6 Dans un Café : un culte à la lumière

18 janvier 2014

Le plein air, la lumière du jour, les extérieurs ensoleillés,  sont les ingrédients fondamentaux des peintres impressionnistes.  Mais Caillebotte est peut-être celui qui a le mieux réussi, dans plusieurs oeuvres savantes et singulières, à prendre comme sujet principal du tableau cet héliotropisme, cet appétit immodéré d’extérieur.

Avant de revenir au café, une courte promenade lumineuse parmi ces autres oeuvres nous sera bénéfique.


Jeune homme à la fenêtre

 Caillebotte, 1876, Collection privée

 Caillebotte_-_Jeune_homme_a_la_fenetre

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Ce tableau faisait partie, avec les deux versions des Raboteurs, du lot montré par Caillebotte lors de sa première participation à l’Exposition Impressionniste, en mars 1876.

Un portrait de dos

Un de ses intérêts est biographique : la vue est prise depuis l’appartement familial, un hôtel particulier situé à l’angle de la rue de Miromesnil et de la rue de Lisbonne. Le jeune homme est René, le premier frère de Gustave,  de trois ans son cadet.

Rétrospectivement, cet homme en noir qui nous tourne le dos prend une dimension tragique : car René va mourir le 1er novembre 1876, six mois à peine après l’exposition qui a vu le premier succès de son frère.

Le peintre debout

Debout,  tête nue,  fermement campé sur ses jambes, René observe le boulevard. Et le peintre, par derrière, observe son frère.

Caillebotte  s’essaye ici au procédé de la « Rückenfigur surplombante » mis au point par Caspar-David Friedrich avec, là encore, une figure chère, celle de sa propre femme (voir Le coin du peintre).Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Perspective

Il inaugure également le point de vue perspectif qui sera celui de Dans un Café : le peintre est debout comme son personnage  : la ligne de fuite passe exactement au niveau de ses yeux.


La femme qui attend

Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Detail fiacreCaillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Detail femmeA la différence de Friedrich le mystérieux, Caillebotte n’évite pas de nous montrer ce que son personnage regarde : une femme campée au bout du trottoir,  au carrefour avec le boulevard Malesherbes, dans l’ombre large de l’immeuble. Le soleil commence à baisser (il se trouve en haut à gauche). Et la femme est tournée en direction du soleil.

De part et d’autre de la femme en attente, deux fiacres sont également à l’arrêt (d’après les jambes du cheval). Ils sont eux aussi tournés face au soleil. Celui de gauche est garé à contrevoie, celui du fond est garé à droite, dans le sens normal de la circulation.


Caillebotte_-_Jeune_homme_à_la_fenetre Miroir
Il en résulte une impression de symétrie optique entre les deux rues et les deux fiacres : comme si la fenêtre prolongeait indéfiniment son effet de miroir jusqu’à ce point focal des regards que constitue la jeune femme.

Comme dans Dans un Café, nous sommes dans un moment de suspens, d’attente que quelque chose bouge. La jeune femme se trouve à l’intersection de deux rues. Mais aussi de l’intérêt des deux cochers qui se disent « va-t-elle monter ? ».  Mais aussi de la curiosité désirante du jeune homme et de son double qui, peut-être, se posent la même question.

Cinq personnages héliotropes équilibrés sur des lignes de force,

comme les pièces d’un jeu d’échec dans l’attente que la reine bouge.

Homme au balcon, boulevard Haussmann

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_Homme au balcon, boulevard Haussmann

En 1880, Gustave reprend l’idée de l’observateur observé et du balcon sur la rue. Entre temps,  il a quitté l’immeuble  familial de la rue de Lisbonne pour s’installer au 6ème étage d’un immeuble du 31 boulevard Haussmann, à deux pas de l’Opéra. Changement de lieu qui l’encourage  sans doute à  superposer au souvenir de son cher René, l’image équivalente de ce bel homme en haut de forme et habit de soirée qui s’accoude au balcon pour contempler, comme au théâtre,  le spectacle du monde.


Caillebotte_Homme au balcon, boulevard Haussmann_perspective
La     composition est plus simple que dans Jeune homme à sa fenêtre : la perspective est frontale, on ne voit ni l’intérieur de la pièce ni ce qui se passe en bas dans la rue. Mais le point de vue perspectif est le même : le peintre est debout comme son modèle, et décalé sur sa gauche.

Les bandes du store et les panneaux de la ferronnerie définissent un découpage en quatre bandes dans lequel  s’inscrivent symétriquement  l’homme et le pot de fleur, la fenêtre-miroir et le peintre invisible. Mise en balance très proche de celle que nous avons remarquée dans  Dans un Café, peint la même année, dans la même ambiance lumineuse, avec le même store aux rayures blanches et rouges.

Un balcon

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_-_Un_balcon_(1880)

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Enfin nous voici sortis à l’extérieur, sur le balcon côté  boulevard Haussmann. Bien que traité à larges touches, nous reconnaissons tout de suite le premier personnage, avec son melon, ses rouflaquettes, sa large moustache et son col ouvert. Il se tient debout, dans la position qu’il affectionne : appuyé en arrière, les mains dans les poches. Depuis le balcon du sixième, il observe le boulevard.Caillebotte_Un_balcon_perspective


Et Gustave l’observe cette fois non de face comme dans Dans un Café, ni de dos, mais de profil, en se plaçant toujours à sa hauteur.

Notons également l’opposition entre le melon du personnage debout et le haut-de-forme de l’homme penché, qui rappelle quelque peu la supériorité du buveur sur les joueurs, dans Dans un Café.

Le contraste lumineux entre l’intérieur et l’extérieur qui caractérisait les autres tableaux, est ici remplacé par une opposition entre le versant éclairé et le versant sombre du boulevard.

Notons donc cette règle que Caillebotte semble s’être imposée à cette époque :

la lumière est là où le peintre n’est pas.

Portait d’Homme

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_Portrait_d'Homme

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Revenons à l’intérieur pour retrouver notre homme, en tout cas le même type d’homme massif, en moustache rousse et rouflaquettes brunes. Il est ici en habit de soirée, redingote, pantalon sombre et noeud serré : bien loin du déguisement de « pilier d’estaminet » qu’il avait passé pour plaire à l’ami Gustave : chapeau-melon, col débraillé, veste vague et pantalon clair.

Caillebotte Dans un Cafe _homme
Nous ne savons rien de son identité : un ami proche de Caillebotte en cette année 1880, proche comme un frère si c’est bien lui qui pose de dos, en haut-de-forme, superposé à l’image du bien-aimé René, dans l’unique autre Rückenfigure masculine de  Caillebotte.

Quoiqu’il en soit, dans cette série de tableau, il symbolise ces contemplatifs urbains qui, du fond d’un bar, du haut d’un balcon, ou de l’intérieur du  salon, dirigent toujours leur regard vers la lumière.

Intérieur

Caillebotte,1880, Collection privée

Caillebotte_-_Interieur

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Le mari

A la même place dans le fauteuil près de la fenêtre, ce barbu n’est pas un contemplatif : c’est par l’intermédiaire du journal qu’il entend s’informer sur le monde. Les glands et le noeud du rideau, à l’aplomb de son entrejambe, sous-entendent peut-être une préférence pour le lien conjugal plutôt que pour les aventures extérieures.


La femme

A côté de lui, la troisième et dernière Rückenfigure de Caillebotte, peinte  cette même année 1880, regarde par la fenêtre. Aucune fuyante ne permet de déterminer la position du point de fuite :

le lieu du couple – le pièce à la fenêtre close – semble être littéralement, pour Caillebotte à cette époque, un espace sans perspective.Caillebotte_-_Interieur_Exterieur

Si nous le comparons au tableau qui est probablement  son pendant, il semble bien que dans les deux cas le peintre se trouve debout à gauche, derrière sa Rückenfigure.

Porte-fenêtre grande ouverte contre fenêtre close, rayures colorés des stores contre  bouillonnement de rideaux blancs :  l’espace qui offre aux yeux du célibataire apparaît comme véritablement illimité, comparé à celui de la femme mariée : néanmoins, la fenêtre maritale n’est pas totalement domestiquée puisqu’elle laisse voir au moins jusqu’à  l’immeuble d’en face.

Caillebotte_-_Interieur_Canterbury
La pancarte « (Ca)nt(e)rbu(ry) » indique qu »il s’agit d’un hôtel, d’un lieu qui vous fait rêver d’étranger.


L’autre

Caillebotte_-_Interieur_etranger
Et l’étranger se trouve bien là, minuscule, à l’une des fenêtres  : c’est lui que la jeune femme regarde.

Un « conte de Cantorbery » du monde moderne, en quelque sorte…

Au cours de cette excursion, nous en avons appris un peu plus sur les sujets d’intérêt de Caillebotte en 1880, l’année où il peint Dans un Café.

Nous savons qu’il a pris plusieurs fois pour modèle ce costaud à moustache et rouflaquettes, qu’il utilise volontiers l’opposition entre les personnages assis/dominés, et les personnages debout/dominants. Parmi lesquels il se situe lui-même, puisque le point de fuite est toujours au niveau des yeux du personnage debout.

Nous en savons un peu plus ce que signifie « regarder dehors ». La fenêtre  de l’immeuble haussmannien prolonge à domicile le plaisir du  balcon de théâtre : contempler d’en haut, sans être vu,  le spectacle du monde,  les jolies passantes, les fiacres ; voir, en étant vu, l’étranger de la loge d’en face.

Surtout, nous en savons beaucoup plus sur la dévotion que Caillebotte lui-même porte à la lumière du jour. Avec ses grilles ouvragées, ses balustres, son store en guise de dais, chaque balcon est une chapelle particulière pour célébrer ce culte, un culte qui se pratique debout, si possible les mains dans les poches.

Et même dans la scène un peu vaudevillesque de l’hôtel Canterbury, les dentelles immaculées et les lourds velours bleu des rideaux lui dressent comme un reposoir.

7 Dans un Café : où est Gustave ?

18 janvier 2014

Comme dans tout tableau comportant un miroir, se pose la question « où est le peintre ? ».

La réponse nécessite une analyse précise de cette perspective singulièrement tarabiscotée, et va nous entraîner dans des réflexions en abyme.

Caillebotte Dans un Cafe

Les reflets

A la différence des reflets brouillés de Degas, ceux de Caillebotte sont d’une netteté géométrique. Le miroir reflète sans déperdition, c’est la condition nécessaire pour montrer le second miroir qui se  reflète à l’intérieur du premier, et reflète lui-même à son tour la lumière de la terrasse.

Le buveur et son double

Caillebotte Dans un Cafe _reflet tete

Dans un premier temps, le spectateur se laisse impressionner par la carrure du buveur,  qui barre la route à toute analyse : et son reflet,  à sa gauche, apparaît juste comme un effet servant à renforcer  cette présence, dans une sorte de dédoublement à la Dupond et Dupont.

Un jeu de miroirs

C’est seulement dans un second temps que l’oeil commence à appréhender la toile dans sa profondeur, et réalise que le sujet principal du tableau pourrait bien être, non pas le buveur, mais le jeu de miroirs lui-même. Nous sommes alors invités à pénétrer dans une sorte d’attraction optique, truffée  d’indices visuels tantôt mis en évidence, tantôt dissimulés, pour nous aider ou pour nous perdre…

Le porte-chapeaux

On comprend vite que les deux chapeaux sont accrochées à une tringle fixée sur le second miroir, ce qui explique leurs reflets très rapprochés. La tringle se poursuit sur la droite, devant le store,  confirmant que l’ouverture est elle-aussi un reflet, vu dans ce second miroir.

Comme la tringle du porte-manteau se superpose visuellement aux supports du second lustre, les ferrures dorées, les quatre boules blanches et les quatre « chapeaux » noirs se mélangent en une sorte d‘objet composite, rendu possible seulement dans l’espace virtuel des miroirs, qui abolit les distances.

Banquette et manteau

Caillebotte Dans un Cafe_manteauEn masquant derrière la banquette la moulure du bas du miroir, Caillebotte nous empêche de distinguer du premier coup d’oeil ce qui est cloison et ce qui est reflet. Il nous oblige à réfléchir mais nous donne tout de même un indice  : le bas du manteau passe devant la banquette, ce qui prouve que la cloison à laquelle il est accroché ne peut pas être un miroir.

Manteau et chapeaux travaillent donc de concert pour discriminer le mur et le miroir.


La veste du buveur

Caillebotte Dans un Cafe veste bezigueCaillebotte Dans un Cafe vesteLes vestes d’homme se boutonnent pan gauche sur pan droit, et la poche de poitrine est à gauche.

C’est ce que nous constatons sur la veste de l’homme debout dans La partie de bézigue,  et sur la veste du buveur. Ce qui nous confirme que ce dernier n’est pas  un reflet dans un miroir : à la différence des joueurs, c’est bien un personnage réel qui se dresse, en chair et en os, en face du peintre.

Le point de fuite

Caillebotte Dans un Cafe_point de fuite gauche
Les fuyantes des deux tables du premier plan donnent un point de fuite situé en haut du reflet du chapeau melon du buveur. Ce point de fuite est également cohérent avec les reflets des trois chapeaux dans le miroir (Il ne faut pas tenir compte de la ligne qui semble être le bord gauche de la table du buveur, et correspond en fait au contour en accolade du dossier de la chaise).

Le peintre serait donc situé face au buveur, un peu plus haut que lui : celui-ci lui fait  presque complètement écran, mais on devrait au moins voir l’oeil et le front de Gustave dépassant au dessus du reflet du chapeau-melon.


Abymes absents

Caillebotte Dans un Cafe_abyme
Le principal problème de ce point de fuite n’est pas l’absence du reflet de Gustave : il tient au fait que, si la pièce est symétrique et si les miroirs sont face à face sur les murs opposés, on devrait avoir une construction en abyme, une multiplication à l’infini des reflets du buveur et des joueurs.

