La vocation de Saint Mathieu

12 octobre 2015

Imaginons deux personnages en toge faisant irruption dans un bar de la City, où cinq traders en costard-cravate énumèrent leurs stock-options. C’est l’idée-choc de Caravage…

La vocation de Saint Matthieu

Caravage, 1599-1600, Eglise de Saint Louis des Français, Rome

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..à droite Jésus et Saint Pierre dans des habits antiques aux couleurs ternes, à gauche cinq hommes  vêtus à la dernière mode, débordant d’argent et de sex appeal.

De part et d’autre, deux emblèmes résument la confrontation : à droite le bâton de l’Apôtre ; à gauche l’épée du jeune soldat.


Une composition efficace

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La verticale qui sépare les cinq percepteurs attablés et le couple des saints personnages  est très fortement marquée :  par le montant de la croix que dessine la fenêtre, et par la main droite de Jésus qui traverse cette ligne de démarcation entre le divin et l’humain.  Tout le monde a bien vu dans ce geste une citation de la main de Dieu tendue vers Adam, dans la fresque de Michel-Ange à la chapelle Sixtine.

OursSixtine Michal Batory-Deyrolle


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A remarquer, dans l’ombre, un détail bien moins visible : la main gauche de Jésus, ouverte vers le haut  comme pour accueillir celui que la main droite va chercher.



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Une seconde verticale, qui passe également par des mains superposées (celle du vieillard à lorgnon, et les deux mains accolées sur la table), divise le groupe de la table en deux camps : les deux qui regardent les pièces, et les trois qui regardent Jésus.

Ajoutons à cela le plumet blanc, qui fait écho au geste de Jésus comme pour le propager par ricochet, et l’index pointé du barbu, qui semble prolonger celui de Saint Pierre, et nous comprendrons l’efficacité de cette composition : à la fois structurée statiquement par deux cloisons verticales, et traversée dynamiquement par des flux de droite à gauche.

Le sens de la lecture

Cette direction de l’appel de Jésus,  de droite à gauche, contredit le sens naturel de la lecture (nous verrons d’autres exemples où, plus logiquement, les peintres  ont placé Jésus à gauche).


Cette complication se résout dès que  l’on regarde le tableau in situ, sur le mur gauche de la chapelle Contarelli.
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Depuis le fond de la chapelle, l’appel de Jésus s’adresse non seulement à Matthieu, mais aussi au visiteur qu’il invite à avancer  vers lui.

Certains pensent que la lumière naturelle de la chapelle fait ressortir d’autant plus le spot de lumière divine qui, en provenance de l’autel, désigne Matthieu dans le tableau.


L’identification du Saint

Depuis quatre siècles, on s’accorde à reconnaître  Matthieu dans le personnage barbu qui occupe le centre du groupe des cinq contemporains.

En 2012, une interprétation à contre-courant a été proposée, selon laquelle Matthieu serait le jeune homme à l’extrême gauche. Nous avons résumé, en annexe, les arguments et contre-arguments de la très intéressante controverse Lev/Magister. On y trouvera également la défense à mon avis décisive, par Irving Lavin, de l’identification traditionnelle.


Une composition volontairement ambigüe

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Un détail très significatif est que les mains qui, sur la table, se frôlent pour trier les pièces, sont deux mains droite : celle du barbu et celle du  jeune homme (qui tient de sa main gauche une bourse contre sa poitrine) :

du point de vue de l’appétit pour l’or, les deux personnages semblent à égalité (voir en annexe ce que dit Lavin sur ces mains).


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Une dernière ligne très marquée est l’oblique entre la lumière et l’ombre qui, frôlant l’auréole divine de Jésus (que l’ombre permet de rendre visible), descend vers la bouche de l’homme barbu, puis frôle le crâne du jeune homme :

du point de vue de la lumière qui convertit, ces deux-là sont encore à égalité.


Une manière élégante de dépasser la controverse serait de faire confiance à la subtilité de Caravage. Si l’identification du converti hésite entre les deux personnages, c’est peut être parce le tableau représente non pas une , mais deux conversions :

  • la conversion présente de Matthieu, l’homme barbu, haussé vers la lumière par la main de Jésus pour rejoindre le camp des Apôtres debout (en bleu) ;
  • la conversion à venir du jeune homme que Pierre puis Matthieu désignent, à son insu, non comme Apôtre, mais comme chrétien potentiel (en vert).


Une mise en scène définitive

Cette subtilité s’est perdue. Mais la leçon que les  successeurs de Caravage vont retenir  et reproduire pendant un bon  siècle, tient aux cinq rôles qu’il introduit de manière définitive dans l’iconographie de la Vocation. A savoir :

  • l’Apôtre, second rôle auprès de Jésus ;
  • le Publicain, second rôle auprès de Matthieu ;
  • l’Obstacle : celui qui s’interpose entre Jésus et Matthieu, faisant barrage à la conversion.



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Dans le tableau-princeps de Caravage, nul doute que l’Obstacle  n’est pas l’Argent étalé sur la table :

mais ces deux magnifiques jeunes gens rutilants de velours, de plumes et d’acier, qu’il faut beaucoup d’argent  pour habiller, séduire et retenir.


Nous allons voir comment,  dans les années immédiatement postérieures, des peintres ont repris et modulé cette mise en scène inaugurale.

Commençons par Ter Brugghen, dont on connait au moins trois Vocations de Saint Matthieu.  On ne sait  pas s’il a rencontré Caravage en personne lors de son voyage en Italie. Mais bien sûr, il en a étudié les oeuvres et le style, dont il rapportera les principes à Utrecht.



La vocation de saint Matthieu

Hendrick ter Brugghen, 1616, Magyar Szépmüvészeti Múzeum,  Budapest

La vocation de saint Matthieu Hendrick ter Brugghen - 1616 Magyar Szepmuveszeti Muzeum,  Budapest

Pour ce premier essai, Ter Brugghen se limite à trois rôles : pas d’Apôtre à côté de Jésus, aucun Obstacle entre Jésus et Matthieu.



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La tableau pousse à la limite deux idées de Caravage : l’âge de Matthieu (maintenant un vieillard à la barbe blanche) et sa surprise : alors qu’il est habitué à recevoir les contribuables par l’avant (on devine le dossier d’un fauteuil), Jésus surgit par l’arrière en contournant le rideau . Des pièces tombent, Matthieu a le réflexe de sauver le petit coffre portatif d’une main, tout en rajustant sa toque  de l’autre.

La subtilité du tableau réside dans ce jeu des quatre mains, qui  se répondent en se croisant  :

  • à l’inverse de Caravage, c’est de la main gauche que Jésus pêche Matthieu  : main nue qui fait contraste avec la toque de velours ornée d’un médaillon d’or, que retient la main droite du riche  percepteur
  • réciproquement, la main droite de Jésus, qui serre son manteau de voyageur, s’oppose visuellement et symboliquement à  la main gauche de Matthieu, encore crispée sur son coffre.

Nous sommes à l’instant de stupeur qui précède la conversion.



La vocation de Saint Matthieu

Hendrick ter Brugghen – 1620, Musée des Beaux-Arts, Le Havre

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Une composition rationnelle

Dans ce deuxième opus, Ter Brugghen reprend la composition de Caravage, en la rationalisant :

  • le Christ passe  à gauche (le sens de l’appel est maintenant cohérent avec le sens de la lecture)
  • le nombre de personnages monte à huit (un de plus que Caravage), ce qui équilibre la distribution des rôles : deux Apôtres, deux Publicains, deux Obstacles.

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Des symétries fortes

Aussi se créent de manière  quasi-automatique des symétries entre ces couples :

  • les deux Apôtres debout, qui sortent sur la gauche derrière Jésus, équilibrent les deux Publicains debout derrière Matthieu ;
  • les deux Obstacles, le jeune et le vieux , s’imitent – même posture des jambes encaleçonnées,  même  dos courbé  – tout en s’opposant – l’un porte plumet, l’autre est déplumé ; l’un fixe Jésus, l’autre scrute une monnaie au travers de ses lorgnons (citation directe de Caravage).

Une faiblesse

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Une autre citation est moins heureuse  : en exagérant la taille du plumet, Ter Brugghen minimise le geste de Jésus, et affaiblit la cloison de séparation entre le sacré et le profane :  d’où le chien de garde, malencontreusement rajouté en bas.

Une  bonne idée

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Une bonne idée, malheureusement peu visible : à la petite balance posée sur la table s’oppose la grande balance du mur du fond – justesse humaine contre justice divine.

Les deux grands plateaux mettent en correspondance les deux principaux protagonistes : Jésus et Matthieu. Mais pas en équilibre : car le fléau penche légèrement côté Jésus, comme poussé vers le bas par sa main légère.

Le choix est fait, la conversion a eu lieu : Matthieu n’a plus désormais qu’à se laisser glisser le long de cette pente  qui le conduit, par dessus l’Obstacle, à la suite des deux Apôtres.



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Bassano - ambito

La Vocation de Saint Matthieu
Entourage de Bassan, XVIème- XVIIème siècle, Phototèque Zeri

A titre de curiosité, voici un  autre exemple d’une  grande balance dans  la Vocation de Saint Matthieu, qui aurait pu donner son idée à Ter Brugghen.



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Claes Cornelisz Moeyaert
La Vocation de Saint Matthieu
Claes Cornelisz Moeyaert, première moitié du XVIIème siècle, Collection privée

Probablement à la suite de Ter Brugghen, ce tableau exploite le thème de la balance équidistante entre Matthieu et Jésus, et qui penche du côté de ce dernier.


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La vocation de saint Matthieu WAUTIER Charle fin XVIIeme musee des Augustins Toulouse
La Vocation de Saint Matthieu
attribuée à Charles Wautier,  fin XVIIème, Musée des Augustins, Toulouse

Dans ce tableau particulièrement elliptique de la fin du siècle, l’influence de Caravage s’éloigne sans se perdre totalement.



La vocation de saint Matthieu WAUTIER Charle fin XVIIeme musee des Augustins Toulouse schema
Dans le rôle de l’Apôtre-témoin, on trouve ici une vieille femme qui regarde le Christ. Dans le rôle de l’Obstacle séduisant, le jeune homme assis qui fixe Matthieu. La séparation entre la Profane et le Sacré est assurée par la colonne cannelée.

Ce qui rend le tableau alambiqué, c’est que Jésus ne regarde pas Matthieu, mais le Publicain situé derrière lui. La balance est  en équilibre, le percepteur est un homme juste qui croit à l’égalité des pièces.

Seul le dialogue des mains (celle qui tient la balance humaine et celle qui esquisse l’appel divin) et l’harmonie en bleu des vêtements permettent d’identifier le futur Apôtre, donnent à voir le travail souterrain de la conversion.



La Vocation de Saint Matthieu

Hendrick ter Brugghen – 1621, Centraal Museum, Utrecht

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Dans ce troisième opus, Ter Brugghen se limite à six personnages. Des deux Obstacles du tableau de 1620, n’est resté que le plus faible : le vieillard à lorgnon, déporté sur l’extrême droite et affublé d’une armure pour faire bonne figure : autant dire que le champ est libre pour le dialogue direct entre Jésus et Matthieu.



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Quatre index se font donc face dans l’espace vide central :

  • le vieux soldat et un des publicains montrent les pièces et le registre (ici, on vient pour payer) ;
  • Jésus et Matthieu montrent le futur Apôtre (ici, on vient pour racheter).

C’est là l’idée originale du tableau : la Rédemption contre la Dette.

Brugghen,_Hendrick_ter_-_The_Calling_of_St._Matthew_-_1621 crateres

Car on voit bien, au mur, les cratères laissés par d’innombrables reconnaissances qui y furent punaisées,

rien d’autre désormais  que de vieilles paperasses déchirées.


La Vocation de Saint Matthieu

Matthias Stomer, vers 1629, Museum of Fine Arts, San Francisco

Matthias Stomer The Calling of Saint Matthew circa 1629
Stomer reprend quasi à l’identique la composition à huit personnages de Ter Brugghen.


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L’innovation principale est que le second Obstacle (le vieux) s’est redressé, porte beau et a changé de nature : ce n’est plus un publicain décati, mais un rôle nouveau introduit par Stomer :   le riche contribuable, le Payeur.  Il toise l’importun et pourrait, au premier regard,  être pris pour Matthieu, tant le rouge et le bleu de ses vêtements font écho à ceux de Jésus.

Mais le regard de ce dernier ne laisse aucun doute : celui qu’il fixe, c’est le vieillard en brun qui  tient la balance, laquelle, malgré la contribution conséquente de l’homme riche, penche dans la bonne direction.



La Vocation de Saint Matthieu

 Jan van Bijlert, 1620-29, Museum Catharijneconvent, Utrecht

The Calling of St. Matthew Jan van Bijlert 1620-29 Museum Catharijneconven Utrecht
Autre caravagesque d’Utrecht, van Biljert reprend fidèlement la composition du maître italien, en renforçant le camp de Jésus par un Apôtre supplémentaire.



The Calling of St. Matthew Jan van Bijlert 1620-29 Museum Catharijneconven Utrecht schema
De plus, la cloison, marquée par la main de Jésus et par la balance,  a dangereusement progressé vers le centre, dépassant l’inoffensif Publicain à lorgnon et ne laissant qu’un dernier Obstacle à franchir , le soldat en jaune.

Matthieu, ce superbe homme mûr, poivre et sel, porte d’ailleurs déjà la main sur son coeur, en signe d’acceptation.



Pour conclure, il est intéressant de jeter un coup d’oeil sur l’évolution du thème en Italie.

La Vocation de Saint Matthieu

Bernardo Strozzi,  1620,  Art Museum, Worcester, Massachusetts

La vocation de saint Matthieu Bernardo Strozzi,  1620,  Art Museum, Worcester, Massachusetts

Peint à Gênes la même année que celui de Ter Brugghen à Utrecht, ce tableau à huit personnages conserve l’ordre de Caravage (le Christ à droite), réinvente de son côté le personnage du Payeur, mais pas la balance – qui semble bien être une innovation hollandaise.



La vocation de saint Matthieu Bernardo Strozzi, 1620, Art Museum, Worcester, Massachusetts schema
L’intéressant est que le rôle de l’Obstacle a disparu, remplacé au premier plan par le couple Receveur-Payeur. Du coup, c’est sans aucune ambiguïté que se développe en parallèle l’appel de Jésus vers Matthieu.

A noter que le Payeur se situe du côté « Jésus » de la cloison, qui se trouve comme d’habitude à l’emplacement de la main tendue.



La vocation de saint Matthieu Bernardo Strozzi,  1620,  Art Museum, Worcester, Massachusetts main
L’idée ingénieuse est de doubler la cloison par le regard mélancolique du vieillard, sur la pièce qu’il vient de sortir de sa bourse.

En  transgressant cette limite pour « prendre » Matthieu, la main de Jésus vient compenser, en quelque sorte, tout ce que ce dernier a pris aux pauvres.


En annexe, voici la synthèse des  sept arguments principaux de la controverse Lev/Magister de 2012, d’après l’article http://chiesa.espresso.repubblica.it/articolo/1350300?fr=y:

  • selon Elizabeth Lev (et tous les commentateurs durant 4 siècles) : Matthieu est le personnage barbu assis au centre

The_Calling_of_Saint_Matthew-Caravaggio_1599-1600 detail matthieu

  • selon Sara Magister (et le pape François) : Matthieu est le jeune homme assis en bout de table

Controverse jeune


 1)  Le témoignage des contemporains

« entre lesquels le Saint est en train de compter la monnaie…un jeune homme qui attire vers lui cette monnaie, assis dans l’angle de la table »
« tra le quali il Santo lasciando di contar le monete…un giovine che tira a sé quelle monete assiso nell’angolo della tavola »
Giovani Pietro Bellori, « Vite dei Pittori, Scultori ed Architetti Moderni Descritte da Gio. Pietro Bellori » (1672), I, Pise 1821, pp. 212-213)
En faveur du barbu (+2) : Giovanni Bellori et tous les peintres qui ont imité Caravage

« Les observateurs du temps du Caravage ont estimé que saint Matthieu était l’homme assis au centre, y compris son biographe, Giovanni Bellori ». Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :  Bellori s’est trompé

« Comment Bellori peut-il identifier Matthieu avec le personnage qui, selon ses propres dires, est en train de verser et non pas de recueillir l’argent, ce qui est fait par le jeune homme qui se tient, tête baissée, au petit bout de la table ? » Sara Magister
Argument faible : Bellori ne dit pas que le Saint verse l’argent, mais qu’il le compte.

 2) Le texte des Evangiles

Après cela, il sortit et il remarqua un publicain (collecteur d’impôts) du nom de Lévi assis à son bureau de publicain. Il lui dit : « Suis-moi. »Luc (5, 27)
« et post haec exiit et vidit publicanum nomine Levi sedentem ad teloneum et ait illi sequere me

En faveur du jeune homme (0) :

« Dans les Évangiles, Matthieu est celui qui perçoit les impôts. Mais, dans le tableau du Caravage, qui recueille l’argent ? Un seul personnage, parmi tous ceux qui sont présents. Bellori lui-même nous l’indique : c’est le jeune homme à la tête baissée qui se tient au petit bout de la table et qui, d’une main, prend l’argent, ou plutôt le rafle, tandis que, de l’autre, il tient d’un geste avide un petit sac, que la tradition artistique indique d’ailleurs comme un attribut habituel du saint, symbole négatif de son avidité avant sa vocation.« Sara Magister
Argument faible : le texte de l’Evangile est très court et emploie seulement le terme « publicain », sans préciser les détails de la  collecte. Comme l’a vu  Bellori, le barbu compte les pièces, ce qui fait bien partie du rôle de percepteur.

 3)  Un visage emblématique

En faveur du barbu (+1) : un converti célèbre

« La commande spécifiait que la toile devait être achevée pour l’année jubilaire 1600… L’historienne d’art Helen Langdon rappelle …qu’Henri IV de Navarre, né huguenot, se convertit au catholicisme en 1594 et épousa Marie de Médicis en 1600, l’imprévisible roi rentrant ainsi au bercail pontifical. En raison de cet extraordinaire exemple d’un monarque « qui voit la lumière », l’église Saint-Louis était le lieu idéal pour une prédication de conversion pendant toute la durée de l’année jubilaire.  …Henri IV avait 47 ans en 1600 et son portrait représente un homme élégamment vêtu, portant une barbe qui commence à grisonner. Les années saintes sont un appel à changer de vie, à devenir des hommes nouveaux, en dépit du poids des années et des péchés. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :

« Si Matthieu est l’homme barbu au doigt pointé, alors pourquoi son visage est-il si différent de celui qu’il a dans les deux autres œuvres du Caravage, qui le représentent écrivant l’Évangile et subissant le martyre, dans la chapelle Contarelli ? » Sara Magister
Argument faible : le jeune homme ne ressemble pas non plus au Mathieu des deux autres tableaux

4)  L’âge de se convertir

En faveur du barbu (+1) : un converti âgé est plus édifiant

« Le Matthieu mûr, un « businessman » ayant réussi, parvenu au sommet de sa vie, ayant travaillé pendant de longues années pour se procurer des vêtements luxueux, une position sociale et de grandes richesses, offrait aux fidèles un formidable exemple de la difficulté qu’il peut y avoir à renoncer aux vanités de ce monde. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :  un exemple de jeune Matthieu

« Dans la Dernière Cène de Léonard qui se trouve à Milan (ville où le jeune Caravage avait fait son apprentissage) Matthieu est représenté jeune, même si, plus souvent, la tradition l’avait représenté déjà parvenu à l’âge mûr »  Sara Magister
Argument faible : Léonard n’a pas représenté une conversion. Aucune Vocation ne montre un Matthieu jeune.

5)  Le geste du doigt

En faveur du barbu (+1) : Se désigner soi-même est un geste compréhensible de crainte

« La réaction inquiète de Matthieu rappelle et évoque des précédents littéraires et artistiques, dans lesquels les héros les plus célèbres, d’Ulysse à Moïse, tremblent devant le fait d’être choisis pour des entreprises grandioses. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (+1) :  le doigt le désigne

« L’observation attentive du faisceau de lumière qui court le long du bord supérieur du doigt pointé par le barbu, qui nous fait comprendre que celui-ci pointe le doigt non pas vers lui-même, mais vers son voisin. La lumière ne s’interrompt pas et ne s’amincit pas dans la partie finale du doigt, comme ce devrait être le cas pour un geste tourné vers soi, mais elle reste nette et linéaire jusqu’au bout du doigt » Sara Magister
En faveur du barbu (0) : le doigt est mal dessiné

« On peut trouver la réponse dans la manière de travailler du Caravage. Le dessin n’était pas son fort. Il dessinait peu ou pas, ce qui lui posait souvent des problèmes de raccourci. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :  le doigt est bien dessiné

« Il a été démontré récemment que les études de lumière mises en œuvre par le Caravage lorsqu’il peignit les œuvres de la chapelle Contarelli avaient été très soignées et sophistiquées, et aussi qu’un peintre de très grande maîtrise technique comme lui savait bien représenter, sans erreurs, les raccourcis dont il avait besoin, depuis l’époque de sa première production de jeunesse. » Sara Magister

6)  Le moment culminant

En faveur du barbu (+1) : l’instant de la conversion

« Alors que Michelangelo Buonarroti représentait souvent le moment qui précède l’événement – David avant de tuer Goliath, Adam avant la divine étincelle – ce n’est pas la manière de procéder de Michelangelo Merisi, dit le Caravage… La principale caractéristique du Caravage, en dehors de l’usage spectaculaire qu’il fait de la lumière, est qu’il préfère saisir sur la toile le moment culminant…Le Matthieu stupéfait, au corps rejeté en arrière tandis que ses yeux s’ouvrent à la lumière du Christ, surpris au moment où tout son monde bascule, est bien plus en accord avec la façon de procéder récurrente du Caravage : frapper et impressionner. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (0) :  l’instant du choix

« La scène représente vraiment le moment culminant de la vocation de Matthieu… Matthieu doit choisir entre le pouvoir de l’argent et la vie pauvre mais authentique des apôtres de Jésus… La lumière le touche, la main de Dieu le désigne. À lui de décider, maintenant, s’il va lever la tête pour répondre à l’appel du Christ ou s’il va rester le regard baissé sur les pièces de monnaie qu’il est en train de saisir avidement sur la table. »  Sara Magister

7)  La lumière

En faveur du barbu (0) : la lumière comme un jet de graines

« J’ai toujours perçu la « Vocation de saint Matthieu » comme une illustration de la parabole du semeur, en Marc 4, 3-8…. Jésus entre dans la boutique du collecteur d’impôts en semant sa lumière de révélation. Deux hommes ne lèvent même pas les yeux, trop pris qu’ils sont par les plaisirs de ce monde : ici la graine ne germe même pas. Deux autres jeunes gens se tournent vers la lumière, fascinés et impulsifs, et leur intérêt germe rapidement même si le terrain est peu profond : il ne s’agit pour eux que d’une curiosité passagère. Matthieu, au centre, est le terrain fertile, dans lequel la graine produira la plus grande quantité de fruit, grâce à son apostolat et à son Évangile. » Elizabeth Lev

En faveur du jeune homme (+1) :  la lumière comme grâce de Dieu

« Mais la lumière, qui se pose sur sa joue et sur son nez, fait comprendre que Jésus regarde celui qui est en face de lui et non pas sur le côté….La lumière qui nous fait lire l’événement dans toutes ses significations, ce n’est pas la lumière naturelle, mais c’est la grâce de Dieu qui survient à l’improviste dans l’histoire des hommes, les obligeant à faire un choix. »  Sara Magister


La défense d’Irving Lavin, en résumé

Voir Irving Lavin, “Caravaggio’s Calling of St. Matthew: The Identity of the Protagonist”,dans « Past–Present: Essays on Historicism in Art from Donatello to Picasso (1993) » p 85 https://www.academia.edu/7364078/_Caravaggio_s_Calling_of_St._Matthew_The_Identity_of_the_Protagonist_


The_Calling_of_Saint_Matthew-Caravaggio_1599-1600 detail matthieu

  • La profession de percepteur de Matthieu est indiquée par la pièce de monnaie qu’il porte en broche sur son chapeau.
  • Chapeau et barbe identifient Mathieu comme un homme mür et socialement installé, ce qui rend d’autant plus éclatante sa conversion.
  • Sa rousseur souligne sa judéité (il appartenait aux Levi) ;
  • L’index qu’il pointe vers lui-même est la réponse à l’index de Jésus qui le désigne : comme la toile s’inspire de l’interaction entre Dieu et Adam dans la fresque de la Sixtine, il serait inconcevable que Mathieu soit le jeune homme qui ne répond pas.

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  • Les gestes des mains qui se frôlent sont en fait bien différents : le jeune homme engrange les pièces, tandis que Mathieu les compte : il vient de poser la dernière sur la table, autre marque de sa conversion ; roux comme le traître aux trente deniers, Mathieu apparaît ici comme une sorte d’anti-Judas.

Holbein 1540 Le joueur

  • Dès le XVIIème siècle, Sandrart avait remarqué que Caravage avait trouvé l’idée de son jeune homme captivé par les pièces dans cette gravure de Holbein : le personnage principal, le joueur que les démons viennent chercher, est bien celui d’à côté.

Somov et ses miroirs

10 octobre 2015

Portrait du père de l’artiste

Konstantin Somov, 1897,Russian Museum, St. Petersbourg

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Historien d’art et conservateur au musée de l’Ermitage, le père de Somov est représenté dans un intérieur dépourvu de tout ornement, de tout livre, de tout cadre, sauf celui du miroir posé artificiellement entre deux voilages. Le savant n’est qu’un homme assis dans un arrangement provisoire, et le reflet inachevé refuse de montrer ce qui lui fait face.

La vue plongeante, contrariée par le regard scrutateur qui monte du père assis vers le fils debout, établit une sorte de paix armée entre deux supériorités qui d’ordinaire s’affrontent : critique contre artiste, vieil homme contre trentenaire prometteur, père et époux contre célibataire scandaleux.


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1932-1933 Somov Le boxeur

Le boxeur
Konstantin Somov, 1932-1933, Collection privée

Trente ans plus tard, les rapports se sont inversés. Le peintre sexagénaire est assis devant le jeune homme debout, le regard au niveau de son aisselle, à l’emplacement de la signature. Le miroir montre un tableau avec un arbre, un vase sur un guéridon : mais le morceau de choix est bien sûr cette nuque de jeune garçon, dont la fragilité fait contraste avec le corps d’athlète.

Les gants accrochés au mur justifient la main qui s’avance, laquelle rend plus frappante l’élision du sexe.

De la Russie à la France, des aventures de sa jeunesse mondaine à la liberté assumée de ses dernières années, du vieux père respecté au jeune modèle provocant, Somov a bouclé la boucle et assumé sa vie d’artiste et d’homme.



Chambre d’enfant

Konstantin Somov, 1898, Galerie Tretyakov , Moscou

1898 Somov in-the-nursery

Retour en Russie pour ce tableau sage qui combine déjà trois thèmes favoris de Somov : les bibelots (ici des jouets), la fenêtre grande ouverte sur un extérieur ensoleillé et le miroir, autre ouverture vers l’intérieur : on y voit un père avec ses deux petits enfants.

Tandis qu’en haut à gauche, à l’extrême limite du tableau, une horloge commence à compter le temps de ces jeunes vies.


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1898 Somov Femme au miroir

Femme au miroir
Konstantin Somov, 1898, State Art Museum, Nizhny Novgorod

Autre tableau banal de la période russe, ces deux siamoises qui semblent accolées par le chapeau.


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1930 Somov A fair reflection

Un reflet fidèle (a fair reflection)
Konstantin Somov, 1930, Collection privée

Trente ans plus tard, à Paris, le même thème est cette fois pleinement somovien : goût pour le rococo, les couleurs fluos, les moulures chargées, les bibelots en porcelaine.

La dame et son double sont imbriqués dans la menuiserie complexe du cadre et de la commode non pas en tant que personnages, mais en tant qu’élément décoratif supérieur, dont la voilette, le manchon de fourrure et le décolleté constituent les indispensables motifs.

