– Le temps des Innocents

21 avril 2014

Un seul texte du Nouveau Testament  parle du Massacre des Innocents et de la Fuite  en Egypte : l’Evangile de Matthieu. 

Deux épisodes qui  ne peuvent être compris que par référence à deux événements similaires, rapportés par l’Ancien Testament.

Les Mages sont envoyés par Hérode

« Alors Hérode, ayant fait venir secrètement les mages, s’enquit avec soin auprès d’eux du temps où l’étoile était apparue. Et il les envoya à Bethléem en disant:  » Allez, informez-vous exactement au sujet de l’enfant, et lorsque vous l’aurez trouvé, faites-le-moi savoir, afin que moi aussi j’aille l’adorer.  » Matthieu, 2, 7

Ainsi, lorsque les Mages arrivent chez Hérode, l’étoile est apparue depuis un certain temps (que Matthieu ne précise pas à ce stade)  : assez long sans doute, compte-tenu du temps nécessaire pour le voyage depuis l’Orient.

Les Mages trahissent Hérode

Hérode cherche à duper les Mages, en prétendant qu’il désire adorer le nouveau Roi des Juifs, alors qu’il ne cherche qu’à éliminer cette concurrence. Aussi, après s’être rendus à Bethléem pour trouver Jésus et lui rendre hommage, les Rois étrangers se gardent bien de retourner chez Hérode, et repartent directement dans leur pays :

« Alors Hérode, se voyant joué par les mages, entra dans une grande fureur et envoya tuer, dans Bethléem et tout son territoire, tous les enfants jusqu’à deux ans, d’après l’époque qu’il s’était fait préciser par les mages. » Matthieu, 2, 16


La date du Massacre

Hérode connaissait l’endroit de la naissance annoncée, mais ne savait pas  quand elle avait déjà eu lieu. Le fait de ne pas voir revenir les Mages lui prouve, a contrario, qu’ils ont bien trouvé l’enfant. La date du massacre dépend donc du temps de réaction d’Hérode avant de dépêcher ses soldats.

La date traditionnelle du 28 décembre pour la fête des Saints Innocents est trop près de la Naissance, à Noël, même si Jérusalem n’est pas loin de Bethléem. D’ailleurs, l’Epiphanie qui commémore la présentation de Jésus aux Mages (donc plusieurs jours avant le massacre) se fête après le 1er janvier (le premier dimanche qui suit).  Le texte ne permet donc pas de fixer une date précise pour le début de la Fuite : sans doute quelques semaines après la naissance, puisqu’Hérode prend soin d’étendre la mesure à tout le territoire, preuve qu’il pensait que les fugitifs avaient eu le temps de s’éloigner de Bethléem.


Un massacre rationnel

C’est donc  parce que les Mages ont fui  qu’Hérode en est réduit à des mesures d’exception, seule solution qui lui reste désormais pour éliminer son rival inconnu. Il ne se conduit donc pas en tyran aveugle, mais  un dirigeant rationnel qui, trahi par ses ambassadeurs  et faute de pouvoir régler le problème individuellement,  n’a d’autre solution que de déclencher une violence de masse.

D’ailleurs, il ne s’agit pas d’une déchaînement aveugle  : comme tout bon gestionnaire, il économise ses troupes et leur fixe un objectif  ciblé  : éliminer uniquement les enfants de moins de deux ans ( ce qui montre que l’étoile était apparue deux ans auparavant). [1]


L’annonce à Joseph

« Après leur départ (des rois mages), voici qu’un ange du seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit : « Prends l’enfant et sa mère, fuis en Egypte et restes-y jusqu’à ce que je t’avertisse ; car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr ». Et lui se leva, prit l’enfant et sa mère et se retira en Egypte, et il y resta jusqu’à la mort d’Hérode, afin que s’accomplit ce qu’avait dit le Seigneur par le prophète : D’Egypte j’ai rappelé mon fils. » Matthieu, 2, 13

Le texte, passablement complexe, expose donc deux causalités parallèles  [2] :

  • une humaine, côté Hérode : la fuite des Mages déclenche le Massacre, à une date indéterminée ;
  • une divine : dès le départ des Mages, Dieu anticipe la réaction d’Hérode, et envoie l’Ange qui  déclenche la fuite de la Sainte Famille.

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Chronologie_Fuite


La date de La Fuite

La tradition iconographique la plus pertinente d’un point de vue textuel situe  le massacre, et donc le début de la Fuite,  en Hiver : Brueghel, quelques décennies après Patinir, tirera partie de la neige pour en accentuer l’effet dramatique.

Quant à la date de l’arrivée en Egypte, le texte n’en dit rien : on a donc le choix pour le voyage entre une durée de trois mois – qui situe le Miracle des Blés au Printemps, et une durée de neuf mois, qui le retarde jusqu’à l’Automne.

.  


Un précédent inversé : L’Exode

On a toujours vu dans le récit de Mathieu une réminiscence de l’Exode, un des épisodes les plus frappants et les plus dramatiques de l’Ancien Testament,  : là encore, il s’agit d’un massacre de nouveaux-nés, annoncé en pleine nuit, et qui déclenche un départ précipité  :

« A minuit, le Seigneur frappa tout premier-né au pays d’Égypte, du premier-né du Pharaon, qui devait s’asseoir sur son trône, au premier-né du captif dans la prison et à tout premier-né du bétail. Le Pharaon se leva cette nuit-là, et tous ses serviteurs et tous les Égyptiens, et il y eut un grand cri en Égypte car il ne se trouvait pas une maison sans un mort. Il appela de nuit Moïse et Aaron et dit:  » Levez-vous! Sortez du milieu de mon peuple, vous et les fils d’Israël. Allez et servez le Seigneur comme vous l’avez dit ». Exode 12,29

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Chronologie_Exode
Par rapport au récit de Mathieu, tout va ici dans l’autre sens : le Massacre déclenche l’Annonce à Moïse qui déclenche la fuite, laquelle va également dans l’autre sens : d‘Egypte vers Israël.

De manière significative, on retrouve dans cette histoire la même notion de violence ciblée (seulement le premier-né) mais également d’extension illimitée : le premier-né du pharaon Et le premier-né des captifs Et le premier-né du bétail sont frappés.


« Les eaux formant une muraille »

La suite de l’aventure est bien connue :

« Moïse étendit la main sur la mer. A l’approche du matin, la mer revint à sa place habituelle, tandis que les Égyptiens fuyaient à sa rencontre. Et le Seigneur se débarrassa des Égyptiens au milieu de la mer.  Les eaux revinrent et recouvrirent les chars et les cavaliers; de toutes les forces du Pharaon qui avaient pénétré dans la mer derrière Israël, il ne resta personne.  Mais les fils d’Israël avaient marché à pied sec au milieu de la mer, les eaux formant une muraille à leur droite et à leur gauche. » Exode 14,27

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Saisons_Prado_Exode

Ainsi, pour les spectateur avisés, la partie droite du panneau de Patinir ne montre pas seulement le « Miracle des Blés » qui arrête les soldats d’Hérode : elle fait également allusion, avec l’image des soldats engloutis dans la mer des épis,  à l’épisode qui en est le pendant dans l’Ancien Testament  : la Traversée de la Mer Rouge.


En situant le Massacre des Innocents en Juillet, dans la même temporalité que le Miracle des Blés, Patinir souligne la proximité symbolique des deux scènes : il s’agit dans les deux cas d’une histoire de tromperie (Hérode voulant duper les mages mais dupé à son tour, soldats dupés par les blés) qui débouche sur une hécatombe : celle des bébés ou celle des épis. Aux corps mutilés des enfants font écho les épis sectionnés, les hommes en herbe tombent comme les blés.

De plus, par cette invention des épis gigantesques qui se referment sur la patrouille et protègent les fugitifs, Patinir prouve une nouvelle fois sa maîtrise de la superposition des symboles : sous la Mer de blé, la Mer Rouge.




Notes :
[1] Cette apparition de l’Etoile deux ans avant la Noël est peu compréhensible : aussi l’évangile apocryphe du Pseudo Matthieu (XVI, 1) décale carrément l’épisode des Mages, et donc la Fuite en Egypte, deux ans après la Naissance du Christ. Simplification vouée à l’insuccès, puisqu’elle interdirait la très populaire représentation des Rois agenouillés dans la paille au même titre que l’âne et le boeuf.
[2] Causalité que le Pseudo Matthieu (XVII, 2) cherche également à simplifier, en reliant le départ et la massacre : « Mais, la veille de ce massacre, Joseph fut averti par un ange du Seigneur: « Prends Marie et l’enfant et, par la route du désert, rends-toi en Egypte.« 

6 La statue et la source

21 avril 2014

La chute des idoles a lieu à deux endroits éloignés dans l’espace, mais proches dans le temps : les statues du temple sont en train de tomber ; celle de la boule a dû tomber il y a un certain temps, à l’approche de la Sainte Famille.

Tandis que le Miracle des Blés était un miracle temporel, le Miracle des Idoles est un miracle spatial, qui suppose une action à distance.

Article précédent : 5 La Saison des Blés

En aparté : – Le temps des Innocents


Des dieux en armes

Vus par Patinir, les Dieux Egyptiens sont des dieux en armes, inspirés des Dieux de l’Antiquité classique : on les sculpte en haut des temples pour protéger la cité, ou bien on les fait figurer sur des bornes-frontières, comme celle devant laquelle un soldat est en train de se prosterner dans La Fuite en Egypte ci-dessous.

CANCM_4032La Vierge et l’Enfant dans un paysage imaginaire
Attribué à Bernaert van Orley, Canterbury, City Museums


Trois remparts aux regards

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Alignement
Mettons-nous à la place du capitaine qui interroge le jeune paysan, et imaginons qu’il ait l’idée de diriger son regard en direction de la sphère : dans sa ligne de visée, il aurait très précisément l’Enfant Jésus. Bien sûr, il ne risque pas de le voir, car celui-ci est protégé par un triple rempart : la frontière surnaturelle des saisons (voir La Saison des Blés), la frontière géographique entre la Judée et l’Egypte, et enfin la frontière du manteau de Marie

Cet alignement n’est pas fortuit : nous, spectateurs du tableau, hommes du XVIème siècle ou du XXIème, nous voyons ce que le soldat d’Hérode est incapable de voir : que l’enfant sur la mère s’est substitué au soldat sur la sphère.

Le vrai Dieu a chassé le faux.


Instabilité des royaumes terrestres

Remarquons que le miracle ne fait qu’exploiter une fragilité inscrite dans la nature des choses : les statues sur le toit du temple, une légère secousse sismique en serait venue à bout. Quant à la statue sur la boule, elle est un symbole d’arrogance (je domine le monde), mais aussi d’instabilité (la boule roule).

Durer_Grande-Fortune
Dürer, La Grande Fortune, 1502

C’est le thème à la mode de la Fortune montée sur une sphère, illustrée notamment par le célèbre ami de Patinir, Dürer (depuis quelques années, tout le monde sait que la Terre est ronde).


CornelisMetsysera-fuite
La Fuite en Egypte
Cornélis Metsys, La Maison d’Érasme, Anderlecht

Un autre ami de Patinir était Quentin Metsys, dont le fils beaucoup moins célèbre, Cornelis, a peint lui aussi, quelques années plus tard, une Fuite en Egypte. Ce tableau semble destinée à nous révéler ce que son aîné avait laissé allusif : on y voit Joseph jeter au passage un regard amusé sur un groupe sculpté : un globe, qui représente clairement le globe terrestre, sur lequel court un athlète dont le caractère païen est signalé par des cornes. En contrebas, le miracle des blés retient les soldats d’Hérode. Mais ni le coureur antique, ni le cavalier lancé au grand galop, ne sont de force à rattraper la Sainte Famille, cheminant au pas tranquille de son âne.


Dissolution des frontières

Les soldats du temple tombent vers l’avant, nous pouvons donc raisonnablement supposer que le soldat de la borne-frontière est lui-aussi tombé vers l’avant, c’est-à-dire dans le bassin. La surface ne montre aucune ride, preuve que la statue est tombée un bon moment auparavant. Le Dieu-soldat qui gardait la borne s’est englouti dans l’eau sans laisser nulle trace.

Littéralement, le miracle accomplit la dissolution des frontières

et proclame le caractère universel du message chrétien.


Le coupe-jarrets

Le Dieu-soldat a été sectionné aux jarrets : manoeuvre de manant, comme si le miracle avait pris la faucille des mains du moissonneur, pour rendre justice à sa place et venger les bébés massacrés.


Une révolution sur le globe

Le faux Dieu qui croyait régner sur la Terre a été englouti par l’eau, celui qui était en haut se retrouve au fond du trou. Le miracle met à bas l’ordre ancien, plus sûrement que si la sphère de pierre avait renversé ses pôles.


De l’ironie de l’âne

Selon le folklore, la marque noire en forme de croix sur l’échine de l’âne serait un remerciement divin pour son rôle lors de la fuite en Egypte. Peut être est-ce la raison pour laquelle Patinir l’a représenté de dos, afin de bien montrer cette ligne.
Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Ane

Mais, à proximité de la sphère, cette croupe animale barrée d’un équateur et d’un demi-méridien, prend valeur d’intermédiaire, entre le globe de pierre opaque des anciennes religions et le globe de cristal que tiendra le Christ en Majesté.


Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Joos Van Cleve Salvator Mundi
Salvator Mundi,
Joos van Cleve, vers 1512, Louvre, Paris

Il y a évidemment dans ce postérieur triomphant une forme d’ironie visuelle : cette Terre asinienne a pour centre un anus. Et la chute des idoles du clocher, au dessus des latrines, trouve son équivalent dans la chute de l’idôle dans la mare, à l’aplomb du chieur minuscule.
Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Chieurs


De la liberté de l’âne

Ainsi l’âne de la Sainte Famille, sans monture et sans attache, fournit une joyeuse allégorie de la liberté sur Terre : liberté de brouter et de montrer son postérieur aux puissances déboulonnées.

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Ane_cheval
Surtout si on le compare à son congénère encore sous le joug, le cheval qui, juste derrière, tire la herse sous le fouet.


Allusions

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Brueghel_Icare
La chute d’Icare (détail)
1558, Brueghel, Musée Rouayx des Beaux Arts, Bruxelles

Une autre peintre aurait été tenté d’exploiter à grand renfort d’éclaboussures l’idée si originale de l’idole tombant dans le bassin ; du moins nous aurait-il montré une partie de la scène, comme Brueghel dans la Chute d’Icare. Mais Patinir n’insiste pas, il laisse seulement des indices.

Son tempérament répugne au spectaculaire : lorsqu’il est contraint de représenter une scène dramatique (la chute des idoles, le massacre des innocents), il la confine à l’arrière-plan, la réduit à une miniature, contraignant à la loupe les spectateurs friands de sensationnel. En revanche, il gâte les amateurs d’allusions, en peuplant les avants-plans de non-dits magnifiques et volontiers gouailleurs :

  • ainsi de la sphère sans statue, figure de la Révolution sur la Terre ;
  • ainsi de l’âne sans monture, statue équestre de la Liberté.

Une  source sombre

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_boule-source


Le miracle du palmier déraciné

L’évangile du pseudo-Matthieu raconte un quatrième miracle, juste après l’épisode du palmier qui s’incline (voir Une Forêt de Symboles) :

« Quand ils eurent cueilli tous les fruits (…), Jésus dit : (…) « Fais jaillir entre tes racines la source qui y est enterrée et que l’eau coule, autant que nous voudrons. » Alors le palmier se souleva et entre ses racines se mit à couler une source d’eau fraîche et pure. Lorsqu’ils virent l’eau, ils furent remplis de joie et burent avec tous les animaux et les hommes présents, et ils remerciaient Dieu. »

En peinture, ce miracle n’a jamais été figuré, probablement parce que l’arrachement produirait une impression négative  :  la scène du palmier qui s’incline, simple et sans ambiguïté, a cannibalisé l’autre miracle du palmier.

En revanche, il est très fréquent que la halte lors de la fuite en Egypte soit représentée à proximité d’un point d’eau : allusion au miracle de la source pour les esprits cultivés, choix normal d’un lieu de bivouac pour les esprits pratiques.

En comparant avec un autre tableau de Patinir, nous allons voir que cette source-ci n’est pas exactement celle du miracle.


La Fuite en Egypte de Berlin

Patinir Repos_fuite_Egypte_1515_Gemaldegalerie,_Berlin


Ce panneau est certainement celui qui se rapproche le plus de celui du Prado. La composition d’ensemble est similaire, avec une source au même emplacement, à droite du talus où Marie est assise. L’eau du bassin est  transparente, peu profonde, animée de vaguelettes. L’accès en est facile :  il suffit de quelques pas le long du talus. Enfin, elle se trouve au pied d’un grand arbre (qui n’est pas du tout un pommier) : tout nous dit que cette source claire est bien celle du miracle, qui désaltère les voyageurs : heureusement pour eux car, dans ce tableau-ci, on ne voit de gourde nulle part.


Une source moins claire

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Foret_Fleurs_Source

La comparaison rend évidentes des particularités de notre source, qui passent inaperçues à première vue. Le bassin est noir, profond, envahi de mousses et d’algues. Il est difficile d’accès, avec ses rives escarpées et les plantes qui l’enserrent de toute part. Enfin, il ne se trouve pas sous le pommier (notre équivalent du palmier) mais à l’opposé, en dessous de la sphère de l’idole. Seul le filet d’eau qui sort de la roche donne une impression de pureté.


Une protection mariale

 Nous avons interprété les plantes autour du bassin comme des symboles mariaux. Nous pouvons maintenant préciser leur rôle  : les plantes de Marie interdisent l’accès au bassin, ronces, roseaux, rosier touffu sont là pour empêcher les voyageurs de tomber dans ce fossé.

Mais elles protègent aussi le spectateur qui, d’après les fuyantes du toit du pigeonnier, se trouve décalé très à droite.


Un miracle reconstitué

Nous pouvons maintenant proposer une reconstitution du Miracle de la Source, revu et augmenté par Patinir.

Il y avait là, au pied du rocher non pas un bassin, mais un gouffre. A l’approche de la Sainte Famille, la statue est tombée dans le gouffreun filet d’eau a jailli qui a noyé l’orifice, faisant remonter les impuretés. Alors les plantes de Marie ont surgi pour cacher aux saints voyageurs ce fossé, et leur éviter tout faux-pas.


La composition en triptyque

Dans  Une Forêt de Symboles, nous avons vu comment Patinir a fusionné deux histoires, le miracle du palmier et le pommier du Paradis .

Il était tout à fait logique que, de l’autre côté du panneau, notre maître en détournements procède de la même manière  : le miracle de la Chute des Idoles fusionne avec le Miracle de la source, produisant ainsi  une nouvelle coagulation de symboles, entre le bassin et le gouffre.

Patinir_Fuite_Egypte_Prado_Chute_Tryptique

Une fois le Pommier du Paradis identifié, il ne faut qu’un peu d’audace intellectuelle pour comprendre que le cloaque, en pendant, n’est autre que la Bouche des Enfers. N’est-il pas logique qu’elle engloutisse le faux dieu ?  Et pour nous aider, Patinir a pris soin de mettre au premier plan un indice monumental : un rocher anthropomorphe, la tête moussue d’un géant enfoui, qui la désigne de sa bouche.

L’idée de l’eau miraculeuse ennoyant et nettoyant le gouffre infernal constitue une nouvelle allégorie de la Rédemption qui complète, côté Damnés, celle que que nous avons déjà analysée côté Sauvés : Les pommes (l’ancienne humanité) seront désormais des châtaignes, dotées d’une protection contre le Péché.

Par rapport aux autres Fuite en Egypte de Patinir, le panneau du Prado a la très grande ambition d’explorer  des analogies inédites  :

  • l’exil de la Sainte Famille, premier acte de la Rédemption, refait et rachète l’exil d’Adam et Eve ;
  • la Chute des idoles rejoue et compense la Chute de l’Homme.

Ainsi se superpose, au thème bucolique du Repos, le thème tragique de la Chute et du Salut, dans une scansion  en trois temps qui est celle-là même d’un Jugement Dernier.

