2-4 Avec la Madonne : représenter un dialogue

29 mai 2019

Dans ces exemples exceptionnels, l’image contient un texte, qu’elle commente , et autour duquel elle s’organise.



1250-59 L'artiste Matthew le Parisien en prieres manuscript of the Historia Anglorum fait a St Albans BL Royal 14 C VII, f. 6

Le frère Matthew Paris prosterné devant la Vierge à l’Enfant
1250-59, Manuscrit « Historia Anglorum » fait au monastère de St Albans, BL Royal 14 C VII, f. 6

Dans ce qui est peut-être le tout premier autoportrait d’un artiste, le frère bénédictin Matthew Paris (Frates Mattias Parisiensis) s’est dessiné aux pieds de la Vierge en majesté, tendrement embrassée par l’Enfant.


Le choc de l’image

1250-59 L'artiste Matthew le Parisien extrait de EPPH
Extrait du site EPPH ( everypainterpaintshimself.com) de Simon Abrahams

Alexa Sand a noté la similitude graphique (« christomimétique ») entre le geste du moine, collé au sol en portant son texte entre ses mains, et celui de l’enfant, collé à sa mère en tenant d’une main une pomme et de l’autre lui touchant tendrement les cheveux ([1], p 49) . Simon Abrahams pense même qu’il y dans ce geste un autre mimétisme, avec le geste du copiste caressant le parchemin de son pinceau [2] .


Le poids des mots (SCOOP !)

1250-59 L'artiste Matthew le Parisien en prieres manuscript of the Historia Anglorum fait a St Albans BL Royal 14 C VII, f. 6 detail

Mais pour comprendre pleinement la subtilité de l’image, il faut s’intéresser au texte qui l’accompagne, extrait d’un sermon de Saint Augustin.

« Oh joyeux baiser avec des lèvres imprégnées de lait ! Avec, entre autres preuves, celle de cet enfant qui rampe, te montrant ainsi à toi mère qu’il est véritablement ton fils , tout comme il règne en tant que Dieu, engendré véritablement de Dieu le Père. »

« O felicia oscula lactantis labris impressa ! Cum inter crebra indicia reptantitis infantiæ, utpote verus ex te filius tibi matri alluderet, cum verus ex Patre Deus Dei genitus imperaret ».

St Augustin, Sermon, Patrologia latina 39, col 2131.

Ce texte permet de comprendre toute la force de l’image : celle d’une démonstration graphique du point crucial de doctrine abordé par Saint Augustin . Tout en étant un Dieu engendré par Dieu, Jésus est aussi un bébé né charnellement de Marie : ce que prouve son baiser laiteux.

1250-59 L'artiste Matthew le Parisien en prieres manuscript of the Historia Anglorum fait a St Albans BL Royal 14 C VII, f. 6 mains

Tandis que de sa main gauche frère Matthieu souligne le mot « impareret (qu’il règne) » qui résume le côté divin de Jésus, il égrène de sa main droite les lettres du mot « inf-a-ntiae (enfant) » qui résume son côté humain.



La réponse par écrit

Il apparaît au début du XVème siècle une iconographie particulière, celle de la Vierge à l’encrier [3] : dans quelques rares exemples, un dialogue par écrit s’établit avec le donateur.

1400 ca Heures de Marguerite de Cleves MS L.A. 148 fol 19v-20r Musee Gulbenkian Lisbonne

Heures de Marguerite de Cleves
Vers 1400, MS L.A. 148 fol 19v-20r, Musée Gulbenkian, Lisbonne

Dans cette miniature d’une très grande originalité, Marguerite de Cleves offre à Jésus, posée sur son prie-Dieu, une banderole représentant sa prière : d’où la position de la donatrice, afin que la Vierge et l’Enfant puissent toucher la banderole de leur main droite.

L’inscription est une partie du Pater :

Notre Père.. que ton règne advienne, que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Pater… adveniat regnum tuum, fiat <voluntas tua sicut in caelo et in terra >

1440 Hours of Catherine of Cleves detail

Marie la touche au milieu du mot « adveniat », qui s’écarte : montrant par là son rôle dans cet avènement. Quand à Jésus, il la touche au milieu du mot « fiat », qui s’écarte : tronquée de la suite de la prière (voluntas tua..), il signifie à lui tout seul « que cela soit », et constitue en un mot unique la réponse de Jésus à la prière de la donatrice.



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1406 Aiguillon d'amour divin BNF Fr 926 fol 2 Gallica

Frontiscipce de l’Aiguillon d’amour divin
1406, BNF Fr 926 fol 2 (Gallica)

Dans cette image très voisine, Marie du Berry, suivie de sa fille, donne à la Vierge une banderole portant sa prière :

Mère de Dieu souviens-toi de moi. Notre Père qui es aux cieux, que ton nom soit sanctifié, que ton règne vienne. Mater dei memento mei. Pater noster qui es in caelis, Sanctificetur nominem tuum. Adveniat regnum tuum.

Tout en continuant de téter, l’Enfant écrit le mot « fiat » à la fin, ayant trempé sa plume dans l’encrier que tient Marie.

Comme le note Anna Eörsi [3], ce dialogue d’intercession dérive probablement d’un motif plus abstrait où l’Enfant, écrivant à blanc sur le papier vierge, symbolise l’Incarnation (voir 6-1 …les origines).



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1440 Hours of Catherine of Cleves

Heures de Catherine of Cleves
Vers 1440, MS M.917/945 ff. 1v–2r, Morgan Library

La composition est tout aussi originale : au dessus de Catherine de Clèves s’envole une banderole portant sa demande d’intercession : « O mater memento me » (O Mère souviens-toi de moi <au moment de ma mort> »).



1440 Hours of Catherine of Cleves detail 2
L’Enfant Jésus trempe sa plume dans l’encrier tenu par sa mère pour inscrire sa réponse sur une autre banderole, malheureusement illisible [4]. La situation est en fait très différente de la précédente, puisque la question et la réponse sont inscrites sur deux banderoles distinctes. La position de la donatrice se justifie ici par l’iconographie très particulière de la Vierge au croissant de Lune : face à une apparition, le donateur se situe presque toujours à gauche (voir 3-3-1 : les origines).



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1389-1448 Zanino di Pietro, Madonna con Bambino in trono con angeli e donatore Collezione Tolentino, Roma
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
 
1389-1448 Zanino di Pietro, Madonna con Bambino in trono con angeli e donatore Collezione Tolentino, Roma detail

 
Vierge à l’Enfant avec des anges et un donateur
Zanino di Pietro, 1389-1448, Collezione Tolentino, Roma

Ici la réponse écrite par l’Enfant à la question muette du donateur est parfaitement lisible : « Je suis la Lumière du monde et la voie de la Vérité »

 



Un dialogue par banderoles

1447 Enfeu de Gervais de Larchamp Crypte de la Cathedrale de Bayeux

Enfeu de Gervais de Larchamp, 1447, Crypte de la Cathédrale de Bayeux

Le chanoine, son aumusse sur le bras, est présenté par Saint Michel à la Vierge de l’Humilité. L’Enfant saisit la banderole portant la classique demande d’intercession :

Mère de Dieu prie Dieu pour moi

Mater dei ora pro me Deum


Très astucieusement, l’artiste a confié aux anges situés au dessus le début et la fin  d’un chant en l’honneur de la Vierge [5], qui appuie la prière du défunt tout en effectuant la transition avec la fresque de la voûte :

Douce mère de Dieu, assiste ceux qui t’implorent,

<Nous tous et unanimement, nous  prions,  en suppliant,>

pour qu’aidés par tes prières, nous louions la Trinité.

Alma dei genitrix Alma dei genitrix succure precantibus<cunctis nos quoque una precamur supplices>

ut tuis precibus adiuti laudemus trinitatem.


1447 Enfeu de Gervais de Larchamp Trinite Crypte de la Cathedrale de Bayeux

Les anges  qui entourent la Trinité portent, sur quatre banderoles la prière de la fin de l’office ordinaire [6], manière d’assimiler la propre vie du chanoine à une messe glorieusement achevée.

Nous t’invoquons, t’adorons et te louons, 

Sainte Trinité, 

Que le nom du Seigneur soit béni, 

Maintenant et pour les siècles.

Te invocamus, te adoramus, te laudamus,Beata Trinitas.

Sit nomen Domini benedictum.

Ex hoc nunc et usque in seculum.


Un dialogue par le cadre

 

1517 Mabuse diptyque Carondelet LouvreDiptyque Carondelet
Jean Mabuse, 1517, Louvre, Paris

Ce diptyque de dévotion privée fait exception dans la tradition flamande où, comme nous le verrons (6-7 …dans les Pays du Nord), le donateur se situe toujours à droite.

L’explication tient à au fait que ce diptyque est conçu pour illustrer une réflexion sur le double sens du mot de « représentation », présent dans les textes inscrits sur les deux cadres.

Celui de gauche est un constat : « Représentacion de messire Iehan Carondelet hault doyen de Besançon en son age de 48 a ». Celui de droite est une prière : « Notre Mediatrice, qui es après Dieu le seul espoir, représente-moi auprès de ton fils. »

Si le constat est actuel ( Carondelet à 48 ans), la prière se projette dans le futur, au moment de sa mort, où Marie intercédera pour lui auprès de Jésus. C’est cet ordre chronologique entre image présente et image future qui explique l‘inversion de la disposition habituelle des panneaux (pour une analyse plus complète de ce très riche diptyque et de son étonnant revers, voir 2 Le diptyque de Jean et Véronique).


Un serment à haute voix

Tintoretto, Sacra Famiglia con il procuratore Girolamo Marcello che giura nelle mani di san Marco

Le procurateur Girolamo Marcello prêtant serment devant saint Marc, en présence de la Sainte Famille
Tintoret (attribution), 1537, collection privée

Saint Marc tient de la main gauche son Evangile, et de la main droite le texte que l’Enfant fait lire au procurateur :
« Je jure sur le Saint l’Evangile, moi Girolamo Marcello, Procurateur de San Marco, nommé à la Chambre de Ultra ».


Autour des mains droites (SCOOP !)

Tintoretto, Sacra Famiglia con il procuratore Girolamo Marcello che giura nelle mani di san Marco detail
A l’opposé de l’index de Jésus désignant son nom sur le texte, la main de Marcello se lève pour prêter serment : toute la composition est conçue pour faire se rencontrer au centre du tableau les quatre mains droites de Marie, de Jésus, de Saint Marc et du nouvel impétrant.



Références :
[3]
Charles P. Parkhurst Jr., « The Madonna of the Writing Christ Child », The Art Bulletin, Vol. 23, No. 4 (Dec., 1941), pp. 292-306 https://www.jstor.org/stable/3046787
Philippe Verdier, « La Vierge à l’Encrier et à l’Enfant qui Ecrit » Gesta, Vol. 20, No. 1, Essays in Honor of Harry Bober (1981), pp. 247-256
https://www.jstor.org/stable/766848
Pour une synthèse plus ‘récente :
Anna Eörsi, « Fuit enim Maria liber. Remarques sur l’iconographie de l’Enfant écrivant et du Diable versant l’encre » 1997, Bulletin du Musées Hongrois des Beaux-Arts https://www.academia.edu/44744442/Fuit_enim_Maria_liber_Remarques_sur_l_iconographie_de_l_Enfant_%C3%A9crivant_et_du_Diable_versant_l_encre
[4] Pour d’autres exemples de cette iconographie comportant question et réponse voir « Surrogate Selves: The « Rolin Madonna » and the Late-Medieval Devotional Portrait » Laura D. Gelfand and Walter S. Gibson Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art Vol. 29, No. 3/4 (2002), note 89
https://www.researchgate.net/publication/261825388_Surrogate_Selves_The_Rolin_Madonna_and_the_Late-Medieval_Devotional_Portrait
[5] Voir l’étude de Jean-Yves Cordier sur les fresques de la crypte http://www.lavieb-aile.com/2018/09/la-crypte-de-la-cathedrale-de-bayeux-et-ses-anges-musiciens.html
[6] Missel du vice-chancelier Ynisan de 1457 (BNF MS Nouv acq Lat 172), étudié dans « Bulletin et mémoires de la Société archéologique du département d’Ille-et -Vilaine » , tome XXXV, 1906, p 129 https://archive.org/details/bulletinetmmoir03vilgoog/page/n207

2-3 Avec la Madone : représenter un don

29 mai 2019

 Le Don au Christ en Majesté

Avant d’aborder le sujet du don à la Madone, voyons un cas beaucoup plus tranché, mais aussi beaucoup plus rare : le donateur en présence du Christ en Majesté

La position d’invitation

 

Byzantinischer_Mosaizist_des_9._Jahrhunderts Christus Pantokrator und Kaiser Leon VI Sainte Sophie

Le Christ Pantokrator et un empereur byzantin
Mosaïque fin 9ème début 10ème siècle, Sainte Sophie, Istambul

« L’empereur représenté avec un halo (ou nimbe) pourrait être Léon VI le Sage ou son fils Constantin VII Porphyrogénète : il s’incline devant le Christ pantocrator, assis sur un trône incrusté de pierres précieuses et donnant sa bénédiction, la main gauche sur un livre ouvert. On peut lire sur le livre : « EIPHNH YMIN. EΓΩ EIMI TO ΦΩC TOY KOCMOY ». « La paix soit avec vous. Je suis la Lumière du monde. » (Jean 20:19; 20:26; 8:12). Les deux médaillons, de chaque côté des épaules du Christ, figurent, à sa gauche, l’archange Gabriel, tenant une houlette, et à sa droite, sa mère, Marie. L’ensemble forme ainsi la scène de l’Annonciation. Cette mosaïque exprime le pouvoir temporel conféré par le Christ aux empereurs byzantins. » [1]


 

1225-36 Gradual, Sequentiary, and Sacramentary Germany Arundel 156 f. 99v Majestas Domini British Library

Majestas Domini
Allemagne, Graduel, Sequentiaire et Sacramentaire, 1225-36, Arundel 156 f. 99v, British Library

Devant le Christ bénissant d’une main et tenant de l’autre un livre dont le texte est malheureusement illisible, le moine observe la même position de prosternation. Cependant la présence de la mandorle et du Tétramorphe autour du Christ (les symboles des quatre évangélistes) introduit l’idée d’une vision mystique – dérivée de celle d’Ezéchiel – qui n’était pas présente dans la mosaïque byzantine.

En présence du Christ bénissant, il est logique que le donateur se situe sur la gauche de l’image, à la fois pour se placer sous la main qui bénit mais aussi pour bénéficier de la dynamique du sens de la lecture.

Nous appellerons « position d’invitation » ce type de composition.



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1340 ca, Laudario of the Compagnia di Sant’Agnese , Florence, MS M.742r, Morgan Library
Alta Trinita Beata, Livre d’hymnes (Laudarium) de la Compagnia di Sant’Agnese , vers 1340 , Florence, MS M.742r, Morgan Library

Ici le donateur n’a pas osé s’introduire aux pieds de la Divinité. Il s’estfait  représenter dans le médaillon au plus bas de l’image, justifiant d’autant mieux le titre de l’hymne : Alta Trinita Beata.


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1400-20 Gaston-phebus-livre-de-la-chasse-Livre de la chasse BnF fr. 616 122r
Livre de la chasse de Gaston Phébus, 1400-20, BnF fr. 616 122r

A l’opposé, dans la dernière miniature de son livre de chasse, qui ouvre la partie consacrée à « plusieurs bonnes oraisons en latin et en françois », Gaston Phébus ne craint pas de se représenter en prières dans sa chapelle privée, en présence de Dieu le Père en personne . Ici, la position à gauche se justifie doublement : par le geste de la bénédiction et par la convention de la vision mystique (voir 3-1 L’apparition à un dévôt ).


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Morgan Library, MS H.3 fol. 210r
Livre d’Heures, Paris
Vers 1490, Morgan Library, MS H.3 fol. 210r

Dans ce dernier exemple, le donateur se situe en face de Dieu le Père, et la règle héraldique ne joue pas (voir 2-1 En vue de profil).


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La position de don

968 Christ receiving the cathedral from Otto I Fragment of Magdeburg Antependium MetL’empereur Otto Il offrant au Christ la cathédrale de Magdeburg, fragment de l’antependium de Magdeburg, 968, MET, New York Chora_Church_ConstantinopleThéodore Métochitès offrant au Christ l’église de Chora
Mosaïque du 13eme siècle, Narthex intérieur de l’église de Chora

Aussi bien en Occident qu’en Orient, la manière habituelle de représenter la dédicace d’un édifice et de placer le donateur prosterné à gauche : l’empereur germanique offre au Christ le modèle réduit de la cathédrale qu’il a fait construire, le ministre byzantin celui de de l’église qu’il a fait restaurer.


1225-50 Gradual, Sequentiary, and Sacramentary, Weingarten, Donor Hainricus Sacrista, Morgan Library MS M.711 fol. 9r

Graduel, Sequentiaire et Sacramentaire,
Allemagne (Weingarten), 1225-1250, Morgan Library MS M.711 fol. 9r

Cliquer pour voir l’ensesemble

En bas à gauche, du côté honorable, les élus sont représentés par cinq moines plus le donateur Hainricus Sacrista, qui transmet son livre à Saint Jean l’Evangéliste ; du côté néfaste, dix damnés détournent leur visage du Christ.  [2].

Le texte inscrit sur les bordures est le suivant :

Moi Hainricus, à toi (Saint Jean) j’apporte précieusement ce livre de Dieu, ne te moques pas de moi mais donne-moi en récompense le repos. HAINRICVS HUNC TIBI CARE DEI FERO LIBRVM. NE ME SVBSANNES SED PREMIA DES REQVIEI

La convention du donateur à gauche se maintient donc même quand le don est reçu, des deux mains, par un intermédiaire.



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1278-79 Pope Nicholas III Presented to Christ by Sts Peter and Paul Sancta Sanctorum, Latran Rome

Le Pape Nicolas III présenté au Christ par Saint Pierre et Saint Paul
1278-79, fresque du Sancta Sanctorum, basilique Saint Jean de Latran Rome.

Ici l’intermédiaire est Saint Pierre, qui reçoit le modèle réduit pour le transmettre au Christ.

Nous appellerons « position de don » le cas dans lequel le donateur se présente par la gauche pour offrir un présent, afin de la mettre à portée de la main droite du donataire.

Nous verrons cependant que, dans le cas d’un don à une autorité non pas divine mais humaine, il arrive que le donateur se place à main droite de cette autorité.


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Le Triptyque Stefaneschi

Le Triptyque Stefaneschi est une curiosité iconographique qui, entre autre particularités, présente sur ses deux faces deux fois le portrait du donateur. Commandé à Giotto pour l’ancienne église Saint Pierre de Rome, mais à un moment où la papauté se trouvait à Avignon, cette oeuvre exceptionnelle a fait l’objet de nombreuses controverses historiques et iconographiques.

Je reprends ici les conclusions de l’étude de Bram Kempers et Sible de Blauuw [3], un modèle d’érudition et de logique, qui propose une nouvelle interprétation des personnages et de l’emplacement du triptyque à l’intérieur de la basilique disparue.


47_0100
Retable Stefaneschi, Reconstitution de l’emplacement, Bram Kempers et Sible de Blauuw

« Ce retable fut commandé à la fin des années 1320 ou au début des années 1330. Il était destiné à l’autel des chanoines dans la nef de la basilique, le second autel principal sur lequel était célébrée quotidiennement la messe. » [3]


1330 ca Giotto_di_Bondone_-_The_Stefaneschi_Triptych Christ detail
Retable Stefaneschi, Face « Christ », détail du panneau central
Giotto di Bondone, vers 1330 , Musée du Vatican, Rome

A l’avers, le cardinal, son chapeau posé à ses pieds, se présente dans son habit ordinaire sous la main bénissante du Christ.


1330 ca Giotto_di_Bondone_-_The_Stefaneschi_Triptych

Retable Stefaneschi, Face « Christ », panneau central
Giotto di Bondone, vers 1330 , Musée du Vatican, Rome

« La face « Christ » jouait son rôle pour les messes et les prières du chapitre. Posé librement, le retable autorisait deux faces peintes. L’arrière n’avait pas d’utilité fonctionnelle. Aussi la face « Saint Pierre », placée face au maître-autel, fournissait au donateur l’opportunité d’une promotion personnelle.« 

Passons donc derrière le triptyque, comme devaient le faire les pèlerins se rendant vers la tombe de Saint Pierre.


1330 ca Giotto_di_Bondone_-_The_Stefaneschi_Triptych st pierre

Retable Stefaneschi, Face « Saint Pierre », panneau central

Stefaneschi était cardinal de la basilique Saint Georges, ce qui explique qu’il ait choisi ce saint pour le présenter (son saint patron, Saint Jacques, est présent dans le volet de gauche du triptyque).



1330 ca Giotto_di_Bondone_-_The_Stefaneschi_Triptych st pierre detail
Dans ce tout premier exemple d' »effet Droste » dans l’art occidental (voir L’effet Droste), le cardinal, cette fois en habit d’apparat, présente à saint Pierre bénissant la maquette du triptyque que nous sommes en train de décrire : on y voit clairement, souligné par le linge blanc, le triptyque à l’intérieur du triptyque à l’intérieur du triptyque.



1330 ca Giotto_di_Bondone_-_The_Stefaneschi_Triptych Saint Pierre detail
Mais Bram Kempers et Sible de Blauuw ont découvert dans ce panneau un second exemple d’autoréférence, en même temps que d’autopromotion : selon eux, le saint agenouillé face au cardinal est Saint Célestin V (pape déposé au début du siècle, d’où son absence de tiare) et le livre qu’il offre à Saint Pierre est sa propre hagiographie, écrite justement par Stefaneschi. Quant au saint qui le présente, ce serait le pape saint Clément I, en hommage au pape Clément V qui avait justement canonisé Célestin.

Politique et publicitaire, ce retable double-face appelle à « la continuté de l’autorité des papes à Rome et à la commémoration du donateur ».




Le Don à la Vierge à l’Enfant

Comme dans le cas du don au Christ en Majesté, le donateur se présente par la gauche, pour que l’Enfant puisse prendre l’objet de sa main droite.




530-35 Croatia_Porec_Euphrasius_BasilikaSaint Maur, suivi de l’Evêque Euphrasius offrant la basilique à la Madone, l’archidiacre Claudius offrant un livre liturgique et son fils offrant des cierges
553-63, Basilique Euphrasienne, Porec, Croatie
578-590 Eveque Pelagius san-lorenzo fuori le mure RomaL’Evêque Pelagius offrant la basilique à la Madone
578-590, Basilique San Lorenzo fuori le mure, Rome

Les mosaïques absidales byzantines montrent très souvent le constructeur offrant l’édifie à la Madone.


1000-20 processional Cross of Mathilde, Ottonian, (Aachen Cathedral

Croix processionnelle de l’abbesse Mathilde (détail)
Art ottonien, 1000-20, Cathédrale de Aachen

Cette miniature figure au bas de la croix processionnelle léguée par l’abbesse Mathilde à l’abbaye d’Essen : on la voit offrant en personne ladite croix à Jésus, dans une proximité justifiée par sa qualité de défunte ([4], p 49).

Pour des raisons d’économie, l’émailleur a aligné la croix sur les verticales et horizontales du trône, mais il a pris soin de placer son centre sur la ligne qui relie les yeux des deux protagonistes : la donatrice voit en somme l’Enfant déjà crucifié.

Mis à part le mot à peu près lisible Mathilda ( MA/HTH/ILD / ), le reste de l’inscription a déconcerté les épigraphistes [5].


1039-58 Theophanu-Evangeliar

Couverture de l’Evangélaire de Theophani
Art ottonien, 1039-58, Trésor de la cathédrale d’Essen

Dans cette autre représentation auto-référentielle, l’abbesse Théophani offre à la Madone l’Evangéliaire qu’elle a fait confectionner.


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1102-25 ca Uta_Codex_Dedicace Bayerische Staatsbibliothek Clm 13601 f2

L’abbesse Uta de Nierdermünster offre son codex à Marie
Page de dédicace du Codex Uta, vers 1102-25, Bayerische Staatsbibliothek Clm 13601 f2

Dans cette représentation auto-référentielle encore plus ambitieuse, le livre apparaît deux fois…


1102-25 ca Uta_Codex_Dedicace Bayerische Staatsbibliothek Clm 13601 f2 detail2 1102-25 ca Uta_Codex_Dedicace Bayerische Staatsbibliothek Clm 13601 f2 detail 2

…entre les mains de la donatrice, et entre les mains de l’Enfant, qui en accuse réception par son geste de bénédiction.

La donatrice n’est pas être délimitée par un cadre et flotte librement devant l’image. Bien que tous les personnages aient tendance à se pencher hors de leur cadre pour la regarder s’approcher, Marie est la seule à sortir en totalité, telle une cosmonaute en avant de son sas. Toutes ces subtilités visuelles visent à traduire une proximité sans contact : l’humain et le divin s’affranchissent des contraintes spatiales pour sortir en apesanteur dans un plan en avant de la représentation, un plan abstrait où il se contemplent l’un l’autre et où le livre se duplique, pour éviter de passer de main en main.


1012 avant Evangile de Henri II Dedicace _Msc.Bibl.95_Bl.7v-8r_Staatsbibliothek Bamberg

Pages de dédicace des Evangiles de Henri II
Avant 1012, Msc.Bibl.95_Bl.7v-8r, Staatsbibliothek, Bamberg

Une stratégie tout aussi ingénieuse est d’utiliser la structure qu’offre l’illustration en bifolium pour exprimer la séparation des deux natures (lorsque le livre est ouvert) mais aussi leur conjonction « asymptotique » (lorsque le livre est fermé, le contenu s’abolit dans le contenant, les deux images se touchent et le transfert s’effectue dans l’invisibilité).


Hitda_Codex_-_dedication_miniature_f6r_-Hessische Landesbibliothek, MS 1640

Hitda, abbesse de Meschede, offre son codex à Sainte Walburge
Page de dédicace du codex Hitda, vers 1020, Hessische Landesbibliothek, MS 1640 f6r

En revanche, lorsque la dédicataire n’est pas la Madone, mais simplement une sainte, rien ne s’oppose à l’échange direct.



