L’apparition de la Vierge à Saint Bernard

4 août 2018

Chef d’oeuvre du jeune Filippino Lippi, L’apparition de la Vierge à Saint Bernard relève d’une iconographie rare, presque exclusivement florentine. Oeuvre gracieuse et savante, les érudits en ont déchiffré certaines subtilités sans les interpréter jusqu’au bout.
Nous allons la resituer dans son contexte, résumer l’état actuel des recherches d’après l’étude de référence de Jill Burke [1], avant de nous aventurer dans l’interprétation de certains détails, jusqu’ici restés dans l’ombre.

L’apparition de la Vierge à Saint Bernard

Filippino Lippi, 1480, Eglise de la Badia, Florence

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Ce somptueux panneau d’autel, qui a conservé son cadre d’origine, a été commandé par le riche marchand Piero del Pugliese, représenté au premier plan à droite, pour décorer une luxueuse chapelle familiale qu’il se faisait construire dans l’église Santa Maria alle Campora . Cette église aujourd’hui disparue était rattachée à un monastère de bénédictins, qui menaient dans cette campagne proche de Florence une vie de copistes, et à laquelle cette figure d’ascète entouré de livres était spécialement destinée.


Un dialogue littéraire

Master of the Rinuccini Chapel, The Vision of Saint Bernard, Accademia, Florence, 1370L’apparition de la Vierge à Saint Bernard
Matteo di Pacino (Maître de la Chapelle Rinuccini), 1370, Accademia de Florence

Un siècle apuparavant, ce panneau est l’un des tous premiers exemples de l’invention de cette iconographie. Car parmi les nombreuses visions racontées dans les textes sur la vie de Saint Bernard [2], il n’y en a aucune qui corresponde précisément à la scène : Marie entourée d’anges apparaissant au Saint en train d’écrire.

L’idée en semble logique, vu la popularité du Saint à cette époque et sa dévotion bien connue envers Marie : Dante, dans la Divine Comédie (1303-21), l’avait d’ailleurs choisi comme guide dans le Dixième ciel, l’Empyrée, où la Vierge intercède auprès de Dieu pour que le poète obtienne la Béatitude suprême de la vision Divine.

Une autre source de cette iconographie pourrait être un traité attribué à l’époque à Saint Bernard, le Planctus sancta marie virginis [3] , dans lequel la Vierge, n’étant plus elle-même capable de pleurer depuis son accession au Paradis, demande au Saint de transcrire, avec ses propres larmes, les douleurs que lui a fait éprouver la Passion de son fils.



Master of the Rinuccini Chapel, The Vision of Saint Bernard, Accademia, Florence, 1370 detail
De manière très originale, le panneau illustre le dialogue [3a] entre le scribe qui, pour faire préciser un point obscur à sa commanditaire, écrit la question dans son livre…

Reine des cieux, mère du crucifié, étais-tu à Jérusalem quand fut capturé ton fils ? Regina Celi mater crucifixi dic mater domini si in jerusalem eras quando captus fuit filius tuus


…et l’Apparition qui lui répond, en lettres dorées :

J’étais à Jérusalem quand j’ai entendu cela Jerusalem eram quando hoc audivi

L’idée d’un échange « littéraire » entre Marie et son admirateur, et d’une différence typographique (lettres manuscrites contre lettres dorées) traduisant la distance entre le Saint et le Divin, se retrouvera, comme nous le verrons plus loin, chez Filippino Lippi [4].



Saint Bernard au désert

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L’apparition de la Vierge à Saint Bernard
Fra Filippo Lippi, 1447, National Gallery, Londres

L’autre source de Filippino est cette oeuvre de son propre père, un dessus de porte réalisé par celui-ci pour le Palazzo Vecchio, dont on sait (par le texte du paiement en mai 1447) qu’il faisait pendant à une Annonciation : une clé du succès de cette nouvelle iconographie (la Vierge debout apparaissant au Saint écrivant) tenait donc au fait qu’elle inverse, visuellement, la scène de l’Ange debout apparaissant à la Vierge lisant. Comme chez Matteo di Pacino, la Vierge est flanquée de deux anges (plus un en retrait) et deux jeunes moines, sans auréole, observent depuis l’arrière du rocher. Un démon, dont on ne devine qu’un bout de griffe, figurait dans la partie tronquée derrière le Saint : idée qui sera reprise par Filippino.

La transposition de la scène dans un décor de rocailles s’explique par le goût renaissant pour la représentation de la Nature. Mais bien que Saint Bernard n’ait jamais vécu en ermite, une période précise de sa vie peut justifier cette représentation : celle où, malade et surchargé de responsabilités durant la fondation du monastère de Clairvaux, il s’était retiré à quelque distance, dans une sorte de cabane semblable « à celles qu’on a coutume d’élever aux lépreux dans les carrefours » [2].

C’est là, vers 1125, qu’il écrivit quatre célèbres sermons sur l’Annonciation [5] dont l’un, en particulier, va être exploité par Filippino et son savant patron, Piero del Pugliese, pour donner une nouvelle dimension à cette scène « au désert ».


Le deuxième sermon « Missus est »

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En lettres gothiques parfaitement lisibles, le livre posé verticalement expose le sujet des méditations de Saint Bernard : le passage de l’Evangile qui décrit l’Annonciation (Luc 1:26), et qui commence par les mots « Missus est Angelus Gabriel ».

Le livre que le Saint étant en train d’écrire, avant que la Vierge ne l’interrompe en y posant son doigt, a pu être déchiffré : il s’agit d’un passage à la fin du deuxième sermon « Missus est ».


La Lumière inaltérable

Voici précisément ce texte (la partie retranscrite sur le tableau est en gras) :

17. Le verset de l’Evangéliste se termine ainsi : « Et le nom de la vierge était Marie. » Quelques mots sur ce nom de Marie, dont la signification désigne l’étoile de la mer : ce nom convient merveilleusement à la Vierge mère ; c’est en effet avec bien de la justesse qu’elle est comparée à un astre, car de même que l’astre émet le rayon de son sein sans en éprouver aucune altération, ainsi la vierge a enfanté un fils sans dommage pour sa virginité. D’un autre côté, si le rayon n’enlève rien à l’éclat de l’astre qui l’émet, de même le Fils de la Vierge n’a rien diminué à sa virginité. Elle est en effet la noble étoile de Jacob qui brille dans les cieux, rayonne dans les enfers, illumine le monde, échauffe les âmes bien plus que les corps, consume les vices et enflamme les vertus. [6]



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La Vierge pose le doigt sur la première phrase, celle qui parle de son nom.



Bernardo_claraval_filippino_lippi detail etoile
L’étoile qui décore sa manche est un autre clin d’oeil au texte. Mais celui-ci est illustré de manière plus profonde…


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La lumière dorée qui se lève en haut à gauche, frisant les rochers et se diffractant dans les auréoles, laisse dans l’ombre d’une corniche, derrière le saint, un démon et un hibou, image repoussante des « vices ».

Les deux moines en haut à droite se prosternent devant cette lumière miraculeuse dont ils ne voient pas la cause, puisque la Vierge et les quatre anges leur sont cachés par le rocher.

En nous montrant, non pas directement l’étoile, mais la lumière mariale qui illumine le monde, Filippino traduit picturalement l’envolée lyrique du texte.


Les périls de la vie humaine

La suite du sermon, le passage le plus connu, développe une métaphore entre l’océan déchaîné et les périls de la vie humaine :

 » Elle est belle et admirable cette étoile qui s’élève au dessus du vaste océan, qui étincelle de qualités et qui instruit par ses clartés. O vous qui flottez sur les eaux agitées de la vaste mer, et qui allez à la dérive plutôt que vous n’avancez au milieu des orages et des tempêtes, regardez cette étoile, fixez vos yeux sur elle, et vous ne serez point engloutis par les flots. Quand les fureurs de la tentation se déchaîneront contre vous, quand vous serez assaillis par les tribulations et poussés vers les écueils, regardez Marie, invoquez Marie. Quand vous gémirez dans la tourmente de l’orgueil, de l’ambition, de la médisance, et de l’envie, levez les yeux vers l’étoile, invoquez Marie. Si la colère ou l’avarice, si les tentations de la chair assaillent votre esquif, regardez Marie. Si, accablé par l’énormité de vos crimes, confus des plaies hideuses de votre cœur, épouvanté par la crainte des jugements de Dieu, vous vous sentez entraîné dans le gouffre de la tristesse et sur le bord de l’abîme du désespoir, un cri à Marie, un regard à Marie. Dans les périls, dans les angoisses, dans les perplexités, invoquez Marie, pensez à Marie.« 

Le passage en gras est celui inscrit en grand, en bas du cadre : « IN REBUS DUBIIS MARIAM COGITA, MARIAM INVOCA« .

Ainsi le public de moines lettrés était-il capable, sans déchiffrer les minuscules lettres, d’identifier le sujet précis du tableau : l’écriture par Saint Bernard du deuxième sermon « Missus est ».



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Pour Jill Burke , ces moines seraient même représentés dans le tableau, « portant le scapulaire noir qui protège leur robe pour le travail ; et ce travail ne fait pas de doute ; on voit pendu à leur ceinture, respectivement, la tablette de cire et l’encrier du scribe« .[1] 


Saint Bernard comme humaniste

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail livres
Rendues avec une grande précision, les différences typographiques ont probablement un sens :

« Avec l’aide divine, Bernard élucide ce qui est écrit dans l’Evangile non seulement par ce qu’il écrit, mais aussi par la manière dont il l’écrit, en transformant le Gothique originel en un commentaire protohumaniste. Les minuscules classicisantes du manuscrit de Bernard sont liées visuellement aux majuscules classicisantes du morceau de papier fixé directement au dessus, sur lequel est écrit la devise stoïcienne d’Epictete, « SUBSTINE ET ABSTINE »). «  [1]

Ce mot d’ordre païen : « Supporte » tous les maux qui ne dépendent pas de toi et « abstiens-toi » des passions qui peuvent t’exposer à ces maux, pourrait sembler incongru au beau milieu d’un tableau chrétien. Mais à Florence en 1480, dans un cénacle de moines lettrés, il n’est pas choquant d’associer, à un saint connu pour son ascétisme et son endurance face aux diverses maladies dont il souffrait, une étiquette stoïcienne.

« Il ne cessait point de montrer, par son exemple, qu’il possédait les trois genres de patience, qui consistaient, suivant lui, à supporter les injures, la perte des biens et la peine corporelle. » [7]


Un intellectualisme assumé

Le remplacement de l’image-jumelle, l’Annonciation, par son seul texte ; l’ellipse sur les illustrations faciles (l’étoile, la mer) ; le « remplissage de blancs » nécessaire pour identifier le Deuxième sermon, entre le début dans le tableau (Missus est) et la fin hors du tableau ; la référence à Epictète : tout relève d’un intellectualisme raffiné et d’un programme savamment élaboré.

Outre le tableau, Piero donnera aux moines, en 1490, un manuscrit des Sermons de Saint Bernard, comprenant notamment les « Missus est », peut être écrit de sa propre main [1].



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De même que Saint Bernard, intercesseur entre la Vierge et les hommes, se trouve placé entre sa devise privée et son sermon marial le plus célèbre, de même Piero, intercesseur de l’intercesseur, se positionne au bord du cadre, entre le texte qu’il affectionne (et qu’il a sans doute déjà l’intention de copier et de donner) et son résumé en grandes lettres destiné au plus large public.


Les détails dans l’ombre (SCOOP)

La panneau regorge de détails pittoresques, que les commentateurs n’ont pas suffisamment pris en compte.

Le lézard

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Juste sous les pieds de Marie, il illustre sans doute un autre passage du Deuxième Sermon :

« …de qui vous semble-t-il que Dieu parlait, si ce n’est d’elle, quand il disait au serpent : « J’établirai des inimitiés entre toi et la femme (Gen., III, 13) ? » Si vous hésitez encore à croire qu’il soit question là de Marie, écoutez la suite: « Elle t’écrasera la tête (Ibidem). » Or à qui pareille victoire fut-elle réservée, sinon à Marie ? Oui, c’est elle évidemment qui a broyé sa tête venimeuse, quand elle a réduit à néant toutes les suggestions du malin esprit qui prenaient leur source dans les appétits de la chair et dans l’orgueil de l’esprit. « 


Le bureau dans les bois

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail bureau
Le Saint est assis sur une planche mal sciée posés à même la roche, et sa table de travail est bricolée, entre le rocher et un vieux tronc, avec des branches même pas écorcées. Au delà du signe d’humilité, on peut y voir l’illustration du lien particulier que, selon la Légende Dorée, Saint Bernard entretenait avec la Nature :

« Tout ce qu’il savait sur les saints mystères, il disait qu’il l’avait appris en méditant dans les bois. Et il aimait à dire à ses amis que ses seuls professeurs avaient été les chênes et les hêtres. «  [7]


Le rocher-bibliothèque

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail rochers
Beaucoup ont noté la forme étrange des rochers, qui prolongent celle des livres en une sorte de bibliothèque figée. On peut y voir une allusion à un passage des Epitres de St Bernard, dans la même veine proto-rousseauiste :


« Bois et pierres t’apprendront ce que tu ne peux entendre d’aucun maître. Et ne crois-tu pas que les pierres ne puissent te fournir du miel, et de l’huile le plus dur des rochers ? » « Ligna et lapides docerunt te quod a magistris audere non possis. An non putas posse te suggerere mel de petra, oleumque de saxo durissimo ? » St Bernard Eptr. CVI, dans Migne, Patrologia latina, vol 182, col.242


Le moine à béquilles

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail bequilles
Le moine à l’encrier, en habit de travail, tient debout grâce à des béquilles ; il semble bien être le même que celui que deux autres frères portent pour monter jusqu’au monastère, ses béquilles entre les bras. On pourrait penser à une des nombreuses guérisons miraculeuses opérées par Saint Bernard et relatées dans la Vita Prima : sauf que, justement, ce moine n’est pas guéri : il supporte son infirmité grâce à ses béquilles et à la charité de ses frères.

On peut y voir une illustration de la forme de stoïcisme chrétien prônée par le tableau, dans lequel l’ancienne devise « Substine et Abstine », en petites lettres, prend désormais appui sur l‘invocation à la Vierge, en grandes lettres.


Le carafon

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail fiasque simandre

Deux objets sont posés dans l’ombre, sous la table de travail, ce qui fait que les érudits n’y ont pas prêté attention. Au fond, un carafon posé sur le rocher, qui semble bien être la seule nourriture du Saint, rappelle un autre passage de la Légende Dorée :

« L’eau seule lui plaisait, en lui rafraîchissant la bouche et la gorge. » [7]

L’objet de devant, posé à plat sur deux branches transversales, est plus difficile à reconnaître.


La simandre

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St Jérôme au désert, Mantegna, 1448-51, Musée d’Art de Sao Paulo

Le même objet, une planche avec deux trous équipés de ficelles, est suspendu ici au rocher, accompagné de deux maillets.


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Il s’agit d’une simandre, cloche rustique en bois qui l’on rencontre encore parfois dans les monastères orthodoxes.

Si sa présence se comprend dans le cas de Saint Jérôme, qui a effectivement mené une vie d’anachorète en Orient, pour quelle raison Filippino a-t-il posé sous la table de Saint Bernard cet instrument archaïque, pratiquement absent de l’iconographie occidentale ?

Ce ne peut être que métaphoriquement : par sa forme et par sa fonction (appeler aux offices), elle évoque l’idée de Règle : or on sait que le retour à l’ascétisme de la règle de Saint Benoît est au choeur de la réforme cistercienne impulsée par Saint Bernard.


Le stoïcisme appliqué

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Ces deux objets illustrent directement les deux termes de la devise stoïcienne appliquée par Saint Bernard dans son quotidien : l’abstinence et la soumission à la règle.


Le démon enchaîné

Saint Bernard Heures Sforza ms_34294_f. 200v 1490-94 British Library
Saint Bernard, Heures Sforza, MS 34294 f. 200v, 1490-94, British Library

Le démon enchaîné fait partie des attributs courants de Saint Bernard, en raison des nombreux exorcismes et rencontres victorieuses avec le Malin que relatent la Vita Prima et la Légende Dorée.


Le hibou

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L’oiseau nocturne à côté du démon pose plus de problèmes : certains y ont vu une chouette, symbole de la sagesse. Mais il s’agit clairement d’un hibou et sa position, sous la même corniche et dans la même ombre que le démon, invite à une lecture négative.

Dans les bestiaires médiévaux, le hibou représente ceux qui préfèrent les ténèbres à la lumière (Physiologus): quelquefois il s’agit des Juifs (Guillaume de Normandie), des pécheurs (Raban) ou plus généralement des serviteurs du démon.

Un texte du XIIIème siècle, le Bréviaire Moralisé de Gubbio, développe sous forme de sonnet le côté démoniaque de ce rapace nocturne :


A cause de sa difformité
Le hibou ne veut pas paraître au jour ;
la nuit il explore la contrée,
mangeant les oiseaux qu’il trouve endormisLa signification de cela, mon beau frère,
Dans ton coeur je la fais sentir ;
cette parole qu’en profondeur
L’entendement ne peut qu’avoir en horreur.Les hiboux sont des ennemis difformes :
ils vont de nuit, car ils sont dans les ténèbres,
ils mangent les oiseaux qui dorment.

Et ceux-là sont les pécheurs, les déviants,
Qui dorment la nuit et le jour
Dans les vaines richesses et les honneurs. »

« Lo gufo per la sua deformitate
non vole nello giorno conparere;
la nocte va ciercando le contrate,
mangia li ucelli ke trova dormire.De la significanza, bello frate,
de’ ne lo core tuo far sentire:
la parola k’à[ne] profunditate
de intendimento non se de’ orrire.Li gufi so’ i nimici deformati:
vano de nocte, k’ei so’ en tenebria,
e mangiano li ucelli dormitori:

ciò so’ li peccatori desviati,
ke van dormendo la nocte e la dia
nelle vane rikeze e nelli onori. »


Lucas Cranach the Elder Portrait of Dr. Johannes Cuspinian (detail) (1502) Oskar Reinhart Collection Winterthur, Swwitzerland

Un hibou chasseur attaqué par d’autres oiseaux (cliquer pour voir l’ensemble)
Portrait du Dr. Johannes Cuspinian (détail)
Lucas Cranach l’Ancien, 1502, Oskar Reinhart Collection, Winterthur, Swwitzerland.

Visuellement, le démon qui tente de dévorer sa chaîne offre l’image de celui qui ne s’abstient jamais et ne supporte rien : l’ennemi intime et l’antithèse de Saint Bernard ; tandis que le hibou, profiteur de la nuit et du sommeil, est l’ennemi de cette lumière que Marie apporte au monde.

Nous comprenons alors que la lumière dorée qui vient irradier le tableau a deux significations : physiquement, c’est l’aube qui vient récompenser le saint après une nuit sans sommeil, et chasser les démons nocturnes ; et métaphoriquement, suivant l’image du Deuxième Sermon, c’est le fils de lumière, l’Enfant Jésus lui-même en gloire au dessus de sa mère.


Le registre du haut

ernardo_claraval_filippino_lippi detail moines gauche
Ces deux moines en adoration ont peut être une signification précise : car celui-de gauche porte clairement une auréole, ce qui l’identifierait à Saint Bernard, mais dans un épisode différent. La Vita Prima relate d’une autre « vision » qui eut lieu à la même période de la création de Clairvaux, et dans les mêmes circonstances nocturnes :

« En effet, une certaine nuit, comme dans une prière plus attentive encore qu’à l’ordinaire, il avait répandu son âme sur lui, et s’était légèrement assoupi, il entendit comme le bruit des voix d’une foule considérable de passants. S’éveillant aussitôt, et distinguant mieux encore ces voix, il quitte la cellule où il se trouvait et se met à les suivre. Non loin de là était un bois rempli de broussailles et de ronces, mais qu’il trouva alors bien différent de ce qu’il avait vu. Au-dessus de ce bois, se tinrent pendant quelques instants des choeurs qui se répondaient alternativement. et qui se trouvaient placés l’un d’un côté, l’autre de l’autre; le saint homme les entendait et son âme était ravie. Cependant il ne connut le sens caché de cette vision que plusieurs années après, quand les édifices du monastère furent transportés ailleurs, et qu’il vit s’élever la chapelle à l’endroit même où il avait entendu ces voix. « 

Voilà qui pourrait expliquer la présence de la chapelle, à droite derrière les moines.



Références :
[1] « Changing Patrons: Social Identity and the Visual Arts in Renaissance Florence », Jill Burke, Pennsylvania State University Press, 2004, p 137-149
[3] FRA BARTOLOMMEO AND THE VISION OF SAINT BERNARD: AN EXAMINATION OF SAVONAROLAN INFLUENCE Stephanie Tadlock, Master of Arts, 2005 https://drum.lib.umd.edu/bitstream/handle/1903/2570/umi-umd-2457.pdf;sequence=1
[3a] « À quelle anthropologie de la parenté se réfèrent les historiens ? L’histoire de la parenté spirituelle médiévale à l’épreuve des new kinship studies », Chloé Maillet, https://journals.openedition.org/acrh/2768#ftn47
[4] Un siècle plus tard, à l’époque où celui-ci peignait son Saint Bernard pour l’église de la Campora, le panneau du Maître de la Chapelle Rinuccini se trouvait probablement soit dans la même église , soit dans son église-mère, la Badia ([1], p 146)
[5] « Reclaiming Humility Four Studies in the Monastic Tradition », Jane Foulcher, Thesis, 2011 https://researchoutput.csu.edu.au/ws/portalfiles/portal/9308247/36488
[6] http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/homelie/missus/missus02.htm

Le secret des soeurs Duvidal

23 juillet 2018

Dans lequel une énigme de l’histoire de l’art se trouve résolue par un lecteur de ce blog.

La femme au Turban

Autoportrait Julie Duvidal
Autoportrait, Julie Duvidal De Montferrier, exposé au Salon de 1819, Musée de l’Ecole des Beaux Arts

Julie Duvidal, élève  de Gérard, puis plus tard de David, a peint cet autoportrait prometteur à l’âge de 22 ans.



vigee-lebrun 1794 Aglae de Gramont, duchesse de Guiche by Louise Elisabeth

Portrait d’Aglae de Gramont, duchesse de Guiche
Élisabeth Vigée-Lebrun, 1794, Collection privée

Turban et étoffes aux couleurs vives n’avaient pas attendu le XIXeme siècle pour entrer dans la panoplie des coquettes, comme en témoigne ce portrait par Élisabeth Vigée-Lebrun, réalisé à Vienne où avaient émigré à la fois la modèle et la peintre.


la_grande_odalisque Ingres expose Salon 1819
 La grande odalisque (détail)
Ingres, 1814, Louvre, Paris
Cliquer pour voir l’ensemble

Mais il est vrai que c’est sous l’Empire que l’orientalisme prend véritablement son essor : la Grande Odalisque, peinte pour Caroline Murat en 1814 mais non payée pour cause de changement inopiné de régime, fut exposée par Ingres au Salon de 1819, donc à quelques mètres du portrait de Julie Duvidal.

Mais celle-ci s’est sans doute plutôt inspiré de l’autre tendance du turban ingresque : celui du revival raphaélien.


Jean_auguste_dominique_ingres_raphael_and_the_fornarina 1814 Fogg Art museum detailRaphael et la Fornarina (détail)
Ingres, 1814, Fogg Art museum
La_Fornarina_by_Raffaello Palais Barberini, 1518-19 Rome detailLa Fornarina, Raphaël, 1518-19, Palais Barberini, Rome

Cliquer pour voir l’ensemble

Pour le salon de 1814, Ingres avait redonné vie au personnage le plus impudique de Raphael, la Fornarina vêtue de son seul turban, tout en concentrant le sex-appeal sur l’épaule et sur le regard souriant se retournant vers le spectateur.


vigee-lebrun_1800 Ermitage
Autoportrait, Elisabeth Vigée-Lebrun,1800, Ermitage, Saint Petersbourg

Mais même sans référence à Raphaël, le turban avait déjà valeur d’attribut de la Peinture, plus précisément de la Femme peintre : dans cet autoportrait d’Elisabeth Vigée-Lebrun, il exalte à la fois l’habileté et la beauté de l’artiste.


Madame_de_Stael par Gerard apres

Madame de Staël,
Gérard, après 1810, Château de Versailles

Une autre célèbre porteuse de turban était Madame de Staël, qui en avait fait son accessoire fétiche. La mode de cet accessoire, venue de Grande-Bretagne, s’était popularisée depuis les années 1790.

On ne connait pas précisément la date de ce portrait, mais il aurait pu être peint après 1817 [0], et Julie aurait donc pu le voir dans l’atelier de son maître.


