Pendants paysagers : deux états du monde

31 janvier 2017

Dans ces pendants, il s’agit d’opposer deux atmosphères  contrastées : la tempête et le calme, un incendie et ses dégâts ou bien, moins dramatiquement, un jour calme et un jour de fête.

Poussin 1651 Landscape_-_A_Storm Musee des beaux arts RouenL’orage
Poussin, 1651,Musée des Beaux arts, Rouen
Poussin 1651 Landscape_-_A_calm Un Temps calme et serein Getty MuseumPaysage par temps calme
Poussin. (1651) The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Sur ce pendant, voir Les pendants de Poussin 2 (1645-1653)



Port_of_Ostia_During_a_Tempest',_oil_on_canvas_painting_by_Leonardo_Coccorante,_1740s,_Lowe_Art_MuseumDurant la tempête 'Port_of_Ostia_in_Calm_Weather',_oil_on_canvas_painting_by_Leonardo_Cocorante,_1740s,_Lowe_Art_MuseumPar temps calme

Le port d’Ostie, Leonardo Coccorante, vers 1740, Lowe Art Museum

Spécialiste des pendants architecturaux, Coccorante s’essaye à la mode des contrastes atmosphériques, ce qui l’amène à modifier quelque peu ses habitudes. Ses pendants strictement architecturaux obéissent habituellement à des recettes qui permettent d’assurer une certaine complémentarité entre les deux vues, tout en leur déniant la continuité optique : le plaisir pour le spectateur étant d’apprécier l’invention et la fantaisie, non de s’immerger dans une réalité fictive.


Port_of_Ostia Leonardo_Coccorante,_1
Le pendant du haut obéit à ces trois recettes (voir d’autres exemples dans Pendants architecturaux) :

  • 1) les bords externes sont fermés par des motifs qui renvoient le regard, comme une balle entre deux frontons ;
  • 2) le centre fait « comme si » les deux pendants se recollaient : mais les points de fuite sont ici trop proches pour permettre une distance correcte d’accrochage, et les lignes d’horizon sont à des hauteurs légèrement différentes ;
  • 3) la lumière provient d’entre les deux pendants, mais avec des approximations qui empêchent de localiser une source unique.

Le pendant atmosphérique respecte le premier procédé, mais pas les deux autres :

  • 2 bis) l’horizon est au même niveau et une distance optimale d’accrochage existe ;
  • 3 bis) la lumière vient du même point, très bas à gauche.

L’idée est bien, ici, de permettre au spectateur de comparer, à la même heure et depuis un même point idéal, les deux ambiances opposées : le naufrage et l’arrivée à bon port.

Mais c’est un peu plus tard que va’émerger une description véritablement réaliste de ces contrastes…



Vernet 1748 mer tempetueuse Musee Thyssen Bornemiza MadridMer avec tempête Vernet, 1748, Musée Thyssen Bornemiza, Madrid Vernet 1748 mer calme Musee Thyssen Bornemiza MadridMer calme Vernet, 1748, Musée Thyssen Bornemiza, Madrid
Vernet 1770 Port mediterraneen avec tempete Getty MuseumPort méditerranéen avec tempête Vernet, 1770 ,Getty Museum, Malibu Vernet 1770 Port mediterraneen par mer calme Getty MuseumPort méditerranéen par mer calme Vernet, 1770 ,Getty Museum, Malibu
Vernet 1773 A Shipwreck in Stormy Seas National Gallery LondresUn naufrage dans la tempête (A Shipwreck in Stormy Seas)Vernet, 1773, National Gallery Londres Vernet 1773 A Landscape at Sunset National Gallery LondresPaysage au coucher de soleil (A Landscape at Sunset)Vernet, 1773, National Gallery Londres

Vernet a mis au point des effets de lumière et d’atmosphère novateurs, très appréciés  pour leur rendu réaliste,  et qui ont assuré son succès tout au long de sa carrière.  Il a modernisé et exploité dans une série de pendants l’opposition poussinesque entre la tempête et le calme, impressionnant ses contemporains par  le contraste entre :

  • le midi tempétueux  (voir MatinSoir), et le calme retrouvé du soir ;
  • le ciel gris  et le ciel rose ;
  • la lumière tranchante et la lumière diffuse ;
  • les diagonales contraires des mâts et de la pluie,  et les verticales restaurées ;
  • les voiles gonflées et les voiles flasques ou carguées ;
  • les chaloupes ramenant à grand peine les naufragés et les barques  déchargeant paisiblement la pêche du jour.



Volaire 1770 Shipwreck The Huntington, PasadenaNaufrage (Shipwreck) Volaire 1770 View of Naples in Moonlight The Huntington, PasadenaVue de Naples au clair de lune (View of Naples in Moonlight)

Volaire, 1770, The  Huntington, Pasadena

Elève de Vernet, Volaire suit et accentue  les mêmes procédés.

Dans le Naufrage, les diagonales des éclairs se rajoutent à celles des mâts et des voiles, projetant un spot de lumière sur les naufragés, tandis qu’un soleil sanglant se cache derrière les nuages.

Dans la Vue de Naples, les orthogonales de la canne à pêche et du mât du filet carrelet rajoutent à la verticalité du vaisseau. Le rougeoiement est descendu du ciel vers la terre, où se prépare une friture au pied d’une ruine romaine (inspirée du temple de Minerve à Rome).

Dans les deux panneaux, l‘élément de stabilité est fourni par le château-fort inaccessible à la tempête, et par la silhouette du Vésuve qui fume paisiblement sous la lune


volaire vesuve 1794 1 volaire vesuve 1794 2

Double vue du Vésuve
Volaire, 1794, Collection particulière [1]

Le calme du Vésuve était tout relatif car il y eut de nombreuses éruptions à l’époque  – en 1771, 1773, 1774, 1775, 1776, 1779 et 1794 (celle représentée  ici), qui firent la fortune de Volaire comme peintre du volcanisme.

A la longue, on s’était habitué aux éruptions : l’ambiance cataclysmique des premiers tableaux a laissé place à un spectacle touristique dont on admire deux phases successives, depuis les barques ou depuis les rochers : tandis que la coulée de lave s’est élargie, la lune est monté vers la droite, presque complètement occultée par la pluie de cendre qui est le clou du spectacle. Et les spectateurs applaudissent à cette apothéose. [2]

wright_of_derby_clair de lune montrealClair de lune
Wright of Derby, 1787, Musée des Beaux Arts de Montréal
wright_of_derby_cottage en feuCottage en flammes
Wright of Derby, 1787, Minneapolis Institute of Art [4]

A gauche un lac paisible, sous une tour encore fière ; deux promeneurs à peine visibles sur la rive  jouissent du calme de la nuit.

A droite, une vallée sèche, entre une ruine ensevelie dans les branchages et un cottage disparaissant dans les flammes. ; une vieille femme se désespère tandis que le reste de la  famille s’active pour  sauver l’essentiel.

Plastiquement, le pendant oppose couleurs froides et couleurs chaudes. Allégoriquement, les éléments Terre et Eau aux éléments Air et Feu. Moralement, le Bonheur au Malheur.


wright_of_derby_personnages
Philosophiquement, il exploite  le même contraste qu’Hubert Robert, entre objectivité distanciée et implication dramatique.


wright_of_derby_lune
Loin au dessus des passions humaines, la lune fournit aux deux panneaux son  point de vue de Sirius.


Pierre-Henri de valenciennes 1782-1784 Loggia a Rome, le toit au soleil LouvreLoggia a Rome, le toit au soleil Pierre-Henri de valenciennes 1782-1784 Loggia a Rome, le toit a l'ombre LouvreLoggia a Rome, le toit à l’ombre

Pierre-Henri de Valenciennes, 1782-1784, Louvre, Paris

On dirait une ferme fortifiée en haut d’un champ labouré. Mais c’est une terrasse sur un toit de tuiles, une loggia romaine où l’on étend le linge pour qu’il  sèche sous le vent et au soleil.



Pierre-Henri de valenciennes 1782-1784 Loggia a Rome, le toit au soleil Louvre detail
Dans la première étude, celui-ci est déjà bas,  et même en contrebas comme le montre l’ombre portée du toit (ce qui confirme d’ailleurs la position élevée de la loggia).

Dans la seconde étude, l’ombre portée n’est plus visible, mais une lumière diffuse provient toujours de la droite. Le soleil vient de disparaître soit sous l’horizon, soit derrière un nuage.

Dans tous les cas, très peu de temps séparent les deux vues : à peine celui de rajouter un linge sur la corde  de gauche,  et pour le paysagiste de faire la preuve de sa virtuosité à capter les tons changeants et les ombres fugitives.

Titian Ramsay Peale, 1842 'Kilauea_by_Day Bernice P. Bishop Museum HonoluluLe volcan Kilauea le jour Titian Ramsay Peale, 1842 'Kilauea_by_Night Bernice P. Bishop Museum HonoluluLe volcan Kilauea la nuit

Titian Ramsay Peale, 1842, Bernice P. Bishop Museum, Honolulu

Ces deux toiles se veulent un témoignage précis, topographique et ethnographique : le jour les natifs rendent hommage à un roi, la nuit ils chantent à la lueur du volcan.


Monet 1867 Regattes a Sainte-Adresse METLa plage à Sainte-Adresse, Art Institute of Chicago Monet 1867 The_Beach_at_Sainte-Adresse Art Institute of ChicagoRégates à Sainte-Adresse, MET, New York

Monet, 1867

Ce pendant hâvrais oppose trois aspects du temps qui passe :

  • arée haute et marée basse,
  • temps lumineux et temps couvert,
  • jour de loisir et jour de labeur.

Trois vues de la rue Mosnier

Manet, 1878

Manet_Rue_Mosnier_Decorated_with_Flags_1878 Manet LA RUE MOSnIER AUX drapeaux - 1878 getty malibu
La Rue Mosnier aux drapeaux,
Manet, 1878, Collection particulière (65 × 81 cm)
La rue Mosnier aux drapeaux
Manet, 1878, Getty Museum,  Malibu (65.4 × 80 cm)

La date

Pour  commémorer l’Exposition Universelle qui matérialisait la prospérité retrouvée après la guerre de 1870, le gouvernement avait déclaré  le 30 Juin 1878  Fête de la Paix (la fête nationale du  14 juillet ne sera institué qu’en 1880). C’est ce jour exceptionnel, où le drapeau tricolore était à nouveau autorisé à pavoiser les rues de Paris, que Manet et son ami Monet, deux républicains convaincus,  ont voulu immortaliser.



Monet-montorgueil

La rue Montorgueil
Monet, 1878, Musée d’Orsay, Paris

« J’aimais les drapeaux. La première fête nationale du 30 juin, je me promenais rue Montorgueil avec mes instruments de travail; la rue était très pavoisée avec un monde fou. J’avise un balcon, je monte et demande la permission de peindre, elle m’est accordée. Puis je redescends incognito ! » Claude Monet [5]



Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878

La rue Mosnier aux paveurs
Manet, 1878, Cambridge, Fitzwilliam Museum (63 × 79 cm )

Manet a peint une troisième vue  de la rue Mosnier, sans drapeaux. La relation entre les  trois versions n’est pas claire : selon Robert L. Herbert [6],

  • la vue sans drapeaux aurait été peinte avant la fête,
  • celle barrée par le drapeau au premier plan, le jour de la fête,
  • et la troisième le soir de la fête (à voir l’ombre des maisons qui se projette sur la rue), voire le lendemain soir.

Pour avancer sur la question, il va nous falloir étudier plus précisément la topographie du quartier.


sb-line

La rue Mosnier et son quartier

Manet_La_rue_Mosnier_au_bec_de_gaz

La rue Mosnier, aujourd’hui rue de Berne, est séparée des rails de la gare Saint Lazare par une étroite rangée de maisons. Derrière la palissade,  le dessin de Manet montre une locomotive en contrebas qui se dirige vers le tunnel des Batignolles. Ce terrain vague était trop étroit pour construire, et la rue Mosnier commençait au numéro 7. Sur le mur de pignon de cette maison était peint une grande réclame en lettres d’or sur fond rouge.


Maison Helios, Pont de la place de l Europe, 1868, Musee Carnavalet, ParisMaison Helios, Pont de la place de l’Europe, 1868, Musée Carnavalet, Paris Monet La_Gare_Saint-Lazare_Ligne d'Auteuil 1877 OrsayLa gare Saint-Lazare, Ligne d’Auteuil
Monet, 1877, Musée d’Orsay, Paris.

 Un autre réclame du même type était peinte sur le fronton de l’immeuble de Manet. On la voit  à l‘extrême droite du tableau de Monet, pris depuis la verrière de la gare Saint Lazare.


La réclame

Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878 detail affiche
Sur la version de La rue Mosnier aux paveurs, Manet a tracé les lettres avec  suffisamment de netteté pour qu’on reconnaisse une réclame de la « Belle Jardinière ».  [7]
Cependant la dernière ligne pose question. Certains y lisent « Coin de Rue »[8],  un des plus grands magasins du monde, qui s’était ouvert en 1864 entre la rue Montesquieu et la rue des Bons « Enfants ». Manet se serait-il amusé à faire cohabiter deux magasins concurrents sur la même publicité  ?



Reclame pour La Belle Jardiniere
Cette carte tranche définitivement la question : il faut lire COIN du QUAI. Manet a donc fidèlement reproduit la réclame qu’il avait tous les jours sous les yeux, sans aucune intention symbolique.


L’atelier de Manet

La rue Mosnier s’ouvrait juste en face de l’atelier de Manet, qui occupait tout le rez de chaussée  du 4 rue de Saint Pétersbourg.



Edouard_Manet_-_Le_Chemin_de_fer_National Gallery of Arts Washington 1872

Le Chemin de fer
Manet, 1872, National Gallery of Arts, Washington

Juliet Wilson Bareau a découvert que le Chemin de Fer a été peint depuis le jardin d’une des maisons de la Rue de Rome, de l’autre côté des voies,  où habitait son ami le peintre Alphonse Hirsch. Ce que la petite fille (probablement la fille de Hirsch) regarde au delà de la fumée, c’est justement la porte cochère et une des fenêtres de l’atelier de Manet, où il venait de s’installer en 1872.


Edouard_Manet_-_Le_Chemin_de_fer_National Gallery of Arts Washington 1872 detail Manet Atelier

Ce tableau est donc un hommage à ce nouveau lieu de travail dont il était très fier : une ancienne salle d’armes éclairée par quatre grandes baies sur la rue, avec une loggia à mi-hauteur, accessible par un escalier intérieur, et  située au dessus de la porte cochère.



Plan de 1868
Plan d’ensemble des travaux de Paris indiquant les voies exécutées et projetées de 1851 à 1868, Gallica

Ce plan montre la rue Mosnier sans son nom (elle ne sera ouverte qu’en 1869), et permet de situer  le mur de pignon avec sa  réclame peinte, l’atelier au 4 de la rue de Saint Pétersbourg, et les points de vue des différents tableaux.


Une rue pittoresque

La série de la rue Mosnier (trois tableaux et plusieurs dessins) date de 1878, la dernière année de Manet dans cet atelier. Peut être avant de partir a-t-il voulu garder le souvenir des scènes animées  de la rue :

  • des paveurs et des déménageurs (dans le tableau « aux paveurs ») ;
  • des balayeurs et un rémouleur (dans le dessin « au bec de gaz » ) ;
  • des passants sous leurs parapluies, dans un autre dessin.

Selon Juliet Wilson Bareau [7], les dessins préparaient une série de gravures sur le thème « vu de ma fenêtre », qui n’a jamais été réalisée.


Les trois tableaux (SCOOP)

Les trois toiles sont  pratiquement de la même taille, mais  se distinguent par le style et la composition.



Manet Perpective 1
Les deux tableaux les plus achevés sont pris en vue plongeante, avec exactement le même point de fuite. La perspective est très précise, puisqu’elle tient compte du fait que la rue est en légère montée (la fuyante du balcon pointe  plus bas que celle des trottoirs). A noter que les réverbères du trottoir de droite ont été déplacés, indice d’une reconstruction en atelier.



Manet Perpective 2
Les deux versions « au drapeau », en revanche,  ne sont pas prises de la même hauteur.

Manet Vers rue de Berne Manet Vers Atelier

La rue n’ayant guère changé (sauf le centre de tri postal bâti à l’emplacement du terrain vague), il est facile de constater que tous les tableaux ont été pris depuis la deuxième fenêtre, mais que seule l’esquisse correspond à la  hauteur d’un homme assis ou debout dans l’atelier.
Celle-ci a donc très probablement été peinte le jour de la Fête, tout comme celui de Monet et sans doute sous la même impulsion : traduire rapidement  l’impression colorée donnée par cette éphémère floraison de drapeaux.


Un possible pendant

Manet LA RUE MOSnIER AUX drapeaux - 1878 getty malibu Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878

Il n’y a pas de certitudes qu’ils aient été conçus comme des pendants. Certains spécialistes (Rouart et Wildenstein) considèrent qu’ils furent achetés tous les deux en 1879 par le collectionneur Roger de Portalis, ce que réfute D. Farr [8a].


Manet Carnet de Comptabilité BNF Estampes YB3-2401 p 79Manet, Carnet de Comptabilité, BNF Estampes YB3-2401 p 79

En fait, le « carnet de comptabilité de Manet », établi en 1910 par Léon Leenhoff, est ambigu : si la « Rue Mosnier » (aux paveurs) est marquée achetée par Portalis pour 1000 Fr (environ 2400 euros), « Vue la Rue Mosnier drapeaux » est mentionnée plus bas pour la somme de 500 fr. Le fait que Leenhoff ne connaissait pas le nom de l’acheteur ne prouve pas qu’il ne s’agissait pas de Portalis : il aurait très bien pu l’acheter dans un second temps, avec une réduction. Un autre indice est que la troisième vue de la Rue Mosnier (celle avec un point de vue différent) est restée dans l’atelier de Manet jusqu’à sa mort.

Le sous-entendu politique a peut être compté dans l’achat : si on ne connait pas les opinions de Roger de Portalis, graveur, collectionneur et spécialiste du XVIIIème siècle [8b] , on sait que son frère aîné, le baron Fernand, exilé à Bruxelles en 1874, était classé comme communard par la police [8c].


L’homme aux béquilles

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L’homme aux béquilles
Manet, dessin de 1878,  Ashmolean Museum, Oxford

Il est temps maintenant de nous intéresser au détail qui a le plus fait couler d’encre : l’unijambiste vu de dos, que Monet a représenté de face dans ce dessin de la même époque (il a servi de couverture pour une chanson misérabiliste de Cabaner, « Les mendiants »).

Certains disent qu’il s’agit simplement d’un personnage bien connu dans le quartier. Mais la plupart des commentateurs [9] y voient  une ironie délibérée, que suggère  également la mention manuscrite portée sur  le dessin : « au moment de la Fête ».



Manet LA RUE MOSnIER AUX drapeaux - 1878 getty malibu detail
Au moment de la Fête de la Paix, donc, un vieux soldat invalide remonte péniblement la rue neuve, le long d’une palissade dissimulant des gravats – autre type de rebut urbain.

Deuxième ironie : l’amputé vient de croiser un ouvrier portant une échelle, sur laquelle il ne risque plus de grimper.

Troisième ironie : la palissade empiète sur le trottoir, l’obligeant à emprunter la chaussée [10].



Manet LA RUE MOSnIER AUX drapeaux - 1878 getty malibu detail trottoir droite
Quatrième ironie : sur le bon trottoir, celui  d’en face, une famille bourgeoise descend paisiblement la rue : la fille devant, puis la mère, puis le père fermant la marche : ceux pour qui notre homme s’est sacrifié.

Enfin, cinquième ironie : un cocher aide un passager à sortir d’un fiacre, dans lequel notre unijambiste ne risque pas d’être véhiculé.


Les paveurs (SCOOP)

Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878 detail
Si la version « unijambiste » est discrètement politique, il serait logique que son « pendant », beaucoup moins disséqué [11],  recèle également un message du même tonneau.

Dans la première version, la palissade empiétait sur le trottoir pour illustrer à la fois l’idée de rebut et de rejet ; dans celle-ci, elle est revenue dans l’alignement, et ne cache aucun gravat.

Un soupçon nous vient : était-il vraiment nécessaire de repaver en 1878 la rue Mosnier, ouverte à peine neuf ans plus tôt ? De plus, ces paveurs sont étranges : alors que l’unijambiste était dessiné en traits précis, ils sont  croqués à larges touches, dans un flou inapproprié pour un premier plan. Enfin, ils sont manifestement trop grands, comparés à la taille du couple qui s’adosse à la palissade.

Erreur de dessin ? Si le tableau était isolé, sans aucun doute. Mais si le tableau est un pendant, même seulement « mental », alors il faut probablement comprendre cette palissade qui ne cache  plus de munitions et ces hommes qui courbent l’échine comme une autre vision de la paix : non pas la paix patriotique fêtée par les  drapeaux, mais la paix sociale achetée sur le dos des casseurs de cailloux.



