La pie sur le gibet

1 mars 2018

Dernière oeuvre réalisée par Brueghel l’Ancien, ce tableau énigmatique a fait l’objet de nombreuses études et d’interprétations aussi savantes que divergentes. Leçon de morale dénonçant les bavards ? Message politique caché (pessimiste selon les uns, optimiste selon les autres) lors d’une année très particulière ? Rébus polysémique pour humanistes amateurs d’emblèmes [1] ? Réseau de signes contradictoires instillant une lecture ironique [2] ?

Une approche nouvelle, la comparaison avec d’autres oeuvres de Brueghel, va nous permettre de simplifier la question.



La pie sur le gibet

Pieter Brueghel l’Ancien, 1568, Musée régional de la Hesse, Darmstadt

The Magpie on the Gallows, by Pieter Brueghel the Elder



L’explication par les Proverbes



Deux proverbes flamands

« Les paysans qui « dansent sur l’emplacement du gibet, sous la potence », représentent le proverbe « aan de galg dansen », équivalent à l’expression « danser sur un volcan » : c’était dépeindre la situation politique du moment tant du pays et de ses habitants que du gouvernement lui-même.

D’autre part, le bonhomme qui, à l’avant-plan du tableau, témoigne d’une façon autrement inconvenante que la danse son mépris pour un lieu cependant si redouté, réalise un autre proverbe flamand (également représenté dans la gravure de La Huque bleue déjà citée) que nous oserons transcrire, mais que nous ne traduirons pas en français quoique le mot soit des plus familiers à Rabelais : « hij beschiet de galg ». «  [3]



proverbes-gibet

Les proverbes flamands (La Huque Bleue), détail
Pieter Brueghel l’Ancien, 1559, Gemäldegalerie, Berlin
(Cliquer pour voir l’ensemble)

Effectivement, Brueghel avait déjà représenté le proverbe inconvenant, « Chier sur l’échafaud (Être insensible à la peine encourue) », dans son florilège visuel de 1559.


NP-19 NP-46

On y trouve également deux autres occurrences scatologiques : « Chier sur le monde (Se moquer de tout) » et « Ils chient tous les deux par le même trou (Ils sont d’accord) ».[4]


Danser dans tous les sens

Des esprits sourcilleux (Marijnissen, [5]) ont fait remarquer que « danser sous le gibet » ne se rencontre pas dans les textes de l’époque comme proverbe signifiant « ignorer le danger » , mais simplement comme une expression imagée : « gigoter comme un pendu ».

Du coup, la danse des paysans peut s’interpréter de plusieurs manières : soit elle fait bien référence au proverbe dans toute son ambiguïté (mépriser ou méconnaître le danger), soit il s’agit d’un simple gag visuel complétant la potence vide.


Chier à côté du proverbe

Le paysan se soulage non pas sur le gibet, mais largement à distance, en arrière des deux promeneurs dont le poignard signale une classe sociale plus haute.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt detail chieur
Sa posture, accroupi derrière des ronces, similaire à celle du chien dont on ne voit que le postérieur, se prête tout autant à une lecture ironique : qui fait la bête se pique le cul.


Deux drôles d’oiseaux

« Bavarder comme une pie (iemand) aan de galg klappen) » signifiait au XVIème siècle « faire pendre quelqu’un par des racontars sur son compte ».

Les deux pies (perchées l’une sur le gibet, l’autre sur une souche morte) représentent donc là encore une figure ironique et équivoque : à la fois noires et blanches, à la fois voleuses et indics, elles sont des deux côtés de la morale.


Les proverbes ont bon dos

1280px-Pieter_Brueghel_the_Elder_-_The_Dutch_Proverbs_-_Google_Art_Project detail haut droit
Comme le remarque Anne Simonson [1] :

« En 1567/8, Brueghel revient à la même section des « Proverbes flamands » pour y trouver le matériau qui apparaît à la fois dans « La Parabole des aveugles » et « La pie sur le gibet », mais il traite différemment ce matériau. Les minuscules personnages aveugles du premier tableau sont traités à une échelle héroïque dans le dernier. De même, « La pie sur le gibet » divise un proverbe en deux ou recompose des éléments proverbiaux. »

D’où l’idée que ces clins d’oeil au péché mignon du peintre, les proverbes, ne fournissent qu’un premier niveau de lecture, facile, qui masquerait un message moral ou politique.



La théorie du bavardage

L’explication de Van Mander

« Il laissa par testament à sa femme, une peinture avec une pie sur le gibet, signifiant par la pie les langues bavardes, qu’il vouait au gibet. » [3] « Hij liet sijn vrouwe in Testament een stuck met een Exter op de galg, meenende met d’Exter de clappige tongen, die hij de galgh toe eyghende »

Ce petit extrait du « Livre des peintres » (1610) a fait couler beaucoup d’encre. Certains considèrent qu’il donne l’explication définitive du tableau, d’autres disent que Van Mander n’a rien compris, ou qu’il a délibérément fourni une fausse explication pour masquer l’essentiel.

Il est vrai que le fait que Brueghel n’ait pas cherché à vendre le tableau et l’ait légué à sa femme laisse supposer que la représentation d’un gibet pouvait être dangereuse en 1558 (mais l’était-elle encore en 1610 ?).


Un sujet déjà traité

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Douze proverbes flamands (détail)
Pieter Brueghel l’Ancien, 1558, musée Mayer van den Bergh, Anvers.

« Je porte le feu dans une main et l’eau de l’autre ; en compagnie de bavards et de scandaleux, je tiens ma langue. »

« In deen hant draghe vier dander waeter / met clappaers en clappeyen houd ik den snaeter » »


Une interprétation cohérente

« Un paysan au deuxième plan désigne du doigt la pie sur le gibet, comme pour attirer l’attention sur le sens du tableau. Au premier plan, une autre pie est perchée sur un tronc d’arbre (le mot néerlandais qui désigne tronc d’arbre désigne aussi le pilori.), un personnage accroupi, culotte baissée, semble indiquer que le bavardage « c’est de la merde », à droite un moulin souligne que le tableau est tout entier consacré au thème du bavardage. Sous le gibet, un groupe de paysans danse, or en flamand, « danser au gibet » signifiait être pendu. Ce tableau est donc une mise en garde des plus sévères contre le bavardage.«  [6]



La pie voleuse

Un voleur qui échappe au gibet

Une fable du Moyen-Age, Le Jugement de la Pie [4a], raconte qu’un de ces oiseaux , appartenant à un Pauvre, avait l’habitude d’aller voler des florins chez un Riche. Découverte, elle fut condamnée à être pendue, mais le Riche l’écrasa contre un mur. En punition de n’avoir pas appliqué la punition prévue, il fut condamné à payer une forte amende au Pauvre. Nul ne sait si l’idée d’une sorte de revanche du voleur non-pendu a pu jouer un rôle dans l’invention de Brueghel.


Deux oiseaux-larrons

1520_Ratgeb_Herrenberger_Altar Staatsgalerie Stuttgart
La Crucifixion (détail)
Jerg Ratgeb, Retable d’Herrenberger, vers 1520, Staatsgalerie, Stuttgart

Ce retable peuplé d’oiseaux symboliques associe aux deux larrons deux oiseaux connus pour être des voleurs :

  • un geai plonge vers le Bon Larron, remplaçant l’Ange qui habituellement descend recueillir son âme ;
  • une pie est perchée sur la Croix du Mauvais Larron, remplaçant le Démon.

On ne peut donc exclure, chez Brueghel, l’intention ironique de montrer deux voleuses qui ne craignent pas le gibet.


Une période sombre

  • En aout 1566, la « furie iconoclaste » déclenchée par les protestants détruit de nombreuses églises et oeuvres d’art. La révolte religieuse se double d’une révolte politique contre le roi d’Espagne.
  • En 1567, Philippe II envoie le duc d’Albe aux Pays-Bas pour réprimer la rébellion.Celui-ci établit un tribunal d’exception, le Conseil des troubles, qui conduit à de nombreuses exécutions.
  • En juin 1568, la décapitation, sur la grand-place de Bruxelles,des comtes d’Egmont et de Hornes marque le début d’un soulèvement général du nord au sud des Pays-Bas.



Une croix très particulière

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt croix
La croix de bois en contrebas du gibet n’est pas un tombeau (les squelettes des pendus restaient suspendu au gibet, et les restes n’étaient pas enterrés en terre chrétienne)  mais une « gerechtskruis », croix disposée à un endroit où les prisonniers condamnés faisaient leurs dernières prières.


Christus aan het kruis van de Palingbrug door Pieter Van der Ouderaa, 1887, assisenzaal Gerechtgebouw (Britselei)Pieter Van der Ouderaa, 1887, Palais de justice d’Anvers Gibet de MontfauconGibet de Montfaucon

Les briques en vrac au bas de la croix, dont quelques-unes portent des traces de mortier, sont la trace d’une démolition : sans doute celle du socle de brique sur lequel s’agenouillaient les condamnés. Peut-être s’agit-il d’une allusion au calvaire de pierre du Galgenveld d’Anvers, brisé par les iconoclastes en 1566 [5]

Ce tas de briques discret, mais bien réel, n’a pas reçu d’autre explication satisfaisante : il faut donc admettre que Brueghel, au delà de la critique générale du bavardage, fait bien allusion au contexte politique particulier de l’année 1568, marquée par les dénonciations et les exécutions.


Deux espionnes

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt shema pies
Les deux pies, telles des caméras de sécurité, épient tout de ce que font les paysans.

En retour, ceux-ci ne regardent pas ou ne peuvent pas voir les éléments déprimants qui peuplent le tableau : le chieur, le tronc-billot, le crâne de cheval caché derrière la butte, la croix funèbre en contrebas.


Une composition similaire

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565)
La rentrée des troupeaux (Novembre)
Pieter Bruegel l’Ancien, 1565, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On a remarqué depuis longtemps la similarité de composition entre La pie sur le gibet et un des six tableaux de la série Les Saisons, peint quatre ans plus tôt. Il représente le retour du bétail au village, pour l’hivernage.



Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) moulin
Le moulin (inversé en miroir) se retrouve au même emplacement dans les deux tableaux [7]. Un fleuve coule en diagonale, entre deux massifs rocheux très semblables dans les deux tableaux.

Deux arbres flanquent la composition : en Novembre, les deux ont perdu leurs feuilles. Alors que dans La Pie sur le Gibet, les feuillages sont vert ou commencent à jaunir, indiquant le tout début de l’Automne.

A gauche, en contrebas, se cache derrière les arbres un village avec une église, d’où montent les danseurs ou vers qui se dirige le troupeau.



Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) gibet
Dans La rentrée des troupeaux, on distingue près du fleuve un gibet minuscule, aussi vieux et tordu que celui de La pie sur le gibet, mais avec un pendu. Sur la colline proche, des paysans taillent les sarments, préparant la vigne pour la saison prochaine.



Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) oiseleur
Encore en avant, un oiseleur rabat son filet sur ses proies.

Dans le monde inversé du tableau de 1558, le gibet passera au premier plan, et ce sont les oiseaux qui piègeront les paysans.



Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) arc en ciel
R.Falkenburg a bien noté le caractère symbolique de l’arc en ciel :

« Ici, l’arc-en-ciel signale la saison des pluies et des tempêtes qui s’approche . En même temps, l’arc-en-ciel rappelle immédiatement l’histoire de Noé et du déluge, et de la promesse de Dieu que ne s’arrête jamais la succession «des semailles et des récoltes, du froid et de la chaleur, été et hiver, jour et nuit» (Genèse, 8 22). Ainsi, l’arc-en-ciel est le signe naturel des dimensions saisonnières et cosmiques. Compris comme une référence aux vicissitudes saisonnières du temps, il exprime l’espoir et l’attente que la nature montre à nouveau son côté brillant après que l’Automne et l’Hiver soient passés, laissant place aux saisons plus heureuses. » [8]

Mais plutôt qu’une espoir de nouvelle saison, ne faut-il pas le lire dans l’autre sens, comme une grande porte cosmique par où arrive l’orage ? Au centre de la composition, l‘arc en ciel préfigurerait ainsi le rôle du gibet : le portail d’une tragédie annoncée qui progresse de droite à gauche : ici l’Hiver et le mauvais temps, là la guerre et ses exactions.


Un pessimisme politique

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Return_of_the_Herd_(1565) composition
La rentrée du troupeau, inspirée des vieux thèmes des calendriers médiévaux, est une mise en garde météorologique (bonnes gens, rentrez vos vaches et préparez vos vignes).



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt composition
La pie sur le gibet« reprend le même composition pour traduire l’avancée d’une autre menace, politique cette fois : après la crise iconoclaste voici venu le temps des exécutions et de l’espionnage (bonnes gens, rentrez au village). Montant de la croix de justice à la potence, la menace suit le chemin des condamnés à mort.



La lecture optimiste

Comme souvent, une lecture politique peut se retourner comme un gant.



Le gibet impossible

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt gibet tordu
Contraitement à celui des Proverbes flamands ou de la Rentrée des troupeaux, ce gibet ne porte ni pendu ni corde.

De plus, on a souvent dit  qu’il s’agit d’un objet géométriquement impossible. En fait, il est simplement tordu :  les deux pieds sont parallèles au plan du tableau, alors que la traverse est inclinée transversalement.

Concluons que Brueghel a délibérément représenté un gibet qui ne peut pas fonctionner.


Le socle brisé

De même, aucun condamné à mort ne pourra plus s’agenouiller sur le le socle brisé de la croix.


Quand le chat est parti, les souris dansent

C’est ainsi que, réfutant la « désolante indigence » de l’explication de De Mander, M.Gibson nous livre une interprétation optimiste et patriotique :

« S’il n’y a pas de pendu, c’est sans doute qu’on ne pend plus. Et si on ne pend plus, c’est sans doute que le duc est parti. C’est bien pour cela aussi que les paysans dansent ainsi seuls, à deux ou encore, gentiment, à trois en se tenant par la main.
Quant au chieur solitaire, retiré dans l’ombre, il se soulage en cet endroit pour exprimer son sentiment le plus profond en un langage universel et intemporel : Je te méprise, puissance de la contrainte et de la mort ! Toi tu n’est plus, mais moi je suis toujours là…
Les sphincters ne se relâchent qu’une fois le duc parti… La paix retrouvée, le patibulaire sert désormais de perchoir aux oiseaux : c’est ce que nous apprend la présence de la pie. »[9]


Le duc n’est pas parti

Seul problème de cette interprétation : le duc d’Albe restera gouverneur des Pays-Bas jusqu’en 1573, et la guerre de libération contre l’Espagne, qui commence en 1568, durera quatre vingt ans. Il est vrai qu’en 1568, Guillaume d’Orange marcha contre le duc d’Albe et remporta quelques victoires, mais sans lendemain. Il serait vraiment très étrange que Brueghel, esprit complexe et prudent dont on ne connait pas les opinions politiques ni religieuses, ait profité de cette fenêtre optimiste pour se livrer à un pamphlet scatologique contre l’Espagne.



Ces interprétations n’épuisent pas le tableau, car elles passent sous silence ces deux éléments importants dans la symbolique brughelienne que sont le crâne et le moulin. Et surtout elles se focalisent sur la moitié peuplée du panneau, laissant de côté la moitié vide de personnages.

Avant de proposer une interprétation générale de La Pie sur le Gibet, nous allons rapidement rappeler un tableau en apparence très différent, mais dont la composition sous-jacente est étrangement similaire.



Combat de Carnaval et de careme Brueghel schema double chemin

Le Combat de Carnaval et de Carême
Pieter Brueghel l’Ancien, 1559, Kunsthistorisches Museum, Vienne

(cliquer pour agrandir)

Les deux cortèges

A gauche, les partisans de Carnaval viennent de la rue du fond et de l’auberge ; à droite, ceux de Carême sortent par les deux portes de l’église. Leurs champions se retrouvent au centre, s’affrontant avec un tourne-broche bien garni et une pelle avec deux pauvres harengs.


Une composition symétrique

Combat de Carnaval et de careme Brueghel schema
Schéma extrait du site de Magali Vacherot

Malgré la profusion de personnages, Magali Vacherot a réussi à regrouper toutes les saynettes en deux ensembles symétriques par rapport à la verticale centrale. [10]


Plusieurs niveaux de lecture

Une première lecture de ces deux moitiés opposées est purement chronologique : dans le calendrier, le Carnaval (à gauche) est suivi par le Carême (à droite).

« De manière plus symbolique, le tableau peut se comprendre comme le partage de la société villageoise flamande entre deux tentations distinctes :

  • la vie tournée vers le plaisir – dont le centre est l’auberge située à gauche du tableau ;
  • l’observance religieuse – dont le centre est la chapelle à droite du tableau

mais aussi entre deux religions s’opposant en 1559 : le protestantisme, qui fait fi du Carême, et le catholicisme, qui le respecte. » [11]



Nous allons retrouver, dans La pie sur le Gibet, une composition et une superposition de niveaux de sens étonnamment similaires, mais difficiles à percevoir tant le style « proliférant » du premier s’oppose à la dernière manière de Brueghel qui caractérise le second : peu de personnages, et importance grandissante du fond.



 Les montants de la potence

Ils sont situés à cheval sur la verticale centrale. Les deux pies se trouvent à la base de l’un et au sommet de l’autre. En dessous, ils se prolongent à gauche par la vieille souche en décomposition (couverte de champignons), à droite par le crâne de cheval décharné (ce qui reste après la décomposition).


Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio central

Ces deux trios d’objets se composent donc d’un « perchoir » (élément vertical sur lequel on peut grimper), d’une élément animé (ici les pies) et d’un « rebut » (objet négligeable ou périssable). Cette structure, bien marquée au centre du tableau comme pour en donner la clé, se propage-t-elle vers les bords ?


Les arbres croisés et la croix

rueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio 2A

Comme pour accompagner les danseurs, les troncs se tordent l’un autour de l’autre, ce qui crée entre nos deux nouveaux « perchoirs », le couple d’arbres et la croix, une analogie visuelle évidente : deux manières de croiser du bois, souplement ou orthogonalement.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio 2B
Les deux éléments animés sont la ronde des trois paysans et la roue à aubes du moulin : deux manières de tourner, anarchiquement ou mécaniquement.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio 2C
Il faut chercher un peu pour trouver les deux « rebuts » : le chieur à gauche, les briques à droite : deux manières de rendre à la terre ce qu’elle a fourni, matière immonde ou mise en forme.


Les paysans et le meunier

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt schema deux villes
Pour la dernière itération de la structure à trois éléments, les « perchoirs » sont à lire dans le paysage : à gauche, une citadelle protégée par un pont étroit domine le village et son église ; à droite, une ville haute accessible par un sentier qui monte dans les rochers surplombe un hameau au bord du fleuve.


Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt trio 3B

Les éléments animés sont à gauche les nombreux villageois qui montent ou descendent, ainsi que les deux promeneurs qui les regardent ; et à droite le minuscule meunier qui traverse le ruisseau.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt schema deux ronces
Enfin, les « rebuts » sont à gauche les ronces qui entourent le chieur, à droite la liane qui s’enroule autour du tronc et fleurit, opposant la fleur aux épines et le parfum à la puanteur.


Une vue d’ensemble

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt schema trios
Voici ce que donnent, positionnés dans le décor, les six trios que nous venons de dégager. Dans la moitié gauche, les trois « rebuts », en rouge, ont plutôt une tonalité négative : ronce piquante, excréments malodorants, souche en putréfaction ; ceux de droite une tonalité positive : crâne nettoyé, briques recyclables, liane fleurie.
PieGibet_Trios


Les deux arbres

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt detail deux arbres
Ajoutons que les deux arbres latéraux s’opposent par la couleur des feuilles : automnale à gauche, printanière à droite.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt detail deux rives
De même que, plus bas, les arbres des deux rives du fleuve.


La parabole des deux chemins

A.Simonson a pressenti, sans l’étayer par les détails, que l’opposition entre les deux moitiés du tableau pouvait relever d’une symbolique bien connue [1] :

« Le large chemin, avec des musiciens et des danseurs… mène au village sur la gauche ; l’itinéraire alternatif mène sur un pont étroit au moulin à droite. La structure de composition en Y était familière aux spectateurs de la fin du XVIe siècle, par des estampes et emblèmes contemporains…Des thèmes interdépendants – le thème chrétien de Matthieu, Hercule à la croisée des chemins (ou un substitut) et le Y de Pythagore identifiable dans la peinture de Bruegel, n’étaient pas des métaphores obscures pour le spectateur du seizième siècle. Les deux chemins, comme les pies noires et blanches, ouvrent la porte à la discussion : Matthieu 7: 13-14 décrit la porte et la voie étroites qui mènent à la vie, la porte et le chemin larges qui mènent à la destruction. »

Mais la composition de Brueghel n’est sans doute pas aussi manichéenne : de même que Le Combat de Carnaval et de Carême montre moins un conflit qu’une complémentarité, de même La Pie sur le Gibet est une méditation complexe sur les deux composantes de l’âme flamande, ainsi que sur la situation politique du pays.


Automne et printemps

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt shema deux chemins
Côté Automne, un large chemin mène les paysans, aller-retour, entre l’Eglise et le Gibet. D’un côté la citadelle est inaccessible (le pouvoir espagnol ?) de l’autre le chemin est barré par trois obstacles (ronces, chieur, souche) qui sont peut-être autant de défauts flamands (rébellion désorganisée, truculence vaine, catholicisme en décomposition ?). Ce chemin, qui aboutit à la pie sous le montant gauche du gibet, est le chemin du bas.

Transformons-nous un instant en oiseau, et posons-nous là-haut, au niveau de la seconde pie. La traverse du gibet pointe vers la ville haute, telle l’aiguille d’une boussole ; l’alignement entre la pie, la croix et la roue du moulin nous indique, à vol d’oiseau, par où il faut passer. Descendons-donc de notre perchoir et redevenons homme.

Côté Printemps, le crâne de cheval nous indique le départ du sentier, qui passe près de la croix et descend jusqu’au moulin.

La carcasse réduite à la tête et à l’os, les briques prêtes pour reconstruire, le moulin solitaire qui fait sa farine près de la source sont certainement à lire comme un espoir de réforme religieuse, mais pas nécessairement de Réforme : ce sentier est pour solitaires (le condamné qui monte ou l’évadé qui s’enfuit). Avec le meunier, traversons le ruisseau sur le petit pont et ressortons sur l’autre rive. A travers bois, longeons le fleuve jusqu’au hameau. Puis prenons le raidillon jusqu’à la ville haute.


Le gibet tordu

Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt gibet
Voici qui rend intelligible l’objet central de la composition :

  • par sa partie basse, il nous indique où finit le chemin de la foule et nous suggère de  lire le tableau « à plat », en deux moitiés ;
  • par sa partie haute tordue, il nous invite à la contourner, nous ouvre comme une porte vers le départ du sentier solitaire et nous montre sa destination : une ville haute, unissant maisons et château, à la fois République terrestre et âme fortifiée.


La troisième voie

Tout comme le gibet, le tableau est « tordu », semblant mettre en place des oppositions mais les atténuant immédiatement :

  • chemin de la foule ET sentier du solitaire,
  • christianisme ET protestantisme,
  • sermon sous le château ET sermon sur la montagne,
  • exécution ET évasion,
  • truculence Et austérité,

cohabitent comme ces deux matières, bran et briques, faites de la terre du même pays.


Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix Kunsthistorisches Museum Vienne Composition

Le portement de Croix 
Pieter Bruegel , 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Dans d’autres tableaux de Brueghel un crâne de cheval sert souvent de borne (point de départ ou d’arrivée) à un mouvement d’ensemble, tandis qu’un moulin à vent en est le centre, le moteur (voir Le crâne de cheval dans la peinture flamande).



Et si, dans ce vaste paysage, le mouvement qui compte n’était pas la ronde des paysans ni leur flux reflux latéral entre château, église et gibet, mais un autre mouvement, plus discret, plus ample, que seul révèle le détail infime de la roue du moulin ?


Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt bifurcation

Si, au lieu de suivre le meunier pour traverser la passerelle, nous descendions dans le ruisseau pour nous laisser porter par lui ?



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt ville au loin
Alors aussi nous traverserions les bois, longerions le hameau. Mais au lieu de monter vers la ville haute, nous nous joindrions aux bateaux qui montent et qui descendent le fleuve, arriverions à cette troisième ville sur le delta du fleuve, et au delà jusqu’à l’île qui se dissout dans la perspective atmosphérique.



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Galgen Musee regional de la Hesse, Darmstadt heron
De là, nous pourrions revenir en volant, sous forme de ce troisième oiseau, aquatique, qui plane près du troisième arbre



Brueghel 1568 Die_Elster_auf_dem_Gal
Echappant au manichéisme des pies blanches et noires, au choix entre les deux chemins terrestres large et étroit, Brueghel nous invite, en nous faisant héron, à emprunter une troisième voie, celle de l’eau et de l’air, dans une fusion panthéiste avec un paysage non pas moralisé [12], mais subtilement polarisé.



Références :
[1] « L’idée de lire une image selon deux ou trois niveaux ou plus de significations contradictoires ne vient pas facilement au spectateur décidé à «résoudre» le mystère du tableau de Bruegel ; et donc à réduire la grande sophistication des nouveaux amateurs d’emblèmes à des oppositions simples telles que protestants/catholiques ou lettrés/illettrés. Ces oppositions n’étaient pas inhérentes au public, mais au tableau lui-même, dans des significations que Bruegel mettait son public au défi de méditer. L’artiste servait de guide, mais pour ses contemporains – dans l’art comme dans la vie – le choix des chemins restait ouvert. » Anne Simonson, “Pieter Bruegel’s Magpie on the Gallows,” Konstkistorisk Tidskrift 67, no. 2 (1998) https://dokumen.tips/documents/pieter-bruegels-magpie-on-the-gallows.html
[2] « La juxtaposition d’éléments incongrus révèle une ironie intrinsèque, qui interroge cette nature soigneusement construite et nous empêche de nous absorber avec insouciance dans ce panorama expansif ». Barbara Budnick, Questions of irony in Pieter Breugel’s « Magpie on the Gallows » Georges-Bloch-Jahrbuch des Kunsthistorischen Instituts der Universität Zürich, 2000, p79 https://fr.scribd.com/document/52458118/Resisting-the-Allegorical-Peter-Bruegel-Magpie-on-the-Gallows
[3] « Peter Bruegel l’ancien, son oeuvre et son temps; étude historique, suivie des catalogues raisonnés de son oeuvre dessiné et gravé », Bastelaer, René van; Hulin, Georges, 1907 https://archive.org/details/peterbruegellanc02bast
[4a] Albert Wesselski « Märchen des Mittelalters » « DAS URTEIL UBER DIE ELSTER » p 114 https://libstore.ugent.be/fulltxt/RUG01/000/707/225/RUG01-000707225_2011_0001_AC.pdf
  [8] R.Falkenburg, « Pieter Bruegel’s Series of the Seasons: on the Perception of Divine Order » https://www.academia.edu/5166673/Pieter_Bruegels_Series_of_the_Seasons_on_the_Perception_of_Divine_Order
[9] Michael Gibson, Portement de Croix, 1996, p 30
[10] Voir toutes les explications sur son site : http://magali.vacherot.free.fr/Bruegel/
[12] La notion a été introduite par Panofsky :
« Ce paysage moralisé, comme on pourrait l’appeler, est fréquent dans des peintures religieuses ou l’Age sous la Loi est confronté à l’Age sous la Grâce et, plus particulièrement, dans les représentations de sujets tels que Hercule à la croisée des chemins, où l’antithèse entre Vertu et Plaisir est symbolisée par le contraste entre un chemin facile serpentant dans une belle campagne et un chemin raide et rocailleux montant vers un roc inaccessible ».
Ce concept est de nos jours vigoureusement contesté par les historiens d’art, voir une discussion convaincante dans
The Paysage Moralisé, Patricia Emison, Artibus et Historiae, Vol. 16, No. 31 (1995), pp. 125-137 http://www.jstor.org/stable/1483501
Il semble bien que Brughel lui-même dans La pie sur le gibet, avec son échappée vers l’azur et le troisième terme, se soit livré à la toute première critique du paysage moralisé, comme justement trop moraliste et trop binaire.

– Le crâne de cheval 3 : en terre chrétienne

1 mars 2018

 Porte-bonheur profane, mais aussi emblème sulfureux des sorcières et des alchimistes, le crâne de cheval est à éviter dans les scènes religieuses. Lorsqu’on l’y trouve, il faut qu’il y ait une bonne raison…

Saint Georges et le dragon

Van der Weyden Saint George and the dragon 1432-1435 NGA Washington

Saint Georges et le dragon, Van der Weyden, 1432-1435, NGA, Washington

La première apparition d’un crâne de cheval dans un tableau religieux est dûe à Van der Weyden, Située à gauche sous le cheval de Saint Georges, elle complète le crâne humain à droite pour évoquer les chevaliers  malheureux qui ont été vaincus par le dragon.


Bernat_Martorell_-_Saint_George_Killing_the_Dragon_1434-35 Art Institute of ChicagoSaint Georges et le dragon, Bernat Martorell,  1434-35, Art Institute of Chicago Sant_Jordi_Pere_Nicard 1470 Museu Diocesa de MallorcaSaint Georges et le dragon, Pere Niçard, 1470, Museu Diocesa de Mallorca

Martorell intègre un crâne de bélier à côté de restes humains, dans une intention différente :  il s’agit d’évoquer les animaux déjà sacrifiés au dragon, tout comme le bélier blanc qui accompagne la princesse. A noter la mouche posée sur l’omoplate, au premier plan, et les amusantes latrines qui s’écoulent du rempart, avec une planche pour les traverser.

Moins original, Pere Niçard revient à l’idée de Van der Weyden, avec un crâne humain et un crâne de cheval placés respectivement sous la tête du cavalier et sous celle de sa monture (sur ce tableau, voir aussi 3 Reflets dans des armures : Pays du Nord).
.


