La ruine-discours

19 octobre 2016

Ce tableau est peut être simplement un mélimélo égyptiano-républicain, mêlant les trois monuments les plus typiques (les Pyramides, le Sphinx, un Obélisque) à une ronde de jeunes vierges parées des couleurs tricolores.

 

Jeunes filles dansant autour d’un obélisque

Hubert Robert, 1798, Musée des Beaux Arts, Montreal

 

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Qu’Hubert Robert flatte ici les modes du temps est évident. Mais que la composition aille au delà et nous tienne un discours plus abouti, certaines  symétries de la composition le laissent subodorer.


Un galop d’essai

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Farandole parmi des monuments égyptiens
Hubert Robert, Musée d’Art Classique de Mougins

Dans ce tableau plus simple, bien des éléments sont déjà présents.

Les trois types de monuments :

  • les trois pyramides, classées ici par ordre de taille décroissante ;
  • l’obélisque, tronqué en deux parties seulement ;
  • le sphinx, pas encore tranché en deux.

Les quatre groupes de personnages sont également déjà là :

  • la foule indistincte, au pied de la pyramide ;
  • des touristes observant le sphinx ;
  • une famille qui  danse : le père, la mère, deux filles et un garçonnet qui voudrait entrer dans la ronde ;
  • une musicienne avec un tambourin.

 

La fontaine

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L’eau s’échappe de deux têtes de lion (une statue et un bas-relief taillé dans l’obélisque), tombe dans une baignoire ébréchée et crée un petit ruisseau, sur lequel une planche est posée dans la continuité du chemin.

Les deux filets d’eau, l’un au soleil et l’autre dissimulé dans l’ombre, constituent sans doute le message philosophiques de ce tableau :

l’Egypte  est une double source, exotérique et ésotérique.


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Dans la version de Montreal, le thème de l’Eau a presque complètement disparu : ne reste qu’un abreuvoir de pierre, qui justifie la présences des deux femmes avec leurs enfants.


Le sphinx scindé

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Si la suppression du ruisseau peut apparaître comme un souci de réalisme,  la coupure inexplicable du sphinx en deux va exactement dans l’autre sens : obscur  symbolisme ou cocasserie ? Tandis que deux touristes, ou archéologues,  admirent l’avant-train, un troisième a escaladé l’arrière-train, et se trouve bloqué par la fissure.


La ronde sacrée

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Au final, l’innovation principale de la version de Montréal est d’avoir remplacé la farandole familiale au bord de l’eau, avec sa tambouriniste, en une danse tricolore au son de deux flûtes et d’une guitare,  autour de l’obélisque.

Neuf jeunes filles sont visibles, sans doute  une référence aux Neuf Muses, et au delà  à la célèbre Loge maçonnique des Neuf Soeurs, dédiée aux Arts, et dont Hubert Robert était membre ( [1], p 54 et ss). Ce peut être également une allusion à la Chaîne d’Union des Francs-Maçons.

Mais, comme le remarque Annie Dion-Clément, le bras d’un dixième jeune fille est visible sur la gauche, et la chaîne est brisée sur la droite. Il pourrait donc plutôt s’agir d’une allégorie des trois Ordres de la societé (le Peuple en Rouge, le Clergé en Bleu, la Noblesse  en Blanc), toujours menacé de rupture.

Si l’on s’intéresse au sens de la ronde (sinistrocentrique, c’est à dire avec le centre de rotation à gauche des jeunes femmes), on penchera vers une interprétation astronomique plutôt que maçonnique : car c’est le sens de rotation de la Terre sur elle-même, mais aussi de la Terre autour du soleil.

Ronde cosmique ou ronde des civilisations qui se recyclent par leurs ruines, s’il y a bien une idée de Révolution dans le tableau, ce n’est peut être pas celle des révolutionnaires…


Le visage de l’Obélisque

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Le visage pourrait être celui d’Osiris-Antinoüs, auquel les jeunes filles rendraient un culte. Pour  Annie Dion-Clément [1], il pourrait également représenter le Législateur, célébré lors des Fêtes Révolutionnaires, et garant de la cohésion sociale.


 

Le visage dans l’ombre

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Outre celui du sphinx et celui de l’obélisque, un troisième visage se cache dans l’ombre des deux morceaux de l’obélisque. Pour instruire les enfants de la grandeur de leurs ancêtres, les femmes montrent du doigt  le monument détruit ,  attirant du même coup l’attention du spectateur sur ce visage caché.


 

Des symétries ternaires

Une manière d’aborder ce patchwork symbolique est de remarquer que la version de Montréal, à la différence de celle de Mougins, repose sur une série de triades fortement structurées.
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  • les trois pyramides correspondent, par leur taille et leur emplacement, aux trois fragments de l’obélisque (A, B, C ) ;
  • les trois musiciens entourant l’obélisque correspondent aux trois touristes entourant le sphinx (a,b,c);
  • les trois couleurs républicaines apparaissent sur tous les personnages – danseuses, musiciens, femmes et enfants ;
  • trois visages marquent les trois zones (cercles) que nous avons coloriées en rouge, blanc et bleu

Trois âges

Tentons une interprétation :

  • la zone Rouge est celle de l’Enfance ,de l’apprentissage, mais aussi des nuages obscurs et de l’ombre ;
  • la zone Blanche est celle de la Jeunesse Vertueuse, où jeunes gens et jeunes filles communient dans l’Harmonie de la musique, tout en étant physiquement séparés (voir l’échelle tombée sur le sol) ; âge de l’allégresse, c’est aussi celui des cieux changeants et tourmentés (les nuages blancs) ;
  • la zone Bleue, avec le sphinx mystérieux et les pyramides dont la perfection géométrique n’a pas été altérée par les siècles, représente la Maturité, l’acquisition de la Sagesse.

Trois états

Un esprit aussi ambigu que celui d’Hubert Robert, peintre à succès sous l’Ancien Régime, emprisonné sous la Terreur, mais franc-maçon et anticlérical, aurait pu vouloir illustrer une tripartition sociale idéale, qui recoupe plus ou moins celle des trois âges :

  • le Peuple, cet Enfant qu’il faut éduquer dans le respect du passé  ;
  • la Noblesse, qui danse dans l’Harmonie  et  la Vertu ;
  • les Sages, qui s’interrogent sur les Mystères et sur la Géométrie.

 

Trois grades maçonniques

Très hypothétiquement, les trois zones du tableau,  par le biais des trois visages, pourraient être une allusion aux trois grades maçonniques, plus  précisément au Signe d’ordre qui caractérise le rituel de chaque grade [B]:

  • la tête coupée, au grade d’Apprenti : « Je préférerais avoir la gorge coupée plutôt que de manquer à ce serment «  ;
  • le coeur arraché, au grade de Compagnon : « Si jamais je devenais parjure, puissé-je avoir le cœur arraché pour qu’il ne soit plus question de moi parmi les Maçons » – l’obélisque, ce monument qui trône au centre des places et des villes, fournit en se brisant à terre une métaphore possible ;
  • le corps coupé en deux, au grade de Maître« si je manquais à ce serment solennel, que mon corps puisse être coupé en deux parties. » – solution possible de la devinette du sphinx coupé en deux.

 


Scoop : un pendant probable

 

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Musée des Beaux Arts, Dijon
hubert-robert-1798-lobelisque-montrealJeunes filles dansant autour d’un obélisque
Musée des Beaux Arts, Montréal

Réalisés la même année 1798 et ayant exactement la même taille (119 x 99 cm), ces deux tableaux n’ont à notre connaissance jamais été rapprochés.
Il y a pourtant un effet de contraste évident entre l’Intérieur et l’Extérieur, le Souterrain et le Plein Air, l’Obscurité et la Lumière, le Profane et le Sacré. Sans oublier la complémentarité graphique et cryptosexuelle entre la voûte et l’obélisque,  maintes fois exploitée par Hubert Robert  (voir La ruine-carrefour).



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Plus subtilement, on retrouve le même principe de composition, mais cette fois réduit à deux zones rouge et blanche, chacune marquée par sa statue :

  • au premier plan, dans l’obscurité, les femmes font bouillir la lessive, la rincent à l’eau froide  et s’occupent des enfants ;
  • au second plan, dans la pénombre de la galerie, on retrouve la séparation verticale des sexes :  en bas les femmes étendent le linge dans un rayon de lumière, en haut les hommes rentrent les foins. Là encore, les deux sexes sont réunis par une activité commune : non plus la musique, mais le séchage. Activité moins noble mais tout aussi symbolique…



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Ruine du palais des Empereurs
Hubert Robert, 1761, Musée des Beaux-Arts, Besançon

Tout au long de sa carrière, Hubert Robert a mis du foin à sécher dans les ruines, tantôt associé à du bétail, tantôt seul. Transformer la ruine en grange, c’est faire paradoxalement d’une image de destruction un instrument de conservation. C’est proclamer la supériorité du fragile sur le colossal, du réversible sur l’irréversible, illustrer à la fois « Le Chêne et le Roseau » et « Si le grain ne meurt ».


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Lavandières dans une architecture romaine
Hubert Robert, 1804, Collection privée

De même, les lavandières représentent la vie humble qui se perpétue dans les ruines de l’Ordre Ancien, mais aussi la propreté morale qui est naturelle au Peuple.


hubert-robert-1798-galerie-en-ruines-musee-des-beaux-arts-de-dijonGalerie en ruines,
Musée des Beaux Arts, Dijon
hubert-robert-1798-lobelisque-montrealJeunes filles dansant autour d’un obélisque
Musée des Beaux Arts, Montréal

En comparant le discours binaire du premier tableau au discours ternaire de son pendant, les ruines romaines aux ruines égyptiennes, les discrètes métaphores chrétiennes (la paille sèche, le linge propre) aux  trouvailles néo-païennes (les flûtes envoutantes, la ronde des vierges autour du mât),  on ne peut s’empêcher de proposer un titre qui a le mérite de faire l’impasse sur l’évènement sombre dont Hubert Robert, justement,  ne veut pas du tout nous parler :

  « Avant » et « Après ».


Références :
[1] Hubert Robert et Jeunes filles dansant autour d’un obélisque, la brèche au croisement de la philosophie des Francs-Maçons et des Lumières, Annie Dion-Clément, Janvier 2010, Mémoire de Maîtrise, Université du Québec http://www.archipel.uqam.ca/2682/1/M11289.pdf

Les ruines de la Kreuzkirche

9 octobre 2016

Cette oeuvre est spéciale : en tant que reproduction quasiment photographique (Bellotto utilisait une camera obscura), elle ne laisse aucune latitude au peintre, hormi par le cadrage et l’éclairage, pour faire passer un message particulier. Et pourtant, parmi toutes les autres vues de Dresde de Bellotto, celle-ci produit une impression d’étrangeté, de surréalité avant l’heure.

Sous l’alibi de la minutie des détails, Bellotto aurait-il arrangé cette ruine ?

Les ruines de la Kreuzkirche de Dresde

Bernardo Bellotto, 1765, Künsthalle, Zürich

 

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Une copie identique se trouve à la Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde. [1].


Une succession de ruines

  • 1447-1449 : l’église romane de Sainte Croix est démolie, remplacée par une église gothique.
  • 1491 : incendie, puis reconstruction pendant une dizaine d’années
  • 1579-1584 : ajout du grand clocher-porche à l’Ouest, qui dominera pendant des décennies le paysage de Dresde



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La Kreuzkirche à Dresde,
Bernardo Bellotto, 1751, Ermitage, St. Petersbourg

C’est cette ancienne église que Bellotto peindra lors de son premier séjour à Dresde, en 1751

  • 13 au 30 Juillet 1760 : au cours de la guerre de Sept Ans, Dresde est bombardée par les Prussiens. 226 maisons sont détruites dans la cité, l’église est en ruine, sauf une partie du clocher.



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La Kreuzkirche après et avant les bombardements de 1760
Gravure de Johann Gotthilf Herrmann – 1780


  • 1764 : la reconstruction commence, on décide de conserver le clocher
  • 22 juin 1765 : le mur Est du clocher s’écroule. C’est la situation que nous montre Bellotto. La reconstruction complète s’étalera jusqu’à 1792.


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Incendie de 1897

  • 1897 : l’église brûle et est reconstruite en trois ans


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Après le bombardement de 1945
Photographie de Richard Peter

  • 13 février 1945 : Dresde est détruite pas les bombardements alliés, l’église brûle et est reconstruite de 1946 à 1955 .

Au total, la Kreuzkirche aura été détruite et reconstruite cinq fois : comme si son destin était d’incarner la succession des styles européens : Roman, Gothique, Renaissance, Classique et Art Nouveau.


Une affaire d’Etat

La destruction de la Kreuzkirche durant la Guerre de Sept Ans eut un retentissement dans toute l’Allemagne. Son clocher à la silhouette si particulière était la fierté de la ville :


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Le Vieux Marché de Dresde depuis la Schloßstrasse (détail)
Bellotto, 1751, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Cliquer pour voir l’ensemble

Non seulement on le voyait de partout, mais on l’entendait de loin :


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…car la ville appointait des sonneurs que Bellotto n’a pas manqué de représenter dans la version de 1751.

« En premier lieu, ils doivent sonner dans la tour dans l’église de la Saint-Croix avec des gardes, à quatre voix, le matin à trois heures en été et à quatre l’hiver, à mi-journée à dix heures en tout temps, et le soir à cinq heures en été et à quatre en hiver » Actes de Dresde du 1er juin 1606 [2]


Une affaire personnelle

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Les ruines de Pirna, Bernardo Bellotto, 1767, Musée des Beaux Arts, Troyes

En 1758, le faubourg de Pirna avait été ravagé par la guerre et Bellotto, qui y habitait, avait tout perdu. Certains pensent qu’il s’est représenté dans cette silhouette noire vue de dos qui contemple le désastre.

S’il peint les ruines de Dresde, ce n’est pas comme un sujet pittoresque, un caprice architectural à la manière d’Hubert Robert : mais comme le mémorial d’un traumatisme récent. On peut donc s’attendre à une peinture-témoignage, aussi exacte que possible.


Une actualité brûlante

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Lorsque le mur Ouest du clocher s’écroula, un briquetier qui travaillait à la journée, nommé Künzelmann, se déclara volontaire pour grimper sur le mur restant et organiser la démolition. Il installa cette extraordinaire échelle fixe, un seul poteau muni de traverses.

Nous savons que Bellotto monta lui-même dans le clocher endommagé , pour apprécier l’étendue des destructions. Peut-être s’est-il représenté dans ce tableau-ci également, sous la forme de cette silhouette grimpante.


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En plus de l’homme sur l’échelle, on compte seulement cinq ouvriers en haut du clocher, et deux dans les gravats : on ne devait pas se précipiter pour travailler dans ce chantier risqué.


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A noter les deux échelles mobiles, posées en équilibre sur une étroite corniche.


Le spectacle de l’Homme

La composition ne nous propose pas le cliché instantané d’une catastrophe, l’image gratuite d’un chaos. Elle s’attache au contraire à mettre en évidence la logique et la grandeur de l’homme dans sa lutte contre le désordre.


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Au fond , le voici qui grimpe audacieusement sur les ruines pour les abattre (en rouge), à gauche il creuse des fondations (en violet), à droite il élève déjà les murs de la nouvelle église (en jaune).
A droite (en vert), dans la rue et aux fenêtres, une foule indifférenciée assiste au spectacle.



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Aux premières loges, un homme d’église tire son chapeau à cette résurrection…


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…que contemplent également à gauche un couple de nobles et un voyageur assis, à droite une dame élégante.

Sur la scène délimitée à l’avant par le mur circulaire de la nouvelle église, et à l’arrière par le mur ruiné de l’ancienne, toute une troupe d’acteurs s’affaire, illustrant les différents corps de métier.

A la fois didactique et théâtrale, la composition met en scène le génie organisateur de l’homme, retaillant des gravats, abattant et remontant des murs, détruisant et reconstruisant le Temple.

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Au centre du tableau, au bas de l’éboulis, la cabane fermée représente peut-être la Loge, et ses secrets [3].



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Seul un couple d’amoureux, au premier plan, ne s’intéresse pas au spectacle. Eux aussi reconstruisent le monde, mais d’une autre manière.



Nous avons la chance de pouvoir disposer de deux vues de la même place, vue de l’Ouest en 1751 et vue de l’Est en 1765, ce qui va nous permettre d’apprécier l’exactitude photographique de Bellotto.


Les proportions de la tour

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En comparant la ruine de 1765 à la façade occidentale telle qu’elle se présentait en 1751, on constate qu’il est possible de mettre très précisément en correspondance le niveau des ouvertures, dans les deux vues. Mais la ruine se trouve alors sensiblement plus étroite que la tour (on peut comparer les largeurs au niveau de la balustrade supérieure). Bellotto a-t-il volontairement réduit la largeur de la ruine pour la faire paraître plus haute ?

En comparant cette fois avec un dessin d’Anton Weck de 1680, on constate que la tour est aussi effilée que la ruine : c’est donc probablement le tableau de 1751 qui est faux, avec une tour un peu trop large.


La statue solaire

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Petit détail étrange dans le tableau : la statue qui est restée debout en haut à droite de la ruine, avec sa couronne rayonnante, ressemble à une Vierge assise (impossible en haut d’un temple protestant) , ou à un Moïse avec les tables de la Loi.

Dans les deux dessins d’Anton Weck, les deux flèches sont surmontées d’un Soleil et d’une Lune. Un des dessins monte un personnage à couronne solaire, l’autre un personnage sans couronne, mais qui semble tenir une étoile sur sa poitrine. La statue opposée est une sorte de démon aux ailes déployées.

Sans doute, de part et d’autre de l’horloge, s’agit-il d’une allégorie du Jour et de la Nuit.

Il est étrange que cette statue soit restée en place durant la démolition, et qu’elle ait été retournée pour regarder vers l’Est. Est-ce une invention discrète de Bellotto, un appel à l’espérance du Jour nouveau au dessus des ruines ?


Un immeuble surélevé

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On constate qu’entre 1751 et 1765, l‘immeuble à fronton triangulaire, à l’angle d’une rue, a été surélevé de trois étages. Outre ce détail révélateur de l’exactitude de Bellotto, l’immeuble a surtout pour intérêt d’indiquer l’emplacement du mur Ouest du clocher : sur la vue de 1751, on constate qu’il se trouve au niveau du mur mitoyen avec l’immeuble de gauche.