Manet LA RUE MOSnIER AUX PAVEURS - 1878 detail fiacres
Lesquels, à voir les fiacres à l’arrêt,  réussissent encore à barrer  la circulation des  bourgeois. [12]



Références :
[2] On trouvera une étude détaillé sur Volaire et sur ses vues du Vésuve dans Le Chevalier Volaire, un peintre français à Naples au XVIIIème siècle, Emilie Beck, Publications de centre Jean Bérard http://books.openedition.org/pcjb/823?lang=it
[7]. Juliet Wilson Bareau a d’ailleurs retrouvé une carte postale montrant une réclame similaire, sur le fronton du N°4 rue de Péterbourg (avant la construction du N°2). Voir « Manet, Monet, and the Gare Saint-Lazare », Juliet Wilson Bareau, Yale University Press, 1998, p 143
https://books.google.fr/books?id=oJMxKI0Ye7QC&pg=PA141&dq=La+rue+Mosnier+Manet+crutches&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwj3zoKEzbnRAhVB1hQKHW8JDRUQ6AEIGjAA#v=onepage&q=La%20rue%20Mosnier%20Manet%20crutches&f=false
[8] Iconotropism: Turning Toward Pictures, Ellen Spolsky, Bucknell University Press, 2004, p 163
[8a] D. Farr, “Edouard Manet’s La rue Mosnier aux Drapeaux, » dans « In honor of Paul Mellon, collector and benefactor : essays » https://archive.org/details/inhonorofpaulmel0000unse/page/108/mode/1up?q=portalis
[8c] F. Sartorius et J.-L De Paepe. « Les communards en exil. Etat de la proscription communaliste à Bruxelles et dans les faubourgs, 1871-1880 » Cahiers bruxellois 1970-1971 Tome XV-XVI https://archives.bruxelles.be/cahiers/search#:~:text=Tome%3A-,Tome%20XV%2DXVI,-Date%3A%201970%2D1971%0AArticles/Auteurs%3A%20F.%20Sartorius
[9] « Manet’s ‘Rue Mosnier Decked with Flags’ and the Flâneur Concept », Bradford R. Collins, The Burlington Magazine, Vol. 117, No. 872, Special Issue Devoted to Nineteenth and Twentieth-Century Art (Nov., 1975), pp. 709-714 https://www.jstor.org/stable/878214
[10] Nous reprenons et développons ici l’interprétation la plus idéologique : « Imagery and Ideology: Fiction and Painting in Nineteenth-century France, William J. Berg », Associated University Presse, 2007 https://books.google.fr/books?id=UgSQME4oblsC&pg=PA196&dq=manet+rue+mosnier+coin+de+rue&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwi74PCX_rnRAhULvRQKHa0BBx4Q6AEIGjAA#v=onepage&q=manet%20rue%20mosnier%20coin%20de%20rue&f=false
W.J. Berg va même jusqu’à voir une forme d’ironie dans la mention « sur mesure », qui suggèrerait que le pauvre homme est bien incapable de s’acheter ce type de vêtement. Or nous avons vu que la réclame de la Belle Jardinière est reproduite fidélement. De plus elle n’est lisible que dans l’autre version, celle des paveurs. Tout n’est donc pas idéologique dans le tableau.
[11] Pour une analyse plastique et lyrique du tableau, on peut lire : https://unpeintreuneoeuvre.blogspot.com/2015/02/edouard-manet-la-rue-mosnier-aux_14.html
[12] Manet a dessiné en 1871 deux lithographies des barricades. S’il était un républicain déclaré, on dit généralement qu’il a désapprouvé la Commune. Ce qui n’exclut pas une forme de sympathie avec les bagnards, parallèle à sa sympathie pour les anciens combattants. Sur une analyse plus nuancée et très intéressante de sa position pendant le siège de Paris et pendant la Commune, on peut consulter : https://macommunedeparis.com/2016/07/03/edouard-manet-et-la-commune/

Pendants paysagers symboliques

30 janvier 2017

Quelques rares pendants montrent des paysages symboliques, dont la signification n’apparaît qu’en les accrochant comme il convient.



Runge_Rest on the Flight 1806Repos pendant la fuite en Egypte (Ruhe auf der Flucht nach Agypten) Runge_Nile-Valley-Landscape,-1805-6_shortPaysage de la vallée du Nil

Philipp Otto Runge, 1805-06, Hamburger Kunsthalle, Hamboug

 « De tous les genres, c’est le paysage qui selon Runge est le mieux à même de manifester cette communion entre homme, nature et Dieu… Tout d’abord parce que… la nécessité de représenter le paysage repose sur l’interdiction faite à l’homme au deuxième commandement du Décalogue de représenter Dieu…Ensuite parce que la notion rungienne de paysage est intimement liée au récit de la Genèse. A plusieurs reprises Runge cite le passage de la Genèse où Dieu, après avoir achevé l’univers, charge Adam de nommer les plantes du jardin d’Eden. Le peintre fait de ce passage une justification essentielle de la dignité première du paysage. Il y voit, en effet, le récit symbolique du transfert de « l’esprit » encore intact de l’homme, c’est-à-dire indirectement du souffle divin, et donc du sens, au monde végétal : en nommant une à une les plantes de la Création, Adam leur a transmis l’âme qu’il tenait lui-même de Dieu. Depuis ce geste fondateur, la nature présente selon Runge, un double aspect : elle est « animée », c’est-à-dire, au sens propre du terme, vivante puisque investie de l’âme humaine qu’Adam lui a transmise, et elle est signifiante, car habitée par le logos divin. » Élisabeth Décultot, [1]


Runge_Rest on the Flight 1806 superposition

Cette conception théorique d’une Nature informée par l’Homme justifie la superposition, presque unique dans l’Histoire de l’Art, entre les éléments du paysage et la Sainte Famille : une souche noueuse est Joseph, un talus est Marie, un coin d’herbe avec une branche plantée est l’Enfant-Jésus avec son bras dressé.



Runge_Rest on the Flight 1806 detail nuage Runge_Rest on the Flight 1806 detail nuage sixtine

Sans parler des nuages qui flottent au dessus de la pyramide telle une silhouette ineffable.


Runge_Le poete a la sourceLe poète à la source Runge_Rest on the Flight 1806Repos pendant la fuite en Egypte (Ruhe auf der Flucht nach Agypten)

Philipp Otto Runge,1805,Hamburger Kunsthalle,Hamburg

La Fuite en Egypte devait avoir un pendant, dont il ne nous reste qu’un dessin préliminaire.

« Dans cette œuvre, qui ne constituait pas à proprement parler un paysage, mais une étape préliminaire à son avènement, le peintre entendait faire du chêne « un héros » qui étendît ses ramifications sur le lis... Selon une idée très répandue à la fin du XVIIIème siècle et à l’époque romantique, le recours à un système de symboles pour l’évocation du paysage est fondamentalement motivé par la structure hiéroglyphique de la nature elle-même : puisque l’« esprit » ne s’exprime dans la nature que par hiéroglyphes, l’art ne pourra, à l’image de la nature, rendre compte de cet « esprit » que par l’intermédiaire de symboles. En d’autres termes, le langage symbolique de la nature induit et justifie le langage symbolique de l’art…Runge entend suggérer le « caractère humain » présent dans les végétaux depuis la Genèse en représentant à côté de chaque fleur des enfants qui « restituent réellement par leur présence physique le concept des fleurs… Par « Landschaft », Runge imagine un tableau qui d’emblée conférerait « forme et signification à l’air, aux rochers, à l’eau, au feu », c’est-à-dire qui manifesterait par la seule représentation végétale ou minérale l’esprit humain présent dans les éléments. » Élisabeth Décultot, [1]

La logique du pendant

Mis côte à côte, les deux panneaux évoquent d’un côté un monde antique, sombre, fermé, crépusculaire, païen ; et de l’autre un monde neuf, lumineux, ouvert,matinal, sacralisé par la pyramide et la présence de la Sainte Famille.

La Source en face de la vallée du Nil, c’est l’origine de l’Humanité contemplant son accomplissement.




Friedrich_-_Der_Monch_am_Meer
Le Moine au bord de la mer (Der Monch am Meer)
Caspar David Friedrich, 1809-1810, Alte Nationalgalerie,Berlin

Cette oeuvre est célèbre pour sa très moderne volonté d’épuration :

« A l’origine, Friedrich avait peint un voilier de chaque côté de l’homme et les a recouverts d’une couche de peinture. Friedrich vise à générer une impression spatiale innovante d’infini, avec simplification radicale et une économie de moyens… L’infini devient le véritable contenu, tandis que, sur le plan émotionnel, le spectateur prend la place de cet homme qui médite, conscient de sa petitesse, sur l’immensité de l’univers (note de Friedrich : le moine ne serait autre que la personnification de l’artiste lui-même). Il décrit la silhouette comme une sorte de rêveur mélancolique, au sens faustien, face à l’au-delà insondable. » Catherine Lebailly[2]



Friedrich_-_Abtei_im_Eichwald_-_Google_Art_Project
L’Abbaye dans une forêt de chênes (Abtei im Eichwald)
Caspar David Friedrich, 1809-1810, Alte Nationalgalerie,Berlin

Le pendant, très touffu, se prête au contraire à un décryptage détaillé :

« Si le sapin toujours vert est pour Friedrich un symbole chrétien, le chêne est son opposé et symbolise le paganisme accolé ici au christianisme. Le cortège funèbre des moines passe devant une fosse (préfiguration de l’enterrement de l’artiste) et se dirige vers le portail ouvert de l’église où nous apercevons un crucifix éclairé par deux flambeaux. Seul l’horizon plus clair semble offrir la possibilité d’un monde meilleur, au delà de l’histoire et de la mort… La lumière au petit matin symbolise la vie éternelle, le croissant de lune est l’avènement du Christ, la ruine de l’abbaye est la critique voilée des institutions ecclésiales. » Catherine Lebailly [2]



Friedrich_-_Der_Monch_am_MeerFriedrich_-_Abtei_im_Eichwald_-_Google_Art_Project
Mais l’essentiel, qui n’a pas à ma connaissance été analysé, est l’accrochage singulier demandé par Friedrich : le Moine au bord de la mer était suspendu au-dessus de L’Abbaye dans une forêt de chênes.

Le pendant prend du coup une signification d’ensemble évidente :

  • côté terrestre, le moine couché et enfermé dans son cercueil passe le seuil d’une ruine, entouré par des ombres dont les prières dérisoires sont semblables aux bras suppliants des arbres morts ;
  • côté céleste, il se redresse et se libère face à une immensité consolante.

L’en-deçà et l’au-delà de la mort.



Martin John 1841 Le_Pandemonium_Louvre 184 x 123 cmLe Pandémonium, Louvre (184 x 123 cm) Martin John 1841 The Celestial City and River of Bliss coll priv 194.3 x 123.1 cmLa Cité céleste et la Rivière de la Félicité, collection privée (194.3 x 123.1 cm)

John Martin, 1841

Comme de nombreuses oeuvres de John Martin, ces deux toiles s’inspirent du Paradis perdu de Milton [3] .

Pandémonium illustre un passage précis, où le Pandémonium, le Palais des démons, surgit d’un lac d’or en fusion, sous l’invocation de Mammon :

Soudain un immense édifice s’éleva de la terre, comme une exhalaison, au son d’une symphonie charmante et de douces voix : édifice bâti ainsi qu’un temple, où tout autour étaient placés des pilastres et des colonnes doriques surchargées d’une architrave d’or

Anon out of the earth a fabric huge / Rose like and exhalation, with the sound / Of dulcet symphonies and voices sweet, / Built like a temple, here pilasters round / Were set, and Doric pillars overlaid / with golden architrave.

Paradise Lost, Book 1, lines 710–15:


La Cité céleste s’inspire de plusieurs passages. Lors de son exposition, il était accompagné de ces vers :

Roi éternel ; toi, auteur de tous les êtres, fontaine de lumière ; toi, invisible dans les glorieuses splendeurs

Eternal King; thee Author of all being, / Fountain of Light, thy self invisible’

Book 3, lines 274–75:


La logique du pendant

D’un côté un ciel noir et fumant transpercé par un éclair ; de l’autre, un ciel rosissant autour d’un soleil entouré d’étoiles. A l’immense palé de métal ancré dans la lave s’oppose la cité éthérée flottant au dessus de la mer.


Martin John 1841 Le_Pandemonium_Louvre 184 x 123 cm detail Martin John 1841 The Celestial City and River of Bliss coll priv 194.3 x 123.1 cm detail

Et le soldat géant qui, depuis son rocher, salue les démons flottant sur la lave, tourne le dos aux anges en vol, qui saluent anges et élus répandus sur la terre dorée.


Cropsey 1851 The Spirit of Peace Woodmere Art Museum PhiladelphiaL’esprit de la Paix, Woodmere Art Museum Philadelphia Cropsey-1851-The-Spirit-of-War-NGAL’esprit de la Guerre, NGA , Washington

Cropsey, 1851 (171,6 x 110,8 cm)

Cropsey a réalisé ce pendant monumental en réponse à la guerre avec le Mexique de 1845, à la suite de l’annexion du Texas par les Etats-Unis.

Côté Paix, un paysage maritime, à la fois biblique et antique, au lever du jour : le temple rond, le tombeau et le berger entre les deux renvoient à la sagesse païenne revivifiée par le Christianisme.

Côté Guerre, un paysage tourmenté, moyenâgeux et au soleil couchant. Une mer de nuages sépare les sommets éclairés de l’ombre qui envahit la vallée, où un village a été incendié. Sur le pic au-dessus du château un autre brasier est allumé, en signal d’alerte. Des cavaliers en armure noire sortent semer la destruction sur le monde, comme le présagent les arbres cassés.


Bingham 1852-53 The_Storm Wadsworth Atheneum Museum of ArtLa tempête (The Storm), Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford Bingham 1852-53 Deer in a stormy landscape The Amschutz collection DenverCerf dans un paysage orageux (Deer in a stormy landscape), The Amschutz collection Denver

Bingham, 1852-53

Ce pendant a été peint en hommage au chef de file des paysagistes américains, Thomas Cole, qui venait de mourir prématurément. Il transpose dans la figure d’un cerf et résume en deux temps le principe des grands cycles symboliques de celui-ci, Le Voyage de la Vie et le Pèlerin de la Croix (voir Les pendants paysagers de Thomas Cole) :

  • d’abord l’épreuve et les dangers (le torrent, l’arbre brisé, la tempête) ;
  • puis le salut, grâce à la Divine Providence.

A noter que les deux tableaux ne montrent pas le même point de vue pendant et après la tempête. Les deux paysages sont similaires, mais différents, illustrant la moralité très américaine que le salut ne se trouve pas en restant au même endroit, mais en voyageant malgré les dangers.


Frederic Edwin Church 1862 Sunrise Olana State Historic SiteLever de soleil Frederic Edwin Church 1865 Moonrise Olana State Historic SiteLever de lune

Frederic Edwin Church, 1865, Olana State Historic Site

Ce pendant cache un drame personnel. Les deux premiers enfants de Church étaeint un garçon (Herbert Edwin, né le 29 October 1862 ) et une fille (Emma Frances le 22 octobre 1864). Malheureusement les deux moururent de diphtérie en mars 1865, et Church commémora la montée au firmament de ses deux petits astres personnels par un levers de soleil au dessus de la plaine, et un lever de lune au dessus de la mer.



soir antique, 1904Soir antique Vallotton Penthee 1904 Coll PartPenthée

Vallotton, 1904, Collection particulière

Dans ce pendant très dynamique, la course commencée dans le premier panneau, canalisée par la pente des nuages, se prolonge dans le second, accélérée par la descente.

A gauche, sous un ciel bleu et parmi les bruyères en fleurs, des faunes bronzées courent après des nymphes pâles. A droite, puisqu’il s’agit de Penthée, un troupeau de ménades déchaînées poursuit pour le mettre en pièces l’audacieux qui a espionné leurs ébats.

En liant graphiquement les deux scènes, Vallotton nous laisse tirer une conclusion ironique : les histoires de fesse, qui commencent sous un ciel bleu, finissent mal sous un ciel gris.


Références :
[1] Philipp Otto Runge et le paysage. La notion de « Landschaft » dans les textes de 1802 Élisabeth Décultot, Revue germanique internationale, 2, 1994 http://rgi.revues.org/452
[2] La spiritualité dans l’œuvre de Caspar David Friedrich, Catherine Lebailly, www.ecp-reims.fr/resources/Atelier+Lebailly+1.doc

Pendants paysagers : la nature

29 janvier 2017

Ces pendants ont pour but d’élargir le panorama, grâce à deux points de vue qui se complètent.



Les paysagistes hollandais

Dans l’ouvre des grands paysagistes hollandais, Ruisdael et Hobbema, on sait par les catalogues de vente que quelques pendants ont existé, mais aucun d’incontestable n’a été conservé.

Hobbema 1660 ca Moulin a eau Louvre (80 x 66 cm)Moulin à eau, vers 1660, Louvre (80 x 66 cm) Hobbema 1668 Ferme dans un rayon de soleil NGA 81.9 x 66.4 cmFerme dans un rayon de soleil, 1668 , NGA (81.9 x 66.4 cm)

Hobbema

Le format vertical, rare chez Hobbema, et la fait que ce deux vues semblent prises dans la même région (province of Overijssel) font de ces deux toiles des pendants probables. La symétrie des masses d’arbre et des orientations des maisons milite également en ce sens.

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Hobbema-1668-Ferme-dans-un-rayon-de-soleil-NGA detail

Cependant, la différence des avants-plans déconcerte : l’un est vide de toute présence humaine tandis que l’autre abrite toute une famille de paysans.

Quoiqu’il en soit, il est clair que la représentation réaliste de lieux existants ne facilitait pas l’émergence de pendants, qui supposent une symétrie formelle ou thématique rarement rencontrée au naturel.


Les pendants paysagers d’Eglon van der Neer

Le paysages d’Eglon van der Neer sont encore classiques au sens de Poussin : c’est-à-dire recomposés en studio. Mais la scène religieuse et pastorale qu’ils hébergent, trop minime pour servir de sujet au tableau, sert seulement à le rattacher au genre noble de la peinture d’histoire : la pure délectation du paysage n’est pas encore à l’ordre du jour.

On connait de lui quatre pendants paysagers, très différents, qui illustrent bien les flottements du genre à ses débuts.



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Eglon_van_der Neer 1698 Schaferszene Staatsgalerie im Neuen Schloss BayreuthCouple de bergers, 1698 Eglon_van_der Neer 1697 Hagar_und_Ismael_in_der_Wuste Staatsgalerie im Neuen Schloss BayreuthIsmaël, Agar et l’Ange au désert, 1697

Eglon van der Neer, Staatsgalerie im Neuen Schloss Bayreuth (50 x 40,5 cm )

De taille identique et appartenant à la collection de l’Electeur Palatin, ces deux tableaux sont des pendants probables : même premier-plan formant repoussoir, même couple de grands chênes, même échappée sur la vallée.

Cependant, tandis que l’un montre une scène pastorale iconographiquement flottante, l’autre illustre avec précision une scène biblique parfaitement déterminée : lorsque l’outre est vide, Agar pose son enfant Ismaël sous un arbuste, puis s’en éloigne pour ne pas assister à sa mort et sanglote. Dieu entend et voit la détresse d’Agar, il envoie son ange pour la rassurer.

Visuellement, le pendant fonctionne : deux troncs,, une jeune femme assise, au décoleté audacieux, réconfortée par un jeune homme. Mais aucune signification d’ensemble ne s’en dégage.



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Eglon_van_der_Neer 1698-1703_Landschaft_mit_Tobias_und_dem_Engel_-_2862_-_Alte Pinakothek MunchenPaysage avec Tobie et l’Ange Eglon_van_der_Neer 1698-1703_Landschaft_mit_Versuchung_Christi_Alte Pinakothek MunchenPaysage avec la Tentation du Christ

Eglon van der Neer, 1698-1703, Alte Pinakothek, Münich , sur cuivre (14 x 10 cm)

Ce pendant avéré apparie quant à lui un épisode de l’Ancien Testament et un du Nouveau ,une scène dynamique et une scène statique. Mais là encore le rapport entre les deux sujets est très faible : d’un côté un Ange conducteur, de l’autre un Démon tentateur (il propose à Jésus affamé de transformer une pierre en pain).

En revanche les deux paysages se complètent parfaitement : il pourrait s’agit du même fond de vallée boisé, avec sur la colline à l’arrière-plan une route ou passent des voyageurs.



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Eglon_van_der Neer 1700 Mountainous forest landscape Schwerin Museum Eglon_van_der Neer 1700 Mountainous forest landscape B Schwerin Museum
 
Paysage boisé et montagneux
Eglon van der Neer, 1700, Schwerin Museum

Passagers clandestins de décors qui se suffisent de plus en plus à eux-mêmes, les personnages s’anonymisent et se miniaturisent : deux pêcheurs dans un lac, un berger et une bergère près d’un torrent. Les deux grands arbres, les masses rocheuses, les plantes grasses et les fleurs du premier plan, ainsi que l’échappée centrale vers un ciel tourmenté, construisent quant à eux un pendant paysager parfaitement balancé .



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Eglon_van_der Neer 1702 Felsenlandschaft Staatsgalerie im Neuen Schloss BayreuthPaysage rocheux Eglon_van_der Neer 1702 Gebirgslandschaft Staatsgalerie im Neuen Schloss BayreuthPaysage montagneux

Eglon van der Neer, 1702, Staatsgalerie im Neuen Schloss Bayreuth, sur cuivre (33 x 23 cm)

Mis à part les détails insignifanst des troupeaux sur la gauche et des voyageurs sur la droite, les deux compositions n’ont plus rien à voir. Le rapport entre elles est celui de deux vues prises lors d’un voyage. Accolées, elles offrent une profondeur de champ saisissante, entre les plantes géantes du premier plan et la ville à l’arrière-plan.


JOHN TRUMBULL 1807 Niagara Falls from an Upper Bank on the British Side Wadsworth Atheneum Museum of ArtLes chutes du Niagara depuis une terrasse supérieure, côté anglais, 1807 JOHN TRUMBULL 1807 Niagara Falls From Below The Great Cascade on the British Side Wadsworth Atheneum Museum of ArtLes chutes du Niagara vues depuis le bas de la Grande Chute, côté anglais, 1808

John Trumbull, Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford

Les deux vues sont tirées de dessins faits par Trumbull lors de deux voyages sur place, en 1807 et 1808.


JOHN TRUMBULL 1807 Niagara Falls From Below The Great Cascade on the British Side Wadsworth Atheneum Museum of Art detail

Dans le second tableau il s’est représenté au pied même de la chute, en compagnie de sa femme, abrité sous un parapluie. Cette signature naïve témoigne de sa présence risquée sur les lieux ; mais indirectement, elle traduit aussi sa volonté de capter le phénomène sous tous ses angles, puisque le centre de l’arc-en-ciel trahit sa position réelle.