Un second point de fuite ?

Caillebotte Dans un Cafe_points de fuite
Un autre point de fuite est possible : si on suppose toujours que les deux miroirs sont face à face sur les murs opposés de la pièce, on peut tracer une fuyante reliant les deux points où la moulure dorée coupe le haut de la banquette. De même, si les lustres sont également symétriques, on peut tracer une autre fuyante passant par le centre des lustres. L’intersection de ces deux lignes donne un point de fuite en haut à droite du tableau, confirmé par le bord gauche de la table des joueurs.

Gustave parmi les joueurs ?

Comme ce point se trouve à l’aplomb  de la signature, il est tentant, un instant , de penser que Gustave pourrait bien se dissimuler dans l’un des joueurs, mais lequel  :  celui de dos, qui regarderait la scène dans le miroir en face de lui ?  Ou celui de face, qui au lieu de jouer serait en fait en train de dessiner, le coude sur la table…

Mais ce point de fuite est  trop haut pour identifier le peintre avec l’un ou l’autre joueur. Par ailleurs, il conduirait à conclure que Caillebotte a délibérément truqué la perspective, avec un point de fuite différent pour l’espace réel, en avant du miroir, et l’espace virtuel, en arrière. Il doit y avoir une autre explication…

Une zone anormale

Caillebotte Dans un Cafe_paroi manquante
Sur la première cloison, derrière le buveur, il existe une zone moulurée intermédiaire – là ou est accroché le manteau –  entre le panneau du lustre et le miroir. Alors que sur la cloison grise, derrière les joueurs, le miroir jouxte directement le panneau du lustre.


Une perspective faussée ?

Ce décor  est-il vraiment composé de bric et de broc, en prenant des libertés avec la perspective ?

En fait, les soit-disantes « anomalies » – double point de fuite, cloisons différentes – n’en sont que parce que que nous avons supposé que les deux parois de la salle étaient symétriques.

Pour éviter la composition en abyme, il y avait une solution très simple, et c’est celle que Caillebotte a retenue :

ne pas mettre les miroirs face à face, mais en quinquonce !


Reconstitution de la salle

Une fois acceptée l’idée que la salle n’est pas symétrique, il n’est pas trop difficile de tracer un plan cohérent avec ce que le tableau nous montre (et aussi avec ce qu’il nous cache).

Dans cette représentation, chaque miroir se comporte comme une fenêtre ouvrant sur une deuxième salle. Ainsi, l’espace virtuel  correspondant à la réflexion dans le premier miroir donne, en plan, une salle  A’ symétrique de la salle principale. L’espace correspondant à la réflexion dans le second miroir donne une salle A », symétrique cette fois de la salle A’. La diminution de la taille des objets, dans les miroirs successifs, traduit cet éloignement au  travers d’espaces virtuels successifs.

La topographie de la salle est la clé qui nous manquait pour répondre aux petites énigmes que Caillebotte nous soumet.

Caillebotte Dans un Cafe plan


Les reflets des personnages

Le point de fuite de gauche explique parfaitement la position du reflet de la tête du buveur, à sa gauche.  Il explique aussi que les reflets des têtes des joueurs sont absents, si on admet que les joueurs ne sont pas face à face, mais en quinquonce : dans ce cas le reflet du joueur vu de dos (6 sur le schéma) se trouve en hors champ, et celui du joueur vu de face (7 sur le schéma) est masqué par les deux joueurs.

Les reflets des chapeaux

En revanche, Gustave s’est trompé sur un seul point : comme le point de fuite est décalé sur la gauche, le reflet apparait toujours à gauche de l’élément réel : ainsi celui  de chaque chapeau devrait se trouver à gauche, et pas à droite du chapeau réel.
Les deux seules anomalies résiduelles sont mineures : l’absence du reflet du front de Gustave, et  l’inclinaison du bord gauche de la table des joueurs.


Où est l’ouverture ?

Caillebotte Dans un Cafe _porte

La lumière du fond n’est pas un trucage perspectif,  elle correspond bien à une ouverture réelle, qui se trouve à droite du buveur.


Qu’est ce qui fait contrepoids à l’alcool ?

Nous avons observé que le tableau est composé comme une balance, les poids lourds à gauche (le verre et le buveur), les poids légers à droite (la cigarette et les joueurs).

Caillebotte Dans un Cafe_diagonale

Dans la  pièce réelle, le verre d’alcool et la porte lumineuse encadrent le buveur, sur le même cloison. Mais  par la magie des miroirs, ils se trouvent projetés aux antipodes, aux deux bouts de la diagonale montante.

Ce qui fait contrepoids à l’Alcool, c’est la Lumière…

Caillebotte Raboteurs de parquets Orsay Perspective
Trois ans après les Raboteurs de parquet, Caillebotte reproduit, mais cette fois dans un espace virtuel, la même composition  : au fond la lumière, au premier plan la bouteille de vin et le verre. Comme si, dans son imaginaire, lumière et alcool se trouvaient indissolublement liés.

  • Dans les  Raboteurs de parquet, ils s’opposaient de manière manichéenne, divinité lumineuse contre idole sombre, échappée vers le dehors contre pulsion vers l’alcool.
  • Dans Dans un Café, on ressent plutôt une complémentarité : le soleil illumine les extérieurs, mais lorsqu’il s’agit d’éclairer l’intérieur des êtres, c’est l’alcool qui prend la relève. Les deux substances sont deux principes d’éveil, d’initiation à la vérité des chose. Nous sommes sur le fil du rasoir, à l’équilibre entre deux divinités bénéfiques mais dangereuses, l’une qui aveugle, l’autre qui rend fou.

Le Café Caillebotte,

avec son stores et ses miroirs qui régulent le flux de lumière,

avec ses soucoupes qui comptent les verres d’alcool,

pourrait bien être une machine à acclimater les excès.


A qui appartient le manteau ?

Caillebotte Dans un Cafe plan manteau
Le manteau n’appartient pas nécessairement aux joueurs. Certes, il est accroché à côté d’eux (N°9 sur le plan),  mais cet emplacement se trouve situé juste derrière le peintre.

Probablement est-ce une coquetterie de Gustave : à défaut de nous laisser voir son reflet dans le miroir, du moins nous montre-t-il son manteau.


Que regarde le buveur ?

Caillebotte Dans un Cafe plan buveur
Ce que le buveur regarde, ce n’est pas le peintre : il porte les yeux un peu  plus à gauche, vers la table des joueurs, qui se situe en fait tout près de lui.
Il peut  ainsi observer simultanément trois choses :

  • en premier lieu, étant debout, il peut suivre facilement la partie par dessus l’épaule du joueur de dos ;
  • en deuxième lieu, il peut utiliser le miroir pour suivre la partie du point de vue de l’autre joueur, celui qui est vu de face ;
  • en dernier lieu, il lui suffit de lever un peu le regard au dessus de la table de jeu pour voir, toujours dans le miroir, tout nouveau client entrant dans le café.

Loin de truquer la perspective, Caillebotte a au contraire mis en place très scrupuleusement les éléments du décor, de manière à ce que le réalisme physique soutienne et renforce le contenu symbolique.

Toute la mise en scène a pour effet de placer le « buveur » dans une position très exceptionnelle, privilégiée, surplombante, d’où il peut détecter le moindre mouvement, aussi bien dans le monde en réduction que constitue la partie, que dans l’espace extérieur. En cela, il se trouve dans la même situation que les observateurs au balcon peints par Caillebotte la même année (voir Un culte à la lumière).

Jouissant de cette vision panoptique, notre colosse moustachu n’a plus rien à voir avec un soûlographe.  Guetteur plutôt que buveur, dominant les passions plutôt que dominé par elles, pourquoi ne pas y voir une sorte d’ange débonnaire, descendu boire un petit verre au comptoir ? Depuis Wim Wenders, nous savons bien que  les anges ont soif.

8 Dans un Café : comment Gustave voit

18 janvier 2014

Après avoir trouvé où est Gustave, nous allons nous livrer à une dernière spéculation,  quelque peu théorique : comment voit-il ?

Caillebotte Dans un Cafe _schema_vision

 

Caillebotte Dans un Cafe cinq tranches

Nous avons remarqué que dans la composition, les joueurs sont mis en balance avec le buveur, à équivalence de poids : le thème du jeu est donc aussi important que celui de la boisson.

Caillebotte Dans un Cafe_quatre jouers

Si Caillebotte a empilé quatre soucoupes, s’il a mis quatre boules aux lustres, s’il a ajouté son manteau à côté des trois chapeaux, c’est peut être pour nous faire comprendre qu’il faut prendre en compte quatre joueurs, même si jusqu’à maintenant le peintre a fait le mort.


Les quatre joueurs

Caillebotte Dans un Cafe _joueurs

Un joueur vu  de face (calculant) et un vu de dos (attendant), se livrent à un jeu non identifié, dans la salle virtuelle qui s’ouvre derrière le miroir.

Maintenant nous pouvons en rajouter deux autres :

un peintre (actif)  face à son modèle (contemplatif),

se livrant à autre jeu que nous pourrions appeler :

une partie de peinture.


La vision télescopique

Caillebotte Dans un Cafe plan vision directeD’où il est placé, si Gustave veut observer l’extérieur, il n’a qu’à tourner son regard vers la droite, en direction de la porte.

Bien au contraire, il choisit de restreindre son champ de vision, autrement dit l’espace du tableau, à une zone étroite autour de son modèle et du miroir situé derrière.

Et c’est au travers d’une succession de filtres  que la lumière extérieure va lui parvenir, reconstruite, telle celle d’une étoile au travers des trois chambres d’une longue-vue.

 


Caillebotte Dans un Cafe plan trois etagesLa salle du fond

Entrant par la vitre au fond du second café virtuel (A » sur le plan), la lumière d’abord ne rencontre personne : il n’y a dans cet espace qu’un mur gris et un lustre.  C’est un lieu sans sujet regardant ni pensant, où règne la réflexion purement physique, spéculaire.

D’un point de vue objectif, nous pouvons l’appeler la « chambre des miroirs ». D’un point de vue subjectif,  Gustave, lui, pourrait la nommer la « chambre de mon oeil« .

 

Le salle du milieu

Poursuivant son chemin au travers du miroir, la lumière entre dans le premier café virtuel (A’),  et y trouve les deux joueurs. C’est un lieu voué à la réflexion spéculative, qui combine et prévoit. On peut l’appeler la « chambre du calcul » ou encore, pour Gustave : la « chambre de ma cervelle« .

 

Le salle de devant

Enfin, à travers l’autre miroir, la lumière fait son entrée dans la salle réelle. C’est la « chambre du tableau » ou, pour Gustave, la « chambre de ma main« .

  

Le peintre dans le tableau

  • Dans L’Absinthe, en identifiant sa signature et sa position physique dans le café, Degas se présentait comme un peintre à l’intérieur du tableau : mais c’était de manière discrète, en tant qu’observateur assis,  non intrusif, au regard en biais par rapport à celui des personnages.

 

  • Dans Dans un Café, Caillebotte est debout en face de son modèle,  à égalité de stature, en vue frontale : et ici c’est  le modèle qui détourne le regard. Quant à la signature, elle ne désigne plus l’emplacement du peintre, mais la source de la lumière.

Au Café Degas, le peintre garde sa distance.

Au Café Caillebotte, il s’implique, dans une double identification

avec son modèle et avec la lumière.

  

Regarder, jouer

Dans L’Absinthe, Degas agitait  le thème du Café comme lieu de perdition.

Ici, marginalisée,  la boisson ne joue qu’un rôle très secondaire. Le Café est valorisé comme un lieu d’observation privilégié, un balcon sur le monde.

Celui que nous avons appelé le « buveur » ne boit pas avec sa bouche :

il boit du regard.

Le Café est aussi un lieu où on joue : et Caillebotte nous suggère que la confrontation de l’artiste et de son modèle, de part et d’autre du tableau, est comparable à celle de deux joueurs autour d’une partie, mélange d’intuition, de calcul et  de rivalité.

Le dispositif qui nous est présenté, avec ses miroirs et ses dorures, va bien au delà d’un simple jeu optique destiné à déconcerter le spectateur : c’est un véritable démonstrateur, un analyseur, par lequel Caillebotte nous explique, en décomposant, ce que peindre veut dire.

Pour peindre, il ne suffit pas de regarder  le monde directement. Il faut le reconstituer, grâce à ces trois filtres subjectifs que sont l‘oeil, la cervelle et la main de l’artiste. A chacun des filtres correspond une modalité différente de ce qu’on appelle « réflexion » :

  • la réflexion optique,
  • la réflexion intellectuelle,
  • le réflexe, autrement dit la pensée incorporée dans l’habileté de la main.

Etincelante réflexion sur la réflexionDans un Café constitue la tentative la plus ambitieuse de Caillebotte pour réaliser ce paradoxe qui hante plusieurs de ses oeuvres :

comment faire advenir, dans l’intérieur, l’extérieur.   

1 L'Absinthe : où est Edgar ?

6 janvier 2014

L’Absinthe a fait sensation en son temps, autant pour le caractère sulfureux du sujet que pour sa composition résolument avant-gardiste.

L’Absinthe

Degas, 1876, Musée d’Orsay,Paris.

Degas_Absinthe

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L’absinthe

Le verre de liqueur posé devant la femme a donné son nom au tableau. L’absinthe, alcool populaire dans tous les milieux sociaux finira par être interdit en 1915, à cause des crises d’épilepsie qu’il pouvait provoquer.

