Le voile qui vole

7 novembre 2012

Hopper a reçu une formation d’illustrateur et en a longtemps vécu : bien qu’il ait détesté cette période de sa carrière, elle lui a donné la pratique des compositions simples et vigoureuses.

 

Boy and Moon

1906-1907,   Whitney Museum of American Art, New York

 Hopper 1906 Boy and Moon

La composition

Dans cette aquarelle, une diagonale descendante sépare le monde de la chambre et le monde du rêve, dans laquelle seule la tête de l’enfant est immergée.

Avec cet enfant vu de dos, Hopper importe  dans un intérieur new-yorkais la redoutable efficacité de la Rückenfigur, mise au point un siècle plus tôt par Caspar-David Friedrich (voir Le coin du peintre).

Hopper 1906 Boy and Moon_composition


Le drap tendu

Le  torse de l’enfant s’enveloppe dans le drap tendu, qui trace une seconde diagonale. Impossible de savoir s’il s’agit pour lui de se protéger ou au contraire de rejeter le drap, pour sauter hors du lit vers l’aventure qui s’ouvre.

Les damiers bleu et noir de la robe de chambre s’harmonisent avec  les couleurs du ciel, du lac et des montagnes : on comprend qu’il y a une sorte de continuité entre le monde rassurant de la chambre et le monde insolite  du rêve, comme si le quadrillage de la couverture cartographiait le paysage onirique.


L’écho de la lune

La lune se reflète dans le lac. Mais aussi à l’intérieur de la chambre, dans les deux encoches circulaires de la menuiserie du lit. Là encore, on ressent une affinité entre les deux mondes  :  un appel de la chambre à la lune, de l’intérieur à l’extérieur.


Le pouvoir du tableau

Le cadre pendu au mur est coupé en deux par la diagonale, tout comme l’enfant. Peut-être est-ce en contemplant celui-là que celui-ci a tout d’un coup vu le mur se fendre, selon la ligne de  fracture donnée par la diagonale du cadre ? Le paysage onirique serait-il une extension du paysage du tableau, dont on ne sait rien ?


Maxfield Parrish Poems of childhood by Eugene Field, ed Scribner, 1904. I woke up in the dark an saw things standin in a row.s Maxfield Parrish, 1904, Illustration pour  « Poems of childhood » de Eugene Field, éditions Scribner,
« I woke up in the dark an’ saw things standin’ in a row »
 

 

1906 Boy and MoonHopper, 1906-1907

Maxfield Parrish avait déjà eu l’idée du mur révélateur, sorte d’écran de cinéma où la culpabilité enfantine projette ses  monstres. Hopper lui préfère l’image positive de la cloison qui se rompt, laissant libre cours à cet autre carburant de l’enfance qu’est la curiosité.

Dans cette oeuvre de jeunesse sont déjà présents certains des thèmes que Hopper développera inlassablement par la suite :

  • l’affinité entre l’extérieur et l’intérieur,
  • l’irruption de la lumière lunaire,
  • le pouvoir du tableau dans le tableau.

Mais le thème que nous allons suivre particulièrement est celui du tissu ambigu, qui voile et qui dévoile en même temps.

Evening Wind

1920, gravure

Hopper 1920 evening-wind

Cette gravure constitue la version adulte, féminine et rationalisée, de Boy and Moon.

Une transposition réussie

  • Dans le rôle de la brèche dans le mur, une fenêtre.
  • Dans le rôle de l’élément naturel qui fait irruption dans la chambre,  le vent à la place de la lune.
  • Dans le rôle du jeune garçon vu de dos, une jeune femme  qui regarde également vers l’arrière.

L’illustration pour enfant sage s’est transformée en une gravure sensuelle, sans rien perdre  de son charme énigmatique.


Le voile qui vole

Par sa place centrale, le voile qui vole constitue, avec la nudité , le second élément d’intérêt du tableau : la composition suggère une attraction entre la gaze et la chair blanche  : le tissu a-t-il pris vie dans la pièce pour voiler ou pour dévoiler  la jeune fille ?

Il sert en somme le même objectif que le drap qui enveloppait l’enfant de Boy and Moon :  introduire une ambiguïté dans le geste. La jeune femme monte-t-elle dans le lit pour bénéficier de la fraîcheur de la brise, ou descend-elle du lit pour fermer la fenêtre ?

Dans cette gravure rusée, Hopper a réussi à gommer les éléments symbolistes invendables en Amérique, sans renoncer à ses thèmes fétiches : simplement en les dissimulant  sous l’apparence d’un réalisme irréprochable.

Moonlight interior

1923, Regis Collection, Minneapolis

Hopper 1923 moonlight interior

Même exercice, mais en peinture cette fois . En tant qu’élément naturel intrusif, la lune est revenue, remplaçant le vent. Mais le voile qui vole est toujours là, plus discret, prêt à caresser la peau nue.


Un érotisme cru

Le tableau met en balance  deux masses blanches et deux tissus blancs :

  • à gauche  le lit, avec cette fille posée sur les draps  dans une posture inexplicable – sinon par la mise en valeur de sa croupe ;
  • à droite la commode, avec le broc posé sur la serviette, arborant une cambrure suggestive.

Insidieusement, la composition impose une sorte d’équivalence entre le lit et la toilette,  les pulsions  et les ablutions,  la femme et le pot à eau.

Cette crudité relève moins d’une supposée misogynie que de l’influence sur le jeune Hopper du réalisme intransigeant de Degas :

«Jusqu’à présent, le nu avait toujours été représenté dans des poses qui supposent un public. Mais mes femmes sont des gens simples… Je les montre sans coquetterie, à l’état de bêtes qui se nettoient. »


La fille et la lune

D’ailleurs le  thème principal du tableau réhabilite la féminité. Tandis que dans la chambre tout est rondeur et flou, le monde extérieur  qui s’encadre dans la fenêtre n’est fait que d’arêtes dures, de triangles aigus, de cheminées phalliques étendant leur ombre vers la chambrette.

Si louche soit-elle, la croupe  féminine apparaît comme une puissance naturelle capable de rivaliser en attraction avec cette autre sphère blanche que le tableau n’a plus besoin de montrer : puisque ici, littéralement, la fille est la lune.

Quittons définitivement les chambres obscures  pour les extérieurs lumineux.

New York pavements

1924, Chrysler Museum, Norfolk, Virginia

Hopper 1924 new york pavements

Trottoirs de New York est exceptionnel à plus d’un titre :  la  perspective plongeante, le cadrage  et l’originalité du thème,  à la limite du comique : coupée par le bord inférieur , une nurse propulse une poussette minuscule vers l’intérieur du tableau, occupé presqu’entièrement par un  rez-de-chaussée colossal.

Dans toute l’oeuvre de Hopper, ce sera  la seule allusion  au thème de l’enfance – à supposer que le bébé – qui ne nous est pas montré – joue ici un quelconque rôle…


Les deux maisons

A l’évidence, ce qui intéresse Hopper est le contraste entre la maison de pierre, massive, blanche, immobile, verticale, et la maison de tissu, fragile, noire, mobile et se déplaçant dans le plan horizontal.


Une collision théorique

Plus précisément, le perron en avant-corps, avec son toit et ses rambardes  en berceau, apparaît comme l’analogue formel de la poussette avec son capuchon. C’est un peu comme si la façade   « poussait » son perron sur le trottoir, tandis qu’ à angle droit surgit la nurse poussant  son véhicule. L’effet comique du tableau tient à cette  collision théorique.

     

Les deux fenêtres

Les fenêtres sont  à guillotine, équipées d’un store intérieur jaune clair et  de voilages blancs. Celle de gauche est fermée et les voilages  légèrement entre-baillés. En contraste, celle de droite est ouverte, et le vent s’y engouffre en poussant  le store et le voilage. Nous retrouvons, mais cette fois vu depuis l’extérieur, le thème du voile qui vole dans la pièce.


Les deux voiles

Hopper s’amuse, par le biais des seuls éléments mobiles que sont le voilage flottant derrière  la fenêtre   et le voile flottant derrière la bonne d’enfant, à pousser le parallèle entre la façade et la nurse, l’une soumise au vent de la rue, l’autre au vent de sa course.

Trottoirs de New York est la lieu de la collision entre deux habitantes de la ville : une minuscule fourmi-ouvrière, et sa métaphore gigantesque.

Night windows

1928, MOMA, New York

Hopper 1928 Night Windows

Night Windows nous élève maintenant au niveau du premier étage. Il semble que nous pourrions facilement sauter sur la large corniche qui fait le tour des trois fenêtres, en prenant appui sur la pancarte lumineuse à peine visible, en bas à gauche.


Une chambre d’hôtel ?

Le porche central grand ouvert, au rez-de-chaussée, suggère un lieu public plutôt qu’un immeuble privé. La pancarte est peut être celle d’un hôtel. Et les trois fenêtres  qui autorisent un  regard de voyeur sur l’habitante du lieu donnent sur une unique chambre d’angle.


Les  fenêtres latérales

Les fenêtres latérales se répondent : les deux sont   équipées d’un store qui occulte  partiellement la moitié haute. Celle de gauche est ouverte : un voile bleu s’échappe vers l’extérieur. Celle de droite est close sur un coin plus intime, décoré d’une tenture rouge et d’un abat-jour du même rouge.


La  fenêtre centrale

Elle est fermée : la barre centrale n’a pas la double épaisseur que l’on voit à la fenêtre de gauche.  Elle nous montre   quatre choses : un coin de lit rouge, un radiateur orange, une porte, et une femme inclinée dont on ne voit que le postérieur,  moulé dans une courte chemise de nuit rose.

Des objets littéraux

Le tableau n’est pas si éloigné de la crudité de  Moonlight interior, et on peut lui appliquer la même grille d’analyse. Que nous dit au premier degré la fenêtre centrale ? Que la femme, réduite à sa  croupe, est chaude comme un radiateur, prête à s’ouvrir comme la porte et à s’affaler dans le lit.

