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5 Apologie de la Traduction

9 juin 2018
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Article précédent : 4 Dans l’intimité de la cellule

« Du fait de ses études classiques et de son exceptionnelle érudition biblique, Saint Jérôme était devenu le saint patron des humanistes, aussi bien en Italie que dans le Nord…. Les réformateurs religieux du Nord étaient impressionnés non seulement par son combat ascétique pour surmonter les tentations du monde, mais aussi par sa traduction scrupuleuse des textes anciens, pour l’usage chrétien. Les docteurs de l’époque, attachés à purifier la littérature sacrée des ajouts et des erreurs, admiraient spécialement ses compétences linguistiques. » [1]

Nous allons proposer ici une lecture détaillée de la gravure, sous l’angle très précis de la biographie de Jérôme,  saint patron des traducteurs .



La vie de Jérôme : les vingt-cinq premières années

 D’après les sources historiques

« Jérôme naît à Stridon (Croatie) au milieu du IVe siècle…Il part vers l’âge de douze ans pour Rome afin de poursuivre ses études… Il étudie auprès d’Aelius Donat la grammaire, l’astronomie et la littérature païenne, dont Virgile, Cicéron, et fréquente le théâtre, le cirque romain. Vers l’âge de seize ans, il suit les cours de rhétorique et de philosophie auprès d’un rhéteur, ainsi que de grec…Il demande le baptême vers 366. Après quelques années à Rome, il se rend avec Bonosus en Gaule vers 367, et s’installe à Trèves, sur la rive à moitié barbare du Rhin… Quelques-uns de ses amis chrétiens l’accompagnent lorsqu’il entame, vers 373, un voyage à travers la Thrace et l’Asie Mineure pour se rendre dans le nord de la Syrie…. À Antioche, deux de ses compagnons meurent, et lui-même tombe malade plusieurs fois. Au cours de l’une de ces maladies (hiver 373-374), il fait un rêve qui le détourne des études profanes et l’engage à se consacrer à Dieu. Dans ce rêve, qu’il raconte dans l’une de ses lettres, il lui est reproché d’être « cicéronien, et non pas chrétien ». À la suite de ce rêve, il semble avoir renoncé pendant une longue durée à l’étude des classiques profanes et s’être plongé dans celle de la Bible sous l’impulsion d’Apollinaire de Laodicée » [2]


D’après la Légende Dorée :

« Jérôme fut le fils d’un homme noble nommé Eusèbe, et originaire de la ville de Stridonie, sur les confins de la Dalmatie et de la Pannonie. Jeune encore, il alla à Rome où il étudia à fond les lettres grecques, latines et hébraïques. Son maître de grammaire fut Donat, et celui de rhétorique, l’orateur Victorin. Il s’adonnait nuit et jour à l’étude des saintes Ecritures. Il y puisa avec avidité ces connaissances qu’il répandit dans la suite avec abondance. A une époque, il le dit dans une lettre à Eustachius, comme il passait le jour à lire Cicéron et la nuit à lire Platon, parce que le style négligé des livres des Prophètes ne lui plaisait pas, vers le milieu du carême, il fut saisi d’une fièvre tellement subite et violente, que son corps se refroidit, et la, chaleur vitale s’était retirée dans sa poitrine. Déjà qu’on préparait ses funérailles, quand tout à coup, il est traîné au tribunal du souverain juge qui lui demanda quelle était sa qualité, il répondit ouvertement qu’il était chrétien. « Tu mens, lui dit le juge; tu es cicéronien, tu n’es pas chrétien car où est ton trésor, là est ton coeur. » Jérôme …proféra ce serment : « Seigneur, si jamais je possède des livres profanes, si j’en lis, c’est que je vous renierai. » Sur ce serment, il fut renvoyé et soudain il revint à la vie …Depuis, il lut les livres divins avec le même zèle qu’il avait lu auparavant les livres païens. » [3]


D’après la gravure (axe A)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A1
Durant cette première période de ma vie, j’ai beaucoup voyagé (les souliers) ; j’ai acquis des connaissances utiles (le coffre), j’ai aimé les classiques profanes puis je les ai rejetés (les quatre livres fermés).

Tel Adam errant dans le monde, je payais ma désobéissance (le coussin dressé), qui m’a fait frôler la mort (le crâne).



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A2
J’étais chrétien, mais je croyais de travers. La Bible, au lieu d’éclaircir les quatre Evangiles, était remplie d’erreurs qui trahissaient la lumière divine.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A3
Il fallait purifier les textes, mais d’abord se purifier soi-même.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture A4
Ainsi je retrouverais la vraie lumière, et rénoverais le vieil édifice décrépi.



 Jérôme au désert

D’après les sources historiques

« Désirant intensément vivre en ascète et faire pénitence, il s’installe en 375 dans le désert de Chalcis de Syrie, au sud-ouest d’Antioche, connu sous le nom de « Thébaïde de Syrie ». … La période au désert et la vie érémitique de Jérôme fut assez difficile, notamment du fait des jeûnes et de sa santé fragile …. C’est à cette époque qu’il fait ses premiers commentaires bibliques en commençant par le plus petit livre de la Bible, le livre d’Abdias. Il profite de ce temps pour apprendre l’hébreu avec l’aide d’un juif. » [2]


D’après la Légende Dorée

« Il courut au désert et il y souffrit pour J.-C. tout ce qu’il raconte lui-même à Eustochium en ces termes : « Tout le temps que je suis resté au désert et dans ces vastes solitudes qui, brûlées par les ardeurs du soleil, sont pour les moines une habitation horrible, je me croyais être au milieu des délices de Rome. Mes membres déformés étaient recouverts d’un cilice qui les rendait hideux; ma peau, devenue sale, avait pris la couleur de la chair des Ethiopiens. Tous les jours se passaient dans les larmes ; tous les jours des gémissements, et si quelquefois un sommeil importun venait m’accabler, la terre nue servait de lit à mes os desséchés. Je ne parle point du boire ni du manger, quand les malades eux-mêmes usent d’eau froide, et quand manger quelque chose de cuit est un péché de luxure : et tandis que je n’avais pour compagnons que les scorpions et les bêtes sauvages, souvent je me trouvais en esprit dans les assemblées des jeunes filles ; et dans un corps froid, dans une chair déjà morte, le feu de la débauche m’embrasait. De là des pleurs continuels. Je soumettais ma chair rebelle à des jeûnes pendant des semaines entières. Les jours et les nuits étaient tout un le plus souvent, et je ne cessais de me frapper la poitrine que quand le Seigneur m’avait rendu à la tranquillité.Il fit ainsi pénitence pendant quatre ans, après quoi il revint à Bethléem, où il s’offrit à rester comme un animal domestique auprès de la crèche du Seigneur. «  [3]


D’après la gravure (axe B)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B1
A l’imitation de Jésus, je me suis fait le serviteur de Dieu et j’ai souffert comme un chien. Mais maintenant je me repose paisiblement auprès de la crèche du Seigneur.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B2
Ce passage au désert a été ma pénitence et ma croix.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture B3
Mais c’est là que j’ai pu, très difficilement, commencer à lire les textes en hébreu qui nous restituent la parole véridique.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etud
J’ai passé là quatre longues années parmi les sables (le sablier à quatre faces  visibles).



Jérôme à Bethléem

D’après les sources historiques

« En 386, il revient à Bethléem où il s’installe et fonde une communauté d’ascètes et d’érudits … L’ensemble comporte une hôtellerie pour accueillir les pèlerins, et aussi un monastère pour les femmes… L’Écriture a une place primordiale dans la vie communautaire inaugurée par Jérôme. Jérôme assimile la Bible au Christ : « Aime les saintes Écritures et la Sagesse t’aimera, il faut que ta langue ne connaisse que le Christ, qu’elle ne puisse dire que ce qui est saint » … Dans sa correspondance avec certains Romains qui lui demandent conseil, Jérôme montre l’importance qu’il donne à la vie communautaire : « Je préférerais que tu sois dans une sainte communauté, que tu ne t’enseignes pas toi-même et que tu ne t’engages pas sans maître dans une voie entièrement nouvelle pour toi », recommandant la modération dans les jeûnes corporels : « la malpropreté sera l’indice de la netteté de ton âme... » [2]


D’après la Légende Dorée

« Une fois, vers le soir, alors que saint Jérôme était assis avec ses frères pour écouter une lecture de piété, tout à coup un lion entra tout boitant dans le monastère. A sa vue, les frères prirent tous la fuite; mais Jérôme s’avança au-devant de lui comme il l’eût fait pour un hôte. Le lion montra alors qu’il était blessé au pied, et Jérôme appela les frères en leur ordonnant de laver les pieds du lion et de chercher avec soin la place de la blessure. On découvrit que des ronces lui avaient déchiré la plante des pieds. Toute sorte de soins furent employés et le lion guéri, s’apprivoisa et resta avec la communauté comme un animal domestique. » [3]

L’aventure ne s’arrête pas là : le lion est ensuite soupçonné d’avoir mangé un âne dont il avait la garde. Du coup, le Saint le condamne à porter des fardeaux à sa place. Mais un jour, le lion reconnaît son ami l’âne en tête d’une caravane de marchands, et effraie les chameaux des voleurs qui se réfugient dans le monastère. Là, tout finit par s’arranger :

« Alors le lion se mit à courir plein de joie dans le monastère comme il le faisait jadis, se prosternant aux pieds de chaque frère. Il paraissait, en folâtrant avec sa queue, demander grâce pour une faute qu’il n’avait pas commise…. un messager annonça qu’à la porte se trouvaient des hôtes qui voulaient voir l’abbé. Celui-ci alla les trouver; les marchands se jetèrent de suite à ses pieds, lui demandant pardon pour la faute dont ils s’étaient rendus coupables. L’abbé les fit relever avec bonté et leur commanda de reprendre leur bien et de ne pas voler celui des autres. »

L’anecdote du lion révèle une double guérison sous l’égide de Saint Jérôme :

  • blessé physiquement par les ronces, il est guéri physiquement ;
  • blessé moralement par le soupçon, il est réhabilité par son courage.


D’après la gravure (axe C)

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C1
Mon lion veille sur moi, comme j’ai veillé sur lui.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C2
Je consacre maintenant tout mon temps à l’écriture...



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C3
…et à la traduction en latin.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture C4
J’ai été fait Cardinal pour mes mérites.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude tete lion Durer 1514 Saint Jerome dans son etude tete Jerome

Un blogueur [4] a très justement remarqué l’analogie léonine entre la posture du saint – les deux mains rapprochées en griffes, l’auréole-crinière – et la figure du félin.

Dans le présent de la gravure, l’ancien pécheur et ermite couronné Prince de L’Eglise vient à coïncider avec son Embleme : le lion blessé physiquement, puis moralement, et enfin restauré dans sa dignité de Roi des Animaux.


Saint Jerome 1492 Schema

Cette réflexion sur la Correction était déjà en germe dans la gravure de 1492, avec sa structure en trois colonnes :

  • à gauche, la Genèse en grec, fautive, du côté de la couche qui évoque peut-être les plaisirs du jeune Jérôme ;
  • au centre, la Genèse en hébreu, source de la traduction correcte en latin, qui se trouve sous les objets de l’Etude et de la Toilette ; colonne qui contient également le Lion débarrassé de ses échardes ;
  • à droite, la colonne du monde contemporain, et des visiteurs (la chaise vide).

La gravure de 1492 apparaît déjà comme un abrégé de l’Oeuvre et de la Vie du Saint, auquel manque seulement la deuxième étape, le passage par le Désert.



L’imaginaire de Bethléem

Le croisement des poutres

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude croix des poutres
Il se pourrait que ce croisement constitue un objet d’analyse à part entière : comme si les trois périodes de la vie du Saint se trouvaient ici réunifiées, sous les espèces des trois poutres :

« Jérôme tire son étymologie de gerar, saint, et de nemus, bois, comme on dirait bois saint, ou bien de norna, qui veut dire loi…. Il signifie bois; parce qu’il habita quelque temps dans un bois; il veut dire loi, par rapport à la discipline régulière qu’il enseigna, à ses moines, ou bien encore parce qu’il expliqua et interpréta la loi sainte. » [3]


La poutre de gauche

Elle symbolise un premier équarissage de notre jeune homme de bois brut : par les Lettres classiques, par les voyages, par la lecture assidue des Ecritures.


La poutre verticale

Deuxième équarrissage, rude, non mouluré : Jérôme au Désert apprend à tenir debout, à l’image de la croix.


Jan Gossaert (Mabuse) - Saint Jerome Penitent. c.1509-1512
Jan Gossaert (Mabuse) – Saint Jerome Penitent. c.1509-1512. National Gallery of Art, Washington

Ce tableau nous rappelle qu’au désert, l’arbre-mort du Paradis Perdu se trouve réhabilité comme bois de la croix.


La poutre horizontale

Elle représente la vie paisible de la troisième période, à Bethléem : c’est elle qui soutient la plafond et les autres poutres de la cellule, tout comme Saint Jérôme supporte toute la communauté monastique. [5]


En aparté : l’iconographie de la Crèche<

Durer Nativite 1504 National Gallery of Canada

Nativité
Durer, 1504

La Crèche est souvent représentée comme un édifice fragile construit au sein d’un édifice de pierre plus ancien. Cette iconographie très fréquente est liée à la tradition selon laquelle elle se serait située à l’intérieur du palais de David, à Bethléem, en raison du verset suivant :

« En ce jour-là, je relèverai la hutte de David qui est tombée ; je réparerai ses brèches, je relèverai ses ruines, et je la rebâtirai telle qu’aux jours d’autrefois ».(Amos, 9, 1).


La Crèche-Cellule

Ainsi s’expliquent les « anomalies » que nous avons relevées : si l’arcature de la première baie est tronquée par la poutre, si la seconde est coupée par une mauvaise cloison, c’est pour nous faire comprendre que l’Etude de Saint Jérôme, moderne, pratique, agencée selon tous les critères du confort nurembergeois, n’est pas située n’importe où : mais à Bethléem même, dans l’ancien palais de David, au plus près du souvenir de Jésus.



 Peter W. Parshall est le seul à avoir proposé, en 1971, une explication concernant la présence de la calebasse qui fait désormais autorité [6]. Nous allons la résumer brièvement

urer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse originale

Jonas et le ricin

« 5 Et Jonas sortit de la ville et s’assit à l’orient de la ville; là il se fit une hutte et s’assit dessous à l’ombre, jusqu’à ce qu’il vit ce qui arriverait dans la ville.
6 Et Yahweh-Dieu fit pousser un ricin [kikajon] qui s’éleva au-dessus de Jonas pour qu’il y eût de l’ombre sur sa tête, afin de le délivrer de son mal; et Jonas éprouva une grande joie à cause du ricin.
7 Mais Yahweh fit venir, au lever de l’aurore, le lendemain, un ver qui piqua le ricin; et il sécha.
8 Et quand le soleil se leva, Yahweh fit venir un vent brûlant d’orient; et le soleil donna sur la tête de Jonas, au point qu’il défaillit. Il demanda de mourir et dit:  » La mort vaut mieux pour moi que la vie. « 
9 Alors Dieu dit à Jonas: ‘ Fais-tu bien de t’irriter à cause du ricin?  » Il répondit:  » Je fais bien de m’irriter jusqu’à la mort. « 
10 Et Yahweh dit:  » Tu t’affliges au sujet du ricin pour lequel tu n’as pas travaillé et que tu n’as pas fait croître. qui est venu en une nuit et qui a péri en une nuit;
11 et moi, Je ne m’affligerais pas au sujet de Ninive, la grande ville, dans laquelle il y a plus de cent vingt mille hommes qui ne distinguent pas leur droite de leur gauche, et des animaux en grand nombre!  »  Jonas, 4, 5-11, traduction Crampon, 1923


Une querelle philologique

Dans sa Vulgate, Jérôme refusa de traduire le mot hébreux « kikajon » par « calebasse » (cucurbita), la traduction latine traditionnelle, et proposa à la place « hedera » (une sorte de lierre) , plus logiquement eu égard à la pousse excessivement rapide de la plante et à son utilisation en tonnelle. Ceci déclencha une violente polémique avec Saint Augustin, car l’association de Jonas avec la calebasse était déjà largement établie [8].

En 1514, Saint Jérôme était d’actualité : Erasme venait de publier en 1512 une nouvelle traduction de ses Lettres, et préparait pour 1516 un édition de ses oeuvres complètes.

« Ainsi, il est raisonnable de supposer que dans ce contexte, la référence que fait Dürer à la calebasse ait pu être compréhensible par le cercle des érudits du Nord, impliqués dans la révision des textes – des hommes qui admiraient Jérôme en tant que saint-patron des études bibliques... » [6]


Une difficulté logique

Mais alors, dans cette gravure à la gloire de Saint Jérôme, pourquoi avoir représenté la traduction fautive (calebsse) plutôt que la traduction corrigée (lierre) ? Peter W. Parshall tente, dans une note liminaire, une explication qui vaut ce qu’elle vaut :

« Le choix de la calebasse par Dürer, plutôt que celui du lierre difficile à représenter, en tant qu’allusion à la controverse, semble justifié par le fait que la calebasse était privilégiée dans la tradition picturale, et pouvait ainsi être plus facilement identifiée comme une référence au passage de Jonas ».


Un symbole de fugacité ?

En conclusion, Parshall note que la calebasse, « qui est venue en une nuit et qui a péri en une nuit » est un symbole de fugacité, de Vanité qui peut donc être rapproché du crâne.

Bien. Mais on peut tout aussi bien faire valoir que la calebasse, qui en séchant produit la gourde emblématique des pèlerins de Saint Jacques, est tout autant une image de pureté et de permanence.


Une interprétation contestable

La docte explication nous mène à deux contradictions et à une impasse :

  • si vraiment Dürer avait voulu faire l’apologie des talents de traducteur de Jérôme, aurait-il suspendu au dessus de sa tête, à une place de choix, l’image de la traduction fautive ?
  • s’il avait voulu évoquer la fugacité de toute chose, aurait-il pris justement le seul fruit qui ne périt pas en séchant ?
  • de plus, rien ne nous est dit de la spirale.


La calebasse et la spirale

Partons du principe inverse : en dessinant la calebasse, Dürer n’a pas voulu faire allusion à une obscure querelle philologique réservée aux happy-fews. En revanche, c’est bien Jonas qui est convoqué dans la gravure, par son emblème le plus connu.


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Jonas et la Baleine
Augsburger Wunderzeichenbuch, Folio 14, 1552

Or qu’est ce que Jonas, pour un chrétien de l’époque ? Un homme qui a été avalé par une baleine et qui en est réchappé : autrement dit une anticipation, dans l’Ancien Testament, de la Mort et de la Résurrection de Jésus.

Et qu’est ce qu’une calebasse, pour une homme de l’époque ? Un fruit qui en mourant sèche et devient impérissable : une sorte de coquille végétale qui fait jeu égal, question permanence, avec la coquille Saint Jacques, l’autre emblème des pèlerins.


calebasse urer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse originale

Regardons de plus près la calebasse dessinée par Dürer : la feuille est réaliste, les deux vrilles sont réalistes. Mais deux choses sont hors du commun : la taille surdimensionnée et la spirale, deux allusions à la croissance extraordinaire qui est au coeur du verset de Jonas :

« Et Yahweh-Dieu fit pousser un ricin qui s’éleva au-dessus de Jonas pour qu’il y eût de l’ombre sur sa tête, afin de le délivrer de son mal;


L’histoire de Jonas

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse
« Mais Yahweh fit venir, au lever de l’aurore, le lendemain, un ver qui piqua le ricin; et il sécha. » Jonas 4,7

Lue de droite à gauche, la calebasse synthétise le verset qui illustre la toute-puissance de Dieu : une feuille verte suspendue en l’air, un « ver » qui pique (en rouge), un fruit qui sèche.

Mais lue un peu plus bas, elle nous livre une seconde histoire, qui parle aussi d’une toute-puissance : une vrille informe (en violet), une main sûre qui pique le cuivre, et rajoute à la seconde vrille une extraordinaire spirale (en bleu).

