7.2 Présomptions

16 février 2018

 

L’Alchimie en 1514

Avant de revenir de manière détaillée  à la gravure, nous allons prendre un peu de recul et présenter  les idées générales qu’un esprit cultivé, tel que Dürer, pouvait avoir sur l’alchimie, sans pour autant être lui-même un spécialiste. D’où sortiront quelques présomptions sur le fait que « Melencolia I » puisse relever d’une interprétation alchimique.

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Une postérité alchimique

Christian Egenolff 1535 Kunstbuchlein (Little Book of Skills)

Kunstbuchlein (Petit livre des Arts)
Christian Egenolff, 1535

 

Le petit livre des arts / usages justes et approfondis de tous les hommes de l’Art, travail de la fonte, intérieur et extérieur,pour des raisons alchimiques ou naturelles, à savoir :
durcir/adoucir
mélanger/séparer
décaper/tester
souder/bronzer
mouler/décanter
préparer, obtenir, améliorer, rénover chaque couleur
tout pour peindre, écrire, enluminer, dorer
broderie, pierres précieuses



Impensable du temps de Melencolia I, la présentation dans un même traité des techniques alchimiques et artistiques est possible vingt ans après, dans cette ronde d’outils mélangés de menuisier, d’orfèvre, de peintre et de graveur,  autour du creuset commun.

L’opuscule se conclut néanmoins avec les précautions d’usage :

« Huit choses suivent l’alchimie:
Fumée, Cendres, Baratin, Infidélité,
Soupirs profonds, Travail fastidieux,
Pauvreté et lndigence indue.
Si de tout cela vous voulez vous affranchir
Méfiez-vous de l’Alchimie. [1]


Thurneisser zum Thurn Quinta essentia Munster Ossenbruck, 1570

Leonhard Thurneisser zum Thurn, Quinta Essentia,

Munster, Ossenbruck, 1570 [7]

 

Encore quarante ans pour qu’un graveur allemand récupère ouvertement, pour illustrer l’Alchimie,  plusieurs éléments de la célèbre gravure : le creuset, la pince, la tenaille, le soufflet, le cadran solaire sur la paroi de l’athanor, et la couronne végétale. Il rajoutera même un burin sur le sol en hommage à sa profession : preuve que les  graveurs sont désormais fiers  de leurs accointances alchimiques. A gauche, on remarque un disque à broyer.

 


Leonhardt Thurneysser zum Thurn 1574 Quinta essentia

Leonhard Thurneisser zum Thurn, Quinta Essentia, p. xxxvii.
Leipzig, 1574

 

Nouvelle édition, nouvelle gravure : la table à broyer, à gauche, a été remplacée par un four à foyer ouvert, portant un bain-marie.



New_iewell_of_health_1576_Title_page_AQ6_(2)

New iewell of health,Londres, 1576

Deux ans plus tard, un graveur anglais recopiera la première édition, en l’inversant de gauche à droite et en rajoutant un burin pour faire bonne mesure.


Janus Lacinius manuscript, 1583

Janus Lacinius, manuscrit de 1583

Enfin ici, reprise du cadran solaire et du sablier.



Ceci ne prouve bien sûr pas que Melencolia est une illustration d’Alchymia, seulement  l’inverse : que des illustrations de l’Alchimie s’en sont inspirées, sitôt que celle-ci s’est dégagée de la réprobation et du secret.

La gravure à l’Eau Forte

L’Allemagne du début du XVIème siècle est le théâtre d’une révolution technique qui touche directement Dürer :  l’idée d’appliquer à la gravure la technique de l’eau-forte, employée précédemment par les orfèvres, semble être apparue vers 1510 (rappelons que le père de Dürer était orfèvre).

Cette technique soulage considérablement la main du graveur : au lieu d’attaquer directement le cuivre avec le burin, il trace ses traits sur une couche de vernis qui recouvre la plaque : les endroits dégagés seront ensuite attaqués par l’acide, auquel l’artiste délègue le travail de force, se réservant celui de l’intellect. Pour étaler le vernis, il faut poser la plaque sur une source de chaleur modérée. Avant refroidissement, on enfume la plaque en la passant dans la fumée d’un flambeau, ce qui noircit et solidifie le vernis.


Alchimie et eau-forte

de alchimia geber

Frontispice de « De Alchimia » de Geber, Livre III
Iohannis Grieninger, Strasbourg, 1531

Les personnages de part et d’autre de l’athanor illustrent les deux découvertes majeures attribuées à l’alchimiste arabe Geber :

  • à gauche, l’invention de  l’eau forte (acide nitrique) est illustrée par un graveur ;
  • à droite un aide dépose un objet sur le plateau d’une balance (probable allusion au « Livre des Balances » du même Geber).

Remarquons, à côté de la plaque du graveur, une longue pince très semblable à celle que nous voyons à côté du creuset de Melencolia I. Elle est destinée à saisir la plaque de cuivre, soit pour la passer à la flamme, soit pour la plonger dans l’acide.

Dürer et les alchimistes

Les premières eaux-fortes de Dürer datent de 1515. Il est donc très possible que, dès 1514, il ait été en contact avec le milieu alchimique, au moins pour se documenter sur la nouvelle technique et se procurer de l’eau-forte.

Néanmoins, dans ses écrits ou dans ses lettres, il n’a rien laissé sur l’alchimie ni sur les ouvrages qu’il aurait pu avoir en main, à une époque où  la diffusion des textes commençait tout juste à être moins confidentielle.   Nous allons donc présenter rapidement les principaux concepts, tels qu’un esprit cultivé et curieux de philosophie naturelle pouvait en avoir entendu parler.


Les grands concepts alchimiques

 

Alchimie et Rectification

De manière générale, l’alchimie se représente les différents matériaux sur lesquels elle travaille, et particulièrement les métaux, comme des substances qui se sont trouvées corrompues, anémiées, empêchées par des impuretés d’accéder à leur état de perfection. L’alchimie se propose donc de « rectifier«  la matière, tout comme la religion chrétienne a pour projet de racheter l’humanité. Jung exprime très bien ce parallélisme des buts :

« L’homme est aussi bien celui qui doit être racheté que le rédempteur. La première formule est  chrétienne, la seconde alchimique. Dans le premier cas l’homme s’attribue à lui-même le besoin de rédemption, et abandonne à la figure divine autonome l’accomplissement de la rédemption… ; dans le second cas, l’homme prend sur lui d’accomplir l’oeuvre rédempteur alors qu’il impute l’état de souffrance et, par suite, le besoin de rédemption, à l’anima mundi enchaînée dans la matière. »   Jung, Psychologie et Alchimie, p 393


Les deux principes : Soufre et Mercure

Ces deux concepts remontent probablement aux origines de la métallurgie. Dans la nature, les métaux à l’état natif sont très rares, on les trouve en général sous forme de sulfures aux couleurs variées. En faisant fondre ces minerais avec les réactifs appropriés, on arrive à séparer la partie métallique, qui s’écoule comme un liquide, et les  scories diversement colorées. L’alchimiste dira qu’à partir de la matière première, il a séparé un « Mercure » (ainsi nommé par analogie avec le métal « mercure ») et un « Soufre ».


252283MercureSoufre

Elementa chemiae, Leyde, 1718
Le Soufre à gauche est en affinité avec le Soleil, le Mercure à droite avec la Lune.

Au fil de l’évolution des techniques métallurgiques et des doctrines explicatives, les deux notions sont devenues plus abstraites, jusqu’à désigner deux principes complémentaires :

  • le Mercure, principe volatil, féminin et passif, qui préside aux phases de dissolution ;
  • le Soufre, principe fixe, masculin et actif, qui tire au contraire la matière vers la cohésion et lui donne sa forme et la couleur (d’où le qualificatif de tingeant que l’on lui donne parfois).


Les deux opérations de base : Solve et Coagula

Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg

Solve et Coagula
Traité de l’Azoth, 1613, BasileValentin

En cohérence avec les deux principes, les techniques de transformation alchimiques reposent sur deux  préceptes : il faut tantôt « dissoudre le fixe (Solve) » , tantôt « fixer le volatif (Coagula)« . Autrement dit,  faire dominer le Mercure sur le Soufre, puis le Soufre sur le Mercure.  C’est ici ce que représente l’enroulement inextricable du principe Volatil (l’Aigle) et du principe Fixant (le Lion), autour de l’Or (le Soleil) et de l’Argent (la Lune) alchimiques.

Selon le contexte, la phase de destruction initiale est désignée par des mots différents  : dissolution, putréfaction, séparation, calcination et est souvent associée au noir, la couleur de la mort. La phase de re-création est habillée également de plusieurs termes : coagulation, résurrection, conjonction,  sublimation, et est souvent associée au blanc, la couleur du jour.

Ce swing entre un temps « mort » et un temps « vie » constitue le rythme de base de l’alchimie. Etant utilisé partout,  il va autoriser des descriptions similaires pour des processus qui opèrent en fait sur des matériaux complètement différents. Voire pour des étapes différentes du même processus. D’où des confusions voulues et de fausses similitudes qui nourrissent des ambiguïtés créatrices.

La musique de l’alchimie n’est pas faite pour les salles de spectacle à l’acoustique parfaite :  c’est un jazz pour caves enfuméesdeux solistes s’accordent ou se défient au gré des réverbérations.


Le Grand Oeuvre

Pour rectifier les métaux, l’alchimiste doit détruire leur corps souffrant et le faire renaître sous une forme plus pure. Pour cela, il va utiliser des processus naturels cachés, mais présents depuis la Genèse : car il s’agit bien  de re-créer une forme voulue par Dieu, et non de fabriquer ex nihilo une forme synthétique.

Il va donc partir d’un minerai particulier  qui est supposé avoir conservé le pouvoir  de générer ou régénérer les différents métaux, une matière totipotente réchappée de la Genèse, une sorte de « cellule-souche ». Cette « materia prima » n’a jamais été clairement révélée, sans doute y en avait-il plusieurs. Certains alchimistes disant même que le principe germinal était présent partout.

Tout le problème du Grand Oeuvre est donc, à partir de la materia prima, d’extraire la « semence métallique« , le « soufre interne » emprisonné dans une matière corrompue, et de le réinstaller dans un corps parfait où sa toute-puissance pourra enfin s’exprimer : la Pierre Philosophale.

Richesse ou puissance ?

A titre de démonstration, on pourra se servir de la Pierre Philosophale pour transmuter les métaux vulgaires en or. Mais la véritable motivation de l’alchimiste  n’est pas la richesse : c’est de profiter de la puissance régénérante de la Pierre,  qui guérit les maladies et apporte l’Immortalité.

Nous retrouvons la dialectique entre les bourses déliées et les clés attachées (voir 1.6 Le truc des Bourses et des Clés).  La maxime que nous avons traduite par  « Lâchez la richesse, mais gardez le pouvoir ! » devient une timide présomption en faveur d’une lecture alchimique.


Trois Oeuvres, sept étapes

 

Les trois phases du Grand Oeuvre

Pour passer de la materia prima à la Pierre Philosophale, les textes s’accordent plus ou moins pour distinguer trois phases.

    • Dans l' »Oeuvre I ou oeuvre au Noir » (appelée aussi Nigredo, ou Séparation), il s’agit de faire mourir, de putréfier puis de ressusciter la materia prima, de manière à obtenir le « Premier Mercure« .  Cette phase est réputée pénible, longue et décourageante.

 

    • Dans l' »Oeuvre II ou oeuvre au Blanc » (« albedo », ou Conjonction), on fait disparaître ce Premier Mercure en le mariant avec un Soufre, pour faire naître un embryon androgyne qui combine les qualités des deux principes : le « rebis« , ou encore « Mercure philosophique« .

 

  • Enfin, dans l »Oeuvre III ou oeuvre au Rouge » (« rubedo », ou Coction), on va faire disparaître cet embryon dans le feu dont il se nourrira, augmentant en fixité et puissance jusqu’à devenir la Pierre Philosophale, autrement dit l’apothéose du Soufre. Cette dernière phase est si aisée qu’on l’appelle aussi le « jeu d’enfant »  (ludus puerorum).



Salomon Trismosin - Splendor Solis 1582 - planche 10

L’arbre philosophique
Salomon Trismosin – Splendor Solis, 1582 – folio 15r

Les trois Oeuvres sont rappelées ici par les couleurs des vêtements des trois personnages :

  • le jeune Sylvius en Noir,
  • son père Enée  en Blanc,
  • son grand-père Anchise en Rouge [2].

Sylvius tend à son père une branche verte, tandis que le grand-père tient une branche d’or.

L’oeuvre I semble en être entre la sixième et la septième étape (mais attention : il y a deux barreaux cachés). [3]

 

Ambiguïtés entretenues

Les alchimistes visent à reproduire un processus naturel. Aussi la succession des trois phases est-elle souvent décrite en termes biologiques : d’abord séparer et préparer le principe féminin (Le Premier Mercure) et le principe masculin (le Premier Soufre, dont on ne parle généralement pas) ; puis les unir pour obtenir un  embryon ; puis nourrir et faire croître cet embryon.

Mais on peut préférer le schéma mort-renaissance pour décrire soit le Grand Oeuvre dans son ensemble (la mort de la materia prima et la résurrection de la Pierre), soit chaque phase particulière . De plus, chaque phase consiste en définitive à mettre en contact deux réactifs, pour obtenir deux produits : on pourra donc jouer sur les mots et parler tout aussi bien de la « mort » des réactifs, que de leur « conjonction » ; et de la « renaissance » des produits, que de leur « séparation ».

Aussi les traités prennent-il plaisir à décrire les phases dans le désordre, à en oublier une (en général la première), ou à parler de l’une en feignant de parler de l’autre.


L’eau-forte comme Grand Oeuvre

Nous avons vu que cette nouvelle technique, en intronisant l’acide comme  auxiliaire du  graveur, établit un lien obligé entre l’aquafortiste et l’alchimiste. Mais la technique en elle-même, si l’on y réfléchit bien,  constitue une métaphore frappante des trois étapes du Grand Oeuvre.

  • D’abord, le graveur recouvre la plaque d’un vernis, le noircit à la flamme, trace longuement et laborieusement son dessin, soumet le cuivre  à l’acide, puis enlève le vernis et découvre la plaque gravée : ce passage de l’obscur au brillant ressemble à l’Oeuvre au Noir, où la Materia Prima  soufre, meurt et ressuscite, sous forme de Mercure préparé.

 

  • Ensuite il faut réunir deux matières : la plaque de cuivre travaillée (le Mercure) qu’on recouvre complètement d’encre (le principe tingeant, le Soufre), puis qu’on essuie : d’une seconde façon, on passe du noir au brillant, pour obtenir cette fois un objet « androgyne », mélange entre le cuivre féminin et l’encre masculine.

 

  • Ensuite, il ne reste plus qu’à « nourrir » cet embryon avec du papier, pour obtenir la « Pierre Philosophale » du graveur, le premier tirage ; ce sera ensuite un jeu d’enfant de multiplier les exemplaires.

Pour trouver quoi ? l’immortalité !


De la proto-alchimie de Dürer ?

 

Alchimie et Réforme

L’attitude de l’Eglise catholique vis à vis de l’alchimie a oscillé entre la bienveillance (la plupart des alchimistes entre le XIIème et le XVème siècle étaient des ecclésiastiques) et la méfiance face aux dérives magiciennes. En 1514, le coup de tonnerre de la Réforme n’a pas encore retenti  (les thèses de Luther seront placardées dans 3 ans, en 1517) : mais  le mouvement est déjà en germe dans les esprits.  Le protestant considérera avec sympathie l’alchimiste, ce praticien de la Rectification. Et la Réforme sera pour beaucoup pour la relance de l’alchimie, qui va trouver son âge d’or, du XVIème au XVIIème siècle, dans les pays germaniques.

Ainsi, Luther parlera du « bon art de l’alchimie », et l’appréciera pour ses « significations allégoriques et cachées, qui sont très belles, signifiant la résurrection des Morts au Jour du Jugement »  (Cité par R.Wittcower, « Les Enfants de Saturne »).

Si le lien entre alchimie et Jugement Dernier était clair pour Luther, sans doute l’était-il également pour Dürer. Or Melencolia I, comme nous l’avons vu dans 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse, développe du côté de l’arc-en-ciel un micro-climat eschatologique : si une lecture alchimique est possible, elle devra nécessairement intégrer l’arc-en-ciel, cette figure de l’Harmonie des Eléments synchronisée avec la Résurrection des Corps. Et certainement aussi le polyèdre, qui illustre le passage d’une forme à une autre : la résurrection du cube en octaèdre (voir 4.3 La Transformation de Dürer).

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Sol Justitiae
Dürer, 1498-99

Au départ était cette invention extraordinaire, splendidement expliquée par Panofski [4] : la fusion du thème païen du « Sol Invictus » (Soleil Invaincu) avec la vision chrétienne du « Sol Justiciae » ( le retour du Christ au moment du Jugement Dernier).

Ici le Soleil au sommet de sa puissance, dans le Signe astrologique du Lion, trône avec les attributs de la Justice  (la Balance) et de la Punition (le Glaive).

Sal philosophorum

Un bon siècle plus tard, les alchimistes n’allaient pas manquer d’accommoder à leur sauce cette iconographie.


M. Maier, Triplus aureus, Francfort, 1618) clavis_vii basile valentin

Clé VII de Basile Valentin
M. Maier, Triplus aureus, Francfort, 1618

Ici Sol (le Soleil) est devenu Sal (le Sel), capable à la fois de pondérer (la balance) et de séparer (le glaive). Ce sel permettra, à l’intérieur du Chaos (la Sphère) d’harmoniser les quatre éléments (représentés ici par les Saisons)  en facilitant leur fusion (Acqua).

Sigillum hermetis

le Lut de Sapience frontispice du Philalethes Illustratus de Michael Faust Frankfurt, 1706

Le « Lut de Sapience », frontispice du Philalethes Illustratus de Michael Faust, Frankfurt, 1706 [5]

Ce terme désigne le secret opératoire qui permet de sceller l’oeuf dans lequel va se développer l’embryon  lors de l’Oeuvre III : le sceau de Sapience (sigilum sapientiae) ou sceau d’Hermès (Sigillum hermetis),  ou encore le Lut de Sapience (Lutus Sapientiae).

La devise circulaire explique le principe : à partir de L’unité, obtenir le Ternaire, qui conduit à l’Unité ; le serpent qui se mort la queue  l’illustre (Ouroboros).


le Lut de Sapience frontispice du Philalethes Illustratus de Michael Faust Frankfurt, 1706 centre

Détail du sceau de Salomon

Le sceau de Salomon est exploité ici de manière très élaborée. La barre horizontale correspond à la lecture  classique :  le sceau est la superposition harmonieuse des symboles des quatre éléments (voir 5.2 Analyse Elémentaire).  Mais six planètes se rajoutent aux six sommets, plus au centre le symbole du Soleil, avec l’ambiguïté Sol et Sal.

Au début du 18ème siècle, ce pentacle réussit à harmoniser non seulement les Eléments, mais aussi la vision héliocentrique et la vision géocentrique : le Soleil est bien au centre, mais les chiffres indiquent  comment lire les sept planètes dans l’ordre de Ptolémée. Et les planètes s’opposent deux par deux selon cet ordre ancien, par rang de distance de part et d’autre de la Terre : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne.

Ainsi le triangle Vénus-Saturne-Mercure porte sur ses côtés les mots Sulphur (Soufre), Ignis (Feu), Terra (Terre) : car le principe Soufre sert à chauffer et à fixer.

Le triangle opposé  Mars-Lune-Jupiter porte sur ses côtés les contraires : Mercurius (Mercure), Aqua (Eau), Aer (Air) : car le principe Mercure sert à dissoudre et volatiliser.

Polyèdre et sceau de Salomon

Melencolia_Arc_en_ciel
Rien d’aussi élaboré du temps de Dürer : cependant nous avons montré (voir 4.4 Harmonies polyédriques) que  le polyèdre, porteur d’un sceau de Salomon implicite, s’inscrit dans le climat d’ « Apocalypse Harmonieuse »  qui règne entre l’arc-en-ciel, le creuset,  l’échelle à sept planètes et la balance : lieu de plus grande concentration de symboles proto-alchimiques.


Un dernier indice

Il est temps de porter au dossier une  pièce décisive, que même Panofski considère comme d’inspiration alchimique.


Durer 1506 Lutus

Lutu(m) Sapientiae
Dürer, dessin de 1506, Albertina, Vienne

La page de gauche est consacrée à l’Enlèvement d’Europe. Celle de droite montre trois lions, qui semblent  correspondre aux trois sujets du bas [6]  :

  • à droite, un oriental tenant un crâne – un livre fermé à ses pieds : symbolisme classique de l’Oeuvre I où il s’agit d’ouvrir la Matière Première (dite « feuillée ») et d’en retirer les impureté (la tête de mort, ou Caput  Mortiis) ;
  • à gauche Apollon couronné de laurier et bandant son arc  : Apollon et Diane sont les deux protagonistes de l’Oeuvre II (la Conjonction) ;
  • au centre, sur un trépied, une sphère d’où sortent des projections, et sur laquelle est inscrit LUTU. S. L’abréviation de Lutum Sapientiae : l’oeuf philosophique de l’Oeuvre III.Durer 1506 Lutus detail

 

Melencolia I n’est pas une gravure luthérienne : mais le thème de la Ré-forme, autrement dit de la renaissance d’une forme corrompue, est sous-jacent dans deux figures spectaculaires : l’arc-en-ciel, qui préside à la résurrection des corps morts en corps glorieux : et le polyèdre, qui illustre la transformation des corps géométriques, du Cube de la Terre à l’Octaèdre de l’Air. La révolte protestante et le renouveau alchimique se rencontrent dans le but et dans la méthode :

rectifier une forme corrompue en retrouvant le dessein véritable de Dieu.


Melencolia I n’est pas une gravure à l’eau-forte. Mais il est très probable qu’au moment même de son élaboration, Dürer ait été en train de s’interroger sur cette nouvelle technique et ses implications alchimiques. Car une fraternité de combat rapproche le graveur, peinant à imposer sa volonté au cuivre, et l’alchimiste de l’Oeuvre I, livrant à la matière ingrate ses premiers assauts dépressifs.


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Références :
[1] Sur l’importance de ce petit livre pour la démystification de l’alchimie, voir l’article tès documenté de William Eamon http://williameamon.com/?p=640
[3] Posé sur l’arbre, le corbeau à tête blanche fait peut être allusion à la fin de l’Oeuvre I (la blancheur apparâit au dessus de la Nigredo) tandis que l’envol des 13 oiseaux fait penser à l’Envol des Aigles lors de l’Oeuvre II.
[4] Panofski, L’oeuvre d’Art et ses significations, Dürer et l’Antiquité Classique, p 271
[5] Philaletha Illustratus, Sive Introitus Apertus Ad Occlusum Regis Palatium : Novis quibusdam Animadversionibus explanatus. Cum Nova Praefatione Qua Vita pariter ac Scripta, tum edita tum inedita, AEyrenaei Philalethae breviter exponuntur. Accessit his Narratio De Vita et Scriptis Starckii http://reader.digitale-sammlungen.de/de/fs1/object/display/bsb10252756_00006.html?zoom=0.9000000000000004
[6] Interprétation originale.

7.3 A Noir

16 février 2018

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Puisque l’Oeuvre au Noir était notoirement connue comme pénible et décourageante, il serait logique que Dürer ait étendu à l’alchimie sa  réflexion sur les différents aspects de la Mélancolie. Ses contemporains auraient même trouvé étonnant qu’elle ne figure pas dans la gravure, au moins sous une forme discrète.

Klibansky,Panofsky et Saxl  le concèdent du bout des lèvres, à propos du creuset et des pinces   :

« Nous préférons les attribuer à l’art plus délicat de l’orfèvre, ou à l’alchimie, cet art noir qui est lié, non à la géométrie, mais à la mélancolie saturnienne » [1], p 329.

Hormis cette opinion lapidaire, il ne sera plus question de la pierre philosophale dans ce pavé définitif.

Cinq ans après sa parution, l’historien d’art Maurizio Calvesi n’a pas craint de revisiter complètement Melencolia I dans une optique alchimique, qui fournirait selon lui la clé principale de lecture et donnerait au fameux I une nouvelle explication : une allusion au Premier Oeuvre, l’Oeuvre au Noir.

Calvesi n’était pas tout à fait le premier à se risquer sur ce terrain dangereux : deux historiens allemands avant lui (K.Gielhow en 1901 [2] , G.F.Hartlaub en 1937 [3]) avaient souligné que certains éléments de la gravure étaient des symboles alchimiques. Mais Calvesi est le seul à avoir proposé une explication exhaustive et cohérente, s’appuyant sur tout un corpus de textes et d’illustrations alchimiques.

N’est pas Klibansky,Panofsky et Saxl qui veut : le gros défaut de la méthode est que pratiquement toutes les illustrations et la plupart des textes sur lesquels Calvesi raisonne  sont largement postérieurs à l’époque de Dürer. Face à l’artillerie lourde de l’institut Warburg, notre franc-tireur italien apparaît donc singulièrement démuni, contraint d’appeler à la rescousse ces grands amateurs de grimoires que sont Jung, l’alchimiste de l’inconscient, Canseliet l’alchimiste au fourneau, et Rimbauld l’alchimiste des voyelles.

Aussi « A noir »  de Calvesi apparaît-il inégal et touffu : parfois empêtré dans des passes d’armes sans espoir avec le trio de bretteurs,  parfois lumineux dans des intuitions improuvables. Nous allons donc résumer ses principales trouvailles, et montrer comment elles se trouvent singulièrement confortées par les éléments nouveaux que nous avons analysés jusqu’ici.

Une discrétion compréhensible

Si Dürer avait voulu illustrer l’alchimie, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ouvertement ?  Une première explication tient au fait que les alchimistes prêtaient facilement à la caricature.