CarpaccioStGDragon 1502 scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venice detail

Saint Georges et le Dragon (détail)
Carpaccio, 1502, Scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venise

Cliquer pour voir l’ensemble

Carpaccio fusionne les deux idées (chevaliers et sacrifices)  au sein d’une galerie de fragments anatomiques qui satisfont au goût de la Renaissance pour la représentation minutieuse des détails de la nature, fussent-ils  macabres.


CarpaccioStGDragon 1502 scuola di San Giorgio degli Schiavoni, Venice cranes

Les trois crânes qui entourent le cheval sont canins : comme pour souligner que les amateurs d’os trouvent eux-mêmes leur fin parmi leur festin.


Le motif reparaîtra ensuite de manière sporadique dans les pays germaniques, tout en restant étonnamment rare au milieu des innombrables représentations de Saint Georges et du dragon.

1512_Meister_des_Dobelner_Hochaltars_Hl._Georg_zu_Pferde_anagoria Kunsthalle HamburgMeister des Döbelner Hochaltars, 1512 Kunsthalle, Hamburg St_George_fighting_the_dragon_Leonhard_Beck 1515 Kunsthistorisches MuseumLeonhard Beck, 1515, Kunsthistorisches,Museum

Dans ces deux compositions très proches, la princesse promise au sacrifice avec son agneau blanc, à droite, repart soulagée  après le combat, à gauche, en compagnie du vainqueur.

A noter la variation très originale de  Beck : le crâne n’est pas celui d’un cheval, mais celui du dragon-père, tandis que le dragon-fils gît juste à côté, lui-aussi perforé par le Saint.


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Hans Georg Geiger a Geigerfeld, 1641 ,National Gallery of Slovenia.


La Mort du Christ

Van Eyck

Van Eyck Portement Museum of Fine Arts, BudapestLa route du Calvaire
D’après Van Eyck, Museum of Fine Arts, Budapest

Ce tableau perdu de Van Eyck, connu par cette seule copie, a eu une grande influence sur toutes les montées au calvaire flamandes, comme nous le verrons un peu plus loin.



Van Eyck Portement Museum of Fine Arts, Budapest detail
Quoique minuscule, le crâne de cheval est bien là, devant le dromadaire, à coté du fragment bien reconnaissable de colonne vertébrale (noter au fond, derrière les ouvriers qui creusent les trous pour les croix, un homme avec un bâton, qui gravit la colline par l’arrière).

Ce détail ténu est corroboré par une autre oeuvre de l’atelier de Van Eyck, qui confirme que c’est bien lui qui a eu l’idée du crâne de cheval dans les Crucifixions.


Van Eyck atelier 1440-50 Crucifixion Ca d'oro Venise detail Ct JeanCrucifixion, Atelier de Van Eyck, 1440-50, Ca d’Oro, Venise

Il se trouve ici derrière Saint Jean, en contrepoint animal au classique crâne d’Adam (censé être enterré sous le Golgotha), et fait écho aux chevaux juste au dessus.



Van Eyck atelier 1440-50 Crucifixion Ca d'oro Venise bas
Le point étonnant est que ce crâne (sans mandibule) fait pendant à une mâchoire humaine (sans crâne) posée sur l’herbe derrière Marie, comme si les deux se complétaient pour former une étrange chimère.


En aparté : la mâchoire isolée du crâne :

 

Gerard_david,_crocifissione, 1495_ca METCrucifixion
Gérard David, vers 1495, MET
Gerard_David_-_Deposition 1495-1500 Frick Collection New YorkDéposition
Gérard David, 1495-1500, Frick Collection New York.

Ce motif est rare dans la peinture flamande : on le retrouve chez Gérard David, dans ces deux oeuvres bien postérieure. Une mâchoire humaine marque indifféremment tantôt un angle, tantôt l’autre : preuve, vu la forte polarisation de ces compositions, qu’elle n’a pas de valeur symbolique forte. La mâchoire à l’écart du crâne signifie simplement la dispersion, par le temps ou les animaux.



Gerard David 1515 Crucifixion Gemaldegalerie Berlin ensembleCrucifixion
Gerard David, 1515, Gemäldegalerie, Berlin

Ainsi David rajoute ici un autre motif qui lui est cher, celui du chien reniflant les ossements.


Gerard_David_Crucifixion 1475 ca Thyssen BornemiszaCrucifixion
Gérard David, vers 1475, musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Il apparaît dès cette oeuvre de jeunesse, qui recopie probablement une oeuvre perdue de Robert Campin [00] : il n’est donc pas impossible que le motif du chien et des ossements soit une idée de Robert Campin, tandis que celui de la mâchoire isolée serait une invention de Van Eyck.

 



Van-Eyck-atelier-1440-50-Crucifixion-Ca-doro-Venise
Dans la Crucifixion de celui-ci, mâchoire humaine et crâne de cheval ne se complètent pas : ils sont placés en symétrie, comme deux panneaux de signalisation :

  • le fragment animal, posé sur la terre, signale le chemin carrossable, celui par où le Christ est monté, accompagné par son cortège de bourreaux, de badauds et de chevaux qui, maintenant, redescend vers Jérusalem ;
  • le fragment humain, posé sur l’herbe, signale le sentier qu’ont pris les saintes femmes pour monter jusqu’à la croix.

Cette idée des deux voies d’accès, la carrossable et la piétonne, est déjà en germe, comme nous l’avons vu, dans le tableau de Budapest. Elle est totalement originale à Van Eyck et n’a été, à ma connaissance, reprise par aucun artiste. Je n’ai trouvé aucun texte antérieur qui puisse la corroborer, mais elle s’inscrit néanmoins dans une mode en plein développement à l’époque : la mise en scène du Mystère de la Passion.


En aparté : la Vierge pendant la Passion

 

Tous les Mystères écrits au XVème siècle s’attachent à combler ce point blanc des Evangiles. Voici le seul passage, dans l’Evangile de Jean, qui parle de Marie durant la Passion :

« Près de la croix de Jésus se tenaient sa mère et la soeur de sa mère, Marie, femme de Cléophas, et Marie-Madeleine. Jésus ayant vu sa mère, et auprès d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère: « Femme, voilà votre fils. » Ensuite il dit au disciple: « Voilà votre mère. » Et depuis cette heure-là, le disciple la prit chez lui. «  Jean 19:25-27

La précision « ayant vu sa mère » suggère que Marie n’était pas présente auparavant. C’est ce que développe Grégoire de Nazianze dans son Christ souffrant [0] : pendant toute la Passion, les Saintes femmes se sont retirées dans une forêt, où un messager vient les chercher pour que Marie puisse voir son fils in extremis. Cette version correspondrait bien à la mise en scène que propose Van Eyck : malheureusement ce texte grec ne sera connu en Occident qu’un siècle plus tard, lorsqu’il sera traduit en latin.

La source de Van Eyck serait-elle un des nombreux Mystères écrits au XVème siècle ? Le problème est ici l’absence de textes du début du siècle : la seule qui nous reste de l’époque de Van Eyck est la Passion d’Arras ([0a], p 483), dans laquelle Notre-Dame intervient à différents moments du Chemin de Croix.

Les Mystères puisent quant à eux dans un texte antérieur, très populaire à la fin du XIVème siècle, les Meditationes Vitae Christi de Ludolphe le Chartreux :

« Cependant la Mère désolée de Jésus ne pouvait d’abord, à cause de la multitude, ni l’approcher ni le voir ; elle alla donc rapidement avec ses compagnes et avec saint Jean, å un endroit où le cortège devait passer ».([0b], p 350)

Cette idée va être développée par Arnoul Gréban dans la plus célèbre Passion du XVème siècle, jouée en 1455. Joseph d’Arimathie propose à Marie de prendre un chemin détourné pour rejoindre le Chemin de Croix :

Arnoul Greban, Le mystere de la Passion BNF Arsenal Ms-6431 fol 180v GallicaJPGArnoul Gréban, Le mystère de la Passion BNF Arsenal Ms-6431 fol 180v Gallica

« Joseph d’Arimatie :
Dame, se venir y voulez,
il nous convendra mettre paine
d’aller ceste rue foraine
pour les aller adevancer,
car jamès ne pourrons passer
par ceste grant rue ou ilz vont
pour la presse des gens qui sont :
suyvez moy, et je vos menray » ([0c] , p 317)


Dona Leonor’s Jerusalem Altarpiece, ver 1495-97 Museu Nacional dos Azulejos, LisbonPanorama de Jérusalem, vers 1495-97, Museu Nacional dos Azulejos, Lisbonne [0d]

A la fin du siècle, un artiste flamand anonyme réalisera, pour la reine Eléonore du Portugal, cette vue panoramique de Jésusalem avec quatorze scènes de la Passion, qui s’inspire clairement de la Passion de Greban.



 Dona Leonor’s Jerusalem Altarpiece, ver 1495-97 Museu Nacional dos Azulejos, Lisbon haut schema
On voit bien, en haut, les deux portes menant au Golgotha : à gauche celle par où montent Marie et les Saintes Femmes, à droite celle par où monte Jésus, la seule jonction étant assurée par Sainte Véronique qui se détache du groupe pour essuyer le visage du Christ.



Van Eyck Portement Museum of Fine Arts, Budapest detail homme baton
Bien que ce Mystère soit postérieur au tableau d’une vingtaine d’année, je ne peux m’empêcher de voir dans l’homme au bâton, au fond de la Crucifixion de Budapest, la silhouette de Joseph d’Arimathie conduisant les femmes au Calvaire en évitant le chemin de la foule.

Les deux Calvaires de Van Eyck semblent être le développement graphique d’un point qui préoccupait beaucoup Ludolphe le Chartreux ([0b], p 406), la contradiction des textes sur la place où se trouvaient  les Saintes Femmes :

  • « au pied de la croix (juxta crucem) » selon l’Evangile de Jean,
  • « à l’écart (a longe) » selon les trois autres.

Ludophe explique qu’elles étaient sans doute assez près pour pouvoir entendre les dernières paroles du Christ ; mais assez loin pour éviter « la multitude qui se pressait autour de la Croix ». Et il conclut, avec Saint Chrysostôme, par une envolée féministe :

« Admirons ici la constance énergique des saintes femmes qui ne craignent pas d’accompagner sur le Calvaire leur divin Maître lâchement abandonné par ses apôtres. Le sexe naturellement faible se montra donc alors le plus courageux. Aussi les femmes ne sont pas plus étrangères au mystère de la Passion et à la science de la résurrection qu’aux bienfaits de la grâce et de la gloire qui en résultent pour tous ».

Van Eyck atelier 1440-50 Crucifixion Ca d'oro Venise schema chrono



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Carpaccio

Vittore_Carpaccio_-_Preparation_of_Christ's_Tomb_-_Google_Art_Project (1505), Staatliche Museen, Berlin detail

Préparation du tombeau du Christ (détail)
Carpaccio, 1505, Staatliche Museen, Berlin
Cliquer pour voir l’ensemble

Carpaccio reprend dans ce tableau extraorfinaire le motif du crâne de cheval, déjà utilisé dans son Saint Georges, pour illustrer une terre pourrie, une terre de mort et de désolation.



Vittore_Carpaccio_-_Preparation_of_Christ's_Tomb_-_Google_Art_Project (1505), Staatliche Museen, Berlin cranes
Dans ce bestiaire macabre, il ajoute au couple cheval et chien deux nouveautés, un crâne très allongé de canidé (renard ou lévrier ?) et un crâne d’oiseau.

Je ne peux manquer d’y voir des clins d’oeil à la Crucifixion de Van Eyck, qui se trouvait en justement en Vénétie depuis le milieu du XVème siècle, célébrée comme la copie d’un tableau perdu du grand maître flamand [0e].


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Dürer

SK-A-4921

Le Calvaire
Pseudo Jan Wellens de Cock, Leiden, vers 1520, Rijksmuseum, Amsterdam

Conservée par cette copie postérieure, la composition complexe de Dürer  juxtapose, sans ordre chronologique, divers épisodes de la Passion, en rajoutant quelques scènes non présentes dans les Evangiles.


SK-A-4921 schema

  • 1 : la flagellation
  • 2 : le voile de Véronique
  • 3 :les larrons préparés pour l’exécution
  • 4 : le manteau de Jésus joué au dé, en pendant de la flagellation
  • 5 : deux scènes symétriques (inventées) : à gauche le grand prêtre Annas donne la lance avec l’éponge à un homme portant un seau de vinaigre , à droite Pilate donne le rouleau marqué INRI à un soldat
  • 6 : les Saintes Femmes et Saint Jean
  • 7 : la Crucifixion, avec à nouveau les Saintes Femmes et Saint Jean

Viennent s’insérer entre ces scènes des spectateurs vus de dos, un chien rongeant un os et un soldat perçant un avant-trou dans le montant de la croix .

A noter le détail rare, dans la scène 4, du soldat qui se moque de Jésus en faisant le geste de la figue (voir – Faire la figue).


L’homme noir et la croix en rondins

SK-A-4921 croix larrons
Sur l’iconographie très particulière de la croix en rondins destinée au bon larron, voir 4 De Nuremberg à Venise .


Marie-Madeleine

SK-A-4921 detail crane
Le crâne de cheval se trouve juste au dessus, entre le trou de la croix du bon larron et le pied de la croix de Jésus, qu’embrasse une femme à genoux. A ses longs cheveux blonds qui dépassent du voile, on reconnaît Marie-Madeleine, bien que son signe distinctif, le flacon de parfum, soit absent.


crucifixion Giotto Vers 1319 1320 musee des BA de StrasbourgCrucifixion
Giotto, vers 1319-1320, Musée des Beaux Arts de Strasbourg.
durer_zevensmarten_aanhetkruis_grtLes sept douleurs de Marie
Dürer, vers 1494-1497, Gemäldegalerie Alte Meister ,Dresde

Le thème de Marie-Madeleine (sans flacon) embrassant le pied de la croix se retrouve aussi bien en Italie que dans les Ecoles du Nord, tant la chevelure dénouée suffit à identifier la pécheresse.


Le crâne de cheval

En revanche, l‘incongruité du crâne de cheval remplaçant le crâne d’Adam au pied de la croix du Christ est très étonnante.  Or le Pseudo Jan Wellens de Cock n’a pas inventé ce détail, mais l’a repris de la composition originale de Dürer.



Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi

Le Calvaire
Albrecht Dürer, 1505, Galerie des Offices, Florence

Il a en effet reproduit fidèlement, grossi trois fois, un dessin que Dürer avait réalisé en 1505 lors de son second voyage à Venise [1].


Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi detail crane Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi detail

Le squelette de cheval s’y trouve bien, à la limite de la robe de Marie-Madeleine, ainsi que le crâne d’Adam un peu plus à gauche.

De la part d’un innovateur iconographique tel que Dürer, il est loisible de voir dans ces deux crânes, au centre de ce tableau foisonnant, une discrète généalogie de la luxure, entre Eve, la pécheresse originelle et Marie-Madeleine, la pécheresse repentie.


1515 Straßburger_Meister_Preparation de la Croix Francfort Staedel Museum 1515 Straßburger_Meister_Preparation de la Croix Francfort Staedel Museum crane

Préparation de la Croix
Maître strasbourgeois, 1515, Staedel Museum, Francfort

Il est possible que l’idée ait été reprise par cet anonyme qui place les deux crânes au pied d’une des croix, dans une composition compliquée où, comme chez Dürer, le Christ se trouve tripliqué. Sur ce tableau, voir 4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux.


 

La Route vers le Calvaire flamande

Van Eyck Portement Museum of Fine Arts, BudapestLa route du Calvaire
d’après Van Eyck, Museum of Fine Arts, Budapest
The_Road_to_Calvary,_by_Herri_Met_dLa route du Calvaire, Henri Met de Bles, vers 1535, Princeton University Art Museum

Le peintre anversois Henri Bles reprend le même mouvement tournant que Van Eyck, menant de Jérusalem, en bas à droite, au Golgotha en haut à gauche. Mais tandis que Van Eyck y montrait les croix posées par terre, en attente des larrons, Met de Bles introduit une discrète présence du futur : les trois croix de la Crucifixion dressées, voilées dans le bleuté de la perpective atmosphérique.



The_Road_to_Calvary,_by_Herri_Met_de_Bles,_Flemish,_c._1535,_oil_on_wood_panel_-_Princeton_University_Art_Museum_-_DSC06662 detail crane
Le crâne de cheval apparaît dans la mare en bas à droite, sous le symbole boschien d’une chouette épiant un oiseau ( voir La cage hollandaise).

Le talus brun, avec son oculus dans lequel s’inscrit en guise de pupille une silhouette de soldat, a probablement une intention zoomorphe : une sorte de mufle de monstre menaçant, à moitié enterré (de Bles est un spécialiste des rochers à énigmes).

A remarquer le soldat noir cheminant auprès d’Hérode, qui fait directement référence à la Crucifixion du Pseudo Jan Wellens de Cock.



The_Road_to_Calvary,_by_Herri_Met_de_Bles,_Flemish,_c._1535,_oil_on_wood_panel_-_Princeton_University_Art_Museum_-_DSC06662 colporteur
Notons que la composition s’inscrit entre les deux figures boschiennes du colporteur, à gauche, et du crâne de cheval, à droite, positionnées dans la Route du calvaire comme figures du Fardeau et de la Souffrance.


Michael Coxcie Portement de croix . c.1530. Escorial Madrid

Portement de croix
Michael Coxcie, vers 1530, Escorial, Madrid

Ce « chemin du calvaire » cadré au minimum donne une signification originale au crâne de cheval : il marque l’emplacement où se plante la branche de la croix, lors d’une de ces trois stations où Jésus chute sous son poids. Le crâne animal signalise une étape sur le chemin de la Passion, préludant au crâne humain qui marque sa destination.


pieter Aersten 1552 Christcarrying the cross lost 1945

Portement de croix
Pieter Aertsen, 1552, disparu à Berlin en 1945

Ici, le Christ est  représenté à trois moments différents :

  • portant sa croix (suivi par les deux larrons l’un en charrette et l’autre à cheval),
  • crucifié en haut à droite au milieu d’un cercle de badauds,
  • ressuscitant au centre, en haut du chemin.

Mais par rapport au dessin de Dürer qui juxtaposait les scènes dans une logique non chronologique, c’est ici la topographie qui va les organiser : l’histoire commence en haut à gauche (Jérusalem), suit un vaste mouvement tournant jusqu’au Golgotha en haut à droite, puis continue sa spirale jusqu’au tombeau et à la résurrection.

A noter le gibet tout en haut à droite, où se déroule en même temps une exécution ordinaire : ainsi l’histoire sainte rejoint la réalité contemporaine, les soldats romains se mêlent aux costumes flamands, dans un court-circuit temporel qui fait toute la nouveauté  de l’oeuvre.

La présence des  paysans du premier plan, descendant au marché avec leur charrette et leurs paniers s’explique par le texte de Luc [2]  :

« Comme ils l’emmenaient, ils prirent un certain Simon de Cyrène, qui revenait des champs, et ils le chargèrent de la croix, pour qu’il la porte derrière Jésus. 27 Il était suivi d’une grande multitude des gens du peuple, et de femmes qui se frappaient la poitrine et se lamentaient sur lui. » Luc 23,26-27.

On voit sur la droite Simon de Cyrène amené par les soldats, sa jatte de lait renversée et son panier visité par un chien.

 Quant au crâne de cheval, il se trouve au premier plan, au centre, caché sous un arbuste sec, sans lien avec le reste de la composition.


pieter aertsen_portement de croix 1552 Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp

Portement de croix
Pieter Aertsen, 1552, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Dans cette autre version beaucoup plus confuse, l’idée générale et de faire se croiser des paysans descendant au marché, à pied ou à cheval (ils portent des paniers pleins, un sac, un agneau, mais Simon de Cyrène est absent) avec le cortège qui monte : Jésus portant sa croix, précédé d’un groupe portant une seule croix (pourquoi ?), précédé par les deux larrons à pieds, minuscules à droite du tableau.

Plus haut, un groupe de chevaux et de piétons assiste à une double crucifixion : le bon larron est hissé sur une croix déjà plantée, tandis que Jésus a été cloué avant que la croix ne soit relevée (on voit au fond trois silhouettes accroupies qui jouent aux dés les vêtements). Plus haut à droite, de l’autre côté du chemin, on est en train de hisser la croix du mauvais larron, qui en tant que criminel endurci se trouve relégué près du gibet des exécutions ordinaires.


Le crâne de cheval chez Brueghel

Brueghel Le Triomphe de la Mort 1562 Prado Madrid detail

Le Triomphe de la Mort
Brueghel, 1562, Prado, Madrid
Cliquer pour voir l’ensemble

Il apparaît un peu partout dans cette oeuvre boschienne, où la terre est pourrie par des squelettes équins et humains. On voit également un boeuf, un cheval et un agneau récemment abattus, au centre de cet immense panorama sacrificiel où une armée de squelettes pousse une foule affolée vers une souricière géante.

Mais après cette utilisation dispendieuse, c’est dans une oeuvre « paysanne » que Brueghel va donner au crâne de cheval son emploi le plus remarquable.


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Le portement de Croix

Pieter Bruegel , 1564, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Procession_to_Calvary_(1564)

Dans ce très célèbre et très complexe tableau, nous ne porterons notre attention que sur deux éléments, caractéristiques de la manière dont Bruegel recycle et réinterprète ces deux figures boschiennes que sont le colporteur et le crâne de cheval.


Le colporteur sous le moulin

Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix colporteur
Seul personnage assis de ce grand plan-séquence en mouvement (mis à part la Vierge Marie), il attire l’oeil parce qu’il ne s’intéresse pas au spectacle, et parce qu’il nous tourne le dos. Sur son dos sèchent deux peaux de petits animaux mises en croix.



Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix moulin
De là, l’oeil monte verticalement et rencontre un autre dispositif où un tissu fragile est mis en croix : les ailes du moulin.

A la nuée d’oiseaux qui tourne autour, on comprend que le meunier, dont la minuscule silhouette domine toute la scène, est en train de leur donner du grain. De nombreux auteurs ont vu dans cette silhouette bienveillante, inaccessible sur son roc , une image de Dieu le Père assistant d’en haut au supplice de son Fils. Et dans le moulin (un moulin qui lui même tourne sur son axe) une image de la Meule du Monde, qui tourne sans fin comme le firmament.

L’axe qui relie les pseudo-croix du colporteur et celle du moulin, est donc à la fois l’axe du monde et l’axe autour duquel s’ordonne le mouvement tournant de la foule, dans une même logique concertée.


Le crâne sous la roue

Pieter_Bruegel_d._A._007 cheval

Symétrique du colporteur, de l’autre côté du talus sur lequel sont montées les trois Marie et Saint Jean, un crâne de cheval démesuré marque la base d’un autre talus, sur lequel est planté une roue de supplice. Le crâne animal est un détournement du crâne sacré d’Adam, qui donne son nom à la colline du Golgotha. Comprenons que la roue de supplice est une troisième pseudo-croix, plantée sur un pseudo Golgotha.



Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix roue
Mais aussi une caricature du moulin, une meule qui ne tourne pas, avec une reste de tissu qui pend et un corbeau qui attend son tour. De là, l’oeil redescend vers le cercle des spectateurs, au centre duquel un bourreau commence à creuser le trou dans lequel sera plantée la vraie croix. Les deux ellipses définissent  le niveau de l’oeil du spectateur, qui surplombe tous les lieux de la scène, sauf le moulin et la roue.


Pieter_Bruegel 1564 Portement de Croix Kunsthistorisches Museum Vienne Composition
Les deux nuages noirs dans le ciel, indiquent l’endroit où elle se trouve maintenant, et celui où elle sera bientôt.

Ainsi dans cette composition de génie, des objets liminaires sont mis en place pour attirer l’oeil et scander ce grand mouvement où une foule innombrable accompagne un homme seul jusqu’à sa fin :

le moulin pour la faire tourner, le crâne et la roue pour la borner.


Le crâne aux pieds de Marie

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Procession_to_Calvary_(1564) detail lezards
Un crâne de rongeur (sans l’os nasal) et son mandibule sont épars aux pieds de Marie : probablement les restes d’un lapin.

Pieter_Bruegel_(I)_-_The_Procession_to_Calvary_(1564) cranes lapins

Crâne et mandibule de lapin

On peut y voir un contrepied tragique à ces souriantes Madonnes au lapin dont raffolait la Renaissance italienne.

Le couple de lézards errant sur la terre stérile est peut être une allusion au péché d’Eve et au serpent, condamné marcher sur son ventre, et à manger de la poussière tous les jours de sa vie.


Une somme magistrale

Un tel chef-d’oeuvre n’est pas sorti de rien : il s’inscrit à la fin d’une longue évolution, selon deux principes :

  • l’accumulation : Brughel a intégré la plupart des trouvailles de ses prédécesseurs : le mouvement tournant, le cercle de la foule, les larrons en charrette, les paysans descendant à la ville, le colporteur et bien sûr le crâne de cheval, tout en en rajoutant d’innombrables : le moulin en haut du rocher , les soldats aux tuniques rouges, le ruisseau traversé à gué…
  • l’unité de temps : retour à la simplicité de Van Eyck, les croix vides attendent les larrons en haut du Golgotha. Du coup, fini la duplication de croix et de suppliciés qui complexifiait la lecture des tableaux d’Aertsen : un seul Christ et deux voleurs se cachent dans le décor.


Une auto-citation ?

 jan-brueghel-lancien-Le-Cortege-des-Noces-Musee-de-la-Ville-de-Bruxelles

Le Cortège des Noces
Jan Brueghel l’Ancien, d’après un tableau perdu de Pieter Brueghel l’Ancien, Musée de la Ville de Bruxelles

Nous ne connaissons le tableau de Pieter que par cette copie faite par son fils Jan. Bien sûr, le crâne pourrait être un porte-bonheur pour les mariés, ou au contraire un avertissement général sur les dangers de la vie.

Mais sa position dans le coin et la présence du moulin tournant, de l’autre côté de la route, nous font pressentir autre chose. En fait, ils jouent exactement le même rôle,que dans le Portement : l’un délimite et l’autre courbe cette petite foule qui s’écoule dans l’autre sens, de droite à gauche, de la ferme où l’on prépare le repas à l’église où va se célébrer le mariage. Tout comme pour le cortège tragique, la composition met en branle et anticipe ce qui va advenir à l’issue de ce cortège joyeux [3].


Après Brueghel

Pieter_Balten_-_Christ_on_the_Road_to_Calvary_-_WGA01235 vers 1560

La route du Calvaire
Pieter Balten, vers 1560-70, Collection privée

Balten emprunte ici des idées provenant de l’oeuvre perdue de Aertsen (les deux croix des larrons sur la même charrette, le chemin intermédiaire montant vers une chapelle). Il en copie d’autres sur Brueguel, notamment les éléments structurants du premier plan, mais en les inversant : le crâne de cheval, tout en continuant à ponctuer le groupe des Saintes Femmes, attire l’oeil sur un assemblage cruciforme formé d’une souche et d’un tronc, à l’emplacement courant de la croix. Tandis que c’est le colporteur, maintenant à l’extrême droite, qui marque avec sa chouette sa destination finale.


Öèôðîâàÿ ðåïðîäóêöèÿ íàõîäèòñÿ â èíòåðíåò-ìóçåå gallerix.ru

Crucifixion
Jan Brueghel l’ancien, vers 1595, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Sans doute la carcasse de cheval qui sert de repoussoir en bas à droite est-elle une sorte d’hommage de Jan à son père, une citation de son chef d’oeuvre sur le même sujet, une réminiscence de son pseudo-Golgotha. Ici les deux crânes voisinent, dans la lumière celui d’Adam et dans l’ombre celui de sa caricature équine.

La carcasse nue fait aussi un pendant ironique à la scène violente du coin gauche, où des soudards se disputent le vêtement de Jésus.


Jan Brueghel L'ancien ca 1598 Calvary Munich, Germany, Alte Pinakothek

Le calvaire
Jan Brueghel l’Ancien, vers 1598, Alte Pinakothek, Munich

La « terre pourrie » a envahi tout le premier plan : trois crânes de cheval, deux carcasses et deux crânes humains se répondent à gauche et à droite. Au centre, la cage à canards portable renouvelle la figure du colporteur.


Synthèse chronologique

Albrecht Durer, Calvary 1505. Drawing,Florence, Galleria degli Uffizi schema chronoJPG

Ainsi le crâne de cheval trace des filiations inattendues, des Flandres à Venise et retour, entre plusieurs artistes majeurs :

  • introduit par van Eyck dans deux oeuvres perdues, pour mettre en scène l’arrivée de Marie au Calvaire par un sentier différent du chemin des chevaux ;
  • copié à Venise en 1505 par Carpaccio, pour illustrer la terre pourrie sous le cheval de Saint Georges ou sous le corps de Jésus ;
  • récupéré à Venise par Dürer dans une intention (la luxure de Marie-Madeleine) trop complexe pour faire souche, du moins dans l’iconographie de la Crucifixion ;
  • remonté dans les Flandres par la copie du Pseudo Jan Wellens de Cock ;
  • recyclé par les autres peintres anversois, puis Brueghel, dans leurs Routes vers le calvaire.