L’ombre du mur

Du coup, il devient possible de se servir du clocher, et de son ombre, comme d’une sorte de cadran solaire géant : commençons par la vue de 1751.

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L’église étant vue de l’Ouest, il est facile de comprendre que nous sommes dans l’après-midi, puisque l’ombre tombe en arrière du mur mitoyen.

En mettant en correspondance l’encoche de l’ombre et l’angle du balcon de la tour (celui où se tiennent les sonneurs), on trouve, vu de notre emplacement, une élévation apparente du soleil de 48°.
Par ailleurs, en estimant la hauteur du balcon d’après la taille des personnages situés au bas de la tour, en trouve environ 22m. Ce qui nous permet ensuite de mesurer la largeur de la rue, environ 18 m. On peut estimer la distance entre le mur mitoyen et l’ombre à 18 m également (6 fenêtres de 3 m de large), ce qui nous donne un angle de 45% entre le triangle de l’ombre et le plan du tableau. En « faisant tourner » ce triangle pour le ramener dans le plan du tableau, on trouve que l’élévation réelle est de 28°.

Nous avons l’élévation (28°), nous avons l’azimut ( 225°). Un logiciel en ligne [4] nous permet de trouver que la date et l’heure approximative serait autour du 30 septembre 14h15.

elev-28-azimut-225Logiciel Sunearthtools

Pour autant qu’on puisse en juger, l’aiguille de l’horloge du clocher marque entre 2 et 3 heures.bernardo_bellotto_-_the_kreuzkirche_in_dresden_-_1751-horloge


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Pour la vue depuis l’Est, la détermination de l’heure est plus hypothétique, car nous ne disposons pas de l' »encoche » qui nous a permis de mettre en correspondance un point de l’ombre et un point du clocher. Cependant, un poteau sortant d’une des ouvertures du mur va nous aider : la ligne qui passe par l’extrémité du poteau et l’extrémité de son ombre est inclinée de 57°. En portant le même angle à partir du bord du toit de l’immeuble dans l’ombre, on peut établir un triangle, le mesurer connaissant la largeur de la rue (18 m), la distance entre l’ombre et le mur mitoyen (7 fenêtres, soit 21m), puis rabattre le triangle dans le plan du tableau.

L’élévation de 18° et l’azimut de 130° donnent le 15 octobre à 8h45, soit à peu près 4 mois après l’effondrement de la tour.

elev-18-azimut130Logiciel Sunearthtools


Au delà du témoignage parfaitement réaliste, le tableau de Bellotto tire sa force d’une quadruple transgression et d’une quadruple angoisse.

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La Célestine (Carlotta Valdivia, patronne d’un bordel de Barcelone)
Picasso, 1904, Musée Picasso, Paris

1) La perte de la symétrie, l’angoisse de la mutilation


 

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Le boeuf écorché
Rembrandt,vers 1640,
Musée des Beaux arts, Budapest

2) L’exposition des parties cachées, l’angoisse de la dissection


ruins-of-dresden-s-kreuzkirche-1765-goya ruiz-doit-mourir-etienne-barilier-john-william-godward-picasso-3Saturne dévorant ses enfants
Goya, 1821-1823, Musée du Prado, Madrid

3) Le Passé qui menace le Futur, l’angoisse de l’écrasement


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theodor-rosenhauer-paints-blick-auf-das-japanische-palais-nach-demangriff-phoro-richard-peterTheodor Rosenhauer peignant « Vue du Palais Japonais après le bombardement »,
Photographie de Richard Peter, 1945

4) La perte de la profondeur, l’angoisse du monde plat

 

En réduisant la tour à un monde en deux dimensions, le travail de la guerre caricature celui de l’artiste


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La tour du Rathaus, surmontée d’un Hercule doré, surplombe la Kreuzkirche.

C’est de là, mais en se tournant en direction de la route de Prague, qu’ont été prises les photographies les plus emblématiques du destin de Dresde, sous l’égide ironique de la statue « Le Bien » du sculpteur August Schreitmüller.

 

dresden-1w945-blick-vom-rathausturm1945, Photo de Richard Peter  [5] dresden_1949-blick-vom-rathausturm1949
peter-19671967, Photo de Richard Peter dresden-2015-blick-vom-rathausturm

2015

On voudrait retrouver l’optimisme des Lumières, et faire de la Kreuzkirche, cinq fois rebâtie, un symbole de résilience.

Mais tandis que le tableau de Bellotto nous montre, vu d’en bas, une tour qui se régénère au milieu d’un tissu sain,

la photographie de Richard Peter révèle, vu d’en haut, un tissu irréversiblement dévasté autour d’un moignon résiduel.

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Vue depuis la Rathausturm en direction de Seevorstadt (Wiener Str.), gare centrale, le 15.02.1945.
Extrait du Panorama » Dresden 1945″ de Yadegar Asisi, Avril 2015


Références :
[2] Sur les musiciens municipaux de Drede, voir http://www.stadtpfeifer.com/dresden.htm .
« Erstlich sollen sie den Thurm an der heiligen Creuz-Kirchen mit Wachen und blasen auf vier Stimmen fruhe im Sommer um drei und Winters Zeit um vier Uhr, zu Mittag aber alzeit um zehn, und des Abends im Sommer um fünf und winters Zeit um vier versorgen. »
Les sonneurs, qui à certaines époques habitaient dans la tour, étaient tenus responsables en cas d’incendie : pas une sinécure vu les antécédents de l’édifice.
[3] La référence à la franc-maçonnerie est probable, mais improuvable. Concernant l’oncle de Belloto, Canaletto, on a pu déceler une influence maçonnique dans les caprices et d’autres oeuvres, « étroitement tributaires du mouvement des idées, comme la propagande pour l’architecture néo-classique et la franc-maçonnerie. » A.Corboz, Canaletto. Una Venezia imaginaria. Electa, Milano, 1985. D’autant que le patron de Canaletto, le consul Joseph Smith, était franc-maçon. Concernant Bellotto, qui évoluait parmi les aristocrates d’Europe Centrale gagnés par les idées maçonniques, tout particulièrement à Dresde, on peut supposer qu’il était pour le moins familier avec ce mouvement.

[5] Les photographies-choc de Richard Peter à Dresde 1945-46 : https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Photographs_by_Richard_Peter

Pauvre minet (XIX et XXème)

25 septembre 2016

Tout au long du XIXème siècle, la signification  du motif s’édulcore, sans s’oublier totalement.

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Le petit chéri
Charles Chaplin, 1891, Collection privée

C’est ainsi que Chaplin, grand recycleur des sujets XVIIIème, peint dans le style de Mercier ce tableau d’une jeune fille candide, dont le chat se réduit à un triangle biffé de fentes closes.


Madame Minette…


Barissons sisters

Les Barrisson Sisters, spectacle burlesque entre 1891 à 1900

Multipliée par cinq, la fillette anglaise éthérée revient des Etats-Unis au tournant du siècle, bien décidée à exploiter la métaphore. Ces cinq véritables soeurs, nées en Allemagne, blondes et bouclées, demandaient aux spectateurs «  Would you like to see my pussy ?  » puis relevaient leur jupon, sous lequel une tête de minet était accrochée,  en chantant d’une voix perçante :

« Would you give me the tip of it, the tip of it, the tip of it,
Because I’ve got a pussy cat
Who hasn’t eaten that, that, that ! »

H IBELS, Les Sisters Machinson s, 1901 ASSIETTE AU BEURRE

Les Machinson’s Sisters
Illustration de H. IBELS, l’Assiette au beurre, 1903
 

Le concept fut ensuite repris  à l’identique par une autre troupe, les Machinson’s Sisters. On peut lire en bas à gauche de l’affiche la traduction du célèbre refrain, dument visé par la censure.


mossa-elle

Elle
Gustave Adolf Mossa, 1905, Musée Chéret, Nice
 

Cette divinité androcide porte inscrite sur son auréole sa devise impérieuse :

« Hoc volo sic jubeo – sit pro ratione voluntas »« « Je le veux, je l’ordonne – que ma volonté tienne lieu de raison ». Juvénal, Satires, VI, 223.

A son collier sont attachés les trois moyens de suicide de ses victimes :  revolver, poignard et poison.

Juchée sur un coussin de cadavres, appuyée sur ses pattes avant, elle a la posture et la cruauté du minet qu’elle magnifie.


sb-linefaugeron salon 1912Psyché
Alphonse Faugeron, 1912

En montant vers le temple d’Amour, Pysché explique à son confident que, ce soir, grâce à sa lampe à huile, elle va enfin pouvoir contempler les traits de son amant secret. Mythologie grecque et mythologie montmartroise se combinent dans cette iconographie ambitieuse  qui, malgré le chat noir  sensé conjurer la fatalité de la lumière,  se résume  essentiellement à une jeune fille ayant égaré son pyjama dans un parc.


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Chez le photographe

Carte postale de Maurice Millière, 1904

La paysanne profite du marché pour se faire tirer une photographie.  Un canard sort le cou du panier , une oie orne le manche du parapluie : cette femme aime les oiseaux (voir L’oiseau licencieux)



Le jeu de mot raffiné qui est le ressort de la composition a été très exploité à l’époque (voir la page qu’un collectionneur  lui a consacrée : http://jean-paul.rochoir.pagesperso-orange.fr/minette.htm)

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L’artillerie
Carte postale de Cheri Herouard, 1914-18
 

La Grande Guerre  va voir refleurir le thème de la jeune fille au chat, dans des iconographies improbables.

Ici, la maîtresse délaissée tire au canon un bouchon dans la gueule du pauvre Minet : figuration originale  de la chasteté obligée.

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Minet s’ennuie
Carte postale, 1914-18

Cette carte postale renouvelle, dans un registre plus gourmand et moins littéraire qu’au XVIIIème siècle,  le thème de la  mélancolie de l’esseulée. Le décor rococo revendique d’ailleurs une filiation bon chic avec l’époque des gravures libertines. Et la longue lampe mise sous housse par l’abat-jour fournit un symbole modernisé de l’objet qui manque ici.


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Mi-aou
Carte postale, 1914-18

Les matous de Montmartre, s’appelant de part et d’autre de la lune, ont quitté leur statut de symbole exclusivement féminin pour illustrer l’appel mutuel des sens, entre l’arrière et le front : miaou épistolaire dans un sens, permissionnaire dans l’autre. Du coup la dame et le monsieur prennent des poses félines : l’une s’étire sur son fauteuil, l’autre s’effile la moustache.

A noter le décor rococo identique : les deux cartes faisaient partie de la même série.


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La petite marraine du Poilu
 Carte postale, 1914-18

La sagesse de l’illustration fait contraste avec la crudité de l’explication liminaire. La question de la fourrure est désormais abordée sans détours.



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Le langage des chats
Carte postale, 1914-18
 

Tel l’aiguille d’un baromètre, l’index du soldat hésite entre « Actif » et « Fougueux », dans cette météorologie féline.



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Les chats aiment les saucisses
Carte postale, date inconnue

Autre carte postale à prétention  encyclopédique : à noter la taille croissante  en fonction de l’âge.


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Après le départ du train des maris
Illustration de Cheri Herouard pour La Vue Parisienne, 1923

Les Années Folles libèrent les femmes, qui entraînent désormais   Minet dans leur autonomie endiablée.


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Raphael-Kirchner-av-1910-Les-extremites-se-touchent-Salon-des-HumoristesLes extrémités se touchent, Raphael Kirchner, avant 1910, Salon des Humoristes Alberto_Vargas_Femme au tigre et au chat 1915Femme au tigre et au chat, Alberto_Vargas, 1915
 

Avant guerre, Kirchner avait eu l’idée de placer en miroir, faisant contact du bout des pattes, la belle et son emblème.

En 1915, à dix neuf ans, Vargas quitte Paris pour New York. Très influencé par Kirchner, il transpose la même idée aux  membres antérieurs des deux alter ego, et rajoute tête bêche un tigre aplati  par cette  féminité triomphale :  la moralité est que le petit félin a eu la peau du prédateur.


Feline Entre-Act,  1919, Alberto Vargas

Quatre ans plus tard, à la mort de Kirchner, Vargas lui succède comme artiste maison des Ziegfeld Follies. Il reprend le dessin parisien pour  cette aquarelle de très grand format, destinée à décorer les murs du New Amsterdam Theater.  La femme fatale a désormais les yeux bleus et les lèvres rouges,  ce qui l’apparente au chat, mais aussi une chevelure rousse qui l’harmonise avec le tigre. Ce dernier ne représente donc plus la puissance virile domestiquée, mais plutôt la face sauvage de la rousse. De plus les pattes avant du chat, au lieu de chercher à griffer, montrent désormais leurs coussinets : on comprend que la femme fatale accomplie est donc à la fois chatte soumise et tigresse vorace.

L’idée de la rousse flamboyante  est aussi un hommage à Anna Mae Clift,  danseuse des Ziegfeld Follies qu’il rencontre justement en 1919 qui deviendra son épouse en 1930.


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Louis Icart, vers 1930

Au delà de la scène comique, il faut apprécier la recherche de symétrie  :

  • dans le  couple de quadrupèdes noirs, le chat se cache de la souris ;
  • dans le  couple de quadrupèdes blancs, la dame relâche  son emprise sur sa carpette favorite.

Dans un sursaut de virilité, la queue de l’ours et la souris font alliance contre la dame et sa chatte.


Monsieur Minet…

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Le chat noir Gaudeamus
Steinlein, 1890

Préfigurant le slogan « Jouissons sans entraves » de 1968, ce matou exalté  brandit sur la barricade sa bannière provocatrice.

Le chat discret qui, dans les ruelles des comtesses, métaphorisait  leur désir,  est descendu dans la rue pour prôner la révolution sexuelle.


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Carte postale
Raphael Kirchner, vers 1910

Tout en faisant le gros dos comme Madame, Minet évoque Monsieur et le remplace avantageusement.


Carte postale
Raphael Kirchner, vers 1916

Son affection s’étend de la patte à la queue.


Emil RantzenhoferEmil Rantzenhofer

Le minet surclasse largement les divers bibelots que la collectionneuse a réunis autour d’elle.


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keesvandongen1908womanwithcatmuseumofartmilwaukeewisconsinFemme au chat
Kees Van Dongen ,1908,
Museum Of Art, Milwaukee, Wisconsin
takehisayumeji-kurofuneya-takehisayumejiikahomemorialKurofune ya (Les Navires Noirs)
Takehisa Yumeji,vers 1919, Takehisa Yumeji Ikaho Memorial, Japon

Chez Van Dongen, le chat qui s’étire jusqu’aux yeux félins de la Belle, prolongé par l’érection du plumet, semble bien se rattacher à la face masculine du symbole.

Tout autre est la signification du chat noir dans la version japonaise, réinventée indépendamment par Takehisa Yumeji : le côté intrusif du félin fait ici allusion aux « navires noirs », ces vaisseaux occidentaux   qui amenaient au Japon la technologie occidentale, et ses menaces.


edwardpenfield-1896-harpers-cover-may-brooklynmuseumnyCouverture de la revue Harper’s
Edward Penfield, 1896, Brooklyn Museum, New York
Aquatinte extraite de Tu m'aimeras (comédie en trois actes de Claude Dazil) Léonard Tsuguharu Foujita 1926Aquatinte extraite de Tu m’aimeras (comédie en trois actes de Claude Dazil),  Foujita, 1926
 
Carte postale art decoCarte postale art deco Black Cat by Ishikawa Toraji, 1934Chat noir, Ishikawa Toraji, 1934
 

Autres influences croisées entre Occident et Japon…


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krzyzanowski_portret_zony_lZona (l’épouse du peintre) avec un chat
Konrad Krzyzanowski , 1912, Musée d’Opole, Pologne
krzyzanowski-przy_fortepianieAu piano
Konrad Krzyzanowski , 1904, Collection privée

Le félin  assis sur la canapé, en pendant de sa maîtresse rêveuse,  rend au premier degré hommage à sa féminité. Au second degré, tapi dans l’ombre et comme prêt à sauter de la noirceur vers la blancheur,  il émarge sans conteste à la symbolique du désir masculin camouflé.

A noter la composition de 1904, similaire mais moins explicite.


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Madchen und Katze - Johann Heinrich Vogeler 1914

Jeune fille et chat (Mädchen und Katze)
Johann Heinrich Vogeler, 1914, Collection privée

Le minet exhibé, pattes compressées, yeux clos, truffe rose et fourrure blanche, est l’antithèse miniature de la jeune fille, pudique, membres comprimants, yeux ouverts, lèvres roses et robe à  rayures, lesquelles conduisent l’oeil vers l’entrejambe des deux et la queue rigide qui s’y loge.


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photo-by-dora-maar-leonor-fini-paris-1936

Leonor Fini
Photo de Dora Maar, Paris, 1936

Aux pieds de deux statues de saints, l’artiste sulfureuse joue à cache cache avec l’objectif, écartant les pattes tout en dissimulant son sexe réel derrière son sexe métaphorique. En ostension entre les bas-nylons dont il a fait filer deux mailles, à la fois fourré et érigé, toute douceur et toute griffe,  Minet exhibe ici tout son potentiel  bisexuel.


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Nativa Richard studio Yva Richard vers 1930Nativa Richard, studio Yva Richard, vers 1930

La métaphore se trouve ici vulgarisée par une baguette magique.


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Carole LombardCarole Lombard, vers 1930 Flora Borsi PhotoPhotographie de Flora Borsi, 2016, projet Animeyed

A gauche, Minet se niche plus haut, plus enfant qu’amant. Son pelage noir s’oppose au blond platiné de la femme-panthère. Mais c’est par les yeux hypnotiques que se révèle leur parenté féline.

Fusion achevée dans la photographie de Flora Borsi.


Dal Holcomb (American, 1901-1978) Woman grooming

Femme toilettant un chat
Gouache de Dal Holcomb, années 30, collection particulière

Fourrure blanche contre fourrure noire, les deux sont prêts pour le concours de beauté.


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Arthur Sarnoff Pussy CatPin-up de Arthur Sarnoff, vers 1950 Joyce Ballantyne Out You Go (Me and My Shadow) 1955 caPin-up de Joyce Ballantyne, Out You Go (Me and My Shadow), vers 1955

Lorsque la fourrure est noire, le déshabillé est blanc et les cheveux clairs, et vice versa. Il est fort probable que Joyce Ballantyne a inversé et complexifié l’idée de Sarnoff :

  • le matou blanc à la queue dressée symbolise l’amoureux qui vient quand il veut, attendu avec indulgence ;
  • le minet à la queue basse, pendu par la queue du cou, le mari (My shadow) qui doit rentrer à l’heure.