Le voilage qui vole

Remarquons que, puisque la porte et les autres fenêtres sont fermées, tout courant d’air est exclu : le voilage n’a donc aucune raison physique de s’échapper vers l’extérieur. La raison est métaphorique : le voile qui se soulève est comme la jupe relevée : un appel à la libido, un signal que  la fenêtre agite pour attirer l’oeil du noctambule, et dont le bleu lumineux éclipse, et de loin,  la pancarte  fuligineuse.

Avec ses précautions habituelles de langage, Hopper a d’ailleurs laissé entendre le caractère sexuel de la scène :

« La manière dont quelques objets sont arrangés sur la table, ou dont un rideau ondule dans la brise, peut définir l’humeur et indiquer le type de personne qui habite dans la chambre ». Interview  publié par Malcolm Preston 1951


La table invisible

Soit la table est un lapsus de Hopper, soit elle est une indication sur  ce qu’il avait en tête, et que le tableau nous cache. Il y a peut être à droite, à côté de l’abat-jour, une petite  table, un fauteuil et  un homme assis, vers lequel la femme se penche pour lui servir un verre.

Une vision intérieure

Même si Hopper s’amuse entretenir le mystère en donnant des indices partiels qui excitent le raisonnement, il serait un contre-sens complet de traiter ses tableaux comme des énigmes à résoudre.

Sa motivation est très proche de celui que poursuivait Caspar David Friedrich, autre peintre lent et adepte de la reconstruction mentale :

« Je ne sais pas exactement pourquoi je choisis certains sujets plutôt que d’autres,  si  ce  n’est que je suis persuadé  qu’ils m’offrent les meilleurs moyens pour parvenir à une synthèse de mon expérience intérieure. » Hopper, Lettre du 2 octobre 1939 à Charles H.Sawyer


La lumière cache l’ombre

Quelle est donc l’expérience intérieure que Hopper a voulu synthétiser  dans ce tableau ? Probablement le caractère complexe et profondément excitant de l’ombre qui, la nuit, enveloppe  les fenêtres éclairées.

Alors que nous épuisons notre attention sur les zones lumineuses  –  qui n’occupent qu’une surface restreinte du tableau – nous négligeons les parties sombres, où Hopper fait montre d’une grande subtilité dans le traitement des ombres et des pénombres.

En regardant mieux, nous distinguons les linteaux décoratifs au dessus des trois fenêtres. Nous remarquons  la dominante rouge de la lumière de droite et les ombres portées des barreaux et des stores, sur les embrasures et sur la corniche.

 

Les trois lampes

Ce qui intéresse Hopper au premier chef est que cette chambre possède trois fenêtres, et qu’elle est éclairée par trois lampes  :

  • l’abat-jour rouge,
  • un plafonnier  caché par le linteau de la fenêtre centrale,
  • et une applique murale au-dessus du lit, cachée par le store de la fenêtre de gauche.

hopper 1928 Night Windows_analyse

C’est ce que permet de déduire l’analyse des ombres portées, et ce qui constitue l’expérience esthétique que Hopper souhaite nous faire partager. La question de savoir si la femme est, ou pas, aussi légère que sa chemise ou que le voile qui vole ,  est un sujet anecdotique : juste un appât pour le premier regard.

Summertime

1943, Delaware Art Museum, Wilmington

Hopper 1943 Summertime

Sur la piste du voile qui vole, nouveau changement d’ambiance. Nous voici en plein jour et en plein été, devant un immeuble qui ressemble comme deux gouttes d’eau à celui  de Trottoirs de New York, avec son perron à colonnes. Mais la petite employée qui se dépêchait sur le trottoir, toute de noir vêtue, a laissé place à une superbe résidente plantée sur l’ecalier, dans une éclatante robe blanche.

Une mise en scène élaborée

Hopper 1943 Summertime_etude

Nous possédons  un dessin préparatoire qui nous montre plusieurs choses intéressantes concernant l’élaboration de la composition. Hopper a :

  • resserré le cadrage pour que toute l’attention soit portée sur la jeune femme ;
  • rajouté une marche ;
  • supprimé les soupiraux, pour focaliser l’attention sur les fenêtres ;
  • décalé celle  de droite, de façon à ce que l’ombre portée de la colonne  se projette plus lisiblement sur les bossages ;
  • supprimé l’ombre portée de la colonne de gauche sur le haut de l’ecalier, de manièreà rendre plus lisible l’ombre chapeautée de la jeune femme.


Un savant décentrage

On jurerait que le tableau est décentré : à gauche du porche on voit complètement deux fenêtres, et à droite  seulement le bord d’une fenêtre.

Hopper 1943 Summertime_diagonales

Et pourtant, les diagonales se croisent sur le sujet principal d’intérêt  : le ventre de la jeune personne.

Les deux fenêtres

Hopper reprend l’idée du contraste entre les deux fenêtres : la plus à gauche est fermée, les voiles sont tirés. Celle qui jouxte la jeune femme est ouverte (on voit les deux barres de la fenêtre à guillotine) . Et comme dans Trottoirs de New York,  son voil s’envole vers l’intérieur.


La femme-fenêtre

Ainsi la composition repose sur un jeu d’avancée et de recul, d’action et de réaction : tandis qu’à gauche le vent rentre en soulevant  le voilage, à droite  la jeune femme sort  en soulevant sa robe de la cuisse.

Du point de vue « dévoilement de l’intime », la femme est analogue à la fenêtre.

La femme-porche

La maison, de pierre blanche et opaque, propose au passant son perron à deux colonnes. Sur la dernière marche, la jeune femme,  à la robe blanche et translucide, attend on ne sait quoi ou qui, campée sur les deux colonnes de ses jambes.

Du point de vue « invitation à pénétrer », la femme est analogue au porche.

Summertime constitue une sorte de pierre de Rosette du lexique intime de Hopper, en tout cas à cette époque de sa carrière.

LEté signifie la sexualité. La fenêtre voilée métaphorise le sexe féminin en tant qu’invitation au regard ; le porche en tant qu’invitation à pénétrer. Les paires de colonnes sont des jambes de femme. Mais vue isolément, lorsqu’un bras, comme ici, se pose contre elle pour la flatter, une colonne peut se révéler tout à fait masculine.

 High Noon

1949, Dayton Art Institute.

Hopper 1949 high noon

Hopper reprendra six ans plus tard la métaphore de la femme-porte,  non plus à la ville mais à la campagne.

L’immeuble est devenu maisonnette, les bossages se sont transformés en planches,  le perron s’est replié en un escalier de deux marches et le trottoir s’est escamoté dans le pré : l’attente de la jeune femme est d’autant plus insolite qu’aucun passant ne risque de passer.


L’appel de midi

La femme nue de Moonlight interior se cachait au fond de sa chambre en tournant le  dos à la lune. Vingt cinq ans plus tard, la femme solaire de High Noon entrouvre sa porte et sa robe pour répondre à l’appel de Midi.

Elle est blonde comme les blés. Son kimono, qui tombe verticalement comme la lumière de midi, est du même bleu que le ciel. De sorte que sa silhouette inverse de bas en haut, mais en conservant les mêmes proportions, l’harmonie de couleur qui règne dans la tranche de gauche  : un sixième de blond, cinq sixièmes de bleu.


Un rythme à trois temps

Le tableau, composé de verticales et d’horizontales comme une épure d’architecte, est soumis à une rigoureuse logique de répétition.

Hopper 1949 high noon synthese

Isolons la partie en avancée, avec son toit à deux pans, et réduisons là d’un facteur trois : elle se superpose à la première lucarne. Laquelle se superpose   à la seconde. On passe ainsi d’une fenêtre sans rideaux (celle de la salle à manger) à une fenêtre à demi-close puis à une fenêtre totalement close.

Refaisons la même opération, à partir du rectangle de gauche composé de ciel et de blé : il se projette sur le rectangle de la porte, puis sur le rectangle de la fenêtre du rez-de-chaussée. Même progression en trois temps depuis le ciel et le champ totalement ouverts, à l’entrebaillement de la porte et de la robe, pour finir par la fenêtre close. Progression en trois temps également de l’extérieur à l’intérieur, en passant par le seuil.

La femme-porche de Summertime assumait clairement son rôle sexuel : une invitation à pénétrer.

Celle de High Noon assume plutôt un rôle cosmique, celui de la femme-seuil  : postée à la frontière entre l’extérieur et l’intérieur, entre l’ouvert et le fermé, entre le  lumineux et le sombre, entre la nature et la maison, elle joue le même rôle de passeuse que l’ouvreuse  de New York Movie, avec son uniforme couleur ciel et sa chevelure couleur blés.

er 1939 New York Movie ouvreuse

South Carolina Morning

1955, Whitney Museum of American Art, New York

hopper 1955-south-carolina-morning

Pour cette troisième incarnation de la femme sur le seuil, Hopper a pillé allègrement  ses deux compositions précédentes.

Empruntés à High Noon

  • Les champs immenses, ici inversés côté droit.
  • La robe à la couleur  violente : rouge écarlate au lieu de bleu cyan.

 

Empruntés à Summertime

  • Le chapeau.
  • La poitrine avantageuse.
  • La cuisse qui s’avance (la gauche au lieu de la droite).
  • Le large trottoir.
  • Le cadrage serré
  • La position des fenêtres (deux à gauche de la porte, une à droite).


Les nouveautés

  • La femme est de couleur.
  • Pas de voile qui  vole : les trois persiennes sont closes.


Un vieux  souvenir

Hopper a laissé une explication de ce tableau, qui représenterait un souvenir de Charleston, en 1929 :« Nous avions l’habitude d’aller à Folly beach… Il y avait une cabane derrière, dans les bois, et je m’arrêtai pour la dessiner. Cette fille mulâtre est sortie, et semblait intéressée par ce que je faisais. Alors son mari rentra. Il était ivre et il allait faire quelque chose, je ne sais pas. J’ai déguerpi« . «  Lettre à George L. Stout, 13 septembre 1954

Effectivement, on remarque à l’horizon la ligne bleu sombre de la mer.