The Niagara River at the Cataract Gustav Grunewald, vers 1832, De Young MuseumThe Niagara River at the Cataract Horseshoe Falls from below the High Bank Gustav Grunewald, vers 1832, De Young MuseumHorseshoe Falls from below the High Bank

Gustav Grunewald, vers 1832, De Young Museum [1]

Les deux vues constituent un panorama touristique complet des chutes : la première est prise depuis Niagara Falls, on voit au fond la deuxième cataracte en fer à cheval. La seconde vue nous montre celle-ci de plus près, avec le belvédère de la rive gauche.



Horseshoe Falls from below the High Bank Gustav Grunewald, vers 1832, De Young Museum personnages
Mais ce qui intéressait Grünewald, arrivé un an plus tôt de sa Moravie natale, c’est de montrer à travers cette merveille naturelle la toute puissance divine : ainsi les personnages et les constructions humaines apparaissent dans leur petitesse.



Horseshoe Falls from below the High Bank Gustav Grunewald, vers 1832, De Young Museum croix
En bas des chutes, des débris d’arbres en forme de croix impriment dans le paysage le signe d’un Dieu à la fois destructeur et créateur.



Jervis McEntee Sept 1867 SUMMER IN THE HILLS 2 Coll privee Jervis McEntee Sept 1867 SUMMER IN THE HILLS 1 Coll privee

L’été dans les collines (Summer in the Hills)
Jervis McEntee, Septembre 1867, Birmingham Museum of Art

Dans l’état de New York, les Catskill Mountains ont attiré beaucoup d’artistes. In 1867, McEntee y fit un voyage avec son ami, le peintre Sanford Gifford, que l’on voit ici en train de contempler la vallée profonde de Kauterskill Clove.



Kauterskill Clove fom Inspiration point Google Earth
La première vue est probablement prise depuis une escarpement rocheux nommé Inspiration Point, en direction du Sud Est. Et la seconde dans le sens opposé, en direction du Nord Ouest.

Le pendant crée donc une continuité factice entre deux paysages qui sont en fait diamétralement opposés.



T.H. Hotchkiss 1868 CYPRESSES ON MONTE MARIO NEAR ROME coll partCyprès au Monte Mario près de Rome T.H. Hotchkiss 1868 CYPRESSES & CONVENT AT SAN MINIATO NEAR FLORENCE coll partCyprès et couvent de San Miniato près de Florence

T.H. Hotchkiss, 1868, Collection privée

Ce pendant oppose un fleuve et une montagne, une vue en contreplongée et une vue plongeante, avec un éclairage rasant venant de directions opposées. Si on respecte la convention classique d’un seul soleil situé entre les deux tableaux (voir Les pendants architecturaux), il faut placer à gauche la vue du Monte Mario.

Celle-ci est conforme à la topographie : elle est prise en direction du Nord Est, vers les Apennins enneigés. Nous sommes au soleil levant. Dans la boucle du Tibre on reconnait le pont Milvius avec sa tour romaine caractéristique, sous laquelle passent tous les voyageurs venus du Nord.


salomon corrodi - il tevere e la campagna da monte mario - 1873
Le Tibre et la campagne vue depuis le Monte Mario
Salomon Corrodi, 1873

Le paysage, encore campagnard, n’a guère changé depuis l’Antiquité.


s.miniato
La vue de San Miniato est moins précise. L’unique clocheton se trouve à gauche de la façade, auquel cas la vue est prise vers la Sud Ouest, et au soleil levant. Il est possible que Hotchkiss ait divisé en deux arches l’ouverture, pour faire écho aux deux moines, voire même aux arches du pont de l’autre pendant.

En confrontant un paysage romain et un paysage florentin, l’Antiquité et la Renaissance, le pendant nous montre une civilisation qui meurt et qui revit, au pied des cyprès toujours verts.


Vuillard Femme lisant sur un banc woman reading on a bench 1898 Coll priveeFemme assise dans un fauteuil  (Woman Seated in an Armchair) Vuillard Femme assise dans un fauteuil Woman Seated in an Armchair 1898 Coll priveeFemme lisant sur un banc (Woman Reading on a Bench)

Vuillard, 1898, Collection privée

Ces deux panneaux ont été commandés par Jean Schopfer, riche tennisman et écrivain, pour décorer son luxueux appartement de l’avenue Victor Hugo [3].

A gauche sont représentés le peintre Bonnard de dos, jouant avec un petit chien, et sa future femme Marthe Meligny.

A droite, la femme assise est Misia Natanson, avec debout derrière-elle la silhouette à peine esquissée de sa belle soeur Cipa.

La vue est prise dans le jardin d’une maison de Villeneuve sur Yonne où les Natanson avaint passé l’été de 1898. Cette maison apparaît en grand à gauche, et en petit à droite.  Ainsi, avec le massif de fleurs et la terrasse qui semblent se prolonger d’un pendant à l’autre, Vuillard s’amuse à suggérer au centre une fausse continuité,  selon la convention classique des pendants architecturaux.

hop]sb-line

 Vuillard 1899 Window Overlooking the Woods

Fenêtre donnant sur les bois (Window overlooking the Woods)
Vuillard, 1899, Chicago Art Institute.

Vuillard 1899 First fruits

Premiers fruits (First Fruits)
Vuillard, 1899, Norton Simon Museum, Pasadena, Californie

 

Ces toiles géantes (l’un légèrement plus large que l’autre) ont été réalisées pour décorer la bibliothèque du banquier Adam Natanson.  La bande du bas évoque l’appui d’une fenêtre, tandis que les trois autres  imitent le style des tapisseries de « verdure ».

Les vues ont été prises depuis la fenêtre d’une villa de L’Etang-la-Ville (chemin de la Coulette), où Vuillard avait passé l’été 1899, avec la famille de sa soeur, Marie Roussel, qui est peut-être la femme arrosant ses géraniums à la fenêtre.

Vu leur taille, les deux panneaux étaient destinés à se faire face, non à être contemplés côte à côte. L’impression  panoramique est donnée par la vue plongeante, côté village et la vue en légère montée, côté jardin. Ainsi, en se retournant, pouvait-on passer :

  • de la vue sur les bois à la vue sur l’arbre fruitier ;
  • de la vue publique à la vue privée ;
  • de la campagne (avec une femme cueillant des grappes et un homme menant un cheval) au potager (avec une petite fille en rose regardant à gauche un jardinier en canotier et à droite, au bout de l’allée, une femme en fichu bleu).

Références :
[3] Toutes ces précisions sont données dans « Edouard Vuillard: Painter-decorator : Patrons and Projects, 1892-1912 », Gloria Lynn Groom, Yale Univ Press, 1994

Pendants temporels : deux moments d’une histoire

23 janvier 2017

Dans ce type de pendant, les deux panneaux illustrent les deux moments d’une histoire.


Le bifolium  des Frères de Limbourg

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-152v-1411La Crucifixion , f.152v Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416La Mort du Christ, f.153r

Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly

Ce bifolium très exceptionnel met en pendant la Crucifixion, en plein jour, et l’instant précis de la Mort du Christ, où les ténèbres se font (voir 2 Croix-poutres, croix-troncs)

La découverte du Graal

La Tavola ritonda 1446 dessin de Bonifacio Bembo Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 vue 306La Table ronde (La Tavola ritonda), 1446, dessin de Bonifacio Bembo, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 vue 306 [0]

Cette scène, l’une des plus importantes du roman, est décrite dans deux dessins formant une architecture continue : les trois chevaliers Bohors (casque avec soleil), Perceval (casque avec ange) et Galaad pénètrent dans une chapelle obscure, puis descendent dans la crypte où ils découvrent les instruments de la Passion [0a].



Présentation de la Vierge au Temple

Francesco de Rimini, 1440-50, Louvre, Paris

Francesco de Rimini 1440-450 Louvre Paris Presentation de la Vierge au Temple 1 Francesco de Rimini 1440-50 Louvre Paris Presentation de la Vierge au Temple 2

Dans le retable des Douze scènes de la vie de la Vierge, ces deux panneaux juxtaposés utilisent le même décor pour montrer deux moments successifs, comme dans un dessin animé :

  • la fillette en bas de l’escalier, encouragée par ses parents ;
  • la fillette au milieu de l’escalier : en bas  Joachim s’est redressé et en haut le grand prêtre s’est avancé à sa rencontre.

Mais pourquoi le commanditaire a-t-il jugé bon de consacrer deux panneaux sur douze à des scènes si peu différentes ? Il faut pour le comprendre revenir au texte :

« Quand Marie eut deux ans, Joachim dit à Anne, son épouse : « Conduisons-la au temple de Dieu, afin d’accomplir le vœu que nous avons formé et de crainte que Dieu ne se courrouce contre nous et qu’il ne nous ôte cette enfant » Et Anne dit: « Attendons la troisième année, de crainte qu’elle ne redemande son père et sa mère» » Et Joachim dit : « Attendons. » El l’enfant atteignit l’âge de trois ans et Joachim dit : « Appelez les vierges sans tache des Hébreux et qu’elles prennent des lampes et qu’elles les allument» et que l’enfant ne se retourne pas en arrière et que son esprit ne s’éloigne pas de la maison de Dieu. » Et les vierges agirent ainsi et elles entrèrent dans le temple. Et le prince des prêtres reçut l’enfant et il l’embrassa… » Proto-évangile de Jacques, chapitre VII

Ce que le retable veut mettre en évidence, c’est l’extraordinaire maturité de Marie, qui ne se retourne pas vers ses parents au moment où elle est offerte définitivement à Dieu.

« Et ses parents descendirent, admirant et louant Dieu de ce que l’enfant ne s’était pas retournée vers eux. » Proto-évangile de Jacques, chapitre VIII

Mais pourquoi l’avoir figurée au milieu de l’escalier , et non pas en haut, accueillie par le grand prêtre ? Là encore, il faut revenir au texte, cette fois au chapitre  précédent :

« L’enfant se fortifia de jour en jour. Lorsqu’elle eut six mois, sa mère la posa à terre pour voir si elle se tiendrait debout Et elle fit sept pas en marchant et elle vint se jeter dans les bras de sa mère. Et Anne dit : « Vive le Seigneur mon Dieu; tu ne marcheras pas sur la terre jusqu’à ce que je t’ai offerte dans le temple du Seigneur. » Et elle fit la sanctification dans son lit, et tout ce qui était souillé  elle l’éloignait de sa personne, à cause d’elle. »  Proto-évangile de Jacques, chapitre VI

En montrant Marie sur la septième marche, le peintre fait allusion à ces sept premiers pas miraculeux, qui valurent ensuite à Marie  de passer deux ans et demi au lit pour éviter toute souillure.

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Francesco de Rimini 1440-50 Louvre Paris A saint Joseph et les prétendantsSaint Joseph et les prétendants Francesco de Rimini 1440-50 Louvre Paris A Mariage de la ViergeMariage de la Vierge

Dans le même retable, deux autres panneaux suivent le même principe du décor unique,  pour deux épisodes consécutifs :

« Le grand-prêtre prit les baguettes de chacun, il entra dans le temple et il pria et il sortit ensuite et il rendit à chacun la baguette qu’il avait apportée, et aucun signe ne s’était manifesté, mais quand il rendit à Joseph sa baguette, il en sortit une colombe et elle alla se placer sur la tête de Joseph. Et le grand-prêtre dit à Joseph : « Tu es désigné par le choix de Dieu afin de recevoir cette vierge du Seigneur pour la garder auprès de toi. » Et Joseph fit des objections disant : « J’ai des enfants et je suis vieux, tandis qu’elle est fort jeune ; je crains d’être un sujet de moquerie pour les fils d’Israël. » Le grand-prêtre répondit à Joseph : « Crains le Seigneur ton Dieu et rappelle-toi comment Dieu agit à l’égard de Dathan, d’Abiron et de Coreh, comment la terre s’ouvrit et les engloutit, parce qu’ils avaient osé s’opposer aux ordres de Dieu. Crains donc, Joseph, qu’il n’en arrive autant à ta maison. » Joseph épouvanté reçut Marie et lui dit : « Je te reçois du temple du Seigneur et je te laisserai au logis, et j’irai exercer mon métier de charpentier et je retournerai vers toi. Et que le Seigneur te garde tous les jours. » Proto-évangile de Jacques, chapitre IX

Ainsi la première scène illustre l’instant juste avant l’apparition de la colombe miraculeuse ;  et la  seconde développe les trois mots « Joseph reçut Marie », en montrant une véritable scène de mariage chrétien là où le texte n’évoque qu’un engagement de Joseph de devenir le « gardien » de Marie.

En faisant l’ellipse sur la colombe miraculeuse et les atermoiements du vieillard, les deux panneaux coupent court aux incertitudes du texte : le mariage découle de la désignation de Joseph, aussi simplement que le bâton qui passe de sa main droite à sa main gauche.

Il est remarquable que la fresque de l’abside représente  un futur et même un double futur :  Marie et Saint Jean debout, non aux pieds de la croix comme dans la représentation traditionnelle, mais aux pieds de Jésus ressuscité, en gloire dans sa mandorle. Ceci est logique une fois admise la convention de mettre en scène l’histoire de Marie dans des décors et des costumes contemporains, autrement dit à un  moment où la fin de l’histoire est connue.

Loin de s’inscrire dans le miraculeux médiéval, le retable démontre une volonté très moderne de rationalisation du texte, par l’image.



Netherlandish School, circa 1540 ALLEGORY OF VIRTUE coll priveeAllégorie de la Vertu Netherlandish School, circa 1540 ALLEGORY OF DEATH coll priveeAllégorie de la Mort

Ecole néerlandaise, vers 1540, Collection privée

Cette double allégorie fonctionne sur le mode Avant-Après.

Avant

Armée de sa virginité (la licorne blanche) et sûre de sa force (la colonne), la Jeunesse saute par dessus l’Amour, se riant de ses flèches d’enfant.


Après

Malheureusement, elle est tombée de sa licorne, sa colonne s’est brisée et c’est la Mort qui saute par dessus elle, chevauchant un bouc noir et brandissant un crâne et un ciseau.


Moralité

La Jeunesse qui se croit plus forte que l’Amour, La Mort sera plus forte qu’elle. [0b]


Hendrick-Goltzius 1590-1600 The-Dragon devouring the companions of Cadmus NGA Hendrick-Goltzius 1590-1600 Cadmus-Slaying-The-Dragon-Statens-Museum-for-Kunst

Le dragon dévorant les compagnons de Cadmus, NGA

Cadmus tuant le dragon,Statens Museum for Kunst

Hendrick Goltzius, 1590-1600

Sur ce pendant pré-cinématographique, voir – Le crâne de cheval 1 : en extérieur .


Ca 1696-1700 Ludolf Backhuysen Abraham und Isaac Ostfriesisches Landesmuseum, EmdenAbraham et Isaac sur le chemin Ca 1696-1700 Ludolf Backhuysen The Sacrifice of Isaac Ostfriesisches Landesmuseum, EmdenLe Sacrifice d’Isaac

Ludolf Backhuysen, 1696-1700, Ostfriesisches Landesmuseum, Emden

Sur ce pendant, voir Le sacrifice d’Isaac : 4 variantes, formes atypiques



RICCI SEBASTIANO, 1700 ca The Rape of the Sabine Women, collections du Prince de LiechtensteinLe rapt des Sabines RICCI SEBASTIANO, 1700 ca Battle of the Romans and the Sabines, collections du Prince de LiechtensteinLes Sabines séparant les Romains et les Sabins

Sébastiano Ricci, vers 1700, collections du Prince de Liechtenstein [1]

Ce pendant montre deux scènes de violence : l’une à l’intérieur de Rome, l’autre à l’extérieur de la cité.

Les deux tableaux montrent le déclenchement et le dénouement d’une histoire racontée par Tite-Live:

  • dans le premier, les Romains ramènent dans leur cité les femmes de la tribu voisine, ce qui déclenche les hostilités ;
  • dans le second, à la fin de la guerre gagnée par les Romains, les mêmes Sabines s’interposent pour réconcilier les belligérants.

Encore très poussinien dans l’esprit, la composition intègre néanmoins un procédé plus récent : l’opposition entre centre plein et centre vide. (voir notamment Les pendants de Watteau).



Louis de Boullogne 1707 La chasse de Diane - Musee des Beaux-Arts ToursLa chasse de Diane Louis de Boullogne 1707 Diane et ses compagnes se reposant après la chasse - Musee des Beaux-Arts ToursDiane et ses compagnes se reposant après la chasse 

Louis de Boullogne, 1707, Musée des Beaux-Arts Tours

Ce pendant soigneusement équilibré se divise en trois groupes de figures, depuis les bords jusqu’au centre :

  • trois chasseuses et deux chiens ;
  • Diane en pleine action avec sa lance ou au repos avec son arc ;
  • deux chasseuses et une proie, sanglier vivant et biche morte.



Anonyme 1750-60 Rencontre de Didon et Enee Musee de NancyRencontre de Didon et Enée Anonyme 1750-60 Mort de Didon Musee de NancyMort de Didon

Anonyme, 1750-60, Musée de Nancy

Les scènes représentées ici sont les plus marquantes de la vie de Didon, reine de Carthage, telles que racontées dans l’Eneide de Virgile :

  • dans le premier tableau, Didon d’Enée tombe amoureuse d’Enée, dissimulé jusque là par une nuée protectrice envoyée par sa mère Vénus (Livre I) ;
  • dans le second, abandonnée par Enée, elle escalade le bûcher et se suicide avec l’épée même du héros (Livre IV).

Ce pendant intérieur-extérieur a donc pour sujet la naissance et la fin brutale d’un amour, entre la brume qui se dissipe et la fumée qui va gagner.

L’unité visuelle entre les deux scènes est assurée par le vêtement identique de Didon, les trois marches et la contre-plongée.


tischbein-Johann-1777-Coriolans-Abschied-von-seiner-Familie-Museum-KasselLes Adieux de Coriolan à sa famille tischbein-Johann-1777-Coriolan-empfangt-seine-Mutter-und-Gemahlin-im-Lager-der-Volsker-Muesum-KasselCoriolan reçoit sa mère et son épouse au camp des Volsques

Johann Tischbein, 1777, Muesum Kassel

Les deux scènes choisies dans la vie de Coriolan mettent en scène les mêmes personnages, lui et sa famille, à l’intérieur et à l’extérieur de la Cité. :

  • dans la première scène, injustement condamné, il s’enfuit de Rome pour aller trouver refuge chez les Volsques ;
  • dans la seconde, le sort s’est retourné : alors qu’il se prépare à marcher sur Rome avec les Volsques, sa famille vint l’implorer et il renonce à sa conquête.

Le pendant nous administre une démonstration de Sublime :

  • la première scène prouve l’affection entre Coriolan et les siens, et la cruauté de la séparation ;
  • la seconde montre comment néanmoins chacun agit sublimement, c’est à dire à l’inverse de son sentiment naturel :
    • par patriotisme, la famille préfère sa ville à son parent ;
    • par affection, le général préfère sa famille à son triomphe.



tischbein Johann 1780 ca admete pleurant alcesteAdmète pleurant Alceste tischbein Johann 1780 ca hercule lui ramene alcesteHercule ramène Alceste à Admète

Johann Tischbein, vers 1780

Admète et Alceste sont l’exemple du couple uni jusqu’à la mort – et même au delà ;

  • dans le premier tableau, Admète pleure son épouse, qui s’est empoisonnée pour prendre sa place aux Enfers [2] ;
  • dans le second, Hercule revient des Enfers en ramenant l’épouse méritante.

Pour contrebalancer Hercule, Tischbein a dû introduire le personnage secondaire de la servante affligée, plus les deux enfants pour faire bon poids. La ressemblance entre les deux Alcestes ne saute pas aux yeux. Pour éviter la même difficulté côté Admète , le peintre a recouru à la facilité de la main cachant le visage.

Au final, ce pendant en V (diagonale descendante / diagonale ascendante) réussit très honnêtement l’exercice de symétrie, entre deux scènes ayant peu à voir.



Pour décorer le palais de la famille Marescalchi à Bologne, Ubado Gandolfi a réalisé une série aujourd’hui dispersée de six tableaux mythologiques, tous très spectaculaires par leurs forts contrastes lumineux et la vue en contre-plongée. .

Ubaldo Gandolfi 1770 Eurydice mordue par un serpent coll privEurydice mordue par un serpent Ubaldo Gandolfi 1770 Orphee allant chercher Euridyce aux Enfers coll privOrphée allant chercher Eurydice aux Enfers,

Ubaldo Gandolfi, 1770-75, collection privée

(Le premier tableau a été légèrement retaillé latéralement).

Ce pendant montre le versant positif de l’histoire d’Orphée et d’Eurydice:

  • dans le premier tableau, Euridyce descend aux enfers (matérialisés par la fosse carrée en bas à droite) ;
  • dans le second, elle ressort des Enfers (matérialisés par la triple tête de Cerbère).

Le troisième moment, où Orphée la perd définitivement pour s’être retourné trop tôt, n’est pas montré.


Deux autres tableaux de la série forment eux-aussi un pendant Avant-Après :

Ubaldo Gandolfi 1770-75 Mercury-Lulling-Argus-to-Sleep North Carolina Museum of Art RaleighMercure endormant Argus avec sa flûte Ubaldo Gandolfi 1770-75 Mercure sur le point de trancher la tête d'Argus North Carolina Museum of Art RaleighMercure se préparant à décapiter Argus

Ubaldo Gandolfi, 1770-75, North Carolina Museum of Art Raleigh

Sur l’ordre de Jupiter, Mercure est envoyé récupérer sa favorite Io, transformée en vache, que Junon a donné à garder au berger Argus :

  • dans le premier tableau, l‘enjeu (la vache) se trouve entre Mercure en position inférieure et Argus en position dominante ;
  • dans le second, la vache se trouve aux pieds de Mercure qui demande la discrétion au spectateur, tandis qu’Argus en contrebas a laissé tomber son bâton.


Ubaldo Gandolfi 1770-75 Mercure sur le point de trancher la tête d'Argus North Carolina Museum of Art Raleigh detail aigle
Les nuages, qui épousent la forme d’un aigle symbolisent la mort imminente tout en dénonçant le véritable meurtrier.


