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9.3 La BD d’AD

21 juin 2018
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Si Melencolia I renferme véritablement les instruments de la Passion, est-il plausible que le thème christique soit resté invisible, si longtemps, pour la quasi-totalité des commentateurs ?

Notons qu’il existe dans la gravure un autre élément qui, à la manière de la Lettre Volée, a été vu, mais jamais reconnu. Le carré magique a été célébré comme une curiosité dürerienne, un morceau de bravoure mathématico-ésotérique : jamais il n’a été perçu comme la merveille d’ingéniosité qu’il est vraiment, à savoir le schéma d’ensemble de la composition : nous avons vérifié que les diverses lectures auxquelles il nous invite, horizontale, verticale, et radiale, ont toutes un fort degré de pertinence (voir 8 Comme à une fenêtre.)

A l’issue de cette longue analyse, le temps est venu de soumettre à l’épreuve de la confrontation les deux pistes que nous avons suivies jusqu’ici de manière indépendante : la présence des instruments de la Passion et le fait que le carré magique constitue un guide de lecture. Ces deux interprétations vont-elles se contredire ou se conforter l’une l’autre ?

Nous allons donc nous essayer à une dernière lecture selon le carré, celle que nous avons éludée jusqu’ici : la lecture chronologique, dans l’ordre des numéros de case. Si Dürer a réussi sa gageure, elle devrait nous révéler une histoire que nous connaissons déjà : l’histoire-même de Jésus, vue sous l’angle de la Mélancolie.

Pour cela, nous allons reprendre la grille qui nous a déjà servi pour cheminer selon le carré et commencer à l’envers, par la case 16.

Article précédent : 9.2 L’Imagerie de la Passion



16 La comète

Durer BD 16 The Adoration of the Magi Vie de la Vierge 1503
L’Adoration des Mages (détail)
Dürer, Vie de la Vierge, 1503

« Ayant entendu les paroles du roi, ils partirent. Et voilà que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient allait devant eux, jusqu’à ce que, venant au-dessus du lieu où était l’enfant, elle s’arrêta. A la vue de l’étoile, ils eurent une très grande joie ».  Mathieu, 2,9

L’Etoile de Noël ouvre la série des figures mélancoliques de la Vie de Jésus, en ce qu’elle mêle inextricablement la joie et la douleur : signe de l’avènement du Sauveur, elle est aussi le signal qui déclenche le Massacre des Innocents.


15 Le rabot

Durer BD 15 Sejour de la Sainte Famille en Egypte 1504

Séjour de la Sainte Famille en Egypte (détail)
Dürer, Vie de la Vierge, 1504

« Etant venu dans sa patrie, il les enseignait dans leur synagogue, si bien que, saisis d’étonnement, ils disaient: « D’où lui viennent cette science et ces miracles? N’est-ce pas le fils du charpentier ? » Mathieu, 13,54

Le rabot est lui aussi un symbole ambivalent, qui mêle la joie de l’enfance et la douleur de la fin. Il résume la destinée paradoxale du Christ : élevé dans le bois, élevé sur le bois.


14 Les bourses

14 La scie

Durer BD 14 Judas Le dernier souper Grande Passion 1510
Le dernier souper (détail)
Dürer, Grande Passion, 1510

« Alors l’un des Douze, appelé Judas Iscariote, alla trouver les grands prêtres, et dit:  » Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai?  » Et ils lui fixèrent trente pièces d’argent. Depuis ce moment, il cherchait une occasion favorable pour livrer Jésus. »  Mathieu, 26,14

Judas, par son avarice et son suicide, a longtemps été considéré comme le mélancolique-type. (JW.Appelius, 1737, « Historisch- moralischer Entwurff de Terperamenten », cité par Klibansky, Panofsky et Saxl ).


Durer BD 14 Arrestation Petite Passion sur cuivre1512

L’Arrestation du Christ (détail)
Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512

« Et aussitôt, s’avançant vers Jésus, il dit:  » Salut, Rabbi! « , et il lui donna un baiser. Jésus lui dit:  » Ami, tu es là pour cela!  » Alors ils s’avancèrent, mirent la main sur Jésus et le saisirent. Et voilà qu’un de ceux qui étaient avec Jésus, mettant la main à son glaive, le tira et, frappant le serviteur du grand prêtre, lui emporta l’oreille. Alors Jésus lui dit:  » Remets ton glaive à sa place; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. » Mathieu, 26,49

Posée juste à côté des bourses, la scie-glaive complète l’allusion à la scène de l’Arrestation du Christ. Si le thème qu’il s’agissait d’illustrer est celui de la Mélancolie ressentie par le Christ, alors on comprend que Dürer ait insisté sur cette scène nocturne, doublement déceptive, où le geste de violence impuissante succède au geste d’amitié mensonger.


13 La cloche

Durer BD 13 Coq Messe de St Gregoire 1511

La Messe de Saint Grégoire, (détail)
Dürer, 1511

« Pierre répondit: Homme, je ne sais ce que tu dis. Au même instant, comme il parlait encore, le coq chanta. «  Luc 22, 60

La cloche-coq fait allusion au reniement de Pierre, juste après l’arrestation de Jésus. Elle marque la fin des scènes nocturnes et le matin du Vendredi Saint.


12 Les clés


Durer St. Peter woodcut Metropolitan Museum of Art, New YorkSaint Pierre, Dürer Durer_-_Saint_Veronica_between_Saints_Peter_and_Paul_1510Sainte Véronique entre les saints Pierre et Paul, Dürer, 1510

« Le Seigneur, s’étant retourné, regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite: Avant que le coq chante aujourd’hui, tu me renieras trois fois. Et étant sorti, il pleura amèrement. » Luc 22, 61-62

Dürer a toujours identifié Saint Pierre par une clé gigantesque (d’où sans doute la grande clé qui dépasse clairement du trousseau). De plus, Saint Pierre figure dans les arma christi par son glaive, par le coq, et parfois même par son visage, présent à côté de Judas (c’est le cas dans la Messe de Saint Grégoire de Wolgemut).

Il n’est pas étonnant que Dürer ait développé ce second moment intensément mélancolique, où le regard de Jésus renié coïncide avec l’amère prise de conscience, par Pierre, de sa propre duplicité.

Ainsi, la clé complète les bourses d’une autre manière que celle que Dürer a explicitée (pouvoir et richesse) : comme Pierre fait pendant à Judas des deux côtés du chant du coq.


11 La couronne
10 Le manteau et le titulus

Durer BD 11 Couronne epines Petite Passion sur cuivre1512
Le Christ aux outrages (détail)
Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512

« Et les soldats ayant tressé une couronne d’épines, la mirent sur sa tête, et le revêtirent d’un manteau de pourpre; Puis s’approchant de lui, ils disaient: « Salut, roi des Juifs! » et ils le souffletaient. »  Jean 19,2

Ces deux cases reviennent en détail sur les objets de dérision, juste après la Flagellation.

9 L’encrier et le marteau

Durer BD 09 vin fiel Lucas de Leyde vers 1512

Le vin mêlé de fiel, Lucas de Leyde, vers 1512

« Puis, étant arrivés à un lieu dit Golgotha, c’est-à-dire lieu du Crâne, ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel; mais, l’ayant goûté, il ne voulut pas boire. »  Mathieu 27,33

L’encrier pourrait évoquer cet épisode,juste avant la crucifixion, relatée seulement par Mathieu et très rare dans l’iconographie : passage littéralement « mélancolique », puisque le fiel n’est rien d’autre que de la bile noire


Durer BD 09 Crucifixion Petite Passion sur bois 1509

Crucifixion (détail) Dürer, Petite Passion sur bois, 1509 

« Au-dessus de sa tête ils mirent un écriteau indiquant la cause de sa condamnation:  » Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs.  » Alors on crucifia avec lui deux brigands, l’un à droite et l’autre à gauche. » Mathieu 27,37

Le marteau signale le moment de la mise en Croix .


8 Le carré magique

Durer BD 08 Calvary with the Three Crosses 1504-05

Le Calvaire avec les trois croix (détail), Dürer, 1504-05.
Cliquer pour voir l’ensemble

« Les soldats, après avoir crucifié Jésus, prirent ses vêtements, et ils en firent quatre parts, une pour chacun d’eux. Ils prirent aussi sa tunique: c’était une tunique sans couture, d’un seul tissu depuis le haut jusqu’en bas. Ils se dirent donc entre eux: « Ne la déchirons pas, mais tirons au sort à qui elle sera. »; afin que s’accomplît cette parole de l’Écriture: « Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort. » C’est ce que firent les soldats. » Jean 19,23

Comme nous l’avons vu, le carré magique constitue une évocation des dés et du tirage au sort des habits : seul moment, dans le déroulement de l’implacable scénario, qui semble laisser sa petite place au hasard. Là encore, la mélancolie naît d’un effet déceptif : tout comme Pilate n’est qu’un figurant mu par la volonté divine, le hasard n’entre en scène que pour mieux la faire cadrer avec l’Ecriture (de même que le carré magique, dans sa perfection, révèle un déterminisme divin).


7 Le compas

Durer BD 07 Compas Calvary with the Three Crosses 1504-05
Le Calvaire avec les trois croix (détail), Dürer, 1504-05.
Cliquer pour voir l’ensemble

« Il y avait là un vase plein de vinaigre; les soldats en remplirent une éponge, et l’ayant fixée au bout d’une tige d’hysope, ils l’approchèrent de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit: « Tout est consommé », et baissant la tête il rendit l’esprit. «  Jean 19,29

« Mais quand ils vinrent à Jésus, le voyant déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes. Mais un des soldats lui transperça le côté avec sa lance, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau. » Jean, 19,33

Nous voici au moment du trépas : le compas, avec ses deux pointes, évoque comme nous l’avons vu les deux piques en faisceau (la tige et la lance) qui, dans l’Evangile de Jean, encadrent symétriquement la mort de Jésus.


6 La tenaille et la meule

Durer BD 06 deposition Petite Passion sur bois 1508-10

Déposition (détail), Dürer, Petite Passion sur bois 1508-10

Cette case fait la synthèse de la descente de croix et de la mise au tombeau.


5 Le creuset

Durer BD 05 Descente aux Enfers Petite Passion sur cuivre 1512
Descente aux Enfers (détail), Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512

Avec le creuset, nous allons abandonner notre premier fil d’Ariane, la lecture des évangélistes. En effet l’épisode de la descente du Christ aux Enfers, plusieurs fois illustré par Dürer, et qui prend place chronologiquement pendant le séjour du corps dans le tombeau, ne figure pas dans les Evangiles. Pour nous guider dans les dernières cases, nous allons prendre un autre texte de référence, tout aussi connu puisqu’il d’agit du texte du Credo (ici sous sa version appelée le Symbole des Apôtres) :


« (je crois) en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie ; a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux Enfers » Et in Iesum Christum, Filium eius unicum, Dominum nostrum: qui conceptus est de Spiritu Sancto, natus ex Maria Virgine, passus sub Pontio Pilato, crucifixus, mortuus, et sepultus, descendit ad infernos…


4 L’équerre

Durer BD 04 Resurrection Petite Passion sur bois 1509

Résurrection, , Dürer, Petite Passion sur bois, 1509

Juste après la Descente aux Enfers, l’équerre représente la Résurrection, sans doute via l’idée de verticalité : l’équerre montre la direction orthogonale au plan terrestre, peut-être faut-il voir dans les trois paliers du gabarit une allusion aux trois jours du séjour dans le tombeau.


3 La balance


Lucas Cranach l'Ancien, Der Erzengel Michael als Seelenwager, 1506 detailLucas Cranach l’Ancien, Saint Michel Archange pesant les âmes, 1506 Urs Graf, Der Erzengel Michael als Seelenwager, 1516 detailUrs Graf, Saint Michel Archange pesant les âmes, 1516

Cliquer pour voir l’ensemble

Dürer n’a jamais représenté la balance du Jugement Dernier, que le Diable tente vainement de faire pencher de son côté en surchargeant le plateau de gauche. A noter dans la version d’ Urs Graf la meule, clairement un clin d’oeil à Melencolia I.


Melencolia_Carre_Gravure_Parcours 4 1

Ainsi, de la case 4 à la case 3, nous effectuons en longeant l’échelle un mouvement ascentionnel qui traduit littéralement la suite du credo (nous passons ici à la version du Credo de Nicée, plus complète).


Il ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures,…et il monta au ciel; il est assis à la droite du Père. Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts; Et resurrexit tertia die, secundum Scripturas, et ascendit in caelum, sedet ad dexteram Patris. Et iterum venturus est cum gloria, iudicare vivos et mortuos,


2 Le Sablier

Melencolia_sablier_colore
La case 2 complète le Credo :


et son règne n’aura pas de fin. cuius regni non erit finis.


1 Les clous et la signature

Durer BD 01 Case finale

La descente vers la case 1 est plus difficile à interpréter, puisqu’elle ne correspond pas à la suite du credo (qui célèbre l’Esprit Saint, puis l’Eglise) ; de plus, elle contient ces deux puissants fétiches dürériens que sont les clous de Jésus et la signature d’Albrecht.

Case éminemment subjective, donc, où prennent fin les épreuves divines et le affres du buriniste, où les reliques christiques rejoignent le monogramme, dans une double revendication d’éternité, dans la commune humilité de vieux clous abandonnés sur le sol et d’un graffiti dans l’ombre d’une marche. Dürer ne voudrait-il pas nous suggérer que celui-ci a été tracé par ceux-là ? L’apogée de l’art du graveur réduit à une pointe rouillée…

En hommage à la lettre A, nous baptiserons volontiers cette case par le dernier mot du Credo : le mot Amen.



Melencolia_Carre_Gravure_Instruments_Passion

En bleu, les éléments associés à des instruments de la Passion
En rose, les éléments qui encadrent l’histoire, avant et après la Passion.

La grille de lecture que nous avons construite d’après la logique du carré magique, découpe donc dans la gravure une sorte de bande dessinée : en suivant les cases, de 16 à 1, nous lisons dans l’ordre chronologique des fragments de l’Evangile et du Credo. A la fin, en bouclant de la case 1 à la case 16, le regard effectue une sorte d’anamnèse, qui le ramène de la Mort à la Naissance du Christ :

le monde cyclique du carré fonctionne comme une prière.

Ambition et contrainte très fortes, puisqu’il fallait que la chronologie des scènes choisies respecte l’ordre de parcours imposé par le carré magique : seul un spécialiste de l’iconographie de la Passion pouvait se fixer un tel objectif, et l’atteindre.

Parmi les scènes que Dürer a retenues, plusieurs distillent l’idée de la nature double des choses :

  • l’étoile de Noël (signe de la Naissance de Jésus et du Massacre des Innocents),
  • le rabot (joies de l’enfance et la douleurs de la Croix),
  • Judas (disciple et traître),
  • Pierre (courageux – le glaive et lâche – le coq),
  • les dés (la part du hasard dans le plan divin)

Elles constituent des morceaux choisis, des exercices de mélancolie : ce tempérament que nous pourrions définir comme la disposition à ressentir et à savourer le réel sous son aspect déceptif.

Dans le I du titre, pourquoi désormais ne pas reconnaître l’abréviation souvent utilisée dans les textes liturgiques pour désigner Jésus : « Melencolia Iesu », « De la Mélancolie de Jésus » ?


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10 Pour conclure

21 juin 2018
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Cette étude est n’aurait pas été possible sans Internet. Les immenses ressources iconographiques et littéraires de l’institut Warburg avaient permis la percée faite par Klibanski, Panofkski et Sax, interprétant la gravure comme une superposition des thèmes de la Géométrie et de la Mélancolie.

Typus_geometriaeGregor Reisch, Margarita Philosophica, 1517

Typus geometriae, Margarita Philosophica, Gregor Reisch, 1517

Les ressources d’Internet donnent maintenant accès à de nouveaux rapprochements qui n’auraient pas été envisageables auparavant. Mis à part les chapitres de synthèse du début, les vues exposées dans cette étude sont donc originales.

En voici la récapitulation.



Pourquoi un tel casse-tête ?

La gravure, avec ses multiples niveaux de lecture, nous apparaît désormais comme un condensé des réflexions de Dürer en 1514 sur la Géométrie la Philosophie, l’Alchimie et la Passion du Christ. Le thème de la Mélancolie, en autorisant un rassemblement hétéroclite d’objets, était le prétexte idéal pour obtenir dans un espace restreint une haute densité de symboles polysémiques.

Et c’est pour cela que la gravure est si difficile à comprendre : les objets les plus importants et les plus originaux – la sphère, l’arc-en-ciel, le carré magique et le polyèdre – n’ont que peu de rapports avec la Mélancolie [1] . Ce qui explique que Klibanski, Panofkski et Saxl aient éludé, dans leur analyse par ailleurs exemplaire, la question du polyèdre : le classer sans autre forme de procès, avec la sphère et le carré magique, dans le fourre-tout des objets de la Géométrie, c’est perdre toute chance d’élucider les relations subtiles entre ces objets, et qui sont justement les clés que Dürer nous a laissées pour comprendre le petit monde de sa gravure : par les nombres, par la règle et par le compas.


Gratheus, Introduction à l'alchimie, 1350-1400, Vienne, ONB cod. Vind. 2372, fol. 57vaGratheus, Introduction à l’alchimie, 1350-1400, Vienne, ONB cod. Vind. 2372, fol. 57va 1467-1500 Buch der heiligen Dreifaltigkeit - BSB Cgm 598 fol 104vBuch der heiligen Dreifaltigkeit,1467-1500, BSB Cgm 598 fol 104v

De même, la question de l’Alchimie a été largement sous-estimée, vu l’absence de textes ou d’images d’époque. On peut noter néanmoins que dès la fin du XIVème siècle, certains manuscrits alchimiques utilisent des métaphores christiques, comparant la Passion du Christ avec les souffrances du Mercure et sa Résurrection avec l’obtention de l’Or [2].


Les constructions géométriques

Durer_Melencolia_Final1
La relation entre la carré, la sphère et la quadrature du cercle a été pressentie par beaucoup, mais personne à ma connaissance n’a vu que le format particulier de la gravure (à diagonale PHI) explique le positionnement et la taille du carré et de la sphère, et illustre une méthode de quadrature basée sur le nombre d’or. Ceci explique aussi l’espacement des barreaux de l’échelle (voir 3 La question de la Sphère).


Melencolia_(c) Philippe BOUSQUET Polyedre_echelle
L’idée de la « transformation de Dürer » m’a été suggérée par MacKinnon, et renforcée par les découvertes de Weitzel. Ma propre contribution : la forme du polyèdre est réglée par l’inclinaison de l’échelle (voir 4 La question du Polyèdre ).


Les trois alignements

Durer_Melencolia_Final2
Personne n’a vu les trois alignements qui structurent la composition : les historiens de l’Art ne les ont pas cherchés, car ce n’est pas dans leur méthode, tant il est vrai que dans presque tous les cas, ils conduisent à des artefacts. Ceux qui en ont cherché, et en abondance, ce sont les hermétistes et ésotéristes de toute obédience, qui ont tracé des lignes de toutes couleurs avec des a priori confondants, en fonction de l’angle, du nombre ou de la structure qu’ils avaient décidé de trouver.

Et pourtant, si sulfureux soient-ils, ces trois indiscutables alignements constituent le fait nouveau qui permet d’avancer dans la compréhension de la gravure, en délimitant le champ des possibles et en organisant la superposition des interprétations :

  • les alignements en vert et bleu déterminent l’interprétation philosophique (voir 5.3 La croix néo-platonicienne )
  • l’ajout de l’alignement rouge, lié à l’idée de rotation, donne accès à la machine alchimique, construction très hypothétique mais qui « tourne » (voir 7.4 La Machine Alchimique),


Le carré magique
Durer_Melencolia_Final3

A un certain point de l’élaboration, pas nécessairement dès l’origine, Dürer a eu l’idée d’utiliser le carré magique comme guide de composition. Il n’a pas forcément construit une grille rigide comme celle que nous avons utilisée par souci de rigueur (afin d’éviter de compter un même objet dans deux case différentes), mais a pu se contenter de numéroter approximativement les régions. Sur les seize chiffres à caser, dix correspondent à des points significatifs déjà présents sur les alignements. Les six autres (en blanc) ont pu être distribués, sans aucune contrainte géométrique. dans les zones restantes.


Un tour de force de composition

Durer_Melencolia_Final4
Au final, dans cette superposition de couches, Dürer disposait de quelques degrés de liberté : les constructions purement géométriques (en jaune et violet) sont indépendantes du positionnement des alignements. De plus, il y a au total trente éléments (en dehors des deux anges et du chien) à disposer dans les seize régions du carré visuel, ce qui donne une certaine latitude pour les lectures horizontale, verticale et radiale auxquelles le carré magique nous invite (voir 8 Comme à une fenêtre) .

Le tour de force consiste à avoir réussi à disposer selon l’ordre donné par les chiffres du carré les arma christi plus ou moins déguisées (voir 9.3 La BD d’AD). Dürer n’est pas parti de zéro, puisque la Messe de Saint Grégoire de 1511 constituait déjà une réflexion en profondeur sur ce thème.

Ainsi, en récompense du décorticage laborieux de cette oeuvre sans égale. des métaphores fulgurantes autant qu’inattendues (la meule pour la pierre roulée, la balance pour la croix, le carré magique pour les dés) font surgir de l’image le paradigme même de toutes les mélancolies : celle de la Passion du Christ.