Das Narrenschiff. - Der Alchimist als Narr 1494

L’Alchimiste Fou
Illustration pour la Nef des Fous, Dürer, 1494

Une explication plus profonde est que Dürer ne cherchait pas ici à représenter un laboratoire, mais à évoquer un état d’esprit qui, comme l’explique très bien Calvesi, était commun entre l’alchimiste et l’artiste :

« Dans l’episteme du XVIème siècle, le monde n’est par un mécanisme qu’il serait intéressant de découvrir, mais un immense message à déchiffrer ; et il est déchiffrable en tout lieu, car en tout lieu est restée imprimée la figure de Dieu, unique avec d’infinies variations donnant l’occasion d’une infinité de découvertes. Le monde est un grand rébus, et la clé pour le résoudre est la similitude, la correspondance entre le bas et le haut : l’homme lui-même est semblable à Dieu ; et l’alchimiste est, tout comme l’artiste,   un homme qui répète les processus divins et, pour les répéter, se doit de les déchiffrer…. Ceci explique, à la Renaissance, la floraison d’oeuvres à l’iconographie volontiers complexe et volontairement obscure, qui parfois développent leur propre espace formel, hermétique et symbolique ».       Calvesi [4] p 44


sb-line

Alchimie et géométrie

Contrariant Panofski, Calvesi fait remarquer que l’alchimie et la géométrie ont bien un lien : celui de partager la même utopie de la quadrature du cercle. A l’appui, il reprend un passage exhumé par Jung ( [5], p 167), à propos d’un schéma représentant une couronne circulaire divisée en quatre quadrants.

mediator Psychology and Alchemy p 128
Scolie du « Tractatus Aureus » (1610)

Le cercle central représente « le médiateur qui fait la paix entre les ennemis, c’est-à-dire entre les éléments, et il est même le seul à réaliser la quadrature du cercle » ( « mediator pacem faciens inter inimicos sive elementa, imo hic solus efficit quadraturam circuli »).

Calvesi perçoit bien le lien, dans la gravure,  entre la sphère et le carré magique  :

« En opposition au cercle, symbole de l’unité, le carré évoque la décomposition de la matière en quatre éléments. Le problème alchimique de l’union des contraires correspond donc à celui de la quadrature du cercle« . Calvesi [4] p 56

Nous avons prouvé (cf 3 La question de la Sphère) que Melencolia réfléchit à la quadrature du cercle : nous savons maintenant que ce n’est pas seulement un problème de géométrie, mais aussi un problème alchimique.

Cercle, Carré, Triangle

Calvesi cite un passage hermético-alchimique qui donnera lieu, un siècle après Dürer,  à plusieurs illustrations et diagrammes  :

L0000864 M. Maier; "Secretioris naturae..."; alchemical spell.

Atalanta fugiens, Michael Maier, emblème 21, 1617

 

« A partir du mâle et de la femelle, fais un cercle. De là un carré. Puis un triangle,

fais un cercle,

et tu auras la Pierre des Philosophes »  

« Fax ex male et foemina circulum, inde quadrangulum, hinc triangulum,

fac circulum

et habebis lapidem philosophorum »  [6]



Cette métaphore géométrique correspond  au schéma de principe du Grand Oeuvre  :

  • on commence par unir le Soufre (le mâle) et le Mercure (la Femelle) dans un premier cercle (le Mercure Philosophique) ;

 

  • on le décompose en quatre éléments (le carré) ;

 

  • puis en trois substances, l’Ame, l’Esprit et Corps (le triangle) ;

 

  • enfin on recombine harmonieusement le tout pour obtenir la Pierre Philosophale (un nouveau cercle).


Il est frappant de voir comment ce passage s’applique également à la manière de fabriquer le polyèdre (cf 4.2 Sa logique)

  • on part d’une sphère brute ;

 

  • par quadrature du périmètre, on fabrique un carré magique, qui donne le plan du polyèdre ;

 

  • en tronquant les pointes, on obtient des triangles ;

 

  • suite à quoi tous les sommets du polyèdre s’inscrivent dans une nouvelle sphère.

Il n’a pas été possible de retrouver ce texte avant 1617. Un siècle plus tôt, Dürer en avait-il eu connaissance et imaginé, mais en trois dimensions, une manière de l’illustrer ? S’il s’agit d’une coïncidence, elle est aussi merveilleuse que le carré est magique !

La Sphère de la Materia Prima

Melencolia_Sphere

Dans l’imagerie alchimique, la « materia prima » est en général représentée par une sphère, un monde refermé sur lui-même et le désordre des éléments. Calvesi pense que celle de Melencolia I représente à la fois le début et la fin de l’Oeuvre :

« L’opus sort de l’un pour conduire à l’Un ; il part du chaos, de la confusion des éléments, pour aboutir finalement à leur fusion. La boule, la sphère représente à la fois la masse confuse, le chaos, l’un avec un u minuscule, mais aussi le lapis, la pierre philosophale, l’Un avec le U majuscule. » Calvesi [4], p 62

Nous nuancerons plus loin (dans 7.4 La Machine Alchimique) cette explication.

Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg rebis

Le Rebis issu de la Materia Prima, Traité de l’Azoth,1613, Basile Valentin

De bas en haut :

  • la sphère de la Materia Prima, Il faut en faire un Carré (4) puis un Triangle (3) pour retrouver la Sphère unique (1) ;
  • le Dragon (gangue, impuretés) qui renferme la Materia Prima : la lutte contre le dragon est l’objet de l’Oeuvre I ;
  • Le Rebis : androgyne apparaissant à la fin de l’Oeuvre II. Il réconcilie les sexes, mais aussi le Ciel (le Compas) et la Terre (l’Equerre).
  • Les sept métaux guéris à la fin de l’Oeuvre III, présentés dans l’ordre « alchimique » :  : Vénus, Mars, Soleil, Mercure, Lune, Jupiter, Saturne (cuivre, fer, or, mercure, argent, étain, plomb).

Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg pentacle

Pentacle, Traité de l’Azoth,1613, Basile Valentin

Nous ne résistons pas au plaisir de montrer comment on peut passer de l’ordre de Ptolémée (celui de l’étoile à sept branches, symétrie autour du Soleil) à l’ordre Alchimique (symétrie autour de Mercure)  : il suffit de suivre les traits bleus.


Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg pentacle schema
De plus, en parcourant l’étoile d’une troisième manière (sauter de trois en  trois dans le sens des aiguilles de la montre), on reconstitue l’ordre Hebdomadaire (Lundi, Mardi, etc).

A noter en bas du triangle le Corps parfait qu’il s’agit de reconstituer : un cube suspendu par une pointe qui nous rappelle étrangement le polyèdre de Melencolia I. Il est entouré de cinq petites étoiles   (les métaux guéris), auxquels il faut ajouter le Soleil et la Lune philosophiques, devenus Ame et Esprit dans les deux autres coins du triangle.


Le polyèdre

Melencolia_polyedre

Il manque à  Calvesi une  analyse fine du polyèdre, qu’il appelle un « parallélépipède, plus ou moins cubique ». Dans la logique de son interprétation de  la sphère comme début et comme fin de l’Oeuvre, il parvient néanmoins à la conclusion que le polyèdre représente une sorte de modèle, d’image intermédiaire de la transformation :

« Puisque la pierre est à la fois la matière initiale et la matière finale du processus alchimique, nous pensons que le parallélépipède, plus ou moins cubique, représente à peu près ceci : une image de la « materia prima » qui contient potentiellement, déjà, la forme du Lapis. Du reste, le cube est à la sphère ce que le carré (symbole de la décomposition en quatre éléments) est au cercle (qui représente l’un).: tel pourrait-être le rapport entre la sphère et le cube, dans la gravure de Dürer : le cube découle de la sphère (comme le multiple de l’un) puis remonte vers la sphère, vers l’un. » Calvesi [4], p 63


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L’échelle à sept barreaux

Nous avons expliqué dans 3 La question de la Sphère que Dürer a utilisé l’échelle comme une graduation, qui matérialise la différence entre la mesure du carré  (l’intervalle entre les barreaux traversé par l’arc-en-ciel) et la mesure de la sphère (les autres intervalles).

Mais le nombre de barreaux est également significatif, comme le montre le fait, à première vue bizarre, que la margelle sur laquelle est posé le creuset ne se prolonge pas à droite du polyèdre : complication architecturale qui ne s’explique pas, sauf par la nécessité de montrer exactement sept barreaux (leurs intervalles étant fixés).


L’échelle ou l’escalier des sept métaux

Calvesi rappelle ce symbole courant dans l’imagerie alchimique. Les sept barreaux font allusion aux sept planètes et/ou  aux sept métaux associés et/ou aux sept opérations de l’Oeuvre.

Une première idée consiste à baptiser les barreaux « astronomiquement », dans l’ordre de Ptolémée en commençant en bas par la planète la plus proche de la Terre : la Lune (comme dans la gravure de 1500, voir 1.2 Astronomie, Astrologie).

Melencolia_echelle_planetes1

Le barreau central de l’échelle correspond au Soleil et à l’Or. Il est donc assez logique que l’alignement chrétien (en vert) et l’alignement platonicien (en bleu) (voir 5.3 La croix néo-platonicienne ) se croisent à cet endroit, où le Christ solaire rencontre l’or, le plus parfait des métaux.

Eliade explique bien comment la pensée alchimique fusionne les trois images du Christ, du Lapis et de l’Or, par le biais des idées d’immortalité et de perfection :

« Grâce aux opérations alchimiques, comparées à la torture, à la mort et à la résurrection …., la substance se trouve transmutée, autrement dit accède à un mode d’existence transcendantal : elle devient Or. L’or est le symbole de l’immortalité. … La transmutation alchimique équivaut donc à la perfection de la matière ; en terme chrétien, à sa résurrection« . Eliade, le Mythe de l’alchimie (cité par Calvesi [4])


Mais une autre possibilité, plus logique compte tenu de la symétrie de l’échelle par rapport au barreau central, serait  de baptiser les barreaux dans l’ordre « alchimique ». C’est l’ordre traditionnel des sept « régimes », gouvernés par les sept Planètes,  par  lesquels la pierre en cours de croissance passe durant l’Oeuvre III (La grande Coction). Chaque changement de régime correspond à un changement physique repérable dans l’athanor, notamment grâce à un changement de couleur [7].

Melencolia_echelle_planetes2

Dans ce cas, le parcours de lecture est plus complexe : le point de départ est le Mercure (le barreau central) ; ensuite le bas de l’échelle se monte, puis le haut de l’échelle se descend.

Avec cette lecture, les deux premiers barreaux, à moitié masqués par le polyèdre, correspondent à Saturne et Jupiter : or nous avons vu dans 4.3 La Transformation de Dürer que celui-ci  constitue justement une forme intermédiaire, illustrant la transition entre ces deux planètes. [8]


De Saturne à Jupiter

La transition de Saturne à Jupiter, qui dans la théorie des Tempéraments, signifie le passage de la Mélancolie à la Joie, a un sens similaire en alchimie :

« Au noir Saturne succède Jupiter, qui possède des couleurs variées. En effet, après la putréfaction obligée, tu verras des couleurs changeantes et une sublimation circulant plusieurs fois … à ce moment, toutes les couleurs imaginables apparaitront. » (« Saturno nigro succedit Jupiter, qui diverso colores est. Nam post debitam putredinem.. colores mutabiles ac sublimationem circulantem iterum videbis… hoc tempores omnes colores imaginabiles apparebunt ») . [7] chap XXVI


L’escalier des sept opérations de l’Oeuvre

Cette interprétation est moins claire, car les personne ne s’accorde ni sur le nombre des opérations  (7 ou 12) ni sur leur nom. Calvesi cite un petit passage savoureux, typique des paradoxes alchimiques :

« Brûle par l’eau : lave par le feu;  cuis, recuis et re-recuis. Encore et encore humidifie et toujours coagule. Tue le vif et ressuscite le mort. Et par ces sept opérations, tu vaincras. »   (« Combure in aqua, lava in igne. Coque et recoque, et iterumcoque. Saepissime humare et semper coagulare. Interfice vivum et resuscita mortuum. Et hoc septena vice. » ) Rosarium philosophicum, Francfort, 1550.  Calvesi [4],  p 68



Cabala, Speculum Artis Et Naturae In Alchymia by Stephan Michelspacher (1654)

Cabala, Speculum Artis Et Naturae
Alchymia, Stephan Michelspacher, 1654 [9]

  • L’escalier indique les sept Opérations,
  • Les gradins sur la montagne montrent les sept Métaux, dans l’ordre alchimique (mercuro-centré) .
  • Les cinq lettres UWIWU signifient : « Unser Wasser ist Wasser Unser » [10].
  • Dans le petit Temple éclairé par sept vitraux, le Roi et la Reine de l’Oeuvre II (conjonctio comme le dit le titre).
  • Au fond, à peine visible, l’athanor de l’Oeuvre III.
  • Au dessus, déployant ses ailes, le phénix couronné, résultat de l’Oeuvre III.


La pierre qui monte l’échelle

S’il n’existe aucun commentaire direct de l’auteur sur Melencolia I, nous avons un texte de Camerarius, qui a connu Dürer à la fin de sa vie et a eu avec lui de nombreux entretiens. Un passage assez sibyllin  lie explicitement l’échelle et le polyèdre :

« Mais pour montrer qu’il n’est rien que de tels esprits (les savants) ne soient habitués à comprendre, et combien cela les mène souvent jusqu’à l’absurde, il a dressé devant elle [Melencolia] une échelle vers les nues, par les degrés de laquelle il a fait comme entreprendre une ascension à un rocher carré. »  
(Ut autem indicaret, nihil non talibus ab ingenijs comprehendi solere, &quam eadem saepe numero in absurda defferentur, ante illam scolas in nubes eduxivit, per quarum gradus quadratum saxum veluti ascensionem moliri fecit. .». Joachim Camerarius, Elementa Retoricae, 1541.


Interpréter l’interprète

A la première lecture, le commentaire de Camerarius semble clair : l’image de la pierre qui monte l’échelle serait, pour Dürer, une sorte de dérision envers certains intellectuels, que leur besoin de comprendre pousse à des pensées chimériques .Calvesi (dans [4]) y voit quant à lui une confirmation de son interprétation alchimique de la pierre et de l’échelle  :

« C’est seulement dans la logique de l’alchimie qu’une masse cubique (à savoir le Lapis comme « materia prima »), peut  parcourir une échelle ou être impliqué dans le mouvement ascensionnel que les barreaux suggèrent : barreaux  qui symbolisent, en fait, les opérations successives de transformation de la pierre. »   



Vingt ans plus tard  [11], Calvesi revient  avec subtilité sur ce texte décisif.  Après une analyse serrée, il suggère que le passage peut être lu, non pas comme une critique de l’intelligence excessive,   mais comme un éloge voilé de la pensée hermétique :

   « Mais pour montrer combien ces sages sont exercés  à une compréhension qui n’exclut rien, ce qui conduit souvent et rapidement à passer par l’absurde, il a dressé devant elle [Melencolia] une échelle vers les nues, à travers les barreaux de laquelle, comme pour une ascension, il a fait s’élever un rocher cubique ».

Le latin de Camerarius est suffisamment alambiqué et équivoque pour autoriser cette relecture.

 

L’élévation de la pierre

Cette interprétation a pour avantage d’expliquer le caractère scrofuleux, tâché, irrégulier de la surface du polyèdre : à ce stade, à son entrée dans le processus hermétique, la pierre est encore malade : son ascension va la guérir.


Punishment_sisyphus Titien 1549 Prado

La Punition de Sisyphe
Titien, 1549, Prado, Madrid


Sisyphos_1732_emblem V

Ad Scopum, licet Aegre et frustra (Sisyphe)

Vers le but, durement et vainement, Emblème V, 1732

Choice emblems, divine and moral, antient and modern, or, Delights for the ingenious,
in above fifty select emblems … with fifty pleasant poems and lots, by way of lottery,
for illustrating each emblem. », 6th ed. London, 1732  [12]

En tout pragmatisme britannique, ce graveur préférera remplacer le « rocher cubique » par une meule.


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Autres symboles alchimiques

Le Putto

Calvesi pense que « le putto ailé assis sur la machine est à identifier avec le Mercure, le principe alchimique qui est, justement, souvent représentée comme un enfant avec des ailes ». [D] p 59


Le Chien

Pour Hartlaub, il serait le symbole du Soufre. Pour Calvesi, il pourrait être un analogue de l’ouroborous, le serpent qui se mord la queue : en alchimie, celui-ci représente  soit le caractère cyclique des opérations, soit la materia prima refermée sur elle.

Clous, tenailles, marteau

« A la lumière du parallélisme Lapis/Christus démontré par Jung, il est évident que la matière subit dans la phase de  nigredo, à travers la separatio et la decapitatio dont nous avons parlé, une véritable et littérale Passion. Voila pourquoi, très probablement, entre les instruments destinés à la transformation physique de la matière, nous retrouvons encore les clous et les tenailles, symboles bien connus de la Passion. (L’alchimie reprend à son compte la formule INRI, en la lisant Igne Natura Renovatur Integra : la Nature est transformée intégralement par le feu »)  [D] p76


Le Creuset

Creuset Lemery

Nicolas Lemery, Cours de chimie,1675

On peut l’ajouter parmi  les symboles de la Passion alchimique : car son nom latin est  « crucibulum » , et le symbole graphique qui le désigne dans les textes alchimiques et chimiques  est une croix.

Passer la matière au creuset, c’est donc, littéralement, la crucifier.


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La conclusion de Calvesi

 

L’analyse de Calvesi est particulièrement convaincante pour expliquer la partie gauche de la gravure, dans laquelle la position des objets est cohérente avec leur signification alchimique. Voici comment il résume lui-même son interprétation :

« Les objets de la partie gauche, dans leur échelonnement en perspective, font allusion aux étapes théoriques de l’opus, mais vues depuis la phase initiale de nigredo : la sphère est le chaos, la masse confuse, qui est aussi le symbole de l’un auquel elle devra parvenir à la fin du processus (et le chien enroulé sur lui-même, comme la meule, soulignent cette idée de cycle, tandis que l’idée de progression graduelle est suggérée par l’échelle) ; vient ensuite la « roche taillée », la materia prima qui, pour réaliser la forme qu’elle possède seulement en puissance, doit être soumise à démembrement, mutilation, trituration (par la meule ?) et à une succession de dissolutions et de coagulations au travers des principes contraires du soufre et du mercure, du feu qui est justement situé derrière la pierre, et de l’eau, qui se perd à l’horizon ». Calvesi [4], p 70


Alchimie et esthétique

En conclusion, Calvesi explique pourquoi les points de vues de l’artiste, du chrétien, du philosophe, et de l’alchimiste, qui nous semblent aujourd’hui totalement divergents, pouvaient à l’époque de Dürer converger sur une idée commune : celle de l’Imitation du divin.

« Nous pouvons risquer à cette lumière un commentaire sur la pensée esthétique  de Dürer, indissociable, comme nous l’avons dit  de sa pensée religieuse ou purement spéculative. Si l’art est un processus de l’imagination, l’alchimie, reconnaissant un tel processus comme celui même de la Genèse, établit un pont entre l’artiste et Dieu ; elle répète dans une autre mode cette identification tendancielle de l’homme à Dieu, à laquelle invitait la pensée d’Erasme ou de Pic ; ou de l’alchimiste lui-même au Rédempteur, dans sa confrontation avec le matière ».     Calvesi [4],  p 87

Laissons la dernier mot à l’humilité de Dürer :

 » N’aie donc jamais la pensée de faire quelque chose de meilleur que ce que Dieu a fait, car ta puissance est un pur néant en face de l’activité créatrice de Dieu »

Klibansky,Panofsky et Saxl  ne sont pas à blâmer d’avoir d’évacué l’alchimie de leur monument d’érudition à la gloire de Melencolia I et de l’iconographie scientifique : car les méthodes de celles-ci sont inopérantes en l’espèce. Aucune référence à l’alchimie dans les nombreux textes de Dürer, aucune source graphique ou textuelle dont il aurait pu s’inspirer :  Calvesi ne peut que se livrer à un rétropédalage hasardeux à partir de sources postérieures. (Incidemment, remarquons que Klibansky,Panofsky et Saxl  se heurtent au même type de difficultés à propos d’Agrippa : le De occulta philosophia paraîtra en 1533, trois ans après la mort de Dürer, il faut donc supposer qu’une première version manuscrite circulait dès 1510.)

En 1514, il est juste un peu trop tôt : trop tôt pour prouver l’influence luthérienne, trop tôt pour prouver que Dürer possédait des connaissances alchimiques : la large diffusion des textes commence cinquante ans plus tard.  Quant à l’idée de traduire les concepts alchimiques par des images cryptées, elle ne prendra son plein essor qu’au milieu du XVIème siècle. Si génial soit-il, Dürer a-t-il pu anticiper ces évolutions ? S’est-il documenté auprès d’un alchimiste ? Nous n’en aurons jamais aucune confirmation factuelle.

Ironie du sort : s’il n’a pas pu s’inspirer d’images alchimiques antérieures, les illustrateurs qui lui succéderont ne manqueront pas de le plagier. Cranach déclinera dans plusieurs tableaux d’esprit clairement alchimique l’image de la Melancolie. Et l’un des plus beaux manuscrits alchimiques, le Splendor Solis de l’allemand  Salomon Trismosin, sera réalisé à Nuremberg en 1582.

St. Jerome in His StudySt Jerome,1514 Splendor Solis Ludus puerorumSplendor Solis, 1582is

Pour illustrer le « ludus puerorum », le dessinateur anonyme reprendra exactement le décor et la perspective de la chambre de Saint Jerôme. Qu’un illustrateur alchimique s’inspire de Dürer ne prouve pas que Dürer était un illustrateur alchimique. Mais ne prouve pas non plus qu’il ne l’était pas.

L’idée qu’il ait pu chercher à fusionner le Typus Melencoliae avec le Typus Alchemiae n’est pas plus biscornue que l’idée panofskienne de sa fusion avec le Typus Geometriae. Sauf que nous connaissons très bien la Géométrie, mais très peu l’Alchimie : prétendre expliquer une oeuvre énigmatique par une doctrine encore plus énigmatique semble donc voué à l’échec : au mieux une gageure, au pire une mystification.

Néanmoins, l’interprétation de Calvesi, aussi laborieuse, obscure et désespérante que l’Oeuvre au Noir, reste incontournable pour qui veut appréhender la face cachée de Melencolia I.


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Références :
[1] Saturne et la Mélancolie » de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl. Première édition : 1964.
1979, p.457 http://monoskop.org/File:Raymond_Klibansky,_Erwin_Panofsky,_Fritz_Saxl_Saturn_and_melancholy_studies_in_the_history_of_natural_philosophy,_religion_and_art_1979.pdf
[2] K.Gielhow, « Dürers Stich « Melencolia I » und der Maximilianische Humanistenkreis », Mitteilungen der Gesellschaft für Vervielfältigende Kunst, XXVI, 1903 ; XXVII, 1904.
[3] G.F.Hartlaub, Arcana Artis (Spuren alchemistischer Symbolik in des Kunst des XVI Jahrhunderts, Zitschrift für Kunsgeschichte, 1937
[4] Maurizio Calvesi, « A noir, Melencolia I », Storia dell’Arte 1-2 (1969): 37-96
[5] Psychology and Alchemy, C.G.Jung
[6] Cité dans le « Rosarium philosophorum », Francfort, 1550, et attribué au Pseudo-Aristote, mais la source n’est pas connue.
[7] L »Entrée ouverte au Palais Fermé du Roi », Eyrenee Philalethe, 1645
[8] Une des ambiguités avec laquelle jouent magnifiquement les textes alchimiques est que le régime de Saturne (la Nigredo) désigne à la fois à l’Oeuvre I prise dans son ensemble, mais aussi le début des deux oeuvres suivantes, qui commencent elles-aussi par la noirceur.
[10] L’explication est donnée dans un livre de 1656, « Raphael oder Artztengel » de Abraham von Frankenberg. « Une Eau céleste, l’ Eau de la Vie ; une Eau Secrète, que tous les Esprits Aiment ». https://books.google.fr/books?id=-i9AAAAAcAAJ&pg=PA45&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false
[11] Repris et complété dans Maurizio Calvesi, « La melanconia di Albrecht Dürer », Einaudi, 1993.

Les pendants de Poussin 1 (1624-1640)

24 janvier 2018

Grand théoricien de la composition, Poussin est certainement celui qui a poussé le plus loin l’esthétique du pendant classique.

Ces deux articles présentent par ordre chronologique les pendants acceptés par la critique, auxquels s’ajoutent sept pendants très plausibles proposés en 2009 par Stefano Pierguidi [1]. J’ai reporté à la fin trois pendants plus discutables.

Commençons par les pendants réalisé par Poussin entre 1624 et 1640, lors de son premier séjour à Rome.

Les premiers essais (1624-26)

Poussin 1624-25 Victoire de Josue sur les Amoreens Musee Pouchkine moscouVictoire de Josué sur les Amoréens
Poussin, 1624-25, Musée Pouchkine Moscou
Poussin 1624-25 Victory of Joshua over the Amalekites ErmitageVictoire  de Josué  sur les Amalécites
Poussin, 1624-25,  Ermitage, Saint Pétersbourg

Ces victoires de Josué furent  toutes deux marquées par un prodige, que Poussin a représenté en haut de chaque pendant.

 

« Alors Josué parla à Yahweh, le jour où Yahweh livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit à la vue d’Israël: Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon! Et le soleil s’arrêta, et la lune se tint immobile, jusqu’à ce que la nation se fut vengée de ses ennemis. » Josué, 10: 12

« Lorsque Moïse tenait sa main levée, Israël était le plus fort, et lorsqu’il laissait tomber sa main, Amalec était le plus fort. Comme les mains de Moïse étaient fatiguées, ils prirent une pierre, qu’ils placèrent sous lui, et il s’assit dessus; et Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre; ainsi ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil . Et Josué défit Amalec et son peuple à la pointe de l’épée ». Exode 17: 11, 13

Une fois passée l’impression de trop-plein chaotique et de tourbillonnement général, on se rend compte que les deux compositions suivent le même schéma  : au centre un piton rocheux épargné par la bataille ; autour, un mouvement centrifuge des ennemis, repoussés dans les deux sens à l’image d’une marée qui reflue.


Poussin 1624-25 Victoire de Josue sur les Amoreens Musee Pouchkine moscou detail Poussin 1624-25 Victory of Joshua over the Amalekites Ermitage detail

Un groupe remarquable se retrouve décalqué de manière symétrique dans les deux tableaux :

  • dans le premier, un général à cheval indique le sens de la poussée ; juste en dessous, trois hommes de profil, groupés autour d’un cheval, avancent vers la droite ;
  • de même, dans le second, deux cavaliers indiquent  le sens de la poussée ; juste en dessous, trois combattants vus de profil avancent comme un seul homme vers la gauche.

Dans ces tableaux de jeunesse marqués par  l’ivresse de la profusion et l’exhibition de la virtuosité,  un besoin  de simplicité est déjà à l’oeuvre sous le grouillement  des postures.