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Adrienne de Carbonnel de Canisy,  Gérard, 1824, collection privée

Lequel, à son tour, se souviendra sans doute de la composition de Julie, pour ce portait réalisé cinq ans plus tard.


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Ainsi le portrait enturbanné de la jeune Julie revendique un triple patronage :

  • celui des coquettes de l’Ancien Régime,
  • celui des meilleurs peintres, hommes et femmes, d’antan et d’aujourd’hui,
  • et celui, intemporel, des jolies femmes culottées et sûres de leur charme.



Le salon de 1819

Sainte Clotilde

Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 48
Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819, p 48

Au Salon de 1819, le morceau de bravoure de Julie n’était pas son autoportrait, mais un sujet propre à séduire catholiques et royalistes : celui de Sainte Clotilde, vénérée pour avoir converti Clovis à la vraie foi. Julie avait tapé juste car le tableau fut aussitôt acheté par Louis XVIII et se trouve encore accroché sur les murs de l’Assemblée Nationale.

Ce tableau avait reçu un accueil très favorable des condisciples de Julie, les autres élèves de David, comme en témoigne leur compte-rendu du Salon de 1819 [1] :

« Nous opposerons à cette critique une production de Mlle Duvidal. Clotilde , reine de France, assise près du berceau de son second fils mourant , élève vers le ciel ses yeux pleins de larmes, pour implorer sa guérison. Sa main maternelle presse celle de son enfant, presque inanimé ; l’espoir renaît sur sa belle et noble physionomie : elle aperçoit un rayon céleste, présage du succès de sa prière. Ce tableau , simple dans sa composition , d’une belle couleur et d’une facile exécution , décèle le germe d’un grand talent. Les détails et les draperies sont soignées; le velours vert des vêtements de la reine est d’un très- bon effet. Nous croyons cependant devoir rappeler à cette jeune artiste qu’il n’y a point de couleurs dans l’ombre, et que si l’on oublie ce principe , l’effet de la lumière est nul ; elle aurait dû rompre le ton du velours de la robe, qui n’est point éclairé , et qui parait cru; mais que de droits acquis à l’indulgence dans presque toutes les autres parties du tableau ! « 


Portraits de Mlles **

Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 173
Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 173

Mais la mention qui nous intéresse ici se trouve dans la partie « Suppléments » du catalogue : qui sont ces demoiselles anonymes, et s’agissait-il d’un double portrait , ou de deux pendants ?

La lettre des élèves de David nous donne immédiatement la moitié de la solution :

« Nous ne devons point oublier deux charmants portraits de femmes, par le même auteur ; nous avons surtout admiré celui dont la tête est coiffée d’un turban rouge. Il est ressemblant, car nous en avons reconnu l’aimable original. L’artiste promet de parcourir avec succès cette carrière qui n’est pas sans mérite et sans difficultés. « 


Autoportrait Julie Duvidal Point Interrogation

Ainsi, la femme au turban rouge, l‘ »aimable original » reconnu par ses condisciples, était accompagnée au Salon de 1819 d’une autre demoiselle Duvidal : un tableau dont presque aucune trace ne subsiste, hormis cette mention au catalogue.


Les soeurs Duvidal

Julie DUVIDAL DE MONTFERRIER Drolling date inconnue LouvreJulie Duvidal de Montferrier, dessin de Drolling, début XIXeme Zoe Jacqueline DUVIDAL DE MONTFERRIER Dupre 1824Zoë Jacqueline Duvidal de Montferrier, dessin de Dupré, 1824

Cabinet des Dessins, Louvre, Paris

Cette demoiselle qui figurait dans l’autre tableau ne peut être que sa soeur chérie Zoë, âgée de 18 ans à l’époque, et dont ce dessin nous restitue l’image quelques années plus tard. Un ouvrage passionnant a reconstitué récemment, dans le détail, la vie des des soeurs Duvidal, d’après les nombreux documents restés dans la famille Hugo [3]


Julie_Duvidal_de_Montferrier Gerard 1830 Hauteville HouseJulie Duvidal de Montferrier, Gérard, 1826, Hauteville House Leopold Robert Paysanne de la campagne de Rome 1824 Museedu LouvrePaysanne de la campagne de Rome (Zoë Duvidal), Léopold Robert, 1824, Musée du Louvre

Les soeurs Duvidal ont également servi de modèle à des peintres de leur entourage :

  • Gérard a peint son élève Julie, envers laquelle il éprouvait certainement une tendre inclination ([3], p 96 )
  • Léopold Robert, compagnon de voyage des deux soeurs en Italie, a déguisé Zoë en paysanne romaine ([3], p 156 ).


Duvidal_de_Montferrier_-_Abel_Hugo_1830 Chateau de VersaillesAbel Hugo, Julie Duvidal de Montferrier, 1830, Château de Versailles Pierre-Charles_Alexandre_LouisPierre-Charles Alexandre Louis [2]

Julie épousera en 1826 le frère aîné de Victor Hugo, Abel.

Zoë, moins brillante que sa soeur, épousera en 1835 un médecin célèbre, dont elle n’aura pas d’enfant.


Un lecteur de ce blog nous a communiqué un document inédit, qui lève un coin du voile sur le pendant perdu, tout en ouvrant de nouvelles questions.

Le pendant perdu

Pendants expose en 1819 Duvidal
Portaits de Mlles Julie et Zoë Duvidal,
Gravure de Rose Maury, Collection privée,
Photo copyright Gladysz Nicolas

Cette gravure comporte une erreur de date : « Salon de 1818 » au lieu de 1819 ; l’abréviation « ips p » (ipse pinxit) confirme que la femme au turban, à gauche, est bien l’autoportrait de Julie Duvidal ; mais le nom de la personne de droite n’est malheureusement pas précisé.

Julie a respecté ici plusieurs conventions des pendants :

  • symétrie des attitudes ;
  • opposition intérieur/extérieur (à gauche dans une grotte, à droite devant un arbre) ;
  • contraste cohérent des couvre-chefs : le turban d’intérieur, le chapeau pour sortir ;
  • contraste entre le décolleté et l’habillé.

En se positionnant à gauche, Julie adopte la position dévolue à l' »homme » dans les pendants de couple (voir Pendants célibataires : homme femme) et se place donc implicitement en position de protectrice par rapport à sa soeur cadette.

La gravure n’a pas de date, mais nous allons pouvoir l’évaluer approximativement en nous intéressant à la biographie de la graveuse : Rose Maury.


Une enfant prodige

En 1895, une anecdote amusante de la vie du ministre Victor Duruy éclaire les débuts de l’artiste [4] :

« En 1867, étant ministre de l’instruction publique, il fut à Lectoure inaugurer le collège. A l’issue de la solennité, comme il attendait, à la gare, l’heure du départ pour Paris, il aperçut une fillette de cinq ans, la fille du chef de gare, qui, un cahier à la main, crayonnait une esquisse. Que faites-vous là, mon enfant? lui demanda Victor Duruy. – Votre portrait, monsieur. – Vraiment! voudriez-vous me le montrer? – Avec plaisir. Et la petite remit au ministre sa silhouette très ressemblante, qu’il emporta.
Peu de temps après, Victor Duruy s’intéressant à cette Nelly Jacquemard en herbe, fit nommer le père à un poste voisin d’une grande ville, où la jeune artiste put se fortifier dans l’art du dessin. Cette enfant n’était autre que Rose Maury qui, après avoir été lauréate remarquée aux beaux-arts, poursuit actuellement sa carrière en collaborant à divers journaux illustrés parisiens. »

Ce qui nous donnerait une naissance en 1862.


Le fille du chef de gare

D’après le Le Journal de Toulouse, elle serait plutôt née en 1860 [4a].

Le Catalogue illustré de l’Exposition des arts incohérents de 1886 nous indique qu’elle est née à Avignonet. On l’y retrouve bien, non pas en 1862 ni en 1860, mais le 26 mars 1858, fille du Chef de Gare d’Avignonet.

Mlle Maury avait l’art de se rajeunit auprès des journalistes !

Nous la retrouvons à la gare de Villefranche de Lauragais, tout près d’Avignonet, où elle vend un recueil artisanal de ses gravures réalisées alors qu’elle n’avait que douze ans [5].

Il semble donc que son père, qui sera nommé plus tard chef de gare à Pamiers, soit resté à Avignonet (qui n’est qu’à 40 kilomètres de Toulouse) pendant toute l’enfance du prodige : l’anecdote avec Victor Duruy, fausse pour la date, semble donc également fausse pour le fond (Victor Duruy, mort en 1894, ne pouvait pas démentir).


L’étudiante appliquée

En 1875, elle peint un tableau sur l’Inondation de Toulouse et une « Sainte Vierge bénissant le monde » donnée à l’Eglise d’Avignonet [5a]. En 1876, elle monte à Paris, à l’Ecole Nationale de dessin, où elle obtient un premier prix de dessin d’après nature et un premier prix de dessin d’académie [6]. En 1877, elle y termine ses études en remportant onze nominations, huit premiers prix et la médaille d’or donnée par le ministre des Beaux-Arts [5a].Elle a moins de succès en 1878 au concours organisé par l’Union Centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie (2e mention ex-aequo), dont le sujet était à vrai dire peu stimulant : Décoration d’un écran-rouleau en développement, demi-grandeur d’exécution.


Rose Maury Toulousaine 1878
Toulousaine, Rose Maury, 1878.

De cette même année date sa première gravure imprimée [7] : cette Toulousaine dans laquelle on aimerait reconnaître un autoportrait.

Il faudra attendre les années 1883-85 pour la retrouver assez régulièrement comme caricaturiste de presse, notamment dans le Journal amusant. L’essentiel de sa carrière se fera ensuite dans les illustrés pour enfants, notamment la Semaine de Suzette.  En 1899, elle est nommée Officier d’Académie (L’Express du Midi, 8 juin 1899).


La protégée de Léopold Hugo

Leoplod Hugo par Rose MauryAutoportrait gravé par Rose Maury, Hauteville House
Leopold Armand Hugo rectoCollection particulière Photo copyright

Le comte Léopold Armand Hugo

Le fils de Julie Duvidal et d’Abel Hugo, le comte Léopold Armand, était un grand original : ingénieur des Mines, inventeur de concepts mathématiques lourdement hugocentrés (les hugodomoïdes, la théorie hugodécimale), il se piquait également d’être sculpteur et graveur. On ne sait pas quand ni comment il a sympathisé avec Rose Maury, mais il lui a commandé plusieurs gravures à partir de ses propres oeuvres. Peut-être cette jeune méridionale sans le sou, enfant prodige et artiste méritante, lui rappelait-il son propre génie et la carrière de sa mère ?


Date probable de la gravure des pendants

Pendants expose en 1819 Duvidal

Photo copyright

En 1880, Léopold fit plusieurs dons à différents musées. A l’Ecole des Beaux Arts, , probablement la même année, il donna l’Autoportrait de sa mère Julie, morte en 1865. L’autre pendant du Salon de 1819, le portrait de Zoë, avait dû être offert à celle-ci, puisque Léonard l’aurait inclus dans le même don s’il l’avait eu en sa possession. A la mort sans enfants de Zoë en février 1880 (après son mari en 1872), il est probable que son portait ait été récupéré par le troisième enfant de la fratrie, Jean-Jacques Armand Duvidal, passant ainsi dans la famille des marquis de Montferrier.

Il est possible que ce soit à l’occasion de cette donation que Léopold ait commandé la gravure à Rose Maury, afin de garder le souvenir des deux pendants (tout en se trompant d’un an sur la date). Mais en 1880, celle-ci n’avait que 22 ans et était pratiquement inconnue.

Il est donc plus probable que ce soit dans les années suivantes qu’il ait rencontré Rose. Celle-ci aurait donc réalisé la gravure sans avoir sous les yeux le portrait de Julie, ce qui pourrait expliquer certaines »erreurs » manifestes :


Autoportrait Julie Duvidal Portrait Julie DuvidalPhoto copyright

Le turban est plié différemment, le décolleté est plus généreux et le manteau s’arrondit en une sorte de corolle très différente de l’original.


Le pendant retrouvé (SCOOP !)

Autoportrait Julie DuvidalAutoportrait, Julie Duvidal De Montferrier, exposé au Salon de 1819, Musée de l’Ecole des Beaux Arts ortrait of a Young Woman (Sister of the artist, Zoe Jacqueline Duvidal de Montferrier)National Museum of Women in the Arts, don de Wallace and Wilhelmina Holladay , Photo Lee Stalsworth

Le portrait de Zoé, dont on ne connaissait qu’une reproduction en noir et blanc dans un livre de 1951 [7a] , vient d’être légué en 2021 au NNWA. Le pendant se révèle plein de vie et d’expression : les deux soeurs se retournent vers le spectateur, l’une légèrement de face, l’autre légèrement  de dos. L’aînée, l’originale, campée dans sa grotte romantique , arbore le costume oriental qui justifie son décolletté ; la cadette, la sage, se promène en habit bourgeois, le chapeau orné de fleurs et le cou d »une corolle de dentelle.

Capture

Le portrait de Zoë, attribué à Gérard, était donc resté dans la famille du marquis de Montferrier.


Portait de sa soeur Zoe, par Julie Duvidal de Montferrier, 1819 localisation inconnue Portrait Zoe Duvidal

On se perd en conjectures sur l’écart, encore plus grand que dans le cas de Julie, entre le tableau et sa retranscription par Rose Maury. Il semble impossible qu’elle ait eu les portraits sous les yeux. Probablement a-t-elle travaillé d’après les souvenirs de Léopold, plus frais dans le cas de Julie, plus éloignés dans le cas de Zoë (le marquis de Monrferrier, officier de cavalerie, ne se trouvait peut être pas à Paris à l’époque).


Portrait Julie Duvidal inverse Portrait Zoe Duvidal

Sans doute Rose a-t-elle reconstitué le portrait de Zoë en décalquant celui de Julie , ce qui expliquerait la symétrie un peu lourde  que dégagent les pendants gravés.


Connaissant le portrait de Zoë, nous pouvons maintenant remonter le temps à la recherche d’antécédents à son chapeau, tout comme nous l’avons fait pour le turban de Julie.



La femme au chapeau

LOUIS BOILLY PORTRAIT OF MADAME SAINT-ANGE CHEVRIER IN A LANDSCAPE 1807 Nationalmuseum Stockholm
Portrait de Madame Saint-Ange Chevrier dans un paysage
Louis Boilly, 1807, Nationalmuseum Stockholm

Douze ans auparavant, sous l’Empire, la mode est encore aux longues robes à l’antique. Pour sortir se promener, cette jeune personne a pris un chapeau de paille orné d’une plume.


vigee-lebrun-marie-antoinette-a-la-rose-1783Portrait de Marie-Antoinette en gaule
Elisabeth Vigée-Lebrun,1783, National Gallery of Art, Washington
vigee-lebrun-marie-antoinette-1783Portrait de Marie-Antoinette à la rose
Elisabeth Vigée-Lebrun,1783, Château de Versailles

En 1783, Marie-Antoinette avait déjà arboré le chapeau de paille fine à larges bords (dit « à la jardinière », « à la laitière » ou « à la bergère ») et la « gaule », simple robe de mousseline ou de percale, dans ce tableau qui fit scandale au Salon de 1783 : cette tenue d’intérieur était jugée trop intime pour un portrait de la Reine. Mme Vigée-Lebrun le corrigea incontinent en un portrait plus officiel.


vigee-lebrun-autoportrait-au-chapeau-de-paille-1782 National Gallery, LondresAutoportrait au chapeau de paille, Elisabeth Vigée-Lebrun, 1782, National Gallery, Londres vigee-lebrun-duchesse-de-polignac-1782-htLa Duchesse de Polignac Elisabeth Vigée-Lebrun, 1782, Château de Versailles

La mode du chapeau de paille avait été lancée l’année d’avant par Madame Vigée-Lebrun elle-même, aussitôt imitée par les autres dames de la cour.



rubens-le-chapeau-de-paille-ou-suzanne-fourment-1622-25 National Gallery, Londres

Le chapeau de paille, Rubens, 1622-25, National Gallery, Londres

Cet autoportait promotionnel lui avait été inspiré, selon ses dires, suite à une visite à Anvers où elle avait contemplé ce célèbre portrait de Rubens :

« Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens ; son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur du soleil, et peut-être faut-il être peintre pour juger tout le mérite d’exécution qu’a déployé là Rubens. Ce tableau me ravit et m’inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en cherchant le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma palette à la main. » [8]



Au travers des régimes

Pendants expose en 1819 DuvidalPhoto copyright

Dans ce pendant très original, qui respire toute l’ambition de la jeunesse, nous sommes maintenant à même de percevoir l’intention qui devait être évidente pour les contemporains : après la Révolution et l’Empire, renouer avec une certaine esthétique d’Ancien Régime.


vigee-lebrun_1800 Ermitage vigee-lebrun-autoportrait-au-chapeau-de-paille-1782 National Gallery, Londres

Que ce soit pour le turban ou pour le chapeau de paille, il est clair que Julie Duvidal de Montferrier se place délibérément dans la continuité d’une Vigée-Lebrun dont les tableaux, en particulier les portraits de Marie-Antoinette, avaient été après 1815 réhabilités et ré-accrochés au Louvre, à Fontainebleau et à Versailles.

La carrière de Julie s’inscrit dans la phase de remontée sociale d’une famille auparavant riche et influente sans sa province du Languedoc, et qui avait tout perdu au moment de la Révolution. Pour ceux qui désirent prolonger cette lecture par un panorama des ancêtres et aux descendants de Julie, voir Autour de Julie Duvidal : les marquis de Montferrier .




Références :
[0] « Le portrait à turban par Gérard, composé depuis la mort, mais d’après un parfait souvenir. » Sainte Beuve, Portraits, Tome III, 1836, p 120
[1] Lettres à David, sur le Salon de 1819 . Par quelques élèves de son école. Ouvrage orné de vingt gravures, p 191 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62304479/f223.item.r=Duvidal
[2] Source : Fielding Hudson Garrison, An introduction to the history of medicine: with medical chronology, bibliographic data, and test questions London & Philadelphia, W.B. Saunders, 191 https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Charles_Alexandre_Louis
[3] La belle-sœur de Victor Hugo, Caroline Fabre-Rousseau, 2017
[4] Le Voleur illustré : cabinet de lecture universel , 3 janvier 1895 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6282038z/f17.texteImage
[4a] Le Journal de Toulouse du 15 août 1877 annonce sa Médaille d’Or : « La victorieuse d’hier est une jeune fille de dix sept ans ».
[5a] Histoire des Ariégeois (comté de Foix, vicomté de Couserans, etc.) De l’esprit et de la force intellectuelle et morale dans l’Ariège et les Pyrénées centrales. Avec eaux-fortes de Chauvet, par Henri Duclos, 1886, TOME XI, p 261
[6] Les Gauloises : moniteur mensuel des travaux artistiques et littéraires des femmes, 1876
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k123987p/f22.image.r=%22rose%20maury%22?rk=21459;2
[7] L’Illustration nouvelle par une société de peintres-graveurs à l’eau-forte : deuxième partie : dixième année, dixième volume : 1878
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b85276055/f37.item
[7a] French painting. 12 colour plates and 139 photogravure plates. Introductory note by Geoffrey Grigson, by Taylor, Basil, London, New York, Thames and Hudson, 1951

La cage hollandaise

1 juillet 2018

La cage à oiseaux signale bien souvent, dans la peinture hollandaise, un lieu ou une scène de débauche (du verbe vogelen, copuler , formé sur le mot vogel : oiseau).

Trois exemples chez Bosch, chez le Monogrammiste de Brunswick, et chez Jan Steen.



Bosch

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam

Le colporteur
Bosch, 1490-1510, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Ce panneau, autrefois séparé en deux moitiés, constituait les volets extérieurs d’un triptyque aujourd’hui démembré en quatre morceaux [1]. Sa signification a été très discutée, mais tout le monde s’accorde désormais à reconnaître dans la maison de gauche un bordel identifiable à de nombreux indices.

 

Un bordel

Histoires de la vie de Ste Agnes, anonyme flamand XVeme, Palazzo Reale, Genes, Italie1 (detail)

Histoires de la vie de Ste Agnès, anonyme flamand XVème, Palazzo Reale, Genes, Italie1 (détail)

L’enseigne « Au cygne blanc » identifie clairement le bordel auquel la Sainte est condamnée à être livrée. Le cygne a « les plumes de la couleur de la neige, mais sa chair est noire ; au sens moral, la neige sur les plumes désigne le faux-semblant, qui recouvre la chair de noir, parce que le faux-semblant voile le péché de la chair. » [2] .


St Jerome Follower_of_Jheronimus_Bosch Musee du Nord Brabant, Hertogenbosch detail

 

St Jérôme, Suiveur de Bosch, Musée du Nord Brabant, Hertogenbosch
Cliquer pour voir l’ensemble

Plus directement, au XVIème siècle, les prostituées étaient nommés des swaentje (cygnes). A remarquer ici le chieur qui se soulage à l’extérieur.


Le fils prodigue chasse par les prostituees gravure Karel van Mallery d apres Bernardino PasseriGravure de Karel van Mallery  d’après Bernardino Passeri, vers 1600 Le fils prodigue chasse par les prostituees Gravure Crispijn de Passe the Elder after Maarten de Vos 1600Gravure de Crispijn de Passe le Vieux,  d’après Maarten de Vos, 1600

Le fils prodigue chassé par les prostituées  

Outre le cygne ou le coq blanc, la cage à oiseaux suspendue à la porte identifiera longtemps les bordels des Pays-Bas.


Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail
La maison du Colporteur de Bosch arbore à la fois l’enseigne Au cygne blanc et la cage, hébergeant ici une pie.

Le soldat à l’épée flatteuse et à la lance démesurée, le pisseur en liquette et les culottes mises à sécher sur la fenêtre complètent ce florilège paillard…

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam pot sur toit
…tout comme les trous ouverts dans la toiture, ou le pot chevauchant le bâton, ou le fût dégorgeant sa bière.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail truie coq
Auxquelles s’ajoutent deux images de l’intempérance et de l’appétit sexuel insatiable: la truie se goinfrant avec ses porcelets, le coq grimpé sur le fumier.

 

Le colporteur

A la fin du Moyen Age, le motif du colporteur attaqué par un chien est courant [3], et sa figure est ambivalente.

 

Colporteur vole par des singes Pieter van der Heyden d apres Pieter Bruegel 1562

Un Colporteur volé par des singes, Pieter van der Heyden d’après Pieter Bruegel, 1562

Côté négatif, il transporte dans son panier toutes les tentations du monde, que caricaturent ici les singes qui suspendent ses bibelots aux branches, déballent les guimbardes, s’emparent d’un tambour ou de petits chevaux, regardent dans les lunettes ou le miroir, mettent des chaussettes, pissent dans son béret ou lui reniflent les fesses.

Côté positif, il peut représenter le pécheur, que son humilité ramène à la repentance.


Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam miroir patte
Peut être est-il déjà venu dans le bordel, vendre un miroir à ces dames ou chiper un de leurs porcelets [4] .

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail chien
Mais le pansement sur son mollet suggère que, s’il s’est déjà fait mordre, cette fois il passe son chemin. Ses pieds diversement chaussés d’un soulier et d’une pantoufle sont chez Bosch un symbole de la déraison, mais aussi des aleas de la fortune [5] .

 

La Cuisine grasse,1563 Pieter Bruegel

La Cuisine grasse,1563, Pieter Bruegel

Ici, c’est un pauvre musicien qui est chassé du festin sans avoir pu remettre sa galoche, tandis qu’un porcelet lui mord le mollet.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam haut
Le foulard troué par où s’échappent des cheveux blancs, la cuillère prête pour toutes les marmites, la fourrure d’animal qui sèche, l’alêne avec sa boucle de fil piquée dans le chapeau, indiquent la précarité mais aussi la débrouillardise. Moins ostensiblement phalliques que l’épée et la lance du soldat, le poignard et le bâton soulignent qu’il sait défendre sa bourse contre les dangers du chemin.

 

Nativite_Campin_BonneVolonté_Bergers

Nativité, Campin, Musée des Beaux Arts de Dijon (détail)

Certains ont prétendu [6] que le foulard sur le tête prouvait que le chapeau appartenait à une autre personne, et donc que le colporteur était un voleur qui l’avait dérobé à un cordonnier (à cause de l’alène). Or le chapeau passé par-dessus le foulard était courant chez les personnes travaillant à l’extérieur, tels que les bergers.