Le serpent informe du Livre de Jonas est, par la grâce du maître-graveur, rectifié en une « Schneckenlinie » impeccable.


Une transposition visuelle

Si Dürer a placé à l’aplomb de son monogramme cette calebasse géante, ce n’est pas pour faire allusion à une controverse oubliée entre Pères de l’Eglise ; mais pour transposer visuellement le verset de Jonas et nous en donner sa propre interprétation : certes, le ricin qui protégeait Jonas du soleil a séché, mais il laisse une protection bien meilleure car portative : une gourde contre la  soif.

Comprenons : c’est parce que Jérôme s’est desséché au désert qu’il est devenu un récipient d’eau pure.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture
Nous voici maintenant armés pour interpréter le quatrième axe, celui qui mène justement du monogramme à la spirale.



Dürer chez Saint Jérôme

Sur l’axe D se superposent les emblèmes du Saint et de l’Artiste, dans une sorte d’identification respectueuse.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D1
Tandis que nous stationnons dans l’escalier, surveillés par le chien et le lion, Dürer a pénétré dans la cellule, sous la forme de son monogramme [7]. ll est là, placé sur le sol, aux pieds de la chaise vide qui attend le Visiteur du Saint : comprenons le Christ ressuscité.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D2
Le « tabernacle » qui contient les objets sacramentels du Saint est aussi frappé par la griffe de Dürer : un D noir qui devient un D blanc, par le principe de l’encrage et de l’impression.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D3
Les missives illustrent la célébrité universelle de Saint Jérôme, mais aussi la facilité de diffusion qu’offre cet outil de communication inouï : la gravure.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille de lecture D4
Dans ce contexte précis, la spirale évoque doublement la rectification :

  • celle des textes embrouillés, par l’esprit juste de Saint Jérôme ;
  • celle des lignes serpentiformes, par la main infaillible de Dürer.

Tout en conservant sa valeur symbolique traditionnelle, figure de l’expansion indéfinie, de la propagation dans un Espace uniforme et dans un Temps cyclique.



Nous pouvons maintenant prendre un peu de recul et considérer dans son ensemble l’interprétation que nous venons de construire.



 Le Saint Patron des Traducteurs,

des Correcteurs et des Graveurs

Les objets de la cellule

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille lecture correction

(cliquer pour voir la grille superposée à la gravure)

En analysant de gauche à droite les quatre axes, nous avons découvert que les trois premiers (A, B, C) font référence aux trois grandes périodes de la vie de Jérôme, tandis que le quatrième correspond à une synthèse dans laquelle se confondent, dans une même gloire, le Saint et le Graveur.

Cette analyse est confortée par la logique horizontale que la grille fait apparaître. Au dessus des coussins, qui donnent le point de départ de la lecture, s’étagent quatre niveaux. De bas en haut :

  • le niveau 1 identifie l’Homme dont chaque axe nous parle : Saint Jérôme est d’abord un Pécheur (comme Adam), puis un Serviteur (comme Jésus et le Chien), puis un Maître (comme le Lion), la quatrième colonne dénotant l’irruption de Dürer dans la gravure ;
  • le niveau 2 aborde le thème de la Corruption surmontée : comment des erreurs initiales, par la pénitence, deviennent une noirceur maîtrisée (l’encre de Jérôme ou celle de Dürer) et finissent dans un passage sacramentel du Noir au Blanc (la Communion ou la Confession pour le Saint, l’Impression pour le Graveur) ;
  • le niveau 3 est consacrée à Saint Jérôme Correcteur : après s’être purifié et avoir péniblement appris à lire les textes hébraïques, il a pu les traduire en Latin et atteindre la célébrité ;
  • le niveau 4 détaille son évolution du point de vue de la Foi : vestigiale et imparfaite au début, elle s’affermit dans les sables, se voit couronnée par le cardinalat et culmine dans la figure de la spirale : autrement dit le pouvoir de Rectification et de Propagation qui est l’apanage du Saint, et du Maître Graveur.


Les objets des étagères

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille etagere correction
(cliquer pour voir la grille superposée à la gravure)

L’analyse du passage de Jonas nous a appris à lire l’emblème de la calebasse en trois temps, de droite à gauche : au départ une protection fragile (la feuille contre le soleil), puis un événement déclencheur (le ver qui pique), conduisant à une protection permanente (la gourde contre la soif).

Les deux autres lignes suivent le même mouvement, si nous supposons qu’elles nous parlent respectivement de l’Ame et de L’Esprit du Saint :

  • son Ame est au départ comme une boîte close, protégée des poussières mais opaque à la lumière ; par les vertus de l’Etude (la bougie), elle devient translucide, virginale et médicinale (les fioles)
  • son Esprit commence par balayer les impuretés au risque de se salir lui-même (la brosse) ; par les vertus de la Piété (le chapelet), il devient un instrument habile (le ciseau) capable de discerner et d’éliminer chaque erreur.


Durer Saint Jerome Placard
Remarquons que cette indication de lecture, de droite à gauche,  est fournie par le « tabernacle », qui propage sa rythmique ternaire à tous les objets situés au dessus de lui :

  • un temps noir inversé
  • un silence
  • un temps blanc rectifié.


La cohérence d’ensemble

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude grille complete correction
En recollant les deux grilles, la cohérence d’ensemble apparaît :

  • La Correction (niveau 3 de la grille principale) correspond à l’étagère de l’Esprit ;
  • La Foi (niveau 4 de la grille principale) correspond à l’étagère de l’Ame ;

En somme, les objets de la cellule saisissent le Saint dans sa vie et dans ses oeuvres ; les objets des étagères nous dévoilent son intimité la plus profonde : celle de son Esprit et de son Ame.


Article suivant : 6 La cucurbite de l’Alchimiste

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Références :
[1] Susan Donahue Kuretsky, « Rembrandt’s Tree Stump: An Iconographic Attribute of St. Jerome, » Art Bulletin 56 (1974): 517-80. http://www.jstor.org/stable/3049303
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/J%C3%A9r%C3%B4me_de_Stridon
[3] La Légende dorée, Jacques de Voragine, 1261 -1266 http://www.abbaye-saint-benoit.ch/voragine/tome03/147.htm
[4] http://www.everypainterpaintshimself.com/article/duerers_st._jerome_in_his_study_1514
[5] On visite encore, dans la basilique de Bethléem, une grotte appelée cellule de Jérôme et où il aurait traduit la Bible.
[6] Albrecht Dürer’s St. Jerome in His Study: A Philological Reference, Peter W. Parshall, The Art Bulletin, Vol. 53, No. 3 (Sep., 1971), pp. 303-305 http://www.jstor.org/stable/3048864
[7]. « L’exaltation du moi… est liée, sans doute, à son tempérament « léonin ». Elle explique pourquoi il s’est si souvent représenté dans ses tableaux, tantôt à l’écart de la scène, tantôt mêlé aux personnages… Il procédait ainsi avec l’orgueuil du très grand artiste, comme le montre aussi son étonnant monogramme dans lequel l’initiale du prénom absorbe et dévore celle du nom de famille (Albert signifie « brillant de noblesse ».) Jean Richer, revue Hamsa, L’ésotérisme d’Albrecht Dürer 1, 1977, p 3
 [8] Cette controverse Jérôme/Augustin peut sembler de détail, mais elle éclaire « deux pensées différentes sur la traduction, l’une celle du scientifique, avec sa rigueur, sa volonté de retour aux sources, sa minutie de linguiste, l’autre avec son souci pastoral sa vision de théologien fervent, son respect de la tradition de l’Église et sa croyance en la force de l’Esprit Saint à l’œuvre dans le monde. »
Sur ces enjeux, voir « Comment traduire la Bible ? Un échange entre Augustin et Jérôme au sujet de la « citrouille » de Jonas 4, 6, » Anne Fraïsse, Études théologiques et religieuses 2010/2 (Tome 85) https://www.cairn.info/revue-etudes-theologiques-et-religieuses-2010-2-page-145.htm

6 La cucurbite de l’Alchimiste

9 juin 2018
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Où l’on tente de reconnaître dans la calebasse de Saint Jérôme la cucurbite de l’Alchimiste.

Et d’éclaircir quelques points à la lumière du Splendor Solis.

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Un légume bien connu

Tacuin_Courge11
Tacuinum sanitatis in medicina – Codex Vindobonensis series nova 2644, Österreichischen Nationalbibliothek Graz, vers 1390

Calebasse, coloquinte ou courge : ce légumme grimpant était bien connu des jardiniers médiévaux, sous son nom latin de cucurbite.


Un instrument de laboratoire

Buch der heiligen Dreifaltigkeit apres 1467

Livre de la Sainte Trinité (Buch der heiligen Dreifaltigkeit), après 1467 [1]

Ce nom désigne aussi la partie basse de l’alambic, ou tout récipient de forme similaire.

En tant qu’instrument de laboratoire, le terme de cucurbite (Kurbiss  en allemand) était bien employé dans ce sens  du temps de Dürer, comme le montre l’illustration ci-dessous, un peu postérieure.


jerome reussner pandora 1582 gravure jerome reussner pandora 1582

Pandora, das ist: die Edleste Gab Gottes oder der Werde und Heilsamme Stein der Weisen (etc.)- Basel, (Samuel Apiarius), par Hieronymus Reusner 1582, p 243 [2]

On lit bien sous l’étoile au centre « cucurbita prima  die erste Kurbiss «  et sous la Lune à gauche « 2nd cucurbita die ander kurbiss ».(La mention à droite indique où trouver la matière première : « c’est plus en rampant dans la veine qu’on la trouvera en plein sang ».)

Sur la version manuscrite a été rajouté à droite de l’ouroboros (mercurius noster) une troisième mention « prima cucurbita die erste Kurbiss « , sans doute pour faire comprendre que le mercure est à lui-même son propre vase. Car pour ajouter à l’ambiguïté, le contenant et le contenu sont souvent assimilés :

« Cucurbite : Fourneau secret des Philosophes; quelquefois le vase qui contient la matière du fourneau secret, dans lequel se cuit et se digère la matière de l’art Hermétique.  » [3]


Un procédé alchimique

Car, de manière plus hermétique, la cucurbite est synonyme de l’ « oeuf des philosophes », qui contient tout ce qui est nécessaire, lors de l’oeuvre III, pour la coction qui va aboutir à la Pierre philosophale (pour les grands concepts de l’alchimie, voir 7.2 Présomptions).

« Le matras dans lequel on place la matière se nomme oeuf des philosophes, c’est un ballon en verre assez résistant, quelquefois il est en terre cuite, quelques-uns se servaient d’oeufs philosophiques en métal, cuivre ou fer. […] On appelait ce vaisseau oeuf d’abord à cause de sa forme, ensuite parce que de lui comme d’un oeuf devait sortir après incubation dans l’Athanor, la Pierre philosophale, l’Enfant couronné et vêtu de la pourpre royale, comme disaient les alchimistes. » [4]


L’oeuf philosophique

Splendor Solis Jupiter

Le Régime de Jupiter
Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

On observe en haut le pincement du verre, scellé hermétiquement. Le régime de Jupiter voit l’apparition d’irisations diverses (la queue de paon, en haut), et constitue une sorte d’aboutissement : ce pourquoi nous est montré en bas à gauche le couronnement de l’Empereur par le Pape en présence des Cardinaux, tous chapeautés (Charles Quint venait d’être couronné à Bologne en 1530). La collecte de l’Impôt, en bas à droite, rappelle l’Or que la Pierre permet d’obtenir.

Dans l’oeuf philosophique s’affrontent trois oiseaux portant les couleurs traditionnelles des trois Oeuvres : Noir pour l’Oeuvre I, Blanc pour l’Oeuvre II, Rouge pour l’Oeuvre III. Manière de dire que les trois suivent le même processus (introduction des réactifs, fermeture de l’oeuf, chauffe) , les différences tenant à la nature des réactifs et à la conduite du feu. La polysémie des textes alchimiques est si merveilleuse qu’on a l’impression tantôt qu’ils parlent tous de la même opération avec des métaphores différentes, tantôt qu’ils décrivent avec les mêmes termes des opérations qui n’ont rien à voir.



 Le « Splendor Solis », attribué à l’alchimiste mythique Salomon Trismosin, est un des plus beaux manuscrits alchimiques. Lea version la plus ancienne remonte à 1532, et  plusieurs copies en ont été faites tout au long du XVIème siècle : les images sont reproduites scrupuleusement, seule change l’ornementation des encadrements. Pour des raisons stylistiques, la version initiale est attribuée à des artistes de Nuremberg [4a].

Il donne donc une bonne idée de la culture alchimique dans la ville de Dürer, quatre ans après sa mort. La version Harley [5] va nous permettre de rappeler rapidement les trois étapes du Grand Oeuvre.



 

L’Oeuvre I : le Noir de Saturne

Le Régime de Saturne

Splendor Solis Saturne

Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

Note : L’interprétation qui suit est strictement personnelle

L’iconographie est classique : celle des Enfants de Saturne tels que les voit l’astrologie. Ce sont des hommes rudes et brutaux : laboureurs, porchers ; des préposés aux travaux les plus sales : tanneurs, tonneliers, fossoyeurs ; des infirmes physiques, auxquels on fait l’aumône ; ou des infirmes moraux : criminels qui finissent sur la roue.



Life of the Children of Saturn, by Georg Pencz in the Folge der Planeten 1530

Les Enfants de Saturne,
Georg Pencz, les Planètes, 1530

Pour comparaison, hors de tout contexte alchimique, cette gravure présente exactement les mêmes types humains. Les références hermétiques se cachent dans les détails…


Splendor Solis Saturne matiere premiere

La passante avec son chapelet nous montre le symbole de la matière première, un cercle surmonté d’une croix : l’antimoine.


Splendor Solis Saturne les sels

L’homme qui foule (teinturier ou vigneron) fait allusion à un des sels utilisés dans l’Oeuvre I : le tartre, qu’on récupère dans les vieux tonneaux. Celui qui racle une peau morte évoque sans doute le second sel : le salpêtre, qui se forme sur les vieux murs. Le troisième qui verse l’eau du puits dans un tonneau percé illustre les nombreuses dissolutions nécessaires pour la purification des sels (pour une description pratique des opérations, voir [6])


Splendor Solis Saturne vulcain

Ce mélange de sels est parfois appelé « feu secret » ou « Vulcain Lunatique ». Nous reconnaissons Vulcain dans le mendiant au pied bot.


Splendor Solis Saturne oeuf detail

L’Oeuvre I consiste à « crucifier » la Matière Première (le dragon) avec une pointe de fer (le soufflet), tout en lui faisant ingurgiter le Sel. Elle fournit :

  • le vitriol, sel transformé qui servira dans la suite des opérations
  • le régule, ou Mercure Philosophique

Pour une description plus détaillée de l’Oeuvre I, voir notre interprétation alchimique de Melencolia I (voir  7.4 La Machine Alchimique)



 

L’Oeuvre II : le Blanc de Diane

Spendor Solis Lune

Régime de la Lune
Splendor Solis , manuscrit Harley, 1582, British Library, Londres

Sur la version de Nuremberg, une explication figure dans le cartouche :

« Déjà la mort est surmontée et notre fils règne, habillé d’une toge rouge et carmin » « Jam mors consumata et filius noster regnat rubram […] toga et chermes indutus est »

L’oeuvre II consiste donc, après la phase funèbre que constitue l’Oeuvre I, à obtenir le petit roi (ou dauphin, ou rébis, ou rémore, ou mercure philosophique), qui matérialise l’union des principes contraires : masculin et féminin, soufre et mercure.

Dans l’iconographie habituelle des Enfants de la Lune (métiers de l’eau : moulins, pécheurs à la ligne ou au filet, chasseur de cygne blanc) se dissimulent les détails pratiques de l’Oeuvre II.


Spendor Solis Lune peche

A la surface du mélange se forme une matière laiteuse, une sorte de filet, dans lequel il faut aller « pécher » le jeune roi.


Spendor Solis Lune aigles

Cette technique s’appelle aussi  « faire voler les aigles ».

Mutus Liber - Troisième planche - 1677

Planche III
Mutus Liber, 1677

On retrouve ici un siècle plus tard la même galaxie symbolique : dix « aigles » qui volent, le filet et la canne à pêche, mais cette fois sous l’égide non plus de Diane, mais de Jupiter et de son aigle.
A l’issue, l’Oeuvre II fournit :

  • le mercure philosophique qui servira dans la suite des opérations
  • le rebis, ou jeune roi, alliance du Soufre et du Mercure qu’il faudra fixer dans l’Oeuvre III.



 

L’oeuvre III : le Rouge du Phénix

L0068920 Rotulum hieroglyphicum G. Riplaei Equitis Aurati
La grande coction dans l’athanor
Manuscrit Ripley Scroll (c. 1570), Wellcome Library, Londres

Cliquer pour voir l’ensemble du rouleau

L’oeuvre III est très délicate à conduire : l’oeuf étant fermé hermétiquement, il faut le chauffer sans arrêt, et la matière qu’il contient passera par sept régimes, correspondant aux sept planètes.

« Quelques auteurs, assimilant les phases colorées de la coction aux sept jours de la création, ont désigné le labeur entier par l’expression Hebdomas hebdomadum, la Semaine des semaines, ou simplement la Grande Semaine, parce que l’alchimiste doit suivre au plus près, dans sa réalisation microcosmique, toutes les circonstances qui accompagnèrent la Grand Oeuvre du Créateur. » [7]

Evidemment, la difficulté est de trouver la bonne température et la bonne durée pour chaque phase, en tenant compte en outre des conditions atmosphériques, d’autant plus péniblement que l’ordre des régimes diffère selon les sources.

Certains ordres sont centrés sur le Soleil (c’est le cas de Splendor Solis, qui suit à peu près l’ordre de Ptolémée) ou sur le Mercure. D’autres, plus fidèles à la Genèse, mettent le soleil au septième rang .

De plus, certains régimes font aussi allusion à des phases similaires dans d’autres oeuvres : nous avons vu que celui de Saturne, par lequel débute la coction, peut également désigner l’oeuvre I toute entière.


La Pierre philosophale

Rotulum_hieroglyphicum_G._Riplaei_Equitis_Aurati_Wellcome_L0068924_detail

 

Manuscrit Ripley Scroll (c. 1570), Wellcome Library, Londres

Cliquer pour voir l’ensemble

Quoiqu’il en soit, selon la manière de mener la coction, on obtient soit la Pierre au Blanc – capable de transmuter les métaux imparfaits en argent ; soir la Pierre au Rouge – capable de les transmuter en or. Les deux pierres peuvent être dissoutes pour composer un élixir de longue vie.
C’est se que montre le schéma de Ripley : « La Mer Rouge ; le Soleil Rouge ; le Rouge Elixir de vie »

A noter la phrase du haut, remise au goût du jour par le manga Hellsing :

« The Bird of the Hermes is my name ; Eating my wings to make me tame »
« Je suis l’oiseau d’Hermès ; mangeant mes ailes pour m’apprivoiser »



 Le Ludus puerorum

Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version BerlinSplendor Solis, Ludus puerorum, 1532 Splendor Solis Ludus puerorumSplendor Solis, Ludus puerorum, 1582

Voici côte la version de 1532 [8] et celle de 1582, qui sont identiques à part l’encadrement. [9]

Comme le décor est bien évidemment celui de la cellule de Saint Jérôme, il vaut la peine d’essayer de comprendre ce qui a pu, mis à part la célébrité de Dürer, inciter le premier illustrateur à cet emprunt.

L’interprétation qui suit est originale et spéculative : prière de rajouter à chaque assertion les « sans doute » et les « peut être » qui s’imposent, vu l’opacité du sujet.