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Job jeté attr à Poussin coll F.GascJonas jeté à la Mer Jesus calmant la tempete attr à Poussin coll F.GascJésus calmant la tempête
Attribué à Poussin, date inconnue, collection Françoise Gasc [2] 

Ces deux pendants maritimes datent très probablement du début de la carrière de Poussin, sous l’influence de Paul Bril :

Paul_Bril 1590 Histoire de Jonas Chateau de Wavel CracoviePaul Bril, 1590, Château de Wavel, Cracovie Gaspard Dughet 1653-54 Jonas et la Baleine Royal Collection Trust, BuckinghamGaspard Dughet, 1653-54, Royal Collection Trust, Buckingham

Jonas et la baleine

La composition de Bril, reprise bien plus tard par Gaspard Dughet (le beau-frère de Poussin) traite en un seul tableau les sujets qui se trouvent séparés dans le pendant (Jonas et la baleine, le bâteau et la côte rocheuse). La fusion des deux est rendue possible par le thème de la tempête, puisque c’est pour l’apaiser que Jonas est jeté du bateau.


DSC_8430 detail JonasJonas (détail) SC_8430 detail TransfigurationTransfiguration (détail), Raphaël, Pinacothèque du Vatican, Rome

La posture de Jonas rappelle celle de Jésus en lévitation, dans la Transfiguration de Raphaël  : ce coup de chapeau, entre romains, d’un jeune peintre à son illustre prédécesseur, traduit aussi le fait que la chute de Jonas dans le ventre de la baleine est une sorte de Transfiguration à l’envers, les deux préfigurant la Résurrection de Jésus.

 

Un pendant très symétrique

Poussin Marines

  • Une scène du Nouveau Testament (Jésus calme la tempête – Marc 4:35-41) s’oppose à une scène de l’Ancien.
  • Un bateau de ligne (sans marins visibles) s’oppose à une simple barque (dont on voit l’équipage).
  • Dans les deux cas il s’agit d’une traversée qui risque de mal tourner, et nous sommes juste avant l’événement crucial qui va restaurer le calme (Jonas avalé par la baleine, Jésus réveillé par les disciples).
  • Visuellement, les deux traversées sont montrées en sens inverse : dans le tableau de Jonas, on voit la destination à droite (Tarsis sur la montagne) ; dans le tableau de  Jésus, on voit le point de départ à droite (la rive Est du lac de Tibériade) et la destination à gauche (la mer calmée, avec un bateau voguant paisiblement).
  • La direction du vent et les couleurs du ciel (du noir au bleu) suivent le même mouvement.

De ce fait l’oeil, en suivant les deux embarcations, est amené vers le centre des deux pendants : la bande de séparation est la cible des deux voyages.

En s’intégrant au sein de la narration et en guidant l’oeil du spectateur vers le lieu, non montré, du surnaturel (Jonas rejeté à la côte, la tempête calmée),  la bande de séparation joue un rôle très particulier : comme une sorte de galop d’essai pour un autre pendant de Poussin, aux symétries moins marquées, mais où il va s’agir là encore de deux mouvements  en sens inverse (cette fois non pas centripètes, mais centrifuges)…


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Poussin 1626 Apollo_and_Daphne_Cassiano Dal Pozzo Private_collApollon et une nymphe Poussin 1626 Mort Eurydice_Cassiano Dal Pozzo Private_collLa mort d’Eurydice

Poussin 1525-26, collection privée.

Ces deux tableaux ont appartenu à Cassiano Dal Pozzo. Peints peu après l’arrivée de Poussin à Rome, ils constituent ses tous premiers paysages, très influencés par l’art du Titien [2a].  Les sujets sont indiqués par une inscription d’époque au verso :

  • « Apollon rattrapant une nymphe » ;
  • « La mort d’Eurydice » (elle fut mordue par un serpent en s’enfuyant devant Aristaeus qui la pourchassait malgré son mariage avec Orphée, selon les Géorgiques de Virgile).

A la lumière rasante du soleil couchant, Poussin nous montre donc la Chasteté et la Fidélité victimes du Désir.


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Poussin 1628 Scene champetre coll privScène champêtre Poussin 1628 Enfance de Bacchus coll privL’Enfance de Bacchus

Poussin, 1628 , collection privée

Quelques années plus tard, Poussin reprend l’idée d’un pendant paysager avec deux petites scènes mythologiques. Les deux tableaux ont été achetés et ramenés en Angleterre en 1791 par le peintre Sir Josuah Reynolds, sous les titres « Le Matin » et « Le Soir » [3].

Si le second tableau représente clairement Bacchus enfant, conduit par un satyre, une nymphe et un faune vers une caverne du mont Nysa, le premier tableau semble être une scène pastorale générique : un berger et une bergère se rencontrent, chacun avec son chien et son troupeau.


Jean Lemaire Paysage avec l'enfance de Bacchus National Gallery of IrelandPaysage avec l’enfance de Bacchus
Jean Lemaire National Gallery of Ireland

Ce tableau de Jean Lemaire, qui collaborait avec Poussin à Rome, confirme l’ordre d’accrochage.


La logique du pendant (SCOOP !)

L’idée d’apparier ces deux scènes se justifie si l’on fait l’hypothèse que la pastorale représente spécifiquement le berger Daphnis et la bergère Chloé. D’après l’oeuvre de Longus :

  • Daphnis a été trouvé par un chevrier dans un bosquet de lauriers (d’où sa couronne distinctive), et allaité par une chèvre,
  • Chloé est elle aussi est une enfant trouvée, allaitée par une brebis

Selon certaines traditions, Dionysos aurait lui aussi été allaité par la chèvre Amalthée.

Le thème commun serait donc celui de l’allaitement d’un orphelin par un ovin .


Les pendants expérimentaux (1625-27)

Poussin 1626-27 Vierge_a_l'enfant_Preston_Manor BrightonPieta, musée Thomas Henry, Cherbourg poussin 1626-27 Pieta musee thomas henry cherbourgVierge à l’enfant, Preston Manor, Brighton

Poussin, 1626-27 et Daniel Seghers (pour les fleurs)

D’un duo à l’autre, la position du Fils se décale de la moitié droite à la moitié gauche, et son corps passe de la verticale à l’horizontale. L’arrière-plan en revanche reste inchangé, de sorte que le visage de la Vierge se découpe sur la moitié sombre.


poussin 1626-27 Pieta Madone schemaPiéta : fond modifié (en miroir) 

Poussin n’a pas utilisé l’effet facile du fond en miroir, qui aurait relié les deux tableaux en dégageant au centre une échappée vers le ciel.

La solution qu’il a retenue permet :

  • de créer une solidarité entre les deux visages tournés l’un vers l’autre, de la Mère et de son Fils mort ;
  • de donner l’impression d’une séquence en deux temps, se déroulant devant un fond identique.

Ce type très original de pendant, en parallèle et non en miroir, va être utilisé par Poussin dans plusieurs oeuvres de la période.


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Poussin 1624 ca Aurore et Cephale National Gallery LondresAurore et Céphale, 1625-26, National Gallery Londres Poussin 1625 ca Apollo_and_Daphne Munchen altepinakothekApollon et Daphné, 1625-26, Altepinakothek, Münich

Ce pendant proposé par Stefano Pierguidi ([1], p 236) reste hypothétique :

  • il n’est confirmé par aucune source documentaire ;
  • la taille identique (le très courant format « impérial ») et la période identique ne sont pas des éléments décisifs.

Aurore et Céphale

Le premier tableau présente une iconographie unique : à la place du thème traditionnel (Céphale ravi par Aurore), Poussin nous montre l’inverse, Céphale échappant à Aurore, retournement de situation déjà traité dans une Ode de Ronsard [4] : après la mort de sa bien-aimée Procris, Céphale regarde mélancoliquement son portrait, en se détournant des bras d’Aurore. A l’arrière plan, le cheval Pégase (l’Air), une femme couchée (la Terre) et le char du Soleil s’élevant (le Feu) soulignent qu‘Aurore, bloquée par son amour terrestre, néglige sa place dans le ciel. Le dieu Oceanus (L’Eau) complète ce quatuor des Eléments.


Apollon et Daphné

Le second tableau s’écarte lui aussi du moment habituellement représenté (Apollon poursuivant Daphné), tout en restant très fidèle au texte d’Ovide : on y voit le Dieu ayant rattrapé la nymphe, au moment où elle implore son père, le dieu-fleuve Pénée, de la transformer en laurier pour sauvegarder sa virginité. L’arc vide de Cupidon rappelle que celui-ci avait tiré deux flèches : l’une pour inspirer à Apollon l’amour, l’autre à la nymphe la répulsion. Les quatre puttis de gauche symbolisent probablement la fécondité dont, au grand désespoir de son père, la nymphe a été privée : l’un porte une gerbe, un autre une plante, un autre s’appuie sur une corne d’abondance, le dernier souffle de l’eau par deux pailles (sans doute un clin d’oeil ironique aux deux flèches de Cupidon). Apollon porte déjà la couronne de lauriers qui sera désormais son attribut, en souvenir de cet amour contrarié.


La logique du pendant

La complémentarité des deux sujets, tirés tous deux des Métamorphoses d’Ovide, est évidente : une déesse déçue dans son amour pour un mortel, et réciproquement.



Poussin 1624 ca Aurore et Cephale Appolon Daphne
Les deux compositions sont parallèles :

  • à droite un trio : le couple humain/divin et Cupidon qui rappelle pourquoi leur amour est interdit (le portrait de la disparue, l’arc avant décoché ses flèches ) ;
  • en bas à gauche un dieu aquatique : Oceanus (complétant le quatuor des Eléments) et Pénée (provenant d’Ovide) ;
  • en haut à gauche un thème secondaire, non-ovidien : les quatre Eléments et  les quatre puttos.

Ce qui gêne le fonctionnement en pendant est la différence de taille entre les personnages, et le fait que les deux compositions se décalquent l’une l’autre au lieu de s’opposer en miroir, comme à l’ordinaire. On pourrait en déduire qu’il s’agit simplement de deux variantes d’un même composition, à une période où Poussin s’intéressait au thème des amours contrariés entre les dieux et les hommes.

Cependant la présence d’Apollon dans les deux tableaux, dans l’un à l’arrière-plan à gauche, dans l’autre au premier plan à droite (en vert), donne une orientation au pendant et une signification au grossissement : secondaire dans le plan large, le personnage d’Apollon devient principal dans le plan  serré.

De plus, l’ajout relativement artificiel des deux quatuors n’a de sens que si les tableaux ont été conçus pour être comparés en profondeur :

  • les quatre Eléments et les quatre putti (en blanc) symbolisent ce à quoi l’héroïne a renoncé : son rôle cosmique pour Aurore, sa descendance pour Daphné ;
  • un objet du souvenir obnubile l’amoureux (en rouge) : le portrait pour Céphale, la couronne de lauriers pour Apollon.

Il semble donc bien que ces deux tableaux ont été conçus ensemble, selon la disposition particulière de pendant, en parallèle et non pas en miroir, qui intéressait Poussin à l’époque.


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Poussin 1627 the_shepherds_of_arcadia Chatsworth, DevonshireLes Bergers d’Arcadie
Poussin, vers 1627, Chatsworth, The duke of Devonshire and the Chatsworth settlement trustees
Poussin 1627 midas_washing_at_the_source_of_the_pactolus METMidas se lavant dans le Pactole
Poussin, vers 1627, The Metropolitan Museum of Art, New York

Ce pendant a été acheté par Camillo Massimi, un des grands amis du peintre.

Les Bergers d’Arcadie

Devant un tombeau surmonté d’un crâne, deux bergers et une bergère déchiffrent l’inscription ET IN ARCADIA EGO (« Même en Arcadie je suis là  (la mort) ». En bas à droite, le vieil homme vu de dos, versant l’eau d’une amphore, personnifie le fleuve Alphée qui traversait l’Arcadie.


Midas se lavant dans le Pactole

Le roi Midas, récompensé par Bacchus pour avoir sauvé Silène, avait demandé à ce que tout ce qu’il toucherait se transforme en or. Mais accablé par ce voeu malencontreux, il demanda à Bacchus de l’en relever. Celui accepta, à condition qu’il se lave dans le fleuve Pactole : et voilà pourquoi, depuis, celui-ci charrie des paillettes d’or (Ovide, Métamorphoses XI: 100–145).
.

Le vieil homme vu de dos et coiffé de pampres personnifie ce fleuve. Les deux amours versant de l’eau de deux urnes superposées représentent sans doute les deux états du fleuve, vide puis chargé d’or.


poussin midas a la source du fleuve pactole 1627 Ajaccio

Midas à la source du fleuve Pactole
Poussin, vers 1627, Ajaccio, Musée des Beaux Arts

On retrouve une idée similaire dans ce tableau de la même époque, où Poussin montre deux fois le roi Midas  : habillé et couronné d’or, puis nu après le relèvement de son voeu : ici l’attention est portée sur les deux états successifs de Midas, et dans le tableau du MET sur les deux états du Pactole.


La logique du pendant

Poussin 1627 Arcadie Midas schema
Ce nouveau pendant « expérimental » suit, en plus simple, les mêmes règles que celui d’ Aurore et Céphale/ Apollon et Daphné :

  • présence de deux dieux-fleuves ;
  • composition en parallèle ;
  • grossissement d’un plan large à un plan serré.

Ici la pente croissante mène l’oeil d’un  arbre, dont les branches convergent vers le tombeau qui domine le fleuve Alphée, à un autre arbre, dont les branches convergent vers le fleuve Pactole. En opposant le crâne à la couronne, Poussin oppose les deux fleuves :

  • Alphée prend sa source en Arcadie, contrée bénie mais qui n’échappe pas à la contamination de la mort ( il sera d’ailleurs détourné par Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias) ;
  • Pactole, à l’inverse, purifie en se chargeant d’or.

En comparant les bergers d’Arcadie au roi Midas, le pendant transpose dans l’Antiquité un thème éminemment chrétien : la découverte de la mortalité et la possibilité du pardon.



Années 1627-40

Poussin 1627-28 _Helios_and_Phaeton_with_Saturn_and_the_Four_Seasons Berlin gemaldegalerieHélios, Phaéton, Chronos et les quatre Saisons, Gemäldegalerie, Berlin Poussin 1627-28 Diane_et_Endymion__Detroit_Institute_of_ArtDiane et Endymion, Detroit Institute of Art

Poussin, 1627-28

Les deux tableaux s’écartent des iconographies habituelles, qui montrent :

  • Phaéton au moment de sa chute, foudroyé par Zeus pour excès de vitesse avec le char de son père Hélios ;
  • Diane amoureuse venant chaque nuit visiter le berger Endymion endormi (elle l’avait fait plonger dans un sommeil éternel pour conserver sa beauté).

Phaéton implorant Hélios

Poussin nous présente Phaéton en train d’implorer son père de le laisser conduire son char. On reconnaît Chronos mangeant sa pierre et les quatre Saisons dans le désordre :

  • deux vieillards, l’Hiver et l’Automne ;
  • deux jeunes femmes, l’Eté (portant une gerbe) et le Printemps.

Hélios répond à son fils :

« Le destin veut que tu sois mortel : ce que tu désires n’est pas mortel. » Ovide, Métamorphoses, II, 56


Endymion implorant Diane

Poussin nous présente Endymion d’une manière quasiment unique, en train d’implorer Diane de devenir un astre pour ne pas la quitter : une scène tirée non pas des textes antiques, mais de « L’Endimion » de Jean Gombauld, publié en 1624 [5]. Selon Judith Colton [6], les figures de l’homme endormi (Somnus) et de la Nuit ouvrant son voile au départ du char d’Apollon précédé par Aurore, ont été empruntées par Poussin aux sarcophages antiques.


La moitié droite utilise de manière spectaculaire le dispositif théâtral du rideau qui s’ouvre et du lustre qui s’élève : sa lumière frappe les figures assises (la Nuit et un putto) tandis que les figures allongées (Somnus et l’autre putto) restent en contre-jour.


La logique du pendant

Comme l’a expliqué Stefano Pierguidi [7], le pendant illustre le thème du mortel voulant accéder à un privilège divin (conduire ou séjourner au Ciel). C’est ce qui explique le choix de ces iconographies très inhabituelles qui ont beaucoup déconcerté les spécialistes [8] : le groupe de Somnus, de la Nuit et des deux puttos, notamment, sert de contrepoids aux quatre Saisons (deux masculines et deux féminines) .

Graphiquement, l‘anneau dorée du Zodiaque (inspiré des figurations antiques du dieu Aiôn, voir Dieu et le Globe : 1 Epoque romaine) fait le lien entre les deux images.


Le pendant confronte le Soleil (Hélios) et la Lune (Séléné), mais aussi la Fin de la Nuit (char à l’arrêt) et le Début du Jour (char au départ). L’idée des deux chars se dirigeant en sens inverse n’est pas sans rappeler les frontons de certains temples antiques (voir Les inversions Lune-soleil dans l’art gréco-romain).



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Poussin 1630-31 La Peste d'Asdod LouvreLa Peste d’Asdod, Louvre Poussin 1631 The realm of Flora, Gemaldegalerie Dresden schemaLe Royaume de Flore, Gemäldegalerie, Dresde

Poussin, 1630-31

Ces deux tableaux ont été achetés ensemble par Fabrizio Valguarnera, un gentilhomme sicilien [9]. On sait que Poussin travaillait sur le premier tableau avant de rencontrer Valguarnera, alors que le second a été réalisé sur sa commande, d’après un dessin réalisé par Poussin quatre ans auparavant ([1], p 233).

Graphiquement et thématiquement, ils apparaissent à première vue très différents :

  • la « Peste d’Asdod » reconstitue avec un luxe de détails un épisode de la Bible (un peste décime les Philistins qui ont ravi l’arche d’alliance pour l’installer, à Asdod, près de la statue de leur Dieu ) ; il est liée à l’actualité immédiate (la Peste de 1630 en Italie du Nord) ;
  • le « Royaume de Flore » est un collage intemporel de scènes mythologiques, autour de la déesse Flore dansant avec quatre puttos (les Saisons).

La logique d’un pendant « a posteriori »

On pourrait considérer que les deux tableaux n’ont été réunis que pour leur contraste superficiel :

  • scène biblique / scène antique ;
  • ville / campagne ;
  • climat dramatique / climat bucolique.

Poussin 1631 The realm of Flora, Gemaldegalerie Dresden schema
Cependant, en regardant mieux, le second tableau est bien moins souriant qu’il n’y paraît :

  • 1) Ajax se suicide sur son glaive (ce qui d’après Pausanias fera naître une fleur rouge) ;
  • 2) la nymphe Clytie regarde avec désespoir celui qu’elle aime vainement, Apollon sur son char (de désespoir elle se transformera en tournesol) ;
  • 3) Narcisse, accompagnée d’Echo, regarde son reflet qu’il ne peut embrasser (de sa mort naîtra la fleur Narcisse) ;
  • 4) Hyacinthe montre sa tête blessée (de son sang naîtra la fleur Jacinthe) ;
  • 5) Adonis, avec son chien de chasse montre sa cuisse blessée par le sanglier (de son sang naître la Rose) ;
  • 6) La nymphe Smylax enlace Crocus (de son sang naîtra le Safran).

Autour de Flore dansant, son royaume est en fait peuplé de tragédies : six jeunes gens frappés dramatiquement par la mort, donnant naissance à six fleurs que le tableau ne montre pas.


Hétérogène d’aspect, le pendant trouve son unité dans sa rhétorique qui confronte, pour traiter le sujet de la Mort,  une démonstration et une ellipse :

  • d’un côté, exhiber la mort méritée et destructrice (la statue du dieu Dagon est brisée) ;
  • de l’autre, suggérer la mort tragique mais féconde.


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Poussin 1632-1634 Le passage de la Mer Rouge Victoria Gallery of ArtsLe passage de la Mer Rouge
Poussin, 1632-1634, Victoria Gallery of Arts
Poussin 1633-34 L'adoration du Veau d'Or National Gallery LondresL’adoration du Veau d’Or
Poussin, 1633-34, National Gallery, Londres

Images en haute définition :
http://www.ngv.vic.gov.au/explore/collection/work/4271/
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/nicolas-poussin-the-adoration-of-the-golden-calf

Ces deux pendants ont été commandés en 1632 par le riche marchand Amedeo dal Pozzo, qui voulait décorer une pièce de son palais de Turin avec des scènes de la vie de Moïse. Ils se lisent chronologiquement.

Dans le premier, Moïse sort le dernier de la mer qui vient de se refermer sur les soldats de Pharaon, et remercie Dieu, symbolisé par le nuage noir sur la droite. Au premier plan, les Hébreux récupèrent dans les eaux les armes des soldats noyés.

Dans le second, les mêmes célèbrent l’idole qu’ils ont construite pendant l’absence de Moïse, monté sur le mont Sinaï.



Poussin 1633-34 L'adoration du Veau
On le voit à l’extrême gauche, brisant les Tables de la Loi à la vue de ces bacchanales. Juste après, il fera massacrer les impies par ceux qui lui sont resté fidèles.


Poussin 1632-1634 synthese

Les deux pendants sont liés par la présence de Moïse de part et d’autre de la bande de séparation. Cet espace en hors champs prend ici,  par l’intelligence de la composition, une valeur particulière  : à la fois barrière naturelle (mer Rouge, mont Sinaï) et lieu sacré où s’exerce la puissance divine (la mer qui se referme, la remise des tables de la Loi), c »est aussi le lieu de l’ellipse où l’artiste, en renonçant à la peindre, – insuffle dans son oeuvre la puissance du surnaturel. Et c’est de là que doit partir l‘oeil du spectateur pour lire de droite à gauche le premier acte, et de gauche à droite le second.


Poussin 1632-1634 Le passage de la Mer Rouge Victoria Gallery of Arts detail Poussin 1633-34 L'adoration du Veau d'Or National Gallery Londres aaron

Les deux scènes illustrent deux moments de liesse qui s’opposent par leur valeur morale :  joie pure d’avoir été sauvé par Dieu, joie fallacieuse de lui avoir désobéi. Le geste d’invocation du faux guide, Aaron (le bras tendu vers la terre) contrefait celui du vrai prophète, Moïse (le bras tendu vers la ciel).

Notons que  les deux épisodes se situent juste après un miracle (l’ouverture de la Mer Rouge et l’apparition sur le Sinaï) ; mais aussi  avant et après deux massacres : celui des Egyptiens et celui des Hébreux impies.

Grand maître de l’ellipse, Poussin ajoute  au non-peint spatial  un  non-dit temporel : les armes récupérées d’un côté sous-entendent de l’autre le massacre imminent.

La recolte de la Manne Pietro da Cortona 1632-34 Provincia di TorinoLa récolte de la Manne, Pietro da Cortona La construction du tabernacle Romanelli1632-34 Provincia di TorinoLa construction du tabernacle, Romanelli

1632-3, Provincia di Torino

Les deux pendants de Poussin faisaient partie d’une série de quatre tableaux consacrés à l’Histoire de Moïse et à l’Exode : les deux derniers panneaux, commandés à deux peintres différents, ne manifestent aucune recherche particulière de symétrie. [10]


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Poussin-1634-38-Hymenaeus-Disguised-as-a-Woman-During-an-Offering-to-Priapus-Sao-Paulo-Museum-of-artHyménée déguisé en femme durant un Sacrifice à Priape, Sao Paulo, Museum of arts
Poussin 1634-38 La Chasse de Meleagre et Atalante Madrid, PradoLa Chasse de Méléagre et Atalante, Prado, Madrid
Poussin 1634-38

On ne sait rien de certain sur ces deux immenses tableaux (373 cm x 166), dont l’attribution à Poussin n’est pas unanime [10a]. Leur qualité inégale s’explique peut être par le format très inhabtuel et l’intervention d’aides. Les spécialistes n’ont pas trouvé de lien logique entre ces deux scènes antiques, d’autant que dans le livre qui semble être la source du premier tableau (Vincenzo Cartari, Immagini degli Dei, 1556), c’est durant un Mystère de Déméter (et non un Sacrifice à Priape) qu’Hyménée se déguise en femme pour rejoindre sa bien aimée.


Trouver l’intrus (Hyménée)

Poussin 1634-38 Hymenaeus Disguised as a Woman During an Offering to Priapus, Sao Paulo Museum of arts schema
Remplacer Déméter par Priape, c’est remplacer les Mystères d’Eleusis par une devinette galante :  Hyménée se distingue des autres femmes parce que c’est le seul   qui tient une couronne, et qu’il est plus grand qu’elles. De l’autre main il porte un panier, ce qui identifie sa bien-aimée : la seule autre femme portant un panier...
Poussin 1634-38 Hymenaeus Disguise
… et qui tend sa main au dessus du phallus.


A cette scène strictement féminine (sauf un intrus) répond une scène strictement masculine (sauf une intruse).


Trouver l’intruse (Atalante)

Poussin 1634-38 La Chasse de Meleagre et Atalante Madrid, Prado schema
Les deux héros se reconnaissent à leur cheval blanc et à leur arme :

  • Méléagre tient la lance qui lui permettra d’achever le sanglier de Calydon ;
  • Atalante tient l’arc qui lui permettra de décocher le premier trait :

« Un carquois d’ivoire résonnait, pendu à son épaule gauche et contenant ses flèches ; en sa main droite elle tenait un arc. Telle était sa parure ; son visage, on pourrait vraiment le décrire : visage de fille chez un garçon ou de garçon chez une fille. » Ovide, Métamorphoses, 8, 320-23

Poussin s’est ingénié à intervertir les sexes dans les statues qui les surplombent :

  • Diane renvoie à l’arc d’Atalante (flèche rose) ;
  • Pan joue de sa flûte en fixant Méléagre, sans doute pour symboliser le désir pour Atalante, qui va s’insinuer en lui durant la chasse.

Le crâne fixé en trophée à côté de Diane est celui d’un ours et non d’un sanglier : car le sanglier de Calydon, bête monstrueuse par sa taille, n’a pas encore été rattrapé par la chasse. Comme l’a découvert  Stefano Pierguidi ([10b], p 80), Poussin a certainement lu ce détail dans l’ekphrasis d’un tableau antique, une Chasse au sanglier décrite par Philostrate de Lemnos :

« Quand les chasseurs seront plus loin, ils chanteront un hymne en l’honneur d’Artémis chasseresse; car elle a en cet endroit un temple, une statue polie par le temps et pour offrandes des tètes de sangliers et d’ours. » [10c]


Une origine possible

Stephano Pierguidi a proposé que les deux pendants aient été commandés par Olivares, Premier Ministre d’Espagne, dans un contexte de rivalité avec Richelieu, qui dans les mêmes années avait commandé à Poussin trois Bacchanales pour décorer son château du Poitou.


