Jeux avec le monogramme AD

1 octobre 2021

Les expériences de Dürer avec son propre monogramme trouvent leur apogée dans les deux grandes gravures de 1514 (voir 1 L’ABCD de Saint Jérôme). Mais d’autres essais ont précédé cette apothéose.

Cet article propose une revue exhaustive des monogrammes atypiques de Dürer, un sujet qui n’a été abordé jusqu’ici que de manière parcellaire ou loufoque [1] .

Article précédent : Conclusion sur les deux Meisterstiche



Le monogramme pivoté

Le plus souvent, le monogramme de Dürer s’intègre simplement dans la géométrie de la boîte perspective : accroché comme un tableau dans le plan frontal ou sur un plan latéral.


Durer 1514 St Jerome dans son etude detail monogramme
St Jérôme, 1514 (détail)

Lorsqu’il est posé sur le sol, il peut inviter le spectateur à rejoindre l’emplacement où l’artiste mentalement se positionne (voir 5 Apologie de la traduction).

Nous allons nous intéresser aux trois cas exceptionnels où Dürer appose son monogramme sur le sol, mais pivoté de 90 degrés : dispositif aussi étrange qu’un fusil à tirer dans les coins.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull METBlason avec un crâne, Dürer, 1503, MET

Cette gravure inclassable est loin d’avoir livré tous ses mystères [2].


L’homme sauvage

Au début du XVIème siècle, l’homme sauvage vit ses dernières heures. Figure très fréquente dans l’iconographie médiévale, à la fois positive (pour sa force) et négative (pour son animalité), il constituait une sorte d’antithèse du chevalier : hérissé de pulsions et cuirassé de poils.


Durer-1495-The-ravisher-METLe ravisseur, Dürer, 1495

C’est sa brutalité sexuelle que Dürer a déjà mis en scène, dans cette gravure provocante où l’homme des bois vient s’imposer sur le banc d’une bourgeoise en promenade.


Durer 1499 Homme sauvages tenant des ecus triptychon des Oswolt Krel Alte Pinakothek MunichHommes sauvages tenant les écus du couple Frel
Dürer, 1499, Volets du triptyque d’Oswolt Krel, Alte Pinakothek, Munich

Ici au contraire, Dürer l’utilise sous sa forme terminale de pur ornement héraldique : définitivement domestiqué en valet d’armes, il protège de sa massue les armoiries du commanditaire.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detailBlason avec un crâne (détail) Dürer, 1503, MET

La gravure de 1503 constitue une sorte de fusion des deux thèmes :

« L’homme sauvage ne se contente pas ici de son rôle habituel de dispositif héraldique : il propose par derrière des attentions, non repoussées, à une jeune fille timide et hésitante. » Richard Bernheimer [3]

La charge héraldique est partagée : l’homme sauvage garde la main sur sa massue mais c’est la jeune femme qui tient l’écu, ou du moins sa courroie de cuir, dans une caresse suggestive.

Brutal et subi dans « Le ravisseur », le rapprochement est ici délicat et bien accueilli : entre la main qui effleure sa chevelure et la barbe qui caresse son cou, la jeune femme à la coiffure savante jette vers l’homme hirsute un regard non réprobateur.


Danseuse ou mariée ?


Danseuse Ecole de Durer, Musee des Beaux Arts de BaleDanseuse, Ecole de Dürer, Musée des Beaux Arts de Bâle

On a longtemps pensé que ce dessin, inversé, était une étude préparatoire à la gravure ; on considère maintenant que c’est plutôt une copie, datant de la seconde moitié du XVIème siècle. Qu’elle soit de la main de Dürer ou pas, l’inscription manuscrite donne une information intéressante :

C’est ainsi vêtues que les jeunes femmes de Nüremberg vont danser.

Also gand dy Junckfrawn zum dantz in nörmerck


Retable des sept sacrements, mariage, Van der Weyden 1445-50 Musee royal des Beaux Arts AnversRetable des sept sacrements, Le Mariage, Van der Weyden, 1445-50, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Pour Richard Bernheimer, la couronne que porte la jeune femme (et qui n’apparaît pas sur le dessin) la désigne comme une jeune mariée.

La composition inventée par Dürer nous montrerait donc une double transgression : au lieu de protéger le casque du seigneur, l’homme sauvage oublie son rang de domestique et, en venant danser avec lui, la jeune femme oublie son rang d’épouse.


Le crâne

Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu

« En contraste frappant avec cette scène de parade nuptiale, les armoiries tenues par l’homme sauvage montrent l’image effrayante d’un crâne humain. » Richard Bernheimer [3]

L’écu est proportionné au casque. Mais son contenu est doublement disproportionné : tête géante par rapport au casque, et boîte crânienne hypertrophiée par rapport à un crâne normal.


anat-sutures-e1501698141586[4]

Personne n’a à ma connaissance n’a relevé la difformité du crâne, que Dürer a probablement reproduit d’après nature. Il ressemble à celui d’un d’enfant, sans suture métopique, et avec déjà sa dentition : un enfant donc d’une quinzaine de mois, mais  hydrocéphale, et à l’os temporal gauche fracturé.

L’écu est l’emblème d’une lignée : la gravure nous dit que la descendance d’une femme de qualité qui s’allie avec un homme sauvage est vouée à la monstruosité et à la mort.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail monogrammeRien n’empêchait Dürer de placer son monogramme dans la vaste plage vide de droite. En choisissant de le coincer entre l’écu et la pierre, mais surtout en le tournant d’un quart de tour, il opère une transgression purement graphique, mais qui vient s’ajouter aux autres.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu - pivoteIl se trouve que le seul objet ainsi pivoté d’un quart de tour est le casque. Dürer nous dit en somme, de part et d’autre de l’écu macabre, sa solidarité avec l’absent de la gravure : le chevalier, doublement bafoué par son épouse et son domestique.


 

Durer 1513 le chevalier la mort. et le diable detail

Le chevalier, la mort et le diable, Dürer, 1513, détails

D’une certaine manière, la séquence date/crâne/casque anticipe la séquence sablier/Mort/Chevalier de la célèbre gravure de 1513, ainsi que le voisinage ostensible de la signature, de la date et du crâne : comparaison qui rend d’autant plus criante l’inquiétante hypertrophie du blason.


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Durer 1511_Small_Passion_ArrestationArrestation du Christ, Petite Passion, Dürer, 1511

Dans son analyse très fine de la gravure, Shira Brisman [5] note que Dürer a préféré, à la composition habituelle où Jésus est vu de face, ce baiser qui s’effectue entre les deux figures vues identiquement de profil.

Au couple Jésus/Judas fait écho, au premier plan, le couple Pierre/Malchus :


Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail premier plan

« Tandis que les deux hommes s’accolant de profil manifestent physiquement la trahison de Judas, Dürer illustre, par le couple du premier plan, l’impact émotionnel et théologique de ce baiser… Ce que les Evangiles décrivent comme le bref coup d’ épée de l’apôtre sur l’oreille du serviteur romain se traduit ici par une bagarre corps à corps… Le visage du serviteur Malchus est tordu d’angoisse alors qu’il empêche une lanterne qui tombe de s’écraser sur sa tête, tandis qu’il saisit le manteau de Pierre de sa main droite. Il n’y a pas de symbole plus douloureux de la relation entre l’Homme et Dieu que la posture contorsionnée de ce personnage, qui repousse son agresseur tout en l’attirant. Ce double geste éclaire le paradoxe du baiser de Judas, à la fois nécessaire proximité avec le Christ et rejet. Le Christ et Judas au centre, Pierre et Malchus au premier plan, montrent simultanément une relation de séduction/séparation. »



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detailJe rajouterai une troisième instance de cette relation contradictoire : le soldat derrière Jésus cherche à le capturer avec sa corde, alors que le second le tire dans l’autre sens, par dessus l’épaule de Judas.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail doigtJe ne suivrai pas en revanche Shira Brisman dans l’interprétation sexuelle de ce geste intriguant de Jésus, qui enserre son index droit de sa main gauche. Je pense qu’il s’agit de la préfiguration d’une pénétration tout autre, celle du clou dans la chair.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation schema

Quoiqu’il en soit, ce qui nous importe ici est que la position du monogramme épouse celle des deux couples : l’embrassement des lettres répond à celui des corps.



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Durer 1512 Ecce_Homo_(No._8)_-_WGA07303Ecce Homo, Passion gravée, Dürer, 1512

La même disposition orthogonale du monogramme sert ici le même objectif : favoriser la lecture non dans la profondeur, mais de droite à gauche, de la foule à la victime. Ainsi le spectateur ne regarde plus la gravure, mais est aspiré à l’intérieur, pour regarder le Christ avec l’oeil des bourreaux.

sb-lineDurer 1514 Nativite albertinaNativité, Dürer, 1514, Albertina, Vienne

Dans ce dessin, le monogramme est posé sur la marche, comme si le peintre venait de pénétrer dans l’étable par la gauche pour assister à la Nativité.


1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence detailTriptyque Portinari, Hugo van der Goes, vers 1475, Offices, Florence (détail)

Position identique à celle du donateur Tommaso Portinari, humblement agenouillé dans le dos de Saint Joseph.



Le monogramme inversé

Dans la production surabondante de Dürer, il n’existe en tout et pour tout que six oeuvres où il a inversé le D : simple erreur ou intention secrète ?

La chronologie de ces six cas va nous aider à cerner le problème.


Durer 1498 pupila-augusta The Royal LibraryPupila Augusta, Dürer, 1498, The Royal Library

Ce dessin de jeunesse, dont la signification n’est pas claire, est surtout un collage d’emprunts faits à des oeuvres italiennes [6]. Le fait que l’inscription « Pupila Augusta » soit écrite en miroir prouve qu’il s’agissait d’un dessin préparatoire à une gravure : aucun mystère donc sur l’inversion du monogramme.

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Durer 1500 witch-riding-backwards-on-a-goatLa sorcière, Dürer, 1500

Tous les commentateurs s’accordent sur le fait que l’inversion du D est ici intentionnelle, et doublement adaptée au sujet :

  • visuellement, elle mime celle de la sorcière chevauchant son bouc à rebours ;
  • métaphoriquement, elle rappelle que le monde de la sorcellerie est un monde à l’envers.



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Les trois cas suivants ne sont pas sporadiques : ils se trouvent tous dans la série de trente six xylographies publiée en 1511, connue sous le nom de Petite Passion.


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Le contexte de 1511

En 1510, Dürer termine sa série précédente, les dix neuf xylographies de la Vie de la Vierge Elles sont aussitôt recopiées, en Italie, par le graveur Marcantonio Raimondi, y compris le prestigieux monogramme


Durer 1510 ca Life_of_the_Virgin GlorificationDürer, 1510 Durer-1511-ca-Life_of_the_Virgin-Glorification-copie-marcantonio-raimondi-National-Gallery-ScotlandMarcantonio Raimondi, National Gallery of Scotland

La Glorification, série de la Vie de la Vierge

C’est seulement dans la dernière planche de la série que Raimondi rajoute, en plus du célèbre AD ( en bas au centre) son propre monogramme (sur le chandelier), celui de ses éditeurs Niccolò et Domenico dal Jesu (sur l’écu en bas à gauche) et, pour faire bonne mesure, le monogramme du Christ (IHS sur la porte du placard).

Cette revendication terminale laisse planer le doute sur le statut de la série : reproduction à l’identique ou contrefaçon ? Comme le note Nicolas Galley dans sa thèse ([7], p 81) :

« Il est aujourd’hui difficile de cerner avec exactitude le dessein des commanditaires de Raimondi, même s’il est évident que le célèbre label de Dürer pouvait générer des gains considérables. »


Toujours est-il que Dürer considéra, quant à lui, qu’il s’agissait bien de faussaires, puisqu’il ajouta sous la même planche terminale, dans la seconde édition de sa série, cet avertissement bien senti :

« Malheur à vous ! Voleurs envieux de l’œuvre et de l’invention des autres. N’approchez pas vos mains malavisées de notre travail. Nous avons reçu un privilège du fameux empereur de Rome, Maximilien, déclarant que personne n’a le droit de graver ces œuvres de façon fallacieuse, ni de vendre ce genre de gravures au sein de l’empire. » ([7], p 80),

Ceci n’empêchera pas Raimondi de plagier la nouvelle série de Dürer, la Petite Passion, mais cette fois en prenant la précaution de laisser vierge la tablette ou l’emplacement du monogramme (un peu comme les Chinois recopient les couteaux de Laguiole, moins l’abeille) : preuve que le logo AD était bien compris, même chez les Italiens, comme une marque commerciale de propriété.

Il est donc probable que la présence de trois logos inversés sur les trente six de la Petite Passion (un taux d' »erreur » exceptionnellement élevé) ait à voir avec la réappropriation par Dürer de son propre logo, et la prise de conscience des possibilités expressives qu’il lui offrait .



sb-lineDurer 1511 Small passion adoration des bergers schemaNativité, Dürer, Petite Passion, 1511

Le premier monogramme inversé de la Petite Passion fonctionne en solo : petite préciosité graphique invitant le spectateur à monter l’escalier pour rejoindre l’artiste, au lieu de rester bloqué sous le plancher.


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Un premier pendant

Durer 1511 Small passion annonciationAnnonciation Durer 1511 Small passion christ-appears-to-his-motherApparition du Christ à sa mère

Dürer, Petite Passion, 1511

Ce premier pendant a été analysé par Shira Brisman ([5], p 20) qui constate que les deux images « en miroir » encadrent, en position 3 et 30, la période de la vie terrestre de Jésus :

« Vingt-sept pages plus loin, la composition est inversée : Marie, de nouveau en suspens dans sa prière, est interrompue par l’arrivée de son fils ressuscité. L’inversion de la direction du mouvement est appuyée par le geste de la main bénissante, celle du Christ en miroir de celle de l’ange. La signature de Dürer est tombée du baldaquin au lutrin, déplacement accompagné de l’inversion délibérée du D, qui symbolise cette révolution dans le monde : Dieu est né d’une femme sur terre, puis lui a fait son dernier adieu. »



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Le second pendant (SCOOP !)

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem, Dürer, Petite Passion, 1511

Brillamment élucidée pour l’Apparition du Christ à sa mère, l’inversion du logo, au dessus de la porte de Jérusalem, aurait-elle une explication similaire ?

Dans son étude sur l’iconographie de la série, Angela Hass ([8], p 22) note que le Christ est représenté avec une auréole (cruciforme) dans quatre gravures seulement :

  • 1) l’Entrée à Jérusalem,
  • 2) la Cène
  • 3) l’Ecce Homo
  • 4) la Résurrection.

Autant les cas 2 et 4 sont logiques (le Christ annonce ou manifeste sa transcendance), autant les deux autres sont moins immédiats à expliquer .


Passio Christi ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata fol 4v 5r GallicaFol 4v 5r, Passio Christi / ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata ; cum varii generis carminibus fratris Benedicti Chelidonii musophili, Gallica [9]

Pour l’Entrée à Jérusalem, Angela Hass s’appuie sur le poème de Chelidonius qui commente la gravure :

Après six lustres que vécut,
Le Roi des Cieux
Sous son enveloppe charnelle…
En chantant, la gens davidique,
Salue le Roi aimablement…
Mais, divin Jésus, la gloire
Que la foule versatile t’accorda
S’est mue en opprobre et en croix.

Post lustra sex
Quæ vixerat Rex aetheris
sub carneo amictu…
Genus canens Dauidicum
Regem falutat obuius…
Sed , dive Iesu , gloriam
Plebs mobilis quam prestitit
In probra vertit et crucem

L’auréole souligne donc ici la Gloire de Jésus, à la fois royale et céleste.


Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo, Dürer, Petite Passion, 1511

La troisième gravure de la série avec un Christ auréolé est celle où Pilate le présente à la foule en employant le terme de Roi, comme le rappelle Chelidonius :

Voyez-le, en qui rien n’est criminel. Voyez l’homme
Dont vous appellez la mort !
Voyez le roi blessé, le Dieu à moitié mort,
Homme de pitoyable apparence !
Voyez ses yeux défigurés par de pieuses larmes,
Par les épines sa tête, par les crachats ses joues !

En in quo nihil est criminis. En Homo
Vobis petitus ad necem.
En regem lacerum.Seminecem deum
Formæ virum vilissimæ.
En afflicta piis lumina fletibus
Spinis caput.Sputis genas.

hop]
Durer 1511 Small passion ecce homo detail
Le thème de la Royauté est triplement souligné dans l’image :

  • par la couronne d’épines,
  • par le manteau rouge qu’empoigne le soldat de gauche ;
  • par le sceptre en roseau que le soldat de droite force Jésus à tenir.

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo

 

Dürer, Petite Passion, 1511

Je pense que les deux gravures où le Christ se présente en tant que Roi forment un second pendant :

  • aux deux arbres glorieux correspondent deux croix ignominieuses (Chelidonius : « Ta gloire… s’est mue en opprobre et en croix ») ;
  • aux mains levées vers la droite (Pierre montrant Jésus et Jésus bénissant) fait écho la main du bourreau levée pour désigner sa victime ;
  • au monogramme inversé gravé au dessus de la porte s’oppose le monogramme tombé en bas de l’arcade.

 

Le retournement du monogramme sert donc ici de commentaire au renversement de situation, du Roi fêté au Roi raillé.



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Le dernier monogramme inversé

Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

Portrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe (détail), Dürer, 1524

Il faut sauter à 1524, quatre ans avant la mort de Dürer, pour rencontrer son dernier monogramme inversé. Remarquons que les deux D sont en fait superposés, comme une erreur qu’il aurait été impossible de corriger.



Durer 1523 Frederick the Wise, Elector of Saxony dessinPortrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1523

Le dessin préparatoire, non signé, ne nous aide pas.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer

Dürer, 1524

Les portraits regardant vers la gauche étant assez rares, on pourrait imaginer que le D inversé accompagne la position de Frédéric. Mais la même année, Dürer réalise un autre portrait regardant vers l’arrière, celui de son vieil ami Pirckheimer, avec un monogramme ici parfaitement régulier.


Le portrait rétrospectif humaniste

Harry Vredeveld [10] a consacré une étude aux portraits de ce type, et aux épigraphes latines qui les accompagnent.

Epitaph-of-Conrad-Celtis-1503-04-Hans-Burgkmair-METEpitaphe de Conrad Celtis, Hans Burgkmair, 1503-04, MET

La mode semble avoir été lancée par ce portrait que Conrad Celtis a commandé vers 1503-04, sentant sa mort s’approcher : la date de mort prévisionnelle inscrite à la fin de l’épitaphe est 1507, correspondant à l' »âge parfait » de 49 ans (7 X 7 ans), où l’esprit est à son apogée (Celtis ne s’est pas trompé de beaucoup, il est mort en fait en 1508). ([10], p 511)

Le regard tourné vers l’arrière, les mains posées sur l’oeuvre réalisée, et le motto « EXITUS ACTA PROBANT » (la fin justifie l’oeuvre) font de cette gravure, très admirée, le prototype de ce que l’on pourrait appeler le « portrait rétrospectif humaniste ».

En haut de la plaque de marbre, l’acronyme DMS (Diis Manibus Sacrum : Sacéé pour les Dieux Mânes) imite les tombeaux romains.

Les deux portraits de 1524 ont une composition identique.


Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer, Dürer, 1524

Le portrait de Pirckheimer porte une citation latine reprise d’un éloge funèbre de Mécène ([10], p 530) :

Nous vivons par l’esprit. Le reste appartient à la mort.

Vivitur Ingenio. Caetera. Mortis Erunt.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1524

En haut de l’épitaphe de Frédéric III Le Sage, la formule Christo Sacrum (Sacré pour le Christ) imite le DMS romain.

L’acronyme BFMVV se rencontre également sur les tombes romaines :

Le Vivant l’a fait pour le Vivant, qui le mérite bien

Bene Merenti Fecit Vivus Vivo


Durer 1496 POrtrait de Frederic III de Saxe Gemaldegalerie,BerlinPortrait de Frédéric III de Saxe, Dürer 1496, Gemäldegalerie, Berlin Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony

Une trentaine d’années plus tôt, Durer avait déjà fait un portrait de Frédéric III de Saxe à l’âge de 33 ans, résolument tourné vers l’avenir.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

 

Il n’est pas impossible que les deux D affrontés soient un « private joke » entre l’artiste et son modèle, une allusion aux deux portraits tournés l’un vers l’avenir et l’autre vers le passé, tel une tête de Janus.


Mais il y a peut être plus profond…

Giorgione 1505 ca Giustiniani portrait Gemaldegalerie BerlinPortrait « Giustiniani », Giorgione, vers 1505 Durer 1506 Portrait_of_a_Venetian_Woman Gemaldegalerie BerlinPortrait d’une vénitienne, Dürer, vers 1506

Gemäldegalerie, Berlin

Nancy Thomson de Grummond [11] a consacré un long article à élucider les deux lettres VV en bas de ce portrait par Giorgione, dont l’influence sur Dürer lors de son voyage à Venise est bien connue : on pourrait presque dire que le VV gravé sur la planchette a inspiré le AD brodé sur le corsage.

Pour Nancy Thomson de Grummond, le VV de Giorgione n’est autre, sous forme volontairement sibylline, que le « Vivus Vivo » de l’acronyme BFMVV, repris plus tard par Dürer dans le Portrait de Frédéric III de Saxe. L’expression condensée VV, « Le vivant pour le vivant », peut être comprise de plusieurs manières :

  • signaler tout simplement que le modèle était vivant au moment du portrait ;
  • souligner combien le portrait imite la vie ;
  • suggérer que, grâce à l’Art, aussi bien le modèle que l’artiste acquièrent une sorte de vie éternelle.

Dans cette dernière acception, le VV de BFMVV exprimerait en somme la même idée que le Nous (Dürer et Pirckheimer) dans l’épitaphe de la seconde gravure : « NOUS vivons par l’esprit. »

Dans ce contexte, il me semble que le DD du monogramme pourrait bien être intentionnel : une sorte d’écho graphique du VV, mais personnalisé : « de Dürer pour Dürer ».


