5 Le perroquet et le chien : en famille

26 mars 2016

Le perroquet et le chien font-il partie du mobilier, ou de la progéniture étendue jusqu’aux animaux domestiques ?

C’est la grave question que posent d’antiques portraits de famille…




1567 England.William Brooke, 10th Lord Cobham and his family Longleat House Collection
William Brooke, 10ème Lord Cobham et sa famille
Master of the Countess of Warwick (Attr.), 1567, Longleat House, Wiltshire, UK

Voici la traduction de l’inscription latine :

« Voyez ici le noble père, ici la plus excellente mère. Assis autour d’eux s’étend une multitude digne de ses parents. Telle était la famille du patriarche Jacob, telle la descendance du pieux Job. Dieu veuille que la ligne de Cobham engendre de nombreux descendants tels que Joseph, et fleurisse comme la graine restaurée de Job. Beaucoup a été donné à la noble race de Cobham. Leurs joies peuvent durer longtemps. »

La descendance ainsi vantée est présentée très rationnellement. Les six enfants sont classés par sexe  ( trois garçons à gauche côté père, trois filles à droite côté mère, dont deux jumelles) et par ordre d’âge croissant (les plus âgés sont plus près du centre). Chacun est individualisé par un attribut : un chiot, une pomme, un chardonneret, des cerises, une pomme, un marmouset (qui remplace dans l’assiette la poire posée à côté).

Le perroquet, vedette de la famille, n’appartient à personne : il  a quitté son perchoir (à gauche) et traversé la table pour se planter devant l’assiette à biscuits.

Dans ce goûter auxquels les adultes ne daignent pas participer, les enfants ont reçu chacun leur fruit  : par leur régime d’oiseau et par leur taille, ils se rapprochent plus des animaux de compagnie que des grandes personnes, qui gardent leur distance : la mère tient son gant plutôt que de poser sa main sur l’épaule d’une des filles.

http://www.tudorplace.com.ar/Bios/WilliamBrooke.htm



1570 Sofonisba Anguissola (1532-1625) Catherine Michelle (Infanta Catalina Micaela of Spain ) and Isabella Clara Eugenia

Les infantes  Isabella Clara Eugenia et Catherine Michelle d’Espagne
1570, Sofonisba Anguissola, Royal Collections, Buckingham Palace, Londres

Sofonisba était à l’époque  à la fois une portraitiste très appréciée à la Cour d’Espagne, mais aussi la préceptrice des deux petites princesses. L’aînée Isabelle (4 ans, à gauche) deviendra reine des Pays Bas. Pour l’instant, un protocole  subtil concilie l’égalité entre les deux princesses (vêtements strictement identiques, assortis au plumage du perroquet) et l’ordre dynastique : l’aînée porte sur sa main gauche l’oiseau, plus prestigieux que le petit chien que la cadette touche de sa main droite.

Peut-être les deux favoris superposés au-dessus de la nappe rouge, symbolisent-t-ils les deux facettes de l’Empire espagnol : exotique et domestique.



1580 ca Anonyme espagnol, Philippe II, le futur Philippe III et les infantes Isabelle-Claire-Eugenie et Catalina Micaela  New York, Courtesy of The Hispanic Society of America

Philippe II, le futur Philippe III et les infantes Isabella Clara Eugenia  et Catalina Micaela 
Vers 1580, anonyme espagnol, The Hispanic Society of America, , New York

Les mêmes quelques années plus tard, avec des robes tout aussi raides, mais qui s’hypertrophient maintenant vers l’arrière en une traîne majestueuse : le dimorphisme sexuel  à son apogée, si on compare la splendeur des jeunes femmes avec le costume noir de leur père. C »est pourtant bien devant l’Empereur qu’elles comparaissent très protocolairement, un pas derrière le petit Philippe qui, tenu en laisse égalitairement, remplace le perroquet et le chien. Devenues grandes, c’est d’un enfant véritable que les deux princesses ont maintenant la garde.



1603-1614 Lavinia Fontana Portrait of five women, with a dog and a parrot

Portrait de cinq femmes, avec un chien et un perroquet
Lavinia Fontana, 1603-1614, Collection privée

S’agit-il d’une mère exigeante trônant entre ses quatre filles, ou d’une Grande Dame avec ses quatre demoiselles d’honneur ? Toujours est-il que les jeunes filles portent la même tenue, tandis  que la personne de qualité est vêtue d’une robe sombre, et flanquée d’un chien et d’un perroquet.

Les deux demoiselles de gauche lui tendent une coupe remplie de fleurs et un double collier de perles ; la troisième pique une fleur dans ses cheveux ; la dernière, qui fait exception par sa posture et sa physionomie, tient d’une main un diadème avec des perles et de l’autre la poignée du tiroir à bijoux. A son regard en biais vers la troisième, il semble bien y avoir une tension entre elles : comme si la Dame avait préféré  orner ses cheveux de fleurs plutôt que de perles. Cette intrigue minime  semble destinée à mettre un peu de piment dans une composition extrêmement symétrique : fleurs -perles – fleurs -perles.



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1604 Lavinia Fontana (1552-1614)  Portrait of Bianca Degli Utili Maselli with Six of Her Children collpart

Portrait de Bianca Degli Utili Maselli avec six de ses enfants
Lavinia Fontana, 1604, Collection privée

La composition est tout aussi rigoureuse que la précédente (trois enfants de chaque côté de la mère) et le parti-pris d’uniformité encore plus grand puisque tous portent la fraise et sont vêtus de la même spectaculaire étoffe noir et or. Cependant, ce tableau extraordinaire, quasi surréaliste, combine à la perfection le hiératisme et la vie grâce à toute une série d’astuces :

  • le mouvement ascendant des petits vers les grands ;
  • les perles (collier et boucle d’oreille) qui distinguent la mère ;
  • l’unique fille de la bande, identifiée par son prénom Verginia, qui tient dans ses menottes d’un côté l’index droit de la mère, de l’autre  la patte droite du petit chien ;
  • l’objet distinctif que chaque enfant  a choisi comme emblème.

De gauche à droite : une petite coupe de fruits, un chardonneret tenu par un cordon, le petit chien, une plume avec un encrier, une médaillon doré. Seul le garçonnet masqué par sa mère a été privé d’attribut : son signe  distinctif est de se pencher vers l’oreille de son petit frère. Il joue ici le rôle de l’élément perturbateur que tenait la file de droite, dans le tableau précédent.



1604 Lavinia Fontana (1552-1614)  Portrait of Bianca Degli Utili Maselli with Six of Her Children collpart detail
Nous ne savons pas grand chose de Bianca, sinon qu’elle mourut à 37 ans,   en donnant naissance à son 19ème enfant, l’année d’après ce tableau…

Pour une vue en haute définition :
http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2012/important-old-master-paintings-n08825/lot.48.html



Gemäldegalerie Alte Meister

Le Landgrave Moritz von Hessen-Kassel, sa seconde épouse  Juliane von Nassau et leurs quatorze enfants
Attribué à August Erich, 1618, Hessisches Landesmuseum, Kassel
(en cours de restauration)

La progéniture est présentée  par ordre de taille décroissante, du père debout à la mère assise, du blason du père au blason de la mère, du dogue du père du perroquet de la mère. Le petit chien des enfants échappe à ce classement méthodique.


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1650-90 Unknown artist Young Children with a Spaniel and a ParrotDeux filles avec un perroquet et un chien
Fin XVIIème, Artiste inconnu
1670 ca Gilbert_Soest_-_Lord_John_Hay_and_Charles,_Master_of_Yester_(later_3rd_Marquis_of_Tweeddale)_Yale Center for British Art -Google_Art_ProjectLord John Hay et Charles, Master of Yester (plus tard 3ème Marquis de Tweeddale)
Gilbert Soest, vers 1670, Yale Center for British Art

Ces deux tableaux appartiennent à la mode très répétitive des portraits d’enfant en extérieur avec perroquet et chien (voir  Le perroquet, le chien, l’enfant ) : un peu comme la vogue des photos de bébés sur fourrure au milieu du XXème siècle.

Dans le tableau de droite,  le petit chien et le perroquet ont été laissés au plus jeune garçon ; le plus grand tient en laisse un animal bien plus intéressant : un  chien sur lequel on peut monter, à en croire la selle sur son dos.



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1718 James Maubert A portrait group of the Smith children

Les filles et le fils de Robert Smith
1718, James Maubert, collection privée

Robert Smith était un marchand important de la  City. Son fils unique et dernier-né, Lillie, est représenté trônant comme un sultan sur un coussin, les grappes de la prospérité pendues au dessus de sa tête. Celui fera effectivement un beau mariage et une belle carrière, devenant directeur du Sun Fire Office, la plus vieille compagnie d’assurances au monde (https://en.wikipedia.org/wiki/Thomas_Aynscombe)

La première soeur l’enlace, la seconde lui touche la jambe en tenant de l’autre main un cocker, la troisième le désigne du doigt. La soeur-aînée, à droite, vêtue d’une belle robe et d’un diadème de fleur, s’occupe de son perroquet comme bientôt de  ses galants.


sb-line1730 ca Pierre Gobert, Famille du Duc et de la Duchesse de Valentinois -futurs Prince et Princesse de Monaco big

La Famille du Duc et de la Duchesse de Valentinois -futurs Prince et Princesse de Monaco
Vers 1730, Pierre Gobert,  Collection Grimaldi, Monaco

Sous le portrait de ses parents (Antoine Ier de Monaco et sa femme Victoria) le futur prince Honoré III (né en 1720) présente au spectateur ses deux soeurs et ses trois frères. De gauche à droite, le petit François (1726) tient en laisse un singe et une colombe réfugiée dans les bras de la petite Marie-Françoise (1728), elle-même réfugiée dans ceux de la soeur aînée, Charlotte (1719) . Charles-Maurice (1727) tient un fruit que le singe essaie d’attraper.  Charles (1722)  caresse la tête d’un épagneul, sous l’oeil jaloux du perroquet perché sur le vase.

Tel un plan de table, le tableau obéit à un ordre de préséance précis. Les trois aînés – les plus proches de l’âge adulte – sont assis : au sein du groupe des enfants, ils jouent par délégation le rôle de parents. Les deux aînés (le prince héritier et sa soeur aînée siègent sous le groupe des parents, tandis que le second frère est à l’écart du Palais, côté parc. Les deux chiens de chasse appartiennent aux  deux frères-aînés : celui qui règnera n’a pas besoin de le toucher, car il  étend déjà son autorité sur l’ensemble de la petite famille ; celui qui ne règnera pas caresse son chien, en lot de consolation.

La soeur-aînée a pour protégée sa petite soeur, laquelle protège la colombe ; Charles-Maurice protège le singe ; François n’a pas d’animal en propre, mais tient en laisse la colombe et le singe : ainsi quatre favoris suffisent à afficher la capacité de parentalité des six enfants.

On voit bien ici que les animaux, dans ce type de portrait dynastique, n’ont pas seulement un rôle amusant pour rendre   la composition plus vivante : ils manifestent aussi la capacité de la Famille à se perpétuer.

Quant au perroquet, à l’écart et en hauteur, il semble tenir à l’oeil la marmaille et la  ménagerie, émissaire chamarré des véritables parents – le couple régnant dans son cadre doré.

https://fr.wikipedia.org/wiki/Famille_Grimaldi



sb-line1776 Louis Francois Gerard van der Puyl (Utrecht 1750-1824) Portrait of the van Assche family

Portrait de la famille van Assche
Louis François Gerard van der Puyl, 1776, collection privée

Dans cette famille modèle, le père joue du violon, la mère tient dans  sa main gauche une tabatière ornée d’un portait de son mari et de sa main droite la laisse du petit dernier, qui tape sur son tambour pour accompagner la musique. La grande soeur recopie sagement un modèle avec un compas, l’autre soeur apporte une corbeille de fruits et le frère retient le chien par son collier, attirant l’attention sur le  nom de famille qui y est inscrit.

L’intérêt de cette composition est qu’elle superpose habilement le triangle des six personnages et un triangle animalier qui vit sa vie propre, basé sur les deux poncifs habituels :

  • le chien veut attraper le perroquet,
  • le perroquet est intéressé par les fruits.

Au sommet du triangle familial, le Père et la Musique ;

au sommet du  triangle animal, le Perroquet et la Parole.



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1829 Martinus Rorbye - The Surgeon with Wife and Daughter

Le chirurgien Christian Fenger, sa femme et sa fille
1829, Martinus Rørbye, Ribe Kunstmuseum

Les animaux ici n’interagissent plus avec la famille : ils font partie des meubles et du confort, au même titre  que le beau poêle surmonté de da tête d’Hermès. Le chirurgien et sa grande fille jouent aux amateurs d’estampes, tandis que la mère tricote.



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1839 Sir William Charles Ross, Prince Ernst and Prince Edward of Leiningen with Islay and a Macaw The Royal Collection Trust London

Le Prince Ernest and le Prince Edward de Leiningen avec Islay et un ara
 Sir William Charles Ross, miniature à l’aquarelle sur ivoire, 1839, The Royal Collection Trust, London

Les enfants jouent avec le skye terrier favori de la Reine Victoria, Islay. Le prince Ernest tend un biscuit  au perroquet et montre du doigt le chien qui fait le beau, dans l’espoir d’en avoir un lui-aussi.



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1850 ca In the Garret Francois Ange

Au grenier
Ange François, vers 1850, Collection privée

Deux pigeons sont entrés dans le grenier par la vitre cassée. Deux enfants y sont montés pour jouer.  Le garnement tire un chat par sa queue en tendant  la main vers sa soeur, pour demander le biscuit quelle tient hors de sa portée, préférant le donner au perroquet.

Peut-être faut-il comprendre que le garçonnet à la griffe préhensile, au chapeau rouge prolongé d’un plumet, est pour elle comme un grand perroquet capricieux, qu’elle joue à faire enrager.

 


6 Le perroquet, le chien, la femme

26 mars 2016

Les Femmes au perroquet et les Femmes  au chien sont innombrables. Heureusement, celles qui cumulent les deux sont très rares. Peut être parce que cette combinaison symbolique est difficile à interpréter, chaque animal  étant ambivalent à lui seul :

  • il se peut que leurs significations s’additionnent  – Pureté plus Fidélité,  ou à l’inverse Lubricité plus Animalité ;
  • il se peut qu’elles se neutralisent, et on ne sait plus quoi penser de la Vertu de la maîtresse.



1580-1600 santi_di_tito la jeunesse musee fesch

La jeunesse (Les âges de la vie)
Santi di Tito, 1580-1600, Musée Fesch, Ajaccio

Ce panneau est le deuxième d’une série consacrée aux quatre âges de la Femme.

« La deuxième période de la vie, la jeunesse, est figuré ici par une jeune fille, vêtue d’une belle robe rose à motifs, ornée de pierres à la taille et de dentelles autour du col. Elle tient dans sa main droite un éventail, accessoire lié au jeu de la séduction. Elle porte autour du cou un collier de perles, attribut de Vénus la déesse de l’amour. On aperçoit au loin un homme tirant un cheval, qui pourrait être, pourquoi pas, un prétendant. Le cheval symbole de fougue et d’ardeur semble dire que nous traversons le temps de l’amour. L’élément qui domine ce deuxième panneau est le feu. Le personnage est présenté dans une nature qui nous montre l’été par les tonalités chaudes déclinées en teintes ocre et jaune des champs que les paysans sont train de moissonner. » 

http://www.cndp.fr/crdp-corse/index.php/arts-culture/ressources/histoire-des-arts/santi-di-tito-la-jeunesse

A droite, le perroquet symbolise probablement la Pureté perchée. Au gauche, le petit chien de la Fidélité surveille de près le Singe, bête notoirement vicieuse et lubrique.

Le geste de la jeune fille, qui montre son bijou tout en brandissant son éventail tel une tapette à mouches, illustre à merveille le jeu de séduction/répulsion des beautés juvéniles.



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1595 ca Arbella Stuart

Portrait d’Arbella Stuart (1575-1615)
Vers 1595, artiste inconnu, National Library of Scottland

 

L’héritière recherchée du royaume d’Angleterre est représentée ici du temps de sa splendeur, avec un couple d’aras, un couple de perruches et à ses pieds le couple habituel chien/singe, qui évoque l’amant fidèle et l‘amant sensuel qu’il faut tenir en laisse. Emprisonnée à la Tour de Londres, elle finira par se laisser mourir de faim.

https://en.wikipedia.org/wiki/Lady_Arbella_Stuart

 



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Campen, Van, Jacob Woman making her toilet 1650-55 bredius museum La Haye

Femme à sa toilette
Jacob van Campen, 1650-55, Bredius Museum, La Haye

Le perroquet au dessus du miroir de toilette est l’emblème de la Propreté et de la Pureté, renforcé par le flacon d’eau claire et le chapelet posé sur le genou. Apparemment, la jeune femme s’est baissée pour se concentrer sur la recherche d’une puce ou d’un poux (voir le peigne posé par terre), sous les yeux compatissants d’un chien lui aussi très concerné par la question.

Le sujet de la femme à la puce, prétexte à des déshabillages sensuels, est aussi un sujet moral : malgré les instruments de la propreté et de la piété, le mal rode et peut toujours piquer.

Dans les rutilantes demeures néerlandaises, la Puce a remplacé le Serpent.



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1650 ca Unknown Artist Ritratto di donna con servitore Museo Diocesano di Milano Fondazione Cariplo Italia

Femme avec son serviteur
Ecole Génoise, 1650, Museo Diocesano di Milano (Fondazione Cariplo)

Cette belle dame fait prendre l’air à son perroquet, sous la double garde d’un molosse enchaîné et d’un numide lui aussi fers au pied. La tableau suivant va éclaircir la métaphore.



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1669 Pieter_de_Hooch_-_Young_woman_feeding_a_parrot_and_a_dog_with_a_man_and_a_serving_woman coll privee

Jeune femme nourrissant un perroquet
1669,  Pieter de Hooch, Collection  privée

La jeune femme a trempé un biscuit dans un verre de vin blanc pour le donner à son perroquet. Elle a ouvert la porte de la cage, vers laquelle le chien tend un museau intéressé. Ici,  le perroquet cache la porte, qui est le véritable sujet d’intérêt.

Car il faut bien sûr voir, non pas que le visiteur retient le chien, mais qu’il le brandit au contraire à deux mains  contre l’entrée de la cage. Pour d’autres exemples de cette métaphore  amoureuse, voir La cage à oiseaux : y entrer .