Sacrificio_a_Baco_(Massimo_Stanzione) 1634 PradoSacrifice à Bacchus, Massimo Stanzione, vers 1634, Prado Lupercalia Andrea Camassei 1634 ca PradoLes Lupercales, Andrea Camassei, vers 1634

Il est tentant de rapprocher les deux toiles de Poussin de celles-ci, qui faisaient partie du projet de décoration du palais du Buen retiro, avec des Scènes de la vie antique :

  • dans les deux Sacrifices de Poussin et Stanzione :
    • un bouquet montre le phallus de Priape , l’autre masque celui de Bacchus ;
    • une composition est centrale avec les musiciens à gauche, l’autre est décentrée avec les musiciens à droite.
  • dans la Chasse de Poussin et les Lupercales de Camassei, le mouvement vers la gauche prend pour départ une statue de Pan.

Quoiqu’il en soit, l’accrochage côte à côte des deux toiles de Poussin était rendu problématique par leur format très allongé, et par la différence de composition : centrée et statique pour l’un, en progression vers la gauche pour l’autre.

Il est plus probable que les deux scènes aient été conçues pour décorer deux murs opposés, dans une pièce où le jeu d’énigme avait un sens :

cherchez l’homme du côté des femmes, et la femme du côté des hommes.


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Poussin 1634-36 gravure de Dughet Le Temps soustrait la verite aux atteintes de l'envie et de la discorde (inverse)Le Temps soustrait la Vérité aux atteintes de l’Envie et de la Discorde, gravure de Dughet (inversée) Poussin 1634-36 The_dance_to_the_music_of_time_Wallace CollectionLe Temps fait danser les Saisons, Wallace Collection

Poussin, 1634-36

Les sujets de ces deux toiles, dont l’un est perdue, ont tous deux été fournis à Poussin par Giulio Rospigliosi. Elles ont été gravées par Dughet bien plus tard, lorsque Rospigliosi est devenu le pape Clément IX ( [1], p 242).

Le fait que Poussin n’ait pas été libre du thème explique la logique minimale du pendant :

  • thématiquement, le Temps, en vol ou assis, gouverne aussi bien le trio féminin disharmonieux que le quatuor féminin harmonieux ;
  • graphiquement, les compositions s’opposent (centre fermé et centre ouvert, vue en plongée et vue en contre-plongée).

Il est probable que l’ambiance colorée accentuait encore le contraste entre le sujet dramatique et le sujet pacifique.


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Poussin 1637-1638 Paysage_avec_des_voyageurs_au_repos_-__-_National_Gallery_LondonPaysage avec des voyageurs au repos oussin 1637-1638 Paysage_avec_homme_buvant_-__-_National_Gallery_LondonPaysage avec un homme buvant

Poussin 1637-1638, National Gallery, Londres

Ce pendant très simple oppose deux parcours en S : celui du chemin de terre et celui du ruisseau. Poussin exploitera cette idée  dans d’autres pendants, comme nous allons le voir.

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Poussin 1640, Paysage avec saint Matthieu et l'Ange,Berlin, Staatliche Museen.Paysage avec saint Matthieu et l’Ange
Poussin, 1640, Berlin, Staatliche Museen
Poussin 1640 Paysage_avec_saint_Jean_a_Patmos_-_Chicago_Art_InstitutePaysage avec saint Jean à Patmos
Poussin, 1640, Chicago Art Institute

Haute résolution : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/landscape-with-saint-john-on-patmos/VgEd702T99UWlA?hl=en

Ces deux tableaux ont été peints pour l’abbé Gian Maria Roscioli, secrétaire du pape Urbain VIII à Rome. On ne sait pas s’il s’agit d’un pendant ou d’une série inachevée  (peut être à cause de la mort de l’abbé en 1640, ou du départ de Poussin de Rome).

Plusieurs arguments militent néanmoins en faveur d’une conception en  pendant :

  • le parti-pris très contraignant choisi (un premier plan de formes géométriques avec le saint en miniature, devant un vaste paysage) aurait conduit à la lassitude, sauf à changer de formule pour les deux autres évangélistes ;
  • les deux saints se font face, chacun escorté de son symbole distinctif (l’Ange et l’Aigle) ;
  • les deux paysages se complètent tout en jouant avec les règles classiques : le paysage terrestre est centré sur un large  fleuve tandis  que le paysage maritime marginalise  la mer ;
  • au S de la voie d’eau répond le S du chemin de terre.

Une raison plus profonde tient peut être au couple particulier de ces deux évangélistes parmi  les quatre : tandis que Marc et Luc ont comme symboles des animaux qui marchent (le Lion et le Taureau), ils ont quant à eux des êtres qui volent :

  • Matthieu  a pour symbole un ange à figure d’homme : selon Saint Jérôme, c’est parce qu’il insiste surtout, dans son évangile, sur l’humanité du Christ.
  • Quant à Jean, si son symbole est l’Aigle qui vole plus haut et voit tout, c’est parce qu’il insiste au contraire sur sa divinité.

Raison pour laquelle, peut être, le paysage derrière Matthieu nous montre une ville aux pieds d’une tour,  et celui derrière Jean un temple à côté d’un obélisque.


Article suivant : Les pendants de Poussin 2 (1645-1653)

Références :
[1] Stefano Pierguidi “Uno de quali era già principiato, et l’altro me l’ordinò”: i pendants di Poussin, o la libertà dai condizionamenti del mercato e della committenza » dans Schifanoia, Vol 36-37, 2009
https://www.academia.edu/11836227/_Uno_de_quali_era_gi%C3%A0_principiato_et_l_altro_me_l_ordin%C3%B2_i_pendants_di_Poussin_o_la_libert%C3%A0_dai_condizionamenti_del_mercato_e_della_committenza
[2] Pour des arguments solides en faveur de cette attribution, consulter le site de F.Gasc http://www.lesecretdepoussin.com/
[3] Timothy J. Standring « Poussin’s « Infancy of Bacchus » Once Owned by Sir Joshua Reynolds: A New Addition to the Corpus of His Early Roman Pictures », Artibus et Historiae Vol. 17, No. 34 (1996), pp. 53-68, https://www.jstor.org/stable/1483523
[4] Philip L. Sohm « Ronsard’s Odes as a Source for Poussin’s Aurora and Cephalus »
Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 49 (1986), pp. 259-261 (4 pages) https://www.jstor.org/stable/751308
[6] Judith Colton « The Endymion Myth and Poussin’s Detroit Painting » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 30 (1967), pp. 426-431 https://www.jstor.org/stable/750763
[7] Stefano Pierguidi, “Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole” e “Armida trasposta Rinaldo” di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants » https://www.academia.edu/11833640/_Fetonte_chiede_ad_Apollo_il_carro_del_Sole_e_Armida_trasposta_Rinaldo_di_Nicolas_Poussin_e_i_loro_possibili_non_identificati_pendants
[8] Francis H. Dowley « The Iconography of Poussin’s Painting Representing Diana and Endymion » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 36 (1973) https://www.jstor.org/stable/751167
[10] Arabella Cifani and Franco Monetti, « The Dating of Amedeo Dal Pozzo’s Paintings by Poussin, Pietro da Cortona and Romanelli », The Burlington Magazine, Vol. 142, No. 1170 (Sep., 2000), pp. 561-564 https://www.jstor.org/stable/888828
[10b] Stefano Pierguidi, « Confronto e simmetria: dai dipinti degli studioli di Isabella e Alfonso d’Este ai pendants di Nicolas Poussin » dans Arte : Rinascimento e Seicento https://www.academia.edu/11834284/Confronto_e_simmetria_dai_dipinti_degli_studioli_di_Isabella_e_Alfonso_d_Este_ai_pendants_di_Nicolas_Poussin
[10c] Philostrate de Lemnos, « Une galerie antique de soixante-quatre tableaux » Traduction par Auguste Bougot 1881 p 337 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3412641f/f353.item.r

Loth et ses filles

27 décembre 2017

Ce très célèbre tableau, autrefois attribué à Lucas de Leyde,  combine deux épisodes consécutifs  du texte de la Genèse.

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre

Anonyme anversois, vers 1525-1530, Louvre, Paris

La fuite de Loth et de sa famille

Averti par les anges de la destruction imminente des villes de Sodome et Gomohrre, Loth quitte la ville avec ses deux filles, un âne et sa femme. Mais celle-ci, se retournant malgré l’interdiction, est transformée en statue de sel.


L’ivresse et l’inceste

« Loth monta de Soar et resta dans la montagne, et ses deux filles avec lui ; il craignait en effet de rester à Soar et il resta dans une grotte, lui et ses deux filles. Et l’aînée dit à la cadette : notre père est vieux et il n’est resté aucun homme sur cette terre qui puisse venir sur nous selon l’usage de toute la terre. Viens, enivrons le et dormons avec lui, pour pouvoir perpétuer la race de notre père. C’est ainsi qu’elle donnèrent du vin à boire à leur père cette nuit, et l’aînée dormit avec son père. »  Genèse XIX,30-32

Ici la grotte est remplacée par un campement de trois tentes.


On  connait quatre autres versions de ce tableau, ce qui prouve son succès à l’époque. Elles sont en format horizontal, comportent moins d’éléments est sont plus  aisées à analyser.

 

Loth and his daughters, Anonymous, 1515-1525 Museum Boijmans Van BeuningenLoth et ses filles
Anonyme, 1515-1525, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam
loth_et_ses_filles anonyme collection priveeLoth et ses filles
Anonyme, collection privée

La composition est binaire :

  • à droite, au niveau de la mer,  l’épisode 1, la destruction ;
  • à gauche, dans la montagne,  l’épisode 2, la perpétuation de la race.

 

Loth and his daughters, Anonymous, 1515-1525 Museum Boijmans Van Beuningen schema

Dans le tableau du Louvre, Loth proposait une coupe de vin à la soeur aînée. Ici, il la tend à la soeur cadette pour qu’elle le remplisse. Celle-ci, dans les deux tableaux, transvase dans un carafon le contenu d’une bonbonne sphérique, dont un second exemplaire est posé sur le sol.

Il est tentant d’associer le carafon, placé entre les deux bonbonnes, à Loth,  qui est littéralement « rempli » par ses deux filles.

Le couple arbre vivant/arbre mort marque bien la frontière entre les deux domaines. On peut également voir, dans la torche qui éclaire les survivants, l’écho pacifié de la colère divine qui dévore la cité.


Loth and his daughters, Anonymous, 1515-1525 Museum Boijmans Van Beuningen detail salamandre

Les deux salamandres qui se flairent aux pieds du couple ont dans ce contexte un double sens très particulier :
⦁    en tant qu’animal échappant aux flammes, elles symbolisent les survivants ;
⦁    en tant qu’animal terrestre,proche cousin du serpent, elles soulignent le côté bestial de l’accouplement annoncé.


Durer La fuite en Egypte detail salamandreLa Fuite en Egypte,
Durer, série de la Vie de la Vierge, 1511
  Patinir Saint Christophe Escorial detailPaysage avec  Saint Christophe
Patinir, 1520-24, musée de l’Escorial

(cliquer pour voir l’oeuvre en entier)

L’idée du couple de salamandres vient probablement de la gravure de Dürer. Elle a été reprise (ou réinventée) par Patinir. Le symbolisme habituel de la salamandre est celui du bon Chrétien qui, tel Daniel dans la fournaise, résiste aux flammes du péché. Mais  il ne semble concerner aucune de ces trois oeuvres.



Des iconographies similaires


landscape-with-the-destruc
Paysage avec la destruction de Sodome et Gomhorre
Patinir, vers 1520, Musée Boymans van Beuningen, Rotterdam

Patinir est ici fidèle à sa réputation de premier paysagiste d’Europe : les météores divins se résument à un rougeoiement dans les nuages, et les protagonistes de l’histoire sont réduits à des miniatures, quoique parfaitement fidèles au texte.



landscape-with-the-destruction-of-sodom-and-gomorraht schema
La femme de Loth, minuscule, se situe au centre du tableau, sur la diagonale qui sépare les deux régions.



landscape-with-the-destruction-of-sodom-and-gomorraht detail loth
En bas à droite, Loth et ses filles sont guidés par deux anges.



landscape-with-the-destruction-of-sodom-and-gomorraht detail
Il faut une bonne loupe pour se faire une idée de la suite.

Wolfgang_Krodel_der Alter._1528 Kunsthistorisches Museum WienLoth et ses filles
Wolfgang Krodel der Alter, 1528 ,Kunsthistorisches Museum, Wien
Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå Gallerix.ruLoth et ses filles
Lucas Cranach l’Ancien, 1528 Kunsthistorisches Museum Wien

L’école allemande déclinera le thème à l’envie, en s’intéressant plutôt aux filles incestueuses qu’aux villes incendiées.


Un cousin proche : Jan Wellens de Cock

La qualité picturale du tableau du Louvre ne permet pas de l’attribuer à Jan Wellens de Cock, peintre à la touche moins précise. Mais ce dernier s’en est clairement inspiré dans plusieurs de ses oeuvres


Loth et ses filles

Dans les deux versions de Loth et ses filles attribuées à Jan Wellens de Cock, les personnages sont très similaires à ceux du tableau du Louvre : la fille cadette verse le vin avec le même geste serpentin, et la fille aînée est enlacée par son père. Seule différence notable dans la composition : Loth ne se trouve pas entre ses deux filles, mais à droite. La scène de la destruction de la ville, traitée à la va-vite n’occupe qu’un quart de la composition. On distingue la femme de Loth statufiée, tandis que le reste de la famille grimpe la pente, précédé par un ange et un troupeau de moutons.



Jan_Wellens_de_Cock_-_Lot_and_his_daughters coll part
Loth et ses filles
Jan Wellens de Cock, Collection privée

Cette version a repris la tente rouge en contrebas, abritant ici une marmite sur un foyer.


Jan_Wellens_de_Cock_-_Lot_and_his_daughters_(1523) detroit institute of arts
Loth et ses filles
Jan Wellens de Cock, 1523, Detroit institute of arts

Image haute définition :  https://www.dia.org/art/collection/object/lot-and-his-daughters-38145


Jan_Wellens_de_Cock_-_Lot_and_his_daughters_(1523) detroit institute of arts schema

Cette oeuvre est celle dont la composition se rapproche le plus de celle du Louvre : chemin qui serpente, diagonale descendante séparant les deux épisodes, arche dans le roc marquant la rupture temporelle : les moutons qui précédent la caravane dans la scène de la Fuite s’attardent sous l’arche dans celle de l’Inceste.


 

 

 

 

 

 

Jan_Wellens_de_Cock_-_Lot_and_his_daughters_(1523) detroit institute of arts detail gourdes

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail gourdes

Les deux bouteilles mises à rafraîchir dans le ruisseau, la sandale ôtée et la braguette apparente trivialisent les allusions beaucoup plus subtiles du tableau du Louvre : bonbonnes accolées renvoyant au couple, genou de Loth désignant la fente de la tente.

Les deux cigognes, l’une en l’air volant vers l’autre qui pèche dans le ruisseau sont peut être une fine allusion à la situation des filles de Loth donnant à boire à leur père :

« le petit de la cigogne aime tellement son père que lorsque celui-ci vieillit, il le sustente et le nourrit. » Aristote, De historia animalium, IX, 13, 615b 23-27


Le squelette d’équidé

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail squelette
Loth et ses filles, Louvre

Au tout premier plan du tableau du Louvre, le squelette d’équidé ne passe pas inaperçu.


Pseudo Jan_Wellens_de_Cock_-_Triptych_with_the_Crucifixion_and_Donors_-_WGA24026 detail squeletteTriptyque avec la Crucifixion et des donneurs
Pseudo Jan Wellens de Cock, vers 1525, Rijksmuseum, Amsterdam
St christophe attribue a Pieter Huys detail squeletteSt Christophe,
Attribue a Pieter Huys, Collection particulière

Cliquer pour voir l’oeuvre en entier

Haute résolution : https://www.rijksmuseum.nl/nl/collectie/SK-A-1598

Le squelette fonctionne chez les suiveurs comme une simple citation dans deux contextes différents, sans intention symbolique particulière.


La route sur pilotis

Jan Wellens de Cock The Temptation of Saint Anthony 1526 Fine arts museum san francisco detail La tentation de Saint Antoine
Jan Wellens de Cock, 1526, Fine Arts Museum, San Francisco
Jan_Wellens_de_Cock_-_Legend of St Christopher detroit institute of arts detailLégende de Saint Christopher,
Jan Wellens de Cock, 1526, Detroit Institute of Arts

Cliquer pour voir l’oeuvre en entier

Le motif de la route sur pîlotis intervient dans deux oeuvres de Jan Wellens de Cock, mais à titre purement décoratif, sans être intégré dans la narration.

Il reste de cette étude comparative l’impression que le tableau du Louvre est l’oeuvre-source, dont découlent les variantes en format horizontal, et les tableaux de Jan Wellens de Cock qui puise sans vergogne dans les inventions du Maître inconnu.

Il est temps d’en venir désormais à cette oeuvre maîtresse, en résumant les deux interprétations qui en ont été données jusqu’ici.  [1]



L’interprétation de Thürlemann [2]


Le rocher anthropomorphe

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail rocher
« Dans le coin supérieur gauche, le rocher nu, rougeâtre et gris, surmonté par des fortifications à côté d’une sommité phallique, montre distinctement, vu légèrement depuis l’arrière, le profil d’une tête de femme voilée. Cette tête regarde en direction de la ville détruite. »


Le crâne de l’âne

« Dans le coin inférieur droit, enfin, se trouve le squelette d’un équidé, dans lequel on peut reconnaître l’animal de trait de la famille de Loth ».


Un carré logique

Thürlemann peut alors rattacher le tableau à la tradition des carrés logiques qui, inspirés de la logique aristotélicienne, apparaissent çà et là dans les illustrations médiévales.



Carre logique de caelo, fr 1082, fol 53, BN, Paris

Traité de Nicolas Oresme sur le De caelo d’Aristote,
1377,  fr 1082, fol 53, BN, Paris

Les contraires sont ici :
Carre logique de caelo, fr 1082, fol 53, BN, Paris texte

Voici maintenant le diagramme qui, selon Thürlemann, sous-tendrait le tableau du Louvre :

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520,Thurlemann

L’axe vertical est matérialisé par l’arbre, l’axe horizontal par l’horizon.

Le concept de « Non-mort » serait illustré par le rocher anthropomorphe, qui garde figure humaine. Et  celui de « Non-Vie » par le squelette de l’âne (auquel on peut ajouter la souche d’arbre, mais Thürlemann n’y a pas pensé).


Les quatre sources lumineuses

Pour finir, Thürlemann remarque que chacun des quatre quadrants contient une source de lumière : une comète, le halo destructeur, l’incendie sur terre [3] et la torche de la tente.

« La technique diagrammatique de l’inventaire ordonné confère à ce petit tableau sa dimension poétique : au travers des composants qui se coordonnent, et que le spectateur explore tour à tour, la description acquiert la qualité d’une totalité emplie de sens qu’il est possible de percevoir. Ordonné par son diagramme, l’objet poétique, Image ou texte, apparaît ainsi comme  l’analogue du Monde ».


Les limites de cette interprétation

Tout en reconnaissant que la composition s’appuie principalement sur la diagonale descendante qui sépare les deux épisodes de la narration, Thürlemann plaque par dessus son diagramme en quatre quadrants, ingénieux mais finalement très artificiel.



P31Lot detail

Car les silhouettes de Loth, de ses filles et de l’âne échappant à la destruction se trouvent placés dans le quadrant du squelette, celui de la « Non-Vie » (alors qu’ils devraient se trouver dans celui de la Non-Mort, la Conservation). On y trouve également les silhouettes des marins désespérés et de la femme transformée en statue, lesquels réfèrent manifestement à la Mort.


L’interprétation de S.Lojkine

Moins structuraliste et plus littéraire, cette lecture a pour avantages d’expliquer  la ville sur la montagne, l’arbre central et la souche (omise par Thürlemann), tout en oubliant le rocher anthropomorphe et le squelette. [4]


Soar, la cité épargnée

« Alors que Sodome et Gomorrhe sont englouties dans les flammes, la cité perchée, en haut à gauche, échappe à la destruction. En effet, « Loth, craignant de ne pas avoir le temps de parvenir jusqu’à la montagne, comme les anges le lui avaient commandé, a obtenu qu’à mi-parcours, Soar, « la petite ville », soit épargnée par la destruction divine ».


A l’écart de la route

« Après avoir obtenu des anges un écourtement de sa fuite, Loth craint que Soar ne soit finalement engloutie avec les autres villes et poursuit sa route jusqu’à la montagne. La scène ne s’inscrit donc pas dans la route qui mène de Sodome à Soar, du péché au salut, selon la parole de Dieu, mais au-delà ou à l’écart de la route, un au-delà et un écart qui rappellent le marchandage et la défiance d’Abraham et de Loth vis-à-vis de Dieu. »

« La transgression sexuelle, même pour perpétuer la race, pour suppléer à la mère morte, n’a rien à voir avec l’obéissance aux commandements de Dieu, dont la route matérialise la voie. « 

« La scène est hors-la-loi, ou plus exactement décalée par rapport à la loi, juxta morem universae terrae, selon les paroles de l’aînée. »


L’interdit du regard

« Car toute la scène est placée sous le signe du regard interdit. Les trois femmes, aux trois plans de la représentation, se font écho l’une à l’autre pour se renvoyer cet interdit :

1) C’est d’abord, au fond à droite, la femme de Loth, figée dans le spectacle qui tue de Sodome en flammes. Se retourner vers Sodome, c’est participer de son infamie : elle sera donc changée en statue de sel. Or c’est en toute impunité que le spectateur de la toile peut se repaître du spectacle interdit de la ville en flammes : la médiation esthétique non seulement autorise la participation à l’innommable, mais consiste dans cette participation. La représentation précipite le sujet dans l’abîme scopique, elle le néantise dans la scène. Mais dans le même temps, le décalage de la scène préserve le sujet, qui se trouve pour ainsi dire précipité à côté, pour rien : l’abîme scénique n’est qu’une illusion où se mire la mort de soi.

2) Ensuite, au centre, la fille aînée assise et drapée dans sa cape bleue, en nous regardant, transgresse le principe d’autonomie de la représentation. Comme celui de sa mère, son regard est un retournement vers un en-deçà interdit. Nous rencontrons son regard vide comme une accusation difficile à soutenir. Gênés, nous glissons, pour toujours revenir à ce soulignement dérangeant : notre regard, ici encore, va participer de l’innommable, va cautionner l’inceste et même s’en rincer l’œil.

3) Enfin, à gauche, la cadette qui prépare le vin est la femme soustraite au regard ; elle se détourne hypocritement de la scène infamante qu’elle a suscitée. A l’opposé de sa mère, elle est celle qui ne regarde pas, de telle sorte que le couple central apparaît saisi entre deux femmes retournées, comme enfermé dans un cercle invisible qui le frappe d’interdit. »


Un arbre généalogique

« Au pied de la tente s’élève l’arbre qui sépare la toile en deux, qui divise le bien et le mal. Mais cet arbre qui s’enracine de derrière la fille aînée de Loth symbolise dans le même temps la descendance du neveu d’Abraham : le fils aîné de Loth sera Moab ; Ruth la Moabite, par son union avec Booz, sera l’aïeule de David : Moab entre ainsi dans l’arbre de Jessé. « 


Le punctum de la souche

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail souche

« Au premier plan à droite une vieille souche d’arbre creuse apparaît, éclairée par la lumière de la torche accrochée au coin de la tente. La souche est trouée sur la gauche, ce qui dessine à la surface de ce qui reste du tronc une étrange silhouette, la silhouette même de la femme de Loth pétrifiée aux portes de sa ville. »

« …La femme de Loth n’a pas donné de descendance mâle : son arbre est une souche morte. Mais de la souche morte, à quelques pas de là, dans le léger décalage de la scène, jaillit l’arbre vif qui unit en quelque sorte la femme damnée au principe du feu céleste. L’inceste sauvegarde et perpétue le corps de la mère, le fait participer de la divinité. L’ombre de la souche est le détail conjoncturel à quoi vient achopper le regard en marge de la scène : elle est ce point originaire et voilé qui se rencontre par hasard et où se métaphorise la néantisation principielle du spectateur, puisque ce qui est donné à voir par le peintre est interdit de regard par Dieu et par la loi. »



Mon interprétation


La version horizontale

Loth and his daughters, Anonymous, 1515-1525 Museum Boijmans Van Beuningen schema
Elle comporte déjà l’opposition entre l’arbre, côté Loth et ses filles, et la souche morte, côté femme de Loth, confortée par l’opposition entre la torche (flammes maîtrisées) et l’incendie.


L’arbre généalogique

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre arbre
Le format vertical permet de déployer la symbolique  généalogique de l’arbre, qui apparaît comme un diagramme précis de la nouvelle descendance  de Loth : les deux  branches préfigurent le résultat du double inceste avec ses filles, se subdivisant à nouveau pour produire Moabites et Ammonites.


Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre reflets

Graphiquement, les divisions ordonnées  de l’arbre s’opposent à la cassure du clocher, à l’inclinaison anarchique des mâts  et, plus généralement, à la brisure systématique des lignes  par l’effet du reflet.



Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre ramure

La multiplication par filiation, dans la ramure, s’oppose à la destruction par explosion, dans le halo.


La souche morte

La souche morte représente l’ancienne filiation de Loth, celle qu’il aurait pu avoir  si la colère de Dieu n’avait pas cassé net la possibilité d’une union normale de ses filles avec les hommes de Sodome et Gomorrhe. En ce sens, Lojkine a raison de voir dans la souche morte l’image de la femme de Loth, au sens de « progéniture naturelle ».


Le squelette d’équidé

Le motif du squelette ou du crâne de cheval est assez fréquent, et symbolise souvent la luxure et les vices (voir Le crâne de cheval dans la peinture flamande).

Dans le cas d’un couple incestueux, cette interprétation s’avère ici particulièrement pertinente. De plus, sa position au pied de l’arbre  pourrait signifier que la nouvelle progéniture de Loth s’enracine dans la Mort et dans la Bestialité.

Enfin le squelette  et la souche sont situés par rapport aux figures de Loth et de ses filles dans la même séquence que l’âne et la femme, dans les  silhouettes en ombre chinoise  de l’arrière-plan, comme une sorte de projection de l’épisode de la Fuite dans celui de l’Inceste.