Article suivant : 7 Porter, Boire, Protéger

7 Porter, Boire, Protéger

21 avril 2014

Seuls occupants, avec le pommier, du promontoire sacré, trois accessoires de voyage sont exposés sur le sol. Pris isolément, aucun de ces trois objets n’a rien d’original : on les retrouve dans les autres Fuites en Egypte, de Patinir lui-même ou de ses contemporains.

C’est leur emplacement privilégié, au premier plan et aux pieds de Marie, ainsi que l’insistance mise sur leur arrangement le long du bâton, qui éveillent notre attention.

Article précédent : 6 La statue et la source


1) Le nécessaire de voyage

Patinir_Fuite_Egypte_accessoires_voyage

Le baluchon

Il se compose de deux poches enroulées autour du bâton, dispositif de portage  simple et pratique.

Patinir insiste sur le blanc immaculé du tissu, suggère des formes à l’intérieur sans nous donner la possibilité de les identifier, et ne montre aucune ouverture :   on distingue juste une couture sous la poche droite.

La gourde

Il s’agit d’une calebasse séchée, accessoire traditionnel du Pèlerin.

Patinir_Fuite_Egypte_accessoires_voyage_gourde_LondresFuite en Egypte, Ecole de Patinir, National Gallery, Londres

Elle aussi est destinée à être portée sur le bâton.  On distingue d’ailleurs son attache en cuir autour du bâton, juste à droite du baluchon.

Le panier d’osier

Il est représenté avec une grande précision, on pourrait compter les brins d’osier. C’est un modèle courant, qu’on retrouve dans d’autres tableaux de l’époque.Quelquefois il est représenté ouvert.

Patinir_Fuite_Egypte_Nativite_Gerard-David_panierLa Nativité avec des donateurs, saint Jérôme et saint Léonard,
Gérard David, New York, Metropolitan Museum of Art

On le voit ici au premier plan juste devant le berceau de l’Enfant Jésus, associé à une gerbe de blé, et contenant des langes blanches.

Quentin Metsys 1513 Repos pendant fuite EgpyteLe repos pendant la Fuite en Egypte,
Quentin Massys,1509-13, Worcester Art Museum

Ici, il contient des linges blancs et des pommes.

Gerard David PradoLe repos pendant la Fuite en Egypte,
Gérad David, vers 1515, Prado, Madrid

Mais le plus souvent, il est représenté fermé. Dans cette Fuite en Egypte de Gérard David, on le voit deux fois : au premier plan posé à côté du bâton, à l’arrière-plan porté à l’épaule par Joseph. Il doit s’agir d’un garde-manger, à en croire la cuillère de bois que l’enfant Jésus tient en main.

Le bâton

C’est l’accessoire traditionnel de Joseph, mais aussi des pèlerins.


Le chapeau de paille

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Marie_JosephCe large chapeau que Joseph porte dans son dos, est encore un accessoire de pèlerin, qui protège du soleil et de la pluie.


La calebasse, le bâton et le chapeau de Joseph ont pu faire interpréter le tableau comme relevant de la symbolique des tableaux de pèlerinage. Si l’on rajoute la marmite portative, le panier, et la grande cape bleue de Marie, qui peut également servir de couverture, on obtient, à peu près complet, le nécessaire de voyage de l’époque.

Le point à souligner est que les trois récipients  : baluchon, gourde, panier, sont représentés fermés : il s’agit bien d’une halte de courte durée, pas d’un bivouac.

2) Trois  accessoires joséphains

Patinir_Fuite_Egypte_accessoires_voyage


Le bâton

Le bâton soutient le baluchon sans risquer de le déchirer, sans réclamer aucune anse, aucune boutonnière. Connaissant la mauvaise réputation des triques de toute espèce, on ne peut imaginer système de suspension plus innocent, moins intrusif. Il évite également la saleté, la sueur de la main, et garantit le blanc immaculé du baluchon.


L’entonnoir

Au col de la gourde est attaché un petit entonnoir métallique.  Il ne s’agit pas du tout d’un biberon, mais d’un objet courant, complément indispensable à la calebasse : il permet de la remplir directement à un filet d’eau, sans avoir à l’immerger dans un bassin. En ce sens, l’entonnoir garantit la pureté du contenu de la gourde.


Le cadenas

Il est rare de voir un cadenas sur un panier d’osier, matériau peu résistant aux effractions. Plutôt que de spéculer sur le contenu plus ou moins précieux, fragile, occulte du panier, contentons-nous de noter que celui-ci est un objet sous protection, cadenassé.


3) Trois  récipients mariaux

Patinir_Fuite_Egypte_Vierge composee
Si ces trois accessoires font clairement allusion au rôle protecteur de Joseph,  du coup les trois récipients complémentaires déclinent mécaniquement trois métaphores mariales :

  • le baluchon immaculé qui s’adapte à toute forme, celle du bâton qui le porte et celle de l’objet qui le remplit, pourrait illustrer sa vertu d’Obéissance ;
  • la calebasse remplie d’eau limpide, sa Pureté ;
  • le panier cadenassé, sa Chasteté.


Le bâton, abandonné sur le sol et voué à côtoyer des sacs fessus, l’entonnoir – minuscule objet hermaphrodite réduit aux filets d’eau, et le cadenas – accessoire auto-érotique dont l’occupation au flanc du panier est de se pénétrer lui-même, peuvent passer, à nos yeux modernes, pour des substituts évidents de la virilité du bon Joseph.

Un regard plus candide se contentait d’y reconnaître  trois accessoires positifs, trois dispositifs de protection de l’Obéissance, de la Pureté et de la Chasteté de Marie.

Remarquons que ces trois couples d’objets correspondent aux trois fonctions indispensables à tout voyage :

  • Porter (bâton/baluchon),
  • Boire (gourde/entonnoir),
  • Protéger (Panier/cadenas).

Rien d’étonnant à ce que retrouvions, en chacun des voyageurs, une réplique de ce motif.

Patinir_Fuite_Egypte_accessoires_voyage_synthese1

Menacer


Joseph-voyageur

Joseph porte à boire à Marie,  protégé par son chapeau de paille. La tâche blanche dans la soupière suggère qu’il s’agit du lait destiné à l’agneau qui, juste au dessus de Joseph, est offert en sacrifice au Baal.

A notre trilogie Porter/Boire/Protéger s’ajoute un quatrième terme, indissociable lui-aussi de l’idée de voyage : l’alea, la mauvaise rencontre, la Menace.

Côté Joseph, elle se matérialise par l’idole chutant du clocher.


Marie-voyageuse

Patinir-_Fuite_Egypte_Prado_Partie_centre_Marie_detailJoseph porte du lait à Marie qui donne le sein  à Jésus  : enchaînement de boissons .

Le manteau enveloppe Marie dont les bras enveloppent Jésus :  imbrication de protections.

Le voile joue un rôle pudique : cacher la gorge de Marie, tout comme la coiffe cache sa chevelure (le tableau suggère d’ailleurs que l’un est le prolongement de l’autre).

Mais il joue surtout un rôle sacré : isoler le corps de Jésus. Ainsi la chair de Marie touche minimalement celle de son fils, juste son sein contre sa joue : comme dans ces chambres stériles où mère et fils ne font que se frôler.

C’est au travers du voile que Marie porte son fils en offrande au monde.

Le quatrième terme, la Menace côté Marie, est bien sûr l‘idole de la sphère, qui  vient d’être proprement sectionnée et précipitée dans les bas-fonds.

Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Synthese_Etat1

Comme par un jeu d’écho, ce motif quaternaire  des voyageurs – Porter, Boire, Protéger, Etre menacé – va développer ses harmoniques dans l’ensemble de la composition.

D’une certaine manière, avec Patinir, c’est tout le paysage qui voyage !

4) Echos en Egypte

Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Synthese_Gauche

Dans la partie gauche, côté Egypte, les servants portent  de jeunes animaux pour conjurer la menace de Baal.

A gauche du pont, les latrines de la ville soulignent que l’eau qui coule en dessous est une boisson impure.

La citadelle dans la montagne protège  le monde païen, qui vit  sous la menace du Baal.


Echos en Judée


Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Synthese_Droit
A droite, côté Judée, la poignée du panier est tournée en direction du champ de blé, signalant l’affinité entre l’objet manufacturé et sa matière première, la paille : tout comme le  panier protège son contenu contre les guêpes, le champ de blé protège la Sainte Famille contre la menace des soldats.

La source pure, inversant la rivière souillée des Egyptiens, illustre la fonction « Boire ».

Et l’âne remet les choses dans l’ordre naturel : ce n’est plus, comme en Egypte, l’homme qui porte l’enfant de l’animal, mais l’animal qui porte l’enfant de l’homme.



6) Echos dans l’arbre


Dans Une Forêt de Symboles, nous avons proposé l’hypothèse du « palmier caché« , selon laquelle  les  deux arbres éminents, pommier et châtaignier, doivent être lus en fait comme un arbre à double frondaison, composé de quatre symboles  :

  • les pommes : l’humanité avant le Christ, marquée par le péché originel ;
  • les châtaignes : l’humanité chrétienne, désormais protégée du mal par une bogue robuste ;
  • entre les deux, la jeune vigne : Jésus Enfant ;
  • le lierre en bas du tronc : le serpent, désormais rendu inoffensif.


Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Arbre_Baton

Par la pensée, rabattons sur le sol notre arbre à double frondaison, de sorte que son tronc coïncide avec le bâton : les pommes se posent dans le baluchon, la vigne dans la gourde, les châtaignes dans le panier.


La vigne

Nous retrouvons bien la fonction « Boire ». Tandis que la gourde évoque la pureté de Marie, la jeune vigne promet le  vin de la Passion de Jésus.


Les châtaignes

Avec leurs piquants, elles illustrent d’une manière éclatante  la fonction « Protéger ». Châtaignes et panier partagent  le même cousinage symbolique : Protection, Chasteté.


Les pommes

Les pommes rentrent de manière moins immédiate dans notre schéma de lecture : elles devraient, comme le baluchon, évoquer la fonction « Porter« . Une nuance de cette idée  nous est suggérée par la Génèse :

« La femme vit que le fruit de l’arbre était bon à manger, agréable à la vue et désirable pour acquérir l’intelligence; elle prit de son fruit et en mangea; elle en donna aussi à son mari qui était avec elle, et il en mangea. » Genèse 3,6

Porter est donc ici à prendre dans le sens d’offrir, tout comme les Egytiens portent des animaux en offrande au Baal.


Le serpent

Du coup nous reconnaissons, déguisé en lierre enserrant la base de l’arbre de Vie, ce vieux serpent d’Eden dans le rôle de la Menace.


Les  symboles de l’arbre développent  une nouvelle variation sur notre motif quaternaire.

En nous incitant à établir une relation entre les pommes et l’idée de « Porter », cette grille de lecture fait remonter  à la surface la scène implicite cachée sous le tableau : « Eve porte la pomme à Adam« .

Nous comprenons maintenant plus en profondeur  la scène explicite que le tableau affiche : « Joseph porte à Marie le lait de l’agneau ». Le couple inaugural de la Nouvelle Ere refait, en inversant les rôles, le geste du couple maudit de l’ancienne Loi. En quelque sorte l’homme « rend » à la femme son offrande : mais la pomme, entâchée du péché originel, a été transmutée en lait blanc, issu d’un agneau innocent.

On pourrait dire en souriant qu’avec Adam et Eve, l’humanité était condamnée au strict végétalisme : « tu mangeras l’herbe des champs ». A l’imitation de Marie et Joseph, elle devient sous nos yeux végétarienne – mais pour l’instant la viande  va encore au Baal des Egyptiens. Il faudra attendre le sacrifice de Jésus et l’extinction définitive du paganisme, pour qu’elle accède enfin à la nourriture des anciens Dieux : le régime carné.


7) Echos dans la clairière

Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Synthese_Centre

Ce n’est pas terminé ? Non, pas tout à fait. C’est le propre des échos de se répercuter à l’infini, de plus en lointains, de plus en plus faibles… Et si nous regardions à la loupe, là bas, au fond de la clairière ?


La besace du Semeur

Encore un sac, blanc comme le baluchon. Après le fruit offert à Adam, les jeunes animaux au monstre païen,  l’enfant Jésus à l’humanité, voici une nouvel avatar de l’offrande d’un petit être à un gros : le « semeur porte des graines à la terre ».


La truie et ses porcelets

Allaiter dans le dos de la Vierge allaitante : grosse charge symbolique pour cette scène en miniature. La portée de porcelets insatiables symbolise-t-elle les vices et la gloutonnerie ?

Remarquons que ces cochons-là sont blancs (à l’époque, les porcs domestiques étaient plutôt noirs comme l’enfer), ceci pour éviter toute interprétation négative. Plutôt donc faut-il comprendre que la Vierge et la truie partagent la même destinée de mammifère  ; ce qui les rapproche, c’est  l’idée de la maternité : donner à boire à sa progéniture.


Le rucher

Après le panier, le champ de blé, le chapeau, voici un nouvel objet de paille qui a à voir avec l’idée de Protéger. Les ruches protègent leur miel ; et les abeilles, armées de leurs dards, savent défendre le fruit de leurs efforts, comme les bogues épineuses les châtaignes.


La cravache du herseur

Dans cette dernière saynette, la menace est matérialisée par  la cravache que le herseur brandit au nez du cheval pour l’inciter à tirer.

Echos dans la campagne



Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Synthese_Tout

Les trois objets mis en évidence au premier plan sont les paradigmes des trois fonctions du voyage, Porter/Boire/Protéger.  Avec son quatrième terme, Menacer, le motif se déploie  dans l’ensemble de la composition  :

au point que les objets des voyageurs semblent la version sacralisée, mobilisée, itinérante, des éléments du paysage.


Les éléments illustrant l’idée de Menace  – idoles déquillées, Baal miniature,  soldats trompés, lierre-serpent relégué  au bas du tronc comme une vieille chausse, cravache bénigne , ne réussissent pas à troubler la sérénité de la scène : à peine la rehaussent-elle d’un zeste de piquant.


Les objets du Boire que nous avons découverts peu à peu –  la gourde, la source pure (antithèse de la rivière souillée), la vigne, le lait dans la soupière – gravitent autour du sein de Marie :

tout ce qui dans le tableau produit du liquide est convoqué à sa têtée.


Les objets du Protéger – panier, citadelle, champ de blé, châtaignes, chapeau de paille, ruches – se résument dans son grand Manteau, qui la couvre et l’isole du roc et de la dureté du monde après la Chute.


Enfin, les objets du Porter – baluchon, marmite, animaux sacrifiés, pommes, âne, sac du semeur – nous font converger vers son Voile.

Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Marie_Baluchons

Aux deux poches du baluchon, enroulées autour du bâton,  correspondent  les deux parties du voile, qui unissent la mère et le fils dans un même enroulement.

De même que les Egyptiens portent en offrande à leur Baal un cygne (en haut) et un agneau (en bas),

le Voile porte en ostension la Mère (en haut) et le Fils (en bas), pendants virginaux du nouveau sacrifice.


Patinir_Fuite_Egypte_accessoires_voyage_synthese2

A la recherche de notre leitmotiv, nous venons de remarquer que les trois objets du premier plan (baluchon, gourde, panier) entretiennent des correspondances fortes avec trois détails de l’arrière-plan (sac de semence, truie, rucher), comme si le promontoire sacré se projetait dans la clairière.

En recherchant tous les éléments qui se projettent de l’avant vers l’arrière, nous allons pouvoir préciser la signification de cette enclave dans la forêt et identifier, définitivement, ses habitants.


Patinir_Fuite_Egypte_TRilogie_Projections

Le chasseur

Dans Ecosystèmes nous avions pressenti une similitude de rôle  entre Joseph et le chasseur. Considérée spatialement, cette affinité devient évidente : le chasseur, à la lisière de la forêt côté droit,  est le pendant de Joseph remontant vers le promontoire côté gauche. Dans le monde de la clairière, il joue le même rôle que Joseph dans celui du promontoire : à la fois protecteur et nourricier.


Le cheval de trait

Le cheval de trait est la projection de l’âne : tirant la charrue dans la terre, il est le pendant sédentaire de la monture des voyageurs, qui broute en toute liberté l’herbe verte.


La ferme et son colombier

La ferme est la maison-modèle, le Foyer Idéal. Sa position par rapport aux autres éléments ne laisse aucun doute : elle ne peut être que la projection de Marie. Nous retrouvons la métaphore classique de la « turris eburnea« , la tour d’ivoire.

Patinir a malicieusement détourné les connotations grivoises du colombier, pour en faire son exact contraire : le symbole de la Vierge-Mère.


L’idole et sa caricature

L’idole qui se dressait orgueilleusement sur la pierre, souillant la Terre de sa présence, se trouve peut-être ridiculisée dans la microscopique figure du chieur accroupi dans la glèbe.


La projection des rejetons

Traçons une ligne droite entre les ruches et la tige du bouillon-blanc, dont les fleurs jaunes sont connues pour leur odeur de miel. Cette ligne surplombe les porcelets, longe le bras du semeur qui jette les graines, traverse les petits oiseaux qui picorent, passe au point de jonction entre la joue de Jésus et le sein de Marie et coupe les trois châtaignes tombée dans l’herbe.

Ainsi une abeille de la ruche, en se dirigeant vers cette grande fleur cachée derrière la Vierge, réunira tous les rejetons du tableau. Comme si la  présence mariale organisait  et glorifiait  l’enfantement, dans les trois règnes, végétal, animal et humain.

Patinir est un optimiste : au sein de son microcosme rêvé,

tous les petits du monde ont la même Mère et le même foyer.


L’enclave dans la forêt

Maintenant que nous avons découvert le véritable foyer du tableau, le colombier, nous pouvons affiner la composition en traçant précisément les lignes-frontière : deux lignes droites qui partent l’une vers la gauche, longeant le rempart de pierre, l’autre vers la droite, longeant le rempart végétal de la haie d’arbres et de la muraille des blés.

En haut à gauche, indiscutablement l’Egypte. En haut à droite, indiscutablement la Judée.  Entre les deux, derrière le no man’s land du promontoire. le triangle de la clairière :

  • administrativement et temporellement, elle se trouve côté Egypte  : à gauche de la borne frontière (la sphère) et en automne ;
  • mais culturellement, elle tire côté Judée, puisque les habitants de la clairière sont habillés en Flamands du XVIème siècle, comme ceux du village.

Qui sont donc exactement ces paysans et cet archer qui s’activent dans cette enclave, juste derrière la Sainte Famille ?


« Je lui tendais de quoi se nourrir »

Revenons aux paroles du prophète Osée, celles qui justifient l’épisode de la Fuite en Egypte   :

« Quand Israël était jeune, je l’ai aimé, et d’Egypte j’ai appelé mon fils. Ceux qui les appelaient, ils s’en sont écartés: c’est aux Baals qu’ils ont sacrifié et c’est à des idoles taillées qu’ils ont brûlé des offrandes. C’est pourtant moi qui avais appris à marcher à Ephraïm, les prenant par les bras, mais ils n’ont pas reconnu que je prenais soin d’eux. Je les menais avec des attaches humaines, avec des liens d’amour, j’étais pour eux comme ceux qui soulèvent un nourrisson contre leur joue et je lui tendais de quoi se nourrir.«  Osée 11,1

Il est frappant de voir combien les images que ce texte véhicule sont proches de la question centrale et l’univers symbolique du tableau : protéger et nourrir un enfant (Israël pour le Dieu d’Osée,  Jésus pour la Marie de Patinir).


« Justes semailles, généreuses moissons »

Si Patinir  a médité sur Osée pour nourrir son inspiration, il a également dû lire le passage qui précède immédiatement  :

« Ephraïm était une génisse bien dressée qui aimait à fouler le grain. Lorsque je vins à passer devant la beauté de son cou, je mis Ephraïm à l’attelage – Juda est au labour et Jacob lui, à la herse. Faites-vous de justes semailles, vous récolterez de généreuses moissons ; défrichez-vous un champ nouveau ; c’est maintenant qu’il faut chercher le Seigneur jusqu’à ce qu’il vienne répandre sur nous la justice. » Osée 10,11

Cette métaphore agricole du prophète ronchon signifie plus ou moins qu’Israël se laissait vivre, telle une belle vache accoutumée à un travail facile.  Dieu, pour la régénérer,  lui a fait subir le joug de l’esclavage (labourer et herser). Puis l’a récompensée par des rendements à l’hectare élevés.