Degas_Absinthe_detail_verres
Tout un cérémonial s’était mis en place progressivement : on versait l’eau glacée, très doucement, sur un sucre placé sur une cuillère percée, au dessus du verre d’absinthe. On voit bien la carafe vide et le verre d’absinthe laiteuse, mais pas la cuillère. Celle-ci n’est devenue courante que dans les années 1880, son absence n’est donc pas anormale.

Le miroir

Degas_Absinthe_miroir
La pièce maîtresse de tout bistro, le miroir, est ici à  la place d’honneur : c’est l’accessoire le plus apprécié de la clientèle, celui qui légitime la curiosité envers autrui, tout en permettant de se mettre en scène soi-même en société.


Les journaux

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Véritable bureau nomade , le café offrait de multiples services qui se sont perdus de nos jours : de quoi fumer, de  quoi écrire, et surtout la presse du jour… On voit deux journaux sur la première table, maintenus par une baguette à poignée qui facilite la lecture et évite de les froisser.


La signature

Degas_Absinthe_detail_pyrogene
Un des journaux porte la signature, parallèlle à la baguette.  Elle se distingue donc clairement du texte imprimé (sinon elle serait perpendiculaire à la baguette) ; mais elle fait bien partie du journal, inscrite dans la marge, et les lettres sont inclinées selon la perspective. La signature n’est donc pas apposée sur le tableau, elle est peinte sur le journal, et atteste la présence physique du peintre à l’intérieur du bistro.


Le pyrogène

Le petit objet conique à côté de la signature n’est pas un cendrier, mais un pyrogène, accessoire  courant dont voici un exemple :

Degas_Absinthe_Pyrogene
C’est l’ancêtre de la boîte d’allumettes : il contenait des allumettes au soufre (on voit le bout qui dépasse)  et possédait un flanc plus ou moins rugueux permettant de les frotter.

Une perspective à deux points de fuiteDegas_Absinthe_pespective

Le mur du fond étant incliné par rapport au plan du tableau, il existe deux points de fuite latéraux que l’on trouve en prolongeant les arêtes des tables. Les reflets des deux têtes sont positionnés correctement, dans le prolongement des rayons partant du point de fuite de gauche.

Les points de fuite donnent la ligne de fuite, qui correspond à la hauteur de l’oeil du peintre par rapport au sol. Elle se situe au niveau du haut du front des personnages assis, et indique donc que le peintre est assis lui aussi, en légère surélévation.


La reconstruction de la pièceDegas_Absinthe_pespective_reconstruction

La perspective permet de reconstituer précisément  la pièce. On remarque que, si la femme est bien assise à côté de l’homme, derrière la table, ses jambes sont tournées et  se situent dans l’espace entre les deux tables, comme si elle venait de s’asseoir ou se préparait à se lever.

Le point de fuite principal se situe un peu à gauche du tableau. Degas était donc assis sur un tabouret juste derrière la première table et, du bout du pinceau, il pouvait effectivement signer sur la marge du journal du jour.

Sur le Café, haut-lieu de la vision brouillée, du dédoublement, du flou alcoolique, Degas porte un regard strictement technicien :  la perspective est respectée,  la signature marque scrupuleusement l’endroit où il s’est placé.  En l’apposant sur un journal, il se désigne d’ailleurs lui-même comme une sorte de reporter distant : sur sa table, pas de verre, il observe mais ne consomme pas.

Degas_Absinthe_centre vide
Le cadrage décalé, photographique, savamment étudié pour donner une illusion d’instantané, a pour effet collatéral de mettre au centre du tableau l’espace entre les tables. Ce que l’artiste nous montre ainsi, physiquement,  c’est la distance de non-interaction nécessaire à cette nouvelle esthétique qui vise à produire, non plus une composition retravaillée en atelier, mais une réalité scientifiquement reproduite.

Son point de vue est orthogonal à celui des deux personnages, résolument non empathique : il ne s’intéresse en rien à ce qui eux les intéresse. Comme si le véritable sujet du tableau n’était pas les deux buveurs, mais les conditions modernes de l’observation.

2 L'Absinthe : quatre points de vue sur un couple

6 janvier 2014

On voit tout de suite que quelque chose ne colle pas entre les deux. Ils sont ensemble, et pourtant ils ne sont pas ensemble.  Ils sont assis l’un à côté de l’autre, et pourtant il suffirait d’un rien pour qu’elle se trouve repoussée vers l’autre table, à la manière d’un aimant contrarié.

Pour analyser ces forces contradictoires qui travaillent l’oeuvre de l’intérieur, nous allons demander leur opinion à  quatre spécialistes : un témoin de l’époque, un prof, un psy et un philosophe.

– 1 –

 Témoignage d’un Montmartois hypothétique,

qui se souvient bien d’Edgar et des habitués du café.


Degas_Absinthe_couple

La Nouvelle Athènes

Nouvelle Athenes Photo 1
1876 ? C’est l’année où les impressionnistes venaient de lâcher le café Gerbois, trop bruyant, et s’étaient rabattu sur « La Nouvelle Athènes« , place Pigalle, qui venait juste d’ouvrir. C’est bien cet endroit à la mode qu’Edgar a représenté.


Degas_Absinthe_couple

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Ellen Andrée

Marcellin Desboutin SelfPortrait1897

Marcellin Desboutin

Ellen Andrée

La fille ? Tout le monde la connaissait, Ellen, elle a même son pressbook sur Wikipedia http://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Ellen_Andr%C3%A9e?uselang=fr
Une bonne comédienne, mais aussi une modèle recherchée : Degas, Manet,  Renoir, ils l’ont tous casée dans leurs tableaux,spécialement dans  les scènes de bar ou de restaurant.

Par exemple, deux ans plus tard, en 1878, Manet l’a peinte en train de siroter un petit verre de prune. Toujours en 1878, elle a même posé complètement à poils dans le Rolla de Gervex, lequel a quand même eu le chic de modifier son visage, même si tout Paris savait bien qui c’était.


Marcellin Desboutin

Un grand copain d’Edgar, un foutraque superbe, qui a tout connu, de la fortune à la mouise : dramaturge, peintre, richissime propriétaire terrien en Toscane. Là, il a 53 ans. Complètement fauché, il vient de se mettre à la gravure, art dans lequel il va revenir au premier plan. C’est bien lui, tout craché, avec son signe distinctif, son éternelle bouffarde, comme dans son autoportrait gravé.

Conclusion du copain de la Butte :  Ca l’aurait bien fait rigoler, Edgar, tout ce qu’on a pu écrire sur son tableau, le scandale, le modernisme, les grandes intentions !  Il a juste été au plus simple : faire poser deux amis dans un lieu où il allait tous les jours,  autant d’économisé sur les modèles !

– 2 –

Notes d’un professeur de littérature,

qui explique L‘Absinthe dans son cours sur  l’esthétique fin de siècle.

 


Conformisme des sexes

Degas_Absinthe_prof_intro
La fille regarde vaguement vers la gauche et vers le bas,  tandis que l’homme jette un oeil noir vers la droite et vers le haut. Etanchéité, séparation entre les sexes. Rappeler Saint Ex : amour  = regarder ensemble dans la même direction.

Insister sur le dimorphisme sexuel : lourde veste et chapeau sombre pour l’homme, corsage léger et bibi clair pour la femme. Même au bistro,  même chez les bohèmes, toujours la convention de l’homme strict  et de la femme froufrou.

Inversion des boissons

Degas_Absinthe_prof_conclusion
Le verre brun : grande bataille chez les commentateurs ! La plupart pensent qu’il s’agit  du verre de l’homme, juste à côté de sa main droite. Mais ceux qui ne jurent que par l’absinthe soutiennent qu’il faisait partie du rituel, et contenait la cuillère (dommage qu’on la voie pas) : auquel cas le soit-disant buveur ne serait finalement qu’un fumeur !

Pour une fois, on a un témoignage autorisé, celui d’Ellen Andrée dans ses Mémoires :

« Je suis devant une absinthe, Desboutin devant un breuvage innocent, le monde renversé quoi ! Et nous avons l’air de deux andouilles. »

OK, mais pourquoi Degas a-t-il voulu ce « monde renversé » ?

Sans doute pour que les  « robes » des deux breuvages soient en harmonie avec les couleurs des deux sexes :  liquide brun pour l’homme ; absinthe jaune pâle pour la femme. Du coup, l’harmonie chromatique se paye par une dissonance symbolique : le poison et l’excès sont du côté de la femme, la tisane et la modération du côté de l’homme. En rangeant  le verre d’absinthe parmi les attributs féminins, Degas provoque, transgresse un tabou, bouleverse les usages, bla bla bla.

 

Conclusion pédago (envolée lyrique) :  Lait sacré que têtent les poètes au sein de leur Muse, fée verte, doux venin, l’absinthe finira par s’esthétiser, s’édulcorer, devenant un des poncifs de la thématique symboliste : une liqueur-femme.

Pour l’instant, dans une de ses premières apparitions sur la scène de l’Art Occidental, nous sommes encore en plein naturalisme, et Degas nous la montre exactement  pour ce qu’elle est :

non pas une Liqueur pour la Femme Fatale,

mais une liqueur fatale pour la femme.

– 3 –

Une homme et une femme se côtoient sans se toucher, se rapprochent sans se désirer, dans un lieu public sans public :

de quoi réveiller en nous le psy qui dort,

pour une analyse express de niveau café du Commerce.


Un lieu paradoxal

Le café, lieu des plaisirs, de la vie sociale, de l’ouverture aux autres, est ici subverti en un lieu d’ennui où une société minimale, réduite au couple, se mure dans l’incommunicabilité. Lieu clos, sans échappée :  même le miroir, qui souvent dans les tableaux sert à ouvrir un au-delà, ne fait que renvoyer le couple à son image floue.


L’inconscience

Les deux ne sont pas en tête à tête, mais côte à côte : ils ne veulent pas se regarder l’un l’autre, se voir dans l’oeil de l’autre : ils refusent le point de vue objectif.

Mais de plus, ils tournent le dos au miroir, cet instrument privilégié de la réflexion, de la réflexivité : ils ne veulent pas non plus se regarder eux-mêmes, ils se soustraient aussi au regard subjectif.

Refusant de se reconnaître l’un l’autre  et de se connaître soi-même, la buveuse et le buveur offrent deux magnifiques figures de l’inconscience, élevée à l’art du Non-vivre.


L’impotence et la fuite

Les mains de la femme sont cachés par la table, celles de l’homme sont hors champ, coupées au cadrage. Degas nous montre des personnages littéralement impotents, incapables de « prendre en main » quoique ce soit.

En revanche, nous voyons bien leurs pieds : posés bien à plat pour l’homme,  l’un par terre et l’autre en l’air pour la femme. Deux êtres réduits à leur réalité de bipèdes, juste capables de se déplacer, de fuir, de se fuir.


Des attitudes contradictoires

Degas_Absinthe_psy1De manière frappante, les attitudes des deux personnages s’opposent.

  • L’homme pose son coude sur la table, bras replié, tandis qu’il écarte les jambes : posture de fermeture en haut et d’ouverture en bas.
  • Pour la femme, c’est exactement l’inverse : en haut bras ballants, torse offert : en bas elle ferme les cuisses,  jambe droite par dessus la gauche.

Contradictoires l’un par rapport à l’autre, chacun l’est aussi par rapport à lui-même, comme sectionné par la table de marbre en deux moitiés  qui se nient.

Double annulation donc, mutuelle et individuelle, horizontale et verticale,  d’où l’impression de vide, de néant, de mouvement bloqué.



Le dessous et le dessus de la table

Si le dessous de la table représente, comme souvent, le lieu des choses cachées et des attentes sexuelles, on pourrait dire que l’homme s’y révèle ouvert, disponible, tandis que la femme s’y montre fermée, sur la défensive : attitude conventionnelle des deux sexes.

Au dessus de la table,  l’homme apparaît comme concentré, replié sur lui-même, jetant sur le monde un regard critique, entre méfiance et agressivité. La femme, quand à elle, s’abandonne aux regards,  ouverte, sans défense, réceptive. Si le dessus de la table représente  le théâtre des rapports sociaux, les attitudes sont bien cohérentes avec le statut des deux  personnages : Marcellin le dramaturge et le peintre, côté rue, faisant profession d’observateur ;  Ellen la comédienne et la modèle, côté salle, faisant commerce de son apparence.

La discordance des gestes nous intrigue et nous trouble parce qu’elle renvoie simultanément à deux contrariétés, à deux complémentarités fondatrices.

  • D’une part, sous la table, aux attitudes sexuelles du couple générique, mâle et femelle : exhiber/cacher, proposer/refuser.
  • D’autre part, au-dessus du marbre, aux postures sociales de ce couple particulier que constituent l’auteur et l’interprète : observer/se montrer, s’imprimer/s’exprimer.


Le miroir

De même que le plan des tables  découpe horizontalement les personnages en deux moitiés – le sexuel et  le social,  de même la surface de la glace délimite deux espaces :   le réel,  lieu des êtres complets ; le  virtuel , lieu des reflets coupés.

Alors que le miroir sert habituellement d’exercice de virtuosité pour les peintres, Degas s’est ici contenté du strict minimum.   Le positionnement des deux têtes est rigoureux du point de vue de la  perspective,  mais le traitement est tout sauf photographique : les reflets semblent délibérément floutés, indistincts, sans détails.


Les brumes de l’alcool

Le miroir, instrument censé  révéler les faces cachées, montrer les êtres par derrière, est ici utilisé à contre-emploi, non pas pour éclaircir mais pour opacifier. Il ne montre pas un double de la réalité,  n’ouvre pas une succursale de la salle, un possible  espace d’expansion.

Tableau abstrait à l’intérieur du tableau, il impose la revendication d’une réalité diminuée.

Une première interprétation serait qu’il nous donne à voir, non pas le décor du café, mais le café tel qu’il est vu  par les deux buveurs : un monde indistinct, amoindri, embrumé par l’alcool.