 

Voici une chanson française de l’époque, dédiée spécialement au perroquet et à sa cage :

Une fille de village
Avecque son bavolet, (sorte de coiffe)
Elle m’a prêté sa cage,
Pour loger mon perroquet.
[…]
La cage était trop petite,
Il n’y entra que le bec.
Puis poussant et faisant rage
Il y entra tout à fait.

Chansons de Gaultier-Garguille (1631) :(éd. E. Fournier, 1858, (p. 87-88)



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jordaens Suzanne et les vieillards Lille musee des beaux arts

Suzanne et les vieillards
Jacob Jordaens, 3e quart 17e siècle, Lille, Palais des Beaux-Arts.

Jordaens a peint ce thème à cinq reprises, chaque fois dans une intention burlesque et ironique. La « chaste » Suzanne est affublée des attributs de la Vanité et de l’Orgueil : paon, perroquet, accessoires de toilette dorés, peigne, miroir. L’animal de compagnie se défend mollement  contre la main qui va l’empoigner ou le caresser : en inscrivant son reflet dans le miroir de sa maîtresse, Jordaens nous fait comprendre qu’elle s’est elle-même réduite à la dimension et aux appétits d’une petite chienne.

Sur l’iconographie de Suzanne et les Vieillards, on peut consulter le livre de Jean-Claude Prêtre, un peintre contemporain auteur lui-même de 120 variations sur Suzanne  : http://www.jcpretre.ch/site/series-expositions/suzanne-2/suzanne-le-proces-du-modele-1984-1991/
Les Suzanne de Jordaens sont décrites dans cette partie : http://www.jcpretre.ch/livres/Suzanne/Suzanne_36-70.pdf



(c) York Museums Trust; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Jeune fille au perroquet et au chien
Artiste inconnu, vers 1725-1735, York Museums Trust  

Avec ce tableau un peu maladroit s’introduit une thématique qui va durer plus d’un siècle : celle du beau parleur contre l’amant fidèle [A]. Ici, le perroquet rouge vif flamboie au-dessus d’une corbeille  luxuriante, tandis que le fidèle compagnon gratte en bas du tablier pour essayer d’attirer l’attention.



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1738 portrait-de-mathilde-de-canisy-marquise-dantin---nattier

Portrait de Mathilde de Canisy, marquise d’Antin
Jean-Marc Nattier,1738, musee Jacquemart-André

« Jolie, gracieuse, pétulante et toute jeunette encore ». C’est ainsi qu’a été décrit ce portrait de Françoise-Renée de Canisy, tout juste âgée de 14 ans. Le peintre la représente au pied d’un chêne, devant un paysage qu’elle surplombe.

La guerre est ici ouverte entre les deux favoris que la belle se contente de  séparer.  Elle ne s’émeut pas de cette jalousie inévitable, tribut  à son éclatante beauté.
http://www.musee-jacquemart-andre.com/fr/collections/portrait-de-mathilde-de-canisy-marquise-dantin



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1750 ca Kurfurstin Maria Elisabeth Auguste von der Pfalz by Johann Georg Ziesenis

L’Electrice Maria Elisabeth Auguste von der Pfalz, Princesse Palatine,

fille du Prince Joseph Karl Emannuel de Palatine-Sulzbach
Johann Georg Ziesenis, vers 1750, Bavarian State Art Collection, Munich

Pas très heureuse en mariage et vivant séparée de son époux (le portrait au mur), l’électrice s’occupe en lisant, en tissant et en jouant du clavecin. N’ayant pas eu d’enfant, elle se contente de l’affection du bichon et du cacatoès, lesquels se jettent des regards noirs.


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1755-60 Alexander Roslin, Avant la premiere rencontre

Avant la première rencontre
1755-60, Alexander Roslin

Equipée par sa mère de l’arme de son sexe – une rose, la jeune débutante se prépare à aller affronter des soupirants d’une autre trempe que le bichon et le perroquet, rendus coi par le départ de la belle : la page de l’adolescence se tourne, l’école des petits favoris est terminée.


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1796 Femme-de-la-Rochelle LABROUSSE L PIGELET Michel

Femme de la Rochelle
1796, LABROUSSE (graveur) PIGELET (editeur, imprimeur)
Encyclopédie des Voyages, Paris ; musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée

Côté peuple, pas autant de chichis. Dans un port, le perroquet n’a rien d’extraordinaire : il se tient à sa place sur son perchoir.  Tandis que le chien dort par terre et que le chat joue avec la pelote, la femme de marin tricote une chaussette.



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1830 ca Unbekannter Maler, Biedermeierportrat einer jungen Dame mit Hund und Papagei

Portrait d’une jeune fille avec perroquet et chien
Vers 1830, style Biedermeier

La jeune fille passe le temps en lisant, entre la cage  et la plante verte. Du chien vers le perroquet, du perroquet vers la jeune fille, de la jeune fille vers le spectateur, un enchaînement de  regards sans réponse crée une sensation de suspens, d’attente que quelque chose enfin advienne dans cet univers compassé.



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1835 Daniel Alexis Bourrit, Odalisque au perroquet dans un palais oriental,

Odalisque au perroquet dans un palais oriental
1835 Daniel Alexis Bourrit, Collection privée

En contraste, cette odalisque au pied déchaussé et au lit orné de béliers jouit d’un vaste panorama de possibles. Elle se repose entre son perroquet et son chien, en attendant d’autres visites.


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1837 ca Fanny Geefs-Corr Dame avec un perroquet. Groeningemuseum, Brugge.

1837 ca Fanny Geefs-Corr Dame avec un perroquet. Groeningemuseum, Brugge

Nouveau changement abrupt de décor : c’est en style gothique troubadour que nous retrouvons nos deux acolytes. Toujours la même idée de concurrence entre plume et poil, mais en bien policée : le perroquet est nourri  du bout des doigts, le chien quémande l’attention du bout de la patte.


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1850 ca Jules Joseph Boulanger, Jeune femme au perroquet

Jeune femme au perroquet
Vers 1850, Jules Joseph Boulanger, Collection privée

Chien,  coussin, foyer  ; perroquet, cage, ciel   :  jeune fille, métier à broder, cadre au mur  :  un monde parfaitement équilibré où chacun des protagoniste stationne dans sa réalité et rêve de son idéal.



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1854 Louis-Gabriel Bourbon-Leblanc, Odalisque au perroquet

Odalisque au perroquet
1854, Louis-Gabriel Bourbon-Leblanc, Collection privée

Autant entre chien et perroquet la cohabitation pacifique est possible, autant le chat et l’oiseau appartiennent à des camps antagonistes : proie/prédateur dans le réel, sexe féminin carnivore contre sexe masculin expansif dans la métaphore  (voir Le chat et l’oiseau ).

Cette odalisque provocante, aux pieds et aux seins nus, s’amuse donc à exciter son chat en érigeant son perroquet.



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 Florent Willems - An Elegant Lady with Greyhound 1867 Collection privee Dame élégante avec son lévrier
Florent Willems, 1867, Collection privée
Camille Leopold Cabaillot Lassale - Chez le marchanf d oiseaux 1873 coll priveeChez le marchand d’oiseaux
Camille Leopold Cabaillot Lassale, 1873, Collection privée

A gauche, l’élégante du XVIIIème siècle  se prépare à sortir, après avoir jeté un dernier coup d’oeil à son miroir à main.  Derrière elle, un jeune serviteur baisse le regard sur le lévrier tenu en laisse, lequel lève son regard vers le perroquet, lequel regarde du point de l’oeil la maîtresse. Celle-ci porte son regard au loin, sans s’intéresser le moins du monde à cette spirale de regards ancillaires

A droite, les deux jeunes filles modernes sont venues visiter le marchand d’oiseaux, en compagnie du chien de la maison qui lève un regard intéressé vers cette possible acquisition.



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1880 ca Steffeck, Carl Constantin Heinrich Dame mit Papagei Art Museum DuesseldorfFemme au perroquet
Steffeck, Carl Constantin Heinrich, vers 1880,Museum Duesseldorf
 

1880 ca Unknown artist Portrait of a girl with her two dogs and a parrot watercolour

Jeune fille avec deux chiens et un perroquet
Aquarelle,  Style  victorien, vers 1880

A gauche, la femme en Rouge assure l’harmonie et le contact, du bout du museau et du bout du bec, entre ces deux sources d’énergie animale noire et verte. Mais  le chien n’a plus rien à voir avec un bichon de salon : c’est une masse de muscles luisants , dont la puissance potentielle fait honneur celle de sa maîtresse.

Même idée à droite, mais en extérieur et dans les blancs. Si le petit chien qui tire le bas de la robe est toujours en concurrence d’affection avec le perroquet, le grand épagneul fausse la symbolique. Avec son collier et sa  taille, il ne joue pas dans la cour des petites jalousies : il est le muscle et l’animalité, la force brute des instincts dont la jeune fille doit en toute occasion rester maître.



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1882 R.H. Craig, A Woman with a Parrot and Two Dogs, McLean Museum and Art Gallery, Inverclyde, ScotlandDame avec un perroquet et deux chiens
R.H. Craig, 1882 , McLean Museum and Art Gallery, Inverclyde, Scotland
 

1880 ca Victorian Woman Feeding Parrot In GardenDame nourrissant un perroquet dans un parc
Vers 1880, chromo-lithographie victorienne

 

 

Dorénavant, la Dame descend nourrir son perroquet, à la porte du castel ou dans le parc, accompagnée de son molosse. La thématique de la Femme Fatale tenant en chaîne ou par la gourmandise  un soupirant poilu ou emplumé, a gagné sur celle qui prévalait depuis deux siècles : à savoir, que la femme accomplie est celle qui  sait donner à chaque familier l’impression d’être le Favori.



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1882 magazine feminin

1882 magazine féminin

Côté peuple, on en est resté à la conception antérieure : une seule pomme pour deux, et que le meilleur gagne.


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1898 Henri De Toulouse Lautrec, front cover of The Motograph Moving Picture Book 1898 private collection

The Motograph,  aquarelle et encre noire sur un support photographique couché sur papier
1898, Henri De Toulouse Lautrec, collection privée

Le chat, le perroquet, le chien, la fille et le mari – toute la famille étendue – rapplique pour admirer ce que la dame rousse a posé sur la table.


1898 Henri De Toulouse Lautrec, front cover of The Motograph Moving Picture Book 1898 book library of congress

Couverture du Motograph

Il s’agit du Motograph, un livre magique dans lequel, par un effet de trame, on obtenait l’impression du mouvement. On peut consulter la version digitalisée  pour vérifier que la couverture de Lautrec est de loin l’image la plus animée. http://memory.loc.gov/phpdata/pageturner.php?type=&agg=ppmsca&item=05954&turnType=byImage&seq=1


Au vingtième siècle, la demande d’images se déporte vers des supports permettant les  grandes séries. Publicités, illustrations, lithos vont produire des combinaisons animalières plus moins maîtrisées, où les non-dits féconds laissent place aux sous-entendus.



1900s-1600

Le jeune fille, le perroquet et le chien
Carte postale, vers 1900

On se doute que cette carte postale n’est pas uniquement pour  enfants. Le minuscule chien noir met sa patte à l’endroit stratégique de la (fausse) écolière,  et le perroquet regarde avec nostalgie la poupée qui tombe du lit, symbole d’une innocence révolue.



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1918 henry-gerbault-le-reposoir hprints-com

Le reposoir, Fantasio
Henry Gerbault, 1918

La maîtresse a trouvé son maître, à savoir le Maréchal Foch. Toute la famille est invitée à l’honorer, par la voix pour le perroquet, par le garde-à-vous pour le chien. Et pour le chat, en s’abstenant de grimper sur les cartons à chapeau.



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1922 zaliouk-la menagerie de Line hprints-com

La ménagerie de Line, Fantasio
1922,  Zaliouk

Un noeud papillon noir associe  comiquement le pantin et le « singe ». Le perroquet est ici plutôt dans le camp de la garçonne, dont il mime le profil dédaigneux.


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1922-georges-pavis--plume-et-poil-parrot-and-dog-hprints-com
Plume et poil, La Vie Parisienne
1922, Georges Pavis

Le titre concerne non seulement le perroquet et le chien-loup, mais aussi cette créature en deux moitiés, mi-soie mi-fourrure :

« Le perroquet : quelle drôle de visiteuse ! Celle-ci a des cheveux de gamin, un froid de loup, la chair de poule, et mon maître l’appelle sa « petite chatte ». Ce n’est pas une femme, c’est toute une ménagerie. »



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1928 Louis Icard La Cage RougeLa Cage Rouge Louis Icard 1928 1928 Louis Icart le perroquet bleuLa Cage Bleue Louis Icard 1928

Les deux temps de l’amour sont ici mis en évidence :

  • la cage est fermée, la queue pendouille,  la femme et  son chat attendent ;
  • le perroquet s’est déployé dans l’anneau, la femme s’extasie et son chien bave.



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1920 ca Norman Alfred Williams Lindsay At the Court of Marguerite of Navarre

A la cour de Marguerite de Navarre
Norman Alfred Williams Lindsay, vers 1920, Collection privée

Dans ses oeuvres érotiques, Lindsay propulse volontiers une femme nue dans un groupe élégamment vêtu.  Ici, la composition est rigoureuse : à gauche, la femme nue (Marguerite de Navarre ?) est entourée par ses intimes :  un lévrier, un perroquet  et un fou qui se cache derrière le fauteuil.

A droite, son alter-ego, la femme assise a demi-nue,  est entourée elle-aussi par une cour de trois personnages,  dans une sorte de mimétisme :

  • le jeune homme assis par terre la regarde avec admiration, comme le lévrier ;
  • la dame en vert debout, tenant ses perles entre ses doigts en griffe,   prolonge le perroquet ;
  • le gentilhomme debout avec sa toque et ses manches rouge, n’est qu’une sorte de Fou.

 



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1930’s Vintage Art Deco Print Lady Parrot Pekingese Dog by Gene Pressler

 

La femme, le perroquet et le pékinois
Pinup de Gene Pressler, vers 1930

Cette composition rutilante renouvelle avec élégance la vieille formule, en montrant  la femme  vue de dos et le pékinois (animal aussi exotique que le perroquet) porté presque à la hauteur de celui-ci. Les deux favoris se positionnent en limite de deux cercles : l’anneau d’exercice pour l’oiseau, la bordure du décolleté pour le petit chien.



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1940 ca John Bradshaw Crandell Lets be friendSoyons amis (Let’s be friend)
Pinup de John Bradshaw Crandell, vers 1940
1950 ca Bradshaw Crandell Beautiful Blond Cuddling Her Dog While Talking to a Parrot,Blonde retenant son chien et parlant à un perroquet
Pinup de John Bradshaw Crandell, vers 1950

L’historiette classique [A]  reproduite dans deux styles différents (la vamp des années 40 et la fille sympa des années 50) : il s’agit dans les deux cas de faire accepter l’un par l’autre deux favoris que tout oppose : le Fidèle et le Magnifique (comprenons mari et amant).


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1942 Publicite avec Bebe Daniels pour les chaussures Clarks

Publicité avec Bebe Daniels pour les chaussures Clarks
Vers 1942

Le texte fait allusion à la prestation de l’actrice dans la comédie musicale « Panama Hattie », d’où le décor hispanique. Le chien et le perroquet, disposés pour attirer l’attention sur les chaussures, échappent à  cette première intention en explicitant la scène tropicale qui se déroule sous nos yeux : le fox-terrier se détourne dédaigneusement à l’instar de sa maîtresse tandis que le perroquet, placé au bon endroit devant le garçon, s’incline vers la belle actrice. Laquelle se prépare à porter à ses lèvres un verre de liqueur blanche.



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1950 Portrait of Countess Phyllis della Faille de Leverghem

Portrait de la Comtesse Phyllis della Faille de Leverghem
1950, photographie de Jack Birns pour Life

Quatre pékinois, un lévrier afghan et un couple de perroquet suffisent au bonheur simple de la comtesse dans sa villa près de Tanger (qui hébergeait en fait 35 chiens, 37 chats et 129 oiseaux) . Le perchoir, rapproché du lit pour les besoins de la photographie, fait apparaître la communauté d’innocence entre deux catégories de volatiles, le perroquet blanc et l’angelot doré.

Il existe un dernier type de familier chez la comtesse : l’homme noir, condamné à porter le plateau de la table de nuit, sur lequel est posé la sonnette, juste à côté de la poignée de la chaîne du perroquet :

la dame garde à portée de main ses instruments de contrôle.


1580-1600 santi_di_tito la jeunesse musee fesch 1950 Portrait of Countess Phyllis della Faille de Leverghem

Ce raccourci, grâce auquel la comtesse  fait étalage d’une familiarité horizontale et quelque peu scandaleuse avec ses bêtes, témoigne,  sur quatre siècles, d’une évolution conséquente du modèle occidental de la Femme.



Références :

[A] « Le Chien et le Perroquet », Fable de Hillemacher Jean Guillaume,  1864

Médor, pour la fidélité
Le modèle de son espèce.
Dès longtemps possédait avec tranquillité,
L’affection de sa maîtresse.
Il jouait avec elle en toute liberté,
Elle permettait tout à sa furtive adresse,
Et dans leurs jeux, avec bonté,
Lui rendait fréquemment caresse pour caresse.
Médor, pour mériter un destin si parfait,
A ses côtés faisait exacte sentinelle;
Il ne frétillait que pour elle,
Et chaque jour il lui donnait
De sa reconnaissance une preuve nouvelle.
Ils aimaient de la sorte à vivre de concert-
Lorsque, comme un autre Vert-Vert,
(A l’innocence près, que les fastes des grilles
Disent qu’avait d’abord ce séducteur de filles),
Un vilain perroquet à Jenny fut offert.
La belle, inconstante et légère,
De cet oiseau fait son mignon chéri;
Il devient sur-le-champ son plus cher favori ;
A son bec recourbé, peu fait à ce mystère,
Sa bouche demi-close offre un tendre baiser;
Sur son plumage épais sa main vient se poser;
Son stupide regard, sa voix rauque et sauvage
Ont aux yeux de Jenny mille attraits en partage.
On a beau critiquer ce singulier amour,
Avec son perroquet on la voit tout le jour,
Et les songes, la nuit, lui tracent son image.
Médor est oublié. Confus, désespéré,
Méprisant, haïssant ce rival préféré,
Sans compter désormais ramener la volage,
Il meurt dans son réduit… L’histoire ne dit pas
Si l’ingrate a du moins regretté son trépas.