La perspective-souvenir

Mais la trace la plus marquante du souvenir est peu être inscrite dans la perspective : les fuyantes de la façade correspondent à la position d’un homme assis, tandis que les fuyantes  du trottoir et du toit convergent vers un point de fuite différent, situé au ras du sol.

1955-south-carolina-morning_perspective

La perpective  semble ainsi avoir enregistré les deux phases du souvenir : celui où l’artiste dessinait et intéressait la belle mulâtre et celui où, en prenant la fuite, il s’est littéralement aplati.

Le soleil dans une pièce vide

1 novembre 2012

Comme souvent chez Hopper, un titre anodin cache une indication de lecture : le sujet principal n’est pas la pièce vide, mais la lumière. En non pas celle d’un réverbère, mais du soleil.

 

 

Sun in an empty room

1965 Collection privée1963 hopper.sun-empty-room

La fenêtre

La fenêtre ouvre un passage entre le dehors, presque totalement rempli d’un feuillage à l’ombre épaisse, et le dedans, presque totalement vide.


L’angle du mur

Un angle du mur, peu explicable, coupe le tableau presque en son milieu . La encore, le titre nous dit qu’il ne vaut pas la peine de s’interroger sur ce coin, sa raison d’être et ce qu’il cache. Le sujet étant la lumière, cette arête sert à couper en deux celle qui se projette sur le mur, un coin c’est tout.


Les deux portes

Scindée par l’arête, la lumière de la fenêtre dessine deux « portes » virtuelles : une grande et une petite. Mais l’oblique supérieure de la « porte » de gauche est plus basse qu’elle ne devrait, accentuant artificiellement sa petitesse.

1963 hopper.sun-empty-room_portes
Cette erreur de dessin est peut-être à mettre au crédit de l’humour de Hopper, géant de 1m90, à l’encontre de sa petite femme. Les deux portes séparées par l’ombre de l’arrête renvoient au couple qui habite cette maison : celle d’Edward est de hauteur normale, c’est la petitesse de Jo qui offense les lois de la nature.

1965-hopper-two-comedians

Two comedians, 1965 Collection Sinatra

Après Sun in an empty room, Hopper peindra encore deux tableaux : dans le tout dernier, Two comedians, il se représente habillé en Pierrot en compagnie de sa femme. Même composition de gauche à droite : la petite Jo, le grand Edward et l’arbre immense , même contraste lumineux entre le blanc des costumes et le noir de la scène. Au point que Sun in an empty room peut apparaître comme une répétition, en privé, des adieux du peintre à la scène.


Des adieux privés

Sun in an empty room est une profession de foi dans le pouvoir magique de la peinture : puisque la fenêtre permet de passer de l’arbre à la pièce, du dehors au dedans, peut-être est-il possible, au dernier moment, d’utiliser son pouvoir projectif pour ouvrir le mur, et passer du dedans à un outre-dedans encore plus intime.

Ou bien un constat : du couple ne resteront de vivant, dans la maison vide, que deux tâches de lumière mobiles :

Edward et Jo « ayant désormais sublimé la chair et devenus géométrie… polarisés et unis, émanant de la même lumière fondamentale. » Gail Levin, Edward Hopper, an intimate biography, p 562.


Alain Cueff, pour sa part, a bien noté le caractère spectral de  certains de ces tableaux : « le réalisme de Hopper exerce son pouvoir de persuasion moins par ses qualités illusionnistes que par sa capacité à suggérer la présence d’une force ineffable ».  Edward Hopper, Entractes, Alain Cueff, Flammarion,  2012, p 247

Le barreau qui manque

La fenêtre à guillotine est coupée en deux par un barreau horizontal. Hopper n’a pas oublié son ombre sur la tranche de l’embrasure : mais il ne l’a pas prolongée dans les zones lumineuses du mur ou sur le sol : nouvelle erreur manifeste.

…les processus d’élimination, d’occultation, de dispense de l’information, sont au coeur même de l’esthétique de Hopper. Opaques, objectives, presque palpables, en se manifestant les figures font du même coup valoir des absences, des vides et, parfois, des abîmes. A.Cueff, op.cit. p 243

La lumière dans cette pièce vide a décidement des propriétés étranges :

horizontalement elle divise , verticalement elle fusionne…


Le soleil bas

L’ombre du barreau que Hopper a laissée pour attirer notre attention pointe vers un soleil assez bas, à son lever ou à son coucher. Or un soleil bas projetterait la fenêtre uniquement sur le mur.

1963 hopper.sun-empty-room_bas


La soleil haut

En revanche, la projection sur le plancher correspond à un soleil de midi, qui supprimerait la projection sur le mur.

1963 hopper.sun-empty-room_haut

Au delà de la dialectique hoppérienne du dedans et du dehors, de l’ombre et de la lumière, l’impression d’inquiétante étrangeté que produit le tableau tient à des « erreurs » de dessin destinées à attirer l’attention :

  • la « porte » trop basse renvoie à la trop petite épouse
  • la lumière projetée fusionne deux soleils, l’un très haut et l’autre à son couchant
  • la suppression de l’ombre du barreau permet de ne pas déceler au premier coup d’oeil l’impossibilité physique de ce double éclairage

1 Du Maître à Ribera

28 octobre 2012

 

La nouvelle attribution au jeune Ribera, lors de son séjour à Rome, de l’ensemble d’oeuvres regroupées auparavant sous le terme de « Maître du Jugement de Salomon » a été proposée par Gianni Papi en 2002.

J’avais déjà essayé de réfléchir de mon côté et constaté de longues hésitations avant que la majorité des spécialistes n’accepte cette nouvelle attribution.

Voir La page de Jacques BOUSQUET.

 

 Le Maître du Jugement de Salomon

 

Un achat du Louvre

Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Cartel_Jean1

 

Les choses vont vite, et les ressources de Google étant infinies,  j’ai appris qu’un Saint Jean  du Maître du Jugement de Salomon, désormais rebaptisé Ribera, avait été mis en vente par l’étude Oger-Blanchet avec une notice du grand spécialiste napolitain Nicolas Spinosa.

Tout de suite préempté par le musée du Louvre, la valeur d’estimation de 80 000 à 120 000 euros était passée du coup à 285 000 euros. Auparavant, Spinosa avait publié plusieurs fois l' »Opera completa » de Ribera (j’ai l’édition chez Rizzoli en 1978) sans aucune allusion.


Le Maître : une hypothèse de Longhi

Le  Maître du Jugement de Salomon est dû à Roberto Longhi, le grand historien d’art italien que j’étais allé voir au printemps 1950 dans sa villa de campagne proche de Florence. Je lui avais parlé de mes recherches, et il m’avait encouragé. J’avais pu acheter le numéro de Proporzioni de 1943 où il distinguait le Maître et d’autres artistes du « cerchio » de Caravage, dont nombre n’ont pu encore retrouver de nom, comme son pensionante del Saraceni.

Photos en noir, qui permettaient de suivre les conclusions sans vraiment y entrer en profondeur. J’ai vendu ce livre avec ma bibliothèque de Montpellier, en quittant la ville en 2006, à l’Ecole d’architecure, grâce à son directeur Thierry Verdier, mon ancien étudiant. Je lui ai donné personnellement mes notes romaines (copies des Stati d’Anime, etc).

 

Le Maître vu par Longhi

Pierre Rosenberg a pu rendre hommage à Longhi, ce grand précurseur (Roberto Longhi et le XVII° siècle français, 1974, traduit de l’italien dans De Raphaël à la Révolution, les relations artistiques entre la France et l’Italie, 2005). Il y cite Longhi (p. 34) qui voyait dans le Maître :

« une des personnalités les plus importantes, une des plus difficiles à cerner aussi, appelée tour à tour Guy François, Valentin et Douffet. Les aspects « rationalistes  » de son art l’opposent aux nordiques… »

Et encore :

(ici je traduis l’italien) « Regarde, pour les gallicismes, cet autre tableau de la série (des Apôtres) : il semble un Caravage ou un Velasquez jeune interprété, comment dire, comme par Léopold Robert ou Xavier Sigalon, ou Ribot. Quel rustre, et pourtant quelle élégance dans cette hache qui fend la toile mieux qu’un rasoir. »

Je serais bien incapable d’imiter ce style, mais puis-je essayer encore de raisonner dans le même sens ?

 Ribera

 

Les dates certaines

Il me faut d’abord reprendre les dates de Ribera (d’après l’Oeuvre complète, édition de 1978, où Spinosa donnait déjà p. 84 une documentation abondante).

C’est le 17 février  1591 qu’est né à Jativa Joseph (Juan Jusepe) de Ribera, son frère aîné Jérôme étant né le 1 octobre1588 et le 3ème , Jean (Juan) le 12 mai 1593.

En 1611, âgé seulement de 20 ans,  Ribera fait un séjour à Parme.

Premières preuves d’un séjour à Rome dans le Stati d’anime de Santa Maria del Popolo, Via Margutta, en avril 1615 avec son frère Jérôme et en mars 1616, avec son frère Jean. En 1616, le 7 mai, il fait une promesse de paiement à l’Académie de Saint-Luc (qu’il ne tiendra pas).

Il se fixe à Naples dès le 15 juillet  1616, y étant arrivé sans doute entre juin et août.

 

Ribera à Rome d’après les Stati d’anime

De mon côté, dans mes Recherches (A p. 100, n. 52), j’avais rappelé la publication de ces dates par Jeanne Chenault dans le Burlington Magazine de septembre 1969, et complété en redonnant le détail d’après mes propres notes.

Je trouvais dans les Stati d’Anime, dès 1614,  un très grand nombre d’espagnols :  mais de leurs mentions, je déduisais que Ribera n’était pas encore arrivé.

En 1615, on trouve près de lui des familles françaises, et à la fin du registre il y a la liste de ceux qui n’ont pas communié, dont un écrivain public français, et après lui, au vicolo degli Orsini, Ribera et ses trois compagnons, puis un français qui a manqué aussi à son devoir, avec sa femme :  mais tous se sont rattrapés, selon une note en marge.

