1 L'Estacade vue de face

21 novembre 2013

Entre 1750 et 1910, un étrange ouvrage de bois s’élevait à la pointe orientale de l’Ile Saint Louis, fermant partiellement le bras Marie de la Seine. Destiné à l’origine à mettre les bateaux à l’abri des glaces dérivantes, il  devint ensuite une passerelle pour piétons, qui reliait l’Ile à la rive droite.

Moitié barrage et moitié pont, l’Estacade et sa passerelle constituaient, en plein Paris, un édifice pittoresque dont de nombreux artistes, connus ou moins connus, nous ont laissé le souvenir.

 

L’Estacade

Stanislas Lépine, 1880, Walters Art Museum, Baltimore

Lepine_Stanislas_Estacade 1880 Walters Art Museum
Dans le point de vue choisi, l’Estacade se superpose exactement au pont Sully : sa partie « pont » laisse voir en enfilade une demi-arche d’acier,  tandis qu’au dessus se profile la coupole de l’église Saint Paul.



Cet alignement remarquable, qui donne sa stabilité au tableau,  existait bien en réalité.

 carte postale estacade vue de face

Cette carte postale du début du XXème siècle  montre, en plus  de l’alignement,  un bateau-grue similaire à celui que Lépine a placé comme repoussoir  au premier plan.



Le peintre s’est trouvé si satisfait de cette composition qu’il l’a reproduite à maintes reprises, en modifiant simplement le premier plan et l’éloignement.

Estacade UK Collection privee
L’Estacade
Stanislas Lépine,  Collection privée


Lepine_Stanislas_Estacade University Michigan Museum of Art

L’Estacade
Stanislas Lépine,  Museum of Art,University of Michigan


Lépine Norton Museum, Pasadena

L’Estacade
Stanislas Lépine,  Norton Museum, Pasadena


L’Estacade de l’île Saint-Louis, effet du matin

Edouard Zawiski, 1901, Musée Carnavalet, Paris

 Zawiski edouard Estacade 1901

Dans ce point de vue pris lui-aussi depuis l’autre rive, Zawiski prend le contrepied de l’effet d’enfilade, en utilisant la partie « barrage » de l’Estacade  pour  grillager et occulter le pont de pierre.

carte postale estacade vue quai aux vins

Dans cette cette carte postale, on retrouve au premier plan les tonneaux du Quai aux vins, et une grue à vapeur noire similaire à celle du tableau.


L’Estacade

Dessin de Antoine-Louis Goblain, début XIXème siècle

Estacade_Antoine-Louis Goblain vers 1820

Retour aux sources avec ce dessin datant d’avant cette problématique : au début du XIXème siècle n’existaient encore ni le pont Sully derrière, ni la partie « pont » de l’Estacade, qui ne sera rajoutée qu’en 1837, avec les deux poteaux de maçonnerie.

L’ouverture permettant le passage des convois était fermée en hiver par des madriers ou un bateau sacrifié mis en travers.

Estacade plan 1780 Jean Alibert

Plan de Jean Alibert 1780

Voici le premier plan de Paris où figure l’Estacade, qui reliait alors l’île Saint Louis et l’île Louviers. Elle est bien dans l’alignement de l’église Saint Paul.  A noter une seconde estacade en bas de l’ïle Louviers, fermant le bras de Grammont qui disparaîtra lorsque l’île sera rattachée à la rive droite en 1847.


Louis Nicolas de Lespinasse 1799-1800 vue de Paris depuis l'Arsenal Musee Carnavalet

Vue de Paris depuis l’Arsenal (montrant la seconde estacade)
Louis Nicolas de Lespinasse, 1799-1800, Musee Carnavalet

2 L'Estacade vue de côté

21 novembre 2013

Certains artistes ont exploité ses poutres énormes dans des points de vue piranésiens ; et  se sont intéressé au contraste entre cette masse de bois et les monuments de pierre qui l’entourent.

Merci à Laure et Alain Germain qui nous ont permis de compléter notre série chronologique avec quatre oeuvres de leur collection.

L’Estacade entre l’ile Louviers et l’ile St Louis

 1840, Eau forte de A.P.Martial

Estacade entre l'ile Louviers et l'ile St Louis, 1840 APMartial

Vue de dessous et de côté, l’Estacade prend des allures de pont-levis moyenâgeux, avec ses madriers gigantesques et l’unique réverbère qu’elle exhibe comme un gibet.

Ce point de vue romantique a pour avantage de placer la rugueuse construction sous le patronage d’un édifice tutélaire,  non plus l’église Saint Paul mais  la cathédrale Notre Dame, bien plus à la mode en ces temps néo-gothiques.

La composition, barrée assez maladroitement par la barque du premier plan, le pont suspendu du second plan  et une construction allongée placée juste sous les tours de la cathédrale, manque néanmoins de profondeur.

L’Estacade

Jongkind, 1854, Collection privée

Jongkind   Estacade 1854Cliquer pour agrandir

Quinze ans plus tard, Jongkind reprend ou réinvente la formule de Martial, en lui donnant toute sa puissance expressive.

Les barques du premier plan, au lieu de faire obstacle au regard,  le guident vers l’Estacade, dont l’ouverture n’est pas visible sous cet angle. Barré par ce rempart infranchissable,  le regard  n’a d’autre choix que de glisser le long du quai jusqu’aux deux tours, bien plus éloignées que celles de Martial.

D’autant plus que la masse sombre du nuage, opposée à la masse sombre de la barque, concourent à le confiner dans cette bande intermédiaire, dont la seule issue est le lointain.

Jongkind a également résolu le problème du  pont suspendu, par un rendu aérien qui élimine l’effet de barrage et fait au contraire participer l’édifice à l’échelonnement des plans dans la profondeur. Mieux : il s’est même payé le luxe de rajouter un second pont – deux arches du pont de la Tournelle – dont le gris pâle ajoute  encore à la perspective atmosphérique.

Vue de Paris, la Seine, l’Estacade

Jongkind, 1853, Musée des beaux arts, Angers

Jongkind Vue de Paris, la Seine, l'Estacade 1853Cliquer pour agrandir

Mais le chef d’oeuvre de Jongkind, en ce qui concerne l’Estacade, est ce vaste panorama de 1853, qui se déploie harmonieusement dans les trois directions de l’espace.


Le déploiement en profondeur

Jongkind Vue de Paris, la Seine, l'Estacade 1853 detail1

Il reprend les mêmes principes que dans le tableau de 1854, sinon qu’il s’amorce  un cran plus tôt : sur  la barque de droite , un des deux mariniers tire  un cordage dont  l’extrémité est en hors champ (autre barque ou anneau d’amarrage, peu importe), ce qui  a pour effet de donner un élan supplémentaire au regard en avant de la composition.

De là, le spectateur longe les trois remparts successifs des  pierres de taille, des poutres serrées et des façades des maisons, sans se trouver gêné par aucun obstacle jusqu’aux tours de Notre Dame.


Le déploiement en largeur

Depuis la barque des mariniers, le regard peut aussi se diriger vers la gauche, sauter sur  la petite barque en contre-bas et, rabattu par l’oblique de la rame levée, sauter encore jusqu’au groupe des trois autres barques relevant un filet de pêche au milieu du fleuve.

Jongkind Vue de Paris, la Seine, l'Estacade 1853 detail2

De là, il n’a plus qu’à sauter sur le bac à vapeur pour se retrouver rive gauche (en fait, il s’agit d’un « toueur « , comme le précise Charles Berg dans son utile commentaire).


Le déploiement en hauteur

Jongkind Vue de Paris, la Seine, l'Estacade 1853 detail3

Suivons maintenant  la fumée noire du vapeur, qui fait écho à la fumée noire d’une  cheminée de la rive : nous voici en haut de la passerelle, à côté des badauds qui, d’en haut, regardent les pêcheurs à la ligne. La boucle est bouclée.


Jongkind Vue de Paris, la Seine, l'Estacade 1853 schema


Le truc qui cloche

Cependant, quelque chose ne nous  satisfait pas dans ce monde qui tourne si rond : non pas un détail, un élément secondaire, mais un édifice majeur que Jongkind a délibérément subtilisé afin que son système fonctionne.


Plan de la ville de Paris dresse par X. Girard, 1820, revu en 1830 detail

Plan de la ville de Paris dressé par X. Girard, 1820, revu en 1830

Revenons vingt ans en arrière…


1836 anonyme Collection Laure et Alain Germain
Notre Dame vue depuis l’Ile Louvier
Gouache anonyme, 1836, Collection Laure et Alain Germain

Voici un point de vue analogue, dessiné par un anonyme depuis le rivage encore naturel de L’Ile Louvier : le quai Henri IV sera aménagé vers 1843, au moment où l’île sera rattachée à la rive droite. A gauche on voit les grilles de la Halle aux Vins, au centre le pont de la Tournelle. En avant, deux piles sont en construction, enveloppées d’échafaudages  : nouveauté qui est sans doute le sujet d’intérêt de notre anonyme.


Plan de la ville de Paris andriveau 1860 detail

Plan de la ville de Paris 1830, 1860, Andriveau Goujon

Et voici le point de vue choisi par Jongkind, plus près de l’Estacade, presque dans l’alignement du quai de Béthune.


La passerelle de Constantine

passerelle de constantine
Elle avait été construite de 1836 à 1838, et nommée ainsi pour commémorer la prise de la ville en 1836, lors de la conquête de l’Algérie. C’était une passerelle à péage pour piétons,  construite par le sieur de Beaumont, qui en avait la concession pour 20 ans.

Le 8 octobre 1872, vers quatre heures de l’après midi, le tablier de la passerelle de Constantine tomba subitement dans la Seine ( Mémoires de Du Camp ) : elle fut démolie, et rapidement remplacée par la seconde partie du pont Sully.

Ainsi, la passerelle de Constantine est ce pont suspendu qui, tel  un héros stalinien, est caviardé    par Jongkind dans la version de 1853 et réhabilité dans celle de  1854.

 


Une « subtilisation » excusable

Ainsi un paysagiste célèbre peut-il se trouver pris en flagrant délit d’arrangement avec la réalité, pour une  raison  purement formelle et pour la plus grande gloire de l’Art.

020b Jongkind   Estacade 1854 passerelle constantine
Dans la version « enfilade » de 1854, l’unique pylône de la passerelle introduit un élément vertical qui a pour intérêt  de minimiser la hauteur des tours de Notre Dame, et donc les éloigner.