Exercice de style distancié, où le désir est remplacé par l’humour : sans doute faut-il comprendre que le reflet fidèle de la dame, c’est ce petit caniche qui s’incorpore entre le manchon et le sein, aussi frivole et léger qu’elle.


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1916 Somov Illustration from Le livre de la Marquise
Illustration pour Le livre de la Marquise
Konstantin Somov, 1918

Publié en 1918 à Saint Petersbourg, dans un bref intervalle de temps entre deux censures, ce recueil de poésie et de prose est un manifeste libertin, où l’alibi du XVIIIème siècle permet beaucoup : un oeil rapide voit à gauche un soulier de femme, à droite un bicorne qui cache la bougie. Mais ces deux corps en miroir et magnifiés par l’ombre sont à l’évidence masculins.

Il faudra à Somov vingt ans et deux exils pour retrouver la même liberté.


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1919 Somov Sleeping young woman in a pink dress
Jeune femme endormie à la robe violette
Konstantin Somov, 1919, famille Rybakov

Ennui bourgeois pour cette jeune fille qui a laissé tombé son livre, s’endort et rêve d’autre chose, tandis que seul son petit chien la fixe avec amour.

De l’autre côté de la table, décapités par le miroir, des hommes fument et jouent aux cartes.

Au fond, la liberté ensoleillée du jardin.



Autoportrait au miroir

Konstantin Somov,1928, Collection privée

1928 Somov self-portrait-in-the-mirror

Tout le charme poivre et sel et le raffinement de Somov dans ce pastel décentré et virtuose : à remarquer l’anamorphose du visage dans le biseau du miroir.


sb-line1930 Somov porcelain-figurines-on-a-stone-shelf

Figurines de porcelaine sur une cheminée
Konstantin Somov,1930, Collection privée

Fusion des trois thèmes : la fenêtre et les bibelots ont été absorbés par le miroir. L’alternance des figurines blanches et colorés crée un effet de confusion, bien que le reflet soit rigoureusement exact ( le point de fuite se situe très à droite, en dehors du tableau).

A l’intérieur du cadre ovale, un alter-ego dix-huitième de Somov contemple affectueusement ce petit peuple de porcelaine.


sb-line1933 Somov an intimate moment

Moment d’intimité
Konstantin Somov,1933, Collection privée

La fenêtre du fond est tamisée par le rideau, mais la lumière rentre à plein par la fenêtre de gauche, révélée par l’ombre des croisillons.

Le cadre du miroir englobe le tableau de fleurs qui englobe le couple : toujours la technique d’imbrication qui transforme les personnages en éléments décoratifs. D’autant plus ici que les visages, miniaturisés par le cadrage, apparaissent comme des figurines parmi les autres.

Souvent, chez Somov, la femme fixe d’un oeil mutin et l’homme ferme les yeux : cette divergence des regards rend manifeste ici la divergence du couple. A la différence des figurines, l’un n’est pas le reflet de l’autre :

l’intimité dont il est ici question n’est pas celle du couple, mais celle de chaque sexe replié sur soi-même.



Nature morte en intérieur

Konstantin Somov,1931, Collection privée

1931 Somov still-life-interior

Bibelots, bouquet, miroir cadrant un objet signifiant : ici la fenêtre occultée. Ce petit pastel met en place les ingrédients que nous allons retrouver dans une série de natures mortes, qui sont autant de portraits.


sb-line1932 somov summer-morning-

Matin d’été
Konstantin Somov,1932, Collection privée

Un berger et une bergère en porcelaine marivaudent de part et d’autre du miroir rococo, sous une sorte de cil de lit en dentelle.

Sur la table de toilette, un petit mot et son enveloppe, un bouquet, un ciseau à ongle, des flacons, une brosse, des épingles, un fer à friser, des gants, une voilette et un chapeau. Plus le caniche posé sur le tabouret : tous les accessoires de la coquette qui enlève sans pudeur sa chemise de nuit, devant la fenêtre grande ouverte.


sb-line1934 Somov Table et miroir

Table de toilette et miroir
Konstantin Somov,1934, Collection privée

Ce tableau pourrait s’appeler « Soir d’hiver« , tant il fait pendant au précédent.

Sur la table de toilette, presque les mêmes objets : un petit mot et son enveloppe, un ciseau à ongles, des flacons, une cravate coincée sous une boule de verre vénitienne, un coffret de nacre, une épingle à cravate, un bouton, deux cigarettes, un bouquet, un gant, un chapeau : tous les accessoires de la coquetterie masculine, derrière le rideau bien fermé.

Le miroir ovale est celui de l’autoportrait de 1928. Ici, il ne montre que le dossier du fauteuil vide :

l’absence du peintre est compensée par sa présence dans les objets.


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1934 open-door-on-a-garden

La porte ouverte du jardin
Konstantin Somov,1934, Collection privée

Les couleurs acidulées et la lumière éclatante font contraste par rapport à l’illustration précédente : entre l’appartement et la maison de campagne, entre la vie mondaine confinée et la liberté des champs.

Une boîte décorée, un petit bouquet de fleurs du jardin, un réchaud, une cafetière, des flacons, un paquet de cigarette entamé, une montre de gousset sur un livre, une carte postale sur un cahier.

Ici, rien de suspect, rien qui s’oppose à l’ouverture en grand de la fenêtre, qui fait miroir sur le village.


sb-line1934 somov intimate-reflection-in-the-mirror-on-the-dressing-table

Reflet intime sur le miroir de la table de toilette
Konstantin Somov,1934, Collection privée

Sur la table de toilette, nous reconnaissons les accessoires masculins habituels : chapeau et gants, allumettes, bouquet, ciseau, boîte en nacre, cravate, petit miroir rond.

Dans le miroir ovale de Somov, un nu nous tourne le dos. Les rideaux sont tirés sur cette intimité ambigüe.


sb-line1934 somov self-portrait-in-the-mirror-

Autoportrait au miroir
Konstantin Somov,1934, Collection privée

Un demi-Somov, la cigarette au bec, s’insinue parmi ses objets-fétiches. Le flacon, seul objet dupliqué, occupe ici la place centrale : comme si l’oeil du peintre, derrière le parfum, voyait la fleur ; derrière l’objet manufacturé, la campagne.

Pourtant sont bien présents les accessoires de la sortie en ville : brosse à habit, cravate venant du repassage, porte-monnaie et parapluie.



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1936 somov

Dans l’atelier
Konstantin Somov,1936

Tout l’art de peindre en cravate, la tête dans le miroir.



L’apparition

Konstantin Somov,1938, Collection privée

1938 Somov L'apparition

Un tableau complexe où deux apparitions dénudées, plus une vielle femme cauchemardesque, servent d’alibi à un nu voluptueux.

Dans la fenêtre du miroir, toujours la promesse du jardin, avec une branche fleurie.


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1938 Somov+Reclining male nude

Homme couché
Konstantin Somov,1938, Collection privée

Le même, sans les alibis. Le cadrage resserré escamote les ouvertures, sauf le brasier de la cheminée. Le chien blanc, accessoire des coquettes d’opérette, dort ici aux pieds du véritable sujet.



Les amoureux

Konstantin Somov,1933, Collection privée

1933 Somov The Lovers

Le miroir carré et le miroir ovale fonctionnent comme les emblèmes des deux sexes qui se frôlent, mais restent orthogonaux l’un à l’autre.


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1938 somov-the lovers

Les amoureux
Konstantin Somov,1938, Collection privée

Les rideaux sont enfin ouverts sur la ville, sans craindre le voisin d’en face qui fait de même, au petit matin.

Un an avant sa mort, Somov se risque enfin à fusionner, dans un miroir ovale, ses véritables amoureux. Sur la table, deux casquettes, deux cravates, deux verres et une bouteille dupliquée : la fiole de parfum sophistiquée est remplacée par un litre de blanc, évocateur des plaisirs de la veille et des sexes parallélisés.

Apelle et Campaspe

25 septembre 2015

Le peintre Apelle avait peint avec une telle vérité et un tel amour la belle Campaspe, la favorite de l’empereur Alexandre, que celui-ci la lui donna en récompense.

Depuis Pline [1], l’anecdote a fourni aux artistes l’occasion de flatter la  magnificence des puissants, de mettre en valeur  leur propre habileté  et de mettre  en scène sous tous les angles la splendeur d’une nudité démultipliée .

Le peintre maniériste Joos De Winghe, connu pour ses iconographies inventives, en a donné un des exemples les plus frappants (pour des précisions sur l’artiste et le thème, l’étude de référence est celle de Véronique Bücken [2]).

Apelle peignant Campaspe  (version 1)

Joos de Winghe, vers 1600, Kunsthistorisches Museum, Gemäldegalerie, Vienne

winghe apelle_peint_campaspe Vienna Historical Museum
Dans cette version destinée à l’empereur Rodolphe II, Joos de Winghe réussit ce triple objectif : courtisan, virtuose et érotique.

Alexandre le généreux

Alexandre est représenté dans un costume oriental, évocateur de richesses infinies, et qui  fait peut être allusion aux combats de Rodolphe II contre les Turcs. Il tient dans sa main gauche son bâton de commandement, et pose sa main droite sur l’épaule du peintre méritant.

Apelle le grand

Magnifié par ce geste d’amitié, le peintre l’est aussi par son vêtement tourbillonnant qui prolonge celui du prince, par son appuie-main démesuré qui imite le bâton, par sa main droite tenant le pinceau qui place le spectateur sous sa coupe. Tout comme la main droite du prince bénit le don fait à Apelle, la main droite de celui-ci offre au spectateur son chef-d’oeuvre :  la dame de toile aussi belle que la dame de chair.

Campaspe deux foix nue

L’anecdote de Pline précise qu’Apelle peignit Campaspe sous les traits de Vénus Anadyomène, autrement dit sortant des eaux. C’est l’occasion pour de Winghe de nous la montrer de face en tant que femme, de profil en tant que déesse, entièrement nue sauf un tulle qui voile très peu son pubis.



winghe apelle_peint_campaspe Vienna Historical Museum venus
L’érotisme  (voir pour certains l’obscénité) de cette double nudité était parfaitement saisi par les contemporains [3], tout en restant dans les limites du tolérable sous l’alibi de la véracité : car puisqu’Apelle peint Vénus de profil, il est normal que Campaspe montre au spectateur sa face la plus avantageuse.


Un piquant Cupidon

Le gamin, tout juste échappé de l’absence de jupes de sa mère, se précipite sur Apelle pour lui ficher sa flèche dans le coeur. Après le bâton du prince et l’appuie-main du peintre parallèlement érigés en direction de Vénus, voici le trait orthogonal décoché non par la déesse, mais bien par Campaspe, que le petit Dieu consulte du regard.


Une scène de théâtre

Blasés par des siècles de peintures mythologiques pompeuses, nous ne sommes plus sensibles à ce mélange des genres quelque peu humoristique, qui devait ravir les contemporains : sur cette scène étroite délimitée par les deux colonnes et l’arcade, les princes grecs s’habillent en califes, les peintres en princes, et un petit Dieu tombé du ciel prend la mortelle pour la déesse,  le modèle pour l’original.


Une iconographie détonante

Le détail crucial qui explique toute la scène se trouve tout à droite : il s’agit de la servante qui, dans un geste ample des deux bras, soulève d’une main le voile de Campaspe et de l’autre retire son manteau. C’est en réponse à cette nudité stupéfiante qu’Apelle écarte lui-aussi ses bras.

Nous comprenons alors que Campaspe, jusqu’ici, posait habillée. Le moment précis choisi par de Winghe est celui où le don d’Alexandre autorise cet effeuillage ; où l’ancien maître passe la main  au nouveau dans la contemplation de ce nu – et du même coup à nous tous à qui Campaspe, du moins en spectacle, nous est également donnée.

L’on constate alors, non pas que le tableau est fidèle au modèle, mais bien que le modèle est fidèle au tableau. Ce que le pinceau d’Apelle a rêvé, la réalité le montre à l’identique.  L’iconographie inventée par De Winghe hausse  à son maximum le pouvoir d’incarnation de  la Peinture,  par laquelle l’Idée domine la Forme et le Peintre la Nature.  Nous sommes à l’instant précis où le fantasme pictural se transforme en passion charnelle,  où la flèche symbolique de Cupidon  se transforme en objet qui pique.


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winghe apelle_peint_campaspe Institut neerlandaisApelles peignant Campaspe
Dessin de Joos ou Jérémie de Winghe  [4],The Samuel Courtauld Trust, The Courtauld Gallery, Londres

Dans cette étude marquée par une symétrie plus systématique que le tableau, deux sculptures, femme et homme, surplombent Campaspe et Appele, tandis qu’un servante retire le manteau de la courtisane et qu’un serviteur, dans le dos du peintre, reste interdit devant cet effeuillage.

Le geste d’amitié d’Alexandre, qui pose carrément sa main sur l’épaule du peintre et l’enveloppe dans son manteau, est plus marqué que dans le tableau.

Notons enfin que la Vénus est ici plus familière, voire grivoise : de la dextre elle brandit un éventail de cocotte tandis que sa senestre, sous prétexte de retenir le voile, s’approche dangereusement de la queue turgescente du dauphin.

Remarquons également une bassine aux pieds d’Apelle, détail qui s’expliquera plus loin.


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winghe apelle_peint_campaspeEtude pour Apelles peignant Campaspe
Joos de Winghe, Institut Néerlandais, Paris

Cette autre étude, plus dépouillée, montre bien les idées fortes de la composition :

  • le petit amour piquant, qui attaque ici par en-dessous ;
  • la séparation spatiale entre les deux amis, qui font couple, et de la courtisane, l’objet du don ;
  • l’habit de sultan d’Alexandre, qui justifie ce type de cadeau  ;
  • son bâton de commandement, insigne de virilité.

Mais ici, De Winghe n’a pas encore eu l’idée de l’appuie-main faisant concurrence au  bâton (un membre chasse l’autre), ni celle de la double nudité ni, surtout, celle du manteau retiré.

Cette étude à usage privé est sans doute la plus érotique : s’y exhibe  la crudité du corps offert, sans visage ni voile, avec son déhanché spectaculaire.


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Apelle peignant Campaspe (version 2)

Joos de Winghe, Kunsthistorisches Museum, Gemaeldegalerie, Vienna, Austria

winghe_apelles  campaspe cc 1600

Une composition brillante

Et voici enfin la version la plus aboutie,  dans laquelle les différents thèmes atteignent leur plein développement au service d’une composition brillante, saturée de personnages et de symboles.

La cause de cette liberté :  il s’agit d’une commande d’un riche marchand d’Hanau, Daniel Forreau, également architecte et peintre, qui souhaitait se voir représenté en rien moins qu’Apelle lui-même.


Une scène close

L’impression de saturation tient notamment au fait que, contrairement aux autres versions, l’espace est clos vers l’arrière : les colonnes barrent l’arrière-plan, n’ouvrent aucune perspective. Le tableau de Vénus, en plein centre ainsi que le rideau au-dessus, font barrière et confinent les personnages dans un étroit espace scénique.


Le présentoir central

winghe_apelles  campaspe cc 1600 presentoir
Au centre de la scène, un présentoir incongru, fait de deux degrés de pierre, porte les outils du dessin  (le compas et la règle) et un récipient d’or dans lequel baignent des objets ovales, dont la signification est problématique  (nous avons remarqué le même récipient posé par terre , à portée de la main du peintre, dans l’étude de la Courtauld Gallery). Puisque les historiens d’art passent prudemment ce détail sous silence, risquons une explication : il pourrait s’agir de coquilles d’huitre dans lesquelles les peintres antiques avaient coutume de conserver  leurs couleurs (on voit que l’un d’entre elles est remplie de rouge) [5]



winghe_apelles  campaspe cc 1600 coquilles
Cette référence érudite crée  un lien entre Apelle et Venus, dont la célèbre conque est placée à côté du pied gauche, comme si elle venait d’en sortir.

Ainsi le présentoir central rend à la fois hommage au commanditaire (les degrés de pierre, les instruments de l’architecte), à Apelle (les couleurs), à Vénus (les coquilles) et à Joos de Winghe lui-même, dont la signature est gravée dans la pierre.


De brillantes couleurs

winghe_apelles  campaspe cc 1600 couleurs
En plusieurs endroits, de Winghe introduit des fonds colorés pour mettre en valeur un autre objet. Ainsi :

  • le rideau rouge derrière la  couronne de lauriers verte ;
  • le manteau pourpre d’Alexandre derrière le manteau bleu de Prusse d’Apelle ;
  • le manteau rouge derrière la carnation de Campaspe.

Ces fonds colorés contribuent à l’encombrement : voir par exemple comment l’arc de Cupidon a du mal à trouver à se placer, à la lisière du manteau.


La marginalisation d’Alexandre

Tandis que le couple Apelle/Campaspe s’affirme par un chromatisme exacerbé, Alexandre, relégué  sur le côté, est affublé de couleurs sombres et s’efface dans l’arrière plan.

Marginalisation logique puisque, dans ce tableau, le personnage-clé est Forreau, qui joue les deux rôles de Patron et de Peintre. Le trio habituel de l’histoire, Alexandre, Apelle et Campaspe, se simplifie en un duo Apelle/Forreau et Campaspe.

Du coup, la place est libre pour un troisième terme, qui va pouvoir s’insérer entre le peintre et son modèle.



winghe_apelles campaspe cc 1600 ternaire

Ainsi, la structure spatiale de la composition est clairement ternaire :

  • un trio théorique : Le Peintre, le Tableau, le Modèle ;
  • un trio d’animaux : Le chien d’Appele, les instruments de l’Art (huitres), la conque de Vénus ;
  • autrement dit : La Fidélité [6] , L’Art, La Beauté.


Une  composition déconcertante

Une des complexités du tableau résulte de la cohabitation forcée de ces deux trios : celui de l‘anecdote historique, et celui de la théorie picturale. D’où l’impression de forte symétrie, mais en même temps d’écart à cette symétrie.

Si l’intention de fantaisie et de trop-plein est évidente, il existe des régularités qui font pressentir un ordre sous-jacent.


Un motif récurrent

winghe_apelles  campaspe cc 1600 motifs
Plusieurs personnages s’imitent dans leur posture. Les cinq hommes : Alexandre, Apelle, Le Génie, Neptune et Cupidon étendent pareillement leur main porteuse d’un dard :  bâton de commandement, pinceau et appuie-main, palme, trident, flèche.

Quant aux femmes, bien sûr, par construction, Vénus imite Campaspe. Et les deux servantes se répondent de part et d’autre de leur maîtresse, chacune portant un des attributs de la Beauté : le manteau et le miroir.



winghe_apelles  campaspe cc 1600 miroir
Ce dernier, poussé vers la marge et ne reflétant qu’une fenêtre improbable, laisse subodorer qu’un des fils conducteur du tableau pourrait bien être le thème du Reflet, en plus de celui de l’Imitation.

Une méthode d’analyse

Proposons une méthode simple : chacun des personnages a un bras droit et un bras gauche, qui soit tient un objet, soit montre un autre personnage. Ce qui donne le tableau suivant :
winghe_apelles  campaspe cc 1600 tableau synthese



Il ne reste plus qu’un pas à faire pour organiser tous ces trios, qui se suspendent les uns sous les autres comme un mobile à la Calder.


winghe_apelles campaspe cc 1600 mobile

Des symétries inattendues

Nous avons représenté par une flèche noire le verbe « montre« ,  par une flèche bleue le verbe « tient« . Sur la moitié droite, les « mains » sont inversée (la flèche qui représente la main gauche se trouve à droite de chaque rectangle, et réciproquement.

Les objets plutôt « masculins » (en bleu) et les objets plutôt « féminins » (en rose) se trouvent  placés aléatoirement : la lecture sexuée n’est pas une bonne piste. De même les manteaux (en orange) sont placés sans symétrie.

En revanche, cette reconstruction théorique de la composition de de Winghe à la mérite de faire apparaître, de part et d’autre de l’axe central, toutes les symétries de la composition. Certaines attendues :

  • les deux modèles (Campaspe et le figurant) sont symétriques des deux divinités (Vénus et Neptune) ;
  • Alexandre et le Génie de la Renommée se trouvent en pendant (gloire terrestre et gloire artistique)

D’autres plus dissimulées  :

  • Cupidon se retrouve en symétrie avec la conque de sa mère (on en pensera ce que l’on voudra)
  • Le pinceau d’Apelle est en fait tendu vers Campaspe (on connait le double sens du mot Pinsel en allemand)

Mais surtout, le thème principal du tableau, à savoir la Peinture comme reflet fidèle, est prouvé par cet axe qui se met en place entre Appele et le miroir, recentré ici à sa place légitime.


Références :

[1] « Au reste, Alexandre donna une marque très mémorable de la considération qu’il avait pour ce peintre : il l’avait chargé de peindre nue, par admiration de la beauté, la plus chérie de ses concubines, nommée Pancaste ; l’artiste à l’œuvre devint amoureux; Alexandre, s’en étant aperçu, la lui donna: roi grand par le courage, plus grand encore par l’empire sur soi-même, et à qui une telle action ne fait pas moins d’honneur qu’une victoire; en effet, il se vainquit lui-même. Non seulement il sacrifia en faveur de l’artiste ses plaisirs, mais encore ses affections, sans égard même pour les sentiments que dut éprouver sa favorite en passant des bras d’un roi dans ceux d’un peintre. Il en est qui pensent qu’elle lui servit de modèle pour la Vénus Anadyomène. »  Pline, Histoire naturelle, livre 35, 24

[2] « Joos van Winghe, 1542/4-1603: son interprétation du thème d’ Apelle et Campaspe », Véronique Bücken, Annales d’histoire de l’art et d’archéologie 8 Bruxelles (1986), pp. 59-73
[3] The Scandal of Images: Iconoclasm, Eroticism, and Painting in Early Modern English Drama, Marguerite A. Tassi,Susquehanna University Press, 1 janv. 2005, p 74
[4] Pour des raisons stylistiques, il est possible que cette étude soit de la main du fils de Joos, Jérémie, qui signait avec les mêmes initiales I.V.W. Il s’agirait d’une copie à partir d’une gravure perdue reproduisant le célèbre tableau, d’où l’inversion gauche droite.
[5] Item pictoris instrumento legato, cerae, colores similiaque horum legato cedunt : item peniculi et cauteria, et conchae
17 Marcianu lib. 7 Institutionum
Lorsqu’un testateur a légué l’atelier d’un peintre, ce legs comprend les cires, les couleurs et autres choses semblables, ainsi que les pinceaux, les cautères dont on se sert pour peindre à l’encaustique, et les coquillages.
Marcien au livre 7 des Institutes, Les cinquante livres du digeste
[6] On retrouve la même association entre le peintre et le chien sous le signe de la Fidélité, dans l’Autoportrait de Johannes Gumpp, 1644, voir Le miroir panoptique

– Le crâne et le papillon

16 août 2015

Le symbolisme des papillons est multiforme. Selon les cultures et les époques, ils sont associés à des valeurs positives : beauté de la nature, beauté de la forme, féminité, sensualité, été, naissance, mariage, bonne santé, jeunesse, connaissance   ou négatives  : folie, flamme, pluie, tornades, mort, faiblesse, vieillesse, impermanence, mauvais sort.  Ron Galliardi, qui a consacré une thèse à ce sujet, en a trouvé 31 [1].

Ce papier se limite à l’Art occidental [2] et à un seul symbolisme : celui du papillon dans ses rapports avec la mort, matérialisée par un crâne.

Commençons par l’origine du motif, dans l’Antiquité gréco-latine.

Sarcophage de Prométhée

3 ème siècle après JC, Musée du Capitole, Rome

Sarcophage de Promethee Capitole ame

Plusieurs sarcophages romains partagent cette iconographie, dans laquelle l’âme avec des ailes de papillon, Psyché, est représentée à plusieurs reprises.

La création de l’homme

Sarcophage de Promethee Athena
On la voit d’abord dans la main d’Athéna (1), qui l’injecte sous forme de papillon dans la tête de  la figurine d’argile façonnée par Prométhée.


Animation Adam Mosaique Creation 1220-1300 St Marc Venise
Animation d’Adam (Mosaïque de la Création), 1220-1300, Saint Marc, Venise

Il est amusant de retrouver la même injection d’une figurine ailée, un millénaire plus tard, transposée à la Création d’Adam.


Après la mort

Sarcophage de Promethee Hermes tenant psyche
On la retrouve à droite (2), sous forme de figurine ailée, dans les bras d’Hermès psychopompe qui la porte, après la mort du corps, vers les demeures souterraines d’Hadès.



Furtwangler Hermes
Cette intaille reprend le thème d’une autre manière :  Hermès tient dans sa main gauche une figurine humaine qu’il conduit vers le fleuve Achéron (en bas à droite), tandis qu’un papillon est posé sur son épaule droite, le bras droit tenant le caducée.

Au moment de la mort

Sarcophage de Promethee Eros
Un cadavre est représenté au centre (3). Dès le XVIIème siècle, l’archéologue Giovanni Pietro Bellori  comprend que le personnage ailé est Eros, éteignant sur le corps mort la torche qui représente les sensations du défunt.  L’âme ailée s’échappe vers la droite, où elle va être récupérée par Hermès.

Ce motif est d’autant plus intéressant qu’il a donné naissance, grâce à une interprétation fautive, à une iconographie proliférante. Nous résumons ici l’histoire racontée en détail dans [3]. A la fin du XVIIIème siècle, Lessing réfute vigoureusement l’interprétation de Bellori :   ce jeune homme ailé à la torche retournée ne représente pas Eros mais le Génie de la Mort,  figure imaginaire et romantique, et  qui va désormais contaminer la littérature et les  cimetières tout au long du XIXème siècle.


Canova tombeau des Stuarts Genie de la Mort Canova, 1829 Basilique Saint Pierre de Rome
Tombeau des Stuarts,  Génie de la Mort,

Canova, 1829, Basilique Saint Pierre de Rome


Pendant la vie : Eros embrasse Psyché

Sarcophage de Promethee Eros et Psyche
Il aurait suffi à Lessing de regarder sur la gauche du sarcophage (4)  pour retrouver le jeune  homme aux ailes d’oiseau embrassant une jeune fille aux ailes de papillon, iconographie irréfutable d’Eros embrassant Psyché, le Désir se mettant en harmonie avec l’Ame.


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Pendant l’amour  : Eros tourmente Psyché

En contrepoint de  ce motif très connu, l’art antique disposait d’un motif symétrique, tout aussi courant, mais qui est tombé ensuite dans l’oubli.

Cupid burning butterfly
Eros brûlant un papillon avec une torche
Camée en jaspe rouge, 1er siècle avant JC

La flamme (le désir sexuel)  torture l’Ame immortelle : cette scène figure notamment sur des gemmes égyptiennes de l’époque gréco-romaine, accompagnée d’incantations magiques destinées à embraser le coeur de l’ensorcelé(e). [4]

Selon certains (Furtwängler [7]), ce motif pourrait signifier que l’âme aussi est mortelle, comme Lucrèce l’explique dans De la nature des choses (De Rerum naturae).


image 22

Exceptionnellement, c’est Psyché qui brûle l’Amour [4a].


La torche et le papillon

A l’inverse, loin de toute intention métaphysique, le motif de la torche et du papillon relève parfois du pur badinage :

« Amour, si tu brûles trop souvent une âme  qui voltige vers ton flambeau, elle s’enfuira ; elle aussi, méchant, elle a des ailes. » Méléagre, épigramme 57, 1er siècle avant JC


La torche nue

D’autant que la torche allumée ou éteinte est à elle seule un symbole sexuel évident :

Je n’écris plus sur le beau Théron, ni sur cet Appollodote, tantôt feu étincelant, tantôt tison éteint. Je préfère l’amour des femmes : que l’étreinte du pédéraste aux  fesses velues soit laissée aux chevriers qui baisent les chèvres.

Méléagre, épigramme 41, 1er siècle avant JC

Non jam mihi scribitur formosus Theron, neque ille Apollodotus, modo ignis splendidus, nunc exstinctus titio. Praefero femineam venerem ; clunibus hispidi cinaedi compressio sit curae caprariis caprarum amantibus

Si la torche représente  le désir sexuel, il est probable que, dans certains cas, le motif de la torche retournée représente non pas son extinction définitive par la Mort, mais son extinction temporaire par l’Amour.