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Références :
[1] Voire même des rapports contradictoires : le carré magique par exemple est un talisman de Jupiter, d’où une contorsion mentale pour expliquer qu’il sert ici à contrecarrer la mélancolie. Alors qu’il aurait été si simple, si le but de Dürer était de constituer une rassemblement encyclopédique des attributs de celle-ci, de faire figurer à la place le carré 3×3 de Saturne.
[2] Barbara Obrist, Visualization in Medieval Alchemy HYLE–International Journal for Philosophy of Chemistry, Vol. 9, No.2 (2003), pp. 131-170 https://www.hyle.org/journal/issues/9-2/obrist.htm#n102

– Faire la figue

15 juin 2018
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« Faire la figue »  (far la fica) consiste à glisser le pouce entre l’index et le majeur. Ce geste très méditerranéen de mépris et de raillerie remonte à la plus haute antiquité : on le trouve par exemple chez Juvénal :

 

Pour lui, de la Fortune insultant la menace, il l’envoyait se pendre et lui faisait la figue.

quum Fortunæ ipe minaci Mandaret laqueum , mediumque ostenderet unguem

amulette phallique musee Saint Raymond Toulouse

Amulette phallique et vulvaire, avec une main faisant la figue
Musée Saint Raymond, Toulouse


Des origines religieuses

1354 Homme de douleurs Roberto d'Oderisio Fogg art museum, CambridgeRoberto d’Oderisio, 1354, Naples, Fogg art museum, Cambridge 1350-99 Bartolo di Fredi Fresque Église de Sant’Agostino San GimignanoBartolo di Fredi, 1350-99, fresque, Eglise de Sant’Agostino, San Gimignano

Homme de douleurs

Les plus anciens exemples connus apparaissent au milieu du 14ème siècle en Italie, parmi les Instruments de la Passion qui entourent l’Homme de douleurs. Ils participent à la Dérision du Christ, au même titre que la main qui gifle ou qui tire la barbe.


1385-1390 Missel, Milan, , BnF Latin 757 f.237rMissel, Milan, 1385-1390, BnF Latin 757 f.237r 1405 ca N. di Pietro Gerini. Museo Nazionale d’Arte Medievale e Moderna, ArezzoN. di Pietro Gerini, vers 1405, Museo Nazionale d’Arte Medievale e Moderna, Arezzo.

On le trouve aussi bien dans des illustrations à usage privé que dans des tableaux d’église. Il s’agit certes d’une figure obscène, mais aussi symbolique :

car qui dit figue dit figuier, l’arbre du suicide de Judas.


1440-50, Cercle de Mariano d'Antonio, Galleria Nazionale dell'Umbria, PerouseCercle de Mariano d’Antonio, 1440-50, Galleria Nazionale dell’Umbria, Pérouse 1475 ca Homme de douleurs, Ombrie, Wallraf Richartz Museum CologneVers 1475, Ombrie, Wallraf Richartz Museum, Cologne

Le motif reste courant en Italie durant tout le 15ème siècle.


1398-1410 Breviaire de Martin d'Aragon, Catalogne, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v detailBréviaire de Martin d’Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v 1404 Lorenzo Monaco Pieta Accademia FlorenceLorenzo Monaco, Pieta, 1404, Accademia Florence

Très tôt on le retrouve en Catalogue, accompagné du motif rare de la main tenant une poignée de pailles.

Dans le tableau de Lorenzo Monaco, il vient en remplacement des dés (car les Evangiles ne précisent pas comment les soldats ont tirés au sort les vêtements du Christ), sans doute en raison de la prohibition par l’Eglise des jeux de hasard.

Dans l’image catalane, il se rajoute aux dés, dans un effet d’accumulation.


1400-1410 Heures a l'usage de Cologne Avignon BM Ms 208 fol 75vHeures à l’usage de Cologne, 1400-1410, Avignon BM Ms 208 fol 75v 1405-08 Heures du Marechal Jean de Boucicaut, Paris, , Musee Jacquemart-Andre MS 2 detailHeures du Maréchal Jean de Boucicaut, Paris, 1405-08, Musée Jacquemart-Andre MS 2
1475-1550 Tapisserie flamande, Cloisters , MET (detail)Tapisserie flamande, 1475-1550, Cloisters , MET  Messe de saint Gregoire 15e s Lyon BM Ms 5152 f. 026Messe de saint Gregoire 15e s Lyon BM Ms 5152 f. 026

On voit ensuite le motif, dans les Arma Christi,  remonter vers le Nord tout au long du 15ème siècle.


Memling, Homme de douleurs, 1475-79, National Gallery of Victoria

Memling, Homme de douleurs, 1475-79, National Gallery of Victoria

Memling le suggère, mais sans oser le représenter ouvertement.


1420-25 Master of the Worcester panel (Baviere) Portement de Croix Chicago art institutePortement de Croix, Master of the Worcester panel (Bavière), 1420-25, Chicago art institute 1485 Maitre des etudes de draperie Le couronnement d'épines Eglise Saint-Pierre-le-Vieux StrasbourgCouronnement d’épines, Maître des études de draperie, 1485, Eglise Saint-Pierre-le-Vieux Strasbourg 1500 ca Wolfgang_Katzheimer_d.Ä._-_Verspottung_Christi_(Winnipeg_Art_GalleryDérision du Christ, Wolfgang Katzheimer l’Ancien (Bamberg) , vers 1500 Winnipeg Art Gallery

C’est en Allemagne qu’il commence à s’intégrer aux scènes de la Passion.


 

1521 ca Simon Bening Rosaire de Jeanne la FolleRosaire de Jeanne la Folle, vers 1521 1525–1530 Simon Bening Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 160v The Crowning with ThornsLivre de prières du Cardinal Albrecht of Brandenburg, Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 160v

Dérision du Christ, Simon Bening

Dans ces deux miniatures très proche, le geste infamant ne figure pas dans la version destinée à la reine de Castille, mais crève les yeux dans celle destinée au prélat germanique.


1501 Ecce Homo Holbein l'Ancien Dominikan Altar Staedel Museum FrancfortEcce Homo (détail)
Holbein l’Ancien, 1501, Dominikan Alta,r Staedel Museum, Francfort

Chez Holbein l’Ancien, un enfant abruti tire la langue et fait la figue, à côté d’un parchemin en pseudo-hébraïque brandi par un pharisien : deux images comparées de la bêtise enfantine et savante.


Durer Etude de main Vienne, Albertina, 1496Durer Etude de main, 1496, Albertina, Vienne Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam detail figueLe Calvaire, Pseudo Jan Wellens de Cock, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam (d’après un dessin de Dürer)

C’est seulement avec Dürer que le geste entre dans le vocabulaire de la grande peinture. Il a éveillé son intérêt dès son premier voyage en Italie : au retour il réalise cette étude qu’il utilise ensuite dans un grand dessin de 1505, le Calvaire  pour la scène de la Dérision du Christ (sur ce dessin, voir 4 De Nuremberg à Venise )


En aparté : les doigts obscènes de Dürer

Durer Etude de mains, 1496, Albertina, VienneEtude de mains, Dürer, 1496, Albertina, Vienne

Le geste de la figue est accompagné de deux autres, dont l’un au moins est tout aussi obscène, celui du pouce et de l’index formant un cercle, et tenant la tige d’une fleur. Selon Antonella Fenech Kroke ([1], p 182) :

 » Comme l’attestent d’innombrables images, ce geste – variante de la fica – signifie le vagin ; on peut dès lors lui attribuer l’appellation de « geste cunnique » …. Le geste du cunnus « fleuri » peut assumer une dimension franchement grotesque, par la juxtaposition contradictoire entre la « fleur » virginale et la sénilité ostensiblement déniée ».


Bernardo-Strozzi-Old-Woman-at-the-Mirror-1615 ca, musee Pouchkine, Moscou

Vieille femme au miroir
Bernardo-Strozzi, vers 1615, musée Pouchkine, Moscou

Ici, le geste est le sujet même du tableau. Il nous est montré trois fois : dans les mains de la vieille et dans le reflet. Et  il est  caricaturé deux fois par la servante, avec la plume qu’elle plante dans le cercle rouge du chignon, répété lui-aussi dans le reflet.


Si deux des trois mains de l’étude de Dürer font un geste obscène ( accouplement pour la fica, cunnique pour le cercle fleuri), il serait logique de voir dans l’index tendu un sous-entendu phallique. Or à l’époque, le geste unanimement reconnu comme tel est celui du majeur tendu, le digitus impudicus. Erasme précise même que :

« tendre le doigt du milieu était pour les anciens un signe suprême de mépris… Le doigt majeur dressé signifie quelque chose d’obscène lorsqu’il dit que sont considérés insanes ceux qui dressent le majeur et non ceux qui dressent l’index » ([1], p 181).

Le geste de l’index tendu est si polysémique (voir 1 L’index tendu : prémisses) qu’il ne peut à lui seul être compris comme obscène. Il faut pour cela un contexte favorisant, comme dans l’étude de mains de Dürer.



Van Orley 1518 ca Derision du Christ Cathedrale de TournaiVan Orley, vers 1518, Cathédrale de Tournai Hemessen 1544 Derision du Christ Altepinakothek Munich detailHemessen, 1544, Altepinakothek, Münich

Dérision du Christ (détail)

Van Orley positionne le geste de la figue à l’aplomb des parties génitales du Christ. Hemessen monte encore d’un cran dans la provocation en le faisant faire par un enfant.

Les deux index dressés (et même léché chez Hemessen) ont ici un sens clairement phallique, par leur position à hauteur du sexe du Christ et par leur voisinage avec le geste de la figue.


1545-55-maarten_van_heemskerck_Couronnement-depines-Haarlem-Musee-Franz-HalsCouronnement d’épines
Maarten van Heemskerck, 1545-55, Franz Hals Museum, Haarlem

Le bourreau vu de dos agit comme le double caricatural de Pilate, et révèle que la véritable obscénité est la sienne :

  • le crâne chauve dénonce la fausse noblesse du turban et de la barbe savamment tressée ;
  • la main droite, qui force le Christ à prendre le roseau cassé, ne fait qu’obéir au bâton de commandement que Pilate tient de la même main ;
  • la main gauche, faisant le geste de la figue, moque la fausse propreté des gants de celui qui s’est lavé les mains.

797px-Karel_Škréta_-_Verspottung_Christi_-_1654_-_Österreichische_Galerie_Belvedere

La dérision du Christ
Karel Škréta, 1654, Österreichische Galerie, Belvedere

La posture calme du Christ aux mains crispées s’oppose au florilège de gesticulations obscènes des bourreaux :

  • celui de droite l’agrippe par les chevaux en faisant le geste des cornes et en lui tirant la langue, après avoir craché sur sa joue ;
  • celui de gauche, les yeux exorbités, se rebrousse les narines des deux index, grimace que celui de derrière complète par le geste de la figue.

Hors de tout contexte religieux,  le geste aura son  succès de scandale  chez les peintres caravagesques.

Andrea Caroselli, Courtesan Making an Obscene Gesture

Courtisane faisant la figue
Caroselli, vers 1612–16, Lemme Collection, Rome

Les pièces et le verre de vin contrefont une eucharistie obscène, bénie par le geste de la figue. La mouche sur le verre prédit que ce sourire carnassier finira en grimace macabre.



Jeune homme aux figues simon vouet cc1615 musee des beaux arts de Caen,
Jeune homme aux figues
 Simon Vouet, 1615, Musée des Beaux Arts de Caen

Dans ce tableau de Vouet  dont la signification est perdue, un jeune homme efféminé nous montre d’une main le fruit, de l’autre le symbole. Certains érudits y voient  une allusion au caractère sexuellement ambigu de l’arbre (les figuiers mâles sont indiscernables visuellement des figuiers femelles, les deux donnent des fruits et produisent une sève blanche). D’autres voient dans les deux fruits délicatement soulevés et dans le pouce étroitement serré une image plus directe des choses.


vouet 1617 diseuse de bonne aventure_detail

Pour cet autre exemple de geste de la figue clairement obscène chez Vouet, voir 2 La diseuse et sa mère (Vouet).


femme-jouant-du-tambour-basque_don-Mazaroz-Musees-de-Lons-le-SaunierFemme jouant du tambour basque, Musées-de-Lons-le-Saunier Regnier 1622-23 Faune ou Bacchus saisant le geste de la fica coll privRégnier, 1622-23, Faune ou Bacchus faisant le geste de la fica, collection privée

Anonyme Homme faisant le geste de la fica, vers 1615-1625, Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi

Anonyme,  1615-1625, Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi

Régnier, ainsi que d’autres caravagesques anonymes, ont aussi exploité le geste, féminin comme masculin.


Spranger 1600 ca gravure de Sadeler Hercule et Omphale MET detail

Pour un autre exemple de geste de la figue associé clairement à la dévirilisation, voir la gravure  Hercule et Omphale de Spranger (Pendants avec couple pour Rodolphe II).


En Hollande, il sera récupéré dans quelques scènes de genre.

Poelenburgh 1627 Tete d'homme Musee des BA Angers Poelenburgh 1627 Tete dde femme Musee des BA Angers

Van Poelenburgh, 1627, Musée des Beaux Arts, Angers

Dès son retour de Rome, Van Poelenburgh explique le geste aux gens d’Utrecht, avec cet homme déguisé en faune visiblement mécontent d’une proposition tarifée.


1640 ca jacob duck sleeping woman wien akademie der bildenden kunste rdk 212365Femme endormie et cavalier faisant un geste obscène
Jacob Duck, vers 1640, Akademie der bildenden Künste, Vienne (rdk 212365)

Spécialiste des femmes assommées par la boisson, Jacob Duck développe toute une scène de genre autour des gestes comparés : la main ouverte en pince de l’endormie signale sa disponibilité sexuelle, à laquelle le client excité, la langue entre les lèvres, répond en faisant la figue au dessus de la tabatière ouverte. Le croisement des pipes évoque la conjonction imminente.


Schalcken 1690 ca The Medical Examination MauritshuisL’examen médical, Schalcken, 1680-85, Mauritshuis, La Haye After Godfried Schalcken 1660-1680 quam meminisse juvat Bristish Museum« Quam meminisse juvat » Gravure d’après Godfried Schalcken, 1660-1680, Bristish Museum

Schalcken utilise le geste dans toute sa crudité :

  • le jeune frère se moque de sa soeur que le docteur vient de déclarer enceinte (voir Les pendants de Schalcken) ;
  • le vieux lubrique, au chapeau phallique, se souvient du bon vieux temps : « celui qui à plaisir à se souvenir » (Ovide, Métamorphoses, IX, 8)

vLa femme infidèle (Die Hahnreiterin) 1650 ca Der HahnreiterLe coureur (Der Hahnreiter)

Vers 1650 [2]

La femme fait infidèle fait la figue, à laquelle le cocu répond en faisant les cornes. Voici ce qu’elle lui dit :

Mon vieux, si tu veux pas te taire, je vais te montrer la figue. Parce que tu ne peux pas, pauvre vieux, monter une poule correctement et que tu ne veux pas jouer de ton violon, je vais voir ce que quelqu’un d’autre peut faire.

Alter Beck, wilst du nit schweigen, Werd ich dir die Feige zeigen. Weil du kanst, du armer Han, Keine Henne recht besteigen, Deine Fiedel nicht will geigen, seh ich, was ein andrer kan.

La figue signifie donc clairement la satisfaction que la femme revendique.


URSS 1944 Vues de la Crimee. affiche de Galba

Vues de la Crimée
Affiche de Galba, URSS, 1944

Dans cette caricature, la carte de la Crimée se métamorphose en main qui fait à un Hitler terrorisé le geste de la figue.


  • Pour une étude du geste dans la peinture caravagesque, voir l’analyse d’Annick Lemoine dans le catalogue de l’exposition « Les bas fonds du Baroque », p 29 et ss, Petit Palais, 2015).
  • Pour une étude historique et anthropologique, voir l’article de Jean-Marie Lamblard ( http://lamblard.typepad.com/weblog/2014/09/la-main-figue-ou-mano-fica.html)
  • Voir aussi l’article d’Agnes Giard, http://sexes.blogs.liberation.fr/agnes_giard/2014/08/que-signifie-faire-la-figue-.html#comments )



Références :
[1] Antonella FENECH KROKE « Geste et désir dans les imaginaires du jeu », in « L’invention du geste amoureux. Anthropologie de la séduction dans les arts visuels de l’Antiquité à nos jours » , V. Boudier, G. Careri et E. Myara éd., Peter Lang, 2020
https://www.academia.edu/34889616/_Geste_et_d%C3%A9sir_dans_les_imaginaires_du_jeu_in_Linvention_du_geste_amoureux_Anthropologie_de_la_s%C3%A9duction_dans_les_arts_visuels_de_l_Antiquit%C3%A9_%C3%A0_nos_joursactes_coll_V_Boudier_G_Careri_et_E_Myara_%C3%A9d_Peter_Lang_2020_p_167_198
[[2] Zeitschrift des Vereins für Volkskunde, 19. Jahrgang, 1909, Heft 1 p 78 https://archive.org/details/dlibra.bibliotekaelblaska.pl.01.10060936/page/78/mode/1up

Deux Résurrections atypiques

14 juin 2018
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Malgré son caractère spectaculaire, on n’a pratiquement jamais représenté comme ronde,  avant une époque très récente,  la pierre qui, d’après les Evangiles, avait été roulée pour fermer le tombeau de Jésus. Difficulté de dessin, préférence occidentale pour le carré, obstacle théologique ?

Cet article s’interroge sur cette réticence, puis examine les deux seules oeuvres qui illustrent cette iconographie mal aimée.

La Pierre roulée : sources textuelles et iconographiques

Le point sur la question, en suivant l’ouvrage de référence de G.Millet ([1], p 517 à 540 )

La pierre mise en place

. »Joseph prit le corps, l’enveloppa d’un linceul blanc,et le déposa dans un sépulcre neuf, qu’il s’était fait tailler dans le roc. Puis il roula une grande pierre à l’entrée du sépulcre, et il s’en alla » Marc 15,46


La pierre enlevée

Les trois Evangiles qui racontent l’épisode diffèrent légèrement :

« Après le sabbat, à l’aube du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l’autre Marie allèrent voir le sépulcre. Et voici, il y eut un grand tremblement de terre; car un ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre, et s’assit dessus. Son aspect était comme l’éclair, et son vêtement blanc comme la neige. Les gardes tremblèrent de peur, et devinrent comme morts. Mais l’ange prit la parole, et dit aux femmes: Pour vous, ne craignez pas; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié » Mathieu 28,1-5


« Lorsque le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé, achetèrent des aromates, afin d’aller embaumer Jésus. Le premier jour de la semaine, elles se rendirent au sépulcre, de grand matin, comme le soleil venait de se lever. Elles  se disaient entre elles :  » Qui nous roulera la pierre de l’entrée du sépulcre?  » Elles regardèrent et observèrent que la pierre avait été roulée de côté; or elle était fort grande. Entrant dans le sépulcre, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche, et elles furent saisies de frayeur. » Marc 16,1-5


« Le premier jour de la semaine, elles (les femmes qui étaient venues de la Galilée avec Jésus) se rendirent au sépulcre de grand matin, portant les aromates qu’elles avaient préparés. Elles trouvèrent que la pierre avait été roulée de devant le sépulcre;  et, étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus.  Comme elles ne savaient que penser de cela, voici, deux hommes leur apparurent, en habits resplendissants » Luc 24, 1-4

Celles qui dirent ces choses aux apôtres étaient Marie de Magdala, Jeanne, Marie, mère de Jacques, et les autres qui étaient avec elles. Luc 24, 10


Les théologiens byzantins ont essayé de concilier les trois textes en imaginant soit qu’il y avait eu deux visites (les Maries étant revenues ensuite accompagnées de Salomé), soit deux groupes (deux Maries, puis les autres) ([1], p 538).

Ces discordances entre les textes expliquent pour partie les flottements dans l’iconographie : certains artistes ont  amalgamé les trois formules, rajoutant souvent une troisième « myrophore » (porteuse de myrrhe), voire plus (puisque Luc ne précise pas le nombre), tout en situant la scène à l’extérieur. De manière générale, l’Orient suivra plutôt Mathieu (deux femmes, ange assis sur la pierre roulée à l’extérieur) et l’Occident plutôt Marc et Luc (trois femmes ou plus, un ou deux anges à l’intérieur assis sur un sarcophage), mais cette dernière iconographie n’apparaîtra que bien plus tard.


Les anciens types

Au départ, les plus anciennes figurations suivent Mathieu et sont de trois types :

Ivoire de Munich (Reidersche Tafel ) vers 400 Bayerisches Nationalmuseum MunchenIvoire de Munich (Reidersche Tafel ), vers 400, Bayerisches Nationalmuseum, Munich 800px-Ravenna,_sant'apollinare_nuovo,_int.,_storie_cristologiche,_epoca_di_teodorico_13_marie_al_sepolcro6ème siècle, Sant’Apollinare nuovo, Ravenne

Le type hellénistique, le plus ancien, montre une scène idéalisée : l’Ange assis à gauche fait pendant à deux ou trois Saintes femmes autour d’une architecture de fantaisie.