Références :
[00] Henri L M Defoer, « The influence of the early works of Jan van Eyck on Utrecht Miniatures », https://www.academia.edu/316840/The_influence_of_the_early_works_of_Jan_van_Eyck_on_Utrecht_Miniatures?email_work_card=title
[0] Jacques-Paul Migne, Encyclopédie théologique: Dictionnaire des mystères, p 600 et ss https://books.google.fr/books?id=JvxMAQAAMAAJ&pg=PA600#v=onepage&q&f=false
[0a] Graham A. Runnalls « Les Mystères de la Passion en langue française : tentative de classement », Romania Année 1996, https://www.persee.fr/doc/roma_0035-8029_1996_num_114_455_2216
[0b] La grande vie de Jésus-Christ. Passion / par Ludolphe le Chartreux ; nouvelle traduction intégrale avec préface et notes par le P. D. Florent Broquin, 1891 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k759003/f402.item
[0c] Le mystère de la Passion / d’Arnoul Greban ; publié d’après les manuscrits de Paris, avec une introduction et un glossaire, par Gaston Paris et Gaston Raynaud https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k5510572p/f378.item
[0d] Vue en haute définition : https://artsandculture.google.com/asset/panorama-de-jerusal%C3%A9m-escola-flamenga/JgEdCHfGn2mrIA?hl=pt-pt
Détail des quatorze scènes indexées par des lettres : http://www.ub.edu/proyectopaisajes/index.php/es/item1-devocional
[0d] Vue en haute définition : https://artsandculture.google.com/asset/panorama-de-jerusal%C3%A9m-escola-flamenga/JgEdCHfGn2mrIA?hl=pt-pt
Détail des quatorze scènes indexées par des lettres : http://www.ub.edu/proyectopaisajes/index.php/es/item1-devocional
[2] « La montée au calvaire de Bruegel l’Ancien » / Robert Gemaille, Jaarboek van het koninklijk museum voor schone kunsten, 1979 , P. 143-196
[3] Pour un autre exemple de cette utilisation du crâne et du moulin par Brueghel, voir La pie sur le Gibet

 

5.1 L’Ame du Monde

16 février 2018

Avant d’ouvrir le chapitre de la signification philosophique de Melencolia I, il est indispensable de se familiariser avec un concept central du courant Néo-Platonicien qui imprègne toute la philosophie de l’époque, celui de l’Anima Mundi, l’« Ame du Monde ».

Pour cela, nous partirons d’une gravure assez déconcertante pour nos regards modernes, mais qui était suffisamment familière aux lecteurs cultivés de l’époque pour ne pas nécessiter d’explication.

Toute cette analyse est un SCOOP !

Article précédent : 4.4 Harmonies polyédriques


Francois Maitre, 1475-1480 Anima mundi La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 339vFrancois Maitre, 1475-1480, La Cité de Dieu, Saint Augustin, La Hague, MMW, 10 A 11 fol 339v Albertus Magnus Philosophia pauperum 1508Frontispice de la « Philosophia Naturalis » d’Albertus Magnus (Albrecht von Bollstädt)
Edition de 1506 [1]

Anima mundi

Dieu, en tant que principe agissant du Monde, est représenté portant le globe dans ces bras. Au Tétramorphe de la première illustration correspond, dans la seconde, un quatuor d’objets symboliques.


Les analogies avec Melencolia I

D’emblée, malgré le peu d’habileté du graveur, on remarque que son vocabulaire graphique a bien des points communs avec celui de Dürer.

Au centre, une figure debout, vêtue de vêtements féminins ; au dessus, une figure d’enfant et les chiffres de 1 à 10 sur deux lignes, qui ne sont pas sans évoquer le putto et le carré magique. Enfin, aux quatre coins, quatre objets disposés à peu près dans le même ordre que chez Dürer :

  • en bas à droite, une règle et une équerre ;
    au dessus, un compas ;
    en haut à gauche, une balance ;
    enfin, en bas à gauche, un vase, qui correspondrait assez bien, par son emplacement et sa forme, à l’encrier de Melencolia I.


Melencolia_AmeMonde

Est ce tout ? Pas tout à fait : la figure féminine tient sur son ventre une sphère, et se trouve entourée d’une couronne mi blanc, mi noir, avec le soleil et la lune, et 24 points représentant les heures. Cette couronne n’a pas d’équivalent dans Melencolia : on peut cependant remarquer que le diamètre de son cercle intérieur représente à peu près trois fois celui de la sphère transparente, soit le même rapport qu’entre le diamètre intérieur de l’arc en ciel et celui de la sphère opaque, dans Melencolia I.

Comprendre la signification de cette gravure nous aidera-t-il à comprendre celle de Melencolia I ?


L’Ame du Monde, selon Platon

L’idée que l’univers est un être vivant, possédant donc, à l’image de l’homme, un esprit, un corps et une âme, remonte à Platon :

« Il (Dieu, ou le démiurge) trouva que de toutes les choses visibles, il ne pourrait absolument tirer aucun ouvrage qui fût plus beau qu’un être intelligent, et que dans aucun être il ne pouvait y avoir d’intelligence sans âme. En conséquence, il mit l’intelligence dans l’âme, l’âme dans le corps, et il organisa l’univers de manière à ce qu’il fût, par sa constitution même, l’ouvrage le plus beau et le plus parfait. Ainsi, on doit admettre comme vraisemblable que ce monde est un animal doué d’une âme et d’une intelligence par la Providence divine. » Timée, 40, traduction Victor Cousin


En aparté :

L’Ame du Monde, selon Marsile Ficin.

Cette doctrine a plus tard été développée par Plotin, puis reprise et christianisée par Saint Augustin. A la Renaissance, elle a été popularisée par Marsile Ficin, philosophe et astrologue, qui en a fait le fondement de méthodes et de remèdes pour la conduite de la vie, confinant parfois avec la sorcellerie.

Dans « Les trois livres de la vie » (De Vita Triplica, 1489) il explique que l’Ame du Monde est un intermédiaire nécessaire entre l’Esprit et le Corps, trop éloignés l’un de l’autre pour communiquer directement :

« S’il n’y avait que ces deux choses au monde, à savoir l’entendement d’une part et le corps de l’autre, et que l’âme n’y fut point, alors ni l’entendement ne serait tiré au corps… ni le corps ne serrait tiré vers l’entendement…. Mais si l’âme y est interposée et conforme à l’un et à l’autre, lors facilement des deux parts, et à l’un et à l’autre se fera l’attraction ». De Vita Triplica livre III, chap 1, traduction française de Guy Le Fèvre de la Boderie, 1578)

Dans la suite, il précise que l’Ame du Monde possède des « raisons séminales » qui lui permettent de transmettre à la Matière l’influence des Idées, et de lui imprimer ses formes :

« L’Ame du monde possède, par un effet de la volonté divine, au moins autant de raisons séminales des choses, qu’il y a d’Idées dans la pensée divine, raisons au moyen desquelles elle fabrique tout autant d’espèces dans la matière. C’est pourquoi chaque espèce… correspond à son Idée propre et peut, au moyen de cette raison, recevoir souvent quelque chose de l’Idée…Ainsi, si elle vient à dégénérer de sa forme propre, elle peut être régénérée par ce moyen…. « 

D’où la croyance, qui sous-tend sous sa forme savante, l’astrologie et l’alchimie, et sous sa forme superstitieuse la sorcellerie, qu’on pourrait régénérer une forme malade en lui administrant des substances différentes, pourvu qu’elles découlent de la même « Idée » :

Si, de la manière correcte, vous ajoutez à une espèce ou à un individu de cette espèce, plusieurs choses éparses mais conformes à la même Idée, alors vous attirerez, dans cette matère correctement préparée, un don de cette Idée particulière, grâce à la raison séminale de l’âme. »

Ceci ouvre la porte à toute la pensée magico-analogique, basée sur les « signatures » qui révèlent la parenté cachée entre les choses éparses.

Enfin, Ficin pense que l’Ame du Monde imprime dans le Ciel, au delà des étoiles, des « figures » correspondant à ces raisons séminales ; et que les étoiles, par leurs rayons lumineux, les transmettent jusqu’aux corps matériels.

Ceci posé, nous pouvons revenir au frontispice d’Albertus Magnus.


L’Esprit du Monde

Albertus Magnus Philosophia pauperum 1508 esprit

La tête dépourvue de corps représente l’Esprit du Monde. Il s’exprime par les nombres, comme le montre la « tetraktys », juste au-dessous de lui.


L’Ame du monde

Albertus Magnus Philosophia pauperum 1508 ame

Le personnage féminin est l’Ame du Monde, intermédiaire entre son Esprit et son Corps.


Le Corps du Monde

Melencolia_AmeMonde_3

La sphère transparente que porte la figure féminine n’est pas, dans ce contexte, la planète Terre : mais le Corps du Monde :

« La forme convenable à l’animal qui devait renfermer en lui tous les autres animaux ne pouvait être que celle qui renferme en elle toutes les formes. C’est pourquoi, jugeant le semblable infiniment plus beau que le dissemblable, il donna au monde la forme sphérique... » (Timée, 33)


Le cercle du Temps

Melencolia_AmeMonde_2

Le Temps, explique Platon, « imite l’éternité et se meut dans un cercle mesuré par le nombre ». (Timée, 38). Ainsi, le cercle avec ses 24 divisions et son alternance de jour et de nuit, représente très littéralement le temps. D’autant plus qu’il contient le soleil et la lune. Or, remarque Platon, la création du Temps est liée à celle des sept planètes : « Dieu, pour produire le temps, fit naître le soleil, la lune et les cinq autres astres que nous appelons planètes, afin de marquer et de maintenir les mesures du temps ».

Si le cercle blanc et noir représente le Temps, alors ce qui se trouve à l’extérieur est le domaine de l’Esprit, « la substance éternelle, toujours la même et immuable » ; et ce qui est à l’intérieur est bien le domaine du Corps, sujet « aux accidents que la génération impose aux choses sensibles ».


Les Eléments et leur ordre amical

Le « Corps du Monde » est composé de quatre couches, correspondant aux quatre éléments. Reportons-nous donc au Timée.

Platon pose tout d’abord la nécessité de deux éléments : le Feu, parce qu’il éclaire, et la Terre, parce qu’il faut bien quelque chose de consistant :

« Tout ce qui a commencé doit être corporel, visible et tangible.Or rien n’est visible sans feu, ni tangible sans quelque chose de solide, ni solide sans terre. » (Timée, 31)

A partir de là, il va déduire l’existence des deux autres éléments par un raisonnement géométrique, lié au fait que le monde est à trois dimensions, et pas à deux
(il est intéressant de suivre ce raisonnement, même s’il n’a pas de lien direct avec notre gravure) :

« Si le corps de l’univers n’avait dû être qu’une surface sans profondeur, un seul milieu aurait suffi pour lier ses extrêmes et lui donner de l’unité à elle-même. »
Autrement dit, entre deux rectangles, de longueur a et b, et de largeur A et B, on peut toujours trouver un rectangle intermédiaire c C, qui divise harmonieusement les extrêmes (a/c = c/b, et A/C = C/B).

Mais dans l’espace, entre deux parallélépipèdes, la situation se complique et il faut deux parallélépipèdes intermédiaires :
« Mais, comme il devait être un corps solide, et que les corps solides ne se joignent jamais ensemble par un seul milieu, mais par deux, Dieu plaça l’eau et l’air entre le feu et la terre, et ayant établi entre tout cela autant qu’il était possible des rapports d’identité, à savoir que l’air fût à l’eau ce que le feu est à l’air, et l’eau à la terre ce que l’air est à l’eau, il a, en enchaînant ainsi toutes les parties, composé ce monde visible et tangible. C’est de ces quatre éléments réunis de manière à former une proportion, qu’est sortie l’harmonie du monde, l’amitié qui l’unit si intimement que rien ne peut le dissoudre, si ce n’est celui qui a formé ses liens. » Platon, Timée, 32  [3]


Les Eléments dans la sphère du Monde

Albertus Magnus Philosophia pauperum 1508 spheres

« Philosophia Naturalis » d’Albertus Magnus, Edition de 1506

Pour Platon, l’ordre « amical » des Eléments est donc, de haut en bas, le Feu, l’Air, l’Eau et la Terre. Et c’est effectivement dans cet ordre qu’ils se présentent à l’intérieur de la sphère transparente.


Nous avons bien progressé dans notre compréhension de la gravure. Reste à identifier les quatre objets qui se trouvent aux quatre coins, et qui ont été passés prudemment sous silence par les commentateurs. Nous savons d’eux une seule chose certaine : ils font partie du domaine de l’Esprit du Monde : ils devraient donc représenter quatre Idées immuables.


Platon ou la Bible ?

Il ne serait pas illogique, dans une gravure aussi synthétique que le frontispice de la « Philosophia naturalis », que tout ne sorte pas de Platon. L’autre source qui vient à l’esprit, pour expliquer les objets périphériques, est la célèbre sentence de la Bible :

« Tout a été réglé par mesure, nombre et poids » (Sagesse, XI, 20)

Le vase, la règle graduée et le compas sont de bons candidats pour représenter la mesure (respectivement du volume, de l’angle et des longueurs). La tetraktys illustrerait le nombre, et la balance le Poids.

Cela colle, mais laisse une impression d’inachevé : car cela n’explique ni la position respective des objets, ni le fait que les nombres, par leur place centrale, jouent visiblement un rôle différent des autres objets.


Les sept mouvements

Platon, dans le Timée, distingue sept mouvements : d’une part la rotation (qui pourrait correspondre au compas), d’autre part six translations : gauche/droite (la règle), avant/arrière (l’équerre), haut/bas (la balance). Quand au vase, il pourrait simplement symboliser l’absence de mouvement, le repos.

Une explication un peu trop abstraite qui nous laisse sur notre faim.


Et le Quadrivium ?

C’est le nom qu’on donnait aux quatre sciences considérées, au Moyen Age, comme les plus fondamentales.

  • La Géométrie correspond bien à la règle et à l’équerre.
  • L’Astronomie a comme attribut le compas, qui permettait de mesurer les angles relatifs des astres.
  • Aucun doute pour l’Arithmétique : attribuons-lui la Tetraktis.
  • Reste la Musique, dont le lien avec le vase laisse pour le moins perplexe.

Le Quadrivium n’est pas une bonne piste.


Les Eléments

Il ne nous reste plus beaucoup de possibilités, sachant que les quatre objets symboliques devaient pouvoir être identifiés facilement par le lecteur, sans commentaire explicatif. Et si nous revenions à nos quatre éléments ?



Albertus Magnus Philosophia pauperum 1508 regle equerre

La règle et l’équerre sont les instruments de la Géométrie, autrement dit, comme son nom l’indique, de la science qui permet de mesurer la Terre.


Albertus Magnus Philosophia pauperum 1508 vase
Le vase, quant à lui, mesure évidemment l’Eau.


Albertus Magnus Philosophia pauperum 1508 compas
Le compas « mesure »-t-il le Feu ? Dans le sens platonicien, certainement, puisque Platon pose le Feu en premier lieu comme l’Elément destiné à éclairer le monde ; or le compas mesure l’écartement des astres, ces luminaires célestes.


La question de la Balance

Reste à expliquer la Balance. En quoi aurait-elle un rapport avec l’Air ?



Albertus Magnus Philosophia pauperum 1508 balance
Reprenons une dernière fois le Timée, au passage où Platon tente d’expliquer l’épineuse notion de « haut » et de « bas » : le monde étant sphérique, on ne peut pas le diviser en deux parties distinctes : il ne s’agit donc pas d’une notion absolue (le Haut et le Bas), mais d’une notion relative (plus haut ou plus bas). Pour le montrer, Platon nous propose une expérience de pensée à l’aide d’une balance :

« Si quelqu’un s’élevait vers la partie de l’univers qui a été de préférence assignée au feu, et vers laquelle ce corps est emporté lorsqu’il s’en développe une quantité considérable, et que là cet homme eût assez de prise sur le feu pour en saisir des parties et les placer dans les bassins d’une balance, quand il aurait soulevé le fléau de la balance et entraîné le feu au milieu de l’air, substance différente,il est évident que la plus petite partie s’élèverait avec plus de facilité que la plus grande. » (Timée, 63)

Autrement dit : plaçons-nous dans le domaine de l’Air avec notre balance, et pesons deux morceaux de Feu ; celui qui est le plus petit va s’élever pour regagner son domaine naturel. Pourquoi ?

« Car, de deux parties enlevées à la fois par une même force, la plus petite cède nécessairement davantage à l’impulsion, tandis que la plus grande résiste et tend vers la terre; on dit alors de cette dernière partie qu’elle est pesante, et que son mouvement est de haut en bas, et de la première qu’elle est légère, et que son mouvement est de bas en haut ».

Donc, le morceau le plus léger étant celui qui bouge le plus facilement, il va retourner vers son domaine naturel, plus haut, tandis que l’autre va descendre vers un domaine qui n’est pas le sien, celui de la Terre.

Ce passage est passionnant à plus d’un titre. Premièrement, notons que le raisonnement est circulaire : Platon cherche à remplacer l’expression « aller en Haut » par « retourner dans le domaine du Feu« , mais emploie constamment le verbe « s’élever« , qui implique justement la notion de Haut et de Bas. Deuxièmement, le raisonnement est bizarre : Platon se représente tellement la balance comme un objet symétrique que, lorsque le morceau de feu le plus léger s’élève, le morceau le plus lourd doit nécessairement descendre : alors que rien n’empêche les deux morceaux de feu de décoller, comme deux ballons gonflés à l’hélium. Troisièmement, le raisonnement est spécieux : si dans les plateaux de la balance on remplace les deux morceaux de Feu par deux morceaux de Terre, le morceau le plus petit va bouger le plus facilement vers le domaine naturel de la Terre, en dessous : on démontre ainsi que c’est le plateau le plus léger d’une balance qui s’abaisse !


L0016217 Balance fire/earth, etc, "De praeternaturali utriusque..."

Robert Fludd, De præternaturali utriusque mundi historia, 1621

Quelles que soient les difficultés logiques, l’important est que ce passage établit une connexion forte entre la balance et l’Air, qui a dû imprégner l’imaginaire des lecteurs d’autant plus fortement qu’il est difficile et obscur. Au final, on a dû retenir de la balance, non pas qu’elle mesure l’air (car, comme Aristote le précisera plus tard, pour les Grecs l’air n’a pas de poids) ; mais que c’est l’instrument privilégié qui mesure « dans » l’air. [2]


Les quatre Idées élémentaires

Melencolia_AmeMonde_Complet
Que représentent donc, en définitive, nos quatre objets ? Pas les quatre Eléments eux-même : ils sont déjà figurés dans le Corps du Monde. Mais quatre Idées qui, dans l’Esprit du Monde, leur correspondent particulièrement :

  • l’Idée de la Terre est l’étendue (mesurée par la règle et l’équerre) ;
  • l’idée de l’Eau est l’expansion (remplir un vase) ;
  • l’idée de l’Air est le poids (la balance) ;
  • l’idée du Feu est l’écartement angulaire (le compas).

Un argument fort à l’appui de cette interprétation : les quatre Idées sont placées, dans le sens des aiguilles de la montre, selon l’ordre amical des Eléments.


Un antécédent probable (SCOOP !)

Le frontispice n’apparaît dans aucun manuscrit de la Philosophia Naturalis, et semble surgir ex nihilo dans la première édition imprimée.


1100-1200 Honorius Augustodunensis, Clavis physicae BNF Latin 6734 fol 1v

Honorius Augustodunensis, Clavis physicae, 1100-1200, BNF Latin 6734 fol 1v, Gallica

La seule figure comparable est ce dessin anonyme dans un autre traité de philosophie naturelle du XIIème siècle, lui-aussi imprégné de platonisme, le Clavis physicae. Il s’agit d’une traduction du Periphyseon de Jean Scot Érigène par Honoré d’Autun, un théologien mort à Ratisbonne un siècle avant qu’Albert le Grand ne s’y installe, ce qui ouvre la possibilité d’une filiation iconographique locale.
.

Cette image exceptionnelle représente elle-aussi sous forme d’une femme debout en longue robe et ouvrant les bras l’ « Anima mundi qui est végétale chez les arbres, sensible chez les animaux et rationnelle chez les hommes », comme le proclame sa banderole. Elle est flanquée en haut par deux personnifications à l’antique, une torche à la main, du Soleil et de la Lune.

Mais le plus frappant est que les Eléments sont ici indiqués en clair, trois siècles avant notre gravure, exactement au même emplacement. Marie-Thérèse. d’Alverny, qui a étudié les illustrations extraordinaire de ce manuscrit, a même expliqué les trois « bras-tentacules » qui, entre les médaillons, tracent le schéma complet des qualités des Elements :

« La comparaison du circuit élémentaire à des bras qui s’étreignent n’a pas été imaginée par Honorius. Elle fait également partie de l’héritage antique, et le scholasticus avait pu la rencontrer dans saint Ambroise, qui la tenait de saint Basile, et dans Macrobe ». Marie-Thérèse. d’Alverny ([D] , p 75)


L’analyse du frontispice de la « Philosophia Naturalis » est fructueuse, mais décourageante : elle prouve qu’une image en apparence simple, constituée d’objets de tous les jours, pouvait être le support d’allusions philosophiques raffinées : et qu’en 1506, l’oeil d’un spectateur cultivé les percevait immédiatement, alors qu’ils nécessitent pour nous un laborieux décryptage. Ici, nous avons eu la chance que l’image soit conçue comme un résumé du système platonicien, et du concept d’Ame du monde : ce qui nous a donné un fil conducteur, le Timée.

Mais pour la gravure du Dürer, plus de mode d’emploi ; non pas quatre symboles à expliquer, mais une quarantaine ; non pas une planche à visée didactique ; mais l’oeuvre érudite, personnelle et cryptique, d’un artiste au sommet de son art. Quelle chance avons-nous de la regarder avec l’oeil qu’il faudrait, celui de 1514 ?


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Références :
[2] De plus, en astrologie, la Balance est classée parmi les signes d’Air.
[3] L’interprétation du passage reste controversée. Voir une discussion dans  » Les mathématiques dans le Timée de Platon : le point de vue d’un historien des sciences », Bernard Vitrac, https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-00175170/document .S’il s’agit bien de géométrie, voici le schéma explicatif : Timee de Platon medieites
[4] Marie-Thérèse. d’Alverny « LE COSMOS SYMBOLIQUE DU XII e SIÈCLE » Archives d’histoire doctrinale et littéraire du Moyen Age Vol. 20 (1953), pp. 31-81 (55 pages) https://www.jstor.org/stable/44403044

5.2 Analyse Elémentaire

16 février 2018

Ayant exercé notre oeil sur la Philosophia Naturalis, profitons de la persistance  rétinienne pour jeter, sur Melencolia I, une tentative de regard platonicien : quels sont les objets pouvant représenter les quatre Eléments, et comment sont-ils disposés  ?

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Melencolia_AmeMonde_CompletPhilosophia Naturalis, 1508 Durer Melencolia I 1514MelencoliaI, 1514

 

La balance et l’équerre

Ces Idées opposées, celle de l’Air et celle de la Terre, se trouvent dans Menlencolia I  opposées graphiquement, aux deux bouts d’une droite parallèle à l’échelle :

  • la  Balance représente l’Air dans les deux gravures ;
  • l’ Equerre et le Rabot remplacent  les instruments de la géométrie plane :  l’équerre et la règle, pour représenter la Terre ; l’une évoque l’angle droit, l’autre la planéité. A l’aide de ces deux instruments, on peut construire un carré, puis un cube, autrement dit le solide associé à la Terre.


L’encrier et son contraire

Faisons l’hypothèse que l’encrier correspond assez bien au vase de la Philosophia Naturalis, donc à l’Idée de l’Eau. Logiquement, pour trouver son contraire, traçons une droite parallèle à l’échelle : nous arrivons sur l’Etoile.


Melencolia_Encrier

Dürer nous a peut être laissé un indice pour nous confirmer cette association : le couvercle du plumier est frappé d’un signe en forme d’étoile.
Ainsi, l’idée du Feu serait représentée, dans Melencolia I, non par le compas, mais directement par l’étoile.


Le trapèze disharmonieux

Melencolia_trapeze
Les quatre « Idées » des éléments forment les quatre sommets d’un trapèze, figure quelque peu bancale. Elles sont d’ailleurs placées dans un ordre inamical : si l’on parcourt le périmètre du trapèze, on remarque que les grands côtés portent les oppositions entre éléments (Terre/Air, Eau/Feu) et les petits côtés les amitiés (Air/Teu et Eau/Terre).  Autrement dit, le trapèze exprime, par sa forme et par la manière dont il joint les éléments, une notion de dysharmonie.

Plato's four elements arranged in a symmetrical order La cite de Dieu, manuscrit francais, 1475-1480. Fol. 435v of the Hague MMW, 10 A 11, National Library of the Netherlands

La cité de Dieu, manuscrit français, 1475-1480. Fol. 435v of the Hague MMW, 10 A 11, National Library of the Netherlands

Pour mémoire, cette enluminure présente les quatre éléments étagés dans l’ordre harmonieux : Terre/Eau/Air/Feu.


Une pensée conflictuelle

Risquons une interprétation : si ces quatre objets représentent les Idées des Eléments, peut-être ont-ils ici un sens plus personnel : peut être figurent-ils l’Idée des Eléments dans l’esprit de l’ange assis ? Le problème qui tourmente Melencolia serait-il de les replacer dans leur ordre amical ?

Les Eléments matérialisés

Cependant, tout comme dans le frontispice de Philosophia Naturalis,  les éléments ne sont pas représentés que sous leur forme idéelle : ils apparaissent également  sous une forme physique et bien concrète, à un endroit précis de la gravure : la terre, l’eau, l’air et le feu composent le paysage délimité par l’arc-en-ciel.

Mariages et prodiges

Très exactement, le paysage nous montre non pas les quatre éléments isolés, mais les quatre éléments appariés : deux couples forment des unions naturelles, deux couples réalisent des unions contre-nature, autrement dit des chimères.


 

L’union de la Terre et de l’Eau

Melencolia_terre_eau
Le long du rivage, on remarque des îlots, et des arbres dont certains émergent de l’eau. L’interprétation de Panofski est qu’il s’agit d’une inondation, qui rappellerait le fait que, selon Agrippa,  les esprits mélancoliques peuvent avoir le don de prédire les catastrophes naturelles. Dans notre interprétation « élémentaire », cette inondation – au demeurant peu catastrophique puisqu’elle évite de toucher les maisons – pourrait seulement être l’image de l’affinité entre l’Eau et la Terre. Notion qu’exprime également la ville et ses bateaux : un port, point de contact entre terre et  mer.

La chimère du Feu dans l’Eau

Melencolia_feu_eau
Depuis le lieu de l’inondation, déplaçons-nous vers le large, jusqu’à la tâche blanche qui s’étend sous la chauve-souris. Les commentateurs qui l’ont remarquée (Panofski) ont parlé de « phosphorescence » magique, de phénomène surnaturel lié à la comète : il ne s’agit pas en effet d’un simple reflet, puisqu’il n’est pas placé à l’aplomb de la comète. Dans l’interprétation « élémentaire », cette tâche est une lumière à l’intérieur de l’eau, autrement dit une union contre-nature, une chimère.

La chimère de la Terre dans l’Air

Melencolia_terre_ciel
Montons à la verticale de la tâche, jusqu’à l’animal qu’on appelle par commodité « chauve-souris« , mais qui serait plutôt un hybride entre un rat, avec ses oreilles et sa moustache,  et un serpent, avec sa queue ondulée. Autrement dit deux des animaux les plus terrestres qui soient (l’un résident habituel des caniveaux et des égouts, l’autre  condamné à ramper depuis la Genèse), tous deux  accouplés et emportés dans les airs par la greffe prodigieuse d’une paire d’ailes.

L’union du Feu et de l’Air

Melencolia_feu_ciel
Enfin, fermons notre carré en nous déplaçant, sur la droite, jusqu’à la comète qui représente ici, non pas un objet chimérique, mais le résultat de l’affinité naturelle entre le Feu et son voisin, l’Air.

Le carré dans le cercle

Melencolia_(c) Philippe Bousquet elements_schemacomplet
Les quatre appariements que nous venons de décrire se situent aux quatre coins d’un carré, lui-même précisément centré à l’intérieur du cercle de l’arc en ciel. Une manière de comprendre ce que tout cela signifie est de se représenter le  cercle divisé en quatre secteurs, et d’attribuer un Elément à chaque secteur, dans l’ordre amical et dans le sens des aiguilles de la montre, en partant de la Terre en bas à droite. Les appariements correspondent alors à deux situations théoriques :

  • soit un Elément quitte son secteur horizontalement pour entrer dans le secteur voisin, et nous avons une union amicale ;
  • soit il se déplace en diagonale pour aller dans le secteur opposé, et nous avons une union des contraires, une chimère.

Il est remarquable que la trajectoire de la comète soit inclinée à 45°, et qu’il existe un second rayon de lumière à angle droit, inclinée selon l’autre diagonale : particularités difficilement explicables sans la volonté de Dürer de nous faire « deviner » le carré.

Les quatre appariements qu’il a choisis n’épuisent pas toutes les possibilités théoriques de combinaison entre les Eléments : il y aurait aussi les déplacements verticaux, amicaux, qui donneraient l' »Eau et l’Air » (les nuages) et le « Feu et la Terre » (la foudre). Ou deux autres déplacements diagonaux, destructeurs  : l' »Eau dans le Feu » (l’extinction)  ou « l’Air dans la Terre » (la tempête).

Le carré hors du cercle

Tout comme le cercle de l’arc-en-ciel, le carré magique peut lui aussi être découpé en quatre secteurs : il nous donne alors une splendide métaphore de la santé,  telle qu’elle résulte de la théorie des Eléments appliquée à la médecine : l’homme en bonne santé est celui chez qui les quatre éléments s’équilibrent, sans que l’un prenne le pas sur l’autre ; or comme le carré est gnomonique, ses quatre secteurs pèsent justement chacun le même poids (34).

L’arc en ciel comme aquarium

Dans le frontispice de la Philosophia Naturalis, le cercle des heures séparait le domaine de l’« Esprit du monde », immuable,  et celui de l’« Ame du Monde », soumis au mouvement et au changement.  Ici, le cercle de l’arc-en-ciel joue un rôle similaire :

  • à l’extérieur, les « Idées » des éléments forment un trapèze disharmonieux, traduisant peut-être le chaos qui règne dans l’esprit de Melencolia ;
  • à l’intérieur règne au contraire une répartition amicale en quatre secteurs, entre lesquels les éléments transitent en respectant la théorie, produisant des unions naturelles ou des hybridations forcées, tels des poissons dans l’aquarium.