Dans la version « panoramique » de 1853, le pont suspendu aurait été visible en totalité, combinant le composant vertical des pylônes avec le composant horizontal du tablier.

Jongkind Vue de Paris, la Seine, l'Estacade 1853 detail2

Dans ce rôle de composant mixte, Jongkind a préféré un élément plus efficace parce que dynamique : le bateau à vapeur dont on suit le sillage vers la gauche, puis la fumée  oblique vers le haut et la droite.

Poursuivons notre série chronologique avec des oeuvres d’artistes moins connus, mais fort intéressants.

1867 Delauney Collection Laure et Alain Germain

Notre Dame vue depuis l’Estacade  Eau-forte de Alfred-Alexandre Delauney,

planche 46 de la série Paris pittoresque, historique et archéologique – 1867  [1]

Collection Laure et Alain Germain

Dans ce point de vue très symétrique, la passerelle de Constantine englobe les arches du pont de la Tournelle, mettant à la place centrale une des nouvelles attractions du Paris Second Empire  : la flèche de Notre Dame, édifiée en 1860.

Toutes les oeuvres rencontrées jusqu’ici montraient une cheminée qui fume. Ici culmine cet hymne au modernisme, avec la fumée blanche et la fumée noire qui encadrent l’appendice harmonieusement rajouté au coeur du monument historique, tel la pyramide au Louvre. La fumée n’apparaîtra plus désormais, l’industrie ayant été bannie du centre-ville.

[1] Consultable sur http://bibliotheque-numerique.inha.fr/collection/4100-paris-pittoresque-historique-et-archeo/


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1873 Laborne Collection Laure et Alain Germain

Notre Dame vue depuis l’Estacade
Edmé Emile Laborne, 1872-1873,  Collection Laure et Alain Germain

Ce tableau peut être daté assez précisément, entre le 8 octobre 1872 (effondrement de la passerelle de Constantantine) et le début des travaux du pont Sully en octobre 1873. Les deux piliers de la passerelle disparue mettent en valeur la pérennité de la cathédrale.

Laborde aurait pu voir le tableau de Jongkind,  exposé depuis 1853 au musée d’Angers. De même que  son prédécesseur avait animé son premier plan par le spectacle des marins, Laborne nous montre un quai grouillant de vie, avec un charriot qui repart chargé de barriques et un autre qui attend les sacs que les dockers sont en train de décharger. Deux d’entre eux, leur cape à la main et sur l’épaule, discutent près des tonneaux.



1873 Laborne detail
L’élément-clé de la composition est le mât, qui en marque exactement le milieu. Peut-être le drapeau entouré d’un coin de ciel bleu évoque-t-il la renaissance, après l’orage de la guerre, du sentiment national. Mais l’intérêt de ce mât est ailleurs :

cousinant avec la flèche de  Notre Dame, il suggère que la cathédrale est comme un immense bateau à l’amarre, immuable tandis que la vie change.


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1877 (apres)
Notre Dame vue depuis l’Estacade
Après 1877, Musée Carnavalet

Après l’oeuvre sensible de Laborne, voici une vue technicienne du quai Henri IV  parfaitement ordonné et policé. Le pont Sully flambant neuf escamote le vieux pont de la Tournelle et semble supporter, sur une de ses piles, tout le poids de la cathédrale.


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1890 Coulon Collection Laure et Alain Germain
Notre Dame vue depuis l’Estacade
Coulon,1890, Collection Laure et Alain Germain

Les plages rouge brun,  vert bronze et jaune du quai et du pont Sully  relèguent la cathédrale dans la grisaille.  Si sa flèche marque encore le centre de la composition, sa verticalité est contredite par l’oblique de la grue à vapeur.


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a 1836Anonyme 1836 a 1853Jongkind 1853
a 1867Delaunay 1867 a 1873Laborne 1873
a 1877 (ap)Anonyme (après 1877) a 1890  Coulon 1890
a 20162016

En recadrant les six oeuvres à la même échelle et en les centrant sur Notre Dame, on se rend compte que Jongkind a eu tendance à éloigner la cathédrale pour accentuer l’effet de profondeur, tandis que Delaunay, à l’inverse, a exagéré sa masse. Les quatre autres artistes se tiennent, quant au respect des proportions.


La Seine en Décembre

Fritz Thaulow, 1892, collection privée

030 fritz-thaulow-la-seine-en-decembre 1892


Une atmosphère dramatique

A première vue, la scène a tout pour être  dramatique : les badauds regardent d’en haut une barque vide,  qui semble en mauvaise posture dans l’eau glaciale. Son occupant est-il tombé dans la Seine ? Et que signifie ce nuage de fumée qui s’échappe de l’Estacade, comme si celle-ci avait pris feu ?


Une scène en mouvement

Pour comprendre cette petite énigme, il suffit de se la représenter en mouvement  : un bateau est tout simplement en train de traverser l’Estacade, tirant au bout d’un cordage le canot vide et laissant derrière lui son panache de vapeur.

Le bateau du second plan, amarré  à la berge par une passerelle fixe,  ajoute un contrepoint statique à  cette scène dynamique.

fritz-thaulow-la-seine-en-decembre 1892 bateau amarré
Ce bateau existait d’ailleurs bel et bien, comme le montre cette  carte postale prise en sens inverse (la réclame indique : La belle jardinière, Vêtements). On y voit également le quai sur lequel Thaulow s’était placé (le point de fuite se situe entre la première et la deuxième traverse horizontale, en partant du haut).

Si Thaulow joue à la devinette avec le spectateur, peut-être s’amuse-il aussi à détourner la composition de Jongkind en une sorte d’hommage malicieux, montrant ce qui était caché (le rempart de l’Estacade a une brèche) et cachant ce qui était montré (le bateau à vapeur  invisible traverse le tableau en sens inverse).


032 Heyman Charles Estacade

L’Estacade
Charles Heyman, début XXème


Le point de vue ne fait pas tout s’il n’y a pas d’intention derrière.  Pour preuve cette eau-forte assez faible de Charles Heyman, prise d’un peu plus loin : le côté « rempart » de  l’Estacade n’est pas exploité, et seuls sont retenus les éléments  les  plus faciles : Notre Dame, les badauds et deux pêcheurs à la ligne, à l’endroit même où Jongkind les avait placés.

3 L'Estacade vue de l'arrière

21 novembre 2013

 

La vue arrière met en valeur non plus la verticalité des madriers, mais la puissance  des contreforts qui s’opposaient à la poussée des glaces.

Ruines de l’hôtel de Bretonvilliers

Gabrielle Marie Niel, 1866

Gabrielle Marie Niel Estacade 1866

Cliquer pour agrandir

Mention spéciale pour cette gravure de très grande qualité, d’une artiste dont on ne sait presque rien…


La moitié inférieure

Divisée en trois parties, elle plante très rationnellement le décor :

  • à gauche, l’Estacade réduite à quelques poutres pourrait passer pour un échafaudage ;
  • au centre, la porte avec sa grille arrachée confirme qu’il s’agit d’une ruine ;
  • à droite,  l’anneau d’amarrage et la proue de la barque rappellent la vocation du lieu : un garage pour les bateaux.

Présences humaines

A la limite entre la moitié inférieure et la moitié supérieure, un pêcheur à la ligne penche sa canne, tandis qu’un passant le regarde. En haut à droite, sur la terrasse de l’hôtel, deux autres silhouettes minuscules font écho aux deux pêcheurs.


La moitié supérieure

La végétation et l’hôtel délabré, traités en ombres fortes, contrastent avec la colline du Panthéon en ombres douces : Paris idéal hérissé de monuments impeccables,  telle une apparition au dessus des ruines.

Car cette vue est topographiquement impossible : le Panthéon n’était pas situé dans le prolongement de l’Estacade, mais bien plus à gauche !

Pont de l’Estacade

Charles Pinet, Carte postale à l’eau-forte

Pinet Pont de l'estacade

Ce que confirme cette carte postale de Charles Pinet, où l’ouverture de l’Estacade sert à cadrer la coupole du Panthéon et le clocher de Saint Etienne du Mont (du coup, sous cet angle de vue, Notre Dame n’est plus visible).

De l’Estacade

Henri Rivière, 1902, 36 vues de la Tour Eiffel  série de lithographies en 5 couleurs

040 Riviere 1902 Vue de l'estacade

Pour ce travail très japonisant, qui reprend l’idée des  Trente-six vues du Mont Fuji  de Hokusai, Henri Rivière a utilisé l’ouverture de l’Estacade pour y caser, cette fois, la Tour Eiffel.

Tout en étant parfaitement exacte, la perspective transforme la passerelle et ses contreforts en une sorte d’immense squelette de dinausaure ou de baleine, à l’échine cassée et aux côtes obliques.

De l’autre côté de ce monstre, en pendant de la Tour Eiffel, pointe tout aussi effilée la flèche de Notre Dame.

Pont de l’Estacade

Tony Beltrand,  1905

045 Beltrand, Tony Pont de l'Estacade 1905

Probablement inspirée par Rivière, cette eau-forte joue sur le contraste entre la masse sombre des poutres rectilignes, et le fond clair des nuages tourbillonnants à la Van Gogh.


Bien sûr la réalité était plus prosaïque…

carte postale  estacade vue de dessus

Ne résistons pas à la curiosité et traversons l’Estacade pour aller voir à quoi servait cet escalier de bois accroché au quai de l’Ile Saint Louis, qui figure dans toutes les oeuvres de la série…
vue de  lile saint louis bateau lavoir

Il permettait de descendre à un bateau-lavoir, comme le montrent la pancarte et la femme accoudée avec son panier de linge.

En 1908-1909, le peintre tchèque Tavik Frantisek  Simon reproduit par trois fois le même point de vue arrière, avec trois techniques différentes.

L’Estacade en hiver

Tavik Frantisek  Simon, 1908, gravure en couleur

Simon_Tavik_frantisek-estacade hiver 1909 retournee

Dans cette version, la seule présence vivante est celle des rares  passants en ombre chinoise qui se hâtent de traverser l’Estacade. En dessous, le quai est désert. Une barque en contrebas et deux péniches sont à l’amarre. Trois tonneaux sont abandonnées dans la neige. Sur celle-ci, on remarque des traces de pas menant à la planche qui donne accès à la péniche.