 

 

Jardin des delices panneau central detail mesange Jardin des delices panneau central detail chouette

Jardin des Délices, panneau central, 1494-1505, Prado, Madrid (détails)

Le motif de la mésange charbonnière suspendue la tête en bas résulte sans doute d’une observation naturaliste plutôt que d’une symbolique complexe. Quant à la chouette, elle est si fréquente chez Bosch qu’il est vain d’espérer lui donner une interprétation univoque.

 

 

saint-jerome-in-prayer-gand detailSaint Jérôme en prières, Bosch, vers 1505, Musée des Beaux Arts, Gand Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail chouetteLe Colporteur (détail)

Néanmoins lorsque les deux sont réunies, l’une étant le prédateur de l’autre, on peut supposer une connotation négative : l’âme guettée par les tentations nocturnes (Saint Jérôme) ou le voyageur guetté par les périls (le colporteur).

 

Le chariot de foin 1515 Hieronymus_Bosch Prado detail

Le chariot de foin, Bosch,1515, Prado, Madrid (détail)

Le hibou comme symbole de la tentation s’expliquerait par une méthode de chasse de la fin du Moyen-Age : lorsqu’on tirait sur la ficelle, le hibou battait des ailes, attirant des oiseaux qui cherchaient à le faire fuir, et à l’occasion des jeunes qui étaient englués sur les branches enduites de colle. [5a]



sb-line

Bosch Triptyque du chariot de foin (exterieur), vers 1516, Prado

Bosch, Le colporteur, vers 1516, revers du triptyque du Chariot de foin, Prado, Madrid

Avant d’aller plus loin dans l’interprétation, il nous faut examiner l’autre Colporteur de Bosch, lui aussi un revers de triptyque, et dans lequel s’opposent clairement la moitié gauche, négative, et la moitié droite, positive :

  • trois soldats attachent à un arbre un voyageur pour le détrousser ; un couple danse devant un berger qui joue de la cornemuse, adossé à un arbre portant une niche votive ;
  • un chien de garde aboie, des moutons paissent ;
  • deux oiseaux noirs ont décharné une carcasse ; un héron blanc boit l’eau d’une mare limpide, dans laquelle nage un canard.


Bosch Triptyque du chariot de foin (exterieur), vers 1516, Prado detail pont

L’avenir du colporteur est incertain : va-t-il traverser le pont, ou le faire s’écrouler, comme le suggère la fissure ? Ce qui est clair, c’est que son chemin ne le mène pas vers le gibet destiné aux maraudeurs, ni ne le ramène au paradis bucolique des jeunes gens : vieux et solitaire, il avance sur le chemin périlleux de l’existence.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail croix

A noter que le pré inaccessible est empreint d’une tonalité chrétienne : la niche de l’arbre contient une crucifixion, et dans le dessin sous-jacent on voit une croix plantée sur l’autre rive du ruisseau.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam schema1
Les deux compositions sont donc largement similaires :

  • une zone négative (en rouge) s’étend du lieu de péché (le bordel, l’embuscade) jusqu’au lieu de la punition (la roue, le gibet) ;
  • une zone positive (en vert) contient une scène paisible : bovin couché et autre bovin minuscule paissant à l’arrière plan, pâtre et couple dansant parmi les moutons ;
  • un chemin (en jaune) conduit le colporteur jusqu’à un seuil, qui ressemble aussi à un obstacle : un portillon de bois, un pont fragile.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail porte

La forme dissymétrique du portillon est typique des campagnes flamandes, et dans un livre d’emblèmes un siècle plus tard, il sera pris comme figure de la Mort  (voir La barrière flamande )  : non à cause de sa forme particulière, mais parce qu’il ferme le chemin.

Ce qui est ici exceptionnel, et que personne a ma connaissance n’a noté, est que le portillon peint par Bosch est une figure impossible (un peu comme le gibet de Brueghel, voir La pie sur le Gibet) : c’est une porte que la main de l’homme ne peut ouvrir.

Les prés verts constitueraient-ils un au-delà inatteignable ?

 

Boeuf

Adoration des Mages, Bosch ou son école, Philadelphie
Cliquer pour agrandir

Le bovin couché derrière la porte a servi de modèle pour cette crèche : il s’agit donc d’un boeuf.

 

 

Bosch Le chariot de foin volet droit detailLe chariot de foin, volet droit, detail, Bosch, vers 1516 Horae_ad_usum_Pictaviensem_BERNARDUS_CLARAEVALLENSIS_1460 BNF Paris (ms.lat. 3191, folio lOOv)Horae ad usum Pictaviensem, BERNARDUS_CLARAEVALLENSIS, 1460, Gallica, BNF Paris (ms.lat. 3191, folio lOOv)

Dès avant l’époque de Bosch, le boeuf apparaît souvent comme la lente monture de la Mort, ou de celui qui va mourir. Je pense pour ma part que le « boeuf qui se repose en travers du chemin » prend ici une signification particulière : celle de l’alter-ego paradisiaque du colporteur, le ventre plein et déchargé de son fardeau. [7]

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam schema2
Pour saisir la signification générale, il faut remarquer l’analogie visuelle entre la forme du portillon et celle de la maison (en bleu). Du coup apparaît une symétrie entre la pie en cage et la pie en liberté (en jaune). Puis entre les animaux de la basse cour (le chien asservi par son collier, la truie et les porcelets esclaves de leur goinfrerie, le coq content de son fumier) et le boeuf à l’extérieur, libre de se nourrir à volonté dans les prés (en vert). Puis encore entre le pisseur coincé contre la palissade, et le colporteur qui tire sa révérence.

Qu’importe à ce débrouillard que le portillon soit impossible à ouvrir, puisqu’il suffit de passer par dessus ? Nous savons maintenant que le colporteur du Prado va à coup sûr traverser sur la pierre fêlée sans qu’elle ne cède, et que celui de Rotterdam va rejoindre le boeuf placide, autre porteur de fardeau, puis continuer sa route à travers prés.



Le Monogrammiste de Brunswick et son cercle

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail cage
Une cage accrochée à l’extérieur, dans la cour, attire notre attention

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin partie droite
On entre dans le bordel par le coin toilette. Deux prostituées se battent au sol, une troisième retient un homme qui voudrait intervenir tandis qu’un autre homme les arrose comme des chiennes.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin

Scène de bordel avec une querelle entre prostituées (Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes)
Monogrammiste de Brunswick , 1537, Gemäldegalerie, Berlin [8]

Au centre, isolé du fond et de l’entrée par des cloisons de planches, voici le coin repas, où on mange et où on fait connaissance.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail couple
Une prostituée se laisse caresser en réclamant un autre verre, par jeu elle a posé sur sa coiffe le béret de son compagnon.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail graffitis
Les cloisons sont constellées de graffittis à la craie, à la sanguine ou au charbon : traits comptant les consommations, symboles de compagnies, devises indéchiffrables.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail gravure
Au centre une grande gravure montre des lansquenets, la clientèle principale du lieu. Au dessous est écrit, avec des D obscènes :

Ce truc fait couler les filles Dat Dinck Dat Di dochter Dalen



Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail penis
El la gravure décollée explicite le truc dont il s’agit, sous forme d’un coq battant des ailes (voir L’oiseau licencieux).

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin partie gauche
Dans la partie gauche, un colporteur propose des babioles à un couple dans le lit du bas, et à une prostituée qui se penche par la fenêtre de la chambre en mezzanine. Suivi par sa seconde conquête, un jeune clerc en descend avec un air inquiet : la querelle risque de l’empêcher de s’éclipser discrètement.

 

Jan van Amstel (attr) coll privee

Scène de bordel
Attribuée à Jan van Amstel, collection privée

On retrouve ici la cage à oiseau à l’extérieur, avec un client qui paie son entrée (remarquer la trappe de la cave) ; les prostituées arrosées (approuvées par deux chiens qui aboient) ; le clerc qui descend l’échelle (ici très intéressé par la querelle) ; la gravure sur la cloison (ici une Crucifixion). A droite, le coin « cheminée », avec ses saucisses qui pendent et sa marmite qui chauffe, ajoute le plaisirs du ventre à ceux du bas-ventre.

 

Aertsen-ou-Jan-Van-Amstel-ou-Monogrammist-Musee-royal-des-beaux-arts-dAnversAertsen ou Jan Van Amstel ou Monogrammiste de Brunswick, Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers Monogrammiste de Brunswick_An_Inn_with_Acrobats_and_a_Bagpipe_Player National GalleryMonogrammiste de Brunswick, National Gallery, Londres

Scène de bordel avec un acrobate et un cornemuseux

L’anecdote amusante (la querelle des pensionnaires) est ici remplacée par la famille de saltimbanques : le père joue de la cornemuse, la mère tient en laisse le chien acrobate (voir le cerceau sur le sol), récompensée par un verre de vin ; et le fils fait un équilibre sur un tabouret renversé.A gauche, un homme montre à un autre le fond d’un pichet vide : geste d’ivrogne que l’on retrouve souvent dans les scènes de bordel ou d’auberge.

Dans la version d’Anvers, la porte à gauche montre un couple qui va passer à l’action (l’homme boit un dernier coup), entre la cage à oiseaux accrochée au mur et la planche à fromages suspendue au plafond, au dessus des saucisses et de la cheminée.

Dans la version de Londres, le couple plus discret va refermer la porte ; la femme tient en main un objet circulaire, dont l’explication va nous être fournie par un autre tableau du Monogrammiste.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene 1540 – 1550 Stadel Museum Francfort

Scène de bordel
Monogrammiste de Brunswick, 1540 – 1550, Städel Museum, Francfort [9]

Il s’agit en fait d’un jeu de plein air, dit « beugelen », dans lequel on fait passer une balle à travers un cercle planté dans le sol : le couple qui monte vers la chambre du haut le brandit bien sûr de manière métaphorique.

Dans la chambre du bas, un homme pisse dans un pichet : la radiographie montre que, primitivement, il s’agissait d’un moine à capuche.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene 1540 – 1550 Stadel Museum Francfort gaufres
L’anecdote amusante est ici la fabrication des gaufres.La cheminée est flanquée d’un côté par trois poulets attendant sur le tourne-broche, de l’autre par un jeune homme qui a manifestement un peu trop forcé sur la boisson.

 

Aertsen paysans au coin du feu 1566 ca Meyer van der Bergh Anvers signatureScène de bordel, Pieter Aertsen, 1556, Museum Mayer van den Bergh

On retrouve la fabrication de beignets pour la fête des Rois (voir la coiffe du jeune homme) dans ce qui pourrait être une scène d’auberge ordinaire, s’il n’y avait la cage à oiseaux devant la porte.La cuisinière, penchée vers le feu et encerclée par trois hommes d’âge différent…

 

Aertsen paysans au coin du feu 1566 ca Meyer van der Bergh Anvers poignard
…se tient de la main gauche à la dague ostensiblement phallique du vieux pochard, lequel regarde avec désespoir le fond du pichet vide.

 

Aertsen paysans au coin du feu 1566 ca Meyer van der Bergh Anvers signature
Aertsen a signé près des fesses du jeune, menacé par un panais couillu.

 

Aertsen paysans au coin du feu 1566 ca Meyer van der Bergh Anvers compagnie
Au coin diamétralement opposé arrive une joyeuse compagnie, deux hommes flanquant deux femmes qui se caressent le ventre, la première menant le meneur par la braguette.

 

Monogrammist AP_Interieur met verschillende gezelschappen aan tafels (1540) Rijksmuseum, Amsterdam

Intérieur de bordel, Monogrammist AP, vers 1540, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette gravure constitue un florilège des motifs conventionnels qui animent les scènes de bordel :

  • arroser les chiennes enragées,
  • marquer les consommations sur une planche ;
  • regarder le fond d’un pichet vide ;
  • piquer dans une bourse ;
  • jouer au jeu de beugelen (en extérieur).

Mais ici, pas de trace de satire anticléricale : pour justifier le caractère édifiant de la gravure a été rajouté dans les nuages un Christ qui se détourne de ces spectacles repoussants.


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Dans le même cercle artistique, un peintre a cependant a échappé à ces conventions et mis le décor du bordel au service d’une iconographie très originale dans laquelle un homme ordinaire, un Everyman (Elckerlijc en néerlandais) se trouve aux prises d’une courtisane, ou de deux.


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Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550
Joyeuse compagnie (Lockere Gesellschaft), Jan Sanders van Hemessen, 1545-1550, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Le jeu et la boisson sont les sujets évidents qui occupent les trois personnages du premier plan. Mais nous reconnaissons au fond à gauche, à côté de la cage à oiseaux, un homme qui discute le prix tandis qu’une fille remonte un pichet de la cave. Les trois personnages principaux sont donc un client qui en a assez de boire, une jeune prostituée qui le pousse à consommer en caressant tendrement son épaule et son verre, et une entremetteuse qui semble compter sur ses doigts, hilare, ce qu’elle a déjà gagné.

Mais la rhétorique des mains invite à une lecture moins simple.


Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550 detail verre
Contrairement à ce qu’il semble, l’homme ne tient pas le pied du verre entre ses doigts, mais a posé sa main derrière, à plat sur la table. En haut, la femme effleure d’un doigt habile l’encolure, comme pour la faire vibrer : ce qui ajoute l’Ouïe et le Toucher aux autres sens liés aux plaisirs du vin : la Vue, l’Odorat et le Goût.

Ainsi se noue discrètement, au centre du tableau, un condensé de ce qui est le sujet principal du tableau : la sensualité et son rejet.


Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550 enfant prodique
On a souvent remarqué que les deux saynettes du fond n’obéissent pas vraiment aux règles de la perspective, mais ressemblent plutôt à deux « tableaux dans le tableau ». Ainsi à droite le jeune voyageur richement habillé qui prend des forces en mangeant des oeufs à côté d’une fille dévêtue et de trois servantes, dont une plonge la main dans sa bourse, n’est autre que le Fils prodigue parmi les courtisanes, un sujet très à la mode à l’époque.


Jan_Sanders_van_Hemessen Staatliche
D’où l’idée que l’entremetteuse, juste en dessous, ne compte pas des profits en général, mais bien les quatre filles en particulier qui satisfont tous les plaisirs de l’Enfant prodigue.

Et que, sur l’autre bord du tableau, la main paume en avant de l’Everyman fait un geste d’arrêt destiné non seulement à sa propre libido, mais aussi à l’autre jeune homme qui se profile à l’entrée du bordel.

Ainsi, opposant la main qui dit encore et celle qui dit stop, la main qui tient le pichet et celle qui refuse le verre, le tableau marque l’instant d’une prise de conscience morale où, au centre, la main gauche de l’Everyman objecte au jeu de la sensualité.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art

Joyeuse compagnie, Jan Sanders van Hemessen, 1543, Wadsworth Atheneum Museum of Art

Cette version passablement alambiquée s’éclaircit dès lors qu’on la comprend comme la contraposée de la version de Karlsruhe. La seconde prostituée, en s’introduisant au dessus et à gauche de l’everyman, vient en quelque sorte le prendre en tenaille et lui ôter toute possibilité de fuite vers l’extérieur.



Titre Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art coin haut gauche L
Ce pourquoi la porte ouverte est remplacée par une fenêtre fermée, dont les ferrures obligeamment détaillées symbolisent, probablement, le chrétien cerné par les péchés.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art schema1
Pour comprendre la signification du tableau, il faut suivre la trajectoire du vin, depuis le pichet qui l’a versé jusqu’à la main qui l’attend…



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art detail verre
…en passant par les marques de consommation sur le chambranle, et le geste habile de la première courtisane, véritable le clou du spectacle, qui transporte le verre en équilibre au bout de l’index.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art schema2
On comprend bien la génèse de la version de Wadsworth en la plaçant sous la version de Karlsruhe :

  • la prostituée unique se duplique en prêtant sa main habile et sa main enveloppante à chacune de ses avatars (flèches jaunes) :
  • l’everyman conserve presque la même position des mains (flèches bleues) mais, en mimant le geste des deux prostituées (flèches roses), leur signification s’inverse : la main qui disait « stop » se dresse maintenant pour attendre le verre, la main qui refusait de le toucher accepte maintenant se serrer la main de la courtisane ;
  • de ce fait, l’everyman, dont les gestes contrariaient ceux de l’entremetteuse (flèches rouges) se met à lui ressembler (flèches vertes) : il attend le verre comme elle tient le pichet, il serre la patte de la fille comme elle serre celle du toutou.

Du coup les deux animaux à fourrure (le chien sous la table et le chat qui tend la patte vers l’assiette d’artichauts) donnent à voir la véritable nature, servile et vénale, des deux créatures en robe.


Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art turban chapeau
On a noté que le turban et le grand chapeau à l’ancienne étaient complètement démodés en 1540. Pour Bertram Kaschek, ce décalage est intentionnel et donne même une de clés de lecture de ces oeuvres complexes et déconcertantes :

« …les acteurs des scènes de bordel de Hemessen ne sont pas seulement un exemple moral de la séduction sensuelle des êtres humains ; mais la relation entre l’everyman et les prostituées doit également se lire comme une allégorie de l’Art : ces hommes vêtus à l’ancienne et déjà âgés sont des personnifications de la vieille peinture, séduits par les charmes sensuels de la peinture moderne de la Renaissance italienne (illustrée par la jolie hétaïre léonardesque) et tentant – probablement en vain – d’échapper à cette tentation » [10]

 

Jan Steen

A merry couple, by Jan Steen

Un joyeux couple
Jan Steen, 1660, Musée De Lakenhal, Leyde

La cage est ici suspendue à un arbre au beau milieu de la campagne sans autre justification narrative que celle d’une enseigne grivoise.

La fermière s’est fait renverser en allant au marché, avec son joug à paniers. Cet accessoire pour dame des champs est représenté avec précision :  creusé afin d’être plus léger, bord de l’échancrure cassé pour adoucir le contact avec les épaules.

Le contenu des  paniers  est également détaillé : un pot béant d’un côté, un canard mort de l’autre, avec son long cou détumescent. Lesquels imagent clairement le résultat de ce qui va se passer, tant du côté féminin que du côté masculin.

Le lapin réveillé dans son terrier se prépare-t-il à entrer ou à sortir ?



Références :
[2] Bestiaire, Ashmole, 1511, coté par Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Vagabond_(Bosch)
[3] C’est le refrain d’un poème du XVIe siècle : « un moine et un laïc, un mari et un prêtre, un chien et un colporteur, tout le monde sait qu’ils ne peuvent pas se voir » Cité dans https://nl.wikipedia.org/wiki/De_marskramer_(Jheronimus_Bosch)
[4] L’idée du porcelet volé vient de « Jheronimus Bosch », Par Frédéric Elsig, p 43 https://books.google.fr/books?id=LQzURy5EfbsC&pg=PA43&dq=bosch+vagabond+barri%C3%A8re&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwil2overKrZAhXDVhQKHQUkBncQ6AEIKDAA#v=onepage&q=barri%C3%A8re&f=false
D’autres reconnaissent plutôt une patte de daim (voir http://www.esotericbosch.com/wayfarer/wayfarer.htm) ce qui me semble exclu vu la forme carrée (et non en pointe) du sabot.
Bosch Allegorie de la debauche et du plaisir Yale University Art Gallery, New Haven detail patte
Allégorie de la débauche et du plaisir, Bosch, Yale University Art Gallery, New Haven
Cliquer pour voir l’ensemble
Une patte de cochon réduite à l’os figure comme emblème au dessus de le tente.
[5] THE GOOD THIEF IMAGINED AS A PEDDLER Susan Fargo Gilchrist https://www.jstor.org/stable/23205597?seq=1#page_scan_tab_contents

[5a] Bruyn, Eric de (2001) De vergeten beeldentaal van Jheronimus Bosch, ‘s-Hertogenbosch: Heinen, pp. 40-41.

« Pour cette chasse… on doit choisir un endroit où il y ait des haies, des bosquets et des buissons ; le choix fait, on fiche un bâton ou un pieu en terre à une distances de vingt-cinq brasses des haies ou du bosquet ; on attache à ce bâton une chouette vivante avec une ficelle longue de trois doigts, et on la place sur une petite cage attachée au bâton, qui doit être élévé de terre d’environ une brasse et demie. Une chouette propre à cette chasse doit être instruite à sauter continuellement de la cage ou du pieu à terre, et de la terrre à la cage ; ce mouvement continuel est nécessaire pour attirer beaucoup d’oiseaux. On doit aussi, pour se procurer une chasse plus abondante, mettre dans la cage un appelant qui, par ses cris, fait approcher les autres que l’on prend avec des gluaux fichés dans des bâtons creux… ces bâtons se posent dans des haies et des buissons, de manière que les baguettes engluées sortent en dehors du côté de la chouette… Si l’oiseleur s’aperçoit que la chouette ne se donne pas assez de mouvement, il la force à sautiller, soit en lui jetant des mottes de terre, soit en lui faisant signe de la main. » Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle, appliquée aux arts, à l’agriculture, à l’économie rurale et domestique, à la médecine, etc, Deterville, 1817, Volume 12, p 241

[6] Voir Elsig, op. cit.
[7] Une autre possibilité serait que le boeuf, symbole habituel de Saint Luc, représenterait ici la chasteté et la continence qu’on attribue quelquefois à cet Evangéliste. L’animal castré comme antithèse du bordel ? Animal de plein champ, il est plus plus simple de le voir comme l’antithèse des animaux de la basse-cour.
[8] Image en haute définition : http://tour.boijmans.nl/en/33401/
[10] Bertram Kaschek « Das kunsttheoretische Bordell. Metamalerei bei Jan van Hemessen »http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/4875/1/Kaschek_Das_kunsttheoretische_Bordell_2015.pdf

8 Comme à une fenêtre

21 juin 2018

Comme nous l’avons, la présence du carré magique se justifie abondamment :

Tout cela n’épuise pourtant pas la question. Dans une oeuvre à énigmes comme « Melencolia I », l’oeil désorienté, sautant d’un objet à l’autre en quête d’un sens qui se dérobe, n’en finit pas de revenir se poser sur ce tableau de nombres, dont la cohérence implacable résiste au désordre ambiant.

D’où l’idée – qui a notre connaissance n’a jamais été exploitée – que ce quadrillage numérique pourrait constituer une sorte de légende, une grille de déchiffrement de l’ensemble.

Article précédent : 7.5 Le Régule Martial Etoilé



Une grille de lecture

Les cases dans le carré magique peuvent être lues quatre par quatre : en colonne, en ligne, en diagonale, ou bien selon n’importe laquelle des combinaisons dont la somme est 34 (voir2 La question du Carré).

. Mais on peut tout aussi bien les regrouper par couples, puisque les cases sont symétriques par rapport au centre. Enfin elles peuvent être parcourues séquentiellement, de 1 à 16.

Si le carré magique est effectivement une grille de lecture, il faudra que les éléments de la gravure puissent également être lus quatre par quatre, ou par couples, ou dans l’ordre de la numérotation, et que toutes ces lectures aient un sens.

Est-il vraisemblable que Dürer ait pu avoir l’idée et l’ambition démesurée de construire un « carré symbolique », dans lequel les objets entretiendraient, entre eux, les mêmes relations que les nombres dans un carré magique ?


Une lecture à plat

On imagine l’intensité des contraintes, se superposant à toutes celles que nous avons déjà découvertes (les trois alignements), plus la nécessité de respecter la perspective. Sur ce dernier point cependant, remarquons que la situation est favorable : tandis que la gravure jumelle, le Saint Jérôme, est un chef d’oeuvre de perspective, celle-ci ne joue, dans Melencolia I, qu’un rôle très secondaire : condition facilitant une lecture « à plat ».


Un quadrillage sous contraintes

Il suffit de jeter un coup d’oeil sur la gravure pour vérifier qu’aucun quadrillage ne saute aux yeux : les objets sont de tailles inégales, de très petits à très grands. Certains sont posés par terre, d’autres accrochés au mur.

Plaçons-nous néanmoins dans la situation de l’archéologue et tirons nos cordeaux pour délimiter le terrain. Est-il possible de répartir en seize cases l’ensemble des objets de la gravure ?

Visiblement, les cases seront de tailles inégales : la présence massive de Melencolia repousse les objets vers les marges.

Y en aura-il assez pour remplir les seize cases ? Bien qu’il soient très inégalement répartis dans la gravure, la trentaine d’objets devrait suffire à peupler toutes les cases : certaines en possèderont même plusieurs. Il est seulement à prévoir que les plus gros objets (l’échelle, le cristal, la règle) ne rentreront pas dans une seule case.


Un point de départ

Il est logique de commencer notre quadrillage par la partie de la gravure où la densité des objets est la plus faible : le coin en haut à droite. Là, nous n’avons guère le choix : la cloche, le sablier et la balance sont des objets solitaires, qui occupent donc respectivement les cases 13, 2 et 3. Verticalement, aucune latitude non plus : le carré et les clés sont les seuls objets pouvant occuper les cases 8 et 12.