Remplaçons la génisse par le cheval de trait, déplaçons Juda aux semailles plutôt qu’au labour et laissons Jacob à la herse : nous avons, avec la clairière, une illustration assez précise de ce « champ nouveau » vanté par le prophète.


Qui sont les habitants de l’enclave ? Ce sont des Juifs, puisqu’ils sont habillés comme en Judée. Mais ils vivent néanmoins en Egypte, de l’autre côté de la frontière. Cependant, ils ont cessé d’adorer le Baal, et préfèrent garder pour eux les fruits de leur agriculture.

Ces juifs sont déjà des chétiens en devenir : ils en sont aux « justes semailles« , mais le passage de la Sainte Famille déclenche déjà, derrière elle, les « généreuses moissons ».

Avec trois siècles d’avance, Patinir nous montre un monde imbibé d’esprit pionnier, nourri de références bibliques : la colonisation d’un Far West où les idoles païennes, tels les Apaches de leurs mesas, tombent toutes seules de leurs piédestal à l’approche de la cavalerie légère.

Les anges dans le palmier

5 avril 2014

Cinq anges mettent la table et font le ménage, deux animaux contemplent d’un oeil humide cette scène digne d’un dessin animé postérieur, où une Blanche-Vierge – sans mari et sans bébé il est vrai, s’enfuira elle-aussi dans la forêt pour échapper à un destin funeste.

Le repos pendant la Fuite en Egypte

Véronèse, vers 1580, Ringling Museum of Art, Sarasota.

Paolo Veronese, Allegory of Painting

Cliquer pour agrandir


Camper sous les palmiers

En Egypte, pas besoin de tente : mais Joseph a bricolé un enclos pour l’âne, avec quelques planches posées entre les tronc des arbres, et reliées par des cordelettes orange.

A gauche, un ange fait sécher sur le feuillage la tunique blanche de l’enfant.


Pique-niquer sur le rocher

veronese_repos fuite egypte_detail_piquenique
Joseph a posé une nappe blanche sur le rocher où Marie est assise. Il tient une gourde ouverte et une assiette. Un couteau est posé sur cette table improvisée, pointant en direction de l’Enfant-Jésus.

Juste en dessous, un ange sort des victuailles d’un sac, parmi lesquelles une grosse miche de pain, posée en évidence sur un tissu bleu replié.

La miche sur la nappe bleue est elle la métaphore de la chair sur la robe bleu ?

Le casse-croûte imminent prélude-t-il à la Cène à venir ?


La version canadienne

veronese_repos fuite egypte-musee-ba-canada

Le repos pendant la Fuite en Egypte
Véronèse, vers 1572, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa

Dans cette version plus simple, un  ange unique ramène à la Sainte Famille un plat débordant de dattes, qu’il tient au dessus d’un paysage fluvial rempli de temples.



veronese_repos fuite egypte_canada_detail_bat

Au même titre que le Nil,  et l’Obélisque, les dattes sont une  marque distinctive de l’Egypte.



veronese_repos fuite egypte_canada_detail_gourde
Joseph porte la même tunique orange, avec une bourse et un couteau passé à sa ceinture.

Il présente sa gourde à Marie, d’un geste ambigu : lui propose-t-il de boire,  ou bien d’aller chercher de l’eau ?


veronese_repos fuite egypte_canada_etude
Etude pour le Fuite en Egypte, British Museum



Une étude préparatoire développe la seconde hypothèse. L’âne est affalé sur la paille ; Marie, sans même prêter attention aux dattes qui pendant près de son visage,  donne d’un air absent son sein   à un Enfant-Jésus qui se détourne : tous trois souffrent cruellement de la soif, tous n’ont d’autre préoccupation que de boire : et il reste assez de courage au vieux Joseph pour pousser en avant, à la recherche de l’eau.


Dans le tableau final, toutes ces inflexions tragiques ont été gommées au profit d’une ambiguité dont la résolution constituait sans doute, pour le spectateur raffiné, un des plaisirs de la contemplation :  le bouchon qui ferme la gourde et l’âne sortant de l’enclos  d’un air triste indiquent qu’il s’agit bien pour Joseph de descendre jusqu’au Nil lointain, afin de ramener l’eau qui manque.


veronese_repos fuite egypte_canada_detail_pain
A l’extrême gauche, on retrouve le linge séchant cette fois sur un poteau et l’assiette pendue à une cheville de bois.

La miche de pain est mise en évidence sur une nappe blanche précédée d’une couverture rose posée sur un baluchon, qui rappellent les couleurs du linge et de la robe de Marie sur lesquels l’enfant est posé : et le couteau de la nappe pointe toujours vers lui : la métaphore pain/chair prend consistance…

La version russe

veronese_repos fuite egypte_Pouchkine
Le repos pendant la Fuite en Egypte
Ecole de Véronèse, Musée Pouchkine, Moscou

Dans cette troisième version encore simplifiée, on retrouve l’enclos bricolé, mais seulement pour l’âne : le boeuf a disparu. Sur la nappe blanche, une miche de pain est posée sur une assiette, le couteau est pointé vers elle.

En  deux mouvements symétriques, l’ange à gauche et Joseph à droite prodiguent les dattes de la palme  et l’eau de la gourde.

Marie tient dans sa main droite un morceau de pain, dans sa main gauche l’Enfant-Jésus. Celui-ci tient lui-aussi dans sa main droite un morceau de pain, et montre de sa main gauche sa cuisse dénudée. Du coup le couteau n’a plus besoin d’être dirigé vers lui, puisque le pain est déjà coupé et la métaphore évidente :

c’est par l’éloquence  de leurs gestes que la mère et le fils démontrent doublement l’équivalence  entre la miche et la chair.



veronese_repos fuite egypte_Pouchkine_equivalences
Si leur gestes se croisent, leurs regards au contraire divergent : l’enfant est intéressé par l’eau pure que ramène Joseph ; Marie quant à elle élève vers l’ange-palmiste un regard reconnaissant, préférant le fruit sucré à ce pain de mauvais augure. Et l’âne à l’oeil triste, avec toute sa prescience animale, penche la tête pour flairer cette Nourriture Annoncée.


Dans les trois versions, de la plus complexe à la plus simple, Véronèse a distillé le folklore du Repos pendant la Fuite en deux composantes essentielles :

  • le Pain coupé, comme préfiguration de la Passion ;
  • la datte tombée du ciel, comme nourriture de substitution provisoire.

Le clou de la scène

veronese_repos fuite egypte_schema_regards
Revenons à la version majeure. Ici, tous les regards convergent vers le sujet central d’intérêt, l’Enfant-Jésus.

Sauf trois anges, qui regardent ailleurs, dans deux scènes liminaires, moins secondaires qu’il n’y paraît.


Les deux anges de droite

veronese_repos fuite egypte_detail_dattes

Ces deux anges aux ailes bleu-blanc-rouge coopèrent pour cueillir les dattes. La chute des fruits crée une verticale puissante qui conduit le regard, au delà du linge qui les recueille, jusqu’à la toile du bât posé au sol, juste à l’aplomb.


Le bât réversible

veronese_repos fuite egypte_canada_detail_bat
Ses deux montants de bois, en V, se posent normalement sur le dos de l’âne, au-dessus du coussinet de protection, comme on le voit dans la version canadienne.


veronese_repos fuite egypte_detail_bat

Idée  ingénieuse de Joseph : au repos,  il suffit de le renverser et de poser le coussinet sur les montants pour en faire un siège-enfant tout à fait confortable.

Marie-couturière à également été mise à contribution : deux pièces de tissu, bleu comme sa robe, rapetassent le matelas. Reste une humble  déchirure sur le flanc, qui laisse voir le remplissage de paille.

Les enroulements, coincés à droite entre le montant de bois et le sol, sont bien sûr les cordes qui servent à maintenir les bagages sur le bât. Mais l’ambiguïté visuelle avec un noeud de serpents est, comme nous allons le voir, volontaire.


veronese_repos fuite egypte_schema_anges droite


Les deux anges de gauche

veronese_repos fuite egypte_anges gauche
Ici, la relation entre les deux anges est plus subtile : il ne s’agit plus de cueillette, mais de capture. De sa main droite, l’ange de devant bouchonne le flanc de l’âne avec un branchage, tandis qu’il tend l’autre main vers le linge qui sèche : charmante symétrie entre la sueur de l’animal et celle de l’enfant, deux voyageurs soumis aux mêmes épreuves.


Sauf que… le regard de l’ange du fond, dont on ne voit que la tête, pointe juste en dessous du linge, pour attirer notre regard sur ce que tient réellement son collègue.veronese_repos fuite egypte_detail_serpent

Une datte ou une tête de serpent ? Toujours la même ambiguïté visuelle, clin d’oeil au spectateur théologien, mais savamment dosée pour ne pas ennuyer le grand public avec une symbolique vieillotte.


Le symbolisme ludique

Panofsky a révélé le symbolisme caché des primitifs flamands, support d’une méditation pieuse à partir des objets du quotidien.



veronese_repos fuite egypte_schema_anges gauche
Un siècle après, Véronèse accommode au goût du jour un symbolisme ludique, caché pour le plaisir de la découverte, à la manière du gendarme dans le décor.

Le gendarme étant, en l’occurrence, ce bon vieux serpent d’Eden explosé sur les deux bords de la composition.



Mais le tableau recèle un dernier exemple de ce symbolise ludique , tellement énorme qu’il n’a jusqu’ici pas été totalement compris…


Les deux arbres

veronese_repos fuite egypte_troncs



Les deux troncs qui prennent la tête de l’âne en ciseau n’ont pas manqué d’attirer l’oeil. Certains y voient   le symbolisme de la croix (mais pourquoi une croix en V ?).

D’autres y lisent l’initale de Véronèse.


ss_giovannipaolo_loth_peter_martyrLe Martyre de Saint Pierre
Titien, 1520, copie par Carl Loth, église San Giovanni et Paolo, Venise



Les historiens d’art ont repéré une référence à un tableau aujourd’hui  disparu de Titien, où des troncs en V canalisent le regard du spectateur, depuis les anges tenant la palme, jusqu’au martyr  dont le regard remonte vers eux.


Le clou

veronese_repos fuite egypte_detail_clou
La découverte la plus intéressante est qu’ici aussi les deux tronc canalisent le regard non pas tout à fait jusqu’à Jésus, mais jusqu’à un clou, le seul visible dans cette construction faite de bouts de ficelle.



veronese_repos fuite egypte_schema_premier V
Et que le regard du futur crucifié  remonte, comme chez Titien, non vers la palme du martyre mais vers l’instrument de sa Passion.


Encore un petit effort, et tous ces éléments  vont se relier,

révélant une mise en scène grandiose


Les trois troncs

veronese_repos fuite egypte_schema_second V
Véronèse s’est inspiré du tableau de Titien non seulement pour la circulation des regards, mais ausi dans la structure même des troncs : il n’y en a pas deux, mais bien trois,  le troisième étant brisé.



veronese_repos fuite egypte_signature
Il y a donc deux V dans le tableau : l’un qui mène au clou, l’autre à la signature de Véronèse : ce second V étant Virtuel pour Vaincre toute Vanité.

  • Remarquons que le tronc de droite, brisé, surplombe les ruines égyptiennes et le boeuf : celui des deux animaux de la crèche qui est traditionnellement associé au paganisme.


  • Le tronc du milieu est un palmier : il surplombe l’âne, animal traditionnellement associé au judaïsme : et toute cette scène, typiquement vétérotestamentaire, où une nourriture providentielle tombe du ciel.


  • Enfin, le tronc de gauche n’est pas un arbre exotique, mais un arbre bien de chez nous : il surplombe un monde où sèche le linge mouillé,  où les nappes sont immaculées, où la nourriture sort du sac, l’eau de la gourde et le lait du sein.



veronese_repos fuite egypte_schema_trois troncs

Le clou au dessus de l’Enfant-Jésus ne sert pas à fixer les planches : mais à unifier ces deux souches que sont l’Ancien et le Nouveau Testament.

Et les trois arbres de Véronèse sont bien plus qu’une manifestation de piété  ou d’égotisme plus ou moins maîtrisé : ce sont, véritablement, des arbres généalogiques.

Trois mariages et un enterrement

23 mars 2014

De 1883 à 1887, un mariage malheureux passionna l’Angleterre : celui que mit en scène le peintre écossais Orchardson,  dans une série de trois tableaux révélateurs de l’esthétique et de la morale victorienne.

1 : Mariage de Convenance

 Sir William Quiller Orchardson, 1883, Glasgow Museums

Orchardson_Mariage de convenance


Toutes les douceurs du monde

Orchardson_Mariage de convenance_table
Une table interminable sépare l’épouse et l’époux. Depuis les luxueuses bananes jusqu’aux soucoupes débordantes d’abricots et de raisins , toutes les douceurs du monde sont mises à l’étalage, comme dégorgées du jabot du vieux beau.


Orchardson_Mariage de convenance_mari

Orchardson_Mariage de convenance_marabout


Occuper le centre

Dans une composition plus tardive,  Orchardson reprendra les mêmes principe d’élongation et de symétrie autour d’un centre vide.

orchardson_sainte-helene
« Sainte Hélène 1816 : Napoleon dictant au comte  Las Cases le récit de ses campagnes »
Sir William Quiller Orchardson, 1892 ,National Museums Liverpool

Avec peut-être, également, une métaphore animale…



napoleon_orchardson_pingoin



Quoiqu’il en soit, dans une bataille, l’important est d’occuper le centre, même lorsque les troupes sont de papier et que la guerre est perdue. Dans l’affrontement entre l’Empereur et son Secrétaire incrédule des deux côtés de la porte close, Napoléon croit encore imposer son point de vue  en posant son pied et son épée sur la carte.

orchardson_sainte helene comparaison
De même, dans l’affrontement entre le Maître et sa Moitié, la main posée sur la nappe tente d’affirmer la possession.


Un équilibre armé

Toute la composition s’organise autour d’une mise en balance finement réglée : le Maître penché vers l’avant  touche la table, secondé par le domestique qui  rajoute du vin dans son verre.

Orchardson_Mariage de convenance_perspective
A l’autre extrémité, la jeune femme ne touche ni à son verre plein ni à la nappe : ce n’est pas en rajoutant de la nourriture ou de la boisson qu’elle fait contrepoids, mais en se rejetant en arrière ; en outre, elle-aussi bénéficie d’une aide : la présence virtuelle du spectateur assis juste derrière ce verre…


Le lustre et son reflet

Le point de fuite rassemble bien toutes les fuyantes du tableau, sauf une : le reflet du lustre devrait être situé bien plus bas, hors du champ du miroir : si Orchardson s’est permis cette liberté avec la perspective, c’est au nom d’une raison supérieure…


Orchardson_Mariage de convenance_balance
Qui est bien entendu de nous faire voir la balance, avec ses deux plateaux en équilibre



Fresque Jugement Dernier
Au final, l’ambiance de ce dîner victorien n’est pas si éloignée de celle d’un jugement dernier médiéval, où le démon tente de faire pencher la balance. Reste à savoir de quel côté il se trouve…

Trois ans plus tard, Orchardson saute directement à la fin de l’histoire et nous  montre son triste résultat.

2 : Mariage à la Mode – After!

Sir William Quiller Orchardson, 1886, Aberdeen Art Gallery

Orchardson_Mariage à la Mode - After!_1886

 


La table vide

Au fond de la table, du côté où s’assoit le maître pour manger seul, on ne distingue guère que  la carafe de vin pas encore débouchée : le seul réconfort qui lui reste. Du festin tout à disparu, hormis le bouquet de fleurs dérisoire, qui renforce encore le vide de la nappe à l’autre bout.

La seule présence féminine se trouve emprisonnée dans le cadre qui, au centre,  remplace le miroir  et rend le lustre à son unicité.


Le décor pivoté

Tout le décor a pivoté mais nous sommes bien dans la même pièce : la table est vue par la tranche ;  la cheminée se trouve maintenant sur le mur gauche et les colonnes sur la cloison du fond : sans doute une cloison amovible qui vient fermer, l’hiver, une  pièce  trop difficile à chauffer.


Le pare-feu

Cependant la cheminée est éteinte, le pare-feu est rangé au fond. Sans doute faut-il comprendre que, dans cette maison désertée par l’amour, il n’y a plus de flammes à craindre : c’est toute l’année l’hiver.


Le point de fuite

Orchardson_Mariage à la Mode - After!_1886_perspective
Tout près du foyer vide, l’artiste a placé son chevalet et s’est assis à la hauteur du  vieil homme pour observer, sans la partager, sa solitude. Les pieds joints, les mains vides, le regard éteint, c’est déjà un cadavre en sursis.

Peut-être est-ce la raison pour laquelle, exceptionnellement, il y a quelqu’un au centre du tableau…


« Exposé en 1887, Le Premier Nuage fut un énorme succès. Un critique le déclara « bien plus fin » que les deux autres tableaux du Mariage de Convenance, ajoutant que « la manière de raconter l’histoire ne pouvait être surpassée »… Il fut tout de suite vendu à la National Gallery de Victoria, et Sir Heny Tate l’apprécia tant qu’il persuada Orchardson d’en faire une version plus petite juste pour lui. » [1],  p 135

Le premier nuage (The first cloud)

Sir William Quiller Orchardson, 1887

National Gallery of Victoria, Melbourne,1,35 m X  1,94 m

Orchardson_First_cloud 1887

Pour cette troisième et très attendue itération du thème, Orchardson réutilise les mêmes éléments scéniques :  le coin de mur, les colonnes, le tapis, le parquet,  la cheminée – mais agencés dans un ordre différent.



Orchardson_cheminees
La cheminée avec son miroir et son horloge a tourné sur les trois murs :

  • au fond dans Le Mariage de Convenance :  l’horloge est à peine visible : c’est le miroir qui est l’élément dominant, donnant à voir l’image de la balance ;
  • à gauche dans Après : l’horloge et le miroir sont à peine évoqués, puisque le temps est interminable et qu’il n’y a plus de vie à refléter ;
  • à droite dans le troisième tableau : on pressent qu’ici, l’horloge et le miroir,  montrés dans tous les détails, vont avoir un rôle à jouer.


Changements de décor

Orchardson_trilogie_plan
La table longue qui meublait les deux premiers tableaux se trouve ici scindée en deux, de part et d’autre du portique. Sur l’une des tables nous reconnaissons l’abat-jour, ici monté en lampe, tandis qu’un lustre en cristal, éteint, fait son apparition dans la pièce au delà des colonnes.

Il est à remarquer que dans les trois tableaux, le décor tourne ou s’inverse, mais deux éléments restent inamovibles :

  • l’homme est toujours placé à droite, toujours regardant vers la gauche ;
  • de même, Orchardson se situe toujours plus à gauche que lui, ce qui contribue à sa mise à distance.

Orchardson_First Cloud 1887_cloison invisible
C’est dans le troisième opus que ce procédé trouve son aboutissement, puisque le point de fuite se situe juste à côté de  l’épouse, entre sa tête et son reflet dans le miroir obscur. Elle quitte la scène par le fond,   dans un mouvement orthogonal au regard masculin, lequel contrarie quant à lui le sens normal de la lecture : d’où un effet mécanique de solidarité entre le spectateur et la femme, et l’impression d’une cloison invisible posée à la limite du tapis, isolant le mari sur son île au bord du parquet.

Situation en cul de sac, sans issue, comme le souligne le miroir en renvoyant notre regard vers la gauche :

une cheminée n’est pas une porte.


L’effet centrifuge

Le centre du tableau se trouve ainsi déserté, traduisant la brouille temporaire du couple, ce « premier nuage » dont la cause reste à déterminer : le tableau s’inscrit clairement dans le genre des problem pictures qui a passionné, pour un temps, les victoriens.