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1174-83-Monreale-Santa-Maria-Nuova-chapiteau-du-clootre-dédicace

Guillaume II dédiant la cathédrale à la Vierge Marie, chapiteau du cloître
1174-83, Santa Maria Nuova, Monreale

La scène de la dédicace occupe toute la largeur du chapiteau double : un ange en vol, au centre, aide à soutenir l’édifice. Quatre figures féminines personnifiant les Vertus (Foi, Espérance, Charité, et Justice) ornent les autres faces [5a].

Ô roi qui gouvernes tout, accepte les offrandes du roi sicilien

REXQ CVNTA REGIS SICVLI DATA SVSCIPE REGIS

Ainsi la logique de l’image prime celle de l’inscription (il aurait été plus logique de faire figurer le Roi de Sicile sur la droite.



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986-1017 Vierge et l'Enfant entre Justinien et Constantin Lunette du vestibule Sainte Sophie istambul

Vierge et l’Enfant entre Justinien et Constantin
986-1017, Lunette du vestibule Sainte Sophie, Istambul

Les deux empereurs sont représentés sanctifiés, identifiés par un texte


Justinien, empereur de la mémoire illustre
ioystinianos ou aoidimos basileus
Constantin, le grand empereur parmi les saints.
konstantinos ou en agiois megas basileus
  • A gauche Justinien offre la maquette de Sainte Sophie, la basilique qu’il a reconstruite.
  • A droite Constantin offre la maquette de Constantinople, la ville qu’il a fondée.
  • Au centre, par le petit rotulus qu’il tient dans sa main gauche, l’Enfant Jésus officialise les deux donations et accorde sa protection à l’église et à la ville.

La situation est intéressante par sa symétrie : l’Enfant ne bénit aucun des deux donateurs. Néanmoins, la position de Justinien, anti-chronologique et anti-généalogique, trouve sans doute son explication dans la croix qui surplombe la coupole. La place d’honneur gratifie non pas le donateur, mais le don lui-même : la basilique consacrée vaut plus que la ville chrétienne


1418 Master_Andrey_Ladislaus_II_Jagiello_kneeling_before_the_Virgin_Mary Lublin Museum

Ladislas II Jagellon s’agenouillant devant la Vierge à l’Enfant
Maître Andrey, 1418, fresque de la chapelle de la Sainte Trinité, château de Lublin

Bien que de style byzantin, cette fresque réalisée en Pologne quatre siècles plus tard suit les conventions de son temps, qui contredisent en bien des points le hiératisme de l’iconographie ancienne : sans maquette et sans couronne, le roi est présenté par un saint patron à l’enfant qui le bénit : seul le rotulus dans sa main gauche rappelle l’acceptation de cette donation implicite.



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1490-95 Bergognone Jean Galeas Visconti et ses trois fils presentent al chartreuse de Pavie a la Madonne
Jean Galeas Visconti et trois ducs de Milan présentent la chartreuse de Pavie à la Madone
Bergognone, 1490-95, fresque de l’abside du transept gauche de l’église de la Chartreuse de Pavie

Bergognone ressuscite un peu l’iconographie byzantine dans cette donation à nouveau explicite, où le Christ bénit au milieu, sans privilégier le donateur.

Contrairement à ce que l’on lit partout, il ne s’agit pas de Jean Galéas Visconti et de ses trois fils mais, de manière bien plus intéressante, de quatre ducs de Milan, peints chacun avec les habits de son temps et les armoiries permettant de l’identifier [6] :

  • à gauche du fondateur de la chartreuse, Jean Galeas Visconti (duc de 1395 à 1402) figure son fils Filippo Maria Visconti (duc de 1412 à 1447) ;
  • à droite de la Madone viennent Galeazzo Maria Sforza (duc de 1466 à 1476) et son fils Gian Galeazzo Maria Sforza (duc de 1476 à 1494, donc au pouvoir à l’époque de la fresque).

Ainsi le programme ne consistait pas à montrer chronologiquement la succession des ducs, mais à démontrer visuellement la légitimité de la famille actuelle, les Sforza, par sa symétrie avec la famille précédente, les Visconti. D’où la répartition hiérarchique des deux couples de part et d’autre de la Madone : un père au plus près, son fils derrière, et la famille la plus ancienne occupant la place d’honneur.


Un autre type d’autoréférence (SCOOP !)

A noter que, mis à part la traditionnelle église dans l’église, l’image comporte une autre astuce auto-référentielle : la façade, avec ses quatre nefs « prosternées » autour du porche qui porte le clocher, renvoie aux quatre ducs et à Marie qui porte Jésus.


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1508 ca Marco Basaiti The Fitzwilliam Museum, University of Cambridge,

Sainte Conversation avec donateur
Marco Basaiti, vers 1508, The Fitzwilliam Museum, University of Cambridge

Dans cet exemple tardif du rare motif du don à la Vierge, le jeune homme blond lui offre un plat de cerises, tandis que derrière elle l’Enfant tend lui aussi la main. A l’arrière-plan de cette rencontre extraordinaire entre mains profanes et mains sacrées, des voyageurs qui montrent croisent des voyageurs qui descendent. Le profil du paysage – la vallée avec son église, la saillie de la forteresse, puis le faux-plat, épouse celui des personnages. Au plus bas de la diagonale ascensionnelle, le donateur, habitant de la plaine, semble s’incliner devant la montagne sacrée.


Le Don de la Madone

Réciproque du cas précédent, il impose lui aussi que le donateur se trouve à main droite de la Madone

1402 Michelino da Besozzo - Elogio funebre di Gian Galeazzo Visconti par P. da Castelletto BNF Paris

Eloge funèbre de Gian Galeazzo Visconti par P. da Castelletto
Michelino da Besozzo, 1402, BNF, Paris

« Cette enluminure illustre un aplomb inouï dans l’auto-représentation : Giangaleazo est reçu au ciel ; il n’a nul besoin de frapper à la porte de saint Pierre, mais reçoit la couronne directement de l’Enfant Jésus ; celle-ci est à l’imitation des couronnes impériales de l’Antiquité tardive. Les douze vertus assistent à la cérémonie du sacre et les anges deviennent des pages de cour présentant les armoiries, les heaumes de tournoi et les alliances du duc. «  [8]



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1456-60 Filippo Lippi,_madonna_della_cintola,Museo Civico prato

Madozna della Cintola
1456-60 Filippo Lippi Lippi,Museo Civico, Prato, provient de du couvent augustinien de Santa Margherita

Au centre, Marie élevée en l’air par deux deux anges, donne sa ceinture à saint Thomas pour le convaincre de la réalité physique de son Assomption. Le don de la ceinture à Thomas s’effectue comme d’habitude par la gauche, ce qui justifie la position dans son sillage de la donatrice, la nonne Bartolommea dei Bovacchiesi. [9]

Les quatre saints sont :

  • en position d’honneur le pape saint Grégoire le Grand et Sainte Marguerite, patronne du couvent (peut-être un portrait caché de Lucrezia Buti, l’amante de Filippo) ;
  • en position d’humilité l’évêque saint Augustin , fondateur de l’ordre duquel appartenaient les religieuses, et l’Ange Raphaël donnant la main à Tobie, lequel tient son poisson dans l’autre main.


La ceinture et le poisson (SCOOP !)

Si la présence de Saint Grégoire se justifie, en tant que père de l’église, pour équilibrer celle de Saint Augustin, la présence de Tobie et de son poisson ne répond pas à une exigence protocolaire : sans doute sert-elle à conforter le thème principal : de même que la ceinture « guérit » de son incrédulité Saint Thomas , de même le fiel du poisson guérit de sa cécité le père de Tobie.


1467 Neri di Bicci - Madonna della cintola angeli e santi philadelphia-museum-of-artNeri di Bicci, 1467, Philadelphia Museum of Art 1470-75 Neri_di_bicci,_madonna_della_cintola_e_santi,__ca._da_pieve_di_corazzano_Museo diocesano (San Miniato)Neri di Bicci, 1470-75 , Museo diocesano, San Miniato (provenant de la pieve de Corazzano)

Madonna della Cintola

Il existe plusieurs copies par Neri di Bicci du modèle établi par Lippi, qui diffèrent par le nombre de saints : mais Saint Thomas y figure toujours agenouillé à gauche.


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1510 ca Gerard_David_-_The_Virgin_and_Child_with_Saints_and_Donor_-National Gallery

Vierge à l’Enfant avec le donateur Richard de Visch van der Capelle, Sainte Catherine, Sainte Barbe et Sainte Marie Madeleine
Gérard David, vers 1510, National Gallery

Sous couvert d’une Sainte Conversation, le panneau appartient à une iconographie différente : celui du Mariage Mystique de Saint Catherine (celle-ci avait refusé d’épouser l’Empereur parce qu’elle était déjà mariée avec Jésus) : elle se trouve donc la plupart du temps à gauche comme ici, pour que l’Enfant puisse lui donner l’anneau de sa main droite.


Une composition « annulaire » (SCOOP !)

L’audace du tableau est l’inclusion du donateur dans le cercle marial, en pendant à Sainte Marie-Madeleine qui le regarde fixement, tout en touchant de la main droite le livre de Saint Barbe.



1510 ca Gerard_David_-_The_Virgin_and_Child_with_Saints_and_Donor_-National Gallery detail mains
Ce geste ne se comprend que dans la dynamique générale du tableau, à parcourir de droite à gauche :

  • Sainte Marie-Madeleine touche le livre ;
  • Jésus donne l’anneau à Sainte Catherine ;
  • sainte Catherine fait le geste du don au dessus des mains du chanoine.

Dans cette composition « annulaire », tout suggère, en bout de chaîne, la transmission au donateur d’un anneau invisible.


Des détails éloquents

1510 ca Gerard_David_-_The_Virgin_and_Child_with_Saints_and_Donor_-National Gallery detail chien

Plusieurs détails du tableau ont permis d’identifier Richard de Visch van der Capelle, chanoine et chantre de l’église de Saint Donatien de Bruges [10] :

  • ses armoiries sur le collier de son lévrier ;
  • la chapelle de Saint Antoine qui apparaît derrière Sainte Barbe, et dont il avait assuré la restauration (cette chapelle comportait un autel de Sainte Catherine, à laquelle le panneau était vraisemblablement destiné).
  • son bâton de chantre  posé sur le sol, derrière un missel recouvert de velours bleu, : couronné par la Trinité adorée par un moine et un cardinal, il reproduit photographiquement celui qui, d’après les ancien inventaires, appartenait effectivement à l’église Saint Donatien.



1510 ca Gerard_David_-_The_Virgin_and_Child_with_Saints_and_Donor_-National Gallery details
L’oeuvre est conçue pour être élucidée par l’exploration des détails :

  • l’ange qui cueille des raisins derrière le donateur évoque l’eucharistie, et souligne sa qualité de prêtre ;
  • la roue et l’épée, attributs de Sainte Catherine, se trouvent à l’aplomb de l’anneau ;
  • un minuscule Saint Antoine se trouve à l’aplomb de sa chapelle.



Les exceptions qui confirment la règle


526-547 Christ entre Saint Vital et l'eveque Ecclesisus San_Vitale, Ravenna

Le Christ entre Saint Vital et l’evêque Ecclesisus, 526-547, San Vitale, Ravenne

Le décalage du donateur à droite s’explique par la présence du saint patron de l’église, qui prend la place d’honneur.


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741-752 Madonna and Child Enthroned with Pape Zaccharias Julitta Pierre Paul Quirinus and Theodotus Santa Maria Antica Roma photo Steven Zucker

Le Pape Zaccharias, Sainte Julitte, Saint Pierre, Vierge à l’Enfant, Saint Paul, Saint Cyr, et Theodotus
741-752, Santa Maria Antica, Rome, photo Steven Zucker

Le même ordre hiérarchique explique la présence en position d’honneur du pape régnant, de la sainte martyre, et du premier des apôtres, en pendant à l’apôtre Paul, au fils de Julitte et au bâtisseur de l’église, Theodotus (un fonctionnaire de rang élevé de l’administration pontificale).

Cette fresque est particulièrement précieuse puisqu’elle représente pratiquement le seul exemple connu de l’art d’artistes byzantins de l’époque de l’iconoclasme, qui s’étaient réfugiés à Rome.



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Chapiteau de Heimo 1150 ca, Onze Lieve Vrouw, Masstricht Chapiteau de Heimo 1150 ca, Onze Lieve Vrouw, Maastricht emplacement

Chapiteau de Heimo, 1150 ca, Onze Lieve Vrouw, Masstricht

Le donateur, nommé Heimo, offre à Marie un chapiteau. Sa position est inversée afin que Marie se situe côté choeur.



Chapiteau de Heimo, 1150 ca Onze Lieve Vrouw, Masstricht autres faces

A noter que les autres faces du chapiteau montrent, en tournant vers la droite, un couple de Lions, un couple de Taureaux et un couple d’Aigles. Si l’on considère que Heimo, à genoux et avec sa cape en forme d’ailes, pourrait jouer le rôle de l’Ange, les quatre faces correspondent alors aux Evangélistes, dans l’ordre traditionnel (Mathieu, Marc, Luc et Jean).


Une Annonciation inversée (SCOOP !)

Il est probable que la scène a été conçue comme une Annonciation inversée, dans laquelle Sainte Marie acceptant l’offrande du donateur fait écho à la Vierge acceptant le message de l’Ange. Les deux évangélistes qui racontent l’épisode (Matthieu et Luc) se trouvent ainsi mis en exergue sur les faces principales, recto et verso, du chapiteau.


Une interprétation alternative

1250 ca Joachim de Fiore Roue Ezechiel Liber_Figurarum codice di Reggio Emilia

La Roue d’Ezechiel
Liber Figurarum de Joachim de Fiore , fol 16, vers 1250 , Biblioteca del Seminario vescovile, Reggio Emilia

Elizabeth den Hartog rappelle une autre interprétation où les quatre Vivants d’Ezechiel (Homme, Lion, Boeuf et Aigle) sont associés non pas aux Evangélistes mais à quatre Vertus (Humilité, Foi, Patience, Espérance), autour de la vertu principale, la Charité. La présence des Vertus se rapproche de la thématique du chapiteau de dédicace du cloître de Monreale : cependant elles ne sont ni les mêmes qu’à Monreale, ni disposées dans l’ordre du schéma de Joachim de Fiore).

Si la signification d’ensemble est discutable, celle de la scène principale est claire :

« Heimo offrant son chapiteau n’est probablement pas seulement la commémoration des actes physiques – constuction de l’église, sculpture des chapitaux, financement de la construction) mais aussi l’offrande métaphorique d’une pierre de construction à l’Ecclesia » Elizabeth den Hartog, [6a]



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1255-56 Anonimo romano Madonna con Bambino e i donatori Giacomo Capocci e sua moglie Vinia Chiesa di S. Michele Arcangelo, Vico nel Lazio

Vierge à l’Enfant avec le donateur Giacomo Capocci et son épouse Vinia
1255-56, église de S. Michele Arcangelo, Vico nel Lazio, fragment du « Tabernacolo delle Reliquie » de la Basilique de Sainte Marie Majeure à Rome

 Giacomo Capocci suivi par son épouse présente à la Vierge le modèle réduit du tabernacle qu’il lui a offert,


Une exception compréhensible (SCOOP !)

1255-56 Anonimo romano Madonna con Bambino e i donatori Giacomo Capocci e sua moglie Vinia Chiesa di S. Michele Arcangelo, Vico nel Lazio schema

Basilique de Sainte Marie Majeure à Rome
Illustration tirée de l’article de Julian Gardner [7]

Démantelé au XVIIème siècle lors de la réfection de l’abside, le tabernacle comportait en bas un autel, et un haut un reliquaire, accessible par un balcon. La position de la mosaïque, sur le flanc gauche du reliquaire, explique la composition : le mouvement des donateurs vers la Madone épouse celui des fidèles, avançant dans la nef vers le choeur.



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1320 ca Guglielmo di Castelbarco offre au prieur Daniele Gusnerio San Fermo Maggiore Verone

Guglielmo di Castelbarco offre l’église au prieur Daniele Gusnerio
vers 1320, san Fermo Maggiore, Vérone

Le donateur n’offre pas directement l’édifice à Dieu le père, mais au prieur qui , en face, occupe la place d’honneur sur la gauche de l’arc triomphal.


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1397 ca St Bruno et la reine Jeanne D'anjou St Jacques avec Giocomo Arcucci Certosa di San Giacomo a Capri

Saint Bruno patronnant la reine Jeanne D’Anjou, St Jacques patronnant Giocomo Arcucci qui offre la chartreuse à la Madone
1397, Chartreuse de San Giacomo, Capri

Double hiérarchie ici, religieuse et civile : le patron des Chartreux prend la pas sur le patron de l’église, et la reine sur le donateur.



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1180 ca Cristo incorona re Guglielmo II, mosaico del Duomo di Monreale Arc triomphal GGuillaume II couronné par le Christ (paroi gauche de l’Arc triomphal) 1180 ca Guglielmo II dedica la Cattedrale di Monreale alla Vergine, mosaico del Duomo di Monreale Arc triomphal DGuillaume II offre la cathédrale à la Vierge (paroi droite de l’Arc triomphal)

vers 1180, Cathédrale de Monreale

La position du donateur est ici inversée pour une raison purement topographique : sur ces deux mosaïques latérales, le roi de Sicile est orienté en direction du choeur de l’église.


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1327 Donatore Antonio Fissiraga Saint Nicolas Saint Francois eglise San Francesco LodiAntonio Fissiraga offre l’église à la Vierge, présenté par Saint Francois et accompagné par Saint Nicolas, 1327, mur droit église San Francesco, Lodi 1345 ca St Augustin jurisconsulte Salvarino Aliprandi et famille 2eme chapelle transept S San Marco MilanoLe jurisconsulte Salvarino Aliprandi et ses deux fils Hatiolus et Antoniolus offrent l’église à la Vierge, présentés par Saint Augustin
Vers 1345, 2eme chapelle du transept droit, église San Marco, Milan [11]

C’est pour la même raison (ne pas tourner le dos au choeur) que le donateur se trouve à droite dans ces deux fresques.



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1368-69 Le comte PorroTombeau Mur gauche S. Stefano di LentateTombeau du comte Lanfranco Porro (mur gauche) 1368-69 Le comte Porro donnant l'oratoire à St Etienne Mur droit S. Stefano di LentateLe comte et sa famille donnant l’église à St Etienne (mur droit)

1368-69, église de San Stefano di Lentate

1378 Count Lanfranco Porro capella in Mocchirolo, Brera, Milan, mur gauche SaintAmbrois, mariage mystiqueSaint Ambroise fustigeant les hérétiques et Mariage mystique de sainte Catherine (mur gauche) 1378 Count Lanfranco Porro capella in Mocchirolo, Brera, Milan, mur gauche droite le comte et sa familleLe comte et sa famille donnant l’oratoire à la Madone (mur droit)

1378, Brera, Milan( provient de l’oratoire de Mocchirolo, San Stefano di Lentate)

Même raison topographique dans ces fresques offertes par le comte Lanfranco Porro pour décorer ses églises. Entre les deux, on peut constater que sa famille s’est agrandie : un fils et deux filles sont nés.


Une exception sophistiquée


1190-1210 Ausonia Sainta Maria del Piano
Le miracle de Remingarda
1190-1210, Crypte de Santa Maria in Piano, Ausonia


La représentation d’un miracle

La fresque doit être lue en trois temps :

  • en bas à droite, Remingarda, une jeune bergère disgraciée à qui la Madone était apparue en ce lieu, brandit un objet quadrangulaire : le plan miraculeux dessiné par la Vierge elle-même ;
  • en bas à gauche, les maçons construisent un édifice à trois nefs où deux officiants viennent célébrer la messe (l’un élève un ciboire et un second brandit un livre) ;
  • en haut l’évêque Rinaldo di Gaeta offre l’édifice terminé à la Vierge ; à noter que celle-ci, contrairement à tous les cas précédents, ne porte pas l’Enfant, ce qui lui permet de tendre latéralement son bras droit.


Une composition ambitieuse (SCOOP !)

1190-1210 Ausonia Sainta Maria del Piano schema

La rusticité du style masque une composition complexe, qui joue sur le parallélisme entre les deux registres :

  • même sens de lecture, de droite à gauche ;
  • deux édifices à trois travées sans doute l’église haute au dessus de la crypte ;
  • l’évêque au dessus de la bergère ;
  • la maquette au dessus du plan ;
  • la Madone-église au dessus de ses fondations.


De droite à gauche (SCOOP !)

Reste à expliquer pourquoi non seulement le geste du don, mais aussi la fresque dans son ensemble, sont à l’inverse du sens conventionnel.



1190-1210 Ausonia Sainta Maria del Piano plan
La fresque n’est pas située sur le côté droit de la nef, comme dans les cas précédents, mais sur le mur Ouest, à l’opposé du choeur. Les fresques des trois chapelles suivent un programme trinitaire [12], qui place donc le Fils en face de la Madone.

Dans le sens de circumnavigation qui prévalait dans les églises médiévales (et en particulier dans les cryptes), les fidèles pénétraient par l’escalier Sud et ressortaient par l’escalier Nord (flèche bleue). C’est donc juste avant de sortir qu’il contemplaient la fresque de la Madone : la circulation dans l’image (de droite à gauche et de bas en haut) bouclait la circulation dans la crypte, et appelait à la remontée.



Références :
[3] Bram Kempers and Sible de Blauuw, « Jacopo Stefaneschi, Patron and Liturgist: A New Hypothesis Regarding the Date, Iconography, Authorship, and Function of His Altarpiece for Old St. Peter’s », Mededelingen van het Nederlands Instituut te Rome 47 (1987), pp. 88-89
http://resources.huygens.knaw.nl/retroboeken/knir/#page=101&accessor=toc1&source=47
[4] « Vision, Devotion, and Self-Representation in Late Medieval Art » Alexa Sand
[5a] Ute Dercks, « Le chapiteau de la dédicace à Monreale et les chapiteaux historiés des cloîtres d’Italie méridionale et de Sicile » Cahiers de Saint Michel de Cuxa, vol XLVI, 2015 https://www.academia.edu/20773240/Le_chapiteau_de_la_d%C3%A9dicace_%C3%A0_Monreale_et_les_chapiteaux_histori%C3%A9s_des_clo%C3%AEtres_d_Italie_m%C3%A9ridionale_et_de_Sicile?email_work_card=title
[6a] Elizabeth den Hartog,   Romanesque sculpture in Maastricht, p 253
[7] « The Capocci Tabernacle in S. Maria Maggiore » Julian Gardner, Papers of the British School at Rome, Vol. 38 (1970), pp. 220-230
https://www.jstor.org/stable/40310686
[12] « Il ciclo di affreschi della cripta del Santuario di Santa Maria del Piano presso Ausonia », Gianclaudio Macchiarella, De Luca, 1981, p 103

2-2 la Vierge de Miséricorde

29 mai 2019

Une iconographie particulière se prête à l’insertion de portraits privés dans une scène sacrée, sans qu’il soit question à proprement parler de « donateurs » : c’est celle des Vierges au manteau et des Vierges de miséricorde (je reprends ici la distinction de Dominique Donadieu-Rigaut [1]).



La Vierge au Manteau

A l’origine, elle symbolise l’unité de l’ordre cistercien


Cette iconographie remontre précisément au Dialogus Miraculorum, un recueil rédigé entre 1217 et 1222 par un moine cistercien, Césaire de Heisterbach, racontant la vision mystique d’un autre moine. Les premières illustrations apparaissent entre 1320 et 1340 [0].


Jean de Cirey, Collecta privilegiorum ordinis cisterciensis, Dijon, imprimeur Petrus Metlinger, 1491. Dijon, Bibliotheque municipale
Jean de Cirey, Collecta privilegiorum ordinis cisterciensis, Dijon, imprimeur Petrus Metlinger, 1491. Dijon, Bibliothèque municipale (extrait de [1])

« L’effigie de la Vierge opère la « distinctio » avant tout selon le paramètre des sexes, les moines se groupant à sa droite et les moniales à sa gauche. L’institution des convers apparaît alors comme une sous-catégorie de la zone masculine, uniquement représentée par l’un de ses membres, barbu et non tonsuré, qui émerge sous la main de Marie plissant son manteau. À l’inverse, le versant féminin, ordonné en rangées parallèles, se montre d’une homogénéité parfaite. » (D.Donadieu-Rigaut [1])



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Jean Bellegambe 1507-08 Vierge des Cisterciens Musee de la Chartreuse Douai

Vierge des Cisterciens
Jean Bellegambe, 1507-08, Musée de la Chartreuse, Douai

« La famille cistercienne (masculine/féminine) agenouillée en contrebas, est abritée comme il se doit par le manteau marial largement écarté ; néanmoins, elle n’est pas intégrée au trône eucharistique, réservé à la Mère de Dieu. Une seconde enveloppe, ronde, surtout perceptible aux angles du panneau, intervient alors dans l’image afin de mieux englober l’ensemble de la scène, de circonscrire en un même lieu la Vierge et l’ordre cistercien. Les nuées floconneuses irradiées par une lumière divine chatoyante constituent cette seconde « enceinte ».
La base du trône, figurée comme un pied de calice, induit donc que le corps du Christ porté par Marie est un corps sacramentel destiné à fondre ceux qui l’avalent en un seul et même corps mystique. Dans cette perspective, les moniales et les moines cisterciens se muent non seulement en filles et fils de Dieu mais également en membres du corps christique. L’ordre élabore ainsi une image unitaire de lui-même calquée sur le modèle paulinien d’une Église christique corporéisée. » [2]



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D.Donadieu-Rigaut remarque avec justesse que l‘’agencement spatial sexué » ne fait que reproduire la manière dont les fidèles se plaçaient à l’intérieur des églises :

« L’édifice « réel » était au Moyen Âge socialement divisé en deux dans le sens de la longueur, le côté Sud (celui de l’Épître) étant réservé aux hommes, tandis que le côté Nord (celui de l’Évangile) accueillait les femmes dont la condition forcément pécheresse, précise Suger, nécessitait une plus grande proximité avec la parole divine. Cette distinction dans la « maison de Dieu » fut pensée en fonction d’un espace ecclésial en trois dimensions lui-même inscrit dans la croix idéale que forment les quatre points cardinaux, l’autel pointant l’Est. Aussi, dans l’édifice, la droite et la gauche ne prennent-elles sens qu’en relation avec la liturgie du chœur, l’officiant se déplaçant latéralement dans cet espace sacré qui lui est réservé pour énoncer tantôt la parole de Dieu, tantôt celle des Apôtres. » [1]



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Vierge au manteau, Escritel de la confrerie Notre-Dame du Puy d’Amiens, Amiens, vers 1490-1491 (c) Societe des Antiquaires de PicardieVierge au manteau, Escritel de la confrerie Notre-Dame du Puy d’Amiens
Amiens, vers 1490-1491 ©Société des Antiquaires de Picardie
1510 mariano di ser austerio Vierge au manteau Compagnia di Nostra Donna di Sant'Antonio a Porta Sole Galleria Nazionale PerouseVierge au manteau de la Compagnia di Nostra Donna di Sant’Antonio a Porta Sole
Mariano di Ser Austerio, 1510, Galleria Nazionale Perouse

Figure de cohésion d’un groupe, la Vierge au manteau n’induit pas systématiquement une dissymétrie entre ses deux flancs : ici, elle réunit équitablement tous les membres d’une confrérie masculine, ou tous ceux d’une confrérie féminine.