Ubaldo Gandolfi 1770-75 Mercury-Lulling-Argus-to-Sleep North Carolina Museum of Art Raleigh detail glaive Ubaldo Gandolfi 1770-75 Mercure sur le point de trancher la tête d'Argus North Carolina Museum of Art Raleigh detail

Ubaldo Gandolfi, 1770-75, collection privée

La flûte posée à côté du caducée a remplacé, sur le sol, le glaive caché sous le manteau.

Avec une maîtrise pré-hitchcockien du cadrage, Gandolfi a choisi de mettre en scène deux étapes de la menace croissante sans montrer l’inéluctable résolution.


Contrairement à l’intuition, les deux derniers tableaux de la série ne constituent pas un troisième pendant indépendant : ils semblent plutôt destinés à compléter chacun des deux pendants précédents, en leur fournissant une sorte de synthèse à la fois sur la forme et sur le fond.

Ubaldo Gandolfi 1770 Eurydice mordue par un serpent coll privEurydice mordue par un serpent Ubaldo Gandolfi 1770 Orphee allant chercher Euridyce aux Enfers coll privOrphée allant chercher Eurydice aux Enfers Ubaldo Gandolfi 1770 Hercule et Cerbere esquisse coll privHercule enchaînant Cerbère (esquisse)

Dans ce premier trio, aux tonalités fuligineuses, Gandolfi élude la fin tragique pour la remplacer par une happy-end : le dernier des travaux d’Hercule, la capture du gardien des Enfers.


Ubaldo Gandolfi 1770-75 Mercury-Lulling-Argus-to-Sleep North Carolina Museum of Art RaleighMercure endormant Argus avec sa flûte Ubaldo Gandolfi 1770-75 Mercure sur le point de trancher la tête d'Argus North Carolina Museum of Art RaleighMercure se préparant à décapiter Argus Ubaldo Gandolfi 1770 Selene et Endymion LACMASéléné et Endymion

De la même manière, dans ce trio aux tonalités lunaires, Gandolfi substitue à Argus décapité un autre dormeur que ne vient même pas effleurer la faucille du croissant.

Cette série très originale en deux pendants, plus deux conclusions inattendues – sortes de pirouettes visuelles et narratives – a sans doute à voir avec la manière dont les six tableaux étaient accrochés dans la même pièce (« a pian terreno detto de’Marmi, nella Terza camera » [2a] ).



gandolfi gaetano 1792 alexandre et apelle coll privAlexandre , Apelle et Campaspe gandolfi 1792 diogenes_and_alexander coll privAlexandre et Diogène

Gaetano Gandolfi, 1792, collection privée [2b]

Cet autre pendant intérieur-extérieur met en scène cette fois deux épisodes de la vie d’Alexandre :

  • dans le premier tableau, en ami des arts couronné de lauriers, il offre au peintre Apelle sa propre favorite pour le récompenser de son talent : le transfert de propriété est matérialisé par la main droite de Campaspe, encore tenue par Alexandre, et sa main gauche qui frôle déjà l’ombre de la main d’Apelle  ;
  • dans le second tableau, en conquérant casqué, Alexandre se présente devant le tonneau de Diogène, qui en craint pas de le rabrouer : « Ote-toi de mon soleil ! ».

Ici encore la lumière tombant de la droite joue un rôle majeur, puisque les deux mains de Diogène se trouvent dans l’ombre portée par la main levée d’Alexandre.


La logique du pendant

Alexandre en manteau pourpre et à la chevelure blonde, suivi de ces soldats casqués, occupe les bords du pendant. Au centre, le quart de cercle lumineux du vitrail , s’opposant au cercle sombre du tonneau, laisse entendre qu’il est ici question de l’ombre et de la lumière.

Car si le sujet est « le conquérant s’inclinant devant un génie supérieur », sa traduction visuelle est : « la main éclairée cédant à la main d’ombre ».

A noter que si Gandolfi s’est amusé représenter Apelle en habit du XVIIIème siècle, ce n’est pas pour autant un autoportrait (il avait 72 ans à l’époque).



Fulchran-Jean Harriet, 1796 Les Amours de Hero et Leandre Musee des Beaux-Arts Rouen, 62 x 79 cmLes Amours de Héro et Léandre Fulchran-Jean Harriet, 1796 Héro découvrant le corps de Léandre Musee des Beaux-Arts Rouen, 62 x 79 cmHéro découvrant le corps de Léandre

Fulchran-Jean Harriet , 1796, Musée des Beaux-Arts, Rouen

Le pendant oppose deux aubes, l’une heureuse et l’autre tragique.

Héro, prêtresse de Cypris, vit seule avec son esclave dans une tour. Amante en secret de Léandre, qui vit sur la côte asiatique du détroit des Dardanelles, elle allume chaque nuit un feu en haut de la tour, afin qu’il vienne la rejoindre. Le premier tableau montre la séparation des deux jeunes gens au petit matin, alors que Léandre, nu pour mieux nager, va rentrer chez lui, du côté du soleil levant.

L’hiver arrive et les traversées continuent. Une nuit, Léandre lutte vainement contre les vagues et se noie en arrivant, au moment où l’aquilon souffle le flambeau. Héro

« aperçoit au pied de la tour son époux sans vie, et déchiré par les pointes des rocs. À cet aspect, elle arrache le beau vêtement qui couvre son sein, jette un cri aigu et se précipite du sommet de la tour. » [2c]

La difficulté du sujet était de faire rentrer la tour dans les deux cadres et Fulchran, malgré la maladresse de son style, est un iconographe créatif. Dans le premier tableau, il nous la montre baignée d’une lumière rose, qui laisse dans l’ombre l’escalier. Par la magie du cadrage et de l’éclairage, le facile symbole sexuel devient tendrement vaginal.

Dans le second tableau, c’est l’inverse : la tour est dans l’ombre, et l’escalier est éclairé de l’intérieur, révélant la spirale montante qui, comme l’indique l’esclave avec ses voiles noir va conduire Héro à la mort.A la traversée funeste va succéder l’ascension fatale, et la lune va pour toujours succéder au fanal.

Ce pendant méconnu saisit bien la mécanique du mythe, qui dénonce  une double hybris  :  inverser le rythme quotidien de la nuit et du jour, et substituer à la lumière naturelle une lumière artificielle.



Gauffier Pauline L'Horoscope tire Musee Magnin Dijon 1798L’Horoscope tiré Gauffier Pauline L'Horoscope realise Musee Magnin Dijon 1798L’Horoscope réalisé

Pauline Gauffier, 1798, Musée Magnin, Dijon

Sous un porche sombre, cette  jeune italienne se fait lire les lignes de la main, en compagnie d’une amie. Le vase d’eau pure et le linge blanc  suggèrent  sa virginité.

Devant sa maison lumineuse, la même arbore un ventre rebondi, en compagnie de son mari. La carafe de vin et la corbeille  parlent de plaisir et de fruit.


Goya 1814 El_dos_de_mayo_de_1808_ca_Madrid PradoLe 2 mai 1808 à Madrid (El dos de Mayo) Goya 1814 El_tres_de_mayo_de_1808_en_Madrid PradoLe 3 mai 1808 à Madrid (El tres de Mayo)

Goya, 1814, Prado, Madrid [3]

Un pendant mésestimé

Les deux tableaux ont été commandés par le gouvernement de la Régence en février 1814, pour rendre hommage aux événements qui, six ans plus tôt, avaient déclenché le soulèvement de l’Espagne contre Napoléon . Mais le roi Fernando VII – peu favorable à l’idée de révolte, populaire, prit le pouvoir le 11 mai 1814, Les tableaux furent achevés et payés, mais rapidement mis au placard.

On a dit qu’ils faisaient partie d’une série de quatre consacrés à la rébellion, mais les factures montre qu’il n’en est rien [3a].

La modernité du second tableau fait qu’il a totalement éclipsé le premier, et les innombrables commentaires ne mentionnent qu’anecdotiquement l’existence d’un compagnon moins célèbre.


Un pendant classique

Portant c’est elle qui explique les grands choix de composition, qui sont ceux d’un pendant classique :

  • scène de jour et scène de nuit :
  • scène dynamique et scène statique ;
  • pendant en V inversé (diagonale montante / diagonale descendante ;
  • centre plein et centre vide ;
  • deux moments d’une même histoire : le soulèvement et sa conséquence, l’exécution des rebelles le lendemain.


Mêlée et cloisonnement

Goya 1814 Tres de Mayo schema
La foule des rebelles progresse des bords vers le centre du pendant, dans une sorte d’entonnoir ascendant (flèches jaunes).

Coté combat, tout est mélange (soldats de différents uniformes, rebelles de différentes conditions, chevaux de différentes robes) tout est mouvement :

  • horizontalement : il y a des rebelles des deux côtés et des morts dans chaque camp ;.
  • verticalement : un rebelle monte poignarder un cavalier, un autre fait descendre un mamelouk pour l’achever (flèches blanches).

Côté exécution, tout est au contraire cloisonné (lignes rouges) : les Meurtriers et les Victimes (par la verticale du clocher) mais aussi, parmi celles-ci, les Morts, les Mourants et les Condamnés : leur file est à l’arrêt, stoppée dans l’attente de la prochaine salve qui va la faire progresser d’un rang, transformant les Mourants en Morts et les Condamnés en Mourants.

La composition traduit visuellement l’idée de révolte par une mêlée, et celle de retour à l’ordre par un cloisonnement :

  • à gauche la furia et la dynamique des fluides,
  • à droite l’horreur froide d’une mécanique à cliquet.


Rosalie Caron 1817 Mathilde surprise dans les jardins de Monastere royal de Brou, Bourg-en-Bresse, 120 x 100 cmMathilde surprise par Malek-Adhel dans les jardins de Damiette, 1817 Rosalie Caron 1814 Mathilde et Malek-Adhel au tombeau de Montmorency, Monastere royal de Brou, Bourg-en-Bresse, 120 x 100 cmMathilde et Malek-Adhel au tombeau de Montmorency, 1814

Rosalie Caron, Monastère royal de Brou, Bourg-en-Bresse

Exposées à trois ans d’intervalle au Salon, ces toiles « troubadour » illustrent deux scènes du roman « Mathilde ou Mémoires tirés de l’histoire des croisades », publié par Sophie Cottin en 1805.

Mathilde et Malek-Adhel  dans l’église 

La vierge Mathilde, soeur de Richard Cœur de Lion, est promise contre son gré à Lusignan, un chrétien qu’elle déteste. Dans le tombeau de Josselin de Montmorency, son ancien prétendant mort au combat, elle a rendez-vous avec celui qu’elle aime, le musulman Malek-Adhel. Dans le roman :

« il court à elle, il embrasse ses genoux. « Laisse-moi, dit-elle d’un air égaré, laisse-moi; » mais elle ne peut se soutenir, elle chancelle, fléchit, et s’assoit sur le cercueil ».

Rosalie Caron a opté pour une version plus noble, où la vierge chrétienne, debout, garde sa robe blanche à l’écart de ses deux amoureux, le Musulman bien vivant (reconnaissable à son turban) et le Croisé mort (reconnaissable à son écu).


Mathilde et Malek-Adhel au jardin 

Le tableau peint trois ans plus tard en complément montre, en pendant de la rencontre à l’intérieur de l’église, la première rencontre dans les jardins de la mosquée. Voyant arriver le « superbe Arabe » qui la cherche, Mathilde s’enfuit, mais

 » la course d’une vierge timide, qui a passé sa vie dans une étroite clôture, ne la sauvera pas longtemps de la poursuite d’un guerrier tel que Malek Adhel. Sûr de l’atteindre quand il voudra, il s’arrête et la regarde courir.  »

Enflammé par la poursuite, il la rattrape,

« la saisit par son habit, il voudrait la presser dans ses bras et pourtant il n’ose le faire ; si la divine beauté de la princesse l’attire, la dignité de sa contenance le retient… une sorte de respect que jusqu’à ce jour il n’avait éprouvé qu’à l’aspect de son père ou dans le temple de Mahomet, le fait tomber aux genoux de Mathilde ».

Pour ceux qui ne connaîtraient pas le roman, la vierge chrétienne se reconnaît, entre turban et minaret, à son rosaire et à son « vêtement blanc de vestale ».


charles-robert-leslie 1839 ca who-can-this-be VA MuseumQui est-ce ? (who can this be ?) charles-robert-leslie 1839 ca whom-can-this-be from VA MuseumDe qui est-ce ? (whom can this be from ?)

Charles-Robert Leslie, vers 1839, Victoria and Albert Museum

Dans le parc, en promenade avec son vieux mari, la jeune femme fait mine de s’intéresser à son chien plutôt qu’au gentilhomme qui les salue.

Au salon, entre le livre ennuyeux et le portrait du mari qui ne l’est pas moins, la même jeune femme s’interroge sur l’aventure qu’amorce la lettre cachetée.


Emile-Antoine Bayard 1884 Une affaire d'honneurUne affaire d’honneur Emile-Antoine Bayard 1884 La ReconciliationLa réconciliation

Emile-Antoine Bayard, 1884, localisation actuelle  inconnue

 Au Salon de 1884, Emile Bayard fait sensation avec Une affaire d’honneur,  duel de dames à la poitrine nue. Un peu plus tard, il le complète par un pendant montrant l’issue de l’affaire,  La réconciliation.

Sur ce duel, largement imaginaire, et sur l’importance du pendant pour le sujet des escrimeuses qui va émoustiller mondialement pendant un bon demi-siècle, voir 1 Les escrimeuses : premières passes .



Références :
[0a] Pierre Breillat « Le manuscrit Florence Palatin 556. La Tavola Ritonda et la liturgie du Graal » Mélanges de l’école française de Rome Année 1938 55 pp. 341-373 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1938_num_55_1_7291
[0b] Les inscriptions sont les suivantes :
Als . sterckheit . compt .met . haer . ghewelt / So wort . ionckheit . ter neder . ghevelt (Lorsque la force vient avec sa violence, aussitôt la jeunesse est mise à bas)
Noiit . Niewat . ter werelt . so sterck . gehacht / Die doot . die . heeft . hely (?) . iouder (?) . ghebracht (?)  (signification inconnue)
[2] Pour les détails de leur histoire compliquée, voir https://mythologica.fr/grec/admete.htm
[2a] Prisco Bagni, « I Gandolfi », Nuava Alfa Editoriale, 1992, p 122

Pendants architecturaux

24 décembre 2016

La période des tableaux d’architecture est assez courte : mi XVIIème à fin XVIIIème, mais très prolifique. Dans cette production, les pendants ne sont pas rares : moins chers que des peintures d’histoire, ils se prêtaient à une vente par paire. De plus, l’éviction de tout sujet permettait de composer des couples sans trop se creuser la cervelle, une quelconque symétrie pouvant suffire.

Nous allons voir que ces pendants réservent d’heureuse surprises. En commençant par un exemple précurseur, intermédiaire entre la peinture de paysage et la peinture d’architecture, et que nous devons à un très grand artiste.



 

velasquez-1630-vue-du-jardin-de-la-villa-medicis-de-rome_le-pavillon-d-ariane-loggia-de-cleopatre-pradoVue du jardin de la villa Médicis de Rome : Le pavillon d’ Ariane (Loggia de Cléopâtre ) velasquez-1630-vue-du-jardin-de-la-villa-medicis-de-rome_lentree-de-la-grotte-pradoVue du jardin de la villa Médicis de Rome : L’Entrée de la grotte

 Vélasquez, 1630, Prado, Madrid

Ces deux petits tableaux sont très célèbres, car ils sont le tout premier exemple d’une peinture à l’huile réalisée hors de l’atelier, directement sur le motif. Mais pourquoi Vélasquez a-t-il choisi , parmi toutes les beautés du jardin de la Villa Médicis, ces deux détails qui n’ont été représentés par personne d’autre ? Et pourquoi en avoir fait des pendants ?

hop]

villamedicis La couleur et son lieu / Emmanuel Van der Meulen - Teatro delle Esposizioni III - Loggia di Cleopatra - Villa Medici - Roma

Les deux portiques existent toujours : seule a changé, depuis le temps de Vélasquez, la statue abritée dans la loggia : l’ Ariane endormie (original hellénistique que l’on croyait être Cléopâtre mourante, maintenant au musée des Offices) a été remplacée par une Vénus.

hop]
jardins-de-la-villa-medicis-detail-gravure-giovanni-battista-falda-pianta-del-giardino-del-serenissimo-granduca-di-toscana-alla-trinita-dei-monti-sul-monte-pincio-1683

Pianta del giardino del serenissimo granduca di Toscana alla Trinità dei Monti sul monte Pincio (detail),
gravure de Giovanni Battista Falda, 1683

Les deux vues pointent la première vers le Nord Est, la seconde vers le Sud Est, deux directions où rien de particulier n’est à observer  : la logique du pendant n’est pas topographique (opposer une vue vers Rome et une vue vers la campagne, par exemple).

Incidemment, on peut noter que l’ombre de la statue, à droite de l’entrée de la grotte, est impossible (elle correspondrait à un soleil au Nord) : ce qui relativise le côté « peint sur le motif », et met à mal l’idée souvent avancée que les deux tableaux opposeraient le matin et le soir.

Leur raison d’être est probablement purement architecturale : les tableaux  montrent tout deux une serlienne (ou fenêtre palladienne), groupement de trois baies dont la baie centrale est couverte d’un arc en plein cintre et les deux baies latérales d’un linteau, à la manière d’un arc de triomphe romain.

L’une est une fenêtre ouverte sur le paysage, l’autre une porte fermée sur une grotte sans issue.

En peignant ces deux serliennes des jardins, Vélasquez capte le motif qui synthétise à la fois la villa Médicis et la base de toute architecture : le dialogue entre l’ouvert et le clos.

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Les jardins vus du portail de la Villa Medicis



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La Libération de Saint Pierre
Pieter Neefs l’Ancien, collection privée

Spécialisé dans les intérieurs d’église et les enfilades de croisées d’ogive, Pieter Neefs l’Ancien met en place deux galeries parallèles pour nous montrer Saint Pierre,  guidé par un ange hors de sa prison, qui va sortir par la porte de gauche. Nous sommes ici à la limite des pendants : car pour que les points de fuite coïncident, il faut que les deux tableaux se touchent.



pieter_neefs_the_elder_-_liberation_of_saint_peter-1637-hoogsteder-hoogsteder-the-hague

La Libération de Saint Pierre
Pieter Neefs l’Ancien, 1637, Hoogsteder & Hoogsteder, La Haye

Dans cette autre version, d’ailleurs, les deux décors ont été fusionnés en un tableau unique. Le sens de parcours a été inversé  : Saint Pierre et son guide entrent par la porte de gauche dans le corps de garde où, à perte de vue, autour d’un brasero ou d’une chope, tous les soldats ont été endormis par la puissance de l’Ange : ainsi la perspective  magnifie le miracle.


Au tournant entre le XVIIème siècle et le XVIIème, s’est développé un genre très spectaculaire et assez radical de peinture, où l’oeil jouit des techniques  pour elles-mêmes (la perspective, le tracé des ombres, les règles de l’architecture) – sans exiger la moindre signification. Un peu comme au début des images de synthèse, d’autant plus saluées que leur exactitude surhumaine les rendaient plus artificielles.



coccorante-interieur-de-temple

Intérieur de temple
Coccorante, début XVIIIème siècle

panini-1725-1750-ca-statues-in-a-ruined-arcade-marble-hill-house-londonStatues sous des arcades en ruines
Panini, 1725-1750, Marble Hill House, Londres

 

La stricte application de la perspective centrale à un bâtiment composée de structures répétitives (colonnes, voûtes) créée mécaniquement un effet d’abyme, spectaculaire, mais vite lassant. Trois procédés, visibles ici, permettent d’introduire une certaine variété dans cette jouissance fractale :

  • le décentrage du point de fuite casse la symétrie tout en conservant l’exactitude géométrique, qui est l’argument de vente de ces oeuvres techniciennes ;
  • les staffages, ou figurines de remplissage miniatures, rendent le bâtiment plus imposant  et en même temps plus vivant ; elles doivent se livrer à des activités anonymes et anodines, de manière à ne pas transformer en peinture d’histoire (genre  plus onéreux) ce qui doit rester un exercice de style à vocation décorative ;
  • les parties  ruinées rajoutent des discontinuités bienvenues et des échappées vers le ciel, qui font entrer  la couleur et le nuageux dans cet univers rectiligne.

Le tableau de Panini,à droite, constitue un comble de l’échappée multidirectionnelle : en profondeur, en largeur et en hauteur.



gennaro-grecco-colonnes-en-ruineColonnes en ruine
Gennaro Grecco, début XVIIIème siècle

On voit ici le passage à la limite de ces trois procédés :

  • le point de fuite sort du tableau ;
  • les figurants, placés à un endroit stratégique et dans des poses dramatiques, deviennent sujet d’attention ;
  • une ruine dont le toit et les cloisons  ont disparu crée un effet fascinant de mélange entre intérieur et extérieur.

Ces deux exemples montrent les limites relativement étroites du genre, avec lesquelles les différents artistes vont devoir composer. Malgré leur nom qui signifie  « fantaisie », les capricci sont moins des oeuvres glorifiant l’imaginaire que des objets techniques valorisant le savoir-faire, des fabrications en série générées par une combinatoire de motifs  et l’application mécanique des mêmes règles : au point qu’il est impossible de leur donner un titre distinctif. En outre, l’absence de datation rend  difficile de distinguer les innovateurs et les suiveurs, dans ce marché très spécialisé qui nous a laissé des centaines d’oeuvres, étalée sur deux générations.

