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Conclusion sur les deux Meisterstiche

9 juin 2018
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Comment admettre qu’en partant des gribouillages médiévaux, Dürer ait pu du premier coup produire deux gravures alchimiques aussi sophistiquées, et inventer ex nihilo les procédés de cryptage graphique qui ne trouveront leur plein aboutissement que dix huit ans plus tard avec le Splendor Solis ?

Posons la question en sens inverse : si ce procédé avait dû être mis au point par quelqu’un, quelque part et à une quelconque période, quel meilleur candidat que Dürer, à Nuremberg, et en 1514 ?

Article précédent : 7 De la Correction à la Transmutation



 L’Arc de Triomphe de Maximilien I

Arc de Triomphe de Maximilien

Montage de Arc de Triomphe de Maximilien I

Outre ses trois gravures majeures (Meisterstiche), à quoi s’occupe-t-il cette même année ? Il termine la préparation de son énorme gravure pour l’Arc de Triomphe de Maximilien I [1], bourrée d’emblèmes et de symboles.


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Les « Hieroglyphica » d’Horapollon

Il s’agit d’un texte grec sensé expliquer la signification des hiéroglyphes [2]. Retrouvé un siècle plus tôt, édité pour la première fois en Italie en 1503, il passionnait les humanistes. Or en 1512, à la demande de ce même empereur Maximilien, Pirckheimer en avait commencé une des toutes premières traduction latine, qui ne sera jamais éditée. Son manuscrit, exhumé et édité par Karl Giehlow en 1915 [3], a très probablement été illustré par Dürer. En voici quatre échantillons, typiques de l’ambiance intellectuelle dans laquelle baignaient à cette époque les deux amis.



Durer Horapollo 17

Hieroglyphe 17. Comment ils représentent l’ardeur

« Quand ils veulent représenter l’ardeur, ils peignent un lion. En effet, cet animal a une grande tête, des pupilles enflammées, la face arrondie et autour de celle-ci, des poils rayonnants, à la ressemblance du soleil. C’est pourquoi ils placent des lions sous le trône d’Horus, marquant (ainsi) le trait de ressemblance entre le dieu et l’animal. Le soleil est (appelé) Horus parce qu’il a puissance sur les heures. »


Durer Horapollo 19

Hieroglyphe 19. Comment ils écrivent celui qui veille.

« Voulant écrire celui qui veille, ou bien le gardien, ils dessinent une tête de lion, parce que le lion ferme les yeux quand il veille et les tient ouverts quand il dort, ce qui est le signe qu’il fait bonne garde. C’est pourquoi ils mettent des lions aux serrures des temples pour symboliser des gardiens. »


Durer Horapollo 39

Hieroglyphe 39 Comment ils écrivent l’hiérogrammate (le scribe).

Quand ils veulent écrire différemment l’hiérogrammate, ou le prophète, ou l’embaumeur, ou la rate, ou l’odorat, ou le rire, ou l’éternuement, ils peignent un chien.

  • a) L’hiérogrammate, parce que celui qui veut devenir un parfait hiérogrammate doit s’exercer souvent à la récitation, crier continuellement et avoir un air sauvage, sans montrer de complaisance pour personne, comme les chiens.
  • b) Le prophète, parce que le chien regarde avec plus d’attention que les autres animaux les images des dieux, comme (le fait) le prophète.
  • c) L’embaumeur des animaux sacrés, parce que lui aussi regarde les animaux sacrés, dépouillés et découpés, auxquels il doit rendre les devoirs funèbres.
  • d) La rate, parce que, de tous les animaux, le chien a la rate la plus légère. S’il est touché par la mort ou atteint de la rage, c’est la rate qui en est la cause, et ceux qui s’occupent de cet animal lorsqu’on l’ensevelit deviennent pour la plupart hypocondriaques au moment de mourir ; car en aspirant les exhalaisons du chien ils en subissent l’infection.
  • e) L’odorat, le rire et l’éternuement, parce que ceux qui sont gravement atteints d’hypocondrie ne peuvent ni sentir, ni rire, ni éternuer.


Durer Horapollo 43
Hieroglyphe 43. Comment ils représentent la pureté.

Quand ils veulent écrire la pureté ; ils peignent le feu et l’eau, parce que c’est au moyen de ces éléments que l’on accomplit toute purification.


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Bien sûr, le lion, le chien, les fioles et la bougie de Saint Jérôme ne sortent pas directement des Hieroglyphica. Mais ils montrent que l’idée de codage et de cryptage était dans l’esprit du temps. Ainsi une image peut représenter :

  • un autre objet par analogie formelle (Hieroglyphe 17 : la tête du lion ressemble au soleil)
  • un autre objet par analogie fonctionnelle (Hieroglyphe 19 : s’il faut appliquer Horapollon à la lettre, alors le lion qui ouvre les yeux chez Saint Jérôme est aussi endormi que le chien !)
  • plusieurs objets sans aucun rapport entre eux, grâce à des analogies tarabiscotées (Hieroglyphe 39 : le chien polysémique)
  • un concept par ses instruments (la pureté, obtenue par le feu et l’eau).

L’idée de combiner plusieurs emblèmes pour produire une sorte de phrase, à comprendre dans son ensemble, aurait-elle effleuré nos deux compères ?


Pirckheimer

Pirckheimer : Avant-projet pour l' »image secrète » et le panégyrique de l’Arc de Triomphe de Maximilien I

Il nous reste en tout cas de Pirckheimer cette radiographie parfaite du cerveau des génies de Nuremberg : un texte latin truffé de glyphes, dont voici le tableau de décodage par Giehlow :



Pirckheimer_traduction



 

Ainsi, en 1514, dans le cercle de Dürer, on se passionne, comme Saint Jérôme, pour une traduction du grec au latin et pour le déchiffrage d’une parole perdue. On s’amuse avec le cryptage graphique au moyen d’emblèmes polyvalents. Cette agitation intellectuelle entre des hommes d’exception a produit deux oeuvres unique, deux rébus graphiques d’une ambition aussi démesurée que l’Arc de Triomphe de Maximilien :

  • Melencolia I : un carré magique visuel,
  • Saint Jérôme : un tableau d’emblèmes.

Article suivant : Jeux avec le monogramme AD

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[1] On peut trouver les 36 gravures composant ce portail colossal sur http://www.photo.rmn.fr/C.aspx?VP3=SearchResult&VBID=2CO5PC76VFP9A
[2] Traduction française : http://asklepios.chez.com/horapollo/horapollon.htm
[3] Karl GIEHLOW, « Die Hieroglyphenkunde des Humanismus in der Allergorie der Renaissance… », in Jahrb. der kunsthist. Sammlungen des Allerh. Kaiserhauses, t. XXXII, Wien u. Leipzig, 1915 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/jbksak1915/0005/image?sid=1697a6c3af99e3f0b670403a4e6533c1

1 Distinguer les larrons

30 mai 2018
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Comment distinguer le Bon et le Mauvais larron : quelques trucs.


L’histoire des deux larrons tient en quelques lignes de l’Evangile de Luc :

« L’un des malfaiteurs suspendus à la croix l’injuriait : « N’es-tu pas le Christ ? Sauve-toi toi-même, et nous aussi. ». Mais l’autre, le reprenant, déclara : « Tu n’as même pas crainte de Dieu, alors que tu subis la même peine ! Pour nous, c’est justice, nous payons nos actes : mais lui n’a rien fait de mal » Et il disait : « Jésus, souviens-toi de moi lorsque tu viendras dans ton Royaume. » Et il lui dit : « En vérité, je te le dis, aujourd’hui tu seras avec moi dans le Paradis. » » Luc, 23, 39-437


Un dialogue fondateur

Conrad_Laib_Kreuzigung 1449, Belvedere, WienCrucifixion
Conrad Laib, 1449, Belvedere, Wien
museo_lacrocifissionedeisanti_angelicoLa Crucifixion et les Saints,
Fra Angelico, 1137-1446, Couvent de San Marco, Florence

La manière habituelle de traduire ce dialogue est de détourner le regard du Mauvais Larron et de diriger celui du Bon vers Jésus, lequel lui répond en inclinant la tête vers sa droite.

En reconnaissant sa culpabilité et la Royauté de Jésus, le Bon Larron est à la fois une figure de la Confession, de la Conversion et de l’Intercession.


Le premier Saint

Fra Angelico,1437-1446 Couvent San Marco Florence.
Crucifixion, Fra Angelico,1437-1446, Couvent San Marco Florence.

Son entrée directe au Paradis, promise par Jésus en personne, en fait le tout premier Saint de l’Ere Chrétienne. D’où l’auréole qui lui est ici rajoutée, à l’image de Jésus.

Ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés chronologiques : où était le bon Larron une fois mort et avant que Jésus ne ressuscite ? Est-il concevable qu’il soit entré au Paradis avant Jésus ? Attendait-il quelque part ? [1]


Pour illustrer l’histoire de manière intelligible , les artistes ont très tôt du résoudre deux problèmes :

  • comment différencier Jésus et les larrons ?
  • comment différencier les larrons entre eux ?

L’emplacement des croix

Les quatre Evangiles ne précisent ni le nom des Larrons, ni l’emplacement de leurs croix. Mais l’Evangile de Nicodème au IVème siècle baptise le Bon et le Mauvais Larron Dysmas et Gestas, et les place respectivement à droite et à gauche du Christ, en position d’honneur et en position d’infamie.

Il n’y aura que très peu d’exceptions à cette règle que le Bon Larron, en sa qualité de Saint, est toujours à la droite du Christ [2].


Santa-Sabina-Rome-Door-Detail

Porte de l’Eglise Sainte Sabine, Rome, IVème siècle

Dans cette Crucifixion, la plus ancienne connue, les trois protagonistes ont la tête tournée vers la gauche. On considère en général que le larron qui se trouve à la droite du Christ, et dont le regard se détourne de lui, serait le Mauvais : ce qui n’est pas cohérent avec le fait que le Christ regarde vers lui. Le détail distinctif est en fait la porte qui s’ouvre dans le fronton, la Porte du Ciel : le larron à la droite du Christ est donc bien le Bon, malgré sa plus petite taille : celle-ci doit être comprise comme un élément positif, qui lui permet de s’inscrire harmonieusement à l’intérieur de son compartiment, exprimant ainsi son humilité ; tandis que le Mauvais larron déborde de toute part, manifestant son hybris.


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Icône du VIIIème siècle, Monastère de Ste Catherine du Sinaï

L’icône du Mont Sinaï nomme Gestas le Larron à droite du Christ et lui ajoute des mamelles, sans doute en signe de dépréciation. Il s’agirait donc du Mauvais larron.


Beatus de gerone 975 Crucifixion

Crucifixion, Beatus-de-Gérone, 975, Trésor de la cathédrale de Gérone

En revanche ici Gestas, toujours à droite du Christ, est clairement le Bon Larron, comme le montre l’Ange qui vient recueillir son âme. Il existe ainsi de rares exemples, jusqu’à la fin du Moyen-Age, d’inversion  du nom des larrons : mais le Bon, identifié par l’ange, se trouve désormais toujours à la droite du Christ.

L’emplacement des croix ayant été fixé très tôt,  les artistes ont cherché d’autres moyens de différencier les larrons. Voici une bref aperçu des solutions les plus originales



Postures différentes

Chludov Psalter 850 Moscow, Historical Museum MS 129 fol 45v detail

Psautier Chludov, vers 850, Moscou, Historical Museum MS 129, Fol 45v

Le Bon Larron regarde le Christ tandis que le Mauvais est mort. On remarquera que, comme à Sainte Sabine, la croix du Mauvais larron est plus grande (sur cette image, voir aussi ZZZ).


Evangeliaire de Drogon 9eme s BNF Lat 9388 plat superieur

Evangéliaire de Drogon (plat supérieur, détail), 9ème siècle, BNF Lat 9388 (gallica)

Le Bon larron bénéficie d’une croix en Y au tronc florissant où il est cloué à l’imitation du Christ, tandis que le Mauvais est accroché, les bras en arrière, à un arbre sec et fourchu.


1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune bon larron 1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune mauvais larron

Crucifixion, Vers 1145, provenant du cloître de la cathédrale, musée de Navarre, Pampelune

Les deux larrons sont déportés sur les faces latérales du chapiteau, les bras passés derrière la traverse :

  • le Bon joint les mains et croise les pieds, couronné par un ange, à la grande déception d’un démon grimaçant ;
  • le Mauvais croise les mains et joint les pieds, garrotté par quatre bourreaux, et les joues lacérés par deux démons à fourchette [3].

Sur ce chapiteau, voir aussi 2 Les anges aux luminaires .


1399-1407 The Crucifixion, Sherborne Missal BL Add MS 74236, p. 380La Crucifixion, 1399-1407, Missel Sherborne, BL Add MS 74236, p. 380

Les deux larrons sont strictement identiques : tous deux jeunes, blonds, barbus, même pagne, même cruel système de fixation par une barre d’acier à laquelle quel leurs bras retournés sont attachés par derrière.

Du coup l’oeil s’attache à la seule différence qui vaille : l’un est tourné vers le Christ, l’autre lui tourne le dos.



Particularités capillaires

Crucifixion (Meister der Kemptener Kreuzigung), 1470 Germanisches Nationalmuseum, NurnbergCrucifixion, Meister der Kemptener Kreuzigung, 1470, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg Retable de Haldern, panneau central, maitre de Schoppingen 1450-70 Westfalisches Landesmuseum fur Kunst und KulturgeschichteMunsterRetable de Haldern, panneau central, Maître de Schöppingen, 1450-70, Westfälisches Landesmuseum für Kunst und Kulturgeschichte,Münster

Lorsque les physionomies diffèrent, la logique voudrait que la Bon Larron, plus sage, soir représenté comme un homme plus âgé, aux cheveux blancs.


Calvario,_del_taller_de_Miguel_Ximenez_1483 -1487(Museo_de_Zaragoza)Crucifixion, Atelier de Miguel Ximénez, 1483 -1487, Museo de Zaragoza atelier de Lucas Cranach (1536) berlin-marienkircheAtelier de Lucas Cranach, 1536, Marienkirche,Berlin

Mais la représentation inverse existe : comprenons que le Mauvais Larron est un criminel endurci alors que le Bon Larron est un jeune homme encore tendre.


Crucifixion Maitre de 1477 Wallraf Richardz Museum, CologneCrucifixion, Maitre de 1477, Wallraf Richardz Museum, Cologne Crucifixion Bramantino 1515 Musee de Brera MilanCrucifixion, Bramantino, 1515, Musée de Brera, Milan

Le crâne rasé signale le criminel : le Maître de 1477 l’inflige au Mauvais larron seulement, Bramantino aux deux.



Les vêtements

963px-St_Pons,cathédrale,ancien_portail_ouest,tympan_droitTympan, Fin 12ème siècle, Saint Pons de Thomières

Le Bon Larron porte la même tunique longue que le Christ, alors que le Bon porte une tunique courte, qui permet au démon de lui casser les jambes.


1400 ca Livre d'Heures Avignon Vienne ONB Cod. Ser. n. 9450 p 349Livre d’Heures (Avignon), vers 1400, Vienne ONB Cod. Ser. n. 9450 p 349

La logique vestimentaire inverse joue dans ces deux larrons exilés, de manière très originale, dans la marge habituellement réservée aux drôleries. Les visages (glabre et barbu) et la position des bras ajoute à la différentiation.


Derick_Baegert_- Crucifixion vers 1475_AltarPropsteikirche Dortmund

Crucifixion
Derick Baegert, vers 1475, Propsteikirche, Dortmund

Mis à part la direction du regard, rien ne différencie entre eux les deux larrons :

  • même mode d’accrochage (mains liées par derrière à une barre secondaire),
  • même position des jambes (la gauche pliée, la droite tendue),
  • même vêtement (une tunique courte et un caleçon) qui contraste avec le périzonium de Jésus.


Master_of_Delft_-_The_Crucifixion-_Central_Panel_-_Google_Art_ProjectTriptyque avec des scènes de la Passion, Maître de Delft, vers 1500-1510, National Gallery, Londres altdorfer-1526 germanisches museum nurnbergCrucifixion, Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

A l’opposé, les larrons pouvent être seulement vêtus d’un cache-sexe (subligaculum), voire carrément nus.


Kalvarienberg_Altar_Osterreich_Anfang_16_Jh

Crucifixion
Peintre autrichien, début XVIeme, collection privée

Cet exemple unique d’une différence de vêtements entre les deux Larrons n’est guère heureux iconographiquement, car les chausses rouge du Bon Larron créent une ressemblance malvenue entre les deux autres personnages.



Le bandeau


Jan van Eyck The Crucifixion; The Last Judgment, ca. 1430 The Metropolitan Museum, NY

Crucifixion
Jan van Eyck, vers 1430, The Metropolitan Museum, New York

Dans cette Crucifixion, le tissu semble avoir une conotation négative d’Opacité : la taille des parties couvertes augmente depuis le Christ vêtu seulement d’un périzonium transparent, jusqu’au Mauvais Larron les yeux bandés et avec un caleçon long.



La_Brigue_-_Chapelle_Notre-Dame-des-Fontaines_-_Nef_-_Fresques_de_la_Passion_du_Christ_Giovanni Canavesio-vers 1480

Fresques de la Passion du Christ,
Giovanni Canavesio, vers 1480, Chapelle Notre-Dame-des-Fontaines, La Brigue

Dans cette fresque rustique et pédagogique, Dimas et Gestas ont mêmement les yeux bandés. Deux bourreaux leur tailladent les jambes pour accélérer leur mort, tandis qu’un ange et un démon sauvent ou embrochent leur âme. Le mauvais larron, les cheveux blanchis, tire la langue.


Bosch La Tentation de saint Antoine, , revers volet droit,vers 1501, Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne

Portement de croix , revers du volet droit de La Tentation de saint Antoine
Bosch, vers 1501, Museu Nacional de Arte Antiga de Lisbonne

Dans ce Portement de Croix, Bosch affronte la gageure de nous faire deviner le Bon et le Mauvais Larron avant même qu’ils ne soient montés en croix. Voyez-vous comment ?

Voir la réponse...

Le larron de gauche est encore en train de se confesser, son bandeau traîne sur le rebord du talus et un soldat attend pour lui entraver les mains : ce criminel soucieux de son salut est à coup sûr le Bon Larron.

L’autre a déjà les yeux bandés et les mains ficelées dans le dos : ayant bâclé ou refusé la confession, il est prêt à partir pour le supplice. Un détail infime confirme qu’il s’agit bien du Mauvais Larron : il a un pied nu et l’autre chaussé ce qui, chez Bosch, est en général synonyme de dérangement, de déraison.


Hermen Rode Lubeck St Marien

Crucifixion
Hermen Rode, 1494, MarienKirche, Lübeck, détruit en 1942

Lorsqu’un seul des larrons a les yeux bandés, il semble naturel que se soit le Mauvais, en signe d’aveuglement.


follower of Rogier van der Weyden vers 1500 Indianapolis museum of artCrucifixion
Suiveur de Rogier van der Weyden, vers 1500, Indianapolis Museum of Art
Baegert,Derick_—_Kreuzigung_Christi_vers 1498(Alte_Pinakothek)Crucifixion
Derick Baegert, vers 1498, Alte Pinakothek, Munich

Mais la situation inverse existe. Dans ce cas, on peut l’interpréter comme un comble, une preuve de l’excellence du Bon Larron : même les yeux bandés, il est capable de reconnaître la Royauté de Jésus.