Ce panorama chronologique a permis de mettre en lumière la rareté, et la complexité croissante, des expérimentations de Dürer avec son monogramme. Il en découvre les possibilités expressives dans la Sorcière de 1503. Mais son intérêt pour son logo ne se développe vraiment qu’en 1511, pour des raisons commerciales, dans la série de la Petite Passion. Il trouve son apothéose en 1514, dans les deux « Meisterstichte » ; après quoi il disparaît presque complètement, mis à part le portrait rétrospectif de Frédéric III de Saxe, en 1524.

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Références :
[3] Richard Bernheimer, « Wild men in the Middle Ages: a study in art, sentiment, demonology », 1952, Harvard University Press, p 183 https://archive.org/details/wildmeninmiddlea00bern/page/182/mode/2up?view=theater&q=skull
[5] Shira Brisman « A Touching Compassion: Dürer’s Haptic Theology », 2015 https://www.academia.edu/11876276/A_Touching_Compassion_D%C3%BCrers_Haptic_Theology?email_work_card=title
[7] Nicolas Galley « De l’original à l’excentrique : l’émergence de l’individualité artistique au nord des Alpes »
https://doc.rero.ch/record/5793/files/GalleyN.pdf
[8] Angela Hass « Two Devotional Manuals by Albrecht Dürer: The Small Passion and the Engraved Passion. Iconography, Context and Spirituality » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 63. Bd., H. 2 (2000), pp. 169-230 https://www.jstor.org/stable/1594938
[10] Harry Vredeveld “Lend a Voice : The Humanistic Portrait Epigraph in the Age of Erasmus and Dürer » Renaissance Quarterly, Vol. 66, No. 2 (Summer 2013), pp. 509-567 https://www.jstor.org/stable/10.1086/671585
[11] Nancy Thomson de Grummond « VV and Related Inscriptions in Giorgione, Titian, and Dürer » The Art Bulletin Vol. 57, No. 3 (Sep., 1975), pp. 346-356 https://www.jstor.org/stable/3049402

 

– Le Globe dans le Psautier d’Utrecht

16 septembre 2021

Ce manuscrit, daté des années 820, est la copie d’un manuscrit perdu datant probablement du début du 6ème siècle

L’iconographie du globe y est particulièrement riche et cohérente : comme les images suivent le texte quasiment littéralement, elles constituent un lexique très précis des diverses significations du globe à cette période-charnière entre l’antiquité finissante et le renouveau carolingien [0].


Dieu assis sur un trône

Cette figuration existe dans le manuscrit, mais en deux occurrences seulement.

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Utrecht Psalter PSAUME 3 fol 2v schemaPSAUME 3 fol 2v

La montagne sainte dont il est question est le Mont Sion.


Utrecht Psalter PSAUME 58 fol 33r schemaPSAUME 58 fol 33r

Ce trône quadrangulaire, qui ressemble à un autel de sacrifice,  semble caractériser le Dieu d’Israël


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Le globe-siège

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Utrecht Psalter PSAUME 59 fol 34r schemaPSAUME 59 fol 34r

Dans toutes les autres images où Dieu est assis, c’est sur un globe-siège posé par terre, selon la plus pure tradition paléochrétienne.


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La mandorle

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Utrecht Psalter PSAUME 8 fol 4v schemaPSAUME 8 fol 4v

Cependant la représentation la plus courante dans le manuscrit est un globe-siège englobé dans une mandorle ovoïde, qui illustre l’idée de Gloire.

Il est souvent difficile, dans le manuscrit, de distinguer entre montagnes et nuages. Ici le texte, ainsi que les quatre anges en vol qui soutiennent la mandorle, précisent bien que Dieu trône dans le ciel.


Utrecht Psalter PSAUME 17 fol 9r schemaPSAUME 17 fol 9r

Lorsque Dieu est debout, le globe-siège est omis : la mandorle est donc un élément indépendant du globe (pas une sorte de « dossier » qui serait assujetti derrière).


Utrecht Psalter PSAUME 11 fol 6v schemaPSAUME 11 fol 6v

Ici le globe est conservé dans la mandorle afin d’illustrer le mouvement : Dieu vient de se lever pour descendre sur terre.

Ainsi il faut comprendre la mandorle comme une sorte de membrane lumineuse que le Seigneur peut traverser à loisir, selon qu’il veut se manifester dans sa gloire ou dans sa proximité.


Utrecht Psalter PSAUME 51 fol 30r schemaPSAUME 51 fol 30r

Cette image distingue bien deux figurations de Dieu, et deux arbres :

  • Dieu sans mandorle, descendu sur terre avec un tranchoir, pour déraciner le mauvais arbre ;
  • Dieu trônant dans le ciel dans sa mandorle, avec l’olivier fertile à ses pieds.

A noter que les anges latéraux ne soutiennent pas la mandorle dans les airs (ils parlent aux Justes) : celle-ci est posée à même le sol du Paradis, au même titre que le globe-siège.


Utrecht Psalter PSAUME 88 fol 51v schemaPSAUME 88 fol 51v

Même remarque ici : les deux boules représentant le Soleil et la Lune ne supportent pas la mandorle, mais sont posés devant. Ces deux planétaires font système avec le globe-siège, prouvant par là que ce dernier représente bien la Terre.


Apocalypse de Cambrai, BM, 0386 fol 27 Apocalypse de Cambrai, 800-50, BM 0386 fol 27

La comparaison s’impose avec cette iconographie très particulière, remontant également à un manuscrit perdu du 6ème siècle, où l’image ne suit pas littéralement le texte :

« Puis il parut dans le ciel un grand signe: une femme revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête » Apocalypse 12,1

Tandis que l’iconographie apocalyptique concurrente, celle des Beatus, représentera la femme avec le soleil sur son ventre et debout sur le croissant de lune, le copiste préfère ici la figuration antique, moins fidèle au texte, où le Soleil et la Lune constituent une paire de boules symétriques.


Utrecht Psalter PSAUME 71 fol 40v schemaPSAUME 71 fol 40v

Dans cette image très complète, la mandorle est posée au sol (les anges ne la soutiennent pas. Le globe terrestre est complété par l’image du Démon foulé aux pieds. On remarquera l’absence du Soleil, puisque le texte ne mentionne que la Lune.


PSALM 11 Psautier d'eadwine R.17.1_041 fol 020r detailPsautier d’Eadwine, 1155-1160, R.17.1 041 fol 20r (détail), Trinity College, Cambridge

Il est amusant de noter que ce psautier médiéval remodèlera l’image en la symétrisant : le Soleil est rajouté pour faire pendant à la Lune, et l’Homme à la pluie est recentré pour faire pendant au Pauvre.


Utrecht Psalter PSAUME 92 fol 54v schemaPSAUME 92, fol 54v

Le Christ est ici représenté en combattant, debout dans la mandorle. Et son globe-siège réapparait au dessous, scindé en ses deux composantes :

  • le trône lui-même ;
  • le globe de La Terre, affermi par deux atlantes [1].


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Complexités théologiques

La « charte graphique » du manuscrit résiste remarquablement face à la complexité de certains textes.

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Utrecht Psalter PSAUME 97 fol 56v schemaPSAUME 97 fol 56v

Dans cette illustration, le Seigneur apparaît dupliqué :

  • debout avec la Balance de la Justice,
  • assis sur le globe avec la Palme de la Victoire.

L‘auréole unique sert sans doute à signifier qu’il s’agit bien d’une seule Personne : en mouvement et au repos

La Terre est elle aussi dupliquée : dans le siège-globe et dans la demi-sphère qui le soutient.


Utrecht Psalter Psaume 109 fol 64v schemaPSAUME 109 fol 64v

Dans cette image très riche, Dieu (assis sur un globe, auréole simple) cohabite avec le Seigneur (assis sur un trône simple, auréole à chrisme). Le globe-siège apparaît donc de facto comme hiérarchiquement supérieur au trône quadrangulaire, ce qui traduit bien l’esprit du texte.


Utrecht Psalter CANTICUM 13 fol 90r schemaCANTICUM 13, fol 90r

Ici au contraire, l’artiste a dupliqué hors de la mandorle le globe-siège du Père, pour y poser le coussin du Fils : manière de signifier la parfaite égalité entre les deux, au sein de la Trinité.

A noter la même différence d’auréole : sans chrisme pour le Père, avec chrisme pour le Fils (dans les bras de sa mère ou sur Terre).


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La mandorle sans Dieu

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Utrecht Psalter PSAUME 18 fol 10v schemaPSAUME 18 fol 10v

La mandorle n’est pas un attribut spécifiquement divin : ici elle entoure la figure du roi David, muni de quatre attributs de sa Royauté : le couronne, le sceptre, le trône, et le globe du Pouvoir sur ses genoux. La mandorle qui l’entoure crée une similitude voulue avec l’image divine. Symboliquement, elle montre que David, le Serviteur de Dieu, tente de lui ressembler ; et littéralement, elle image une sorte de « capsule de gloire » qui isole le Serviteur de la contagion des impies.


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Le globe sans Dieu

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Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v schemaPSAUME 49 fol 28v

Pour Suzy Dufrenne [1], « …la Terre-reine est figurée, au ps. 49 (f. 28v), couronne en tête, cornes d’abondance et globe terrestre sur les genoux ; elle tient deux bâtons, instruments de mesure, indiquant sans doute la plénitude de sa richesse. «  .

Cette figuration de la Terre assise sur un trône quadrangulaire, et se portant elle-même comme attribut se distingue parfaitement de celle de Dieu assis sur le globe terrestre.


Elle se distingue aussi clairement des représentations antiques de Tellus :

Medaillon de Commode en Janus 177 - 193

Médaillon de Commode en Janus, 187, orichalque

Pour comparaison, rappelons cette représentation antique de Tellus stabilis (la Terre stable) où le globe est cette fois, comme c’est toujours le cas à Rome, la sphère céleste (voir 1 Epoque romaine).


Les deux bâtons

Je pense pour ma part que les « deux « bâtons », totalement originaux,  ont été imaginés pour illustrer très précisément l’expression « du levant au couchant ». 

Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v details

Ces deux notions sont personnifiées dans les coins supérieurs par deux demi-soleils tenant un martinet (pour fouetter les chevaux du char), qui encadrent la figure céleste du Christ en gloire ; en dessous la Terre avec deux longs fouets domine les deux moitiés du monde.


Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v schema ensemble

PSAUME 49 fol 28v (ensemble)

En prenant un peu de recul, on ne peut qu’admirer l’intelligence avec laquelle l’illustrateur a réussi à organiser tous les éléments d’un texte touffu. L’axe vertical Seigneur-Terre divise la composition en deux moitiés symétriques, à la manière d’un Jugement Dernier :

  • à gauche, entre temple et autel, les Bons, qui font des sacrifices ;
  • à droite, entre les deux arbres à oiseaux, les Mauvais, qui se détournent de la Parole divin.

Chacune des  scènes latérales contient un groupe d’hommes, un groupe d’animaux, et une tempête.


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Utrecht Psalter PSAUME 89 fol 53r schemaPSAUME 89, fol 53r

La même figure de la Terre-reine, son globe sur les genoux, complète celle de la Lune, prise ici par métonymie comme représentant le Monde.


Utrecht Psalter Psaume 101 fol 58r schemaPsaume 101, fol 58r

A noter que le psautier offre d’autres représentations antiques de la Terre : ici comme mère nourricière, offrant ses seins et tenant sa corne d’abondance.


Références :

[0] Le psaultier, avec des commentaires détaillés, est intégralement disponible sur le site de l’Université d’Utrecht https://psalter.library.uu.nl/
[1] Suzy Dufrenne, « Les illustrations du psautier d’Utrecht : sources et apport carolingien « , p 79 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33817163/f91.item.r=atlantes

4 Trois pincées d’épices

14 septembre 2021

Au final, l’essentiel de la production Carrier-Belleuse a pour ressort l’érotisme, mais manié avec la prudence et la dissimulation qui siéent à toute carrière officielle.

Il est amusant, pour terminer ce parcours très subjectif et partial, de souligner trois procédés permettant d’épicer un sujet sans tomber dans le trivial.

Article précédent : 3 Galantes métaphores

Le point de vue avantageux

Pierre Carrier-Belleuse 18921892 Pierre Carrier-Belleuse 1895 b1895

Pour ces deux danseuses en banc et noir, la vue plongeante met en valeur la double opulence du tutu et de la poitrine.


Pierre Carrier-Belleuse 18951895 Pierre Carrier-Belleuse 1898 Aguicheuse au voile vert1898

Le cadrage a mi-corps fait ressortir ce qui est à l’époque l’objet d’une obsession universelle :

Publicite 1901Publicité pour les pilules orientales, 1901


Surprises de dos

Pierre Carrier-Belleuse 1890 The Dancer

1890

Dans une pose peu plastique, cette danseuse relace son chausson. Ainsi immobilisée, elle est prise à l’arrêt, tel un animal au repos. Le tutu relevé laisse deviner un liseré de chair, et sous la pression du pied menu, le tabouret à quatre pattes est très satisfait de son sort.


Pierre Carrier-Belleuse 1901 de dos1901 Pierre Carrier-Belleuse 1905 de dos1905

Là encore la danseuse est surprise dans un moment d’intimité, tandis qu’elle allonge ses bras dans son dos pour s’échauffer. Les mains serrées attirent l’oeil sur sa croupe, tout en en déniant l’accès.


Pierre Carrier-Belleuse 1912 Le jour de l'examenLe jour de l’examen, 1912

Le piment des épieuses épiées


Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca ballerinaBallerines, 1910 Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca Le regiment qui passeLe régiment qui passe, vers 1910

Même dispositif, à deux ou à trois amies…


Pierre Carrier-Belleuse L'heure divineL’heure divine, date inconnue

Le recto d’autres beautés gazeuses, un poil plus jeunes.


Le décalage à la plage

En 1894, naissance d’une fille opportunément nommée Pierrette, et établissement à Wissant, dans une villa du même nom. C’est l’occasion d’un nouveau filon : aux filles des planches s’ajoutent les filles des plages.

villa_pierrette2 villa_pierrette

Villa Pierrette, merci à l’Association Art et Histoire de Wissant

« Dans sa maison de Wissant, durant l’été, il emmenait ses modèles. C’était pour lui un plaisir suprême que l’épanouissement de ces filles, vivifiées par le souffle de la mer.
Nous emmenions toujours quelques petits « rats » de l’Opéra avec nous, me racontait un de ces derniers jours la fille de l’artiste. Il les peignait sans trêve il eût tout donné, pour le reflet d’un rayon de soleil contre la chair. Pierrette Carrîer-Belleuse, très émue, ajoute : Les dernières paroles de mon père ont été pour son art ».

La Matin, 15 mars 1933


villa_pierrette 3 villa_pierrette 4

Photograhie histopale.net [0]

Facilement reconnaissable à ses deux auvents, la villa se trouvait en haut de la dune, donnant sur la plage. Elle a disparu depuis longtemps, de même d’ailleurs que la plupart des villas et chalets Belle-Epoque de la station.


pierre carrier-belleuse 1890 nu-sous-un-parasolNu sous un parasol, Pierre Carrier-Belleuse, 1890

L’idée de transporter un nu féminin sur la plage semble un peu antérieure à l’acquisition de la Villa Pierrette.

On voit bien l‘intérêt plastique : harmonie entre ton chair et ton sable, jeu d’ombres violentes. Sans négliger le piment érotique de la nudité hors de l’atelier.


wissant-Carrier Belleuse

A en croire cette photographie, le peintre amenait vraiment ses modèles sur le motif (du moins quand elles étaient habillées).


pierre carrier-belleuse 1896 sur_le_sable_de_la_dune Petit PalaisSur le sable de la dune, 1896 pierre carrier-belleuse 1900 Jeune femme sur la dune Petit PalaisJeune femme sur la dune, 1900

Petit Palais, Paris

Durant les premières années de cette veine balnéaire, les poses, nues ou habillées, restent académiques.


pierre carrier-belleuse 1910 Le coquillageLe coquillage, 1910, Collection-jfm.fr pierre Carrier-belleuse 1911 en-attendant-la-vagueEn attendant la vague, 1911

A partir de 1910, la soixantaine arrivant, on note une audace croissante chez les baigneuses. Il est probable que ces pastels rapides aient été prévus d’emblée pour l’exploitation en cartes postales.


Pierre Carrier-Belleuse 1912 La dune enchanteeLa dune enchantée, 1912 Pierre Carrier-Belleuse 1912 La farandoleLa farandole, 1912

Un vague prétexte symboliste justifie la multiplication des nymphettes dans les oyats.


Pierre Carrier-Belleuse 1911 Le colin-maillardLe colin-maillard, 1911 Pierre Carrier-Belleuse 1912 La chatouille (le jeu innocent)La chatouille (le jeu innocent), 1912

Ou bien c’est un simple jeu de société qui explique ces poursuites saphiques.


pierre carrier-belleuse 1913 Nu sur la plage (L'epave)Nu sur la plage (L’épave), 1913 Alexandre_Cabanel 1863 La naissance de Venus Musee d'OrsayLa naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863, Musée d’Orsay

Cet hommage à son maître Cabanel s’épice d’un zeste de voyeurisme enfantin…


<>pierre carrier-belleuse 1913 La Poursuite
La Poursuite, 1913

…tandis que cette baigneuse très contemporaine se voit pourchassée par un faune antique.


Carrier-Belleuse Pierre Vers l'amour

Vers l’Amour, Salon de 1910

Trois Gracieuses se ruent vers le spectateur en robes transparentes et les yeux enamourés. Moins celle de gauche qui masque son regard de la main, en un geste qui pourrait être de pudeur charmante, à la dernière minute de l’enfance. En fait, c’est juste qu’elle a perdu son chapeau (tombé à l’arrière-plan) et que le soleil l’éblouit.


Carrier-Belleuse Pierre Vers La Victoire

Vers la Victoire, 1915

Fidèle à son économie de recyclage, Pierre Carrier-Belleuse en pleine guerre se contentera de remplacer le chapeau de celle de droite par l’Union Jack, et de vêtir celle du centre aux couleurs tricolores, non sans renforcer le message par un petit drapeau pédagogique à l’arrière plan. Quant à celle de gauche, il suffira de lui déplier le bras pour lui faire brandir le drapeau russe.

Ainsi  les fillettes excitantes d’Avant-guerre se transforment, à peu de frais, en propagandistes enthousiastes de la Triple Entente, ouvrant  le marché prometteur des cartes postales de guerre.


pierre carrier-belleuse 1924 ca La siesteLa sieste, 1924

Après guerre, les nymphettes se raréfient et s’assagissent : l’une daigne gratifier le passant d’un clin d’oeil rapide, tandis que l’autre n’interrompt même pas son roupillon au soleil.


Pierre Carrier-Belleuse Un instant de surpriseUn instant de surprise, date inconnue

Au stade terminal par cette déliquescence, l’estivante se métamorphose en échassier et le voyeur en batracien.

Références :

3 Galantes métaphores

14 septembre 2021

L’art de la Belle Epoque en a soupé du symbolisme : les métaphores de Pierre Carrier-Belleuse sont pour la plupart transparentes, et bien connues des amateurs depuis le XVIIème siècle.

Article précédent : 2 Danseuses en combinaison

Pierre Carrier Belleuse 1910 Pierreits et ColombinesPierre Carrier-Belleuse, 1910 Louis Léopold Boilly (1761-1845). "L'Indiscret",L’indiscret, Louis Leopold Boilly, vers 1795, Musée Cognacq-Jay

Ainsi cette composition reprend, déguisés en Arlequins et Colombines, les personnages d’une scène de genre éculée du XVIIème siècle : la porte poussée sur l’intrus qui interrompt les ébats.


Tendre aveu. Melle Litini et Melle Bariaux, de l'Opéra

Tendres aveux. Mlle Litini et Mlle Bariaux, de l’Opéra, Pierre Carrier-Belleuse, 1894, Petit Palais

A noter un nouveau piment : le lesbianisme implicite, car Pierrot est toujours chez Carrier-Belleuse une fille déguisée (Mademoiselle Litini de l’Opéra de Paris) [1].

A noter également le tambourin posé sous le rideau, vieux symbole de la fête et de la licence (voir Les pendants complexes de Gérard de Lairesse) que nous retrouverons à la fin de cet article.


La Cruche cassée

Greuze_Cruche_casseeLa Cruche cassée, Greuze, entre 1772 et 1773, Louvre, Paris Pierre Carrier-Belleuse 1901 Pierrot et colombinePierrot et Colombine
Pierre Carrier-Belleuse, 1901

La référence au tableau archi-célèbre est évidente : avec son Pierrot ambigu, Carrier-Belleuse épice les deux symboles sexuels bien connus de la recette de Greuze – la gueule au filet d’eau et la cruche cassée (voir 3 La cruche cassée).


Pierre carrier Belleuse 1930 Nu a la cruche pastel coll privNu à la cruche, 1930 Pierre carrier Belleuse 1931 La cruche cassee, pastel coll priv (2)La cruche cassée, 1931

 Pierre Carrier Belleuse, pastel, collection privée [2]

Ces deux oeuvres tardives puisent à la même source  :

  • la fontaine au mufle de lion se case à côté de la jeune fille nue, au bassin intact comme la cruche qu’elle tient  à l’opposé de l’eau pure, mais du jet équivoque ; sa coiffure à l’égyptienne  et son index posé sur les lèvres sont sensés en faire une créature  mystérieuse, mais on peut tout aussi bien y voir la coiffure de la garçonne et et le geste de l’hésitation, signalant combien cette innocence est fragile ;
  • la cruche cassée se tient  sans justification autre que symbolique entre les cuisses de la fille au tutu relevé, et dont la bretelle côté  coeur  a lâché : nous voici revenus dans le registre de la danseuse affriolante.


Le Minet noir

Autre métaphore récupérée du XVIIème siècle (voir Pauvre Minet), cette suggestive bestiole ne manque pas de venir se fourrer dans les froufrous.