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1450-1500-Giorgio-schiavone-madonna-col-bambino-tra-santi-e-committenti-National-Museum-of-Art-of-Romania
Vierge à l’Enfant avec Saint Louis de Toulouse, Saint François, Saint Jérôme, Saint Nicolas, Saint Antoine de Padoue, Saint Bernardin de Sienne et un couple de donateurs
Giorgio Schiavone, 1450-1500 , National Museum of Art of Romania, Bucarest [1a].

Ce petit tableau votif ressemble à une Vierge au manteau qui accueillerait  deux pénitents seulement. Or dans cette iconographie, la présence de l’Enfant est rare, puisque la Vierge ne peut pas le tenir avec ses mains ; et sa posture assise, qui limite le tombé du manteau, est rarissime :  P.Perdrizet n’en a trouvé que quatre exemples ( [0], p 198).

On pourrait lire aussi la composition comme une scène habituelle de présentation d’un couple de donateurs à la Vierge, mais il n’y aurait alors qu’un seul Saint Patron de chaque côté et surtout l’épouse serait à droite (pour les rares exceptions, voir 1-3 Couples irréguliers).

Nous sommes donc face à une chimère iconographique totalement exceptionnelle, qui semble avoir pour but d’affirmer la solidarité du couple vis à vis de l’extérieur tout en lui déniant tout statut marital et en plaçant la femme seule en dialogue direct avec l’Enfant Jésus, sans aucune intercession ni des Saints ni de Marie. On ignore tout de la situation particulière qui a pu conduire à cette composition.


Madone_Victoire Mantegna 1495 Louvre
Vierge de la Victoire, Mantegna, 1495-96, Louvre

La seule composition comparable est cet ex-voto commandé pour l’église Santa Maria de la Vittoria de Mantoue, afin de commémorer la victoire de François II de Mantoue à Fornoue. Le manteau protecteur, tenu par les deux archanges guerriers Saint Michel et Saint Georges, inclut dans la proximité de la Madone à gauche François II, à droite Saint Jean Baptiste et sa mère Elisabeth tenant un chapelet. La taille humaine du donateur fait de cette composition une Conversation sacrée, très différente dans son esprit du panneau de Bucarest, avec ses donateurs de taille enfant.



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1491 ca Lorenzo d'Alessandro Madonna del Monte Eglise de Caldarola

Madonna del Monte,
Lorenzo d’Alessandro, 1491, Eglise de Caldarola

Cette composition très archaïsante a été commandée par le frère franciscain Francesco Piani, fondateur à Caldarola d’une confrérie de pénitents, qui gérait également le « Monte de Pieta » de la cité. Cette banque, fondée par les frères de l’Observance, fournissait une alternative chrétienne aux établissements bancaires juifs. [3]

L’inscription sur la ceinture de la Vierge, très effacée et incorrectement retranscrite au XIXème siècle, est partiellement intelligible :

« Mère maîtresse paix, Franciscus de la terre de Caldarola, Sous Moi Marie, de sa confraternité, de même je protége » MATER DOMINA PAX FRANC(ISC)US A TERRA CALDAROLAE SUB EGO MARIA CONFRATERNITAE SUAE IDEM ESSE TEGO

A l’intérieur de l‘enceinte de paix que forme la ceinture de la Vierge se trouvent deux plateaux, porteurs d’éléments qui semblent hétéroclites mais qui sont en fait très précisément répartis :

  • le plateau de gauche, porté par des bourgeois et les deux saints patrons de la ville (Saint Martin évêque et Saint Grégoire de Spolete) représente Caldarola : on y voit une bourse remplie de pièces d’or, un coffre à deux serrures avec l’inscription CONSERVA sur lequel est posé un livre de comptes et un trousseau de clé, une maquette de la cité entourée de rempart (qui renvoie au rempart spirituel de la ceinture) ;
  • le plateau de droite, porté par des pénitents et deux saints franciscains (Saint François et Saint Antoine de Padoue) représente la Confrérie : on y voit derrière les pénitents et les pénitentes, deux autres coffres à serrures multiples portant des livres de comptes, l’un marqué CONSERVA et l’autre MONS VIRGINIS (ils représentent sans doute les dépôts personnels des confères, et les fonds propres de la communauté).

Ainsi cette Vierge à l’Enfant – dont la tradition dit que les visages auraient été terminés par les anges – est aussi une des toutes premières publicité pour une banque.



La Vierge de Miséricorde.

Protection contre la colère divine.

« Lorsque la Vierge de Miséricorde protège la société tout entière, elle répartit la plupart du temps les laïcs en deux groupes de part et d’autre de son corps, les hommes à sa droite, les femmes à sa gauche«  [1]

En Italie, cette iconographie (ceinture haute, absence d’enfant) est une variante de la Vierge enceinte (Madonna del Parto) : les humains miniaturisés abrités à l’intérieur du manteau peuvent donc être vue comme la fratrie externe du divin foetus.


Piero della Francesca 1445-62 Polyptyque de la Misericorde Museo Civico di Sansepolcro

Polyptyque de la Miséricorde
Piero della Francesca, 1445-62, Museo Civico di Sansepolcro

« La Vierge de miséricorde couvre de son manteau ouvert (symbole de l’abside de l’église) ceux qui revendiquent sa protection représentés plus petits en taille… Une analyse géométrique révèle l’usage de deux cercles de composition évidents : l’un centré sur la figure de la Vierge et limité en haut par le cintre du panneau, l’autre englobant sa cape ouverte… Le peintre a probablement réalisé un autoportrait dans un des orants de gauche, celui du fond vu de face… Les autres visages seraient ceux de membres de sa famille. » [4]



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La seconde formule de la Vierge de la Miséricorde repose sur une autre séparation fondamentale : entre les clercs et les laïcs.


1452 Vierge_de_misericorde de la famille Cadard_Enguerrand_Quarton_-_Musee_Conde

Vierge de miséricorde de la famille Cadard
Enguerrand Quarton, 1452, Musée Condé, Chantilly

Le contrat établi entre le peintre et le commanditaire, Pierre Cadard, seigneur du Thor, indique qu’il s’agit du portrait posthume de ses parents, morts en 1449, destiné à sa chapelle privée [5]. La Vierge abrite sous son manteau à sa droite des personnalités religieuses, à sa gauche des laïcs. Les donateurs sont en dehors, présentés par leurs saints patrons : saint Jean Baptiste pour Jean Cadard et saint Jean l’évangéliste pour sa femme Jeanne des Moulins.

Pour D.Donadieu-Rigaut, ces différentes formules relèvent en définitive de la séparation fondamentale entre les genres :

« Le même procédé d’agencement est repris lorsque la division s’appuie non plus sur des critères de genre, ni sur des facteurs hiérarchiques internes à la communauté religieuse, mais sur la césure culturelle essentielle entre clercs et laïcs… Cette partition des membres d’une société donnée en fonction du genre semble donc constituer un paradigme culturel pour dire simultanément l’interdépendance de deux groupes sociaux et la subordination de l’un par rapport à l’autre. Les moniales au regard des moines, les convers au regard des religieux de chœur, les laïcs au regard des clercs occupent la position sociale, à la fois indispensable et subalterne, du Féminin face au Masculin. » [1]

Sur les rares exceptions à cet ordre, voir P.Perdrizet ([0], p 152).



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1464 Benedetto Bonfigli - Gonfalone di San Francesco al Prato Oratorio di San Bernardino, PerugiaBenedetto Bonfigli, 1464, San Francesco al Prato, Oratorio di San Bernardino, Pérouse 1472 Benedetto-Bonfigli-Gonfalone-di-Corciano-Benedetto Bonfigli, 1472, église de l’Assunta (anciennement à Saint Augustino), Corciano
1470-1480 cercle de Benedetto Bonfigli, Gonfanon, eglise Sant’Andrea e Biagio, Civitella Benazzone.Cercle de Benedetto Bonfigli, 1470-1480, église Sant’Andrea e Biagio, Civitella Benazzone 1482 Bartolomeo Caporali , Musee de Montone, provenant de l'église San Francesco del borgoBartolomeo Caporali , 1482, Musée de Montone, provenant de l’église San Francesco del Borgo

Ces gonfanons , destinés à être portés en tête des processions, ont été réalisés dans l’urgence par les quatre cités, pendant une épidémie de peste. Le premier a servi de modèle aux autres, pour une composition très stéréotypées qui montre, de bas en haut :

  • une vue de la cité, vainement protégée par ses remparts ;
  • les paroissiens et les paroissiennes,
  • saint Sébastien et Saint Bernardin de Sienne (en tant que spécialistes de la peste), accompagnés par le saint patron de la paroisse (François, Augustin ou André) toujours en position d’honneur ;
  • le manteau de la Vierge qui arrête les traits décochés par Jésus ou Dieu le Père courroucé.

A noter que la sainteté protège contre la colère divine : dans le gonfanon de Pérouse, saint Laurent, saint Herculan de Pérouse, saint Louis de Toulouse, saint Constant d’Ancône et saint Pierre martyr sont placés en dehors du manteau.


1526 gonfalone-berto-di-giovanni cattedrale di San Lorenzo Pérouse
Berto di Giovanni, 1526, cathédrale de San Lorenzo, Pérouse 

Il existe bien d’autres types de gonfanons contre la peste, sans Vierge de miséricorde. Pour boucler la boucle en Ombrie, voici le dernier, réalisé à Pérouse à l’occasion de la peste de 1526. La composition a évolué vers plus de rationnalité, plaçant en haut les habitants du Ciel, au centre la cité et en bas les habitants de la Terre. Cette ségrégation verticale s’accompagne paradoxalement d’un mélange horizontal, puisqu’au premier plan les sexes ne sont plus rigoureusement séparés. D.Arasse attribue cette mixité relative à l’influence de la Transfiguration de Raphaël [6].


1526 gonfalone-berto-di-giovanni cattedrale di San Lorenzo Pérouse detail 1526 gonfalone-berto-di-giovanni cattedrale di San Lorenzo Pérouse detail deoit

Une autre explication tient aux deux caravanes d’hommes, de femmes et d’enfants mélangés, qui fuient la ville par toutes les portes en laissant des cadavres au bord de la route.



1526 gonfalone-berto-di-giovanni cattedrale di San Lorenzo Pérouse detail3
Ce gonfanon nous fait comprendre que le monde de la peste est un monde bouleversé, où les sexes se mélangent, où les remparts de pierre ne sont plus une protection mais une prison et où la seule protection efficace est le rempart de la foi – qu’il soit matérialisé par le manteau de Marie ou bien, comme ici, simplement évoqué par la banderole autour du groupe de rescapés (réminiscence aussi de la ceinture de la Vierge).



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La Vierge de Miséricorde avec les Rois Catholiques
Diego de la Cruz, vers 1485, Monasterio de las Huelgas, Burgos

Famille royale, famille monastique

La couronne de Marie est la même que celle des rois catholiques et le dessin de sa tunique présente une certaine ressemblance avec celle du roi Ferdinand II, agenouillé et placé à sa droite au premier rang ; à côté, le prince héritier et le cardinal Mendoza et derrière, la reine Isabelle et deux infantes.

Du côté gauche, s’étagent des moniales cisterciennes : la donatrice agenouillée, l’abbesse avec sa crosse suivie de cinq religieuses.

Tandis que la famille royale s’agenouille devant le pouvoir divin, les membres du clergé (cardinal et religieuses) restent debout.


Les deux démons

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Chacun a sa spécialité : celui de gauche décoche des traits qui menacent la famille royale (flèches des batailles ou de la peste).

A droite :

« le démon chargé de livres pourrait bien être Titivillus, démon d’origine non européenne qui hante les monastères, récoltant tous les péchés commis pendant la prière. On le décrit comme un démon cultivé et éclairé, qui note sur parchemin les phrases mal prononcées, les litanies expédiées en sautant des syllabes ou des mots, les psaumes chantés nonchalamment. Il note également le comportement des femmes qui bavardent pendant la messe ou de celles qui ne font pas attention dans leur travail. Tout ceci est inscrit dans le registre de San Michell le jour du jugement. » [7]



Pour terminer cet article, voici le cas amusant d’une Vierge de la Miséricorde privatisée à l’intention d’une seule famille.

1514-15 Pordenone pala-della-misericordia_Eglise de Pordenone
Pala della Misericordia
Pordenone, 1514-15, Cathédrale San Marco, Pordenone

Le prix de ce tableau, 47 ducats d’or, est stipulé dans le testament du donateur, Giovanni Francesco Tiezzo, un tisserand infirme qui léguait par la même occasion des terres au peintre. La Vierge abrite à sa gauche les femmes de la famille : son épouse Lucia et ses nièces Maria et Aloisa ; à sa droite le donateur, et un personnage masculin inconnu.

L’originalité est ici la présence de la Sainte Famille au dessus de la famille humaine, avec Saint Joseph portant Jésus. Ainsi que la présence d’un second Enfant Jésus, sur les épaules de saint Christophe muni de son bâton fleurissant : sans doute pour illustrer que le divin enfant lui-même a échappé aux périls de l’existence, mais aussi pour rajouter, à côté de la Vierge de la Miséricorde, une seconde puissante figure protectrice: ceinture et bretelle en quelque sorte.

La position de Saint Christophe, face au Noncello, rivière navigable dont dépendait le tisserand, a certainement aussi à voir avec la protection particulière contre les périls de la navigation.


Références :
[0] Paul Perdrizet, La Vierge de Miséricorde. Étude du thème iconographique, Paris, Albert Fontemoing éditeur, coll. « Bibliothèque des Écoles françaises d’Athènes et de Rome no 101 », 1908 https://archive.org/details/bibliothquedes101ecoluoft/page/n9/mode/2up
[1] Dominique Donadieu-Rigaut, « Les ordres religieux et le manteau de Marie », Cahiers de rec erches médiévales mis en ligne le 13 mars 2008
http://journals.openedition.org/crm/391
[1a] L’inscription en deux parties, sur les deux montants du trône (MADONNA DEL ZOPPO DI SQUARCIONE) est considérée comme hautement suspecte par le spécialiste du peintre Marco Zoppo. Voir  Lilian Armstrong The paintings and drawings of Marco Zoppo 1936, p 112
[3] Giuseppe Capriotti, « Gestire il denaro, gestire la salvezza. Tre immagini a sostegno del Monte di Pietà: Marco da Montegallo, Lorenzo d’Alessandro e Vittore Crivelli » https://riviste.unimc.it/index.php/cap-cult/article/view/114/87
[5] L’École d’Avignon, Michel Laclotte, Dominique Thiébaut ,1983, cat n0 52
[6] Daniel Arasse, « Saint Bernardin de Sienne – Entre dévotion et culture : fonctions de l’image religieuse au xve siècle » dans « Faire croire. Modalités de la diffusion et de la réception des messages religieux du XIIe au XVe siècles », Actes de la table ronde de Rome (22-23 juin 1979), Publications de l’École française de Rome https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1981_act_51_1_1374

2-1 Avec la Madone : en vue de profil

29 mai 2019

Commençons par mettre à part le cas où le donateur se présente en face de la Madone mais où, la scène étant vue de profil, il apparaît pour le spectateur à gauche ou à droite de la Madone : dans ce cas, l’ordre héraldique ne joue pas.



1415-86 ventura-di-moro-enthroned-madonna-with-child,-saint-anthony-abbott-and-two-praying-donors coll priv
Vierge à l’Enfant avec deux donateurs présentés par Saint Antoine Abbé
Ventura di Moro, 1415-86, collection privée

Tout en montrant clairement que les suppliants se présentent face au trône, la composition obéit moins à une logique spatiale qu’à une logique géométrique qui règle la taille des personnages.



1415-86 ventura-di-moro-enthroned-madonna-with-child,-saint-anthony-abbott-and-two-praying-donors coll priv schema

Dans le triangle profane, en bas, le piédestal, le père et son fils reproduisent, en miniature, le même étagement que dans le triangle sacré : le fronton, la Mère et l’Enfant. A cheval sur la diagonale, Saint Antoine Abbé (accompagné de son cochon noir), de taille intermédiaire entre Marie et le père, se trouve également en position intermédiaire entre le triangle humain et le grand triangle vide qui manifeste la suprématie du Divin. Le Trône, dont un des pinacles baigne dans ce triangle doré et l’autre clôt le panneau sur sa droite, apparaît comme une sorte de sas, d’ascenseur par lequel la Famille sacrée est venue à la rencontre de la famille humaine.


1415-86 ventura-di-moro-enthroned-madonna-with-child,-saint-anthony-abbott-and-two-praying-donors coll priv detail

D’après les habits sombres du fils, on pense que le tableau commémore son entrée au monastère [1].


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1435 Eyck_madonna_rolinLa Vierge du Chancelier Rolin, 1435, Louvre, Paris

 

1445 Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_EyckMadone de Nicolas de Maelbeke, , van Eyck 1439-41, copie XVIIIème

Rappelons que deux des cinq Madones avec donateur de van Eyck obéissent à cette composition (voir  1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435) et 1-2-5 Les Madones de Nicolas de Maelbeke (1439-41) et de Jan Jos (1441) )


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1455 Miniaturiste parisien Heures de Simon de Varye, La Haye Koninklijke Bibliotheek, Ms. 74 G 37, fol. 1r.
Heures de Simon de Varie, 1455, La Haye, Koninklijke Bibliotheek, Ms 74 G 37 fol 1r

Simon de Varie, grand commis de l’État, appréciait de se faire représenter vêtu en chevalier.  C’est ainsi qu’il apparaît une première fois, de manière conventionnelle, agenouillé respectueusement derrière son prie-dieu, en position d’humilité à la gauche  de la Vierge,


1455 Jean_Fouquet_Heures de Simon de Varye, Getty Museum Vierge 1455 Jean_Fouquet_Heures de Simon de Varye, Getty Museum

Jean Fouquet, 1455, Heures de Simon de Varie, Getty Museum, Malibu

Il décida un peu plus tard d’améliorer son livre d’Heure en commandant au célèbre peintre Jean Fouquet un frontispice montrant la même scène, mais en « bifolium » (diptyque dans un livre) et en perspective [2]. Tout en conservant en apparence sa position d’humilité à la gauche de Marie, Simon se trouve en fait en face d’elle (comme le montre le carrelage continu d’une page à l’autre) et sans prie-dieu de séparation : seul le fond – dais de velours rouge contre mur gris plus lointain de la chapelle – rend honneur aux personnages sacrés.

En même temps que cette intimité accrue avec la Vierge se sont multipliées les marques de personnalisation, grâce auxquelles d’ailleurs François Avril a pu résoudre l’énigme de l’identité du propriétaire [3] :

  • écus aux armes de Simon (trois heaumes, plus tard surchargés par trois fleurs de lys) ;
  • sa devise personelle (Vie a mon desir, une anagramme de son nom) ;
  • sa devise familiale (Plus que iamais).


Autres subtilités (SCOOP !)

1455 Jean_Fouquet_Heures de Simon de Varye, Getty Museum ancolies

La présence des ancolies n’a pas été expliquée : peut être est-elle tout simplement due au caractère variable de ces fleurs, qui ne s’ouvrent pas toutes en même temps. A noter le détail amusant de la chenille, petite créature démoniaque à proximité de la pomme tendue par l’Enfant Jésus, nouvel Adam.



1455 Jean_Fouquet_Heures de Simon de Varye, Getty Museum detail heaume
Noter à ce sujet le parallélisme remarquable entre le geste de Marie couronnée présentant l’Enfant, et de la dame d’honneur en hénin présentant le heaume : comme pour nous faire comprendre que le bras enfantin offrant le fruit est plus puissant que le bras d’acier brandissant l’épée brisée.


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Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Vierge_gauche Jean_Fouquet_Heures_Etienne_Chevalier_Vierge_droite

Étienne Chevalier en prière devant la vierge (extrait du « Livre d’Heures »)
Fouquet, entre 1452 et 1460, Musée Condé, Chantilly

A cette période, Fouquet a utilisé le même type de vue de profil pour un autre fonctionnaire royal fortuné, Étienne Chevalier, placé cette fois sur la page de gauche (voir Le diptyque d’Etienne)


1460-65 Fouquet Guillaume Jouvenel des Ursins Louvre Paris
Guillaume Jouvenel des Ursins
Fouquet, 1460-65, Louvre Paris

Il est probable que ce diptyque peint, dont le panneau droit a été perdu, relevait du même type de composition en vue de profil,


1435 Eyck_madonna_rolinLa Vierge au Chancelier Rolin, Van Eyck, vers 1435 Louvre, Paris 1480-1520 Horae_ad_usum_Parisiensem__BNF MS LAT 1161 fol 290r ressemble a RollinHorae_ad_usum_Parisiensem,
1480-1520, BNF MS LAT 1161 fol 290r

Dans tous ces cas, la position apparente « à droite de la Vierge » n’est pas une infraction plus ou moins orgueilleuse à la règle héraldique, mais la simple conséquence de la position « de face », en vue de profil.


La Madone de profil en Italie

 

1539 Moretto,_pala_rovelli Pinacoteca Tosio Martinengo di Brescia

Pala Rovelli
Moretto, 1539, Pinacoteca Tosio Martinengo, Brescia

Le grand panneau de gauche a été dédié à la Vierge Génitrice et à Saint Nicolas de Bari par le maître d’école Galeazzo Rovelli et ses élèves, comme l’indique le parchemin déchiré au bas du piédestal.


Une architecture maternalisée

Les différents signes de vieillissement (mosaïque dégradée de l’abside, traînées d’humidité sur le marbre, herbes poussant sur la corniche) doivent probablement être compris selon la rhétorique de l’humilité : tout comme elle a accouché dans une crèche, c’est dans un palais décrépit que la Mère de Dieu vient accueillir les enfants. Elle montre à son fils les deux petits présentés par le Saint et qui portent ses attributs habituels, la mitre et les trois boules dorées. Dans le dos de Saint Nicolas, un troisième est absorbé dans la lecture de son missel, tandis que le quatrième porte un long « cierge », qui fait pendant à la crosse.


Un objet-mystère (SCOOP !)

1539 Moretto,_pala_rovelli Pinacoteca Tosio Martinengo di Brescia detail
Sur le globe du sommet fleurissent trois oeillets, faciles à confondre avec les plantes de la corniche – ce qui explique peut-être la présence de celles-ci : rendre le symbole (les trois clous de la Passion dominant la Terre) plus difficile à trouver.

Une autre devinette est posée par les trois trios de pièces d’or fichées dans l’objet [4], et qui semblent faire écho aux trois boules dorées du Saint. Il s’agit d’une allusion à un épisode à rebondissements raconté par La Légende Dorée, et qui explique pourquoi Saint Nicolas est, encore aujourd’hui, le patron des prêteurs sur gage :

« Certain homme avait emprunté de l’argent à un Juif, en lui jurant, sur l’autel de saint Nicolas, de le lui rendre aussitôt que possible. Et comme il tardait à rendre l’argent, le Juif le lui réclama : mais l’homme lui affirma le lui avoir rendu. Il fut traîné devant le juge, qui lui enjoignit de jurer qu’il lui avait rendu l’argent. Or l’homme avait mis tout l’argent de sa dette dans un bâton creux, et, avant de jurer, il demanda au Juif de lui tenir son bâton. Après quoi il jura qu’il avait rendu son argent. Et, là-dessus, il reprit son bâton, que le Juif lui restitua sans le moindre soupçon de sa ruse. Mais voilà que le fraudeur, rentrant chez lui, s’endormit en chemin et fut écrasé par un chariot, qui brisa en même temps le bâton rempli d’or. Ce qu’apprenant, le Juif accourut : mais bien que tous les assistants l’engageassent à prendre l’argent, il dit qu’il ne le ferait que si, par les mérites de saint Nicolas, le mort était rendu à la vie : ajoutant que lui-même, en ce cas, recevrait le baptême et se convertirait à la foi du Christ. Aussitôt le mort revint à la vie ; et le Juif reçut le baptême. »

Le bâton ici représenté est donc triplement édifiant, illustrant simultanément , la malhonnêtété d’un chrétien, l’honnêteté d’un juif, et la toute puissance du Saint aux boules dorées en matière de caution bancaire.



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1567-70 Moroni Mariage mystique de Ste Catherine eglise d'Almenno San Bartolomeo
Mariage mystique de Ste Catherine
Moroni, 1567-70, Eglise de San Bartolomeo, Almenno

Trente ans plus tard, Moroni, a recopié la composition de son maître presque à l’identique : la Vierge désigne maintenant à l’Enfant Jésus non pas de potentiels camarades de jeu, mais sa potentielle épouse (mystique). Le décor est lui-aussi identique, jusqu’au parchemin déchiré du premier plan, mais les autres signes de décrépitude ont disparu. Tandis que l’Enfant continue à tenir sa pomme (au lieu de tendre un anneau nuptial à Sainte Catherine, selon l’iconographie classique), on peut se demander s’il ne faut pas voir dans l’abside dorée, dans la couronne tenue par la sainte, dans les deux auréoles en lévitation horizontale (un « truc » de Moretto [5]) autant de substituts de l’Anneau manquant.