Et parmi celles-ci, quelques dizaines de pendants. Nous allons en présenter quelques-uns, qui permettent de se faire une idée des règles non-écrites régissant ces compositions.


coccorante-capricci-architettonici-con-figure1Capricci architettonici con figure (accrochage 1)
Coccorante, début XVIIIème siècle, collection Piranéseum

Les deux grandes arches ferment symétriquement les bords externes du pendant. La grande statue vue de dos, à gauche, contemple l’ensemble et donne le sens de la lecture. Au centre, deux enfilades de même hauteur  se raboutent : à gauche des colonnes ioniques jumelles, portant un linteau sans balustrade ; à droite des pilastres avec balustrade.

Pourtant, quelque chose nous laisse sur notre faim dans cette disposition. Essayons l’accrochage inverse…

hop]
coccorante-capricci-architettonici-con-figure2

Capricci architettonici con figure (accrochage 2)
Coccorante, début XVIIIème siècle, collection Piranéseum

Maintenant, ce sont les arches qui se raboutent au centre, et les colonnades  qui ferment les bords. L’oeil expert trouve ici une double jouissance : celle de pouvoir comparer les deux types différents d’architecture (colonnes ioniques jumelles contre pilastres), tout en se laissant tromper, au centre, en recollant deux arches qu’il sait pourtant différentes

Ce qui nous donne deux conventions des  pendants architecturaux :

  • 1) sur les bords externes, être fermés par des motifs qui se répondent et qui se renvoient le regard, comme une balle entre deux frontons ;
  • 2)  au centre, faire « comme si » les deux pendants constituaient deux  vues d’une réalité unique, tout en le déniant subtilement : car l’acheteur paye pour deux inventions originales, pas pour une copie en miroir. Nous baptiserons cette règle : la continuité paradoxale.

Enfin, une troisième règle, très évidente dès lors qu’on s’intéresse à la question de l’éclairage, est un corollaire de la deuxième :

  • 3) faire « comme si » le soleil était approximativement situé entre les deux pendants.

C’est d’ailleurs la raison principale qui rendait insatisfaisant le premier accrochage : les deux éclairages latéraux induisaient inconsciemment une impression de divergence visuelle.

Voici une série de pendants se conformant strictement à ces trois règles :



coccorante_-_capricci_architettonici_con_tombe_di_imperatori_romaniCapricci architettonici con tombe di imperatori romani
Coccorante, début XVIIIème siècle



coccorante-pair-of-architectural-capricci-with-figures-before-a-sarcophagus-and-figures-in-a-ruined-arcade-1Pair of architectural capricci with figures before a sarcophagus and figures in a ruined arcade
Coccorante, début XVIIIème siècle


Attribué à Panini, Musée Denys Puech, Rodez (c) 2018 Musée du Louvre



gennaro-grecco-thermes-antiques-en-ruinesGennaro Grecco
Thermes antiques en ruines

Ici, la continuité paradoxale s’applique dans toute sa perversité : les arches du premier plan sont identiques et se recollent vraiment, faisant accroire que la piscine du second plan est la même dans les deux tableaux.



codazzi-fin-xvii-a-capriccio-of-the-inside-of-a-temple-with-ruins-beyond-a-lacustrine-landscape-with-classical-ruins

A capriccio of the inside of a temple with ruins beyond; a lacustrine landcape with classical ruins
Codazzi, début XVIIIème siècle

Ce dernier pendant ajoute l’opposition terrestre/aquatique, que l’on trouve plutôt dans les pendants paysagers.


sb-line
Mais l’intérêt d’une règle, c’est bien sûr de pouvoir l’enfreindre, ce qui offre une nouvelle source de variation et d’épate.



coccorante-architectural-capriccios

Architectural capriccios
Coccorante, début XVIIIème siècle

Ici est enfreint  le deuxième commandement, celui de la continuité paradoxale : au centre, non seulement les arches emboîtées ne peuvent se rabouter , mais leur disproportion délibérée vaut ironie – regardez bien comme nous sommes différentes, quoique semblables.


pietro-capelli-1Capriccio with Hercules and the Nemean Lion pietro-cappeli-2Capriccio with equestrian statue

Pieto Capelli, début XVIIIème siècle, collection Piranéseum

Chez cet ennemi juré de Coccorante, le principe de continuité est délibérément remplacé par un principe de contradiction  :

  • au carré de terre surplombé au fond par une statue pédestre, s’oppose la piscine surplombée sur le côté par une statue équestre ;
  • au porche interrompu, à une arcade, s’oppose le portique à deux arcades qui ferme toute la largeur ;
  • à la cour en grisaille s’oppose le vide du paysage qui s’estompe.



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Apôtre prêchant et Repos durant la fuite en Egypte
Alberto Carlieri, début XVIIIème siècle

Ici c’est la règle N°3 qui trépasse : deux soleils éclairent latéralement les deux décors, qui restent néanmoins conformes aux règles N°1 et N°2.


coccorante-pair-of-architectural-capricci

Pair of architectural capricci
Coccorante, début XVIIIème siècle, collection Piranéseum

Ici les deux premières règles sont violées (pas d’effet fronton, pas de continuité paradoxale) et la troisième est violentée : le soleil reste unique, mais pas au centre des deux pendants.  Conséquence cruciale : il n’y a plus d’accrochage obligé, les deux pendants peuvent être intervertis à loisir.



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Capriccio with Ancient Ruins and Figure, Dawn
Coccorante, début XVIIIème siècle

Apparemment, ce pendant satisfait les trois règles. Pourtant nous avons triché…


coccorante_-_capriccio_with_ancient_ruins_and_figure_dawn_1


… car le pendant réel est celui-ci qui, comme le précédent, les viole ou les violente toutes. Nous rencontrons ici un système totalement différent, où les pendants se répondent non par symétrie, mais par translation : le plaisir visuel vient ici, non plus du raboutement  façon puzzle,  mais de la comparaison de variantes, façon jeu des sept erreurs.


sb-line

tiepolo-et-gerolamo-mengozzi-colonna-vesr-1725-coll-privee-the-interior-of-a-church-with-vestal-virgins-and-other-figures-and-the-interior-of-a-classical-library-with-figures

Intérieur d’une église avec des Vestales et autres figures
Intérieur d’une bibliothèque avec figures
Tiepolo (figures) et Mengozzi-Colonna (architecture), vers 1725, Collection privée

Même principe de comparaison dans ce pendants exceptionnel, sur lequel on ne connait rien de certain  : ni les auteurs, ni la date, ni les sujets (scènes de théâtre ?), ni les circonstances de la composition. A l’évidence, les deux décors sont construits de la même manière : même source de lumière en haut à gauche,  même choeur démesurément surélevé desservi par un grand escalier, entre deux portes latérales donnant sur des escaliers descendants.



tiepolo-et-gerolamo-mengozzi-colonna-vesr-1725-coll-privee-perspective

Le point de fuite est situé à la même hauteur dans les deux tableaux, très au dessus de la hauteur d’homme: le spectateur est supposé planer au niveau du choeur tout en se trouvant dans la nef.

La position du point de fuite nous donne, à défaut d’une signification, du moins une  logique de contemplation :

  • en se plaçant au niveau du premier point de fuite, le spectateur observe le choeur de loin, ce qui lui permet de voir la croisée de transept  et de lever son regard vers la  coupole ;
  • en se décalant ensuite devant le second point de fuite, le spectateur  pénètre dans la profondeur du  tableau, à l’intérieur  du transept, d’où il peut maintenant plonger son regard dans  les escaliers descendants.

Ainsi, en se décalant latéralement  d’un pendant à l’autre, l’oeil jouit d’une double transformation :

  • la transformation  purement géométrique des formes, dû au décalage dans la profondeur ;
  • leur métamorphose purement architecturale, due à l’imagination de l’artiste : pilastres, choeur carré, arrière-choeur arrondi   contre colonnes torses, choeur arrondi et arrière-choeur carré.



Avec Panini, nous sommes  à la limite entre le tableau d’architecture et le tableau d‘histoire. Faisant désormais jeu égal avec le décor, les figures grandissent en taille et en signification, offrant de  nouvelles possibilités de variation face à la demande toujours croissante de souvenirs romains, pour les voyageurs du Grand Tour.



 

Apanini-1718-19-alexander-the-great-at-the-tomb-of-achilleswalters-art-museum-baltimoreAlexandre le Grand à la tombe d’Achille panini-1718-19-alexander-the-great-cutting-the-gordian-knot-walters-art-museum-baltimoreAlexandre le Grand coupant de Noeud Gordien

 Panini, 1718-19, Walters Art Museum, Baltimore

Dans ce pendant de type « comparaison de variantes », les deux scènes de la vie d’Alexandre se superposent plutôt qu’elles ne s’opposent. Dans les deux, le sujet d’intérêt (la tombe ou  le noeud) est situé sous un portique (ionique ou corinthien ), au pied d’une statue tutélaire (Achille ou Jupiter).  Le contraste se limite à l’arrière-plan (ouvert ou fermé) et à l’état du bâtiment, qui suit la logique de l’histoire : ruine, dont l’antiquité est soulignée  par la pyramide égyptienne, ou palais neuf, contemporain d’Alexandre. Le soleil étant à la même place en haut à gauche, il n’y a pas d’ordre privilégié pour l’affichage autre que la chronologie des bâtiments (cet emplacement du soleil est systématique chez Panini).

 Panini-1719-Ruins-of-a-Temple-with-a-Sibyl-Ruines d’un Temple avec une Sibylle  Panini-1719-Ruins-of-a-Temple-with-an-Apostle-Preaching-Holburne-Museum-BathRuines d’un Temple avec un Apôtre

Panini, 1719, Holburne Museum, Bath

On retrouve ici le même type de composition superposable, avec arrière-plan fermé ou ouvert. Les sibylles ont prévu la venue de Jésus, les apôtres ont propagé son message : il y a donc ici aussi un ordre chronologique d’accrochage, et un obélisque égyptien qui signale la scène la plus ancienne.


panini-1720-ca-ruins-with-a-sibyl-and-other-figures-hashmolean-museum-university-of-oxfordRuines avec une Sibylle et autres figures panini-1720-ca-ruins-with-a-prophet-and-other-figures-hashmolean-museum-university-of-oxfordRuines avec un Prophète et autres figures

Panini ,vers 1720, HAshmolean Museum, Université dOxford

Un autre couple de devins trouve également sa place naturelle parmi les ruines  : le prophète biblique et la sibylle, son pendant dans le monde antique (à la Chapelle Sixtine, Michel Ange les a fait alterner équitablement).

Pour traiter ce thème, Panini a choisi ici l’autre type de composition : celle du pendant symétrique avec murs frontons latéraux et continuité au centre assurée par les colonnes. La symétrie latérale est renforcés par les deux objets d’art (urne inspirée du Vase Borghese et statue) ainsi que  par les deux bas-reliefs posés près de la mare.


Panini 1731 Ruins with Prophet (left) and Ruins with Sibyl (right) coll priv

Ruines avec Prophète  et Ruines avec  Sibylle, Panini, 1731, collection privée

Même composition symétrique pour ce pendant où le prophète, à gauche, fait face à un groupe de femmes tandis que la sibylle, à droite, s’adresse à un groupe de soldats.  Architecturalement, les entablements horizontaux  du portique font contraste avec les arcatures féminines du temple démoli. Aux bords extrêmes, le grand sarcophage équilibre la statue bénissante tandis qu’au centre, comme dans le pendant précédent, les deux bas-reliefs ornés d’un sphinx et l’arbre sont chargés d’assurer une forme de continuité.


Museo Thyssen- BornemiszaL’expulsion des marchands du Temple(Jean, 2, 13)
Museo Thyssen- BornemiszaLa piscine de Bethesda (Jean, 5, 1)

Panini, 1724, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Ce pendant illustre deux scènes racontées par Jean, situées toutes deux à Jérusalem. L’épisode des marchands du Temple témoigne de la juste indignation de Jésus, tandis que celui de Bethesda met en lumière sa compassion : à un paralytique incapable de se soigner en se baignant comme les autres dans l’eau salvatrice, il ordonne de prendre son grabat et de marcher.

Panini recourt ici à nouveau à la composition « superposable ». Les deux scènes reçoivent le même éclairage, du haut à gauche ; un chien noir et blanc marque la limite de l’ombre, en face une femme tient son enfant nu  et entre les deux, au sommet de ce triangle d’attention, Jésus se dresse en robe rouge et voile bleu.

C’est l’architecture qui vient ici magistralement appuyer la sémantique opposée des deux scènes : à gauche, le temple arrondi et l’escalier, vus latéralement et en contreplongée, matérialisent l’Expulsion, tandis qu’à droite, le centre vide, la vue de face et de plain-pied attirent vers Jésus  les invalides, tout autant que le regard du spectateur.


panini-1742-predication-de-saint-paul-grenoble-musee-des-beaux-artsPrédication de Saint Paul panini-1742-predication-de-saint-pierre-grenoble-musee-des-beaux-artsPrédication de Saint Pierre

Panini, 1742, Musée des Beaux Arts, Grenoble
(Photographies de Jean Louis Mazieres, https://www.flickr.com/photos/mazanto/)

Saint Paul est représenté dans un paysage romain de fantaisie, entre les trois colonnes du temple des Dioscures et la pyramide de Celsius. Saint Pierre quant à lui prêche au pied de la basilique de Maxence, dont les trois arches font contrepoint aux trois colonnes.

Nous retrouvons les bas-reliefs antiques posés près de la mare pour conforter la symétrie latérale. La continuité centrale est assurée par l’arbre derrière les deux objets d’art : ici c’est une statue de lion qui fait pendant au pseudo-vase Borghese.

Un des plaisirs du genre est le placement désordonné des personnages, en contraste avec la symétrie du décor. La seule règle  évidente est ici l’inversion des postures  : Saint Paul debout au centre des auditeurs assis, Saint Pierre assis au centre des auditeurs debout.


pannini-1753-l-adoration-des-mages-Brooklin MuseumL’Adoration des Mages pannini-1755 l-adoration-des-bergers-Brooklon MuseumL’Adoration des bergers

Panini, 1753-55, Brooklin Museum

La convention du pendant architectural permet de faire cohabiter deux crèches différentes, telles l’escalier noble et l’escalier de service : l’une se niche dans des ruines imposantes pour recevoir les Rois, l’autre dans des ruines plus ordinaires  pour la visite des bergers.



Autre artiste apprécié par les touristes, Canaletto a lui aussi réalisé un pendant architectural.

Giovanni_Antonio_Canal,_il_Canaletto_-_Capriccio with Classical Ruins and Buildings_ Accademia 1750Capriccio avec des ruines classiques et des bâtiments Giovanni_Antonio_Canal,_il_Canaletto_-_Capriccio_with_Ruins_and_Porta_Portello,_Padua_-_WGA03971 Accademia 1750Capriccio avec des ruines et la Porta Portello de Padoue

Canaletto, vers 1750, musée de l’Accademia, Venise

La mise en pendant ne se justifie ici que par la présence des deux loggias fermant les bords externes, l’une de style renaissance, l’autre de style gothique. Les visiteurs munis de longs bâtons ajoutent un semblant d’unité.



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guardi-1785-ca-capriccio-avec-un-arc-coll-privCapriccio avec un arc guardi-1785-ca-capriccio-avec-un-arc-pres-de-la-lagune-coll-privCapriccio avec un arc près de la lagune

Guardi, vers 1785, collection privée.

Dans cette composition similaire, un motif en arche harmonise une scène terrestre et une scène maritime.



Trop répétitif et italianisant, le pendant purement architectural  va se démoder et perdre son statut de genre à part entière. Quelques  artistes vont y revenir sporadiquement et le déplacer, selon leur tempérament, dans les jardins, à la ville, à la campagne…



de Lajoue II, Jacques, 1687-1761; Garden with Eastern FiguresLe Grand Turc sur un tapis turc, avec une sultane se penchant sur un Nègre dans le jardin des plaisirs de Lajoue II, Jacques, 1687-1761; Neptune's FountainLa Fontaine de Neptune

Jacques de Lajoue, 1740, National Trust, Waddesdon Manor.

A gauche, la turquerie est faiblement accréditée par les deux croissants en haut des pilastres, tout le reste du « jardin des plaisirs » étant d’un rococo échevelé. Le pendant offre de quoi s’amuser aux amateurs de symétries architecturales : colonnes torses ioniques contre colonnes droites corinthiennes ; ferronnerie contre marbre ; statue de Vénus allongée sur des coussins, vue de face, avec Cupidon et sa torche, contre naïade allongée sur une urne, vue de dos, avec un Amour tenant une ligne.

Le regard circule de gauche à droite, d’abord en descendant l’escalier qui mène à la fontaine turque,  puis en remontant celui qui mène, depuis la fontaine de Neptune, aux personnages d’ici et maintenant.


jacques-de-lajoue-le-canal-1740-ca-coll-priveeLe canal jacques-de-lajoue-la-promenade-en-barque-1740-ca-coll-priveeLa promenade en barque

Jacques de Lajoue, vers 1740, collection privée

Ces deux pendants proposent eux-aussi une promenade en continu, du bord externe gauche au bord externe droit  :

  • d’abord, on arrive en barque depuis le canal, on débarque, on monte par l’escalier qui tourne autour de l’arbre ;
  • ensuite, on redescend derrière l’arbre, on embarque, on passe la porte entre les deux fontaines et on ressort par le tunnel du fond.



hubert-robert-1754-60-roman-figures-under-an-arcadeFigures romaines sous une arcade hubert-robert-1754-60-roman-figures-in-a-caveFigures romaines dans une grotte

Hubert Robert, 1754-60, Collection privée

Dans ces deux tableaux datant de ses années romaines, Hubert s’amuse  avec les conventions du  pendant : seule la portion de paysage visible par l’ouverture montre à gauche un paysage terrestre, à droite un paysage maritime. Les scènes représentées (un repas et une halte) ont moins d’importance ici que le décor : les deux pendants se raboutent l’un à l’autre pour former une sorte de tunnel, dans lequel le cavalier qui entre à gauche et celui qui sort à droite indiquent le sens de la circulation.

Entre la construction humaine retournant à la nature, et la carrière dans laquelle des blocs ont été taillés, entre la ruine et la grotte, c’est la continuité qui compte.


hubert-robert-the-canal-and-the-cascade-1774-coll-privee

Le Canal et la Cascade
Hubert Robert,  1774, Collection privée

Vingt ans plus tard, en France, ce pendant est conçu selon le même principe. Les  pseudo-paysages italiens servent à illustrer les deux esthétiques du temps : le parc à la française à son crépuscule, avec sa porte couverte de lierre, et le jardin à l’anglaise à son aurore, sans porte ni clôture.  La perspective rectiligne et le calme du canal contrastent avec les rocailles tourmentées et les chutes torrentielles. Cependant, le massif central, composé à gauche d’un arbre et à droite d’un rocher, assure une continuité ascensionnelle entre les deux conceptions : comme si notre peintre-paysagiste, attiré par la nouvelle, ne pouvait se résoudre à renier l’ancienne.

hubert-robert-1777-lentree-du-tapis-vert-a-versailles-musee-national-du-chateau-de-versailleshubert-robert-1777-les-bains-dapollon-musee-national-du-chateau-de-versailles

L’entrée du Tapis Vert à Versailles
Les Bains d’Apollon
Hubert Robert, Salon de 1777, Musée national du Château de Versailles

Décidé par Louis XVI, l’abattage des arbres du parc, qui dataient de Louis XIV et étaient devenus trop haut pour être taillés,  se fit durant plusieurs hivers. Les deux scènes  peintes par Hubert Robert eurent lieu durant l’hiver 1774-75, en deux endroits différents, et offrent deux points de vue opposés : vers le Nord Ouest et le parc, pour le premier, vers le Sud Est et le Palais , pour le second.

Dans le tableau de gauche, la famille royale est représentée au premier plan, au pied de la statue de Milon de Crotone par Puget (dont un moulage a été récemment remis au même endroit du parc). Juste à côté, des jeunes du peuple ont  improvisé une balançoire, dans le prolongement exact du grand canal. A gauche, sous le Castor et Pollux de Coysevox, c’est la pause des bûcherons : un marchand ambulant portant une fontaine sur son dos vient leur  donner à boire, une marchande leur porte à manger. Entre les familles du peuple  et la famille royale, aucune barrière :  l’abattage des arbres trop haut du Roi Soleil et leur transformation en balançoire  sert ici la propagande d’une monarchie éclairée.

Le tableau de droite est dédié à une autre propagande : celle d’Hubert Robert lui-même. La campagne d’abattage allait en effet de pair avec un autre grand projet : la réfaction des Bains d’Apollon, qui serait confiée l’année suivante au peintre lui-même. La statue des chevaux du soleil, par Marsy, est montrée ici à un emplacement provisoire, de même que les autres fragments sculptés qui gisent au sol. Cette fois, les bûcherons sont en plein travail : à noter le jeune homme qui descend le long d’un tronc, auquel il vient d’attacher une corde, que ses collègues commencent à tirer.


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Démolition des maisons du Pont Notre Dame
Hubert Robert, 1787,  musée Carnavalet, Paris
Démolition des maisons du Pont au Change
Hubert Robert, 1788,  musée Carnavalet, Paris

Dix ans plus tard, Robert reprendra l’idée des pendants pour un autre type d’abattage. A la veille de la Révolution, ces deux tableaux  apparaissent comme emblématiques de la victoire du rationnel et de l’organisé, contre la sclérose anarchique héritée des temps médiévaux. Car les boutiques de luxe envahissaient ces deux points de passage obligés, gagnant à chaque génération en largeur et en hauteur, au point de compromettre leur propre raison d’être.

Le Pont Notre Dame est consacré au fleuve et à sa vie grouillante : barques pour transporter les matériaux de récupération, bateau  de lavandières, bateau-moulin (sous la deuxième arche). On voit sous la troisième et la quatrième, l’arrière de la pompe Notre Dame, imposante construction sur pilotis  qui se trouvait de l’autre côté du pont.