Boucher_toilette_1742_chatLa toilette (détail), Boucher, 1742, musée Thyssen-Bornemisza, Madrid Boucher_L'Odalisque blonde Munich Alte PinakothekL’odalisque blonde, Boucher, Alte Pinakothek, Munich

Pierre Carrier-Belleuse 1889 Sur une peau d'ours
Sur une peau d’ours
Pierre Carrier-Belleuse, 1889

Dans cette composition particulièrement appuyée, Pierre Carrier-Belleuse agrémente son double clin d’oeil à Boucher par le symbole lourdingue de la gueule d’ours muselée –  l’appétit féminin toujours prêt à se réveiller.


Pierre Carrier-Belleuse 1891 Ballerine avec un chat1891 Pierre Carrier-Belleuse 18951895

Le chat reprend ici une place plus anodine, celui d’un bouquet de fleurs avec des poils.


Pierre Carrier-Belleuse 1897 Danseuse au chat noir1897, Pastel Pierre Carrier-Belleuse 1897 Danseuse au chat noir lithographie1897, Lithographie

La danseuse protège son minet jalousement entre ses cuisses.


Carrier-Belleuse Pierre Danseuse au chat noirDate inconnue

Attirant l’oeil au beau milieu de la composition, le chat noir concentre, en réduction, les courbes blanches de sa propriétaire.


Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca Jeune femme jaunat avec un chat schema
Jeune femme jouant avec son chat, 1910

La femme développe son corps le long d’une ellipse savante, tandis que le minou s’y roule en boule : pour une fois, Pierre Carrier-Belleuse lâche la facilité au profit de cette opposition inventive entre déploiement et contraction, entre nu et velu, entre exhibé et dissimulé.


Femme au chatFemme au chat, date inconnue

Cette garçonne repousse d’un revers de main la vieille métaphore galante.


La Cigale

albert-ernest-carrier-belleuse-la-cigaleLa Cigale, Albert-Ernest Carrier-Belleuse

Son célèbre père ayant popularisé le thème de la musicienne dénudée, Pierre va reprendre la recette familiale dans une série de frileuses.


Pierre Carrier-Belleuse 1894 La frileuse Museo nacional de bellas artes Buenos AiresLa frileuse, 1894, Museo nacional de bellas artes Buenos Aires Pierre Carrier-Belleuse 1902 La-cigale eau-forteLa Cigale, 1902, eau forte

Avec tambourin ou mandoline, la fillette se mord les doigts d’avoir dansé tout l’été.


Pierre Carrier-Belleuse 1908 La_CigaleLa Cigale, 1908

Ni son déshabillé ni sa guitare ne la protègent de l’hiver. Les deux sphynx de part et d’autre signalent au spectateur pressé qu’il s’agit bien d’une Allégorie sur le Temps qui passe.


Le Tambourin

Pierre Carrier-Belleuse 1924 La danseuse Constantinova Pierre Carrier-Belleuse 1924 Danseuse au tambourin (Nina Constantinova)

La danseuse Nina Constantinova, 1924

Nina Constantinova était une danseuse nue qui se produisait en 1923-24 dans différents music-halls.


Paris-Plaisir 1er janvier 1929Nina Constantinova, 1929 concert-mayol-1927 gina-palermeGina Palerme, Concert Mayol, 1927

Je n’ai pas retrouvé de photos d’elle avec tambourin, mais il est très probable que celui que lui prête Carrier-Belleuse faisait bien partie de ses accessoires de scène.


Pierre Carrier-Belleuse 1924 Danseuse au tambourin (Nina Constantinova)

La danseuse Nina Constantinova, 1924

Dans ses oeuvres tardives, celui-ci n’était pas homme à reculer devant un symbole qui claque : c’est ainsi qu’il invite dans le monde de la danse un remake de la Cruche cassée de Greuze… en moins délicat !

Article suivant : 4 Trois pincées d’épices

Références :
[1] Pour d’autres exemples de Pierrot féminin chez Pierre Carrier-Belleuse, voir https://www.catherinelarosepoesiaearte.com/2021/02/pierre-carrier-belleuse-1851-1932.html
[2] Merci à Bruno H. Lefebvre de m’avoir signalé ce très intéressant exemple

2 Jeux avec le cadre dans Les Très Riches Heures du duc de Berry

9 mai 2021

Dès le début du XVème siècle, des artistes de premier plan ont commencé à utiliser le cadre comme un objet graphique à part entière, pour une clientèle amatrice d’innovations. C’est le cas des Frères Limbourg dans Les Très Riches Heures du duc de Berry.

L’arcade demi-circulaire

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-38v-Limbourg-1411-1
La Visitation, fol 38v, Fréres Limbourg, 1411-16
Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65

La charte graphique du manuscrit est celle d’un cadre doré rectangulaire, avec en haut une extension en arcade demi-circulaire. La bordure est ici peuplée de drôleries sans rapport avec l’image principale.



Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 38v Limbourg 1411-16 bordure inferieure
Ainsi la bordure inférieure montre, de gauche à droite :

  • une scène de fantaisie : un vieil homme tirant dans une brouette un ours joueur de cornemuse ;
  • un emblème du Duc de Berry : le cygne navré, dans la lettrine ;
  • une scène naturaliste de chasse aux petits oiseaux : le hibou attaché sur une perche attire les oiseaux qui cherchent à le faire fuir ; l’oiseleur les attrape à l’aide d’une longue pince bifide actionnée par une ficelle (sur cet objet, appelé Knobe dans les pays germaniques, voir l’article de Jeroen Stumpel [1]) ;
  • un détail à chercher : le lapin caché dans le feuillage.



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Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 195 Le Mont Saint-Michel Limbourg 1411-16
Le Mont Saint-Michel, fol 195, Frères Limbourg, 1411-16

L’extension demi-circulaire du cadre ajoute à l’expressivité, en montrant Saint Michel à la fois au dessus et en dehors. Tandis que le Saint  surplombe le monastère aux toits d’ardoise, le Dragon perd son sang sur les toits rouges de la Cité.



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Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 71v-72 Procession de saint Gregoire et chateau St Ange Limbourg 1411-16
La procession de saint Grégoire à Rome, Fol 71v-72, Frères Limbourg, 1411-16

L’arcade semi-circulaire sert ici encore à mettre en évidence Saint Michel, statufié en haut du château St Ange. Très logiquement, elle se trouve au centre, pour indiquer que la même image s’étend sur les deux pages.

Dans la seconde, la forme du cadre, contournant la bordure florale et le texte, montre que l’image n’est pas conçue comme un objet posé en avant sur la page, mais plutôt comme une découpe au rasoir dans la page, laissant voir un au-delà du texte.



L’arcade et ses exceptions

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 51v-52 Limbourg 1411-16

La rencontre des Rois Mages, fol 51v L’adoration des Rois Mages, fol 52

Frères Limbourg, 1411-16

Ce bifolium montre à gauche une scène totalement originale : venant des trois partie du Monde, les Rois se rencontrent à un Montjoie, monument qui du temps des Croisades signalait au pèlerin un site d’où l’on pouvait voir Jérusalem.

Le plaisir visuel consiste à retrouver, dans la seconde image, les Trois Rois par leurs habits (par respect pour Jésus, ils ont confié à l’escorte leur couronne caractéristique).

L’extension demi-circulaire du cadre sert à attirer l’oeil sur l’Etoile : en la décalant sur la gauche dans la seconde image, les Frères Limbourg font passer l’expressivité avant la régularité.



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Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 142v-143 Limbourg 1411-16

L’arrestation de Jésus, fol 142v Le Christ conduit à la demeure de son juge, fol 143

Frères Limbourg, 1411-16

Si le cadre rectangulaire de la scène de gauche fait exception, c’est pour souligner que la scène qu’il renferme est-elle aussi à part : les soldats endormis font partie d’une autre scène, celle de la Résurrection  ; en les incluant dans l’ombre du Jardin des Oliviers, les frères Limbourg créent un raccourci narratif qui fusionne en une image onirique la première et la dernière scène de la Passion.

Par contraste, le cadre « baroque » de la seconde image marque le retour au réel : l’arcade centrale flanquée par les deux quarts de cercle latéraux accompagne le Christ auréolé, coincé entre les deux côtés de la rue.



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Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 25v-26 Limbourg 1411-16

Le Péché originel, fol 25v L’Annonciation, fol 26

Fréres Limbourg, 1411-16

Une autre exception remarquable se trouve dans ce bifolium : le seul cadre circulaire du manuscrit figure les murailles du Paradis perdu, et souligne l’opposition ontologique EVA/AVE entre la désobéissance d’Eve et l’obéissance de Marie.

On notera, à plusieurs endroits de la bordure de l’Annonciation, l’autre emblème animal du duc de Berry : l’ours.


L’unique bordure à médaillons

Dans toutes les pages de ce très célèbre manuscrit, une seule comporte une bordure à médaillons, enchâssés dans un motif floral (sur cette formule, voir 2 Les bordures à médaillons)


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-86v-Obseques-de-Raymond-Diocres-1411-16-termine-Jean-Colombe
Les obsèques de Raymond Diocrès, fol 86v
Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65

La composition remonte probablement aux frères Limbourg (1410-16) : elle regroupe en effet en une seule page plusieurs épisodes de la Vie de Saint Bruno, qui avaient fait l’objet de pages séparées dans les Belles Heures de Jean du Berry, manuscrit réalisé quelques années plus tôt [2]. La bordure aurait été réalisée par un artiste spécialisé, le Maître de Bedford, et la scène centrale, inachevée, a été terminée par Jean Colombe bien plus tard.


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v Obseques de Raymond Diocres 1411-16 schema
A gauche, quatre médaillons illustrent la vie de Saint Bruno, avant l’épisode décisif de sa présence lors de la mort du célèbre prédicateur Raymond Diocrès :

  • A1 : Bruno enseigne à Reims, avant d’en être chassé pour simonie ;
  • A2 : Bruno suit l’enseignement de Raymond Diocrès à Paris ;
  • A3 : Bruno visite Diocrès sur son lit de malade ;
  • A4 : Bruno mène son cortège funèbre.

Dans la scène centrale, Diocrès se réveille de la mort pour clamer que,  malgré ses mérites évidents, il a été condamné lors du Jugement de Dieu, ce qui terrifie l’assistance.

Les quatre médaillons de droite, qui correspondent graphiquement à ceux de gauche (flèches jaunes) illustrent les conséquences de cet évènement,  qui va changer la vie de Bruno :
« Que pouvons-nous espérer, êtres misérables que nous sommes ? Fuyons et vivons dans la solitude.»

  • B1 : Fin de l’enterrement de Diocrès ;
  • B2 : L’évêque Hugues de Grenoble voit en rêve six étoiles ;
  • B3 : Il les reconnaît dans Bruno et ses cinq compagnons ;
  • B4 : Les six se retirent dans un ermitage et fondent la Grande Chartreuse.

La scène du bas (cadre bleu) est une autre histoire bien connue de conversion spirituelle impulsée par la Terreur de la mort : Trois Vifs (à cheval) rencontrent trois Morts (à pied) qui leur annoncent que la puissance, l’honneur et la richesse ne sont rien ; en voyant une Croix, les trois Vifs comprennent qu’ils viennent de recevoir le dernier avertissement.

Deux médaillons symboliques prennent en tenaille les deux histoires (flèche rouge) :

  • en haut la Mort chevauchant une licorne noire ;
  • en bas la multitude des Morts.


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v detail haut Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v detail bas

La sophistication narrative se double d’une grande sophistication graphique :

  • les rinceaux ne sont pas conçus comme des cadres pour les médaillons, mais plutôt comme des décorations posées par dessus les images, qui quelquefois débordent ;
  • le liseré doré du panneau central frôle d’autres formes, mais se garde bien de les recouvrir : ainsi est maintenue l’ambiguïté fructueuse entre une image encadrée posée sur la page, ou une découpe dans la page laissant voir une image sous-jacente ;
  • le panneau inférieur, en renonçant aux angles et aux lignes droites, opte clairement en faveur de la découpe.

1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 69r, Christ Carrying the CrossPortement de croix, fol. 69r 1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 73r, Descente de CroixDescente de Croix, fol. 73r

Master of the First Prayerbook of Maximillian, Heures de la reine Isabelle la Catholique, Cleveland Museum of Arts

A la fin du siècle, l’ajout des ombres permettra de différentier les deux formules :

  • à gauche cadre posé sur la page ;
  • à droite découpe dans la page.



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Références :
[1] Jeroen Stumpel « The Foul Fowler Found out: On a Key Motif in Dürer’s Four Witches », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art Vol. 30, No. 3/4 (2003), pp. 143-160 https://www.jstor.org/stable/3780914
[2] Timothy Husband, « The Art of Illumination: The Limbourg Brothers and the Belles Heures of Jean de France, Duc de Berry », J. Paul Getty Museum, Metropolitan Museum of Art, 2008 https://books.google.fr/books?id=ey3F_rZwNTUC&pg=PA154#v=onepage&q&f=false

2 Les bordures à médaillons

9 mai 2021

Dans cette formule, inventée vers 1410-15 par le Maître de la Mazarine, la bordure comporte une série de médaillons enchâssées dans un motif floral. Toute la question est dans le rapport que ces images secondaires entretiennent vis-à-vis de l’image principale.

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Un lointain précurseur

Bamberg, Staatsbibliothek, Ms. Patr. 5, fol. 1vAmbrosius, Opera varia, 12ème siècle, Bamberg, Staatsbibliothek, Ms. Patr. 5, fol. 1v

Cette page est célèbre par ses dix médaillons, qui montrent les différentes étapes de réalisation d’un livre par les bénédictins du scriptorium de Michelsberg. Le problème est que les spécialistes ne sont pas d’accord sur les différentes opérations [0a], et qu’aucune des deux explications ne propose pour les médaillons un ordre logique de lecture.



Bamberg, Staatsbibliothek, Ms. Patr. 5, fol. 1v schema
J’emprunte au blog très professionnel de Claudine Brunon [0b] la lecture qui me semble la plus convaincante :

  • 1) Découpe de la peau
  • 2) Préparation du parchemin
  • 3) Ecriture du brouillon sur tablette de cire
  • 4) Appointage de la plume avec un canivet (canif)
  • 6) Pliage des feuilles en cahiers
  • 7) Relecture et correction (canif en main, plume à l’oreille)
  • 8) Reliure
  • 9) Massicotage
  • 10) Façonnage du fermoir
  • 11) Le livre est prêt pour l’éducation des moines.

On note que l’étape la plus important, l’écriture, est absente des médaillons. On la trouve dans l’image centrale, auto-référentielle, où l’on voit un moine de Michelsberg en train de tracer le fronton de l’image-même que nous avons sous les yeux.


Du Maître de la Mazarine au Maître de Bedford

Quatre manuscrits français très proches apparaissent à quelques années de distance, et portent au pinacle la formule des bordures à médaillons. Leur chronologie est très discutée, mais il semble bien que le tout premier soit, vers 1410-15, les Heures Mazarine, par le Maître de la Mazarine [1]. Le Maître de Bedford va reprendre la formule de manière systématique – au point qu’on lui en attribue souvent la paternité- dans trois manuscrits très proches :

  • les Heures de Bedford (1515-30) [2],
  • les Heures Lamoignon (1414-16),
  • les Heures 1855 de Vienne (1422-1425) [3]

Sans entrer dans les problèmes chronologiques, il est intéressant de comparer l’organisation des médaillons dans les pages communes à plusieurs de ces manuscrits.


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L’Annonciation

1410-1415 Maitre de la Mazarine Annonciation Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 13Annonciation, fol13
Maître de la Mazarine, 1410-1415 , Heures Mazarine, Bibliothèque Mazarine, MS 469

D’emblée, la première page de ce manuscrit déconcerte par sa complexité : neuf médaillons à fond dorés entourent sur trois côtés l’image principale.



1410-1415 Maitre de la Mazarine Annonciation Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 13 detail
Les cadres des médaillons, tous différents, sont composés d’anges rouges, bleus, roses et dorés. D’autre anges circulent entre les médaillons, tenant des banderoles avec des louanges à Marie. La seule banderole qui semble légender un médaillon particulier, celui de Marie tissant le voile du Temple, s’applique en fait à toute la page, en rappelant son rôle de mère de Jésus :

Il a reposé dans mon tabernacle

requievit in tabernaculo meo ( Eccli . 24 , 12)


Un des principes des bordures à médaillons est qu’elle doivent montrer des épisodes très connus, intelligibles sans aide textuelle. Et aucune convention n’indique où l’oeil doit commencer son parcours.

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Sobieski Comparaison Annonciation

1410-1415, Mazarine MS 469 fol 13 Vers 1420, Maître de Bedford, Heures Sobieski, Royal Collection, Windsor

Annonciation

Le Maître de la Mazarine commence l’histoire en bas à gauche, et invente des scènes bouche-trous (0a, 0b, 5a).

Le Maître de Bedford suit son goût pour les architectures en disposant les médaillons, en nombre plus réduit, dans des logettes représentées selon des perspectives locales, d’où une apparence d’ensemble très cahotique. La scène 2 (Joachim se retirant dans le désert après avoir été chassé du Temple), qui ne peut se situer qu’en extérieur, est une contrainte supplémentaire.

Dans les deux cas, la lecture commence à gauche, s’effectue en spirale et se termine avec la miniature centrale, dans laquelle le Maître de Bedford a rajouté le prophète Isaïe.


Bedford Hours comparaison Sobieski Annonciation

Vers 1420, Maître de Bedford, Heures Sobieski, Royal Collection, Windsor 1415-30, Bedford Hours British Library Add MS 18850 fol 32r

Annonciation

Dans les Heures de Bedford, le Maître inaugure une seconde formule, dans laquelle la taille de l’enluminure centrale s’accroit bien que le nombre d’épisodes augmente. La perspective devient plus rationnelle (les fuyantes sont orientées vers le centre) et l’architecture plus lisible : deux tours à trois et quatre étages, plus un rez-de-chaussée à quatre logettes. Isaïe figure maintenant à l’intérieur de la lettrine D de Domine.

Le parcours commence en spirale, puis après la scène 4 se modifie en une lecture de haut en bas et de gauche à droite.


Bedford Hours comparaison 1855 Lamoignon Annonciation

Livre d’heures, 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 58. Heures Lamoignon, 1414-16, Musée Gulbenkian, Lisbonne

Annonciation

Ces deux compositions identiques se rapprochent de la seconde formule, dont elles « rectifient » le début en plaçant la première scène à l’endroit le plus logique : en haut de la première tour. S’il fallait en juger sur se seul critère, on verrait dans les Heures de Bedford le premier essai de cette formule.



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L’Adoration des Mages

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 61v Mages

Mazarine MS 469, fol 61v Bedford Add MS 18850 fol 75r

Vue leur grande rareté, certaines scènes des médaillons ont posé des problèmes d’interprétation. La scène 1a, où un ange apparaît à un roi endormi, a souvent été interprétée comme un épisode de la toute fin de l’histoire, après l’Adoration :

« Mais, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin ». Matthieu 2,12



C’est d’ailleurs ainsi que l’a mécomprise, à l’époque même, le copiste qui a rédigé la légende des Heures de Bedford :

Bedford Hours 1410-30 Adoration_of_the_Magi_-_British_Library_Add_MS_18850_f75r detail

« Comment ils passoient par Hérode qui leur dist qu’il retournassent par luy. Comment l’ange leur dist qu’ils ne retournassent mye ».

Il s’agit en fait, comme l’a expliqué Eberhard König [4], d’une scène du début de l’histoire, où un ange vient avertir le Roi le plus âgé de la naissance du Roi des Juifs, comme l’indique la banderole (« Hos meovet (pour monet) angelus »)



Une fois determiné le début de l’histoire (dans la marge gauche), les deux compositions se révèlent extrêmement cohérentes : on remarquera que l’étoile miraculeuse brille dans chaque médaillon, jusqu’au 4. Comme le note J.Doucet [5] :

« Elle les conduit jusqu’à Jérusalem où elle disparaît, les obligeant à s’adresser à Hérode pour obtenir de lui des informations complémentaires sur le lieu de naissance du nouveau roi qu’elle est censée annoncer. »


La scène 4 pose problème, car aucun texte, même apocryphe, ne signale un épisode marquant entre la rencontre des Trois rois (3) et leur arrivée chez Hérode (5).

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 61v Mages detail
Dans la version Mazarine (4a), l’étoile brille toujours, preuve que nous ne sommes pas encore à Jérusalem. Cet édicule, où se trouve un vieil homme qui tient la main, représente probablement la frontière du Royaume de Judée, d’où les Mages envoient un message à Hérode pour signaler leur arrivée. Cette question protocolaire de l’entrée de Rois dans un royaume étranger devait être considérée suffisamment intéressante, au XVème siècle, pour justifier une image à part entière. On en trouve d’ailleurs un écho dans un récit du siècle précédent :

« Les trois rois marchèrent jusqu’à leur arrivée en Judée. Ils rencontrèrent aux frontières de nombreux hommes en armes qui les arrêtèrent et les menèrent à Hérode, lequel leur demanda qui ils étaient et qui ils cherchaient. » Ly Myreur des Histors, de Jean d’Outremeuse cité par J.Doucet [5]

Dans la version Bedford (4b), l’étoile ne brille plus : nous sommes donc à proximité de Jérusalem, et les Mages reçoivent l’invitation d’Hérode (on voit bien la lettre scellée).


1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 61v Mages

Globalement, le Maître de Bedford a repensé la composition dans le sens de la lisibilité. La suppression du médaillon 1b (fusionné avec le 1a) lui a permis d’éviter :

  • l’ambiguïté visuelle entre deux scènes similaires (1b et 5)
  • d’utiliser la marge étroite, qui comprimait disgracieusement la scène 3.

La suppression du médaillon 2 (la rencontre des rois à pied, en double emploi avec la chevauchée) aère encore la narration.


Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Adoration Mages

Bedford Add MS 18850 fol 75r Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 148

La comparaison avec la version de Vienne met en évidence une contrainte majeure : passer du recto au verso. Le maître aurait pu se contenter d’une inversion-miroir de la bordure, ce qui aurait fait commencer l’histoire en haut à droite. Mais il a préféré respecter la convention du début en haut à gauche, ce qui imposait de repenser complètement la composition.

La version de Vienne comprend un médaillon supplémentaire (le 2), et la lisibilité du médaillon 4b a été améliorée, avec la petite audace du messager sorti du médaillon, sur la gauche, pour faire le lien avec le médaillon d’Hérode. La lecture d’ensemble pourrait sembler moins harmonieuse, avec le saut en diagonale qu’elle impose entre les deux bords.


En fait, cette lecture de haut en bas en deux bandes disjointes n’est pas une imperfection : on la rencontre dans une autre page, certainement la plus chargée de toutes les bordures à médaillons :

Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 444 schemaLe Jugement dernier
Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 444

On y voit  les quinze jours qui se produiront à la fin des temps, dans l’ordre exact de la Légende dorée [6].


Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 444 schema

 Il faut lire de haut en bas d’abord la marge gauche, puis la marge droite, pour finir dans la marge inférieur au 15ème signe :

« Dans le l5e jour seront créés de nouveaux cieux et une nouvelle terre, puis la résurrection générale. »

La dernière chicane épargne au lecteur la gueule béante de l’Enfer, et le fait pénétrer dans l’image centrale : la Résurrection générale.



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Le massacre des Innocents et la Fuite en Egypte

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 66Fuite Egypte

Mazarine MS 469, fol 66 Bedford Add MS 18850 fol 83r

La même volonté d’aération est patente dans cette autre comparaison : tandis que le Maître de la Mazarine consacre, en bordure de la Présentation au Temple, trois médaillons à la Fuite en Egypte et quatre au Massacre des Innocents, le Maître de Bedford traite chaque histoire en trois épisodes, y compris l’image centrale.

La composition Bedford est, en outre, beaucoup plus symétrique :

  • à gauche les deux amorces (F1 et I1) ;
  • à droite, deux miracles (F2 et I2) ;
  • au centre, le triomphe de la Sainte Famille repousse dans la marge le massacre auquel elle a échappé.


Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Innocents Fuite Egypte

Bedford Add MS 18850 fol 83r Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 168

Le remaniement entre les Heures de Bedford et les Heures 1855 de Vienne se traduit ici encore par l’ajout d’un médaillon (F1a). Tandis que la version Bedford mettait en scène deux histoires parallèles (Le Massacre et la Fuite), la version 1855 tient compte du rapport de causalité entre la décision d’Hérode et le départ de la Sainte Famille (flèche jaune) : très logiquement, la toute première scène prend sa place normalisée, en haut à gauche.


Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 168 schema
Composition « idéale »

Il reste néanmoins étrange que le Maître n’ait pas poussé plus loin son idée, avec cette composition bien plus symétrique et lisible.



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Le Cycle de la Dormition et de l’Assomption de Marie

Toutes les histoires ne se laissent pas aisément linéariser.

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 77v Dormition

Mazarine MS 469, fol 77v Bedford Add MS 18850 fol 89v

Un peu comme dans l’histoire des rois Mages, l’histoire de la Mort de la Vierge suppose une annonce et un trajet, mais depuis plusieurs lieux différents (où les Apôtres officient) et le lieu où la Vierge va mourir, puis être enterrée, puis monter au ciel.

Pour traduire la multiplicité des Apôtres, la version du Maître de la Mazarine duplique deux scènes et la version du Maître de Bedford seulement une (lignes blanches). Ce dernier améliore l’ordre chronologique : il aurait suffi d’intervertir les médaillons 1a et 4 pour que la composition se lise chronologiquement de bas en haut. S’il ne l’a pas fait, c’est justement pour éviter la lourdeur de mettre côte à côte deux scènes visuellement similaires (1a et 2), effet de redondance qui est au contraire apprécié par le Maître de la Mazarine.



Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Dorrmition

Bedford Add MS 18850 fol 89v Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 182

On voit nettement ici le travail d’enrichissement entre les deux versions (toutes deux verso) :

  • ajout d’une étape supplémentaire (4a) au sein de l’image principale ;
  • symétrisation du registre supérieur (cadre blanc) .

L’image centrale apparaît non pas comme une étape de la narration, mais comme la fusion de trois moments différents, poste d’aiguillage central entre les médaillons périphériques.



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La messe des Morts

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 150Messe Morts

Mazarine MS 469, fol 150 Bedford Add MS 18850 fol 120r

Autour de la miniature centrale de la Messe des Morts, le Maître de la Mazarine développe le combat des anges et des démons pour l’âme du trépassé, sous les regard de Dieu le Père.

Le Maître de Bedford reste fidèle à la bordure en médaillons, à la fois chronologique (de la maladie à l’enterrement) et thématique (les trois Sacrements pour les mourants).


Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Messe morts

Bedford Add MS 18850 fol 120r Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 214

Nous avons ici le cas chimiquement pur de l’évolution entre les deux manuscrits :

  • passage d’une page recto à une page verso ;
  • la première étape reste en haut à gauche ;
  • ajout d’un médaillon supplémentaire (3a), qui sert à la fois pour le transport du corps entre la maison et l’église, puis l’église et le cimetière.



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La Crucifixion

Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Crucifixionjpg

Bedford Add MS 18850 fol 144r Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 282

Pour la Crucifixion en revanche, le Maître a enfreint sa propre convention, en se contenant d’une inversion miroir : peut-être se sentait-il dispensé, vu la célébrité de l’histoire, de respecter le sens naturel (horaire) de la lecture. Il y a ici encore un médaillon supplémentaire (le 7).



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La Nativité

1410-1415 Maitre de la Mazarine Nativite Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 50
Nativité , fol 50
Maître de la Mazarine, 1410-1415 , Heures Mazarine, Bibliothèque Mazarine, MS 469

Tout à ses expérimentations, le Maître de la Mazarine invente ici une formule intermédiaire entre narration et collection : les saynettes de la bordure montrent l’errance dans Bethléem de Joseph (dans les sept médaillons), de Marie (dans six), de l’âne (dans cinq), du boeuf (dans quatre), accompagnés d’anges (dans trois) ou rencontrant des habitants (dans cinq). La narration est démentie par la saynette du centre droit, où Marie est déjà étendue sous un auvent : aucun récit, apocryphe ou littéraire, ne mentionne une crèche temporaire. Il faut donc considérer cette bordure comme une collection de variations sur un même thème, avec pour seul fil conducteur la taille croissante des maisons, de gauche à droite et de haut en bas.


Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail
Nativité , fol 65r, Heures de Bedford, Add MS 18850

La version Bedford reste narrative.



Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail
La bordure inférieure ridiculise Hérode et un de ses féroces soldats, en montrant entre les deux un couple de lapins paisibles, le lapereau bien à l’abri dans le terrier orné de crottes.



Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail Salome
Après un médaillon avec Marie et Joseph en marche, la scène du haut est très rare : il s’agit de Sainte Anastasie montrant ses moignons [7], que le texte en bas de l’image  confond ici avec la sage femme Salomé :

« et comment l’ange de paradis apporta les mains à la bonne dame sainte Sainte Salomé »


Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail berger Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail soldat

Le berger qui veille dans le dernier médaillon, en haut à gauche, fait écho au berger qui dort  dans la miniature centrale, et sert d’antithèse au soldat errant qui, dans le coin opposé, sort de l’histoire.


Livre d'heures 1422-25 ONB Cod 1855 fol 126

Nativité, , fol 126, Livre d’heures, 1422-25, ONB Cod 1855

Dans le manuscrit de Vienne, le Maître opte pour une solution mixte :

  • mi-narrative : Hérode donnant son ordre écrit, Joseph encourageant Marie enceinte à avancer ;
  • mi-thématique : des soldats battant la campagne dans tous les sens.

La cadre de l’image centrale est ici investi d’une valeur de protection contre les dangers qui rodent. Deux des médaillons « thématiques » ajoutent à la narration :

  • les deux soldats au centre de la bordure inférieure semblent se désigner l’Enfant : mais l’absence de cadre les emprisonne dans la zone « bordure » et les empêche de nuire ;
  • le soldat de la marge droite, le seul qui regarde l’image centrale, n’a pas d’armes et se prosterne, plutôt berger que soldat.

A noter dans l’image centrale le détail, coupé par le bord gauche, de la sage-femme qui s’en va chercher de l’eau,



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Le statut du médaillon

1410-1415 Maitre de la Mazarine Annonciation Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 13 detail ange Fol 13 (détail) 1410-1415 Maitre de la Mazarine Annonciation Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 69v detailFol 69v (détail)

Maître de la Mazarine, 1410-1415 , Heures Mazarine, Bibliothèque Mazarine, MS 469

Chez le Maître de la Mazarine, le médaillon constitue, tout comme l’image principale, une zone hermétique à toute interaction : par exception, les anges ont la capacité de pénétrer à l’intérieur, pour apporter de la nourriture, ou un message.


0-1415 Maitre de la Mazarine Heures Mazarine, Dieu apparaissant a David Mazarine MS 469 fol 83 detail2 1410-1415 Maitre de la Mazarine Heures Mazarine, Mazarine Dieu apparaissant a David MS 469 fol 83 detail1

Dieu apparaissant à David, fol 83 (détails)
Maître de la Mazarine, 1410-1415 , Heures Mazarine, Mazarine MS 469

Le débordement est également toléré pour des raisons d’encombrement. Ces deux médaillons avec le jeune David en combattant se font face dans la marge inférieure :

  • à gauche, l’artiste n’a pas osé faire déborder la fronde (ce qui aurait pourtant accru grandement l’expressivité) ;
  • à droite en revanche, il a carrément posé le guerrier en armes devant la bordure, et comme sortant du cadre : audace graphique sans équivalent dans le manuscrit.


Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 75r detailNativité, fol 75v (détail)
Heures de Bedford, 1415-30, Add MS 18850
Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 148 detail 2Nativité, fol 148 (détail)
Livre d’heures, 1422-25, ONB Cod 1855

Le Maître de Bedford s’autorise des libertés croissantes avec le cadre des médaillons :

  • dans la première version de la Nativité, seul le bout des arbres et des couronnes déborde, quasi imperceptiblement ;
  • dans la seconde version, le messager d’Hérode a acquis le pouvoir angélique de circuler entre les médaillons.


Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 148 detail 2

Fol 148 (détail)
Livre d’heures 1422-1425, ONB Cod 1855

L’Ange lui-même a acquis un statut graphique plus complexe : son aile gauche passe devant les rinceaux, mais son aile droite derrière (tandis que le paon est clairement posé devant les rinceaux) : tout se passe comme si l’ange avait  le pouvoir de séparer la zone décorative en deux feuillets, entre lesquels il se faufile.


Bedford Hours 1410-30 Visitation detail_British_Library_Add_MS_18850_f54v
Visitation, fol 54v (détail)

Le médaillon reste essentiellement conçu comme une zone à imager, bien délimitée à l’intérieur des rinceaux. Mais quelques rares détails signalent que le goût commence à évoluer, timidement, vers les marges illusionnistes : ainsi la queue du paon déborde devant le cadre, tolérance admise pour raison d’encombrement, mais aussi tentative d’envol en dehors de la planéité.



Le Bréviaire de Salisbury (1424-1435)

Resté inachevé, ce très riche manuscrit compte tout de même 4300 éléments historiés. Il a été réalisé à Paris pour le Duc de Bedford, régent de France sous la domination anglaise, par le Maître de Bedford et son atelier.

La fête des saintes reliques

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 497r saintes reliques gallicaAtelier du Maitre de Bedford, Fête des saintes reliques, fol 497r

Cette page est un exemple de la composition la plus courante pour les images pleine page dans le manuscrit :

  • quatre vignettes quadrangulaires en bordure, montrant des scènes liturgiques ; aucun rinceau ne les relie, elles ne se lisent pas en séquence, et on les trouve également en bordure des pages de texte ;
  • une image centrale, volontiers organisée dans une architecture (celle-ci, très simple, ne comporte qu’une seule travée).



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La Vie de Saint Jean

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 455v Saint Jean gallicaAtelier du Maitre de Bedford, Vie de Saint Jean, fol 455v.

Cette page révèle la très grande liberté laissée à l’atelier pour l‘interaction entre les images et le texte.

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 455v Saint Jean gallica schema

  • la vignette 1 situe la page dans la liturgie (« Ad matutinas »),
  • la vignette 2 porte déjà une citation du texte : « Hodie Sancti Joahnnis », Aujourd’hui nous célébrons la naissance de Saint Jean.

Les deux vignettes suivantes commencent à illustrer la vie de Saint Jean, toujours en suivant le texte :

  • 3 « jussu domiiani » : sur ordre de Domitien, il est amené d’Ephèse à Rome ;
  • 4 « presente senatu » : il est présenté au Sénat devant la porte Latine, pour être plongé dans de l’huile bouillante.

Le texte (du recto) se poursuit ensuite dans l’image centrale :

  • 5 « Liber exit… alienus erat a coruptione carnis » : il en sort libre, la corruption de la chair lui était étrangère ;

Les deux scènes suivantes ne portent pas de phylactère, mais continuent de suivre le texte :

  • 6 : tandis qu’il était en Asie, prêchant l’Evangile
  • 7 : il est exilé par un préfet de Domitien dans l’Ile de Pathmos.

Les deux dernières scènes, en revanche, s’écartent totalement du texte, pour illustrer librement le retour du Saint à Ephèse :

  • 8 : il fait édifier la basilique où il sera enterré ;
  • 9 : il ressuscite une femme nommée Drusienne (épisode raconté dans la Légende Dorée).

On voit ci que le flux de la narration commence à circuler en bordure dans le sens antihoraire, puis saute fluidement des vignettes à l’image centrale où il continue sa progression, cette fois dans le sens horaire.

La découverte de ce circuit complexe faisait toute la saveur de la page.



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L’Adoration des Mages

Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 106r Adoration des Mages gallica schema

Maître de Bedford, Adoration des Mages, fol 106r
1424-1435, Bréviaire de Salisbury, BNF Lat 17294, Gallica

Cette page, une des rares attribuées au maître lui-même, est extrêmement chargée en images et en phylactères. La bordure et la grande image y jouent des rôles bien distincts :



Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 106r Adoration des Mages gallica schema

Les quatre médaillons de la bordure illustrent, dans un ordre non chronologique, des passages de l’Evangile de Matthieu consacrés à l’Adoration des Mages : l’Evangéliste est d’ailleurs représenté dans la bordure droite.
Le texte est celui d’Isaïe 55 (en bleu) « O vous tous qui avez soif, venez aux eaux » : le prophète est représenté à l’intérieur de la grande image, sur la gauche.

Le but de la page n’est donc pas d’illustrer le texte de Mathieu, supposé connu : mais de mettre en rapport, pour un lecteur lettré, l’histoire des Rois Mages avec Isaïe 55.



Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 106r Adoration des Mages gallica detail
La page flatte également le duc de Bedford, dont les armes décorent la bordure inférieure et qui assite en personne, tout de rouge vêtu, à l’ouverture des coffres.



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La Sainte Parenté

Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 518r Sainte Parente avec duchesse Anne gallica detailMaitre de Bedford, Sainte Parenté, fol 518r

Dans cette autre page attribuée au Maître, les saynettes de la bordure se lisent chronologiquement, de haut en bas en suivant les fleurons, puis de droite à gauche en traversant les armes avec le motto de Bedford (« assouvy ») : Annonciation à Joachim, Annonciation à Anne, Porte dorée, Naissance de Marie.

La miniature centrale conclut l’histoire, dans une architecture en trois travées dédiées aux trois Maries :

  • en centre, Marie avec sa mère Anne et son fils Jésus ;
  • à gauche, Marie-Salomé, avec ses deux enfants (Jacques le majeur, Jean) ;
  • à droite, Marie-Jacobé avec ses quatre enfants (Jacques le mineur, Simon, Jude et Joseph le juste).


Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 518r Sainte Parente avec duchesse Anne gallica detail
L’aspect courtisan n’est pas oublié, avec ce portrait de l’épouse de Bedford, la duchesse Anne de Bourgogne, à l’intérieur de la lettres A truffée des n de son prénom. Elle chante un hymne à sa sainte patronne (« Ave Mater Anna, Plena melle canna, Cui ma ») ; dans la grand image, l’ange le relaie par un autre hymne « Hae est generatio quærentium eum« , qui inclut flatteusement la duchesse dans la « génération de ceux qui le cherchent ».



sb-line

Melchisédech

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 283v Melchisedech gallica detail
Atelier du Maitre de Bedford, Melchisédech ,fol 283v

Cette image due à l’atelier combine de manière quelque peu brouillonne une architecture, deux médaillons circulaires et deux vignettes quadrangulaires.



Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 283v Melchisedech gallica detail
Ainsi de haut en bas, on trouve successivement :

  • Dieu le père (à cheval entre la bordure et l’image centrale)
  • Abraham qui l’adore, à genoux dans sa chapelle ;
  • le duc de Bedford dans sa propre chapelle, qui adore Jésus dans l’autre sens ;
  • le roi David entonnant le psaume 110 : « Tu es prêtre pour toujours à la manière de Melchisédech »

Sur l’axe horizontal, on découvre de droite à gauche, par ordre d’éloignement croissant par rapport au Christ  :

  • Melchisédech dans la même pièce ;
  • le duc dans sa chapelle attenante ;
  • la duchesse dans son oratoire, en annexe dans la marge..



sb-line

La Naissance de Marie

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 386v Histoire de Joachim et Anne gallicaHistoire de Joachim et Anne, fol 386v Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 566v Naissance de Marie gallicaNaissance de Marie, fol 566v

Atelier du Maitre de Bedford

Ces deux pages sont particulièrement intéressantes, car elles répètent le même épisode, mais mis en forme dans les deux grands types de composition que présente le manuscrit.

Le folio 386v est de type standard : les quatre vignettes quadrangulaires sont liturgiques, et l’histoire se déroule entièrement dans l’image centrale, en spirale, dans le sens anti-horaire :

  • au centre, Joachim dans le Temple ;
  • à droite, Joachim chassé du Temple ;
  • en haut, Annonciation à Joachim ;
  • à gauche, Annonciation à Anne ;
  • en bas, rencontre finale à la Porte Dorée.

Le folio 566v est en revanche de type bordure narrative : l’histoire commence dans la bordure gauche, de haut en bas (Annonciation à Joachim ; Annonciation à Anne ; Porte Dorée) puis se termine dans l’image centrale avec la Naissance de Marie.


Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 566v Naissance de Marie gallica detail

La vignette isolée en bas a droite apporte une conclusion contemporaine : un maître avec son martinet résume l’image à ses élèves : « La Mère de Dieu (Dei genitrix) ».



L’influence des innovateurs parisiens

Madonna-Master-Heures-dIsabelle-Stuart-Avant-1431Fitzwilliam-Museum-Ms.-62-fol-141vMadonna Master, Heures d’Isabelle Stuart, Avant 1431, Fitzwilliam Museum, Ms. 62, fol 141v

Les Heures d’Isabelle Stuart comportent deux images pleine page que l’on peut rattacher aux bordures à saynettes développées par les maîtres parisiens.

Ce premier enlumineur, inspiré par les architectures du Maître de Bedford, case autour de la Vierge à l’Enfant trois scènes de la Vie de Marie :

  • l’Annonciation, évoquée par l’ange musicien dans le cour fermée avec un puits ;
  • le Mariage avec Joseph, dans la tour à gauche ;
  • la Présentation au Temple, dans l’escalier de droite.


1431 av Giac master Hours of Isabella Stuart Annunciation schema

Maître de Giac, Heures d’Isabelle Stuart, Avant 1431, Fitzwilliam Museum, Ms. 62, fol. 29r Maître de la Légende dorée de Munich, 1440-50, BL Egerton MS 2019 fol 30r

Cet autre enlumineur s’inspire quant à lui du Maître de la Mazarine pour cette bordure à médaillons : la narration commence à gauche, mais tourne cette fois dans le sens anti-horaire.

Cette disposition sera adoptée quelques années après, dans un autre manuscrit, par le Maître de la Légende dorée de Münich, qui va jusqu’à inclure  la lettrine dans le mouvement en spirale…

1440-50 BL Egerton MS 2019 fol 126r Crucifixion schema Master of the Munich Golden Legend
Maître de la Légende dorée de Munich, 1440-50, BL Egerton MS 2019 fol 126r

…composition qu’il reprend systématiquement tout au long du manuscrit.


1440-50 BL Egerton MS 2019 fol 104 David Dunois MasterHistoire de David, fol 104 1440-50 BL Egerton MS 2019 fol 135r Dunois MasterLa Pentecôte, fol 135r

Maître de Dunois, 1440-50, BL Egerton MS 2019

Dans le même manuscrit, un autre enlumineur, le Maître de Dunois, utilise la même composition spiralée pour l’Histoire de David ; mais autour de l’image de la Pentecôte, il répartit les médaillons par paires chronologiques, de haut en bas et de gauche à droite :

  • 1) l’action de l’Esprit Saint lors de la Création du Monde (3ème et 5ème jour) ;
  • 2) l’action de l’Esprit Saint durant l’Ancien Testament, sur les Prophètes  :
    • la lettrine fait allusion à une prophétie d’Isaïe :

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre de la mort une lumière a brillé…. En effet, un enfant nous est né, un fils nous a été donné, et la souveraineté reposera sur son épaule ». Isaïe 9,1-5

    • le médaillon central de la marge droite montre le prophète Daniel disculpant Suzanne :
      « Comme on la conduisait à la mort, Dieu éveilla l’esprit saint d’un jeune enfant nommé Daniel » Daniel 3,45
  • 3) l’action de l’Esprit Saint aujourd’hui : sacrements de la Pénitence et du Baptême.

On voit dans ce manuscrit que le choix entre bordure narrative et bordure thématique n’est pas une préférence d’artiste, mais un choix d’opportunité en fonction des possibilités qu’offre l’image centrale.



