Tel la conjecture de Fermat pour les amateurs de mathématiques, Les Epoux Arnolfini est un monstre sacré auquel se sont frottés un jour ou l’autre beaucoup d’amateurs d’art, y compris les professionnels. Au point que l’ensemble des interprétations est devenu aujourd’hui presque plus intéressant que le tableau.
Les époux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres
A une époque où les derniers articles sur la question comportent plus de notes que de texte, est-il encore possible d’apporter sa pierre à l’édifice sans déplacer des montagnes ? Le principal but de cet article est de fournir un point d’entrée rapide à ceux qui voudront se faire une idée par eux-mêmes : les articles principaux sont désormais presque tous accessibles sur internet, et ils valent la visite : petits bijoux d’intelligence, d’érudition, et parfois de mauvaise foi.
Un autre objectif est d’attirer l’attention sur quelques points qui n’ont pas été vus, ou pas suffisamment exploités.
Enfin, pour ne pas échapper à la tradition, je rajouterai tout de même ma propre interprétation à la pile
1 Dans le maquis des interprétations
Chronologie simplifiée
On voit sur la gauche l’hypothèse la plus ancienne, celle selon laquelle le tableau représente Van Eyck et son épouse. Largement minoritaire depuis l’article retentissant de Panofsky, elle a néanmoins la vie dure.
A droite s’épanouit la grande école des « arnolfiniens ». A partir du titre du tableau relevé dans un inventaire de 1516, « Arnoult le Fin », on en a déduit que le couple appartenait à la famille des Arnolfini, riches marchands drapiers italiens établis dans les Flandres. La question étant de trouver lesquels.
Entre 1934 et 1997, tous les chercheurs ont suivi l’autorité de Panofsky, qui identifiait le couple comme appartenant à la branche Arrigo : Giovanni d’Arrigo Arnolfini et Giovanna Cenami. Les interprètes se sont alors différenciés par des raffinements sur la cérémonie représentée : mariage per fidem [B2] , morganatique [B3], fiançailles [B6], voire même « morgengave » pour le petit dernier [B10] (il s’agit d’un don personnel fait par le mari à l’épouse le lendemain des noces). La difficulté étant que la scène représentée ne cadre jamais complètement avec ce que l’on sait des coutumes de l’époque.
Une question très épineuse est le fait que l’homme donne sa main gauche à la femme. Pierre-Michel Bertrand s’est amusé à recenser les justifications proposées :
En 1993, Margaret Carroll [B11] a fait remarquer que la coiffe blanche à cornes, la huve, était portée par des femmes mariées : dans les quelques images de mariage de cette époque, le jeune mariée se présente les cheveux dénoués, avec éventuellement une couronne florale. Ceci aurait dû stopper net les théories sur les fiançailles ou le mariage, mais elles ont continué quelque temps sur leur lancée.
Le vrai bouleversement copernicien est intervenu en 1997, quand Jacques Paviot a trouvé dans un document la date du mariage de Giovanni et Giovanna, qu’on ignorait jusqu’alors : 1447, exit les Arrigo.
Une solution de secours a été trouvée peu après dans une branche collatérale, en la personne de Giovanni di Nicolao Arnolfini et de son épouse Costanza Trenta.
Malheureusement, on s’aperçut rapidement que la malheureuse était morte en 1433 (et probablement bien avant).
Deux issues de plus en plus étroites ont alors été proposées :
Considérées avec le recul, ces impasses et retournements ressemblent à des tentatives désespérées pour sauver un édifice bâti sur du sable, mais qui remplit les bibliothèques. Ils rendent néanmoins hommage à une masse considérable d’érudition et de recherches dans des archives ingrates, qui ont fait beaucoup progresser les connaissances sur le XVème et ses moeurs.
En aparté : le point sur le hic
Le paraphe « Johannes de Eyck fuit hic 1434 », qui ne ressemble à rien de connu, a fait l’objet d’une bataille d’érudition savoureuse, chaque camp traitant l’autre de piètre latiniste (voir le récit de P-M.Bertrand, [B13] p 15 et ss).
Les Eyckiens : « Jan Van Eyck fut CELUI-CI en 1434″
Voici les arguments d’un partisan convaincu de l’autoportrait, Louis Dimier en 1932 [B12b] :
« Il y a inversion du sujet, qui est hic, afin de mettre en avant le nom, qui en est l’objet principal. Le verbe et au prétérit, comme s’adressant à ceux qui plus tard regarderont le tableau. c’est le même style que dans les épitaphes« .
Les Arnolfiniens : « Jean Van Eyck fut ICI en 1434″
Panofski, en 1934 [B2], interprète la formule dans un sens contractuel ( « Jan Van Eyck fut ici-présent »), ce qui crée d’emblée une contradiction avec le manque de précision de la date (« en 1434 »). Panofski réfute la traduction de Dimier en s’appuyant sur des notes de Jirmounsky [B2b], lequel finit par admettre que les deux lectures sont peut être possibles grammaticalement, mais que l’idée d’une épitaphe destinée à la postérité est aberrante.
« Hic jacet Balduinus, Comes hannoniensis… Hic fuit filis comitis Balduini » [0] |
Ci-git Baudoin, comte du Hainaut… Celui-ci fut le fils du comte Baudoin ». |
On voit dans cette épitaphe du XIème siècle le mot « hic » employé dans ses deux sens (adverbe de lieu et démonstratif), mais toujours en tête de phrase. Si Van Eyck avait voulu évoquer une épitaphe, il aurait écrit « Hic fuit Johannes de Eyck ».
Une raison toute simple de mettre le « hic » à la fin n’a pas été remarquée : c’est celle de produire, à l’oreille, un effet d’assonance :
Johannes de Eyck
fuit hic
Il faut aussi noter que les deux parties de la formule, ainsi découpée, se répartissent dans les deux moitiés du tableau, et sont donc à inclure parmi les symétries d’ensemble.
P-M. Bertrand a raison de souligner le « caractère amphibologique », volontairement ambigu, de la formule. C’est pourquoi il est vain, à mon avis, d’essayer d’en tirer argument en faveur d’une thèse ou d’une autre. C’est après avoir compris le tableau que nous finirons par comprendre le sens de la formule, et non l’inverse.
Panofsky avait fait du tableau le cheval de bataille pour sa théorie du « symbolisme déguisé », propension des Primitifs flamands à utiliser les objets de la vie quotidienne comme vocabulaire d’un discours sur le Sacré.
Après une phase d’admiration et de sidération, la génération suivante n’a eu de cesse de déboulonner le commandeur, et toute une série d’articles se sont attachés à prouver que le tableau ne dit pas plus que ce qu’il montre (Bedaux [B4], Campbel [B8]).
Pour éviter de faire perdre du temps à certains lecteurs, précisons d’emblée que je me classe dans une catégorie peu fréquentée : celle des Eykiens hyper symbolistes.
Pour éviter les redites, je ne reprendrai pas les arguments habituels contre la thèse de l’autoportrait : Pierre-Michel Bertrand [B13] les a réfutés point par point, et je me place dans la continuité de sa thèse, à savoir que le tableau a tout à voir avec la naissance, en 1434, du premier enfant des Van Eyck.
2 Une oeuvre autoportante ?
La première question à se poser, face à un tableau qui résiste depuis si longtemps aux exégèses, est celle de sa complétude : ne nous manquerait-il pas une pièce indispensable ?
Plusieurs tableaux de Van Eyck s’expliquent par l’inscription sur le cadre, conçue par le peintre lui-même (voir La Vierge dans une église : ce que l’on voit (1 / 2)).
En 1599, le voyageur allemand Jacob Cuelvis, visitant l’Alcázar royal de Madrid, y voit le tableau qu’il décrit ainsi :
« Une image qui représente un homme et une jeune femme unissant leurs mains comme s’ils étaient en train de se faire une promesse de mariage. Il y a beaucoup de choses écrites et aussi ceci : « Promittas facito, quid enim promittere laedit ? Pollicitis dives quilibet esse potest »
La citation provient de L’Art d’aimer d’Ovide (vers 443 et 444) :
« Promettez, promettez, cela ne coûte rien ; tout le monde est riche en promesses. »
L’inventaire de 1700 précise que l’inscription se trouvait sur le cadre, et l’interprète dans un sens satirique :
« Une peinture sur bois avec deux portes qui se ferment, un cadre en bois doré et des vers d’Ovide inscrits sur le cadre de la peinture, qui montre une femme allemande enceinte, vêtue de vert, serrant la main d’un jeune homme ; ils semblent se marier de nuit, et les vers déclarent qu’ils se trompent l’un l’autre et les portes sont peintes en faux marbre ».
La plupart des historiens d’art pensent que le cadre a été rajouté au XVIème siècle, à un moment ou le tableau n’était plus compris. Quelques-uns (Harbison [B5] , Koster [B9] , Colenbrander [B10]) ont tenté d’intégrer les vers d’Ovide à leur interprétation, sans trouver de point d’accroche bien convaincant.
Détail du banc | Reflet |
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Les détails qui ont pu jouer en faveur de l’interprétation grivoise sont peu nombreux :
Jean-Philippe Postel ([B19], p 35) et François Bénard [1] ont poussé aux limites cette lecture, supposant qu’« Hernoult le Fin » signifierait « le fin cocu » : l’homme au chapeau serait-il un jeune naïf promettant le mariage à une fille enceinte, un amant, un mari dont le chapeau masque les cornes ?
Une possibilité serait qu’il soit l’amant, le reflet montrant le futur immédiat : lorsque le mari passe le pas de la porte, les promesses s’arrêtent et l’excitation (le chien) disparaît.
Mais quelque histoire qu’on imagine, on se heurte au manque criant de ce type d’indices explicites que les hollandais multiplieront dans les scènes de genre : nous sommes ici deux siècles plus tôt, et l’idée même de scène de genre n’existe pas encore.
D’ailleurs, comment concilier l’ambiance digne et solennelle, le miroir orné de scènes de la Passion, avec une histoire de fesses, qui plus est cautionnée par le paraphe glorieux de Van Eyck en plein milieu ?
Le plus probable est que le sobriquet d’Hernoult le Fin donné au tableau 80 ans après sa réalisation, et le cadre avec les vers d’Ovide, aient la même origine : une mésinterprétation postérieure.
Femme à sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum. |
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Une piste plus sérieuse est offerte par ce tableau disparu, dont les ressemblance avec les Epoux sont nombreuses. Je vous laisser les rechercher (la solution est là [2] ).
Une autre ressemblance possible concerne les deux accessoires de propreté : le peigne (posé à côté de la cuvette) et la brosse (accrochée à la cathèdre).
La seule chercheuse à avoir exploré la piste d’une paire est Linda Seidel [B12a]. Pour elle, les deux tableaux auraient été commandés à Van Eyck dans le cadre des tractations en vue du mariage de Giovanni d’Arrigo avec Giovanna Cenami. Ainsi :
L’inconvénient de ce beau scénario est la présence de la même femme à la coiffe en cornes : elle ne peut être d’un côté une « servante » et de l’autre la mariée.
Femme à sa toilette, 15ème siècle, Witt library, Courtaud institute
Ce type de composition érotique n’était pas unique, comme le montre ce tableau anonyme, connu seulement par sa photographie. Par ailleurs, on sait par une description de Facius que Van Eyck avait réalisé un autre tableau d’une femme nue dont le dos, ainsi que de nombreux autres détails se reflétait dans un miroir ([2a], note 3). Nous sommes donc en présence, non pas d’un pendant opposant un miroir profane et un miroir sacré, mais d’une série explorant le thème moderne et affriolant du miroir. Notre vision du miroir des Arnolfini comme exceptionnel est donc faussée par la disparition presque totale des oeuvres de cette veine érotique, dans laquelle van Eyck excellait dans les années 1434.
Les analogies entre les deux oeuvres ont une explication toute simple : comme plus tard Vermeer, Van Eyck réutilisait les types de composition qu’il avait déjà mis au point, les objets qu’il avait l’habitude de peindre, et les modèles qu’il avait sous la main : c’est probablement, comme le prétend la tradition, sa propre épouse qui a posé pour les deux femmes à la coiffe, et peut-être aussi pour la femme nue.
Il reste que la Femme à sa toilette est tout aussi énigmatique que les Epoux. On ne connaît pas la raison des gestes parallèles des deux femmes, l’une essorant une éponge dans la cuvette tandis que l’autre semble presser une orange dans une fiole. Le miroir donnait-il à ces gestes une autre signification ? Ou permettait-il de voir, sur sa tranche, un voyeur ou un visiteur, celui qui a laissé ses socques sur le sol ?
Retenons deux détails qui nous serviront pour la suite :
Dans un ouvrage récent [B14a] , Marco Paoli est parti de l’idée que le miroir et le lustre pourraient évoquer deux éléments de ce poème, très apprécié à la cour de Bourgogne :
A la suite d’Harbison [B5], il relève les sous-entendus amoureux de l’image, et en tire une conclusion tranchée :
« Le tableau a pour propos d’évoquer, avec le Roman de la Rose en arrière-plan épique, le moment du premier acte sexuel entre les jeunes mariés Jan et Margaretha. Le peintre n’a pas voulu être trop explicite, et les références à l’intrigue sous-jacente du poème, et au thème érotique, sont déguisées dans les objets ordinaires placés à l’intérieur de la pièce. La coexistence de métaphores érotiques et de symboles chrétiens (le chapelet, les scènes de la Passion) témoigne de la volonté de concilier la force naturelle de l’amour charnel avec les fondements du mariage catholique… En fait le tableau combine trois étapes de l’histoire de ce mariage : la conception, la grossesse, la naissance (et le baptême) de l’enfant. »
Marco Paoli ne craint pas de voir dans la bougie allumée du lustre l »‘ardant cirge » symbolisant la passion amoureuse…
…et décèle dans les chaussures une position suggestive (je l’ai volontairement exagérée dans l’image).