Ces quelques associations suffisent à montrer que le nombre à rechercher n’a rien à voir avec la forme de l’objet : le carré a 16 cases, mais correspond à la case 8. Le trousseau a 6 clés, mais correspond à la case 12.

De même, il serait vain de rechercher une allusion au nombre dans un détail de l’objet : il est vrai que la décoration en forme d’omega de la balance ressemble à un chiffre trois. Mais rien dans la forme de la cloche n’évoque le chiffre 13.


Une proposition de découpage

Melencolia_Carre_Grille
Il serait fastidieux de poursuivre case par case. Nous avons donc fait figurer, sur un même schéma, les alignements que nous avons déjà découverts, avec leurs points représentatifs (en rouge) ; et une proposition de découpage en seize cases (en vert), sur laquelle nous nous baserons pour la suite des explications.

Que ces cases aient des tracés quelque peu artificiels, empiétant parfois sur une portion d’objet, n’est pas rédhibitoire : il était impossible d’être à la fois rigoureux pour les alignements de points significatifs (qui conduisent aux différents diagrammes de la croix et de la machine) et rigoureux sur la délimitation des frontières. Peut être Dürer avait-il plutôt en tête un découpage sinueux, à la manière d’un puzzle, qu’un tracé sauvagement colonisateur, à base de segments de droites.

Si arbitraire qu’il puisse paraître à ce stade, notre découpage a néanmoins pour mérite de faire apparaître de nouveaux alignements, plus modestes que ceux que nous avons interprétés jusqu’ici (lignes orange) : ainsi les points significatifs de la cloche, du carré, du trousseau de clés et des clous sont sur une ligne verticale. De même, une ligne verticale relie les bourses et le compas au sablier, en passant par un objet qui était passé inaperçu jusqu’ici, et qui prend une importance accrue, puisqu’il est le seul à pouvoir occuper la case 11 : la couronne de Melencolia.




Pour éviter de nous reporter en permanence à la gravure, voici donc le tableau qui résume notre découpage hypothétique, et sur lequel nous allons désormais raisonner :

Melencolia_Carre_Grille_Tableau
Ce quadrillage contient pratiquement tous les objets de la gravure (sauf l’échelle, l’arc en ciel et l’objet mystérieux), certains empiètant sur deux cases (la mer, le polyèdre, la règle). S’il constitue un « carré symbolique », alors il doit pouvoir être lu selon les mêmes règles de symétrie que le carré magique : par lignes, par colonnes ou par couples d’objets symétriques par rapport au centre.

L’exercice que Dürer nous propose est une sorte de « tarot dirigé » : au lieu de tirer des images au hasard, nous avons pour contrainte de les extraire du tableau dans un certain ordre, quatre par quatre ou deux par deux, et de deviner le sens qui s’en dégage.

Les huit cases qui ne contiennent qu’un seul objet (en grisé) seront les plus difficiles : par exemple, la cloche, dans la case 13, devra avoir un sens en tant qu’élément de la première ligne, mais aussi en tant qu’élément de la dernière colonne.

Les autres cases contiennent plusieurs objets, ce qui laisse heureusement une marge de manoeuvre pour les interprétations : par exemple, dans la case 14, nous pourrons retenir comme symbole la scie pour la lecture par colonnes, et les bourses pour la lecture par couples.

Nous ne saurions trop engager le lecteur, avant de lire les « solutions » ci-après, à tenter lui-même l’exercice.



La lecture orthogonale

Melencolia_Carre_Orthogonal

Melencolia_Carre_Gravure_Orthogonal

Pour cette interprétation, nous devons retenir, dans les seize cases, les objets qui permettent de donner un libellé générique aux quatre lignes et aux quatre colonnes.


La troisième ligne : la rotation

Nous suggérons de commencer par cette ligne, car nous l’avons déjà interprétée (voir 7.4 La Machine Alchimique) : les clés, le compas, la meule et le cristal sont tous situés sur l’axe de rotation de la machine alchimique, et classés selon l’ordre croissant des degrés de liberté : les clés illustrent la rotation sur un point, le compas selon une ligne, la meule dans le plan et le cristal dans l’espace. Se rajoute au cristal, dans la case 9, la sphère qui représente également les rotations dans l’espace.


La quatrième ligne : la translation

Pouvons-nous trouver des objets qui illustrent l’idée de translation, classés également selon l’ordre croissant des degrés de liberté ? Un clou qu’on enfonce matérialise la translation sur un point ; la scie et la règle illustrent la translation le long d’une ligne, le rabot la translation dans un plan. Enfin, l’équerre glisse dans le plan de la planche à dessin ; mais elle peut également, en tant que gabarit à moulure, se translater parallèlement à elle même : c’est donc une excellente image des translations dans les trois directions de l’espace.


La première ligne : la chute

Pour poursuivre la série, il nous faut un troisième type de mouvement, lui aussi ordonné par degré de liberté croissant : la chute est un bon candidat.

Le battant de la cloche est un objet immobilisé dans sa chute par un point d’accrochage. Le filet de sable s’écoule en traçant une ligne. Les deux plateaux de la balance choient, chacun à son tour, dans le plan du fléau. Enfin, la météorite s’abat où elle veut, selon une trajectoire erratique.


La deuxième ligne : l’expansion

L’interprétation de cette ligne est moins évidente : de même que la translation complète la rotation, il nous faudrait un « mouvement » qui complète, ou inverse la chute. Or les corps inanimés choient, mais ne remontent pas spontanément. Ce qui monte, ce qui croît, ce qui augmente, ce sont les êtres animés. Voyons si cette idée d’expansion, peut se lire sur la deuxième ligne.

Le carré magique illustre l’expansion autour d’un point : les nombres progressent, de 1 à 16 et remplissent toutes les cases, en s’organisant autour du point central. Les tiges végétales de la couronne croissent selon des lignes. Le dessin ou l’écriture du putto remplit le plan de la tablette. Enfin, le polyèdre et la mer sont deux exemples d’expansion dans l’espace.

La deuxième ligne illustre donc un mouvement tout aussi naturel que la chute : l’expansion, la propension des êtres à remplir la forme qui leur est impartie.


sb-line

Voici les objets retenus pour cette lecture, et l’interprétation des lignes et des colonnes :

Melencolia_Carre_Grille_Orthogonal
Le tableau représente une sorte de physique des mouvements possibles : la translation et la rotation pour les corps d’ici bas, la chute pour les objets d’en haut ; enfin, pour les êtres en devenir, l’expansion vers la forme qui les régit.

De droite à gauche, le tableau de lit comme une progression de l’immobilité vers le mouvement maximal.



La lecture radiale

Melencolia_Radial

 

Melencolia_Carre_Gravure_Radial

Pour cette lecture, nous devons donner une interprétation aux huit couples de cases symétriques par rapport au point central du carré.

Carré et sphère : la Matière

La case 6 ne contient que le carré magique, tandis que sa symétrique, la case 9, nous laisse l’embarras du choix.

Nous avons largement commenté ( 3 La question de la Sphère et 5.2 Analyse Elémentaire) le rapport qui unit le carré à la sphère : celle-ci représente la matière dans son état terrestre, opaque et obtuse, telle qu’elle se présente aux yeux de l’homme ; alors que le carré magique, qui réalise la quadrature du cercle, représente la matière magnifiée, décomposée selon les Eléments, telle qu’elle apparaît sous le regard de Dieu.


Cloche et équerre : la Verticale

Ces objets sont célibataires dans les cases 13 et 4 : nous ne pouvons donc que moduler les interprétations que nous leur avons déjà données lors de la lecture orthogonale. Le battant de la cloche, qui illustrait l’idée de chute immobilisée, représente également la verticale naturelle que prennent tous les corps pesants. L’équerre, qui illustrait les translations dans l’espace, peut être également vue comme représentant la verticale artificielle que l’homme peut élever à partir d’un plan. C’est donc l’idée de verticale qui unifie ces deux objets.


Mer et règle : l’Horizontale

Les cases 1 et 16 sont plus riches en objets : il est tentant de retenir, pour notre lecture radiale, deux éléments qui entretiennent le même type de relation que dans le couple précédent : la mer, paradigme de l’horizontale naturelle et la règle, instrument de l’horizontale artificielle.


Creuset, mer et clés : le Pouvoir

Putto British Library

La case 12 ne contient que les clés, dont Dürer nous a dit qu’elles symbolisaient le pouvoir : pouvoir de l’homme puisqu’elles ouvrent des coffres ou des maisons (la ville à l’horizon comporte six maisons, autant que de clés dans le trousseau).

Nous nous attendons donc à trouver dans la case 5 des symboles du pouvoir de la nature : et effectivement, la mer et le creuset sont des images convaincantes des deux forces élémentaires que sont l’Eau et le Feu.


Balance et bourses : la Richesse

Le second élément dont Dürer nous a donné le signification se trouve en case 14 : les bourses représentent la richesse, mais la richesse telle qu’elle apparaît aux yeux des hommes, exprimée en espèces sonnantes et trébuchantes. En face, la balance, seul objet de la case 3, fait allusion à une autre forme de richesse : la richesse morale, celle qui sera pesée par Dieu au jour du Jugement.


Sablier et rabot : la Durée

D’un point de vue physique, ces deux objets évoquent l’abrasion : érosion naturelle à l’échelle des siècles, pour le sable ; arrachage artificiel et rapide des copeaux, pour le rabot. D’un point de vue mystique , le sablier, qui accueille dans son royaume réversible une multitude d’égaux obéissants et polis, donne une image du Temps tel qu’il se présente pour Celui qui a l’Eternité devant lui. Tandis que le rabot qui aplanit la planche irréversiblement, illustre le passage du temps à l’échelle de la vie humaine.

Durée divine et durée humaine : tel pourrait donc être le dialogue du sablier et du rabot.


Tablette et livre : la Pensée

La tablette et le livre sont deux instruments de la pensée : la tablette montre la pensée en action, le livre illustre la connaissance figée, accumulée et transmise : inspiration divine, bibliothèques humaines…


Couronne et meule : le Travail

Enfin, la couronne évoque le cycle de la végétation, la pousse des plantes : le travail de Dieu au travers de la nature. La meule est l’instrument de travail de son partenaire, l’homme, le meunier, auquel il a été donné pouvoir d’exploiter et de transformer à son profit la nature.


sb-line

Melencolia_Carre_Grille_Radial1

Les huit couples que nous venons de décrire participent tous de la même dialectique : celle du naturel et de l’artificiel, du divin et de l’humain. Et, très logiquement, les symboles du divin se retrouvent dans la moitié supérieure du carré, ceux de l’humain dans la moitié inférieure. La lecture radiale n’est donc finalement qu’une nouvelle méditation sur le thème de la similitude entre le haut et le bas.

Afin de bien percevoir la logique d’ensemble, remplaçons les objets par la notion qu’ils symbolisent :

Melencolia_Carre_Grille_Radial2JPG

Les huit notions ne sont pas indépendantes, mais peuvent être regroupées deux par deux :

  • les deux directions, Horizontale et Verticale, occupent les cases d’angle ;
  • les deux symboles mentionnés par Dürer, Pouvoir et Richesse, constituent un « rectangle penché » ;
  • Forme et Durée donnent le rectangle symétrique ;
  • Enfin, Travail et Pensée occupent le carré central.

Ainsi la lecture radiale permet de décomposer le tableau en quatre motifs de somme 34.

Mais la magie du carré fait apparaître d’autres sujets de méditation, tout aussi pertinents : l’association « Richesse et Temps » donne également un rectangle à somme 34, ainsi que « Matière et Pouvoir ».

Les deux diagonales révèlent des thèmes quasiment maçonniques : « Pensée et Horizontale » d’une part, « Travail et Verticale » d’autre part, que nous pourrions traduire par « la pensée aplanit et le travail élève ». Mais l’inépuisable carré contient également un thème bergsonien : « Matière et Pensée » ; un thème marxiste : « Travail et Pouvoir », un thème libéral « Travail et Richesse »



Nous ne prétendons pas que le carré symbolique ainsi reconstitué soit exactement celui que Dürer avait en tête lors de la conception de la gravure. Nous l’avons construit en effet par deux opérations éminemment subjectives : la sélection d’un objet représentatif de chaque case, puis l’abstraction de l’objet au symbole.

Mais nous prétendons que Dürer a chercher à répartir les objets dans la gravure selon des symétries identiques à celles du carré magique. Tâche complexe, oulipienne, mais pas impossible grâce aux quelques degrés de liberté que l’artiste s’est accordé : une case peut contenir plusieurs objets, un objet peut déborder sur deux cases, et quelques objets ne font pas partie du carré.



Camerarius et ses araignées

Nous avons déjà parlé de la description de la gravure par Camerarius (voir 7.3 A Noir). La dernière phrase a fait douter de ses dons d’observation ou de mémoire (excusable en 1541, s’il n’avait pas la gravure sous les yeux). En voici la traduction :

« On peut voir aussi comment ont été exprimées par l’artiste, à la fenêtre, des toiles d’araignées et celles-ci guettant leur victime, entre autres choses significatives, avec les lignes les plus fines. » [1]

Durer Carre Magique
Camerarius a-t-il confondu le carré magique et ses chiffres serpentiformes, avec une toile et ses araignées voraces ? Ou les « lignes les plus fines » traduisent-elles le souvenir qu’il aurait gardé des rayons de la comète, induisant une confusion entre chauve-souris et araignée ?

Mais surtout, est-il concevable que sa description, par ailleurs plutôt fidèle, se conclue par une telle approximation  ?


Dürer et ses toiles

Revenir au latin s’impose :

« Cernere etiam est quasi ad fenestram a pictore aranearum telas (taela) , et venationem harum, inter alia huius naturae indicia, tenuissimis lineis expressa » [1a]

Pour rendre à Camerarius son honneur, il suffit de reprendre sur deux point la traduction donnée par Büchsel : le mot « quasi » est essentiel, et l’expression « venationem harum » ne signifie pas « la chasse à la victime » mais « la chasse à celles-ci (les toiles) ».

Voici donc la nouvelle traduction que nous proposons :

« Il nous faut aussi discerner, dans une sorte de fenêtre, les toiles d’araignées tracées par l’artiste, et les débusquer, entre différents indices de même nature, exprimées avec les lignes les plus subtiles ».

Ainsi Camerarius ne fabule pas avec des toiles d’araignée imaginaires : il veut simplement suggérer, par cette image, la méthode de lecture par lignes, inspirée par cette « sorte de fenêtre » que constitue le carré magique. Et il est vrai que la grille que nous avons tracée évoque singulièrement l’oeuvre des arachnides.

« Melencolia I » n’est pas un diagramme à déchiffrer : mais une toile d’araignée dans laquelle des symboles tous reliés entre eux nous invitent à des parcours en réseau.


L'Ars Magna Raymond LulleL’Ars Magna, Raymond Lulle

Assez semblable, dans l’esprit, aux tableaux combinatoires de Raymond Lull, le « carré symbolique » de Dürer fonctionne comme un associateur d’idées, un support pour des méditations guidées.


Hans Weiditz Von der Artzney Bayder Gluck des guten und widerwertigen 1532
Illustrations de « Von der Artzney Bayder Glück des guten und widerwertigen »,
1532,Augsbourg [2], traduction du « De Remediis Utriusque Fortuna » de Petrarque

Il y a bien sûr quelque chose d’excessif dans cette prétention à tirer des fils entre toutes choses :

« Rien ne répugne à la sagesse comme l’excès d’acuité, rien pour un philosophe n’est plus pénible qu’un sophiste ; d’après les Anciens, c’est pour cela que l’araignée est odieuse à Minerve : la subtilité de son ouvrage, la finesse de sa toile ne révèlent que leur fragilité et ne servent à rien. Que la pointe de l’esprit soit comme celle de l’épée : qu’elle pénètre, mais sans céder ». « Les remèdes aux deux fortunes », Petrarque, livre I,7, L’esprit


Woman Seated under a Spider’s Web (Melancholy), c. 1803, by Caspar David Friedrich

Mélancolie, vers 1803, Caspar David Friedrich

La toile d’araignée est à l’image des constructions complexes et tortueuses de l’esprit en proie à la Mélancolie.


Victor Hugo La ruine de Vianden a travers une toile d’araignee, 13 aout 1871

La ruine de Vianden à travers une toile d’araignée, Victor Hugo, 13 aout 1871

Si fragiles soient-elles, elles ouvrent néanmoins une fenêtre sur le monde.


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Références :
[1] Albrecht Dürers Stich « Melencolia, I » : Zeichen und Emotion – Logik einer kunsthistorischen Debatte / Martin Büchsel. – München : Wilhelm Fink, 2010, p 68
[1a] Le mot « telas » (toiles) a été rectifié dans l’édition de 1636 par Nicolas Coussin (De eloquentia sacra et humana livre XVI). Camerarius avait écrit taela, qui n’existe pas.
[2] Cet ouvrage splendide est disponible sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b22000574/f13.item

9.1 La Messe de Saint Grégoire

21 juin 2018

De 1497 à 1513, Dürer s’est imposé comme le spécialiste incontesté du thème de la Passion, grâce à quatre monumentales séries de dessins et de gravures [1].

En 1514, encore auréolé de ces réalisations remarquables, il ne pouvait ignorer que la présence dans Melencolia I des clous, du marteau, de la tenaille et de l’échelle attirerait immanquablement l’attention des spectateurs.

Plutôt que d’aborder d’emblée le sujet délicat des références christiques dans Melencolia I, il n’est pas inutile de nous faire l’œil avec une gravure de 1511, la Messe de Saint Grégoire : sous une forme synthétique, elle expose tous les motifs qui faisaient, pour les contemporains, l’intérêt et l’actualité du thème de la Passion.

Article précédent : 8 Comme à une fenêtre

La Messe de Saint Grégoire

Messe de St Geregoire Gravure sur bois 1410-30 Gravure sur bois ,1410-30 Livre de prieres du diocese de Bamberg, Wolfenbuttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Blankenburg 296, fo. 242rLivre de prières du diocèse de Bamberg, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Blankenburg 296, fo. 242r

Un miracle papal

Pendant que le pape Grégoire célébrait la messe en l’église Sainte-Croix de Jérusalem à Rome, dans les années 600, un des assistants aurait douté de la présence réelle du Christ durant l’Eucharistie. Grégoire se mit à prier et le Christ apparut à l’assistance, entouré des instruments de la Passion, et versant dans le calice de la messe le sang de sa plaie au côté.


Un thème populaire

Ce sujet a été représenté un nombre incalculable de fois, notamment vers la fin du XIVème siècle (le site que lui a consacré l’université de Münster recense plus de 500 œuvres, rien que pour le Nord de Alpes [2]). Ce succès  n’a rien d’étonnant : bénéficiant des prestiges spectaculaires du pape, du miracle et du sang, il séduisait le populaire ; fournissant l’occasion d’un récapitulatif didactique de la Passion, il était apprécié du clergé ; enfin, se déroulant dans une église, il donnait à l’artiste le prétexte d’une étude d’architecture et d’une apparition avec effets spéciaux.



 1511 : La Messe de Saint Grégoire de Dürer

 Dürer n’a traité le thème qu’une seule fois, en 1511, mais d’une manière qui laissera sur ses successeurs une empreinte durable. Dans cette œuvre passionnante, nous allons voir maître Albrecht s’emparer d’une iconographie éculée et totalement verrouillée par le rite, la renouveler complètement, et la détourner vers ses thématiques personnelles.

Pour cela, nous ne nous lancerons pas dans une étude exhaustive de toutes les sources possibles : nous nous contenterons de comparer la gravure avec un retable qui se trouve, encore de nos jours, dans l’église Saint Laurent de Nuremberg : la Messe de Michael Wolgemut, datée de 1481. Soit cinq ans avant que le jeune Dürer n’entre en apprentissage, à 15 ans, chez ce même Michael Wolgemut. Dürer restera toute sa vie lié à son maître, dont il fera en 1516 un dernier portrait émouvant, alors que le vieillard était âgé de 82 ans.

Albrecht_Durer Portrait de Wolgemut 1516 Germanisches Nationalmuseum, Nurnberg

Portrait de Wolgemut, Albrecht Durer , 1516 Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg


La dramaturgie

Michael Wolgemut Epitaphe d’un membre de la famille Hehel avec la Messe de Saint Grégoire vers 1481 Nuremberg eglise Saint Laurent

Epitaphe d’un membre de la famille Hehel avec la Messe de Saint Grégoire,
Michael Wolgemut, vers 1481,  église Saint Laurent, Nuremberg,

A peine trente ans avant la Messe de Dürer, le retable de Saint Laurent est encore empreint de l’esthétique moyenâgeuse du plein, du souci de montrer le plus possible : la ville, l’église, l’assistance nombreuse, les riches ornements. Au point que le miracle proprement dit – le Christ soutenu par deux anges – se trouve relégué dans l’arrière-boutique au milieu d’un bric-à-brac d’objets, dans l’ombre du chœur de l’église qu’un enfant de chœur tente d’éclairer avec un cierge. Quant au pape, acculé par l’évêque mitré sur le côté le moins stratégique du retable, tourné vers l’assistance tout en regardant du coin de l’œil l’apparition, il n’est sauvé de l’anonymat que par sa tiare.


Durer Messe de St Gregoire 1511

Dürer, 1511

Comme s’il avait médité les difficultés de cette composition, Dürer en prend le contrepied complet : il supprime tout élément d’architecture, et déplace le point de vue d’un quart de tour. Dans cette vue de côté, ce qui est important vient naturellement au premier plan et en pleine lumière : les instruments de la Passion, et les deux protagonistes principaux, le Roi des Cieux et le Chef de l’Eglise, flanqué de deux diacres. Au centre de la composition, les deux anges en suspension sont mis en évidence, assesseurs célestes faisant écho aux deux enfants de chœur qui, à l’arrière du pape, s’occupent de l’encensoir. Quant au reste de l’assistance, elle se réduit à quatre prélats peu visibles, dans l’obscurité de l’arrière-plan.


Naturel et surnaturel

Le thème de la messe de Saint Grégoire soulève obligatoirement la question de l’articulation entre ces deux mondes : le sang qui coule du flanc du Christ vers le calice devrait être le clou du spectacle.


Mass of Saint Gregory by Meester van de Levensbron 1500-1510 Museum Catharijneconvent, Utrecht ,

Maître van de Levensbron, 1500-1510, Museum Catharijneconvent, Utrecht

Mais, statistiquement, les artistes qui s’y sont frottés ne sont pas si nombreux : dans une vue d’ensemble, la petite parabole d’un filet de sang n’est guère spectaculaire. Et impossible de recourir au truc des incrustations d’or, si pratique pour mettre en évidence les rayons de lumière.

Aussi la plupart des illustrateurs se contentent de disposer à distance stratégique un calice vide, laissant l’imaginaire du spectateur suppléer aux limitations de l’art. L’ouverture béante du vase sacré s’affiche comme le substitut terrestre de la plaie béante au flanc droit du Christ, elle appelle le sang qui va jaillir et matérialise la survenue imminente du miracle.

Le calice est l’objet-charnière où s’articulent le naturel et le surnaturel.


La communion du pape

Le calice et ses avatars

Durer Messe de St Gregoire 1511 comparaison christ calice

Le calice vide est la solution adoptée par Michael Wolgemut : de manière quelque peu embarrassée, il a assis le Christ du mauvais côté du couvercle du tombeau, de sorte que c’est son flanc gauche, intact, qui se trouve au dessus du calice : la plaie au côté est pourtant bien là, entre l’annulaire et l’auriculaire de la main droite de l’ange en vert. Le rôle des deux anges affligés est donc moins de soutenir le torse de l’Homme de Douleur, que de l‘orienter doucement en direction de la cible.

Chez Dürer, la solution est bien différente. Les deux anges ont été envoyés voleter, le Christ n’a pas besoin d’eux pour se déployer hors de la tombe.  Le calice est en bonne place à ses pieds : mais la plaie du flanc est invisible, dissimulée par l’avant-bras, et le vase sacré est fermé.


Durer Messe de St Gregoire 1511 encensoir

En revanche, un autre récipient vient résoudre la question de la liaison entre les deux mondes : l’encensoir que l’un des deux enfants de chœur ouvre pour que l’autre le recharge avec un morceau d’encens tiré d’un pot. Objet liturgique secondaire, il est placé néanmoins à l’emplacement le plus stratégique, celui du point de fuite (qui se situe au niveau de la main qui soulève le couvercle) : ainsi est souligné son rôle d’objet-charnière, émetteur d’une fumée naturelle qui monte et se mélange aux nuées surnaturelles des anges.