Un triptyque latent

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Le miroir ferme l’espace derrière les personnages, à la manière d’un paravent peint. Impression renforcée par les trois verticales qui le coupent, censées être les reflets de trois montants de la devanture.

Scandant l’espace du miroir d’une manière faussement anodine, ces barres ont pour effet de le transformer en une sorte de triptyque latent. Si nous le lisons de droite à gauche :

  • le premier panneau isole la tête réelle de l’homme ;
  • le panneau central fusionne la tête virtuelle de l’homme et la tête réelle de la femme ;
  • le troisième panneau isole la tête virtuelle de la femme.

Conclusion psycho : Faisons l’hypothèse que les reflets brumeux dans le miroir, les « têtes virtuelles »,  symbolisent tout simplement les désirs de chacun :  l’homme rêve d’embrasser la femme ; d’autant plus que la femme, elle, rêve de s’échapper.

Le fantasme que nous raconte le triptyque du miroir est bien différent de la réalité des personnages, cloués dans leur immobilité.

C’est le double fait-divers qui mène le monde depuis  Zeus et les nymphes :

tentative de viol doublée d’un délit de fuite.

– 4 –

Pour terminer le défilé des experts, il nous reste à interroger un membre d’une profession surabondamment représentée dans les tripots, je veux dire un Philosophe.

Bachelardien, de préférence.

Deux vices évidents

Ce tableau ouvertement moralisateur nous montre deux vicieux : un homme qui fume et une femme qui boit. Rien de bien passionnant sinon que les Eléments des deux vices, le Feu et l’Eau, recoupent exactement la symbolique des deux sexes : l’homme-igné et la femme-liquide.


Un vice caché

Il y a dans le tableau un vice caché pourtant parfaitement évident. Bien peu l’ont remarqué, encore moins l’ont fait remarquer (prestige d’Edgar oblige…).
Degas_Absinthe_philo_pieds
Les pieds, il a tout bêtement oublié les pieds des tables, laissant les plateaux en lévitation !

Pour sauver la situation, on pourrait dire qu’ils ont été remplacés par autre chose : les jambes des personnages. Et que le tableau proposerait une sorte de calembour visuel : à la place des deux pieds de table, les deux piliers de bar !

A un degré supérieur de philosophie, on pourrait suggérer que les deux addicts se sont en quelque sorte chosifiés, marmorifiés, tablifiés : le sujet et l’objet du vice se confondent dans une étreinte incestueuse, qui mêle chair et marbre, qui confond le matériau du vivant avec celui de la statue.

Mais bon. Reste  que le père Degas a quand même oublié les pieds des tables.



Trois tables pour un trio

Le spectacle d’un couple réveille immédiatement l’imaginaire du Trio, et suscite  l’irruption d’un troisième larron : amant ou amante, ou bien le voyeur, comme on voudra, en tout cas un intrus, un Tiers-exclu : dans ce rôle, Degas bien sûr, sous les espèces du journal qui trône sur la  table du premier plan.
Degas_Absinthe_philo_tables
Si les deux tables du fond appartiennent aux deux personnages visibles du tableau, alors la troisième table correspond à celui qui se planque en hors-champ : l’être-papier,  l’élément neutre : l’artiste.

L’énergie du tableau, c’est sa dissymétrie :  en quittant sa table pour celle de l’Homme, la Femme a  déclenché l’intérêt du Voyeur et permis l’intrusion de la troisième Table.


Trois présentoirs pour une théorie du mélange

Mais les relations entre les deux ou les trois personnages ne suffisent pas à épuiser le sujet. On sent bien qu’une autre lecture est possible, qui ferait la part belle à la Matière : une Physique plutôt qu’une Psychologie.

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Sur la première table deux objets sont juxtaposés, le journal et le pyrogène : un combustible et un dispositif d’allumage.  Baptisons-la  la table de l’Origine du Feu.


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La deuxième table expose une carafe vide : c’est la table de l’Origine de l’Eau.

La troisième table, enfin, montre le résultat du mélange entre les deux éléments, combinés dans le verre d’absinthe :  la table de l’Eau de Feu.



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Cependant les ingrédients originels n’ont pas totalement disparu : l’Eau qui a quitté la carafe s’est figée dans le miroir (ne dit on pas aussi une glace) ? Quant au Feu, il s’est réfugié dans la pipe.

Et ces deux Eléments antagonistes, perchés en haut du tableau comme chien et chat, continuent discrètement leur lutte dialectique : froid contre chaud, transparence contre incandescence, limpidité contre fumée.

Conclusion philo : Degas place les personnages et les objets en situation quasi-expérimentale, sur trois tables de marbre, dans un bistrot-laboratoire.

Deux réactions potentiellement explosives sont  mises simultanément en oeuvre, et font surgir un combiné inattendu.

  • De la réaction Homme plus Femme, catalysée par le velours rouge de la banquette, naît un troisième terme, un Tiers-exclu, rejeté en dehors du tableau : l’artiste comme observateur, comme voyeur.
  • De la réaction Eau plus Feu naît un breuvage qui brûle, l’Absinthe. Mélanger deux éléments contraires ne peut engendrer qu’un poison.

Ainsi se crée, sous nos yeux, une équivalence subtile : si l’Absinthe est le poison des buveurs, l’Artiste ne serait-il pas le poison de son oeuvre ?
A méditer. De préférence à jeun.

Nos quatre amis, chacun dans sa spécialité, ont démonté et remonté le tableau dans tous les sens, sans réussir à l’épuiser.

L’ Absinthe avait tout pour rester une oeuvre facile, parisienne, un peu complaisante. Le décor ? Le dernier café à la mode. Les modèles ? Deux people que tous les amis montmartrois connaissaient. Le thème ? Un sujet-choc, atténué par l’alibi de la prophylaxie antialcoolique.

Et pourtant, il a échappé à son destin et est devenu exactement l’inverse  : une oeuvre atypique, intemporelle, intrigante, ouverte vers l’indécidable.

C’est bien sûr l’effet du cadrage, qui déstructure la composition, pousse les sujets vers la marge et déplace le centre d’intérêt sur des objets froids et vides.

Mais aussi le résultat d’une vigoureuse remise en question de la représentation conventionnelle du masculin et du féminin : ces deux-là ne sont pas un duo de parisiens en vue, ils deviennent l’archétype de l’isolement, de la distance, de la discordance dans le couple.

3 L'Absinthe : quatre histoires de la Butte

6 janvier 2014

Scoop : Le copain de Montmartre nous signale qu’il a encore quelques petites idées. Donnons lui à nouveau  la parole, pour une conclusion évidemment non concluante :

J’ai bien compris qu’Edgar avait voulu faire parler du tableau, mais pas seulement à cause des modèles. Aussi à cause du sujet : avec ses deux personnages ambigus, il s’est débrouillé pour raconter en même temps

quatre histoires du folklore de la Butte.

Folklore N°1 :

l’actrice et l’artiste en goguette

D’abord je me suis dit, tiens, encore la vie de bohème ! Une comédienne et un artiste connus, on s’imagine ce qu’ils font de leurs nuits.
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Là, nous sommes au petit matin,  comme le montrent les journaux encore bien roulés. Ils sont rentrés dans le troquet se jeter un petit dernier, Elle, les yeux plus gros que le ventre, ne craint pas d’attaquer la journée par une absinthe. Mais tous les deux sont tellement écoeurés qu’ils restent plantés là, chacun devant son verre, sans avoir le goût d’y toucher.

Elle dort debout et lui, qui tient le coup en tirant à fond sur sa bouffarde,  trouve encore le courage de jeter un coup d’oeil dans la rue pour zieuter le trottin qui passe.

Folklore N°2 :

 l’alcoolique facile

Il aurait mis le fameux verre du côté de l’homme, çà serait passé comme une lettre à la poste, un tableau de plus sur la vie parisienne.

Mais l’absinthe du côté la femme, en 1876, c’était le scandale garanti !

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Faut dire que, question charge contre  l’alcoolisme, il n’y a pas été de main morte, l’ami Edgar. La carafe vide montre que la fille n’en est pas à sa première absinthe.

  • Elle n’a même plus la force de s’écarter du gêneur qui poursuit ses travaux d’approche, à peine si elle s’en rend compte.
  • Il la serre de plus en plus près, tout en jetant un coup d’oeil en coin pour s’assurer que personne ne bouge.
  • Elle, elle a vaguement commencé à tourner ses genoux vers la table à côté et à y poser sa carafe.

Tellement abrutie qu’on voit bien qu’elle ne réussira pas à s’échapper, ni à l’alcool ni à l’homme.

Folklore N°3 :

la pute entreprenante

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Quand j’ai entendu parler du foin que qu’il avait  fait chez les Anglais,  à Londres en 1893, je me suis dit que je n’avais peut être pas assez bien regardé le tableau. On sait bien qu’ils ont autant le gosier en pente que l’esprit mal tourné et eux, ce n’était pas tellement l’alcool qui les gênait, c’est la scène de prostitution qu’ils y voyaient.

Pour cela, il suffit de lire le tableau exactement dans l’autre sens.

  • Au début, la fille était assise à la table de gauche, là où il y a la carafe.
  • Elle vient juste de déplacer son verre sur la table de sa proie et de bouger ses fesses sur la banquette.
  • L’autre, qui l’a vue venir, regarde de l’autre côté d’un air furibard.
  • Alors, pour l’instant, elle attend en balançant la jambe, toute prête à lui faire du pied pour le décider.

Folklore N°4 :

 le couple de filous

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Un bon nombre d’années plus tard, quand j’ai revu le tableau, j’avais dans l’oeil tous les bistros de Jean Béraud, vous connaissez ?

Et je me suis demandé si ce lourdaud, finalement, ne s’était pas contenté d’exploiter dans tous les sens le thème qu’Edgar s’était contenté de suggérer.

Car il y en a, des trucs bizarres, dans son tableau. Si  ce sont des ivrognes, alors pourquoi leurs verres sont-ils pleins ? Si l’homme est intéressé par la femme, pourquoi le fourneau allumé de sa pipe  est-il coupé par le bord du tableau, comme si son désir sexuel était hors sujet  ?


Résumons :

  • deux buveurs qui ne boivent pas ;
  • une femme qui s’ennuie, en évitant de toucher à son verre  ;
  • un homme sans désir sexuel, mais qui se projette intensément vers l’extérieur ?

Pourquoi pas un mac qui jauge les nouveaux arrivants,

tandis que sa protégée poireaute ?

4 Les bistrots de Jean Béraud

6 janvier 2014

Jean Béraud a commis durant une vingtaine d’années une série de tableaux montrant une buveuse au café, que l’on peut considérer comme des variations autour du thème inauguré par Degas.

Ces oeuvres,  souvent rapides et alimentaires, montrent l’évolution de la perception du thème par les contemporains.  Et certaines illustrent l’épineux problème du peintre face au miroir.

Au Café : la femme seule

Jean BERAUD L'absinthe 1882

L’absinthe, Jean Béraud, 1882

Ce pourrait être une réclame pour l’absinthe : la boisson qui rend les filles légères. La pin-up de Béraud est juchée sur la table – genre amazone de bistrot. Le noeud gigantesque qui prétend masquer sa poitrine en suggère les imposantes proportions. Elle met crânement le poing sur la hanche – soulignant combien sa taille est fine. Et pose le pied sur la chaise en forme de coeur, preuve qu’elle ne craint pas d’en piétiner quelques-uns.

On n’épiloguera pas sur le geste  de sa main droite, habile à diriger le col de la carafe : une image qui plus tard fera pschitt.


01 jean-beraud Femme au cafeAu Café (la Lettre)

A l’opposé de cette veine grivoise, voici une jeune femme qui n’a pas touché à son verre (derrière elle, l’homme prostré sous la vitrine suffit à indiquer les méfaits de l’alcool). Elle est venue au café pour écrire une lettre, qu’elle relit attentivement.

On devine qu’il s’agit d’un affaire de coeur(s),  à voir la forme des cinq chaises qui regrettent de n’avoir pas été choisies et honorées de sa présence.

Au Café : le couple

10_Jean Beraud_ServeuseAu Café (la pause-cigarette)

Voici sans doute la première apparition, chez Béraud, du thème du couple attablé. Ici un client en chapeau-melon boit une absinthe et fume une cigarette avec la serveuse, reconnaissable à son porte-monnaie et au fait qu’elle ne porte pas de chapeau. Elle profite de la cigarette offerte pour reposer un peu ses pieds : moment d’égalité républicaine et de bonne camaraderie.

Il y a une proposition dans l’air,  qui mérite réflexion : mais rien dans le tableau ne suggère une intention malhonnête.


11a_Jean Beraud-Scene de cafe

Au Café

Changement complet de contexte dans cette oeuvre plus tardive. La conversation entre le Porte-Monnaie et le Chapeau-Melon  n’a plus rien d’égalitaire : l’absinthe et la cigarette sont du côté de l’Homme, les plumes et les fourrures du côté de la Poule.

Celle-ci, une main au menton  et l’autre sur le porte-monnaie, hésite entre Mélancolie et Réalisme. Son compagnon lui signifie clairement qu’il s’agit d’aller travailler.

Dans le miroir, la cloison en verre dépoli montre que,   pour cette séance de remotivation, le couple s’est isolé dans un box. Et le poteau de séparation entre les deux reflets souligne que  la gagneuse et le protecteur, réunis par la table, sont séparés par la pensée.

Trente ans après l‘Absinthe de Degas, le thème de la prostitution est maintenant parfaitement explicite :

de scandaleux, il est devenu pittoresque.