La chasse aux allusions sexuelles est un sport qui marche à tous les coups, et les références au Roman de la Rose restent fragiles. Je montrerai plus loin qu’il n’y a pas besoin de faire appel à ce texte pour retrouver, par des arguments internes à la composition, certaines des intuitions de Marco Paoli.
Ayant éliminé les trois pistes externes, il ne nous reste plus qu’à compter sur la logique interne de la composition. Mais auparavant, il nous faut explorer d’un peu plus près la pièce et ses détails.
3 Comprendre le lieu
Le fait que Van Eyck n’utilise pas une perspective à point de fuite unique empêche une reconstitution exacte de la pièce. Moyennant quelques hypothèses raisonnables [1a], il est néanmoins possible de s’en faire une représentation assez précise.
P. H. Jansen Zs. M. Ruttkay, The Arnolfini Portrait in 3d [1a]
Cette image fait comprendre trois points importants :
Position apparente du lustre
Le point de vue choisi par Van Eyck produit trois illusions :
Annonciation
Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers
Bien que la plupart de ces bancs soient à trois places, il en existait aussi à deux places : celui-ci, comme l’a noté Jacques Paviot [B1], fait bien office de prie-Dieu.
Cette reconstitution montre que la courtine qui masque à demi la cathèdre n’est pas plaquée contre le lit, mais s’en écarte assez largement. Cette anomalie est d’autant plus étrange qu’elle rend la cathèdre inutilisable. La raison en est sans doute que, comme le montre la réflectographie à infrarouges [B7] , la cathèdre n’était pas prévue au départ : ayant déjà peint le lit, Van Eyck s’est contenté de la caser comme il a pu.
Pour autant, ceci n’explique pas l’écart entre la courtine et le lit, peu compréhensible du point de vue de l’époque, à savoir les économies d’énergie.
Songe d’Evrard de Conty, Livre des échecs amoureux, XVèeme siècle, BnF, Francais 9197 f.13
« Comment Nature se monstre a l’acteur du livre ryme. et ensaigne que on ne doit pas prendre parolles a la lettre du tout ains convient faindre aulcunnesfois pour pluiseurs causes »
Je n’ai trouvé que ce seul exemple de courtine excédant largement la taille du sommier, justifiée ici par la présence d’une large estrade. Chez Van Eyck, cette estrade, qui servait à isoler le lit du froid, existe aussi (on la devine sous le tissu) mais elle reste dans le périmètre du couvre-lit.
Les deux raisons que je vois à ce décalage anormal ne sont pas pratiques, mais purement graphiques :
On constate par ailleurs que le lustre est accroché assez bas, à frôler le chapeau de l’homme.
Van Eyck ne semble pas particulièrement gêné par ces problèmes spatiaux. Comme le note Margaret Koster [B9] :
« Les écarts d’échelle entre le lustre, le miroir et même les personnages, par rapport à l’espace qu’ils habitent (les erreurs de cet artiste semblent inconcevables), ainsi que l’absence de cheminée, rendent impossible de voir l’image comme celle d’une pièce qui a réellement existé. C’était la pratique typique de Jan van Eyck : construire des espaces qui – bien que tout à fait crédibles – sont en fait imaginaires. »
Bien qu’imaginaire, la pièce obéit néanmoins aux standards de l’époque, comme l’illustre un détail passé inaperçu :
Annonciation (détail) Rogier van der Weyden, Musée des Beaux Arts, Anvers |
Annonciation (détail) Van der Weyden, vers 1434, Louvre |
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Cette différence, qui nous semble minime mais qui ne devait pas passer inaperçue aux yeux des contemporains, fournit une indication intéressante :
Ceci confirme d’une nouvelle manière la conclusion que suggérait déjà la présence du garde-corps : la chambre des Epoux est située à l’étage.
Annonciation (détail) Van der Weyden, vers 1434, Louvre |
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La comparaison entre le lustre de Van Eyck (à six bras) et celui de Van der Weyden (bien plus facile à dessiner, avec seulement quatre bras) met en valeur l’extraordinaire précision, quasiment photographique, du premier.
Le lustre de Van Eyck est orné de symboles christiques : une grande croix ouvragée sur chaque bras, six trous cruciformes dans le moyeu. A l’inverse, celui de Van der Weyden est décoré de manière profane (lion, blasons suspendus), ce qui est normal puisque lors de l’Annonciation le Christ n’est pas encore présent.
On remarque, à la limite du panneau de Van Eyck, deux cordes de suspension que Van der Weyden montre en totalité : il s’agissait d’un mécanisme permettant de faire descendre le lustre pour le recharger en bougies, en agrippant avec un crochet l’anneau du bas (tenu chez Van Eyck par la gueule d’un lion).
Les deux artistes ont placé à gauche une bougie, allumée pour l’un et éteinte pour l’autre. On remarque chez Van Eyck une seconde bougie, complètement consumée : Margaret Koster l’utilise à l’appui de son hypothèse selon laquelle la femme en dessous est morte.
Campbell ([B8] p 187) a signalé en bas à droite la possibilité d’une troisième bougie, presque complètement masquée par la croix : type de micro-détail sur lequel il est acrobatique d’échafauder ([B19], p 106).
Charles le Téméraire surprenant David Aubert en train de calligraphier
attribué à Loyset Liedet, avant 1472, Histoire de Charles Martel, Bibliothèque royale, ms. 8, fol. 7, Bruxelles,
Outre la poutre centrale et le lustre, Loyset Liedet a recopié le miroir, le chapelet et la brosse. En à la place du paraphe de Van Eyck, il a écrit sur le mur la devise des ducs de Bourgogne :
Je l’ai emprins (entrepris) / Bien en aveigne (que cela me soit agréable)
Elle s’applique probablement, en l’espèce, à la réalisation de l’Histoire de Charles Martel, oeuvre monumentale et de prestige, entreprise par Philippe le Bon et poursuivie par son fils Charles le Téméraire.
Annonciation
Van der Weyden (attribution), vers 1434, Louvre
Van der Weyden accroche lui-aussi son lustre à la poutre médiane, ce qui est parfaitement logique : on pouvait ainsi plaquer sur le flanc de la poutre le mécanisme contenant les poulies.
Vierge à l’Enfant dans un intérieur
Petrus Christus (attribution), 1460-1467, Atkins Museum, Kansas City
Dans cette pièce dont le mobilier doit beaucoup aux Epoux, Petrus Christus nous montre ce mécanisme encastré cette fois sous la poutre centrale.
Ceci confirme la position anormale du lustre de Van Eyck, qui n’éclaire qu’une moitié de la pièce (pas de second lustre dans le reflet).
En aparté : quelques modèles de lit à courtines (SCOOP !)
L’Annonciation du Louvre détaille à plaisir, à côté du lustre, le mécanisme de suspension du lit. La disposition des fils se révèle tout à fait logique :
Annonciation de Clugny, Memling, 1465, MET
Ce lit peint par Memling, d’après un dessin de son maître Van der Weyden, est exactement du même modèle.
La naissance de Saint Jean Baptiste
Main G, 1422-24, Heures de Turin-Milan, fol. 93v, Turin
L’image du manuscrit de Turin est généralement daté des années 1422-24 et attribuée à une main G qui pourrait être le jeune Van Eyck, mais aussi bien l’attribution que la date ont été récemment contestées ( [3], [4]).
Quoi qu’il en soit, pour ce qui nous intéresse ici, le lit « eyckien » des Heures de Milan-Turin est assez différent du modèle à la Van der Weyden. S’il s’en rapproche par les attaches externes à trois points, il en diffère néanmoins par les anneaux internes, qui ne coulissent pas sur des fils, mais sur des tringles rigides. Il est probable, vu la cherté du métal, qu’elles étaient réalisées en bois.
On voit au dessus du coin droit, le fil montant verticalement qui supporte ces tringles (celui du coin gauche a été oublié). Les liens en biais ne servent pas à soutenir les courtines, mais seulement à maintenir en tension le ciel de lit.
Annonciation de Petrus Christus (détail)
Dans l’image de droite, j’ai complété par symétrie les parties marquantes de la menuiserie et déterminé l’emplacement des poutres. On constate :
Les suspensions sont escamotées par la poutre médiane, mais l’absence des fils en oblique (et des plis correspondant) suppose l’existence d’un cadre rigide tendant le ciel de l’intérieur et supportant les tringles des rideaux. Ce cadre devait être porté à l’arrière par des poteaux d’angle assujettis à la menuiserie, et suspendu à l’avant par des fils verticaux partant du plafond : système mixte qui concilie la stabilité des poteaux et l’avantage de pouvoir dégager, en les nouant, les deux pans encombrants, ceux de l’avant.
Annonciation, Jan Provost, vers 1500, collection particulière
C’est ce type particulier de courtines, mi fixées mi suspendues, que nous montre cette Annonciation bien postérieure (noter par ailleurs un nouvel exemple de banc à deux places)..
Annonciation (détail), Anonyme florentin, 1420-30, Ashmolean Museum, Oxford
Dans ce lit italien, sans ciel, un seul crochet métallique suspendu au plafond assure le croisement des tringles.
Ceci répond à deux questions qu’aucun commentateur ne s’est posées concernant le lit des Epoux :
La réponse est que cette paroi ne s’ouvre pas et que la bande retombante est là pour masquer le cadre de suspension. Les courtines latérales et frontales doivent comme d’habitude coulisser sur des tringles.
Ce petit mystère résolu pourrait sembler anecdotique, mais il trouvera plus loin son importance : retenons que les courtines sont posées, à l’arrière, sur une armature en bois.
Article suivant : 2 Les époux dits Arnolfini 2 / 2
4 Le miroir de la Passion
Alors que le reflet a suscité tant de commentaires, le cadre du miroir n’a pas intéressé grand monde. C’est pourtant un objet très exceptionnel, et qui en dit long.
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Réflectographie à infrarouges (détail)
Le miroir, de même que la brosse qui le jouxtait, était prévu dès l’origine; mais les deux étaient nettement plus grands. L’absence de tracés sous-jacents pour le chapelet, la signature et la statue de Saint Marguerite montre qu’ils ont été rajoutés à la fin. Et le cadre comportait huit médaillons au lieu de dix.
Ainsi le tableau a évolué vers une miniaturisation plus poussée, permettant de caser plus d’objets.
Le passage de huit médaillons à dix a aussi compliqué les choses d’un point de vue théologique : placer la Crucifixion en haut et au centre imposait de trouver quatre scènes se passant après la Mort du Christ, alors que pour les scènes d’avant on n’a que l’embarras du choix : d’où sans doute l’intrusion de cette scène assez rare, la Descente du Christ aux Limbes.
Margaret Koster a utilisé cette répartition pour étayer sa thèse selon laquelle la femme, placée du côté des scènes après la mort du Christ, était également morte. Mais cette répartition découle mécaniquement de la place de la Croix au sommet de ce petit Golgotha domestique. De même, Van Eyck n’avait guère le choix pour la scène diamétralement opposée, qui ouvre l’histoire de la Passion : la Prière dans le Jardin des Oliviers, devant la coupe apporté par un ange, est le moment où le Christ est pris d’angoisse devant la certitude du supplice qui vient.
On ne peut qu’admirer l’habileté avec laquelle Van Eyck a su, en quelques touches minuscules, rendre facilement reconnaissables ces dix scènes de la Passion.
Cadre de miroir (disparu) à médaillons (disparus) , XVème siècle, Lübeck, fig 149 [5]
La plupart ne s’appesantissent pas sur la question : Campbell [B8], qui trouve tout ordinaire, prétend que les miroirs ornés de scènes religieuses étaient fréquents : mais il n’en cite que deux, sans grand rapport. D’autres pensent au contraire que, compte-tenu du caractère supposément diabolique du miroir, il est anormal d’en trouver : ce qui est tout aussi excessif, mais dans l’autre sens.
Mis à part Margaret Koster, qui n’a retenu de la symétrie du cadre que l’opposition mort / vivant, le seul autre historien d’art qui s’est penché sur la question est Robert Baldwin [6], dans son long article de 1984. Il n’aborde pas la question des scènes choisies par Van Eyck, mais traite plus généralement des métaphores du miroir et du mariage dans les textes religieux.
Une première métaphore du mariage est celle du Christ et de l’Eglise, au travers de sa Passion :
« Le miroir de Van Eyck, entourant par des scènes de la Passion un couple marié, montre le mariage comme l’image paulinienne, ou la réflexion, du mariage du Christ avec son église. »
Une autre métaphore est celle du mariage entre le Christ et l’âme purifiée du péché :
« Par une variété de canaux…, l’idée paléochrétienne d’Imitatio Christi avec son noyau de théorie paulinienne de l’image a été transmise à la fin du Moyen Âge. Invariablement, nous entendons que contempler la passion du Christ ou le suivre sur quelque chemin que ce soit – de l’entrée dans la vie monastique à la simple réception des sacrements – participe à un voyage ascensionnel, à une transfiguration dont le point culminant est l’union avec Dieu dans la Nouvelle Jérusalem, lors du «mariage» final avec l’agneau décrit dans le livre de l’Apocalypse. »
Une troisième métaphore est celle de l’Eglise comme miroir :
« Car l’épouse du Christ, l’Église, est également l’intermédiaire par lequel la grâce sacramentelle est dispensée ou reflétée dans l’âme des fidèles, réformant leur Imago Dei et préparant leur mariage final dans le monde à venir…. Van Eyck a pu l’exprimer en alignant sur un axe vertical le Christ crucifié, le miroir, les mains jointes et le chien, symbole de la Foi. »
Ces recherches ne fournissent qu’un cadre général d’explication, un aperçu sur l’état d’esprit de l’époque : mais Baldwin a eu grand mérite de pressentir, au détour de cette dernière phrase, une forte relation géométrique entre le cadre, le reflet, et d’autres éléments de la pièce.