Article suivant : 3 Les jardins oniriques du Maître de Marguerite d’Orléans


Références :
[4] Eberhard König, « The Bedford Hours: The Making of a Medieval Masterpiece », 2007, p 85
[5] J.Doucet, L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.), Chapitre VIII : Les Rois Mages
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/30/NAISS2/04.Mages.htm
[7] Diane Booton, « Variation on a Limbourg Theme: Saint Anastasia at the Nativity in a Getty Book of Hours and in French Medieval Literature » https://www.academia.edu/312666/Variation_on_a_Limbourg_Theme_Saint_Anastasia_at_the_Nativity_in_a_Getty_Book_of_Hours_and_in_French_Medieval_Literature
Jacques Poucet L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.), Autour de la Naissance du Christ, Chapitre VIb http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/30/NAISS2/02.Naissance.htm

3 Les jardins oniriques du Maître de Marguerite d’Orléans

9 mai 2021

Cet artiste très original [1] a réalisé un manuscrit d’exception, dont les bordures, par leur richesse et leur inventivité, constituent non pas des collections de fleurs, mais d’extraordinaires jardins. Cet article en propose une classification, et examine quelques autres rares manuscrits influencés par cette mode, entre 1430 et 1450.

Article précédent : 2 Jeux avec le cadre dans les Très Riches Heures du duc de Berry



Les bordures florales

Dans les Heures de Marguerite d’Orléans, les bordures purement florales sont rares. Elles semblent destinées à créer un climat graphique particulier autour de certaines images.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 186r GallicaLa Pentecôte, fol 186r, Heures de Marguerite d’Orléans 1430 ca BNF Latin 1156B Gallica.

Le lapis lazuli de la bordure est une expansion luxueuse de la robe de Marie. Le semis de fleurs n’est pas statique : elles sont en fait déversées en haut par quatre anges, et recueillies en bas par trois femmes. Cette figure classique de la Largesse (voir 5.2 Quelques types de bordures) accompagne ici astucieusement la descente de l’Esprit Saint : dans l’image principale, la colombe lance des flammes ; à l’extérieur, les anges de Marie lancent des fleurs.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 141r GallicaLa Crucifixion, fol 141r

L’ambiance tragique de la mort du Christ impose à l’artiste une sobriété inhabituelle. Il faut regarder de près pour découvrir les minuscules oiseaux, de la même taille que les papillons, qui se cachent dans la moitié inférieure de la page.

Bien visibles en revanche, les deux grandes abeilles qui butinent des fleurs blanches, en haut de la tige de gauche, font écho aux deux saintes âmes du Bon Larron et du Christ. La mouche noire de droite, qui se trompe en butinant une feuille, est à l’image du mauvais Larron qui a refusé de reconnaître le Christ : son âme sombre est menacée par les deux grands oiseaux posés sur la tige de droite.

Par sa lourdeur inévitable, l’analyse ne rend pas justice à la subtilité de l’invention : le symbolisme du Maître de Marguerite d’Orléans est discret, à la limite de la perception, fait pour être humé plutôt que disséqué.



Les jardins en terrasse

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica

L’Annonciation, fol 31r

Une première manière d’organiser les plantations est de les disposer en strates horizontales : sept à dans la bordure droite, six dans la bordure gauche, dont en bas deux strates communes, avec des vignes sur treillis.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica detail
Ces « terrasses » n’ont rien de réaliste : la zone inférieure a deux sols (le second matérialisé par le vase) mais certaines tiges du treillis relient les deux étages, et se prolongent même vers le haut de la page.

Le caractère « onirique » vient aussi de la disproportion généralisée : la fileuse de gauche est géante par rapport aux quatre vendangeurs de droite, mais minuscule par rapport au coq et aux poules qui picorent, eux-mêmes supplantés par les fleurs.

L’analyse botanique de celles-ci est décevante : Mégumi Tanabé [2] a montré que certaines sont loin d’être représentées avec réalisme. Dans le cas de l’Annonciation, ni l’oeillet ni les fraises ni les grappes ne sont présentes à sa date, le 25 mars.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica detail oeillets
Quant à l’interprétation symbolique, on en voit bien ici les limites : de manière générale, on sait que la vigne évoque l’Eucharistie et les oeillets le sang de la Passion. Mais il serait abusif de voir, dans la couronne d’oeillets rouges et blancs que la mère confectionne avec sa fille, une anticipation de la couronne d’épines.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 82r GallicaL’Annonciation aux Bergers, fol 82r Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 176r GallicaSainte Marguerite, fol 176r

Ces deux pages permettent de mieux saisir la valeur compositionnelle des « terrasses ».

Dans l’Annonciation aux Bergers, le ruisseau qui prend sa source dans l’image principale (noter la barrière demi-circulaire en bois tressé) se prolonge dans la marge droite, longeant la lisière de la forêt.

De même, dans la page de Sainte Marguerite, la forêt peuplée de monstres se poursuit dans la marge droite, créant une première terrasse. En dessous l’artiste a étagé un monstre globuleux (alter-ego du dragon de l’image centrale), puis une bergère en robe bleu et aux longs cheveux, qui garde ses moutons comme la sainte son dragon.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 176r Gallica schema
Cette logique de projection de l’image principale dans la bordure se poursuit avec les figures du haut : le pâtre jouant de la flûte et le porc-épic font voir le berger qui garde ses porcs.

La bordure inférieure en revanche se comporte en zone autonome, un peu comme le texte par rapport à l’image.



Les jardins à traverser

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r Gallica
Saint Matthieu, fol 15r

Cette logique d’autonomie de la bordure inférieure débouche sur un autre formule : celle où la bas de page devient une terrasse continue, où des personnages évoluent.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r Gallica detail
Ici c’est une frise aviaire (peut être une expansion de l’Ange) avec, de gauche à droite :

  • un couple, dont la femme tient sur son bras un coucou attaché par une fil, image qui semble déplaire à son mari ;
  • un engoulevent posé sur un tronc coupé, pris à partie par des parents ;
  • deux cages avec des oiseaux chanteurs ;
  • un oiseleur au sac empli de proies, lui aussi pris à partie par des parents.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r Gallica detail matthieu
La projection de l’image principale dans la bordure droite est ici bien dissimulée : il faut y regarder à deux fois pour voir que le bûcheron maniant sa hache à deux bras est l’explication, par antithèse, du geste discret de l’Evangéliste, affûtant sa plume au rasoir.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 89r GallicaL’Adoration des Roi, fol 89r

Dans le frise inférieure, les deux nobles à cheval partant à la chasse, précédés par un archer qui vise les bêtes sauvages,  sont un écho lointain du cortège des Mages.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 89r Gallica devidoir
Quant au dévidoir de la marge droite, il n’a ici aucun rapport évident avec la scène centrale : il entretient en revanche un lien purement graphique avec une invention spécifique à cette page : les quatre bouquets géants, ficelés et plantés comme des arbres.



Les jardins verticaux

Dans cette formule intermédiaire, le motif de la bordure inférieure remonte, par continuité, dans la bordure latérale.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 139r Gallica
La Mise en Croix, fol 139r

Ici des femmes et des enfants cueillent des graines de grenades. Mégumi Tanabé [2] a sans doute raison de voir dans la ces graines déformées l’image des gouttes de sang du Sauveur.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 175r GallicaMartyre de Sainte Catherine, fol 175r

Dans l’image principale, la machine infernale, bombardée par les anges de grandes gouttes d’acier qui ridiculisent les crocs, s’est transformée en une sorte de cage à hamsters pour les bourreaux. Les gouttes envahissent les marges, qui montrent en démultiplié l‘étape suivante du martyre : une fois les roues brisées en mille morceaux, l’épée de la décapitation.

En bas une population minuscule se protège des gouttes comme elle peut .


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 161v Gallica
Saint Jean baptisant le Christ, fol 161v

Le motif des bordures est ici celui de la moisson. En fait, deux thèmes se mêlent, en dégradé :

  • en haut on coupe des épis parmi les fleurs ( des bleuets des champs bleus et roses),
  • en bas on cueille les fleurs parmi les épis (mis à part les deux amoureux qui se bécotent).

Il est probable que la bordure fait allusion aux rites populaires de fertilité autour de la Fête de la Saint Jean [2a] :

  • fabrication de bouquets protecteurs des maisons, mêlant des herbes, des fleurs et des épis de la saison précédente ;
  • croyance en la pousse accélérée des blés dans les trois nuits entre la Saint Jean et la Saint Pierre.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 137r GallicaLe Portement de Croix, fol 137r Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 168r GallicaSaint Jean l’Evangéliste, fol 168

Dans ces deux jardins verticaux, une plante, telle le haricot magique, sert de chemin vers les hauteurs : un palmier ou une vigne.

Dans le premier cas, la bordure prend le contrepieds, par la scène joyeuse de l’Entrée du Christ à Jérusalem, accueilli par la foule et les palmes, de la scène tragique de la Montée au calvaire.

Le même principe de contradiction régit également la seconde composition, mais de manière plus subtile : le cep noueux et le vin contrecarrent les serpents et la coupe de poison de Saint Jean l’Evangéliste.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 168r Gallica detail
A noter que l’artiste cultive ici l’ambiguïté graphique entre le cep et le sentier.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 160r GallicaDieu le fils, fol 160r

La bordure inférieure montre un combat à pied (à l’épée et à la hache) entre un seigneur de Rieux, en casaque bleue, et un seigneur de Richelieu, en casaque rouge. Cette idée de compétition remonte, par la bordure externe, des juges-diseurs Bleu et Rouge (avec leur bâton) aux cavaliers Bleus et Rouges, puis à un duel de libellules ; une fois passée la cloison dorée, l’oeil redescend, d’un duel de papillons à un duel d’oiseaux, puis à une discussion entre un Bleu et un Rouge, jusqu’à l’arbitre de tous ces affrontements courtois : Marguerite d’Orléans en personne, accompagnée de ses filles et de ses suivantes, et placée en signe de déférence à la droite de son époux Richard d’Étampes.

L’utilité de cette cloison dorée si voyante, redondante en bas avec la barrière en bois de la lice, ne se comprend que dans une intention courtisane : ainsi Marguerite trône non pas en dehors, mais au dessus du combat, dans un espace intermédiaire entre la joute et le Christ trônant.

Je n’ai pas trouvé d’explication pour les deux écuyers qui se présentent devant elle, l’arc à la main droite et la main gauche sur la garde.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 158v GallicaDieu le Père, fol 158v

Dans la page jumelle (Dieu le Père), la bordure inférieure montre un convoi seigneurial : un fauconnier caracole en tête, suivi par la voiture qui transporte les dames de compagnie (et le singe familier), les seigneurs et dames à cheval fermant la marche

Dans la bordure verticale, une escorte militaire est en route vers le château  : un archer, un soldat à pied ramenant une branche, deux cavaliers.

Les deux cortèges se raboutent logiquement, mais pas graphiquement. Le fauconnier ne sert pas véritablement de pivot, trop grand pour le cortège horizontal, et en position trop latérale pour le cortège vertical.

L’absence d’un chemin matérialisé, et la non-diminution des tailles avec l’éloignement, font de cette page une solution intermédiaire entre les « jardins verticaux » et la formule qui constitue la grande originalité  du manuscrit : un parcours continu dans les deux bordures.



Les jardins à voyager


En aparté : un précédent, le Codex Cocharelli

 

Ce traité gênois aux décorations exceptionnelles présente deux exemples d’un parcours continu menant de la marge inférieure à la marge supérieure. S’agissant d’un traité sur les Vices, ces voyages n’ont rien de plaisant.


1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 14vCocharelli codex, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 14v

Le texte de cette page raconte l’histoire d’un riche héritier gênois qui perdit toute sa fortune pour cause de gloutonnerie. L’image principale montre deux chasseurs, dont un tient un faucon, effarouchant des canards et des hérons, les pattes de leurs chevaux dans un lac. La chasse au sanglier de la bordure basse se prolonge, dans la bordure verticale, par un sonneur de cor, un chien poursuivant un lapin, une biche morte et son mâle rescapé.


1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 14v detailDans la bordure du haut, encore paisible, deux couples, chameaux et girafes, sont encore en paix.


1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2rCocharelli codex, 1330-40, BL Egerton 3127 fol 1r

Le texte, pour illustrer l’avarice, donne des exemples de trahisons et de meurtres dans le Royaume de Chypre.



1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2r detail basLa bordure inférieure montre trois assassinats : un homme attaché à un arbre auquel on a volé son manteau rouge, un moine nu et un moine encore vêtu.



1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2r detail hautMeurtres et vols se succèdent jusqu’au bout de la route.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 171r Gallica
Saint Laurent, fol 171r

Il y a dans cette page deux villes fortifiées : l’une en bas à gauche d’où sortent les Français, l’autre en haut à droite vers où rentrent les Anglais, nargués par des pies et attendus à la porte par deux bourgeois dépités. Pour Eberhard König ([3] , p92) :

« les Français réussissent une sortie d’une ville assiégée par les Anglais ; il est tentant de voir ici la première représentation de la libération d’Orléans le 8 mai 1429 et d’identifier dans le combattant de première ligne chez les Français le demi-frère de Marguerite, le Bâtard d’Orléans Jean de Dunois. »

A l’appui de cette hypothèse, rajoutons que cette dernière bataille, livrée par Dunois, eut lieu près du fort Saint Laurent, le dernier tenu par les Anglais.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 163r GallicaLa Trinité, fol 163r

Le ruisseau qui, en bas, borde la chasse à courre, se prolonge en S jusqu’en haut, où un arbalétrier met en joue les cygnes ou les canards.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r GallicaSainte Madeleine, fol 174r

L’image centrale est à elle seule puissamment onirique, avec cette sainte autour de laquelle des pèlerins minuscules circulent, comme autour d’un Bouddha géant. On notera le monastère avec ses latrines qui, pour raison de propreté, donnent sur l’extérieur ; et le petit ermitage en haut de la Sainte Baume, depuis laquelle la pénitente s’envole sept fois par jour aux heures canoniales, soutenue par les anges.

A ces circulations intérieures répond l’ambitieuse frise extérieure, depuis un quai, où l’on décharge les marchandise venus d’Orient, jusqu’en haut du port où les bateaux de commerce sont à l’arrêt, puis au chemin où circulent des dromadaires.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r Gallica detail
Une première croix, à coté d’un jardin que cultivent deux paysans surveillés par une guerrier maure, et une seconde, au fin bout de la route où cohabitent hommes et bêtes sauvages. signalent une terre chrétienne. Je pense, avec Paul Perdrizet [4] , que cette contrée perdue au fin bout de l’Asie n’est autre que le mythique royaume du prêtre Jean.

Pour Eberhard König, le prétexte de cette bordure géographique pourrait être le fait que Marie-Madeleine était arrivée en bateau depuis le Proche Orient. Il me semble que c’est Perdrizet qui a pressenti le véritable lien, en notant l’insistance sur le boîte de parfum en or que la Sainte ne lâche pas, qu’elle soit couchée ou assise. Or d’après la « Lettre du Prêtre Jean » [5] , les terres de celui-ci abritaient l‘Arbre de vie, qui produit le chrême ou le baume. Le thème commun à l’image et à la bordure est donc, en pleine époque de Jacques Coeur, un sujet propre à charmer la comtesse Marguerite : celui des parfums précieux venus d’Orient.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r Gallica detail barques
Les trois barques constituent un petit mystère iconographique : tandis que sur les rives ou sur le navire marchand les turbans orientaux se mélangent aux coiffes occidentales, ces trois barques qui se dirigent vers la ville ne portent que des occidentaux : des hommes, et peut être une femme sous la bâche de la première barque. La barque centrale, remplie de feuillages est très énigmatique : il s’agit peut être de la disproportion, habituelle au manuscrit, entre les végétaux et les humains. Mais il se trouve que ce motif des barques chargées de branches deviendra, cinquante ans plus tard, un standard des enluminures flamandes pour signifier le moi de Mai (voir 5.3 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque). Faute d’un chaînon intermédiaire, je pense que nous sommes en présence d’une pure coïncidence graphique : ces barques non mixtes de voyageurs revenant de l’Orient n’ont sans doute rien à voir avec les citadins flamands partis, hommes et femmes, cueillir le Premier Mai des branches à la campagne.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 25r GallicaMarguerite d’Orléans en prières devant la Madone, fol 25r

La miniature la plus importante du manuscrit est une double supplique:

  • à Marie (la prière « Obsecro te domina sancta » écrite en grand)
  • à Dieu (le psaume pénitentiel, « Domine ne in furore tuo arguas me » écrite en minuscule à peine lisible sur le livre).

Ces pieuses implorations s’harmonisent avec la bordure, des pèlerins sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 25r Gallica detail
La disproportion entre la dame sur son cheval et le pèlerin qui boit allongé à même la terre (toujours le même motif de la source) exclut à mon sens une interprétation biographique : ces nobles personnages ne partent pas eux-mêmes en pèlerinage, mais regardent avec respect les pèlerins qui traversent leur terre.

En ce sens, le voyage des pèlerins vers Compostelle constitue l’agréable pendant du voyage, dans l’autre sens, des parfums précieux depuis les terres du Prêtre Jean.



Une iconographie unique : la cueillette des lettres

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 135r GallicaPilate, Heures de Marguerite d’Orleans, vers 1430, BNF Latin 1156B fol 135r, Gallica

Cette bordure exceptionnelle montre non pas un alphabet comme parfois (voir WWW), mais des lettres en vrac. Danièle Alexandre-Bidon [6] l’a expliquée comme une devinette à but pédagogique :

« Dans cet alphabet désordonné, où les lettres sont tombées à terre et mélangées, et que balayent des serviteurs tandis que d’autres les mettent dans des paniers, des cheminements se distinguent : l’enfant n’avait-il pas à les remettre en ordre ? En outre, une lettre est cachée, le 0, initiale du « O mater dei memento mei ». On le trouve pourtant, si on ne le cherche pas parmi les lettres, dans l’image : les O sont les couronnes de fleurs qui décorent les marges. »

La solution est peut être suggérée par l’assonance avec « eau », celle qui lave les mains Pilate.

Il se peut également que la lettre qui manque soit une allusion à l’être qui manque : le frère de Marguerite, Charles d’Orléans, captif en Angleterre depuis Azincourt.



Autres manuscrits attribués au Maître de Marguerite d’Orléans

Parmi les rares manuscrits où l’on a reconnu sa main, aucun n’atteint à la richesse graphique des Heures de Marguerite d’Orléans.

Le manuscrit Rothschild 2534

Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 20v
La Résurrection, fol 20v, Livre d’heures, BNF, MS Rothschild 2534

Dans ce « jardin à voyager » très simple, un cornemuseux suit un couple d’amoureux vus de dos ; ils montent vers un personnage à tête de lion qui, de sa main droite, désigne l’image centrale. Les trois registres de celle-ci semblent renvoyer aux trois groupes marginaux :

  • le soleil de la Résurrection, à la crinière de lion ;
  • la Victoire sur la Mort, à l’amour ;
  • le sommeil des soldats, à la musique bruyante.


Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 31rL’Annonciation, fol 31r, Livre d’heures, BNF, MS Rothschild 2534

Ce jardin est traversé, à contresens de la lecture, par une chasse à l’ours et au cerf (ce dernier déjà mordu par un chien) : scène noble sans rapport avec l’image centrale.

Celle-ci trouve en revanche des échos profanes dans le reste de la bordure :

  • le paon en haut à gauche fait écho aux ailes ocellées de l’ange ;
  • le singe en haut à droite caricature l’Homme, lui-même à l’image de Dieu ;
  • l’oiseau en vol fait écho à la triple colombe ;
  • le fou offrant à la belle une fleur contrefait l’Annonciation.


Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 75rAnnonce aux Bergers, fol 75r Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 80rAdoration des Rois, fol 80r

A partir de cette étonnante scène nocturne, la charte graphique se modifie (avec quelques rares exceptions) : la bordure contient deux ou trois personnages « métallisés », de plus en plus fantaisistes et sans rapport avec la scène principale. L’effet graphique est identique à ceux des soldats vus de nuit, à l’arrière-plan de l’Adoration des Rois.



La postérité du Maître de Marguerite d’Orléans

Un certain nombre de manuscrits bretons sont influencés par la prodigalité florale du Maître. Les jardins avec personnages y restent rares, et beaucoup moins élaborés.

Heures de Catherine de Rohan et de Françoise de Dinan, vers 1435

Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 027Fol 27 Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 071v Fuite en EgypteFuite en Egypte, Fol 71v

Heures de Catherine de Rohan et de Françoise de Dinan Rennes, BM 0034 bis

Ce manuscrit présente des « jardins en terrasses » très simples, avec quelques personnages sporadiques :

  • un chasseur et un couple de bergers au bord de l’eau ;
  • une chasse aux oiseaux, à l’arc et à l’arbalète.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 107Office des Morts, fol 107, Rennes BM 0034 bis

Cette bordure beaucoup plus complexe montre deux scènes en rapport avec le thème funéraire :

  • en bas la Mort poursuit un jeune vaniteux coiffé de plumes de paon ;
  • la bordure droite, élucidée par Sylvie Wuhrmann [7] montre une scène de la « Pacience de Job », un mystère du XVème siècle : le Diable, déguisé en mendiant (on voit ses pattes griffues) rend jalouse la femme de Job, lequel est couché sur son fumier sous le regard de Dieu.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 0066 Bapteme du Christ
Baptême du Christ, Rennes BM 0034 fol 66

Cette bordure développe, autour de la scène du Baptême du Christ, deux scènes de la Mort du Baptiste :

  • la danse lascive de Salomé devant les démoniaques Hérode et Hérodiade ;
  • la décapitation de Saint Jean.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 001 Baiser de JudasBaiser de Judas, Rennes BM 0034 fol 1 Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 ter fol 1 NativiteNativité, Rennes, Rennes BM 0034 ter, fol 1

Certaines bordures sont des extensions de l’image principale :

  • apôtres errant dans le Jardin des Oliviers ;
  • bergers et anges autour de la crèche.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 0011v Le Christ devant HerodeLe Christ devant Hérode, BM 0034 fol 11v Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 88 Saint MichelSaint Michel, Rennes BM 0034 fol 88

D’autres sont des gloses fantaisistes :

  • le messager et le sommeil dérangé par des démons sont peut être des allusions à la mauvaise nouvelle apportée à Hérode (la naissance de Jésus) et à ses méfaits (le Massacre des Innocents) ;
  • un ange pourchasse un démon qui pourchasse l’Enfant Jésus.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 86 Saint JulienSaint Julien, Rennes BM 0034 fol 86

D’autres enfin sont de pure fantaisie : un couple de pèlerins précédé par un musicien.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 90 Saint Antoine
Saint Antoine, Rennes BM 0034 fol 90

La seule bordure qui se rapproche un peu des « jardins à voyager » est celle de Saint Antoine : trois malades montent, par la bordure, rejoindre le couple qui, dans l’image centrale, offre des cierges au saint guérisseur.