L'Antiquite expliquee pl 157 torche renversee
Illustrations de L’Antiquité expliquée, Bernard de Montfaucon, 1719
Planche 127, détail


Boilly Ce_qui_inspire_l_amour

« Ce qui allume l’Amour l’éteint », ou « Le philosophe »
Boilly, 1790, Musée de l’Hôtel Sandelin, Saint Omer

Tandis que la jeune fille de droite se contente d’enfantillages en chipant les lorgnettes de sa grand-mère et la poupée de sa petite soeur, sa soeur aînée, à gauche, arrête la main trop entreprenante du galant en lui montrant dans l’ombre une statue de Cupidon à la torche éteinte.

Le sous-entendu sexuel est totalement camouflé sous l’alibi moral de la modération : le commanditaire de Boilly, le marquis Calvet de Lapalun, décrit ainsi le geste de la  jeune fille : « C’est lui dire : « Voilà le motif de mes refus » ou bien : « La Vérité de cette devise suffit à me rendre sage ».


Artemis with torches Amethyst. Second half of the 1st century B.C. By the engraver Apollonios

Artemis avec une torche retournée.
Améthyste. Gravé par Apollonios. Seconde moitié du 1er siècle av JC

Plus rarement, on trouve la torche éteinte  associée à Diane/Artémis, comme symbole de la chasteté.


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Dans la suite de cette analyse, nous allons approfondir la signification du papillon dans les mondes grecs et latins, en résumant  les grandes lignes de la thèse passionnante de Chiara Blanco [5].

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Psyche et phalaina

Il existe en grec deux mots pour désigner le papillon : psyche (Ψυχή) et phalaina (φάλαινα), qui a donné phalène en français (le papillon de nuit)

« phalaina est un petit animal qui vole autour des torches et les éteint ». Scholia in Aristophanem

Ainsi le motif de la torche embrasant le papillon prend le contrepieds de l’histoire naturelle, qui traduit quand à elle l’autre phase du combat métaphorique : celle où l’Ame essaye d’éteindre le Désir.


La phalène et la baleine

Etrangement, phalaina désigne aussi en grec  la baleine (d’où le nom français). Chiara Blanco a trouvé le point commun qui pourrait expliquer pourquoi ces deux animaux si différents partageaient le même nom : à savoir le phototropisme.

« phalaina  :  créature qui est attirée par la lumière, l’une sous la forme d’un poisson et l’autre, qui va vers la lumière pendant la nuit, appelée aussi  candelosbestria  (κανδελοσβέστρια). La phalaina a le désir d’être avec l’homme… elle est effrontée car elle désire être avec l’homme. » Scholia ad Oppianum

Il est remarquable, mais peut être fortuit que, dans deux cultures très différentes – la grecque et la biblique – la bestiole aérienne et le géant des mers soient toutes les deux devenues des figures de la Résurrection.


L’équivalent latin : le dangereux papilio

Dans la sphère latine, le papilio,  équivalent du phalaina grec, est vu également très négativement.

Le papillon que la lumière des lampes attire est compté parmi les substances malfaisantes ; on lui oppose le foie de chèvre. Le fiel de la chèvre est un préservatif contre les maléfices faits avec la belette des champs.

Pline, Histoire Naturelle, XXVIII, 45, Traduction française : E. Littré

Papilio quoque lucernarum luminibus advolans inter mala medicamenta
numeratur; huic contrarium est iocur caprinum, sicut fel veneficiis ex mustella rustica factis


D’autant plus qu’il s’attaque à l’un des piliers de l’économie romaine : les abeilles.

Ce papillon lâche et vil, qui vole autour des flambeaux allumés, leur est funeste, et de plus d’une façon : il mange la cire, et laisse des excréments qui engendrent des teignes ; de plus, partout où il va il masque les fils d’araignée, qu’il  couvre du duvet de ses ailes. Il s’engendre aussi dans le bois même de la ruche des teignes, qui font des ravages surtout dans la cire.

Pline, Histoire Naturelle, XI, 21 « 

Papilio etiam ignavus atque inhonoratus, luminibus accensis advolitans, pestifer, nec uno modo: nam et ipse ceras depascitur et reliquit excrementa, e quibus teredines gignuntur; fila etiam araneosa, quacumque incessit, alarum maxime e lanugine obtexit. Nascuntur e ligno teredines, quae ceras praecipue adpetunt.

Cette concurrence entre papillon et abeille est d’autant plus marquée que, dans la culture romaine, cette dernière est, elle-aussi, un symbole de l’âme : plutôt l’âme pure attendant l’incarnation, tandis que le papillon désigne ce qui survit à la mort.

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Mais lorsqu’il s’agit d’insister non pas sur les aspects macabres, mais sur le mode de reproduction très particulier du papillon, fait de naissance et de re-naissance, les grecs emploient toujours l’autre terme, psyche. On en trouve la première occurrence chez Aristote :

« Ce qu’on appelle les papillons naissent des chenilles ; et les chenilles se trouvent sur les feuilles vertes, et spécialement, sur le légume connu sous le nom de chou. D’abord, la chenille est plus petite qu’un grain de millet; ensuite, les petites larves grossissent; elles deviennent en trois jours de petites chenilles; ces chenilles se développent; et elles restent sans mouvement; puis, elles changent de forme; alors, c’est ce qu’on appelle des chrysalides; et elles ont leur étui qui est dur. Quand on les touche, elles remuent. Elles sont entourées de fils qui ressemblent à ceux de l’araignée ; et l’on ne distingue à ce moment, ni leur bouche, ni aucune partie de leur corps. Après assez peu de temps, l’étui se rompt; et il en sort, tout ailés, de ces animaux volants qu’on appelle papillons (psyche).  D’abord et quand ils sont chenilles, ils mangent et rejettent des excréments; mais une fois devenus chrysalides, ils ne prennent plus rien et ne rendent plus d’excrétions« . Aristote, Historia Animalium, Livre Cinquième, Chapitre XVII,551b

L’immobilité et l’absence d’alimentation  de la phase « cocon », bien soulignée dans le texte, fait bien sûr penser à la mort, suivie par une résurrection glorieuse – sans nourriture ni déchets.


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Dans la sphère latine, l’équivalent de psyche est animula, que l’on trouve employé au sens propre chez Cicéron :

J’ai reçu vos longues lettres, qui  sautaient  vers moi comme de petits papillons »
Ciceron Epistulae ad Atticum,IX, 7

Attulit uberrimas tuas litteras, quae mihi quiddam quasi animulae restillarunt.


Mais c’est dans le très connu poème d’Hadrien que l’association papillon-âme (animula-anima) est portée au sommet :

Papillon, « âme tendre et flottante,
compagne de mon corps, qui fut ton hôte,
tu vas descendre dans ces lieux
pâles, durs et nus,
où tu devras renoncer aux jeux d’autrefois ».

Hadrien,Carmina Traduction M.Yourcenar (*)

Animula vagula blandula,
hospes comesque corporis,
quo nunc abibis? In loca
pallidula rigida nudula,
nec ut soles dabis iocos

(*) sauf pour « papillon », traduit par elle « petite âme ».


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Le papillon et son crâne

Dans l’imaginaire grec, la  phalaina – le papillon sous sa forme  nocturne et maléfique – semble entretenir une affinité particulière avec la Tête :

« Elle a une terrible tête, qu’elle hoche de manière sinistre, et un ventre lourd. Si avec son  aiguillon elle pique un homme sur le haut de la tête, ou dans son cou, elle le condamne aisément et immédiatement à mort. » Nicander, Scholia in Nicandri Theriaka


Tete de Platon ou Hypnos
Selon certains spécialistes, cette tête orné d’ailes de papillons représenterait  Platon méditant sur l’immortalité de l’Ame (Winckelmann) ; selon d’autres, ce serait le Dieu du Sommeil, Hypnos (Furtwängler) [7]. Il existe néanmoins  plusieurs intailles antiques où la première interprétation est certaine :


Philosopher Gem

Philosophe méditant sur l’immortalité de l’âme,

Sardoine antique
Reproduit dans Antique Gems and Rings, Charles William Kingdd


Cette affinité entre le crâne et le papillon n’est pas qu’anecdotique : elle constitue la vulgarisation d’une conception très particulière de l’âme-moelle, résidant non seulement dans la tête, mais dans divers fluides corporels. C’est ce qu’explique le Timée de Platon, dont nous donnons ci-après quelque extraits [6].

La moelle, semence universelle

Dieu prit les triangles primitifs réguliers et polis… les mêla les uns aux autres en due proportion, et en fit la moelle, préparant ainsi la semence universelle de toute espèce mortelle. Puis il y implanta et y attacha les diverses espèces d’âmes, et au moment même de cette répartition originelle, il divisa la moelle elle-même en autant de sortes de figures que chaque espèce devait en recevoir.


Celle qui est dans la tête est divine.

Furtwangler Skull butterfly
« Une partie devait, comme un champ fertile, recevoir en elle la semence divine ; il la fit exactement ronde et il donna à cette partie de la moelle le nom d’encéphale, dans la pensée que, lorsque chaque animal serait achevé, le vase qui la contiendrait serait la tête. »

Les autres moelles sont mortelles

« L’autre partie, qui devait contenir l’élément mortel de l’âme, il la divisa en figures à la fois rondes et allongées et il les désigna toutes sous le nom de moelle. Il y attacha, comme à des ancres, les liens de l’âme entière, puis construisit l’ensemble de notre corps autour de la moelle, qu’il avait au préalable enveloppée tout entière d’un tégument osseux…. Ainsi, pour protéger toute la semence, il l’enferma dans une enveloppe pierreuse, à laquelle il mit des articulations… » Timée/73c-74c


Plus d’âme, moins de chair

« A ceux des os qui renfermaient le plus d’âme il donna la plus mince enveloppe de chair et à ceux qui en contenaient le moins, l’enveloppe la plus ample et la plus épaisse… c’est que les chairs abondantes, éparses et fortement tassées les unes sur les autres, auraient par leur rigidité rendu le corps insensible, affaibli la mémoire et paralysé l’intelligence. Voilà pourquoi les cuisses et les jambes, la région des hanches, les os du bras et de l’avant-bras et tous nos autres os qui n’ont pas d’articulations, et aussi tous les os intérieurs qui, renfermant peu d’âme dans leur moelle, sont vides d’intelligence, tous ces os ont été amplement garnis de chairs ; ceux, au contraire, qui renferment de l’intelligence, l’ont été plus parcimonieusement ».


La tête humaine : fragile, mais sensible

« …l’espèce humaine, couronnée d’une tête charnue, nerveuse et forte, aurait joui d’une vie deux fois, maintes fois même plus longue, plus saine, plus exempte de souffrances que notre vie actuelle. Mais en fait les artistes qui nous ont fait naître, se demandant s’ils devaient faire une race qui aurait une vie plus longue et plus mauvaise, ou une vie plus courte et meilleure, s’accordèrent à juger que la vie plus courte, mais meilleure, était absolument préférable pour tout le monde à la vie plus longue, mais plus mauvaise. C’est pour cela qu’ils couvrirent la tête d’un os mince, mais non de chairs et de nerfs, puisqu’elle n’a pas d’articulations. Pour toutes ces raisons la tête qui fut ajoutée au corps humain est plus sensible et plus intelligente, mais beaucoup plus faible que le reste. »


De la moelle au sperme

« Parmi les hommes qui avaient reçu l’existence, tous ceux qui se montrèrent lâches et passèrent leur vie à mal faire furent, suivant toute vraisemblance, transformés en femmes à leur deuxième incarnation. Ce fut à cette époque et pour cette raison que les dieux construisirent le désir de la conjonction chamelle, en façonnant un être animé en nous et un autre dans les femmes, et voici comment ils firent l’un et l’autre. Dans le canal de la boisson, à l’endroit où il reçoit les liquides, qui, après avoir traversé les poumons, pénètrent sous les rognons dans la vessie, pour être expulsés dehors sous la pression de l’air, les dieux ont percé une ouverture qui donne dans la moelle épaisse qui descend de la tête par le cou le long de l’échine, moelle que dans nos discours antérieurs nous avons appelée sperme. Cette moelle, parce qu’elle est animée et a trouvé une issue, a implanté dans la partie où se trouve cette issue un désir vivace d’émission et a ainsi donné naissance à l’amour de la génération. Voilà pourquoi chez les mâles les organes génitaux sont naturellement mutins et autoritaires, comme des animaux sourds à la voix de la raison, et, emportés par de furieux appétits, veulent commander partout ».


Pergamon

Figure éjaculant sur un papillon
Vase à figures noires, 6ème siècle avant JC, Pergamon Museum, Berlin.

L’utérus est un animal

« Chez les femmes aussi et pour les mêmes raisons, ce qu’on appelle la matrice ou l’utérus est un animal qui vit en elles avec le désir de faire des enfants. Lorsqu’il reste longtemps stérile après la période de la puberté, il a peine à le supporter, il s’indigne, il erre par tout le corps, bloque les conduits de l’haleine, empêche la respiration, cause une gêne extrême et occasionne des maladies de toute sorte, jusqu’à ce que, le désir et l’amour unissant les deux sexes, ils puissent cueillir un fruit, comme à un arbre, et semer dans la matrice, comme dans un sillon, des animaux invisibles par leur petitesse et encore informes, puis, différenciant leurs parties, les nourrir à l’intérieur, les faire grandir, puis, les mettant au jour, achever la génération des animaux. Telle est l’origine des femmes et de tout le sexe féminin. » Timée/91-92b



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En établissant, grâce à la notion de « moelle » un continuum entre l’encéphale et le sperme,  l’une siège de la semence divine, l’autre de la semence humaine, le Timée nous donne une vision dynamique, étonnamment « liquide », de ce qu’est l’immortalité  :  un fluide qui se propage d’un squelette à un autre.

Du coup, buvons  tant que nous sommes vivants et que le fluide nous traverse.


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Coupe de Boscoreale

Coupe à boire avec des squelettes

 Trésor de Boscoréale,  Fin du Ier siècle avant J.-C, Louvre Paris

« Le premier des grands squelettes tient de la main droite une bourse bien garnie, surmontée du mot phtonoi ( envies). Il la porte en arrière comme pour la dérober aux regards, tandis qu’il présente au personnage couronné de fleurs un papillon, image de l’âme :  psychion (petite âme) dont il serre délicatement les deux ailes entre les doigts de la main gauche. Le mouvement de ses bras et de ses mains indique la pesanteur du premier objet et l’extrême légèreté du second …

Cette première scène… exprime nettement l’idée de la jouissance matérielle et indique les raisons qui, selon la morale païenne, doivent pousser l’homme à se livrer au plaisir. Après la mort, l’âme fugitive s’envole et disparait, semblable à un papillon ; du corps il ne reste que des ossements insensibles dont il est inutile de s’occuper. Il faut jouir de la vie, car le lendemain est incertain !  » [9]

Le gobelet  de Boscoréale, avec sa morale épicurienne, aurait pu servir aux héritiers du gai défunt de cette épitaphe trouvée à Obulco (Andalousie) :

Je recommande à mes héritiers d’amener du vin pur avec les cendres, pour faire voleter mon papillon enivré

Heredibus mando etiam cinere ut m[era vina ferant], volitet meus ebrius papilio


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Memento mori
Mosaïque pompéienne, 1er siècle avant JC, Museo Archeologico Nazionale di Napoli

Pour en terminer avec le monde gréco-latin, voici un des plus beaux exemples de papillon associé à  un crâne.

La mosaïque représente la Roue de la Fortune qui tourne entre la Richesse (symbolisée à gauche  par l’étoffe pourpre,  le sceptre et la couronne)  et la Pauvreté (symbolisée à droite par la besace, le bâton et le manteau de mendiant).

En haut, le niveau horizontal rappelle que la mort égalise tout (« Mors Omnia Aequat », Claudien , L’Enlèvement de Proserpine, livre II,  ligne 302) : ne reste ensuite que  l‘âme immortelle posée, selon l’expression de Platon, sous  son enveloppe pierreuse.


Durant le Moyen Age, ce symbolisme s’oublie , bien que le papillon prolifère dans les marges d’innombrables enluminures – à titre seulement décoratif. Car désormais l’âme immortelle s’est trouvé une représentation plus orthodoxe.


Pelerinage de l'ame (Le) Guillaume de Digulleville .Paris, Bibl. Sainte-Genevieve, ms. 1130 14e s

Enluminure du Pélerinage de l’Ame, de Guillaume de Digueville
 14e s, Bibl. Sainte-Genevieve, ms. 1130,   Paris

Dédaignant le Démon quadrupède, l’Ame qui a désormais forme humaine emboîte le train de celui à qui elle ressemble : l‘Ange. A noter qu’étant immatérielle, elle n’a même pas besoin d’ailes.

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Vanessa atalanta.

 Miniature de St. Vincent (détail en haut à gauche)
Heures de  Catherine de Cleves,
Utrecht,  vers 1440, The Morgan Library, New York

Parmi les huit papillons qui décorent les marges autour de Saint François, ce Vulcain  montre, dans les motif de son aile, une tête de mort.


Vanessa Atalanta
Vanessa atalanta

L’enlumineur a à peine accentué ce visage paréidolique, qui se forme dès que deux ocelles ressortent pour figurer les yeux, avec une tâche plus allongée pour la bouche..


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Triptyque du Jugement dernier(détail)

Memling, 1467-71, Musée National Gdansk

Le Vulcain hallucinatoire

Memling Retable de Gdansk detail papillon 1

Il est remarquable que Memling ait choisi le même Vulcain aux tâches anthropomorphes pour orner  l’aile de ce démon, occupé à enflammer définitivement une luxurieuse.



Memling_tryptique_Strasbourg_figures cachées

La gueule de l’Enfer, Polyptyque de la Vanité et de la Rédemption,

Memling,  vers 1490, Musée de Strasbourg

On connait par ailleurs son intérêt pour les figures cachées, non pas purement gratuites, mais justifiées par le pouvoir diabolique de susciter des hallucinations. Ici, en plus de la figure grimaçante qui apparaît sur le torse du démon, on note un rocher anthropomorphe dans le rôle du témoin désolé (en jaune), et une seconde gueule, faite de flammes (en blanc), qui surcharge le gueule de l’enfer en lui empruntant sa langue et sa canine. (sur l’interprétation d’ensemble de ce polyptyque, voir Le Polyptyque de Strasbourg )


Le Vulcain infernal

Memling Retable de Gdansk detail papillon 2
Dans le Jugement de Gdansk, un second démon à droite du premier joue de la fourche : il porte lui aussi des ailes de Vulcain, cette fois  autour des fesses.

La coloration noire et rouge, harmonisée avec les  couleurs de l’Enfer, plus sa capacité de susciter des images cachées, peut justifier le choix du Vulcain comme accessoire démoniaque.


Le papillon diabolique

Memling Retable de Gdansk detail papillon 3
Cependant,  dans le panneau central, on retrouve un démon habillé des ailes d’une Petite Tortue (Aglais urticae) qui possède le même chromatisme noir et rouge, mais cette fois en plein soleil, à proximité des irisations de l’arc en ciel et des plumes de paon de l’archange : diabolique, le papillon le reste donc, même éloigné des flammes infernales.

Il semble qu’il a existé au Moyen Age une double symbolique du papillon : positive pour le  papillon blanc – sorte de substitut de la colombe du Saint Esprit, en général à côté d’une Vierge à l’Enfant – et négative pour le papillon coloré et tacheté, en cohérence  avec la préférence bien connue de l’oeil médiéval pour les couleurs unies, et son aversion  pour les motifs zébrés ou bariolés. Pour des exemples et une discussion détaillée sur ce sujet, voir [11]



Après une longue éclipse, le papillon va revenir en force chez les peintres flamands : vedette des natures mortes florales – où il contribue à célébrer la magnificence de la création, on le trouve aussi dans les  Vanités, où il se charge de  souligner la fugacité et la fragilité de l’existence.

A noter  l’inversion remarquable par rapport à la symbolique médiévale : le papillon coloré va écraser en popularité le papillon blanc, qui joue désormais  les utilités.  D’une part parce que l’esprit protestant a fait table rase, après une période d’intenses destructions, des symboliques antérieures. Mais surtout parce qu’un peintre se valorise plus auprès de son acheteur en peignant, à l’écaille près, les ailes somptueuses  d’un Vulcain plutôt que la pauvre tâche noire sur fond blanc de la Piéride du chou.

Parmi les nombreuses Vanités à papillons, il n’existe  cependant que quelques rares exemples où la présence insistante d’un papillon  à proximité immédiate d’un crâne, suggère qu’après un long périple souterrain, la métaphore gréco-latine commence à refaire surface.

1535 Jan Sanders van Hemessen - Vanitas Palais des Beaux-Arts de Lille

Vanitas
Jan Sanders van Hemessen, 1535, Palais des Beaux-Arts de Lille

Dans cet extraordinaire panneau, un ange aux ailes de macaon porte un miroir dans lequel apparaît un crâne. Le miroir complique l’interprétation, mais ce tableau complexe pourrait bien signer la réapparition de l’âme-papillon en peinture. Voir 3 Fatalités dans le miroir


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Joris Hoefnagel Model Book of Calligraphy. 1561 - 1562; illumination added 1591 - 1596 _Google_Art_Project

Livre de modèles de calligraphie de Rodolphe II.
Joris Hoefnagel , 1591-1596 , Musée Paul Getty

Ce manuscrit exceptionnel a d’abord été composé par le calligraphe Bocskay pour l’empereur Ferdinand d’Autriche, entre 1561 et 1562. Trente ans plus tard, son petit fils Rodolphe II l’a fait illustrer par Joris Hoefnagel, qui s’est inspiré librement des textes  dans son style d’un naturalisme  méticuleux.


Le texte

Dans cette page, le texte est tiré de la liturgie du quatrième dimanche après l’Epiphanie :

O Dieu, qui sais que parmi tant de grands dangers, du fait de la fragilité humaine,  nous ne sommes pas faits pour subsister : donne-nous la santé de l’âme et du corps pour que, de ce dont nous souffrons à cause de nos péchés,  nous puissions  avec ton aide triompher

Deus, qui nos in tantis periculis constitutos, pro humana scis fragilitate non posse subsistere: da nobis salutem mentis et corporis ut ea quae pro peccatis nostris patimur, te adjuvante, vincamus. Per Dominum.


L’illustration

Si la poire illustre l’homme souffrant à cause de ses pêchés, on ne voit pas bien quelle aide divine pourrait l’aider à recouvrer la santé. L’illustrateur semble donc oublier le versant positif des choses, et forcer le texte dans le sens de la fragilité humaine et de la mort, illustrées par le fruit coupé.

A première vue, le papillon figure, avec la chenille, la mouche et le mille-pattes, dans le camp des nuisibles venus se repaître de  sa putréfaction.



Joris Hoefnagel Model Book of Calligraphy. 1561 - 1562; illumination added 1591 - 1596 _Google_Art_Project detail
A seconde vue, on remarque que le papillon, n’ayant pas besoin de manger, se distingue des agresseurs. De plus, isolé sur la queue de la poire, il  présente une symétrie de forme avec elle.

Hoefnagel n’a pas oublié la partie positive du texte : si la poire figure l’homme ayant succombé aux périls, le papillon représente son triomphe final grâce à Dieu,  son âme noire et blanche, pécheresse et pardonnée, revenue contempler son cadavre.



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S.pyri Linard 1634

Vanité au papillon
Jacques Linard, 1634, Collection privée

Le contraste entre  le crâne –   lourd presse-papier écrasant  le livre fermé,  et le papillon  – feuille vivante effleurant la lettre ouverte, crée entre eux un inévitable dialogue.


 

paon du jour

Paon du jour

Eadem mutata resurgoEpitaphe de Bernouilli
Eadem mutata resurgo

(Deplacée, je réapparais la même)

D’autant que le Paon de jour (Nymphalis io)   se trouve encadré sur sa gauche par une figure de la putréfaction (la poire) et sur sa droite par un symbole de la résurrection (le coquillage dont la spirale se reproduit semblable à elle-même)

Assistons-nous ici à la résurrection  de la phalène comme métaphore de l’Ame, équidistante de la Mort et de  la Résurrection ?



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Adriaen van Nieulandt's Vanitas of 1636

Vanité
Adriaen van Nieulandt, 1636, Frans Hals Museum, Haarlem

Le billet qui dépasse du livre porte la devise en français  : « Mourir pour vivre ».

Celui collé sous le crâne porte l’expression latine  : « Aquid sunt aliud, quum breve gaudium » « y a-t-il autre chose qu’une joie brève ».


Arctia caja

Le papillon est une Ecaille Martre (Arctia caja). Sa position, entre les pétales tombées et la coquille, entre flétrissure et éternité, est identique à celle de la Vanité de Linard et milite, là encore,  en faveur d’une représentation de l’âme.


Adriaen van Nieulandt's Vanitas of 1636 detail mouche

D’autant qu’au beau milieu du crâne, un nouvel arrivant fait son apparition et contraste, par sa noirceur, avec la Beauté du papillon : la mouche, symbole de la Mort et de la Corruption des chairs (sur l’origine de ce motif, voir 4 Préhistoire des mouches feintes )


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simon renard de saint andre

Vanité, Simon Renard de Saint André,

1650-1677, Collection privée

Sur le livre, on peut lire « Le tombeau des plaisirs : l’odorat ». La mouche posée sur le crâne fait encore système avec le Vulcain posé sur la rose : deux bestioles attirées par une odeur, l’une infecte, l’autre divine.

Contrairement au vieux symbole gréco-latin, le coléoptère libéré du squelette évite de revenir s’y poser : car  le monde chrétien dispose maintenant de son cousin satanique, le diptère, préposé aux basses besognes.


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Tomas Yepes XVIIeme

Vanité
Tomas Yepes, entre 1640 et 1670, Collection privée

C’est ici un machaon (Papilio machaon) qui, passant au dessus de la mèche fumante, réinvente la vieille affinité avec la torche.

Hésitant, le papillon de Yepes semble suspendre son vol   entre trois cibles, et trois iconographies  : deux antiques (la flamme et le crâne) et une moderne (la rose).


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A11397.jpg

Vanité
Jan van Kessel, vers 1665-1670, National Gallery of Art, Washington

On voit ici, malgré la présence du crâne, la difficulté d’associer le papillon à l’Ame, dès lors qu’il y en a plusieurs, à la fois blancs et colorés, et qu’ils rivalisent de volatilité avec des bulles de savon.

Le tableau exactement contemporain qui suit va, en revanche, resserrer la symbolique de manière indubitable.



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vanitas_still_life Van Oosterwyck

Vanité
Maria Van Oosterwyck, 1668, Kunsthistorisches Museum Vienne

Maria Van Oosterwyck, fille d’un prédicateur protestant,  a truffé cette nature morte de références théologiques, qu’il faut lire morceau par morceau.


Le crâne et le globe céleste

Le crâne porte son regard vide vers le globe céleste, où les constellations tournent éternellement autour de l’Etoile Polaire (on voit bien la Grande Ourse).

La confrontation de ces deux objets sphériques et ceints d’un équateur semble reprendre la vieille opposition artistotélicienne entre le monde terrestre soumis à la corruption et le monde céleste immuable. Néanmoins, la couronne de lierre importe ici-bas la possibilité d’une permanence qui triompherait de la mort.


Judocus Hondius de Jonge en Adriaen Veen, 1613, musee martitime, amsterdamUn globe céleste presque identique
Judocus Hondius de Jonge et Adriaen Veen, 1613, Musée Maritime, Amsterdam


Le livre sous le  papillon

vanitas_still_life Van Oosterwyck_livre papillon
Le titre  « Rekeningh » désigne un Livre de Comptes fatigué,  à associer avec  la bourse et les pièces : tous objets dont la légèreté du Vulcain – qui ne fléchit même pas la couverture –  souligne la pesanteur, inutile dans l’Au Delà.

Car la Mort clôture tous les comptes.

