2.3 Du Corridor aux Pantoufles

1 mai 2016

Sans texte explicatif, sans témoignage d’époque, un tel tableau offre des possibilités de gloses infinies.

Heureusement, nous avons désormais un point de départ, celui du « Corridor », et une première idée des intentions de Hoogstraten : à la fois maître es perspective et metteur en scène de théâtres de marionnettes.



Les pantoufles

Samuel van Hoogstraten, entre 1654 et 1662, Louvre, Paris

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Tout ce que nous savons sur « Le corridor », nous l’ignorons pour « Les pantoufles » : pas de date précise, pas d’indication sur le commanditaire, ni sur la manière dont le tableau était exposé. Même l’attribution à Hoogstraten a été laborieuse, en passant par Vermeer et Pieter de Hooch. Sans parler des ajouts intempestifs (un chien, un petite fille) commandés au fil des siècles par des propriétaires saisis par l’horreur du vide.

Car si « Le corridor » sacrifiait encore à la présence d’êtres animées,  toute présence vivante a été ici complètement évacuée :  la nature morte a supplanté la nature vivante, le décor a définitivement pris le contrôle du sujet. C’est pourquoi, faute de mieux, on a choisi pour titre du tableau l’objet le plus rassurant, ces fameuses pantoufles auxquelles l’oeil s’accroche avec espoir, comme à un esquif au milieu d’un océan de sens.

Car on sent vite que ce désert de figures gronde de significations, que l’étude de perspective est gorgée de psychologie. Comme l’analyse du « Corridor » nous l’a fait pressentir,  si l’esthétique d’Hoogstraten consiste à disperser un vrai sujet dans des détails anecdotiques (personnages miniatures, animaux et objets domestiques), alors nous ne sommes pas ici devant un tableau mineur, mais face à un aboutissement, celui d’une démarche délibérée de subtilisation.



La décoration



 

Hoogstraten_corridor  

 

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Sun

 

Trois pièces

Le « Corridor » montrait trois pièces en enfilade : Entrée/Antichambre/Salon.

Dans « Les Pantoufles », l’oeil traverse également trois pièces : une cuisine reconnaissable à ses plinthes en carreau de Delft, un couloir, et une pièce meublée confortablement, que nous appellerons provisoirement le séjour.

L’entrée à droite

Dans le « Corridor », la porte d’entrée de la maison est située à droite, derrière l’escalier. Ici, elle est également à droite, dans le couloir, et certainement ouverte, comme le montre la lumière abondante qui inonde le sol. Dans les deux cas, un élément mobile signale la position de l’issue : le chat qui vient d’entrer, et les pantoufles qui pointent en direction de la porte.

L‘entrée latérale introduit un second parcours possible, en largeur, orthogonal par rapport au parcours en enfilade. Nous verrons qui rentre et sort par ces issues au chapitre 2.2 Le Corridor : scène à quatre »

Les revêtements de sol

Les carrelages sont similaires :  dans le « Corridor » ce sont, de l’avant vers l’arrière, des damiers blancs et noirs, puis rouge et noir pour le salon du fond. Dans les « Pantoufles » se sont des losanges, blancs et noirs dans le séjour, rouge et noir dans la cuisine.

De plus, les « Pantoufles » introduisent un troisième revêtement de sol, plus modeste, sans équivalent dans le « Corridor » : le plancher du couloir.

Les décorations murales

Elles sont plus riches dans le « Corridor » : antichambre revêtue de cuirs,  cheminée monumentale, deux  tableaux (un au dessus de la porte, un au dessus de la cheminée).

Dans les « Pantoufles », les murs sont nus, un seul tableau est visible dans le séjour.

Au porche monumental du « Corridor » avec ses colonnes, ses bustes et ses écoinçons sculptés, la maison des « Pantoufles » ne peut opposer que la  moulure en pierre de la porte de la cuisine, décorée d’un simple feston, et la plinthe en carreaux de Delft. Ces carreaux ne sont pas un indice de richesse (ils étaient si bon marché qu’on s’en servait pour lester les bateaux) mais un signe de propreté (ils évitent de salir le bas des murs lorsqu’on nettoie le sol avec la serpillère).


« Le Corridor » nous introduisait dans l’intimité d’une famille riche, en harmonie avec la maison luxueuse dans laquelle l’oeuvre était exposée. Avec  « Les Pantoufles », nous jetons un oeil dans une habitation d’un standing moins ostentatoire  :  une habitation où les objets précieux se concentrent dans la meilleure pièce, le séjour où l’on reçoit.