1560 ca Giovanni_Battista_Moroni_-_A_Gentleman_in_Adoration_before_the_Madonna_-_National_Gallery_of_Art

Homme adorant la Madone
Giovanni Battista Moroni, vers 1560, National Gallery of Art, Washington

 

Dans cette composition typique des tableaux de dévotion de Moroni, le cadrage serré place le donateur en position d’humilité à main gauche de la Madone alors qu’il est en fait agenouillé en face d’elle, comme le montre la différence de taille.


1540-50 Madonna and Child with Saints Catherine and Francis and the Donor by Giovan Battista Moroni Brera Milan
Vierge à l’Enfant avec Sainte Catherine, Saint François et un donateur
Giovan Battista Moroni, 1540-50, Brera, Milan

Moroni modernise ici la formule de la Conversation Sacrée (voir 6-4 …en Italie, dans une Conversation sacrée) en plaçant le donateur non pas aux pieds de son Saint Patron, mais de l’autre côté d’un parapet, en contrebas (voir 2-8 Le donateur in abisso). L’iconographie n’est pas non plus celle de la Vierge à l’Enfant, mais celle du Mariage mystique de Saint Catherine : ici l’Enfant lui offre non pas un anneau nuptial, comme à l’ordinaire, mais une rose rouge.


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1567 Camerlenghi Madonna St Sebastien Marc Theodore(Madonna of the Treasurers) Tintoret Accademia Venise

Madone des Camerlingues
1567, Tintoret, Accademia, Venise

Mis au point  à Venise, le format panoramique se prête aux grandes décorations officielles. Il permet ici d’isoler trois groupes de personnages :

  • au centre les trois donateurs (les magistrats Michele Pisa, Lorenzo Dolfin et Marin Malipiero)
  • à droite leurs trois secrétaires, dont le premier se courbe sous le poids d’un sac rempli d’or.
  • à gauche, la Vierge est quant à elle entourée par trois saints (Sébastien, Marc et Théodore) en lesquels on pressent d’autres portraits cachés (ce ne sont pas en tout cas les saints patrons des donateurs) ;
  • à l’extrême gauche, le personnage barbu qui passe sa tête par le rideau est très probablement Tintoret.

A la fois hiérarchique et flatteuse, la composition file la métaphore entre les trois Rois Mages et les trois donateurs, tout en suggérant qu’ils se trouvent, vis à vis de la Madone, dans le même rapport de subordination et d’intimité que les secrétaires vis à vis des magistrats.

L’inscription en trois mots en bas à gauche « Unanimus Concordiaie simbolus » (Symbole unanime de la Concorde) traduit bien le sujet du tableau : la volonté vénitienne d’unité, aussi bien entre les citoyens et leurs dirigeants, qu’entre ceux-ci et les autorités supérieures.



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1571 Paolo_Veronese The_Madonna_of_the_Cuccina_Family_Gemaldegalerie Dresde

La Madone de la famille Cuccina
Véronese, 1571, Gemäldegalerie, Dresde

Le format panoramique est ici récupéré, dans un contexte privé, pour orner une des pièces du palais des Cuccina, sur le grand canal (il est représenté à droite).



1571 Paolo_Veronese The_Madonna_of_the_Cuccina_Family_Gemaldegalerie Dresde schema

Tout en isolant la Conversation Sacrée à gauche des colonnes, Véronèse insère les trois Vertus théologales au sein de la famille humaine. S’il positionne les époux selon l’ordre héraldique, il place les enfants sans tenir compte de l’âge, et traite les deux frères de manière dissymétrique, mais néanmoins égalitaire : l’un est plus près de la Madone, l’autre bénéficie de deux Vertus. Loin d’une présentation officielle, l’impression recherchée est celle d’une famille prise sur le vif, cohabitant avec la Madone dans l’intimité de sa demeure.



1571 Paolo_Veronese The_Madonna_of_the_Cuccina_Family_Gemaldegalerie Dresde ensemble

Les quatre panneaux qui décoraient la salle proposent la même lecture de droite à gauche. Cependant, ils ne sont pas conçus pour être découverts en pivotant sur soi même : la Présentation à la Madone est clairement le panneau central d’un triptyque de scènes glorieuses : à gauche l’Adoration des Mages développe la Conversation Sacrée, à droite les Noces de Cana se placent dans la continuité du Palais Cuccina, comme si elles s’y déroulaient.

C’est ensuite, en se retournant, que le spectateur se trouve confronté à la seule scène tragique, celle du Portement de Croix.



Références :
[1] https://www.salamongallery.com/dipinti_opera.php?codice=126
[3] Miniatures inédites de Jean Fouquet : Les Heures de Simon de Varie James H. Marrow, traduit par Monique de Vignan
Revue de l’Art Année 1985, 67, pp. 7-32 https://www.persee.fr/doc/rvart_0035-1326_1985_num_67_1_347496

Autour de Julie Duvidal : les marquis de Montferrier

12 mars 2019

La vie et l’oeuvre de Julie Duvidal, portraitiste, est maintenant assez bien connue [1]. Mais autour d’elle, ont existé dans la famille de Montferrier d’autres portraits, parfois par de grands peintres, dont il ne nous reste aujourd’hui que quelques photographies.

C’est l’occasion de cette petite généalogie illustrée de la famille des Duvidal de Montferrier, d’abord en remontant dans l’Ancien Régime, puis en descendant le cours du XIXème et du XXème siècles.

Les illustrations non attribuées ci-après proviennent de la collection personnelle de Mr Nicolas Gladysz, que je remercie pour son soutien et sa sagacité.

Les dates ont été vérifiées et souvent corrigées par Mr Jacques Tuchendler, qui a bien voulu me communiquer  par avance le résultat de ses recherches [1a].

Son père  : Jean-Jacques du Vidal,

deuxième marquis de Montferrier (1752 – 1829)

Duvidal gen 1

Le père de Julie a eu quatre vies, passant à travers les changements de régime en perdant une bonne partie de sa fortune, mais ni son dynamisme ni son entregent. [2]


Première vie : le Languedoc sous l’Ancien Régime (1752-1789)

augustin-pajou-la-marquise-de-montferrier

Le marquis et la marquise de Montferrier, par Pajou, 1781, collection privée

  • 1781 : il épouse à Paris Charlotte de Chardon (1756-1824) , fille  d’un grand administrateur de la Marine et des Colonies [9a], dont il a rapîdement une fille, Rose.
  • Jusqu’en 1789, Jean-Jacques du Vidal fut l’un des trois syndics généraux du Languedoc, comme avant lui son père et son grand-père. Administrateur de haut niveau, le syndic général était une courroie de transmission essentielle entre les Etats de la province et les administrations royales.


Deuxième  vie : Paris durant la Révolution (1789-1799)

  • 1789 : après l’abolition des Etats provinciaux, il se cache quelque mois dans son château de  Montferrier puis abandonne définitivement le Midi pour s’installer à Paris.
  • 1794 : jouissant d’une réputation de philanthrope, il ne subit qu’un court séjour en prison [3]. Sa femme ayant préféré émigrer, il divorce.
  •  1795 : il épouse Jeanne Delon (1762-1831), la nounou de sa fille, qui l’avait accompagnée depuis Montpellier  et  qui savait à peine lire [1a],[4].
  • 1797 : Julie naît.

1750-1821 Jean Jacques Duvidal Marquise jeanne Delon coll Gladysz

Jeanne Delon, seconde épouse du marquis de Montferrier

Ce tableau, identifié comme étant celui de Jeanne Delon par une mention manuscrite au dos de la photographie, est une énigme iconographique et historique.

Notons d’abord que, si le cadre est très similaire à celui de la marquise Anne de Fournas de la Brosse (voir ci-après), la pose est nettement moins officielle : le bracelet à l’antique, le ruban dans les cheveux, le robe lacée haut, et les deux fleurs écloses, plus un bouton de rose suggestif à l’emplacement du téton, signalent l’alibi mythologique habituel pour les portraits quelque peu osés : il s’agit d’une dame « en Vénus ».

Jeanne Delon était bien la nounou de Rose, elle a dû servir chez les Duvidal vers 1781, à l’âge de 19 ans : était-il concevable que le marquis, amateur d’art mais jeune marié, ait engagé cette dépense pour  immortaliser  une servante, si belle soit-elle ?

Date-t-il d’après son second mariage à Paris, en 1795 ? Jeanne avait alors 33 ans. Il n’est pas inconcevable que l’ex-marquis désargenté (en 1797, il vend l’hôtel de la rue de l’Aiguillerie et en 1798 le château) ait néanmoins décidé de rendre hommage à sa seconde épouse à la fois en marquise et en Vénus dans un style ostensiblement Ancien Régime….


1750-1821 Jean Jacques Duvidal Marquise jeanne Delon coll Gladysz detail roses

Le détail des roses suggère une hypothèse de datation : la fleur de gauche, tournée vers l’arrière représenterait la première épouse, qui venait de disparaître de sa vie ; et la tige que tient la jeune femme représenterait la nouvelle branche de sa vie, porteuse de boutons encore dans l’ombre. Celui qui est mis en pleine lumière serait pour ainsi dire le premier « portrait de Julie », peint en 1797 à l’occasion de sa naissance.


Troisième vie : le Consulat et l’Empire (1800 – 1815)

Duvidal President du Consulat 1804, esquisse de Julie Duvidal coll Gladysz Copyright KIK-IRPA,Bruxelles.
 
Duvidal, Président du Tribunat en 1804,
Copyright KIK-IRPA,Bruxelles  http://balat.kikirpa.be/object/11055545
 

Une fois Cambacérès devenu Second Consul, le sieur Duvidal se voit confier des postes administratifs importants :

  • 1803 : il obtient a Légion d’Honneur ;
  • 1804 : il est nommé président du Tribunat ;
  • 1807 : Maître à la Cour des Comptes,
  • 1808 : Chevalier de l’Empire.

On dit qu’une camaraderie de régiment avec le jeune Napoléon Bonaparte aurait pu faciliter ces promotions. Enfin son appartenance maçonnique, ainsi que celle de sa femme, ne gâtait rien.

  • 1800 :  Zoë naît, suivie en 1801 de Jean-Armand.
  • A signaler en 1800 un des mariages les plus retentissants du Consulat entre sa fille Rose (celle de son premier mariage) et le banquier Basterrèche, richissime mais « le plus effroyable des monstres » [4], ce qui inspira à Bonaparte cette forte sentence : « Ah ! Le présent fait oublier le futur ! ». Ledit banquier eut le bon goût de décéder 18 mois plus tard, laissant Rose veuve et fortunée.


Quatrième vie : la Restauration (1815 – 1829)

  • 1815 : Duvidal est tout bonnement restauré dans son marquisat, et confirmé dans ses fonctions à la Cour des Comptes
  • 1827 : il prend sa retraite

Ainsi la vie de Jean-Jacques Philippe du Vidal, toute de compétence, de connivences de classe et d’une bonne dose d’ambition, éclaire cet esprit de continuité qui se lit dans le pendant imaginé par sa fille aînée à l’aube de sa carrière artistique, ainsi que la volonté d’excellence et la confiance en sa séduction.


Le grand-père : Jean-Antoine du Vidal,

premier marquis de Montferrier (1700 – 1786)

Duvidal gen 2


1701-1786 Jean Antoine Duvidal 1er Marquis par Tocque coll Gladysz

Jean Antoine Duvidal, portrait par Tocqué

Sa biographie nous est connue notamment par l’hommage que lui fit, à sa mort, la Société Royale des Sciences de Montpellier [5]


Un jeune homme des Lumières

  • Il prête serment comme avocat, mas étudie également les mathématiques, la physique, l’anatomie.
  • 1727 : adjoint anatomiste à la Société Royale des Sciences de Montpellier
  • 1729 : mémoire sur une « trombe terrestre » qui avait fait de grands dommages dans la région de Montpellier


Un homme de pouvoir

  • 1732 : voyage à Paris en remplacement de son père malade, pour remettre les Cahiers de Doléances
  • 1733 : à la mort de son père, il devient Syndic général des Etats de Languedoc. On lui doit la construction du nouveau pont du Gard, à côté du monument romain, l’introduction en Languedoc des moulins à la Vaucanson.
  • 1749 : mariage avec Marie-Rose Vassal
  • 1762 : consul général de la noblesse aux Etats du Languedoc

Il est membre de la loge de la Triple alliance (parmi la trentaine de loges qui se créent à cette époque à Montpellier), pour laquelle il recrute son futur beau-frère Jacques de Cambacérès. Son beau-père Jean Vassal est également Franc-Maçon [3a].


Le premier marquis de Montferrier

  • 1763 : à l’occasion du don fait au roi d’un vaisseau de cent canons ([6], p 78) , il obtient l’érection en marquisat de ses seigneuries de Montferrier et de Baillarguet ([7], p 43)


Armorial_des_Etats_de_Languedoc_Gastelier de La Tour, 1767Armorial des États de Languedoc, Gastelier de La Tour, 1767 Armoiries des Duvidal de Montferrier

L’Armorial de 1767 mentionne sa qualité de marquis, et montre les armoiries des Duvidal, celles qui figurent sur son portrait.

Mais de plus en plus souvent, par la suite, les Marquis écartèleront les armes des Du Vidal avec celles des Montferrier : « d’or à trois fers à cheval de gueule, chargés d’une étoile d’argent », accompagné de la fière devise « Au triomphe mon fer i est« 


Vue topographique du Chateau de Montferrier en 1764 coll Gladysz

Vue topographique du Château  de Montferrier en 1764
(Oeuvre de commande du Marquis Abel de Montferrier vers 1913),  collection Gladysz

Il fait complètement reconstruire le vieux château de Montferrier, et le transforme en un des plus beaux châteaux du Languedoc (il sera détruit à la Révolution).


Hotel de Montferrier Hotel de Montferrier bis

Hôtel de Montferrier, 23 rue de l’Aiguillerie à Montpellier.

Ayant vendu à faible prix sa source du « Boulidou » à la ville de Montpellier et autorisé le passage sur ses terres de l’aqueduc de la Lironde (qui relie celui des Arceaux) il obtient en 1775, luxe inouï, une prise d’eau particulière sur le tuyau qui traversait son hôtel pour alimenter la fontaine publique de la place Pétrarque. [8]


reportage-46-1 reportage-46-2

Trois siècles plus tard, l’eau est toujours gratuite pour les habitants de l’ancien hôtel particulier. [9]


L’arrière grand-père de Julie :

Jean-Antoine du Vidal (1665- 1733)

Duvidal gen 3

1669-1733 Jean Antoine Duvidal version couleurJean-Antoine du Vidal (recolorisé), attribué à Hyacynthe Rigaud 1669-1733 Jean Antoine Duvidal Epouse De la Brosse par Mignard coll GladyszAnne de Fournas de la Brosse, attribué à  Mignard
1696 Rigaud autoportrait au manteau bleu chateau de Groussay.Autoportrait au manteau bleu , 1696, Hyacynthe Rigaud, château de Groussay 1669-1733 Jean Antoine Duvidal Epouse De la Brosse par Mignard coll Gladysz reversRevers de la photographie ci-dessus

L’attribution à Rigaud est incertaine [10]. On peut néanmoins  noter la  grande ressemblance avec l’autoportrait de Rigaud qui doit dater de la même époque.

  • 1689 : épouse Anne de Fournas de la Brosse [10a]
  • 1691 : succède à son père comme Conseiller Maître en la Cour des Comptes Aides et Finances de Montpellier
  • 1704 : Syndic général des Etats de Languedoc
  • 1707 : obtient la survivance de sa charge, pour son fils.


1669-1733 Jean Antoine Duvidal Portrait en robe coll Gladysz

Jean-Antoine du Vidal, en robe de conseiller

La famille possédait un second portrait au même âge, mais en habit de conseiller : il était peut-être destiné à l’hôtel de Montpellier, le  pendant avec son épouse, en habit de grand seigneur,  étant pour le  château de Montferrier [10b].
.



Son arrière-arrière grand-père :

Antoine du Vidal, bourgeois de Montpellier (1621-1690)

  • Lieutenant de cavalerie
  • 1675 : ennobli par la charge de Secrétaire du Roi, nommé Conseiller Maître en la Cour des Comptes Aides et Finances de Montpellier


Montferrier don Leopold HugoColline basaltique de Montferrier (don de Léopold Hugo en 1890 à la société de géographie) Montferrier sur LezMontferrier aujourd’hui
  • 1684 : achète la coseigneurie de Montferrier en 1683 à Louise de Baudan veuve de Pierre Dhauteville pour 49.000 livres et l’année suivante acquiert l’autre moitié de Montferrier au marquis de Toiras. D’après une tradition que certains généalogistes mettent en doute ([11], p 329) et que d’autres confirment ([12], p 17) , les anciens seigneurs de Montferrier auraient pris le nom de Du Vidal en 1386 : le château ne faisait donc que revenir dans la lignée.
  • Il démolit le château féodal et le reconstruit en style Louis XIV.
  • 1687 : Premier consul de Montpellier



L’énigme du mestre de camp

Inconnu en armure coll GladyszJacques de Montferrier, Mestre de Camp 1701-1786 Jean Antoine Duvidal 1er Marquis par Tocque coll GladyszJean-Antoine du Vidal, premier marquis

Ce tableau aujourd’hui perdu pose un épineux problème, dont voici les données :

  • l’inscription, très peu lisible, semble être « JACQUES DE MONTFERRIER <…> MESTRE DE CAMP
  • son cadre ainsi que la position des armoiries, identiques à celles du portrait de Jean-Antoine du Vidal, semble en avoir fait une sorte de pendant ;
  • les armories sont celles des Duvidal de Montferrier, munies de la couronne de marquis, ce qui place le portrait après 1763 (érection du marquisat) ;
  • l’homme porte une armure et une décoration de type militaire (sans doute la plus courante à l’époque pour les militaires méritants : celle de l’Ordre de Saint Louis).



Inconnu en armure detail

Détail des armoiries et de la décoration

L’opuscule d’Etienne Dalvy [13] comporte une mention intéressante sur les membres de la famille Montferrier ayant fait une carrière militaire :

« Hannibal de Montferrier du Vidal, tué à Lens en 1638 ; Samuel du Vidal de Montferrier, tué à Slaffarde, 1690, qui servirent sous le duc d’Enghien et Turenne ; Jacques de Monlferrier. mestre de camp de cavalerie, qui se conduisit héroïquement à Minden. »

Dans l’annuaire des membres de l’Ordre de Saint Louis [14], on trouve un chevalier de Vidal (sans prénom), reçu dans l’ordre en 1740 en tant que Capitaine au régiment de Picardie, et mort en 1759 à la bataille de Minden, toujours en tant que Capitaine. En admettant que cet officier ait eu une trentaine d’années lors de son entrée dans l’ordre, il serait donc né vers 1710, ce qui en fait un contemporain de Jean-Antoine du Vidal.

Mis à part ces maigres indication, Jacques de Montferrier ne figure dans aucune généalogie de la branche aînée des Duvidal : il devait donc faire partie d’une branche cadette (comme l’autre Mestre de camp mort au combat dans la famille, Samuel du Vidal de Montferrier), mais sans doute pas celle-ci, qui était en majorité protestante (un protestant pouvait acheter le grade de Mestre de camp, mais pas accepter la médaille de Saint Louis)


Inconnu en armure inverse collection GladyszPortrait inversé 1781 Pajou Jean Philippe du Vidal Marquis de Montferrier Terre Cuite Musee de MontrealJean-Jacques Philippe du Vidal, 
Pajou, Terre Cuite, Musée des Beaux Arts de Montréal

Si l’on verse au dossier la ressemblance frappante entre notre inconnu et le buste de Jean-Jacques Philippe du Vidal en 1781, nous en arrivons à une hypothèse raisonnable.

Peu après 1763, dans la foulée du succès de ses ambitions, le premier marquis Jean-Antoine aurait décidé, pour étoffer la gloire militaire de la famille, de faire peindre, en pendant de son propre portrait en habit (et quitte à améliorer quelque peu son grade) un Montferrier en armure : ce lointain cousin Jacques, encore auréolé par sa mort héroïque à Minden. Et, le modèle n’étant plus disponible, il aurait poser le deuxième marquis, de sorte que le pendant officiel (un noble de robe, un militaire) dissimule un petit secret familial : un pendant père-fils.


Après Julie

Jean-Armand du Vidal, (1799-1866)

Troisième marquis de Montferrier

Duvidal gen 3bis


Le frère de Julie a fait une carrière exclusivement militaire, et n’a laissé que peu de traces.

  • 1817 : officier aux Gardes du Corps du Roi Louis XVIII, sous les ordres du Duc d’Havré
  • 1827 : Lieutenant. Il servit également dans les Carabiniers et les Lanciers
  • 1827 : épouse Catherine Jacquinot (1796-1846) à Pont-à-Mousson, où il demeure en bon notable local, s’occupant de zoologie et de sociétés de bienfaisance.


Portefeuille de NapoleonPortefeuille de Napoléon Le_Figaro_Supplement_litteraire_du 16 mars 1929Le Figaro, Supplément littéraire du 16 mars 1929

Il a joué néanmoins un petit rôle au service de la grande Histoire, en conservant dans la famille un portefeuille que lui avait confié le Baron de Méneval sous la Restauration, et qui contenait un manuscrit éclairant d’un jour nouveau l’Assassinat du duc D’Enghien (voir le récit dans le Figaro).



Six semaines marquis : Pierre Olivier Duvidal

Lorsque Jean Armand décède le 30 juillet 1866, le titre de marquis échoit à son fil aîné, Pierre Olivier, qui décède lui-même le 27 août à l’âge de 35 ans, laissant le marquisat à son frère cadet Antoine-Edgar. [1a]



Antoine-Edgar du Vidal, (1832-1894)

Quatrième marquis de Montferrier

Duvidal gen 4



Abel-François Villemain. Portrait par Ary Scheffer, 1855 Louvre
Abel-François Villemain. Portrait par Ary Scheffer, 1855 Louvre

  • 1860 (8 mai à Paris 6ème) : il épouse Lucie Villemain, fille d’un homme célèbre : Abel-François Villemain (1790-1870), écrivain, historien, critique littéraire, ministre de l’Instruction Publique, Pair de France [15].
  • 1861 : suite à cette alliance prestigieuse, il est propulsé sous-préfet de Tonnerre, jusqu’à la fin du Second Empire. Selon son frère le comte Anatole de Montferrier :

« Mr Thiers, en obtenant à Bordeaux de l’Assemblée Nationale la paix à tout prix, m’avait forcé à émigrer de Metz, et mon frère, le marquis de Montferrier, fidèle à sa parole et à son serment, avait refusé de servir le gouvernement du 4 septembre et s’était retiré à Genève. » [16]


La Charente 20-01-1879 Politique Montferrier
La Charente, 20 janvier 1879 [16a]

Il semble avoir manoeuvré sans grand succès dans les milieux de la presse bonapartiste, à en croire cette appréciation peu flatteuse de La Charente, à propos de la prise de contrôle ratée du journal « Le petit Caporal ».

  • 1880 : on le trouve Président de la Société civile obligataire de la Société foncière et agricole de la Basse Egypte.

Antoine-Abel du Vidal (Tonnerre 17 avril 1861- Paris 1937)

Cinquième marquis de Montferrier

Duvidal gen 5

Abel de Montferrier 1882 detailA 21 ans, au XIIème régiment de Chasseurs de Rouen, 1882(cliquer pour voir l’ensemble) antoine abel Duvidal de Montferrier coll Gladysz

Antoine-Abel du Vidal de Montferrier

L’affaire du testament de Léopold

En avril 1895, le cinquième  marquis de Montferrier conduit l’enterrement de Léopold Hugo, qui avait désigné comme légataire universel son cousin le quatrième marquis (mort juste avant lui, en 1894). Ceci donna lieu à un imbroglio judiciaro-mondain dont la presse fit un feuilleton à épisodes : en effet Célestine Solliers, l’épouse divorcée de Léopold (et femme de moralité douteuse), produisit un autre testament, réclama la moitié de la fortune et traîna le marquis au tribunal.


Proces Leopold HugoL’Univers, 19 juillet 1896 Proces Leopold Hugo 2Le Grand écho du Nord de la France, 26 février 1898, [17]

Ce testament ayant été reconnu comme un faux par les experts, elle fit quinze mois de préventive (il faut dire elle avait déjà été condamnée par contumace, en 1891, à 1 an de prison pour abus de confiance , et n’était rentré en France qu’après l’expiration du délai de prescription).


Proces Leopold Hugo 3La Lanterne, 27 février 1898

Les Assises furent acrobatiques, reportées à plusieurs reprises suite à l’état nerveux de l’accusée. Je n’ai pas trouvé le jugement définitif, mais la peine devait être largement couverte par la détention préventive. [18]


L’arrière petite fille de « Notre Dame de Thermidor »

1897 Marie Louise tallien de cabarrus Comerre coll Gladysz

Marie Louise Tallien de Cabarrus, 1897, portrait par Comerre

  • 1892 : 892 : Antoine-Abel du Vidal fait, à l’exemple de son père, un beau mariage. Il épouse au château de Clayes une fille de la meilleure société : Marie-Louise Tallien de Cabarrus, arrière-petite fille de Mme Tallien, (cette dernière, spécialiste de la survie par temps de tempête, avait eu pas moins de onze enfants avec cinq maris différents, certains nobles et d’autres moins)


1897 Comerre peignant Marie Louise tallien de cabarrus bis 1897 Comerre peignant marquise Antoine Abel du Vidal Montferrier (nee Marie Louise tallien de cabarrus )

 Comerre peignant Marie Louise Tallien de Cabarrus, collections du Musée d’Orsay


chateau des Clayes Clayes sous boisChâteau des Cabarrus, à Clayes sous Bois chateau des Clayes aujourd'huiLe château de Clayes aujourd’hui (détruit durant la Seconde guerre mondiale)

Ce mariage, ainsi que la fortune de Léopold, on dû beaucoup faire pour l’aisance financière du couple, qui mène désormais grand train.


Les Modes Juin 1903 La marquise de MontferrierLes Modes Juin 1903 PORTRAIT-de-la-MARQUISE-de-MONTFERRIER

Tandis que la marquise figure parmi les Parisiennes élégantes, le marquis est nommé assez fréquemment dans les journaux.