11a_Jean Beraud-Scene de cafe_pespective
Dans ses tableaux alimentaires, Béraud néglige souvent la perspective : les fuyantes de la table convergent un point de fuite plus haut que celui du reflet, alors qu’ils devraient être identiques. Sans doute une facilité permettant de caser plus facilement les objets sur la table, et aussi  de brouiller la logique du miroir. Car le peintre devrait y être visible, soit à l’intérieur du box selon le point de fuite de la salle, soit suspendu près du lustre selon le point de fuite de la table.

Dernière erreur  : le mot BAR est écrit à l’endroit pour faciliter la lecture. Dans ses oeuvres plus abouties, Béraud respecte l’inversion :
Jean Beraus Patisserie Gloppe 1886 Detail


12_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Variante très proche du précédent, avec suppression du miroir pour éviter toute complication.


13_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Intéressante évolution du thème vers la complicité du Trottoir : le porte-monnaie a disparu, les vêtements  sont moins ostentatoires : pas de plumes ni de collier chez Madame, pas de cravate ni de col de fourrure chez Monsieur.

Ces deux-là n’ont pas encore réussi, l’heure n’est pas à la Mélancolie, mais à l’excitation et à l’évaluation : est-ce un bon pigeon qui arrive ?


13a_Jean Beraud-Scene de cafeAu Café

Résultat mérité du travail  : Monsieur siège désormais entouré de deux protégées, une brune et une blonde, une qui rit et l’autre qui fait la gueule. Les deux arrière-plans symétriques indiquent combien il importe, dans ce métier, de savoir maintenir l’égalité.

A noter que les deux points de fuite divergent comme jamais.


14_Jean_Beraud_Les buveurs_1908

 Les buveurs , 1908

Le titre n’est plus qu’un alibi, puisque  les deux personnages sont parfaitement lucides. La cigarette au bec, le marlou prépare sa boisson d’une main qui ne tremble pas : l’adresse à verser le filet d’eau faisait partie du rituel de l’absinthe.

Tandis que l’homme se concentre sur sa tâche virile, la fille regarde vers l’avant, dans la direction opposée aux cloisons de verre et aux bouteilles, avec le  strabisme divergeant de celles qui sont capables de courir deux lièvres à la fois. A son regard clair, à ses longs gants qui la protègent des choses triviales, à sa manière de pencher le buste pour s’écarter de son compagnon, on comprend qu’elle n’est pas de celles qui se laisseront longtemps emprisonner par l’alcool et les amours tarifées.

A première vue, sous la table, à l’emplacement où devraient se trouver les jambes de la dame,  on voit les les lattes du plancher. Serait-elle une femme-tronc ? En fait, cette amputation n’est qu’une maladresse dans un tableau alimentaire brossé à la va-vite : c’est bien une robe et non un plancher que Béraud a représenté, mais la tonalité marron et la direction des plis, identiques à celle des fuyantes, induisent la mauvaise lecture.


15_Jean_Beraud_Les buveursLes buveurs

Version humoristique du thème,  comme le souligne la revue « Le RIRE » posée en évidence sur la table.   Si nous ne savions pas reconnaître, chez Béraud, les Porte-Monnaies et les Chapeaux-Melon, nous pourrions croire à un  dialogue à la Dubout,  entre une belle femme et un mari chiche-face.

Fidèle à son erreur habituelle, Béraud écrit TELEPHONE à l’endroit dans le miroir.


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La lettre, 1908

Rencognés  sur leur banquette, les complices sont protégés des regards de trois côtés, puisque le miroir nous montre qu’ils se trouvent dans un box. Les cloisons en verre dépoli renforcent l’idée de lumière voilée, de secret.  Il ne s’agit plus ici d’une jeune femme faisant son courrier au  café, mais d’une rouée écrivant sous la dictée une lettre-piège, en vue d’une arnaque fumante.

La table du premier plan, prête pour un consommateur qui ne boira que de l’eau, symbolise peut-être  la victime.



17_ Jean_Beraud_1908_La_Lettre_pespective
Le système du double point de fuite montre ici tout son intérêt : celui du haut offre  un vue plongeante sur les objets des deux tables, en particulier la lettre ; celui du bas escamote les reflets des personnages : autant de travail en moins pour le peintre.


18_Jean_Beraud_Au_Cafe

Au Bistro

Même composition autour d’un coin de table, même thème des filous retranchés au fond de leur tanière. Le jeu de backgammon posé sur la table de droite renforce l’idée qu’une partie va s’engager. La chaise au premier plan est déjà tournée pour accueillir le pigeon. La proximité sur la table du pyrogène et du seau  illustre peut-être le traitement chaud et froid qui l’attend, entre la séduction et la menace, entre l’allumeuse et l’apache.

Et le décentrage  laisse toute sa place au miroir, instrument de piégeage dans un monde de faux-semblants.



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C’est le seul tableau où Béraud tente un effet d’abyme. Pour une fois,  les fuyantes de la table et celles du premier reflet convergent (en rouge les tracés fautifs). Le point de fuite se situe  vers le haut du rectangle lumineux qui est censé reflèter une porte ou une fenêtre Le peintre est donc debout devant la table, et il compte sur le halo pour escamoter son reflet.


Au Café : le trio

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« Au bistro »

La perspective

Revenons au début de la carrière de Béraud, pour ce tableau d’une tout autre ampleur, qui inaugure le thème de la femme accompagnée de deux hommes. C’est le seul Au Bistro de Béraud qui déroge à la perspective centrale pour risquer une perspective en oblique, comme Degas, sans aller jusqu’au décentrage.

De ce fait, il s’ingénie à peupler les coins avec une chaise, un bout de guéridon, une lampe. La perspective, plutôt approximative (plusieurs points de fuite à droite et à gauche), ne permet pas de situer précisément l’emplacement du spectateur. Pas de jeu de miroir non plus, donc pas de problème avec le reflet du peintre.


Le pigeon dur à cuire

Nous retrouvons le vocabulaire habituel de Béraud : le marlou  en chapeau melon, cigarette au bec, buvant de l’absinthe, et la gagneuse en bibi et  boa. Mais ce qui fait l’intérêt de la composition  est l’irruption entre les deux du troisième personnage,  le pigeon en chair et en os . Son haut-de-forme, son cigare, le journal qui dépasse de la poche de sa jaquette, disent sa situation sociale supérieure.

Le marlou patiente en levant les yeux au ciel. L’allumeuse s’est endormie d’ennui, son boa-serpent traîne sur le sol, échouant à se rapprocher du pigeon. Pour le moment, c’est lui qui mène le jeu en discourant interminablement. Circonstance aggravante : il a à peine entamé son bock de bière quand le marlou a sans doute déjà descendu plusieurs absinthes, comme le suggèrent les soucoupes empilées sur le guéridon.

Du pigeon  ou du souteneur, lequel aura l’autre à l’usure ?
L’amusant  est bien sûr le thème de l’arroseur arrosé, des filous filoutés.


Le carton à dessin et la canne

La carton à dessin posé sur la table de gauche précise la situation du pigeon  : c’est un peintre, un de ces chimériques qui peuplent Montmartre en bassinant les passants de théories universelles. La canne posée dessus, en direction du marlou, précise les armes : le jonc de la pensée contre le nerf de boeuf.

Comme si, à force de représenter des arnaqueurs, Béraud était descendu dans l’arène se colleter avec ses créatures, s’imposant à la table du bar pour affirmer la suprématie de l’artiste, prince des illusions, empereur des baratineurs.


21_Jean_Beraud_Joueurs de BackgammonJoueurs de backgammon

Tardivement, Béraud reprendra ce trio dans une série de tableaux bien plus faibles, en ne gardant qu’une partie du thème : la gagneuse qui s’ennuie  tandis que les hommes s’occupent.  Le joueur vu de dos est  un copain du souteneur.  La chaise vide, à droite, est un rappel de l’hypothétique pigeon.

Ici,  le véritable  tiers exclu est la fille.

A noter l’erreur habituelle des points de fuite, et de l’inscription à l’endroit dans le miroir.

22_Jean_Beraud_Joueurs de BackgammonJoueurs de backgammon

Dans cette copie simplifiée  (sans le miroir), le chapeau-melon sur la tête de l’homme vu de dos le désigne clairement comme un confrère.


24_Jean_Beraud_Joueurs de Backgammon
Joueurs de backgammon

Ici, le troisième homme est un joueur de billard. Le thème de la prostitution et de l’ennui  s’efface complètement derrière celui du jeu :  la fille se penche pour voir le résultat du coup de dés.


25_Jean Beraud_Buveurs absinthe 1909Au Bistro

Retour au thème des filous dans ce trio, où le troisième homme est un informateur.


29 Jean_Beraud Au Cafe musee carnavalet 1910
Pour conclure la série des trios au café, voici la transposition  du thème un cran plus haut dans l’échelle sociale.

Les hommes ne sont pas des apaches, mais deux bourgeois cossus : un jeune moustachu séduisant à gauche, un vieux ventripotent à droite, qui doit être le compagnon de la jeune femme :  le vaudeville n’est pas loin.

Car celle-ci n’est plus une gagneuse qui s’ennuie, mais une coquette bien entretenue : voir, à la place  du porte-monnaie,  le manchon de fourrure sur la table.

Du coup, les deux chaises vides dans son dos n’évoquent plus le pigeon de la prostituée, mais les admirateurs potentiels qui ne manqueront pas de se manifester,  si elle se lasse de ces deux-là. D’ailleurs, en faisant semblant de se remettre du rouge, n’est-elle pas déjà en train de les guetter dans le miroir ?

Dans les trios bourgeois, c’est la femme qui mène le jeu, et exclut les hommes à sa guise.

Elle boit… automatiquement…

31 décembre 2013

En préambule :  une Mère au Tribunal

 

Klinger 1883 Eine Mutter III British museumEine Mutter III
Klinger, 1883, British museum

Dans ce portfolio de dix gravures intitulé « Drames », trois sont consacrées à un fait divers de 1881, un mère infanticide finalement acquittée par la cour d’assises de Berlin. On voit la mère accusée à gauche, sous un globe unique, et les six juges à droite, sous une enfilade de six abat-jours. La première impression est qu’il y en a seulement trois, reflétées dans le miroir du fond.



Klinger 1883 Eine Mutter III British museum detail
En rajoutant trois grosses boules intermédiaires, qui tombent au centre des paire d’abat-jours, Klinger nous confirme qu’il n’y a pas de miroir au fond, mais un grand panneau opaque dans lequel on devine en haut le mot GOTT.

L’idée de la gravure est d’opposer la petite lampe féminine aux six grands abat-jours masculins.

L’effet d’abyme, et donc de transcendance, s’avère ici n’être qu’une illusion. Tandis que la loi divine aurait condamné l’infanticide, celle purement humaine l’absout.


La lettre et l’absinthe

Forain, vers 1885, pastel, Collection privée

Forain La lettre et l'absinthe vers 1885

Il est probable que Forain ne connaissait par la gravure de Klinger lorsqu’il a conçu l’effet inverse, celui d’une femme dans le dos de laquelle s’ouvre une échappée de globes.


La lettre

La femme a demandé un encrier et un porte-plume. Le rectangle noir posé sur la table est un sous-main contenant des feuilles de papier à lettre, comme on peut le voir chez cette autre buveuse.

St-Pierre-De-Montzaigle-La-buveuse d absinthe
La buveuse d’absinthe, Edgard de St-Pierre de Montzaigle


L’absinthe

La femme de Forain  a commencé à boire : son verre est à moitié plein. Mais elle a gardé ses gants  et laissé loin d’elle le paquet de feuilles : besoin d’un petit verre avant de se mettre à écrire, angoisse du protège-feuille noir ?

La multiplication des cercles

Dans une composition plus simple, Forain a utilisé la même idée des globes qui se reflètent.

Forain La buveuse d'absinthe
La buveuse d’absinthe
Forain, Lithographie, 1885, Musée d’art de Providence

La buveuse apparaît ici accablée sous le poids de son chapeau démesuré,  prostrée sous les  lampes implacables. On ne voit pas de verres  sur la table, sans doute faut-il comprendre  l’enfilade des globes comme leur substitut symbolique : éblouissants d’abord,  puis de plus en plus faibles avec la répétition, comme les effets de l’absinthe.

St-Pierre-De-Montzaigle-La-buveuse d absintheTout oppose la buveuse honteuse de Forain à la buveuse glorieuse de St-Pierre de Montzaigle, droite et souriante devant son vitrail.

Mais les deux artistes ont eu la même idée remarquable d’associer  l’absinthe à  une multiplication de cercles : ici les auréoles  jaunes constituent l’apothéose du verre posé sur la table –  tout en dessinant discrètement, dans le dos de la buveuse, une croix de mauvais augure





Le miroir

Autant l’enfilade des globes dénonce clairement, dans la version noire, l’enfermement répétitif dans l’alcool, autant il est difficile, dans la version rose et bleu du pastel, de se limiter à une lecture univoque : la jeune femme se tient droite, le chapeau coquettement fiché, et  son regard dans le vague évoque tout autant la rêverie que la boisson.
Forain La lettre et l'absinthe vers 1885 perspective
Elle est assise dans un box où deux miroirs se font face. Le point de fuite se situe juste en bas à gauche du cadre, raison pour laquelle on ne voit pas le reflet du dessinateur  (à noter une erreur de perspective sur le bord droit de la table, qui n’est pas assez incliné).


Présence masculine

La tâche noire à droite est un pardessus et un haut de forme, accrochés à un porte-manteau en face de la femme : Forain a pris soin de les dessiner une fois sur deux dans l’image en abyme.

Le  miroir révèle donc, en plus du dessinateur invisible, une présence masculine à proximité. Or les objets de la table montrent bien que la femme s’est isolée pour écrire : un seul verre et l’encrier à portée de sa main droite.