En 1616, j’ai trouvé que Ribera vivait près d’une courtisane vénitienne (le pays d’origine des filles de mauvaise vie, ou une bonne étiquette pour se vendre). Dans les Stati d’Anime, une marque en marge, sous forme de main schématisée, soulignait le péché.  Mais ensuite ils ont été pardonnnés, et à la fin du carnet, on redonne la liste avec le nom d’un savoyard et ceux de Giuseppe Riviera valentiano pittore et Jean son frère, habitant via Margutta près de la remise des coches, et on ajoutait : « ils sont partis hors de Rome ».

Je  rappelais le paiement à l’Académie de Saint Luc en 1616  et déduisais que son séjour romain n’avait pas duré plus de deux ans. Sans doute me suis-je un peu avancé, mais avant 1615, on n’a rien.

 

Ribera après 1616

Caravage étant parti de Rome à l’automne 1607 pour ne plus y revenir et étant mort le 18 juillet 1610, je persiste à douter que Ribera ait pu le rencontrer. Reste le témoignage de Mancini sur sa précocité. Il rappelle aussi ses mauvaises moeurs, que je trouve confirmées et qui l’ont poussé à quitter Rome sans esprit de retour, à 25 ans. Il arrive à Naples entre juin et août 1616.

Le 29 janvier 1626, Ribera revient à Rome  pour recevoir le titre de Cavaliere dell’ordine di Cristo Tout à fait rangé, puisque le 15 septembre 1616 il avait épousé Caterina Azzolino, àgée de 16 ans, et en eut six enfant, de 1627 à 1636 (d’après la généalogie ajoutée au catalogue de Capodimonte, C p. 230).

Il meurt en septembre 1652, ayant peint jusqu’au bout et réputé un des premiers de l’école napolitaine, non sans un certaine effet répétitif (saints et martyres, il n’a plus jamais traité de sujets caravagesques).

Fin du caravagisme romain

A Rome, Valentin est mort en 1632, après une nuit d’orgie,et il a été pleuré par tous les peintres et ses amis de « bamboche », mais c’est un peu la fin d’une école.

On peut dire que le Caravagisme a duré une vingtaine d’années, et il me parait difficile de retrouver une chronologie précise, surtout à partir d’effets stylistiques.

Après Caravage, une peinture caravagesque, c’est le titre d’un des livres les plus récents sur le sujet, par Olivier Bonfait, et il tire parti de l’accélération d’une mode ces dernières années, avec une foule d’expositions.

En ce qui concerne le Maître du Jugement de Salomon, il approuve de façon définitive l’hypothèse de Papi qui en fait Ribera jeune par annexion intégrale (p. 9, 26, etc. et p. 193, n. 27). Il renvoie au livre de Papi sur Ribera à Rome et à « J. Gash, 2011 « ,, c’est à dire « Le Maître du jugement revisité, Ribera pour ou contre », article du volume du Colloque dirigé par O.Bonfait, « Simon Vouet en Italie », tenu à Nantes en décembre 2008 et publié à Rennes en 2011.

Les documents de référence

Deux expositions ont eu lieu en 2011 : au Prado (« El joven Ribera ») puis à Naples au musée de Capodimonte : « Ribera tra Roma, Parma et Napoli, 1608-1624 ».

Suivies en  été 2012 par la double exposition « Corps et ombres »de Montpellier et Toulouse

Je renverrai donc par des sigles :

  • A pour mes « Recherches » de 1980,
  • B pour le catalogue « Corps et ombres » 2012 de Montpellier-Toulouse
  • C pour le catalogue de l’exposition de  Naples

Dans ce dernier catalogue sont reproduites en couleurs les oeuvres concernées, pour la première fois, avec pour chacune une notice détaillée, qu’on n’en finit pas de lire, outre (p. 207) une notice complémentaire de Spinosa marquant ses longues hésitations…

Last but not least, je renvoie au site Web « Caravaggio. com », qui donne une documentation très étendue sur Caravage et ses émules ou proches, y compris toutre une série de « masters » (il y en a de plus en plus, autour d’une oeuvre et en l’absence de nom). Le Master of the judgment of Salomon y est, avec ses principales oeuvres, et il y a encore des photos de comparaison avec des oeuvres de même sujet, ce qui m’a fourni des éléments très intéréssants, bien que je me sente désespérément incomplet en face des champions du « dix-septièmisme ».

 

2 Le Jugement de Salomon

28 octobre 2012

Le Jugement de Salomon

Jugement Salomon_Poussin

Jugement de Salomon, Poussin

Ce  tableau est daté de 1649, et Poussin le tenait pour une de ses meilleures oeuvres, sans doute à cause de la symétrie entre les personnages gesticulant autour du roi sur son trône, de face au milieu.


Jugement Salomon_ValentinJugement de Salomon, Valentin

Valentin l’a mis aussi au milieu, mais tourné vers la gauche, et c’est là que l’a placé le « Maître », reprenant une composition de Raphaël.

Jugement Salomon_Maitre de Salomon ou Ribera
Jugement de Salomon, galerie Borghèse

Voici donc le tableau de la galerie Borghèse (C  N° 4), qui a donné son nom au « Maître du Jugement de Salomon »

Composition « en carré » par le prolongement des bras tendus du roi, d’une des femmes et celui du bourreau penché vers l’avant. A droite, un spectateur vertical vient caler l’ensemble, qui ne ressemble absolument pas à l’oeuvre d’un débutant (ni à celles de Ribera plus tard !).


Le trône à la patte de lion

Je m’attache d’abord à quelques détails. En premier, la patte de fauve griffue traitée « au naturel », seule partie visible du siège du souverain. Poussin mettra en dessous un socle de marbre avec des motifs de griffons (symboles de la Justice).

Jugement Suzanne_Valentin
Valentin figurera, dans le jugement de Suzanne un véritable trône en menuiserie, avec toujours des animaux.


Les éléments architecturaux

Au-dessous du trône, un socle rectangulaire avec un bas-relief illisible (on a parlé de la mort de Penthée), et par derrière toute une architecture coupée verticalement par le cadre et qui comprend la colonne, sa base et le soubassement, dessinés avec raideur mais fortement soulignés par les ombres voisines.

Aparté : Ribera et l’architecture
D’une part, je voudrais noter que Ribera n’a qeu très exceptionnellement ajouté des éléments d’architecture à ses peintures.

Communion des Apotres Ribera

Un seul exemple, la Communion des Apôtres de 1651 à la Chartreuse de San Martino (Oeuvre, n°207 et p. 124). Il y a là une série d’arcades avec voûtes d’arêtes, peut-être ajoutées par un spécialiste, les architectures constituant alors un sujet complet, et j’en avais réuni quelques exemples au musée de Rodez.

D’autre part, il y a une vogue au XVII° siècle pour les fonds garnis d’éléments à l’antique ou de ruines, à preuve de nombreuses gravures ou frontispices.

Architecture _gravure tortebat 1664

Architecture, Tortebat, 1664

Je me demande si pour certains artistes il n’a pas servi encore de preuve d’avoir séjourné en Italie pour étudier les témoignages de la vénérable « Antiquité ».


L’influence de Raphaël

Il faudrait insister sur les ressemblances avec deux oeuvres de Raphaël.

Jugement Salomon_Raphael
L’une (ci-dessus) fait partie du plafond des « Stanze » du Vatican.


Jugement Salomon_Raphael_copie Blake
L’autre (ci-dessus) a été encore copiée par Blake vers 1800.


Jugement Salomon_ChaperonElle fait partie de la série gravée par le français Nicolas Chaperon et publiée en1649.


Jugement Salomon_Raphael gravure chaperon

En tête de cette série, Chaperon s’est représenté assis près du buste de Raphaël posé sur un piédestal.


Le personnage de Salomon

Je note d’autres parallèles pour la composition et pour le détail.

Pour le personnage de Salomon, le « Maître » a choisi de figurer un vieillard parfaitement chauve, alors que Poussin, Valentin et la plupart sur le même sujet prennent un homme jeune ou d’âge moyen.

Ainsi Valentin, encore pour son Jugement de Suzanne, qui place aussi le roi à gauche. Et il a une petite couronne de pointes triangulaires qu’on trouve chez Raphaël et chez le « Maître ».


Parallèles avec Vouet

Nous avons encore au Louvre des dessins de Vouet pour une « tapisserie royale » avec le même sujet (il existe une gravure de Tortebat reproduisant cette tapisserie).

Jugement Salomon_Vouet_etude

Salomon tend le bras avec  le même mouvement.

Jugement Salomon_Vouet_etude_enfant tete en basJugement Salomon_Vouet_etude enfant etenduOn a encore deux dessins avec une bébé tenu par un pied tête en bas, et un autre couché par terre, c’est à dire les mêmes positions que pour le « Maître », et pour l' »Urbinate » (pour faire pédant). Je n’ai pu consulter le catalogue des dessins de Vouet par Barbara Brejon.





Les détails caravagesques

Après les détails qui « font classique », il y en a d’autres encore plus nettement « caravagesques », les pieds de la femme à genoux dont on voit le dessous, les têtes en raccourci et surtout des visages de vieux barbus derrière Salomon (presqu’invisibles, et c’est volontaire) et deux autres autour de la tête d’un troisième, jeune, qui, lui, est en pied et ferme l’ensemble à droite.


Le jeune homme de droite

Il porte une grande draperie sur son bras gauche, exactement comme une toge romaine ! Ce jeune homme vu de profil, traité avec une précision photographique, a été repris en demi-figure pour un des cinq apôtres achetés par Longhi en 1916 à la « casa Gavotti », c’est à dire chez le marquis de ce nom, descendant d’une famille connue à Rome depuis le début du XVII° siècle,  les  tableaux étant toujours restés chez eux.

Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Thomas_Longhi

C’est une copie si évidente qu’elle ne peut être que de la même main, et c’était devenu une des plus belles pièces de sa collection. A ce titre, elle a été reproduite avec d’admirables photos dans les catalogues de la Fondazione Longhi », dont celui de l’exposition  de novembre 2009 à mars 2010 à Padoue, « Caravaggio, Lotto, Ribera, quattro secoli di capolavori… (n° 31), avec une notice de Gianni Papi.