Ce récit peut confirmer cet adage :
Chez les femmes souvent le caprice fait tout;
La nouveauté suffit pour captiver leur goût.

7 Le perroquet, le chien, l'homme

26 mars 2016

S’il existe plusieurs raisons de rencontrer le perroquet et le chien en compagnie d’une femme (voir Le perroquet, le chien, la femme ), les voir en compagnie d’un homme est bien moins naturel. Il faut pour cela un contexte très particulier. Nous en avons trouvé trois : la parole, le bizarre et le sexe.


La Parole



G 1663 Hendrick Martensz. Sorgh Portrait of a man writing at a table Scholar in his study, National Museum, Warsaw, Poland

Un théologien dans son étude
Hendrick Martensz Sorgh, 1663, Musée National, Varsovie

Le prédicateur est en train d’écrire un sermon, la Bible ouverte devant lui.

De sa main gauche, le chien de la maison attend un signe.  De la queue du perroquet, la plume de sa main droite attend l‘inspiration.  L’oiseau trouve ici une de ses significations classiques : l’Eloquence.


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1874 Nelson and sonsRobinson Crusoë chez lui
1874 Nelson and sons
G 1903 F. H. Nicholson - The Robinson Crusoe illustrationsRobinson Crusoë chez lui
F. H. Nicholson, 1903

C’est surtout dans les pays protestants que l’association entre le perroquet et la Bible est la plus courante dans l’imagerie de Robinson. Le Livre Saint  qui le soutient dans l’adversité est ouvert sur la table, et il prêche le perroquet,  le seul être qui lui adresse la parole. Version digitalisée du livre de 1874http://ufdc.ufl.edu/UF00028231/00001/135x

Dans l’illustration de droite, les couleurs de Robinson sont raccords avec celles de l’oiseau. Sous son pieux gouvernement, les chiens sont invités à se tenir tranquilles et  les chats à se contenter de lait.


Le Bizarre


F 1680 ca Juan Carreno de Miranda, Retrato del enano Michol (Portrait of the Dwarf Michol), Meadows Museum, Dallas.

Portait du nain Michol
Juan Carreno de Miranda, vers 1680, Meadows Museum, Dallas

Le nain est représenté parmi les animaux familiers de l’empereur Charles II d’Espagne (la grenade est un emblème des Habsbourgs). Vu sa position, il est légitime de se demander s’il faut l’inclure, ou pas, dans la collection de  curiosités.

Si l’on regarde la partie inférieure du tableau, la miniaturisation des chiens avantage le petit homme ; si l’on regarde la partie supérieure, la taille des cacatoès l’enfonce. Ce double point de vue, entre tolérance et moquerie, traduit bien l’opinion de l’époque : tant que le nain s’occupe des petites  choses, animaux domestiques ou enfants, il a sa place parmi les hommes.


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F 1598-1600 Agostino_Carracci_-_Hairy_Harry,_Mad_Peter_and_Tiny_Amon

Arrigo le velu, Pietro le fou et Amon le nain (Arrigo peloso, Pietro matto e Amon nano)
Agostino Carracci,  1598-1600, Museo nazionale di Capodimonte, Naples

Il ne s’agit pas d’une oeuvre d’imagination, mais bien du portrait savamment composé de trois figures célèbres de la cour de Naples. Loin de se moquer des trois « monstres », Carracci les montre en harmonie avec les animaux – qui ont parfois plus de sagesse que les hommes.

Le nain, courbé entre le chien et le perroquet, donne l’impression de ne pas rentrer dans le cadre : de l’un il a la fidélité, de l’autre la langue bien pendue.

Le personnage atteint d’hypertrichose est aimé des bêtes à poils : un singe est monté sur son épaule pour chiper un fruit au perroquet ; un autre à côté de sa jambe tient la patte d’un chiot effarouché.

Dans le coin en haut à droite, le fou est réduit à sa partie utile : sa tête au sourire grinçant.

https://it.wikipedia.org/wiki/Triplo_ritratto_di_Arrigo_peloso,_Pietro_matto_e_Amon_nano


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F naissance_dhenri_iv_cheateau_95035

La naissance d’Henri IV
Eugène Devéria, 1827, Musée du Louvre

Toute la fougue et le romantisme du jeune Devéria dans ce tableau grouillant de vie et d’anecdotes. Au premier plan, à côté d’un couple parfait (la jeune femme à la belle robe violette et le jeune homme à la belle jambe), voici l’union caricaturale du bouffon bas sur patte avec ses animaux.


F 1598-1600 Agostino_Carracci_-_Hairy_Harry,_Mad_Peter_and_Tiny_Amon-nainAmon le nainAgostino Carracci,  1598-1600 F Eugene Francois Deveria Le fou du Roi au perroquet aquarelle sur papier Academia Fine Art, Monaco 

Le fou du Roi au perroquet
Eugène Devéria, Etude à l’aquarelle, Academia Fine Art, Monaco

Devéria s’est clairement  inspiré  de Carrache, jusqu’aux trois rubans blancs sur la cuisse.
Vêtu en bleu, jaune et rouge comme le perroquet, le nain porte des grelots comme un chien :

il est aimé des animaux  parce qu’il leur ressemble.



F Eugene François Deveria Le fou du Roi au perroquet aquarelle sur papier Academia Fine Art, Monaco detail
Avec son plumet et son bouc, on dirait qu’il leur parle dans les deux langues : celle de la plume et celle du poil.



F Eugene François Deveria Le fou du Roi au perroquet aquarelle sur papier Academia Fine Art, Monaco bourse
La dague qui lui bat l’entrejambe est  à l’envers et sa bourse est hypertrophiée :  cet être à la taille d’enfant est doté d’un sexe de satyre.

Le règne du bon roi Heri IV s’annonce gaillard et paillard.


Pour terminer, voici d’autres exemples où le perroquet et le chien accompagnent le Mâle dans sa virilité.



M 1636-38 Jacob Jordaens Portrait of Govaert van Surpele and his Wife, The National Gallery, London

Portrait de Govaert van Surpele avec sa femme
1636-38, Jacob Jordaens , National Gallery, Londres

Une lecture binaire

La composition associe le perroquet à la femme, et le petit chien au mari, de part et d’autre de cet axe puissant que constituent le pilastre au chapiteau orné d’un faune barbu et cornu, et la canne plantée devant madame.  Signe de propriété et de virilité, que celle-ci approuverait de la main ?

En fait, ce bâton  est celui du « Président de la Loi« , office que Govaert avait  obtenu en même temps qu’il épousait sa seconde femme : l’approbation de celle-ci vise donc surtout l’ascension sociale de son époux, bien que l’autre type d’ascension ne soit pas à exclure chez Jordaens.


Une lecture diagonale

Les animaux familiers ajoutent une touche intime à cet imposant portrait de couple. Cependant, sous l’épée du gentilhomme, n’attendrait-on pas un dogue plutôt qu’un bichon avachi ? Et surplombant  la dame en robe stricte, que signifie cet oiseau voyant et exotique, qui traîne orgueilleusement parmi les pampres ?



M 1636-38 Jacob Jordaens Portrait of Govaert van Surpele and his Wife, The National Gallery, London schema
Sans doute faut-il lire les deux animaux comme des emblèmes appartenant à l’un et à l’autre : ils  font voir l’union du couple, conjoint par les  deux emblèmes de la Fidélité et des Honneurs.


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M 1910 ca Unbekannte Kunstler, Liebespaar handcolorierte Lithographie auf Papier
Scène érotique
Lithographie d’un artiste inconnu, vers 1910

Il faut une grande mauvaise fois pour juxtaposer à trois siècles de distance, le digne couple flamand et ces amants de la Belle Epoque. Certes le grand rideau, le tapis, la position du perroquet et du chien sont les mêmes. Mais les deux animaux ne signifient plus du tout la même chose.

Car le XVIIIème siècle est passé entre les deux,  avec ses métaphores galantes : l’oiseau qui change de volume en étendant ses ailes est compris par tout le monde, d’autant plus s’il a une longue queue et  une forme oblongue et s’il se fourre volontiers dans les anneaux (voir L’oiseau licencieux ) ; quand  au petit chien,  réconcilié avec son ennemi héréditaire, il tend  son museau vers Minet (voit Pauvre Minet)

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M 1910 ca Umberto Brunelleschi Arlecchino e Colombina

Arlequin et Colombine
Umberto Brunelleschi, vers 1910

Dans une ambiance prétendument poétique, ce sont ici les bêtes qui montrent ce que  Colombine a en tête : se faire grimper par un perroquet aussi bariolé qu’Arlequin, en haletant comme une chienne.  Tandis que  le jet d’eau  jaillit.



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G 1865 John Lewis Brown, Le jour de sortie des pensionnaires Bordeaux musee des beaux-arts

Le jour de sortie des pensionnaires
1865, John Lewis Brown, Bordeaux,  Musée des Beaux-Arts

Les oiseaux sont tellement la métaphore des prétendants que les voir entourer  une femme est naturel ; les voir couvrir un homme l’est moins.

Comme nous l’avons noté dans L’oiseleur et moyennant un certain flottement, ce personnage représente en général un tombeur, un chasseur de femmes. Ici, les « pensionnaires » qu’il a tirées de leur cage pour une promenade au grand air, sur une grande perche, en compagnie d’un grand chien,  sont bien sûr, quinze ans avant Maupassant et sa maison Tellier, des « poules » de toutes les couleurs.

Bonne année 1939

31 janvier 2016

 

Coïncidences intercontinentales :

deux manières de souhaiter une très mauvaise année

 

Bonne année 1939

1938, Paramount

Bonne annee 1939 paramount

Quatre girls en maillot de bain tracent des chiffres géants avec un pinceau-brosse, perchées en talons hauts sur des échelles de peintre.


Le contrat d’illusion

Les chiffres sont-ils physiquement présents, découpés dans des cartons et suspendus par des fils invisibles ?  Ou bien sont-ils incrustés sur la photo en post-traitement ? Un lecteur perspicace nous a fait  remarquer que supprimer des fils est bien plus simple. De plus, malgré la sophistication de l’éclairage (les spots viennent de toutes les directions), on voit bien les ombres portées du chiffre 1  sur la jambe de la pinup de gauche, et sur le fond du décor. Saluons la performance du réalisateur et la patience des girls,  pour ce réglage au centimètre en équilibre instable.

Cette carte de voeux nous montre avec fierté les deux « ficelles » du contrat d’illusion entre l’industrie cinématographique et son spectateur : la jouissance d’un glamour magnifié contre l‘acceptation  d’un trucage bien fait.

Mettant  de son plein gré  en suspens toute rationalité, le spectateur est invité à adorer les belles filles et la belle année qu’elles nous peignent.


Le contrat d’allusion

La brosse et le pot obéissent à un second contrat implicite, celui de la pin-up : brandir  en toute innocence souriante des symboles sexuels évidents, mais inattaquables au tribunal de la pudeur.


Une rythmique complexe

Bonne annee 1939 paramount_symetries
On passe de la première à la deuxième fille par une inversion de sexe : le symbole féminin devient masculin, et vice-versa, en restant dans le même main.

Da la deuxième à la troisième, on applique la même transformation : de ce fait, la troisième est identique à la première.

En revanche, de la troisième à la quatrième, la transformation est différente : on inverse les mains, mais pas les sexes.


Deux 9 bien différents

Bonne annee 1939 paramount_99
Cette rupture de rythme produit mécaniquement, entre les deux chiffres 9, une transformation maximale : inversion à la fois du sexe et de la main.

Décryptée à posteriori, l’image dit que l’année 1939 sera bien différente des autres années du siècle.


Linéaire et exponentiel

Bonne annee 1939 paramount_courbes
Les quatre girls font à peu près la même taille (lignes verticales bleues). Du coup, les courbes passant par les pieds, le sexe et le haut de la tête affichent la forme la plus agréable à  l’oeil d’un conseil  d’administration  : démarrage en flèche, puis croissance tranquille.

La courbe passant par le bas des chiffres s’inscrit dans la même tendance. En revanche, si l’on reporte à partir de chaque point bas la taille de la jeune fille (lignes verticales blanches), on constate  que l’écart avec le haut des lettres va croissant (lignes verticales rouges). Si le chiffre 1 fait la taille de sa jeune porteuse, le dernier 9 affiche 175% de croissance.

Le photographe a bien évidemment voulu cette érection subliminale des chiffres, qui porte l’année 1939 à la limite du climax.

On sait que la divergence entre le linéaire  et l’exponentiel conduisit dans les faits  à une explosion bien différente.


De tragiques pressentiments

Il est facile rétrospectivement de faire dire à une image ce qu’on veut. Mais celle-ci a d’exceptionnel que  les allusions gentillettes à une sexualité et à une croissance mythifiées, concoctées par le photographe,  décalquent bien involontairement la montée vers les deux principes contraires  : la guerre et la destruction dans le réel.



Bonne annee 1939 paramount_sang
Du coup, ces filles sexy  semblent monter  à l’échafaud d’un grand-guignol bien réel  :

  • la première violée,
  • la deuxième guillotinée,
  • la troisième et la quatrième fauchées.

Derrière la partie de peinture se profile  un vrai bain de sang.

Même année, même jour, même heure…  dans un autre monde !

Bonne année 1939 (S Novym godom)

Carte postale sovétique, 1938

Bonne annee 1939 sovietique
Quatre patineurs  en tenue noire progressent parallèlement.  Au fond, l’horloge de la tour Spasskaya affiche minuit, l’heure officielle de Moscou.


Tour Spasskaya
Tour Spasskaya, Kremlin

Depuis la révolution d’Octobre, les fêtes de Noël et du Nouvel An,  symboles de l’ancien ordre bourgeois, étaient strictement interdites, et les cartes postales clandestines sévèrement réprimées. C’est seulement en 1935 que Staline réhabilita la fête du Nouvel An, et cette carte produite en 1938 par Izogiz  est la toute première du genre (voir  http://agitazia.ru/novogodnie-otkrytki-sssr-foto).


Le contrat d’illusion

Bonne annee 1939 sovietique _etoiles

Tout comme les cloches partant à Pâques de la coupole de Saint Pierre de Rome vers tous les clochers de la Chrétienté, l’Etoile à cinq branches de la tour  Spasskaya, dans la gloire du 1er Janvier, se multiplie en cinq rangées de lampions ouvrant un corridor indéfini – tel les fils électriques le long  du Transsibérien.

L’heure et le son du carillon du Kremlin, depuis  le chiffre Un géant du premier Janvier,  se propagent vers toutes les républiques soviétiques, garantissant la Diversité dans l’Unité.

Ainsi, sous une apparence semblable, les quatre uniformes des patineurs  se distinguent par des variations tolérées :

  • 1 : roux, tête nue, cravate, pantalons ;
  • 9 : blonde, foulard, col roulé, jupe ;
  • 3 : chapka, col roulé, culotte ;
  • 9 : brune, béret rouge, foulard, pantalons.


Le contrat d’égalité

Les quatre progressent à égale vitesse et dans un synchronisme parfait (pied droit posé en avant, pied gauche piqué en arrière). La parité est rigoureusement respecté, les deux 9 sont portés par les deux filles.

Les deux garçons ont la même taille,  les deux filles aussi, tout en restant naturellement un peu plus petites.



Bonne annee 1939 sovietique _symetries

Prodige de l’égalité soviétique : quel que soit l’axe de symétrie choisi (celui du Kremlin en jaune, ou les deux latéraux, en vert) on aura toujours  deux couples 1-9 et 3-9.

De tragiques pressentiments

Bonne annee 1939 sovietique _ombres

Pour l’instant  on voit sur la glace les arabesques des serpentins, non des fractures. Mais en avançant dans l’année, patiner va finir par devenir mortel.

Le pressentiment menaçant est aussi dans ces ombres qui iront s’allongeant, au fur et à mesure que cette belle jeunesse s’éloignera du 1er Janvier radieux.

Et les paraboles d’étoiles rouges tirées depuis le carillon du Kremlin anticipent les orgues de Staline.

Il est fascinant de voir comment le même pressentiment du tragique imminent a pu travailler, à des milliers de kilomètres de distance, deux artistes qui n’avaient aucune chance de jamais se connaître ; et produire, au travers du  prisme de deux idéologies contraires, des images étrangement jumelles.

 

Bonne annee 1939 paramount

Bonne annee 1939 sovietique

Deux  contrats d’illusion se répondent :

  • à l’Ouest, celui de l’étagement  indéfini de girls indifférenciées, en maillot de bains blancs, dans une clarté surchauffée, inondées par  la lumière complexe de   projecteurs multidirectionnels et cachés  ;
  • à l’Est, celui de la glisse en avant de couples indifférenciés, en uniformes noirs, dans une nuit glaciale, pris à revers  par une source de lumière unique et proclamée.

Deux  contrats d’allusion reposent sur des mythes contraires  :

  • à l’Ouest, celui de la femme-objet, affichant une sexualité hypertrophiée, mais non-dite ;
  • à l’Est, celui de la femme-soeur, proclamant  une sexualité égalitaire, mais non-dite.

Deux modèles de Progrès  s’opposent   :

  • à l’Ouest, celui de l’Escalier : accumulation verticale illimitée    ;
  • à l’Est, celui du Transsibérienexpansion horizontale inexorable.

La même menace se profile :

  • à l’Ouest, dans les Chiffres qui se transforment en instruments de mort ;
  • à l’Est, dans les gerbes d’étoiles rouges qui finiront en tirs de Katiouchas.

Sur la crête

23 janvier 2016

Ce petit cadre, acheté en 1981 par un des lecteurs de ce blog, a été qualifié de « tableautin pour relais de chasse » par le vendeur, « tout juste bon à descendre à la cave ». Sans être un chef d’oeuvre, ce tableau  de bonne facture révèle une composition sortant de l’ordinaire et un peintre bien informé et original, malheureusement inconnu : avis de recherche lancé  !

Chevreuil_Inconnu

Peintre inconnu, date inconnue

Une famille

« Le chevreuil mâle est appelé brocard. Lui seul porte des bois, mais il les perd à l’automne. La femelle du chevreuil est la chevrette. Elle ne porte jamais de bois .Le jeune chevreuil s’appelle le faon (jusqu’à 6 mois), puis chevrillard (de 6 à 12 mois). » [1]

Nous avons donc devant nous une famille :  le père, la mère, l’enfant.