L’explication  est simple : l’homme au manteau est bien assis en face d’elle, mais pas  à la même table : à celle juste à sa gauche, dont on devine l’angle juste sur le bord droit de l’image.

Et la femme évite soigneusement de regarder ce compagnon de box : le « man next table » est rarement le bon.


Métaphores féminines

Dans ce pastel dont le titre est La lettre et l’absinthe, cette femme  objectivement n’écrit pas,  ne boit pas. En revanche, deux autres objets  prennent  la parole à sa place :

– Que fait la femme ? Comme moi, elle attend son propriétaire, dit le Manteau.

– Que fait la femme ? Comme moi, elle réfléchit, dit le Miroir.

Le manteau et le miroir n’est pas un croquis parisien ou un manifeste anti-alcoolisme,

mais une double métaphore de la condition féminine.


La répétition

Que signifie alors l’enfilade des globes, si ce n’est pas celle des verres  d’absinthe ? Sans doute leur nombre n’a-il pas été choisi au hasard : sept évoque la semaine, dont la répétition fastidieuse est le destin de cette femme qui passe sa vie à attendre entre deux verres, entre deux lettres, entre deux hommes…

Ou bien encore, cet autre cycle de quatre fois  sept jours , qui scande la vie de toutes les femmes…

Spéculations hasardeuses  ? Voyons le pendant puritain

de la  parisienne addictive : la new-yorkaise pressée

Automat (Cafétéria)

Edward Hopper, 1927, Des Moines Art Center

edward-hopper-automat-1927

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Les sept lampes

Nous repérons tout de suite les deux séries de sept lampes – forcément une coïncidence, car il parait très peu probable  que Hopper ait pu voir le pastel de Forain, réalisé vingt ans avant ses propres séjours à Paris.

Ces lampes ont fait couler beaucoup d’encre : si ce sont des réverbères situés à l’extérieur, comment expliquer l’obscurité de la rue ?

Et si ce sont les reflets dans la vitrine des lampes qui éclairent la cafétéria, comment expliquer qu’on ne voie pas sur la vitre, même affaibli, le reflet des autres objets, le pot à fruits posé sur l’embrasure, ou la paroi latérale du sas d’entrée ?



edward-hopper-automat-1927 perspective

De plus, on devrait voir deux autres rangées de reflets : une symétrique de l’autre côté de la porte, et peut être une à droite, comme le montre la reconstruction ci-dessus.

Remarquons que, comme la vitrine est un peu inclinée par rapport au plan du tableau, les couples de lampes ne sont pas sur des horizontales : mais il y en a bien sept sur chaque alignement.

Notons enfin que le premier globe de la salle, à côté de la porte, se trouverait juste à la limite du hors champ : Hopper a soigné  son cadrage de manière à laisser le spectateur réfléchir un peu sur les reflets…

Le gant qui manque

La main droite qui tient la tasse est dégantée, mais on ne voit où est passé le gant  : peut être est-il caché sous la manche, ou rangé dans un sac à mains posé par terre, en hors champ ? Quoiqu’il en soit, puisqu’il y a un radiateur juste à côté, ce n’est pas par frilosité que la femme a gardé son gant à la main gauche : sans doute n’a-t-elle pas beaucoup de temps pour sa pause-café.

En revanche, ce n’est pas par manque de temps qu’elle a gardé son chapeau-cloche, mais par savoir-vivre : une femme bien ne se montre pas en cheveux.

La soucoupe en trop

edward-hopper-automat-1927 _detail
Les commentateurs ont également remarqué la soucoupe vide posée sur la table : sans doute contenait-elle un sandwich ou un cookie, en tout cas quelque chose qui se mange sans couverts, et qui  justifie la main dégantée.

Une mauvaise place

edward-hopper-automat-1927 _escalierLes deux tiges dorées à droite sont les mains-courantes d’un escalier qui descend au sous-sol (le trait gris sur le sol représente la première marche). La jeune femme est donc particulièrement mal placée, entre les courants d’air de la porte et les effluves des toilettes. Peu importe, puisqu’elle ne reste que quelques minutes.

En revanche cette mauvaise place révèle une évidence contraire à l’impression de solitude que tous les spectateurs ressentent :

si la fille s’est placée là, c’est que la cafétéria est bondée.


La corbeille de fruits

Elle sert à appâter  la clientèle : dans un autre tableau, Hopper nous montre une serveuse plantureuse qui ajuste précisément sa position  en vitrine.

Hopper tables-for-ladies-1930

Tables for Ladies,
Hopper, 1930, Metropolitan Museum of Arts

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Le titre de ce tableau fait allusion à la récente innovation des « tables pour dames », permettant aux femmes de dîner seules sans se trouver automatiquement suspectées d’être des prostituées à l’affût.

Du coup, nous comprenons pourquoi, dans Automat, la femme a choisi la chaise qui tourne le dos à la rue :  à la nuit, dans cette salle brillamment éclairée, pas question de passer pour ce qu’on n’est pas. Et la chaise en face d’elle est prudemment rangée sous la table, pour décourager toute approche.

En revanche, la comparaison soulève une nouvelle énigme : autant la corbeille de fruits se justifie dans un restaurant, autant elle est inexplicable dans une cafétéria, où toutes les denrées sont sous verre. A moins qu’il ne s’agisse de fruits factices…

Aux limites du réalisme

Après avoir durement poussé aux limites le fameux réalisme de Hopper, il ne reste finalement  dans Automat que deux choses inexplicables : les deux rangées de reflets et la corbeille de fruits.

edward-hopper-automat-1927 deux rangees

Rapprocher les deux mystères, c’est les résoudre : les deux rangées  s’arrêtent l’une à l’aplomb de la corbeille, l’autre à l’aplomb du chapeau-cloche – les désignant du coup comme des équivalents symboliques. D’autant que le chapeau est orné d’une coquette petite grappe de cerises


edward-hopper-automat-1927 _cerises

Ainsi la corbeille est la métaphore de la femme,

toutes les deux sont en montre,

exposées comme appâts  au regard des consommateurs.

Et le double pointillé des lampes matérialise comme un couloir de verre,  un présentoir de féminité dans lequel  tous les objets, vus d’en haut, révèlent leur identité  circulaire..

Miller sous Hopper

D’un coup se libère une floppée de métaphores plus millériennes que hoppériennes  : la femme est factice, pulpeuse, comestible comme les fruits. Elle est chaude comme le radiateur, peut s’ouvrir comme la porte et vous mener dans les bas-fonds, comme l’escalier

Hopper comme Forain

L’absinthe et son enchaînement pour l’un, la pause-café vite expédiée pour l’autre, ne sont finalement que des prétextes pour traiter le véritable sujet : cette fatalité de la répétition qui tient les deux femmes sous sa coupe.

Dans des époques différentes, à des milliers de kilomètres de distance, les deux artistes ont trouvé la même solution – le reflet de sept lampes – pour évoquer le quotidien mécanique des deux femmes : attendre des hommes pour Forain, leur servir d’appât pour Hopper.

Automat, comme on l’a compris , ne désigne pas tant le lieu

que tous les automatismes qui s’y  déclenchent

Jeanne Mammen, allemande née en France en 1890, fait partie de ces artistes que la vie a fracturé en styles complètement différents : une période symboliste en France, et une période lesbianno-weimarienne en Allemagne, où elle et sa famille avaient dû se réfugier en 1914.
Moulin-Rouge, peint après le douloureux exil en Allemagne, est un florilège de la nostalgie montmartroise.

Moulin-Rouge

Jeanne Mammen, vers 1916

Jeanne Mammen Moulin Rouge 1916

Un théâtre sans mur

Cinq registres se succèdent de bas en haut, dans une sorte de théâtre sans mur, ouvert directement sur la ville.

En bas, sur la paroi décorée du balcon, Mercure et Vénus – le Commerce et le Sexe – encadrent le blason de Lutèce.

Sur une banquette cramoisie, une femme fatale s’évente de la main gauche et exhibe sur sa main droite un verre d’absinthe avec son sucre.

Derrière elle, une frise de cavaliers et d’arbres évoque le Bois et les courses.

Plus haut, une grue, des échafaudages, le métro, des cheminées d’usine, résument la ville industrielle (le père de Jeanne possédait une usine de soufflage de verre).

En haut, des lampions tricolores rappellent la fête et les jours heureux,  disparus dans les nuages noirs qui planent au dessus du Sacré Coeur.


Une rousse vitale

La femme rousse, qui nous provoque du regard, porte sur sa tête un bizarre édifice formé d’un crâne, d’une auréole, de quatre ailes  et d’un bonnet phrygien : rouge et révolutionnaire, il est à lui seul un condensé de Montmartre, de son Moulin et de sa Liberté.

Avec son éventail qui fait du vent pour les ailes, et son absinthe qui pose des auréoles sur le crâne des poètes morts, la rousse n’est pas Fatale, mais Vitale : c’est d’elle que procède toute la dynamique du tableau.

Cette oeuvre singulière prend l’exact contrepieds de l’idée de Forain et de Hopper : ici,  les motifs répétitifs – les quatre ailes, les quatre cavaliers, les cinq lampions – ne traduisent pas le quotidien addictif de la buveuse – mais au contraire l’énergie de Paris qui fait courir les chevaux, tourner les ailes et briller les lampions.


La femme qui boit

A la lumière du second style de Mammen, nous comprenons que la figure de la femme qui boit n’est plus exactement celle d’une femme qui se noie :

en s’assumant et s’assommant comme un homme,

la buveuse d’absinthe est la mère de la garçonne.

Mélancolie de la buveuse

30 décembre 2013

Albert Emmanuel Bertrand est connu pour des dessins satiriques, et pour avoir été un des graveurs attitrés de Rops. Dans cette gravure originale, il combine deux thèmes  parisiens à la mode : celui de la buveuse d’absinthe, et celui d’un haut-lieu de la vie artistique.

Buveuse d’absinthe

au café de la Nouvelle Athènes

Albert Bertrand, gravure en couleur, 1896

buveuse-d'absinthe-albert-emmanuel-bertrand-vers 1890


La brasserie de la Nouvelle Athènes

Le nom se lit clairement sur l’auvent en toile de la terrasse. C’est ce café qui, entre la guerre de 1870 et la fin du siècle servit de quartier général à l’avant-garde picturale. En 1895, Manet et Van Gogh sont morts, mais peut-être peut-on y croiser  Degas, Matisse ou Forain…

Nouvelle Athenes Photo 1


Le lieu précis

La gravure est prise depuis l’intérieur, sur le pan coupé qui donne vers la fontaine de la place Pigalle.

Le pan de bois à gauche, orné d’un miroir, doit être le côté du sas : la buveuse est donc installée à la première table à gauche de la porte, en entrant.

Nouvelle Athenes Photo 2


Une difficulté logique

Une difficulté apparaît vite : le nom sur l’auvent, vu en transparence depuis l’intérieur, devrait apparaître inversé : Albert Bertrand aurait-il été assez subtil pour représenter la femme, non pas vue de face, mais telle qu’elle se voit elle-même dans un miroir ? Si c’est le cas, les façades à l’arrière-plan, de l’autre côté de la Place Pigalle, devraient elles-aussi être inversées.

Voici une carte postale de la Place Pigalle vue à peu près depuis le café de la Nouvelle Athènes et,  pour l’amusement, le tableau d’Utrillo recopiant cette carte postale.

Place Pigalle

Carte Postale

Place Pigalle

Place Pigalle
Utrillo 1910

Place Pigalle. Utrillo1910p

On constate que les façades sont bien les mêmes  : la femme d’Albert Bertrand ne se regarde pas dans un miroir.

Simplement, en écrivant « Nouvelle Athènes » à l’endroit, le graveur a sacrifié le réalisme au profit de  la lisibilité publicitaire.


Le monde extérieur

buveuse-d'absinthe-albert-emmanuel-bertrand-vers 1890 detail place

Donc la buveuse jette un regard vague vers l’intérieur du café, tournant le dos au spectacle du monde : la femme qui fait ses course et relève sa robe pour traverser la rue, le père qui promène sa fille.  Ces choses de la vie courante ne sont pas pour elle.

Dehors, il fait  grand soleil, comme le montre le rectangle de lumière qui inonde  la table. D’ailleurs, elle a pris pour sortir une ombrelle orange, assortie à la couleur de sa robe. Mais le beau temps ne l’intéresse pas.

buveuse-d'absinthe-albert-emmanuel-bertrand-vers 1890 detail chapeaux

Pas plus que les trois hommes en terrasse, échantillon représentatif  des trois types de virilité disponibles à l’époque : un « huit-reflets », un canotier et un chapeau melon.


La version « absente »

Un journal est posé sur sa table, elle ne l’a pas déroulé.  A peine a-t-elle touché à son verre. D’ailleurs, c’est le premier, comme le montre le niveau de l’eau dans la carafe.

Une chaise vide lui fait face. A la main droite elle tient son ombrelle inutile, tandis que de sa main gauche elle soutient sa joue : geste universel, depuis Dürer, de la Mélancolie.

buveuse-d'absinthe-albert-emmanuel-bertrand-Melancolie

Et les moignons  atrophiés qui ornent ridiculement son bibi ne sont-ils pas une référence ironique aux grandes ailes de l’Ange ?

Au final, la Buveuse d’Absinthe de Bertrand est moins alcoolique que dépressive.


La version « absinthe »

Dans doute est-ce la raison de l’existence d’une autre version de la gravure, colorisée différemment, et avec  deux  modifications de détail qui  tirent la signification vers l’alcoolisme : une cuillère à absinthe a été rajoutée, attirant l’attention sur le verre ; et le geste de la mélancolie a été supprimé…

Buveuse-d'absinthe albert-emmanuel-bertrand-1896 Bertrand varianteA.Bertrand, gravure parue dans le Courrier français en 1896

Inversion complète des lumières : le soir tombe, les réverbères sont allumés.  La femme est bien un oiseau de nuit réfugié dans le café inondé de lumière, les yeux dans l’ombre de son chapeau : elle attaque son premier verre, l’avant-bras crânement posé sur la table, prête à lever le coude aussi longtemps qu’il le faudra.