Dans les deux cas, la porte ouverte sur une intimité radieuse renforce le déshabillé dans l’idée d’une disponibilité assumée.


Le lait de Minet


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Anticipation
Victor Gabriel Gilbert, fin XIXème, Collection privée

Ici, ce n’est pas la symbolique sexuelle, mais leur intérêt commun pour le lait, qui unit le félin et la femme dans une double anticipation :

  • le chat voudrait bien en avoir, mais le bol n’est visiblement pas pour lui ;
  • la servante voudrait bien en avoir, mais pour l’instant elle est contrainte de nourrir l’enfant d’une autre.
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xavier-mauzan
 
Le poêle
Xavier Mauzan, carte postale, vers 1925

Cette carte renoue avec la tradition allusive du XVIIIème siècle.  Le poêle rassemble toujours nos  deux amateurs de chaleur : la jeune fille retroussant sa robe et son chat.  Une descente de lit en léopard réunit les différents félins.

Contrairement à ce qu’il semble, le chat blanc ne s’intéresse pas à cet alter-ego symbolique que la maîtresse lui montre, mais à un autre alter-ego : le  pot à lait mis à chauffer sur la plaque.

Car par une  ironie discrète, le  pot arrondi avec son anse épouse la forme du chat assis sur sa queue. Et le poêle emmanché d’un tuyau en hors champ  figure, dans le dos de la jeune fille,  des satisfactions à venir.

Dans cette fable du Poêle et du Pot à Lait,  les objets prennent la forme du désir de chacun.


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Danseuse se reposant
Degas, 1879-1880, Collection privée

En attendant que son café ou que son thé chauffe, la danseuse lit le journal.

A l’issue de notre parcours, cet innocent pastel prend une tonalité inattendue. La sensation d’incongruité ne réside pas, comme on le croit au premier abord, dans le prosaïsme de l’attitude, au sein d’un monde sensé être féérique  et gracieux (voir  Femme de plume en tutu).

Mais dans le contraste voulu entre cette féminité de gaze et de papier, et la masculinité métallique de ce poêle priapique, avec son tuyau à hauteur de sexe, métaphore, comme on voudra, d’érection ou  de pénétration.

Petit chat de compagnie et petit rat de l’opéra jouent semblablement avec le feu,

et se chauffent les poils près du brasier prêt à les dévorer.


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Le réchaud
Pinup de Fritz Willis

Dans la même thématique, cette pinup qui attend que sa collation soit chaude – cernée par les  deux symboles du bec de la théière et de la cheminée de la lampe – est manifestement devenue chatte, à en croire  les bords fourrés de sa nuisette.


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Le chaton

Pinup de Fritz Willis, octobre 1962

Souvent chez Fritz Willis la pinup miniaturise, voire ridiculise, une effigie du mâle dominant : en l’occurrence  le chaton minuscule réduit aux lapements.

La métaphore féline fonctionne ici à contre-sexe : seul le bol de lait extériorise les appas de la donatrice.


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Pinup, Olivia De Berardinis

Toute en tension au bord du banc, jambes et  bras fermés, bouche bâillonnée et ventre piquant, toute l’attitude défensive de la dame est démentie par la  béatitude de sa chatte.


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La tournée du Chat Noir
Poster de Alma Canchola

Cette intéressante reprise du matou célèbre de Steinlen destitue définitivement les vieilles métaphores galantes :  la femme assume sa totale félinité, la boisson chaude n’est plus un excitant, « Pauvre minet » est devenu « Heureux Felix », comblé de toutes les caresses : sans plus de mystères que sa queue en point d’interrogation.


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didier cassegrain fille et chat didier cassegrain vers 2010
didier cassegrain vers 2009 didier cassegrain chats

Didier Cassegrain, vers 2010

Quatre dessins ou les formes du minet épousent avec bonheur celles de sa maîtresse.

Des reflets incertains

24 septembre 2016

Ce court article regroupe quelques tableaux où le miroir produit un effet d’incertitude : soit suite à des maladresses de l’artiste face à une construction qui le dépasse, soit parce qu’il utilise délibérément le miroir pour semer le trouble.



La Peinture

Domenico Corvi, 1764, Walters Art Museum, Baltimore

Domenico Corvi La Peinture 1764 Walters art museum baltimore

En combinant les deux thèmes bien connus de l’Autoportrait du Peintre et de la Vénus au miroir, cette allégorie à tiroirs est conçue pour stimuler l’esprit. L’amusant est que le regard moderne en tirera probablement des interprétations très différentes de celle des contemporains.


Le masque à la chaîne dorée

La Peinture Iconologie de Ripa
La Peinture, Iconologie de Ripa, édtion de 1677 [1]

Pour Ripa, la Peinture porte « au col une chaîne d’or où pend un masque« . Le masque symbolise l’Imitation, et la chaîne montre que « les deux sont inséparables ». L’imitation est « ce discours qui, bien que faux, se proposait pour guide quelque chose qui pouvait être arrivée ». Mais tandis que la Poésie, autre manière de « tromper la nature », s’adresse directement aux sens, la Peinture selon Ripa est un exercice intellectuel « qui rend intelligible à l’esprit les choses signifiées ».


Self-portrait_as_the_Allegory_of_Painting_(La_Pittura)_-_Artemisia_Gentileschi 1638-1639, Royal Trust, WindsorAutoportrait en allégorie de la Peinture, Artemisia Gentileschi, 1638-1639, Royal Trust, Windsor Allegorie de la Peinture par Frans van Mieris le Vieux, 1661 Getty MuseumAllégorie de la Peinture par Frans van Mieris le Vieux, 1661, collection privée

Ces deux oeuvres suivent l’iconologie de Ripa : chez Artemisia, le masque est réduit à un minuscule bijou (wikipedia y voit une tête de mort !). Chez Van Mieris, il se complète d’un modèle en plâtre, autre « imitation » destinée à l’artiste seul, afin de préparer son oeuvre.



Domenico Corvi La Peinture 1764 Walters art museum baltimore detail
Chez Corvi, le masque est vu en raccourci, n’a pas d’yeux et disparaît sous le turban, tandis que la chaîne est rejetée en arrière : l’idée est-elle que cette Peinture là s’est libérée des chaînes de l’Imitation ?


Le reflet de Cupidon

Nadia Tscherny [1] relie avec finesse ce rejet du masque avec le reflet  que montre le miroir :

« Le masque est mis en position de subordination parce que cette Pictura s’intéresse moins à l’imitation de la nature qu’à ce que le miroir reflète précisément – elle-même et, grâce à un intelligent ajustement de l’angle, l’amoretto ».

Je la suis moins dans la suite de son interprétation, selon laquelle la fusion des deux thèmes (Vénus et la Peinture) illustrerait la conception néoplatonicienne selon laquelle Vénus est à l’origine des Beaux Arts :

« La présence de Cupidon dans le miroir, dont l’artiste tire son inspiration, démontre l’intervention de l’Amour dans le processus créatif, comme exprimé par Ficin ».



.
Une interprétation moderne

Un regard moderne verra probablement dans le rejet du masque une recherche de la Vérité, dans le miroir une apologie de l’introspection, sans parler des prémisses de la libération de la Femme.

Je pense quant à moi que le tableau adressait aux amateurs d’art de son époque  un message bien précis et parfaitement intelligible.


La Vénus au miroir

Titian_-_Venus_with_a_Mirror_1555 ca NGA WashingtonVénus au miroir (inversé)
Titien, vers 1555, NGA, Washington.
Domenico Corvi La Peinture 1764 Walters art museum baltimore

J’ai inversé de gauche à droite le célèbre tableau de Titien pour montrer que Corvi en a délibérément pris le contre-pieds : à la Beauté offerte aux regards (la main droite montrant son sein, la main gauche son sexe), s’oppose la Créatrice de beauté (la main droite tenant le pinceau, la main gauche la palette).


Domenico Corvi La Peinture 1764 Walters art museum baltimore schema

La Vénus de Titien nous semble autarcique, uniquement préocuppée d’elle-même, parce que nous voyons son reflet dans le miroir : alors qu’elle est en fait totalement ouverte vers l’extérieur, guettant le spectateur et lui montrant ses appas.

A l’inverse, la Vénus/Pictura de Corvi ne s’intéresse pas à nous, mais uniquement au miroir, afin de reproduire fidèlement ses traits : or cette image, justement, nous ne la verrons jamais, ni la réelle ni la peinte, puisque que le miroir est vu de biais et que le tableau dans le tableau est vu de dos.

Si Corvi inverse Titien, c’est justement pour nous dire que sa Peinture n’est pas Vénus : pas une Coquette, mais une Studieuse ; pas une praticienne des Masques et de l’Imitation, mais une technicienne qui nous démontre les apories de la Représentation de soi : car le tableau qu’elle peint n’est pas celui que nous avons sous les yeux, où son visage est vu de profil et où c’est sa main droite qui tient le pinceau.

Autrement dit, le tableau de Corvi est plus véridique que le tableau invisible que peint la Peinture elle-même !


Autoportrait Domenico_Corvi 1775 Offices Florence1775, Offices, Florence Autoportrait Domenico_Corvi 1775 ca Coll priveeVers 1775, collection privée
Autoportrait Domenico_Corvi 1775 Coll priveeVers 1775, collection privée Autoportrait Domenico_Corvi 1785 Accademia di San Luca Palazzo Carpegna Roma1785, Accademia di San Luca, Palazzo Carpegna, Rome

Ce parti-pris d’observateur détaché de son sujet, de photographe avant la lettre, se voit bien dans les quatre autoportraits que nous avons de Corvi, et qui choisissent tous le même point de vue : de dos, et selon une contre-plongée avantageuse.



Autoportrait Domenico_Corvi 1775 Offices Florence detail
Sur la toile, Vénus a laissé place à Hercule : le peintre peint un modèle de plâtre en hors-champ, analogue à celui de Vénus dans la pénombre.

En pleine époque des Lumières, Corvi laisse tomber la peinture intellectuelle et les allégories masquées à la Ripa.

L’accessoire d’optique n’est plus le miroir et ses pièges, mais le projecteur qui éclaire non pas le modèle, mais l’oeuvre.



Modèle dans l’atelier

Cercle de Eckersberg, vers 1840, collection privée

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La préparation d’un tableau

A droite, tout semble prêt pour se mettre au travail  : la grande toile blanche, la palette et l’appuie-main.  Le couvercle et un tiroir du nécessaire à peinture sont ouverts. Le peintre a posé son chapeau sur un tabouret.

A gauche, une esquisse est posée contre la cheminée : elle montre la jeune femme dans la même pose, mais habillée, tenant sa robe de la main gauche.  On comprend alors que le linge que le modèle tient en l’air de manière peu naturelle est là pour simuler la robe absente.

Probablement, le peintre ne fait prendre la pose que pour  le visage, les mains et les grandes lignes du corps : il utilisera ensuite un mannequin habillé pour peindre les détails du vêtement  (voir Le Mannequin du Peintre).

Le sujet s’avère plus subtil que prévu :  le peintre n’est pas en train de commencer le grand tableau (le tabouret le gênerait) :  il vient juste de terminer le premier jet, a posé sa palette sur le meuble, et pris du recul pour comparer l’esquisse et le modèle.



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Ce pourquoi le point de fuite se situe en hors champ à gauche.

Le miroir

Le reflet du verso de la jeune femme est exact (sauf le pied gauche et le bas du linge) : son point de fuite se situe sur la ligne d’horizon. La psyché n’a pas d’utilité directe, mais sa position entre le modèle et la toile  lui confère la valeur symbolique d’un objet de transition  :

la jeune femme va être projetée sur le tableau à peindre avec l’exactitude du miroir.


La préparation d’autre chose

Cette interprétation bienséante se double bien sûr d’une autre lecture : dans la moitié gauche, entre le modèle et l’esquisse se trouve un autre instrument de transition : on peut tout aussi bien comprendre que,

pour projeter le modèle dans l’esquisse, il a fallu passer par le lit.



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Parce que tous les deux sont des instruments permettant de connaître le modèle à fond et sous tous ses angles,   le lit et le miroir sont les conditions d’obtention, d’une part d’une esquisse inspirée, d’autre part  d’un tableau parfait.



Réflexion dans le miroir

G.Soroka,  vers 1850, Russian Museum, Saint Petersbourg

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Le reflet nous révèle ce qui se passe dans une seconde  pièce en arrière  : la maîtresse de maison s’est arrêtée dans son ouvrage pour discuter avec la femme en robe blanche. A première vue, le tableau semble avoir pour but d’illustrer  la métaphore entre miroir et porte : les deux ont des cadres identiques, qui facilitent l’équivoque.

A seconde vue,  nous nous rendons compte que la boîte à ouvrage posée sur la table du fond est très semblable à celle du premier plan, posée sur une commode devant le miroir, avec son linge blanc piqué par une épingle, le fil les ciseaux et la boîte à aiguilles. La réflexion devant le tableau nous dit qu’il y a forcément deux boîtes, la réflexion dans le miroir nous suggère qu’il pourrait bien n’y en avoir qu’une.



reflection_in_the_mirror_by_g-soroka_c-1850_russian_museum-perspective
De plus, pour rendre toute analyse impossible, il se révèle que la perspective est fausse  :

  • le point de fuite de la chambre du fond se situe très haut, sur la gauche (lignes jaunes)  : le peintre est donc monté sur une échelle ;
  • le point de fuite du premier plan est impossible à déterminer (lignes rouges ) : tout juste peut-on dire qu’il se situe vers le haut et vers la droite.

Les deux points de vue ne peuvent pas concorder :  il faudrait pour cela que le miroir soit beaucoup plus de biais par rapport à la porte que ce que suggèrent les lignes bleues.



Vallotton

Felix-Vallotton-La chambre rouge

La chambre rouge
Félix Vallotton, 1898, Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne

Vallotton, qui venait de se marier, s’en prend ici à l’adultère. La dominante rouge – le  désir masculin – envahit toute le pièce,  au mépris des livres sous verre et de la cheminée fermée.

Sur la table, les objets abandonnés – gants, mouchoir, ombrelle, réticule – indiquent que la femme a déjà posé les armes.



Felix-Vallotton-La chambre rouge tableau jpg
Sur la cheminée, protégé par deux rideaux rouges, un miroir reflète le buste de Vallotton, les vases et une bougie rose. On devine la silhouette d’une autre femme dans la pièce.


Vallotton 1899 Interieur avec femme en chemise

Intérieur avec femme en chemise, Vallotton, 1899, Collection privée

Ce miroir réapparaîtra d’ailleurs, l’année suivante, dans une décoration verte et bleue.


Il s’agit d’un vrai miroir, mais aussi – et c’est là la petite énigme de l’oeuvre – d’un vrai tableau de son ami Vuillard, peint l’année précédente, et qui montre l’avenir qui guette le couple adultère  :

Vuillard

Grand intérieur aux six personnages
Vuillard,  1897, Kunsthaus, Zurich

La scène se situe dans l’appartement des Ranson, boulevard du Montparnasse. Sont présents Paul Ranson et sa femme, Germaine Rousseau, sa mère Ida, ainsi que Madame Vuillard. La réunion a été organisée à la suite de la liaison coupable entre Germaine Rousseau et Kerr-Xavier Roussel, le beau-frère de Vuillard.

Ker-Xavier_Roussel,_Édouard_Vuillard,_Romain_Coolus,_Felix_Vallotton_1899Ker-Xavier Roussel, Édouard Vuillard, Romain Coolus, Felix, Vallotton, 1899


 

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vallotton Le repos des modèles1905 Kunstmuseum Winterthur

Le repos des modèles
Vallotton, 1905, Kunstmuseum, Winterthur

Dans ce tableau exposé au Salon d’Automne de 1905, Vallotton  démarque la composition de l‘Olympia de Manet : la servante noire est remplacée par une alter ego assise de la modèle couchée, et le bouquet splendide par un unique bleuet.


OLYMPIA manet 1863 Musee Orsay

Si l’Olympia correspond, selon l’interprétation courante, à l’annonce d’un rapport sexuel triomphant, le « Repos des Modèles« , avec son bleuet chichiteux, pourrait bien avoir pour sous-titre « Le repos du peintre » et évoquer le moment opposé, avec sa connotation habituelle de tristesse.


Felix Vallotton, Eltern des Kuenstlers - Felix Vallotton / Parents of the Artist - Vallotton, Felix , peintre et graphisteLes parents de l’artiste, Vallotton, 1886, Musée Cantonal des Beaux-Arts, Lausanne vallotton Les chalands, bords de Seine, 1901Les chalands, bords de Seine, Vallotton, 1901, Collection privée

Le miroir reproduit fidèlement, en les inversant, deux tableaux emblématiques des attaches de Vallotton :  sa jeunesse en Suisse, ses succès à Paris (à noter que le cadrage de la version des Chalands que nous connaissons est plus étroit que celui représenté dans le miroir).


vallotton Le repos des modèles1905 Kunstmuseum Winterthur shema


Les reflets des deux femmes correspondent, en revanche, à deux positions différentes du peintre : comme s’il avait embrassé successivement chacune d’elles.


Homme courtisant deux jumelles

Norman Rockwell, couverture du Saturday Evening Post, 4 mai 1929

norman-rockwell-man-courting-two-sisters-saturday-evening-post-cover-may-4-1929

Ici tout le monde est embarrassé : le jeune homme parce qu’il est incapable de reconnaître l’élue de son coeur, la soeur de gauche parce qu’il s’apprête à lui tendre le bouquet et qu’elle sait qu’il se trompe, la soeur de droite parce qu’il n’a pas compris le signe de son mouchoir.

Le triple miroir sert à  corroborer cette lecture : les deux parties qui font couple sont celles de gauche et de droite, celle du centre étant à part.

Le miroir introduit aussi, par la bande, le thème du double :

comme si le reflet importun s’était  retourné et extrait du miroir,  pour venir s’interposer entre les amoureux.



Références :
[1] Iconologie ou nouvelle explication de plusieurs images, emblèmes et autres figures hiérogliphiques des vertus, des vices, des arts, des sciences…. tirées des recherches et des figures de César Ripas gravées par Jacques de Bie], 1677, partie II p 241 https://books.google.fr/books?id=jIDy6dj-6_cC&pg=241#v=onepage&q=masque&f=false
[2] N. Tscherny, « Domenico Corvi « Allegory of Painting »: An Image of Love », in «Marsyas», XIX, 1977-78, pp. 23-27.