Voyons d’abord si le texte qui accompagne l’enluminure peut nous être de quelque lumière :

« …Cette coagulation donc remet de nouveau l’eau dans un corps, car en se congelant il se dissout, et en dissolvant il se congèle, pour nous montrer que le vif-argent qui est un dissolvant du soufre métallique, et lequel il attire à soi pour être congelé, désire de nouveau se conjoindre à l’humidité radicale de ce soufre, et ce soufre derechef s’allie en son Mercure : et ainsi d’une amitié réciproque ne peuvent-ils vivre l’un sans l’autre, s’arrêtant amiablement ensemble comme n’étant qu’une nature…
Puis il ajoute, la génération se retient avec la génération, et la génération se rend victorieuse avec la génération. A bon droit donc disons-nous que notre Mercure susdit recherche toujours l’alliance de ce soufre pour lui servir de forme, duquel il aurait été séparé avec tant d’indicibles regrets, comme ne pouvant pâtir la dissolution de deux amants si parfaits, que ce soufre qui sert de forme au Mercure le fait revenir à soi, et l’attire de l’eau de la terre sitôt qu’il s’en est désuni, afin que de ce corps composé de matière qui est le Mercure, comme nous avons jà dit, et de forme qui est le soufre, nous en puissions tirer une essence parfaite, en laquelle on reconnaisse la diversité des couleurs qu’il est besoin d’y voir… »

Juste à la fin, le texte tente par une pirouette de se racrocher à l’image :

« Mais il se faut représenter que cette science est fort à propos et par excellence comparée aux jeux des petits enfants, par ce que tout art est justement nommé jeu, mais principalement celui des lettres, ludus litterarum, auxquels les bons esprits prennent plaisir, et les doctes autant de contentement sans aucun ennui que les enfants prennent de goût aux choses frivoles selon leur portée, et qui leur fait passer le temps à l’aise et sans appréhension d’aucune incommodité, comme la figure présente nous en représente naïvement l’objet et le portrait. »

Nous sommes ici au coeur du paradoxe des traités alchimiques : il faut déjà connaître le sujet pour décrypter l’illustration puis, l’image étant comprise, pour débrouiller le texte « explicatif » : d’une certaine manière, celui-ci fonctionne en parasite de l’image, pompant ce qui lui reste de sens raréfié pour alimenter ses propres circonvolutions baroques.

Partons donc de l’hypothèse que le jeu d’enfant (« ludus puerorum ») représente ici la multiplication, la toute-fin de l’Oeuvre III.


La multiplication

Une fois la Pierre obtenue, il faut renforcer sa puissance : pour cela, on va recommencer la coction en rajoutant dans l’oeuf du mercure philosophique : mais la pierre étant désormais fixée, les coctions successives sont beaucoup moins exigeantes et de plus en plus rapides.

« La multiplication, en effet, ne se peut réaliser qu’à l’aide du mercure, qui joue le rôle de patient dans l’Oeuvre, et par coctions ou fixations successives… il est capable de transmuter en quantité ; mais il ne peut acquérir cette puissance que par une série de cuissons ultérieures avec le Soufre ou Or philosophique, ce qui constitue la multiplication. » [10]


Les deux fioles

Splendor Solis Ludus puerorum petite fille

Placées au dessus de la porte, elles représentent les deux élixirs qu’il est possible d’obtenir à partir de la Pierre au Rouge et de la Pierre au Blanc .


La Mère : une grande Fille

Splendor Solis Ludus puerorum mere

La fillette en blanc et rouge vue à travers la porte doit être la Pierre (rouge ou blanche) dans son premier état, encore petite et faible, tout juste sortie de la grande coction. Tandis que la Mère, également en blanc et rouge, représente la Pierre en cours de multiplication.


Le chauffe-lait

L’ustensile abandonné sur le banc est une sorte de grande cuillère posée sur un trépied, contenant un liquide blanc. Le chat blanc qui se chauffe au coin du poêle nous confirme qu’il s’agit de lait.

Nous revient alors en mémoire une phrase des Douze portes de Ripley, et qui semble bien se rapporter à la phase de multplication :

« et alors tu pourras ouvrir ton vaisseau et nourrir l’enfant (lequel t’es maintenant né) de lait et de viande toujours de plus en plus. » [11]

La phase de la nourriture au lait semble passée : nous en sommes ici à la nourriture carnée.


La mère-anthropophage

L’image nous montre ce qui est en train de se passer dans le secret du poêle-athanor : l’enfant que la mère porte sur son sein est en fait un Mercure philosophique qu’elle a absorbé pour grandir. Ce qui éclaire a posteriori une phrase sybilline du texte :

« et ce soufre derechef s’allie en son Mercure : et ainsi d’une amitié réciproque ne peuvent-ils vivre l’un sans l’autre, s’arrêtant amiablement ensemble comme n’étant qu’une nature »

L’Amitié du Soufre pour le Mercure est ici un amour cannibale.


Splendor Solis Ludus puerorum troisieme enfant

Un second petit Mercure est en train de grimper le long de la jambe de la Mère. Tandis que le troisième, dûment déshabillé et préparé, va lui être envoyé par Mercure et ou l’Alchimiste (l’homme en bleu près de la fenêtre).


 

Les sept enfants qui jouent

plendor Solis Ludus puerorum enfants

Sur le plancher, deux enfants simulent un tournoi en s’affrontant avec des moulinets. En contrebas – sur le seuil qui nous avait été seulement été suggéré dans la gravure de Dürer – cinq autres enfants jouent, tirant l’un d’entre eux sur un coussin.

Ces sept enfants sont bien différents des trois frères promis à l’absorption, à l’arrière plan. Ils sont joyeux, car ils ont retrouvé la Santé.

Il faut ici rappeler la théorie des métaux imparfaits, qui avait cours depuis Albert le Grand :

« Une matrice malade peut donner naissance à un enfant infirme et lépreux, bien que la semence ait été bonne. Il en est de même des métaux qui s’engendrent au sein de la terre qui leur sert de matrice ; une cause quelconque ou une maladie locale peut conduire à un métal imparfait. »

Le rôle de la Pierre au Blanc ou au Rouge est de transmuter les métaux imparfaits en l’un et l’autre des deux métaux parfait : l’Argent ou l’Or.

« L’or et l’argent peuvent, en effet, être tirés non seulement des mines mais aussi des cinq autres métaux, et plus facilement du mercure, du plomb et de l’étain que du fer et du cuivre. L’or vient de l’étain et du cinabre. » Paracelse, XVIe siècle, Le Ciel des Philosophes.

Gageons que le bambin qui se laisse traîner par les autres sur un coussin rouge aux glands dorés , est bien le premier des Métaux : l’Or.


Le reflet corrigé

Splendor Solis Ludus puerorum reflets corriges
Notre illustrateur alchimique n’a pas recopié les reflets erronés de Dürer : il les a au contraire corrigés : normal dans une illustration consacrée au pouvoir guérisseur de la pierre. Et preuve « a posteriori » que l’erreur de Dürer, délibérée, signalait une sorte de corruption.


Le corbeau sous la fenêtre

C’est un dernier rappel du tout début du chemin, l’Oeuvre au Noir, celle de la Mort et de la Putréfaction. Il joue le même rôle que le crâne dans la gravure de  Dürer.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 1

Voici la synthèse de notre interprétation du Ludus Puerorum.



 Deux compositions parallèles

St. Jerome in His StudySaint Jérôme dans son Etude 1514 Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version BerlinLudus puerorum 1532

Nous sommes prêts pour le petit jeu des comparaisons.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 2
Voici les éléments qui peuvent être mis en correspondance.


Un effet de mode

Kardinal Albrecht von Brandenburg als Hieronymus im Gehäus.jpg

Le Cardinal Albrecht von Brandenburg en Saint Jerome dans son Etude,
Cranach l Ancien, 1526, John and Mable Ringling Museum of Art, Sarasota

L’hypothèse la plus simple pour expliquer ce parallélisme est que l’illustrateur s’est inspiré pour son décor de l’oeuvre ultra-célèbre de Dürer, tout comme Cranach l’a fait pour son portrait d’Albrecht von Brandenburg (lequel serait d’ailleurs, selon certains, le commanditaire de Slendor Solis).


Une interprétation alchimique ?

L’hypothèse à rebours, irrecevable pour les historiens d’art, pour est que si la composition de Dürer a été reprise pour le Ludus puerorum, c’est justement parce qu’elle contenait des références alchimiques qui, dix huit ans après la création du  Saint Jérôme étaient encore comprises dans le cercle des Nurembergeois cultivés. Et que donc l’analyse du Ludus Puerorum peut nous  donner rétrospectivement des lumières sur la signification du Saint Jérôme.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ludus puerorum tableau 3

Voici l’interprétation alchimique  du Saint Jérôme que l’on obtient en combinant mécaniquement les deux tableaux. C’est cette hypothèse (hautement aventureuse) que nous allons tenter de conforter dans le chapitre suivant.


Article suivant : 7 De la Correction à la Transmutation

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[1] Pour consulter la version digitalisée http://bildsuche.digitale-sammlungen.de/index.html?c=viewer&bandnummer=bsb00016775&pimage=00163&lv=1&l=de
[2] https://books.google.fr/books?id=i1JWAAAAcAAJ&pg=PA243&lpg=PA243&dq=pandora+1582+cucurbita&source=bl&ots=aaWDEolw3e&sig=6Dm7SoHsm9-DAzIMMaxMOj0JTkM&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiD8rmrl4bLAhWJrxoKHVKxAPMQ6AEIMTAC#v=onepage&q=pandora%201582%20cucurbita&f=false
[3] Dictionnaire mytho-hermétique, Dom Pernety, 1758
[4] A. Poisson, dans ses Théories et symboles des Alchimistes
[4a] L’illustrateur des pages astrologiques serait l’enlumineur Nikolaus Glockendon, le reste étant attribuable à un graveur inconnu travaillant comme enlumineur. Hartlaub, Gustav Friedrich, Kunst und Magie. Gesammelte Aufsätze, 1991, Ed. by Norbert Miller, Hamburg: Luchterhand Literaturverlag. (Veröffentlichungen der Deutschen Akademie für Sprache und Dichtung Darmstadt) pp.126-128
[5] Pour consulter le Harvey : http://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/record.asp?MSID=7881&CollID=8&NStart=3469
[6] Préparation du tartre http://alchimie.kruptos.com/archives-2/archives2005/le-tartre-des-tonneaux/
Préparation du salpetre : http://alchimie.kruptos.com/archives-2/archives-2008/le-salpetre/
[7] Fulcanelli, Demeures philosophales, II p 37
[8] Splendor solis 1532 http://www.smb-digital.de/eMuseumPlus?service=ExternalInterface&module=collection&objectId=799384&viewType=detailView
[9] La version de 1532 est attribuée à Jörg Breu le Vieux, est est considérée maintenant comme l’originale. Jörg Völlnagel: « Splendor Solis oder Sonnenglanz ». Deutscher Kunstverlag, München, 2004
[10] Fulcanelli, le Mystère des Cathédrales, p147
[11] Le livre des douze portes, G.Ripley, 1590, http://herve.delboy.perso.sfr.fr/Ripley.html

7 De la Correction à la Transmutation

9 juin 2018
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A ne lire que par ceux qui apprécient les parallèles acrobatiques et les constructions fragiles.

Article précédent : 6 La cucurbite de l’Alchimiste



Jonas : l’histoire complete

Jonas. miniature du Menologion de Basile II (976-1025). Manuscript - Vat.gr.1613 bibliotheque du Vatican. Rome
Jonas. miniature du Menologion de Basile II (976-1025). Manuscrit – Vat.gr.1613 bibliotheque du Vatican. Rome [1]

Nous nous sommes jusqu’ici concentrés, dans le livre de Jonas, sur l’épisode de la calebasse (voir 5 Apologie de la Traduction). Il nous faut maintenant raconter l’histoire complète qui, comme le montre cette miniature, se compose de deux parties symétriques.


Dans la baleine (Jonas 1-3)

Alors que Dieu lui avait commandé d’aller reprocher leur méchanceté aux païens de Ninive, Jonas se dérobe et s’enfuit en bateau. Dieu déclenche une tempête, Jonas se dénonce aux matelots et est jeté à l’eau pour calmer les flots. Après trois jours et trois nuits de repentance dans le ventre de la baleine, il est rejeté sur la côte. Il part à Ninive et, en menaçant ses habitants d’une destruction totale sous quarante jours, il les remet dans le droit chemin, et Dieu renonce à les punir.


Sous le ricin (Jonas 4)

Quelque peu jusqu’au-boutiste, l’ex-rebelle se plaint de la clémence de Dieu vis à vis des ex-païens. Dieu fait alors pousser en une journée un ricin pour abriter Jonas, qui souffre du soleil brûlant ; puis il le détruit tout aussi rapidement par la piqûre d’un ver, faisant ainsi sentir au prophète, qui souffre d’avoir perdu sa plante verte, combien plus douloureuse aurait été pour lui, Dieu, la perte des cent vint mille Ninivites.


Des transformations accélérées

Derrière les images fabuleuses (la baleine, le vent brûlant, le ricin , le ver), la narration expose, de manière très structurée, une suite de transformations.

JeromeAlchimie_tableau1

  • 1) Jonas, en trois jours sous-marins, se repent et subit une transformation positive, de la rébellion à la soumission ;
  • 2) Il menace les Ninivites, sous quarante jours, de la transformation négative maximale : la destruction ;
  • 3) Les Ninivites se repentent, effectuant la même transformation positive que Jonas

Première moralité : se repentir évite d’être détruit.

La seconde moitié de l’histoire développe ce qu’est la destruction, à laquelle aussi bien Jonas que les Ninivites ont échappé.

  • 4) En faisant pousser le ricin-parasol, Dieu soulage Jonas du soleil brûlant (transformation positive).
  • 5) Puis il fait au ricin ce qu’il a évité à la ville (transformation négative maximale : la destruction).
  • 6) Jonas ressent alors dans sa chair la souffrance de la destruction (transformation négative limitée).


Jonas comme Jésus

Ce parallèle remonte à l’Evangile de Matthieu

«Comme Jonas fut dans le ventre du monstre marin trois jours et trois nuits, ainsi le Fils de l’homme sera dans le sein de la terre trois jours et trois nuits» Mt 12,40


Jonas und der Wal, Armoiries de Justus Jonas Universitatsmatrikel Erfurt
Armoiries du réformateur Justus Jonas, registres paroissiaux de l’Université d’ Erfurt

Il est très courant de voir représentés ensemble ces deux épisodes  de l’Ancien et du Nouveau Testament. Dans cette miniature amusante, l’illustrateur a rajouté sur le dos du cétacé. un marin qui fait fondre la graisse.



JeromeAlchimie_tableau2
Au delà des différences évidentes, le point commun est qu’un « héros », parce qu’il a subi une épreuve qui le retranche du monde des vivants, acquiert un pouvoir de transformation positive sur autrui.


Des parallèles troublants

Nous entrons ici dans le domaine des conjectures, qu’aucun texte ne vient étayer.



JeromeAlchimie_tableau3
Le paradigme du « prisonnier libérateur » s’applique à Saint Jérôme : c’est parce qu’il s’est exilé durant quatre ans dans le désert qu’il est devenu capable de débarrasser les textes de leurs erreurs de traduction (et métaphoriquement de ses épines le lion souffrant).



JeromeAlchimie_tableau4
L’Alchimie propose un schéma équivalent : c’est parce que la Pierre philosophale a été scellée et isolée du monde dans l’Oeuf philosophal qu’elle a acquis le pouvoir de « guérir » les métaux malades.


Conversion (pour Jonas), Rédemption (pour Jésus), Correction (pour Saint Jérôme), Transmutation (pour l’Alchimiste) : Dürer aurait-il poussé ses réflexions jusque là ? Nous n’en aurons jamais la preuve.

Nous allons néanmoins proposer une interprétation alchimique du Saint Jérôme, sur la base de notre grille de lecture, en commençant par présenter quatre arguments qui militent en faveur de cette possibilité.


Vers une interprétation alchimique

Une postérité alchimique

Splendor Solis Ludus puerorum 1532 version Berlin
L’illustrateur du Splendor Solis s’en est inspiré quinze ans plus tard, pour illustrer une phase de l’Oeuvre III, en recopiant l’étude du Saint avec bon nombre de ses objets (cet argument a été analysé en détail dans 6 La cucurbite de l’Alchimiste).


De A à AD

Melencolia_LettreA Durer Saint Jerome La grand Monogramme

Si Melencolia Prima est bien consacrée à la lettre A et à l’Oeuvre I, il serait logique que la gravure de Saint Jérôme, construite comme nous l’avons vu à la gloire du monogramme AD, héberge, en quatre phases de A à D, une sorte d‘abrégé du Grand Oeuvre.


Des opposés qui s’imbriquent

Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg mercure soufre
Le Mercure et le Soufre
Traité de l’Azoth, 1613, Basile Valentin

L’insistance sur les D noirs et D blancs qui s’affrontent ou s’imbriquent – que nous avions noté dans 1 L’ABCD de Saint Jérôme sans pouvoir l’expliquer – prend, dans l’optique dualiste de l’Alchimie de l’époque, un côté Yin et Yang qui n’est pas sans évoquer la relation entre les deux Principes du Mercure et du Soufre, représentés ici par le Dragon (le Volatil) dévoré par le Lion (le Fixe).



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude MERCURE SOUFRE
A gauche, le Chien en forme de croissant se réplique dans le D blanc de la Table, dans la barbe, l’étole et l’auréole de Saint Jérôme, ainsi que dans les deux D du sablier : nous partirons de l’hypothèse que tous évoquent le Mercure, principe lunaire dont la couleur est le Blanc.

A droite, de part et d’autre de l’ombre quadrupède, une parenté de posture unit le Lion et Saint Jérôme dont les mains serrent le pupitre comme des griffes, sous sa cape et son galero cardinalice : partons de l’hypothèse que tous évoquent le Soufre, principe solaire dont la couleur est le Rouge et dont le Lion est, dans les illustrations alchimiques, un des symboles les plus courants.

Mélange parfaitement équilibré de Blanc et de Rouge, Saint Jérôme en cardinal apparaît comme un candidat parfait pour illustrer la synthèse philosophale tout autant que la devise de l’alchimiste, Ora et Labora (Prie et Travaille). Seul son statut d’officiel de l’Eglise a dans doute retenu les auteurs et illustrateurs alchimiques d’utiliser ouvertement son image.


Des symboles alchimiques reconnaissables

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude symboles alchimiques
Très présent dans les illustrations alchimiques, le crâne représente la putréfaction, ou bien les résidus à rejeter. La croix quant à elle est un symbole du creuset (voir 7.3 A Noir ). Ainsi la ligne qui, dans une optique chrétienne, fait voir à Saint Jérôme le crâne d’Adam derrière la tête du Christ (flèche bleue) peut s’interpréter, dans un sens alchimique, comme le « caput mortiis« , la scorie qui apparaît en haut du creuset lors de la « crucifixion » que constitue l’oeuvre I.

Le sablier et le chien (en vert) sont deux éléments de Melencolia I qui se retrouvent ici à la même place relative : rappelons que dans le contexte de l’Oeuvre I, nous les avions interprétés comme le Sel double, et le Mercure en cours de fixation.


Douze-Clefs-de-B_Valentin-02
Clé II
Les douze clefs de philosophie de frère Basile Valentin, traictant de médecine métalique (Édtion de Michael Maier, 1628)

Le passage du lévrier au chien domestique fait penser, toutes proportions gardées, au passage des grandes ailles aux petites ailes indiquant ici la perte de volatilité du Mercure.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude ecritoires

Ajoutons que les deux écritoires, celui de la fenêtre et celui de la table, sont aussi dans les mêmes positions relatives que la tablette de l’angelot et le livre de la Mélancolie, lesquels représentaient, toujours selon notre interprétation, deux états de la Matière Première durant sa purification dans l’Oeuvre I.

Tout se passe comme si le Saint écrivant (« fixant ») constituait une forme augmentée de l’Angelot, autrement dit du Soufre.


La « cucurbite », objet totalement original qui n’a été conservé dans aucun autre des innombrables Saint Jérôme inspirés de la gravure de Dürer, pouvait être à l’époque immédiatement reconnaissable comme une allusion soit à l’instrument, soit à « l »oeuf philosophique » dont la coction constitue l’Oeuvre III

Le lion, symbole en général du Soufre et du Fixe, intervient également dans les dernières étapes du Grand Oeuvre : par association avec les habits du cardinal, il s’agirait ici du Lion Rouge.