L’Estacade en hiver

Tavik Frantisek  Simon, 1909, pastel

Simon_Tavik_frantisek-estacade


Des détails supplémentaires

Le point de vue est le même que dans la gravure, avec des détails supplémentaires :

  • des flocons tombant en diagonale, qui unifient la composition ;
  • sur la passerelle, des réverbères , et des passants mieux définis, notamment une femme qui marche contre la neige en se protégeant derrière son parapluie ;
  • sur le quai, un badaud debout, deux rangées de tonneaux et un marinier qui ramène du bois pour se chauffer, explicitant les traces dans la neige


Un détail supprimé

En revanche, un élément a disparu, la barque enneigée du premier plan à droite : sans doute pour augmenter le contraste entre le triangle blanc de la neige et le triangle noir de l’eau, que permet l’allongement du format vers le bas.


Une grosse tricherie

estacade carte postale vue de derrière
Cette carte postale montre que Simon a raison sur un point : des tonneaux étaient effectivement déposés sur ce quai. Mais elle montre aussi que l’Estacade n’était pas d’un seul tenant, mais  composée de deux parties faisant un angle au niveau du premier pilier de pierre. De plus, aucune de ses deux parties n’était perpendiculaire à la berge.

En vue frontale, cet angle aurait posé des problèmes de perspective au dessinateur et d’interprétation au spectateur : Simon a simplifié drastiquement la question !


L’Estacade en hiver

Tavik Frantisek  Simon, 1909, gravure (inversée de gauche à droite)

 Simon_Tavik_frantisek-estacade hiver gravure 1909 retournee

Cliquer pour agrandir

L’Estacade inversée

La version gravée est encore plus problématique, puisque Simon ne s’est pas donné la peine de graver l’image inversée, représentant ainsi l’Estacade comme vue dans un miroir. Nous avons effectué l’inversion, pour permettre la comparaison.


Les éléments identiques

Simon a resserré le cadrage sur la partie centrale de l’Estacade. Nous retrouvons la passante au parapluie, les tonneaux, le   badaud debout, la planche avec les traces de pas et les deux péniches, vues cette fois de profil.


Les éléments nouveaux

Deux bateaux à vapeur ont été rajoutés sur la Seine, leur panache est incliné en sens inverse des hachures en diagonale qui évoquent les flocons : ceci est parfaitement logique, le vent souffle de gauche à droite.

Les deux jeux de diagonales rappellent le triangle des poutres de la partie centrale. L’opposition blanc/noir des deux panaches se substitue à l’opposition blanc/noir du quai et de la Seine que nous avons noté à propos du pastel.


Une autre grosse tricherie

Dans la gouache et le pastel, le regard était parallèle au quai : il lui est ici quasiment perpendiculaire, comme le montre la superposition des deux péniches . Or dans les trois cas la silhouette de l’Estacade est la même ! Non seulement Simon supprime sa cassure caractéristique, mais en plus il la décalque à l’identique, quel que soit le point de vue.

Sans doute tout simplement parce que ces différentes variantes ont été composées en atelier et non sur la rive glaciale  de la Seine.

Simon est sans doute un des tous derniers à avoir représenté l’Estacade de bois, qui devait disparaître l’année suivante lors de la grande inondation.

estacade inondation 1910Inondation de 1910

Une passerelle en pierre et acier lui succédera ensuite, jusqu’à sa démolition définitive en 1938.
estacade nouvelle 1913
La nouvelle passerelle de l’Estacade,1913


Le pont Sully l’hiver

Tavik Frantisek  Simon, 1926

imon_Tavik_frantisek-pont-sully-en hiver
C’est pourquoi il est tout à fait étrange de la retrouver dans cette gravure de T.F.Simon, treize ans après sa disparition !

La vieille passerelle de l’Estacade

Tavik Frantisek  Simon, 1908

070b Simon_Tavik_frantisek-la vieille-passerelle-de-l-estacade
Sauf si nous comprenons que Simon, en 1926, s’est contenté de puiser dans ses stocks et de recopier une gravure de 1908… dernière apparition nostalgique de cette vieille amie des peintres et des pêcheurs à la ligne.

Au final, l’Estacade, pendant ses deux siècles d’existence ponctués d’incendies, de démolitions  et de reconstructions successives,  aura imposé aux artistes – fidèles ou moins fidèles – son image paradoxale :  celle du provisoire qui dure.

1 Mon cœur pleure d’autrefois

11 novembre 2013

 

Lorsque Khnopff s’inspire d’une oeuvre littéraire, il prend comme titre le nom de l’auteur, puis le nom du  livre :  il s’agit ici d’un recueil de poésie publié en 1889 par son ami Grégoire Le Roy. Khnopff produira cette année-là sept variantes du motif, dont l’une servira  de frontispice au recueil.

Avec Grégoire Le Roy, Mon cœur pleure d’autrefois

Khnopff, 1889Khnopff Mon coeur pleure

Les variantes diffèrent par la couleur et la technique, mais le motif est identique :

  • à droite un double visage de femme entouré de trois cercles incomplets,
  • à gauche une vue du pont du Béguinage, à Bruges,  d’après une  photographie  de Gustave Hermans.

 

Khnopff Mon cœur pleure  Photo Gustave Hermans

Seules modifications par rapport à la photographie : la maison de la rive droite a disparu pour raison de lisibilité, afin que le visage se détache directement sur le ciel ; et la cheminée d’usine de la rive gauche a été supprimée, pour raison de modernité.

Khnopff reproduira la même photographie trois ans plus tard  pour un autre frontispice, celui de Bruges la Morte.

Pour une analyse des deux frontispices et leur lien avec l’occultisme (notamment en ce qui concerne les trois cercles), voir l’étude très approfondie de Joël Goffin , Le secret de Bruges la Morte, p 73 et 74,  disponible sur son site : http://bruges-la-morte.net/wp-content/uploads/Le-secret-de-Bruges-la-Morte.pdf 

 

Frontispice de « Bruges la Morte »

Khnopff,1892

Khnopff Mon cœur pleure  frontispiceCliquer pour agrandir

Dans ce  roman symboliste de Georges Rodenbach,  le personnage principal vénère  une tresse de cheveux blonds, relique de sa défunte femme. A Bruges où il s’est isolé dans son chagrin, il tombe amoureux  d’une autre femme qui est la sosie de la morte.  Mais si le corps est le même, l’âme se révèle dissemblable et le veuf finit par étrangler ce double infidèle, à l’aide de la fameuse tresse.

Khnopff  a représenté les quatre thèmes principaux, à savoir Bruges, une Morte, une Chevelure, un Reflet.
Khnopff Mon cœur pleure  frontispice detail

De plus, à l’intérieur de l’ovale incomplet que forme l’arche centrale du pont et son reflet , il a rajouté un second pont qui ne figure pas sur la photographie : et dont l’arche, cette fois, forme un ovale complet.

 

Peut-être faut-il comprendre que le pont  lointain est parfait comme la Défunte,

tandis que son double, le pont proche, est imparfait comme l’Assassinée.

Mémoire de Bruges, entrée du béguinage

Khnopff,1904, Hopital Saint Jean, Bruges

 

Fernand Khnopff-Memory of BrugesThe Entrance of the Beguinage1904

Bien plus tard, Khnopff réutilisera la même photographie, dans un recadrage savant où  le reflet occupe la presque totalité de l’espace.

Fernand Khnopff-Memory of BrugesThe Entrance of the Beguinage1904
Il s’agit d’un décalque au millimètre près. Détail amusant : la cheminée d’usine est revenue, puisque non identifiable dans le reflet.

Conséquence symboliste du cadrage : la barrière de pieux, à gauche, fait écho à la courbe de l’arche, comme un reflet de son reflet.

Entre les pieux et les  gradins du fronton  flamand, le regard se trouve canalisé  vers une échappée de ciel jaune, voilée par des plantes flottantes.

Oeuvre crépusculaire où le soleil lui-même semble s’être noyé.

Et où le symbolisme, sous couvert d’exactitude photographique,  continue à travailler  en profondeur.

Khnopff Mon coeur pleure

En comparaison , Mon cœur pleure d’autrefois apparaît comme une oeuvre de symbolisme expérimental, démonstratif, conçu pour  des  lectures multiples.

Pour une analyse littéraire des thèmes que l’image charrie, voir le texte de Claire Popineau :
http://www.eclairement.com/Fernand-Khnopff-et-la-melancolie-d,1618

Pour une analyse logique, voir ci-dessous.


Logique des rives

Si le « coeur qui pleure d’autrefois » est  celui de la jeune femme, alors « autrefois » veut dire  « autre rive ». Dans le sens de la lecture et dans celui de la nostalgie, la femme du passé, côté Béguinage, a traversé le pont du temps pour apporter un baiser à la femme du temps présent.

De même que le pont fait jonction entre les deux rives,

le miroir fait jonction entre les deux femmes et les deux époques .

Khnopff Mon cœur pleure écarté
Dans cette logique, le miroir est comme un pont et

les deux visages sont comme les deux rives,

différentes mais communicantes.


Logique du Secret

Quel est le secret d’un secret ?  Paradoxalement, il lui faut un moyen de communication, car le secret meurt s’il ne peut se déplacer d’une personne à une autre ; et un moyen de verrouillage, afin que seule la personne choisie puisse en prendre connaissance.

Dans le cadrage choisi par Khnopff, une Porte s’ouvre sur un Pont, lequel  conduit à  une Femme.

Ce qui vient de passer le pont n’est peut-être pas qu’un Baiser :

mais aussi un Secret chuchotté .


Logique du reflet

Dans notre monde habituel, le miroir est la cause  du reflet.

Khnopff Mon cœur pleure cercles

Ici, le reflet circulaire de la première arche ricoche dans celui de la seconde, pour aboutir  aux trois cercles concentriques qui constituent  le cadre du miroir théorique, épuré à l’extrême, dans lequel la femme se contemple.

Dans le monde khnopffien, le reflet est la cause du miroir.


Le miroir factice

Piégé par le double visage, l’oeil interprète les trois cercles comme le cadre d’un miroir. Or pour voir les deux visages s’embrassant, il faudrait d’une part regarder le miroir de biais, d’autre part le regarder de très près, comme le montre la position du point de fuite : un tel miroir apparaîtrait alors non pas comme un cercle, mais comme une ellipse.

Khnopff Mon cœur pleure ellipses

De même, les trois cercles pourraient  évoquer une onde concentrique à la surface de l’eau : sauf que la logique de la perspective s’y oppose : là encore il faudrait des ellipses.

Une auréole ?

