2.3 1969 : Minott épuise Isaïe

26 novembre 2017

Paru en 1969, l’article de Charles Minott [1] constitue une tentative audacieuse pour trouver une explication globale. Le fil conducteur serait des références au texte d’Isaïe, dont le triptyque  semble truffé.

A noter que cette interprétation est actuellement considérée comme l’exemple même des excès du « symbolisme déguisé », qui trouve à chaque objet une justification littéraire.



Isaïe au milieu de sa vision

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Isaïe au milieu de sa vision

Et il n'éteindra point la mèche qui brûle encore; Il annoncera la justice selon la vérité." Isaïe, 42:1,3

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Et il n'éteindra point la mèche qui brûle encore; Il annoncera la justice selon la vérité." Isaïe, 42:1,3

"Mais l'un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu'il avait pris sur l'autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche et dit: "Vois, ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée et ton péché expié." Isaïe, 6:6-7,

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"Mais l'un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu'il avait pris sur l'autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche et dit: "Vois, ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée et ton péché expié." Isaïe, 6:6-7,

"Est-il possible que la tarière se vante aux dépens de celui qui la manie et dise : c'est moi qui ai fait le trou ? " Targum d'Isaïe, version araméenne d'Isaïe 10:15.

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"Est-il possible que la tarière se vante aux dépens de celui qui la manie et dise : c'est moi qui ai fait le trou ? " Targum d'Isaïe, version araméenne d'Isaïe 10:15.

"Ainsi parle l'Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, Et quel lieu me donneriez-vous pour demeure?" Isaïe, 66:1

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"Ainsi parle l'Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, Et quel lieu me donneriez-vous pour demeure?" Isaïe, 66:1

La scie est l'attribut d'Isaïe :en effet, le roi Manasseh, mis en rage par les visions que le prophète lui avait révélées, l'avait fait scier en deux avec une scie en bois.

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La scie est l'attribut d'Isaïe :en effet, le roi Manasseh, mis en rage par les visions que le prophète lui avait révélées, l'avait fait scier en deux avec une scie en bois.

Le bâton renvoie à Joseph. La hache à Saint Jean-Baptiste : "Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres" Matthieu, 3:10

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Le bâton renvoie à Joseph. La hache à Saint Jean-Baptiste : "Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres" Matthieu, 3:10

"J'ai été seul à fouler au pressoir" Isaïe 63 : 3,

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"J'ai été seul à fouler au pressoir" Isaïe 63 : 3,

 Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)



Un atelier hanté

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Minott relève que de nombreux objets de l’atelier de Joseph peuvent être des allusions à des versets d’Isaïe .

Hache, Scie, bâton

« La hache se glorifie-t-elle envers celui qui s’en sert? Ou la scie est-elle arrogante envers celui qui la manie ? Comme si la verge faisait mouvoir celui qui la lève, Comme si le bâton soulevait celui qui n’est pas du bois! » Isaïe, 10:15, traduction Louis Segond


Tarière

« Est-il possible que la tarière se vante aux dépens de celui qui la manie et dise : c’est moi qui ai fait le trou ? La scie doit-elle fanfaronner et dire : c’est moi qui ai scié ? Si quelqu’un lève un bâton pour frapper, ce n’est pas le bâton qui frappe, mais bien celui qui le brandit ». Targum d’Isaïe, version araméenne d’Isaïe 10:15.


Un commentaire de Saint Jérôme explique et développe le verset 10:15 d’Isaïe :

« Ainsi, bien que vous ne soyez que le moyen de la volonté de Dieu, vous pourriez vous draper dans votre hauteur et dire que ce qui est arrivé est dû à votre vertu. Ce que Isaïe dit aux Assyriens peut être appliqué à l’arrogance des hérétiques et au Diable, qui est  appelé la scie, la hache et le bâton dans les Ecritures, car à travers lui les arbres stériles sont abattus et tranchés par la hache, et l’entêtement des impies est scié, et ceux qui n’acceptent pas la discipline sont battus par le bâton ». Saint Jérôme, Commentaire sur Isaïe,  X 157

Ainsi, pour Minott,

« Joseph est le maître paisible d’un atelier hanté, inconscient de ce que les outils qu’il brandit sont diaboliques, et que ses productions même font partie de la « colère » et de l' »ordre » de Dieu, les moyens par lesquel le Diable sera contrecarré ».


La Scie d’Isaïe

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En plus du verset 10:15, la scie renvoie directement au personnage  d’Isaïe : en effet, le roi Manasseh, mis en rage par les visions que le prophète lui avait révélées, l’avait fait scier en deux avec une scie en bois (manuscrit apocryphe « L’ascension d’Isaïe »).


Le tabouret

Dans cette métaphore tragique, le tabouret carré dominé par la scie,  peut, selon Minott,  représenter la Terre, royaume de Satan, que  l' »L’ascension d’Isaïe » appelle le « Prince de ce monde ».

Le tabouret représente directement  la Terre dans cet autre verset d’Isaïe :

« Ainsi parle l’Eternel: Le ciel est mon trône, Et la terre mon marchepied. Quelle maison pourriez-vous me bâtir, Et quel lieu me donneriez-vous pour demeure? »  Isaïe, 66:1


Le bâton de Joseph

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De manière directe, le bâton renvoie à Joseph, choisi parmi les prétendants de Marie parce que son bâton avait fleuri . Or cet épisode du Proto-évangile de Jacques est lui-même inspiré par un verset d’Isaïe :

« Puis un rameau sortira du tronc d’Isaïe, Et un rejeton naîtra de ses racines. » Isaïe, 11:1


La hache de Saint Jean Baptiste

Minott convoque ensuite un autre personnage : Saint Jean Baptiste, auteur d’une forte parole dans la droite ligne d’Isaïe :

« Déjà la cognée se trouve à la racine des arbres : tout arbre qui ne produit pas de bons fruits va être coupé et jeté au feu. » Matthieu, 3:10

Charbon ardent

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« Mais l’un des Séraphins vola vers moi, tenant à la main un charbon ardent, qu’il avait pris sur l’autel avec des pincettes. Il en toucha ma bouche et dit: « Vois, ceci a touché tes lèvres; ton iniquité est enlevée et ton péché expié. » Isaïe, 6:6-7


La planche à trous

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« J’ai été seul à fouler au pressoir, Et nul homme d’entre les peuples n’était avec moi; Je les ai foulés dans ma colère, Je les ai écrasés dans ma fureur; Leur sang a jailli sur mes vêtements, Et j’ai souillé tous mes habits. »
Isaïe 63 : 3, Traduction Louis Segond

Ce rapprochement avec Isaïe n’est pas de Minott, mais de M.Lavin [2], qui a par la suite identifié la planche à trous comme le filtre d’un pressoir (voir  3.3 L’énigme de la planche à trous).

L’Avent plutôt que l’Annonciation

Bruxelles-MerodeComparaison 1

En comparant avec le panneau de Bruxelles, dans lequel Marie fait de sa main droite un geste d’acceptation, Minott remarque que le panneau de Campin ne montre pas exactement l’Annonciation, mais l’instant juste avant.

« Iconographiquement, le triptyque de Mérode figure la promesse plutôt que l’accomplissement qu’implique l’Annonciation ».

Minott rappelle alors la notion théologique de l’Avent, qui se compose de trois périodes :

  • le Premier Avent, qui se termine par la naissance du Christ ;
  • le Troisième Avent, qui commence avec son retour glorieux à la fin des temps ;
  • et le Deuxième Avent, la  période intermédiaire dans laquelle nous sommes, et où Jésus revient en permanence dans le coeur des hommes.

« Historiquement, l’Incarnation représente le passage entre deux époques, de l’ancienne ère sub lege à la nouvelle ère sub gratia…. Ainsi, le rétable de Mérode nous montre clairement le dernier instant de l’ancienne époque… « 

La promesse de l’Incarnation remonte au verset capital d’Isaïe :

« C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. » Isaïe, 7:14

que l’Ange Gabriel actualise au moment de l’Annonciation :

« Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ; tu lui donneras le nom de Jésus. »  Luc 1:31

Le véritable thème du triptyque serait donc celui de l’Avent, la promesse de l’Incarnation, d’où l’omniprésence des références  à Isaïe.

Les trois Avents seraient présents dans le triptyque :
⦁    dans le minuscule Enfant-Jésus portant sa croix (Premier Avent),
⦁    dans les donateurs de la partie gauche (Deuxième Avent),
⦁   dans la  structure en Jugement dernier (troisième Avent) de l’ensemble   : l’Enfer à droite dans l’atelier de Joseph, les élus à gauche sous forme des donateurs, la croix au centre



La mèche qui fume

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Minott rattache cet élément central du panneau central à une autre citation d’Isaïe :

« Voici mon serviteur, que je soutiendrai, Mon élu, en qui mon âme prend plaisir. J’ai mis mon esprit sur lui; Il annoncera la justice aux nations.Il ne criera point, il n’élèvera point la voix, Et ne la fera point entendre dans les rues.Il ne brisera point le roseau cassé, Et il n’éteindra point la mèche qui brûle encore; Il annoncera la justice selon la vérité. » Isaïe, 42:1,3

Le « serviteur » dont parle Isaïe sera identifié à Jésus dans l’Evangile de Saint Matthieu, puisque celui-ci demande a ses disciples de conserver l’incognito  :

« Beaucoup de gens le suivirent, et il les guérit tous.
Mais Jésus leur défendit vivement de le faire connaître.
Ainsi devait s’accomplir la parole prononcée par le prophète Isaïe. »
Matthieu 12:15-17


Memling Annunciation 1465-70 MET

Memling Annunciation 1465-70 Metropolitan Museum, New York

Minott rapproche la bougie fumante (mais néanmoins  éteinte, malgré le bout de flamme qu’il prétend y voir) de la bougie allumée (mais non fumante) que tient Marie dans l’Annonciation de Memling.



Isaïe le messager

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Minott n’ignore pas que le petit homme a été identifié, par son badge, comme un messager de la cité de Malines [3]. Mais il remarque que ce badge est décoré de douze perles, comme les douze portes de la Jérusalem Céleste de l’Apocalypse. Or Isaïe fut désigné par Dieu comme son Messager à Jérusalem (chapitre  6). De plus, dans  le manuscrit apocryphe « L’ascension d’Isaïe », le prophète raconte sa vision dans laquelle il a été témoin, en accéléré, de la descente du fils de Dieu, du rôle de Joseph pour tromper le démon, puis de la vie et de la  mort du Christ. Pour Minott :

« il y a  peu de doute que le messager qui se trouve à côté de la porte du panneau de gauche est Isaïe au milieu de sa vision. »



Ce que j’en pense

Malgré des intuitions intéressantes, l’article de Minott pèche par son  systématisme  en faveur d’Isaïe, basé sur des enchaînement de citation quelque peu forcés. En particulier, l’identification de la bougie comme la « mèche qui fume » d’Isaïe n’est pas convaincante : la bougie n’est pas en train d’être rallumée, mais bel et bien en train de s’éteindre. Enfin, Le thème de l’Avent semble trop intellectuel pour un retable à usage privé, et complexifie inutilement la lecture.

Nous retiendrons trois point importants  :
⦁    le retable montre l’instant juste avant l’Annonciation ;
⦁    le personnage près de la porte du rempart peut très bien représenter Isaïe, modernisé en messager de la ville de Malines dans le présent du tableau, celui des donateurs ;
⦁    les références au texte d’Isaïe se concentrent dans le panneau droit, l »atelier hanté » par la présence du démon, incarné par les différents outils.



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Références :
[1] Charles Minott, ‘ »The Theme of the Mérode Altarpiece, » Art Bulletin ( L I, 1969), 267-71 https://www.jstor.org/stable/3048631
[2] Marylin Aronberg Lavin, The Mystic Winepress in the Merode Altarpiece.” Studies in Late Medieval and Renaissance Painting in Honor of Millard Meiss, edited by Irving Lavin and John Plummer, 297-302. New York: New York University Press, 1977. https://www.academia.edu/3088186/The_Mystic_Winepress_in_the_M%C3%A9rode_Altarpiece

[3] Nickel, Helmut – The man beside the gate. Helmut Nickel. Bulletin of the Metropolitan Museum of Art / ,24/8 (1965-1966) ,237-244

2.2 1957 Freeman : un chef d'oeuvre aux Cloisters

26 novembre 2017

L’article de 1957 de  M.Freeman [1] a le mérite de faire un état des lieux de la recherche, en ces tous débuts de l’étude du retable, qui nous évitera de nous référer aux articles antérieurs.  Elle ne propose pas une interprétation d’ensemble, mais considère l’oeuvre comme un puzzle, dont elle présente successivement toutes les pièces, éclairées par les  citations adéquates.



Porte ouverte pour montrer le spectacle pittoresque de la rue

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Porte ouverte pour montrer le spectacle pittoresque de la rue

Le rosier contre le mur symbolise les souffrances du Christ en Croix, mais la "rose sans épines"est également un symbole de Marie

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Le rosier contre le mur symbolise les souffrances du Christ en Croix, mais la "rose sans épines"est également un symbole de Marie

Les myosotis sont souvent appelés "yeux de Marie", les violettes et les marguerites sont des symboles de son humilité

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Les myosotis sont souvent appelés "yeux de Marie", les violettes et les marguerites sont des symboles de son humilité

Sept rayons = sept Dons du Saint Esprit. Enfant Jésus portant sa Croix : manière de représenter le mystère de l'Incarnation (préfiguration de la Crucifixion)

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Sept rayons = sept Dons du Saint Esprit. Enfant Jésus portant sa Croix : manière de représenter le mystère de l'Incarnation (préfiguration de la Crucifixion)

Lavabo : pureté de Marie

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Pureté de Marie

Lys : chasteté de Marie

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Lys : chasteté de Marie

Bougie qui fume : extinction de la Divinité de Jésus

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Bougie qui fume : extinction de la Divinité de Jésus

Livre : connaissance des Saintes Ecritures par Marie

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Livre : connaissance des Saintes Ecritures par Marie

Banc : trône de Salomon

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Banc : trône de Salomon

Coussin sur le sol : humilité de Marie

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Coussin sur le sol : humilité de Marie

Souricières : piège pour le Démon (cf Schapiro)

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Souricières : piège pour le Démon (cf Schapiro)

Planche à trous : bloc de pointes pour la Passion du Christ (voir 3.3 L’énigme de la planche à trous)

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Planche à trous : bloc de pointes pour la Passion du Christ (voir 3.3 L’énigme de la planche à trous)

 Synthèse de cette interprétation (Balayer pour voir les légendes.)



La chambre de Marie

« Lorsque l’ange Gabriel fut envoyé pour montrer l’Incarnation de Notre Seigneur Jésus-Christ, il la trouva seule, enfermée dans sa chambre où, comme dit Saint Bernard, les filles et les vierges ont à habiter dans leurs maisons, sans courir à l’extérieur. » Jacques de Voragine, Légende Dorée

« Voici ma petite chambre, si jolie et si propre. Pour servir Dieu mon Créateur et pour mériter sa Grâce, je voudrais lire mon psautier, un psaume après l’autre, jusqu’à ce que je les aies tous lus. » Mystère de Marie, XVème siècle


Les livres de Marie

« Elle comprenait très bien les livres des prophètes et les Saintes Ecritures… Elle tirait profit de les lire et de comprendre leur sens. » Speculum humanae salvationis

En particulier, elle connaissait la prophétie d’Isaïe.