Le Figaro 7 aout 1898Le Figaro, 7 août 1898 Le Figaro 15 septembre 1898Le Figaro 15 septembre 1898

Membre de plusieurs Cercles huppés, Il donne des réceptions, préside à des assauts d’escrime, et est un des tous premiers automobilistes.


L Idole Abel de MontferrierL Idole Abel de Montferrier Le Livre revue mensuelle, 1889, p 496Le Livre : revue mensuelle, 1889, p 496

Homme de lettres, il dessine, écrit des poèmes et de petits spectacles joués devant la haute société.


Histoire des theatres de societe Leo Claretie 1906 p 270 Histoire des theatres de societe Leo Claretie 1906 p 271

« Histoire des théâtres de société, Léo Claretie, 1906, p 270 et 271

Dans ses confidences à Léo Claretie, il inscrit ce goût pour le théâtre privé dans une tradition doublement familiale, à la fois côté Monferrier et côté Villemain.

Il donne fréquemment des conférences historiques, qu’il fait paraître en recueil à la Librairie Académique Perrin : « Les femmes, la danse, la politesse ». Selon la Revue des lectures du 15 juillet 1930 :

« On ne mettra pas cet ouvrage dans toutes les mains : il s’y trouve des plaisanteries légères, un peu risquées parfois. Mais les gens formés liront avec plaisir ces pages pétillantes et fort amusantes ».


marie louise tallien de cabarrus par Therese-Marie-Rosine GERALDYMarie-Louise Tallien de Cabarrus
Portrait par Thérèse-Marie-Rosine Géraldy

Le couple vit une vie mondaine, possède au port de Loctudy un petit sloop de 4,6 tonneaux, le Star.


sb-line
Chasseriau Portrait de mademoiselle de Cabarrus, 1848-Musee des beaux-arts de Quimper

Portrait de mademoiselle de Cabarrus
Chassériau , exposé au Salon de 1848, Musée des Beaux-Arts de Quimper.

Marie-Louise était trçs proche de sa tante Marie-Thérèse de Cabarrus (1825-99), qui l’avait adoptée. Elle est ici portraiturée pour tante Marie-Thérèse de Cabarrus (1825-99), portraiturée ici par Chasseriau à l’âge de 23 ans. Considérée comme l’une des plus belles femmes de Paris, elle était la fille de Jules Adolphe Edouard Tallien de Cabarrus, le médecin du peintre, dit le « Docteur Miracle » [19] , et d’Adèle de Lesseps, soeur ainé deFerdinand de Lesseps.


Chateau de Langoz pres de Loctudy
Château de Langoz près de Loctudy

L’année du tableau, elle épousa un avocat, le baron Claude Saint-Amand Martignon, et vécut au château de Langoz près de Loctudy, qui devint un peu le nouveau point d’attache des Duvidal de Montferrier. C’est sa nièce Marie-Louise qui fit don en 1901 de son portrait au musée de Quimper.


Après le Cinquième marquis


Abel de Montferrier et Marie Louise aux Clayes aout 18921898 : Abel et Marie-Louise aux Clayes, après six ans de mariage Abel de Montferrier et Marie Louise au mariage de Cecil en 19361936 : Abel et Marie-Louise au mariage de Cecil, un an avant sa mort

Cecil de Montferrier 1936

  • En 1936, le fils d’Abel de Montferrier, le comte Cecil de Montferrier épouse une américaine ; il devient le sixième marquis l’année suivante à la mort de son père.
  • Le septième marquis est décédé en 2010.

Une autre famille  : Les Sarrazin de Montferrier

Une étonnante complication vient du fait que Victor Hugo connaissait deux familles de Montferrier :

  • par son frère Abel, il était apparenté aux Duvidal de Montferrier ;
  • par Juliette Drouet, il connaissait les Sarrazin de Montferrier qui , bien que d’une famille tout à fait différente, se faisait donner également le titre de marquis [20].

C’est donc ce marquis Alexandre Sarrazin de Montferrier qui, en 1851, lors du coup d’état du 2 décembre, hébergea au 2 rue de Navarin Victor Hugo pendant 5 jours et le mit lui-même dans le train de Bruxelles

C’est ce même marquis Alexandre, par ailleurs mathématicien et beau-frère de Wronski, qui fut le compagnon en 1853 de Marie-Noémie Cadiot (plus tard Marie Rouvier), sculptrice, femme de lettres et féministe, connue sous son pseudonyme de Claude Vignon : contrairement à ce qu’on lit parfois, il ne s’agit donc pas du quatrième marquis Antoine-Edgar du Vidal.


Références :
[1] La belle-sœur de Victor Hugo, Caroline Fabre-Rousseau, 2016
[1a] Jacques Tuchendler, publication à paraître
[3] En 1794, au plus fort de la Terreur, il a loué son logement à son cousin Cambacérès.  Une source  non vérifiée dit qu’il l’aurait ainsi sauvé de l’échafaud. Voir Biographie universelle et portative des contemporains, ou, Dictionnaire historique des hommes vivants, et des hommes morts depuis 1788 jusqu’a nos jours, qui se sont fait remarquer chez la plupart des peuples, et particulièrement en France, par leurs écrits, leurs actions, leurs talents, leurs vertus ou leurs crimes, F.G. Levrault, 1834 p 186 https://books.google.fr/books?id=dbFNAQAAMAAJ&pg=PA186&dq=Jean+Jacques+Philippe+Duvidal+de+Montferrier&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjqjLjrybPcAhXHzqQKHY10AKkQ6AEIRDAF#v=onepage&q=Jean%20Jacques%20Philippe%20Duvidal%20de%20Montferrier&f=false
[3a] De la franc maconnerie à Montpellier, Alain KNAPP http://ar.21-bal.com/istoriya/2724/index.html
[5] Eloges des Académiciens de Montpellier: pour servir à l’histoire des sciences dans le XVIIIe siècle, Desgenettes Bossange, 1811 p 280 et ss https://books.google.fr/books?id=UYvNewHiVzQC&pg=PA280
[6] Les officiers des États de la province de Languedoc / par M. le Vte de Carrière,… ; publié par les soins de M. le Vte Albert de Carrière, son fils… Aubry 1865 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65687355/
[7] Notice sommaire généalogique sur la maison Du Vidal de Montferrier (titre de marquis) en Languedoc : d’après le travail de d’Hozier, un jugement de 1676 et divers documents inédits par l’abbé C.-P. Ténard, 1887. https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5687172n
[8] Bulletin – Société languedocienne de géographie, tome XXIV, 1901, p 455 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k4152637/
[9] Autres vues de l’Hotel de Montferrier : https://autourdegeorgesmoustaki.blogspot.com/2018/01/lhotel-de-montferrier23-rue-de.html
On trouve son acte de baptême le 13 avril 1752 à la paroisse Notre Dame des Tables, Montpellier
[9a] Daniel Marc Antoine CHARDON http://cths.fr/an/savant.php?id=114115#
[10] Le livre de raison du peintre Hyacinthe Rigaud / publié avec une introduction et des notes par J. Roman, 1919, p 293 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9641173x.r
[10a] Annuaire de la noblesse de France et des maisons souveraines de l’Europe, 1893, génalogie de Albert Reverend, p 283
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k366209/
[10b] Ce portrait, ainsi que celui d’Anne de Fournas ont été retrouvés en 2020 par Stéphan Perreau, suite à l’exposition Ranc. Voir https://hyacinthe-rigaud.over-blog.com/2020/04/jean-ranc-nouveautes-et-redecouvertes.html
[11] Dictionnaire des familles françaises anciennes ou notables à la fin du XIXe siècle. XV. Duh-Dyé, 1917, par GustaveChaix d’Est-Ange,
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1120080/
[12] « Notice sommaire généalogique sur la maison Du Vidal de Montferrier (titre de marquis) en Languedoc », Abbé C.-P. Ténard https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5687172n.r
[13] Les Seigneurs de Montferrier, ou un Traité de paix au XIVe siècle (1380) , par M. Etienne Dalvy, 1891 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57222402
[14] Histoire de l’Ordre royal et militaire de Saint-Louis depuis son institution en 1693 jusqu’en 1830, tome 2, p 501 https://archive.org/details/histoiredelordr00annegoog/page/n526
[16] « Histoire de la révolution du 18 mars 1871 dans Paris , par le comte Anatole de Montferrier, témoin oculaire », p 79 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5475592d/
[17] L’Univers, 19 juillet 1896 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k709198b
Le Grand écho du Nord de la France, 26 février 1898, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k47574027/
[18] Pour un résumé croustillant de l’affaire et du procès, voir l’article du Figaro du 25 février 1898, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k284300b/
et de « L’Aurore : littéraire, artistique, sociale » du 30 mars 1898 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k7015308/f3.item.r=%22Clémentine%20Solliers%22.zoom
[20] « La plus aimante », Paul Souchon, 1941, p 285

Décès de Jacques Bousquet (1923-2019)

2 mars 2019

Jacques Bousquet 2008

Sans beaucoup s’éloigner de son pays natal, mon père a eu trois vies. Sa vocation lui est venue en découvrant, vers l’âge de quinze ans, près de la ferme où il passait ses vacances, quelques parchemins dans une ruine : il décida qu’il apprendrait à déchiffrer ces vieilles écritures, et qu’il redonnerait vie à ces gens du passé qui avaient laissé ces quelques traces. De la lutte contre l’oubli, il ferait son métier.

On lui expliqua que, pour cela, il fallait monter à Paris pour de longues études. Il fit donc l’Ecole des Chartes, l’Ecole du Louvre et, comme il était sorti premier de sa promotion, il passa encore deux ans en Italie, à l’Ecole de Rome : c’est là qu’il fit ses premières découvertes dans des archives pontificales que personne n’avait explorées : les traces de caravagesques français qui avaient eux aussi fait, trois siècles plus tôt, le voyage de Rome. Ces découvertes lui ouvraient une voie royale vers des carrières prestigieuses : mais chacun savait que Bousquet voulait un seul poste : celui d’archiviste de l’Aveyron.

Ce fut sa première vie : pendant vingt ans, il parcourut en deux chevaux toutes les mairies du département pour se faire donner pour les Archives les vieux documents, les vieux objets folkloriques. Conservateur du musée Denys-Puech, il voulut en faire le musée des artistes aveyronnais, et le remplit à ras bord des oeuvres qu’il récupéra de toutes parts. Toujours la lutte contre l’oubli.

Sa deuxième vie fut celle d’historien du Rouergue. Il découvrit les fresques romanes de l’église de Toulongergues, près de Villeneuve d’Aveyron. Membre de la Société des Lettres, il rédigea de nombreux articles sur des sujets variés, nouant des amitiés avec les érudits et les artistes de la région, se passionnant pour des personnages connus ou moins connus de l’histoire locale : j’ai appris de lui qu’aucune existence n’est négligeable, qu’aucun sujet n’est secondaire, pourvu qu’on s’y intéresse avec curiosité et respect. Se spécialisant dans le Moyen Age, il passa dix ans à rédiger deux grosses thèses, l’une sur l’Histoire du Rouergue au XIème et XIIème siècle, l’autre sur la sculpture de Conques.

Ce qui lui ouvrit sa troisième vie, celle de professeur d’Histoire de l’Art à l’Université Paul Valéry de Montpellier. Sans doute sa vie la plus riche : il ne s’agissait plus d’exhumer la mémoire des morts pour la confier à des livres : mais pour la transmettre à des vivants. Enfant fragile, frappé par la poliomyélite à l’âge de trois ans, il a néanmoins vécu trois vies, et presque bouclé le siècle : à croire que l’esprit de conservation, cela conserve…

Partageant sa retraite entre Montpellier et Rodez, il a poursuivi ses recherches presque jusqu’au bout, avec son épouse Paulette, qu’il a accompagnée dans cette église il y a treize ans. Il va maintenant la rejoindre.

 Bousquet Jacques 1955 Quintana Paulette Mariage Sat Amans du Pas 3

Biographie

  • 16 août 1923 : naissance à Rodez (Aveyron)
  • 1941-43 : hypokhâgne à Toulouse, licence d’Histoire
  • 1944 : préparation Ecole des Chartes à Henri IV
  • 1945-48 : Ecole des Chartes
  • 1949-50 : Ecole de Rome
  • 1948-1967 : Directeur des services d’archives de l’Aveyron
  • 1950-1985 : Conservateur du Musée Denys-Puech à Rodez
  • 1967-1971 : Maître de Conférences d’Histoire de l’art à l’Université Paul Valéry de Montpellier
  • 1971-1986  : Professeur
  • 25 février 2019 : décès à Rodez dans sa quatre-vingt seizième année.

Bibliographie

https://www.idref.fr/026747030

L’apparition de la Vierge à Saint Bernard

4 août 2018

Chef d’oeuvre du jeune Filippino Lippi, L’apparition de la Vierge à Saint Bernard relève d’une iconographie rare, presque exclusivement florentine. Oeuvre gracieuse et savante, les érudits en ont déchiffré certaines subtilités sans les interpréter jusqu’au bout.
Nous allons la resituer dans son contexte, résumer l’état actuel des recherches d’après l’étude de référence de Jill Burke [1], avant de nous aventurer dans l’interprétation de certains détails, jusqu’ici restés dans l’ombre.

L’apparition de la Vierge à Saint Bernard

Filippino Lippi, 1480, Eglise de la Badia, Florence

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Ce somptueux panneau d’autel, qui a conservé son cadre d’origine, a été commandé par le riche marchand Piero del Pugliese, représenté au premier plan à droite, pour décorer une luxueuse chapelle familiale qu’il se faisait construire dans l’église Santa Maria alle Campora . Cette église aujourd’hui disparue était rattachée à un monastère de bénédictins, qui menaient dans cette campagne proche de Florence une vie de copistes, et à laquelle cette figure d’ascète entouré de livres était spécialement destinée.


Un dialogue littéraire

Master of the Rinuccini Chapel, The Vision of Saint Bernard, Accademia, Florence, 1370L’apparition de la Vierge à Saint Bernard
Matteo di Pacino (Maître de la Chapelle Rinuccini), 1370, Accademia de Florence

Un siècle apuparavant, ce panneau est l’un des tous premiers exemples de l’invention de cette iconographie. Car parmi les nombreuses visions racontées dans les textes sur la vie de Saint Bernard [2], il n’y en a aucune qui corresponde précisément à la scène : Marie entourée d’anges apparaissant au Saint en train d’écrire.

L’idée en semble logique, vu la popularité du Saint à cette époque et sa dévotion bien connue envers Marie : Dante, dans la Divine Comédie (1303-21), l’avait d’ailleurs choisi comme guide dans le Dixième ciel, l’Empyrée, où la Vierge intercède auprès de Dieu pour que le poète obtienne la Béatitude suprême de la vision Divine.

Une autre source de cette iconographie pourrait être un traité attribué à l’époque à Saint Bernard, le Planctus sancta marie virginis [3] , dans lequel la Vierge, n’étant plus elle-même capable de pleurer depuis son accession au Paradis, demande au Saint de transcrire, avec ses propres larmes, les douleurs que lui a fait éprouver la Passion de son fils.



Master of the Rinuccini Chapel, The Vision of Saint Bernard, Accademia, Florence, 1370 detail
De manière très originale, le panneau illustre le dialogue [3a] entre le scribe qui, pour faire préciser un point obscur à sa commanditaire, écrit la question dans son livre…

Reine des cieux, mère du crucifié, étais-tu à Jérusalem quand fut capturé ton fils ? Regina Celi mater crucifixi dic mater domini si in jerusalem eras quando captus fuit filius tuus


…et l’Apparition qui lui répond, en lettres dorées :

J’étais à Jérusalem quand j’ai entendu cela Jerusalem eram quando hoc audivi

L’idée d’un échange « littéraire » entre Marie et son admirateur, et d’une différence typographique (lettres manuscrites contre lettres dorées) traduisant la distance entre le Saint et le Divin, se retrouvera, comme nous le verrons plus loin, chez Filippino Lippi [4].



Saint Bernard au désert

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L’apparition de la Vierge à Saint Bernard
Fra Filippo Lippi, 1447, National Gallery, Londres

L’autre source de Filippino est cette oeuvre de son propre père, un dessus de porte réalisé par celui-ci pour le Palazzo Vecchio, dont on sait (par le texte du paiement en mai 1447) qu’il faisait pendant à une Annonciation : une clé du succès de cette nouvelle iconographie (la Vierge debout apparaissant au Saint écrivant) tenait donc au fait qu’elle inverse, visuellement, la scène de l’Ange debout apparaissant à la Vierge lisant. Comme chez Matteo di Pacino, la Vierge est flanquée de deux anges (plus un en retrait) et deux jeunes moines, sans auréole, observent depuis l’arrière du rocher. Un démon, dont on ne devine qu’un bout de griffe, figurait dans la partie tronquée derrière le Saint : idée qui sera reprise par Filippino.

La transposition de la scène dans un décor de rocailles s’explique par le goût renaissant pour la représentation de la Nature. Mais bien que Saint Bernard n’ait jamais vécu en ermite, une période précise de sa vie peut justifier cette représentation : celle où, malade et surchargé de responsabilités durant la fondation du monastère de Clairvaux, il s’était retiré à quelque distance, dans une sorte de cabane semblable « à celles qu’on a coutume d’élever aux lépreux dans les carrefours » [2].

C’est là, vers 1125, qu’il écrivit quatre célèbres sermons sur l’Annonciation [5] dont l’un, en particulier, va être exploité par Filippino et son savant patron, Piero del Pugliese, pour donner une nouvelle dimension à cette scène « au désert ».


Le deuxième sermon « Missus est »

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail livres
En lettres gothiques parfaitement lisibles, le livre posé verticalement expose le sujet des méditations de Saint Bernard : le passage de l’Evangile qui décrit l’Annonciation (Luc 1:26), et qui commence par les mots « Missus est Angelus Gabriel ».

Le livre que le Saint étant en train d’écrire, avant que la Vierge ne l’interrompe en y posant son doigt, a pu être déchiffré : il s’agit d’un passage à la fin du deuxième sermon « Missus est ».


La Lumière inaltérable

Voici précisément ce texte (la partie retranscrite sur le tableau est en gras) :

17. Le verset de l’Evangéliste se termine ainsi : « Et le nom de la vierge était Marie. » Quelques mots sur ce nom de Marie, dont la signification désigne l’étoile de la mer : ce nom convient merveilleusement à la Vierge mère ; c’est en effet avec bien de la justesse qu’elle est comparée à un astre, car de même que l’astre émet le rayon de son sein sans en éprouver aucune altération, ainsi la vierge a enfanté un fils sans dommage pour sa virginité. D’un autre côté, si le rayon n’enlève rien à l’éclat de l’astre qui l’émet, de même le Fils de la Vierge n’a rien diminué à sa virginité. Elle est en effet la noble étoile de Jacob qui brille dans les cieux, rayonne dans les enfers, illumine le monde, échauffe les âmes bien plus que les corps, consume les vices et enflamme les vertus. [6]



Bernardo_claraval_filippino_lippi detail doigts
La Vierge pose le doigt sur la première phrase, celle qui parle de son nom.



Bernardo_claraval_filippino_lippi detail etoile
L’étoile qui décore sa manche est un autre clin d’oeil au texte. Mais celui-ci est illustré de manière plus profonde…


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La lumière dorée qui se lève en haut à gauche, frisant les rochers et se diffractant dans les auréoles, laisse dans l’ombre d’une corniche, derrière le saint, un démon et un hibou, image repoussante des « vices ».

Les deux moines en haut à droite se prosternent devant cette lumière miraculeuse dont ils ne voient pas la cause, puisque la Vierge et les quatre anges leur sont cachés par le rocher.

En nous montrant, non pas directement l’étoile, mais la lumière mariale qui illumine le monde, Filippino traduit picturalement l’envolée lyrique du texte.


Les périls de la vie humaine

La suite du sermon, le passage le plus connu, développe une métaphore entre l’océan déchaîné et les périls de la vie humaine :

 » Elle est belle et admirable cette étoile qui s’élève au dessus du vaste océan, qui étincelle de qualités et qui instruit par ses clartés. O vous qui flottez sur les eaux agitées de la vaste mer, et qui allez à la dérive plutôt que vous n’avancez au milieu des orages et des tempêtes, regardez cette étoile, fixez vos yeux sur elle, et vous ne serez point engloutis par les flots. Quand les fureurs de la tentation se déchaîneront contre vous, quand vous serez assaillis par les tribulations et poussés vers les écueils, regardez Marie, invoquez Marie. Quand vous gémirez dans la tourmente de l’orgueil, de l’ambition, de la médisance, et de l’envie, levez les yeux vers l’étoile, invoquez Marie. Si la colère ou l’avarice, si les tentations de la chair assaillent votre esquif, regardez Marie. Si, accablé par l’énormité de vos crimes, confus des plaies hideuses de votre cœur, épouvanté par la crainte des jugements de Dieu, vous vous sentez entraîné dans le gouffre de la tristesse et sur le bord de l’abîme du désespoir, un cri à Marie, un regard à Marie. Dans les périls, dans les angoisses, dans les perplexités, invoquez Marie, pensez à Marie.« 

Le passage en gras est celui inscrit en grand, en bas du cadre : « IN REBUS DUBIIS MARIAM COGITA, MARIAM INVOCA« .

Ainsi le public de moines lettrés était-il capable, sans déchiffrer les minuscules lettres, d’identifier le sujet précis du tableau : l’écriture par Saint Bernard du deuxième sermon « Missus est ».



Bernardo_claraval_filippino_lippi detail moines
Pour Jill Burke , ces moines seraient même représentés dans le tableau, « portant le scapulaire noir qui protège leur robe pour le travail ; et ce travail ne fait pas de doute ; on voit pendu à leur ceinture, respectivement, la tablette de cire et l’encrier du scribe« .[1] 


Saint Bernard comme humaniste

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail livres
Rendues avec une grande précision, les différences typographiques ont probablement un sens :

« Avec l’aide divine, Bernard élucide ce qui est écrit dans l’Evangile non seulement par ce qu’il écrit, mais aussi par la manière dont il l’écrit, en transformant le Gothique originel en un commentaire protohumaniste. Les minuscules classicisantes du manuscrit de Bernard sont liées visuellement aux majuscules classicisantes du morceau de papier fixé directement au dessus, sur lequel est écrit la devise stoïcienne d’Epictete, « SUBSTINE ET ABSTINE »). «  [1]

Ce mot d’ordre païen : « Supporte » tous les maux qui ne dépendent pas de toi et « abstiens-toi » des passions qui peuvent t’exposer à ces maux, pourrait sembler incongru au beau milieu d’un tableau chrétien. Mais à Florence en 1480, dans un cénacle de moines lettrés, il n’est pas choquant d’associer, à un saint connu pour son ascétisme et son endurance face aux diverses maladies dont il souffrait, une étiquette stoïcienne.

« Il ne cessait point de montrer, par son exemple, qu’il possédait les trois genres de patience, qui consistaient, suivant lui, à supporter les injures, la perte des biens et la peine corporelle. » [7]


Un intellectualisme assumé

Le remplacement de l’image-jumelle, l’Annonciation, par son seul texte ; l’ellipse sur les illustrations faciles (l’étoile, la mer) ; le « remplissage de blancs » nécessaire pour identifier le Deuxième sermon, entre le début dans le tableau (Missus est) et la fin hors du tableau ; la référence à Epictète : tout relève d’un intellectualisme raffiné et d’un programme savamment élaboré.

Outre le tableau, Piero donnera aux moines, en 1490, un manuscrit des Sermons de Saint Bernard, comprenant notamment les « Missus est », peut être écrit de sa propre main [1].



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De même que Saint Bernard, intercesseur entre la Vierge et les hommes, se trouve placé entre sa devise privée et son sermon marial le plus célèbre, de même Piero, intercesseur de l’intercesseur, se positionne au bord du cadre, entre le texte qu’il affectionne (et qu’il a sans doute déjà l’intention de copier et de donner) et son résumé en grandes lettres destiné au plus large public.


Les détails dans l’ombre (SCOOP)

La panneau regorge de détails pittoresques, que les commentateurs n’ont pas suffisamment pris en compte.

Le lézard

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail lezard
Juste sous les pieds de Marie, il illustre sans doute un autre passage du Deuxième Sermon :

« …de qui vous semble-t-il que Dieu parlait, si ce n’est d’elle, quand il disait au serpent : « J’établirai des inimitiés entre toi et la femme (Gen., III, 13) ? » Si vous hésitez encore à croire qu’il soit question là de Marie, écoutez la suite: « Elle t’écrasera la tête (Ibidem). » Or à qui pareille victoire fut-elle réservée, sinon à Marie ? Oui, c’est elle évidemment qui a broyé sa tête venimeuse, quand elle a réduit à néant toutes les suggestions du malin esprit qui prenaient leur source dans les appétits de la chair et dans l’orgueil de l’esprit. « 


Le bureau dans les bois

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail bureau
Le Saint est assis sur une planche mal sciée posés à même la roche, et sa table de travail est bricolée, entre le rocher et un vieux tronc, avec des branches même pas écorcées. Au delà du signe d’humilité, on peut y voir l’illustration du lien particulier que, selon la Légende Dorée, Saint Bernard entretenait avec la Nature :

« Tout ce qu’il savait sur les saints mystères, il disait qu’il l’avait appris en méditant dans les bois. Et il aimait à dire à ses amis que ses seuls professeurs avaient été les chênes et les hêtres. «  [7]


Le rocher-bibliothèque

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail rochers
Beaucoup ont noté la forme étrange des rochers, qui prolongent celle des livres en une sorte de bibliothèque figée. On peut y voir une allusion à un passage des Epitres de St Bernard, dans la même veine proto-rousseauiste :


« Bois et pierres t’apprendront ce que tu ne peux entendre d’aucun maître. Et ne crois-tu pas que les pierres ne puissent te fournir du miel, et de l’huile le plus dur des rochers ? » « Ligna et lapides docerunt te quod a magistris audere non possis. An non putas posse te suggerere mel de petra, oleumque de saxo durissimo ? » St Bernard Eptr. CVI, dans Migne, Patrologia latina, vol 182, col.242


Le moine à béquilles

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail bequilles
Le moine à l’encrier, en habit de travail, tient debout grâce à des béquilles ; il semble bien être le même que celui que deux autres frères portent pour monter jusqu’au monastère, ses béquilles entre les bras. On pourrait penser à une des nombreuses guérisons miraculeuses opérées par Saint Bernard et relatées dans la Vita Prima : sauf que, justement, ce moine n’est pas guéri : il supporte son infirmité grâce à ses béquilles et à la charité de ses frères.

