.

Compte-tenu que les stades du verrou et de la clé sont désormais ostensiblement dépassés, il est loisible de considérer la rose de Debucourt, où l’homme se presse dans le dos de sa compagne, comme une allusion au stade ultime des outrages consentis.


La_Rose_mal_defendue___[...]Debucourt_Philibert-LouisLa Rose mal défendue
Philibert-Louis Debucourt, 1791
Boilly 1791 La dispute de la rose gravure EymarLa dispute de la Rose
Boilly, 1791

La même année, Boilly opte en revanche pour une version édulcorée et allégée en symboles dans laquelle la rose, posée également sur le socle de Cupidon, reprend sa valeur générique de fragile virginité.

L’absence du lit montre bien, a contrario, combien Le verrou de Fragonard, même s’il puise dans le vocabulaire convenu des scènes galantes, excède largement leur facilité. Son ambition serait-elle, avec ce lit puissamment sexualisé qui occupe la moitié du tableau [3], de traduire par la matière picturale elle-même ce que le pinceau n’a pas le droit de montrer ? Sans doute.


Fragonard Le verrou dessin preparatoire
Trois dessins préparatoires de Fragonard seraient antérieurs à la période 1775-78 : ils montrent tous deux tableaux et un fauteuil supplémentaires, qui minimisent l’importance du lit. On notera également l’absence des objets symboliques : rose, cruche, « genou du lit ». Et à la place de la pomme incongrue est posé sur la table un  miroir à main.

Si ces dessins sont bien antérieurs à 1775, tout se passe comme si Fragonard avait recyclé, pour le pendant demandé par Mr De Véri, une composition antérieure, en y rajoutant simplement quelques éléments facilitant le fonctionnement en pendant.

C’est cette voie d’analyse, pratiquement pas explorée jusqu’ici, que nous allons maintenant développer.


L’éclairage

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 1
L’analyse comparée des deux oeuvres s’arrête en général à la question  de l’éclairage :

  • dans le tableau sacré, seul Jésus est en pleine lumière, éclairé d’en haut par un spot central qui inonde aussi les deux anges du bas, la bouche et les bras de Marie, et le haut du crâne de Joseph : tout le reste est dans l’ombre ou à contre-jour ;
  • dans le tableau profane, la lumière provient d’une lampe en hors champ sur la gauche ; elle crée la diagonale intense de l’ombre du rideau, et met en relief les trois zones textiles que sont le satin de l’angle du lit, celui identique de la robe de la femme, et le coton des sous-vêtements de l’homme.

Certains voient dans cet angle de lit clairement mis en évidence la forme d’un genou (troisième personnage selon Cuzin, symbolique sexuelle du lit tout entier selon Arasse [4])


Les personnages (SCOOP !)

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 2
S’il n’était pas certain que le second tableau a été conçu comme pendant au premier, l’hypothèse serait rejetée d’emblée, tant les compositions sont différentes :

  • d’un côté en tableau centré et peuplé de nombreux personnages espacés les uns des autres ;
  • de l’autre un tableau coupé par une diagonale très forte en deux espaces, le lit et la chambre et un seul groupe de deux personnages, compactés dans le coin en bas à droite.

Après un temps d’acclimatation, on se rend compte que Fragonard s’était certainement servi d’une diagonale identique pour structurer son premier tableau. La diagonale montante sépare une zone sacrée et une zone profane :

  • anges du ciel et anges descendus sur terre,
  • Marie et les bergers offrant un agneau

Joseph, tout comme l’Enfant Jésus, se situent à cheval sur cette frontière virtuelle.


La pomme

Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail pomme

C’est alors qu’un premier motif de jonction apparaît : la pomme n’a aucun sens dans un contexte galant, mais elle en prend un si le second tableau doit être compris comme la contrepartie du premier.

Dès lors, deux interprétations s’opposent sur le lien entre les deux pendants.


Deux modalités du désir

« L’Adoration des bergers et Le Verrou ne sont pas opposés comme la faute et la rédemption. Ils sont complémentaires, traversés tous deux par un mouvement équivalent, qui emporte et soulève le couple enlacé tout en jetant, prosterné, un berger aux pieds de l’Enfant. Dans les deux cas, le bouleversement construit de l’image manifeste la force, surnaturelle et naturelle, qui traverse et balaie les figures humaines. Plus encore que « l’objet du désir » que le peintre ne cesserait de « prendre pour objet « , c’est le désir qui est ici, en lui-même, l’objet du peintre, son objet de peintre». L’idée proprement géniale que Fragonard élabore dans Le Verrou consiste à figurer la force naturelle et surhumaine, sublime, de ce désir à travers l’emportement des figures, la syntaxe picturale de la peinture elle- même, et le détail d’une configuration déplacée ». D.Arasse », Le détail, p 377


La Nativité et la Tentation

« La longue diagonale qui soutient tout l’élan du tableau part d’un point précis : la pomme placée sur la table. La tentation d’Adam et d’Ève a souvent fait pendant à la Nativité, comme la faute à la rédemption. Fragonard fait-il autre chose qu’en donner une version moderne ? Le thème profane s’oppose au thème religieux, la passion amoureuse à l’innocence de l’enfant et à la dignité de la mère, autres sujets chers à Fragonard. Un dévot pouvait s’en scandaliser : et dans ce XVIIIe siècle il ne faut jamais exclure la possibilité d’un trait d’esprit ou d’une irrévérence. Mais sur l’essentiel de son art Fragonard ne plaisanta jamais. S’il donne ce Verrou comme pendant à L’Adoration des bergers, ce n’est certes pas par une méchante approximation sur le nom de M. de Véry, ni par une moquerie anticléricale à la d’Holbach : tenons qu’il savait dire avec ce tableau une chose d’égale importance, d’égale dignité. Le parallèle, loin de diminuer l’œuvre, pourrait bien en révéler le sens profond » J.Thuillier, « Pour le plaisir » (Éditions Faton)

Nous allons voir que l’interprétation binaire de J.Thuillier fonctionne mieux que l’interprétation unitaire (et quelque peu nébuleuse) de D.Arasse.


La logique du pendant (SCOOP !)

Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 3 Il suffit de mettre les tableaux dans le bon ordre et les bons noms sur les personnages :

  • expulsés du Paradis Perdu (le lit), Adam et Eve modernes se retrouvent bloqués devant une porte qu’ils ont eux-même fermée ;
  • derrière celle-ci, l’Adoration des Bergers apporte son message de rédemption.


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail vase Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm detail gourde

Au vase renversé s’oppose la gourde de la Sainte Famille .


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm dteail genou Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm genou

Peut être le « genou du lit » au dessous de la rose abandonnée évoque-t-il bien une tierce personne : mais n’est ce pas la Vierge elle-même qui, au lieu d’un vide au sein des draps, chérit sur l’Enfant Jésus sur sa poitrine sa poitrine ?


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail pomme Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm agneau

Le pomme du Péché Originel est compensée par le don de l’Agneau.


Fragonard 1777 Le verrou Louvre 73 × 93 cm detail verrou seul Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre 73 × 93 cm detail

Et le verrou métallique, intrusion du Dur dans le Dur, est remplacé par un autre « verrou » qui n’a guère été remarqué : le bois pénétrant la pierre, autrement dit la préfiguration de la Croix et de la victoire du Faible sur le Fort [5].


Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Verrou schema 4

Schéma récapitulatif


Fragonard 1780-85 Marguerite Gerard l enfant cheri The beloved child Harvard Art Museums, CambridgeL’enfant chéri (The beloved child) Fragonard 1780-85 Marguerite Gerard les premiers pas the first steps Harvard Art Museums, CambridgeLes premiers pas (The first steps)

Fragonard et Marguerite Gérard , 1780-85, Harvard Art Museums, Cambridge

Réalisés par l’élève assistée par le maître, on ne sait pas trop dans ces deux tableaux ce qui relève de Marguerite Gérard et ce qui relève de Fragonard.

Traîneau contre berceau, scène dynamique sur fond ouvert contre scène statique sur fond fermé,  le vieux formalisme de Watteau fonctionne encore. Mais dans une esthétique bien différente, où la Coquette rococo se trouve subsumée par la Mère, sans rien perdre de son élégance. Si Rousseau a mis à la mode le dévouement à ses enfants, il reste encore largement théorique et c’est toujours la gouvernante qui s’occupe de l’intendance.Dans chacun des tableaux, on la reconnait facilement : c’est celle qui porte la moins belle robe.

La mère se réserve le meilleur rôle : tirer la voiture sous le regard de bébé ou servir de but à ses premiers pas (sous lesquels un tapis rouge a été prudemment préparé).

Un grand frère et une grande soeur jouent les figurants à l’arrière-plan, tandis qu’au premier plan un chien fou et un chat doux donnent l’ambiance de chaque pendant.

La femme âgée dans le second tableau pose question : plutôt que la grand-mère, il faut  sans doute y voir la gouvernante qui, à la génération précédente, a accompagné elle aussi la mère dans ses premiers pas.


Pendants avec couple

Fragonard A Le colin-maillard, c.1750-52. Toledo (Ohio), Museum of ArtLe Colin-Maillard
Fragonard, vers 1750-52, Museum of Art, Toledo (Ohio)
Fragonard A La Bascule c.1750-52. Fondation Thyssen-Bornemisza, MadridLa Bascule
Fragonard, vers 1750-52, Fondation Thyssen-Bornemisza, Madrid.

Sous l’alibi du bandeau, le jeu de colin-maillard a pour but de favoriser les contacts impromptus. Y jouer à deux, c’est supprimer le hasard et garder le piquant. Car tout ici est falsifié. Le jeu de société est transformé en un jeu  de couple, la fille jette un oeil sous le bandeau et voit très bien la marche sous ses pieds : faux-pas il va y avoir, et il sera volontaire. Nous sommes ici dans le registre des préliminaires, du consentement au plaisir, comme le soulignent le seau béant, la porte défoncée, et le puits derrière la fille.

Dans la Bascule,  elle grimpe en l’air, facilitant la tâche du garçon grâce à l’élasticité de la branche. A noter le cube de pierre taillée sous la planche, clin d’oeil entre les deux pendants . [6]


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Fragonard 1755-56 Diane et Endymion NGA Washington 94,9 x 136,8 cmDiane et Endymion, NGA, Washington Fragonard 1755-56 L’Aurore triomphant de la Nuit Museum of Fine Arts Boston, 95,3 x 131,4 cmL’Aurore triomphant de la Nuit Museum of Fine Arts, Boston

Fragonard, 1755-56 (94,9 x 136,8 cm)

Ces deux décorations murales [6a], très influencées par les sujets mythologiques de Boucher (voir Mythologie et allégorie) sont basées sur une composition en diagonale, et opposent la Nuit et le Jour :

  • d’un côté, le berger Endymion sommeille, admiré par la déesse de la Lune, Sémélé ;
  • de l’autre, la Nuit s’endort, et l’Aurore se lève.


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Fragonard 1755 cephale_et_procris Musee des BA AngersCéphale et Procris (Photo Jean-Pierre Dalbéra) Fragonard 1755- Jupiter_seduisant_Callisto musee_des_beaux-arts,_Angers Photo Jean-Pierre DalberaJupiter séduisant Callisto

Fragonard, 1755, Musée des Beaux-Arts,Angers 

Dans cette autre décoration murale, Fragonard illustre le même contraste lumineux en exploitant deux sujets mythologiques d’un érotisme plaisant :

  • d’un côté, la belle Procris, victime par erreur d’un accident de chasse, laisse avec délices son époux Céphale touiller la plaie avec son dard ;
  • de l’autre, Jupiter a pris l’apparence de Diane pour coucher avec Callisto, nymphe favorite, de la déesse (et son aigle, dans son dos, nous fait avec une plume sur le bec le signe de garder le silence).


Pendants solo

Fragonard A_la_Chemise_enlevee LouvreLa chemise enlevée Fragonard A - Le feu aux poudres Avant 1778 LouvreLe feu aux poudres

Fragonard, avant 1778, Louvre, Paris

Il n’est pas certain que ces deux petits cadres érotiques aient été conçus comme des pendants ni peints à la même époque, mais une condition du legs Beistegui les a rendues indissociables.

Une fille nue vue de dos, un ruban bleu dans les cheveux ; une fille nue vue de face, avec une coiffe blanche : il ne s’agit donc pas de la même, en tous cas pas au même moment.

Les deux ont les yeux clos, et sont servies par des amours, factotums du spectateur-voyeur au sein de cette literie utérine.

A gauche il s’agit de retirer la chemise, peut être pour tirer la jeune fille de son sommeil. Il pourrait donc s’agir d’un Lever quelque peu musclé.
A droite, la scène est nocturne ; un amour apporte une poignée de torches, dont l’utilité n’est pas d’éclairer, à voir l’utilisation qu’en fait son confrère. Il pourrait donc s’agir d’un Coucher quelque peu explosif.


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Fragonard Jeune fille tenant dans ses bras une colombe 1775-80 coll partJeune fille tenant dans ses bras une colombe Fragonard Jeune fille tenant dans ses bras un chat et un chien 1775-80 coll partJeune fille tenant dans ses bras un chat et un chien

Fragonard, 1775-80, collection particulière

Dans les deux situations, la jeune fille s’amuse à perturber l’ordre naturel des choses : soit qu’elle divise un couple à la fidélité légendaire, soit qu’elle fasse s’embrasser deux ennemis héréditaires : quand on est jeune et belle on peut tout se permettre ! [7]


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Fragonard-1780-Jeune-garcon-a-la-boite-a-curiosite-Portland-Art-MuseumJeune garçon a la boîte à curiosité Fragonard-1780-Jeune-fille-a-la-marmotte-Portland-Art-MuseumJeune savoyarde à la marmotte

Fragonard, 1780, Portland Art Museum

Dans les deux cas il s’agit d’ouvrir une boîte moyennant finances. Le thème des petits savoyards, très populaire à l’époque, n’était pas dénué de sous-entendus grivois (voir Les pendants de Watteau)


Faux-pendants

Fragonard 1775 Une allee ombragee MET 29 × 24 cmUne allée ombragée Fragonard 1775 La Cascade MET 29 × 24 cmLa Cascade

Fragonard, 1775, MET (29 × 24 cm)

Contrairement aux apparences, ces deux toiles ne sont pas des pendants [8] .


FRagonard L_abreuvoir_1763-65 MBA LyonL’abreuvoir, 1763-65 Fragonard, 1790 Le_Rocher-Lyon,_MBALe Rocher, 1790

Fragonard, Musée des Beaux-Arts, Lyon

Ces deux tableaux très proches datent en fait de deux périodes différentes.

Références :
[0] https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_de_peintures_de_Jean-Honor%C3%A9_Fragonard
[1] Colin B. Bailey presents Fragonard’s ‘Progress of Love’ https://www.youtube.com/watch?v=404fQk9vckU
[1a] Pierre Rosenberg, « Fragonard », Metropolitan Museum of Art, 1988, p 219 et ss https://books.google.fr/books?id=PuXYe0KadNIC&printsec=frontcover&dq=Fragonard+Metropolitan+Museum+of+Art,catalog+ROSENBERG.&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjBl8CbmNboAhWGx4UKHcjGBRIQ6AEIKDAA#v=onepage&q=minotaure&f=false
[2] https://www.grandpalais.fr/fr/article/fragonard-et-lamour-moralise
[2a] https://eromakia.fr/index.php/le-verrou-de-fragonard-ou-lequilibre-asymetrique-des-desirs/
[2b] Libertin convaincu, le marquis de Veri avait d’ailleurs dans sa collection une copie de la Cruche cassée de Greuze. Cf Guillaume Faroult, « Le verrou » , p 33
[3] Voir la vidéo d’Arasse https://www.youtube.com/watch?v=jqLihKBasvo ou son texte dans Le détail, p 376 et ss.. On trouvera des infographies de ces détails sur le blog d’Alain Korkos http://laboiteaimages.alainkorkos.fr/post/2019/04/27/Fragonard%2C-laudateur-du-viol
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Verrou_(Fragonard)
[5] Bien sûr, la démarche de Fragonard a dû aller dans l’autre sens : avec la barrière comme préfiguration de la Croix, il retrouve  un procédé à la Rembrandt (qui recourt quant à lui à une poutre, voir Les pendants de Rembrandt et Là, je sèche…) ; c’est de là qu’a pu naître l’idée du verrou en contrepoint, symbole ouvertement sexuel.
Fragonard 1775 adoration_des_bergers_Louvre dessin
Esquisse de l’Adoration des Bergers
A noter que la barrière ne figure pas dans ce lavis préparatoire : il serait intéressant de vérifier scientifiquement si ce détail a été inclus par Fragonard dès 1775 ou rajouté en 1777, a l’occasion de la réalisation du pendant.
[6] Sur cette interprétation en deux temps de l’amour, on peut lire Games of Idealized Courtship and Seduction in the Paintings of Antoine Watteau andJean-Honoré Fragonard and in Laclos’Novel, Dangerous Liaisons, p69 et ss. Barbara C. Robinson, 2009, Florida State University Libraries
[6a] https://www.nga.gov/collection/art-object-page.46026.html
[7] Traditionnellement, on reconnait dans ces portraits les soeurs Colombe, et on en fait des amies de coeur de Fragonard : double hypothèse non étayée. Les tableaux ont néanmoins été retrouvés en 1906 dans une maison de Saint Brice-la-Forêt qui avait autrefois appartenu à Mlle Colombe : la fille au chat et au chien était accrochée au dessus de la cheminée, et son pendant encastré dans la boiserie d’en face  (cf « Fragonard », P.Rosenberg, p 495).
[8] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/436324

Les pendants complexes de Gérard de Lairesse

14 octobre 2019
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A la fin de l’age classique, les pendants de Gérard de Lairesse constituent un sommet de complexité et d’hermétisme. Je les présente ici non par ordre chronologique (qui est très incertain), mais par ordre de difficulté croissante.

Sauf indication contraire, le explications proviennent de l’ouvrage de référence d’Alain Roy, « Gérard de Lairesse (1640-1711) », que j’ai complétées comme j’ai pu. [1]


Lairesse 1665-70 The_Judgement_of_Paris Corsham Court, WiltshireLe Jugement de Pâris Lairesse 1665-70 The_Judgement_of Midas Cosham Court collectionLe Jugement de Midas

Gérard de Lairesse, 1665-70, Corsham Court, Wiltshire (198 x 307 cm)

Le Jugement de Pâris

Le berger Pâris, avec son bonnet phrygien et sa houlette, s’agenouille devant Vénus, qu’il a reconnue comme victorieuse d’un concours de beauté. Entre les deux, les candidates malheureuses font la gueule, Junon avec son sceptre et Minerve avec son casque et sa lance. A gauche la nymphe Oenone, la compagne de Pâris, épie sa rivale avec colère ; en bas un vase renversé évoque le Mont Ida, « mère des fauves, montagne riche en sources« .



Le Jugement de Midas

Tmolos, roi de Lydie, est représenté à droite, barbu et couronné de lauriers, au dessus d’un dieu-fleuve qui est probablement le Pactole, fleuve de Lydie. Il est l’arbitre du concours qui oppose la Musique populaire (représentée par Pan avec sa flûte) et la Musique savante (représentée par Apollon avec sa lyre). Comme le montrent les deux amours tenant une couronne de laurier au dessus de sa tête, la victoire a été accordée à Apollon. Le roi Midas la conteste et Apollon, pour le punir de son mauvais goût musical, lui fait pousser des oreilles d’âne.



La logique du pendant

C’est ici la rigueur de la composition qui réussit à créer une unité entre deux scènes n’ayant pas grand chose à voir, sauf le concept du jugement.

Lairesse 1665-70 The_Judgement Paris Midas schema
Le héros principal, Pâris ou Midas, se situe sur la frontière d’un grand carré qui, à gauche ou à droite, regroupe la quasi-totalité des personnages. Le vainqueur du concours, Vénus ou Apollon, se trouve au centre du carré. Les personnages secondaires, Oenone et Tmolos, ferment les bords (cercles jaunes), de même que le groupe fluvial (cercles verts). Au centre, le duo de nymphes effarouchées (cercle blanc) crée une continuité entre les deux versants, descendant et remontant, du paysage.



Lairesse 1680 ca Odysseus and Calypso RikjsmuseumUlysse et Calypso (125 x 94 cm) Lairesse 1680 ca Mercury Ordering Calypso to Release Odysseus RikjsmuseumMercure ordonnant à Calypso de libérer Ulysse (132 x 96)

Gérard de Lairesse, vers 1680, Rijksmuseum, Amsterdam

Ces deux tableaux décoraient la salle à manger de Guillaume III à Soestdijk.

Le jeu consiste à étudier comment l’irruption de Mercure dans le trio que forment le héros subjugué, la nymphe énamourée et le petit amour, modifie les attitudes et le décor, de manière de plus en plus subtile :

  • le casque et la lance d’Ulysse, dont Calypso s’étaient emparé, ont été récupérés par l’enfant, en prélude à leur restitution ;
  • enfant qui se décale de haut en bas, pour laisser la place à l’arrivant ;
  • Calypso, qui était assise et tournée vers le spectateur, s’allonge et se tourne vers Mercure ;
  • réciproquement, Ulysse, qui était couché et tourné vers Calypso, s’assoit et se tourne vers le spectateur ;
  • le rideau brun et l’arbre, symbolisant la Terre, se transforment en un rideau bleu et une colonne, évoquant la mer et la gloire ;
  • de même le plumet et le manteau rouge, qui symbolisaient l’amour ardent, prennent la couleur de la mer.



lairesse 1689 Allegorie de la Grandeur de Rome Museum Boijmans Van Beuningen RotterdamLa grandeur de Rome lairesse 1689 Allegorie de la Chute de Rome Museum Boijmans Van Beuningen RotterdamLa décadence de Rome

Gérard de Lairesse, 1689, Musée Boijmans Van Beuningen, Rotterdam ‘(286 x 215 cm)

Ces deux grandes grisailles décoraient probablement le palais Het Loo de Guillaume III. Lairesse a mis en place une correspondance rigoureuse entre les personnages des deux pendants. Le jeu consiste à les identifier grâce à leurs attributs et, par déduction, à identifier la femme qui a remplacé Rome sur son trône.




lairesse 1689 Allegorie de Rome schema

Rome déchue (en blanc)

Une femme sur son trône, en manteau, l’épée à la main, casquée, et un pied sur le globe.

Une femme à terre, à laquelle un soldat arrache son manteau en l’agrippant par les cheveux, assise sur un fourreau près d’un casque retourné et d’un globe réduit à une misérable pomme.


L’armée vaincue (en orange)

Le soldat romain qui brandissait l’étendard SPQR au dessus des peuples pacifiés, est remplacé par un soldat barbare qui foule aux pieds le même étendard et violente Rome sans défense.


La paix disparue

La Concorde, qui tenait réunis ses faisceaux, essaie en pleurant de les rassembler tandis qu’ils sont éparpillés par terre (en jaune).

Le fleuve Tibre, dont les eaux assuraient l’abondance, est remplacé par la Discorde, qui verse de l’huile sur le feu (en bleu).



La gloire disparue

La Vertu – avec sa palme [2] et sa couronne de lauriers (en vert) – faisait la Renommée de Rome – avec ses trompettes (en violet).

Maintenant la Flatterie – avec ses plumes de paon – appelle l’Envie – avec des serpents entre les mains.


L’Obéissance disparue (en rouge)

La reine exotique aux yeux masqués par un bras, prosternée avec sa coiffe de plumes et sa branche de corail en offrande, est remplacée par la Vengeance, un homme échevelé aux yeux bandés, brandissant un glaive et une torche.

Un autre peuple soumis, représenté par la femme de droite, vue de profil avec son diadème cornu, est remplacé par le soldat vu de profil, avec son casque et son bouclier.


Celle qui a succédé à Rome

Reste la femme prosternée, qui faisait soumission en inclinant son bâton de commandement devant le bas-relief de la Louve. C’est elle qui, transformée en harpie échevelée, s’est installée sur le trône.

Nous pouvons maintenant la nommer : à la place de Rome entourée par l’Obéissance, la Victoire et la Concorde, elle symbolise le Mauvais Gouvernement, inspiré par la Vengeance, la Flatterie et la Discorde.



lairesse 1670-75 Vinum Cautis InnocuumSilène ivre lairesse 1670-75 immoderatum dulce amarumFête bachique

Gérard de Lairesse, 1670-75, eau forte


Silène ivre

Vinum Cautis Innocuum

Le Vin n’est pas nocif à ceux qui y prennent garde

La planche s’inspire de la Sixième églogue des Bucoliques de Virgile. A l’ombre d’un grand arbre, Silène, ayant vidé son canthare, dort comme un enfant à côté de deux petits faunes. Au fond à gauche des bacchantes, rentrent la vendange ; en bas à droite un vase est décoré d’un danse de trois putti.

Au dessus la tête de Silène, la nymphe Eglé, accompagnée de deux compagnes, presse pour le réveiller une grappe (chez Virgile se sont des mûres). Une fois réveillé, Silène va les émerveiller par ses chants. D’où la moralité positive :  bon vin ne nuit pas.


Fête bachique (SCOOP !)

Immoderatum dulce amarum

Douceur sans mesure vaut amertume

La seconde gravure est une invention de Lairesse, et ne se comprend que par comparaison avec son pendant.

Silène paisiblement couché près de son canthare vide est remplacé par une bacchante déchaînée qui entrechoque ses cymbales. Elle a renversé un panier de raisins sur lequel elle a abandonné son thyrse, vendange gaspillée qui s’oppose à la vendange rentrée.

Eglé pressant sa grappe goutte à goutte a laissé place à une servante qui verse abondamment du vin dans une écuelle.