La vue de dos

 

La vue de dos permet quelquefois de différencier le Mauvais Larron, plus rarement le Bon Larron. Sur ce sujet complexe et évolutif, voir 1 Calvaires plans .


Mis à part l’auréole, ni l’âge, ni les vêtements, ni même le bandeau sur les yeux, ne sont l’apanage de l’un ou de l’autre larron. Nous allons voir qu’un autre signe distinctif est plus pertinent : 2 Croix-poutre, croix-tronc).

Références :
[1] Sur ces intéressantes questions et leurs réponses dans l’iconographie, voir Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, p 29 et ss
[2] Nous reprenons ici les exemples donnés dans Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, p 41 et ss
[3] Jacques Bousquet, « A propos d’un des tympans de Saint-Pons. La place des larrons dans la crucifixion », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n° 8, 1977

2 Croix-poutres, croix-troncs

30 mai 2018
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Croix-poutres, croix-troncs

Une des différentiations les plus courantes se fait entre la croix du Christ et celles des larrons : en général par la taille ou par le type d’accrochage (clous ou corde) , mais souvent aussi par le type de bois : poutre équarrie ou tronc brut.

Tous ces détails n’étant pas codifiés par des textes, les artistes au fil du temps ont adopté des solutions variées : pour des raisons symboliques qu’il est possible de deviner, pour des raisons de mode ou de concurrence définitivement oubliées, ou pour les deux : tant il est toujours possible de surajouter une interprétation théologique à une innovation graphique, et réciproquement.

En nous appuyant sur le livre fondamental de Christiane Klapisch-Zuber [1], nous allons esquisser une rapide histoire des différentes combinaisons de croix-poutres et croix-troncs dans la peinture occidentale, des plus anciennes aux plus récentes et des plus courantes au plus rares : le but étant de situer dans le temps et l’évolution logique des formes les cas les plus intrigants : ceux ou le type de croix ne sert pas à différencier le Christ des Larrons, mais les Larrons entre eux.



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Etape 1 : trois croix-poutre identiques

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Invention de la Croix Triptyque de Stavelot 1156 Pierpont Morgan Library New York

Invention de la Croix Triptyque de Stavelot, 1156, Pierpont Morgan Library, New York

Depuis le Vème siècle s’est établie la Légende de l’Invention de la Croix par Sainte Hélène. Trois croix identiques ayant été découvertes à Jérusalem, on reconnut celle du Christ à ce qu’elle ressuscita un mort lorsqu’on le plaça dessous.


Crucifixion Evangeliaire syriaque de Rabula 586

Crucifixion, Evangéliaire syriaque de Rabula, 586

Pratiquement toutes les crucifixions anciennes prennent donc soin de représenter trois croix-poutres rigoureusement identiques.


Reliure des Evangiles de Drogon Metz, 845-855. BnF

Reliure des Evangiles de Drogon, Metz, 845-855. BnF

Une exception notable : dans cet ivoire carolingien, le Mauvais larron est attaché à un arbre sec aux branches tortes ; le Bon est cloué, comme le Christ, sur un tronc en Y dont la forme se rapproche déjà de celle de la croix, tandis qu’une volute de feuillage se développe à sa base pour signifier la Sainteté.


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Etape 2 : poutre-tronc-poutre

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A partir de la fin du XIIème siècle, en Italie, l’attention se porta sur un autre élément de la Légende de l’Invention de la Sainte Croix : l’arbre dont celle-ci avait été faite était issu, suite à diverses tribulations, d’un rameau de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, que Seth, le fils d’Adam, avait planté sur le crâne de son père. Cet arbre, celui qui avait causé la péché d’Eve, est à bien distinguer de l’autre arbre sacré du Jardin d’Eden, l’Arbre de Vie, qui donne l’immortalité.


Benedetto ANTELAMI - descente de croix (marbre)

Déposition, Benedetto Antelami, 1178, Cathédrale de Parme

Dès la fin du XIIème siècle apparut donc en Italie l’idée de représenter la croix sous forme d’un tronc émondé ou bourgeonnant, illustrant la régénération de l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal :

« L’Arbre du péché devint, par la Passion du Christ, un nouvel Arbre de vie, l’instrument du supplice se fit arbre « vivant » et manifesta la victoire du Christ sur la mort à laquelle avaient été condamnés les descendants d’Adam ». [1], p 53


Giovanni Pisano Crucifixion 1301, Chaire de Sant' Andrea, Pistoia, by

Giovanni Pisano, Crucifixion 1301, Chaire de Sant’ Andrea, Pistoia,

Pisano a rajouté ici le crâne d’Adam à la base du tronc, et conservé pour les larrons des croix-poutres, faites de bois ordinaire.

« Le trait le plus frappant des croix en Y est la manière dont le corps du supplicié et le bois de l’Arbre de Vie collent pour ainsi dire l’un à l’autre… de sorte que végétal et humain semblent indissociables… Cette présentation quasiment fusionnelle de la croix-arbre et du crucifié fait écho aux dévotions par lesquelles les fidèles assumaient les tourments de la Flagellation et de la Crucifixion dans leur propre chair. » [1], p 57



The-Crucifixion- Crawford et Balcarres, master of citta di castello vers 1320 Manchester, City Art Gallery

Crucifixion Crawford et Balcarres, maître de la Citta di Castello, vers 1320, Manchester, City Art Gallery

Au début du XIVeme siècle, le symbole de l’Arbre de Vie passa, toujours en Italie, de la sculpture à la peinture. Dans ce chef d’oeuvre (autrefois attribué à Duccio), on peut remarquer l’innovation iconographique du sang qui vient laver le crâne d’Adam, illustrant l’idée de Rédemption ; et qui dégoûte aussi au passage sur les yeux du lancier à droite de la croix : un centurion aveugle qui, selon la Légende Dorée, retrouva ainsi la vue et devint Saint Longin.


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Etape 3 : tronc-poutre-tronc

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Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreCrucifixion
Antonello de Messina, 1475, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Un siécle après, la formule s’inverse visuellement, tout en restant paradoxalement reliée à la même légende de l’Arbre de Vie, mais par un autre aspect :

« Les peintres du XVème siècle se rallient à une vision moins symbolique, plus historique du passé ce ce bois (qui… avait été travaillé pour le Temple, puis pour un pont)… Le bois équarri du Christ rappellerait ainsi les avatars de l’arbre issu du Paradis et prédestiné à la Rédemption de l’Humanité » [1], p 57

Certains historiens de l’Art avancent même que, si l’arbre équarri évoque l’Arbre de Vie, les deux arbres secs et tourmentés des larrons évoquent l’Arbre de la Connaissance du Bien et du Mal, resté en quelque sorte dans son état originel.

Antonello de Messine a probablement importé cette formule des Pays du Nord, où elle était apparue un peu plus tôt, dès 1420-1430.


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Crucifixion, 1435-1445, Maître franco-flamand, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

L’opposition entre la croix-poutre centrale et les deux croix-troncs latérales possède une forme d‘évidence visuelle qui a pu se faire jour sans rapports, ou même en opposition, avec la symbolique complexe de l’Arbre de Vie qui avait vu le jour en Italie.

« Au corps alangui, parfois même efféminé du Rédempteur, idéalement beau dans son agonie, les Calvaires s’accordent à donner un support moins brutal, plus adouci que l’arbre mal dégrossi et desséché dont les larrons, contorsionnés dans leur intolérable souffrance, doivent s’accommoder. L’humanité peccamineuse des deux brigands trouverait… son parallèle dans la grossièreté de leurs croix. » [1], p 65

Ainsi s’inverse la valeur symbolique de la croix-tronc, d’une acception positive (lArbre de Vie) à une acception négative (l’arbre brut, non équarri).


Augustin Hirschvogel Crucifixion vers 1530 British Museum

 

Crucifixion, Augustin Hirschvogel,  vers 1530, Bristish Museum.

Autre nuance, non péjorative : ce dessin, qui illustre le parallèle entre l’épisode du Serpent d’airain (dressé par Moïse pour protéger les Hébreux des piqûres de serpent) et la Crucifixion, joue sur la différence croix-tronc/croix-poutre pour illustrer  l’ancienneté de la première scène.

Cette formule particulièrement efficace de la croix-poutre centrale (Rédemption, Nouveau Testament) s’opposant aux croix-troncs latérales (Péché, Ancien Testament) se prête à deux évolutions complémentaires.


1 La glorification christique

MEISTER DES STOTTERITZER ALTARS 1480 – 1500 staedelmuseum Francfort
Crucifixion
Meister des Stötteritzer Altars, 1480–1500, Städelmuseum, Francfort

Les larrons sont ici totalement escamotés, évoqués seulement par leurs croix rustiques posées sur le sol.


Crucifixion, tapisserie de La Chaise Dieu, 1501-1518

Crucifixion, tapisserie de La Chaise Dieu, 1501-1518

La croix décorée de joyaux se dresse entre les deux troncs mal dégrossis.


2 La criminalisation des larrons

Concomittament, les larrons sont abaissés au rang de criminels et l’image de la Crucifixion est utilisée dans une but d’édification et de contrôle social.


Bosch Portement de Croix 1480-90 Kunsthistorisches Museum ViennePortement de Croix, Bosch, 1480-90, Kunsthistorisches Museum Vienne After_Jheronimus_Bosch_Christ_Carrying_the_Cross Chicago, Illinois, Loyola University Museum of ArtPortement de Croix, d’après Bosch, Loyola University Museum of Art, Chicago

Chez Bosch, les deux criminels sont pareillement terrorisés et promis à un supplice infamant sur une croix-tronc bricolée. On les reconnait cependant par leur attitude :

  • le Bon est agenouillé devant son confesseur, marquant ainsi sa contrition ;
  • le Mauvais est debout et prêt à partir au supplice sans confession ; de plus il a un pied nu et un pied chaussé, signe chez Bosch de déraison.  [2]


Joachim Patinir Crucifixion, 1500 Portland Museum
Crucifixion, Joachim Patinir, 1500, Portland Museum

Chez Patinir, le squelette complet a perdu son lien avec le crâne d’Adam : placé sous le Bon Larron, il illustre la résurrection qui lui est promise tandis que le Mauvais Larron, la face tournée vers la Terre, reste du côté de la lance, des larmes et de l’affliction.


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Etape 4  : tronc-tronc-tronc

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On arrive ici à une inversion complète de la formule primitive : trois croix identiques, non plus poutres, mais troncs.


1 Une innovation franciscaine

Rimini master 1er quart XIVeme Alte Pinacotek Munich
Maître de Rimini, 1er quart XIVeme siècle, Alte Pinacotek, Munich

La formule apparaît une première fois en Italie, à peu près au moment où la symbolique de l’Arbre de vie passe de la sculpture à la peinture. Dans ce retable en trois registres se superposent :

  • en haut la Crucifixion, marquée par les obliques de la lance qui pénètre le flanc de Jésus et de l’épée qui simultanément perce le coeur de Marie, en symbole de sa douleur ;
  • au centre la Flagellation et le Portement, marqués également par les obliques des fouets et de la croix ;
  • en bas, la réception des stigmates par Saint François, marquée par les obliques qui joignent les plaies de Jésus aux plaies du Saint.

L’exemple du maître de Rimini montre que, sous l’influence franciscaine, le tronc émondé pouvait avoir un but bien différent qu’évoquer l’Arbre de vie : unifier dans une humanité commune le Christ souffrant et les larrons et, au delà, tous ceux qui, comme Saint François, souhaitent communier avec Jésus au travers de sa Passion. Le côté encore subversif de cette approche (tous larrons, tous souffrants) est gommé par la différence de taille, la croix de Jésus étant plantée en contrebas des deux monticules.


Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion 1320 à 1345 Tours, Musee des Beaux-Arts
Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion, 1320 à 1345, Tours, Musee des Beaux-Arts

Cette autre oeuvre isolée de la même époque montre trois magnifiques croix-troncs, identiques sauf pour la taille. Le visage du Bon Larron est à l’image de celui du Christ, tandis que le Mauvais a une figure hirsute et bestiale.

2 Une seconde apparition dans les Pays du Nord

Un bon siècle après sa première apparition en Italie sous l’influence franciscaine, la formule tronc-tronc-tronc réapparaît dans les Pays du Nord, sans doute de manière indépendante.


Tegernseer Hochaltar, Kreuzigung, Oberbayern, um 1445 Germanisches Museum Nurnmberg
Tegernseer Hochaltar, Oberbayern, vers 1445, Germanisches Museum, Nuremberg

C’est là en effet que s’était popularisé l’usage de la croix-tronc pour les Larrons : le basculement de la croix centrale du type poutre au type tronc a pu s’effectuer à la fois par contamination graphique et, dans une optique proto-réformatrice, pour exprimer le rapprochement du Christ avec l’Humanité souffrante.


Hans Baldung Grien Deploration 1513 Landesmuseum innsbruck1513, Landesmuseum, Innsbruck Hans Baldung Grien Deploration 1518 Staatliche Mu1518, Staatliche Museen, Berlin

Deploration, Hans Baldung Grien

Avec leur cadrage exceptionnel sur les pieds des arbres et des larrons, les deux Déplorations de Hans Baldung Grien montrent à quel point cette formule s’ajuste au goût germanique pour la forêt, dans laquelle les troncs sont encore plantés.


Hans Baldung Grien Hochaltar Freiburg minster 1516

Hans Baldung Grien, Maître-autel, Monastère de Freiburg, 1516

Le même peintre s’applique ici à détailler trois essences d’arbre différentes. La croix du Christ est mixte, formée d’un tronc vertical et d’une poutre.



Grunewald (1512-1516 the-crucifixion-detail-from-the-isenheim-altarpiece musee Unterlinden Colmar

Crucifixion, panneau central du retable d’Isenheim
Grünewald, 1512-1516, Musée Unterlinden Colmar

Grünewald explore aussi l’idée de la croix mixte, mais en inversant les éléments : la rectitude de la poutre verticale s’oppose à la souplesse de la traverse en bois brut.


Maitre de Rio Frio (16e s.) Retable de saint Martin - La Crucifixion Musee Goya castres
Retable de saint Martin – La Crucifixion
Maitre de Rio Frio, XVIème siècle, Musée Goya, Castres

Un autre type de croix mixte apparaît à cette époque, de type tronc mais partiellement équarrie sur la face avant : faut-il y voir une résurgence du vieux symbolisme de l’Arbre de la Connaissance en cours de rectification ?


Atelier de Cranach, 1530-39, Ev.-Luth. Marktkirchgemeinde Hannover
Crucifixion (détail)
Atelier de Cranach, 1530-39, Ev.-Luth. Marktkirchgemeinde Hannover

Probablement pas. Car dans les nombreuses Crucifixions de Cranach ou de son atelier, des croix-troncs diversement aplanies (parfois seulement aux points d’attache) concernent identiquement le Christ et les deux Larrons.


Hermann tom Ring, Kalvarienberg, um 1550, Museum fur Kunst und Kultur, Munster

Crucifixion
Hermann tom Ring, vers 1550, Museum fur Kunst und Kultur, Münster

Poursuivant cette intense recherche de variations graphiques et d’équarrissages différenciés, Hermann tom Ring aboutit à cette solution hybride dont tout sens symbolique a disparu : une croix-poutre dont la base reste un tronc brut.


1629 Abraham Bloemaert Utrecht - Museum Catharijneconvent

Crucifixion
Abraham Bloemaert,1629, Museum Catharijneconvent, Utrecht

Bloemaert propose enfin cette bizarre formule asymétrique, dans laquelle la partie équarrie diminue de gauche à droite, créant un effet ascensionnel.



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A partir de la formule « tronc-poutre-tronc », l’évolution de loin la plus fréquente, surtout dans les pays germaniques, a donc été l’identification du Christ avec les larrons (tronc-tronc-tronc), en dégradant la croix-poutre en croix-tronc.

Mais deux autres voies étaient possibles : celle de l‘identification du Bon ou du Mauvais larron au Christ. Cette dernière possibilité, théologiquement tératologique, a pourtant existé et méritera un développement séparé.

Examinons pour l’instant la première variante, plus logique mais très rare : celle de la promotion du Bon Larron.



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Etape 5 : poutre-poutre-tronc

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triptyque de Znaim 1440-1445 Osterreichische Galerie Belvedere
Triptyque de Znaim, 1440-1445, Osterreichische Galerie;Belvedere, Vienne

Dans le panneau central, les trois croix épousent les cassures à angle droit de la moulure, celles des larrons étant de type tronc. Mais on voit très bien, dans le panneau de gauche, que celle du Bon Larron possède un montant rectiligne tandis que l’autre est cassée par une branche émondée.

L’artiste s’est attaché à différencier les larrons par d’autres subtilités :

  • imberbe et barbu ;
  • attaché par les deux bras ou par un seul (acceptation versus révolte) ;
  • devant la croix ou derrière (à l’image du Christ ou à rebours).

Cette idée de différencier les deux larrons par leur croix apparaît sporadiquement, surtout en Allemagne .
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1465-85 Kalvarienberg Franconie Germanisches Nationalmuseum

Calvaire
1465-85, Franconie, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg

La similarité des croix vient ici à l’appui de la similarité des postures, créant un effet d’imitation entre le Bon Larron et le Christ. Tandis que le Mauvais Larron non seulement se détourne du Christ, mais tourne le dos au spectateur.


Evert van Soudenbalch, Hours of Jan van Amerongen (Utrecht), vers 1460, Brussels, KBR, II 7619 fol 55vCrucifixion
Evert van Soudenbalch, Heures de Jan van Amerongen (Utrecht), vers 1460, Brussels, KBR, II 7619 fol 55v
Lieven van Lathem The Crucifixion, 1471 ca Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol. 106Crucifixion
Lieven van Lathem, Livre de prières de Charles le Téméraire, vers 1471, Getty Museum, Los Angeles, Ms. 37, fol. 106.

L’idée d’assimiler la croix du bon larron à celle de Jésus semble être venue isolément à différents artistes, sans supposer un prototype unique. Ainsi, Evert van Soudenbalch, un miniaturiste de l’école d’Utrecht, qui s’inspire clairement de la Crucifixion de Van Eyck, conserve les trois croix égales. Alors que 10 ans plus tard, Lieven van Lathem, dans une Crucifixion très semblable, mais pour un propriétaire prestigieux, rectifie la croix du Bon Larron.



Meister des schinkel altars 1501 Lubeck St Marien detruit en 1942

Crucifixion, Meister des Schinkel Altars, 1501, St Marien Kirche, Lübeck (détruit en 1942)

Dans cette composition très archaïque, avec l’Ange et le Démon extrayant par l’oreille les âmes de leurs ouailles respectives, les personnages négatifs sont regroupés du côté du Mauvais Larron : les soldats qui se disputent le manteau, Hérode et Pilate, ainsi que ce Noir enturbanné qui porte sur son épaule un singe tenant une pomme, tout prêt à escalader le tronc brut.


Crucifixion Evangelische Kirche Schermbeck 1506 ecole de Derick Baegert
Crucifixion, Ecole de Derick Baegert, 1506, Evangelische Kirche, Schermbeck

Cinq ans plus tard, en Allemagne centrale cette fois, une solution intermédiaire est trouvée : pour les deux larrons, le montant vertical est de type « tronc », mais plus cassé et torturé côté Mauvais Larron ; côté Bon Larron, la traverse est de type « poutre », comme celle du Christ.