Tout comme la lampe d’Aladin conditionne l’apparition du Génie, il semble que le miracle de Saint Grégoire ne puisse se dispenser d’un récipient ouvert : à la place du calice habituel, Dürer, dans une pirouette magistrale, invente l’encensoir et le pot.


Un effet de miroir

Durer Messe de St Gregoire 1511 comparaison Gregoire

Dürer a suivi l’anecdote à la lettre : le personnage central qui lève les yeux vers l’apparition est le pape Grégoire, comme le montrent son profil volontaire et sa chasuble ornée d’une croix (identique dans le retable de Saint Laurent).

Première différence avec le retable : il est tête nue, sa tiare étant tenue par un acolyte à l’arrière-plan. Seconde différence : il est plongé dans un dialogue muet avec l’apparition.


Durer Messe de St Gregoire 1511 effet miroir

Dialogue de regards, mais aussi d’attitude : tous deux ploient les genoux et lèvent les avant-bras, tous deux portent une croix dans le dos. Les paumes ouvertes de Jésus sont en symétrie parfaites avec celles du pape. Nous comprenons que le jaillissement du sang du côté n’aura pas lieu : à la place nous assistons à une sorte de stigmatisation invisible, une influence quasi magnétique, par laquelle le Christ impose au pape ce mimétisme.

En interrompant la messe, le miracle a remplacé la communion liturgique par une communion empathique.

Nous comprenons maintenant pourquoi le pape est tête nue. Dans cette symétrie des attitudes, la tiare aurait juré, constitué un pendant sacrilège à la couronne d’épine : comme si la majesté papale était commensurable avec la Royauté Divine.


Durer Messe de St Gregoire 1511 pape

Autre différence notable avec le retable : le pape est flanqué de deux diacres à genoux, également tête nue. Celui qui se trouve à sa gauche porte une chasuble ornées de trois têtes de lions, et se prosterne avec respect ; tandis que celui de droite, totalement cassé en deux, n’est visible que par sa croupe. Cette posture comique, jointe au fait qu’il se trouve du côté de la tête de Judas qui plane à droite de la croix, le signale clairement comme étant le diacre sceptique, ridiculisé d’avoir douté de la présence du Christ : la tête coupée du traître d’antan complète ironiquement la tête absente du traître du jour.

L’idée des deux diacres ne se limite pas à l’anecdote amusante : elle fait bien sûr écho au bon et au mauvais larron, ce dernier crucifié à la gauche de Jésus, l’emplacement senestre et négatif où se trouve justement, en suspension, la tête de Judas. Ainsi se renforce l’effet de miroir entre le Seigneur des Cieux, et le premier de ses Serviteurs sur la Terre.


Les objets sacerdotaux

On imagine l’attention scrupuleuse que l’Eglise portait à la représentation de ses rites. Sur le sujet, Dürer ne joue pas : tous les objets du culte sont là, à leur place précise.


Durer Messe de St Gregoire 1511 objets du culte1

Le calice, qui contient le vin, est posé sur le corporal, linge destiné à recueillir d’éventuelles miettes d’hosties. Selon l’ordinaire de l’Eglise romaine du XIVème siècle, il devait avoir « quatre plis dans le sens de la longueur et trois dans le sens de la largeur ». Ce que montre très exactement Wolgemut, tandis que Dürer simplifie en trois plis dans les deux directions. Mais il va bien plus loin que son prédécesseur dans le réalisme des ombres, qui permettent de reconstituer exactement le pliage : d’abord en longueur (trois pans qui se recouvrent) ; puis en largeur (trois pans en zigzag).

Sur le calice est posée la patène, plat à hostie qui sert également de couvercle au calice, avant et après la messe. La patène contient une seule hostie, sur laquelle Dürer a esquissé, en quatre traits minuscules, une croix entre deux silhouettes.

Le corporal montre bien son pliage en neuf parties, fait de telle manière que si une parcelle d’hostie s’échappait, elle se retrouverait à l’intérieur du pliage.

Le missel et les deux candélabres allumés complètent le mobilier sacré. Remarquons que le deuxième candélabre s’est décalé derrière la colonne de la Flagellation : les instances surnaturelles prennent place parmi les instances matérielles.

La présence de l’encensoir suggère que le moment représenté est celui de l’Offertoire : le prêtre fait l’offrande du pain et du vin, juste avant la Consécration où ces espèces se transformeront effectivement en chair et en sang du Christ. L’apparition vient donc interrompre le déroulement du rite au bon moment :

la transsubstantiation ne sera pas nécessaire puisque le Christ est réellement présent.


La Sainte Face

Durer Messe de St Gregoire 1511 comparaison face

Wolgemut a posé sur le bord du sarcophage un objet qui ne fait pas partie à proprement parler des instruments de la Passion, mais en constitue une des reliques les plus précieuses : le voile de Sainte Véronique qui, d’avoir essuyé le visage de Jésus, en a gardé l’empreinte miraculeuse.

Dürer, lui-aussi, a représenté la Sainte Face. Mais la petite image posée de biais contre l’autel n’est pas le Voile de Sainte Véronique, mais la pale du calice,  un carré rigide servant de couvercle temporaire au calice durant la messe, et que vient recouvrir le voile du calice  (non représenté ici). Le décorer avec la Sainte face est donc logique, par analogie entre le voile de Sainte Véronique (durant la Passion) et le voile du calice (durant l’Eucharistie).

Tout comme l’encensoir, il s’agit là-encore d’un objet-charnière, présent matériellement mais invoquant, par attraction, un autre objet spirituel, et qui semble destiné à nous faire méditer sur l’articulation complexe entre le naturel et le surnaturel.


La Messe de Saint Grégoire proclame la proximité du divin. Les artistes les plus naïfs montrent Jésus debout sur l’autel, à portée de la main du pape. A l’opposé, chez les artistes les plus rationnels, l’apparition se produit dans un espace isolé du monde réel par une frontière artificielle : un halo lumineux, des nuées, des rideaux entrouverts par des anges…

La solution intermédiaire, la plus généralement adoptée, concilie le besoin de proximité et le souci de marquer une limite : elle montre le Christ sortant du tombeau, lequel constitue une frontière naturelle puisqu’il fait partie, par extension, des instruments de la Passion.

Mais cette formule ne résout pas pour autant tous les problèmes de représentation.

Le coffre à miracles

Durer Messe de St Gregoire 1511 comparaison Jesus

Chez Wolgemut, le sarcophage fait clairement partie des accessoires surnaturels : il vient d’être déposé en bloc sur la nappe blanche de l’autel, coffre et couvercle, avec son divin passager. Dans l’esprit encore médiéval de la fin du XVème siècle, il affirme tranquillement la positivité du miracle

Trente ans après, chez Dürer, l’affirmation est moins franche : vu de côté, le coffre pourrait être également tombé du ciel, puisqu’il semble posé sur la nappe. Cependant, il n’a pas de couvercle, et semble bien étroit pour un corps : l’ouverture par où passent les jambes de Jésus s’apparente à la fente d’une boîte aux lettres. La moulure carrée du bas n’a pas de symétrique en haut, à la différence du sarcophage de Wolgemut. Enfin, le coffre fait plutôt partie du monde naturel, puisque sur sa paroi sont appuyés deux objets bien réels : le missel et l’osculatoire.


L’autel-sarcophage

Dürer nous confronte directement, sans la résoudre, à la question du raccord entre les deux mondes :

  • Première hypothèse (comme chez Wolgemut) : le sarcophage est un instrument de la Passion comme les autres, il vient de se poser sur la nappe. De même que la colonne de la flagellation a « poussé » gentiment le candélabre, le sarcophage a « relevé » en douceur le livre et l’osculatoire, pour leur servir de pupitre : c’est le miracle du sarcophage qui se transforme en autel.
  • Seconde hypothèse, plus simple : la nappe n’est pas coincée sous la pierre, mais échancrée ; le coffre n’est autre que la partie haute de l’autel, dont seule la face supérieure, en train de s’ouvrir sous nos yeux, est touchée par le phénomène surnaturel : c’est le miracle de l‘autel qui se transforme en sarcophage.


La pierre signée

Durer Messe de St Gregoire 1511 pierre

Dürer aurait pu graver sa signature sur le bord de la marche, comme dans Melencolia I. Il a préféré ajouter encore à notre perplexité en posant, contre l’autel, une pierre dont la présence ne se justifie guère dans une basilique pontificale.

Après 1500, soit Dürer appose sa griffe directement sur un élément du décor (sol, pavement, mur, roche, pierre abandonnée), soit il ajoute dans la gravure le fameux petit écriteau à manche, qui pose la signature comme un objet venu du dehors. La messe de saint Grégoire est le seul exemple où Dürer rajoute, comme support à la signature, un objet ad hoc autre que l’écriteau.

Qui plus est, cette pierre vient perturber le décor. Elle soulève et froisse un pan de tissu tout aussi artificiel qu’elle – il n’y a pas de pan équivalent sur la face avant de l’autel. Autrement dit, Dürer a voulu délibérément nous montrer une pierre qui soulève un tissu.


Pierre et tissu

Durer Messe de St Gregoire 1511 tissus casses

Il y a une analogie entre le pan de tissu cassé par la pierre, sous la nappe à frange de l’autel, et l’aube cassée par la marche,  sous la chasuble à frange du premier diacre. On pourrait y voir un simple jeu formel et le goût des froissés savants, en prélude à cette apothéose du pli que sera la robe de Melencolia I.

Mais on remarque par ailleurs, posé sur la margelle du sarcophage, un vêtement qui fait partie des arma christi : soit la tunique sans couture de Jésus, soit son manteau rouge.

Si nous rajoutons la question de la nappe et du sarcophage, force est de constater que la gravure expose avec insistance quatre rencontres entre ces matières profondément contrastées que sont le tissu et la pierre, dont la richesse symbolique – le malléable et le dur, le textile et le brut, le vivant et le mort – risque de rendre l’interprétation périlleuse.


Commémorer une commémoration

Heureusement, le sujet va venir a notre aide, car il possède une particularité unique : la messe étant la commémoration de la crucifixion, la représentation d’une messe est la commémoration d’une commémoration.


Durer Messe de St Gregoire 1511 tissus casses avec dates2

Cette clé chronologique permet de lire, de haut en bas, les quatre saynètes que jouent le tissu et la pierre, juxtaposées dans l’espace de la gravure, mais en fait séparées dans le temps :

  • le manteau sur le tombeau indique le moment initial, celui de la Crucifixion ;
  • le tombeau sur la nappe pointe le moment du miracle, de même que l’aube sur la marche, qui évoque l’agenouillement concomitant des spectateurs ;
  • nfin, la pierre sous le tissu nous dit elle-même ce qu’elle signifie : le moment présent, la date de la gravure.

Dürer a bien vu que le miracle de Saint Grégoire est un collapse temporel, où les instruments des années 30 de notre ère télescopent les personnages des années 600. Il a astucieusement développé cette idée, en rajoutant à l’intérieur de la scène un pavé tombé du futur.

L’irruption apparemment illogique de la pierre prend alors toute sa valeur : la même que celle d’un donateur à l’intérieur d’une scène sacrée. Elle proclame la foi en Dieu, mais aussi la foi en l’Art, qui autorise des projections inouïes : du futur vers le passé, du profane vers le sacré. L’Art, comme Dieu, fait des miracles.


De l’humilité de la pierre

De même que le successeur de Pierre s’agenouille sur la pierre, de même l’artiste se fait pierre pour se prosterner, humble marchepied sous les pieds du Seigneur.

Humilité autoproclamée, mais aussitôt contredite par son caractère intrusif : « Moi, Dürer, je soulève le coin du voile » et par son emplacement privilégié : la signature de Dürer est plus près du Christ que tout le monde.


Le privilège de l’artiste

Durer Messe de St Gregoire 1511 regards

En prenant place sur l’estrade, à égalité de niveau avec les ecclésiastiques, Dürer semble revendiquer avec cinq siècles d’avance les droits du reporter photographe. De cet emplacement bien choisi, il peut tenir dans le même alignement les deux « bouts » du miracle, l’image et l’apparition, la Sainte Face et la Vraie Face. Alors que les deux desservants ne voient chacun qu’une partie : quand le diacre regarde l’icône, le Pape regarde le Christ.

Le Messe de Saint Grégoire affirme donc, d’un point de vue théorique, le privilège « miraculeux » de l’artiste : celui du regard oblique qui permet d’embrasser à la fois la réalité et sa représentation.


Une vision moderniste

Les arma christi

Durer Messe de St Gregoire 1511 comparaison arma

De Wolgemut, Dürer a conservé, en la simplifiant, l’organisation des objets. Les deux fouets, la lance et le roseau, les dés, le marteau, la colonne, la tête de Judas, sont à la même place (flèches jaunes). Le coq, qui était perché sur la colonne, a sauté sur la croix et le vêtement est tombé juste en dessous, sur le bord du sarcophage. Ont été éliminés les éléments par trop folkloriques : les trente deniers, les mains de Pilate en train de se laver dans le plat, le profil du centurion à l’oreille coupée, et celui de l’auteur du méfait : Saint Pierre lui-même avec son glaive (zone entourée de rouge). Seul élément rajouté par Dürer : les gigantesques tenailles.

Ainsi a-t-il rationalisé et rendu plus lisible le bric-à-brac de Wolgemut. Le caractère surnaturel des instruments de la Passion est renforcé par l’absence du mur du fond : de ce fait, ils sont soit en lévitation comme les deux anges et les tenailles, soit accrochés à la croix.

Durer Messe de St Gregoire 1511 croix
Laquelle, a bien y regarder, ne se prolonge pas jusqu’à l’autel : elle-aussi est en suspension.

Les seuls éléments qui prennent effectivement appui sur le monde réel sont la colonne et la sarcophage, dont nous avons déjà parlé. Ainsi que l’échelle posée sur l’autel.


Une échelle individuelle

Durer Messe de St Gregoire 1511 echelle

L’échelle qui descend du ciel pour se poser devant le pape est un effet spécial imaginé par Dürer, sans doute aussi impressionnant, pour ses contemporains, que l’est pour nous l’escalier qui se déploie sous une soucoupe volante. Elle structure fortement la composition, rendant le Christ plus grand, et le pape plus petit.

Le coq, emblème du reniement de l’apôtre Pierre, se trouve juste au sommet de l’échelle. Ainsi le premier des Papes fait-il pendant au tout dernier en exercice, le pape Grégoire tout en bas.

Mais l’échelle est plus qu’une brillante innovation graphique : s’adressant au seul Grégoire, elle semble signifier qu’il existe, pour chacun, une voie personnelle vers le Salut. Il n’est peut être pas indifférent que le missel soit placé juste sous l’échelle, à l’écart du calice : manière de souligner que, dans la recherche individuelle de Dieu que l’esprit du temps revendique, le texte sacré compte désormais plus que le vase liturgique.


Un point de vue critique

Comme nous l’avons vu, la gravure est irréprochable d’un point de vue liturgique : elle sera d’ailleurs recopiée et pillée sans vergogne par les artistes catholiques.

Néanmoins, la comparaison avec le retable de Wolgemut, qui rend éclatante sa modernité esthétique, révèle également une grande modernité théologique.

Wolgemut avait réalisé un tableau officiel, dans une architecture grandiose, avec un pape en tiare, un évêque mitré, un cardinal chapeauté et leur nombreuse suite : tous portraitisés dans les attributs de leur puissance et de leur rang, et semblant plus préoccupés de présenter leur meilleur profil à l’artiste que de s’abîmer dans la contemplation du miracle.

Dürer, au contraire, nous montre une scène intimiste, sans décor, dans lequel le seul personnage bien caractérisé est Grégoire : un pape en chasuble modeste, un pontife découronné. La tiare est reléguée dans l’ombre, à l’arrière-plan : manière d’exprimer que le pouvoir temporel n’a pas sa place à l’intérieur du spot de lumière qui isole la scène mystique.


Durer Messe de St Gregoire 1511 tiareEn outre, elle surplombe la tête du diacre, à un emplacement ambigu qui rappelle peut-être que le pape n’est lui-même qu’un auxiliaire aux yeux du Christ.

Chez Wolgemut, Jésus est assis sur sa tombe, à hauteur des yeux de l’assistance comme pour entamer la conversation : image douloureuse mais familière.

Dürer, au contraire, fait surgir hors de la tombe un Christ tragique et surplombant, commandeur venant adresser ses reproches muets à des subordonnés à genoux.


L’évitement du miracle

Durer Messe de St Gregoire 1511 comparaison calice

Sur le calice censé appeler le miracle du sang, la patène est posée  en guise de couvercle : dessus, l’hostie devient obstacle, le pain métaphorique fait barrière au sang mystique, le symbole résiste au miracle.

Wolgemut illustrait un monde simple : un pape avec tiare, un calice ouvert, pas de diacre sceptique et toute la communauté rassemblée sans manifester d’émotion : l’apparition ne vient que confirmer une vérité bien établie, dans cette messe à peine particulière. Quelques années après, en détournant avec subtilité les mêmes ingrédients iconographiques, Dürer nous montre un monde bien plus complexe: un pape qui ne s’affirme pas, un crucifié qui ne s’incarne pas et que personne, sauf Grégoire, ne voit :

le miracle communautaire s’est transformé en vision personnelle.


Faire de la Messe de 1511 une gravure crypto-protestante serait anachronique et excessif [4]. Mais la comparaison avec le retable de Wolgemut montre combien Dürer a réinterprété le thème dans une optique moderniste : d’image pieuse destinée à réaffirmer une foi collective, elle devient la vision intérieure d’un pape mystique. Le calice fermé sonne comme une réticence face aux miracles sanguinolents, tandis que l’échelle au dessus du livre matérialise une voie d’accès individuelle au salut.

Cependant, comme tout grand créateur, Dürer s’intéresse moins à l’actualité théologique qu’aux possibilités esthétiques que le thème lui offre. Pour illustrer la communication entre le naturel et le surnaturel, il renonce au calice ouvert, solution usée et grand-guignolesque, et élargit la réflexion sur le sas entre les mondes à d’autres objets-charnières : l’encensoir, l’autel-sarcophage, l’échelle, l’icône de la Sainte Face qui appelle l’apparition de la Vraie. Par ailleurs, en remplaçant le voile de Sainte Marguerite par l’icône, le prodige par l’artefact, il fait coup double et réaffirme cette forte conviction dürerienne que fait de main d’homme équivaut à fait par la main de Dieu. En dessinateur hors-pair, il tire parti du motif du tissu froissé par la pierre pour suggérer avec élégance la juxtaposition des trois époques. Enfin, avec la pierre-signature, il érige à l’emplacement le plus stratégique un socle au statut moderne de l’artiste.


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Références :

[1] Soit 76 oeuvres au total, certains thèmes étant traités plusieurs fois :

  • 1497 -1510 : Grande Passion, 12 gravures sur bois
  • 1504 : La Passion verte : 12 dessins sur papier vert
  • 1507-13 : Passion, 16 gravures sur cuivre
  • 1511 : Petite Passion, 36 gravures sur bois
[3] Elle comporte onze barreaux, nombre dont la symbolique n’est pas flagrante. Dans le contexte, ce pourrait être une référence aux « Onze », ainsi que l’Evangile nomme les apôtres après la mort du Christ et le suicide de Judas. La tête du traître qui flotte à côté de l’échelle montre qu’il s’est exclu lui-même de la communauté des « barreaux », ces Apôtres qui constituent le chemin vers le ciel.
[4] En conséquence logique de sa lutte contre les indulgences, Luther sera amené à prendre position contre la Messe, ce rite qui avait dégénéré en transaction financière avec le Ciel. En 1519, il se déclarera pour une interprétation purement symbolique de celle-ci. Puis le combat contre la messe et la transsubstantiation deviendra un point central de sa théologie. Dans les pays germaniques, le thème de la Messe de Saint Grégoire se trouvera ainsi, côté Réforme, mis définitivement au rebut parmi les icônes papistes, papistes, d’autant plus que certaines gravures avaient été explicitement vendues comme rapportant des indulgences  ; tandis que, côté catholique, il trouvera un second souffle en tant qu’affirmation de la réalité de la transsubstantiation, et emblème institutionnel.

9.2 L’Imagerie de la Passion

21 juin 2018

Le fait que Melencolia I contienne certains instruments de la Passion est considéré par les commentateurs comme un point secondaire, voire même une coïncidence : si les clous peuvent être difficilement contestés en tant qu’emblème christique, il n’en va pas de même du marteau, de la tenaille et l’échelle, qu’on peut tout aussi bien classer, avec la scie et le rabot, parmi les outils de maçon ou de charpentier.

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Der_Schmerzensmann_mit_den_Arma_Christi_Ulm 1470-80 Germanisches Nationalmuseum Nurnberg

Homme de douleur entouré des Arma Christi
Ulm, 1470-80, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

De plus, manquent à l’appel les autres « arma christi » : la lance du centurion qui a percé le flanc de Jésus, le roseau avec l’éponge, la couronne d’épine, le coq de Saint Pierre, les trente deniers de Judas, le manteau rouge, les dés qui l’ont tiré au sort, le titulus marqué INRI…

Klibansky, Panofsky et Saxl ont montré que la gravure fusionne deux iconographies classique : Melencolia et Geometria. On n’allait pas, en plus, en rajouter une troisième, celle des arma christi !


Les enfants de Saturne, Tubinger Hausbuch, 1430-80, bibliotheque de l’universite de Tubingen christ etoile
Les enfants de Saturne (détail)
Tubinger Hausbuch, 1430-80, bibliothèque de l’université de Tübingen
Cliquer pour voir l’ensemble

Convoquant à l’appui de leur thèse la riche iconographie saturnienne, il est dommage que ces auteurs n’aient pas exploité le Christ de Douleur debout sur une Etoile et tenant contre son flanc droit un calice, qui figure en bonne place parmi les enfants de Saturne.

Donc, pour bien nous convaincre que Melencolia I ne contient que très peu d’allusions à la Passion, rien de tel que de la comparer avec cette autre gravure que nous connaissons maintenant très bien, la Messe de Saint Grégoire.

Et pour faciliter la comparaison, nous allons recourir à un truc de graveur : retourner Melencolia I de gauche à droite.



Des similitudes de composition

Du sarcophage à la meule

Melencolia_Messe_Comparaison_composition 1

L’échelle de la Messe apparaît comme un prototype flagrant de celle de Melencolia I : même angle de 18° (du moins pour le montant droit), même rôle central de structuration.

Sous l’échelle, deux masses de pierre se font pendant : le sarcophage, d’où sort Jésus, et la meule, sur laquelle est assise l’angelot. Les deux convoquent puissamment le thème de la Résurrection.


CIS:E.757-1940Résurrection, Schongauer, 1479 – 80 Durer Resurrection Grande Passion 1512Résurrection, Durer, Passion sur cuivre, 1512

Il suffit de comparer une Résurrection de Dürer avec celle d’un prédécesseur pour remarquer que le sarcophage est fermé : tout comme sa Messe de Saint-Grégoire rend malléable l’autel, de même ses Résurrections nous montrent un autre miracle : la perméabilité de la pierre, sur laquelle pourtant le Christ monte debout.

Le pendant du sarcophage, la meule, renvoie quant à elle au texte des Evangiles :

« Ayant acheté un linceul, il (Joseph d’Arimathie) le descendit, l’enveloppa dans le linceul, le déposa dans un sépulcre qui avait été taillé dans le roc, et il roula une pierre à l’entrée du sépulcre ». Marc 15,46

Il n’existe pratiquement aucun exemple dans l’art occidental de la représentation d’une pierre ronde dans la Résurrection (voir La pierre devant le tombeau) : ce pourquoi aucun commentateur n’a jamais été interprété ainsi.la meule de Melencolia I.

Laissons le point en suspens pour l’instant, et continuons de nous convaincre que la gravure n’a rien à voir, sinon par accident, avec l’imagerie de la Passion…


Melencolia_Messe_Comparaison_composition 2

La composition montre d’autres similitudes, qui ont pu, au moins inconsciemment, guider Dürer lors de l’élaboration de Melencolia I :

  • La signature se trouve exactement à la même position, en bas à droite, gravée sur une tranche rocheuse.
  • Le livre fermé, posé sur la robe, fait écho au missel fermé, posé sur la nappe.
  • La chauve-souris volette à l’emplacement des deux anges, dans le coin en haut à droite réservé aux météores (les nuées et l’arc-en-ciel).
  • Quand au creuset bouillonnant, il remplace avantageusement l’encensoir fumant, en tant qu’objet de transition entre le haut et le bas.



Projection de haut en bas

Revenons aux instruments de la Passion. Ceux qui sont immédiatement identifiables dans Melencolia I, le marteau, les tenailles et les clous, se trouvent tous sur le sol. Dans la Messe, ils sont situés en hauteur (un seul clou est visible, fiché à côté du coq dans le bois de la croix).