En dessous, trois amours ivres font écho aux trois amours du vase : l’un fait un sort à son écuelle, les deux autres dansent au dessus de deux masques souriants, signifiant sans doute que la joie de l’ivresse est factice.

A gauche, les deux faunes sagement endormis ont été remplacés par trois sales gosses qui torturent un oiseau.

En tous points cette seconde planche prend le contre-pieds de la première, les méfaits de l’excès s’opposant aux bienfaits de la modération.



La compréhension de ce mode de composition par contraste va nous aider pour  un autre pendant plus hermétique.

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums

Allégorie des cinq sens
Daté 1668, Glasgow Museum, (139,5 x 183 cm)

Une fois le sujet connu, on trouve facilement les cinq sens :



Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums schema 1

  • La Vue : petit amour montrant un miroir convexe ;
  • L’Ouïe : petit amour frappant un triangle ;
  • L’Odorat :
    • petite fille tenant un bouquet de fleurs ;
    • fleurs posées sur le piédestal de gauche.
  • Le Goût : jeune femme tenant un fruit ;
  • Le Toucher :
    • jeune femme tenant un perroquet qui lui mord l’index (le perroquet est un symbole habituel du Toucher, voir Le symbolisme du perroquet);
    • escargot posé sur le piédestal.


L’autel à l’Amour

La partie droite est plus énigmatique : on y voit un autel dressé devant une statue de Cupidon qui tire une flèche de son carquois, mais sans son arc ; derrière les offrandes (le vase de fleurs et le plat de fruits), un singe grignote une grappe d’un air triste ; au pied de l’autel, des coquillages, une flûte et des partitions froissées composent une sorte de Vanité.



Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums schema 2

Traditionnellement, le singe symbolise le Goût (d’autant plus s’il mange une grappe). Les conques peuvent être associées à l’Ouïe (on y entend le bruit de la mer et elles sont l’instrument de musique des Tritons). Enfin, le Cupidon est doublement associé au Toucher : en tant que statue, et parce qu’il touche ses flèches, elles-même sortes de prolongement des doigts ; l’absence d’arc a probablement pour but d’évacuer l’idée de viser, qui l’aurait associé à la Vue.

Ainsi la moitié droite reprend les symboles des cinq sens, le miroir faisant double emploi comme pour nous indiquer que, d’une certaine manière, les deux moitiés se reflètent l’une l’autre.


Le miroir

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums detail miroirDésigné par le jeune enfant, ce miroir apparaît donc comme le véritable pivot de la composition. Sa surface noire ne nous montre que la main qui se tend vers lui, et à laquelle fait écho, dans le bas-relief juste au dessus de la signature et comme désignée par la flûte, une main de femme qui se tend vers une cruche vide.


Sensibilité naturelle, sensibilité artistique

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums detail mainsCette main qui se tend vers un cadre vide, ce récipient dans lequel la flûte, perçant la convention picturale, semble prête à se plonger, évoquent irrésistiblement une autre main et un autre instrument : celle de Lairesse lui-même, et son pinceau.

Les fleurs dans le vase, les fruits dans la corbeille, les instruments sonores par terre, la statue de Cupidon revisitée et le miroir polysémique, toute la moitié droite nous montre un univers sensoriel entièrement manipulé par l’Artiste, une Nature Morte qui est en somme un extrait de réel ordonné par l’Art.

La moitié gauche, la Nature Vivante, nous montre en action la sensibilité ordinaire, celle des femmes et des enfants..


Un portrait familial

Dans un article récent [2a] , Robert Wenley a identifié les trois enfants, comme étant de la famille Van Ryn :Margrieta (9 ans en 1668), Pieter (2 ans) et Adam (12 mois). Les quatre amours ailés autour de la fontaine pourraient évoquer quatre enfants Van Ryn décédés avant 1668 .


Les quatre amours ailés (SCOOP !)

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums enfants
Lairesse utilise souvent de manière gratuite des amours pour animer ses compositions : le caractère enjoué de ceux-ci rend peu probable le fait qu’ils représentent des enfants décédés. En revanche, ils pourraient assez bien évoquer les Quatre éléments :

  • la Terre (celui qui cueille des fleurs sur le parterre),
  • l’Eau (celui qui domine la fontaine),
  • le Feu (celui qui semble le défier, le seul à être ceint d’un tissu rouge).
  • l’Air (celui qui est en vol).

Une allusion  aux Quatre Eléments serait logique dans un tableau dédié aux Sens.


Le tableau de Cuba

Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane

Le Printemps de la Vie
Museo Nacional de Bellas Artes, La Havane (136,5 x 183 cm)

Ce tableau, exilé depuis le XIXème siècle à Cuba, a été très peu étudié : bien qu’il ait la même taille et beaucoup de points communs avec les Cinq sens,  personne à ma connaissance n’a tenté une comparaison systématique. On y retrouve pourtant les mêmes ingrédients symboliques, mais dispersés.


Les sens dispersés

  • L’Ouïe : les coups de tambourin  remplacent le tintement du triangle,  la flûte est disgraciée en baguette ;
  • La Vue : le vase d’argent fait office de mauvais miroir ;
  • Le Goût : les fruits sont tombés à terre devant le vase ;
  • L’Odorat : deux fleurs sont tombées par terre devant le panier, une troisième est en train de chuter ;
  • Le Toucher : il est évoqué par les gestes de la femme et d’un des enfants, sur lesquels nous reviendrons plus loin


La logique du pendant

Lairesse 1668 Les cinq sens Glasgow museums Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane

Robert Wenley rejette l’idée d’un pendant, vu la taille discordante des personnages : mais si l’on tient compte de la profondeur, ces différences s’estompent :

  • dans le premier tableau, les trois enfants sont situés au même niveau que les deux adultes : en avant du bâtiment et en arrière de l’autel à l’Amour ;
  • dans le second, la femme est à l’arrière de la fontaine, et les trois enfants en avant de l’autel.

Par ailleurs, l’enfant au tambourin est clairement le même que celui au miroir, un peu plus âgé.


Un complément familial

Lairesse 1668 ca Enfants Ages
L’hypothèse que ce tableau ait été réalisé environ trois ans plus tard, vers 1671, cadre avec l’âge des enfants : les deux garçons, Pieter et Adam, ont maintenant cinq et quatre ans, et la nouvelle petite soeur, Waintje, a deux ans (la grande soeur Margrieta n’a pas été représentée à nouveau).


Un complément symbolique

Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane amours
La partie gauche du tableau montre quatre amours aptères qui font la ronde en fixant du regard la couronne de fleurs que leur montre la femme ; tandis que deux amours en vol amènent l’un une autre couronne, l’autre une fleur isolée.



Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane detail doigts
Si l’on considère ces quatre amours terrestres comme l’allégorie classique des Saisons, on peut comprendre que la femme leur reproche que leur ronde éternelle soit responsable du caractère éphémère des fleurs.



Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane paipilllon
De même, le papillon qu’Adam montre d’un air grave à sa petite soeur rappelle que la Vie est fragile et fugace.


En aparté : la Symbolique du tambourin

Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples detail

Hercule entre deux chemins
Carrache, 1596, Musée de Capodimonte, Naples
Cliquer pour voir l’ensemble.

Dans ce tableau qui illustre le choix d’Hercule entre la voie de la Vertu et celle des Vices, le tambourin figure en compagnie de cartes à jouer, d’un violon avec sa partition, de masques et de fleurs jetées : petite Vanité sensorielle qui montre le caractère éphémère des Plaisirs.


Lairesse La grande Bacchanale

La grande bacchanale
Gravure de Lairesse,

 

Fæcundi calices, amor immoderatus edendi, Enervant vires corporis atque animi

Les coupes fécondes, englouties par amour immodéré, excitent les hommes du coeur et de l’esprit.

Chez Lairesse, le tambourin (tout comme les cymbales) a une acception négative : dans cette gravure, il scande la danse sauvage de la bacchante. Par ailleurs, dans son Grand livre des Peintres, « Het groot schilderbook » (1707), Lairesse associe le « timbrel » à l’espièglerie, à l’enfance inculte et au vice [3].



Hoogstraten_-_1678_-_Inleyding_tot_de_hooge_schoole_der_schilderkonst_-_UB_Radboud_Uni_Nijmegen__Euterpe_de_Reedewikster

Euterpe la dialecticienne (Euterpe de Reedewikster)
Hoogstraten, 1678, illustration de « Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst »

Autre théoricien de l’Art, Hoogstraten représente le tambourin aux pieds de la Muse de la Musique, accompagné des vers suivants :

« Cette gravure montre l’Art, dont les séductions
Attirent la jeunesse vers elle : c’est une tentatrice cajoleuse,
Qui piétine les osselets et les jeux d’enfant. » [3]


Autour du tambourin (SCOOP !)

Lairesse 1668 ca Le printemps de la vie Museo Nacional de Bellas Artes La Havane detail tambourin

De même que le miroir est le pivot de l’Allégorie des Cinq sens, c’est ici le tambourin qui est la clé de la composition. D’autant qu’il est frappé par une flûte, l’objet-même qui, dans l’autre tableau, substitut du pinceau de Lairesse, nous désigne ce que nous devons voir.

De manière générale, le Tambourin a comme nous l’avons vu une acception négative : Jouissance, Volupté. Ici, frappé par la flûte, associé au miroir déformant du vase et à une prodigalité qui confine au gaspillage (fleurs coupées, fruits tombées, eau qui s’écoule, ronde futile), il participe à une sorte de dérèglement généralisé : comme si tous les ingrédients de la sensorialité étaient là, mais dans le désordre.


Ici, frappé par la flûte, associé au miroir déformant du vase, à des symboles de la transience (fleurs coupées, fruits tombés, papillon) et de l‘Eternité (Ronde des Saisons, eau de la Fontaine), il est le symbole de la Vanité des Sens.

Lairesse 1668 ca Vanite des sens schema

Apothéose des Sens

Vanité des Sens

En passant d’un tableau à l’autre, la partie allégorique se développe, remplaçant les quatre Eléments, bases du monde sensible, par les quatre Saisons, qui rythment les cycles de la vie. La partie sacrée en revanche se réduit : l’autel à l’Amour se marginalise en un simple bouquet et à un Dieu anonyme, réduit à une jambe.



On peut trouver cette interprétation hasardeuse – et assurément elle l’est. Mais un autre pendant de Lairesse met en scène une allégorie encore plus complexe, qui montre à quel point ce langage sophistiqué   était compris, et apprécié, par les amateurs du temps.

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek MunichLe Temple de la Vertu lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek MunichLe Temple de la Sagesse

Gérard de Lairesse, 1655-68, Alte Pinakothek, Munich

Ce pendant nous est aujourd’hui parfaitement obtus, et les ouvrages modernes ne font qu’en effleurer la signification.


Minerve

Allongée en haut du premier autel, elle apparaît debout à l’entrée du second : comme si, de déesse principale, elle était devenue auxiliaire d’une divinité plus puissante.



Les femmes voilées

Dans le premier tableau, la femme voilée port un miroir circulaire qui permet de reconnaître en elle une Vestale : en effet, selon Plutarque (Vie de Numa Pompilius) : « les Vierges Vestales en souloient user, pour recouvrer le feu du Ciel, quand celui qu’elles gardaient sur terre venait à s’éteindre. ».

Cependant la femme voilée du second tableau n’en porte pas : à la place, elle tient dans sa main droite la main du jeune garçon.



Le jeune apprenti

Le jeune homme, d’abord agenouillé devant une femme qui l’introduit dans le premier Temple, se retrouve debout dans le second, devant une femme qui s’éclipse dans l’ombre. On comprend bien que le pendant décrit deux stades d’une sorte d’Initiation, mais laquelle ?



Une description ancienne

Heureusement nous disposons d’une description ancienne par Johann Christian von Mannlich [4] qui, bien que très romancée, est sans doute assez proche des intentions de Lairesse. Je me suis contenté de la traduire et de la segmenter pour en faciliter la lecture :



sb-line

Allégorie de la formation de l’artiste

et de la façon dont il est conduit à la perfection

Premier stade

 

L’Art devant la Forme et l’Esprit de la Matière

 

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail A

« Dans le vestibule du Temple des Arts et des Sciences, un escalier monte du fond d’une sombre chapelle souterraine. Figuré par une belle femme en vêtements blancs, l’Art s’agenouille devant un autel derrière lequel se trouve la statue de Cérès, fille du Temps et de la Nature, qui représente ici la Forme de la Matière. Cette déesse tient de la main gauche une. corne d’abondance remplie de fruits et de plantes. Elle lève sa main droite et semble dire que sans effort ni constance, personne ne trouvera son secret. Du même côté se trouve un petit génie, qui s’accroche à la déesse et tient une faucille à la main pour exprimer la riche moisson que la Nature promet à ceux qui scrutent ses secrets.

Au-dessus de Cérès, Minerve flotte dans les nuages, non ​​pas comme une statue matérielle, avec forme et figure, mais bien vivante. Elle représente l’Esprit qui doit animer la matière ; le ressenti et l’expression d’émotions et de passions intérieures ; la vie et le génie ».


Le jeune Artiste, guidé par la Sculpture

(noter le ciseau et le marteau dans les mains de la femme).

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail B

« L’Art, agenouillé devant l’autel de Cérès ou de la Nature, recommande le jeune homme à la déesse et semble lui demander de l’accepter parmi ses initiés. Il s’agenouille, frappé de stupeur, devant les marches de l’autel, pénétré par la présence de la déesse, ce qui indique sa réceptivité et son sens de l’art. La Sculpture, qui s’occupe de la forme et la symétrie, est son guide. C’est pourquoi la déesse de la nature (Cérès) est figurée comme une statue, qui lui apprend le premier degré de l’imitation. Bien que Minerve soit présente dès ce premier pas, elle est invisible pour l’élève : de l’endroit où il se trouve, il ne peut voir qu’un pied de la déesse. »




Les artistes médiocres

 

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail C

« À gauche du tableau, devant l’autel, deux autres jeunes gens exhibent des offrandes et de l’encens : la présence de la déesse n’a aucune influence sur leurs sentiments. Ils sont négligents et ne semblent destinés qu’à la médiocrité. »




Les amateurs d’Art (ou le Dessin)

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail D

« Au bas du tableau, au delà de la balustrade qui garde le vestibule, différent objets expriment l’admiration et l’amour des arts par leur mouvement et leur position. Depuis cet endroit, les deux déesses sont invisibles, entourées d’un nuage dense. L’artiste a peut-être voulu représenter les amateurs d’art. »

On peut noter que ces instruments évoquent tous le tracé : papier, compas, règle, sphère armillaire, buste renversé. Abandonnés à l’entrée du temple, je pense qu’ils représentent plutôt le stade élémentaire de l’éducation artistique : l’apprentissage du dessin.



Le premier tableau en résumé

« Dans toute cette composition, Lairesse décrit le premier degré dans l’éducation et la formation d’un jeune artiste, à savoir l’imitation mécanique de la nature dans sa forme et dans ses proportions. »

Von Mannlich a loupé le symbole du miroir circulaire de la Vestale, qui va dans le même sens : à ce stade, la pratique de l’Art a pour but de reproduire fidèlement le réel.



sb-line

Second stade

 

lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek Munich detail A
Statue d’Hercule avec sa massue

« La deuxième période fait suite à l’allégorie précédente.Ici, le jeune homme, parvenu à la maturité, semble conscient des secrets de l’art, dirigé qu’il est par une noble matrone qui représente l’Art. Il pénètre dans le temple d’Hercule, qui figure la Vertu, la Force et le Dépassement de tous les obstacles et de soi-même. »



lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek Munich detail B

« Deux génies, illustrant la conception et l’exécution de grandes oeuvres, planent au dessus du jeune homme, accompagné d’une jeune femme. »




lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek Munich detail C
« Devant eux va le Dieu du mariage et de la fertilité : couronné de roses et le flambeau à la main, il leur indique le chemin du temple de l’Honneur. »

Von Mannlich a bien senti le sous-entendu nuptial, mais il ne développe pas assez : tandis que dans le premier stade stade l’uniforme de vestale  insistait sur la chasteté nécessaire, ici l’Art, véritablement devenu la Fiancée de l’Artiste, le conduit par la main devant l’autel.


lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek Munich detail D
« A l’entrée du temple, Minerve se tient à côté d’un sphinx posé sur une balustrade, dévoilée devant lui. Les nuages ont disparu et le mystère est résolu ».




lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek Munich detail E

« Plus loin dans le temple, la Déesse de l’Honneur est assise sur un trône élevé, tenant dans une main la corne d’abondance et un javelot, dans l’autre une couronne de laurier. Les mots suivants sont gravés au pied de son siège : Virtute et sapientia parati ascendite et honorate Minervam ». ( Orné par la Vertu et la Sagesse, montez et honorez Minerve). Elle semble attendre le protégé des muses et lève la couronne pour la lui décerner. »



Le second tableau en résumé

Je laisse à Von Mannlich son envolée lyrique et anachroniquement maçonnique :

« Le parcours du jeune homme à travers le Temple d’Hercule ou de la Vertu ; les deux génies planant au-dessus de lui ; la jeune femme qui l’accompagne, l’Art qui le conduit et le dieu de la fécondité qui le précède dans le temple montrent clairement que, après un enseignement approfondi préalable dans tous les domaines de l’art, lesquels exigent mémoire, sens des proportions et de la forme, et pratique, l’esprit du jeune artiste s’est enrichi de connaissances. Il s’abandonne alors à des sentiments plus élevés et surmonte courageusement tous les obstacles contraires, l’envie, l’ignorance, la froideur envers le Beau et le Bien, et même ses propres passions, jusqu’à ce qu’il entreprenne et mène à bien, en recherchant constamment la perfection et la gloire, de grandes oeuvres par lesquelles il mérite enfin d’être présentée au temple de l’Honneur par la sagesse et la raison (Minerve) afin d’obtenir de la déesse elle-même la grande et noble récompense de l’Immortalité. »


La logique du pendant (SCOOP !)

Von Mannlich n’est pas loin d’une compréhension d’ensemble, mais sa notion de Déesse de l’Honneur n’est pas claire : quelle est l’énigme que le sphinx nous suggère, quelle est précisément la déesse qui trône dans le second temple ?

Pour essayer de le comprendre, il faut comme comme nous l’avions fait pour la Chute de Rome, mettre en correspondance les éléments des deux tableaux, et voir comment ils se transforment.



lairesse 1655-68 der-tempel-ehre tugend schema

  • la fumée devient un rideau qui s’ouvre, et la boîte à encens fermée une torche (en bleu) : il s’agit bien de la révélation d’un mystère ;
  • les spectateurs du fond deviennent des amours qui volent au dessus du Jeune Homme (en rouge) : il il s’agit bien d’une initiation, du passage du profane au sacré ;
  • la sphère armillaire posée sur les sol (à huit divisions) s’est aplatie en une étoile à huit branches inscrite dans le pavement (en vert) : un processus d’abstraction et d’intériorisation a eu lieu ;
  • le marteau de la Sculpture est devenue la massue d’Hercule (en orange) : il ne s’agit plus de mettre en forme la matière, mais d’écraser les vices ;
  • la main qui tenait le miroir tient maintenant la main du Jeune Homme (en violet) : L’Art-Vestale est devenu l’Art-Compagne, et il n’est plus question de reproduire fidèlement le réel

Mais ce sont les évolutions contraires des deux déesses qui sont la clé principale du pendant.

lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich detail deesses lairesse 1655-68 der-tempel-der-ehre1 alte pinakothek Munich detail deesses
  • Minerve, allongée en haut de l’autel, est maintenant debout en bas (en jaune) ;
  • Cérès, statufiée en contrebas dans l’ombre, a été remplacée par une jeune déesse vivante et en pleine lumière ; sa couronne d’épis de blés par une couronne de laurier ; sa corne d’abondance indistincte par une corne bien remplie ; quant à l’enfant craintif qui s’agrippait aux jupes, il éclaire maintenant le chemin (en blanc).

C’est le texte inscrit sur le trône qui nous donne la solution : « montez et honorez Minerve » . La déesse, reconnaissable à sa lance, est donc représentée sous deux aspects : casquée, comme la Raison combattante ; et couronnée de lauriers, incarnation de la Vertu :

« Vertu : Cette jeune fille, qui ne parait pas moins agréable que belle, est la vraie image de la Vertu ; qui a des Ailes au dos, une Picque en la main droite, en la gauche une Couronne de Laurier, et un Soleil au milieu de son beau sein » Ripa, Iconologie




Correggio 1531Allegory_of_Virtu Louvre

La Vertu, personnifiée par Minerve
Corrège, 1531, Louvre, Paris

Le pendant décrit donc bien une sorte de « cursus honorum » du Peintre, très typique de la conception classique de la Peinture d’Histoire comme sommet de l’Art :

  • dans son apprentissage, l’Artiste, tout comme le sculpteur, s’intéresse aux volumes, aux tracés, à la reproduction spéculaire du réel ; il valorise la rationalité et ne voit pas les aspects secrets de Mère Nature ;
  • dans sa maturité, l’Artiste a modifié ses valeurs : il ne manie plus le ciseau de l’Intellect, mais la massue de la Vertu ; la Raison, qu’il déifiait, est maintenant simple sentinelle ; et son seul but est la Vertu.



Concluons par un couple de gravures où le maniement expert des symboles aboutit à une véritable rhétorique visuelle, très rigoureuse mais délibérément opaque, conçue pour procurer au spectateur les délices du déchiffrement.

opnamedatum 2011-01-04Una et eadem, Rikjsmuseum Lairesse 1668-70 Ubi Necessitas Speranda Benignitas philadelphia museum of artsUbi Necessitas Speranda Benignitas, Philadelphia Museum of Arts

Lairesse, 1668-70

On voit tout de suite que la seconde gravure remploie de nombreux éléments du Temple de la Vertu, mais que la première n’a rien à voir avec le Temple de l’Honneur. On ne peut donc espérer que le déchiffrage du pendant peint nous aide pour le pendant gravé, réalisé une dizaine d’années plus tard.

Deuxième constatation : contrairement au cas précédent, la Vestale avec son miroir figure dans les deux gravures, à la différence de tous les autres personnages. Si le pendant gravé raconte lui-aussi une histoire, le héros ne peut en être que la Vestale.


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« Une seule et même »

Lairesse 1668-70

Le vestibule

On reconnait au centre Minerve, avec son bouclier orné de la tête de Méduse, qui pétrifie celui qui la regarde. Elle a arrêté au seuil du vestibule deux guerriers armés l’un d’un poignard et l’autre d’une torche ; ils sont aveuglés par la fumée qui s’échappe d’un brûloir à encens renversé.


L’Entrée du Temple

Dans le coin opposé, un bénitier (reconnaissable à son goupillon à brosse) marque l’entrée du Temple. La Vestale y pénètre en dernier, précédée par deux autres femmes :

  • une jeune fille avec un lys dans sa main droite (emblème de la Pudicité selon Ripa) et avec à ses pieds un agneau (l’Innocence selon Ripa) ;
  • une femme aux yeux bandés portant dans sa main droite une balance et dans sa main gauche une épée, soit les attributs classiques de la Justice (Impartialité, Capacité à trancher, Equité).


Des symboles et un titre énigmatiques

Lairesse 1668-70 Una et eadem Minerva_beschermt_drie_Deugden Rikjsmuseum Dodecaedre

Au dessus de la tête de Minerve, un dodécaèdre étoilé est suspendu.

Au dessus des trois femmes, un héron et un angelot portant deux torches pénètrent également dans le Temple. Ces symboles, très inhabituels, ne figurent pas dans l’iconologie de Ripa.

Ajoutons que le caractère elliptique du titre « Une et une seule » n’aide pas : le mot qui manque peut être au choix « chose », « substance », « matière », « religion », parmi ceux qui viennent immédiatement à l’esprit. Il est clair qu’ici la légende est conçue non pour expliquer l’image, mais au contraire pour être expliquée par elle.


La crainte de Dieu

Dans les ouvrages anciens, l’explication donnée pour la gravure est la suivante :

  • « Timor Domini a Minerva seu Virtute contra invidiam defensus » [5]
  • « La crainte du Seigneur, défendue par Minerve, ou la Vertu contre l’Envie » [6]

La traduction correcte du latin est la suivante :

  • « La Crainte de Dieu, défendue contre les Vices par Minerve, c’est-à-dire par la Vertu.

La Vestale, qui remonte sa robe contre sa poitrine en levant les yeux vers le ciel, manifeste effectivement sa frayeur.


Le dodécaèdre : un symbole érudit

Dans le Timée, Platon associe quatre des cinq polyèdres réguliers aux Eléments.

« Et comme il restait une cinquième combinaison, Dieu s’en servit pour tracer le plan de l’univers » Platon, Timée, 55c

Le dodécaèdre est donc ici un symbole érudit inventé par Lairesse pour représenter le Dieu antique que craint la Vestale.


Le héron et les deux torches

Il s’agit là encore de deux symboles imaginés par Lairesse, d’où l’incertitude pour les interpréter.Situés au dessus de La Crainte de Dieu, ils représentent probablement la Vigilance ( qualité souvent attribuée au héron) et la Persistance (une torche rallumant l’autre).


Une lecture d’ensemble

La Crainte de Dieu, telle la Vestale entretenant son feu, nécessite Vigilance et Persistance. De même que deux autres vertus fragiles, la Justice et la pudique Innocence, elle a besoin de la Vertu en armes pour se protéger des Vices.

La logique de l’image (Minerve faisant corps avec la Vestale) éclaire finalement la légende : Vertu et Crainte de Dieu sont une seule et même chose.