Scènes de la Passion (revers du Saint Jean à Patmos)
Bosch, vers 1489, Gemäldegalerie, Berlin
Un bon demi-siècle après Van Eyck, Bosch a la même idée d’une composition annulaire, autour d’une scène centrale assez énigmatique : le mont dans lequel brûle un brasier semble être une transposition mystique de l’île de Patmos, sur laquelle l’Aigle de Saint Jean se transforme en la figure christique du pélican nourrissant ses enfants avec ses entrailles.
Ce qui nous intéresse est bien sûr les sept scènes de la Passion communes avec celles de Van Eyck (en blanc), disposées dans le même sens de lecture et avec la Crucifixion au sommet. Bosch a adjoint à la scène de la Flagellation celle de la Dérision du Christ (en vert). En revanche, côté post mortem, il n’a pas retenu les trois scènes développées par Van Eyck (en rouge).
L’idée d’un paysage continu fait que la taille des scènes diminue de bas en haut, en s’enfonçant dans la profondeur. On notera cependant que, vues à plat, les scènes se répondent dans une symétrie gauche-droite :
Cette répartition symétrique est encore plus frappante chez Van Eyck, avec des appariements différents :
A la lecture chronologique, selon le cercle, se superpose donc une lecture bilatérale. Le passage de huit scènes à dix est cohérent avec cette idée de privilégier l’axe de symétrie vertical.
Pour décrire cette symétrie, l’opposition vivant / mort est sommaire.
On peut déceler une certaine polarité masculin / féminin avec :
Panorama de Jérusalem, vers 1495-97, Museu Nacional dos Azulejos, Lisbonne [7a]
A la fin du siècle, un artiste flamand anonyme réalisera, pour la reine Eléonore du Portugal, cette vue panoramique de Jérusalem, avec quatorze scènes de la Passion (en vert les scènes communes avec Van Eyck, en jaune les autres). Le parcours est représenté de manière fragmentaire (flèches blanches), car il est impossible, à cause de certains allers-retours du cortège, de concilier complètement la topographie et la chronologie. Néanmoins les dernières étapes (J à O) retrouvent la même solution que celle du miroir : mettre d’un côté les scènes avant la Crucifixion, et de l’autre les scènes après. D’autres compositions de Van Eyck (voir 3 : en terre chrétienne) semblent obéir à la même idée d’un double chemin, vers et depuis le Golgotha.
La logique qui s’impose est bien plus originale :
Ce double mouvement de montée puis de descente imprime son dynamisme à l’ensemble de la composition, et va nous permettre de la lire comme Van Eyck l’a écrite.
On peut d’ailleurs se demander si le chapelet juste à côté du miroir, par sa division en deux pans, n’est pas une indication de lecture des médaillons, puis des objets de la pièce qu’ils éclairent tour à tour…
…un peu comme les perles d’ambre projettent leur reflet sur le mur.
5 Les symétries de la pièce
De nombreux commentateurs ont noté que la pièce s’organise selon une symétrie gauche / droite et masculin / féminin. Jacques Paviot la décrit, de manière intéressante, en termes héraldiques :
« A ce stade d’étude du tableau, nous pouvons en proposer une interprétation héraldique el morale. Vous pouvons diviser la peinture en deux parties verticales (écu parti). Sur la droite (dextre), se trouve l’homme. Ses patins et sa position devant les fenêtres le relient au monde extérieur; le coffre aux biens de ce monde. Sur la gauche (senestre), se trouve la femme, vers l’intérieur de la pièce et de la maison). Le lit et la statuette de sainte Marguerite indiqueraient que le but de la femme sur terre est de donner des enfants à son mari. « Jacques Paviot [B1]
Ce sont ces appariements symboliques, accentués par la symétrie forcée de la pièce, qui suggèrent à tout un chacun une intention plus ambitieuse qu’un simple portrait de couple.
C’est l’occasion de rappeler que la position du mari, à main droite de l’épouse et donc à gauche du tableau, obéit à la convention pratiquement intangible du portrait marital (pour les rarissimes exceptions, voir 1-3 Couples irréguliers).
Le fait que les scènes du miroir et certains éléments de la pièce soient organisés selon la même symétrie bilatérale, est une nouvelle incitation à les lire selon la même grille.
Au niveau 3 de cette grille, la fenêtre (ouverte sur le monde) fait pendant au lit (clos sur l’intimité).
Plus haut, au niveau 5, on découvre que les vitraux (rigides, mais transparents) font écho à la « pente », bande horizontale du ciel qui cache le système de suspension des courtines (souple, mais opaque).
Entre les deux, le niveau 4 est plus obscur : il nous conduit à associer le jardin (avec son cerisier couvert de fruits) et le noeud rouge : analogie purement visuelle de couleur et de forme ?
En bas, le niveau 2 est encore moins clair : on est réduit à associer le coffre avec le seul meuble qui reste, la cathèdre.
Naissance de St Jean Baptiste
Missel de Jean du Berry 1400-25, BNF Lat 8886 fol 413
Susan Koslow a consacré une longue étude au motif du rideau noué en forme de sac, qui apparaît souvent (mais pas exclusivement) dans les scènes de naissance, de mort, ainsi que dans les Annonciations. Elle y explique, de manière très argumentée, comment cet élément décoratif a pu, dans l’imaginaire des peintres flamands, et pendant la courte période qui nous intéresse, être associé à l’idée de fécondation, voire d’Incarnation.
« Le grand problème pour les artistes était de découvrir un moyen permettant, tout en préservant le mystère fondamental de l’Incarnation, de montrer, sans violer le décorum, comment ce mystère a eu lieu. C’est seulement en Flandres que ce problème a été résolu ». Susan Koslow [8]
Depuis toujours, la coagulation du fromage est déclenchée par la présure, substance provenant de la caillette, un des estomacs du veau :
« Pour faire du fromage, on a de la présure ou du lait caillé, qu’on trouve et qu’on conserve salé, dans l’estomac du veau, suspendu dans un lieu chaud, au coin de la cheminée. » Article Fromage, Encyclopédie de Diderot et d’Alembert
On comprend bien l’association visuelle entre l’estomac suspendu et le rideau noué. Mais elle se nourrit d’un analogie très connue au Moyen-Age [9], entre la fabrication du fromage et la formation de l’embryon. Elle remonte à Aristote :
« C’est le mâle qui apporte la forme et le principe du mouvement; la femelle apporte le corps et la matière, de même que, dans la coagulation du lait, c’est le lait qui est le corps, tandis que c’est le petit lait, la présure, qui a le principe coagulant. » [10].
Annonciation, Petrus Christus, 1452, Gemäldegalerie, Berlin
Il ne fait pas de doute que, dans ce tableau d’un disciple de Van Eyck, le sac-rideau frôlé par le sceptre de l’ange participe de la symbolique utérine.
Si certains contemporains étaient capables d’interpréter ainsi le sac-rideau dans une Annonciation, a fortiori devaient-il, dans un tableau profane, saisir l’analogie entre celui que Van Eyck avait fait entrer (quelque peu aux forceps) dans le champ de l’image, et le ventre rebondi de la femme juste à côté.
6 Le miroir organisateur
Pierre-Michel Bertrand ([B13], p 64 et ss) a souligné combien l’aménagement de la chambre correspond point par point à ce qui était préconisé pour l’accouchement des femmes de la bonne société : le tapis pour le confort, la banquette pour les visiteuses (ou les sages-femmes), le lit pour l’attente avant et le repos après.
J’irai un peu plus loin que lui en proposant que la cathèdre, sanctuarisée par l’effigie de la patronne des femmes enceintes, est la chaise préparée pour l’accouchement : car avant le XVIIème siècle, les femmes accouchaient assises ou accroupies [11].
Je prend ici comme hypothèse que la femme du tableau est enceinte. Pour ceux qu’intéresse ce débat totalement miné, on peut consulter cet article récent [11a] qui explique que la femme n’est pas enceinte, malgré tous les indices concordants, justement parce que la mode de l’époque voulait que les femmes paraissent enceintes. La logique de l’argument m’échappe.
Sostrate (la mère) et Canthare (la nourrice), Comédies de Térence, Début XVème, Bibliothèque de l’Arsenal, Ms-664 fol 13v Gallica [12] | Naissance d’Alexandre le Grand, François Maitre, 1475-1480, La Cité de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 233r |
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Quelques rares images nous livrent la crudité d’une méthode d’accouchement de l’époque : se laisser pendre à un linge noué au lit au à la cathèdre (ce qui donne une utilité inattendue à la statue de Sainte Marguerite !).
Faisons l’hypothèse que la femme est enceinte, et que le décor de la pièce, de son côté, est une métaphore de l’Enfantement.
En lisant de haut en bas les points significatifs suggérés par les symétries du cadre du miroir, on rencontre successivement :
De même que les quatre scènes de la moitié droite du cadre évoquent une Descente sacrée, de la Croix jusqu’aux Enfers puis à la Résurrection, de même la moitié droite de la chambre évoque une séquence profane et féminine, une « descente » du tissu comme métaphore de la mise-bas.
Tout se passe comme si les médaillons découpaient dans la pièce des secteurs et irradiaient de sens les objets qu’ils contiennent. Dans cette vision rayonnante :
Crucifixion au Dominicain (détail)
Hermann Schadeberg, 1410-15, Musée Unterlinden, Colmar
Pour que ce détail important soit visible, Van Eyck a dû concevoir la seule cathèdre à siège trapézoïdal de son oeuvre, et sans doute de son époque….
Pour être complète, la lecture selon les symétries du miroir impose de trouver, entre les quatre points significatifs de la moitié gauche, quelque chose qui « remonte ». Voyez-vous de quoi il s’agit ?
La mise en correspondance entre les médaillons et les objets des secteurs est, de ce côté, bien plus laborieuse :
Tous nos points significatifs (moins la cathèdre) se retrouvent dans le reflet, ce qui est bien normal puisqu’ils sont liés à la structure de la pièce.
Et c’est alors qu’apparaît l’élément qui, dans la vue de face, nous manquait pour évoquer l’épisode du Portement de croix : le symbole inespéré de l’aisselier, cette pièce de bois en triangle qui soutient la grande poutre centrale.
Les oranges du tableau ont été particulièrement étudiées. On a pu montrer que les « sinaasappel » (littéralement pommes de Chine) étaient disponibles à Bruges, importées d’Espagne, mais réservées aux gens très riches : en 1419, 4 oranges valaient environ un mois de salaire d’un maître charpentier [5a]. Les interprétations anti-panofskiennes les rangent donc parmi les objets de luxe ostentatoire (tissus, fourrures, chandelier de cuivre, tapis), qui font du tableau, selon eux, une sorte d’appartement-modèle truffé d’importations Arnolfini.
Panofsky ne parle pas des trois oranges du coffre, mais interprète celle qui est isolée :
« le fruit sur le rebord de la fenêtre rappelle, comme dans les Madones d’Ince Hall et de Lucques, l’état d’innocence avant la Chute de l’Homme. ». ([B2a], p 203),
Vierge de Lucques (détail)
Van Eyck, 1435-40, Städel Museum, Francfort.
Effectivement, les deux oranges de la fenêtre, plus celle que l’enfant tient dans sa main gauche, fonctionnent ici en symbiose avec le lait du sein et l’eau de la carafe : nous sommes dans une sorte de capsule stérile, isolée hermétiquement du monde contaminé par le Péché, et gardée par les lions en or du Trône de Salomon. Mais rien n’oblige que, dans la pièce luxueuse des Arnolfini, les oranges aient la même valeur positive.
Sous l’influence de Panofsky, la plupart des commentateurs voient en elles, d’une manière ou d’une autre, une allusion au fruit défendu et au Paradis, en relation avec les médaillons de la Passion qui rappellent que Jésus est mort pour racheter l’humanité du Péché originel.
Harbison ([B5] , p 263) laisse de côté cette valeur religieuse : pour lui elles sont, tout comme les cerises, associées en tant que « fruit » à l’idée de fertilité ; on les rencontre d’ailleurs dans certains rites de mariage.
La question peut nous sembler idiote aujourd’hui, mais avant le milieu du XIVème siècle, on ne connaissait guère en Europe du Nord que des variétés du genre Citrux.
Eve (détail), Retable de l ‘Agneau Mystique, Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand |
Citrus × aurantium |
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James Snyder [5b] a identifié le fruit que Van Eyck a peint dans la main d’Eve comme un type de citron appelé « pomum adami », la pomme d’Adam, probablement cause de l’empreinte circulaire qui évoque une morsure). Un article plus récent [5c] l’identifie comme le « Citrus × aurantium », appellé « pomme d’Adam » depuis les Croisades, et connu aujourd’hui sous le nom d’orange amère.