Calvaire Debut XVIeme PAYS-BAS SEPTENTRIONAUX Lille Musee des BA
Crucifixion, Début XVIème, Pays-Bas Septentrionaaux, Musée des Beaux-Arts, Lille

La disparition des éléments distinctifs médiévaux (ange et démon) rend nécessaire de différencier les Larrons de manière plus psychologique : tandis que le Bon -bien habillé et au visage avenant – ne quitte pas des yeux le Christ, le Mauvais – débraillé et à la barbe fourchue – regarde ailleurs. La différence entre leurs croix vient à l’appui de cette rhétorique.


Brussels - Crucifixion of Jesus in Saint Michael cathedral
Triptyque de la Crucifixion
Michel Coxcie, 1589, cathédrale St. Michel et Gudule, Bruxelles

Même croix mixte que dans le maître-autel de Schermbeck pour le Bon Larron, qui est cloué et paisible à l’image de Jésus ; le Mauvais est en revanche lié dans une pose tourmentée sur un tronc en Y.



Michel Coxcie Triptyque Hosden, 1571 - Museum M - Louvain

Triptyque Hosden
Michel Coxcie, 1571, Museum M – Louvain

Cette différenciation par les croix devait déjà sembler quelque peu appuyée pour l’époque puisque, deux ans plus tard, Coxcie y renonce et ne distingue plus les larrons que par la posture du corps.



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Etape 6 : tronc-poutre-poutre

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La première formule tronc-croix-croix ?

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f144R centreLa Crucifixion , fol 144r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreLa Crucifixion, fol 282
Maître de Bedford, Livre d’heures, 1422-1425, Vienne ONB Cod 1855

Cette composition dissymétrique n’est pas une erreur, puisqu’elle a été reprise pratiquement à l’identique dans le manuscrit de Vienne (alors que tout le bas de l’image a été profondément remanié).

La traverse des larrons est dans les deux images de type tronc (avec une face plane en dessous dans la version de Vienne) alors que le montant vertical est différent pour les deux larrons : tronc pour le Bon, poutre pour le Mauvais.


Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 detail
Dans la version de Vienne, plus expressive (remarquer le bout de la traverse qui sort du cadre, et la banderole qui vient « trancher » la jambe flottante du mauvais larron), le montant vertical de la croix du bon larron a été dégagé, de manière a bien montrer sa forme arrondie.

Tout se passe comme si le Maître de Bedford n’avait pas su choisir entre deux interprétations contradictoires :

  • le tronc comme image négative (du bois brut pour les voleurs), source de le formule tronc-poutre-tronc qui n’apparaîtra dans les pays du Nord, comme nous l’avons vu, que vers 1435-1445 ;
  • le tronc comme image positive, avec l’idée que l’adoucissement des arêtes peut traduire l’adoucissement du Bon Larron de son vivant.

De ce fait, il met en oeuvre la première logique pour la croix du Christ et les traverses des deux larrons, et la seconde pour le montant vertical de la croix du bon Larron vivant.

C’est Robert Campin, à la même période 1415-20, qui va concevoir la première formule tronc-poutre-poutre complètement cohérente, comme nous le verrons dans 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin..




Crucifixion, Evangéliaire syriaque de Rabula, 586

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Crucifixion Evangeliaire syriaque de Rabula 586

Déposition, Benedetto Antelami, 1178, Cathédrale de Parme

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Benedetto ANTELAMI - descente de croix (marbre)

Crucifixion Crawford et Balcarres, maître de la Citta di Castello, vers 1320, Manchester, City Art Gallery

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The-Crucifixion- Crawford et Balcarres, master of citta di castello vers 1320 Manchester, City Art Gallery

Crucifixion Antonello de Messina, 1454-1455, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

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Antonello-da-Messina-Crocifissione-Royal-Museum-of-Fine-Arts-Antwerp 1454-1455

Reliure des Evangiles de Drogon, Metz, 845-855. BnF

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Reliure des Evangiles de Drogon Metz, 845-855. BnF

Crucifixion, 1435-1445, Maître franco-flamand, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

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The-Crucifixion-1435-1445-Franco-Flemish-Master Thyssen Bornemisza

Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion, 1320 à 1345, Tours, Musee des Beaux-Arts

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Maitre de la croix des Piani d’Ivrea, Crucifixion 1320 à 1345 Tours, Musee des Beaux-Arts

Tegernseer Hochaltar, Oberbayern, vers 1445, Germanisches Museum, Nuremberg

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Tegernseer Hochaltar, Kreuzigung, Oberbayern, um 1445 Germanisches Museum Nurnmberg

Triptyque de la Crucifixion Michel Coxcie, 1589, cathédrale St. Michel et Gudule, Bruxelles

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Brussels - Crucifixion of Jesus in  Saint Michael cathedral

Le Mauvais larron, Campin, Städel Museum, Francfort sur-le Main

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Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main

Cliquer sur chaque oeuvre pour agrandir

Ce schéma place chronologiquement les différentes formules que nous venons de voir, en mettant en évidence la connotation positive ou négative du type poutre et du type tronc.



Références :
[1] Le voleur de paradis, Christiane Klapisch-Zuber, 2015
[2] Merci à Christiane Klapisch-Zuber pour ses remarques sur  la posture des larrons.

3 Le Mauvais Larron de Robert Campin

30 mai 2018
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Le  Larron isolé de Robert Campin a fait longtemps fait l’objet d’une bataille iconographique : il a tous les attributs du Bon mais ils est à l’emplacement du Mauvais ! Campin est-il le seul à avoir enfreint la sacro-sainte règle du Bon larron à la droite du Christ ? Ou bien ce Larron serait-il finalement moins bon qu’il ne paraît ?


Le clou des pieds est encore présent, un personnage derrière la croix semble taper dessus pour le dégager (pas de tenailles visibles). Les deux autres clous sont présentés par une femme du premier-plan à droite, qui fait pendant à Marie.

Autant la scène de la Crucifixion, très codifiée, limite les innovations artistiques, autant celle de la Déposition offre un espace de liberté :  c’est ce dont va magistralement profiter un autre artiste à l’esprit tout aussi logique et profondément novateur.



Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool schemaTriptyque de la Descente de croix
Copie d’une oeuvre perdue de Robert Campin, vers 1450-60, Walker Art Gallery, Liverpool

Cette composition mise sur la dramatisation (Marie évanouie soutenue par Saint Jean, poses contorsionnées des deux Larrons) et l’émotionnel (Nicodème enveloppe le cadavre dans son propre manteau).



La polémique du Mauvais Larron


Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main
Le Mauvais larron, Campin, Städel Museum, Francfort sur-le Main

Du retable monumental de Campin (qui a du faire plus de 4 mètres de large), il nous reste un seul fragment, celui du larron de droite [1].


Une précision médico-légale (SCOOP !)

Outre son fond d’or (le premier exemple connu de « Pressbrokat » dans les Pays du Nord, effet obtenu par l’impression d’une forme en métal), le panneau présente des complexités graphiques tout à fait exceptionnelles, qui ont pour but de permettre au spectateur de reconstituer, quasiment cinématographiquement, le déroulement de l’exécution.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde haut droit
Le bourreau a commencé à lier la main droite, avec une première corde dont un des bouts pend.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde haut gauche
Puis, prenant une autre corde, il a commencé par une boucle qui lui a permis de serrer violemment le bras gauche contre le montant, au point que le lien s’incruste dans les chairs.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail corde bas
Avec la même corde, il a tourné ensuite plusieurs fois autour du montant, afin de créer un point fixe permettant de soutenir les pieds. Puis il a entaillé et fracturé les deux jambes, afin d’accélérer la mort par étouffement.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail chemise
Enfin, il s’est servi de la chemise du larron en guise de cache-sexe, en nouant une des manches autour de la taille, l’autre étant tombée à cheval sur le lien.



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail bon larron
En revanche, le larron du panneau de gauche n’a eu besoin que d’une seule corde, comme s’il acceptait plus facilement son sort.

Tous ces détails, d’une logique implacable, révèlent une oeuvre profondément méditée et d’une grande sophistication.


Une pose déconcertante

Si l’on néglige l’histoire dramatique que racontent les cordes, on peut trouver étrangement paisible la posture du larron subsistant, comparée à la pose contorsionnée de l’autre. Désorientés, certains historiens d’Art y ont donc reconnu le Bon Larron ; ce qui en ferait la seule exception connue au positionnement de ce dernier à la droite du Christ.

La raison avancée pour cette inversion exceptionnelle serait que le bon Larron doit être du côté vers lequel s’incline la tête du Christ, donc ici à droite du retable [Julius Held, 1955] . Mais cette condition, nécessaire pour le dialogue avec Jésus pendant la Crucifixion, n’a aucun sens pendant la Déposition.


Maitre des Banderoles gravure 1465Déposition, gravure du Maître des Banderoles, 1465 Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool

Un second argument est que cette gravure du Maître des Banderoles, qui s’inspire clairement du retable, îdentifie par « Dismas bonus » (autrement dit le Bon Larron) celui qui est vu de face .


Maitre des Banderoles gravure 1465 inverseDéposition, gravure du Maître des Banderoles (inversée) Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool

En retournant l’épreuve papier, on constate que le graveur s’est livré à un travail complexe de copie, d’inversion et d’invention  : il a supprimé les deux figures au pied de la croix ; inversé le groupe des Saintes femmes pour qu’il apparaisse à sa place traditionnelle, à gauche ; recopié la femme du panneau de gauche, en la transformant en Marie-Madeleine ; recopié tel quel le Larron vu de dos (en lui enlevant son bandeau qui devient le serre-tête de Nicodème) ; mais inventé un nouveau Larron vu de face, qui ne correspond pas du tout à celui  de Campin. Il est donc difficile de faire la part entre ce qui relève de la facilité (recopier à l’identique) et de la fidélité au modèle.

Un troisième argument est que le bandeau sur les yeux symbolise l’aveuglement du Mauvais larron. Or nous avons vu des exemples (1 Distinguer les larrons) où ce bandeau est au contraire le signe paradoxal de la Foi du Bon Larron, capable d’identifier le Christ les yeux bandés.

Un dernier argument est que le paysage du panneau de gauche, sec et rocailleux, s’oppose à celui du panneau de droite, avec son arbre verdoyant et ses près : ce qui est parfaitement exact. On peut supposer que, lorsque le copiste a supprimé le fond d’or archaïque pour mettre le triptyque au goût du jour, il n’a pas compris l’iconographie très particulière de Campin et a rajouté de son cru des paysages qui en inversaient la signification (le bout de paysage au bas du fragment conservé ne correspond d’ailleurs pas à celui de la copie).



Master of the Rimini altar workshop, Thief to the right of Christ, around 1430. Alabaster Private collection

Larron à la droite du Christ
Atelier du Maître de l’autel de Rimini, vers 1430, collection privée.

Pour conclure définitivement le débat, l’exposition récente a exhumé ce fragment en albâtre qui partage avec le larron de gauche la même position de la tête en arrière et le bandeau sur les yeux : or il s’agit clairement du Bon larron, puisqu’un ange vient recueillir son âme. [2]


Un argument supplémentaire (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool detail fissure

La fissure dans le rocher, apparue lors du tremblement de terre qui marque la mort de Jésus, sépare clairement le Mauvais larron (ainsi que le soldat romain et le Juif en turban, personnages négatifs responsables de cette mort), des personnages positifs participant à la Déposition.


Marie-Madeleine (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau gauche

On considère généralement que Marie-Madeleine doit être la femme vue de dos qui se lamentant aux pieds de Jésus. Pour la cohérence d’ensemble, je pense qu’il s’agit plutôt de la femme en noir du panneau de gauche, qui tient une boîte de parfum entre ses mains et ne peut être la donatrice : elle précède le donateur et est plus grande que lui, ce qui fait d’elle un personnage de la scène sacrée.

Par ailleurs, son association avec le Bon Larron est courante :


Ars morendi 1430 MS 49 fol 29 v Welcome Institute Library Londres
Ars morendi, 1430, MS 49 fol 29 v, Welcome Institute Library Londres

Au chevet d’un mourant, l’Ange fait fuit les démons en compagnie de quatre Pécheurs pardonnés : Saint Pierre et son coq, Marie Madeleine et sa boîte de fard, le Bon Larron et sa croix, Paul tombant de son cheval).



Postérité de la Déposition de Campin

La disposition contre-intuitive des larrons (le bon vu de dos et le mauvais vu de face) n’a pas été inventée par Campin : mais il lui a impulsée une influence durable, aussi bien pour des Dépositions que pour des Crucifixion (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


Ambrosius_Benson_Descendimiento_Catedral_de_Segovia 1532-36Déposition
Ambrosius Benson, 1532-36, Cathédrale de Ségovie
Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau central

Plus d’un siècle après Campin, Benson, recopiera le panneau central avec quelques modernisations amusantes :

  • mâchoire animale à la place du crâne d’Adam,
  • chaussures en tissu à a place des socques en bois,
  • dévoilement de la femme anonyme en bas de l’échelle, qui devient ainsi Marie-Madeleine ;
  • inversion des rôles de Nicodème et de Joseph d’Arimathie : le notable habillé de riche brocard se retrouve ici en haut de l’échelle, de manière à magnifier l’idée, recopiée sur Campin, de l’enveloppement du Christ dans le manteau ;
  • inclusion du centurion la main sur le coeur et du personnage en turban, ce dernier transformé en Noir.


fouquet Livre heures Etienne Chevalier crucifixion 1452-1460 Musee Conde ChantillyCrucifixion fouquet Livre heures Etienne Chevalier Deposition 1452-1460Musee Conde ChantillyDéposition

Livre d’Heures d’Etienne Chevalier, Fouquet, 1452-1460, Musée Condé, Chantilly

Au caractère original et tourmenté de la formule Campin, on peut opposer le classicisme et la volonté de symétrie de ces deux compositions de Fouquet, qui ne lui doivent rien.

Dans la Crucifixion, les larrons sont indiscernables entre eux, et très semblables au Christ (sinon qu’ils sont crucifiés avec quatre clous, et lui trois).

Dans la Déposition, les croix sont cadrées d’un peu plus loin comme par un travelling arrière et tout caractère passionnel est gommé au profit d’une symétrie et d’un réalisme élégants :

  • les larrons ont été escamotés, ce qui concentre l’attention sur le centre ;
  • les deux échelles sont parallèles, l’une devant la croix et l’autre derrière ;
  • les quatre intervenants s’étagent en zig-zag, depuis Saint Jean qui en bas à gauche tient l’échelle jusqu’à l’aide en haut au milieu qui soutient le corps par un linge (à noter le drap blanc que Nicodème a posé sur son dos par respect pour le corps du Seigneur) ;
  • pour la plausibilité de la scène, la tenaille le marteau et les trois clous ont été posés au premier plan, un des clous à cheval sur la fissure apparue entre temps, et qui a fait resurgir le crâne d’Adam.



La formule étrange : Tronc-Poutre-Poutre

Reste le meilleur, que nous avons réservé pour la fin : si la copie de Liverpool est exacte, la composition de Campin est un exemple de la formule paradoxale dans laquelle le type de croix rapproche le Mauvais larron de Jésus, laissant à l’écart le Bon larron. Formule tellement étrange qu‘aucun des artistes qui se sont inspirés de la Déposition de Campin ne l’a comprise ni suivie.


L’Ancienne Ere et la Nouvelle

Daret_Nativite

Nativité, Jacques Daret, Musée Thyssen-Bornemisza, Madrid

Dans La crèche à deux temps (Daret), nous avons analysé quelques exemples, au XVème siècle, de Nativités où coexistent une vieille poutre (représentant l’Ere sous la Loi) et un jeune bois (représentant l’Ere sous la Grâce).



Campin_Nativite_Grille_Verticales

Nativité, Robert Campin, vers 1425,  Musée des Beaux Arts, Dijon

Et dans La crèche-ventre (Campin), nous avons monté que Campin lui-même, dans sa Nativité de 1425, avait construit sa crèche selon le même principe, en plus cryptique.

Se pourrait-il que sa Déposition soit un galop d’essai de cette iconographie, si novatrice et contre-intuitive qu’elle n’a guère fait école par la suite ?


Le panneau de droite (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau droit
Le panneau de droite montre, aux pieds du Mauvais Larron, deux représentants de l’Ancienne Loi :

  • le centurion romain (qui deviendra Saint Longin par la suite) porte la main sur son coeur au moment où il perçoit la vérité : « Vraiment cet homme était fils de Dieu ! » [3] ;
  • le juif en turban lève la main droite comme pour professer une opinion, en posant la main sur l’épaule du centurion (ces gestes signifiant sans doute que ce sont les Juifs qui ont poussé les Romains à exécuter Jésus.)



Campin Le mauvais larron v. 1430 Stadel, Francfort sur-le Main detail regards
A l’appui de cette interprétation, une subtilité négligée par le copiste : tandis que le Juif lève les yeux vers le Mauvais Larron, le centurion porte son regard au delà, vers Jésus.


Le panneau de gauche (SCOOP !)

Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool panneau gauche

Deux figures de la Rédemption obtenue ou espérée, la Pécheresse et le Donateur, sont postées aux pieds du Larron lui aussi pardonné dont le bandeau, démesurément long, se développe comme une floraison blanche en haut du jeune bois.


Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool detail bandeau El_Descendimiento,_by_Rogier_van_der_Weyden,_from_Prado_in_Google_Earth vers1435 porteur clous.Déposition (détail)
Rogier van der Weyden, vers 1435. Prado, Madrid

Cliquer pour voir l’ensemble

Ce motif du bandeau flottant au vent tel une bannière sera repris par Van der Weyden comme serre-tête pour le Maure (cheveux frisés, grosses lèvres) qui, en haut de l’échelle, tient en main deux clous sanglants.[4]


Une logique chronologique

Mais si les types de croix, « poutre » et tronc », sont utilisés par Campin pour symboliser le passage de l’Ancienne Ere à la nouvelle, pourquoi la croix du Christ est-elle du type ancien, ce qui la place mécaniquement dans le camp du Mauvais larron ?


Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool schema

Notons d’abord que la fissure, dans la colline du Golgotha, est un moyen visuel de séparer la croix de Jésus et celle du Mauvais Larron. De même, la croix du Bon larron n’est pas plantée sur le Golgotha, mais en arrière. Ce qui suggère une nouvelle disjonction temporelle : tout comme le donateur, le larron pardonné fait déjà partie de la Nouvelle Ere.

En transformant sa Croix en jeune bois, Campin ne fait en somme, selon une théologie rigoureuse, que déplacer le symbole de l’Arbre de Vie, de la croix du Christ (qui à cet instant n’est pas encore ressuscité) à la croix du tout premier Saint, promu sur le champ de bataille.

Cette promotion extraordinaire du Bon Larron, celui qui imite le Christ dans son humanité souffrante, s’accorde avec le message des Franciscains pour lesquels, peut-être, le retable aurait été réalisé [5].



Dans 4 De Nuremberg à Venise  De Nuremberg à Venise, nous allons voir quelques répliques inattendues, à longue distance, de la Déposition de Campin.