Durer 1514 Saint Jerome dans son etude chapeau spirale
Le chapeau de cardinal, rouge avec ses glands dorés, quelque chose d’à la fois fixe et mobile qui se place à la surface et qu’on attrape par un fil, transpose assez bien la symbolique habituelle de la « pêche au rebis », et du « couronnement du petit Roi » dans l’oeuvre II, telle qu’elle est illustrée par exemple dans le Splendor  Solis.

Spendor Solis Lune Splendor Solis Ludus puerorum petite fille

Comme dans ce dernier, les deux fioles fermées au dessus de la porte du tabernacle pourraient représenter les deux élixirs préparés dans l’Oeuvre III, qui permettent de « réincruder » les sept métaux, ici représentés par les sept lettres ouvertes par le ciseau.


tomba2-300x241

« Eadem mutata resurgo ». Tombe du mathématicien Bernouilli, 1705 [3].

Enfin la spirale, figure de croissance, de répétition et d’éternité (car elle se modifie en restant semblable à elle -même ) illustre assez bien à la fois le mode opératoire (réitérations, augmentation de poids) et le résultat (pierre philosophale) de l’Oeuvre III.

De manière générale, la lecture de gauche à droite est cohérente avec la progression alchimique, de l’Oeuvre I à l’Oeuvre III.


Une interprétation alchimique d’ensemble

JeromeAlchimie_grillecomplete

Sans autre commentaires, voici une interprétation possible dans laquelle le thème de la « Transmutation » se superpose comme un gant – grâce à tous les parallélismes déjà notés – à celui de la « Traduction ».

Deux instantanés de la lumière

Durer 1514 Saint Jerome dans son etude lumieres
Melencolia I montrait un instant unique, celui de l’apparition :

  • dans le ciel évangélique, de l’Etoile de Noël qui annonce la naissance du Christ ;
  • dans le microscosme alchimique, de l’Etoile du Régule qui signe la fin de l’Oeuvre I (voir 7.5 Le Régule Martial Etoilé)

La gravure de Saint Jérôme montre également un moment privilégié : celui où le soleil projette l’ombre de la croix sur la paroi de la fenêtre, au milieu de reflets fautifs :

  • dans l’interprétation religieuse : Dieu rappelle à la fois le péché originel de l’Homme et le moyen de sa rédemption (la croix) ;
  • dans l’interprétation alchimique : Dieu rappelle à la fois la corruption de la matière première et le moyen de sa rédemption (le creuset).

A l’apparition inaugurale d’une lumière extraordinaire, s’oppose la réitération quotidienne d’une commémoration.



Durer 1514 Saint Jerome dans son etude deux visions
Le Saint (ou l’Adepte) n’ont pas besoin de voir ce rappel : par le chapelet de la prière (ORA), par la balayette du travail (LABORA), ils ont maîtrisé et intériorisé le cycle de La Re-Création, celui de la Traduction, celui de la Transmutation.

C’est en revanche à l’intention du Mort (et du Spectateur profane planté sur le seuil) que tous les jours de toutes les semaines, Dieu réitère son signe cruciforme : il lui montre, au delà des symboles funéraires (la croix d’ombre, le goupillon, le sablier) trois symboles circulaires de l’Espérance : la chapeau de gloire, la calebasse de Jonas et des pèlerins, et la spirale de l’Eternité.


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Références :
[1] https://digi.vatlib.it/view/MSS_Vat.gr.1613/0081?sid=a7590df9b8aca22111c8359533716419
[2]  » Lion : Les Philosophes Chymistes emploient souvent ce terme dans leurs ouvrages, pour signifier une des matières qui entrent dans la composition du magistère. En général c’est ce qu’ils appellent leur Mâle ou leur Soleil, tant avant qu’après la confection de leur mercure animé. Avant la confection, c’est la partie fixe, ou matière capable de résister à l’action du feu. Après la confection, c’est encore la matière fixe qu’il faut employer, mais plus parfaite qu’elle n’était avant. Au commencement c’était le Lion vert, elle devient Lion rouge par la préparation. C’est avec le premier qu’on fait le mercure, et avec le second qu’on fait la pierre ou l’élixir. » Dom Pernety, DICTIONNAIRE MYTHO-HERMETIQUE, 1787

[3]  Il n’y pas de trace de cette formule auparavant, mais l’association de la spirale avec la permanence est immémoriale. A cause de sa forme, mais aussi à cause de l’escargot qui hiberne dans sa coquille : les premiers chrétiens en posaient dans les sarcophages comme symbole de la résurrection et de l’immortalité de l’âme.
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Conclusion sur les deux Meisterstiche

9 juin 2018
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Comment admettre qu’en partant des gribouillages médiévaux, Dürer ait pu du premier coup produire deux gravures alchimiques aussi sophistiquées, et inventer ex nihilo les procédés de cryptage graphique qui ne trouveront leur plein aboutissement que dix huit ans plus tard avec le Splendor Solis ?

Posons la question en sens inverse : si ce procédé avait dû être mis au point par quelqu’un, quelque part et à une quelconque période, quel meilleur candidat que Dürer, à Nuremberg, et en 1514 ?

Article précédent : 7 De la Correction à la Transmutation



 L’Arc de Triomphe de Maximilien I

Arc de Triomphe de Maximilien

Montage de Arc de Triomphe de Maximilien I

Outre ses trois gravures majeures (Meisterstiche), à quoi s’occupe-t-il cette même année ? Il termine la préparation de son énorme gravure pour l’Arc de Triomphe de Maximilien I [1], bourrée d’emblèmes et de symboles.


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Les « Hieroglyphica » d’Horapollon

Il s’agit d’un texte grec sensé expliquer la signification des hiéroglyphes [2]. Retrouvé un siècle plus tôt, édité pour la première fois en Italie en 1503, il passionnait les humanistes. Or en 1512, à la demande de ce même empereur Maximilien, Pirckheimer en avait commencé une des toutes premières traduction latine, qui ne sera jamais éditée. Son manuscrit, exhumé et édité par Karl Giehlow en 1915 [3], a très probablement été illustré par Dürer. En voici quatre échantillons, typiques de l’ambiance intellectuelle dans laquelle baignaient à cette époque les deux amis.



Durer Horapollo 17

Hieroglyphe 17. Comment ils représentent l’ardeur

« Quand ils veulent représenter l’ardeur, ils peignent un lion. En effet, cet animal a une grande tête, des pupilles enflammées, la face arrondie et autour de celle-ci, des poils rayonnants, à la ressemblance du soleil. C’est pourquoi ils placent des lions sous le trône d’Horus, marquant (ainsi) le trait de ressemblance entre le dieu et l’animal. Le soleil est (appelé) Horus parce qu’il a puissance sur les heures. »


Durer Horapollo 19

Hieroglyphe 19. Comment ils écrivent celui qui veille.

« Voulant écrire celui qui veille, ou bien le gardien, ils dessinent une tête de lion, parce que le lion ferme les yeux quand il veille et les tient ouverts quand il dort, ce qui est le signe qu’il fait bonne garde. C’est pourquoi ils mettent des lions aux serrures des temples pour symboliser des gardiens. »


Durer Horapollo 39

Hieroglyphe 39 Comment ils écrivent l’hiérogrammate (le scribe).

Quand ils veulent écrire différemment l’hiérogrammate, ou le prophète, ou l’embaumeur, ou la rate, ou l’odorat, ou le rire, ou l’éternuement, ils peignent un chien.

  • a) L’hiérogrammate, parce que celui qui veut devenir un parfait hiérogrammate doit s’exercer souvent à la récitation, crier continuellement et avoir un air sauvage, sans montrer de complaisance pour personne, comme les chiens.
  • b) Le prophète, parce que le chien regarde avec plus d’attention que les autres animaux les images des dieux, comme (le fait) le prophète.
  • c) L’embaumeur des animaux sacrés, parce que lui aussi regarde les animaux sacrés, dépouillés et découpés, auxquels il doit rendre les devoirs funèbres.
  • d) La rate, parce que, de tous les animaux, le chien a la rate la plus légère. S’il est touché par la mort ou atteint de la rage, c’est la rate qui en est la cause, et ceux qui s’occupent de cet animal lorsqu’on l’ensevelit deviennent pour la plupart hypocondriaques au moment de mourir ; car en aspirant les exhalaisons du chien ils en subissent l’infection.
  • e) L’odorat, le rire et l’éternuement, parce que ceux qui sont gravement atteints d’hypocondrie ne peuvent ni sentir, ni rire, ni éternuer.


Durer Horapollo 43
Hieroglyphe 43. Comment ils représentent la pureté.

Quand ils veulent écrire la pureté ; ils peignent le feu et l’eau, parce que c’est au moyen de ces éléments que l’on accomplit toute purification.


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Bien sûr, le lion, le chien, les fioles et la bougie de Saint Jérôme ne sortent pas directement des Hieroglyphica. Mais ils montrent que l’idée de codage et de cryptage était dans l’esprit du temps. Ainsi une image peut représenter :

  • un autre objet par analogie formelle (Hieroglyphe 17 : la tête du lion ressemble au soleil)
  • un autre objet par analogie fonctionnelle (Hieroglyphe 19 : s’il faut appliquer Horapollon à la lettre, alors le lion qui ouvre les yeux chez Saint Jérôme est aussi endormi que le chien !)
  • plusieurs objets sans aucun rapport entre eux, grâce à des analogies tarabiscotées (Hieroglyphe 39 : le chien polysémique)
  • un concept par ses instruments (la pureté, obtenue par le feu et l’eau).

L’idée de combiner plusieurs emblèmes pour produire une sorte de phrase, à comprendre dans son ensemble, aurait-elle effleuré nos deux compères ?


Pirckheimer

Pirckheimer : Avant-projet pour l' »image secrète » et le panégyrique de l’Arc de Triomphe de Maximilien I

Il nous reste en tout cas de Pirckheimer cette radiographie parfaite du cerveau des génies de Nuremberg : un texte latin truffé de glyphes, dont voici le tableau de décodage par Giehlow :



Pirckheimer_traduction



 

Ainsi, en 1514, dans le cercle de Dürer, on se passionne, comme Saint Jérôme, pour une traduction du grec au latin et pour le déchiffrage d’une parole perdue. On s’amuse avec le cryptage graphique au moyen d’emblèmes polyvalents. Cette agitation intellectuelle entre des hommes d’exception a produit deux oeuvres unique, deux rébus graphiques d’une ambition aussi démesurée que l’Arc de Triomphe de Maximilien :

  • Melencolia I : un carré magique visuel,
  • Saint Jérôme : un tableau d’emblèmes.

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Références :
[1] On peut trouver les 36 gravures composant ce portail colossal sur http://www.photo.rmn.fr/C.aspx?VP3=SearchResult&VBID=2CO5PC76VFP9A
[2] Traduction française : http://asklepios.chez.com/horapollo/horapollon.htm
[3] Karl GIEHLOW, « Die Hieroglyphenkunde des Humanismus in der Allergorie der Renaissance… », in Jahrb. der kunsthist. Sammlungen des Allerh. Kaiserhauses, t. XXXII, Wien u. Leipzig, 1915 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/jbksak1915/0005/image?sid=1697a6c3af99e3f0b670403a4e6533c1

1 Distinguer les larrons

30 mai 2018
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Comment distinguer le Bon et le Mauvais larron : quelques trucs.


L’histoire des deux larrons tient en quelques lignes de l’Evangile de Luc :

« L’un des malfaiteurs suspendus à la croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. ». Mais l’autre, le reprenant, déclara : « Tu n’as même pas crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes : mais lui n’a rien fait de mal » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi lorsque tu viendras dans ton Royaume. » Et il lui dit : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis. » » Luc, 23, 39-437


Un dialogue fondateur

Conrad_Laib_Kreuzigung 1449, Belvedere, WienCrucifixion
Conrad Laib, 1449, Belvedere, Wien
museo_lacrocifissionedeisanti_angelicoLa Crucifixion et les Saints,
Fra Angelico, 1137-1446, Couvent de San Marco, Florence

La manière habituelle de traduire ce dialogue est de détourner le regard du Mauvais Larron et de diriger celui du Bon vers Jésus, lequel lui répond en inclinant la tête vers sa droite.

En reconnaissant sa culpabilité et la Royauté de Jésus, le Bon Larron est à la fois une figure de la Confession, de la Conversion et de l’Intercession.


Le premier Saint

Fra Angelico,1437-1446 Couvent San Marco Florence.
Crucifixion, Fra Angelico,1437-1446, Couvent San Marco Florence.

Son entrée directe au Paradis, promise par Jésus en personne, en fait le tout premier Saint de l’Ere Chrétienne. D’où l’auréole qui lui est ici rajoutée, à l’image de Jésus.

Ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés chronologiques : où était le bon Larron une fois mort et avant que Jésus ne ressuscite ? Est-il concevable qu’il soit entré au Paradis avant Jésus ? Attendait-il quelque part ? [1]


Pour illustrer l’histoire de manière intelligible , les artistes ont très tôt du résoudre deux problèmes :

  • comment différencier Jésus et les larrons ?
  • comment différencier les larrons entre eux ?

L’emplacement des croix

Les quatre Evangiles ne précisent ni le nom des Larrons, ni l’emplacement de leurs croix. Mais l’Evangile de Nicodème au IVème siècle baptise le Bon et le Mauvais Larron Dysmas et Gestas, et les place respectivement à droite et à gauche du Christ, en position d’honneur et en position d’infamie.

Il n’y aura que très peu d’exceptions à cette règle que le Bon Larron, en sa qualité de Saint, est toujours à la droite du Christ [2].


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Porte de l’Eglise Sainte Sabine, Rome, IVème siècle

Dans cette Crucifixion, la plus ancienne connue, les trois protagonistes ont la tête tournée vers la gauche. On considère en général que le larron qui se trouve à la droite du Christ, et dont le regard se détourne de lui, serait le Mauvais : ce qui n’est pas cohérent avec le fait que le Christ regarde vers lui. Le détail distinctif est en fait la porte qui s’ouvre dans le fronton, la Porte du Ciel : le larron à la droite du Christ est donc bien le Bon, malgré sa plus petite taille : celle-ci doit être comprise comme un élément positif, qui lui permet de s’inscrire harmonieusement à l’intérieur de son compartiment, exprimant ainsi son humilité ; tandis que le Mauvais larron déborde de toute part, manifestant son hybris.


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Icône du VIIIème siècle, Monastère de Ste Catherine du Sinaï

L’icône du Mont Sinaï nomme Gestas le Larron à droite du Christ et lui ajoute des mamelles, sans doute en signe de dépréciation. Il s’agirait donc du Mauvais larron.


Beatus de gerone 975 Crucifixion

Crucifixion, Beatus-de-Gérone, 975, Trésor de la cathédrale de Gérone

En revanche ici Gestas, toujours à droite du Christ, est clairement le Bon Larron, comme le montre l’Ange qui vient recueillir son âme. Il existe ainsi de rares exemples, jusqu’à la fin du Moyen-Age, d’inversion  du nom des larrons : mais le Bon, identifié par l’ange, se trouve désormais toujours à la droite du Christ.

L’emplacement des croix ayant été fixé très tôt,  les artistes ont cherché d’autres moyens de différencier les larrons. Voici une bref aperçu des solutions les plus originales



Postures différentes

Chludov Psalter 850 Moscow, Historical Museum MS 129 fol 45v detail

Psautier Chludov, vers 850, Moscou, Historical Museum MS 129, Fol 45v

Le Bon Larron regarde le Christ tandis que le Mauvais est mort. On remarquera que, comme à Sainte Sabine, la croix du Mauvais larron est plus grande (sur cette image, voir aussi ZZZ).


Evangeliaire de Drogon 9eme s BNF Lat 9388 plat superieur

Evangéliaire de Drogon (plat supérieur, détail), 9ème siècle, BNF Lat 9388 (gallica)

Le Bon larron bénéficie d’une croix en Y au tronc florissant où il est cloué à l’imitation du Christ, tandis que le Mauvais est accroché, les bras en arrière, à un arbre sec et fourchu.


1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune bon larron 1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune mauvais larron

Crucifixion, Vers 1145, provenant du cloître de la cathédrale, musée de Navarre, Pampelune

Les deux larrons sont déportés sur les faces latérales du chapiteau, les bras passés derrière la traverse :

  • le Bon joint les mains et croise les pieds, couronné par un ange, à la grande déception d’un démon grimaçant ;
  • le Mauvais croise les mains et joint les pieds, garrotté par quatre bourreaux, et les joues lacérés par deux démons à fourchette [3].

Sur ce chapiteau, voir aussi 2 Les anges aux luminaires .


1399-1407 The Crucifixion, Sherborne Missal BL Add MS 74236, p. 380La Crucifixion, 1399-1407, Missel Sherborne, BL Add MS 74236, p. 380

Les deux larrons sont strictement identiques : tous deux jeunes, blonds, barbus, même pagne, même cruel système de fixation par une barre d’acier à laquelle quel leurs bras retournés sont attachés par derrière.

Du coup l’oeil s’attache à la seule différence qui vaille : l’un est tourné vers le Christ, l’autre lui tourne le dos.



Particularités capillaires

Crucifixion (Meister der Kemptener Kreuzigung), 1470 Germanisches Nationalmuseum, NurnbergCrucifixion, Meister der Kemptener Kreuzigung, 1470, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg Retable de Haldern, panneau central, maitre de Schoppingen 1450-70 Westfalisches Landesmuseum fur Kunst und KulturgeschichteMunsterRetable de Haldern, panneau central, Maître de Schöppingen, 1450-70, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte,Münster

Lorsque les physionomies diffèrent, la logique voudrait que la Bon Larron, plus sage, soir représenté comme un homme plus âgé, aux cheveux blancs.


Calvario,_del_taller_de_Miguel_Ximenez_1483 -1487(Museo_de_Zaragoza)Crucifixion, Atelier de Miguel Ximénez, 1483 -1487, Museo de Zaragoza atelier de Lucas Cranach (1536) berlin-marienkircheAtelier de Lucas Cranach, 1536, Marienkirche,Berlin

Mais la représentation inverse existe : comprenons que le Mauvais Larron est un criminel endurci alors que le Bon Larron est un jeune homme encore tendre.


Crucifixion Maitre de 1477 Wallraf Richardz Museum, CologneCrucifixion, Maitre de 1477, Wallraf Richardz Museum, Cologne Crucifixion Bramantino 1515 Musee de Brera MilanCrucifixion, Bramantino, 1515, Musée de Brera, Milan

Le crâne rasé signale le criminel : le Maître de 1477 l’inflige au Mauvais larron seulement, Bramantino aux deux.



Les vêtements

963px-St_Pons,cathédrale,ancien_portail_ouest,tympan_droitTympan, Fin 12ème siècle, Saint Pons de Thomières

Le Bon Larron porte la même tunique longue que le Christ, alors que le Bon porte une tunique courte, qui permet au démon de lui casser les jambes.


1400 ca Livre d'Heures Avignon Vienne ONB Cod. Ser. n. 9450 p 349Livre d’Heures (Avignon), vers 1400, Vienne ONB Cod. Ser. n. 9450 p 349

La logique vestimentaire inverse joue dans ces deux larrons exilés, de manière très originale, dans la marge habituellement réservée aux drôleries. Les visages (glabre et barbu) et la position des bras ajoute à la différentiation.


Derick_Baegert_- Crucifixion vers 1475_AltarPropsteikirche Dortmund

Crucifixion
Derick Baegert, vers 1475, Propsteikirche, Dortmund

Mis à part la direction du regard, rien ne différencie entre eux les deux larrons :

  • même mode d’accrochage (mains liées par derrière à une barre secondaire),
  • même position des jambes (la gauche pliée, la droite tendue),
  • même vêtement (une tunique courte et un caleçon) qui contraste avec le périzonium de Jésus.