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« Où il y a nécessité, on peut espérer bienveillance »

Lairesse 1668-70 Ubi Necessitas Speranda Benignitas philadelphia museum of arts lairesse 1655-68 der-tempel-der-tugend alte pinakothek Munich inverseeTemple de l’Honneur (image inversée)

La seconde gravure est identique au tableau pour la composition, mais diffère dans les détails :

  • La femme de gauche, avec un marteau mais sans son ciseau, ne représente plus la Sculpture ;
  • il n’y a plus de Minerve allongée au dessus des fumées ;
  • la statue n’est plus celle de Cérès, mais celle d’une déesse non identifiable, avec pour seul attribut un rouleau de parchemin (il ne s’agit pas de la déesse Vesta) ;
  • la tête des deux jeunes gens est couronnée de lauriers et la boîte à encens que l’un d’eux présente est ouverte ;
  • le socle du brûloir à encens est décoré d’un caducée (emblème de la guérison).


Un titre éloquent

Lairesse 1668-70 Ubi Necessitas Speranda Benignitas philadelphia museum of arts

A l’inverse de l’autre gravure, les trois substantifs du titre sont destinés ici  à identifier les trois groupes de personnages :

  • Necessitas (l’Obligation) : représentée par la femme au marteau qui pousse le jeune homme dans le dos ;
  • Benignitas (La Bienveillance) : représentée par la déesse qui soulage (caducée) et distingue (rouleau de parchemin) ceux qui lui rendent hommage (les deux porteurs d’encens).

Quant à la Vestale qui fait le lien entre des deux, les ouvrages l’ont bien reconnue :

 « Devotio necessitate promota » [5]

« La Dévotion, promue par l’Obligation »

La Dévotion définie par Lairesse, c’est donc  Celle qui espère (Speranda).


La logique du pendant

Par le personnage de la Vestale, Lairesse illustre les deux faces de la Dévotion, et ses deux indispensables moteurs :

  • d’une part elle est Crainte de Dieu : pour se protéger des Vices qui menacent le culte (le brûloir renversé par les deux soldats), son auxiliaire est la Vertu (avec qui finalement elle ne fait qu’une) ;
  • d’autre part elle espère la Bienveillance divine, laquelle s’acquiert par l’Obéissance aux Obligations du culte (le brûloir alimenté par les lauréats).



Références :

[1] J’ai repris tous les pendants identifiés ou proposés par Alain Roy, sauf celui-ci :

Lairesse-1685-89-Somnia-fallaci-ludunt-304-mm-width-503-mmSomnia fallaci ludunt temeraria nocte: Et pavidas mentes falsa timere jubent Lairesse-1685-1689-Surge-age-et-in-duris-347-mm-width-582-mmSurge, age, et in duris haud unquam defice caelo – Mox aderis, teq. astra ferent

Malgré leur similitude apparente, les deux gravures n’ont pas la même taille, et les textes n’ont rien à voir. Le premier provient de la Quatrième Elégie de Tibulle : « Des songes hasardeux se moquent de la nuit trompeuse: Et font craindre des choses fausses aux esprits effrayés. » Le second provient de l’Argonautique ou Conquête de la Toison d’or de Valerius Flaccus (Livre IV) : « Allez, lève-toi, et dans les peines ne te détache jamais du ciel.Bientôt tu y seras et les astres te porteront »

[2] Selon Ripa, la palme est l’emblème de la Vertu « car les branches de cet arbre ont cela de propre, de s’élever au dessus du fardeau qu’on leur oppose pour les abaisser. A cet effet remarquable est pareil celui de la Vertu, qui n’est jamais si forte que dans les occasions de résister au Vice. »
[2a] Robert Wenley « Fleeting Senses and Enduring Love: Lairesse and the Van Rijn Children. Lairesse and Portraiture » JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART Volume 12: Issue 1 (Winter 2020) https://jhna.org/articles/fleeting-senses-and-enduring-love-lairesse-and-the-van-rijn-children/
[3] « The Artist’s Apprentice and Minerva’s Secret: An Allegory of Drawing by Jan de Lairesse », E. de Jongh, imiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 13, No. 3/4 (1983), pp. 201-217 https://www.jstor.org/stable/3780540
[4] Beschreibung der Churpfalzbaierischen Gemälde-Sammlungen zu München und zu Schleißheim, Johann Christian von Mannlich; Lentner, 1805, p 177 et ss https://books.google.fr/books?id=zCxNAAAAcAAJ&pg=PA180
[5] “Joachimi De Sandrart, à Stockav, Serenissimi Principis, Comitis Palatini Neoburg. Consiliarii, & Palmigeri Ordinis Socii, Academia Nobilissimæ Artis Pictoriæ. Sive De veris & genuinis hujusdem proprietatibus … Instructio Fundamentalis… », Literis” Christiani Sigismundi Frobergii, 1683, p 369 https://books.google.fr/books?id=d1VnAAAAcAAJ&pg=PT29&dq=Lemmate+Una+et+eadem+devotio
[6] Les delices du Païs de Liége, ou Description géographique …, Volume 5, De Pierre Lambert de Saumery, p 280

6-1-1 Le cas des verrières d'Evreux

5 octobre 2019
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La cathédrale d’Evreux a conservé un ensemble exceptionnel de vitraux montrant de hauts personnages à taille humaine s’agenouillant devant la Madone.

Cette formule est d’autant plus pure ici  que la cathédrale est  dédiée à Notre Dame, écartant tout problème de cohabitation entre la Madone et le patron de l’édifice. Ainsi, pendant plus de deux siècles, on peut y suivre l’évolution du motif, et constater la remarquable constance des « règles » de placement respectées par les commanditaires.

N.B. : j’ai complété cet article en juin 2020, suite à la parution de la remarquable série d’articles de J.Y.Cordier sur les verrières d’Evreux, qui rassemble toute la littérature disponible sur chacune. 



 Les règles concernant les donateurs devant la Madone

Plan Cathedrale Evreux

 

La règle principale, pour la Cathédrale d’Evreux comme pour les autres, est que la Madone se trouve côté Est, de sorte que le donateur devant elle soit montré priant en direction du choeur : les verrières situées au Nord (numéros impairs) montrent donc le donateur à gauche de la Madone ; et à droite pour les verrières situées au Sud (numéros pairs).

Une règle secondaire est que, lorsque des baldaquins sont représentés, celui de la Madone est plus haut que celui des donateurs (et des saints).


Les exceptions à la règle

Les verrières ayant été souvent déplacées ou recomposées à partir d’éléments antérieurs, j’ai utilisé les informations disponibles dans le Corpus Vitreum [1] pour remonter autant que possible à leur emplacement d’origine.  Une fois ces rectifications effectuées, il ne reste que trois exceptions : deux (baie 211 et 127) s’expliquent par une iconographie particulière. Pour une seule  (baie 27), je n’ai pas trouvé d’explication.

Les baies sont présentées, pour le choeur, pour le Sud puis pour le Nord, par ordre chronologique,



Les verrières du choeur

201-200 202 Evreux photo JY Cordier

Baie 201, 1335, Annonciation, au dessus de l’évêque Geoffroy Faë [2]
Baie 200, 1330-33, Madone avec Saint Jean-Baptiste, l’Evêque Jean du Pré [3]
Baie 202, 1335 , Couronnement de la Verge au dessus de l’évêque Geoffoy Faë [4]

Ces trois scènes sont régies par des conventions iconographiques strictes :

  • dans l‘Annonciation, la Vierge est toujours en position d’Humilité, à main gauche de l’ange ;
  • Jean Baptiste est en général à droite lorsque le Christ se trouve entre Marie et lui (formule de la déesis) ;
  • dans le Couronnement, la Vierge se présente en position d’honneur, à main droite de son Fils.

Les évêques donateurs n’ont d’autre choix que de se placer au registre inférieur, sous le personnage masculin. A noter que leur taille reste humaine (ils occupent deux panneaux en hauteur, ce qui les positionnerait au niveau des pieds de l’Enfant)

Les deux scènes choisies par Geoffroy Faë sont conçues pour se répondre : à l’Annonciation où Marie se déclare la servante du Seigneur fait écho le Couronnement, où elle devient la Reine des Cieux.

Elles s’inscrivent aussi, astucieusement, dans la règle que Marie se trouve à l’Est.


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212 1335-41 Regnault de Molins St Aquilin St Taurin Baie_212_Evreux
 
Anciennes baies 203 et 205, 1335-41, maintenant 212.
Saint Aquilin, Madone, le chanoine Regnault de Molins, Saint Taurin

Ces verrières ont été déplacés au Sud très tôt, vers 1408-1415, mais occupaient antérieurement les positions 203 et 205 au Nord  [5]. Comme il est exclu qu’elles aient été remontées à l’envers (l’Enfant bénit de la main droite), il s’agit d’une exception précoce à la règle du donateur priant en direction du choeur.


200 1328-33 Eveque Jean du Prat Evreux

Baie 200 (axiale)

Sauf que nous sommes à l’intérieur du choeur et que le donateur est un chanoine, deux circonstances atténuantes. Le verrier s’est probablement contenté, sans aller chercher plus loin, de prendre modèle sur la Madone centrale (baie 200) en se concentrant sur la principale innovation : la montée du donateur au registre supérieur. Le problème hiérarchique est réglé par la taille croissante des baldaquins : pour le donateur, pour les Saints et pour la Madone.

212 1337-40Regnault de Mollins



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19 17 15 Evreux photo JY Cordier

Baies 19 17 15, chapelle du Rosaire, photo JY Cordier

Ces trois baies, aujourd’hui placées au Nord,  forment un ensemble provenant de l’ancienne chapelle d’axe, avant la construction de la longue chapelle actuelle.


017 1360-1370 baie 17 chapelle du Rosaire chanoine Cathedrale Evreux Laviebaile

 
 Baie 17, un saint évêque  présentant un chanoine inconnu à la Madone [6]
Chapelle du Rosaire, 1360-1370, Photographies Jean-Yves Cordier       

La baie 17 fait exception à la règle secondaire, puisque le baldaquin du donateur est de même hauteur que celui de la Vierge (noter que le panneau du haut, pour celle-ci, à été monté à l’envers). Ceci est sans doute dû à la nécessité de caser la banderole de supplication.


015 1360-1370 baie 15 chapelle du Rosaire chanoine Cathedrale Evreux Laviebaile

 
Baie 15, Marie, le Christ, Saint Jean [7] 
Chapelle du Rosaire, 1360-1370, Photographies Jean-Yves Cordier  

La baie 15, adjacente, ne comporte pas de donateurs, mais est intéressante du point de vue des baldaquins : ils sont strictement identiques à ceux de la baie 17, sauf celui du Christ, échancré en bas pour laisser la place de la croix. On voit que la logique du remplissage maximal prime sur ici le réalisme des tailles : Marie assise, à droite de la baie 17, occupe le même espace que Marie debout juste à côté, à gauche de la baie 15.



Les verrières du Sud

Pas d’exception de ce côté : tous les donateurs sont à droite de la Vierge, priant en direction du choeur : d’où cette exceptionnelle série de bénédictions sur la droite qui, à cette époque précoce, ne s’explique que par la topographie des vitraux.

 

010 012 014 1301-10 Chapelle St Joseph Marguerite d'Artois Comte Louis Evreux Comte Louis Evreux

Baies 10, 12 et 14, (Chapelle St Joseph ),1301-10 [8]

010 1301-10 Marguerite d'ArtoisMarguerite d’Artois  
 
 
014 1319 avant Louis de France Comte d'Evreux Chapelle Saint Joseph Baie 26 Cathedrale EvreuxLouis de France, Comte d’Evreux (inscription : LUDO COMES EBR)

Les deux époux entourent la Madone, dans l’ordre inverse de l’ordre héraldique : c’est ici l’ordre liturgique qui règne, la scène se passant à l’intérieur de l’église, comme le montrent les baldaquins (voir 1-3 Couples irréguliers).

Remarquons que,  pour éviter une bénédiction sur la droite, l’artiste a représenté l’Enfant entourant le cou de sa mère.

Louis de France est représenté un seconde fois dans la baie 14, offrant la maquette du vitrail.


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210 1380-1400 Vierge à l'Enfant, Charles VI et St Denis, offerte par la reine Baie_210_EvreuxBaie 210, 1380-1400, Madone, Charles VI et Saint Denis [9]  209 1390 ca Vierge à l'Enfant, St Pierre Pape, Pierre de Navarre comte de Mortain, St Denis Baie_209_EvreuxBaie 209, vers 1390,  Madone, St Pierre Pape, Pierre de Navarre comte de Mortain, Saint Denis [9] 

Ces deux baies, placées aujourd’hui face à face de part et d’autre de la nef, ont longtemps été considérées comme des sortes de pendants. En fait elles ont été totalement reconstituées à partir de baies de la nef qui se trouvaient toutes côté Sud (la 210 à partir de la baie 132, au moins pour Charles VI ; la 209 à partir de la baie 134, pour le donateur également).

 Dans les deux verrières , le baldaquin du donateur est plus bas que ceux de la Vierge et des Saints.

 

209 1390-1400 Piere de Navarre Comte de Mortain


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208 Assomption de la Vierge avec Blanche de Navarre EvreuxBaie 208 : Assomption de la Vierge  [11]  208 1390-1400Baie 208 détail : Blanche de Navarre

La baie 208 a été recomposée : mais Blanche de Navarre se trouvait auparavant en baie 130 dans le nef,  à droite d’une Vierge assise (panneau actuellement en réserve).


Les verrières du Nord

 

Anomalie inexpliquée (baie 27)

027 Sts eveques

Vierge à l’Enfant au dessus de Saint Martin, Matthieu des Essarts
Baie 27, 1300-10 (chapelle des Saints Evêques, anciennement Saint Claude) [12]  

La baie la plus ancienne côté Nord est aussi la seule qui enfreint la règle de positionnement : l’évêque Matthieu des Essarts (représenté deux fois, priant et offrant son vitrail) tourne le dos au choeur.  La baie a été recomposée, le Saint Martin et  l’évêque offrant son vitrail proviennent de l’autre chapelle fondée par Matthieu des Essarts, la 25 , située elle aussi côté Nord. La chapelle 27 (anciennement de Saint Claude) est la chapelle funéraire de l’évêque, on y voyait autrefois son gisant en cuivre.


027 Sts eveques copyright 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
027 1300-10 Mathieu des Essarts

L’évêque était probablement positionné au registre inférieur, au niveau de Saint Martin (comme semble l’indiquer le pinacle de la Vierge, le seul à ne pas comporter de tuiles). Mais ses yeux levés montrent bien qu’il reçoit la bénédiction de l’Enfant.

L’inversion des deux figures de l’évêque est inexpliquée. Pour la chapelle funéraire (baie 27), placer  l’évêque à droite corrélait son image en verre avec son image en pierre (le gisant d’un évêque avait normalement la tête dirigée vers le choeur), donnant l’impression de montrer le mort ressuscitant au paradis [2]. Mais ceci n’explique pas l’anomalie de la seconde chapelle :  sauf à supposer la présence de saints patrons disparus, auxquels l’évêque aurait cédé la place d’honneur.  Faute d’autres renseignements sur la composition originale  des  baies, il est impossible d’aller plus loin.


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207 1310 ca Chanoine Raoul de ferrieres baie 207 Cathedrale Evreuxbaie 207,  vers 1310 [14]
Le chanoine Raoul de Ferrières 
023 1325-30 Geoffroy de Bar offrant vitrail baie 23 Chapelle St Louis Evreuxbaie 23, 1325-30 [15]
L’évêque Geoffroy du Plessis (ou de Bar)

Dans ces deux baies,parmi les plus anciennes, un ecclésiastique en position de don offre à la Vierge une maquette de sa verrière.

Elles illustrent les règles qui perdureront durant deux bons siècle dans la cathédrale concernant la taille du donateur :

  • il se situe sous un baldaquin moins haut que celui de la Vierge ;
  • lorsque celle-ci est debout, il arrive à la hauteur des pieds de l’Enfant ;
  • lorsqu’elle est assise, il arrive à la hauteur de la tête de l’Enfant ;


023 Saint Louis

Baie 23 complète (chapelle Saint Louis)

La baie 23 est particulièrement intéressante car elle est en fait composée de deux moitiés, montrant chacune le même évêque au dessus d’un chanoine, les deux agenouillés en direction de la Madone ou de Saint Martin. La scène où l’évêque offre le vitrail est à gauche, conformément à la convention du don.

Le commanditaire a préféré une disposition symétrique des deux moitiés : la règle concernant la position du donateur par rapport à la Madone n’est pas obligatoire pour les  saints. En revanche celle du baldaquin de taille inférieure s’applique dans les deux cas.


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Anomalie explicable par l’iconographie (baie 211)

211 1320 avant Blanche d'Avaugour Ste Catherine, Guillaume d'Harcourt _Evreux Baie_211
 
Baie 211, avant 1320 [16]   
Blanche d’Avaugour, Madone, Sainte  Catherine, Guillaume d’Harcourt

L’inscription mentionne que les donateurs sont Guillaume d’Harcourt et  Blanche d’Avaugour, sa troisième épouse. La situation est donc la même que pour la baie de Marguerite d’Artois et Louis de France (10 12 14), où le couple se présente également autour de la Madone dans l’ordre liturgique, comme s’il assistait à une messe privée.

C’est sans doute cette convention pour le couple qui explique ici l’anomalie : entre les deux époux, l’Enfant bénit la personne principale, le mari, ce qui impose mécaniquement que la Vierge tourne le dos au choeur de la cathédrale. La logique locale de la  chapelle prime sur l’ordre global de la cathédrale.

211 1325-27 Blanche d'Avaugour
211 1325-27 Guillaume d Harcourt


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Anomalie due au déplacement

125 1320 ca

Baie 125, vers 1320 [17]

Cette Vierge avec deux donateurs inconnus n’est pas à sa place originale : elle provient probablement d’une chapelle du déambulatoire.

 



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205 St Thibaut de Marly Baie 205 Saint Ubaldo Baldassini Baie_205 EvreuxBaie 205, Saint Thibaut de Marly, Saint Ubaldo Baldassini  203 1376-83 Eveque Thibaud de Malestroit Baie_203_EvreuxBaie 203,  Evêque Thibaud de Malestroit

Verrière de Thibaud de Malestroit, 1376-83 [18]    

L’évêque Thibaud de Malestroit échappe à la règle du baldaquin surbaissé : nécessité de caser la crosse, de même taille que celle de Saint Ubaldo dans la baie 305 adjacente.

203 1408-10 Thibaut de Malestroit



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Anomalie explicable par l’iconographie (baie 127)

127 1400 avant Pierre Beauble archidiacre d'Ouche Baie_127 Evreux

Baie 127, avant  1400 L’Annonciation, Saint Pierre et Pierre Beaublé, archidiacre d’Ouche [19]

Dans la baie 127, il est logique que la présence de Saint Pierre entraîne l’égalité des baldaquins. La Vierge est à droite par rapport à l’Ange, position traditionnelle des Annonciations, ce qui de plus la  place correctement côté choeur.


127 1400 avant Pierre Beauble

En revanche la position du donateur est triplement atypique :

  • il tourne le dos au choeur,
  • il enfreint la convention du don (Saint Pierre  offre en son nom la verrière à la Vierge) ;
  • il se trouve dans le dos de la Vierge, au lieu de suivre l’Ange (ce qui est la solution naturelle dans les Annonciations avec donateur, voir 7 Les donateurs dans l’Annonciation).


127 1400 avant Pierre Beauble archidiacre d'Ouche Baie_127 Evreux inverse

La version « rectifiée » montre la raison de cette anomalie  : en tendant sa maquette face à Marie, Saint Pierre aurait donné l’impression d‘intervenir dans l’Annonciation ; en la tendant dans son dos, il facilite la lecture en deux scènes logiquement disjointes : l’Annonciation, puis  la Présentation du donateur à la Vierge, en position d’humilité.



sb-line

129 1413 apres Guillaume de Cantiers et sainte Catherine Jean de la Ferte-Fresnel et Vierge annonciation Baie_129 Evreux

Baie 129, 1413-18, Guillaume de Cantiers présenté par Sainte Catherine,
Jean de la Ferte-Fresnel présenté par l’Ange de l’Annonciation [20]  

La baie 129 (immédiatement à gauche de la 127)  a probablement été conçue par symétrie avec elle. Elle se compose de deux scènes homologues  et orientées comme il faut :  deux donateurs, présentés l’un par Sainte Catherine, l’autre par l’Ange de l’Annonciation, sont agenouillés en direction du choeur et de la Vierge à l’Enfant. La seconde scène, en assimilant l’ange gardien  à l’Ange Gabriel, permet de fusionner les deux iconographies  que la baie 127 se contentait de juxtaposer.



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213 3_Marie (Madeleine Salome Cleophas)_1467-69 Notre-Dame evreux

Verrière des trois Marie : Marie-Madeleine, Marie-Salome, Madone et  Marie-Jocobé
Baie 213, 1467-69 [21]

Dans cette baie fort peuplée, les donateurs sont répartis sur deux étages en dessous de la Vierge et de ses compagnes :

  • à l’étage supérieur, les deux donateurs Robert de Floques et le comte Pierre de Brézé, le futur roi Louis XI, le pape Eugène IV, face au roi Charles VII ;
  • à l’étage inférieur, les épouses des deux donateurs et leur père,  trois personnages non identifiés, trois ecclésiastiques face à trois chevaliers non identifiés.


213 1467-69 pape Eugene IVLe pape Eugène IV 213 Charles VIILe roi Charles VII
213 1467-69 ecclesiastiquesLe chanoine Robert Cybole, l’abbé Jean de Rouen, l’évêque Guillaume de Floques 213 1467-69 chevaliersTrois chevaliers non identifiés

Fort logiquement, chacun se range sous son supérieur hiérarchique :

  • les ecclésiastiques sous le Pape sous la Vierge,
  • les chevaliers sous le Roi sous la Sainte.



Références :
[1] Les vitraux de Haute-Normandie, Inventaire général des monuments et des richesses artistiques de la France, CNRS, 2001
[2] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/les-vitraux-du-xive-siecle-du-choeur-de-la-cathedrale-d-evreux.x.la-baie-201-vers-1335-offerte-par-l-eveque-geoffroy-fae.html
[3] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux.ix.la-baie-200-v.1330-1333-offerte-par-l-eveque-jean-du-prat.html
[4] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/les-vitraux-du-xive-siecle-du-choeur-de-la-cathedrale-d-evreux.x.la-baie-202-vers-1335-un-couronnement-de-la-vierge-offert-par-l-eve
[5] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux.xvi.la-baie-212.html
[6] http://www.lavieb-aile.com/2017/10/les-vitraux-de-la-baie-17-vers-1360-1370-de-la-chapelle-du-rosaire-de-la-cathedrale-d-evreux.html
[7] http://www.lavieb-aile.com/2017/10/les-vitraux-de-la-baie-15-vers-1360-1370-et-1387-1400-de-la-chapelle-du-rosaire-de-la-cathedrale-d-evreux.html
[8] http://www.lavieb-aile.com/2019/10/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux-i.html
[9] http://www.lavieb-aile.com/2020/01/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux-xix-la-baie-210.html
[10] http://www.lavieb-aile.com/2019/12/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux-xviii-la-baie-209.html
[11] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux.viii.la-baie-208.html-1325-1330-de-l-assompton
[12] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux-iv.la-baie-27-offerte-par-l-eveque-mathieu-des-essarts-vers-1300-1310.html
[13] On observe un telle corrélation pour entre gisant et fresque dans l’enfeu du chanoine Gervais de Larchamp, 1447, Crypte de la Cathédrale de Bayeux https://artifexinopere.com/?p=14054
[14] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux.vii.la-baie-207-1325-1329-offerte-par-le-chanoine-raoul-de-ferriere.html
[15] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/le-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux-v-la-baie-23-offerte-par-l-eveque-geoffroy-du-plessis-vers-1327.html
[16] http://www.lavieb-aile.com/2019/11/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux.vi.la-baie-211-1325-1327-offerte-par-guillaume-d-harcourt.html
[17] http://www.lavieb-aile.com/2019/12/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux.xvi.la-baie-125-de-la-nef.html
[18] http://www.lavieb-aile.com/2019/12/les-vitraux-du-choeur-de-la-cathedrale-d-evreux-les-baies-203-et-205.html
[19] http://www.lavieb-aile.com/2019/12/les-vitraux-du-xive-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux.xvii.la-baie-127-avant-1400-de-la-nef.html
[20] http://www.lavieb-aile.com/2020/01/les-vitraux-du-xve-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux-la-baie-129-de-la-nef.html
[21] http://www.lavieb-aile.com/2020/01/les-vitraux-du-xve-siecle-de-la-cathedrale-d-evreux-la-baie-213.html

Pendants avec couple pour Rodolphe II

4 octobre 2019
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Le peintre maniériste Spranger a peint a peu près tous les couples de divinités possibles pour le cabinet des Merveilles de l’empereur Rodolphe II, bien connu pour ses goûts éclectiques (curiosités de la Nature, mythologie, alchimie, érotisme).

Parmi tous ces tableaux, quelques-uns, sur la période 1580 – 1590, semblent constituer des pendants. Aucun n’est attesté par des textes : mais ces appariements effectués d’après le sujet, le format et le style, sont considérés comme très probables par les spécialistes.

J’étudie ici cinq de ces probables pendants du point de vue de leur logique interne, qui confirme largement leur appariement : ces interprétations et les noms que je leur ai donnés sont entièrement de mon cru.