Références :
[1] Ce fragment a été récemment restauré et a fait l’objet d’un exposition passionnante : In neuem Glanz. Das Schächer-Fragment des Meisters von Flémalle im Kontext / With New Splendour. The Crucified Thief by the Master of Flémalle in Context, Jochen Sander, 2018
[2] https://hnanews.org/hnar/reviews/in-neuem-glanz-das-schacher-fragment-des-meisters-von-flemalle-im-kontext-with-new-splendour-the-crucified-thief-by-the-master-of-flemalle-in-context/
[3] Moment de remords qui trouvera son écho dans l’exclamation « Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte. » lors de la mort de Jeanne d’Arc, attribuée selon les auteurs à un soldat anglais anonyme ; à Jean Tressart, secrétaire du roi d’Angleterre ; voire à l’évêque Cauchon lui-même. Voir https://citations.savoir.fr/nous-avons-brule-une-sainte/
[4] Ce ne sont pas des tenailles, comme on le lit quelquefois. La célébrissime Déposition de Van der Weyden présente plusieurs « anomalies » qui trouveront peut être un jour leur explication : traverse trop courte et sans trous ni sang ; échelle à la fois derrière et devant la croix ; absence du troisième clou ; Joseph d’Arimathie enjambant la fissure et possant le pids sur la jupe de Marie-Madeleine.
[5] Une suite de déductions suggère qu’il aurait pu être réalisé pour l’Eglise des Franciscains de Valenciennes. Voir Robert Campin, Le maître de Flémalle. La fascination du quotidien, Albert Châtelet, 1996, p 289

4 De Nuremberg à Venise

30 mai 2018
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Un chemin en pointillés relie peut être le retable perdu de Campin, via un dessin peu connu de Dürer, à une oeuvre majeure du Tintoret…

La valorisation du bois naturel

Une survivance en France : les Heures de Boussu

Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v Gallica fol 198v fol 199r

Maitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallica

Ce manuscrit connu pour sa richesse symbolique contient une Crucifixion très originale, qui connaît encore le modèle tronc-poutre-poutre inventé au début du siècle par le maître de Bedford et Robert Campin. Sur la posture des deux larrons, significative de l’influence de Campin, voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans .

La seconde page du bifolium, avec ses banderoles « Consummatum est », montre les conséquences de la mort du Christ : le rideau qui se déchire en Z et les morts qui sortent des tombeaux. L’intérieur de l’initiale prépare la grande miniature suivante, celle de la Déposition (fol 201v).


Une oeuvre influente à Nüremberg : la Déposition de Wolgemut

Wolgemut, Michael Die Kreuzabnahme 1490, St Lorenzkirche, Nuremberg

Déposition, Michael Wolgemut, 1490, St Lorenzkirche, Nuremberg

Dans les dix tomes du monumental « Deutsche Malerei der Gotik » d’Alfred Stange, on ne trouve que ce seul exemple de la formule « tronc-poutre-poutre ». Hormis la disposition des croix, la Déposition de Wolgemut ne s’inspire guère de celle de Campin, ni pour la posture des larrons ni pour la répartition des personnages. Je pense qu’il d’une réinvention pour servir la même idée : celle des deux Eres.

En effet, la croix centrale, immense, vide et quasi géométrique, s’exclut de la dialectique entre les croix modestes des larrons, et sert à  imposer une lecture binaire de l’ensemble : à droite les Juifs avec Jérusalem dans la plaine (le Passé), à gauche le Christ mort entouré des Saints personnages, avec au fond la colline de la Mise au tombeau (le Futur).

L’opposition croix-tronc /croix-poutre pourrait ici se comprendre comme un éloge de la Vérité et de l’Humilité : échappant au bois anguleux mis au carré par la Loi des Juifs, le Bon larron bénéficie d’un bois rond, neuf et doux, tel que Dieu le fait pousser dans les forêts.


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Crucifixion, Cranach, 1500-1501, Kunsthistorisches Museum, Vienne

La valorisation du bois non-travaillé est  devenue très explicite dans cette  oeuvre expérimentale de Cranach qui, trop paradoxale sans doute, ne fera pas école :  le Mauvais Larron s’arc-boute contre un tronc totalement écorcé tandis que le Bon Larron s’abandonne le long d’un tronc intact  (on aurait plus facilement imaginé l’inverse, si l’écorce était synonyme de rudesse et d’opacité). L’étrange choix de Cranach se comprend en observant la croix du Christ,  où l’arrachement longitudinal de l’écorce est clairement  assimilé à une blessure, homologue aux traînées de sang.

La « nudité » du tronc, côté Mauvais Larron, signifie donc sans doute un écorchement complet, un écart absolu par rapport à la volonté divine, tandis que la présence de l’écorce, côté Bon Larron, est la métaphore de son intégrité.
 morale.

On notera que les deux larrons sont maintenant cloués et non liés, solution qui s’imposera désormais en Allemagne.


1524-26 Hans_Holbein_d._J._-_Die_Passion_Christi Musée des Beaux Arts, Bâle detail larrons
Retable de la Passion – Crucifixion, Holbein, 1524-26, Musée des Beaux Arts, Bâle 

On retrouve chez Holbein, en plus discret, la même idée de la croix « en bois naturel » pour le Bon Larron. L’image est un compromis innovant entre les deux traditions d’accrochage : les trois suppliciés ont les pieds cloués, et l’image suggère, sans les montrer, que les mains des deux larrons le sont aussi. Holbein rajoute une corde qui les plaque contre le bois : plus infamante, celle du Mauvais Larron punit non pas ses poumons, mais son sexe.


Augustin Hirschvogel 1533 Royal Collection Trust

Augustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust

L’idée de la corde autour du torse réapparaît  dans ce dessin très singulier et très abouti (il semble avoir été conçu tel quel, non comme étude pour un tableau).

 

1526_Altdorfer_Kalvarienberg_detail Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nuremberg (detail) Augustin Hirschvogel 1533 Royal Collection Trust detailAugustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust (detail)

Tandis que chez Altdorfer, les trois croix sont rigoureusement identiques, Hirschvogel les différencie discrètement :  les croix-poutres du Christ et du Mauvais larron sont du même modèle (assemblage par quatre chevilles), celle du Bon est de type tronc semi équarri (assemblage par trois chevilles).

Vivant à Nuremberg, Hirschvogel a pu se souvenir de la Déposition de Wolgemut, avec sa croix-tronc réservée au Bon larron : il est clair en tout cas que le signe trinitaire et le « retour vers l’arbre » participent à la figure positive du Bon larron.

 

L’exception Dürer

Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi
Le Calvaire
Albrecht Dürer, 1505, Galerie des Offices, Florence

L’idée de Wolgemut aurait pu passer inaperçue , si son élève le plus célèbre, Dürer, ne l’avait reprise dans un dessin en grisaille extrêmement élaboré, réalisé lorsqu’il était à Venise. S’y est il souvenu de la Déposition de son maître, encore accrochée de nos jours dans l’église Saint Laurent de Nuremberg ?


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Le Calvaire
Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam

Le dessin a été recopié assez fidèlement, 15 ans plus tard, pour ce grand tableau qui présente plusieurs originalités iconographiques dont la plupart sont dues à Dürer (pour la description d’ensemble et le détail du crâne de cheval, voir 3 : en terre chrétienne ).


Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi dteail croix Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam Deux croixJPG

Les trois croix apparaissent une première fois au premier plan, avant la Crucifixion : la croix du Mauvais Larron, inclinée, est de type tronc ; celle du mauvais Larron, tenu verticale par un géant Noir (impossible à identifier dans le dessin de Dürer), est faite de deux troncs de bouleau assemblés.


Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam Deux Larrons
Les croix se présentent dans le même ordre que les deux larrons qui attendent leur sort. Le traitement du Bon est nettement privilégié : il n’a pas de cordes autour du torse, un soldat lui tend du vin pour apaiser ses souffrances et il arbore la barbe blanche et le crâne chauve d’un sage vieillard, par opposition à son voisin hirsute.


Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi dteail bon larron Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam Bon larron grand

A l’arrière-plan, on retrouve la croix-tronc du Bon Larron : le Pseudo de Cock a commis une petite erreur en le représentant chevelu, et lui a attaché les mains, alors que chez Dürer elles semblent cloués.



Jan Brueghel l'ancien 1604 Calvary_Offices Florence
Calvaire
Jan Brueghel l’Ancien, 1604, Offices, Florence

En recopiant le dessin de Dürer un siècle plus tard, Jan Brueghel l’Ancien laissera tomber les singularités médiévales que le Pseudo de Cock avait accentuées : la croix-tronc du Bon Larron et le géant Noir qui la brandit.


 

En aparté : Un Noir Au Golgotha

Le Calvaire Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam Bourreau noir

A ses chausses rayées, on reconnaît un bourreau.



Couronnement d'Epines, Heures de Homoet, Cologne, 1475, Wallraf-Richartz Museum MS 232 p 102
Couronnement d’Epines, Heures de Homoet, Cologne, 1475, Wallraf-Richartz Museum MS 232 p 102

Quoique très rare, la présence de Noirs dans les scènes de la Passion est explicable : la couleur de la peau, associé souvent aux Démons, s’ajoute aux couleurs et motifs voyants des vêtements pour désigner cette figure repoussante entre toutes de l’exécuteur des hautes oeuvres.


Simon Marmion 1470s Crucifixion Philadelphie, Museum of ArtCrucifixion, Simon Marmion, vers 1470 Philadelphie, Museum of Art 1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes MuseumMaster of the Virgo inter virgines, vers 1490, The Bowes Museum, Barnard Castle

Avec les Grandes découvertes, la figure du Noir perd son aspect diabolique et prend un caractère de curiosité orientale : c’est ainsi qu’on le retrouve à gauche parmi les soldats d’Hérode, et à droite dans le rôle (cruel) de Stéphaton, le porteur d’éponge.



Une résurgence inattendue ?

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Crucifixion
Tintoret, 1565. Scuola Grande di San Rocco, Venise

Il ne faut pas voir des influences partout, mas puisque le dessin de Dürer a été réalisé à Venise…



crucifixion-Tintoret 1565 Scuola Grande di San Rocco, Venice Mauvais Larron

La Mauvais larron attend d’être cloué sur une croix-poutre, dans laquelle un avant-trou est foré.



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Le Bon Larron est attaché sur une croix-tronc, qu’un grand Noir hisse de toutes ses forces.



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En conclusion, voici un généalogie hypothétique de ce  motif rarissime qui, passant des Pays du Nord à Venise grâce au voyage de Dürer, y est remonté grâce aux liens commerciaux entre Venise et Anvers.



Le peintre dans sa bulle : Virtuosité

21 mai 2018
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Depuis leur invention au Moyen-Age, les miroirs convexes, dit encore « de sorcière‘ (parce qu’ils rapetissent et déforment) ou « de banquier » (parce qu’ils permettent de surveiller l’ensemble d’une pièce) ont fasciné les peintres.

Défi pour le dessin (les courbures) autant que pour le rendu des matières (reflets), ils constituent un exercice de virtuosité que beaucoup  ont couplé avec une autre forme de démonstration d’habileté :  l‘autoportrait.

Les origines

 

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Les époux Arnolfini, Van Eyck, 1434, National Gallery

Le premier et plus célèbre exemple est ambigu. A cause de l’inscription énigmatique « Jan Van Eyck fut ici » qui semble rédigée pour porter témoignage de la présence du peintre au mariage des époux Arnolfini, certains  reconnaissent Van Eyck lui-même dans le personnage en bleu dont la silhouette s’encadre dans la porte, en compagnie d’une autre silhouette en rouge.

Mais la silhouette n’est pas en train de peindre : elle n’a peut être pour fonction que d’illustrer le pouvoir retrécissant de cet objet luxeux, spéculaire et spectaculaire.



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Autoportrait dans un miroir convexe
Le Parmesan, 1524, Kunsthistorisches Museum, Vienna

 

Le premier autoportrait indiscutable est un morceau de bravoure exécuté par le jeune Parmesan, sur un panneau de bois convexe réalisé spécialement. Le mieux est de citer le commentaire de Vasari :

« En outre, pour sonder les subtilités de l’art, il se mit un jour à faire son propre autoportrait en se regardant dans un miroir de barbier convexe ; voyant les bizarreries que crée la rotondité du miroir dans le mouvement tournant qu’il donne aux poutres, voyant les portes et tous les édifices fuir étrangement, il décida, par jeu, d’en imiter tous les détails…et, comme tout ce qui s’approche du miroir s’agrandit tandis que ce qui s’en éloigne diminue, il fit la main qui dessinait un peu grande, comme le montrait le miroir. Elle était si belle qu’elle paraissait très vraie. Et comme Francesco était très beau, qu’il avait le visage et l’air pleins de grâce, qu’il ressemblait plus à un ange qu’à un homme, son portrait sur cette boule semblait une chose divine… » (Vasari)

Sans doute fallait-il avoir pleinement maîtrisé la perspective centrale pour s’intéresser, à titre de  diversion, à ce nouvel effet spécial : la perspective curviligne. Mais cette innovation restera sans lendemain, jusqu’à ce que les peintres flamands s’en emparent au XVIIèeme siècle pour une production de masse, dans les tableaux de Vanités (voir Le peintre dans sa bulle : Vanité )


Le thème  du peintre dans le bulle ressurgira ensuite sporadiquement, chez des peintres fascinés par l’exactitude flamande.

La Vanité disparue, reste la Virtuosité.

Le chat angora

Le chat Angora
Jean-Honoré Fragonard et Marguerite Gérard, vers 1786,
Munich, Collection Bernheimer

Pourchassé par le chien, le chat vient de trouver refuge sur la table et appelle à l’aide sa maîtresse.

Dans cette toile à quatre mains, c’est Fragonard qui peignit la vieille femme à la Rembrandt, la boule métallisée inspirée des natures mortes flamandes et le chat, sa belle-soeur Marguerite Gérard peignant le reste.

On voit dans la boule l’atelier familial avec Marguerite et  sa soeur Marie-Anne à leurs chevalets, tandis que Jean-Honoré supervise.


Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre

L’Elève intéressante
Marguerite Gérard et Fragonard, vers 1786, Louvre.

Mêmes ingrédients dans ce second opus encore plus virtuose : la jeune femme, sans doute Mlle Chéreau, issue d’une famille de graveurs et d’éditeurs d’estampes, examine une gravure récente d’après Fragonard, La fontaine d’Amour.


Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre detail amours Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre detail chien chatJPG

Le groupe sculpté des Deux amours se disputant un cœur, plaisamment coiffé d’un chapeau à plumes,  fait contrepoids aux deux favoris à fourrure qui se disputent le tabouret.



Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre reflet gravure
Entre les deux, le bras levé de l’amatrice organise tout le tableau : il se reflète sur la vitre de l’estampe, et trouve une sorte d’écho matériel, juste derrière, dans le bras levé d’un des magots.



Eleve interessante 1786 ca Marguerite Gerard Fragonard Louvre detail boule
Dans le reflet de la sphère, on découvre cette fois quatre figures : Marguerite Gérard assise à son chevalet et derrière elle son maître et mentor, Fragonard. Les deux autres personnages ont été identifiés comme Marie Anne Fragonard et soit Henri Gérard, soit le graveur Géraud Vidal [1].


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1899 Ignacio Zuloaga La Naine Mercedes Paris musee d'Orsay 1899 Ignacio Zuloaga La Naine Mercedes Paris musee d'Orsay boule


La Naine Mercedes    

Ignacio Zuloaga, 1899, Musee d’Orsay,   Paris

Au delà de la référence à Velasquez, Zuloaga invente ici une forme exponentielle de Vanité : le peintre n’est plus qu’un homoncule dans un cosmos tenu par une naine, vue elle-même par l’oeil surplombant  d’un  géant.


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LABORATORIO – ROBERTO FERNaNDEZ VALBUENA – 1910

Laboratoire, Roberto Fernandez Valbuena, 1910

Dans le miroir qui fait écho à l’alambic anthropomorphe, l’artiste en bleu s’ajoute aux distillats jaune et rose.


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Dans la peinture anglaise, les miroirs sphériques ont été mis à la mode par Orpen, dont ils sont devenu une sorte de signature (voir Orpen scopophile).

Mais quelques autres peintres britanniques se sont essayés au même exercice.


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Harold Harvey, Laura and Paul Jewill Hill, 1915 Penlee House Gallery and Gallery, Penzances

Laura and Paul Jewill Hill, Harold Harvey, 1916, Penlee House Gallery and Gallery, Penzances

Avec un certain humour, le peintre dans le miroir équilibre le poisson rouge dans sa boule. Le petit Paul brandit un drapeau italien pour fêter l’entrée en guerre de l’Italie, en 1915.


Harold Harvey The unwilling sitter 1932 Coll part
Le modèle réticent (the inwilling model), Harold Harvey, 1932, collection particulière

Laura sera peinte à nouveau 16 ans plus tard, dans ce tableau où Harvey est sorti de sa bulle pour se carrer derrière la théière, ustensile comme les autres. Le dessin de danseuse aux jambes écartées contraste avec la pose retenue de la modèle. Entre le peintre et son modèle, de qui montre-t-elle les pensées secrètes ?


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LAMBERT, George The convex mirror c.1916 coll part

George Lambert, Le miroir convexe, vers 1916, collection particulière 

La scène se passe dans le salon aux poutres apparentes de Belwethers, un cottage dans le village de Cranleigh. C’était la maison de campagne de Mme Halford, la patronne et amie de Lambert, morte l’année précédente. Son gendre Sir Edmund Davis se tient à la fenêtre à l’arrière-plan ; sa femme Mary, en deuil, est assise à la table ; une femme de chambre sert le thé ; la femme du peintre, Amy Lambert, est debout, vêtue de bleu ; la belle-soeur de Sir Edmund, Amy Halford, est assise les mains sur ses genoux. Enfin, au premier plan, George Lambert observe la scène.

Ce morceau de bravoure a été peint par Lambert pour s’occuper l’esprit, dans une période sombre où, déjà éprouvé par la mort de son amie, il résidait à Cranleigh avec Amy pour se rapprocher de son fils, Constant, victime d’une ostéomyélite.

Ouverte, sa main gauche ne tient pas d’instrument : les doigts imitent l’éventail des poutres tout en comptant les cinq personnages de la pièce, comme pour s’assurer de leur présence.


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Mark Gertler Still Life with Self Portrait 1918

Nature morte et auto-portrait
Mark Gertler,1918

Le peintre s’étudie deux fois : dans la boule et dans la bouteille. Le reflet nous le montre seul et paisible dans son atelier : mais  nous le voyons attaqué dans le dos par un samouraï armé d’un sabre.

Miroir rond comme un cou tranché, bougie décapitée : cet exercice de style est encore une Vanité.


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herbert davis richter Reflections in a silver ball, c.1932 rochdale arts heritage service
Réflexions dans une boule argentée
Herbert Davis Richter, vers 1932, Rochdale arts heritage service.

Dans le monde réel, la cavalière en porcelaine domine deux petits cavaliers blanc et rouge. Dans le reflet, elle domine le peintre.


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Harold Gresley “The Convex Mirror”, 1945 Derby museum

Le miroir convexe
Harold Gresley , 1945, Derby museum

Des pièces d’échec et un Bouddha, images de la méditation, soulignent le caractère réflexif de cet autoportait « à la Vermeer », avec lourd rideau, fenêtre à gauche et mur blanc.