Interprétation d’ensemble

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre schema
La  diagonale descendante sépare deux triangles inversés, qui se lisent de haut en bas.


La Fuite : de Sodome à Soar

Dans le triangle de droite, dissimulé sous forme d’un rocher anthropomorphe, Dieu contemple d’en haut la puissance explosive de sa colère  qui se déverse sur la ville. A l’autre bout de la diagonale, une autre statue, la femme de Loth, contemple  d’en bas le même spectacle. Au fond de cet entonnoir bombardé de lignes radiales qui cassent tout ce qui est vertical, les minuscules silhouettes de Loth et de ses filles s’échappent par le seul chemin possible : une route sinueuse, puis un passage sur pilotis :

pour échapper au bombardement linéaire, la voie du salut est courbe et fragile.


Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre detail route

Au lieu de continuer sur le chemin en pilotis qui monte vers la ville de Soar, ils passent sous l’arche rocheuse, comme le montre la silhouette très effacée de l’âne, pour poursuivre vers la montagne et pénétrer dans le second triangle.


L’inceste : de Soar à la montagne

La descente sinueuse à l’intérieur de ce second triangle produit l’effet inverse : le grossissement des personnages.

Au premier-plan, la tribu se trouve reconstituée en grand,  en comptant le squelette et la souche comme représentant respectivement l’âne et la femme de Loth. L’âne mort traduit l’impossibilité de poursuivre la fuite, et la souche coupée l’impossibilité de poursuivre une filiation naturelle.

Acculés en bas du second triangle, Loth et ses filles, réduits à trois bonbonnes/ventres, n’ont donc d’autre choix que de se vider par l’ivresse et  de se remplir par l’inceste.

Eclairé par un incendie miniaturisé en torche, le village de toile se substitue à la ville incendiée et aux bateaux fracturés. Les deux tentes coniques des filles vont alimenter tour à tour, durant les deux nuits d’inceste, la tente rouge du père.

A côté, l’arbre qui représente la nouvelle descendance de Loth déploie ses ramifications vers le ciel :

la logique de la multiplication inverse celle de la destruction.


Le regard impuni

Loth et ses filles, Anonyme anversois, vers 1520, Louvre schema vision
Comme l’a très bien montré  S.Lojkine, l’impact de ce petit tableau tient à l’impunité  du regard. Le spectateur voit ce qui est interdit à la femme de Loth, la destruction de la ville. Il voit ce que Dieu lui même ne veut pas voir : les conséquences contre-nature de sa colère, matérialisée par les flammèches qui somment le village de tentes. Dans le dos du trio de survivants, il voit leur avenir immédiat : la fente sexuelle de la tente ; et même leur avenir lointain : l’arbre qui remonte vers le ciel.

L’énergie de ces prohibitions alimente notre fascination.



Références :
[1] Cette ouvre a également frappé Antonin Artaud – « Oeuvres Complètes, tome 4 », Ed : Gallimard, 1964, p44 – Le théatre et son double
[2] « Jenseits der Opposition von Text und Bild . Uberlegungen zu einer Theorie des Diagramms und des Diagrammatischen », Steffen Bogen une Felix Thürlemann, 2003, p 19 et ss http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/468/1/Thuerlemann_Jenseits_der_Opposition_2003.pdf
[3] Thürlemann complique inutilement la situation en parlant non de l’incendie réel, mais de son reflet dans la mer en dessous).
[4] Stéphane Lojkine, « Une sémiologie du décalage : Loth à la scène », introduction à La Scène. Littérature et arts visuels, L’Harmattan, mars 2001, textes réunis par Marie-Thérèse Mathet http://utpictura18.univ-montp3.fr/GenerateurTexte.php?numero=59

5.3 L'Annonciation du Prado

3 décembre 2017

Nous allons terminer cette longue étude par un dernier mystère, que nous laisserons irrésolu : qui a peint et quand la troisième Annonciation de l’atelier de Campin, que nous avons laissée de côté jusqu’ici.

Haute définition : https://www.museodelprado.es/en/the-collection/art-work/the-annunciation/52a6820f-892a-4796-b99e-d631ef17e96a




campin Annonciation Prado 1420 - 1425

Annonciation
 Campin, 1420 – 1425, Prado,  Madrid

Le temple de Moïse

Annonciation Prado detail Moise
L’époque de l’Ancien Testament est clairement évoquée par la tour romane à l’arrière-plan, dont la façade montre, à la verticale de Dieu le Père, Moïse avec les tables de la Loi. Entre Dieu et Moïse un couple évoque Eve et Adam, mais avec selon un imaginaire oriental   : la femme nue portant turban tend vers l’homme un objet qui pourrait être la pomme,  et l’homme sauvage armé d’un bouclier dirige sa lance vers Moïse, indiquant ainsi le sens de la lecture.


Le palais de David

Annonciation Prado detail Palais David

L’édifice de gauche, fortifié et clos côté jardin, porte sur sa façade une statue de David avec sa harpe, qui rappelle l’ascendance royale de Marie.



Annonciation Merode Prado Comparaison fenetres
SCOOP ! La disposition des volets, de la jalousie et des vitraux hauts est pratiquement  la même que dans un couple de fenêtres que nous connaissons bien : comme si le panneau de Madrid nous montrait, mais  de l’extérieur, la chambre même où l’Annonciation de Bruxelles a eu lieu !


Le porche de Marie

Annonciation Prado detail porte ange
Marie se trouve sous un porche en avancée par rapport au palais de David. Cette disposition laisse la place d’une porte latérale devant  laquelle se trouve l’Ange, tandis que par la fenêtre au dessus le rayon lumineux envoyé par Dieu traverse le vitrail.

Les sept rayons de l’Esprit Saint frappent le vitrail, mais un seul le traverse, en direction de la tête de la Vierge.



Annonciation Merode Prado Comparaison Marie
On reconnait en Marie une copie parfaite de celle du retable de Mérode, assise sur le marchepied, portant exactement la même robe, mais avec inversion des couleurs rouge et bleu de la robe et du coussin.



Annonciation Prado detail caracteres coufiquesJPG
De plus, les caractères coufiques sont passés du vase au galon de la robe.

Différence de taille :  des rayons de lumière l’auréolent déjà, bien que le rayon unique émis par Dieu, qui remplace ici  l’Enfant Jésus miniature,  ne soit pas encore parvenu jusqu’à sa tête. La lumière de Marie s’allume donc d’elle-même à l’approche du rayon unique, comme pour aller à sa rencontre de son Divin Fils, manière de préfigurer l’acceptation qu’elle n’a pas encore exprimée.

On remarque dans le panneau de Madrid un coussin supplémentaire, posé en arrière de Marie sur le banc. Celui-ci n’est pas tournis mais fixe,  fait sur mesure pour épouser les colonnes du porche.

L’Ange

Annonciation Merode Prado Comparaison Ange
L’Ange est également une copie : même main gauche posée sur le genou, même main droite levée, mais tenant un bâton de messager  au lieu de faire le geste de demander la parole. Son vêtement, toujours sacerdotal,  s’est enrichi : c’est celui d’un évêque et non plus d’un diacre.

En cours d’agenouillement, on comprend qu’il n’ira pas plus loin : à la différence du panneau de Mérode, il ne passera pas le seuil.


Un faisceau concerté de différences

Tout en étant graphiquement très proche du panneau de Mérode, le panneau de Madrid semble en prendre le contrepieds de manière systématique, au point que certains ont pu penser à un pastiche délibéré :

  • inversion des couleurs ;
  • caractères coufiques transportés du vase à la robe ;
  • ange monté en grade et stoppé sur le seuil ;
  • banc fixe ;
  • auréole allumée (par opposition à la bougie qui s’éteint).

Ce dernier point semble contradictoire avec la posture de Marie plongée dans le livre, qui implique que le moment représenté est, comme dans le panneau de Mérode, le dernier instant de l’Ere sous la Loi, avant que Marie ne reçoive le message de l’Ange. L’analyse détaillée du décor va nous permettre d’expliquer cette anomalie.


L’Histoire dans le décor

campin Annonciation Prado 1420 - 1425 schema marial
Un oeil de maçon pourrait reconnaître dans la composition une juxtaposition de symboles  mariaux habituels :

  • le « jardin clos (hortus conclusus) » derrière le mur de brique,
  • la « tour de David (turris davidica) » sur le mur qui le surplombe,
  • le « tabernacle de Dieu (tabernaculum dei) », dans le placard entrouvert ,
  • et, de manière plus originale, la chambre close dans le mur de brique qui clôt, tout en haut du tableau, le choeur de la cathédrale.

Mais un oeil d’architecte parcourra le panneau  d’une manière bien plus structurée.



campin Annonciation Prado 1420 - 1425 schema
En partant du halo divin en haut à gauche, plein Est (d’après l’orientation de la cathédrale), l’oeil rencontre d’abord la tour de Moïse (en rose) évoquant l’Ere sous la Loi – le passé collectif de l’humanité ; puis le palais de David (en jaune) – évoquant le passé personnel de Marie ; enfin  le porche, qui est le lieu de l‘instant présent.

En continuant au delà de l’Ange et de Marie, le regard passe dans une zone intermédiaire (en bleu) en regard du Palais de David, deux travées contenant le  placard à livre entrouvert, et le coussin posé sur le banc, au dessous d’une grille de séparation.



Annonciation Prado detail zone intermediaire
Le placard à livres entrouvert et le coussin évoquent le futur immédiat : la Vierge sage s’ouvrant à l’arrivée de son Fils [1],  et le coussin  préparé pour l’accueillir.


La travée cachée

Annonciation Prado detail travee invisible
La grille de séparation implique que le mur derrière Marie n’est qu’une cloison intérieure. Le porche possède en fait deux travées : la travée visible où se trouve Marie, et une travée cachée  dans laquelle le rayon de lumière va pénétrer en traversant la grille  de séparation. Travée cachée qui représente donc  le lieu intime de le gestation de Jésus.


La cathédrale à venir

campin Annonciation Prado 1420 - 1425 schema 2
Le panonceau fixé sur le pilier central, après les deux marches menant du porche à la cathédrale,  figure peut être la Nouvelle Loi.

A l’aplomb, de ce panonceau, l’oeil remonte jusqu’au mur en brique qui ferme la cathédrale en construction (en vert). On a commencé par le choeur, mais elle  va se  construire vers l’avant et englober le porche, un peu comme l’Enfant Jésus va grossir dans le sein de Marie.

L’oeil revient alors au second mur en brique du panneau, en bas à gauche, qui clôture définitivement le bosquet représentant la nature sauvage, celle dans  laquelle Adam s’est retrouvé après avoir été chassé du Paradis.

Ainsi le panneau de Madrid a pour ambition de nous montrer comment, par étapes progressives, de l’Ancien Testament au Nouveau, la construction divine émerge  du monde de la Chute.

Si Marie est auréolée, c’est qu’au delà de la Vierge de l’Annonciation, elle incarne déjà la Sainteté de l’Eglise. Et si l’Ange est devenu évêque, c’est qu’il s’incline devant elle.




Cette idée d’incarner dans une différence architecturale le contraste entre l’Ancien et le Nouveau Testament est  assez courante à l’époque, et a été analysée par Panofski :

« Le nouveau contraste géographique entre deux périodes, le roman et le gothique, symbolise non moins clairement que le contraste entre deux régions du monde, l’Orient et l’Occident, l’antithèse entre judaïsme et christianisme. »  [2]

Panofski cite l’Annonciation de Madrid, mais étudie surtout une Annonciation maintenant attribuée à Petrus Christus, beaucoup plus récente (vers 1450) et qui lui ressemble beaucoup par la composition : elle constitue en quelque sorte le point terminal  de cette formule iconographique, désormais connue de tous, et donc devenue de plus en plus allusive.

Il vaut la peine de résumer les principaux points de cette interprétation magistrale.



DT1479

Annonciation
Attribuée à Petrus Christus,  vers 1450, MET, New York

Haute définition : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435899?sortBy=Relevance&ft=annunciation&offset=20&rpp=20&pos=30

Tout comme dans l’Annonciation de Madrid, la scène est montrée de biais, en vue plongeante, et Marie se trouve dans le porche muni d’un banc d’une église.  Mais le contraste entre les deux Eres est ici très discret, seulement évoqué par le style différent des deux pilastres : c’est celui du côté droit de la Vierge (donc le côté privilégié) qui représente la nouvelle Ere.



Annonciation Petrus Christus schema

Le pilastre gothique est surmonté d’un fleuron en forme de croix, tandis que le pilier roman est surmonté par un singe, portant deux colonnes qui évoquent celles du temple de Salomon.

« Le singe, incarnation de tous les défauts qui conduisirent Eve à provoquer la Chute de l’Homme, servait d’attribut paradoxal à Marie, la « nouvelle Eve », dont les perfections effacèrent la faute de l' »ancienne ». « 

Quant à la niche vide, elle évoque dans une magnifique ellipse la figure de Jésus à venir.

Le porche se réduit ici à un seuil étroit  qui, avec une économie remarquable de moyens,  illustre de trois façons le rôle central  de Marie :

  • latéralement, d’un pilier à l’autre, elle assure la jonction entre les deux ères ;
  • verticalement, entre la blancheur du livre et la vacuité de la niche, elle est la Vierge par qui s’accomplira la prophétie d’Isaïe ;
  • en profondeur, elle est celle qui accueille les fidèles (en premier l’Ange) à la porte de l’Eglise.


Annonciation Petrus Christus detail seuil
« Regina caeli laetare » (Reine des Cieux, réjouis-toi ») indique l’inscription du seuil, tandis que deux minuscules carrelages frappés des majuscules A et M rappellent la salutation angélique : « Ave Maria ».



Annonciation Petrus Christus detail jardin

« L’interprétation nouvelle se superpose à un motif ancien et familier : l’hortus conclusus est monté en graine, et la végétation a envahi son mur écroulé. On remarque aussi que la pierre du seuil de la petite église est tellement usée que son antique inscription, apparemment païenne, n’est plus lisible. Le « jardin clos » se transforme ici en un domaine de nature non régénérée, entourant la construction qui symbolise à la fois l’Ere de la Loi et l’ère de la Grâce. En opposition à un monde  régi par les forces aveugles de la croissance et de la dégradation, le sanctuaire de la religion judéo-chrétienne, même divisé entre la Loi ancienne et la Loi nouvelle (ou, selon les termes des scolastiques, entre les sphères de la « révélation imparfaite » et de la « révélation parfaite »), apparaît comme un seul et même édifice indestructible ».

A noter  que la controverse théologique liée à l’auréole (à quel instant précise Marie est-elle sanctifiée?) n’intéresse plus le peintre : seule rayonne ici la colombe du Saint Esprit .


Pour conclure cette longue étude, nous  allons nous risquer à  une généalogie hypothétique de nos quatre panneaux, basée uniquement sur les thèmes qui s’y introduisent successivement , et à l’exclusion de toute considération  stylistique ou technique (domaine de recherche encore actif et largement controversé).

Campin Annonciation Bruxelles Merode Madrid Evolution

Le panneau de Bruxelles

Au  départ était une oeuvre d’atelier assez simple, dont le sujet était : « dans un intérieur flamand, montrer l’Annonciation comme le passage de l’Ancien au Nouveau Testament ». Un thème annexe étant : « comparer la conception virginale de Marie et celle qui s’offre aux hommes du Nouveau Testament ».


Le panneau central du retable de Mérode

Une autre oeuvre d’atelier fut réalisée avec les mêmes ingrédients, mais un sujet bien plus ambitieux : « dans un intérieur flamand, montrer le dernier moment avant l’Annonciation, juste avant le passage de  l’Ancien au Nouveau Testament ». Le thème annexe devenait  : « comparer la conception virginale de Marie et celle qui frappait les hommes de l’Ancien Testament ». Ce qui amenait directement un  thème connexe : « montrer comment l’Annonciation coïncide avec l’Incarnation ». Ceci se fit en rajoutant la figurine de l’Enfant Jésus sur son rayon, en introduisant le thème de l’Eau et de la Lumière (côté Annonciation), et en développant celui de la Chair et de la Chaleur (côté Incarnation).


Le retable de Mérode

Lors de l’adjonction des panneaux latéraux, le commanditaire demanda :

  • d’étendre le thème Annonciation/Incarnation à ces panneaux ;
  • d’introduire le thème à la mode de Saint Joseph protecteur contre le Démon, sous forme d’une sorte de Mystère ;
  • d’ajouter un raccourci de l’Histoire Sainte en quatre stades : Adam/Moïse, Isaïe, Joseph et Jésus, sous forme d’une métaphore de l’homme comme bois travaillé par le Démon, mais avec un contrôle croissant du divin Menuisier.


Le panneau de Madrid

En reprenant les personnages du panneau central du retable de Mérode, il fut demandé de rajouter à l’Annonciation le thème de l‘Histoire Sainte en quatre stades : Moïse, David, Marie, Jésus, sous forme d’une métaphore beaucoup moins originale : celle d’un bâtiment en construction progressive. Ce qui introduit naturellement le thème de Marie identifiée à  l’Eglise (bâtiment et institution),  en tant que réceptacle du corps sacré de Jésus.



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Références :
[1] « Dans les Annonciations de cette époque, un placard qui s’ouvre sur des livres est souvent une allusion au ventre virginal de Marie, mais aussi au Tabernacle qui ne s’ouvre, lors de la Messe, qu’au moment de la consécration : …Marie, la nouvelle Sion, ce sera elle-même donnée, dans le fiat mihi, comme le nouveau Temple, mais aussi la nouvelle Arche d’Alliance – puisqu’elle enferme le Christ-législateur comme l’Arche enfermait les tables de la Loi – le nouveau Tabernacle. » G. Didi-Hubermann, Symboles de la Renaissance, Volume 3, p 65.
[2] Panofski, Les primitifs flamands, 1992, Hazan, p 253 et suivantes

5.2 Une Histoire en quatre tableaux

3 décembre 2017

Armés des notions dégagées par Michel Pastoureau (– Symbolique du Fer et du Bois au Moyen-Age –) et des références à Isaïe découvertes par Minott (2.3 1969 : Minott épuise Isaïe ), nous pouvons maintenant rentrer dans l’atelier de Joseph, et déguster son assortiment de métaphores (il est préférable d’avoir lu auparavant 1.3 A la loupe : les panneaux latéraux et indispensable d’avoir lu notre lecture d’ensemble du triptyque (5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré).



Un Dieu manipulateur

Qu’est-ce qu’un menuisier ? Celui qui met en forme le bois, en se servant d’outils composés d’une lame en fer et d’un manche en bois.

Qu’est-ce que Dieu ? Celui qui met en forme l’humanité, en manipulant le Démon à travers d’autres hommes qu’il contrôle.

Nous sommes ici en plein coeur des métaphores d’Isaïe relevées par Minott.

« La hache se glorifie-t-elle envers celui qui s’en sert? Ou la scie est-elle arrogante envers celui qui la manie? Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! » Isaïe, 10:15, traduction Louis Segond

Merode_PanneauDroit_GAP
Dans le panneau de droite du retable de Mérode, le Menuisier qui nous est montré, concentré, massif, entouré de toute une théorie d‘outils et de productions, n’est pas seulement le  père terrestre de Jésus, Joseph jouant son humble rôle  dans un coin de l’Annonciation : c’est aussi le Père  Eternel, grand manipulateur d‘hommes et de démons, occupé en permanence à équarrir et à parfaire l’Humanité qu’il a créée [0].


Le Diable contrarié

Merode Diable dans l atelier 1
Revenons, dans le Mystère Sacré qui sous-tend le retable de Mérode, au point où nous avons laissé notre Diable (voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré) : acculé entre l‘Etabli, qui le sépare du Menuisier, et le Mur, qui le sépare de son lieu de prédilection : la cheminée qui se trouve juste derrière.

Remarquons que les manches de presque tous les outils sont tournés en direction du Menuisier : ce sont ceux dont il garde à l’instant présent le contrôle.

Les deux outils du sol, la hache et la scie, sont tournés vers la main du Diable : ce sont ceux que celui-ci a eu l’autorisation d’utiliser, dans le passé d’oppression décrit par Isaïe.

La tarière également pourrait être à sa disposition, mais elle est encore dans l’ombre. Nous allons voir ce que cela peut signifier.


Les objets de l’établi

Charles de Tolnay  [1] a vu dans les outils de l’établi une allusion aux instruments de la Passion, et leur a même associé la planche à trous (en supposant qu’il s’agissait d’une planchette de torture garnie de clous, voir 3.3 L’énigme de la planche à trous)



Merode Droite Instruments Passion
Si le ciseau et le tranchoir ne sont pas directement des instruments de la Passion, ils se croisent de manière appuyée  avec le marteau et les tenailles. En ajoutant le grand T de la  tarière et le petit T de la souricière (qui quant à elle symbolise la Crucifixion en tant que piège pour le Diable), on est bien forcé de reconnaître que les objets de l’établi multiplient à plaisir le signe  de la Croix.

Posée à plat, la tarière/croix  garde dans l’ombre sa poignée : comme pour dire que l’heure n’est pas encore venue pour le Diable de la dresser et de la manipuler.

Une symétrie formelle

Lynn F. Jacobs [2] a noté une symétrie  formelle entre l’atelier de Joseph et la chambre de Marie :

« Joseph et Marie ont des positions parallèles : elle s’occupe à sa lecture, lui à sa menuiserie ; chacun a un banc sur sa droite (lui est assis dessus ; elle devant, toujours humble) ; les deux ont au dessus d’eux un plafond aux poutres apparentes, et derrière eux une fenêtre aux volets fermés ».

La symétrie formelle va même plus loin : les volets sont fermés selon le même motif et le dossier des bancs est clayonné : il est clair que le peintre du volet droit a cherché à l’harmoniser  avec les motifs du panneau central [2a].


Une cohérence théologique

Notre hypothèse du « diable dans l’atelier » explique ces symétries formelles par une cohérence théologique sous-jacente.



Merode Diable dans l atelier 2
Au bas des deux  fenêtres semblables, deux objet symboliques jouent, contre le démon qui rode au moment de l’Incarnation,  un rôle passif et un rôle actif :

  • en tant qu‘écran : la jalousie dans la chambre de Marie ;
  • en tant qu’écrou :  la souricière externe, qui sert d’appât à  la grande souricière qu’est l’atelier de Joseph.


La « messe » de l’Ange

Envoyé par Dieu  dans la chambre de la Vierge,  l’Ange célèbre sa protomesse dans un vocabulaire marial, sous les Espèces de l’Eau (le vase) et de la Chair (la bougie), après avoir déposé sur la table le livre des Saintes Ecritures.


La « messe » du Diable

Piégé dans l’atelier de Joseph, l’Ange déchu assiste à une autre préfiguration de la Passion, mais caricaturale, traduite dans un vocabulaire adapté à sa psychologie de piégeur  :  un bol de clous et une souricière. Mais lui ne comprend pas (contrairement à nous qui connaissons la fin de l’histoire),  que les clous font allusion au Sang et la souricière  à la Chair.

Devant ces deux Espèces démoniaques, un morceau de craie et des traces sur l’établi évoquent, eux-aussi, une Ecriture.


La craie et le prophète

Merode_Craie
Avec raison, Minott a reconnu dans le « galet blanc » posé entre les deux tiges des tenailles une allusion à la pierre  ardente qui a descellé les lèvres d’Isaïe :

« Mais l’un des séraphins vola vers moi, tenant à la main une pierre ardente, qu’il avait prise sur l’autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche, et dit: Ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée, et ton péché est expié. » . Isaïe, 6:6-7, traduction Louis Segond


Merode Droite Craie planche

Mais le rapprochement avec la métaphore d’Isaïe se renforce dès lors que ce galet blanc  s’avère être tout simplement la craie qui a tracé les marques des trous que Joseph vient de commencer à forer : comprenons littéralement qu’il est en train d’accomplir ce qu’Isaïe a prévu.


Un parallèle inattendu

Ainsi commence à se dessiner un nouveau parallèle, trop précis pour ne pas être le fruit d’une réflexion approfondie, entre le panneau de Marie et le panneau de Joseph.



Merode Droite Livres Metaphore
Les deux livres  reliés par le petit rouleau sont comme nous l’avons vu dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament, le symbole du Nouveau Testament (sur la table) et de l’Ancien (entre les mains de Marie), selon  la métaphore de la chair par le parchemin.



Merode Droite Etau Chauferette
Par analogie, l’étau et la chaufferette, reliés par le morceau de craie, doivent être également des  symboles de l’Ancien Testament (sous l’établi) et du Nouveau (entre les mains de Joseph), selon  une autre métaphore, celle de la chair par le bois : matière que le Moyen-Age considérait comme vivante et proche de l’homme.

Tandis que Marie, passive et réceptive, lit l’Ancien Testament,  Joseph inscrit résolument dans l’épaisseur du bois ce qu’Isaïe avait écrit à sa surface : il réalise la prophétie de la Virginité de Marie.


Une possible interprétation géométrique

Merode droite Trous de la planche
Nous avons évoqué la possible décomposition des  25 trous  en 12 trous du périmètre (en bleu) plus  12 trous internes (en jaune) plus un trou central (en blanc).  Si la planche à trous représente symboliquement la superposition du Nouveau Testament sur l’Ancien Testament, nous avons maintenant la possibilité d’expliquer le choix des 25 trous comme une image des Douze Prophètes de l’Ancien Testament entourant les Douze Apôtres, eux-même groupés autour de Jésus.

Les fabrications de Joseph

Merode Droite Pieges Joseph
Le Menuisier tourne le dos à la souricière extérieure, qui s’est déclenchée au moment de l‘Incarnation, premier piège divin tendu par Dieu au Démon. Il porte maintenant toute son attention sur sa fabrication suivante, la chaufferette , qui fonctionnera au moment de la Nativité pour réchauffer l’Enfant Jésus.



Chaufferette rustique
On peut ici hésiter sur la valeur symbolique de la chaufferette : faut-il y voir, comme dans la souricière, un « piège » pour le démon, permettant d’emprisonner les braises et de les rendre inoffensives ? Faut-il y voir au contraire un objet positif, un accumulateur  de chaleur ?

Remarquons que la même ambivalence  symbolique se retrouve dans un autre objet qui domestique et rend transportable un autre principe dangereux : la bougie, elle-aussi, peut être vue comme un « piège », si la  flamme est démoniaque, ou comme un réceptacle, si la flamme est divine. Dans le panneau central, la bougie blanche de la table revêt évidemment la seconde signification : posée à côté de ces deux autres objets de transport et d’ostension  et que sont le livre (pour la parole de Dieu) et le vase (pour la fleur virginale), elle est prête à accueillir  la flamme de Jésus, à sa naissance.