Melencolia_Messe_Comparaison_verticale_1

En mettant les deux gravures côte à côte, tout se passe comme si les trois objets avaient été « projetés », de la Messe dans Melencolia I, selon des trajectoires obliques. Mais cette projection va révéler d’autres correspondances moins immédiates.


Les bourses

Melencolia_bourses

Sans difficulté nous pouvons ajouter à la liste des arma christi de Melencolia I un autre élément posé sur le sol : les bourses, directement tombées du cou du Judas de la Messe. Ceci corroboré par leur nombre : trois bourses pour trente deniers.


Du titulus à l’ardoise


Durer BD 10 INRI Retable des Sept Douleurs Deploration vers 1500Déploration, Retable des Sept Douleurs, Dürer,  vers 1500 (détail) Melencolia_ardoise

Autre correspondance que révèle la projection : le titulus cloué en haut de la croix est tombé sur les genoux du putto. Ainsi nous est dévoilé ce que celui-ci s’évertue à griffonner sur l’ardoise, à l’abri de son avant-bras : rien moins que les quatre lettres INRI (Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum, Jésus le Nazaréen, le roi des Juifs).


Des tiges au compas

Melencolia_Messe_Comparaison_compas

Une métaphore visuelle bien moins évidente nous attend sur les genoux de l’ange. Les deux tiges en éventail, la lance et le roseau, se projettent et se soudent en un seul emblème : le compas à deux branches, dont l’une fait mine de percer la main (comme la lance perce le flanc), et l’autre semble embrocher le livre (dont les pages imbibées d’encre font un analogue possible de l’éponge imbibée de vinaigre).


Melencolia_Messe_Comparaison_verticale_2

Il y a donc possiblement six « arma christi » qui se sont trouvées projetées du haut de la Messe de Saint Grégoire au bas de Melencolia I.

Mais ce n’est pas tout : car cinq autres emblèmes christiques sont restés au même niveau, transposés de manière finalement assez transparente.


Projection horizontale

D’une couronne à l’autre

Melencolia_Messe_Comparaison_couronne
Couronne d’épines d’un côté, couronne d’herbes aquatiques de l’autre : les deux se retrouvent au même niveau dans les deux gravures,


Du manteau au tissu

Melencolia_Messe_Comparaison_meule

Le manteau posé sur le sarcophage, juste sous l’échelle, nous mène au tissu posé sur la meule, et qui sert de coussin au putto. Ses franges nous confirment qu’il s’agit bien du manteau de pourpre royale, qui vêtit par dérision les épaules du « Roi des Juifs ».


Du coq à la cloche

Melencolia_Messe_Comparaison_cloche
Au coq, annonciateur de l’aube et vigie des clochers, correspond assez naturellement la cloche.


De la croix à la balance

Triptyque reliquaire mosan, vers 1160, collection privee (anciennement Merrin Gallery, New York detail

Triptyque reliquaire mosan, vers 1160, collection privée (anciennement Merrin Gallery, New York
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Sous la relique de la Sainte Croix, encadrée par deux anges portant la lance et le roseau (nommés Vérité et Jugement), la Justice porte une balance que maintiennent à l’horizontale le Miséricorde à gauche et la Pitié à droite.

« Les deux plateaux strictement égaux de la balance de Justicia signifient que, dans la pesée des âmes, les mérites de la mort du Christ rendus applicables par le sacrifice de la messe, la prière et les oeuvres de la miséricorde restaureront l’équilibre rompu par le péché » [1]

Or c’est justement Saint Grégoire qui a développé cette métaphore de la croix comme une balance en équilibre (Crux statera Patris).[2]

Mais la métaphore entre balance et croix n’était pas familière qu’aux théologiens : pour crucifier, on disait « metre en la balanche de la crois » (attesté fin 13e siècle), voire même « morir en balance » (fin 15e siècle).


Des dés au carré magique

de-normal

Pour finir, la « méthode de la projection horizontale » révèle (ou fabrique pour les sceptiques) une analogie spectaculaire : un dé est un cube (autrement dit un carré en 3D) qui expose les nombres de 1 à 6 (de 1 à 16), de manière à ce que la somme de deux faces opposées (de deux cases symétriques) soit égale à 7 (à 34).

Que Dürer y ait pensé ou pas, géométriquement et arithmétiquement, un dé est un cube magique.



Melencolia_Messe_Comparaison_horizontale
Voici donc les cinq « arma christi » que nous venons de rajouter à la liste.



Les « arma christi » dans Melencolia I

 

Durer-Messe_Melencolia_Comparaison

En violet : les objets spécifiques à Melencolia I

Une fois qu’on en a eu l’idée, la similitude de composition entre la Messe de Saint Grégoire et Melencolia I est frappante. La comparaison méthodique confirme qu’outre l’échelle, les clous, la tenaille et le marteau, toutes les autres arma christi (sauf les fouets) sont présentes dans Melencolia I.

  • Soit explicitement, comme les bourses que nous associons désormais à Judas, ou la couronne végétale qui renvoie à la couronne d’épines.
  • Soit discrètement, dans des objets dont la présence, hors du contexte de la Passion, s’explique mal : l’ardoise du putto et le tissu qui lui sert de siège, en quoi nous reconnaissons maintenant le titulus et le manteau de Jésus.
  • Soit enfin métaphoriquement : le compas, la cloche, les clés, le carré magique et la balance font écho respectivement au faisceau des instruments pointus (la lance et le roseau), au coq, à Saint Pierre, aux dés et à la croix elle-même.

Il ne reste au final que très peu d’éléments (le sablier, le polyèdre et les outils du bas), qui ne ressortissent pas à l’imagerie de la Passion.


Mélancolie chrétienne

Faut-il en conclure que la gravure de 1511 serait la clé indispensable pour décrypter celle de 1514 ? Bien sûr que non. Le cheminement de Dürer était exactement l’opposé de celui que nous avons suivi : dans une époque saturée de mysticisme christique, son propos était non pas de produire une énième variation sur le thème de la Passion, mais de dégager une iconographie radicalement nouvelle, celle de la Mélancolie chrétienne.

C’est donc seulement à la faveur d’une méditation prolongée que la gravure devait révéler progressivement au spectateur, à partir de l’indice des quatre clous, les autres instruments de la Passion, légèrement dissimulés afin d’éviter que le thème archiconnu ne contamine le thème naissant.


Une élaboration progressive

Ainsi Melencolia I, continuant la Messe de 1511, qui rendait tribut elle-même à la Messe de Wolgemut, est l’exemple du travail de l’invention artistique, recyclant sans relâche les œuvres antérieures pour monter plus haut et embrasser plus large.

Le fait que retourner l’une des deux gravures nous aide à saisir sa proximité avec l’autre s’explique dès lors très simplement, sans qu’il soit besoin d’invoquer une volonté cryptique : alors qu’il élaborait, à l’envers, le cuivre de Melencolia I, Dürer a consulté, à l’endroit, une épreuve de la Messe de Saint Grégoire, sa gravure la plus aboutie sur les Instruments de la Passion [3]


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Références :
[1] « Les staurothèques mosanes et leur iconographie du Jugement dernier », Philippe Verdier, Cahiers de Civilisation Médiévale, Année 1973, 16-62 pp. 97-121 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1973_num_16_62_1943
[3] « Par la croix, le Christ s’est fait la balance du Jugement, où dans un plateau sont pesées les fautes humaines et dans l’autre la calamité des hommes alourdie par la passion divine, qui réconcilie la justice et la miséricorde, puisque le Christ a payé par son expiation une dette dont il n’était pas le débiteur, mais que, médiateur entre le Père et l’homme, il a assumée » [1]
[3] Une autre gravure de 1511, La Trinité, comporte également quelques « arma christi ».

9.3 La BD d’AD

21 juin 2018

Si Melencolia I renferme véritablement les instruments de la Passion, est-il plausible que le thème christique soit resté invisible, si longtemps, pour la quasi-totalité des commentateurs ?

Notons qu’il existe dans la gravure un autre élément qui, à la manière de la Lettre Volée, a été vu, mais jamais reconnu. Le carré magique a été célébré comme une curiosité dürerienne, un morceau de bravoure mathématico-ésotérique : jamais il n’a été perçu comme la merveille d’ingéniosité qu’il est vraiment, à savoir le schéma d’ensemble de la composition : nous avons vérifié que les diverses lectures auxquelles il nous invite, horizontale, verticale, et radiale, ont toutes un fort degré de pertinence (voir 8 Comme à une fenêtre.)

A l’issue de cette longue analyse, le temps est venu de soumettre à l’épreuve de la confrontation les deux pistes que nous avons suivies jusqu’ici de manière indépendante : la présence des instruments de la Passion et le fait que le carré magique constitue un guide de lecture. Ces deux interprétations vont-elles se contredire ou se conforter l’une l’autre ?

Nous allons donc nous essayer à une dernière lecture selon le carré, celle que nous avons éludée jusqu’ici : la lecture chronologique, dans l’ordre des numéros de case. Si Dürer a réussi sa gageure, elle devrait nous révéler une histoire que nous connaissons déjà : l’histoire-même de Jésus, vue sous l’angle de la Mélancolie.

Pour cela, nous allons reprendre la grille qui nous a déjà servi pour cheminer selon le carré et commencer à l’envers, par la case 16.

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16 La comète

Durer BD 16 The Adoration of the Magi Vie de la Vierge 1503
L’Adoration des Mages (détail)
Dürer, Vie de la Vierge, 1503

« Ayant entendu les paroles du roi, ils partirent. Et voilà que l’étoile qu’ils avaient vue à l’orient allait devant eux, jusqu’à ce que, venant au-dessus du lieu où était l’enfant, elle s’arrêta. A la vue de l’étoile, ils eurent une très grande joie ».  Mathieu, 2,9

L’Etoile de Noël ouvre la série des figures mélancoliques de la Vie de Jésus, en ce qu’elle mêle inextricablement la joie et la douleur : signe de l’avènement du Sauveur, elle est aussi le signal qui déclenche le Massacre des Innocents.


15 Le rabot

Durer BD 15 Sejour de la Sainte Famille en Egypte 1504

Séjour de la Sainte Famille en Egypte (détail)
Dürer, Vie de la Vierge, 1504

« Etant venu dans sa patrie, il les enseignait dans leur synagogue, si bien que, saisis d’étonnement, ils disaient: « D’où lui viennent cette science et ces miracles? N’est-ce pas le fils du charpentier ? » Mathieu, 13,54

Le rabot est lui aussi un symbole ambivalent, qui mêle la joie de l’enfance et la douleur de la fin. Il résume la destinée paradoxale du Christ : élevé dans le bois, élevé sur le bois.


14 Les bourses

14 La scie

Durer BD 14 Judas Le dernier souper Grande Passion 1510
Le dernier souper (détail)
Dürer, Grande Passion, 1510

« Alors l’un des Douze, appelé Judas Iscariote, alla trouver les grands prêtres, et dit:  » Que voulez-vous me donner, et je vous le livrerai?  » Et ils lui fixèrent trente pièces d’argent. Depuis ce moment, il cherchait une occasion favorable pour livrer Jésus. »  Mathieu, 26,14

Judas, par son avarice et son suicide, a longtemps été considéré comme le mélancolique-type. (JW.Appelius, 1737, « Historisch- moralischer Entwurff de Terperamenten », cité par Klibansky, Panofsky et Saxl ).


Durer BD 14 Arrestation Petite Passion sur cuivre1512

L’Arrestation du Christ (détail)
Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512

« Et aussitôt, s’avançant vers Jésus, il dit:  » Salut, Rabbi! « , et il lui donna un baiser. Jésus lui dit:  » Ami, tu es là pour cela!  » Alors ils s’avancèrent, mirent la main sur Jésus et le saisirent. Et voilà qu’un de ceux qui étaient avec Jésus, mettant la main à son glaive, le tira et, frappant le serviteur du grand prêtre, lui emporta l’oreille. Alors Jésus lui dit:  » Remets ton glaive à sa place; car tous ceux qui prennent le glaive périront par le glaive. » Mathieu, 26,49

Posée juste à côté des bourses, la scie-glaive complète l’allusion à la scène de l’Arrestation du Christ. Si le thème qu’il s’agissait d’illustrer est celui de la Mélancolie ressentie par le Christ, alors on comprend que Dürer ait insisté sur cette scène nocturne, doublement déceptive, où le geste de violence impuissante succède au geste d’amitié mensonger.


13 La cloche

Durer BD 13 Coq Messe de St Gregoire 1511

La Messe de Saint Grégoire, (détail)
Dürer, 1511

« Pierre répondit: Homme, je ne sais ce que tu dis. Au même instant, comme il parlait encore, le coq chanta. «  Luc 22, 60

La cloche-coq fait allusion au reniement de Pierre, juste après l’arrestation de Jésus. Elle marque la fin des scènes nocturnes et le matin du Vendredi Saint.


12 Les clés


Durer St. Peter woodcut Metropolitan Museum of Art, New YorkSaint Pierre, Dürer Durer_-_Saint_Veronica_between_Saints_Peter_and_Paul_1510Sainte Véronique entre les saints Pierre et Paul, Dürer, 1510

« Le Seigneur, s’étant retourné, regarda Pierre. Et Pierre se souvint de la parole que le Seigneur lui avait dite: Avant que le coq chante aujourd’hui, tu me renieras trois fois. Et étant sorti, il pleura amèrement. » Luc 22, 61-62

Dürer a toujours identifié Saint Pierre par une clé gigantesque (d’où sans doute la grande clé qui dépasse clairement du trousseau). De plus, Saint Pierre figure dans les arma christi par son glaive, par le coq, et parfois même par son visage, présent à côté de Judas (c’est le cas dans la Messe de Saint Grégoire de Wolgemut).

Il n’est pas étonnant que Dürer ait développé ce second moment intensément mélancolique, où le regard de Jésus renié coïncide avec l’amère prise de conscience, par Pierre, de sa propre duplicité.

Ainsi, la clé complète les bourses d’une autre manière que celle que Dürer a explicitée (pouvoir et richesse) : comme Pierre fait pendant à Judas des deux côtés du chant du coq.


11 La couronne
10 Le manteau et le titulus

Durer BD 11 Couronne epines Petite Passion sur cuivre1512
Le Christ aux outrages (détail)
Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512

« Et les soldats ayant tressé une couronne d’épines, la mirent sur sa tête, et le revêtirent d’un manteau de pourpre; Puis s’approchant de lui, ils disaient: « Salut, roi des Juifs! » et ils le souffletaient. »  Jean 19,2

Ces deux cases reviennent en détail sur les objets de dérision, juste après la Flagellation.

9 L’encrier et le marteau

Durer BD 09 vin fiel Lucas de Leyde vers 1512

Le vin mêlé de fiel, Lucas de Leyde, vers 1512

« Puis, étant arrivés à un lieu dit Golgotha, c’est-à-dire lieu du Crâne, ils lui donnèrent à boire du vin mêlé de fiel; mais, l’ayant goûté, il ne voulut pas boire. »  Mathieu 27,33

L’encrier pourrait évoquer cet épisode,juste avant la crucifixion, relatée seulement par Mathieu et très rare dans l’iconographie : passage littéralement « mélancolique », puisque le fiel n’est rien d’autre que de la bile noire


Durer BD 09 Crucifixion Petite Passion sur bois 1509

Crucifixion (détail) Dürer, Petite Passion sur bois, 1509 

« Au-dessus de sa tête ils mirent un écriteau indiquant la cause de sa condamnation:  » Celui-ci est Jésus, le roi des Juifs.  » Alors on crucifia avec lui deux brigands, l’un à droite et l’autre à gauche. » Mathieu 27,37

Le marteau signale le moment de la mise en Croix .


8 Le carré magique

Durer BD 08 Calvary with the Three Crosses 1504-05

Le Calvaire avec les trois croix (détail), Dürer, 1504-05.
Cliquer pour voir l’ensemble

« Les soldats, après avoir crucifié Jésus, prirent ses vêtements, et ils en firent quatre parts, une pour chacun d’eux. Ils prirent aussi sa tunique: c’était une tunique sans couture, d’un seul tissu depuis le haut jusqu’en bas. Ils se dirent donc entre eux: « Ne la déchirons pas, mais tirons au sort à qui elle sera. »; afin que s’accomplît cette parole de l’Écriture: « Ils se sont partagé mes vêtements, et ils ont tiré ma robe au sort. » C’est ce que firent les soldats. » Jean 19,23

Comme nous l’avons vu, le carré magique constitue une évocation des dés et du tirage au sort des habits : seul moment, dans le déroulement de l’implacable scénario, qui semble laisser sa petite place au hasard. Là encore, la mélancolie naît d’un effet déceptif : tout comme Pilate n’est qu’un figurant mu par la volonté divine, le hasard n’entre en scène que pour mieux la faire cadrer avec l’Ecriture (de même que le carré magique, dans sa perfection, révèle un déterminisme divin).


7 Le compas

Durer BD 07 Compas Calvary with the Three Crosses 1504-05
Le Calvaire avec les trois croix (détail), Dürer, 1504-05.
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« Il y avait là un vase plein de vinaigre; les soldats en remplirent une éponge, et l’ayant fixée au bout d’une tige d’hysope, ils l’approchèrent de sa bouche. Quand Jésus eut pris le vinaigre, il dit: « Tout est consommé », et baissant la tête il rendit l’esprit. «  Jean 19,29

« Mais quand ils vinrent à Jésus, le voyant déjà mort, ils ne lui rompirent pas les jambes. Mais un des soldats lui transperça le côté avec sa lance, et aussitôt il en sortit du sang et de l’eau. » Jean, 19,33

Nous voici au moment du trépas : le compas, avec ses deux pointes, évoque comme nous l’avons vu les deux piques en faisceau (la tige et la lance) qui, dans l’Evangile de Jean, encadrent symétriquement la mort de Jésus.


6 La tenaille et la meule

Durer BD 06 deposition Petite Passion sur bois 1508-10

Déposition (détail), Dürer, Petite Passion sur bois 1508-10

Cette case fait la synthèse de la descente de croix et de la mise au tombeau.


5 Le creuset

Durer BD 05 Descente aux Enfers Petite Passion sur cuivre 1512
Descente aux Enfers (détail), Dürer, Petite Passion sur cuivre, 1512

Avec le creuset, nous allons abandonner notre premier fil d’Ariane, la lecture des évangélistes. En effet l’épisode de la descente du Christ aux Enfers, plusieurs fois illustré par Dürer, et qui prend place chronologiquement pendant le séjour du corps dans le tombeau, ne figure pas dans les Evangiles. Pour nous guider dans les dernières cases, nous allons prendre un autre texte de référence, tout aussi connu puisqu’il d’agit du texte du Credo (ici sous sa version appelée le Symbole des Apôtres) :


« (je crois) en Jésus-Christ, son Fils unique, notre Seigneur, qui a été conçu du Saint-Esprit, est né de la Vierge Marie ; a souffert sous Ponce Pilate, a été crucifié, est mort, a été enseveli, est descendu aux Enfers » Et in Iesum Christum, Filium eius unicum, Dominum nostrum: qui conceptus est de Spiritu Sancto, natus ex Maria Virgine, passus sub Pontio Pilato, crucifixus, mortuus, et sepultus, descendit ad infernos…


4 L’équerre

Durer BD 04 Resurrection Petite Passion sur bois 1509

Résurrection, , Dürer, Petite Passion sur bois, 1509

Juste après la Descente aux Enfers, l’équerre représente la Résurrection, sans doute via l’idée de verticalité : l’équerre montre la direction orthogonale au plan terrestre, peut-être faut-il voir dans les trois paliers du gabarit une allusion aux trois jours du séjour dans le tombeau.


3 La balance


Lucas Cranach l'Ancien, Der Erzengel Michael als Seelenwager, 1506 detailLucas Cranach l’Ancien, Saint Michel Archange pesant les âmes, 1506 Urs Graf, Der Erzengel Michael als Seelenwager, 1516 detailUrs Graf, Saint Michel Archange pesant les âmes, 1516

Cliquer pour voir l’ensemble

Dürer n’a jamais représenté la balance du Jugement Dernier, que le Diable tente vainement de faire pencher de son côté en surchargeant le plateau de gauche. A noter dans la version d’ Urs Graf la meule, clairement un clin d’oeil à Melencolia I.


Melencolia_Carre_Gravure_Parcours 4 1

Ainsi, de la case 4 à la case 3, nous effectuons en longeant l’échelle un mouvement ascentionnel qui traduit littéralement la suite du credo (nous passons ici à la version du Credo de Nicée, plus complète).


Il ressuscita le troisième jour, conformément aux Ecritures,…et il monta au ciel; il est assis à la droite du Père. Il reviendra dans la gloire, pour juger les vivants et les morts; Et resurrexit tertia die, secundum Scripturas, et ascendit in caelum, sedet ad dexteram Patris. Et iterum venturus est cum gloria, iudicare vivos et mortuos,


2 Le Sablier

Melencolia_sablier_colore
La case 2 complète le Credo :


et son règne n’aura pas de fin. cuius regni non erit finis.


1 Les clous et la signature

Durer BD 01 Case finale

La descente vers la case 1 est plus difficile à interpréter, puisqu’elle ne correspond pas à la suite du credo (qui célèbre l’Esprit Saint, puis l’Eglise) ; de plus, elle contient ces deux puissants fétiches dürériens que sont les clous de Jésus et la signature d’Albrecht.

Case éminemment subjective, donc, où prennent fin les épreuves divines et le affres du buriniste, où les reliques christiques rejoignent le monogramme, dans une double revendication d’éternité, dans la commune humilité de vieux clous abandonnés sur le sol et d’un graffiti dans l’ombre d’une marche. Dürer ne voudrait-il pas nous suggérer que celui-ci a été tracé par ceux-là ? L’apogée de l’art du graveur réduit à une pointe rouillée…

En hommage à la lettre A, nous baptiserons volontiers cette case par le dernier mot du Credo : le mot Amen.



Melencolia_Carre_Gravure_Instruments_Passion

En bleu, les éléments associés à des instruments de la Passion
En rose, les éléments qui encadrent l’histoire, avant et après la Passion.

La grille de lecture que nous avons construite d’après la logique du carré magique, découpe donc dans la gravure une sorte de bande dessinée : en suivant les cases, de 16 à 1, nous lisons dans l’ordre chronologique des fragments de l’Evangile et du Credo. A la fin, en bouclant de la case 1 à la case 16, le regard effectue une sorte d’anamnèse, qui le ramène de la Mort à la Naissance du Christ :

le monde cyclique du carré fonctionne comme une prière.

Ambition et contrainte très fortes, puisqu’il fallait que la chronologie des scènes choisies respecte l’ordre de parcours imposé par le carré magique : seul un spécialiste de l’iconographie de la Passion pouvait se fixer un tel objectif, et l’atteindre.

Parmi les scènes que Dürer a retenues, plusieurs distillent l’idée de la nature double des choses :

  • l’étoile de Noël (signe de la Naissance de Jésus et du Massacre des Innocents),
  • le rabot (joies de l’enfance et la douleurs de la Croix),
  • Judas (disciple et traître),
  • Pierre (courageux – le glaive et lâche – le coq),
  • les dés (la part du hasard dans le plan divin)

Elles constituent des morceaux choisis, des exercices de mélancolie : ce tempérament que nous pourrions définir comme la disposition à ressentir et à savourer le réel sous son aspect déceptif.

Dans le I du titre, pourquoi désormais ne pas reconnaître l’abréviation souvent utilisée dans les textes liturgiques pour désigner Jésus : « Melencolia Iesu », « De la Mélancolie de Jésus » ?


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10 Pour conclure

21 juin 2018

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Cette étude est n’aurait pas été possible sans Internet. Les immenses ressources iconographiques et littéraires de l’institut Warburg avaient permis la percée faite par Klibanski, Panofkski et Sax, interprétant la gravure comme une superposition des thèmes de la Géométrie et de la Mélancolie.

Typus_geometriaeGregor Reisch, Margarita Philosophica, 1517

Typus geometriae, Margarita Philosophica, Gregor Reisch, 1517

Les ressources d’Internet donnent maintenant accès à de nouveaux rapprochements qui n’auraient pas été envisageables auparavant. Mis à part les chapitres de synthèse du début, les vues exposées dans cette étude sont donc originales.

En voici la récapitulation.



Pourquoi un tel casse-tête ?

La gravure, avec ses multiples niveaux de lecture, nous apparaît désormais comme un condensé des réflexions de Dürer en 1514 sur la Géométrie la Philosophie, l’Alchimie et la Passion du Christ. Le thème de la Mélancolie, en autorisant un rassemblement hétéroclite d’objets, était le prétexte idéal pour obtenir dans un espace restreint une haute densité de symboles polysémiques.