Une saison

« Le chevreuil subit deux mues par an, au printemps (le pelage devient roux vif) et en automne (le pelage vire au gris-brun). » [1]

« Dimorphisme sexuel : le brocard a un corps plus trapézoïdal, au centre de gravité porté vers l’avant. Hormis en novembre-décembre, ses refaits et ses bois le distinguent de la femelle. En hiver, son miroir en forme de rein ou de haricot (alors que celui de la femelle a une forme de cœur) le distingue, de même que son pinceau pénien (de profil). La chevrette a un centre de gravité porté vers l’arrière et ne porte pas de bois. » [1]

Le tableau se situe donc début janvier : pelage brun, tout début de la repousse des bois. En montrant les animaux de face, notre artiste inconnu a choisi  le point de vue et le moment où les deux sexes se ressemblent le plus. Peut être pour introduire un petit mystère  dans l’identification des animaux : tout le monde ne sait pas que le chevreuil perd ses bois chaque automne.


Une heure

D’après les ombres longues des pattes, le soleil se couche ou se lève à gauche, teintant le ciel d’une nuance rosée. Parions pour le couchant : les animaux font donc face au Sud.


Un lieu

« Le Chevreuil est un ongulé typiquement forestier, mais on le rencontre également en montagne dans les zones encore arborées, et en plaine, y compris près des cultures. Il occupe tous les milieux boisés, des grandes forêts feuillues de plaine jusqu’à plus de 1000 mètres d’altitude dans les Alpes et les Pyrénées. » [2]

Rien d’étonnant donc à trouver des chevreuils en altitude.

Un promontoire herbeux

« Tout chez le chevreuil témoigne d’une stratégie de fuite consistant à gagner rapidement le premier couvert forestier pour attendre que le danger s’éloigne. Un tractus digestif peu volumineux le contraint, 6 ou 8 fois par jour, à se remplir la panse dans les prairies et les clairières. Ainsi s’explique la prédilection du chevreuil pour les lisières, les forêts claires et les régions de bocage : quelques pas seulement séparent la pâture où il broute les plantes les plus riches en énergie et les plus digestes, de sa retraite abritée où il rumine tout en observant les environs. » [3]


Une première lecture

Le soir tombe. Poussée par la nécessité, une famille de chevreuils s’est risquée sur ce promontoire pour venir brouter la  maigre pitance d’hiver, des herbes couvertes de neige. Epuisé, le petit s’est couché sur le sol  et  regarde vers la forêt, qu’il a hâte de regagner  pour dormir. La mère lève la patte arrière comme pour bondir.  Heureusement, le père veille sur la famille, et fait barrage à l’appel du vide. Les pattes dans la neige mais le regard vers le Sud , il a la certitude que les jours ensoleillés reviendront.


Sur la crête

Notre peintre animalier a bien travaillé son sujet :  dans son décor d’hiver, il a placé des chevreuils d’hiver. Mais au delà de l’illustration naturaliste, la composition très symétrique, entre la forêt et l’à-pic, suggère une dimension symbolique :

Ainsi le tableau pourrait être une allégorie de la famille chrétienne, forcée à cheminer sur la crête pour trouver de quoi survivre, toujours menacée par les vices  et le précipice.


Il semble que notre peintre inconnu ait déclenché deux répliques célèbres…

Le chevreuil en famille

(c) The Wallace Collection; Supplied by The Public Catalogue Foundation
Les chevreuils (Roe Deer)
Rosa Bonheur, 1860, Wallace Collection, Londres

Tout d’abord ce tableau très bienséant : dans la clairière automnale où se repose la famille, la mère  veille sur son petit tandis que le père, à distance de respect, hume les possibles menaces tout en nous montrant deux des attributs de sa virilité : les cornes et le miroir blanc (l’étui pénien étant heureusement invisible sous cet angle).


Courbet-La Remise des chevreuils en hiver -1866 Lyon
La Remise des chevreuils en hiver
Gustave Courbet, 1866, Musée des Beaux Arts, Lyon

 

La remise désigne le lieux à couvert où le chevreuil se repose dans la journée. Courbet a repris la famille nucléaire de Rosa Bonheur mais le cadrage large, la splendeur de la clairière et des frondaisons enneigées, gomment tout anthropomorphisme. Le mâle surveille le sentier, seule trace de l’homme et du danger.

 


Dans lequel se profilent, sous notre tableautin, de grandes figures picturales…

Chevreuil_Inconnu
Un père contestable

« Que le brocard polygame ait parmi ses chevrettes une épouse de prédilection, vers laquelle il retournera après la saison du rut et jusqu’en mars, c’est probable, voire certain, les épouses qu’il néglige à ce moment s’en consolent, à ce qui semble, assez facilement. » [C]

Délicat de prendre un cervidé comme icône du père modèle !


L’alimentation en hiver

« Le chevreuil est très sélectif et recherche, en priorité, une alimentation semi-ligneuse, riche et diversifiée. Le milieu forestier lui procure l’essentiel de cette nourriture, sous forme de rameaux de feuilles, mais aussi grâce à des espèces associées, comme le lierre et la ronce » [4]

« La consommation des plantes herbacées bien que régulière reste cependant faible à l’exception de la période de redémarrage de la végétation au printemps quand les plantes présentent une haute digestibilité et une forte valeur nutritionnelle. » [5]

Autrement dit : la famille ne s’est peut être pas arrêtée là pour manger.

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Réfléchissons : et si elle venait de l’Est pour se diriger vers l’Ouest ? Et si, le soir tombant,  elle avait fait halte sur ce promontoire non pour manger, mais pour reprendre des forces, avant d’atteindre la forêt ?


Caspar David Friedrich paysage neige église

 Paysage d’hiver avec une église
Caspar David Friedrich, 1811, National Gallery,  Londres

Voir La fin du chemin (ou presque)



Et si elle venait de la forêt d’en bas,  poussée vers les hauteurs par on ne sait quelle menace ?

Il y a bien une autre famille qui  s’est lancée elle aussi, il y a bien longtemps,  pour échapper à la mort, dans un tel périple d’Est en Ouest…



Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Tryptique
Le repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid
Voir  Chacun cherche son nid

La structure ternaire est identique, ainsi que la lecture de droite à gauche : le monde  menaçant , la station sur un promontoire rocheux, le monde de la sécurité.


Chevreuil_Inconnu_schema

Des trois regards  superposés comme des panneaux indicateurs sur un poteau, l’un pointe vers la forêt promise, l’autre vers la forêt perdue.

Quand au  père, le seul dont la tête dépasse dans le  demi-cercle céleste, il jette vers nous un regard indéfinissable : à la fois craintif et supérieur.


Caspar David Friedrich Promeneur mer nuagesPromeneur au dessus d’une mer de nuages,
Caspar David Friedrich , 1818, Hamburg, Kunsthalle
Chevreuil detail

Le  principe de la Rückenfigure est d’aspirer le spectateur dans le tableau, pour le projeter, au delà du relai que constitue la figure  de dos, dans une vision « océanique ».

Notre artiste inconnu illustre le principe inverse : celui de la Vorwärtsfigure, qui repousse et barre l’accès.

Nous resterons de l’autre côté de la faille, nous n’atteindrons pas la forêt promise.


Références :

7.4 La Machine Alchimique

8 janvier 2016

Dans lequel un élément inattendu complète le diagramme néoplatonicien et confirme  les intuitions de Calvesi 

Article précédent : 7.3 A Noir

Alchimie et rotation

L’idéologie de la rotation est aussi banale dans les textes alchimiques que celle de la révolution dans les textes prolétariens. Dans les deux cas, elle  possède une face abstraite (l’idée de cycle, de régénération) et une face très concrète, qui sent la poudre et le soufre.

En effet, de nombreuses opérations au creuset ou dans l’alambic sont le théâtre de mouvements circulaires qui semblent matérialiser, sous les yeux de l’alchimiste, les cycles théoriques dont les traités sont truffés. Voici par exemple un commentaire du Tractatus Aureus à propos de la circulation des esprits, ou distillation circulaire,  lequel mêle allègrement la théorie et la pratique :

« Le plus haut et le plus bas se rencontrent en un même cercle, et on ne peut plus discerner ce qui était à l’extérieur ou à l’intérieur, tout en haut ou tout en bas : mais tous sont un dans un cercle ou un vase. Ce vase est le véritable Pélican philosophique, et il ne faut pas en chercher d’autre dans  le monde entier. »
« Inferius et superius simul in uno circulo conveniant, neque amplius cognosces qui vel exterius, vel interius, inferius vel superius fuerit : sed omnia sint unum in uno circulo sive vase.  Hoc enim vas est Pelecanus verus Philosophicus, nec alius est in toto mundo quaerendus » Cité par Jung, Psychologie et Alchimie p 167

Vase alchimique dit pelican, d’apres Jean-Baptiste Porta, in Livre IX de distillations (1609)

Vase alchimique dit pélican, d’après Jean-Baptiste Porta, in Livre IX de distillations (1609)


L’axe de rotation

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Il est temps de revenir à notre troisième alignement (en rouge), entre creuset et clés, dont le sens générique est celui de la rotation. Les deux extrémités, comme nous l’avons vu, portent en plus l’idée du feu : feu visible côté creuset,  feu occulte côté clé.

D’où l’idée que cet alignement pourrait représenter un axe de rotation porté par deux pivots : l’essieu d’une sorte de machine alchimique, dont l’énergie serait fournie par le Feu, et qui servirait à faire tourner les deux corps qui sont « embrochés » sur l’axe, à savoir la meule et le polyèdre.

La meule alchimique

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Meule des sept vertus, Livre de la Très Sainte Trinité, début XVème siècle

L’image de la meule alchimique remonte loin : les sept vertus (Sobriété, Chasteté, Humilité, Piété,  Sainteté, Charité, Pureté) sont respectivement comparées aux sept métaux (Saturne, Jupiter, Mars, Vénus, Mercure, Lune, Soleil).


Le Feu Secret tourne la Roue

Ne résistant pas plus que Calvesi aux délices de l’anachronisme, nous citerons à la barre le mythique Fulcanelli, dont les « Demeures Philosophales » ont redonné un coup de fouet à l’alchimie au début du XXème siècle. Sous sa prose « alambiquée » se cache en effet une compréhension en profondeur des grands textes alchimiques :

« …sans ce feu caché sous une forme saline, la matière préparée ne pourrait être évertuée ni remplir ses fonctions de mère… Toute génération demande l’aide d’un agent propre, déterminé au règne dans lequel la nature l’a placé. Et toute chose porte semence. Les animaux naissent d’un œuf ou d’un ovule fécondé ; les végétaux proviennent d’une graine rendue prolifique ; de même, les minéraux et les métaux ont pour semence une liqueur métallique (le mercure) fertilisée par le feu minéral. Celui-ci est donc l’agent actif introduit par l’art dans la semence minérale, et c’est lui, nous dit Philalèthe, « qui fait le premier tourner l’essieu et mouvoir la roue… » Fulcanelli, Demeures Philosophales, I, p.251 ] I, p.251


La meule, ou le « dissolvant philosophique »

Selon le même Fulcanelli, la meule est elle-aussi un symbole alchimique : celui du « dissolvant philosophique », ou « Premier Mercure », dont l’obtention est justement l’objectif de l’Oeuvre I.

« …la meule est l’un des emblèmes philosophiques chargés d’exprimer le dissolvant hermétique, ou ce premier mercure sans lequel il est tout à fait inutile d’entreprendre ni d’espérer rien de profitable…Et quoique ce primitif sujet ne présente pas les qualités ni la puissance du mercure philosophique, il possède néanmoins tout ce qu’il lui faut pour le devenir, et il le devient, en effet, pourvu qu’on lui ajoute seulement la semence métallique qui lui manque…. Ces gravures traduisent le double pouvoir du dissolvant naturel, lequel agit sur les métaux comme la meulière sur le grain ou le grès sur l’acier : il les divise, les broie, les aiguise… » Fulcanelli, Demeures Philosophales, II, p.81


(Le Lion d'Or ou Vinaigre des Sages - De Goude Leeuw, 1675 pierre_meuliere
Le Lion d’Or ou Vinaigre des Sages – De Goude Leeuw, 1675

L’Esprit Universel (la main marquée du symbole de l’Or) présente le Fer (Mars) à la meule, marquée des symboles de Vénus et du Nitre. Le putto (marqué du symbole de Saturne, et enjambant l’Etoile, symbole du sel Harmoniac ou Ammoniaque) tourne la meule, marquée du symbole du second sel, le Tartre.

Symboles antimoine venusNicolas Lemery, traité de chymie, 1675

Si nous retournons de bas en haut le symbole de Vénus (le miroir) pour en faire celui de l’Antimoine (le Petit Monde), nous avons exactement les matières de l’Oeuvre I, que nous décrirons dans 7.5 Le Régule Martial Etoilé .


Le plan de la machine

Nous avons l’essieu, nous avons le moteur, et nous avons la roue : reste à reconstituer le reste de la machine.

En fait, nous en connaissons déjà tous les composants, mais sous une forme éclatée.  Superposons donc sur un même schéma le trapèze des Eléments (voir 5.2 Analyse Elémentaire),  les deux alignements platonicien et chrétien (voir 5.3 La croix néo-platonicienne), et l’essieu que nous venons de trouver.



Melencolia_Machine_Deux feux plus elements

Nous y sommes presque : autorisons nous deux traits complémentaires, entre le creuset et le rabot, et entre l’encrier et le compas.Et relions les traits de manière à faire apparaître deux triangles opposés.

Le pentacle de Dürer

Melencolia_Machine_Sceau_Salomon
Apparaît alors une structure inattendue, un sceau de Salomon grandiose et indiscutable, puisqu’il s’appuie sur les deux premiers alignements, et a pour axe de rotation le troisième : pentacle unificateur qui englobe sans les contredire les interprétations qui se sont superposées jusqu’ici, et va donner à celle de Calvesi la légitimité qui lui manquait.


Pour concilier les Eléments contraires

Melencolia_Machine_Fixe-Volatil
Mettons la machine en rotation selon son axe :

  • A gauche l’Eau (l’encrier) se bat contre le Feu (la comète) : on voit que la comète imprime sa marque étoilée sur le couvercle du plumier, tandis que l’encrier tente de la capturer sous son couvercle.
  • A droite la Terre (l’équerre)  lutte contre l’Air (la Balance) : là encore le combat se voit dans les objets : le fléau tente d’osciller, l’équerre remet l’aiguille à la verticale.

D’autant plus vite tourne la meule, d’autant plus violemment les éléments contraires s’entrechoquent et s’interchangent, jusqu’à finir par fusionner.

Pour volatiliser le fixe

A gauche, le polyèdre tourne et présente au marteau, alternativement, ses deux faces triangulaires. Nous savons maintenant qui sculpte notre cube allongé, qui pulvérise progressivement ses deux pointes : le marteau est l’agent physique de la transformation géométrique. Magnifique illustration de la maxime alchimique :

il faut volatiliser le fixe.


Pour fixer le volatil

A droite, la meule tourne comme un manège et présente à la tenaille le putto qui la chevauche : pas exactement le putto, mais, comme il sied à une tenaille, le clou dont il se sert pour écrire. Illustration de la maxime :

il faut fixer le volatil.


Solve et Coagula

Le triangle qui a pour sommet le compas (en vert), porte sur sa base les éléments contraires Eau et Feu, ainsi que le marteau et le polyèdre. Il illustre la Dissolution, qui se fait par l’Eau ou par le Feu, et dont le but est de volatiliser ce qui est fixe.

Le triangle opposé (en bleu), qui a pour sommet le creuset (le feu naturel) porte sur sa base les éléments contraires Terre et Air, ainsi que la tenaille et le clou. Il illustre la  Coagulation,  dont l’agent est le feu naturel, qui a pour effet de précipiter sous forme de terre ce qui est aérien, et dont le but est de fixer ce qui est volatil.
.

La meule et le polyèdre

Si la meule, comme le dit Fulcanelli, représente  le Premier Mercure, le solide qui lui fait pendant,  le polyèdre, représente le Premier Soufre, c’est-à-dire le stade dans lequel la Pierre se trouve à la fin de l’Oeuvre I. Le couple Meule/Polyèdre représente le Premier Mercure et le Premier Soufre dans leur réalité physique, en cours d’élaboration parallèle pendant l’Oeuvre au Noir.

Les irrégularités qui apparaissent sur la surface du polyèdre, ainsi que le bord ébréché de la Meule, montrent que les deux composants sont encore imparfaits. Dans l’ Oeuvre II, la Conjonction, on fera agir la Meule sur la Pierre pour continuer de la polir et la rapprocher encore de la Sphère.

Le Sigillum Sapientiae

Reprenons le schéma du Sigillum Sapientiae (voir 7.2 Présomptions), qui n’apparaîtra pourtant qu’en 1706 !

Melencolia_Machine_Sceau_Salomon_1706

Sigillum Sapientiae, 1706

Il est très proche du pentacle de Dürer, avec cependant une différence significative : dans le Sigillum Sapientiae, nous sommes durant l’Oeuvre III : les éléments sont en harmonie, présentés dans l’ordre « amical » qui évite tout affrontement.

Melencolia_Machine_Comparaison_Sigillum

Dans Melencolia I au contraire, nous sommes en plein dans l’Oeuvre I, les éléments sont en conflit : et comme nous l’avons vu dans 5.2 Analyse Elémentaire, c’est seulement sous l’arc-en-ciel qu’apparaît un espoir d’harmonie.


Une autre Machine Alchimique

Dans Melencolia I, les deux sources d’énergie nécessaires, les « pivots » de la rotation, sont indiqués clairement : ce sont le feu naturel à gauche, côté creuset et le feu secret à droite, côté clés.



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Pentacle du traité de l’Azoth, Basile Valentin, 1613

Nous sommes ici très proche du pentacle de l’Azoth, dans lequel le Feu physique (la torche) et le Feu secret (une espèce de sablier illustrant sa nature double) se situent à gauche et à droite de la Roue. L’Homme Alchimique est inscrit dans le Carré des Eléments. Sa tête hirsute, au centre, représente la Materia Prima. Elle est discrètement entourée par les symboles des trois principes (du temps de Dürer, le Sel n’existait pas en tant que Troisième Principe, c’est pourquoi son pentacle est binaire). Autour de la Materia Prima, une machine complexe montre les sept métaux dans l’ordre de Ptolémée et, en sept médaillons, les sept régimes de l’Oeuvre. A l’extérieur de la Machine, les trois produits qu’il s’agit d’obtenir et de réassembler : le Corps du Côté Sel, l’Ame côté Soufre et l’Esprit côté Mercure.