L’humilité de Marie

Le peintre « a placé la Vierge Marie sur le sol, non pour qu’elle puisse lire les textes plus facilement, ni parce que, vu sa jeunesse, elle aimait s’asseoir par terre, mais parce que c’est la position convenable pour  la Vierge de l’Humilité. » C.Freeman, p131



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On devine d’ailleurs  sous sa robe un coussin bleu, analogue à celui qui est posé sur le banc.


Le banc

« Il a été interprété (Panofski) comme symbolisant le trône de Salomon, un des prototypes de la Vierge Marie dans l’Ancien Testament ». C.Freeman, p131

« Le trône du sage roi Salomon  est la Vierge Marie, dans lequel s’est trouvé et a vécu Jésus Christ, la vraie sagesses…. Ce  même trône  avait deux grands lions qui signifiaient que Marie avait retenu dans son coeur… les deux tablettes des dix commandements de la Loi ». Speculum humanae salvationis


Bench XVth s Cloisters Museum

Banc XVème siècle, Metropolitan Museum, New York

« Le banc de la peinture a deux petits lions et deux petits chiens… Il est difficile de savoir si Campin a voulu ici suggérer le siège de Salomon, ou a simplement équipé la petite chambre avec un banc très similaire a celui qui se trouve aux Cloisters, et qui lui aussi a deux petits lions et deux petits chiens comme fleurons ». C.Freeman, p 131


Le lys de la chasteté

« Marie est la violette de l’humilité, le lys de la chasteté, la rose de la charité et la gloire et la splendeur des cieux ». Saint Bernard

« Le lys est une herbe avec une fleur blanche, et bien que les pétales de la fleur soient blanches, elle brille au milieu à l’image de l’or ». Bartholomaeus Anglicus

« Ainsi, le lys est le symbole de Marie elle-même, le pur écrin pour cet « or » qui est le Christ ». C.Freeman, p 131


Le lavabo, le bassin et la serviette

Ce sont des symbole de la pureté de Marie.

Le bassin « rappelle le lavage  liturgique des mains du prêtre avant et pendant la messe. On peut aussi le considérer, selon Erwin Panofski, comme l’équivalent à l’intérieur de la « fontaine des jardins » et du « puits d’eau vive », images poétiques du Cantique des Cantiques qui s’appliquent à Marie ».  C.Freeman, p 132


Le vitrail

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C’est une des allégories les plus connues de la virginité de Marie.

« Tout comme l’éclat du soleil emplit et pénètre une fenêtre de verre sans l’endommager, et perce sa forme solide avec une subtilité imperceptible, sans la blesser en pénétrant et sans la détruire en émergeant, ainsi le Verbe de Dieu,  la Splendeur du Père, entra dans la chambre de la vierge puis ressortit de ses entrailles fermées. » Saint Bernard de Clairvaux


Les sept rayons

La représentation la plus courante de l’Annonciation est celle d »une colombe, le Saint Esprit, envoyée par le Père sur un faisceau de rayons.



Van Eyck Annonciation

Annonciation, Van Eyck, 1434-36, National Gallery of Art, à Washington

Lorsqu’il sont sept, comme chez Van Eyck, ils représentent les sept Dons du Saint Esprit.


L’Enfant-Jésus

Campin a gardé les sept rayons pour symboliser le Saint Esprit, et remplacé la colombe par un Enfant-Jésus minuscule, portant sa croix.

« Cette manière plutôt directe  de représenter le mystère de l’Incarnation était désapprouvée par l’Eglise, mais avait été populaire en Italie et reprise un peu partout pendant le siècle précédent notre tableau. Le fait que le petit Enfant porte sa croix souligne la signification de l’Annonciation : que Dieu devient Homme pour souffrir et mourir afin de racheter l’Humanité du péché originel d’Adam ». C.Freeman, p 134



Les éléments problématiques



La chandelle de la table

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Pour Freeman, elle pose problème, car elle vient juste d’être  éteinte, comme le montre la spirale de fumée. Dans les Annonciations, une bougie allumée représente la chair du Christ.

Selon Durandus, la cire« qui a été produite par les abeilles virginales, représente l’humanité ou la chair du Christ… la mèche dans la cire représente son âme… La lumière de la chandelle représente sa divinité. »

« Jésus, le fils de Marie, est la véritable chandelle allumée, offerte  à Dieu le Père pour la race humaine… Et Marie est le chandelier.«   Speculum humanae salvationis

Une première solution, proposée par Millard Meiss, est que la bougie éteinte fasse référence à la vision de Sainte Brigitte, selon laquelle, au moment de la Nativité « le rayonnement divin… annihila totalement la lumière naturelle« . Mais d’une part nous sommes au moment de l’Annonciation, d’autre part dans toutes les Nativités influencées par la vision de Sainte Brigitte, la chandelle est représentée allumée (voir Fils de Vierge)



campin - The Nativity (detail). 1425. Panel. Musee des Beaux-Arts, Dijon

Nativité (détail), Campin, Dijon, Musée des Beaux Arts

Une seconde solution, explique Freeman,  est que

« Campin ait délibérément éteint la flamme, qui symbolise la Divinité du Christ, pour souligner le fait que, lors de l’Incarnation « le Verbe se fit Chair » et Dieu devint un homme... Il semble être dans le tempérament de Campin, malgré que cela le place sur un terrain théologique dangereux , qu’il ait ainsi souligné le côté humain du Christ. Et il semble presque que la figurine de l’Enfant Jésus, dans notre tableau, par la rapidité de sa descente depuis les Cieux, soit responsable de l’extinction de la chandelle. » Freeman, p 135

Cette explication est pour le moins contre-intuitive puisqu’elle implique que, durant toute sa vie terrestre, le Christ devrait être symbolisé par une chandelle sans flamme.

Nous reviendrons sur ce problème dans 4.6 L’énigme de la bougie qui fume .


La porte ouverte

Traditionnellement, la pièce de l’Annonciation était totalement close :

« Où la trouva-t-il ? C’était, je crois, dans l’intimité de la pièce où, la porte close, elle s’était retirée pour prier son Père.. Il n’était pas difficile pour l’Ange de pénétrer la porte fermée de la retraite de Marie, sa nature subtile le rendait capable d’entrer à sa guise sans même que les verrous de fer ne lui fassent obstacle. » Saint Bernard.

De plus, la porte fermée est un symbole de Marie.

« Campin a-t-il représenté la porte ouverte pour que ses patrons,  les donateurs agenouillés, participent à l’événement ?… Ou avait-t-il en tête le symbolisme de Voragine : « La porte du Paradis qui à cause d’Eve fut fermée à tous les hommes est maintenant ouverte par Marie, la Vierge bénie. » ? … En fait, bien peu d’Annonciations suivent à la lettre  la description de Saint Bernard… Il se peut bien que la porte ouverte soit simplement le moyen trouvé par l’artiste pour intégrer le panneau gauche et le panneau central, tout en créant une mince barrière entre les deux, la scène sacrée et la profane. »  Freeman, p 136


Le jardin

Le rosier contre le mur symbolise les souffrances du Christ en Croix, mais la « rose sans épines »est également un symbole de Marie. Les myosotis sont souvent appelés « yeux de Marie », les violettes et les marguerites sont des symboles de son humilité.


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Le jardin clos est aussi un symbole marial.

« Pour être parfaitement consistant, Campin aurait dû fermer le jardin, mais il n’aurait alors pas pu peindre la petite scène de rue derrière, où un chevalier en veste rouge et grand chapeau noir monte un cheval blanc, où une femme s’assoit pour bavarder sur un banc devant une échoppe, qui présente des pièces de vêtement claires, qui semblent être des dessous pour l’hiver ».



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Références :
[1] Freeman, Margaret. « The Iconography of the Merode Altarpiece. » The Metropolitan Museum of Art Bulletin, n.s., 16, no. 4 (December 1957). pp. 130-139.

2.1 1945 : Schapiro and co : la bataille des souricières

26 novembre 2017

Joseph et ses souricières



On n’en connaît dans toute l’Histoire de l’Art que deux autres exemples et qui  ne se trouvent pas  dans des Annonciations.


The Holy Family, Joseph surrounded by the tools of his trade, Mary at the loom. Painting by Martin Torner Pere Terrencs 1460-1480's detail

La Sainte Famille (détail)
Martin Torner, 1460-1480, Collection Villalonga Planes, Palma de Majorca

Joseph examine ce qui pourrait être une souricière qu’il vient de fabriquer. Mais tout aussi bien un rabot qu’il est en train de régler.



The Holy Family, Joseph surrounded by the tools of his trade, Mary at the loom. Painting by Martin Torner 1460-1480's palma de majorca coll Villalonga Planes

Marie travaille à son métier à tisser : elle est en train de fabriquer, à partir des fils de trame rouge enroulés sur le tambour, le galon doré qui s’enroule dans l’autre sens.

Entre le menuisier et la tisserande, l’Enfant Jésus amène à sa mère une bobine vide que son père vient de fabriquer, semblable à celles de la corbeille aux pieds de Marie ou à celles que brandissent les trois anges.



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Adoration of the Magi:  detail of central panel of a triptych

Adoration des Mages
Maître de la Légende de Sainte  Barbe, vers 1480, Galeria Colonna, Rome

(cliquer pour voir l’ensemble)

Dans ce tableau, visiblement inspiré du retable de Mérode, Joseph perce un trou dans une planche à côté d’une souricière et d’une tarière.


Les souricières du volet droit du retable de Mérode sont donc un « unicum » iconographique, sur lequel les historiens d’art se sont fait les dents depuis 80 ans : petit aperçu chronologique

1932 : la souricière, piège contre le Démon

Des 1932, Johan Huizinga [1]avait identifié les deux objets mystérieux comme étant souricières et établi un lien avec un texte du théologien Petrus Lombardus : « Et que fit le Rédempteur  à notre geôlier ? Il lui tendit sa croix comme souricière. Et il y posa son propre sang en guise d’appât. » [2]

Mais sa trouvaille passa à l’époque totalement inaperçue. C’est Meyer Schapiro qui, dix ans plus tard, redécouvrit et élucida la souricière, dans un article qui allait devenir un classique de l’Histoire de l’Art.


En aparté : la Croix comme piège chez Ludolphe le Chartreux

Ludolphe le Chartreux, dans ses Meditationes Vita Christi [2a], un texte très populaire à la fin du XIVème siècle, compile différentes anecdotes qui illustrent comment les contemporains de Campin pouvaient se représenter la question.

Les démons qui essayent de détacher Jésus 

Selon Saint Jérôme : « Aussitôt qu’il eut été crucifié, les démons sentirent leur force brisée. Comprenant alors la vertu de la croix, ils tentèrent de le faire descendre de ce bois sacré, afin qu’il n’y consommât point l’oeuvre déjà commencée de notre rédemption. Mais le Seigneur, connaissant l’embûche que ses ennemis lui tendaient, demeura sur l’arbre du salut pour renverser le pouvoir de Satan ».

 

Le démon perché sur la Croix :

« Dans la glose sur le Livre de Tobie, nous lisons que le démon se tenait sur un bras de la croix pour examiner s’il ne découvrirait pas en Jésus-Christ quelque tâche de péché. »

L’anxiété du démon se comprend ainsi :

  • soit Jésus-Christ est touché par la Péché originel comme tous les autres, et sa mort est naturelle ;
  • soit il ne l’est pas, et le fait qu’il ait accepté de mourir bouleverse l’ordre établi.

 

La croix qui catapulte le Démon hors de ce monde

(Selon Saint Grégoire), « il avait fini par croire que Jésus était Dieu en voyant ses miracles, mais en voyant ses souffrances il avait fini par douter. » La croix est donc comme le trébuchet dans lequel Satan vint se précipiter.

 

Le Christ comme appât

Pour terminer, Ludolphe rappelle le texte de Saint Augustin que Shapiro va exploiter.


1945 : L’article célèbre de Schapiro [3]

La métaphore de Saint Augustin

La première découverte de Schapiro est d’avoir exhumé une métaphore de Saint Augustin.

« Envisageant la rédemption de l’homme par le sacrifice du Christ, Saint Augustin emploie la métaphore de la souricière pour expliquer la nécessité de l’incarnation. La chair humaine du Christ est un appât destiné au diable qui, en s’en emparant, suscite sa propre ruine. « Le diable exulta quand le Christ mourut, mais par la mort même du Christ le diable fut vaincu, comme si, dans la souricière, il avait englouti l’appât. Il se réjouit de la mort du Christ comme un bailli de la mort. Ce dont il se réjouissait fut la cause de sa propre perte. La croix du Christ fut la souricière du diable; l’appât avec lequel il fut pris fut la mort du seigneur ». »

« Dans un autre sermon, il dit : « Nous sommes tombés entre les mains du Prince de ce monde, qui séduisit Adam et en fit son serviteur et qui commença par nous posséder comme esclaves. Mais vint le Rédempteur et le séducteur fut vaincu. Et que fit notre Rédempteur à celui qui nous tenait captifs ? Pour notre rançon, il offrit Sa Croix comme piège : il y plaça comme appât Son propre Sang ». L’image de la souricière n’était qu’une des différentes métaphores de la tromperie par lesquelles les théologiens essayaient de justifier l’incarnation et le sacrifice du Christ, paiement de la rançon due au diable, qui tenait l’homme prisonnier à cause du péché d’Adam et Eve« .


Le lien avec Joseph

Schapiro se demande ensuite pourquoi cette métaphore aurait pu inspirer le panneau de Joseph :

« Dans le triptyque de Mérode, qui fut probablement exécuté dans les années 1420-1430, l’introduction de Joseph est particulièrement liée aux intérêts du moment et du lieu. C’est un moment de forte propagande pour le culte de Joseph, qui ne se développe qu’à la fin du XV° siècle. »

Jean de Gerson. Ouvrages de Jean de Gerson et d'autres theologiens1401-1500 NAL 226 gallicaOuvrages de Jean de Gerson et d’autres théologiens, Gallica

Un des propagandistes de Joseph à cette époque est le théologien Gerson.

« Bien que, dans ses écrits, il n’y ait rien sur la souricière, la façon dont Gerson parle de Joseph n’est pas sans rapport avec le détail du panneau de Mérode. »

Gerson parle souvent du rôle de Joseph pour tromper le diable au moment de l’Incarnation, et  se demande notamment quelle est la meilleure manière de le représenter. Comme un vieil homme ?

« Aux débuts du Christianisme, alors que la doctrine de la virginité perpétuelle de Marie ne s’était pas encore profondément enracinée dans le cœur des croyants, il fallait combattre les hérétiques qui citaient le passage de l’Évangile sur les frères et les sœurs du Christ. Aussi les artistes faisaient-ils de Joseph un vieil homme au moment de la naissance du Christ, afin d’indiquer son incapacité à engendrer un enfant. »

L’inconvénient de cette représentation était que

« si Joseph avait été trop vieux, le diable aurait soupçonné la cause surnaturelle de la naissance du Christ et, ainsi, il n’aurait pas été trompé par l’appât du Dieu fait homme ».

Gerson préconise donc plutôt de représenter Joseph comme un jeune homme.

Schapiro rappelle alors les deux opinions sur la question de savoir si le diable était dupe ou non au moment de l’incarnation :

« Sur la question de savoir si le diable connaissait l’incarnation, les théologiens étaient divisés. Certains, se fondant sur des passages des Évangiles (Marc, 1 : 24 et Luc 4:34, 41), croyaient que le diable savait depuis le début la paternité divine de l’enfant de Marie ; d’autres, suivant St Ignace, dont on lisait l’opinion à l’office de la veille de Noël dans le bréviaire romain, soutenaient que la Vierge avait épousé Joseph précisément pour cacher la naissance du Christ au Diable qui pensait ainsi que l’enfant avait été engendré par Joseph.« 

Si le retable de Mérode se rattache à la seconde conception : « Joseph a trompé le Trompeur pour l’empêcher d’être au courant de l’Incarnation », et s’il est inspiré par les écrits de Gerson, alors il aurait été logique qu’il montre Joseph en jeune homme. Mais Schapiro explique que les théologiens se contredisaient eux-même sur la question.