Hoogstratten_Pantoufles_Synthese_decoration



Les objets et les personnages



Le balai hollandais

Le thème du balai oublié, fréquent dans la peinture hollandaise, donne lieu à  deux interprétations contradictoires : l’emblème du labeur et de la propreté, vertu cardinale en Hollande ; celui de la négligence, la balayeuse ayant abandonné son travail pour une autre activité plus pressante ; voire celui de l’appétit sexuel,  le manche à balai évoquant  l’objet du délit tout autant que la juste punition de la coupable.

De la propreté à la luxure, du membre adultérin au gardien du logis, du labeur à l’oisiveté, large est la tessiture  symbolique du balai hollandais !

Hogstratten_Corridor_BalaiHogstratten_Pantoufles_BalaiDans « Le Corridor », en raison de sa position (barrant le seuil) et de sa proximité avec le chien, il est naturel de  l’interpréter comme le gardien du logis.

Dans « Les Pantoufles », il n’est pas abandonné, mais tout à fait à sa place, à l’entrée de la cuisine, sous une étagère en bois à laquelle est  accrochée une serpillère. Ce balai-là semble donc tout à fait innocent : le ménage est fait, la serpillère est en train de sécher, l’ordre règne dans la cuisine.







Le miroir

Hoogstraten_corridor_miroirHogstratten_Pantoufles_MiroirLe miroir du « Corridor » était suspendu dans l’antichambre, au dessus de la table. Si nous regardons sur le mur  des « Pantoufles », l’objet au cadre noir très large, coupé opportunément par le chambranle pour créer une ambiguïté, n’est pas un tableau comme son voisin, mais bien un miroir.

Le miroir peut être un symbole de l’introspection, ou au contraire de la vanité. Celui-ci, vide et situé au dessus de la table, pouvait servir pour le maquillage. Il nous inciterait  donc plutôt à la lecture négative : coquetterie, absence de profondeur.

La chaise

Hoogstraten_corridor_trois_chaisesHogstratten_Pantoufles_ChaiseDans « Le Corridor », nous avions trois chaises vides : deux assorties avec la table de l’antichambre, et une isolée dans le salon du fond. Nous avons vu qu’elles faisaient écho, de manière marginale, avec les trois personnages du tableau : les chaises de l’antichambre avec la Fille et le Soupirant, la chaise isolée avec le Père.

Dans « Les Pantoufles », une seul chaise est visible.  Son tissu jaune, avec ses franges noires et jaunes, est assorti avec la nappe de la table. On pressent que cette unique chaise joue ici un rôle central : sa vacuité appelle une présence.


De qui cette chaise est-elle le siège ? De la dame du tableau, suspendu juste au-dessus ? Ou des visiteurs de cette dame ?

La table

Hogstratten_Pantoufles_TableDans « Le Corridor », ce qu’on voit du plateau de la table est vide, sauf  le verre de vin qu’on devine, à droite,  à travers le vitrail. L’important n’est pas la table elle-même, mais les trois humains qui conversent autour.

Dans « Les Pantoufles », faute de convives, l’accent se met naturellement sur les objets posés, ou plutôt exposés sur le plateau : telle une île aux falaises jaunes , la table offre à l’oeil déconcerté deux témoignages d’une présence humaine : un livre et une bougie , comme un bâtiment couché au pied d’un phare.


L’Ecrit

Hoogstraten_corridor_lettreDans « Le Corridor », une lettre était oubliée sur une marche de l’escalier : mot doux ou invitation, en tout cas  investi d’une charge émotionnelle ou sensuelle.

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Dans « Les Pantoufles », un carnet est posé sur une étoffe noire, sur la table, sous la bougie. La couverture légère  milite en faveur d’un manuscrit : recueil de chansons ou de poèmes, lecture pour le soir et les plaisirs, non pour l’étude.


Les objets qui manquent

La carte géographique du « Corridor » n’a pas d’équivalent dans les « Pantoufles » : la carte est un objet masculin, abstrait, synonyme de possession et de puissance intellectuelle, qui n’a pas sa place dans la maison d’une dame.


Les objets supplémentaires

Il y a dans les « Pantoufles » trois objets qui n’ont pas d’équivalent dans le « Corridor » : les pantoufles, le torchon et la bougie.