Les attributions du Jugement

Je reviens à Papi pour le Jugement, qu’il étudie longuement, mais je ne retrouve pas mes observations, seulement le relevé de toutes les attributions, si diverses qu’on pourrait en conclure à l’ignorance de tous.

Parmi les « modernes », depuis Voss en 1910,on a parlé de Massimo Stanzione (un napolitain) ensuite Longhi a parlé d’Orazio Gentileschi, puis de Guy François (français), pour arriver à « un français vivant à Rome vers 1615« , en soulignant les aspects « rationalistes » qui font penser à Valentin, Poussin et Douffet, « pas du tout aux hollandais d’Utrecht ou aux flamands à eux liés ».

C’est depuis 2002 que Papi a parlé de Ribera, en affinant sa position par des articles annuels ou plus fréquents même. Il a été suivi par Mme Danesi Squarzina, contre Spinosa qui a fini pourtant par se rallier. Alessandro Zuccari a proposé « non sans surprendre et sans aucun vrai élément stylistique à l’appui », le nom d’Angelo Caroselli, tandis que Marco Gallo en 2010 le suivait, en séparant toutefois les apôtres, qu’il juge de plusieurs mains (ce sera aussi mon avis).


Les attributions dans les inventaires Borghese

L’important serait de pouvoir suivre la tradition de la famille Borghese, et j’avais noté au cours de mes recherches que dans les inventaire de collections du XVII°, on se réduisait très vite à quelques noms célèbres, ou on restait dubitatifs.

Pour les Borghese, on ne commence qu’avec un inventaire de 1693, qui nomme Lanfranc (le nom fourre-tout que j’ai retrouvé pour le saint Barthélémy de Mellin). En 1700, on parle de Guerchin et en 1790 de Passignano, maintenu jusqu’à Adolfo Venturi vers 1900. Pourtant, l’oeuvre n’a jamais quitté la famille Borghese, jusqu’à ce que son « casino » du Pincio devienne la Galerie publique portant son nom.


Le cardinal Scipion Borghese

Les joyaux de ce musée sont, pour la sculpture, les oeuvres de Bernin, et en particulier le buste du cardinal Scipion, neveu du pape Paul V et son premier ministre, grand amateur d’art et collectionneur, bon vivant si on en juge par son visage joufflu et qu’on devine rubicond.

Il pourrait avoir acheté (ou commandé) le Jugement, et Papi le propose avec discrétion. Ce qui m’étonne le plus, c’est qu’on ait négligé tout de suite le nom du peintre, sans penser à Ribera alors qu’il était devenu célèbre et sans que celui-ci assure le moindre effort pour retitrer sa production de jeunesse. Et c’est si peu une oeuvre de jeunesse ! Et il n’est jamais revenu dans cette voie.

3 Les "apostolados"

28 octobre 2012

On parle d’un « apostolado », mot espagnol pour désigner une série de12 tableaux des disciples du Christ, avec en outre ce dernier. On a de nombreuses mentions de groupes de ce genre, ou plutôt on les regroupe à plaisir et de façon très subjective.

Pour les apôtres, je ne parlerai que de deux groupes que je distingue facilement.

Les    Apôtres aux « cartellini »

Ce groupe comporte en bas de chaque peinture, sous le saint en buste , un « cartellino » avec le nom du saint en latin, sur un bout de feuille plus ou moins tordu pour « faire réel », comme pour la planche sur laquelle il est posé.

Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Cartel_Jacques
C’est ainsi pour Jacques le mineur (S. JACOBUS Mi, C p. 101 et n° 2). Je veux bien qu’il soit du « Maître » à cause de la simplicité et la netteté du dessin.



Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Cartel_Thomas

Plus mouvementé, le Saint Thomas du musée de Budapest (anc. coll. Esterhhazy. C n° 3, p. 103). C’est bien le même, réalisme, avec le geste de la main et la bouche entr’ouverte comme pour parler.


Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Cartel_Jean1
Je note tout de suite que le cartellino se retrouve sur le Saint Jean acquis récemment par le Louvre.


Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Cartel_Matthieu

Par le Maître des « cartellini », il y en a un autre, un Saint Mathieu d’une collection privée, reparu récemment. Il correspond bien à la facture sage de cette série, avec sa barbe bien taillée en rond, Il regarde vers l’arrière. Le Nom est : MATHAEO. Manteau bleu léger, comme la tablette sur laquelle repose un livre (encore l’effet de trompe-l’oeil).

 

 

Pour cette deuxième série, les « apôtres Cussida » (autre nom de la famille Gavotti) je ne reprendrai pas toutes les oeuvres proposées (C p. 11O à 113).

Le cartellino est absent dans cette série, qui me parait  bien plus originale et de style  différent.

Les    Apôtres Cussida (Gavotti)

Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Thomas_Longhi
Le Saint Thomas, c’est le jeune homme du Jugement, avec une grande oblique évoquant la lumière tombant comme d’un soupirail, procédé caravagesque par excellence.


Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Barthelemy

On retrouve cette lumière pour le Saint Barthélémy, vieillard à la tête complètement chauve qui regarde le spectateur, tenant de la main droite le couteau de son martyre, sa peau d’écorché évoquée discrètement une draperie jaune qui tombe en recouvrant sa main gauche.


Sacrifice Isaac_Caravage Offices
On doit rapprocher pour le traitement extraordinaire de la lame celle d’Abraham s’apprêtant à égorger Isaac sur le fameux tableau de Caravage du Musée des Offices de Florence.


Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Mattias
Plus extraordinaire encore, la hache dont a parlé Longhi, tenue à l’horizontale par Saint Mattias, dont le visage est traité de même en profil perdu, tandis qu’il s’enveloppe dans une draperie ocre formant capuchon, avec un cercle, de lumière, accompagné de la ligne circulaire d’un nimbe doré à peine visible.


Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Paul
On  retrouve ce nimbe sur les deux précédents apôtres, et encore pour le Saint Paul au grand front dégarni (Ce dernier présente devant lui un papier froissé (trompe l’oeil raffiné) où je lis : PAULUS SER (Vus) IESU CRISTI.)


Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Philippe
Le cinquième de la collection Longhi est un Saint Philippe (C fig 58, et p. 111 en bas à gauche). Son allure farouche s’accorde bien avec les quatre autres, et encore sans doute un Saint Jacques (C fig 56, col. privée), les deux autres de la page me paraissant moins convaincants.

Je renonce à aller plus loin pour tous les autres apôtres donnés en photo (le C fig. 57 est un Christ rédempteur).

Apotres_Maitre Salomon ou Ribera_Christ junillac

Pour le Christ, on en a trouvé un dans l’église de Nivillac (dans le Morbihan (reproduit dans C fig 16, p. 41). Il est tout à fait faible et sans expression, en rouge et bleu.

Quelle abondance, et on a eu raison de proposer plusieurs auteurs, en particulier pour les deux séries que j’ai distinguées, avec ou sans cartellino, ceux de l’autre série étant les plus violemment originaux.  » Diviser pour régner « , Dieu m’en garde, mais l’annexion globale obtenue progressivement me choque, la conviction de l’inventeur allant en grandissant d’une étude de Papi à l’autre, depuis la découverte de 2002.

Aparté sur les risques du systématisme

Je ne puis m’empêcher de penser à une historiette aveyronnaise…  Jeune élève des Chartes, j’avais été chargé par mon professeur d’art médiéval Marcel Aubert d’aller consoler le chanoine Louis Bousquet (pas mon parent), auteur d’un livre sur le Jugement dernier de Conques. Il croyait avoir découvert que les scènes représentées dans l’Enfer correspondaient à des récits du « Livre des miracles » de sainte Foi. Ainsi, le chevalier tombant de cheval, iconographie classique pour évoquer l’Orgueil, était le seigneur d’Aubin, qui avait eu cette mort et il avait trouvé d’autres rapprochements pour les autres vices, de plus en plus tirés par les cheveux et pour lui de plus en plus convaincants.

Aubert n’y croyait guère, et moi non plus, mais le chanoine est resté sûr de lui, jusqu’à ses derniers jours. Lui n’avait convaincu personne, mais personne n’avait osé le critiquer.

4 Autres scènes religieuses

28 octobre 2012

Le Reniement de Saint Pierre

Reniement St Pierre Caravage metropolitan
Caravage a traité ce thème « classique » avec seulement deux personnages, l’apôtre et une suivante.

Ensuite on a ajouté des groupes pour doubler la composition sur un côté, mais qui a commencé ?  Papi parait proposer que ce soit une invention (une de plus) du jeune Ribera. Mais je trouve la même formule dans trois tableaux de Nicolas Tournier (français), à Atlanta, au Prado (repris dans  C p.55 et fig 28), et dans une collection privée.

Reniement St Pierre Tournier Atlanta

Le Reniement de Saint Pierre, Nicolas Tournier, Atlanta


Reniement St Pierre Tournier Prado

Le Reniement de Saint Pierre, Nicolas Tournier, Prado


Dans un, saint Pierre est à droite, il est à gauche pour les deux autres. Bien évidemment, les gardes autour d’un feu s’associent très bien au thème des groupes de buveurs et de soldats, essentiel dans toute l’école caravagesque et il est impossible d’en tirer une date.

Reniement St Pierre Maitre Jugement CorsiniLe Reniement de Saint Pierre,  Maître du Jugement de Salomon,  Galerie Corsini, Rome

La comparaison du Reniement de St Pierre de la Galerie Corsini à Rome (C n° 26, p. 149),  avec le Jugement de Salomon me parait très plausible, comme à Longhi, avec pourtant un effet de nuit très accentué, bien opposé au fond des apôtres Gavotti, et encore plus aux autres.

Ce tableau n’a jamais quitté Rome et a fait peut-être partie de la collection Savelli.