Juste au dessus des  ailes,  on peut  lire sur la couverture « Nous vivons pour mourir et nous mourons pour vivre » « Leeuen om te steruen/En /Steruen om te leeuen », devise qui désigne clairement le papillon comme l’âme humaine, en attente de la résurrection de son corps.


Les livres sous la mouche

vanitas_still_life Van Oosterwyck_livres mouche

Sur la note coincée dans le livre du haut, on lit la mention « Self-Stryt » (“Combat intérieur”) : il s’agit d’un ouvrage de Jacob Cats (1620), qui interprète l’histoire de Joseph et de la femme de Putiphar comme le triomphe de l’Esprit sur la Chair. Le livre en dessous est l’« Imitatio Christi » (L’imitation de Jésus-Christ).

Les livres sont fermés ; le parchemin de leur couverture (cette peau qui ne périt pas)  préserve de la corruption (la mouche et les fleurs fanées) les vérités éternelles qu’ils renferment.


La lettre sous la mouche

vanitas_still_life Van Oosterwyck_detail lettre

La lettre est à associer avec la plume et l’encrier, encore tâchés d’encre. Elle porte une citation biblique qui confirme la brièveté de la vie humaine : « L’homme est enfanté par la femme pour bien peu de jours et beaucoup de tracas« .  Job 14,1

La mouche, qui pose un point final sur cette citation, fait une double allusion  à la Mort, et au  fumier du prophète.

Les tracas

vanitas_still_life Van Oosterwyck_crecelle
Le coin en bas à gauche semble dédié à ces  tracas qui rongent notre existence : on y voit un épi de maïs à moitié dévoré, et une souris qui s’attaque à un épi de blé.  Une piéride du choux (Pieris brassicae) s’attaque, plus haut, à un autre épi planté dans le bouquet.

En pendant à la flûte posée sur la cahier de musique, un autre instrument, rarissime, complète  cette idée de dévoration  universelle : il s’agit d’une crécelle de lépreux (voir un autre exemple dans La boule mystérieuse).

A la dévoration de la chair divine (le blé) s’ajoute celle de la chair humaine.



Jan Davidsz. de Heem Vanitas BruxellesUne autre Vanité avec crécelle de lépreux
Jan Davidsz de Heem, 1651, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles


La fiole

vanitas_still_life Van Oosterwyck_fiole

Au centre de ce désastre, la fiole fermée par un bouchon d’argent, marquée « Aqua Vitae », est  protégée de la corruption et de l’évaporation :  son liquide rouge n’évoque pas ici le vin des plaisirs, mais celui de la Sainte Cène.

Sur le reflet, on voit la fenêtre de l’atelier et même, minuscule, la peintre à son chevalet [10]. En se posant au centre de la troisième sphère – la plus protégée – du tableau, la tête de Maria flottant à la surface de l’Eau de Vie, tandis que le blé est dévoré à l’extérieur, redit d’une autre manière le message de Jacob Cats : la Chair meurt mais l’Esprit demeure.

Le paradoxe de ce type d’autoportrait furtif est  qu’il immortalise et magnifie à tout jamais l’habilité du peintre, comme si, par exception à la règle des Vanités, la seule permanence en ce monde était autorisée dans ces objets picturaux de second ordre que sont le reflet et le détail.
(pour d’autres exemples de Vanités à la boule réfléchissante, voir Le peintre dans sa bulle : Vanité )



Dans leur recherche de sujets rares pour amateurs de classiques, quelques artistes du XIXème siècle ont repris littéralement la métaphore âme-papillon (sans le crâne).

Dumont-Amour-amiens

L’Amour tourmentant l’âme
Augustin Dumont, 1877, Musée des Beaux Arts, Amiens

Ou bien, au choix, pour ceux  qui sont arrivés jusqu’ici en lisant en diagonale :

  • Aristote enfant étudiant à la clarté d’une torche la transparence  d’un papillon
  • Ange pesant une âme dans un courant d’air chaud
  • l’Animus réchauffant  l’Anima (vieux folklore zürichois)
    le Cà  se vengeant du  Surmoi (vieux folklore viennois).



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Bouguereau l'ame captive

L’âme captive,

Bouguereau, 1891, Toledo Museum of Art, Toledo

Soit encore, par les mêmes exégètes :

  • Aristote enfant étudiant à la clarté du soleil la transparence  d’un papillon
  • Ange s’interrogeant sur le sexe d’un papillon
  • le Soufre fixant le Mercure
  • un gros Cà  et un petit Surmoi



Nous terminerons le parcours par ce grand créateur d’iconographies tortueuses que fut William Holman Hunt, avec une oeuvre insolite où il est question d’un papillon, d’un crâne, et et de deux âmes perdues, sans aucun rapport avec la métaphore antique.

Le berger mercenaire

The hireling shepherd
William Holman Hunt, 1851,  Manchester Art Gallery, Manchester

William_Holman_Hunt The hirelong shepherd

Le texte de Shakespeare

Comme à son habitude, Hunt exposa ce tableau avec comme légende un passage de Shakespeare :

Que tu veilles ou que tu dormes, joyeux berger,
Si tes brebis s’égarent dans les blés,
Un signal de ta bouche mignonne
Préservera tes brebis d’un malheur.

Shakespeare, Le roi Lear, Acte III, scène 6
Traduction de François-Victor Hugo

Sleepest or wakest thou, jolly shepherd?
Thy sheep be in the corn;
And for one blast of thy minikin mouth,
Thy sheep shall take no harm.

Un peu court pour donner un sens à tous les détails de cette  composition compliquée, dont le clou est ce bizarre papillon qui ne doit rien à Shakespeare. En outre, le titre du tableau Le berger mercenaire, n’est pas shakespearien, mais évangélique :

« Le vrai berger donne sa vie pour ses brebis. Le berger mercenaire, lui, n’est pas le pasteur, car les brebis ne lui appartiennent pas : s’il voit venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit ; le loup s’en empare et les disperse ».   (Jean, 10,10-12)


Le  Mauvais Pasteur

De manière très inhabituelle, Hunt a cru bon de fournir cinquante ans plus tard une explication détaillée, qu’il suffit de citer pour  éclaircir de nombreux points.

La chanson de Shakespeare représente un berger qui néglige son véritable devoir, celui de garder les moutons : au lieu d’utiliser sa voix pour faire honnêtement son devoir, il se sert malignement de sa « bouche mignonne ». Il est du type de ces autres pasteurs à la tête  confuse qui, au lieu d’effectuer leurs services auprès de leurs ouailles – qui sont constamment en danger – font de vains discours sans valeur pour l’âme humaine.

Lettre à J.E.Pythian, 21 January 1897, Manchester City Art Gallery

Shakespeare’s song represents a shepherd who is neglecting his real duty of guarding the sheep: instead of using his voice in truthfully performing his duty, he is using his « minikin mouth » in some idle way. He was a type thus of other muddle headed pastors who instead of performing their services to their flock — which is in constant peril — discuss vain questions of no value to any human soul.

En 1851, les esprits étaient travaillés par la crainte de voir l’église catholique profiter des divisions entre les différentes tendances des Anglicans pour reprendre pied sur les Iles Britanniques.

La représentation du Mauvais Pasteur est très exceptionnelle, et sert toujours à mettre en valeur l’image du Bon Pasteur (voir des exemples dans La Brebis perdue). Le Mauvais Pasteur représenté seul – et même pire : en conversation rapprochée avec une bergère – est donc une iconographie unique, rendue possible par ce climat particulier d’inquiétude religieuse.


Le Sphinx à tête de mort

Hunt poursuit ainsi son explication  :

 

Mon imbécile a trouvé un Sphinx à tête de mort , cela remplit son petit esprit de pressentiments de malheur  et il le montre à une conseillère tout aussi sage, pour avoir son opinion.

My fool has found a death’s head moth, and this fills his little mind with forebodings of evil and he takes it to an equally sage counsellor for her opinion.

Hunt a donc  choisi ce papillon – qui porte sur lui la marque de sa nocivité – comme emblème non pas d’une catastrophe annoncée, mais de la superstition qui frappe les esprits faibles. Ce n’est pas  par son supposé pouvoir maléfique mais  parce qu’il suscite « de vains discours sans valeur pour l’âme humaine« , que le papillon va provoquer, indirectement, une série de catastrophes.


Des catastrophes en chaîne

Voici la fin de la lettre :

 

Elle méprise son anxiété,  par  ignorance plutôt que par profondeur, tout en le détournant de sa fidélité : pendant qu’elle nourrit son agneau avec des pommes vertes, il laisse  ses moutons passer la limite et pénétrer dans le champ de blé. Ce n’est pas seulement que le blé sera gâté, mais en le mangeant les moutons sont condamnés à la destruction, en « gonflant », selon le terme des  fermiers.

She scorns his anxiety from ignorance rather than profundity, but only the more distracts his faithfulness: while she feeds her lamb with sour apples his sheep have burst bounds and got into the corn. It is not merely that the wheat will be spoilt, but in eating it the sheep are doomed to destruction from becoming what farmers call « blown ».

Ainsi, la discussion oiseuse conduit à plusieurs  catastrophes : les moutons passent la  rangée d’arbres au risque de se noyer dans le marécage ; ils vont gâcher la récolte de blé (on en voit déjà un au milieu des épis) et ils en seront bien punis (météorisme, puis mort).

Par contraposée, le Bon Pasteur vu par Hunt n’a même pas besoin d’être celui qui « donne sa vie pour ses brebis » : il lui est tout au plus demandé de garder à l’oeil ses ouailles, trop  pressées de franchir les limites et de succomber aux excès.

William_Holman_Hunt The hirelong shepherd papillon

Comme un panneau « Danger de Mort ! », le papillon marque la limite à ne pas dépasser.


Une vilaine fille

Au milieu de cette théologie musclée, le  personnage féminin  – nécessaire pour  expliquer l’inattention du berger –  complique considérablement la lecture.

Faut-il s’en tenir à l’explication psychologisante de Hunt – elle méprise sa peur, non parce qu’elle est plus sage, mais parce qu’elle n’en comprend même pas la cause ?



William_Holman_Hunt The hirelong shepherd barrique mains
Ne peut-on pas subodorer, dans cette barrique , dans ces faces rougeaudes,  dans ces mains si proches,  une pulsion plus forte qu’un mauvais pressentiment ? Le papillon n’est-il pas le  prétexte à un flirt poussé, et le discours moral la couverture d’une  sexualité champêtre ?


William_Holman_Hunt The hirelong shepherd agneau

Ou bien, à l’inverse, faut-il pousser  encore plus loin dans le symbolisme, et voir dans cette mauvaise fille, qui couvre son agneau en plein midi en plein été, qui lui donne des pommes vertes au risque de l’empoisonner, à la fois une nouvelle Eve et une mauvaise Marie ?


The Doubt: 'Can these Dry Bones Live?' exhibited 1855 by Henry Alexander Bowler 1824-1903
The Doubt – Can these Dry Bones Live
Henry Alexander Bowler, 1855, Tate Gallery, Londres

Dans cet autre tableau préraphaélite, une jeune femme, qui symbolise probablement les temps modernes, doute de l’Immortalité promise par la Religion et par les inscriptions :

  • RESURGAM (Je ressuciterai)
  • « I am the Resurrection and The Life »
  • « John Fathfull, 1791 » (« Jean plein de Foi »)

Deux papillons pris dans la même lumière qui illumine les feuilles vertes du marronnier lui répondent positivement. A noter le troisième papillon bleu, posé directement sur le crâne.



Hans Balusceck zum friedhof 1920 Berlin Sammlung Markisches Museum

Au Cimetière (Zum Friedhof)
Hans Balusceck, 1920, Sammlung Markisches Museum, Berlin

A l’opposé, Hans Balusceck fait l’ellipse sur les monuments funéraires : seul l’arrosoir, le papillon, et les rubans noirs de jeunes filles, font deviner le cimetière.



Memento Mori Walter Kuhlman 1973-74 Fine Arts Museum of San Francisco

Memento Mori
Walter Kuhlman, 1973-74, Fine Arts Museum of San Francisco

Plus récemment, Walter Kuhlman a transformé en une aporie grinçante le vieux thème de la méditation sur le papillon.


Pour prolonger cette aventure, il suffit de taper « butterfly » et « skull » dans un moteur de recherche pour constater combien le thème du crâne et du papillon est devenu populaire ces dernières années, propulsé par le goût gothique, décliné à l’infini comme motif décoratif ou de tatouage.


Papillon crane XXIeme siecle

A croire que l’accoutumance moderne aux images  a rendu notre rétine suffisamment tolérante pour supporter la fusion de ces deux motifs extrêmement réactifs, l’un parce qu’il est probablement  câblé parmi les signaux d’alerte de l’espèce, l’autre parce qu’il a suggéré aux hommes d’avant la quadrichromie et les quadriréacteurs, la possibilité cumulée de la Beauté et de l’Envol.


Références :
[2] Pour une vue d’ensemble des papillons dans l’art : https://fr.wikipedia.org/wiki/Papillons_dans_la_peinture
[4] Voir Burning Butter flies: Seals, Symbols and the Soul in Antiquity, Verity Platt
[5] The soul as a butterfly in Greek and Roman thought (2013) http://etheses.dur.ac.uk/9419/1/THESIS-BLANCO.pdf?DDD3+
[6] Platon, Timée, traduction d’Émile Chambry http://ugo.bratelli.free.fr/Platon/Platon-Timee.htm
[7] ASPECTS OF DEATH, AND THEIR EFFECTS ON THE LIVING, AS ILLUSTRATED BY MINOR WORKS OF ART, ESPECIALLY MEDALS, ENGRAVED GEMS, JEWELS, &c.: PART IV (Continued) F. Parkes Weber The Numismatic Chronicle and Journal of the Royal Numismatic Society
Fourth Series, Vol. 10 (1910), pp. 163-202 http://www.jstor.org/stable/42663630?seq=1
[9] Le Trésor de Boscoreale Antoine Héron de Villefosse Monuments et mémoires de la Fondation Eugène Piot Année 1899 Vol 5 http://demo.persee.fr/doc/piot_1148-6023_1899_num_5_1_1160?_Prescripts_Search_tabs1=advanced&
[10] Le site très documenté d’un spécialiste de Maria van Oosterwijck (Noud Janssen) http://mariavanoosterwijck.nl/oeuvre/vanitasschilderijen/a1
Pour un autre autoportrait de Maria dans un reflet , voir http://mariavanoosterwijck.nl/oeuvre/bloemstillevens-boeketten/b26
[11] Par l’entomologiste Alcimar do Lago Carvalho et traduit par Jean-Yves Cordier , un très intéressant article sur la symbolique du papillon dans l’art du Moyen Age
http://www.lavieb-aile.com/article-les-papillons-dans-un-tableau-de-hans-memling-125258718.html
[12] Du même, en plus détaillé: « Papillons entre le ciel et l’enfer: Comparaison des Pieridae et des Nymphalidae (Insecta: Lepidoptera) dans les natures mortes des Pays-Bas au XVIIe siècle » http://www.lavieb-aile.com/article-papillons-entre-le-ciel-et-l-enfer-comparaison-de-la-pieridae-et-nymphalidae-insecta-lepidoptera-125297008.html

La boule mystérieuse

2 août 2015

Où l’on propose une interprétation d’ensemble de la Vanité de de Gheyn – basée sur l’opposition entre Démocrite et Héraclite, qui reprend et  prolonge l’interprétation classique de Ingvar Bergström [1].


Vanité

Jacob de Gheyn le Jeune, 1603, Metropolitan Musem of Art, New York

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET

Les deux philosophes

De part et d’autre du  proverbe abrégé, « Humana [cuncta sic] vana » – littéralement « Toutes les choses humaines sont vides« , Démocrite à gauche désigne des deux mains la bulle en souriant, Héraclite à droite la montre de la main gauche et se tient la tête de la droite, en signe de mélancolie.

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET bulla
(Les racines de l’opposition/complémentarité entre les deux philosophes dépassent notre sujet, pour lequel il suffit de savoir que Démocrite est le philosophe qui rit , et  Héraclite celui qui pleure [2])


Du Globe à la Bulle

Heraclite et Democrite Gheyn dessin preparatoire

Heraclite et Democrite,
de Gheyn, dessin préparatoire, Stichting P. and N. de Boer, Amsterdam

Le dessin préparatoire montre la genèse de la composition, conforme à  l’iconographie habituelle  du globe terrestre contemplé par les deux philosophes.

Heraclite et Democrite, vers 1495, Bramante fresque (Milan, Brera)

Héraclite et Démocrite, fresque de Bramante, vers 1495, Brera, Milan


Du Monde à L’Immonde

De Gheyn était un riche amateur, libre d’inventer à son gré. Son coup d’audace a été ici de remplacer le Globe traditionnel par la Bulle, le Plein par le Vide, le Monde harmonieux par un Chaos Immonde.

Mais avant de pénétrer dans les mystères de la Bulle, il nous faut faire un détour par une gravure datant de cinquante années plus tôt.


DemocriteHeraclite_crane

Un mort entouré de fioles impuissantes

DemocriteHeraclite_coeur

Un crève-coeur

DemocrireHeraclite_tete

Une roue et un supplicié

DemocrireHeraclite_fou

Un fou et sa marotte

DemocriteHeraclite_couronne

Une couronne cernée par des épées et des mousquets

DemocriteHeraclite_bourse

Une bourse retournée perdant ses pièces

DemocrireHeraclite_panier

Un panier contenant divers objets, dont une crécelle de lépreux

DemocrireHeraclite_trophee

Un trophée avec des béquilles, des urinals, une poulie (de torture ?) et des fers de prisonnier

DemocriteHeraclite_globe

Un globe terrestre sur lequel est jeté un habit de bouffon

Héraclite et Démocrite,
Gravure de Coornhert, Dirck Volkertsz, d’après Heemskerck, 1557, Fitzwilliam Museum, Cambridge

Balayer pour voir les légendes.

Les motifs encadrés en vert sont ceux que nous retrouverons à l’intérieur de la bulle de De Gheyn. Bergström explique cette filiation par le fait que De Gheyn était l’élève de Golzius, lui-même élève de Coornhert.


Démocrite qui rit

X

Démocrite qui rit

Héraclite qui pleure

X

Héraclite qui pleure

Tulipe

X

Tulipe

Pétale tombée de la fleur de fraisier

X

Pétale tombée de la fleur de fraisier

Fumée

X

Fumée

Paille

X

Paille

Paille

X

Paille

Signature

10 ducats d'or frappé à Saragosse, à l'effigie de Joanna et Charles V d'Aragon

10 ducats d'or frappé à Saragosse, à l'effigie de Joanna et Charles V d'Aragon

Piece avec un cheval et un lion commémorant la capture d'un galion espagnol en 1602 par un corsaire flamand.

Caducée

X

Caducée

Coeur percé d'un poignard devant un soupirail

X

Coeur percé d'un poignard devant un soupirail

Soufflet

X

Soufflet

Verre, bouteille, bougie renversés

X

Verre, bouteille, bougie renversés

Jeu de backgammon avec dés qui tombent

X

Jeu de backgammon avec dés qui tombent

Roue de torture

X

Roue de torture

Crécelle de lépreux

X

Crécelle de lépreux

Couronne cernée par des piques

X

Couronne cernée par des piques

Bourse renversée s'où tombent des pièces

X

Bourse renversée s'où tombent des pièces

HUMANA VANA

X

HUMANA VANA

Fleur de fraisier

La Vanité de De Gheyn

Balayer pour voir les légendes.

Les formes à l’intérieur de la bulle ne sont pas des reflets  du monde extérieur, mais de purs symboles, réordonnés par de Gheyn en reprenant certains emblèmes de la gravure de Coornhert, et en en rajoutant de son cru.

Une composition binaire ?

En premier lieu,  la très forte symétrie suggère  que l’ensemble de la composition  pourrait se structurer selon l’opposition entre les deux philosophes. Ainsi nous trouvons :

  • côté rires la tulipe,
  • côté pleurs l’urne funéraire fumante.

A l’intérieur de la Bulle :

  • côté rires les plaisirs de l’amour, du jeu, de la boisson et de la santé (le caducée)  ;
  • côté pleurs la crécelle de lépreux et la roue de torture : souffrances infligées par Dieu, souffrances infligées par l’homme.


Les exceptions

Cependant, des éléments font exception à cette logique binaire : la pétale de fleur de fraisier, image du flétrissement, se trouve côté rires.

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET ducat face
Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET ducat pile

De même, si le recto de la pièce avec le couple des souverains d’Aragon peut se comprendre côté Positif  – IOANA·ET·KAROLVS·REGES·[ARA]GONVM·TRVNFATORES·[ET]·KATHOLICIS (Joanna and Charles triomphants et catholiques ) ,  en quoi le verso justifie-t-il sa place du côté Négatif  ( IOANA·ET·KAROLVS·[EIVS·FI]LIVS·PRIMO·GENITVS·DEI·GRA[CI]A·R[E]X / ARAGON[VM] (Joanna et Charles, leur fils aîné par la grâce de Dieu Roi d’Aragon) ?

Enfin, les symboles centraux : la bourse qui perd ses pièces et la couronne cernée par des piques sont des symboles mixtes, à la fois positifs et négatifs : la Richesse qui s’enfuit, la Puissance qui se retourne contre elle-même.


Les pièces

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET pieces

Les pièces d’or et d’argent se répartissent dans les deux camps, sans logique perceptible. On a identifié :

  • un Thaler d’argent de Frédéric I, empereur du Saint Empire ;
  • une pièce espagnole de 8 reales de Philippe II, vers 1590 ;
  • une pièce d’or de Edward IV d’Angleterre ;
  • un écu d’or de Philippe II ;
  • une médaille avec un cheval et un lion commémorant la capture d’un galion espagnol en 1602 par un corsaire flamand ;
  • et, à gauche et à droite, le recto et le verso de cette pièce extrêmement rare : le 10 ducats d’or frappé à Saragosse en 1528, à l’effigie de  Joanna et Charles V d’Aragon

On sait que De Gheyn collectionnait les médailles, et qu’il a même fourni les dessins de certaines. Mais leur répartition semble échapper à  la forte symétrie du panneau.


Une machine symbolique

Il nous faut regarder l’image comme un emblème fortement polarisé, mais aussi comme une scène dynamique :

  • en haut, à l’intérieur de la bulle, une bourse renversée laisse échapper ses pièces ;
  • en bas, sur la corniche, une série de pièces sont tombées aléatoirement.



Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET schema
Dès lors, une lecture ternaire s’impose : entre les deux camps opposés du philosophe qui rit et du philosophe qui pleure, un entonnoir intermédiaire part de la devise « Humana Vana », englobe les symboles mixtes (la bourse, la couronne), passe par la signature sous la mâchoire  (JDGHEYN FE ANo 1603) et suit la chute des pièces jusqu’au rebord de la niche, où l’or et l’argent voisinent avec la paille.

Avec cette invention graphique d’une intelligence inédite, De Gheyn nous montre comment le Rire et les Pleurs se mélangent, dans cette Bulle qu’est la Vie Humaine, ne laissant à l’extérieur que de vaines reliques : un crâne, des pièces perdues et…
Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET grains
…quelques rares grains tombés eux aussi mais capables, à l’inverse de l’or et de l’agent,  de germer et de croître à nouveau.


Références :
[1] Ingvar Bergström. « De Gheyn as a ‘Vanitas’ Painter. » Oud Holland 85, no. 3 (1970), p. 143–56 http://www.jstor.org/stable/42710865
[2] http://mcv.revues.org/347 Le rire de Démocrite et le pleurer d’Héraclite. La représentation des philosophes de l’Antiquité dans la littérature des Siècles d’or Thèse de Bérénice Vila Baudry)

Le peintre en son miroir : 1 Artifex in speculo

31 juillet 2015

Nous allons passer en revue différentes manières de se « prendre en tableau » à l’aide d’un miroir.

Lorsque qu’un miroir est vu de face, impossible  pour le peintre d’échapper à  l’autoportrait.

Première option ; oublier cette loi de l’optique et rester transparent.

Sitting Room by Johann Erdmann Hummel circa 1820

Salon
Johann Erdmann Hummel, vers 1820

Réalisée par le très respecté professeur de perspective de la Kunstakademie de Berlin, cette étude d’ombres et de reflets montre l’extrême précision de la discipline. Elle a aussi le mérite de poser  le problème de la perspective centrale et du miroir vu de face   : à l’emplacement  où devrait se trouver le reflet du dessinateur  (marquée P), Hummel n’a disposé  qu’un chien, et une chaise vide.

Manière humoristique de signaler l’aporie du peintre placé dans cette situation  :

soit l’absence fautive, soit la présence intempestive.


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de Man, Cornelis, 1621-1706; A Game of Cards, with the Woman Reflected in a Mirror
Les joueurs de carte
Cornelis de Man, vers 1660, National Trust, Polesden Lacey

La miroir sert à la femme à regarder le jeu de son adversaire ; il lui permet  aussi de surveiller ses arrières. Pour le spectateur, le miroir a bien sûr comme intérêt de révéler non pas les atouts, mais les appas de la belle joueuse.



Cornelis de Man  a game of card National Trust, Polesden Lacey perspective

Le point de fuite étant à la hauteur de ses yeux, c’est un regard non pas inquiet, mais complice, qu’elle jette vers le peintre assis.  Celui-ci devrait apparaître dans le miroir, à la limite du cadre, ce qui ne semble pas le cas.


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Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam
Un écrivain taillant sa plume
Jan Ekels the Younger, 1784, Rijksmuseum, Amsterdam

Le caractère intriguant de ce tableau tient à l’austérité de la composition et à la vacuité du miroir : ne devrait-il pas révéler le  visage du peintre , à côté de celui de l’écrivain ?. Notons que le miroir est légèrement penché vers l’avant, comme le montre l’ombre sur le côté. Ceci pourrait-il expliquer cela ?



Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam perspective
En plaçant au ras de la table le point de fuite indiqué par les bords de l’estrade (lignes jaunes) , Ekels nous fait croire qu’il se trouve hors du champ du miroir. Mais vu de ce point bas, le reflet de la tête de l’écrivain devrait se limiter à un  bout de crâne dans le coin inférieur gauche du miroir (en rouge)



Sitting Room by Johann Erdmann Hummel circa 1820 detail
Comme le montre l’étude de Hummel, l’effet d’un miroir penché vers l’avant est que le reflet se trouve plus haut que la personne qui s’y regarde.



Jan Ekels the Younger  A Writer Trimming His Pen 1784 Rijksmuseum Amsterdam perspective corrigee
Il est donc possible que le point de fuite du monde virtuel (en bleu) ne concorde pas avec celui du monde réel  : si le miroir est d’une part penché, d’autre part  pas exactement parallèle au mur, le point de fuite réel pourrait de trouver légèrement en dessous et à droite (en jaune). Mais pas aussi  décalé que celui de Ekels (en rouge).

Le principe crucial qu’illustre a contrario ce tableau est le suivant :  que  le miroir soit penché ou pas, les fuyantes entre un objet réel et son reflet convergent toujours vers le reflet de l’oeil du peintre : son visage devrait donc apparaître dans le miroir (ovale bleu).

Nous retrouvons péniblement, par le raisonnement, ce que notre oeil devine tout de suite : cette béance n’est pas normale. Jan Ekels n’avait malheureusement pas pu suivre les cours du professeur Hummeln !



Deuxième possibilité :  lorsqu’ils insèrent dans un tableau un miroir, les peintres discrets se décalent hors de son  champ.

Intérieur avec deux personnages

Vallotton, 1904, Musée de l’Hermitage, Saint Petersbourg

interior-bedroom-with-two-figures-1904

Ici Vallotton se planque à gauche, en face de l’armoire.


interior-bedroom-with-two-figures-1904-schema

Intérieur avec deux personnages (corrigé)

A noter qu’il a triché avec la perspective du lit. Celui-ci devrait être plus grand et plus à gauche, au risque de couper l’envolée sublime de la robe de Mme Vallotton.