La fente dans le luth

Le catalogue du Salon de 1887 fournissait un indice supplémentaire sous forme de deux vers de Tennyson :

« It is the little rift within the lute
That by-and-by will make the music mute. »

Il vaut la peine de traduire l’ensemble du passage :

« Dans l’amour, si l’amour est vraiment l’amour, si nous sommes possédés de l’amour, la foi et la défiance ne peuvent jamis avoir une puissance égale : la défiance en un point est un manque de foi en tout. C’est la petite fente dans le luth, qui rendra bientôt la musique muette, et qui sans cesse s’augmentant peu à peu mettra partout le silence. » [2]

Pour Toril Moi, c’est cette réference littéraire qui explique la composition, réduisant

« le vide audacieux entre les époux à une simple métaphore de la « fente dans le luth », laquelle est à son tour une métaphore de la « défiance » qui va finalement réduire l’amour au silence. [1], p 135


La cause du nuage

Toujours à la lumière de la citation de Tennyson,   Toril Moi étudie la compréhension de l’oeuvre par les contemporains :

« La plupart des spectateurs du « Premier Nuage » savaient que le passage en question est tiré d’un poème dans lequel une rusée tentatrice, Viviane, prend au piège l’enchanteur Merlin, dans une intrigue traditionnellement interprétée comme la victoire des sens (la femme) sur l’intellect (l’homme)…. Le texte du catalogue d’Orchardson incitait donc les spectateurs à comprendre, sans trop d’hésitation, que le tableau représentait le premier pas vers la destruction finale du mariage par l’adultère de la femme (interprétation soutenue également par les termes foi et défiance dans le passage qui avait retenu l’attention d’Orchardson). « 

Orchardson_First Cloud 1887_detail_fauteuil
D’autres indices, visuels cette fois, permettent de préciser la nature du problème. La femme a jeté sur le fauteuil rouge son manteau rouge, ses gants et son ombrelle : elle vient juste de rentrer.



Orchardson_First Cloud 1887_detail_horloge
Son mari l’attend depuis un moment : peut-être est-il un de ces maniaques de l’heure et de la mise sous cloche, comme le suggère le dessus de la cheminée.



Orchardson_First Cloud 1887_detail_homme
Sans doute vient-il de montrer rageusement à sa femme sa montre de poche, au bout de sa chaîne en or.

La fente dans dans le luth, traduite dans le tableau par une plage vide

dans l’espace, est donc aussi  une plage vide dans le temps.


Conflit privé, guerre publique

Le mystère du Premier Nuage » n’était donc pas si opaque pour les spectateurs ayant acheté le catalogue et munis d’une loupe. Mais le tableau restait néanmoins suffisamment elliptique pour prétendre à une portée plus générale, qui lui a valu son succès.

« Si on le regarde sans le texte qui l’accompagne, « Le Premier Nuage » n’est pas une illustration évidente de la tromperie féminine. Il incarne plutôt un terrifiant sentiment de distance, de défiance et même de haine entre les sexes. La détresse d’un couple particulier devient la représentation de la guerre des sexes qui domine la fin du XIXème siècle, et place « Le premier nuage » au centre des préoccupations toutes récentes  sur le sexe, la sexualité, le genre et le mariage ».[1], p 135

Orchardson_First Cloud 1887_silhouettes
Dimorphisme que traduit la sortie serpentine de la belle femme au cou droit, à la taille fine, et à la traîne époustouflante,  laissant planté là son bel homme au cou penché, au torse avantageux, et à la queue de pie atrophiée.


Vers la symétrie

Orchardson_First Cloud 1887 etudeEtude pour Le premier nuage
Sir William Quiller Orchardson, 1887, Collection privée

Il nous reste une étude représentant sans doute le décor réel dont Orchardson s’est inspiré :  le portique, le paravent à sa gauche, la petite table à sa droite,  la cheminée au miroir avec son tapis. On constate que dans le tableau final,  le pan de mur du fond a été élargi et épuré de ses accessoires (le tableau, le porte-fleur d’angle) pour  ménager le vide central.

Par ailleurs, une deuxième table avec deux chaises a fait son apparition, tandis que le canapé rose s’est  scindé en deux fauteuils cramoisis, traduisant une évolution notable vers plus de symétrie.


Les sexes mélangés

Orchardson_First Cloud 1887_melange
Une première lecture des éléments symétriques permet de sauver les apparences : les deux chaises, les deux fauteuils, les deux tables sont destinés à Monsieur ET à Madame.

De même, les colonnes du portique, les montants de la cheminée, matérialisent la solidité de leur couple.



Orchardson_First Cloud 1887_table_gauche
Sur la table côté Madame se mêlent des objets féminins/affectifs (le bouquet) et rationnels/masculins (les livres, le journal).



Orchardson_First Cloud 1887_table_droite
Sur la table côté Monsieur, la lampe rationnelle trône au milieu de petites fleurs, d’un carnet et d’une photographie encadrée.

Peut-être même l’écran opaque du paravent et l’écran translucide de l’abat-jour sont-ils à inscrire au crédit de ce mélange des sexes, entre les deux moitiés de la composition.

Les sexes séparés

Orchardson_First Cloud 1887_separation
Mais il suffit de regarder d’un peu plus loin pour que les deux chaises, la table et le bouquet de Madame s’opposent aux deux fauteuils, à la table et à la lampe de Monsieur.

Pour que le portique ouvert vers le monde contredise la cheminée du foyer.

Et pour que le miroir clair, qui réfléchit l’horloge du temps compté, s’affronte au miroir sombre où se brouille le visage de l’aventureuse.

La morale à méditer par Monsieur :
une Femme n’est pas une Horloge.

Le premier nuage (The first cloud)

Sir William Quiller Orchardson, 1887, Tate Gallery, Londres
0, 83 m x 1,21 m

The First Cloud 1887 by Sir William Quiller Orchardson 1832-1910



La copie de taille réduite faite pour Tate présente des différences minimes, qui militent plutôt dans le sens de la séparation des sexes : les deux fauteuils et le tapis font masse autour de l’homme, les fleurs et la photographie ont déserté sa table pour sauter sur celle de gauche.

L’année d’après la fin de sa trilogie, Orchardson a peint un dernier tableau dans la même veine du « couple dans ses meubles« .

Le décor est cette fois la pièce de réception du somptueux atelier que le peintre à succès venait de se faire construire, à Portland Place [3].

La voix de sa mère (Her Mother’s Voice)

Sir William Quiller Orchardson, 1888, Tate Gallery, Londres

Her Mother's Voice exhibited 1888 by Sir William Quiller Orchardson 1832-1910


L’effet centrifuge

Il est  à nouveau utilisé pour traduire, dans l’espace, un gap temporel : non plus celui de la défiance entre mari et femme, mais celui de la séparation irréparable.

Le père interrompt la lecture de son journal en reconnaissant  la voix de son épouse disparue, tandis qu’à l’autre bout de la pièce sa fille, insouciante de ces souvenirs,  inaugure une nouvelle idylle.

Le thème de la fente qui crée le silence est ici inversé :

c’est la musique qui crée le lien de part et d’autre de la mort.


Le format « théâtre »

Orchardson_Her mother's voice 1888_composition
Le tableau est construit selon le format allongé qu’Orchardson cultive pour ses scènes de théâtre à domicile :

  • un carré, à gauche du lustre, délimite le lieu de l’ancien couple ; 
  • un rectangle, à droite, isole le nouveau couple derrière la double protection du piano et des partitions.


L’effet balance

En s’accoutumant au « vide » entre le veuf et les jeunes gens, notre oeil rencontre un fauteuil vide, une tasse  vide et un rideau dont le lien est dénoué. Le répulseur central se révèle en fait saturé par la  présence de la disparue, et rend palpable la voix qui le  traverse.


Orchardson_Her mother's voice 1888_balance

C’est alors que dans les deux globes jointifs de la lampe – celui qui est à l’intérieur de la pièce et son reflet dans le jardin d’hiver  – nous reconnaissons la métaphore du conjoint resté dans ses meuble et de sa conjointe disparue au  royaume des palmes.

La table centrale, avec ses deux tasses accolées et ses quatre jambes fragiles, se transforme sous nos yeux  en un symbole du couple dissous,  furtivement  reconstitué  par cette réminiscence vocale.  Tandis que le piano, qui sort du cadre sur la droite,  montre la force  et la rayonnement du jeune couple en devenir.


Références
[1] : « Henrik Ibsen and the Birth of Modernism: Art, Theater, Philosophy », Toril Moi, Oxford University Press, 2006, p 134 et suiv.
[2] Alfred  Tennyson, Viviane, traduction de Francisque Michel, Hachette 1868
[3] The art of William Quiller Orchardson, Walter Armstrong,  Director of the National Gallery of Ireland, LONDON, SEELEY AND CO, 1895

Pénitences

22 mars 2014

Ce tableau recèle deux mystères : celui de l’église inversée et celui du curé inversé.

Le mystère de l’église inversée

segantini_1885_La premiere messe

A la première messe (A messa prima)
Giovanni Segantini, 1885, Collection privée

Segantini a vécu et travaillé durant un an dans le village de Veduggio, dont l’église est desservie par un escalier bien reconnaissable.
veduggio_eglise


La façade escamotée

On voit immédiatement que l’église, qui devrait être vue de face, est ici vue de profil, comme s’il s’agissait d’un escalier latéral. Or la façade est bien celle de l’église de Veduggio, avec sa porte et sa niche de droite, surplombées par des frontons demi-circulaires. Segantini l’a donc fait délibérément pivoter d’un quart de tour, afin d’ouvrir tout le haut du tableau sur un panorama céleste  :

« Ainsi l’escalier de l’église devient une échelle vers le ciel ». [1]


L’église inversée

Grâce au titre du tableau,   l’ombre longue, qui s’étire devant le curé nous donne la  direction du lever du soleil : la façade de l’église est donc tournée vers l’Est, ce qui est contraire à l’orientation traditionnelle.segantini_plan_veduggio

Or l’église de Veduggio est correctement orientée. Segantini a donc pris deux libertés avec la topographie : désolidariser l’escalier et la façade, et inverser globalement l’orientation de l’édifice

Si la façade, avec la structure nette de ses lignes, symbolise l’Eglise en tant qu’institution, alors cette inversion délibérée peut être interprétée comme une critique voilée :

l’Eglise tourne le dos à la lumière du Christ.


La position de la Lune

Lorsque la lune est pleine, elle se trouve à l’opposé du soleil par rapport à la Terre : au moment où  celui-ci se lève à l’Est, elle se couche donc à l’Ouest. Sa position correcte, à gauche du tableau, montre que Segantini a bien tenu compte de l’orientation pour mettre au point sa composition. Même si, en toute logique, la lune ne peut pas être  totalement pleine lorsqu’on la voit encore après le lever du soleil.

Sa présence juste à côté de la vieille façade pourrait donc elle-aussi se prêter à une interprétation anti-cléricale   :

« la lumière de l’Eglise n’était qu’une lumière réfléchie, qui s’efface  lorsqu’une nouvelle lumière se lève ».

Reste à apprécier le degré de la critique : s’agit-il d’un appel à remplacer, ou à renouveler seulement la vieille lumière affaiblie ?

Sous la version du 1885 se trouve une première version, encore visible aux rayons X et dont il nous reste  une photographie en noir et blanc. Elle avait connu un succès public et critique lors de son exposition à Turin en 1883, et Segantini n’a laissé aucun texte expliquant pourquoi il a décidé de la repeindre en modifiant si profondément le sujet.

Le mystère du curé inversé

Segantini_1883_La_penitente

La Pénitente ou « Sans absolution » (Non assolta)
Segantini, 1883, photographie d’époque


La Pénitente

Il s’agit d’une jeune feSegantini_1883_La_penitente_mainsmme à laquelle on vient de refuser l’absolution. La nature de son péché nous est discrètement mais clairement indiqué : elle tient son livre dans sa main droite, laquelle est soutenue par la main gauche, laquelle est posée sur la rotondité du ventre. La jeune femme attend un enfant hors  mariage.

Situation qui justement était celle de la compagne de Segantini, enceinte cette année-là de leur premier enfant, dans un petit village en proie aux commérages.


Une fille pieuse

 

Elle est habillée en blanc et noir, la tête couverte d’un voile, et un livre pieux à la main.

« Il est remarquable que, tout en s’éloignant, elle garde ses mains respectueusement réunies pour tenir sous ses yeux le bréviaire ou le manuel de confession. On comprend que son regard n’est pas désespéré, mais étonnamment frais et recueilli. Plutôt que dans les prêtres, c’est peut-être  dans la prière qu’elle cherche le pardon, dans une immédiateté avec Dieu, hors de toute discipline. » [1]


La descente

Rejetée par l’église, est-elle au début d’une chute inéluctable, est-elle condamnée à s’engloutir dans l’ombre ? Il est vrai qu’elle se trouve à la frontière  entre la partie éclairée de l’escalier et l’ombre du mur : mais s’il en est ainsi, c’est justement parce qu’elle est tournée vers la lumière.


Le chien

Le chien est le compagnon fidèle, l’animal qui aime et ne juge pas. Il est assorti à sa maîtresse, blanc avec des tâches noires, comme toutes les consciences ici-bas.

En l’accompagnant dans sa descente, peut-être lui montre -t-il, comme le propose Philipp Stoellger, la voie d’une morale personnelle, hors du conformisme de la religion  :

« Il semble y avoir un chemin menant des lignes claires et des contours nets offerts par la façade de l’église, jusqu’aux formes naturelles des pierres à droite de l’image ; d’une culture vieillie jusqu’ à une nature renouvelée… Une nature dans laquelle le chien pourrait montrer la vérité que l’Eglise a perdu en refusant son pardon, une nature dans laquelle une nouvelle vie va naître. » [1]


Les trois Médisants

Segantini_1883_La_penitente_medisants

Les trois personnages en robe et capuche qui se profilent au bout de la rambarde, dans le dos  de la Pénitente, peuvent être trois vieilles femmes ou trois frères mineurs : en tout cas des personnes statutairement incapables de se trouver dans sa pénible situation.

Le rempart de la bigoterie masque  le manque de compassion.

Segantini_1884_Benediction des moutons

La bénédiction des moutons (Benedizione delle pecore)
Segantini, 1884, Museum Segantini, St.Moritz

Réalisé l’année suivante, ce tableau « pastoral » revêt, à la lumière disparue de La Pénitente, la même tonalité polémique.

Les trois enfants de choeur oeuvrant à des tâches indistinctes font peut être écho aux trois médisants.  L’église-bâtiment, l’église-institution  a été totalement escamotée, réduite à un escalier qui ne mène nulle part.

Réfugiées tout en haut, les silhouettes en contre-jour du  curé, de ses acolytes et du livre porté à bout de bras comme pour l’éloigner du courant,  font penser à une sorte de digue que contourne la mer animale des moutons.

Lesquels nous montrent ostensiblement leur derrière, manière de signifier que le temps du respect est passé.

Nous pouvons maintenant revenir à la version définitive, et essayer de comprendre pourquoi le même escalier, qui faisait sortir de confesse, mène maintenant à la messe.


L’escalier du cimetière

Segantini_1885_Etude d'escalier

Etude d’escalier
Segantini, 1885, Bünnder Kunstmuseum Chur

Cette  étude montre un escalier latéral qui se situe sur le flanc Sud de l’église de Veduggio, menant du cimetière à l’esplanade.
veduggio escalier cote Sud
Segantini a pu avoir l’intention initiale d’utiliser ce décor pour sa seconde version : l’escalier qui remonte du monde des morts à l’Eglise aurait pu faire un contrepoint logique à celui qui précipitait la Pénitente de l’Eglise au monde des vivants.

Peut-être a-t-il trouvé dans cette étude l’idée de faire pivoter la façade afin de développer le ciel, ici gris et fermé comme un volet métallique.

En concurrence avec l’église minimisée par le cadrage, un jeune arbre à gauche s’échappe de ce monde artificiel et figé, introduisant le thème du renouvellement.

Une étude révélatrice

segantini_1885_Etude pour La premiere messe

Etude pour la première messe,
Segantini, 1885, Collection privée

 

Cette autre étude révèle encore mieux les intentions qui conduiront à l’élaboration de A la première messe.

On y voit un vieux curé, les mains dans le dos, prêt à pénétrer dans un des rares rais de lumière que laisse passer la barrière de cyprès, tout en bas d’un escalier montant vers une chapelle  indistincte. Cet escalier dans l’ombre apparaît comme un cul-de-sac et une tranchée provisoire, sous la double menace de l’éboulement minéral et de l’envahissement végétal. Le brun du chemin et le vert des haies occupent tout l’espace : la présence du ciel est à peine visible, sous forme de langues bleues aussi  rares que les rais de lumière. Et le curé voûté, tête baissée, contribue à cette impression d’écrasement.

Toute la composition dit la petitesse de la religion humaine dans le Temple de la Nature.


L’escalier à deux volées

L’escalier se compose de deux volées : une partie large,  et une partie plus longue,  plus raide et plus abrupte, qui  grimpe jusqu’à la chapelle. On comprend que notre vieux curé risque fort de s’arrêter à la terrasse intermédiaire.
veduggio escalier face Ouest
Or il se trouve que  l’escalier baroque de Veduggio est également composé d’une partie facile, aux marches basses, larges et convexes, sur laquelle est placé le curé, et d’une partie abrupte, aux marches hautes, étroites et concaves.


Un secret de fabrication

vedduggio escalier face Ouest recadre
Le point de vue choisi par Segantini est justement celui où le piéton (ou le spectateur du tableau) ne voit qu’un escalier unique : comme si l’artiste avait voulu conserver pour lui son secret de fabrication.

Segantini_1883_La_penitente_livreLa Pénitente se trouve sur la partie en pente douce car pour elle le plus dur est fait : la sortie de l’église n’est pas une chute interminable comme le prédisent les médisants. Et le Livre, qu’elle tient  exactement au niveau de la ligne d’horizon,  reste un moyen valable de communication  entre la Terre et le Ciel : à condition de le lire par soi-même.

segantini_1885_La premiere messe_livreA l’inverse, le vieux curé de A la première messe se trouve en haut de la partie « facile ». Et son livre qu’il ne lit plus est entièrement  englobé, pétrifié par l’escalier.




L’invention du monoptyque

Les deux versions ne sont finalement que deux versants de la même réflexion. En décidant de réutiliser non seulement le décor, mais le support lui-même, Segantini a inventé un mode d’expression unique, un diptyque en un seul panneau : l’unique « monoptyque«  de l’Histoire de l’Art.

La montée se superpose à la descente,  le Curé à la Pénitente :

en nous cachant la première, la seconde image nous révèle ce que celle-ci ne montrait pas :

le juge, à la place de sa victime.


Une revanche

Et celle-ci continue de subsister, par la force de l’antithèse,  couche profonde contaminant la couche visible :

  • elle descendait vers un monde sombre,  il monte vers un ciel vide ;
  • la jeune femme était  vue de face, le vieil homme est vu de dos ;
  • enceinte, elle se tenait bien droite malgré le poids de son ventre, quand le  prêtre sans progéniture courbe  l’échine ;
  • elle lisait le livre que l’autre garde fermé ;
  • elle s’était brulée dans l’amour, quand l’autre se consume dans la chasteté ;
  • elle était accompagnée – par le chien, par son enfant à naître, l’autre est seul ;
  • certes on la moquait, mais lui on l’ignore.

Dans cette première lecture, la Pénitente est en quelque sorte vengée par la figure chenue du vieux Curé :

l’Eglise qui l’a rejetée hors de son monde se voit elle-même rejetée par le monde.


Une fraternité

D’un autre point de vue, les deux personnages ne sont pas si opposés qu’il y paraît :

  • tous deux portent  la robe et sont respectueux du divin (ils se couvent la tête, avec un châle ou un chapeau) ;
  • ils connaissent la même infortune, celle  des célibataires forcés ;
  • et ils trouvent leur inspiration dans le Livre : l’une le lit, l’autre le tient entr’ouvert avec son doigt, à la  page sur laquelle il médite.