Le pendant du « Funeste Désir »

Spranger 1580-82 Hermaphroditos_and_Salmacis Kusthistorisches Museum WienHermaphrodite et Salmacis (110 x 81 cm) Spranger 1580-82 Glaucus et Scylla Kusthistorisches Museum WienGlaucus et Scylla (110 x 81 cm)

Spranger, 1580-82, Kusthistorisches Museum, Vienne

En première intention, ce pendant a pour but de mettre en balance la plastique féminine vue de dos et vue de face. Mais cette charge érotique se double d’une titillation intellectuelle, car les deux tableaux sont également intéressants par ce qu’ils ne montrent pas.


Hermaphrodite et Salmacis

Le sujet est tiré des Métamorphoses d’Ovide (4:293-382). La Naïade Salmacis convoite jeune le jeune berger Hermaphrodite. Spranger a eu l’idée de lui donner la posture sensuelle du Tireur d’épine qui se tient le pied gauche dans la droite, tout en restant parfaitement fidèle au texte :

« L’enfant, avec toute l’ingénuité de son âge, persuadé qu’aucun œil ne l’observe en ces lieux solitaires, va et revient sur le gazon, plonge dans l’onde riante la plante de ses pieds, et les baigne jusqu’au talon. Bientôt, saisi par la douce tiédeur des eaux, il dépouille les voiles légers qui couvrent ses membres délicats. Salmacis tombe en extase ; la vue de tant de charmes allume dans son âme de brûlants désirs. »

Sprangler nous montre la Naïade dans ce dernier instant de pur désir, alors qu’elle enlève ses vêtements pour aller se jeter dans le courant. Il en profite pour poursuivre son invention graphique dans un effet d’écho : la Naïde, pour délacer sa sandale se tient elle-aussi le pied gauche dans la main droite : illustration avant la lettre du désir mimétique !

Sa coiffure serpentine, symbole de sa nature prédatrice, illustre directement la métaphore qui est au coeur du texte :

« Il lutte en vain pour se dérober à ses caresses ; elle l’enchaîne comme le serpent qui, emporté vers les cieux dans les serres du roi des oiseaux, embarrasse de ses anneaux et la tête et les pieds de son ennemi, qu’on dirait suspendu dans les airs, et replie sa queue autour de ses ailes étendues ; tel on voit le lierre s’entrelacer au tronc des grands arbres ; tel encore le polype saisit la proie qu’il a surprise au fond des eaux, et déploie ses mille bras pour l’envelopper. »

C’est alors que la Métaphore devient Métamorphose :

« Ainsi la Nymphe et le berger, étroitement unis par leurs embrassements, ne sont plus deux corps distincts : sous une double forme, ils ne sont ni homme ni femme : ils semblent n’avoir aucun sexe et les avoir tous les deux. »

Désespéré, Hermaphrodite implore alors les Dieux de transformer ces eaux en bain dévirilisant :

 » Que tout homme, après s’être baigné dans ces ondes, n’ait, quand il en sortira, que la moitié de son sexe : puissent-elles, en le touchant, détruire soudain sa vigueur ! »

Le pinceau de Spranger traduit avec audace les aspects transgressifs de l’histoire : le voyeurisme et le désir de possession chez la femme, la perte de la virilité chez l’homme.


Glaucus et Scylla

L’histoire, tirée elle-aussi, des Métamorphoses d’Ovide (13:898-968 et 14:1-74), se compose de deux épisodes successifs :


1557 Illustrations_de_La_Metamorphose_d'Ovide Figuree Bernard Salomon p 160 GallicaGlaucus amoureux de Scylla, p 160 1557 Illustrations_de_La_Metamorphose_d'Ovide Figuree Bernard Salomon p 161 GallicaScylla transformée en monstre, p 161

La Métamorphose d’Ovide figurée, Bernard Salomon, 1557, Lyon, Gallica

  • le pécheur Glaucus a été transformé en une divinité marine à l’aspect peu attirant : « je vis cette barbe verdâtre, cette longue chevelure qui traîne au loin sur la mer, ces larges épaules, et mes jambes couvertes d’écailles et de nageoires ». Il tombe amoureux de la nymphe Scylla, qui le dédaigne et s’enfuit ;
  • Glaucus va demander l’aide de la magicienne Circé ; peu regardante sur les monstres, celle-ci tombe amoureuse de Glaucus : jalouse de Scylla, elle empoisonne la mer dans laquelle la nymphe se baigne, et celle-ci se transforme elle aussi en un terrible monstre marin.

En somme l’histoire est celle de deux désirs contrariés (d’un monstre pour une femme et d’une autre femme pour le même monstre) et de deux transformations : l’une étant la cause, et l’autre la conséquence de ce désir inassouvi.



Spranger 1580-82 Glaucus et Scylla Kusthistorisches Museum Wien

Spranger illustre le premier épisode : en réponse au plaidoyer du vieux monstre, Scylla contre-argumente, remonte sa robe et se protège derrière un rocher, prête à fuir. La queue bestiale placée entre les deux matérialise clairement l’objet de leur controverse.


La logique du pendant

Spranger 1580-82 Hermaphroditos_and_Salmacis Kusthistorisches Museum WienHermaphrodite et Salmacis (110 x 81 cm) Spranger 1580-82 Glaucus et Scylla Kusthistorisches Museum WienGlaucus et Scylla (110 x 81 cm)

Un spectateur naïf appréciera le pendant pour ses fortes symétries :

  • scène terrestre, scène maritime ;
  • femme vue de dos qui se déshabille et s’avance, femme vue de face qui se rhabille et recule ;
  • beauté du jeune humain, laideur du vieux dieu.

Un lecteur d’Ovide appréciera d’autres subtilités :

  • l’effet de suspens : les deux toiles se situent juste avant la Métamorphose tragique ;
  • les effets d’annonce de cette catastrophe :
    • gestes homologues d’Hermaphrodite et Salmacis annonçant leur fusion ;
    • aspect repoussant de Glaucus annonçant la future image de Scylla.

Il relèvera également le trope commun de l’Eau empoisonnée.

Enfin, il comprendra que le premier tableau constitue le complément déguisé du second : Salmacis désirant le jeune homme assis au milieu de l’eau, c’est aussi Circé désirant son monstre marin.



Spranger 1580-85 Dejanire et Nessus Kusthistorisches Museum Wien

Hercules, Dejanire et le centaure Nessus (110 x 81 cm)
Spranger, 1580-82, Kusthistorisches Museum, Vienne

Illustrant elle-aussi un épisode des Métamorphoses d’Ovide (9:33-103), cette toile du même format et de la même période que les deux précédentes pourrait très bien former série avec elles, ou bien avoir eu en pendant un quatrième tableau disparu : mais sa composition, fort complexe, en fait une oeuvre qui se suffit à elle-même. Elle mérite un arrêt, car elle illustre les procédés très particuliers de Spranger, qui font toute la séduction de son style.


L’art de condenser une histoire

Arrivant devant un fleuve en crue, Hercule confie son épouse Déjanire au centaure Nessus, pour qu’il la fasse traverser. Quant à lui, il jette sur l’autre rive son bâton et son arc (que Spranger a peints au premier plan à droite) et traverse à la nage le fleuve (que Spranger  se contente de suggérer par ce détail) : premier exploit d’Hercule.
.


Pollaiuolo 1475_80 Hercule et Dejanire Yale University Art Gallery

Hercule et Dejanire
Pollaiuolo, 1475-80, Yale University Art Gallery

Mais Nessus en profite pour tenter d’enlever et de violer Déjanire : première trahison de Nessus. Hercule l’abat en plein galop d’une flèche dans le dos, à travers le fleuve sans toucher son épouse : second exploit (Spranger met en évidence le carquois dans le dos d’Hercule). Cependant, Nessus pour se venger ment à Déjanire en lui faisant croire que « sa tunique teinte d’un sang fumant encore » est un « don précieux pour rallumer l’amour de son époux » : seconde trahison.


L’art de suggérer la suite

Bien plus tard, craignant une infidélité d’Hercule, Déjanire décide « d’envoyer à son époux la tunique baignée du sang de Nessus, et destinée à un amour expirant, sans savoir que ce tissu doit être la cause de tant de deuil. » En la plaçant sur ses épaules, Hercule s’embrase, bat la campagne dans des souffrances atroces, et finit par se construire un bûcher, « couvrant de la dépouille du lion de Némée cet amas des arbres de la forêt ».

Spranger oppose le manteau rouge de Nessus, inoffensif tant qu’il se trouve sur la peau de Déjanire, et la peau du lion de Némée, qu’Hercule ne quittera que pour mourir.


Le mélange de sérieux et d’humour

Spranger 1580-85 Dejanire et Nessus Kusthistorisches Museum Wien detail amour
Cupidon tenant son petit arc fait la gueule, comme jaloux des talents d’archer d’Hercule. Il est clairement dans le camp de Nessus, et fait de la main droite le signe du cocu, rappelant que le centaure a dupé par deux fois le héros.


La métaphore visuelle

En plaçant Déjanire à cheval sur la cuisse d’Hercule, Spranger substitue au centaure mort, dont on ne voit que le torse, une sorte de centaure visuel, fait des deux époux enlacés.



Le pendant de « la Force et la Faiblesse de Vénus »

Spranger 1585 ca Venus et Mercure Kusthistorisches Museum WienVénus et Mercure (110 x 72 cm)
Spranger 1585 ca Venus et Mars avertis par Mercure Kusthistorisches Museum WienVénus et Mars avertis par Mercure (108 x 80 cm)

Spranger, vers 1585, Kusthistorisches Museum, Wien

Toujours du même format et de la même époque, ces deux tableaux constituent vraisemblablement des pendants.


Vénus et Mercure

Spranger 1585 ca Venus et Mercure Kusthistorisches Museum Wien detail
Vénus donne à Mercure une couronne de laurier. L’Amour aux pieds de l’un grimpe sur un tronc d’arbre, tandis que celui aux pieds de l’autre éteint une torche en y versant de l’eau. Ce geste est celui de  l’Amour oublieux (Amor Laetheus) [1] :

qui guérit les coeurs malades, en plongeant sa torche ardente dans les eaux glacées du Léthé.

Ovide, Remèdes à l’Amour

qui pectora sanat, Inque suas gelidam lampadas addit aquam.


L’interprétation noble de cette allégorie est que Vénus remercie Mercure (par la couronne de lauriers) car l’éloquence fortifie l’amour, tandis que le silence l’étouffe.([2], p 111)

Mais il y aussi dans cette opposition entre le flambeau piteux et le tronc vigoureux, un sous-entendu sexuel quant au pouvoir de Vénus : je t’éteins et je te redresse.


Vénus et Mars avertis par Mercure (SCOOP !)

Vénus trompe son mari Vulcain avec Mars. Mais dans l’histoire racontée par Homère (Odyssée, chant VIII, 5), Mercure ne les avertit pas : et Vulcain capture les amants coupables dans un filet, où ils sont la risée des Dieux.



Spranger 1585 ca Venus et Mars avertis par Mercure Kusthistorisches Museum Wien detail
Il faut décrypter les gestes extrêmement précieux pour comprendre l’intention complexe de Spranger : Mars, conscient du danger, essaie de repousser délicatement Vénus pour remettre son manteau vert ; mais celle-ci l’en empêche de son bras gauche tendu en arrière, tandis que de l’autre elle le retient par la cuisse. Le petit amour dormant sur son oreiller, en bas à droite, exprime le refus de se réveiller.

On reconnait ici le talent de Spranger pour le suspens et la métaphore visuelle : le manteau vert évoque à la fois la pudeur de Mars, qu’il veut sauvegarder, et le filet de Vulcain, qui va l’exposer aux yeux de tous.


La logique du pendant

La logique apparente est un éloge de Mercure : son éloquence et sa prudence au service des amoureux.

Le second niveau de lecture, grivois, est un hommage à Vénus : son pouvoir de ragaillardir ce qu’elle épuise, et son incapacité de s’arrêter.



Le pendant des dangers et des bienfaits de l’amour

Spranger 1585 ca Hercule et Omphale Kusthistorisches Museum WienHercule et Omphale (24 x 18 cm) Spranger 1585 ca Vulcain et Maia Kusthistorisches Museum WienVulcain et Maia (23 x 18 cm)

Spranger, vers 1585, Kusthistorisches Museum Wien

Ces deux tableaux sur cuivre sont des pendants avérés (seul celui de gauche est signé). Vu leur petit taille et leur caractère précieux, Ils étaient destinés sans doute à être conservés dans un cabinet privé, et non accrochés au mur comme les autres couples mythologiques de Spranger.


Hercule et Omphale

Le tableau peut apparaître comme une ekphrasis d’un texte de Lucien de Samoasate :

«Tandis qu’Omphale, couverte de la peau du lion de Némée, tenait la massue, Héraclès, habillé en femme, vêtu d’une robe de pourpre, travaillait à des ouvrages de laine, et souffrait qu’Omphale lui donnât quelquefois de petits soufflets avec sa pantoufle » Lucien de Samosate, Comment il faut écrire l’histoire, X.

Hercule avait été condamné à devenir le serviteur d’Omphale, reine de Lydie. Spranger imagine qu’elle menace de le frapper, non avec une pantoufle avec son propre bâton, pour qu’il porte une robe, des bijoux et file sa quenouille. Hercule en rose et la Reine phallique forment une image très érotique de domination et de féminisation, mais aussi très humoristique : le héros embagouzé porte un casque de parodie, par défaut c’est son pied qui s’insinue entre les jambes…

Spranger 1585 ca Hercule et Omphale Kusthistorisches Museum Wien detail vieille

…et on reconnait sous le rideau le signe du cocu, proféré ici par une vieille femme.


Spranger 1585 ca Hercule et Omphale esquisse Musee des Offices FlorenceEsquisse pour Hercule et Omphale esquisse
Spranger, vers 1585, Musée des Offices, Florence
Spranger 1590 Hercule et Omphale gravure de EisenhoitHercule et Omphale, gravure de Eisenhoit d’après Spranger, 1590

Assez logiquement, la gravure correspondante s’inspire d’un dessin préparatoire et non du tableau (qui devait être déjà dans les collections de Rodolphe II). Le texte de la gravure en explique la moralité :

Apprenez ô mortels qu’il y a des poisons dans l’amour
Celui que Mars n’a pas pu vaincre est vaincu par l’amour

Discite mortales sint in amore Venena
Mars quem non vincere poterit vincit amor



Spranger 1585 ca Hercule et Omphale Kusthistorisches Museum Wien detail
A noter que dans le tableau, Spranger a accru la charge érotique :

  • le regard des deux amants est dirigé vers le spectateur (qui se trouve ainsi impliqué dans leurs jeux scandaleux) ;
  • le bâton et la quenouille ne se touchent pas, à l’image du corps virilisé de la maîtresse et du corps féminisé de l’esclave.


53.601.10(90)

Hercule et Omphale
Gravure de Sadeler d’après Spranger, vers 1600, MET

Cette version plus tardive surenchérit sur l’aspect « humiliation » de la scène :

  • ajout de deux spectatrices dans le dos d’Hercule,
  • quasi-disparition du bâton, remplacée par des ciseaux castrateurs au premier plan ;
  • travestissement d’Omphale en lionne.
Celui-là n’est plus Hercule, tant une femme aimée a de pouvoir. nec ipse est Alcides, tantum foemina cara postest


Spranger 1600 ca gravure de Sadeler Hercule et Omphale MET detail
En outre, le vieille ne fait simplement le signe du cocu, mais celui encore plus infamant de la figue (voir – Faire la figue).


sb-line

Vulcain et Maïa

Spranger 1585 ca Vulcain et Maia Kusthistorisches Museum Wien

Autant le couple Hercule/Omphale est facile à identifier, autant le sujet de l’autre tableau est cryptique et inhabituel : Vulcain n’a pour attribut que son marteau, posé en bas à droite sur le casque qu’il a forgé pour Mars. Et sa partenaire a les attributs de Cérès (la couronne d’épis de blé et la corne d’abondance), alors que le titre choisi par Spranger la désigne comme une autre déesse de la fertilité, Maia, connue uniquement dans la mythologie romaine pour avoir été l’épouse de Vulcain (dans la mythologie grecque, comme on sait, Vulcain était marié avec Vénus).



Spranger 1585 ca Vulcain et Maia Kusthistorisches Museum Wien detail

Le couple que forme l’homme puissant et l’adolescente au corps sinueux n’est pas tourné en ridicule, mais au contraire magnifié par des gestes de tendresse : les gros doigts de Vulcain lui permettent de caresser simultanément le sein et le menton, tandis que l’autre main étreint tendrement celle de son amoureuse, comme pour la retenir encore un instant dans le lit. Nous sommes le matin après l’amour, comme le stipulent les draps froissés et le pot de chambre sous le lit.


Spranger Golzius 1588 Mars Venus

Mars et Vénus
Gravure de Golzius d’après Spranger, 1588

Ces amours sont aussi torrides que ceux de Mars et de Vénus, à en juger par le même accessoire qui figure à la même place dans cette gravure, à l’opposé de l’apparition solaire d’Apollon sur son char :

Les deux sont couchés nus : ainsi rien n’est secret, la nuit noire ne couvre rien que le jour ne trahisse et révèle.

Nudus uterque iacet: nil sic celatur, et atra

Nox operit, prodat quin, reseretque dies’

Le pot de chambre de Vénus et Mars, en pendant au char d’Apollon, a bien sûr une valeur humoristique : image même de l’intimité qu’il ne faudrait pas révéler.



Spranger 1585 ca Vulcain et Maia Kusthistorisches Museum Wien detail objets

Dans le cas du couple légitime Vulcain-Maia, il fait un contrepoint ironique au casque de Mars. L’objet posé sur la table n’a pas été identifié clairement : sans doute s’agit-il du fourreau ou du carquois abandonné par le dieu de la Guerre.

L’impression générale est celle d’une réhabilitation plaisante de Vulcain en  amant expérimenté, qui remplace avantageusement Mars (de même que la toute jeune Maïa supplante  agréablement Vénus) : son pied-bot est masqué par la couverture, ses grosses mains de forgeron sont pleines de délicatesse, et sa virilité est manifeste  : un concombre phallique surplombe la corne d’abondance, tout comme le marteau vulcanien surmonte le casque martial.


La logique du pendant

Spranger 1585 ca Hercule et Omphale Kusthistorisches Museum WienHercule et Omphale (24 x 18 cm) Spranger 1585 ca Vulcain et Maia Kusthistorisches Museum WienVulcain et Maia (23 x 18 cm)

Plastiquement, comme dans le pendant du « Funeste Désir », Spranger se plait à montrer le recto et le verso de l’anatomie féminine. Il oppose aussi les décors : lieu public et lieu intime, tout en maintenant l’unité par le motif du rideau soulevé par un Amour.

Tandis que les corps invertis d’Hercule et d’Omphale sont séparés par les symboles de leur sexualité dévoyée (la quenouille et le bâton), les corps sublimés de Vulcain et de Maia sont poussés l’un contre l’autre par les symboles de leur sexualité efficace (les draps froissés, la corne d’abondance, voire même – plus obscènement – le pot de chambre rempli).

En première lecture, le pendant oppose donc les dangers de l’amour malsain et les bienfaits de l’amour conjugal, impuissance contre fécondité.

Les commentateurs ont tendance à trouver de l’alchimie partout dans les tableaux de Spranger, du fait de l’intérêt bien connu de Rodolphe II pour cette science. Mais nulle part une lecture alchimique n’est aussi justifiée qu’ici :

  • la virilisation du féminin et la féminisation du masculin est une manière d’illustrer la transformation mutuelle entre  contraires (volatiliser le fixe, fixer le volatil) qui est au coeur de ses processus ;
  • Vulcain le forgeron est une figure classique de l’Alchimiste ; ici Spranger lui associe la jeune Maia, avec sa corne d’abondance, pour symboliser l’objet de son désir : la Pierre Philosophale, qui produit l’Abondance et régénère les vieillards.



Le pendant d’Ulysse libéré

Spranger 1586-87 Ulysse et Circe Kusthistorisches Museum WienUlysse et Circé (108 x 72 cm) Spranger 1586-87 Ulysse quittant Circe Kusthistorisches Museum WienUlysse quittant Circé (110 x 73 cm)

Spranger, 1586-87, Kusthistorisches Museum Wien

Ulysse et Circé

Circé la magicienne a transformé en animaux les compagnons d’Ulysse : renard, sanglier, boeuf,étalon et lion environnent, dans la pénombre, le couple aux riches couleurs. Queue, défense, cornes, dents, langue : autant de caractères bestiaux qui s’opposent aux étoffes et aux parures dorées, face sauvage de l’amour complétant sa face chatoyante.

De même qu’Ulysse qu’Ulysse tient  d’une main son bâton de voyage  et de l’autre flatte un de ses compagnons transformé en lion, de même Circé brandit d’une main sa baguette magique et de l’autre, cachée, enlace celui dont elle est amoureuse : ainsi la logique de l’image dit qu’Ulysse est un fauve domestiqué.


Ulysse quittant Circé

Situation renversée dans le second tableau. Circé est en complet déséquilibre : de ses deux mains et d’un pied, elle touche, sans les utiliser, les attributs de sa puissance, les grimoires et la boîte à philtres. De sa main gauche, Hercule repousse gentiment la jambe qu’elle a passé sur la sienne ; tandis que sa main droite s’élève, vide, prouvant sa détermination.

« Et moi, étant monté dans le lit splendide de Kirkè, je saisis ses genoux en la suppliant, et la Déesse entendit ma voix. Et je lui dis ces paroles ailées :
— Ô Kirkè, tiens la promesse que tu m’as faite de me renvoyer dans ma demeure, car mon âme me pousse, et mes compagnons affligent mon cher cœur et gémissent autour de moi, quand tu n’es pas là. »

Odyssée, livre X, traduction Leconte de Lisle

La  statue dorée de Diane ou d’Hécate, montrant d’un main un croissant et une étoile, et cachant dans l’autre main un serpent au dessus d’un vase empoisonné, dit toute l’impuissance de la magicienne, réduite à cette effigie.


La logique du pendant

Spranger 1586-87 Ulysse et Circe Kusthistorisches Museum WienUlysse et Circé (108 x 72 cm) Spranger 1586-87 Ulysse quittant Circe Kusthistorisches Museum WienUlysse quittant Circé (110 x 73 cm)

A la dialectique habituelle femme vue de face / femme vue de dos, Spranger ajoute celle de l’habillé et du déshabillé. La situation est résumée par la rhétorique paradoxale des jambes, qui traduit le côté maléfique de cette emprise :

  • lorsqu’Ulysse est prisonnier, c’est lui qui enserre de sa jambe celle de Circé : en apparence il la domine, mais en vérité c’est elle qui le tient, par le bras que nous ne voyons pas ;
  • lorsqu’Ulysse se libère, c’est la jambe de Circé qui est passée sur la sienne pour tenter de le retenir : et tous les membres de la magicienne sont visibles, montrant que ses trucs sont dévoilés.

Le fait que la physionomie d’Ulysse soit aussi ostensiblement différente dans les deux pendants laisse soupçonner une autre signification, personnelle ou politique, qui nous est aujourd’hui inaccessible : Ulysse libéré, ce jeune homme à peine moustachu, coiffé d’un casque léonin, pourrait être une représentation idéalisé du jeune Rodolphe II échappant aux griffes d’une femme, ou de La femme (beaucoup de rumeurs ont couru sur la sexualité de Rodolphe, qui ne s’est jamais marié mais a eu plusieurs favorites, et semble-t-il favoris).



Le pendant « Venus friget »

Ce pendant illustre une épigramme de Térence :


Sans Cérès et Bacchus Vénus a froid

Sine Cerere et Baccho friget Venus

qui signifie en clair que sans nourriture ni boisson, pas de sexe.


Spranger 1590 ca, Venus, Ceres, and Bacchus Landesmuseum Joanneum GrazVénus, Cérès et Bacchus, Landesmuseum Joanneum, Graz (161 x 116 cm) Spranger 1590 ca Sine Cerere et Baccho friget Venus Kusthistorisches Museum WienVénus quittée par Cérès et Bacchus , Kusthistorisches Museum Wien, (161 x 100 cm)
Spranger, vers 1590

Côté « avec », Cérès en robe longue et Bacchus vêtu d’une peau de bouc s’approchent de Vénus assise, chacun portant d’une main son outil (serpe et cruche), de l’autre sa matière première (fruit et grappe). Le couple de colombes en dessous de Vénus signale que l’amour fonctionne bien. On devine derrière Bacchus un Cupidon peu visible.

Côté « sans », Bacchus et Cérès s’éloignent main dans la main, ne tenant plus que la grappe et la serpe. La nudité complète de l’un et la jupe relevée de l’autre ironisent sur la situation de Vénus qui, à l’arrière-plan, fait du feu. Cupidon transi a posé son arc par terre pour pouvoir de réchauffer les mains.

Conçu dans un esprit décoratif et plaisant, ce pendant n’a pour ambition que de mettre en scène une épigramme à la mode [3], dans une classique opposition entre l’Eté et l’Hiver.


Spranger 1590 gravure de Muller Sine Cerere et Baccho friget Venus
Sine Cerere et Baccho friget Venus
Gravure de Muller d’après Spranger, vers 1590

Dans la gravure tirée du second tableau, les détails sont plus lisibles. On notera que la lumière vient ici de l’avant (Bacchus et Cérès vont vers le soleil) tandis q’elle venait de la gauche dans les deux pendants, afin d’en assurer l’unité.