Type syriaque Tetraevangile du Bristish Museum XIIeme G. Millet. Recherches sur l'iconographie de l'Evangile fig 564Tétraevangile du Bristish Museum, XIIeme siècle, [1] fig 564 Type Byzantin Manuscrit Copte 13 G. Millet. Recherches sur l'iconographie de l'Evangile fig 565 Manuscrit Copte 13, [1] fig 565

Le type syriaque, à gauche,  montre une sorte de rite, autour d’un monument qui figure ici le Saint Sépulcre recouvert de marbre (tel qu’il apparaissait alors aux pèlerins dans l’église de Constantin de Jérusalem).

Le type byzantin, à droite, le plus fidèle au texte, montre une grotte dans le rocher (contenant le linceul vide) et l’Ange assis sur la Pierre roulée.


La question des reliques

Une complication s’introduit du fait que la relique vénérée à Jérusalem semble avoir été composée de deux éléments : une plaque de pierre rectangulaire  formant porte, devant laquelle était placée la pierre roulée, pour la bloquer. Or vers le VIIIème siècle, cette dernière est partagée en deux morceaux réutilisés comme autels, l’un cubique revêtu de bronze et l’autre de tissu. Du coup la forme ronde de la pierre perd de son importance.


Reliquaire cruciforme Pascal I 7eme siecle Tresor du Sancta Sanctorum
Reliquaire cruciforme de Pascal I, 7eme siècle, Trésor du Sancta Sanctorum (dessus de la branche horizontale)

L’Ange est ici assis,à la manière hellénistique, sur la plaque rectangulaire, elle même posée sur la pierre.


De nouvelles formules en Occident

Evangiles dits de Metz Lat 9390 Detail

Evangiles dits de Metz, Lat 9390 (détail)

Ange assis sur la plaque de la porte, ajout d’un sarcophage ouvert à l’intérieur

Tandis que l’Orient choisit de représenter la pierre (non plus ronde, mais sous forme d’un rocher ou d’une pierre de taille), l’Occident préfère la plaque rectangulaire, puis rajoute à l’intérieur du tombeau un banc funéraire, ou un sarcophage (dont le couvercle va quelque fois être confondu avec la plaque elle même).


Influence des nouvelles formules sur l’Orient

« Le banc funéraire devient un sarcophage, l’ange, d’abord assis sur la pierre roulée, plaque ou pierre de taille, prend place ensuite sur le banc ou le sarcophage, le plus souvent par dessus le couvercle déjeté. Or lorsque l’Orient, à partir du XIVème siècle, représente le sarcophage…, il laisse l’ange sur la pierre roulée ou sur le couvercle, à côté Il ne peut souffrir de voir, même un immatériel, assis sans respect à la place que le corps divin a sanctifié. ».[1] p 530


Konigsfelden Diptychon BerneKonigsfelden Diptychon, Musée d’Histoire, Berne Steatite du VaticanStéatite du Vatican [2]

Ces deux exemples du XIIIème siècle marquent l’arrivée, dans une iconographie typiquement byzantine (grotte, ange assis à la mode hellénistique sur une pierre ou sur un monticule arrondi) de deux motifs occidentaux : la troisième femme et le sarcophage.


l'apparition de l'ange aux Myrrophores devant le tombeau du Christ 1420 ecole de Roublev Cathedrale de la Trinite Serguiev PossadL’apparition de l’ange aux Myrophores devant le tombeau du Christ, école de Roublev, 1420, Cathédrale de la Trinité, Serguiev Possad Myrrophores XVieme Musee d'histoire, d'architecture et d'art Vladimir-SuzdalMyrophores, XVieme Musée d’histoire, d’architecture et d’art de Vladimir-Suzdal

A la fin de cette longue évolution, la pierre ronde finit par réapparaître en Russie dans les icônes des Myrophores, qui juxtaposent de manière totalement a-réaliste un sarcophage, une grotte, et une pierre roulante qui ne peut fermer ni l’un ni l’autre.



La Pierre roulée de Bruegel l’Ancien

Bruegel l'Ancien La resurrection 1562-63 Museum Boijmans Van Beuningen, RotterdamLa Résurrection
Bruegel l’Ancien, 1562-63, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Ce dessin a servi pour une gravure, bien plus lisible, éditée la même année :

Joannes et Lucas van Doetecum, d'apres Frans Floris, Resurrection 1557Joannes et Lucas van Doetecum, d’après Frans Floris, 1557 Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_METPhilips Galle d’après Pieter Bruegel, 1562–63, MET

La Résurrection

Réalisée quelques années auparavant, la gravure d’après Flans Floris suit l’iconographie la plus répandue, qui assimile la Résurrection à une sorte de déflagration faisant du même coup exploser la porte du tombeau et valser les soldats.


Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail femmes
Pour Walter S. Melion ([3], p 172), la composition de Bruegel s’inscrit en réaction à ces facilités, et marque un retour décidé au texte des Evangiles. En témoignent :

  • la présence de cinq Saintes Femmes, tentative de réconcilier les différentes versions de l’épisode ;
  • le soleil :
    • levant lorsque les Saintes Femmes arrivent au tombeau (Marc 16, 12) ;
    • couchant le même jour, lors de l’épisode des pèlerins d’Emmaüs (Luc 24, 13-14)

L’Ange assis sur la pierre (SCOOP !)

Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail ange
Là encore cette invention de Bruegel vise à illustrer fidèlement le texte :

« Mais l’ange prit la parole, et dit aux femmes: Pour vous, ne craignez pas; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié. Il n’est point ici; il est ressuscité, comme il l’avait dit. Venez, voyez le lieu où il était couché, et allez promptement dire à ses disciples qu’il est ressuscité des morts. Et voici, il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez« . Mathieu 28, 5-7

Les bras en V inversé montrent d’une part « le lieu où il était couché » et d’autre part la Galilée, le lieu « où vous le verrez ».


Certifier la Résurrection

« Joseph prit le corps, l’enveloppa d’un linceul blanc, et le déposa dans un sépulcre neuf, qu’il s’était fait tailler dans le roc. Puis il roula une grande pierre à l’entrée du sépulcre, et il s’en alla » Mathieu 27, 59-60

Ainsi la pierre est une première preuve de la Résurrection, puisqu’elle clôt le tombeau dès la première nuit, du vendredi au samedi.


Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail sceau

Le détail du papier scellé sur la tranche de la pierre provient de Mathieu, qui détaille la démarche des principaux sacrificateurs et des pharisiens auprès de Pilate, le samedi :

« Ordonne donc que le sépulcre soit gardé jusqu’au troisième jour, afin que ses disciples ne viennent pas dérober le corps, et dire au peuple: Il est ressuscité des morts. Cette dernière imposture serait pire que la première. Pilate leur dit: Vous avez une garde; allez, gardez-le comme vous l’entendrez. Ils s’en allèrent, et s’assurèrent du sépulcre au moyen de la garde, après avoir scellé la pierre.«  Matthieu 27, 64-66

Le sceau et la présence de la garde ajoutent un nouveau degré de preuve, en garantissant que le corps du Christ n’a pas été dérobé dans la nuit du Samedi au Dimanche, jour au matin duquel les Saintes femmes arrivent au tombeau.


Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail soldats
Bruegel insiste sur l’armement important des soldats (hallebardes, arbalète et sa manivelle), sur leurs moyens d’éclairage (la lanterne, le pot à feu au bout d’un manche, les restes de bûches sur le sol, la ficelle du fagot qui a été consumé, le fagot de réserve encore intact). Il s’agit de nous faire comprendre que la garde était vigilante, et que les trois soldats prostrés ne sont pas endormis, mais « comme morts », tel celui que l’officier en armure secoue du bout d’un bâton. Le soldat qui se cache les yeux pour ne pas voir l’ange illustre ceux qui « tremblèrent de peur ».


Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail soldats trou
Les trois soldats debout près de l’escalier, et l’ouvrier qui ramasse un pic, obéissent à une autre logique : juste à côté du sceau brisé, ils sont les autorités qui certifient la disparition surnaturelle du corps.


La Résurrection sans témoins

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L’analyse des regards (flèches jaunes) confirme cette subdivision en trois zones étanches :

  • ceux qui ne voient rien, parce qu’ils sont comme morts ou tremblants (en rouge) ;
  • ceux qui constatent l’absence du corps (en orange) ;
  • celles qui voient l’Ange (en vert).

Le Christ ressuscité, situé bien au dessus, n’est vu par personne, sauf le spectateur.


Comme le remarque Walter S. Melion ([3], p 177), cette disposition est pleinement conforme à la signification théologique de la pierre roulée, telle que l’explique par exemple Bède le Vénérable :

L’ange a roulé la pierre, non pour ouvrir la porte à la sortie du Seigneur, mais pour en donner la preuve aux hommes. Car celui qui a pu, mortel, entrer dans le monde en naissant à travers l’utérus clos d’une vierge, a pu en sortir, immortel, en ressuscitant à travers un sépulcre fermé.

Angelus revolvit lapidem, non ut egressuro Domino ianuam pandat, sed ut egressus eius iam facti, hominibus praestet indicium. Qui enim mortalis clauso virginis utero potuit nascendo ingredi mundum, ipse factus immortalis clauso sepulchro potuit resurgendo exire de mundo.


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Cette image à grand spectacle est donc totalement à côté de la plaque, puisque le Christ n’a pas eu besoin que la pierre soit ouverte pour sortir.


La Résurrection n’a pas eu de témoin direct ni de moment bien défini, mais sa véracité se construit par plusieurs indices indépendants :

  • la pierre roulée par Joseph d’Arimathie,
  • le sceau et les gardes placés par les Juifs,
  • la pierre à nouveau roulée par l’Ange.


Trois disques de lumière

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Une autre manière d’appréhender la composition magistrale de Bruegel est de se concentrer sur les trois cercles de lumière, qui remplacent les trois sources éteintes du bas (le feu de bois, la lanterne et le pot à feu) :

  • le corps glorieux du Christ se disjoint définitivement du trou sombre où s’est aboli son corps mortel ;
  • le corps angélique vient tangenter le disque de pierre ;
  • le disque solaire vient à le rencontre des vivants, myrophores ou pèlerins d’Emmaüs.

Au centre, l’Ange comme le Christ font compas, de leurs deux bras, entre l’Avant et l’Après de la Résurrection.



Les paradoxes de Cecco di Caravaggio

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[4]

Francesco Buoneri, dit Cecco del Caravaggio, était un élève de Caravage, qui lui a servi de modèle dans plusieurs tableaux [5]. On lui doit une Résurrection très problématique, sur laquelle nous allons tenter de jeter quelques lueurs.

Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, ChicagoLa Résurrection
Cecco del Caravaggio, 1620, Art Institute, Chicago

Ce tableau monumental (les personnages sont grandeur nature) est une oeuvre maudite :

  • refusée par le commanditaire, cette toute première grande commande publique de Cecco n’a jamais rejoint la chapelle familiale des Guicciardini à laquelle elle était destinée ([6], p 500) ;
  • mésestimée par les historiens d’art, elle est jugée confuse car elle ne se rattache à rien de connu.

Chapelle Guicciardini, Santa Felicita, FlorenceChapelle Guicciardini, Santa Felicita, Florence

La toile était prévue pour faire pendant à une Adoration des Bergers de Honthorst (détruite aux Offices en 1993). Son emplacement sur le mur droit de la chapelle explique :

  • l’absence de source de lumière à l’intérieur de la toile (la lumière étant fournie par la fenêtre haute centrale) ;
  • le geste de l’ange montrant cette fenêtre haute (le Ciel de l’Est) ;
  • le surgissement du Christ en direction des fidèles ;
  • le repoussoir que forment, en bas à droite, le sarcophage et la cuirasse du soldat.

Caravage Chapelle Contarelli Saint Louis des Francais

Caravage, 1599-1602, Chapelle Contarelli, Saint Louis des Français

Cecco reprend les leçons de son maître à la Chapelle Contarelli, où :

  • la fenêtre centrale sert de source de lumière aux deux tableaux latéraux ;
  • le dos d’un soldat sert de repoussoir dans l’angle droit.


Plus fort que Caravage

On sait que Caravage avait peint en 1609, quelques mois avant sa mort, une Résurrection qui était certainement une de ses oeuvres les plus provocantes, et qui a disparu sans laisser de traces lors du tremblement de terre de Naples en 1798. La barre était donc haute pour Cecco, choisi dix ans plus tard pour traiter le même thème dans la même veine.


Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago vrac
On considère injustement que l’oeuvre n’est qu’un collage mal maîtrisé de procédés caravagesques : reflets sur les armures, blancheur des plumes, raccourcis outranciers, fessiers soyeux, homosexualité rampante….

Dans une analyse philosophico-littéraire du tableau, Michael Fried fait même l’hypothèse que l’ensemble de la scène serait le rêve du soldat dont on ne voit que la tête en raccourci, endormi sous les ailes de l’ange ([7], p 131).

En fait, les complications excessives de la composition tiennent à la fois à l’esprit volontiers tortueux de Cecco (voir L’Amour à la source ) et au fait qu’il a voulu pousser encore d’un cran les provocations de son maître.


La Mort de Hyacinthe, Musee d'art Thomas Henry, Cherbourg-Octeville (detail)La Mort de Hyacinthe, Anonyme,  Musée d’art Thomas Henry, Cherbourg-Octeville (détail) Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail pieds

Le frôlement entre les pieds chaussés et déchaussés d’un vieillard, d’un ange, et de deux jeunes soldats renvoie au type de promiscuité masculine qu’affectionnait Caravage [8].


Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_ Un Musicien vers 1615 National Gallery detailUn Musicien, vers 1615, National Gallery (détail) Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail bourseLa Résurrection (détail)

La bourse mise en évidence sur le fessier du vieux soldat est à la fois un objet personnel de Cecco (on la retrouve sur la table du Musicien de la National Gallery), un morceau de bravoure hyperréaliste et un sous-entendu lourdement signifiant.


Caravage 1602 Amor vinxit Omnia detail gemaldegalerie BerlinAmor vinxit Omnia (détail), Caravage, 1602, Gemäldegalerie, Berlin Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail bougieLa Résurrection (détail)

De même que Caravage s’était amusé à placer un porte-mine rouge à côté d’un sexe adolescent (en l’occurrence celui du jeune Cecco), de même Cecco adulte réussit la gageure de caser le même attribut au premier-plan d’une Résurrection, à côté d’un bougie consumée.

Il n’est pas impossible que le rejet de l’oeuvre soit dû à ces références et auto-références dangereuses.


L’ambiguïté graphique au service de l’ambiguïté textuelle (SCOOP !)

Le seul Evangile qui parle des gardes qui « devinrent comme morts » est celui de Mathieu : « Et voici, il y eut un grand tremblement de terre; car un ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre, et s’assit dessus »

Puisque l’ange n’est pas assis, c’est qu’il est encore en train de « rouler la pierre » : en fait, on le voit posant la main sur un bloc rectangulaire, dans un geste peu compréhensible : accompagne-t-il la chute de la porte, déclenchée par le tremblement de terre ?

L’absence des saintes femmes est en revanche logique, puisque Matthieu nous dit que l’ange ne s’adresse à elles qu’une fois assis sur la pierre.

Une ambiguïté majeure de la composition est qu’il n’est pas certain que nous nous trouvions à l’extérieur du tombeau :

  • la lumière très forte tombe depuis le coin en haut à gauche, sans source visible : il peut s’agir aussi bien de la lumière de la lune que d’une torche en hors champ ;

Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail plantes

  • le sol est de terre lisse, mis à part une marche (soulignée par un bout de bâton), une plante grasse et quelques rares touffes d’herbe ;

Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail bas relief

  • la nature morte de droite (une lanterne posée devant un bas-relief antique) évoque tout aussi bien une scène en extérieur nuit qu’une exploration dans les catacombes.

Je pense que cette incertitude entre l’extérieur et l’intérieur n’est pas une maladresse, mais un effet savamment construit, dans le but d’illustrer simultanément des textes contradictoires. Trop ambitieux, ce parti-pris est resté incompris.


L’ange roulant la pierre (SCOOP !)

Pour y voir plus clair, éclaircissons le tableau…

Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail potence

Sort alors de l’ombre, à droite, un détail passé inaperçu : une porte à demi fermée par des planches, sous une potence à laquelle est attachée une chaîne. Cette porte de cave n’aurait aucun sens à l’intérieur d’un tombeau : nous sommes donc bien dans une courette extérieure.



Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail sceau
Sur la gauche se précise l’architecture étrange de la porte : le crépi tombé révèle un mur de brique, devant lequel est plaqué un encadrement en relief. Le papier blanc n’est pas en vol, comme on le lit souvent, mais collé sur le linteau par un cachet de cire. L’autre fragment du papier se trouve non pas à l’avant, mais à l’arrière de la plaque manoeuvrée par l’ange. La seule explication logique est que le papier a été collé d’abord sur la face interne de la pierre (côté tombeau), ensuite sur le linteau : le bloc rectangulaire n’était donc pas encastré, mais simplement posé devant l’encadrement.

Bien que le bloc soit rectangulaire, l’ange est donc bien, au sens propre, en train de le faire rouler sur un angle, afin de dégager l’ouverture.


La « résurrection » des Niobides (SCOOP !)

La mort des enfants de Niobe Sarcophage Copie romaine d'un original de Phidias ErmitageLa mort des enfants de Niobe, Sarcophage, copie romaine d’un original de Phidias, Ermitage

Les historiens d’art ont depuis longtemps identifié le bas-relief copié par Cecco, mais n’ont pas expliqué sa présence.


Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail bas relief
On pourrait croire que la bougie sert à éclairer ce bas-relief, mais il n’en est rien, puisqu’on voit bien l’ombre portée de la lanterne qui se projette sur lui. En fait, la pierre est éclairée a giorno par la lumière surnaturelle qui tombe du haut à gauche, et qui révèle une transformation subtile : sous nos yeux le bas-relief de Phidias est en train de se transformer en sculpture, puisque les bras droits de la jeune femme et du cadavre se détachent et sortent du marbre.


On comprend alors que le bas-relief n’a pas été choisi par hasard :

  • au bras droit de la femme, pris dans le bloc du sarcophage, s’oppose celui de l’ange faisant pivoter la porte du tombeau ;
  • au torse du jeune mort fléchi vers la terre s’oppose le corps du Christ qui se déploie au dessus du Monde.

Si puissante est la lumière de la Résurrection qu’elle réanime les morts figés dans le marbre antique.



Melencolia_Messe_Comparaison_meule

Melencolia I, Dürer, 1514 (détail)

Mis à part les deux Résurrections de Bruegel et de Cecco, il n’y pas d’autre exemples de pierre roulée dans l’art occidental, mis à part celle de la Melencolia de Dürer (voir 9 Un rien de Religion ).


Article suivant : La pierre traversée 1 Prémisses 

Références :
[1] G. Millet. Recherches sur l’iconographie de l’Evangile aux XIVe, XVe et XVIe siècles d’après les monuments de Mistra, de la Macédoine et du mont Athos. Paris, Fontemoing et Cie (E. de Boccard, successeur), 1916. p 580 https://archive.org/details/recherchessurlic001880mbp
[2] A Steatite Plaque in the Museo Sacro of the Vatican Library, Albert S. Roe The Art Bulletin Vol. 23, No. 3 (Sep., 1941), pp. 213-220 http://www.jstor.org/stable/3046771
[3] Walter S. Melion, « Evidentiae Resurrectionis: On the Mystery Discerned but not Seen in Pieter Bruegel’s Resurrection of ca. 1562–1563 » dans Pieter Bruegel the Elder and Religion p 159 https://books.google.fr/books?id=R-t5DwAAQBAJ&pg=PA159
[4] http://www.cultorweb.com/Caravaggio2/C.html
[5] Jacob Mikanowski « Caravaggio’s Boy » https://medium.com/the-awl/caravaggios-boy-41f9c8ef4dfb
[6] Lorenzo Pericolo , « Caravaggio and Pictorial Narrative Dislocating the Istoria in Early Modern Painting » Chapter 15, p 495 et ss https://www.academia.edu/28935033/CARAVAGGIO_and_Pictorial_Narrative_Dislocating_the_Istoria_in_Early_Modern_Painting_5
https://www.academia.edu/28935034/CARAVAGGIO_and_Pictorial_Narrative_Dislocating_the_Istoria_in_Early_Modern_Painting_6
[7] Michael Fried, An almost unknown masterpiece: Cecco del Caravaggio’s ‘Resurrection’ dans « After Caravaggio », p 109 et ss
[8] Sur l’étrange tableau de Cherbourg, voir http://www.cultor.org/caravaggio/cdb.html

5 Apologie de la Traduction

9 juin 2018
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Article précédent : 4 Dans l’intimité de la cellule

« Du fait de ses études classiques et de son exceptionnelle érudition biblique, Saint Jérôme était devenu le saint patron des humanistes, aussi bien en Italie que dans le Nord…. Les réformateurs religieux du Nord étaient impressionnés non seulement par son combat ascétique pour surmonter les tentations du monde, mais aussi par sa traduction scrupuleuse des textes anciens, pour l’usage chrétien. Les docteurs de l’époque, attachés à purifier la littérature sacrée des ajouts et des erreurs, admiraient spécialement ses compétences linguistiques. » [1]

Nous allons proposer ici une lecture détaillée de la gravure, sous l’angle très précis de la biographie de Jérôme,  saint patron des traducteurs .