La comète comme exception

Dans cette construction, un objet, la comète, fait exception, puisqu’il fait partie à la fois du trapèze et du carré, et représente simultanément l' »Idée » du Feu et sa matérialisation. Et c’est bien le cas en effet :

une « Idée » qui vient de quitter la sphère des fixes et d’entrer dans le monde sublunaire, où règne la physique des Eléments.


Le compas comme déception

Le compas, dans Melencolia I, a abandonné sa prétention à représenter l’idée de Feu : puisque justement, l’apparition des comètes défie tout relèvement, tout calcul.  (voir  1.2 Astronomie, Astrologie)

Le polyèdre coupé en deux

Le centre du polyèdre se situe non seulement sur le prolongement de l’arc-en-ciel, mais aussi sur la verticale passant par son centre. Objet frontalier, il est soumis à une double tension, tiraillé entre deux point d’attraction situés tous deux sur l’horizon, proches mais irréductibles :  le point de fuite et le centre de l’arc-en-ciel. En tant qu’objet de pensée, créé par la géométrie à l’extérieur du cercle, le polyèdre est construit selon les lois de la perspective et obéit au point de fuite ; en tant qu’objet matériel, sublunaire, il tend à s’aligner sur le centre de l’arc-en ciel.

L’arc en ciel comme harmonie

L’arc-en-ciel est un symbole hautement fédérateur : par sa forme, il illustre l’Alliance entre ces pôles contraires que sont le haut et le bas, le ciel et la terre, le divin et l’humain ; par sa physique, il symbolise l’union des quatre éléments, puisque pour le produire il faut que l’eau et la lumière se rencontrent avec l’air et avec la terre. Enfin, par ses  couleurs qui s’échelonnent dans un ordre immuable, il symbolise une gradation, une harmonie idéale, impossible à atteindre ici-bas.

Le sablier comme harmonie

Il est tentant de livrer le sablier, lui aussi, au scanner de l’analyse élémentaire. Car tout comme l’arc-en-ciel, il se compose d’une enveloppe transparente, une Terre  donc, mais qui laisse passer la lumière, le  Feu. Il contient du sable, une Terre, mais qui coule comme de l’Eau. Et bien sur, c’est dans l’Air que chute le filet de sable. Si le sablier peut mesurer parfaitement le Temps, c’est qu’il est lui-même réglé de manière à ce que les quatre éléments s’harmonisent. Entre ses parois de verre, dans le mouvement imperceptible des grains de sable, il  nous présente l’équivalent idéal, miniature, du microcosme qui s’agite dans l’aquarium de l’arc-en-ciel.

Qui regarde l’arc en ciel et le sablier ?

Melencolia_(c) Philippe BOUSQUET Polyedre_Sablier_perspective

Nous avons signalé, comme une « erreur » de Dürer, que l’arc-en-ciel ne soit pas centré sur le point de fuite. Nous avons également signalé, comme une autre « erreur », le fait que le sablier et la cloche échappent  eux-aussi au point de fuite principal (voir 4.4 Harmonies polyédriques). Or les trois objets qui partagent ce privilège d’exterritorialité sont justement les objets les plus transcendants de la gravure :

  • l’arc-en-ciel, symbole biblique de l’Alliance avec Dieu, et frontière du microcosme ;
  • le sablier, ambassadeur du Temps et maquette de ce même microcosme ;
  • la cloche : la voix de Dieu sur Terre.

 

Il y a donc de bonnes raisons pour que les trois échappent au regard direct du spectateur, mais soient réglés par  un regard omnicentrique qui n’est pas donné aux humains.


D’où regarder le polyèdre ?

Donnons-nous donc la liberté de la chauve-souris, élevons-nous dans le ciel à la verticale du polyèdre, et asseyons-nous juste un instant sur l’arc-en-ciel, pour jeter sur le monde un regard d’harmonie : nous verrons alors les triangles tête-bêche des faces se superposer pour former une étoile à six branches. Et un peu plus loin, ces autres objets que nous avons appelés les « harmoniques » du polyèdre développer des figures également hexagonales : triangles des plateaux de la balance, plan hexagonal du sablier.

Le sceau de Salomon

L’étoile à six branches qu’on obtient en superposant tête-bêche deux triangles équilatéraux, s’appelle de nos jours l’Etoile de David, mais est plus anciennement  connue sous le nom de « sceau de Salomon ».  A l’époque de Dürer, la figure n’était pas particulièrement identifiée comme un emblème juif, mais comme un dessin magique utilisée de haute antiquité  dans de nombreux talismans. Plus précisément,  elle symbolisait soit l’union entre le Haut et le Bas, soit l’harmonie des planètes (une planète dans chaque branche et le soleil au milieu), soit la conciliation des contraires.


Symboles Elements
En effet, dans la notation alchimique, et même jusqu’aux débuts de la chimie, l’élément Eau était représenté par un triangle pointe en bas (comme un vase), et l’élément Feu, son contraire, comme un triangle pointe en haut. De même la Terre et l’Air étaient représentés par deux triangles inversés, avec une barre supplémentaire à mi-hauteur. Le sceau de Salomon, en superposant les triangles représentatifs des quatre éléments, donne donc une bonne image de leur réconciliation harmonieuse.

Et le creuset ?

L’analyse que nous venons de faire est-elle complète et honnête ? Nous avons parlé du Feu dans l’Air, la comète, mais prudemment passé sous silence le Feu le plus évident dans la gravure : celui du creuset posé sur la margelle.

Remarquons que tout comme le polyèdre, le creuset est coupé en deux  par le cercle de l’arc-en-ciel : il faut donc le considérer lui-aussi, non pas comme le symbole d’un seul  élément, mais comme celui de leur synthèse.


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Et en effet,  il nous montre, de bas en haut : un vase contenant des flammes lesquelles contiennent un autre vase – Terre, Feu,Terre : relations de bon voisinage. Puis, à l’intérieur de l’arc en ciel, un vase contenant un métal fondu, lequel envoie dans l’air une projection minuscule – toujours un parcours sans conflit : Terre, Eau, Air. De même que le « fonctionnement » interne de l’arc-en-ciel et sur sablier repose sur l’harmonie des éléments, de même le « fonctionnement » interne du creuset illustre cette même harmonie.


Melencolia_(c) Philippe Bousquet creuset_elements_rencontre
Mais l’analogie va plus loin : de même que, spatialement, l’arc-en-ciel joint les quatre éléments, Dürer a posé le creuset au seul endroit dans la gravure où les quatre éléments visuellement se juxtaposent : sur la margelle, devant la mer, des flammes envoient une projection dans l’air.

Le creuset apparaît donc comme une sorte d’arc-en-ciel sur Terre,

miniature, domestiqué et reproductible à loisir.


L’analyse du frontispice de la « Philosophia naturalis » a-t-elle pu fausser notre regard sur Melencolia I, au point de nous faire plaquer sur la gravure de Dürer un arrière-plan philosophique bien éloigné de ses préoccupations ? Après tout, s’il s’agissait d’illustrer la  Mélancolie, ses effets et tout son bazar, quel besoin d’alourdir encore le thème en le flanquant d’un diagramme scolaire sur la théorie des Eléments ?

Nous ne savons pas si Dürer était un lecteur assidu du vieil Albertus Magnus (1193-1280), reconnu à l’époque, tout de même, comme un esprit universel et le plus important philosophe germanique. Mais nous savons qu’il était en contact étroit avec les  philosophes de son temps : il a  dessiné le frontispice d’un  traité de philosophie, les « Amores » de son ami Celsius.  Lequel lui renvoyait flatteusement l’ascenseur, en nommant son ami Albrecht le « nouvel Albert le Grand », du fait qu’il avait apporté à la philosophie deux domaines nouveaux : celui de la peinture et celui de la Théorie de l’Art.

Dans une gravure représentant la Mélancolie, il n’est donc pas surprenant que Dürer, peintre savant et apprécié comme tel, ait tenu à rappeler que la théorie des Tempéraments s’inscrit dans une théorie plus large, celle des Eléments. L’arc en ciel avec ses quatre secteurs est  donc une sorte de référence théorique, de rose des vents, de memento, un récapitulatif somme toute discret de la manière dont les éléments se combinent.


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D’ailleurs, des quatre secteurs qu’indique l’arc-en-ciel, celui qui correspond à la Terre, donc à Saturne et au tempérament mélancolique, est justement celui qui englobe la figure de l’ange exilé sur la pierre. En poussant l’interprétation, on pourrait dire que Melencolia contemple, à travers le diagramme de l’arc-en-ciel, le secteur qui lui est opposé et vers lequel elle aspire à monter : celui de l’Air, de Jupiter, du Sanguin. Rejouant du regard, de la Terre à l’Air, l’ascension diagonale  de la chimère, ce monstre rampant affublé d’ailes.

L’analyse élémentaire a donc ici toute sa légitimité : on trouvera dans bien d’autres gravures de Dürer la terre, la mer, un animal volant et une étoile : mais c’est seulement dans Melencolia I que les quatre s’agencent en carré, dans l’ordre amical, à l’intérieur du  cercle de l’arc-en-ciel.  Celui-ci, souvent considéré comme anecdotique ( un météore parmi les autres)  devient un objet de première importance dans la composition : à la fois frontière entre le monde des Idées et celui de la matière (comme le cercle des heures dans le frontispice de Philosophia Naturalis), à la fois bocal renfermant les Eléments dûment rangés (comme la sphère transparente de ce même frontispice).

Figure de l’harmonie et de la réconciliation, il aspire dans son orbite le creuset, instrument de la synthèse des Elements, et le polyèdre frappé du sceau de Salomon.

Nous comprenons ainsi le problème que Melencolia cherche à résoudre à l’aide de son modèle en 3D : non pas une question de géométrie pure, mais un problème de physique (ou de métaphysique) :

celui de la conciliation des contraires.

Raison pour laquelle nous avons appelé ce secteur : une Apocalypse harmonieuse <voir 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse>


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5.3 La croix néo-platonicienne

16 février 2018

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Trois alignements remarquables

Une méfiance légitime

On ne compte plus les tentatives pour expliquer la construction de la gravure par des tracés régulateurs. Il vaut la peine de se livrer un moment à cet exercice pour se rendre compte à quel point cela marche bien : au bout de quelques essais, on rencontre des alignements troublants, des angles significatifs, on se persuade qu’une intention git forcément sous ces coïncidences.

 

melencolia I pentagrammesFranz Deckwitz, John Michell,1979 092gravureRegulee_francisdelacourFrancis Delacour

La limite de cet exercice est que, justement, il n’a pas de limite. En recommençant avec d’autres hypothèses, on trouvera d’autres tracés tout aussi  convaincants. Veut-on du rectangle d’or, on en trouvera à foison, pour expliquer  l’espacement des marches, les subdivisons horizontales et verticales, le positionnement des objets.  Préfère-t-on du pentagone ou du pentagramme, on en trouvera à coup sûr du côté de l’échelle, puisque son inclinaison de 18° est justement le demi-angle du sommet de l’étoile à cinq branches.

Il n’est pas impossible que Dürer ait utilisé des tracés régulateurs, mais rien dans son abondante oeuvre théorique n’indique une passion particulière pour le nombre d’or. Ce n’est pas parce qu’il fut un peintre savant qu’il a nécessairement conçu sa gravure comme une démonstration de géométrie. C’est justement cette maîtrise technique qui lui donnait la possibilité d’utiliser la géométrie comme un des ingrédients de l’oeuvre, sans en devenir l’esclave.  De plus, en générant des contraintes trop fortes, une construction trop rigoureuse aurait été à l’encontre de son objectif principal : illustrer toutes les facettes du thème de la Mélancolie. Comment voulez-vous positionner une cinquantaine d’objets selon des tracés régulateurs, et en même temps respecter les lois de la perspective ?

 

Les limites du jeu des constructions

Dans un ensemble aussi foisonnant, il est illusoire de prétendre retrouver LA construction sous-jacente, à supposer qu’elle existe. Il y a à cela plusieurs limitations.

La première est la précision du tracé : quelle tolérance nous donnons-nous, par exemple, pour retrouver le nombre d’or dans la gravure : un pour cent, deux pour cent, cinq pour cent ? Nous avons vu ( 3 La question de la Sphère ) que la diagonale est indiscutablement très proche du nombre d’or (mais avec une tolérance de 0,5 à 2% selon les épreuves). Quelle précision demander, donc,  à des tracés qui seront nécessairement plus arbitraires qu’une diagonale ? De plus, nous pouvons facilement tomber dans l’excès inverse, et déceler, par un zoom à l’ordinateur, des imprécisions que Dürer n’avait aucune moyen d’éviter, compte-tenu de la taille modeste de la gravure.

La seconde limitation est la notion de « point significatif ». Lorsqu’un alignement passe par un objet, comment décider entre l’intention et la coïncidence ? Il est clair qu’un alignement qui passe par des points uniques (par exemple le centre du carré et le centre de la sphère) est beaucoup plus improbable, et donc plus significatif, qu’un alignement qui serait par exemple tangent à la sphère, ou parallèle à un des côtés du carré. De plus, si cet alignement a le bon goût de passer très près du « centre » du compas, nous avons à la fois un alignement qui est « assez » exact, et surtout porteur de sens  : nous pouvons donc le retenir comme ayant probablement été voulu par Dürer (voir 3 La question de la Sphère)

Une dernière limitation, plus pernicieuse, est celle de la prolifération non contrôlée : au-dessus d’une certaine densité d’objets dans un espace confiné, une multitude d’alignements, de motifs, vont nécessairement apparaître : et il se peut que cette prolifération masque les quelques lignes de force que l’artiste avait délibérément constituées.


Une règle de bonne conduite

Nous allons néanmoins, dans la suite, céder aux tentations de la règle et des crayons de couleurs. Pour éviter  l’autopersuasion et les pièges que nous venons de citer (précision ajustable, points non significatifs, prolifération incontrôlée), nous adopterons une règle de bonne conduite :

pour être considéré comme pertinent, un alignement doit relier au moins quatre objets, quatre points significatifs et porter un sens générique.

Avec cette règle, le nombre d’alignements significatifs va singulièrement diminuer : en fait il ne nous en restera que trois.


Le premier alignement : de la cloche au creuset



Six points significatifs

Melencolia (c) Philippe Bousquet Alignement 1
Partons d’un point très significatif : le « centre » de l’échelle, autrement dit le point où le quatrième barreau s’encastre dans le montant gauche. En nous dirigeant vers le haut à droite, nous rencontrons deux autres points significatifs : le centre de la balance, et la pointe de l’accolade centrale du sablier. Plus loin, la même ligne passe par le clou qui fixe l’anneau de la cloche à la corniche. En descendant, dans l’autre sens, la ligne passe par deux autres points significatifs : le centre de la face supérieure du polyèdre et le centre de la face supérieure du creuset.

Le sens générique

Quel est le sens générique de cet alignement ? Avec le polyèdre, l’échelle, la balance et le sablier, nous venons simplement de retrouver ce que nous avons appelé, au départ, les « harmoniques » du polyèdre. Dans  5.2 Analyse Elémentaire, nous avons compris que le polyèdre représente un symbole de l’harmonie des éléments, de  même que le creuset. Cinq objets sur les six se rattachent donc à cette notion, à laquelle l’alignement nous suggère maintenant de rajouter la cloche.

Des symétries rassurantes

Après la règle, prenons le compas et plaçons une pointe sur le centre de l’échelle : les autres points significatifs ne sont pas seulement  alignés, mais également symétriques par rapport à ce centre. Caractéristique remarquable, qui renforce notre confiance en cet alignement.

La balance fait pendant au polyèdre : Dürer avait donc bien en tête, au moins pour ces deux objets, l’idée de similarité de forme que nous avons appelée les « harmoniques ».

De plus, le sablier fait pendant au creuset : ce qui confirme que, très probablement, Dürer a pensé à l’idée de synthèse des éléments que matérialisent ces deux objets.

Enfin, la cloche n’est symétrique de rien : c’est un objet à part, le point culminant de la série, sur lequel il est temps maintenant de s’interroger.

La cloche

Melencolia_cloche
La cloche n’a pas le plan hexagonal qui rassemble les autres objets de l’alignement. Ce qu’elle symbolise est « à côté », et « au-dessus » de l’idée de l’harmonie des éléments.

Vue du haut, elle a la forme d’un cercle avec un point au milieu, ce qui est le symbole du Soleil. Autrement dit une planète qui ne figure pas parmi les quatre associés aux Eléments (Saturne, Venus, Jupiter et Mars). Dans un système héliocentrique, il serait tentant de dire que la cloche représente en effet le soleil, donc le moteur qui anime les Planètes, aussi bien que les Eléments. Mais à l’époque de Dürer, cette symbolique est impossible : le soleil est une planète parmi les autres.

En revanche, dans une optique chrétienne, la cloche représente l’appel à la prière, la voix de Dieu  : elle tombe du ciel, mais est actionnée par la corde qui monte de la terre. Dans le Nouveau Testament, la cloche est le symbole de l‘alliance entre le divin et l’humain, tout comme l’arc-en-ciel l’était dans l’Ancien Testament. Elle a d’ailleurs d’autres analogies puissantes avec l’arc-en ciel : forme similaire (une coupole, un cercle),  finalité similaire : l’un réalise l’harmonie des couleurs, l’autre celle des sons.

Enfin, elle scande les heures : en cela, elle est l’équivalent sacré du sablier.




Melencolia (c) Philippe Bousquet Alignement 1 interpretation
L’alignement que nous avons découvert relie deux couples d’objets qui se font pendant autour du centre de l’échelle, à la manière d’un problème sur les bras de levier où les masses seraient accrochées de manière symétrique. De même que l’échelle est en équilibre statique avec une pente remarquable (18°, PI/10),  l’alignement est lui-même en équilibre avec une pente tout aussi remarquable (30°, PI/6)

Qui est garant de cet équilibre, qui maintient la pente de cet alignement ? Le crochet de l’anneau de la cloche.

L’alignement a donc bien un sens générique : celui de l’harmonie des Eléments, réglée et maintenue par Dieu.

  Nous l’appellerons donc « la divine Harmonie ».



Le deuxième alignement : du  ciel à la terre (et retour)



 

Sept points, dont six significatifs

Melencolia (c) Philippe Bousquet Alignement 2

 

Partons du même point que pour le premier alignement : le « centre » de l’échelle.  Prenons notre équerre, et traçons la perpendiculaire à ce premier trait. Nous nous donnons-là  deux contraintes très fortes : même centre, et angle fixé. Quelle chance pour que cette droite soit-elle aussi un alignement de points significatifs ?

Et pourtant elle rencontre successivement, vers le bas : le stylet du putto, le centre du compas, une des pointes du compas et enfin le groupe de trois clous (ce dernier  étant moins significatif, puisqu’il ne se situe pas exactement au croisement des clous). Vers le haut, l’alignement passe par la comète. Et par un point significatif que nous n’aurions pas décelé sans cela : le sommet géométrique de l’arc en ciel.

Le sens générique

La première évidence est que cet alignement est voulu, contrôlé par Melencolia, puisqu’il se superpose à la branche de compas qu’elle tient en main : la droite est inclinée  de 30°, l’angle indiqué par le compas.

La deuxième évidence est que trois des objets (les clous, le compas, le stylet) sont des pointes de fer.

Comète ou météorite

Et si l’astre que nous avons appelé « comète » était, plutôt, une météorite ? Il était bien connu, déjà du temps de Dürer, que la plupart des météorites contiennent du fer.

Par ailleurs, l’association entre « fer » et « astre » (« sidus » en latin) était bien ancrée dans les esprits cultivés, par le biais du rapprochement avec le mot grec « sideros » qui signifie le fer (bien qu’il s’agisse probablement d’une fausse étymologie).

La descente du fer

Nous avons donc non pas trois, mais quatre objets de cet alignement qui font référence au fer. De plus, aussi bizarre que cela puisse paraître, ils obéissent à une séquence arithmétique :

  • un point zéro où le Fer apparait,
  • puis 1 stylet,
  • puis 2 branches
  • et pour finir 3 clous.

Comme si l’astre ferreux, en se dirigeant vers la Terre, se transformait en pointe, puis se propageait en deux, puis en trois exemplaires.


Trois ou quatre clous

Les trois clous, qui constituent le stade terminal de cette descente, sont clairement destinés à être lus comme un groupe, le quatrième clou restant à l’écart.


Durer christ 4 clous 1523

Christ à quatre clous
Durer 1523

 

Peuvent-ils représenter les trois clous de la crucifixion ? Parmi les très nombreuses gravures que Dürer a consacrées à ce thème, on trouve aussi bien des crucifixions à trois clous que des crucifixions à quatre, le nombre n’étant pas précisé dans les Ecritures.

II reste que les trois clous croisés sont à l’image du chrisme, le symbole de Jesus-Christ.

La « descente du fer », du ciel à la terre, renvoie donc irrésistiblement une autre descente prodigieuse. Mais la métaphore entre le Fer et le Christ pouvait-elle être perçue à l’époque ?

« Latet sol in sidere »

Ce vers provient d’un hymne médiéval de Noël très connu (composé par Pierre de Corbeil, Abbé de Sens, en 1222). Que Dürer l’ait connue ou pas importe peu : nous allons seulement l’utiliser pour résumer, en dix mots, trois aspects de l’univers mental dans lequel nous invitent les objets du deuxième alignement.

« Le soleil est caché dans l’astre ».  Dans sa densité poétique, ce vers va au-delà du merveilleux de la Nativité, selon lequel la lumière de l’Etoile éclipsait celle du Soleil. Il proclame bien plus : que le soleil était caché, non pas par l’astre, mais dans l’astre, autrement dit que l’enfant Jésus, nouveau soleil de l’humanité,  était porté, véhiculé par l’Etoile de Noël.


Saturne et ses enfants christ

Les enfants de Saturne [1], illustration 40

Cliquer pour voir l’ensemble.

Juste à côté du Capricorne, le Christ portant son calice, sa couronne d’épine et montrant ses stigmates,  redescend du ciel, debout sur l’Etoile.


Le Putto, « symétrique » de la comète

Il est remarquable que, de l’autre côté du centre de l’échelle, nous trouvions le stylet du putto, en position symétrique par rapport à l’Etoile (symétrie moins rigoureuse cependant  que pour les couples du premier alignement). Bien entendu,  le putto ne représente pas  l’enfant Jésus avec des ailes, ce qui serait un barbarisme  iconographique : mais il porte la même idée d’un « enfant du miracle », d’un petit être tombé du ciel, ou en tout cas sous influence céleste directe.

Le compas, « symétrique » de l’arc en ciel

Avant d’analyser ce second couple, qui met en relation des symboles particulièrement lourds, il est nécessaire de mieux regarder l’arc-en-ciel et son voisinage.

Qui peut s’asseoir sur l’arc en ciel ?

Il suffit de poser la question à Dürer, et de consulter son abondante oeuvre religieuse.



Durer Petite Passion 1511 Jugement Dernier

Résurrection des Morts  
Dürer; Petite Passion,1511

Le Christ est assis en gloire sur l’arc-en-ciel, les pied posés sur le globe. C’est une représentation très classique du Jugement Dernier que l’on trouve largement chez les Primitifs Flamands. Elle s’inspire directement d’un verset d’Isaïe (66. 1) :  « Ainsi parle Yahweh: Le ciel est mon trône, et la terre est l’escabeau de mes pieds ».


beaune polyptique

Le jugement Dernier
Van Der Weyden, 1443 à 1452, Beaune

Dans d’autres gravures, on voit également trôner sur l’arc-en-ciel Dieu le Père (dans l’Apocalypse, avec un autre arc-en-ciel sous les pieds), l’Agneau (toujours dans l’Apocalypse), et Marie  (dans l’Assomption).


Durer Retable Landauer 1511

Retable Landauer
Dürer, 1511,  Kunsthistorisches Museum, Vienne

Dans ce retable peint trois ans avant Melencolia I,  Dieu est assis sur un-arc-en-ciel, les pieds sur un autre.


Durer Retable Landauer 1511 cadre
Dans le fronton sculpté du retable, c’est Jésus qui est assis sur un  arc-en-ciel, les pieds sur le globe. Dürer nous laisse donc le choix  : mais Celui, Père ou Fils, qui viendra se poser sur l’arc-en-ciel de la gravure,  se saisira volontiers de la balance, préparée à portée de Sa Main.


La balance et le nombre Sept

La balance est souvent associée au nombre Sept : parce qu’elle est le septième signe du Zodiaque, mais  aussi parce que, par sa forme même, elle évoque schématiquement le nombre sept (trois cordons de chaque côté, plus l’aiguille au milieu). Comme le dit le Sepher Jetzirah (IV,5) : « Sept, trois contre trois, et un fixe l’équilibre entre les deux ».

Harmoniques apocalyptiques

Nous savons que le nombre sept est omniprésent dans l’Apocalypse (voir 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse).
Pour renforcer le micro-climat eschatologique qui semble régner à proximité de l’arc-en ciel, remarquons que d’autres objets que nous avons jusqu’ici rattachés au symbole de l’hexagone,  peuvent tout aussi bien être lus comme représentants du nombre sept.

Remontons notre premier alignement, en partant du polyèdre : le sceau de Salomon comporte sept domaines (les six branches plus l’hexagone central) ; l’échelle a sept barreaux ;  la balance, comme nous l’avons vu, est un symbole septénaire [2]. Enfin, le cadran solaire est marqué de huit nombres, lesquels permettent  donc de mesurer sept heures.


Le six ou le sept ?

N’y a t-il pas une contradiction dans cette double lecture ?  Les mêmes objets peuvent-ils à la fois être liés à  l’hexagone, donc au thème pacifique de la réconciliation des Eléments, et au nombre Sept, donc au thème apocalyptique de la fin du monde  ?  Dans le système de pensée qui était celui de Dürer, à la fois platonicien et chrétien, le jeu simultané de ces deux thèmes n’avait rien de choquant, puisque l’harmonie du microcosme ne pourrait être réalisée qu’à la limite, lors du retour sur Terre de Jésus triomphant.

Noël ou l’Apocalypse

Naissance ou fin d’un monde, réjouissance ou destruction, il faudrait choisir ! N’y a-t-il pas une contradiction encore plus criante à identifier l’astre avec l’Etoile de Noël, tandis que, juste au-dessus, l’arc-en-ciel et ses compagnons septénaires déploieraient l’enseigne de l’Apocalypse ?

« Latet sol in sidere
Oriens in vespere… »

Reprenons l’hymne de Pierre de Corbeil : « Le soleil est caché dans l’astre, l’Orient dans le couchant…«  Deuxième collision de contraires.  Si le vers disait l’inverse : « le couchant est caché dans l’Orient », il exprimerait l’idée courante que la passion du Christ était en germe dès sa naissance. Mais là encore l’hymne pousse d’un cran le paradoxe : « l’Orient est caché dans le Couchant » signifie que la re-naissance, le retour sur Terre du Christ Solaire, est en germe dans sa Mort.

C’est d’ailleurs ce que le refrain proclame :

« Per gratiam
Redditur et traditur
Ad patriam »

« Par la grâce, il sera rendu et remis à sa patrie »
Magistral double-sens du mot patrie, qui illustre le double trajet de Jésus : de la Terre vers sa Patrie dans le ciel… et retour.


Le commencement et la fin

Melencolia (c) Philippe Bousquet Explication 2
L’extrémité basse de l’alignement nous montre  la fin du premier trajet  : la Mort  du Christ, réduite à trois clous. L’extrémité haute superpose deux débuts glorieux : la Naissance de Jésus, avec l’Etoile, et son retour au moment du Jugement Dernier, avec l’Arc-en-Ciel.

La gravure explicite d’ailleurs cette symétrie  : le centre du compas se situe au centre de l’alignement, à équidistance du sommet de l’arc-en-ciel et des clous.

Le premier et le dernier

Dans la gravure, l’alignement joint le coin en haut à gauche  au coin en bas à droite : coins qui justement, dans le petit monde cyclique du carré magique, contiennent le dernier nombre et le premier. Peut-être le fameux I du cartouche Melencolia I, dans le coin qui évoque la case 16, a-t-il entre autres pour but d’inciter le regard à effectuer l‘aller-retour,  descendant, puis remontant, qui conduit de la naissance du Christ à sa Mort, puis à son Avènement.



Le sens générique de ce deuxième alignement est plus complexe que celui du premier : il  mêle en effet deux thèmes : celui de la descente du Fer, et celui de la descente du Christ. C’est pourquoi nous l’avons baptisé de ce titre provisoire : du ciel à la terre (et retour).

Sa structure est néanmoins identique à celle du premier : à l’extrémité droite, un objet fait sécession : ici le groupe des trois clous , là la cloche. Ensuite, de part et d’autre du centre de l’échelle, deux couples d’objets se font pendant. Le couple putto/étoile évoque l’idée de l’enfant  prodigieux ; quant au couple arc-en-ciel/compas, nous y reviendrons dans la partie suivante.

En effet, pour saisir le sens global des deux alignement et comprendre pourquoi leur structure est étrangement similaire,  il nous faut  de prendre un peu de recul et les envisager dans leur ensemble.



La Gloire du Néoplatonisme



Le caractère intentionnel des deux alignements que nous venons de décrire est difficile à contester. Reste à déterminer s’il s’agit de simples jeux formels, ou s’ils relèvent d’une pensée plus générale qui serait à l’oeuvre dans la gravure.

L’enjeu est de taille : le deuxième alignement passe en effet par le putto (précisément la pointe de son stylet) et par Melencolia (précisément, la branche du compas tenue dans le poing fermée). Autrement dit, les attributs les plus significatifs des deux personnages principaux.  Elucider  le sens générique de cet alignement, c’est donc élucider la relation complexe entre le petit ange et le grand.