On peut y voir une illustration de la forme de stoïcisme chrétien prônée par le tableau, dans lequel l’ancienne devise « Substine et Abstine », en petites lettres, prend désormais appui sur l‘invocation à la Vierge, en grandes lettres.


Le carafon

Bernardo_claraval_filippino_lippi detail fiasque simandre

Deux objets sont posés dans l’ombre, sous la table de travail, ce qui fait que les érudits n’y ont pas prêté attention. Au fond, un carafon posé sur le rocher, qui semble bien être la seule nourriture du Saint, rappelle un autre passage de la Légende Dorée :

« L’eau seule lui plaisait, en lui rafraîchissant la bouche et la gorge. » [7]

L’objet de devant, posé à plat sur deux branches transversales, est plus difficile à reconnaître.


La simandre

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St Jérôme au désert, Mantegna, 1448-51, Musée d’Art de Sao Paulo

Le même objet, une planche avec deux trous équipés de ficelles, est suspendu ici au rocher, accompagné de deux maillets.


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Il s’agit d’une simandre, cloche rustique en bois qui l’on rencontre encore parfois dans les monastères orthodoxes.

Si sa présence se comprend dans le cas de Saint Jérôme, qui a effectivement mené une vie d’anachorète en Orient, pour quelle raison Filippino a-t-il posé sous la table de Saint Bernard cet instrument archaïque, pratiquement absent de l’iconographie occidentale ?

Ce ne peut être que métaphoriquement : par sa forme et par sa fonction (appeler aux offices), elle évoque l’idée de Règle : or on sait que le retour à l’ascétisme de la règle de Saint Benoît est au choeur de la réforme cistercienne impulsée par Saint Bernard.


Le stoïcisme appliqué

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Ces deux objets illustrent directement les deux termes de la devise stoïcienne appliquée par Saint Bernard dans son quotidien : l’abstinence et la soumission à la règle.


Le démon enchaîné

Saint Bernard Heures Sforza ms_34294_f. 200v 1490-94 British Library
Saint Bernard, Heures Sforza, MS 34294 f. 200v, 1490-94, British Library

Le démon enchaîné fait partie des attributs courants de Saint Bernard, en raison des nombreux exorcismes et rencontres victorieuses avec le Malin que relatent la Vita Prima et la Légende Dorée.


Le hibou

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L’oiseau nocturne à côté du démon pose plus de problèmes : certains y ont vu une chouette, symbole de la sagesse. Mais il s’agit clairement d’un hibou et sa position, sous la même corniche et dans la même ombre que le démon, invite à une lecture négative.

Dans les bestiaires médiévaux, le hibou représente ceux qui préfèrent les ténèbres à la lumière (Physiologus): quelquefois il s’agit des Juifs (Guillaume de Normandie), des pécheurs (Raban) ou plus généralement des serviteurs du démon.

Un texte du XIIIème siècle, le Bréviaire Moralisé de Gubbio, développe sous forme de sonnet le côté démoniaque de ce rapace nocturne :


A cause de sa difformité
Le hibou ne veut pas paraître au jour ;
la nuit il explore la contrée,
mangeant les oiseaux qu’il trouve endormisLa signification de cela, mon beau frère,
Dans ton coeur je la fais sentir ;
cette parole qu’en profondeur
L’entendement ne peut qu’avoir en horreur.Les hiboux sont des ennemis difformes :
ils vont de nuit, car ils sont dans les ténèbres,
ils mangent les oiseaux qui dorment.

Et ceux-là sont les pécheurs, les déviants,
Qui dorment la nuit et le jour
Dans les vaines richesses et les honneurs. »

« Lo gufo per la sua deformitate
non vole nello giorno conparere;
la nocte va ciercando le contrate,
mangia li ucelli ke trova dormire.De la significanza, bello frate,
de’ ne lo core tuo far sentire:
la parola k’à[ne] profunditate
de intendimento non se de’ orrire.Li gufi so’ i nimici deformati:
vano de nocte, k’ei so’ en tenebria,
e mangiano li ucelli dormitori:

ciò so’ li peccatori desviati,
ke van dormendo la nocte e la dia
nelle vane rikeze e nelli onori. »


Lucas Cranach the Elder Portrait of Dr. Johannes Cuspinian (detail) (1502) Oskar Reinhart Collection Winterthur, Swwitzerland

Un hibou chasseur attaqué par d’autres oiseaux (cliquer pour voir l’ensemble)
Portrait du Dr. Johannes Cuspinian (détail)
Lucas Cranach l’Ancien, 1502, Oskar Reinhart Collection, Winterthur, Swwitzerland.

Visuellement, le démon qui tente de dévorer sa chaîne offre l’image de celui qui ne s’abstient jamais et ne supporte rien : l’ennemi intime et l’antithèse de Saint Bernard ; tandis que le hibou, profiteur de la nuit et du sommeil, est l’ennemi de cette lumière que Marie apporte au monde.

Nous comprenons alors que la lumière dorée qui vient irradier le tableau a deux significations : physiquement, c’est l’aube qui vient récompenser le saint après une nuit sans sommeil, et chasser les démons nocturnes ; et métaphoriquement, suivant l’image du Deuxième Sermon, c’est le fils de lumière, l’Enfant Jésus lui-même en gloire au dessus de sa mère.


Le registre du haut

ernardo_claraval_filippino_lippi detail moines gauche
Ces deux moines en adoration ont peut être une signification précise : car celui-de gauche porte clairement une auréole, ce qui l’identifierait à Saint Bernard, mais dans un épisode différent. La Vita Prima relate d’une autre « vision » qui eut lieu à la même période de la création de Clairvaux, et dans les mêmes circonstances nocturnes :

« En effet, une certaine nuit, comme dans une prière plus attentive encore qu’à l’ordinaire, il avait répandu son âme sur lui, et s’était légèrement assoupi, il entendit comme le bruit des voix d’une foule considérable de passants. S’éveillant aussitôt, et distinguant mieux encore ces voix, il quitte la cellule où il se trouvait et se met à les suivre. Non loin de là était un bois rempli de broussailles et de ronces, mais qu’il trouva alors bien différent de ce qu’il avait vu. Au-dessus de ce bois, se tinrent pendant quelques instants des choeurs qui se répondaient alternativement. et qui se trouvaient placés l’un d’un côté, l’autre de l’autre; le saint homme les entendait et son âme était ravie. Cependant il ne connut le sens caché de cette vision que plusieurs années après, quand les édifices du monastère furent transportés ailleurs, et qu’il vit s’élever la chapelle à l’endroit même où il avait entendu ces voix. « 

Voilà qui pourrait expliquer la présence de la chapelle, à droite derrière les moines.



Références :
[1] « Changing Patrons: Social Identity and the Visual Arts in Renaissance Florence », Jill Burke, Pennsylvania State University Press, 2004, p 137-149
[3] FRA BARTOLOMMEO AND THE VISION OF SAINT BERNARD: AN EXAMINATION OF SAVONAROLAN INFLUENCE Stephanie Tadlock, Master of Arts, 2005 https://drum.lib.umd.edu/bitstream/handle/1903/2570/umi-umd-2457.pdf;sequence=1
[3a] « À quelle anthropologie de la parenté se réfèrent les historiens ? L’histoire de la parenté spirituelle médiévale à l’épreuve des new kinship studies », Chloé Maillet, https://journals.openedition.org/acrh/2768#ftn47
[4] Un siècle plus tard, à l’époque où celui-ci peignait son Saint Bernard pour l’église de la Campora, le panneau du Maître de la Chapelle Rinuccini se trouvait probablement soit dans la même église , soit dans son église-mère, la Badia ([1], p 146)
[5] « Reclaiming Humility Four Studies in the Monastic Tradition », Jane Foulcher, Thesis, 2011 https://researchoutput.csu.edu.au/ws/portalfiles/portal/9308247/36488
[6] http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/bernard/tome02/homelie/missus/missus02.htm

Le secret des soeurs Duvidal

23 juillet 2018

Dans lequel une énigme de l’histoire de l’art se trouve résolue par un lecteur de ce blog.

La femme au Turban

Autoportrait Julie Duvidal
Autoportrait, Julie Duvidal De Montferrier, exposé au Salon de 1819, Musée de l’Ecole des Beaux Arts

Julie Duvidal, élève  de Gérard, puis plus tard de David, a peint cet autoportrait prometteur à l’âge de 22 ans.



vigee-lebrun 1794 Aglae de Gramont, duchesse de Guiche by Louise Elisabeth

Portrait d’Aglae de Gramont, duchesse de Guiche
Élisabeth Vigée-Lebrun, 1794, Collection privée

Turban et étoffes aux couleurs vives n’avaient pas attendu le XIXeme siècle pour entrer dans la panoplie des coquettes, comme en témoigne ce portrait par Élisabeth Vigée-Lebrun, réalisé à Vienne où avaient émigré à la fois la modèle et la peintre.


la_grande_odalisque Ingres expose Salon 1819
 La grande odalisque (détail)
Ingres, 1814, Louvre, Paris
Cliquer pour voir l’ensemble

Mais il est vrai que c’est sous l’Empire que l’orientalisme prend véritablement son essor : la Grande Odalisque, peinte pour Caroline Murat en 1814 mais non payée pour cause de changement inopiné de régime, fut exposée par Ingres au Salon de 1819, donc à quelques mètres du portrait de Julie Duvidal.

Mais celle-ci s’est sans doute plutôt inspiré de l’autre tendance du turban ingresque : celui du revival raphaélien.


Jean_auguste_dominique_ingres_raphael_and_the_fornarina 1814 Fogg Art museum detailRaphael et la Fornarina (détail)
Ingres, 1814, Fogg Art museum
La_Fornarina_by_Raffaello Palais Barberini, 1518-19 Rome detailLa Fornarina, Raphaël, 1518-19, Palais Barberini, Rome

Cliquer pour voir l’ensemble

Pour le salon de 1814, Ingres avait redonné vie au personnage le plus impudique de Raphael, la Fornarina vêtue de son seul turban, tout en concentrant le sex-appeal sur l’épaule et sur le regard souriant se retournant vers le spectateur.


vigee-lebrun_1800 Ermitage
Autoportrait, Elisabeth Vigée-Lebrun,1800, Ermitage, Saint Petersbourg

Mais même sans référence à Raphaël, le turban avait déjà valeur d’attribut de la Peinture, plus précisément de la Femme peintre : dans cet autoportrait d’Elisabeth Vigée-Lebrun, il exalte à la fois l’habileté et la beauté de l’artiste.


Madame_de_Stael par Gerard apres

Madame de Staël,
Gérard, après 1810, Château de Versailles

Une autre célèbre porteuse de turban était Madame de Staël, qui en avait fait son accessoire fétiche. La mode de cet accessoire, venue de Grande-Bretagne, s’était popularisée depuis les années 1790.

On ne connait pas précisément la date de ce portrait, mais il aurait pu être peint après 1817 [0], et Julie aurait donc pu le voir dans l’atelier de son maître.


adrienne de carbonnel de canisy gerard 1824 coll privee

Adrienne de Carbonnel de Canisy,  Gérard, 1824, collection privée

Lequel, à son tour, se souviendra sans doute de la composition de Julie, pour ce portait réalisé cinq ans plus tard.


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Ainsi le portrait enturbanné de la jeune Julie revendique un triple patronage :

  • celui des coquettes de l’Ancien Régime,
  • celui des meilleurs peintres, hommes et femmes, d’antan et d’aujourd’hui,
  • et celui, intemporel, des jolies femmes culottées et sûres de leur charme.



Le salon de 1819

Sainte Clotilde

Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 48
Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819, p 48

Au Salon de 1819, le morceau de bravoure de Julie n’était pas son autoportrait, mais un sujet propre à séduire catholiques et royalistes : celui de Sainte Clotilde, vénérée pour avoir converti Clovis à la vraie foi. Julie avait tapé juste car le tableau fut aussitôt acheté par Louis XVIII et se trouve encore accroché sur les murs de l’Assemblée Nationale.

Ce tableau avait reçu un accueil très favorable des condisciples de Julie, les autres élèves de David, comme en témoigne leur compte-rendu du Salon de 1819 [1] :

« Nous opposerons à cette critique une production de Mlle Duvidal. Clotilde , reine de France, assise près du berceau de son second fils mourant , élève vers le ciel ses yeux pleins de larmes, pour implorer sa guérison. Sa main maternelle presse celle de son enfant, presque inanimé ; l’espoir renaît sur sa belle et noble physionomie : elle aperçoit un rayon céleste, présage du succès de sa prière. Ce tableau , simple dans sa composition , d’une belle couleur et d’une facile exécution , décèle le germe d’un grand talent. Les détails et les draperies sont soignées; le velours vert des vêtements de la reine est d’un très- bon effet. Nous croyons cependant devoir rappeler à cette jeune artiste qu’il n’y a point de couleurs dans l’ombre, et que si l’on oublie ce principe , l’effet de la lumière est nul ; elle aurait dû rompre le ton du velours de la robe, qui n’est point éclairé , et qui parait cru; mais que de droits acquis à l’indulgence dans presque toutes les autres parties du tableau ! « 


Portraits de Mlles **

Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 173
Explication des ouvrages de peinture et dessins, sculpture, architecture et gravure des artistes vivans. Salon de 1819 p 173

Mais la mention qui nous intéresse ici se trouve dans la partie « Suppléments » du catalogue : qui sont ces demoiselles anonymes, et s’agissait-il d’un double portrait , ou de deux pendants ?

La lettre des élèves de David nous donne immédiatement la moitié de la solution :

« Nous ne devons point oublier deux charmants portraits de femmes, par le même auteur ; nous avons surtout admiré celui dont la tête est coiffée d’un turban rouge. Il est ressemblant, car nous en avons reconnu l’aimable original. L’artiste promet de parcourir avec succès cette carrière qui n’est pas sans mérite et sans difficultés. « 


Autoportrait Julie Duvidal Point Interrogation

Ainsi, la femme au turban rouge, l‘ »aimable original » reconnu par ses condisciples, était accompagnée au Salon de 1819 d’une autre demoiselle Duvidal : un tableau dont presque aucune trace ne subsiste, hormis cette mention au catalogue.


Les soeurs Duvidal

Julie DUVIDAL DE MONTFERRIER Drolling date inconnue LouvreJulie Duvidal de Montferrier, dessin de Drolling, début XIXeme Zoe Jacqueline DUVIDAL DE MONTFERRIER Dupre 1824Zoë Jacqueline Duvidal de Montferrier, dessin de Dupré, 1824

Cabinet des Dessins, Louvre, Paris

Cette demoiselle qui figurait dans l’autre tableau ne peut être que sa soeur chérie Zoë, âgée de 18 ans à l’époque, et dont ce dessin nous restitue l’image quelques années plus tard. Un ouvrage passionnant a reconstitué récemment, dans le détail, la vie des des soeurs Duvidal, d’après les nombreux documents restés dans la famille Hugo [3]


Julie_Duvidal_de_Montferrier Gerard 1830 Hauteville HouseJulie Duvidal de Montferrier, Gérard, 1826, Hauteville House Leopold Robert Paysanne de la campagne de Rome 1824 Museedu LouvrePaysanne de la campagne de Rome (Zoë Duvidal), Léopold Robert, 1824, Musée du Louvre

Les soeurs Duvidal ont également servi de modèle à des peintres de leur entourage :

  • Gérard a peint son élève Julie, envers laquelle il éprouvait certainement une tendre inclination ([3], p 96 )
  • Léopold Robert, compagnon de voyage des deux soeurs en Italie, a déguisé Zoë en paysanne romaine ([3], p 156 ).


Duvidal_de_Montferrier_-_Abel_Hugo_1830 Chateau de VersaillesAbel Hugo, Julie Duvidal de Montferrier, 1830, Château de Versailles Pierre-Charles_Alexandre_LouisPierre-Charles Alexandre Louis [2]

Julie épousera en 1826 le frère aîné de Victor Hugo, Abel.

Zoë, moins brillante que sa soeur, épousera en 1835 un médecin célèbre, dont elle n’aura pas d’enfant.


Un lecteur de ce blog nous a communiqué un document inédit, qui lève un coin du voile sur le pendant perdu, tout en ouvrant de nouvelles questions.

Le pendant perdu

Pendants expose en 1819 Duvidal
Portaits de Mlles Julie et Zoë Duvidal,
Gravure de Rose Maury, Collection privée,
Photo copyright Gladysz Nicolas

Cette gravure comporte une erreur de date : « Salon de 1818 » au lieu de 1819 ; l’abréviation « ips p » (ipse pinxit) confirme que la femme au turban, à gauche, est bien l’autoportrait de Julie Duvidal ; mais le nom de la personne de droite n’est malheureusement pas précisé.

Julie a respecté ici plusieurs conventions des pendants :

  • symétrie des attitudes ;
  • opposition intérieur/extérieur (à gauche dans une grotte, à droite devant un arbre) ;
  • contraste cohérent des couvre-chefs : le turban d’intérieur, le chapeau pour sortir ;
  • contraste entre le décolleté et l’habillé.

En se positionnant à gauche, Julie adopte la position dévolue à l' »homme » dans les pendants de couple (voir Pendants célibataires : homme femme) et se place donc implicitement en position de protectrice par rapport à sa soeur cadette.

La gravure n’a pas de date, mais nous allons pouvoir l’évaluer approximativement en nous intéressant à la biographie de la graveuse : Rose Maury.


Une enfant prodige

En 1895, une anecdote amusante de la vie du ministre Victor Duruy éclaire les débuts de l’artiste [4] :

« En 1867, étant ministre de l’instruction publique, il fut à Lectoure inaugurer le collège. A l’issue de la solennité, comme il attendait, à la gare, l’heure du départ pour Paris, il aperçut une fillette de cinq ans, la fille du chef de gare, qui, un cahier à la main, crayonnait une esquisse. Que faites-vous là, mon enfant? lui demanda Victor Duruy. – Votre portrait, monsieur. – Vraiment! voudriez-vous me le montrer? – Avec plaisir. Et la petite remit au ministre sa silhouette très ressemblante, qu’il emporta.
Peu de temps après, Victor Duruy s’intéressant à cette Nelly Jacquemard en herbe, fit nommer le père à un poste voisin d’une grande ville, où la jeune artiste put se fortifier dans l’art du dessin. Cette enfant n’était autre que Rose Maury qui, après avoir été lauréate remarquée aux beaux-arts, poursuit actuellement sa carrière en collaborant à divers journaux illustrés parisiens. »

Ce qui nous donnerait une naissance en 1862.


Le fille du chef de gare

D’après le Le Journal de Toulouse, elle serait plutôt née en 1860 [4a].

Le Catalogue illustré de l’Exposition des arts incohérents de 1886 nous indique qu’elle est née à Avignonet. On l’y retrouve bien, non pas en 1862 ni en 1860, mais le 26 mars 1858, fille du Chef de Gare d’Avignonet.

Mlle Maury avait l’art de se rajeunit auprès des journalistes !

Nous la retrouvons à la gare de Villefranche de Lauragais, tout près d’Avignonet, où elle vend un recueil artisanal de ses gravures réalisées alors qu’elle n’avait que douze ans [5].

Il semble donc que son père, qui sera nommé plus tard chef de gare à Pamiers, soit resté à Avignonet (qui n’est qu’à 40 kilomètres de Toulouse) pendant toute l’enfance du prodige : l’anecdote avec Victor Duruy, fausse pour la date, semble donc également fausse pour le fond (Victor Duruy, mort en 1894, ne pouvait pas démentir).


L’étudiante appliquée

En 1875, elle peint un tableau sur l’Inondation de Toulouse et une « Sainte Vierge bénissant le monde » donnée à l’Eglise d’Avignonet [5a]. En 1876, elle monte à Paris, à l’Ecole Nationale de dessin, où elle obtient un premier prix de dessin d’après nature et un premier prix de dessin d’académie [6]. En 1877, elle y termine ses études en remportant onze nominations, huit premiers prix et la médaille d’or donnée par le ministre des Beaux-Arts [5a].Elle a moins de succès en 1878 au concours organisé par l’Union Centrale des beaux-arts appliqués à l’industrie (2e mention ex-aequo), dont le sujet était à vrai dire peu stimulant : Décoration d’un écran-rouleau en développement, demi-grandeur d’exécution.


Rose Maury Toulousaine 1878
Toulousaine, Rose Maury, 1878.

De cette même année date sa première gravure imprimée [7] : cette Toulousaine dans laquelle on aimerait reconnaître un autoportrait.

Il faudra attendre les années 1883-85 pour la retrouver assez régulièrement comme caricaturiste de presse, notamment dans le Journal amusant. L’essentiel de sa carrière se fera ensuite dans les illustrés pour enfants, notamment la Semaine de Suzette.  En 1899, elle est nommée Officier d’Académie (L’Express du Midi, 8 juin 1899).


La protégée de Léopold Hugo

Leoplod Hugo par Rose MauryAutoportrait gravé par Rose Maury, Hauteville House
Leopold Armand Hugo rectoCollection particulière Photo copyright

Le comte Léopold Armand Hugo

Le fils de Julie Duvidal et d’Abel Hugo, le comte Léopold Armand, était un grand original : ingénieur des Mines, inventeur de concepts mathématiques lourdement hugocentrés (les hugodomoïdes, la théorie hugodécimale), il se piquait également d’être sculpteur et graveur. On ne sait pas quand ni comment il a sympathisé avec Rose Maury, mais il lui a commandé plusieurs gravures à partir de ses propres oeuvres. Peut-être cette jeune méridionale sans le sou, enfant prodige et artiste méritante, lui rappelait-il son propre génie et la carrière de sa mère ?


Date probable de la gravure des pendants

Pendants expose en 1819 Duvidal

Photo copyright

En 1880, Léopold fit plusieurs dons à différents musées. A l’Ecole des Beaux Arts, , probablement la même année, il donna l’Autoportrait de sa mère Julie, morte en 1865. L’autre pendant du Salon de 1819, le portrait de Zoë, avait dû être offert à celle-ci, puisque Léonard l’aurait inclus dans le même don s’il l’avait eu en sa possession. A la mort sans enfants de Zoë en février 1880 (après son mari en 1872), il est probable que son portait ait été récupéré par le troisième enfant de la fratrie, Jean-Jacques Armand Duvidal, passant ainsi dans la famille des marquis de Montferrier.

Il est possible que ce soit à l’occasion de cette donation que Léopold ait commandé la gravure à Rose Maury, afin de garder le souvenir des deux pendants (tout en se trompant d’un an sur la date). Mais en 1880, celle-ci n’avait que 22 ans et était pratiquement inconnue.

Il est donc plus probable que ce soit dans les années suivantes qu’il ait rencontré Rose. Celle-ci aurait donc réalisé la gravure sans avoir sous les yeux le portrait de Julie, ce qui pourrait expliquer certaines »erreurs » manifestes :


Autoportrait Julie Duvidal Portrait Julie DuvidalPhoto copyright

Le turban est plié différemment, le décolleté est plus généreux et le manteau s’arrondit en une sorte de corolle très différente de l’original.


Le pendant retrouvé (SCOOP !)

Autoportrait Julie DuvidalAutoportrait, Julie Duvidal De Montferrier, exposé au Salon de 1819, Musée de l’Ecole des Beaux Arts ortrait of a Young Woman (Sister of the artist, Zoe Jacqueline Duvidal de Montferrier)National Museum of Women in the Arts, don de Wallace and Wilhelmina Holladay , Photo Lee Stalsworth

Le portrait de Zoé, dont on ne connaissait qu’une reproduction en noir et blanc dans un livre de 1951 [7a] , vient d’être légué en 2021 au NNWA. Le pendant se révèle plein de vie et d’expression : les deux soeurs se retournent vers le spectateur, l’une légèrement de face, l’autre légèrement  de dos. L’aînée, l’originale, campée dans sa grotte romantique , arbore le costume oriental qui justifie son décolletté ; la cadette, la sage, se promène en habit bourgeois, le chapeau orné de fleurs et le cou d »une corolle de dentelle.

Capture

Le portrait de Zoë, attribué à Gérard, était donc resté dans la famille du marquis de Montferrier.


Portait de sa soeur Zoe, par Julie Duvidal de Montferrier, 1819 localisation inconnue Portrait Zoe Duvidal

On se perd en conjectures sur l’écart, encore plus grand que dans le cas de Julie, entre le tableau et sa retranscription par Rose Maury. Il semble impossible qu’elle ait eu les portraits sous les yeux. Probablement a-t-elle travaillé d’après les souvenirs de Léopold, plus frais dans le cas de Julie, plus éloignés dans le cas de Zoë (le marquis de Monrferrier, officier de cavalerie, ne se trouvait peut être pas à Paris à l’époque).


Portrait Julie Duvidal inverse Portrait Zoe Duvidal

Sans doute Rose a-t-elle reconstitué le portrait de Zoë en décalquant celui de Julie , ce qui expliquerait la symétrie un peu lourde  que dégagent les pendants gravés.


Connaissant le portrait de Zoë, nous pouvons maintenant remonter le temps à la recherche d’antécédents à son chapeau, tout comme nous l’avons fait pour le turban de Julie.