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En dehors de la roue

Alchimie et chien

Le chien est une figure ambigüe en alchimie, qui peut symboliser tantôt le Mercure, tantôt le Soufre, selon qu’on met en exergue son côté « mobile » (chien fou) ou son côté « fixant » (chien de chasse). Le chien de Melencolia I est un lévrier. Pour Dürer, le lévrier est plutôt  un chien de chasse, s’il faut en croire sa gravure représentant Saint Eustache au milieu des ses chiens. Par ailleurs, remarquons que c’est un lévrier endormi, donc bien incapable de courir.

Entre la boule et le polyèdre

Il faut ici se souvenir de la manière dont les alchimistes se représentaient la materia prima : comme une matière contenant le principe germinal universel, le véritable Soufre, lequel était empêché d’agir par un soufre mauvais (un « arsenic »). Nous précisons ainsi l’intuition de Calvesi : le chien posé « sur » la boule représente bien la materia prima endormie, repliée sur elle-même. Mais en tant qu’il est posé « sous » le polyèdre, il est aussi le Soufre qu’il s’agit de réveiller, de dégager à grands coups de marteau.

Chien et putto

Si le polyèdre et la meule forment un couple, les deux êtres vivants qui leur sont associés – le chien sous le polyèdre et le putto sur la meule, doivent également  former un couple. Tandis que les deux solides évoquent le Premier Soufre et le Premier Mercure par leurs caractéristiques externes (un Corps en voie de de rectification et un Dissolvant), les deux êtres vivants, en les personnifiant, les décrivent de l’intérieur : à ce stade, le Soufre est comparable à un chien de chasse endormi, le Mercure à un enfant ailé qui commence à se faire la main.


Melencolia_Deux Soufres Deux Mercures

La Machine Alchimique fonctionne comme un instrument de radiographie,

qui nous donne à voir les deux principes,

à la fois comme des corps chimiques, et comme des êtres de pensée.


Entre la meule et l’arc-en-ciel

Comme nous l’avons vu, le chien occupe une position intermédiaire entre la boule et le polyèdre : entre la « materia prima » et la Pierre en cours de mise en forme. De même, le putto est assis entre la meule et l’arc-en-ciel : entre le Dissolvant, et la sphère céleste. Après le couple polyèdre/meule et le couple chien/putto, s’introduit ici un dernier couple qu’il va nous falloir expliquer.


Sphère et arc-en-ciel

Pour cela, il suffit de rassembler ce que nous avons découvert jusqu’ici à propos de ces deux éléments.


Melencolia_Echelle-Ecart

Dans 3 La question de la Sphère, nous avons conclu que l’échelle, avec son espacement bancal, explique comment résoudre géométriquement le passage de la mesure de la sphère (en bleu) à la mesure du carré (en jaune) : espacement qui se situe justement à l’endroit où les deux météores prodigieux, l’arc en ciel et la comète, viennent traverser l’échelle.

Dans 5.2 Analyse Elémentaire, nous avons expliqué que l’arc-en-ciel délimite un microcosme harmonieux, une sorte d’aquarium dans lequel les Eléments se combinent selon la physique platonicienne.

Enfin, dans 6.1 Ironie,  nous avons remarqué que la boule et le polyèdre constituent deux « piédestaux » : l’un instable et obtus, piège pour la vanité de l’homme ; l’autre  stable et préparé pour accueillir de la descente du Fils de Dieu qui siège en haut de l’arc-en-ciel. De plus, la verticale du regard humain, de la boule au point de fuite, est irréductible avec celui du regard divin, qui redescend du sommet de l’arc-en-ciel  à la boule, avec une inclinaison égale au rapport de quadrature.

L’interprétation alchimique unifie ces trois niveaux de réflexion : géométrique, philosophique et mystique.

  • Le problème géométrique de la quadrature du cercle revient à extraire les Eléments à partir de la « materia prima », et ceci nécessite l’irruption d’un événement transcendantal et céleste, émanant directement de l’Esprit du Monde : la comète.

 

  • Le problème philosophique et pratique de la recombinaison des Eléments revient à les disposer dans le bon ordre, à l’intérieur d’un récipient adéquat : le microscosme sous l’arc-en-ciel n’est autre que  le « petit monde » que l’alchimiste se propose de re-créer, à l’intérieur de son creuset ou de son alambic.

 

  • Enfin, la rectification de la « materia prima » est un processus d’essence mystique, où il s’agit de préparer, pour un usage divin, une substance obtuse et contingente.


Trois images du Soufre

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La gravure nous propose, de bas en haut, trois images du Soufre :

  • le chien symbolise le principe Soufre tel qu’il est avant l’Oeuvre I, à l’intérieur de la materia prima : emprisonné et empêché d’agir,  Ame en exil dans un Corps étranger ;

 

  • le polyèdre représente le Premier Soufre pendant l’Oeuvre I, à l’intérieur de la machine alchimique : un nouveau Corps en cours de rectification ;

 

  • enfin la chauve-souris apparaît comme le double caricatural du levrier : c’est un chien avec des Ailes (volatilisé), un cauchemar de chien, le Soufre mauvais qui le faisait souffrir et qui est en train de s’évanouir, mis en fuite à coup de marteau.


Trois images du Mercure

Melencolia_Trois Soufres Trois Mercures

La gravure nous montre, également de bas en haut, trois images du Mercure :

  • la meule rappelle que le Premier Mercure, durant l’Oeuvre I, se comporte comme un puissant abrasif ;

 

  • le putto qui la chevauche tel un cornac son éléphant, nous indique que le principe mercuriel joue, dans la Trinité de la Pierre, le rôle de l’Esprit qui prévoit, prescrit et dirige : un esprit encore enfantin, mais qui déjà commence à griffonner ;

 

  • enfin, l’arc-en-ciel maritime symbolise sans doute le destin ultérieur du Mercure, devenu Philosophique : servir de réceptacle harmonieux pour la synthèse des Eléments, mais aussi, passant de la « meule » à la « mer », de l’artefact ébréché à la puissance naturelle, servir de Dissolvant Universel.


Qui inspire le putto ?

Remémorons-nous l’alignement platonicien (voir 5.3 La croix néo-platonicienne) qui, de la cloche au creuset, guide la descente de l’Esprit Universel vers la matière, au travers des diverses harmoniques du polyèdre. Nous sommes ici au coeur de la problématique de l’Alchimie, qui a toujours revendiqué, pour se distinguer de la métallurgie ou de la spagyrie vulgaire, cette capacité de canaliser et d’utiliser les effluves venus du haut.

Ce qui anime la petite main tout juste éveillée du putto, c’est la main invisible qui tient vertical le battant de la cloche, fait tourner l’ombre du cadran solaire, règle le filet de sable, assujettit l’aiguille de la balance et dresse les faces des solides platoniciens : c’est l’Esprit du Monde qui inspire directement au petit esprit de la Pierre les signes qu’il griffonne à l’insu de Melencolia.


Du double sens des ailes

Dans l’imagerie alchimique qui se constituera progressivement au cours du XVIIème siècle, une figure ailée, animale ou humaine, désigne un esprit volatil : quelque chose qui s’échappe sous forme de liquide ou de vapeur.


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Clé II de Basile Valentin, « Les douze clés de la philosophie »

Dans ce  magnifique exemple, on voit un jeune homme ailé, avec à ses pieds une paire d’ailes plus grandes abandonnées sur le sol : il semble que cette gravure illustre la fixation, autrement dit la perte de volatilité du Mercure au cours de l’Oeuvre II.

Le contraste entre les grandes ailes de Melencolia I et les petites ailes du putto relève-t-il de cette herméneutique ? Ce serait faire de Dürer l’inventeur d’un vocabulaire graphique sans autre équivalent à son époque,  et tirer sa gravure dans un sens trop étroitement alchimique. Nous nous contenterons donc du sens habituel qu’ont les ailes, depuis les stèles grecques jusqu’aux monuments aux Morts , surtout lorsqu’elles sont accrochées au dos d’un personnage féminin : celui de personnifier une entité supérieure, une idée, une abstraction (la Fortune,  la Liberté, la Victoire, la Mort…)


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L' »Artifex in opere » alchimique


« L’Artisan se cache dans l’Oeuvre » : nous avons déjà interprété cette formule :

  • dans son sens chrétien (« Dieu se cache derrière Jésus Christ »),
  • dans son sens platonicien (« le Créateur se cache dans la Création »),
  • dans son sens esthétique (« l’Artiste se cache dans son Oeuvre »).

Mais elle est tout autant une maxime alchimique : car l’Artisan désigne le Mercure, le « loyal serviteur » dont on dit qu’il apporte et exécute tout ce qui est nécessaire au Grand Oeuvre : « l’artisan se cache dans l’oeuvre » a donc un sens opératif, en suggérant que le Mercure se trouve, dès le début, dans la Materia Prima.

Mais l’Artisan désigne aussi l’Artiste, l’Alchimiste, et la formule revêt alors un caractère spéculatif : l’alchimiste doit se « cacher » dans son oeuvre, c’est-à-dire s’identifier à la matière en cours de transformation, vivre de l’intérieur sa souffrance et sa résurrection.

« Les « ténèbres de notre esprit » coïncident ainsi sans erreur possible avec la nigredo :  l’auteur ressent et vit le stade initial de l’oeuvre alchimique comme identique à sa propre condition psychologique ». Jung, Psychlogie et Alchimie,p 350, à propos d’un passage de l’Aurora Consurgens.


Qui est Melencolia I ?

Résumons ce que nous savons. Les ailes de Melancolia I la désignent comme une entité abstraite. Elle est une sorte de jumelle antagoniste du putto : yeux à la même hauteur , ailée, assise comme lui  sur la pierre, elle affiche l’ attitude opposée : la pensée sans l’action (voir 5.3 La croix néo-platonicienne). Pour accentuer encore cet effet d’inertie, elle se situe en dehors des deux zones qui « bougent » et regroupent les objets « actifs » de la gravure : en dehors de la machine alchimique en rotation, et en dehors du canal descendant qui l’alimente en Esprit Universel.


Comme l’a montré Panofski, « Melencolia Prima » est « Geometria Prima« , la mère de toutes les sciences. Mais comme l’a pressenti Calvesi,  elle est tout autant « Alchymia Prima », l’alchimie dans sa phase initiale.

Et aussi l’Alchimiste, saisi dans cette attitude d’identification conflictuelle avec le fruit de son travail, qui caractérise l’Oeuvre au Noir.


Le compas triplement déceptif

C’est dans la polyvalence du compas que les trois personnifications se rencontrent :

  • de Geometria, il illustre les imprécisions : mesure-t-il un angle ? Impossible de dire lequel (entre 32° ou 28°, selon qu’on prend l’angle interne ou externe). Mesure-t-il un écartement ? là encore, impossible de préciser, puisque les pointes sont cachées.

 

  • d’Alchymia, il montre le caractère utopique : comment, par la seule force de la Pensée, faire tourner rien moins qu’une Meule et un Pierre de taille ?

 

  • de Melencolia, enfin, qui le tient absurdement dans son poing, il illustre l’apathie  et l’incapacité de faire.


La Machine Alchimique en résumé

Melencolia_Machine_Schema_Final

Les trois alignements que nous avons décrits séparément, n’étaient  que les composants d’un unique diagramme : celui d’une Machine Alchimique en forme de sceau de Salomon. La découverte de cette structure sous-jacente fournit un argument interne très fort, qui pallie largement l’absence de sources externes et confirme la plupart des intuitions de Calvesi, tout en permettant de les moduler sur certains points.


Le Chien et le Putto

Calvesi hésitait sur l’interprétation du chien : le Soufre, comme le pensait Hartlaub ? La materia prima ? Ou une forme  passive du Mercure, le putto de l’autre côté de la roue représentant sa forme animée ? La Machine Alchimique nous donne un interprétation sans ambiguïté : à gauche, le triangle « Solve » englobe ce qu’il faut dissoudre, autrement dit le Soufre sous ses trois formes : Chien, Polyèdre et chauve-souris ; à droite, le triangle « Coagula » désigne ce qu’il faut fixer, autrement dit le Mercure sous ses trois formes : meule, putto et arc-en-ciel maritime.


La Sphère, le polyèdre et l’arc-en-ciel

Calvesi supposait que la sphère représentait à la fois le début et la fin du processus alchimique, contredisant sa propre intuition selon laquelle les objets de la partie gauche de la gravure sont disposés, en perspective, dans l’ordre de ce processus.  La lecture que nous fournit la Machine Alchimique est plus simple : la sphère est bien la materia prima, close sur elle même, qui rentre « par devant et par en bas » dans le réacteur.

Le polyèdre, derrière et au-dessus, est bien une image de la Pierre en cours de transformation.

En revanche, l’état final n’est pas la boule du premier plan, mais la sphère céleste en gloire, en haut et à l’arrière plan :

la Machine Alchimique sert, ni plus ni moins, à transformer la boule en arc-en-ciel.


L’Esprit Universel

Quant à l’esprit universel, indispensable pour que les opérations métallurgiques ou spagyriques deviennent « philosophales », il suit le cours naturel de sa descente, le long de l’alignement platonicien, de la Cloche jusqu’au Creuset.

De l’instrument qui concrétise l’Harmonie pythagoricienne par les nombres,

au fourneau qui matérialise l’Harmonie aristotélicienne des Eléments.


L’Ange

L’Ange, enfin, révèle sa triple nature  : il est certes Melencolia, mais aussi  Geometria et Alchymia. Ce n’est pas l’ange qui tient le compas, c’est le compas, attribut partagé, qui cloue ensemble, autour d’un même pivot, les trois avatars saturniens…. plus l’Artiste !


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7.5 Le Régule Martial Etoilé

8 janvier 2016

La partie gauche de la gravure est dominée par la Machine Alchimique, diagramme que sa forte cohérence interne permet d’interpréter comme illustrant, de manière théorique,  les deux principes Mercure et Soufre et les deux opérations Solve et Coagula. Le contexte mélancolique nous a permis de focaliser cette explication sur la première phase du Grand Oeuvre, dont le but est d’obtenir le Premier Mercure et le Premier Soufre  : substances  qui seront conjointes dans l’Oeuvre II  pour obtenir le Mercure Philosophique.

En l’absence de toute source antérieure à Dürer, il est raisonnable de s’arrêter à ces considérations générales, qui faisaient partie du fonds commun de connaissances alchimiques d’un public cultivé. Néanmoins, une interprétation plus poussée est envisageable, mais hautement conjecturale : nous proposons donc au lecteur qui ne souhaite pas pénétrer plus avant dans les arcanes de l’Oeuvre au Noir et de passer directement à la partie suivante.

Le lecteur intéressé trouvera ici une interprétation alchimique de la partie droite de la gravure, ainsi qu’une explication de deux curiosités  que nous avons seulement effleurées dans 5.3 La croix néo-platonicienne, à propos de l’alignement chrétien : la transition du signe à la signature, et la question  de l‘évanouissement du Fer, qui vont en fait se révéler liées.

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La voie sèche

La tradition alchimique distingue deux grandes techniques pour mener à bien le Grand Oeuvre : la plus utilisée, mais la plus longue, est la voie humide, qui se fait dans un alambic chauffé à température modérée ; la voie sèche, plus rapide mais plus difficile et risquée, nécessite  un creuset chauffé à haute température : c’est la voie qu’ont suivi des alchimistes tels que Basile Valentin, Artéfius, Philalèthe, Newton et plus près de nous Fulcanelli et Canseliet.

Le creuset et la meule sont deux symboles bien connus de la voie sèche : c’est pourquoi, si Melencolia I a l’ambition d’illustrer une technique précise, ce ne peut être que celle-ci.

La voie de l’antimoine

Stibine chaos
La materia prima  [1]

Les traités anciens ne dévoilent jamais clairement la « materia prima » : mais il est sûr que de nombreux alchimistes sont partis de la stibine, le minerai d’antimoine, qui est très fusible et cristallise sous forme de spectaculaires aiguilles : d’où le rapprochement avec le dragon  ou le Chaos.

La mer et l’étoile

Regule_etoile Regule_etoile_veritable


Dans l’imaginaire alchimique, la voie sèche débute par l’apparition d’une « étoile » au dessus d’une « mer », étoile comparable avec celle de Noël, puisqu’elle annonce la venue d’un enfant-roi :

« Les Sages nomment leur mer l’œuvre entier, et dès que le corps est réduit en eau (fondu), de laquelle il fut premièrement composé, icelle est dite eau de mer, parce que c’est vraiment une mer, dans laquelle plusieurs sages nautoniers ont fait naufrage, n’ayant pas cet astre pour guide, ce qui ne manquera jamais à ceux qui l’ont une fois connu. C’est cette estoile qui conduisait les Sages à l’enfantement du fils de Dieu, et cette même estoile qui nous fait voir la naissance de ce jeune roi  (régule)« . (Nicolas Valois, « Les 5 Livres », début XVIème, cité par Fulcanelli,( [2] II, 39)


L’étoile vue par Newton

Un siècle et demi plus tard, voici comment Newton décrit, en termes froidement opératoires, la même opération :

« Le Régule Martial est fait en jetant 2 parties d’antimoine sur 1 de fer chauffée au blanc dans un creuset et en les mélangeant bien ensemble avec un peu de salpêtre pour activer la fusion. Lorsque c’est froid, on trouve au fond le régule, lequel, de nouveau mélangé 3 ou 4 fois avec du salpêtre, est ainsi purifié et lorsqu’il est froid il possède une surface plane (sous le salpêtre qui est alors couleur d’ambre claire) avec des dessins en étoile et on l’appelle Regulus Martis Stellatus. » (manuscrit Don.b.15, f. 4v, cité par Dobbs,[3] p. 190)


Regulus Martis Stellatus

regule martial 1
Régule martial étoilé,   nom poétique de ce métal que nous appelons aujourd’hui antimoine :

  • « Regulus » signifie le petit Roi, car il est supposé grandir et devenir, à terme, le Roi de l’Oeuvre (l’Or Philosophique).
  • Martial car, comme l’explique Newton, le procédé d’extraction nécessite du fer (Mars) .
  • Etoilé, car il apparaît, au fond du creuset, avec sa cristallisation caractéristique en forme d’étoile.