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miroir du peintre 1

Le miroir dans le tableau permet un effet d’intimité : en  lui montrant un élément sensé se trouver derrière lui (ici les trois cadres jointifs), il aspire le spectateur dans la réalité virtuelle   (ce pourquoi Vallotton a décalé le lit).


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Man Ray, Portrait de Paul Eluard, avec Nusch, à Montlignon. 1936

 

 Portrait de Paul Eluard, avec Nusch, à Montlignon, Man Ray, 1936

Da manière à laisser le couple dans son étrange  intimité (le poète-fantôme et la muse-bibelot), l’appareil photo s’est planqué en contrebas.

On trouvera d’autres exemples dans  Le miroir révélateur 1 : déconnexion, reconnexion).


Troisième possibilité : les  peintres m’as-tu-vu se plantent carrément devant le miroir, qui occupe alors presque tout l’espace.

Autoportrait

Emile Friant, 1887, Musée des Beaux Arts de Nancy

Autoportrait 1887 Emile Friant Musee des Beaux Arts de Nancy

C’est le cas avec cet autoportrait, dans lequel Friant nous révèle discrètement la présence du miroir  par le bout de cadre sur la droite. Révélation appuyée par le témoin dans la rue, qui regarde au travers de la fenêtre comme le peintre regarde au travers du miroir.


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Autoportrait

Zinaida Serabriakova,  1908-09,  Galerie Tretyakov , Moscou

serebryakova_selfportrait
Même dispositif dans ce célèbre autoportrait de la très belle Zinaida, âgée ici de 24 ans, où le bord du miroir apparaît sur la gauche. La mèche de la bougie et son reflet permettent de tracer une ligne qui passe par le point de fuite, entre les deux yeux. En revanche, les autres lignes qui joignent le bougeoir  à son reflet sont fausses.



serebryakova_selfportrait reflet
Seule cette bougie, ainsi  que le  cadre sur le bord gauche, nous indiquent que le tableau n’est pratiquement qu’un reflet – y compris les accessoires de toilette du premier plan.

Le miroir ovale, sur le mur d’en face, conspire avec les yeux en amande pour nous percer jusqu’au tréfonds.

 


self-portrait-in-a-white-blouse-1922
Autoportait à la blouse blanche
Zinaida Serabriakova,  1922

Dans cette composition subtile, Zinaida peint de la main gauche : ce que nous voyons est donc un reflet  qui a envahi tout l’espace du tableau : le miroir est situé face à la peintre,  à côté de son chevalet.

Mais pour compliquer les choses, un autre miroir à l’arrière-plan  nous la montre de dos :    l’inverse de l’image inversée tient cette fois son pinceau  de la main droite.


miroir du peintre 2
Car dans cette  situation, le peintre, le sujet et le spectateur fusionnent  au niveau du plan du tableau : d’où l’impression d’intimité autarcique des autoportraits au miroir.


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G.Caillebotte_-_Autoportrait_au_chevalet 1879-80, Coll part

Autoportrait au chevalet
Caillebotte, 1879-80,Collection particulière

Même astuce  dans cet autoportrait de Caillebotte : c’est parce qu’il peint de la main gauche et que le très célèbre tableau de son ami Renoir, sur le mur du fond, est inversé, que nous déduisons la présence invisible du miroir.

Pierre-Auguste_Renoir,_Le_Moulin_de_la_Galette Orsay 1876

Le Moulin de la Galette
Renoir, 1876, Musée d’Orsay, Paris

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Le même cas de figure du tableau dans le miroir se retrouve chez Carl Larsson…

Larsson Seen in the Mirror, 1895Vu dans le miroir
Carl Larsson, 1895

Larsson se représente ici tel qu’il se voit dans un miroir (il peint de la main gauche). Au fond, un autre miroir renvoie ce qu’il est en train de peindre : un autre enfant assis par terre, à côté d’une chaise et d’une porte.

Larsson Pontus 1890
Carl Larsson, 1890, Portrait de Pontus

En fait, Larsson se moque de nous : car ce qui semble un miroir est en fait un tableau représentant  son troisième enfant, Pontus, assis sur le sol et jouant dans l’atrium de la Petite Hyttnäs à Sundborn. Raison pour laquelle le tableau, comme chez Caillebotte, nous apparaît inversé.

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chirico 1Autoportrait, Giogio di Chirico, 1924 Chirico 2

Certains peintre scrupuleux rectifient (au sens étymologique) ce qu’ils voient dans le miroir : ainsi Chirico, qui était droitier, a fait l’effort de rectifier sa pose dans cet autoportrait modestement surmonté par un vers d’Ovide :

 « Je vise quant à moi à une gloire immortelle ; être célébré partout et dans tout l’univers, voilà mon ambition. »  Ovide, Les amours, Elégie XIV,


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Judith Leyster vers 1630 National Gallery of Art WhashingtonAutoportrait, Judith Leyster vers 1630, National Gallery of Art Washington. Judith_Leyster_Merry_Company 1629-31 Coll priveeMerry Company, Judith_Leyster,1629-31, Collection privée

Judith Leyster rectifie elle-aussi, et compare l’habileté du peintre, avec son pinceau et sa palette, à celle du violoniste, avec son archer et son violon.

« La juxtaposition de l’archer du violoniste et du pinceau de Leyster marque le réciprocité entre la peinture et la poésie. En maniant son pinceau, elle se dirige elle-même dans un concert virtuose :  elle tient en main dix-huit pinceaux, et pas d’appuie-main. »   Frima Fox Hofrichter, “Judith Leyster’s ‘Self-Portrait’: ‘Ut Pictura Poesis,’” in Essays in Northern European Art Presented to Egbert HaverkampBegemann on His Sixtieth Birthday, ed. Anne-Marie Logan (Doornspijk, 1983), 106–109.

Primitivement, le tableau dans le tableau montrait un visage féminin (le sien ?) et c’est seulement dans un second temps qu’elle l’a remplacé par une ébauche d’une autre de ses oeuvres de la même époque.

Sur ce tableau, voir https://www.nga.gov/collection/art-object-page.37003.pdf.


jean-frederic-bazille-self-portrait

Autoportrait à la palette, Bazille, 1865/66, Art Institute, Chicago

En revanche, en se retournant vers son miroir, Bazille ne rectifie pas : il privilégie ce qu’il voit à ce qui est, et fait de sa palette flamboyante  le véritable « tableau dans le tableau ».


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Charles Spencelayh My Reflection

My Reflection, Charles Spencelayh, 1925

Spencelayh ne rectifie pas non plus, mais laisse ce soin au miroir, qui dans le reflet corrige le portrait en cours.


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Paint and morning tea 1937. Herbert BADHAM National Gallery of Victoria, Melbourne

Paint and morning tea
Herbert Badham, 1937,  National Gallery of Victoria, Melbourne

Le miroir invisible, posé sur le sol derrière le chevalet, autorise cette contreplongée spectaculaire.


Quatrième  possibilité : parfois, les peintres se laissent voir, comme certains  metteurs en scène se glissent devant la caméra.

Egon_Schiele_-_Schiele_with_Nude_Model_before_the_Mirror,_1910_-_Google_Art_Project

Schiele avec un modèle nu devant un miroir
Egon Schiele, 1910

Comment montrer simultanément le visage et la nuque,  un sein vu de face et un vu de derrière, le pubis et les fesses, plus les toisons des deux aisselles ? Ce comble du voyeurisme,  cette vision simultanée de toutes les  zones érotiques est ici rendue possible, non par une décomposition cubiste,  mais  par un simple miroir. Miroir qui d’ailleurs n’est pas dessiné, mais en quoi la virtuosité du trait nous fait croire.



Egon_Schiele_-_Schiele_with_Nude_Model_before_the_Mirror,_1910_correction
Pourtant le nu est vu par un oeil nettement plus  à gauche  : au dernier moment, Schiele a abaissé le coude gauche du modèle pour se glisser,  juste au-dessous, dans le miroir.


Lorsqu’ainsi le peintre se montre, l’effet sur le spectateur est intermédiaire, entre l’aspiration dans le tableau produite par le miroir, et la répulsion provoquée par la conscience de la présence du peintre.

miroir du peintre 3


Dernière possibilité, mais très rarement utilisée vue la virtuosité requise : le peintre nous révèle son dispositif en s’observant à distance.

Autoportrait Zinaida Serebriakova 1907Autoportrait,
Zinaida Serebriakova 1907
 
Self-portrait - Zinaida Serebriakova 1922

Autoportrait,
Zinaida Serebriakova 1922

 

Zinaida Serebriakova  a exploré deux fois cette formule, en vue de dos et en vue de profil.


Franz und Mary Stuck im Atelier 1902 coll privee Franz et Mary Stuck dans l’atelier, 1902, collection privée Franz_von_Stuck

Evidemment, la photographie facilite cette mise à distance…


Exercice récapitulatif

alejandro-haesler-untitled 2 alejandro-haesler-untitled

 Sans titre, Alejandro Haesler

Bien que la cruche et le miroir soient les mêmes, le cadrage donne un sens radicalement différent à ces deux compositions. Voyez vous lequel ?


Nous allons donner quelques exemples de ces « autoportaits  furtifs », regroupés en quatre thèmes :

Le peintre en son miroir : 2b L'Artiste comme détail

31 juillet 2015

Dans lequel le peintre se marginalise ou se miniaturise,

tout en contrôlant le regard.

La leçon de musique

Vermeer, 1662-64,  The Royal Collection, The Windsor Castle

lady_at_the_virginals_with_gentleman_by_johannes_vermeer 1662

Dans le miroir se révèle un des pieds du chevalet de Vermeer.



lady_at_the_virginals_with_gentleman_by_johannes_vermeer 1662 miroir
Plutôt qu’un détail pittoresque impliquant le peintre dans son oeuvre,  il s’agit plutôt de proclamer une forme d’égalité entre le pouvoir  de la Peinture et celui du Miroir :

« Une peinture parfaite, en effet, est comme un miroir de la Nature. Elle fait que des choses qui n’existent pas puissent exister, et trompe d’une façon permise, amusante et louable. » Samuel van Hoogstraten, Introduction à l’école supérieure de la peinture, Rotterdam, 1677


De plus, la présence éternisée du peintre en son absence crée un effet d’étrangeté, qui tient au rabattement du lieu de  l’Artiste dans celui de l’Oeuvre, du temps du Faire dans celui du Fait :

« Le miroir nous montre cette peinture comme « se faisant » sous nos yeux. Il offre le paradoxe d’un tableau qui s’autocontient » V.Stoichita, L’instauration du Tableau, p 261, 1993


Lecon de musique miroir
En tirant partie du fait que le minuscule rectangle en haut à gauche doit être le mur du fond, le professeur P.Steadman a pu reconstituer la topographie précise de la pièce,  que l’ingénieur  Tim Jenison a reconstruit en grandeur réelle : il a ensuite reproduit le tableau en réinventant les méthodes optiques de Vermeer.



ML2s-680x773La leçon de musique, recréée par Tim Jenison

Cette passionnante expérience est expliqué dans  http://www.grand-illusions.com/articles/mystery_in_the_mirror/


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Charles Martin Hardie - The Studio Mirror 1898
Le miroir de l’atelier
Charles Martin Hardie, 1898


Francine_van_Hove Dos a dos a dos
Dos à dos à dos
Francine Van Hove, 2007

Deux résurgences du chevalet dans le miroir


Nous allons voir maintenant des exemples où le peintre pudique va montrer un peu plus que le pied de son chevalet…


Son reflet dans la famille

Charles Le Brun Everhard Jabach and His Family vers1660 MET

Everhard Jabach  et sa famille
Charles Le Brun, vers 1660, Metropolitan Museum

 

Lorsque le financier se fait portraiturer entre ses collections et sa famille, il autorise le peintre à s’inclure parmi elles, à une place privilégiée au dessus des instruments du savoir et de la religion : une sorte d’alter ego, mais  en deux dimensions. Ainsi, vus de trois quarts, le buste de Minerve et le reflet du peintre conduisent le regard vers le visage du maître de maison, lequel le relaye vers les autres êtres véritablement animés de la composition : sa femme et ses enfants adorés.


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Nicolas Maes Le tambour The naughty Drummer 1655 Madrid Thyssen Bornemisza

Le méchant tambour (The naughty Drummer)
Nicolas Maes, 1655,  Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Une scène familiale

Tandis que la femme menace du martinet le garçon bruyant, le peintre de genre, du haut de son miroir, jette un oeil objectif sur le vacarme.

A noter que l’artiste  n’entre dans le tableau qu’à la sauvette : le point de fuite ne concordant pas avec son oeil, il n’est pas du tout en train de se regarder dans le miroir, mais d’observer son modèle. C’est uniquement la position du spectateur,  à droite du tableau, qui capture  incidemment son visage  dans le cadre du miroir.


Des allusions

Cette scène familiale comporte plusieurs allusions [1]. Tout d’abord Maes fait un clin d’oeil à sa ville natale, Dordrecht, connue pour  une histoire survenue durant l’inondation de 1421 : l’« enfant au berceau » fut sauvé miraculeusement, en flottant sur les eaux.

Mais c’est surtout la carte des Sept Provinces, pendue au dessus du garnement , qui recèle une intention politique. L’ombre noire qui la recouvre fait allusion à la situation sombre du pays après le traité avec l’Angleterre, déchiré par la guerre des partis. Ainsi le geste exagéré de la mère brandissant son martinet s’adresse, au delà de son fils,  à tous ces enfants turbulents de la République : c’est là qu’il s’agit de remettre de l’ordre.


Nicolas Maes Jeune fille cousant 1655 Collection privee
 Jeune fille cousant
Nicolas Maes,1655, Collection privée

A l’appui de cette interprétation politique de la carte, dans cet autre tableau de la même période, elle apparaît cette fois en pleine lumière, au dessus de la jeune fille cousant dans la paix du foyer : ici Maes a tronqué, par rapport à la carte originale, toute la partie gauche qui représente les Pays-Bas espagnols.

[1] Voir Karten in Bildern : zur Ikonographie der Wandkarte in holländischen Interieurgemälden des siebzehnten Jahrhunderts, Bärbel Hedinger, 1986


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joaquin-sorolla-y-bastida-Ma famille 1901 Valencia, Museo de la Ciudad, Ayuntamiento

Ma famille,  Joaquin Sorolla, 1901, Valencia, Museo de la Ciudad, Ayuntamiento

Sorolla a retrouvé la composition de Maes dans ce portrait de famille pyramidal où, sous l’oeil surplombant du père, le jeune fils reprend le flambeau en croquant sa plus jeune soeur, avec l’aide de la grande.


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matthijs-roeling-interieur-met-schilder-en-zijn-model-interior-with-the-painter-and-his-model-1970

Intérieur avec le peintre et son modèle,  Matthijs Roeling, 1970, Collection privée

Version plus moderne de la même composition : le titre est  trompeur, puisqu’il incite à voir le jeune dessinateur, alors que le peintre est évidemment ailleurs (plus petit que la poupée…).


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Alexei Tyranov Atelier des freres Chernetsov 1828 Musee d'Art Russe Saint Petersbourg

L’Atelier des frères Chernetsov
Alexei Tyranov, 1828, Musée d’Art Russe, Saint Petersbourg

Le peintre figure doublement dans le tableau :

  • en tant que personnage, dans le miroir accroché au mur : seule figure éclairée au milieu des deux frères en contrejour ;
  • en tant qu’emblème , sous les espèces de la palette posée au premier plan sur le tabouret.

L’impossibilité physique (peindre et ne pas peindre) s’évacue dès lors que nous comprenons que la palette, avec ses couleurs bien rangées, est en attente sur le seuil, tandis que le peintre est en train d’esquisser le tableau.


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Larsson

 

larsson daddy-s-room, vers 1895

La chambre de papa, Carl Larsson, vers 1895

 Au milieu de l’imposante chambre, avec un humour certain, Larsson décompose son autorité paternelle en trois morceaux :   les bottes, le torse et les moustaches, du plus grand au plus petit.


 

 

Carl_Larsson_My friends, the Carpenter and the Painter 1909

Mes amis, le charpentier et le peintre
Carl Larsson, 1909

Larsson (ce Rockwell nordique) se représente ici  avec humour encadré par ses alter-egos : le charpentier  avec son marteau, le peintre en bâtiment avec son pot et son pinceau, les deux fixant un mystère en hors champ qu’il s’agit de clouer, puis de badigeonner de rouge.

L’amoncellement des outils sur le sol, la moulure verte décloutée et posée sur la chaise, ne nous donnent aucune indication. Et Larsson, protégé dans son cadre doré au milieu de tout ce chantier, nous fixe d’un oeil bonhomme, et nous laisse en plan.


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Carl Esbjorn Doing His HomeworkEsbjorn faisant ses devoirs
Carl Larsson, vers 1910, Ateneumin Taidemuseo, Helsinki
Carl Larsson Esbjorn doing his Homework IIEsbjorn faisant ses devoirs II
Carl Larsson, 1912

La comparaison des deux versions montre combien la composition influence notre ressenti.

Dans la vue frontale, l’écolier assis du côté de la fenêtre fermée,  face à la statuette ennuyeuse, n’a qu’une seule envie : passer du coté de la fenêtre ouverte, du jardin et de la chaise vide.

Dans la vue latérale, tout l’univers du garçon – son établi, son bureau, son cahier – converge vers l’image de son père, qui le tient à l’oeil sans trop prendre le rôle au sérieux : car clairement le gamin dort, les mains dans les poches et le nez en l’air, en face de la fenêtre ouverte ; et les trois têtes dans le cadre, tête d’or, tête de rapin et tête de pantin disent avec humour que les porteurs de chapeau ne font pas pas le poids face à un enfant qui rêve.


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Zinaida Serabriakova

 

Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection

Tata et Katia dans le miroir
Zinaida Serabriakova,  1917, Collection privée

Charmant portait de la mère de famille avec trois de ses quatre enfants :  les deux filles de part et d’autre du miroir (Tatiana, née en 1912, Ekatarina née en 1913) et un des garçons ( Eugene né en 1906 ou  Alexandre, né en 1907) debout au fond du corridor.

Ce sont encore les années heureuses à Saint Pétersbourg, avant la Révolution, le veuvage,  l’exil sans les enfants, et la dèche.



Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection perspective
Zinaida tient son carton à dessin de la main droite et dessine de la main gauche, comme il sied à un reflet. A noter la perspective très approximative : seule la ligne qui relie la tête de la petite fille à son reflet aboutit à l’oeil du peintre. Les fuyantes de la chaise aboutissent un peu plus à gauche. Celle de la table tombent plus bas, celle du corridor plus haut.


Zinaida Serabriakova  Self Portrait with Children in the Mirror  1917 Private Collection correction
Si le point de fuite du corridor tombait au niveau de l’oeil du peintre, le garçon serait caché par sa mère. L’intention de Zinaida n’est pas ici  l’exactitude optique – elle s’amuse même,  avec ce corridor en enfilade, à un pseudo  effet d’abyme.

La mise en scène est celle du bonheur familial, avec pour pivot la mère, entre les deux filles studieuses et le garçon qui ne tient pas en place.

paris-sketch-13-hairdresser-end-1920s
Chez le coiffeur
Zinaida Serabriakova, fin des années 1920

 

Exilée à  Paris, Zinaida a conservé son intérêt pour les ruses avec les miroirs : deux garçonnes côte à côte semblent le reflet l’une de l’autre. Zinaida se situe à droite,  à en croire la palette coincée derrière le tableau.

Pour d’autres autoportraits de Zinaida, voir  http://illustrationart.blogspot.fr/2011/12/portrait-of-artist-in-times-of-change.html

Sur son art (classé par thèmes) : https://artoftherussias.wordpress.com/category/ukraine/zinaida-serebriakova/

Son reflet auprès d’elle

GeorgesSeurat Jeune femme se poudrant 1889-90
Jeune femme se poudrant (Young Woman Powdering Herself)
Seurat, 1889-90 Courtauld Gallery, Londres

La jeune femme de 20 ans est Madeleine Knobloch, la maîtresse de Seurat. Primitivement, le  visage de celui-ci apparaissait dans le miroir. Mais, comme un ami lui avait dit que cela paraissait bizarre, il préféra le dissimuler sous un pot de fleur, transformant le miroir en tableau.


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Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894

Portrait de femme
Santiago Rusinol, 1894, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelona

Dans cette composition sévère, le profil barbu de Rosinol affronte, du fond du miroir, le profil délicat de la jeune fille.


Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894 vanite

Tout est mis au service d’une  simplicité efficace :

  • la perspective  impeccable  – les fuyantes du marbre de la cheminée convergent bien vers l’oeil du peintre ;
  • la  géométrie implacable – des emboîtements de carrés ;
  • la palette raréfiée – noir et ocre ;
  • le point de vue  simplifié : de profil.

Austérité voulue, qui met d’autant plus en valeur les lignes serpentines de la jeune fille, la pureté de son profil, et les seuls objets colorés du tableau…


Santiago_Rusinol_-_Female_Figure_-1894 vanite

…qui sont les attributs symboliques de sa fugitive Beauté : deux brochures (fanées) et un bouquet (fané)..


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Valentin_Serov Portrait G.L.Girshman_1907_Gallerie Tretiakov Moscou Google_Art_Project

Portrait de Henrietta Leopoldovna Ghirshman
Valentin Serov , 1907, Gallerie Tretiakov, Moscou

Ce tableau virtuose multiplie  les reflets : la fiole de droite par exemple, qui  se reflète à la fois dans la table de toilette en verre et dans le miroir, nous mène jusqu’à l’oeil du peintre sur le bord.

Malgré les parties non peintes de la partie gauche  et du bas du meuble, malgré la focalisation impossible à la fois sur le visage de la femme et sur celui du peintre, ce portrait donne une impression d’exactitude optique : sous les effets picturaux, la construction  perspective est rigoureuse.


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Matisse

Matisse Nature morte avec nappe aux carres rouges 1903

Nature morte, serviette à carreaux
Matisse,  1903, Collection Privée

Un vase bleu borne la frontière entre l’espace de la serviette – froissé, bariolé, géométrique (carrés du tissu, cercles des pommes) et celui du miroir – indistinct, monocolore, organique,  où se devine un autoportrait brouillé.


Matisse Carmelina 1903
Carmelina
Matisse,  1903, Musée des Beaux-Arts de Boston, USA

A l’inverse, dans cet atelier au miroir réalisé la même année, la silhouette massive et fortement charpentée du modèle peine à équilibrer la présence forte de Matisse, à l’autre bout d’une sorte de  balançoire graphique fichée perpendiculairement au tableau.



Matisse Carmelina 1903 balancoire
La manche droite du peintre et la main droite laissée inachevée du modèle rivalisent dans les rouges, de part et d’autre du vase bleu qui, ici encore, marque le lieu du pivot.



Matisse Carmelina 1903 equilibre
Dans le plan du tableau, un autre équilibre s’établit entre le petit cadre de droite, et le cadre plus conséquent du miroir : effet qui majore la taille du peintre, lui évitant l’écrasement total par la grande femelle centrale.



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Le Peintre et son Modele, Dufy, 1909, Coll privee

Le Peintre et son Modèle
 Dufy, 1909, Collection privée

Dufy, qui était gaucher, a eu soin de se représenter ainsi.

La composition en quatre quadrants donne au modèle la moitié gauche, tandis que l’artiste et  tous les objets de son art se trouvent encadrés de doré  dans le miroir, qui fonctionne ici comme un tableau dans le tableau.



Le Peintre et son Modele, Dufy, 1909, Coll privee schema
Il se crée ainsi une sorte d’appel d’air depuis la réalité coloré vers le  lieu de l’artiste, puis au delà vers la cadre de la cheminée où toute couleur  s’abolit.



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angel-zarraga self-portrait-with-model

Autoportrait avec modèle
Angel Zarraga, vers 1940

A contrario, le peintre, pourtant debout, se trouve ici miniaturisé et amoindri par les tons bleus, au point que, sans profondeur, le miroir ressemble plutôt à un tableau dans le tableau.



angel-zarraga self-portrait-with-model detail
Et la main gauche de la femme posée sur le coussin, qui  pourrait inviter le peintre de chair à  venir d’asseoir à côté d’elle, semble plutôt là pour interdire à ce petit homme de descendre dans le monde des grandes.


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Mario Tozzi The Study,1928

L’atelier
Mario Tozzi ,1928

Exactement contemporaine mais dans en style « moderne », cette toile évite l’effet jivaro en agrandissant le miroir, qui montre Tozzi  de la tête aux pieds. Le modèle, avec sa mandoline et son miroir fait pendant, sans l’écraser, au peintre avec sa palette et son chevalet.


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Myself in the studio Belford Mews by Alberto Morrocco

Myself in the studio, Belford Mews 
Alberto Morrocco, Collection privée

La composition met en orbite autour du modèle absorbé dans sa lecture  les ingrédients habituels d’une nature morte : bouteille,  tasse à café, vase avec fleurs,  compotier avec fruits, guitare. Seul échappe à cette convention le miroir dans lequel le peintre, réduit à un torse et à un regard, semble l’émanation de la pensée de la liseuse. Derrière lui, dans un spot bleu, une tête noire hurlante poursuit cette échappée dans l’abstraction.


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Peter Edwards 1992 Marguerite_Kelsey

Portrait de Marguerite Kelsey
Peter Edwards, 1992

Nous citons ici l’explication qu’a donné de son tableau Peter Edwards lui-même, en 2005 (http://www.peteredwards.net/articles.htm)

Le retour d’une modèle célèbre

« Cette peinture représente Marguerite Kelsey, une modèle  célèbre entre les deux guerres, qui faisait partie de la scène bohème artistique de Chelsea. Elle a posé pour la plupart des grands  artistes britanniques de l’entre deux guerres… Elle émigra en Nouvelle-Zélande au début de la seconde guerre mondiale avec son nouveau mari, et après sa mort suite à une longue maladie dans les années 1980, elle revint en Angleterre, sans le sou et souffrant d’une arthrite rhumatoïde invalidante. C’est alors qu’elle fut redécouverte par le monde de l’art dans son studio de Worthing… La grande peinture exécutée dans mon atelier de l’époque à Ellesmere, Shropshire, a été une tentative de représenter Marguerite comme je l’avais vue à Worthing mais aussi de distiller dans mon travail tous les souvenirs d’un monde artistique  disparu. »


La bouteille de vin

« Pendant les poses, il y avait toujours une bouteille de Riesling allemande pas chère, chaude, pas très forte. L’artiste et la modèle la sirotaient pendant les séances.  » C’est ainsi que nous faisions à Chelsea – dans le monde de l’art, mon cher. Le vin blanc ne compte pas comme boisson.  » J’ai mis une bouteille dans le tableau,  là où elle se trouvait toujours, dans la cheminée. Peinte de manière détaillée, elle ne me satisfaisait pas. Elle semblait trop littérale – prosaïque, alors je l’ai raclée et l’«écho» qui en a résulté m’a semblé plus évocateur. »


Les jets « spermatiques »

« Il y a plusieurs marques de jets de peinture sur la surface, qui ont ensuite été conservés sous le vernis… Mais que font-elles dans cette peinture ? Elles font certainement partie de l’histoire que raconte l’oeuvre. Robin Gibson de la National portrait gallery (ironiquement) les appelait « spermatozoïdes ». Et le critique d’art McEwen a écrit sur « ma technique irritante », ne comprenant pas, je pense, que ces marques faisaient partie de l’histoire, des sortes d’hiéroglyphes de peinture. Mais que sont-elles ? En regardant de nouveau, je vois ces marques flottantes comme les esprits de tous les peintres et sculpteurs qui ont représenté  Marguerite et qui sont maintenant tous morts. »


Le tableau dans le tableau

« …c’est lors d’une de ces dernières séances qu’elle a commencé à me dire qu’elle était assise comme dans un nu pour George Spencer-Watson, au début des années 1930. Cela a fait un déclic et je me suis souvenu que j’avais possédé une reproduction bon marché, du temps où j’étais étudiant à Cheltenham, représentant une jolie jeune femme assise dans une chaise. J’ai décrit la peinture avec son tapis de fourrure et ses boucles d’oreilles caractéristique et elle a dit :  » Oh, oui, mon cher. C’était moi  !  »  J’ai alors incorporé l’image dans le tableau. Elle se trouve dans le coin supérieur gauche. »


George Spencer-Watson Nu vers 1930
Nu
George Spencer-Watson, vers 1930

D’une autoréférence à l’autre

La revue « Modern Masterpieces » posée sur la table porte sur sa couverture le tableau lui-même. Edwards n’a pas tenté de reproduire l’effet Droste de Spencer-Watson, mais y a peut être puisé l’idée d’une autre forme d’autoréférence, celle du miroir :

 » Le visage dans le miroir est un autoportrait représentant tous les artistes qui l’ont regardée, et à travers eux ont permis au spectateur de voir ce qu’eux-mêmes avaient vu. C’est une peinture sur le thème du modèle (qui est vu) et de l’ artiste (qui voit). « 


Parfois l’autoportrait prend prétexte d’une nature morte.