« Dans le cas présent, ce qui est important c’est que, pour l’imagination religieuse de la fin du Moyen Age, Joseph était le gardien du mystère de l’incarnation et l’une des principales figures de la machination divine destinée à tromper le diable. Dans ses méditations sur la rédemption, Gerson n’emploie pas la figure de la souricière. L’hameçon et l’appât sont les instruments qui la remplacent, comme je l’ai remarqué plus haut. Dans l’Exposition de la passion du Seigneur, il appelle le diable « Léviathan qui a essayé de mordre la chair précieuse de Jésus-Christ de la morsure de la mort ». « Mais l’hameçon divin, qui était caché à l’intérieur de la chair et uni à elle, déchira les mâchoires du diable et les ouvrit, en libérant la proie dont on pouvait s’attendre à ce qu’il la tînt et la dévorât ». »

Autrement dit, si le piège a fonctionné, c’est parce qu’il n’ a pas complètement fonctionné : le démon n’a pas été capturé, mais il a été blessé par cet hameçon que constitue la divinité de Jésus.


 

Un sens sexuel latent

Dans la seconde partie de son article, Schapiro explique les mécanismes mis en cause cet art nouveau qui utilise comme symbole les objets du quotidien. Il  rappelle que la souris est une « créature dans laquelle se concentre très fortement un sens érotique et diabolique ». Ainsi, au dessous de la strate théologique :

« il n’est ainsi guère arbitraire de voir dans la souricière de Joseph un instrument doué d’un sens sexuel latent dans ce contexte de chasteté et de fécondation mystérieuse… la métaphore théologique de la rédemption, la souricière, condense en même temps les symboles du diabolique, de l’érotique et de leur répression ; le piège est à la fois un objet femelle et le moyen de détruire la tentation sexuelle. »

Il n’y a rien à dire de plus sur ces quelques pages lumineuses, sinon d’en conseiller vivement la lecture.

A noter que Schapiro ne dit rien  sur la nécessité de montrer deux souricières, et ne s’intéresse pas à leur mécanisme technique.



Après Schapiro



1966 : deux rabots

Vingt ans plus tard, l’interprétation devenue classique de Schapiro se voit méchamment contestée par Irving Zupnick [4], qui reconnait non pas deux souricières, mais deux rabots. Ses arguments méritent d’être cités comme modèles de docte aveuglement.


Merode_Droite_Souriciere

1) L’objet sur l’étal est un « rabot générique« , servant d’enseigne au charpentier


Merode_Souriciere_Copeaux
2) L’objet sur l’établi est un rabot, puisque c’est le seul outil qui manque dans la série. Il y en a eu tellement de modèles que celui-ci peut bien en être un, même si on ne voit pas bien comment il marche. Zupnick comble le doute par une description extraordinairement détaillée  (et imaginative) :

« La matière protubérante qui sort par l’ouverture en U est blanc jaunâtre ; par sa forme se pourrait être tout aussi bien un copeau qu’un morceau de fromage. Ce qui sort du couvercle au dessus de l’ouverture n’est pas un ressort pour mettre le mécanisme en action, mais bien une barre de tension permettant de garder le couvercle fermé. Sa partie supérieure a un rebord presque imperceptible qui s’accroche sous une barre transversale en métal, laquelle peut être tournée grâce aux deux écrous-papillon qui apparaissent juste à l’extérieur des deux montants en bois. Si cette barre métallique avait une section elliptique (la petite taille du tableau rend ce détail ambigu), elle permettrait, en la tournant, de faire pression sur la barre de tension, expliquant ainsi la nécessité des écrous-papillon. Le dessus du couvercle est renforcé par une pièce de bois en taquet, près du bas de la barre de tension. La nécessité de ce renforcement à ce point et d’un moyen de maintenir fortement le couvercle fermé, suggère que le concepteur anticipait une poussée vers le haut, de la part de quelque chose situé sous le couvercle ; et ceci augmente la possibilité que le couvercle serve à maintenir en place quelque chose de très semblable à la lame de notre rabot hypothétique. »


Merode_Tariere_GAP
3) Zulnick réussit ensuite le tour de force inverse : voir une souricière dans ce qui n’en est manifestement pas une. Pour cela, il remarque :

  • que les trous dans la planche de Joseph sont disposés au hasard (ce qui est évidement faux)
  • que Joseph pourrait très bien percer ensuite une seconde planche identique
  • puis relier les trous par des bâtonnets,
  • constituant ainsi « à cause de l’espacement aléatoire, un labyrinthe dans lequel on pourrait leurrer et capturer une souris ».

Bonne chance !


1966 : première vérification expérimentale

Réagissant immédiatement, John Jacob [5] rappelle avec raison que, dans un rabot, les copeaux sortent par l’avant et non par une minuscule ouverture à l’arrière. Ayant fait construire une reproduction, il l’amorce en plaçant un fromage planté dans un clou, en équilibre sous la pièce en saillie.Ce montage capture effectivement une souris la nuit du 27 au 28 avril 1966 dans la Walker Art Gallery,de Liverpool, ce qui semble clore définitivement la question.


1968 : on a trouvé l’appât

Venant au secours de la victoire, Heckscher affime contre toute vraisemblance  que les débris épars sur l’établi ne sont pas des copeaux, mais des appâts pour la souricière :  du fromage ou du jambon [6]  , p 48


1976 : retour du rabot

Moins perspicace qu’à l’ordinaire, Arasse revient au rabot pour l’objet posé sur l’établi (celui de l’extérieur restant bien pour lui une souricière) : en effet, il est étrange que le rabot,  outil traditionnel, soit absent, et on voit des copeaux sur l’établi [7].


1979 : la souricière n’aurait pas dû marcher

Treize ans après la preuve expérimentale de John Jacob , Klijn [8] montre que la souricière  ne peut pas fonctionner telle quelle : il lui manque une pièce essentielle, un petit bâton attaché par un fil, permettant de l’amorcer. Telle que Jacob l’a bricolée, elle n’aurait jamais dû fonctionner ! (en fait Jacob avait remplacé le bâton par un clou transperçant le fromage).

Le fait que Campin ait représenté un mécanisme incomplet n’a pas nécessairement  une portée symbolique :  dans un atelier, rien d’étonnant de voir un objet en cours de fabrication.


1992 : la souricière complète

Mascall Couverture 1590

En analysant un traité pratique de 1590 sur le piégeage de différents nuisibles [10], David C. Drummond [11] montre que ce modèle de souricière était bien connu.


mousetrap1Désamorcée mousetrapAmorcée

Maquette de John and Lee Wilson [9]

En faisant ressort, la corde activait la languette qui fermait la couvercle. La souris se trouvait alors  assommée à l’intérieur du boîtier [10a].


Un peu plus loin dans l’interprétation

Mascall's Following trappe David C. Drummond 1992
Traité de Léonard Mascall, 1590, illustration de David C. Drummond [11]

Le schéma de Mascall montre une pièce basculante en forme de croix,  à l’intérieur de la souricière. Invisible sur le tableau de Campin, elle fournissait à qui connaissait l’objet un indice supplémentaire permettant d’assimiler la souricière et la croix.


La souricière de l’éventaire

Personne n’a jugé bon d’expliquer son fonctionnement.

Merode_Droite_Souriciere c18th-wooden-mousetrapDeadfall mousetrap, vers 1790

Il s’agit d’une souricière plus rustique, à poids, représentée en  position basse : elle s’est donc déjà déclenchée (la lourde pièce de bois est tombée dans son logement). Alors que celle de l’établi est incomplète et n’est pas encore  amorcée.

Cette différence trouvera son explication plus loin (voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré) [12]



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Références :
[1] J.Huizinga, Déclin du Moyen-Age, trad. J. Bastin, Paris 1932, p 370
[2] “Et quid fecit Redemptor captivatori nostro? Tetendit ei muscipulam crucem suam; posuit ibi quasi escam sanguinem suum.” Petrus Lambardus, Sent III, 19, 1, M 192, 796. Antwerp edition (1757, p 373)
[2a] La grande vie de Jésus-Christ. Passion / par Ludolphe le Chartreux ; nouvelle traduction intégrale avec préface et notes par le P. D. Florent Broquin, 1891, p 395 et ss
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k759003/f402.item
[3] Schapiro, M. 1945. ‘Muscipula Diaboli’, the symbolism of the Merode altarpiece. Art Bulletin 27:182-187. https://www.jstor.org/stable/3047011
[4] Zupnick, I. 1966. The mystery of the Merode mousetrap, Burlington Magazine 108:126-133.
[5] Jacob, J. 1966. The Merode mousetrap. Burlington Magazine, 108:373-374.
[6] Heckscher, William S. « The Annunciation of the Merode Altarpiece: An Iconographic Study. » In Miscellanea Jozef Duverger. Vol. 1. Ghent: Vereniging voor de Geschiedenis der Textielkunsten, 1968. pp. 37–65, fig. 1–3, 5.
[7] Arasse, Daniel. « A propos de l’article de Meyer Schapiro, Muscipola [sic] Diaboli: le ‘réseau figuratif’ du rétable de Mérode. » In Symboles de la Renaissance, edited by Daniel Arasse. Vol. 1. Paris: Presses de l’École Normale Supérieure, 1976. pp. 47–51, fig. 1–2.
[8] Klijn, E.M.C.F. 1979. Ratten, muizen en mensen. Het Nederlands Openluchtmuseum, Arnhem.
[10] Leonard Mascall, 1590,« Le livre des machines et des pièges à prendre putois, busards, rats, souris et tous les autres types de vermines et bêtes que ce soit, du plus grand profit pour tous garenniers, et un vrai plaisir dans ce genre d’amusement et passe-temps » (A Booke of Engines and traps to take Polcats, Buzardes, Rattes, Mice and all other kindes of Vermine and beasts whatsoever, most profitable for all Warriners, and such as delight in this kinde of sport and pastime ».
[10a] Cette souricièe est d’une très grande sensibilité, comme on peut le voir sur cette vidéo qui la montre en action : https://www.youtube.com/watch?v=c3t_Tapb93g
[11] Unmasking Mascall’s mouse traps, David C. Drummond, 3-1-1992, Proceedings of the Fifteenth Vertebrate Pest
Conference 1992 http://digitalcommons.unl.edu/cgi/viewcontent.cgi?article=1022&context=vpc15
[12] [12] Sur l’évolution des souricières dans l’histoire, on peut consulter : https://evolution-outreach.springeropen.com/articles/10.1007/s12052-011-0315-8

Joseph et ses souricières

1.3 A la loupe : les panneaux latéraux

26 novembre 2017

Le panneau de gauche



Un jardin-antichambre

Rogier_van_der_Weyden_-_Annunciation_Triptych_-_WGA25590 vers 1440 Louvre
Triptyque de l’Annonciation
Atelier de Van der Weyden, vers 1440, Louvre, Paris (panneau central)
et Galleria Sabauda, Turin (panneaux latéraux)

L’idée du donateur adorant la Vierge depuis un jardin, devant un escalier et une porte donnant accès à la chambre de la Vierge, sera reprise plus tard par l’atelier de Van der Weyden, dans un triptyque dont la composition, si cette reconstitution est exacte, rappelle  celle du retable de Mérode (sauf pour le panneau droit, qui représente la Visitation).



Rogier_van_der_Weyden_-_Annunciation_Triptych_-_volet gauche galleria sabauda turin
Le panneau gauche, repeint en totalité, est difficile à interpréter, et le donateur est inconnu. La  porte cochère est surplombée par une bretèche à caractère défensif, mais le peintre a oublié la porte latérale donnant accès au chemin de ronde Le rempart porte trois créneaux, puis s’interrompt absurdement, sans qu’il s’agisse pour autant d’une ruine (la moulure du bas fait le tour du rempart). A voir les trois baies de la fenêtre, les trois fleurons de l’auvent  (et d’autres triplets dans le panneau central, tels les coussins et les lys), on comprend que l’enjeu des trois créneaux est symbolique.  Ce bout de fortification  trinitaire est essentiellement un symbole marial, à la fois porte  (janua coeli) et tour (turris eburnea).

De même la colonne en haut de l’escalier est probablement plus, vu son voisinage avec l’arbre, un symbole christique qu’un élément d’architecture réaliste.


Un lieu réaliste

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A côté de ce jardin lourdement symbolique, celui du retable de  Mérode, enclos d’un rempart dont on voit toutes les pierres, fortifié par une bretèche fonctionnelle, équipé de portes dont on voit toutes les planches et les ferrures, planté d’une pelouse dont chaque plante est reconnaissable, apparaît comme un modèle de réalisme.

Et pourtant, comme nous allons le voir, il comporte quelques symboles discrets.


La rose pour emblème

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Reindert L. Falkenburg note que le mari a probablement décoré son chapeau avec une rose prise au rosier grimpant. Sa femme quant à elle tient un rosaire de corail. Cette insistance sur la rose, emblème de Marie, conduit la méditation jusqu’ « au drapé de la robe rouge de Marie, qui, par ses plis autour du genou gauche, ressemble à une grande rose, la « Rose Mystique » du sein de laquelle, selon la littérature dévotionnelle de l’époque, le Christ aurait bourgeonné. » [1]


Saint Christophe

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Sur le rosaire est attachée une minuscule figurine dorée de Saint Christophe, le « porteur de Christ ». Selon Falkenburg, il s’agit probablement de l’indication que la jeune femme espérait être enceinte.


Le messager

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En 1966, H.Nickel [2] a identifié le minuscule écusson que porte le personnage debout à côté de la porte ( trois bandes rouges sur fond d’or) : il s’agit des couleurs de la cité de Malines (Mechelen). L’homme n’est donc ni un serviteur du couple, ni un autoportrait de Campin, ni un marieur, comme on l’avait proposé auparavant.


Messenger badge, metropolitan museum

Un exemple de badge de messager,
Metropolitan Museum, New York

C’est un de ces messagers professionnels, authentifiés par leur badge qui, avant la mise en place d’un service postal, étaient chargé de délivrer officiellement le courrier d’une ville. Son grand chapeau de paille le protégeait des intempéries, et sa bourse contenait les missives.

Selon Nickel, il apparaît dans le triptyque comme « la contrepartie terrestre du messager céleste, l’ange Gabriel. Peut-être a-t-il  été mis là pour compléter un motif de trois personnages , femme, mari et messager, formant d’une manière séculière un contraste délibéré, et légèrement amusant, avec le groupe sacré de Marie,  Joseph et Gabriel. »

Selon Falkenburg [1], il pourrait s’agir d’un héraut  annonçant et solennisant la visite des donateurs auprès de Marie.