Références :
[1] Voir l’article de Jean_Yces Cordier : http://www.lavieb-aile.com/2015/01/joris-hoefnagel-amor-lethaos-1598.html
[2] Metzler, Sally « Bartholomeus Spranger: Splendor and Eroticism in Imperial Prague » 2014
[3] Pour d’autres illustrations de ce thème, voir Antoni Gelonch Viladegut,« Cerere et Libero, friget Venus.Los grabados y dibujos de Goltzius sobre este proverbio « , http://www.gelonchviladegut.com/wp-content/uploads/2015/10/Sine-Cerere-et-Libero1.pdf

Les pendants de Salvator Rosa

29 septembre 2019
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En se démarquant du classicisme romain de Poussin ou de Claude Lorrain, Salvator Rosa invente un pré-romantisme dans lequel des paysages tourmentés et grandioses vont prendre de plus en plus d’importance, par rapport à la scène qui leur sert de prétexte : rochers, arbres et plans d’eau deviennent des acteurs à part entière.

Rosa 1636-38 Paysage marin Musee Conde ChantillyPaysage marin  Rosa 1636-38 Paysage marin avec une tour Musee Conde ChantillyPaysage marin avec une tour

Rosa, 1636-38, Musée Condé, Chantilly

Ces deux pendants, sans doute des dessus de porte, datent de la jeunesse napolitaine de Rosa. La falaise brute s’oppose à la tour, construction humaine.

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Rosa 1638-39 A1 Paysage fluvial palazzo Corsini RomaPaysage fluvial Rosa 1638-39 A1 Paysage avec ruines, berger et boeufs palazzo Corsini RomaPaysage avec ruines, berger et boeufs

Rosa, 1638-39, Palazzo Corsini, Roma

Même contraste entre la nature sauvage et la nature où l’homme a laissé sa trace.


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rosa 1638-39 A2 Paysage marin avec pecheurs accademia san LucaPaysage marin avec pêcheurs rosa 1638-39 A2 Paysage marin avec voyageurs accademia san LucaPaysage marin avec voyageurs

Rosa, 1638-39, Accademia di San Luca, Roma

Les bateaux au centre des deux pendants suggèrent une sorte de continuité du paysage, comme si nous contemplions la boucle d’un même fleuve se perdant de part et d’autre dans le lointain.


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Rosa 1640 ca Landscape with Armed Men 2 Los Angeles County Museum of Art Rosa 1640 ca Landscape with Armed Men Los Angeles County Museum of Art

Paysage avec hommes armés
Salvator Rosa, vers  1640, Los Angeles County Museum of Art

Le pendant de gauche montre un cours d’eau en extérieur, celui de droite une grotte. Comme les barques dans le pendant précédent,  c’est ici le groupe d’arbres morts au centre qui sert de marqueur pour l’accrochage.  Car pour le reste, aucune  correspondance à trouver entre les deux scènes, sinon qu’il s’agit de militaires au repos.


(c) Lamport Hall; Supplied by The Public Catalogue Foundation (c) Lamport Hall; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Paysage avec brigands
Salvator Rosa, date inconnue, Lamport Hall, Northampton

Grand minimalisme dans ces deux paysages : cinq soldats font halte sur un rocher près d’un point d’eau, plus un sixième qui monte la garde  au centre et assure la transition entre les pendants.


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Rosa 1640 Herminie inscrit sur un arbre le nom de Tancrede Galeria Estense ModeneLa princesse Herminie inscrit sur un arbre le nom du chevalier Tancrède Rosa 1640 Veduta di un golfo, Galeria Estense ModeneVue d’un golfe

Rosa, 1640, Galleria Estense, Modène

Très marqué par le classicisme, ce pendant associe un paysage terrestre et un paysage marin. Ici, la nature n’est pas observée, mais synthétisée selon les critères d’une Beauté idéale.

Dans le premier tableau, le personnage d’Herminie, tiré de la Jérusalem délivrée de Tasse (chant VII) n’est qu’un marqueur littéraire qui indique au spectateur éduqué ce qu’il doit voir : une « pastorale », à savoir une nature pacifique, peuplée de bergers, séparée par le fleuve Jourdain des fracas de la guerre, et où le tumulte des amours ne se manifeste plus que par l’inscription mélancolique du nom de l’aimé dans l’écorce.

Le second tableau, en contraste, est une marine : lieu ouvert sur toutes les aventures, où le chantier naval avec ses feux de calfatage, ainsi que le palais moderne reconstruit dans des ruines antiques, illustrent l’incessante .


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Rosa 1641 Portrait de philosophe Autoportrait National Gallery LondresPortrait de philosophe (Autoportrait), National Gallery, Londres Rosa 1641 La Poesie (La ricciardi) Wadsworth Atheneum HartfordLa Poésie (La Ricciardi), Wadsworth Atheneum, Hartford

Rosa, 1641 

Ce pendant a été réalisé durant la période florentine où Rosa cherchait à s’affirmer comme un peintre érudit. Le recto porte les inscription suivantes

N°29, Salvator Rosa, son propre portrait fait par lui pour la maison Niccolini à Florence

N°30 La Ricciardi, la favorite de Salvator Rosa, représentée en sibylle pour la maison Niccolini à Florence

Les érudits ont montré que ces inscriptions, largement postérieures, ont été inventées à un moment où l’on s’intéressait plus à la biographie des artistes qu’au contenu intellectuel de leurs oeuvres. [1] Mais la légende a la vie dure et on lit partout que le tableau est un autoportrait de Rosa et que la sentence latine est sa devise :

Aut tace aut loquere meliora silentio

Ou se taire, ou ne dire que ce qui est préférable au silence

Il s’agit en fait d’une sentence pythagoricienne, transposée du grec au latin à partir de l’Anthologie de Stobée, un recueil d’aphorismes du Vème siècle [2]. Elle cadre bien avec le côté sombre et intransigeant du personnage, qui représente, simplement, la Philosophie.

En face, la femme à la couronne de lauriers et à la plume trempée d’encre n’est ni une favorite ni une sibylle mais, tout simplement, la Poésie.


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Rosa 1641 ca Poesia Palazzo BarberiniLa Poésie Rosa 1641 ca Musica Palazzo BarberiniLa Musique

Rosa, vers 1641, Palazzo Barberini, Rome

Vers la même époque, Rosa a réalisé cet autre pendant allégorique où la Poésie est, cette fois, appariée avec la t


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Rosa 1641-43 Le philosophe Crates jetant un denier dans la mer Collection priveeLe philosophe Cratès jetant ses richesses dans la mer, Collection privée Rosa 1641-43 selva dei filosofi Diogene jetant son ecuelle Pitti copie national galleryLe bois des philosophes (Diogène jetant son écuelle), Palazzo Pitti (copie de la National Gallery, Londres

Rosa, 1641-43 (149 x 223 cm)

Ce pendant de grande taille a été commandé par le marquis Carlo Gerini, passé spectaculairement de la pauvreté à la richesse par les faveurs du Cardinal Carlo de Medicis. Le sujet était donc pour lui d’un intérêt personnel : deux philosophes cyniques se dépouillant spectaculairement du superflu. La question de savoir si c’étaient des sages ou des fous faisait débat parmi les compagnons florentins de Rosa ; et lui même a écrit un Dialogue sur Cratès, dans lequel il l’accuse initialement de folie avant de se ranger finalement de son côté [3].

Le pendant semble suivre le même balancement rhétorique. Le premier tableau est plutôt caricatural : Cratès, vêtu d’une cape noire, verse des pièces d’or de ses deux mains, entouré de marins et de nageurs qui s’empressent de rappliquer. Le second tableau est plutôt élégiaque : en renonçant à son écuelle, Diogène ne fait que retrouver le geste naturel du berger qui boit à même le ruisseau.


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Rosa 1643-45 Paysage marin avec ruines Musee des BA BudapestPaysage marin avec ruines Rosa 1643-45 Paysage rocheux avec cascade Musee des BA BudapestPaysage rocheux avec cascade

Rosa, 1643-45, Musée des Beaux Arts, Budapest

Etroitement apparenté au précédent, ce pendant est peut être une variante pour un client ne s’embarrassant pas de considérations philosophiques ([4], p 440), mais appréciant simplement le contraste entre les deux décors (maritime et habité, bucolique et désert) et les deux ambiances lumineuses (le matin avec le retour de la pêche, le crépuscule avec la rentrée du troupeau).


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Rosa 1642-45 La Justice entre les bergers (Astree) Gemaldegalerie VienneLe retour d’Astrée, Gemäldegalerie, Vienne Rosa 1642-45 La Paix met le feux aux armes Palazzo Pitti FlorenceLa Paix met le feux aux armes, Palazzo Pitti, Florence

Rosa, 1642-45

Dans le premier tableau, Astrea, la déesse de la Justice revient sur terre et présente ses attributs (Balance et Épée) à une famille de paysans. La cohabitation du lion et des moutons traduit l’espoir d’un monde pacifié.

Dans le second tableau, beaucoup plus abîmé, on retrouve le lion et le mouton à côté de la Paix jetant des armes au feu.

Le pendant été réalisé pour Giovan Carlo di Medici, à Florence, et célèbre à la manière de Virgile l’espoir d’un nouvel Age d’Or, à la fin de la guerre de Trente ans [5] .On retrouve toujours le même contraste entre le décor humanisé, au soleil, et le paysage naturel, au crépuscule.


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Rosa 1645-49 Pont en ruines Palazzo Pitti FlorencePaysage avec un pont en ruine Rosa 1645-49 Paysage marin avec tour Pitti FlorencePaysage marin avec une tour

Rosa, 1645-49, Palazzo Pitti, Florence

La logique du pendant (SCOOP !)

Au sommet des deux dialectiques campagne / mer et paysage naturel / paysage humanisé, c’est ici un élément d’architecture qui est pris comme sujet principal :

  • à gauche, la travée ruinée du pont est ridiculisée par l’arche naturelle : témoignage de la fragilité humaine ;
  • à droite le pont antique, devenu inutile entre deux ruines, est remplacé par la flottille prête à réunir les deux rives : éloge de la pérennité humaine.


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Salvator Rosa, A Witch, 1655, oil on canvas, Musei Capitolini, Pinacoteca CapitalinaUne sorcière Salvator Rosa, A Soldier, 1655, oil on canvas, Musei Capitolini, Pinacoteca Capitalina, RomeUn soldat

Salvator Rosa, 1655, Pinacoteca Capitalina, Rome

Ce pendant apparie deux des personnages de prédilection du peintre : la sorcière et le soldat. Les pieds sur un pentacle entouré d’un cercle de bougies, la vieille femme est absorbée dans la lecture d’un grimoire. En face, un soldat à l’air dépité attend, sa lance en berne entre les jambes. Faut-il y voir une consultation en vue de recouvrer une virilité plus convaincue ?

Ce couple excentrique échappe à la convention habituelle : la femme occupe la place traditionnelle de l’homme, à gauche, et réciproquement. Comme pour montrer que la vraie puissance ne réside pas dans l’armure.L’interprétation intéressante de Guy Tal [6] est que, si Rosa a enfreint ici le principe dextralité, c’est pour illustrer le pouvoir des sorcières à produire un « monde à ‘envers ».


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Rosa-1651-Democrite-en-meditation-Statens-Museum-for-Kunst-CopenhagueDémocrite en méditation Rosa-1651-Diogene-jetant-sa-coupe-en-voyant-un-jeune-garcon-qui-boit-dans-le-creux-de-sa-main-Statens-Musum-for-Kunst-CopenhagueDiogène jetant sa coupe en voyant un jeune garcon qui boit dans le creux de sa main

 Salvator Rosa, 1651, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Avec ce gigantesque pendant (344 x 214 cm) où les personnages sont de taille réelle, Rosa renouvelle spectaculairement son statut déjà reconnu de peintre des philosophes (et de peintre-philosophe).


Démocrite

Le Démocrite est une oeuvre complexe et autonome, truffée de symboles de vanité, et qui prend le contre-pieds de la représentation traditionnelle du « philosophe qui rit » (pour l’explication détaillé de cette iconographie, voir [1]). Elle est influencée par la vision récente, notamment  propagée par l’Anatomy of Melancholy de Burton (1621) d’un savant ténébreux, à la limite de la folie, hanté par la mort et les dissections, un sujet rêvé pour les penchants noirs de Rosa.

C’est ainsi qu’on trouvera à gauche du tableau des crânes de boeuf, de cheval,  d’agneau et d’homme, un casque renversé, un squelette de singe et un de poisson, un rat crevé à côté d’un livre marqué de la lettre omega (la fin) et d’un rouleau de parchemin portant la signature de Rosa, un trépied  fumant sous la statue du dieu Terme (le dieu des limites mais aussi de la mort). A droite un aigle tombé à terre, une hure de sanglier, un cercueil garni et un crâne de cerf sous deux obélisques aux pierres disjointes, le tout surplombé par une chouette perchée dans l’arbre mort.


Diogène

Devant le succès du Démocrite, Rosa lui rajouta quelques mois plus tard le Diogène : plutôt que deux pendants  conçus conjointement, il s’agit donc plutôt de l’exploitation d’un sujet qui marche  :  le philosophe au clair de lune.

En face de la profusion d’objets et de symboles, le pendant de droite en montre un seul : la coupe que Diogène, en voyant un homme à ses pieds qui boit directement dans sa main, va rejeter comme superflue.

D’un côté, l’atomiste et l’anatomiste accablé par la multiplicité et la fugacité des choses compliquées ; de l’autre, le cynique, qui trouve que même l’objet le plus simple est de trop.


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Rosa 1650-55 A1 Sant'Antonio Abate predica nel deserto coll privSaint Antoine prêchant dans le désert Rosa 1650-55 A1 Cote rocheuse avec le tribut coll privCôte rocheuse avec le Tribut de la Monnaie

Rosa, 1650-55, collection privée

La scène terrestre est dédiée à la Prédication de Saint Antoine (ou Saint Hilarion), le paysage jouant un rôle marginal.

Côté marine, il retrouve en revanche le rôle principal, tandis que la scène religieuse du premier plan est purement anecdotique : au bord du lac de Tibériade, Saint Pierre paye les percepteurs avec la pièce d’argent trouvée à l’intérieur d’un poisson que Jésus lui a demandé de pêcher (Matthieu 17: 24-27).

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Rosa 1650-55 Paysage avec trois figures Palazzo Branciforte PalermePaysage avec trois figures, Palazzo Branciforte, Palerme Rosa 1650-55 Paysage avec Saint Jerome coll privPaysage avec Saint Jérôme, Collection privée

Rosa, 1650-55

Ce pendant agrémente lui-aussi la « marine » par un saint personnage : au bord d’un lac où passent quelques bateaux, Saint Jérôme brandit sa croix comme pour sanctifier l’ensemble du paysage.

Côté scène bucolique, les trois personnages près du fleuve n’ont pas été identifiés.


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Rosa Saint_John_the_Baptist_Revealing_Christ_to_the_DisciplesSaint Jean Baptiste désignant le Christ à ses disciples
Rosa Saint_John_the_Baptist_Baptizing_Christ_in_the_JordanSaint Jean Baptiste baptisant le Christ dans le Jourdain

Salvator Rosa, 1656, Kelvingrove Art Gallery and Museum, Glasgow

Ce pendant, commandé par le marchand florentin Guadagni en l’honneur de Saint Jean Baptiste, le saint patron de sa ville,  illustre  deux moments de l’Evangile de Jean :

  • celui  où il désigne le Christ comme l’Agneau de Dieu,
  • celui où il baptise le Christ.

Or cette désignation intervient deux fois dans le texte :

  • avant le baptême :

« Le lendemain, Jean vit Jésus qui venait vers lui, et il dit: « Voici l’agneau de Dieu, voici celui qui ôte le péché du monde. » Jean 1.1, 29,

  • après le baptême :

« Le lendemain , Jean se trouvait encore là, avec deux de ses disciples. Et ayant regardé Jésus qui passait, il dit: « Voici l’Agneau de Dieu. » Les deux disciples l’entendirent parler, et ils suivirent Jésus.  Jésus s’étant retourné, et voyant qu’ils le suivaient, leur dit: « Que cherchez-vous? » Ils lui répondirent: « Rabbi (ce qui signifie Maître), où demeurez-vous? » Jean 1.1, 35-38

Le fait que Rosa a représenté un disciple de trop,  et surtout, leur éloignement par rapport à Jésus, qui les rend bien incapable de le suivre, montre que c’est le premier passage qui a été illustré, ce qui rend plus logique la lecture d’ensemble.

Dans le premier tableau, donc,  un arbre immense, presque mort  et entouré par des rochers (l’humanité avant l’arrivée du Christ) occupe le centre de la composition. Il sépare le groupe formé par Jean Baptiste et ses disciples,  et la minuscule silhouette de Jésus (l’Agneau de Dieu prophétisé par Isaïe) qui apparaît à l’horizon, de l’autre côté du Jourdain : la rive d’en face signifie donc ici le passé en train d’advenir.

Dans le second tableau, Jean et ses amis  se sont retrouvés, pour le baptême de Jésus, à l’ombre d’un arbre verdoyant. Sur la rive d’en face, du côté rocheux et sous un arbre mort, un groupe de baigneurs encore ignorants et indifférents  (il faut dire que la colombe miraculeuse n’est pas visible) : la rive d’en face  signifie ici les baptêmes à venir.

Les deux scènes se veulent aussi discrète et anodine que possible :  c’est le paysage qui a  absorbé tout le spectaculaire.


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Rosa 1660 ca Saint Jean Baptiste prechant City Arts Museum Saint LouisSaint Jean Baptiste prêchant
Salvator Rosa, vers 1660, City Arts Museum, Saint Louis
Rosa 1660 ca Saint Philippe baptisant l'eunuque Chrysler Museum, NorfolkSaint Philippe baptisant l’eunuque
Salvator Rosa, vers 1660,Chrysler Museum, Norfolk

A gauche, un mouvement ascensionnel conduit le regard du fleuve au Prophète (qui énumère sur ses doigts des arguments théologiques), puis à l’arbre qui domine la scène

A droite, un mouvement inverse descend de l’arbre au Saint, puis à l’eunuque en robe dorée, puis au fleuve. D’après les Actes des Apôtres (8:26-40), Philippe avait rencontré un eunuque, trésorier de la reine Candace d’Éthiopie, qui  rentrait de Jérusalem vers son pays. Après une conversation théologique, le trésorier convaincu demanda le baptême.

Dans un contexte de renouveau du prosélytisme catholique, le  pendant nous montre, ingénieusement, le Baptiste qui prêche et l’Evangéliste qui baptise. Manière d’affirmer que ce sont là les deux faces  d’un même sacrement, et que la persuasion soit précéder l’ablution.


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Rosa 1660-62 Christ guerit les deux possedes de Gerasa coll privLe Christ guérit les deux possédés de Gerasa Rosa 1660-62 Christ preche aux multitudes coll privLe Christ prêche les douze apôtres

Rosa, 1660-62, collection privée

Centrées sur la figure du Christ debout ou assis, les scènes montrent deux facettes de son action : contre le mal, par le miracle ; pour le salut, par la parole.

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Dans la période 1662-64, Rosa s’intéresse à nouveau à la représentation des philosophes, moins par intérêt personnel et amical – comme à l’époque florentine, que pour attirer de nouveaux clients enclins à la spéculation. Il va ainsi mettre en scène des épisodes de plus en plus rares et savants.

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Rosa 1661-64 Alexandre et Diogene Althorp HouseAlexandre et Diogène Rosa 1661-64 Cincinnatus a sa charrue Althorp HouseCincinnatus recevant les ambassadeurs de Rome

Rosa, 1661-64 , Althorp House

Les épisodes sont ici bien connus, l’un tiré de l’Antiquité grecque et l’autre de la romaine.

Dans le premier tableau, Diogène dans son tonneau rabroue le tout puissant Alexandre qui vient lui rendre visite accompagné d’une troupe nombreuse : « ôte-toi de mon soleil ».

Dans le second, le paysan Cincinatus reçoit la visite de deux soldats, qui viennent lui demander de prendre le pouvoir pour sauver Rome d’une situation désespérée (pour l’émouvoir, ce sont deux enfants qui lui apportent ses armes).


La logique du pendant (SCOOP !)

S’il s’agissait simplement de glorifier l’humilité et d’illustrer la relativité du Pouvoir, Rosa aurait certainement choisi l’épisode le plus connu de l’histoire de Cincinatus : celui où, après sa victoire, il reprend son travail de laboureur sans demander de récompense. Mais son choix montre une intention différente, moins moraliste qu’évangélique :

  • d’un côté, l’abaissement de l’Empereur, par la puissance supérieure du Soleil ;
  • de l’autre, la promotion du Laboureur, par la puissance supérieure de la Terre.

Le pendant renouvelle donc deux sujets relativement éculés en leur donnant un nouveau sens : l’instant où se manifeste la toute puissance divine.


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Rosa 1662 Pythagoras and the Fisherman Gemaldegalerie - Staatliche Museen zu BerlinPythagore et les pêcheurs
Salvator Rosa, 1662,  Gemäldegalerie, Staatliche Museen zu Berlin 
CH1970.22Pythagore remontant des  Enfers
Salvator Rosa, 1662, Kimbell Art Museum, Fort Worth

Les pêcheurs

Pythagore paye des pêcheurs pour qu’ils rejettent leurs poissons à la mer.

Dans les Moralia de Plutarque, l’épisode met en valeur le végétarisme du philosophe , qui considère les poissons comme des amis injustement capturés et de possibles réincarnations.

Chez Jamblique, l’épisode est développé autrement : à l’approche de Crotone, apercevant des pêcheurs qui retirent de l’eau leurs filets chargés, Pythagore leur indique le nombre exact des poissons qu’ils ont pris. Les pêcheurs se récrient : si le chiffre annoncé est conforme à la réalité, ils se déclarent prêts a rejeter leur butin à la mer. On vérifie : Pythagore ne s’est pas trompé d’une unité, et les pêcheurs tiennent leur promesse, d’ailleurs dédommagés généreusement par l’étranger. Chose merveilleuse, pendant le temps fort long qu’exigea le dénombrement, aucun des poissons ne rendit l’âme . Le moment représenté par Rosa est celui où Pythagore paye les pêcheurs.


Les enfers

Selon la tradition, les connaissances extraordinaires de Pythagore provenaient de son séjour de sept années sous le terre, dans le royaume d’Hadès.

« Quant il descendit parmi les ombres, il vit l’âme d’Hésiode attachée à un pilier enflammé et grinçant des dents ; et celle d’Homère pendue à une arbre, entourée de serpent, en punition pour avoir trahi les secrets des Dieux. » Diogène Laërce, XIX)

La présence de femmes rappelle l’anecdote selon laquelle les disciples de Pythagore, persuadés de sa divinité, lui envoyaient leurs épouses pour qu’il les instruise.


La logique

Outre l’opposition entre une scène terrestre et une scène maritime, ce qui a dû motiver Rosa pour inventer ce sujet (peut être pour la reine Christine de Suède) est le parallèle frappant avec deux épisodes de la vie du Christ : la Pêche miraculeuse et la Descente aux Enfers.
.
S’il s’agissait seulement de raconter les exploits de Pythagore, l’épisode des Enfers devrait être placé à gauche, puisqu’il est la source de ses pouvoirs miraculeux. Or dans une lettre à son ami Ricciardi du 29 juillet 1662 [2] où il décrit minutieusement les deux tableaux, Rosa le place en second et ne mâche pas ses mots :

…il sort et dit venir des Enfers et y avoir vu l’âme d’Homère, d’Esiode et autres couillonneries typiques de ces temps imbéciles (litt : doux comme le sel).

…uscì fuori, e disse venir dagl’ Inferi, e d’aver veduto colà l’anima d’Omero, d’Esiodo, ed altre coglionerie appettatorie di quei tempi cosi dolcissimi di sale

Si parallèle il y a avec les deux épisodes évangéliques, c’est donc sans doute à titre d’antithèse :

  • tandis que Jésus a multiplié les poissons, ce fou de Pythagore les rejetait à l’eau ;
  • tandis que Jésus a libéré les Ames des Enfers, Pythagore hallucinait au fond d’un trou.

Mais Rosa traite le sujet avec suffisamment d’ambiguïté pour ne se fâcher avec personne, ni les catholiques qui le liront au second degré, ni les fans de Pythagore qui le liront au premier. D’autant que la double réputation du personnage, à la fois sage et mage, mathématicien et charlatan, était établie de longue date (sur cette équivoque passionnante, voir [3], p 7 et suivantes).


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Rosa 1649 apres Mercure et le bucheron malhonnete National GalleryMercure et le Le Bûcheron malhonnête
Salvator Rosa, vers 1663, National Gallery, Londres
Rosa 1655 ca the-finding-of-moses-Detroit Institute of ArtsMoïse sauvé des eaux
Salvator Rosa, vers 1663, nstitute of Arts, Detroit

Dans ces deux pendants commandés par le collectionneur romain Lorenzo Onofrio Colonna, le thème commun est le repêchage d’un objet ou d’un être précieux.

Le premier tableau illustre une fable d’Esope [2] : après avoir récompensé par une hache d’or un Bûcheron honnête qui avait perdu sa hache de fer dans l’eau, Mercure va punir un Bûcheron malhonnête qui, pour abuser de sa générosité, avait volontairement jeté sa hache dans  l’eau.



Rosa 1649 apres Mercure et le bucheron malhonnete National Gallery detail
Mercure, retirant de l’eau la  hache d’or, demande au bûcheron si c’est bien la sienne : celui-ci va répondre oui et perdre par ce mensonge les deux haches : celle d’or et celle de fer.

Le second tableau permet de confronter une scène biblique à une scène antique, mais aussi un héros positif à un héros négatif   :  après le menteur, le prophète.

