4 Symbolisme moléculaire
Ces deux oeuvres extraordinaires que sont les Epoux de Londres et l’Annonciation du Louvre ne sont pas tout à fait uniques : elles se rattachent à une catégorie très fermée que j’ai découverte (ou inventée).
Article précédent : 3 Du lit marital au lit virginal
Le symbolisme « atomique »
Introduit par Panofksy à propos des Epoux Arnofini, le « symbolisme déguisé » a subi le sort habituel des paradigmes en l’Histoire de l’Art : admiré, imité, puis décrié [1]. Il consistait à reconnaître, derrière les objets quotidiens que les Primitifs flamands peignent avec un réalisme inégalé, une intention symbolique.
Ce qui rend ces analyses discutables est leur caractère partiel et fluctuant : un mot isolé peut être polysémique, tandis la phrase qui le contient l’est moins. Ainsi nous avons vu dans les articles précédents que les oranges n’ont pas le même sens dans une scène profane ou dans une scène sacrée.
Cette manière d’extraire les symboles un par un pour les étudier isolément, sans tenir compte de leur positionnement dans l’image, pourrait être baptisée : le symbolisme atomique.
Le symbolisme « moléculaire »
Cette notion consiste à reconnaître que les symboles ne fonctionnent pas isolément, mais dans un champ de forces mutuel, un peu comme les pièces d’une partie d’échec.
Elle ne concerne malheureusement que des oeuvres de très haut niveau, par des artistes majeurs, et sur un siècle environ, disons entre 1430 et 1530 :
- avant, les moyens techniques n’étaient pas à la hauteur, même si la réflexion symbolique l’était ;
- après, les artistes se sont lassé du casse-tête qu’elle exige, pour une reconnaissance limitée.
Il se peut aussi que la catégorie d’amateurs susceptibles de comprendre et d’apprécier ce jeu expert à plusieurs bandes, ait culminé à la fin du Moyen-Age, et se soit raréfié après.
Les objets organisateurs
Les époux Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres |
Melencolia I Dürer, 1514 |
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Dans cette catégorie extrêmement exigeante (je ne connais que ces deux exemples), un objet indique comment lire l’ensemble de la composition, et ce de manière multiple.
Les méditations organisées
Dans cette catégorie, il n’y a pas de clé de lecture pour l’ensemble de la composition. Mais des lignes de force et des symétries, bien marquées, permettent au spectateur de repérer les thèmes, superposés comme dans une polyphonie.
Triptyque de Mérode
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York
L’oeuvre majeure de cette catégorie superpose, à l’Annonciation, les thèmes connexes de l’Incarnation, de la bascule entre Ancien et Nouveau Testament, et du piège tendu au démon.
Voir Revenir au menu : Retable de Mérode : menu
Annonciation
Van der Weyden (attr), vers 1434, Louvre
Ici deux thèmes seulement : Annonciation et Incarnation
Annonciation avec deux donateurs inconnus
Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome
Une méditation réglée par le motif du voile.
Les édifices symboliques
Annonciation
Robert Campin, 1420-25, Prado, Madrid
Une cathédrale en construction comme raccourci de l’histoire sainte.
Voir 5.3 L’Annonciation du Prado).
Nativité
Robert Campin, vers 1425, Musée des Beaux Arts, Dijon
Une crèche comme décor à surprises pour un mystère médiéval.
Les paysages symboliques
Le repos pendant la fuite en Egypte
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid
De la Judée à l’Egypte, plusieurs parcours se superposent.
Loth et ses filles
Anonyme anversois, vers 1525-1530, Louvre
Génération et destruction.
Voir Loth et ses filles
Les résurgences du symbolisme « moléculaire »
Après son âge d’or, ce mode de composition, qui allait de pair côté spectateur avec une éducation de l’oeil soutenue par une pensée analogique, est pratiquement abandonné par les artistes, et oublié par le public.
Il est néanmoins réinventé, de loin en loin, par des artistes francs-tireurs.
L’objet organisateur
Le repos pendant la Fuite en Egypte
Véronèse, vers 1580, Ringling Museum of Art, Sarasota.
Un reliquat de ce procédé subsiste dans cet arbre de Véronèse, à titre plus ludique que mystique.
Les paysages symboliques
La pie sur le gibet
Pieter Brueghel l’Ancien, 1568, Musée régional de la Hesse, Darmstadt
La technique du paysage symbolique, ici particulièrement cryptée, est ressuscitée par Brueghel pour des raisons de prudence politique.
Voir La pie sur le Gibet
Paysage avec pavillon,
Caspar David Friedrich, 1797, Kunsthalle, Hamburg
Longtemps après, on peut encore déceler dans ce dessin de jeunesse de Caspar David Friedrich, l’ambition d’un paysage composé comme un discours.
Vue de l’atelier de l’artiste
Caspar-David Friedrich, 1805-1806 Vienne, Kunsthistorisches Museum
Et dans ce pendant un « autoportrait en atelier ».
Voir 1 Un regard subtil.
Les pendants
Mais la technique, plus simple à manier, qui va redonner du grain à moudre à ceux qui apprécient les appariements graphiques, est celle des pendants : l’idée est que chacun des deux tableaux à sa signification autonome, mais que l’homme de goût y trouvera, en les comparant, une signification augmentée.
Tous les pendants fonctionnent sur ce principe, le plus souvent pour un secret de polichinelle. Mais quelques artistes ont poussé particulièrement loin le procédé,
Diane à la fontaine surprise par Actéon | Diane et Callisto |
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Titien, 1556-1559 , National Gallery, Londres et National Gallery of Scotland, Edimbourg
Ici deux scènes classiques de la mythologie de Diane sont mises subtilement en écho, à la fois pour l’oeil et pour le sens.
Voir Les pendants de Titien.
Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin
Le sujet à la mode (écrire une lettre et la lire) couvre une réflexion théorique sur le fonctionnement de l’Humain, esprit, âme et corps.
Le géographe Vermeer, 1668-69, Städelsches Kunstinstitut, Francfort-sur-le-Main |
L’astronome Vermeer, 1668, Louvre, Paris |
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Un pendant controversé, mais qui fonctionne si bien…
Le pendant imbriqué
Les fileuses (Las Hilanderas)
Vélasquez, 1657, Prado, Madrid
Ce tableau est le seul de sa catégorie : le principe du pendant, poussé à l’extrême, fonctionne avec un seul tableau, et c’est la mise en relation de deux parties de la composition qui donne la clé de l’ensemble.
Ces quelque oeuvres surplombantes sont à proprement parler des « Mystifications » : au sens de fabrication d’un mystère pour infuser une mystique.
« Early Netherlandish Paintings: Rediscovery, Reception, and Research », publié par Bernhard Ridderbos, Anne van Buren, Henk Th. van Veen, Henk Van Veen, p 378 et ss
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