Le cas Escher

Escher 1935 Hand_with_Reflecting_Sphere

Main tenant une sphère réfléchissante
Escher, 1935
 

Une particularité  de la sphère  réfléchissante est que, quelle que soit la position du peintre, son oeil se reflète  toujours au centre (on pourra le vérifier  dans toutes les boules présentées dans ce chapitre). C’est cette propriété optique remarquable que la main d’Escher exhibe devant nous.


viesurmiroirspherique1934lithographie

Nature morte au miroir sphérique
Lithographie de Maurits Cornelis Escher, 1934

Points culminants de la virtuosité graphique, les miroirs sphériques d’Escher sont-ils, aussi, des Vanités ?

La sculpture de harpie est souriante, mais par sa taille elle semble placer le peintre-miniature  en situation de musaraigne. Cette sculpture existait réellement et avait été donnée par son beau-père à Escher, qui a l’a utilisée  dans d’autres oeuvres.

Plus significatif est le livre qui supporte l’ensemble : il sagit de «Vers un nouveau théâtre (Towards a new Theater », d’Edward Gordon Craig, metteur en scène et théoricien qui prônait la suppression du décor figuratif et la fusion  des acteurs  avec l’avant-plan.

Sur la scène délimitée par le livre, la boule de verre met en pratique ce principe, en propulsant  la harpie-spectateur en situation d‘acteur.

Donc nulle Vanité ici, mais une réflexion virtuose sur une théorie esthétique.

 

La série de Montenegro

Roberto Montenegro. Portrait d'un antiquaire ou Portrait de Chucho Reyes et autoportrait, 19261926, Portrait de Chucho Reyes et autoportrait. Roberto Montenegro 1942 autoportrait museo artem oderno mexico city1942, Museo Arte Moderno, Mexico city
Roberto MONTENEGRO 1953 autoportrait dans une sphere1953 Roberto Montenegro 1955 ca autoportraitVers 1955
Roberto MONTENEGRO 1959 autoportrait dans une sphere1959  Roberto Montenegro 1961autoportrait1961
Roberto Montenegro 1965 Self Portrait in Studio1965 montenegrorob

La première fois que le peintre mexicain Roberto Montenegro s’est représenté dans une bulle en train de peindre, c’était en 1942, en tant que détail dans le portait d’un antiquaire féru d’objets précieux. Cet autoportrait sphérique est ensuite devenu un exercice de style à part entière, qu(il a pratiqué pendant plus de vingt ans avec des variations intéressantes.

Dans la cuvée 1953, une statuette précolombienne accompagne la boule et assure la liaison entre l’extérieur et l’intérieur. Même idée en 1955, où c’est la pointe du pinceau qui joue ce rôle ; à noter que le tableau dans le tableau est, comme il se doit, inversé.

En 1959 et 1961, la main droite ne tient plus le pinceau, mais se tend vers le spectateur. Il est remarquable que Montenegro, qui était droitier, a depuis le début corrigé l’effet d’inversion : la boule qu’il peint n’est pas ce qu’il a sous les yeux, mais une réalité reconstituée.

En 1965, trois ans avant sa mort, c’est toujours de la main droite qu’il exhibe la boule dont il est définitivement sorti.

 

 Man Ray

 

Schema delpacement devant miroir

A la différence d’un miroir sphérique, un miroir convexe autorise le spectateur à se refléter en dehors du centre.


 

Man Ray Autoportrait, Vine Street, Vers 1948 b Man Ray Autoportrait, Vine Street, Vers 1948 a

 


Autoportrait dans un miroir convexe, Man Ray, Vine Street, vers 1948

Les deux vues ont été prises en déplaçant latéralement l’appareil photo par rapport au miroir convexe, accroché au mur au dessus du canapé :

  • dans la première vue, l’appareil photo est au centre ; une table basse au motif en damier, à côté d’un jeu d’échec, fait pendant avec le photographe et souligne l’aspect calculé et maîtrisé de la prise de vue ;
  • dans la vue décentrée, le mobilier est identique sauf le table basse, escamotée derrière le photographe ; du coup, celui-ci se retrouve expulsé du centre et mis en pendant avec le fauteuil vide : si encombrée soit-elle, cette vue fait l’éloge de la vacuité.

 

Quoique ringardisée par la photographie, la tradition de la boule sphérique ressort périodiquement comme exercice de virtuosité, sorte de « bateau dans la bouteille » pictural.

 


Matthijs Roeling Karin Gellinek avec des tournesols 1973-74 Drents MuseumKarin Gellinek avec des tournesols
Matthijs Roeling, 1973-74, Drents Museum
Matthijs Röling, Judith et Holopherne 1975Judith et Holopherne, 1975

Le miroir dans son cadre doré est associé à la fleur du tournesol. Karin Gellinek était la muse de Matthijs.


Matthijs Roeiling 1 Matthijs Roeling 1 detail

Sans titre, Matthijs Roeling

Le miroir se trouve coincé entre un globe terrestre abîmée et une poupée abandonnée. Le peintre réduit à une poupée encore plus petite est tenu en respect par la seule autre présence vivante et éphémère : celle du criquet.


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Piotr Naliwajko

piotr-naliwajko-self-portrait-with-the-gAutoportrait avec ange gardien, 1995  

Piotr-Naliwajko-Charlie-2004Charlie, 2004

A propos du tableau de droite :

« Il ne s’agit pas des pensées érotiques supposées de Chaplin, mais de sa complexité intérieure et de sa personnalité compliquée, de ce qu’il cachait non seulement sous le chapeau melon et le déguisement, mais au plus profond de son cœur et de qui d’autre il était un garçon éternel et en même temps übermensch. » Jacek Kurek


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Robin Freedenfeld

Robin Freedenfeld Gardener's GlobeGlobe de jardinier robin-freedenfeld-self-portrait-with-garden-globeAutoportrait au globe de jardinier

A gauche, le globe se contient lui-même. A droite, il contient l’artiste, ou du moins son ombre.


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Eric de Vree

Eric de Vree Autoportrait dans un miroir spheriqueAutoportrait dans un miroir sphérique Eric de Vree Nature morte avec autoportrait dans une bouleNature morte avec autoportrait dans une boule
Eric de Vree Nature morte avec autoportrait dans deux boulesNature morte avec autoportrait dans deux boules 6285.tifNature morte avec autoportrait dans un verre

Dans la technique à l’huile la plus classique, Le peintre anversois Eric de Vree montre la continuité entre les deux traditions flamandes de l’autoportrait virtuose : de la boule ostensible au reflet discret (voir Le peintre en son miroir : 2c L’Artiste comme fantôme)


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Jason de Graaf

Jason de Graaf Autoportrait dans un miroir spheriqueAutoportrait dans un miroir sphérique Jason de Graaf A Perfect Day In Which Nothing Really HappenedA Perfect Day In Which Nothing Really Happened

Dans ses acryliques hyperréalistes, le peintre québécois Jason de Graaf joue lui aussi entre ces deux pôles, tout en éludant la pose égotique de l’artiste en plein travail.


Jason de Graaf parallelParallel Jason de Graaf Ctrl+V.2Ctrl+V

Cetté élision va jusqu’à son élimination complète, dans un vide hypo-réaliste que met en évidence à gauche la multiplication des sphères, à droite le geste ironique du Mickey.



Jason de Graaf Tandem
A l’extrême, l’artiste réapparaît, dans un miroir en forme de pomme, sous uneforme humoristique ( « ma pomme » ).


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Will Wilson

 

Will Wilson 2000 Self-portraitAutoportrait dans un miroir , 2000 Will WIlson 2001 The Dream of Carel FabritiusLe rêve de Carel Fabritius, 2001
Will Wilson 2004 Autoportrait dans un miroir biseauteAutoportrait dans un miroir biseaute, 2004 Will Wilson 2005 Convexed Self-portraitAutoportrait convexe, 2005

En cinq ans, Will Wilson passe d’un autoportrait classique dans un miroir invisible, à un autoportrait dans un miroir extrêmement visible, à la fois par son cadre en trompe-l’oeil (devant lequel passe la pointe du pinceau) et les déformations convexes.

L’autoportrait en Carel Fabritius de 2001 fait référence au peintre du Chardonneret, mort dans l’explosion de la poudrière de Delft. L’autoportrait de 2004, fragmenté par les pseudo-biseaux (voir les yeux fermées dans celui du haut) joue avec la vision panoptique.


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Amnon David Ar Self portrait in convex mirror 2008

Autoportrait dans un miroir convexe
Amnon David Ar, 2008

Les distorsions de la contre-plongée s’ajoutent à celles de la convexité. Le miroir n’est pas posé à plat sur le sol, mais en oblique.


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Modèle et artiste, Oleg Turchin, 2011

Dorures et coulures vénitiennes : hommage au lieu où a été inventé le miroir de sorcières.


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Tom Hughes

 

Tom Hughes 2015 I-had-a-nice-dayI had a nice day, 2015  

 

 

Tom Hughes SelfieSelfie

Tom Hughes 2014 Gerbera with origami birdsGerbera avec des oiseaux en origami Tom Hughes Self-Portrait-with-Turquoise-TeeAutoportrait au teeshirt turquoise, 2014

Toutes peintes dans son atelier de Bristol, ces toiles proposent, du plus petit au plus grand, divers degrés de grossissement sur le peintre en plein travail.


Voir la suite :  énigmes visuelles

Références :
[1] https://www.sothebys.com/fr/auctions/ecatalogue/lot.18.html/2019/collection-ribes-pf1930

Cinq allégories

6 mai 2018
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A l’Accademia de Venise sont conservés quatre petits panneaux allégoriques de Bellini, plus un cinquième qui leur a longtemps été associé.

Bref panorama de ce casse-tête, l’un des plus célèbres de l’Histoire de l’Art.



Le cinquième panneau

Giovanni_Bellini_-_La_Virtu
Allégorie de la Fortune, Andrea Vitali, vers 1490, Musée de l’Accademia, Venise

Faisonz tout de suite un sort au cinqiuème panneau. Plus petit que les quatre autres (27 × 19 cm au lieu de 34 x 22 cm), il est maintenant généralement attribué à Andrea Vitali.

L’interprétation la plus précise et la plus convaincante est celle de Howard Oakley [1] :

  • le bandeau représente la caractéristique saillante de la Fortune, son aveuglement dans la distribution du bonheur et du malheur;
  • le mauvais sort est habituellement associé à une queue de paon, à des ailes et à des pattes de lion;
  • les deux cruches représentent la bonne et la mauvaise fortune;
  • les cheveux longs et abondants à l’avant de la tête, et peu à l’arrière, symbolisent le Kairos, le moment d’opportunité, que l’on peut saisir par les cheveux lorsqu’il s’approche, mais qu’on ne peut plus une fois passé.


On pense que les quatre panneaux de Bellini étaient intégrés dans un « restello », précieux présentoir vénitien en bois de noisetier organisé autour d’un miroir circulaire.

Le panneau au miroir

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia
 Allégorie au miroir
Bellini , vers 1494, Accademia, Venise

Suivant les époques et les artistes, le miroir peut être l’attribut de la Sagesse, de la Prudence, de la Vérité ou de la Vanité : les quatre interprétations ont été proposées ici.

Il est bien possible que Bellini ait volontairement superposé plusieurs interprétations, comme le pressent G.Hartlaub :

« Sous le miroir circulaire, le peintre a placé la « Vanitas », déesse de l’orgueil sur son piédestal, qui regarde dans son miroir la figure fantomatique de l’Avenir, de la Fugacité, et par là a aussi à voir avec la Prudence et la Vérité ». G.Hartlaub [2]


Bellini Allegories reconstitution 1906 Gutstav Ludwig dans Hartlaub
Restello de Bellini, reconstitution de Gutstav Ludwig, 1906, reproduite dans [2]

Harlaub se réfère ici à la reconstitution aujourd’hui bien oubliée de G.Ludwig, qui intégrait le cinquième panneau et postulait même l’existence d’un sixième, dont on n’a aucune trace.


L’idée des Trois Temps

Allegorie de La Prudence Ecole de Michel-Ange
Allégorie de La Prudence, Ecole de Michel-Ange, reproduite dans [2]

Hartlaub rapproche les trois « putti » aux pieds de la femme au miroir avec ce dessin où ils symbolisent clairement les trois faces du Temps, telles qu’on les pense depuis au moins le Livre de la Sagesse [3] : le Présent, au pied de la femme, essaie d’enlever le masque de l’Avenir, tandis que la Passé se dissimule derrière-elle.


Une allégorie de la Fugacité

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia Trois temps
En retournant de gauche à droite le panneau de Bellini, la ressemblance saute aux yeux, d’autant plus que le décor et les gestes des putti renforcent la symbolique (SCOOP !) :

  • la fenêtre du Passé est en hors champ, et son putto joue du tambour en arrière-garde, en contrebas du piédestal ;
  • la fenêtre du Présent est ouverte, et son putto, nu comme la Femme et monté sur le piédestal, la désigne de sa trompette levée (dont il a déjà fini de jouer) ;
  • la porte de l’Avenir est invisible et son putto se prépare à descendre du piédestal, sa trompette encore baissée.

Si l’on résume le message de ce cortège immobile :

  • du Passé il ne reste que les échos ;
  • l’instant présent est déjà sonné ;
  • le Futur n’a pas encore sonné, et avance sans se retourner.



Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail bucrane
Le passage du temps se voit encore dans le détail du bucrane qui décore le piédestal, référence aux sacrifices qui ont eu lieu sur cet autel, et dont la Beauté nue sera la prochaine victime.


Une allégorie de la Vanité ?

Hans Burgkmair Allegorie de la Vanite
Hans Burgkmair Allégorie de la Vanité, reproduite dans [2]

Les putti, qui semblent exténués de jouer sans relâche du tambour et de la trompette, font partie du vocabulaire de la Vanité : on les voit ici sur la corniche, plus un sonneur de trompe au milieu du bas-relief.



Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia perspective
Juchée sur son piédestal, la femme surplombe nettement le niveau du point de fuite,


Une allégorie de la Vérité ?

Néanmoins, la Vanité est le plus souvent symbolisée par une femme richement vêtue, tandis que la Vérité se montre dépourvue d’artifices.

Le mur de brique sans crépi, au milieu des ornements de marbre, milite dans le même sens.


Un double sens

Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail piedestal

A gauche du piédestal, le sol blanc peut être facilement vu comme le dessus d’une moulure ; à droite, la bande de marbre rose peut être vue comme perpendiculaire au mur du fond, alors qu’elle en fait partie. Ces reliefs à double lecture peuvent être fortuits.



Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia detail visage
En revanche, le visage fantomatique qui apparaît dans le miroir, situé nettement au dessus du point de fuite, ne peut pas être celui du peintre, ni du spectateur : situé « au delà du futur », c’est celui de quelqu’un qui échappe à la fois au Temps et à l’Espace.

Ce que la Femme nous montre du doigt, c’est peut être bien le Diable (si elle est Vanité) ; ou bien notre Ame (si elle est Vérité).

Cette impossibilité soigneusement construite de conclure nous amène à une proposition nouvelle de ce que Bellini a voulu représenter : la Vaine Vérité, ou encore la Vanité du Vrai .

Intégré dans le restello à côté du miroir réel, le miroir factice nous prémunit contre l’orgueil de prétendre atteindre à la Vérité par cet instrument.



Bellini Allegoria ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia tableau
Résumé des interprétations : la Sagesse n’est corroborée par rien, la Prudence est peu probable pusique la femme ne regarde pas dans le miroir, la Vérité et la Vanité font jeu égal, militant pour une superposition des deux.


Reste à voir si cette interprétation cadre avec celle des trois autres panneaux .


La reconstruction d’Edgar Wind

Bellini Allegories reconstitution 1948 Edgard Wind
1948, reproduite dans [4]

Tout en conservant le cinquième panneau, Wind aboutit a un placement trsè symétrique des quatre autre panneaux :

  • les deux de gauche correspondent à une bonne fortune pour la Femme en haut (la satisfaction de l’amour) et pour l’Homme en bas (la compagne de la Vertu) ;
  • les deux de droite à un destin contraire pour l’Homme (la vaine gloire) et pour la Femme (l’esclavage de la déprime)
    Pour les détails de cette interprétation discutable, voir [4].


La reconstruction de Rona Goffen

Bellini Allegories reconstitution 1989 Rona Goffen
1989, reproduite dans [4]

L’ordre des panneaux est le même, mais avec des interprétations moins symétriques.


La reconstruction de Michael J.Hurst

Bellini Allegories reconstitution 2009 Michael J.Hurst
2009 [D]

Toujours avec le même ordonnancement des panneaux, une magnifique reconstruction de Michael J.Hurst , qui ne livre malheureusement pas sa conclusion personnelle.


Des symétries certaines

440px-Giovanni_bellini,_quattro_allegorie,_incostanza Bellini Allegoria della prudenza o della vanita – ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia
Giovanni_bellini,_quattro_allegorie,_perseveranza 770px-Accademia_-_Giovanni_Bellini_e_Andrea_Previtali_-_Quattro_allegorie_-_menzogna

Les nombreuses symétries rendent le placement des panneaux pratiquement définitif.

Horizontalement :

  • les deux du haut ont pour personnage principal une femme tenant de la main droite un objet circulaire : sphère bleue (cosmos ?), miroir ;
  • les deux du bas ont pour personnage principal un homme tenant de la main droite un objet offensif (lance, bâton) et de la gauche un objet de protection (bouclier, coquille) :

Verticalement :

  • les deux de gauche montrent un véhicule (barque, char) avançant de gauche à droite ;
  • les deux de droite montrent un décor statique (piédestal, escalier) et sont orientés dans l’autre sens ; de plus, ils comportent deux éléments individualisés : le visage dans le miroir (autoportrait ?) et la signature de Bellini.



Bellini Allegories ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia schema 1
Ce schéma synthétise ces symétries, dont certaines sont peut être purement graphiques et n’ajoutent rien à l’interprétation.



Bellini Allegories ca. 1490 Gallerie dell’Accademia, Venezia schema 2
Les panneaux ont tous reçu une interprétation négative (en rouge) ou positive (en vert). Mon interprétation personnelle qui vaut ce qu’elle vaut, en blanc, tient compte des symétries de l’ensemble :

  • l’Heureuse Sagesse : celle qui connaît la nature des choses (le cosmos) conduit ses enfants à bon port (la forteresse) ;
  • la Vaine Vérité : celle qui se glorifie de montrer la Vérité et de connaître l’Avenir nous ment ;
  • la Vertu récompensée : celui qui persévère sur son chemin finit par être rattrapé par le succès (Bacchus sur son char, lui offrant une coupe de fruits) ;
  • la Fausseté punie : celui qui exagère (taille du coquillage) ou qui ment (mer qu’on croit y entendre) s’éloigne de la Cité et est puni par où il a péché (langue mordue par un serpent).