Joseph-chaufferette

Anonimo dell'Alto Reno, Adorazione dei Magi, XV sec, Galleria Sabauda di Torino
Adoration des Mages
Anonyme du Haut Rhin, XVème, Galleria Sabauda,  Turin

Une tradition iconographique nous montre Joseph lié d’une manière ou d’une autre à la notion de chaleur, dans des représentations de la Nativité (voir d’autres exemples dans La chaleur de Joseph ).

Côté littérature, un texte du XVème siècle, Le Mystère de la Nativité de Nostre Seigneur Jhésuschrist nous plonge directement dans l’ambiance du retable de Mérode en donnant à Joseph au moment de la Nativité un rôle très particulier, à la fois humble et plein d’amour.

Marie, prête d’accoucher, demande à Joseph d’aller à la ville chercher du feu. Joseph va  en quémander chez un maréchal-ferrant, qui le menace de son bâton en se moquant  de sa misère, et  ne veut lui donner du feu que s’il l’emporte dans son manteau [3]. Joseph accepte, le maréchal met le feu au manteau :

« tenez vieillard, cestuy prenez
Et l’emportez en voz giron ».

Mais Joseph ne brûle pas et le maréchal se confond en excuses :

« Votre bonté pas ne savoie,
De ce que je voiz ay grant joie,
Car vous êtes .I. preudons sains :
Vos gironz deimore touz sains,
Et c’est le feu enclos dedans. »

Joseph le remercie, revient ensuite vers Marie, « portant le feu en son giron« , et s’excuse de ne pas avoir pu trouver de feu (de lumière). Heureusement, entre-temps, Dieu avait envoyé les anges Gabriel et Michel porter à Marie deux grands luminaires.

Joseph apparaît ici comme un comble de dévouement et d’humilité : il brave le bâton, s’excuse auprès de celui qui a voulu le blesser, et s’excuse encore auprès  de Marie pour n’avoir pas su la satisfaire.

La chaufferette, c’est Joseph, avec son feu qui ne se voit pas et son grand  amour qui rayonne.


L’Homme Chaste est une planche trouée

Les textes ne sont pas bavards sur la psychologie de Joseph : ce qu’on sait, c’est qu’il est sujet  au doute (Marie est-elle vraiment tombée enceinte par miracle ?) ; ce qui n’est pas dit mais qu’on devine, c’est qu’il est soumis à la tentation . Garant de la virginité de Marie pendant sa grossesse, il est l’homme-clé qui pourrait tout faire échouer  s’il exerçait son statut d’époux.

Il est possible que la planche percée par le foret soit une métaphore  des tentations  de Joseph : c’est parce qu’il est taraudé par le doute et le désir que Joseph/chaufferette  sera capable de conserver la chaleur sans s’embraser.

Métaphore sans doute trop complexe qui, comprise vulgairement, a pu faire passer l’action de perforer comme un substitut de sexualité. D’où peut-être cette série limitée de tableaux, à la suite de Campin, où l’on voit Joseph s’évertuer à trouer des planches sans but bien défini (voir la série exhaustive dans 3.3 L’énigme de la planche à trous).

L’Homme Juste est une planche carrée

Merode Droite Planches carrees
Une planche carrée, c’est un morceau de bois qui a été raboté, équarri, égalisé, pour servir de base à toutes les créations du Menuisier.

Ainsi, en lui rajoutant quatre pieds, il peut en faire un étau qui lui sert à poser son pied pour scier,  situation qui n’est pas sans rappeler la métaphore d’Isaïe :

« Ainsi parle l’Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied »  Isaïe, 66:1

Entendons  par là le Peuple Elu, que la scie du Démon a mis en forme selon la volonté de Dieu, et qui s’est ainsi décollé du sol.

Ou bien, en perçant la planche de trous,  le menuisier peut en faire une chaufferette, objet familier et bénéfique.

Ce saut de l’outil à l’ustensile,  de la planche opaque sous  l’établi à la planche informée entre les mains du Menuisier, n’est rien d’autre  que la représentation visuelle du passage du temps d’Isaïe au temps de Joseph, de l’Ere sous la Loi à l’Ere sous la Grâce.


Une première crucifixion

Merode Droite Clous planchers

La lame de la scie est marquée d’une croix. Bien qu’il soit courant que les lames  montrent des marques diverses, plus ou moins propitiatoires, celle-ci attire l’oeil : d’autant plus que juste au dessus, l’établi fait étalage des instruments de la Passion. Faut-il comprendre qu’une autre « crucifixion » aurait-eu lieu dans le passé, durant l’Ere sous la Loi ? [4]



Martyre Isaie. Bible latine XIIIeme siecle bibliotheque Valenciennes

Le martyre d’Isaie.
Bible latine, XIIIème siècle, Bibliotheque de Valenciennes

Le manuscrit apocryphe de la Légende d’Isaïe, qui a eu sa petite célébrité au Moyen Age, raconte que ce prophète est mort coupé en deux par une scie en bois, pour avoir prédit que le roi Manassé serait un serviteur du diable et qu’il le condamnerait à mort.

« Le faux prophète Balkîrà… dénonce au roi les prophéties menaçantes d’Isaie et obtient l’ordre de l’arrêter. Balkîrâ n’a été en cette affaire que l’instrument de Satan et, si le démon est furieux, c’est qu’Isaïe a connu par une vision l’économie entière du christianisme, la vie  de Jésus, sa mort, sa résurrection… » [6]

Le martyre d’Isaïe a pu être considéré comme une préfiguration de la  Crucifixion [7].



Martyre Isaie Speculum humanae salvationis

Crucifixion; Inventeurs du travail du métal et de la musique; Isaïe coupé en deux ; Le roi  Moab sacrifie son fils
Speculum humanae salvationis, 14ème siècle,  Historisches Archiv der Stadt Köln and the Hill Museum & Manuscript Library.

Dans le texte du Speculum humanae salvationis, le paragraphe qui suit la Crucifixion parle de la forge de Tubalcain : pendant que celui-ci faisait résonner ses coups, Jubal transformait ses sons en mélodie : ce qui préfigure la prière de Jésus en croix pour ses ennemis.

Le paragraphe suivant présente une autre préfiguration : le martyre d’Isaïe coupé en deux annonce  la séparation de l’âme et du corps de Jésus. Le miniaturiste s’est appliqué, en le représentant tête en bas, a souligner le  parallélisme avec Jésus crucifié.

Bien qu’il n’existe pas d’iconographie bien établie sur la question, l’hypothèse que  Campin ait utilisé l’étau pour évoquer la « crucifixion » d’Isaïe s’appuie sur des indices sérieux, et s’inscrit parfaitement dans la composition du panneau droit : il se trouve ainsi en  symétrique de la planche à trous qui symbolise une autre figure patriarcale et tourmentée, Joseph taraudé par le foret.

Reste à voir si la quatrième « saynette », celle du coin inférieur droit, trouve sa place dans l’histoire qui commence à se dessiner sous nos yeux, celle des rencontres du bois avec le fer.


L’homme droit est une branche émondée

Il nous faut revenir ici au texte sur la hache et la scie, d’Isaïe, très précisément à la fin du texte :

« Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! »

Autrement dit : ce n’est pas la verge qui frappe, mais la main qui la manipule. Et le bâton est bien incapable de soulever celui qui est de chair :  il ne peut faire levier que sur du bois.



Merode Droite Doloire
Comprenons de l’image que le bâton ou le levier, branche droite, émondée et écorcée par la doloire,  est lui-aussi un outil fabriqué pour la main de l’homme : outil minimal, réduit à un manche et  dont le fer démoniaque est absent.


 L’homme déchu est une bûche couchée

Et ce levier s’applique sur un autre objet en bois, la bûche, qui  quant à elle représente l’humanité grossière, le matériau brut.

Placée entre le bâton et et la bûche, la  doloire fichée dans la bûche est une trouvaille visuelle exceptionnelle, car elle convoque irrésistiblement une autre image, celle de la hache qui a abattu l’arbre. Dès lors, la bûche rugueuse et tombée au sol peut également être vue comme la métaphore de l’humanité déchue,  plus précisément d’Adam. Quant au bâton, il symbolise les homme droits qui aident les bûches à se relever. Appelons-les les Prophètes [8].


Nous pouvons maintenant reparcourir rapidement, dans  le sens chronologique, l’histoire  que nous venons de découvrir à rebours : une fresque ambitieuse, en quatre temps, de l’évolution  de l’Humanité, vue sous l’angle de la mise en forme du bois par les outils du divin Menuisier.


Merode Droite Quatre histoires

Stade 1 : le Temps d’Adam

A la suite de la tentation d’Adam et de la Chute, l’Humanité se compose de bûches (hommes bruts à mettre en forme) et de bâtons (hommes bons, guides, leviers  solides que le pied du Menuisier utilise pour  soulever les bûches). La colère divine (la doloire) frappe sans relâche celles-ci.


Stade 2 : le temps d’Isaïe

Le peuple élu, équarri et élevé sur les quatre pieds que sont ses  quatre grands Prophètes, peut servir de nouvel outil, l’étau,  sous  le pied de Dieu. La scie (le démon contrôlé pour ne pas sortir de la ligne) peut y découper des bâtons : au premier rang desquels  Isaïe, le prophète coupé en deux, dont le martyre anticipe la Crucifixion.


Stade 3 : le temps de Joseph

De manière totalement originale, Joseph est symbolisé  par deux productions du Menuisier.

La souricière extérieure, assez frustre, est celle qui a fonctionné lors de l’Incarnation : Joseph a servi alors de leurre pour détourner de Marie le Démon.

La chaufferette, autre repose-pieds, perfectionne l’étau d’Isaïe. Elle rend hommage au rôle protecteur de Joseph au moment de la Nativité. Du point de vue de la métaphore du « bois », c’est une planche carrée, donc un homme  qui obéit à la Loi. Le foret (le démon encore mieux contrôlé pour ne pas sortir du point tracé) en fait une planche perforée : avoir subi les coups de pointe du désir, c’est ce qui rend Joseph apte à ne pas prendre feu. A l’opposé d’Adam, le père déchu pour avoir succombé à la tentation, Joseph est la figure  du père chaste, autrement dit de la tentation surmontée.


Stade 4 : le temps de Jésus

Enfin, la production la plus sophistiquée, la souricière de l’établi, est une métaphore de la Crucifixion. Les outils (tarière, marteau, tenailles) font tous référence au clou, ce petit démon métallique qu’on voit encore encore en liberté sur l’établi. Du point de vue du clou, la Croix est l’objet où il sera capturé par le bois, et rendu définitivement  incapable de piquer où il veut.

Synthèse

Merode Droite Clous planchers
Il faut peut être voir, dans le motif des quatre clous plantés dans le plancher entre les pieds de Joseph, une invitation à lire le panneau selon  quatre cases illustrant  quatre rencontres du fer avec le bois, entendez du Démon avec l’Homme, orchestrées par le divin Menuisier.

Verticalement, les deux colonnes de ce schéma tabulaire font référence à gauche à la Crucifixion (symbolisée par la croix sur la lame de la scie), à droite à la Tentation (symbolisée peut-être par les trois trous qui marquent la lame de la doloire) [9].

Horizontalement, les deux lignes de ce schéma tabulaire correspondent, très visuellement, au saut décisif de l’Humanité entre l’Ere sous la Loi (où elle commençait à se décoller du sol sur lequel elle avait chuté), et l’Ere sous la Grâce (où le Démon sera désormais contrôlable : clous remis dans leur boîte, souris qu’on pourra capturer).

Ce Mal domesticable succède au Mal sauvage de l’Ere sous la Loi, exécuteur des basses oeuvres, scie ou hache aveugle que Dieu a  déchaîné contre l’Homme en répression du Péché Originel.

D’une certaine manière, pour reprendre le vocabulaire symbolique du panneau central, le  lion a succédé au chien, le bougeoir à la cheminée.


En conclusion, maintenant que nous avons saisi la logique rigoureuse qui régit les objets visibles dans le panneau de Joseph, risquons un pas plus loin (trop loin ?) dans le symbolisme, en examinant des objets que Campin ne nous montre pas, mais qu’il sous-entend bruyamment.


Quatre objets manufacturés

Merode droite saynettes 1
Au stade où nous en sommes, nous avons identifié quatre saynettes montrant comment des outils de mieux en mieux contrôlés fabriquent des instruments de plus en plus sophistiqués, pour le relèvement de l’homme durant l’Ere sous la Loi (levier, étau) et pour sa libération  à l’orée de l’Ere sous la Grâce (chaufferette contre le froid, souricière contre les souris).

Au centre des  quatres saynettes se trouve un objet fragile, la craie, sur lequel nous allons, pour conclure, focaliser notre attention.


La craie polysémique

La craie blanche a souvent été prise pour l‘appât de la souricière de Jésus.
A la suite de Minott, on y a aussi reconnu le charbon ardent qui a touché les lèvres d’Isaïe.

Incipit du livre d Isaie, Premiere Bible de Charles le Chauve, 9eme s, folio 130vIncipit du livre d’Isaïe, Première Bible de Charles le Chauve, 9eme s, folio 130v La vocation D iSaie Fresque Saanta Maria d'Aneu XIemeLa vocation d’Isaïe
Fresque de l’église Santa Maria d’Aneu, fin du XIeme siècle, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone

Si  au temps de Campin le texte biblique était bien connu, il n’était jamais représenté (on  ne trouve cette iconographie  archaïque que dans quelques rares fresques romane, en  Catalogne ou en Cappadoce [10]).


Une autre pierre ardente

Or il se trouve qu’une autre pierre ardente se trouve sous-entendue dans la métaphore de Joseph/chaufferette  : la pierre ou la brique  qu’on met à chauffer dans les flammes, puis qu’on place dans la chaufferette afin qu’elle restitue sa chaleur.


L’amorce de l’histoire

L’ambiguïté visuelle de la craie recouvre en fait une analogie fonctionnelle : les trois objets qu’elle recouvre sont tous trois à la fois les amorces d’un dispositif technique, et celles d’un mécanisme narratif :

  • sans appât ni pierre de chauffe, la souricière et la chaufferette ne fonctionnent pas ; la Crucifixion et la Nativité non plus ;
  • sans pierre ardente qui lui purifie les lèvres, pas de prophétie d’Isaïe qui déclenchera l’Annonciation [11].

Appliquée à la quatrième saynette, cette idée d’amorçage nous ramène à la tentation  d’Adam par le Serpent : sans Chute de l’homme, pas d’Histoire Sainte L’amorce, dans cette toute première narration, c’est Adam tombé à terre, autrement dit notre « bûche« .



Merode Droite avatars craieJPG
Ainsi, dans chacune des quatre saynettes, un avatar de la craie vient se confronter soit à un principe destructeur (le serpent, la souris), soit à un principe purifiant (le brasier d’Isaïe ou de Joseph).

Mettons cela en schéma.

Merode droite saynettes 2


Deux rencontres avec le démon

Aux extrémités de la diagonale descendante, on peut déchiffrer ainsi  les deux saynettes qui illustrent  la rencontre avec le principe destructeur, le démon  :

  • la doloire façonne un bâton (un prophète) parce que le serpent a tenté la bûche (Adam)
    • dans la Bible, bâton et serpent apparaissent souvent comme des frères ennemis : voir l’épisode où Moïse transforme son bâton en serpent, et réciproquement [12];
  • les outils façonnent la souricière (Jésus) pour qu’elle maîtrise la souris tentée par l’appât (Jésus).
    • Jésus apparaît ici deux fois, dans les deux composantes du système de capture : il est à la fois l’amorce attirante (humaine) et le mécanisme invisible (divin) qui va attraper le nuisible.

Ainsi voit-on comment la Crucifixion de  Jésus (tentation de la souris par l’appât) rachète le Péché originel (tentation d’Adam par le serpent).


Deux expositions à la flamme divine

Aux extrémités de la diagonale ascendante, déchiffrons maintenant  les deux saynettes qui illustrent l’exposition au principe positif, à la chaleur purifiante de Dieu :

  • la scie façonne l’étau(Isaïe) parce que la chaleur divine a été attirée dans le charbon ardent (Isaïe)
    • Isaïe apparaît ici à deux moments de son histoire : lors de purification par le charbon ardent, qui a amorcé son don de prophétie; et lors de son martyre, qui en est la conséquence.
  • le vilebrequin façonne la chaufferette (Joseph) pour qu’elle maîtrise la chaleur divine attirée par la pierre (Joseph) :
    • Joseph est ici figuré  par les deux composantes de la chaufferette  : il est à la fois l’amorce incombustible (sa pureté intérieure, sa bonté, attirent la flamme divine sans qu’elle le brûle) et la couche protectrice (sa chasteté lui permet de réchauffer Marie sans la brûler).



Nous arrivons ici aux limites de l’interprétation : les quatre saynettes que nous avons reconstituées par déduction fonctionnent bien, et s’agencent dans un schéma  d’ensemble qui s’articule autour de l’idée d’amorçage, illustrée par la craie polysémique.

Campin avait-il vraiment derrière la tête, en posant la scie sur l’étau, les deux bouts de l’histoire d’Isaïe, sa vocation et son martyre, deux iconographies absentes ou rarissimes de son temps ? A-t-il vraiment voulu filer la métaphore de Joseph comme chaufferette, métaphore qu’aucun texte ne mentionne  directement?

Peut être un nouveau Schapiro l’exhumera-t-il un jour de quelque grimoire introuvable, telle la souricière de Saint Augustin.



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Références :
[0] Cette idée de Joseph comme Dieu caché a été développée par Jack Hamilton Williamson dans sa thèse de 1982 : « The meaning of the Merode Altarpiece », https://d.lib.msu.edu/etd/41218, p 126 et ss
[1] Tolnay, Charles de. « L’autel Mérode du Maitre de Flémalle. » Gazette des beaux-arts, 6th ser., 53 (February 1959).
[2] Opening Doors: The Early Netherlandish Triptych Reinterpreted, Lynn F. Jacobs, Penn State Press, 2012, p 48 et ss
[2a] Cet effet d’écho a aussi été analysé par Hamilton, [0], p 100
[3]
NOSTRE DAME
Il vous faudra aller bon erre
En ceste ville du feu querre (aller chercher du feu en ville)
Pour certain je veuille traveiller (car je vais entrer en travail).
JOSEPH
Ne sai qui m’en vouldra baillier (donner)
Pour certain, ma trez doulce amie,
Mez pourtant ne demorra mie
Que je n’en quierre ou prez ou loing
Si tost qu’il en sera besoin.
….
JOSEPH (AU MARICHAL)
et je vueil bien que sachiez vous
Que ma famme souvent travaille
Sy fault que bien tost à luy aille
Et sy n’avons point de clarté
Assez avons de povreté
Et de paine et de travaill.
LE MARICHAL
D’un gros bâton de ce travail
Je te donray à bonne chière
Se ne te trais tantost arrière.
Or te diray que tu feras :
Point de min feu n’emporteras
S’en ton mantel tu ne l’emportes.
Ne sçay pas se les gens emportes, (exhortes)
Car point n’en auras autrement. »
Mystères inédits du quinzième siècle. Tome 2 / publiés pour la première fois… par Achille Jubinal d’après le mss. unique de la bibliothèque Ste-Geneviève Éditeur : Téchener (Paris), 1837, p 60 et suivantes.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k64614312/f88.image
[4] Cette croix a été interprétée de la même manière par Marylin Aronberg Lavin :
« Sur la scie se trouve une petite croix de Malte qui, selon moi, assimile directement l’instrument de la mort d’Isaïe à celui de la mort du Christ. Sur la hâche – la métaphore d’Isaïe pour la récompense, qui réfère à la mission de Saint Jean Baptiste- se trouve une marque constituée de trois petits cercles en triangle. Cette marque fait référence, je pense, à la Trinité révélée pour la première fois au moment où Jean baptise le Christ ». [5], note 7
[5] Marylin Aronberg Lavin, « The Mystic Winepress in the Merode Altarpiece.” Studies in Late Medieval and Renaissance Painting in Honor of Millard Meiss, edited by Irving Lavin and John Plummer, 297-302. New York: New York University Press, 1977. https://www.academia.edu/3088186/The_Mystic_Winepress_in_the_M%C3%A9rode_Altarpiece
[6] Tisserant. Ascension d’Isaie : traduction de la version éthiopienne, avec les principales variantes des versions grecque, latines et slave. 1909. https://fr.scribd.com/document/76817561/Tisserant-Ascension-d-Isaie-traduction-de-la-version-ethiopienne-avec-les-principales-variantes-des-versions-grecque-latines-et-slave-1909
On trouvera une étude récente du texte de l’Ascension d’Isaïe dans :
http://vridar.org/2011/02/02/jesus-crucified-by-demons-not-on-earth-the-ascension-of-isaiah-in-brief/
Le texte explique que Jésus est descendu incognito, non pas sur terre, mais plus bas, dans le Sheol (le monde de la Mort) où il a été crucifié par les démons:
« And the god of that world will stretch out [his hand against the Son], and they will lay their hands upon him andhang him upon a tree, not knowing who he is. »
A l’époque de Campin, le texte de l’Ascension d’Isaïe n’était pas disponible dans son intégralité, mais seulement au travers de références dans les Pères de l’Eglise notamment Saint Jérôme. La connexion entre la vision d’Isaïe et le thème de la victoire de Jésus contre le démon était cependant bien connue.
[7] Burch, Vacher. «Material for the interpretation of the Ascensio Isaiae.» JTS 21 (1920) 249-265. VUEM. «[…] the literary document from which the writer drew his inspiration was first a Christological document. In a word, the sawing asunder of Isaiah was thought therein to be a prefiguration of the Crucifixion. The wood from which the saw was made came from the Cross.» (261).
[8] Dans la tradition juive, le bâton de Moïse, symbole de l’autorité divine, fut remis à Adam, puis se transmit ensuite à une lignée de prophètes. Mais il n’est pas certain que Campin ait pu avoir accès à aux commentaire juifs qui relatent cette tradition :
« Lorsque les évangélistes rédigeaient leurs mémoires, ils avaient à leur disposition la Bible hébraïque accompagnée de la version araméenne désignée sous le terme de Targum. Cette version synagogale est ancienne comme les textes parallèles de Philon d’Alexandrie, de Flavius Josèphe et de Qumrân permettent de l’établir. Pour expliquer l’origine divine du bâton de Moïse la version synagogale du targum Yeroushalmi 1 fait appel à une légende. Moïse qui avait fui de devant Pharaon fut jeté dans une fosse par Reouel. Il y demeura dix ans et fut nourri en secret par Séphorah, la fille de Reouel. Lorsqu’il fut libéré il entra dans le jardin de Reouel et rendit grâce à Dieu qui l’avait libéré. « Il aperçut le bâton qui avait été créé au crépuscule et sur lequel était gravé le Nom grand et glorieux, grâce auquel il était destiné à accomplir les merveilles en Égypte et grâce auquel il était destiné à fendre la mer des Roseaux et à faire sortir l’eau du rocher. Il était fiché au milieu du jardin. Aussitôt Moïse étendit la main et le prit. » (Tj I Ex 2,21) Le bâton fait partie des dix objets qui furent créés avant la création, ou, pour reprendre l’expression targumique, entre les deux soleils. » http://www.interbible.org/interBible/ecritures/symboles/2005/sym_051202.htm
Pour en ensemble plus large de sources juives, voir l’article Moïse dans Le grand dictionaire historique, Louis Moreri, 1716, p 200
https://books.google.fr/books?id=GF5hAAAAcAAJ&pg=PA220&lpg=PA220&dq=b%C3%A2ton+Adam&source=bl&ots=wn1NUjs0WL&sig=lUS0J2qceKQA-GNy7bujXWjRG3I&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwjB1JbHvsXXAhWDPxoKHcyKCqU4ChDoAQhJMAY#v=onepage&q=b%C3%A2ton%20Adam&f=false
[9] Signes qui, peut être par pure coïncidence, reprennent les deux armoiries du panneau central : des maillons de chaîne (la capture) et trois cercles (armoiries inconnues).
[10] En Occident, les commentateurs du texte d’Isaïe associent le charbon ardent aux sacrements de purification, le baptême et de pénitence. En Orient, on assimile le charbon au Christ et au pain eucharistique, Voir Marcello Angheben, « Théophanies absidales et liturgie eucharistique. L’exemple des peintures romanes de Catalogne et du nord de Pyrénées comportant un séraphin et un chérubin » . M.Guardia; C. Mancho. Symposium, Feb 2004, Barcelone, Espagne. Université de Barcelone, pp.57-95, 2008, Ars picta, Temes ; 1. <hal-00449211> https://halshs.archives-ouvertes.fr/hal-00449211/document
[11] L’épisode de la pierre ardente, dite encore de la vocation d’Isaïe (Isaïe, 6:6) précède immédiatement la prophétie sur la Vierge (Isaïe, 7:14).
[12] « Yahweh lui dit: « Qu’y a-t-il dans ta main? » Il répondit: « Un bâton. » Et Yahweh dit: jette-le à terre. « Il le jeta à terre, et le bâton devint un serpent, et Moïse s’enfuyait devant lui. Yahweh dit à Moïse: « Etends ta main, et saisis-le par la queue » — et il étendit la main et le saisit, et le serpent redevint un bâton dans sa main. » Exode 4, 2:4
On trouve dans les Grandes Heures de Rohan (1430-35, Gallica), quatre miniatures qui sont comme un prolongement de ces métaphores que le retable de Merode n’évoque que de manière allusive :

Grandes Heures de Rohan 1430-35 f145v Gallica detail baton145v Ici bailla Dieu à Moïse une verge droite. Grandes Heures de Rohan 1430-35 f146r Gallica detail baton146r Ce que Dieu bailla la verge à Moïse.Signifie la verge du Fils que Dieu bailla aux Juifs.
Grandes Heures de Rohan 1430-35 f146v Gallica detail baton146v Et puis lui commanda qu’il la jetât à terre et il le fit. Et la verge devint une couleuvre. Grandes Heures de Rohan 1430-35 f147v Gallica detail baton47v Or la relève, dit Dieu à Moïse. Et il la releva et devient verge.

– La chaleur de Joseph

2 décembre 2017

Dans la plupart des Nativités, Joseph ne fait pas grand chose : il s’agenouille devant l’Enfant Jésus ou bien, fatigué, il se repose sur son bâton.