La vie de Jérôme : les vingt-cinq premières années

 D’après les sources historiques

« Jérôme naît à Stridon (Croatie) au milieu du IVe siècle…Il part vers l’âge de douze ans pour Rome afin de poursuivre ses études… Il étudie auprès d’Aelius Donat la grammaire, l’astronomie et la littérature païenne, dont Virgile, Cicéron, et fréquente le théâtre, le cirque romain. Vers l’âge de seize ans, il suit les cours de rhétorique et de philosophie auprès d’un rhéteur, ainsi que de grec…Il demande le baptême vers 366. Après quelques années à Rome, il se rend avec Bonosus en Gaule vers 367, et s’installe à Trèves, sur la rive à moitié barbare du Rhin… Quelques-uns de ses amis chrétiens l’accompagnent lorsqu’il entame, vers 373, un voyage à travers la Thrace et l’Asie Mineure pour se rendre dans le nord de la Syrie…. À Antioche, deux de ses compagnons meurent, et lui-même tombe malade plusieurs fois. Au cours de l’une de ces maladies (hiver 373-374), il fait un rêve qui le détourne des études profanes et l’engage à se consacrer à Dieu. Dans ce rêve, qu’il raconte dans l’une de ses lettres, il lui est reproché d’être « cicéronien, et non pas chrétien ». À la suite de ce rêve, il semble avoir renoncé pendant une longue durée à l’étude des classiques profanes et s’être plongé dans celle de la Bible sous l’impulsion d’Apollinaire de Laodicée » [2]


D’après la Légende Dorée :

« Jérôme fut le fils d’un homme noble nommé Eusèbe, et originaire de la ville de Stridonie, sur les confins de la Dalmatie et de la Pannonie. Jeune encore, il alla à Rome où il étudia à fond les lettres grecques, latines et hébraïques. Son maître de grammaire fut Donat, et celui de rhétorique, l’orateur Victorin. Il s’adonnait nuit et jour à l’étude des saintes Ecritures. Il y puisa avec avidité ces connaissances qu’il répandit dans la suite avec abondance. A une époque, il le dit dans une lettre à Eustachius, comme il passait le jour à lire Cicéron et la nuit à lire Platon, parce que le style négligé des livres des Prophètes ne lui plaisait pas, vers le milieu du carême, il fut saisi d’une fièvre tellement subite et violente, que son corps se refroidit, et la, chaleur vitale s’était retirée dans sa poitrine. Déjà qu’on préparait ses funérailles, quand tout à coup, il est traîné au tribunal du souverain juge qui lui demanda quelle était sa qualité, il répondit ouvertement qu’il était chrétien. « Tu mens, lui dit le juge; tu es cicéronien, tu n’es pas chrétien car où est ton trésor, là est ton coeur. » Jérôme …proféra ce serment : « Seigneur, si jamais je possède des livres profanes, si j’en lis, c’est que je vous renierai. » Sur ce serment, il fut renvoyé et soudain il revint à la vie …Depuis, il lut les livres divins avec le même zèle qu’il avait lu auparavant les livres païens. » [3]


D’après la gravure (axe A)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A1
Durant cette première période de ma vie, j’ai beaucoup voyagé (les souliers) ; j’ai acquis des connaissances utiles (le coffre), j’ai aimé les classiques profanes puis je les ai rejetés (les quatre livres fermés).

Tel Adam errant dans le monde, je payais ma désobéissance (le coussin dressé), qui m’a fait frôler la mort (le crâne).



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A2
J’étais chrétien, mais je croyais de travers. La Bible, au lieu d’éclaircir les quatre Evangiles, était remplie d’erreurs qui trahissaient la lumière divine.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A3
Il fallait purifier les textes, mais d’abord se purifier soi-même.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A4
Ainsi je retrouverais la vraie lumière, et rénoverais le vieil édifice décrépi.



 Jérôme au désert

D’après les sources historiques

« Désirant intensément vivre en ascète et faire pénitence, il s’installe en 375 dans le désert de Chalcis de Syrie, au sud-ouest d’Antioche, connu sous le nom de « Thébaïde de Syrie ». … La période au désert et la vie érémitique de Jérôme fut assez difficile, notamment du fait des jeûnes et de sa santé fragile …. C’est à cette époque qu’il fait ses premiers commentaires bibliques en commençant par le plus petit livre de la Bible, le livre d’Abdias. Il profite de ce temps pour apprendre l’hébreu avec l’aide d’un juif. » [2]


D’après la Légende Dorée

« Il courut au désert et il y souffrit pour J.-C. tout ce qu’il raconte lui-même à Eustochium en ces termes : « Tout le temps que je suis resté au désert et dans ces vastes solitudes qui, brûlées par les ardeurs du soleil, sont pour les moines une habitation horrible, je me croyais être au milieu des délices de Rome. Mes membres déformés étaient recouverts d’un cilice qui les rendait hideux; ma peau, devenue sale, avait pris la couleur de la chair des Ethiopiens. Tous les jours se passaient dans les larmes ; tous les jours des gémissements, et si quelquefois un sommeil importun venait m’accabler, la terre nue servait de lit à mes os desséchés. Je ne parle point du boire ni du manger, quand les malades eux-mêmes usent d’eau froide, et quand manger quelque chose de cuit est un péché de luxure : et tandis que je n’avais pour compagnons que les scorpions et les bêtes sauvages, souvent je me trouvais en esprit dans les assemblées des jeunes filles ; et dans un corps froid, dans une chair déjà morte, le feu de la débauche m’embrasait. De là des pleurs continuels. Je soumettais ma chair rebelle à des jeûnes pendant des semaines entières. Les jours et les nuits étaient tout un le plus souvent, et je ne cessais de me frapper la poitrine que quand le Seigneur m’avait rendu à la tranquillité.Il fit ainsi pénitence pendant quatre ans, après quoi il revint à Bethléem, où il s’offrit à rester comme un animal domestique auprès de la crèche du Seigneur. «  [3]


D’après la gravure (axe B)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B1
A l’imitation de Jésus, je me suis fait le serviteur de Dieu et j’ai souffert comme un chien. Mais maintenant je me repose paisiblement auprès de la crèche du Seigneur.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B2
Ce passage au désert a été ma pénitence et ma croix.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B3
Mais c’est là que j’ai pu, très difficilement, commencer à lire les textes en hébreu qui nous restituent la parole véridique.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etud
J’ai passé là quatre longues années parmi les sables (le sablier à quatre faces  visibles).



Jérôme à Bethléem

D’après les sources historiques

« En 386, il revient à Bethléem où il s’installe et fonde une communauté d’ascètes et d’érudits … L’ensemble comporte une hôtellerie pour accueillir les pèlerins, et aussi un monastère pour les femmes… L’Écriture a une place primordiale dans la vie communautaire inaugurée par Jérôme. Jérôme assimile la Bible au Christ : « Aime les saintes Écritures et la Sagesse t’aimera, il faut que ta langue ne connaisse que le Christ, qu’elle ne puisse dire que ce qui est saint » … Dans sa correspondance avec certains Romains qui lui demandent conseil, Jérôme montre l’importance qu’il donne à la vie communautaire : « Je préférerais que tu sois dans une sainte communauté, que tu ne t’enseignes pas toi-même et que tu ne t’engages pas sans maître dans une voie entièrement nouvelle pour toi », recommandant la modération dans les jeûnes corporels : « la malpropreté sera l’indice de la netteté de ton âme... » [2]


D’après la Légende Dorée

« Une fois, vers le soir, alors que saint Jérôme était assis avec ses frères pour écouter une lecture de piété, tout à coup un lion entra tout boitant dans le monastère. A sa vue, les frères prirent tous la fuite; mais Jérôme s’avança au-devant de lui comme il l’eût fait pour un hôte. Le lion montra alors qu’il était blessé au pied, et Jérôme appela les frères en leur ordonnant de laver les pieds du lion et de chercher avec soin la place de la blessure. On découvrit que des ronces lui avaient déchiré la plante des pieds. Toute sorte de soins furent employés et le lion guéri, s’apprivoisa et resta avec la communauté comme un animal domestique. » [3]

L’aventure ne s’arrête pas là : le lion est ensuite soupçonné d’avoir mangé un âne dont il avait la garde. Du coup, le Saint le condamne à porter des fardeaux à sa place. Mais un jour, le lion reconnaît son ami l’âne en tête d’une caravane de marchands, et effraie les chameaux des voleurs qui se réfugient dans le monastère. Là, tout finit par s’arranger :

« Alors le lion se mit à courir plein de joie dans le monastère comme il le faisait jadis, se prosternant aux pieds de chaque frère. Il paraissait, en folâtrant avec sa queue, demander grâce pour une faute qu’il n’avait pas commise…. un messager annonça qu’à la porte se trouvaient des hôtes qui voulaient voir l’abbé. Celui-ci alla les trouver; les marchands se jetèrent de suite à ses pieds, lui demandant pardon pour la faute dont ils s’étaient rendus coupables. L’abbé les fit relever avec bonté et leur commanda de reprendre leur bien et de ne pas voler celui des autres. »

L’anecdote du lion révèle une double guérison sous l’égide de Saint Jérôme :

  • blessé physiquement par les ronces, il est guéri physiquement ;
  • blessé moralement par le soupçon, il est réhabilité par son courage.


D’après la gravure (axe C)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C1
Mon lion veille sur moi, comme j’ai veillé sur lui.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C2
Je consacre maintenant tout mon temps à l’écriture...



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C3
…et à la traduction en latin.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C4
J’ai été fait Cardinal pour mes mérites.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude tete lion Durer 1514 Saint Jerome dans son etude tete Jerome

Un blogueur [4] a très justement remarqué l’analogie léonine entre la posture du saint – les deux mains rapprochées en griffes, l’auréole-crinière – et la figure du félin.

Dans le présent de la gravure, l’ancien pécheur et ermite couronné Prince de L’Eglise vient à coïncider avec son Embleme : le lion blessé physiquement, puis moralement, et enfin restauré dans sa dignité de Roi des Animaux.


Saint Jerome 1492 Schema

Cette réflexion sur la Correction était déjà en germe dans la gravure de 1492, avec sa structure en trois colonnes :

  • à gauche, la Genèse en grec, fautive, du côté de la couche qui évoque peut-être les plaisirs du jeune Jérôme ;
  • au centre, la Genèse en hébreu, source de la traduction correcte en latin, qui se trouve sous les objets de l’Etude et de la Toilette ; colonne qui contient également le Lion débarrassé de ses échardes ;
  • à droite, la colonne du monde contemporain, et des visiteurs (la chaise vide).

La gravure de 1492 apparaît déjà comme un abrégé de l’Oeuvre et de la Vie du Saint, auquel manque seulement la deuxième étape, le passage par le Désert.



L’imaginaire de Bethléem

Le croisement des poutres

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude croix des poutres
Il se pourrait que ce croisement constitue un objet d’analyse à part entière : comme si les trois périodes de la vie du Saint se trouvaient ici réunifiées, sous les espèces des trois poutres :

« Jérôme tire son étymologie de gerar, saint, et de nemus, bois, comme on dirait bois saint, ou bien de norna, qui veut dire loi…. Il signifie bois; parce qu’il habita quelque temps dans un bois; il veut dire loi, par rapport à la discipline régulière qu’il enseigna, à ses moines, ou bien encore parce qu’il expliqua et interpréta la loi sainte. » [3]


La poutre de gauche

Elle symbolise un premier équarissage de notre jeune homme de bois brut : par les Lettres classiques, par les voyages, par la lecture assidue des Ecritures.


La poutre verticale

Deuxième équarrissage, rude, non mouluré : Jérôme au Désert apprend à tenir debout, à l’image de la croix.


Jan Gossaert (Mabuse) - Saint Jerome Penitent. c.1509-1512
Jan Gossaert (Mabuse) – Saint Jerome Penitent. c.1509-1512. National Gallery of Art, Washington

Ce tableau nous rappelle qu’au désert, l’arbre-mort du Paradis Perdu se trouve réhabilité comme bois de la croix.


La poutre horizontale

Elle représente la vie paisible de la troisième période, à Bethléem : c’est elle qui soutient la plafond et les autres poutres de la cellule, tout comme Saint Jérôme supporte toute la communauté monastique. [5]


En aparté : l’iconographie de la Crèche<

Durer Nativite 1504 National Gallery of Canada

Nativité
Durer, 1504

La Crèche est souvent représentée comme un édifice fragile construit au sein d’un édifice de pierre plus ancien. Cette iconographie très fréquente est liée à la tradition selon laquelle elle se serait située à l’intérieur du palais de David, à Bethléem, en raison du verset suivant :

« En ce jour-là, je relèverai la hutte de David qui est tombée ; je réparerai ses brèches, je relèverai ses ruines, et je la rebâtirai telle qu’aux jours d’autrefois ».(Amos, 9, 1).


La Crèche-Cellule

Ainsi s’expliquent les « anomalies » que nous avons relevées : si l’arcature de la première baie est tronquée par la poutre, si la seconde est coupée par une mauvaise cloison, c’est pour nous faire comprendre que l’Etude de Saint Jérôme, moderne, pratique, agencée selon tous les critères du confort nurembergeois, n’est pas située n’importe où : mais à Bethléem même, dans l’ancien palais de David, au plus près du souvenir de Jésus.



 Peter W. Parshall est le seul à avoir proposé, en 1971, une explication concernant la présence de la calebasse qui fait désormais autorité [6]. Nous allons la résumer brièvement

urer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse originale

Jonas et le ricin

« 5 Et Jonas sortit de la ville et s’assit à l’orient de la ville; là il se fit une hutte et s’assit dessous à l’ombre, jusqu’à ce qu’il vit ce qui arriverait dans la ville.
6 Et Yahweh-Dieu fit pousser un ricin [kikajon] qui s’éleva au-dessus de Jonas pour qu’il y eût de l’ombre sur sa tête, afin de le délivrer de son mal; et Jonas éprouva une grande joie à cause du ricin.
7 Mais Yahweh fit venir, au lever de l’aurore, le lendemain, un ver qui piqua le ricin; et il sécha.
8 Et quand le soleil se leva, Yahweh fit venir un vent brûlant d’orient; et le soleil donna sur la tête de Jonas, au point qu’il défaillit. Il demanda de mourir et dit:  » La mort vaut mieux pour moi que la vie. « 
9 Alors Dieu dit à Jonas: ‘ Fais-tu bien de t’irriter à cause du ricin?  » Il répondit:  » Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort. « 
10 Et Yahweh dit:  » Tu t’affliges au sujet du ricin pour lequel tu n’as pas travaillé et que tu n’as pas fait croître. qui est venu en une nuit et qui a péri en une nuit;
11 et moi, Je ne m’affligerais pas au sujet de Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille hommes qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre!  »  Jonas, 4, 5-11, traduction Crampon, 1923


Une querelle philologique

Dans sa Vulgate, Jérôme refusa de traduire le mot hébreux « kikajon » par « calebasse » (cucurbita), la traduction latine traditionnelle, et proposa à la place « hedera » (une sorte de lierre) , plus logiquement eu égard à la pousse excessivement rapide de la plante et à son utilisation en tonnelle. Ceci déclencha une violente polémique avec Saint Augustin, car l’association de Jonas avec la calebasse était déjà largement établie [8].

En 1514, Saint Jérôme était d’actualité : Erasme venait de publier en 1512 une nouvelle traduction de ses Lettres, et préparait pour 1516 un édition de ses oeuvres complètes.

« Ainsi, il est raisonnable de supposer que dans ce contexte, la référence que fait Dürer à la calebasse ait pu être compréhensible par le cercle des érudits du Nord, impliqués dans la révision des textes – des hommes qui admiraient Jérôme en tant que saint-patron des études bibliques... » [6]


Une difficulté logique

Mais alors, dans cette gravure à la gloire de Saint Jérôme, pourquoi avoir représenté la traduction fautive (calebsse) plutôt que la traduction corrigée (lierre) ? Peter W. Parshall tente, dans une note liminaire, une explication qui vaut ce qu’elle vaut :

« Le choix de la calebasse par Dürer, plutôt que celui du lierre difficile à représenter, en tant qu’allusion à la controverse, semble justifié par le fait que la calebasse était privilégiée dans la tradition picturale, et pouvait ainsi être plus facilement identifiée comme une référence au passage de Jonas ».


Un symbole de fugacité ?

En conclusion, Parshall note que la calebasse, « qui est venue en une nuit et qui a péri en une nuit » est un symbole de fugacité, de Vanité qui peut donc être rapproché du crâne.

Bien. Mais on peut tout aussi bien faire valoir que la calebasse, qui en séchant produit la gourde emblématique des pèlerins de Saint Jacques, est tout autant une image de pureté et de permanence.


Une interprétation contestable

La docte explication nous mène à deux contradictions et à une impasse :

  • si vraiment Dürer avait voulu faire l’apologie des talents de traducteur de Jérôme, aurait-il suspendu au dessus de sa tête, à une place de choix, l’image de la traduction fautive ?
  • s’il avait voulu évoquer la fugacité de toute chose, aurait-il pris justement le seul fruit qui ne périt pas en séchant ?
  • de plus, rien ne nous est dit de la spirale.


La calebasse et la spirale

Partons du principe inverse : en dessinant la calebasse, Dürer n’a pas voulu faire allusion à une obscure querelle philologique réservée aux happy-fews. En revanche, c’est bien Jonas qui est convoqué dans la gravure, par son emblème le plus connu.


Augsburger_Wunderzeichenbuch_—_Folio_14 _„Jonas_und_der_Wal 1552

Jonas et la Baleine
Augsburger Wunderzeichenbuch, Folio 14, 1552

Or qu’est ce que Jonas, pour un chrétien de l’époque ? Un homme qui a été avalé par une baleine et qui en est réchappé : autrement dit une anticipation, dans l’Ancien Testament, de la Mort et de la Résurrection de Jésus.

Et qu’est ce qu’une calebasse, pour une homme de l’époque ? Un fruit qui en mourant sèche et devient impérissable : une sorte de coquille végétale qui fait jeu égal, question permanence, avec la coquille Saint Jacques, l’autre emblème des pèlerins.


calebasse urer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse originale

Regardons de plus près la calebasse dessinée par Dürer : la feuille est réaliste, les deux vrilles sont réalistes. Mais deux choses sont hors du commun : la taille surdimensionnée et la spirale, deux allusions à la croissance extraordinaire qui est au coeur du verset de Jonas :

« Et Yahweh-Dieu fit pousser un ricin qui s’éleva au-dessus de Jonas pour qu’il y eût de l’ombre sur sa tête, afin de le délivrer de son mal;


L’histoire de Jonas

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse
« Mais Yahweh fit venir, au lever de l’aurore, le lendemain, un ver qui piqua le ricin; et il sécha. » Jonas 4,7

Lue de droite à gauche, la calebasse synthétise le verset qui illustre la toute-puissance de Dieu : une feuille verte suspendue en l’air, un « ver » qui pique (en rouge), un fruit qui sèche.

Mais lue un peu plus bas, elle nous livre une seconde histoire, qui parle aussi d’une toute-puissance : une vrille informe (en violet), une main sûre qui pique le cuivre, et rajoute à la seconde vrille une extraordinaire spirale (en bleu).

Le serpent informe du Livre de Jonas est, par la grâce du maître-graveur, rectifié en une « Schneckenlinie » impeccable.


Une transposition visuelle

Si Dürer a placé à l’aplomb de son monogramme cette calebasse géante, ce n’est pas pour faire allusion à une controverse oubliée entre Pères de l’Eglise ; mais pour transposer visuellement le verset de Jonas et nous en donner sa propre interprétation : certes, le ricin qui protégeait Jonas du soleil a séché, mais il laisse une protection bien meilleure car portative : une gourde contre la  soif.

Comprenons : c’est parce que Jérôme s’est desséché au désert qu’il est devenu un récipient d’eau pure.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture
Nous voici maintenant armés pour interpréter le quatrième axe, celui qui mène justement du monogramme à la spirale.



Dürer chez Saint Jérôme

Sur l’axe D se superposent les emblèmes du Saint et de l’Artiste, dans une sorte d’identification respectueuse.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D1
Tandis que nous stationnons dans l’escalier, surveillés par le chien et le lion, Dürer a pénétré dans la cellule, sous la forme de son monogramme [7]. ll est là, placé sur le sol, aux pieds de la chaise vide qui attend le Visiteur du Saint : comprenons le Christ ressuscité.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D2
Le « tabernacle » qui contient les objets sacramentels du Saint est aussi frappé par la griffe de Dürer : un D noir qui devient un D blanc, par le principe de l’encrage et de l’impression.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D3
Les missives illustrent la célébrité universelle de Saint Jérôme, mais aussi la facilité de diffusion qu’offre cet outil de communication inouï : la gravure.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D4
Dans ce contexte précis, la spirale évoque doublement la rectification :

  • celle des textes embrouillés, par l’esprit juste de Saint Jérôme ;
  • celle des lignes serpentiformes, par la main infaillible de Dürer.

Tout en conservant sa valeur symbolique traditionnelle, figure de l’expansion indéfinie, de la propagation dans un Espace uniforme et dans un Temps cyclique.



Nous pouvons maintenant prendre un peu de recul et considérer dans son ensemble l’interprétation que nous venons de construire.