3.1 La lettre d'amour : de Hooch versus Vermeer

28 mai 2016

Une bonne introduction à la complexité du tableau de Vermeer consiste à le comparer avec une oeuvre  beaucoup plus anecdotique, réalisée à la même époque, et qui présente de grandes similitudes de composition (la date précise des deux tableaux n’est pas connue).

DeHooch_CouplePerroquetCouple avec un perroquet,  Pieter de Hooch, vers 1668, Wallraf-Richartz Museum, Cologne Vermeer-Johannes-The_Loveletter-1-scaledLa lettre d’amour, Vermeer, 1667-68, Rijksmuseum, Amsterdam

L’un est-il inspiré de l’autre ? Difficile de répondre : peut être  De Hooch et Vermeer ont-ils tirés parti, en parallèle, des  « Pantoufles » de Hoogstraten. Ou réinventé indépendamment l’esthétique de la fente.

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-SunLes pantoufles
Samuel van Hoogstraten, entre 1654 et 1662, Louvre, Paris

La composition en fente

La composition reprend l’idée de Hoogstraten : montrer une pièce éclairée depuis une pièce obscure, à travers une porte ouverte. Le cadrage élimine la partie haute de la porte, de sorte que la composition se réduit à trois bandes verticales : deux bandes sombres autour de la bande lumineuse centrale. La solution de Vermeer est plus symétrique et la bande lumineuse se réduit à 45% de la largeur du tableau (contre 55% chez de Hooch).  On a donc dans les deux cas une esthétique de la fente,  plus radicale chez Vermeer.



Vermeer Loveletter De Hooch comparaison cadrages

Différence significative : De Hooch nous montre le carrelage qui se prolonge dans  l’antichambre, ce qui donne le positionnement précis des pieds de la chaise. Tandis que Vermeer a opté pour un cadrage plus restreint en hauteur, de manière à cacher le bas des cloisons. Nous reviendrons sur ce point dans 3.4 La lettre d’amour : un pan de mur gris.

Les deux tableaux étant de proportions identiques, la comparaison des cadrages (traits pointillés) montre bien l’étroitesse de la fente chez Vermeer. La chaise vide du premier plan, éloignée de la porte chez De Hooch, est un objet comme les autres ; chez Vermeer elle crève l’écran.


L’éclairage

Dans les deux cas, la pièce est éclairée depuis la gauche. De Hooch nous montre la source lumineuse, une fenêtre donnant un éclairage diffus. Vermeer, là encore plus radical,  baigne la pièce d’un jour intense qui suggère une baie haute et un plein soleil.


Le point de fuite

  • Chez de Hooch, la ligne d’horizon est à peu près à la hauteur des yeux de l’homme penché : le spectateur est appelé à s’identifier à une personne debout observant un homme.
  • Chez Vermeer, la ligne d’horizon est est au niveau des yeux de la femme assise, et le point de fuite à l’emplacement du dossier de la chaise vide : implicitement, nous sommes invités à nous asseoir dans l’ombre, sur une chaise qui serait située dans en face de la première, pour observer la dame de la maison.


Qui est le voyeur ?

  • Chez de Hooch, le voyeur qui nous est suggéré est plutôt une voyeuse : la servante qui s’est cachée dans l’ombre pour observer les entreprises du galant, cumulant les péchés de paresse et de luxure.
  • Chez Vermeer, la question dépasse cette problématique : la scène épiée (la réception d’une lettre) n’appelle pas directement le voyeurisme. Qui est le spectateur et que fait-il assis  là, il nous faudra approfondir l’analyse avant de proposer une réponse plausible.


Le rideau

En l’absence de partie supérieure de la porte, les deux peintres ont ajouté un rideau (à gauche chez de Hooch, à droite chez Vermeer), pour marquer le seuil et accentuer l’effet de profondeur.


Le battant de la porte

  • Chez de Hooch, il occupe toute la bande de gauche : la porte s’ouvre vers l’intérieur de la pièce obscure, ce qui a trois inconvénients : supprimer l’effet de marche en avant mis au point par Hoogstraten, sacrifier la bande de gauche à un objet sans intérêt, et repousser le rideau vers un avant-plan mal défini.
  • Chez Vermeer, le battant gênant est totalement escamoté, la porte est devenue une absence,  une abstraction pratiquement illisible : seul le balai  nous permet de déduire  qu’elle s’ouvre à l’inverse de de Hooch, sur la droite et vers l’intérieur de la pièce éclairée.


Le balai

Vermeer Loveletter De Hooch comparaison balais

  • Chez de Hooch, le balai en biais est visible en totalité : appuyé assez maladroitement contre une moulure il semble destiné à coincer la porte en position ouverte.
  • Chez Vermeer, seule une portion de manche et la tête sont visibles : la tête est ronde, non en brosse.


Le baquet

DeHooch_CouplePerroquet baquet

De Hooch nous explique pourquoi la porte est  ouverte : pour aérer la pièce obscure, pendant que le sol sèche. Cependant, la serpillère n’est pas suspendue, comme chez Hoogstraten, elle est posée par terre, à côté du balai et du baquet. Si la domestique n’a pas terminé son nettoyage, où est-elle passée ?


La cithare

Vermeer Loveletter De Hooch comparaison cithare

Il nous reste encore deux éléments similaires à comparer  entre les deux tableaux : la cithare, qui était dans l’ombre chez de Hooch, est passé en pleine lumière cher Vermeer. A sa place est resté sur la chaise un autre élément musical : deux  partitions ouvertes et froissées.


Les vêtements de la pièce sombre

DeHooch_CouplePerroquet_vetements
De Hooch a suspendu à la patère de la cloison de droite une écharpe bleu et or, et une veste rouge bordée d’hermine (manteltge), que les hollandaises de la haute société revêtaient pour lutter contre le froid tout en restant libres de leurs mouvements pour  les taches domestiques : un tablier de luxe en quelque sorte. Se frôlant dans la pénombre, l’accessoire typiquement féminin et l’écharpe suggèrent que celle-ci appartient à l’homme :

les deux tissus anticipent le rapprochement des amoureux.


Vermeer Johannes The_Loveletter echarpe et mur

Chez Vermeer, les accessoires sont dissociés :  la veste est passée sur les épaules de la dame, et l‘écharpe s’est négligemment posée  sur le dossier, ce qui aère l’espace vide au dessus de la chaise  et ajoute à l’effet de désordre créé par les partitions.

Vermeer Loveletter De Hooch comparaison objets
Les zones marquées en orange sont  celles qui sont spécifiques au sujet : le nourrissage de l’oiseau et la lettre reçue.

Dans la conception du décor, la différence principale (en rouge) est que de Hooch ouvre la pièce sur le gauche et sur le fond alors que Vermeer ferme la perspective et cache la source de lumière.

Les objets en bleu sont ceux qui sont communs aux deux tableaux, les cinq objets en jaune ceux qui n’apparaissent que chez Vermeer.

Deux couples d’objets (en vert) présentent des analogies de forme et de position, qui rendent plausibles une transposition de la servante à la  maîtresse : le panier à linge et le coussin à broder constituant un ennoblissement du baquet et de la serpillière.

Cette citation indirecte, les objets supplémentaires chez Vermeer, les améliorations apportées à la composition et au cadrage, militent en faveur de l’antériorité du tableau de De Hooch.


Après cette comparaison de ce qui est commun aux deux oeuvres  – le décor et les accessoires, intéressons-nous maintenant à ce qui les différencie : le sujet.

Le sujet de De Hooch



DeHooch_CouplePerroquet

Le thème du nourrissage de l’oiseau a des résonances diverses :  maternelles, enfantines, sensuelles ( un baiser déguisé), voire sexuelles (l’offrande à un bec) : voir Nourrir l’oiseau.


853px-Caspar_Netscher_-_A_Lady_with_a_Parrot_and_a_Gentleman_with_a_Monkey_(1664) Columbus_Museum_of_Art.

Femme nourrissant un perroquet, homme nourrissant un singe
Caspar Netscher, 1664, Columbus Museum of Art

Dans ce tableau réalisé quatre ans plus tôt, Caspar Netscher tire clairement le thème vers l’érotisme : exhibition de décolleté à la fenêtre, perroquet vert (oiseau réputé luxurieux) régalé d’une huitre (aphrodisiaque bien connu).

En comparaison, De Hooch édulcore le sujet : scène d’intérieur, perroquet austère récompensé d’un biscuit trempé dans du vin. Compte-tenu de la cithare dans l’antichambre, la jeune fille est musicienne, et le sous-titre pourrait être « Leçon de chant à mon oiseau ». C’est ici que le  décor « à la Hoogstraten » prouve son efficacité : la pièce obscure, l’ombre chinoise des clés ou du manche de la cithare, le balai calé contre la porte suggèrent la présence d’une servante voyeuse, et donc d’une scène à épier. Dès lors le sujet apparent – « Jeune fille faisant boire un oiseau » se double d’un sujet moins innocent – « Jeune homme ouvrant la porte d’une cage » (l’objet qu’il tient dans sa main semble être une clé).

Ainsi l‘ivresse de l’oiseau  ne serait  qu’un préliminaire à celle de la donzelle.



Le sujet de Vermeer



Les pantoufles

Vermeer Johannes The_Loveletter pantoufles

Chez Vermeer, le baquet et la serpillière de De Hooch sont remplacées par les pantoufles, qui illustrent la même idée de nettoyage interrompu. Sans doute la servante était-elle en train de laver la pièce claire : raison pour laquelle le balai est appuyé derrière la cloison et le baquet et la serpillière sont invisibles. Après avoir été chercher la lettre, elle s’est déchaussée en revenant dans la pièce, pour ne pas faire de traces sur le sol mouillé.


La cheminée

De manière générale, Vermeer répugne à ouvrir ses tableaux vers l’avant, mais aussi vers le fond :



A Maid Asleep *oil on canvas *87.6 x 76.5 cm *signed c.l.:  I·VMeer·

La jeune femme assoupie
Vermeer, vers 1657, Metropolitan Museum, New York

Une seule fois, dans cette oeuvre de jeunesse, il a peint une échappée vers une pièce en arrière-plan.



Vermeer Johannes The_Loveletter cheminee
Rien d’étonnant donc à ce que l’enfilade esquissée par la cheminée s’arrête net, sur un pan de carrelages blancs relevé comme un pont-levis. Peintre de l’intimité close sur elle-même, l’esthétique voyeuriste n’est pas la sienne sauf, justement, dans le cas qui nous occupe :

« Ses tableaux ne comportent pas de seuils qui soient présentés comme une articulation, dans le tableau, entre un monde public et un monde privé (…) le seul tableau comportant explicitement l’image d’un seuil est « La lettre d’amour », mais ce seuil est alors intérieur à l’espace privé lui-même » ([1], p 167)


Un décor et un sujet singuliers

Généralement,  Vermeer peint dans des décors clos  des sujets ouverts. La sensation de singularité que procure « La lettre d’Amour » tient peut être à cette double exception à ses codes  : une fente montrant un sujet apparemment simple : la réception d’une Lettre.




Pantoufles_tableau
Les Pantoufles (tableau dans le tableau)

La silhouette vue de dos et miniaturisée des Pantoufles s’est retournée et incarnée en une présence centrale. Les pantoufles sibyllines  ont trouvé une justification : le lavage interrompu par l’arrivée de la lettre. Vermeer aurait-il conçu « La Lettre d’amour » comme une des solutions possibles à la  devinette de Hoogstraten (voir 2.6 Les Pantoufles : une fin ouverte) ?

Quoiqu’il en soit, la scène qui se joue dans la pièce éclairée donne une impression de totale évidence,  le mystère étant relégué dans les marges, dans la pénombre et dans la chaise vide.


Cependant, nous allons voir que la pièce « claire » ne l’est finalement pas tant que cela…



Références :
[1] Arasse, L’ambition de Vermeer, Adam Biro 2008

3.2 La lettre d'amour : la pièce claire

28 mai 2016

La comparaison avec de Hooch nous a montré comment Vermeer avait tiré parti du contraste entre deux pièces, inauguré par Hoogstraten. Nous allons ici nous arrêter sur la pièce claire, en la comparant avec le tableau de Metsu qui traite les deux mêmes thèmes : « la lettre reçue » et « maîtresse et servante ».


Metsu_Dublin_femme_lisantJeune femme lisant une lettre, Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin Vermeer-Johannes-The_Loveletter1.jpgLa lettre d’amour, Vermeer, 1667-68, Rijksmuseum, Amsterdam

 

Marchand de tableau

Comme beaucoup de peintres, Vermeer exerçait également une activité de marchand. Aussi les « tableaux dans le tableau » correspondent souvent à des oeuvres qui étaient effectivement accrochées aux murs de sa maison. C’est le cas peut être d’un des deux tableaux : l’inventaire après décès signale la présence d’une marine (ainsi d’ailleurs que du revêtement mural en cuir doré, que l’on voit derrière la chaise de la dame).


La marine

Dans les tableaux hollandais, le tableau maritime symbolise en général les tourments de l’amour, l’éloignement de l’être aîmé (voir 1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture). Mais la signification est ici compliquée par le fait que la mer est paisible (pas de vagues, beau temps), ainsi que par la présence du second tableau situé juste au dessus.


Le tableau champêtre

C’est peut être un autre emblème galant. « Dans les poèmes d’amour de la tradition pétrarquienne et dans les airs de luth qu’ils ont inspirés, la nature est décrite comme le témoin empathique des peines et des espoirs de l’amant, durant l’absence de l’aimée. » [1]


Les deux tableaux dans le tableau de Metsu : deux états de l’amour

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant Metsu_Dublin_femme_lisant

 

Chez Metsu, les deux « tableaux dans le tableau » évoquent probablement deux états du sentiment amoureux, incarnés par les deux personnages :

  • le jeune homme qui écrit exprime sa confiance paisible et son espoir d’harmonie (le troupeau dans un paysage bucolique) ;
  • la jeune femme qui lit éprouve une tempête de sentiments mélangés : joie d’avoir des nouvelles, crainte de perdre l’être cher, incertitude sur sa sincérité.


Les deux tableaux dans le tableau de « La lettre d’amour »

Vermeer Johannes The_Loveletter_tableaux
Chez Vermeer, on repère rapidement une logique décorative :

  • le tableau du haut, la Terre, s’harmonise avec la draperie et ses motifs végétaux ;
  • le tableau du bas, la Mer, avec la cantonnière bleue de la cheminée.


palamedes
Anthonie Palamedesz, 1632, Mauritshuis, La Haye

La conjonction d’une marine et d’un tableau champêtre peut être simplement un effet de contraste entre les deux paysages de la nature hollandaise. Ainsi cette joyeuse compagnie se livre aux joies de la ripaille et de la musique sous deux tableaux « terre » et « mer » sans portée symbolique.


Les deux tableaux et les personnages

Mais la tentation est grande d’associer les deux « tableaux dans le tableau » aux deux personnages. Avec ses dominantes bleues et blanches, la marine ferait plutôt écho au costume de la servante. Cependant le tableau champêtre ne rappelle en rien les couleurs jaune et blanc de la maîtresse.

Psychologiquement, on relierait plutôt le tableau champêtre aux qualités des servantes, réputées « terre-à-terre », tandis que le tableau maritime évoquerait le côté chimérique des dames amoureuses. La position des tableaux (la Terre au-dessus de la Mer) est dans ce cas conforme aux positions des deux personnages. Mais cet appariement reste fragile.


Les deux tableaux et l’Amour

Au moment où nous allons conclure à l’innocuité symbolique des deux paysages, un détail nous frappe : dans chacun des deux tableaux, le seul élément humain distinguable – le bateau en bas, le promeneur solitaire en haut – se trouve sur la partie droite, donc à l’aplomb de la musicienne.

En général, Vermeer règle le flou non pas sur des critères optiques, mais en fonction de ce qu’il souhaite que le spectateur remarque ou ne remarque pas. En montrant ces deux minuscules présences, voudrait-t-il nous dire que l’homme qui occupe l’esprit de la maîtresse est à la fois un marin et un terrien ? Ou bien que deux hommes différents se disputent ses faveurs ?


Les deux tableaux et la Lettre

Vermeer Johannes The_Loveletter detail lettre
Remarquons que les deux personnages se trouvent également à l’aplomb de la lettre. Si les bateaux transportent le courrier au-delà des mers, le piéton dans la campagne pourrait très bien représenter un messager.



Otto Vaenius, Amorum Emblemata love_emblem

Cupidon avec un messager
Emblème de Otto Vaenius, Amorum Emblemata, Anvers, 1608

Ainsi les deux tableaux se relient aux deux thèmes de la composition, la Lettre et l’Amour.

Vermeer ouvre des pistes en se gardant bien de trancher. Le fait que la lettre soit cachetée va ouvrir encore plus le champ des possibles.


L’hypothèse de la lettre reçue


Essayons maintenant de reconstituer les activités des deux personnages, au moment de l’arrivée de la lettre.


Metsu_Dublin_femme_lisantJeune femme lisant une lettre, Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin Vermeer-Johannes-The_Loveletter1.jpgLa lettre d’amour, Vermeer, 1667-68, Rijksmuseum, Amsterdam

Avant de broder

Le jeune femme n’est pas aussi sage que la future mariée de Metsu : le panier à ouvrage en osier est posé sur le sol, un linge blanc dépasse du bord. Le coussin à broder est carrément posé par terre, un fil blanc est piqué dessus. La broderie attendra : la dame préfère jouer de la cithare en solo, soit pour retrouver les plaisirs de la fête, soit pour s’exercer en vue de la suivante.


La musique interrompue

L’arrivée du courrier ne semble pas combler de joie la musicienne. Elle ne pose pas l’instrument pour se dépêcher de décacheter la lettre, mais garde la main gauche en position sur le manche, comme si la musique était tout aussi importante.
Alors que Metsu nous montrait une situation simple (l’arrivée des nouvelles interrompt la couture), Vermeer monte d’un cran, et nous montre la suspension d’une suspension de l’activité normale (la couture), donnant ainsi du jeu à la mécanique interprétative.


Servante et maîtresse

Chez Metsu, la maîtresse lit, la servante patiente, et le chien attend : attitudes conformes à l’ordre hiérarchique. Certes la servante est debout, mais de dos ; la maîtresse est assise sur l’estrade, gardant ses distances.