Heures de Pierre II

Heures de Pierre II (Paris, BnF. ms. lat. 1159 vue 71Présentation au Temple, Vue 71 Heures de Pierre II (Paris, BnF. ms. lat. 1159 vue 106Office des Morts, Vue 106

Heures de Pierre II, BnF. ms. lat. 1159, Gallica

Ce manuscrit contient deux « jardins à traverser » :

  • une promenade d’amoureux avec une chasse au sanglier ;
  • un enterrement (un démon et un ange se disputant l’âme du défunt) et la Mort pourchassant un jeune homme avec sa faux.


Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais

Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais BnF. ms. lat. 18026 vue 20La Vierge au croissant et la donatrice, vue 20 Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais BnF. ms. lat. 18026 vue 24La Vierge à l’Enfant et la donatrice, vue 24

Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais BnF. ms. lat. 18026 

Ces deux « jardins à traverser » montrent une rencontre de part et d’autre d’un cours d’eau.

Dans la première image, la position de la donatrice à droite contredit la « convention du visionnaire ». Cette infraction résulte ici, comme souvent (voir 3-3-3 : l’apparition à gauche) d’une convention graphique supérieure qui régit l’ensemble du manuscrit : toutes les miniatures pleine page sont des rectos (sauf trois), et la donatrice, en priant vers la gauche, ramène le regard du spectateur vers l’intérieur du livre.


Heures de Jean de Montauban

Heures de Jean de Montauban 1450 ca Rennes Ms 1834 fol 119r Saint Julien

Saint Julien, vers 1450, Rennes Ms 1834 fol 119r

Dans ce manuscrit, les images sont entourées de scènes secondaires : les cases florales ne constituent pas vraiment des jardins, mais plutôt des motifs de remplissage.


Article suivant : 4 Préhistoire des mouches feintes

Références :
[2] Mégumi Tanabé,« Les sources d’ornement végétal dans les Heures de Marguerite d’Orléans (Paris, BnF ms. lat. 1156B) » dans TRACES DU VÉGÉTAL, Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi, Cristiana Oghina-Pavie
https://books.openedition.org/pur/42302
[2a] Revue des traditions populaires, Volume 10, p 531 https://books.google.fr/books?id=aw3SPq6WknoC&pg=PA531
[3] Eberhard König « Les heures de Marguerite d’Orléans », 1991
[4] Paul Perdrizet, Le Calendrier parisien à la fin du moyen âge, d’après le Bréviaire et les Livres d’Heures , 1933, p 293 http://perdrizet-doc.hiscant.univ-lorraine.fr/doc/Perdrizet_1933-Le%20calendrier%20parisien%20%C3%A0%20la%20fin%20du%20Moyen%20Age.pdf
[5] JP Albert « Le roi et les merveilles » 1991, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00333220/document
[6] Danièle Alexandre-Bidon, « La lettre volée. Apprendre à lire à l’enfant au Moyen Âge », Annales Année 1989 44-4 pp. 953-992 https://www.jstor.org/stable/27582592
[7] Sylvie Wuhrmann « Une étude en gris. Le Triptyque du déluge de Jérôme Bosch » , Artibus et Historiae, Vol. 19, No. 38 (1998), p 93 https://www.jstor.org/stable/1483587

4 Préhistoire des mouches feintes

9 mai 2021

Le thème de la « musca depicta », qui devient courant en Italie vers la fin de XVème siècle, a été beaucoup étudié, et les historiens d’art se sont employés à en débusquer les exemples. S’ils sont désormais tous connus, il se pourrait que l’interprétation habituelle qu’on en donne – celle d’un trompe-l’oeil réaliste – soit fausse et rétrospective .
Petit panorama des origines du motif….

Article précédent : 3 Les jardins oniriques du Maître de Marguerite d’Orléans



La première représentation naturaliste

1330-40 Add MS 28841 fol 4VFol 4v 1330-40 Add MS 28841 fol 6VFol 6v

1330-40, BL Add MS 28841

Les toutes premières illustrations naturalistes de petits animaux, insectes ou coquillages, apparaissent dans ce manuscrit génois.


1330-40 Add MS 28841 fol 6V detailFol 6v (détail)

L’état d’esprit est encyclopédique, mais sans grande rigueur, puisque ces lapins très schématiques et de taille réduite viennent s’insérer près d’insectes qui nous semblent peints avec plus de réalisme : en fait, cette impression tient essentiellement au grossissement, car la cigale à gauche est elle-aussi très simplifiée.


1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 1330-40, BL Add MS 28841 fol 11r
1330-40 St Omer Psalter Yates Thompson MS 14 fol 78r1330-40, St Omer Psalter Yates Thompson MS 14 fol 78r.

Les insectes sont quelquefois utilisés dans le corps du texte, pour paver la fin des phrases. Ils jouent le même rôle que les motifs décoratifs qui étaient en usage en époque pour remplir le moindre vide.



1330-40 Add MS 28841 fol 4V detailFol 4v (détail)

Leur place la plus courante est sur les rinceaux formant les marges.

Dans les deux cas, ils font clairement partie de la décoration : jamais ils ne se superposent au texte et ne prétendent être des trompe-l’oeil.



Les Heures Visconti

La marge structurante

Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF18-19 Adoration des MagesAdoration des Mages, Création du monde
Livre d’Heures de Jean Galeas Visconti, Vol 2 Landau Finaly 22, fol LF18-LF19

La page de droite a été réalisée lors de la première campagne d’illustration par Giovannino dei Grassi, entre 1390 et 1400. Celle de gauche a été rajoutée lors de la seconde campagne, après 1412, par Belbello da Pavia. Les marges de la nouvelle page ont été conçues pour s’harmoniser avec celles de l’ancienne :

  • les deux prophètes latéraux correspondent aux deux tours,
  • les rinceaux floraux du bas à la colline peuplée de cerfs ;
  • le roi David, dans la marge haute, au château dans le ciel.

Ce type de composition encore médiéval montre que les marges ont avant tout un rôle décoratif, structurant l’aspect global de la page.


Des innovations bluffantes

Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Florence FBNC Landau Finaly 22 fol LF19 25 × 18 cm 1412 ca Belbello da PaviaCréation du Ciel et de la Terre, fol LF19

La page la plus ancienne pousse à l’extrême le principe du « monde dans une bouteille ». Tandis que les premières enluminures sont nées dans l’espace minuscule à l’intérieur d’une initiale, ici l’initiale D de Deus occupe presque tout l’espace. Elle réduit le texte (la prière des Matines de la Vierge, « O deus adjutirum meum intende..) à la portion congrue, sous le soleil viscontien qui est un des leitmotivs du manuscrit.


Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF19 haut
Cette page est une véritable gageure : illustrer la scène la plus grandiose de la Bible par une seule lettre, dont le centre représente le Ciel et le bord la Terre. Le texte qui correspond vraiment à la scène doit être déchiffré dans le livre miniature que porte un ange, en haut de la seconde tour :

Au commencement Dieu fit le ciel et la terre (Genèse 1,1)
La terre était informe et vide (Genèse 1,2)

In principio fecit Deus caelum et terram

Terra autem erat inanis et vacua.

Ce jeu très moderne de contrepieds avec les proportions habituelles va de pair avec une autre innovation : les sept mouches, qui seraient, selon D.Arasse, le « tout premier trompe l’oeil de l’art européen » [1].


Les mouches dans les Heures Visconti

Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 1 Florence Banco Rari 397 fol BR2v 1390 Joachim au desert detail
Joachim au désert (détail)
Livre d’Heures de Jean Galeas Visconti Vol 1 Florence Banco Rari 397 fol BR2v, Giovannino dei Grassi, 1390-1400

On trouve des mouches dans une autre miniature du même manuscrit : deux importunent une vache qui tente de les chasser avec sa queue, l’autre n’empêche pas sa voisine de brouter. Pour la lisibilité, elles ont été légèrement agrandies, mais elles font clairement partie de la scène et n’ont rien à voir avec celles de la Création. Anna Eörsi [2] y voit le premier exemple de ces morceaux de bravoure graphiques qui vont se multiplier par la suite :

« A partir de ce moment, la mouche devient la marque de l’excellence artistique, de la capacité à produire des représentations fidèles de la réalité – malgré ou indépendamment des diverses associations d’idée, pour la plupart négatives (C’est un paradoxe que la représentation fidèle de petits insectes, qui sont les plus faciles à représenter de manière réaliste, soit néanmoins devenue le nec plus ultra de la compétence artistique.) Il faut également un certain sens de l’humour au peintre qui, pour démontrer sa virtuosité, se sert d’une mouche – ce symbole du péché et colocataire détesté que nous préférerions garder à distance ! « 


Un petit malentendu (SCOOP !)

Je pense qu’il faut creuser un peu plus pour comprendre la véritable signification de ces mouches, qui sont loin d’être posées au hasard sur la page.



Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF19 haut detail livre
Deux d’entre elles font mine de lire le « livre dans le livre » : comme si ces animaux, intéressés au premier chef par la question du ciel et de la terre, consultaient le texte de leur origine. En ce sens elles fonctionnent comme une métaphore humoristique du lecteur humain.



Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF19 haut gauche
Deux autres mouches ridiculisent, par leur taille, le couple de faucons. Celle de droite contemple la scène éternelle du prédateur (le chat caché derrière un buisson) et de la proie (une musaraigne dans son terrier), un peu à l’image de Dieu contemplant de l’extérieur et d’en haut le mal qui rode.



Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti
Les trois autres mouches sont posées dans la marge inférieure, en compagnie d’une lucane et d’un papillon de nuit qu’il faut compter également parmi les « trompe-l’oeil », bien qu’Arasse n’en parle pas : en effet, si les mouches et possiblement la lucane peuvent être considérées comme posées sur la page, il n’en va pas de même du papillon qui volette en avant.

Il y a évidemment une correspondance humoristique entre la lucane-cerf posée à côté des trois mouches, et le sept-cors qui, juste en dessous, vient contester la harde des trois cinq-cors.



Livre d'Heures de Jean Galeas Visconti Vol 2 Landau Finaly 22 fol LF19 haut detail papillon
Quant au papillon géant, il vient venger son confrère pris à partie par un pic.

Ces insectes géants ne sont donc à lire, ici, ni comme des morceaux de bravoure (il ne sont pas plus spectaculaires que la minuscule musaraigne) ni comme les « trompe-l’oeil » qu’ils deviendront par suite : toute la page fonctionne sur l’inversion des proportions (le monde dans une initiale, le livre dans le livre) et la taille disproportionnée des insectes par rapport aux mammifères ou aux oiseaux « dans l’image » vient servir la même idée.

En cela, Ils restent dans l’esprit médiéval des marginalia, qui glosent ou ironisent par rapport à l’image principale.



La mouche métaphysique (SCOOP !)

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 16v St Jean l'Evangeliste 1411-16St Jean l’Evangéliste, fol 16v (détail)
Frères Limbourg, 1411-16, Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65

Dans la liste des présumés ancêtres du « trompe l’oeil », cette pauvre mouche vient juste après celles des Heures Visconti : pour un morceau de bravoure, elle est modeste…

Il se trouve qu’elle est posée en regard d’un autre texte « métaphysique », celui qui justement paraphrase le début de la Genèse :

Début de l’Evangile selon Saint Jean
Au commencement était le Verbe et le Verbe était auprès de Dieu.

Initium sancti evangelii secundum joannem
In principio erat Verbum, et Verbum erat apud Deum

La mouche du Duc de Berry traduit sans doute la même idée que celles de Jean-Galéas Visconti : posée à côté du texte qui décrit le commencement du monde, elle commente, ironiquement, l’insignifiance du lecteur.

En ce sens, le moucheron est une image de la disproportion divine, un peu comme une autre iconographie mal comprise : la très ancienne image de la terre réduite à un disque minuscule entre les doigts du Créateur (voir 3a L’énigme du disque digital).



Les premières mouches « en trompe l’oeil »

La mouche du maître hongrois

Triptyque de la Mort de la Vierge (detail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, HongrieTriptyque de la Mort de la Vierge (détail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, Hongrie

Jusqu’à ce qu’on en trouve un autre, la plus ancienne mouche peinte dans l’intention indéniable de tromper l’oeil est celle-ci, exhibée par Anna Eörsi :

  • une mouche se dirige vers le M de l’inscription « Caspar+walthisar+melchior » du petit parchemin fixé par de la cire sur le bord du lit ;
  • une araignée pend sous le livre de l’Apôtre.

La mouche attirée par le cadavre de Marie et menacée par l’araignée participe à une narration marginale, tout en symbolisant le mal. Mais elle participe aussi, avec le morceau de parchemin collé, l’image de la Saint Face, et les charnières, à une tentative manifeste de réalisme.

Si Giovannino dei Grassi a inventé pour les puissants Visconti la mouche métaphysique, il se pourrait bien que ce soit ce peintre hongrois anonyme, tentant à sa mesure d’imiter le réalisme flamand, qui ait peint la première mouche que tout un chacun a envie de chasser.


La mouche du Maître du Livre de Raison

[/showhide]Le dernier souper
Maître du Livre de Raison, 1475-80, Staatliche Museen, Berlin

Sans auréole, roux, vêtu de jaune et le nez busqué : autant de signes d’indignité qui  rendent la figure du traitre  facilement reconnaissable, au moment où un des apôtres se penche vers lui pour le scruter.


Master_Of_The_Housebook_-_The_Last_Supper_1475-80 Staatliche Museen, Berlin detail2
De plus le spectateur voit ce que l’apôtre ne voit pas : le poignard, qui dit la violence, et la bourse, qui dit la cupidité.

Mais pourquoi Judas se frotte-t-il la main gauche avec l’index droit ?



Article suivant : 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves

Références :
[1] Daniel Arasse, Le Détail, page 134
[2] Anna Eörsi « Puer, abige muscas! Remarks on Renaissance Flyology. » 2001, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744444/Puer_abige_muscas_Remarks_on_Renaissance_Flyology

5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves

9 mai 2021

Ce manuscrit exceptionnel expérimente dans ses marges la formule des collections d’objets en trompe l’oeil, qui deviendra un standard des enlumineurs flamands.

Il n’y a pas de consensus sur cette oeuvre extrêmement étudiée, entre les spécialistes qui l’attribuent à plusieurs artistes (jusqu’à dix) et ceux qui pensent qu’on le doit à un seul artiste de génie, dont le style aurait évolué au cours de la réalisation.

Les bordures illusionnistes apparaissent pour leur grande majorité dans le dernier tiers du manuscrit, celui des Suffrages, sans être systématiques : on n’a pas donc pas l’impression d’une charte graphique rigoureuse, mais plutôt d’une série d’expériences, celles qui plaisaient ayant été répétées, puis supplantées par d’autres, dans la seule logique de la variété.

Le mieux est donc de présenter les pages les plus caractéristiques dans l’ordre du manuscrit, sans doute assez proche de l’ordre de réalisation.

Article précedent : 4 Préhistoire des mouches feintes



La section des Heures de la Vierge

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 10v-11rFol 10v-11r
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library MS M.917-945

Le même motif est répété trois fois : autour d’une fleur de pois, un couple de cosses ouvertes sur cinq graines. Le caractère illusionniste, encore très discret, tient à deux détails :

  • les tiges qui semblent transpercer le vélin ;
  • les ombres à l’intérieur des cosses.

L’idée est donc celle d’objets dessinés en relief, sans être posés   : ils n’ont pas d’ombre portée sur la page. Le caractère intermédiaire de ces objets, mi motifs graphiques mi représentations réalistes, se voit à deux détails contradictoires :

  • en faveur du pur graphisme :  une petite boule dorée vient fermer aux extrémités les deux cosses du bas, comme des écrins pour des grains d’or ;
  • en faveur du réalisme : une des cosses a un pois surnuméraire.



La section des Heures de la Passion

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945 fol 47r,Le Christ au Jardin des Oliviers, Le baiser de Judas, fol 45v-46r

Pas de bordure illusionniste dans cette section, mais des vignettes encore dans l’esprit des marginalia médiévales :

  • glose (le symbole christique du pélican offrant sa chair à ses enfants) ;
  • fantaisie (le singe à tête de maure combattant un dragon avec une balle) ;
  • écho visuel (la lanterne).



La section des Apôtres

Cette section de douze miniatures sert de transition vers les bordures à caractère illusionniste : les pages comportent un motif symbolique, au départ cantonné au centre de la marge inférieure, et qui va progressivement s’étendre à toute cette marge, puis à l’ensemble de la bordure.

La vignette centrale

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 210-11 St Pierre

Saint Pierre, pp. 210-11

La section des Apôtres s’ouvre avec la figure de Saint Pierre, pêcheur de son métier devenu pêcheur d’hommes : d’où les trois poissons entrelacés au centre de la marge inférieure.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 212-13 St PaulSaint Paul, pp 212-13

Le saint suivant, Paul, ne fait pas partie des Apôtres, mais il est fêté avec Saint Pierre, en tant que fondateur du christianisme. Je pense que la figure du roi David combattant le lion s’explique assez simplement : David forme couple avec son prédécesseur, le roi Saul, forme juive du prénom Paul.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 213 St PaulSaint Paul (détail), p 213 Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 214 Saint AndreSaint André (détail), p 214

Le verso de la même page montre le type de coq-à-l’âne qui fait tout le charme des Heures de Catherine de Clèves : David combattant le lion amène le motif similaire d’un homme sauvage égorgeant un cygne blanc, dont personne n’a pu trouver un rapport quelconque avec saint André.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 216Saint JacquesSaint Jacques le Majeur, p 216 Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 221 Saint ThomasSaint Thomas (détail), p 221

Deux motifs semblent ensuite corrélés :

  • pour Saint Jacques le Majeur, une femme en noir se faisant bénir en donnant un objet au moine carmélite ;
  • pour Saint Thomas, une femme en noir portant un fardeau, avec une pancarte sur la tête.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 206
La lutte de l’Ange Gardien et du Démon, p 206

Cette femme est probablement la même que la veuve qui apparaît en prières dans la deuxième miniature des Suffrages : on aurait donc, en trois vignettes non consécutives, une histoire de deuil, de legs et de pénitence, venant boucher les trous, et sans rapport direct avec le Saint.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 218 St JeanSaint Jean, p 218

Pour Saint Jean en revanche, la vignette montre son martyre dans un chaudron bouillant.


La saynette inférieure

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 224-25 St JacquesSaint Jacques, pp. 224-25

Pour ce saint et le suivant, la vignette inférieure se développe en une saynette amusante : deux buveurs, l’un remplissant sa chope et l’autre la vidant. L’image fonctionne ici par antithèse, Saint Jacques étant bien connu pour sa sobriété.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 226-27 St PhilippeSt Philippe, pp. 226-27

La saynette suivante est appelée par une association d’idée : au vin succède la pain, avec une scène de boulangerie. Il est probable que les deux font référence aux bombances du Premier Mai, le jour de la Saint Philippe et Jacques.


La bordure en chaîne

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 228-29 Saint BarthelemySaint Barthélémy, pp. 228-29

A la page suivante apparaît abruptement une formule qui va être reproduite maintes fois dans la suite du manuscrit : celle d’un motif formant chaîne tout autour de la page :

  • trois chaînes de trois, quatre et sept bretzels, tendues par quatre garnements, occupent les marges externes ;
  • sept biscuits ronds occupent la marge interne.

Cette insistance sur le sept rappelle évidemment les sept pains ronds que nous avons vu l’aide-boulanger enfourner, dans la miniature précédente. L’impossibilité pratique d’enchaîner entre eux des bretzels a pu donner à l’illustrateur l’idée de cette bordure amusante.

Steven Stowell [1], qui a consacré un article à cette décoration déconcertante, a tenté de la justifier théologiquement, la difficulté étant la rareté des bretzels dans les images comme dans les textes.


Pieter_II_Brueghel_Combat_de_Carnaval_et_Careme_01 Pieter_II_Brueghel_Combat_de_Carnaval_et_Careme_detail

Combat de Carnaval et Carême (détails)
Pieter II Brueghel, 1559, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Si un bon siècle plus tard, les bretzels et les biscuits ronds se retrouvent sur le charriot du Carême, c’est évidemment par dérision : car la boutique du fond en déborde, et les bambins s’en régalent.

Synonymes de bombance, ils viennent donc compléter la séquence festive et boulangère entamée dans les deux images précédentes : il semble donc que le pauvre Saint Barthélémy fasse ici les frais de l’indépendance des marges.


La « collection en chaîne »

C’et donc sous le signe de la fantaisie que l’idée de collection fait son apparition dans la marge d’un manuscrit, affichant d’emblée son triple objectif :

  • englobant (une chaîne sur trois côtés, une série sur le dernier) ;
  • thématique (deux catégories de friandises) ;
  • amusant (des entrelacs faits par un boulanger).


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 232-33 Saint SimonSaint Simon, pp. 232-33

L’idée est déclinée pour Saint Simon exactement de la même manière :

  • une nasse sur trois côtés, un filet droit sur le dernier ;
  • deux catégories de filets ;
  • le détail amusant dans la marge droite (des traits tirés par un ravaudeur).