En définitive, le seul élément optiquement réaliste qui relie le paysage au  visage est l’oeil de la femme, qui se situe exactement au niveau de l’eau (et au milieu du dessin).  Ainsi constituée en spectatrice, celle-ci se trouve dans une position ambigue, à la fois intégrée dans la composition et expulsée sur sa marge.

Du coup, la manière la plus rationnelle d’appréhender les trois cercles serait d’y voir non pas un élément du paysage, mais un attribut de la spectatrice…

  Auréole réunissant dans la même sanctification

la Femme et son Double (son Corps et son Ame ?)

comme les deux arches du Pont.

 

Khnopff Mon cœur pleure_auréole

Dans cette logique, la femme est comme le pont,

dédoublée comme les deux arches.


Un collage ?

Autre possibilité : considérer que les cercles ne font pas partie de l’espace perspectif, mais du cadre : et que l’oeuvre est en fait le collage d’un paysage rectangulaire et d’un portrait circulaire.Khnopff Mon cœur pleure montage

Dans ce cas, rien ne s’oppose à ce que nous fassions pivoter d’un quart de tour le portrait,  de manière à rendre encore plus évidente  la dimension narcissique de l’oeuvre

Mon cœur pleure montage tourné

« Mon coeur pleure de moi ».

 

Un thème à la mode à l’époque, mais plutôt chez les amateurs de garçons.

Jules-Cyrille Cavé

1890, Collection particulière

Jules-Cyrille Cave Narcisse 1890

Conda De Satriano

1893, Collection particulière

Conda De Satriano, Narcisse 1893

 

En apparté : Khnopff et le cercle

Figure de la perfection, la forme circulaire est centrale dans l’oeuvre de KHN-O-PFF, au même titre que la voyelle unique qui rend son patronyme prononçable.

Dans la villa qu’il s’était fait construire à Ixelles, apothéose du peintre-chaman, un cercle doré était gravé sur le sol de l’atelier, entourant  le chevalet et le Maître, en toute  simplicité.Khnopff atelier

 

En apparté : Khnopff et les femmes-doubles

Khnopff a plusieurs fois représenté des doubles visages de femme.

Khnopff  Etude pour Des caresses
Etude pour « Des caresses »

Ou bien cette sanguine flamboyante, qui est souvent considérée commme une des sources de « Mon cœur pleure d’autrefois :

khnopff-etude-de-femmes
Etude de femmes,
Khnopff, vers 1887, Musée d’Art Moderne, Liège

Un des mystères khnopffiens est que les frôlements et baisers de ses  femmes androgynes échappent aux interprétations saphiques. On y  voit plutôt des cas particuliers  du narcissisme généralisé que transpire  l’oeuvre du grand Fernand et sa devise auto-portante  : « On n’a que soi »

Sur le thème de la rousse narcissique, voir cette  intéressante analyse  :
http://jeveuxunerousse.com/2012/03/17/etude-de-femmes-par-fernand-khnopff

2 Secret Reflet

10 novembre 2013

Après le galop d’essai de Mon cœur pleure d’autrefois, Khnopff reviendra quelques années plus tard sur cette technique de collage, en juxtaposant dans un même cadre  un dessin rectangulaire et un dessin circulaire.

Secret Reflet

Khnopff, 1902, Groeningemuseum, Bruges

Khnopff_Secret_Reflet
Ce cadre regroupe deux dessins au pastel , Secret en haut et Reflet en bas.

Khnopff n’a pas donné d’explication sur cette composition étrange au lourd cadre doré , sorte de retable dédié à un culte personnel.


La prédelle : REFLET

La partie basse montre une partie de la façade de l’hôpital St Jean à Bruges, en se focalisant sur le reflet, qui occupe les deux-tiers de la surface.

Khnopff_Secret_Reflet_bas
Si la composition est à lire comme un retable, alors il s’agit de la prédelle, registre  qui traditionnellement sert de transition entre l’espace profane du spectateur et la scène sacrée qui se déroule au dessus.


Un rectangle terrestre

La forme quadrangulaire de la prédelle et sa position basse  l’associent symboliquement à la Terre.

Puisqu’elle représente un monde coupé en deux, une lecture platonicienne inciterait à voir dans sa partie « reflet » le monde matériel, brouillé que nous prenons pour la Réalité  : tandis que la façade gothique scandée de  régularités mathématiques représenterait le monde des Idées.


Marguerite, Hermès et Psyché

hnopff_Secret_Reflet_Marguerite
S’il s’agit d’un retable, alors c’est celui de Sainte Marguerite, la soeur et la muse d’Alfred. La voici vêtue en grande prêtresse d’un culte à elle-même, gantée et voilée, devant une tenture modestement ornée de motifs en plumes de paon.

Khnopff_Secret_Reflet_masqueUn masque,
Khnopff, vers 1897, Kunsthalle, Hambourg

Réalisé par Khnopff quelques années avant, le masque de plâtre peint était effectivement,  dans sa villa-atelier, accroché à une colonne.

Selon certains il représenterait Hermès avec son casque ailé. Pour d’autres il s’agirait de Psyché,  figurée  habituellement avec des ailes de papillon. Le caractère androgyne du visage ne permet bien sûr pas de trancher.


 

Le tondo : SECRET

Khnopff_Secret_Reflet_haut
Si le masque est « Hermès« , voilà qui justifie  le thème du secret, de l’hermétisme. Remarquons néanmoins que le chapiteau de la colonne est coupé dans le tondo, supprimant la référence à la Grèce. De plus, la vue de côté rend les ailes presque invisibles, tout en accentuant la ressemblance des deux profils : insensiblement, Khnopff substitue au masque du Dieu une effigie de Marguerite.

Bouche cousue, celle-ci pose son pouce ganté sur les lèvres fermées d’une femme qui lui ressemble :

on comprend que le Secret dont il s’agit, c’est celui qu’elle intime  à ce double de plâtre.


Un cercle céleste

La forme ronde peut évoquer une hostie en ostension au dessus de l’autel. Mais en contraste avec le rectangle du bas, le cercle évoque symboliquement le Ciel au-dessus de la Terre.

Le montant de la chaise coupe verticalement  ce cercle en deux moitiés :

Marguerite et son Masque,

le Modèle et l’Oeuvre,

ces deux compagnes de l’Artiste que Khnopff englobe dans la même dévotion.


Reflet en haut

Ainsi le tondo, qui attire notre attention sur le Secret, a pour sujet profond une modalité du Reflet, bien évidente quand on compare la Marguerite argentique à ses répliques de papier et de plâtre : celle par laquelle l’oeuvre d’Art est capable de reproduire et de transcender le Réel.

L’ambiguïté du masque vient servir ce renversement  de sens : « Psyché » n’est-elle pas un miroir ?


Secret en bas

Qui n’a rêvé de percer le mystère des façades, des arcades bouchées, des  sombres vitraux ? Le dessin du bas nous montre un barrage – le mur,  renforcé d’un cryptage – le reflet brouillé.

Khnopff_Secret_Reflet_fenêtres

Il est dédié au Secret désespérant que les hommes ne s’avouent qu’entre les lignes des vieux livres :

la connaissance  du Réel est illusoire.

 

Khnopff_Secret_Reflet_synthese
Le Secret révélant un Reflet, le Reflet révélant un Secret  : ce retournement rusé nous fait expérimenter  le point de vue symboliste sur le Monde.

Si nous ne pouvons pas le déchiffrer, du moins pouvons-nous le transcrire ;

si nous ne pouvons pas le comprendre, du moins pouvons-nous le refléter,

et répercuter dans nos Arts l’écho voilé  de ses symboles.

La ruine- carrefour

3 novembre 2013

Un obélisque dressé sous un porche percé : Hubert Robert a peint à plusieurs reprises ce motif explosif, avec des intentions bien différentes de celle qu’un esprit moderne pourrait facilement suspecter…

Ruines avec un obélisque au fond

Hubert Robert, 1775, Musée Pouchkine, Moscou

Hubert-Robert-1775-_Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance

Cliquer pour agrandir

 

Du passé au présent

Au fond un obélisque avec ses hiéroglyphes…

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_hieroglyphe

Au centre un portique romain, orné de statues gigantesques. L’une  tend une couronne de laurier vers la plaque SPQR, à la gloire de l’Empire disparu.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_SPQR
Sous le portique, un escalier descend jusqu’au niveau archéologique, où le peintre a gravé sa signature dans une autre couronne de lauriers.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_signature

De l’arrière-plan au premier plan,

de la place à la cave en passant par le portique,

du royaume d’Egypte au royaume de France en passant par l’Empire Romain,

le sens de lecture et le sens de la promenade 

coïncident avec le passage du temps.


Les personnages

Pas moins de dix-sept figurants s’appliquent à animer  ce décor aux proportions gigantesques. En suivant le même parcours, de l’arrière-plan au premier, l’oeil isole successivement six groupes de personnages, dont chacun illustre une idée simple que l’on peut s’amuser à baptiser.

L’Indifférence et l’Attention

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe1

En haut de l’escalier, une femme vue de dos s’éloigne, tandis que deux autres renseignent un jeune homme bien mis : sans doute un peintre, ou un touriste.


La Maternité

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe2

Sur l’escalier, une femme vêtue d’une toge blanche telle une matrone romaine descend les marches en serrant  son enfant dans ses bras.


La Curiosité

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe3

En bas de l’escalier, deux hommes, l’un tenant un bâton et l’autre une torche, s’intéressent à une cavité dans laquelle une échelle est placée : peut être un troisième archéologue y est-il déjà descendu.


La Séduction

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe4

Adossée à la fontaine antique, une jeune femme debout harangue deux filles captivées par un jeune homme qui se penche vers elles, tandis qu’une troisième fille fait diversion en désignant les archéologues.


La Subsistance

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe5

Du côté gauche de la fontaine tarie, une mère s’occupe de ses deux enfant qui jouent avec un bâton. Son dos nu   suggère qu’elle s’apprête à leur donner le sein. Sans doute faut-il comprendre que le lait se substitue à l’eau qui  giclait des deux gueules de lion. En bas, un chien est déjà occupé à se sustenter dans une écuelle en poterie, sans se préoccuper du roi des animaux.


Le sacrifice

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance_groupe7

Dernier groupe, de pierre cette fois : un groupe de prêtres conduit un boeuf au sacrifice, tandis qu’Hubert Robert se tresse des lauriers.


Des saynettes sans prétention

Ces figurants minuscules n’ont pas d’autre prétention que d’amuser le spectateur et d’animer ce grand morceau d’architecture, en lui insufflant un peu de vie et de fantaisie.