Vermeer là encore complexifie la situation : la servante est debout, de face, juste dans le dos de la maîtresse, le poing sur la hanche comme un homme. N’était son sourire, cette proximité massive pourrait friser la vulgarité, l’impolitesse.
Réciproquement, la maîtresse apparaît en situation de faiblesse : assise, elle tourne la tête et lève les yeux vers sa subordonnée, semblant quêter un conseil, une approbation.


Activités domestiques

Vermeer Johannes The_Loveletter_activite1

Avant de poursuivre l’analyse, il est utile de dresser un tableau des activités des deux femmes, telles que nous les indiquent les objets et les gestes. La symétrie de la situation saute alors aux yeux : chacune a une activité normale, une activité de loisir, et une activité liée à l’objet d’intérêt : la lettre.


La lettre reçue

A l’arrivée de la lettre, la servante a interrompu le lavage pour la porter à sa maîtresse, qui du coup a interrompu sa musique. Si nous inscrivons ces événements dans la durée, voici ce que donne notre tableau d’activités :

Vermeer Johannes The_Loveletter_activite2


L’hypothèse de la lettre reçue est la plus simple, mais elle ne n’explique pas tout, notamment l’attitude des deux femmes. Si la lettre était décachetée, on comprendrait que la maîtresse fasse part des nouvelles à la servante. Mais puisque le contenu est encore inconnu, quelle est la nature de l’échange qu’elles entretiennent, quelle information possède la servante qui lui permet, par un sourire, de répondre au regard interrogatif de la maîtresse ? Balayons rapidement plusieurs hypothèses :

  • La lettre importune : c’est la lettre d’un fâcheux, d’un soupirant mal en cours. « Encore lui ? » soupire la maîtresse en rendant la lettre à la servante amusée, sans interrompre la musique pour si peu.
  • La lettre attendue : la maîtresse est très courtisée. Comme le montrent les tableaux dans le tableau, elle a au moins deux amoureux, un marin et un campagnard. L’un des deux vient de se déclarer, elle a reconnu l’écriture. « J’étais sûre que ce serait celui-là ! » dit la servante.
  • La lettre redoutée : la maîtresse attend des nouvelles d’un être cher, parti en voyage ou à la guerre : mari, frère, père… Mélancolique, elle n’a plus le goût de coudre et cherche un dérivatif dans la musique.


Vermeer la lecon de musique detail

La Leçon de musique, détail

« Musica laetitiae comes medicina dolorum » (la Musique, compagne de la Joie, remède des Douleurs) , comme le dit la sentence écrite sur le virginal dans un autre tableau. Et voici que le courrier est là et qu’au dernier moment elle hésite à ouvrir la lettre, redoutant une mauvaise nouvelle. Le sourire de la servante l’encourage.

Cette hypothèse de la lettre reçue soulève suffisamment de questions pour qu’il soit légitime de tenter d’interpréter la situation à rebours : et si la lettre que la maîtresse montre à la servante était plutôt une lettre à envoyer, à remettre en mains propres ?


L’hypothèse de la lettre envoyée


L’hypothèse de la lettre envoyée pose immédiatement un problème : puisque la maîtresse est en train de jouer de la musique et qu’on ne voit aucun moyen d’écrire, c’est qu’elle a écrit la lettre auparavant. Or les pantoufles et le balai suggèrent qu’elle vient juste de héler la servante, qui était en train de laver : alors, pourquoi ce besoin soudain d’envoyer la missive ?


Pour jouer de la cithare

A la réflexion, la difficulté n’en est peut être pas une. L’instrument que tient la maîtresse est en fait une cithare, qui possède des cordes métalliques et donne un son moins nostalgique et plus puissant que le luth (un peu comme un banjo). Or, alors que le luth se joue à mains nues, la cithare nécessite un mediator pour la main droite : main qui, justement, tient la lettre. La maîtresse n’est peut être pas en train de jouer, comme nous l’avions posé pour acquis : elle s’apprête à le faire, et vient juste de saisir la cithare.


Avant la musique

Dès lors, on peut lire la scène autrement. La maîtresse a écrit la lettre dans le coin caché de la pièce, à la lumière de la fenêtre. Après avoir cacheté la lettre, elle vient juste de changer de chaise. Le tableau nous montre le dernier moment avant l’envoi : elle tend la lettre à la servante et l’interroge du regard pour s’assurer qu’elle a bien compris sa mission, celle-ci opine en souriant. Ou bien, si on suppose une plus grande familiarité, la dame prend la temps de converser avec la servante pour avoir son avis de femme, et celle-ci la rassure. Finalement, la dame prend sa cithare et la servante va remettre ses pantoufles, pour s’en aller porter la lettre.


La lettre envoyée

Ainsi la cithare et les pantoufles, qui semblent plaider pour la lettre reçue, peuvent être retournés en faveur de la lettre envoyée : il suffit de considérer qu’ils ne se réfèrent pas à des activités interrompues, mais à des activités qui commencent :

Vermeer Johannes The_Loveletter_activite3


Vermeer et les lettres

Au total, Vermeer aura traité six fois des situations épistolaires.

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La liseuse, vers 1657-59, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde
Opnamedatum: 2011-06-09E foto

Jeune femme en bleu, vers 1662-65 Rijksmuseum, Amsterdam

Dans quatre tableaux , il montre des situations simples : pour les lettres reçues, une femme isolée est en train de lire à la lumière d’une fenêtre.


lady_writingJeune Femme écrivant une lettre, vers 1665-66, National Gallery of Art, Washington lady_writing_a_letterLa lettre, vers 1670-71, National Gallery of Ireland, Dublin

Pour les lettres en cours d’écriture, la main de la dame (seule ou avec une servante) tient une plume et est posée sur une feuille.


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Une dame et sa servante, vers 1666-67, Frick Collection, New York

Dans ce cinquième tableau, il peut y avoir ambiguïté : la servante tient une lettre fermée, et la maîtresse a la main posée sur une plume et un paquet de feuilles, à côté d’un écritoire, mais n’est pas pour autant en train d’écrire : l’interprétation la plus simple est qu’il s’agit d’une lettre à poster, mais le geste d’incertitude et de surprise de la maîtresse (elle se tient le menton) peut suggérer une coïncidence : la lettre vient d’arriver au moment où elle se préparait à écrire.


L’ambiguïté organisée

Dans « La lettre d’amour », Vermeer a poussé à son terme la suppression des repères interprétatifs : le lettre n’est pas en train d’être lue (elle n’est même pas décachetée), mais on ne voit pas pas pour autant un des éléments qui suggèrent habituellement l’écriture (table, plume, feuilles, écritoire).

La familiarité de Vermeer avec les sujets épistolaires élimine toute maladresse. C’est sciemment et savamment qu’il organise l’ambiguïté, afin de nous empêcher de conclure.


La popularité des sujets épistolaires dans l’art hollandais ne tient pas seulement à des causes historiques ou sociologiques, mais aussi à des causes esthétiques, intrinsèques au thème. Peindre et écrire sont deux activités concurrentes quand il s’agit de transmettre une représentation du monde : englober une lettre dans un tableau, c’est proclamer, en un certain sens, la supériorité de l’art du peintre. Mais c’est aussi, immédiatement, se heurter à une aporie : car s’il est possible de montrer l’objet « lettre », il est impossible de représenter picturalement son contenu, sauf à recopier le texte au microscope, avec un pinceau à un seul poil.

Conscients de cette limite, les artistes hollandais, plutôt que de tenter de forcer artificiellement le passage, ont exploité avec bonheur le mystère inhérent au thème :« Centre de l’attention des personnages et donc du message supposé du tableau, la lettre ne révèle pas son contenu … et le peintre ne donne pas les moyens d’identifier ce contenu par la gestuelle et la mimique des personnages. » (Arasse, p 149). Svetlana Alpers a résumé en une phrase cet effet « joker » de la lettre dans le tableau : « La lettre substitue ou représente des faits et des états d’âme invisibles. » (Alpers, 1990, p 328)

Vermeer s’est appuyé sur ce goût hollandais de l’indéterminé pour pousser plus loin la limite : non seulement il ne tente pas d’éclairer le contenu de la lettre par les gestes des personnages, mais il fait exactement l’inverse : il se sert de la lettre pour obscurcir les attitudes, au point qu’on ne sait même plus si on assiste au départ ou à l’arrivée du courrier.


Metsu_Dublin_femme_lisantJeune femme lisant une lettre, Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin Vermeer-Johannes-The_Loveletter1.jpgLa lettre d’amour, Vermeer, 1667-68, Rijksmuseum, Amsterdam

La comparaison de ces deux chefs d’oeuvre pratiquement contemporains que sont le diptyque de Metsu et la Lettre d’Amour de Vermeer, montre des exigences très hautes, mais totalement opposées quant à la manière de transcrire les idées en peinture. Car les deux sont des tableaux théoriques : il ne montrent pas une anecdote, ils dissertent sur ces thèmes d’époque que nous nommerions aujourd’hui, avec notre moderne cuistrerie, la « communication épistolaire » et la « dialectique maîtresse/servante ».

Véritable providence des futurs traités sur la communication, Metsu décompose à l’extrême le thème de la lettre, jusqu’à consacrer un tableau à chaque phase du processus : l’émission puis la réception, l’écriture puis la lecture. Vermeer au contraire juxtapose les deux phases, au point que le tableau semble être dédié, non pas à un événement précis, mais à l’intégration de toutes les situations épistolaires possibles. Esprit d’analyse contre esprit de synthèse.

Pour traiter le thème de la maîtresse et de la servante, Metsu prend soin de séparer les rôles et de respecter les hiérarchies, isolant les deux femmes dans des espaces parallèles. Vermeer au contraire utilise l’étroitesse de la fente lumineuse pour créer une connivence, une fusion des conditions sociales, autour du thème fédérateur de la lettre d’amour. Esprit de distinction contre esprit de cohésion.

Dans le contenu narratif, Metsu se montre explicite, linéaire : le coussin sert à broder ; le seau sert à aller au marché ; le dé tombé à terre signale l’événement inopiné ; la lettre est lue sitôt arrivée ; la marine stipule qu’elle parle d’amour. Vermeer au contraire dédouble les indications, tout en les inhibant aussitôt : la maîtresse pourrait broder et jouer de la musique, mais elle ne fait ni l’un ni l’autre ; la servante pourrait laver ou bavarder, mais elle est pour l’instant immobile et muette ; les pantoufles disent aussi bien la spontanéité que l’acte réfléchi ; la lettre est là, mais cachetée ; la marine est flanquée d’une scène bucolique qui « dissout la référence amoureuse » (Arasse, p 65, [2]) . On pourrait baptiser cette technique : le brouillage par démultiplication des possibles.

Dans chacun des tableaux, un personnage nous montre ce qui devrait être le véritable titre : « Le rideau tiré » pour Metsu, tant le geste de la servante mime l’état d’esprit qui est demandé au spectateur : regarder sous le voile et contempler le vrai sujet. Chez Vermeer, l’objet éponyme est bien sûr « La lettre cachetée ». Esthétique du dévoilement contre esthétique du scellement.

Le diptyque de Metsu fait l’apologie de cette miraculeuse abolition de l’espace qu’a constitué, au XVIIème siècle, l’invention du courrier. Mais sans le savoir, en montrant côté à côte, dans la simultanéité de l’accrochage, deux états successifs de la communication, il abolit aussi le temps et anticipe sur nos moyens modernes : on pourrait, dans la main du jeune homme, de son amoureuse et de la servante, glisser à la place du papier un téléphone portable sans dénaturer outrageusement le sens de la composition.

Deux siècles avant la « Lettre volée » de Poe, qui est cachée justement parce qu’elle est visible, la « Lettre cachetée » de Vermeer introduit une autre notion résolument moderne, celle de l’objet paradoxal. Si nous avons l’esprit aux analogies mathématiques, nous dirons que la lettre est là pour rendre la scène véritablement indécidable, au sens qu’on applique aux théories incomplètes : dans l’axiomatique du tableau – autrement dit les objets qu’il nous montre et les énoncés que nous pouvons en déduire, la lettre cachetée nous dit simultanément : « J’arrive » et « je pars ». Si nous avons plutôt l’esprit quantique, nous dirons que la lettre de Vermeer anticipe le chat de Schrödinger, dont la vie ou la mort ne se décide qu’à l’ouverture du couvercle : elle aussi, tant qu’on ne fait pas sauter le cachet, est dans un état mélangé de réalité, à la fois envoyée et reçue.


Références :
[1] Elise Goodman, « The Landscape on the Wall in Vermeer », The Cambridge Companion to Vermeer (Cambridge Companions to the History of Art), 2001, pp. 76-78.
[2] Arasse, L’ambition de Vermeer, Adam Biro 2008

3.3 La lettre d'amour : la pièce sombre

28 mai 2016
Pantoufles_servante_maitresse Vermeer Johannes The_Loveletter_composition

Tandis que dans « Les Pantoufles » de Hoogstraten, les domaines de la maîtresse et de la servante se séparent distinctement, ils obéissent ici à une logique d’imbrication à l’intérieur de la zone éclairée.

Nous allons maintenant abandonner la vision centrale pour la vision périphérique, laisser s’accommoder notre regard au flou et à la pénombre, et essayer de comprendre le rôle de ce « sas » au travers duquel nous voyons la pièce claire.



Le sas : côté carte



Les Pays-Bas et les cartes

Vermeer Johannes The_Loveletter_carte
La carte qui nous est montrée a pu être identifiée comme étant celle de la Hollande et de la Frise Occidentale, éditée en 1620. La mer est en haut et la terre en bas (la position conventionnelle du nord n’étant pas figée à l’époque).

La présence obsessionnelle des cartes dans les intérieurs hollandais exprime le besoin de ce petit pays de contrôler l’espace :

« Le prestige des cartes géographiques tient à ce qu’elles font connaître des lieux ou des pays éloignés, inconnus de celui qui les regarde, et dont elles mettent une représentation exacte devant les yeux » ( Arasse, l’Ambition de Vermeer, p 125)

De manière comparable, la société du XIXème siècle  affichera sa préférence pour le contrôle temporel, sous la forme omniprésente et omnisciente du calendrier des Postes.

La carte et la lettre

Le prestige de la carte est, d’une certaine manière, similaire à celui de la lettre : elle met en relation immédiate, sous nos yeux; deux endroits du monde aussi éloignés que l’on veut. Géographie et courrier se complètent comme théorie et pratique.


Vermeer et les cartes

Vermeer Carte Officier et jeune fille riantSoldat et femme riant,
1655-60, Collection Frick, New York
Vermeer Carte Jeune fille en bleuJeune Femme en bleu, 1662-65, Rijkmuseum, Amsterdam

Vermeer a représenté  la même carte (Hollande et Frise Occidentale) dans ces deux tableaux, cette fois très distinctement et en bonne place sur le mur du fond.

Vermeer Carte Art peintureL’Art de Peindre, 1662-68, Kunsthistorisches Museum, Vienna carte de Claes Jansz VisscherLes dix-sept provinces du Pays-Bas, carte de Claes Jansz Visscher

Ici, la carte embrasse la totalité des Pays-Bas.


Vermeer Carte Femme au luthFemme au luth, 1662-1664, Metropolitan Museum of Art, New York Vermeer Carte Femme a sa fenetreFemme à la fenêtre, 1662 – 1665, Metropolitan Museum of Art, New York

Ici, la carte atteint son extension maximale : la totalité de l’Europe.

Le motif de la carte géographique est donc fréquent chez Vermeer (6 tableaux sur 34) :  celle de « La lettre d’amour » (1667-70) est la dernière, et a subi le processus de stylisation croissante qui caractérise ses oeuvres tardives. Les cinq autres sont si précises qu’elles ont très certainement été peintes au moyen d’une camera obscura [1].

La carte de « La lettre d’amour », la seule floue, vue de biais et dans l’ombre, est aussi la seule qui n’a pu être peinte grâce à ce dispositif : ce point aura son importance plus loin (voir 3.4 La lettre d’amour : un pan de mur gris)


Le mur tâché

Vermeer Mur Laitiere Vermeer Johannes The_Loveletter_coulures

Il existe dans l’oeuvre de Vermeer des murs éloquents : par exemple celui de « La laitière », criblé de traces de clous  (indices d’une carte disparue ?) . Mais celui de « La lettre d’amour » est inexpliqué, avec ses coulures suspectes provenant de derrière la carte, et qui ne peuvent donc pas être attribuées au lavage par la servante.

Faut-il leur attribuer une valeur symbolique, celle d’un signe obscur et flou, jouxtant la signature claire et distincte du peintre ? Faut-il comprendre que la carte sert de cache-misère à une humidité permanente ? Dans ce cas, le sas ne peut pas être le couloir d’accès à la pièce d’apparat, avec ses carrelages et sa cheminée monumentale : mais plutôt une sorte de cagibi, de débarras.

A regarder la cloison gauche, il semble que la riche maison abrite un cabinet secret et un vice caché.



Le sas : côté chaise



Les carnets  de musique

Vermeer Johannes The_Loveletter_partition
Les deux carnets froissés et jetés en désordre  l’un sur l’autre évoquent la musique, mais surtout le relâchement des moeurs qu’elle suscite : indices d’une vie nocturne mouvementée ?

L’écharpe

Vermeer Johannes The_Loveletter_echarpe
Posée à la va-vite sur le dossier, elle confirme l’impression de désordre. Elle se compose d’un tissu bicolore jaune et bleu, qu’on retrouve dans quatre autres tableaux


Vermeer et les écharpes

Vermeer Echarpe jeune fille perleLa jeune fille à la perle, 1665-67, Mauritshuis, LaHaye Vermeer Echarpe art peintureL’Art de la Peinture, 1662-68, Kunsthistorisches Museum, Vienne

C’est elle qui sert de turban à la célèbre jeune fille. On la remarque aussi parmi les objets du peintre,  posée dans prolongement du  masque en plâtre comme s’il s’agissait  là encore d’une sorte de coiffe. Non content de récupérer d’un tableau à l’autre les mêmes objets et le même vocabulaire graphique, Vermeer s’adonne sans doute à une forme d‘auto-citation, que l’absence de chronologie précise nous empêche à tout jamais d’apprécier.

Vermeer Echarpe jeune femme en bleu

Jeune femme en bleu,1662 – 1665,Rijksmuseum, Amsterdam

Cliquer pour voir l’ensemble du tableau

Ici, l’écharpe est posée sur la table parmi les autres accessoires de beauté (perles, boîte à bijoux, ruban).