On considère habituellement que le thème des filets à poissons résulte d’une confusion entre Simon et Simon-Pierre (le nom complet de Saint Pierre). Pour ma part, je remarque que la page est dédiée à deux apôtres, Saint Simon (représenté avec sa scie) et Saint Jude (dont l’attribut habituel est la massue, et qui n’est pas représenté). Il serait donc logique que les filets évoquent le second saint…

…probablement parce que Saint Jude est bien connu pour être le spécialiste des causes désespérées.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 234-35 St MatthieuSt Matthieu, p 234-35

Enfin, on retrouve pour le douzième apôtre la même formule pour pour le premier, Saint Pierre : après le poisson tripliqué, c’est ici la hache du martyre de Saint Matthieu qui se trouve quadruplée en une sorte de swastika, reproduite sur les trois marges externes.



Les Suffrages des Saints

Après les Suffrages des Apôtres, la section des différents Saints va développer le concept de « collection en chaîne« , dans un traitement de plus en plus réaliste.

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 236–37 Adoration des MagesLes Rois Mages, pp. 236–37

Certains pensent que ce magnifique chapelet était un objet personnel de Catherine de Clèves, notamment à cause des initiales C et D (Catharina Duxissa). John R. Decker [2] a montré, avec raison, dans un article consacré aux cinq pages du manuscrit montrant des objets de joaillerie, que ceux-ci jouent un rôle symbolique : on voit bien que l’étoile à sept branches vient magnifier l’étoile de Bethléem, à peine visible dans la miniature centrale.

Le manuscrit compte ici sur un effet d’entraînement : il faut avoir vu les collections précédentes pour comprendre que nous sommes en présence d’une nouvelle collection, basée sur les mêmes principes :

  • englobement  : la chaîne des boules de corail qui court le long des bordures externes ;
  • thématique :  la joaillerie est illustrée par trois objets :
    • l’étoile à sept branches (qui partage avec les bretzels la particularité d’être tracée d’un seul trait) :
    • la croix du chapelet ;
    • la petite bourse ;
  • une astuce visuelle dans la marge droite : la croix dont une perle est enfilée et l’autre semble l’être, alors qu’elle est simplement posée sur le fil.


1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 43V detailFolio 43v (détail)
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1477, Heures de Marie de Bourgogne, ONL Codex vindobonensis 1857

Trente ans plus tard, les Heures de Marie de Bourgogne nous montrent que les dames avaient effectivement coutume d’accrocher à leur chapelet des objets précieux : ici un pommander et une petite bourse très similaire.

Posé sur le chapelet, enfilé ou accroché, les trois objets de joaillerie lui sont en tout cas assortis (présence de petites perles). John R. Decker les interprète comme des ex-votos que Catherine offre à la Vierge, à l’imitation des trois présents amenés par les Rois.


Un objet de pensée

Graphiquement, leur statut reste encore ambigu : l’absence d’ombres (sauf pour les perles terminales) montre que l’enlumineur n’a pas voulu un effet de trompe-l’oeil intégral, comme les peintres flamands de l’époque en étaient parfaitement capables. A la manière des cosses de petits pois au début du manuscrit, il s’agit bien d’une décoration dotée conventionnellement d’un relief, pas d’un objet posé sur la marge.



Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 237 schema
L’illustrateur a réglé l’ensemble en se basant :

  • sur l’image centrale, pour la position de l’étoile (à l’aplomb du bras levé du Roi) et de la croix (à la hauteur de l’enfant Jésus, en préfiguration de la Passion) ;
  • sur les traits de cadrage, pour la position des perles.

Il a ainsi abouti à un chapelet à nombre impair de boules, forcément dissymétrique par rapport à la croix ; en outre, il a observé plus ou moins inconsciemment la convention d’« en mettre plus sur la marge large », d’où les huit perles dans le coin inférieur droit contre six en haut.

On aboutit ainsi à un chapelet impossible, à 49 perles et dissymétrique (18 perles avant la croix, 21 après).

En aparté : les chapelets dans l’enluminure ganto-bourgeoise

Il est intéressant de jeter un clin d’oeil vers le futur, pour voir comment les enlumineurs de la grande époque des manuscrits illusionnistes, quarante ans plus tard, aborderont le même thème.


1480-90 Hours of Duke Adolph of Cleves, Initial G with the Annunciation, Walters Manuscript W.439, fol. 40 schemaAnnonciation
Heures du duc Adolphe de Clèves, 1480-90, Walters Manuscrit W.439, fol. 40

Le propre frère de Catherine se fera faire, sur le tard, un livre d’Heures avec un chapelet similaire, dans des temps bien moins fastueux (il a vendu le duché de Gueldres à Charles le Téméraire en 1471).

Malgré la qualité graphique bien inférieure, on remarque que l’illustrateur :

  • a rajouté les ombres des perles sur la page ;
  • a corrigé le chapelet portant la croix (50 boules, 25 de chaque côté) ;
  • a ajouté un chapelet sans croix, donc pouvant être à nombre impair de boules (ici 37, non symétrique, dans la progression interrompue 4-5-5, 4-5-5, 4-5.


1483-98 Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII) Biblioteca nazionale Napoli Ms. I. B. 51 fol 192 schemaMesse des Morts
1483-98, Horae Beatae Mariae Virginis (La Flora, pour Charles VIII), Biblioteca nazionale Napoli, Ms. I. B. 51 fol 192

Dans ce manuscrit de prestige, les ombres ont évolué vers un pur procédé de mise en valeur des chapelets, qui ont en quelque sorte en apesanteur, ni posés ni accrochés. L’illustrateur ne s’intéresse absolument pas au nombre de boules : dans le chapelet de corail du bas, il en a rajouté trois de manière à ce que la croix occupe complètement le bord inférieur droit. Ce que le commanditaire apprécie, ce n’est pas le réalisme, mais l’effet de profusion et de luxe.


1500 ca Neuchatel AF A28 fol 15r e-codicesLivre d’Heures, Belgique
Vers 1500, Neuchatel, AF A28 fol 15r, e-codices

Ce manuscrit est typique de la production de série à la fin du siècle. L’illustrateur a multiplié les médailles et les badges, accrochés erratiquement.



1500 ca Neuchatel AF A28 fol 15r e-codices detail
Il est très possible que le motif ait été apprécié comme passe-temps : en essayant de démêler le dessus et le dessous, on arrive à déterminer que le chapelet du bas est composé de quatre segments séparés par des boules dorées (10, 10, 10, 10, et 17 perles), auxquels sont accrochés trois médailles et une broche. Plutôt que de trompe-l’oeil, Il serait plus juste de parler d’un « trompe-lecteur », destiné à distraire celui-ci en lui donnant matière à exercer sa sagacité.


Book of Hours Belgium, Bruges, ca. 1515 Morgan MS M.399 fol. 44v schemaLivre d’Heures, Bruges
Vers 1515, Morgan Library MS M.399 fol. 44v

Ici l’illustrateur a feint de rationnaliser la disposition, en montrant les trois chapelets suspendus. Celui du bas est totalement dissymétrique (entre le noeud et la coquille, 37 perles d’un côté, 39 de l’autre). Le détail à remarquer n’est pas ici le nombre de boules, mais le fait que le chapelet « perce » le pavement en quatre points, rendant totalement factice la distinction entre l’image centrale et la bordure : tout n’est ici que graphisme et illusion.


La toute première collection réaliste

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 240-41 St Gregoire le GrandSaint Grégoire le Grand, pp. 240-41

Voici le première apparition d’une autre formule promise à un grand succès : celle de la collection de monnaies.

Le lien avec Saint Grégoire pourrait être, d’après William M.Voelkle [3], une histoire racontée dans la Gesta Romanorum selon laquelle il aurait été, tout enfant, déposé dans un berceau avec une égale quantité d’or à sa tête et d’argent à ses pieds. Quoiqu’il en soir, les pièces sont dessinées si précisément qu’on les a identifiées depuis longtemps, et que l’une d’entre-elles a même fourni une date au plus tôt pour cette partie du manuscrit : 1434.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 240-41 St Gregoire le Grand schema 1

En bonne place figurent :

  • la monnaie du duché de Gueldre, frappée du nom d’Arnold, le mari de Marguerite (en bleu clair) ;
  • la monnaie du territoire voisin, l’évêché d’Utrecht, où était d’ailleurs situé l’atelier du Maître (en vert) ;
  • celles de la puissance montante, le Duché de Bourgogne (en bleu foncé et violet).

On trouve encore deux pièces allemandes, et une danoise (le hohlpfenning a pour particularité que le verso, non représenté, est en fait l’empreinte en creux du recto).

A noter que certains revers ont été modifiés de manière fantaisiste (cerclés en rouge) [3a].



Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 240-41 St Gregoire le Grand schema2
Une symétrie d’ensemble apparaît pour la répartition entre les pièces d’or et les pièces d’argent. La bordure gauche apparie symétriquement le recto et et le verso des pièces. Il semble également y avoir une préférence de proximité, la monnaie de Gueldres occupant les points stratégiques et la monnaie la plus exotique, la danoise, étant reléguée sur la bordure interne. Enfin, il n’est pas impossible qu’il y ait également un jeu sur la valeur des monnaies : devinette à entrée multiples qui avait de quoi occuper la duchesse.

Avec cette page, il est clair que le Maître monte subitement d’un cran dans le réalisme : le liseré d’ombre souligne que les pièces sont posées ou collées sur la page.

Dans une théorie aujourd’hui très contestée, les Kaufmann [4] ont cru trouver l’origine des bordures illusionnistes dans l’habitude, parfaitement établie, de stocker des badges de pèlerinage entre les pages d’un missel ; et pourquoi pas l’origine des bordures florales dans la même habitude pour les fleurs séchées. Pour étayer cette théorie, ils ont minimisé les apports du Maître de Catherine de Clèves, ne voyant ni les ombres ni les reflets.


1475 ca Master of Mary of Burgundy Hours of Engelbert of Nassau Bodleian Library MS. Douce 220 fol 14vHeures d’Engelbert de Nassau, 1475-85, Bodleian Douce 219 fol 14v

Sa bordure à pièces peintes anticipe pourtant d’une trentaine d’années la toute première bordure comportant des badges de pèlerinage [5] .

Reste que le Maître de Catherine de Clèves n’a abordé ce haut degré de réalisme qu’avec des objets plats : comme si une réticence d’enlumineur lui interdisait l’accès, dont il avait probablement tous les moyens techniques, à la troisième dimension.


La seconde collection réaliste

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 244-45 St Ambroise et Augustin

Saint Ambroise et Saint Augustin, , p 244-245


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 244 St Ambroise schemaSaint Ambroise, p 244

Cette bordure est la deuxième du manuscrit obéissant à l’esthétique naturaliste, cumulée avec les trois « principes » de la collection :

  • englobement :
    • dans les marges externes, alternance de moules ouvertes, vue « recto » et « verso », en symétrie miroir par rapport au centre ;
    • dans la marge interne, trois moules posées sur la tranche ;
  • deux types de fruits de mer : moules et crabe ;
  • détail intéressant des coquilles sur la coquille (les patelles).

La précision du dessin suppose une étude d’après nature, esthétisée ensuite par les jeux de symétrie et l’omission des ombres portées.

La justification du crabe et des moules est ici plutôt obscure :

  • pur la plupart des commentateurs [3], il s’agirait d’un hommage au talent oratoire de Saint Ambroise, capable de réconcilier les pires ennemis (le fait que le crabe ait une paire de pattes surnuméraire est peut être voulu, pour lui permettre de s’attaquer simultanément aux onze moules) ;
  • pour d’autres [6] , le crabe représenterait Judas, s’opposant aux onze disciples fidèles (l’idée est ingénieuse, mais sans lien avec Saint Ambroise).

A noter sur le carrelage le motif du tamis, outil pour ramasser et rincer les coquillages.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 245 St Augustin schemaSaint Augustin, pp. 245

La page en regard révèle une conception totalement différente, purement graphique et symbolique.

Les cinq coeurs percés de flèches obéissent à la charte graphique de l’ensemble du manuscrit : de taille minuscule dans la miniature, puis de taille croissante dans l’ordre d’importance des marges, manière d’optimiser le remplissage des vides.

A l’imitation des garnements tendant les colliers de bretzels, deux anges et deux démons tirent sur les coeurs avec des chaînes. On notera les deux types de serpentins :

  • ceux du côté des anges, dorés et s’enroulant harmonieusement autour de la chaîne ;
  • ceux du côté des démons, blancs et dont les extrémités se rebroussent.

Les blancs se déduisent des dorés par parallélisme (flèches bleues) ou par symétrie miroir (flèches vertes), puis inversion des extrémités (le cercle rouge indique l’unique erreur).

La justification de la bordure est claire : le coeur percé de flèches est l’attribut habituel de Saint Augustin, à cause de ses péchés de jeunesse et d’une citation des Confessions: « Tu as percé mon cœur de ton Verbe et je t’ai aimé. » (X,6,8)



Mises côte à côte, les deux pages forment un contraste frappant.

Dans la composition générale, l’image est positionnée tantôt en haut tantôt en bas, et les bordures chevauchent les textes :

  • celle de gauche encadre la fin des suffrages de Saint Jérôme et et le début de ceux de Saint Ambroise ;
  • celle de droite encadre leur fin, et le début de ceux de Saint Augustin, qui se poursuivent au verso.

Les bordures ne sont donc pas conçues comme un cadre ou une extension de l’image, mais bien comme une manière de remplir le vide des marges.

Par ailleurs, le face à face entre deux saints est une première dans le manuscrit. Tout se passe comme si le Maître avait profité de cette situation nouvelle pour confronter deux esthétiques :

  • marge naturaliste (inaugurée avec les pièces de monnaies, deux pages plus tôt) :
  • marge symbolique (avec quatre attributs encadrant le Saint, comme dans la page de Saint Mathieu).

Cette confrontation ressemble un peu à un choix proposé à la commanditaire : celle-ci aurait préféré la seconde formule, puisqu’on ne trouve pratiquement plus de bordure réaliste par la suite.

Avec ces esthétiques confrontées pour Saint Ambroise et Saint Augustin, il se peut que nous assistions, en direct, à l‘invention des bordures illusionnistes : la préférence de Catherine de Clèves pour les bordures symboliques et décoratives aurait ainsi mis en sommeil, pendant une trentaine d’années , cette innovation trop audacieuse.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, St Vincent et Valentin pp. 268-69Saint Vincent et Saint Valentin, pp. 268-69

Le seul autre exemple de naturalisme, dans le manuscrit,  est encore un cas de cohabitation entre saints. Mais le réalisme des vulcains et des libellules est ici grandement atténué par les rinceaux purement décoratifs sur lesquels ils sont posés.

On n’a pas trouvé de lien évident entre ces insectes et ces saints, tout comme entre les monnaies et Saint Grégoire ou entre les fruits de mer et Saint Ambroise.

Cela signifie peut être, tout simplement, qu’il n’y en a pas : la formule réaliste irait ainsi de pair avec le renoncement à tout lien entre l’image et la bordure.


1450 ca Van Alphen Hours, Initial H with Souls cast into Hellmouth, Walters Manuscript W.782, fol. 113rLes Ames dans la Bouche de l’Enfer
Heures Van Alphen, vers 1450, Walters Museum, Baltimore, Manuscrit W.782, fol. 113r

Dans cet autre manuscrit du même atelier, la bordure « fruits de mer » a été recopiée (y compris l’erreur sur les pattes du crabe),  en ajoutant à la collection une langouste et une conque dessinées visiblement de tête, et quatre coquilles  Saint Jacques (deux percées, une agrémentée d’un badge de pèlerin).

Ce réemploi apparaît comme la seule tentative connue d’association métaphorique entre une bordure réaliste et l’image centrale  :

  • aux deux démons attaquant  l’âme nue font écho les deux crustacés menaçant la chair fragile de la moule ;
  • à la gueule de l’Enfer répond par antithèse la coquille protectrice, de la moule et  des pèlerins.


L’abandon de l’expérience naturaliste

Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 246–47 SS. Cornelius and CyprianSaint Corneille and Saint Cyprien, pp. 246–47

Dès après la double page de Saint Ambroise et Saint Augustin, suit une page simple avec deux saints : fêtés le même jour, ils partagent le même cadre.

L’attribut de Saint Corneille est un cor, à cause de l’assonance Cornelius / cornus. Une autre assonance avec la corneille (cornix) explique sans doute le thème des cages : la cage longue de la marge supérieure place d’ailleurs, humoristiquement, deux oiseaux à l’aplomb des deux saints.

Fidèle à ses conventions concernant les collections, le maître a :

  • rempli les trois marges externes ;
  • dessiné plusieurs types de cages, réparties selon une symétrie haut-bas :
    • deux cages longues (celle du bas, sorte de roue de hamster à manivelle, n’a probablement jamais existé) ;
    • deux cages masquée par un tissu (pour l’apprentissage des oiseaux chanteurs) ;
      trois cages normales ;
  • plus un dispositif amusant, au milieu de la marge large, qui mérite une description détaillée.



Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 246–47 SS. Cornelius and Cyprian detail
Les deux godets attachés au même fil passant par deux poulies contiennent probablement l’un de l’eau, l’autre des graines. Attaché par un fil court au piton supérieur, l’oiseau peut se poser sur les pitons inférieurs, mais est obligé pour se nourrir ou boire de faire monter le godet en tirant sur le fil avec son bec. Ce type de « maison » pour chardonneret se voit encore dans plusieurs tableaux flamands du XVIIème siècle (voir Le chardonneret, et derrière ).


En aparté : la surinterprétation des cages

Les cages et les oiseaux abondent dans les Heures de Catherine de Clèves, et ont été diversement interprétés : le corps prison de l’âme, l’Immaculée Conception, la Virginité, le Mariage, sans guère tenir compte du contexte précis de chaque marge. L’article de Sarah Briggs [7] donne un bon aperçu de ces approches à la fois savantes et naïves :

« Deux des cages de cette marge sont des dispositifs d’entraînement conçus pour empêcher le vol. L’un, en haut de la page, est tordu et l’autre, en bas de page, est un tambour rotatif. Si Catherine est l’oiseau contenu à l’intérieur, cela pourrait lui rappeler de rester fidèle à son mari, de ne pas tenter d’échapper aux liens sacrés de leur mariage : rappel d’autant plus nécessaire que Catherine était une rebelle. »

Si l’oiseau était vraiment le symbole de Catherine encagée dans le mariage, on se demande bien pourquoi il y aurait deux oiseaux dans cette fameuse cage tordue !

Les « collections » proposées par le Maître de Catherine de Clèves ont comme premier objet de divertir la lectrice, et sans doute les cages répondaient-elles avant tout à une intérêt personnel de sa part, dont nous ne saurons jamais rien.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 266-67 St LaurentSt Laurent, pp. 266-67

Cette bordure purement décorative sur le thème de l’hameçon comporte plusieurs détails amusants :

  • les poissons qui servent eux-mêmes d’hameçons ;
  • les trois petits poissons convergeant vers deux hameçons ;
  • les discrètes infractions à la symétrie-miroir.

Voyez-vous ces infractions ?

Le rapport entre Saint Vincent et cette guirlande de poissons est tout bonnement humoristique : le grill !

 On notera également le rappel amusant, sur le carrelage, du motif des poissons imbriqués.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 306–307 Ste AgatheSte Agathe, p 306–307

Cette bordure fait partie des cinq, sur le thème de la joaillerie, étudiées par John R. Decker [2]. Pour lui, le bas de page s’inscrit dans la tradition courtoise de dons de joyaux au Nouvel An, ce qui place Catherine dans une relation d’échanges réciproques avec la sainte (cadeaux contre protection) :

« Le nom de la sainte inscrit sur les paquets non ouverts, ainsi que les initiales apparaissant entre eux et les paquets ouverts < S A pour Sainte Agathe >, établissent un lien fort avec Agathe et impliquent que les cadeaux emballés et non emballés lui appartiennent. L’inscription Agatha…. sert aussi à l’invoquer, elle et les protections qu’elle offre. Entre autres choses, on invoquait Agatha contre les maladies du sein et elle était la patronne des nourrices : ce qui peut avoir été important pour Catherine de Clèves, en tant que femme et en tant que mère. »



Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 306–307 Ste Agathe detail
Empêché dans le réalisme naturaliste, le Maître se rabat ici sur un réalisme technique : on n’aurait aucun peine, à partir des vues « ouvert » et « fermé », à empaqueter des cadeaux à la mode du XVème siècle.