On examine ici une iconographie bien plus rare : celui des  Nativités dans lesquelles, d’une manière ou d’une autre,  Joseph s’occupe du feu. [1]



Eclairer

 

L’iconographie de loin la plus fréquente est celle où Joseph tient précautionneusement une bougie allumée, symbole compréhensible par tous de la petite vie qu’il est chargé de protéger.

De manière plus savante, ce motif  tire son origine de la Vision de Sainte Brigitte de Suède (1372), selon laquelle, au moment de la Nativité « le rayonnement divin… annihila totalement la lumière naturelle » . Pour une oeuvre dans lequel le thème des trois lumières (surnaturelle, humaine, naturelle  est particulièrement développé, voir Fils de Vierge et Pierres de Feu.

campin - The Nativity (detail). 1425. Panel. Musee des Beaux-Arts, Dijon

Nativité (détail), Campin, Dijon, Musée des Beaux Arts

 



Faire chauffer la soupe

 

XKH145277

Nativité, Meister Bertram,
1385, retable de Grabow, église St. Peter, Hambourg

Joseph est celui qui s’occupe des subsistances : il porte une gourde, fait chauffer à ses pieds une marmite dans un brasero circulaire, et n’a pas oublié de nourrir l’âne et le boeuf :  il leur a bricolé, juste à côté, une mangeoire elle-aussi circulaire.


Nativite Conrad_von_Soest_ Niederwildungen Altarpiece

Nativité, Conrad_von_Soest,
1403, Niederwildungen Altarpiece, église de Bad Wildungen

Ici, le Père nourricier est entièrement concentré sur sa cuisine.


Nativite, Livre d heures a l usage de Rome, entre 1409 et 1419,Paris, BNF, Mss, NAL 3055, f. 89v

Nativité, Livre d’heures a l’usage de Rome,
entre 1409 et 1419,Paris, BNF, Mss, NAL 3055, f. 89v
 

Une sage-femme baigne l’enfant près du feu, tandis qu’un Ange aux ailes bleues tire le rideau pour révéler la scène aux bergers. Au fond, Joseph apporte un bol de soupe à Marie, provenant visiblement de la marmite.

 


Nativite Belles heures de jean du berry folio 48v MET

Nativité, Belles heures de Jean du Berry,
1405-09, Metropolitan Museum, folio 48v

 

L’attitude affligée de Joseph, assis la main sur la joue, relève de l’iconographie, démodée  en Occident, du Doute de Joseph (voir le mystère du Doute de Joseph). Les Frères de Limbourg l’ont ici accommodée au goût du jour, en rajoutant une marmite tripode et un feu de bois, lequel répond terrestrement au feu céleste de l’Etoile.


Nativite Amherst Hours Pays Bas XVeme W167 fol 33v Walters library

Nativité, Amherst Hours,
Pays Bas, XVeme siècle, Walters library W167 fol 33v

 Même iconographie du Doute de Joseph amélioré par la soupe. Mais l’artiste n’a pas pensé à mettre en balance le foyer et l’Etoile.


Nativite Lamoignon Hours Lisbon, Gulbenkian Foundation (ms LA 237, f.60v)

Nativité, Heures Lamoignon,
vers 1420, Gulbenkian Foundation, Lisbonne, ms LA 237, f.60v

Dans cet aménagement plus confortable, Joseph a suspendu sa soupière, par une crémaillère, à une poutre posée entre les deux étables. A voir la porteuse de seaux  juste derrière, on comprend qu’il ne s’agit pas ici de cuisiner, mais de faire chauffer l’eau pour baigner l’Enfant. Le paysage de neige, à l’arrière-plan, met en valeur la chaleur du foyer que le bon Joseph s’époumone à entretenir.


sainte Famille Xylographie Bohemian or Moravian, c. 1410.

 

Sainte Famille, Xylographie, Bohème ou Moravie, vers 1410
Missel franciscain, 1400-1415, Le Mans BM ms 0249 f 016vMissel franciscain, 1400-1415, Le Mans BM ms 0249 f 016v
 

La Vierge s’occupe de l’enfant, tandis que Joseph nourricier s’occupe  de la soupe.


 

1370-72 Master Konrad, Schloss Tirol Altar Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum in InnsbruckAdoration des Mages, Master Konrad, 1370-72, retable de Schloss Tirol,  Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck The Adoration of the Magi c. 1420 Hessisches Landesmuseum, DarmstadtAdoration des Mages, vers 1420,  retable d’Otenberg, Hessisches Landesmuseum, Darmstadt

 Même l’arrivée des Rois Mages ne trouble pas ses activités culinaires.


Martin DIEBOLD Retable Jugement Dernier Haguenau 1496-1497 Adoration rois mages detail Martin DIEBOLD Retable Jugement Dernier Haguenau 1496-1497 Adoration rois mages
Adoration des Mages, Retable du Jugement Dernier 
Martin Diebold, 1496-1497 , Haguenau

Pour l’anecdote, voici une autre Adoration des Mages où, à l’arrière-plan, Joseph prépare visiblement l’apéro…


Nativite Meister von St. Sigmund, um 1440, Wallraf-Richartz-Museum, Köln

Nativité, Meister von St. Sigmund,
vers 1440, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

 Il est enfin temps de servir la soupe, tandis qu’au dessus de Joseph un ange apporte un lange propre.


Nativite Heures à l'usage de Rome 1450 Tours BM ms 0217

Nativité,  Heures à l’usage de Rome
1450, Bibliothèque municipale deTours, BM ms 0217

Ici se sont des anges qui s’occupent de l’intendance : l’un attise les flammes avec un soufflet, l’autre ramène de l’eau. A l’arrière-plan, un troisième présente un lange propre et un quatrième retape le coussin. Joseph n’a rien à faire qu’entretenir son doute, contemplant Marie d’un air soupçonneux.


 

 

 

Nativite Missal of Eberhard von Greiffenklau, Walters Manuscript W.174, fol. 19r

Nativité, Missel de Eberhard von Greiffenklau,
1425-50, Walters library W.174, fol. 19

 

Dans cette lettrine comique, nulle élévation spirituelle : Joseph est un vieillard gourmand qui mange sa soupe en se chauffant les pieds.



Se chauffer

Federico Tedesco 1420 Nativita - Pinacoteca civica, Forlì

Nativité,
Federico Tedesco, 1420, Pinacoteca civica, Forlì
 

Cette Nativité introduit une intéressante symétrie entre le berceau et le brasero :

  • à gauche, les personnages officiels – les Rois Mages, les quatre Evangélistes représentés par leurs symboles, et même l’âne et le boeuf (qui font allusion aux anciens cultes domestiqués, le judaïsme et le paganisme) – viennent rendre hommage à l’Enfant ;
  • à droite les personnages prosaïques – les bergers en contrebas, dont deux se sont approchés pour mieux voir, et Joseph qui ne songe qu’à se chauffer) forment un contrepoint familier.

Royal 19 D.III, f.460Nativité, Grande Bible historiale complétée à prologues
1411, British Library, 19 D III  f 460
The Nativity from Israhel van MeckenemNativité
Gravure de Israhel van Meckenem, ca. 1460–1500
 

Car lorsqu’il s’agit seulement d’illustrer la vieillesse de Joseph,  le plus simple est de le montrer, sa canne entre les jambes, cherchant la chaleur en dehors du lit de Marie, en guise de compensation [2].


Nativite, Master of the Dresden Prayer Book, 1510-20

Nativité, Master of the Dresden Prayer Book,
1510-20, Getty Museum, Malibu

 Ici le brasero profite à toute la Sainte Famille.


Benvenuto Tisi detto il Garofalo - Sacra Famiglia, 1522-1524 Stadel Francfort

Nativité
Benvenuto Tisi (le Garofalo), 1522-24, Städel Museum, Francfort

Gorafolo invente ici un brasero mobile, qui aide à faire comprendre le geste de Marie : dans une rare iconographie médiévale, celle-ci porte la main vers la cheminée pour s’assurer que la chaleur n’est pas trop grande (voir un exemple de Robers Campin, dans 1.2 A la loupe : le panneau central).



Faire sécher le lange [3]

 

Nativite Petites heures de Jean de Berry 1375-90 f143r gallica

Nativité,  Petites heures de Jean de Berry
1375-90, BNF gallica, f143r

 

Tandis que Marie se repose, laissant la sage-femme coucher l’enfant Jésus emmailloté, Joseph fait sécher au dessus du brasero un linge blanc : on comprend qu’il s’agit du lange mouillé. Ainsi le vieillard se chauffant au feu perd son côté égoïste, et prend à nos yeux des allures de père moderne : à l’époque, on devait voir dans cette tâche moins  l’Humidité que l’Humilité.


Nativite, Visconti Book of Hours, Milan, fin 14eme

Nativité, Livre d’Heures de Jean Galeas Visconti, Milan,
1390-1400, Bibliothèque nationale centrale de Florence, Mss. BR 39
 

Deux sages-femmes préparent le bain de l’Enfant,  tandis que Joseph fait chauffer la serviette (ou sécher le lange) qui l’enveloppera. Le thème trop prosaïque des deux sages-femmes (voir 4.1 Une cuisante expérience (Campin) ) était alors en perte de vitesse en Occident, supplanté par la nouvelle notion d’accouchement instantané qu’avait propulsé la vision de Sainte Brigitte. L’invention à ce moment précis de l’image de Joseph prenant la main sur la gestion des serviettes semble une tentative d’iconographie alternative, qui n’allait pas se développer très loin.


Nativite Book of Hours, MS M.866 fol. 33v The Morgan Library and Museum

Nativite Book of Hours,
1415-1420, Pays Bas,  The Morgan Library and Museum, MS M.866 fol. 33v 
 
 

Même composition, une seule sage-femme qui présente le lange propre et Joseph qui fait sécher le lange mouillé. Une plaque mobile à trois degrés (semblable à celle que l’on voit dans la Nativité du Livre d’heures a l’usage de Rome) protège des flammes le lit de Marie.


1420 ca Allemagne du Sud La nativite Musee des BA Bale

 
Nativité
Allemagne du Sud, vers 1420,  Musée des Beaux Arts, Bâle
 

La cheminée de fortune se trouve ici installée sous un appentis, qui place Joseph en symétrie des autres présences rassurantes,  l’âne et le boeuf dans leur enclos. A noter les détails amusants : les licous qui les attachent à la poutre, le portillon avec ses charnières en corde.


Nativite Book of Hours, Dutch 1410-1420, Folio MS 500005 British Library 22v
Nativité, Livre d’Heures, 
1410-1420, Flandres, Folio MS 500005 British Library 22v 
 

En plus de faire sécher le lange posé sur le tabouret, le brasero réchauffe les pieds du bon Joseph.


Nativite Heures à l'usage de Besancon vers 1450 bibliotheque nationale des Pays Bas

Nativité,  Heures à l’usage de Besançon
vers 1450, Bibliothèque Nationale des Pays Bas

 

Exit définitivement las sage-femmes, puisqu’il n reste plus qu’un seul lange. Le thème sert de prétexte à comparer, sur la verticale centrale, le  rayonnement issu du Père Céleste, les flammes allumées par le Père Terrestre et, entre les deux,  leur Fils à la fois divin et humain, dont le corps nu est enveloppé de lumière.


BoschTheEpiphanyTriptychLeftPanel

Triptyque de l’Epiphanie (volet gauche), Jérôme Bosch
1495, Prado, Madrid

Sur le volet privilégié du triptyque (à droite de Jésus et de la Vierge), Bosch représente, derrière Saint  Pierre et le donateur, Joseph, identifié par sa hâche, assis sur un panier à linge en train de faire sécher ce que nous reconnaissons maintenant comme  le lange de l’Enfant Jésus. Loin d’être une figure grotesque, le  Père Terrestre occupe sa place à la fois humble et obstinée,abritant son foyer sous un appentis de fortune, en dessous d’une cheminée en ruine.


BoschTheEpiphanyTriptychLeftPanel detail

Les deux couples qui dansent dans le pré au son de la cornemuse [4], derrière la cheminée éteinte, rappellent les plaisirs auxquels il a renoncé.


Faire chauffer le bain

Maitre de Vyssi Brod (hohenfurth)_v1350 Narodni Galerie Prague

Maître de Vyssi Brod (Hohenfurth), vers 1350, Narodni Galerie, Prague

Dans cette rare iconographie, Joseph aide la Sage Femme à préparer le bain de l’Enfant (elle semble vérifier la tempérture de l’eau, mais le feu n’est pas représenté).


Konrad Witz Adoration des Mages Musee des BA Geneve detail JosephAdoration des Mages (détail),Konrad Witz, vers 1444,  Musée d’Art et d’Histoire, Genève Witz Atelier Retable de l'Intercession (Furbittaltars) droit Nativite Musee des BA Bale detail JosephNativité (détail), volet droit du retable de l’Intercession (Furbittaltars)Konrad Witz (Atelier), 1440-50,  Musée des Beaux Arts, Bâle

Cliquer pour voir l’ensemble

Dans le retable de Genève de Konrad Witz, Joseph n’apparaît que de manière liminaire, en tant que porteur d’eau (pour l’analyse détaillée de ce panneau, voir Effet de loupe, contre-pieds et rébus chez Konrad Witz ).

La Nativité de Bâle développe ce rôle :

  • la grande cruche vide à  ses pieds a servi à transporter d’eau ;
  • le vase de cuivre posé à côté du feu produit l’eau chaude ;
  • la bassine dorée posée sur le tabouret a servi au bain de l’Enfant, maintenant étendu sur un lange propre et bien plié.



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Références :
[1] Nous sommes partis de la liste fournie par Barbara G. Lane, « An Immaculist Cycle in the Hours of Catherine of Cleves », Oud Holland, Vol. 87, No. 4 (1973), pp. 198, http://www.jstor.org/stable/42717423,

[2] Il ne faut pas négliger la dimension humoristique des représentations prosaïques de Joseph à cette époque.

Rest on the Flight into Egypt:  detail of the Petri-Altar (GrabRepos durant la fuite en Egypte, détail du Petri-Altar (Grabow Altar),1379–83 Nativity:  detail of the high altar from the Petri-Kirche in BuNativité, détail de l’autel de la Petri-Kirche de Buxtehude, ca. 1410

Meister Bertram von Minden , , Hamburg, Kunsthalle

Une autre forme de compensation sexuelle est la nourriture et la boisson. A noter à gauche la posture animalisée de Joseph, qui mord dans son pain avec le même apétit que l’âne dans sa botte d’avoine.
Sur ce sujet voir Anne L. Williams, « Satirizing the Sacred: Humor in Saint Joseph’s Veneration and Early Modern Art «  https://jhna.org/articles/satirizing-sacred-humor-saint-josephs-veneration-early-modern-art/

[3] Ce motif prend sans doute sa source dans la relique la plus importante du Saint, conservée depuis la fin du XIIIème siècle à la cathédrale d’Aix-la-Chapelle : la Sainte Culotte, diversement traduite en texte et en image par des bas, des pantalons, ou même des bottes, était sensée avoir servi de langes pour Jésus.
Mosan-Netherlandish-artist-Nativity-panel-of-the-Antwerp-Baltimore-Polyptych-of-Philip-the-Bold-ca.-1400-Antwerp-Mayer-van-den-Bergh-Museum
Nativité, panneau du Polyptyque Anvers-Baltimore de Philippe le Hardi, ca. 1400, Musée Mayer van den Bergh, Anvers
[4] La cornemuse étant à l’époque un symbole des parties viriles (voir Le perroquet et le chien : une vieille histoire )
 

– Symbolique du Fer et du Bois au Moyen-Age

30 novembre 2017

Voici ce que Michel Pastoureau [1] nous dit de ces deux matériaux, et de leur opposition.

Le bois

Lettre A Graduel Getty Museum Malibu
Lettre A
Graduel,Getty Museum, Malibu

« Pour la culture médiévale, le bois est d’abord une matière vivante. A ce titre, elle l’oppose souvent à ces deux matières mortes que sont la pierre et le métal… Il est certes moins résistant qu’eux, mais il est plus pur, plus noble, et surtout plus proche de l’homme. Le bois, en effet, n’est pas un matériau comme les autres : il vit et il meurt, il a des maladies et des défauts, il est fortement individualisé… Plusieurs métaphores latines médiévales comparent la chair de l’arbre à la chair de l’homme… » [1] , p 82


Le métal

Forgerons - ONB Han. Cod. 2554 - Bible Moralisee, 13th century.
Forgerons – ONB Han. Cod. 2554 – Bible Moralisée, 13ème siècle

« L’opposition bois/métal « met en relation un matériau pur et sanctifié par l’image idéale de la Sainte Croix, et un matériau inquiétant, pervers, presque diabolique. Pour la sensibilité médiévale, le métal… est toujours plus ou moins infernal : il a été arraché aux entrailles de la terre puis traité par le feu (lequel est le grand ennemi du bois)… Par là-même, dans les systèmes de valeur concernant les métiers, tout oppose le forgeron et le charpentier... Ce n’est pas un hasard si de bonne heure la tradition a fait de Jésus le fils d’un charpentier, alors que les textes canoniques restaient vagues quant au métier exact de Joseph. » [1] , p 83


La hâche

vitrail-e1405693658456
Charpentiers scandinaves en train d’équarrir.
Vitrail de Chartres, photographie de F. Renucci

« Le cas de la hache et celui de la scie sont exemplaires, parce que, si tous deux servent à abattre et à débiter le bois, elles représentent, sur le plan symbolique, deux pôles totalement opposés…. La grande hache du bûcheron, (la cognée dont le manche est long et le fer étroit) n’a que peu de rapport avec celle du charpentier (la doloire, manche court et fer dissymétrique). Cependant, malgré la diversité de ses emplois, la hache-outil conservera partout la même force symbolique : c’est un objet qui frappe et qui tranche, en s’accompagnant de bruit et d’étincelles. Comme la foudre, elle tombe en faisant jaillir la lumière et le feu, ce qui lui vaut une réputation de fertilité, même lorsqu’il s’agit d’abattre des arbres. Elle frappe pour produire.«  [1] , p89


La scie

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La Colère
Pèlerinage de vie humaine/Pèlerinage de l’âme, Guillaume de Digulleville, 14e s. (seconde moitié)
Aix-en-Provence – BM – ms. 0110

« Tout autre est la réputation de la scie… Les hommes du Moyen Age s’en servent, mais ils la tiennent en abomination : c’est un instrument qui passe pour diabolique… Dans l’iconographie, la vedette du supplice de la scie est ainsi le prophète Isaïe qui, selon la légende, fut scié dans un arbre creux dans lequel il s’était réfugié…. (Scie et lime) sont des outils « féminins », des outils trompeurs et félons qui comptent sur la durée pour parvenir à leur fin. Dans la sensibilité médiévale, scier et limer ont à voir avec la pratique de l’usure, dans tous les sens du terme, parce que ce sont des actions qui jouent sur la durée, qui s’approprient le temps ». [1] , p89


Le bois dompte le métal

« Dans la pratique, l’opposition entre le bois et le métal se traduit souvent par l’association de ces deux contraires : on prête en effet au bois la faculté d’atténuer la nocivité du métal, notamment du fer, le plus « félon » de tous les métaux (un auteur anonyme cité par Thomas de Cantimpré parle de ferrum dolosissimum). Sur plusieurs objets, outils ou instruments faits de bois et de métal (la hache, la bêche, la charrue), le fer est censé conserver ses vertus de force et d’efficacité tout en étant partiellement débarrassé, grâce au manche ou à la partie en bois, de ses aspects inquiétants. Le bois semble dompter le métal et légitimer son emploi. » [1] , p 84



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Références :
[1] Michel Pastoureau, Une histoire symbolique du Moyen Age occidental, Seuil, 2004

5.1 Mise en scène d'un Mystère sacré

30 novembre 2017

Les intuitions d’Arasse


Daniel Arasse avait en main, dans son article de 1976 [1] tous les éléments de la solution complète du puzzle, et notamment de la raison d’être des deux souricières.


La souricière extérieure

Il est à ma connaissance le seul à s’être interrogé sur la souricière extérieure.

« Dire qu’elle est en vente revient à transformer Joseph en marchand de souricières. C’est un peu arbitraire… Ici la souricière est à la fenêtre, c’est-à-dire à l’articulation de l’extérieur et de l’intérieur. Un panneau de cette fenêtre est fermé (celui de gauche), l’autre est absent : on peut dire qu’il est remplacé par une souricière qui joue, en partie, son rôle. »

Malheureusement, Arasse s’embarque ensuite sur une mauvaise piste en supposant que la souricière est là pour protéger l’atelier contre les séductions du monde extérieur, représentées par

« les promeneurs aux habits riches, beaux et colorés… La condamnation des parures trop luxueuses est, d’ailleurs, un des thèmes favoris des prédicateurs itinérants de l’époque. Ainsi mise en place, la souricière se laisse « lire » très précisément : piège tendu au diable, elle est aussi répression de la sexualité, comme l’a dégagé Meyer Schapiro ».

Autre mauvaise piste : cette focalisation sur la souricière extérieure conduit Arasse à identifier celle de l’intérieur comme étant un rabot, dépourvu de toute symbolique.


La continuité spatiale

Contrairement à ceux qui pensent que le panneau de Joseph doit être vu comme représentant un lieu éloigné de la chambre de Marie (à cause de la discontinuité des perspectives), Arasse insiste au contraire sur « la cohérence et la complémentarité des deux volets du retable ».

Dans le volet gauche la « clôture entre le lieu sacré et le monde profane est également très accentuée. Le mur est couronné de créneaux et la porte est dominée par une véritable tour de garde munie de mâchicoulis : le jardin clos est protégé comme une forteresse et les donateurs n’ont dû d’y rentrer qu’à leur pureté intérieure. Ce volet illustre sans doute le passage d’Isaïe : « …Il nous donne le salut pour muraille et pour rempart. Ouvrez les portes. Laissez entrer la nation juste et fidèle » (Isaïe, 26). Le mur crénelé et la port entrouverte – mais gardée par Isaïe ou Ezechiel – ont ainsi un rôle de clôture symbolique très forte, et il est probable que, dans le volet droit, le panneau fermé et la souricière , qui « garde » le volet ouvert, ont le même rôle. »


Une lecture d’ensemble

Cette intuition d’une symétrie entre les deux volets conduit Arasse à ébaucher une lecture d’ensemble :

« Le monde profane est suggéré à l’arrière-plan des deux volets ; la partie principale de ces volets constitue un « lieu » intermédiaire, occupé par des personnages humains qui participent à l’événement miraculeux sans être cependant au coeur même du mystère ; seul le panneau central est totalement pénétré du divin, à l’image de Marie elle-même. Et ce n’est pas un hasard si la fenêtre qui s’ouvre dans la chambre miraculeuse ne donne plus sur la ville, mais sur un ciel qu’aucune présence profane ne vient souiller. »



La scénographie d’un Mystère

(Reconstitution d’un cahier des charges)

« Je suis le possesseur de votre très beau panneau, vous savez, celui qui représente l’Annonciation et l’Incarnation, enfin, l’instant juste avant.

Et l’idée m’est venue de la transformer en triptyque, en lui rajoutant trois thèmes :

  • moi-même en spectateur, agenouillé devant la Vierge ;
  • le thème traditionnel d’Isaïe, en tant que prophète de l’Annonciation ;
  • le thème à la mode de Joseph travaillant dans son atelier.

Mais mieux : faites en sorte que le retable explique comment Joseph a piégé le démon au moment de l’Incarnation. »

Campin (ou un de ses élèves) se gratte la tête, consulte un théologien, réfléchit beaucoup, et propose les idées suivantes.


Pour le panneau de gauche

Merode_PanneauGauche_GAP
Dans le panneau de gauche, on mettra deux portes :

  • une première gardée par Isaïe en habit de messager. pour faire comprendre que cette porte entrouverte représente sa prophétie, un premier aperçu sur le retour du printemps ; Isaïe bien sûr reste à la porte, puisqu’il n’a pas pu aller plus loin [2] ;
  • une seconde porte, représentant celle qui s’ouvre au moment de la réalisation de la prophétie (on mettra deux clés dans la serrure pour faire comprendre qu’il y avait deux portes à ouvrir). Là, c’est vous qui n’irez pas plus loin, vous regarderez à travers la porte.

Du coup, pas grand chose à rajouter dans le panneau central : un bout d’embrasure sur le mur, pour assurer la communication. Et on supprimera le fond d’or des fenêtres, pour avoir le même ciel bleu dans les trois panneaux.

« – Ingénieux », dit le commanditaire. Et pas cher. Ca me va. »


Pour le panneau de droite

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On verra Joseph dans son atelier, en train de fabriquer une chaufferette : il est prévoyant, il se prépare pour l’Hiver, pour la Noël. Et puis, le couvercle de la chaufferette rappellera le parefeu de l’autre côté du mur, pour que tout le monde comprenne de quoi il s’agit.

La porte entrouverte montrera que quelqu’un est entré dans l’échoppe. Quelqu’un qui rodait dehors, qui a essayé de regarder à travers la jalousie de la chambre et qui a eu l’oeil attiré par la souricière, bien en vue à l’éventaire. Ce quelqu’un qui s’intéresse aux vierges et aux pièges, on comprend bien de qui il s’agit.

Donc il est entré, il a contourné Joseph, bien protégé par le dossier de son banc, et il s’est assis de l’autre côté de l’établi, sur un autre banc qu’on ne voit pas , mais qu’on devine à cause d’un bout de volet situé au dessus. Et là, à la lumière d’une lampe qu’on en voit pas non plus, le Diable, fasciné, regarde notre bon Joseph travailler, sans même comprendre qu’il a déjà fabriqué la souricière qui l’attrapera définitivement (parce qu’en même temps, le Bon Joseph, c’est un peu aussi le Bon Dieu, bien sûr). Et pendant que le Diable est coincé dans l’atelier , de l’autre côté de la cloison, l’Incarnation peut se dérouler tranquillement.

« – Ca me va, dit le commanditaire. Mais il faudrait être sûr que les gens comprennent bien l’histoire. »


Un minuscule indice

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On mettra un indice au fond du panneau de gauche . On montrera en miniature, mais vue de l’extérieur, la scène qui vient de se passer : un homme qui rentre dans une boutique et, dans la maison voisine, une femme qui jacasse par la fenêtre avec une passante , en regardant un cavalier qui passe sur son beau cheval blanc : pas une Vierge, celle là.