Les quatre oiseaux

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Dans la foulée de sa découverte, Nickel a proposé une interprétation détaillé des quatre oiseaux, qui a eu moins de succès  :

« …un rouge-gorge d’Europe, une pie,  un chardonneret et un moineau. Le rouge-gorge, avec sa poitrine rouge, le chardonneret , qui se nourrit dans les ronces et le moineau, le plus humble des oiseaux, qui ne tombe pas sauf par la volonté de Dieu, sont des symboles de la Passion et de l’Incarnation du Christ. Le seul oiseau qui n’a pas de relation directe avec le Christ est la pie. Selon les bestiaires, cet oiseau  parle et délivre des messages, et ce n’est probablement pas par hasard qu’il est perché juste au dessus de la tête du messager humain. De plus, la disposition des quatre oiseaux reproduit celle des quatre personnages dans les autres panneaux du triptyque. Ainsi le rouge-gorge, un des plus petits oiseaux d’Europe, correspond au minuscule enfant Jésus sur son rayon, dans le panneau central ; la pie à l’archange ; le chardonneret, qui apparaît fréquemment dans les représentations de la Vierge à l’Enfant, à Marie (de plus,  le fait que Marie soit assise sur le sol est reproduit par le chardonneret, perché  plus bas que la pie sur le mur) ; et l’humble moineau à  Joseph, l’humble charpentier. »


La double porte

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Nickel  discute ensuite l’anomalie de la porte ouverte, si le panneau représente le « hortus conclusus », le jardin clos qui est un emblème marial. Il remarque que seule la partie « piéton » de la porte cavalière a  été ouverte par le messager :

« ses doigts effleurent le bord de la porte tout comme le bout des ailes de l’ange effleurent la porte de la chambre. Ce type de porte pouvait laisser passer un cheval et son cavalier – peut être le cavalier dans la rue est-il là pour le souligner – et seule la petite porte étant ouverte, aucun cheval ne pouvait entrer.  Le cheval dans l’iconographie médiévale est un symbole du désir… qui, naturellement, n’était pas admissible dans le jardin de la virginité. »



Le panneau de droite est très célèbre, et bien plus intéressant.

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Les deux souricières

Nous leur avons dédié un chapitre séparé (2.1 1945 : Schapiro and co : la bataille des souricières), car l’histoire de leur identification controversée mérite d’être racontée.


Les volets du haut (SCOOP !)

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Les volets se rabattent à l’intérieur, et s’attachent au plafond par une clenche. On voit sur la gauche le coin d’un troisième volet, ce qui signifie qu’il y a une troisième fenêtre dans l’atelier de Joseph, et donc un espace entre son établi et le mur mitoyen avec la chambre de la Vierge. Nous verrons dans 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré que ce détail en apparence insignifiant a une  grande importance pour l’intrigue.


Les volets du bas  (SCOOP !)

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Pour des raisons d’encombrement, ceux là ne pivotent pas : ils coulissent verticalement dans une  glissière.


L’étal

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L’étal à l’extérieur du magasin, qui porte pour attirer le client une production de l’atelier Joseph, se replie vers le haut lorsque les volets  sont fermés.


Le banc

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Son dossier extrêmement haut en fait une sorte de cloison entre la porte et l’atelier. Le clayonnage permet à Joseph, en se retournant, de voir qui entre dans son échoppe.


La porte

Merode _Droite_Porte

Elle est entrouverte vers l’intérieur. Le soleil découpe son ombre sur le mur de droite. Mais comme on voit aussi l’ombre du clayonnage en contrebas, c’est qu’il existe une source de lumière à l’intérieur de l’atelier, en haut à gauche, dans la partie cachée par le cadrage. C’est elle aussi qui baigne de lumière la face de Joseph.



Detail Lampe à huile
Annonciation (détail)
Andrés Marzal de Sas, 1393-1410, Saragosse, Musée provincial

Sans doute est-ce une lampe à huile, comme dans cet autre atelier, traité de manière bien plus frustre.


La planche à trous

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En tout cas, cette lampe cachée (SCOOP !) projette l’ombre du forêt sur la planche  que Joseph est en train de perforer.

Certains (Jozef de Coo) doutent qu’il soit possible de faire tourner le vilebrequin d’une seule main, en coinçant la pomme  contre sa poitrine. Mais Joseph est  habile : il a déjà percé trois trous et attaque le quatrième.

Les trous sont répartis en quinconce. Ils forment une grille de 4×4 trous, repercée par une autre grille de 3×3 trous. [3]


La craie (SCOOP !)

Merode Droite Craie planche
Voici  quelque chose que personne n’a remarqué : le petit objet blanc et rond sur l’établi, dans lequel beaucoup veulent voir un appât pour les souricières, n’est autre que la craie qui a servi à marquer l’emplacement des trous sur la planche. On le comprend car, à côté d’elle sur l’établi, Campin a pris soin de tracer une marque du même genre.


Les outils de la table

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On devine au fond, dissimulée dans l’ombre du volet, une grande tarière en forme de T. Plus près, une soucoupe contenant des clous, d’autres s’étant échappés sur l’établi. Un ciseau et un marteau, une tenaille et un tranchoir complètent l’équipement.


La bûche

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Joseph y plante non pas sa hache, mais sa doloire, un outil qui sert à écorcer et équarrir le bois. La lame porte un signe constitué de trois cercles, analogue aux trois trous déjà percés dans la planche et aux trois trous qui figurent sur les armoiries de droite, sur le vitrail  du panneau central.


Le tabouret

Merode Droite Scie

Le petit tabouret en bas à gauche, sur lequel est posé la scie, est en fait un support sur lequel Joseph pose le pied pour scier (SCOOP !).



Legende de saint Joseph 1490-1500 Hoogstraten, Church of St Catherine detail tabouret
Légende de saint Joseph (détail)
1490-1500, Hoogstraten, Eglise  de St Catherine

Cette fonction d’étau se voit bien sur ce détail d’un retable postérieur, mais clairement inspiré par les oeuvres de l’atelier de Campin.



Legende de saint Joseph 1490-1500 Hoogstraten, Church of St Catherine detail Joseph

Le doute de Joseph
Légende de saint Joseph, 1490-1500, Hoogstraten, Eglise  de St Catherine

Au final, tous les outils de l’atelier sont bien ceux que l’on s’attendrait à trouver chez un honnête menuisier.



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Références :
[1]Reindert L. Falkenburg, “The Household of the Soul: Conformity in the Merode Triptych,” dans Early Netherlandish Painting at the Crossroads: A Critical Look at Current MethodologiesMaryan Wynn Ainsworth Metropolitan Museum of Art, 2001 – 122 pages http://www.academia.edu/5166635/The_Household_of_the_Soul_Conformity_in_the_Merode_Triptych
[2] Nickel, Helmut. « The Man Beside the Gate. » The Metropolitan Museum of Art Bulletin, n.s., 24, no. 8 (April 1966). pp. 237–44, fig. 1, 9, 10, ill. on frontispiece.
http://www.metmuseum.org/art/metpublications/the_metropolitan_museum_of_art_bulletin_v_24_no_8_april_1966#
[3] Donc 25 au total, ce qui correspond au triangle de Pythagore (5×5 = 4×4 + 3×3), mais aussi au nombre de lettres de l’alphabet hébreux (ou grec). On peut aussi décomposer 25 en 12+12+1,  soit  les 12 trous du périmètre, autour des 12 trous de l’intérieur plus  le trou du centre. Tout en restant très prudent sur les interprétations numériques  dans le retable de Mérode, nous reviendrons sur ce point en conclusion de cette étude, lorsque nous aurons compris le rôle de la planche à trous au sein du panneau de droite (voir 5.2 Une Histoire en quatre tableaux).

1.2 A la loupe : le panneau central

26 novembre 2017

Une bonne manière d’aborder cette oeuvre foisonnante est de commencer à ras de terre, c’est-à-dire d’explorer sans chercher à les interpréter les multiples détails qui en font tout le charme. Certains sont bien connus ; d’autres ont été parfois mal compris ; d’autres enfin sont passés inaperçus, alors qu’ils ont leur importance.

Nous commencerons ici par le panneau central. Image en haute résolution :
https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/annunciation-triptych-merode-altarpiece/2gH9uXVRR_p-vQ



Le vase et le lys sur la table

Merode_lys_GAP

Le vase de majolique est surtout remarquable pour son inscription mystérieuse, qui malheureusement ne signifie rien. Ce sont des caractères pseudo-hébreux tracés en écriture coufique. Ce type de décoration, qui apparaît dans de nombreuses oeuvres médiévales, est interprété soit comme un goût pour l’exotisme (Meyer Shapiro), soit comme un signe magique, soit comme « relevant d’un historicisme mal contrôlé – le coufique appelant l’image d’une sorte de langage biblique pré-latin, ou peut être un stade ancien du développement de l’écriture « .[1], p 69



met Apothecary Jar, ca 1431 FlorenceVase d’apothicaire vers 1431, Metropolitan Museum

Ce type de céramique à décor en feuilles de chêne bleu cobalt était fabriqué à Florence [2].


Le chandelier et la bougie sur la table

Merode_bougie_GAPLa bougie montre quelques coulures et une fumée s’élève au dessus. Certains disent qu’on voit encore une tâche rouge au bout de la mèche. C’est le seul exemple d’une bougie en train de s’éteindre dans toute la peinture flamande, et elle a fait couler beaucoup plus d’encre que de cire (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume). La raison de son extinction est d’ailleurs aussi mystérieuse que celle de son allumage. Malgré ce que certains commentateurs prétendent, nous ne sommes pas le soir. Et l’éclairage est bien suffisant pour lire à la lumière du jour.


Bougeoir Musee Boymans van BeuningenBougeoir, XVème siècle 

Musee Boymans van Beuningen

Le chandelier est d’un modèle courant, avec une cuvette en bas permettant de récupérer les coulures, et un trou sur le côté pour déloger facilement ce qui reste de la bougie.


Les bras de lumière et la bougie sur la cheminée

Merode Werl Bougeoir

Les deux bras de lumière   sont d’un modèle pratiquement identique à celui que l’on voit dans une autre oeuvre de Campin (la Sainte Barbe du retable Werl, au Prado), planté au milieu du manteau devant une statue de la Trinité. Ils sont en forme de « bastion crênelé », et comportent au centre une « verge » permettant de ficher une bougie de taille importante, entourée par six bobèches destinées à des bougies plus fines [2a].

La seule différence est que le bras de lumière  du retable de Mérode possède sous sa coupelle une décoration en forme de blason : en fait une patte permettant de poser le doigt pour faire pivoter plus facilement l’objet.


SCOOP : deux types de bougie

Merode Bougie blanche et jaune

La bougie de la table est vue en plongée, celle de la cheminée en contre-plongée . L’une est emboîtée, l’autre plantée sur une tige. Mais une différence plus importante n’a pas été remarquée : l’une est en cire d’abeille blanchie, très onéreuse, et l’autre  est en cire d’abeille naturelle, de couleur jaune [2b].


Le livre sur la table
Merode_LivreTable_GAP

Il est posé, ouvert, sur la bourse de tissu vert qui a servi à le transporter. Un rouleau de parchemin à moitié déroulé est coincé dessous.

Le texte du rouleau est vu à l’envers, comme le montre  l’emplacement des lignes rouges qui ouvrent un paragraphe. Pour certains [2c], cela signifierait que ce texte n’est pas destiné à être lu par Marie, mais par un regard d’en haut. On peut simplement y voir une marque de réalisme : puisque le gros du rouleau est coincé sous le livre, le début du texte retombe nécessairement à l’envers.


Le livre de Marie

Merode_LivreMarie_GAP
Marie semble tenir le livre au travers d’un tissu blanc. Il s’agit en fait d’un type médiéval de reliure, dans laquelle le tissu est solidaire du livre [3].


Stundenbuch_der_Maria_von_Burgund_Wien_cod._1857_14v 1477Livre d’heures de Marie de Bourgogne
1477, Bibliothèque nationale autrichienne, Vienne
The-Magdalene-Reading-Netherlandish-painter-Rogier-van-der-Weyden National GalleryMadeleine lisant, Rogier van der Weyden, National Gallery, Londres

En voici deux exemples contemporains, qui montrent que ce type de livre n’était pas un attribut marial.


Visitation 1480-90 Graz Institution Universalmuseum Joanneum Visitation 1480-90 Graz Institution Universalmuseum Joanneum detail livre

Visitation, 1480-90, Institution Universalmuseum Joanneum, Graz

Il se rapproche d’un type de reliure plus courant, la reliure en aumônière (girdle book), un précurseur du livre de poche qui se portait accroché à la ceinture. Cet exemple est intéressant car le livre géant que la servante de Marie porte dans ses bras pourrait bien, dans ce contexte de la rencontre entre deux femmes enceintes, être une métaphore soit de l’enfant encore dans le ventre, soit du bébé à venir, enveloppé de langes.



Intéressons-nous maintenant au mobilier autour de Marie.



La fenêtre et ses volets

Merode_fenetre_GAP

En Flandres à cette époque, les volets se repliaient vers l’intérieur. Chacun se découpait verticalement en une partie étroite (pouvant se plaquer dans l’épaisseur du mur) et une partie large, elle même redécoupée horizontalement, et pouvant se plaquer sur la face interne du mur. Ils permettaient donc de régler finement l’ouverture, soit en largeur soit en hauteur.

Certains ont vu dans la jalousie une symbolique liée à la virginité de Marie. Mais elle n’a rien d’étonnant dans une pièce du rez de chaussée donnant sur la ville.



Jacques_de_Guise,_Chroniques_de_Hainaut,_frontispiece,_KBR_9242

Frontispice (présentation du livre à Philippe le Bon)
Jacques de Guise, Chroniques de Hainaut, KBR 9242, Bibliothèque royale de Bruxelles

On retrouve le même type de volet repliable, avec jalousie, dans un contexte tout à fait profane.


Campin Sainte Barbe Prado Madrid

Panneau de Sainte Barbe,
Campin, retable Werl, Musée du Prado

Ici, les volets permettent, en plus, d’obturer la partie du haut, les vitraux. L’absence de jalousie s’explique par la position en hauteur de la pièce.


Le banc

Merode banc
A voir le tissu bleu coincé sous le dossier du banc, on comprend vite que celui-ci peut se soulever : et plus précisément, pivoter autour d’un axe. Ceci permet, sans déplacer le banc, de passer de la position Hiver à la position Eté, celle qu’il a ici.


Annonciation 1415-20 Paris, Musee de Cluny, Cl. 01252 fol 27

Annonciation, 1415-20, Paris, Musée de Cluny, Cl. 01252 fol 27

Quelques années à peine avant le retable de Mérode, un banc analogue sert de pupitre à la Vierge.



Jan de Tavernier dans Jozef De Coo
Ce type assez courant de mobilier, appelé banc-tournis, trouve donc tout naturellement sa place entre la table et la cheminée.



jean poyer february tours 1500 morgan library MS H 8 folio 1v
Jean Poyer, Février, Tours, 1500, Morgan Library MS H 8 folio 1v

Quelque fois, pour se chauffer plus vite le dos avant de manger, on ne prend même pas la peine de basculer le dossier, qui se limite ici à une barre.


Annunciation Unbekannter Meister, 15. JahrhundertAnnonciation
Maître allemand inconnu, XVème siècle
Hochaltar, Marienkriche Zwickau, um 1479, Detail Annonciation von Michael WolgemutAnnonciation, Michael Wolgemut, vers 1479
Maître-autel, Marienkriche, Zwickau

Voici un modèle allemand au dossier caractéristique, très rares cas d’un banc-tournis  dans une Annonciation.



Last Supper Jorg Ratgeb, 1505-1510 Boijmans van Beuningen

La cène
Jorg Ratgeb, 1505-1510, Boijmans van Beuningen

Ici, le peintre n’a manifestement pas compris qu’un dossier incurvé ne peut pas se retourner !