 

 

 

the-mirror-by-laura-therese-alma-tadema-1872

Le miroir
Laura-Therese Alma-Tadema, 1872

La seconde femme d’Alma Tadema fut son élève très douée : voici un de ses tout premiers tableaux, un an après leur mariage, où elle s’est représentée dans le miroir, un pinceau à la main. La tulipe posée devant est un hommage à la Hollande, pays natal de son époux et source d’inspiration pour sa propre peinture.


Alma Tadema family-group-1896 Royal Academy of Arts
Une famille
Lawrence Alma-Tadema, 1896, Royal Academy of Arts

Pour leur vingt-cinquième anniversaire de mariage, Lawrence offrira à Laura ce tableau de famille, où elle figure à droite, accompagnée de son frère et de ses deux  soeurs ( le Dr Washington Epps, Emily Williams et Ellen Gosse). Le peintre s’est représenté dans le miroir au dessus d’elle.


Self-portrait by Lawrence Alma-Tadema and Laura Theresa Epps by Alma-Tadema 1871

Auto-portraits de Lawrence Alma-Tadema and Laura Theresa Epps, 1871

Le panneau posé sur le chevalet est inspiré par un diptyque réunissant les auto-portraits des deux époux, réalisé l’année-même de leur mariage.



Alma Tadema family-group-1896 Royal Academy of Arts detail
La rose anglaise et la tulipe hollandaise, séparées en 1871, se retrouvent en 1896 conjointes dans le même panneau.

Pour plus d’informations sur la famille Alma-Tadema, voir
https://mydailyartdisplay.wordpress.com/2017/10/08/the-alma-tadema-ladies-part-1-the-two-wives-marie-pauline-gressin-dumoulin-de-boisgirard-and-laura-epps/


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  Bonnard

Bonnard Dressing Table and Mirror, 1913

Table de toilette au bouquet rouge et jaune
(The Dressing Table with a Bunch of Red and Yellow Flowers)
Bonnard, 1913, Museum of Fine Arts, Houston

Bonnard a peint à plusieurs reprises ce coin-toilette avec son miroir, dans la chambre de son appartement de Saint-Germain-en-Laye. Mais c’est le seul tableau  où il se se révèle dans le reflet, tête coupée,  pinceau à la main, nu à côté de la fenêtre qui laisse rentrer un peu d’air, à côté du chien qui dort.


Reflet réaliste ou collage dans le miroir ? Peu importe : l’important est que la vue plongeante unifie la table et la banquette : de sorte que les accessoires de toilette complètent  le pinceau du peintre, et le bouquet devient  palette.


Bonnard interior-1913

Intérieur
Bonnard, 1913, Collection privée

Dans ce tableau de la même année, on retrouve le coin-toilette avec l’éponge dans son support, le gant de toilette et les petites étagères à droite. La figure dans le miroir est-elle le peintre ou sa modèle Marthe, occupé à se rogner les ongles au milieu des fleurs rouges, qui ont déserté le vase pour venir joncher le couvre-lit ?


 

Bonnard The Dressing Room 1914
Le cabinet de toilette
Bonnard, 1914, Met, New York

Ici, pas d’ambiguïté : la femme qui coud sur le lit est bien Marthe, tandis que le chien l’observe avec intérêt.

Bonnard The Dressing Room 1914 chien

 



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George Grosz, Myself and the Barroom Mirror, 1937

 
Moi et le miroir du bar  (Myself and the Barroom Mirror)
George Grosz,  1937, Collection privée

Dans cet autoportrait peint lors de son exil en Amérique, Grosz se représente cerné non par les nazis mais par ses propres démons.

Sa bouche indistincte est assiégée par  les plaisirs  buccaux : fumer (pipe, cigares, allumettes) et boire (tire-bouchon, bouchon, bouteilles de toutes formes et couleurs).

Quant à son oeil unique, il se trouve  en voie d’occultation par les attributs de la luxure : l’éventail et la carte postale.



Notons que  les trois reflets des bouteilles ne sont pas alignés vers l’oeil du peintre, mais vers le coin inférieur droit de la carte postale : celui qui regarde la scène se trouve  déjà, métaphoriquement, à terre aux pieds de la danseuse.

Ainsi cette autocritique sarcastique se trouve chargée d’un pouvoir d’anticipation remarquable : Grosz mourut en 1959 à Berlin, en tombant ivre en bas d’un escalier.

Pour un autre exemple d’autoportrait-collage, voir Orpen scopophile


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Self-portrait, Duane Bryers, 1939, coll privee.Autoportrait, Duane Bryers, 1939, collection privée Allan Douglass Mainds Silver and Spode 1942Argent et porcelaine,  Allan Douglass Mainds, 1942, collection privée

La mise en valeur du premier plan relègue l’artiste au rang d’objet secondaire. Cet effacement  de la personne derrière la somptuosité des matières va trouver son point culminant chez un autre peintre américain, John Koch.


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John Koch

john-koch-still-life-with-angels-self-portrait-with-dora 1953 coll partAutoportrait avec Dora, John Koch, 1953  collection privée Self portrait with flowers von John KochAutoportrait avec fleurs,  John Koch, 1961, collection privée

Dans les deux tableaux, ni les angelots dorés ni le cadre  ne sont exactement les mêmes

Dans la version de  gauche, le reflet de la banane guide le regard de la main qui peint vers la coupe abondante, dissimulant en hors champ du miroir tout l’attirail du peintre : il s’agit bien du portait d’un couple, réuni dans ce cadre baroque qui est la métaphore de l’appartement new-yorkais dans lequel ils vivent une vie dorée et brillante.

Dans la version de droite, le peintre n’est en couple qu’avec son chevalet, redondé à l’extérieur dans  le présentoir aux arabesques complexes.


john-koch

Autoportrait au miroir, John Koch, date inconnue

Dans ce troisième opus, le peintre réduit à sa tête se trouve, en compagnie du lustre éteint, situé à la fois entre deux cadres et dans un cadre :  comme s’il  méditait sur le paradoxe d’être à la fois non-peint et peint.


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Louise Camille Fenne Self-Portrait with Cockatoo 2006

Self-Portrait with Cockatoo
Louise Camille Fenne, 2006, Collection particulière

Le cacatoès avec sa crête jaune règne sur la commode et les fruits, enfermant l’artiste et son éventail de pinceaux dans la cage dorée du miroir.


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Steven J. Levin My Fathers' Paint Box 1997

La boîte à peindre de mon père, Steven J. Levin , 1997, Collection privée

La nature morte prend ici  un tour  plus intime : l’éloignement dans l’espace reproduit l’éloignement dans le temps, mais le miroir, instrument de reproduction fidèle, assure la contiguïté entre le père et son fils.

 

 


 

Eduardo Naranjo Viridiana Sicart Diez 1987Portrait de Viridiana Sicart Diez
Eduardo Naranjo, 1987, Collection privée
Eduardo Naranjo - Yo Pintando en Julio el Craneo de un Perro 1985-1991Moi peignant en Juillet le crâne d’un chien (Yo Pintando en Julio el Cráneo de un Perro )
Eduardo Naranjo, 1985-1991, Collection privée

Eduardo Naranjo a expérimenté plusieurs compositions pour ses autoportraits au miroir.

A gauche, il se montre comme détail dans le reflet de la vitre, le bras tranché au dessus du coude. A droite, le miroir calé par le crâne de chien renvoie une image également tronquée du peintre en cul de jatte.

Dans les deux cas, la vitre ou la glace agissent non comme des révélateurs, mais comme des caches, qui dissimulent le plus important : l’action même de peindre.


Charles Pfahl : autoportaits au miroir

 

Charles Pfahl self portrait Charles Pfahl self portrait schema

En passant d’une croix à l’autre, l’artiste perd ses bras, puis sa bouche, jusqu’à se réduire à son seul oeil droit.

Ce singulier effet d’auto-crucifixion est simplement obtenu par le reflet à contre-jour du chevalet sur trois miroirs juxtaposés derrière.


Charles Pfahl Triptych Artist and Models

Dawn, Middau, Dusk : Artist and models
Charles Pfahl

 Dans  ce triptyque virtuose, Pfahl étudie le même coin de sa maison sous trois lumières différentes : celle de l’aube, celle de midi et celle du crépuscule. Le peintre et ses modèles donnent différents indices de leur présence, dans cet entre-deux entre fenêtre et miroir dont le cadrage supprime savamment tout repère spatial.


Charles Pfahl b Midday Central Panel of Artist and Models

Midi

Le cadrage le plus large, celui du panneau central, nous permet de comprendre la disposition de la pièce . De gauche à droite :

  • un escalier dans lequel on voit la jambe nue d’un modèle,
  • un renfoncement avec un mur blanc portant un premier miroir,
  • un pan de lambris, contre lequel est posé un second miroir au cadre doré, sur le bord supérieur duquel est posé un voile.

Du fond vers l’avant :

  • une façade vitrée avec deux fenêtres (la seconde avec balcon),
  • une cloison perpendiculaire, percée de deux ouvertures,
  • dans l’angle, un ensemble d’objets en verre, dont une boule réfléchissante,
  • la tête d’un lit parallèle à la cloison, devant lequel on devine un visage endormi (plutôt un plâtre qu’un modèle vivant),
  • un coussin de l’autre côté du lit, appuyé contre le miroir.

Charles Pfahl b Midday Central Panel of Artist and Models detail

Panneau Midi (détail)

Les deux autres panneaux  font un zoom sur une petite partie du panneau central, à cheval entre les deux miroirs.


Charles Pfahl a Dawn - Left Panel of Artist and Models

Aube

 

A l’aube, l’artiste s’est assis de profil, devant la sphère réfléchissante. Il nous montre  son oeil droit dans un petit miroir circulaire. Le nez et les lunettes, dans le miroir à bord doré, complètent le reste du profil que nous révèle le miroir situé dans le renfoncement.

Côté modèles, on voit une main féminine posée sur l’épaule droite du peintre. Et on devine dans a boule un nu couché et un nu debout.


Charles Pfahl c Dusk - Right Panel of Artist and Models

Crépuscule

 Le soir l’artiste, assis dans l’autre sens, se divise entre les deux miroirs. On voit dans le miroir un nu debout tournant le dos au peintre ; et tout en bas, presque à la limite du cadre, les cheveux d’un autre modèle allongé sur le lit.

A noter que, si l’intérieur de la pièce semble cohérent entre les trois tableaux, le reflet dans la boule ne l’est pas, de même que le paysage vu par la fenêtre : comme si la boule s’était posée dans trois ateliers différents, comme si la maison s’était installée à trois endroits différents : le matin dans une ville ancienne, à midi en pleine campagne et le soir dans une cité moderne.

 

 

Self Portrait with Small Round Mirror 1990, Sarah RaphaelAutoportrait dans un petit miroir rond
Sarah Raphael, 1990, Collection particulière
Sarah Raphael photographie

On remarque dans le miroir le haut des tableaux vus à travers une arcade sur lesquels Sarah  travaillait à ce moment là. La photographie de droite la montre soumettant un de ces tableaux à l’épreuve du miroir.

Le miroir circulaire montre plus que le visage de l’artiste. C’est une sorte de coupe de l’intérieur de son crâne, menacé par le monstre triomphant qui se dresse au dessus : symbole des migraines qui l’ont tourmentée durant toute sa courte existence. La disproportion du noir sur les petites plages de bleu ciel traduit l’intensité de cet écrasement.



Voir la suite : L’artiste comme fantôme

Le peintre dans sa bulle : Vanité

31 juillet 2015

La figure du peintre englobé dans son miroir comme une Tour Eiffel dans sa boule prend sa source  dans les Vanités, et se prolonge  dans un pur exercice de style.


Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Joos Van Cleve Salvator Mundi

Le Christ en Salvator Mundi
Joos van Cleve, vers 1516 – 1518, Louvre

Le globe  sommé d’une croix représente le Microcosme, le Monde maintenu dans l’Harmonie par le Christ.

Le reflet de la fenêtre en haut à gauche est encore  un pur artifice graphique, qui permet à la  sphère cristalline de rivaliser d’éclat avec le bijou scintillant et  la luminosité du  fond d’or : inutile d’y chercher le reflet du peintre, impensable dans un contexte sacré.


Quatre vingts ans et quelques guerres de religion plus tard, un peintre très original va  détourner le symbole triomphal en un symbole macabre.

Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET

Vanité
Jacob de Gheyn le Jeune, 1603, Metropolitan Musem of Art, New York

Le plus ancien tableau connu de Vanités met en scène une métaphore : sous le proverbe abrégé « Humana [cuncta sic] vana » – littéralement « Toutes les choses humaines sont vides «   la niche montre effectivement deux objets vides, et les met en équivalence :

le crâne n’est pas plus durable que la bulle,

la bulle ne  réfléchit pas plus que le crâne.



Vanite Jacob de Gheyn le Jeune 1603 MET bulla
Car les images qu’on y voit ne sont pas des reflets, mais de purs symboles : en haut à gauche un soupirail grillagé, en bas à droite une roue de torture et une crécelle de lépreux.

Pour scruter de plus près les mystères de cette bulle, voir l’image en très haute résolution : http://www.metmuseum.org/collection/the-collection-online/search/436485

Pour une analyse détaillée de cette oeuvre très étonnante d’un peintre rare, voir La boule mystérieuse .


Vingt ans plus tard, un autre peintre va s’inspirer de De Gheyn et faire à nouveau évoluer le symbole.

Van Roestraten

pieter gerritsz van roestraten vanite 1627

Vanité
Pieter Gerritsz van Roestraten, 1627, Collection privée

Le crâne couronné de lauriers dérisoires règne sur :

  • une montre qu’on ne remonte plus,
  • des médailles futiles
  • une bougie qui s’éteint.


Pieter Gerritsz van Roestraten – Vanitas (1672)

Vanitas
Pieter Gerritsz. van Roestraten, 1666-1700 Royal Collection Trust

Cette oeuvre de la période londonienne, à la fin de la longue vie de  Roestraten, témoigne de sa capacité à reproduire indéfiniment la même formule. Le crâne, la montre, les pièces sont identiques.  Le vase d’argent ciselé marque la progression de son habileté, et la propension au luxueux qui caractérise ses productions tardives.

La seule originalité est ici le livre ouvert qui montre  la figure de Démocrite, le philosophe qui rit de la folie des choses (De Insania). En bas de la page, on peut lire : « Tout le monde est fou de naissance, la Vanité ruine le Monde ». (Totus homo a nativitate morbus est. Totus Mundus disperiens Vanitas).


Vanitas, Pieter Gerritsz. van Roestraten, 1666-1700 Royal Collection Trust detail
Le nettoyage du globe a très récemment fait réapparaître le reflet du peintre dans son  atelier. Le globe chrétien a gardé pour trace vestigiale la  forme en croix  de son crochet de suspension. Suspendu à un fil, il évoque pour les connaisseurs d’emblèmes l’image de la contingence du destin humain, soumis à la volonté divine.


Abrumpam Embleme Rollenhagen
Abrumpam (Je  romprai)
Gabriel Rollenhagen, Selectorum Emblematum Centuria Seconda, Emblème 55, 1613

La légende récupère une citation latine :

  • « Toutes les choses humaines sont pendues à un fil ténu » « Omnia sunt hominum tenui pendentia filo »  » (Ovide)

pour se conclure par une exhortation bien chrétienne :

  • « Que Dieu coupera quand il veut : Soyez pieux » « Quod Deus abrumpet cum volet : Esto pius ».

On comprend qu’écouter en bas à gauche le prêche de Jésus, au pied d’un arbre foudroyé, suspend provisoirement l’action du divin rasoir.


Désormais métallisée, la Vaine Bulle a  perdu de sa fragilité. Elle tend à devenir un objet de Superbe, qui célèbre l’habileté de l’artiste à reproduire son atelier en miniature, et la pérennité de son Image insérée à tout jamais  dans son oeuvre.


La longue carrière de Roestraten met en évidence cette évolution : car l’artiste reprendra cet exercice de virtuosité dans plusieurs de ses orgueilleuses productions.

pieter gerritsz van roestratenNature morte au chandelier

Nature morte au chandelier
Pieter Gerritsz van Roestraten, entre 1660 et 1685, Musée des Beaux Arts de Montréal, Canada

Dans cette composition courtisane :

  • la bougie qui s’éteint est portée par un chandelier d’apparat,  avec des lions, des anges et des fruits ;
  • la rose ne s’étiole pas ;
  • la montre n’est plus un symbole de la vie courte, mais un objet de luxe.

Quant à la médaille, elle  n’a plus rien de futile  : elle est à l’effigie du roi Charles II d’Angleterre, dont le peintre flatteur espérait  obtenir des commandes.


pieter gerritsz van roestratenNature morte au chandelier laurier
Il faut vraiment se crever les yeux pour voir les très discrètes feuilles de laurier, résurgences d’une  Vanité souterraine.


pieter-gerritsz-van-roestraten vanite avec boule

Nature morte aux deux boules
Pieter Gerritsz van Roestraten, Collection privée

La boule a beau surplomber les autres objets précieux, elle en fait néanmoins définitivement partie.  L’amateur fortuné dont le tableau fait l’éloge est capable d’apprécier à la fois le trident du Dieu Neptune et la lance du paladin chrétien. La médaille romanisée à l’effigie de Charles II d’Angleterre, pendue à un solide ruban, crée un effet d’écho avec le globe tout aussi solidement pendu, et rend un hommage discret à la dimension mondiale du monarque.

Au comble de l’exercice de style, la boule réfléchissante se reflète à son tour dans un miroir. Et cette succession de reflets d’objets eux-mêmes réfléchissants finit par introduire, dans ce qui n’est sensé être qu’une nature morte tape-à-l’oeil, une incertitude métaphysique : et si tout ce luxe n’était lui aussi qu’un reflet ?

D’autant que le cadre doré n’est, lui-aussi, qu’un trompe-l-oeil.


L’effet spécial de la boule reflétant le peintre a été repris par plusieurs artistes flamands.

Simon Luttichuys

Les explications ci-dessous sont tirées de « Simon und Isaack Luttichuys: Monographie mit kritischem Werkverzeichnis », Bernd Ebert, München 2008 

Simon_Luttichuys_-_Corner_of_a_painter's_studio_-_1646 Collezione Teresa Hainz · Pittsburgh.

Allégorie des Arts et des Sciences,
Simon Luttichuys,  1646, Collection Teresa Hainz, Pittsburgh

Le peintre dans sa boule surplombe un étalage de productions de l’Art et de la Science, dans un coin d’atelier dont la cheminée sculptée représente Apollon, dieu des Arts, surmonté par la nymphe Daphné transformée en arbre.


Cimon et Iphigenie Bartholomeus Breenbergh coll priveeCimon et Iphigenie, Bartholomeus Breenbergh, collection privée Bailly-David-Classical-Bust-1625-drawin  Buste classique, dessin de David Bailly, 1625, Rijksmuseum, Amsterdam

Certains détails sont empruntés à d’autres artistes : ainsi, le dessin de ce qui semble le cadavre d’un noyé, glissé sous le tableau de tempête, est la copie exacte d’une Iphigénie endormie. Et la sculpture du buste de femme est probablement reprise d’un dessin de Bailly.


Simon_Luttichuys_-_Corner_of_a_painters_studio_-_1646-Collezione-Teresa-Hainz-·-Pittsburgh detail mouche

Font partie des objets de la Science le globe terrestre, le livre de botanique, l’os (anatomie), le compas et la carte de géographie (West indische Paskaert, de Jacob Aertsz, 1646). Il s’agit d’une carte marine qui a été probablement choisie pour faire écho au tableau de marine, avec l’éléphant comme contrepoids amusant de la mouche posée sur celui-ci.

La tonalité apparemment tragique de cette partie du tableau (la tempête, le pseudo-noyé, le vieillard, la mouche) n’est peut être qu’un faux semblant savamment suggérée, tant le tableau semble conçu sous le signe de l’ambiguïté.


Simon_Luttichuys_-_Corner_of_a_painters_studio_-_1646-Collezione-Teresa-Hainz-·-Pittsburgh detail os

Ainsi l’os situé entre le portait de Rubens et la palette peut aussi bien être lu comme « même le plus grand peintre est mortel » que  comme « la mort est vaincue par le grand peintre », voire même, plus prosaïquement : « le grand peintre maîtrise l’anatomie ».


Simon_Luttichuys_-_Corner_of_a_painters_studio_-_1646-Collezione-Teresa-Hainz-·-Pittsburgh detail shpere

De même, la sphère réfléchissante est à la fois un objet qui fait de l’ombre, et un objet qui fait voir (le peintre au travail).

On oscille donc entre une Vanité des Sciences et des Arts (la sphère est une bulle fragile) et une Apologie de la Peinture (la sphère est un miroir et un exercice de virtuosité). La mouche « qui marche sur le ciel », et que l’on peut comprendre au choix comme posée sur le tableau dans le tableau ou posée sur le tableau, illustre moins la mort que la toute-puissance de l’artiste à nous faire croire ce qu’il veut.


Rubens, gravure de Poyius, d'après Van Dyck debut XVIIemeRubens, gravure de Pontius,  d’après Van Dyck début XVIIeme    Buste du Pseudo Seneque HesiodeBuste du Pseudo Sénèque

En définitive, l’oeuvre exalte la puissance de l’Art et les vertus du Stoïcisme, sous le patronage de l' »Apelle d’Anvers » et du philosophe antique.


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Simon luttichuys 1650 Muzeum Narodowe Gdansk vaniteVanité avec un portrait de femme
Simon Luttichuys, vers 1645, Muzeum Narodowe, Gdansk
Luttichuys, Simon Nature morte vers 1645 Coll partVanité avec un portrait d’homme
Simon  Luttichuys, vers 1645, Collection particulière

On ne connaît pas la raison d’être de ces deux tableaux savants ; pendants destinés à une comparaison érudite, ou variations sur un thème à succès ? Ils sont en tout cas de la même taille et se composent d’éléments similaires,  mais  différents, excepté le crâne et la cheminée sculptée.  La précision est telle qu’il a été possible d’identifier la totalité des objets représentés ( http://www.sothebys.com/en/auctions/ecatalogue/2004/old-master-paintings-part-one-l04033/lot.31.html ), sauf le  grand tableau représentant une femme et un homme, qui ne semble pas copié sur une oeuvre d’époque.


Luttichuys,_Simon_-_Vanitas_-_17th_cPetite nature morte non identifiable

ou « Vache allongée avec un oiseau » dans le style de Savery, dans cette copie (collection privée)

Rembrandt Old Woman Sleeping c. 1635-c. 1637Vieille femme dormant, Rembrandt, 1635-37
1603 Sphaera stellifera globe by Willem Janszoon Blaeu Constellation de la BaleinesSphaera stellifera, globe de Willem Janszoon Blaeu, Constellation de la Baleine, 1603 Orion_-_MercatorSphaera stellifera, globe de Mercator, Constellation d’Orion
Andrea Laurentius' Historia Anatomica Humani Coporis, imprime a Francfort en 1600 1600 Planche p.251Andrea Laurentius, Historia Anatomica Humani Corporis, imprimé à-Francfort en 1600, Planche p.251 Andrea Laurentius' Historia Anatomica Humani Coporis, imprime a Francfort en 1600 Planche p.187Andrea Laurentius, Historia Anatomica Humani Corporis, imprimé à-Francfort en 1600, Planche p.187
Jan Lievens Old womanLievens Rembrandt 1637 Young Man in a Velvet Cap (Ferdinand Bol)Rembrandt, 1637
Libavius Andrea Syntagma selectorum undiquaque et perspicue traditorum alchymiae arcanorum. Frankfurt Nicolaus Hoffmann for Peter Kopff, 1611,Libavius Andrean Syntagma selectorum-undiquaque et perspicue traditorum alchymiae arcanorum. Francfort, Nicolaus Hoffmann pour Peter Kopff, 1611 Gerardus Mercator and. Jodocus Hondius. page de titre de l Atlas Minor. 1633Gerardus Mercator et Jodocus-Hondius, page de titre de l’Atlas Minor, 1633
Lievens Buste d'homme 1Lievens Lievens Buste d'hommeLievens 1632
Rembrandt Bust of Old ManRembrandt 1631 Rembrandt Vieillard à grande barbe en buste.Rembrandt 1635

La logique la plus probable est celle de la variation et de l’étalage d’érudition : les gravures de Rembrandt ou de Lievens sont remplacées par des équivalents visuellement similaires ; le livre d’anatomie est ouvert à deux pages différentes, pour montrer deux écorchées similaires  ; les autres livres sont différents, un d’alchimie et l’autre de géographie, mais leur frontispice se ressemble. De même, les deux globes célestes, objets précieux, sont différents et montrent des constellations différentes.

A l’intérieur de chaque tableau s’opposent, horizontalement, deux manières de représenter : dans la moitié gauche celle  du peintre, avec des portraits fortement individualisés (jeunes et vieux, hommes et femmes, animal) ; dans la moitié droite  celle du savant : médecin, alchimiste, cartographe.

Verticalement, trois globes se superposent : la boîte crânienne (la réflexion humaine), la sphère céleste (l’ordre  cosmique) et la boule réfléchissante : celle-ci, dans le contexte d’une composition dédiée à la théorie de la représentation, fournissant une image globalisée et fidèle du monde, pourrait bien représenter la vision divine du monde.


Simon luttichuys 1650 Muzeum Narodowe Gdansk vanite miroir

Dans la boule du tableau « féminin », le peintre s’est représenté en compagnie d’une autre personne, sa femme ou un apprenti.


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Maitre napolitain, XVIIeme, copie de Simon Luttichuys

Vanitas
Maître napolitain, XVIIeme, copie de Simon Luttichuys, collection privée

Quand le peintre lui-même a disparu seul le chevalet demeure au sein d’une Nature vraiment Morte : lampe qui s’éteint, paille qui se consume, fleur qui se fane. En tournant le dos au miroir, le crâne signifie l’aporie de la vision ; en cachant le point où les deux os se croisent, il fait croire que le second pointe hors du miroir : comme si mourir abolissait la limite entre  le virtuel  et le réel.


Lorsque la boule métallisée coupe le fil qui la rattache à la longue symbolique  du globe et de la bulle de savon, pour se poser sur une table, elle devient un pur objet d’optique, une signature astucieuse, et un instrument de contrôle de l’artiste sur sa composition.

Pieter Claesz

Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625

 
Vanité au violon et à la boule de verre
Pieter Claesz, 1625,  Germanisches Nationalmuseum, Nurenberg
 

La boule montre Claesz à son chevalet, entre le lit et la fenêtre.

 

Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 trajet

Ses meneaux projettent, de la boule au couvercle de la montre, puis au verre renversé, un quadruple signe de croix de plus en brouillé.

Le sens de la lecture, qui est aussi celui de la lumière, nous conduit donc la boule, qui réfléchit tout, au Crâne, qui ne réfléchit plus à rien. De l’Artiste vivant, immortalisé dans le reflet, au Mort anonyme.


Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 etude plaisirs

Les objets sont répartis en deux groupes opposés : ceux du Plaisir –  musique (violon) et  bonne chère (noix, verre de vin) ; et ceux de l’Etude – montre, plumier, encrier, plume, lampe à huile, livre. Les domaines adverses s’imbriquent , sachant que, du point de vue de la Vanité,  tous  deux sont d’équivalentes impasses.



Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 spheres
La boule métallique réside côté Etudes (habileté, science, perséverance). En face, côté Plaisirs, une autre boule dure lui fait concurrence : le crâne (siège de tous les sens).

Au dessous de chacune de ces  deux grandes  boules réfléchissantes, un objet-compagnon, lui aussi sphérique, les rappelle à la fugacité des choses : la montre ouverte fait voir  sa mécanique, qui s’arrête si on ne la remonte pas ; et la noix fracturée dévoile sa cervelle périssable.



Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 sens elements
Le spectateur en a pour son argent : une autre lecture exhibe les Cinq Sens, une autre retrouve un Carré des Eléments qui, très classiquement, se combinent sur les côtés et  s’opposent sur les diagonales.



Pieter Claesz Vanitas with Violin and Glass Ball 1625 boule
Clé liée à sa montre, plumier lié à son encrier, plume d’oie frôlant  son cahier, archet effleurant son violon : tous ces couples actif/passif convergent, dans le miroir sphérique, vers leur synthèse en miniature : le couple du peintre et de sa toile.


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vanitas-still-life-with-crystal-ball-pieter-claesz-1634 Getty Museum

Vanité à la boule de verre, suiveur de Pieter Claesz, 1634, anciennement au Getty Museum

Dans cette composition plus simple, on retrouve l’encrier renversé, la plume, le roemer, et le crâne qui fait contrepoids à la boule.  A la place du violon, l’objet précieux est ici un drageoir doré sommé d’un guerrier avec lance, et soumis à une double déchéance  : renversé dans le réel, il se fait en  outre tordre par le reflet. La boule révèle ainsi le caractère malléable et ductile de toutes ces richesses que nous croyons pérennes.


Kevin Best photographie STILLLIFE12    Kevin Best photographie STILLLIFE13

Deux remakes contemporains dans le style de Claesz, par le photographe Kevin Best.


Autres peintres flamands

Vanitas_Still_Life_with_Crystal_Ball_Reflecting_by_Vincent_Laurensz._van_der_Vinne_I coll partCollection privée Vincent van der Vinne Pushkin MuseumMusée Pouchkine, Moscou


Vanité avec boule de cristal réfléchissante, Vincent Laurensz van der Vinne I 

Le peintre se place en moraliste parmi les accessoires de la puissance (drapeau, bourses, épée, charte) et des plaisirs (roemer, flûte). La bulle de savon éphémère contraste avec la sphère de verre. L’Almanach, ouvert sur une vue d’Anvers, évoque le passage du temps. Au bas du portrait du roi Charles I d’Angleterre est inscrite une maxime qui livre la signification ironique du tableau :

« Ici on peut voir le rôle que joue l’homme dans le monde « 

(Siet hier ten Deele afgebeelt/Wat rol den Mensch en Werelt speelt).

Dans la version simplifiée et recadrée du musée Pouchkine, à droite, le roi est remplacé par un homme en turban.


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Edwaert Collier Vanite 1661 Sinebrychoff Art Museum1661, Sinebrychoff Art Museum
Edwaert Collier coll partCollection particulière


Vanité,  Edwaert Collier,

Peintre prolifique de Vanités, Collier ne recule pas devant les symbolismes appuyés, tels que le crâne couronné de lauriers posé sur une couronne renversée, laquelle est posée sur une cliquette muette : futilité des gloires terrestres.

Dans la Vanité de droite, un nautile monté en coupe et une orange à demi pelée sont deux symboles, plus subtils, de la spirale des plaisirs brutalement interrompue. Au dessus plane le peintre, protégé par son Art dans sa bulle pérenne.


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vanitas_still_life Van Oosterwyck

Vanité
Maria Van Oosterwyck, 1668, Kunsthistorisches Museum Vienne

Ici, plus de boule réfléchissante, mais la silhouette de la peintre apparaît dans le reflet sur la fiole (cette Vanité est analysée en détail dans Le crâne et le papillon)


Des Vanités sans boule

Très rarement, c’est un simple miroir plat qui s’intègre dans une Vanité.

Willem Kalf Grande nature morte aux armes et armures 1643 Musee de Tesse, Le MansGrande nature morte aux armes et armures, Willem Kalf ,1643 Musée de Tessé, Le Mans willem-kalf-a-still-life-with-arms-and-armour coll partGrande nature morte aux armes et armures avec portrait de l’artiste dans le miroir, Willem Kalf ,1643-44, collection privée

La version de gauche combine l’exactitude optique avec la justesse métaphorique puisque le reflet  vient en quelque sorte compléter l’armure réelle pour enserrer le torse invisible du disparu,  dans cette Vanité des richesses et des honneurs,

A une époque où le genre de la nature morte n’est considéré que comme un artisanat amélioré, on ne sait pas pourquoi ni pour qui Willem Kalf a peint une seconde version avec son autoportrait, optiquement impossible  puisque le point de fuite se situe très à gauche, à la fois en hors champ du miroir et du tableau.

Sauf à imaginer que ce « reflet » ne prétend en aucune façon saisir l’artiste en train de peindre, mais constitue au contraire une sorte de fantôme revenu contempler son oeuvre après sa mort : le véritable disparu de l’armure. Raison pour laquelle il n’a pas de présence matérielle  et échappe aux lois de l’Optique.

Sur l’attribution récente du tableau du Mans à Willem Van Aelst  plutôt qu’à Willem Kalf , on peut consulter  https://www.ouest-france.fr/pays-de-la-loire/le-mans-72000/un-celebre-tableau-de-tesse-change-dauteur-1150762



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Gustave Victor Cousin Vanite et autoportait
Vanité et autoportait
Gustave Victor Cousin, 1859 ?, Collection privée

Dans cette très studieuse Vanité ont été  répartis  au premier plan, autour du crâne fatidique, les objets des Trois Vies : celle des Honneurs (vita pratica – le pistolet, la riche draperie), celle des Plaisirs (vita voluptuaria – le pichet, le verre de vin) et celle de l’Etude (vita  contemplativa – le livre, la bougie éteinte).

Plus originale est la composition de part et d’autre du miroir : pourquoi cet inhabituel bouquet de roseaux si ce n’est pour introduire une affinité visuelle avec le bouquet de pinceaux dans la palette ?



Gustave Victor Cousin Vanite et autoportait detail
Du coup, le peintre penché se trouve avoir pour alter ego non pas le crâne sur la table , mais l’écorché courbé dans l’autre sens, entre le roseau qui pense et le pichet qui fait oublier :

l’homme du miroir semble finalement refléter,

non pas  le peintre qui se planque,

mais sa figure symbolique, cet écorché en tension entre l’Etude et le Plaisir.



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Leo Whelan THE MIRROR 1912 collection privee

Le miroir
Leo Whelan, 1912, Collection privée

Bien que n’étant clairement pas un « autoportrait furtif » ni une Vanité, ce tableau trouve sa place ici car il réinvente le procédé formel que nous venons de voir.

La sculpture devant le miroir représente un groupe de paysans récoltant des pommes de terre : allusion audacieuse pour l’époque, aux grandes famines irlandaises. Mais au delà de l’affirmation nationaliste, elle revêt une signification plus intime. Car le seul personnage du groupe sculpté qui se retrouve dans le reflet …

Leo Whelan THE MIRROR 1912 collection privee sculpture
…est l’homme qui s’appuie sur sa pelle comme Whelan sur son propre instrument de travail : le pinceau.

Réuni au paysan  par le rideau doré, le peintre se revendique comme trimant, lui aussi, pour  la survie et la fierté  de l’Irlande.


Le peintre en son miroir : 4 Enigmes visuelles

31 juillet 2015

Le miroir permet des constructions complexes, des sortes de devinettes visuelles, auxquelles  très peu d’artistes se sont essayés.

La sorcière (La strega)

Angelo Caroselli , vers 1630, Collection  Richard et Ulla Dreyfus-Best, Bâle

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630)

Explorons point par point ce tableau magnifique  et particulièrement coriace.


La sorcière

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) diademe
Elle porte sur son diadème un bijou en forme de coquille Saint Jacques, orné d’une figurine qui  n’est pas Vénus, mais une femme nue ailée : le symbole même de la profession.


Le double spectral

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) spectre
Le miroir sur lequel elle a posé son index, coudé à la première phalange, montre une femme qui lui ressemble, mais qui n’est pas elle  (elle porte le même foulard, mais sans diadème) : un double spectral et triste de notre souriante sorcière.


Le reflet du peintre

Derrière le spectre, encadré par les flammes des bougies, voici Caroselli à son chevalet, l’air grave, la palette dans la main droite comme il sied à un reflet.


La perspective du miroir

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) perspective
Les lignes qui relient les éléments du monde réel à leur reflet sont des courbes, qui convergent  vers un point situé au niveau de la palette. Ces fuyantes  sont celles qu’on obtiendrait avec  un miroir bombé, comme on le voit sur la petite gravure présentée pour comparaison, et qui convergent toutes  vers l’oeil d’Escher.

Le miroir de la sorcière est  concave, et celui qui regarde le reflet n’est pas le peintre, puisque les fuyantes ne convergent pas vers son oeil.

A noter plusieurs problèmes de perspective : à supposer que l’arête de la table soit bien une vrai fuyante (et  pas le bord de la manche de la sorcière), elle passe par le point de fuite du miroir : or, comme celui-ci est incliné vers l’arrière, elle devrait passer plus bas. Autre erreur plus voyante   : Caroselli ne devrait pas apparaître droit comme un I, mais penché vers l’arrière.

Concluons qu’il en a fait suffisamment pour nous montrer  que le miroir de la sorcière est concave, mais que la précision optique n’était pas son but premier.


Le vase

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) bouteille
Le vase sert à porter non pas des fleurs, mais deux bougies serpentiformes, dont on devine à peine le prolongement à l’intérieur. Manifestement, l’intérêt de ce récipient est dans les reflets qu’on y voit  :

  • sur la panse,  encore la fenêtre, plus  le peintre et – surprise – un nouveau personnage : une femme qui tend les bras, probablement pour ouvrir ou fermer une porte ;
  • sur le goulot, la fenêtre  que nous montrait déjà le miroir, dans le dos du peintre :

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) fenetre haute


La scène mythologique

Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) diane
Nous sommes là au plus profond du mystère : en haut du mur de l’atelier, une fresque ou un grand tableau montre  un chien, un personnage endormi  contre un récipient circulaire et, posant un pied sur un rocher, un personnage qui s’élance vers le ciel, un croissant de lune sur la tête.


Diane et Actéon ?

A cause de ce croissant, on identifie ce personnage à la déesse Diane et le personnage assis au berger Actéon qui, ayant surpris Diane au bain, se trouva métamorphosé en cerf et dévoré par ses proches chiens. Le lien avec la sorcellerie serait le pouvoir de transformation. On sait que Caroselli a peint un « Bain de Diane« , aujourd’hui perdu, mais avec cinq personnages.

A noter que, s’il s’agit d’Actéon, on ne lui voit pas de cornes de cerf ; quant au chien, il semble plutôt s’en prendre à la déesse. De plus, le récipient renversé reste inexpliqué.


Diane et Endymion

A Actéon, Homme attiré par la Beauté d’une Déesse et qui finit dépecé, la mythologie a suscité son contraire, bien moins conventionnel : un Homme qui attire une Déesse par sa Beauté, et qui demeure inaltéré. Il s’agit d’Endymion, ce berger condamné à un sommeil de trente ans pour préserver son extraordinaire beauté, et que la chaste déesse venait contempler chaque nuit. ( voir http://mythologica.fr/grec/endymion.htm#sthash.fSRzWuIu.dpuf)


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Diane et Endymion, Francesco Vellani, début XVIIIème siècle,  Galleria Estense, Modena

Habituellement, on représente Diane venant vers le berger et son chien endormis.  Chez Caroselli,  le chien se réveille et met en fuite la déesse.


Le lien avec la  sorcière

La sorcellerie italienne inspirée par le paganisme, la stregheria, a été complètement réinventée  au XIXème siècle : on y trouve de nombreuses histoires autour de Diane, notamment celle d’une sorcière qui, tombée elle-aussi amoureuse d’Endymion, lui aurait jeté un charme pour contrecarrer la déesse.

Impossible de savoir ce que Caroselli pouvait savoir précisément de la stregheria a son époque : mais le lien avec Diane, qui entraînait les sorcières dans son vol, est attesté par les procès en sorcellerie.

L’idée que Caroselli ait voulu représenter une sorcière plus puissante que Diane, capable de la mettre en fuite à l’aide d’un chien, est séduisante, mais improuvable. De même l’hypothèse que le récipient circulaire sur lequel Endymion se repose, serait un chaudron renversé.


Le véritable sujet

Mais s’il joue avec son folklore, ses spectres et ses charmes d’amour,  le tableau n’est pas un manuel de sorcellerie. Son véritable sujet est purement pictural, et ce sont les symétries de la composition qui le font voir.



Angelo Caroselli - La-strega (c.1630) schema

  • En bas, deux objets réels :  un  livre fermé et une tête de mort, et trois objets virtuels dans le reflet du vase : la tête de mort, le peintre et sa servante.
  • En haut, deux objets réels : un livre ouvert et une tête de femme, et trois objets virtuels dans le miroir  : la tête de spectre, le peintre et Diane
  • Le registre du bas est celui de la Réalité prosaïque : où les livres sont fermées et les têtes vide, où le reflet dit strictement la Vérité, où c’est une vraie femme qui passe une vraie porte
  • Le registre du haut est celui de l’Imaginaire : où les livres sont ouverts  et les têtes rieuses, où le reflet invente un spectre, où une Déesse prend son envol vers la montagne.

Si le peintre imperturbable figure dans les deux registres, c’est qu’il doit vivre à la fois dans la Réalité la plus exacte, et dans le Fiction la plus débridée : les deux Caroselli n’en font qu’un.

Alors, puisque le miroir de la sorcière est capable de transformer la servante en Diane, n’est il pas capable de transformer notre Peintre Unique  en  Endymion, figure de la Beauté inaltérable et de l’Admiration universelle ?


Vanitas, portrait de l’artiste

Antoine Steenwinkel, XVIIème,  Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Antoine Steenwinkel - Vanitas, portrait de l artiste, XVIIeme s. Royal Museum of Fine Arts Antwerp
Un tableau unique

Deux inscriptions ont épaissi le mystère de ce très étrange tableau. On peut lire en haut à gauche « Steenwinkel og hústrú » (Steenwinkel et son épouse, en danois), ce pourquoi certains commentateurs prétendent contre toute évidence que le personnage tête nue qui brandit le cadre serait une femme. Et au milieu à gauche « Ipse pinxit », qui  proclame qu’il s’agit d’un autoportrait.  Or, peintes par dessus les craquelures, ces deux inscriptions sont postérieures. On ne sait donc rien sur le tableau, ni sur le peintre, ni sur ses intentions.


Une lecture possible

Nous pouvons néanmoins proposer une lecture, en partant de ce qui est le plus sûr : le personnage bien réel de l’arrière-plan, avec son demi-sourire malicieux. En progressant vers l’avant du tableau, nous rencontrons sur la table trois objets de Vanité : le sablier à mi-course, deux livres et un crâne ; à noter que ce sont aussi trois récipients aporiques : un flacon de verre qu’on en peut pas ouvrir, des livres qu’on ne peut pas lire et une boîte crânienne sans contenu. Enfin, en progressant encore vers l’avant-plan, voici le tiroir entrouvert : encore un récipient vide, et une métaphore transparente du caveau.

Ainsi, de l’arrière-plan vers l’avant-plan, le parcours du regard correspond à une dématérialisation  progressive.


Miroir ou portait ?

Toute l’énigme du tableau réside dans le statut du « tableau dans le tableau » : cet objet plat qui constitue lui aussi une dématérialisation, mais durable. Puisque s’y reflètent le sablier, les deux livres et le crâne, il doit s’agir d’un quatrième objet de vanité, un miroir, que l’homme du fond présente au gentilhomme en chapeau, lequel doit donc se trouver devant la tablette, en train de regarder son reflet.



Antoine Steenwinkel - Vanitas, portrait de l artiste, XVIIeme s. Royal Museum of Fine Arts Antwerp schema
Or si on trace les fuyantes entre les objets de la tablette et les objets du reflet, on constate non pas qu’elles sont fausses, mais qu’elles convergent vers deux points de fuite, comme si le spectateur regardait le reflet en fermant alternativement un oeil, puis l’autre. Et que ces points de fuite ne correspondent pas aux yeux du gentilhomme en chapeau : ce n’est donc pas lui qui se regarde « dans le miroir ». Et le miroir n’en est  pas un, mais un tableau sur lequel sont peints, en trompe-l’oeil,  un bout de sablier, deux livres et un peu de crâne.


Le miroir du peintre

Or il se trouve que les deux points de fuite ont pratiquement le même écartement et la même inclinaison que les yeux du personnage qui brandit le tableau, et qui donc doit être le peintre.



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Si nous intégrons son visage à cet emplacement, voici  qu’il aurait pu voir en se penchant vers le miroir pour mettre au point son trompe l’oeil.


Le peintre danois Ditlev Blunck regardant une esquisse à travers un miroir

Wilhelm Bendz, 1826, Statens Museum for Kunst, Copenhague

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Trois condisciples

Ce tableau de Wilhelm Bendz (22 ans) représente Ditlev Blunck  (28 ans), son condisciple à l’Académie Royale des Arts de Copenhague.

Ditlev est en train de soumettre son travail à l’épreuve du miroir, qui  révèle parfois  des erreurs de dessin que la vue directe ne montre pas.



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Dans ce tableau Ripolin, un peintre peint un peintre qui peint un peintre sans visage.


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La tête qui manque est visible sur le croquis  épinglé sur le chevalet par les deux pointes d’un compas :  nous aimerions, pour boucler la boucle, que ce soit celle de Wilhelm Bendz… mais non : il s’agit d’un troisième condisciple, le peintre Jørgen Sonne (26 ans).


A Battle-Painter, Jorgen Sonne, in his Studio c 1826 ditlev blunck

Le peintre de bataille Jorgen Sonne das son atelier
 Ditlev Blunck, vers 1826, NationalStatens Museum for Kunst

Et l’esquisse que Blunck vérifie dans le miroir n’est autre que celle de l’autoportrait de Sonne  :


Une perspective double

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Etonnamment, la perspective est totalement fantaisiste : les lignes qui relient le croquis de Sonne à son reflet (en vert) convergent vers un point de fuite haut, situé très à gauche. En revanche, les lignes qui relient  Blunck à son propre reflet (en rouge) obéissent à une sorte de perspective cavalière.

Si nous corrigeons le reflet de Blunck pour qu’il s’inscrive dans  le premier  point de fuite, nous constatons que ce reflet  devrait être plus petit, et plus haut. Mais sans changement spectaculaire de la composition.

Pourquoi dès lors, dans ce tableau d’un étudiant doué,  Bendz a-t-il faussé l’exactitude optique à ce point, en mettant en oeuvre ce double système de perspective  ?



miroir du peintre 4

Remarquons d’abord que ce qui se trouve englobé dans le cadre du miroir est absorbé dans le système de perspective fausse (cavalière) : manière de dire que le reflet dans le miroir est trompeur, alors que la peinture dit vrai.

Souvenons-nous ensuite qu’il y a trois peintres dans le tableau, occupant des positions bien distinctes :

  • celui que nous voyons, Blunck, n’étant pas en train de peindre, doit être considéré comme le sujet principal  du tableau
  • celui qui peint, Bendz, s’est assis à gauche du miroir de façon à ne pas être dans le champ, et  dessine  Blunck en  perspective cavalière (l’avantage étant qu’elle ne permet pas de le localiser précisément) ;
  • celui qui est le sujet du tableau dans le tableau, Sonne : comme le chevalet et les croquis de son visage sont régis par le point de fuite haut, il est facile d’imaginer Sonne  debout à gauche dans la même pièce, surveillant dans le dos de Blunck l’exactitude optique de son portrait en cours.

Selon notre classification, nous ne sommes donc pas à proprement parler  dans le thème de l’autoportrait partiel : mais dans le thème classique  du miroir dans le tableau, avec comme particularités que le sujet est un peintre et qu’en dehors du peintre caché,  il y a un second spectateur : lequel est lui-aussi un peintre.


Un emboîtement

Il se crée ainsi, depuis le portrait de Sonne sur papier à son portrait sur toile, puis au portait de Blunck, un emboîtement conduisant vers le Deus ex machina, Bentz invisible qui  mène le jeu en hors champ.

« L’artiste est placé entre le crâne et l’oiseau, tentant dans son oeuvre de s’élever de la pure Nécessité : pourriture  et mort, et de créer au contraire une image durable de l’âme, défiant la mort. La position médiane entre mortalité et immortalité, corps et âme, n’est pas seulement celle de Blunck, ou celle de Sonne, mais aussi celle de Bendz. De la même manière, le croquis du crâne nu et le dessin de Sonne sont les deux premières étapes, suivies par l’esquisse à l’huile, et le tableau complet de Bendz, avec lui-même en son centre invisible, est l’étape finale de cette tentative de saisir l’âme humaine par le moyen de l’Art. » [1]


Les chiens

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Reste énigmatique le dessin à la craie des deux chiens qui se disputent une dépouille (un linceul ?) , juste au dessus de la signature sur la tranche du chevalet. Private joke ? Rivalité de jeunes peintres en ce début de siècle d’or danois ?



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On y  a également vu [1] l’Opposition entre le domaine terrestre de la Nécessité ( le corps, le chiens voraces, le Corps), et le domaine céleste de la  Tranquillité (l’oiseau, l’âme) , opposition que renforcerait la coupure du miroir en deux :

  • en haut la tête de la statue posée sur le poêle ;
  • en bas le corps de la statue.

Opposition quelque peu contredite par le tuyau du poêle, qui traverse équitablement les deux domaines.



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Une fumerie (A Smoking Party)
Wilhelm Bendz, 1827 28 Ny Carlsberg Glyptotek

D’autant plus que dans un tableau de l’année suivante, Bendz nous montre à nouveau un miroir réparé, en deux morceaux traversés par un tuyau de poêle.



Wilhelm_Bendz_-_A_Smoking_Party_1827 28 miroir fumée
Aucune intention métaphysique ici, juste de l’ironie, car le tuyau se trouve ainsi positionné juste au dessus du  nuage de fumée, qu’un des convives tente de dissiper de la main. Parmi les autres détails intéressants du tableau, notez la bougie éteinte du porte-partition, la boîte avec les cônes de papier contenant le tabac, et posez-vous ces deux questions subsidiaires: où sont les deux bougies cachées, et d’où provient la grande ombre ronde sur le sol ?


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Pour en revenir à nos chiens, une interprétation plus cohérente avec le côté « charge d’atelier » du sujet  serait de  voir, dans les deux gueules en miroir ne lâchant pas leur viande, une caricature de Ditlev et de son reflet ne lâchant pas leur bouffarde.


L’humour macabre

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Car il y a certainement une tranche de transgression morbide et d’humour rapin dans cet exercice de style,  qui  prétend faire l’éloge de la précision tout en se moquant de la perspective,  qui plante des compas comme des couteaux, qui griffonne des petits chiens et qui converge, au plus fin du tableau, sur un face à face entre un peintre sans visage et un uniforme sans viande.



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Tandis que, sur un croquis des plus académique, un crâne renversé rit de toutes ses dents, en nous fixant d’un oeil unique.

Bendz mourra quatre ans plus tard à Vicence, lors de son Grand Tour en Italie.


Références :
[1] The demons and self reflection : Kierkegaard and Danish romanticism, Klaus P. Mortensen, dans
Kierkegaard Revisited: Proceedings from the Conference « Kierkegaard and the Meaning of Meaning It », Copenhagen, May 5-9, 1996; p 448
https://books.google.fr/books?id=iR6Rr1lfNqAC&pg=PA448&dq=%22Bendz%22+portrait+mirror&hl=fr&sa=X&ei=z0FqVYmjG8W9UcPIgegH&ved=0CCAQ6AEwAA#v=onepage&q=%22Bendz%22%20portrait%20mirror&f=false

Un autre portait d’un jeune peintre danois par un ami peintre est particulièrement touchant. Il a été fait dans l’appartement que venaient de louer ensemble les deux amis,  dans le quartier de  Toldbodvej, et il s’agit d’un cadeau d’anniversaire : sur le dos de la toile est écrit de la main de Frederik Sødring : « Portrait de moi par mon ami ! Ch. Købke, pour mon anniversaire le 31 Mai 1831.

Frederik, né en 1809 fêtait donc ses 23 ans et Christen, né le 25 mai 1809, pratiquement jour pour jour ses 22 ans.

(Voir https://mydailyartdisplay.wordpress.com/2013/04/16/the-portraiture-of-christen-kobke/ )

Portrait du peintre de paysages Frederik Sødring

Christen Købke, 1832, Hirschsprung Collection, Copenhague

Portrait_of_the_landscape_painter_Frederik_Sodring_-_Christen_Kobke_-_Google_Cultural_Institute

La porte barrée

Frederik s’est installé devant une porte condamnée par un guéridon d’acajou, poussé là pour la circonstance : il sert à porter un pot de  lierre, le symbole  d’attachement éternel.

Sur la porte ont été épinglés des dessins : une vache et des temples,  en référence probable aux deux préceptes du Golden Age danois : peindre d’après nature, tendre vers l’idéal.

En bas à droite on a disposé le tabouret pliant, emblème du peintre de paysages.

Mais pour l’instant, la porte est barrée : pas question de fuir à la campagne l’intimité de l’amitié.


Le miroir

Le morceau de bravoure est bien sûr le miroir, dont l’ovale trace au dessus de la tête de Frederik une sorte d’auréole déportée. Des billets ont été glissés sous le cadre, procédé habituel des trompe-l’oeil.


Portrait_of_the_landscape_painter_Frederik_Sodring_-_Christen_Kobke_-_Google_Cultural_Institute miroir
Dans le reflet on peut voir le lustre triangulaire, et le coin d’un tableau montrant une roue à aube – là encore un chef-d’oeuvre de Frederik :

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La cascade de Rønneby  à Blekinge en Suède, Frederik Sødring, 1836, Collection privée


Le chevalet

Mais  l’élément le plus touchant est  le montant d’un chevalet (réinvention de l’idée de Vermeer). S’agit-il de celui de Frederick, représenté en train de peindre on ne sait quoi, le couteau et la palette à la main ? Ou bien s’agit-il de celui de celui de Christen en train de peindre Frederick ?

Sublime ambiguïté qui réunit les deux peintres dans l’ovale de leur amitié.


L’artiste et son modèle reflétés dans un miroir

Angelo Morbelli, 1900–1903, Collection privée

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Le point de fuite se situe rigoureusement entre les deux yeux du peintre : c’est bien lui qui se regarde dans le miroir, contemplant son image, son modèle et son oeuvre.
Car dans le miroir posé juste derrière le modèle,  on peut voir un tableau sur lequel il travaillait cette année-là, inversé comme il se doit.



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Le siège vide (La Sedia Vuota)
Angelo Morbelli, 1903, Collection privée

Le chaise du premier plan crée, au milieu de ces vieilles femmes en uniforme dans un hospice de Milan,  plongées toutes dans le tricotage, la prière ou le sommeil, un puissant appel de vide.


morbelli-the-artist-and-his-model-reflected-in-a-mirror-1900–1903 avec chaise


A noter que, dans le tableau du reflet, la chaise en question vient se placer juste derrière la femme nue, comme pour l’inviter à s’y asseoir, par un saut en arrière dans le miroir et en avant dans la vieillesse.

Mélancolique et lucide, le peintre reste debout entre ces femmes assises, faisant barrage  par son carton et ses pinceaux à ce saut temporel qui menace toute Beauté.



Autoportrait au miroir bambou

Vuillard, 1890, Collection privée

Vuillard , Autoportrait au miroir bambou. 1890 collection privee

Cet exceptionnel effet de miroir tient à une double focale, et à l’emboîtement de deux genres picturaux  :

  • le papier-peint et le cadre en bambou sont traités en  nature morte, avec une netteté photographique, et s’inscrivent géométriquement dans le rectangle du tableau ;
  • le reflet est un portrait estompé, avec des obliques fuyantes.