Les Epoux (détail) Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres |
Citrus × aurantium |
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Il est très probable que, pour évoquer la même idée de la faute d’Eve, Van Eyck ait repris le même fruit que deux ans auparavant : non pas des oranges douces luxueuses, mais des oranges amères, couramment utilisées pour leur propriétés pharmaceutiques.
Dans la pensée médiévale, Judas et Pilate sont deux « maudits » dont les vies, dans les lectionnaires, sont racontées l’une après l’autre [5d] . Une forme d’association de malfaiteurs les unit, comme le raconte la Légende Dorée :
« Un jour que Pilate regardait de son palais dans un verger enclos, il fut pris d’une telle envie d’avoir des pommes qui s’y trouvaient qu’il faillit presque tomber faible. Or, ce jardin appartenait à Ruben, le père de Judas; mais Judas ne connaissait pas son père, ni Ruben ne connaissait son fils, parce que, d’abord, Ruben pensait que son fils avait péri dans la mer; et ensuite que Judas ignorait complètement qui était son père et quelle était sa patrie. Pilate fit donc mander Judas et lui dit : « J’ai un si grand désir de ces fruits que si j’en suis privé j’en mourrai. » Alors Judas s’empressa de sauter dans l’enclos et cueillit des pommes au plus vite. Sur ces entrefaites, arrive Ruben qui trouve Judas cueillant ses pommes. Alors voilà une vive dispute qui s’engage : ils se disent des injures ; après les injures, viennent les coups; et ils se font beaucoup de mal ; enfin Judas frappe Ruben avec une pierre à la jointure du cou, et le tue ; il prend ses pommes et vient racontera Pilate l’accident qui lui est arrivé. C’était au déclin du jour, et la nuit approchait, quand on trouva Ruben mort. On croit qu’il est la victime d’une mort subite. Pilate concéda alors à Judas tous les biens de Ruben ; de plus, il lui, donna pour femme l’épouse de ce même Ruben ». Légende Dorée, vie de Saint Matias [5e]
Judas et Pilate, Evangéliaire de Klosterneuburg, vers 1330, Schaffhausen Stadtbibliothek , Gen. 8 fol 224r
Ainsi Judas et Pilate sont liés par le vol de pommes dans un jardin, et un parricide imité d’Oedipe.
Avant cet épisode, Judas avait tué son frère adoptif dans l’île de Scarioth. Avant même de trahir Jésus, il est donc l’auteur de trois crimes majeurs : fratricide, parricide et inceste.
Pilate, toujours d’après la Légende Dorée (Passion), avait quant à lui commis un fratricide.
Mettre en relation les fruits et les trois médaillons qui leur correspondent va nous permettre de leur donner une signification moins conventionnelle, et qui n’appartient qu’à ce tableau : le fil conducteur étant ici l’idée de la Faute.
Commençons par les fruits à l’intérieur de la pièce, des oranges amères, coupées de leur arbre, héritières de la pomme cueillie par Eve dans sa Faute originelle.
Les huit médaillons latéraux illustrent un double circuit :
La comparaison entre l’engendrement et la fructification est courante au Moyen-Age :
« L’enfant pend à la mère en la matrice, si comme pend la pomme à l’arbre par la queue, jusques à tend qu’elle est meure »
Jean Bonnet, Placides et Timeo ou Li secrès as philosophes, 13ème siècle ( [B13] , p 79)
La correspondance horizontale entre les cerises dans l’arbre, et le fruit de la femme dans le rideau-sac utérin, marquent le moment où les deux circuits coïncident : l’Humanité qui se réforme, le petit homme qui se forme.
Les deux derniers médaillons, en haut et en bas, représentent des scènes statiques qui échappent à ce double mouvement. Trouver dans la pièce ce qui leur correspond n’est pas bien difficile :
Il est possible que le lion, qui tient l’anneau en bas du lustre, ait été rajouté pour créer une liaison graphique avec le chien en contrebas.
Cette lecture selon les médaillons éclaire également les gestes si particuliers des époux :
Enfin, les autres mains se joignent juste sur la ligne de séparation entre le début de la fin du cycle : la main gauche de l’homme le lance, la main droite de la femme le conclut.
Mais cette astuce graphique n’épuise pas la signification profonde des mains jointes.
Le fait que la main gauche du mari se trouve dans le secteur « Jardin des Oliviers » invite à se reporter au texte de l’Evangile, et notamment à ce que Jésus dit à ses disciples qui s’endorment :
« Veillez et priez, afin que vous n’entriez point en tentation. L’esprit est ardent, mais la chair est faible.« Mathieu, 26,41
J’ai tendance à penser que la figurine démoniaque qui frôle la main de la femme, dans le secteur « Résurrection », est une manière d’illustrer la faiblesse de cette chair. Il ne s’agit pas, comme on le lit souvent, d’une figurine biface, mais d’une des deux figurines qui ornent la traverse du banc, celle de l’arrière étant un lion. Ces figurines ont chez Robert Campin un sens symbolique fort (voir 4.3 Premiers instants du Nouveau Testament 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament), et il en va de même ici.
Le lion face au mur contraste avec le lion tourné vers l’avant qui évoque la Résurrection : manière de dire que le sacrifice du Christ ne suffit pas à remettre le monde, retourné par la Faute d’Eve, dans son état originel d’innocence : il reste sous l’influence du démon.
Il est tentant d’imaginer que les deux éléments situés aux pôles opposés du miroir, le lustre avec la bougie allumée et les mains qui se joignent au péril du démon, illustrent littéralement la citation de Jésus : « L’esprit est ardent, mais la chair est faible ».
C’est le moment de ramener des coulisses la notion de mariage : non pas en tant que cérémonie (on sait les impasses auxquelles ces interprétations conduisent), mais en tant que sacrement. Comme le remarque Baldwin [6] :
« Encore à l’époque de Jan, tous les sacrements étaient encore divisés en deux parties, la chose matérielle (« res »), et le mystère caché,(« sacramentum »). »
Le mariage était le sacrement qui garantissait que l‘union charnelle (la « chose ») échappait au péché de chair et permettait la conception (le ‘ »mystère ») hors de l’emprise du démon.
Il est probable que la bougie allumée, au point culminant du circuit par lequel le fruit de la Chute retrouve sa place dans le ciel, représente la flamme de la vie qui se transmet mystérieusement de père en fils.
Et que la seconde bougie, au début du circuit de l’enfantement, n’est pas une bougie consumée : mais une bougie à laquelle la chair manque encore.
7 Un blason familial (SCOOP !)
Après avoir détaillé les éléments latéraux, reste à faire le focus sur les objets centraux.
On sait, par les tracés sous-jacents, qu’ils ont été modifiés (en orange) ou rajoutés (en jaune) à la toute fin de la réalisation. Campbell utilise d’ailleurs cette constatation pour soutenir qu’il n’y avait pas de dessein d’ensemble (donc pas de contenu symbolique) puisque le tableau a subi des ajustements progressifs.
On pourrait tout aussi bien en tirer la conclusion opposée : puisque tous les éléments symboliques (aussi bien centraux que latéraux) ont été rajoutés en même temps que la modification du miroir de huit à dix médaillons, c’est que tous ces ajouts sont corrélées et découlent d’une intention d’ensemble, qui serait venue à l’esprit de Van Eyck durant la réalisation.
Annonciation de Bruxelles, Retable de Mérode, Campin (détail) |
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Le rôle de l’objet suspendu à un clou près de la statuette n’est pas clair : une brosse à vêtements (Campbell), un accessoire de toilette (peigne, voire peigne à poux pour J.Paviot). Plus vraisemblablement une petite balayette, du type de celle que, dans l’Annonciation de Bruxelles, Robert Campin associe à la pureté de la Vierge : un instrument luttant contre la saleté de la cheminée, analogue au pare-feu de l’Annonciation de Mérode (voir 3.1 Une élaboration progressive).
Deux chapelets de Van der Weyden
Le chapelet, objet que l’on aurait tendance aujourd’hui à considérer comme typiquement féminin, était à l’époque un accessoire couramment porté par les hommes, en signe à la fois de décorum et de piété.
Vierge avec l’enfant lisant (détail)
Anonyme eyckien, Covarrubias
C’est en tant que symbole de la Piété qu’un émule de Van Eyck l’a suspendu, en taille géante, au mur de la Vierge de Covarrubias, à côté des symboles habituels de la Pureté et de la Sagesse de Marie [13]
On notera un autre symbole eyckien, les toiles d’araignées qui contrastent avec les objets bien rangés du placard (on les rencontre notamment dans les moulures hautes de la cathédrale de La Vierge dans une église, voir La Vierge dans une église : ce que l’on voit (1 / 2)) : elles évoquent probablement le mal et l’impureté, toujours menaçants mais réduits à se réfugier dans les angles.
Flagellation, fol 44v
Simon Beining, vers 1515, Heures Da Costa (Bruges), Morgan Library MS M.399
Remarquons que la proximité du chapelet avec le médaillon de la Flagellation recoupe le même nuage métaphorique (fouets, billes de plomb, coups, liens…) que celui que développera, bien plus tard, le dernier enlumineur de Bruges.
Le moment est venu d’abattre un de atouts (soigneusement passé sous silence par les Arnolfiniens) qui permet à Pierre-Michel Bertrand de voir dans le couple Jan Van Eyck et son épouse : elle se prénommait Margareta, comme la sainte rajoutée opportunément en même temps que le chapelet et la signature. Pierre-Michel Bertrand a découvert, en outre, qu’un des motifs du tapis est justement la marguerite.
Les éléments centraux fonctionnent ensemble, et composent une sorte de blason familial que Van Eyck aurait décidé au dernier moment d’inclure au beau milieu de sa composition, comme pour la personnaliser :
Une hypothèse très astucieuse de Pierre-Michel Bertrand est que le paraphe prend tout son sens si le premier-né des Van Eyck était un garçon prénommé Jan, comme son père. L’emplacement du « fuit hic » du côté de Margareta (et de son ventre) corrobore cette hypothèse, le « de Eyck » central, juste sous l’anneau, identifiant toute la famille. Cette lecture est cohérente avec le fait que la paraphe a été rajouté à la fin (donc possiblement après la naissance).
Allégorie de la jeunesse, de l’Age et de la Mort
Dürer, vers 1520, dessin, British Museum
Ce dessin de Dürer est très postérieur, mais les objets ne changeaient pas si vite : le petit miroir à main et le peigne, accessoires péjoratifs de la coquette, n’ont rien à voir avec l’énorme miroir et la brosse de Van Eyck, qu’on associerait plus facilement à la notion de pureté ou de purification.
Elisabeth Dhanens a proposé une lecture selon l’opposition classique ORA / LABORA : le chapelet représenterait la Prière, la brosse le Travail.
Si l’on part du principe que ces deux objets suspendus prennent un sens particulier dans l’intimité du couple Van Eyck, on peut imaginer que la brosse rend hommage aux qualités laborieuses de Margareta, gardienne de la maison et de sa propreté ; tandis que les minuscules perles, avec leurs reflets et leur ombres, renvoient à la piété de Jan et à son extrême minutie. En poussant un peu le bouchon, on peut même trouver une analogie de forme et de fonction entre la grande brosse de la ménagère et leur amusante réplique : les deux houpettes vertes qui miment les brosses du peintre.
Il est tentant de compléter les deux circuits que nous avons dégagés (le rachat de l’humanité, l’enfantement) par deux prolongements (en pointillé), depuis et vers les objets personnels du couple : en bas leurs chaussures, en haut leurs deux accessoires emblématiques.
Ainsi se dessinent deux parcours du regard qui, du plancher au mur du fond, balayent tous les objets de la pièce. Ou presque tous, comme nous allons le voir…
8 Le reflet discordant (SCOOP !)
Totalement ignorées par les universitaires, les anomalies du reflet passionnent plutôt les commentateurs alternatifs, qui s’interrogent sur la disparition du chien et des mains jointes (cercles rouge). Il faut rester prudent car avant la restauration, une rayure traversait le reflet en diagonale, au point que les trois oranges par exemple, avaient disparu [13a].
Deux autres « anomalies » majeures n’ont pas été commentées :
Deux reconstructions du reflet [1b] [1a]
Ces deux reconstructions 3D montrent la position correcte des personnages et du lustre.
On peut se contenter de proposer qu’il s’agit là de deux erreurs (oubli du chien et des mains) et de deux écarts au réalisme permettant de rendre le reflet plus lisible (en marginalisant le lustre et en agrandissant les deux silhouettes).
Mais il est toute aussi possible que ces modifications soient délibérées et concertées, afin de délivrer au spectateur perspicace un message non pas cryptique, mais discret. Risquons-nous à l’imaginer :
Si nous en revenons à l’explication de Pierre-Michel Bertrand, le tableau est lié à la naissance du premier enfant des Van Eyck, vers le mois de juin 1434 (d’où les cerises). Or tous les commentateurs ont relevé la contradiction temporelle entre ces cerises dans le jardin et la fourrure dans la chambre.
Une manière de l’expliquer est de considérer :
Ainsi, comme l’a suggéré Tarcisio Lanciani, le portrait marital aurait pris, en cours de réalisation, une valeur propitiatoire : celui de voeu pour un heureux accouchement.
Il n’est pas impossible que le passage de huit médaillons à dix ait à voir avec cette espérance d’une grossesse menée jusqu’à son terme [14].
Sous cet éclairage, les éléments du « blason » familial prennent une profondeur proprement vertigineuse : il suffit de prolonger encore d’un cran les deux circuits du regard, en sautant de l’accessoire à la main qui le manipule :
C’est pour souligner cette identification pieuse avec son saint éponyme que Van Eyck a disposé, juste au dessus, son énorme paraphe :
« Jan Van Eyck fut ICI en 1434″, à l’intérieur du reflet ET à l’intérieur du médaillon, autrefois, au moment de la Passion.