La servante qui montre saint Pierre du doigt, dans le Reniement, a une sorte de bonnet ou un mouchoir noué, qu’on retrouve avec la même physionomie pour une femme curieusement placée au milieu d’un autre tableau du Maître, Jésus et les Docteurs de la Loi

Jésus et Les Docteurs de la Loi

Jésus et docteurs_Maitre Salomon  ou Ribera  Langres

Jésus et les Docteurs de la Loi,  Eglise Saint Martin, Langres, C p. 45, fig 20

On peut accepter sans peine la comparaison avec le Reniement   :  même obscurité dont se détachent les feuilles blanches que le érudits compulsent.

La présence d’une femme au milieu des docteurs parait incongrue. La grosse colonne cannelée derrière elle est sans justification, sinon le même rappel de l’Antique que pour le Jugement.

A droite, un homme musculeux dont on voit le dos à moitié nu rappelle également le bourreau du Jugement.

Tout à droite, on trouve une tête de vieiilard complètement chauve qui se rapproche de l’apôtre Barthélémy de la série Gavotti, mais sans les effets de couleur.

Je suis très admiratif pour la composition en oblique avec les feuilles blanches, et l’astuce de donner à l’enfant le geste du discuteur, paume en avant pour s’imposer, tandis que son bras gauche disparait dans la « toge ». L’originalité et la qualité sont indiscutables.

Ici, l’Enfant Jésus est tout jeune, avec un visage poupin et il regarde vers le spectateur.
Je ne trouve ainsi aucun lien avec le même sujet traité par Ribera :

Jésus et docteurs_Ribera

Jésus et les Docteurs de la Loi,  Ribera

Ribera, dans son tableau napolitain, a figuré un adolescent en robe rouge vu de profil en face des savants penchés sur leurs livres énormes et écornés à plaisir. Aucun lien possible.

La Résurrection de Lazare

Resurrection  Lazare_Maiitre Salomon ou Ribera

La Résurrection de Lazare, Prado, Madrid

La pièce maîtresse de l’expo de Madrid et ensuite de Naples a été la grande toile (171 / 289 cm) de La Résurrection de Lazare (C. n° 36 et p. 79), à laquelle a été consacrée un long article de Javier Portus (p. 61 – 77) avec  le texte de l’évangile de Jean, le seul à raconter le miracle.

L’histoire récente du tableau explique tout le développement de l’hypothèse sur le « jeune Ribera ». Il a été présenté en janvier 2001 à New York à la galerie Sotheby, sous l’étiquette Ribera, et les patrons du Prado ont fait acquérir l’oeuvre en 2003.

Dès 2002, Papi avait proposé cette hypothèse qu’il avait déjà soutenue en 1988 pour former un corpus autour du Maître du Jugement de Salomon. Il n’a eu qu’à persévérer dans toute une suite d’articles pour finir par convaincre, d’abord les espagnols (fierté nationale oblige), et ensuite presque tous les autres.

Il y a le problème de l’origine (C p. 77, n. 1) : dans l’inventaire de la chapelle du palais royal de Madrid de 1686 figure une Résurrection de Lazare de Ribera, avec son cadre noir. Moi, je voudrais bien savoir s’il n’y a pas d’inventaires postérieurs ou de descriptions de la chapelle après cette date et jusqu’à nous. Je pense aux pillages napoléoniens et au maréchal Soult, mais il a bon dos !

Que dire de la présentation des dix figures à mi-corps, le Christ au milieu entouré de barbus (dont Lazare, qui a la barbe peu fournie et pointue). Madeleine n’est visible que de dos, avec sa chemise blanche, devant la tête de Marthe voilée de bleu sombre. Tout est noyé dans un fond obscur qui rappelle bien celui du Reniement de Pierre (seul tableau reproduit avec la Résurrection pour illustrer l’article de Papi dans B p. 36).

Portus donne des photos de détail qui montrent la qualité indiscutable, et même des radiographies. Il rapproche des oeuvres italiennes de Giotto, Sebastiano del Piombo et Girolamo Muziano, qui n’ont aucune relation. De même aucune relation avec le tableau de Caravage en 1609 à Messine.

La Résurrection de Lazare
Ici l’effet d’obscurité est accentué (le sujet le comportait) et le corps du mort torse nu est présenté en oblique Rien à voir avec le tableau de Madrid, et le tableau de Caravage n’ayant n’ayant jamais quitté la Sicile, Ribera n’a pu le voir.

Je refuse d’aller plus loin, donc, et préfère penser qu’il y a eu deux grands artistes anonymes, entre d’autres.

Celui qui a peint le Jugement de Salomon et les cinq Apôtres Cussida (les seuls existant en groupés dès le XVII°) est certainement distinct du peintre de la Résurrection de Lazare, le Reniement de Pierre assurant seulement un rapprochement.

Il y a eu un autre peintre, ou plusieurs, plus quelconques, pour la série des Apôtres au « cartellino ».

Et s’il s’agissait de voisins de la via Margutta, ayant travaillé ensemble en utilisant la même servante, qui n’ a rien de la courtisane vénitienne qui selon les Stati d’Anime vivait avec Ribera  ?

Je finis ainsi dans la prudence, refusant toute  « mondialisation » d’un seul et unique génie pour toutes ces oeuvres.

5 Autres réflexions

28 octobre 2012

Jean Lhomme

Je pourrais me demander si je ne manifeste pas ainsi mon dépit de ne pas avoir pu prolonger le lien avec un autre tableau joint au « jeune Ribera » et ma déception à propos d’une recherche personnelle.

Apotres_Pierre et Paul

Il s’agit du Saint Pierre et Saint Paul d’une collection anglaise (C n° 15 et p. 127) et de la mention d’une toile d’un français à Rome que j’avais trouvée lors de mes Recherches (A, p. 123), et dont j’attends toujours la réapparition.

J’avais relevé dans les archives de la confrérie de Saint-Louis des Français des notes de paiement du 10 décembre 1629 au 19 décembre1631 pour un tableau destiné à la chapelle saint Jean. Il figurait les apôtres André et Jean, et l’abbé Titi dans sa Guida de 1686 y voyait  » l’oeuvre de quelque naturaliste dont il ne m’a pas été possible de savoir le nom, et je ne veux pas le baptiser  » (belle leçon de prudence !). Le tableau a disparu, vendu en Angleterre en 1866 !

Cependant, le tableau retrouvé en Angleterre ne représente pas André et Jean,  mais saint Paul face à saint Pierre vu de dos, qui tient sa clef. Allusion à la controverse pour savoir s’il fallait renoncer à circoncire les païens convertis. Le visage de Paul, très basané et noir, est bien caravagesque.

Mellin

saint-barthelemy-mellin-charles

Saint Barthélémy , Charles Mellin, Musée de Compiègne

C’est pour moi l’occasion de me rappeler l’allure avinée du Saint Barthélémy de Charles Mellin (photographie dans mes Recherches, A PL. XXI et comment. p. 170). Lui aussi brandit un magnifique couteau, et porte d’amples draperies. A tel point que dans la grande exposition de 2007 consacrée au peintre lorrain que j’ai découvert autrefois, Philippe Malgouyres émet quelques doutes sur l’attribution à Mellin, bien qu’il figure sous ce nom dans l’inventaire des collections du Roi (publié par Arnaud Brejon de la Vergnée).

Les expositions récentes


L’exposition de Montpellier en 2012

Pour finir par d’autres caravagesques anonymes, je trouve dans le catalogue de l’exposition de Montpellier (B pl 46) l’Hérodiade du musée Fabre, que j’avais donnée dans mes Recherches (A, pl XII) en l’attribuant avec d’autres à Claude Mellan, sans conviction.

Au n° 47, un autre Anonyme pour le Repas d’Emmaüs du musée de Nantes, proche du style des Le Nain (j’ai vainement cherché pourquoi l’un des trois frères, Louis, était surnommé « le romain »).

J’avais donné après d’autres oeuvres à la suite un Saint Jean Baptiste de la galerie Doria (A, pl XXII) qu’on peut rapprocher de celui de Cavarozzi à la cathédrale de Tolède (B, p 334, fig 7). On aurait pu montrer la Mort de Sainte Cécile du Musée Fabre (A, pl. XXVI) mais elle n’est pas caravagesque !

Valentin est le grand absent de l’exposition. Et on reproduit (B p. 67, fig 8) sa gigantesque toile de Rome Triomphante, à la Légation de Finlande. Je l’avais vainement cherchée d’après la mention de Chennevières, et c’est je crois mon ami Pierre Thuillier qui l’a découverte quelques années plus tard. On sait que l’artiste aimait représenter des bas-reliefs à l’antique en guise de tables, et on en retrouve un dans le Jugement de Salomon. Jamais chez Ribera. Etc…


Les expositions de Milan en 2005-2006

Google est inépuisable, voici donc quelques compléments rapides. En 2005-2006 ont eu lieu à Milan deux grandes expositions. « Caravaggio e l’Europa » (le catalogue me mentionne deux fois, ce qui me fait plaisir, me sentant moins oublié par les italiens que par les français).

Autre exposition dirigée par Gianni Papi, d’où est issu un livre : « Il genio degli anonimi, Maestri caravaggeschi a Roma e a Napoli ». L’annonce éditoriale rappelle comment on prend la suite de la grande exposition organisée par Longhi à Milan en 1951. Il s’agit toujours d’identifier des inconnus , c’est ce qui a été fait pour Cecco del Caravaggio, et encore pour le Maître du Jugement de Salomon, qui « a été définitivement identifié comme le jeune Ribera à Rome, fait révolutionnaire et qui continuera à révolutionner les études sur Caravage et ses influences ».

Je me dis que c’est ce cette idée de révolution qu’a sans doute voulu reprendre O.Bonfait en distinguant une première révolution opérée par Caravage et une seconde, correspondant à la « Manfrediana methodus » et dont Ribera jeune homme aurait été un des hérauts, reconnu par l’amateur Mancini (le seul à fournir quelques précisions).