Vermeer Echarpe Allegorie foi echarpe Vermeer Echarpe Allegorie foi serpent

Allégorie de la Foi, 1670-1674, Metropolitan Museum of Art, New York

Mais c’est dans cette allégorie que l’écharpe prend une signification symbolique plus forte : coincée sous le Livre Saint comme le serpent sous la pierre, elle représente un ornement futile, une vanité à abandonner.

Un objet mixte

Inv.no. OS I-111
Banquet des officiers du corps des archers de Saint-Adrien,
Frans Hals, 1627, Musée Frans Hals, Haarlem

Si l’écharpe peut servir de turban à la jeune fille à la perle, elle peut tout aussi bien être portée en sautoir par d’honorables officiers : accessoire de beauté et de vanité, elle pare les deux sexes de sa splendeur mordorée.

La tenture

Vermeer Johannes The_Loveletter _rideau

Classiquement, Vermeer utilise la tenture comme objet repoussoir, permettant de séparer les plans et l’accentuer l’effet de profondeur. Ici, en plus de sa valeur décorative, elle a de fait une utilité pratique : celle de fermer l’ouverture. Remplace-t-elle ou double-t-elle le battant ? Quoiqu’il en soit elle est vue de recto : ce qui élimine l’hypothèse du débarras et remet en selle celui du cabinet secret, confortablement aménagé.



Le secret du passage



Un lieu abstrait ?

Le monde du premier plan est-il sombre, ou a-t-il été dépossédé de ses couleurs ? En tendant vers le noir et blanc, il se rapproche de cette autre abstraction du réel qui est le sujet même du tableau : la lettre. Comparer peinture et écriture était un sujet de réflexion pour la théorie de l’art de l’époque :

« A la gloire des couleurs nous devons ajouter l’art d’écrire en noir et blanc… Si éloignés qu’ils soient, les gens peuvent se parler au moyen de ces messagers silencieux. »  1604, Karel Van Mander, cité par [2].

Bien que le premier plan puisse sembler artificiel par bien des points (voir 3.4 La lettre d’amour : un pan de mur gris), il est difficile d’admettre qu’il s’agisse d’une pure construction intellectuelle. A l’inverse, faut-il  tenter de la décrypter de manière policière ?


Un lieu masculin ?

Le rideau se lève sur le monde lumineux des femmes. En deçà, les objets des plaisirs nocturnes (la partition, l’écharpe ôtée) et du territoire contrôlé (la carte) évoquent inévitablement, par une sorte de contraste simultané, une présence masculine.



Nicolaes Maes The eavesdropper 1657 Dordrechts Museum Dordrecht detail

L’oreille indiscrète (The eavesdropper) détail
Nicolaes Maes, 1657, Dordrechts Museum, Dordrecht
Cliquer pour voir l’ensemble du tableau

Ceci sans qu’aucun des objets ne soit caractéristique du sexe fort, à la différence de ce premier-plan très explicite de Nicolaes Maes.

Chez Vermeer, toute la finesse de la composition est de suggérer sans prouver : nous sommes amenés  à penser que la servante vient de traverser le sas, de poser ses pantoufles  pour ne pas laisser de trace sur le dallage en train de sécher et de tendre à sa maîtresse   la lettre qui vient d’arriver.

Certains sont même plus précis dans le scénario :

« Probablement, le jeune homme invisible est arrivé plus tôt que prévu, a donné sa lettre et fait des confidences à la servante : il se cache maintenant près de la chaise de l’antichambre, pour voir comment s’exprime le plaisir de la jeune femme. Son mouvement dérange les feuilles de la partition.Si c’est bien là l’intention de Vermeer, alors la position du point de fuite permet de mettre le spectateur à la place du supposé visiteur… » Lisa Vergara, [2]


Un lieu louche ?

Vermeer Johannes The_Loveletter Tenture fruit
L’écharpe dénouée et jetée sur le dossier suggère-t-elle un déshabillage hâtif ? Les deux partitions, froissées comme des linges et couchées l’une sur l’autre sont-elles une allusion  au rapprochement amoureux ( à la manière des deux vêtements qui se frôlent sur la patère de de Hooch) ? Faut-il traquer dans les lourdes floraisons et fructifications de la tenture, dans le gros concombre caressé par l’écharpe,   une imagerie du plaisir ? Les tâches au mur ne sont-elles pas suspectes ?

De même que les deux femmes visibles génèrent par contrepoids une présence masculine invisible, de même le cabinet noir ouvrant sur la  pièce blanche ajoute mécaniquement au regard une tension érotique. Par ses objets sainte-nitouche, ni ouvertement suggestifs ni totalement innocents, par sa sous-détermination délibérée, Vermeer joue avec notre voyeurisme, l’excitant et le mitigeant à la fois.

Un hors-champ fertile

Tout ceci évoque un autre maître de la spécialité :

« Le cinéma… chez Hitchcock, est un art de voyeur. La mise en scène n’exhibe pas, elle suggère. Et pour ce faire rejette l’improvisation, l’incarnation trop forte des personnages, au profit de la pure exécution. Oui, peu importe que le jeu des acteurs semble figé et que le moindre geste du corps ou mouvement de la caméra paraisse trop délibérément planifié : c’est indirectement, par rebond, suggestion, que le réalisateur tisse sa toile. Déterminisme invisible et insidieux. Dans un tel dispositif, le hors champ joue un rôle décisif : un réseau étroit de correspondances le lie à ce que l’écran dévoile, à ce qu’il implique – aussi sûrement qu’un baiser interdit implique un frisson érotique… » Antoine Benderitter, à propos de Psycho d ’Alfred Hitchcock [3]

Un exemple possible de ces correspondances est la tenture :  placée derrière la chaise du « visiteur », quel qu’il soit, elle établit un lien avec les deux femmes, par le biais du panneau en cuir de Cordoue aux floraisons  rouge et or.


A ce stade, retenons deux points forts de ces interprétations du cabinet noir  :

  • il se place sur un plan plus abstrait que la scène claire ;
  • en tant que « hors-champ » de celle-ci, il pourrait entretenir avec elle des correspondances fructueuses.

Cherchons lesquelles…



De l’abstrait au concret

Une première piste est celle des deux objets « abstraits »  que renferme le cabinet noir, et qui peuvent facilement être mis en relation avec des éléments de la scène claire.

Il est séduisant de  mettre la carte en correspondance avec les deux tableaux situés juste derrière : le paysage et la marine concrétisent ce qu’elle décrit, à savoir la terre et la mer.

De la même manière, les cahiers de musique nous mènent jusqu’à la cithare, et même un peu au-delà, jusqu’à la lettre : une partition décrit de manière abstraite les notes et les paroles, que concrétisent l’instrument  et la lettre, objet de la discussion animée entre les deux femmes.

Nous voici donc avec deux trios d’objets qui proposent  un parcours similaire, de l’abstrait vers le concret.

La tentation est grande de chercher deux autres trios.


Les vêtements ôtés

Nous avons dit que l’écharpe suggère le déshabillage ; mais à l’évidence, les pantoufles aussi ! Et le troisième terme de la série est vite trouvé : le linge contenu dans la panier.



Vermeer Johannes The_Loveletter _panier
Il est raisonnable de penser que la jeune femme n’est pas en train de repriser de vieux draps, mais qu’elle se livre  à une occupation plus en rapport avec son âge et son rang : broder à son chiffre les pièces de son trousseau.
D’autant plus que, pour nous aiguiller vers ce thème, Vermeer a apposé juste au dessus du panier sa propre signature.

Que nous dit ce nouveau parcours, de l’écharpe aux pantoufles puis au linge  ?

  • L’écharpe est un vêtement indifférencié qui peut aller à tout le monde, homme ou femme.
  • Avec les pantoufles, nous réduisons le domaine :  c’est un modèle pour servante, ayant la bonne pointure.
  • Enfin, avec le linge brodé, nous culminons dans l’unicité et l’intime : il n’appartient qu’à cette dame, de même que le tableau n’appartient qu’à Vermeer.

Cette série constitue encore une variante du passage de l’abstrait au concret, mais dans une modalité particulière :  de l’indifférencié à l’unique, du général au particulier. Ce que nous appellerions aujourd’hui : une personnalisation.


Le quatrième trio

Il ne nous reste plus que trois éléments disponibles  : les traces sous la carte, le balai et l’aiguille fichée dans le coussin.

Plutôt qu’aux objets, intéressons-nous au geste qu’ils évoquent : couler , balayer, piquer : du moins réglé au plus maîtrisé, de l’aléatoire à l’intentionnel.

Le terme qui traduit le mieux cette transition est certainement celui de : « définition croissante ».

Vermeer Johannes La jeune fille a la toque rouge detail
La jeune fille à la toque rouge (détail)
Vermeer, 1665-67, National Gallery of Art, Washington

Cliquer pour voir l’ensemble

Trois modalités de la touche de Vermeer que ce détail met particulièrement en évidence : le fond indéfini, les coups de brosse de la dentelle et du velours, le pointillisme de la tête de lion.


Quatre parcours de la marge au centre

Vermeer Johannes The_Loveletter_schema_peinture

Juxtaposés, les quatre parcours prennent une cohérence d’ensemble.

Les deux qui partent de la cloison de gauche illustrent deux questions techniques que  le peintre doit se poser  :

  • celle de la Représentation, de son exactitude, de son réalisme : une carte est plus facile à dessiner qu’un paysage champêtre, lui-même surclassé en terme de difficulté  par les marines ;
  • celle de la Définition : quel degré choisir, entre le flou aléatoire, la touche large ou le pointillisme.

Les deux qui partent de la cloison de droite illustrent deux questions esthétiques :

  • celle de l‘Interprétation : comment passer d’une composition théorique,  sur le papier, à une oeuvre vivante et incarnée ;
  • celle de la Personnalisation : comment passer d’un sujet général  – la réception du courrier – à une scène de genre singulière et unique: la « Lettre d’Amour » de Vermeer.


Une chaise déjà vue

L’Art de la Peinture (détail)
1662-68, Kunsthistorisches Museum, Vienne
Cliquer pour voir l’ensemble

Revenons au tableau le plus ambitieux et le plus théorique de Vermeer : à côté de l’écharpe déjà mentionnée, un cahier (de musique ?) est posé sur la table. Un rideau , une carte de géographie. Et surtout une chaise vide au premier plan, une chaise que nous reconnaissons…

Que tous les objets du cabinet sombre puissent être vus comme une auto-citation de « L’Art de la Peinture », voilà qui suggère fortement que la « Lettre d’Amour » nous parle elle-aussi d’Art. Mais d’une manière diffuse, intuitive, murmurée, bien différente du discours brillant et de l’allégorie triomphale.



A la carte d’une clarté et d’une précision surhumaine répond une carte sombre, floue, et vue de biais : après la démonstration de la virtuosité, voici celle de la profondeur.

Ainsi vient se glisser sur la chaise, à la place de l’amoureux plus ou moins voyeur que tout nous laissait supposer, une présence bien plus inattendue  : le peintre-metteur en scène, venu discrètement partager avec nous quatre pensées intimes. Si nous savons accommoder notre oeil de la pénombre à la clarté, nous comprendrons que le spectacle qu’il nous montre n’est autre que ce dialogue très intime qui se trouve au coeur de toute création artistique : entre le savoir-faire  et le savoir quoi-faire, entre la Servante et la Maîtresse.

La lettre que le Maître dans l’ombre envoie aux deux femmes dans la  lumière est bien une déclaration d’amour : celle du Peintre à la Peinture.



Vermeer Johannes The_Loveletter_tableau_peinture



Références :
[2] Lisa Vergara , Love Letters Tutch genre paintings in the age of Vermeer, Frances Lincoln Edition 2003, p 57

3.4 La lettre d'amour : un pan de mur gris

28 mai 2016

Par opposition aux vues depuis une porte de Hogstratten et de de Hooch,  le cadrage de « La lettre d’amour » est délibérément elliptique : on ne voit ni le battant ni le bas des cloisons. Cette absence de repères perspectifs accentue le contraste entre la pièce surexposée, surdéterminée,  et le sas sous-exposé, mal défini.

Nous allons voir que les intentions de Vermeer vont bien au delà d’un simple effet de contraste.



Un sas mal défini



Vermeer Johannes The_Loveletter_perspective
La perspective est rigoureuse : le tableau, qui est tout petit (44cm x 38,5 cm)  doit être vu d’assez loin (environ 87 cm).

Il est facile de prolonger le dallage vers l’avant-plan : mais il faut faire des hypothèses pour positionner  la chaise  dans le sas. Certains disent que celle-ci est trop grande, d’autres que la porte est trop étroite.


steadman loveletter profilsteadman loveletter plan

Vue de côté
Vue en plan
Reconstruction par Philip Steadman [1]

Dans cette reconstruction très précise, Steadman a tenu compte de la taille d’objets réels de l’époque pour déterminer celle des carreaux : 29.3 cm. On voit que si la chaise est de taille normale,  la porte est effectivement assez étroite (un peu plus de deux carreaux, soit 62cm), ce qui est étonnant pour une porte donnant accès à la pièce d’apparat avec sa grande cheminée.

A noter que l’embrasure est dissymétrique : à gauche elle est à ras de la cloison ;  à droite,  il semble y avoir une portion plate, puis un ressaut.

Cette reconstruction du « sas » se heurte à deux difficultés : la première est cette bande gris clair, plus lumineuse en bas qu’en haut : s’il s’agit  d’un ressaut, cette face, perpendiculaire au plan de le porte, ne serait pas visible depuis le point de vue choisi.[2]


steadman loveletter plan detail

Il pourrait s’agir d’un ébrasement (ligne rouge oblique sur le schéma), ce qui accentuerait encore, de manière inexplicable, la dissymétrie entre les deux montants. De plus, cette face serait dans l’ombre. Et à supposer qu’elle soit légèrement éclairée, la partie la plus lumineuse devrait être en haut (puisque dans la pièce claire la lumière vient du haut à gauche).



Deuxième difficulté, encore plus étonnante : on voit très bien sur le plan que la porte n’est pas en face de la cheminée, mais décalée sur sa gauche.

Résumons-nous. Soit nous admettons, comme beaucoup, que l’exactitude optique de Vermeer n’est pas toujours parfaite et que parfois prime sur elle une raison esthétique ; soit il nous faut expliquer :

  • pourquoi la porte est trop étroite
  • pourquoi elle n’est pas en face de la cheminée
  • à quoi correspond ce petit pan de mur gris clair.


L’hypothèse du corridor

« La pièce possède un autre aménagement étrange. Sur un des côtés de l’embrasure, Vermeer a peint une bande lumineuse entre deux bandes sombres, créant un trio vertical sombre-clair-sombre. Ce détail… se voit dans une oeuvre précoce de Vermeer, « Le jeune fille endormie », et dans « Les Pantoufles » de Samuel van Hoogstraten. Dans ces  tableaux, les deux embrasures sont séparées par un couloir. Ceci suggère qu’il existe aussi un couloir dans « La lettre d’amour » entre la pièce du fond et celle du premier-plan, bien qu’il soit invisible. » [3]



Vermeer jeune fille dormant perspective

La jeune fille endormie

Dans cette vue plongeante, on voit effectivement un couloir entre les deux portes : mais le reconstruction de Steadman montre que dans « La lettre d’amour » il n’y a pas la place nécessaire. De plus, pour que le pan de mur gris corresponde à la cloison d’un couloir, il faudrait que la seconde porte soit plus étroite que la première.

Donc hypothèse à rejeter.


L’hypothèse du double miroir

RH Wilenski article1 RH Wilenski article2

Cette hypothèse très ingénieuse, tombée totalement dans l’oubli, a été proposée en 1929 par R.H. Wilenski [4]. Devant les difficultés que pose le raccordement entre les deux pièces, cet auteur tranche le problème radicalement : il n’y a qu’une seule pièce avec, sur la cloison dans le dos du peintre,  un grand miroir posé à gauche d’une chaise et voilé par un rideau tombant de droite à gauche, que Vermeer regarderait à l’aide d’un second miroir (qui inverse à nouveau l’image).

Cette hypothèse implique que le miroir se trouverait coincé dans  l’angle, tout contre la carte affichée sur la cloison de gauche. Il faudrait également supposer un spot de lumière tombant sur les personnages et laissant dans l’ombre la chaise et la carte.

Outre sa complexité gratuite,  ce dispositif se heurte surtout au fait qu’à l’époque de Vermeer, d’aussi grands miroirs n’existaient pas.

L’hypothèse de la seconde lumière (interprétation personnelle)

vermeer loveletter pan de mur gris avec lumiere
Regardons maintenant le fameux pan de mur en imaginant qu’il existe, à l’intérieur du sas, une petite source lumineuse située sur la droite : le relief s’inverse, la cloison derrière la chaise apparaît légèrement en creux par rapport au montant de la porte.


Le « dedans du dedans »

Vermeer Johannes Art de la Peinture_rideau
Un petit jeu optique tel que celui-ci est bien dans l’esprit de Vermeer. Par exemple, dans l’« Art de la Peinture », le rideau qui ferme l’atelier est partiellement replié sur lui-même, de manière à nous laisser voir la face que nous ne devrions pas voir, le « dedans du dedans », selon l’expression de D.Arasse [5].

Ici, Vermeer nous montre en somme le relief du creux.


L’hypothèse de la cloison coulissante (interprétation personnelle)

Elle résout d’un seul coup toutes les anomalies :

  • l’absence du battant de la porte ;
  • l’étroitesse de l’ouverture ;
  • sa non-symétrie par rapport à la cheminée ;
  • la présence et la luminosité de la face gris clair.


Vermeer Johannes The_Loveletter_camera obscura

Celui-ci apparait comme le montant gauche d’une cloison coulissante, peut être une simple toile tendue entre des poteaux. En le faisant glisser vers la gauche, le petit trou lumineux viendra se positionner à l’emplacement du point de fuite.

Le sas pourrait donc être une « camera obscura » de type cabine,  et la chaise celle de Vermeer, observant et reproduisant l’image qui se projette en face de lui.


steadman construction

Cette hypothèse a été envisagée par P.Steadman [6] . A la suite de travaux de cet auteur, une reconstruction convaincante de la manière dont Vermeer aurait pu utiliser une camera obscura de grande taille a donné lieu à une expérimentation très convaincante [7].