 Le Saint Patron des Traducteurs,

des Correcteurs et des Graveurs

Les objets de la cellule

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille lecture correction

(cliquer pour voir la grille superposée à la gravure)

En analysant de gauche à droite les quatre axes, nous avons découvert que les trois premiers (A, B, C) font référence aux trois grandes périodes de la vie de Jérôme, tandis que le quatrième correspond à une synthèse dans laquelle se confondent, dans une même gloire, le Saint et le Graveur.

Cette analyse est confortée par la logique horizontale que la grille fait apparaître. Au dessus des coussins, qui donnent le point de départ de la lecture, s’étagent quatre niveaux. De bas en haut :

  • le niveau 1 identifie l’Homme dont chaque axe nous parle : Saint Jérôme est d’abord un Pécheur (comme Adam), puis un Serviteur (comme Jésus et le Chien), puis un Maître (comme le Lion), la quatrième colonne dénotant l’irruption de Dürer dans la gravure ;
  • le niveau 2 aborde le thème de la Corruption surmontée : comment des erreurs initiales, par la pénitence, deviennent une noirceur maîtrisée (l’encre de Jérôme ou celle de Dürer) et finissent dans un passage sacramentel du Noir au Blanc (la Communion ou la Confession pour le Saint, l’Impression pour le Graveur) ;
  • le niveau 3 est consacrée à Saint Jérôme Correcteur : après s’être purifié et avoir péniblement appris à lire les textes hébraïques, il a pu les traduire en Latin et atteindre la célébrité ;
  • le niveau 4 détaille son évolution du point de vue de la Foi : vestigiale et imparfaite au début, elle s’affermit dans les sables, se voit couronnée par le cardinalat et culmine dans la figure de la spirale : autrement dit le pouvoir de Rectification et de Propagation qui est l’apanage du Saint, et du Maître Graveur.


Les objets des étagères

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille etagere correction
(cliquer pour voir la grille superposée à la gravure)

L’analyse du passage de Jonas nous a appris à lire l’emblème de la calebasse en trois temps, de droite à gauche : au départ une protection fragile (la feuille contre le soleil), puis un événement déclencheur (le ver qui pique), conduisant à une protection permanente (la gourde contre la soif).

Les deux autres lignes suivent le même mouvement, si nous supposons qu’elles nous parlent respectivement de l’Ame et de L’Esprit du Saint :

  • son Ame est au départ comme une boîte close, protégée des poussières mais opaque à la lumière ; par les vertus de l’Etude (la bougie), elle devient translucide, virginale et médicinale (les fioles)
  • son Esprit commence par balayer les impuretés au risque de se salir lui-même (la brosse) ; par les vertus de la Piété (le chapelet), il devient un instrument habile (le ciseau) capable de discerner et d’éliminer chaque erreur.


Durer Saint Jerome Placard
Remarquons que cette indication de lecture, de droite à gauche,  est fournie par le « tabernacle », qui propage sa rythmique ternaire à tous les objets situés au dessus de lui :

  • un temps noir inversé
  • un silence
  • un temps blanc rectifié.


La cohérence d’ensemble

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille complete correction
En recollant les deux grilles, la cohérence d’ensemble apparaît :

  • La Correction (niveau 3 de la grille principale) correspond à l’étagère de l’Esprit ;
  • La Foi (niveau 4 de la grille principale) correspond à l’étagère de l’Ame ;

En somme, les objets de la cellule saisissent le Saint dans sa vie et dans ses oeuvres ; les objets des étagères nous dévoilent son intimité la plus profonde : celle de son Esprit et de son Ame.


Article suivant : 6 La cucurbite de l’Alchimiste

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[1] Susan Donahue Kuretsky, « Rembrandt’s Tree Stump: An Iconographic Attribute of St. Jerome, » Art Bulletin 56 (1974): 517-80. http://www.jstor.org/stable/3049303
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_de_Stridon
[3] La Légende dorée, Jacques de Voragine, 1261 -1266 http://www.abbaye-saint-benoit.ch/voragine/tome03/147.htm
[4] http://www.everypainterpaintshimself.com/article/duerers_st._jerome_in_his_study_1514
[5] On visite encore, dans la basilique de Bethléem, une grotte appelée cellule de Jérôme et où il aurait traduit la Bible.
[6] Albrecht Dürer’s St. Jerome in His Study: A Philological Reference, Peter W. Parshall, The Art Bulletin, Vol. 53, No. 3 (Sep., 1971), pp. 303-305 http://www.jstor.org/stable/3048864
[7]. « L’exaltation du moi… est liée, sans doute, à son tempérament « léonin ». Elle explique pourquoi il s’est si souvent représenté dans ses tableaux, tantôt à l’écart de la scène, tantôt mêlé aux personnages… Il procédait ainsi avec l’orgueuil du très grand artiste, comme le montre aussi son étonnant monogramme dans lequel l’initiale du prénom absorbe et dévore celle du nom de famille (Albert signifie « brillant de noblesse ».) Jean Richer, revue Hamsa, L’ésotérisme d’Albrecht Dürer 1, 1977, p 3
 [8] Cette controverse Jérôme/Augustin peut sembler de détail, mais elle éclaire « deux pensées différentes sur la traduction, l’une celle du scientifique, avec sa rigueur, sa volonté de retour aux sources, sa minutie de linguiste, l’autre avec son souci pastoral sa vision de théologien fervent, son respect de la tradition de l’Église et sa croyance en la force de l’Esprit Saint à l’œuvre dans le monde. »
Sur ces enjeux, voir « Comment traduire la Bible ? Un échange entre Augustin et Jérôme au sujet de la « citrouille » de Jonas 4, 6, » Anne Fraïsse, Études théologiques et religieuses 2010/2 (Tome 85) https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2010-2-page-145.htm

6 La cucurbite de l’Alchimiste

9 juin 2018
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Où l’on tente de reconnaître dans la calebasse de Saint Jérôme la cucurbite de l’Alchimiste.

Et d’éclaircir quelques points à la lumière du Splendor Solis.

Article précédent : 5 Apologie de la traduction



 

Un légume bien connu

Tacuin_Courge11
Tacuinum sanitatis in medicina – Codex Vindobonensis series nova 2644, Österreichischen Nationalbibliothek Graz, vers 1390

Calebasse, coloquinte ou courge : ce légumme grimpant était bien connu des jardiniers médiévaux, sous son nom latin de cucurbite.


Un instrument de laboratoire

Buch der heiligen Dreifaltigkeit apres 1467

Livre de la Sainte Trinité (Buch der heiligen Dreifaltigkeit), après 1467 [1]

Ce nom désigne aussi la partie basse de l’alambic, ou tout récipient de forme similaire.

En tant qu’instrument de laboratoire, le terme de cucurbite (Kurbiss  en allemand) était bien employé dans ce sens  du temps de Dürer, comme le montre l’illustration ci-dessous, un peu postérieure.


jerome reussner pandora 1582 gravure jerome reussner pandora 1582

Pandora, das ist: die Edleste Gab Gottes oder der Werde und Heilsamme Stein der Weisen (etc.)- Basel, (Samuel Apiarius), par Hieronymus Reusner 1582, p 243 [2]

On lit bien sous l’étoile au centre « cucurbita prima  die erste Kurbiss «  et sous la Lune à gauche « 2nd cucurbita die ander kurbiss ».(La mention à droite indique où trouver la matière première : « c’est plus en rampant dans la veine qu’on la trouvera en plein sang ».)

Sur la version manuscrite a été rajouté à droite de l’ouroboros (mercurius noster) une troisième mention « prima cucurbita die erste Kurbiss « , sans doute pour faire comprendre que le mercure est à lui-même son propre vase. Car pour ajouter à l’ambiguïté, le contenant et le contenu sont souvent assimilés :

« Cucurbite : Fourneau secret des Philosophes; quelquefois le vase qui contient la matière du fourneau secret, dans lequel se cuit et se digère la matière de l’art Hermétique.  » [3]


Un procédé alchimique

Car, de manière plus hermétique, la cucurbite est synonyme de l’ « oeuf des philosophes », qui contient tout ce qui est nécessaire, lors de l’oeuvre III, pour la coction qui va aboutir à la Pierre philosophale (pour les grands concepts de l’alchimie, voir 7.2 Présomptions).

« Le matras dans lequel on place la matière se nomme oeuf des philosophes, c’est un ballon en verre assez résistant, quelquefois il est en terre cuite, quelques-uns se servaient d’oeufs philosophiques en métal, cuivre ou fer. […] On appelait ce vaisseau oeuf d’abord à cause de sa forme, ensuite parce que de lui comme d’un oeuf devait sortir après incubation dans l’Athanor, la Pierre philosophale, l’Enfant couronné et vêtu de la pourpre royale, comme disaient les alchimistes. » [4]


L’oeuf philosophique

Splendor Solis Jupiter

Le Régime de Jupiter
Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

On observe en haut le pincement du verre, scellé hermétiquement. Le régime de Jupiter voit l’apparition d’irisations diverses (la queue de paon, en haut), et constitue une sorte d’aboutissement : ce pourquoi nous est montré en bas à gauche le couronnement de l’Empereur par le Pape en présence des Cardinaux, tous chapeautés (Charles Quint venait d’être couronné à Bologne en 1530). La collecte de l’Impôt, en bas à droite, rappelle l’Or que la Pierre permet d’obtenir.

Dans l’oeuf philosophique s’affrontent trois oiseaux portant les couleurs traditionnelles des trois Oeuvres : Noir pour l’Oeuvre I, Blanc pour l’Oeuvre II, Rouge pour l’Oeuvre III. Manière de dire que les trois suivent le même processus (introduction des réactifs, fermeture de l’oeuf, chauffe) , les différences tenant à la nature des réactifs et à la conduite du feu. La polysémie des textes alchimiques est si merveilleuse qu’on a l’impression tantôt qu’ils parlent tous de la même opération avec des métaphores différentes, tantôt qu’ils décrivent avec les mêmes termes des opérations qui n’ont rien à voir.



 Le « Splendor Solis », attribué à l’alchimiste mythique Salomon Trismosin, est un des plus beaux manuscrits alchimiques. Lea version la plus ancienne remonte à 1532, et  plusieurs copies en ont été faites tout au long du XVIème siècle : les images sont reproduites scrupuleusement, seule change l’ornementation des encadrements. Pour des raisons stylistiques, la version initiale est attribuée à des artistes de Nuremberg [4a].

Il donne donc une bonne idée de la culture alchimique dans la ville de Dürer, quatre ans après sa mort. La version Harley [5] va nous permettre de rappeler rapidement les trois étapes du Grand Oeuvre.



 

L’Oeuvre I : le Noir de Saturne

Le Régime de Saturne

Splendor Solis Saturne

Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

Note : L’interprétation qui suit est strictement personnelle

L’iconographie est classique : celle des Enfants de Saturne tels que les voit l’astrologie. Ce sont des hommes rudes et brutaux : laboureurs, porchers ; des préposés aux travaux les plus sales : tanneurs, tonneliers, fossoyeurs ; des infirmes physiques, auxquels on fait l’aumône ; ou des infirmes moraux : criminels qui finissent sur la roue.



Life of the Children of Saturn, by Georg Pencz in the Folge der Planeten 1530

Les Enfants de Saturne,
Georg Pencz, les Planètes, 1530

Pour comparaison, hors de tout contexte alchimique, cette gravure présente exactement les mêmes types humains. Les références hermétiques se cachent dans les détails…


Splendor Solis Saturne matiere premiere

La passante avec son chapelet nous montre le symbole de la matière première, un cercle surmonté d’une croix : l’antimoine.


Splendor Solis Saturne les sels

L’homme qui foule (teinturier ou vigneron) fait allusion à un des sels utilisés dans l’Oeuvre I : le tartre, qu’on récupère dans les vieux tonneaux. Celui qui racle une peau morte évoque sans doute le second sel : le salpêtre, qui se forme sur les vieux murs. Le troisième qui verse l’eau du puits dans un tonneau percé illustre les nombreuses dissolutions nécessaires pour la purification des sels (pour une description pratique des opérations, voir [6])


Splendor Solis Saturne vulcain

Ce mélange de sels est parfois appelé « feu secret » ou « Vulcain Lunatique ». Nous reconnaissons Vulcain dans le mendiant au pied bot.


Splendor Solis Saturne oeuf detail

L’Oeuvre I consiste à « crucifier » la Matière Première (le dragon) avec une pointe de fer (le soufflet), tout en lui faisant ingurgiter le Sel. Elle fournit :

  • le vitriol, sel transformé qui servira dans la suite des opérations
  • le régule, ou Mercure Philosophique

Pour une description plus détaillée de l’Oeuvre I, voir notre interprétation alchimique de Melencolia I (voir  7.4 La Machine Alchimique)



 

L’Oeuvre II : le Blanc de Diane

Spendor Solis Lune

Régime de la Lune
Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

Sur la version de Nuremberg, une explication figure dans le cartouche :

« Déjà la mort est surmontée et notre fils règne, habillé d’une toge rouge et carmin » « Jam mors consumata et filius noster regnat rubram […] toga et chermes indutus est »

L’oeuvre II consiste donc, après la phase funèbre que constitue l’Oeuvre I, à obtenir le petit roi (ou dauphin, ou rébis, ou rémore, ou mercure philosophique), qui matérialise l’union des principes contraires : masculin et féminin, soufre et mercure.

Dans l’iconographie habituelle des Enfants de la Lune (métiers de l’eau : moulins, pécheurs à la ligne ou au filet, chasseur de cygne blanc) se dissimulent les détails pratiques de l’Oeuvre II.


Spendor Solis Lune peche

A la surface du mélange se forme une matière laiteuse, une sorte de filet, dans lequel il faut aller « pécher » le jeune roi.


Spendor Solis Lune aigles

Cette technique s’appelle aussi  « faire voler les aigles ».

Mutus Liber - Troisième planche - 1677

Planche III
Mutus Liber, 1677

On retrouve ici un siècle plus tard la même galaxie symbolique : dix « aigles » qui volent, le filet et la canne à pêche, mais cette fois sous l’égide non plus de Diane, mais de Jupiter et de son aigle.
A l’issue, l’Oeuvre II fournit :

  • le mercure philosophique qui servira dans la suite des opérations
  • le rebis, ou jeune roi, alliance du Soufre et du Mercure qu’il faudra fixer dans l’Oeuvre III.



 

L’oeuvre III : le Rouge du Phénix

L0068920 Rotulum hieroglyphicum G. Riplaei Equitis Aurati
La grande coction dans l’athanor
Manuscrit Ripley Scroll (c. 1570), Wellcome Library, Londres

Cliquer pour voir l’ensemble du rouleau

L’oeuvre III est très délicate à conduire : l’oeuf étant fermé hermétiquement, il faut le chauffer sans arrêt, et la matière qu’il contient passera par sept régimes, correspondant aux sept planètes.

« Quelques auteurs, assimilant les phases colorées de la coction aux sept jours de la création, ont désigné le labeur entier par l’expression Hebdomas hebdomadum, la Semaine des semaines, ou simplement la Grande Semaine, parce que l’alchimiste doit suivre au plus près, dans sa réalisation microcosmique, toutes les circonstances qui accompagnèrent la Grand Oeuvre du Créateur. » [7]

Evidemment, la difficulté est de trouver la bonne température et la bonne durée pour chaque phase, en tenant compte en outre des conditions atmosphériques, d’autant plus péniblement que l’ordre des régimes diffère selon les sources.

Certains ordres sont centrés sur le Soleil (c’est le cas de Splendor Solis, qui suit à peu près l’ordre de Ptolémée) ou sur le Mercure. D’autres, plus fidèles à la Genèse, mettent le soleil au septième rang .

De plus, certains régimes font aussi allusion à des phases similaires dans d’autres oeuvres : nous avons vu que celui de Saturne, par lequel débute la coction, peut également désigner l’oeuvre I toute entière.


La Pierre philosophale

Rotulum_hieroglyphicum_G._Riplaei_Equitis_Aurati_Wellcome_L0068924_detail

 

Manuscrit Ripley Scroll (c. 1570), Wellcome Library, Londres

Cliquer pour voir l’ensemble

Quoiqu’il en soit, selon la manière de mener la coction, on obtient soit la Pierre au Blanc – capable de transmuter les métaux imparfaits en argent ; soir la Pierre au Rouge – capable de les transmuter en or. Les deux pierres peuvent être dissoutes pour composer un élixir de longue vie.
C’est se que montre le schéma de Ripley : « La Mer Rouge ; le Soleil Rouge ; le Rouge Elixir de vie »

A noter la phrase du haut, remise au goût du jour par le manga Hellsing :

« The Bird of the Hermes is my name ; Eating my wings to make me tame »
« Je suis l’oiseau d’Hermès ; mangeant mes ailes pour m’apprivoiser »



 Le Ludus puerorum

Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version BerlinSplendor Solis, Ludus puerorum, 1532 Splendor Solis Ludus puerorumSplendor Solis, Ludus puerorum, 1582

Voici côte la version de 1532 [8] et celle de 1582, qui sont identiques à part l’encadrement. [9]

Comme le décor est bien évidemment celui de la cellule de Saint Jérôme, il vaut la peine d’essayer de comprendre ce qui a pu, mis à part la célébrité de Dürer, inciter le premier illustrateur à cet emprunt.

L’interprétation qui suit est originale et spéculative : prière de rajouter à chaque assertion les « sans doute » et les « peut être » qui s’imposent, vu l’opacité du sujet.

Voyons d’abord si le texte qui accompagne l’enluminure peut nous être de quelque lumière :

« …Cette coagulation donc remet de nouveau l’eau dans un corps, car en se congelant il se dissout, et en dissolvant il se congèle, pour nous montrer que le vif-argent qui est un dissolvant du soufre métallique, et lequel il attire à soi pour être congelé, désire de nouveau se conjoindre à l’humidité radicale de ce soufre, et ce soufre derechef s’allie en son Mercure : et ainsi d’une amitié réciproque ne peuvent-ils vivre l’un sans l’autre, s’arrêtant amiablement ensemble comme n’étant qu’une nature…
Puis il ajoute, la génération se retient avec la génération, et la génération se rend victorieuse avec la génération. A bon droit donc disons-nous que notre Mercure susdit recherche toujours l’alliance de ce soufre pour lui servir de forme, duquel il aurait été séparé avec tant d’indicibles regrets, comme ne pouvant pâtir la dissolution de deux amants si parfaits, que ce soufre qui sert de forme au Mercure le fait revenir à soi, et l’attire de l’eau de la terre sitôt qu’il s’en est désuni, afin que de ce corps composé de matière qui est le Mercure, comme nous avons jà dit, et de forme qui est le soufre, nous en puissions tirer une essence parfaite, en laquelle on reconnaisse la diversité des couleurs qu’il est besoin d’y voir… »

Juste à la fin, le texte tente par une pirouette de se racrocher à l’image :

« Mais il se faut représenter que cette science est fort à propos et par excellence comparée aux jeux des petits enfants, par ce que tout art est justement nommé jeu, mais principalement celui des lettres, ludus litterarum, auxquels les bons esprits prennent plaisir, et les doctes autant de contentement sans aucun ennui que les enfants prennent de goût aux choses frivoles selon leur portée, et qui leur fait passer le temps à l’aise et sans appréhension d’aucune incommodité, comme la figure présente nous en représente naïvement l’objet et le portrait. »

Nous sommes ici au coeur du paradoxe des traités alchimiques : il faut déjà connaître le sujet pour décrypter l’illustration puis, l’image étant comprise, pour débrouiller le texte « explicatif » : d’une certaine manière, celui-ci fonctionne en parasite de l’image, pompant ce qui lui reste de sens raréfié pour alimenter ses propres circonvolutions baroques.

Partons donc de l’hypothèse que le jeu d’enfant (« ludus puerorum ») représente ici la multiplication, la toute-fin de l’Oeuvre III.


La multiplication

Une fois la Pierre obtenue, il faut renforcer sa puissance : pour cela, on va recommencer la coction en rajoutant dans l’oeuf du mercure philosophique : mais la pierre étant désormais fixée, les coctions successives sont beaucoup moins exigeantes et de plus en plus rapides.

« La multiplication, en effet, ne se peut réaliser qu’à l’aide du mercure, qui joue le rôle de patient dans l’Oeuvre, et par coctions ou fixations successives… il est capable de transmuter en quantité ; mais il ne peut acquérir cette puissance que par une série de cuissons ultérieures avec le Soufre ou Or philosophique, ce qui constitue la multiplication. » [10]


Les deux fioles

Splendor Solis Ludus puerorum petite fille

Placées au dessus de la porte, elles représentent les deux élixirs qu’il est possible d’obtenir à partir de la Pierre au Rouge et de la Pierre au Blanc .


La Mère : une grande Fille

Splendor Solis Ludus puerorum mere

La fillette en blanc et rouge vue à travers la porte doit être la Pierre (rouge ou blanche) dans son premier état, encore petite et faible, tout juste sortie de la grande coction. Tandis que la Mère, également en blanc et rouge, représente la Pierre en cours de multiplication.


Le chauffe-lait

L’ustensile abandonné sur le banc est une sorte de grande cuillère posée sur un trépied, contenant un liquide blanc. Le chat blanc qui se chauffe au coin du poêle nous confirme qu’il s’agit de lait.