Bosch Invidia Table des 7 peches capitaux vers 1500 Museo del Prado, Madrid

L’Envie (Invidia)
Bosch, Table des 7 péchés capitaux ,vers 1500, Musée du Prado, Madrid

« – D’accord, dit le commanditaire. Mais pour ceux qui ne regardent pas les tableaux à la loupe ? « 


Un indice qui crève le yeux

merode_droite fermetures
Eh bien, dans le panneau de droite, l’atelier sera composé comme une immense souricière : un couloir étroit pour entrer et, pour sortir, pas moyen : d’énormes volets qui tombent dès qu’on les frôle.


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The Seven Works of Mercy, Master of Alkmaar, 1504 Rijkmuseum detail

The Seven Works of Mercy, Master of Alkmaar, 1504 Rijkmuseum (détail)

Ce détail montre bien à quel point sont inhabituels et malcommodes des volets hauts s’ouvrant vers l’intérieur : en s’ouvrant vers l’extérieur comme ici, ils peuvent servir d’auvent pour protéger l’éventaire.


merode_droit ville

Du coup, on comprendra que la souricière sur l’éventaire  n’est  autre que l’appât de cette souricière à taille humaine.

Et au fond, on mettra des croix sur tous les toits, pour bien montrer qui va gagner, à la fin.

« – Excellent, dit le commanditaire. Mais avec toutes ces souricières qui sont aussi des appâts, vous n’avez pas peur que les gens s’y perdent un peu ? »


Les deux types de souricière

Non. celle de la fenêtre, celle qui a servi d’appât au moment de l’Incarnation, ce sera un modèle rustique, à poids, et on la mettra en position basse, pour montrer que ce premier piège a déjà fonctionné, au moment où le Diable est entré dans l’atelier.

En revanche celle de l’établi, qui représente le piège final au moment de la Crucifixion, ce sera un modèle bien plus élaboré et on le montrera encore inachevé (il manque juste le petit bout de bois pour l’amorcer, et l’appât).

« – Je comprends… Juste comme l’Enfant Jésus avec sa croix qui sont en train d’arriver, sur le rayon de lumière ? Bravo, dit le commanditaire. Voilà qui complète à merveille mon panneau central. »


Deux histoires en deux temps

De plus, les deux souricières de droite feront pendant aux deux portes de gauche. L’Annonciation se déroule en deux temps : la prophétie d’Isaïe, puis l’arrivée de l’Ange. De même pour l’Incarnation : le piège rustique de Joseph, puis le piège perfectionné de Jésus au moment de la Crucifixion.

« – C’est parfait, dit le commanditaire. Comme cela, les deux thèmes du panneau central, L’Annonciation et l’Incarnation, se prolongeront dans les panneaux latéraux. »


Quatre éléments

Du point de vue de l’unité d’ensemble, j’ai pensé à autre chose : vous vous souvenez que le panneau central montre l’Eau à gauche, et le Feu à droite ? Je me demande si je ne pourrais pas, en utilisant les panneaux latéraux, rajouter la Terre et l’Air

« – Faites-donc si ca vous amuse, et si ca ne coûte pas plus cher, dit le commanditaire. Mais ne gâchez pas le niveau théologique du panneau central. Je préfèrerais que vous rajoutiez des symboles bien agencés, comme vous savez si bien le faire ».


Une Histoire de l’Incarnation

Justement, mon ami théologien m’a suggéré d’utiliser le panneau de droite pour récapituler toute l’histoire de l’Incarnation, du début à la fin. Et vous savez comment ? En utilisant comme symboles seulement du fer et du bois.

« – Alors là, je voudrais bien voir cà ! » dit le commanditaire, émoustillé. Si vous y parvenez, ce sera certainement le retable symbolique le plus rusé qu’on ait jamais conçu ! »

Ce sera pour le chapitre suivant.



Merode Lecture Ensemble

Voici le schéma de la scénographie extrêmement logique sur laquelle viennent de se mettre d’accord Campin et son commanditaire, lors de l’ajout des volets latéraux et de l’extension dans ceux-ci des deux thèmes du panneau central : l’Annonciation et l’Incarnation.

Le parcours de l’Annonciation (en bleu) : il laisse Isaïe à la première porte et le donateur à la seconde (chacun tenant pieusement son chapeau) ; puis il se raccorde à l’Ange et au thème de L’Eau/Parole éclaircie par la Lumière (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament).

Le parcours de l’Incarnation (en jaune) : il commence au vitrail, passe par l’Enfant Jésus qui va pénétrer par l’oreille de la Vierge, selon le thème de la Chair menacée par le Feu ; mais virtuellement, le parcours se prolonge  jusqu’au but ultime de l’Incarnation : la souricière de la Crucifixion.

Le parcours du Diable (en rouge) : annoncé par le cavalier qui passe devant les femmes frivoles, le Diable se heurte à la jalousie de la fenêtre, est attiré par la souricière exposée à l’extérieur et rentre dans le magasin où il se retrouve coincé : c’est le premier piège tendu au Démon, par Joseph au moment de l’Incarnation ; le second sera tendu par Jésus au moment de la Crucifixion.



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Références :
[1] Arasse, Daniel. « A propos de l’article de Meyer Schapiro, Muscipola [sic] Diaboli: le ‘réseau figuratif’ du rétable de Mérode. » In Symboles de la Renaissance, edited by Daniel Arasse. Vol. 1. Paris: Presses de l’École Normale Supérieure, 1976. pp. 47–51, fig. 1–2.
[2] Nous faisons « comme si » la figure d’Isaïe avait été présente à ce stade, alors qu’elle a été rajoutée plus tard (nul ne sait combien de temps après). Peut-être dans un premier temps la référence à Isaïe n’était-elle prévue que dans le panneau de droite ; sa figure aurait été rajoutée dans un second temps à gauche pour parfaire la symétrie et améliorer la lisibilité de l’ensemble. Reste que, depuis l’hypothèse Isaïe proposée par Minott, personne n’a fourni d’explication convaincante pour la présence de ce « messager », ni n’a pu le relier à la structure d’ensemble du retable.

4.6 L'énigme de la bougie qui fume

30 novembre 2017

L’argumentation de  Heckscher

Il vaut la peine de résumer les grandes lignes de l’article de 1968 de Heckscher [1] , car cet auteur est celui qui à le plus écrit sur la bougie, au point d’en faire le point central de son argumentation.

Merode_bougie_GAP



La radiographie de Marie

Heckscher rappelle tout d’abord que la radiographie montre que , primitivement, Marie regardait en direction de l’Ange et de la figurine de Jésus.


La direction de la fumée

Il remarque ensuite que la direction de la fumée n’est pas logique : au lieu de monter à la verticale, ou de tendre vers la droite (si elle avait été soufflée par l’action de l’Esprit Saint), elle est au contraire inclinée vers la gauche. En conséquence, c’est Marie qui a soufflé la bougie [1, p 57] . Mais comment ?


La réponse de Marie

Heckscher pense que c’est la réponse de Marie,  « Fiat mihi secundum Verbum tuum » («Qu’il en soit fait de moi selon ta parole ») , qui a soufflé la bougie. La fumée à contresens représente « l’amour de Marie pour Dieu, qui remonte vers lui » [1, p 62] .


Un contexte nuptial

Le « fiat mihi » est théologiquement nécessaire pour valider l’union de Marie et du Saint Esprit, tout comme l’acceptation de l’épouse l’est pour légaliser un mariage humain.


Gisants-de-Charles-IV-le-Bel-et-Jeanne-dEvreux-pour-labbatiale-cistercienne-de-Maubuisson-musee-du-Louvre
Gisants de Charles IV le Bel et Jeanne d’Evreux pour l’abbatiale cistercienne de Maubuisson, musée du Louvre

Par ailleurs, les chiens et les lions du banc font penser  à la symbolique qu’on trouve dans les représentations de  couple, en particulier les gisants : le lion symbolisant la Force du  mari, et le chien la  Fidélité de la femme. [1, p 54 ]

De plus,  une bougie éteinte  peut, dans la tradition flamande, représenter la consommation du mariage.

En conclusion, pour Heckscher , le retable montre que « le mariage entre le Saint Esprit et la Vierge a été consommé »  [1, p 62] . C’est en même temps le moment où la Vierge conçoit Jésus dans son sein.


Un contresens interprétatif

Avec son érudition impressionnante (les notes en latin épuisent pratiquement tous les textes religieux parlant de bougie et de lumière), Heckscher souhaite à toute force prouver que le panneau représente une Annonciation ordinaire, c’est-à-dire l’instant après la réponse de Marie (il est pratiquement le seul à proposer cette lecture).

Car ses arguments peuvent être aisément retournés :

  • si la position de la tête a été modifiée pour que le regard de Marie soit plongé dans son livre, c’est justement parce que le peintre ne voulait pas qu’on confonde le sujet avec une Annonciation ordinaire ;
  • l’enfant Jésus est montré descendant vers la tête de Marie, donc avant qu’elle ne l’accueille dans son ventre ;
  • l’inclinaison de la fumée vers la gauche peut être une pure nécessité graphique, afin qu’elle se découpe distinctement sur le fond sombre du volet fermé ;
  • les couples de lions et de chiens peuvent être lus d’une toute autre manière, comme nous l’avons fait dans 4.3 Premiers instants du Nouveau Testament ;
  • la lecture nuptiale n’est confortée que par la présence du couple de donateurs dans le panneau de gauche. Or  celui-ci a été rajouté après la conception du panneau central ;
  • si le retable de Mérode représentait l’Annonciation, tout comme le panneau de Bruxelles, comment expliquer les différences entre les deux : et notamment la bougie qui fume dans l’un et pas dans l’autre ?




Avant de proposer une interprétation originale,  il est nécessaire de récapituler les différentes interprétations de cette bougie en cours d’extinction   :

  1. elle montre la lumière naturelle s’effaçant devant la lumière divine (Millard Meiss, 1945) ;
  2. elle symbolise l’extinction de la divinité de Jésus au moment où il prend forme humaine (Margaret Freeman, 1957) ;
  3. c’est le souffle de Marie qui l’éteint, lors du « Fiat mihi » (Hecksher, 1968)
  4. c’est une référence à  la mèche qui fume d’ Isaïe, 42:1,3  (Minott, 1969) 2.3 1969 : Minott épuise Isaïe
  5. c’est le souffle du Saint Esprit qui l’éteint (Châtelet, 1996) (Thürlemann, 2002, p 70).



Nous allons montrer que c’est la dernière interprétation qui est la bonne (l’action du Saint Esprit), et expliquer du même coup ce que la bougie symbolise  : mais pour cela, il va nous falloir nous plonger un instant dans le thomisme

Giovanni_di_Paolo_St._Thomas_Aquinas_Confounding_Averroes 1445-50 Musee d'art de Saint-Louis

St Thomas d’Aquin confondant Averroës
Giovanni di Paolo, 1445-50,  Musée d’art de Saint-Louis

La chair de Jésus provient seulement de Marie

Dans la Question 28 concernant la virginité de Marie, Thomas  d’Aquin va réfuter l’assertion ci-dessous, selon laquelle un père bien réel est indispensable :

« la matière de la forme humaine, c’est la semence du père et de la mère. Donc si le corps du Christ n’avait pas été conçu ainsi, il n’aurait pas été un vrai corps d’homme. »

Sa réfutation tient en deux points, qui ratissent large  [2] :

  1. d’après Aristote, c’est la mère seule qui fournit la « semence » nécessaire ;
  2. à supposer que la matière première soit la semence du mâle, elle est visiblement transformée pour produire la chair de l’embryon. Donc Dieu, qui peut tout, aurait pu parfaitement effectuer une transformation similaire à partir de la semence de la mère, même si ce n’est pas la manière naturelle de procéder.


Les trois âmes de l’embryon

Trois Ames d Aristote

Les trois âmes d’Aristote
Julio Galdon, Professeur de Philo en Lycée

Pour Saint Thomas, à la suite d’Aristote, l’embryon possède d’abord une âme végétative, puis sensitive [3]. A un certain moment lui est infusée l' »âme intellective », rationnelle.  Avant cette infusion, dite encore  « animation », l’enfant conçu n’est pas encore une personne humaine, et n’est donc pas sujet au péché originel. C’est au moment de l’animation que l’enfant est contaminé par celui-ci.

Le Christ, n’étant pas né d’une conception naturelle, échappe à cette contamination : il naît « saint ».


Marie et le péché originel

En revanche, le problème se pose dans le cas de Marie, qui est issue d’une union naturelle entre un homme et une femme. Logiquement,  Thomas pense qu’au moment de l’infusion de l’âme, elle a elle-aussi contracté le péché originel :

« Donc, si les parents de la Bienheureuse Vierge ont été purifiés du péché originel, la Bienheureuse Vierge l’a néanmoins contracté, puisqu’elle a été conçue selon la convoitise de la chair et par le commerce de l’homme et de la femme,  » Tout ce qui naît de ce commerce, écrit S. Augustin est chair de péché. «  »  [4], article 2, réponse 4


La sanctification de Marie

Il a donc fallu qu’une « sanctification » intervienne à un certain moment avant la naissance de Jésus, afin que Marie puisse l’engendrer sans le contaminer.

Or c’est seulement la mort de Jésus qui a purifié les hommes de la tâche du péché originel. Nous sommes donc ici dans un problème de rétroactivité, un gap de trente trois ans et 9 mois, véritable  casse-tête théologique auquel s’attaque Saint Thomas.

Il aborde cet épineux sujet en trois questions serrées  [4] :

  1. « La Bienheureuse Vierge Mère de Dieu a-t-elle été sanctifiée avant sa naissance ? «   Oui, démontre  Saint Thomas. Mais il précise néanmoins que cette sanctification n’a concerné que la partie individuelle de son âme, et non ce qui relève de l’espèce humaine :  souillure générique qui ne pourra être levée que par le sacrifice du Christ [5]
  2. « La Bienheureuse Vierge a-t-elle été sanctifiée avant son animation ? »  Thomas répond clairement non.
  3. « Cette sanctification a-t-elle totalement supprimé chez la Bienheureuse Vierge le foyer du péché ? » Thomas répond là encore non. C’est seulement bien plus tard, au moment de la Conception de  Jésus, que cette purification totale a eu lieu.
    Il vaut la peine de détailler cette idée, bien oubliée aujourd’hui, car elle pourrait bien donner une clé du rétable de Mérode.


Le foyer du péché (fomes peccati)

Il s’agit, étymologiquement, d’un tison, le reliquat du péché originel, toujours prêt à faire repartir le feu du péché.

 » Afin de pouvoir comprendre ce problème, il faut considérer ce qu’est le  » foyer  »  : rien d’autre qu’une convoitise désordonnée de l’appétit sensible. Convoitise habituelle  [latente], car la convoitise actuelle [réalisée] constitue un véritable mouvement de péché. Or on appelle  » désordonnée  » la convoitise de sensualité lorsqu’elle s’oppose à la raison c’est-à-dire lorsqu’elle incline au mal ou fait obstacle au bien  » [6]

Or on ne peut pas admettre que Marie n’ait pas eu en elle ce foyer infectieux :

« Il semble inadmissible de dire qu’avant la chair du Christ, qui fut sans péché, la chair de la Vierge sa mère ou de n’importe qui, aurait été exempte de ce foyer appelé «  loi de la chair « , ou «  des membres « . [6]

La solution que propose Saint Thomas est que le foyer était bien là, mais « lié ». Ce n’est que dans un second temps qu’il sera éliminé (« Primo ligatus postea sublatus »). Très précisément :

« Le Saint-Esprit a produit chez la Bienheureuse Vierge une double purification. La première [avant sa naissance] la préparait pour ainsi dire à concevoir le Christ, et elle a eu pour effet non pas de lui enlever l’impureté d’une faute ou du foyer de péché, mais d’unifier davantage son esprit et de la soustraire à la dispersion… Une autre purification a été accomplie en elle par le Saint-Esprit au moyen de la conception du Christ, qui est l’œuvre du Saint-Esprit. Et à cet égard on peut dire qu’il l’a purifiée totalement du foyer. »



Merode Thomas Aquin schema

L’énigme de la bougie qui s’éteint

Merode central lys bougie complete
Voilà qui fournit une solution originale à l’énigme majeure du retable de Mérode  :

  • la bougie de cire jaune, fichée sur son chandelier à « verge », représente la chair d’une femme ordinaire, soumise à la sexualité ;
  • la bougie de cire blanche, enchâssée dans sa bobèche, représente la chair de la vierge Marie, sanctifiée (blanchie) mais encore porteuse du fomes peccati, le tison du péché :
  • celui-ci s’éteint juste avant que l’âme divine du Christ, portée par les rayons du Saint Esprit, ne vienne s’incorporer à cette chair désormais totalement immaculée.


La résolution graphique d’un problème théologique

Dans le panneau de Bruxelles (« Après l’Annonciation ») le bougeoir double est facile a interpréter : il symbolise le ventre de Marie, avant et après la conception.

Dans le retable de Mérode (« Avant l’Annonciation »), selon la même logique, le bougeoir unique devrait être vide. Mais si le peintre a bien  pour ambition de représenter visuellement l’extinction du « fomes peccatus », alors la présence de la bougie blanche se justifie :  elle symbolise, très précisément, la chair de Marie au moment où elle est purifiée pour devenir celle de Jésus.

Ainsi, le retable nous montre à deux reprises  ce qui va advenir : l’avenir immédiat (la chair de Marie se transformant en chair de Jésus dès que l’âme lui sera infusée) et l’avenir plus lointain (la croix sur les épaules de Jésus).


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On peut voir dans cette double préfiguration un procédé semblable au suspense hitchockien, comme ces jets d’eau sortant du pommeau de la douche qui anticipent, dans Psychose, à la fois les coups de poignards et l’oeil ouvert de la morte.

Ainsi le retable réussit à déjouer les pièges de la rétroactivité et à illustrer un problème  théologique majeur, qui divisera l’Eglise  pendant 1500 ans, de Saint Augustin à Pie IX en passant par Luther.


Un sujet brûlant

On voit bien ce que l’acrobatie théologique du « tison du pêché » recélait de dangers potentiels : c’est pourquoi elle a été totalement abandonnée par l’Eglise catholique lors de la proclamation du dogme de l’Immaculée conception (1854) :

« Nous déclarons, prononçons et définissons que la doctrine, qui tient que la bienheureuse Vierge Marie a été, au premier instant de sa conception par une grâce et une faveur singulière du Dieu tout-puissant, en vue des mérites de Jésus-Christ, Sauveur du genre humain, préservée intacte de toute souillure du péché originel, est une doctrine révélée de Dieu, et qu’ainsi elle doit être crue fermement, et constamment par tous les fidèles. »

Raison sans doute pour laquelle aucun historien d’art n’a examiné sous cet angle la bougie du retable de Mérode.


A titre récréatif, voici une autre iconographie exceptionnelle  et un autre « tison du péché ».

Velazquez 1632 Musee d'Oriola Tentation de Saint Thomas d'Aquin detail tison


Velazquez 1632 Musee d'Oriola Tentation de Saint Thomas d'Aquin

La tentation de Saint Thomas d’Aquin
Velazquez, 1632, Musee d’Oriola

« Au début de la carrière de Thomas, ses parents nobles et fortunés tentent de le détourner de sa vocation religieuse, ils le font séquestrer et lui envoient une prostituée pour le gagner au péché. À l’aide d’un tison saisi dans la cheminée, le jeune homme trace alors une croix sur le mur, afin de fortifier sa foi. Il entre dans une transe mystique et deux anges viennent l’assister, lui apportant une ceinture blanche, symbole de sa chasteté. «  [7]


Velazquez 1632 Musee d'Oriola Tentation de Saint Thomas d'Aquin schema
Il faut saluer l’éloquence de la composition :

  • l’encrier noir explicite le lien entre le tison et la croix tracée sur  le mur ;
  • la blancheur des  deux livres (le Nouveau Testament posé sur l’Ancien) renvoie à celle de la ceinture, et fait le lien entre l’Etude et la Chasteté ;
  • la cheminée avec son foyer  ardent, flanqué à sa droite de la croix, fait écho à la prostituée qui s’enfuit, pourchassée à sa droite par la croix de la porte.

En s’emparant  du tison, le docteur angélique retourne contre la tentation sexuelle l’arme même de son pouvoir : un peu comme il  s’emparerait de l’argument d’un contradicteur pour le retourner contre lui.



Par extraordinaire, nous disposons d’une image exceptionnelle, un peu postérieure au retable de Mérode qui va nous permettre de conforter notre interprétation de la bougie qui s’éteint. Elle représente aussi l’infusion de l’âme, mais cette fois dans le cas d’un enfant tout à fait humain. [8].


Les parents, la Trinite et l infusion de l ame lors de la conception de lenfant, in Mansel. Vie de Jésus Christ. Paris, Bibliotheque de l'Arsenal, ms. 5206, f.174. XV s

L’infusion de l’âme
Enluminure dans Jean Mansel,  Vita Christi, vers 1490,  Bibliothèque de l’Arsenal, Ms-5206. folio 174r,

L’image « établit un partage des tâches clair : le couple humain, surpris dans l’intimité nocturne et dénudée de son lit, est manifestement responsable de l’engendrement du corps de l’enfant à naître. Quant à l’âme, elle descend de plus haut qu’eux ; elle est l’œuvre de Dieu, de cette Paternité suprême qui caractérise la divinité trinitaire. L’âme intellectuelle, substance immatérielle et incorporelle, ne saurait en effet être causée par la génération ; elle ne peut procéder que de Dieu, et les théologiens s’emploient à souligner que rien de l’âme des parents ne se transmet à leurs enfants….  On remarque que le phylactère divin porte le verset de Gn 1,26 (« Faciamus hominem ad imaginem et similitudinem nostram ») : c’est bien en effet la décision divine de créer le premier homme qui se trouve actualisée, rejouée quotidiennement, lors de la formation de chaque âme individuelle. » [9]

En résumé, dans une double paternité,  « on a à gauche la Trinité qui fait l’âme. A droite le couple qui fait le corps« .[10]


Les trois bougies

Il n’a pas été remarqué jusqu’ici que l’image montre trois bougies :

  1. une dans la niche,  sous l’auréole de la Trinité
  2. une allumée, devant Moïse portant les tables de la Loi
  3. Une éteinte, sur la table juste à côté du lit.

Lisons les pages de Mansel  qui suivent immédiatement l’illustration.


Mansel. Vie de Jesus Christ folio 154

Folio 154

« En pensant doncques aux choses de dedens nous, ung chacun doit considérer la formation de son âme tout premièrement. Secondement la defformation d’icelle par la coulpe. Et tiercement la reformation par la grace divine. »


Mansel. Vie de Jesus Christ folio 155

Folio 155

« Sur ce pas icy doit il diligeament considérer comme noblement et comme glorieusement son âme a esté  du souverain maistre formée par nature. Secondement comme vicieusement elle est difforme de sa propre volonté et sa coulpe. Et puis tiercement comme gracieusement par la divine bonté elle a été souvent réformée.
Pour parler sur le premier point de ceste matiere l’on doit dire que la noblesse naturelle de l’âme humaine consiste moult en ce que naturellement l’ymage de la treseuree  trinité lui est empraincte a son decorement. Car l’ame humaine est crée a l’ymage de Dieu a cette fin que toujours elle ait mémoire de Dieu, qu’elle soit toujours en sa pensée et qu’elle l’aime de toute sa force. »


es parents, la Trinite et l infusion de l ame lors de la conception de l enfant, in Mansel. detail

Il est très probable que les trois bougies illustrent les trois temps de l’explication de Mansel :

  1. la bougie de la niche s’allume, sa flamme n’est autre que le halo que constitue la Trinité ;
  2. la flamme de la bougie de la cheminée se déforme : la statue de Moïse rappelle l’Ere sous la Loi, soumise au Péché originel ;
  3. la flamme de la bougie de la table s’éteint, par la grâce divine, afin d’interrompre la contamination par le péché originel. Elle se rallumera au moment de la naissance de l’enfant.



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Références :
[1] Heckscher, William S. « The Annunciation of the Merode Altarpiece: An Iconographic Study. » In Miscellanea Jozef Duverger. Vol. 1. Ghent: Vereniging voor de Geschiedenis der Textielkunsten, 1968. pp. 37–65

[2] « Selon le Philosophe, la semence du mâle ne joue pas le rôle de matière dans la conception de l’être vivant. Elle en est seulement le principe actif ; c’est la femme seule qui fournit la matière de la conception. Aussi, du fait que la semence du mâle a fait défaut dans la conception du corps du Christ, il ne s’ensuit pas que ce corps n’ait pas eu la matière qui lui était due. Mais à supposer que chez les animaux la semence du mâle soit vraiment la matière de la conception, il est évident que cette matière ne subsiste pas sous la même forme, mais qu’elle doit se transformer. De même que Dieu a transformé la glaise du sol pour en faire le corps d’Adam, de même a-t-il pu transformer la matière fournie par la mère pour en faire le corps du Christ, même si ce n’était pas une matière suffisante pour une conception naturelle. »
Somme théologique, III, Question 28, Solution 5

[3] « Les opérations vitales: sentir, se nourrir, croître ne peuvent pas provenir d’un principe extérieur. C’est pourquoi il faut dire que l’âme préexiste dans l’embryon; elle y est d’abord nutritive, puis sensitive, et enfin intellective » (Somme théologique I, question 118 a. 2 ad 2)
[4] Somme théologique, III, Question 27 http://www.santorosario.net/somme/tertia/27.htm
[5] « Si la Bienheureuse Vierge a été purifiée du péché originel dans le sein de sa mère, ce fut quant à la souillure personnelle ; elle n’a pas été soustraite à la peine qui atteignait toute la nature humaine. C’est dire qu’elle n’aurait pu entrer au paradis que par le sacrifice du Christ, comme les patriarches antérieurs à celui-ci. » Somme théologique, III, Question 27, Article I, Solution 5
[6] Somme théologique, III, Question 27, Article 3, Réponse
[8] On peut consulter le manuscrit sur Gallica.
http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b550085635/f153.item17. Jean Mansel. Titre «Livre Lequel Entre aultres matieres Traitté de la nativité Nostre Seigneur Jhesu Crist, de sa vye, la passion de sa, de sa résurrection et d’aultres belles et consacre matieres, compilez par Jehan Mansel, clercq notable était, demourant un Hesdin en Artois « . Volume II.
[9] Jérôme Baschet, « Âme et corps dans l’Occident médiéval : une dualité dynamique, entre pluralité et dualisme » https://assr.revues.org/20243

[10] Jérôme Baschet, « Le Sein du père. Abraham et la paternité dans l’Occident médiéval », Le temps des images, Paris, Gallimard, 2000, p 330