Les pantoufles dans la peinture hollandaise

Les chaussures féminines abandonnées ont en général une signification licencieuse. Elles témoignent du dernier acte du déshabillage et suggèrent la nudité, le désordre, le relâchement, l’abandon sensuel.  Dans un sens très péjoratif, les femmes de mauvaise vie étaient comparées à de vieilles pantoufles, tout juste bonnes à être abandonnées n’importe où.

Les pantoufles dans les  « Pantoufles »

Hogstratten_Pantoufles_Pantoufles
Ici, ce ne sont pas les mules d’une courtisane : ce sont les chaussures d’intérieur d’une servante, celles qu’elle met pour faire le ménage. Elles ne sont pas jetées à la va-vite, mais ordonnées l’une derrière l’autre, sur le bord d’un petit paillasson ovale qui protège l’entrée de la chambre.

Il semble qu’Hoogstraten s’amuse ici à déjouer les interprétations faciles : son balai n’est pas phallique, ses pantoufles ne sont pas érotiques.

Le torchon

Le torchon complète le balai et les plinthes protège-mur : il est donc à sa place logique. Un linge blanc en plein soleil donnerait une image indiscutable de pureté, de propreté. Une serpillière qui sèche dans la pénombre laisse une impression ambigüe. Tout comme les pantoufles évoquent mécaniquement la nudité, la serpillière, objet de propreté, évoque mécaniquement son contraire : de quelle saleté s’agit-il, quelle souillure est-il question de nettoyer ?


La bougie éteinte

Hogstratten_Pantoufles_BougieEncore un objet ambigu : elle peut évoquer l’étude, la méditation. Mais ici, elle suggère l’inverse : les plaisirs nocturnes,  les excès (elle est presque entièrement consumée),  voire la débauche (penchée et raccourcie, elle caricature le sexe fort après la bataille).

Hoogstratten_Pantoufles_Synthese_objets

Les personnages humains

Hogstratten_Pantoufles_TableauTrois personnages habitent le « Corridor » , tandis que nulle présence humaine n’anime les « Pantoufles », sauf les deux personnages du tableau dans le tableau.

Mais la différence est-elle si grande ?  Les personnages du « Corridor » sont minuscules : l’un est encadré dans le miroir, les autres sont vus à travers les boiseries de l’antichambre au point que le trio semble en voie de désincarnation avancée : laquelle est simplement arrivée à son terme dans les « Pantoufles ».



Les animaux

Le chien, le chat, la perruche et sa cage n’ont aucun équivalent dans les « Pantoufles », ce qui est logique dans la cas d’une maison plus modeste. Malheureusement, donc, pas de métaphore animale pour nous mettre sur la voie.

Hoogstratten_Pantoufles_Synthese_personnages



L’analyse des objets nous laisse sur notre faim.

Dans ceux qui sont communs aux deux oeuvres, certains sont employés dans une symbolique différente : balai-gardien ou balai-propreté ; miroir plein ou miroir vide. D’autres semblent relever d’une intention commune : sous-entendu galant dans la lettre de l’escalier ou dans le cahier de musique.

Les trois objets spécifiques aux « Pantoufles » sont tous chargés d’un message ambigu :

  • pantoufles – propreté ou nudité,
  • torchon – pureté ou souillure ;
  • bougie – intellect ou sexe.

En prenant les objets globalement, il est possible néanmoins de déceler quelques tendances.

  • Les objets spécifiquement masculins (la carte géographique) sont absents. Les deux personnages montrés dans le « tableau dans le tableau », une dame et un enfant, nous orientent  vers un univers féminin.
  • Les quatre objets attribuables à  la Servante (balai/torchon et pantoufles/paillassons) se regroupent par paire, et tirent plutôt vers l’interprétation « propreté ».
  • Par contraste, les trois objets adjacents à la table, qui appartiennent visiblement à la maîtresse de maison, ont plutôt une connotation galante  : le miroir vide (coquetterie),  le carnet abandonné (plaisirs de la musique) et la bougie (activités nocturnes, désir assouvi).

L’impression d’ensemble est que les « Pantoufles » ne montrent pas un intérieur hollandais standard : la décoration,  le choix des objets, indiquent que nous sommes dans une maison d’un certain standing, probablement occupée par une Dame et sa Servante. A ce stade de l’analyse :

la Dame serait plutôt un oiseau de nuit porté à la coquetterie,

tandis que sa Servante fait régner l’ordre.



2.4 Les Pantoufles : effets optiques

1 mai 2016

Le « Corridor », avec sa taille grandeur nature et son intégration dans la décoration murale, était avant tout un jeu de trompe-l’oeil, qui de manière secondaire héberge une histoire.