Nous revient alors en mémoire une phrase des Douze portes de Ripley, et qui semble bien se rapporter à la phase de multplication :

« et alors tu pourras ouvrir ton vaisseau et nourrir l’enfant (lequel t’es maintenant né) de lait et de viande toujours de plus en plus. » [11]

La phase de la nourriture au lait semble passée : nous en sommes ici à la nourriture carnée.


La mère-anthropophage

L’image nous montre ce qui est en train de se passer dans le secret du poêle-athanor : l’enfant que la mère porte sur son sein est en fait un Mercure philosophique qu’elle a absorbé pour grandir. Ce qui éclaire a posteriori une phrase sybilline du texte :

« et ce soufre derechef s’allie en son Mercure : et ainsi d’une amitié réciproque ne peuvent-ils vivre l’un sans l’autre, s’arrêtant amiablement ensemble comme n’étant qu’une nature »

L’Amitié du Soufre pour le Mercure est ici un amour cannibale.


Splendor Solis Ludus puerorum troisieme enfant

Un second petit Mercure est en train de grimper le long de la jambe de la Mère. Tandis que le troisième, dûment déshabillé et préparé, va lui être envoyé par Mercure et ou l’Alchimiste (l’homme en bleu près de la fenêtre).


 

Les sept enfants qui jouent

plendor Solis Ludus puerorum enfants

Sur le plancher, deux enfants simulent un tournoi en s’affrontant avec des moulinets. En contrebas – sur le seuil qui nous avait été seulement été suggéré dans la gravure de Dürer – cinq autres enfants jouent, tirant l’un d’entre eux sur un coussin.

Ces sept enfants sont bien différents des trois frères promis à l’absorption, à l’arrière plan. Ils sont joyeux, car ils ont retrouvé la Santé.

Il faut ici rappeler la théorie des métaux imparfaits, qui avait cours depuis Albert le Grand :

« Une matrice malade peut donner naissance à un enfant infirme et lépreux, bien que la semence ait été bonne. Il en est de même des métaux qui s’engendrent au sein de la terre qui leur sert de matrice ; une cause quelconque ou une maladie locale peut conduire à un métal imparfait. »

Le rôle de la Pierre au Blanc ou au Rouge est de transmuter les métaux imparfaits en l’un et l’autre des deux métaux parfait : l’Argent ou l’Or.

« L’or et l’argent peuvent, en effet, être tirés non seulement des mines mais aussi des cinq autres métaux, et plus facilement du mercure, du plomb et de l’étain que du fer et du cuivre. L’or vient de l’étain et du cinabre. » Paracelse, XVIe siècle, Le Ciel des Philosophes.

Gageons que le bambin qui se laisse traîner par les autres sur un coussin rouge aux glands dorés , est bien le premier des Métaux : l’Or.


Le reflet corrigé

Splendor Solis Ludus puerorum reflets corriges
Notre illustrateur alchimique n’a pas recopié les reflets erronés de Dürer : il les a au contraire corrigés : normal dans une illustration consacrée au pouvoir guérisseur de la pierre. Et preuve « a posteriori » que l’erreur de Dürer, délibérée, signalait une sorte de corruption.


Le corbeau sous la fenêtre

C’est un dernier rappel du tout début du chemin, l’Oeuvre au Noir, celle de la Mort et de la Putréfaction. Il joue le même rôle que le crâne dans la gravure de  Dürer.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 1

Voici la synthèse de notre interprétation du Ludus Puerorum.



 Deux compositions parallèles

St. Jerome in His StudySaint Jérôme dans son Etude 1514 Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version BerlinLudus puerorum 1532

Nous sommes prêts pour le petit jeu des comparaisons.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 2
Voici les éléments qui peuvent être mis en correspondance.


Un effet de mode

Kardinal Albrecht von Brandenburg als Hieronymus im Gehäus.jpg

Le Cardinal Albrecht von Brandenburg en Saint Jerome dans son Etude,
Cranach l Ancien, 1526, John and Mable Ringling Museum of Art, Sarasota

L’hypothèse la plus simple pour expliquer ce parallélisme est que l’illustrateur s’est inspiré pour son décor de l’oeuvre ultra-célèbre de Dürer, tout comme Cranach l’a fait pour son portrait d’Albrecht von Brandenburg (lequel serait d’ailleurs, selon certains, le commanditaire de Slendor Solis).


Une interprétation alchimique ?

L’hypothèse à rebours, irrecevable pour les historiens d’art, pour est que si la composition de Dürer a été reprise pour le Ludus puerorum, c’est justement parce qu’elle contenait des références alchimiques qui, dix huit ans après la création du  Saint Jérôme étaient encore comprises dans le cercle des Nurembergeois cultivés. Et que donc l’analyse du Ludus Puerorum peut nous  donner rétrospectivement des lumières sur la signification du Saint Jérôme.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 3

Voici l’interprétation alchimique  du Saint Jérôme que l’on obtient en combinant mécaniquement les deux tableaux. C’est cette hypothèse (hautement aventureuse) que nous allons tenter de conforter dans le chapitre suivant.


Article suivant : 7 De la Correction à la Transmutation

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[1] Pour consulter la version digitalisée http://bildsuche.digitale-sammlungen.de/index.html?c=viewer&bandnummer=bsb00016775&pimage=00163&lv=1&l=de
[2] https://books.google.fr/books?id=i1JWAAAAcAAJ&pg=PA243&lpg=PA243&dq=pandora+1582+cucurbita&source=bl&ots=aaWDEolw3e&sig=6Dm7SoHsm9-DAzIMMaxMOj0JTkM&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiD8rmrl4bLAhWJrxoKHVKxAPMQ6AEIMTAC#v=onepage&q=pandora%201582%20cucurbita&f=false
[3] Dictionnaire mytho-hermétique, Dom Pernety, 1758
[4] A. Poisson, dans ses Théories et symboles des Alchimistes
[4a] L’illustrateur des pages astrologiques serait l’enlumineur Nikolaus Glockendon, le reste étant attribuable à un graveur inconnu travaillant comme enlumineur. Hartlaub, Gustav Friedrich, Kunst und Magie. Gesammelte Aufsätze, 1991, Ed. by Norbert Miller, Hamburg: Luchterhand Literaturverlag. (Veröffentlichungen der Deutschen Akademie für Sprache und Dichtung Darmstadt) pp.126-128
[5] Pour consulter le Harvey : http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/record.asp?MSID=7881&CollID=8&NStart=3469
[6] Préparation du tartre http://alchimie.kruptos.com/archives-2/archives2005/le-tartre-des-tonneaux/
Préparation du salpetre : http://alchimie.kruptos.com/archives-2/archives-2008/le-salpetre/
[7] Fulcanelli, Demeures philosophales, II p 37
[8] Splendor solis 1532 http://www.smb-digital.de/eMuseumPlus?service=ExternalInterface&module=collection&objectId=799384&viewType=detailView
[9] La version de 1532 est attribuée à Jörg Breu le Vieux, est est considérée maintenant comme l’originale. Jörg Völlnagel: « Splendor Solis oder Sonnenglanz ». Deutscher Kunstverlag, München, 2004
[10] Fulcanelli, le Mystère des Cathédrales, p147
[11] Le livre des douze portes, G.Ripley, 1590, http://herve.delboy.perso.sfr.fr/Ripley.html

7 De la Correction à la Transmutation

9 juin 2018
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A ne lire que par ceux qui apprécient les parallèles acrobatiques et les constructions fragiles.

Article précédent : 6 La cucurbite de l’Alchimiste



Jonas : l’histoire complete

Jonas. miniature du Menologion de Basile II (976-1025). Manuscript - Vat.gr.1613 bibliotheque du Vatican. Rome
Jonas. miniature du Menologion de Basile II (976-1025). Manuscrit – Vat.gr.1613 bibliotheque du Vatican. Rome [1]

Nous nous sommes jusqu’ici concentrés, dans le livre de Jonas, sur l’épisode de la calebasse (voir 5 Apologie de la Traduction). Il nous faut maintenant raconter l’histoire complète qui, comme le montre cette miniature, se compose de deux parties symétriques.


Dans la baleine (Jonas 1-3)

Alors que Dieu lui avait commandé d’aller reprocher leur méchanceté aux païens de Ninive, Jonas se dérobe et s’enfuit en bateau. Dieu déclenche une tempête, Jonas se dénonce aux matelots et est jeté à l’eau pour calmer les flots. Après trois jours et trois nuits de repentance dans le ventre de la baleine, il est rejeté sur la côte. Il part à Ninive et, en menaçant ses habitants d’une destruction totale sous quarante jours, il les remet dans le droit chemin, et Dieu renonce à les punir.


Sous le ricin (Jonas 4)

Quelque peu jusqu’au-boutiste, l’ex-rebelle se plaint de la clémence de Dieu vis à vis des ex-païens. Dieu fait alors pousser en une journée un ricin pour abriter Jonas, qui souffre du soleil brûlant ; puis il le détruit tout aussi rapidement par la piqûre d’un ver, faisant ainsi sentir au prophète, qui souffre d’avoir perdu sa plante verte, combien plus douloureuse aurait été pour lui, Dieu, la perte des cent vint mille Ninivites.


Des transformations accélérées

Derrière les images fabuleuses (la baleine, le vent brûlant, le ricin , le ver), la narration expose, de manière très structurée, une suite de transformations.

JeromeAlchimie_tableau1

  • 1) Jonas, en trois jours sous-marins, se repent et subit une transformation positive, de la rébellion à la soumission ;
  • 2) Il menace les Ninivites, sous quarante jours, de la transformation négative maximale : la destruction ;
  • 3) Les Ninivites se repentent, effectuant la même transformation positive que Jonas

Première moralité : se repentir évite d’être détruit.

La seconde moitié de l’histoire développe ce qu’est la destruction, à laquelle aussi bien Jonas que les Ninivites ont échappé.

  • 4) En faisant pousser le ricin-parasol, Dieu soulage Jonas du soleil brûlant (transformation positive).
  • 5) Puis il fait au ricin ce qu’il a évité à la ville (transformation négative maximale : la destruction).
  • 6) Jonas ressent alors dans sa chair la souffrance de la destruction (transformation négative limitée).


Jonas comme Jésus

Ce parallèle remonte à l’Evangile de Matthieu

«Comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits» Mt 12,40


Jonas und der Wal, Armoiries de Justus Jonas Universitatsmatrikel Erfurt
Armoiries du réformateur Justus Jonas, registres paroissiaux de l’Université d’ Erfurt

Il est très courant de voir représentés ensemble ces deux épisodes  de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dans cette miniature amusante, l’illustrateur a rajouté sur le dos du cétacé. un marin qui fait fondre la graisse.



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Au delà des différences évidentes, le point commun est qu’un « héros », parce qu’il a subi une épreuve qui le retranche du monde des vivants, acquiert un pouvoir de transformation positive sur autrui.


Des parallèles troublants

Nous entrons ici dans le domaine des conjectures, qu’aucun texte ne vient étayer.



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Le paradigme du « prisonnier libérateur » s’applique à Saint Jérôme : c’est parce qu’il s’est exilé durant quatre ans dans le désert qu’il est devenu capable de débarrasser les textes de leurs erreurs de traduction (et métaphoriquement de ses épines le lion souffrant).



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L’Alchimie propose un schéma équivalent : c’est parce que la Pierre philosophale a été scellée et isolée du monde dans l’Oeuf philosophal qu’elle a acquis le pouvoir de « guérir » les métaux malades.


Conversion (pour Jonas), Rédemption (pour Jésus), Correction (pour Saint Jérôme), Transmutation (pour l’Alchimiste) : Dürer aurait-il poussé ses réflexions jusque là ? Nous n’en aurons jamais la preuve.

Nous allons néanmoins proposer une interprétation alchimique du Saint Jérôme, sur la base de notre grille de lecture, en commençant par présenter quatre arguments qui militent en faveur de cette possibilité.


Vers une interprétation alchimique

Une postérité alchimique

Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version Berlin
L’illustrateur du Splendor Solis s’en est inspiré quinze ans plus tard, pour illustrer une phase de l’Oeuvre III, en recopiant l’étude du Saint avec bon nombre de ses objets (cet argument a été analysé en détail dans 6 La cucurbite de l’Alchimiste).


De A à AD

Melencolia_LettreA Durer Saint Jerome La grand Monogramme

Si Melencolia Prima est bien consacrée à la lettre A et à l’Oeuvre I, il serait logique que la gravure de Saint Jérôme, construite comme nous l’avons vu à la gloire du monogramme AD, héberge, en quatre phases de A à D, une sorte d‘abrégé du Grand Oeuvre.


Des opposés qui s’imbriquent

Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg mercure soufre
Le Mercure et le Soufre
Traité de l’Azoth, 1613, Basile Valentin

L’insistance sur les D noirs et D blancs qui s’affrontent ou s’imbriquent – que nous avions noté dans 1 L’ABCD de Saint Jérôme sans pouvoir l’expliquer – prend, dans l’optique dualiste de l’Alchimie de l’époque, un côté Yin et Yang qui n’est pas sans évoquer la relation entre les deux Principes du Mercure et du Soufre, représentés ici par le Dragon (le Volatil) dévoré par le Lion (le Fixe).



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude MERCURE SOUFRE
A gauche, le Chien en forme de croissant se réplique dans le D blanc de la Table, dans la barbe, l’étole et l’auréole de Saint Jérôme, ainsi que dans les deux D du sablier : nous partirons de l’hypothèse que tous évoquent le Mercure, principe lunaire dont la couleur est le Blanc.

A droite, de part et d’autre de l’ombre quadrupède, une parenté de posture unit le Lion et Saint Jérôme dont les mains serrent le pupitre comme des griffes, sous sa cape et son galero cardinalice : partons de l’hypothèse que tous évoquent le Soufre, principe solaire dont la couleur est le Rouge et dont le Lion est, dans les illustrations alchimiques, un des symboles les plus courants.

Mélange parfaitement équilibré de Blanc et de Rouge, Saint Jérôme en cardinal apparaît comme un candidat parfait pour illustrer la synthèse philosophale tout autant que la devise de l’alchimiste, Ora et Labora (Prie et Travaille). Seul son statut d’officiel de l’Eglise a dans doute retenu les auteurs et illustrateurs alchimiques d’utiliser ouvertement son image.


Des symboles alchimiques reconnaissables

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude symboles alchimiques
Très présent dans les illustrations alchimiques, le crâne représente la putréfaction, ou bien les résidus à rejeter. La croix quant à elle est un symbole du creuset (voir 7.3 A Noir ). Ainsi la ligne qui, dans une optique chrétienne, fait voir à Saint Jérôme le crâne d’Adam derrière la tête du Christ (flèche bleue) peut s’interpréter, dans un sens alchimique, comme le « caput mortiis« , la scorie qui apparaît en haut du creuset lors de la « crucifixion » que constitue l’oeuvre I.

Le sablier et le chien (en vert) sont deux éléments de Melencolia I qui se retrouvent ici à la même place relative : rappelons que dans le contexte de l’Oeuvre I, nous les avions interprétés comme le Sel double, et le Mercure en cours de fixation.


Douze-Clefs-de-B_Valentin-02
Clé II
Les douze clefs de philosophie de frère Basile Valentin, traictant de médecine métalique (Édtion de Michael Maier, 1628)

Le passage du lévrier au chien domestique fait penser, toutes proportions gardées, au passage des grandes ailles aux petites ailes indiquant ici la perte de volatilité du Mercure.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ecritoires

Ajoutons que les deux écritoires, celui de la fenêtre et celui de la table, sont aussi dans les mêmes positions relatives que la tablette de l’angelot et le livre de la Mélancolie, lesquels représentaient, toujours selon notre interprétation, deux états de la Matière Première durant sa purification dans l’Oeuvre I.

Tout se passe comme si le Saint écrivant (« fixant ») constituait une forme augmentée de l’Angelot, autrement dit du Soufre.


La « cucurbite », objet totalement original qui n’a été conservé dans aucun autre des innombrables Saint Jérôme inspirés de la gravure de Dürer, pouvait être à l’époque immédiatement reconnaissable comme une allusion soit à l’instrument, soit à « l »oeuf philosophique » dont la coction constitue l’Oeuvre III

Le lion, symbole en général du Soufre et du Fixe, intervient également dans les dernières étapes du Grand Oeuvre : par association avec les habits du cardinal, il s’agirait ici du Lion Rouge.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude chapeau spirale
Le chapeau de cardinal, rouge avec ses glands dorés, quelque chose d’à la fois fixe et mobile qui se place à la surface et qu’on attrape par un fil, transpose assez bien la symbolique habituelle de la « pêche au rebis », et du « couronnement du petit Roi » dans l’oeuvre II, telle qu’elle est illustrée par exemple dans le Splendor  Solis.

Spendor Solis Lune Splendor Solis Ludus puerorum petite fille

Comme dans ce dernier, les deux fioles fermées au dessus de la porte du tabernacle pourraient représenter les deux élixirs préparés dans l’Oeuvre III, qui permettent de « réincruder » les sept métaux, ici représentés par les sept lettres ouvertes par le ciseau.


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« Eadem mutata resurgo ». Tombe du mathématicien Bernouilli, 1705 [3].

Enfin la spirale, figure de croissance, de répétition et d’éternité (car elle se modifie en restant semblable à elle -même ) illustre assez bien à la fois le mode opératoire (réitérations, augmentation de poids) et le résultat (pierre philosophale) de l’Oeuvre III.

De manière générale, la lecture de gauche à droite est cohérente avec la progression alchimique, de l’Oeuvre I à l’Oeuvre III.


Une interprétation alchimique d’ensemble

JeromeAlchimie_grillecomplete

Sans autre commentaires, voici une interprétation possible dans laquelle le thème de la « Transmutation » se superpose comme un gant – grâce à tous les parallélismes déjà notés – à celui de la « Traduction ».

Deux instantanés de la lumière

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude lumieres
Melencolia I montrait un instant unique, celui de l’apparition :

  • dans le ciel évangélique, de l’Etoile de Noël qui annonce la naissance du Christ ;
  • dans le microscosme alchimique, de l’Etoile du Régule qui signe la fin de l’Oeuvre I (voir 7.5 Le Régule Martial Etoilé)

La gravure de Saint Jérôme montre également un moment privilégié : celui où le soleil projette l’ombre de la croix sur la paroi de la fenêtre, au milieu de reflets fautifs :

  • dans l’interprétation religieuse : Dieu rappelle à la fois le péché originel de l’Homme et le moyen de sa rédemption (la croix) ;
  • dans l’interprétation alchimique : Dieu rappelle à la fois la corruption de la matière première et le moyen de sa rédemption (le creuset).

A l’apparition inaugurale d’une lumière extraordinaire, s’oppose la réitération quotidienne d’une commémoration.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude deux visions
Le Saint (ou l’Adepte) n’ont pas besoin de voir ce rappel : par le chapelet de la prière (ORA), par la balayette du travail (LABORA), ils ont maîtrisé et intériorisé le cycle de La Re-Création, celui de la Traduction, celui de la Transmutation.

C’est en revanche à l’intention du Mort (et du Spectateur profane planté sur le seuil) que tous les jours de toutes les semaines, Dieu réitère son signe cruciforme : il lui montre, au delà des symboles funéraires (la croix d’ombre, le goupillon, le sablier) trois symboles circulaires de l’Espérance : la chapeau de gloire, la calebasse de Jonas et des pèlerins, et la spirale de l’Eternité.


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Références :
[1] https://digi.vatlib.it/view/MSS_Vat.gr.1613/0081?sid=a7590df9b8aca22111c8359533716419
[2]  » Lion : Les Philosophes Chymistes emploient souvent ce terme dans leurs ouvrages, pour signifier une des matières qui entrent dans la composition du magistère. En général c’est ce qu’ils appellent leur Mâle ou leur Soleil, tant avant qu’après la confection de leur mercure animé. Avant la confection, c’est la partie fixe, ou matière capable de résister à l’action du feu. Après la confection, c’est encore la matière fixe qu’il faut employer, mais plus parfaite qu’elle n’était avant. Au commencement c’était le Lion vert, elle devient Lion rouge par la préparation. C’est avec le premier qu’on fait le mercure, et avec le second qu’on fait la pierre ou l’élixir. » Dom Pernety, DICTIONNAIRE MYTHO-HERMETIQUE, 1787

[3]  Il n’y pas de trace de cette formule auparavant, mais l’association de la spirale avec la permanence est immémoriale. A cause de sa forme, mais aussi à cause de l’escargot qui hiberne dans sa coquille : les premiers chrétiens en posaient dans les sarcophages comme symbole de la résurrection et de l’immortalité de l’âme.
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Conclusion sur les deux Meisterstiche

9 juin 2018
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Comment admettre qu’en partant des gribouillages médiévaux, Dürer ait pu du premier coup produire deux gravures alchimiques aussi sophistiquées, et inventer ex nihilo les procédés de cryptage graphique qui ne trouveront leur plein aboutissement que dix huit ans plus tard avec le Splendor Solis ?

Posons la question en sens inverse : si ce procédé avait dû être mis au point par quelqu’un, quelque part et à une quelconque période, quel meilleur candidat que Dürer, à Nuremberg, et en 1514 ?