Nous avons vu dans 3.3 La lettre d’amour : la pièce sombre que, des objets du  sas à ceux de la pièce claire, il est possible de distinguer quatre parcours symbolisant quatre modalités de l’acte de peindre : à savoir transcrire une vision objective du monde en une représentation subjective.

Si le sas évoque la camera obscura de Vermeer, il serait logique que dans l’autre sens, de la pièce claire à la pièce sombre, les quatre parcours  aient quelque chose à voir avec cette technique : à savoir la production automatique d’une image objective du réel.



Vermeer Johannes The_Loveletter_camera obscura_schema

Depuis les tableaux

De la même manière que le géographe produit une carte – à savoir une  projection d’un territoire aussi exacte que possible, la camera obscura projette automatiquement  sur le mur une image parfaite du monde.

Nous avons remarqué que cette sixième et dernière carte géographique est justement la seule qui n’a pu être peinte avec l’aide de ce procédé : Vermeer n’a pas voulu nous montrer un schéma technique de sa camera obscura, mais plutôt une évocation en quatre idées : la première étant celle de la projection.

Depuis le coussin à broder

Vermeer Johannes The_Loveletter_trois traits
Du coussin au balai puis au mur tâché, on peut maintenant s’intéresser aux types de lignes dont ces trois objets sont porteurs : le fil à broder très fin, les crins plus grossiers,  enfin  les épaisses coulures.

Ce passage de l’infime au large, mais aussi du précis au flou, rappelle deux particularités de la camera obscura : sa capacité d’agrandissement et sa mise au point permanente (la faible profondeur de champ empêchant que toutes les zones soient nettes simultanément).

Voilà qui donne au moins une justification théorique à la présence de ces grandes coulures,  inconcevables en pratique dans la propreté d’une maison hollandaise.


Depuis la lettre

De la lettre à la cithare, puis à la partition, nous suivons le parcours contraire de l’interprétation : celui de la transcription, qui va du subjectif à l’objectif, du sensible au figé. Tout comme le musicien transcrit en mots et en notes les voix et les sons, la camera obscura produit automatiquement une mise à plat du spectacle du monde.

Un corollaire pourrait être une allusion au grand avantage de cet instrument : donner au peintre un moyen d’aboutir à l’exactitude des tons, tout comme la portée permet d’atteindre l’exactitude des notes.


Depuis le panier à linge

Du linge marqué aux pantoufles, puis à l’écharpe asexuée, la transition est l’inverse de ce que nous avions appelé « personnalisation ». On pourrait parler d« objectivation » ou de « distanciation », à savoir le remplacement  de ce qui est unique et intime par une représentation anonyme. On imagine, pour les tout premiers spectateurs de la camera obscura, la puissance de cet effet « photomaton » auquel, rodés à identifier  la personne et son cliché, nous ne sommes plus guère sensibles.


Supposons que Vermeer ait voulu  laisser aux connaisseurs un aperçu sur sa méthode de travail, sur les longues heures passées, assis face à l’image projetée  dans la pénombre de sa camera obscura… mais sans se dévoiler tout à fait.

Plutôt qu’un schéma optique, il aurait pu mettre en scène une sorte d‘évocation. Autour de sa propre chaise, la même que dans l’Art de la Peinture :

  • une carte géographique donnerait l’idée de la projection,
  • de larges coulures évoqueraient l’agrandissement et le flou,
  • une partition soulignerait la possibilité d’une transcription exacte du sensible,
  • une écharpe anonyme rappellerait la perte d’intimité inhérente à l’image automatique.



Références :
[1] Site de Philip Steadman : www.vermeerscamera.co.uk.
[2] Steadman a bien vu cette impossibilité, et ne l’explique pas. Steadman, Vermeer’s Camera, Uncovering the Truth Behind the Masterpieces, 2001, p 93 note 6
[3] In His Milieu: Essays on Netherlandish Art in Memory of John Michael Montias, « Vermeer and his thematic use of perspective », Kobayashi Sato, p 216
[4].Popular Mechanics avr. 1929 Vol. 51,N° 4 RH Wilenski
[5].Arasse, l’Ambition de Vermeer, p 195, note 13
[6] Steadman, Vermeer’s Camera, Uncovering the Truth Behind the Masterpieces, 2001, p 131 :
« Comme nous l’avons vu, il est difficile de prétendre que « La lettre d’amour » montre la même pièce que les autres tableaux, puisque le seul élément d’architecture commun est le carrelage. Supposons néanmoins que ce soit le cas. Alors le point de vue se situe à environ 1,4 m en deça de la cloison arrière. Il est séduisant de penser que nous puissions justement être en train de regarder par l’ouverture de la cloison dont nous avons supposé l’existence, comme dispositif de camera obscura. C’est la porte, pour ainsi dire, à la place de laquelle Vermeer mettait son écran translucide. Mais cette belle théorie est tuée par le triste fait que la profondeur estimée de la pièce de « La lettre d’amour », d’avant en arrière, est considérablement plus faible que celle de la pièce de « La leçon de musique »… En fait, plusieurs détails suggèrent que les éléments du premier-plan de « La lettre d’amour » ont été assemblées par Vermeer plutôt pour servir de cadre à sa vue, que pour représenter de manière complètement cohérente l’ouverture d’une porte réelle. »
[7] Suite au livre du professeur Steadman, l’ingénieur Tim Jenison a reconstitué en taille réelle l’atelier de Vermeer, le mobilier de « La leçon de musique » et repeint le tableau en utilisant une camera obscura et deux miroirs. Ses quatre années de travail ont donné lieu à un film nominé aux oscars «  »Tim’s Vermeer ». Pour un aperçu de cette expérience, on peut voir la conférence de Philip Steadman, Vermeer’s Camera and Tim’s Vermeer, UCL Lunch Hour Lectures, UCL Bartlett School of Environment, Energy and Resources https://www.youtube.com/watch?v=GFfmc4e7KgM

2.1 Le Corridor : effets spéciaux

1 mai 2016

Un départ d’escalier sur la droite, le couloir de la porte d’entrée, une antichambre et, tout au fond, un grand salon dont on voit juste la cheminée monumentale… Cette enfilade spectaculaire de pièces et d’objets est en fait une très grande peinture (260 x 135 cm), un panneau décoratif conçu comme un effet spécial.



Vue d’un Corridor

Samuel van Hoogstraten, 1662,  National Trust, Dyrham ParkHoogstraten_corridor

Nous avons la chance de connaître non seulement son premier propriétaire (Thomas Povey) mais aussi, grâce au Journal de Samuel Pepys (janvier 1663), la manière très particulière qu’il avait de présenter à ses visiteurs cette sensationnelle nouveauté  :

« Mais plus que tout je dois admirer son chef d’oeuvre de perspective, en particulier comment, lorsqu’il ouvrit la porte du réduit, je me rendis compte qu’il n’y avait là qu’une peinture plate, accrochée au mur ». [1], p 201


Hoogstraten_corridor_aujourdui

Le Corridor, présentation actuelle à  Dyrham Park Mansion


L’effet de seuil

Dans son article consacré au motif du seuil dans la peinture hollandaise, G.Cole a bien montré comment les conditions d’exposition très particulière impliquent le spectateur et son guide dans le même entre-deux pictural :

« Dans « Vue d’un corridor », l’effet de seuil n’est pas limité au seul espace. Il affecte aussi la relation entre le spectateur et l’oeuvre. Présent physiquement dans l’espace-limite que la peinture de Hoogstraten fabrique, et soumis à ses illusions, le spectateur devant le tableau peut être décrit comme oscillant entre deux mondes, celui des objets et celui de l’image. Le propriétaire du tableau lui-aussi se trouve sur le seuil, complice du trompe-l’oeil. De ce fait, prenant part au rite du dévoilement, le spectateur est momentanément « liminarisé ». Appartenant simultanément à notre monde et à celui de l’image,  le seuil, porte physique, dissout la distance et le détachement ordinaires du spectateur devant l’oeuvre et suspend,   pour un temps, son caractère fictif. »  [2]


Le point de fuite

Hoogstraten_corridor_perspective

Le point de fuite se situe à l’angle en haut à droite de l’âtre, sur la partie gauche du tableau. Le visiteur se trouvait donc à gauche de Thomas Povey lorsque celui-ci ouvrait, pour son coup de théâtre, la porte du réduit dans lequel se trouvait la peinture.  La perspective était calculée pour produire son plein effet depuis le seuil du réduit, qui devait donc faire (d’après l’écartement des points de fuites latéraux) environ 1,90 m de profondeur.

L’effet de montée

La ligne d’horizon se situe 20 à 30 cm en dessous du niveau de l’oeil d’un personnage qui,  dans le tableau,  se trouverait debout sur le carrelage. Il est donc probable que le panneau était présenté surélevé et non posé sur le sol du réduit, peut-être y avait-il à l’intérieur une ou deux vraies marches donnant l’impression que l’on pouvait monter vers le seuil fictif, entre les deux colonnes.


L’effet « 3D »

Hoogstraten_corridor_cage
Levait-il les yeux, le visiteur de Povey’s House voyait une cage suspendue quasiment au-dessus de sa tête, puisque située largement en avant des colonnes.

L’effet « ironie »

La cage à la porte battante et l’oiseau hésitant à passer par l’ouverture imitent ironiquement la situation d’incertitude du spectateur, au seuil du réduit, devant la porte à la fois ouverte et interdite.


L’effet « énigme »

Hoogstraten_corridor_lettreRegardant à droite, le spectateur voyait sur la première marche de l’escalier un billet plié, si proche qu’il invitait la main à le ramasser. Billet qui porte la date et la signature de Hoogstraten, ce qui suffit (peut être) à justifier sa présence.


Hoogstraten_corridor_cleMoins explicable et encore plus proche de la main du visiteur, dans l’ombre derrière la colonne, une clé est suspendue : juste à hauteur de la ligne d’horizon, donc littéralement « sous son nez ».

Qui dit clé dit « énigme » : reste juste à trouver laquelle.






L’effet de renversement

Hoogstraten_corridor_chien_balaiBaissant les yeux, le visiteur se heurtait au chien et au balai,  barrant sa route et le dissuadant d’avancer.

Théoricien de l’art, Hoogstraten soutenait qu’un tableau doit surprendre. Aussi, dans ses grandes perspectives difficiles à rendre vivantes, mettait-il toujours en pratique ce procédé de renversement, mis en évidence par Jan Blanc :

« Dans ces oeuvres, il joue surtout sur le renversement des habitudes visuelles des spectateurs. Alors que ceux-ci sont généralement habitués à trouver à l’avant des tableaux leurs figures et leurs motifs  principaux, ils trouvent, dans ces perspectives, des premiers plans pratiquement vides, ou uniquement constitués de figures déictiques – surtout des animaux, dont la petite taille évite d’occuper une grande place, comme des véritables figures-repoussoirs – qui les regardent, les amènent à explorer la surface du tableau à la recherche de ce qu’ils s’attendaient à trouver immédiatement au premier plan. » [3]


L’effet d’instantané

Hoogstraten_corridor_chatAprès la perruche et le chien, le spectateur remarquait un troisième animal, un chat,  braquant son regard sur lui, comme alerté par l’ouverture soudaine de la porte [A], p 203





L’effet « aspirateur »

Hoogstraten_corridor_trioAyant traversé le premier-plan et ses figures-repoussoirs, le regard du spectateur s’aventurait dans la profondeur du tableau, et  découvrait que cette enfilade de pièces, inaccessibles au visiteur en chair et en os,   n’était pas vide de toute présence humaine. En effet, dans l’antichambre, un homme en robe d’intérieur et une femme recevaient un visiteur en habit de ville, jacquette et chapeau noir.

Qui plus est, un miroir renvoyait, minuscule et non-identifiable, le visage anonyme du visiteur : autrement-dit, après la perruche perchée sur le seuil, un second équivalent du spectateur, projeté cette fois dans la profondeur de cet espace virtuel.

L’effet « indices »

Hoogstraten_corridor_verreHoogstraten_corridor_CarteAJouerEncore plus petits et moins discernables dans l’immensité du tableau, deux détails classiques des scènes légères se répondent : une carte à jouer oubliée sur le sol, sur un carreau noir du pavement, dans l’ombre de la table, évoque les ceux du jeu (c’est une cinq de trèfle ou de pique).

A l’opposé, un verre de vin rouge posé sur le  coin droit de la table dans la lumière de la fenêtre, évoque les plaisirs de la boisson.

Remarquons que ces détails sont étrangers à la scène à laquelle nous assistons :   le verre de vin n’est pas celui du visiteur (trop éloigné de lui) et les trois personnages ne sont visiblement pas là pour s’amuser : verre et carte sont donc les indices qu’une autre scène, plus légère, a eu lieu au même endroit la veille au soir.  Il se peut même que l’opposition entre le rouge du verre et le noir de la carte tombée par terre recèle un sens moral : les plaisirs finissent mal.

Une anecdote qui se dégage

Une certaine logique de la situation commence à apparaître : la servante, qui a abandonné son balai pour faire entrer le visiteur, n’a pas eu le temps de finir de ranger les reliefs de la fête : verre de vin, carte par terre, auxquels il faut sans doute rajouter le billet tombé dans l’escalier.



Soumis à un double-bind, à  la fois barré dans son avancée (le chien, le balai) et incité à tendre la main (la clé, la lettre),  le spectateur se voit placé dans la situation inconfortable de la perruche, hésitant à quitter un monde pour un autre.

Tel un rasoir à double action, le trompe-l’oeil est conçu pour agir sur lui en deux temps :

  • d’abord, au moment où la porte s’ouvre, le clouer sur place par l’illusion époustouflante de la profondeur ;
  • puis au fur et à mesure que son oeil s’accommode et jouit des délices de la désillusion, lui suggérer une autre profondeur, celle d’une énigme à déchiffrer depuis le seuil.



Références :
[1] Artifice and Illusion : Samuel van Hoogstraten, Celeste Brusati
[2] : »Wavering Between Two Worlds : The Doorway in Seventeenth Century Dutch Genre Painting » Georgina Cole, Philament : an online journal of the arts and culture – December 2006
[3] Jan Blanc, Peindre et penser la peinture au XVIIème siècle, p 235

2.2 Le Corridor : scène à quatre

1 mai 2016

Les trois personnages humains sont-ils aussi secondaires que leur taille semble l’indiquer ? Il est probable au contraire que cette miniaturisation participe du fonctionnement en deux temps du panneau : d’abord couper le souffle au spectateur, puis agacer sa perspicacité.



Une scène à deviner

Quel est donc  l’objet de cette réception en petit comité, dans l’antichambre tendue de cuir de Cordoue ? C’est un lieu plus familial, moins formel que la grande salle froide, avec sa cheminée vide : il s’agit donc plutôt de ce genre d’affaire qui se traite dans l’intimité.   Ce n’est pas non plus une affaire d’homme, puisqu’une femme y assiste,  assise sur le côté.



Hoogstraten_corridor_trioLa scène est minuscule, ce n’est pas en la regardant à la loupe que nous allons l’élucider. Si la devinette est  déchiffrable, ce ne peut être qu’en prenant du recul et en considérant la composition dans son ensemble : l’intrigue se joue, aussi,  dans le décor.



Trios classiques

La lettre, élément de perturbation placé bien en évidence sur la marche, appelle immédiatement à l’esprit deux classiques des scènes de genre : Mari/Epouse/Amant ou Père/Fille/prétendant.

Est-elle un mot doux tombé par inadvertance de la robe et qui va déclencher la catastrophe ?  Ou au contraire une demande en bonne et due forme, qui annonce la félicité ?

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Le trio de sculptures

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Hoogstraten_corridor_statues

Les bustes d’homme et de femme,  en évidence au-dessus de la porte et de la cloison grillagée, confirment que l’histoire à deviner est bien une affaire de couple. Et même d’amour, si  nous ajoutons aux bustes un troisième élément sculpté, les deux têtes d’angelots ailés qui sourient dans les écoinçons.

Mari/Epouse ou Père/Fille ? La deuxième solution est déjà la plus probable : le buste masculin, barbu, semble nettement plus âgé que le buste féminin.


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Le trio d’animaux : chien, perruche et chat

Le chien, la perruche et le chat entretiennent des relations bien connues (voir Le chat et l’oiseau)

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Le chien garde la maison et n’aime pas les chats, qui rodent et s’insinuent partout.



Hoogstraten_corridor_chat
Le chat, lui, a une dilection particulière pour les perruches, surtout lorsque leur cage s’ouvre.



Hoogstraten_corridor_perruche

La cloison losangée à travers laquelle nous voyons la femme et le visiteur suggère que celle-ci était dans une sorte de cage, cage dans laquelle l’homme en noir vient d’être admis à pénétrer. Si les trois animaux domestiques forment une métaphore des trois êtres humains,  la perruche représente évidemment la femme. Mais qui sont les deux autres membres du trio ?

Assimiler le trio chien/perruche/chat au couple Mari/Epouse/Amant n’est guère convaincant (même s’il la désire, l’amant ne mange pas l’épouse).

En revanche, la métaphore animale cadre bien avec le trio Père/Fille/Prétendant : le Père protège sa perruche précieuse, son trésor le plus cher, l’ornement de sa maison, la joie de ses vieux jours, contre tous les matous qui veulent la croquer.



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Le trio d’ustensiles : balai, cage et clé.

A chacun des trois animaux domestiques, on peut associer un ustensile.

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Balai et chien

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Ils  vont bien ensemble : tous deux barrent le seuil, tous deux sont capables de chasser un intrus : ils participent de la figure tutélaire du Gardien, qui est aussi celle du Père.

Cage/perruche

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La cage va avec la perruche : ses barreaux légers, sa porte ouverte, ajoutent à l’idée de fragilité, de vulnérabilité, et prolongent la métaphore perruche/Fille.

Clé et chat

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Enfin, la clé et le chat sont compères :  deux experts en matière d’intrusion, l’un qui se faufile par les gouttières et les chatières, l’autre qui finit toujours dans la serrure à laquelle elle est destinée, partageant en cela l’état d’esprit du Prétendant.

Les trois ustensiles commentent donc assez nettement, dans la tonalité grivoise qui sied à leur nature d’objets triviaux, le motif de la scène principale.

Dans le rôle des deux représentants du sexe viril, le balai balourd appuyé à une absence de colonne, et la clé habile dissimulée derrière un fût de bonne taille.

Dans le rôle féminin, la cage dont la porte s’ouvre et laisse sortir le petit oiseau : image assez explicite de la virginité sur le point de se faire la malle (voir L’oiseau envolé ) .