Petrus Christus Vierge a l'enfant vers 1450, Galería Sabauda Turin

Vierge a l’enfant
Petrus Christus, vers 1450, Galería Sabauda,Turin

Ce tableau très postérieur présente, dans le plus joyeux désordre, une anthologie complète du vocabulaire symbolique de l’Annonciation. Ceux de l’école de Campin  : le banc-tournis, les deux livres (l’un avec sa bourse, l’autre dans son linge), le rouleau de parchemin, les volets, la bougie, la cheminée avec ses deux figurines. Plus ceux des Arnolfini de Van Eyck : l’orange sur la desserte en souvenir du péché d’Eve, le lustre avec sa bougie unique, la cathèdre près du lit et les socques posées par terre. Mais le jeu muet des symboles ne suffit plus : ont donc été rajouté le bâton sur le lit  pour évoquer discrètement Joseph ; et la cage à oiseau dont l’Enfant-Jésus manipule un des locataires, bien loin du chat qui se chauffe devant le feu (on trouvera d’autres exemples de ces frères ennemis dans Le chat et l’oiseau : autres rencontres).


Merode banc
Jozef de Coo [4], qui est le premier a avoir remarqué le banc-tournis au beau milieu d’un retable scruté depuis un demi-siècle par les plus éminents spécialistes, en a publié de nombreux autres exemples. Il semble que ces « strycsitten » aient été inventés en Flandres au début du XVème siècle, et ceux de Campin en sont la première représentation en peinture. Certains pouvaient être utilisés comme banquette pour s’allonger, d’autres comme berceau en coinçant le bébé entre le dossier et le mur.

Jozef de Coo a profité de cette découverte pour mener une charge retentissante contre le symbolisme débridé, s’en prenant notamment à une interprétation de Carla Gottlieb selon laquelle  » la transformation de l’autel en table est ainsi répétée dans la transformation du trône en banc ». Jozef de Coo souligne qu’au contraire, « dans une scène céleste, un dos amovible serait une défiguration, une désacralisation ».

Selon lui, ce que les commanditaires recherchaient dans leurs dévotions devant le retable, c’était :

« l’indissoluble mélange du sacré et du quotidien… comme ils pouvaient l’attendre d’un art religieux qui, en dépit de son goût pour le symbolisme, donnait la préférence au descriptif, au narratif, à l’anecdotique. Nos jeunes brabantains n’appartenaient pas à cette génération qui, récemment, a donné aux objets quotidiens des significations théologiques complexes, tirées des Saintes Ecritures et chargées de toute la complexité de la littérature médiévale spéculative et visionnaire ».

Cet article saignant a dû dissuader les iconographes d’aller chercher plus loin dans le banc à deux positions du retable de Mérode. Certains (à la suite de Panofski) continuent à dire qu’il est orné de lions, alors qu’il y a aussi deux chiens en alternance. Alternance nécessaire pour que le meuble soit totalement symétrique : que ce soit en hiver ou en été, on s’assoit avec un chien à sa gauche et un lion à sa droite.

Nous verrons, dans 4.2 L’Annonciation de Bruxelles, que Campin a également représenté l’autre configuration possible des animaux (avec le chien à droite et le lion à gauche).

Mais pour l’instant, restons-en, comme préconisé par Jozef de Coo, au pittoresque et à l’anecdotique.


Le repose-pieds

Merode repose pieds
Le repose-pied est amovible, pour pouvoir être déplacé sur la façade arrière lorsque le banc est en position Hiver. Il est en forme de patte de lion stylisée. C’est sur ce repose-pied que Marie est assise, prenant appui du coude gauche sur le banc.


La table

Merode table
La table possède seize côtés, ce qui a donné lieu a de nombreuses interprétations.



Merode pied table
Mais aucune attention n’a été apportée à son pied, dont le décor à patte de lion est assorti à celui du repose-pied : il est pourtant remarquable que le bord gauche soit décoré, alors que le bord droit est rectiligne.


xx

TABLE CHAIR. ENGLISH. CIRCA 1490Table rabattable vers 1490, provient d’un manaoir proche de Muchelney Abbey, Somerset, Collection privée Hutch or tilt top table XIX siecleTable rabattable, XIXe siècle

La seule explication (ceci est un scoop !) est qu’il s’agit d’une table rabattable (Hutch or tilt top table), dont aucun exemplaire similaire n’est parvenu jusqu’à nous.


Bosch Gula Table des 7 peches capitaux vers 1500 Museo del Prado, Madrid
La Gourmandise (Gula)
Bosch, Table des sept péchés capitaux vers 1500 Musée du Prado, Madrid

On en voit une très semblable sur cette oeuvre un peu postérieure de Bosch.

Ainsi, et sans prétendre pour l’instant à une quelconque interprétation symbolique, notons qu’à côté du banc à deux positions, Campin a placé un mobilier tout aussi ingénieux : une table rabattable assortie (nous en proposerons une interprétation dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament).



 L’équipement de la cheminée



Le parefeu

Merode_Chenets_GAP
Entre les deux traditionnels chenets se trouve un ustensile très rarement représenté à cette époque : un parefeu permettant de se protéger des braises qui sautent. En voici un autre exemple en osier :



Mois de Janvier Tres Riches heures du duc de Berry
Mois de Janvier,
Très Riches heures du duc de Berry, 1410-1449, Château de Chantilly

Sa présence a été amplement commentée, notamment en relation avec la planche à trous que perce Joseph dans le panneau de droite (un second parefeu ?). Nous y reviendrons dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament.



 Le mobilier autour de l’Ange



La porte

Merode detail porte

L’ouverture est à peine visible, au ras du cadre, mais on voit bien que le bout d’une aile de l’Ange n’en est pas encore sortie.


Le bassin de la niche

Merode_bassin_GAP
Dans la niche de pierre est suspendu par une chaîne un bassin de cuivre rempli d’eau, un aquamanile permettant de se laver les mains. Pour qu’on puisse l’incliner dans toutes les directions, il est muni d’un pivot vertical et d’un pivot horizontal, au bout de laquelle se trouve une tête masculine. Ceci explique pourquoi il possède deux déversoirs (ornés d’une tête de gargouilles) : afin qu’il soit en équilibre.


Lavabo Cleveland Museum of art 15thAquamanile du XVème siècle
Cleveland Museum of art

Il n’a rien d’exceptionnel : en voici un exemplaire pratiquement identique.

Ce qui est remarquable dans le panneau de Merode, c’est le traitement minutieux des reflets et des ombres, caractéristique de l’atelier de Campin. On voit sur le flanc du bassin les deux tâches claires des deux oculus ; et sur le mur, très logiquement, les deux ombres du bassin. Si la chaîne semble de métal noir (sauf son premier anneau), c’est parce qu’elle baigne dans l’ombre de la niche.


Le porte-serviette

Merode_serviette_GAP
C’est un modèle très élaboré : remarquer le placage métallique, sur le dessus, qui évite le contact entre la serviette mouillée et le bois. Très originale également est la tête servant de butée : barbue, rayonnante, rubiconde, elle évoque peut-être tout simplement la chaleur et l’idée de séchage (nous en proposerons deux autres interprétations dans 4.5 Annonciation et Incarnation comparées)


Anonyme bruxellois 1470-80 Musee Boijmans van Beuningen Rotterdam verso Anonyme bruxellois 1470-80 Musee Boijmans van Beuningen Rotterdam recto

Anonyme bruxellois, 1470-80, Musee Boijmans van Beuningen, Rotterdam

Cette nature morte qui figure au verso d’uneVierge à l’Enfant montre bien que la serviette, le bassin et même les deux livres avec le rouleau de parchemin sont des métaphores mariales (virginité, pureté, sagesse) qui peuvent fonctionner isolément, hors du contexte de l’Annonciation.


Merode_serviette_GAP The_Ghent_Altarpiece_Niche_with_Wash_Basin_1432Niche avec bassin de lavement des mains
Van Eyck, Revers du retable de Gand, 1432

C’est cependant la comparaison avec une Annonciation contemporaine , celle de Van Eyck au revers du retable de l’Agneau Mystique qui va nous permettre de voir combien Campin privilégie la dissymétrie. Tandis que chez Van Eyck le bassin et le porte-serviette sont orthogonaux au mur, Campin s’est amusé à les tourner dans des directions différentes. De même, il a posé la serviette un bout plus long que l’autre. Et, détail étrange qui n’a jamais été commenté, il a mis des franges d’un seul côté.


Campin Mise au tombeau Seilern ca 1425 The Courtauld Institute of Art
Mise au tombeau
Campin, retable Seilern, vers 1425, The Courtauld Institute of Art

On a parfois voulu voir dans cette serviette une préfiguration du linceul du Christ, car elle ressemble beaucoup, par ses rayures bleues et ses franges, au linceul du retable Seilern.


Robert_Campin_Vierge à l'Enfant devant la cheminee Ermitage Saint Petersbourg
Vierge à l’Enfant devant la cheminée
Robert Campin, Ermitage, Saint Pétersbourg

Mais on peut plus profitablement la comparer cette Vierge à l’Enfant. Tandis que Marie tourne la main vers le feu, la serviette sèche tranquillement au mur, suspendue au dessus du lavabo. Elle présente les deux mêmes bandes de trois rayures bleus que le retable de Mérode, visiblement sans intention morbide. Elle ne présente pas de franges.

Sur ce panneau et son fonctionnement en diptyque, voir Les premiers diptyques religieux.


Flugelaltar Meister des Eggelsberger Altars Oberosterreich 1481 Flugelaltar Meister des Eggelsberger Altars Oberosterreich 1481 detail

Annonciation
Meister des Eggelsberger Altars, 1481,Schloßmuseum, Eggelsberg bei Schärding

A bien y réfléchir, les plus étonnant dans le retable de Mérode est cette absence de franges d’un côté : ce maître, bien moins habile que Campin, n’a pas oublié de les représenter, même sur le côté le moins visible.


Jan_de_Beer_-_Birth_of_the_Virgin detail serviette
Naissance de Marie
Jean de Beer, vers 1520, Musée Thyssen Bornemiza, Madrid
(Cliquer pour voir l’ensemble)

De même chez cet émule de Campin, catégorie détails pittoresques : remarquer la découpe du banc par la fenêtre, l’aile de poulet qui sert à épousseter les moulures, le miroir qui reflète la servante (laquelle lève la main vers le feu pour vérifier la chaleur, dans le même geste que dans la Vierge de Saint Pétersbourg). Sans oublier le demi-chat qui se chauffe devant la cheminée.

Nous proposerons une interprétation de cette énigme des franges absentes dans 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament.



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Références :
[1] Islam and the Medieval West, Volume 1, Stanley Ferber, SUNY Press, 30 juin 1979
[2] Il n’a rien à voir avec les céramiques de Delft fabriquées pour Rosh Hashanah, citées dans cette intense discussion sur Reddit https://www.reddit.com/r/ArtHistory/comments/1ywsuq/i_was_wondering_if_someone_could_tell_me_what_the/
[2a] Merci à B. Disdier Defaÿ pour ces précisions terminologiques. Voir son sa très intéressante base de données  : Chandeliers anciens. Candlesticks : a historical database from 1400 to 1800 https://www.pinterest.fr/disdierdefay/
[2b] Comme le remarque B. Disdier Defaÿ, il ne peut s’agir d’une chandelle de suif, trop molle pour être piquée, mais d’une bougie de cire d’abeille ayant gardé sa couleur naturelle jaune. Pour des raisons symboliques qui s’expliqueront dans  4.6 L’énigme de la bougie qui fume, je pense que le chandelier de la table montre, en contraste, non pas une chandelle de suif, même de qualité supérieure, mais  une bougie de cire d’abeille blanchie par l’action du soleil.
[2c] Patricia Lea’, “CLEAN HANDS ARE NOT ENOUGH: LECTIO DIVINA FOR NOVICES IN THE MÉRODE ANNUNCIATION”, p 16
[4] De Coo, Jozef. « A Medieval Look at the Merode Annunciation. » Zeitschrift für Kunstgeschichte 44, no. 2 (1981). pp. 114–32, fig. 1–2. http://www.jstor.org/stable/1482081

1.1 Un monument de l'Histoire de l'Art

26 novembre 2017

Retable de Merode aux Cloisters
Triptyque de Mérode

Ce petit objet, exposé aux yeux de tous depuis son achat en 1956 à la famille des Comtes de Mérode, a fasciné des générations d’historiens d’Art, qui se sont disputés et se disputent encore dans des luttes homériques :

  • sur son auteur : Robert Campin, dit encore le maître de Flémalle (un très grand artiste dont l’oeuvre a été hypothétiquement reconstituée tout au long du XXème siècle) ou bien un ou plusieurs membres de son atelier ? [1]
  • sur sa signification : chef d’oeuvre de réalisme flamand ou de symbolisme religieux, ou les deux ?



Triptyque de Mérode

Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York

MerodeComplet_GAP

Si le triptyque de Mérode est une oeuvre extraordinaire et difficile à appréhender, c’est qu’il est sous bien des points un prototype :

  • une des toutes premières peintures à l’huile ;
  • un triptyque prenant pour sujet principal l’Annonciation, alors qu’on la trouve habituellement sur le revers des panneaux latéraux [2] ;
  • la première représentation de l’Annonciation dans un intérieur flamand ;
  • une iconographie rarissime : Joseph représenté dans une Annonciation à part égale avec Marie ;
  • un des plus complexes assemblage d’objets relevant de ce que Panofski a baptisé le « symbolisme déguisé ».


Un siècle de recherche

01 hugo-von-tschudiHugo von Tschudi 02 Johan HuizingaJohan Huizinga 03 Erwin PanofskiErwin Panofski 04 Charles-de-TolnayCharles de Tolnay
 05 Meyer ShapiroMeyer Schapiro 06 Margaret Freemann 1938Margaret Freemann 07 Heckscher, William S William Heckscher 08 helmut nickel 2012Helmut Nickel
09 Charles Isley MinottCharles Minott 09a Marilyn Aronberg LavinMarilyn Aronberg Lavin 10 Albert-ChateletAlbert Chatelet 11 Lorne_Campbell LorneCampbell
12a daniel arasseDaniel Arasse  12 Cynthia HahnCynthia Hahn 13 Reindert_FalkenburgReindert Falkenburg 14 Felix_ThurlemannFelix Thürlemann
15 Stephan KemperdickStephan Kemperdick

Les plus grands historiens d’art se sont penchés sur ses mystères [3]. La bibliographie le concernant ne comporte pas moins de 340 références, qui s’accroissent chaque année [4].

Durant un siècle d’études savantes, toutes les sources historiques ont été exhumées, tous les textes d’époque ont été écumés, et il est peu probable qu’on trouve subitement un nouvel élément ajoutant une pierre à l’édifice. Alors, que peut-on encore espérer dire d’intéressant et de neuf sur ce célébrissime fétiche ?



La première approche est celle de l’observation pure : en oubliant toutes les interprétations, nous examinerons l’oeuvre à la loupe, la comparerons avec d’autres documents d’époque et mettrons en valeur certains détails qui ont été soit mal compris, soit sous-estimés, soit complètement ignorés :

La seconde est historiographique : nous résumerons cinq travaux assez anciens, mais qui ont marqué les mémoires :


sb-line

Annonciation Bruxelles Campin
Annonciation, Maître de Flémalle, Musée royal des Beaux Arts, Bruxelles

Après cet état des lieux des étapes saillantes de la recherche, nous explorerons une voie qui a notre sens qui n’a pas été exploitée dans toutes ses conséquences : la comparaison du panneau central avec une variante très proche, elle-aussi de l’atelier de Campin : l’Annonciation de Bruxelles. Cette méthode nous permettra de parvenir à une interprétation originale et cohérente d’abord du panneau de Bruxelles, puis du panneau central du retable de Mérode, puis de l’ensemble de ce retable, qu’il faut voir comme la mise en scène d’une sorte de Mystère sacré.