Article précédent : 7 De la Correction à la Transmutation



 L’Arc de Triomphe de Maximilien I

Arc de Triomphe de Maximilien

Montage de Arc de Triomphe de Maximilien I

Outre ses trois gravures majeures (Meisterstiche), à quoi s’occupe-t-il cette même année ? Il termine la préparation de son énorme gravure pour l’Arc de Triomphe de Maximilien I [1], bourrée d’emblèmes et de symboles.


sb-line

Les « Hieroglyphica » d’Horapollon

Il s’agit d’un texte grec sensé expliquer la signification des hiéroglyphes [2]. Retrouvé un siècle plus tôt, édité pour la première fois en Italie en 1503, il passionnait les humanistes. Or en 1512, à la demande de ce même empereur Maximilien, Pirckheimer en avait commencé une des toutes premières traduction latine, qui ne sera jamais éditée. Son manuscrit, exhumé et édité par Karl Giehlow en 1915 [3], a très probablement été illustré par Dürer. En voici quatre échantillons, typiques de l’ambiance intellectuelle dans laquelle baignaient à cette époque les deux amis.



Durer Horapollo 17

Hieroglyphe 17. Comment ils représentent l’ardeur

« Quand ils veulent représenter l’ardeur, ils peignent un lion. En effet, cet animal a une grande tête, des pupilles enflammées, la face arrondie et autour de celle-ci, des poils rayonnants, à la ressemblance du soleil. C’est pourquoi ils placent des lions sous le trône d’Horus, marquant (ainsi) le trait de ressemblance entre le dieu et l’animal. Le soleil est (appelé) Horus parce qu’il a puissance sur les heures. »


Durer Horapollo 19

Hieroglyphe 19. Comment ils écrivent celui qui veille.

« Voulant écrire celui qui veille, ou bien le gardien, ils dessinent une tête de lion, parce que le lion ferme les yeux quand il veille et les tient ouverts quand il dort, ce qui est le signe qu’il fait bonne garde. C’est pourquoi ils mettent des lions aux serrures des temples pour symboliser des gardiens. »


Durer Horapollo 39

Hieroglyphe 39 Comment ils écrivent l’hiérogrammate (le scribe).

Quand ils veulent écrire différemment l’hiérogrammate, ou le prophète, ou l’embaumeur, ou la rate, ou l’odorat, ou le rire, ou l’éternuement, ils peignent un chien.

  • a) L’hiérogrammate, parce que celui qui veut devenir un parfait hiérogrammate doit s’exercer souvent à la récitation, crier continuellement et avoir un air sauvage, sans montrer de complaisance pour personne, comme les chiens.
  • b) Le prophète, parce que le chien regarde avec plus d’attention que les autres animaux les images des dieux, comme (le fait) le prophète.
  • c) L’embaumeur des animaux sacrés, parce que lui aussi regarde les animaux sacrés, dépouillés et découpés, auxquels il doit rendre les devoirs funèbres.
  • d) La rate, parce que, de tous les animaux, le chien a la rate la plus légère. S’il est touché par la mort ou atteint de la rage, c’est la rate qui en est la cause, et ceux qui s’occupent de cet animal lorsqu’on l’ensevelit deviennent pour la plupart hypocondriaques au moment de mourir ; car en aspirant les exhalaisons du chien ils en subissent l’infection.
  • e) L’odorat, le rire et l’éternuement, parce que ceux qui sont gravement atteints d’hypocondrie ne peuvent ni sentir, ni rire, ni éternuer.


Durer Horapollo 43
Hieroglyphe 43. Comment ils représentent la pureté.

Quand ils veulent écrire la pureté ; ils peignent le feu et l’eau, parce que c’est au moyen de ces éléments que l’on accomplit toute purification.


sb-line

Bien sûr, le lion, le chien, les fioles et la bougie de Saint Jérôme ne sortent pas directement des Hieroglyphica. Mais ils montrent que l’idée de codage et de cryptage était dans l’esprit du temps. Ainsi une image peut représenter :

  • un autre objet par analogie formelle (Hieroglyphe 17 : la tête du lion ressemble au soleil)
  • un autre objet par analogie fonctionnelle (Hieroglyphe 19 : s’il faut appliquer Horapollon à la lettre, alors le lion qui ouvre les yeux chez Saint Jérôme est aussi endormi que le chien !)
  • plusieurs objets sans aucun rapport entre eux, grâce à des analogies tarabiscotées (Hieroglyphe 39 : le chien polysémique)
  • un concept par ses instruments (la pureté, obtenue par le feu et l’eau).

L’idée de combiner plusieurs emblèmes pour produire une sorte de phrase, à comprendre dans son ensemble, aurait-elle effleuré nos deux compères ?


Pirckheimer

Pirckheimer : Avant-projet pour l' »image secrète » et le panégyrique de l’Arc de Triomphe de Maximilien I

Il nous reste en tout cas de Pirckheimer cette radiographie parfaite du cerveau des génies de Nuremberg : un texte latin truffé de glyphes, dont voici le tableau de décodage par Giehlow :



Pirckheimer_traduction



 

Ainsi, en 1514, dans le cercle de Dürer, on se passionne, comme Saint Jérôme, pour une traduction du grec au latin et pour le déchiffrage d’une parole perdue. On s’amuse avec le cryptage graphique au moyen d’emblèmes polyvalents. Cette agitation intellectuelle entre des hommes d’exception a produit deux oeuvres unique, deux rébus graphiques d’une ambition aussi démesurée que l’Arc de Triomphe de Maximilien :

  • Melencolia I : un carré magique visuel,
  • Saint Jérôme : un tableau d’emblèmes.

Article suivant : Jeux avec le monogramme AD

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Références :
[1] On peut trouver les 36 gravures composant ce portail colossal sur http://www.photo.rmn.fr/C.aspx?VP3=SearchResult&VBID=2CO5PC76VFP9A
[2] Traduction française : http://asklepios.chez.com/horapollo/horapollon.htm
[3] Karl GIEHLOW, « Die Hieroglyphenkunde des Humanismus in der Allergorie der Renaissance… », in Jahrb. der kunsthist. Sammlungen des Allerh. Kaiserhauses, t. XXXII, Wien u. Leipzig, 1915 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/jbksak1915/0005/image?sid=1697a6c3af99e3f0b670403a4e6533c1

1 Distinguer les larrons

30 mai 2018
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Comment distinguer le Bon et le Mauvais larron : quelques trucs.


L’histoire des deux larrons tient en quelques lignes de l’Evangile de Luc :

« L’un des malfaiteurs suspendus à la croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. ». Mais l’autre, le reprenant, déclara : « Tu n’as même pas crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes : mais lui n’a rien fait de mal » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi lorsque tu viendras dans ton Royaume. » Et il lui dit : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis. » » Luc, 23, 39-437


Un dialogue fondateur

Conrad_Laib_Kreuzigung 1449, Belvedere, WienCrucifixion
Conrad Laib, 1449, Belvedere, Wien
museo_lacrocifissionedeisanti_angelicoLa Crucifixion et les Saints,
Fra Angelico, 1137-1446, Couvent de San Marco, Florence

La manière habituelle de traduire ce dialogue est de détourner le regard du Mauvais Larron et de diriger celui du Bon vers Jésus, lequel lui répond en inclinant la tête vers sa droite.

En reconnaissant sa culpabilité et la Royauté de Jésus, le Bon Larron est à la fois une figure de la Confession, de la Conversion et de l’Intercession.


Le premier Saint

Fra Angelico,1437-1446 Couvent San Marco Florence.
Crucifixion, Fra Angelico,1437-1446, Couvent San Marco Florence.

Son entrée directe au Paradis, promise par Jésus en personne, en fait le tout premier Saint de l’Ere Chrétienne. D’où l’auréole qui lui est ici rajoutée, à l’image de Jésus.

Ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés chronologiques : où était le bon Larron une fois mort et avant que Jésus ne ressuscite ? Est-il concevable qu’il soit entré au Paradis avant Jésus ? Attendait-il quelque part ? [1]


Pour illustrer l’histoire de manière intelligible , les artistes ont très tôt du résoudre deux problèmes :

  • comment différencier Jésus et les larrons ?
  • comment différencier les larrons entre eux ?

L’emplacement des croix

Les quatre Evangiles ne précisent ni le nom des Larrons, ni l’emplacement de leurs croix. Mais l’Evangile de Nicodème au IVème siècle baptise le Bon et le Mauvais Larron Dysmas et Gestas, et les place respectivement à droite et à gauche du Christ, en position d’honneur et en position d’infamie.

Il n’y aura que très peu d’exceptions à cette règle que le Bon Larron, en sa qualité de Saint, est toujours à la droite du Christ [2].


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Porte de l’Eglise Sainte Sabine, Rome, IVème siècle

Dans cette Crucifixion, la plus ancienne connue, les trois protagonistes ont la tête tournée vers la gauche. On considère en général que le larron qui se trouve à la droite du Christ, et dont le regard se détourne de lui, serait le Mauvais : ce qui n’est pas cohérent avec le fait que le Christ regarde vers lui. Le détail distinctif est en fait la porte qui s’ouvre dans le fronton, la Porte du Ciel : le larron à la droite du Christ est donc bien le Bon, malgré sa plus petite taille : celle-ci doit être comprise comme un élément positif, qui lui permet de s’inscrire harmonieusement à l’intérieur de son compartiment, exprimant ainsi son humilité ; tandis que le Mauvais larron déborde de toute part, manifestant son hybris.


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Icône du VIIIème siècle, Monastère de Ste Catherine du Sinaï

L’icône du Mont Sinaï nomme Gestas le Larron à droite du Christ et lui ajoute des mamelles, sans doute en signe de dépréciation. Il s’agirait donc du Mauvais larron.


Beatus de gerone 975 Crucifixion

Crucifixion, Beatus-de-Gérone, 975, Trésor de la cathédrale de Gérone

En revanche ici Gestas, toujours à droite du Christ, est clairement le Bon Larron, comme le montre l’Ange qui vient recueillir son âme. Il existe ainsi de rares exemples, jusqu’à la fin du Moyen-Age, d’inversion  du nom des larrons : mais le Bon, identifié par l’ange, se trouve désormais toujours à la droite du Christ.

L’emplacement des croix ayant été fixé très tôt,  les artistes ont cherché d’autres moyens de différencier les larrons. Voici une bref aperçu des solutions les plus originales



Postures différentes

Chludov Psalter 850 Moscow, Historical Museum MS 129 fol 45v detail

Psautier Chludov, vers 850, Moscou, Historical Museum MS 129, Fol 45v

Le Bon Larron regarde le Christ tandis que le Mauvais est mort. On remarquera que, comme à Sainte Sabine, la croix du Mauvais larron est plus grande (sur cette image, voir aussi ZZZ).


Evangeliaire de Drogon 9eme s BNF Lat 9388 plat superieur

Evangéliaire de Drogon (plat supérieur, détail), 9ème siècle, BNF Lat 9388 (gallica)

Le Bon larron bénéficie d’une croix en Y au tronc florissant où il est cloué à l’imitation du Christ, tandis que le Mauvais est accroché, les bras en arrière, à un arbre sec et fourchu.


1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune bon larron 1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune mauvais larron

Crucifixion, Vers 1145, provenant du cloître de la cathédrale, musée de Navarre, Pampelune

Les deux larrons sont déportés sur les faces latérales du chapiteau, les bras passés derrière la traverse :

  • le Bon joint les mains et croise les pieds, couronné par un ange, à la grande déception d’un démon grimaçant ;
  • le Mauvais croise les mains et joint les pieds, garrotté par quatre bourreaux, et les joues lacérés par deux démons à fourchette [3].

Sur ce chapiteau, voir aussi 2 Les anges aux luminaires .


1399-1407 The Crucifixion, Sherborne Missal BL Add MS 74236, p. 380La Crucifixion, 1399-1407, Missel Sherborne, BL Add MS 74236, p. 380

Les deux larrons sont strictement identiques : tous deux jeunes, blonds, barbus, même pagne, même cruel système de fixation par une barre d’acier à laquelle quel leurs bras retournés sont attachés par derrière.

Du coup l’oeil s’attache à la seule différence qui vaille : l’un est tourné vers le Christ, l’autre lui tourne le dos.



Particularités capillaires

Crucifixion (Meister der Kemptener Kreuzigung), 1470 Germanisches Nationalmuseum, NurnbergCrucifixion, Meister der Kemptener Kreuzigung, 1470, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg Retable de Haldern, panneau central, maitre de Schoppingen 1450-70 Westfalisches Landesmuseum fur Kunst und KulturgeschichteMunsterRetable de Haldern, panneau central, Maître de Schöppingen, 1450-70, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte,Münster

Lorsque les physionomies diffèrent, la logique voudrait que la Bon Larron, plus sage, soir représenté comme un homme plus âgé, aux cheveux blancs.


Calvario,_del_taller_de_Miguel_Ximenez_1483 -1487(Museo_de_Zaragoza)Crucifixion, Atelier de Miguel Ximénez, 1483 -1487, Museo de Zaragoza atelier de Lucas Cranach (1536) berlin-marienkircheAtelier de Lucas Cranach, 1536, Marienkirche,Berlin

Mais la représentation inverse existe : comprenons que le Mauvais Larron est un criminel endurci alors que le Bon Larron est un jeune homme encore tendre.


Crucifixion Maitre de 1477 Wallraf Richardz Museum, CologneCrucifixion, Maitre de 1477, Wallraf Richardz Museum, Cologne Crucifixion Bramantino 1515 Musee de Brera MilanCrucifixion, Bramantino, 1515, Musée de Brera, Milan

Le crâne rasé signale le criminel : le Maître de 1477 l’inflige au Mauvais larron seulement, Bramantino aux deux.



Les vêtements

963px-St_Pons,cathédrale,ancien_portail_ouest,tympan_droitTympan, Fin 12ème siècle, Saint Pons de Thomières

Le Bon Larron porte la même tunique longue que le Christ, alors que le Bon porte une tunique courte, qui permet au démon de lui casser les jambes.


1400 ca Livre d'Heures Avignon Vienne ONB Cod. Ser. n. 9450 p 349Livre d’Heures (Avignon), vers 1400, Vienne ONB Cod. Ser. n. 9450 p 349

La logique vestimentaire inverse joue dans ces deux larrons exilés, de manière très originale, dans la marge habituellement réservée aux drôleries. Les visages (glabre et barbu) et la position des bras ajoute à la différentiation.


Derick_Baegert_- Crucifixion vers 1475_AltarPropsteikirche Dortmund

Crucifixion
Derick Baegert, vers 1475, Propsteikirche, Dortmund

Mis à part la direction du regard, rien ne différencie entre eux les deux larrons :

  • même mode d’accrochage (mains liées par derrière à une barre secondaire),
  • même position des jambes (la gauche pliée, la droite tendue),
  • même vêtement (une tunique courte et un caleçon) qui contraste avec le périzonium de Jésus.


Master_of_Delft_-_The_Crucifixion-_Central_Panel_-_Google_Art_ProjectTriptyque avec des scènes de la Passion, Maître de Delft, vers 1500-1510, National Gallery, Londres altdorfer-1526 germanisches museum nurnbergCrucifixion, Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

A l’opposé, les larrons pouvent être seulement vêtus d’un cache-sexe (subligaculum), voire carrément nus.


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Crucifixion
Peintre autrichien, début XVIeme, collection privée

Cet exemple unique d’une différence de vêtements entre les deux Larrons n’est guère heureux iconographiquement, car les chausses rouge du Bon Larron créent une ressemblance malvenue entre les deux autres personnages.



Le bandeau


Jan van Eyck The Crucifixion; The Last Judgment, ca. 1430 The Metropolitan Museum, NY

Crucifixion
Jan van Eyck, vers 1430, The Metropolitan Museum, New York

Dans cette Crucifixion, le tissu semble avoir une conotation négative d’Opacité : la taille des parties couvertes augmente depuis le Christ vêtu seulement d’un périzonium transparent, jusqu’au Mauvais Larron les yeux bandés et avec un caleçon long.



La_Brigue_-_Chapelle_Notre-Dame-des-Fontaines_-_Nef_-_Fresques_de_la_Passion_du_Christ_Giovanni Canavesio-vers 1480

Fresques de la Passion du Christ,
Giovanni Canavesio, vers 1480, Chapelle Notre-Dame-des-Fontaines, La Brigue

Dans cette fresque rustique et pédagogique, Dimas et Gestas ont mêmement les yeux bandés. Deux bourreaux leur tailladent les jambes pour accélérer leur mort, tandis qu’un ange et un démon sauvent ou embrochent leur âme. Le mauvais larron, les cheveux blanchis, tire la langue.


Bosch La Tentation de saint Antoine, , revers volet droit,vers 1501, Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne

Portement de croix , revers du volet droit de La Tentation de saint Antoine
Bosch, vers 1501, Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne

Dans ce Portement de Croix, Bosch affronte la gageure de nous faire deviner le Bon et le Mauvais Larron avant même qu’ils ne soient montés en croix. Voyez-vous comment ?

Voir la réponse...

Le larron de gauche est encore en train de se confesser, son bandeau traîne sur le rebord du talus et un soldat attend pour lui entraver les mains : ce criminel soucieux de son salut est à coup sûr le Bon Larron.

L’autre a déjà les yeux bandés et les mains ficelées dans le dos : ayant bâclé ou refusé la confession, il est prêt à partir pour le supplice. Un détail infime confirme qu’il s’agit bien du Mauvais Larron : il a un pied nu et l’autre chaussé ce qui, chez Bosch, est en général synonyme de dérangement, de déraison.


Hermen Rode Lubeck St Marien

Crucifixion
Hermen Rode, 1494, MarienKirche, Lübeck, détruit en 1942

Lorsqu’un seul des larrons a les yeux bandés, il semble naturel que se soit le Mauvais, en signe d’aveuglement.


follower of Rogier van der Weyden vers 1500 Indianapolis museum of artCrucifixion
Suiveur de Rogier van der Weyden, vers 1500, Indianapolis Museum of Art
Baegert,Derick_—_Kreuzigung_Christi_vers 1498(Alte_Pinakothek)Crucifixion
Derick Baegert, vers 1498, Alte Pinakothek, Munich

Mais la situation inverse existe. Dans ce cas, on peut l’interpréter comme un comble, une preuve de l’excellence du Bon Larron : même les yeux bandés, il est capable de reconnaître la Royauté de Jésus.



La vue de dos

 

La vue de dos permet quelquefois de différencier le Mauvais Larron, plus rarement le Bon Larron. Sur ce sujet complexe et évolutif, voir 1 Calvaires plans .


Mis à part l’auréole, ni l’âge, ni les vêtements, ni même le bandeau sur les yeux, ne sont l’apanage de l’un ou de l’autre larron. Nous allons voir qu’un autre signe distinctif est plus pertinent : 2 Croix-poutre, croix-tronc).

Références :
[1] Sur ces intéressantes questions et leurs réponses dans l’iconographie, voir Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, p 29 et ss
[2] Nous reprenons ici les exemples donnés dans Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, p 41 et ss
[3] Jacques Bousquet, « A propos d’un des tympans de Saint-Pons. La place des larrons dans la crucifixion », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n° 8, 1977

2 Croix-poutres, croix-troncs

30 mai 2018
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Croix-poutres, croix-troncs

Une des différentiations les plus courantes se fait entre la croix du Christ et celles des larrons : en général par la taille ou par le type d’accrochage (clous ou corde) , mais souvent aussi par le type de bois : poutre équarrie ou tronc brut.

Tous ces détails n’étant pas codifiés par des textes, les artistes au fil du temps ont adopté des solutions variées : pour des raisons symboliques qu’il est possible de deviner, pour des raisons de mode ou de concurrence définitivement oubliées, ou pour les deux : tant il est toujours possible de surajouter une interprétation théologique à une innovation graphique, et réciproquement.

En nous appuyant sur le livre fondamental de Christiane Klapisch-Zuber [1], nous allons esquisser une rapide histoire des différentes combinaisons de croix-poutres et croix-troncs dans la peinture occidentale, des plus anciennes aux plus récentes et des plus courantes au plus rares : le but étant de situer dans le temps et l’évolution logique des formes les cas les plus intrigants : ceux ou le type de croix ne sert pas à différencier le Christ des Larrons, mais les Larrons entre eux.



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Etape 1 : trois croix-poutre identiques

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Invention de la Croix Triptyque de Stavelot 1156 Pierpont Morgan Library New York

Invention de la Croix Triptyque de Stavelot, 1156, Pierpont Morgan Library, New York

Depuis le Vème siècle s’est établie la Légende de l’Invention de la Croix par Sainte Hélène. Trois croix identiques ayant été découvertes à Jérusalem, on reconnut celle du Christ à ce qu’elle ressuscita un mort lorsqu’on le plaça dessous.


Crucifixion Evangeliaire syriaque de Rabula 586

Crucifixion, Evangéliaire syriaque de Rabula, 586

Pratiquement toutes les crucifixions anciennes prennent donc soin de représenter trois croix-poutres rigoureusement identiques.


Reliure des Evangiles de Drogon Metz, 845-855. BnF

Reliure des Evangiles de Drogon, Metz, 845-855. BnF

Une exception notable : dans cet ivoire carolingien, le Mauvais larron est attaché à un arbre sec aux branches tortes ; le Bon est cloué, comme le Christ, sur un tronc en Y dont la forme se rapproche déjà de celle de la croix, tandis qu’une volute de feuillage se développe à sa base pour signifier la Sainteté.