Les deux tableaux sont typique de la nouvelle sensibilité de Rosa vis à vis de la nature, qui se développe à la suite de son voyage à Venise en 1662 : les figures humaines tendent à servir de prétexte à la mise en scène de la Nature, dans sa splendeur et son horreur :

  • à gauche les frondaisons impénétrables (dont la hache du bûcheron n’est qu’un négligeable adversaire);
  • à droite le cycle de l‘eau, entre les nuages de pluie au dessus du lac et la source qui jaillit du rocher (et dont le berceau de Moïse n’est qu’un négligeable accessoire).


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Rosa 1663-65 Thales_causing_the_river_to_flow_on_both_sides_of_the_Lydian_army Adelaide Art GalleryThalès sépare la rivière pour que l’armée de Crésus puisse la traverser Rosa 1663-65 The deaf-mute son of King Croesus prevents the Persians from killing his father Adelaide Art GalleryLe fils muet du Roi Crésus retrouvela parole pour sauver son père

Rosa, 1663-64, Adelaide Art Gallery

Ces deux épisodes de la vie de Crésus, uniques en peinture, sont  tirés d’Hérodote ([3], p 7 et suivantes).


La logique du pendant (SCOOP !)

Tous deux sont des instants d’illumination.

Dans le premier tableau, l’armée de Crésus est arrêtée par un fleuve profond (comme le montre l’air désolé de l’éclaireur qui le sonde avec sa perche). Thalès, casqué comme un ingénieur militaire, indique de la main qu’il faut creuser un autre lit, afin de faire baisser le niveau.

Dans le second tableau, le fils muet de Crésus, voyant son père menacé, retrouve subitement la parole : « Homme, ne tue pas Crésus ! ».

D’un côté le pouvoir éclatant de la Raison, de l’autre la force obscure du Sentiment.


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Rosa 1664 Polycrate et le pecheur Chicago Art InstitutePolycrate et le pêcheur Rosa 1664 La crucifixion de Polycrate Chicago Art InstituteLa crucifixion de Polycrate

Salvator Rosa, 1664, Chicago Art Institute

On retrouve le même goût pour les sujets  bizarres et para-catholiques dans ce pendant tout aussi pointu, opposant là encore une scène maritime et une scène terrestre.

Le pêcheur

Polycrate, tyran de Samos, est un homme à qui la chance sourit trop. Selon Hérodote, on lui conseille de jeter au loin « l’objet qui a le plus de valeur pour lui », afin d’éviter un revers de fortune. Le tyran suit la recommandation et part en mer pour se défaire d’une bague incrustée d’une pierre précieuse qui lui est particulièrement chère. La question est de savoir si le don sera agréé par les dieux, jaloux de son  bonheur sans mélange. Quelques jours plus tard, un pêcheur prend dans ses filets un grand poisson qu’il considère comme un présent digne de son souverain. C’est l’instant que représente Rosa dans le pendant de gauche. La suite de l’épisode est qu’en cuisinant le poisson, on découvre l’anneau, ce qui annule le sacrifice de Polycrate : pour expier sa prospérité insolente, il est désormais condamné à une ruine totale. Ce que va nous montrer le second tableau.


La mort de Polycrate

Selon Hérodote,

la fille de Polycrate « avait cru voir en songe son père élevé dans les airs, où il était baigné par les eaux du ciel, et oint par le soleil. Effrayée de cette vision, elle fit tous ses efforts pour le dissuader de partir ». Hérodote, Livre III,  CXXIV.

Bien sûr, Polycrate part quand même pour Magnésie, où il rencontre son destin :

« Orétès l’ayant fait périr d’une mort que j’ai horreur de rapporter , le fit mettre en croix… Polycrate, élevé en l’air, accomplit, toutes les circonstances du songe de sa fille. Il était baigné par les eaux du ciel et oint par le soleil, dont la chaleur faisait sortir les humeurs de son corps. Ce fut là qu’aboutirent les prospérités de Polycrate, comme le lui avait prédit Amasis. »  Hérodote, Livre III, CXXV.


La logique du pendant (SCOOP !)

Le pendant a donc pour sujet l’enchaînement  inéluctable entre une cause et une conséquence. Pour accroître la tension dramatique, il se situe très précisément au dernier instant d’ignorance de la victime, juste avant la révélation de la cause ; et au dernier instant de sa vie, juste après le déclenchement de la conséquence.Comme dans toute bonne tragédie en deux actes, il aurait suffi d’un rien pour que le drame soit évité : les pêcheurs auraient pu manger le poisson, Polycrate aurait pu écouter sa fille.


Rosa 1664 La crucifixion de Polycrate Chicago Art Institute gravure

La gravure tirée de la Crucifixion de Polycrate porte en légende cette conclusion désabusée :

...personne avant sa mort ne peut vraiment se dire heureux

…neminen ante obitum merito dici posse felicem


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Rosa 1660-65 Freres tentes par des demons palazzo Corsini RomaMoine tenté par des démons  Rosa 1660-65 Anachoretes tentes par des demons palazzo Corsini RomaAnachorètes tentés par des démons

Rosa, 1660-65, Palazzo Corsini, Rome

Ces deux tableaux remarquables anticipent sur la mode des « capricios », ces pendants architecturaux qui se developperont surtout au XVIIIème siècle en Italie (voir Pendants architecturaux). Ils appartiennent à la veine démoniaque de Rosa :

  • à gauche un moine renversé à terre brandit une croix minuscule devant un squelette animal dressé ; derrière, une succube exhibe sa poitrine nue, prêtresse d’une divinité phallique à laquelle une croix de bois a été offerte en sacrifice ;
  • à droite, des démons essaient d’arracher leur bure à deux ermites tombés sur le sol.

De part et d’autre, les arches emboîtées, vues à contre-jour, créent un effet d’aspiration visuelle d’une grande efficacité.


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Rosa 1665-70 Saint Onuphre Minneapolis Institute of ArtsSaint Onuphre, Minneapolis Institute of Arts Rosa 1665-70 saint-paul-ermite Matthiesen GallerySaint Paul ermite, Matthiesen Gallery

Rosa, 1665-70 

Avec une grande économie de moyens (décors identiques et très simples : un rocher, un arbre fourchu, une croix ), Rosa construit ce pendant sur des oppositions purement graphiques :

  • entre les postures des deux ermites (assis ou couché la tête en bas, mains et pieds joints ou liés) ;
  • entre leurs vêtements (peau de bête ou natte) ;
  • entre les ambiances lumineuses (lumière orageuse rasante, contre-jour crépusculaire).


Rosa 1661 Albert compagnon de Saint Guillaume de Maleval gravureAlbert, compagnon de Saint Guillaume de Maleval Rosa 1661 Saint Guillaume de Maleval gravure METSaint Guillaume de Maleval

Rosa, 1661

Quelques années auparavant, il avait expérimenté la formule dans ce pendant gravé basé sur les mêmes principes, mais avec moins d’efficacité : décor minimal, contraste entre les postures (debout regardant vers le bas, couché regardant vers le haut) et les vêtements (pagne, armure).


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rosa 1665-70 David et Goliath Devonshire Collection, ChatsworthDavid et Goliath rosa 1665-70 Lutte de Jacob avec l'Ange Devonshire Collection, ChatsworthLutte de Jacob avec l’Ange

Rosa 1665-70, Chatsworth, Devonshire Collection

Le pendant met en parallèle deux héros bibliques ayant triomphé d’un adversaire a priori invincible :

  • à gauche, pour trancher la tête du géant Goliath qu’il vient d’abattre avec sa fronde, David s’empare de sa propre épée, sous le regard impuissant de la troupe ;
  • à droite, Jacob résiste à la poussée de l’Ange, sous le regard placide du troupeau.

Tandis que David et Goliath sont deux adversaires non miscibles (armure contre peau de bête), Jacob et l’Ange fusionnent en une sorte de chimère, à deux ailes et deux jambes. qui mêle le divin et l’humain.


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Rosa, Salvator, 1615-1673; A Rocky Coast, with Soldiers Studying a PlanSoldats étudiant un plan au pied d’une falaise Rosa, Salvator, 1615-1673; Rocky Landscape with Three FiguresTrois personnages en haut d’une falaise

Rosa, Christ Church, University, Oxford

Assez inhomogènes dans le style, ces deux tableaux ont sans doute été réalisés à des époques différentes. Le second complète en tout cas parfaitement le premier, poursuivant le mouvement ascensionnel des soldats vers la tour par celui de l’arbre mort contre la falaise, et se concluant par l’impossibilité d’aller plus haut : le ciel est bouché.


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Rosa-1665-ca-Paysage-desole-avec-deux-personnages-National-Gallery-Scotland-EdimbourgPaysage désolé avec deux personnages Rosa-1665-ca-Landscape-with-Saint-Anthony-Abbot-and-Saint-Paul-the-Hermit-National-Gallery-Scotland-EdimbourgPaysage avec Saint Antoine et Saint Paul Ermite

Rosa, vers 1665, National Gallery of Scotland, Edimbourg

Dans ces magnifiques paysages pré-romantiques de la fin de la carrière de Rosa, l’homme s’efface devant la splendeur sauvage de la Nature, et ne sert plus que d’échelle à sa grandeur. Justifiant cette présence humaine, les deux points d’eau reprennent l’opposition déjà maintes fois mise en scène :

  • à gauche la fragilité et le déséquilibre des troncs morts, arrêtés provisoirement dans leur chute ;
  • à droite la sécurité de la grotte et la pérennité du roc.


[1] Wendy Wassyng Roworth, « The Consolations of Friendship : Salvator Rosa’s Self-Portrait for Giovanni Battista Ricciardi », https://www.metmuseum.org/pubs/journals/1/pdf/1512850.pdf.bannered.pdf
[2] Eckhard Leuschner « The Pythagorean Inscription on Rosa’s London Self-Portrait' » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 57 (1994), pp. 278-283 https://www.jstor.org/stable/751476
[3] Helen Langdon, ‘The Representation of Philosophers in the Art of Salvator Rosa’, Kunsttexte, 2011-12″ https://www.academia.edu/14437843/The_Representation_of_Philosophers_in_the_Art_of_Salvator_Rosa_Kunsttexte_2011-12
[4] Caterina Volpi, « Salvatore Rosa (1615-1673) pittore famoso »
[5] Plus précisément, le premier tableau ferait allusion à Astrea, un texte d’Evangelista Torricelli, et le second à La Pace, un texteo de Valerio Chimentelli.
[6] Tal, Guy. 2011. “Switching Places: Salvator Rosa’s Pendants of A Witch and A Soldier, and the Principle of Dextrality.” Source: Notes in Art History 30, no. 2: 20–25.
[7] « Salvator Rosa’s Democritus and L’Umana Fragilità », Richard W. Wallace, The Art Bulletin, Vol. 50, No. 1 (Mar., 1968), pp. 21-32 http://www.jstor.org/stable/3048508
[8] Le Bûcheron et Mercure : http://www.ruedesfables.net/du-dieu-mercure-dun-bucheron/

L’énigme des panneaux Barberini

25 septembre 2019
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Malgré les nombreuses études qui leur ont été consacré, ces deux panneaux restent une épine dans le pied de l’Histoire de l’Art de la Renaissance, d’autant qu’on ne connait que très peu d’oeuvres de l’artiste particulièrement original à qui on les doit, Fra Carnevale.

Sans prétendre expliquer totalement le mystère, cet article tire parti de la somme éditée récemment par le Metropolitan Museum [1], pour pousser un peu plus loin les hypothèses.



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge METLa naissance de la Vierge
Fra Carnevale, 1467, MET
Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts BostonLa présentation de la Vierge au Temple
Fra Carnevale, 1467, Museum of Fine Arts, Boston

Une provenance bien établie

Après beaucoup de discussions, on sait maintenant de manière certaine que les deux panneaux ont été réalisés comme retable pour l’autel majeur de l’Oratoire de l’hôpital Santa Maria della Bella à Urbino (« pro picture tabule majoris altaris »), sur commande d’une confrérie de flagellants, et que la somme de 144 florins servit à payer une maison pour l’artiste. ([1], p 258 et 302).

En 1632, le cardinal Barberini, intéressé par ces « perspectives » , les récupéra pour ses collections et fit réaliser en remplacement un tableau de la Naissance de la Vierge. L’inventaire de 1644 de la collection Barberini est un point-clé, mais très contradictoire, du problème. Il décrit les tableaux sans ambiguïté : « una prospettiva con alcune donne che s’incontrano…di mano di fra Carnovale », « una prospettiva con alcune donne che vanno in chiesa ». Ainsi douze ans à peine après leur récupération, le secrétaire qui a fait cet inventaire connaissait leur auteur très rare mais pas leur sujet [2] .

En 1936 et 1937, les  panneaux furent vendus par les héritiers de la collection Barberini aux deux musées américains.


Une iconographie non-conventionnelle

Cet historique établit la provenance religieuse des panneaux (ils ne viennent pas du Palais Ducal) et le fait qu’ils faisaient partie d’un retable. Mais les circonstances particulières de réalisation (confrérie laïque et hôpital) ont dû également influencer leur iconographie non-conventionnelle, dans une mesure que les documents disponibles ne permettent pas de préciser.

Si le sujet du premier panneau est à peu près établi, celui du second est encore, comme nous allons le voir, une des grandes énigmes de l’Histoire de l’Art.


La Naissance de la Vierge


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET

La naissance de la Vierge
Fra Carnevale, 1467, MET

Une composition segmentée

On peut distinguer quatre zones, indépendantes les unes des autres :

  • le premier plan, où des femmes en habit modernes se promènent et se rencontrent ;
  • la chambre, peuplée également de femmes, où seules deux auréoles minuscules et très peu visibles au dessus de la femme alitée et du bébé dans la bassine confirment leur identité : Sainte Anne et sa fille Marie [3] ;
  • le portique de gauche, peuplé uniquement d’hommes, revenant de la chasse ou s’éloignant à cheval vers la campagne ;
  • le premier étage, orné de trois bas-reliefs à l’antique.


Les trois bas-reliefs

Les historiens d’art ont depuis longtemps trouvé l’origine de ces trois bas-reliefs, librement inspirés de thèmes antiques bien connus à l’époque.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET bas relief bacchus ivreL’ivresse de Bacchus   Bacchus decouvrant Ariane MET Bacchus découvrant Ariane endormie, XVème siècle, Mantoue, copie en bronze d’un camée antique appartenant aux Gonzague, MET, New York

Fra Bartolomeo a supprimé le flambeau de la main gauche de Bacchus (fort logiquement vu l’absence d’Ariane) mais a remplacé dans sa main droite le thyrse par un gobelet, moins facile à identifier, et qui tire l’image vers le thème de l’ivresse.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET bas relief bacchus et sileneBacchus enfant avec son précepteur Silène Enfance de Bacchus, Musées des Thermes, RomeEnfance de Bacchus, Musées des Thermes, Rome
satyr holding out a cluster of grapes to Bacchus as a child, from Italy, first half of the 1st century Petit PalaisVerre romain, première moitié du premier siècle, Collection Dutuit, Petit Palais, Paris

Ici Silène assis tend une grappe à Bacchus. Des sarcophages et des statues antiques le montrent aussi debout, portant Bacchus dans ses bras. Fra Carnevale semble avoir fait un mixte des deux versions.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET bas relief triton et nereideTriton portant une néréide  

 

 

 

 

 

 


Tritons et nereides Sea-racophagus Musee des Thermes RomeSarcophage de la Mer, Musée des Thermes, Rome

Le couple imaginé par Fra Carnevale s’inspire des diverses postures que présente ce sarcophage, sans en copier aucune [4] .

Si cet étalage de références antiques, à l‘étage noble du palais, n’a rien de surprenant dans la culture humaniste de la cour d’Urbino, le choix et le traitement des thèmes l’est un peu plus : à gauche l‘ivresse, au centre Bacchus enfant établissant un parallèle inévitable avec Marie, et à droite la sexualité réputée des tritons et des néréides, constituent un assemblage hétéroclite, et plutôt incongru dans le contexte d’un tableau d’autel, qui plus est réalisé par un dominicain !


Un jeu érudit (SCOOP !)

Bacchus decouvrant Ariane MET decompose
Une explication possible est que Fra Carnevale s’est livré ici a un jeu érudit, en éclatant en trois scènes distinctes le schéma bien connu du camée des Gonzague :

  • Silène barbu ne soutient plus à gauche la torche de Bacchus, mais passe au centre dans la scène nouvelle de l’Enfance ;
  • la scène érotique de droite (un satyre ithyphallique découvrant Ariane dénudée) est amendée dans la scène passe-partout du triton enlaçant une néréide.

Les trois bas-reliefs sont donc moins scandaleux que didactiques : à la Renaissance, Bacchus est vu comme une figure positive, pré-chrétienne dans son rapport au vin, une figure de la force vitale et de la génération.


La bande de gauche (SCOOP !)

Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET appentis
La chambre ouverte sur l’avant, selon la convention habituelle des Naissances de la Vierge, est précédée par une construction plus rare : un portique sous lequel on voit un fauconnier et un chasseur avec son chien, ramenant un lièvre au palais.



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET appentis detail
Derrière s’étagent des cavaliers et des piétons le long du chemin qui longe les champs jusqu’à la mer, avec ses bateaux.



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET appentis ciel
Au dessus un ciel peuplé d’oiseaux, autre sorte de mer dans laquelle les nuages prennent la forme de dauphins.

Ainsi la bande de gauche semble destinée à illustrer simultanément les richesses de la Terre, de la Mer et des Cieux.


Un précédent célèbre

Giotto_di_Bondone_ 1303-05 The_Birth_of_the_Virgin_Cappella degli Scrovegni Eglise de l'arena Padoue

La Naissance de la Vierge
Giotto, 1303-05, Chapelle Scrovegni (Arena), Padoue

Giotto avait déjà utilisé ce type de composition avec un appentis à gauche abritant deux servantes, et la chambre ouverte à droite, avec en haut Sainte Anne dans son lit recevant Marie emmaillotée, et en bas le bain du bébé, ici représenté une seconde fois. Une servante lui pince délicatement le haut du nez, coutume italienne pour que l’enfant grandisse bien ; tandis que l’autre, déroulant un lange propre sur ses genoux, fait comprendre que l’on va procéder au bain et au changement des couches. Détails prosaïques destinés, bien avant la querelle sur l’Immaculée Conception, à affirmer que la Vierge était bien un bébé comme les autres.



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail Marie
On remarque chez Fra Carnevale le même détail de la servante ayant déroulé sur ses jambes le lange qui attend le bébé, ici représenté entièrement nu (cette nudité n’est pas surprenante pour l’époque, on la trouve également dans une prédelle de Lorenzo di Bicci, [1], p 259).


Des écarts iconographiques

Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail anne
C’est dans la scène du haut que Fra Carnevale s’éloigne des conventions.

Sainte Anne, qu’on représente d’habitude dignement étendue sur le lit, est ici une très jeune femme, la poitrine nue et accoudée sur le flanc. On explique cette attitude étrange par un anachronisme voulu : Fra Carnevale aurait voulu représenter une naissance à l’antique (les trois servantes qui nourrissent l’accouchée portent des sortes de péplums). Mais la quatrième servante, inactive et assise au bord du lit, porte quant à elle des vêtements modernes, comme d’ailleurs toutes les autres femmes des deux panneaux.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail porteuse eau Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail passante

A noter que la servante qui apporte la cuvette d’eau a, pour avoir les mains libres, passé sa longue robe dans sa ceinture, dévoilant sa chemise blanche ; tandis que les nobles dames du premier plan affirment leur statut en occupant leurs mains à remonter leur longue robe.


Un premier plan indépendant

Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET detail rue
Les passantes dans la rue, en avant des trois marches, ne s’intéressent aucunement à ce qui se passe derrière elle : on voit une jeune fille riche suivie de son chaperon, une mère avec son enfant, une femme (manteau rose) qui présente une jeune femme (manteau bleu) à une troisième, une servante qui attend (manteau vert), une autre passante qui se dirige dans l’autre sens.

Véritable galerie de mode, ce premier plan renvoie à l’atmosphère raffinée de la cour d’Urbino, avec ses coiffures savantes, ses longues robes aux couleurs vives, et son palais de marbre que décorent des aigles, armes des Montefeltro. On peut présumer sans grand risque que certaines de ces élégantes sont des portraits de dames bien en vue de la cour ou de la confrérie.


Un éloge de la Fécondité (SCOOP !)

On pourrait conclure que ce panneau est une oeuvre-prétexte, une « Architecture avec la Naissance de Marie » servant surtout à démontrer les multiples talents de Fra Carnevale, maître de la perspective et par ailleurs un des architectes du Palais ducal d’Urbino.

Je pense pour ma part que le rôle structurant du décor, le jeu avec les bas-reliefs antiques et la minimisation des auréoles vont dans le sens d’une ambition plus grande : représenter la Naissance de Marie non pas comme une scène religieuse en tant que telle, mais comme image emblématique de la Fécondité chrétienne. On sait qu’Anne, femme âgée qui se croyait stérile, tomba enceinte miraculeusement suite à une Annonciation par un Ange, dont voici les paroles :

« de même qu’elle (Marie) naîtra d’une mère stérile, de même elle deviendra, par un prodige merveilleux, la mère du Fils du Très-haut, qui se nommera Jésus, et qui sera le salut de toutes les nations. » Légende Dorée, CXXIX, « La Nativité de la Bienheureuse Vierge Marie (8 septembre) »


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET schema

Du coup, les femmes du premier-plan apparaissent non plus déconnectées de l’arrière-plan, mais reliées à Anne et à Marie en tant que types des âges de la Femme.

Côtoyant les manifestations de la fertilité de la Nature, sous le patronage des bas-reliefs dionysiaques exprimant la Fécondité païenne, et escortée par les femmes illustrant la Fécondité moderne, Anne est régénérée par Fra Carnevale en une jeune femme grecque...



Maitre des Cassoni Campana 1510-20 Ariane a Naxos Avignon, musee du Petit Palais

Ariane à Naxos
Maître des Cassoni Campana, 1510-20, musée du Petit Palais, Avignon

…qui anticipe étrangement l’Ariane à Naxos du Maître des Cassoni Campana, d’abord nue dans le lit, puis réveillée par le cortège de Bacchus.



La supposée « Présentation de la Vierge »

Giotto_di_Bondone_ 1303-05 The_Birth_of_the_Virgin_Cappella degli Scrovegni Eglise de l'arena Padoue La Naissance de la Vierge Giotto_di_Bondone_ 1303-05 Presentation au temple_Cappella degli ScrovegniLa Présentation de la Vierge au Temple

Giotto, 1303-05, Chapelle Scrovegni (Arena), Padoue

Dans les cycles consacrés à la Vie de Marie, la scène de la Présentation au Temple suit immédiatement celle de la Nativité de Marie. Les éléments invariables de cette iconographie, tirés du proto-Evangile de Jacques, sont les suivants :

  • les parents de Marie, Joachim et Anne, qui l’accompagnent au Temple ;
  • le Grand Prêtre qui l’accueille ;
  • l’escalier, nécessaire pour illustrer le point marquant du texte : la petite fille, âgée à peine de trois ans, « ne se retourne pas en arrière » vers ses parents.


La question des « mendiants »

Ghirlandaio 1486-90 Presentation_of_the_Virgin_at_the_Temple , Chapelle Tornabuoni Santa Maria NovellaGhirlandaio, 1486-90, Chapelle Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence Daniele-Da-Volterra-1555 The-Presentation-of-the-Virgin Fresque Trinite des MontsDaniele da Volterra, 1555, Capelle Orsini, églse de la Trinité des Monts, Rome

Comme le montrent ces deux exemples, la présence de mendiants à l’extérieur du Temple n’est pas exceptionnelle dans l’iconographie de la Présentation : Ghirlandaio en représente un seul, à demi-nu, méditant philosophiquement sur les marches en compagnie de son tonnelet ; Daniele da Volterra en montre quatre implorant la charité des fidèles (on distingue aussi un pèlerin assis en haut).



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston malades

Dans le panneau de Fra Carnevale, les trois personnages dénudés et accompagnés d’un chien, ne mendient pas : on voit posés à côté d’eux une gourde et une écuelle, un tonnelet et un sac bien rempli. Leur point commun est la présence de bandages, et leur attitude de souffrance : l’un se tient la tête dans la main, l’autre a du mal à se relever, le plus âgé tend difficilement un bras dans un geste d’impuissance : compte tenu du contexte, ces trois personnages ne sont pas des mendiants, mais bien des malades de l’hôpital de Santa Maria della Bella.


Une énigme iconographique

Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston

Faute de mieux, on part du principe que le second panneau a pour sujet la Présentation de la Vierge au Temple, lequel aurait été transposé en une église chrétienne. Marie serait la jeune fille en bleu en tête du cortège, et sa mère Anne la jeune femme en vert qui la suit.

Les impossibilités iconographiques sont évidentes :

  • absence de Joachim ;
  • absence du Grand-Prêtre ;
  • Marie n’est pas sur l’escalier, mais en avant des trois malheureuses marches : et de plus, elle se retourne vers sa supposée mère.


Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston

Trois autres objections, encore plus importantes à mon sens, tiennent à la cohérence des panneaux :

  • on ne peut pas dans l’un s’appuyer sur la présence minimaliste des auréoles pour identifier Anne et Marie, et dans l’autre faire l’impasse sur l’absence de toute auréole pour les deux mêmes personnages ;
  • le fait que, dans le panneau Palais, les saintes personnes soient représentées à l’arrière-plan, et que dans le panneau Eglise elles se cachent sans aucun signe distinctif parmi les passantes du premier plan, rend la composition complètement illisible ;
  • placer les deux panneaux dans l’ordre chronologique fait que « la perspective diverge au lieu de converger, créant un effet inhabituel de disruption centripète » ([1] p 358)

Malgré la copieuse bibliographie consacrée aux panneaux Barberini, aucune iconographie alternative ne tient la route. Préférant une explication bancale à un total mystère, les historiens d’art oublient d’expliquer pourquoi Fra Carnevale aurait transformé un thème banal en une composition aussi cryptique (l’aspect « devinette » pourrait se concevoir dans le cas de panneaux à usage privé, pas pour un retable).