Master_of_Delft_-_The_Crucifixion-_Central_Panel_-_Google_Art_ProjectTriptyque avec des scènes de la Passion, Maître de Delft, vers 1500-1510, National Gallery, Londres altdorfer-1526 germanisches museum nurnbergCrucifixion, Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

A l’opposé, les larrons pouvent être seulement vêtus d’un cache-sexe (subligaculum), voire carrément nus.


Kalvarienberg_Altar_Osterreich_Anfang_16_Jh

Crucifixion
Peintre autrichien, début XVIeme, collection privée

Cet exemple unique d’une différence de vêtements entre les deux Larrons n’est guère heureux iconographiquement, car les chausses rouge du Bon Larron créent une ressemblance malvenue entre les deux autres personnages.



Le bandeau


Jan van Eyck The Crucifixion; The Last Judgment, ca. 1430 The Metropolitan Museum, NY

Crucifixion
Jan van Eyck, vers 1430, The Metropolitan Museum, New York

Dans cette Crucifixion, le tissu semble avoir une conotation négative d’Opacité : la taille des parties couvertes augmente depuis le Christ vêtu seulement d’un périzonium transparent, jusqu’au Mauvais Larron les yeux bandés et avec un caleçon long.



La_Brigue_-_Chapelle_Notre-Dame-des-Fontaines_-_Nef_-_Fresques_de_la_Passion_du_Christ_Giovanni Canavesio-vers 1480

Fresques de la Passion du Christ,
Giovanni Canavesio, vers 1480, Chapelle Notre-Dame-des-Fontaines, La Brigue

Dans cette fresque rustique et pédagogique, Dimas et Gestas ont mêmement les yeux bandés. Deux bourreaux leur tailladent les jambes pour accélérer leur mort, tandis qu’un ange et un démon sauvent ou embrochent leur âme. Le mauvais larron, les cheveux blanchis, tire la langue.


Bosch La Tentation de saint Antoine, , revers volet droit,vers 1501, Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne

Portement de croix , revers du volet droit de La Tentation de saint Antoine
Bosch, vers 1501, Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne

Dans ce Portement de Croix, Bosch affronte la gageure de nous faire deviner le Bon et le Mauvais Larron avant même qu’ils ne soient montés en croix. Voyez-vous comment ?

Voir la réponse...

Le larron de gauche est encore en train de se confesser, son bandeau traîne sur le rebord du talus et un soldat attend pour lui entraver les mains : ce criminel soucieux de son salut est à coup sûr le Bon Larron.

L’autre a déjà les yeux bandés et les mains ficelées dans le dos : ayant bâclé ou refusé la confession, il est prêt à partir pour le supplice. Un détail infime confirme qu’il s’agit bien du Mauvais Larron : il a un pied nu et l’autre chaussé ce qui, chez Bosch, est en général synonyme de dérangement, de déraison.


Hermen Rode Lubeck St Marien

Crucifixion
Hermen Rode, 1494, MarienKirche, Lübeck, détruit en 1942

Lorsqu’un seul des larrons a les yeux bandés, il semble naturel que se soit le Mauvais, en signe d’aveuglement.


follower of Rogier van der Weyden vers 1500 Indianapolis museum of artCrucifixion
Suiveur de Rogier van der Weyden, vers 1500, Indianapolis Museum of Art
Baegert,Derick_—_Kreuzigung_Christi_vers 1498(Alte_Pinakothek)Crucifixion
Derick Baegert, vers 1498, Alte Pinakothek, Munich

Mais la situation inverse existe. Dans ce cas, on peut l’interpréter comme un comble, une preuve de l’excellence du Bon Larron : même les yeux bandés, il est capable de reconnaître la Royauté de Jésus.



La vue de dos

 

La vue de dos permet quelquefois de différencier le Mauvais Larron, plus rarement le Bon Larron. Sur ce sujet complexe et évolutif, voir 1 Calvaires plans .


Mis à part l’auréole, ni l’âge, ni les vêtements, ni même le bandeau sur les yeux, ne sont l’apanage de l’un ou de l’autre larron. Nous allons voir qu’un autre signe distinctif est plus pertinent : 2 Croix-poutre, croix-tronc).

Références :
[1] Sur ces intéressantes questions et leurs réponses dans l’iconographie, voir Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, p 29 et ss
[2] Nous reprenons ici les exemples donnés dans Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, p 41 et ss
[3] Jacques Bousquet, « A propos d’un des tympans de Saint-Pons. La place des larrons dans la crucifixion », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n° 8, 1977

2 Croix-poutres, croix-troncs

30 mai 2018
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Croix-poutres, croix-troncs

Une des différentiations les plus courantes se fait entre la croix du Christ et celles des larrons : en général par la taille ou par le type d’accrochage (clous ou corde) , mais souvent aussi par le type de bois : poutre équarrie ou tronc brut.

Tous ces détails n’étant pas codifiés par des textes, les artistes au fil du temps ont adopté des solutions variées : pour des raisons symboliques qu’il est possible de deviner, pour des raisons de mode ou de concurrence définitivement oubliées, ou pour les deux : tant il est toujours possible de surajouter une interprétation théologique à une innovation graphique, et réciproquement.

En nous appuyant sur le livre fondamental de Christiane Klapisch-Zuber [1], nous allons esquisser une rapide histoire des différentes combinaisons de croix-poutres et croix-troncs dans la peinture occidentale, des plus anciennes aux plus récentes et des plus courantes au plus rares : le but étant de situer dans le temps et l’évolution logique des formes les cas les plus intrigants : ceux ou le type de croix ne sert pas à différencier le Christ des Larrons, mais les Larrons entre eux.



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Etape 1 : trois croix-poutre identiques

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Invention de la Croix Triptyque de Stavelot 1156 Pierpont Morgan Library New York

Invention de la Croix Triptyque de Stavelot, 1156, Pierpont Morgan Library, New York

Depuis le Vème siècle s’est établie la Légende de l’Invention de la Croix par Sainte Hélène. Trois croix identiques ayant été découvertes à Jérusalem, on reconnut celle du Christ à ce qu’elle ressuscita un mort lorsqu’on le plaça dessous.


Crucifixion Evangeliaire syriaque de Rabula 586

Crucifixion, Evangéliaire syriaque de Rabula, 586

Pratiquement toutes les crucifixions anciennes prennent donc soin de représenter trois croix-poutres rigoureusement identiques.


Reliure des Evangiles de Drogon Metz, 845-855. BnF

Reliure des Evangiles de Drogon, Metz, 845-855. BnF

Une exception notable : dans cet ivoire carolingien, le Mauvais larron est attaché à un arbre sec aux branches tortes ; le Bon est cloué, comme le Christ, sur un tronc en Y dont la forme se rapproche déjà de celle de la croix, tandis qu’une volute de feuillage se développe à sa base pour signifier la Sainteté.


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Etape 2 : poutre-tronc-poutre

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A partir de la fin du XIIème siècle, en Italie, l’attention se porta sur un autre élément de la Légende de l’Invention de la Sainte Croix : l’arbre dont celle-ci avait été faite était issu, suite à diverses tribulations, d’un rameau de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, que Seth, le fils d’Adam, avait planté sur le crâne de son père. Cet arbre, celui qui avait causé la péché d’Eve, est à bien distinguer de l’autre arbre sacré du Jardin d’Eden, l’Arbre de Vie, qui donne l’immortalité.


Benedetto ANTELAMI - descente de croix (marbre)

Déposition, Benedetto Antelami, 1178, Cathédrale de Parme

Dès la fin du XIIème siècle apparut donc en Italie l’idée de représenter la croix sous forme d’un tronc émondé ou bourgeonnant, illustrant la régénération de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal :

« L’Arbre du péché devint, par la Passion du Christ, un nouvel Arbre de vie, l’instrument du supplice se fit arbre « vivant » et manifesta la victoire du Christ sur la mort à laquelle avaient été condamnés les descendants d’Adam ». [1], p 53


Giovanni Pisano Crucifixion 1301, Chaire de Sant' Andrea, Pistoia, by

Giovanni Pisano, Crucifixion 1301, Chaire de Sant’ Andrea, Pistoia,

Pisano a rajouté ici le crâne d’Adam à la base du tronc, et conservé pour les larrons des croix-poutres, faites de bois ordinaire.

« Le trait le plus frappant des croix en Y est la manière dont le corps du supplicié et le bois de l’Arbre de Vie collent pour ainsi dire l’un à l’autre… de sorte que végétal et humain semblent indissociables… Cette présentation quasiment fusionnelle de la croix-arbre et du crucifié fait écho aux dévotions par lesquelles les fidèles assumaient les tourments de la Flagellation et de la Crucifixion dans leur propre chair. » [1], p 57



The-Crucifixion- Crawford et Balcarres, master of citta di castello vers 1320 Manchester, City Art Gallery

Crucifixion Crawford et Balcarres, maître de la Citta di Castello, vers 1320, Manchester, City Art Gallery

Au début du XIVeme siècle, le symbole de l’Arbre de Vie passa, toujours en Italie, de la sculpture à la peinture. Dans ce chef d’oeuvre (autrefois attribué à Duccio), on peut remarquer l’innovation iconographique du sang qui vient laver le crâne d’Adam, illustrant l’idée de Rédemption ; et qui dégoûte aussi au passage sur les yeux du lancier à droite de la croix : un centurion aveugle qui, selon la Légende Dorée, retrouva ainsi la vue et devint Saint Longin.


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Etape 3 : tronc-poutre-tronc

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Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreCrucifixion
Antonello de Messina, 1475, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Un siécle après, la formule s’inverse visuellement, tout en restant paradoxalement reliée à la même légende de l’Arbre de Vie, mais par un autre aspect :

« Les peintres du XVème siècle se rallient à une vision moins symbolique, plus historique du passé ce ce bois (qui… avait été travaillé pour le Temple, puis pour un pont)… Le bois équarri du Christ rappellerait ainsi les avatars de l’arbre issu du Paradis et prédestiné à la Rédemption de l’Humanité » [1], p 57

Certains historiens de l’Art avancent même que, si l’arbre équarri évoque l’Arbre de Vie, les deux arbres secs et tourmentés des larrons évoquent l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, resté en quelque sorte dans son état originel.

Antonello de Messine a probablement importé cette formule des Pays du Nord, où elle était apparue un peu plus tôt, dès 1420-1430.


The-Crucifixion-1435-1445-Franco-Flemish-Master Thyssen Bornemisza
Crucifixion, 1435-1445, Maître franco-flamand, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

L’opposition entre la croix-poutre centrale et les deux croix-troncs latérales possède une forme d‘évidence visuelle qui a pu se faire jour sans rapports, ou même en opposition, avec la symbolique complexe de l’Arbre de Vie qui avait vu le jour en Italie.

« Au corps alangui, parfois même efféminé du Rédempteur, idéalement beau dans son agonie, les Calvaires s’accordent à donner un support moins brutal, plus adouci que l’arbre mal dégrossi et desséché dont les larrons, contorsionnés dans leur intolérable souffrance, doivent s’accommoder. L’humanité peccamineuse des deux brigands trouverait… son parallèle dans la grossièreté de leurs croix. » [1], p 65

Ainsi s’inverse la valeur symbolique de la croix-tronc, d’une acception positive (lArbre de Vie) à une acception négative (l’arbre brut, non équarri).


Augustin Hirschvogel Crucifixion vers 1530 British Museum

 

Crucifixion, Augustin Hirschvogel,  vers 1530, Bristish Museum.

Autre nuance, non péjorative : ce dessin, qui illustre le parallèle entre l’épisode du Serpent d’airain (dressé par Moïse pour protéger les Hébreux des piqûres de serpent) et la Crucifixion, joue sur la différence croix-tronc/croix-poutre pour illustrer  l’ancienneté de la première scène.

Cette formule particulièrement efficace de la croix-poutre centrale (Rédemption, Nouveau Testament) s’opposant aux croix-troncs latérales (Péché, Ancien Testament) se prête à deux évolutions complémentaires.


1 La glorification christique

MEISTER DES STOTTERITZER ALTARS 1480 – 1500 staedelmuseum Francfort
Crucifixion
Meister des Stötteritzer Altars, 1480–1500, Städelmuseum, Francfort

Les larrons sont ici totalement escamotés, évoqués seulement par leurs croix rustiques posées sur le sol.


Crucifixion, tapisserie de La Chaise Dieu, 1501-1518

Crucifixion, tapisserie de La Chaise Dieu, 1501-1518

La croix décorée de joyaux se dresse entre les deux troncs mal dégrossis.


2 La criminalisation des larrons

Concomittament, les larrons sont abaissés au rang de criminels et l’image de la Crucifixion est utilisée dans une but d’édification et de contrôle social.


Bosch Portement de Croix 1480-90 Kunsthistorisches Museum ViennePortement de Croix, Bosch, 1480-90, Kunsthistorisches Museum Vienne After_Jheronimus_Bosch_Christ_Carrying_the_Cross Chicago, Illinois, Loyola University Museum of ArtPortement de Croix, d’après Bosch, Loyola University Museum of Art, Chicago

Chez Bosch, les deux criminels sont pareillement terrorisés et promis à un supplice infamant sur une croix-tronc bricolée. On les reconnait cependant par leur attitude :

  • le Bon est agenouillé devant son confesseur, marquant ainsi sa contrition ;
  • le Mauvais est debout et prêt à partir au supplice sans confession ; de plus il a un pied nu et un pied chaussé, signe chez Bosch de déraison.  [2]


Joachim Patinir Crucifixion, 1500 Portland Museum
Crucifixion, Joachim Patinir, 1500, Portland Museum

Chez Patinir, le squelette complet a perdu son lien avec le crâne d’Adam : placé sous le Bon Larron, il illustre la résurrection qui lui est promise tandis que le Mauvais Larron, la face tournée vers la Terre, reste du côté de la lance, des larmes et de l’affliction.


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Etape 4  : tronc-tronc-tronc

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On arrive ici à une inversion complète de la formule primitive : trois croix identiques, non plus poutres, mais troncs.


1 Une innovation franciscaine

Rimini master 1er quart XIVeme Alte Pinacotek Munich
Maître de Rimini, 1er quart XIVeme siècle, Alte Pinacotek, Munich

La formule apparaît une première fois en Italie, à peu près au moment où la symbolique de l’Arbre de vie passe de la sculpture à la peinture. Dans ce retable en trois registres se superposent :

  • en haut la Crucifixion, marquée par les obliques de la lance qui pénètre le flanc de Jésus et de l’épée qui simultanément perce le coeur de Marie, en symbole de sa douleur ;
  • au centre la Flagellation et le Portement, marqués également par les obliques des fouets et de la croix ;
  • en bas, la réception des stigmates par Saint François, marquée par les obliques qui joignent les plaies de Jésus aux plaies du Saint.

L’exemple du maître de Rimini montre que, sous l’influence franciscaine, le tronc émondé pouvait avoir un but bien différent qu’évoquer l’Arbre de vie : unifier dans une humanité commune le Christ souffrant et les larrons et, au delà, tous ceux qui, comme Saint François, souhaitent communier avec Jésus au travers de sa Passion. Le côté encore subversif de cette approche (tous larrons, tous souffrants) est gommé par la différence de taille, la croix de Jésus étant plantée en contrebas des deux monticules.


Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion 1320 à 1345 Tours, Musee des Beaux-Arts
Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion, 1320 à 1345, Tours, Musee des Beaux-Arts

Cette autre oeuvre isolée de la même époque montre trois magnifiques croix-troncs, identiques sauf pour la taille. Le visage du Bon Larron est à l’image de celui du Christ, tandis que le Mauvais a une figure hirsute et bestiale.

2 Une seconde apparition dans les Pays du Nord

Un bon siècle après sa première apparition en Italie sous l’influence franciscaine, la formule tronc-tronc-tronc réapparaît dans les Pays du Nord, sans doute de manière indépendante.


Tegernseer Hochaltar, Kreuzigung, Oberbayern, um 1445 Germanisches Museum Nurnmberg
Tegernseer Hochaltar, Oberbayern, vers 1445, Germanisches Museum, Nuremberg

C’est là en effet que s’était popularisé l’usage de la croix-tronc pour les Larrons : le basculement de la croix centrale du type poutre au type tronc a pu s’effectuer à la fois par contamination graphique et, dans une optique proto-réformatrice, pour exprimer le rapprochement du Christ avec l’Humanité souffrante.


Hans Baldung Grien Deploration 1513 Landesmuseum innsbruck1513, Landesmuseum, Innsbruck Hans Baldung Grien Deploration 1518 Staatliche Mu1518, Staatliche Museen, Berlin

Deploration, Hans Baldung Grien

Avec leur cadrage exceptionnel sur les pieds des arbres et des larrons, les deux Déplorations de Hans Baldung Grien montrent à quel point cette formule s’ajuste au goût germanique pour la forêt, dans laquelle les troncs sont encore plantés.


Hans Baldung Grien Hochaltar Freiburg minster 1516

Hans Baldung Grien, Maître-autel, Monastère de Freiburg, 1516

Le même peintre s’applique ici à détailler trois essences d’arbre différentes. La croix du Christ est mixte, formée d’un tronc vertical et d’une poutre.



Grunewald (1512-1516 the-crucifixion-detail-from-the-isenheim-altarpiece musee Unterlinden Colmar

Crucifixion, panneau central du retable d’Isenheim
Grünewald, 1512-1516, Musée Unterlinden Colmar

Grünewald explore aussi l’idée de la croix mixte, mais en inversant les éléments : la rectitude de la poutre verticale s’oppose à la souplesse de la traverse en bois brut.


Maitre de Rio Frio (16e s.) Retable de saint Martin - La Crucifixion Musee Goya castres
Retable de saint Martin – La Crucifixion
Maitre de Rio Frio, XVIème siècle, Musée Goya, Castres

Un autre type de croix mixte apparaît à cette époque, de type tronc mais partiellement équarrie sur la face avant : faut-il y voir une résurgence du vieux symbolisme de l’Arbre de la Connaissance en cours de rectification ?


Atelier de Cranach, 1530-39, Ev.-Luth. Marktkirchgemeinde Hannover
Crucifixion (détail)
Atelier de Cranach, 1530-39, Ev.-Luth. Marktkirchgemeinde Hannover

Probablement pas. Car dans les nombreuses Crucifixions de Cranach ou de son atelier, des croix-troncs diversement aplanies (parfois seulement aux points d’attache) concernent identiquement le Christ et les deux Larrons.


Hermann tom Ring, Kalvarienberg, um 1550, Museum fur Kunst und Kultur, Munster

Crucifixion
Hermann tom Ring, vers 1550, Museum fur Kunst und Kultur, Münster

Poursuivant cette intense recherche de variations graphiques et d’équarrissages différenciés, Hermann tom Ring aboutit à cette solution hybride dont tout sens symbolique a disparu : une croix-poutre dont la base reste un tronc brut.


1629 Abraham Bloemaert Utrecht - Museum Catharijneconvent

Crucifixion
Abraham Bloemaert,1629, Museum Catharijneconvent, Utrecht

Bloemaert propose enfin cette bizarre formule asymétrique, dans laquelle la partie équarrie diminue de gauche à droite, créant un effet ascensionnel.



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A partir de la formule « tronc-poutre-tronc », l’évolution de loin la plus fréquente, surtout dans les pays germaniques, a donc été l’identification du Christ avec les larrons (tronc-tronc-tronc), en dégradant la croix-poutre en croix-tronc.

Mais deux autres voies étaient possibles : celle de l‘identification du Bon ou du Mauvais larron au Christ. Cette dernière possibilité, théologiquement tératologique, a pourtant existé et méritera un développement séparé.

Examinons pour l’instant la première variante, plus logique mais très rare : celle de la promotion du Bon Larron.



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Etape 5 : poutre-poutre-tronc

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triptyque de Znaim 1440-1445 Osterreichische Galerie Belvedere
Triptyque de Znaim, 1440-1445, Osterreichische Galerie;Belvedere, Vienne

Dans le panneau central, les trois croix épousent les cassures à angle droit de la moulure, celles des larrons étant de type tronc. Mais on voit très bien, dans le panneau de gauche, que celle du Bon Larron possède un montant rectiligne tandis que l’autre est cassée par une branche émondée.