Au final, la seconde version serait moins une antithèse qu’une synthèse :  le Curé en  Pénitent, sa soutane régénérée par la robe qu’elle a recouverte.

La Pénitente comme le Curé vont leur chemin sous un ciel vide,  que la façade baroque construite par l’esprit humain ne dissimule plus.

Abattu le village Potemkine des dogmes, 

reste l’univers dans son immensité.


Segantini_synthese

Au terme de cette analyse, les intentions de Segantini restent bien évidemment inconnues. Le spectateur aura le choix entre quatre  interprétations graduées.


1) L’interprétation « noir et noir »

Segantini_noir_noirLes deux versions sont aussi radicales l’une que l’autre : la Pénitente et le Curé sont deux victimes équivalentes de la religion constituée, deux passants sur un escalier qui ne conduit nulle part.

Le prêtre regarde ses pieds. Il ne croit plus ni au Livre, ni au Ciel,  ni à la lumière factice de la lune :  mais trop tard pour se retourner vers la lumière qui se lève et va faire diminuer les ombres.

Le titre A la première messe est  à lire au second degré, comme une antiphrase ironique.


2) L’interprétation « blanc et blanc »

Segantini_blanc_blancA l’inverse, Philipp Stoellger est sensible au côté positif des deux personnages. Ils illustreraient la même attitude de libre examen et de recherche individuelle, qui consiste à prier Dieu où il se trouve : sous la voûte du ciel et pas sous celle des églises.

Le prêtre « ne médite pas  sur un chemin de croix, dans une nef, devant les Ecritures, mais en pensée sous le ciel libre. Le première messe n’a pas lieu dans l’église, mais dans la prière du solitaire, pour ses péchés, sous le firmament. » [1]

« La Pénitente comme le Curé sont, dans leur fondu-enchaîné,  dans le même camp d’une piété héroïque ».[1]


3) L’interprétation « noir et blanc »

Segantini_noir_blancCependant la majorité des commentateurs voient plutôt ce qui oppose les deux versions : la radicalité anti-cléricale de la première se serait pacifiée dans la seconde, au profit d’une vision plus large de la religion. Evolution qui correspond également à une maturation de l’esthétique de Segantini, abandonnant la peinture de genre au profit de paysages symbolistes, dans lesquelles Dieu se révèle par la Nature.

« Née comme l’image-type d’un anti-cléricalisme agressif, la toile… fut transformée quelques années plus tard par Segantini en un paysage lyrique, au grand souffle, chargé d’une spiritualité panthéiste qui en balaye toute préoccupation satirique ou anecdotique… La figure (du prêtre) transmet un sentiment de profonde solitude, comme pour signifier que la réponse aux questions essentielles de la vie ne peut venir de la religion officielle. » [2], p 26

Plusieurs citations de Segantini viennent à l’appui de cette conception religieuse de la Nature et de l’Art :

« Jamais je n’ai cherché un dieu en dehors de moi-même, car j’étais convaincu que Dieu est en nous, que chacun de nous peut en posséder ou en gagner une parcelle au travers d’oeuvres belles, bonnes et nobles ; que même chacun de nous est une partie de Dieu, comme un atome et une partie de l’univers ». Segantini, Oeuvres complètes, cité par [1]


4) L’interprétation « terre à terre »

Segantini_terre_terreSelon une tradition orale invérifiable, un prêtre aurait accepté de donner le baptême à son premier enfant – né hors mariage…

… à condition qu’en pénitence, il repeigne La Pénitente ! [1]

Références :
[1] Philipp Stoellger, « Giovanni Segantinis Frühmesse », p16 et suivantes, dans « Moral als Gift oder Gabe ? : zur Ambivalenz von Moral und Religion », publié par Brigitte Boothe, Philipp Stoellger, Königshausen & Neumann, 2004
[2] Annie-Paule Quinsac, Segantini, Giunti Editore, 2002, p 23

1 Sainte face : La ligne sans pareille

9 mars 2014

La Sainte Face

Claude Mellan, 1649

de_Mellan_-_Face_of_Christ

En aparté : la plus fine ligne

Pline raconte que le peintre Apelle rendit visite au peintre Protogène, un jour où celui-ci était absent de son atelier.  En signe de son passage, il traça « au travers du tableau une ligne de couleur d’un délié extrême« . A son retour, Protogène « dès qu’il eut contemplé cette finesse, dit que le visiteur était Apelle et que personne d’autre n’était capable de rien faire d’aussi achevé ; puis il traça lui même avec une autre couleur une ligne encore plus fine que la première. »… »Apelle revint et, rougissant de se voir surpassé, il refendit les lignes avec une troisième couleur, ne laissant aucune place pour un trait plus fin« .

Logo Valentin CurioLogo de l’imprimeur Valentin Curio,
 Holbein le Jeune, 1521.

Ce tableau existait encore du temps de Pline  :

« sur une grande surface, il ne contenait que des lignes échappant presque à la vue et , semblant vide au milieu des chefs d’oeuvre de nombreux artistes, il attirait l’attention par lui-même et était plus renommé que tous les autres ouvrages ». Pline (Pline, L’Histoire Naturelle, XXXV)

Mellan lignes


Non Alter

Mellan non alter

Nul doute que la gravure de Mellan ne se place dans la lignée de cette concurrence entre artistes, à la recherche de la plus fine ligne. Ainsi peut-on comprendre l’énigmatique devise « Non alter » , « Pas un autre », placée à côté de la signature, comme une double revendication de la singularité de l’artiste et de l’oeuvre :

  • « Personne d’autre que moi n’aurait pu le faire »
  •  « Aucun autre trait ne peut s’intercaler entre les miens »

Le truc du buriniste

Dans la technique du burin,

« l’outil doit rester dans la même position. C’est la plaque qui tourne et à cet effet, elle sera posée soit sur un coussin, soit sur une planchette en bois » (Wikipedia).

Mellan burin
Remarquons que le copeau s’élève en spirale, d’autant plus parfaite que le mouvement est régulier.

Mellan detail spirale

Dans la gravure, la spirale s’enroule dans le sens des aiguilles de la montre. Donc la spirale tracée sur la plaque de suivre tournait en sens inverse. Ce qui est le sens normal lorsque la pointe du burin, tenue fixement par la main droite, attaque la plaque mise en rotation par la main gauche (ce qui prouve par ailleurs que Mellan était droitier).

Ainsi la spirale est l’emblème du buriniste, puisqu’elle se produit naturellement lorsque celui-ci maîtrise parfaitement son art : à la fois dans la forme du copeau, et dans le tracé qui résulte de la rotation de la plaque.

L’épaisseur du trait

La gravure porte à son apogée la technique de la « taille claire » inventée par Mellan, dans laquelle les noirs sont obtenus, non par le croisement avec d’autres lignes, mais par engraissement du trait.

Bien sûr, cet engraissement se faisait dans un second temps, en repassant sur le tracé. Mais la spirale unique et son  fil  ininterrompu suggèrent  que la main de Mellan était si sûre qu’elle  était capable de contrôler, en un seule passe,  la position et la profondeur du tracé.

 « Un burin en diamant, monté sur un stylet chauffant grave un sillon hélicoïdal. Le stylet est couplé à un système électromagnétique, la tête de gravure, qui le fait vibrer. Au microscope, on peut voir les ondulations des sillons qui ne doivent jamais se toucher. Lors de la gravure, le burin fait un copeau qui, idéalement ne doit pas se briser. »  Wikipedia, notice Disque microsillon

800px-Vinyl_groove_macro

C’est ainsi que la main de Mellan, plus sûre que celle d’Apelle,

inventa le microsillon.


Plus fin qu’un cheveu

Mellan engraissement
Les cheveux ne sont pas représentés par un trait  »dans le sens du poil ». Bien au contraire, ils apparaissent comme un effet secondaire  du fil infiniment plus fin tracé par la main prodigieuse, avec la virtualité d’une moire.

Nous touchons ici au paradoxe de la spirale de Mellan : parfaite, elle ne créerait rien d’autre qu’une surface uniforme ; ce sont ses irrégularités qui font émerger une forme, laquelle se révèle ensuite être la représentation d’un cheveu.

Ainsi le problème canonique de la figuration  : « comment transcrire en deux dimensions notre monde tri-dimensionnel » est ici poussé  à son comble : « comment montrer tout l’univers à partir d’une seule ligne« .

Il est temps d’en venir à ce que la gravure représente : le voile de Sainte Véronique.

Sublimes ambiguités


Un objet-espace

Nous est-il présenté à plat ou mystérieusement suspendu ? Aucun pli, aucune main, aucun clou ne nous l’indique. Mellan n’a pas cherché  à inscrire le voile dans l’espace, à en faire l’occasion d’un trompe-l’oeil ou d’un exercice de virtuosité sur le rendu des tissus et des plumes.

DURER_VeroniqueDürer, La Véronique, 1513

Le projet de Dürer est de nous montrer une Sainte Face tellement tridimendionnelle qu’elle sort du voile et se trouve en lévitation devant lui,  telle la tête coupée de Saint Jean Baptiste. Tandis que la plaque carrée de la signature lévite à son imitation, pour la plus grande gloire du graveur.

A l’inverse, le projet de Mellan  est celui d’un collapse entre le sujet et l’objet qui le représente : aplatir  le voile sur la surface du papier,  le circonscrire à son cadre,  en faire une sorte d’objet-espace qui se suffise à lui-même.

Mellan detail signature
Et sa signature minuscule, absorbée dans les fluctuations de cet unique champ,

semble à la limite de se dissimuler derrière lui.


Le support et le voile

Mellan_Voile_Support
La partie « support » se réduit à un triangle minuscule en haut à droite, et à une étroite bande tout en bas,  où se  trouve la signature :

C.MELLAN G(allus). P(inxit). ET F(ecit).  1649   IN AEDIBUS REG(i) .

NON ALTER
C.MELLAN Français, Peignit et fit. 1649. Au palais du Roi
(Mellan habitait depuis 1642 dans les galeries du Louvre).

Les mots « Non alter », qui s’appliquent donc  au monde du support, de l’artiste, du temps présent.

La partie « image », quant à elle, porte une autre devise :  « formatur unus unica » (un Unique fait d’une Unique) qui concerne donc  le voile de Véronique.

« Le voile est contigu à la taille de la feuille de papier de manière que, tout comme la nature double du sujet, elle est à la fois dans ce monde et hors de lui. Le voile qui porte l’image et les mots dont elle est synonyme s’incurve en sa partie inférieure, alors que la signature et la devise de l’artiste sont partie intégrale du support » [1], p 387

Pour comprendre cette « nature double du sujet », voici donc l’histoire de Véronique.


La Véronique

« Il s’agit d’une femme pieuse de Jérusalem qui, poussée par la compassion lorsque Jésus-Christ portait sa croix au Golgotha, lui a donné son voile pour qu’il pût essuyer son front. Jésus accepta et, après s’en être servi, le lui rendit avec l’image de son visage qui s’y était miraculeusement imprimée. »  (wikipedia, article Véronique (christianisme))

Cette histoire, construite au cours des siècles, semble fusionner  au moins deux traditions :

  • celle d’une femme, appelée Véronique (Bérénice en grec), qui aurait peint un portrait du Christ au pouvoir de guérison miraculeux (Actes de Pilate),
  • celle selon laquelle il subsisterait une image authentique  de Jésus (Vera Icon) .


Un sujet double, donc singulier

Toute la singularité du sujet choisi par Mellan  est son pouvoir agglomérant, sa capacité à faire fusionner des notions habituellement distinctes ou contraires :

  • l’instrument et l’agent (au point que « La Véronique (Vera Icon) désigne à la fois l’image et la sainte femme) ;
  • l’humain et le divin (le tissu et l’empreinte miraculeuse) ;
  • l’image et le sujet de l’image (puisque la Sainte Face reproduit directement le visage du Christ)
  • le révélé et le caché (l’objet qui nous dévoile le véritable  visage de Jésus était justement celui qui voilait le front de Véronique).


Une figure paradoxale

Mais la spirale  elle-aussi possède une nature double  :

  • elle est partout visible, mais n’est pas destinée à être vue ;
  • elle est une ligne qui, à la limite du regard, se transforme en surface ;
  • en tant que ligne elle est dessin, en tant que surface elle est support  (préfigurant en quelque sorte la dualité moderne de la trajectoire  et du champ)

En somme elle est à la fois forme et fond.

Comme Irving Lavin l’exprime d’une autre manière :

« L’un des effets mystérieux de la ligne universelle de Mellan tient à ce que l’image est de fait tissée dans la matière métaphorique qui est à la fois toile et papier. De plus les girations sont parallèles et, puisqu’elles ne se croisent jamais, aucune surface n’est établie : la ligne et le « fond » sont toujours visibles et tous les deux indéfiniment extensibles dans toutes les directions. Avec cet effet que l’image est transparente et que la ligne révèle ce qu’elle voile. » [1], p 388


Rien d’autre que la forme

La Sainte Face de Mellan n’est pas unique seulement par sa virtuosité  technique. Mais surtout en tant que singularité esthétique, dans laquelle  la forme choisie par l’artiste possède exactement les mêmes caractéristiques que le sujet de l’oeuvre :  la Spirale  et la Véronique partagent la même « nature double », étant à la fois « sous le regard » et « hors du regard ».

Mellan_Tableau_Sous le regardJPG

Formatur unus unica

Aussi la devise brodée sur le bas du voile, « Un Unique fait d’une Unique », s’applique simultanément au sujet et à la forme  :

  • le visage miraculeux imprimé par la chair unique de Jésus (ou par la main de Dieu) ;
  • le visage merveilleux tracé par une unique spirale (ou par la main de Mellan).

Dans un autre sens, la devise décrit aussi la propriété proliférante de cette spirale, qui déborde de la partie « voile » pour envahir la partie « support » :

  • le champ dans son entier est constitué d’une seule ligne.

Ainsi la devise de la spirale vient visuellement annexer la devise de l’artiste, la transformant en son simple corrolaire : « Non alter » : pas d’autre trait que la spirale.

Mellan_Tableau_Non Alter

L’unique et le « pas d’autre »

Prise isolément, chacune des deux devises présente une « sublime ambiguité », selon la formule de Irving Lavin.

Mais prises simultanément, les deux ambiguités se renforcent l’une l’autre, puisque  le terme « unique » de la première renvoie au « pas d’autre » de la seconde :  l’Unique est défini d’abord par sa filiation à partir d’un autre Unique, ensuite par l’impossibilité  de le reproduire autrement.

C’est ainsi qu’un ami et collectionneur de Mellan joint les deux devises dans la même explication :

« Formatur unicus una, faisant allusion à la beauté du Fils unique du Père Eternel, né d’une Vierge, et à la seule ligne spirale, dont le peintre artiste a si bien dessiné le portrait, avec cet autre mot écrit encore au dessous, Non alter, parce qu’il n’y a personne qui ressemble à ce premier des Presdestinez, et que le graveur de cette image en a tellement fait un chef d’oeuvre, qu’un autre auroit de la peine à l’imiter pour en faire autant. » Michel de Marolles, ami de Mellan, 1656


Les correspondances verbales

Sous la plume de Marolles, l’idée de  beauté (forma en latin) s’introduit naturellement à partir du mot formatur.

Mellan detail spirale

Mais d’autres correspondances devaient venir à l’esprit du spectateur lettré :

  • la spirale (spira) commence au bout du nez, qui évoque le terme spiro (je respire) ;
  • le visage (vultus) évoque la volute (voluta),  ornement constitué par un enroulement en forme de spirales.

En synthèse, voici la liste (sans doute non exhaustive) des interprétations que l’on peut trouver pour la première devise.

Mellan_Tableau_Unicus


virgil-finlay-eyes

Illustration de Virgil Finlay pour « The Reaper’s Image » de Stephen King,

Startling Mystery Stories N°12, printemps 1969

 

2 Sainte Face : Discrètes constructions

9 mars 2014

 

Discrètes constructions

 

Deux centres organisateurs

Mellan_Construction_Pythagoricien

La gravure est de format 4  X 3, autrement dit les proportions du triangle pythagoricien (l’hypothénuse mesure exactement 5).

Remarquons que ce rectangle fait mécaniquement apparaître une croix virtuelle derrière le visage du Christ (en blanc). Son centre donne le point de départ de la spirale, à la pointe du nez de Jésus (en vert).

Par ailleurs, le centre du carré 3×3 du haut donne le centre de l’auréole, qui se situe en haut du nez de Jésus (en bleu).

La construction de Jean Sgard

Mellan_Construction_Jean_Sgard
Le graveur  Jean Sgard a remarqué que le haut de la chevelure forme un demi-cercle, concentrique avec l’auréole.  Ce cercle épouse  également la courbe du bas des lèvres. (en bleu).

Si on trace un cercle de même rayon autour du second centre (en vert), celui-ci est tangent en haut à la couronne d’épines, et en bas au cercle de l’auréole.

Ces deux cercles sont très convaincants. Mais de manière quelque peu artificielle, Jean Sgard propose de tracer entre les deux cercles un troisième de même rayon (en jaune). Si l’on y inscrit une étoile à cinq branches, sa ligne horizontale tombe à peu près au milieu du carré.

Des étoiles naturelles

Mellan_Construction_Philippe_Bousquet
Si on souhaite faire apparaître plus naturellement une étoile à cinq branches, il suffit d’utiliser une propriété remarquable du rectangle pythagoricien :  l’angle entre ses diagonales correspond (à 1% près) à l‘angle de l’étoile à cinq branches (72°).

De ce fait, on peut tracer autour du centre de ce rectangle autant d’étoiles que l’on veut, elle seront toujours exactement positionnées par rapport aux diagonales du rectangle.

L’étoile qui s’inscrit dans le cercle du bas est assez remarquable (en vert) : sa branche horizontale tombe à la jonction entre les deux cercles, et donne la position des yeux ; en bas elle donne la position de la bouche.

On peut aussi tracer l’étoile de même taille que l’auréole  (en jaune) : elle donne en haut  la position de la chevelure, en bas celle des  deux  boucles. Au lecteur de juger si elle ajoute, ou pas, à l’harmonie de la composition.

Un prédécesseur remarquable

Mellan_Construction_Van_EyckLa Sainte Face,
Van Eyck, 1438, Staatliche Museen, Berlin-Dahlem

La Sainte Face de Van Eyck, peinte deux siècles plus tôt, est construite à peu près selon  le même rectangle 4×3 (un peu plus allongé),  et  utilise les deux mêmes centres (celui du carré et celui du rectangle) pour délimiter  les extrémités du nez. Le cercle du bas (en vert) est tangent en haut à la chevelure, et en bas à l’encolure.

Si on applique la même construction que celle de Mellan, on obtient une étoile à cinq branches assez convainquante, qui donne la position des yeux et délimite le haut de la barbe.


Tradition ou invention  ?

Cette construction exploite deux propriétés simples du rectangle pythagoricien 4 X 3 :

  • il renferme un carré 3×3, ce qui fait automatiquement apparaître un autre centre organisateur que celui du rectangle ;
  • ses diagonales permettent de tracer facilement des étoiles à cinq branches.

Son utilisation pour répresenter la Sainte Face  se réfère-t-elle  à un schéma d’atelier oublié ?  Ou bien a-t-elle été inventée indépendamment par deux artistes de génie ?  La seconde hypothèse n’est pas absurde car, du moins dans le cas de Mellan, la présence des deux centres organisateurs  « colle » parfaitement à la symbolique du sujet.


Les deux natures

Mellan_Construction_Deux_Natures
Le centre supérieur (en bleu) définit les deux cercles concentriques de l’auréole et du sommet du crâne, la  partie de l’homme la plus proche du ciel. Appelons-le le centre « divin ».

Le centre inférieur (en vert) se situe  à la pointe du nez, là où l’air d’ici-bas pénètre dans la Sainte Face. Ce second centre, pourrait donc représenter la nature humaine de Jésus. D’autant plus si nous lui ajoutons l’étoile à cinq branches, qui unit le point culminant, céleste, et les pointes  basses, terrestres, de la chevelure.

Pentagram_and_human_body_(Agrippa)
Car depuis au moins Agrippa de Netelsheim, tout le monde sait que cette étoile est l’emblème de  l’homme debout,  en équilibre entre  le macrocosme et le microcosme.