Et ne concluent jamais clairement que le sujet du second panneau ne peut pas être la Présentation au Temple [5].


Une autre approche

L’approche que nous allons suivre pour avancer sur la question est de postuler d’emblée que les deux panneaux forment des pendants, dans l’espoir que l’un puisse éclairer l’autre.

A partir d’ici, nous présenterons donc les panneaux dans l’ordre naturel induit par la perspective, en les nommant non d’après les figurants hypothétiques, mais d’après les véritables personnages : à savoir les deux bâtiments.


Une conception d’ensemble

Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts BostonL’Eglise Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge METLe Palais

Les deux panneaux comportent des trous d’épingles sur leur bord interne, ainsi que de nombreuses lignes de construction incisées dans la couche de préparation, qui montrent que la construction a été conçue comme un tout, directement sur les panneaux et de manière très rigoureuse, notamment en ce qui concerne la diminution de taille des personnages (le grand enjeu technique de l’époque).


Fra Carnevale 1467 diptyque schema1
Ainsi les trois marches sont alignées de part et d’autre, ainsi que la ligne d’horizon.

De plus, la marche des passantes s’effectue de manière symétrique, de même que celle des deux petits personnages accompagnés d’un chien, l’un sortant de l’Eglise et l’autre entrant dans le Palais.


Des sexes séparés (SCOOP !)

Fra Carnevale 1467 diptyque schema2
Voici comment les hommes (en bleu) et les femmes (en rose) se répartissent dans le deux panneaux. Les cercles rouges correspondent aux atypiques :

  • côté Eglise les ecclésiastiques (deux moines accotés à droite, trois prêtres au fond près de l’autel central) ;
  • côté Palais les servantes qui se distinguent des autres par leur vêtement à l’Antique.

Première constatation, pour les sculptures de l’Eglise : entre la scène sacrée de l’Annonciation, en haut, et la scène païenne de la nymphe et du faune, en bas, les sexes se croisent : manière sans doute de signifier que la Virginité de Marie est l’inverse de la sensualité antique.

Seconde constatation : les sexes ne se côtoient jamais (sauf dans la partie dionysiaque du Palais, pour le bas-relief du triton et de la néréide). L’intérieur des deux bâtiments est unisexe : hommes dans l’Eglise, femmes dans le Palais (ce qui est normal pour une scène d’accouchement). Le parvis est également unisexe côté Palais (les passantes étant, comme nous l’avons vu, des instances du modèle exemplaire que constituent Anne et sa fille).



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston cortege

En revanche, côté Eglise, le parvis est plus mélangé : mis à part les trois malades et le chien, le cortège, qui semble arrêté devant un grand bénitier central contenant une branche de buis, suit un ordre bien précis qui, là encore, sépare les sexes :



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston jeuens filles

  • deux jeunes filles aux riches robes et aux coiffures complexes, la plus jeune se retournant vers l’autre ;



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston femmes

  • quatre femmes voilées, d’âge varié ;



Fra Carnevale 1467 La presentation de la Vierge au Temple Museum Fine Arts Boston jeunes gens

  • deux jeunes gens dont l’un pose amicalement sa main sur le bras de l’autre ; à la différence de tous les autres hommes des deux panneaux, ils sont vêtus de longues robes, de couleurs différentes (étudiants, futurs clercs ?)

Il ne s’agit en tout cas pas de paroissiens quelconques se rendant à la messe (rien dans l’église n’en indique l’imminence), ni d’une famille (pas de père) ni d’un enterrement (malgré la branche de buis et les voiles). Il pourrait s’agir de quatre jeunes nobles se rendant à l’église accompagnés par quatre parentes ou préceptrices. Ou plus probablement de l’intronisation des deux jeunes gens dans la confrérie (expliquant pourquoi ils se tiennent déjà fraternellement par le bras, et créant un lien avec l’autre panneau, l’intronisation étant comme une seconde naissance). Faute de connaissances plus précises sur les statuts et les rites de cette confrérie, nous ne saurons probablement jamais ce que ce cortège montre  précisément, mais qui devait avoir une signification immédiate dans le contexte local.


Des décors homologues (SCOOP !)

En prenant un peu de recul, les deux panneaux manifestent une étonnante similarité de composition.



Fra Carnevale 1467 diptyque schema3
Les quatre zones que nous avions distinguées dans le panneau Palais se retrouvent également dans le panneau Eglise. Ce sont, de l’avant vers le fond :

  • un parvis où défilent des personnages en vêtements modernes : on peut peut être opposer (zone violette) la Pauvreté des malades, à gauche, et l’Abondance, à droite (tout ce qui se trouve côté portique, y compris la jeune fille riche et la mère avec son fils) ;
  • une façade (vert foncé) ornée de sculptures symboliques : Chasteté côté Eglise, Fertilité côté Palais) ;
  • une zone de « purification » (vert moyen),  sorte de pronaos où le bénitier fait pendant à la baignoire (cercles blancs) ;
  • une zone sacrée (vert clair), où ne se trouvent que des prêtres (derrière la clôture de choeur) ou des équivalents de « prêtresses » (les trois servantes vêtues à l’antique).


Un sous-thème commun : la Génération (SCOOP !)

Sur la façade de l’église, on reconnaît en haut la scène de l’Annonciation, avec les statues de l’Ange et de Marie, et plus bas à gauche un bas-relief de la Visitation (le bas-relief de droite est indéchiffrable). Ces deux scènes sont souvent représentées ensemble, l’une montrant l’instant où Marie tombe enceinte, l’autre celui où elle sent Jésus bouger dans son ventre (en même temps que sa cousine Elisabeth sent le futur Saint Jean-Baptiste bouger dans le sien).

Reste que, mis en regard, les sculptures montrent :

  • à gauche la Conception surnaturelle du Christ, contredisant la conception originelle (le Faune et la Nymphe étant en somme les figures antiquisées d’Adam et Eve) ;
  • à droite la Fertilité païenne (Bacchus « réveillant » Ariane abandonnée), au dessus de la Fertilité d’Anne.

Ces correspondances sont trop elliptiques pour constituer la clé unique de compréhension, mais elles ont pu jouer leur rôle dans un niveau de lecture érudite.


Un impossible polyptyque

Malgré ces homologies, les deux panneaux ne constituent pas un espace unifié par la perspective centrale : les dalles du premier plan sont des rectangles à gauche, et des carrés à droite ; mais surtout, les points de distance ne sont pas identiques : le panneau Eglise est conçu pour être vu d’une distance d’environ 2,40 m, et le panneau Palais de 1,80 m. ([1] p 324)



Fra Carnevale 1467 diptyque schema1 cadre
Par ailleurs, les traces de cadre qui subsistent en haut sont différentes : le panneau Eglise présente trois arcatures, le panneau Palais trois arcatures de même taille, mais festonnées. A noter que dans les deux panneaux, le cadre s’abaisse sur la gauche (comme s’il y avait eu un chapiteau).

Remarquons que ce cadre faite partie intégrante de la conception :

  • côté Eglise, les deux statues tombent dans les creux : mais celle de la Vierge a dû être décalée vers la gauche (par rapport au haut de la colonne) pour qu’elle ne soit pas masquée ; très astucieusement, l’arcade vide centrale évoque la présence divine ;
  • réciproquement, côté Palais, les trois bas-reliefs païens tombent sous les pointes.

En rapprochant ces deux « anomalies » (distance de vision différente, cadre différent), une première conclusion s’impose : les deux panneaux ne pouvaient pas être pas montés en diptyque, ni même insérés dans un triptyque autour d’un hypothétique panneau central.

Cependant leur construction similaire implique une forme de solidarité entre les deux.

Seule possibilité : ils n’étaient pas conçus pour être présentés côte à côte, mais tour à tour !


Un accrochage particulier

Les études techniques concluent à un système d’accrochage très particulier : des traces de clous sur le pourtour suggèrent que les trois planches constituant chaque panneau n’étaient pas maintenues par un système de traverses en bois à l’arrière (comme habituellement dans les retables), mais probablement par un cadre métallique qui les enserrait ([1] p 359).

On sait très peu de choses sur l’oratoire Santa Maria delle Bella. Néanmoins un document de 1597 parle d’une armoire à reliques (armadio) en fer forgé close par plusieurs clés ([1] p 37), et une visite pastorale de 1608 (donc avant la récupération des panneaux par Barberini) d’une armoire située à gauche de l’autel principal, close par un rideau rouge ou vert ([1] p 307).


Une porte d’armoire (SCOOP !)

Plusieurs auteurs ont pressenti un rapport possible entre cette armoire à reliques et les panneaux de Fra Carnevale, mais sans conclure : or l’hypothèse qu’il s’agisse du recto et du verso de la porte de cette armoire est compatible avec leur grande taille (145 x 96 cm).



Fra Carnevale 1467 La naissance de la Vierge MET armoire
Armoire à reliques (reconstitution P.Bousquet)

Supposons donc que, du temps de Fra Carnevale, le maître-autel de l’oratoire de l’hôpital ait été surmonté d’une grande armoire à reliques, reliques qui auraient pu être déplacées plus tard dans l’armoire en fer forgée latérale afin de permettre leur vision en permanence (ce qui aurait facilité la récupération par Barberini de la porte, devenue obsolète et son remplacement par un tableau parfaitement conventionnel de la Naissance de Marie).


900px-San_Giovanni_d'Asso,_Pieve_di_San_Giovanni_Battista,_interno
Vers 1600, Pieve di San Giovanni Battista, San Giovanni d’Asso

Bien qu’exceptionnel, ce dispositif d’une armoire-reliquaire au dessus d’un autel majeur n’est pas inconcevable, surtout dans le cadre semi-privé de la chapelle d’un hôpital géré par une confrérie.

De manière inattendue, cette hypothèse met en lumière certains parti-pris de la composition :

  • les niveaux horizontaux bien marqués sont cohérents avec la présence d’étagères ;
  • par leur position latérale, les points de fuite (pivots graphiques) se superposent aux  charnières (pivots mécaniques) ;
  • le porche centré du panneau Palais suggère une porte à ouvrir : il aurait donc plutôt constitué le verso (armoire fermée) ;
  • le contraste entre l’Eglise (vue de dehors) et le Palais (avec vue sur l’intimité de la chambre à coucher) épouse bien la dialectique fermé/ouvert.

Mais surtout, elle éclaircit plusieurs points obscurs :

  • cadre du panneau Palais (recto) plus orné que le cadre du panneau Temple (verso) ;
  • au verso, scènes religieuses standards (Annonciation, Visitation), absence de cérémonie dans l’Eglise et malades devant la porte, typique des jours ordinaires (armoire fermée) ;
  • au recto, thème sacré de la « guérison » de Sainte Anne et de la fécondité dionysiaque, visible les jours extraordinaires d’ostension ;
  • distance de vision plus courte pour le panneau recto, lorsque les malades étaient autorisés à rentrer dans le choeur  pour se rapprocher des reliques.



Références :
[1] « From Filippo Lippi to Piero Della Francesca: Fra Carnevale and the Making of a Renaissance Master », sous la direction de Keith Christiansen, 2005, Metropolitan Museum of Art https://books.google.fr/books?id=2_AJE1mo-AEC
[2] Le cardinal Barberini avait récupéré les tableaux parce que Vasari en parlait dans son livre comme étant de Fra Carnevale, peintre rare digne d’intéresser un collectionneur ; et il connaissant le sujet de l’un des deux, puisqu’il a commandé en remplacement une « Naissance de la Vierge ». Le fait qu’il n’ait pas communiqué l’information au secrétaire montre que la signification religieuse des panneaux était pour lui secondaire : probablement savait-il qu’ils avaient avant toute une toute autre fonction, indigne d’être mentionnée parce qu’elle n’avait de sens que dans le contexte local de l’hôpital Santa Maria della Bella.
[3] On a supposé que ces auréoles auraient pu être rajoutées dans un second temps, pour forcer l’interprétation religieuse : mais dans ce cas pourquoi les faire si peu visibles ? Uu autre mystère est leur forme différente : celle de la femme est pleine, celle de l’Enfant est rayonnante. La restauration trop poussée rend malheureusement impossible toute avancée sur la question.
[4] Pour d’autres exemples de Tritons et de Néréides, voir https://commons.mtholyoke.edu/arth310lankiewicz/beneath-the-waves/
[5] L’exception est Creighton Gilbert, dont les deux articles constituent une démolition en règle de l’hypothèse Présentation de la Vierge, et expliquent clairement pourquoi les deux panneaux ne pouvaient pas faire partie d’un triptyque. Son explication alternative, deux scènes de la vie de l’hôpital, est malheureusement peu convaincante : le thème de la « Charité aux malades » est loin d’être patent, et celui de la Naissance supposerait que l’Hôpital de Santa Maria della Bella avait une improbable spécialité « Maternité », à une époque où les femmes accouchaient à domicile.
Creighton Gilbert « The function of the Barberini panels », dans « Studi per Pietro Zampetti »  p 146-52, 1993
Creighton Gilbert, « The function of the Barberini panels : addenda «  dans « Critica d’Arte », 2000 ser 8, tome 63 N°6, p 24-30

Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz

7 septembre 2019
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Konrad Witz est frustrant : son oeuvre extrêmement originale, au carrefour d’influences flamandes et italiennes, est trop brève et trop fragmentaire pour se laisser appréhender complètement. Du coup ses tableaux sont tous des questions ouvertes, sur lesquels les spécialistes font parfois quelques microscopiques avancées.

Je propose ici une lecture transversale de quelques uns de ces problèmes bien connus, dans l’idée de mettre en évidence trois procédés qui me semblent caractéristiques de son style : l’effet de loupe, les contre-pieds et les rébus.



Triptyque d’Olsberg, Konrad Witz, vers 1437-40

 

 

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum NurembergAnnonciation (revers)
Germanisches National Museum, Nuremberg
1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA BaleRencontre d’Anne et de Joachim à la Porte Dorée (avers)
Kunsmuseum, Bâle

Un triptyque hypothétique

Aujourd’hui scindés en deux, ces panneaux constituaient le volet gauche d’un hypothétique triptyque, dont le panneau central était peut-être une Vierge à l’Enfant conservée elle-aussi à Bâle, la Madonne d’Olsberg. Le volet droit, dont il ne reste rien, aurait pu présenter à l’avers une autre scène de la vie de la Vierge, par exemple ses fiançailles avec Joseph, tandis qu’au revers aurait pu figurer la Nativité (ou bien la Visitation), en pendant à l’Annonciation (celle-ci, sans fond d’or fragile, étant nécessairement placée au revers).


L’ombre en hors champ

 

1432 Van Eyck Retable de Gand revers detailVan Eyck, 1432 , Retable de Gand, Annonciation, revers (détail). Maitre de Flemale Triptyque Werl Panneau droit (detail)Maître de Flemale, 1438, Triptyque Werl, avers du panneau droit (détail).

Les deux compositions présentent, en bas à droite, une ombre en diagonale provenant d’un objet en hors-champ. Il s’agit en fait de l’ombre du cadre, procédé mis au point par les flamands pour créer un effet de boîte [1].

Dans la Rencontre d’Anne et de Joachim, Witz a surenchéri en ajoutant, en haut, l‘ombre de la barre horizontale du cadre se projetant sur la face en biais de la porte.



sb-line

L’Annonciation

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg


Une perspective erratique

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg perspective

Les boîtes créées par Witz n’obéissent pas à la perspective centrale toute récente d’Alberti, ni même à la perspective des flamands, avec plusieurs points de fuite échelonnés en hauteur . Elles ne respectent même pas des points de fuite locaux, comme on le voit sur les lattes du plancher, divisées en deux familles.

Ce côté erratique de la perspective jure, pour notre oeil moderne, avec le réalisme exacerbé des matières : veines et fissures des madriers, ombres portées par la moindre cheville, coulures des joints de plâtre. Et avec la précision technique de la construction.


Une construction compliquée

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg aisselier

La pièce est délimitée par un assemblage hétéroclites de poutres. La première poutre verticale porte en bas un aisselier (barre en oblique) qui gêne le passage : elle pourrait être destinée à être englobée dans une cloison en construction, mais sa partie supérieure est ouvragée, tout comme celle de la poutre de l’autre côté de la porte : les deux sont donc destinées à rester apparentes.


1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg plafond

Le plafond est encore plus déconcertant : il se compose de deux jeux de solives perpendiculaires, celles de la partie arrière venant s’appuyer sur la partie avant, comme si elles avaient été rajoutées dans un second temps (ce pourquoi la poutre verticale centrale comporte en haut deux aisseliers et non pas trois). La plancher est lui aussi divisé en deux parties, l’Ange et Marie occupant la moitié avant.


Intérieur ou extérieur ?

Nous sommes censés être à l’intérieur de la chambre de la Vierge : sauf qu’il est totalement vide du mobilier et des ingrédients habituels des Annonciations (colombe, vase de lys, lutrin, lit), et que rien n’indique sur quoi Marie est assise.

Si le mur du fond n’avait pas sa fenêtre géminée, avec son encadrement de la même pierre rose que celui de la porte, nous aurions plutôt l’impression d’être à l’intérieur d’une sorte d’appentis provisoire, s’appuyant à l’extérieur d’une maison en dur, et construit devant sa porte d’entrée.


La maison d’un charpentier

Si Witz, au lieu de détailler le mobilier, s’est concentré sur ce doublage de bois compliqué et sans utilité pratique, c’est probablement pour traduire en image une circonstance particulière rapportée par les Apocryphes : Marie, qui avait passé son enfance dans le Temple, fut à douze ans hébergée dans la maison de Joseph, qui lui avait été désigné comme époux, un peu contre son gré, par le miracle du bâton fleuri :

« Joseph épouvanté reçut Marie et lui dit : « Je te reçois du temple du Seigneur et je te laisserai au logis, et j’irai exercer mon métier de charpentier et je retournerai vers toi. Et que le Seigneur te garde tous les jours. » Protoévangile de Jacques, chapitre IX [2]

Cette pièce agrandie à la va-vite par la main d’un charpentier représente littéralement la maison de Joseph, dans laquelle il a laissé seule Marie et où se produit l’Annonciation.


1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg schema

Le fait qu’elle soit composée de deux parties (la moitié avant occupée par l’Ange et Marie, et la partie arrière vide, sur laquelle se projette seulement l’ombre insaisissable de la Vierge) suggère une interprétation plus symbolique : elle pourrait représenter le couple si particulier de Marie et de Joseph : une vraie union (comme le montrent les fenêtres géminées) mais platonique (comme le montrent les deux moitiés disjointes).


 

La porte close

Contrairement au maître de Flémalle, qui dans le retable de Mérode prend soin de représenter ouverte la porte par laquelle l’Ange est entré (voir 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux), Witz la montre ostensiblement fermée : l’Ange est donc passé au travers.


1450 Speculum humanae salvationis, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, La Haye 10C23
Speculum humanae salvationis, 1450, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, La Haye 10C23

A l’époque, toute le monde voit dans la porte close une figure de Marie et de sa virginité, comme le précise le Speculum humanae salvationis :
« Porta clausa figurat beatam Maryam »


 

La double poignée

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg detail poignee
Reste à comprendre pourquoi Witz l’a affublée de cette énorme poignée, sans utilité pratique puisqu’elle se situe en plein milieu.

Elle joue sans doute un petit rôle dans la logique d’ensemble, appelant la main du spectateur à ouvrir le volet de gauche du triptyque (dont la porte constitue ainsi une sorte de modèle réduit).

Mais ce qui frappe surtout est que, sous cet angle très particulier d’incidence, un jeu d’optique fait que la poignée de fer se duplique en une poignée d’ombre, le bois opaque se comportant en somme exactement comme un miroir : coïncidence de l’ombre et du reflet qui avait tout pour stimuler l’intérêt graphique de Witz.

On peut aussi voir la poignée double plus symboliquement : sa moitié arrière, qui nous est donnée à voir par la transparence « surnaturelle » du bois, est celle que l’Ange a empoignée pour entrer miraculeusement dans la pièce.


 

Deux effets witziens

Ainsi ce tableau constitue une excellente introduction à deux des effets que nous allons retrouver dans d’autres oeuvres de Witz.

L’effet de contre-pieds : les contradictions de la pièce (vide de meubles, à la fois intérieure et extérieure, à la fois provisoire et construite, à la fois unique et disjointe) servent à nous faire comprendre son caractère symbolique : elle est la maison de Joseph et, au delà, l’image atypique de son couple.

L’effet loupe : un détail, mis en évidence par son emplacement central et sa taille, synthétise un point de théologie : ici, la poignée démontre que la virginité de Marie n’est perméable qu’à l’Ange.

Aussi physiquement incarnés qu’ils paraissent, les décors de Witz sont donc avant tout des constructions conceptuelles, destinés à un public lettré : son installation à Bâle en 1431 et son éclatant succès ne se comprennent d’ailleurs que dans le contexte exalté et contestataire du concile de Bâle.


Voyons comment ces deux procédés se déclinent dans l’autre scène, tout aussi originale, que Witz a peinte au recto de son Annonciation.



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Rencontre d’Anne et de Joachim à la Porte Dorée

1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale

 

L’histoire de la conception de Marie est racontée dans les évangiles apocryphes, et est connue dans les pays germaniques par le Marienleben de Bruder Philipp :

« Chassé du temple car, après vingt ans de mariage, il n’avait toujours pas d’enfant, Joachim fuit au désert où il jeûne et prie. De son côté, son épouse Anne se lamente sur sa stérilité. Un ange leur apparaît tour à tour pour leur annoncer qu’ils concevront un enfant. Sur ordre de cet ange, les deux époux se retrouvent à la Porte Dorée à l’entrée de Jérusalem. Après leur retour à la maison, Anne conçoit. » Réjane Gay-Canton, [3]


1485 Master of the Stories of Mary in Aachen Musee du tresor de la Cathedrale Aix la Chapelle

Master of the Stories of Mary in Aachen, 1485, Musée du trésor de la Cathédrale Aix la Chapelle

Cette composition très littérale montre de gauche à droite trois temps de l’histoire :

  • Joachim au désert parlant avec un de ses bergers,
  • Joachim averti par l’Ange,
  • Joachim embrassant Anne qui, avertie de son côté, est venue à sa rencontre.

On voit bien le chemin caillouteux, Jérusalem représentée comme une ville médiévale avec les latrines accrochées au dessus des fossés, la porte dorée entrouverte et le bâton appuyé contre le mur qui indique à la fois la fin du voyage et la vieillesse de Joachim.


Une image théologiquement chargée

Dans son article très perspicace sur cette iconographie, Réjane Gay-Canton [3] la resitue au coeur d’un des grands enjeux théologiques de l’époque, la querelle de l’Immaculée Conception :

  • pour les Maculistes, la conception de Marie résultait de l’activité d’un couple normal, le côté merveilleux résidant simplement dans le côté tardif et l’annonce par l’Ange ; c’est une fois implantée dans le sein de sa mère, et donc entachée par le péché originel, que Marie avait été purifiée et sanctifiée par l’action du Saint-Esprit ;
  • pour les Immaculistes au contraire, la conception de Marie s’était effectuée de manière surnaturelle, précisément par le baiser échangé à la Porte Dorée.


Ulmer Meister um 1400 Staatsgalerie Stuttgart
Ulmer Meister, vers 1400, Staatsgalerie, Stuttgart

Ce panneau clairement immaculiste montre bien l’opposition entre un couple voué à une sexualité ordinaire – un berger avec son bâton, une servante avec son panier) et le couple béni par l’Ange qui réunit le vieux Joachim, bedonnant et au poignard fiché dans sa bourse, à Sainte Anne, dont l’auréole intersecte la Porte Dotée.

Réjane Gay-Canton montre bien que les images fluctuent entre les deux théories et suivent leur propre logique, parfois contradictoire avec celle du texte qu’elles ont sensées illustrer.


Historienbibel, Soleure, Zentralbibliothek, Cod. S II 43, fol.319v
Vers 1450, Historienbibel, Soleure, Zentralbibliothek, Cod. S II 43, fol.319v

Sont plutôt Immaculistes les images où la porte est fermée, où le couple est placé devant, et se contente d’échanger un chaste baiser statique.


 

vad-0343d
Vers 1450, Historienbibel, Saint-Gall, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung, VadSlg Ms. 343d, fol. 10v

Sont plutôt « maculistes » celles où la porte est ouverte, où l’étreinte a lieu sous la voûte et où le couple se rapproche activement  :

« Situer la rencontre non à l’extérieur de la ville mais à l’intérieur d’un lieu clos rend plus tangible l’intimité de la rencontre qui doit symboliser la conception. La porte de la ville devient en même temps la porte de la chambre du couple. » [3]

On pourrait sans doute pousser la métaphore un cran plus loin : dans la version Saint-Gall, la porte grande ouverte et le verrou (doublé par pudeur) évoquent clairement l’activité sexuelle ; tandis que dans la version Soleure, c’est toute la ville enclose dans ses murailles qui devient, derrière la porte en métal incorruptible, l’image d’un ventre inexpugnable.


 

1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale 1485 Master of the Stories of Mary in Aachen Musee du tresor de la Cathedrale Aix la Chapelle

La comparaison avec l’imagerie habituelle montre bien combien la composition de Witz est synthétique et originale.