Il semble bien, à la limite optique de la résolution, que Marie y joigne les mains sur son ventre et que Jean y élève sa main droite, modèle sacré du couple qui cherche à les imiter.
Marco Paoli ([B14a], p 14) a probablement mis dans le mille en remarquant que le paraphe « Jan van Eyck fut ici » imite le grafitti qu’un pèlerin aurait pu laisser sur un mur pour marquer son arrivée au but. Il rappelle que Van Eyck avait fait lui-même deux voyages diplomatiques et pèlerinages en Italie (1424) et à Santiago de Compostelle (1426), avec son compagnon Baudouin de Lannoy.
Baudouin de Lannoy
Jan van Eyck, vers 1435, Gemäldegalerie, Berlin
Il nous a laissé de lui ce portrait qui affiche ses trois distinctions : le collier de l’ordre de la toison d’or, le bâton de pèlerin et le grand chapeau de paille du voyageur.
L’idée de Marco Paoli est que, dans les Epoux, Jan Van Eyck s’est lui-aussi représenté en pèlerin. La question étant de avoir : pour où ?
Tout le monde a bien compté les six bras. Certains ont remarqué que le moyeu central représente une tour crénelée. Mais personne n’a fait le rapprochement avec un mobilier liturgique dont il nous reste au moins deux exemplaires :
Lustre d’Hezilo, 1054-79, cathédrale de Hildesheim | Lustre de l’abbaye de Combourg fin XIIème |
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Ornés de douze tours, ces lustres représentent la Jérusalem Céleste :
« Elle a une grande et haute muraille, avec douze portes; à ces portes sont douze anges, et des noms inscrits, ceux des douze tribus des fils d’Israël. » Apocalypse, 21, 12
Le lustre que nous avons associé au médaillon de la Crucifixion à cause de ses ornements christiques, trouve ici une justification bien plus forte. Il représente à la fois :
Je remercie beaucoup Cédric Bardot pour m’avoir signalé un argument décisif en faveur de cette interprétation :
L’auteur rëvant de la Jérusalem céleste, Guillaume de Digulleville, Le Pèlerinage de Vie humaine, Paris, vers 1404, Paris, BnF ms. fr. 829, fol 1 gallica
Dès la première page de cet autre best-seller de l’époque apparaît fréquemment une illustration qui montre l’abbé Guillaume de Digulleville rêvant de la Jérusalem céleste, qui lui apparaît dans un miroir circulaire [14a] . Van Eyck n’a fait que développer cette imagerie très connue en faisant apparaître sur le cadre les scènes de la Passion, et dans le miroir le lustre, à savoir la Jérusalem céleste.
Parcourir les scènes de la Passion dans le sens des aiguilles de la montre, en partant des mains jointes des époux, c’est aussi visiter la pièce selon un long circuit sinueux, depuis les socques que nous quittons en entrant dans la pièce, jusqu’aux mules que nous sommes invités à chausser, à l’issue du chemin, pour prier devant le miroir.
Socques, XVème siècle, Lübeck, fig 240 [5]
L’ambition des Epoux est d’embarquer le spectateur dans cet aller-retour à Jérusalem.
Ce que Van Eyck nous propose est, ni plus ni moins, un « pèlerinage autour de ma chambre ».
L’identification de l’homme au chapeau avec Van Eyck obligerait à des révisions déchirantes, auxquelles les historiens d’art ne se résolvent en général que le pistolet sur la tempe.
L’argumentaire de Pierre-Michel Bertrand sur le fait que la préparation de la naissance est un des thèmes sous-jacents du tableau est très convainquant ; la lecture symbolique de la partie droite (« circuit de l’enfantement ») la renforce considérablement.
Son interprétation du paraphe : « Jan Van Eyck fut ici en 1434 » repose sur l’hypothèse improuvable que le premier-né des Van Eyck était un garçon prénommé Jan. Ma lecture en terme de « but du pèlerinage intime » se déduit d’un parcours prenant en compte tous les éléments du tableau, couronné par l’dentification du lustre comme « la Jérusalem céleste du couple ». Ce pèlerinage virtuel pourrait fort bien se doubler de pèlerinages réels puisque, selon des travaux récents [14b], Van Eyck a probablement effectué deux voyages en Terre Sainte en 1425 et 1436, soit avant et après le tableau.
En 1434, Van Eyck n’était probablement pas aussi opulent que les Arnolfini : mais il était le peintre officiel du Duc de Bourgogne, son confident pour les affaires sensibles, chèrement appointé.
A ce stade de sa notoriété, rien ne l’empêchait de prendre quelques semaines pour réaliser, à son seul usage, à l’occasion de la naissance de son premier enfant, un portrait de lui-même et de son épouse en grand apparat, qui serait en même temps une méditation sur la Passion du Christ et sur la double nature, spirituelle et charnelle, du sacrement du mariage.
Si on laisse de côté les marguerites sur le tapis et le prénom de la Sainte, tous les arguments que j’ai développés pourraient stricto sensu s’appliquer à tout autre couple fortuné, pieux, amateur de symbolisme, intéressé par l’idée de pèlerinage, qui aurait attendu en enfant à Bruges en l’an 1434, et qui aurait choisi pour emblème un chapelet et une brosse.
Au bout du bout des hypothèses, la simplicité pèse son poids, et vaut son prix
Article suivant : 2 Du lit marital au lit virginal
L’étude des Epoux de Londres invite à se poser une question subsidiaire : leur lit aurait-il quelque chose à voir avec la mode du lit à courtines qui, à la même époque, envahit les Annonciations flamandes ?
Article précédent : 1 Les Epoux dits Arnolfini 2 / 2
Avant 1434 : le lit dans les scènes religieuses
Parmi les scènes religieuses courantes, il n’y en avait pas tant que cela pour donner aux artistes l’occasion de représenter un lit, qui plus est à courtines.
Maître du Parement de Narbonne, 1390-1410, Très Belles Heures de Notre-Dame, fol 41v. BNF n.a. lat. 3093 Gallica | Speculum Humanae Salvationis, vers 1410, BL Add MS 11575 fol 19r. |
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En principe les lits sont absents des scènes de la Nativité, puisque celle-ci a lieu dans une étable ou une ruine. Une iconographie assez particulière, celle de la « Vierge en gésine sur son lit d’accouchée » (selon la formulation de Louis Réau), a conduit à équiper la crèche d’abord d’un matelas, puis d’un lit.
Nativité, fol 34 | Songe de Joseph, fol 42 |
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Missel Sheldrake, 1399-1407, British Library Add MS 74236
Ce manuscrit anglais des toutes première années du 15ème siècle est une merveille de finesse (noter l’initiale M de Marie sur le lit, le sigle de Jésus IHS sur les rideaux). Il s’agit plutôt ici d’un dais d’honneur que d’un lit à courtines. Ce dernier apparaît en revanche dans le scène du Songe de Joseph, raccourci pour permettre de caser l’ange.
Adoration des Bergers, fol 7 | Songe de Joseph , fol 19 |
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John Siferwas, Lovell Lectionary, 1400-10, BL Harley 7026
Cet autre manuscrit du même atelier est un véritable florilège de lits à courtines [15] :
Nativité, fol 73v | Adoration des Mages, fol 83v |
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Maître de Boucicaut, 1408, Heures de Boucicaut, Musée Jacquemart-André
De manière presque hypnotique, les rayures de la literie s’associent aux poutres du toit pour converger vers l’auvent et la mangeoire.
A quelques modifications près (suppression de la poutre verticale centrale, ajout de la lucarne), la même construction sert de décor à l’Adoration des Mages. Par le miracle du raccourci perspectif, le lit intime s’est transformé, vu de face, en dais royal.
Adoration des bergers,
Début XVème siècle, Livre D’heures, Bretagne, BM Rennes MS0029 Fol 47
Dans cette rareté iconographique, les bergers et les animaux entrent dans une chapelle au sol en pelouse, meublée d’un grand lit rouge à baldaquin totalement décalé.
Adoration des bergers, Livre d’Heures de Jean de Montauban, selon l’usage du diocèse de Saint-Brieuc, 1430-40, BM Rennes MS1834 fol 47
Cette bizarrerie narrative résulte d’une combinaison de conventions graphiques, que ce manuscrit plus richement illustré permet de saisir (elles sont respectées pour toutes les images) :
Jean-Yves Cordier a identifié la femme à côté du lit, non comme une des sages-femmes qu’on y rencontre de manière exceptionnelle, mas comme une représentation encore plus rare, celle de Sainte Anastasie. On trouvera sur son site [16] une collection complète de ces deux iconographies, certaines avec le lit d’accouchée, certaines sans.
Nativité, fol 61 | Adoration des Mages, fol 71v |
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Heures à l’usage de Paris 1425-50, Carpentras BM ms 0049
Cet enlumineur a eu la place de caser un lit complet dans la scène de la Nativité, mais n’a pu garder que le sommier dans celle de l’Adoration des Mages.
Naissance de Marie, John Siferwas, 1400-10, Lovell Lectionary, BL Harley 7026 fol 18
C’est encore John Siferwas qui introduit le premier ciel de lit dans cette scène : de manière très expressive, pour donner un effet de relief, l’angle du ciel sort en avant de l’encadrement, tout comme à gauche le bas du manteau de Joachim déborde et se transforme en fioriture.
Songe de Gabaôn, fol 44v, | Naissance de Marie, fol 54v |
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Maitre d’Egerton (attr), 1400-25, Roman de Dieu et de sa mère, Besançon, BM 0550 (photos IRHT)
Dans ses 53 miniatures, ce manuscrit comporte cinq lits (dont trois à courtines) :
La convention graphique de ce manuscrit est que la couleur rouge du lit est réservée à Marie, en signe de noblesse.
Nativité, fol 63v | Mort de Marie, fol 88v |
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Maitre d’Egerton (attr), 1400-25, Roman de Dieu et de sa mère, Besançon, BM 0550 (photos IRHT)
Dans ce manuscrit, l’autre valeur symbolique du rouge, celle de la vie et de la génération (par association d’idée avec le sang) est bien adaptée aux deux Nativités. Elle se propage, par raison de cohérence, à une scène qui la contredit : celle de la Mort de la Vierge.
fol. 6r | fol. 43 |
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Naissance de Marie, Speculum humanae salvationis, 1454-55, Glasgow University Library, Hunter 60 (T.2.18)
C’est seulement en 1455, que le lit à baldaquin fait une entrée en force dans le Speculum humanae salvationis, avec ce manuscrit réalisé à Bruges :
à se demander si cette mode n’est pas devenue un placement de produit en faveur de ce qui a fait la richesse et la renommée de la ville : son industrie drapière.
Dormition
Melisende Psalter, 1131–43, BL Egerton MS 1139 fol 12 ar
Dans l’art byzantin, la Vierge meurt, entourée des Apôtres, sur un lit placé transversalement. Jésus descend du ciel pour venir chercher son âme, emmaillottée comme un nouveau né : un plafond ne s’imposait donc pas.
Cette iconographie n’a pas beaucoup varié, en Occident, jusqu’au début du XVème siècle.
Mort et couronnement de Marie, Bedford Master, Bedford Hours, ca. 1410-15, BL Add. 18850, fol. 89v
On peut le constater dans cette miniature composite, où le Maître de Bedford a transporté la scène en intérieur, et rajouté :
Mort de la Vierge, Livre d’heures à l’usage de Paris, vers 1417, Morgan MS M.455 fol. 84v.
Le premier lit à baldaquin que j’ai trouvé rajoute de la majesté à la scène, et sa forme inclinée ne gêne pas.
Mort de la Vierge Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, MS M.917-945 fol 042r |
Tentation de l’Orgueil, illustration pour l’ Ars moriendi Maître ES, vers 1450 |
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C’est peu après 1434 que le très original Maître des Heures de Catherine de Clèves réussit à intégrer le premier lit à courtines, avec une large estrade sur laquelle se pressent les apôtres, dans une vue plongeante à point de fuite unique. Tandis que le Maître ES, dix ans plus tard, positionne le lit en biais, en conservant la vue plongeante., mais sans baldaquin.
Mort de la Vierge
Schongauer, vers 1470, Gallica.
C’est seulement à l’issue de ces innovations progressives que Schongauer, encore vingt ans plus tard, retrouvera, pour le lit de la Mort de la Vierge, la même position longitudinale que Van Eyck pour celui des Epoux.
Naissance de Saint Jean Baptiste,
John Siferwas, Lovell Lectionary, 1400-10, BL Harley 7026 fol 17
C’est ici encore John Siferwas, grand spécialiste des les lits à courtines, qui l’introduit dans la scène de la Naissance de Saint Jean Baptiste. Le geste de la première servante est pour moi très énigmatique : elle relève de la main droite le coin de la voilette et apporte de l’autre main un récipient doré. Est-elle en train d’humecter Sainte Elisabeth, dans une sorte d’anticipation du rôle baptismal de son fils ?
Naissance de Saint Jean Baptiste, fol 201 | Naissance de la Vierge, fol 323v |
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Maître de Boucicaut, vers 1414, Bréviaire de Louis de Guyenne, Châteauroux BM 02
Ce très riche manuscrit (416 images) ne comporte que deux lits à baldaquin, pour deux scènes de nativité, l’une dans le temple (dont Zacharie, le père de Saint Jean Baptiste, était le prêtre), l’autre dans une chambre ordinaire. Dans les deux images, le baldaquin pose un problème d’encombrement : il est plus court que le sommier et, malgré cela, la courtine tombe sur le pupitre de Zacharie ; dans la seconde image, le Maître de Boucicaut l’a carrément supprimée.