Mais il est possible que Mellan ait voulu rajeunir  cette vieille figure en lui superposant, autour du même centre, sa spirale universelle : symbole de la précision mécanique de l’homme moderne, et de sa capacité à embrasser tout le chemin qui mène de l’infiniment petit à l’infiniment grand.

La gravure de Mellan révèle donc une grande ambition. à la fois théologique et théorique.

En tant que « Sainte Face », elle se construit autour de deux centres qui organisent l’un les aspects divins, l’autre les aspects humains du sujet.

En tant que « Chef d’oeuvre absolu de Mellan », elle substitue au symbolisme de l’homme en équilibre celui de l’homme en expansion, à l’ingéniosité sans limite.


La double  gloire


De l’auréole à la couronne

Mellan_Construction_Aureole_Couronne
La gravure montre comment l’auréole divine se contracte dans  le cercle de la chevelure (en bleu),  lequel descend ensuite jusqu’à la base du nez pour former un second cercle (en vert), que nous n’avons pas interprété jusqu’ici.

Il se trouve que ce cercle vient se poser en bas sur la partie cachée de l’auréole, et tangenter en haut la couronne d’épine, comblant l’espace entre ces deux objets circulaires.

Ainsi la couronne d’épines, emblème de la Royauté terrestre de Jésus,

se trouve  mise en relation géométrique

avec l’Auréole, emblème de sa Royauté dans le ciel.


Deux impressions parallèles

Nous avons vu que la composition de Mellan tend à identifier la gravure et le voile, le papier et le tissu. Il n’est pas difficile de mettre en parallèle leurs deux histoires similaires, qui n’est rien d’autre  qu’un processus d’impression mettant en jeu un support, un marqueur et l’image qui en résulte :

  • le papier imprégné d’encre expose une image ;
  • le tissu  imprégné de sang expose une image.


Deux travaux parallèles

Une seconde métaphore met en parallèle ces deux pointes blessantes que sont le burin et les épines. Il s’agit ici d’un travail dans lequel un matériau est soumis à un instrument en suivant un plan :

  • le cuivre est travaillé par le burin selon la spirale ;
  • la chair du Christ est travaillée par les épines  selon  la couronne.

On comprend bien la première partie : la spirale est le projet de Mellan, la contrainte qu’il se donne pour contrôler son burin.

La seconde partie rappelle que la Passion de Jésus faisait partie du plan divin : elle a été voulue pour rendre manifeste, à ceux qui savent voir, la royauté réelle cachée derrière l’objet de dérision :

l’auréole derrière la couronne d’épines.


Du dessin au dessein

Nous pouvons maintenant tisser  et enchaîner ces deux réseaux de métaphores :

Le papier imprégné d’encre expose une image
qui reproduit (mécaniquement)
le cuivre travaillé par le burin selon la spirale
qui reproduit (artistiquement)
le tissu  imprégné de sang qui expose l’image
qui reproduit (miraculeusement)
la chair travaillée par les épines selon la couronne.

Entre deux processus de reproduction mécanique (celle de la presse d’impression) et miraculeuse (celle de la main de Dieu), vient s’insérer la main à la fois mécanique et miraculeuse de l’Artiste.

Ainsi son chef d’oeuvre constitue une sorte de syllogisme visuel qui nous conduit, en partant de l’image imprimée et en remontant la chaîne des représentations, par l’intelligence des métaphores :

  • du dessin de l’Artiste jusqu’au dessein du Créateur ;
  • de la Gloire de Mellan à L’Auréole du Christ.

 Mellan_Tableau_DoubleGloire

References

  • [1] Irving Lavin, La Sainte Face de Claude Mellan, dans République des lettres, République des arts: mélanges offerts à Marc Fumaroli, de l’Académie Française. Dirigé par Christian Mouchel, Colette Nativel, Librairie Droz, 2008
  • [2] Jean Sgard La Sainte Face de Claude Mellan, 1957, Etudes picardes

De Bessuéjouls et Bozouls à Conques : le côté «auvergnat»

25 janvier 2014

Je viens de lire dans Centre-Presse (31 12 2011) l’article sur le linteau qu’on vient de mettre en place dans l’église de Bozouls. J’avais étudié cette pièce dans ma thèse sur La sculpture à Conques… et rapproché Bessuéjouls (t.II, p. 751 et 739. Album, fig. 680). C’est l’occasion de revoir le problème des relations avec l’art roman auvergnat, avec quelques remarques annexes.

Voir La page de Jacques BOUSQUET.

Bozouls

Bozouls_Tympan_OK
A Bozouls, il s’agit d’un bloc de marbre long (1, 20sur 40 cm) qui aurait pu servir à la porte d’une église plus ancienne, mais il a été sauvé par hasard, et on l’a donc replacé sur des corbeaux à 2 m de haut dans un mur de l’église romane, par les soins du curé qui l’a retrouvé, de M. Caussedes des Monuments. Historiques, toujours aussi efficace, et d’un entrepreneur. Il est ainsi sauvé et visible (je n’ai pas de souvenir de l’avoir vu moi-même). Plutôt que la photo des « découvreurs », j’aurais préféré celle de l’oeuvre !

Bozouls_Tympan_Centre_OK

Car c’est un exemple rarissime d’un thème chrétien lié au « style d’entrelacs » du milieu du XI° siècle, ce nom désignant des oeuvres disparates ayant en commun le souvenir de l’entrelacs en nattes cher à l’époque carolingienne et des motifs décoratifs antiquisants, plus ou moins présents dans des monuments actuellement très éloignés, et il nous manque des intermédiaires. Je pense à Saint-Benoit sur Loire et Saint-Ambroise de Milan. Il y a un style particulier, dit « d’Aurillac », pour une zone englobant le Nord-Aveyron, moins touché par les motifs antiques, et dont le sommet est au portail nord de Conques.

Bessuéjouls

B01_bessuéjouls linteau à entrelacs_OKLinteau de Bessuéjouls

C’est l’association du figuratif qui est rare, et à la chapelle haute de Bessuéjouls, on trouve en place à la fois un linteau en bâtière avec des motifs d’entrelacs purs, et des chapiteaux à personnages, outre l’autel.

B02_bessuejouls autel.OKjpg

Autel de Bessuéjouls

Pour les figures, on observe une élongation typique, y compris les têtes finissant en calotte arrondie (formule plus ancienne, voir au Trésor de Conques la plaque jadis remployée dans le dos de la Majesté de sainte Foy) et il y a donc continuité avec une tradition antérieure, malheureusement très peu représentée par des oeuvres. A Bozouls, c’est l’exemple unique d’un Christ les bras ouverts à l’horizontale (sans la croix), pris au milieu de cercles faits des trois brins de type carolingien, mais pour un dessin simple, les intervalles étant remplis par des fleurons ou palmettes (trois ou cinq folioles) sculptées en creux (la fameuse « taille en biseau » typique de l’art « primitif »).

Je ne reprends pas mon premier texte, il faut le lire ! J’y parle de l’autel de Deusdedit à la cathédrale de Rodez, dont faisait partie un Christ à l’hostie d’un admirable dessin byzantinisant qui nous montre la présence très tôt d’un art figuratif de haute qualité.  Les plus  belles  œuvres n’étaient-elles pas en ivoire (la série des ivoires espagnols du milieu XI° que j’ai étudiés dans un article), ou sur marbre, comme ici et à Rodez ? Matériau importé, ou même arrivé tout préparé et c’est le cas de l’autel de Saint-Martial de Limoges, passé par Capdenac selon le récit d’époque). Il venait de Narbonne, et on a proposé le rôle d’ateliers travaillant dans ce chef-lieu de la  province religieuse, en se servant des blocs antiques surabondants dans l’ancienne métropole de la Narbonnaise. Et le motif à perles et losanges du pourtour de l’autel se retrouve autour d’une crucifixion sur un ivoire « carolingien » conservé dans le Trésor de la cathédrale de Narbonne (autant de pièces uniques sauvées miraculeusement). J’allonge en me disant que l’ivoire de Narbonne et la plaque avec le Christ tenant l’hostie de Deusdedit passée au musée Fenaille font partie de la même série des alentours de l’an mille comme on en trouve dans l’Allemagne ottonienne. Je me permets d’ajouter qu’on a eu tort de présenter séparés le Christ et les supports de la table, car c’est bien du même ensemble qu’il s’agit (et quand fera-t-on une meilleure présentation de la table, restée fixée au mur de la chapelle axiale et que personne ne « voit » ?).

D’où  vient le linteau ?  Ce sont les moines de Saint-Victor de Marseille qui ont disputé l’église de Bozouls au Chapitre de Rodez, et j’ai proposé que ce soit eux qui soient à l’origine du morceau, abandonné quand le Chapitre a fait construire la grande église romane (pour Marseille, je rappelle qu’on a conservé le gisant de l’abbé Isarn, du milieu du XI°, travaillé sur le fond d’un sarcophage antique « en baignoire ». Voir mon art. de la Provence historique). Avec Google books, j’ai trouvé six  lignes  des Compte-rendus de l’Académie des inscriptions de 1939 (p. 393) où on signale en n. 8 que « le musée de Rodez conserve de très beaux entrelacs » (c’est bien maigre pour les morceaux dont j’ai parlé (p. 704). Puis le « très beau linteau dans le jardin du presbytère de Bozouls », qu’on rapproche de Bessuéjouls. Rappel encore des morceaux de Carennac conservés au château de Castelnau-Bretenoux. Il doit s’agir de Paul Deschamps, qui publia dans le Bulletin monumental de 1939, à côté de l’article de de Gauléjac sur le linteau, un autre sur la chapelle de Bessuéjouls.

Conques (déambulatoire)

C’est celle-ci que je prends pour centre des réflexions qui suivent, sans reprendre celles de ma thèse, ni les divers articles jusqu’au récent Congrès archéologique de Rodez, dont je parlerai en annexe.  Il s’agit des liens directs avec Conques, d’autres avec l’Auvergne, et encore de la place des thèmes « mythologiques » à côté des thèmes religieux.

Ainsi, il me faudrait revenir à mon article de la Revue du Comminges sur la sirène à deux queues placée au-dessus de deux centaures, qu’on retrouve à Saint-Gaudens et ailleurs, et qui est au déambulatoire de Conques (mon N° 48 et fig. 91. C’est le 74 de Durliat dans La Sculpture romane des églises de pèlerinage, fig. 12 et p. 57 Il parle seulement de l’aspect symbolique et saute les chapiteaux voisins, comme très abimés).  Il n’indique pas qu’on en a la copie exacte à Bessuéjouls.

CO03_conques deamb sirèneB05_bessuéjouls sirèneOK   Conques                                                                 Bessuejouls

En effet, sur le pourtour du déambulatoire, ils ont été rongés par l’humidité (et je n’ai eu que de mauvaises photos, pas celles de Marbourg que Sauerlander avait apportées pour le mini-colloque de Conques en 1972), il y a au moins deux chapiteaux avec un homme nu pris dans des tiges (mes n° 50 et 49, fig. 82 et 84).

CO02_conques deamb hommes liésConques (Hommes pris dans des tiges)

Peu probable qu’il s’agisse du Christ, et je rapprocherais plutôt les thèmes antiquisants dont la sirène aux centaures fait partie. Et on a ainsi la preuve d’un goût pour ces sujets à une date précoce. Pas étonnant donc qu’à Bessuéjouls on  trouve  un chapiteau avec des hommes nus au milieu de tiges, et ce sont sûrement des vendangeurs, sans doute des amours.

B06_bessuejouls vendangeur  copie mozac 12 OKBessuéjouls, Vendangeurs

Ce thème est connu sur des sarcophages antiques, pouvant être repris pour une symbolique chrétienne (mais de loin ! ).  A Bessuéjouls, on a un ensemble qui parait assez désordonné et j’avais cherché des allusions à la lutte du bien et du mal (de bonnes photos dans mon album, je m’étais servi de Rouergue roman).

J’avais parlé donc de l’homme esclave du vice (voir depuis mon article sur L’homme aux dragons (ou serpents qui lui sifflent dans les oreilles) ou l’homme aspirant à s’élever (thème d’Alexandre enlevé au ciel par deux griffons. On le retrouve à Conques pour un chapiteau du transept).  J’avais donc pu parler du « règne des ténèbres » et en face celui du Bien et du paradis, avec des anges portant une petite figure, l’âme. Ma  n.120  contient  encore bien d’autres rapprochements. Je parlais de liens avec l’Auvergne et le Velay. La suite de ma p. 739 décrit donc le chapiteau où « deux nus à la fois trop longs et lourdauds cueillent des grappes sur les tiges dont le boudin mou se finit par de belles palmettes ». Thème « auvergnat » et surtout effort de retour aux oeuvres de l’Antiquité. Ma n. 123 se contente de rappeler le thème des vendangeurs sur deux chapiteaux de St Benoit sur Loire, à l’étage de la fameuse tour-porche et sur le côté droit du choeur.

SB01_st benoit s loire vendangeurSt Benoît sur Loire (Vendangeurs)

Je reviendrai sur l’Auvergne, en regrettant de n’avoir  pu  compulser  la  thèse d’Eliane Vergnolle sur Saint-Benoit, qui ne me cite pas.  On sait qu’elle fait remonter la tour avec ses nombreux chapiteaux néo-corinthiens et d’autres historiés, aux années 1020-1030, allant encore plus loin que moi dans le rajeunissement (en cours de façon générale, m’a-t-on dit, mais il faut encore  ménager l’autorité de quelques grands noms). J’avais encore (ma figure 92) reproduit un chapiteau de Saint-Benoit avec des animaux superposés, composition proche de la sirène aux centaures. Je m’égare et je voulais encore signaler ma figure 656, avec le dessous d’un soffitte ou corniche sur corbeaux du portail sud de Conques.  Le même dessin est repris sur un panneau vertical de l’autel à Bessuéjouls. Et cette copie n’a pu être faite que par le même artiste, ou un de ceux ayant travaillé à Conques (ou plusieurs).

L’extraordinaire est que dans cette chapelle écartée (mais sur une « route de pèlerinage » ou du moins y prétendant), on trouve un ensemble d’une telle qualité et avec un mélange de styles, depuis les entrelacs purs jusqu’au figuratif, teinté  encore  de primitivisme par l’élongation des formes (voir les figures d’archanges). Il faudrait, après que le Dr Martin a montré l’intérêt des petits corbeaux en haut à l’extérieur qu’il a pu photographier au télé-objectif (voir son art. dans Patrimoni), faire une étude des morceaux de l’intérieur, de beaucoup les plus soignés. Et les vendangeurs, qu’on ne retrouve qu’en Auvergne ! Bessuéjouls est plus riche que Conques pour l’iconographie et le comparatisme ! J’avais étudié les liens de Conques avec les différentes écoles dans mon chapitre  VII, et le paragraphe  3 concernait l’Auvergne (p. 595). J’avais cherché toutes les formes de liens, iconographiques et stylistiques, avec le paradoxe que le « maître du tympan » soit « le plus grand des sculpteurs auvergnats », par ses affinités : massivité, formes rondes et courtes, sans qu’on ait aucun élément précis. Pour les sujets (p. 599) j’avais noté comme seul lien « mythologique » les sirènes, thème extrêmement généralisé comme l’a montré Mme Leclercq (voir mon compte-rendu de son livre).  Tandis que les enfants vendangeurs, les victoires au bouclier, les centaures, fréquents en Auvergne, manquent totalement à Conques. J’avais évité de parler de Mozac, où je vois le grand foyer, le livre de Zwiechowski n’était pas encore paru, et j’ai repris un peu la question dans ma dernière critique du livre de Durliat. Et Bessuéjouls ne pouvait être introduit là.

Je me suis mis avec « Flickr » à réunir des images de chapiteaux d’Auvergne ou d’ailleurs et je vais essayer une liste de mes images pour le thème des vendangeurs, associé à celui des amours ou génies.

cluny vendangeurCluny (Vendangeurs)

D’abord, je dois rappeler un des gros chapiteaux du déambulatoire de Cluny III, la grande église de saint Hugues, avec la controverse sur les dates, envenimée depuis Conant et Francis Salet, ce dernier étant un « rajeunisseur » systématique, et moi le contraire ! Il y a donc des personnages cueillant des fruits sur des arbres stylisés, et j’avoue ne pas m’y être intéressé davantage. Lien avec le paradis, sans doute ?

MO04_Mozac-Saint_Pierre vendangeur  1 MO01_Mozac-Saint_Pierre vendangeur

MO02_Mozac-Saint_Pierre vendangeur KONICA MINOLTA DIGITAL CAMERA


Mozac (Vendangeurs)

C’est à Mozac que je trouve le plus d’exemples, avec au moins trois types, l’un où ce sont des hommes d’âge moyen au milieu d’énormes grappes à gros grains soigneusement détaillés. Un où les deux figures demi-nues ont un genou à terre (un autre où elles sont habillées). Un autre où elles sont séparées par un arbre ouvert sur une pomme de pin, un autre où elles chevauchent des branches. J’ai noté la copie du deuxième à Issoire.

Issoire-Saint_Austremoine-vendangeurIssoire (vendangeurs)

Il me semble avoir retrouvé la formule de l’homme tenant des branches à Saint-Hilaire de Poitiers. Ailleurs en Auvergne, ce sont plutôt des amours. Ainsi les hommes jouant avec des boules qui sont à Courpière (deux fois, à l’intérieur et à l’extérieur), repris grossièrement à Cunhlat et Saint-Dier. Le cavalier sur une chèvre est à Mozacet encore à Saint-Nectaire et Brioude (barbu ! pour un autre, nu et ailé), le cavalier à Orcival et Saint-Nectaire., Amours sur des lions à Brioude, sur un poisson à Orcival, petit amour nu avec des ailes à Issoire. Il y a là un ensemble assez diversifié et une étude  plus  large  ne permettrait guère, je le crains, de fixer un ordre dans cette répartition. Je signale « pour le plaisir » la copie d’un masque de théâtre antique sur le dé d’un chapiteau pseudo-corinthien à Brioude.

BR01_brioude masque antiqueBrioude, masque antique

Il y en a là aussi deux variantes, avec des têtes. Curieusement, c’est à Souillac, à côté des restes du portail par le maître de Moissac, que sur un chapiteau de l’intérieur j’ai trouvé deux enfants nus se battant avec des monstres quadrupèdes. Pour les amours vendangeurs couvrant la face d’un sarcophage antique, j’ai trouvé un magnifique exemple à Narbonne (ce qui ne dit rien pour les origines du motif roman). L’Italie me semble plus directement touchée, avec des nus à la   cathédrale de Pise, à Rome au cloitre de Saint-Jean de Latran. A la   cathédrale de Parme, chapiteau avec un homme et une femme des deux côtés d’un panneau garni de feuillages et de fruits stylisés. Au cloître de Monreale, sur les chapiteaux doubles, deux figures vêtues d’un pagne encadrant les colombes au calice, un autre où elles sont nues. Admirable pastiche d’un amour antique tout nu entouré de pampres au bas d’une arcade du portail à Sessa Aurunca.

Quelle chance et quelle malédiction que l’abondance des images disponibles, mais cueillies au hasard par des amateurs (des centaines, bien quelconques, pour le tympan de Conques).  Rien n’existait de mon temps, et lorsqu’ André Chastel m’avait envoyé voir Mr Delarozière, administrateur civil chargé d’organiser l’Inventaire monumental et que je lui avais parlé d’un Corpus des chapiteaux romans de France, il m’avait dit  que  c’était hors de question, le travail devant s’effectuer par cantons. Je pense encore au « Corpus della scultura italiana dell’Alto Medioevo » entamé par le Centro di studi altomedioevali de Spolète, dont j’ai vu les premiers volumes.  Avec bien peu d’intérêt, car il ne suffit pas de donner les cotes. Et l’art roman est exclu. Trop riche !