Références :
[1] https://eclecticlight.co/2016/02/22/the-story-in-paintings-allegory-symbol-and-realism/
[2] Hartlaub, Gustav Friedrich « Zauber des Spiegels: Geschichte und Bedeutung des Spiegels in der Kunst », München, 1951, p 49 http://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/hartlaub1951
[3] « C’est lui qui m’a donné la véritable science des êtres, pour me faire connaître la structure de l’univers, et les propriétés des éléments, le commencement, la fin et le milieu des temps, les retours périodiques du soleil, les vicissitudes des temps. » Sagesse, VII, 17-18
[4] La meilleure discussion sur les différentes reconstuctions est celle de Michael J.Hurst,
http://pre-gebelin.blogspot.fr/2009/04/bellinis-allegories-1-of-3.html
http://pre-gebelin.blogspot.fr/2009/05/bellinis-allegories-2-of-3.html

1 L’index tendu : prémisses

15 avril 2018
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Le geste du doigt pointé est un des plus répandu en peinture : mais avant l’époque moderne, presque aucun peintre n’a osé le diriger vers le spectateur.



1 Dans le plan du tableau :

une rhétorique codifiée et subtile

Le paiement du tribut par Masaccio 1426-27 Chapelle Brancacci eglise Santa Maria del Carmine Florence

Le paiement du tribut
Masaccio, 1426-27, fresque de la Chapelle Brancacci, église Santa Maria del Carmine, Florence

Le Paiement du tribut illustre un passage de Matthieu (17, 24-27) où Jésus tranche la question de l’impôt exigé par la synagogue. Il conteste cet impôt mais estime qu’il ne faut pas manquer à la règle des pharisiens. En conséquence, il demande à Pierre d’aller chercher l’argent dans la gueule d’un poisson, puis de le remettre aux autorités.

Dans le groupe central, trois index tendus, avec des nuances différentes, permettent de lire chronologiquement les trois temps de l’histoire :

  1. L’index de Jésus fait le signe du commandement.
  2. L’index de Saint Pierrre mime celui de Jésus, exprimant la compréhension de l’ordre ; il désigne en même temps le lieu de la deuxième étape, à gauche, avec le poisson.
  3. L’index du percepteur exprime la persuasion, l’insistance ; il désigne aussi le lieu de la troisième étape, à droite, celle du paiement.



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La rhétorique de Raphaël

« Le dernier mot de l’art, c’est de concilier la force du geste avec la beauté du mouvement, la chaleur du vrai avec la dignité du style. C’est en quoi Léonard de Vinci et Raphaël sont incomparables; Raphaël en particulier a eu le secret de faire entendre, par la mimique de ses figures, plus de choses encore qu’il n’en fait voir. » [1]



Rapahel Loggia du Vatican La Reine de Saba 1514- 1519

La Reine de Saba
Raphël, Loggias du Vatican, 1514- 1519

Un soldat vu de dos montre la Reine de Saba, laquelle montre à Salomon les cadeaux qu’elle lui amène.

Le personnage qui désigne la scène à regarder et relaye le regard du spectateur vers le fond du tableau est un procédé très courant, celui de l’« admoniteur » (qui donnera naissance plus tard à la Rückenfigur, même figure sans le geste du bras, voir 2 Le coin du peintre).


Adoration du veau d'or, Raphael et eleves, Vatican, Loge de Raphael

L’Adoration du veau d’or
Raphël, Loggias du Vatican, 1514- 1519

Depuis l’avant et depuis l’arrière de l’image, deux mères pointent le doigt vers le Veau d’Or, pour inculquer à leur enfant ce culte impie.



Rapahel Loggia du Vatican Les Songes de Pharaon 1514- 1519

Les Songes de Pharaon
Raphël, Loggias du Vatican, 1514- 1519

Rien moins que quatre index cohabitent avec des significations différentes, dans cette composition qui ressemble à un exercice d’école : éloquence (Joseph), perplexité (Pharaon), menace (l’homme en manteau rouge) et admonition (l’homme en manteau jaune)



Raphael Transfiguration

La transfiguration
Raphël, 1518-20, Musées du Vatican

Cinq index tendus ici, dont quatre avec la même signification de désigner :

  • deux femmes désignent l’enfant possédé,
  • l’un des apôtres, en vert, le montre aux autres,
  • l’apôtre en rouge montre le Christ, seul capable de guérir l’enfant.

Enfin, dans le coin en bas à gauche, un autre apôtre tend lui aussi le doigt vers le Christ, avec une nuance d’appel à l’aide.



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Le geste de l’Ange Gabriel

Mais c’est dans les Annonciations que la vocabulaire gestuel trouve son élaboration maximale, comme le montrent ces deux exemples particulièrement originaux :

The Annunciation, c.1623 Orazio Gentileschi Galleria Sabauda, TurinL’Annonciation, Orazio Gentileschi, vers 1623 ,Galleria Sabauda, Turin 1622 Orazio GentileschiGenova - San SiroL’Annonciation, 1622, Gentileschi, Eglise San Siro, Gênes

Chez Gentileschi, l’Ange fait le signe, index levé, de celui qui prend la Parole, et Marie, paume en avant, de celle qui la reçoit.


L'Annonciation, Poussin, 1657, National Gallery, LondresL’Annonciation, Poussin, 1657, National Gallery, Londres 1656 Nicolas Poussin L'annonciation Chateau de Schleissheim (Munchen) GemaldegalerieL’Annonciation, Poussin, 1656, Château de Schleissheim, Gemäldegalerie, Münich

Chez Poussin, Marie ouvre ses paumes comme le livre ses pages et la colombe ses ailes, tandis que l’Ange fait compas entre la Vierge et le Ciel.



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Le geste de Saint Jean Baptiste

Carrache Vierge et saints 1588 Dresden, Gemaldegalerie Alte Meister,

Vierge et saints
Carrache, 1588, Dresden, Gemaldegalerie Alte Meister

Jean-Baptiste a annoncé « celui qui vient après moi ». Le geste de l’index tendu est donc l’un des signes distinctifs du Précurseur, avec la peau de bête et le bâton de berger bricolé en croix, références à sa vie dans le désert.


Annibale Carracci. The Baptism of Christ. 1584 San Gregorio, Bologna detail

Le baptême du Christ (détail)
Carrache, 1584, église de San Gregorio, Bologne
Cliquer pour voir l’ensemble

Dans cette ambitieuse oeuvre de jeunesse, Carrache illustre avec une grande finesse le passage de l’évangile de Jean :

« Or ceux qu’on lui avait envoyés étaient des Pharisiens. Et ils l’interrogèrent, et lui dirent: « Pourquoi donc baptisez-vous, si vous n’êtes ni le Christ, ni Elie, ni le Prophète ? » Jean leur répondit: « Moi je baptise dans l’eau; mais au milieu de vous il y a quelqu’un que vous ne connaissez pas, C’est celui qui vient après moi; je ne suis pas digne de délier la courroie de sa chaussure. » Jean 1.1,24-27

Carrache nous montre la chaussure rouge en bas, posée sur les vêtements de Jésus. Il nous montre trois pharisiens, dont l’un fait le geste classique d’énumérer des arguments, avec ici un sens bien précis : les trois doigts illustrent littéralement la phrase « ni le Christ, ni Elie, ni le Prophète ». Et surtout, avec les trois jeunes gens qui, en bas à gauche, forment l’antithèse des pharisiens chenus, il se livre à un festival de rhétorique gestuelle :

  • un enfant montre le ciel : sans doute son innocence lui permet-elle de voir la gloire angélique qui s’y déploie ;
  • au dessus, un jeune homme, tout en enlevant sa chemise, désigne Jésus qu’il va suivre ;
  • en bas, un adolescent plus jeune, qui lui aussi se destine au baptême, sert d‘admoniteur au spectateur.

En confiant aux jeunes gens toutes ces variations sur le geste emblématique du Baptiste, Carrache développe un contrepoint graphique qui a dû ravir les connaisseurs.


Gustave_Moreau_-_l'Apparition1876-77 Harvard Art Museum

L’Apparition
Gustave Moreau, 1876-77, Harvard Art Museum

Incidemment, Gustave Moreau opèrera le même type de transposition, ou plutôt de transgression, en faisant faire à Salomé le geste même de sa victime, chargée de toute l’ironie du corps complet envers la tête tranchée. Dans la version de Harvard (la plus aboutie), le garde à la pique ensanglantée, figé et couvert de la tête aux pieds,  fait contraste avec la nudité ondulante dont la seule arme est cet index qui, dans le même geste « danse, envoûte, regrette, ordonne et condamne. » [2]



2 Vers le fond du tableau

Un effet de zoom, qui aiguille le regard vers un détail l’arrière-plan.

carrache-le-choix-d-hercule-1596 Capodimonte Naples

Le choix-d’Hercule
Carrache, 1596, Musée de Capodimonte, Naples

« A gauche, Minerve montre à Hercule hésitant le chemin escarpé de la gloire, au haut duquel caracole Pégase, le cheval ailé qui en frappant le sol de son sabot fit jaillir la source Hippocrène de l’inspiration poétique : Pégase était aussi l’emblème de la famille Farnèse, pour qui le Carrache peignit cette toile. Aux pieds de Minerve, un dieu ouvre le livre de l’Histoire. Derrière, une souche d’arbre mort manifeste que le bon chemin est aride et traverse d’abord un sol stérile.
A droite, Vénus de dos, à demi dévêtue, déploie ses charmes devant Hercule. Sur une table à ses côtés le masque du théâtre, une partition musicale, un tambourin et un violon. Elle sème des fleurs mais devant elle la forêt luxuriante ne laisse pas la place à un chemin.«  [3]

Dans ce paysage moralisé d’une implacable symétrie, l’index de Minerve désigne le chemin ascensionnel qui mène à l’Immortalité, depuis le livre jusqu’à l’envol vers une nouvelle gloire ; celui de Vénus le chemin de la Chute, comme chutent les pétales de rose éphémères.



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abraham bloemaert - Boy Pointing at Tobias and the Angel 1625–30 Minneapolis Instituteof Arts

Jeune berger montrant Tobie et l’Ange
Abraham Bloemaert, 1625–30, Minneapolis Institute of Arts

Blomaert fait ici de l’admoniteur le personnage principal. Son rôle est de faire communiquer les deux zones qui, dans le goût hollandais de l’époque, offrent deux tableaux pour le prix d’un :

  • une scène profane au premier plan, ancrée dans le présent et le réalisme le plus détaillé ;
  • une scène sacrée à l’arrière-plan, qui ajoute un alibi religieux à la jouissance de la nature morte.



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bartolomeo-schedoni-st.-john-the-baptist-in-a-landscape coll privee

Saint Jean-Baptiste dans un paysage
Bartolomeo Schedoni, début XVIIeme, collection privée

Saint Jean Baptiste montre le Christ minuscule qui, lui-même montre l’auberge d’Emmaus [4]. S’enfoncer vers le fond du tableau, c’est parcourir l’Evangile en raccourci, depuis l’annonce de la venue sur terre de Jésus jusqu’à la preuve de sa résurrection.


Ph. de Champaigne, Saint Jean-Baptiste, 1657 musee de Grenoble
Saint Jean-Baptiste
Ph. de Champaigne, 1657, Musée de Grenoble

Le procédé graphique de l’index tendu vers le fond se double ici encore d’une intention théologique :

« …Une fois captivé, le regard est sommé par le doigt pointé du dernier des prophètes de se porter au-delà de cette belle image, vers un personnage flou, lointain, presque invisible, et pourtant « plus grand » que Jean-Baptiste, pour qui sait voir… Le personnage bleuté, à peine esquissé, est ainsi le point où vient s’épuiser l’art de peindre, et une invitation à ne pas se contenter du royaume visible. » [5]



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michiel sweerts - Autoportrait au crane 1660 caAgnes Etherington Art Centre

Autoportrait au crane
Michiel Sweerts, vers 1660, Agnes Etherington Art Centre

L’index qui montre le crâne est aussi une sorte de pied de nez ironique, qui insiste sur tout ce qui lui manque : la chair, l’ample manteau, les cheveux longs, le grand chapeau.


L’incrédulité de Thomas
Caravage, 1602-03, Sanssouci, Potsdam

Faisant mine de pénétrer dans la cavité du nez, le geste est aussi un clin d’oeil à la composition fondatrice de Caravage (voir 3 Voir et toucher).



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Pietro Paolini 1620-80 Portrait d’homme Toulouse, Fondation Bemberg

Portrait du médecin Francesco Maria Fiorentini
Pietro Paolini, 1635-40, Fondation Bemberg, Toulouse

C’est l’inscription du panonceau qui a permis récemment d’identifier le jeune homme comme un médecin célèbre de Lucques [5a] :

Vivere vita datur
Si vivis Apollinis
Arte
He<ic> su<m> perpetuo
vivus Apellis
Ope

ll te sera donné de vivre une vie,
si tu vis
de l’art d’Apollon,
Mais moi je suis pour l’éternité
vivant grâce à
l’œuvre d’Apelle

Il s’agit donc d’une comparaison entre :

  • l’art du périssable que pratique le médecin, l’art d’Apollon (évoqué par le squelette d’enfant et par le tome 6 des oeuvres de Gallien) ;
  • l’immortalité qu’offre la Peinture – l’oeuvre d’Apelle.



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Carlo Maratta Josue arretant la course du soleil Collection Motais de Narbonne

Josué arrêtant la course du soleil
Carlo Maratta, vers 1680, Collection Motais de Narbonne

Ce tableau dérive très probablement des cartons préparatoires destinés à la réalisation des mosaïques de la chapelle de la Présentation dans la Basilique de Saint-Pierre. La combinaison de la contre-plongée avec le double raccourci des bras déploie la composition dans les trois dimensions de l’espace.


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maurice-quentin-de-la-tour-autoportrait-a-l-index-ou-l-oeil-de-boeuf 1737 Louvre

Autoportrait à l’index ou l’oeil-de-boeuf
Maurice Quentin de la Tour, 1737, Louvre

Chez Quentin de la Tour, l’artiste moqueur prétend désigner au spectateur, à travers l’oeil de boeuf, une scène amusante de l’arrière-plan. Sans doute il la lui montrera une autre fois, manière élégante de se moquer de lui.


Roslin__Marie-Suzanne_-_Selfportrait_-_c._1775 coll privee
Autoportrait
Marie-Suzanne Roslin, vers 1775, collection privée

Marie-Suzanne Roslin échafaude un niveau supplémentaire de profondeur dans cet hommage habile à son maître, où elle se représente à la fois en élève appliquée, et en alter-ego au féminin.



3 Vers l’avant du tableau

 Un effet spécial spectaculaire.

Dürer-autoportrait--enfant----2Autoportrait à l’âge de treize ans
Dürer, 1484, Albertina, Vienne
Autoportrait Pontormo 1522-1525 British MuseumAutoportrait
Pontormo, 1522-1525, British Museum

Ces deux croquis intimes réalisés dans un miroir, à quarante ans de distance, encadrent le moment, au début du XVIème siècle, où l’index ose passer du plan du tableau à son orthogonale.

La première oeuvre connue de Dürer est aussi un des tous premiers autoportraits de l’art européen. La mention manuscrite indique :  » J’ai fait celà en me regardant dans un miroir alors que j’étais encore un enfant . » Ce qui intéresse le jeune artiste est de réussir à représenter avec ressemblance son visage de trois quarts. L’index tendu n’est sans doute qu’un procédé naïf pour résoudre la difficulté éternelle des autoportraits d’artiste (voir Le peintre en son miroir : 1 Artifex in speculo), en attirant l’oeil sur la fausse main droite et en le détournant de la véritable, celle qui dessine, ici camouflée par le vêtement.

De l‘autoportrait probable de Pontormo, on ne sait pas grand chose, sinon qu’il a peut être servi d’étude lors de l’élaboration d’une fresque maintenant disparue pour la Chartreuse du Val d’Ema à Galluzzo [6]. Il est clair que, contrairement à Dürer, Pontormo ne cherche pas du tout à dissimuler la présence du miroir, même s’il le place en hors champ. Son défi est de rendre impressionnant le raccourci du bras tendu. Il est remarquable que la solution adoptée (minimiser la taille du visage) soit, comme nous le verrons bientôt, l’inverse de celle qui sera retenue par les affichistes modernes (augmenter la taille de la main).


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C’est à Raphaël que l’on doit les premiers index vraiment dirigés vers le spectateur, sans pour autant que le regard suive le doigt…

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rafael_-_madonna_sixtina_gemaldegalerie_alter_meister_dresde_1513-14Madonne Sixtine
Raphaël, 1513-14, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
raphael-autoportrait-avec-un-ami 1518-20 LouvreAutoportrait avec un ami
Raphaël, 1518-20, Louvre, Paris

Dans la Madonne Sixtine, il s’agit d’un geste d’intercession : à l’avant de ce théâtre mystique dont les rideaux verts viennent de s’ouvrir, Saint Sixte désigne de l’index droit les spectateurs à la Vierge, en implorant d’en bas sa pitié ; celle-ci les regarde à son tour en leur offrant l’Enfant Jésus.

Etrangement, le dernier autoportrait de Raphaël reprend le même système de relais visuels : l' »Ami » tend l’index droit vers le spectateur en se retournant vers plus haut que lui, le Peintre qui nous fixe d’un regard pénétrant.



Raphael et son maitre d'armes gravure de Audoin, dessin de le Fort1806
 Raphaël et son maitre d’armes gravure de Audoin, dessin de le Fort,1806

La signification précise de ce tableau intime est inconnue, de même que l’identité du personnage qui porte la main gauche au pommeau de son épée, ce pourquoi on l’interprétait autrefois comme un maître d’armes. Mais les gestes les plus significatifs sont ceux que l’on remarque à peine dans le tableau, bien visibles sur la gravure : Raphaël a posé sa main gauche sur le bras qui touche l’épée, et glissé sa main droite sous le bras qui pointe en avant, comme s’il voulait retenir l’homme armé.

Le tableau a subi plusieurs retouches et recoupes, ce qui le rend à tout jamais indéchiffrable [7]. Si son état initial était bien celui que montre la gravure de 1806, sa signification devient plus claire : la présence de la balustrade exclut l’idée d’une attaque retenue (de plus on ne combat pas de la main gauche) ; et celle de la colonne situe la scène dans une sorte de loggia surélevée, situation très comparable à celle de la Madonne Sixtine.



Raphael comparaison sixtine autoportrait
L’expression christique du « divin Raphaël » (ainsi qu’on l’appelait déjà de son vivant) répond à celle de la Vierge, à la fois bienveillante et supérieure. Et la main droite du peintre glissée sous le bras de son ami imite la main droite de Marie glissée sous le bras de l’enfant Jésus.

Le double portait devient alors une sorte de double « Ecce Homo » où l’intercesseur présente son public au Peintre, lequel en retour le présente au public comme son fils spirituel.



Raphael comparaison Jules Romain
La comparaison avec l’autoportrait de vingt ans plus tard, aux Offices, rend crédible d’identifier celui-ci avec Jules Romain, principal disciple et ami de Raphaël (je me suis permis de lui rajouter quelques cheveux et de raccourcir la barbe, afin de le rajeunir).


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Carracci Domine Quo Vadis (1601-02) National Gallery, London

Domine Quo Vadis
Annibal Carrache, 1601-02, National Gallery, Londres

Factuellement, l’index pointe ici vers l’avant du tableau. Mais, montrant à Pierre la direction de Rome où Jésus lui commande de retourner, il ne désigne pas encore le spectateur : néanmoins, il le situe implicitement dans le camp inconfortable des Romains, ceux qui martyrisent et qu’il faut convertir.