Pour cela, nous allons partir de l’interprétation de référence, développée par KPS : Klibansky, Panofsky et Saxl [1].
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Le couple putto/Melencolia

Dürer a souligné dans plusieurs de ses écrits que l’Art, intention de l’esprit, est indissociable de la Pratique, de l’activité habile et chaque jour entretenue de la main, « de sorte que la main puisse réaliser ce que la volonté lui commande » ([1], p 342).

Dans leur interprétation décisive du couple que forment l’ange et le putto, KPS identifient donc le premier à l’Art, et le second à la Pratique. A l’appui, ils font valoir le contraste appuyé entre les attitudes, qui confine presque à une inversion parodique :

« regard n’errant pas sans but vers le haut, mais rivé intensément sur l’ardoise ; mains non pas oisives ou fermées, mais occupées et actives. Le putto… pourrait bien être la figure de l’action sans la pensée, tandis que Melencolia elle-même est la figure de la pensée sans action« .


Un autre couple de référence

madonna-by-the-wall-1514

La Madonne aux Remparts
Dürer, 1514

Cette interprétation est incontestable : mais il est loisible de lui adjoindre un autre éclairage. Un couple composé d’une femme et d’un enfant évoque nécessairement les gravures où Dürer a étudié, en d’innombrables variations, les rapports entre la Vierge et son Fils. Dans la version de 1514, la Vierge est  assise sur une marche de pierre à l’angle d’un bâtiment, avec une bourse et un trousseau de clés pendu à sa ceinture : presque un sosie de Melencolia.

Bien sûr, de même que le putto n’est pas un Jésus affublé d’ailes, de même il n’est pas question d’identifier l’ange à une icône mariale. Il reste que le rapport entre Melencolia et le putto qu’ont souligné KPS, pourrait bien se doubler d’un rapport Parent-Enfant, comme si Dürer avait voulu traduire visuellement une expression telle que : « L’Art enfante la Pratique ».

Dans une oeuvre dédiée à la Mélancolie, une  discrète référence mariale n’est pas absurde : de même que Marie devine, en anticipation, les souffrances que subira son Enfant, de même l’Art souffre à l’avance des contraintes que la réalité infligera à la Pratique. Pour reprendre la formulation de KPS qui résume la gravure :

« Si l’Art se sent confronté à d’indépassables limites, la Pratique, aveugle, n’a conscience d’aucune limitation. »


Qui habite au premier étage ?

Nous avons vu que l‘arc en ciel appelait l’image de Dieu le Père en gloire, au moment du Jugement Dernier : ainsi le registre au-dessus de la gravure représenterait,  sur sa moitié gauche, le domaine du Dieu Chrétien.

En prolongeant cette lecture dans le registre de droite, on pourrait interpréter le bâtiment comme le soubassement du trône de Dieu, orné des trophées de sa toute-puissance : sablier, cloche, carré magique : mais un Dieu de la Renaissance qui serait, avant tout, Géomètre et Mathématicien : un dieu platonicien.

L’alignement platonicien

Melencolia (c) Philippe Bousquet Croix 1
L’alignement que nous avons baptisé « la divine harmonie » traduit donc la descente en pente douce, de droite à gauche, de l’influence harmonisante du Dieu platonicien : la cloche n’est pas une cloche chrétienne qui sonne les heures du couvent, mais une cloche mathématicienne, qui imprime au monde ses harmoniques.



Melencolia Ame Cloche
Ainsi la cloche au dessus du carré magique représente l’Esprit du monde s’exprimant par l’intermédiaire des nombres, la même image que dans le frontispice d’Albertus Magnus.


L’alignement chrétien

L’autre alignement, qui complète le premier pour tracer une vaste croix, est dédié au second Dieu de Dürer : Dieu le Père en haut de l’Arc en ciel, et l’Enfant Jésus dans l’Etoile. Il s’agit ici d’exprimer la chute brutale d’un Dieu vers sa Création.

Nous retrouvons entre l’Arc en Ciel et l’Etoile le rapport Parent/Enfant qui, de l’autre côté de l’échelle, de manière exactement symétrique, sous-tendait la relation entre Melencolia et le putto.

Le couple Arc-en-ciel/Compas

Nous avons maintenant tout  en main pour interpréter ce dernier couple. L’idée commune est bien sûr celle du cercle.  Mais le compas n’est pas un vulgaire outil de géomètre : dans d’innombrables miniatures représentant la création, c’est l’instrument que Dieu le Père tient en main pour tracer les orbites des mondes.


Flavius Josephe

Flavius Josèphe, Les Antiquités judaïques
Manuscrit de 1410-1420, Gallica, [3]

Le fait que ce divin instrument soit tombé dans le poing d’un ange qui ne sait trop qu’en faire, est une représentation frappante de l’impuissance à créer :  seul Dieu est capable, au moment de la Genèse ou au moment du Jugement Dernier, de déployer dans sa gloire le cercle parfait de l’Arc en Ciel.


Ovales concentriques

Toute théorie qui se respecte doit conduire à simplifier les données connues. C’est le cas pour les symétries que nous avons découvertes sur chacun des deux alignements, et qui semblaient étrangement similaires.Melencolia (c) Philippe Bousquet Croix 3


Elles se comprennent bien mieux si on relie par une courbe les couples qui se correspondent sur les deux axes : on obtient alors deux ovales centrés sur le milieu de l’échelle.


Transcendant et immanent

Sur l’axe long des ovales, les couples Arc-en-Ciel/Etoile d’une part, Melencolia/Putto de l’autre, portent, comme nous l’avons vu, l’idée de la relation Parent/Enfant : relation divine dans un cas : (« le Père engendre le Fils »), humaine dans l’autre  (« L’Art enfante la Pratique »).

Plus philosophiquement on pourrait dire que ces couples montrent d’une part un principe transcendant, et de l’autre sa réalisation immanente : le Fils « procéde » du Père, de la même manière que la Pratique « procède » de l’Art.


Extension de la théorie

Toute théorie qui se respecte doit pouvoir produire des faits nouveaux : voyons si cette notion d’immanence/transcendance s’applique aux deux autres couples, ceux qui se situent sur l’autre axe des ovales, l’alignement platonicien.

« Le polyèdre procède du creuset «  : en effet, la forme que revêt un corps matériel dépend de la manière dont les Eléments fusionnent ou se séparent.

« La balance procéde du sablier » : en effet, l’équilibre, la justice et la justesse, en ce monde instable, dépendent du monde éternel des Idées (le Beau, Le Vrai, et le Bien).


Lecture concentrique

Toute la puissance d’un bon schéma, c’est qu’il « tourne rond » : on peut d’en servir pour créer des associations que son concepteur n’avait peut être pas prévues.



Melencolia (c) Philippe Bousquet Croix 4
Le schéma que Dürer nous soumet n’est finalement que le croisement de deux oppositions classiques :

  • l’alignement chrétien relie les pôles opposés que sont le Divin et l’Humain ;
  • l’alignement platonicien, quant à lui, relie le Spirituel et le Matériel.

Si nous nous déplaçons concentriquement,  en suivant les ovales,  nous allons donc sauter d’un pôle à son voisin,  expérimentant ainsi de fructueuses transitions néoplatoniciennes.

Plaçons-nous sur le pôle Divin, et commençons à tourner dans le sens des aiguilles d’une montre, en lisant simultanément les deux ovales :

  • sur l’ovale intérieur, celui de l’immanence, des choses contingentes, nous sommes dans le domaine de l’action pure : nous utiliserons le terme le plus simple, le verbe  « faire » ;
  • sur l’ovale extérieur, celui de la transcendance, de l’intention et du calcul, nous proposons le terme « composer« , qui à le mérite d’exprimer ces deux notions.

Nous allons ainsi parcourir rien moins que le chemin qui  mène de Dieu à la Matière, en passant par l’Esprit puis par l’Homme.

Du Divin au Spirituel  :
« Le Père compose les Idées Eternelles, le Fils fait la Justice ».

Du Spirituel à l’Humain :
« Les Idées Eternelles composent l’Artiste, la Lustice (justesse) fait le Praticien »

De l’Humain au Matériel :
« L’Artiste compose les Eléments, le Praticien fait le Corps ». [5]

Du Matériel au Divin  :
« Les Eléments composent un trône pour le Père,  le Corps fait un piédestal pour le Fils ».



La logique du schéma nous livre ici un « résultat » très important, que nous n’aurions jamais pu imaginer directement : l‘arc-en-ciel  pourrait bien faire système avec le polyèdre ,  l’un en tant que Siège du Père, l’autre en tant que Siège du Fils.Nous développerons ce sujet passionnant dans « Figures de l’Ironie ».



Les deux alignements, considérés dans leur ensemble, forment un schéma très ambitieux, qui montre le partage des responsabilités entre les deux divinités du Néo-Platonisme, le dieu platonicien et le dieu chrétien. Et explique ce que c’est que créer, aussi bien pour Dieu que pour l’Homme.

Le premier alignement, « la divine harmonie », montre l’Esprit universel qui descend vers le monde, insufflant l’harmonie aux Eléments et la Justice aux humains.

Le deuxième alignement,« du ciel à la terre », rappelle que Dieu a envoyé ici-bas son Fils en sacrifice. Dans l’autre sens, de la terre au ciel, il montre le trajet réciproque, dans sa variante humaine et plus singulièrement réservée à l’Artiste :  comment l’Esprit envoie la Main au combat contre les limites. Nous pouvons donc, maintenant, le baptiser d’un nom plus approprié, qui serait l »humaine création ».

Les alignements sont incontestables. Les interpréter comme un schéma à la gloire du néoplatonisme, conciliation de Platon et du Christianisme, n’est évidemment qu’une théorie. Elle s’appuie sur des arguments de cohérence interne  et sur des références plus ou moins explicites à d’autres gravures de Dürer : mais on ne trouvera dans aucun traité de l’époque un schéma tel que celui-ci. A supposer qu’il ne soit pas le fruit vénéneux de la surinterprétation, il ne peut être issu que de la pensée de Dürer seul, résultat de sa réflexion sur la faculté de créer :  car pour lui,  l’art est issu « des inspirations d’en haut… un bon peintre est en effet rempli de figures en lui-même et, s’il était possible de vivre éternellement, il aurait toujours à déverser en ses oeuvres de ces idées intérieures dont parle Platon » [4]

Il nous faut maintenant, pour étayer cette interprétation, faire donner les meilleurs soldats de toutes les batailles d’idées : les arguments autobiographiques.


Article suivant : 5.4 Artifex in opere

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Références :
[2]. C’est seulement après Newton que l’arc-en-ciel aura sept couleurs.
[4] Böhme, Melencolia I, Dans le labyrinthe des interprétations, p 40
[5] Nous sommes ici très proches de l’acception alchimique du terme « Artiste » et du terme « Corps » : afin de ne pas infliger au lecteur pressé, ou allergique, l’exposé de cette tradition complexe, nous avons consacré un chapitre séparé à l’interprétation alchimique de la gravure 7 En odeur d’Alchimie . Interprétation qui ne contredira pas, mais viendra compléter celle-ci.

5.4 Artifex in opere

16 février 2018

Plus nous nous enfonçons dans l’analyse de Melencolia I,  et plus s’éloignent les idées de désordre, d’inachèvement, de noirceur.

C’est  bien plus tard qu’on verra dans la gravure une ambiance dramatique, nocturne, baignée par la seule lumière de la lune, dans laquelle d’inquiétants phénomènes cosmiques se combineraient pour infliger aux personnages d‘intenses tourments intérieurs.

Article précédent : 5.3 La croix néo-platonicienne



 melencolia-Denis-Gibaud

Melencolia, Denis Gibaud

 

Cette projection  romantique ne tient pas la route. Après tout, le chien dort, le putto griffonne, et Melencolia jette vers le lointain un regard plus interrogatif que désespéré.

Nous allons revenir sur le second alignement – celui où les références religieuses et autobiographiques semblent les plus marquées – et en approfondir l’analyse d’un oeil plus albrechtien, en évitant que le « soleil noir » ne nous masque le versant lumineux et intensément personnel de l’oeuvre.

redon-LeSoleilNoir

Le Soleil noir
Odilon REDON, 1900, Moma, New York

Selon la formule de Panofski,  Melencolia I n’est-elle pas avant tout « un autoportrait spirituel de Dürer » ?



Dürer en 1514

Qu’il ait été de tempérament mélancolique, plusieurs textes et témoignages l’attestent. On a supposé que la mort de sa mère, en 1514, pouvait expliquer la génèse de Melencolia. Mais l’autre « meisterstiche » de cette année-là, Saint Jérôme dans sa cellule, respire au contraire la paix de l’esprit. Si les deux gravures reflètent les états d’âme de Dürer, ils furent, cette année-là, particulièrement contrastés !

Au sommet de son art

En 1512, il a été nommé peintre officiel, avec titres de noblesse, de l’empereur Maximilien de Habsburg, dont il reçoit une pension. En 1515, il va d’ailleurs réaliser à sa gloire la plus grande gravure sur bois au monde, composée de 192 blocs, et  jamais dépassée depuis. En 1515 également, il va quasiment inventer la toute technique de l’eau-forte.

A 43 ans, Dürer a donc réussi sur tous les plans : il se trouve au sommet de sa carrière, reconnu universellement, dégagé de tout souci matériel. C’est une période propice aux expérimentations, aux défis. C’est aussi un âge suffisamment avancé pour faire un retour sur soi-même et dégager, des connaissances accumulées, les points capitaux à transmettre. L’idée d’une oeuvre d’art totale, condensant en une seule image les différentes facettes de son savoir, ne pouvait que le séduire, à ce moment particulier de sa vie.

L’astre sidérant

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En 1492, à l’age de 21 ans, la comète d’Ensisheim a représenté pour Dürer un événement certainement fondateur :  pas la naissance à sa vie d’artiste, déjà confirmée ; mais du moins l’éveil de son  intérêt pour les questions de philosophie naturelle (voir 1.2 Astronomie, Astrologie ).

Apocalypse_08_Etoile
Ouverture du 7eme sceau : L’étoile Absynthe

En 1497-98, la série de l’Apocalypse lui apportait une notoriété universelle en matière de visions célestes (voir 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse)

Avec les deux séries majeures de la Petite Passion (1511) et de la Grande Passion (1497-1510), il a maîtrisé le sujet le plus important pour un Chrétien (voir 9.2 L’Imagerie de la Passion  )

Ces expériences apportent à Melencolia son substrat et son vocabulaire graphique.


Fer et Christ

Melencolia_DescenteFer
Nous avons noté que, lu de haut en bas, le deuxième alignement met en parallèle deux descentes du ciel vers la terre :

  • celle du Christ, de la Nativité à la Crucifixion (les trois clous) ;
  • et celle du Fer en quatre étapes, depuis l’Etoile jusqu’aux mêmes clous.

Dans ce parallèle, le Fer suit le même chemin que la Chair qu’il va torturer :

de même que le soleil est caché dans l’étoile (« latet sol il sidere »),

la Passion est cachée dans la Noël.


Evanouissement du Fer

Tel un film déroulé à l’envers, il est possible de lire dans l’autre sens, de bas en haut, la séquence du Fer : nous voyons alors trois clous qui se rassemblent  en deux branches, puis en un stylet, jusqu’à exploser en un point lumineux : comme si le fer, en s’évanouissant  avait strié le ciel de la gravure dans toutes les directions de l’espace.

Pour qui connait l’ascèse laborieuse du graveur, contraint  d’affûter son instrument en permanence,  l’image de ces pointes terrestres qui se transforment en traits célestes sonne comme une métaphore personnelle : l’évanouissement du fer au profit du dessin est la pratique permanente du buriniste. L’usure du métal  est aussi son usure.

Un travail herculéen

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Finis Coronat Opus
Hendrick Hondius,1626

Cliquer pour voir l’ensemble

Dans ce chef d’oeuvre qui garde encore, plus d’un siècle après, l’esprit de Melencolia I, Hondius a signé sur une plaque minuscule posée sur son coussin, en se représentant sous forme d’Hercule brandissant sa massue. A côté, les outils du travail de force du graveur : deux burins, une pointe en losange, une pierre à aiguiser.

La meule vierge

Melencolia_Meule ebrechee
Nous avons soulignée l’aporie de la meule : vierge de toute strie, et pourtant ébréchée. Il est possible que Dürer ait vu l’analogie entre le travail épuisant du rhabilleur de meule et celui du buriniste.
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Tout comme la meule sur son axe, la plaque de cuivre tourne en permanence sur le coussin. Et de même que les rainures de la meule sont destinées à guider la farine, celles de la plaque recueillent et guident l’encre.

Travail au blanc contre travail au noir, métaphore évangélique contre métaphore prométhéenne, surface vierge contre surface diaboliquement ciselée, logique du broyage régénérateur contre logique de la pression productrice, la meule apparaît à la fois comme la jumelle et l’antithèse de la plaque.


La pointe et la meule

Melencolia_Burin

Dans le même ordre d’idée, la facette du polyèdre qui jouxte immédiatement la meule évoque la pointe prismatique d’un burin à l’affûtage : burin gigantesque, burin mystique, à la mesure d’un Graveur capable d’empaumer l’arc-en-ciel.

La divine Gravure

Donc, pour un artiste savant comme Dürer, qu’est-ce qu’une météorite, sinon une pointe de fer dans le ciel ?

Et, pour un graveur  profondément chrétien comme lui,  qu’est-ce que la trace qu’elle laisse dans le ciel, sinon une divine Gravure ?

Le rhabilleur n’a pas eu besoin de strier la meule : car au dessus-d’elle, Dieu a strié l’Arc-en-Ciel.


L’humaine gravure

Il faut bien se représenter la technique du burin, qui exige précision et force : le graveur ne tient pas son instrument comme un crayon, il l’incline presque parallèlement à la plaque, et il le pousse de la paume, du bas de la gravure vers le haut.

En ce sens, la lutte qu’il livre au cuivre, du bas vers le haut, n’est pas une création. Mais une métaphore, une re-création laborieuse de l’oeuvre que Dieu, de haut en bas,  accomplit dans le ciel en un instant.

Du signe à la signature

Melencolia_Ecriture
Sur le deuxième alignement, à chaque Fer correspond un outil d’Ecriture :

  • l’enseigne tenue par la chauve-souris à côté de l’Etoile ;
  • l’ardoise sous la pointe du putto ;
  • le livre fermé sous le compas ;
  • la signature gravée dans la pierre, près des clous.

Depuis l’Etoile, Signe de Jésus dans le ciel, la diagonale nous conduit à deux signatures ferriques :

  • celle de Jésus sur la Terre : les trois clous en forme de chrisme ;
  • celle de Dürer dans la gravure : tracée de la pointe du quatrième clou.

 


Un clou à côté des clous

Le clou isolé, placé dans le patronage des trois clous : voilà qui ressemble à une arme parlante. Ironique. Car qu’est-ce qu’un graveur, sinon une pointe prolongée d’une main ? Celui qui fait souffrir le métal, qui torture l’acier avec le grès, le cuivre avec l’acier. Et se fait souffrir lui-même, par la même occasion.

Il semble que nous assistions là à une triple identification poétique :

le Christ-Fer, le Graveur-Fer, enfin le Graveur-Christ.


De la christomanie de Dürer

Durer Autoportait en homme de douleur 1515
On connaît l’autoportrait de Dürer en Christ bénissant. Ou son autoportait en Homme de Douleur. Aurait-il pu camoufler, dans le clou en bas de la Melencolia, une nouvelle identification christique plus discrète, la laissant à la perspicacité du spectateur ?

De nos jours, une telle intention semble alambiquée, mégolomaniaque, provocatrice. Dans une époque néoplatonicienne,  elle pouvait au contraire passer pour un signe de piété. En voyant l’autoportrait en Christ bénissant, le spectateur ne pensait pas : « ce Dürer se prend pour Dieu ». Il pensait : « cet artiste se proclame à l’image de Dieu, lui-même le Premier Artiste ». De même, en remarquant le quatrième clou, il n’aurait pas crié au sacrilège, mais approuvé l’imitation de Jésus Christ.


 

« Artifex in opere »

Revenons à l’hymne de Pierre de Corbeil, pour un dernier paradoxe : « latet sol in sidere, oriens in vespere, artifex in opere » : « l’artisan est caché dans l’oeuvre ».   Dans le contexte de Noël,  il s’agit de Dieu qui se cache derrière son fils, Jésus.

Mais transposée dans le contexte de Melencolia, la formule résume en trois mots la double idée qui sous-tend l’esthétique de Dürer :

Dieu est le premier Artisan et l’Artiste, dans ses propres oeuvres,

ne fait que retrouver la trace initiale du Créateur.


Dürer dans son oeuvre

Si Dürer, second artisan, se cache dans son oeuvre, où est-il ? On l’a vu à peu près partout.

Dans l’Astre : que ce soit la météorite d’Ensisheim, ou l’étoile Absinthe de l’Apocalypse, ou celle de la Nativité qu’il a illustrée dans ses deux Passions.

Dans l’Ange, figure de l’incapacité à faire, pour ceux qui pensent que la gravure résulte d’une crise dépressive.

On l’a aussi repéré dans le putto« Le seul élément vivant et éveillé de la gravure est la main de l’artiste , la main du putto, qui dessine sa vision avec son burin, la propre main de Dürer… » |1] Seul bémol à cette identification : le putto ne tient pas un burin, mais un « stylet » qui pourrait bien, d’ailleurs,  n’être qu’un simple clou.

Dürer Panneau Melencolia Saint Jerome
Un argument plus convainquant (mais jamais relevé) réside dans l’« ardoise » que tient le putto : elle ressemble furieusement, avec son manche portant un cordon en forme de huit, au petit panonceau carré sur lequel Dürer à l’habitude d’apposer sa signature : on le voit par exemple posé par terre dans le  « Saint Jérôme dans sa cellule ». Le geste du putto pourrait bien être un « private joke » : le secret métaphysique qu’il est en train de consigner à l’abri de son coude n’est ni plus ni moins, que l’universellement connue signature de maître Albrecht.


Melencolia PRIMA

Dürer est donc un enfant de Saturne, mais pas un enfant maudit : un enfant prodige. Béni par la météorite de 1492 (voir Dürer et son chardon),  il doit tout à cette complexion mélancolique qui lui donne un accès privilégié au domaine des nombres et de la mesure.

La nuit n’est pas si noire pour un graveur qui pratique tous les jours le paradoxe de l’encrage : obscurcir, essuyer, révéler. Car au final, comme chacun sait, c’est de la noirceur que naît la lumière.

Nouvelle lecture possible pour le I de l’inscription :  l’abréviation de l’adjectif Prima (première).

« MELENCOLIA PRIMA » : « La mélancolie, au début de tout ! »


Risquons une théorie qui vaut ce qu’elle vaut, mais qui a le mérite de concilier les points de vue. Dürer est dans tous les objets du deuxième alignement : il est dans la météorite, évènement fondateur ; il est dans le putto, en tant qu’apprenti malhabile ; il est dans Melencolia, artiste parvenu à cette maturité qui permet la réflexion sur les limites de l’art ; enfin, il est dans le clou, clou qui restera après lui, comme figure ironique de sa carrière.

Plutôt que l« humaine création », nous pouvons désormais donner un titre définitif à notre deuxième alignement :

« artifex in opere », ou encore « Dürer dans son oeuvre ».


Article suivant : 6.1 Figures de l’Ironie

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Références :
[1] La Philosophie occulte à l’époque élisabéthaine,Frances Yates, 1979.

7.1 Du creuset aux clés

16 février 2018

Dans 5.3 La croix néo-platonicienne, nous avons posé des conditions pour qu’un alignement d’objets puisse être considéré comme significatif. Nous avons trouvé un premier alignement  – « la divine harmonie« , puis un deuxième – « l’humaine création« . Il en reste un dernier que nous avons laissé dans l’ombre jusqu’ici,  car il n’était pas nécessaire pour construire le diagramme néo-platonicien.

Article précédent : 6.3 Figures de l’Egotisme

Cinq points significatifs

Partons du point terminal du premier alignement (en bleu), le creuset. Dans le diagramme néo-platonicien, rappelons qu’il symbolise, tout au bout de l’axe Esprit-Matière, la synthèse des Eléments.

Melencolia_troisieme_alignement

Traçons ensuite le trait (en rouge) qui passe par la pointe du compas, point significatif du deuxième alignement. Ce trait traverse  la meule par son centre mais surtout, il passe très exactement par un point significatif invisible, le centre du polyèdre (pour le déterminer, il suffit de relier deux à deux les points opposés des deux triangles). Enfin, vers la droite, le trait se termine sur la boucle de la plus grosse clé (celle qui est artificiellement relevée au dessus des autres, voir 1.6 Le truc des Bourses et des Clés).

Donc, au total cinq points significatifs, dont deux sont communs avec les alignements déjà identifiés, et un  (le centre du polyèdre) est un point particulièrement remarquable, bien qu’invisible : la vraisemblance de ce troisième alignement est donc très forte.


Un angle significatif

L’angle entre ce troisième alignement et le premier est exactement  de 36°, soit l’angle de l’échelle : qui est aussi l’angle indiqué par les arêtes intérieures du compas.


Le sens générique : la rotation

Quatre objets évoquent fortement un idée commune : la clé, le compas et la meule et le polyèdre illustrent l’idée de rotation. La gradation est même très précise  :

  • la clé tourne sur un point ;
  • le compas selon une ligne circulaire ;
  • la meule dans un plan ;
  • et le polyèdre dans l’espace.

Cet alignement illustre donc ce que nous nommerions en termes plus modernes les différents types de rotation,  classés par degrés de liberté croissants.


Le creuset, ou la rotation maximale

Le cinquième élément de la série devrait donc évoquer une rotation maximale, dans toutes les directions  : ce qui correspond assez bien au cercle de flammes entourant le creuset. Ou peut-être aux intenses mouvements de convection qui se produisent au sein d’un liquide en fusion.

L’idée que le feu peut correspondre à une sorte de roue se retrouve dans une vieille terminologie, où le « feu de roue » désignait précisément ce type de chauffe :



feu de roue lemery Cours de chymie contenant la manière de faire les opérations qui sont en usage dans la médecine 1730

Nicolas Lemery,Cours de chymie contenant la manière de faire les opérations qui sont en usage dans la médecine, 1730  [1]

De ce fait, le symbole du feu de roue était un triangle dans un cercle, évoquant en vue de dessus le creuset au centre du brasero.


feu de roue lemery 1675

Nicolas Lemery, Cours de chimie,1675 [2]


 

Les clés, ou l’ouverture de la matière

Dans la symbolique alchimique, les clés symbolisent tout agent capable d’« ouvrir » la matière, autrement dit de la dissoudre.


vitriol lemery 1675

Nicolas Lemery, Cours de chimie,1675 [2]

Le symbole de la clé désigne le « vitriol »,  terme qui a lui-même deux significations : une signification exotérique, l’acide sulfurique (un acide, par sa puissance dissolvante, est pour l’alchimiste une sorte de feu liquide), mais également une signification ésotérique, celui d’un agent mystérieux qui facilite les décompositions et les recompositions, et est souvent appelé « sel » ou « feu secret ».

Aux deux extrémités de notre alignement, nous trouvons donc deux types de « Feu » :

  • le feu visible, côté creuset  ;
  • un feu plus occulte, côté clés.


Les différents « sels »

La main alchimique extrait de L'Aurore (p 68) d'Henri de Lintaut - XVII siecle

Main alchimique de Isaac le Hollandais [3]

Cette représentation est très postérieure à l’époque de Dürer, et témoigne de l’évolution de la notion de Sel, dont on distingue ici  cinq variétés. Deux sels ont un rapport avec Melencolia I :

  • celui de l’index est le « vitriol des Philosophes », représenté par une étoile à six branches ou un sceau de Salomon (car il facilite l’union des contraires)
  • celui de l’auriculaire, représenté par une clé,  est le Sel  Commun Philosophique (autrement dit purifié selon les règles alchimiques).



Ce troisième et dernier alignement est donc fortement lié à l’idée de rotation. Il relie deux objets ayant des connotations alchimiques fortes : le creuset et les clés. Ce qui ne prouve en soi pas grand chose, l’alchimie étant une forme de pensée particulièrement agglomérante, qui a fini par absorber  comme symboles, au cours des siècles,  à peu près tout ce qui se fait ici-bas, objets manufacturés et animaux compris.

A ce stade, les lecteurs pressés ou allergiques à l’Alchimie pourront donc se satisfaire de l’explication du troisième alignement comme une sorte d‘axe de rotation, un jeu formel de plus de Maître Albrecht. Et passer directement à un domaine moins hermétique (chapitre 8 Comme à une fenêtre).

A ceux qui ne souhaitent pas faire l’impasse sur le creuset, nous proposons une approche en quatre temps :

  • Dans un premier temps  nous ferons le point sur ce qui est connu concernant les rapports entre Dürer et l’alchimie (pas grand chose…), et nous exposerons brièvement les concepts alchimiques qui, en 1514, faisaient partie de la culture générale de l’amateur de sciences.

 

  • Dans un deuxième développement, nous résumerons l’interprétation alchimique de Melencolia I la plus aboutie à ce jour, celle de l’historien d’art Maurizio Calvesi (1969).

 

  • Puis nous la complèterons par une interprétation originale, la « Machine Alchimique », compatible avec les connaissances générales que pouvait posséder Dürer, et qui  enrichira considérablement notre compréhension de « Melencolia I ».

 

  • Un dernier développement sera réservé aux lecteurs qui ne craignent pas les reconstitutions de dinosaures à partir d’un os de la patte. Pour le plaisir de la construction intellectuelle, nous nous  risquerons à une interprétation sauvage, totalement rétroactive, qui suppose que Dürer (ou son conseiller alchimiste) avait en tête des notions qui ne seront rédigées que des dizaines d’années plus tard : un vrai sacrilège pour spécialistes !