Pour le linteau de Bozouls et la chapelle de Bessuéjouls, j’ai encore quelques références plus ou moins complètes. Celle de Walter Cahn (Romanesque wooden doors of Auvergne, p. 33 et n. 35) concerne seulement le style d’entrelacs, qu’il rapproche de fragments carolingiens. J’ai lu un morceau de la Revue trimestrielle du Centre d’études de Tournus où on signale aussi les entrelacs du portail de Saint-Grégoire de Sévérac (que j’ai étudiés, ce sont des entrelacs purs). Au 24° Colloque à Aix-en-Provence (1999) du CURERMA (Centre universitaire d’études et recherches médiévales) sur « Le beau et le laid au Moyen Age ». P. 14 à 16, on y parle de la sirène à deux queues et on renvoie pour Bessuéjouls à Jean Claude  Fau dans la nouvelle édition de Rouergue roman, approuvant l’opinion de Georges Gaillard dans la première, pour qui « le sculpteur de Bessuéjouls n’est pas un artiste créateur. Il emprunte ses meilleures formes à Conques ». En fait, les sujets mythologiques et même d’autres sont absents de Conques, qui n’est donc pas la seule source, et la copie du soffitte du portail sud correspond à un ensemble original, dont les chapiteaux me semblent manifester un lien avec le Languedoc toulousain, et aucun n’est historié. Ce portait étant certainement postérieur à celui du nord et aux premiers chapiteaux de l’intérieur, nous sommes dans une étape intermédiaire, sans doute avant la venue du maître du tympan, sans parler du style de Bégon.

CO06_conques portail sud cornicheTO01_toulouse saint sernin

CO01_conques chapiteau à boulesCO05_conques portail sud chapiteau à boules

 Conques (portail Sud)

Pour les datations, je m’amuse à reprendre l’avis de Viviane Huys-Clavel, dans Image et discours au XII° siècle, étude sur les chapiteaux de Vézelay, p. 154, n. 14 et p. 153 chapiteau des apiculteurs, copié sur Cluny (leurs soufflets sont couverts de motifs en losanges stylisés, et j’ai parlé de ruché dans l’étude que j’ai consacrée à ce motif) : (Pour Cluny)  » Il ne s’agira pas ici de discuter les multiples datations fournies par Francis Salet ou K. J. Conant.  La date de  1095  indiquerait  une  précocité spectaculaire de la part des sculpteur des ateliers clunisiens. 1118-1120 semble la date la moins discutable pour Francis Salet, qui n’exclut pas non plus le second quart du XII° siècle (cf Cluny et Vézelay, l’oeuvre des sculpteurs, 1995) ». Coup de chapeau au pape encore régnant, mais il n’a plus de début pour la sculpture romane en Bourgogne. Et ailleurs ?

J’ai réussi à dire l’essentiel en un seul chapitre, j’y ajoute encore. Pour Bessuéjouls, il faut lire tout mon texte depuis la p. 736. La donation de l’église aux chanoines de Pébrac en 1085 donne une base indiscutable (voir encore le chapitre sur Pébrac dans Le Rouergue au premier Moyen Age). A partir de ce « terminus a quo », toutes les conjectures sont possibles, car on ne sait rien de l’activité des nouveaux possesseurs. Ils devaient avoir à coeur de mettre leur bien en valeur, au voisinage d’Espalion, carrefour de passage où Conques détenait le prieuré de Perse (là aussi belle église romane) tandis qu’un peu en amont sur le Lot, Aniane en Languedoc possédait Lévignac (restes de l’église romane,avec un tympan, étudiés en dernier par le Dr Martin dans Patrimoni 2011). Pour Aniane, c’était son bien le plus au nord, et il pouvait  aider  au passage des troupeaux transhumants du  Languedoc, mais qu’en sait-on ? Le seul point net est le nouveau développement architectural et artistique à la suite de la Réforme grégorienne, et dans mon autre livre j’ai fourni tous les éléments de façon analytique et abbaye par abbaye, mais le tableau d’ensemble est bien celui d’un essor dans le dernier quart du XI° siècle, et un ralentissement depuis 1125 et la montée des Cisterciens (voir mon article  sur leur rôle dans la décadence de la sculpture).

On peut penser qu’à Bessuéjouls il y a eu un lancement très rapide pour une construction très soignée et finie d’un seul jet (voir les modillons du Dr Martin), mais visant des visites particulières  et  non  des  foules  (exiguïté invraisemblable des escaliers menant à la chapelle haute). Celle-ci est comme partout dédiée aux archanges, d’où l’abondance de figures angéliques, y compris saint Michel terrassant le dragon.

B01_bessuéjouls angesB01_bessuéjouls  bessuejouls

Bessuéjouls (Anges, Saint Michel)

Notons aussi que la salle haute est portée au dessous par une croisée d' »ogives primitives » (terme utilisé pour une formule avec des barres de section carrée, sans clef) qui doivent être particulièrement anciennes ici (voir encore sous la salle d’entrée du clocher-porche de Moissac, et bien d’autres).

Je suis frappé par l’abondance de l’iconographie, bien plus grande qu’à Conques, avec des éléments parfaitement dominés et pourtant d’origine diverse, depuis le style d’entrelacs jusqu’aux palmettes antiquisantes et à un figuratif plutôt archaïque ou « primitif » dans des formes simplifiées. Tel petit chapiteau avec un entrelacs en v au dessous d’une palmette montre le mélange parfaitement maitrisé. Et les panneaux décoratifs de l’autel, dont un reprend un motif du portail sud de Conques ?  Là, il est isolé et c’est à Bessuéjouls que se note la capacité créatrice.

Dire que le sculpteur (ou plutôt l’atelier ? ) de Bessuéjouls a copié Conques, c’est un peu facile. Pourquoi la copie de la sirène aux centaures, qui est isolée à Conques ? On pourrait presque penser que c’est à Conques qu’on a copié, et tout de suite après abandonné ces formules. Et les hommes les bras en croix pris dans des tiges, formule archaïque si on rapproche le linteau de Bozouls ?

Le soffitte du portail sud de Conques correspond à une étape postérieure. Entre les deux, il faudrait situer un chapiteau de Bessuéjouls avec un homme grossier au milieu, tenant deux tiges de trois brins qui dessinent les grandes feuilles montant vers les volutes d’un schéma corinthien simplifié.

B04_bessuéjouls homme liéBessuéjouls (Homme lié)

Je crois avoir retrouvé ce dessin (mais sans figure), pour des chapiteaux sur le mur est du croisillon sud, c’est à dire juste après le déambulatoire (mes n° 41 et 30, fig 114 et 117). J’ai noté cette composition de personnages tenant des tiges à Mozac.  A Conques, on voit une succession de formules utilisées assez brièvement.


CO07_conques tête sur daisCO04_conques deamb tête sur dé

Conques (déambulatoire)

En somme, l’artiste de Bessuéjouls semble  y avoir puisé des éléments divers correspondant à l’étape de la construction, quand on était assez avancé vers l’angle sud du transept pour y ajouter le portail (vers 1100). Il aurait copié (?) un peu au hasard, mais son répertoire parait plus riche, et les liens avec l’Auvergne me semblent évidents. Il est rarissime qu’on trouve autant d’éléments pour comparer deux monuments romans, et on n’a pas fini d’en rêver…

A propos du motif en ruché sur les soufflets des apiculteurs à Vézelay et Cluny, mon article sur ce thème allait jusqu’à la statue de saint Paul au portail de Saint-Gilles du Gard.  Autre occasion de marquer la prolongation de formules d’atelier, et au départ celles d’un géométrisme simplifié. Les effets de stylisation sont le propre de l’art byzantin, et on peut ainsi expliquer qu’on ait pu réaliser très tôt des
oeuvres très habiles, comme la crucifixion de Narbonne et le Christ de l’autel de Deusdedit, en parallèle avec le style d’entrelacs, qui lui-même est allé en progressant » dans ses formules (portail nord de Conques ») avant d’être abandonné.

Il y a là des jalons pour une chronologie plus subtile que celle qui va du plus grossier au plus habile, le meilleur étant forcément le plus tardif…  (D’où le renvoi de Saint-Gilles au début XIII°. Etc.).  Nouveau rajout en pensant à mon gros travail historique, qui a été imprimé, et à ma thèse propre, dont la publication par Lille m’a débarrassé d’un problème alors que je débutais dans le métier d’enseignant. La diffusion aux seules Bibliothèques universitaires et la mauvaise présentation ont fait que presque personne ne l’a lue intégralement, et à ce moment je m’en désintéressais (je viens seulement de découvrir un compte rendu élogieux dans la Revue d’Histoire de l’Eglise de France, par Me D. Jacoub, avec qui j’avais bataillé à propos de St Pierre-Toirac, elle voyant dans la nef la partie primitive et moi le contraire. Je n’ai pas vu ce qu’on en a dit de plus).  Je n’ai pas eu envie de publier un abrégé de ma thèse, encore moins de reprendre des parties. J’aurais dû le faire pour mon étude sur la bulle de dédicace au début de la construction.  J’ai fait un article plus général sur ce problème des dédicaces ou consécrations, au début de l’ouvrage ou après son achèvement, et il n’y a que des cas particuliers. Et Erlandes-Brandeburg assurant que cette bulle était un faux !

J’ai été gêné par le fait que Durliat n’ait jamais  accepté pour le maître du tympan une date précoce (forcément avant l’atelier de Bégon, qui l’a copié et qui a réalisé l’enfeu dudit Bégon vers 1110). Et il a pris toute la peine  que l’on sait, dans son gros livre, pour placer à la fois au début et à la fin l’aspect « auvergnat », celui du chapiteau de l’avare et celui du jugement de sainte Foy. On sait que ce thème a été traité au déambulatoire de Compostelle, et il aurait fallu insister sur tous les rapprochements de ce côté, je ne l’ai fait que sommairement dans mon chapitre sur Conques et l’Espagne. J’avais aussi osé un « Conques et le Languedoc », forcément sans vraie conclusion.  Pour l’Auvergne, il aurait mieux valu que je supprime  tout mon chap. VIII, Rouergue et confins (y compris le style  d’Aurillac) et traite seulement des rapports entre Conques et  Bessuéjouls. J’y reviens, car c’était là l’occasion unique de souligner des liens absolument indubitables. Tant pis si je radote ! La copie de la sirène aux centaures, dont j’ai étudié les autres exemples, correspond à la diffusion d’un schéma précis, dans la multitude des variations romanes.  Et l’artiste de Bessuéjouls, par ailleurs, n’a pas seulement copié le motif d’un soffitte du portail sud de Conques, mais montré sa capacité à composer d’autres motifs du même genre pour les autres panneaux de l’autel de la chapelle.

Et tous les autres thèmes figuratifs, qu’il n’a pas inventés, les anges portant une âme au ciel, et les amours vendangeurs ?  Dans un style assez  primitif  pour  les personnages, et il n’a pas tout créé. Ni tout pris à Conques. Ni à l’Auvergne. Le problème de la diffusion des motifs est insoluble, étant donné le grand nombre d’oeuvres perdues, et la rareté des rapprochements précis comme ici. Et pourquoi trouve-t-on  une  abondance  de  motifs  d’entrelacs  à Saint-Ambroise de Milan, et aucun « pendant » en Italie ?  Etc.  Je pense aussi au thème de l’avare avec sa bourse au cou, accompagné par une inscription sur une banderole en V, dont le plus bel exemple est à Conques, par le maître du tympan, avec encore une série très riche en Auvergne. Là, il faudrait tout un article…

Dois-je regretter aussi le chapitre où en suivant Emile Mâle je prétendais confirmer la montée de la grande sculpture romane du Midi vers le Nord avec « en bas » Moissac (et Souillac), Beaulieu, Conques, jusqu’à Saint-Denis près ¨Paris et la suite des Jugements derniers dans les grandes cathédrales gothiques. Je pense spécialement à Bourges, où on trouve pour les bienheureux et les damnés la même richesse narrative qu’à Conques. Comme si cette richesse n’était pas inhérente au thème ! Et présente dès l’époque carolingienne comme je le montrais dans mon introduction, refusant l’idée d’Yves Christe, pour qui il y a eu deux périodes dans les grands portails romans, l’une « théophanique » et l’autre  narrative, forcément tardive. Il avait tort, et moi aussi sans doute, car le Jugement dernier de Conques n’a pas de pendant dans l’art roman. Ce n’est pas une raison pour le classer « petit dernier », pas non plus pour en faire un point  de départ. Le maître a simplement développé magnifiquement un thème riche de possibilités, avec une verve exceptionnelle.  On peut me reprocher un chauvinisme méridional un peu trop affiché, mais les troubadours (mon ancienne spécialité) ont bien précédé les trouvères, et l’amour courtois est une invention du Midi (et pas des arabes, je refuse le mythe de l’Espagne musulmane et tolérante de Cordoue, qui plait au laxisme contemporain). J’ai trop marqué mon hostilité envers Paris, et mon refus de l’idée de la naissance du gothique en Ile de France (et les ogives primitives, dont une à Bessuéjouls ?).  J’étais bien petit personnage pour me heurter là aussi à ce qui n’est pas un mythe : « Il n’est bon bec que de Paris ».

Pour en finir par Bessuéjouls, on peut bien dire que le maître du tympan n’a rien vu de cette chapelle, pas plus que l’artiste de Bessuéjouls n’a vu son chef d’oeuvre.  Ni ses autres oeuvres dans l’abbatiale, et il faudrait admettre une antériorité de Bessuéjouls sur le maître de Conques.  Mais à quoi bon tant de chronologie ?  Les grands maîtres et les grandes oeuvres sont liés à leur milieu pour mieux le dépasser.  Tandis que l’homme ordinaire vit dans son temps, comme il peut…

Jacques Bousquet

ANNEXES POSTERIEURES

Mon fils m’a acheté le volume du Congrès archéologique de France réuni à Rodez en 2009, et je veux brièvement dire ma satisfaction de m’y voir bien traité, surtout pour l’art roman. Pour les églises que j’ai étudiées, je trouve des renvois, avec l’approbation de mes datations hautes, en particulier par Mme Pécheur pour Nant.

Pour Besséjouls, l’article de Jean Claude-Fau est très précis, c’est la formule monographique qui empêche de pousser le point de vue comparatif. Il fait les rapprochements avec Conques et se contente de conclure à une date proche de la donation de 1085. Le fait qu’un départ de coupole n’ait pu être  achevé semble indiquer des difficultés, comme on l’observe pour les oeuvres trop ambitieuses (Saint-Gilles du Gard).

Pour Conques, les trois auteurs ont fait un travail extrêmement minutieux d’observation, spécialement pour la taille des pierres et leur agencement, pouvant ainsi préciser le développement, qui a eu lieu forcément du chevet à la façade.  Ils en tirent la vision d’un projet établi très tôt et réalisé en continuité.  Comme je l’avais fait, mais essentiellement pour la sculpture et en négligeant des parties complémentaires (la corniche couronnant le déambulatoire, dans le « style de Bégon »). J’avais préféré observer celui-ci comme un ensemble, en l’opposant au « style auvergnat » du maître du tympan).

Pour les liens avec l’Auvergne, je reste sur ma faim, ne trouvant que les notes 12 et 293, celle-ci très longue. On attend la suite des recherches de Mme Cabrero-Ravel.  On évoque les idées de Wirth (J. et non A.) que Mme Vergnolle a critiquées dans le Bulletin monumental (et moi approuvées dans la Revue du Rouergue 2004). Le début de Notre-Dame du Port à Clermont se situerait vers 1100, et la fin du grand style avec une rupture à Chanteuges en 1137.  Rien de plus précis sur Mozat (voir ailleurs pour mes propres idées).

C’est dès le début (p 71) qu’on refuse totalement les élucubrations de Marcel Deyres, sur lesquelles, « il suffit de renvoyer à la magistrale critique qu’en fit Jacques Bousquet dans  sa thèse ».  Cela ne peut empêcher que la loi bibliographique impose de lui donner une large place dans cette partie, tandis qu’il manque bon nombre de mes articles et on ne renvoie qu’à certains (n. 5).  Il me faut donc en rappeler quelques- uns, faciles à retrouver d’ailleurs.  Ainsi celui sur « la tombe d’Odolric », plaque avec une croix cantonnée, encastrée dans le mur nord de la nef, avec des assises faites de gros blocs qui vont jusqu’à la façade et me semblent indiquer le désir de fixer assez tôt les bases de ce côté.  C’est une pure hypothèse, mais logique dès qu’on admet l’importance du rôle du grand abbé au départ de la construction (on renvoie à ma thèse pour l’étude de la bulle de dédicace).

Il y a ensuite, pour l’architecture de la nef, les tambours circulaires au bas des piles qui indiquent  la connaissance d’un système d’alternance, répandu très tôt (voir ma liste). Occasion de souligner que les auteurs ont très bien montré l’apparition précoce à Conques du plan à déambulatoire, et j’aurais insisté sur la présence là du style d’entrelacs « primitif », qu’on ne retrouve sur aucune des autres grandes églises « dites de pèlerinage » (Saint-Sernin de Toulouse viendrait donc après, malgré la date précoce qui tend à s’imposer là aussi. L’origine semble bien à la   cathédrale de Clermont, voir n 179).  Les auteurs ont tenu à tirer parti du rôle du pèlerinage à Conques, en particulier pour la place des  premiers chapiteaux historiés, le sacrifice d’Abraham près du choeur et de son autel, comme préfiguration de la Crucifixion, et à la suite l’histoire de saint Pierre. Ensuite, c’est l’abandon de ces thèmes narratifs et j’y verrais l’effet traumatisant du maître du tympan, qui s’impose avec le chapiteau de la condamnation de sainte Foy, après lequel il n’y a de figure que pour l’ascension d’Alexandre (que j’avais été le premier à identifier).  Pour les trois reliefs évoquant l’Annonciation et donc l’Incarnation, au bout du transept nord, l’affirmation qu’ils ont été faits pour cet emplacement est sans ambages et solidement étayée, alors que les propositions de composition autour du tympan sont totalement écartées par l’analyse archéologique (p. 90 et 92). J’avais cru pouvoir ajouter la preuve iconographique dans mon article des Mélanges Jullian sur l’emplacement de ce thème des deux côtés d’une fenêtre, la lumière symbolisant la venue de l’Esprit saint dans la Vierge sans rien briser !

Pour le tympan, il y a une foule de détails excellents.  Mais pourquoi pas de renvoi pour les lettres en anagramme sur le nimbe du Christ triomphant (mon article  des Cahiers de Cuxà) ?  Et le geste du Christ levant le bras droit, comme les empereurs romains (autre article où je me rappelle m’être moqué  de Jean  Claude  Bonne pour son Chris « phalliquement » triomphant). Et le groupe des miséreux et des éclopés venant en  fin  de  cortège des bienheureux, Voir mes « notes complémentaires » dans le colloque Enfer et paradis (Cahiers de Conques, 1995).

Enfin, l' »atelier de Bégon », en face du maître du tympan. La démonstration de leur entrelacement est faite de façon définitive, et je veux seulement souligner que le premier a été comme traumatisé par le second, le maître s’imposant dès le chapiteau de la condamnation de sainte Foy, et occupant les meilleures places des tribunes, depuis le chapiteau de l’Avare et celui avec un panneau d’entrelacs, tous deux placés au milieu de galeries opposées, comme pour leur faire honneur.

L’atelier de Bégon, lui, a duré plus longtemps et réalisé tout le cloître (article spécial de J.  CL.  Fau. J’avais noté un chapiteau des griffons au calice de style
« auvergnat », dont on trouve de nombreuses répliques). De ce côté, on n’a aucune scène historiée. Et dans l’église, les deux seuls chapiteaux de ce type sont ceux avec l’Annonciation en double et la copie de la condamnation. J’avais souligné que pour la Vierge l’inspiration dans le haut relief du transept est évidente, avec même le fuseau à la main gauche. Manifestement, le sculpteur n’avait pas d’autres modèles sous les yeux, le maître du tympan n’étant plus là. Le style de Bégon a pu se prolonger par des épigones, pas le sien.