Et c’est pour cela que la gravure est si difficile à comprendre : les objets les plus importants et les plus originaux – la sphère, l’arc-en-ciel, le carré magique et le polyèdre – n’ont que peu de rapports avec la Mélancolie [1] . Ce qui explique que Klibanski, Panofkski et Saxl aient éludé, dans leur analyse par ailleurs exemplaire, la question du polyèdre : le classer sans autre forme de procès, avec la sphère et le carré magique, dans le fourre-tout des objets de la Géométrie, c’est perdre toute chance d’élucider les relations subtiles entre ces objets, et qui sont justement les clés que Dürer nous a laissées pour comprendre le petit monde de sa gravure : par les nombres, par la règle et par le compas.


Gratheus, Introduction à l'alchimie, 1350-1400, Vienne, ONB cod. Vind. 2372, fol. 57vaGratheus, Introduction à l’alchimie, 1350-1400, Vienne, ONB cod. Vind. 2372, fol. 57va 1467-1500 Buch der heiligen Dreifaltigkeit - BSB Cgm 598 fol 104vBuch der heiligen Dreifaltigkeit,1467-1500, BSB Cgm 598 fol 104v

De même, la question de l’Alchimie a été largement sous-estimée, vu l’absence de textes ou d’images d’époque. On peut noter néanmoins que dès la fin du XIVème siècle, certains manuscrits alchimiques utilisent des métaphores christiques, comparant la Passion du Christ avec les souffrances du Mercure et sa Résurrection avec l’obtention de l’Or [2].


Les constructions géométriques

Durer_Melencolia_Final1
La relation entre la carré, la sphère et la quadrature du cercle a été pressentie par beaucoup, mais personne à ma connaissance n’a vu que le format particulier de la gravure (à diagonale PHI) explique le positionnement et la taille du carré et de la sphère, et illustre une méthode de quadrature basée sur le nombre d’or. Ceci explique aussi l’espacement des barreaux de l’échelle (voir 3 La question de la Sphère).


Melencolia_(c) Philippe BOUSQUET Polyedre_echelle
L’idée de la « transformation de Dürer » m’a été suggérée par MacKinnon, et renforcée par les découvertes de Weitzel. Ma propre contribution : la forme du polyèdre est réglée par l’inclinaison de l’échelle (voir 4 La question du Polyèdre ).


Les trois alignements

Durer_Melencolia_Final2
Personne n’a vu les trois alignements qui structurent la composition : les historiens de l’Art ne les ont pas cherchés, car ce n’est pas dans leur méthode, tant il est vrai que dans presque tous les cas, ils conduisent à des artefacts. Ceux qui en ont cherché, et en abondance, ce sont les hermétistes et ésotéristes de toute obédience, qui ont tracé des lignes de toutes couleurs avec des a priori confondants, en fonction de l’angle, du nombre ou de la structure qu’ils avaient décidé de trouver.

Et pourtant, si sulfureux soient-ils, ces trois indiscutables alignements constituent le fait nouveau qui permet d’avancer dans la compréhension de la gravure, en délimitant le champ des possibles et en organisant la superposition des interprétations :

  • les alignements en vert et bleu déterminent l’interprétation philosophique (voir 5.3 La croix néo-platonicienne )
  • l’ajout de l’alignement rouge, lié à l’idée de rotation, donne accès à la machine alchimique, construction très hypothétique mais qui « tourne » (voir 7.4 La Machine Alchimique),


Le carré magique
Durer_Melencolia_Final3

A un certain point de l’élaboration, pas nécessairement dès l’origine, Dürer a eu l’idée d’utiliser le carré magique comme guide de composition. Il n’a pas forcément construit une grille rigide comme celle que nous avons utilisée par souci de rigueur (afin d’éviter de compter un même objet dans deux case différentes), mais a pu se contenter de numéroter approximativement les régions. Sur les seize chiffres à caser, dix correspondent à des points significatifs déjà présents sur les alignements. Les six autres (en blanc) ont pu être distribués, sans aucune contrainte géométrique. dans les zones restantes.


Un tour de force de composition

Durer_Melencolia_Final4
Au final, dans cette superposition de couches, Dürer disposait de quelques degrés de liberté : les constructions purement géométriques (en jaune et violet) sont indépendantes du positionnement des alignements. De plus, il y a au total trente éléments (en dehors des deux anges et du chien) à disposer dans les seize régions du carré visuel, ce qui donne une certaine latitude pour les lectures horizontale, verticale et radiale auxquelles le carré magique nous invite (voir 8 Comme à une fenêtre) .

Le tour de force consiste à avoir réussi à disposer selon l’ordre donné par les chiffres du carré les arma christi plus ou moins déguisées (voir 9.3 La BD d’AD). Dürer n’est pas parti de zéro, puisque la Messe de Saint Grégoire de 1511 constituait déjà une réflexion en profondeur sur ce thème.

Ainsi, en récompense du décorticage laborieux de cette oeuvre sans égale. des métaphores fulgurantes autant qu’inattendues (la meule pour la pierre roulée, la balance pour la croix, le carré magique pour les dés) font surgir de l’image le paradigme même de toutes les mélancolies : celle de la Passion du Christ.


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Références :
[1] Voire même des rapports contradictoires : le carré magique par exemple est un talisman de Jupiter, d’où une contorsion mentale pour expliquer qu’il sert ici à contrecarrer la mélancolie. Alors qu’il aurait été si simple, si le but de Dürer était de constituer une rassemblement encyclopédique des attributs de celle-ci, de faire figurer à la place le carré 3×3 de Saturne.
[2] Barbara Obrist, Visualization in Medieval Alchemy HYLE–International Journal for Philosophy of Chemistry, Vol. 9, No.2 (2003), pp. 131-170 https://www.hyle.org/journal/issues/9-2/obrist.htm#n102

– Faire la figue

15 juin 2018

« Faire la figue »  (far la fica) consiste à glisser le pouce entre l’index et le majeur  [0]. Ce geste très méditerranéen de mépris et de raillerie remonte à la plus haute antiquité : on le trouve par exemple chez Juvénal :

 

Pour lui, de la Fortune insultant la menace, il l’envoyait se pendre et lui faisait la figue.

quum Fortunæ ipe minaci Mandaret laqueum , mediumque ostenderet unguem

amulette phallique musee Saint Raymond Toulouse

Amulette phallique et vulvaire, avec une main faisant la figue
Musée Saint Raymond, Toulouse


Des origines religieuses

1354 Homme de douleurs Roberto d'Oderisio Fogg art museum, CambridgeRoberto d’Oderisio, 1354, Naples, Fogg art museum, Cambridge 1350-99 Bartolo di Fredi Fresque Église de Sant’Agostino San GimignanoBartolo di Fredi, 1350-99, fresque, Eglise de Sant’Agostino, San Gimignano

Homme de douleurs

Les plus anciens exemples connus apparaissent au milieu du 14ème siècle en Italie, parmi les Instruments de la Passion qui entourent l’Homme de douleurs. Ils participent à la Dérision du Christ, au même titre que la main qui gifle ou qui tire la barbe.


1385-1390 Missel, Milan, , BnF Latin 757 f.237rMissel, Milan, 1385-1390, BnF Latin 757 f.237r 1405 ca N. di Pietro Gerini. Museo Nazionale d’Arte Medievale e Moderna, ArezzoN. di Pietro Gerini, vers 1405, Museo Nazionale d’Arte Medievale e Moderna, Arezzo.

On le trouve aussi bien dans des illustrations à usage privé que dans des tableaux d’église. Il s’agit certes d’une figure obscène, mais aussi symbolique :

car qui dit figue dit figuier, l’arbre du suicide de Judas.


1440-50, Cercle de Mariano d'Antonio, Galleria Nazionale dell'Umbria, PerouseCercle de Mariano d’Antonio, 1440-50, Galleria Nazionale dell’Umbria, Pérouse 1475 ca Homme de douleurs, Ombrie, Wallraf Richartz Museum CologneVers 1475, Ombrie, Wallraf Richartz Museum, Cologne

Le motif reste courant en Italie durant tout le 15ème siècle.


1398-1410 Breviaire de Martin d'Aragon, Catalogne, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v detailBréviaire de Martin d’Aragon, Catalogne, 1398-1410, BNF Rothschild 2529 (16 b) fol 215v 1404 Lorenzo Monaco Pieta Accademia FlorenceLorenzo Monaco, Pieta, 1404, Accademia Florence

Très tôt on le retrouve en Catalogue, accompagné du motif rare de la main tenant une poignée de pailles.

Dans le tableau de Lorenzo Monaco, il vient en remplacement des dés (car les Evangiles ne précisent pas comment les soldats ont tirés au sort les vêtements du Christ), sans doute en raison de la prohibition par l’Eglise des jeux de hasard.

Dans l’image catalane, il se rajoute aux dés, dans un effet d’accumulation.


1400-1410 Heures a l'usage de Cologne Avignon BM Ms 208 fol 75vHeures à l’usage de Cologne, 1400-1410, Avignon BM Ms 208 fol 75v 1405-08 Heures du Marechal Jean de Boucicaut, Paris, , Musee Jacquemart-Andre MS 2 detailHeures du Maréchal Jean de Boucicaut, Paris, 1405-08, Musée Jacquemart-Andre MS 2
1475-1550 Tapisserie flamande, Cloisters , MET (detail)Tapisserie flamande, 1475-1550, Cloisters , MET  Messe de saint Gregoire 15e s Lyon BM Ms 5152 f. 026Messe de saint Gregoire 15e s Lyon BM Ms 5152 f. 026

On voit ensuite le motif, dans les Arma Christi,  remonter vers le Nord tout au long du 15ème siècle.


Memling, Homme de douleurs, 1475-79, National Gallery of Victoria

Memling, Homme de douleurs, 1475-79, National Gallery of Victoria

Memling le suggère, mais sans oser le représenter ouvertement.


1420-25 Master of the Worcester panel (Baviere) Portement de Croix Chicago art institutePortement de Croix, Master of the Worcester panel (Bavière), 1420-25, Chicago art institute 1485 Maitre des etudes de draperie Le couronnement d'épines Eglise Saint-Pierre-le-Vieux StrasbourgCouronnement d’épines, Maître des études de draperie, 1485, Eglise Saint-Pierre-le-Vieux Strasbourg 1500 ca Wolfgang_Katzheimer_d.Ä._-_Verspottung_Christi_(Winnipeg_Art_GalleryDérision du Christ, Wolfgang Katzheimer l’Ancien (Bamberg) , vers 1500 Winnipeg Art Gallery

C’est en Allemagne qu’il commence à s’intégrer aux scènes de la Passion.


 

1521 ca Simon Bening Rosaire de Jeanne la FolleRosaire de Jeanne la Folle, vers 1521 1525–1530 Simon Bening Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 160v The Crowning with ThornsLivre de prières du Cardinal Albrecht of Brandenburg, Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 160v

Dérision du Christ, Simon Bening

Dans ces deux miniatures très proche, le geste infamant ne figure pas dans la version destinée à la reine de Castille, mais crève les yeux dans celle destinée au prélat germanique.


1501 Ecce Homo Holbein l'Ancien Dominikan Altar Staedel Museum FrancfortEcce Homo (détail)
Holbein l’Ancien, 1501, Dominikan Alta,r Staedel Museum, Francfort

Chez Holbein l’Ancien, un enfant abruti tire la langue et fait la figue, à côté d’un parchemin en pseudo-hébraïque brandi par un pharisien : deux images comparées de la bêtise enfantine et savante.


Durer Etude de main Vienne, Albertina, 1496Durer Etude de main, 1496, Albertina, Vienne Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam detail figueLe Calvaire, Pseudo Jan Wellens de Cock, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam (d’après un dessin de Dürer)

C’est seulement avec Dürer que le geste entre dans le vocabulaire de la grande peinture. Il a éveillé son intérêt dès son premier voyage en Italie : au retour il réalise cette étude qu’il utilise ensuite dans un grand dessin de 1505, le Calvaire  pour la scène de la Dérision du Christ (sur ce dessin, voir 4 De Nuremberg à Venise )


En aparté : les doigts obscènes de Dürer

Durer Etude de mains, 1496, Albertina, VienneEtude de mains, Dürer, 1496, Albertina, Vienne

Le geste de la figue est accompagné de deux autres, dont l’un au moins est tout aussi obscène, celui du pouce et de l’index formant un cercle, et tenant la tige d’une fleur. Selon Antonella Fenech Kroke ([1], p 182) :

 » Comme l’attestent d’innombrables images, ce geste – variante de la fica – signifie le vagin ; on peut dès lors lui attribuer l’appellation de « geste cunnique » …. Le geste du cunnus « fleuri » peut assumer une dimension franchement grotesque, par la juxtaposition contradictoire entre la « fleur » virginale et la sénilité ostensiblement déniée ».


Bernardo-Strozzi-Old-Woman-at-the-Mirror-1615 ca, musee Pouchkine, Moscou

Vieille femme au miroir
Bernardo-Strozzi, vers 1615, musée Pouchkine, Moscou

Ici, le geste est le sujet même du tableau. Il nous est montré trois fois : dans les mains de la vieille et dans le reflet. Et  il est  caricaturé deux fois par la servante, avec la plume qu’elle plante dans le cercle rouge du chignon, répété lui-aussi dans le reflet.


Si deux des trois mains de l’étude de Dürer font un geste obscène ( accouplement pour la fica, cunnique pour le cercle fleuri), il serait logique de voir dans l’index tendu un sous-entendu phallique. Or à l’époque, le geste unanimement reconnu comme tel est celui du majeur tendu, le digitus impudicus. Erasme précise même que :

« tendre le doigt du milieu était pour les anciens un signe suprême de mépris… Le doigt majeur dressé signifie quelque chose d’obscène lorsqu’il dit que sont considérés insanes ceux qui dressent le majeur et non ceux qui dressent l’index » ([1], p 181).

Le geste de l’index tendu est si polysémique (voir 1 L’index tendu : prémisses) qu’il ne peut à lui seul être compris comme obscène. Il faut pour cela un contexte favorisant, comme dans l’étude de mains de Dürer.



Van Orley 1518 ca Derision du Christ Cathedrale de TournaiVan Orley, vers 1518, Cathédrale de Tournai Hemessen 1544 Derision du Christ Altepinakothek Munich detailHemessen, 1544, Altepinakothek, Münich

Dérision du Christ (détail)

Van Orley positionne le geste de la figue à l’aplomb des parties génitales du Christ. Hemessen monte encore d’un cran dans la provocation en le faisant faire par un enfant.

Les deux index dressés (et même léché chez Hemessen) ont ici un sens clairement phallique, par leur position à hauteur du sexe du Christ et par leur voisinage avec le geste de la figue.


1545-55-maarten_van_heemskerck_Couronnement-depines-Haarlem-Musee-Franz-HalsCouronnement d’épines
Maarten van Heemskerck, 1545-55, Franz Hals Museum, Haarlem

Le bourreau vu de dos agit comme le double caricatural de Pilate, et révèle que la véritable obscénité est la sienne :

  • le crâne chauve dénonce la fausse noblesse du turban et de la barbe savamment tressée ;
  • la main droite, qui force le Christ à prendre le roseau cassé, ne fait qu’obéir au bâton de commandement que Pilate tient de la même main ;
  • la main gauche, faisant le geste de la figue, moque la fausse propreté des gants de celui qui s’est lavé les mains.

goltzius_couronnement_epine 1597

Le couronnement d’épines
Goltzius, 1597

La partie droite de la gravure enchaîne les obscénités : le chauve à genoux, qui crache vers le Christ, frôle de son bonnet un homme qui se déculotte et lui montre ses fesses. De là l’oeil découvre la main, qui se gratte la croupe, du vieillard qui fait le geste de la figue. En dessous, un autre vieillard ouvre en V l’index et le majeur.


En aparté : le geste en V

Psautier de Macclesfield, 1330-1340 Fitzwilliam museum fol 176rPsautier de Macclesfield, 1330-1340 Fitzwilliam museum fol 176r

Dès sa toute première apparition, ce geste a une intention insultante : le petit hybride regarde sévèrement le trompettiste, en lui reprochant le bruit qu’il fait. Il pourrait s’agir d’une variante du geste des cornes, qui renvoie graphiquement à deus autres V : celui des cornes du bonnet, et celui des ailes.

L’idée d’un geste purement anglo-saxon, et qui serait lié à une punition infligée par les français aux archers anglais (en leur coupant les deux doigts qui tendent la corde) est aujourd’hui abandonnée [1a].

Le geste a eu au XVIème siècle une signification obscène, comme en témoigne ce passage de Rabelais, où un duel purement gestuel oppose Panurge à l’anglais Thaumaste [1b]. D’abord Thaumaste fait des deux mains le geste de la figue, aggravé par le petit doigt tendu :

L’angloys pource ne s’effraya, et levant les deux mains en l’air les tint en telle forme, que les troys maistres doigtz serroyt on poing, et passoyt les poulses entre le doigtz indice et moien et les doigtz auriculaires demouroient en leurs extendues ainsi les presentoyt a Panurge, puys les acoubla de mode que le poulse dextre touchoyt le gausche, et le doigt petit gausche touchoyt le dextre.

Auquel Panurge réplique en faisant aller et venir l’index droit dans une boucle faite de la main gauche, puis en écartant au maximum l’index et le majeur :

A ce Panurge sans mot dire leva les mains, et en feist tel signe: De la main gauche il joingnit l’ongle du doigt indice a l’ongle du poulce faisant au meillieu de la distance comme une boucle, et de la main dextre serroit tous les doigts au poing, excepté le doigt indice, lequel il mettoit et tiroit souvent par entre les deux aultres susdictes de la main gauche, puis de la dextre estendit le doigt indice et le mylieu les esloignant le mieulx qu’il povoit, et les tirans vers Thaumaste…

Vue dynamiquement, cette séquence mime la pénétration, suivie d’un écartèlement brutal.



.

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La dérision du Christ
Karel Škréta, 1654, Österreichische Galerie, Belvedere

La posture calme du Christ aux mains crispées s’oppose au florilège de gesticulations obscènes des bourreaux :

  • celui de droite l’agrippe par les chevaux en faisant le geste des cornes et en lui tirant la langue, après avoir craché sur sa joue ;
  • celui de gauche, les yeux exorbités, se rebrousse les narines des deux index, grimace que celui de derrière complète par le geste de la figue.

Hors de tout contexte religieux,  le geste aura son  succès de scandale  chez les peintres caravagesques.

Andrea Caroselli, Courtesan Making an Obscene Gesture

Courtisane faisant la figue
Caroselli, vers 1612–16, Lemme Collection, Rome

Les pièces et le verre de vin contrefont une eucharistie obscène, bénie par le geste de la figue. La mouche sur le verre prédit que ce sourire carnassier finira en grimace macabre.



Jeune homme aux figues simon vouet cc1615 musee des beaux arts de Caen,
Jeune homme aux figues
 Simon Vouet, 1615, Musée des Beaux Arts de Caen

Dans ce tableau de Vouet  dont la signification est perdue, un jeune homme efféminé nous montre d’une main le fruit, de l’autre le symbole. Certains érudits y voient  une allusion au caractère sexuellement ambigu de l’arbre (les figuiers mâles sont indiscernables visuellement des figuiers femelles, les deux donnent des fruits et produisent une sève blanche). D’autres voient dans les deux fruits délicatement soulevés et dans le pouce étroitement serré une image plus directe des choses.


vouet 1617 diseuse de bonne aventure_detail

Pour cet autre exemple de geste de la figue clairement obscène chez Vouet, voir 2 La diseuse et sa mère (Vouet).


femme-jouant-du-tambour-basque_don-Mazaroz-Musees-de-Lons-le-SaunierFemme jouant du tambour basque, Musées-de-Lons-le-Saunier Regnier 1622-23 Faune ou Bacchus saisant le geste de la fica coll privRégnier, 1622-23, Faune ou Bacchus faisant le geste de la fica, collection privée

Anonyme Homme faisant le geste de la fica, vers 1615-1625, Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi

Anonyme,  1615-1625, Lucques, Museo Nazionale di Palazzo Mansi

Régnier, ainsi que d’autres caravagesques anonymes, ont aussi exploité le geste, féminin comme masculin.


Spranger 1600 ca gravure de Sadeler Hercule et Omphale MET detail

Pour un autre exemple de geste de la figue associé clairement à la dévirilisation, voir la gravure  Hercule et Omphale de Spranger (Pendants avec couple pour Rodolphe II).


En Hollande, il sera récupéré dans quelques scènes de genre.

Poelenburgh 1627 Tete d'homme Musee des BA Angers Poelenburgh 1627 Tete dde femme Musee des BA Angers

Van Poelenburgh, 1627, Musée des Beaux Arts, Angers

Dès son retour de Rome, Van Poelenburgh explique le geste aux gens d’Utrecht, avec cet homme déguisé en faune visiblement mécontent d’une proposition tarifée.


1640 ca jacob duck sleeping woman wien akademie der bildenden kunste rdk 212365Femme endormie et cavalier faisant un geste obscène
Jacob Duck, vers 1640, Akademie der bildenden Künste, Vienne (rdk 212365)

Spécialiste des femmes assommées par la boisson, Jacob Duck développe toute une scène de genre autour des gestes comparés : la main ouverte en pince de l’endormie signale sa disponibilité sexuelle, à laquelle le client excité, la langue entre les lèvres, répond en faisant la figue au dessus de la tabatière ouverte. Le croisement des pipes évoque la conjonction imminente.


Schalcken 1690 ca The Medical Examination MauritshuisL’examen médical, Schalcken, 1680-85, Mauritshuis, La Haye After Godfried Schalcken 1660-1680 quam meminisse juvat Bristish Museum« Quam meminisse juvat » Gravure d’après Godfried Schalcken, 1660-1680, Bristish Museum

Schalcken utilise le geste dans toute sa crudité :

  • le jeune frère se moque de sa soeur que le docteur vient de déclarer enceinte (voir Les pendants de Schalcken) ;
  • le vieux lubrique, au chapeau phallique, se souvient du bon vieux temps : « celui qui à plaisir à se souvenir » (Ovide, Métamorphoses, IX, 8)

vLa femme infidèle (Die Hahnreiterin) 1650 ca Der HahnreiterLe coureur (Der Hahnreiter)

Vers 1650 [2]

La femme fait infidèle fait la figue, à laquelle le cocu répond en faisant les cornes. Voici ce qu’elle lui dit :

Mon vieux, si tu veux pas te taire, je vais te montrer la figue. Parce que tu ne peux pas, pauvre vieux, monter une poule correctement et que tu ne veux pas jouer de ton violon, je vais voir ce que quelqu’un d’autre peut faire.

Alter Beck, wilst du nit schweigen, Werd ich dir die Feige zeigen. Weil du kanst, du armer Han, Keine Henne recht besteigen, Deine Fiedel nicht will geigen, seh ich, was ein andrer kan.

La figue signifie donc clairement la satisfaction que la femme revendique.


URSS 1944 Vues de la Crimee. affiche de Galba

Vues de la Crimée
Affiche de Galba, URSS, 1944

Dans cette caricature, la carte de la Crimée se métamorphose en main qui fait à un Hitler terrorisé le geste de la figue.




Références :
[0] Pour une étude anthropologique du geste, voir Desmond Morris, Gestures, their origins and distribution, 1979, p 148 https://archive.org/details/gesturestheirori00morr/page/148/mode/1up
[1] Antonella FENECH KROKE « Geste et désir dans les imaginaires du jeu », in « L’invention du geste amoureux. Anthropologie de la séduction dans les arts visuels de l’Antiquité à nos jours » , V. Boudier, G. Careri et E. Myara éd., Peter Lang, 2020
https://www.academia.edu/34889616/_Geste_et_d%C3%A9sir_dans_les_imaginaires_du_jeu_in_Linvention_du_geste_amoureux_Anthropologie_de_la_s%C3%A9duction_dans_les_arts_visuels_de_l_Antiquit%C3%A9_%C3%A0_nos_joursactes_coll_V_Boudier_G_Careri_et_E_Myara_%C3%A9d_Peter_Lang_2020_p_167_198
[1a] https://en.wikipedia.org/wiki/V_sign
https://fakehistoryhunter.net/2019/09/10/medieval-myths-bingo/
[2] Zeitschrift des Vereins für Volkskunde, 19. Jahrgang, 1909, Heft 1 p 78 https://archive.org/details/dlibra.bibliotekaelblaska.pl.01.10060936/page/78/mode/1up

Deux Résurrections atypiques

14 juin 2018

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Malgré son caractère spectaculaire, on n’a pratiquement jamais représenté comme ronde,  avant une époque très récente,  la pierre qui, d’après les Evangiles, avait été roulée pour fermer le tombeau de Jésus. Difficulté de dessin, préférence occidentale pour le carré, obstacle théologique ?