Article suivant : 5.2 Quelques types de bordures

 

Références :
[1] Steven Stowell, « Reading the margins in the hours of Catherine of Cleves », Word & Image , A Journal of Verbal/Visual Enquiry, Volume 24, 2008 – Issue 4
[2] John R. Decker, « Aid, Protection, and Social Alliance: The Role of Jewelry in the Margins of the Hours of Catherine of Cleves » Renaissance Quarterly, Volume 71 Issue 1 http://basu.daneshlink.ir/Handler10.ashx?server=3&id=1572/core/product/EB1C3A427914E21CF56BD497B6F18DC6/core-reader
[3] William M.Voelkle, Coins, Mussels and a Crab in the Hours of Catherine of Cleves, p 563, in Tributes in honor of James H. Marrow: studies in painting and manuscript illumination of the late middle ages and Northern Renaissance, Professor Jeffrey Hamburger, Jeffrey F. Hamburger, A. S. Korteweg
J.W. Bouton, 1871, Gesta Romanorum, Or, Entertaining Moral Stories: Invented by the Monks as a Fireside Recreation and Commonly Applied in Their Discourses from the Pulpit : Whence the Most Celebrated of Our Own Poets and Others, from the Earliest Times, Have Extracted Their Plots, Volume 2, p 6 https://books.google.fr/books?id=0W9KAAAAYAAJ&pg=PA6&dq=%22This+done+,+she+deposited+the+tablets+by+the+infant%22&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwj304DYptrvAhULA2MBHewRBLIQ6AEwAXoECAYQAg#v=onepage&q=%22This%20done%20%2C%20she%20deposited%20the%20tablets%20by%20the%20infant%22&f=false
[3a] Pour la description complètes des monnaies, voir Friedrich Gorissen, « Das Stundenbuch der Katharina von Kleve », p 694 et ss
[4] Thomas DaCosta Kaufmann and Virginia Roehrig Kaufmann « The Sanctification of Nature: Observations on the Origins of Trompe l’oeil in Netherlandish Book Painting of the Fifteenth and Sixteenth Centuries », The J. Paul Getty Museum Journal, Vol. 19 (1991), pp. 43-64 https://www.jstor.org/stable/4166611
[5] Pour un recensement des badges retrouves dans des pages, et des manuscrits avec pièces peintes, voir la thèse de Megan H. Foster « Pilgrimage through the pages: pilgrim’s badges in late medieval devotional manuscripts » Dissertation , 2011 https://www.ideals.illinois.edu/handle/2142/29606
Plus récemment :
Kathryn M. Rudy, “Sewing the Body of Christ: Eucharist Wafer Souvenirs Stitched into Fif-teenth-Century Manuscripts, primarily in the Netherlands,” JHNA 8:1 (Winter 2016), DOI:10.5092/jhna.2016.8.1.1 http://www.jhna.org/index.php/vol-8-1-2016/327-rudy
[6] Madlyn Millner Kahr « Dutch Painting In The Seventeenth Century », p 10
[7] Sarah Briggs, « Catherine Caged: Birds in the Margins of the Hours of Catherine of Cleves », Bowdoin Journal of Art https://www.academia.edu/13175110/Catherine_Caged_Birds_in_the_Margins_of_the_Hours_of_Catherine_of_Cleves

5.2 Quelques types de bordures

9 mai 2021

Les Très Riches Heures du duc de Berry ou les Heures de Marguerite de Clèves constituent deux exemples avancés d’utilisation novatrice du cadre et de la bordure, par l’heureuse rencontre d’un patron à l’oeil avisé et d’artistes de tout premier ordre.

C’est seulement à partir de 1470 que l’enluminure dite ganto-bourgeoise (de Gand et de Bruges) va explorer et déployer le cadre dans toutes les directions, à la faveur de l’éducation croissante de l’oeil et sous l’aiguillon de la concurrence.

Ce chapitre d’introduction est un aperçu rapide sur les différents usages des bordures dans cette école d’enluminure. Pour une typologie détaillée, voir l’article de Anne Margreet W. As-Vijvers [1].

Article précédent  :  5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves



Des traditions pérennes

Deux corps de métier

De même que de nos jours ce n’est pas la même personne qui peint les tableaux et qui pose le papier-peint, de même la réalisation des manuscrits faisait traditionnellement intervenir deux corps de métier bien différents :

  • l’historieur pour l’image principale ;
  • l’enlumineur pour les bordures.

L‘invention des formules les plus innovantes, comme dans les Heures de Marguerite de Clèves, suppose un seul artiste concevant et réalisant la page complète. A contrario, vers la fin du siècle, la production de masse favorise le mouvement inverse : la disjonction entre l’image, plus originale, et la bordure, recopiée à partir de réalisations précédentes de l’atelier


L’esprit des Drôleries

Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore fol. 106v InnocentsMassacre des Innocents, fol 106v
Livre d’Heures, vers 1500, Ms. W.427, Walters Art Museum Baltimore

Certaines marges conserveront longtemps l’esprit médiéval des drôleries : image de fantaisie qui vient agrémenter l’image principale, le plus souvent sans aucun rapport, parfois en commentaire ou en contrepoint ironique.

Ici le motif agréable de l’enfant levant sa massue contre un dragon vient compenser celle du soldat levant son épée contre un Innocent. La marge contient une seconde allusion à la violence du Monde : l’oiseau qui descend vers la mouche.


Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore fol. 11v (octobre)Fol 11v Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore fol. 12r (octobre)Fol 12r

Octobre, Livre d’Heures, vers 1500, Ms. W.427, Walters Art Museum Baltimore

On perçoit bien le caractère composite de ces productions de série, propres à satisfaire tous les publics :

  • le dragon dans l’arbre ou le hibou avec les petits oiseaux (voir 1 Jeux avec le cadre dans Les Très Riches Heures du duc de Berry) restent dans l’esprit médiéval ;
  • le thème de la capture renvoie aux bordures systématiques des Heures de Catherine de Clèves ;
  • les fleurs avec ombre portée rajoutent un zeste d’illusionnisme.



La formule « papier-peint

A son apogée, l’ enluminure ganto-bourgeoise dispose d’un riche catalogue de motifs qui, comme nos modernes papier-peints, ont un rapport élastique avec la pièce qu’ils décorent : moulins à café pour la cuisine, scènes pastorales pour le salon, naïades pour le salle d’eau… Et on sait combien un papier peint trop chargé peut étouffer le tableau qu’on y accroche.

Sans nous intéresser ici à la génèse de ces motifs, voyons comment les utilise un enlumineur typique de cette école : le Maître des Scénes de David dans le bréviaire Grimani.

Heures de Marie de Castille Master of the David scene in the Grimani breviaire 1496 ca BL Add MS 18852 fol 182r St JeanSaint Jean, fol 182r Heures de Marie de Castille Master of the David scene in the Grimani breviaire 1496 ca BL Add MS 18852 fol 184r St LucSaint Luc, fol 184r

Maître des Scènes de David dans le bréviaire Grimani, Heures de Marie de Castille, vers 1496 BL Add MS 18852

On peut à la rigueur trouver une relation entre :

  • l’Ile de Saint Jean et le Paradis terrestre ;
  • le métier de peintre de Saint Luc, et la collection de badges de pèlerinage en trompe-l’oeil.

Heures de Marie de Castille Master of the David scene in the Grimani breviaire 1496 ca BL Add MS 18852 fol 186r St MatthieuSaint Matthieu, fol 186r Heures de Marie de Castille Master of the David scene in the Grimani breviaire 1496 ca BL Add MS 18852 fol 189r St MarcSaint Marc, fol 189r

Mais on chercherait vainement le rapport rapport entre les deux derniers Evangélistes et, respectivement, une décoration florale et des placards contenant des récipients précieux, plus un paon picorant un chapelet.

Tous ces motifs sont des standards qui, depuis une bonne quarantaine d’années, introduits parfois avec une intention précise qu’il est possible de retrouver, se sont propagés ensuite entre les différents ateliers, dans un esprit purement décoratif.


Une esthétique de l’accumulation

L’impression recherchée n’est pas tant celle du luxe que celle de la profusion, comme le révèlent les collections à thématique religieuse :

1480 ca Emerson-White Hours use of Rome Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443 fol 70Fol 70 Emerson-White Hours use of Rome 1480 ca Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1 fol 190Fol 190

Heures Emerson-White, vers 1480, Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1

Ce manuscrit contient deux collections d’Instruments de la Passion :

  • suspendus dans un treillis,
  • ornements en métal dorés accrochés à une ferronnerie.

La seconde collection est plus complète, mais il lui manque néanmoins l’échelle et l’écriteau INRI qui figurent dans la première.



Le cadre porte-texte

Les Heures Emerson-White se montrent particulièrement créatives quant au cadre, en inversant son usage habituel : au lieu d’entourer l’image au sein du texte, il entoure au contraire le texte et le suspend au dessus de l’image, qui se réduit à une bordure.

Emerson-White Hours use of Rome 1480 ca Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1 fol 157Nativité, fol 157 Emerson-White Hours use of Rome 1480 ca Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1 fol 171Enterrement et ascension de Marie, fol 171

Simon Marmion et Houghton Master, Heures Emerson-White (à l’usage de Rome), vers 1480, Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1

Dans ces deux pages, un cadre interne métallique, portant le texte, est suspendu par des chaînes au cadre externe, également métallique.

Le seconde image développe, en bordure, la scène marginale de l’Enterrement de Marie. La scène principale, l’Assomption est évoquée par le détail, en haut à gauche, d’un Ange ramenant à Saint Thomas la ceinture de la Vierge (preuve qu’elle est physiquement montée au ciel après son enterrement). Un second cadre métallique à l’intérieur du cadre interne montre l’au-delà de l’image : la Vierge arrivant au ciel.


Emerson-White Hours use of Rome 1480 ca Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1 fol 166 Simon Marmion Houghton Master
Le massacre des Innocents, Fol 166

L’image imite un porche gothique sous lequel le Psaume 110 est suspendu par des fils, avec dans un sous-cadre le Massacre des Innocents. Ce texte géant occulte la presque totalité du porche, sauf en bas un mendiant et un pèlerin, et sur les côtés des bas-reliefs en grisaille.

Ces six épisodes bibliques, en costume contemporain, suivent un ordre bien précis (SCOOP !).

Emerson-White Hours use of Rome 1480 ca Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1 fol 166 Simon Marmion Houghton Master schema
Du côté gauche (au dessus du mendiant) , les deux scènes illustrent la Faute et sa punition :

  • la Chute de l’Homme ;
  • la chute de la tour de Siloé (Luc 13: 1-5).

Du côté droit (côté pèlerin), les quatre scènes montrent l’anticipation du Salut :

  • en haut, en face de la Faute d’Eve, deux scènes que le Moyen-Age reliait à la Virginité de Marie :
    • Moïse et le buisson ardent (qui, comme Marie, brûle et ne brûle pas) :
    • Gédéon et la toison (Marie est comme la terre à l’entour, que la rosée ne mouille pas).
  • en bas, en face des conséquences de la Faute, deux scènes annonçant la venue du Christ ;
    • Auguste et la Sibylle de Tibur, qui lui montre dans le ciel l’apparition d’une femme avec un enfant ;
    • une scène mystérieuse, un groupe d’hommes dont l’un élève vers le ciel une sorte d’anneau : il s’agit très probablement du sacrifice de Melchisédech qui offre du pain à Dieu, préfigurant l’Eucharistie (le nom Melchisédech apparaît à la fin du texte).

En forçant l’oeil à une inhabituelle vision périphérique, le procédé du texte occultant sert brillamment l’intelligence de l’image.


Emerson-White Hours use of Rome 1480 ca Harvard University, Houghton Library, MSS Typ 443.1 fol 216Page de tête de la Vigile des Morts, fol 216

Le texte géant est ici placardé sur le mur de l’enclos paroissial. La bordure montre :

  • sur la droite, un prêtre à la porte de l’église, bénissant les ossements que l’on sort de la terre sacrée ;
  • en bas, au delà de la porte de l’enclos, deux tombes temporaires marquée par une croix de bois, trois tombes permanentes avec leur pierre tombale et un ossuaire pour les anonymes.

Cette scénographie éloquente place le lecteur, quel que soit son statut social, dans le camp des morts.



Le cadre architectural

La plupart des spécialistes s’accordent sur le fait que ce type de bordure est née de l’idée de miniaturiser, à usage privé, les grands retables de pierre qui, à l’intérieur des églises, servaient d’écrin aux panneaux peints ([1], p 21).

La bordure-retable

1485-86-Jean-colombe-Tres-riches-heures-du-duc-de-Berry-Le-Saint-Sacrement-fol-129v-Le Saint Sacrement
Jean Colombe , Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly

Les pages décorées par Jean Colombe dans la dernière campagne d’illustration des Très Riches Heures du duc de Berry sont typiques de cette mode.

Ici, la prédelle montre une histoire liée à l’Eucharistie : la mule de Saint Antoine de Padoue s’agenouillant devant l’hostie, sous les yeux des toulousains.

Le panneau principal joue sur les vertiges de l’emboîtement :

  • spatial : une église à l’intérieur d’un retable supposé être à l’intérieur d’une église ;
  • temporel : à droite trois autorités de l’Ancient Testament (Melchisédech, Moïse et Élie), à gauche quatre autorités du Nouveau (probablement les Evangélistes), contemplent depuis leur lointain passé les deux prêtres qui célèbrent le Saint Sacrement sous le jubé.


1485-86 Jean colombe Ascension Tres riches heures du duc de Berry fol 184rAscension, fol 184r 1485-86-Jean-colombe-Miserere-le-roi-David-Tres-riches-heures-du-duc-de-Berry-fol-100r-Miserere (le roi David), fol 100r

Ce jeu avec les limites est typique du goût de l’époque :

  • à gauche, deux angelots de pierre semblent s’animer pour tenir le panonceau en avant du retable ;
  • à droite, c’est un ange de chair qui est venu prêter main forte à un des apôtres de pierre.


Croy Prayer book 1515-20 Simon Beining Visitation ONB Cod. 1858, fol. 54vVisitation, fol. 54v
Simon Beining, Livre de prières dit de Croy, 1515-20, Vienne ONB Cod. 1858

Cette formule va se maintenir jusqu’à la fin  l’école d’enluminure ganto-bourgeoise : elle offre en effet une manière pratique de mettre en correspondance une scène du Nouveau Testament, côté panneau peint, et côté prédelle sculptée une scène de l’Ancien Testament qui la préfigure : ici Anna recevant sa belle-fille Sarah, accompagnée par Tobie et l’ange Raphaël.


La bordure-arcade

Breviaire de Brukenthal, 1490-95, Museum Brukenthal, MS 761 p 26 SibiuBréviaire de Brukenthal, 1490-95, Museum Brukenthal, MS 761 p 26, Sibiu [1] Heures de Marie de Castille 1486-1506BL Add MS 18852 fol 14vHeures de Marie de Castille, 1486-1506, BL Add MS 18852 fol 14v

Cette composition ressemble à une architecture-retable : on note dans la version de gauche deux médaillons formant une prédelle assortie : la Création d’Eve et la Malédiction du travail et de l’enfantement.

Cependant le creusement de la page ouvre la voie à un élargissement du champ, montrant ce qui se trouve en avant du retable. La présence de l’escalier latéral modifie radicalement la bordure  : elle devient une arcade ouvrant vers un au-delà désormais inaccessible, le Paradis Perdu et la scène de la Tentation.

En outre, de manière exceptionnelle, l’artiste utilise ici cet avant-plan comme un proscenium,  où se joue la suite de la scène, l‘Expulsion du Paradis. Cette sortie de personnages en chair et en os en direction du spectateur, très rare (voir 5.3 Bordures à proscenium), était probablement vue comme une transgression, à éviter sauf raison particulière.

 Ici la justification est claire, puisque la formule exprime parfaitement  :

  • l’idée d’Expulsion vers cet en-deçà  où est exilé l’Humanité pècheresse,  le spectateur y compris ;
  • l’idée de la Chute de l’Homme, traduite visuellement par la taille naine d’Adam et Eve.

Hours of Joanna I of Castille 1500 ca BL Add MS 35313 fol 158vFol 158v Hours of Joanna I of Castille 1500 ca BL Add MS 35313 fol 159rFol 159r

Heures de Johanna I de Castille, vers 1500, BL Add MS 35313

Dans ce bifolium saisissant, l’architecture représente clairement deux arcades d’un ossuaire, au travers desquelles on voit :

  • la Légende des Trois Morts et des Trois Vifs, adaptée à une dame de qualité : en promenade avec deux compagnons, elle est attaquée par trois squelette comme par des brigands de grand chemin (« Le jour du Seigneur vient comme un voleur« ) ;
  • l’arrivée du cercueil pour le messe mortuaire, tandis qu’un fossoyeur exhume un crâne (« Après les ténèbres, j’espère la lumière »).

Ce bifolium reprend, dans une bordure architecturale, une idée que le Maître de Marie de Bourgogne avait mis en scène vingt ans plus tôt dans une bordure florale :

Heures de Marie de Bourgogne et Maximilien I, Berlin Kupferstichkabinett, vers 1482, SMPK MS 78B12, fol 220v-221r
Heures de Marie de Bourgogne et Maximilien I, Berlin Kupferstichkabinett, vers 1482, SMPK MS 78B12, fol 220v-221r [3]


Le relief à tout va

Le regard s’habitue vite à la nouveauté, et les enlumineurs flamands mettent rapidement le relief à toutes les sauces, sans plus guère se soucier de sa valeur sémantique.

On trouve ainsi dans un même manuscrit (attribué au  Maître des Scènes de David dans le bréviaire Grimani) :

Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore fol. 18v CrucifixionCrucifixion, fol. 18v Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore fol. 206r PietaPieta, fol. 206r

Livre d’heures, vers 1500, Ms. W.427, Walters Art Museum Baltimore

  • une bordure-retable parfaitement réglementaire, avec ses quatre volets ;
  • une bordure-arcade, qui s’inscrit exactement entre deux pilastres de la chapelle…


Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore Resurrection de Lazare fol 158vRésurrection de Lazare, fol 158v Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore fol. 133v BethsabeeDavid et Bethsabée, fol 133v
  • une bordure-présentoir, où l’image principale peut être vue comme un tableau posé parmi d’autres objets précieux ;
  • une fontaine contemporaine, sur laquelle un cadre en incrustation ouvre une fenêtre spatio-temporelle sur une scène du passé comportant elle-aussi une fontaine.


Huntington Library MS HM 1174 fol 14
Huntington Library, MS HM 1174 fol 14

Le même enlumineur réutilise la même bordure autour d’une scène sans rapport immédiat avec elle. Pour James Marrow [4], le Christ en croix à l’aplomb de la fontaine s’entend au figuré, en tant que « fontaine de vie ».

Nous verrons de nombreux exemples de ce procédé d’incrustation dans l’article suivant, 5.3 Quelques chefs d’oeuvre des bordures .



Quelques motifs à la mode

Certains motifs de bordure apparaissent dans un contexte précis, ont du succès, puis sont réclamés par d’autres clients. Le motif de la promenade en barque, par exemple, sert au départ à illustrer le mois de Mai, puis quitte le calendrier pour agrémenter d’autres pages (voir 5.5 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque).

Les Heures Hastings de Londres

Réalisé pour l’exportation en Angleterre, ce manuscrit très aristocratique semble bien être la source de plusieurs motifs récurrents.


London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 _f42-43_-_Adoration_of_kingsAdoration des Rois, fol 42 et 43
London Hastings Hours, Add MS 54782, c 1480

La bordure de la page de droite montre des personnages déversant des pièces d’or, que d’autres ramassent en bas.


Croy Arenberg Hours 1510 ca fol 89v
Croy Arenberg Hours 1510 ca fol 89v [1]

Ce motif représente la vertu aristocratique de la Générosité, comme le montre le mot « Largesse » qui ici le complète.

On comprend qu’il ait pu être imaginé en relation avec la remise des cadeaux par les Rois.


Book of Hours Belgium, Bruges, ca. 1500 Morgan MS M.390 fol. 44vFol 44v Book of Hours Belgium, Bruges, ca. 1500 Morgan MS M.390 fol. 45rFol 45r

Livre D’Heures, Bruges, vers 1500, Morgan MS M.390

Dans cet autre manuscrit en revanche, il est associé, de manière gratuite, à la Visitation. On le retrouve aussi en regard de la Trinité, de Saint Roch, de Saint Marc ou des Sept Joies de la Vierge Il se décline en version biblique (pluie de la manne sur les Hébreux) ou profane (pluie de fleurs) ([1], p 7).


London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 66v Ste ZitaSainte Zita, Fol 66v Book of Hours Belgium, ca. 1490 Morgan MS S.7 fol. 106rTournoi d’amour, fol 67r

London Hastings Hours, Add MS 54782, vers 1480

Un autre motif récurrent inventé dans les Heures Hastings est celui du tournoi d’Amour : le chevalier de droite porte le mot BASIR (BAISER), et un fou à cheval sur le mur, à gauche, est à la fois une caricature des chevaliers et un avertissement aux deux femmes en hénin : folles sont les joutes amoureuses [5].

La page de gauche est dédiée à Sainte Zita, une très modeste servante sont le seul rapport avec les jeux amoureux, vu sa chasteté proverbiale, est purement antithétique.


London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 67r Tournoi d'amour
Livre d’Heures, Belgique, vers 1490, Morgan MS S.7 fol. 106r

Le fou a disparu, le motif du tournoi est repris ici au premier degré, dans ce Livre D’Heures dont toutes les bordures sont dédiées aux divers plaisirs de la bonne société.


Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore fol. 46r st MarcSaint Marc, fol. 46r Book of Hours 1500 ca Ms. W.427 Walters Art Museum Baltimore fol. 95v MagesAdoration des Rois, fol. 95v

Livre d’Heures, vers 1500, Ms. W.427, Walters Art Museum, Baltimore

Un troisième motif qui parsème les livres d’Heures pour le seul agrément de l’oeil est celui des lapins qui folâtrent dans un jardin clos : au départ symbole probable de la Virginité de Marie, il s’est répandu bien au delà : dans ce manuscrit par exemple, il décore deux images n’ayant rien à voir ni l’une avec l’autre, ni avec les lapins dans la luzerne.



Article suivant : 5.3 Bordures à proscenium

Références :
[1] Anne Margreet W. As-Vijvers « More than Marginal Meaning? The interpretation of Ghent-Bruges Border Decoration » Oud Holland Vol. 116, No. 1 (2003), pp. 3-33 https://www.jstor.org/stable/42717759
[3] Christine Kralik, »Death Is Not the End: The Encounter of the Three Living and the Three Dead in the Berlin Hours of Mary of Burgundy and Maximilian I », 2012, The Ends of the Body, https://www.academia.edu/32437583/2_Death_Is_Not_the_End_The_Encounter_of_the_Three_Living_and_the_Three_Dead_in_the_Berlin_Hours_of_Mary_of_Burgundy_and_Maximilian_I?auto=download
[4] James Marrow, « Scholarship on Flemish manuscript illumination of the Renaissance, Remarks on past, present, and future », Flemish Manuscript Painting in Context: Recent Research, publié par Elizabeth Morrison, Thomas Kren, p 167
http://books.google.com/books?id=AxdHAgAAQBAJ&printsec=frontcover#v=onepage&q&f=false
[5] Janet Backhouse, « The Hastings Hours », https://books.google.fr/books?id=s9NeMGhRiUQC&pg=PA19