La naissance de Saint Jean Baptiste Main G, 1422-24, Heures de Turin-Milan, fol. 93v, Turin |
Panneau gauche du Retable de Saint Jean Van der Weyden, vers 1450, Gemäldegalerie, Berlin |
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En comparaison, la scène représentées dans le manuscrit de Turin paraît si avancée dans sa composition, par rapport à tout ce qui se faisait à l’époque, que Carol Hersell Krinsky [4] la postdate de vingt ans et pense qu’elle dérive, avec des erreurs de compréhension, du panneau gauche du retable de Saint Jean, de Van der Weyden.
Celui-ci illustre avec précision le texte de la Légende Dorée : le vieux prêtre Zacharie avait eu la vision de l’ange, Gabriel lui annonçant que sa femme, stérile et âgée, allait tomber enceinte.
« Elisabeth conçut ; et elle se cacha pendant cinq mois, parce que, selon ce que dit saint Ambroise, elle rougissait de mettre un enfant au monde à son âge ; c’était en effet passer pour avoir usé du mariage dans sa vieillesse ; et cependant elle était heureuse d’être délivrée de l’opprobre de la stérilité, puisque c’était pour les femmes un; opprobre de ne pas avoir de fruit de leur union : Voilà pourquoi les noces sont des jours de fêtes et l’acte du mariage excusé. Or; six mois après, la Sainte Vierge; qui déjà avait conçu le Seigneur, vint, en qualité de vierge féconde, féliciter sa cousine de ce que sa stérilité avait été levée, et aider à sa vieillesse… La Sainte Vierge demeura donc avec sa cousine pendant trois mois, elle la servait : ce fut elle qui de ses saintes mains reçut l’enfant venant au monde.« Légende Dorée, La Nativité de Saint Jean Baptiste
Van der Weyden représente Marie à gauche, portant l’Enfant dans ses bras, seule personne de tout le retable a être auréolée.
L’enlumineur des heures de Milan a choisi quant à lui d’auréoler le bébé, qu’Elizabeth tend non pas à Marie mais à une servante : Carol Hersell Krinsky y voit la preuve d’une mauvaise compréhension du retable de Van der Weyden, sans compter que cette servante semble coincée, par le coffre, dans la ruelle du lit. En fait, le coffre est décalé sur la droite, laissant largement le passage. Et cette ruelle large ressemble assez à celle que nous avons observée dans le lit des « Epoux ».
L’insistance sur les reflets (la tâche rouge du lit, les silhouettes en contrejour des bougeoirs) sont la marque d’un artiste très doué, sans parler du gigantisme délibéré du lit.
Il y a un jeu graphique évident entre ce grand parallélépipède vu de dessous et le dressoir vu de dessus. Et une intention symbolique dans le pain et le vin qu’il héberge, comme une sorte de tabernacle, tandis que Marie tient une fiole d’eau pure.
Il se peut que cette eau, qu’elle vient de verser dans le verre juste au dessus, soit une allusion à la prophétie de Gabriel :
« Gabriel annonce donc à Zacharie qu’il aura un fils dont le nom serait Jean, qui ne boirait ni vin, ni rien de ce qui peut enivrer »
Il se peut également que la fiole, allusion discrète à son rôle de sage-femme durant l’accouchement d’Elisabeth, lui ait servi à se laver les mains.
Toute cette zone est en fait empreinte d’une grande cohérence : la quenouille rappelle les talents de tisseuse de Marie, l’eau pure est son emblème et elle est ostensiblement enceinte….
… silhouette qui n’est pas sans en rappeler une autre.
Main G | Les Epoux |
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Van der Weyden, 1450-55 | Petrus Christus, 1460-67 |
Par ailleurs, l’échappée vers le fond par un couloir jouxtant le lit et surélevé de deux marches pourrait bien être, dans Les Epoux, une réminiscence du manuscrit de Turin, reprise ensuite par Van der Weyden et Christus.
L’idée que l’enluminure des Heures de Milan-Turin puisse être, dix ans plus tôt, une sorte de galop d’essai avant les Epoux, n’est donc pas si absurde.
Avant 1434 : Le lit dans les Annonciations italiennes,
Annonciation à Sainte Anne | Annonciation à Marie |
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Giotto, 1303-05, chapelle Scrovegni, Padoue
Dans les fresques de l’Arena, Giotto situe l’Annonciation à Sainte Anne (la mère de Marie) dans une chambre avec lit, mais l’Annonciation à Marie dans une étude, protégée par des rideaux et meublé par le seul pupitre.
Annonciation
Altichiero, 1379-84, Oratorio di San Giorgio, Padoue
C’est sans doute à cause des contraintes architecturales très particulières de cette fresque (grand oculus central, emplacements ingrats aux deux extrémités) qu’Altichiero a eu l’idée de caser, en pendant au mur de briques derrière l’ange, un grand lit derrière la Vierge.
Annonciation
Barnaba da Modena, 1361-83, Lindenau museum, Altenburg
Là encore le format oblong de la prédelle, et la nécessité de remplir le vide à droite de Marie (sa silhouette assise étant plus étroite que celle de l’Ange agenouillé) peuvent expliquer l’ajout du lit.
Ces deux exemples montrent que le lit n’était pas un tabou dans la scène de l’Annonciation, mais un accessoire sans intérêt symbolique, utile comme bouche-trou. Cette formule du lit à droite n’aura aucune postérité avant une soixantaine d’années.
Il faut dire qu’entre temps une autre solution s’était massivement imposée en Toscane.
Anonyme florentin, vers 1350, Santissima Annunziata, Florence | Allori, 1580, copie de l’Annunziata de Florence, Duomo, Milan |
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La fresque de gauche, peinte miraculeusement sur les murs d’une église de Florence, lance un modèle qui va faire florès en Toscane : le mur du fond est occupé par une grande alcôve chastement fermée par un voile, qui s’entrouvre au niveau de l’ange et de la colombe du Saint Esprit.
Annnonciation,
Matteo Giovannetti, 1343-68, localisation inconnue, photothèque Zeri
Outre la popularité que lui conférait le miracle florentin, cette solution doit sa robustesse au goût italien du symbole massif et fortement centré : ici l’alcôve se combine à deux images christiques dont chacun se suffirait à elle-même : l’arcade et la colonne.
Annonciation
Jacopo di Cione, vers 1370, Santa Maria Novella, Florence
L’alcôve se développe rapidement en une cellule meublée d’un sommier rouge derrière des rideaux blancs, métaphore confortable du ventre virginal préparé à recevoir l’enfant.
Annonciation, Gentile di Niccolo di Giovanni di Massio detto Gentile da Fabriano, 1423-25, Pinacoteca dei Musei Vaticani, Photo Massimo Gaudio
Cette formule très graphique sera déclinée par trois générations de peintres florentins. Ici le spot de lumière barrant l’alcôve et frappant le ventre souligne, pour eux auxquels elle aurait échappée, l’analogie entre les deux.
Annonciation | Annonciation à Marie de sa mort |
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Jaume Serra, 1367-1381, retable de Sigena, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone
Hors d’Italie et de la contrainte de ce format à succès, le lit trouve une place graphiquement intéressante en arrière-plan de Marie : les deux Annonciations à Marie, celle de la naissance de Jésus et celle de sa propre mort, sont ici mises en parallèle par la même composition.
Annonciation
Pere Serra, 1404, Pinacoteca di Brera, Milan
Cette oeuvre réalisée par le frère de Jaume, Pere, qui travaillait en Sicile, concilie les deux formules : le lit derrière Marie (à la catalane) mais placé transversalement (à l’italienne).
A noter la très inventive série de cercles de taille décroissante, entre le halo de Dieu le père, la bulle de l’homoncule, et la minuscule auréole de la colombe : rapetissement dont l’objectif est la fécondation par l’oreille.
Annonciation
Bicci di Lorenzo, 1430, Walters Art Museum Baltimore
Lorsque leurs moyens graphiques le leur permettent, certains peintre florentins font pivoter le lit pour le représenter en perspective, ce qui accentue l’effet de profondeur.
Annonciation de Cortone
Fra Angelico, 1430-32 , Musée Diocésain, Cortone
Fra Angelico quant à lui omet systématiquement le lit, sauf dans cet exemple où, avec des pudeurs monastiques, il le laisse entre-apercevoir derrière la porte et le rideau.
Annonciation
Anonyme florentin, 1420-30, Ashmolean Museum, Oxford
Ce panneau est le seul, avant 1434, à retrouver la formule d’Altichiero, le lit à droite au delà de la Vierge, avec le système de suspension des tringles qui nous a donné la clé de celui des Epoux de Van Eyck.
Annonciation
Giovanni di Tommasino Crivelli, 1435-40, Musée Jacquemart-Andre
Dans cette autre composition avec loggia [16a], postérieure mais conservatrice, le lit vu de guingois par l’ouverture du rideau a conservé sa place traditionnelle entre l’Ange et Marie.
Avant 1434 : le lit dans les Annonciations, hors d’Italie
Annonciation
Jean le Noir, 1340-80, Bréviaire de Charles V, BNF Lat 1052 fol 352r, Gallica
Nous sommes dans une étude meublée d’un banc et d’un lutrin. Mais les deux grands rideaux à l’avant et à l’arrière, qui permettent d’obturer les fenêtres hautes et de s’isoler, suggèrent que le banc pourrait facilement se transformer en banquette, et le coin travail en coin repos.
L’Annonciation
Melchior Broederlam, 1398, Musée des Beaux-Arts, Dijon
Dans le Nord, l’idée d’une cellule avec couchage est rarissime et reste grillagée : le gothique international a plutôt tendance à ennoblir la pièce où se trouve Marie en une sorte de Temple ou de chapelle.
Annonciation, fol 53v, | Le Maréchal de Boucicaut en prières devant Sainte Catherine, fol 36v |
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1408, Heures de Boucicaut, musée Jacquemart-André
Le Maître de Boucicaut utilise intensivement le rouge pour sa noblesse, et le drap d’honneur ou le dais pour distinguer le personnage sacré. Le tissu fièrement marqué de la devise du maréchal, CE QUE VOUS VOUDRES, pose Marie et Sainte Catherine comme les invitées d’honneur de sa chapelle privée. Dans l’Annonciation, la bougie allumée sur l’autel, à l’écart du rayon de lumière, symbolise la piété de Marie.
Annonciation, 1410-20, Codex Arnstein an der Lahn, Robb fig 32 | Hermann Wynrichs (attr), 1420-30, Volets fermés du retable de Brenken, Bode Museum, Berlin |
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Dans son large panorama sur l’Iconographie de l’Annonciation, David M. Robb [17] n’a trouvé, avant 1434, que ces deux exemples allemands d’un lit dans la chambre de l’Annonciation. La Vierge assis sur le lit, pour le premier, ou le lit central dont les deux courtines appellent à ouvrir les deux volets du retable, sont des inventions isolées, qui n’auront aucune postérité.
Reste que l’idée était bel et bien là : transporter la scène sacrée à l’intérieur d’une chambre bourgeoise.
1420-40, Heures à l’usage de Besancon, Besancon BM 0122 fol 13 | Les Maitres aux rinceaux d’or, vers 1440, Livre d’heures a l’usage de Rome, BNF MS NAL 3110, fol 13 |
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Annonciation
Le comparaison monte combien graphiquement le dais et le lit à courtines sont proches : ce n’est donc pas une difficulté graphique qui, au début du XVème siècle, empêche l’adoption du lit dans les Annonciations. Mais plutôt le changement de point de vue spirituel qu’implique la modification de la posture de la Vierge :
On passe en somme de l’image de Marie, coach personnel et officiel pour les dévotions du propriétaire, à celle de la Vierge de l’Humilité, modèle spirituel auquel il est invité à s’identifier, perdant en dignité mais gagnant en proximité avec le Christ, symbolisé par le livre.
Ainsi l’apparition du lit va probablement de pair avec le développement de la devotio moderna, qui préfère, à la piété respectueuse, l’expérience spirituelle intime. Laurent Bolard a étudié cette évolution pour l’Italie, qui suit avec retard cette nouvelle piété venue du Nord :
« Ce lit, signe d’une intimité poussée à son extrême limite et comme tel attribut de la nouvelle dévotion, discret dans son occupation de l’espace, possède cependant un fort pouvoir signifiant. Il est révélateur que les mystères italiens consacrés à l’Annonciation lui accordent une place substantielle dans leur décor : ainsi, dans le mystère joué le 23 mars 1439 à Florence devant la Santissima Annunziata, se voyait sur l’estrade représentant le thalamus virginis « un lit de bois orné d’étoffes magnifiques, et à son chevet un siège richement recouvert », cette surenchère même le désignant comme point de mire de la narration alors que celle-ci à sa source, rappelons-le, l’ignore totalement. Une forme de tabou est brisée par des représentations peintes de l’Annonciation qui détaillent le lit de Marie, qui l’imposent visuellement, même s’il n’est toujours pas l’objet central du thème ; il devient figure en réduction de l’Incarnation – comme il est image réduite à son extrême de l’espace privé -, et par là référent de Marie et du Christ. « [18]
Retable de l ‘Agneau Mystique (fermé)
Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand
1) Deux ans avant « Les Epoux », Van Eyck avait réalisé sa plus grande oeuvre religieuse (grande dans tous les sens du terme). La face fermée montre une Annonciation au dessus du couple des donateurs, Joos Vijdt et Lysbette Borluut (pour son interprétation, voir 1-2-1 Le retable de l’Agneau Mystique (1432))
Situer les époux Vijdt en contrebas et dans l’ordre héraldique conduit mécaniquement à une forme d’identification, flatteuse autant que respectueuse, entre le couple profane et le couple sacré.