Cet article s’interroge sur cette réticence, puis examine les deux seules oeuvres qui illustrent cette iconographie mal aimée.

La Pierre roulée : sources textuelles et iconographiques

Le point sur la question, en suivant l’ouvrage de référence de G.Millet ([1], p 517 à 540 )

La pierre mise en place

. »Joseph prit le corps, l’enveloppa d’un linceul blanc,et le déposa dans un sépulcre neuf, qu’il s’était fait tailler dans le roc. Puis il roula une grande pierre à l’entrée du sépulcre, et il s’en alla » Marc 15,46


La pierre enlevée

Les trois Evangiles qui racontent l’épisode diffèrent légèrement :

« Après le sabbat, à l’aube du premier jour de la semaine, Marie de Magdala et l’autre Marie allèrent voir le sépulcre. Et voici, il y eut un grand tremblement de terre; car un ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre, et s’assit dessus. Son aspect était comme l’éclair, et son vêtement blanc comme la neige. Les gardes tremblèrent de peur, et devinrent comme morts. Mais l’ange prit la parole, et dit aux femmes: Pour vous, ne craignez pas; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié » Mathieu 28,1-5


« Lorsque le sabbat fut passé, Marie de Magdala, Marie, mère de Jacques, et Salomé, achetèrent des aromates, afin d’aller embaumer Jésus. Le premier jour de la semaine, elles se rendirent au sépulcre, de grand matin, comme le soleil venait de se lever. Elles  se disaient entre elles :  » Qui nous roulera la pierre de l’entrée du sépulcre?  » Elles regardèrent et observèrent que la pierre avait été roulée de côté; or elle était fort grande. Entrant dans le sépulcre, elles virent un jeune homme assis à droite, vêtu d’une robe blanche, et elles furent saisies de frayeur. » Marc 16,1-5


« Le premier jour de la semaine, elles (les femmes qui étaient venues de la Galilée avec Jésus) se rendirent au sépulcre de grand matin, portant les aromates qu’elles avaient préparés. Elles trouvèrent que la pierre avait été roulée de devant le sépulcre;  et, étant entrées, elles ne trouvèrent pas le corps du Seigneur Jésus.  Comme elles ne savaient que penser de cela, voici, deux hommes leur apparurent, en habits resplendissants » Luc 24, 1-4

Celles qui dirent ces choses aux apôtres étaient Marie de Magdala, Jeanne, Marie, mère de Jacques, et les autres qui étaient avec elles. Luc 24, 10


Les théologiens byzantins ont essayé de concilier les trois textes en imaginant soit qu’il y avait eu deux visites (les Maries étant revenues ensuite accompagnées de Salomé), soit deux groupes (deux Maries, puis les autres) ([1], p 538).

Ces discordances entre les textes expliquent pour partie les flottements dans l’iconographie : certains artistes ont  amalgamé les trois formules, rajoutant souvent une troisième « myrophore » (porteuse de myrrhe), voire plus (puisque Luc ne précise pas le nombre), tout en situant la scène à l’extérieur. De manière générale, l’Orient suivra plutôt Mathieu (deux femmes, ange assis sur la pierre roulée à l’extérieur) et l’Occident plutôt Marc et Luc (trois femmes ou plus, un ou deux anges à l’intérieur assis sur un sarcophage), mais cette dernière iconographie n’apparaîtra que bien plus tard.


Les anciens types

Au départ, les plus anciennes figurations suivent Mathieu et sont de trois types :

Ivoire de Munich (Reidersche Tafel ) vers 400 Bayerisches Nationalmuseum MunchenIvoire de Munich (Reidersche Tafel ), vers 400, Bayerisches Nationalmuseum, Munich 800px-Ravenna,_sant'apollinare_nuovo,_int.,_storie_cristologiche,_epoca_di_teodorico_13_marie_al_sepolcro6ème siècle, Sant’Apollinare nuovo, Ravenne

Le type hellénistique, le plus ancien, montre une scène idéalisée : l’Ange assis à gauche fait pendant à deux ou trois Saintes femmes autour d’une architecture de fantaisie.


Type syriaque Tetraevangile du Bristish Museum XIIeme G. Millet. Recherches sur l'iconographie de l'Evangile fig 564Tétraevangile du Bristish Museum, XIIeme siècle, [1] fig 564 Type Byzantin Manuscrit Copte 13 G. Millet. Recherches sur l'iconographie de l'Evangile fig 565 Manuscrit Copte 13, [1] fig 565

Le type syriaque, à gauche,  montre une sorte de rite, autour d’un monument qui figure ici le Saint Sépulcre recouvert de marbre (tel qu’il apparaissait alors aux pèlerins dans l’église de Constantin de Jérusalem).

Le type byzantin, à droite, le plus fidèle au texte, montre une grotte dans le rocher (contenant le linceul vide) et l’Ange assis sur la Pierre roulée.


La question des reliques

Une complication s’introduit du fait que la relique vénérée à Jérusalem semble avoir été composée de deux éléments : une plaque de pierre rectangulaire  formant porte, devant laquelle était placée la pierre roulée, pour la bloquer. Or vers le VIIIème siècle, cette dernière est partagée en deux morceaux réutilisés comme autels, l’un cubique revêtu de bronze et l’autre de tissu. Du coup la forme ronde de la pierre perd de son importance.


Reliquaire cruciforme Pascal I 7eme siecle Tresor du Sancta Sanctorum
Reliquaire cruciforme de Pascal I, 7eme siècle, Trésor du Sancta Sanctorum (dessus de la branche horizontale)

L’Ange est ici assis,à la manière hellénistique, sur la plaque rectangulaire, elle même posée sur la pierre.


De nouvelles formules en Occident

Evangiles dits de Metz Lat 9390 Detail

Evangiles dits de Metz, Lat 9390 (détail)

Ange assis sur la plaque de la porte, ajout d’un sarcophage ouvert à l’intérieur

Tandis que l’Orient choisit de représenter la pierre (non plus ronde, mais sous forme d’un rocher ou d’une pierre de taille), l’Occident préfère la plaque rectangulaire, puis rajoute à l’intérieur du tombeau un banc funéraire, ou un sarcophage (dont le couvercle va quelque fois être confondu avec la plaque elle même).


Influence des nouvelles formules sur l’Orient

« Le banc funéraire devient un sarcophage, l’ange, d’abord assis sur la pierre roulée, plaque ou pierre de taille, prend place ensuite sur le banc ou le sarcophage, le plus souvent par dessus le couvercle déjeté. Or lorsque l’Orient, à partir du XIVème siècle, représente le sarcophage…, il laisse l’ange sur la pierre roulée ou sur le couvercle, à côté Il ne peut souffrir de voir, même un immatériel, assis sans respect à la place que le corps divin a sanctifié. ».[1] p 530


Konigsfelden Diptychon BerneKonigsfelden Diptychon, Musée d’Histoire, Berne Steatite du VaticanStéatite du Vatican [2]

Ces deux exemples du XIIIème siècle marquent l’arrivée, dans une iconographie typiquement byzantine (grotte, ange assis à la mode hellénistique sur une pierre ou sur un monticule arrondi) de deux motifs occidentaux : la troisième femme et le sarcophage.


l'apparition de l'ange aux Myrrophores devant le tombeau du Christ 1420 ecole de Roublev Cathedrale de la Trinite Serguiev PossadL’apparition de l’ange aux Myrophores devant le tombeau du Christ, école de Roublev, 1420, Cathédrale de la Trinité, Serguiev Possad Myrrophores XVieme Musee d'histoire, d'architecture et d'art Vladimir-SuzdalMyrophores, XVieme Musée d’histoire, d’architecture et d’art de Vladimir-Suzdal

A la fin de cette longue évolution, la pierre ronde finit par réapparaître en Russie dans les icônes des Myrophores, qui juxtaposent de manière totalement a-réaliste un sarcophage, une grotte, et une pierre roulante qui ne peut fermer ni l’un ni l’autre.



La Pierre roulée de Bruegel l’Ancien

Bruegel l'Ancien La resurrection 1562-63 Museum Boijmans Van Beuningen, RotterdamLa Résurrection
Bruegel l’Ancien, 1562-63, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Ce dessin a servi pour une gravure, bien plus lisible, éditée la même année :

Joannes et Lucas van Doetecum, d'apres Frans Floris, Resurrection 1557Joannes et Lucas van Doetecum, d’après Frans Floris, 1557 Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_METPhilips Galle d’après Pieter Bruegel, 1562–63, MET

La Résurrection

Réalisée quelques années auparavant, la gravure d’après Flans Floris suit l’iconographie la plus répandue, qui assimile la Résurrection à une sorte de déflagration faisant du même coup exploser la porte du tombeau et valser les soldats.


Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail femmes
Pour Walter S. Melion ([3], p 172), la composition de Bruegel s’inscrit en réaction à ces facilités, et marque un retour décidé au texte des Evangiles. En témoignent :

  • la présence de cinq Saintes Femmes, tentative de réconcilier les différentes versions de l’épisode ;
  • le soleil :
    • levant lorsque les Saintes Femmes arrivent au tombeau (Marc 16, 12) ;
    • couchant le même jour, lors de l’épisode des pèlerins d’Emmaüs (Luc 24, 13-14)

L’Ange assis sur la pierre (SCOOP !)

Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail ange
Là encore cette invention de Bruegel vise à illustrer fidèlement le texte :

« Mais l’ange prit la parole, et dit aux femmes: Pour vous, ne craignez pas; car je sais que vous cherchez Jésus qui a été crucifié. Il n’est point ici; il est ressuscité, comme il l’avait dit. Venez, voyez le lieu où il était couché, et allez promptement dire à ses disciples qu’il est ressuscité des morts. Et voici, il vous précède en Galilée : c’est là que vous le verrez« . Mathieu 28, 5-7

Les bras en V inversé montrent d’une part « le lieu où il était couché » et d’autre part la Galilée, le lieu « où vous le verrez ».


Certifier la Résurrection

« Joseph prit le corps, l’enveloppa d’un linceul blanc, et le déposa dans un sépulcre neuf, qu’il s’était fait tailler dans le roc. Puis il roula une grande pierre à l’entrée du sépulcre, et il s’en alla » Mathieu 27, 59-60

Ainsi la pierre est une première preuve de la Résurrection, puisqu’elle clôt le tombeau dès la première nuit, du vendredi au samedi.


Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail sceau

Le détail du papier scellé sur la tranche de la pierre provient de Mathieu, qui détaille la démarche des principaux sacrificateurs et des pharisiens auprès de Pilate, le samedi :

« Ordonne donc que le sépulcre soit gardé jusqu’au troisième jour, afin que ses disciples ne viennent pas dérober le corps, et dire au peuple: Il est ressuscité des morts. Cette dernière imposture serait pire que la première. Pilate leur dit: Vous avez une garde; allez, gardez-le comme vous l’entendrez. Ils s’en allèrent, et s’assurèrent du sépulcre au moyen de la garde, après avoir scellé la pierre.«  Matthieu 27, 64-66

Le sceau et la présence de la garde ajoutent un nouveau degré de preuve, en garantissant que le corps du Christ n’a pas été dérobé dans la nuit du Samedi au Dimanche, jour au matin duquel les Saintes femmes arrivent au tombeau.


Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail soldats
Bruegel insiste sur l’armement important des soldats (hallebardes, arbalète et sa manivelle), sur leurs moyens d’éclairage (la lanterne, le pot à feu au bout d’un manche, les restes de bûches sur le sol, la ficelle du fagot qui a été consumé, le fagot de réserve encore intact). Il s’agit de nous faire comprendre que la garde était vigilante, et que les trois soldats prostrés ne sont pas endormis, mais « comme morts », tel celui que l’officier en armure secoue du bout d’un bâton. Le soldat qui se cache les yeux pour ne pas voir l’ange illustre ceux qui « tremblèrent de peur ».


Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET detail soldats trou
Les trois soldats debout près de l’escalier, et l’ouvrier qui ramasse un pic, obéissent à une autre logique : juste à côté du sceau brisé, ils sont les autorités qui certifient la disparition surnaturelle du corps.


La Résurrection sans témoins

Philips Galle after Pieter Bruegel 1562 – 1563The_Resurrection_MET schema1

L’analyse des regards (flèches jaunes) confirme cette subdivision en trois zones étanches :

  • ceux qui ne voient rien, parce qu’ils sont comme morts ou tremblants (en rouge) ;
  • ceux qui constatent l’absence du corps (en orange) ;
  • celles qui voient l’Ange (en vert).

Le Christ ressuscité, situé bien au dessus, n’est vu par personne, sauf le spectateur.


Comme le remarque Walter S. Melion ([3], p 177), cette disposition est pleinement conforme à la signification théologique de la pierre roulée, telle que l’explique par exemple Bède le Vénérable :

L’ange a roulé la pierre, non pour ouvrir la porte à la sortie du Seigneur, mais pour en donner la preuve aux hommes. Car celui qui a pu, mortel, entrer dans le monde en naissant à travers l’utérus clos d’une vierge, a pu en sortir, immortel, en ressuscitant à travers un sépulcre fermé.

Angelus revolvit lapidem, non ut egressuro Domino ianuam pandat, sed ut egressus eius iam facti, hominibus praestet indicium. Qui enim mortalis clauso virginis utero potuit nascendo ingredi mundum, ipse factus immortalis clauso sepulchro potuit resurgendo exire de mundo.


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Cette image à grand spectacle est donc totalement à côté de la plaque, puisque le Christ n’a pas eu besoin que la pierre soit ouverte pour sortir.


La Résurrection n’a pas eu de témoin direct ni de moment bien défini, mais sa véracité se construit par plusieurs indices indépendants :

  • la pierre roulée par Joseph d’Arimathie,
  • le sceau et les gardes placés par les Juifs,
  • la pierre à nouveau roulée par l’Ange.


Trois disques de lumière

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Une autre manière d’appréhender la composition magistrale de Bruegel est de se concentrer sur les trois cercles de lumière, qui remplacent les trois sources éteintes du bas (le feu de bois, la lanterne et le pot à feu) :

  • le corps glorieux du Christ se disjoint définitivement du trou sombre où s’est aboli son corps mortel ;
  • le corps angélique vient tangenter le disque de pierre ;
  • le disque solaire vient à le rencontre des vivants, myrophores ou pèlerins d’Emmaüs.

Au centre, l’Ange comme le Christ font compas, de leurs deux bras, entre l’Avant et l’Après de la Résurrection.



Les paradoxes de Cecco di Caravaggio

Cecco 13x800
[4]

Francesco Buoneri, dit Cecco del Caravaggio, était un élève de Caravage, qui lui a servi de modèle dans plusieurs tableaux [5]. On lui doit une Résurrection très problématique, sur laquelle nous allons tenter de jeter quelques lueurs.

Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, ChicagoLa Résurrection
Cecco del Caravaggio, 1620, Art Institute, Chicago

Ce tableau monumental (les personnages sont grandeur nature) est une oeuvre maudite :

  • refusée par le commanditaire, cette toute première grande commande publique de Cecco n’a jamais rejoint la chapelle familiale des Guicciardini à laquelle elle était destinée ([6], p 500) ;
  • mésestimée par les historiens d’art, elle est jugée confuse car elle ne se rattache à rien de connu.

Chapelle Guicciardini, Santa Felicita, FlorenceChapelle Guicciardini, Santa Felicita, Florence

La toile était prévue pour faire pendant à une Adoration des Bergers de Honthorst (détruite aux Offices en 1993). Son emplacement sur le mur droit de la chapelle explique :

  • l’absence de source de lumière à l’intérieur de la toile (la lumière étant fournie par la fenêtre haute centrale) ;
  • le geste de l’ange montrant cette fenêtre haute (le Ciel de l’Est) ;
  • le surgissement du Christ en direction des fidèles ;
  • le repoussoir que forment, en bas à droite, le sarcophage et la cuirasse du soldat.

Caravage Chapelle Contarelli Saint Louis des Francais

Caravage, 1599-1602, Chapelle Contarelli, Saint Louis des Français

Cecco reprend les leçons de son maître à la Chapelle Contarelli, où :

  • la fenêtre centrale sert de source de lumière aux deux tableaux latéraux ;
  • le dos d’un soldat sert de repoussoir dans l’angle droit.


Plus fort que Caravage

On sait que Caravage avait peint en 1609, quelques mois avant sa mort, une Résurrection qui était certainement une de ses oeuvres les plus provocantes, et qui a disparu sans laisser de traces lors du tremblement de terre de Naples en 1798. La barre était donc haute pour Cecco, choisi dix ans plus tard pour traiter le même thème dans la même veine.


Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago vrac
On considère injustement que l’oeuvre n’est qu’un collage mal maîtrisé de procédés caravagesques : reflets sur les armures, blancheur des plumes, raccourcis outranciers, fessiers soyeux, homosexualité rampante….

Dans une analyse philosophico-littéraire du tableau, Michael Fried fait même l’hypothèse que l’ensemble de la scène serait le rêve du soldat dont on ne voit que la tête en raccourci, endormi sous les ailes de l’ange ([7], p 131).

En fait, les complications excessives de la composition tiennent à la fois à l’esprit volontiers tortueux de Cecco (voir L’Amour à la source ) et au fait qu’il a voulu pousser encore d’un cran les provocations de son maître.


La Mort de Hyacinthe, Musee d'art Thomas Henry, Cherbourg-Octeville (detail)La Mort de Hyacinthe, Anonyme,  Musée d’art Thomas Henry, Cherbourg-Octeville (détail) Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail pieds

Le frôlement entre les pieds chaussés et déchaussés d’un vieillard, d’un ange, et de deux jeunes soldats renvoie au type de promiscuité masculine qu’affectionnait Caravage [8].


Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_ Un Musicien vers 1615 National Gallery detailUn Musicien, vers 1615, National Gallery (détail) Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail bourseLa Résurrection (détail)

La bourse mise en évidence sur le fessier du vieux soldat est à la fois un objet personnel de Cecco (on la retrouve sur la table du Musicien de la National Gallery), un morceau de bravoure hyperréaliste et un sous-entendu lourdement signifiant.


Caravage 1602 Amor vinxit Omnia detail gemaldegalerie BerlinAmor vinxit Omnia (détail), Caravage, 1602, Gemäldegalerie, Berlin Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail bougieLa Résurrection (détail)

De même que Caravage s’était amusé à placer un porte-mine rouge à côté d’un sexe adolescent (en l’occurrence celui du jeune Cecco), de même Cecco adulte réussit la gageure de caser le même attribut au premier-plan d’une Résurrection, à côté d’un bougie consumée.

Il n’est pas impossible que le rejet de l’oeuvre soit dû à ces références et auto-références dangereuses.


L’ambiguïté graphique au service de l’ambiguïté textuelle (SCOOP !)

Le seul Evangile qui parle des gardes qui « devinrent comme morts » est celui de Mathieu : « Et voici, il y eut un grand tremblement de terre; car un ange du Seigneur descendit du ciel, vint rouler la pierre, et s’assit dessus »

Puisque l’ange n’est pas assis, c’est qu’il est encore en train de « rouler la pierre » : en fait, on le voit posant la main sur un bloc rectangulaire, dans un geste peu compréhensible : accompagne-t-il la chute de la porte, déclenchée par le tremblement de terre ?

L’absence des saintes femmes est en revanche logique, puisque Matthieu nous dit que l’ange ne s’adresse à elles qu’une fois assis sur la pierre.

Une ambiguïté majeure de la composition est qu’il n’est pas certain que nous nous trouvions à l’extérieur du tombeau :

  • la lumière très forte tombe depuis le coin en haut à gauche, sans source visible : il peut s’agir aussi bien de la lumière de la lune que d’une torche en hors champ ;

Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail plantes

  • le sol est de terre lisse, mis à part une marche (soulignée par un bout de bâton), une plante grasse et quelques rares touffes d’herbe ;

Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail bas relief

  • la nature morte de droite (une lanterne posée devant un bas-relief antique) évoque tout aussi bien une scène en extérieur nuit qu’une exploration dans les catacombes.

Je pense que cette incertitude entre l’extérieur et l’intérieur n’est pas une maladresse, mais un effet savamment construit, dans le but d’illustrer simultanément des textes contradictoires. Trop ambitieux, ce parti-pris est resté incompris.


L’ange roulant la pierre (SCOOP !)

Pour y voir plus clair, éclaircissons le tableau…

Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail potence

Sort alors de l’ombre, à droite, un détail passé inaperçu : une porte à demi fermée par des planches, sous une potence à laquelle est attachée une chaîne. Cette porte de cave n’aurait aucun sens à l’intérieur d’un tombeau : nous sommes donc bien dans une courette extérieure.



Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail sceau
Sur la gauche se précise l’architecture étrange de la porte : le crépi tombé révèle un mur de brique, devant lequel est plaqué un encadrement en relief. Le papier blanc n’est pas en vol, comme on le lit souvent, mais collé sur le linteau par un cachet de cire. L’autre fragment du papier se trouve non pas à l’avant, mais à l’arrière de la plaque manoeuvrée par l’ange. La seule explication logique est que le papier a été collé d’abord sur la face interne de la pierre (côté tombeau), ensuite sur le linteau : le bloc rectangulaire n’était donc pas encastré, mais simplement posé devant l’encadrement.

Bien que le bloc soit rectangulaire, l’ange est donc bien, au sens propre, en train de le faire rouler sur un angle, afin de dégager l’ouverture.


La « résurrection » des Niobides (SCOOP !)

La mort des enfants de Niobe Sarcophage Copie romaine d'un original de Phidias ErmitageLa mort des enfants de Niobe, Sarcophage, copie romaine d’un original de Phidias, Ermitage

Les historiens d’art ont depuis longtemps identifié le bas-relief copié par Cecco, mais n’ont pas expliqué sa présence.


Francesco_Buoneri,_called_Cecco_del_Caravaggio_-_The_Resurrection 1620 Art Institute, Chicago detail bas relief
On pourrait croire que la bougie sert à éclairer ce bas-relief, mais il n’en est rien, puisqu’on voit bien l’ombre portée de la lanterne qui se projette sur lui. En fait, la pierre est éclairée a giorno par la lumière surnaturelle qui tombe du haut à gauche, et qui révèle une transformation subtile : sous nos yeux le bas-relief de Phidias est en train de se transformer en sculpture, puisque les bras droits de la jeune femme et du cadavre se détachent et sortent du marbre.


On comprend alors que le bas-relief n’a pas été choisi par hasard :

  • au bras droit de la femme, pris dans le bloc du sarcophage, s’oppose celui de l’ange faisant pivoter la porte du tombeau ;
  • au torse du jeune mort fléchi vers la terre s’oppose le corps du Christ qui se déploie au dessus du Monde.

Si puissante est la lumière de la Résurrection qu’elle réanime les morts figés dans le marbre antique.



Melencolia_Messe_Comparaison_meule

Melencolia I, Dürer, 1514 (détail)

Mis à part les deux Résurrections de Bruegel et de Cecco, il n’y pas d’autre exemples de pierre roulée dans l’art occidental, mis à part celle de la Melencolia de Dürer (voir 9 Un rien de Religion ).


Article suivant : La pierre traversée 1 Prémisses 

Références :
[1] G. Millet. Recherches sur l’iconographie de l’Evangile aux XIVe, XVe et XVIe siècles d’après les monuments de Mistra, de la Macédoine et du mont Athos. Paris, Fontemoing et Cie (E. de Boccard, successeur), 1916. p 580 https://archive.org/details/recherchessurlic001880mbp
[2] A Steatite Plaque in the Museo Sacro of the Vatican Library, Albert S. Roe The Art Bulletin Vol. 23, No. 3 (Sep., 1941), pp. 213-220 http://www.jstor.org/stable/3046771
[3] Walter S. Melion, « Evidentiae Resurrectionis: On the Mystery Discerned but not Seen in Pieter Bruegel’s Resurrection of ca. 1562–1563 » dans Pieter Bruegel the Elder and Religion p 159 https://books.google.fr/books?id=R-t5DwAAQBAJ&pg=PA159
[5] Jacob Mikanowski « Caravaggio’s Boy » https://medium.com/the-awl/caravaggios-boy-41f9c8ef4dfb
[7] Michael Fried, An almost unknown masterpiece: Cecco del Caravaggio’s ‘Resurrection’ dans « After Caravaggio », p 109 et ss
[8] Sur l’étrange tableau de Cherbourg, voir http://www.cultor.org/caravaggio/cdb.html