Reste donc le grand problème :  le maître venait-il d’Auvergne, ou est-il à la tête de l’école auvergnate (voir la note 293). Si j’ai parlé du « sculpteur auvergnat » de
Conques, c’est qu’il a des formules caractéristiques, en particulier les corps trapus et les têtes rondes, mais on ne peut aller plus loin, car il n’a pas été copié directement du côté de Clermont (alors qu’on l’a fait à Compostelle, et la n.  295 omet le problème que le maître de Conques ait pu réaliser le Christ de la tentation de la Porte des Orfèvres). Je  retrouverais  le  problème de Mozac et des premiers
témoignages d’un « goût auvergnat » dont Bessuéjouls nous a montré les liens avec la mythologie et l’Antiquité).

Les auteurs (p. 142) concluent que leur étude conduit à « situer la réalisation du tympan du Jugement dernier au  tout début du XII° siècle, alors qu’une tradition
historiographique ancienne tendait à l’attribuer aux années 1130, voire 1140″, et ils ajoutent (n. 296) : « Jacques Bousquet, qui était arrivé à une conclusion semblable, n’avait guère été suivi. W. Sauerländer acceptait cependant de situer la réalisation du tympan vers 1115-1120…  Cette datation haute ressort également des études épigraphiques »…  Je complète sommairement. Le premier à donner une étude d’ensemble fut mon maître de l’Ecole des Chartes et l’Ecole du Louvre Marcel Aubert, pour le Congrès archéologique de 1937, et une « petite monographie » chez Laurens. Il s’était occupé surtout de l’architecture et n’avait pas étudié les chapiteaux. Pour celui de la condamnation de sainte Foy, il proposait qu’il ait été sculpté après coup sur un bloc epannelé (avec un échafaudage ?). Il lui paraissait normal qu’on ait fini par le tympan, même s’il avait fallu laisser une grande arcade vide. D’où l’abondance d’hypothèses sur une composition différente où on faisait entrer les reliefs de l’Annonciation.  Par ailleurs, la mode était aux dates tardives…  Je suis donc intervenu dans le détail et me suis trouvé obligé « naïvement » de placer le maître du tympan au milieu des travaux et non à la fin, ce qui m’obligeait à remonter sa date. Je me suis gardé de trop préciser dans ma thèse, ce qui m’a permis de franchir le cap. Après la publication par Lille, je me suis tu, et le mini-colloque de Conques au printemps 1972, où  Sauerländer  m’avait  soutenu  ( contre Erlandes-Brandeburg qui voulait que la bulle d’indulgences soit un faux) n’avait abouti à rien de précis, sauf à l’inanité des hypothèses de M. Deyres…  J’ai été atterré en 1990 en voyant que dans son livre sur « La sculpture romane de la route de Saint-Jacques. De Conques à Compostelle », Durliat s’efforçait de placer Conques à la fois au début et à la fin, s’arrêtant avant le tympan, dont il ne parlait pas, pas plus que de celui de Moissac. J’ai gardé ma critique « in petto » et attendu la suite…  Pour Saint-Sernin de Toulouse, les dernières études tendent de plus en plus à remonter le point de départ, « peut-être dès les années 1050 » (voir p. 116 et la longue note 212). Il semble bien pourtant que les deux écoles, celle des datations hautes et l’autre, persistent, si j’en juge par le Dictionnaire d’Histoire de l’art du Moyen Age occidental, sous la direction de P. Charron et J.-M. Guillouët (coll. Bouquins, 2009).

Pour Cluny, dont l’église gigantesque a donné lieu à la controverse la plus virulente, on se contente de rappeler qu’elle a été « consacrée en 1095 par le pape Urbain II et dédicacée en 1130 par le pape Innocent II » (belle occasion de me remémorer mon article sur ces cérémonies, tantôt au début et tantôt à la  fin  des  constructions. D’où  des interprétations divergentes, comme pour Nant entre le chanoine Debat et moi). Pour les auteurs du Congrès archéologique (n.  299) « la réalisation du grand portail de Cluny peut se situer vers 1110-1115. Elle est en tout état de cause, certainement antérieure à 1120 » (ce qui oblige à placer les chapiteaux de l’autre bout, au déambulatoire, avant la fin du XI°siècle).

Pour Conques, le Dictionnaire reste dans la tradition. On rappelle les noms d’Odolric, Etienne II et Bégon II (1087-1107 ) « instigateur de l’oeuvre du cloitre.  Le voûtement et la façade sont postérieurs ».  Donc le grand tympan est « considéré comme achevé vers 1140 » (habileté de dater par la fin pour allonger la durée d’exécution). Il n’y a en bibliographie que le livre de Durliat et celui de Jean-Claude Fau (par ailleurs, dans la plupart des ouvrages récents, on ne renvoie plus à ma thèse, mais au livre de J. Cl. Bonne).  Pour Saint-Gilles-du-Gard, j’ai trouvé une argutie particulièrement nette. Si « la construction d’une nouvelle église dont Urbain II consacre un autel à l’occasion de son passage en 1096, est suivie de près par le chantier de l’abbatiale actuelle » et « si la recherche archéologique récente (2004) tend à confirmer les sources qui mentionnent la destruction d’églises et bâtiments antérieurs pour la construction de cette dernière, elle oblige aussi à en retarder la date, habituellement rattachée à la fondation en 1116 relatée dans une inscription commémorative dont le rapport concret avec l’édifice actuel reste à prouver ». Il s’agit pourtant de belles capitales sur l’angle du côté sud de la fameuse façade, et s’en débarrasser de cette façon peut paraitre tendancieux… Encore une fois, pourquoi vouloir que le plus beau soit le plus tardif ? Surtout au mépris des textes et même des oeuvres…

NOTULES COMPLEMENTAIRES

J. CL. Fau a consacré un gros article à L’apparition de la figure humaine dans la sculpture du Rouergue et du Haut-Query au XI° siècle »  (« Montauban et le Bas-Quercy », Actes du Congrès des Sociétés savantes à Montauban, juin 1972. Soit entre ma soutenance de thèse en 1971 et sa parution en 1973). Il passe en revue toutes les oeuvres dont j’ai parlé, y compris les figures nues et la sirène aux centaures de Conques, et le linteau de Bozouls.  Et bien d’autres chapiteaux, dont ceux qui comportent une tête humaine sur le dé, formule souvent utilisée. Il envisage un lien avec la métropole gallo-romaine de Narbonne pour les influences antiquisantes, mais ne parle pas de l’Auvergne.  Pour le Congrès, Mme Cabrero-Ravel a étudié l’église romane de Bozouls et propose « le premier ou le deuxième quart du XII° siècle pour le lancement des travaux » (p.  59). Elle parle des chapiteaux et de l’ensemble sculpté dans le porche, avec une Annonciation en deux pièces, et pour Gabriel un ange tenant des deux mains une banderole copié sur celui de Bernardus à Conques venant remplacer Gabriel. Il y a aussi une corniche garnie d’anges « cravatés d’ailes », et le tout est traité dans un style lourd et grossier.  Manifestement, le sculpteur n’a connu que Conques, et rien d’autre…

IN-PETTO 1.

Castelnau-Pégayrolles.  Le « guide du Congrès » (p.  425) ajoute une note sans bibliographie sur l’église Saint-Michel de Castelnau-Pégayrols (Pégayrolles) dont j’ai parlé dans « Le Rouergue au premier Moyen Age » pour la donation de 1071 et les liens avec l’abbaye marseillaise par les deux abbés fils du vicomte de Millau.  Et pour la construction dans ma thèse (t. II, p.  790-93), où je datais les impostes avec des motifs d’entrelacs et de palmettes comme « oeuvres d’un esprit primitif authentique, à placer dans les deux dernières décades du XI° siècle au plus tard selon nous ». A l’église paroissiale Notre-Dame, on voit une ogive primitive en croix qui couvre le choeur et à l’église prieurale, le même système est employé pour les bas-côtés. Une analyse détaillée du reste conclut qu’il s’agit là d’une reprise, malgré leur aspect archaïque.  On rapproche le « porche d’Isarn » à l’abbaye-mère de Saint-Victor, et un collatéral de la crypte de l’église de Saint-Gilles du Gard et encore la   cathédrale  de  Maguelone, ces deux dernières « réputées contemporaines du milieu du XII° siècle ».  Même date pour Castelnau, où on propose « une construction en une seule grande campagne (mais) qui a pu durer plusieurs décennies » et donc « un chantier amorcé vers le début du XII° siècle et achevé par le voûtement des collatéraux vers 1150 ».  Moi, il me semble que les travaux ont pu commencer dès après la donation, et la « belle époque » se situe autour de 1100. On a mis sur le linteau du portail d’entrée une inscription d’obit pour Jean Ingobar (pour Langobardus ? Voir le rôle des maçons lombards dans la diffusion du premier art roman).  On nous dit qu’il a « construit cette maison et repose sous l’entrée ». N’est-ce pas un hommage à un maître d’oeuvres tenu pour exceptionnel, qui avait conçu le plan et présidé à sa réalisation ? Pour Bessuéjouls, J.  Cl.  Fau admet la construction dès après 1085, avec sa belle « ogive primitive » sous la chapelle haute.  Je constate qu’on peut « tirer dans le sens du plus récent », mais pas sans artifices !

IN-PETTO 2.

Le Christ de Saint-Georges de Camboulas. En 1948, dans son livre sur « La   cathédrale prégothique de Rodez », le chanoine Louis Bousquet avait proposé que vienne de celle-ci un panneau placé au-dessus de l’église de ce petit village de la vallée du Viaur. Il m’avait semblé évident pour ma part qu’il s’agissait d’une copie médiocre du panneau central du grand tympan de Conques, avec le même geste du Christ, rigidifié, la mandorle et son inscription. Qu’il ait pu servir de modèle pour le maître du tympan, c’était aberrant. Le seul lien avec Rodez venait du fait que l’église de Saint-Georges avait été donnée par l’évêque en 1281 au chanoine-ouvrier (responsable des travaux de la   cathédrale). Il me paraissait invraisemblable qu’on ait pris la peine de charroyer ce gros bloc sur des kilomètres, alors que le remploi d’un panneau de l’église primitive trouvé sur place était le plus probable. Et quelle différence de qualité entre ce Christ et le Christ eucharistique du musée Fenaille, qui a fait partie de l’ensemble de l’autel de Deusdedit, avec ses colonnettes et ses beaux chapiteaux d’entrelacs !

Dans ma thèse de 1973, j’avais étudié cet ensemble (t. II, p. 704) et ensuite spécialement le Christ de Camboulas pour une démonstration détaillée (t. 2, p. 837 et n. 434-436).  En 2004, Jean Wirth dans son livre sur « La datation de la sculpture médiévale », sans connaitre ni citer mon texte, a repris la question dans le même sens que moi (p. 200 et fig. 63 et 64). Dans son historique de la construction de la  cathédrale (Congrès archéologique de Rodez 2009, p. 293 et n. 12), Etienne Hamon rappelle seulement le lien avec Rodez en annonçant un article d’Henri Pradalier sur le relief de Camboulas, à paraitre dans les Mélanges dédiés à Eliane Vergnolle.  Entre temps, la légende a cheminé et j’avais lu dans des publications de vulgarisation à la fois que le Christ de Camboulas venait de la   cathédrale et qu’il avait été le modèle du tympan de Conques ! En dernier (Centre-Presse du dimanche 5 2 2012) une double page consacrée à Camboulas, avec photos, reprend tout le sujet, et on y rappelle la similitude avec « la   cathédrale (sic) de Conques ». Description du « regard perçant » du Christ et du « geste sémaphorique de ses deux bras » et « pour la fierté personnelle des fidèles de Saint-Georges, celui-ci serait antérieur à celui de Conques.  Il semblerait effectivement  que  ce  tympan  proviendrait de la première cathédrale de Rodez détruite (non, écroulée) en février 1276.  L’ouvrier responsable de la reconstruction était moine de Saint-Georges et l’aurait ramené. Et l’artiste de Conques se serait inspiré du Christ de Camboulas en le portant à un art plus évolué «  !

Hélas ! La plus grave erreur est dans cette notion imposée au public que le plus beau est le plus récent, outre l’incapacité de  reconnaitre  la  différence  entre maladresse et originalité (qui existe chez les « primitifs », mais à leur manière). Et on enseigne l’Histoire de l’art !

 

a saintes femmes mozac7Miloseva_fresque

Comme exemple de transfert des schémas de composition entre le Byzantin et le Roman : Mozat (vers 1100) et Milesevo (vers 1250) : l’Ange et les Saintes Femmes au Tombeau du Christ.

 

5 Dans un Café : un contre deux

18 janvier 2014

Une salle lumineuse, de larges miroirs, des dorures, deux joueurs et un buveur près de son verre… Avec Caillebotte, quatre ans après L’Absinthe  de Degas, nous avons changé de quartier mais aussi d’univers : nous ne sommes plus dans un bistro de la Butte, repaire de d’artistes, de poules et de fripouilles ; mais dans un bel établissement  des boulevards, à la clientèle uniquement masculine.

Dans un café

Gustave Caillebotte, 1880, Musée des Beaux-Arts, Rouen
Caillebotte Dans un Cafe

Un lieu ouvert

Dans L’Absinthe, le miroir reflétait une vitrine protégée par des voilages,  fermant le tableau sur l’arrière. Ici au contraire, il révèle une ouverture, porte ou fenêtre, qui baigne le lieu de lumière. Les boules des lustres sont éteintes, la journée est ensoleillée,  le store aux rayures blanches et rouges est déployé sur la terrasse. Puisqu’un des clients a accroché son manteau à une patère, c’est que nous ne sommes pas en plein été, plutôt en demi-saison.

Les quatre soucoupes

Caillebotte Dans un Cafe soucoupesLe détail des quatre soucoupes empilées à côté du buveur était significatif pour Caillebotte, puisqu’il figure déjà dans un dessin préparatoire  (New Haven, Yale University Art Gallery). Le buveur attaque donc sa quatrième consommation.

Comme une loi libéralisant les débits de boisson avait été votée cette année-là (le 17 juillet 1880), certains  ont pu voir dans le tableau un manifeste contre l’alcoolisme. Interprétation sans doute forcée, si le verre n’est qu’un

« bock d’une médiocre bière, qu’à sa trouble couleur et à sa petite mousse savonneuse nous reconnaissons immédiatement pour cet infâme pissat d’âne brassé, sous  la rubrique de bière de Vienne, dans les caves de la route des Flandres. »

J.-K.Huysmans, L’Art Moderne, juin 1883, p 112


Une forte personnalité

Le buveur, qui occupe les deux tiers du tableau, écrase le reste de la pièce sous sa présence massive. Debout devant la table, négligeant la chaise, les mains dans les poches, il observe de son regard bleu. Et son chapeau-melon exhausse encore sa stature imposante.

Mais son calme n’est peut être que d’apparence : ses  mains pourraient facilement basculer de la décontraction à la menace ; son regard clair, de l’attention au vide alcoolisé ; et son équilibre ne tient peut-être  que grâce à la table contre laquelle il s’appuie.

Un des ressort du tableau réside dans cette ambiguïté : quatre soucoupes, c’est beaucoup, mais ce n’est pas assez pour trancher entre le gaillard qui encaisse en restant parfaitement lucide, et l’alcoolique proche de rouler par terre.

Huysmans décrit bien le mélange de sympathie et d’agacement que suscite ce type de personnage :

« Ce pilier d’estaminet, avec son chapeau écrasé sur la nuque, ses mains plantées dans les poches, l’avons-nous assez vu dans toutes les brasseries, hélant les garçons par leurs prénoms, hâblant et blaguant sur les coups de jacquet et de billard, fumant et crachant, s’enfournant à crédit des chopes ».


Un personnage très similaire, campé lui aussi devant un miroir, figure dans un pastel de Manet réalisé l’année d’avant, et qui est peut être une des sources de Caillebotte (il s’agit du fils du propriétaire du restaurant Le Père Lathuille)

manet_Portrait de M. Gauthier-Lathuille fils, 1879 Don promis au Los Angeles, County Museum of Art

Portrait de M. Gauthier-Lathuille fils, Manet, 1879,

Don promis au Los Angeles, County Museum of Art


Deux joueurs

Caillebotte Dans un Cafe _joueurs
En contraste, les deux autres consommateurs sont assis, tassés sur la banquette et la chaise. Ils ont ôté leurs chapeaux et les ont accrochés sur la tringle au-dessus d’eux, en une sorte de décapitation ou de capitulation symbolique : un chapeau-melon, un chapeau-claque, peut-être appartiennent-ils à des milieux sociaux différents.

Un jeu les rassemble, mais lequel ? Echecs, dames, tric-trac, dominos ? En tout cas un jeu de réflexion, qui mobilise toute l’attention de celui qui tient son menton dans son poing : en face, son partenaire attend qu’il ait joué.

Pourquoi pas une partie de bézigue, un jeu de cartes qui peut se jouer  à deux, et que Caillebotte a représenté cette même année 1880 ?
Caillebotte_Jeu de_Bezique

Partie de bézigue, 1880, Collection privée

Cliquer pour agrandir

En tout cas la posture de l’observateur, debout les mains dans les poches, rappelle étrangement celle de notre pilier d’estaminet : sinon que celui-ci ne se tient pas juste au dessus de la table de jeu.


La cigarette

Revenons aux joueurs du Café : sur leur table, une cigarette est posée dans un cendrier, sa fumée monte vers la clarté du jour.  A la manière du chronomètre qu’on utilise aux échecs, elle mesure le temps imparti au joueur, tout en rendant visible les volutes de sa réflexion.

Un moment de suspens

S’il existe des tensions dans la scène, nous sommes à un moment où elles se neutralisent. Rien ne bouge sauf la fumée, le café tout entier semble figé dans l’attente du coup qui va venir.

Une composition en cinq tranches

Prenons un peu de recul et lisons le tableau frontalement, en faisant abstraction de la profondeur.  On peut distinguer cinq tranches verticales, séparées par des arêtes bien matérialisées.
Caillebotte Dans un Cafe cinq tranches
La première tranche à gauche,  va jusqu’à la moulure du miroir et contient le verre et ses soucoupes. La deuxième, jusqu’à la moulure dorée, contient le buveur lui-même. Une tranche étroite, au milieu,  contient uniquement le manteau. La quatrième tranche correspond à la cloison grise et contient les deux joueurs. La dernière enfin contient le cendrier sur fond de soleil, et l’autre moulure du miroir.

Une mise en balance

Degas avait utilisé les reflets verticaux dans le miroir pour nous proposer un triptyque, Caillebotte se sert du même procédé pour composer un polyptyque en cinq panneaux. De part et d’autre de l’étroite bande centrale, les tranches s’organisent de manière symétrique : le buveur massif, son chapeau, son grand lustre et sa table, fait pendant aux deux frêles joueurs, à leurs petits chapeaux, à leur petit lustre et à leur petite table ; de même la boisson, vice lourd, s’oppose à la cigarette, vice léger.

Tout le tableau est ainsi mis en balance autour de la patère où est accroché le manteau, qui marque la verticale comme l’aiguille d’un fléau.

On sent bien que cet équilibre est fragile : les joueurs miniatures, le filet de fumée et le rayon de soleil peuvent-ils faire contrepoids au costaud lesté de ses quatre soucoupes ?


A la différence de la buveuse d’absinthe de Degas, le colosse de Caillebotte a le gabarit pour encaisser. Quatre bières n’ont pas entamé le bleu de son regard. Il domine le bistrot de sa stature. Mûrit-il un mauvais coup ? Ses grosses pognes cachent-elles  un coup de poing américain, une matraque ? Vont-elles s’abattre sur les têtes sans défense des deux joueurs, obnubilés par leur  partie ?

Le manteau suspendu derrière sa sinistre pourrait être l’emblème d’un voleur, d’un pickpocket. Ou pire, évoquant la carcasse pendue au croc du boucher, celle d’un possible assassin :  « l’assommeur de l’assommoir », quel beau titre pour les gazettes !

Après le café-laboratoire de Degas, l’honnête Caillebotte nous aurait-t-il invité, avec ses marbres, ses moulures dorées, ses banquettes rouges-sang, dans un café-boucherie ?

Nous allons voir qu’il n’en est rien. Mais pour comprendre ce que représente le personnage du buveur, nous devons examiner d’autres oeuvres de Caillebotte.