Bien que l’Annonciation se déroule dans une pièce apparemment réaliste, la présence de l’aiguière, des baies géminées et des deux pièces au fond, jointe à l’absence d’un lit, évoque tout, sauf une chambre réelle.
2) Le triptyque Lomelli, aujourd’hui disparu, comportait dans son panneau central une Annonciation, avec là encore les donateurs au revers :
« Au revers du même tableau est peint Battista Lomellini, le propriétaire, dont il ne manque que la voix – et la femme qu’il aimait, d’une beauté exceptionnelle et elle aussi est représentée exactement telle qu’elle était. Entre eux s’écoule, comme par une fente dans le mur (simam), un rayon de soleil que vous croiriez être celui du soleil véritable ». Description par Facius [18a].
On peut supposer que ce rayon de soleil anticipait visuellement la lumière de l’Incarnation que révélait l’ouverture des volets : autre manière ingénieuse, à la manière du miroir des Epoux, de laisser s’immiscer le Sacré au sein d’un couple profane.
3) Dans sa troisième Annonciation connue, celle de Washington (1434-36), Van Eyck sacralisera encore plus la scène, en la situant dans une église qui est là encore une construction purement symbolique (voir La vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2)).
On observe en somme, dans les Annonciations de Van Eyck, un mouvement opposé à celui de l’embourgeoisement.
Après 1434 : L’apparition du lit dans les Annonciations italiennes
Annonciation avec deux donateurs inconnus Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome |
Ecole de Filippo Lippi, 1445-50, Galleria Doria Pamphilj, Rome |
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C’est Filippo Lippi, quelques années après les Epoux Arnolfini, qui osera le premier représenter un vrai lit, en position latérale :
Annonciation
Fra Carnevale, 1445-50, Alte Pinakothek, Münich
On trouve le premier véritable lit à courtines, à droite mais à l’arrière plan, dans cette Annonciation d’un autre grand novateur, Fra Carnevale (sur cette oeuvre, voir ZZZ).
Annonciation
Giusto d’Alemagna, 1451, Santa Maria di Castello, Gênes
Dans cette fresque d’un peintre d’origine allemande (Jos Amman von Ravensburg), l’influence flamande est directe dans tous les objets [18a], sauf le lit qui reste une alcôve à l’italienne.
L’irruption du lit dans les Annonciations italiennes, un peu après l’époque où il apparait dans les Annonciations flamandes, reste très mystérieux : comme si un verrou esthétique avait sauté à peu près en même temps des deux côtés des Alpes.
Ce n’est pas en tout cas l’effet d’une nouvelle mode en matière d’ameublement, car les banquettes monoplaces, incrustées de marqueterie et voilées d’un gaze que nous montre Lippi, n’ont pas grand chose de commun avec les lourdes courtines des grands lits flamands.
Plus vraisemblablement s’agissait-il d’adapter au goût italien la valorisation du lit qui, dans le mobilier symbolique de la chambre de Marie, surclasse définitivement le pupitre.
Synthèse historique
Voici les points saillants du panorama historique que nous venons de balayer :
On peut tirer de ces éléments quelques conclusions :
De tout cela une hypothèse de travail se dégage : s’il n’ y avait pas eu auparavant le modèle prestigieux des Epoux de Van Eyck, le peintre de l’Annonciation du Louvre (Van der Weyden ou un autre) n’aurait pas pu, ex nihilo, et sur un sujet particulièrement codifié et théologiquement surveillé, introduire un tel saut conceptuel. Sans parler des problèmes purement graphiques d’encombrement de l’espace.
C’est parce que la composition de Van Eyck est simple et robuste, et parce que le lit des Epoux est saturé de symboles conceptionnels compréhensibles par tous, qu’il a pu être adapté à une oeuvre sacrée sur un sujet équivalent : celui de la Conception de Jésus.
Vers 1434 : L’Annonciation du Louvre
Après ce dégrossissage contextuel, il nous reste à nous pencher sur le tableau et à le comparer, point par point, avec son possible modèle.
Annonciation
Van der Weyden (attribution), vers 1434, Louvre
Si l’oeuvre date des environs de 1434, comme on le dit le plus souvent, elle est bel et bien la première à intégrer dans une Annonciation le lit à courtines rouges, qui deviendra par la suite si courant qu’on ne fait plus attention à son potentiel de scandale : un lit marital dans la chambre de la Vierge.
La question est théologiquement désamorcée par le fait qu’au moment de l’Annonciation, Marie n’habitait pas chez Joseph, comme le précise le prudent Mathieu :
« Or la naissance de Jésus-Christ arriva ainsi. Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph, il se trouva, avant qu’ils eussent habité ensemble, qu’elle avait conçu par la vertu du Saint-Esprit. » Matthieu, I, 18
Ce que nous votons n’est donc pas un lit matrimonial. Sauf métaphoriquement :
Le Christ « a préparé la Vierge Marie pour lui-même, afin qu’il soit dans son utérus comme l’époux dans le lit nuptial (thalamus), Salomon dans son temple, le roi dans son trône et Dieu dans le Ciel ». |
Qui praeparavit sibi virginem Mariam ut esset in utero eius tamquam sponsus in thalamo, Salomon in templo, rex in solio, Deus in caelo.” Saint Bernard, Sententiae III, 87 |
Ce festival de métaphores prélude à un emboîtement facile à représenter visuellement : Jésus est dans le ventre de Marie comme Marie est dans le lit de la chambre.
On sait que Van der Weyden a été, à Tournai, l’élève de Campin, mais ses liens avec Van Eyck ne s’établissent que par déduction.
La Vierge du Chancelier Rolin, Van Eyck, 1435, Louvre, Paris | Saint Luc peignant la Vierge, Van der Weyden, 1435, Museum of Fine Arts, Boston |
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En 1435, Van Eyck peint à Bruges La Vierge du Chancelier Rolin (voir l’analyse de son époustouflant pavement dans 1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435)). La même année, Van der Weyden s’installe à Bruxelles et reprend la même mise en scène, largement simplifiée, pour son Saint Luc peignant la Vierge. Preuve d’une proximité certaine entre les deux artistes.
Il serait fascinant que, l’année d’après, deux autres grands chefs d’oeuvre aient fait également l’objet d’une conception simultanée, voire même synchronisée : et que le lit de Van der Weyden soit simplement la réplique, dans le domaine sacré, du lit profane de Van Eyck.
Malheureusement, tandis que l’un des tableaux est signé et daté (et de quelle magistrale manière !), l’autre n’est qu’une attribution discutée, et sa datation s’étale, selon la plupart des spécialistes, entre 1432 et 1438 . Pour des raisons techniques, Catheline Périer-D’Ieteren pense l’oeuvre nettement plus tardive, mais réalisée d’après un prototype perdu de Van der Weyden [19].
Ce schéma récapitule les grandes oeuvres que nous avons parcourues, avec en blanc ce qui est certain et en rouge ce qui est discuté. Les flèches jaunes montrent les influences probables selon la plupart des historiens d’art, la flèche bleu correspond à la théorie de Carol Hersell Krinsky.
La preuve historique d’une influence directe entre Les Epoux de Londres et l‘Annonciation du Louvre est probablement hors de portée : il ne nous reste, pour nous faire une idée, que la comparaison point par point.
L’aspect compressé et « diagrammatique » de la composition de Van Eyck est frappant, comparée avec l’Annonciation du Louvre, qui se déploie dans l’espace avec aisance, en largeur comme en profondeur.
Il ne faut pas surévaluer la présence de cinq objets communs, voire six si on considère que le miroir circulaire peut correspondre au médaillon doré suspendu au fond du lit (on trouve indifféremment des médaillons ou des miroirs circulaires à la même place [20]). Une fois adopté le parti-pris de représenter l’Annonciation dans un intérieur contemporain, des coïncidences sont inévitables, et ne prouvent pas l’influence.
Si les lustres se ressemblent, les lits diffèrent, comme nous l’avons vu, par leur système de suspension. On notera que le rideau noué, auquel j’ai accordé tant d’importance symbolique, tombe ici parfaitement droit, alors que de nombreuses Annonciations le montreront bientôt sous sa forme utérine.
La vision universitaire [21] consiste souvent à interpréter les symboles un à un, en suivant et en enrichissant la grille de déchiffrage proposée par Panofsky :
On voit bien l’intérêt, et en même temps les limites, de cette approche dite du symbolisme déguisé :
Face à cet émiettement quelque peu frustrant, Il est possible de proposer une interprétation à la fois plus globale et plus spécifique. Pour cela, il va falloir :
Commençons par approfondir cette différence, qui pourrait sembler mineure. Il y faut un brin de théologie, ceux qui y sont allergiques peuvent sauter à la suite sans état d’âme.
La conception chrétienne du processus de procréation s’inscrit dans la foulée d’Aristote : la femelle produit la chair, le mâle jouant d’une manière ou d’une autre un rôle dans la propagation de l’âme. Tout au long des siècles, deux traditions se sont affrontées sur ce point :
Avantage de la seconde : expliquer les ressemblances père-enfants, ainsi que la propagation du péché originel. Inconvénient : obliger à accepter que l’âme de l’enfant (qui n’est pas corporelle) soit transmise par la semence de l’homme (qui l’est éminemment).
Voyons comment Saint Thomas d’Aquin, décrivant la procréation, cherche avec subtilité à minimiser cet inconvénient :
Les corps vivants « agissent de telle sorte qu’ils produisent leurs semblables avec un moyen et sans un moyen en même temps. Sans un moyen – c’est le travail de la nutrition, dans lequel la chair produit la chair : avec un moyen – dans l’acte de reproduction, parce que le sperme de l’animal ou de la plante engendre une certaine force active issue de l’âme du géniteur, tout comme un instrument dérive une certaine puissance motrice de l’instrument principal. Et comme il importe peu que nous disions qu’une chose est déplacée par l’instrument ou par l’agent principal, il importe peu aussi que nous disions que l’âme de celui qui est engendré est causée par l’âme de son géniteur ou par le pouvoir de son sperme.» Summa Theologica II, q. 18, art. 1.
Saint Thomas distingue donc le processus de nutrition (qui se fait de lui-même et peut être laissé aux femmes : la chair produit la chair), et celui de reproduction, qui nécessite un intermédiaire (un moyen) : cet intermédiaire est l’âme du géniteur, qui confère une certaine force active à la semence, à la manière dont un moteur principal transmet sa puissance motrice aux autres pièces. De ce fait, la semence est capable d’animer le corps de l’enfant, de démarrer son âme toute neuve un peu à la manière d’une manivelle démarrant une deux-chevaux. Cette astuce quelque peu sémantique permet de séparer l’âme et son véhicule gênant, le sperme, tout en conservant une forme de causalité entre le père et l’enfant.
Sans prétendre que Van Eyck a voulu illustrer ce passage précis, il me semble que la bougie allumée, dont la flamme et la cire sont des images familières de l‘âme et du corps, traduit bien l’idée non paritaire que c’est le père qui transmet à l’âme de l’enfant son énergie initiale , tandis que la mère se contente de produire la chair qui va remplir le bougeoir vide au dessus d’elle.
Nativité
Robert Campin, vers 1425, Musée des Beaux Arts, Dijon
Dans le premier quart du XVème siècle apparaît dans les Nativités le motif de Saint Joseph protégeant de la main une bougie allumée, qui symbolise la vie fragile du nouveau-né. L’idée trouve probablement son origine dans la vision de Sainte Brigitte, un texte très populaires dans les Flandres qui a eu une grand influence sur l’iconographie :
« Il y avait avec elle un honnête vieillard, et tous deux avaient un bœuf et un âne; et étant, entrées dans une caverne, le vieillard, ayant lié le bœuf et l’âne à la crèche, porta une lampe allumée à la Sainte Vierge, et la ficha en la muraille, s’écartant un peu de la Sainte Vierge pendant qu’elle enfanterait… je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe. »
Sur ce texte et sur le tableau de Campin, voir 3 Fils de Vierge/
Naissance de Marie
Speculum humanae salvationis, 1425-50, Biblioteca Nazionale Universitaria, Turin I.II.11, fol. 7r
De cette variante de la Naissance de Marie, probablement d’origine espagnole, on ne connaît que deux exemplaires [22]. Elle se caractérise par quatre particularités très insolites.
Le caractère rudimentaire de son talent exclut que l’illustrateur ait trouvé cette dernière idée tout seul : sans doute avait-il vu une Annonciation à lustre réglable, qu’il a transposée dans sa Naissance de Marie.
Le dessin est ambigu, mais il semble bien que le bras levé du père de Marie signifie qu’il vient d’allumer la bougie à la flamme du lustre : manière naïve de signaler que la vie du bébé ne vient pas de lui-même, mais de plus haut.
Annonciation (panneau central du triptyque de Mérode
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York
Robert Campin, une dizaine d’année avant l’Annonciation du Louvre, avait déjà eu l’idée révolutionnaire de la situer dans une pièce contemporaine, avec une cheminée mais sans lit.