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Références :
[3] On trouve à partir du XVIème siècle des textes attribuée à Isaac Le Hollandais. La main alchimique apparaît dans un traité de 1667 :
 » Deß weit und breit berühmten Johannis Isaci Hollandi Geheimer und biß dato verborgen gehaltener trefflicher Tractat, von ihm genant: Die Hand der Philosophen, mit ihren verborgenen Zeichen » http://digital.slub-dresden.de/sammlungen/titeldaten/278463312
Traduction en anglais : http://rexresearch.com/hollhand/hollhand.htmL’image présentées est un extrait de L’Aurore d’Henri de Lintaut – XVII siecle, p 68), commentée dans http://aqua-permanens.blogspot.fr/2012/02/kabbale-alchimique-1.htmlVoici les légendes des cinq doigts :
Sur le pouce :
« Flos Aeris sive Salpeter Philosophorum » (« La Fleur de l’Air ou Salpètre philosophique »)Sur l’index :
« Aurea Vitis sive Vitriolum Philosophorum » (« Vigne d’Or ou Vitriol philosophique »)Sur le médium :
« Sal armoniacum sive Splendor Solis » (« Le Sel armoniac ou Splendeur du Soleil »)Sur l’annulaire :
« Suceris Lunariae commune Phorum » (« Le sucre de Lunaire ou Alun philosophique »)

Sur l’auriculaire :
« Humor sive Sal commune Phorum » (« Humeur ou Sel commun philosophique« )

7.2 Présomptions

16 février 2018

 

L’Alchimie en 1514

Avant de revenir de manière détaillée  à la gravure, nous allons prendre un peu de recul et présenter  les idées générales qu’un esprit cultivé, tel que Dürer, pouvait avoir sur l’alchimie, sans pour autant être lui-même un spécialiste. D’où sortiront quelques présomptions sur le fait que « Melencolia I » puisse relever d’une interprétation alchimique.

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Une postérité alchimique

Christian Egenolff 1535 Kunstbuchlein (Little Book of Skills)

Kunstbuchlein (Petit livre des Arts)
Christian Egenolff, 1535

 

Le petit livre des arts / usages justes et approfondis de tous les hommes de l’Art, travail de la fonte, intérieur et extérieur,pour des raisons alchimiques ou naturelles, à savoir :
durcir/adoucir
mélanger/séparer
décaper/tester
souder/bronzer
mouler/décanter
préparer, obtenir, améliorer, rénover chaque couleur
tout pour peindre, écrire, enluminer, dorer
broderie, pierres précieuses



Impensable du temps de Melencolia I, la présentation dans un même traité des techniques alchimiques et artistiques est possible vingt ans après, dans cette ronde d’outils mélangés de menuisier, d’orfèvre, de peintre et de graveur,  autour du creuset commun.

L’opuscule se conclut néanmoins avec les précautions d’usage :

« Huit choses suivent l’alchimie:
Fumée, Cendres, Baratin, Infidélité,
Soupirs profonds, Travail fastidieux,
Pauvreté et lndigence indue.
Si de tout cela vous voulez vous affranchir
Méfiez-vous de l’Alchimie. [1]


Thurneisser zum Thurn Quinta essentia Munster Ossenbruck, 1570

Leonhard Thurneisser zum Thurn, Quinta Essentia,

Munster, Ossenbruck, 1570 [7]

 

Encore quarante ans pour qu’un graveur allemand récupère ouvertement, pour illustrer l’Alchimie,  plusieurs éléments de la célèbre gravure : le creuset, la pince, la tenaille, le soufflet, le cadran solaire sur la paroi de l’athanor, et la couronne végétale. Il rajoutera même un burin sur le sol en hommage à sa profession : preuve que les  graveurs sont désormais fiers  de leurs accointances alchimiques. A gauche, on remarque un disque à broyer.

 


Leonhardt Thurneysser zum Thurn 1574 Quinta essentia

Leonhard Thurneisser zum Thurn, Quinta Essentia, p. xxxvii.
Leipzig, 1574

 

Nouvelle édition, nouvelle gravure : la table à broyer, à gauche, a été remplacée par un four à foyer ouvert, portant un bain-marie.



New_iewell_of_health_1576_Title_page_AQ6_(2)

New iewell of health,Londres, 1576

Deux ans plus tard, un graveur anglais recopiera la première édition, en l’inversant de gauche à droite et en rajoutant un burin pour faire bonne mesure.


Janus Lacinius manuscript, 1583

Janus Lacinius, manuscrit de 1583

Enfin ici, reprise du cadran solaire et du sablier.



Ceci ne prouve bien sûr pas que Melencolia est une illustration d’Alchymia, seulement  l’inverse : que des illustrations de l’Alchimie s’en sont inspirées, sitôt que celle-ci s’est dégagée de la réprobation et du secret.

La gravure à l’Eau Forte

L’Allemagne du début du XVIème siècle est le théâtre d’une révolution technique qui touche directement Dürer :  l’idée d’appliquer à la gravure la technique de l’eau-forte, employée précédemment par les orfèvres, semble être apparue vers 1510 (rappelons que le père de Dürer était orfèvre).

Cette technique soulage considérablement la main du graveur : au lieu d’attaquer directement le cuivre avec le burin, il trace ses traits sur une couche de vernis qui recouvre la plaque : les endroits dégagés seront ensuite attaqués par l’acide, auquel l’artiste délègue le travail de force, se réservant celui de l’intellect. Pour étaler le vernis, il faut poser la plaque sur une source de chaleur modérée. Avant refroidissement, on enfume la plaque en la passant dans la fumée d’un flambeau, ce qui noircit et solidifie le vernis.


Alchimie et eau-forte

de alchimia geber

Frontispice de « De Alchimia » de Geber, Livre III
Iohannis Grieninger, Strasbourg, 1531

Les personnages de part et d’autre de l’athanor illustrent les deux découvertes majeures attribuées à l’alchimiste arabe Geber :

  • à gauche, l’invention de  l’eau forte (acide nitrique) est illustrée par un graveur ;
  • à droite un aide dépose un objet sur le plateau d’une balance (probable allusion au « Livre des Balances » du même Geber).

Remarquons, à côté de la plaque du graveur, une longue pince très semblable à celle que nous voyons à côté du creuset de Melencolia I. Elle est destinée à saisir la plaque de cuivre, soit pour la passer à la flamme, soit pour la plonger dans l’acide.

Dürer et les alchimistes

Les premières eaux-fortes de Dürer datent de 1515. Il est donc très possible que, dès 1514, il ait été en contact avec le milieu alchimique, au moins pour se documenter sur la nouvelle technique et se procurer de l’eau-forte.

Néanmoins, dans ses écrits ou dans ses lettres, il n’a rien laissé sur l’alchimie ni sur les ouvrages qu’il aurait pu avoir en main, à une époque où  la diffusion des textes commençait tout juste à être moins confidentielle.   Nous allons donc présenter rapidement les principaux concepts, tels qu’un esprit cultivé et curieux de philosophie naturelle pouvait en avoir entendu parler.


Les grands concepts alchimiques

 

Alchimie et Rectification

De manière générale, l’alchimie se représente les différents matériaux sur lesquels elle travaille, et particulièrement les métaux, comme des substances qui se sont trouvées corrompues, anémiées, empêchées par des impuretés d’accéder à leur état de perfection. L’alchimie se propose donc de « rectifier«  la matière, tout comme la religion chrétienne a pour projet de racheter l’humanité. Jung exprime très bien ce parallélisme des buts :

« L’homme est aussi bien celui qui doit être racheté que le rédempteur. La première formule est  chrétienne, la seconde alchimique. Dans le premier cas l’homme s’attribue à lui-même le besoin de rédemption, et abandonne à la figure divine autonome l’accomplissement de la rédemption… ; dans le second cas, l’homme prend sur lui d’accomplir l’oeuvre rédempteur alors qu’il impute l’état de souffrance et, par suite, le besoin de rédemption, à l’anima mundi enchaînée dans la matière. »   Jung, Psychologie et Alchimie, p 393


Les deux principes : Soufre et Mercure

Ces deux concepts remontent probablement aux origines de la métallurgie. Dans la nature, les métaux à l’état natif sont très rares, on les trouve en général sous forme de sulfures aux couleurs variées. En faisant fondre ces minerais avec les réactifs appropriés, on arrive à séparer la partie métallique, qui s’écoule comme un liquide, et les  scories diversement colorées. L’alchimiste dira qu’à partir de la matière première, il a séparé un « Mercure » (ainsi nommé par analogie avec le métal « mercure ») et un « Soufre ».


252283MercureSoufre

Elementa chemiae, Leyde, 1718
Le Soufre à gauche est en affinité avec le Soleil, le Mercure à droite avec la Lune.

Au fil de l’évolution des techniques métallurgiques et des doctrines explicatives, les deux notions sont devenues plus abstraites, jusqu’à désigner deux principes complémentaires :

  • le Mercure, principe volatil, féminin et passif, qui préside aux phases de dissolution ;
  • le Soufre, principe fixe, masculin et actif, qui tire au contraire la matière vers la cohésion et lui donne sa forme et la couleur (d’où le qualificatif de tingeant que l’on lui donne parfois).


Les deux opérations de base : Solve et Coagula

Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg

Solve et Coagula
Traité de l’Azoth, 1613, BasileValentin

En cohérence avec les deux principes, les techniques de transformation alchimiques reposent sur deux  préceptes : il faut tantôt « dissoudre le fixe (Solve) » , tantôt « fixer le volatif (Coagula)« . Autrement dit,  faire dominer le Mercure sur le Soufre, puis le Soufre sur le Mercure.  C’est ici ce que représente l’enroulement inextricable du principe Volatil (l’Aigle) et du principe Fixant (le Lion), autour de l’Or (le Soleil) et de l’Argent (la Lune) alchimiques.

Selon le contexte, la phase de destruction initiale est désignée par des mots différents  : dissolution, putréfaction, séparation, calcination et est souvent associée au noir, la couleur de la mort. La phase de re-création est habillée également de plusieurs termes : coagulation, résurrection, conjonction,  sublimation, et est souvent associée au blanc, la couleur du jour.

Ce swing entre un temps « mort » et un temps « vie » constitue le rythme de base de l’alchimie. Etant utilisé partout,  il va autoriser des descriptions similaires pour des processus qui opèrent en fait sur des matériaux complètement différents. Voire pour des étapes différentes du même processus. D’où des confusions voulues et de fausses similitudes qui nourrissent des ambiguïtés créatrices.

La musique de l’alchimie n’est pas faite pour les salles de spectacle à l’acoustique parfaite :  c’est un jazz pour caves enfuméesdeux solistes s’accordent ou se défient au gré des réverbérations.


Le Grand Oeuvre

Pour rectifier les métaux, l’alchimiste doit détruire leur corps souffrant et le faire renaître sous une forme plus pure. Pour cela, il va utiliser des processus naturels cachés, mais présents depuis la Genèse : car il s’agit bien  de re-créer une forme voulue par Dieu, et non de fabriquer ex nihilo une forme synthétique.

Il va donc partir d’un minerai particulier  qui est supposé avoir conservé le pouvoir  de générer ou régénérer les différents métaux, une matière totipotente réchappée de la Genèse, une sorte de « cellule-souche ». Cette « materia prima » n’a jamais été clairement révélée, sans doute y en avait-il plusieurs. Certains alchimistes disant même que le principe germinal était présent partout.

Tout le problème du Grand Oeuvre est donc, à partir de la materia prima, d’extraire la « semence métallique« , le « soufre interne » emprisonné dans une matière corrompue, et de le réinstaller dans un corps parfait où sa toute-puissance pourra enfin s’exprimer : la Pierre Philosophale.

Richesse ou puissance ?

A titre de démonstration, on pourra se servir de la Pierre Philosophale pour transmuter les métaux vulgaires en or. Mais la véritable motivation de l’alchimiste  n’est pas la richesse : c’est de profiter de la puissance régénérante de la Pierre,  qui guérit les maladies et apporte l’Immortalité.

Nous retrouvons la dialectique entre les bourses déliées et les clés attachées (voir 1.6 Le truc des Bourses et des Clés).  La maxime que nous avons traduite par  « Lâchez la richesse, mais gardez le pouvoir ! » devient une timide présomption en faveur d’une lecture alchimique.


Trois Oeuvres, sept étapes

 

Les trois phases du Grand Oeuvre

Pour passer de la materia prima à la Pierre Philosophale, les textes s’accordent plus ou moins pour distinguer trois phases.

    • Dans l' »Oeuvre I ou oeuvre au Noir » (appelée aussi Nigredo, ou Séparation), il s’agit de faire mourir, de putréfier puis de ressusciter la materia prima, de manière à obtenir le « Premier Mercure« .  Cette phase est réputée pénible, longue et décourageante.

 

    • Dans l' »Oeuvre II ou oeuvre au Blanc » (« albedo », ou Conjonction), on fait disparaître ce Premier Mercure en le mariant avec un Soufre, pour faire naître un embryon androgyne qui combine les qualités des deux principes : le « rebis« , ou encore « Mercure philosophique« .

 

  • Enfin, dans l »Oeuvre III ou oeuvre au Rouge » (« rubedo », ou Coction), on va faire disparaître cet embryon dans le feu dont il se nourrira, augmentant en fixité et puissance jusqu’à devenir la Pierre Philosophale, autrement dit l’apothéose du Soufre. Cette dernière phase est si aisée qu’on l’appelle aussi le « jeu d’enfant »  (ludus puerorum).



Salomon Trismosin - Splendor Solis 1582 - planche 10

L’arbre philosophique
Salomon Trismosin – Splendor Solis, 1582 – folio 15r

Les trois Oeuvres sont rappelées ici par les couleurs des vêtements des trois personnages :

  • le jeune Sylvius en Noir,
  • son père Enée  en Blanc,
  • son grand-père Anchise en Rouge [2].

Sylvius tend à son père une branche verte, tandis que le grand-père tient une branche d’or.

L’oeuvre I semble en être entre la sixième et la septième étape (mais attention : il y a deux barreaux cachés). [3]

 

Ambiguïtés entretenues

Les alchimistes visent à reproduire un processus naturel. Aussi la succession des trois phases est-elle souvent décrite en termes biologiques : d’abord séparer et préparer le principe féminin (Le Premier Mercure) et le principe masculin (le Premier Soufre, dont on ne parle généralement pas) ; puis les unir pour obtenir un  embryon ; puis nourrir et faire croître cet embryon.

Mais on peut préférer le schéma mort-renaissance pour décrire soit le Grand Oeuvre dans son ensemble (la mort de la materia prima et la résurrection de la Pierre), soit chaque phase particulière . De plus, chaque phase consiste en définitive à mettre en contact deux réactifs, pour obtenir deux produits : on pourra donc jouer sur les mots et parler tout aussi bien de la « mort » des réactifs, que de leur « conjonction » ; et de la « renaissance » des produits, que de leur « séparation ».

Aussi les traités prennent-il plaisir à décrire les phases dans le désordre, à en oublier une (en général la première), ou à parler de l’une en feignant de parler de l’autre.


L’eau-forte comme Grand Oeuvre

Nous avons vu que cette nouvelle technique, en intronisant l’acide comme  auxiliaire du  graveur, établit un lien obligé entre l’aquafortiste et l’alchimiste. Mais la technique en elle-même, si l’on y réfléchit bien,  constitue une métaphore frappante des trois étapes du Grand Oeuvre.

  • D’abord, le graveur recouvre la plaque d’un vernis, le noircit à la flamme, trace longuement et laborieusement son dessin, soumet le cuivre  à l’acide, puis enlève le vernis et découvre la plaque gravée : ce passage de l’obscur au brillant ressemble à l’Oeuvre au Noir, où la Materia Prima  soufre, meurt et ressuscite, sous forme de Mercure préparé.

 

  • Ensuite il faut réunir deux matières : la plaque de cuivre travaillée (le Mercure) qu’on recouvre complètement d’encre (le principe tingeant, le Soufre), puis qu’on essuie : d’une seconde façon, on passe du noir au brillant, pour obtenir cette fois un objet « androgyne », mélange entre le cuivre féminin et l’encre masculine.

 

  • Ensuite, il ne reste plus qu’à « nourrir » cet embryon avec du papier, pour obtenir la « Pierre Philosophale » du graveur, le premier tirage ; ce sera ensuite un jeu d’enfant de multiplier les exemplaires.

Pour trouver quoi ? l’immortalité !


De la proto-alchimie de Dürer ?

 

Alchimie et Réforme

L’attitude de l’Eglise catholique vis à vis de l’alchimie a oscillé entre la bienveillance (la plupart des alchimistes entre le XIIème et le XVème siècle étaient des ecclésiastiques) et la méfiance face aux dérives magiciennes. En 1514, le coup de tonnerre de la Réforme n’a pas encore retenti  (les thèses de Luther seront placardées dans 3 ans, en 1517) : mais  le mouvement est déjà en germe dans les esprits.  Le protestant considérera avec sympathie l’alchimiste, ce praticien de la Rectification. Et la Réforme sera pour beaucoup pour la relance de l’alchimie, qui va trouver son âge d’or, du XVIème au XVIIème siècle, dans les pays germaniques.

Ainsi, Luther parlera du « bon art de l’alchimie », et l’appréciera pour ses « significations allégoriques et cachées, qui sont très belles, signifiant la résurrection des Morts au Jour du Jugement »  (Cité par R.Wittcower, « Les Enfants de Saturne »).

Si le lien entre alchimie et Jugement Dernier était clair pour Luther, sans doute l’était-il également pour Dürer. Or Melencolia I, comme nous l’avons vu dans 1.3 Ingrédients pour une Apocalypse, développe du côté de l’arc-en-ciel un micro-climat eschatologique : si une lecture alchimique est possible, elle devra nécessairement intégrer l’arc-en-ciel, cette figure de l’Harmonie des Eléments synchronisée avec la Résurrection des Corps. Et certainement aussi le polyèdre, qui illustre le passage d’une forme à une autre : la résurrection du cube en octaèdre (voir 4.3 La Transformation de Dürer).

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Sol Justitiae
Dürer, 1498-99

Au départ était cette invention extraordinaire, splendidement expliquée par Panofski [4] : la fusion du thème païen du « Sol Invictus » (Soleil Invaincu) avec la vision chrétienne du « Sol Justiciae » ( le retour du Christ au moment du Jugement Dernier).

Ici le Soleil au sommet de sa puissance, dans le Signe astrologique du Lion, trône avec les attributs de la Justice  (la Balance) et de la Punition (le Glaive).

Sal philosophorum

Un bon siècle plus tard, les alchimistes n’allaient pas manquer d’accommoder à leur sauce cette iconographie.


M. Maier, Triplus aureus, Francfort, 1618) clavis_vii basile valentin

Clé VII de Basile Valentin
M. Maier, Triplus aureus, Francfort, 1618

Ici Sol (le Soleil) est devenu Sal (le Sel), capable à la fois de pondérer (la balance) et de séparer (le glaive). Ce sel permettra, à l’intérieur du Chaos (la Sphère) d’harmoniser les quatre éléments (représentés ici par les Saisons)  en facilitant leur fusion (Acqua).

Sigillum hermetis

le Lut de Sapience frontispice du Philalethes Illustratus de Michael Faust Frankfurt, 1706

Le « Lut de Sapience », frontispice du Philalethes Illustratus de Michael Faust, Frankfurt, 1706 [5]

Ce terme désigne le secret opératoire qui permet de sceller l’oeuf dans lequel va se développer l’embryon  lors de l’Oeuvre III : le sceau de Sapience (sigilum sapientiae) ou sceau d’Hermès (Sigillum hermetis),  ou encore le Lut de Sapience (Lutus Sapientiae).

La devise circulaire explique le principe : à partir de L’unité, obtenir le Ternaire, qui conduit à l’Unité ; le serpent qui se mort la queue  l’illustre (Ouroboros).


le Lut de Sapience frontispice du Philalethes Illustratus de Michael Faust Frankfurt, 1706 centre

Détail du sceau de Salomon

Le sceau de Salomon est exploité ici de manière très élaborée. La barre horizontale correspond à la lecture  classique :  le sceau est la superposition harmonieuse des symboles des quatre éléments (voir 5.2 Analyse Elémentaire).  Mais six planètes se rajoutent aux six sommets, plus au centre le symbole du Soleil, avec l’ambiguïté Sol et Sal.

Au début du 18ème siècle, ce pentacle réussit à harmoniser non seulement les Eléments, mais aussi la vision héliocentrique et la vision géocentrique : le Soleil est bien au centre, mais les chiffres indiquent  comment lire les sept planètes dans l’ordre de Ptolémée. Et les planètes s’opposent deux par deux selon cet ordre ancien, par rang de distance de part et d’autre de la Terre : Lune, Mercure, Vénus, Soleil, Mars, Jupiter, Saturne.

Ainsi le triangle Vénus-Saturne-Mercure porte sur ses côtés les mots Sulphur (Soufre), Ignis (Feu), Terra (Terre) : car le principe Soufre sert à chauffer et à fixer.

Le triangle opposé  Mars-Lune-Jupiter porte sur ses côtés les contraires : Mercurius (Mercure), Aqua (Eau), Aer (Air) : car le principe Mercure sert à dissoudre et volatiliser.

Polyèdre et sceau de Salomon

Melencolia_Arc_en_ciel
Rien d’aussi élaboré du temps de Dürer : cependant nous avons montré (voir 4.4 Harmonies polyédriques) que  le polyèdre, porteur d’un sceau de Salomon implicite, s’inscrit dans le climat d’ « Apocalypse Harmonieuse »  qui règne entre l’arc-en-ciel, le creuset,  l’échelle à sept planètes et la balance : lieu de plus grande concentration de symboles proto-alchimiques.


Un dernier indice

Il est temps de porter au dossier une  pièce décisive, que même Panofski considère comme d’inspiration alchimique.


Durer 1506 Lutus

Lutu(m) Sapientiae
Dürer, dessin de 1506, Albertina, Vienne

La page de gauche est consacrée à l’Enlèvement d’Europe. Celle de droite montre trois lions, qui semblent  correspondre aux trois sujets du bas [6]  :

  • à droite, un oriental tenant un crâne – un livre fermé à ses pieds : symbolisme classique de l’Oeuvre I où il s’agit d’ouvrir la Matière Première (dite « feuillée ») et d’en retirer les impureté (la tête de mort, ou Caput  Mortiis) ;
  • à gauche Apollon couronné de laurier et bandant son arc  : Apollon et Diane sont les deux protagonistes de l’Oeuvre II (la Conjonction) ;
  • au centre, sur un trépied, une sphère d’où sortent des projections, et sur laquelle est inscrit LUTU. S. L’abréviation de Lutum Sapientiae : l’oeuf philosophique de l’Oeuvre III.Durer 1506 Lutus detail

 

Melencolia I n’est pas une gravure luthérienne : mais le thème de la Ré-forme, autrement dit de la renaissance d’une forme corrompue, est sous-jacent dans deux figures spectaculaires : l’arc-en-ciel, qui préside à la résurrection des corps morts en corps glorieux : et le polyèdre, qui illustre la transformation des corps géométriques, du Cube de la Terre à l’Octaèdre de l’Air. La révolte protestante et le renouveau alchimique se rencontrent dans le but et dans la méthode :

rectifier une forme corrompue en retrouvant le dessein véritable de Dieu.


Melencolia I n’est pas une gravure à l’eau-forte. Mais il est très probable qu’au moment même de son élaboration, Dürer ait été en train de s’interroger sur cette nouvelle technique et ses implications alchimiques. Car une fraternité de combat rapproche le graveur, peinant à imposer sa volonté au cuivre, et l’alchimiste de l’Oeuvre I, livrant à la matière ingrate ses premiers assauts dépressifs.


Article suivant : 7.3 A Noir

Revenir au menu : 4 Dürer

Références :
[1] Sur l’importance de ce petit livre pour la démystification de l’alchimie, voir l’article tès documenté de William Eamon http://williameamon.com/?p=640
[3] Posé sur l’arbre, le corbeau à tête blanche fait peut être allusion à la fin de l’Oeuvre I (la blancheur apparâit au dessus de la Nigredo) tandis que l’envol des 13 oiseaux fait penser à l’Envol des Aigles lors de l’Oeuvre II.
[4] Panofski, L’oeuvre d’Art et ses significations, Dürer et l’Antiquité Classique, p 271
[5] Philaletha Illustratus, Sive Introitus Apertus Ad Occlusum Regis Palatium : Novis quibusdam Animadversionibus explanatus. Cum Nova Praefatione Qua Vita pariter ac Scripta, tum edita tum inedita, AEyrenaei Philalethae breviter exponuntur. Accessit his Narratio De Vita et Scriptis Starckii http://reader.digitale-sammlungen.de/de/fs1/object/display/bsb10252756_00006.html?zoom=0.9000000000000004
[6] Interprétation originale.

7.3 A Noir

16 février 2018

Article précédent : 7.2 Présomptions

Puisque l’Oeuvre au Noir était notoirement connue comme pénible et décourageante, il serait logique que Dürer ait étendu à l’alchimie sa  réflexion sur les différents aspects de la Mélancolie. Ses contemporains auraient même trouvé étonnant qu’elle ne figure pas dans la gravure, au moins sous une forme discrète.

Klibansky,Panofsky et Saxl  le concèdent du bout des lèvres, à propos du creuset et des pinces   :

« Nous préférons les attribuer à l’art plus délicat de l’orfèvre, ou à l’alchimie, cet art noir qui est lié, non à la géométrie, mais à la mélancolie saturnienne » [1], p 329.

Hormis cette opinion lapidaire, il ne sera plus question de la pierre philosophale dans ce pavé définitif.

Cinq ans après sa parution, l’historien d’art Maurizio Calvesi n’a pas craint de revisiter complètement Melencolia I dans une optique alchimique, qui fournirait selon lui la clé principale de lecture et donnerait au fameux I une nouvelle explication : une allusion au Premier Oeuvre, l’Oeuvre au Noir.

Calvesi n’était pas tout à fait le premier à se risquer sur ce terrain dangereux : deux historiens allemands avant lui (K.Gielhow en 1901 [2] , G.F.Hartlaub en 1937 [3]) avaient souligné que certains éléments de la gravure étaient des symboles alchimiques. Mais Calvesi est le seul à avoir proposé une explication exhaustive et cohérente, s’appuyant sur tout un corpus de textes et d’illustrations alchimiques.

N’est pas Klibansky,Panofsky et Saxl qui veut : le gros défaut de la méthode est que pratiquement toutes les illustrations et la plupart des textes sur lesquels Calvesi raisonne  sont largement postérieurs à l’époque de Dürer. Face à l’artillerie lourde de l’institut Warburg, notre franc-tireur italien apparaît donc singulièrement démuni, contraint d’appeler à la rescousse ces grands amateurs de grimoires que sont Jung, l’alchimiste de l’inconscient, Canseliet l’alchimiste au fourneau, et Rimbauld l’alchimiste des voyelles.

Aussi « A noir »  de Calvesi apparaît-il inégal et touffu : parfois empêtré dans des passes d’armes sans espoir avec le trio de bretteurs,  parfois lumineux dans des intuitions improuvables. Nous allons donc résumer ses principales trouvailles, et montrer comment elles se trouvent singulièrement confortées par les éléments nouveaux que nous avons analysés jusqu’ici.

Une discrétion compréhensible

Si Dürer avait voulu illustrer l’alchimie, pourquoi ne l’a-t-il pas fait ouvertement ?  Une première explication tient au fait que les alchimistes prêtaient facilement à la caricature.


Das Narrenschiff. - Der Alchimist als Narr 1494

L’Alchimiste Fou
Illustration pour la Nef des Fous, Dürer, 1494

Une explication plus profonde est que Dürer ne cherchait pas ici à représenter un laboratoire, mais à évoquer un état d’esprit qui, comme l’explique très bien Calvesi, était commun entre l’alchimiste et l’artiste :

« Dans l’episteme du XVIème siècle, le monde n’est par un mécanisme qu’il serait intéressant de découvrir, mais un immense message à déchiffrer ; et il est déchiffrable en tout lieu, car en tout lieu est restée imprimée la figure de Dieu, unique avec d’infinies variations donnant l’occasion d’une infinité de découvertes. Le monde est un grand rébus, et la clé pour le résoudre est la similitude, la correspondance entre le bas et le haut : l’homme lui-même est semblable à Dieu ; et l’alchimiste est, tout comme l’artiste,   un homme qui répète les processus divins et, pour les répéter, se doit de les déchiffrer…. Ceci explique, à la Renaissance, la floraison d’oeuvres à l’iconographie volontiers complexe et volontairement obscure, qui parfois développent leur propre espace formel, hermétique et symbolique ».       Calvesi [4] p 44


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Alchimie et géométrie

Contrariant Panofski, Calvesi fait remarquer que l’alchimie et la géométrie ont bien un lien : celui de partager la même utopie de la quadrature du cercle. A l’appui, il reprend un passage exhumé par Jung ( [5], p 167), à propos d’un schéma représentant une couronne circulaire divisée en quatre quadrants.

mediator Psychology and Alchemy p 128
Scolie du « Tractatus Aureus » (1610)

Le cercle central représente « le médiateur qui fait la paix entre les ennemis, c’est-à-dire entre les éléments, et il est même le seul à réaliser la quadrature du cercle » ( « mediator pacem faciens inter inimicos sive elementa, imo hic solus efficit quadraturam circuli »).

Calvesi perçoit bien le lien, dans la gravure,  entre la sphère et le carré magique  :

« En opposition au cercle, symbole de l’unité, le carré évoque la décomposition de la matière en quatre éléments. Le problème alchimique de l’union des contraires correspond donc à celui de la quadrature du cercle« . Calvesi [4] p 56

Nous avons prouvé (cf 3 La question de la Sphère) que Melencolia réfléchit à la quadrature du cercle : nous savons maintenant que ce n’est pas seulement un problème de géométrie, mais aussi un problème alchimique.