L’artiste s’est attaché à différencier les larrons par d’autres subtilités :

  • imberbe et barbu ;
  • attaché par les deux bras ou par un seul (acceptation versus révolte) ;
  • devant la croix ou derrière (à l’image du Christ ou à rebours).

Cette idée de différencier les deux larrons par leur croix apparaît sporadiquement, surtout en Allemagne .
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1465-85 Kalvarienberg Franconie Germanisches Nationalmuseum

Calvaire
1465-85, Franconie, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

La similarité des croix vient ici à l’appui de la similarité des postures, créant un effet d’imitation entre le Bon Larron et le Christ. Tandis que le Mauvais Larron non seulement se détourne du Christ, mais tourne le dos au spectateur.


Evert van Soudenbalch, Hours of Jan van Amerongen (Utrecht), vers 1460, Brussels, KBR, II 7619 fol 55vCrucifixion
Evert van Soudenbalch, Heures de Jan van Amerongen (Utrecht), vers 1460, Brussels, KBR, II 7619 fol 55v
Lieven van Lathem The Crucifixion, 1471 ca Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol. 106Crucifixion
Lieven van Lathem, Livre de prières de Charles le Téméraire, vers 1471, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol. 106.

L’idée d’assimiler la croix du bon larron à celle de Jésus semble être venue isolément à différents artistes, sans supposer un prototype unique. Ainsi, Evert van Soudenbalch, un miniaturiste de l’école d’Utrecht, qui s’inspire clairement de la Crucifixion de Van Eyck, conserve les trois croix égales. Alors que 10 ans plus tard, Lieven van Lathem, dans une Crucifixion très semblable, mais pour un propriétaire prestigieux, rectifie la croix du Bon Larron.



Meister des schinkel altars 1501 Lubeck St Marien detruit en 1942

Crucifixion, Meister des Schinkel Altars, 1501, St Marien Kirche, Lübeck (détruit en 1942)

Dans cette composition très archaïque, avec l’Ange et le Démon extrayant par l’oreille les âmes de leurs ouailles respectives, les personnages négatifs sont regroupés du côté du Mauvais Larron : les soldats qui se disputent le manteau, Hérode et Pilate, ainsi que ce Noir enturbanné qui porte sur son épaule un singe tenant une pomme, tout prêt à escalader le tronc brut.


Crucifixion Evangelische Kirche Schermbeck 1506 ecole de Derick Baegert
Crucifixion, Ecole de Derick Baegert, 1506, Evangelische Kirche, Schermbeck

Cinq ans plus tard, en Allemagne centrale cette fois, une solution intermédiaire est trouvée : pour les deux larrons, le montant vertical est de type « tronc », mais plus cassé et torturé côté Mauvais Larron ; côté Bon Larron, la traverse est de type « poutre », comme celle du Christ.

Calvaire Debut XVIeme PAYS-BAS SEPTENTRIONAUX Lille Musee des BA
Crucifixion, Début XVIème, Pays-Bas Septentrionaaux, Musée des Beaux-Arts, Lille

La disparition des éléments distinctifs médiévaux (ange et démon) rend nécessaire de différencier les Larrons de manière plus psychologique : tandis que le Bon -bien habillé et au visage avenant – ne quitte pas des yeux le Christ, le Mauvais – débraillé et à la barbe fourchue – regarde ailleurs. La différence entre leurs croix vient à l’appui de cette rhétorique.


Brussels - Crucifixion of Jesus in Saint Michael cathedral
Triptyque de la Crucifixion
Michel Coxcie, 1589, cathédrale St. Michel et Gudule, Bruxelles

Même croix mixte que dans le maître-autel de Schermbeck pour le Bon Larron, qui est cloué et paisible à l’image de Jésus ; le Mauvais est en revanche lié dans une pose tourmentée sur un tronc en Y.



Michel Coxcie Triptyque Hosden, 1571 - Museum M - Louvain

Triptyque Hosden
Michel Coxcie, 1571, Museum M – Louvain

Cette différenciation par les croix devait déjà sembler quelque peu appuyée pour l’époque puisque, deux ans plus tard, Coxcie y renonce et ne distingue plus les larrons que par la posture du corps.



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Etape 6 : tronc-poutre-poutre

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La première formule tronc-croix-croix ?

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f144R centreLa Crucifixion , fol 144r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreLa Crucifixion, fol 282
Maître de Bedford, Livre d’heures, 1422-1425, Vienne ONB Cod 1855

Cette composition dissymétrique n’est pas une erreur, puisqu’elle a été reprise pratiquement à l’identique dans le manuscrit de Vienne (alors que tout le bas de l’image a été profondément remanié).

La traverse des larrons est dans les deux images de type tronc (avec une face plane en dessous dans la version de Vienne) alors que le montant vertical est différent pour les deux larrons : tronc pour le Bon, poutre pour le Mauvais.


Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 detail
Dans la version de Vienne, plus expressive (remarquer le bout de la traverse qui sort du cadre, et la banderole qui vient « trancher » la jambe flottante du mauvais larron), le montant vertical de la croix du bon larron a été dégagé, de manière a bien montrer sa forme arrondie.

Tout se passe comme si le Maître de Bedford n’avait pas su choisir entre deux interprétations contradictoires :

  • le tronc comme image négative (du bois brut pour les voleurs), source de le formule tronc-poutre-tronc qui n’apparaîtra dans les pays du Nord, comme nous l’avons vu, que vers 1435-1445 ;
  • le tronc comme image positive, avec l’idée que l’adoucissement des arêtes peut traduire l’adoucissement du Bon Larron de son vivant.

De ce fait, il met en oeuvre la première logique pour la croix du Christ et les traverses des deux larrons, et la seconde pour le montant vertical de la croix du bon Larron vivant.

C’est Robert Campin, à la même période 1415-20, qui va concevoir la première formule tronc-poutre-poutre complètement cohérente, comme nous le verrons dans 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin..




Crucifixion, Evangéliaire syriaque de Rabula, 586

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Crucifixion Evangeliaire syriaque de Rabula 586

Déposition, Benedetto Antelami, 1178, Cathédrale de Parme

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Benedetto ANTELAMI - descente de croix (marbre)

Crucifixion Crawford et Balcarres, maître de la Citta di Castello, vers 1320, Manchester, City Art Gallery

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The-Crucifixion- Crawford et Balcarres, master of citta di castello vers 1320 Manchester, City Art Gallery

Crucifixion Antonello de Messina, 1454-1455, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

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Antonello-da-Messina-Crocifissione-Royal-Museum-of-Fine-Arts-Antwerp 1454-1455

Reliure des Evangiles de Drogon, Metz, 845-855. BnF

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Reliure des Evangiles de Drogon Metz, 845-855. BnF

Crucifixion, 1435-1445, Maître franco-flamand, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

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The-Crucifixion-1435-1445-Franco-Flemish-Master Thyssen Bornemisza

Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion, 1320 à 1345, Tours, Musee des Beaux-Arts

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Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion 1320 à 1345 Tours, Musee des Beaux-Arts

Tegernseer Hochaltar, Oberbayern, vers 1445, Germanisches Museum, Nuremberg

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Tegernseer Hochaltar, Kreuzigung, Oberbayern, um 1445 Germanisches Museum Nurnmberg

Triptyque de la Crucifixion Michel Coxcie, 1589, cathédrale St. Michel et Gudule, Bruxelles

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Brussels - Crucifixion of Jesus in  Saint Michael cathedral

Le Mauvais larron, Campin, Städel Museum, Francfort sur-le Main

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Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main

Cliquer sur chaque oeuvre pour agrandir

Ce schéma place chronologiquement les différentes formules que nous venons de voir, en mettant en évidence la connotation positive ou négative du type poutre et du type tronc.



Références :
[1] Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, 2015
[2] Merci à Christiane Klapisch-Zuber pour ses remarques sur  la posture des larrons.

3 Le Mauvais Larron de Robert Campin

30 mai 2018
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Le  Larron isolé de Robert Campin a fait longtemps fait l’objet d’une bataille iconographique : il a tous les attributs du Bon mais ils est à l’emplacement du Mauvais ! Campin est-il le seul à avoir enfreint la sacro-sainte règle du Bon larron à la droite du Christ ? Ou bien ce Larron serait-il finalement moins bon qu’il ne paraît ?


Le clou des pieds est encore présent, un personnage derrière la croix semble taper dessus pour le dégager (pas de tenailles visibles). Les deux autres clous sont présentés par une femme du premier-plan à droite, qui fait pendant à Marie.

Autant la scène de la Crucifixion, très codifiée, limite les innovations artistiques, autant celle de la Déposition offre un espace de liberté :  c’est ce dont va magistralement profiter un autre artiste à l’esprit tout aussi logique et profondément novateur.



Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool schemaTriptyque de la Descente de croix
Copie d’une oeuvre perdue de Robert Campin, vers 1450-60, Walker Art Gallery, Liverpool

Cette composition mise sur la dramatisation (Marie évanouie soutenue par Saint Jean, poses contorsionnées des deux Larrons) et l’émotionnel (Nicodème enveloppe le cadavre dans son propre manteau).



La polémique du Mauvais Larron


Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main
Le Mauvais larron, Campin, Städel Museum, Francfort sur-le Main

Du retable monumental de Campin (qui a du faire plus de 4 mètres de large), il nous reste un seul fragment, celui du larron de droite [1].


Une précision médico-légale (SCOOP !)

Outre son fond d’or (le premier exemple connu de « Pressbrokat » dans les Pays du Nord, effet obtenu par l’impression d’une forme en métal), le panneau présente des complexités graphiques tout à fait exceptionnelles, qui ont pour but de permettre au spectateur de reconstituer, quasiment cinématographiquement, le déroulement de l’exécution.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde haut droit
Le bourreau a commencé à lier la main droite, avec une première corde dont un des bouts pend.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde haut gauche
Puis, prenant une autre corde, il a commencé par une boucle qui lui a permis de serrer violemment le bras gauche contre le montant, au point que le lien s’incruste dans les chairs.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde bas
Avec la même corde, il a tourné ensuite plusieurs fois autour du montant, afin de créer un point fixe permettant de soutenir les pieds. Puis il a entaillé et fracturé les deux jambes, afin d’accélérer la mort par étouffement.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail chemise
Enfin, il s’est servi de la chemise du larron en guise de cache-sexe, en nouant une des manches autour de la taille, l’autre étant tombée à cheval sur le lien.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail bon larron
En revanche, le larron du panneau de gauche n’a eu besoin que d’une seule corde, comme s’il acceptait plus facilement son sort.

Tous ces détails, d’une logique implacable, révèlent une oeuvre profondément méditée et d’une grande sophistication.


Une pose déconcertante

Si l’on néglige l’histoire dramatique que racontent les cordes, on peut trouver étrangement paisible la posture du larron subsistant, comparée à la pose contorsionnée de l’autre. Désorientés, certains historiens d’Art y ont donc reconnu le Bon Larron ; ce qui en ferait la seule exception connue au positionnement de ce dernier à la droite du Christ.

La raison avancée pour cette inversion exceptionnelle serait que le bon Larron doit être du côté vers lequel s’incline la tête du Christ, donc ici à droite du retable [Julius Held, 1955] . Mais cette condition, nécessaire pour le dialogue avec Jésus pendant la Crucifixion, n’a aucun sens pendant la Déposition.


Maitre des Banderoles gravure 1465Déposition, gravure du Maître des Banderoles, 1465 Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool

Un second argument est que cette gravure du Maître des Banderoles, qui s’inspire clairement du retable, îdentifie par « Dismas bonus » (autrement dit le Bon Larron) celui qui est vu de face .


Maitre des Banderoles gravure 1465 inverseDéposition, gravure du Maître des Banderoles (inversée) Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool

En retournant l’épreuve papier, on constate que le graveur s’est livré à un travail complexe de copie, d’inversion et d’invention  : il a supprimé les deux figures au pied de la croix ; inversé le groupe des Saintes femmes pour qu’il apparaisse à sa place traditionnelle, à gauche ; recopié la femme du panneau de gauche, en la transformant en Marie-Madeleine ; recopié tel quel le Larron vu de dos (en lui enlevant son bandeau qui devient le serre-tête de Nicodème) ; mais inventé un nouveau Larron vu de face, qui ne correspond pas du tout à celui  de Campin. Il est donc difficile de faire la part entre ce qui relève de la facilité (recopier à l’identique) et de la fidélité au modèle.

Un troisième argument est que le bandeau sur les yeux symbolise l’aveuglement du Mauvais larron. Or nous avons vu des exemples (1 Distinguer les larrons) où ce bandeau est au contraire le signe paradoxal de la Foi du Bon Larron, capable d’identifier le Christ les yeux bandés.

Un dernier argument est que le paysage du panneau de gauche, sec et rocailleux, s’oppose à celui du panneau de droite, avec son arbre verdoyant et ses près : ce qui est parfaitement exact. On peut supposer que, lorsque le copiste a supprimé le fond d’or archaïque pour mettre le triptyque au goût du jour, il n’a pas compris l’iconographie très particulière de Campin et a rajouté de son cru des paysages qui en inversaient la signification (le bout de paysage au bas du fragment conservé ne correspond d’ailleurs pas à celui de la copie).



Master of the Rimini altar workshop, Thief to the right of Christ, around 1430. Alabaster Private collection

Larron à la droite du Christ
Atelier du Maître de l’autel de Rimini, vers 1430, collection privée.

Pour conclure définitivement le débat, l’exposition récente a exhumé ce fragment en albâtre qui partage avec le larron de gauche la même position de la tête en arrière et le bandeau sur les yeux : or il s’agit clairement du Bon larron, puisqu’un ange vient recueillir son âme. [2]


Un argument supplémentaire (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool detail fissure

La fissure dans le rocher, apparue lors du tremblement de terre qui marque la mort de Jésus, sépare clairement le Mauvais larron (ainsi que le soldat romain et le Juif en turban, personnages négatifs responsables de cette mort), des personnages positifs participant à la Déposition.


Marie-Madeleine (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau gauche

On considère généralement que Marie-Madeleine doit être la femme vue de dos qui se lamentant aux pieds de Jésus. Pour la cohérence d’ensemble, je pense qu’il s’agit plutôt de la femme en noir du panneau de gauche, qui tient une boîte de parfum entre ses mains et ne peut être la donatrice : elle précède le donateur et est plus grande que lui, ce qui fait d’elle un personnage de la scène sacrée.

Par ailleurs, son association avec le Bon Larron est courante :


Ars morendi 1430 MS 49 fol 29 v Welcome Institute Library Londres
Ars morendi, 1430, MS 49 fol 29 v, Welcome Institute Library Londres

Au chevet d’un mourant, l’Ange fait fuit les démons en compagnie de quatre Pécheurs pardonnés : Saint Pierre et son coq, Marie Madeleine et sa boîte de fard, le Bon Larron et sa croix, Paul tombant de son cheval).



Postérité de la Déposition de Campin

La disposition contre-intuitive des larrons (le bon vu de dos et le mauvais vu de face) n’a pas été inventée par Campin : mais il lui a impulsée une influence durable, aussi bien pour des Dépositions que pour des Crucifixion (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


Ambrosius_Benson_Descendimiento_Catedral_de_Segovia 1532-36Déposition
Ambrosius Benson, 1532-36, Cathédrale de Ségovie
Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau central

Plus d’un siècle après Campin, Benson, recopiera le panneau central avec quelques modernisations amusantes :

  • mâchoire animale à la place du crâne d’Adam,
  • chaussures en tissu à a place des socques en bois,
  • dévoilement de la femme anonyme en bas de l’échelle, qui devient ainsi Marie-Madeleine ;
  • inversion des rôles de Nicodème et de Joseph d’Arimathie : le notable habillé de riche brocard se retrouve ici en haut de l’échelle, de manière à magnifier l’idée, recopiée sur Campin, de l’enveloppement du Christ dans le manteau ;
  • inclusion du centurion la main sur le coeur et du personnage en turban, ce dernier transformé en Noir.


fouquet Livre heures Etienne Chevalier crucifixion 1452-1460 Musee Conde ChantillyCrucifixion fouquet Livre heures Etienne Chevalier Deposition 1452-1460Musee Conde ChantillyDéposition

Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, Fouquet, 1452-1460, Musée Condé, Chantilly

Au caractère original et tourmenté de la formule Campin, on peut opposer le classicisme et la volonté de symétrie de ces deux compositions de Fouquet, qui ne lui doivent rien.

Dans la Crucifixion, les larrons sont indiscernables entre eux, et très semblables au Christ (sinon qu’ils sont crucifiés avec quatre clous, et lui trois).

Dans la Déposition, les croix sont cadrées d’un peu plus loin comme par un travelling arrière et tout caractère passionnel est gommé au profit d’une symétrie et d’un réalisme élégants :

  • les larrons ont été escamotés, ce qui concentre l’attention sur le centre ;
  • les deux échelles sont parallèles, l’une devant la croix et l’autre derrière ;
  • les quatre intervenants s’étagent en zig-zag, depuis Saint Jean qui en bas à gauche tient l’échelle jusqu’à l’aide en haut au milieu qui soutient le corps par un linge (à noter le drap blanc que Nicodème a posé sur son dos par respect pour le corps du Seigneur) ;
  • pour la plausibilité de la scène, la tenaille le marteau et les trois clous ont été posés au premier plan, un des clous à cheval sur la fissure apparue entre temps, et qui a fait resurgir le crâne d’Adam.



La formule étrange : Tronc-Poutre-Poutre

Reste le meilleur, que nous avons réservé pour la fin : si la copie de Liverpool est exacte, la composition de Campin est un exemple de la formule paradoxale dans laquelle le type de croix rapproche le Mauvais larron de Jésus, laissant à l’écart le Bon larron. Formule tellement étrange qu‘aucun des artistes qui se sont inspirés de la Déposition de Campin ne l’a comprise ni suivie.


L’Ancienne Ere et la Nouvelle

Daret_Nativite

Nativité, Jacques Daret, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

Dans La crèche à deux temps (Daret), nous avons analysé quelques exemples, au XVème siècle, de Nativités où coexistent une vieille poutre (représentant l’Ere sous la Loi) et un jeune bois (représentant l’Ere sous la Grâce).



Campin_Nativite_Grille_Verticales

Nativité, Robert Campin, vers 1425,  Musée des Beaux Arts, Dijon

Et dans La crèche-ventre (Campin), nous avons monté que Campin lui-même, dans sa Nativité de 1425, avait construit sa crèche selon le même principe, en plus cryptique.

Se pourrait-il que sa Déposition soit un galop d’essai de cette iconographie, si novatrice et contre-intuitive qu’elle n’a guère fait école par la suite ?


Le panneau de droite (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau droit
Le panneau de droite montre, aux pieds du Mauvais Larron, deux représentants de l’Ancienne Loi :

  • le centurion romain (qui deviendra Saint Longin par la suite) porte la main sur son coeur au moment où il perçoit la vérité : « Vraiment cet homme était fils de Dieu ! » [3] ;
  • le juif en turban lève la main droite comme pour professer une opinion, en posant la main sur l’épaule du centurion (ces gestes signifiant sans doute que ce sont les Juifs qui ont poussé les Romains à exécuter Jésus.)



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail regards
A l’appui de cette interprétation, une subtilité négligée par le copiste : tandis que le Juif lève les yeux vers le Mauvais Larron, le centurion porte son regard au delà, vers Jésus.


Le panneau de gauche (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau gauche

Deux figures de la Rédemption obtenue ou espérée, la Pécheresse et le Donateur, sont postées aux pieds du Larron lui aussi pardonné dont le bandeau, démesurément long, se développe comme une floraison blanche en haut du jeune bois.


Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool detail bandeau El_Descendimiento,_by_Rogier_van_der_Weyden,_from_Prado_in_Google_Earth vers1435 porteur clous.Déposition (détail)
Rogier van der Weyden, vers 1435. Prado, Madrid

Cliquer pour voir l’ensemble

Ce motif du bandeau flottant au vent tel une bannière sera repris par Van der Weyden comme serre-tête pour le Maure (cheveux frisés, grosses lèvres) qui, en haut de l’échelle, tient en main deux clous sanglants.[4]


Une logique chronologique

Mais si les types de croix, « poutre » et tronc », sont utilisés par Campin pour symboliser le passage de l’Ancienne Ere à la nouvelle, pourquoi la croix du Christ est-elle du type ancien, ce qui la place mécaniquement dans le camp du Mauvais larron ?


Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool schema

Notons d’abord que la fissure, dans la colline du Golgotha, est un moyen visuel de séparer la croix de Jésus et celle du Mauvais Larron. De même, la croix du Bon larron n’est pas plantée sur le Golgotha, mais en arrière. Ce qui suggère une nouvelle disjonction temporelle : tout comme le donateur, le larron pardonné fait déjà partie de la Nouvelle Ere.

En transformant sa Croix en jeune bois, Campin ne fait en somme, selon une théologie rigoureuse, que déplacer le symbole de l’Arbre de Vie, de la croix du Christ (qui à cet instant n’est pas encore ressuscité) à la croix du tout premier Saint, promu sur le champ de bataille.

Cette promotion extraordinaire du Bon Larron, celui qui imite le Christ dans son humanité souffrante, s’accorde avec le message des Franciscains pour lesquels, peut-être, le retable aurait été réalisé [5].



Dans 4 De Nuremberg à Venise  De Nuremberg à Venise, nous allons voir quelques répliques inattendues, à longue distance, de la Déposition de Campin.

Références :
[1] Ce fragment a été récemment restauré et a fait l’objet d’un exposition passionnante : In neuem Glanz. Das Schächer-Fragment des Meisters von Flémalle im Kontext / With New Splendour. The Crucified Thief by the Master of Flémalle in Context, Jochen Sander, 2018
[2] https://hnanews.org/hnar/reviews/in-neuem-glanz-das-schacher-fragment-des-meisters-von-flemalle-im-kontext-with-new-splendour-the-crucified-thief-by-the-master-of-flemalle-in-context/
[3] Moment de remords qui trouvera son écho dans l’exclamation « Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte. » lors de la mort de Jeanne d’Arc, attribuée selon les auteurs à un soldat anglais anonyme ; à Jean Tressart, secrétaire du roi d’Angleterre ; voire à l’évêque Cauchon lui-même. Voir https://citations.savoir.fr/nous-avons-brule-une-sainte/
[4] Ce ne sont pas des tenailles, comme on le lit quelquefois. La célébrissime Déposition de Van der Weyden présente plusieurs « anomalies » qui trouveront peut être un jour leur explication : traverse trop courte et sans trous ni sang ; échelle à la fois derrière et devant la croix ; absence du troisième clou ; Joseph d’Arimathie enjambant la fissure et possant le pids sur la jupe de Marie-Madeleine.
[5] Une suite de déductions suggère qu’il aurait pu être réalisé pour l’Eglise des Franciscains de Valenciennes. Voir Robert Campin, Le maître de Flémalle. La fascination du quotidien, Albert Châtelet, 1996, p 289

4 De Nuremberg à Venise

30 mai 2018
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Un chemin en pointillés relie peut être le retable perdu de Campin, via un dessin peu connu de Dürer, à une oeuvre majeure du Tintoret…

La valorisation du bois naturel

Une survivance en France : les Heures de Boussu

Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v Gallica fol 198v fol 199r

Maitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallica

Ce manuscrit connu pour sa richesse symbolique contient une Crucifixion très originale, qui connaît encore le modèle tronc-poutre-poutre inventé au début du siècle par le maître de Bedford et Robert Campin. Sur la posture des deux larrons, significative de l’influence de Campin, voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans .

La seconde page du bifolium, avec ses banderoles « Consummatum est », montre les conséquences de la mort du Christ : le rideau qui se déchire en Z et les morts qui sortent des tombeaux. L’intérieur de l’initiale prépare la grande miniature suivante, celle de la Déposition (fol 201v).


Une oeuvre influente à Nüremberg : la Déposition de Wolgemut

Wolgemut, Michael Die Kreuzabnahme 1490, St Lorenzkirche, Nuremberg

Déposition, Michael Wolgemut, 1490, St Lorenzkirche, Nuremberg

Dans les dix tomes du monumental « Deutsche Malerei der Gotik » d’Alfred Stange, on ne trouve que ce seul exemple de la formule « tronc-poutre-poutre ». Hormis la disposition des croix, la Déposition de Wolgemut ne s’inspire guère de celle de Campin, ni pour la posture des larrons ni pour la répartition des personnages. Je pense qu’il d’une réinvention pour servir la même idée : celle des deux Eres.

En effet, la croix centrale, immense, vide et quasi géométrique, s’exclut de la dialectique entre les croix modestes des larrons, et sert à  imposer une lecture binaire de l’ensemble : à droite les Juifs avec Jérusalem dans la plaine (le Passé), à gauche le Christ mort entouré des Saints personnages, avec au fond la colline de la Mise au tombeau (le Futur).

L’opposition croix-tronc /croix-poutre pourrait ici se comprendre comme un éloge de la Vérité et de l’Humilité : échappant au bois anguleux mis au carré par la Loi des Juifs, le Bon larron bénéficie d’un bois rond, neuf et doux, tel que Dieu le fait pousser dans les forêts.


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Crucifixion, Cranach, 1500-1501, Kunsthistorisches Museum, Vienne

La valorisation du bois non-travaillé est  devenue très explicite dans cette  oeuvre expérimentale de Cranach qui, trop paradoxale sans doute, ne fera pas école :  le Mauvais Larron s’arc-boute contre un tronc totalement écorcé tandis que le Bon Larron s’abandonne le long d’un tronc intact  (on aurait plus facilement imaginé l’inverse, si l’écorce était synonyme de rudesse et d’opacité). L’étrange choix de Cranach se comprend en observant la croix du Christ,  où l’arrachement longitudinal de l’écorce est clairement  assimilé à une blessure, homologue aux traînées de sang.

La « nudité » du tronc, côté Mauvais Larron, signifie donc sans doute un écorchement complet, un écart absolu par rapport à la volonté divine, tandis que la présence de l’écorce, côté Bon Larron, est la métaphore de son intégrité.
 morale.

On notera que les deux larrons sont maintenant cloués et non liés, solution qui s’imposera désormais en Allemagne.


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Retable de la Passion – Crucifixion, Holbein, 1524-26, Musée des Beaux Arts, Bâle 

On retrouve chez Holbein, en plus discret, la même idée de la croix « en bois naturel » pour le Bon Larron. L’image est un compromis innovant entre les deux traditions d’accrochage : les trois suppliciés ont les pieds cloués, et l’image suggère, sans les montrer, que les mains des deux larrons le sont aussi. Holbein rajoute une corde qui les plaque contre le bois : plus infamante, celle du Mauvais Larron punit non pas ses poumons, mais son sexe.


Augustin Hirschvogel 1533 Royal Collection Trust

Augustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust

L’idée de la corde autour du torse réapparaît  dans ce dessin très singulier et très abouti (il semble avoir été conçu tel quel, non comme étude pour un tableau).

 

1526_Altdorfer_Kalvarienberg_detail Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg (detail) Augustin Hirschvogel 1533 Royal Collection Trust detailAugustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust (detail)

Tandis que chez Altdorfer, les trois croix sont rigoureusement identiques, Hirschvogel les différencie discrètement :  les croix-poutres du Christ et du Mauvais larron sont du même modèle (assemblage par quatre chevilles), celle du Bon est de type tronc semi équarri (assemblage par trois chevilles).

Vivant à Nuremberg, Hirschvogel a pu se souvenir de la Déposition de Wolgemut, avec sa croix-tronc réservée au Bon larron : il est clair en tout cas que le signe trinitaire et le « retour vers l’arbre » participent à la figure positive du Bon larron.

 

L’exception Dürer

Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi
Le Calvaire
Albrecht Dürer, 1505, Galerie des Offices, Florence

L’idée de Wolgemut aurait pu passer inaperçue , si son élève le plus célèbre, Dürer, ne l’avait reprise dans un dessin en grisaille extrêmement élaboré, réalisé lorsqu’il était à Venise. S’y est il souvenu de la Déposition de son maître, encore accrochée de nos jours dans l’église Saint Laurent de Nuremberg ?


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Le Calvaire
Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam

Le dessin a été recopié assez fidèlement, 15 ans plus tard, pour ce grand tableau qui présente plusieurs originalités iconographiques dont la plupart sont dues à Dürer (pour la description d’ensemble et le détail du crâne de cheval, voir 3 : en terre chrétienne ).


Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi dteail croix Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam Deux croixJPG

Les trois croix apparaissent une première fois au premier plan, avant la Crucifixion : la croix du Mauvais Larron, inclinée, est de type tronc ; celle du mauvais Larron, tenu verticale par un géant Noir (impossible à identifier dans le dessin de Dürer), est faite de deux troncs de bouleau assemblés.


Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam Deux Larrons
Les croix se présentent dans le même ordre que les deux larrons qui attendent leur sort. Le traitement du Bon est nettement privilégié : il n’a pas de cordes autour du torse, un soldat lui tend du vin pour apaiser ses souffrances et il arbore la barbe blanche et le crâne chauve d’un sage vieillard, par opposition à son voisin hirsute.


Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi dteail bon larron Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam Bon larron grand

A l’arrière-plan, on retrouve la croix-tronc du Bon Larron : le Pseudo de Cock a commis une petite erreur en le représentant chevelu, et lui a attaché les mains, alors que chez Dürer elles semblent cloués.



Jan Brueghel l'ancien 1604 Calvary_Offices Florence
Calvaire
Jan Brueghel l’Ancien, 1604, Offices, Florence

En recopiant le dessin de Dürer un siècle plus tard, Jan Brueghel l’Ancien laissera tomber les singularités médiévales que le Pseudo de Cock avait accentuées : la croix-tronc du Bon Larron et le géant Noir qui la brandit.


 

En aparté : Un Noir Au Golgotha

Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam Bourreau noir

A ses chausses rayées, on reconnaît un bourreau.



Couronnement d'Epines, Heures de Homoet, Cologne, 1475, Wallraf-Richartz Museum MS 232 p 102
Couronnement d’Epines, Heures de Homoet, Cologne, 1475, Wallraf-Richartz Museum MS 232 p 102

Quoique très rare, la présence de Noirs dans les scènes de la Passion est explicable : la couleur de la peau, associé souvent aux Démons, s’ajoute aux couleurs et motifs voyants des vêtements pour désigner cette figure repoussante entre toutes de l’exécuteur des hautes oeuvres.


Simon Marmion 1470s Crucifixion Philadelphie, Museum of ArtCrucifixion, Simon Marmion, vers 1470 Philadelphie, Museum of Art 1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes MuseumMaster of the Virgo inter virgines, vers 1490, The Bowes Museum, Barnard Castle

Avec les Grandes découvertes, la figure du Noir perd son aspect diabolique et prend un caractère de curiosité orientale : c’est ainsi qu’on le retrouve à gauche parmi les soldats d’Hérode, et à droite dans le rôle (cruel) de Stéphaton, le porteur d’éponge.



Une résurgence inattendue ?

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Crucifixion
Tintoret, 1565. Scuola Grande di San Rocco, Venise

Il ne faut pas voir des influences partout, mas puisque le dessin de Dürer a été réalisé à Venise…



crucifixion-Tintoret 1565 Scuola Grande di San Rocco, Venice Mauvais Larron

La Mauvais larron attend d’être cloué sur une croix-poutre, dans laquelle un avant-trou est foré.



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Le Bon Larron est attaché sur une croix-tronc, qu’un grand Noir hisse de toutes ses forces.



TroncPoutrePoutre_Chronologie

En conclusion, voici un généalogie hypothétique de ce  motif rarissime qui, passant des Pays du Nord à Venise grâce au voyage de Dürer, y est remonté grâce aux liens commerciaux entre Venise et Anvers.



Le peintre dans sa bulle : Virtuosité

21 mai 2018
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Depuis leur invention au Moyen-Age, les miroirs convexes, dit encore « de sorcière‘ (parce qu’ils rapetissent et déforment) ou « de banquier » (parce qu’ils permettent de surveiller l’ensemble d’une pièce) ont fasciné les peintres.

Défi pour le dessin (les courbures) autant que pour le rendu des matières (reflets), ils constituent un exercice de virtuosité que beaucoup  ont couplé avec une autre forme de démonstration d’habileté :  l‘autoportrait.

Les origines

 

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Les époux Arnolfini, Van Eyck, 1434, National Gallery

Le premier et plus célèbre exemple est ambigu. A cause de l’inscription énigmatique « Jan Van Eyck fut ici » qui semble rédigée pour porter témoignage de la présence du peintre au mariage des époux Arnolfini, certains  reconnaissent Van Eyck lui-même dans le personnage en bleu dont la silhouette s’encadre dans la porte, en compagnie d’une autre silhouette en rouge.

Mais la silhouette n’est pas en train de peindre : elle n’a peut être pour fonction que d’illustrer le pouvoir retrécissant de cet objet luxeux, spéculaire et spectaculaire.



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Autoportrait dans un miroir convexe
Le Parmesan, 1524, Kunsthistorisches Museum, Vienna

 

Le premier autoportrait indiscutable est un morceau de bravoure exécuté par le jeune Parmesan, sur un panneau de bois convexe réalisé spécialement. Le mieux est de citer le commentaire de Vasari :

« En outre, pour sonder les subtilités de l’art, il se mit un jour à faire son propre autoportrait en se regardant dans un miroir de barbier convexe ; voyant les bizarreries que crée la rotondité du miroir dans le mouvement tournant qu’il donne aux poutres, voyant les portes et tous les édifices fuir étrangement, il décida, par jeu, d’en imiter tous les détails…et, comme tout ce qui s’approche du miroir s’agrandit tandis que ce qui s’en éloigne diminue, il fit la main qui dessinait un peu grande, comme le montrait le miroir. Elle était si belle qu’elle paraissait très vraie. Et comme Francesco était très beau, qu’il avait le visage et l’air pleins de grâce, qu’il ressemblait plus à un ange qu’à un homme, son portrait sur cette boule semblait une chose divine… » (Vasari)

Sans doute fallait-il avoir pleinement maîtrisé la perspective centrale pour s’intéresser, à titre de  diversion, à ce nouvel effet spécial : la perspective curviligne. Mais cette innovation restera sans lendemain, jusqu’à ce que les peintres flamands s’en emparent au XVIIèeme siècle pour une production de masse, dans les tableaux de Vanités (voir Le peintre dans sa bulle : Vanité )


Le thème  du peintre dans le bulle ressurgira ensuite sporadiquement, chez des peintres fascinés par l’exactitude flamande.

La Vanité disparue, reste la Virtuosité.

Le chat angora

Le chat Angora
Jean-Honoré Fragonard et Marguerite Gérard, vers 1786,
Munich, Collection Bernheimer

Pourchassé par le chien, le chat vient de trouver refuge sur la table et appelle à l’aide sa maîtresse.

Dans cette toile à quatre mains, c’est Fragonard qui peignit la vieille femme à la Rembrandt, la boule métallisée inspirée des natures mortes flamandes et le chat, sa belle-soeur Marguerite Gérard peignant le reste.

On voit dans la boule l’atelier familial avec Marguerite et  sa soeur Marie-Anne à leurs chevalets, tandis que Jean-Honoré supervise.


Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre

L’Elève intéressante
Marguerite Gérard et Fragonard, vers 1786, Louvre.

Mêmes ingrédients dans ce second opus encore plus virtuose : la jeune femme, sans doute Mlle Chéreau, issue d’une famille de graveurs et d’éditeurs d’estampes, examine une gravure récente d’après Fragonard, La fontaine d’Amour.


Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre detail amours Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre detail chien chatJPG

Le groupe sculpté des Deux amours se disputant un cœur, plaisamment coiffé d’un chapeau à plumes,  fait contrepoids aux deux favoris à fourrure qui se disputent le tabouret.



Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre reflet gravure
Entre les deux, le bras levé de l’amatrice organise tout le tableau : il se reflète sur la vitre de l’estampe, et trouve une sorte d’écho matériel, juste derrière, dans le bras levé d’un des magots.



Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre detail boule
Dans le reflet de la sphère, on découvre cette fois quatre figures : Marguerite Gérard assise à son chevalet et derrière elle son maître et mentor, Fragonard. Les deux autres personnages ont été identifiés comme Marie Anne Fragonard et soit Henri Gérard, soit le graveur Géraud Vidal [1].


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1899 Ignacio Zuloaga La Naine Mercedes Paris musee d'Orsay 1899 Ignacio Zuloaga La Naine Mercedes Paris musee d'Orsay boule


La Naine Mercedes    

Ignacio Zuloaga, 1899, Musee d’Orsay,   Paris

Au delà de la référence à Velasquez, Zuloaga invente ici une forme exponentielle de Vanité : le peintre n’est plus qu’un homoncule dans un cosmos tenu par une naine, vue elle-même par l’oeil surplombant  d’un  géant.


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LABORATORIO – ROBERTO FERNaNDEZ VALBUENA – 1910

Laboratoire, Roberto Fernandez Valbuena, 1910

Dans le miroir qui fait écho à l’alambic anthropomorphe, l’artiste en bleu s’ajoute aux distillats jaune et rose.


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Dans la peinture anglaise, les miroirs sphériques ont été mis à la mode par Orpen, dont ils sont devenu une sorte de signature (voir Orpen scopophile).

Mais quelques autres peintres britanniques se sont essayés au même exercice.


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Harold Harvey, Laura and Paul Jewill Hill, 1915 Penlee House Gallery and Gallery, Penzances

Laura and Paul Jewill Hill, Harold Harvey, 1916, Penlee House Gallery and Gallery, Penzances

Avec un certain humour, le peintre dans le miroir équilibre le poisson rouge dans sa boule. Le petit Paul brandit un drapeau italien pour fêter l’entrée en guerre de l’Italie, en 1915.


Harold Harvey The unwilling sitter 1932 Coll part
Le modèle réticent (the inwilling model), Harold Harvey, 1932, collection particulière

Laura sera peinte à nouveau 16 ans plus tard, dans ce tableau où Harvey est sorti de sa bulle pour se carrer derrière la théière, ustensile comme les autres. Le dessin de danseuse aux jambes écartées contraste avec la pose retenue de la modèle. Entre le peintre et son modèle, de qui montre-t-elle les pensées secrètes ?


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LAMBERT, George The convex mirror c.1916 coll part

George Lambert, Le miroir convexe, vers 1916, collection particulière 

La scène se passe dans le salon aux poutres apparentes de Belwethers, un cottage dans le village de Cranleigh. C’était la maison de campagne de Mme Halford, la patronne et amie de Lambert, morte l’année précédente. Son gendre Sir Edmund Davis se tient à la fenêtre à l’arrière-plan ; sa femme Mary, en deuil, est assise à la table ; une femme de chambre sert le thé ; la femme du peintre, Amy Lambert, est debout, vêtue de bleu ; la belle-soeur de Sir Edmund, Amy Halford, est assise les mains sur ses genoux. Enfin, au premier plan, George Lambert observe la scène.

Ce morceau de bravoure a été peint par Lambert pour s’occuper l’esprit, dans une période sombre où, déjà éprouvé par la mort de son amie, il résidait à Cranleigh avec Amy pour se rapprocher de son fils, Constant, victime d’une ostéomyélite.

Ouverte, sa main gauche ne tient pas d’instrument : les doigts imitent l’éventail des poutres tout en comptant les cinq personnages de la pièce, comme pour s’assurer de leur présence.


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Mark Gertler Still Life with Self Portrait 1918

Nature morte et auto-portrait
Mark Gertler,1918

Le peintre s’étudie deux fois : dans la boule et dans la bouteille. Le reflet nous le montre seul et paisible dans son atelier : mais  nous le voyons attaqué dans le dos par un samouraï armé d’un sabre.

Miroir rond comme un cou tranché, bougie décapitée : cet exercice de style est encore une Vanité.


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herbert davis richter Reflections in a silver ball, c.1932 rochdale arts heritage service
Réflexions dans une boule argentée
Herbert Davis Richter, vers 1932, Rochdale arts heritage service.