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Etape 2 : poutre-tronc-poutre

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A partir de la fin du XIIème siècle, en Italie, l’attention se porta sur un autre élément de la Légende de l’Invention de la Sainte Croix : l’arbre dont celle-ci avait été faite était issu, suite à diverses tribulations, d’un rameau de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, que Seth, le fils d’Adam, avait planté sur le crâne de son père. Cet arbre, celui qui avait causé la péché d’Eve, est à bien distinguer de l’autre arbre sacré du Jardin d’Eden, l’Arbre de Vie, qui donne l’immortalité.


Benedetto ANTELAMI - descente de croix (marbre)

Déposition, Benedetto Antelami, 1178, Cathédrale de Parme

Dès la fin du XIIème siècle apparut donc en Italie l’idée de représenter la croix sous forme d’un tronc émondé ou bourgeonnant, illustrant la régénération de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal :

« L’Arbre du péché devint, par la Passion du Christ, un nouvel Arbre de vie, l’instrument du supplice se fit arbre « vivant » et manifesta la victoire du Christ sur la mort à laquelle avaient été condamnés les descendants d’Adam ». [1], p 53


Giovanni Pisano Crucifixion 1301, Chaire de Sant' Andrea, Pistoia, by

Giovanni Pisano, Crucifixion 1301, Chaire de Sant’ Andrea, Pistoia,

Pisano a rajouté ici le crâne d’Adam à la base du tronc, et conservé pour les larrons des croix-poutres, faites de bois ordinaire.

« Le trait le plus frappant des croix en Y est la manière dont le corps du supplicié et le bois de l’Arbre de Vie collent pour ainsi dire l’un à l’autre… de sorte que végétal et humain semblent indissociables… Cette présentation quasiment fusionnelle de la croix-arbre et du crucifié fait écho aux dévotions par lesquelles les fidèles assumaient les tourments de la Flagellation et de la Crucifixion dans leur propre chair. » [1], p 57



The-Crucifixion- Crawford et Balcarres, master of citta di castello vers 1320 Manchester, City Art Gallery

Crucifixion Crawford et Balcarres, maître de la Citta di Castello, vers 1320, Manchester, City Art Gallery

Au début du XIVeme siècle, le symbole de l’Arbre de Vie passa, toujours en Italie, de la sculpture à la peinture. Dans ce chef d’oeuvre (autrefois attribué à Duccio), on peut remarquer l’innovation iconographique du sang qui vient laver le crâne d’Adam, illustrant l’idée de Rédemption ; et qui dégoûte aussi au passage sur les yeux du lancier à droite de la croix : un centurion aveugle qui, selon la Légende Dorée, retrouva ainsi la vue et devint Saint Longin.


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Etape 3 : tronc-poutre-tronc

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Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreCrucifixion
Antonello de Messina, 1475, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Un siécle après, la formule s’inverse visuellement, tout en restant paradoxalement reliée à la même légende de l’Arbre de Vie, mais par un autre aspect :

« Les peintres du XVème siècle se rallient à une vision moins symbolique, plus historique du passé ce ce bois (qui… avait été travaillé pour le Temple, puis pour un pont)… Le bois équarri du Christ rappellerait ainsi les avatars de l’arbre issu du Paradis et prédestiné à la Rédemption de l’Humanité » [1], p 57

Certains historiens de l’Art avancent même que, si l’arbre équarri évoque l’Arbre de Vie, les deux arbres secs et tourmentés des larrons évoquent l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, resté en quelque sorte dans son état originel.

Antonello de Messine a probablement importé cette formule des Pays du Nord, où elle était apparue un peu plus tôt, dès 1420-1430.


The-Crucifixion-1435-1445-Franco-Flemish-Master Thyssen Bornemisza
Crucifixion, 1435-1445, Maître franco-flamand, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

L’opposition entre la croix-poutre centrale et les deux croix-troncs latérales possède une forme d‘évidence visuelle qui a pu se faire jour sans rapports, ou même en opposition, avec la symbolique complexe de l’Arbre de Vie qui avait vu le jour en Italie.

« Au corps alangui, parfois même efféminé du Rédempteur, idéalement beau dans son agonie, les Calvaires s’accordent à donner un support moins brutal, plus adouci que l’arbre mal dégrossi et desséché dont les larrons, contorsionnés dans leur intolérable souffrance, doivent s’accommoder. L’humanité peccamineuse des deux brigands trouverait… son parallèle dans la grossièreté de leurs croix. » [1], p 65

Ainsi s’inverse la valeur symbolique de la croix-tronc, d’une acception positive (lArbre de Vie) à une acception négative (l’arbre brut, non équarri).


Augustin Hirschvogel Crucifixion vers 1530 British Museum

 

Crucifixion, Augustin Hirschvogel,  vers 1530, Bristish Museum.

Autre nuance, non péjorative : ce dessin, qui illustre le parallèle entre l’épisode du Serpent d’airain (dressé par Moïse pour protéger les Hébreux des piqûres de serpent) et la Crucifixion, joue sur la différence croix-tronc/croix-poutre pour illustrer  l’ancienneté de la première scène.

Cette formule particulièrement efficace de la croix-poutre centrale (Rédemption, Nouveau Testament) s’opposant aux croix-troncs latérales (Péché, Ancien Testament) se prête à deux évolutions complémentaires.


1 La glorification christique

MEISTER DES STOTTERITZER ALTARS 1480 – 1500 staedelmuseum Francfort
Crucifixion
Meister des Stötteritzer Altars, 1480–1500, Städelmuseum, Francfort

Les larrons sont ici totalement escamotés, évoqués seulement par leurs croix rustiques posées sur le sol.


Crucifixion, tapisserie de La Chaise Dieu, 1501-1518

Crucifixion, tapisserie de La Chaise Dieu, 1501-1518

La croix décorée de joyaux se dresse entre les deux troncs mal dégrossis.


2 La criminalisation des larrons

Concomittament, les larrons sont abaissés au rang de criminels et l’image de la Crucifixion est utilisée dans une but d’édification et de contrôle social.


Bosch Portement de Croix 1480-90 Kunsthistorisches Museum ViennePortement de Croix, Bosch, 1480-90, Kunsthistorisches Museum Vienne After_Jheronimus_Bosch_Christ_Carrying_the_Cross Chicago, Illinois, Loyola University Museum of ArtPortement de Croix, d’après Bosch, Loyola University Museum of Art, Chicago

Chez Bosch, les deux criminels sont pareillement terrorisés et promis à un supplice infamant sur une croix-tronc bricolée. On les reconnait cependant par leur attitude :

  • le Bon est agenouillé devant son confesseur, marquant ainsi sa contrition ;
  • le Mauvais est debout et prêt à partir au supplice sans confession ; de plus il a un pied nu et un pied chaussé, signe chez Bosch de déraison.  [2]


Joachim Patinir Crucifixion, 1500 Portland Museum
Crucifixion, Joachim Patinir, 1500, Portland Museum

Chez Patinir, le squelette complet a perdu son lien avec le crâne d’Adam : placé sous le Bon Larron, il illustre la résurrection qui lui est promise tandis que le Mauvais Larron, la face tournée vers la Terre, reste du côté de la lance, des larmes et de l’affliction.


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Etape 4  : tronc-tronc-tronc

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On arrive ici à une inversion complète de la formule primitive : trois croix identiques, non plus poutres, mais troncs.


1 Une innovation franciscaine

Rimini master 1er quart XIVeme Alte Pinacotek Munich
Maître de Rimini, 1er quart XIVeme siècle, Alte Pinacotek, Munich

La formule apparaît une première fois en Italie, à peu près au moment où la symbolique de l’Arbre de vie passe de la sculpture à la peinture. Dans ce retable en trois registres se superposent :

  • en haut la Crucifixion, marquée par les obliques de la lance qui pénètre le flanc de Jésus et de l’épée qui simultanément perce le coeur de Marie, en symbole de sa douleur ;
  • au centre la Flagellation et le Portement, marqués également par les obliques des fouets et de la croix ;
  • en bas, la réception des stigmates par Saint François, marquée par les obliques qui joignent les plaies de Jésus aux plaies du Saint.

L’exemple du maître de Rimini montre que, sous l’influence franciscaine, le tronc émondé pouvait avoir un but bien différent qu’évoquer l’Arbre de vie : unifier dans une humanité commune le Christ souffrant et les larrons et, au delà, tous ceux qui, comme Saint François, souhaitent communier avec Jésus au travers de sa Passion. Le côté encore subversif de cette approche (tous larrons, tous souffrants) est gommé par la différence de taille, la croix de Jésus étant plantée en contrebas des deux monticules.


Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion 1320 à 1345 Tours, Musee des Beaux-Arts
Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion, 1320 à 1345, Tours, Musee des Beaux-Arts

Cette autre oeuvre isolée de la même époque montre trois magnifiques croix-troncs, identiques sauf pour la taille. Le visage du Bon Larron est à l’image de celui du Christ, tandis que le Mauvais a une figure hirsute et bestiale.

2 Une seconde apparition dans les Pays du Nord

Un bon siècle après sa première apparition en Italie sous l’influence franciscaine, la formule tronc-tronc-tronc réapparaît dans les Pays du Nord, sans doute de manière indépendante.


Tegernseer Hochaltar, Kreuzigung, Oberbayern, um 1445 Germanisches Museum Nurnmberg
Tegernseer Hochaltar, Oberbayern, vers 1445, Germanisches Museum, Nuremberg

C’est là en effet que s’était popularisé l’usage de la croix-tronc pour les Larrons : le basculement de la croix centrale du type poutre au type tronc a pu s’effectuer à la fois par contamination graphique et, dans une optique proto-réformatrice, pour exprimer le rapprochement du Christ avec l’Humanité souffrante.


Hans Baldung Grien Deploration 1513 Landesmuseum innsbruck1513, Landesmuseum, Innsbruck Hans Baldung Grien Deploration 1518 Staatliche Mu1518, Staatliche Museen, Berlin

Deploration, Hans Baldung Grien

Avec leur cadrage exceptionnel sur les pieds des arbres et des larrons, les deux Déplorations de Hans Baldung Grien montrent à quel point cette formule s’ajuste au goût germanique pour la forêt, dans laquelle les troncs sont encore plantés.


Hans Baldung Grien Hochaltar Freiburg minster 1516

Hans Baldung Grien, Maître-autel, Monastère de Freiburg, 1516

Le même peintre s’applique ici à détailler trois essences d’arbre différentes. La croix du Christ est mixte, formée d’un tronc vertical et d’une poutre.



Grunewald (1512-1516 the-crucifixion-detail-from-the-isenheim-altarpiece musee Unterlinden Colmar

Crucifixion, panneau central du retable d’Isenheim
Grünewald, 1512-1516, Musée Unterlinden Colmar

Grünewald explore aussi l’idée de la croix mixte, mais en inversant les éléments : la rectitude de la poutre verticale s’oppose à la souplesse de la traverse en bois brut.


Maitre de Rio Frio (16e s.) Retable de saint Martin - La Crucifixion Musee Goya castres
Retable de saint Martin – La Crucifixion
Maitre de Rio Frio, XVIème siècle, Musée Goya, Castres

Un autre type de croix mixte apparaît à cette époque, de type tronc mais partiellement équarrie sur la face avant : faut-il y voir une résurgence du vieux symbolisme de l’Arbre de la Connaissance en cours de rectification ?


Atelier de Cranach, 1530-39, Ev.-Luth. Marktkirchgemeinde Hannover
Crucifixion (détail)
Atelier de Cranach, 1530-39, Ev.-Luth. Marktkirchgemeinde Hannover

Probablement pas. Car dans les nombreuses Crucifixions de Cranach ou de son atelier, des croix-troncs diversement aplanies (parfois seulement aux points d’attache) concernent identiquement le Christ et les deux Larrons.


Hermann tom Ring, Kalvarienberg, um 1550, Museum fur Kunst und Kultur, Munster

Crucifixion
Hermann tom Ring, vers 1550, Museum fur Kunst und Kultur, Münster

Poursuivant cette intense recherche de variations graphiques et d’équarrissages différenciés, Hermann tom Ring aboutit à cette solution hybride dont tout sens symbolique a disparu : une croix-poutre dont la base reste un tronc brut.


1629 Abraham Bloemaert Utrecht - Museum Catharijneconvent

Crucifixion
Abraham Bloemaert,1629, Museum Catharijneconvent, Utrecht

Bloemaert propose enfin cette bizarre formule asymétrique, dans laquelle la partie équarrie diminue de gauche à droite, créant un effet ascensionnel.



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A partir de la formule « tronc-poutre-tronc », l’évolution de loin la plus fréquente, surtout dans les pays germaniques, a donc été l’identification du Christ avec les larrons (tronc-tronc-tronc), en dégradant la croix-poutre en croix-tronc.

Mais deux autres voies étaient possibles : celle de l‘identification du Bon ou du Mauvais larron au Christ. Cette dernière possibilité, théologiquement tératologique, a pourtant existé et méritera un développement séparé.

Examinons pour l’instant la première variante, plus logique mais très rare : celle de la promotion du Bon Larron.



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Etape 5 : poutre-poutre-tronc

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triptyque de Znaim 1440-1445 Osterreichische Galerie Belvedere
Triptyque de Znaim, 1440-1445, Osterreichische Galerie;Belvedere, Vienne

Dans le panneau central, les trois croix épousent les cassures à angle droit de la moulure, celles des larrons étant de type tronc. Mais on voit très bien, dans le panneau de gauche, que celle du Bon Larron possède un montant rectiligne tandis que l’autre est cassée par une branche émondée.

L’artiste s’est attaché à différencier les larrons par d’autres subtilités :

  • imberbe et barbu ;
  • attaché par les deux bras ou par un seul (acceptation versus révolte) ;
  • devant la croix ou derrière (à l’image du Christ ou à rebours).

Cette idée de différencier les deux larrons par leur croix apparaît sporadiquement, surtout en Allemagne .
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1465-85 Kalvarienberg Franconie Germanisches Nationalmuseum

Calvaire
1465-85, Franconie, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

La similarité des croix vient ici à l’appui de la similarité des postures, créant un effet d’imitation entre le Bon Larron et le Christ. Tandis que le Mauvais Larron non seulement se détourne du Christ, mais tourne le dos au spectateur.


Evert van Soudenbalch, Hours of Jan van Amerongen (Utrecht), vers 1460, Brussels, KBR, II 7619 fol 55vCrucifixion
Evert van Soudenbalch, Heures de Jan van Amerongen (Utrecht), vers 1460, Brussels, KBR, II 7619 fol 55v
Lieven van Lathem The Crucifixion, 1471 ca Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol. 106Crucifixion
Lieven van Lathem, Livre de prières de Charles le Téméraire, vers 1471, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol. 106.

L’idée d’assimiler la croix du bon larron à celle de Jésus semble être venue isolément à différents artistes, sans supposer un prototype unique. Ainsi, Evert van Soudenbalch, un miniaturiste de l’école d’Utrecht, qui s’inspire clairement de la Crucifixion de Van Eyck, conserve les trois croix égales. Alors que 10 ans plus tard, Lieven van Lathem, dans une Crucifixion très semblable, mais pour un propriétaire prestigieux, rectifie la croix du Bon Larron.



Meister des schinkel altars 1501 Lubeck St Marien detruit en 1942

Crucifixion, Meister des Schinkel Altars, 1501, St Marien Kirche, Lübeck (détruit en 1942)

Dans cette composition très archaïque, avec l’Ange et le Démon extrayant par l’oreille les âmes de leurs ouailles respectives, les personnages négatifs sont regroupés du côté du Mauvais Larron : les soldats qui se disputent le manteau, Hérode et Pilate, ainsi que ce Noir enturbanné qui porte sur son épaule un singe tenant une pomme, tout prêt à escalader le tronc brut.


Crucifixion Evangelische Kirche Schermbeck 1506 ecole de Derick Baegert
Crucifixion, Ecole de Derick Baegert, 1506, Evangelische Kirche, Schermbeck

Cinq ans plus tard, en Allemagne centrale cette fois, une solution intermédiaire est trouvée : pour les deux larrons, le montant vertical est de type « tronc », mais plus cassé et torturé côté Mauvais Larron ; côté Bon Larron, la traverse est de type « poutre », comme celle du Christ.

Calvaire Debut XVIeme PAYS-BAS SEPTENTRIONAUX Lille Musee des BA
Crucifixion, Début XVIème, Pays-Bas Septentrionaaux, Musée des Beaux-Arts, Lille

La disparition des éléments distinctifs médiévaux (ange et démon) rend nécessaire de différencier les Larrons de manière plus psychologique : tandis que le Bon -bien habillé et au visage avenant – ne quitte pas des yeux le Christ, le Mauvais – débraillé et à la barbe fourchue – regarde ailleurs. La différence entre leurs croix vient à l’appui de cette rhétorique.


Brussels - Crucifixion of Jesus in Saint Michael cathedral
Triptyque de la Crucifixion
Michel Coxcie, 1589, cathédrale St. Michel et Gudule, Bruxelles

Même croix mixte que dans le maître-autel de Schermbeck pour le Bon Larron, qui est cloué et paisible à l’image de Jésus ; le Mauvais est en revanche lié dans une pose tourmentée sur un tronc en Y.



Michel Coxcie Triptyque Hosden, 1571 - Museum M - Louvain

Triptyque Hosden
Michel Coxcie, 1571, Museum M – Louvain

Cette différenciation par les croix devait déjà sembler quelque peu appuyée pour l’époque puisque, deux ans plus tard, Coxcie y renonce et ne distingue plus les larrons que par la posture du corps.



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Etape 6 : tronc-poutre-poutre

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La première formule tronc-croix-croix ?

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f144R centreLa Crucifixion , fol 144r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreLa Crucifixion, fol 282
Maître de Bedford, Livre d’heures, 1422-1425, Vienne ONB Cod 1855

Cette composition dissymétrique n’est pas une erreur, puisqu’elle a été reprise pratiquement à l’identique dans le manuscrit de Vienne (alors que tout le bas de l’image a été profondément remanié).

La traverse des larrons est dans les deux images de type tronc (avec une face plane en dessous dans la version de Vienne) alors que le montant vertical est différent pour les deux larrons : tronc pour le Bon, poutre pour le Mauvais.


Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 detail
Dans la version de Vienne, plus expressive (remarquer le bout de la traverse qui sort du cadre, et la banderole qui vient « trancher » la jambe flottante du mauvais larron), le montant vertical de la croix du bon larron a été dégagé, de manière a bien montrer sa forme arrondie.

Tout se passe comme si le Maître de Bedford n’avait pas su choisir entre deux interprétations contradictoires :

  • le tronc comme image négative (du bois brut pour les voleurs), source de le formule tronc-poutre-tronc qui n’apparaîtra dans les pays du Nord, comme nous l’avons vu, que vers 1435-1445 ;
  • le tronc comme image positive, avec l’idée que l’adoucissement des arêtes peut traduire l’adoucissement du Bon Larron de son vivant.

De ce fait, il met en oeuvre la première logique pour la croix du Christ et les traverses des deux larrons, et la seconde pour le montant vertical de la croix du bon Larron vivant.

C’est Robert Campin, à la même période 1415-20, qui va concevoir la première formule tronc-poutre-poutre complètement cohérente, comme nous le verrons dans 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin..




Crucifixion, Evangéliaire syriaque de Rabula, 586

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Crucifixion Evangeliaire syriaque de Rabula 586

Déposition, Benedetto Antelami, 1178, Cathédrale de Parme

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Benedetto ANTELAMI - descente de croix (marbre)

Crucifixion Crawford et Balcarres, maître de la Citta di Castello, vers 1320, Manchester, City Art Gallery

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The-Crucifixion- Crawford et Balcarres, master of citta di castello vers 1320 Manchester, City Art Gallery

Crucifixion Antonello de Messina, 1454-1455, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

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Antonello-da-Messina-Crocifissione-Royal-Museum-of-Fine-Arts-Antwerp 1454-1455

Reliure des Evangiles de Drogon, Metz, 845-855. BnF

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Reliure des Evangiles de Drogon Metz, 845-855. BnF

Crucifixion, 1435-1445, Maître franco-flamand, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

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The-Crucifixion-1435-1445-Franco-Flemish-Master Thyssen Bornemisza

Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion, 1320 à 1345, Tours, Musee des Beaux-Arts

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Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion 1320 à 1345 Tours, Musee des Beaux-Arts

Tegernseer Hochaltar, Oberbayern, vers 1445, Germanisches Museum, Nuremberg

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Tegernseer Hochaltar, Kreuzigung, Oberbayern, um 1445 Germanisches Museum Nurnmberg

Triptyque de la Crucifixion Michel Coxcie, 1589, cathédrale St. Michel et Gudule, Bruxelles

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Brussels - Crucifixion of Jesus in  Saint Michael cathedral

Le Mauvais larron, Campin, Städel Museum, Francfort sur-le Main

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Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main

Cliquer sur chaque oeuvre pour agrandir

Ce schéma place chronologiquement les différentes formules que nous venons de voir, en mettant en évidence la connotation positive ou négative du type poutre et du type tronc.



Références :
[1] Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, 2015
[2] Merci à Christiane Klapisch-Zuber pour ses remarques sur  la posture des larrons.
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