Hubert Robert les recopie d’ailleurs d’un tableau à l’autre, sans grand souci de cohérence, comme nous allons le voir en parcourant rapidement une série de tableaux construits sur le même décor.

Vue pittoresque du Capitole

Hubert Robert, Musée des Beaux-Arts, Valenciennes

Vue pittoresque du Capitole



La statue équestre

A la place de l’obélique trône la statue de Marc-Aurèle, seule référence qui justifie le titre du tableau : tout le reste relève effectivement du pittoresque.


L’escalier sous le portique

Le portique avec son escalier confime l’interpération temporelle :  depuis le passé impérial de l’arrière-plan,  il nous fait descendre vers le présent et le peuple animé des ruines.


Les figurants

Nous retrouvons, de haut en bas  :

  • la femme indifférente qui s’éloigne vers le fond,
  • la mère qui descend l’escalier (cette fois en tenant son enfant par la main),
  • le jeune homme qui s’appuie sur la pierre,
  • la femme qui garde son  enfant.

Quant aux archéologues, ils sont remplacés, en bas à droite,  par un couple qui s’extasie sur la taille d’un sacophage brisé.

L’obélisque

Hubert Robert,  1787, The Art Institute, Chicago

Hubert Robert 1787 L'obelisque

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Retour de l’obélisque dans ce grand tableau (2,55 m x 2,23), une des quatre peintures décoratives qui ornaient le château de Méreville (voir 3 Arches de triomphe )


Les figurants

Toujours quelques figures récurrentes : la femme qui s’éloigne, le chien et le coin des archéologues, encore en bas à droite : en l’occurrence, deux hommes qui montrent à une femme une pierre gravée avec l’inscription : Méreville.

Une galerie en ruines

Hubert Robert, 1785, Musée Jacquemart André, Paris

hubert robert 1785  galerie-en-ruines

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La vie continue

Quittons un instant notre série pour ce tableau assez différent, qui développe un des aspects  de la ruine chez Hubert Robert : son caractère hospitalier. Loin d’être un réduit inhabitable, la  galerie souterraine est un lieu de passage où la vie continue : le troupeau entre et sort, le cheval amène des provisions.

Les colonnes à demi enterrées ont retrouvé l’échelle humaine. Sur l’amas de gravats, à gauche, une vache paissait ; un berger la ramène vers le troupeau.

Même la crevasse dans le toit prend une tonalité optimiste  : la lumière qu’elle dispense permet aux femmes de faire la lessive et de traire.

L’escalier de pierre

Hubert Robert,  1774 à 1784, Collection privée

hubert robert - 1774-84 l’escalier de pierre

Ce tableau est le proche cousin de celui dont nous sommes partis.  Tous les ingrédients y sont désormais réunis : l’obélisque, l’escalier sous l’arche, la crevasse dans le plafond et la cavité sous l’escalier, explorée par un homme portant une torche.

Hubert Robert 1775 _Ruins_with_an_obelisk_in_the_distance schema

La ruine-carrefour

Le décor conçu par Hubert Robert fonctionne parce qu’il est ouvert derrière et devant, permettant la circulation du passé glorieux  vers le présent prosaïque :

l’escalier, tel une cascade de pierre,  matérialise  la descente du temps.

Aussi il ne faut pas s’étonner que certains des figurants soient vêtus à l’antique : l’alibi du pittoresque autorise le mélange des âges.

Ce que ce décor-ci à de particulier, c’est qu’il offre un second axe  de circulation : entre le plafond troué et l’escalier prolongé par l’échelle, entre le céleste  et le chtonien, la ruine établit une communication verticale :

le vieil axe mythique qui relie le Ciel et la Terre.


Un bâtiment a pour but de protéger qui l’habite, en l’isolant de l’extérieur. Une ruine, nous dit Hubert Robert, est un lieu de mélange,

un carrefour où l’axe horizontal du temps qui passe

croise l’axe vertical de la permanence .

La ruine-accident

3 novembre 2013

Ernest Meissonier, le grand peintre officiel du Second Empire peint « à chaud » les ruines de la salle des Maréchaux du pavillon central des Tuileries,  le lendemain même de l’incendie du 23 mai 1871.

Les ruines du palais des Tuileries

Meissonier, 1871, Musée national du château de Compiègne

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries 1871
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Un témoignage réaliste

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries Photographie
Sur cette photographie d’époque, on voit bien les trois ouvertures béantes  que le peintre a représentées de l’intérieur : la grande porte carrée en bas, la fenêtre carrée du premier étage, et la petite fenêtre en arc de cercle du second étage. Il n’a exagéré sur rien : ni sur les menuiseries détruites, ni sur les planchers effondrées, ni  sur la hauteur  des gravats.


Les ruines du Grand Vestibule

palais-des-tuileries-israel-sylvestre-1668

Palais des Tuileries,
Gravure d’Israel Sylvestre, 1668

En entrant depuis le jardin, le Grand Vestibule central se composait d’une première partie étroite, qu’une colonnade séparait d’une vaste  pièce située sous la salle des Maréchaux, dans laquelle  s’effectuaient les réceptions officielles durant le Second Empire


 

4164641grandvestibuleLe Grand Vestibule [1]

235984marechaux1La Salle des Maréchaux [2]

Reconstitutions 3D par :
[1] : http://www.passion-histoire.net/viewtopic.php?f=88&t=2165&p=483961
[2] : http://www.napoleon1er.org/forum/viewtopic.php?f=28&t=28354&start=30&sid=c4287da677218f020914e3d39e96a747


lincendie-des-tuileries-grand-vestibule-et-place-du-carrouselGrand vestibule
Vue vers la place du Carrousel
lincendie-des-tuileries-grand-vestibule-cote-du-jardinGrand vestibule
Vue vers le jardin

La première photographie nous montre la vue vers l’Arc de Triomphe du Carrousel, depuis une fenêtre située plus à droite que la porte centrale montrée par Meissonier. La seconde nous montre la vue dans l’autre direction : le chevalet se trouvait entre la guérite et le tas de gravats.


La porte du bas

Meissonnier_Ruines_Porte du bas
La porte du bas encadre le groupe équestre qui couronne l’Arc de Triomphe du Carrousel. Cette réplique, par le sculpteur Bosio,  fut mise là en 1828  pour remplacer les célèbres chevaux de Saint Marc, « empruntés »  par Napoléon Ier et restitués aux Vénitiens après Waterloo. Lesquels  Vénitiens les avaient d’ailleurs préalablement  « empruntés » aux Byzantins, sans retour cette fois. Lesquels les tenaient eux-même de l’empereur romain Constantin.

Exceptionnel par sa rareté, le seul quadrige antique nous soit parvenu intact l’est aussi par son caractère ambigu : dans l’Histoire de France,  il est pour les  uns  l’image de la monarchie pacifique (son titre officiel est La Restauration guidée par la Paix)  ;  pour les autres celui de l’Empire guerrier.

Plus généralement, on peut y voir le symbole contradictoire de l’apogée  des empires (napoléonien, vénitien, byzantin, romain) ou de leur chute :

puisque chaque fois que le quadrige se met en mouvement, un empire s’effondre…

En les plaçant à la place d’honneur, Meissonier nous signifie que la malédiction des chevaux de bronze a encore frappé : avec les Tuileries, c’est le Second Empire qui vient de s’écrouler :

« C’est la victoire qui s’en va sur son char qui nous abandonne. » Cité par Octave Gréard, « Meissonier, ses souvenirs, ses entretiens », p 249-250


Une perspective arrangée

lincendie-des-tuileries-pavillon-de-lhorloge
Façade des Tuileries, côté Jardin

Cette vue nous montre l’Arc de Triomphe dans l’enfilade de la porte centrale : le haut de l’Arc se trouve  juste en dessous du haut de la porte.



meissonier-hauteur-arc-triomphe
Sur ce plan, le point  A  est celui d’où la photographie a été prise. Le point B est la position estimée de la vue de Meissonier. On trouve que dans les deux cas, le haut de l’Arc de Triomphe se situe à environ 4 m du sol , soit au ras de l’ouverture du fond.


meissonnier_ruines_perspective
Meissonier a placé le  point de fuite à hauteur d’homme (en se trompant pour les fuyantes de la fenêtre du haut). Positionner le quadrige au point de fuite permet de le mettre doublement en valeur : par l’effet de convergence des lignes, et par la vaste plage de ciel sur lequel il se découpe. Sauf que, comme nous l’avons vu, le quadrige devrait se trouver masqué. Et adieu le pan de ciel bleu, bouché par l’Arc de Triomphe.

En comparant avec une gravure de Auguste Duroy prise avec le même point de fuite, on constate que celui-ci a également rabaissé le quadrige pour le faire apparaître dans l’ouverture, mais de manière moins flagrante.

Le fait que l’Arc de Triomphe se situe dans l’enfilade reste une providence symbolique que Meissonier a pleinement exploitée.


Sur l’axe glorieux

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries 1860 Axe Glorieux
Dans le dos du peintre et dans l’implicite du tableau, l’axe glorieux se prolonge, en passant par l’obélisque de la Concorde, jusqu’à l’Arc de Triomphe de l’Etoile.

La salle des Maréchaux n’est pas un endroit pittoresque parmi les ruines :

c’est le point symbolique où se casse la continuité de l’histoire française.  

Le peintre favori de l’Empereur a choisi  un point de vue engagé.


La fenêtre du haut

Meissonnier_Ruines_Fenetre haut
La fenêtre du haut est flanquée de deux cartouches ornementaux marqués des noms Marengo et Austerlitz. Là encore, Meissonier n’invente pas : les deux cartouches existaient bel et bien, justement parce que la fenêtre donnait sur l’arc du Carrousel, édifié pour commémorer les victoires de la Grande Armée. Marengo à gauche, Austerlitz à droite, dans l’ordre chronologique.

« Dans ce colossal effondrement, je fus subitement frappé de voir rayonnant intacts les noms de deux victoires incontestées… Marengo!… Austerlitz »  Cité par Octave Gréard, « Meissonier, ses souvenirs, ses entretiens », p 249-250

Reste que cette fenêtre haute suggère irrésistiblement l’image d’un arc de triomphe virtuel qui vient surplomber  l’arc réel. Le palais impérial que les communards ont voulu détruire résiste à sa manière en exhibant, très haut au-dessus des gravats, l’emblème d’une forme de victoire.

Le peintre favori de l’Empereur a choisi  un cadrage engagé.