Dans le monde réel, la cavalière en porcelaine domine deux petits cavaliers blanc et rouge. Dans le reflet, elle domine le peintre.


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Harold Gresley “The Convex Mirror”, 1945 Derby museum

Le miroir convexe
Harold Gresley , 1945, Derby museum

Des pièces d’échec et un Bouddha, images de la méditation, soulignent le caractère réflexif de cet autoportait « à la Vermeer », avec lourd rideau, fenêtre à gauche et mur blanc.



Le cas Escher

Escher 1935 Hand_with_Reflecting_Sphere

Main tenant une sphère réfléchissante
Escher, 1935
 

Une particularité  de la sphère  réfléchissante est que, quelle que soit la position du peintre, son oeil se reflète  toujours au centre (on pourra le vérifier  dans toutes les boules présentées dans ce chapitre). C’est cette propriété optique remarquable que la main d’Escher exhibe devant nous.


viesurmiroirspherique1934lithographie

Nature morte au miroir sphérique
Lithographie de Maurits Cornelis Escher, 1934

Points culminants de la virtuosité graphique, les miroirs sphériques d’Escher sont-ils, aussi, des Vanités ?

La sculpture de harpie est souriante, mais par sa taille elle semble placer le peintre-miniature  en situation de musaraigne. Cette sculpture existait réellement et avait été donnée par son beau-père à Escher, qui a l’a utilisée  dans d’autres oeuvres.

Plus significatif est le livre qui supporte l’ensemble : il sagit de «Vers un nouveau théâtre (Towards a new Theater », d’Edward Gordon Craig, metteur en scène et théoricien qui prônait la suppression du décor figuratif et la fusion  des acteurs  avec l’avant-plan.

Sur la scène délimitée par le livre, la boule de verre met en pratique ce principe, en propulsant  la harpie-spectateur en situation d‘acteur.

Donc nulle Vanité ici, mais une réflexion virtuose sur une théorie esthétique.

 

La série de Montenegro

Roberto Montenegro. Portrait d'un antiquaire ou Portrait de Chucho Reyes et autoportrait, 19261926, Portrait de Chucho Reyes et autoportrait. Roberto Montenegro 1942 autoportrait museo artem oderno mexico city1942, Museo Arte Moderno, Mexico city
Roberto MONTENEGRO 1953 autoportrait dans une sphere1953 Roberto Montenegro 1955 ca autoportraitVers 1955
Roberto MONTENEGRO 1959 autoportrait dans une sphere1959  Roberto Montenegro 1961autoportrait1961
Roberto Montenegro 1965 Self Portrait in Studio1965 montenegrorob

La première fois que le peintre mexicain Roberto Montenegro s’est représenté dans une bulle en train de peindre, c’était en 1942, en tant que détail dans le portait d’un antiquaire féru d’objets précieux. Cet autoportrait sphérique est ensuite devenu un exercice de style à part entière, qu(il a pratiqué pendant plus de vingt ans avec des variations intéressantes.

Dans la cuvée 1953, une statuette précolombienne accompagne la boule et assure la liaison entre l’extérieur et l’intérieur. Même idée en 1955, où c’est la pointe du pinceau qui joue ce rôle ; à noter que le tableau dans le tableau est, comme il se doit, inversé.

En 1959 et 1961, la main droite ne tient plus le pinceau, mais se tend vers le spectateur. Il est remarquable que Montenegro, qui était droitier, a depuis le début corrigé l’effet d’inversion : la boule qu’il peint n’est pas ce qu’il a sous les yeux, mais une réalité reconstituée.

En 1965, trois ans avant sa mort, c’est toujours de la main droite qu’il exhibe la boule dont il est définitivement sorti.

 

 Man Ray

 

Schema delpacement devant miroir

A la différence d’un miroir sphérique, un miroir convexe autorise le spectateur à se refléter en dehors du centre.


 

Man Ray Autoportrait, Vine Street, Vers 1948 b Man Ray Autoportrait, Vine Street, Vers 1948 a

 


Autoportrait dans un miroir convexe, Man Ray, Vine Street, vers 1948

Les deux vues ont été prises en déplaçant latéralement l’appareil photo par rapport au miroir convexe, accroché au mur au dessus du canapé :

  • dans la première vue, l’appareil photo est au centre ; une table basse au motif en damier, à côté d’un jeu d’échec, fait pendant avec le photographe et souligne l’aspect calculé et maîtrisé de la prise de vue ;
  • dans la vue décentrée, le mobilier est identique sauf le table basse, escamotée derrière le photographe ; du coup, celui-ci se retrouve expulsé du centre et mis en pendant avec le fauteuil vide : si encombrée soit-elle, cette vue fait l’éloge de la vacuité.

 

Quoique ringardisée par la photographie, la tradition de la boule sphérique ressort périodiquement comme exercice de virtuosité, sorte de « bateau dans la bouteille » pictural.

 


Matthijs Roeling Karin Gellinek avec des tournesols 1973-74 Drents MuseumKarin Gellinek avec des tournesols
Matthijs Roeling, 1973-74, Drents Museum
Matthijs Röling, Judith et Holopherne 1975Judith et Holopherne, 1975

Le miroir dans son cadre doré est associé à la fleur du tournesol. Karin Gellinek était la muse de Matthijs.


Matthijs Roeiling 1 Matthijs Roeling 1 detail

Sans titre, Matthijs Roeling

Le miroir se trouve coincé entre un globe terrestre abîmée et une poupée abandonnée. Le peintre réduit à une poupée encore plus petite est tenu en respect par la seule autre présence vivante et éphémère : celle du criquet.


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Piotr Naliwajko

piotr-naliwajko-self-portrait-with-the-gAutoportrait avec ange gardien, 1995  

Piotr-Naliwajko-Charlie-2004Charlie, 2004

A propos du tableau de droite :

« Il ne s’agit pas des pensées érotiques supposées de Chaplin, mais de sa complexité intérieure et de sa personnalité compliquée, de ce qu’il cachait non seulement sous le chapeau melon et le déguisement, mais au plus profond de son cœur et de qui d’autre il était un garçon éternel et en même temps übermensch. » Jacek Kurek


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Robin Freedenfeld

Robin Freedenfeld Gardener's GlobeGlobe de jardinier robin-freedenfeld-self-portrait-with-garden-globeAutoportrait au globe de jardinier

A gauche, le globe se contient lui-même. A droite, il contient l’artiste, ou du moins son ombre.


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Eric de Vree

Eric de Vree Autoportrait dans un miroir spheriqueAutoportrait dans un miroir sphérique Eric de Vree Nature morte avec autoportrait dans une bouleNature morte avec autoportrait dans une boule
Eric de Vree Nature morte avec autoportrait dans deux boulesNature morte avec autoportrait dans deux boules 6285.tifNature morte avec autoportrait dans un verre

Dans la technique à l’huile la plus classique, Le peintre anversois Eric de Vree montre la continuité entre les deux traditions flamandes de l’autoportrait virtuose : de la boule ostensible au reflet discret (voir Le peintre en son miroir : 2c L’Artiste comme fantôme)


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Jason de Graaf

Jason de Graaf Autoportrait dans un miroir spheriqueAutoportrait dans un miroir sphérique Jason de Graaf A Perfect Day In Which Nothing Really HappenedA Perfect Day In Which Nothing Really Happened

Dans ses acryliques hyperréalistes, le peintre québécois Jason de Graaf joue lui aussi entre ces deux pôles, tout en éludant la pose égotique de l’artiste en plein travail.


Jason de Graaf parallelParallel Jason de Graaf Ctrl+V.2Ctrl+V

Cetté élision va jusqu’à son élimination complète, dans un vide hypo-réaliste que met en évidence à gauche la multiplication des sphères, à droite le geste ironique du Mickey.



Jason de Graaf Tandem
A l’extrême, l’artiste réapparaît, dans un miroir en forme de pomme, sous uneforme humoristique ( « ma pomme » ).


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Will Wilson

 

Will Wilson 2000 Self-portraitAutoportrait dans un miroir , 2000 Will WIlson 2001 The Dream of Carel FabritiusLe rêve de Carel Fabritius, 2001
Will Wilson 2004 Autoportrait dans un miroir biseauteAutoportrait dans un miroir biseaute, 2004 Will Wilson 2005 Convexed Self-portraitAutoportrait convexe, 2005

En cinq ans, Will Wilson passe d’un autoportrait classique dans un miroir invisible, à un autoportrait dans un miroir extrêmement visible, à la fois par son cadre en trompe-l’oeil (devant lequel passe la pointe du pinceau) et les déformations convexes.

L’autoportrait en Carel Fabritius de 2001 fait référence au peintre du Chardonneret, mort dans l’explosion de la poudrière de Delft. L’autoportrait de 2004, fragmenté par les pseudo-biseaux (voir les yeux fermées dans celui du haut) joue avec la vision panoptique.


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Amnon David Ar Self portrait in convex mirror 2008

Autoportrait dans un miroir convexe
Amnon David Ar, 2008

Les distorsions de la contre-plongée s’ajoutent à celles de la convexité. Le miroir n’est pas posé à plat sur le sol, mais en oblique.


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oleg-turchin-model-and-artist-2011

Modèle et artiste, Oleg Turchin, 2011

Dorures et coulures vénitiennes : hommage au lieu où a été inventé le miroir de sorcières.


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Tom Hughes

 

Tom Hughes 2015 I-had-a-nice-dayI had a nice day, 2015  

 

 

Tom Hughes SelfieSelfie

Tom Hughes 2014 Gerbera with origami birdsGerbera avec des oiseaux en origami Tom Hughes Self-Portrait-with-Turquoise-TeeAutoportrait au teeshirt turquoise, 2014

Toutes peintes dans son atelier de Bristol, ces toiles proposent, du plus petit au plus grand, divers degrés de grossissement sur le peintre en plein travail.


Voir la suite :  énigmes visuelles

Références :
[1] https://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/lot.18.html/2019/collection-ribes-pf1930

Cinq allégories

6 mai 2018
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A l’Accademia de Venise sont conservés quatre petits panneaux allégoriques de Bellini, plus un cinquième qui leur a longtemps été associé.

Bref panorama de ce casse-tête, l’un des plus célèbres de l’Histoire de l’Art.



Le cinquième panneau

Giovanni_Bellini_-_La_Virtu
Allégorie de la Fortune, Andrea Vitali, vers 1490, Musée de l’Accademia, Venise

Faisonz tout de suite un sort au cinqiuème panneau. Plus petit que les quatre autres (27 × 19 cm au lieu de 34 x 22 cm), il est maintenant généralement attribué à Andrea Vitali.

L’interprétation la plus précise et la plus convaincante est celle de Howard Oakley [1] :

  • le bandeau représente la caractéristique saillante de la Fortune, son aveuglement dans la distribution du bonheur et du malheur;
  • le mauvais sort est habituellement associé à une queue de paon, à des ailes et à des pattes de lion;
  • les deux cruches représentent la bonne et la mauvaise fortune;
  • les cheveux longs et abondants à l’avant de la tête, et peu à l’arrière, symbolisent le Kairos, le moment d’opportunité, que l’on peut saisir par les cheveux lorsqu’il s’approche, mais qu’on ne peut plus une fois passé.


On pense que les quatre panneaux de Bellini étaient intégrés dans un « restello », précieux présentoir vénitien en bois de noisetier organisé autour d’un miroir circulaire.

Le panneau au miroir

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia
 Allégorie au miroir
Bellini , vers 1494, Accademia, Venise

Suivant les époques et les artistes, le miroir peut être l’attribut de la Sagesse, de la Prudence, de la Vérité ou de la Vanité : les quatre interprétations ont été proposées ici.

Il est bien possible que Bellini ait volontairement superposé plusieurs interprétations, comme le pressent G.Hartlaub :

« Sous le miroir circulaire, le peintre a placé la « Vanitas », déesse de l’orgueil sur son piédestal, qui regarde dans son miroir la figure fantomatique de l’Avenir, de la Fugacité, et par là a aussi à voir avec la Prudence et la Vérité ». G.Hartlaub [2]


Bellini Allegories reconstitution 1906 Gutstav Ludwig dans Hartlaub
Restello de Bellini, reconstitution de Gutstav Ludwig, 1906, reproduite dans [2]

Harlaub se réfère ici à la reconstitution aujourd’hui bien oubliée de G.Ludwig, qui intégrait le cinquième panneau et postulait même l’existence d’un sixième, dont on n’a aucune trace.


L’idée des Trois Temps

Allegorie de La Prudence Ecole de Michel-Ange
Allégorie de La Prudence, Ecole de Michel-Ange, reproduite dans [2]

Hartlaub rapproche les trois « putti » aux pieds de la femme au miroir avec ce dessin où ils symbolisent clairement les trois faces du Temps, telles qu’on les pense depuis au moins le Livre de la Sagesse [3] : le Présent, au pied de la femme, essaie d’enlever le masque de l’Avenir, tandis que la Passé se dissimule derrière-elle.


Une allégorie de la Fugacité

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia Trois temps
En retournant de gauche à droite le panneau de Bellini, la ressemblance saute aux yeux, d’autant plus que le décor et les gestes des putti renforcent la symbolique (SCOOP !) :

  • la fenêtre du Passé est en hors champ, et son putto joue du tambour en arrière-garde, en contrebas du piédestal ;
  • la fenêtre du Présent est ouverte, et son putto, nu comme la Femme et monté sur le piédestal, la désigne de sa trompette levée (dont il a déjà fini de jouer) ;
  • la porte de l’Avenir est invisible et son putto se prépare à descendre du piédestal, sa trompette encore baissée.

Si l’on résume le message de ce cortège immobile :

  • du Passé il ne reste que les échos ;
  • l’instant présent est déjà sonné ;
  • le Futur n’a pas encore sonné, et avance sans se retourner.



Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail bucrane
Le passage du temps se voit encore dans le détail du bucrane qui décore le piédestal, référence aux sacrifices qui ont eu lieu sur cet autel, et dont la Beauté nue sera la prochaine victime.


Une allégorie de la Vanité ?

Hans Burgkmair Allegorie de la Vanite
Hans Burgkmair Allégorie de la Vanité, reproduite dans [2]

Les putti, qui semblent exténués de jouer sans relâche du tambour et de la trompette, font partie du vocabulaire de la Vanité : on les voit ici sur la corniche, plus un sonneur de trompe au milieu du bas-relief.



Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia perspective
Juchée sur son piédestal, la femme surplombe nettement le niveau du point de fuite,


Une allégorie de la Vérité ?

Néanmoins, la Vanité est le plus souvent symbolisée par une femme richement vêtue, tandis que la Vérité se montre dépourvue d’artifices.

Le mur de brique sans crépi, au milieu des ornements de marbre, milite dans le même sens.


Un double sens

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail piedestal

A gauche du piédestal, le sol blanc peut être facilement vu comme le dessus d’une moulure ; à droite, la bande de marbre rose peut être vue comme perpendiculaire au mur du fond, alors qu’elle en fait partie. Ces reliefs à double lecture peuvent être fortuits.



Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail visage
En revanche, le visage fantomatique qui apparaît dans le miroir, situé nettement au dessus du point de fuite, ne peut pas être celui du peintre, ni du spectateur : situé « au delà du futur », c’est celui de quelqu’un qui échappe à la fois au Temps et à l’Espace.

Ce que la Femme nous montre du doigt, c’est peut être bien le Diable (si elle est Vanité) ; ou bien notre Ame (si elle est Vérité).

Cette impossibilité soigneusement construite de conclure nous amène à une proposition nouvelle de ce que Bellini a voulu représenter : la Vaine Vérité, ou encore la Vanité du Vrai .

Intégré dans le restello à côté du miroir réel, le miroir factice nous prémunit contre l’orgueil de prétendre atteindre à la Vérité par cet instrument.



Bellini Allegoria ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia tableau
Résumé des interprétations : la Sagesse n’est corroborée par rien, la Prudence est peu probable pusique la femme ne regarde pas dans le miroir, la Vérité et la Vanité font jeu égal, militant pour une superposition des deux.


Reste à voir si cette interprétation cadre avec celle des trois autres panneaux .


La reconstruction d’Edgar Wind

Bellini Allegories reconstitution 1948 Edgard Wind
1948, reproduite dans [4]

Tout en conservant le cinquième panneau, Wind aboutit a un placement trsè symétrique des quatre autre panneaux :

  • les deux de gauche correspondent à une bonne fortune pour la Femme en haut (la satisfaction de l’amour) et pour l’Homme en bas (la compagne de la Vertu) ;
  • les deux de droite à un destin contraire pour l’Homme (la vaine gloire) et pour la Femme (l’esclavage de la déprime)
    Pour les détails de cette interprétation discutable, voir [4].


La reconstruction de Rona Goffen

Bellini Allegories reconstitution 1989 Rona Goffen
1989, reproduite dans [4]

L’ordre des panneaux est le même, mais avec des interprétations moins symétriques.


La reconstruction de Michael J.Hurst

Bellini Allegories reconstitution 2009 Michael J.Hurst
2009 [D]

Toujours avec le même ordonnancement des panneaux, une magnifique reconstruction de Michael J.Hurst , qui ne livre malheureusement pas sa conclusion personnelle.


Des symétries certaines

440px-Giovanni_bellini,_quattro_allegorie,_incostanza Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia
Giovanni_bellini,_quattro_allegorie,_perseveranza 770px-Accademia_-_Giovanni_Bellini_e_Andrea_Previtali_-_Quattro_allegorie_-_menzogna

Les nombreuses symétries rendent le placement des panneaux pratiquement définitif.

Horizontalement :

  • les deux du haut ont pour personnage principal une femme tenant de la main droite un objet circulaire : sphère bleue (cosmos ?), miroir ;
  • les deux du bas ont pour personnage principal un homme tenant de la main droite un objet offensif (lance, bâton) et de la gauche un objet de protection (bouclier, coquille) :

Verticalement :

  • les deux de gauche montrent un véhicule (barque, char) avançant de gauche à droite ;
  • les deux de droite montrent un décor statique (piédestal, escalier) et sont orientés dans l’autre sens ; de plus, ils comportent deux éléments individualisés : le visage dans le miroir (autoportrait ?) et la signature de Bellini.



Bellini Allegories ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia schema 1
Ce schéma synthétise ces symétries, dont certaines sont peut être purement graphiques et n’ajoutent rien à l’interprétation.



Bellini Allegories ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia schema 2
Les panneaux ont tous reçu une interprétation négative (en rouge) ou positive (en vert). Mon interprétation personnelle qui vaut ce qu’elle vaut, en blanc, tient compte des symétries de l’ensemble :

  • l’Heureuse Sagesse : celle qui connaît la nature des choses (le cosmos) conduit ses enfants à bon port (la forteresse) ;
  • la Vaine Vérité : celle qui se glorifie de montrer la Vérité et de connaître l’Avenir nous ment ;
  • la Vertu récompensée : celui qui persévère sur son chemin finit par être rattrapé par le succès (Bacchus sur son char, lui offrant une coupe de fruits) ;
  • la Fausseté punie : celui qui exagère (taille du coquillage) ou qui ment (mer qu’on croit y entendre) s’éloigne de la Cité et est puni par où il a péché (langue mordue par un serpent).



Références :
[1] https://eclecticlight.co/2016/02/22/the-story-in-paintings-allegory-symbol-and-realism/
[2] Hartlaub, Gustav Friedrich « Zauber des Spiegels: Geschichte und Bedeutung des Spiegels in der Kunst », München, 1951, p 49 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/hartlaub1951
[3] « C’est lui qui m’a donné la véritable science des êtres, pour me faire connaître la structure de l’univers, et les propriétés des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, les retours périodiques du soleil, les vicissitudes des temps. » Sagesse, VII, 17-18
[4] La meilleure discussion sur les différentes reconstuctions est celle de Michael J.Hurst,
http://pre-gebelin.blogspot.fr/2009/04/bellinis-allegories-1-of-3.html
http://pre-gebelin.blogspot.fr/2009/05/bellinis-allegories-2-of-3.html
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