Il reste encore une masse d’anonymes, et Papi dégage au moins sept « masters« , par le titre d’une oeuvre ou même son lieu de conservation (le Maître de l’Emmaüs du château de Pau). Pour conclure, cette recherche couvre « les trois premières décades du XVII° siècle ».


L’exposition de Naples

Je saute à l’exposition de Naples avec l’annonce dans le Giornale dell’arte (n° 312, septembre 2011) qui parle des « nuove mosse del giovane Ribera », en reproduisant la Résurrection de Lazare. Toujours la thèse de Papi, pour qui toute l’oeuvre du Maître du Jugement de Salomon est celle de Ribera à Rome, entre 1612 et le milieu de 1616.

Est rappelée l’opinion de Spinosa, qui veut anticiper le premier séjour romain à 1608-1609, pour le tableau du Jugement et quelques figures d’apôtres comme le saint Thomas (celui de Longhi). Au retour de Parme, Ribera aurait produit les autres oeuvres « d’intensité caravagesque accrue »

Gianni Papi critiqué

Le même numéro du Giornale dell’arte publie un article d’Alessandro Morandotti, professeur d’histoire de l’art à l’Université de Turin, avec la reproduction du fameux Jugement et un double titre : « La solitude du satyre » (allusion aux moeurs débauchées du jeune Ribera), et : « C’est l’oeil qui aura le dernier mot ».

Une phrase oriente tout de suite vers le doute :  » Elle ne convainc pas du tout, l’exposition que le Maître de Jugement de Salomon soit assimilable au jeune Ribera « .

Je ne reprends pas toute la suite, où le critique, qui avait vu l’exposition de Madrid, se plaint de pouvoir suivre de moins en moins. J’ai retenu seulement son regret pour l’absence de deux oeuvres signées et qu’on pense datées vers 1614. Il y a les photos dans C (p 213, fig. 73 et p. 215, fig 77), le Saint Jérôme déposé au musée de Toronto et le Saint Pierre et Saint Paul du Musée de Strasbourg. J’ai retrouvé ce dernier dans l’édition de l’Oeuvre complète, n° 13 (l’autre manque). En lisant la notice, on voit les longues hésitations sur l’attribution, avant qu’une restauration ne permette de retrouver le nom de Ribera. On conclut que ce sont des oeuvres du début du séjour napolitain. Et moi : pourquoi a-t-il attendu ce moment pour signer ? J’observe que dans les années 1630 à 1640 et pour ses grandes oeuvres, il signait souvent « Academicus romanus », sans pour autant tenter de remettre en valeur ses oeuvres romaines du passé.

Pour Morandotti :

« l’absence d’un véritable anneau de jonction entre les deux groupes renouvelle les doutes des plus sceptiques « .

Il demande à voir,

« craignant autrement, d’assister au bref passage (passerella) d’un nouveau « divo » des études caravagesques, dont la carte d’identité doit encore être confirmée »


Un autre article de Morandotti

Morandotti reprend ses remarques dans « L’Indice » (revue des livres de l’année) en associant l’exposition de Naples et une autre dédiée à Artemisia Gentileschi, encore à Milan. Le titre commun : « Entre puzzle et mélo », souligne que pour Ribera on a rassemblé à plaisir des fragments épars, tandis que la fille d’Orazio, formée par son père et pénétrée de l’esprit caravagesque, affectionnait les sujets sanguinolents. Il se plaint de la « fièvre d’expositions », comme le faisait déjà Longhi.

Pour Ribera, il note que les deux expositions :

« différentes dans leur composition et leurs résultats critiques unissaient comme par une cote … » (Adam et Eve) les  diverses recherches de Papi, recherches qui sont « parmi les propositions les plus stimulantes, au delà des vérifications nécessaires, encore en cours ». Il faudrait, dit-il, « réussir à établir  une suite crédible pour le développement d’une personnalité unique qui, à partir des mouvements rapides et négligés (stesure rapide e trascurate) des oeuvres rattachées au Maître du Jugement, atteint le « virtuosismo sottile » capable de rivaliser avec la perfection d’un Guido Reni… que nous percevons dans des années proches de 1616 dans le Saint Pierre et Paul du musée de Strasbourg ».  

L’idée du tournant stylistique à l’arrivée à Naples est pour moi impossible à vérifier, et je n’aime guère la définition du style romain comme « rapide » : le jeune homme à droite du Jugement montre tout le contraire. De même lorsque Morandotti parle des apôtres Cussida comme « strapazzati «  (enlevés à la va-vite) !

Donc, « une mosaïque d’oeuvres », et la présentation des deux expositions « donnait un montage qui n’aidait pas à clarifier les choses « .

En conclusion, Morandotti exprime un certain scepticisme :

« En face de tant d’efforts, on se demande si la question de ce qu’a été le vrai Ribera jeune pourra trouver encore des réponses dans des recherches futures »

tout en reconnaissant que

 » l’exposition de Naples, comme celle de Madrid (plus fidèle aux études de Papi) aidaient à penser, et c’est un grand mérite qu’il faut reconnaitre aux organisateurs « .

Moi, je pense plutôt aux dernières pages désabusées de Spinosa (C p. 226) où il évoque une sorte de jeu dans la recherche des attributions, sans cesse renouvelées et contredites. Il n’y a pas de « vérités immuables ».

Et moi, que j’ai bien fait de ne pas me lancer dans ce sport, bien loin des certitudes archivistiques !


Rodez, fini avant Toussaint 2012.

Jacques Bousquet

La page de Jacques Bousquet

28 octobre 2012

Notules d’un vieux caravagesque français


Mes anciens travaux

J’étais à Rome à l’Ecole française au Palais Farnèse en 1948-50, et j’ ai réuni mes travaux dans « Jacques Bousquet : Recherches sur le séjour des peintres français à Rome au XVII° siècle », sujet de ma thèse du Louvre en mai 1951, revu et édité seulement en 1980 à Montpellier, grâce à mes amis Michel et Mireille Lacave et J.P. Rose, que je n’ai pas assez remerciés.

Dans ce livre, j’avais étudié en chapitres successifs les ressources des archives romaines :

  • pour les hommes, Fonds de l’Académie de Saint-Luc et des paroisses,
  • pour les oeuvres, Fonds de Saint-Louis des français et documents des grandes famillles

(avec bien des lacunes que complètent les travaux ultérieurs, mais on a aussi oublié beaucoup d’éléments, que je suis le seul à fournir, malgré mes tables, car je donnais des listes d’artistes, et encore 45 planches d’oeuvres en relation avec mon sujet).

Entre temps, j’ai été archiviste de l’Aveyron, puis professeur d’Histoire de l’art médiéval à Montpellier, avec une thèse sur La sculpture à Conques au XII° siècle (publiée à Lille en 1973) et un travail complémentaire sur Le Rouergue au premier Moyen Age, publié par la Société des Lettres de l’Aveyron. Tout ceci pour dire que l’art du XVII° n’a jamais été mon thème essentiel, et je ne l’ai repris en 1980 que pour mieux l’abandonner ensuite. Que de travaux après 1950,  que je n’ai suivis que de loin.

J’ai pris ma retraite en 1986 et suis entré en 2006 à la Résidence Saint Cyrice de Rodez, mon pays natal. Depuis, mon fils Philippe m’a un peu initié à Internet, et il a ouvert de son côté un site : Artifexinopere, où il a déjà publié nombre de notes curieuses sur des tableaux de tous genres. Pour ma part, je n’ai jamais voulu ouvrir un blog ni envoyer des e-mails, refusant de me trouver en face de questions oiseuses quand il suffit de lire mes livres ou articles, et c’est si facile de les trouver avec Google !

Je repense encore en fouillant dans ma mémoire comment j’avais travaillé il y a si longtemps et fait des découvertes de textes, dont un sur la pose des tableaux de Caravage à Saint-Louis des Français (Revue du Louvre 1953 , n° 2, avec un texte de René Jullian qui publiait au même moment un livre sur lui, mais depuis, quel spécialiste n’a pas écrit son livre sur Caravage ! (Jullian a pu ainsi être du jury de ma thèse sur Conques en 1971, car il était également auteur d’études sur la sculpture romane italienne).

J’avais pu retrouver à la fois des oeuvres et son testament et inventaire après décès pour Charles Mellin, peintre lorrain alors totalement oublié, et trouvé aussi qu’on l’avait préféré à Poussin (en tant que fresquiste) pour un décor à Saint-Louis des Français. D’où ma participation au grand colloque Poussin et l’amitié d’André Chastel qui m’a poussé (mais pas seul) vers le professorat d’Université.

J’ai encore publié un article sur Jean Lhomme, compagnon de Valentin à Rome et « caravagesque » comme lui, dans la Gazette des Beaux-Arts de 1959. On a retrouvé un tableau de lui et j’avais pu le signaler dans ma « mise à jour » de 1980, mais après cette date et la grande exposition des « Caravagesques français » de 1973-74 préparée par Arnaud Brejon de la Vergnée et J. -P. Cuzin, je n’ai plus cherché à « suivre » pour un domaine où les publications et les expositions allaient en se multipliant.

Retour au caravagisme

A 89 ans, j’étais très loin de tout, dans ma chambre de maison de retraite à Rodez, quand mon fils m’a apporté l’énorme catalogue « Corps et ombres » de la double exposition à Montpellier et Toulouse cet été 2012, qui passe en revue une foule de représentants du Caravagisme européen, surtout du Nord (un tableau pour chacun), jusqu’à ceux qui ne sont pas allés à Rome, comme Georges de la Tour (article de Paulette Choné). Par contre, Valentin, le plus grand des caravagesques français, n’est même pas à l’index !

J’y ai trouvé (p. 38) dans l’article de Gianni Papi un résumé de sa  « métamorphose » (terme malrucien !) du « Maître du Jugement de Salomon » en « Ribera jeune », avec la ré-exposition des oeuvres concernées, d’abord au Prado de Madrid, puis à Naples en 2011-2012.

Ce qui suit va donc être centré sur le « Maître du Jugement de Salomon », que je voudrais continuer à distinguer comme un caravagesque sans doute français, à cause de la monumentalité sculpturale de plusieurs figures et une certaine majesté même dans l’horrible.