Cercle, Carré, Triangle

Calvesi cite un passage hermético-alchimique qui donnera lieu, un siècle après Dürer,  à plusieurs illustrations et diagrammes  :

L0000864 M. Maier; "Secretioris naturae..."; alchemical spell.

Atalanta fugiens, Michael Maier, emblème 21, 1617

 

« A partir du mâle et de la femelle, fais un cercle. De là un carré. Puis un triangle,

fais un cercle,

et tu auras la Pierre des Philosophes »  

« Fax ex male et foemina circulum, inde quadrangulum, hinc triangulum,

fac circulum

et habebis lapidem philosophorum »  [6]



Cette métaphore géométrique correspond  au schéma de principe du Grand Oeuvre  :

  • on commence par unir le Soufre (le mâle) et le Mercure (la Femelle) dans un premier cercle (le Mercure Philosophique) ;

 

  • on le décompose en quatre éléments (le carré) ;

 

  • puis en trois substances, l’Ame, l’Esprit et Corps (le triangle) ;

 

  • enfin on recombine harmonieusement le tout pour obtenir la Pierre Philosophale (un nouveau cercle).


Il est frappant de voir comment ce passage s’applique également à la manière de fabriquer le polyèdre (cf 4.2 Sa logique)

  • on part d’une sphère brute ;

 

  • par quadrature du périmètre, on fabrique un carré magique, qui donne le plan du polyèdre ;

 

  • en tronquant les pointes, on obtient des triangles ;

 

  • suite à quoi tous les sommets du polyèdre s’inscrivent dans une nouvelle sphère.


Il n’a pas été possible de retrouver ce texte avant 1617. Un siècle plus tôt, Dürer en avait-il eu connaissance et imaginé, mais en trois dimensions, une manière de l’illustrer ? S’il s’agit d’une coïncidence, elle est aussi merveilleuse que le carré est magique !

La Sphère de la Materia Prima

Melencolia_Sphere

Dans l’imagerie alchimique, la « materia prima » est en général représentée par une sphère, un monde refermé sur lui-même et le désordre des éléments. Calvesi pense que celle de Melencolia I représente à la fois le début et la fin de l’Oeuvre :

« L’opus sort de l’un pour conduire à l’Un ; il part du chaos, de la confusion des éléments, pour aboutir finalement à leur fusion. La boule, la sphère représente à la fois la masse confuse, le chaos, l’un avec un u minuscule, mais aussi le lapis, la pierre philosophale, l’Un avec le U majuscule. » Calvesi [4], p 62

Nous nuancerons plus loin (dans 7.4 La Machine Alchimique) cette explication.

Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg rebis

Le Rebis issu de la Materia Prima, Traité de l’Azoth,1613, Basile Valentin

De bas en haut :

  • la sphère de la Materia Prima, Il faut en faire un Carré (4) puis un Triangle (3) pour retrouver la Sphère unique (1) ;
  • le Dragon (gangue, impuretés) qui renferme la Materia Prima : la lutte contre le dragon est l’objet de l’Oeuvre I ;
  • Le Rebis : androgyne apparaissant à la fin de l’Oeuvre II. Il réconcilie les sexes, mais aussi le Ciel (le Compas) et la Terre (l’Equerre).
  • Les sept métaux guéris à la fin de l’Oeuvre III, présentés dans l’ordre « alchimique » :  : Vénus, Mars, Soleil, Mercure, Lune, Jupiter, Saturne (cuivre, fer, or, mercure, argent, étain, plomb).


Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg pentacle

Pentacle, Traité de l’Azoth,1613, Basile Valentin

Nous ne résistons pas au plaisir de montrer comment on peut passer de l’ordre de Ptolémée (celui de l’étoile à sept branches, symétrie autour du Soleil) à l’ordre Alchimique (symétrie autour de Mercure)  : il suffit de suivre les traits bleus.


Azoth 1613 Basilius Valentinus Beatus, Georg pentacle schema
De plus, en parcourant l’étoile d’une troisième manière (sauter de trois en  trois dans le sens des aiguilles de la montre), on reconstitue l’ordre Hebdomadaire (Lundi, Mardi, etc).

A noter en bas du triangle le Corps parfait qu’il s’agit de reconstituer : un cube suspendu par une pointe qui nous rappelle étrangement le polyèdre de Melencolia I. Il est entouré de cinq petites étoiles   (les métaux guéris), auxquels il faut ajouter le Soleil et la Lune philosophiques, devenus Ame et Esprit dans les deux autres coins du triangle.


Le polyèdre

Melencolia_polyedre

Il manque à  Calvesi une  analyse fine du polyèdre, qu’il appelle un « parallélépipède, plus ou moins cubique ». Dans la logique de son interprétation de  la sphère comme début et comme fin de l’Oeuvre, il parvient néanmoins à la conclusion que le polyèdre représente une sorte de modèle, d’image intermédiaire de la transformation :

« Puisque la pierre est à la fois la matière initiale et la matière finale du processus alchimique, nous pensons que le parallélépipède, plus ou moins cubique, représente à peu près ceci : une image de la « materia prima » qui contient potentiellement, déjà, la forme du Lapis. Du reste, le cube est à la sphère ce que le carré (symbole de la décomposition en quatre éléments) est au cercle (qui représente l’un).: tel pourrait-être le rapport entre la sphère et le cube, dans la gravure de Dürer : le cube découle de la sphère (comme le multiple de l’un) puis remonte vers la sphère, vers l’un. » Calvesi [4], p 63


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L’échelle à sept barreaux

Nous avons expliqué dans 3 La question de la Sphère que Dürer a utilisé l’échelle comme une graduation, qui matérialise la différence entre la mesure du carré  (l’intervalle entre les barreaux traversé par l’arc-en-ciel) et la mesure de la sphère (les autres intervalles).

Mais le nombre de barreaux est également significatif, comme le montre le fait, à première vue bizarre, que la margelle sur laquelle est posé le creuset ne se prolonge pas à droite du polyèdre : complication architecturale qui ne s’explique pas, sauf par la nécessité de montrer exactement sept barreaux (leurs intervalles étant fixés).


L’échelle ou l’escalier des sept métaux

Calvesi rappelle ce symbole courant dans l’imagerie alchimique. Les sept barreaux font allusion aux sept planètes et/ou  aux sept métaux associés et/ou aux sept opérations de l’Oeuvre.

Une première idée consiste à baptiser les barreaux « astronomiquement », dans l’ordre de Ptolémée en commençant en bas par la planète la plus proche de la Terre : la Lune (comme dans la gravure de 1500, voir 1.2 Astronomie, Astrologie).

Melencolia_echelle_planetes1

Le barreau central de l’échelle correspond au Soleil et à l’Or. Il est donc assez logique que l’alignement chrétien (en vert) et l’alignement platonicien (en bleu) (voir 5.3 La croix néo-platonicienne ) se croisent à cet endroit, où le Christ solaire rencontre l’or, le plus parfait des métaux.

Eliade explique bien comment la pensée alchimique fusionne les trois images du Christ, du Lapis et de l’Or, par le biais des idées d’immortalité et de perfection :

« Grâce aux opérations alchimiques, comparées à la torture, à la mort et à la résurrection …., la substance se trouve transmutée, autrement dit accède à un mode d’existence transcendantal : elle devient Or. L’or est le symbole de l’immortalité. … La transmutation alchimique équivaut donc à la perfection de la matière ; en terme chrétien, à sa résurrection« . Eliade, le Mythe de l’alchimie (cité par Calvesi [4])


Mais une autre possibilité, plus logique compte tenu de la symétrie de l’échelle par rapport au barreau central, serait  de baptiser les barreaux dans l’ordre « alchimique ». C’est l’ordre traditionnel des sept « régimes », gouvernés par les sept Planètes,  par  lesquels la pierre en cours de croissance passe durant l’Oeuvre III (La grande Coction). Chaque changement de régime correspond à un changement physique repérable dans l’athanor, notamment grâce à un changement de couleur [7].

Melencolia_echelle_planetes2

Dans ce cas, le parcours de lecture est plus complexe : le point de départ est le Mercure (le barreau central) ; ensuite le bas de l’échelle se monte, puis le haut de l’échelle se descend.

Avec cette lecture, les deux premiers barreaux, à moitié masqués par le polyèdre, correspondent à Saturne et Jupiter : or nous avons vu dans 4.3 La Transformation de Dürer que celui-ci  constitue justement une forme intermédiaire, illustrant la transition entre ces deux planètes. [8]


De Saturne à Jupiter

La transition de Saturne à Jupiter, qui dans la théorie des Tempéraments, signifie le passage de la Mélancolie à la Joie, a un sens similaire en alchimie :

« Au noir Saturne succède Jupiter, qui possède des couleurs variées. En effet, après la putréfaction obligée, tu verras des couleurs changeantes et une sublimation circulant plusieurs fois … à ce moment, toutes les couleurs imaginables apparaitront. » (« Saturno nigro succedit Jupiter, qui diverso colores est. Nam post debitam putredinem.. colores mutabiles ac sublimationem circulantem iterum videbis… hoc tempores omnes colores imaginabiles apparebunt ») . [7] chap XXVI


L’escalier des sept opérations de l’Oeuvre

Cette interprétation est moins claire, car les personne ne s’accorde ni sur le nombre des opérations  (7 ou 12) ni sur leur nom. Calvesi cite un petit passage savoureux, typique des paradoxes alchimiques :

« Brûle par l’eau : lave par le feu;  cuis, recuis et re-recuis. Encore et encore humidifie et toujours coagule. Tue le vif et ressuscite le mort. Et par ces sept opérations, tu vaincras. »   (« Combure in aqua, lava in igne. Coque et recoque, et iterumcoque. Saepissime humare et semper coagulare. Interfice vivum et resuscita mortuum. Et hoc septena vice. » ) Rosarium philosophicum, Francfort, 1550.  Calvesi [4],  p 68



Cabala, Speculum Artis Et Naturae In Alchymia by Stephan Michelspacher (1654)

Cabala, Speculum Artis Et Naturae
Alchymia, Stephan Michelspacher, 1654 [9]

  • L’escalier indique les sept Opérations,
  • Les gradins sur la montagne montrent les sept Métaux, dans l’ordre alchimique (mercuro-centré) .
  • Les cinq lettres UWIWU signifient : « Unser Wasser ist Wasser Unser » [10].
  • Dans le petit Temple éclairé par sept vitraux, le Roi et la Reine de l’Oeuvre II (conjonctio comme le dit le titre).
  • Au fond, à peine visible, l’athanor de l’Oeuvre III.
  • Au dessus, déployant ses ailes, le phénix couronné, résultat de l’Oeuvre III.


La pierre qui monte l’échelle

S’il n’existe aucun commentaire direct de l’auteur sur Melencolia I, nous avons un texte de Camerarius, qui a connu Dürer à la fin de sa vie et a eu avec lui de nombreux entretiens. Un passage assez sibyllin  lie explicitement l’échelle et le polyèdre :

« Mais pour montrer qu’il n’est rien que de tels esprits (les savants) ne soient habitués à comprendre, et combien cela les mène souvent jusqu’à l’absurde, il a dressé devant elle [Melencolia] une échelle vers les nues, par les degrés de laquelle il a fait comme entreprendre une ascension à un rocher carré. »  
(Ut autem indicaret, nihil non talibus ab ingenijs comprehendi solere, &quam eadem saepe numero in absurda defferentur, ante illam scolas in nubes eduxivit, per quarum gradus quadratum saxum veluti ascensionem moliri fecit. .». Joachim Camerarius, Elementa Retoricae, 1541.


Interpréter l’interprète

A la première lecture, le commentaire de Camerarius semble clair : l’image de la pierre qui monte l’échelle serait, pour Dürer, une sorte de dérision envers certains intellectuels, que leur besoin de comprendre pousse à des pensées chimériques .Calvesi (dans [4]) y voit quant à lui une confirmation de son interprétation alchimique de la pierre et de l’échelle  :

« C’est seulement dans la logique de l’alchimie qu’une masse cubique (à savoir le Lapis comme « materia prima »), peut  parcourir une échelle ou être impliqué dans le mouvement ascensionnel que les barreaux suggèrent : barreaux  qui symbolisent, en fait, les opérations successives de transformation de la pierre. »   



Vingt ans plus tard  [11], Calvesi revient  avec subtilité sur ce texte décisif.  Après une analyse serrée, il suggère que le passage peut être lu, non pas comme une critique de l’intelligence excessive,   mais comme un éloge voilé de la pensée hermétique :

   « Mais pour montrer combien ces sages sont exercés  à une compréhension qui n’exclut rien, ce qui conduit souvent et rapidement à passer par l’absurde, il a dressé devant elle [Melencolia] une échelle vers les nues, à travers les barreaux de laquelle, comme pour une ascension, il a fait s’élever un rocher cubique ».

Le latin de Camerarius est suffisamment alambiqué et équivoque pour autoriser cette relecture.

 

L’élévation de la pierre

Cette interprétation a pour avantage d’expliquer le caractère scrofuleux, tâché, irrégulier de la surface du polyèdre : à ce stade, à son entrée dans le processus hermétique, la pierre est encore malade : son ascension va la guérir.


Punishment_sisyphus Titien 1549 Prado

La Punition de Sisyphe
Titien, 1549, Prado, Madrid


Sisyphos_1732_emblem V

Ad Scopum, licet Aegre et frustra (Sisyphe)

Vers le but, durement et vainement, Emblème V, 1732

Choice emblems, divine and moral, antient and modern, or, Delights for the ingenious,
in above fifty select emblems … with fifty pleasant poems and lots, by way of lottery,
for illustrating each emblem. », 6th ed. London, 1732  [12]

En tout pragmatisme britannique, ce graveur préférera remplacer le « rocher cubique » par une meule.


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Autres symboles alchimiques

Le Putto

Calvesi pense que « le putto ailé assis sur la machine est à identifier avec le Mercure, le principe alchimique qui est, justement, souvent représentée comme un enfant avec des ailes ». [D] p 59


Le Chien

Pour Hartlaub, il serait le symbole du Soufre. Pour Calvesi, il pourrait être un analogue de l’ouroborous, le serpent qui se mord la queue : en alchimie, celui-ci représente  soit le caractère cyclique des opérations, soit la materia prima refermée sur elle.

Clous, tenailles, marteau

« A la lumière du parallélisme Lapis/Christus démontré par Jung, il est évident que la matière subit dans la phase de  nigredo, à travers la separatio et la decapitatio dont nous avons parlé, une véritable et littérale Passion. Voila pourquoi, très probablement, entre les instruments destinés à la transformation physique de la matière, nous retrouvons encore les clous et les tenailles, symboles bien connus de la Passion. (L’alchimie reprend à son compte la formule INRI, en la lisant Igne Natura Renovatur Integra : la Nature est transformée intégralement par le feu »)  [D] p76


Le Creuset

Creuset Lemery

Nicolas Lemery, Cours de chimie,1675

On peut l’ajouter parmi  les symboles de la Passion alchimique : car son nom latin est  « crucibulum » , et le symbole graphique qui le désigne dans les textes alchimiques et chimiques  est une croix.

Passer la matière au creuset, c’est donc, littéralement, la crucifier.


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La conclusion de Calvesi

 

L’analyse de Calvesi est particulièrement convaincante pour expliquer la partie gauche de la gravure, dans laquelle la position des objets est cohérente avec leur signification alchimique. Voici comment il résume lui-même son interprétation :

« Les objets de la partie gauche, dans leur échelonnement en perspective, font allusion aux étapes théoriques de l’opus, mais vues depuis la phase initiale de nigredo : la sphère est le chaos, la masse confuse, qui est aussi le symbole de l’un auquel elle devra parvenir à la fin du processus (et le chien enroulé sur lui-même, comme la meule, soulignent cette idée de cycle, tandis que l’idée de progression graduelle est suggérée par l’échelle) ; vient ensuite la « roche taillée », la materia prima qui, pour réaliser la forme qu’elle possède seulement en puissance, doit être soumise à démembrement, mutilation, trituration (par la meule ?) et à une succession de dissolutions et de coagulations au travers des principes contraires du soufre et du mercure, du feu qui est justement situé derrière la pierre, et de l’eau, qui se perd à l’horizon ». Calvesi [4], p 70


Alchimie et esthétique

En conclusion, Calvesi explique pourquoi les points de vues de l’artiste, du chrétien, du philosophe, et de l’alchimiste, qui nous semblent aujourd’hui totalement divergents, pouvaient à l’époque de Dürer converger sur une idée commune : celle de l’Imitation du divin.

« Nous pouvons risquer à cette lumière un commentaire sur la pensée esthétique  de Dürer, indissociable, comme nous l’avons dit  de sa pensée religieuse ou purement spéculative. Si l’art est un processus de l’imagination, l’alchimie, reconnaissant un tel processus comme celui même de la Genèse, établit un pont entre l’artiste et Dieu ; elle répète dans une autre mode cette identification tendancielle de l’homme à Dieu, à laquelle invitait la pensée d’Erasme ou de Pic ; ou de l’alchimiste lui-même au Rédempteur, dans sa confrontation avec le matière ».     Calvesi [4],  p 87

Laissons la dernier mot à l’humilité de Dürer :

 » N’aie donc jamais la pensée de faire quelque chose de meilleur que ce que Dieu a fait, car ta puissance est un pur néant en face de l’activité créatrice de Dieu »

Klibansky,Panofsky et Saxl  ne sont pas à blâmer d’avoir d’évacué l’alchimie de leur monument d’érudition à la gloire de Melencolia I et de l’iconographie scientifique : car les méthodes de celles-ci sont inopérantes en l’espèce. Aucune référence à l’alchimie dans les nombreux textes de Dürer, aucune source graphique ou textuelle dont il aurait pu s’inspirer :  Calvesi ne peut que se livrer à un rétropédalage hasardeux à partir de sources postérieures. (Incidemment, remarquons que Klibansky,Panofsky et Saxl  se heurtent au même type de difficultés à propos d’Agrippa : le De occulta philosophia paraîtra en 1533, trois ans après la mort de Dürer, il faut donc supposer qu’une première version manuscrite circulait dès 1510.)

En 1514, il est juste un peu trop tôt : trop tôt pour prouver l’influence luthérienne, trop tôt pour prouver que Dürer possédait des connaissances alchimiques : la large diffusion des textes commence cinquante ans plus tard.  Quant à l’idée de traduire les concepts alchimiques par des images cryptées, elle ne prendra son plein essor qu’au milieu du XVIème siècle. Si génial soit-il, Dürer a-t-il pu anticiper ces évolutions ? S’est-il documenté auprès d’un alchimiste ? Nous n’en aurons jamais aucune confirmation factuelle.

Ironie du sort : s’il n’a pas pu s’inspirer d’images alchimiques antérieures, les illustrateurs qui lui succéderont ne manqueront pas de le plagier. Cranach déclinera dans plusieurs tableaux d’esprit clairement alchimique l’image de la Melancolie. Et l’un des plus beaux manuscrits alchimiques, le Splendor Solis de l’allemand  Salomon Trismosin, sera réalisé à Nuremberg en 1582.

St. Jerome in His StudySt Jerome,1514 Splendor Solis Ludus puerorumSplendor Solis, 1582is

Pour illustrer le « ludus puerorum », le dessinateur anonyme reprendra exactement le décor et la perspective de la chambre de Saint Jerôme. Qu’un illustrateur alchimique s’inspire de Dürer ne prouve pas que Dürer était un illustrateur alchimique. Mais ne prouve pas non plus qu’il ne l’était pas.

L’idée qu’il ait pu chercher à fusionner le Typus Melencoliae avec le Typus Alchemiae n’est pas plus biscornue que l’idée panofskienne de sa fusion avec le Typus Geometriae. Sauf que nous connaissons très bien la Géométrie, mais très peu l’Alchimie : prétendre expliquer une oeuvre énigmatique par une doctrine encore plus énigmatique semble donc voué à l’échec : au mieux une gageure, au pire une mystification.

Néanmoins, l’interprétation de Calvesi, aussi laborieuse, obscure et désespérante que l’Oeuvre au Noir, reste incontournable pour qui veut appréhender la face cachée de Melencolia I.


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Références :
[1] Saturne et la Mélancolie » de Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl. Première édition : 1964.
1979, p.457 http://monoskop.org/File:Raymond_Klibansky,_Erwin_Panofsky,_Fritz_Saxl_Saturn_and_melancholy_studies_in_the_history_of_natural_philosophy,_religion_and_art_1979.pdf
[2] K.Gielhow, « Dürers Stich « Melencolia I » und der Maximilianische Humanistenkreis », Mitteilungen der Gesellschaft für Vervielfältigende Kunst, XXVI, 1903 ; XXVII, 1904.
[3] G.F.Hartlaub, Arcana Artis (Spuren alchemistischer Symbolik in des Kunst des XVI Jahrhunderts, Zitschrift für Kunsgeschichte, 1937
[4] Maurizio Calvesi, « A noir, Melencolia I », Storia dell’Arte 1-2 (1969): 37-96
[5] Psychology and Alchemy, C.G.Jung
[6] Cité dans le « Rosarium philosophorum », Francfort, 1550, et attribué au Pseudo-Aristote, mais la source n’est pas connue.
[7] L »Entrée ouverte au Palais Fermé du Roi », Eyrenee Philalethe, 1645
[8] Une des ambiguités avec laquelle jouent magnifiquement les textes alchimiques est que le régime de Saturne (la Nigredo) désigne à la fois à l’Oeuvre I prise dans son ensemble, mais aussi le début des deux oeuvres suivantes, qui commencent elles-aussi par la noirceur.
[10] L’explication est donnée dans un livre de 1656, « Raphael oder Artztengel » de Abraham von Frankenberg. « Une Eau céleste, l’ Eau de la Vie ; une Eau Secrète, que tous les Esprits Aiment ». https://books.google.fr/books?id=-i9AAAAAcAAJ&pg=PA45&redir_esc=y#v=onepage&q&f=false
[11] Repris et complété dans Maurizio Calvesi, « La melanconia di Albrecht Dürer », Einaudi, 1993.

Les pendants de Poussin 1 (1624-1640)

24 janvier 2018

Grand théoricien de la composition, Poussin est certainement celui qui a poussé le plus loin l’esthétique du pendant classique.

Ces deux articles présentent par ordre chronologique les pendants acceptés par la critique, auxquels s’ajoutent sept pendants très plausibles proposés en 2009 par Stefano Pierguidi [1]. J’ai reporté à la fin trois pendants plus discutables.

Commençons par les pendants réalisé par Poussin entre 1624 et 1640, lors de son premier séjour à Rome.

Les premiers essais (1624-26)

Poussin 1624-25 Victoire de Josue sur les Amoreens Musee Pouchkine moscouVictoire de Josué sur les Amoréens
Poussin, 1624-25, Musée Pouchkine Moscou
Poussin 1624-25 Victory of Joshua over the Amalekites ErmitageVictoire  de Josué  sur les Amalécites
Poussin, 1624-25,  Ermitage, Saint Pétersbourg

Ces victoires de Josué furent  toutes deux marquées par un prodige, que Poussin a représenté en haut de chaque pendant.

 

« Alors Josué parla à Yahweh, le jour où Yahweh livra les Amoréens aux enfants d’Israël, et il dit à la vue d’Israël: Soleil, arrête-toi sur Gabaon, et toi, lune, sur la vallée d’Ajalon! Et le soleil s’arrêta, et la lune se tint immobile, jusqu’à ce que la nation se fut vengée de ses ennemis. » Josué, 10: 12

« Lorsque Moïse tenait sa main levée, Israël était le plus fort, et lorsqu’il laissait tomber sa main, Amalec était le plus fort. Comme les mains de Moïse étaient fatiguées, ils prirent une pierre, qu’ils placèrent sous lui, et il s’assit dessus; et Aaron et Hur soutenaient ses mains, l’un d’un côté, l’autre de l’autre; ainsi ses mains restèrent fermes jusqu’au coucher du soleil . Et Josué défit Amalec et son peuple à la pointe de l’épée ». Exode 17: 11, 13

Une fois passée l’impression de trop-plein chaotique et de tourbillonnement général, on se rend compte que les deux compositions suivent le même schéma  : au centre un piton rocheux épargné par la bataille ; autour, un mouvement centrifuge des ennemis, repoussés dans les deux sens à l’image d’une marée qui reflue.


Poussin 1624-25 Victoire de Josue sur les Amoreens Musee Pouchkine moscou detail Poussin 1624-25 Victory of Joshua over the Amalekites Ermitage detail

Un groupe remarquable se retrouve décalqué de manière symétrique dans les deux tableaux :

  • dans le premier, un général à cheval indique le sens de la poussée ; juste en dessous, trois hommes de profil, groupés autour d’un cheval, avancent vers la droite ;
  • de même, dans le second, deux cavaliers indiquent  le sens de la poussée ; juste en dessous, trois combattants vus de profil avancent comme un seul homme vers la gauche.

Dans ces tableaux de jeunesse marqués par  l’ivresse de la profusion et l’exhibition de la virtuosité,  un besoin  de simplicité est déjà à l’oeuvre sous le grouillement  des postures.


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Job jeté attr à Poussin coll F.GascJonas jeté à la Mer Jesus calmant la tempete attr à Poussin coll F.GascJésus calmant la tempête
Attribué à Poussin, date inconnue, collection Françoise Gasc [2] 

Ces deux pendants maritimes datent très probablement du début de la carrière de Poussin, sous l’influence de Paul Bril :

Paul_Bril 1590 Histoire de Jonas Chateau de Wavel CracoviePaul Bril, 1590, Château de Wavel, Cracovie Gaspard Dughet 1653-54 Jonas et la Baleine Royal Collection Trust, BuckinghamGaspard Dughet, 1653-54, Royal Collection Trust, Buckingham

Jonas et la baleine

La composition de Bril, reprise bien plus tard par Gaspard Dughet (le beau-frère de Poussin) traite en un seul tableau les sujets qui se trouvent séparés dans le pendant (Jonas et la baleine, le bâteau et la côte rocheuse). La fusion des deux est rendue possible par le thème de la tempête, puisque c’est pour l’apaiser que Jonas est jeté du bateau.


DSC_8430 detail JonasJonas (détail) SC_8430 detail TransfigurationTransfiguration (détail), Raphaël, Pinacothèque du Vatican, Rome

La posture de Jonas rappelle celle de Jésus en lévitation, dans la Transfiguration de Raphaël  : ce coup de chapeau, entre romains, d’un jeune peintre à son illustre prédécesseur, traduit aussi le fait que la chute de Jonas dans le ventre de la baleine est une sorte de Transfiguration à l’envers, les deux préfigurant la Résurrection de Jésus.

 

Un pendant très symétrique

Poussin Marines

  • Une scène du Nouveau Testament (Jésus calme la tempête – Marc 4:35-41) s’oppose à une scène de l’Ancien.
  • Un bateau de ligne (sans marins visibles) s’oppose à une simple barque (dont on voit l’équipage).
  • Dans les deux cas il s’agit d’une traversée qui risque de mal tourner, et nous sommes juste avant l’événement crucial qui va restaurer le calme (Jonas avalé par la baleine, Jésus réveillé par les disciples).
  • Visuellement, les deux traversées sont montrées en sens inverse : dans le tableau de Jonas, on voit la destination à droite (Tarsis sur la montagne) ; dans le tableau de  Jésus, on voit le point de départ à droite (la rive Est du lac de Tibériade) et la destination à gauche (la mer calmée, avec un bateau voguant paisiblement).
  • La direction du vent et les couleurs du ciel (du noir au bleu) suivent le même mouvement.

De ce fait l’oeil, en suivant les deux embarcations, est amené vers le centre des deux pendants : la bande de séparation est la cible des deux voyages.

En s’intégrant au sein de la narration et en guidant l’oeil du spectateur vers le lieu, non montré, du surnaturel (Jonas rejeté à la côte, la tempête calmée),  la bande de séparation joue un rôle très particulier : comme une sorte de galop d’essai pour un autre pendant de Poussin, aux symétries moins marquées, mais où il va s’agir là encore de deux mouvements  en sens inverse (cette fois non pas centripètes, mais centrifuges)…


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Poussin 1626 Apollo_and_Daphne_Cassiano Dal Pozzo Private_collApollon et une nymphe Poussin 1626 Mort Eurydice_Cassiano Dal Pozzo Private_collLa mort d’Eurydice

Poussin 1525-26, collection privée.

Ces deux tableaux ont appartenu à Cassiano Dal Pozzo. Peints peu après l’arrivée de Poussin à Rome, ils constituent ses tous premiers paysages, très influencés par l’art du Titien [2a].  Les sujets sont indiqués par une inscription d’époque au verso :

  • « Apollon rattrapant une nymphe » ;
  • « La mort d’Eurydice » (elle fut mordue par un serpent en s’enfuyant devant Aristaeus qui la pourchassait malgré son mariage avec Orphée, selon les Géorgiques de Virgile).


A la lumière rasante du soleil couchant, Poussin nous montre donc la Chasteté et la Fidélité victimes du Désir.


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Poussin 1628 Scene champetre coll privScène champêtre Poussin 1628 Enfance de Bacchus coll privL’Enfance de Bacchus

Poussin, 1628 , collection privée

Quelques années plus tard, Poussin reprend l’idée d’un pendant paysager avec deux petites scènes mythologiques. Les deux tableaux ont été achetés et ramenés en Angleterre en 1791 par le peintre Sir Josuah Reynolds, sous les titres « Le Matin » et « Le Soir » [3].

Si le second tableau représente clairement Bacchus enfant, conduit par un satyre, une nymphe et un faune vers une caverne du mont Nysa, le premier tableau semble être une scène pastorale générique : un berger et une bergère se rencontrent, chacun avec son chien et son troupeau.