Nous terminerons par une interprétation détaillée du panneau de Joseph, prolongeant les analyses de Minott et révélant, sous le pittoresque atelier d’un menuisier médiéval, une construction théologique rigoureuse et ambitieuse.

Mais nul besoin d’être théologien pour aller plus loin : toutes les notions nécessaies seront fournies en cours de route.


L’essentiel sur l’Annonciation

L’épisode de l’Annonciation tient en quelques phrases de l’Evangile de Luc.

« Le sixième mois, l’ange Gabriel fut envoyé de Dieu dans une ville de Galilée appelée Nazareth,à une vierge fiancée à un homme appelé Joseph, de la maison de David, et la vierge s’appelait Marie.Il entra chez elle et dit : Réjouis-toi, gracieuse, le Seigneur est avec toi. À cette parole elle se troubla, elle se demandait quelle était cette salutation. L’ange lui dit : Ne crains pas, Marie, Voilà que tu vas concevoir et enfanter un fils. Tu l’appelleras Jésus. » Luc 26:31

« Marie dit à l’ange : Comment ce sera-t-il, puisque je ne connais pas d’homme ? L’ange lui répondit : L’Esprit saint surviendra sur toi, la puissance du Très-Haut te couvrira : c’est pourquoi l’enfant sera saint et on l’appellera fils de Dieu… Et Marie dit : Voici l’esclave du Seigneur. Qu’il en soit de moi comme tu dis, Et l’ange la quitta ». Luc 24:38

Bien que le texte ne le précise pas explicitement, la réponse favorable de Marie (« Ecce ancilla Domini ; fiat mihi secundum verbum tuum ») déclenche la conception miraculeuse de Jésus dans son ventre (ainsi que de nombreuses conséquences et complications jusqu’à nos jours).

L’Annonciation, sujet très facile a représenter pour les peintres et qui a donné lieu à d’innombrables variations, coïncide donc avec l’Incarnation, sujet autrement délicat pour laquelle aucune iconographie n’a été codifiée (sinon celle de ne pas essayer de la représenter).

La conception virginale réalise une prophétie du prophète Isaïe :

« C’est pourquoi le Seigneur lui-même vous donnera un signe, Voici, la jeune fille deviendra enceinte, elle enfantera un fils, Et elle lui donnera le nom d’Emmanuel. »  Isaïe, 7:14


Grandes Heures de Rohan 1430-35 f45r GallicaAnnonciation, Grandes Heures de Rohan 1430-35 f45r Gallica

On voit ici Isaïe (en bas à droite) montrant sa prophétie, tandis que l’ange déroule son propre phylactère.

En somme, l’Annonciation est une Prédiction renouvelant une Prophétie. Car tant que l’enfantement n’aura pas eu lieu, dans neuf mois, tout reste encore envisageable : que la grossesse n’aille pas à son terme, sans parler de la virginité de Marie.

L’Annonciation, qui ouvre pour les théologiens trois trimestres d’insécurité maximale (Jésus est-il bel et bien là, et quand, et sous quelle forme ?), offre aux meilleurs artistes (comme Campin) la possibilité de parler à la fois du passé lointain (Isaïe), du présent (l’Incarnation), du futur proche (la Nativité) et du futur lointain (la Crucifixion de Jésus).


Annonciation Belles heures de jean du berry folio 30r MET

Annonciation, Belles heures de Jean du Berry, 1405-09, folio 30r Metropolitan Museum

D’autres se contentent de traiter le thème des deux époques : ici, de part et d’autre d’un pilier faisant frontière, Marie se tient  au pied d’une statue de Moïse, représentant l’Ancien Testament ; et l’Ange rentre à gauche par une porte représentant l’entrée dans le monde du Nouveau Testament.

Voyez-vous où se trouve Isaïe ?


Merode_Recap_Scoops

Afin d’appâter le lecteur, terminons par un aperçu des importants problèmes qui seront résolus en cours de route :



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Références :
[1] Aucune oeuvre n’étant signée et datée, les attributions ont fluctué et fluctueront encore : on trouvera un aperçu de ces discussions de spécialistes dans 4.2 L’Annonciation de Bruxelles. Lorsque j’écris « Campin« , il faut naturellement comprendre « atelier de Campin« .
[2] C’est les cas notamment dans le retable de l’Agneau Mystique de Van Eyck. Ceci s’explique par la coutume des Flandres de fermer les triptyques pendant le carême, en signe de deuil. Or la fête de l’Annonciation, 9 mois jour pour jour avant la Noël, donc le 25 mars tombe en général en plein carême. Ceci est un argument en faveur d’un triptyque de dévotion privée.
[3] Je n’ai pas pu trouver les photographies de Jozef de Coo ni de Carla Gottlieb. Que les âmes studieuses de ces deux grands adversaires me pardonnent.
[4] Voir la section Reference sur  le site du musée : https://www.metmuseum.org/art/collection/search/470304

Faux-pendants

20 août 2017

De même qu’il existe de faux-amis, il existe de faux-pendants où tout semble prouver une correspondance entre deux tableaux, alors qu’ils n’ont jamais été conçus pour cela.

Voici quelques exemples pas si faciles à démêler.



Tintoret la decouverte du corps de St. MarcSaint Marc exécute plusieurs miracles (La découverte du corps de Saint Marc), Brera,Milan Tintoret The Translation Of St. MarkLe corps de Saint Marc sauvé de l’Incendie, Gallerie dell’Accademia, Venise

Tintoret,1562-1566

Ces deux tableaux proviennent de la Salle capitulaire de la Grande Scuola di San Marco, et présentent des compositions complémentaires : perspective spectaculaire et présence du commanditaire Tommaso Rangone (l’homme à la barbe blanche et au riche manteau, au centre).

La discordance des tailles pourrait s’expliquer par le fait que le second a été fortement recoupé en 1815, voici son état initial :

Tintoret The Translation Of St. Mark etat original

Gravure de Silvestro Manaigo et Andrea Zucchi, 1720

L’iconographie de ces deux panneaux a été longtemps incertaine, et on les présente souvent comme des pendants.


Tintoret St. Marc libère un esclaveSaint Marc libère un esclave Tintoret Saint Marc sauve un SarrazinSaint Marc sauve un Sarrasin de la noyade

Tintoret,1562-1566, Gallerie dell’Accademia, Venise

Les études récentes [1] ont montré qu’il s’agissait en fait d’un cycle de quatre tableaux, présentés dans l’ordre chronologique :

  • sur le mur sud, Saint Marc libère un esclave ;
  • sur le mur Est, nos deux « pendants », suivis par « Saint Marc sauve un Sarrasin de la noyade »

Bien qu’exposés côte à côte, ils n’ont jamais été conçus en pendants : seulement comme numéros 2 et 3 de la série.



On dirait deux soeurs posant dans le jardin  familial. Pourtant, la réalité est plus complexe et bien plus intéressante. Dans la suite, nous résumons la remarquable analyse de Margaretta M. Lovell [2].



John Singleton Copley Mrs. Benjamin Pickman (Mary Toppan). 1763. Yale University Art Gallery, New HavenMrs. Benjamin Pickman (Mary Toppan)
John Singleton Copley, 1763, Yale University Art Gallery, New Haven
John Singleton Copley Mrs. Daniel Sargent (Mary Turner) 1763 Fine Arts Museums of San Francisco 125.7 x 99.7 cmMrs. Daniel Sargent (Mary Turner)
John Singleton Copley, 1763, Fine Arts Museums of San Francisco

Mrs. Benjamin Pickman

Mary Toppan, 19 ans, issue d’une bonne famille de Salem, venait en 1763 de se marier avec Benjamin Pickman. Elle porte dans ses cheveux un petit diadème nommé mercury et tient dans ses mains une ombrelle, objet aussi onéreux à l’époque que le tableau lui-même. Ces deux  objets sont de ceux qu’une jeune fille de bonne famille pouvait confectionner elle-même et assortir selon ses goûts, en achetant seulement les matériaux.


Mrs. Daniel Sargent

Mary Turner, 19 ans, issue d’une bonne famille de Salem, venait en 1763 de se marier avec son cousin Daniel Sargent, un armateur fortuné de la ville voisine de Gloucester.

Dans une chute d’eau jaillissant entre deux pierres de tailles, Mary plonge de la main droite une coquille,  du bout des doigts et en tournant le poignet vers le haut, selon la manière de donner ou de recevoir que prescrivent les traités de savoir-vivre de l’époque. De la main gauche, elle tient sa robe entre le pouce et l’index, seule manière distinguée de toucher  un vêtement.Tout est ainsi calculé pour mettre en scène l’aisance naturelle et l’expression de digne retenue qui caractérisent les dames de la meilleure société.

Quant à la coquille Saint Jacques, c’est un manière élégante de faire référence à la beauté de l’épouse (Vénus), à l’origine de la fortune du mari (la mer) et à la moitié du couple.


Deux jeunes épouses

Le fait qu’elles n’aient  pas été représentées avec leur mari, contrairement à d’autres pendants de couple commandés à Copley par les mêmes familles, peut s’expliquer, selon Margaretta M. Lovell , par le statut du mariage comme l’évènement le plus important de la vie d’une femme  ;  mais aussi par le fait que le mari n’avait pas le temps de se soumettre aux interminables séances de pose exigées par la méticulosité et les repentirs de Copley : pas moins de seize séances de six heures, selon les mémoires du fils de Mary Turner. Tandis que Reynolds, à Londres, se vantait de peindre un portrait en cinq à huit heures de pose.


La logique apparente

Le décor minimaliste, aux couleurs ternes, est similaire dans les deux tableaux : à gauche une maçonnerie  en pierres de taille vue de côté ébauche une perpective  : au fond, un mur plat est barré par une ombre diagonale, qui attire l’oeil vers le visage..

Les deux tableaux ont le même format, les deux femmes sont vues de trois quarts. La seconde tourne les yeux vers la première, laquelle  à son tour fixe le spectateur, établissant  un cycle de regards.

Mary Pickman, avec son ombrelle et son mercury dans les cheveux, est plutôt du côté des objets manufacturés, tandis que Mary Sargent, avec sa coquille et les trois roses fichées dans son chignon, fait référence à la nature. Ainsi, au centre du pendant, le parapluie et la cascade se trouvent affrontés, telles l’industrie de l’homme face à celle de la nature.

Reste à savoir pour quelle raison ces deux jeunes voisines auraient choisi de se faire représenter de manière symétrique, et chez laquelle était exposé le « pendant ».


Un faux-pendant

La taille identique s’explique par la standardisation des formats  des portraits ( ici half-length, soit 50 par 40 inch), qui réglait également le cadrage du corps et l’emplacement de la tête.

Le décor, lui aussi standardisé, illustre l’idée que des coloniaux excentrés pouvaient se faire d’un jardin luxueux. Il sert surtout à mettre  en valeur la magnificence de la robe à panier et du corset à baleines, un type de vêtement pratiquement réservé aux femmes mariées. La soie bleue, importée donc très onéreuse, est un signe de richesse.

Au terme d’une analyse serrée, Margaretta M. Lovell a établi que les deux familles habitaient la plus vieille  rue de Salem, Essex Street, et se connaissaient depuis l’enfance. Les deux jeunes voisines, mariées la même année, et sans doute amies, ont très logiquement demandé au peintre local de les représenter dans leur nouvelle dignité d’épouse, sans que les deux tableaux aient été destinés à être accrochés en pendant.


L’énigme de la robe bleue

Il existe un autre exemple où Copley a peint trois portraits de femmes où seul le visage change,  la pose et la robe, recopiée d’après une gravure anglaise, restant exactement les mêmes. Les trois femmes, pourtant apparentées, n’ont manifestement pas pris ombrage de cette uniformité. Car ce que la clientèle appréciait alors dans les portraits était la ressemblance du visage, non l’originalité des vêtements : ils étaient parfois peints en dehors  des séances de pose, d’après des modèles stéréotypés, par des artistes spécialistes des étoffes.

Dans le cas présent, le réalisme méticuleux de la robe, peinte sous des angles différents,  exclut qu’elle ait pu être recopiée d’après une gravure. Margaretta M. Lovell a examiné toutes les hypothèses :

  • une robe miniature peinte après coup, en se servant d’un mannequin de peintre  ? Peu probable pour la même raison ;
  • une robe appartenant au peintre, et qu’il aurait prêtée à ses modèles cette année-là  ? Peu probable, vu le coût élevé d’un tel vêtement pour un peintre de 36 ans (envron 15 livres sterling, soit deux fois le prix du tableau) , tandis que ses modèles pouvaient aisément faire face à la dépense.


Une explication plausible

John Singleton Copley Mrs. James Warren (Mercy Otis) , 1763, Museum of Fine Arts, Boston

Mrs. James Warren (Mercy Otis Warren)
John Singleton Copley, 1763, Museum of Fine Arts, Boston

Il se trouve que la même année, Copley a réalisé un troisième portrait avec la même robe : celui d’une femme plus âgée, qui deviendrait un peu plus tard une poétesse et historienne reconnue et jouerait un rôle important au moment de la Révolution : Mercy Otis, épouse de James Warren depuis 1754.   Margaretta M. Lovell a trouvé une connexion entre celle-ci et les deux familles Toppan et Pickman, via des camaraderies à Harvard, ainsi que via un procès avec les marchands de Salem.

D’où sa proposition que la robe ait en fait appartenu à Mercy Otis, qui l’aurait donnée  à Mary Toppan à l’occasion de son mariage, laquelle l’aurait  prêtée à Mary Turner en signe d’amitié.


John Singleton Copley Mrs. James Warren (Mercy Otis) detailMercy Ottis Warren John Singleton Copley Mrs. Daniel Sargent (Mary Turner) detailMary Turner

Margaretta M. Lovell remarque d’ailleurs que les dentelles qui ornent les manches sont plus luxueuses dans le portrait de Mercy Ottis que dans les deux autres : preuve que la robe avait été remaniée entre temps. De telles dentelles, individualisées et indicatrices du statut social, étaient à l’époque plus coûteuses que le tableau lui-même, et constituaient des biens d’importation de grande valeur.

On peut aussi y voir l’emblème du réseau complexe de déférences et de préséances qui soutendent les tableaux de Copley, et nous sont devenues à peu près indéchiffrables.

Partager la même robe,  c’était partager la même distinction.



Références :
[1] Patricia J.Hyland, « Tintoretto’s Rangone cycle re-examined: Costume in context at the Scuola Grande di San Marco », Thèse de 2006, Boston University
[2] Mrs. Sargent, Mr. Copley, and the Empirical Eye, Margaretta M. Lovell, Winterthur Portfolio Vol. 33, No. 1 (Spring, 1998), pp. 1-39, Published by : The University of Chicago Press
http://www.jstor.org/stable/1215242

Substituts du miroir

25 juillet 2017

On s’intéresse ici à des cas où le miroir est remplacé par autre chose… ou  par rien.



 

The Dolly Sisters 1 The Dolly Sisters

Les Dolly Sisters


Kessler sisters Photo by DANIEL FRASNAY from the book Paris Review 1961 Kessler sisters

Les Kessler Sisters

Comment de vraies jumelles inventent de  faux miroirs.