La fascination pour l’étoile

Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota V2.062 Biblioteca dell'Accademia Nazionale dei Lincei, Roma 1738
Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota V2.062 Biblioteca dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Roma 1738

L’apparition de l’étoile réguline a donné lieu à des spéculations infinies, car elle semblait la signature d’une influence astrale, la preuve de la correspondance tant recherchée entre le haut et le bas. L’idée que le régule devait être capable d’attirer à lui, comme un aimant, les émanations de l’Esprit Universel, a été tellement prégnante que Newton y a puisé, comme le prouvent ses manuscrits alchimiques, l’idée même de l’attraction universelle.

newton_manuscript416
Newton, « Lapis Philosphicus » manuscript alchimique 416
On lit distinctement, en haut « Femina melancholica »


La trace du Fer

Quelques années plus tard, les chimistes n’étaient plus sensibles à cette rêverie  :

« L’étoile qui paraît sur le régule d’antimoine martial, quand il est bien purifié, a donné matière à raisonner à beaucoup de chimistes ; et comme la plupart de ces messieurs sont fort entêtés des influences planétaires et d’une prétendue correspondance entre chacune des planètes et le métal qui porte son nom, ils n’ont pas manqué de dire, que cette étoile procédait de l’impression que les petits corps qui sortent de la planète de Mars, avaient fait sur l’antimoine à cause d’un reste de fer qui y était mêlé. » N.Lemery, Cours de Chimie, 1675

Tout en critiquant l’influence planétaire, Lemery nous livre l’interprétation alchimique de l’étoile : elle est la trace que laissent dans l’antimoine les corpuscules émis par la planète Mars, à la manière des rayons cosmiques dans nos modernes chambres à bulles. Et ceci parce qu’elle contient, suite au procédé d’extraction, des traces de fer résiduelles.

L’obtention de l’antimoine (vision moderne)

L’antimoine se trouve dans la nature sous forme d’un sulfure, la stibine, de formule Sb2S3. Lorsqu’on fait agir du fer sur ce minerai en présence d’un fondant, le nitrate de potassium KNO3, le fer se combine avec le soufre pour former des scories noires de sulfure de fer, libérant ainsi l’antimoine.

Sb2S3 + 3 Fe = 2 Sb + 3 FeS


L’obtention du régule (vision spagyrique)

Voici une description détaillée de l’opération résumée par Newton, selon la  technique que pratiquaient sans aucun mystère les métallurgistes du XVIIème. Le fondant était du salpêtre (encore appelé nitre). Pour le fer, quelques clous suffisaient :

« Prenez une demi-livre de clous à ferrer les chevaux, mettez-les dans un bon creuset, au fourneau à vent, et couvrez le creuset d’un couvercle. Donnez feu de fusion, et sitôt que les pointes des clous seront bien rougies,  ajoutez-y une livre de bon antimoine en poudre grossière, couvrez le creuset de son couvercle, et par-dessus de charbon, afin que le feu soit fort violent, que la fusion de l’antimoine se fasse promptement, et qu’il puisse agir sur le fer, et le réduire en scories, avec lesquelles la partie sulfureuse impure de l’antimoine se joint en même temps, mais la partie mercurielle, et pure se met à part. Il faut avoir le cornet de fer (moule) au feu pour le tenir chaud, et le frotter avec de la cire et de l’huile. Lorsque vous verrez la matière en fonte et bien claire, jetez-y peu à peu trois ou quatre onces de salpêtre, je dis peu à peu, afin que l’action du nitre ne fasse trop bouillir la matière, et qu’elle ne sorte du creuset. Et alors vous verrez que la matière jettera quantité d’étincelles, lesquelles proviennent du nitre, et du soufre de l’antimoine, et lorsqu’elles seront passées, jetez la matière dans le cornet échauffé et huilé, comme nous lavons dit, et frappez sur le cornet avec des pincettes pour faire descendre en bas le régule, lequel étant froid, vous le tirerez du cornet, et le séparerez des scories avec un coup de marteau. Ces scories ne sont autre chose que la partie sulfureuse et terrestre de l’antimoine, mêlée avec le nitre, et une partie de Mars, faisant avec eux une masse, laquelle est à  l’abord fort compacte, mais elle se raréfie en peu de jours en une poudre assez légère, laquelle ressemble à la scorie de fer. »

Une fois effectuée la séparation entre l’antimoine et les scories de sulfure de fer, il restait à purifier le métal en faisant agir plusieurs fois le fondant :

« Or le régule ne sera pas assez pur dans la première fusion, c’est pourquoi il le faut faire fondre en un nouveau creuset, et étant fondu, jetez trois onces d’antimoine cru en poudre, faites fluer ensemble à un feu vif ; cette addition d’antimoine consumera ce qui pourrait rester des impressions de Mars,  que le soufre de ce nouvel antimoine achève de consumer.  La matière étant bien en fusion, jetez dedans deux ou trois onces du nitre, et l’ébullition étant cessée, jetez le tout dans le cornet chaud et huilé, et procédez comme auparavant, vous trouverez le régule bien plus pur que la première fois. Refondez encore une fois ce même régule, et jetez-y encore un peu de salpêtre, et l’ébullition étant passée, jetez-le dans le cornet, y procédant comme dessus, alors les scories seront grisâtres. Réitérez la fusion pour la quatrième fois, y ajoutant encore du salpêtre, et vous verrez que ledit salpêtre ne trouvant aucune impureté dans le régule, les scories qui surnagent en seront blanches ou jaunâtres. » (Glaser, Traicté de la Chymie, 1663)


Le Premier Oeuvre par la voie sèche (vision alchimique)

Afin de se pénétrer de l’état d’esprit alchimique, il est passionnant de montrer, en regard de ce procédé sans mystère, deux illustrations qui le représentent.


Basile Valentin - Clef I - Les deux agents du premier oeuvre et leur preparation

Basile Valentin – Clef I – Les deux agents du premier oeuvre et leur préparation

« Prends le loup très avide… qui, dans les vallées et les montagnes du monde, est en proie à la faim la plus violente Jette, à ce loup-même, le corps du Roi, afin qu’il en reçoive sa nourriture, et lorsqu’il aura dévoré le Roi, fais un grand feu et jettes-y le loup pour le consumer entièrement et alors le Roi sera délivré. Quand cela aura été fait trois fois, alors le Lion aura triomphé du Loup…. Et ainsi notre corps est bon pour le début de notre Oeuvre«  [4]

Derrière ses obscurités, le texte traduit bien le principe de l’Oeuvre I : utiliser la voracité du loup gris (l’antimoine) pour absorber le Corps du Roi (le Fer), et récupérer à l’issue le Premier Soufre (l’Ame du Fer, emprisonnée dans un corps impur) et le Premier Mercure (le régule purifié).

Le creuset indique la voie sèche, le Roi avec son sceptre de Fer fleurissant est le Premier Soufre, la Reine avec ses trois fleurs est le Premier Mercure, après trois purifications (son éventail en plumes de Paon multicolore  est l’équivalent de l’Arc-en-Ciel) .  Le troisième personnage, le vieillard à droite, mi-Vulcain avec son moignon, mi-Saturne avec sa faux serait  pour Canceliet le Feu secret (le Vulcain Lunatique).

Speculum veritatis 2 - XVII siecle

Mars tournant la roue
 « Speculum Veritatis », manuscrit du XVIIème siècle, Vatican (MS. Lat. 7286)

Cette illustration plus parlante nous montre à droite le même Vulcain lunatique, assis au pied d’un athanor à trois étages :  sur les trois étendards au dessus de l’Athanor, l’emblème de la disparition progressive des clous (les restes du Fer) au cours des trois purifications. Mars en armure (le Corps du Fer) tient un grand clou dont le tête est ornée du symbole du Soufre, surmonté d’un petit Coq :  l’Ame du Fer qui chantera à l’issue de la Nuit. La roue semblable à celle d’une loterie présente les huit couleurs de l’Oeuvre, mais renvoie aussi au symbolisme de la Meule alchimique, sur laquelle il s’agit d’affûter le Fer (voir  7.4 La Machine Alchimique)


Enfin, voici comment Fulcanelli décrit la « première marche de l’escalier des Sages », à grands renforts de métaphores. La première phase est une Séparation :

 “Si donc vous désirez posséder le griffon – qui est notre pierre astrale (régule étoilé) – en l’arrachant de sa gangue arsénicale, prenez deux parts de terre vierge, notre dragon écailleux (deux livres de stibine) et une de l’agent igné, lequel est ce vaillant chevalier armé de la lance et du bouclier (une livre de fer). Arès (Mars, le fer), plus vigoureux qu’Ariès (le Bélier, la stibine),  doit être en moindre quantité. Pulvérisez et ajoutez la quinzième partie du tout (soit 3 à 4 onces, une livre valant 16 onces) de ce sel pur, blanc, admirable, plusieurs fois lavé et cristallisé, que vous devez nécessairement connaître (le salpêtre). Mélangez intimement ; puis, prenant exemple sur la douloureuse Passion de Notre-Seigneur, crucifiez avec trois pointes de fer, afin que le corps meure et puisse ressusciter ensuite. Cela fait, chassez du cadavre les sédiments les plus grossiers ; broyez et en triturez les ossements ; malaxez le tout sur un feu doux avec une verge d’acier ».

Ensuite vient la phase de Purification :

« Jetez alors dans ce mélange la moitié du second sel, tiré de la rosée qui, au mois de mai, fertilise la terre, et vous obtiendrez un corps plus clair que le précédent. Répétez trois fois la même technique ; vous parviendrez à la minière de notre mercure, et aurez gravi la première marche de l’escalier des sages. Lorsque Jésus ressuscita, le troisième jour après sa mort, un ange lumineux vêtu de blanc occupait seul le sépulcre vide. » [2] I, p 277

Les mots soulignés sont une hypothèse de notre cru, mais les proportions indiquées, les couleurs et la séquence des opérations  collent de manière frappante avec le texte de Glaser. Les deux différences notables sont l’énigmatique « crucifiez avec trois pointes de fer », qui pourrait correspondre au  « frappez sur le cornet avec des pincettes »,   tout en justifiant l’analogie avec la Passion ; et le fait que la purification ne s’effectue pas avec le salpêtre, mais avec un « second sel, tiré de la rosée » : c’est ce second sel qui, dans cette tradition, fait toute la différence entre le banal procédé métallurgique et l’opération philosophale.

rosarium_21Rosarium philosophorum,planche 21, 1550 Durer 1512 petite_passion_la_resurrectionRésurrection, Petite Passion
Dürer, 1512

 


Le Feu secret

Pour conclure ce florilège de textes alchimiques consacrés à l’Etoile, nous citerons un passage de Canseliet, dans lequel le disciple de Fulcanelli revient sur la phase qui détermine son apparition, celle de la purification, et développe le rôle essentiel du sel (là encore, les mots soulignés sont de notre cru):

« La purification consiste à appliquer, trois ou quatre fois, la même technique sur le mercure qui a été préparé (le régule après la séparation des scories)…. Il s’agit donc de soumettre le mercure à l’action du sel des sages (le second sel de Fulcanelli)… qui correspond au feu secret. L’opération se développe à la faveur de la fusion qui reste, au vrai, dans la voie sèche, la naturelle solution. En purifiant le mercure des philosophes (le régule), le sel en accroît et exalte le pouvoir d’aimantation, de sorte que lui-même (le sel) se charge de l’or astral que l’autre (le régule) ne cesse d’absorber.
La proportion favorable à respecter est, en poids, le quinzième du dissolvant philosophique sur lequel le sel doit agir. Celui-ci, devenu le véhicule vitrifié du fluide cosmique, s’est coloré en vert, tandis qu’il accroissait sensiblement sa densité. Ainsi reçoit-il, indifféremment, les noms de vitriol ou de lion vert, et se trouve-t-il prêt, afin de jouer son très grand rôle, au cours de l‘oeuvre médian, ou second… La purification en doit pas être poursuivie, au-delà du moment où l’image stellée apparaît fortement empreinte dans la face supérieure du brillant lingot, à la fois plane et circulaire » [5]  p 199

 

Cette conception met en valeur le rôle essentiel du sel (qui n’est autre que le feu secret) vis à vis des influences astrales (l’or astral) : non seulement il augmente le pouvoir d’aimantation  du régule martial (sa propension à attirer l’influence de Mars) mais il fonctionne lui-même comme un accumulateur de « fluide cosmique ». Le secret réside dans sa fabrication à partir de la rosée, comme l’explique un disciple de Canseliet :

« La rosée, en rendant philosophiques les fondants, provoquera ultérieurement l’apparition de l’émail vert au blason, le fameux sinople. Sans elle, elle resterait jaunâtre et quelconque » [6] p 160


Lion vert vitrifieLion vert vitrifié [1] Emeraude des Sages

Emeraude des Sages [1]

 

Jouant au début un simple rôle de fondant pour faciliter la séparation, le sel va progressivement se densifier et se colorer dans les phases suivantes de l’Oeuvre, « vitriol vert » qui finira par devenir le Corps rectifié de la Pierre.

Minoritaire parmi les techniques alchimiques, la voie sèche à partir de l’antimoine commence par une « Oeuvre au Noir » particulièrement spectaculaire : long travail de broyage, clous rougeoyants,  risque d’explosion, fumées sulfureuses, noirceur des scories, blancheur du sel qui verdit au fil des réitérations, jusqu’à  l’apparition miraculeuse de l’étoile au sein du métal étincelant de la « mer » alchimique : le tout se faisant au creuset, qu’il faut  « frapper avec des pincettes » pour déclencher la séparation, tel celui de Melencolia I.

Melencolia_creuset

Ajoutons-y l’analogie avec la Noël (à cause de l’Etoile) et avec la Passion (à cause du creuset-croix et des clous). Et le fait que l’apparition de l’étoile, de la « signature astrale », coïncide avec l’élimination progressive des dernières traces de fer : et nous en arrivons à la conclusion renversante que Dürer avait lu Fulcanelli !



La Marque de l’Etoile

 

Il n’est pas impossible que Dürer, se documentant sur la mélancolie alchimique,  ait assisté dans un atelier de fondeur à une démonstration de fabrication du régule (on peut la trouver de nos jours assez facilement sur Internet [7]). Les mêmes causes produisant les mêmes effets, rien n’empêche qu’à quatre siècles de distance, deux esprits pareillement imprégnés de références platoniciennes et chrétiennes aient pu concevoir, face à un phénomène proprement miraculeux, des métaphores similaires. Il n’est pas nécessaire que Dürer ait lu Fulcanelli, ni que Fulcanelli ait vu Melencolia I : il suffit qu’ils aient partagé le même mode de pensée analogique.

Maintenant que nous connaissons mieux les ingrédients et le déroulement de l' »Oeuvre au Noir », du moins selon la voie de l’antimoine, nous pouvons rechercher dans la gravure des indications opératoires plus précises, en sus du diagramme théorique que fournit la Machine Alchimique.

L’Esprit du Monde

Melencolia_cloche_coloreNous avons vu dans 5.3 La croix néo-platonicienne que la cloche représente l’Esprit du Monde, et nous avons noté incidemment que, vue de dessus, elle évoque le symbole du soleil ou de l’or : un cercle autour d’un point central. Le texte de Canseliet nous en fournit l’explication : dans la terminologie alchimique, l’Esprit Universel, éternel et incorruptible, est un « or astral« , dont le métal Or est le correspondant terrestre.



L’ingrédient Fer

Melencolia_trois_clous_coloresLe Fer saute aux yeux, sous la forme des trois clous qui ont servi, non à ferrer les chevaux, mais à crucifier le Sauveur. L’image est plus complexe qu’il n’y paraît : tout comme les clous ont transpercé la chair du Christ et en sont ressortis teintés de son sang, ces clous-ci vont entrer et sortir de la matière première à la recherche du principe teintant,  le soufre caché qui y est emprisonné.


L’ingrédient Antimoine

Melencolia_bourses_coloreQuant au deuxième ingrédient, la materia prima, nous avons vu qu’elle est symbolisée côté gauche -du côté de l’alchimie théorique – par la boule. Côté droit, on la retrouve de manière plus concrète sous la forme des trois bourses : métal précieux emprisonné dans une gangue à défaire. Trois clous contre trois bourses : égalité.



L’ingrédient Sel

Melencolia_cles_coloreeeLes six clés symbolisent, comme nous l’avons vu  (7.2 Présomptions), le Feu secret ou le vitriol : de même que la clé entre et sort dans la serrure, le sel entre et sort durant les purifications, mais ne demeure pas dans le régule. De plus, les clés sont situées sur la même verticale que les clous, sous le carré magique et la cloche.  Elles ont, tout comme les trois pointes martiales, la capacité d’attirer, au travers des nombres, l’influence de l’Esprit Universel.



La conjonction

Melencolia_Regule_complet
Les trois ingrédients entrent dans le réacteur par la pointe du triangle « Solve », comme insérées par la main droite de Melencolia. Il est remarquable que la gravure évacue l’aspect négatif de la « nigredo » et ne fasse pas du tout allusion aux scories noires qui montent en haut du creuset (le « capuut mortuum » ou « tête de corbeau »). L’accent est mis sur la « conjonction »  plutôt que sur la « séparation » : à peine les vapeurs sulfureuses sont-elles évoquées par la chauve-souris qui s’enfuit.

Des bourses au livre

Melencolia_livre_compas_colore  

Regule_materia-primaMatière feuillée

Des trois pointes de fer mises dans le réacteur, on n’en voit plus que deux au niveau du compas :  et la main droite de Melencolia, qui a l’air de tenir une des deux pointes restantes, est plutôt en train de l’extraire, à la manière d’une aiguille fichée dans son giron.

Tandis que le fer commence à s’éliminer, la matière première commence quant à elle à s’ouvrir : le livre est encore fermé, mais moins hermétiquement que les bourses. Le livre ouvert serait d’ailleurs, selon Fulcanelli, une métaphore de la matière complètement préparée :

«…un ange expose le livre ouvert, hiéroglyphe de la matière de l’œuvre, préparée et susceptible de manifester l’esprit qu’elle contient. Les sages ont appelé leur matière Liber, le livre, parce que sa texture cristalline et lamelleuse est formée de feuillets superposés comme les pages d’un livre ». Fulcanelli ([F]  I, p.296)


Du livre à l’ardoise

Melencolia_ardoise_coloreA la métaphore du livre ouvert, Dürer a préféré celle de l’ardoise : surface aplanie et libre, juste maintenue par ses bords. Le fer continue de s’éliminer : il ne reste plus qu’une pointe, celle du stylet du putto, guettée par la tenaille. Le petit roi s’anime et griffonne, encore maladroitement, son signe.