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La joute des mariniers entre le pont Notre Dame et le Pont au Change
Raguenet,1756, Musée carnavalet, Paris


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Hubert Robert a choisi le moment où la moitié des maisons ont été démolies, laissant voir la façade des maisons de l’autre côté, avec les magasins au rez-de chaussée     (parmi eux se trouvait la boutique de Gersaint, le marchand de Watteau, dont l’enseigne en forme d’arcade a été conservée). Au milieu du pont, à gauche du portique d’accès à la Pompe Notre Dame, un trou dans les maisons laisse voir la Tour de l’Horloge. Au fond, encore intact, le Pont au Change, qui sera nettoyé de ses maisons l’année d’après. Et derrière encore le Pont Neuf, qui n’avait pas de maisons. Au premier plan, le peintre en manteau rouge.

 

Pour Le Pont au Change, Robert a choisi un point de vue et un moment radicalement différents : dans l’axe du pont, et alors que les deux côtés ont été démolis. Une disproportion piranésienne rend les humains minuscules dans cette tranchée de gravats. Au fond, la Tour de l’Horloge fait le lien avec l’autre pendant.



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Artistes dessinant à Tivoli
La Fontaine de la Liberté
Hubert Robert, Collection particulière

Ces deux pendants ont été peints durant l’emprisonnement de Robert sous la Terreur, entre janvier et août 1794 : c’est pourquoi dans la signature les initiales du peintre sont suivies par S.L., Saint Lazare.

Le premier est un souvenir de l’Italie, paradis des peintres et de la nature sublime. Peut être la cascade impétueuse prenant sa source sous le temple antique a-t-elle valeur de métaphore révolutionnaire,  l’eau qui sort du premier tableau alimentant la fontaine du second.

Cette Fons Libertatis a des similitudes étroites avec la statue en plâtre de F.F. Lemot, placée au centre de la Place de la Révolution en août 1793 pour le Festival de l’Unité. Cette sculpture était posée sur le piédestal de la statue équestre de Louis XV de Bouchardon, détruite en 1792, prouvant physiquement le triomphe de la république sur la monarchie. Monarchie que symbolise, à droite,  la stèle déchue et cassée .

Un pendant aussi ouvertement  républicain avait sans doute pour but de se concilier les bonnes grâces des geôliers.


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Soldats avec des femmes dans leur campement
Michel-Hamon Duplessis, fin XVIIIème, collection  particulière

Duplessis s’était spécialisé dans de petites scènes militaires dans le style de Wouwermans, souvent présentées en pendants.  Ici, c’est le motif en arche qui crée la symétrie : pont moderne au dessus de l’eau, arche antique au dessus de la route. Particularité assez rare : le paysage se prolonge d’un panneau à l’autre (voir par exemple la tente coupée sur la gauche du second panneau) : les deux scènes n’en font en fait qu’une.



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Scènes dans une grange
Giuseppe Bernardino Bison, fin XVIIIème, collection privée

Ce pendant amusant montre deux scènes de bamboche campagnarde.

A gauche, un garçonnet joue aux bulles avec un bébé, sous le regard de la grand-mère assise. De part et d’autre d’une poutre, la mère qui balaye s’intéresse au colporteur qui vient d’entrer à gauche, tandis que le père, qui s’intéresse à sa femme, veut l’attirer vers l’arrière.

A droite, un couple en état d’ébriété danse, sous le regard de trois convives dont l’un renverse un plat, tandis qu’une vieille femme jette sur eux le contenu d’un pot de chambre. De part et d’autre d’un tonneau, un moine boit à la bouteille et une femme vomit, intéressant un chien qui passe. L’aubergiste sort à gauche en emportant les plats.

Les deux granges en briques,  à l’imposante charpente, ont en commun d’exposer de saintes images (nous sommes en Italie) : une gravure du Christ au dessus de la porte d’entrée, une Vierge à l’Enfant au dessus du tonneau. Les personnages sont disposés de manière analogue  : un couple qui s’amuse, des spectateurs assis, un homme isolé qui entre ou qui sort. Enfin, un couple légitime autour d’une poutre, et un couple d’ivrognes autour d’un tonneau.

A gauche, on s’aime et on s’amuse. A droite, on se saoûle et on vomit.

Quiquengrogne et autres moulins de Charenton (1/2)

18 décembre 2016

Charenton pour les peintres rococo, c’est un peu comme Argenteuil un siècle plus tard pour les Impressionnistes : proche de Paris par la route ou le coche d’eau, et déjà la campagne. Fragonard d’ailleurs y vécut quelques années, dans une maison dominant la Seine.

Le village  a de quoi intéresser les artistes : le château de Conflans surplombe le confluent de la Seine et de la Marne , un large pont traverse cette dernière et une dizaine de moulins s’échelonnent le long de ses rives. La plupart ont une imposante roue pendante,  suspendue sous le moulin et pouvant être réglée en fonction de la hauteur du fleuve.

De nombreux  peintres ou dessinateurs les ont  représentés entre le XVIIème et le XIXème siècle, notamment  le plus célèbre, Quiquengrogne, devenu une sorte de nom générique pour tout moulin proche de Charenton.

Entre  licence artistique et  évolutions des bâtiments, souvent refaits ou agrandis, il est  difficile de les identifier de manière certaine, et tous sauf deux  ont disparu aujourd’hui. Mais en croisant les diverses sources, il est possible de reconstituer, en bord de Marne, un parcours des moulins du XVIIIème siècle.


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Charenton, carte de Roussel, 1733

Nous allons suivre la carte de l’aval à l’amont, en commençant par le moulin le plus célèbre.


Le moulin de Quiquengrogne

On le trouve sous les orthographes Quinquangrogne, Quinquengrogne, Quincangrogne, qui viendrait de la vieille expression « Qui Qu’en Grogne ».

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Un coin du jardin de Mr de Sillerey, secrétaire de France
Gravure de Matthieu Merian, 1618

Cette gravure nous montre l’état du moulin avant sa reconstruction en 1676 par l’ingénieur Georges Stiennon, pour alimenter en eau pour les jardins du château de Conflans, situé juste au dessus.


 

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Le château de Conflans
Dessin du XVIIème siècle

« Les eaux contribuent à faire de cette maison un séjour délicieux; elles y sont fournies par une pompe nommée le moulin de Quinquengrogne, bâti sur trois palées de pieux, dont deux soutiennent toutes les machines, et l’autre soutient un petit corps de logis, dans lequel sont enfermés les corps des pompes foulantes et aspirantes. Un pont en bois de six arches joint cette machine à la terre, et supporte le tuyau qui conduit l’eau dans le château. » Gilles Robert de Vaugondy, 1761, Les Promenades des environs de Paris en quatre cartes, avec un plan de Paris. [1]



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Moulin de Conflans,
Dessin du XVIIème siècle, Gallica

Sur le nom de « moulin de Conflans », ce dessin montre bien le même bâtiment au toit caractéristique, vu de l’amont : la pile de droite a été protégée par un brise-glace en bois.


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Le moulin à eau à Charenton
Hubert Robert, 1765-70, Museu nacional de arte antiga, Lisbonne

On voit l’étendue de la licence artistique dans cette vue par  Hubert Robert : le pont d’accès est en pierre, le corps de logis en torchis pour le côté pastoral ; les rochers et la tour de l’autre rive ajoutent un côté « folie » à cette reconstruction.



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La Fontaine d’Amour  
Boucher, 1748, Getty Museum, Malibu

Si Boucher s’est inspiré du moulin de Quiquengrogne pour cette pastorale, c’est avec encore plus de fantaisie : le sens du courant est inversé (nous sommes en aval, comme le montrent les cascades sous la roue).

Le moulin joue ici un rôle décoratif et symbolique : il épouse la forme du second couple (le garçon allongé évoque le pont en pente et la pile de gauche, la fille la pile de droite), de la même manière que l’autre élément architectural, la fontaine, prolonge dans le décor le premier couple.




Le Moulin des Carrières

Ce moulin est indiqué sans son nom sur le plan de Oudry, entre Quiquengrogne et le pont de Charenton.


nicolas-vleughels-1721-moulin-a-charenton-pierpont-morgan-libraryMoulin à Charenton
Nicolas Vleughels, 1721,  Pierpont Morgan Library
oudry-paysage_avec_un_moulin-louvrePaysage avec un moulinOudry, Louvre

 

Ce moulin est assez similaire  à  celui de « La fontaine d’Amour » de Boucher, avec son prolongement en encorbellement du côté opposé au pont d’accès  :  les deux dessins  représentent clairement le même bâtiment.



lithographie-moulin-de-charenton-j-p-thenot-1803-1857

Moulin à Charenton,
Lithographie de Thénot, vers 1840

Voici le moulin des Carrières au XIXème siècle : le corps principal moulin a été surélevé, et le logement du meunier a été ajouté sur la gauche.


lancret-le-moulin-de-quiquengrogne-louvre-bis
Moulin de Quiquengrogne
Gravure d’après un tableau de  Lancret

Pour compliquer la situation, nous avons ce témoignage par Lancret d’un moulin à colombages, très semblable, mais à deux arches, et qui ne correspond  donc à aucun de nos deux moulins.


Les moulins du pont


israel-silvestre-1645-veues-et-perspectiue-du-village-et-du-pont-de-charentonVues et perspective du village et du pont de Charenton
Israel Silvestre, 1645
moulin-pont-orme-et-coche-de-charenton-xviiemeMoulin, pont, orme et coche de Charenton
Merian, Matthäus le vieux ; Aubry, Pierre, 1618

Revenons maintenant vers les certitudes : des moulins étaient installés sur ce pont, en aval de la route. Israel  Silvestre, en général très précis, nous les montre vus en enfilade depuis Maisons-Alfort, dans un état de délabrement avancé.

Le seconde gravure montre la deuxième partie du pont : Charenton vu depuis le dernier moulin.



pont-de-charenton-dessin-germain-graveur-decquevauvillers-fin-xviiieme
Pont de Charenton
 Dessin Germain, graveur Decquauvillers,  fin XVIIIème

A la fin du XVIIIème siècle, les quatre moulins étaient toujours là, retapés, créant au milieu de la Marne un bouillonnement pittoresque. La vue est prise en aval du pont, la rive de Maisons-Alfort est à droite, avec l’Ecole vétérinaire.


Le moulin de la Chaussée


israel-silvestre-1645-vues-et-perspective-du-pont-et-du-temple-de-charentonVues et perspective du Pont et du Temple de Charenton
Israel Silvestre, 1645
moulindelachaussee-xviiiemeMoulin de la Chaussée
Gravure du  XVIIIème siècle

Le nom du moulin, attesté depuis 1394, provient du chemin empierré qui reliait le chemin de Saint-Mandé à  l’église. Au XVIIème siècle, il était relié à  la berge par un court pont de quatre arches, à ne pas confondre avec le pont de Charenton. La tourelle à l’arrière-plan fermait l’enclos du Temple Protestant, le plus important de Paris, bâti en 1607 (l’édit de Nantes imposant une distance de 5 lieues) et détruit en 1685 (après la révocation de l’Edit).

La gravure de Silvestre est importante pour l’histoire du protestantisme  : on y voit les nombreuses barques des fidèles venus par voie d’eau depuis Paris. [2]

 

boucher-1739-le-vieux-colombier-kunsthalle-hambourgLe vieux colombier
Boucher, 1739, Kunsthalle, Hambourg
boucher-1739-le-moulin-de-quiquengrogne-a-charenton-coll-partLe Moulin De Quiquengrogne A Charenton
Boucher, 1739, Collection privée

C’est ce moulin de la Chaussée que Boucher représentera, sous le nom de « Quiquengrogne », dans ce pendant de 1739. On reconnait bien les arches du pont d’accès, et surtout la petite pièce en avancée sur deux pilotis, à gauche de la grande roue, qui le caractérise.

Il se peut que l’idée du colombier soit venue de la tourelle de l’enclos de l’ancien  Temple, qui faisait face au moulin de l’autre côté du pont.

boucher-1747-avant-gravure-j-p-le-bas-tableau-perduPremière vue des environs de Charenton
Gravure  de J.-P. Le Bas,1747, d’après le tableau  de Boucher
boucher-1748-cathe-mill-of-quiquengrogne-at-charenton-coll-priveeLe Moulin De Quiquengrogne A Charenton
Attribué à Boucher, vers 1748, Collection privée

On n’est pas sûr que ce tableau soit de Boucher : il semble inspiré de la gravure de 1747 d’après Le Bas, qui montre le moulin inversé. De plus, les deux aubes et la toiture en chaume, qui  ne correspondent à aucun autre image connue, semblent largement imaginaires.


xxx

boucher-the-mill-of-quiquengrogne-at-charenton-morgan-libraryLe Moulin De Quiquengrogne A Charenton
Dessin de Boucher, Morgan library
boucher-1758-toledo-museum-of-art-toledo-ohioMoulin à CharentonBoucher, 1758, Toledo Museum of Art

Le dessin, clairement fait depuis nature, a servi de base au  tableau de Toledo, dans lequel le moulin (situé en pleine ville) a été rendu plus bucolique : toiture simplifiée et pont d’accès remplacé par une passerelle de bois.



moulin-a-eau-de-charenton-vers-1805
Moulin de la Chaussée,
Nattes, John Claude ; Hill, John ; Miller, William, 1807, Collection privée

« Le moulin est  reconstruit  en  1779 et  présente  alors deux étages surmontés d’un grenier… Le  13  juillet  1789, en  pleine Révolution  Française,  le Moulin  de  la  Chaussée  subit  le  siège  de la population  alors affamée qui y dérobe 36 sacs de farine. » [3]


 

moulindelachaussee Le moulin de la Chaussée vers 1900 moulindelachaussee-aujourdhuiLe moulin de la Chaussée aujourd’hui

 

A la fin du XIXème siècle, il est surélevé de deux étages, et  le logement du meunier est construit sur le pont d’accès. Le moulin  brûle en 1902 et est reconstruit à à l’identique en 1904.

Devant être démoli lors de la construction de l’autoroute A4, il arrête son activité en 1972, Sauvé in extremis de la destruction, il  est restauré de 1982 à 1995, retrouvant la pièce en avancée chère à Boucher.

 

Références :
[1] On peut trouver des représentations du château de Conflans sur le site du Musée de Sceaux
http://www.collections.chateau-sceaux.fr/Record.htm?idlist=1&record=941212476949
[3] Informations fournies lors de l’exposition en 2015 du CFA SUP2000 http://www.cfasup2000.fr/pages/scenographies-de-lexposition

Quiquengrogne et autres moulins de Charenton (2/2)

18 décembre 2016


Les moulins de Saint Maurice


plan-andriveau_goujon-1852-charenton

Plan d’Andriveau et Goujon, 1852

En continuant à remonter la Marne vers Saint Maurice, on passe par le Moulin Rouge, dont nous n’avons pas de représentation ancienne, pour aboutir au moulin de Gravelle.


gravelle_-vue-daval-1830-gallicaGravelle vue d’aval
1830, Gallica
gravelle_vue-damont-1830-gallicaGravelle vue d’amont
1830, Gallica

Ce moulin, dont il ne reste rien,  est facile à identifier : un chemin d’accès couvert en pente, une pièce surélevée à l’autre bout, deux fenêtres dans le toit vue de l’aval, et une fenêtre côté amont. [1]

moulin-des-corbeaux-vu-damontLe Moulin des Corbeaux
Photographie vue d’amont, fin XIXème
moulin-des-corbeaux-aujourdhuiGoogle Earth

En poursuivant un peu plus loin, on trouve cet imposant moulin à trois arches.

Il existe encore de nos jours, redécoré dans les années 70 par le directeur de Knoll France,  Yves Vidal.


Les moulins de Maison Alfort

Traversons maintenant la Marne pour revenir vers l’aval, en suivant la rive gauche, vers le moulin de Charentonneau.


moulin-de-charentonneau-xviiemeMoulin de Charentonneau,
Gravure de Marchand, Cécile Maréchal, fin XVIIIème siècle
cassas-louis-francois-vue-du-moulin-de-charenton-1776-coll-partVue du moulin de Charenton
Cassas ( Louis François), 1776, collection particulière

Ce moulin à grains ressemblait semble-t-il beaucoup au moulin de Gravelle. Construit sous Louis XV et  lié au château de Charentonneau [1]  , il a brûlé en 1880.


 

X003Le Moulin brûlé à Maisons-Alfort
Cézanne, 1894, collection privée
94-alfort-le-moulin-bruleCarte postale 1900

 


Pour terminer en beauté, voici le plus spectaculaire des moulins des environs de Charenton, un moulin à eau très visible depuis la route longeant le fleuve, et dont nous avons de nombreuses représentations depuis l’aval : le Moulin Neuf


moulin_de_charenton_-_dessin__btv1b77401053Moulin de Charenton vu de côté, XVIIème siècle, Gallica moulin_de_charenton_-_dessin__btv1b7740106hMoulin de Charenton vu de l’aval, XVIIème siècle, Gallica
hubert-robert-paysage-au-moulin-avec-lavandieres-et-pecheur-dans-sa-barque-coll-partPaysage au moulin, avec lavandières et pêcheur dans sa barque
Hubert Robert, collection privée
a_charenton_le_21_septembre_1725-silvestre_francois-gallicaA Charenton, le 21 septembre 1725, François Silvestre,  Gallica



Pau de Saint-Martin, Alexandre, active c.1769-1848; Water Mill, Charentonneau
Moulin à eau de Charentonneau
Alexandre Pau de Saint-Martin, vers 1789,   Victoria and Albert Museum

Ce tableau semble être une reconstruction de fantaisie (voir le château à quatre tours à l’arrière plan) qui emprunte au Moulin Neuf ses piles et son toit, mais en le faisant pivoter d’un quart de tour (comparer avec le dessin d’Hubert Robert).

 

le_moulin_neuf_a_charenton-1829-gallicaLe Moulin neuf à Charenton, 1829, Gallica moulin_de_charenton_-_dessin_-enfantin_augustin_btv1b7740101f-debut-xixLe Moulin de Charenton, Augustin Enfantin, début XIXème, Gallica
francoislouisthomasfrancia-thewatermillabovethebridgeatcharenton-sLe moulin à eau sur le pont de Charenton
Francois-Louis-Thomas Francia
girtin-thomas-1802-gravthe-water-mill-above-the-bridge-at-charenton-illustration-from-the-series-a-selection-of-twenty-of-the-most-picturesque-views-in-paris-and-its-environsLe moulin à eau sur le pont de Charenton
Thomas Girtin, 1802, illustration de la série « A Selection of Twenty of the most Picturesque Views in Paris, and its environs »
jean-baptiste-oudry-moulin-au-bord-d_une-riviereMoulin au bord d’une rivière
Jean Baptiste Oudry
la-marne-a-lemplacement-du-moulin-neuf

La Marne aujourd’hui, à l’emplacement du moulin neuf [3]

 Dernier coup d’oeil en arrière, à trois cent mètres et à trois siècles de distance, sur cette extraordinaire bâtisse….


souvenir-des-deux-moulins-dalfort

… dont le souvenir n’a pas totalement disparu.


Le moulin à roue latérale


Alexandre Pau de Saint-Martin (actif de 1791 à 1848), Le moulinLe moulin de Charenton
Alexandre Pau de Saint-Martin, 1797, Musée de Sceaux
hubert-robert-un-moulin-a-eau-un-homme-sur-un-pont-un-chien-au-premier-plan-coll-partUn moulin à eau, un homme sur un pont, un chien au premier plan
Dessin de Hubert Robert, Collection privée

 Il y avait probablement à Charenton un moulin à roue latérale, s’il faut en croire ces deux témoignages. Trop banal ou trop petit, il ne figure en tout cas nulle part sur les plans de l’époque. Il nous donne l’occasion de parcourir les nombreux tableaux où Boucher a représenté un tel moulin. L’un d’entre eux est-il celui de Charenton ?



boucher-1750-1760-le-moulin-de-quiquengrogne-a-charenton-musee-orleans-bis

Le moulin de Quiquengrogne à Charenton
Boucher, 1750-1760, Musée d’Orléans

Ce moulin de pure fantaisie ne porte le nom de  Quiquengrogne que par habitude : on ne voit aucune roue, ni pendante ni latérale. A remarquer le chien qui aboie en bas sur la berge, la servante qui puise de l’eau tandis que la meunière la regarde depuis la porte, le cerceau nuptial suspendu au-dessus : nous retrouverons dans d’autres tableaux tous ces éléments décoratifs.


boucher-1740-paysage-avec-un-moulin-kansas-city-the-nelson-atkins-museum-of-art-bisPaysage avec un moulin
Boucher, 1740 Kansas City, The Nelson-Atkins Museum of Art
boucher-1743-paysage-avec-un-moulin-barnard-castle-the-bowes-museum-co-durham-bisPaysage avec un moulin
Boucher, 1743, Barnard Castle, The Bowes Museum, Co. Durham

Dans ces deux oeuvres, le moulin fait face à un temple antique en ruine, comme pour opposer la vie humble des pales de bois à l‘immobilité du cercle de colonnes.



boucher-1765-le-moulin-a-eau-a-landscape-with-a-herdsman-and-his-family-by-a-mill-cpll-part
Le moulin à eau
Boucher, 1765, Collection particulière

Ici, dans le même ordre d’idée, c’est une tour abandonnée qui contraste avec la vie bucolique du moulin.

boucher-1750-le_pigeonnier-coll-partLe pigeonnier,Boucher, 1750,  Collection privée boucher-1750-le_moulin_a_eauLe moulin à eau
Boucher, 1750,  Collection privée

 Boucher reprend ici l’idée de son pendant de 1739 : associer un colombier et un moulin. Mais au lieu du si caractéristique moulin de la Chaussée, il choisit un modèle parfaitement anonyme. Noter le second moulin qui, dans le pendant de gauche, redonde le pendant de droite : nous retrouverons plus loin ce procédé de composition.


boucher-1750-60-moulin-a-charenton-mairie-de-charentonMoulin a Charenton
Boucher, 1750-60,  Mairie de Charenton
boucher-1755-hiver-quatre-saisons-frick-collection-new-yorkL’Hiver (série des Quatre saisons)
Boucher, 1755, Frick Collection, New York.