Un des points-clés de ce panneau, symboliquement très complexe, est le motif tout à fait unique de la bougie qui fume. J’ai présenté par ailleurs les diverses explications proposées. Selon moi cette bougie en train de s’éteindre est une solution graphique à un problème théologique épineux : comment expliquer que la conception de Jésus ait échappé à la transmission par les femmes, depuis Eve, du péché originel (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume) .
Eut-elle été allumée, la bougie au dessus de l’Ange aurait été transgressive (un ange n’est pas un géniteur). Eteinte, la même bougie placée cette fois au dessus de Marie aurait signifié, de manière facile à comprendre par tous, sa chair immaculée attendant la flamme divine. L’étrange solution choisie, la bougie éteinte côté Ange, oblige à se creuser la cervelle.
Dans l’Annonciation de Campin, un Enfant Jésus portant sa croix descend, le long du rayon de lumière, en direction du lys blanc et de la cire blanche : symboles de l’esprit candide et de la chair virginale de Marie.
La composition pose l’Ange comme le célébrant du mystère de l’Incarnation qui se déroule sur la table, sorte de proto-messe entre ces deux proto-espèces que sont l’Eau pure et la Cire blanche (voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées).
C’est alors que nous frappe une particularité de l’Annonciation du Louvre, l’absence criante de tout élément « en descente » : rayon de lumière, homoncule de l’enfant Jésus ou, dans le cas le plus fréquent, colombe de l’Esprit-Saint.
Graphiquement, on est conduit à considérer comme formant un tout les trois objets dorés au centre de la composition :
(C) RMN-Grand Palais Gérard Blot
Tandis que la broche de l’Ange représente Dieu le Père debout à la porte de son église céleste, le médaillon du lit représente le Christ imberbe assis sur un trône, un globe à la main.
Nativité
Speculum Humanae Salvationis, 1420 -1430, Heidelberg, Universitätsbibliothek Pal. germ. 432, fol. 10
Au lieu de l’imagerie naïve de Dieu envoyant son fils sur un rayon de lumière, l’artiste a ici opté pour une construction intellectuelle où le Père et le Fils sont reliés par cette sorte de lumière solidifiée qu’est l’or.
Tout se passe comme si la main de l’Ange avait le pouvoir, par la volonté du Père, de sacraliser, en les aurifiant, les deux récipients virginaux destinés à accueillir son Fils. Tandis que la bougie blanche, dans l’Annonciation de Mérode, était une métaphore de la pureté de Marie, elle devient ici, à la verticale de la main qui l’a déposée sans même avoir besoin de faire descendre le lustre (c’est un ange), un analogue de l’homoncule de cette même Annonciation : le germe divin de Jésus.
Remonter la courtine aurait évité de masquer la chaise : si l’artiste a choisi de la représenter tombant droit, c’est parce qu’ici ce n’est pas le noeud seulement, mais le lit vu en totalité, qui est devenu une métaphore matricielle dans laquelle pénètre, par la fente latérale, le flux aurifiant de l’Incarnation.
On remarque entre la main et les objets dorés la porte entre-baillée du placard : l’Ange qui sait aurifier les objets du quotidien a aussi le pouvoir de faire glisser le verrou d’argent, d’entre-bailler la porte close.
L’idée de déverrouillage est renforcée par le contraste fort avec les deux verrous bien fermés du cache-cheminée, justifiés par la date de l’Annonciation : le 25 mars, dans les maisons confortables, les cheminées sont obturées.
Ainsi close, la cheminée perd le côté dangereux et sexué qu’elle avait dans l’Annonciation de Mérode, et qui justifiait la présence d’un pare-feu entre l’âtre noir et la banc. Ici, celui-ci peut étaler ses coussins sans danger de brûlure ni de salissure.
Ce caractère bénin de la cheminée justifie qu’on trouve, posés dans son angle, deux des symboles les plus courants de la virginité et de la pureté de Marie : la carafe bouchée et les fruits du Paradis. Leur position fait qu’ils ne sont pas éclairés par la fenêtre du fond, à la différence du bougeoir dont l’ombre portée se projette sur la cheminée.
Annonciation (panneau central du triptyque de Mérode), détail
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York
Dans l’Annonciation de Mérode, de nombreux objets sont doubles ou dupliqués, et montrent de fortes ombre portées. Le bassin par exemple a deux ouvertures et deux ombres portées (à cause des deux oculus) : cette duplication s’interprète en terme d’Ancien Testament et de Nouveau Testament, l’Annonciation étant l’événement qui fait charnière entre les deux (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament).
Annonciation
Giusto d’Alemagna, 1451, Santa Maria di Castello, Gênes
L’Annonciation de Giusto d’Alemagna est connue pour son bassin avec son ombre portée, au-dessus d’un cuvette dans laquelle un petit oiseau se reflète. Placés ailleurs dans se tableau, ces détails seraient seulement un morceau de bravoure à la flamande, dans la tradition de Campin ; mais placés comme ils le sont entre la main de l’Ange et le visage de Marie, de part et d’autre de l’inscription :
Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de tes entrailles est béni |
Benedicta tu inter mulieribus et benedictus fructus ventris tui |
ils ne peuvent manquer de susciter une réflexion sur la duplication :
l’ombre et le reflet sont deux manières visuelles d’évoquer la projection de Benedicta dans Benedictus.
En accentuant le contraste, on voit mieux l’effet des deux sources de lumière dans l’Annonciation du Louvre :
Elle sont d’intensité égale, et il est quelque peu artificiel de plaquer sur elles la dichotomie habituelle lumière naturelle / lumière divine. D’autant que le paysage avec ses hautes montagnes enneigées n’a rien de particulièrement mondain.
La carafe avec son reflet, et les deux fruits, n’attireraient pas particulièrement l’attention si le couple eau / fruit posé sur la cheminée ne faisait écho, à sa manière, au couple eau / bougie (esprit /chair) de l’aiguière et du lustre, au dessus se la desserte.
Et si un fil immense ne traversait la pièce, reliant la seconde fenêtre au piton planté juste au dessus de notre nature morte.
La lumière provenant de la fenêtre latérale (flèche jaune) balaye la pièce de droite à gauche, le long du fil de tension, à rebours du flux de l’Incarnation. C’est ce second flux qui frappe la carafe et la duplique sur le mur : pourquoi, de manière surnaturelle, ne dupliquerait-elle pas également le fruit, déclenchant une sorte de reproduction par scissiparité des deux substances virginales ?
Cette lumière frappe aussi le livre que Marie tient dans sa main gauche (en blanc), et qui ne peut être que l‘Ancien Testament. Traditionnellement [25], Marie lit le livre d’Isaïe, avec la prophétie que l’Annonciation accomplit :
« Voici, la vierge est enceinte ; elle va enfanter un fils et on l’appellera Emmanuel (« Dieu avec nous ») ». Isaïe 7,14
Cette lumière éclaire la prophétie au moment même où l’Ange, comme on ouvre le fermoir d’un livre, déverrouille de la main gauche la porte du dressoir: c’est la lumière de l’instant présent.
On trouve souvent dans les Annonciations un détail préfigurant la Passion de Jésus (par exemple, la petit croix que, dans le retable de Mérode, l’homoncule de Jésus amène avec lui sur son épaule). Il se pourrait bien que la fenêtre à meneaux du fond (en rouge), celle qui projette sur le manteau de la cheminée l’ombre torturée du bougeoir, soit la lumière de ce futur tragique dont il faut préserver la carafe et le fruit en cours de duplication.
La croix discrète du cache-cheminée (en bleu), qui surplombe le banc aux lions royaux et aux coussins trinitaires, serait quant à elle l’image du triomphe final sur le Mal.
Article suivant : 4 Symbolisme moléculaire
Ces deux oeuvres extraordinaires que sont les Epoux de Londres et l’Annonciation du Louvre ne sont pas tout à fait uniques : elles se rattachent à une catégorie très fermée que j’ai découverte (ou inventée).
Article précédent : 3 Du lit marital au lit virginal
Le symbolisme « atomique »
Introduit par Panofksy à propos des Epoux Arnofini, le « symbolisme déguisé » a subi le sort habituel des paradigmes en l’Histoire de l’Art : admiré, imité, puis décrié [1]. Il consistait à reconnaître, derrière les objets quotidiens que les Primitifs flamands peignent avec un réalisme inégalé, une intention symbolique.
Ce qui rend ces analyses discutables est leur caractère partiel et fluctuant : un mot isolé peut être polysémique, tandis la phrase qui le contient l’est moins. Ainsi nous avons vu dans les articles précédents que les oranges n’ont pas le même sens dans une scène profane ou dans une scène sacrée.
Cette manière d’extraire les symboles un par un pour les étudier isolément, sans tenir compte de leur positionnement dans l’image, pourrait être baptisée : le symbolisme atomique.
Le symbolisme « moléculaire »
Cette notion consiste à reconnaître que les symboles ne fonctionnent pas isolément, mais dans un champ de forces mutuel, un peu comme les pièces d’une partie d’échec.
Elle ne concerne malheureusement que des oeuvres de très haut niveau, par des artistes majeurs, et sur un siècle environ, disons entre 1430 et 1530 :
Il se peut aussi que la catégorie d’amateurs susceptibles de comprendre et d’apprécier ce jeu expert à plusieurs bandes, ait culminé à la fin du Moyen-Age, et se soit raréfié après.
Les époux Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres |
Melencolia I Dürer, 1514 |
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Dans cette catégorie extrêmement exigeante (je ne connais que ces deux exemples), un objet indique comment lire l’ensemble de la composition, et ce de manière multiple.
Dans cette catégorie, il n’y a pas de clé de lecture pour l’ensemble de la composition. Mais des lignes de force et des symétries, bien marquées, permettent au spectateur de repérer les thèmes, superposés comme dans une polyphonie.
Triptyque de Mérode
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York
L’oeuvre majeure de cette catégorie superpose, à l’Annonciation, les thèmes connexes de l’Incarnation, de la bascule entre Ancien et Nouveau Testament, et du piège tendu au démon.
Voir Revenir au menu : Retable de Mérode : menu
Annonciation
Van der Weyden (attr), vers 1434, Louvre
Ici deux thèmes seulement : Annonciation et Incarnation
Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome
Une méditation réglée par le motif du voile.
Annonciation
Robert Campin, 1420-25, Prado, Madrid
Une cathédrale en construction comme raccourci de l’histoire sainte.
Voir 5.3 L’Annonciation du Prado).
Nativité
Robert Campin, vers 1425, Musée des Beaux Arts, Dijon
Une crèche comme décor à surprises pour un mystère médiéval.
Le repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid
De la Judée à l’Egypte, plusieurs parcours se superposent.
Loth et ses filles
Anonyme anversois, vers 1525-1530, Louvre
Génération et destruction.
Voir Loth et ses filles
Les résurgences du symbolisme « moléculaire »
Après son âge d’or, ce mode de composition, qui allait de pair côté spectateur avec une éducation de l’oeil soutenue par une pensée analogique, est pratiquement abandonné par les artistes, et oublié par le public.
Il est néanmoins réinventé, de loin en loin, par des artistes francs-tireurs.
Le repos pendant la Fuite en Egypte
Véronèse, vers 1580, Ringling Museum of Art, Sarasota.
Un reliquat de ce procédé subsiste dans cet arbre de Véronèse, à titre plus ludique que mystique.
La pie sur le gibet
Pieter Brueghel l’Ancien, 1568, Musée régional de la Hesse, Darmstadt
La technique du paysage symbolique, ici particulièrement cryptée, est ressuscitée par Brueghel pour des raisons de prudence politique.
Voir La pie sur le Gibet
Paysage avec pavillon,
Caspar David Friedrich, 1797, Kunsthalle, Hamburg
Longtemps après, on peut encore déceler dans ce dessin de jeunesse de Caspar David Friedrich, l’ambition d’un paysage composé comme un discours.
Vue de l’atelier de l’artiste
Caspar-David Friedrich, 1805-1806 Vienne, Kunsthistorisches Museum
Et dans ce pendant un « autoportrait en atelier ».
Voir 1 Un regard subtil.
Mais la technique, plus simple à manier, qui va redonner du grain à moudre à ceux qui apprécient les appariements graphiques, est celle des pendants : l’idée est que chacun des deux tableaux à sa signification autonome, mais que l’homme de goût y trouvera, en les comparant, une signification augmentée.
Tous les pendants fonctionnent sur ce principe, le plus souvent pour un secret de polichinelle. Mais quelques artistes ont poussé particulièrement loin le procédé,
Diane à la fontaine surprise par Actéon | Diane et Callisto |
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Titien, 1556-1559 , National Gallery, Londres et National Gallery of Scotland, Edimbourg
Ici deux scènes classiques de la mythologie de Diane sont mises subtilement en écho, à la fois pour l’oeil et pour le sens.
Voir Les pendants de Titien.
Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin
Le sujet à la mode (écrire une lettre et la lire) couvre une réflexion théorique sur le fonctionnement de l’Humain, esprit, âme et corps.
Le géographe Vermeer, 1668-69, Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main |
L’astronome Vermeer, 1668, Louvre, Paris |
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Un pendant controversé, mais qui fonctionne si bien…
Les fileuses (Las Hilanderas)
Vélasquez, 1657, Prado, Madrid
Ce tableau est le seul de sa catégorie : le principe du pendant, poussé à l’extrême, fonctionne avec un seul tableau, et c’est la mise en relation de deux parties de la composition qui donne la clé de l’ensemble.
Ces quelque oeuvres surplombantes sont à proprement parler des « Mystifications » : au sens de fabrication d’un mystère pour infuser une mystique.