Illustration pour La petite Jeanne pâle, de Jean de Tinan

Edouard Chimot, 1922

Edouard Chimot, illustration pour Jean de Tinan. La petite Jeanne pale 1922

La petite Jeanne Pâle est un des chapitres de « Penses-tu réussir ! ou les diverses amours de mon ami Raoul de Vallonges« , publié par de Tinan en 1897 [1]. Jeanne est une fille entretenue, tuberculeuse, que Raoul de Vallonges a « levée » dans un restaurant de la place Blanche :

« Petite Jeanne pâle et blonde grand chapeau en jardin d’iris, parmi les dentelles affolées de ton collet de jais et de velours – ton mince visage parmi l’ébouriffement des cheveux de soie frisée – ton doux visage taché de carmin aux lèvres, taché, au haut des joues, de ces deux taches roses qui me désolent ton pur visage de putain, petite malade pâle, éclairé du regard frais et bleu de tes yeux trop cernés ton cher visage, si j’y pense. m’émeut encore d’une angoisse calme et profonde. »

Chimot a modernisé le petite Jeanne en la coiffant d’un chapeau cloche, dont les ailes noires évoquent la mort prochaine. Il a inventé aussi le miroir, qui nous montre ce qui captive Jeanne, et qui est à la fois sa fatalité et sa raison d’être :

« Et puis, que veux-tu, les soupers, les lumières, les tziganes, tout ça… nous avons besoin de cela, nous autres… une fois qu’on a commencé… »

Les objets de la table, le portefeuille et le verre de champagne, résument ce qui la motive : l’argent et le plaisir. Au delà de celui qui l’entretient aujourd’hui (la bouteille), son regard cherche déjà le suivant. Mais le geste de la Mélancolie, souligné par les gants noirs, montre qu’elle n’est pas dupe de son destin :

« Eh puis après ! Je claquerai jeune ! Je serai encore jolie ! »


L’intérêt de ces deux compositions peu connues est qu’elles anticipent un tableau très célèbre, qu’on surnomme parfois « La Joconde de Foujita ».

Et que la solution mise au point par Bertrand et Chimot pour montrer leur buveuse tournant le dos au monde, va être réinventée et développée par le maître japonais, dans une intention totalement différente…

Au café

Foujita, 1949, La Piscine, Roubaix

Foujita Au cafe

Cliquer pour agrandir

Outre le geste de la Mélancolie, c’est surtout la composition qui permet de rapprocher les deux oeuvres.


Latéralement

Dans la gravure de Bertrand, la vitrine était utilisée pour diviser la composition en deux zones, produisant un fort décentrage et un effet d’opposition entre la buveuse à gauche  et le monde extérieur à droite.



Foujita se sert également des vitres pour structurer latéralement  la composition :

  • à gauche le patron,
  • à droite le client en chapeau,
  • au centre une femme, qui boit et qui se prépare à écrire.

Mais l’effet produit est inverse : recentrage, symétrie, continuité entre l’extérieur et l’intérieur.


Buveuse-d'absinthe Bertrand Fujita Comparaison

Dans la profondeur

Dans la gravure de Bertrand, cinq plans s’échelonnent de l’arrière-plan au premier plan : les façades, la place Pigalle, la terrasse avec les buveurs,  la table avec la buveuse pour finir à  la chaise vide.

Chez Foujita, la composition est resserrée sur trois plans seulement : le café d’en face, les deux hommes derrière la banquette, et enfin la table avec la femme.


Le café d’en face

De l’autre côté de la rue, on lit distinctement les mots CAFE, LA PETITE MADELEINE, et le numéro 816. La maison voisine porte le numéro 817 :  étourderie de Foujita qui, venant de passer presque dix ans au Japon, avait sans doute oublié les principes de la numérotation parisienne (à Tokyo, les maisons sont numérotées dans l’ordre de leur construction).

Foujita Au cafe detail invalide
Sur le trottoir, un minuscule unijambiste clopinant  sur sa béquille se prépare à sortir du tableau par la droite.

A gauche, une rue importante s’ouvre, on voit les les câbles électriques d’un tramway et leur poteau de suspension.



Ce café montmartrois a bel et bien existé. Foujita l’a représenté  à deux reprises, sous le même angle.
Foujita La petite Madeleine 1931

Foujita, La Petite Madeleine, 1931

Il était connu pour avoir été, au XIXème siècle, un lieu de rendez-vous des impressionnistes.


Derrière la banquette

Le garçon debout, vu de dos,   presque chauve, moustachu, fait système avec le bourgeois assis, vu de trois quart arrière, coiffé d’un haut-de-forme, avec sa belle barbe poivre et sel.
Nous sommes ici dans le Paris du début du XXème siècle, tel que Foujita a pu le connaître à son arrivée en 1913.


La femme

La jeune femme blonde regarde dans le vague : ses yeux divergent, sans loucher. Elle ne porte aucun bijou, collier ou bague, et est vêtue d’une robe noire simple, avec un galon de dentelle à la manche et un décolleté conséquent. Une tenue plutôt contemporaine de l’année du tableau (1949,  inscrit sur la table en bas à droite, à côté de la signature), en tout cas inconcevable à la Belle Epoque : clairement, la femme ne s’inscrit pas dans la même temporalité que les deux autres personnages du tableau.


La table du premier plan

Foujita Au cafe correspondances
Les objets de la table semblent  disposés selon une logique de correspondance humoristique avec les éléments du second plan :

  • l’encrier trapu et le porte-plume rappellent le serveur en gilet noir, épaules carrées et moustache en pointe : tous les deux ne servent-ils pas à porter des liquides ?
  • le verre est à l’aplomb de la bouteille ;
  • le porte-monnaie est à l’aplomb du bourgeois ;
  • la signature en pattes de mouche est à l’aplomb de l’unijambiste qui claudique.

Les feuilles de papier

Foujita Au cafe feuilles

Reste au centre un ensemble d’objets que l’on ne peut apparier avec rien :  sur le sous-main noir sont superposés, dans l’ordre, une feuille blanche en réserve, une enveloppe fermée vue de verso, un buvard maculé, une demi-feuille, penchée pour faciliter l’écriture. Ordre de superposition bizarre, car on verrait  plutôt le buvard placé sur la demi-feuille, afin de la protéger.

La femme n’a pas commencé à écrire, bien que  l’encrier et le porte-plume soient à portée de sa main droite : la  demi-feuille est  totalement  blanche.

Les variantes de 1963

Voici donc une oeuvre solidement charpentée, avec des symétries qui laissent soupçonner  une conception forte ; et par ailleurs une  multitude de détails qui balladent l’imagination dans tous les sens.



Nous disposons heureusement d’une méthode pour séparer l’essentiel de l’accessoire : comparer l’oeuvre majeure de 1949 avec les trois variantes que Foujita en a tirées, en 1963, et qui sont toutes dans des collections privées (elles sont reproduites dans le catalogue intégral : Foujita, Dominique Buisson, Tsugouharu Foujita, ACR Editions, 2001).

Les détails que Foujita a conservé à l’identique dans les trois variantes

sont ceux qu’il était impossible de supprimer sans dénaturer le sens de l’oeuvre.


Le numéro 816

Déjà affaibli par la présence du 817 juste à côté, le numéro du café d’en face passe dans la catégorie « Accessoire » dès que nous le comparons à celui des autres variantes : N°123, N°963 et N°23.

Inutile de perdre du temps à rechercher sa signification.


LA PETITE MADELEINE

Le nom du café se trouve :

  • reproduit à l’identique dans l’une des variantes,
  • transformé en « LA PETITE CLAIRE » dans une autre,
  • carrément supprimé dans la troisième.

Important donc, mais pas essentiel : comme nous le verrons, le sujet du tableau n’est pas la réminiscence proustienne, ni un hommage posthume à la belle Madeleine Lequeux (une des anciennes maîtresses de Foujita).


Le bourgeois

On  le retrouve à l’identique dans les trois variantes, sinon que dans l’une d’elles,  sa barbe et ses cheveux sont noirs. Il ne s’agit donc pas d’un vieux beau, cible habituelle des prostituées.

Ecartons donc la piste racoleuse.


L’inscription sur le journal

Foujita Au cafe detail journal
Les deux grands caractères sont illisibles dans la version majeure. Dans une des variantes, ils sont remplacés par un E à l’envers, et supprimés dans les deux autres.

Nous les rangerons dans la catégorie « Accessoire ».


Le porte-plume

Dans l’oeuvre majeure, le porte-plume est à plat sur la table ; dans les trois variantes, il est rangé sur l’encoche de l’encrier, comme s’il venait d’être amené par le garçon.

L’important est que, dans aucune des variantes, la femme ne l’a trempé dans l’encre pour commencer  à écrire.


Les deux soucoupes

Foujita Au café detail soucoupe
L’inscription à l’encre, illisible dans la version majeure (on dirait des caractères katakena, mais sans signification), a été supprimée dans les trois variantes. Ne nous épuisons pas dessus.

En revanche, le détail important, qui se retrouve dans toutes les variantes, est qu’il y a en fait deux soucoupes superposées : la femme en est à son second verre.


 

Les objets de la table

Deux variantes contiennent un objet supplémentaire : un mégot, rajouté dans la soucoupe.
De plus, une des variantes propose deux nouveaux objets : un paquet de cigarette à gauche du verre, et un bâton de rouge à lèvres à côté du porte-monnaie.

L’important est que tous les objets de la version majeure  sont présents dans toutes les variantes, exactement à la même position : ce qui conforte l’impression qu’ils n’ont pas été placés au hasard, mais pour des raisons de symétrie.


Les feuilles de papier

Plus étonnant : le système de superposition des feuilles sur l’appuie-main est rigoureusement identique dans les quatre oeuvres, alors qu’on se serait attendu à ce qu’il se prête à des modifications sans conséquence.

Compte-tenu du fait que Foujita a dessiné dans les années 1930 plusieurs natures mortes montrant le même type d’encrier, de  porte-plume et de buvard maculé, il  y a fort à parier que le nécessaire à écrire – qui se trouve être également le nécessaire du dessinateur – joue un rôle essentiel dans la signification du  tableau.


Les aspects biographiques

Dernier élément à prendre en compte avant de risquer une  interprétation : l’année-charnière,  dans la vie du peintre, que constitue 1949.



Foujita avait passé au Japon la période de guerre, soutenant activement le régime par de grands tableaux militaristes. Il connut les bombardements puis, après la défaite, la crainte d’être considéré comme un criminel de guerre. Bien au contraire, les Américains le protégèrent et finirent par lui donner, début 1949, un visa pour les Etats-Unis. C’est donc dans cette période d‘intense créativité de l‘été 1949 que l’artiste, travaillant quinze heures pas jour, produisit  à New York ces deux oeuvres majeures que sont Au Café et La cartomancienne. Avant de revenir définitivement en France au début de 1950.



Foujita cartomancienne

La Cartomancienne ou la Diseuse de bonne Aventure
Foujita, 1949, Collection privée

De même qu’Au Café est empreint de la nostalgie de Paris, ce tableau traduit celle des villages et des coqs de clocher. Nous y retrouvons la même femme blonde, avec la même robe à large décolleté et manches de dentelle. La cartomancienne lui lit les lignes de la main à l’aide d’une loupe, après avoir tiré les cartes. A l’insu des deux femmes,  un corbeau noir perché sur le dossier, tient dans son bec la réponse : un as de coeur.



Peut-être  le corbeau a-t-il été choisi parce qu’il est traditionnellement associé au futur (on dit que son croassement se rapproche de cras, le mot latin pour demain). Quoiqu’il en soit, retenons que, dans l’esprit de Foujita à l’époque,

la femme en noir est étroitement liée à l’interrogation sur le futur.

Nous avons maintenant toutes les cartes en main pour revenir Au Café, et proposer une interprétation d’ensemble.


Avant et après

Foujita Au cafe synthese
Dans le registre du haut, les deux hommes vêtus à la mode du  début du siècle  regardent vers l’arrière, vers le temps des cafés impressionnistes et des mutilés de guerre : peut être la portion minuscule de rue pavée, qu’on entrevoit sous les pieds de l’invalide, évoque-t-elle ce qui sépare la Belle Epoque des Années Folles :

une toute petite guerre pour l’étranger Foujita.

Foujita Au cafe detail invalide
Dans le registre du bas, la femme en robe contemporaine regarde vers l’avant, vers le futur, vers la page blanche.



Foujita Au cafe detail jounaux
Entre les deux se dresse la barrière de la banquette, surélevée par un rempart de journaux. Des journaux indéchiffrables, comme s’ils parlaient d’événements désormais dépourvus de signification. Ils sont tenus serrés entre deux baguettes, trop longues pour être pratiques : à croire qu’elles servent non pas à faciliter la lecture, mais à l‘interdire. Baguettes en bois blanc, liées par des cordelettes, bricolage japonais plutôt que parisien…


Et si ce rempart de papier, qui se superpose visuellement au petit bout de rue pavée, représentait l’autre guerre,  celle qui constitue réellement la grande rupture dans la vie du peintre ? La Grande Guerre de Foujita dont il est en train de sortir en cette année 1949,  meurtri mais vivant, minuscule silhouette à l’aplomb de sa signature…


La buveuse et le buvard

Il nous reste un dernier déchiffrage à tenter : celui de  cet empilement de feuilles  placées en plein centre de l’oeuvre, auquel Foujita tenait jusqu’à les recopier méticuleusement d’une variante à une autre, sans les bouger d’un millimètre…

Souvenons-nous des deux soucoupes : cette femme est une buveuse. Regardons à nouveau cette robe si noire et ce visage si blanc...