 Parfois ces deux thèmes décoratifs sont associés dans le même tableau. Dans l’Hiver, le colombier vide et la roue couverte de neige, immobile,  font contraste avec le cygne doré et le traineau qui glisse.


boucher-1751-le-moulin-chambre-a-coucher-cardinal-soubise-louvreLe Moulin
Boucher, 1751, Louvre
boucher-1751-le-pont-chambre-a-coucher-cardinal-soubise-louvre-bisLe Pont
Boucher, 1751, Louvre

Ce pendant est étudié dans Les pendants de Boucher : paysages et autres :.


boucher-1755-paysage-avec-un-moulin-national-galleryPaysage avec un moulin
Boucher, 1755,  National Gallery
boucher-1761-paysage-avec-un-moulin-coll-part Paysage avec un moulin
Boucher, 1761, Collection particulière

 Pour épuiser toutes les combinaisons, Boucher a aussi représenté les deux thèmes dans un seul tableau.  Tels des santons dans une crèche, les personnages effectuent des tâches interchangeables : le vacher qui passe sur le pont, la femme au seau, celle qui regarde depuis le pas de la porte, la lavandière, le pêcheur à la ligne…



paysage-de-riviere-avec-un-moulin-a-eau-et-un-pont-julliart

Moulin à eau,
Juliard, collection particulière

Il est amusant de voir que d’autres peintres, face à la demande insatiable de moulins, prolongent la combinatoire. Ainsi Juliard, tout en recopiant le modèle de la National Gallery, rajoute le chien qui aboie  et le cercle nuptial au dessus de la porte : plus Boucher que Boucher lui-même !


Références :

[1] On peut trouver sur la base Mérimée d’autres images du moulin de Gravelle (http://www.culture.gouv.fr/documentation/memoire/HTML/IVR11/IA00060758/index.htm)

[3] A l’aplomb de la rue de l’Amiral Courbet (anciennement Rue du Moulin Neuf)

La ruine-discours

19 octobre 2016

Ce tableau est peut être simplement un mélimélo égyptiano-républicain, mêlant les trois monuments les plus typiques (les Pyramides, le Sphinx, un Obélisque) à une ronde de jeunes vierges parées des couleurs tricolores.

 

Jeunes filles dansant autour d’un obélisque

Hubert Robert, 1798, Musée des Beaux Arts, Montreal

 

hubert-robert-1798-lobelisque-montreal

Qu’Hubert Robert flatte ici les modes du temps est évident. Mais que la composition aille au delà et nous tienne un discours plus abouti, certaines  symétries de la composition le laissent subodorer.


Un galop d’essai

hubert_robert_-_the_farandole_amidst_egyptian_monuments_-_google_art_project-musee-d-art-classique-de-mougins

Farandole parmi des monuments égyptiens
Hubert Robert, Musée d’Art Classique de Mougins

Dans ce tableau plus simple, bien des éléments sont déjà présents.

Les trois types de monuments :

  • les trois pyramides, classées ici par ordre de taille décroissante ;
  • l’obélisque, tronqué en deux parties seulement ;
  • le sphinx, pas encore tranché en deux.

Les quatre groupes de personnages sont également déjà là :

  • la foule indistincte, au pied de la pyramide ;
  • des touristes observant le sphinx ;
  • une famille qui  danse : le père, la mère, deux filles et un garçonnet qui voudrait entrer dans la ronde ;
  • une musicienne avec un tambourin.

 

La fontaine

hubert_robert_-_the_farandole_amidst_egyptian_monuments_-_google_art_project-musee-d-art-classique-de-mougins-detail-fontaine
L’eau s’échappe de deux têtes de lion (une statue et un bas-relief taillé dans l’obélisque), tombe dans une baignoire ébréchée et crée un petit ruisseau, sur lequel une planche est posée dans la continuité du chemin.

Les deux filets d’eau, l’un au soleil et l’autre dissimulé dans l’ombre, constituent sans doute le message philosophiques de ce tableau :

l’Egypte  est une double source, exotérique et ésotérique.


hubert-robert-1798-lobelisque-montreal-detail-abreuvoir
Dans la version de Montreal, le thème de l’Eau a presque complètement disparu : ne reste qu’un abreuvoir de pierre, qui justifie la présences des deux femmes avec leurs enfants.


Le sphinx scindé

hubert-robert-1798-lobelisque-montreal-detail-sphinx
Si la suppression du ruisseau peut apparaître comme un souci de réalisme,  la coupure inexplicable du sphinx en deux va exactement dans l’autre sens : obscur  symbolisme ou cocasserie ? Tandis que deux touristes, ou archéologues,  admirent l’avant-train, un troisième a escaladé l’arrière-train, et se trouve bloqué par la fissure.


La ronde sacrée

hubert-robert-1798-lobelisque-montreal-detail-danseurs
Au final, l’innovation principale de la version de Montréal est d’avoir remplacé la farandole familiale au bord de l’eau, avec sa tambouriniste, en une danse tricolore au son de deux flûtes et d’une guitare,  autour de l’obélisque.

Neuf jeunes filles sont visibles, sans doute  une référence aux Neuf Muses, et au delà  à la célèbre Loge maçonnique des Neuf Soeurs, dédiée aux Arts, et dont Hubert Robert était membre ( [1], p 54 et ss). Ce peut être également une allusion à la Chaîne d’Union des Francs-Maçons.

Mais, comme le remarque Annie Dion-Clément, le bras d’un dixième jeune fille est visible sur la gauche, et la chaîne est brisée sur la droite. Il pourrait donc plutôt s’agir d’une allégorie des trois Ordres de la societé (le Peuple en Rouge, le Clergé en Bleu, la Noblesse  en Blanc), toujours menacé de rupture.

Si l’on s’intéresse au sens de la ronde (sinistrocentrique, c’est à dire avec le centre de rotation à gauche des jeunes femmes), on penchera vers une interprétation astronomique plutôt que maçonnique : car c’est le sens de rotation de la Terre sur elle-même, mais aussi de la Terre autour du soleil.

Ronde cosmique ou ronde des civilisations qui se recyclent par leurs ruines, s’il y a bien une idée de Révolution dans le tableau, ce n’est peut être pas celle des révolutionnaires…


Le visage de l’Obélisque

hubert-robert-1798-lobelisque-montreal-detail-visage
Le visage pourrait être celui d’Osiris-Antinoüs, auquel les jeunes filles rendraient un culte. Pour  Annie Dion-Clément [1], il pourrait également représenter le Législateur, célébré lors des Fêtes Révolutionnaires, et garant de la cohésion sociale.


 

Le visage dans l’ombre

hubert-robert-1798-lobelisque-montreal-detail-visage-ombre
Outre celui du sphinx et celui de l’obélisque, un troisième visage se cache dans l’ombre des deux morceaux de l’obélisque. Pour instruire les enfants de la grandeur de leurs ancêtres, les femmes montrent du doigt  le monument détruit ,  attirant du même coup l’attention du spectateur sur ce visage caché.


 

Des symétries ternaires

Une manière d’aborder ce patchwork symbolique est de remarquer que la version de Montréal, à la différence de celle de Mougins, repose sur une série de triades fortement structurées.
hubert-robert-1798-lobelisque-montreal-composition

  • les trois pyramides correspondent, par leur taille et leur emplacement, aux trois fragments de l’obélisque (A, B, C ) ;
  • les trois musiciens entourant l’obélisque correspondent aux trois touristes entourant le sphinx (a,b,c);
  • les trois couleurs républicaines apparaissent sur tous les personnages – danseuses, musiciens, femmes et enfants ;
  • trois visages marquent les trois zones (cercles) que nous avons coloriées en rouge, blanc et bleu

Trois âges

Tentons une interprétation :

  • la zone Rouge est celle de l’Enfance ,de l’apprentissage, mais aussi des nuages obscurs et de l’ombre ;
  • la zone Blanche est celle de la Jeunesse Vertueuse, où jeunes gens et jeunes filles communient dans l’Harmonie de la musique, tout en étant physiquement séparés (voir l’échelle tombée sur le sol) ; âge de l’allégresse, c’est aussi celui des cieux changeants et tourmentés (les nuages blancs) ;
  • la zone Bleue, avec le sphinx mystérieux et les pyramides dont la perfection géométrique n’a pas été altérée par les siècles, représente la Maturité, l’acquisition de la Sagesse.

Trois états

Un esprit aussi ambigu que celui d’Hubert Robert, peintre à succès sous l’Ancien Régime, emprisonné sous la Terreur, mais franc-maçon et anticlérical, aurait pu vouloir illustrer une tripartition sociale idéale, qui recoupe plus ou moins celle des trois âges :

  • le Peuple, cet Enfant qu’il faut éduquer dans le respect du passé  ;
  • la Noblesse, qui danse dans l’Harmonie  et  la Vertu ;
  • les Sages, qui s’interrogent sur les Mystères et sur la Géométrie.

 

Trois grades maçonniques

Très hypothétiquement, les trois zones du tableau,  par le biais des trois visages, pourraient être une allusion aux trois grades maçonniques, plus  précisément au Signe d’ordre qui caractérise le rituel de chaque grade [B]:

  • la tête coupée, au grade d’Apprenti : « Je préférerais avoir la gorge coupée plutôt que de manquer à ce serment «  ;
  • le coeur arraché, au grade de Compagnon : « Si jamais je devenais parjure, puissé-je avoir le cœur arraché pour qu’il ne soit plus question de moi parmi les Maçons » – l’obélisque, ce monument qui trône au centre des places et des villes, fournit en se brisant à terre une métaphore possible ;
  • le corps coupé en deux, au grade de Maître« si je manquais à ce serment solennel, que mon corps puisse être coupé en deux parties. » – solution possible de la devinette du sphinx coupé en deux.

 


Scoop : un pendant probable

 

hubert-robert-1798-galerie-en-ruines-musee-des-beaux-arts-de-dijonGalerie en ruines,
Musée des Beaux Arts, Dijon
hubert-robert-1798-lobelisque-montrealJeunes filles dansant autour d’un obélisque
Musée des Beaux Arts, Montréal

Réalisés la même année 1798 et ayant exactement la même taille (119 x 99 cm), ces deux tableaux n’ont à notre connaissance jamais été rapprochés.
Il y a pourtant un effet de contraste évident entre l’Intérieur et l’Extérieur, le Souterrain et le Plein Air, l’Obscurité et la Lumière, le Profane et le Sacré. Sans oublier la complémentarité graphique et cryptosexuelle entre la voûte et l’obélisque,  maintes fois exploitée par Hubert Robert  (voir La ruine-carrefour).



hubert-robert-1798-galerie-en-ruines-musee-des-beaux-arts-de-dijon-composition
Plus subtilement, on retrouve le même principe de composition, mais cette fois réduit à deux zones rouge et blanche, chacune marquée par sa statue :

  • au premier plan, dans l’obscurité, les femmes font bouillir la lessive, la rincent à l’eau froide  et s’occupent des enfants ;
  • au second plan, dans la pénombre de la galerie, on retrouve la séparation verticale des sexes :  en bas les femmes étendent le linge dans un rayon de lumière, en haut les hommes rentrent les foins. Là encore, les deux sexes sont réunis par une activité commune : non plus la musique, mais le séchage. Activité moins noble mais tout aussi symbolique…



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Ruine du palais des Empereurs
Hubert Robert, 1761, Musée des Beaux-Arts, Besançon

Tout au long de sa carrière, Hubert Robert a mis du foin à sécher dans les ruines, tantôt associé à du bétail, tantôt seul. Transformer la ruine en grange, c’est faire paradoxalement d’une image de destruction un instrument de conservation. C’est proclamer la supériorité du fragile sur le colossal, du réversible sur l’irréversible, illustrer à la fois « Le Chêne et le Roseau » et « Si le grain ne meurt ».


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Lavandières dans une architecture romaine
Hubert Robert, 1804, Collection privée

De même, les lavandières représentent la vie humble qui se perpétue dans les ruines de l’Ordre Ancien, mais aussi la propreté morale qui est naturelle au Peuple.


hubert-robert-1798-galerie-en-ruines-musee-des-beaux-arts-de-dijonGalerie en ruines,
Musée des Beaux Arts, Dijon
hubert-robert-1798-lobelisque-montrealJeunes filles dansant autour d’un obélisque
Musée des Beaux Arts, Montréal

En comparant le discours binaire du premier tableau au discours ternaire de son pendant, les ruines romaines aux ruines égyptiennes, les discrètes métaphores chrétiennes (la paille sèche, le linge propre) aux  trouvailles néo-païennes (les flûtes envoutantes, la ronde des vierges autour du mât),  on ne peut s’empêcher de proposer un titre qui a le mérite de faire l’impasse sur l’évènement sombre dont Hubert Robert, justement,  ne veut pas du tout nous parler :

  « Avant » et « Après ».


Références :
[1] Hubert Robert et Jeunes filles dansant autour d’un obélisque, la brèche au croisement de la philosophie des Francs-Maçons et des Lumières, Annie Dion-Clément, Janvier 2010, Mémoire de Maîtrise, Université du Québec http://www.archipel.uqam.ca/2682/1/M11289.pdf

Les ruines de la Kreuzkirche

9 octobre 2016

Cette oeuvre est spéciale : en tant que reproduction quasiment photographique (Bellotto utilisait une camera obscura), elle ne laisse aucune latitude au peintre, hormi par le cadrage et l’éclairage, pour faire passer un message particulier. Et pourtant, parmi toutes les autres vues de Dresde de Bellotto, celle-ci produit une impression d’étrangeté, de surréalité avant l’heure.

Sous l’alibi de la minutie des détails, Bellotto aurait-il arrangé cette ruine ?

Les ruines de la Kreuzkirche de Dresde

Bernardo Bellotto, 1765, Künsthalle, Zürich

 

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Une copie identique se trouve à la Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde. [1].


Une succession de ruines

  • 1447-1449 : l’église romane de Sainte Croix est démolie, remplacée par une église gothique.
  • 1491 : incendie, puis reconstruction pendant une dizaine d’années
  • 1579-1584 : ajout du grand clocher-porche à l’Ouest, qui dominera pendant des décennies le paysage de Dresde



bernardo_bellotto_-_the_kreuzkirche_in_dresden_-_1751

La Kreuzkirche à Dresde,
Bernardo Bellotto, 1751, Ermitage, St. Petersbourg

C’est cette ancienne église que Bellotto peindra lors de son premier séjour à Dresde, en 1751

  • 13 au 30 Juillet 1760 : au cours de la guerre de Sept Ans, Dresde est bombardée par les Prussiens. 226 maisons sont détruites dans la cité, l’église est en ruine, sauf une partie du clocher.



prospect-der-ehemaligen-creuz-kirche-zu-dresden-johann-gotthilf-herrmann-1780

La Kreuzkirche après et avant les bombardements de 1760
Gravure de Johann Gotthilf Herrmann – 1780


  • 1764 : la reconstruction commence, on décide de conserver le clocher
  • 22 juin 1765 : le mur Est du clocher s’écroule. C’est la situation que nous montre Bellotto. La reconstruction complète s’étalera jusqu’à 1792.


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Incendie de 1897

  • 1897 : l’église brûle et est reconstruite en trois ans


fotothek_df_ps_0000377_002_ansicht_mit_siegesdenkmal_rathausturm_und_kreuzkirch

Après le bombardement de 1945
Photographie de Richard Peter

  • 13 février 1945 : Dresde est détruite pas les bombardements alliés, l’église brûle et est reconstruite de 1946 à 1955 .

Au total, la Kreuzkirche aura été détruite et reconstruite cinq fois : comme si son destin était d’incarner la succession des styles européens : Roman, Gothique, Renaissance, Classique et Art Nouveau.


Une affaire d’Etat

La destruction de la Kreuzkirche durant la Guerre de Sept Ans eut un retentissement dans toute l’Allemagne. Son clocher à la silhouette si particulière était la fierté de la ville :


le-vieux-marche-de-dresde-depuis-la-schlosstrasse-detail-bellotto-1751-gemaldegalerie-alte-meister-dresde

Le Vieux Marché de Dresde depuis la Schloßstrasse (détail)
Bellotto, 1751, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Cliquer pour voir l’ensemble

Non seulement on le voyait de partout, mais on l’entendait de loin :


canaletto-kreuzkirche-mit-stadtpfeifern-ausschnitt

…car la ville appointait des sonneurs que Bellotto n’a pas manqué de représenter dans la version de 1751.

« En premier lieu, ils doivent sonner dans la tour dans l’église de la Saint-Croix avec des gardes, à quatre voix, le matin à trois heures en été et à quatre l’hiver, à mi-journée à dix heures en tout temps, et le soir à cinq heures en été et à quatre en hiver » Actes de Dresde du 1er juin 1606 [2]


Une affaire personnelle

ruines-de-pirna-bellotto-musee-ba-troyes

Les ruines de Pirna, Bernardo Bellotto, 1767, Musée des Beaux Arts, Troyes

En 1758, le faubourg de Pirna avait été ravagé par la guerre et Bellotto, qui y habitait, avait tout perdu. Certains pensent qu’il s’est représenté dans cette silhouette noire vue de dos qui contemple le désastre.

S’il peint les ruines de Dresde, ce n’est pas comme un sujet pittoresque, un caprice architectural à la manière d’Hubert Robert : mais comme le mémorial d’un traumatisme récent. On peut donc s’attendre à une peinture-témoignage, aussi exacte que possible.


Une actualité brûlante

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Lorsque le mur Ouest du clocher s’écroula, un briquetier qui travaillait à la journée, nommé Künzelmann, se déclara volontaire pour grimper sur le mur restant et organiser la démolition. Il installa cette extraordinaire échelle fixe, un seul poteau muni de traverses.

Nous savons que Bellotto monta lui-même dans le clocher endommagé , pour apprécier l’étendue des destructions. Peut-être s’est-il représenté dans ce tableau-ci également, sous la forme de cette silhouette grimpante.


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En plus de l’homme sur l’échelle, on compte seulement cinq ouvriers en haut du clocher, et deux dans les gravats : on ne devait pas se précipiter pour travailler dans ce chantier risqué.


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A noter les deux échelles mobiles, posées en équilibre sur une étroite corniche.


Le spectacle de l’Homme

La composition ne nous propose pas le cliché instantané d’une catastrophe, l’image gratuite d’un chaos. Elle s’attache au contraire à mettre en évidence la logique et la grandeur de l’homme dans sa lutte contre le désordre.


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Au fond , le voici qui grimpe audacieusement sur les ruines pour les abattre (en rouge), à gauche il creuse des fondations (en violet), à droite il élève déjà les murs de la nouvelle église (en jaune).
A droite (en vert), dans la rue et aux fenêtres, une foule indifférenciée assiste au spectacle.



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Aux premières loges, un homme d’église tire son chapeau à cette résurrection…


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…que contemplent également à gauche un couple de nobles et un voyageur assis, à droite une dame élégante.

Sur la scène délimitée à l’avant par le mur circulaire de la nouvelle église, et à l’arrière par le mur ruiné de l’ancienne, toute une troupe d’acteurs s’affaire, illustrant les différents corps de métier.

A la fois didactique et théâtrale, la composition met en scène le génie organisateur de l’homme, retaillant des gravats, abattant et remontant des murs, détruisant et reconstruisant le Temple.

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Au centre du tableau, au bas de l’éboulis, la cabane fermée représente peut-être la Loge, et ses secrets [3].



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Seul un couple d’amoureux, au premier plan, ne s’intéresse pas au spectacle. Eux aussi reconstruisent le monde, mais d’une autre manière.



Nous avons la chance de pouvoir disposer de deux vues de la même place, vue de l’Ouest en 1751 et vue de l’Est en 1765, ce qui va nous permettre d’apprécier l’exactitude photographique de Bellotto.


Les proportions de la tour

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En comparant la ruine de 1765 à la façade occidentale telle qu’elle se présentait en 1751, on constate qu’il est possible de mettre très précisément en correspondance le niveau des ouvertures, dans les deux vues. Mais la ruine se trouve alors sensiblement plus étroite que la tour (on peut comparer les largeurs au niveau de la balustrade supérieure). Bellotto a-t-il volontairement réduit la largeur de la ruine pour la faire paraître plus haute ?

En comparant cette fois avec un dessin d’Anton Weck de 1680, on constate que la tour est aussi effilée que la ruine : c’est donc probablement le tableau de 1751 qui est faux, avec une tour un peu trop large.


La statue solaire

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Petit détail étrange dans le tableau : la statue qui est restée debout en haut à droite de la ruine, avec sa couronne rayonnante, ressemble à une Vierge assise (impossible en haut d’un temple protestant) , ou à un Moïse avec les tables de la Loi.

Dans les deux dessins d’Anton Weck, les deux flèches sont surmontées d’un Soleil et d’une Lune. Un des dessins monte un personnage à couronne solaire, l’autre un personnage sans couronne, mais qui semble tenir une étoile sur sa poitrine. La statue opposée est une sorte de démon aux ailes déployées.

Sans doute, de part et d’autre de l’horloge, s’agit-il d’une allégorie du Jour et de la Nuit.

Il est étrange que cette statue soit restée en place durant la démolition, et qu’elle ait été retournée pour regarder vers l’Est. Est-ce une invention discrète de Bellotto, un appel à l’espérance du Jour nouveau au dessus des ruines ?


Un immeuble surélevé

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On constate qu’entre 1751 et 1765, l‘immeuble à fronton triangulaire, à l’angle d’une rue, a été surélevé de trois étages. Outre ce détail révélateur de l’exactitude de Bellotto, l’immeuble a surtout pour intérêt d’indiquer l’emplacement du mur Ouest du clocher : sur la vue de 1751, on constate qu’il se trouve au niveau du mur mitoyen avec l’immeuble de gauche.


L’ombre du mur

Du coup, il devient possible de se servir du clocher, et de son ombre, comme d’une sorte de cadran solaire géant : commençons par la vue de 1751.

bernardo_bellotto_-_the_kreuzkirche_in_dresden_-_1751_heure

L’église étant vue de l’Ouest, il est facile de comprendre que nous sommes dans l’après-midi, puisque l’ombre tombe en arrière du mur mitoyen.