Serres-livres :
ces petits objets qui s’amusent avec la symétrie et jouent du couteau ou du miroir.


serre-livres histoire faune et cabri. Signature CarlierLe faune et le cabri
Signé Carlier, vers 1930
serre-livres histoire faunes. Signature LimousinCouple affronté
Signé Limousin, vers 1930

Pas de symétrie, mais des tensions qui s’opposent


serre-livres couple LE SAVETIER ET LE FINANCIER SIGNEE LE VERRIERLe savetier et le financier
Signé Le Verrier, vers 1930
serre-livres couple Signature JanteDon Quichotte et Sancho Panza
Signé Jante, vers 1930

Peu de symétrie, mais une paire de compères.

serre-livres HF-art-deco-pierrot et colombine-par-fontinellePierrot et Colombine
Signé Fontinelle, vers 1930
serre-livres HF-art-deco-en-bronze-par-josef-lorenzl-crejo-autriche-1925Pierrot et Colombine
Signé Crejo, Autriche, 1925

Un couple fusionnel qui tend vers la symétrie

serre-livres ruse art-deco-pierrot -colombine-robjPierrot et Colombine
Signé Robj, vers 1930
serre-livres ruse art-deco-cavaliers -par-robjCavaliers
Signé Robj, vers 1930

Il s’agit ici de ruser avec le regard, qui doit détecter ce qui n’est pas symétrique.

serre-livres miroir faux elephant signe fontinelleEléphants
Signé Fontinelle, vers 1930
serre-livres miroir faux fables de la Fontaine Benjamin RabierFables de la Fontaine
Benjamin Rabier, vers 1930

Vu de loin, la symétrie est parfaite : le plaisir consiste à se rapprocher


serre-livres FF-miroir femmes 1930 limousinFemmes nues
Signé Limousin, vers 1930
serre-livres FF Edward d'AnconaPinups serre-livres
Edward d’Ancona

On voit à gauche que, pour obtenir un effet miroir, les deux statuettes doivent être différentes (les serres-livres moins élaborés se contentent de dupliquer le même modèle).

A droite, on notera les titres humoristiques :

  • pour les deux livres gris qui symbolisent visiblement les deux girls, La Vérité Nue (par D.U. Mensonge) et Le Corps (par T.Entrecôte) ;
  • pour le livre central, pris en sandwich entre les mains caressantes, Les Faits bruts, par U.B.Barre, ou le mot Barre signifie la même chose qu’en français.


serre-livres-miroir objet coupe colonne serre-livres-miroir objet coupe

Losqu’un objet est symétrique ou presque, l’effet couteau équivaut à l’effet miroir.

serre-livres couteau asymetrique Dellamorteco serre-livres couteau asymetrique rare-antique-bookends

Losqu’il l’est peu ou pas du tout, l’effet se limite au couteau.


Dans le miroir du tournesol



van dyck Autoportrait au tournesol 1632 Coll part

Autoportrait au tournesol
Van Dyck, 1632, Collection particulière

De la main gauche, Van Dyck  nous montre la chaîne d’or que lui a récemment donnée en récompense son patron, le roi Charles I d’Angleterre ; de la main droite, il montre un tournesol. La position de la grande fleur, aux pétales agitées  par le vent, un bouton tendu vers la gauche comme une main, fait écho à celle du peintre, avec ses cheveux ébouriffés. Derrière, le ciel nuageux rappelle que la tête du tournesol suit, dit-on, la marche du soleil.

Nous comprenons alors la métaphore  de l’artiste courtisan : comme la fleur,  lui aussi ne quitte pas des yeux son souverain, et c’est bien Charles I qui est censé être l’unique spectateur de ce tête-à-fleur chargé de sens.

Dorothea Tanning The mirror 1950 Collection Schefler Aspen

Le miroir
Dorothea Tanning, 1950, Collection Schefler, Aspen

Le tournesol, emblème-fétiche de Tanning, figure dans plusieurs toiles de cette époque, avec des significations variées [1].  Ici, on ne peut s’empêcher de penser à une transposition de la composition de Van Dyck. On y retrouve la double  métaphore du tournesol comme visage et comme miroir du soleil. Mais ici, elle est poussée à son comble : le visage est devenu un tournesol, et le tournesol est véritablement un miroir, qui ne montre rien  que le soleil.

Le tout englobé dans un autre  miroir-tournesol, en signe d’autoréférence.


Les réflexions d’Andrew Valko

Grand spécialiste des chambres de motel glauques, Andrew Valko explore depuis de nombreuses années divers dispositifs réflexifs qui s’ajoutent au miroir pour tenter, sans y parvenir, d’échapper au huis-clos du célibataire ou du couple.

Nous allons retrouver deux effets que le miroir permet habituellement d’obtenir.



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L’effet ping pong


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andrew_valko_1992 Room by the sea

Room by the sea, 1992

Entre la clim et l’alarme incendie, la femme se remaquille en nous cachant son visage tandis que  le miroir nous montre celui de son partenaire. Au fond, dans le poster, un autre couple a trouvé la liberté sous les cocotiers.


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andrew_valko_1998 STEADY SHOT

Steady shot 1998

Lampe rouge allumée, c’est ici le caméscope qui nous montre le partenaire.  Le motif de fausse jungle du canapé évoque une évasion illusoire.


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andrew_valko_1998 KNOCK, KNOCK

Knock knock, 1998

C’est maintenant la télévision, sur laquelle le caméscope est branché en tant qu’adjuvant érotique, qui nous révèle l’homme assis sur le lit, encore en slip. La femme s’est levée pour  regarder par le judas , autre dispositif optique d’espionnage : moins fâchée de l’interruption du tournage que curieuse de l’irruption d’autre chose dans leur intimité technicienne.


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La déconnexion

Dans laquelle il s’agit de découper et de mettre à distance un morceau de réel.



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andrew_valko_2008 import imageImport image, 2008  

andrew_valko_2007 facebookFacebook, 2007

La webcam  modifie le cadrage et l’angle de vue avec bien plus de liberté qu’un miroir : pourtant nous ne doutons pas un instant que le visage à l’écran est bien celui de la jeune fille.

Dans la première composition, la webcam fonctionne comme un dispositif de prise de vue (« Import image« ), dans lequel la jeune femme sert de modèle.  Dans la seconde, elle est utilisée comme un dispositif  réflexif, dans lequel  la jeune femme est à la fois le sujet et l’objet (d’où le titre  Facebook).

Mais grosse différence avec un miroir : elle n’inverse en aucun cas  la gauche et la droite.


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andrew_valko_ 2011 I Shot Myself,

I Shot Myself, 2011

L’appareil photo lui aussi respecte la gauche et la droite ; il produit une image miniature qui semble amorcer une régression à l’infini aussitôt interrompue, à la verticale de la cuvette close.


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andrew_valko_2015 messengerMessenger, 2015

andrew_valko_2017 alone togetherAlone together, 2017

Progrès technique oblige, l’objectif est maintenant celui du téléphone portable.

A gauche, il ajoute à l’effet de découpe celui d’une translation à la fois spatiale et temporelle, soit justement ce qui caractérise un « messager ». Il crée aussi le paradoxe d’un visage exact et complet, mais indécidable : car qui nous dit que les lèvres sous la photo ont gardé la même expression ? Qui nous dit que ce messager  n’est pas en train de nous tromper tout en gardant les lèvres closes ?

A droite, l’ancienne et le nouvelle technologie rivalisent : le miroir circulaire effectue un zoom sur l’oeil gauche de la jeune fille, qui de la main droite prend un selfie dans le grand miroir.  La question est : le selfie qu’elle prend coïncide-t-il  avec le tableau que nous voyons ?

Le fait que le tableau ne coïncide pas avec le selfie, ce qui bien sûr en complexifie la réalisation, sonne comme une revendication d’autonomie de la peinture par rapport à la reproduction mécanique.


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andrew_valko_2010 for_your_eyes_only_For your eyes only, 2010 andrew_valko_2011 Marriott reflectionsMarriott reflections, 2011

A gauche, la modèle se fait les cils, grâce à un miroir portable grossissant. A droite, elle se met du rouge à lèvres. Si la salle de bain est différente, la modèle, le miroir portable et la trousse de toilette en plastique bleu transparent sont les mêmes.

Identique également la hauteur du point de fuite, à peu près au niveau du soutien gorge, soit la hauteur d’un homme assis.
Du coup, pour que le miroir circulaire fixe puisse nous montrer le visage du peintre, il faut qu’il soit lui-aussi grossissant, et incliné légèrement vers la droite et vers le bas.


andrew_valko_2014 shutterbug

Shutterbug (Passionné de photo), 2014

Dans ce bouquet final symphonique, les deux procédés  se juxtaposent : l’effet ping-pong et la déconnexion.



andrew_valko_2014 shutterbug detail
Le miroir mobile, par sa double face, concentre ingénieusement dans un espace restreint, le grand oeil du modèle qui ne fait que se regarder lui-même, l’oeil clos du peintre, et le seul  oculus qui regarde réellement : l’objectif de l’appareil photo.

Comme si le regard humain se trouvait ici définitivement supplanté par le regard mécanique. Et comme si la caméra avait pris possession de la chambre.



Références :
[1]  Dans Eine Kleine Nachtmusik (1943), il représente selon elle :
 » le symbole de toutes les choses avec lesquelles les jeunes doivent s’affronter et traiter «  , ou bien   » la bataille sans fin que nous menons contre des forces inconnues, ces forces qui existaient avant notre civilisation « .
http://www.tate.org.uk/art/artworks/tanning-eine-kleine-nachtmusik-t07346

Deux addenda sur Conques

2 mai 2017

Pendant les publications de Mr Lei Huang [1], j’avais évité toute forme de commentaire. A présent, j’ai encore vieilli et je profite de mon fils comme copiste. Je voudrais insister brièvement sur deux points.



Deux copies inspirées du Maître du Tympan

 

 

annonc_ange annonc_vierge

Annonciation, tribunes Sud de la nef


a annonc conques34x

Annonciation, par le Maître du Tympan

Il s’agit de l’Annonciation répétée en double sur un chapiteau des tribunes Sud de la nef, reprise du haut-relief par le Maître au fond du transept Nord. La copie est indubitable avec la reprise des mêmes détails, mais l’adoption d’un style différent, schématisme et symétrie. Formule utilisée pour la moitié des tribunes et tout le cloître, ainsi que pour  la dalle funéraire de l’abbé Bégon. D’où le nom d’atelier de Bégon donné à cet ensemble.


a c condamn ste foy 3893882168_67299d7934_o Nef côté Nord a c condamn ste f voute 5001_thumbVoûte de la nef.

Sainte Foy menée au supplice

Autre copie, celle du chapiteau avec Sainte Foy menée au supplice dans la nef côté Nord, pour un chapiteau d’une retombée de la voûte de la nef. On retrouve les mêmes effets de schématisme. Et il faut noter que les derniers chapiteaux des tribunes sont d’un style plus médiocre, preuve que l’atelier a cessé de fonctionner.

Personne n’a insisté sur le fait que le plus grand artiste de Conques a pu être utilisé, ce qui lui donne une datation intermédiaire et non pas postérieure.


04avareL’Avare(chapiteau tribunes Nord) a avare conques63L’Avare(tympan)

On pourrait noter aussi que d’autres oeuvres du Maître se trouvent dispersées, comme au milieu des tribunes Nord le chapiteau de l’Avare.

05entrelacsAinsi que dans les tribunes Sud, celui avec un panneau d’entrelacs et une tête typique.


Le conclusion s’impose : les plus belles oeuvres et le tympan ne sont pas forcément plus tardifs. C’est la position contraire à celle de mon maître et ami Marcel Durliat qui, dans son livre sur la sculpture romane des routes de pèlerinage, a placé plus tôt le chapiteau de l’Avare comme « auvergnat » et traité les sculptures de Conques en englobant l’atelier de Bégon, mais en négligeant le tympan. Je verrais là une persistance de la vision ancienne pour laquelle c’est le plus récent qui est le plus beau : par exemple l’opinion de Francis Salet, longtemps le « pape » de l’archéologie médiévale, sur les chapiteaux du déambulatoire de Cluny : « trop beaux » pour être anciens.



Odolric et la précocité du plan de Conques

 

Je continue dans le même sens en me servant d’une pierre tombale que j’ai attribuée [2]  à l’abbé Odolric, pour lequel on a une bulle d’indulgences à laquelle j’ai consacré un chapitre de ma thèse.


plan-abbatiale-sainte-foy a c tombe odolric cf saint-antonin OmegAlpha1

Nous nous situons dans le milieu du onzième siècle, et l’église a été commencée à l’Est. Pourtant, c’est vers le bout de la nef du côté Nord qu’on a inséré la plaque avec la croix pattée, traitée dans un style très primitif. Elle est entourée de blocs énormes qui aboutissent à l’angle Nord-Ouest de l’édifice.

J’y vois la preuve qu’on a avancé très tôt jusque là, et qu’on avait donc une vision d’ensemble de toute l’église. La place se trouvait ainsi réduite pour la façade, fixant des limites au portail et au tympan. Bien entendu, on n’avait donc pas besoin d’attendre la fin de la construction pour ajouter la sculpture.

Jacques Bousquet
1er mai 2017


Références :
[1] En particulier, Lei Huang,« Le maître du tympan de l’abbatiale Sainte-Foy de Conques : état de la question et perspectives » (Etudes aveyronnaises 2014)
[2] Jacques Bousquet, « La tombe présumée d’Odolric à Conques et le motif de la Croix cantonnée de boutons, Cahiers de Saint Michel de Cuxa », N°22, 1991)

Le miroir transformant 4 : transgression

17 avril 2017

Le miroir onaniste

 

Une transgression mythologique (SCOOP !)

kunsthalle karlsruhe-hans-baldung-copie-frauenbad-mit-spiegelFemmes au bain autour d’un miroir
Hans Baldung (copie tardive) Kunsthalle, Karlsruhe

Trois femmes nues aux cheveux dénoués se regroupent autour d’un miroir :

  • la première les relève pour bien voir son visage ;
  • la deuxième regarde son sexe en le peignant ;
  • la plus vieille ne se mire pas, mais tient un ciseau qui ne coupe rien.

Une quatrième femme nue, portant une coiffe, observe le groupe depuis l’arrière.


Grien s’amuse à transposer, dans les bains, la représentation classique des Trois Parques, en remplaçant le thème du fil de la vie par celui des poils de la femme :

  • Clotho, qui brandit la quenouille, soulève ici sa crinière sauvage ;
  • Lachésis, qui enroule le fil sur le fuseau, manipule une brosse bien nette pour mettre en ordre sa toison ;
  • Atropos couple le fil.

Le miroir sphérique joue ici un double rôle : accessoire lubrique et symbole du Monde soumis à la Fatalité.


1524-follower baldung-woman-holding-a-mirror Alte Pinakothek MünchenFemme au miroir
Ecole de Hans Baldung Grien, 1524, Alte Pinakothek, München

Ici est retenu seulement le caractère auto-érotique du miroir.


Des sorcières lubriques

Agostino Veneziano la strega ou ste marguerite 1510-20 ca British MuseumLa sorcière ou Sainte Marguerite
Agostino Veneziano, 1510-20, British Museum
1518 Sainte_Marguerite,_by_Raffaello_Sanzio, LouvreSainte Marguerite, 1518, Raphaël, Louvre

Cette gravure énigmatique pourrait être un pastiche à visée érotique de la Sainte Marguerite de Raphaël, en supprimant l’auréole, en remplaçant la palme par un miroir de sorcière, en dévoilant les seins et les cuisses et en rajoutant de manière embarrassée une flaque dans laquelle la femme s’examine.