Douze ans plus tard

A chaud, en 1871, le tableau de Meissonier  dénonce objectivement les incendiaires de la Commune, et subjectivement reste imprégné du « rayonnement » de l’Empire.

Mais le tableau ne fut exposé en public qu’en 1883, à un moment propice où les ruines des Tuileries revenaient dans l’actualité. La Troisième République s’était  installée,  monarchistes et bonapartistes s’étaient refroidis, et la décision  de raser  ces ruines encombrantes, autant physiquement que politiquement, avait été prise en 1882.

« Dans ce contexte, le tableau de Meissonier devint le « mémorial » des ruines promises à la disparition et inscrites dans une continuité historique dont témoigne l’inscription latine du cartouche inférieur gravée dans une pierre intacte émergeant des décombres ».
Bertrand Tillier, La commune de Paris, révolution sans images ? p 358


L’inscription latine

La devise rajoutée par Meissonier ne date pas de l’Antiquité romaine (elle aurait été rédigée par Emile Augier) :

« Gloria Maiorum per flammas usque superstes, Maius MDCCCLXXI »
« La gloire des aïeux brille encore au travers, Mai 1871 »  

Comme le remarque  Bertrand Tillier,

« Le choix du latin… permettait à Meissonier de lier le présent des ruines de Paris au passé des vestiges de Rome, et le second Empire à l’Empire Romain, par un double effet de nostalgie. »

Ainsi, par la magie de la formule latine, le  témoignage indigné de 1871 perd  douze ans plus tard son marquage  polémique,  devenant un Hommage à la France Eternelle  et une Vanité  à l’usage des démolisseurs.


Des gravats désactivés

Les chevaux antiques de l’arrière-plan et l’inscription latine  du premier plan viennent encadrer  les gravats, parmi lesquels on remarque un fragment de volute et la tête d’une statue : on pourrait les croire romains.

Ainsi  les déchets de la Commune se trouvent-ils antidatés, désactivés, recyclés en une sorte de résidu générique, sous-produit du passage de l’Histoire.

Du moins telle était  l’intention du peintre. Mais comme souvent, le tableau échappe à son maître et se met à divaguer tout seul…


L’escalier détruit

Rappelons que les gravats sont ceux du grand escalier d’honneur qui s’élevait au centre du Palais et menait à ses deux étages.

C’est ici que le hasard fait bien les choses :

  • si l’étage du haut, avec ses cartouches Marengo et Austerlitz, est celui du Premier Empire,
  • alors l’étage du milieu, avec sa fenêtre vide qui ne débouche sur rien, peut évoquer le Second ;
  • le rez-de-chaussée devient alors le niveau du temps présent, celui de la Commune qui met le feu et de la République qui nettoie.

Le tableau retrouve alors toute sa charge tragique et scandaleuse : nous ne sommes pas devant une ruine civilisée à la manière d’Hubert Robert, résultat du lent passage du temps et de la superposition tranquille des époques. Mais devant une ruine accidentelle, conséquence de la folie humaine, qui en une seule journée a fait se collapser  trois époques en un chaos inextricable.

L’escalier d’Hubert Robert, qui permettait tranquillement de descendre  le cours du temps, depuis le niveau des gloires impériales jusqu’au rez-de chaussée du quotidien, est bien là, sous nos yeux  : mais en pièces détachées.

Lu de haut en bas, le tableau retrouve l’évidence d’un désastre, d’une catastrophe de la continuité historique.

meissonier_Les ruines du palais des Tuileries 1871 schema


L’horloge omise

Le peintre aurait sans doute pu s’avancer de quelques pas dans les ruines, de manière à faire entrer dans le champ du tableau l’oeil de boeuf du troisième étage, où était placé une horloge.

En détruisant l’escalier, l’incendie a supprimé l’idée de la progression historique ; en escamotant l’horloge,  Meissonier surenchérit et refuse toute possibilité de dater.

Les crimes des Communards les mettent  non seulement  hors la loi, mais hors le temps.


Le char de la gloire

Le char qui s’éloigne au bout de ce chemin de ruines convoque, pour nos yeux du XXIème siècle,  l’image d’un tank russe venant de dévaster un palais du Troisième Reich.

La  devise du tableau le dit bien : « La gloire des aïeux brille encore au travers ». Ce véhicule que nous voyons s’éloigner au travers des ruines, c’est donc « la gloire des aïeux ».

Deux guerres mondiales plus tard,  le tableau  nous dit désormais  le contraire de ce que voulait Meissonier :

non pas que la Gloire survit aux ruines,

mais que c’est elle qui les cause.

Et son quadrige aveugle trace dans la profondeur son chemin,  orthogonal à la chute des époques.

Peintre d’histoire mais pas d’actualités, Meissonier a commis dans sa longue carrière deux tableaux exceptionnels, dont le caractère tragique tranche avec le reste de sa production policée. Les deux sont des témoignages « à chaud », saisis dans l’émotion d’une révolution  :  vingt ans avant Les ruines du palais des Tuileries, un autre spectacle de désolation s’était imposé à son pinceau…


La Barricade, rue de la Mortellerie, juin 1848,

dit aussi Souvenir de guerre civile

Meissonier, 1849, Musée du Louvre

1848-meissonier-ernest-la-barricade

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Un témoignage de première main

Capitaine d’artillerie dans la garde nationale en 1848, Ernest Meissonier participe à l’assaut d’une barricade. D’après une aquarelle  exécutée sur le vif le 25 juin 1848, il peint cette toile en 1849. La jugeant trop choquante, il ne l’exposera qu’au Salon de 1850-1851.

Dans une lettre à son ami le peintre Alfred Stevens, il livre ses émotions de l’époque :

« je l’ai vue [la prise de la barricade] dans toute son horreur, ses défenseurs tués, fusillés, jetés par les fenêtres, couvrant le sol de leur cadavres, la terre n’ayant pas encore bu tout le sang. »


Des pavés humains

Au premier plan, les pavés éparpillés sont les restes de la barricade, éphémère comme un château de sable.

A ce chaos de pierres répond, juste derrière, celui des corps des défenseurs, étalés à même la terre dans la partie dépierrée de la rue : comme si ce revêtement humain remplaçait le revêtement détruit, comme si la rue déjà se vengeait du désordre, comme si la logique du pavage reprenait le pas sur les utopies du pavé.

Seules les tâches bleu, blanc et rouge des vêtements et du sang rappellent que ces vaincus, eux-aussi, combattaient pour la République.


Une composition implacable

1848-meissonier-ernest-la-barricade_composition
Le tableau se divise en deux trapèzes symétriques : en bas la rue et les morts, en haut les façades et les boutiques closes.

Dans Les ruines du palais des Tuileries, la composition frontale ménageait trois échappées vers le ciel bleu. Ici, la composition oblique, qui offrirait en théorie  une issue vers l’arrière, fonctionne en fait tout aussi frontalement :  lu à plat, le tableau nous montre les révoltés pris au piège contre le cul de sac des façades.

La barricade qui obstrue réellement le passage n’est pas celle des pavés éparpillés : c’est celle des boutiques obtuses.

Comme si le Commerce avait choisi son camp contre la Rue.


Le parti-pris du peintre

Pour ce tableau, on a taxé Meissonier d’inhumanité, on a vu dans la précision de sa touche l’« indifférence d’un daguerréotype ». Le Maître a d’ailleurs confirmé à maintes reprises son mépris pour le vulgaire et sa revendication élitiste.  Parti-pris esthétique d’un orgueilleux, qui nous semble aujourd’hui inadmissible :

« Parmi les cadavres dépouillés de leur uniforme, l’un d’eux me frappa par sa beauté, il était nu jusqu’à la ceinture, le torse était admirable. Quel malheur d’anéantir une si belle forme ! »  Gréard,  p 262

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Remarquons néanmoins que le point de fuite se situe en dehors du tableau, sur la gauche. Et que Meissonier a apposé son monogramme sur la margelle de pierre, se désignant  lui-même comme un témoin sur un trottoir : ni dans la rue des prolétaires, ni derrière les murs des propriétaires.

Rangé des canons, le capitaine  s’exonère de toute responsabilité dans l’action,

et revendique à nouveau la position marginale de l’artiste.

 

1 Sous le pont d'Asnières : les Charbonniers

30 août 2013

Dans sa vieillesse à  Giverny, Monet peindra 45 fois son fameux petit pont japonais. Mais son goût pour les arches remonte à bien avant. Dès les années 1875, alors qu’il habite Argenteuil,  l’artiste de trente cinq ans en peint une série, où le pont importe  moins que ce qui se passe dessous.

Les charbonniers ou Les chargeurs de charbon

Claude Monet, 1875, Paris musée d’Orsay

Les charbonniers ou Les chargeurs de charbon, Claude Monet, 1875

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L’emplacement

En allant à Paris depuis Argenteuil, où il habite alors, Monet pouvait voir depuis le pont de chemin de fer le pont routier d’Asnières, à sa gauche.
ponts d'asnieres

Sa dernière arche allait servir de cadre  à un tableau très exceptionnel : le seul où l’artiste amoureux de la lumière semble vouloir esquisser une critique sociale.

L’arche sous l’arche

On devine au loin un troisième pont  : le pont routier de Clichy, dont les trois travées enjambent alors les îles de Robinson et des Ravageurs.

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Carte London Letts Son and Co 1884

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Par son cadrage étroit, Monet retrouve le thème de l’arche sous l’arche inauguré par Piranèse (voir Arches de triomphe), et l’effet de profondeur qui en découle.


L’impression de profondeur

Elle est renforcée par deux multitudes de tailles décroissantes : à droite les silhouettes d’hommes, grouillantes comme des fourmis ; à gauche la file ininterrompue des bateaux à l’arrêt.  Et ces verticales qui scandent la profondeur, silhouettes noires et  mâts, semblent destinées à fusionner, à l’horizon, dans les cheminées des usines.

Bateaux et hommes servent le même maître lointain : l’industrie et son appétit insatiable.   


Les forçats du charbon

Les déchargeurs ou « coltineurs » de charbon : un travail harassant sous le poids des corbeilles portées à l’épaule ; et dangereux  à cause des longues poutres sur lesquelles il fallait remonter à pleine charge.


Dans  les péniches

A peine distincts du charbon qu’ils viennent charger, quatre ou cinq silhouettes réduites à des zigzags sales se  devinent dans la première péniche. Des planches courbées sont empilées en deux tas : ce sont les éléments du pont amovible qui protégeait de la pluie le précieux matériau.