De l’ardoise au paysage

paysage
Le paysage maritime évoque assez précisément le contenu du creuset à la fin des purifications : le Premier Mercure, encore liquide, commence à se solidifier sur le bord. L’arc-en-ciel-aquarium représente le vitriol, vase chargé d’esprit cosmique qui se forme toujours au-dessus. Enfin, l’étoile marque l’élimination complète du fer, qui en disparaissant a apposé sur la surface de séparation sa griffe rayonnante.


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Zoroaster Clavis Artis, MS. Verginelli-Rota V2.062 Biblioteca dell’Accademia Nazionale dei Lincei, Roma 1738

Les métaphores du sel

Bizarrement, les objets marqués par le nombre six semblent tous faire référence au Sel, illustrant les différents rôles que la tradition alchimique lui prête.



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Les six clés rappellent son pouvoir, en tant que feu secret,  d’ouverture de la matière.



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Le sablier à six faces et deux compartiments signale sans doute qu’il s’agit d’un sel double, composé de salpêtre (sorti de la terre) et de rosée (tombée du ciel) à la lumière de la lune (le cadran en forme de croissant). De plus, c’est un symbole de Mort : il illustre donc plus particulièrement le rôle du sel lors de la phase sombre de l’Oeuvre au Noir, la phase de Séparation.


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La balance à six cordons symbolise son rôle de pacificateur, de médiateur des contraires, qu’il commence à acquérir lors de la phase de Purification.


Melencolia_polyedre_colore
Enfin le polyèdre à douze sommets indique qu’une fois devenu vitriol,  il constituera le Corps rectifié de la Pierre.


Dans 5.3 La croix néo-platonicienne, nous avons constaté que la diagonale descendante de la gravure, l’alignement « chrétien », se prêtait à  trois niveaux de lecture :

  • en premier lieu comme une figure de l’aller-retour entre le divin et l’humain, entre ces trois événements prodigieux que sont la Nativité, la Passion, puis le Retour de Jésus ;
  • en deuxième lieu,  comme une trajectoire où des signes, émis par l’artiste d’ici-bas,  croisaient un signe émis par l’Artiste d’en haut ;
  • en troisième lieu, comme une séquence, indiscutable mais relativement impénétrable, de l’évanouissement du fer.

L’hypothèse du régule fournit un cadre conceptuel qui permet d’unifier la lecture christologique, la lecture sigillaire et la lecture ferrique de l’alignement chrétien, autour d’une idée commune que nous pourrions baptiser : la marque de l’Etoile.

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Planche 2
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Mais elle enrichit tout autant la lecture de l’alignement perpendiculaire :  les objets que nous avions nommé les « harmoniques » du polyèdre, porteurs du sceau de Salomon,  symbolisaient dans une optique platonicienne, la synthèse des Eléments et la descente de l’Esprit Universel vers la matière. Nous subodorons, maintenant, qu’ils pourraient constituer autant de métaphores du Sel, ce principe qui porte, dans la vision alchimique, les mêmes idées de conciliation et de captation des influences célestes.

Ce qui rend l’hypothèse du régule particulièrement irritante, c’est qu’elle fonctionne si bien, tout en étant hautement acrobatique d’un point de vue historique. Car le Sel ne fera sa pleine apparition dans la doctrine alchimique, en tant que troisième principe harmonisant le Soufre et le Mercure, qu’en 1531, dans le Liber paramirum de Paracelse. Remarquons cependant que la « machine alchimique » de Melencolia I est, quant à elle, strictement binaire : si le sel figure bien dans la gravure, c’est en tant que feu secret,  énergie motrice et adjuvant tombé d’en haut, plutôt que comme un principe à part entière.

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Planche 7
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Pas plus que nous ne savons avec certitude si Dürer a assisté en personne à la chute de la météorite d’Ensisheim, nous ne saurons s’il a vu de ses yeux l’apparition de l’étoile réguline. Toutes les idées sur l’antimoine et le rôle du Sel ne seront popularisées qu’au début du XVIIème siècle, dans les écrits attribués à Basile Valentin, ce pseudo-moine bénédictin supposé avoir vécu un siècle avant Dürer : les historiens jurent qu’il n’a jamais existé, Canseliet pense plutôt que si.


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Planche 11
De Lapide Philosophico, Hildebrandt Johann Bernhard, 1618

Melencolia I est le fruit prématuré, hors normes et hors saisons, d’une époque d’intense brassage où tous les concepts se superposent et s’interchangent. Qu’elle baigne dans un climat intellectuel chrétien et platonicien, qu’elle soit porteuse d’interrogations esthétiques et pré-scientifiques, c’est l’évidence. C’est pourquoi  il serait réducteur d’en faire un manifeste ésotérique qu’il s’agirait de pour les uns de décrypter, pour les autres de réfuter.  Ce n’est pas une gravure alchimique, mais une gravure composée dans le style alchimique : un microcosme savamment organisé pour faire interagir des symboles, déclencher des analogies en chaîne, des avalanches de significations et des coïncidences en cascade : une invitation à la pensée parallèle, où il s’agit tantôt de décaper l’oeuvre couche par couche, et tantôt de la contempler dans toute sa riche épaisseur.

Sans oublier l’Ironie, gousse d’ail et clystère de la pensée, indispensable à tout véritable Alchimiste.

Jos Ratinckx L'alchimiste

Jos Ratinckx, L’alchimiste

 

 


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Références :
[1] Une explication complète du Grand Oeuvre selon la voie sèche, avec photographies
http://alchimie.kruptos.com/archives-2/archives-2012/voie-traditionnelle-au-creuset/
[2] Fulcanelli, Les Demeures Philosophales
[3] Les Fondements de l’Alchimie de Newton, Betty Jo TEETER DOBBS, 2007
[4] Les douze clés de la philosophie, traduction et commentaires de E.Canceliet, éditions de Minuit, 1960
[5] L’Alchimie expliquée par ses textes classiques, E.Canceliet, p 199
[6] Atorène, le Laboratoire Alchimique
[7] Une explication complète de l’obtention du régule martial, avec photographies
http://alchimie-pratique.kruptos.com/separation.html

3 La question de la Sphère

1 janvier 2016

Superposer à une oeuvre d’art des tracés géométriques impliquant le nombre PI ou le nombre d’or, est une activité récréative qui donne des résultats colorés et étonnamment convaincants. Jusqu’à ce qu’une autre construction toute aussi mirobolante vienne concurrencer la première, puis une autre, sans autre terme que l’épuisement du stock de crayons de l’investigateur.

En règle générale, les cas où l’on peut s’accorder sur le tracé géométrique sous-tendant une composition, sont ceux où l’artiste a eu l’amabilité de nous laisser un dessin préparatoire, ou de ne pas effacer trop consciencieusement les traits de construction.

Dans le cas de la Melencolia I, fournir une nouvelle interprétation géométrique est donc aussi banal, présomptueux et promis à une rencontre rapide avec le plancher des vaches, que de tester un nouveau prototype d’aile volante depuis le troisième étage de la tour Eiffel – autre construction  utopique qui, celle-là, a le mérite de tenir debout.

Nous allons donc nous limiter ici à une question géométrique particulière que pose la gravure : y-a-t-il un rapport entre le carré magique et la sphère ?

Article précédent : 2 La question du Carré

Le carré de côté quatre

Ce carré a une particularité : c’est le seul dont le périmètre P (4×4) est égal à la surface S.


Le cercle de diamètre deux

Melencolia_Carre_Cloche

Le diamètre de la cloche mesure exactement deux cases du carré. Le cercle de diamètre D=2 a la même particularité que le carré de côté C=4 : son périmètre P (2 x Pi x 2) et égal à sa surface S (PI x 2 x 2).

La cloche et la carré magique illustrent le seul cercle et le seul carré dont le périmètre est égal à la surface.


Les problèmes de quadrature

Les problèmes de quadrature consistent à trouver un moyen géométrique pour passer du cercle au carré :

  • un premier problème consiste à trouver le carré ayant le même périmètre P que le cercle initial (quadrature périmétrique) ;
  • un second problème consiste à trouver le carré ayant la même surface S que le cercle initial (quadrature surfacique).

Le fait que Durer nous montre, côte à côte le seul carré et le seul cercle pour lesquels P=S  est peut être destiné à attirer l’attention sur les problèmes de quadrature.

La quadrature périmétrique

Si D est le diamètre du cercle et C le côté du carré ayant le même périmètre, la relation  est D = 4/PI x C.
En mesurant la sphère et le carré magique, nous trouvons justement qu’ils sont dans un rapport de 1,27 (donc très proche de 4/PI).

Le problème auquel réfléchit Melencolia,  le compas à la main et la règle à ses pieds, pourrait-il être celui de la quadrature périmétrique ? Problème insoluble comme nous le savons depuis 1882 (Ferdinand von Lindemann), car le nombre PI n’est pas constructible  à l’aide de ces instruments.

Le compas

Le fait que les dimensions de la sphère et du carré magique correspondent au rapport de quadrature pourrait être une simple coïncidence. Parmi les nombreux objets  qui entourent Melencolia, isoler ces deux-là et prétendre qu’elle réfléchit à la quadrature du cercle n’est-il pas quelque peu réducteur ?

Melencolia_Carre_Sphere

Remarquons néanmoins que la droite qui relie le centre de la sphère et le centre du carré passe… par le centre du compas.


Nombre d’or et quadrature du cercle

Par une coïncidence numérique, il se trouve que le valeur numérique du rapport de quadrature, 4/PI, est liée à autre nombre tout aussi célèbre que PI, le nombre d’or PHI :

4/PI est égal (au millième près) à Rac(PHI).

Au contraire de PI, le nombre PHI (irrationnel, mais non transcendant) peut se construire facilement avec une règle et un compas. Cette approximation miraculeuse de PI à l’aide de PHI, ouvre donc la possibilité d’une solution géométrique (presque exacte) du problème de la quadrature.


Les  deux rectangles d’or

Deux rectangles d'or contrsuctionRectangles d’Or type 1 et type 2  [1]

Supposons que le petit côté d’un rectangle vaille 1. Nous pouvons construire un « rectangle d’or » de deux manières, en donnant la longueur PHI soit au grand côté (rectangle d’or type 1), soir à la diagonale du rectangle  (rectangle d’or N°2). Dans ce second cas, du fait des propriétés de PHI, le grand côté a une longueur bien particulière  : Rac(PHI).

Trois rectanglesPour comparaison, à gauche et à droite les deux rectangles d’or, au centre le format A4 [1]


Dürer et le rectangle d’or

Melencolia_Carre_Rectangle OR

Dürer a utilisé le format du rectangle d’or type 2 pour ses trois gravures maîtresses : le « Chevalier et la Mort » en 1513,    MELENCOLIA I  et Saint Jérôme en 1514. Ce format très particulier n’a pas été suffisamment relevé, peut être parce que, du fait des irrégularités de l’impression et du vieillissement, le format varie légèrement selon les épreuves (à 1% près). [2]

Dans le cas de Melencolia I, le choix de ce format est particulièrement significatif :

ainsi, la gravure exhibe, dans le rapport entre sa diagonale et sa largeur, le rapport qui permet la quadrature du cercle.


Une construction inédite (Scoop !)

Melencolia_Carre_Schema 1

Prolongeons les deux verticales qui délimitent le carré magique, jusqu’à la diagonale descendante. Prolongeons de même les deux horizontales qui délimitent la sphère.

Ces verticales et horizontales se coupent sur la diagonale. Ceci est normal puisque la sphère et le carré et sont dans le même rapport que la hauteur de la gravure par rapport à sa largeur . Mais cette construction ne se contente pas de fournir les dimensions de la sphère et du carré : elle donne  également leur position relative dans la gravure :

une fois que le carré est positionnée, la sphère s’en déduit simplement, par projection selon la diagonale.   


Le rapport 7

Le carré magique mesure exactement le septième de la largeur de la gravure. Donc la sphère mesure également le septième de la hauteur : autrement dit, horizontalement la gravure est graduée sur la mesure du carré ; et verticalement sur la mesure de la sphère.

L’échelle et la sphèreMelencolia_Carre_Schema complet

Ses sept barreaux font peut être allusion à la mesure de la gravure (sept carrés sur sept sphères). Mais l’échelle entretient avec la sphère un rapport géométrique particulier : en prolongeant vers le bas le bord extérieur des montants, on voit qu’ils encadrent exactement le rayon de la sphère. De même, verticalement, l’espacement entre les barreaux est lui aussi égal à ce rayon :

en quelque sorte, l’échelle est « posée » sur la sphère, et construite selon sa mesure.  


L’instrument de la solution

Si le compas et la règle échouent à résoudre la quadrature, l’échelle serait-elle l’instrument adéquat ? Nous avons dit que ses barreaux sont espacés d’un rayon de la sphère : c’est vrai pour ceux du bas. Puis subitement, entre le cinquième et le sixième barreau, l’espacement diminue, prenant subitement la mesure du carré. Ensuite, entre le sixième et le septième barreau, l’espacement redevient normal.

Monter l’échelle

Les esprits prosaïques diront que cette irrégularité prouve juste que Durer a eu du mal pour caser ses sept barreaux. Mais remarquons que l’espacement irrégulier ne se situe pas n’importe où : il est à l’endroit le plus remarquable, là où l’arc-en-ciel vient traverser l’échelle, là où le météore apparaît dans le ciel.

Melencolia_Carre_Echelle inegale

L’échelle ne serait-il pas le véritable instrument dont Melencolia a besoin pour résoudre le problème de la quadrature ? Partant de la sphère, il s’agit de monter les degrés et, subitement, arrivé au cinquième, l’arc-en-ciel illumine le ciel et l’irruption du météore contracte l’espace, à la mesure du carré.

La sphère mesure le septième de la hauteur de la gravure, le carré le septième de sa largeur : ces deux objets donnent en quelque sorte l’étalon de chaque axe. Comme la hauteur est dans un rapport de Racine(PHI) avec la largeur, sphère et carré sont également dans le même rapport, qui est une très bonne approximation du rapport de quadrature périmétrique.

La sphère et le carré sont liés l’un à l’autre par deux contraintes géométriques :

  • leur taille relative se construit, comme nous l’avons vu,  par une projection selon la diagonale descendante ;
  • quant à leurs centres , ils sont être alignés de part et d’autre du centre du compas.

Manière magnifique de traduire, graphiquement, ce que Melencolia a en tête : résoudre à l’aide de son compas le problème de la quadrature.

L’échelle, avec son barreau bancal, illustre bien le caractère transcendantal de la résolution de ce problème : c’est l’apparition des deux météores, la comète et l’arc-en-ciel, qui fournit l’illumination.

Bien des auteurs ont suggéré que le thème de la quadrature du cercle pouvait être un de sujets de la gravure. D’autres ont noté la présence du nombre d’or. Mais le fait que  la gravure illustre, très précisément, la résolution de la quadrature par le rapport RAC(PHI),  n’a pas été relevé jusqu’ici. Il est étonnant que cette construction géométrique, somme toute assez simple,  ait pu  jusqu’ici à ma connaissance passer inaperçue.

 

Références :
[1] « Albrecht Dürers Kupferstich Melencolia I. Zur Aktualität eines Denkbildes vom Spätmittelalter bis in die Gegenwart », Jürgen Flachsmeyer, Vortrag im Greifswalder Krupp–Kolleg am 22. Mai 2006 in der Reihe Natur und Geist.
[2] En fait, pour des raisons de facilité pratique, le cuivre a été taillé dans un rapport Hauteur/Largeur =9/7. Le tableau ci-dessous montre, pour différentes épreuves, que si le rapport Hauteur/Largeur est exact à 0,01% près à 9/7, la longueur de la diagonale est égale à 1% près au nombre d’or.
Melencolia_Carre_RapportsPhi
Les valeurs sont extraites de l’étude de Yvo Jacquier, « Dürer et ses tarots« , qui explique bien les difficultés de la mesure, du fait de la variabilité des épreuves. http://www.melencoliai.org/ebook.html

Annexe :  Une construction géométrique de la quadrature

Il  existe une construction en particulier, qui est basée sur le carré de quatre. Nous n’avons pas de preuve que Durer la connaissait, mais elle donnerait une justification savoureuse à la présence du carré dans la gravure : à la fois énoncé du problème, et épure de sa solution.

Melencolia_Carre_Demonstration

A partir du cercle de rayon R (en rouge) on trace le carré quatre quatre qui l’englobe
On trace le cercle de rayon R/2 (en bleu)
La diagonale AC coupe ce cercle en E
Le cercle de centre A passant par E coupe le bord du carré en F
La ligne AF coupe en G l’horizontale passant par le centre O
Le carré passant par G (en rouge) est la solution de la quadrature du cercle R

Démonstration :
Supposons AB=1. Alors AC= Rac(5). AE=AC/2+AB/2=(Rac(5)+1)/2 = Phi.
Par construction, AF=AE=PHI. Dans le triangle ABF, la base vaut 1 et l’hypothénuse  PHI. La hauteur BF vaut donc RAC(PHI).
Thalès : AF/AG=BF/1 => PHI/AG = RAC(PHI) => AG=RAC(PHI).
Le triangle AOG a une hauteur OA de 1 et une hypothénuse AG de RAC(PHI) => le coté OG vaut 1/RAC(PHI)
Le périmètre du carré vaut 8OG = 8/RAC(PHI). Le périmètre du cercle vaut 2PI.
Comme RAC(PHI)=4/PI, les deux périmètres sont égaux


Article suivant : La question du Polyèdre : 4.1 Son angle

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2 La question du Carré

1 janvier 2016

Ceux qui connaissent bien le Carré de Dürer et ses motifs peuvent sauter ce chapitre, qui ne comporte aucun scoop.

Article précédent : 1.7 L’Objet-Mystère

Dès le premier regard sur Melencolia I, le carré magique fascine. Contrairement aux autres objets épars, amovibles, il est sculpté dans le mur même du bâtiment. Un seul autre élément partage ce statut de « gravure dans la gravure » : le monogramme de Dürer accompagné de la date, en bas à droite. L’affinité entre carré et signature se renforce dès que nous repérons, au milieu de la dernière ligne, les deux cases 15 et 14 accolées. Elle devient criante lorsque nous comprenons que les deux cases qui encadrent la date, 4 et 1, font écho aux deux lettres du monogramme, D et A.

C’est donc à bon droit qu’on nomme  « carré de Dürer » cet objet éminemment privé, égotiste. Bien plus qu’une curiosité mathématique, c’est un sceau, une marque de propriété.

Dans cette partie, nous allons prendre possession du carré en lui-même, sans nous préoccuper des autres éléments de la gravure [1]. Nous allons le monter et le démonter à la manière d’un Rubik’s cube, pour le plaisir, afin de comprendre ce qu’il a de vraiment magique, et qui a pu inciter Dürer à l’utiliser comme un élément-clé de sa composition.