Foujita Au cafe buveuse buvard

  • Le protège-feuille est noir comme la robe.
  • La feuille en réserve est blanche comme le décolleté.
  • L’enveloppe sous le buvard est comme la main qui enveloppe la joue.
  • Le buvard est comme  le visage qui boit des lèvres et des yeux.
  • Et la demi-feuille est vide comme la pensée derrière ce  front lisse, blanche comme cette autre demi-vie parisienne qui bientôt va s’ouvrir pour le peintre, après toutes ces années de journaux bavards  et de certitudes bombardées.

La Joconde blanche de Foujita, étrange alliage de chair et de papier, buveuse qui  n’écrit pas, buvard qui s’imprègne de tout, nous dit peut-être tout simplement ceci :

n’essaye pas de tracer  l’avenir,

laisse-toi imbiber par lui.

 

 

L'Expiation

30 novembre 2013

Depuis 1906, le Président Fallières, abolitionniste convaincu, graciait systématiquement tous les condamnés à mort. Y compris, en 1907, un tueur de fillette, ce qui déclencha une campagne de presse violente des partisants de la peine de mort. Mi 1907, le congrès radical désavoua à demi le président, en demandant le maintien de la peine de mort, mais la suppression du caractère public de l’exécution.

Exposé au Salon d’avril 1908, ce tableau prend clairement place au coeur de cette question brûlante  qui culmina entre juillet et décembre 1908 dans les discussions à la Chambre : lesquelles conclurent, finalement, à l’urgence de ne rien faire.

La Peine capitale ou l’Expiation

Emile Friant,  1908, Art Gallery, Hamilton, Ontario

Friant_Expiation

 

Le lieu même

La vue est  prise depuis le porche de la prison Charles III de Nancy, devant laquelle avaient lieu les exécutions de 1890 à 1925.
execut10
L’angle de vue  latéral fait croire que  la rue s’ouvre en  face à la prison : il s’agit en fait de la rue Charles III,  qui part très en biais.
Plan Prison Charles III


L’homme même

L’exécution est probablement celle de Dominique Harsch, le lundi 8 janvier 1897 à 7h27. Ce Luxembourgeois de 28 ans avait assassiné une jeune fille, et on sait que Friant assista à son procès aux Assises. On peut lire dans les journaux le récit détaillé de cette exécution (L’Est Républicain,    Le Petit Parisien). De nombreux points concordent avec le tableau :

  • les spectateurs aux fenêtres et sur les toits  : « les fenêtres des quelques maisons ayant vue sur le lieu de l’exécution avaient été louées à des prix variant entre 20 et 50 francs; sur les toits une foule de jeunes gens attendaient sous la neige, qui tombait très serrée depuis quatre heures du soir ». (Petit Parisien)

  • la neige sur le sol  : « La neige fondue sous les pas traverse les chaussures ». (Est Républicain)

  • les fantassins : « Afin d’empêcher les curieux de stationner rue Charles III, une haie de militaires est placée sur chaque trottoir. les hommes s’adossent contre les maisons. » (Est Républicain)

  • les gendarmes  : « Enfin, à quatre heures, arrivent trois brigades de gendarmes à cheval, commandées par le capitaine Chauffour. Ils prennent place devant l’entrée de la prison. » (Est Républicain)


L’instant même

L’Est Républicain normalise cette scène extraordinaire, en  mettant en valeur le rôle de l’aumônier et en insistant sur la rapidité de la scène :

« Au dehors une immense clameur retentit : « Le voilà ! » Une poussée formidable fait osciller la foule, que les soldats ont peine à contenir. L’aumônier s’adresse au condamné, lui présentant le crucifix : – Ne vous occupez pas, lui dit-il, de ce qui se passe au dehors ; ne regardez que le divin crucifix. Au commandement les gendarmes présentent les armes. M. l’abbé Guyon cherche à masquer l’appareil aux yeux de Harsch, qui s’avance encore. Mais bientôt le condamné disparaît derrière les aides, qui se jettent sur lui et le renversent. La scène est si rapide qu’à peine a-t-on le temps de s’en rendre compte. Harsch est saisi, jeté sous la lunette. Presque en même temps le couperet tombe avec un bruit sourd. Il est 7 heures 30. Justice est faite. Et pendant qu’un jet de sang inonde la base de la guillotine, que la tête hagarde roule dans le panier, une rumeur parcourt la foule, qui s’ébranle avec fracas. ».

Le Petit Parisien, moins clérical et plus républicain, insiste au contraire sur les détails dramatiques, voire répugnants  :

« A sept heures et demie, la porte de la prison s’ouvre, tandis que retentissent les commandements de « Portez arme présentez arme ». Un frémissement s’élève de la foule, toutes les têtes se découvrent ; l’aumônier embrasse le condamné, qui franchit encore de lui-même les quatre mètres qui le séparent de la rue au bord du trottoir, les aides lui enlèvent sa veste, jetée sur les épaules, et le poussent sur la planche, qui bascule. Deux secondes s’écoulent, puis le couteau tombe, au milieu d’un cri d’horreur; le sang jaillit à une hauteur de deux mètres environ, éclaboussant les aides et les gendarmes qui entourent la guillotine.« 


La précision technique

La guillotine, modèle 1872, est représentée dans tous ses détails. Les deux aides-bourreaux sont en place, prêts à plaquer le condamné sur la planche basculante. Le bourreau se tient  à gauche de la guillotine,  sa main n’est pas encore montée vers les  leviers qui déclenchent  la fermeture de la lunette, puis la chute du couperet. A noter que le câble qui monte le long du poteau n’est pas le mécanisme de déclenchement, mais le câble de relevage de la lame, passant sur une poulie située au dessus de la guillotine (en hors champ).

De l’autre côté, le coffre ouvert sur le sol est déjà prêt à recueillir le corps.
Friant_Expiation_Guillotine
Pour tous les détails techniques, on peut lire  http://boisdejustice.com/Home/Home.html


Les bourreaux sont arrivés la veille en train avec la guillotine : accompagné de trois aides, Louis Deibler « a beaucoup vieilli… Sa barbe est semée de fils d’argent, son visage a pris de nombreuses rides et sa claudication… est aujourd’hui très prononcée. » (Est Républicain).

Le tableau ne représente que deux aidesrajeunit et rend méconnaissable le bourreau, qui prendra sa retraite dans deux ans, traumatisé par cette exécution ratée :

Louis Deibler
Louis Deibler

« Fausse manoeuvre :  le couperet est libéré avant que la lunette ne soit fermée, d’où éclaboussures de sang sur les spectateurs les plus proches. Louis Deibler, épargné cette fois, croit pourtant avoir été sali : première manifestation d’hématophobie qui iront s’aggravant les deux années suivantes ». (http://guillotine.voila.net/Palmares1871_1977.html)


L’instrument de la Terreur

friant reliure pour les executeurs arretes pendant la revolution 1893,
Reliure pour Les exécuteurs arrêtés pendant la Révolution
E.Friant, 1895, Musée de l’Ecole de Nancy, Nancy

Dans cette reliure réalisée quelques années plus tôt, Friant manifeste déjà sa répulsion envers la guillotine, montrée ici de l’autre côté – du point de vue du public. Le parti-pris esthétisant ne cache pas l’horreur du sang frais qui gicle et de la tête qui chute,  à mettre en balance avec l’ancienne hâche d’exécution reléguée au verso du livre, abandonnée aux ronces, aux champignons et les mulots : nouveau régime, nouvelle barbarie.


Une image engagée

Friant_Expiation_public
En nous laissant deviner, dans la brume du petit matin, les dizaines de silhouettes qui hérissent les toits et les dizaines de têtes qui s’empilent dans les fenêtres au milieu des réclames peintes, Friant prend clairement position sur une partie de la question : oui, les exécutions publiques sont une honte.

En revanche, il ne laisse pas percer  son opinion sur la peine de mort :  la véracité  des détails  lui permet de  se retrancher derrière le point de vue  documentaire.

Il faut regarder  la composition plus en détail  pour se faire une idée des opinions de l’artiste.

 

Les couvre-chefs

 Le peintre n’exploite pas le détail rapporté par Le Parisien : « Toutes les têtes se découvrent ».  Au contraire, comme pour conjurer la décapitation, ici tout le monde porte chapeau :

  • les trois bourreaux en hauts-de-forme,
  • les trois soldats en  képis ,
  • les six gendarmes en bicornes,
  • les deux officiels (le juge et l’avocat ?) en chapeau melon.

Friant_Expiation_complice
Séparé  par un soldat de ces deux représentants de la Loi, un troisième homme en chapeau mou est le dernier visage détaillé que nous propose l’artiste.  Le regard fixe, le bas du visage dissimulé par un foulard comme pour protéger du couperet son propre cou : sans doute s’agit-il d’un complice ou d’un ami du condamné, qui s’est glissé au premier rang pour assister à ses derniers instants.

Au centre de ce concert de couvre-chefs, trois personnes sont réunies dans la fraternité des têtes nues : le Condamné, le Prêtre, et le Christ en croix.

A noter  que,  dans ce cérémonial  réservé aux porteurs de chapeaux, aux  prêtres et aux assassins,  aucune femme n’a sa place.

Les deux arcs de cercle

Le porche  rassemble sous son arc-de-cercle tous les protagonistes de la scène : spectateurs, exécutants et condamné.
Friant_Expiation_lunette
Mais  un zoom sur le  minuscule demi-cercle de la lunette nous rappelle que, parmi ces centaines de têtes, une seule va être tranchée.

L’ironie de l’absurde

Friant_Expiation_manteau
A l’endroit que  la lame va couper dans quelques secondes, un pli dans la nuque charnue insiste sur la bonne santé de l’homme dans la force de l’âge.

A ses cheveux drus s’oppose la tête dégarnie du curé, qui pose sa main gauche sur son épaule : vieil homme conduisant  un  homme jeune  à la mort.

 

Geste de compassion ou geste traître, pour le pousser à avancer ? La main posée à l’endroit où la corde transforme le criminel en  gigot prêt à trancher, n’est elle pas une hypocrisie sociale supplémentaire ?

 

Et à quoi sert ce manteau rouge sang ? A le prémunir contre le rhume, pour les quelques secondes qu’il lui reste à passer dans le froid ?

 

Friant_Expiation_croix
Enfin,  placer une croix entre les oreilles pointues d’un équidé et près des cornes d’un gendarme, n’est-ce pas quelque peu sulfureux  ?

 

Un regard ambigu

Friant_Expiation_vue latérale
Et il est vrai que l’alignement  entre les deux instruments de supplice révèle un parallélisme quelque peu iconoclaste : optiquement, la guillotine apparaît comme une sorte de projection monstrueuse de la croix. D’autant que les deux ne sont pas situées dans le plan du tableau, mais légèrement inclinées.

Que regarde le condamné, où son regard s’arrête-t-il ? Sur la croix brandie par le prêtre en dérisoire consolation, ou sur le couperet juste derrière ?

A ce stade, Friant semble laisser au spectateur le choix  de l’interprétation. Chacun y trouvera  ce qu’il veut :  le moraliste verra le châtiment qui rachète la faute, le chrétien  la résurrection qui surmonte la mort, l’anarchiste la religion qui cache la violence de l’Etat.

 

Une empathie forcée

Friant_Expiation_regards

Mais le spectateur ne peut demeurer longtemps dans ce point de vue latéral :  l’absence de perspective centrale, de premier plan et de cadre, l’empêchent  de se situer spatialement. Aussi finit-il par traverser le cadre et glisser dans le tableau, attiré par ce point singulier vers où convergent les regards de tous les personnages : l’oeil de l’homme qui va mourir.

Ici, le point de fuite est remplacé par un point de non-fuite.

Friant_Expiation_projection

Et de ce point de vue, une seule vision est possible :

la croix ne cache pas la guillotine.

 

La souricière

Ainsi la composition force le spectateur à devenir objet de vision,  pris dans le faisceau des regards ;  à se mettre à  la place de ce coupable devenu victime, pris dans la souricière  des baïonnettes au canon, des sabres au clair et des bois de justice.

Friant_Expiation_souric
Au premier plan, le sentier dans la neige matérialise les quelques secondes qui lui restent jusqu’à la seule porte de sortie possible : le panier  ouvert sur le sol. Scandaleuse tombe amovible.

Une victime bien connue

Nous avons vu son regard qui pointe vers le haut du couperet, mais nous n’avons pas noté que cette pièce en acier, qui accroit l’inertie de la lame,  est précisément appelée le « mouton« .
Friant_Expiation_crane
Nous avons compris que la croix se projette sur la guillotine, mais nous n’avons pas compris que la tête chauve du curé joue,  au pied de ce Calvaire virtuel, le rôle du crâne qui  signale la colline du Golgotha.

Enfin nous avons vu le manteau rouge qui couvre, comme dans la réalité,   les épaules du condamné : mais nous n’avons pas reconnu sa couleur rouge…

Eccehomo1

Ecce Homo
Antonio Ciseri, 1871, Gallerie d’Art moderne, Florence

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Toutes ces références  placent clairement le tableau dans la droite ligne de cette tradition iconographique où un homme qui va mourir est exhibé devant des spectateurs.

L’Expiation de Friant, c’est un Ecce homo combiné avec une Montée en Croix.

Ainsi le tableau cherche à déclencher  une série d’identifications :

le spectateur devient  le condamné qui devient la victime qui devient l’agneau qui devient le Christ.

Friant ne se comporte pas ici en bouffeur de curé ou en crypto-anarchiste, mais en  judoka qui se sert de la force des corps constitués  pour  défendre le parti adverse : celui  des corps décapités.