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Les poutres

Monet nous montre cinq poutres menant à la première péniche. Malgré le schématisme des silhouettes, il a pris soin de différencier les coltineurs qui descendent et ceux qui montent. Ainsi,  de la poutre du premier plan à la cinquième,  les sens de parcours alternent : trois coltineurs descendent, trois remontent, une poutre vide ; puis deux coltineurs descendent, et deux remontent.  Ainsi les poids s’équilibrent et les hommes réduits à des signes semblent obéir à un rythme imposé, comme des notes de musique fichées sur les cinq lignes de la portée.

Nous retrouvons là l’intérêt de Monet pour la logique du travail en commun, que nous avions déjà remarqué dans Les hommes de l’estran.


Les cordes

Depuis chaque péniche, un trait de couleur claire descend vers l’eau. Il s’agit sans doute non pas d’une planches, mais du cordage qui les arrime à ce port de pauvre,  sans quai, improvisé à même la terre. Graphiquement, les cordes s’entrecroisent avec les poutres , et les ombres des cordes les recroisent à leur tour, selon un motif en X qui a dû attirer l’oeil du peintre.

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Les mâts

En plus des poutres et des cordes, les mâts des deux péniches, qui visuellement heurtent le tablier du pont, accentuent l’impression d’immobilisation, d’ancrage dans une réalité implacable : ne peuvent lui  échapper  ni les bateaux assujettis à la berge, ni les hommes qui s’y épuisent.


Un monde bidimentionnel

Le paradoxe voulu du tableau, c’est qu’il combine une magnifique échappée dans la profondeur avec des mouvements qui ne peuvent s’effectuer que dans le plan du tableau, comme si toutes ces figurines humaines étaient contraintes à vivre dans un monde bidimentionnel.

En haut, piétons et attelages  circulent dans les deux sens : ce pont est un vrai pont, qui mène vraiment à une autre rive.

En bas, les coltineurs montent et descendent le long des poutres, ces faux ponts qui ne font que les ramener, indéfiniment, d’une réalité fangeuse à une réalité charbonnière, du lourd au vide, comme des sysiphes modernes.

Le Coltineur de charbon

Henri Gervex, 1882, Musée des Beaux Arts, Lille

Le Coltineur de charbon Henri Gervex, 1882

En 1882, Gervex donnera une vision officielle, aseptisée, d’une de ces fourmis tragiques que Monet ne nous montrait que de loin.

Nous sommes au Bassin de la Villette, en plein Paris, un vrai quai en pierre taillée. Le tableau est construit avec didactisme.


Premièrement, à l’arrière-plan à droite, une péniche pleine arrive, avec son pont couvert au ras de l’eau ; deuxièmement, l’oeil passe à la péniche vide derrière l’homme ; puis troisièmement à la corbeille pleine sur son épaule, jusqu’à la corbeille vide du premier plan. Au fond, les cheminées fumantes expliquent à quoi sert le charbon.

Ainsi le bateau et l’homme se complètent harmonieusement dans ce transport profitable de l’Or Noir de l’époque, depuis les mines jusqu’à  la capitale, et il semble que le déchargement ne soit guère plus fatiguant que la navigation sur les canaux.

Le travailleur, pantalon de velours,  torse immaculé et moustache virile, descend d’un air grave, insouciant du poids de sa charge et pénétré par l’importance de sa tâche. Notons que sept ans après Monet, la condition ouvrière s’est grandement améliorée : on a enfin songé à mettre le quai plus bas que le bateau. En outre, on a supprimé le côté ingrat de la tâche : le moment où il faut plonger dans le charbon.

Le coltinage selon Gervex, c’est porter avec dignité un panier qui ne salit pas et qui se remplit tout seul.   


Retour-arrière à Asnières

(Pour toutes les précisions historiques qui suivent, merci à http://autourduperetanguy.blogspirit.com)1870_Pont-Asnieres_1

Flash-back en 1870 : le pont d’Asnière a brûlé, bombardé par les Prussiens.


1870_Pont-Asnieres_2

Le 16 avril 1871, en pleine guerre civile, les gardes nationaux partent de Montmartre dans le but de repousser les Versaillais qui viennent de s’emparer du château de Bécon. Pour traverser la Seine à Asnières, le seul passage est un pont de bateaux.


1870_Pont-Asnieres_3

Mais le lendemain, sous les tirs des Versaillais, ils  doivent abandonner la rive gauche et se replier vers Paris.



Le général Landowski, après s’être hâté de repasser la Seine en premier, ordonne de couper le pont de bateaux, afin d’obliger ses hommes à combattre. Bilan de cet épisode désastreux : des dizaines de morts, des centaines de prisonniers.



Les allers-retours des coltineurs sur les péniches pourraient-ils évoquer ceux des soldats qui, cinq ans plus tôt, passaient et repassaient le fragile pont de bateaux ?

Les charbonniers ou Les chargeurs de charbon, Claude Monet, 1875

Si nous ajoutons que le Pont d’Argenteuil au premier plan, était flambant neuf… et que le pont de Clichy à l’arrière-plan, lui aussi détruit par la guerre, venait lui aussi d’être reconstruit à l’identique, le tableau de Monet prend une tonalité tout autre.

A la dénonciation misérabiliste des damnés de ce monde que nous y voyons trop facilement, le soupçon d’une signification très inattendue pour nos regards modernes vient se superposer : et s’il s’agissait là d’un tableau de revanche, la revanche de la paix sur la guerre, de l’industrie humaine sur les forces destructrices, des cheminées d’usines sur les canons fumants, des péniches chargées sur les barques  vides ?

Les Charbonniers de Monet se seraient finalement pas si éloignés du Coltineur de Gervex :
une image patriote, un hymne au charbon, à la fonte, et à la reconstruction !

Monet Pont Neuf aujourd'hui1Les ponts d’Asnières et de Clichy de nos jours, encore une fois reconstruits…

1 Argenteuil : le pont routier

30 août 2013

Parmi les nombreux ponts démolis pendant la guerre, on compte le pont routier d’Argenteuil, ville où Monet est venu s’établir juste après 1870.

Argenteuil, le pont en réparation

Claude Monet, 1872, Fitzwilliam Museum, Cambridge

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En 1872, le pont est en cours de reconstruction. La vue est prise depuis la rive du Petit-Gennevilliers, en face d’Argenteuil.

Sur le tablier de fortune, les embouteillages ont repris, mêlant inextricablement fiacres et gens.

Sous l’ouvrage, les échafaudages forment un treillis dense qui semble barrer complètement le fleuve. Surprise : un petit canot à vapeur a réussi à passer et se dirige vers la droite, avec à l’avant la seule silhouette humaine identifiable du tableau.

S’il y a une idée à saisir, c’est celle de ce navigateur solitaire, libre comme l’eau et comme la vapeur, qui contraste avec la compression  des masses humaines entre les rambardes du pont et le rideau d’arbres qui ferme l’horizon.

 

La Passerelle d’Argenteuil

Alfred Sisley , 1872, Musée d’Orsay, Paris

Passerelle argenteuil Sysley


Nous avons la chance de pouvoir monter sur cette passerelle provisoire. Sysley a placé son chevalet plus près d’Argenteuil, à peu près à mi-rives. On retrouve au fond le rideau d’arbre de Monet, mais sans aucune impression d’enfermement : le barrage hérissé de poutres s’est transformé, vu d’en haut, en une paisible promenade piétonnière.

 

Argenteuil, le pont en réparation

Claude Monet, 1872, Fondation Rau pour le Tiers-Monde, Zurich

Monet_Pont_Neuf_Pont_Argenteuil_Reparations

 

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Dans cette autre version, Monet nous montre le pont toujours depuis la rive du Petit-Gennevilliers, mais de face, et la composition modifie complètement le message.

En haut, en ombres chinoises, les fiacres et les piétons se dirigent pour la plupart vers Argenteuil sur la droite, rentrant de Paris. Nous sommes donc le soir, dans la paix retrouvée du crépuscule.

En bas, le pont n’est plus un barrage, mais une arche largement ouverte sur le fleuve. Le tablier et son reflet forment un cadre pour un paysage à l’intérieur du paysage : on y voit une maison jaune au centre d’un petit port de plaisance, un canot qui s’en va tranquillement vers le lointain (comme le montre sa fumée légèrement inclinée vers la droite), et au centre une construction qui ressemble à une église.

Seuls les treillis de poutres, sur la droite, rappellent qu’il y a eu ici, il n’y a pas si longtemps, une guerre.

 Mais dès 1874, la  passerelle est remplacée par un nouveau pont en pierre et acier.

 

 Le Pont d’Argenteuil

Claude Monet, 1874, Musée d’Orsay, Paris

 

Monet_Pont Argenteuil_Guinguette

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Sous la dernière arche, on devine l’avant d’une péniche, garée sous le pont.  En face l’ancienne maison du passeur est maintenant devenue une guinguette, au début d’une promenade boisée qui s’étend largement vers l’Ouest, sur la gauche du tableau.

 

Argenteuil, fin d’après-midi

Claude Monet, 1874, Collection particulière

 

Monet_Pont Argenteuil_Promenade

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Cette vue prise vers l’Ouest, depuis la promenade nous permet d’identifier la silhouette qui ressemblait à une église : il s’agit en fait d’un manoir à tourelle, encadré par  deux cheminées.

2 Vers le pont d'Asnières: la Baignade

30 août 2013

De la gare Saint Lazare à la gare d’Asnières, quelques minutes de train : et voici déjà les plaisirs de la Seine, du nautisme et de la ballade. Rien d’étonnant à ce qu’un jeune peintre de 24 ans soit venu, dans cette banlieue à la mode, trouver l’inspiration pour sa première grande composition : destinée à faire un tabac au Salon de 1884, elle y fera un four, n’y étant même pas admise…

 

Une baignade à Asnières

Georges Seurat, 1884, National Gallery, Londres

Seurat 1884 Baignade a Asnieres

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Un emplacement précis

Seurat a choisi de représenter un point de la rive côté Asnières, où un effondrement du talus constitue une petite plage, et où par ailleurs l’eau est peu profonde, comme le montre le banc de végétation qui affleure. Au fond les ponts d’Asnières, les usines de Clichy, et en face non pas l’autre rive de la Seine, mais le bout de l’Ile de la Grande Jatte.
Seurat 1884 Baignade à Asnieres_plage
Tous ces éléments du décor sont clairement présents dans un des nombreux « croquetons » préparatoires que Seurat peignait directement sur le motif.