Cathedrale_Saint-Just_de_Narbonne_-_Tobie_et_l'ange_-_Tournier_Nicolas_-_1635-1636Tobie et l’ange
Nicolas Tournier, 1635-36, Cathédrale Saint-Just,Narbonne
1635-38 Augustins_-_Le_portement_de_la_croix_-_Nicolas_TournierLe portement de la croix
Nicolas Tournier, 1635-38, Musée des Augustins, Toulouse

L’index se déplace vers l’avant, mais toujours pas pour désigner le spectateur. A gauche il s’agit d’indiquer le chemin, à droite de commander à Simon de Cyrène d’aider Jésus à porter sa croix.



4 Pointer du doigt  ET  fixer du regard 

Une audace tardive…

Murillo Enfant riant 1655-60 Coll priveeEnfant riant
Murillo, 1655-60, Collection privée
Pere Borrell Del Caso. Deux fillettes riant, 1880 Museu del Modernisme de BarcelonaDeux fillettes riant, Pere Borrell Del Caso, 1880 ,Museu del Modernisme, Barcelone

Il faut attendre Murillo pour, que, caché sous l’alibi de l’espièglerie enfantine, un peintre ose enfreindre le tabou et montrer du doigt son spectateur tout en le regardant en face  : tant il est vrai que ce n’est pas poli !

Deux siècles plus tard Pere Borrell, spécialiste des personnages en trompe-l’oeil surgissant du tableau, reprendra l’idée de Murillo.


Joseph Ducreux 1793 Self-portrait of the artist in the guise of a mocker Musee de la Revolution francaiseAutoportrait de l’artiste sous les traits d’un moqueur
Joseph Ducreux, 1793, Musée de la Révolution française
Ducreux-moqueurJoseph Ducreux, Collection privée

Joseph Ducreux, reprend la tradition de son maître Quentin de la Tour et pousse un peu plus loin l’art du persiflage, en défiant ouvertement le spectateur. La version de 1793 est devenue une icône sur internet, dernier regard ironique de l’Ancien Régime sur les Temps modernes.


jealous_husband_ducreux
Un mari jaloux
Attribué à Joseph Ducreux, collection privée

Autre type d’intrusion dans l’espace privé du spectateur : l’effraction. Ayant poussé le volet avec fracas, coiffé d’une plume et perché en haut d’une échelle intérieure, le mari jaloux inverse, ridiculement, la figure de Roméo.

Mais son escopette, prolongement métaphorique de l’index, n’ose pas encore menacer le spectateur.



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Federico Carlos de Madrazo y Ochoa portrait d'arthur-chaplin 1904 collection BBVA

Portrait d’Arthur Chaplin
Federico Carlos de Madrazo y Ochoa, 1904, collection BBVA

Cocó de Madrazon, de la quatrième génération d’une famille d’artistes, pastiche ici le style du XVIIIème siècle pour ce portrait plein de vie d’un autre fils de peintre et condisciple de l’atelier Bonnat, son ami Arthur Chaplin.


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Domenico Fontana 1585-87 Fontaine Acqua_Felice_RomaMoïse
Domenico Fontana, 1585-87, Fontaine de l’Acqua Felice, Rome
La Volonte Henri Maclot et Paul Martignon 1899 Nancy Temple maconniqueLa Volonté
Henri Maclot et Paul Martignon, 1899, Temple maconnique, Nancy

On sait depuis l’épisode malheureux de la fontaine de Moïse, qui valut à Fontana les moqueries des romains, que le geste de l’index impérieux n’est pas des plus aisés à manier, surtout en contre-plongée.

Carlos Schwabe 1906 etude pour la vague A Carlos Schwabe 1906 etude pour la vague B Carlos Schwabe 1906 etude pour la vague C

Etudes pour La vague
Carlos Schwabe, 1906-07
Carlos Schwabe La vague 1907 Musee d'art et d'histoire de Geneve

La vague
Carlos Schwabe, 1907, Musee d’art et d’histoire de Geneve

Carlos Schwabe l’a néanmoins multiplié, et poussé à un sommet difficile à surpasser.



Références :
[1] Charles Blanc, Grammaire des arts du dessin,1976, p 524
[2] Notice du Musée Gustave Moreau https://www.timeout.fr/paris/musee/musee-gustave-moreau/l-apparition
[3] S.Lojkine, http://utpictura18.univ-montp3.fr/GenerateurNotice.php?numnotice=A0646
[4] Si ce tableau est bien celui de la collection d’Este, décrit par Giuseppe Soli dans l’inventaire de 1797, voir http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2014/old-master-paintings-n09102/lot.48.html
[5] Port-Royal et les images : entre idolâtrie et iconoclasme, Tony GHEERAERT http://ceredi.labos.univ-rouen.fr/public/?port-royal-et-les-images-entre.html
[5a] Nikita de Vernejoul « Pietro Paolini, 1603-1681 : peintre caravagesque de l’étrange », 2024, p 205
[6] https://www.britishmuseum.org/research/collection_online/collection_object_details.aspx?objectId=715663&partId=1&searchText=Jacopo+Pontormo&page=1
|7] http://theswedishparrot.com/autoportrait-avec-un-ami-par-raphael/

2 L'irruption d'un même : "I want you"

15 avril 2018
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Brièvement perçu à la fin du XVIIIème siècle sous le signe de la moquerie, l’index tendu s’éclipse pendant presque un siècle, telle une comète périodique, pour faire son intrusion fracassante – et définitive – sous le signe de l’esprit de sérieux.

Car paradoxalement, il se trouve que le geste de la moquerie est aussi celui de la persuasion voire de l’intimidation : tout dépend en fait du regard.



Balbutiements

Consumption can be cured 1892 volume 19 of Thrilling Life Stories for the Masses
On peut soigner la consomption, 1892, volume 19 of Thrilling Life Stories for the Masses

C’est en s’autorisant de la Science que la vielle figure de l’Imperator (voir 7 Autres significations) réapparaît en démocratie.



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Angleterre 1910 Publicite pour les cigarettes BDV
Angleterre, 1910, Publicité pour les cigarettes BDV
Image extraite de l’article de Carlo Ginzburg

Dans son article fondamental sur le même du doigt tendu [1], Carlo Ginzburg note que cette publicité est prise comme exemple dans le livre du publicitaire H. Bridgewater, « Advertising or the Art of Making Known » qui, dès 1910, assimile le commerce à la guerre. Et légitime ainsi le recours à des réclames qui peuvent semble agressives, même si le fumeur ne nous interpelle que pour nous faire partager sa passion.

En faussant les repères perspectifs, la boîte géante rend acceptable le grossissement exagéré de la main. Elle sert également de barrière de protection pour le spectateur qui, malgré l’habituation exercée depuis une vingtaine d’année par le cinéma, pouvait encore réagir négativement à une intrusion brutale dans son pré carré.



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Le Moxie boy

Premier Moxie boy

1906 first moxboy1b

Publicité Moxie, 1906

Créée en 1885 par le Dr. Augustin Thompson, la boisson gazeuse fut d’abord présentée comme une « nourriture pour les nerfs ». En 1906, le premier Moxie man est un livreur souriant et séduisant. Seules la blouse blanche et la mention ‘healthful » sur les caisses rappellent l’origine médicale du produit. En 1907, le logo va changer pour devenir plus dynamique, et en 1909 la mention « nerve food » sera supprimée de la marque. [2]


Deuxième Moxie boy

1911 Moxie-man-

Publicité Moxie, 1911

C’est donc au moment où la prétention scientifique disparait explicitement qu’elle revient implicitement, sous la forme de ce jeune homme à la mode, bouche féminine, regard clair et cheveux impeccablement gominés, qui n’est clairement plus un livreur mais un prescripteur. La blouse blanche, le faux-col, la cravate marquée d’un M, sont autant de marques de sérieux qui l’autorisent à nous interpeller du doigt et du regard. A noter le pins sur le revers de la blouse, qui rajoute un effet Droste discrètement hypnotique.

Il est vraisemblable que cette évolution remarquable du marketing trouve sa source dans le livre de Bridgewater.



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La Gilbert girl

Charles Allan Gilbert 1909 I_HAVE_A_WIRELESS_FOR_YOU
J’ai un sans fill pour vous (I HAVE A WIRELESS FOR YOU)
Charles Allan Gilbert, 1909

Tandis que, tel Zeus maniant la foudre, l’index droit maîtrise la fée Electricité, l’index gauche réduit à néant la distance qui sépare la jeune femme de son sauveteur (Come Quick Danger).

En 1909, lors du naufrage du RMS Republic, la radio embarquée avait contribué à sauver la vie de 1200 personnes : l’image s’inscrit donc dans l’actualité, mais aussi dans l’anticipation : car la première femme opératrice radio maritime, Miss Graynella Packer de Jacksonville, n’embarquera qu’en novembre 1910, et cessera son service dès avril 1911 à cause des lois anti-prostitution : la promiscuité avec l’équipage masculin étant jugée intolérable [1a].


Il ne faudra rien moins que l’éclatement de la Première Guerre Mondiale pour que le même de l’index tendu, en perforant le plan du tableau, fasse sauter définitivement ce qui restait de l’immunité du spectateur.

Le 5 août 1914, un premier tabou avait été violé : fut nommé ministre de la Guerre – poste qui avait toujours été confié à un civil – un militaire granitique et implacable, la « machine du Soudan », le Field Marshal Lord Kitchener of Khartoum.


King_and_Country_Need_You 4 September 1914Your King and Country need you, affiche officielle du 4 September 1914 WW1 GB 1914 Kitchener 1Alfred Leete, couverture du magazine London Opinion, couverture, 5/09/1914.

Un mois plus tard exactement, l’illustrateur d’Alfred Leete à l’idée d’associer au regard réputé terrifiant une main impérieuse et un texte lapidaire : «Ton pays a besoin de toi». Ainsi le spectateur se trouve-t-il placé en situation de se voir recruté personnellement par l’intimidant Ministre de la Guerre.

La comparaison avec l’affiche officielle montre combien est innovante et transgressive la couverture du London Opinion :

  • message direct à chaque spectateur individuel
  • porté par une personnalité incontestable
  • qui incarne et remplace les abstractions lointaines que sont le drapeau et le Roi.

Graphiquement, la composition est redoutable d’efficacité et de simplicité :

  • l’index ganté tendu orthogonalement complète, sous la tourelle de la casquette, la moustache érigée latéralement, métamorphosant le maréchal sans corps en une sorte de machine de guerre pointée tous azimuts ;
  • l’hypertrophie du YOU se combine avec celle de la main pour accentuer l’effet de surgissement.


WW1 GB 1914 Kitchener 2

Affiche Lord Kitchener « Wants you », septembre 1914.

L’illustration fut adoptée très rapidement comme affiche officielle par le Parliamentary Recruiting Committee sous une forme encore plus percutante : l’icône, se substituant au I, parle directement à chaque YOU particulier.


Lord Kitchener yeux
Lord Kitchener gant
Ginsburg cite trois passages de Pline l’Ancien [2] prouvant que les peintres grecs connaissaient déjà l’effet pyschologique bien connu du portrait frontal, qui semble vous suivre du regard [3]. En ajoutant l’index, qui semble également « tourner » avec le spectateur, Leete renouvelle et démultiplie la puissance quasiment magique du procédé.


WW1 GB 1914 Kitchener 3You are the man I Want, 1914 Lord KitchenerPhotographie de Lord Kitchener

Encore plus racoleuse, cette version faussement intime, sans casquette et avec torse médaillé, a perdu son efficacité graphique, et n’est pas restée dans les mémoires.


Ulster-recruiting-tram-Belfast-1914

Tram de recrutement à Belfast, en 1914

Les témoignages divergent sur la diffusion réelle de l’affiche et son efficacité dans la campagne massive de recrutement. Pour certains, elle était omniprésente et obsédante. Elle n’apparaît que deux fois sur cette photographie,mais il est vrai qu’elle attire l’oeil et tranche par sa simplicité graphique.


WW1 GB 1915 UK Parliamentary Recruiting Committee Kitchener
On pense aujourd’hui que ce prospectus, plus rationnel et non intrusif, ait été finalement le plus répandu et le plus efficace pour stimuler le recrutement.


London opinion 14 nov 1914 football special

Caricature de Leete, London opinion, 14 novembre 1914

Dès novembre en toute cas, le London Opinion revient à sa veine satirique : Leete nous montre ici un gentleman, qui lit tranquillement le « Football special », littéralement happé par le monstre qu’il a enfanté.


WW1 Canada WWI Canada lettre

Affiche Kitchener , Canada

Pour la propagande au Canada, la personnalité prestigieuse (mais très anglaise) s’efface devant le drapeau, et son regard pointe vers l’avenir plutôt que vers le volontaire désigné. Dans la variante de droite, le Lord distant est remplacé par une lettre empathique :

« READ THIS, Somewhere in France Dear George If the boys at home knew what we are up against they would not expect us to do it alone, we need more men, that is the only way to beat these Huns Yesterday »


WW1 GB 1915 John Redmond (leader of Irish Parliamentary Party) Your First Duty,1915, Your First Duty is to take your part in ending the job WW1 GB 1916 Anti-recruitment rish Republican Propaganda card against John Redmond I1916, Carte postale anti-recrutement des Républicains irlandais

Pour l’Irlande, c’est John Redmond, leader du parti nationaliste Irish Parliamentary Party qui tente d’enrôler ses compatriotes, avec beaucoup moins de prestance, (ce n’est mas une caricature). L’affiche est aussitôt contrée par les Républicains, avec cette armée de squelettes répondant par leur bras décharnés à l’index mou du politicien.


PRC-uses-Leete-image-19151915, Affiche de recrutement

En 1915, l’efficacité de la personnalisation s’épuise et l’icone lapidaire devient bavarde, s’encombrant de détails financiers.


WW1 GB 1915 Who s absent,Parliamentary Recruiting Committee John Bull1915, Who’s absent, affiche du Parliamentary Recruiting Committee New Zealand Expeditionary Force 1915 An_Appeal_to_You__recruitment_poster1915, An Appeal to You, New Zealand Expeditionary Force
  • D’où l’idée, en Angleterre, de recourir à un personnage de fiction, John Bull, qui désormais, plutôt que de galvaniser, se charge de culpabiliser. L’index qui choisit devient l’index qui dénonce.
  • La Nouvelle Zélande mise plutôt sur la fraternité : un soldat se retourne vers le spectateur et lui fait signe de la rejoindre.


M1182-2J. Flagg, « What are you doing for preparedness ? Leslie’s, couverture, 6/07/1916 J. Flagg, "I want You", US Army, 1917J. Flagg, « I want You », US Army, 1917

La recette du personnage tutélaire est reprise en 1917 par l’US Army, en revenant au slogan galvanisant/valorisant réduit à l’essentiel : I Want You.

Toute comme en Grande Bretagne, l’idée vient d’une illustration d’un magazine où, l’année précédente, l’oncle Sam incitait déjà à préparer la guerre. [4]


WW1 USnavy-1917 WW1 US Marine 1917

L’US Navy l’adopta aussitôt. Mais les Marines, tout en gardant le slogan, préférèrent un personnage plus fraternel.


WW1 US 1917 Leslies Weekly1917-12-29

Tire-toi de ce trône
Couverture de Leslies Weekly, 29-12-1917.

Il est amusant de noter que le premier détournement de cette image, qui sera par la suite si souvent plagiée et parodiée [5], est l’oeuvre de J. Flagg lui-même : dans cette version de fin 1917, l’Oncle SAM dégaine directement contre le Kaiser Guillaume, réveillant le duel séculaire de la démocratie contre la monarchie.


General Antranik Toros Ozanian Poursuivez le reve sacre de vore peuple
Poursuivez le rêve sacre de votre peuple
General Antranik Toros Ozanian

Vers 1920, cette affiche arménienne confère au général Ozanian le prestigne kitchenérien.



 Seconde guerre mondiale

WW2 Australie 1941 Join the Australian Imperial ForceJoin the Australian Imperial Force, Australie, 1941 WW2 GB 1945 Meritez la victoireMéritez la victoire, Grande Bretagne, 1945

On tentera à deux reprises, durant la seconde Guerre Mondiale, de réincarner Kitchener en Churchill. L’affiche de 1945 fait référence à un texte de ce dernier : « We cannot guarantee victory, but only deserve it. » [6]

On sent bien ici toute l’ambiguïté de ce remake : insister sur l’aspect « homme ordinaire » du leader tout en faisant implicitement référence au militaire surhumain de la guerre précédente. En témoigne le noeud papillon qui s’efforce, subliminalement, de réveiller le souvenir des prestigieuses bacchantes.

Refusant le culte de la personnalité, spécialité des camps adverses, l’affiche se contraint en quelque sorte à fonctionner au second degré, en puisant dans la mémoire patrimoniale de la nation.


J’ai besoin de vous…

WW2 GB I need your help Take time off Repose toi…pour prendre des congés (Hitler)

WW2 GB I need your help Neglect your work…pour négliger votre travail (Goering) WW2 GB I need your help Spread more gossip…pour répandre plus de bobards (Goebbels)

Campagne de propagande anglaise, abandonnée

Comme on n’est jamais trop prudent avec les mêmes virulents, les Anglais renoncèrent à produire en série ces trois affiches extraordinaires, réapparues récemment, qui se sont vendues à prix d’or sur le marché. On craignait en effet que certains ne prennent au premier degré, malgré la caricature, les injonctions des trois têtes de turc.


1944 Japanese Anti-British Propaganda Leaflet Air Dropped Into Assam, India
Tract aérien japonais anti-britannique lancé au dessus de l’Assam, Inde , 1944

Retournement spectaculaire de l’image à ses inventeurs…

URSS 1945 Viktor Ivanov, A sketch for a poster, 1945
Etude pour une affiche
Viktor Ivanov, 1945, URSS

Concluons sur cette énigmatique affiche, récupération stalinienne du même kitchenérien.



Références :
[1] ‘Your Country Needs You’: a Case Study in Political Iconography, Carlo Ginzburg, History Workshop Journal, automne 2001, , p. 1-22 https://academic.oup.com/hwj/article-pdf/2001/52/1/22309423/1.pdf
[1a] DANIEL SOHN, « Early Wireless and the Gilbert Girl », dans RADIO AGE, The Newsletter of the Mid-Atlantic Antique Radio Club, Volume 32 December 2007, Number 12 http://www.earlytelevision.org/pdf/radio_age_12-2007.pdf
[2] Sur l’histoire de la boisson Moxie, voir https://drinkmoxie.com/history.php
Sur l’histoire et l’identité supposée des Moxie boys, on trouvera une enquête passionante dans http://www.moxiecongress.org/page9.htm
[3] https://en.wikipedia.org/wiki/Lord_Kitchener_Wants_You
[4] On lit souvent que l’oncle Sam a pointé pour la première fois son index menaçant dans une publicié de Leslie’s pour une encyclopédie sur l’Histoire américaine. Cette publicité suit en fait d’une semaine sa toute première parution à la Une du magazine. http://nationalheritagemuseum.typepad.com/library_and_archives/2008/06/early-images-of.html
[5] Pour un échantillon de ces innombrables déclnaisons et parodies on peut consulter :
http://knowyourmeme.com/memes/uncle-sam-s-i-want-you-poster/photos
http://vetustideces.blogspot.fr/2016/08/clipda-cxvi-el-cartel-del-dedo.html
http://vetustideces.blogspot.fr/2016/08/clipda-cxv-el-cartel-del-dedo-apuntador.html
[6] https://www.centerforsecuritypolicy.org/2007/03/21/deserve-victory-2/

 

3 Appel au peuple

15 avril 2018
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La célébrité de l’affiche de Kitchener fait que, pendant une bonne cinquantaine d’années, le geste de l’index tendu fera office de stimulus automatique dès qu’il s’agit de recruter, aussi bien en temps de guerre qu’en temps de paix.