1 La diseuse de Caravage

20 octobre 2012

A la toute fin du XVIème siècle, Caravage  peint un jeune naïf pris en mains par une belle gitane.  Tous les ingrédients qui, dans les années suivantes, feront le succès du thème, sont déjà là, magistralement mis en scène.

La Diseuse de Bonne  Aventure

1596-1597, Caravage,  Louvre, Paris

Le_Caravage_-_Diseuse_de_bonne_aventure
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Une tranche de vie

Au premier degré, le tableau montre une scène banale des rues romaines. Bellori, en 1672, présente le tableau comme une inspiration subite tirée de la réalité : « il (Caravage) appela une gitane qui passait là par hasard dans la rue, la conduisit à l’auberge, et la peignit en train de prédire l’avenir… »


Une intention moralisatrice

Reste que les contemporains comprenaient fort bien la condamnation implicite du naïf : « L’appel à une figure de magicienne renforçait la condamnation morale d’un jeune fanfaron oisif qui cherche les plaisirs et veut ruser avec Dieu sur la prédiction du temps et son propre destin ». Après Caravage, O. Bonfait, 2012, p 131


La différence de potentiel

Toute l’électricité du thème repose sur des oppositions multiples  : fille/garçon, milieu populaire/milieu aisé, habit simple/riches étoffes. Turban contre chapeau à plume, les deux couvre-chefs surplombent la scène  comme les enseignes des deux camps éternellement opposés : nomades contre sédentaires, étrangers contre autochtones, humbles contre superbes.

Le naïf est ici, essentiellement, un natif : il n’a pas l’imagination de ceux qui voyagent, l’astuce de ceux qui doivent se débrouiller pour vivre dans les marges.

Le plumet sensuel

Dans l’Iconologie de Ripa (1593), l’emblème représentant les sens est un jeune homme « avec un panache sur la tête, car les sens sont changeants, tout comme le plumet qui bouge au gré du vent ». Le couvre-chef du jeune homme nous désigne donc d’emblée sa faiblesse : il est gouverné par ses sens.

Le rapport de force

La main gauche fièrement campée sur la hanche, à côté du pommeau de l’épée, clame la force virile du jeune homme. Objectivement, c’est lui le puissant, lui qui est destiné par nature à dominer la situation. Mais sa main droite, celle qui devrait tenir l’épée, est dégantée, sans protection, déjà prise dans le piège des mains agiles de la gitane.

Nous sentons que le jeu est joué, le rapport de force a tourné en faveur de la faiblesse apparente. Comme nous le confirme, très subtilement, le cadrage :  le jeune homme est en retrait, acculé à droite contre le bord du tableau, coincé en haut par les ombres descendantes.

La gitane déjà pousse son avantage.


Le double sens

Toute la puissance du thème est résumée dans le double sens du titre. Officiellement : La diseuse de bonne aventure ; en vérité : La faiseuse de mauvais coups. Nouvelle série classique d’opposition entre le discours et les actes, les belles paroles et les coups bas, les espérances fumeuses et la réalité prosaïque.

L’instant ironique

Les deux personnages sont muets. Caravage a saisi l’instant paradoxal où la « diseuse » se tait, où son discours mirobolant a triomphé du naïf, laissant place à  la communication non-verbale.

Les registres parallèles

De façon simple, mais efficace, la composition est divisée en quarts.

Le_Caravage_-_Diseuse_de_bonne_aventure_Composition

Dans la moitié supérieure, un dialogue de regards maintient le garçon sous emprise tandis que dans la moitié inférieure les mains vivent leur vie propre.

Le registre du haut est celui de la conscience, intense pour la fille et atténuée pour le garçon ; en bas celui de l’insu, où les automatismes de la manipulatrice prennent le contrôle, pour un instant, de la main inerte de sa victime.


L’objet subtilisé

Tandis que l’index continue de caresser une des lignes de la paume, le majeur de la gitane se recourbe en crochet pour faire glisser la bague que le jeune homme porte à l’annulaire.

Le_Caravage_-_Diseuse_de_bonne_aventure_Mains
Après la captation d’attention par la parole, puis par le regard, voici une troisième technique de magie rapprochée : le double stimulus, une sensation tactile masquant l’autre.

Remarquons que l’objet est doublement subtilisé : par la gitane, mais aussi par le peintre, autre prestidigitateur. Le jeune homme ne voit pas le truc, nous non plus nous ne voyons pas la bague.

Dès cette irruption fracassante du thème sont déjà présents les traits qui feront sa fortune dans la peinture occidentale : l’ironie du titre ; les oppositions fortes entre les deux personnages ; les deux registres haut et bas ;  l’idée de retournement de situation où, grâce à son habilité, le pauvre triomphe du riche, l’humble du fat.

Chacun sait, même les jeunes gens naïfs du XVIème siècle, que les gitanes sont habiles et que les prédictions sont mensongères. Le thème ne se limite pas au premier degré, pour dénoncer la crédulité de la jeunesse.  Ce qui est visé, c’est sa futilité et son manque d’imagination. Car si le jeune homme veut bien donner une petite pièce contre un moment d’amusement, à aucun moment il ne pense qu’il risque d’y laisser sa bague. L’échange apparent – petite monnaie contre monnaie de singe – dissimule une transaction lourde : il faut qu’un objet de valeur passe de main en main, c’est à ce prix que le tableau fonctionne. L’élégance supérieure de Caravage est de ne pas insister.

Enfin, notons que cette version se prête à des interprétations hasardeuses : en dégantant, puis dé-baguant le très jeune homme, en lui « prenant son anneau », faut-il comprendre que la gitane le soulage de sa composante féminine et le fait advenir à sa virilité – auquel cas nous serions dans la thématique d’un déniaisage déguisé ? Ou faut-il entendre exactement l’inverse, en prenant l’expression dans son sens le plus trivial ? En inversant les rôles, en donnant à la femme le rôle dominant, il est clair que le thème dérange, et ouvre la porte à bien des ambiguïtés.

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2 La diseuse et sa mère (Vouet)

20 octobre 2012

Vingt ans après Caravage, Vouet reprend le sujet en introduisant un troisième larron : une vieille gitane, qui va forcer le thème dans le sens des bohémiennes voleuses, et expliciter les enjeux d’argent et de sexe que Caravage s’était contenté de suggérer.

Article précédent : 1 La diseuse de Caravage

La Diseuse de Bonne  Aventure

1617, Vouet,  Galleria Nazionale d’Arte Antica, Rome

vouet 1617 diseuse de bonne aventure

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Le rapport de force

L’homme se trouve acculé au centre du tableau, entre la diseuse qui l’attire et la voleuse qui, dans son dos, le soulage de sa bourse.

La composition joue sur la symétrie entre la jeune et la vieille, la belle et la laide, semblablement voilées de blanc. Cependant les expressions des deux femmes sont à contre-emploi : celle qui devrait charmer par sa jeunesse porte sur  l’homme un regard grave ; et celle qui devrait se concentrer sur son larcin sourit de sa bouche édentée et regarde le spectateur d’un air entendu.


Aparté sur l’admoniteur
On appelle ainsi le personnage d’un tableau qui semble prendre à témoin le spectateur. Le procédé avait déjà été indiqué par Alberti :

« Il est bon que dans une histoire, il y ait quelqu’un qui avertisse les spectateurs ce ce qui s’y passe ; que de la main il invite à regarder ». Alberti, De pictura, 1435


L’instant ironique

Et que fait la main droite de l’admonitrice ? Un geste obscène  par dessus l’épaule de sa victime. (voir – Faire la figue).

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Ainsi non seulement la vieille ne se dissimule pas au spectateur, mais en plus elle le prend à témoin de la bêtise du lourdaud  : sa main gauche agrippe sa bourse tandis que, juste au dessus sa main droite figure un sexe masculin minuscule,  montrant ainsi tout le mépris d’une bohémienne en fin de carrière envers tous ceux qu’elle a dupés.

Un gars de la campagne

Si Vouet peut se permettre de tourner l’homme en ridicule, c’est qu’il ne s’agit plus d’un fils de famille trop naïf,  comme chez Caravage. L’antagonisme entre le natif et le nomade, entre le riche et le pauvre, s’est ici transformé en une opposition au sein de la même classe populaire, entre les futées de la ville et le lourdaud de la campagne.


Le tabouret de traite

bottaculCe dernier est probablement un vacher, puisqu’il porte sur l’épaule un tabouret de traite à pied unique (qu’on appelle dans les Alpes Françaises un bottacul) : fixé par une corde sur le fessier du berger, il lui permettait d’avoir les mains libres pour passer d’une bête à l’autre (ci contre un modèle moderne, trouvé sur http://thinlay11.canalblog.com/tag/bergers)

Le choix de cet accessoire rare est ici parfaitement pertinent :

l’homme, après avoir trait ses vaches, se fait à son tour soulager par de plus redoutables femelles.




Les registres parallèles

vouet  1617  diseuse de bonne aventure_Synthese

Dans le registre du haut :

  • à gauche, la main  de l’homme brandit  un symbole phallique ambitieux – qui serait, de par son usage de « bottacul », plutôt menaçant pour son propre  fessier ;
  • à droite, la main  de la vieille raille cette vantardise,  en mimant un sexe masculin miniature et une pénétration ridicule.

Dans le registre du bas :

  • à gauche, les mains caressantes de la diseuse enveloppent la pogne de l’homme ;
  • à droite, la main castratrice de la voleuse le soulage de sa bourse.

Ainsi, cerné par ces deux monstres de puissance féminine que sont la Jeune Fille aguichante et la Vieille Femme rouée,  le pauvre naïf nous est montré pris en sandwich entre ce qu’il voit ou espère, et ce qui est.

Le tableau porte  deux sous-titres. L’un à l’usage des moralistes :

la diseuse et la voleuse

L’autre  à l’intention des connaisseurs du langage des gestes :

le baiseur baisé.

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