Un peu de classification

Le carré magique de Dürer fait partie des 880 carrés magiques 4 x 4 (il porte le n° 175 de la classification de Frénicle [2] ). La définition d’un carré magique est que  le total des colonnes, des lignes et des deux diagonales doit être égal à un même nombre. Pour tous les carrés magiques d’ordre 4,  ce nombre est 34  (c’est simplement la somme de tous les nombres de 1 à 16, divisée par 4). Il est donc inutile de lui chercher une signification particulière  : l’âge du Christ + 1, ou l’âge de Dürer en 1514 (43 ans, en inversant les chiffres)

Un carré magique de type gnomon

Le carré de Dürer a une particularité : il est de type « gnomon » : c’est-à-dire que les quatre carrés 2×2 sur les angles ont également la somme 34.  (voir démonstration 1)

Melencolia_Gnomon
Une conséquence de cette définition est que le carré 2×2 central, ainsi que les quatre angles et les deux rectangles centraux, ont également la somme 34 (voir démonstration 2)

Un carré magique à symétrie centrale

En fait, le fait d’être un carré « gnomon » découle d’une propriété bien plus forte et bien plus rare  (il n’y en a que 48 sur les 880 carrés de quatre) : c’est un carré magique « à symétrie centrale », c’est à dire que deux cases symétriques par rapport au centre ont toujours la somme 17 [3]

Melencolia_Radial

Contrairement à ce qui est écrit souvent, le carré de Dürer n’a  pas deux caractéristiques indépendantes : « de type gnomon » ET « à symétrie centrale »: il est à simplement à symétrie centrale, ce qui implique qu’il est est nécessairement de type « gnomon » (voir démonstration 3)

Qui a fabriqué ce carré magique ?

Ce caractères remarquable pose la question de l’origine du carré. On le rencontre pour la première fois, associé à la planète Jupiter, dans un manuscrit du moine mathématicien  Luca Pacioli (« De viribus quantitatis« , écrit entre 1496 et 1508). Pacioli ne donne pas la figure complète, mais indique seulement les nombres des deux premières lignes, qui correspondent exactement au carré de Dürer  (les autres s’en déduisent par symétrie centrale) :
CarrePaccioli

luca_p10

Manuscrit de Pacioli

Nous n’avons pas la preuve que Dürer avait consulté précisément ce manuscrit, mais il a certainement rencontré Pacioli lors de son voyage en Italie en 1508  [4] (voir MacKinnon).

Le carré d’Agrippa

Une autre source possible est Agrippa de Nettesheim,  sorte de magicien philosophe itinérant très célèbre à l’époque, et qui était justement passé par Nuremberg en 1510. Un carré de quatre, présenté comme la « mensa jovis« , le talisman de Jupiter, sera le premier carré magique imprimé,  dans son De Occulta Philosophia en 1533. Mais il a pu le présenter à Dürer sous forme manuscrite. Voici le carré d’Agrippa :
CarreAgrippa


Fabriquer le carré de Dürer en partant du carré d’Agrippa

Retournons le carré d’Agrippa, de manière à faire apparaître le 14 et le 15 sur la ligne du bas:

Melencolia_Agrippa_bis
Il suffit ensuite d’intervertir les colonnes centrales pour faire apparaître la date, et trouver le carré de Dürer.

Si Dürer est parti du carré d’Agrippa, c’est  la démarche qu’il a pu suivre : il a repéré ses initiales en bonne place,  et décidé de le retourner pour mieux les mettre en évidence, en bas, au même emplacement que sa signature dans la gravure. Puis il a remarqué qu’en intervertissant les colonnes centrales, la carré restait magique.

Ceci ne marche pas toujours, puisque la permutation modifie le contenu des diagonales. Mais dans le cas du carré d’Agrippa, cela fonctionne [5].

Deux carrés possibles

Il est difficile de construire un carré de quatre de type gnomon et à symétrie radiale (il n’y en a que 48). Si en plus on veut que la ligne inférieure affiche la date au centre et les initiales A et D de part et d’autre, il n’y a que 4 solutions.  A supposer que Dürer ait eu la capacité de trouver ces quatre variantes, et qu’il en ait exclu deux pour des raisons de symétrie, il en reste deux absolument équivalentes. Il se trouve que celle qu’il a « choisie » est justement celle qui se déduit le plus facilement du carré d’Agrippa, par une seule opération  : la permutation des colonnes centrales. Toutes les autres variantes   nécessitent des  permutations supplémentaires de colonnes et de lignes  (voir démonstration 5).

Toutes ces raisons renforcent la certitude que  Dürer a bien trouvé son carré en manipulant celui d’Agrippa. Il a été au plus simple : dès qu’il a obtenu la date et les initiales, il s’est déclaré satisfait.


Fabriquer le carré de Dürer en partant du carré naturel

Pour le plaisir, voici une  méthode pour fabriquer le carré ex nihilo. On commence par remplir un carré avec les nombres de 1à 16, en partant de la case en haut à gauche. On effectue ensuite trois permutations : on permute en diagonale les cases d’angle ; on permute verticalement  les cases du carré central ; enfin, on permute horizontalement les cases centrales de la première et la dernière rangée. Quatre cases restent à leur place. Le diagramme ci-dessous résume ces permutations :
Melencolia_Carre 01


Fabriquer le carré de Dürer en suivant les motifs

Une méthode plus graphique consiste à partir de la case en base à droite (case 1) et de numéroter dans l’ordre, en suivant un motif composé de deux « grands ponts » et de deux « petits ponts » :
Melencolia_Carre 02

Des hexagones inattendus

Toujours dans l’idée du motif, si on relie les cases paires entre elles et les cases impaires entre elles, on révèle un autre motif très symétrique, composé d’hexagones imbriqués :
Melencolia_Carre 03


Le carré et ses motifs graphiques

Dürer a dû contempler  son carré plutôt en tant qu’artiste qu’en tant que mathématicien (on ne trouve rien dans ses oeuvres théoriques qui concerne les carrés magiques).
Les combinaisons de cases à somme 34 ont dû l’intéresser avant tout en tant que motifs décoratifs. Lesquels a-t-il repéré ?  Il nous est aujourd’hui facile, à l’ordinateur,  de trouver toutes ces combinaisons : il y en a exactement 86, qui se regroupent en  26 motifs différents. Ce répertoire de formes aurait passionné Dürer. En hommage à sa curiosité, il vaut la peine de balayer rapidement les principaux.


Les motifs simples

Melencolia_Carre_Motifs_Simples


Les motifs moins simples

Il existe huit motifs en forme de Y et huit motifs en forme de croix
Melencolia_Carre_Motifs_Y_Croix
Il est possible que Dürer, chrétien fervent, ait trouvé ces derniers, qui correspondent à la seule manière d’inscrire une croix dans le carré de 4.

Les motifs incomplets

Les motifs que nous avons vus précédemment constituent des séries complètes : c’est-à-dire qu’à partir du motif de base, tous les motifs qu’on peut déduire par une symétrie haut/bas, gauche/droite ou par une rotation d’un quart de tour ont également pour somme 34.

Il existe quatre motifs complémentaires, qui sont symétriques haut/bas et gauche droite, mais pas par une rotation d’un quart de tour :
Melencolia_Carre_Motif_incomplet

Les motifs faiblement symétriques

Enfin, il existe sept motifs qui ne possèdent que la symétrie minimale, par rapport au centre du carré, et forment donc des séries de deux. Par exemple :
Melencolia_Carre_Motif_faible symetrie

Autres propriétés radiales

Melencolia_Carre 04
Séparons le carré en deux moitiés verticales, possédant chacune son centre. Les couples de cases symétriques autour de chaque centre ont une propriété surprenante : multiplions deux à deux, puis faisons la somme des quatre couples de la moitié gauche : 16×15 + 3×4 + 5X6 + 9X10 = 372. Pour la moitié droite, faisons la même opération : 2×1+13×14+11×12+8×7=372. Le deux moitiés verticales forment donc deux sous-structures radiales, de somme des couples 372.



Melencolia_Carre 05
De même, les deux moitiés horizontales forment également deux sous-structures, de somme des couples 246.


Melencolia_Carre 06
Enfin, divisé en 4, le carré fait apparaître quatre sous-structures : deux de somme des couples 175, et deux de somme des couples 159.

La démonstration découle bien sûr du caractère radial du carré magique (voir démonstration 4)

A l’issue de cette analyse, nous connaissons bien plus de choses que Dürer  sur le carré qui porte son nom. Puisqu’il n’existe que quatre carrés obéissant aux mêmes contraintes  (symétrie radiale et chiffres 1 14 15 et 4 sur la dernière ligne), nous pouvons avoir la certitude qu’il n’est pas tombé dessus par hasard, en tâtonnant à partir d’une grille vide. Ce n’est pas diminuer son mérite de constater qu’il a trafiqué le carré d’Agrippa : encore fallait-il remarquer les initiales dans les coins, et la possibilité de faire apparaître la date.


Ce qui est passionnant dans le carré de Dürer, ce n’est pas la  manière de le construire : c’est la richesse des motifs visuels qu’il contient, et que nous avons aujourd’hui les moyens de connaître  exhaustivement. L’oeil d’un artiste ne pouvait pas louper les motifs de « ponts »  qui apparaissent lorsqu’on suit les chiffres dans l’ordre ; peut-être a-t-il vu les hexagones imbriqués que révèlent les cases paires et les cases impaires. Enfin, il a probablement passé de longues heures à s’émerveiller devant la variété des formes (carrés, rectangles, losanges, bandes alternées, zig-zags…) qui jaillissent, comme les lapins d’un chapeau, de ce carré véritablement magicien.

Références :
[1] Un bon site sur les Carrés Magiques : http://www.kandaki.com/CM-Durer04.htm
[2] Classification de Frenicle : http://magictesseract.com/Frenicle_squares
[3] La définition générale est carré « associé », c’est à dire que les cases « complémentaires » (symétriques par rapport au point central du carré ) contiennent des nombre qui sont également symétriques par rapport au centre de la série numérique ( 1 est symétrique de 16, 2 de 15, etc…).
[4] MacKinnon, The Mathematical Gazette, Vol 77, N° 479, July 1993, p 212
[5] Ceci n’a rien d’extraordinaire, et résulte du fait que le carré d’Agrippa est à symétrie centrale. Chaque diagonale comporte deux cases d’angles, qui ne sont pas touchées par la permutation, et dont la somme vaut 17 puisque le carré est à symétrie centrale. Les deux autres cases, qui elles sont échangées par la permutation, ont également pour somme 17. La somme des diagonales reste donc toujours 34.

DEMONSTRATIONS

1)Origine du nom gnomonique
Dans un carré magique d’ordre 4, on nomme un « gnomon » la partie éclairée en bleu. un carré a donc 4 gnomons, un pour chaque coin.

Melencolia_Carre Demo 01

Un carré magique est dit gnomonique, ou « gnomon » si ses quatre gnomons ont pour somme le même nombre, Z.

Nous allons montrer que si un carré magique est « gnomon », chacun des quadrants A B C et D est égal à un même nombre X = Z/3.

Melencolia_Carre Demo 02

Il suffit d’écrire les 4 équations à 4 inconnues données dans la définition :

A+B+C=Z

B+C+D=Z

C+D+A=Z

D+A+B=Z

En soustrayant les deux premières équations, on trouve A=D.

En soustrayant la seconde et la troisième, on trouve A=B.

En soustrayant la  troisième et la quatrième, on trouve A=C.

En replaçant dans la première, on trouve 3X=Z

X n’est rien d’autre que la constante du carré magique, nommons-là K. Pour le démontrer, il suffit d’additionner deux secteurs, par exemple A et B, qui représentent les deux premières lignes du carré magique. Donc : A+B=2K Comme A=B, X=K 


sb-line

2) Propriété d’un carré « gnomon »

Dans un carré magique gnomon de constante K, le carré central vaut aussi K Pour le démontrer, il suffit de décomposer le carré comme suit : Melencolia_Carre Demo 03

Appelons Y la somme des 4 cases d’angle. Additionnons tout : on a a+b+c+d+Z+Y=4K Additionnons maintenant les deux diagonales du carré magique : (1) Z+Y=2K La première équation donne donc : (2)  a+b+c+d=2K

En additionnant maintenant les deux colonnes centrales, puis les deux lignes centrales, on obtient les deux équations suivantes  : b+d+Z=2K a+c+Z=2K Additionnons ces deux équations : a+b+c+d+2Z=4K En comparant avec (2), on a 2Z=2K, donc Z=K

Dans un carré magique gnomon de constante K, la somme des 4 cases d’angle vaut aussi K L’équation (1) donne K+Y=2K Donc Y=K


sb-line

3) Propriété d’un carré magique associé (à symétrie centrale)

Un carré magique associé est nécessairement gnomonique (mais l’inverse n’est bien sûr pas vrai) : Melencolia_Carre Demo 04

Puisque les cases symétriques par rapport au centre ont pour somme K/2, additionnons les quadrants symétriques par rapport au centre : A+C=2K B+D=2K Additionnons maintenant les quadrants horizontalement. D’après les propriétés du carré magique : A+B=2K C+D=2K Même chose verticalement. Autrement dit, si nous reportons les nombres A, B, C, et D, dans un carré 2×2, ce carré est un carré magique d’ordre 2 (il a la même somme pour les deux colonnes, les deux lignes et les deux diagonales). Les carrés magiques d’ordre 2 sont une infinité, ils ont leur quatre cases égales. Donc A=B=C=D=K.


sb-line

4) Sous-structures radiales

Pour démontrer l’égalité des sommes des couples pour deux parties du carré, il suffit d’utiliser la grille ci-dessous, qui explicite le caractère radial du carré.

Melencolia_Carre Demo 05

Par exemple, le quart en haut à gauche a pour somme des couples : ad+bc. Le quart symétrique, en bas à droite, a pour somme des couples (17-d)(17-a)+(17-b)(17-c). Ce qui donne 2x17x17 – 17(a+b+c+d) + ad + bc. Or comme le carré est gnomonique,  a+b+c+d=34. Les deux sommes sont donc égales.


sb-line

5) Les quatre variantes du carré d’Agrippa

Supposons que j’habite en 1514 à Nuremberg et que je dispose d’un ordinateur.  Je voudrais bien faire figurer 1514 en bas de  mon carré magique,combien de choix vais-je avoir ? D’abord, je dois compléter ma ligne pour obtenir 34 : soit avec les nombres 1 et 4, soit avec les nombres 2 et 3. Je prends bien sûr le choix 1 et 4, qui correspond à mes initiales. Si je veux en outre que mon carré soit de type « gnomon » et « à symétrie centrale »,  mon ordinateur m’indique qu’il ne reste plus que quatre solutions. Voici celle que je vais sans doute choisir : Melencolia_Carre Demo 51

Mais jetons un coup d’oeil aux trois autres. La première variante s’obtient en permutant les colonnes A et D Melencolia_Carre Demo 52

Si on permute ensuite les lignes b et c,  on obtient la deuxième  variante : Melencolia_Carre Demo 53

Ces deux variantes auraient l’avantage de faire apparaître les lettres A et D dans l’ordre de l’alphabet, et de mes initiales. L’inconvénient est que, si l’on suit des yeux les nombres de 1 à 16, on n’a plus un motif de « ponts », mais un motif de « noeuds », bien moins harmonieux. On perd également le motif des hexagones.

Reste la troisième variante, dans laquelle on intervertit seulement les deux lignes centrales : Melencolia_Carre Demo 54

Celle-ci est quasiment identique à celle que j’ai choisie : elle donne exactement les mêmes motifs de ponts et d’hexagones.


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1.1 Un point de méthode

27 décembre 2015

Melencolia I

Dürer, 1514

Durer Melecolia I 1514

Désordre organisé ou ordre désorganisé ? La surabondance d’objets déconcerte et aiguillonne l’intuition. Saturé d’informations, notre regard se fait inquisiteur et suspecte une histoire sous le brouillage.

Les objets majeurs que sont le carré magique, la sphère et le polyèdre  exigeront chacun une étude détaillée.

Les autres, posés à des emplacements secondaires, semblent servir de bouche-trous. Souvent, on les passe sous silence dans les analyses : soit parce qu’il sont trop banals (marteau, tenaille), soit parce qu’on ne les reconnait plus (l’encrier, l’équerre).


Si l’on cherche à classifier cette profusion d’après l’emplacement, trois  groupes semblent se dégager :

  • les outils posés en désordre sur le sol (tenaille, marteau, scie, rabot, clous). Auxquels il faut ajouter les instruments de tracé (compas, équerre, règle, encrier)  qui se trouvent répartis un peu partout ; ainsi que le creuset, posé sur la margelle ;
  • les instruments suspendus au mur, chacun accroché à  son piton (balance, sablier, cadran solaire, cloche) ;
  • les deux objets attachés au corps même de Melencolia (les bourses, les clés).

Faut-il aussi regrouper les objets d’après leur utilisation pratique ? Des couples se dégagent rapidement :

  • le rabot va avec l’équerre pour dresser une planche,la scie avec la règle pour la découper ;l’encrier va avec le livre,
  • le creuset avec les pincettes ;
  • à la rigueur, les bourses complètent la balance en lui donnant quelque chose à peser ;
  • la cloche complète le sablier en sonnant l’heure qu’il nous donne.

 

Mais aux clous, faut-il associer le marteau, les tenailles ou les deux ? Enfin, un objet reste solitaire : le trousseau de clés n’a pas trouvé de serrures.


Ou bien faut-il associer les objets selon leur signification symbolique ? Aucun n’est neutre pour notre imaginaire, tous sont porteurs d’un riche champ de force. Il nous manque le mode d’emploi, le guide de lecture qui nous éviterait  de nous perdre dans leurs innombrables résonances.

La situation dans laquelle Dürer place le spectateur est somme toute  plus inconfortable que celle du policier devant une scène de crime. Ici, il ne s’agit pas de faire parler les indices :

il s’agit de les faire taire, de limiter le bavardage infini de tous à propos de tout.

Et pire, nous ne savons même pas si un crime a vraiment eu lieu, s’il y a réellement une histoire à élucider : tout ce désordre n’est peut être, en définitive, que du désordre.

Avant de nous livrer aux jeux et périls des interprétations, nous allons profiter de la précision graphique exceptionnelle de Dürer pour extorquer à ces objets, souvent négligés, quelques vérités factuelles. [1]


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Références :