Première Guerre mondiale

WW1 Canada Needed to Take My Place

Needed to Take My Place
Canada, 1916

Tout en reprenant la pose du célèbre field marshal, cette affiche de recrutement pour « les vrais de Kitchener » remplace la hautaine figure par celle d’une camarade blessé : après deux ans de guerre, la ficelle de la fraternité est plus efficace que celle de l’autorité.


WW1 Australie 1917 You are wanted in the Sportsmen’s 1000
You are wanted in the Sportsmen’s 1000.
Australie, 1917

Cette affiche destiné à recruter des sportifs pour un bataillon d’élite leur promet d ajouter la gloire militaire aux trophées qu’ils possèdent déjà. [1]


WW1 GB Bat_Zion_Your Old New Land must have you Join the Jewish regiment
Bat Zion, Your Old New Land must have you! Join the Jewish regiment

La Légion juive, intégrée de 1917 à 21 à l’armée Britannique, fait référence à la « Fille de Sion » pour personnifier la « Vieille Terre Nouvelle » qui appelle ses fils à venir combattre en Palestine contre l’empire Ottoman .


WW1 GB 1917 Women's Army Auxiliary Corps

Affiche de recrutement pour les auxiliaires féminines
Grande-Bretagne, 1917

Pour recruter les auxiliaires féminines, l’appel aux nobles sentiments est superflu : la promesse d’une bande de filles sympathiques suffit.


WW1 USA 1917 I want you Howard Chandler ChristyI want you for the Navy WW1 USA 1917 Gee I wish I were a man, I'd join the Navy Be a man and do it Howard Chandler ChristyGee!! I wish I were a man, I’d join the Navy. Be a man and do it !

USA, 1917, affiche de Howard Chandler Christy

Aux USA, la bienséance commande aux jeunes filles de ne pas montrer du doigt, mais le slogan bien connu « I want you » supplée au geste absent. Contrairement aux apparences, l’affiche de gauche ne s’adresse pas aux hommes, mais a pour but de lutter contre le manque de personnel dans les bureaux de la Navy en recrutant des « yeomen » féminines.

En revanche, à droite, c’est bien pour attirer des hommes que le même affichiste déguise une femme en petit matelot souriant, qui met au défi leur virilité : « Si j’étais un homme, je rejoindrais la Navy. Sois un homme et fais le ! » Le « I want you » provoquant est ici remplacé par un « Do it » tout aussi équivoque…


WW1 USA-1917-1918 Enroll nowIt’s up to you. Protect the nation’s honor. WW1 USA Wanted-by-the-US-ArmyYou are wanted by the US Army

USA-1917-1918

L’appel aux vertus chevaleresques n’est pas non plus à dédaigner : à gauche, l’Oncle Sam invite à protéger « l’honneur national », personnifié par une demoiselle en détresse. A droite le général Pershing se contorsionne sur son destrier géant pour attirer l’attention du chaland.

On voit combien, surexploité en quatre ans de propagande, le même kitchenérien s’est considérablement affaibli dans le monde anglosaxon.



Conflits de l’Entre Deux Guerres

WW1 Allemagne 1919 J. U. Engelhard, Auch Du sollst beitreten zur Reichswehr, Allemagne,
Toi aussi tu dois t’engager dans la Reichswehr
Allemagne, 1919, affiche de J. U. Engelhard

Il débarque en revanche avec toute son efficacité dans l’Allemagne de l’immédiate après guerre, pour aider à constituer la petite armée de la République de Weimar.


Russie 1920 Why aren't you in the army Armee DenikineToi ! Pourquoi n’es-tu pas dans l’Armée ? 1920, affiche de l’Armée Dénikine Russie 1920 D. Moor, T'es tu engage comme volontaireToi ! As-tu signé avec les volontaires ? 1920, affiche de D. Moor (Dimitry Stakhiyevich Orlov)

En Russie en 1920, Rouges et Blancs sont d’accord au moins sur la méthode et sur le but : culpabiliser pour recruter. Il y a cependant des différences :

  • L’image des Blancs est calquée sur une affiche italienne d’Achille Mauzan (voir 4 Appel de fonds) : sur fond d’attaque, le soldat nous interpelle de l’index gauche , le fusil dans la main droite.
  • Dans l’image des Rouges, sur fond d’usine, Trotsky nous interpelle de l’index droit , en tenant dans sa main gauche un fusil dont la baïonnette se perd pudiquement en hors champ : nous sommes à l’arrière, et il ne s’agit pas d’effrayer, mais d’entraîner. Cette affiche mythique, pendant russe de l’Oncle Sam, sera tout autant récupérée et parodiée [2].



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Guerre d’Espagne

Espagne 1936 Generalite de Catalogne, Milicies us necessiten Affiche de ArtecheLes milices ont besoin de toi
Espagne, 1936, Généralité de Catalogne, Affiche républicaine de Arteche
Espagne 1937 Camarade enrole-toi dans le bataillon du Barrio Martinez affiche de J. SanchisCamarade, enrôle-toi dans le bataillon du Barrio Martinez
Espagne, 1937, affiche républicaine de J. Sanchis

Durant la guerre civile, on ne trouve d’affiche de recrutement que dans le camp républicain.


Espagne 1938 Republicain 100000-voluntarios-de-espana POR QUE TU NO ERES UNO DE ELLO- CAMPAnA EBRO affiche de Bardasano
100000 volontaires d’Espagne. Pourquoi n’es-tu pas un d’entre eux ?
Espagne, 1938, affiche républicaine de Bardasano, recrutement pour la campagne de l’Ebre



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Révolution brésilienne

Bresil 1932 Constitutionalist Revolution recruitment poster You have a duty to fulfill. Ask your conscience 1 Bresil 1932 Constitutionalist Revolution recruitment poster You have a duty to fulfill. Ask your conscience 2

Tu dois faire ton devoir. Demande à ta conscience
Brésil, 1932 , Affiches de recrutement en faveur de la Révolution Constitutionaliste

La première affiche est la seule où l’index pointé est le gauche


Bresil 1937 Le Bresil a besoin de toi Carte postale du Parti integraliste pro nazi (Camisa Verde)

Le Brésil a besoin de toi. Hors de l’intégralisme, pas de nationalisme
Brésil, 1937, Carte postale du Parti integraliste pro nazi (Camisa Verde)


Seconde Guerre mondiale

WW2 GB You can help to build me a plane you can learn quickly and you will be working to win WW2 GB You can help to build me a ship you can learn quickly and you will be working to win
WW2 GB You can help to build me a gun WW2 Canada The army needs you tradesmenThe army needs you tradesmen, Canada


Tu peux m’aider à construire un avion/un bateau/un fusil. 

Tu peux apprendre vite et travailer pour la victoire.

En Angleterre comme au Canada, la conscription limite désormais le geste kitchenérien au recrutement de catégories autres que les soldats, des professionnels pour l’industrie de guerre.


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Remakes

Dans le monde anglos-axon, on tente quelques remakes d’affiche de la première guerre mondiale, de manière très marginale.

WW2 GB 1940-47ca Uphold the Flag of Zion, enlist as one of the 10,000 Heroic Jews. Fight in Palestine with the Jewish Legion of the British ArmyUphold the Flag of Zion, enlist as one of the 10,000 Heroic Jews. Fight in Palestine with the Jewish Legion of the British Army WW1 GB Bat_Zion_Your Old New Land must have you Join the Jewish regimentVersion précédente
WW2 USA Come on lad affiche de Julius Cozzy GottsdankerCome on, lad ! Make history as I did in the Navy
USA, Affiche de Julius « Cozzy » Gottsdanke
WW1 Canada Needed to Take My PlaceVersion précédente
WW2 USA 1942 If I Was A Man Navy Recruiting PosterIf I Was A Man,I’d join the Navy.
Be a man and do it !
USA, 1942
WW1 USA 1917 Gee I wish I were a man, I'd join the Navy Be a man and do it Howard Chandler ChristyVersion précédente

Dans le dernier cas, en guise de symbole phallique, le canon remplace avantageusement l’index tendu.


WW2 URSS 1941 Comment as-tu aide le Front D.MoorToi ! Comment as-tu aidé le Front ?
URSS, 1941, affiche de D.Moor
Russie 1920 D. Moor, T'es tu engage comme volontaire

En URSS, D.Moor modernise lui-même sa célèbre affiche de la Révolution.


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Côté fasciste

Affiche de recrutement SA

Toi aussi tu appartiens aux rangs de la SA

Affiche de recrutement pour la SA


WW2 Allemagne occupied Latvia And you have to fight for LatviaToi aussi tu dois te battre pour la Lettonie
Lettonie
WW2 Hongrie 1942 Toi aussi tu peux le faireToi aussi tu peux le faire
Hongrie, 1942
WW2 Allemagne Belgique occupee Et toi camarade Vlaamse wachtbrigade SS-Freiwilligen-Grenadier-Division LangemarckEt toi camarade. Engage-toi dans la Vlaamse wachtbrigade(SS-Freiwilligen-Grenadier-Division Langemarck), Belgique WW2 France 1944Toi aussi, tes camarades t’attendent
France, 1944

Dans l’autre camp, dans les pays occupés par l’Allemagne , le même est utilisé de manière très stéréotypée, sous sa forme la plus intimidante.



WW2 Italie 1944 Decima MAS Republique de Salo affiche de Boccasile

La Decima t’appelle
Recrutement pour la brigade Decima MAS de la République de Salo
Italie, 1944, affiche de Boccasile

C’est dans l’empire mussolinien réduit à un confetti que l’index recruteur fera sa dernière apparition sur la scène mondiale de la propagande, ridicule, entre les aigles romaines, la drapeau à tête de mort marqué « Pour l’honneur » et la mitraillette en bandoulière derrière le glaive.



 En temps de paix

Le doigt tendu est récupéré par les partis politiques et les syndicats pour l’équivalent civil de l’enrôlement : l’adhésion.
C’est le plus souvent la version empathique du procédé (un semblable appelant un semblable ) qui est utilisée

Allemagne 1919 Hinein in die KPD Spartakus Karl Liebknecht.

Rejoins le KPD
Allemagne, 1919

Commençons par une exception remarquable : cette affiche spartakiste, dont le slogan invite à rejoindre le KPD (Parti Communiste Allemand) nouvellement créé, tranche par son refus du même kitchenérien : plutôt que de pointer celui qu’il veut recruter, le fondateur du PKK, flanqué d’un représentant des trois classes (un ouvrier, un soldat, un bourgeois) montre latéralement l’avenir aux masses populaires. Ce recrutement inhabituel fonctionne par un effet de mémoire : l’affiche s’inspire en effet d’une photographie de Karl Liebknecht lors de son dernier discours public le 4 janvier 1919 à la Siegesallee à Berlin. Assassiné le 15 janvier, c’est donc un Liebknecht sorti du tombeau, ressuscité par la couleur, qui poursuit par l’affiche son discours.


URSS 1927 You made ​​a share in the co-op affiche de D. ZhukovToi, prends ta part à la coopérative, affiche de D. Zhukov
URSS, 1927
URSS 1928 Si tu n'es pas encore membre de la cooperative, inscris-toiSi tu n’es pas encore membre de la cooperative, inscris-toi !
URSS,1928

Lors de la campagne pour la collectivisation, un vieil ouvrier ou un vieux paysan invitent leur semblable à les rejoindre.


Suede 1928 Femmes, faites votre devoir le jour des elections. Votez pour les sociaux-democrates
Femmes, faites votre devoir le jour des élections. Votez pour les sociaux-démocrates
Suede, 1928

En Suède, le droit de vote des femmes est depuis longtemps acquis lorsque cette statue de la Liberté, relookée années 30, appelle ses semblables à bien voter devant l’aube rouge du socialisme.


Japon 1931 Listen Workers of All Nations

Ecoutez ! Travailleurs de toutes les nations
Japon 1931

Dans cette affiche impressionnante et énigmatique, la fumée rouge des usines semble se transformer dans le ciel en une grande main préhensile. Explications bienvenues !


Pays-Bas 1927 pourquoi n'etes-vous pas encore dans l'organisation AC Verhees l'Union Catholique des MetallurgistesPourquoi n’êtes-vous pas encore dans l’organisation ? Vous êtes catholique et bénéficiez aussi de notre travailAffiche de AC Verhees pour l’Union Catholique des Métallurgistes Pays-Bas 1927 Pays-Bas 1927 Adherez maintenant Affiche de Jan Rot Nederlandsche Vereeniging van Fabrieksarbeider Syndicat des travailleurs d'usineAdhérez maintenantAffiche de Jan Rot pour le Syndicat des travailleurs d’usine
Pays-Bas 1927
Pays-Bas 1931 28 11 Camarade Envoie ton bulletin de participation a GROOTE TRIBUNE ACTIE Communistische Partij HollandCamarade ! Envoie ton bulletin de participation a GROOTE TRIBUNE ACTIE
Affiche du Parti Communiste
Pays-Bas, 1931
Pays-Bas vous avez besoin de la NVSH (Nederlandse Vereniging voor Seksuele Hervorming )Vous avez besoin de la NVSH
Affiche pour la Nederlandse Vereniging voor Seksuele Hervorming, association pour les libertés sexuelles

Aux Pays-Bas, quelle que soit la cause, on ne rencontre que la version empathique du même.


Espagne 1977 Adhere au PNV (Parti nationaliste basque)
Adhere au PNV (Parti nationaliste basque)
Espagne, 1977

Au Pays Basque, un Basque s’adresse aux Basques sur fond de drapeau basque.


USA 2010 US_Recruitment_Poster
Recrutement de volontaires pour le Williamsburg Fire Department
USA, vers 2010



En politique, on rencontre également la version autoritaire de l’index tendu, incarné soit par une personnalité incontestée, soit par une abstraction.

Allemagne 1928 Kommunistischer Jugendverband DeutschlandsAffiche pour les journées de Pâques des Jeunes Communistes à Chemnitz
Allemagne, 1928
Allemagne 1920s Give your vote only to the German Democratic Party Because only its policies will lead to the liberation of the FatherlandDonne ton vote seulement au DDP, car seule sa politique permettra la libération de la Patrie :
Allemagne, années 1920

A gauche, en plus d’interpeller le spectateur, la main de Lénine semble bénir le poing tendu du travailleur qui, juste en dessous, menace le banquier cossu.

A droite, l’affiche du Deutsche Demokratische Partei (parti libéral) se contente d’appeler à la libération nationale.


Allemagne 1919 Und Du Hast Du schon gewahlt Nein Dann gibt es nur eine Wahl Liste LuppeEt toi, as-tu déjà choisi ? Non ? Alors un seul choix : la liste Luppe
Allemagne, 1919, affiche du DDP
Allemagne 1932 Du Wahle SozialdemokratenToi, vote social-démocrate !
Allemagne 1932

Surgi du ciel des idées qui nous dépassent, on comprend que le doigt qui interpelle n’est pas loin du poing qui frappe. A noter qu’en Allemagne, les femmes ont le droit de vote depuis 1918 : le poing masculin ici montré joue donc bien sur l’autorité, non sur l’empathie.

Bizarrerie graphique : la main du parti de droite est une main gauche, et réciproquement…


Espagne 1978 tu, ja ets d'Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne)

Tu es déjà de l’Esquerra Republicana de Catalunya (Gauche républicaine de Catalogne)
Espagne 1978

Pour les premières élections de l’après-franquisme, le même poing transperce le drapeau espagnol transformé en grille de prison.


ESpagne 1935 Ciutada ja tens el carnet electoral garantia del teu vot affiche de MORELL

Citoyen ! As-tu déjà le carnet électoral qui garantit ton vote ?
Espagne, 1935, affiche de Morell

Coiffée d’un bonnet phrygien avec sa cocarde aux couleurs nationales, la République Espagnole incarnée fait campagne pour la transparence du vote, en révélant son coeur qui bat dans l’urne. Son index montre ici la direction du progrès, et son regard se tourne vers les citoyens qui la suivent.


1962 ouicestvous
Affiche réalisée à l’occasion du référendum du 28 octobre 1962, pour l’élection au suffrage universel du Présent de la République française

De la même couleur que le mot « VOUS », l’index se mer au service de la nouvelle autorité suprême : l’ensemble des citoyens coalisés pour désigner leur chef.


Affiche Gaulliste UD-Veme Legislatives 1967Affiche Gaulliste UD-Vème Législatives 1967 La_majorite c'est vous photographie Rene MalteteLa Majorité c’est vous, photographie de Robert Maltête

A la première élection législative de la Vème République, le parti gaulliste présente l’index unique comme symbole de la volonté de tous : aporie bien notée par le photographe Robert Maltête (on remarquera également l’ironie des deux autres affiches : « Fini de frotter » et  » Vente d’une maison ».)


Malaysia 1951 Berkhidmatlah Kepada Tanahair A poster to persuade citizens to join the army. Illustrated by Hoessein EnasRecrutement pour l’armée, Malaisie, 1951 Canada 1987 Affiche de recrutement pour l universite ISAAC BROCKRecrutement pour l’Université Isaac Brock, Canada, 1987

La figure d’autorité, magnifiée par le drapeau, trouve sa légitimité dans le passé national : homme en costume traditionnel malais ou colonel anglais, héros de l’Indépendance du canada lors de la guerre contre les Etats-Unis.



 En temps de guerre, il serait ridicule de brandir son doigt devant l’ennemi.

Mais en politique, rien n’empêche de pointer du doigt l’adversaire.

France 1936 SFIOSFIO
France, 1936
France 1956 SFIO Legislatives du 2 janvier 1956 bisSFIO, Elections Législatives du 2 janvier 1956
France, 1956

Le prolétariat prend ici forme humaine pour dénoncer un ennemi de classe indéfini. Dans la version d’après-guerre, la flèche rouge qui pointe vers le sigle SFIO, suggérant une colonne en marche, est un rappel subliminal du logo du parti d’avant-guerre, les trois flèches, symbole de la lutte contre le fascisme.[3]



Références :
[1] https://heartheboatsing.com/2014/02/21/play-up-play-up-play-the-game/

[2] On trouvera des exemples dans http://www.netlore.ru/node/11064

[3] « L’histoire des trois flèches, dont Serge Tchakhotine a revendiqué la paternité, est bien connue. C’est ce théoricien de la manipulation des foules qui les a introduites en France. Marceau Pivert et les équipes de propagande de la fédération de la Seine réussissent très rapidement à les imposer. Elles ont été conçues au départ pour barrer la croix gammée des nazis sur les murs : on peut aussi y associer des mots d’ordre ternaires du genre  » pain, paix, liberté « , ce qui ajoute à leur emprise. À partir de 1936, elles signent les affiches, les tracts et l’essentiel du matériel de propagande diffusé par la SFIO, essentiellement dans la fédération de la Seine » Office Universitaire de Recherche Socialiste http://www.lours.org/archives/default153e.html?pid=212

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