En mettant en correspondance l’encoche de l’ombre et l’angle du balcon de la tour (celui où se tiennent les sonneurs), on trouve, vu de notre emplacement, une élévation apparente du soleil de 48°.
Par ailleurs, en estimant la hauteur du balcon d’après la taille des personnages situés au bas de la tour, en trouve environ 22m. Ce qui nous permet ensuite de mesurer la largeur de la rue, environ 18 m. On peut estimer la distance entre le mur mitoyen et l’ombre à 18 m également (6 fenêtres de 3 m de large), ce qui nous donne un angle de 45% entre le triangle de l’ombre et le plan du tableau. En « faisant tourner » ce triangle pour le ramener dans le plan du tableau, on trouve que l’élévation réelle est de 28°.

Nous avons l’élévation (28°), nous avons l’azimut ( 225°). Un logiciel en ligne [4] nous permet de trouver que la date et l’heure approximative serait autour du 30 septembre 14h15.

elev-28-azimut-225Logiciel Sunearthtools

Pour autant qu’on puisse en juger, l’aiguille de l’horloge du clocher marque entre 2 et 3 heures.bernardo_bellotto_-_the_kreuzkirche_in_dresden_-_1751-horloge


bernardo_bellotto_-_the_kreuzkirche_in_dresden_-_1751-heure

Pour la vue depuis l’Est, la détermination de l’heure est plus hypothétique, car nous ne disposons pas de l' »encoche » qui nous a permis de mettre en correspondance un point de l’ombre et un point du clocher. Cependant, un poteau sortant d’une des ouvertures du mur va nous aider : la ligne qui passe par l’extrémité du poteau et l’extrémité de son ombre est inclinée de 57°. En portant le même angle à partir du bord du toit de l’immeuble dans l’ombre, on peut établir un triangle, le mesurer connaissant la largeur de la rue (18 m), la distance entre l’ombre et le mur mitoyen (7 fenêtres, soit 21m), puis rabattre le triangle dans le plan du tableau.

L’élévation de 18° et l’azimut de 130° donnent le 15 octobre à 8h45, soit à peu près 4 mois après l’effondrement de la tour.

elev-18-azimut130Logiciel Sunearthtools


Au delà du témoignage parfaitement réaliste, le tableau de Bellotto tire sa force d’une quadruple transgression et d’une quadruple angoisse.

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La Célestine (Carlotta Valdivia, patronne d’un bordel de Barcelone)
Picasso, 1904, Musée Picasso, Paris

1) La perte de la symétrie, l’angoisse de la mutilation


 

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Le boeuf écorché
Rembrandt,vers 1640,
Musée des Beaux arts, Budapest

2) L’exposition des parties cachées, l’angoisse de la dissection


ruins-of-dresden-s-kreuzkirche-1765-goya Goya Saturne devorant son enfant 1819-23 PradoSaturne dévorant son enfant
Goya, 1821-1823, Musée du Prado, Madrid

3) Le Passé qui menace le Futur, l’angoisse de l’écrasement


ruins-of-dresden-s-kreuzkirche-1765_plat  

 

 

 

theodor-rosenhauer-paints-blick-auf-das-japanische-palais-nach-demangriff-phoro-richard-peterTheodor Rosenhauer peignant « Vue du Palais Japonais après le bombardement »,
Photographie de Richard Peter, 1945

4) La perte de la profondeur, l’angoisse du monde plat

 

En réduisant la tour à un monde en deux dimensions, le travail de la guerre caricature celui de l’artiste


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La tour du Rathaus, surmontée d’un Hercule doré, surplombe la Kreuzkirche.

C’est de là, mais en se tournant en direction de la route de Prague, qu’ont été prises les photographies les plus emblématiques du destin de Dresde, sous l’égide ironique de la statue « Le Bien » du sculpteur August Schreitmüller.

 

dresden-1w945-blick-vom-rathausturm1945, Photo de Richard Peter  [5] dresden_1949-blick-vom-rathausturm1949
peter-19671967, Photo de Richard Peter dresden-2015-blick-vom-rathausturm

2015

On voudrait retrouver l’optimisme des Lumières, et faire de la Kreuzkirche, cinq fois rebâtie, un symbole de résilience.

Mais tandis que le tableau de Bellotto nous montre, vu d’en bas, une tour qui se régénère au milieu d’un tissu sain,

la photographie de Richard Peter révèle, vu d’en haut, un tissu irréversiblement dévasté autour d’un moignon résiduel.

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Vue depuis la Rathausturm en direction de Seevorstadt (Wiener Str.), gare centrale, le 15.02.1945.
Extrait du Panorama » Dresden 1945″ de Yadegar Asisi, Avril 2015


Références :
[2] Sur les musiciens municipaux de Drede, voir http://www.stadtpfeifer.com/dresden.htm .
« Erstlich sollen sie den Thurm an der heiligen Creuz-Kirchen mit Wachen und blasen auf vier Stimmen fruhe im Sommer um drei und Winters Zeit um vier Uhr, zu Mittag aber alzeit um zehn, und des Abends im Sommer um fünf und winters Zeit um vier versorgen. »
Les sonneurs, qui à certaines époques habitaient dans la tour, étaient tenus responsables en cas d’incendie : pas une sinécure vu les antécédents de l’édifice.
[3] La référence à la franc-maçonnerie est probable, mais improuvable. Concernant l’oncle de Belloto, Canaletto, on a pu déceler une influence maçonnique dans les caprices et d’autres oeuvres, « étroitement tributaires du mouvement des idées, comme la propagande pour l’architecture néo-classique et la franc-maçonnerie. » A.Corboz, Canaletto. Una Venezia imaginaria. Electa, Milano, 1985. D’autant que le patron de Canaletto, le consul Joseph Smith, était franc-maçon. Concernant Bellotto, qui évoluait parmi les aristocrates d’Europe Centrale gagnés par les idées maçonniques, tout particulièrement à Dresde, on peut supposer qu’il était pour le moins familier avec ce mouvement.

[5] Les photographies-choc de Richard Peter à Dresde 1945-46 : https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Photographs_by_Richard_Peter

Pauvre minet (XIX et XXème)

25 septembre 2016

Tout au long du XIXème siècle, la signification  du motif s’édulcore, sans s’oublier totalement.

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Le petit chéri
Charles Chaplin, 1891, Collection privée

C’est ainsi que Chaplin, grand recycleur des sujets XVIIIème, peint dans le style de Mercier ce tableau d’une jeune fille candide, dont le chat se réduit à un triangle biffé de fentes closes.


Madame Minette…


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Les Barrisson Sisters, spectacle burlesque entre 1891 à 1900

Multipliée par cinq, la fillette anglaise éthérée revient des Etats-Unis au tournant du siècle, bien décidée à exploiter la métaphore. Ces cinq véritables soeurs, nées en Allemagne, blondes et bouclées, demandaient aux spectateurs «  Would you like to see my pussy ?  » puis relevaient leur jupon, sous lequel une tête de minet était accrochée,  en chantant d’une voix perçante :

« Would you give me the tip of it, the tip of it, the tip of it,
Because I’ve got a pussy cat
Who hasn’t eaten that, that, that ! »

H IBELS, Les Sisters Machinson s, 1901 ASSIETTE AU BEURRE

Les Machinson’s Sisters
Illustration de H. IBELS, l’Assiette au beurre, 1903
 

Le concept fut ensuite repris  à l’identique par une autre troupe, les Machinson’s Sisters. On peut lire en bas à gauche de l’affiche la traduction du célèbre refrain, dument visé par la censure.


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Elle
Gustave Adolf Mossa, 1905, Musée Chéret, Nice
 

Cette divinité androcide porte inscrite sur son auréole sa devise impérieuse :

« Hoc volo sic jubeo – sit pro ratione voluntas »« « Je le veux, je l’ordonne – que ma volonté tienne lieu de raison ». Juvénal, Satires, VI, 223.

A son collier sont attachés les trois moyens de suicide de ses victimes :  revolver, poignard et poison.

Juchée sur un coussin de cadavres, appuyée sur ses pattes avant, elle a la posture et la cruauté du minet qu’elle magnifie.


sb-linefaugeron salon 1912Psyché
Alphonse Faugeron, 1912

En montant vers le temple d’Amour, Pysché explique à son confident que, ce soir, grâce à sa lampe à huile, elle va enfin pouvoir contempler les traits de son amant secret. Mythologie grecque et mythologie montmartroise se combinent dans cette iconographie ambitieuse  qui, malgré le chat noir  sensé conjurer la fatalité de la lumière,  se résume  essentiellement à une jeune fille ayant égaré son pyjama dans un parc.


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Chez le photographe

Carte postale de Maurice Millière, 1904

La paysanne profite du marché pour se faire tirer une photographie.  Un canard sort le cou du panier , une oie orne le manche du parapluie : cette femme aime les oiseaux (voir L’oiseau licencieux)



Le jeu de mot raffiné qui est le ressort de la composition a été très exploité à l’époque (voir la page qu’un collectionneur  lui a consacrée : http://jean-paul.rochoir.pagesperso-orange.fr/minette.htm)

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L’artillerie
Carte postale de Cheri Herouard, 1914-18
 

La Grande Guerre  va voir refleurir le thème de la jeune fille au chat, dans des iconographies improbables.

Ici, la maîtresse délaissée tire au canon un bouchon dans la gueule du pauvre Minet : figuration originale  de la chasteté obligée.

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Minet s’ennuie
Carte postale, 1914-18

Cette carte postale renouvelle, dans un registre plus gourmand et moins littéraire qu’au XVIIIème siècle,  le thème de la  mélancolie de l’esseulée. Le décor rococo revendique d’ailleurs une filiation bon chic avec l’époque des gravures libertines. Et la longue lampe mise sous housse par l’abat-jour fournit un symbole modernisé de l’objet qui manque ici.


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Mi-aou
Carte postale, 1914-18

Les matous de Montmartre, s’appelant de part et d’autre de la lune, ont quitté leur statut de symbole exclusivement féminin pour illustrer l’appel mutuel des sens, entre l’arrière et le front : miaou épistolaire dans un sens, permissionnaire dans l’autre. Du coup la dame et le monsieur prennent des poses félines : l’une s’étire sur son fauteuil, l’autre s’effile la moustache.

A noter le décor rococo identique : les deux cartes faisaient partie de la même série.


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La petite marraine du Poilu
 Carte postale, 1914-18

La sagesse de l’illustration fait contraste avec la crudité de l’explication liminaire. La question de la fourrure est désormais abordée sans détours.



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Le langage des chats
Carte postale, 1914-18
 

Tel l’aiguille d’un baromètre, l’index du soldat hésite entre « Actif » et « Fougueux », dans cette météorologie féline.



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Les chats aiment les saucisses
Carte postale, date inconnue

Autre carte postale à prétention  encyclopédique : à noter la taille croissante  en fonction de l’âge.


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Après le départ du train des maris
Illustration de Cheri Herouard pour La Vue Parisienne, 1923

Les Années Folles libèrent les femmes, qui entraînent désormais   Minet dans leur autonomie endiablée.


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Raphael-Kirchner-av-1910-Les-extremites-se-touchent-Salon-des-HumoristesLes extrémités se touchent, Raphael Kirchner, avant 1910, Salon des Humoristes Alberto_Vargas_Femme au tigre et au chat 1915Femme au tigre et au chat, Alberto_Vargas, 1915
 

Avant guerre, Kirchner avait eu l’idée de placer en miroir, faisant contact du bout des pattes, la belle et son emblème.

En 1915, à dix neuf ans, Vargas quitte Paris pour New York. Très influencé par Kirchner, il transpose la même idée aux  membres antérieurs des deux alter ego, et rajoute tête bêche un tigre aplati  par cette  féminité triomphale :  la moralité est que le petit félin a eu la peau du prédateur.


Feline Entre-Act,  1919, Alberto Vargas

Quatre ans plus tard, à la mort de Kirchner, Vargas lui succède comme artiste maison des Ziegfeld Follies. Il reprend le dessin parisien pour  cette aquarelle de très grand format, destinée à décorer les murs du New Amsterdam Theater.  La femme fatale a désormais les yeux bleus et les lèvres rouges,  ce qui l’apparente au chat, mais aussi une chevelure rousse qui l’harmonise avec le tigre. Ce dernier ne représente donc plus la puissance virile domestiquée, mais plutôt la face sauvage de la rousse. De plus les pattes avant du chat, au lieu de chercher à griffer, montrent désormais leurs coussinets : on comprend que la femme fatale accomplie est donc à la fois chatte soumise et tigresse vorace.

L’idée de la rousse flamboyante  est aussi un hommage à Anna Mae Clift,  danseuse des Ziegfeld Follies qu’il rencontre justement en 1919 qui deviendra son épouse en 1930.


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Louis Icart, vers 1930

Au delà de la scène comique, il faut apprécier la recherche de symétrie  :

  • dans le  couple de quadrupèdes noirs, le chat se cache de la souris ;
  • dans le  couple de quadrupèdes blancs, la dame relâche  son emprise sur sa carpette favorite.

Dans un sursaut de virilité, la queue de l’ours et la souris font alliance contre la dame et sa chatte.


Monsieur Minet…

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Le chat noir Gaudeamus
Steinlein, 1890

Préfigurant le slogan « Jouissons sans entraves » de 1968, ce matou exalté  brandit sur la barricade sa bannière provocatrice.

Le chat discret qui, dans les ruelles des comtesses, métaphorisait  leur désir,  est descendu dans la rue pour prôner la révolution sexuelle.


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Carte postale
Raphael Kirchner, vers 1910

Tout en faisant le gros dos comme Madame, Minet évoque Monsieur et le remplace avantageusement.


Carte postale
Raphael Kirchner, vers 1916

Son affection s’étend de la patte à la queue.


Emil RantzenhoferEmil Rantzenhofer

Le minet surclasse largement les divers bibelots que la collectionneuse a réunis autour d’elle.


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keesvandongen1908womanwithcatmuseumofartmilwaukeewisconsinFemme au chat
Kees Van Dongen ,1908,
Museum Of Art, Milwaukee, Wisconsin
takehisayumeji-kurofuneya-takehisayumejiikahomemorialKurofune ya (Les Navires Noirs)
Takehisa Yumeji,vers 1919, Takehisa Yumeji Ikaho Memorial, Japon

Chez Van Dongen, le chat qui s’étire jusqu’aux yeux félins de la Belle, prolongé par l’érection du plumet, semble bien se rattacher à la face masculine du symbole.

Tout autre est la signification du chat noir dans la version japonaise, réinventée indépendamment par Takehisa Yumeji : le côté intrusif du félin fait ici allusion aux « navires noirs », ces vaisseaux occidentaux   qui amenaient au Japon la technologie occidentale, et ses menaces.


edwardpenfield-1896-harpers-cover-may-brooklynmuseumnyCouverture de la revue Harper’s
Edward Penfield, 1896, Brooklyn Museum, New York
Aquatinte extraite de Tu m'aimeras (comédie en trois actes de Claude Dazil) Léonard Tsuguharu Foujita 1926Aquatinte extraite de Tu m’aimeras (comédie en trois actes de Claude Dazil),  Foujita, 1926
 
Carte postale art decoCarte postale art deco Black Cat by Ishikawa Toraji, 1934Chat noir, Ishikawa Toraji, 1934
 

Autres influences croisées entre Occident et Japon…


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krzyzanowski_portret_zony_lZona (l’épouse du peintre) avec un chat
Konrad Krzyzanowski , 1912, Musée d’Opole, Pologne
krzyzanowski-przy_fortepianieAu piano
Konrad Krzyzanowski , 1904, Collection privée

Le félin  assis sur la canapé, en pendant de sa maîtresse rêveuse,  rend au premier degré hommage à sa féminité. Au second degré, tapi dans l’ombre et comme prêt à sauter de la noirceur vers la blancheur,  il émarge sans conteste à la symbolique du désir masculin camouflé.

A noter la composition de 1904, similaire mais moins explicite.


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Madchen und Katze - Johann Heinrich Vogeler 1914

Jeune fille et chat (Mädchen und Katze)
Johann Heinrich Vogeler, 1914, Collection privée

Le minet exhibé, pattes compressées, yeux clos, truffe rose et fourrure blanche, est l’antithèse miniature de la jeune fille, pudique, membres comprimants, yeux ouverts, lèvres roses et robe à  rayures, lesquelles conduisent l’oeil vers l’entrejambe des deux et la queue rigide qui s’y loge.


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Leonor Fini
Photo de Dora Maar, Paris, 1936

Aux pieds de deux statues de saints, l’artiste sulfureuse joue à cache cache avec l’objectif, écartant les pattes tout en dissimulant son sexe réel derrière son sexe métaphorique. En ostension entre les bas-nylons dont il a fait filer deux mailles, à la fois fourré et érigé, toute douceur et toute griffe,  Minet exhibe ici tout son potentiel  bisexuel.


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Nativa Richard studio Yva Richard vers 1930Nativa Richard, studio Yva Richard, vers 1930

La métaphore se trouve ici vulgarisée par une baguette magique.


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Carole LombardCarole Lombard, vers 1930 Flora Borsi PhotoPhotographie de Flora Borsi, 2016, projet Animeyed

A gauche, Minet se niche plus haut, plus enfant qu’amant. Son pelage noir s’oppose au blond platiné de la femme-panthère. Mais c’est par les yeux hypnotiques que se révèle leur parenté féline.

Fusion achevée dans la photographie de Flora Borsi.


Dal Holcomb (American, 1901-1978) Woman grooming

Femme toilettant un chat
Gouache de Dal Holcomb, années 30, collection particulière

Fourrure blanche contre fourrure noire, les deux sont prêts pour le concours de beauté.


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Arthur Sarnoff Pussy CatPin-up de Arthur Sarnoff, vers 1950 Joyce Ballantyne Out You Go (Me and My Shadow) 1955 caPin-up de Joyce Ballantyne, Out You Go (Me and My Shadow), vers 1955

Lorsque la fourrure est noire, le déshabillé est blanc et les cheveux clairs, et vice versa. Il est fort probable que Joyce Ballantyne a inversé et complexifié l’idée de Sarnoff :

  • le matou blanc à la queue dressée symbolise l’amoureux qui vient quand il veut, attendu avec indulgence ;
  • le minet à la queue basse, pendu par la queue du cou, le mari (My shadow) qui doit rentrer à l’heure.

Dans les deux cas, la porte ouverte sur une intimité radieuse renforce le déshabillé dans l’idée d’une disponibilité assumée.


Le lait de Minet


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Anticipation
Victor Gabriel Gilbert, fin XIXème, Collection privée

Ici, ce n’est pas la symbolique sexuelle, mais leur intérêt commun pour le lait, qui unit le félin et la femme dans une double anticipation :

  • le chat voudrait bien en avoir, mais le bol n’est visiblement pas pour lui ;
  • la servante voudrait bien en avoir, mais pour l’instant elle est contrainte de nourrir l’enfant d’une autre.
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Le poêle
Xavier Mauzan, carte postale, vers 1925

Cette carte renoue avec la tradition allusive du XVIIIème siècle.  Le poêle rassemble toujours nos  deux amateurs de chaleur : la jeune fille retroussant sa robe et son chat.  Une descente de lit en léopard réunit les différents félins.

Contrairement à ce qu’il semble, le chat blanc ne s’intéresse pas à cet alter-ego symbolique que la maîtresse lui montre, mais à un autre alter-ego : le  pot à lait mis à chauffer sur la plaque.

Car par une  ironie discrète, le  pot arrondi avec son anse épouse la forme du chat assis sur sa queue. Et le poêle emmanché d’un tuyau en hors champ  figure, dans le dos de la jeune fille,  des satisfactions à venir.

Dans cette fable du Poêle et du Pot à Lait,  les objets prennent la forme du désir de chacun.


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Danseuse se reposant
Degas, 1879-1880, Collection privée

En attendant que son café ou que son thé chauffe, la danseuse lit le journal.

A l’issue de notre parcours, cet innocent pastel prend une tonalité inattendue. La sensation d’incongruité ne réside pas, comme on le croit au premier abord, dans le prosaïsme de l’attitude, au sein d’un monde sensé être féérique  et gracieux (voir  Femme de plume en tutu).

Mais dans le contraste voulu entre cette féminité de gaze et de papier, et la masculinité métallique de ce poêle priapique, avec son tuyau à hauteur de sexe, métaphore, comme on voudra, d’érection ou  de pénétration.

Petit chat de compagnie et petit rat de l’opéra jouent semblablement avec le feu,

et se chauffent les poils près du brasier prêt à les dévorer.


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Le réchaud
Pinup de Fritz Willis

Dans la même thématique, cette pinup qui attend que sa collation soit chaude – cernée par les  deux symboles du bec de la théière et de la cheminée de la lampe – est manifestement devenue chatte, à en croire  les bords fourrés de sa nuisette.


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Le chaton

Pinup de Fritz Willis, octobre 1962

Souvent chez Fritz Willis la pinup miniaturise, voire ridiculise, une effigie du mâle dominant : en l’occurrence  le chaton minuscule réduit aux lapements.

La métaphore féline fonctionne ici à contre-sexe : seul le bol de lait extériorise les appas de la donatrice.


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Pinup, Olivia De Berardinis

Toute en tension au bord du banc, jambes et  bras fermés, bouche bâillonnée et ventre piquant, toute l’attitude défensive de la dame est démentie par la  béatitude de sa chatte.


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La tournée du Chat Noir
Poster de Alma Canchola

Cette intéressante reprise du matou célèbre de Steinlen destitue définitivement les vieilles métaphores galantes :  la femme assume sa totale félinité, la boisson chaude n’est plus un excitant, « Pauvre minet » est devenu « Heureux Felix », comblé de toutes les caresses : sans plus de mystères que sa queue en point d’interrogation.


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didier cassegrain fille et chat didier cassegrain vers 2010
didier cassegrain vers 2009 didier cassegrain chats

Didier Cassegrain, vers 2010

Quatre dessins ou les formes du minet épousent avec bonheur celles de sa maîtresse.