Arent van Bolten 1600 ca Sorciere coll partSorcière mirant son sexe
Arent van Bolten (attr), vers 1600, collection particulière.

Ce dessin laisse suspecter qu’il a pu exister une association d’idée entre les sorcières et le miroir onaniste, mais on n’en a aucune source textuelle.


Des filles curieuses

1781 La comparaison du bouton de rose gravure Antoine Francois Dennel d'après Gabriel Jacques de Saint AubinLa comparaison du bouton de rose
Gravure d’Antoine Francois Dennel d’après Gabriel Jacques de Saint Aubin, 1781
1790-1810 Thomas Rowlandson The_Inspection coll partThe Inspection, Thomas Rowlandson, 1790-1810, collection particulière

Le miroir français, en forme de poitrine, permet d’objectiver la vieille métaphore poétique entre téton et bouton.

Le miroir anglais fait lui aussi oeuvre pédagogique, en fournissant à la jeune fille le point de vue du connaisseur.

 

jean-frederic-schall-una-mujer-con-un-espejo
Femme s’examinant dans un miroir
Jean-Frédéric Schall, 1780-1820

Schall a eu deux périodes galantes, à la toute fin de l’Ancien Régime et après l’intermède vertueux de la période révolutionnaire. Ce tableau, qui appartient très probablement à la première période, met en scène deux transgressions :

  • au lieu d’être à sa place sur la table de toilette, le miroir est placé par terre ;
  • le V inversé des rideaux rouge conduit l’oeil vers le V inversé du bonnet blanc, puis vers le V inversé des jambes roses.



L’Echo_foutromane,_1792_-_Figure_-_07La solitude instructive de Madame Convergeais, ci-devant comtesse de Branlemont
Figure 7 de L’Echo foutromane, imprimé à Démocratis aux dépens des fouteurs démagogues, 1792 (réédition Gay et Doucé de 1880) [0]

Cependant, c’est bien sous la Révolution française qu’apparaît la première représentation du miroir masturbatoire, pour illustrer un texte très explicite :

« Elle passe dans son boudoir, saisit son miroir de toilette, et assise sur un fauteuil d’osier, le coude droit appuyé sur la table où est le miroir qu’elle tient dressé sous ses yeux avec sa main, le pied opposé portant sur un tabouret peu élevé, elle se contemple à loisir…. Elle proteste…qu’elle ne veut prendre dorénavant que cette route pour lui rendre hommage ; qu’elle n’aura d’autre amant que son doigt, d’autre conseil, d’autre guide que son miroir, d’autre plaisir enfin que celui de décharger sans la participation des hommes. »


Jean Jacques Lequeu av 1825 La Curieuse BNF GallicaLa Curieuse Jean Jacques Lequeu av 1825 Effets du_mois de Mai BNF GallicaEffets du mois de Mai

Jean Jacques Lequeu, avant 1825, BNF, Gallica

Ces deux lavis conçus en pendant (dans une série de quatre) n’illustrent pas un Avant et un Après (les sièges et les coiffes diffèrent) mais plutôt les deux facettes de l’onanisme féminin tel que Lequeu le conçoit, où la caresse du regard et celle de la main s’équivalent.


Jean Jacques Lequeu av 1825 Jeune_con_dans_une_attitude BNF GallicaJeune con dans une attitude des conjonctions de Vénus

Dans une autre série de quatre lavis, Lequeu prend la place du miroir pour nous montrer ce que la femme contemple, et l’annoter avec l’étonnement du célibataire endurci :

« A force de frotter avec l’Index, les femmes jouissent ainsi que nous. »


Femme devant un miroir Francois Souchon av 1857 (C) RMN-Grand Palais (PBA, Lille) Herve Lewandowski
Femme devant un miroir, Francois Souchon, avant 1857 (C) RMN-Grand Palais, Palais des Beaux Arts, Lille, photo Herve Lewandowski

Dans tout le viril XIXème siècle, on ne trouve que ce seul exemple d’une femme se caressant devant un miroir, avec l’alibi d’essayer ses bijoux : la satisfaction féminine ne se conçoit que pécunière.


Albert Joseph Penot 1910 ca Postcard Pecheresses b Albert Joseph Penot 1910 ca Postcard Pecheresses a

Pécheresses (série de cartes postales), Albert Joseph Penot, vers 1910

L’idée que le regard curieux n’est pas un monopole masculin commence à être mise en image au début du XXème  siècle. Cette série de cartes postales légères montre  de petites femmes s’étudiant dans toutes les positions.


Suzanne Meunier 1912 Dans le demi mondeDans le demi monde (carte postale), Suzanne Meunier, 1912

Ici le gag visuel du miroir suggère malicieusement que la main peut caresser autre chose que la nuque.


Qui souvent se mire s’admire
Qui trop s’admire se méconnaît
Les réflexions d’un miroir, Fabiano, La Vie Parisienne, 10 mai 1916 (gallica)

Cette composition recto-verso propose un système d’équivalence bizarre entre le texte, qui se veut relevé, et l‘image, qui se veut légère. Ainsi :

  • « se mire » est synonyme de « montre sa croupe habillée »
  • « s’admire » est synonyme de « montre son visage »
  • « se méconnait » est synonyme de « ne montre pas sa croupe déshabillée ».

Au final, ce n’est pas tant la fille que le spectateur, qui méconnait ce qu’il voudrait bien voir.


Gerda Wegener miroir intime Gerda Wegener miroir intime 1

Gerda Wegener, miroirs intimes, vers 1920

Edouard Chimot 1928Edouard Chimot, 1928 Paul-Emile Becat 1937 Une jeune fille à la page - Helena VarleyPaul-Emile Becat, 1937, illustration pour Une jeune fille à la page, d’Helena Varley

Durant la libération tous azimuts de l’Entre deux guerres, le thème du miroir intime connaît une popularité limitée.


1920 ca mirror_mirror_vintage_erotica_pin_up_girl
Carte postale, années 20

Presque toujours cependant, la femme au miroir reste parfaitement anodine, sauf dans ce cas de surréalisme probablement involontaire où le mur semble prendre la relève du miroir pour « refléter » le pubis dans le vase.


Esquire pin-up Euclid Shook Reflection Avril 1952Réflexion
Pin-up d’Euclid Shook, Avril 1952, Esquire

Dans le texte assez balourd, la pinup réfléchit à se faire teindre en blond Titien, met son miroir à contribution pour choisir la bonne teinte (ou le bon homme), et conclut que jamais elle ne renoncera « au reflet qui compte dans l’oeil d’un mec ». Bien que le dessin place le miroir à l’endroit évident de l’autosatisfaction, le texte dénie l’interprétation malséante, avec toute l’hypocrisie de l’ordre moral restauré.


garouste-veronique autoportait 2007 Collection de l artiste

Véronique (autoportait )
Garouste, 2007, collection de l’artiste

Cette oeuvre terminale finit par transgresser la transgression, en inversant l’inversion.


Le miroir excitant

 

Miroirs japonais

Isoda Koryusai Twelve Bouts of Sensuality ca. 1775-77
Douze épisodes de sensualité, Isoda Koryusai, vers 1775-77

Le Japon  n’a aucun tabou quant à l’effet érotique du miroir :

  • émoustillant pour l’acteur, qui y trouve ce qui l’intéresse,
  • décevant pour le spectateur, auquel il ne montre rien.


Love Couple In Front Of Mirror, Kitagawa Utamaro, 1799Amants devant un miroir, planche 8 de l’album Negai No Itoguchi (Le Prélude au désir), Kitagawa Utamaro, 1799

Doublement didactique, le miroir aux orteils fait écho à la main masculine et souligne l’extensibilité féminine.


Isoda Koryusai (attr) Lovers in an interior, observing themselves in a mirror 1770 ca
Amants s’observant dans un miroir
Isoda Koryusai (attr), vers 1770, collection particulière

Dans ce dispositif astucieux, la pulsion scopique est partagée par les acteurs assis – qui contemplent dans le miroir leurs deux visages accolés – et par le spectateur debout – qui jouit d’un supplément d’infotmation.


Trois vulves examinees dans un miroir Estampe japonaise vers 1850Estampe japonaise, vers 1850 Woman s genitals reflected in a hand-mirror. Picture calendar (e-goyomi) for the year Bunsei 1, 1818, British Museum Calendrier (e-goyomi) pour l’année Bunsei 1, 1818, British Museum

L’estampe de gauche expérimente l’effet érotique de la découpe  avec trois types de miroirs circulaires : à  chevalet, à manche, ou suspendu, sans se préoccuper de la position de la dame.

A droite, le miroir posé sur la table est plus compatible avec l’auto-érotisme. L’analogie des formes ovales compare le miroir à la tasse, et les plaisirs raffinés de la vision à ceux du thé.


Miroirs d’Occident

Franz von Bayros Geschichten aus Aretino (1907)Illustration pour Geschichten aus Aretino, Franz von Bayros, 1907 [0a]

Dans ce recueil pour amateurs avertis, une page est dédiée pour la première fois au miroir comme adjuvant pour le couple, dans l’image centrale et dans les frises.


Franz von Bayros Die Grenouillere (1907)

Illustration pour Die Grenouillere, Franz von Bayros, 1907

La même année, le même illustrateur présente le même objet comme un accessoire saphique.


Le miroir voyeur

deveria achille vers1830
La chandelle
Achille Deveria, vers 1830

Sensé exciter les acteurs, le miroir est ici disposé à l’intention du spectateur, auquel il enseigne l’usage récréatif de la chandelle. La plupart du temps, c’est ce point de vue voyeuriste qui est choisi, le miroir fournissant sous un autre angle un duplicata pour le même prix.



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Félicien+Rops-_Demangeaison

 Démangeaison

(extrait de la série des Cent légers croquis pour réjouir les honnêtes gens ; 1878-1881)
Félicien Rops , Namur, Musée Rops

Le miroir explique doublement le titre : il montre le bras de la femme qui se gratte, et la face barbichue du client, attiré ici par une autre démangeaison.

Réduit à une tête, presque à un oeil vers lequel convergent les fuyantes, celui-ci représente la figure quasi-théorique du voyeur :  comblé par le miroir qui lui permet de voir, simultanément, le  recto et le verso de l’objet de son adoration.


Franz von Bayros Die Grenouillere (1907) b

Illustration pour Die Grenouillere, Franz von Bayros, 1907

Accessoire de boudoir, le miroir donne au spectateur un point de vue arrière sur le couple.



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Madame est service Auguste Roubille Madame est servie, Auguste Roubille, vers 1900

Le but  est ici de montrer en une seule vue les zones « servies » par le domestique quelque peu satanique de cette sorcière Belle-Epoque.



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1907 Prejelan Les traitrises dumiroirLes traitrises du miroir
1907,  Prejelan
Un Incident facheux Icart 1912Un Incident fâcheux Icart, 1912

 Même principe, réduit au verso.



 

Le miroir persifleur

Quelquefois, le miroir qui inverse tout  prétend renverser une fausse évidence : la transgression consiste alors à montrer la vérité rectifiée.   


otto dix1921 Le miroirOtto Dix, 1921, tableau détruit tumblr_moevjorzwL1rcisg0o1_500Dans le miroir (Am Spiegel)
Otto Dix, 1922, gravure

En plus du sexe décourageant de la laideronne, le miroir exhibe implacablement ces deux tue-l’amour que sont la clope au bec et la houppette à la main.

Le voyeurisme est en peinture une transgression bénigne, mais la transgression de cette transgression ne l’est pas, d’où le procès que valut à  Dix cette toile. Peu après la Seconde Guerre Mondiale, elle eut un destin semblable à son sujet, puisqu’elle finit transformée en sac à patates par un paysan.[1]


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Tract de propagande allemande 1940 Tract de propagande allemande 1940

Tracts de propagande allemande, 1940

Le mécanisme est le même que dans la composition d’Otto Dix,au point qu’on peut se demander s’il ne s’agirait pas là d’une sorte de retour du refoulé. La photographie est bien plus percutante que la version dessinée. Elle ajoute :
⦁    l’opposition blonde/brune qui avait échappée au dessinateur,
⦁    la nudité, plus excitante qu’un chiffon de papier, et qui fait ressortir l’érotisme pioupiou du casque de Tommy associé aux escarpins.

Dans les deux cas, les reflets du S et du E sont faux, pour faciliter le décryptage aux moins lettrés.


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Blanche Neige au miroir Julius Zimmermann 2001Blanche Neige au miroir,
Julius Zimmermann, 2001

On pourra consulter ici https://hentaidatabase.blog.br/hqs/quadrinhos_eroticos_branca_de_neve.html une série de croquis du même tonneau, montrant que Blanche Neige n’est pas si blanche et pas si froide qu’on le dit.


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Decollete by Benoit PrevotDecolleté
Benoît Prévot

On comprend au détail de la boîte à outils que l’ouvrier en casquette vient d’être embauché comme mannequin de mode. Et le miroir nous montre que cette reconversion  ne lui déplaît pas.

Le miroir en photo

En photographie (sauf montage), le miroir est scotché à la réalité : son pouvoir de transformation se limite à l’utilisation voyeuriste de cet oeil déporté, qui offre au spectateur un point de vue transgressif.

Carte postale erotique, vers 1920Carte postale érotique, vers 1920 Carte postale erotique, vers 1920 schema

 

Bien sûr, en première instance, le miroir est là pour nous montrer ce que la jupe cache : en ce qui concerne la cuisse , la fille coquine est celle du miroir. Mais en ce qui concerne la tête, c’est la fille du miroir qui lit et celle en dehors du miroir qui aguiche.

Dans cette drôle de photographie, le miroir ne sépare pas un monde licite et un monde interdit : il prend  scrupuleusement le contrepied de ce que la réalité lui soumet.


julian-mandel-untitled

Julian Mandel, années 1930

Le miroir montre ce que l’objectif ne montre pas ; le chat noir suggère ce que le miroir ne montre pas.


Little CapriceLittle Caprice

Exemple moderne de cette démultiplication de l’image, où l’écran de l’ordinateur apparaît comme un miroir, en plus moderne.


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Helmut Newton

Helmut Newton Vogue Paris Mai 1997

Helmut Newton, Vogue Paris, Mai 1997

Ici, le miroir montre ce que cachent le chapeau et le manteau.


Helmut Newton

Helmut Newton

Réciproquement, ici, le miroir habille ce que la réalité déshabille.


Autoportrait avec June et modeles, Helmut Newton, 1981

« Autoportrait avec June et modèles », Helmut Newton, 1981

Dans cette composition plus complexe, le miroir révèle le côté face de cette beauté sculpturale, le photographe, mais aussi une seconde femme, visible seulement par ses jambes dans le reflet.


Autoportrait avec June et modeles, Helmut Newton, 1981 jambes

Ainsi la partie inférieure qui , dans la réalité, manque au modèle principal, pourrait être récupérée dans le virtuel.


Autoportrait avec June et modeles, Helmut Newton, 1981 detail

A côté du miroir, June contemple en direct, derrière ses lunettes rondes, exactement ce que son mari voit dans le miroir au travers de son objectif rond .

Mais elle ne peut pas voir ce que nous, nous voyons, dans le champ un peu plus large de la photographie   :

un  homme miniaturisé qui rentre la tête dans sa gabardine,
coincé entre le coude de la Beauté  Nue et celui de sa femme qui le surveille,
et garde la porte marquée « Sortie ».

 


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eduardo_luiz_le_miroir_de_lady_chatterley 1969Le miroir de Lady Chatterley, Eduardo Luiz, 1969

Le miroir à main révèle enfin sa double nature, à la fois vaginale et phallique.

 


Références :