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Le trio d’instruments : carte, miroir, lettre

Ces trois objets ont en commun d’être des  instruments de connaissance : la carte  renseigne sur le monde, le miroir reproduit la pièce telle qu’elle est, la lettre apporte une nouvelle.

Ce ne sont pas des objets qui agissent : puisqu’ils construisent une représentation à partir de la réalité, on pourrait dire que ce sont des objets « qui pensent ». Si le trio des ustensiles (balai/cage/clé) nous renseignait sur les actions des protagonistes humains, peut-être ce trio plus abstrait nous indique-t-il, discrètement, leurs intentions.

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La Carte

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Sa position en bonne place dans l’entrée, au-dessus de la chaise destinée aux visiteurs ou solliciteurs, est une manière pour le propriétaire du lieu d’afficher une volonté de contrôle, d’emprise, de possession : décoration d’armateur ou de commerçant, pas d’aventurier. S’il faut l’attribuer à un personnage, ce ne peut être qu’au Père.

Comme le dit le cartographe de Louis XIV, Joan Blaeu en 1663 [3],  « la Géographie est l’oeil et la lumière de l’histoire » :  en ce sens, la Carte peut être également vue comme une mémoire, l’archive des connaissances accumulées, des explorations accomplies, une figure de la Possession, mais aussi du Passé.


Le Miroir

Hoogstraten_corridor_miroir

Le miroir, objet féminin, est ici doublement inséré dans un environnement  masculin : il est accroché derrière  le père, mais il reflète le visage du visiteur. Bien sûr, cette disposition très particulière a été voulue par Hoogstraten (elle suppose, vu la position du point de fuite, que le miroir ne soit pas parallèle au mur, mais penché vers l’avant).

Le miroir donne une bonne métaphore de l’esprit de la jeune fille : encore respectueux de son père, mais déjà obnubilé en totalité par celui qui va prendre dans sa vie une importance cruciale.

Par ailleurs, le miroir renvoie  en continu, instantanément, l’image exacte du monde : en ce sens, il est une figure de la Fidélité, et du Présent.

La Lettre

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Mot doux ou lettre annonçant la visite ? Sa position sous le regard du chat et à l’insu du chien indique clairement qui l’a écrite, et qui ne devait  pas en prendre connaissance. Oubliée sur la première marche de l’escalier comme si elle venait de tomber de la cage, son aspect froissé montre qu’elle a été lue et relue. Tout suggère qu’il s’agit d’un message intime que la fille a laissé tomber en dévalant l’escalier.

Mot d’amour ou annonce d’une rencontre, c’est en tous cas une figure de l’Espérance, et du Futur.


Ces trois objets ne sont pas évidents à enrôler sous la même bannière.  Leur trio,  qui semble plus artificiel que celui des trois ustensiles prosaïques, a  finalement une grande cohérence interne : il représente à la fois les intentions des trois protagonistes (volonté de possession chez le père, désir de l’être aimé chez la fille, espoir de la rencontre chez le prétendant) et le registre temporel dans lequel chacun se situe : le Père loge déjà dans le Passé, la Fille vit dans le Présent, le Prétendant se projette dans le Futur.
.



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Le trio mobilier  : trois chaises

Le panneau nous dévoile trois pièces en enfilade : l’entrée, l’antichambre et le salon. Dans chacune de ces pièces, une chaise vide est mise en évidence,  comme si les chaises avaient pour fonction d’attirer l’attention sur l’identité particulière de chaque pièce.

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Hoogstraten_corridor_trois_chaises

La chaise de l’entrée

Nous avons déjà dit que, vu sa position dans l’entrée, elle est destinée aux visiteurs qui  attendent d’être admis dans l’intimité de l’habitation. Cette chaise, ainsi que la pièce elle-même, représente donc assez bien la situation du Prétendant : déjà dans la place, mais pas encore dans la famille.

La chaise de l’antichambre

Cette chaise isolée, dans une pièce confortable (tableaux, cuir de Cordoue) mais néanmoins grillagée, évoque la situation intermédiaire de la Fille : encore dans la maison, mais dans l’antichambre du départ.

La chaise du fond

Tandis que les chaises de l’entrée et de l’antichambre sont assorties au tapis qui couvre la table, celle-ci est plus austère, avec un simple coussin rouge. Une chaise vide à côté d’un foyer éteint, tout au fond d’une demeure trop grande, au centre d’un tableau  quasiment expurgé de toute présence humaine, voici un résumé saisissant de l’isolement qui attend le Père, une fois sa fille partie  pour fonder ailleurs sa propre famille.

Les trois chaises ne disent  rien par elle-même, c’est leur emplacement qui parle, qui sert de révélateur à une construction finalement évidente : les trois pièces de l’enfilade constituent, elles-aussi un trio.



Une histoire sans paroles

Pour découvrir l’histoire sans parole qui se joue entre les protagonistes humains, essayons d’associer trois par trois l’ensemble des éléments de la composition :

  • le trio sculptural nous suggère qu’il s’agit bien d’une histoire entre un vieil homme, une jeune femme, et un tiers ;
  • le trio animal  (chien/perruche/chat) nous invite à opter pour la situation familiale Père/Fille/Prétendant ;
  • le trio d’objets triviaux (balai/cage/clé) redonde le trio animal, en ajoutant  une indication sur les rôles respectifs : protéger, s’ouvrir, s’introduire.
  • le trio des instruments (carte/miroir/lettre) apporte un éclairage sur les intentions des personnages, et souligne leur inscription dans des registres temporels différents : le Passé, le Présent, le Futur.
  • le trio des   chaises vides se déploie non pas en largeur, mais dans la profondeur du tableau : de l’arrière vers l’avant, l’enfilade des pièces obéit à la même tripartition Père/Fille/Prétendant.

Hoogstraten_corridor_synthese_trio



Un coup de théâtre !

Au terme de cette analyse, nous avons compris que Hoogstraten a conçu l’ensemble de la composition pour suggérer une identification des personnages comme des types théâtraux : la Père, la Fille et le Prétendant.

Mais, en regardant mieux, d’autres indices que nous n’avons pas totalement exploités jusqu’ici, vont nous conduire à une  interprétation encore plus précise, et inattendue, de la scène.


La carte à jouer

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La carte est un 5 de trèfle ou un 5 de pique.

Le 5 de trèfle, en cartomancie,  évoque un cadeau important et agréable : la dot promise par le père correspond bien à cette situation.

Mais le  5 de pique est néfaste : évènement déplaisant, contrariété, déception provoquée par le comportement d’une personne, aggravation d’une situation.

L’ambiguïté de la carte à jouer suggère l’ambivalence de la situation : un don qui apporte des ennuis.

La carte de géographie

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Mappemonde de Hondius (1641) : la Terre

Il s’agit  d’une mappemonde terrestre :  on voit nettement le cercle polaire et le tropique. Dans l’écoinçon en bas à droite, une femme est assise, gardée par un lion et tenant sur ses genoux une corne d’abondance tournée vers le bas : elle représente  la Terre, comme dans la mappemonde de Hondius, l’Air, le Feu et l’Eau occupant les autres angles.


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Mais cette mappemonde-ci semble bien être une invention de Hoogstraten, qui a rajouté dans le bandeau de droite les scènes de l’Histoire du Monde, en commençant par la Genèse. Astucieusement, la figure de l’élément Terre, avec sa corne d’abondance et ses animaux pacifiés, sert également à représenter le Paradis dont Adam et Eve, juste à côté, sont chassés, quittant définitivement la Géographie  pour l’Histoire.

Le globe de bois

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L’idée vient assez rapidement de rapprocher le globe de papier, au mur, et le globe de bois, sur l’escalier, avec son équateur bien marqué. D’autant plus qu’il crève les yeux au premier plan, à la verticale de la signature d’Hoogstraten, et à l’horizontale de la clé : comme si le peintre voulait que nous lisions : la clé, c’est le globe.

Or que nous montre la mappemonde ? L’Abondance comparée au Péché et à l’Expulsion.


Regards éplorés

Il faut une reproduction agrandie pour voir le regard grave de la jeune fille, à la limite de la tristesse : elle ne regarde pas son père à sa droite, ni son futur époux en face d’elle : surtout, elle détourne les yeux de la fenêtre.



Hoogstraten_corridor_Quatuor
Et, sur cette reproduction agrandie, nous percevons alors le détail qui explique tout : derrière la fenêtre, dans la rue, un jeune homme, la main sur la grille, jette sur la scène qui se déroule à l’intérieur un regard éperdu.

C.Brusati insiste sur la simultanéité entre  l’apparition de cet intrus et l’irruption du spectateur dans le réduit :

« Van Hoogstraten nous présente ainsi… le moment liminal où les animaux viennent d’apercevoir le spectateur et où le reflet de celui-ci est sur le point d’être relayé, par le miroir, à la société sans méfiance assise à la table. La fragilité de ce moment est matérialisée par la figure d’un homme, debout à l’extérieur de la fenêtre près de la table, en  train de lever la main pour taper à la vitre. Tout comme le spectateur, il menace d’interrompre l’intimité de cette réunion dans l’espace domestique. Dans son rôle de voyeur, il explicite et redonde, à l’intérieur du tableau,  la situation du spectateur.«  [1]

Cette justification théorique n’empêche pas que l’intrus puisse également jouer un rôle bien précis dans la scène qui se joue devant nous…


Une scène à quatre

La scène de genre est un classique à quatre personnages : le Père, la Fille, le futur  Mari et l’Amant de coeur. De sorte que tous les trios de la composition vont se compléter, eux-aussi, d’un quatrième terme :

  • dans le quatuor des sculptures, il faut compter pour deux les deux amours ailés : celui côté jour, au dessus du buste féminin, correspond à l’Amant de coeur choisi par la Fille ; celui côté maison, au dessus du buste Masculin, au Mari choisi par le Père ;
  • dans le quatuor trivial, le verre de vin complète la clé, qui prend désormais une valeur positive : le vin est l’instrument des séducteurs, celui qui  ouvre les coeurs ; la clé est l’instrument des maris, qui font bien de fermer leur logis ;
  • dans le quatuor des instruments, la carte à jouer oubliée par terre fait pendant à la lettre oubliée sur la marche : le caractère hasardeux du jeu et des plaisirs est à mettre en balance avec le sérieux de la lettre d’amour ;
  • dans le quatuors des animaux,  le chat, prédateur toujours prêt à croquer la perruche, illustre l’Amant qui traîne dans les rues et dans les maisons ; tandis que le lion, félin autrement  plus présentable, figure le Mari montant la garde auprès de sa future Epouse.

Hoogstraten_corridor quatuors

Hoogstraten_corridor_synthese_quatuor


Adam et Eve

La Genèse met elle-aussi en scène un quatuor : autour du couple d’Adam et d’Eve, deux autres protagonistes s’affrontent : le Père et le Tentateur.

Les figurines de la mappemonde nous permettent désormais  de conclure : le  Paradis,  l’abondance, correspond à toute la partie gauche du tableau, où le Père règne en maître sur les richesses accumulées dans la Maison. Pour rester au Paradis avec son nouvel Adam, la Fille doit se garder des Tentateurs. La perruche hésitant à la porte de la cage, est l’image de toute jeune fille au moment de quitter son foyer : cage mais aussi protection contre le chat qui rode.

Le sous-titre du tableau pourrait donc être complété en « Le Corridor ou L’envol de la perruche ».


Ainsi le « Corridor » est doublement un trompe-l’oeil : dans un premier temps, il se présente comme un pur jeu de perspective où les personnages miniatures jouent un rôle anecdotique, à la manière des figurants qui peuplent les tableaux d’architectures.

Dans un deuxième temps, les priorités se retournent et l’on comprend que le décor est conçu pour mettre en scène une pièce de théâtre à trois personnages… plus un quatrième, l’intrus, qui regarde la scène de l’extérieur : l’amoureux, exclu du tableau autant que nous-même, les spectateurs.



Une série de tableaux de perspective, moins ambitieux, confirment  le côté théâtral et spectaculaire des décors conçus par Hoogstraten.

Hoogstratten a perspertive view of a courtyard of a house

Perspective  de la Cour d’une Maison
Samuel van Hoogstraten, vers 1664, National Trust, Dyrham Park

On suppose qu’il s’agit là de la « Grande Perspective » (263 x 277 cm) composée par Hoogstraten pour Thomas Povey, le propriétaire du « Corridor ».

Sur la balustrade du fond, un cacatoès et un singe disent la richesse de la Maison, au blason entouré de deux géants prosternés.

Un chien dort en contrebas, un chat risque sa tête derrière une colonne : l’homme assis sur son manteau, occupé à lire comme dans le tableau précédent, n’est donc pas un intrus. Il a laissé son bâton de marche quelques degrés plus bas. Sans doute faut-il y voir un promeneur, un amateur d’architecture attiré par la magnificence de la demeure.

Hoogstratten a perspertive view of a courtyard of a house detail
Le point de fuite se situe un peu à droite de l’oeil du cacatoès : nous sommes donc assis sur la terrasse d’en face, mais qui ne comporte pas de balustres : probablement le prolongement de la colonnade. Sous nos pieds s’ouvre, presque à la verticale, une volée de marches sur laquelle Hoogstraten a laissé, pour accentuer l’effet vertigineux,  un de ses trompe-l’oeil habituels : une carte à jouer.



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hoogstraten mauritshuis young woman with a letter

Jeune femme lisant une lettre
Samuel van Hoogstraten, 1662-67, Mauritshuis, La Haye, 241 x 179 cm

Bacchus

Ce  tableau est truffé de références au vin   :

  • à gauche la statue de Bacchus,
  • au-dessus de celle-ci le triomphe de Bacchus peint sur le plafond de la galerie,
  • en bas la cave aux multiples barriques.

Le personnage assis

Près du point de fuite mais les yeux cachés par la rambarde, un homme est assis à une table, la tête dans la main. En reliant ce geste typiquement mélancolique aux références au vin, sensé combattre cette humeur, et en remarquant que le blason au dessus du personnage porte les armes de Hoogstraten, C.Brusati identifie celui-ci au peintre lui-même, écrivant le mot d’amour que la jeune femme est en train de lire. [2]

Mais par comparaison avec « Le Corridor », une autre interprétation est possible.

Le lieu

L’escalier se trouve être, ici encore,  le lieu tranquille où on lit les lettres d’amour. Nous retrouvons l’arcade avec les deux têtes d’angelots, dont nous savons maintenant qu’ils peuvent symboliser côté extérieur l’amour galant, côté maison l’amour marital.

Entre parc et maison

Latéralement, la jeune femme se trouve positionnée à égale distance du Dieu nu – qui invite à la fête et à la promenade dans le parc, et de la silhouette assise à sa table et qui veille sur elle de loin :  s’il s’agit de son Père, la composition serait alors une invitation à l’équilibre entre loisir et travail, entre plaisirs et sagesse.

Entre chat et chien

Dans la profondeur, elle se place entre le chat, qui l’épie dans son dos, et le chien, qui monte la garde devant elle : intrus inconstant contre compagnon fidèle, à elle de faire preuve de discernement entre ses familiers.

La cave bien tenue

Symbole de la richesse et de la bonne tenue de la maison, la cave avec ses barriques bien rangées est paradoxale : pour les besoins de la vue en enfilade, ses portes sont grandes ouvertes ; mais son oculus grillagé, juste derrière la jeune femme, attire immanquablement le regard.



hoogstraten mauritshuis young woman with a letter_Oculus
La plus grande richesse de la maison n’est pas la cave, mais la jeune fille : sous la patte du chat, l’oculus grillagé joue un peu le même rôle que la cage dans le « Corridor » : une image de la virginité bien gardée.


hoogstraten mauritshuis young woman with a letterJeune femme lisant une lettre, Mauritshuis, La Haye, 241 x 179 cm  Hoogstraten 1670 ca Perspective View of a Courtyard with a Young Man Reading loc inconnue 238x175Jeune homme lisant un livre Localisation inconnue, 238 x 175 cm

Le tableau a probablement été conçu en pendant d’une autre de dimension presque identique, inspiré quant à lui, de la Grande Perspective »  réalisée pour Thomas Povey, Mis côte à côte, les  deux tableaux mettent en scène un jeu cohérent d’oppositions :

  • jeune fille et chien debout, jeune homme et chien assis
  • écoinçons avec des amours, écoinçons avec des armes ;
  • lettre (l’amour) opposée au livre (la science) ;
  • jardin d’agrément, jardin botanique ;
  • cave à vin, laboratoire (à en juger par la cheminée allumée) ;
  • colonne corinthiennes et plafond plat, colonnes ioniques et plafond à ogives.

Hoogstraten Perspective portrait of a young man and a young woman
Les lignes d’horizon ne sont pas tout à fait à la même hauteur. A noter côté masculin le truc de la clé suspendue dans l’épaisseur du mur, qui crée le même effet de « trompe-la-main » que dans le Corridor.


Hoogstraten 1670 ca Perspective View of a Courtyard with a Young Man Reading loc inconnue 238x175Jeune homme lisant un livre Localisation inconnue, 238 x 175 cm
Hoogstraten Perspective portrait of a young man reading in the Courtyard Salisbury private collectionJeune homme lisant un livre Christie-Miller collection, Clarendon Park, Salisbury, 231 x 165 cm

Dans la seconde variante, le peintre  a supprimé la clé, rajouté le chat, et remplacé les colonnes ioniques par  des corinthiennes.

Toutes ces variantes  n’ont pas la complexité narrative du  « Corridor », le prototype de la série ; et témoignent que les riches patrons anglais de Hoogstraten   appréciaient ses perspective plus pour leur caractère tape-à-l’oeil et décoratif que pour leur subtilité narrative.



Références :
[1] « Van Hoogstraten presents thus for our view… the liminal moment in which the animals have just caught sight of the viewer and te viewer’s reflection is about to be relayed by the mirror to the unsuspecting company seated at table. The fragility of the moment is captured in the figure of a man… standing outside the window by the table and raising his hand to rap on the glass pane. Like the beholder, he threatens to interrupt the privcay of the intimate gathering in the domestic space before him. In his role as voyeur he defines and duplicates within the painting the position of the viewer. » Artifice and Illusion : Samuel van Hoogstraten, Celeste Brusati p 203
[2] « This identifies the figure’s eye with the determining eye of the artificer, while suggesting, through its head-in-hand pose, the melancholic temperament that befits a painter-poet » Celeste Brusati, p 209
[3] Arasse, l’Ambition de Vermeer, p 126