Tandis que les marges font entrer dans le champ du tableau le réalisme du monde extérieur, le reflet reste le lieu du mystère, incarné par les yeux clos du peintre.

Un parti-pris n’est intéressant que s’il souffre des exceptions : ainsi le bas du papier-peint se brouille dans une ligne indéchiffrable, le coin inférieur gauche du cadre est barré par une oblique illisible (une serviette ?), le coin supérieur gauche est incomplet (l’était-il en réalité ?) .



Vuillard , Autoportrait au miroir bambou. 1890 collection privee schema
Ce coin irrégulier est bien intéressant : le blanc de la fenêtre déborde sur le bambou juste à côté, comme si le « contrefort » manquant avait, à cet endroit, affaibli le contrôle du cadre face à la poussée de l’indistinct.



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Autoportrait dans le miroir du cabinet de toilette

Edouard Vuillard, 1923-1924, collection particulière

Autoportrait dans le miroir du cabinet de toilette 1923-1924, Edouard Vuillard coll part

Vuillard a maintenant 56 ans, et l’enjeu n’est plus symboliste : l’homme âgé qui se lave les mains dans le miroir n’est guère plus net que les images qui l’entourent. L’autoportait vieillissant cherche une forme de pérennité dans les chefs d’oeuvre dont il se réclame, et dont l’identification constitue le but du jeu. On reconnaît donc, en commençant par le haut à droite et dans le sens des aiguilles de la montre :

  • Raymond Diocrès répond après sa mort, de Le Sueur
  • Flore, fresque romaine de Stabia
  • Tête du Zacharie de Michel Ange (pendant ironique de celle de Vuillard)
  • Moïse et les filles de Jethro, dessin de Poussin
  • Non identifié
  • Hiroshige, cent vues d’Edo
  • Non identifié



sb-line

Will Wilson - As I see myself
As I see myself, Will Wilson

Le souci de s’inscrire dans un cadre pérenne travaille aussi les jeunes peintres. Will Wilson mêle ici, dans les seize cases autour de son autoportrait, des références à des oeuvres célèbres avec des références à ses propres oeuvres ou obsessions, selon des correspondances cryptiques.



Suzanne Valadon self-portrait-1927 Musee Maurice Utrillo, Sannois

Autoportrait
Suzanne Valadon, 1927, Musée Maurice Utrillo, Sannois

Dans un semblable miroir en bambou, Suzanne s’est également représentée en buste, réduite à un regard, sans aucun des attributs du peintre. En est-on sûr ?

Il semble bien que la grande tâche bleue du premier plan soit le recto de la palette, dont on devine le verso au ras du reflet.



Self-Portrait,_by_1938,_Frieseke

Autoportrait
Frieseke, 1938

L’effet de mystère tient à un éclairage astucieux :  en comparant l’ombre de la bougie, devant le miroir, et l’ombre des montants du chevalet, dans le miroir, on comprend qu’une lampe assez forte doit se trouver sur la gauche, en hors champ : c’est l’ombre de son propre chevalet qui obscurcit le visage du peintre, ne laissant visible que l’essentiel : le fin liseré d’argent de ses lunettes.



Intérieur d’atelier

Stvan Csok, 1905, Hungarian National Gallery, Budapest

Stvan Csok (Hungarian, 1865-1961) Studio Interior. 1905 г. Hungarian National Gallery, Budapest

Une incertitude visuelle règne dans le tableau : il faut comprendre que le miroir est posé sur un canapé et appuyé contre le mur. L’assiette ronde accrochée au mur, mais qui passe devant le miroir, complique encore la lecture. De plus, l’arête du canapé ne pointe pas vers l’oeil du peintre, et le bord du lit, à droite, est une fausse fuyante (il s’agit en fait du bord du rideau replié) : impossible donc de déterminer le point de fuite.

Faute de repères précis, le regard est réduit à osciller entre les deux centres d’intérêt que sont, dans cet intérieur sombre, le rectangle blanc du miroir et la chair serpentine de la femme. Le contraste habituel entre l‘Artiste – debout, en manteau, chapeauté, en contre-jour, le regard fixe – et la Modèle – couchée, nue, les cheveux denoués, dans la lumière, le regard vague – est ici poussé à son paroxysme.



Stvan Csok (Hungarian, 1865-1961) Studio Interior. 1905 г. Hungarian National Gallery, Budapest schema
La composition accentue encore ce contraste : tandis que l’Artiste se dresse dans le tiers gauche, la Modèle se tasse dans la moitié inférieure.  Au dessus, la large plage vide semble appeler le bras du Maître, coupé net par le miroir, à se déployer jusqu’à la tête de son Sujet qui s’abandonne.

Et dont la partie droite, déjà séparée du buste par la torsion, est laissée à la libre contemplation du spectateur.



Virgil Elliott Self portrait with two mirrors 2002 coll privee

Autoportrait aux deux miroirs (Self portrait with two mirrors )
Virgil Elliott, 2002, Collection privée

L’énigme est dans le titre : où est le second miroir ?

En remarquant que, dans le tableau, l’artiste peint de la main droite, la solution vient assez vite :  ce que Virgil Elliot regarde dans le miroir à main, c’est un autre miroir qui produit une première image renversée.


Virgil Elliott beginning Self portrait with two mirrors 2001 coll privee

Autoportrait Zinaida Serebriakova 1910Autoportrait, Zinaida Serebriakova, 1910

A remarquer que la grade amatrice de miroir qu’était Zinaida Serebriakova avait déjà pensé à ce dispositif, qui a de plus l’avantage de jouer avec le paradoxe de la vue simultanée de profil et de face.



Couverture de « How I Photograph Myself », seconde édition

1965, Bunny Yeager

bunny-yeager-How I Photograph Myself Hardcover – 1965

Bunny Yeager, pinup elle-même, puis photographe de pinups, est singulièrement bien placée pour un avis autorisé sur  l’autoportrait, ce genre très particulier où l’artiste et le modèle fusionnent.

Son manuel  sur le « selfie » années 60s est illustré par un exemple pratique : on y voit Bunny doublement auréolée par sa chevelure platinée et par un spot bien placé, tirant du bout de l’orteil le cordon de déclenchement.

Dans un parcours très didactique, le regard est attiré par la mule à talon haut tombée par terre, d’où il  saute au pied dénudé, puis remonte le long du cordon rouge du noeud autour de l’orteil au noeud autour du déclencheur. L’appareil sur son trépied apparaît ainsi comme un prolongement de la pinup, dont il partage d’ailleurs les options esthétiques : longues jambes blanches et grosse poitrine rouge (si l’on veut bien considérer que les poumons gonflés et le soufflet conspirent, dans la même attente du déclic).

En actionnant le cordon du pied gauche, Bunny nous suggère que toute la scène est un reflet dans un miroir astucieusement disposé.  Est-ce possible, ou la photographie est-elle prise par un second appareil, à l’aide d’un minuteur ou d’un second photographe ?


bunny-yeager-How I Photograph Myself Hardcover – 1965 detail
A noter que le décor bleu uni ne comporte aucun élément permettant de se situer dans l’espace : heureusement, il  nous reste  les fuyantes du tabouret pour déterminer que l’objectif du « second » appareil se trouvait bien plus bas, et plus à gauche que l’objectif de celui que nous voyons.

Exactement l’emplacement où se trouve  l’appareil  virtuel, si le miroir est à la fois incliné et tourné : il n’y a pas de second appareil ni d’autre déclencheur que le gros orteil de Bunny.



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Autoportrait
Bunny Yeager, années 50

Au début de sa carrière de photographe, Bunny s’était essayé à plusieurs autoportraits au miroir : on la voit ici avec son Rolleiflex, prise dans un miroir portatif qu’elle posait devant-elle.

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Autoportrait au miroir
Bunny Yeager, 1954, figure dans le livre How I Photograph Myself

Et voici le dispositif au complet : le miroir incliné et le Rolleiflex sur son trépied.


Rolleiflex automat rear

Rolleiflex automat vu de dos

Question : cette photographie est-elle prise dans un miroir ?



Bunny Yeager Self Portrait Backyard_How I Photograph Myself_web-1 detail
Le trépied de l’appareil est coincé dans le trépied du miroir, très proche de celui-ci mais hors de son champ : il suffira à Bunny de tourner l’objectif vers le miroir pour se prendre réellement en photo.



Bunny Yeager Self Portrait Backyard_How I Photograph Myself_web-1 main



Pour l’instant, elle se fiche de nous, en faisant semblant de toucher la manette du trépied du bout du doigt, comme s’il s’agissait du déclencheur, alors qu’elle se trouve un bon mètre en arrière !



Bunny Yeager Self Portrait Backyard_How I Photograph Myself_web-1 jambes
Discrètement, la composition rend visible la métaphore entre les jambes et le trépied, ces deux instruments de travail de la pinup-photographe.



bunny-yeager-self-portrait-with tripode
Non sans suggérer une affinité plus crue entre l’appareil photographique et un autre appareil très intime.


Bunny Yeager  Plage

Concluons le travail de Bunny sur les appareils du désir par cette métaphore audacieuse,

où une Vénus nue sort de la vague pour venir toréer

un quadrupède trapu, érectile du corps et des pattes.

Le miroir révélateur 3 : l'effet ping-pong

30 juillet 2015

Une variante fréquente du miroir révélateur est celle-ci : placé face au spectateur, le miroir lui montre ce qui se trouve derrière lui, dans une sorte de champ-contrechamp  pré-cinématographique.

Sheehan, William The Consultation 1917 Crawford Municipal Art Gallery, Cork, Ireland
The Consultation,  William Sheehan,1917, Crawford Municipal Art Gallery, Cork, Ireland

A première vue, l’homme et la femme semblent assis derrière et devant une vitre, sans contact, dans deux histoires parallèles et disjointes.

Le bouquet et son reflet nous font comprendre qu’ils sont assis à la même table ronde. Ils viennent de prendre le thé.

Le dos droit,  la face dans l’ombre, les mains jointes, la femme apparaît  en position d’attente.

Le dos en arrière, la face éclairée, les mains écartées, l’homme répond à cette attente : il lui tend dans sa main droite son ordonnance, et son verdict.


Imaginons maintenant que l’homme et la femme se tournent vers nous : l’effet ping-pong va apparaître.

 

 

Prenez votre fils, Monsieur !

(Take your Son, Sir!)

Ford Madox Brown, 1851-52, 1856-57, 1860,Tate Gallery, Londres

Ford_Madox_Brown_-_`Take_your_Son,_Sir'_-_Google_Art_Project

La mère : Emma Hill

Ce tableau  représente Emma Hill, une des modèles de Brown qui  lui donna une fille en 1850, avant qu’elle ne devienne officiellement sa seconde épouse en 1853. Ils eurent ensuite un premier fils en 1855, Oliver. Dans sa version initiale de 1851, le tableau représentait seulement le visage d’Emma en train de rire, la tête rejetée en arrière.


Le bébé : Arthur

Brown reprit le tableau en l’élargissant vers le bas,  à l’occasion de la naissance de son second fils Arthur, le 16 septembre  1856, qui est représenté ici à l’âge de 10 semaines. Mais le  bébé mourut à 10 mois le 21 juillet 1857.

En 1860, Brown élargit encore une fois le tableau  en désignant faussement le bébé dans son livre de compte comme « son premier-né« . Mais il  ne le termina jamais.


Joie ou faute

Ford_Madox_Brown_-_`Take_your_Son,_Sir'_-_Google_Art_Project miroir
Le miroir qui nous révèle l’heureux père dessine une auréole  autour du visage d’Emma Hill en robe blanche, qui semble ici sanctifiée dans son rôle de mère, à l’image de la Vierge Marie.

Mais sa face chlorotique, ses pommettes empourprées et ses joues creuses, en contraste avec la chair brune du bébé, créent un sentiment de malaise, qui a fait interpréter le tableau tout à l’inverse : il s’agirait d’une dénonciation des filles-mère (non étayé par les écrits de Brown).

Peut-être la source de cette étrangeté est-elle à chercher dans le problème intime qu’Emma  développa dès après leur mariage : l’alcoolisme.



https://en.wikipedia.org/wiki/Take_your_Son,_Sir!



Ford Madox Brown: Pre-Raphaelite Pioneer, Par Julian Treuherz,Kenneth Bendiner,Angela Thirlwell, p 57  https://books.google.fr/books?id=kIprfnVl100C&pg=PA12-IA28&lpg=PA12-IA28&dq=Take+your+Son,+Sir+16+sept+1856++brown+arthur&source=bl&ots=bmCKmO4noV&sig=WFGsXAFp0JG_QKVH3_9kiEUXUqE&hl=fr&sa=X&ved=0CCQQ6AEwAGoVChMI16mP1LyCxwIVh3EUCh1bpQd4#v=snippet&q=Take%20your%20Son%2C%20Sir%20&f=false


 

The Love Letter or The Appointment (1861), Rebecca Solomon

La lettre d’amour ou le Rendez-vous
(The Love Letter or The Appointment)
Rebecca Solomon,  1861, Collection privée

Nous voyons dans le miroir ce que la femme voit en levant les yeux de la lettre : l’arrivée annoncée d’un homme, qui la salue en soulevant son melon. Certains pensent qu’il s’agit d’une riche veuve en butte aux sollicitations amoureuses ; d’autres d’un autoportrait de l’artiste, soeur et élève du peintre Abraham Solomon (Voir Voyages de classe) .

Quoiqu’il en soit, les  lettres dans le porte-carte et sous le cadre du miroir montrent qu’on s’est beaucoup écrit. L’horloge, entre le mot et le visage de la dame, souligne la longueur de l’attente.

 
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the-ace-of-hearts-by-thomas-kennington 1882 cp

L’as de coeur (The ace of hearts)
Thomas Kennington, 1882, Collection privée

Le miroir de sorcière nous montre ici un gentleman en habit de soirée, qui se gratte la nuque avec perplexité. Nous comprenons que cette belle femme  moqueuse vient de réussir un tour de carte : retrouver celle qu’il avait choisie.

Dans un second temps, nous remarquons la tête de léopard sur laquelle elle est assise, le geste impérieux de son doigt vers le tabouret, son index ganté qui presse doucement le coeur  :

cette magicienne de salon est une dompteuse d’homme.

 


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 lavery-1883

After the Dance
Lavery, 1883, collection particulière

Le miroir nous fait comprendre que la jeune fille n’a pas dansé avec celui que son carnet de bal lui laissait espérer. Son père lui amène son manteau d’un air contrit : inutile d’attendre encore.

 
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Lucky Strike 1952

Publicité pour Lucky Strike, 1952

L’image joue sur l’ambiguïté sémantique de la marque : « heureux allumage » ou « heureuse rencontre » ou ‘heureuse attaque ».

Faisant écho à la feuille de tabac doré, la flamme dorée du briquet vient à la rencontre de sa complémentaire, la cigarette  éminemment phallique. De sorte que l’image nous montre en fait non pas une scène de séduction, mais un dispositif autarcique où l’homme, réduit à un miroir et à une recharge de cigarettes, s’allume lui-même et se consume à répétition.

 
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Dal-Holcomb

Illustration de Dal Holcomb

Le miroir-rétroviseur réduit le beau gosse à ses biscottos et à sa chevelure gominée, tout en le séparant de son attribut phallique que s’approprie la rousse flamboyante. En miniaturisant le mot « Life guard (sauveteur) et la mer, la composition montre bien que le véritable danger est cette sirène des plages.

 
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Glen Orbik Reflection vers 2010

Reflection, 
Glen Orbik ,  vers 2010
 

Grand spécialiste du revival de l’esthétique pulp, Orbik met en scène,  dans le miroir outrageusement luxueux,  un problem picture malicieux et glamour.

Toute la question tient à l’irruption de cet homme en smoking dans l’intimité de la table de toilette, où une jeune femme en déshabillé fait semblant de se recoiffer en s’étirant voluptueusement, les yeux clos. L’ambiguïté tient à l’objet indiscernable entre ses mains, que le miroir ne nous montre pas. Un bouquet ? Dans ce cas l’homme est  un amoureux rebuffé. Une robe ? Alors c’est un mari déjà habillé pour sortir, et qui vient discrètement accélérer les préparatifs de sa femme. Laquelle préfèrerait rester s’amuser à la maison.

 
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Stanley Cursiter - Musicians (1923)

Musiciennes
Stanley Cursiter, 1923, Collection privée

La violoniste assise, qui semble nous regarder en face,  observe en fait la pianiste que nous montre le miroir. Le pupitre dont nous voyons la face arrière est celui où elle se place pour jouer, dos au piano : pour l’instant, elle se trouve en position de spectatrice : soit pour évaluer l’acoustique, soit pour se reposer pendant un solo.

La tableau pose plusieurs questions :

  • Pourquoi la pianiste est-elle si haut ? Parce qu’elle joue sur une estrade ?
  • Pourquoi est-elle si grande ? Parce que la pièce est en fait  toute petite ?
  • Pourquoi le pupitre est-il invisible dans la pièce ? Parce qu’il se situe en hors champs ?



Stanley Cursiter - Musicians (1923) perspective
Auxquelles la perspective ne donne pas de réponse certaine, tant elle est incohérente :

  • d’après le reflet, le point de fuite serait assez haut, en hors champ (ligne jaune) ;
  • ce qui ne cadre pas avec le reflet de l’éventail, de la pointe du coussin, et l’horizontale du piano (lignes rouges) ;
  • la pianiste a à peu près la même taille que la violoniste (lignes blanches) alors que vu son recul, elle devrait être sensiblement plus petite.

Finalement, la seule réponse certaine est celle concernant le pupitre : en perspective plongeante, comme ici, le pupitre pourrait se trouver effectivement en hors champ, en dessous  du tableau.

L’idée – mal servie par la réalisation – semble être que le point de fuite anticipe l’endroit où se trouvera la violoniste, lorsqu’elle rejoindra son pupitre.


Au café


La table d’angle (The Corner Table)

Irving Ramsey Wiles, 1886, Collection privée

Irving Ramsey Wiles - The Corner Table (1886)
Le couvert est mis et la chaise penchée contre la table, sur la place en face de la jeune femme. Le miroir nous montre ce qu’elle observe : un homme qui dîne seul, et passe commande au serveur. Serait-elle une fille de joie qui se réserve la table d’angle pour étudier ses futures victimes ?



Irving Ramsey Wiles - The Corner Table (1886) dialogue


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L’année d’après, Wiles produit à nouveau une de ces scènes de café dans le goût parisien, qu’il tente alors d’acclimater en Amérique, et qu’on peut considérer comme une sorte de pendant.

Irving Ramsey Wiles - The Loiterers, 1887

Les flâneurs (The Loiterers)
Irving Ramsey Wiles, 1887, Collection privée

Toujours une table d’angle après le repas et non avant : la fenêtre remplace le miroir, mais  le rideau orange interdit toute échappée en dehors du couple, la chaise d’en face est occupée et la scène est devenue banale : après le café, un verre d’eau pour madame qui soutient la conversation, un doigt de liqueur pour monsieur qui se distrait en alignant sur la nappe des sucres et trois allumettes.


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Rassenfosse La lettre, 1921 collection privee

La lettre
Armand Rassenfosse, 1921, Collection privée

Les nouvelles ne sont pas bonnes, à voir la bouteille et le verre que la jeune femme va remplir.

Heureusement, le miroir nous montre une amie qui vient la réconforter.


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Vor-dem-Spiegel-Rokoko-1934-by-Conrad-Felixmuller-Coll-part

Devant le miroir (Vor dem Spiegel, Rokoko)
Conrad Felixmüller, 1934, Collection particulière
Self Portrait with Londa, 1933 by Conrad Felixmuller,Autoportrait avec Londa, Conrad Felixmüller, 1933

 

A gauche, le miroir nous fait comprendre que la femme du peintre se retourne amoureusement vers lui. A droite, un portrait de couple bien plus conventionnel réalisé l’année précédente.

 


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Doris Zinkeisen - Corner of the Cafe RoyalUn coin du Cafe Royal (Corner of the Cafe Royal)
Doris Zinkeisen, avant 1946, Collection privée

Dans cette autre angle de café, les miroirs révèlent que le couple que l’on voit solitaire  est en fait cerné par la foule.


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Aldo Balding,vers 2008

Au café
Aldo Balding, vers 2008

Le miroir du café, qui réunit l’homme debout vu de face, mains dans les poches,  et la femme assise vue de dos, mains croisées dans l’attente, reste une métaphore flagrante de la rencontre entre les sexes.


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The spectator bird, Hilton Hotel, Seattle, 2011

 
 
 
 
 
 
 
rachel-berman-also-toys-were-washed-up-on-the-beach-2013
 Also toys were washed up on the beach, 2013

Rachel Berman

Dans l’Oiseau Spectateur, le miroir montre ce que guette l’homme aux lunettes noires, à l’instar du corbeau perché  : des proies féminines.

Dans le tableau de droite, la composition est inversée, mais la situation est la même : la femme, comme le chien ou le lapin mort, sont des jouets abandonnés sur la moquette comme par une marée, proies pour le prédateur qui passe.


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T.Salahov.-Rome.-Kafe-Greko.-2002-g.

Rome, Café Greco, T.Salahov, 2002

Pris en sandwich entre deux femmes-tableaux dont le corps se prolonge en paysages, un homme-miroir réduit à sa tête, prisonnier de réflexions chaotiques.


L’effet de surprise


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Surprise !
Vittorio Reggianini, collection privée

Un  jeune homme fait irruption dans la pièce, à la grande joie des deux amies. Mais s’il y a une surprise dans le tableau, n’est-ce pas la taille réduite de l’arrivant ? Pour que sa tête soit au niveau des filles assises, ne faut-il pas qu’il soit à genoux devant elles ?



reggianini_vittorio_surprise_perspective
Le reflet de la fille de gauche, ainsi que la fuyante du pied du vase, nous donnent la réponse : le point de fuite étant situé très bas (au niveau de la main qui tient l’éventail), l’image virtuelle se décale vers le bas du miroir : le jeune homme est  bien debout.
Miroir_plan


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N C Wyeth Discovered 1915

Discovered
N. C. Wyeth, 1915

Ici, l’instrument de la révélation est la porte. Le miroir ne crée pas la surprise, il la met en scène : celle des deux parents pris sur le fait dans l’ovale du cadre, et celle deux enfants statufiés dans le rectangle de la porte.


A l’atelier


umberto brunelleschi Illsutration pour Casanova 1950 Gibert Jeune
Umberto Brunelleschi
Illustration pour Casanova 1950 Gibert Jeune

Un cas particulier d’effet ping-pong est celui où la personne dans le miroir est le peintre lui-même. Les exemples sont très variés, nous leur avons consacré une série d’articles : Le peintre en son miroir .


A la maison


 Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee

 

Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee schema
Intérieur
Bonnard,  vers 1905, Collection privée

Le miroir nous montre côte à côte deux personnages face à face.
Construction on ne peut plus exacte, où les rayons convergent vers l’oeil de l’homme assis.


Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee cadre
 Bonnard Ma Roulotte a Vernonnet  1912
 

Bonnard, Ma Roulotte à Vernonnet,  1912

Un peintre, à en croire le cadre vide posé par terre  à son côté  ? Bonnard lui-même, à en croire la barbe qu’il portait dans sa jeunesse ?



sb-lineMyrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933)

Myrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933)

Tout l’art  de réaliser un champ-contre champ en un seul plan


Bonnard Interieur vers 1905, Collection privee schema
Myrna Loy and Ramon Navarro in Sam Wood’s The Barbarian — A Night in Cairo (1933) schema

La composition est identique à celle du tableau de Bonnard, mais avec un effet inverse :

  • la caméra est placée au niveau du regard de l’homme debout, qui ainsi surplombe la femme ;
  • néanmoins, c’est dans le tableau de Bonnard que l’homme contrôle la femme, de son oeil organisateur.



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the-dark-mirror-robert-siodmak  1946 Olivia de HavillandDouble Enigme (The dark mirror)
Olivia de Havilland, film de Robert Siodmak,  1946
the-dark-mirror-robert-siodmak 1946 Olivia de Havilland schema

Même composition dans ce plan : sauf que la figure en contre-champ n’est pas un homme, mais  le double maléfique de la figure dans le champ : le miroir fait ici fusionner les deux jumelles qui, dans ce film aux effets spéciaux mémorables, incarnent le bien et le mal, la face claire et la face sombre.

the-dark-mirror-robert-siodmak  1946 Olivia de Havilland bisDouble Enigme (The dark mirror)
Olivia de Havilland, film de Robert Siodmak,  1946
the-dark-mirror-robert-siodmak 1946 Olivia de Havilland bis schema

Dans cet autre plan, le miroir duplique la mauvaise soeur qui se trouve ainsi en position de force pour dominer son double  réel.


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Edward Hopper - Model reading at dressing table (1925)
Intérieur avec modèle lisant
(Interior model reading)
Edward Hopper, aquarelle, 1925, Art Institute of Chicago.

Mystérieux comme à son habitude, Hopper peint un miroir qui ne révèle rien, qui n’ouvre sur aucun au delà, aussi opaque que le bois  du lit qui fait repoussoir.

Réfugiée   dans un étroit triangle,  coincée entre une valise et une malle, une  jeune femme lit. Nous ne verrons pas son visage : ce miroir  paradoxal ne montre rien, sauf  l’essentiel :

le mystère  d’un crâne qui pense.


En gommant le repère visuel que constituerait l’angle droit de la pièce, Hopper crée un espace oblique où le regard se perd, essayant vainement d’aligner le lit par rapport à l’une ou l’autre cloison.

Edward Hopper - Model reading at dressing table (1925) perspective
La perspective peut néanmoins être reconstituée : elle montre que le reflet dans le miroir est exact,  que le peintre est allongé sur le lit, lequel est effectivement placé en oblique par rapport à l’angle de la pièce.


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Sans titre, Ben Cowan

Composition presque identique à celle de Hopper, avec cette fois le fauteuil vert en repoussoir. Le miroir nous fait sauter le double rempart du cuir et de la couverture, pour nous montrer de face la femme, le livre qu’elle lit et celui qui comme nous la regarde.


Pulp reflection

 

Everett Shinn 1910 Actress in Red Before Mirror pastelActrice en rouge devant un miroir
Everett Shinn, pastel de 1910
Coby WhitmoreCoby Whitmore, vers 1950

Le miroir qui montre une autre femme joue dans le registre traditionnel de la rivalité féminine. Mais lorsqu’il montre un homme, la thématique va s’enrichir considérablement…


Enoch Bolles_1930s

Pinup de Enoch Bolles, années 1930

Le verre tenu entre deux doigts est-il destiné à l’homme en chapeau que l’on croit deviner dans le miroir, ou à une dégustation solitaire ? L’esthétique pinup – ces femmes  qui s’affichent comme objet de désir tout en  affirmant leur liberté de choisir – tient tout entière dans cette incertitude.


Mike Ludlow Bedrooms Have Windows 1949Couverture de « Bedrooms Have Windows »
Mike Ludlow, 1949
Gruau Femme a la fourrure vers 1970 gouache Collection particuliereFemme a la fourrure, gouache de Gruau, vers 1970, collection particulière

A la limite, le thème du voyeur dans le miroir devient la métaphore de la menace entre les sexes, couvrant tout le spectre entre le masochisme


Ernest ChiriackaErnest Chiriacka, vers 1950 Maitresse au miroirMaîtresse au miroir, Anonyme

…et la domination.



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Mais lorsque la créature dans le miroir et celle devant le miroir ont à peu près la même taille, la menace  distante laisse place à la proximité.

LYAPKALO viktor-alexandrovich After bath 1993Après le bain, Viktor Alexandrovich Lyapkalo, 1993 Nebojsa Zdravkovic The WardrobeL’armoire (The Wardrobe)
Nebojsa Zdravkovic, vers 2000

A gauche, le miroir utérin héberge une concupiscence réciproque, et  prélude à l’union charnelle. A droite, les deux glaces rectangulaires lui mettent un terme, chacun se rhabillant dans sa moitié.