1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale caniveau

Toute la partie « Joachim au désert » est évoquée par le chemin caillouteux ; le rempart et les fossés de Jérusalem sont résumés par deux assises de pierre rose se reflétant dans un caniveau rempli d’eau.


 

L’effet « rébus »

1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale statuettes
Moïse et Aaron

Witz a emprunté aux flamands l’idée de faire jouer aux statuettes un rôle dans la narration, mais ce rôle est chez lui très allusif, à la manière d’un rébus.

Le couple Moïse / Aaron (ce dernier identifiable par son couvre-chef de grand prêtre) est rarement représenté, et n’a aucun lien direct avec l’épisode qui nous occupe, sinon d’indiquer vaguement que nous sommes à Jérusalem.

Mais un lecteur avisé de la Bible verra facilement entre Moïse, monté sur la montagne pour recevoir les Tables de la Loi, et son frère Aaron, premier Grand prêtre d’Israël, se profiler l’épisode du Veau d’Or.

Witz ne nous montre pas qu’il s’agit de la Porte Dorée, mais le suggère par contagion verbale.


L’effet contre-pieds

1437-40 Konrad Witz Annonciation Germanisches National Museum Nuremberg 1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale

Si la porte de Marie a tout d’une clôture virginale, celle d’Anne n’a vraiment rien de doré : elle est obscure, pleine de toiles d’araignées et elle ne mène à rien. Comme le dit à Anne sa servante Judith;  » C’est avec raison que Dieu a clos ton ventre afin que tu ne donnes pas un enfant à Israël » [2].


1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale Porte impossible
De plus, les approximations perspectives de Witz ne permettent pas de justifier le fait que, derrière les deux personnages, il est impossible de placer un socle symétrique à celui de gauche. La « porte non dorée » de Witz est une construction impossible, dont le haut et la base sont tordus à quatre vingt dix degrés.



1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale ouverture porte
Pour comprendre l’intention, il faut suivre la couleur dorée qui, débordant du ciel au travers des auréoles, casse et tord l’architecture de pierre, « ouvrant » sous nos yeux la vieille porte. Et transfigurant au passage le couple de vieillards en un jeune couple radieux, dont l’ombre unique se projette sur le mur blanc.

Cette invention spectaculaire transcende sous nos yeux la querelle maculiste/immaculiste par un pur miracle plastique : une porte fermée, et qui pourtant est en train de s’ouvrir.


L’effet de loupe

1449 Master of the Junteler epitaph Museum zu Allerheiligen Schaffausen detail
Portement de croix et Crucifixion (détail)
Master of the Jünteler epitaph, 1449 Museum zu Allerheiligen, Schaffausen
Cliquer pour voir l’ensemble

Ce tableau peu connu possède un détail remarquable : la barre à contrepoids qui permet de bloquer l’entrée de Jérusalem (on voit même la corde qui permet de la ramener en position basse).


1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale barre
Witz lui a préféré une barre à axe vertical, représentation tout à fait unique dans l’iconographie, et qui joue ici plusieurs rôles.

Graphiquement, cet objet saillant au raccourci outrancier, placé à l’extrême gauche du triptyque. attire l’oeil du spectateur et lui indique où commencer la lecture.

Dynamiquement, sa rotation selon l’axe vertical invite à découvrir l’effet de torsion qui affecte l’ensemble de la porte.

Métaphoriquement, pivotant sous la statue de Moïse pour se plaquer contre la porte, elle imite le bras gauche de Joachim, pivotant sous la statue de Moïse pour enlacer Anne.



1437-40 Konrd Witz Porte doree Musee des BA Bale detail bas

Si la vieille porte envahie d’araignée représente la stérilité de l’une, ce bélier bloqué par les deux bouts dit l’impuissance de l’autre.



Retable de Genève, Konrad Witz, vers 1444

De ce retable on n’a conservé que les volets latéraux, vandalisés durant la Réforme (les visages ont été grattés) et  restaurés à plusieurs reprises. Destinés au maître autel de la Cathédrale Saint Pierre de Genève, trois d’entre eux mettent en scène ce saint.


1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve

La délivrance de Saint Pierre (volet droit, extérieur)
Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Deux moments consécutifs

La moitié droite montre Saint Pierre dans sa prison, gardé par quatre soldats.

« L’ayant fait prendre, il le mit en prison, le plaçant sous la garde de quatre escouades de quatre soldats chacune. » Actes des Apôtres, 12:4

Durant son sommeil, un ange vient le délivrer :

« Et voici que survint un ange du Seigneur et qu’une lumière resplendit dans le cachot. Frappant Pierre au côté, il l’éveilla et dit:  » Lève-toi promptement!  » Et les chaînes lui tombèrent des mains. Puis l’ange lui dit:  » Mets ta ceinture et chausse tes sandales.  » Il le fit, et (l’ange) lui dit:  » Enveloppe-toi de ton manteau et suis-moi.  » Etant sorti, il le suivait, et il ne savait pas que fût réel ce qui se faisait par l’ange, mais il pensait avoir une vision. » Actes des Apôtres, 12:7-8

Personne ne sait pourquoi Witz s’est écarté à ce point du texte : Pierre est attaché aux pieds et au cou, il est pieds nu, et il s’enfuit en emportant un livre inexpliqué.
Autre énigme incompréhensible : la colonne inachevée, que l’on devine dans le V des toits.


Une scène arrêtée

Les deux soldats de droite (l’un en armure et l’autre en habit) font partie du premier temps de l’histoire : ils voient l’ange (l’un le désigne de son doigt, qui dépasse l’angle du mur) mais ne peuvent s’opposer à son arrivée.

Les deux soldats du centre (l’un en armure et l’autre en habit) complètent la garde. Mais tournés vers la gauche, ils font plutôt partie du second temps de l’histoire : ceux qui ne peuvent s’opposer au départ de l’ange. L’un dort, et l’autre n’a pas le temps de ramasser sa longue pique, qui reste coincée dans la moitié droite.

La marche tranquille de l’Ange, tenant par la main Saint Pierre encore hébété, exclut une fuite précipitée. Il nous faut comprendre que les quatre soldats sont comme paralysés, figés par un effet de flash. Leurs ombres portées, qui dramatisent la scène, sont aussi une manière de traduire leur impuissance : inoffensifs comme des ombres.


Une composition économe (SCOOP !)

1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve schema
Les deux moitiés sont homologues :

  • un mur plat derrière l’Ange,
  • un mur en biais derrière Saint Pierre,
  • un mur plat ou en biais dans l’autre sens, derrière deux soldats.

La transition entre les deux posait un problème de place, pour caser le battant grand ouvert. Witz a eu alors l’idée d’un dispositif ad hoc : le battant est composé de deux parties articulées, la partie étroite se plaquant dans l’épaisseur du mur et l’autre à l’extérieur. On voit fréquemment à l’intérieur des  maisons de l’époque ce type de volet repliable, qui limitait l’encombrement : mais il n’a aucune justification pratique  pour une porte de prison ouvrant sur une cour.

La perspective approximative de Witz lui permet de raccorder cette porte avec le mur au faîtage de tuiles, escamotant ainsi le problème.


L’effet Rebus (SCOOP !)

1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve detail Balaam

La statue au dessus du portail a été identifiée par Burckhardt comme étant le prophète Balaam, à cause de sa prophétie :

« Il prophétise : « De Jacob monte une étoile, d’Israël surgit un sceptre. » (Nombres 24, 17).

Cette identification est en général rejetée : on ne distingue pas clairement le sceptre dans la main gauche, et Balaam n’a aucun rapport apparent avec Saint Pierre.

Ce rapport existe pourtant, et se rapporte à l’épisode de l’ânesse, raconté juste avant (Nombres 22-24). Le roi de Moab, Balak, fait venir le devin Balaam afin qu’il maudisse les Hébreux. En chemin, un ange, tenant une épée nue à  la main, empêche l’ânesse d’avancer malgré les coups donnés par Balaam. L’ânesse, douée tout à  coup de la parole, reproche à  son maître sa dureté. Dieu ouvre alors les yeux de Balaam, et devant Balak et les Moabites, au lieu de maudire les Hébreux, il les bénit par trois fois.

Or les Evangiles rapportent que, dans la nuit après l’arrestation de Jésus, l’apôtre Pierre, par peur, nie par trois fois l’avoir connu. Lorsque au matin le coq chante, Pierre se souvient de l’annonce que le Christ lui avait faite de cette lâcheté : « Avant que le coq ait chanté, tu me renieras trois fois. ».

Dans les deux cas, un animal déclenche la prise de conscience du fautif : et la triple bénédiction de Balaam fait écho au triple reniement de Pierre.



1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve detail Balaam et Pierre
Analogie renforcée visuellement par la structure même du cachot : une niche étroite, sans profondeur, qui imite celle de la statue.


L’effet Loupe (SCOOP !)

1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve detail

A l’emplacement stratégique entre le visage attentif de l’Ange et le visage endormi de Pierre, deux écaillures incongrues crèvent le plâtre et les yeux.

Au premier degré, elles indiquent la vétusté du cachot : mais ce détail hyperréaliste jure avec le caractère schématique de l’édicule.

Au second degré, elles constituent une marque de virtuosité : il faut être Witz pour oser placer deux défauts au milieu de cette plage blanche, deux trompe-l’oeil qui appellent le doigt à les toucher (comme l’index du soldat nous y invite).

Personnellement, j’aurais tendance à associer ces deux points de poussée, en train d’ouvrir le mur de l’intérieur, avec le geste de l’Ange, qui écarte et tord les deux branches du collier en acier.



1444 Konrad Witz Delivrance de Saint Pierre Musee des BA Geneve detail gants
Mains nues d’un force infinie, en opposition avec les deux gantelets impuissants sur le sol.

Il y a sans doute, dans l’insistance sur la chaîne aux pieds, et dans l’escamotage de la chaîne au cou – le tout contredisant le texte des Actes des Apôtres – une intention qui nous échappe -d’autant que la cathédrale de Genève était nommée Saint Pierre aux Liens, en référence à sa précieuse relique : un anneau de la chaîne de Pierre.


sb-line

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve

L’ Adoration des Rois Mages (volet gauche, intérieur)
Musée d’Art et d’Histoire, Genève

Des correspondances étudiées

Le décor reprend le schéma triparti de la Délivrance de Pierre :

  • une partie plate, avec Balthazar offrant la myrrhe et Gaspard offrant l’encens ;
  • un mur en biais, avec Melchior offrant l’or ;
  • un mur incliné sans l’autre sens, derrière la Sainte Famille.

Au delà de cette structure basique, Witz a travaillé les correspondances entre le panneau extérieur et le panneau intérieur :

  • expressivité des ombres portées qui se cassent sur l’angle saillant,
  • écaillure géante du crépi,
  • porche surmonté d’une statue dans une niche.

Dans ce tableau qui comporte plusieurs détails bizarres, on peut d’emblée en éliminer un :

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail Baltazar
La position étrange de la main de Balthazar s’explique par le fait qu’il tient dans sa paume le bout relevé de sa longue manche, sur lequel il a posé la boîte dorée contenant la myhrre.


Le rébus (SCOOP !)

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve statues

Comme dans la Délivrance de Pierre, le rébus est posé par les statues. Celle du centre – le roi David sans couronne, mais reconnaissable à sa harpe – s’explique facilement : une tradition situait la crèche de Bethléem dans les ruines du palais de David (c’est ainsi que dans le triptyque Portinari de Van der Goes, on voit une harpe sculptée au-dessus de la porte d’entrée du bâtiment). Cette référence servait aussi à rappeler que Jésus, par sa mère, faisait partie de la descendance de David.

Les statues latérales sont plus difficiles à identifier. Certains y ont vu Salomon et Isaïe, ou bien un roi et la reine de Saba, en référence à un passage des Psaumes de David :

« Les rois de Tarsis et des Iles apporteront des présents. Les rois de Saba et de Seba feront leur offrande. » Psaume 71,10


Konrad-Witz 1435 La synagogue Retable du Miroir du Salut Musee des BA de BaleLa Synagogue Konrad-Witz 1435 L Eglise Retable du Miroir du Salut Musee des BA de BaleL’Eglise

Konrad Witz, 1435, Retable du Miroir du Salut, Musée des Beaux Arts, Bâle

En remarquant que la silhouette de gauche, tournée vers le passé, présente devant elle les Tables de la Loi, on y reconnait l’image délibérément cryptique de la Synagogue. Tandis que la femme avec son ciboire, sur l’angle saillant qui marque la frontière entre l’Ancien et le Nouveau Testament, est une image allusive de l’Eglise.


L’effet Loupe (SCOOP) !

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail ecaillure

Les commentateurs qui ont parlé de l’écaillure l’interprètent comme signifiant la vétusté de l’Ancien Monde représenté par la ruine de pierre, en contraste avec l’humble crèche en bois qui représente le Nouveau.


Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve schema

Mais cette interprétation, tout à fait justifiée dans toutes les Nativités de la Renaissance italienne, ne colle pas bien ici : l’écaillure se situe juste sous la statue représentant l’Eglise et frappe les deux faces du bâtiment, qui justement ici représentent les deux mondes : celui de l’Ancien Testament, côté Rois Mages, et celui du Nouveau, côté Sainte Famille.

Remarquons d’abord que, pas plus que la Porte de la Rencontre entre Anne et Joachim n’était dorée, ce bâtiment n’est une ruine : le crépi blanc est presque partout impeccable, le sol carrelé est sans aucun débris, le premier étage est en attente de construction plutôt qu’en cours de démolition. De plus l’écaillure résulte clairement de l‘insertion de la poutre de la crèche, juste à côté.

Autrement dit, la construction de la crèche a déclenché la chute du crépi qui masquait la pierre du Palais de David (celle de la niche et de l’encadrement du portail). Par un contre-pied typiquement witzien, l’écaillure doit être considérée comme un accident positif, qui évoque ici non plus l’idée de force incoercible comme dans la Délivrance de Saint Pierre, mais plutôt celle de Révélation, de mise à nu de la vérité des choses.

A l’opposition sempiternelle entre ruine et crèche, Witz substitue ici une opposition bien plus originale entre crépi et pierre apparente : le Nouveau Testament (la crèche) est la construction neuve qui fait tomber le crépi et révèle le Palais de David.


L’effet contre-pied (SCOOP !)

Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail ombres

Stoichita a bien remarqué que le geste de l’Enfant virtuel, qui tend la main vers Melchior, est différent de celui de l’Enfant réel, qui tient serrée contre lui la Pomme du Péché originel. Il a bien senti également le rôle crucial de l’angle saillant. Mais l’interprétation qu’il en donne, trop complexe pour la résumer ici, part à mon sens sur de fausses pistes [4].

La clé est à chercher selon moi dans un autre effet de contre-pieds, qui concerne cette fois l’ombre. Dans la Délivrance de Saint Pierre, les ombres des soldats signifiaient l’incapacité de saisir, et jouaient donc un rôle positif. De même, l’ombre de l’Enfant, en tendant le bras vers Melchior, intervient aussi dans la narration.


Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail ombre

Stoichita pense qu’elle matérialise la réalité physique de l’Enfant, conjoint à sa mère ; et que celui-ci va saisir le présent que lui tend Melchior. On pourrait tout aussi bien dire que l’ombre de l’Enfant esquisse une bénédiction en direction du monde de l’Ancien Testament. Ou que le cadeau qu’il accepte n’est pas l’or que lui offre se roi, mais la couronne posée par terre, juste à l’aplomb de sa tête. Couronne qui ne serait autre que celle de David, celle justement qui manque à la statue.


Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve ombre etoile

Quoi qu’il en soit, l’essentiel est de comprendre que, dans l’imaginaire witzien, l’ombre est un ingrédient positif : en même temps qu’elle révèle la Royauté de Jésus, elle sert de réceptacle à l’Etoile. Et pour attirer sur elle l’attention des curieux, Witz a commis à mon avis une erreur parfaitement intentionnelle : l’ombre de l’aisselier, sur le mur, devrait être à gauche de la poutre.


Sainte Marie-Madeleine et Sainte Catherine

Konrad Witz, 1440-45, Musée de l’Oeuvre, Strasbourg

Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg

Comme le montre l’ombre en diagonale dans le coin inférieur droit, ce panneau isolé constituait probablement le volet gauche d’un triptyque.


Effet de contre-pieds (SCOOP !)

Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg detail roue

La roue de Sainte Catherine a perdu ses dents. Seul un détail infime fait allusion au martyre de la sainte : on compte six rayons autour du moyeu, mais l’ombre en montre clairement huit . Comme dans L’ Adoration des Rois Mages, c’est l’ombre qui dit la vérité des choses : elle rappelle que la roue a été brisée miraculeusement par des cailloux tombés du ciel, obligeant les bourreaux à achever leur besogne à l’épée.

Par une contre-pieds inverse de celui de la Porte Dorée, l’instrument du martyre s’est transformé en objet d’or, comme par la contagion de la boîte à parfum de Marie-Madeleine. Et les deux objets précieux sont comme deux offrandes posées au pied de l’autel latéral.


Le rébus

Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg autel
Jean Wirth [5] a fait remarquer que Witz a positionné délibérément cet autel de manière à ce que la colonne masque le centre du tableau :

« Le déplacement de l’autel derrière le pilier entraîne un non-sens dans la composition, puisque le bas-côté latéral se prolonge indûment derrière la porte de la sacristie. »

Les silhouettes bleue et rouge – les couleurs traditionnelles de Marie et de Saint Jean – font rapidement comprendre qu’il s’agit d’une Crucifixion : en regardant bien, on devine d’ailleurs le bras gauche de la croix, et un angelot qui vole pour recueillir dans un calice le sang du Christ.

La raison de cette occultation reste ouverte : Wirth y voit une intention subversive, mais il s’agit sans doute plus simplement de la traduction graphique du fait que, au moment d’une Conversation sacrée, le futur tragique de la Passion est nécessairement masqué.


L’effet Loupe (SCOOP !)

Par ses effets de matière, cet autel est un festival witzien. Les deux bougies sont allumées, mais celles du fond nous est montrée en vue directe tandis que nous devinons celle de l’avant par son reflet dans la dorure.


 Konrad_Witz_Se-Marie-Madeleine-et-Ste-Catherine-Musee-Oeuvre-Strasbourg-fond-
C’est sans doute ce qui justifie la présence de la flaque d’eau dans l’échappée du fond, afin que nous puissions voir l’homme en rouge de la même manière, à la fois en vue directe et par son reflet.

Mais l’astuce principale est bien sûr l’auto-référence, puisque le magasin du fond montre, sur son étal, le même tableau que celui de l’autel, en compagnie de deux statues.

On peut tirer des conclusions variées de cette mise en abyme : volonté de sacraliser l’art, en faisant de l’éventaire un équivalent externe de l’autel ? Promotion pour l’atelier Witz ? Comparaison entres sculpture et peinture, puisque les deux minuscules statues évoquent, par leur position, les deux grandes saintes du premier plan ?


Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg fond zoom
Notons que, si la celle de gauche ressemble effectivement beaucoup à Marie-Madeleine montrant sa boîte, celle de droite ressemble moins à Sainte Catherine qu’à la Vierge à l’Enfant. Ainsi l’étal fournirait une confirmation minuscule que la structure d’ensemble était bien une Conversation Sacrée.


Konrad Witz Comparaison, Adoration des Mages Ste Marie Madeleine

Cette inversion  du grand en petit, de la peinture en sculpture monochrome, de l’autel sacré en étal profane, n’est finalement qu’une forme de contre-pieds, induit par la perspective. On peut en voir une amorce dans l’Adoration de Genève, où le splendide Melchior, sa boîte et sa couronne à ses pieds (préfigurant Marie-Madeleine avec la boîte et la roue)  se trouve projeté dans l’humble Joseph, la couronne s’inversant en bâton, et boîte remplie d’or en  cruche.


Un clin d’oeil eckien (SCOOP !)

Sacra_Conversazione,atelier Konrad_Witz Capodimonte Naples

Sacra Conversazione, atelier de Konrad Witz, Capodimonte, Naples

La cathédrale est vue depuis une arcade qui ne peut pas être celle du portail de la façade (absence des portes) mais celle du portail intérieur d’un narthex. Une première anomalie est sa forme en plein cintre, romane, qui jure avec la décoration flamboyante en choux frisés. Une autre anomalie est que la première travée comporte trois arcades et la seconde seulement deux, toutes en plein cintre.

On retrouve ici la désinvolture witzienne vis à vis du réalisme architectural : l’important est l’effet repoussoir de l’arcature du premier-plan, et le morceau de bravoure de l’orgue suspendu.


Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg reconstution WirthReconstitution de Jean Wirth [5]

Selon l’hypothèse de Jean Wirth, ce tableau reflèterait la composition originale de Witz qui aurait constitué le panneau central du « triptyque » de Strasbourg. Il aurait eu pour sujet une Conversation Sacrée, avec au centre la Vierge à l’Enfant et deux saintes dans les bas côtés.

Bien que cette reconstitution reste très discutée [6] , elle est la meilleure que nous ayons à ce jour. Ainsi le panneau de Strasbourg montrerait non pas un cloître, mais le bas côté gauche d’une église, avec une porte dans le fond (disposition exceptionnelle, mais pas inconcevable).


Konrad_Witz_Se Marie Madeleine et Ste Catherine Musee Oeuvre Strasbourg reconstution Wirth schema
La présence des deux éléments de mobilier latéraux, étrange dans les panneaux considérés isolément, est un argument supplémentaire en faveur de leur association : ainsi l’autel et l’orgue se répondent, par leur forme et par leur fonction : célébrer Dieu sur terre et dans le ciel.


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin
La Vierge dans une église
Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin
Sacra_Conversazione,atelier Konrad_Witz Capodimonte Naples inverseSacra Conversazione inversée

En inversant le panneau de Naples, sa dépendance par rapport au panneau de Van Eyck devient évidente (sur cette oeuvre très complexe, voir 1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)).

Le point de vue est identique, et le jubé est utilisé de la même manière pour produire, entre les autels latéraux, un effet d’échappée vers l’autel principal.

Bien sûr, Witz n’a pas oublié de reprendre, en le généralisant, le détail des toiles d’araignées le long des moulures.


 

Un clin d’oeil campinien (SCOOP !)

Atelier de Campin Vierge a l'enfant dans un interieur National GalleryVierge à l’enfant dans un intérieur
Atelier de Robert Campin, avant 1432, National Gallery

Cette scène charmante montre la Vierge donnant un bain à l’enfant Jésus : l’eau du bassin a été chauffée dans la cheminée et maintenant, séché et posé sur une serviette, l’enfant embrasse tendrement sa mère. La panier de couches bien blanches, en bas à droite, rappelle qu’il n’est encore qu’un bébé.


Atelier de Campin Vierge a l'enfant dans un interieur National Gallery detail
On peut mettre au compte du réalisme flamand les nuances lumineuses du manteau de la cheminée : reflet rouge côté feu, reflet jaune côté bougie. On peut aussi y voir l’opposition entre la flamme qui brûle et celle qui éclaire. Chez Campin, cette opposition a clairement une portée symbolique, l’une ayant à voir avec la sexualité humaine et l’autre avec la conception virginale (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume).



Atelier de Campin Vierge a l'enfant dans un interieur National Gallery detail enfant
Ici, le geste malheureusement dégradé du bébé, qui porte la main droite à son sexe, prolongeait probablement cette réflexion sur le Péché originel : tandis que le brandon, en s’allumant au feu de la sexualité ordinaire, noircit et se détruit, la petite auréole du Fils s’allume comme par contact avec celle de la Mère, telles deux bougies de cire virginale.


Konrad Witz Madona aquarelle Berlin KupferstichtkabinettVierge à l’Enfant
Konrad Witz, Kupferstichtkabinett, Berlin

Cette petite aquarelle fait partie de ces oeuvres d’apparence anodine, mais profondément symbolique dans les détails.

Dans la lecture anodine :

  • on voit au fond la fenêtre ouverte sur la ville ;
  • Marie, qui tient dans ses mains une serviette, attend que l’enfant ait fini de jouer avec son image dans le bassin ;
  • un berceau couvert d’un drap blanc est rangé le long du banc.

Dans la lecture symbolique :

  •  on voit au fond la forme menaçante de la croix ;
  • le bassin crée une copie du visage de Jésus et juste à côté, Marie tend un linge pour l’essuyer : tout comme, au jour de la Passion, la Sainte Face du Christ s’imprimera dans le voile de Sainte Véronique ;
  • le  tombeau avec le linceul est déjà prêt à recevoir son corps.


Cette aquarelle est donc à ranger parmi les nombreux exemples de Vierge à l’Enfant préfigurant la Passion (pour d’autres exemples, voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant et  4-3 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux sacrés).


Références :
[1] Emil Maurer, « Konrad Witz und die niederländische Malerei », Revue suisse d’art et d’archéologie tome 18, 1958
https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-003:1958:18::361
[2] Protoévangile de Jacques, http://remacle.org/bloodwolf/apocryphes/jacques.htm
[3] Réjane Gay-Canton, « La Rencontre à  la Porte dorée. Image, texte et contexte », https://journals.openedition.org/acrh/4325
[4] V.Stoichita, Brève histoire de l’ombre, p 81 et ss, https://books.google.fr/books?id=VewQCwAAQBAJ&pg=PT81#v=onepage&q=witz&f=false
[5] Jean Wirth, « Remarques sur le tableau de Konrad Witz conservé à Strasbourg » , Revue suisse d’art et d’archéologie tome 44, 1987  https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=zak-003:1987:44::393
[6] Pour une discussion sur cette reconstitution, voir Konrad Witz, catalogue de l’exposition de 2011 au Kunstmuseum de Bâle, édition Hatje Cant, p 164
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