Une réalité recollée

Le tableau de grande taille (2m x 3m) a été fait en atelier, en assemblant de nombreux croquetons (13) et dessins (10) pris sur le vif, qui ont tous été conservés. Ils permettent de constater que la conception de l’oeuvre a été tout sauf linéaire : les personnages ont beaucoup varié, Seurat a un moment développé le thème de chevaux se baignant, avant s’y renoncer ; il a  même pensé à un arc-en-ciel. Le tableau   final est donc issu d’une élaboration par tâtonnements, guidée par des considérations formelles d’harmonie et de simplification, plutôt que par le suivi d’une intention précise.


Une inspiration possible

Une autre grande machine, produite deux ans plus tôt par un peintre au sommet de sa gloire, a peut être stimulé le jeune artiste.

Doux Pays

Pierre Puvis de Chavannes, 1882, Musée Bonnat, Bayonne

 Seurat 1884  Doux Pays Puvis de Chavannes 1882

Effectivement, il y a des similitudes :

  • même composition diagonale divisant la terre à gauche, le ciel et l’eau à droite ;
  • même jeu sur le degré de nudité  : vêtu, demi-nu et nu côté Antiquité –  vêtu, demi-nu et en maillot de bain côté Modernité ;
  • même systématisme sexuel : que des femmes chez les Grecs, que des hommes chez les Gaulois.

Il est remarquable  que Seurat, compte tenu des hésitations et des évolutions incessantes qu’a connues son projet, ait finalement retenu une solution aussi proche de celle de Puvis : même nombre de personnages (sept), parmi lesquels on distingue deux groupes de trois, et une figure tutélaire : la « mère », debout dans sa tunique ; le « père », couché en chapeau melon.


Le décor et les personnages

Mais la comparaison est plus fructueuse sur les différences que sur les ressemblances. Chez Puvis, les personnages sont aboutis et le décor est stylisé, convention graphique qui escamote les petits problèmes de réalisme : par exemple, pour ces idéalités, pas  besoin d’ombres portées. De plus la composition se déploie latéralement : pas de problèmes de perspective.

Le paysage et les personnes

Chez Seurat en revanche, la méthode de composition par collage conduit à disposer des personnages aboutis sur un décor tout aussi abouti. Même si les deux ont subi un processus d’épuration et de simplification, reste qu’ils se situent au même degré de réalisme.

Du coup, certaines difficultés apparaissent. Ces personnages, ou plutôt ces personnes,  ont des ombres bien marquées :  elles montrent que le soleil n’est pas très haut, nous sommes au début d’une belle matinée d’été (la rive côté Asnières est exposée Sud-Est). Mais le chien, rajouté après coup, a une ombre nettement trop courte par rapport à celle du jeune homme assis.

De plus, la scène se déploie dans la profondeur : et l’homme couché, au premier plan, est lui aussi trop court par rapport à la taille du jeune homme assis.

Ces gaucheries, qui contrastent avec l’évidence d’une composition très structurée, élaborée comme un théorème, contribuent à une sorte d’inconfort interprétatif : jusqu’à quel point est-il licite de confronter l’inexpérience du jeune peintre à ses hautes ambitions intellectuelles ?


L’effet de mystère

Ce qui est  certain, c’est que le côté énigmatique de la « Baignade » résulte directement de ses conditions de production. La méthode du collage force notre oeil à  un double travail d’analyse  :  voir le tableau comme un autochrome impressionniste déployant toutes les nuances colorées d’un après-midi au bord de l’eau ; et en même temps,  comme une frise hiératique, quasiment égyptienne, avec tous ces profils figés. On peut ajouter par ailleurs un troisième oeil propre aux érudits : car certaines postures semblent être des citations plus ou moins intentionnelles d’oeuvres  d’Ingres et de Flandrin.

A côté de ce mystère massif, produit constitutivement par la méthode Seurat, le tableau recèle quelques énigmes secondaires : des cerises sur le gâteau.


L’énigme du canotier en trop

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_canotierIl pourrait appartenir au baigneur vu de dos, qui est peut être un rouquin tête nue. Mais le tableau suggère fortement que les deux  baigneurs sont des enfants et sont coiffés  du même bonnet rouge.

D’où l’idée qu’il pourrait bien y avoir, comme les mousquetaires, un quatrième baigneur, un adulte, auquel appartiendrait ce canotier. Et que ce baigneur en hors-champ serait celui vers qui tous les regards se tournent, celui que hèle et encourage l’enfant au chapeau rouge, avec ses mains en conque.

Peut-être s’agit-il d’un grand frère intrépide qui, rivalisant avec le canot des bourgeois, a déjà traversé le fleuve et pris pied sur La Grande Jatte ?

Le hors-champ modéré

L’éventualité que le sujet du tableau puisse se dérouler  en hors champ ne vient pas immédiatement à l’esprit, tant la composition semble solidement construite et auto-suffisante. Tout se passe comme si Seurat sacrifiait à cet  effet moderne du hors-champ – que la photographie venait juste d’acclimater en peinture – tout en le déniant, en le déminant :

un hors-champs en hors-champ, pourrait-on dire.

Ainsi le côté paradoxal du tableau proviendrait d’une volonté généralisée de modération, de sous-jeu :

  • le réalisme du paysage est mitigé par la touche vaporeuse,
  • la découpe à l’emporte-pièces des silhouettes est mitigée par la subtilité des couleurs,
  • le hors-champ se propose, sans s’imposer.

 

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_bachot


L’énigme du bateau d’aviron

En bas à droite, l’enfant qui hèle au bord du cadre constitue l’appel de hors-champ le plus  manifeste. Mais juste au dessus, une embarcation élancée, portant un unique rameur, est coupée par le bord du tableau. Les commentateurs qui la mentionnent disent qu’elle va rentrer dans le champ. Or il s’agit manifestement d’un bateau d’aviron sans barreur, et le rameur est à contresens de la marche. Comme le confirme d’ailleurs le trait blanc du sillage sur la gauche :

le bateau va non pas entrer, mais sortir du tableau.

Le grand avantage du hors-champ, c’est qu’il est prolifique. Une seconde théorie se présente à l’esprit : ce que tout le monde regarde, ce n’est pas un nageur intrépide, mais tout simplement une course d’aviron qui vient de passer.

L’énigme du bachot

Tant que nous en sommes au sens de la navigation : la bachot qui porte le couple de bourgeois endimanchés, l’homme en haut de forme et la femme à l’ombrelle, va-t-il vers l’île, ou en revient-il ?

La forme symétrique du bateau ne nous aide pas : le drapeau tricolore peut tout aussi bien être à la proue qu’à la poupe. De même, le geste du batelier est ambigu  : la tige qu’il manie n’est pas une godille (qui ne s’emploie pas latéralement) ; ce n’est pas non plus une gaffe (la Seine est bien trop profonde). Ce doit donc être une rame unique, qu’il plonge alternativement d’un côté et de l’autre.

La solution vient, ici encore, du sillage : le trait blanc, bien visible sur la gauche, indique que le bachot se dirige vers l’île : poursuivant, en bien plus lent, le bateau d’aviron fugitif, ou le nageur hypothétique.

Le sens du vent

En y regardant mieux, on remarque que toutes les voiles indiquent le même sens de navigation : vers la droite, autrement dit à contre courant. C’est d’ailleurs ce que confirme la fumée noire qui s’échappe d’une des cheminées de l’usine : un vent léger souffle vers la droite, vers le Sud Ouest, permettant de remonter la Seine.

L’énigme de la fumée blanche

De même qu’il faut un moment dans l’obscurité pour que l’oeil s’accommode aux étoiles, de même il faut un certain temps de contemplation pour se rendre compte que ce tableau qui semble si statique, figé  dans son éternité de fresque, regorge de petites mobilités discrètes.

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_train

La dernière que nous découvrirons est cette fumée blanche au ras du pont de chemin de fer, qui signale un train passant dans l’autre sens, de droite à gauche, donc venant de Paris. On imagine cette nouvelle cargaison de citadins venus se mettre au vert qui vont débarquer à la gare d’Asnières, au fond à gauche, puis suivre la berge jusqu’à venir se mêler à nos baigneurs.

Seurat 1884 Baignade à Asnieres_mouvements

L’énigme de l’attraction cachée

Ainsi, même ce train qui va visuellement à contre-sens est intégré dans la circulation générale du tableau, selon laquelle le bord gauche  tend à se déverser vers le bord droit : non seulement la pente du talus, mais l’ensemble des élements semblent pris dans cette inclination irrésistible.

Quelle est donc l’attraction cachée qui justifie cet « appel de l’île » auquel  tous les phénomènes se plient : les regards, les bateaux, même le vent ?

Une baignade à Asnières

1884, National Gallery, Londres

Seurat 1884 Baignade à Asnieres

Un dimanche après-midi à l’Ile

de la Grande Jatte

1884-1886, Art Institut, Chicago

Seurat 1884 Un dimanche apres midi a l ile de la Grande Jatte

 

Un pendant célèbre

Il suffit de mettre en parallèle ces deux chefs d’oeuvres de Seurat pour comprendre que le sujet caché qui complète la « Baignade », c’est tout simplement « Un dimanche après-midi à l’Ile de la Grande Jatte », commencé la même année 1884 mais terminé deux ans plus tard.

Même taille, même composition diagonale, mais symétrique. Les deux tableaux ont été conçus comme des pendants :

  • la terre ferme contre l’île,
  • le coin-baignade des jeunes gens contre le promenoir des couples,
  • la début de la matinée contre la fin de l’après-midi.

Seurat 1884 Carte Clérot 1880
Il est même probable que, depuis le second tableau, on puisse voir sur la rive d’en face le point d’où a été peint le premier !

Ainsi les femmes de la rive droite renvoient vers la rive gauche les regards que les célibataires leur portent, ce qui est dans l’ordre des choses.

Et ceux-ci regardent passer les bateaux qui partent vers l’île comme autant  d’embarquements pour Cythère…

Seurat 1884 Baignade à Asnieres et Grande Jatte

Le plus étonnant est que, dans les deux tableaux, les bateaux circulent physiquement dans le même sens, à contre courant de la Seine. Mais visuellement, la différence des points de vue est conçue pour que, mis côte à côte, les esquifs convergent les uns vers les autres. Et le soleil de l’été trône au milieu.

 

Comme si la Seine, divisant les populations des deux rives, les réunissait tout de même par la poésie combinée des petits bateaux, des regards lointains, et de la lumière des dimanches.