Jean Lemaire Paysage avec l'enfance de Bacchus National Gallery of IrelandPaysage avec l’enfance de Bacchus
Jean Lemaire National Gallery of Ireland

Ce tableau de Jean Lemaire, qui collaborait avec Poussin à Rome, confirme l’ordre d’accrochage.


La logique du pendant (SCOOP !)

L’idée d’apparier ces deux scènes se justifie si l’on fait l’hypothèse que la pastorale représente spécifiquement le berger Daphnis et la bergère Chloé. D’après l’oeuvre de Longus :

  • Daphnis a été trouvé par un chevrier dans un bosquet de lauriers (d’où sa couronne distinctive), et allaité par une chèvre,
  • Chloé est elle aussi est une enfant trouvée, allaitée par une brebis

Selon certaines traditions, Dionysos aurait lui aussi été allaité par la chèvre Amalthée.

Le thème commun serait donc celui de l’allaitement d’un orphelin par un ovin .


Les pendants expérimentaux (1625-27)

Poussin 1626-27 Vierge_a_l'enfant_Preston_Manor BrightonPieta, musée Thomas Henry, Cherbourg poussin 1626-27 Pieta musee thomas henry cherbourgVierge à l’enfant, Preston Manor, Brighton

Poussin, 1626-27 et Daniel Seghers (pour les fleurs)

D’un duo à l’autre, la position du Fils se décale de la moitié droite à la moitié gauche, et son corps passe de la verticale à l’horizontale. L’arrière-plan en revanche reste inchangé, de sorte que le visage de la Vierge se découpe sur la moitié sombre.


poussin 1626-27 Pieta Madone schemaPiéta : fond modifié (en miroir) 

Poussin n’a pas utilisé l’effet facile du fond en miroir, qui aurait relié les deux tableaux en dégageant au centre une échappée vers le ciel.

La solution qu’il a retenue permet :

  • de créer une solidarité entre les deux visages tournés l’un vers l’autre, de la Mère et de son Fils mort ;
  • de donner l’impression d’une séquence en deux temps, se déroulant devant un fond identique.

Ce type très original de pendant, en parallèle et non en miroir, va être utilisé par Poussin dans plusieurs oeuvres de la période.


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Poussin 1624 ca Aurore et Cephale National Gallery LondresAurore et Céphale, 1625-26, National Gallery Londres Poussin 1625 ca Apollo_and_Daphne Munchen altepinakothekApollon et Daphné, 1625-26, Altepinakothek, Münich

Ce pendant proposé par Stefano Pierguidi ([1], p 236) reste hypothétique :

  • il n’est confirmé par aucune source documentaire ;
  • la taille identique (le très courant format « impérial ») et la période identique ne sont pas des éléments décisifs.


Aurore et Céphale

Le premier tableau présente une iconographie unique : à la place du thème traditionnel (Céphale ravi par Aurore), Poussin nous montre l’inverse, Céphale échappant à Aurore, retournement de situation déjà traité dans une Ode de Ronsard [4] : après la mort de sa bien-aimée Procris, Céphale regarde mélancoliquement son portrait, en se détournant des bras d’Aurore. A l’arrière plan, le cheval Pégase (l’Air), une femme couchée (la Terre) et le char du Soleil s’élevant (le Feu) soulignent qu‘Aurore, bloquée par son amour terrestre, néglige sa place dans le ciel. Le dieu Oceanus (L’Eau) complète ce quatuor des Eléments.


Apollon et Daphné

Le second tableau s’écarte lui aussi du moment habituellement représenté (Apollon poursuivant Daphné), tout en restant très fidèle au texte d’Ovide : on y voit le Dieu ayant rattrapé la nymphe, au moment où elle implore son père, le dieu-fleuve Pénée, de la transformer en laurier pour sauvegarder sa virginité. L’arc vide de Cupidon rappelle que celui-ci avait tiré deux flèches : l’une pour inspirer à Apollon l’amour, l’autre à la nymphe la répulsion. Les quatre puttis de gauche symbolisent probablement la fécondité dont, au grand désespoir de son père, la nymphe a été privée : l’un porte une gerbe, un autre une plante, un autre s’appuie sur une corne d’abondance, le dernier souffle de l’eau par deux pailles (sans doute un clin d’oeil ironique aux deux flèches de Cupidon). Apollon porte déjà la couronne de lauriers qui sera désormais son attribut, en souvenir de cet amour contrarié.


La logique du pendant

La complémentarité des deux sujets, tirés tous deux des Métamorphoses d’Ovide, est évidente : une déesse déçue dans son amour pour un mortel, et réciproquement.



Poussin 1624 ca Aurore et Cephale Appolon Daphne
Les deux compositions sont parallèles :

  • à droite un trio : le couple humain/divin et Cupidon qui rappelle pourquoi leur amour est interdit (le portrait de la disparue, l’arc avant décoché ses flèches ) ;
  • en bas à gauche un dieu aquatique : Oceanus (complétant le quatuor des Eléments) et Pénée (provenant d’Ovide) ;
  • en haut à gauche un thème secondaire, non-ovidien : les quatre Eléments et  les quatre puttos.

Ce qui gêne le fonctionnement en pendant est la différence de taille entre les personnages, et le fait que les deux compositions se décalquent l’une l’autre au lieu de s’opposer en miroir, comme à l’ordinaire. On pourrait en déduire qu’il s’agit simplement de deux variantes d’un même composition, à une période où Poussin s’intéressait au thème des amours contrariés entre les dieux et les hommes.

Cependant la présence d’Apollon dans les deux tableaux, dans l’un à l’arrière-plan à gauche, dans l’autre au premier plan à droite (en vert), donne une orientation au pendant et une signification au grossissement : secondaire dans le plan large, le personnage d’Apollon devient principal dans le plan  serré.

De plus, l’ajout relativement artificiel des deux quatuors n’a de sens que si les tableaux ont été conçus pour être comparés en profondeur :

  • les quatre Eléments et les quatre putti (en blanc) symbolisent ce à quoi l’héroïne a renoncé : son rôle cosmique pour Aurore, sa descendance pour Daphné ;
  • un objet du souvenir obnubile l’amoureux (en rouge) : le portrait pour Céphale, la couronne de lauriers pour Apollon.

Il semble donc bien que ces deux tableaux ont été conçus ensemble, selon la disposition particulière de pendant, en parallèle et non pas en miroir, qui intéressait Poussin à l’époque.


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Poussin 1627 the_shepherds_of_arcadia Chatsworth, DevonshireLes Bergers d’Arcadie
Poussin, vers 1627, Chatsworth, The duke of Devonshire and the Chatsworth settlement trustees
Poussin 1627 midas_washing_at_the_source_of_the_pactolus METMidas se lavant dans le Pactole
Poussin, vers 1627, The Metropolitan Museum of Art, New York

Ce pendant a été acheté par Camillo Massimi, un des grands amis du peintre.

Les Bergers d’Arcadie

Devant un tombeau surmonté d’un crâne, deux bergers et une bergère déchiffrent l’inscription ET IN ARCADIA EGO (« Même en Arcadie je suis là  (la mort) ». En bas à droite, le vieil homme vu de dos, versant l’eau d’une amphore, personnifie le fleuve Alphée qui traversait l’Arcadie.


Midas se lavant dans le Pactole

Le roi Midas, récompensé par Bacchus pour avoir sauvé Silène, avait demandé à ce que tout ce qu’il toucherait se transforme en or. Mais accablé par ce voeu malencontreux, il demanda à Bacchus de l’en relever. Celui accepta, à condition qu’il se lave dans le fleuve Pactole : et voilà pourquoi, depuis, celui-ci charrie des paillettes d’or (Ovide, Métamorphoses XI: 100–145).
.

Le vieil homme vu de dos et coiffé de pampres personnifie ce fleuve. Les deux amours versant de l’eau de deux urnes superposées représentent sans doute les deux états du fleuve, vide puis chargé d’or.


poussin midas a la source du fleuve pactole 1627 Ajaccio

Midas à la source du fleuve Pactole
Poussin, vers 1627, Ajaccio, Musée des Beaux Arts

On retrouve une idée similaire dans ce tableau de la même époque, où Poussin montre deux fois le roi Midas  : habillé et couronné d’or, puis nu après le relèvement de son voeu : ici l’attention est portée sur les deux états successifs de Midas, et dans le tableau du MET sur les deux états du Pactole.


La logique du pendant

Poussin 1627 Arcadie Midas schema
Ce nouveau pendant « expérimental » suit, en plus simple, les mêmes règles que celui d’ Aurore et Céphale/ Apollon et Daphné :

  • présence de deux dieux-fleuves ;
  • composition en parallèle ;
  • grossissement d’un plan large à un plan serré.

Ici la pente croissante mène l’oeil d’un  arbre, dont les branches convergent vers le tombeau qui domine le fleuve Alphée, à un autre arbre, dont les branches convergent vers le fleuve Pactole. En opposant le crâne à la couronne, Poussin oppose les deux fleuves :

  • Alphée prend sa source en Arcadie, contrée bénie mais qui n’échappe pas à la contamination de la mort ( il sera d’ailleurs détourné par Hercule pour nettoyer les écuries d’Augias) ;
  • Pactole, à l’inverse, purifie en se chargeant d’or.


En comparant les bergers d’Arcadie au roi Midas, le pendant transpose dans l’Antiquité un thème éminemment chrétien : la découverte de la mortalité et la possibilité du pardon.



Années 1627-40

Poussin 1627-28 _Helios_and_Phaeton_with_Saturn_and_the_Four_Seasons Berlin gemaldegalerieHélios, Phaéton, Chronos et les quatre Saisons, Gemäldegalerie, Berlin Poussin 1627-28 Diane_et_Endymion__Detroit_Institute_of_ArtDiane et Endymion, Detroit Institute of Art

Poussin, 1627-28

Les deux tableaux s’écartent des iconographies habituelles, qui montrent :

  • Phaéton au moment de sa chute, foudroyé par Zeus pour excès de vitesse avec le char de son père Hélios ;
  • Diane amoureuse venant chaque nuit visiter le berger Endymion endormi (elle l’avait fait plonger dans un sommeil éternel pour conserver sa beauté).


Phaéton implorant Hélios

Poussin nous présente Phaéton en train d’implorer son père de le laisser conduire son char. On reconnaît Chronos mangeant sa pierre et les quatre Saisons dans le désordre :

  • deux vieillards, l’Hiver et l’Automne ;
  • deux jeunes femmes, l’Eté (portant une gerbe) et le Printemps.

Hélios répond à son fils :

« Le destin veut que tu sois mortel : ce que tu désires n’est pas mortel. » Ovide, Métamorphoses, II, 56


Endymion implorant Diane

Poussin nous présente Endymion d’une manière quasiment unique, en train d’implorer Diane de devenir un astre pour ne pas la quitter : une scène tirée non pas des textes antiques, mais de « L’Endimion » de Jean Gombauld, publié en 1624 [5]. Selon Judith Colton [6], les figures de l’homme endormi (Somnus) et de la Nuit ouvrant son voile au départ du char d’Apollon précédé par Aurore, ont été empruntées par Poussin aux sarcophages antiques.


La moitié droite utilise de manière spectaculaire le dispositif théâtral du rideau qui s’ouvre et du lustre qui s’élève : sa lumière frappe les figures assises (la Nuit et un putto) tandis que les figures allongées (Somnus et l’autre putto) restent en contre-jour.


La logique du pendant

Comme l’a expliqué Stefano Pierguidi [7], le pendant illustre le thème du mortel voulant accéder à un privilège divin (conduire ou séjourner au Ciel). C’est ce qui explique le choix de ces iconographies très inhabituelles qui ont beaucoup déconcerté les spécialistes [8] : le groupe de Somnus, de la Nuit et des deux puttos, notamment, sert de contrepoids aux quatre Saisons (deux masculines et deux féminines) .

Graphiquement, l‘anneau dorée du Zodiaque (inspiré des figurations antiques du dieu Aiôn, voir Dieu et le Globe : 1 Epoque romaine) fait le lien entre les deux images.


Le pendant confronte le Soleil (Hélios) et la Lune (Séléné), mais aussi la Fin de la Nuit (char à l’arrêt) et le Début du Jour (char au départ). L’idée des deux chars se dirigeant en sens inverse n’est pas sans rappeler les frontons de certains temples antiques (voir Les inversions Lune-soleil dans l’art gréco-romain).



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Poussin 1630-31 La Peste d'Asdod LouvreLa Peste d’Asdod, Louvre Poussin 1631 The realm of Flora, Gemaldegalerie Dresden schemaLe Royaume de Flore, Gemäldegalerie, Dresde

Poussin, 1630-31

Ces deux tableaux ont été achetés ensemble par Fabrizio Valguarnera, un gentilhomme sicilien [9]. On sait que Poussin travaillait sur le premier tableau avant de rencontrer Valguarnera, alors que le second a été réalisé sur sa commande, d’après un dessin réalisé par Poussin quatre ans auparavant ([1], p 233).

Graphiquement et thématiquement, ils apparaissent à première vue très différents :

  • la « Peste d’Asdod » reconstitue avec un luxe de détails un épisode de la Bible (un peste décime les Philistins qui ont ravi l’arche d’alliance pour l’installer, à Asdod, près de la statue de leur Dieu ) ; il est liée à l’actualité immédiate (la Peste de 1630 en Italie du Nord) ;
  • le « Royaume de Flore » est un collage intemporel de scènes mythologiques, autour de la déesse Flore dansant avec quatre puttos (les Saisons).


La logique d’un pendant « a posteriori »

On pourrait considérer que les deux tableaux n’ont été réunis que pour leur contraste superficiel :

  • scène biblique / scène antique ;
  • ville / campagne ;
  • climat dramatique / climat bucolique.


Poussin 1631 The realm of Flora, Gemaldegalerie Dresden schema
Cependant, en regardant mieux, le second tableau est bien moins souriant qu’il n’y paraît :

  • 1) Ajax se suicide sur son glaive (ce qui d’après Pausanias fera naître une fleur rouge) ;
  • 2) la nymphe Clytie regarde avec désespoir celui qu’elle aime vainement, Apollon sur son char (de désespoir elle se transformera en tournesol) ;
  • 3) Narcisse, accompagnée d’Echo, regarde son reflet qu’il ne peut embrasser (de sa mort naîtra la fleur Narcisse) ;
  • 4) Hyacinthe montre sa tête blessée (de son sang naîtra la fleur Jacinthe) ;
  • 5) Adonis, avec son chien de chasse montre sa cuisse blessée par le sanglier (de son sang naître la Rose) ;
  • 6) La nymphe Smylax enlace Crocus (de son sang naîtra le Safran).

Autour de Flore dansant, son royaume est en fait peuplé de tragédies : six jeunes gens frappés dramatiquement par la mort, donnant naissance à six fleurs que le tableau ne montre pas.


Hétérogène d’aspect, le pendant trouve son unité dans sa rhétorique qui confronte, pour traiter le sujet de la Mort,  une démonstration et une ellipse :

  • d’un côté, exhiber la mort méritée et destructrice (la statue du dieu Dagon est brisée) ;
  • de l’autre, suggérer la mort tragique mais féconde.


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Poussin 1632-1634 Le passage de la Mer Rouge Victoria Gallery of ArtsLe passage de la Mer Rouge
Poussin, 1632-1634, Victoria Gallery of Arts
Poussin 1633-34 L'adoration du Veau d'Or National Gallery LondresL’adoration du Veau d’Or
Poussin, 1633-34, National Gallery, Londres

Images en haute définition :
http://www.ngv.vic.gov.au/explore/collection/work/4271/
https://www.nationalgallery.org.uk/paintings/nicolas-poussin-the-adoration-of-the-golden-calf

Ces deux pendants ont été commandés en 1632 par le riche marchand Amedeo dal Pozzo, qui voulait décorer une pièce de son palais de Turin avec des scènes de la vie de Moïse. Ils se lisent chronologiquement.

Dans le premier, Moïse sort le dernier de la mer qui vient de se refermer sur les soldats de Pharaon, et remercie Dieu, symbolisé par le nuage noir sur la droite. Au premier plan, les Hébreux récupèrent dans les eaux les armes des soldats noyés.

Dans le second, les mêmes célèbrent l’idole qu’ils ont construite pendant l’absence de Moïse, monté sur le mont Sinaï.



Poussin 1633-34 L'adoration du Veau
On le voit à l’extrême gauche, brisant les Tables de la Loi à la vue de ces bacchanales. Juste après, il fera massacrer les impies par ceux qui lui sont resté fidèles.


Poussin 1632-1634 synthese

Les deux pendants sont liés par la présence de Moïse de part et d’autre de la bande de séparation. Cet espace en hors champs prend ici,  par l’intelligence de la composition, une valeur particulière  : à la fois barrière naturelle (mer Rouge, mont Sinaï) et lieu sacré où s’exerce la puissance divine (la mer qui se referme, la remise des tables de la Loi), c »est aussi le lieu de l’ellipse où l’artiste, en renonçant à la peindre, – insuffle dans son oeuvre la puissance du surnaturel. Et c’est de là que doit partir l‘oeil du spectateur pour lire de droite à gauche le premier acte, et de gauche à droite le second.


Poussin 1632-1634 Le passage de la Mer Rouge Victoria Gallery of Arts detail Poussin 1633-34 L'adoration du Veau d'Or National Gallery Londres aaron

Les deux scènes illustrent deux moments de liesse qui s’opposent par leur valeur morale :  joie pure d’avoir été sauvé par Dieu, joie fallacieuse de lui avoir désobéi. Le geste d’invocation du faux guide, Aaron (le bras tendu vers la terre) contrefait celui du vrai prophète, Moïse (le bras tendu vers la ciel).

Notons que  les deux épisodes se situent juste après un miracle (l’ouverture de la Mer Rouge et l’apparition sur le Sinaï) ; mais aussi  avant et après deux massacres : celui des Egyptiens et celui des Hébreux impies.

Grand maître de l’ellipse, Poussin ajoute  au non-peint spatial  un  non-dit temporel : les armes récupérées d’un côté sous-entendent de l’autre le massacre imminent.

La recolte de la Manne Pietro da Cortona 1632-34 Provincia di TorinoLa récolte de la Manne, Pietro da Cortona La construction du tabernacle Romanelli1632-34 Provincia di TorinoLa construction du tabernacle, Romanelli

1632-3, Provincia di Torino

Les deux pendants de Poussin faisaient partie d’une série de quatre tableaux consacrés à l’Histoire de Moïse et à l’Exode : les deux derniers panneaux, commandés à deux peintres différents, ne manifestent aucune recherche particulière de symétrie. [10]


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Poussin-1634-38-Hymenaeus-Disguised-as-a-Woman-During-an-Offering-to-Priapus-Sao-Paulo-Museum-of-artHyménée déguisé en femme durant un Sacrifice à Priape, Sao Paulo, Museum of arts
Poussin 1634-38 La Chasse de Meleagre et Atalante Madrid, PradoLa Chasse de Méléagre et Atalante, Prado, Madrid
Poussin 1634-38

On ne sait rien de certain sur ces deux immenses tableaux (373 cm x 166), dont l’attribution à Poussin n’est pas unanime [10a]. Leur qualité inégale s’explique peut être par le format très inhabtuel et l’intervention d’aides. Les spécialistes n’ont pas trouvé de lien logique entre ces deux scènes antiques, d’autant que dans le livre qui semble être la source du premier tableau (Vincenzo Cartari, Immagini degli Dei, 1556), c’est durant un Mystère de Déméter (et non un Sacrifice à Priape) qu’Hyménée se déguise en femme pour rejoindre sa bien aimée.


Trouver l’intrus (Hyménée)

Poussin 1634-38 Hymenaeus Disguised as a Woman During an Offering to Priapus, Sao Paulo Museum of arts schema
Remplacer Déméter par Priape, c’est remplacer les Mystères d’Eleusis par une devinette galante :  Hyménée se distingue des autres femmes parce que c’est le seul   qui tient une couronne, et qu’il est plus grand qu’elles. De l’autre main il porte un panier, ce qui identifie sa bien-aimée : la seule autre femme portant un panier...
Poussin 1634-38 Hymenaeus Disguise
… et qui tend sa main au dessus du phallus.


A cette scène strictement féminine (sauf un intrus) répond une scène strictement masculine (sauf une intruse).


Trouver l’intruse (Atalante)

Poussin 1634-38 La Chasse de Meleagre et Atalante Madrid, Prado schema
Les deux héros se reconnaissent à leur cheval blanc et à leur arme :

  • Méléagre tient la lance qui lui permettra d’achever le sanglier de Calydon ;
  • Atalante tient l’arc qui lui permettra de décocher le premier trait :

« Un carquois d’ivoire résonnait, pendu à son épaule gauche et contenant ses flèches ; en sa main droite elle tenait un arc. Telle était sa parure ; son visage, on pourrait vraiment le décrire : visage de fille chez un garçon ou de garçon chez une fille. » Ovide, Métamorphoses, 8, 320-23

Poussin s’est ingénié à intervertir les sexes dans les statues qui les surplombent :

  • Diane renvoie à l’arc d’Atalante (flèche rose) ;
  • Pan joue de sa flûte en fixant Méléagre, sans doute pour symboliser le désir pour Atalante, qui va s’insinuer en lui durant la chasse.

Le crâne fixé en trophée à côté de Diane est celui d’un ours et non d’un sanglier : car le sanglier de Calydon, bête monstrueuse par sa taille, n’a pas encore été rattrapé par la chasse. Comme l’a découvert  Stefano Pierguidi ([10b], p 80), Poussin a certainement lu ce détail dans l’ekphrasis d’un tableau antique, une Chasse au sanglier décrite par Philostrate de Lemnos :

« Quand les chasseurs seront plus loin, ils chanteront un hymne en l’honneur d’Artémis chasseresse; car elle a en cet endroit un temple, une statue polie par le temps et pour offrandes des tètes de sangliers et d’ours. » [10c]


Une origine possible

Stephano Pierguidi a proposé que les deux pendants aient été commandés par Olivares, Premier Ministre d’Espagne, dans un contexte de rivalité avec Richelieu, qui dans les mêmes années avait commandé à Poussin trois Bacchanales pour décorer son château du Poitou.


Sacrificio_a_Baco_(Massimo_Stanzione) 1634 PradoSacrifice à Bacchus, Massimo Stanzione, vers 1634, Prado Lupercalia Andrea Camassei 1634 ca PradoLes Lupercales, Andrea Camassei, vers 1634

Il est tentant de rapprocher les deux toiles de Poussin de celles-ci, qui faisaient partie du projet de décoration du palais du Buen retiro, avec des Scènes de la vie antique :

  • dans les deux Sacrifices de Poussin et Stanzione :
    • un bouquet montre le phallus de Priape , l’autre masque celui de Bacchus ;
    • une composition est centrale avec les musiciens à gauche, l’autre est décentrée avec les musiciens à droite.
  • dans la Chasse de Poussin et les Lupercales de Camassei, le mouvement vers la gauche prend pour départ une statue de Pan.


Quoiqu’il en soit, l’accrochage côte à côte des deux toiles de Poussin était rendu problématique par leur format très allongé, et par la différence de composition : centrée et statique pour l’un, en progression vers la gauche pour l’autre.

Il est plus probable que les deux scènes aient été conçues pour décorer deux murs opposés, dans une pièce où le jeu d’énigme avait un sens :

cherchez l’homme du côté des femmes, et la femme du côté des hommes.


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Poussin 1634-36 gravure de Dughet Le Temps soustrait la verite aux atteintes de l'envie et de la discorde (inverse)Le Temps soustrait la Vérité aux atteintes de l’Envie et de la Discorde, gravure de Dughet (inversée) Poussin 1634-36 The_dance_to_the_music_of_time_Wallace CollectionLe Temps fait danser les Saisons, Wallace Collection

Poussin, 1634-36

Les sujets de ces deux toiles, dont l’un est perdue, ont tous deux été fournis à Poussin par Giulio Rospigliosi. Elles ont été gravées par Dughet bien plus tard, lorsque Rospigliosi est devenu le pape Clément IX ( [1], p 242).

Le fait que Poussin n’ait pas été libre du thème explique la logique minimale du pendant :

  • thématiquement, le Temps, en vol ou assis, gouverne aussi bien le trio féminin disharmonieux que le quatuor féminin harmonieux ;
  • graphiquement, les compositions s’opposent (centre fermé et centre ouvert, vue en plongée et vue en contre-plongée).

Il est probable que l’ambiance colorée accentuait encore le contraste entre le sujet dramatique et le sujet pacifique.


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Poussin 1637-1638 Paysage_avec_des_voyageurs_au_repos_-__-_National_Gallery_LondonPaysage avec des voyageurs au repos oussin 1637-1638 Paysage_avec_homme_buvant_-__-_National_Gallery_LondonPaysage avec un homme buvant

Poussin 1637-1638, National Gallery, Londres

Ce pendant très simple oppose deux parcours en S : celui du chemin de terre et celui du ruisseau. Poussin exploitera cette idée  dans d’autres pendants, comme nous allons le voir.

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Poussin 1640, Paysage avec saint Matthieu et l'Ange,Berlin, Staatliche Museen.Paysage avec saint Matthieu et l’Ange
Poussin, 1640, Berlin, Staatliche Museen
Poussin 1640 Paysage_avec_saint_Jean_a_Patmos_-_Chicago_Art_InstitutePaysage avec saint Jean à Patmos
Poussin, 1640, Chicago Art Institute

Haute résolution : https://www.google.com/culturalinstitute/beta/asset/landscape-with-saint-john-on-patmos/VgEd702T99UWlA?hl=en

Ces deux tableaux ont été peints pour l’abbé Gian Maria Roscioli, secrétaire du pape Urbain VIII à Rome. On ne sait pas s’il s’agit d’un pendant ou d’une série inachevée  (peut être à cause de la mort de l’abbé en 1640, ou du départ de Poussin de Rome).

Plusieurs arguments militent néanmoins en faveur d’une conception en  pendant :

  • le parti-pris très contraignant choisi (un premier plan de formes géométriques avec le saint en miniature, devant un vaste paysage) aurait conduit à la lassitude, sauf à changer de formule pour les deux autres évangélistes ;
  • les deux saints se font face, chacun escorté de son symbole distinctif (l’Ange et l’Aigle) ;
  • les deux paysages se complètent tout en jouant avec les règles classiques : le paysage terrestre est centré sur un large  fleuve tandis  que le paysage maritime marginalise  la mer ;
  • au S de la voie d’eau répond le S du chemin de terre.

Une raison plus profonde tient peut être au couple particulier de ces deux évangélistes parmi  les quatre : tandis que Marc et Luc ont comme symboles des animaux qui marchent (le Lion et le Taureau), ils ont quant à eux des êtres qui volent :

  • Matthieu  a pour symbole un ange à figure d’homme : selon Saint Jérôme, c’est parce qu’il insiste surtout, dans son évangile, sur l’humanité du Christ.
  • Quant à Jean, si son symbole est l’Aigle qui vole plus haut et voit tout, c’est parce qu’il insiste au contraire sur sa divinité.

Raison pour laquelle, peut être, le paysage derrière Matthieu nous montre une ville aux pieds d’une tour,  et celui derrière Jean un temple à côté d’un obélisque.


Article suivant : Les pendants de Poussin 2 (1645-1653)

Références :
[1] Stefano Pierguidi “Uno de quali era già principiato, et l’altro me l’ordinò”: i pendants di Poussin, o la libertà dai condizionamenti del mercato e della committenza » dans Schifanoia, Vol 36-37, 2009
https://www.academia.edu/11836227/_Uno_de_quali_era_gi%C3%A0_principiato_et_l_altro_me_l_ordin%C3%B2_i_pendants_di_Poussin_o_la_libert%C3%A0_dai_condizionamenti_del_mercato_e_della_committenza
[2] Pour des arguments solides en faveur de cette attribution, consulter le site de F.Gasc http://www.lesecretdepoussin.com/
[3] Timothy J. Standring « Poussin’s « Infancy of Bacchus » Once Owned by Sir Joshua Reynolds: A New Addition to the Corpus of His Early Roman Pictures », Artibus et Historiae Vol. 17, No. 34 (1996), pp. 53-68, https://www.jstor.org/stable/1483523
[4] Philip L. Sohm « Ronsard’s Odes as a Source for Poussin’s Aurora and Cephalus »
Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 49 (1986), pp. 259-261 (4 pages) https://www.jstor.org/stable/751308
[6] Judith Colton « The Endymion Myth and Poussin’s Detroit Painting » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 30 (1967), pp. 426-431 https://www.jstor.org/stable/750763
[7] Stefano Pierguidi, “Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole” e “Armida trasposta Rinaldo” di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants » https://www.academia.edu/11833640/_Fetonte_chiede_ad_Apollo_il_carro_del_Sole_e_Armida_trasposta_Rinaldo_di_Nicolas_Poussin_e_i_loro_possibili_non_identificati_pendants
[8] Francis H. Dowley « The Iconography of Poussin’s Painting Representing Diana and Endymion » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 36 (1973) https://www.jstor.org/stable/751167
[10] Arabella Cifani and Franco Monetti, « The Dating of Amedeo Dal Pozzo’s Paintings by Poussin, Pietro da Cortona and Romanelli », The Burlington Magazine, Vol. 142, No. 1170 (Sep., 2000), pp. 561-564 https://www.jstor.org/stable/888828
[10b] Stefano Pierguidi, « Confronto e simmetria: dai dipinti degli studioli di Isabella e Alfonso d’Este ai pendants di Nicolas Poussin » dans Arte : Rinascimento e Seicento https://www.academia.edu/11834284/Confronto_e_simmetria_dai_dipinti_degli_studioli_di_Isabella_e_Alfonso_d_Este_ai_pendants_di_Nicolas_Poussin
[10c] Philostrate de Lemnos, « Une galerie antique de soixante-quatre tableaux » Traduction par Auguste Bougot 1881 p 337 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3412641f/f353.item.r