La femme au chapeau

LOUIS BOILLY PORTRAIT OF MADAME SAINT-ANGE CHEVRIER IN A LANDSCAPE 1807 Nationalmuseum Stockholm
Portrait de Madame Saint-Ange Chevrier dans un paysage
Louis Boilly, 1807, Nationalmuseum Stockholm

Douze ans auparavant, sous l’Empire, la mode est encore aux longues robes à l’antique. Pour sortir se promener, cette jeune personne a pris un chapeau de paille orné d’une plume.


vigee-lebrun-marie-antoinette-a-la-rose-1783Portrait de Marie-Antoinette en gaule
Elisabeth Vigée-Lebrun,1783, National Gallery of Art, Washington
vigee-lebrun-marie-antoinette-1783Portrait de Marie-Antoinette à la rose
Elisabeth Vigée-Lebrun,1783, Château de Versailles

En 1783, Marie-Antoinette avait déjà arboré le chapeau de paille fine à larges bords (dit « à la jardinière », « à la laitière » ou « à la bergère ») et la « gaule », simple robe de mousseline ou de percale, dans ce tableau qui fit scandale au Salon de 1783 : cette tenue d’intérieur était jugée trop intime pour un portrait de la Reine. Mme Vigée-Lebrun le corrigea incontinent en un portrait plus officiel.


vigee-lebrun-autoportrait-au-chapeau-de-paille-1782 National Gallery, LondresAutoportrait au chapeau de paille, Elisabeth Vigée-Lebrun, 1782, National Gallery, Londres vigee-lebrun-duchesse-de-polignac-1782-htLa Duchesse de Polignac Elisabeth Vigée-Lebrun, 1782, Château de Versailles

La mode du chapeau de paille avait été lancée l’année d’avant par Madame Vigée-Lebrun elle-même, aussitôt imitée par les autres dames de la cour.



rubens-le-chapeau-de-paille-ou-suzanne-fourment-1622-25 National Gallery, Londres

Le chapeau de paille, Rubens, 1622-25, National Gallery, Londres

Cet autoportait promotionnel lui avait été inspiré, selon ses dires, suite à une visite à Anvers où elle avait contemplé ce célèbre portrait de Rubens :

« Cet admirable tableau représente une des femmes de Rubens ; son grand effet réside dans les deux différentes lumières que donnent le simple jour et la lueur du soleil, et peut-être faut-il être peintre pour juger tout le mérite d’exécution qu’a déployé là Rubens. Ce tableau me ravit et m’inspira au point que je fis mon portrait à Bruxelles en cherchant le même effet. Je me peignis portant sur la tête un chapeau de paille, une plume et une guirlande de fleurs des champs, et tenant ma palette à la main. » [8]



Au travers des régimes

Pendants expose en 1819 DuvidalPhoto copyright

Dans ce pendant très original, qui respire toute l’ambition de la jeunesse, nous sommes maintenant à même de percevoir l’intention qui devait être évidente pour les contemporains : après la Révolution et l’Empire, renouer avec une certaine esthétique d’Ancien Régime.


vigee-lebrun_1800 Ermitage vigee-lebrun-autoportrait-au-chapeau-de-paille-1782 National Gallery, Londres

Que ce soit pour le turban ou pour le chapeau de paille, il est clair que Julie Duvidal de Montferrier se place délibérément dans la continuité d’une Vigée-Lebrun dont les tableaux, en particulier les portraits de Marie-Antoinette, avaient été après 1815 réhabilités et ré-accrochés au Louvre, à Fontainebleau et à Versailles.

La carrière de Julie s’inscrit dans la phase de remontée sociale d’une famille auparavant riche et influente sans sa province du Languedoc, et qui avait tout perdu au moment de la Révolution. Pour ceux qui désirent prolonger cette lecture par un panorama des ancêtres et aux descendants de Julie, voir Autour de Julie Duvidal : les marquis de Montferrier .




Références :
[0] « Le portrait à turban par Gérard, composé depuis la mort, mais d’après un parfait souvenir. » Sainte Beuve, Portraits, Tome III, 1836, p 120
[1] Lettres à David, sur le Salon de 1819 . Par quelques élèves de son école. Ouvrage orné de vingt gravures, p 191 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k62304479/f223.item.r=Duvidal
[2] Source : Fielding Hudson Garrison, An introduction to the history of medicine: with medical chronology, bibliographic data, and test questions London & Philadelphia, W.B. Saunders, 191 https://fr.wikipedia.org/wiki/Pierre-Charles_Alexandre_Louis
[3] La belle-sœur de Victor Hugo, Caroline Fabre-Rousseau, 2017
[4] Le Voleur illustré : cabinet de lecture universel , 3 janvier 1895 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6282038z/f17.texteImage
[4a] Le Journal de Toulouse du 15 août 1877 annonce sa Médaille d’Or : « La victorieuse d’hier est une jeune fille de dix sept ans ».
[5a] Histoire des Ariégeois (comté de Foix, vicomté de Couserans, etc.) De l’esprit et de la force intellectuelle et morale dans l’Ariège et les Pyrénées centrales. Avec eaux-fortes de Chauvet, par Henri Duclos, 1886, TOME XI, p 261
[6] Les Gauloises : moniteur mensuel des travaux artistiques et littéraires des femmes, 1876
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k123987p/f22.image.r=%22rose%20maury%22?rk=21459;2
[7] L’Illustration nouvelle par une société de peintres-graveurs à l’eau-forte : deuxième partie : dixième année, dixième volume : 1878
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b85276055/f37.item
[7a] French painting. 12 colour plates and 139 photogravure plates. Introductory note by Geoffrey Grigson, by Taylor, Basil, London, New York, Thames and Hudson, 1951

La cage hollandaise

1 juillet 2018

La cage à oiseaux signale bien souvent, dans la peinture hollandaise, un lieu ou une scène de débauche (du verbe vogelen, copuler , formé sur le mot vogel : oiseau).

Trois exemples chez Bosch, chez le Monogrammiste de Brunswick, et chez Jan Steen.



Bosch

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam

Le colporteur
Bosch, 1490-1510, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam

Ce panneau, autrefois séparé en deux moitiés, constituait les volets extérieurs d’un triptyque aujourd’hui démembré en quatre morceaux [1]. Sa signification a été très discutée, mais tout le monde s’accorde désormais à reconnaître dans la maison de gauche un bordel identifiable à de nombreux indices.

 

Un bordel

Histoires de la vie de Ste Agnes, anonyme flamand XVeme, Palazzo Reale, Genes, Italie1 (detail)

Histoires de la vie de Ste Agnès, anonyme flamand XVème, Palazzo Reale, Genes, Italie1 (détail)

L’enseigne « Au cygne blanc » identifie clairement le bordel auquel la Sainte est condamnée à être livrée. Le cygne a « les plumes de la couleur de la neige, mais sa chair est noire ; au sens moral, la neige sur les plumes désigne le faux-semblant, qui recouvre la chair de noir, parce que le faux-semblant voile le péché de la chair. » [2] .


St Jerome Follower_of_Jheronimus_Bosch Musee du Nord Brabant, Hertogenbosch detail

 

St Jérôme, Suiveur de Bosch, Musée du Nord Brabant, Hertogenbosch
Cliquer pour voir l’ensemble

Plus directement, au XVIème siècle, les prostituées étaient nommés des swaentje (cygnes). A remarquer ici le chieur qui se soulage à l’extérieur.


Le fils prodigue chasse par les prostituees gravure Karel van Mallery d apres Bernardino PasseriGravure de Karel van Mallery  d’après Bernardino Passeri, vers 1600 Le fils prodigue chasse par les prostituees Gravure Crispijn de Passe the Elder after Maarten de Vos 1600Gravure de Crispijn de Passe le Vieux,  d’après Maarten de Vos, 1600

Le fils prodigue chassé par les prostituées  

Outre le cygne ou le coq blanc, la cage à oiseaux suspendue à la porte identifiera longtemps les bordels des Pays-Bas.


Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail
La maison du Colporteur de Bosch arbore à la fois l’enseigne Au cygne blanc et la cage, hébergeant ici une pie.

Le soldat à l’épée flatteuse et à la lance démesurée, le pisseur en liquette et les culottes mises à sécher sur la fenêtre complètent ce florilège paillard…

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam pot sur toit
…tout comme les trous ouverts dans la toiture, ou le pot chevauchant le bâton, ou le fût dégorgeant sa bière.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail truie coq
Auxquelles s’ajoutent deux images de l’intempérance et de l’appétit sexuel insatiable: la truie se goinfrant avec ses porcelets, le coq grimpé sur le fumier.

 

Le colporteur

A la fin du Moyen Age, le motif du colporteur attaqué par un chien est courant [3], et sa figure est ambivalente.

 

Colporteur vole par des singes Pieter van der Heyden d apres Pieter Bruegel 1562

Un Colporteur volé par des singes, Pieter van der Heyden d’après Pieter Bruegel, 1562

Côté négatif, il transporte dans son panier toutes les tentations du monde, que caricaturent ici les singes qui suspendent ses bibelots aux branches, déballent les guimbardes, s’emparent d’un tambour ou de petits chevaux, regardent dans les lunettes ou le miroir, mettent des chaussettes, pissent dans son béret ou lui reniflent les fesses.

Côté positif, il peut représenter le pécheur, que son humilité ramène à la repentance.


Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam miroir patte
Peut être est-il déjà venu dans le bordel, vendre un miroir à ces dames ou chiper un de leurs porcelets [4] .

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail chien
Mais le pansement sur son mollet suggère que, s’il s’est déjà fait mordre, cette fois il passe son chemin. Ses pieds diversement chaussés d’un soulier et d’une pantoufle sont chez Bosch un symbole de la déraison, mais aussi des aleas de la fortune [5] .

 

La Cuisine grasse,1563 Pieter Bruegel

La Cuisine grasse,1563, Pieter Bruegel

Ici, c’est un pauvre musicien qui est chassé du festin sans avoir pu remettre sa galoche, tandis qu’un porcelet lui mord le mollet.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam haut
Le foulard troué par où s’échappent des cheveux blancs, la cuillère prête pour toutes les marmites, la fourrure d’animal qui sèche, l’alêne avec sa boucle de fil piquée dans le chapeau, indiquent la précarité mais aussi la débrouillardise. Moins ostensiblement phalliques que l’épée et la lance du soldat, le poignard et le bâton soulignent qu’il sait défendre sa bourse contre les dangers du chemin.

 

Nativite_Campin_BonneVolonté_Bergers

Nativité, Campin, Musée des Beaux Arts de Dijon (détail)

Certains ont prétendu [6] que le foulard sur le tête prouvait que le chapeau appartenait à une autre personne, et donc que le colporteur était un voleur qui l’avait dérobé à un cordonnier (à cause de l’alène). Or le chapeau passé par-dessus le foulard était courant chez les personnes travaillant à l’extérieur, tels que les bergers.


 

 

Jardin des delices panneau central detail mesange Jardin des delices panneau central detail chouette

Jardin des Délices, panneau central, 1494-1505, Prado, Madrid (détails)

Le motif de la mésange charbonnière suspendue la tête en bas résulte sans doute d’une observation naturaliste plutôt que d’une symbolique complexe. Quant à la chouette, elle est si fréquente chez Bosch qu’il est vain d’espérer lui donner une interprétation univoque.

 

 

saint-jerome-in-prayer-gand detailSaint Jérôme en prières, Bosch, vers 1505, Musée des Beaux Arts, Gand Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail chouetteLe Colporteur (détail)

Néanmoins lorsque les deux sont réunies, l’une étant le prédateur de l’autre, on peut supposer une connotation négative : l’âme guettée par les tentations nocturnes (Saint Jérôme) ou le voyageur guetté par les périls (le colporteur).

 

Le chariot de foin 1515 Hieronymus_Bosch Prado detail

Le chariot de foin, Bosch,1515, Prado, Madrid (détail)

Le hibou comme symbole de la tentation s’expliquerait par une méthode de chasse de la fin du Moyen-Age : lorsqu’on tirait sur la ficelle, le hibou battait des ailes, attirant des oiseaux qui cherchaient à le faire fuir, et à l’occasion des jeunes qui étaient englués sur les branches enduites de colle. [5a]



sb-line

Bosch Triptyque du chariot de foin (exterieur), vers 1516, Prado

Bosch, Le colporteur, vers 1516, revers du triptyque du Chariot de foin, Prado, Madrid

Avant d’aller plus loin dans l’interprétation, il nous faut examiner l’autre Colporteur de Bosch, lui aussi un revers de triptyque, et dans lequel s’opposent clairement la moitié gauche, négative, et la moitié droite, positive :

  • trois soldats attachent à un arbre un voyageur pour le détrousser ; un couple danse devant un berger qui joue de la cornemuse, adossé à un arbre portant une niche votive ;
  • un chien de garde aboie, des moutons paissent ;
  • deux oiseaux noirs ont décharné une carcasse ; un héron blanc boit l’eau d’une mare limpide, dans laquelle nage un canard.


Bosch Triptyque du chariot de foin (exterieur), vers 1516, Prado detail pont

L’avenir du colporteur est incertain : va-t-il traverser le pont, ou le faire s’écrouler, comme le suggère la fissure ? Ce qui est clair, c’est que son chemin ne le mène pas vers le gibet destiné aux maraudeurs, ni ne le ramène au paradis bucolique des jeunes gens : vieux et solitaire, il avance sur le chemin périlleux de l’existence.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail croix

A noter que le pré inaccessible est empreint d’une tonalité chrétienne : la niche de l’arbre contient une crucifixion, et dans le dessin sous-jacent on voit une croix plantée sur l’autre rive du ruisseau.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam schema1
Les deux compositions sont donc largement similaires :

  • une zone négative (en rouge) s’étend du lieu de péché (le bordel, l’embuscade) jusqu’au lieu de la punition (la roue, le gibet) ;
  • une zone positive (en vert) contient une scène paisible : bovin couché et autre bovin minuscule paissant à l’arrière plan, pâtre et couple dansant parmi les moutons ;
  • un chemin (en jaune) conduit le colporteur jusqu’à un seuil, qui ressemble aussi à un obstacle : un portillon de bois, un pont fragile.

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam detail porte

La forme dissymétrique du portillon est typique des campagnes flamandes, et dans un livre d’emblèmes un siècle plus tard, il sera pris comme figure de la Mort  (voir La barrière flamande )  : non à cause de sa forme particulière, mais parce qu’il ferme le chemin.

Ce qui est ici exceptionnel, et que personne a ma connaissance n’a noté, est que le portillon peint par Bosch est une figure impossible (un peu comme le gibet de Brueghel, voir La pie sur le Gibet) : c’est une porte que la main de l’homme ne peut ouvrir.

Les prés verts constitueraient-ils un au-delà inatteignable ?

 

Boeuf

Adoration des Mages, Bosch ou son école, Philadelphie
Cliquer pour agrandir

Le bovin couché derrière la porte a servi de modèle pour cette crèche : il s’agit donc d’un boeuf.

 

 

Bosch Le chariot de foin volet droit detailLe chariot de foin, volet droit, detail, Bosch, vers 1516 Horae_ad_usum_Pictaviensem_BERNARDUS_CLARAEVALLENSIS_1460 BNF Paris (ms.lat. 3191, folio lOOv)Horae ad usum Pictaviensem, BERNARDUS_CLARAEVALLENSIS, 1460, Gallica, BNF Paris (ms.lat. 3191, folio lOOv)

Dès avant l’époque de Bosch, le boeuf apparaît souvent comme la lente monture de la Mort, ou de celui qui va mourir. Je pense pour ma part que le « boeuf qui se repose en travers du chemin » prend ici une signification particulière : celle de l’alter-ego paradisiaque du colporteur, le ventre plein et déchargé de son fardeau. [7]

 

Bosch Le colporteur 1490-1510 Museum Boijmans Van Beuningen Rotterdam schema2
Pour saisir la signification générale, il faut remarquer l’analogie visuelle entre la forme du portillon et celle de la maison (en bleu). Du coup apparaît une symétrie entre la pie en cage et la pie en liberté (en jaune). Puis entre les animaux de la basse cour (le chien asservi par son collier, la truie et les porcelets esclaves de leur goinfrerie, le coq content de son fumier) et le boeuf à l’extérieur, libre de se nourrir à volonté dans les prés (en vert). Puis encore entre le pisseur coincé contre la palissade, et le colporteur qui tire sa révérence.

Qu’importe à ce débrouillard que le portillon soit impossible à ouvrir, puisqu’il suffit de passer par dessus ? Nous savons maintenant que le colporteur du Prado va à coup sûr traverser sur la pierre fêlée sans qu’elle ne cède, et que celui de Rotterdam va rejoindre le boeuf placide, autre porteur de fardeau, puis continuer sa route à travers prés.



Le Monogrammiste de Brunswick et son cercle

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail cage
Une cage accrochée à l’extérieur, dans la cour, attire notre attention

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin partie droite
On entre dans le bordel par le coin toilette. Deux prostituées se battent au sol, une troisième retient un homme qui voudrait intervenir tandis qu’un autre homme les arrose comme des chiennes.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin

Scène de bordel avec une querelle entre prostituées (Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes)
Monogrammiste de Brunswick , 1537, Gemäldegalerie, Berlin [8]

Au centre, isolé du fond et de l’entrée par des cloisons de planches, voici le coin repas, où on mange et où on fait connaissance.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail couple
Une prostituée se laisse caresser en réclamant un autre verre, par jeu elle a posé sur sa coiffe le béret de son compagnon.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail graffitis
Les cloisons sont constellées de graffittis à la craie, à la sanguine ou au charbon : traits comptant les consommations, symboles de compagnies, devises indéchiffrables.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail gravure
Au centre une grande gravure montre des lansquenets, la clientèle principale du lieu. Au dessous est écrit, avec des D obscènes :

Ce truc fait couler les filles Dat Dinck Dat Di dochter Dalen



Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin detail penis
El la gravure décollée explicite le truc dont il s’agit, sous forme d’un coq battant des ailes (voir L’oiseau licencieux).

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene with Quarrelling Prostitutes vers1530 Gemaldegalerie, Berlin partie gauche
Dans la partie gauche, un colporteur propose des babioles à un couple dans le lit du bas, et à une prostituée qui se penche par la fenêtre de la chambre en mezzanine. Suivi par sa seconde conquête, un jeune clerc en descend avec un air inquiet : la querelle risque de l’empêcher de s’éclipser discrètement.

 

Jan van Amstel (attr) coll privee

Scène de bordel
Attribuée à Jan van Amstel, collection privée

On retrouve ici la cage à oiseau à l’extérieur, avec un client qui paie son entrée (remarquer la trappe de la cave) ; les prostituées arrosées (approuvées par deux chiens qui aboient) ; le clerc qui descend l’échelle (ici très intéressé par la querelle) ; la gravure sur la cloison (ici une Crucifixion). A droite, le coin « cheminée », avec ses saucisses qui pendent et sa marmite qui chauffe, ajoute le plaisirs du ventre à ceux du bas-ventre.

 

Aertsen-ou-Jan-Van-Amstel-ou-Monogrammist-Musee-royal-des-beaux-arts-dAnversAertsen ou Jan Van Amstel ou Monogrammiste de Brunswick, Musée royal des Beaux-Arts d’Anvers Monogrammiste de Brunswick_An_Inn_with_Acrobats_and_a_Bagpipe_Player National GalleryMonogrammiste de Brunswick, National Gallery, Londres

Scène de bordel avec un acrobate et un cornemuseux

L’anecdote amusante (la querelle des pensionnaires) est ici remplacée par la famille de saltimbanques : le père joue de la cornemuse, la mère tient en laisse le chien acrobate (voir le cerceau sur le sol), récompensée par un verre de vin ; et le fils fait un équilibre sur un tabouret renversé.A gauche, un homme montre à un autre le fond d’un pichet vide : geste d’ivrogne que l’on retrouve souvent dans les scènes de bordel ou d’auberge.

Dans la version d’Anvers, la porte à gauche montre un couple qui va passer à l’action (l’homme boit un dernier coup), entre la cage à oiseaux accrochée au mur et la planche à fromages suspendue au plafond, au dessus des saucisses et de la cheminée.

Dans la version de Londres, le couple plus discret va refermer la porte ; la femme tient en main un objet circulaire, dont l’explication va nous être fournie par un autre tableau du Monogrammiste.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene 1540 – 1550 Stadel Museum Francfort

Scène de bordel
Monogrammiste de Brunswick, 1540 – 1550, Städel Museum, Francfort [9]

Il s’agit en fait d’un jeu de plein air, dit « beugelen », dans lequel on fait passer une balle à travers un cercle planté dans le sol : le couple qui monte vers la chambre du haut le brandit bien sûr de manière métaphorique.

Dans la chambre du bas, un homme pisse dans un pichet : la radiographie montre que, primitivement, il s’agissait d’un moine à capuche.

 

Monogrammiste de Brunswick Brothel Scene 1540 – 1550 Stadel Museum Francfort gaufres
L’anecdote amusante est ici la fabrication des gaufres.La cheminée est flanquée d’un côté par trois poulets attendant sur le tourne-broche, de l’autre par un jeune homme qui a manifestement un peu trop forcé sur la boisson.

 

Aertsen paysans au coin du feu 1566 ca Meyer van der Bergh Anvers signatureScène de bordel, Pieter Aertsen, 1556, Museum Mayer van den Bergh

On retrouve la fabrication de beignets pour la fête des Rois (voir la coiffe du jeune homme) dans ce qui pourrait être une scène d’auberge ordinaire, s’il n’y avait la cage à oiseaux devant la porte.La cuisinière, penchée vers le feu et encerclée par trois hommes d’âge différent…

 

Aertsen paysans au coin du feu 1566 ca Meyer van der Bergh Anvers poignard
…se tient de la main gauche à la dague ostensiblement phallique du vieux pochard, lequel regarde avec désespoir le fond du pichet vide.

 

Aertsen paysans au coin du feu 1566 ca Meyer van der Bergh Anvers signature
Aertsen a signé près des fesses du jeune, menacé par un panais couillu.

 

Aertsen paysans au coin du feu 1566 ca Meyer van der Bergh Anvers compagnie
Au coin diamétralement opposé arrive une joyeuse compagnie, deux hommes flanquant deux femmes qui se caressent le ventre, la première menant le meneur par la braguette.

 

Monogrammist AP_Interieur met verschillende gezelschappen aan tafels (1540) Rijksmuseum, Amsterdam

Intérieur de bordel, Monogrammist AP, vers 1540, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette gravure constitue un florilège des motifs conventionnels qui animent les scènes de bordel :

  • arroser les chiennes enragées,
  • marquer les consommations sur une planche ;
  • regarder le fond d’un pichet vide ;
  • piquer dans une bourse ;
  • jouer au jeu de beugelen (en extérieur).

Mais ici, pas de trace de satire anticléricale : pour justifier le caractère édifiant de la gravure a été rajouté dans les nuages un Christ qui se détourne de ces spectacles repoussants.


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Dans le même cercle artistique, un peintre a cependant a échappé à ces conventions et mis le décor du bordel au service d’une iconographie très originale dans laquelle un homme ordinaire, un Everyman (Elckerlijc en néerlandais) se trouve aux prises d’une courtisane, ou de deux.


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Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550
Joyeuse compagnie (Lockere Gesellschaft), Jan Sanders van Hemessen, 1545-1550, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Le jeu et la boisson sont les sujets évidents qui occupent les trois personnages du premier plan. Mais nous reconnaissons au fond à gauche, à côté de la cage à oiseaux, un homme qui discute le prix tandis qu’une fille remonte un pichet de la cave. Les trois personnages principaux sont donc un client qui en a assez de boire, une jeune prostituée qui le pousse à consommer en caressant tendrement son épaule et son verre, et une entremetteuse qui semble compter sur ses doigts, hilare, ce qu’elle a déjà gagné.

Mais la rhétorique des mains invite à une lecture moins simple.


Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550 detail verre
Contrairement à ce qu’il semble, l’homme ne tient pas le pied du verre entre ses doigts, mais a posé sa main derrière, à plat sur la table. En haut, la femme effleure d’un doigt habile l’encolure, comme pour la faire vibrer : ce qui ajoute l’Ouïe et le Toucher aux autres sens liés aux plaisirs du vin : la Vue, l’Odorat et le Goût.

Ainsi se noue discrètement, au centre du tableau, un condensé de ce qui est le sujet principal du tableau : la sensualité et son rejet.


Jan_Sanders_van_Hemessen Joyeuse compagnie Staatliche Kunsthalle Karlsruhe 1545-1550 enfant prodique
On a souvent remarqué que les deux saynettes du fond n’obéissent pas vraiment aux règles de la perspective, mais ressemblent plutôt à deux « tableaux dans le tableau ». Ainsi à droite le jeune voyageur richement habillé qui prend des forces en mangeant des oeufs à côté d’une fille dévêtue et de trois servantes, dont une plonge la main dans sa bourse, n’est autre que le Fils prodigue parmi les courtisanes, un sujet très à la mode à l’époque.


Jan_Sanders_van_Hemessen Staatliche
D’où l’idée que l’entremetteuse, juste en dessous, ne compte pas des profits en général, mais bien les quatre filles en particulier qui satisfont tous les plaisirs de l’Enfant prodigue.

Et que, sur l’autre bord du tableau, la main paume en avant de l’Everyman fait un geste d’arrêt destiné non seulement à sa propre libido, mais aussi à l’autre jeune homme qui se profile à l’entrée du bordel.

Ainsi, opposant la main qui dit encore et celle qui dit stop, la main qui tient le pichet et celle qui refuse le verre, le tableau marque l’instant d’une prise de conscience morale où, au centre, la main gauche de l’Everyman objecte au jeu de la sensualité.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art

Joyeuse compagnie, Jan Sanders van Hemessen, 1543, Wadsworth Atheneum Museum of Art

Cette version passablement alambiquée s’éclaircit dès lors qu’on la comprend comme la contraposée de la version de Karlsruhe. La seconde prostituée, en s’introduisant au dessus et à gauche de l’everyman, vient en quelque sorte le prendre en tenaille et lui ôter toute possibilité de fuite vers l’extérieur.



Titre Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art coin haut gauche L
Ce pourquoi la porte ouverte est remplacée par une fenêtre fermée, dont les ferrures obligeamment détaillées symbolisent, probablement, le chrétien cerné par les péchés.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art schema1
Pour comprendre la signification du tableau, il faut suivre la trajectoire du vin, depuis le pichet qui l’a versé jusqu’à la main qui l’attend…



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art detail verre
…en passant par les marques de consommation sur le chambranle, et le geste habile de la première courtisane, véritable le clou du spectacle, qui transporte le verre en équilibre au bout de l’index.



Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art schema2
On comprend bien la génèse de la version de Wadsworth en la plaçant sous la version de Karlsruhe :

  • la prostituée unique se duplique en prêtant sa main habile et sa main enveloppante à chacune de ses avatars (flèches jaunes) :
  • l’everyman conserve presque la même position des mains (flèches bleues) mais, en mimant le geste des deux prostituées (flèches roses), leur signification s’inverse : la main qui disait « stop » se dresse maintenant pour attendre le verre, la main qui refusait de le toucher accepte maintenant se serrer la main de la courtisane ;
  • de ce fait, l’everyman, dont les gestes contrariaient ceux de l’entremetteuse (flèches rouges) se met à lui ressembler (flèches vertes) : il attend le verre comme elle tient le pichet, il serre la patte de la fille comme elle serre celle du toutou.

Du coup les deux animaux à fourrure (le chien sous la table et le chat qui tend la patte vers l’assiette d’artichauts) donnent à voir la véritable nature, servile et vénale, des deux créatures en robe.


Jan_Sanders_van_Hemessen 1543 Wadsworth Atheneum Museum of Art turban chapeau
On a noté que le turban et le grand chapeau à l’ancienne étaient complètement démodés en 1540. Pour Bertram Kaschek, ce décalage est intentionnel et donne même une de clés de lecture de ces oeuvres complexes et déconcertantes :

« …les acteurs des scènes de bordel de Hemessen ne sont pas seulement un exemple moral de la séduction sensuelle des êtres humains ; mais la relation entre l’everyman et les prostituées doit également se lire comme une allégorie de l’Art : ces hommes vêtus à l’ancienne et déjà âgés sont des personnifications de la vieille peinture, séduits par les charmes sensuels de la peinture moderne de la Renaissance italienne (illustrée par la jolie hétaïre léonardesque) et tentant – probablement en vain – d’échapper à cette tentation » [10]

 

Jan Steen

A merry couple, by Jan Steen

Un joyeux couple
Jan Steen, 1660, Musée De Lakenhal, Leyde

La cage est ici suspendue à un arbre au beau milieu de la campagne sans autre justification narrative que celle d’une enseigne grivoise.

La fermière s’est fait renverser en allant au marché, avec son joug à paniers. Cet accessoire pour dame des champs est représenté avec précision :  creusé afin d’être plus léger, bord de l’échancrure cassé pour adoucir le contact avec les épaules.

Le contenu des  paniers  est également détaillé : un pot béant d’un côté, un canard mort de l’autre, avec son long cou détumescent. Lesquels imagent clairement le résultat de ce qui va se passer, tant du côté féminin que du côté masculin.

Le lapin réveillé dans son terrier se prépare-t-il à entrer ou à sortir ?



Références :
[2] Bestiaire, Ashmole, 1511, coté par Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Vagabond_(Bosch)
[3] C’est le refrain d’un poème du XVIe siècle : « un moine et un laïc, un mari et un prêtre, un chien et un colporteur, tout le monde sait qu’ils ne peuvent pas se voir » Cité dans https://nl.wikipedia.org/wiki/De_marskramer_(Jheronimus_Bosch)
[4] L’idée du porcelet volé vient de « Jheronimus Bosch », Par Frédéric Elsig, p 43 https://books.google.fr/books?id=LQzURy5EfbsC&pg=PA43&dq=bosch+vagabond+barri%C3%A8re&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwil2overKrZAhXDVhQKHQUkBncQ6AEIKDAA#v=onepage&q=barri%C3%A8re&f=false
D’autres reconnaissent plutôt une patte de daim (voir http://www.esotericbosch.com/wayfarer/wayfarer.htm) ce qui me semble exclu vu la forme carrée (et non en pointe) du sabot.
Bosch Allegorie de la debauche et du plaisir Yale University Art Gallery, New Haven detail patte
Allégorie de la débauche et du plaisir, Bosch, Yale University Art Gallery, New Haven
Cliquer pour voir l’ensemble
Une patte de cochon réduite à l’os figure comme emblème au dessus de le tente.
[5] THE GOOD THIEF IMAGINED AS A PEDDLER Susan Fargo Gilchrist https://www.jstor.org/stable/23205597?seq=1#page_scan_tab_contents

[5a] Bruyn, Eric de (2001) De vergeten beeldentaal van Jheronimus Bosch, ‘s-Hertogenbosch: Heinen, pp. 40-41.

« Pour cette chasse… on doit choisir un endroit où il y ait des haies, des bosquets et des buissons ; le choix fait, on fiche un bâton ou un pieu en terre à une distances de vingt-cinq brasses des haies ou du bosquet ; on attache à ce bâton une chouette vivante avec une ficelle longue de trois doigts, et on la place sur une petite cage attachée au bâton, qui doit être élévé de terre d’environ une brasse et demie. Une chouette propre à cette chasse doit être instruite à sauter continuellement de la cage ou du pieu à terre, et de la terrre à la cage ; ce mouvement continuel est nécessaire pour attirer beaucoup d’oiseaux. On doit aussi, pour se procurer une chasse plus abondante, mettre dans la cage un appelant qui, par ses cris, fait approcher les autres que l’on prend avec des gluaux fichés dans des bâtons creux… ces bâtons se posent dans des haies et des buissons, de manière que les baguettes engluées sortent en dehors du côté de la chouette… Si l’oiseleur s’aperçoit que la chouette ne se donne pas assez de mouvement, il la force à sautiller, soit en lui jetant des mottes de terre, soit en lui faisant signe de la main. » Nouveau dictionnaire d’histoire naturelle, appliquée aux arts, à l’agriculture, à l’économie rurale et domestique, à la médecine, etc, Deterville, 1817, Volume 12, p 241

[6] Voir Elsig, op. cit.
[7] Une autre possibilité serait que le boeuf, symbole habituel de Saint Luc, représenterait ici la chasteté et la continence qu’on attribue quelquefois à cet Evangéliste. L’animal castré comme antithèse du bordel ? Animal de plein champ, il est plus plus simple de le voir comme l’antithèse des animaux de la basse-cour.
[8] Image en haute définition : http://tour.boijmans.nl/en/33401/
[10] Bertram Kaschek « Das kunsttheoretische Bordell. Metamalerei bei Jan van Hemessen »http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/4875/1/Kaschek_Das_kunsttheoretische_Bordell_2015.pdf

8 Comme à une fenêtre

21 juin 2018

Comme nous l’avons, la présence du carré magique se justifie abondamment :

Tout cela n’épuise pourtant pas la question. Dans une oeuvre à énigmes comme « Melencolia I », l’oeil désorienté, sautant d’un objet à l’autre en quête d’un sens qui se dérobe, n’en finit pas de revenir se poser sur ce tableau de nombres, dont la cohérence implacable résiste au désordre ambiant.

D’où l’idée – qui a notre connaissance n’a jamais été exploitée – que ce quadrillage numérique pourrait constituer une sorte de légende, une grille de déchiffrement de l’ensemble.

Article précédent : 7.5 Le Régule Martial Etoilé



Une grille de lecture

Les cases dans le carré magique peuvent être lues quatre par quatre : en colonne, en ligne, en diagonale, ou bien selon n’importe laquelle des combinaisons dont la somme est 34 (voir2 La question du Carré).

. Mais on peut tout aussi bien les regrouper par couples, puisque les cases sont symétriques par rapport au centre. Enfin elles peuvent être parcourues séquentiellement, de 1 à 16.

Si le carré magique est effectivement une grille de lecture, il faudra que les éléments de la gravure puissent également être lus quatre par quatre, ou par couples, ou dans l’ordre de la numérotation, et que toutes ces lectures aient un sens.

Est-il vraisemblable que Dürer ait pu avoir l’idée et l’ambition démesurée de construire un « carré symbolique », dans lequel les objets entretiendraient, entre eux, les mêmes relations que les nombres dans un carré magique ?


Une lecture à plat

On imagine l’intensité des contraintes, se superposant à toutes celles que nous avons déjà découvertes (les trois alignements), plus la nécessité de respecter la perspective. Sur ce dernier point cependant, remarquons que la situation est favorable : tandis que la gravure jumelle, le Saint Jérôme, est un chef d’oeuvre de perspective, celle-ci ne joue, dans Melencolia I, qu’un rôle très secondaire : condition facilitant une lecture « à plat ».


Un quadrillage sous contraintes

Il suffit de jeter un coup d’oeil sur la gravure pour vérifier qu’aucun quadrillage ne saute aux yeux : les objets sont de tailles inégales, de très petits à très grands. Certains sont posés par terre, d’autres accrochés au mur.

Plaçons-nous néanmoins dans la situation de l’archéologue et tirons nos cordeaux pour délimiter le terrain. Est-il possible de répartir en seize cases l’ensemble des objets de la gravure ?

Visiblement, les cases seront de tailles inégales : la présence massive de Melencolia repousse les objets vers les marges.

Y en aura-il assez pour remplir les seize cases ? Bien qu’il soient très inégalement répartis dans la gravure, la trentaine d’objets devrait suffire à peupler toutes les cases : certaines en possèderont même plusieurs. Il est seulement à prévoir que les plus gros objets (l’échelle, le cristal, la règle) ne rentreront pas dans une seule case.


Un point de départ

Il est logique de commencer notre quadrillage par la partie de la gravure où la densité des objets est la plus faible : le coin en haut à droite. Là, nous n’avons guère le choix : la cloche, le sablier et la balance sont des objets solitaires, qui occupent donc respectivement les cases 13, 2 et 3. Verticalement, aucune latitude non plus : le carré et les clés sont les seuls objets pouvant occuper les cases 8 et 12.

Ces quelques associations suffisent à montrer que le nombre à rechercher n’a rien à voir avec la forme de l’objet : le carré a 16 cases, mais correspond à la case 8. Le trousseau a 6 clés, mais correspond à la case 12.

De même, il serait vain de rechercher une allusion au nombre dans un détail de l’objet : il est vrai que la décoration en forme d’omega de la balance ressemble à un chiffre trois. Mais rien dans la forme de la cloche n’évoque le chiffre 13.


Une proposition de découpage

Melencolia_Carre_Grille
Il serait fastidieux de poursuivre case par case. Nous avons donc fait figurer, sur un même schéma, les alignements que nous avons déjà découverts, avec leurs points représentatifs (en rouge) ; et une proposition de découpage en seize cases (en vert), sur laquelle nous nous baserons pour la suite des explications.

Que ces cases aient des tracés quelque peu artificiels, empiétant parfois sur une portion d’objet, n’est pas rédhibitoire : il était impossible d’être à la fois rigoureux pour les alignements de points significatifs (qui conduisent aux différents diagrammes de la croix et de la machine) et rigoureux sur la délimitation des frontières. Peut être Dürer avait-il plutôt en tête un découpage sinueux, à la manière d’un puzzle, qu’un tracé sauvagement colonisateur, à base de segments de droites.

Si arbitraire qu’il puisse paraître à ce stade, notre découpage a néanmoins pour mérite de faire apparaître de nouveaux alignements, plus modestes que ceux que nous avons interprétés jusqu’ici (lignes orange) : ainsi les points significatifs de la cloche, du carré, du trousseau de clés et des clous sont sur une ligne verticale. De même, une ligne verticale relie les bourses et le compas au sablier, en passant par un objet qui était passé inaperçu jusqu’ici, et qui prend une importance accrue, puisqu’il est le seul à pouvoir occuper la case 11 : la couronne de Melencolia.




Pour éviter de nous reporter en permanence à la gravure, voici donc le tableau qui résume notre découpage hypothétique, et sur lequel nous allons désormais raisonner :

Melencolia_Carre_Grille_Tableau
Ce quadrillage contient pratiquement tous les objets de la gravure (sauf l’échelle, l’arc en ciel et l’objet mystérieux), certains empiètant sur deux cases (la mer, le polyèdre, la règle). S’il constitue un « carré symbolique », alors il doit pouvoir être lu selon les mêmes règles de symétrie que le carré magique : par lignes, par colonnes ou par couples d’objets symétriques par rapport au centre.

L’exercice que Dürer nous propose est une sorte de « tarot dirigé » : au lieu de tirer des images au hasard, nous avons pour contrainte de les extraire du tableau dans un certain ordre, quatre par quatre ou deux par deux, et de deviner le sens qui s’en dégage.

Les huit cases qui ne contiennent qu’un seul objet (en grisé) seront les plus difficiles : par exemple, la cloche, dans la case 13, devra avoir un sens en tant qu’élément de la première ligne, mais aussi en tant qu’élément de la dernière colonne.

Les autres cases contiennent plusieurs objets, ce qui laisse heureusement une marge de manoeuvre pour les interprétations : par exemple, dans la case 14, nous pourrons retenir comme symbole la scie pour la lecture par colonnes, et les bourses pour la lecture par couples.

Nous ne saurions trop engager le lecteur, avant de lire les « solutions » ci-après, à tenter lui-même l’exercice.



La lecture orthogonale

Melencolia_Carre_Orthogonal

Melencolia_Carre_Gravure_Orthogonal

Pour cette interprétation, nous devons retenir, dans les seize cases, les objets qui permettent de donner un libellé générique aux quatre lignes et aux quatre colonnes.


La troisième ligne : la rotation

Nous suggérons de commencer par cette ligne, car nous l’avons déjà interprétée (voir 7.4 La Machine Alchimique) : les clés, le compas, la meule et le cristal sont tous situés sur l’axe de rotation de la machine alchimique, et classés selon l’ordre croissant des degrés de liberté : les clés illustrent la rotation sur un point, le compas selon une ligne, la meule dans le plan et le cristal dans l’espace. Se rajoute au cristal, dans la case 9, la sphère qui représente également les rotations dans l’espace.


La quatrième ligne : la translation

Pouvons-nous trouver des objets qui illustrent l’idée de translation, classés également selon l’ordre croissant des degrés de liberté ? Un clou qu’on enfonce matérialise la translation sur un point ; la scie et la règle illustrent la translation le long d’une ligne, le rabot la translation dans un plan. Enfin, l’équerre glisse dans le plan de la planche à dessin ; mais elle peut également, en tant que gabarit à moulure, se translater parallèlement à elle même : c’est donc une excellente image des translations dans les trois directions de l’espace.


La première ligne : la chute

Pour poursuivre la série, il nous faut un troisième type de mouvement, lui aussi ordonné par degré de liberté croissant : la chute est un bon candidat.

Le battant de la cloche est un objet immobilisé dans sa chute par un point d’accrochage. Le filet de sable s’écoule en traçant une ligne. Les deux plateaux de la balance choient, chacun à son tour, dans le plan du fléau. Enfin, la météorite s’abat où elle veut, selon une trajectoire erratique.


La deuxième ligne : l’expansion

L’interprétation de cette ligne est moins évidente : de même que la translation complète la rotation, il nous faudrait un « mouvement » qui complète, ou inverse la chute. Or les corps inanimés choient, mais ne remontent pas spontanément. Ce qui monte, ce qui croît, ce qui augmente, ce sont les êtres animés. Voyons si cette idée d’expansion, peut se lire sur la deuxième ligne.

Le carré magique illustre l’expansion autour d’un point : les nombres progressent, de 1 à 16 et remplissent toutes les cases, en s’organisant autour du point central. Les tiges végétales de la couronne croissent selon des lignes. Le dessin ou l’écriture du putto remplit le plan de la tablette. Enfin, le polyèdre et la mer sont deux exemples d’expansion dans l’espace.

La deuxième ligne illustre donc un mouvement tout aussi naturel que la chute : l’expansion, la propension des êtres à remplir la forme qui leur est impartie.


sb-line

Voici les objets retenus pour cette lecture, et l’interprétation des lignes et des colonnes :

Melencolia_Carre_Grille_Orthogonal
Le tableau représente une sorte de physique des mouvements possibles : la translation et la rotation pour les corps d’ici bas, la chute pour les objets d’en haut ; enfin, pour les êtres en devenir, l’expansion vers la forme qui les régit.

De droite à gauche, le tableau de lit comme une progression de l’immobilité vers le mouvement maximal.



La lecture radiale

Melencolia_Radial

 

Melencolia_Carre_Gravure_Radial

Pour cette lecture, nous devons donner une interprétation aux huit couples de cases symétriques par rapport au point central du carré.

Carré et sphère : la Matière

La case 6 ne contient que le carré magique, tandis que sa symétrique, la case 9, nous laisse l’embarras du choix.

Nous avons largement commenté ( 3 La question de la Sphère et 5.2 Analyse Elémentaire) le rapport qui unit le carré à la sphère : celle-ci représente la matière dans son état terrestre, opaque et obtuse, telle qu’elle se présente aux yeux de l’homme ; alors que le carré magique, qui réalise la quadrature du cercle, représente la matière magnifiée, décomposée selon les Eléments, telle qu’elle apparaît sous le regard de Dieu.


Cloche et équerre : la Verticale

Ces objets sont célibataires dans les cases 13 et 4 : nous ne pouvons donc que moduler les interprétations que nous leur avons déjà données lors de la lecture orthogonale. Le battant de la cloche, qui illustrait l’idée de chute immobilisée, représente également la verticale naturelle que prennent tous les corps pesants. L’équerre, qui illustrait les translations dans l’espace, peut être également vue comme représentant la verticale artificielle que l’homme peut élever à partir d’un plan. C’est donc l’idée de verticale qui unifie ces deux objets.


Mer et règle : l’Horizontale

Les cases 1 et 16 sont plus riches en objets : il est tentant de retenir, pour notre lecture radiale, deux éléments qui entretiennent le même type de relation que dans le couple précédent : la mer, paradigme de l’horizontale naturelle et la règle, instrument de l’horizontale artificielle.


Creuset, mer et clés : le Pouvoir

Putto British Library

La case 12 ne contient que les clés, dont Dürer nous a dit qu’elles symbolisaient le pouvoir : pouvoir de l’homme puisqu’elles ouvrent des coffres ou des maisons (la ville à l’horizon comporte six maisons, autant que de clés dans le trousseau).

Nous nous attendons donc à trouver dans la case 5 des symboles du pouvoir de la nature : et effectivement, la mer et le creuset sont des images convaincantes des deux forces élémentaires que sont l’Eau et le Feu.


Balance et bourses : la Richesse

Le second élément dont Dürer nous a donné le signification se trouve en case 14 : les bourses représentent la richesse, mais la richesse telle qu’elle apparaît aux yeux des hommes, exprimée en espèces sonnantes et trébuchantes. En face, la balance, seul objet de la case 3, fait allusion à une autre forme de richesse : la richesse morale, celle qui sera pesée par Dieu au jour du Jugement.


Sablier et rabot : la Durée

D’un point de vue physique, ces deux objets évoquent l’abrasion : érosion naturelle à l’échelle des siècles, pour le sable ; arrachage artificiel et rapide des copeaux, pour le rabot. D’un point de vue mystique , le sablier, qui accueille dans son royaume réversible une multitude d’égaux obéissants et polis, donne une image du Temps tel qu’il se présente pour Celui qui a l’Eternité devant lui. Tandis que le rabot qui aplanit la planche irréversiblement, illustre le passage du temps à l’échelle de la vie humaine.

Durée divine et durée humaine : tel pourrait donc être le dialogue du sablier et du rabot.


Tablette et livre : la Pensée

La tablette et le livre sont deux instruments de la pensée : la tablette montre la pensée en action, le livre illustre la connaissance figée, accumulée et transmise : inspiration divine, bibliothèques humaines…


Couronne et meule : le Travail

Enfin, la couronne évoque le cycle de la végétation, la pousse des plantes : le travail de Dieu au travers de la nature. La meule est l’instrument de travail de son partenaire, l’homme, le meunier, auquel il a été donné pouvoir d’exploiter et de transformer à son profit la nature.


sb-line

Melencolia_Carre_Grille_Radial1

Les huit couples que nous venons de décrire participent tous de la même dialectique : celle du naturel et de l’artificiel, du divin et de l’humain. Et, très logiquement, les symboles du divin se retrouvent dans la moitié supérieure du carré, ceux de l’humain dans la moitié inférieure. La lecture radiale n’est donc finalement qu’une nouvelle méditation sur le thème de la similitude entre le haut et le bas.

Afin de bien percevoir la logique d’ensemble, remplaçons les objets par la notion qu’ils symbolisent :

Melencolia_Carre_Grille_Radial2JPG

Les huit notions ne sont pas indépendantes, mais peuvent être regroupées deux par deux :

  • les deux directions, Horizontale et Verticale, occupent les cases d’angle ;
  • les deux symboles mentionnés par Dürer, Pouvoir et Richesse, constituent un « rectangle penché » ;
  • Forme et Durée donnent le rectangle symétrique ;
  • Enfin, Travail et Pensée occupent le carré central.

Ainsi la lecture radiale permet de décomposer le tableau en quatre motifs de somme 34.

Mais la magie du carré fait apparaître d’autres sujets de méditation, tout aussi pertinents : l’association « Richesse et Temps » donne également un rectangle à somme 34, ainsi que « Matière et Pouvoir ».

Les deux diagonales révèlent des thèmes quasiment maçonniques : « Pensée et Horizontale » d’une part, « Travail et Verticale » d’autre part, que nous pourrions traduire par « la pensée aplanit et le travail élève ». Mais l’inépuisable carré contient également un thème bergsonien : « Matière et Pensée » ; un thème marxiste : « Travail et Pouvoir », un thème libéral « Travail et Richesse »



Nous ne prétendons pas que le carré symbolique ainsi reconstitué soit exactement celui que Dürer avait en tête lors de la conception de la gravure. Nous l’avons construit en effet par deux opérations éminemment subjectives : la sélection d’un objet représentatif de chaque case, puis l’abstraction de l’objet au symbole.

Mais nous prétendons que Dürer a chercher à répartir les objets dans la gravure selon des symétries identiques à celles du carré magique. Tâche complexe, oulipienne, mais pas impossible grâce aux quelques degrés de liberté que l’artiste s’est accordé : une case peut contenir plusieurs objets, un objet peut déborder sur deux cases, et quelques objets ne font pas partie du carré.



Camerarius et ses araignées

Nous avons déjà parlé de la description de la gravure par Camerarius (voir 7.3 A Noir). La dernière phrase a fait douter de ses dons d’observation ou de mémoire (excusable en 1541, s’il n’avait pas la gravure sous les yeux). En voici la traduction :

« On peut voir aussi comment ont été exprimées par l’artiste, à la fenêtre, des toiles d’araignées et celles-ci guettant leur victime, entre autres choses significatives, avec les lignes les plus fines. » [1]

Durer Carre Magique
Camerarius a-t-il confondu le carré magique et ses chiffres serpentiformes, avec une toile et ses araignées voraces ? Ou les « lignes les plus fines » traduisent-elles le souvenir qu’il aurait gardé des rayons de la comète, induisant une confusion entre chauve-souris et araignée ?

Mais surtout, est-il concevable que sa description, par ailleurs plutôt fidèle, se conclue par une telle approximation  ?


Dürer et ses toiles

Revenir au latin s’impose :

« Cernere etiam est quasi ad fenestram a pictore aranearum telas (taela) , et venationem harum, inter alia huius naturae indicia, tenuissimis lineis expressa » [1a]

Pour rendre à Camerarius son honneur, il suffit de reprendre sur deux point la traduction donnée par Büchsel : le mot « quasi » est essentiel, et l’expression « venationem harum » ne signifie pas « la chasse à la victime » mais « la chasse à celles-ci (les toiles) ».

Voici donc la nouvelle traduction que nous proposons :

« Il nous faut aussi discerner, dans une sorte de fenêtre, les toiles d’araignées tracées par l’artiste, et les débusquer, entre différents indices de même nature, exprimées avec les lignes les plus subtiles ».

Ainsi Camerarius ne fabule pas avec des toiles d’araignée imaginaires : il veut simplement suggérer, par cette image, la méthode de lecture par lignes, inspirée par cette « sorte de fenêtre » que constitue le carré magique. Et il est vrai que la grille que nous avons tracée évoque singulièrement l’oeuvre des arachnides.

« Melencolia I » n’est pas un diagramme à déchiffrer : mais une toile d’araignée dans laquelle des symboles tous reliés entre eux nous invitent à des parcours en réseau.


L'Ars Magna Raymond LulleL’Ars Magna, Raymond Lulle

Assez semblable, dans l’esprit, aux tableaux combinatoires de Raymond Lull, le « carré symbolique » de Dürer fonctionne comme un associateur d’idées, un support pour des méditations guidées.


Hans Weiditz Von der Artzney Bayder Gluck des guten und widerwertigen 1532
Illustrations de « Von der Artzney Bayder Glück des guten und widerwertigen »,
1532,Augsbourg [2], traduction du « De Remediis Utriusque Fortuna » de Petrarque

Il y a bien sûr quelque chose d’excessif dans cette prétention à tirer des fils entre toutes choses :

« Rien ne répugne à la sagesse comme l’excès d’acuité, rien pour un philosophe n’est plus pénible qu’un sophiste ; d’après les Anciens, c’est pour cela que l’araignée est odieuse à Minerve : la subtilité de son ouvrage, la finesse de sa toile ne révèlent que leur fragilité et ne servent à rien. Que la pointe de l’esprit soit comme celle de l’épée : qu’elle pénètre, mais sans céder ». « Les remèdes aux deux fortunes », Petrarque, livre I,7, L’esprit


Woman Seated under a Spider’s Web (Melancholy), c. 1803, by Caspar David Friedrich

Mélancolie, vers 1803, Caspar David Friedrich

La toile d’araignée est à l’image des constructions complexes et tortueuses de l’esprit en proie à la Mélancolie.


Victor Hugo La ruine de Vianden a travers une toile d’araignee, 13 aout 1871

La ruine de Vianden à travers une toile d’araignée, Victor Hugo, 13 aout 1871

Si fragiles soient-elles, elles ouvrent néanmoins une fenêtre sur le monde.


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Références :
[1] Albrecht Dürers Stich « Melencolia, I » : Zeichen und Emotion – Logik einer kunsthistorischen Debatte / Martin Büchsel. – München : Wilhelm Fink, 2010, p 68
[1a] Le mot « telas » (toiles) a été rectifié dans l’édition de 1636 par Nicolas Coussin (De eloquentia sacra et humana livre XVI). Camerarius avait écrit taela, qui n’existe pas.
[2] Cet ouvrage splendide est disponible sur Gallica : http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b22000574/f13.item