Le statut des « Pantoufles » est plus ambigu : de dimension moyenne, il tient du tableau de genre ; mais un tableau de genre dans lequel les personnages se sont évaporés, sans pour autant laisser totalement place à la perspective comme sujet principal de l’oeuvre.

Après avoir énuméré dans le chapitre précédent ce qui rapproche les deux oeuvres, nous allons nous concentrer  ici sur trois aspects par lesquels elles se différencient  : les effets optiques (perspective, mise au point), le thème des portes, et celui des clés.



Effets optiques




Pantoufles_petit_pied

Desargues, Extrait de la planche 28 [1]

Jan Blanc [2] pense que Hoogstraten a pu utiliser une méthode nouvelle de perspective publiée en 1648 par Desargues : celle dite du « petit pied ».
Il suffit de se donner ce point de fuite C, et un pas horizontal (segment blanc). En traçant sur le bord du tableau le triangle CSl  ayant pour base ce pas on peut, par une suite de zig-zags à l’intérieur de ce triangle, déterminer l’étagement en profondeur.

A noter que si Hoogstraten a utilisé cette méthode, il est étrange que ce pas corresponde au cinquième de la largeur d’un carreau.


Pantoufles_perspective

Il a pu tout aussi bien utiliser la méthode des points de distance :  il suffit de se donner un carreau rectangulaire (4 fois plus long que large) pour qu’ils apparaissent à distance raisonnable du tableau  ( les points de distance pour un carré se trouvent à 3,60 m du point de fuite).



Pantoufles_plan
C’est en traçant le plan de la pièce qu’on se rend compte du caractère exceptionnel du point de vue choisi :

une fente très étroite sur une réalité très profonde.


La pièce de service

Pour apprécier les deux tableaux, il faut donc tenir compte d’une pièce supplémentaire, à l’entrée de laquelle le spectateur est sensé se trouver :

  • dans le cas du « Corridor », c’est un petit réduit fortement éclairé par la gauche (d’après la direction de l’ombre du chien) – une sorte de vestibule  ;
  • dans le cas des « Pantoufles », c’est un espace vaste et obscur (puisque le battant du premier plan à droite est totalement dans le noir) : il ne s’agit donc pas d’une cour intérieure, mais d’une pièce de service attenante à la cuisine : cave, réserve ou souillarde.


Quatre pièces en enfilade

 

Si nous tenons compte des deux sas, la pièce de service dont nous venons de déduire l’existence, et le réduit dans lequel était exposé le « Corridor », la comparaison porte en fait sur une enfilade de quatre pièces :

Hoogstratten_Pantoufles_Synthese_enfilades

Deux pièces « sociales » ou la maîtresse reçoit : le « séjour » et le couloir ; et en symétrie, deux pièces « domestiques » où la servante travaille.


Des effets optiques inverses

Hoogstraten_corridor  

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Sun

 

Dans « Le Corridor », le spectateur est placé à l’entrée du réduit qui héberge la peinture, deux marches en contrebas du porche qui ouvre la demeure fictive : si près qu’il pourrait en un pas s’emparer de la clé ou du balai. En terme de photographie, on pourrait parler d’un effet « grand angle ».

Dans « Les Pantoufles », la reconstruction perspective montre que le spectateur se tient au fond d’une pièce obscure : le loquet et la poignée du premier plan à droite ne sont pas du tout à portée de sa main, mais au moins à 2,5 m. Le cadrage du tableau ne correspond donc qu’à une toute petite partie de son champ visuel : il s’agit d’un effet de « zoom ».


Une focalisation inverse

Dans « Le Corridor », le point est fait sur les objets proches : clé, balai, chien, cage sont montrés dans tous leurs détails, tandis que les personnages et les tableaux du fond  sont esquissés.

Dans  « Les Pantoufles », le parti-pris est inverse : les détails du premier plan sont indistincts (les carreaux de Delft),  tandis que les objets de l’arrière plan -clés, objets sur la table, tableau  – sont rendus avec précision.



Des portes et des clés



Le parcours du regard

Pantoufles_Corridor_parcours_regard

Dans « Le Corridor », rien ne s’oppose à la progression du regard : un vaste porche entre les colonnes nous accueille,  un large seuil ouvre l’antichambre, la seule porte visible est celle de la pièce du fond, grande ouverte sur la droite.

Dans « Les pantoufles », chacun des trois seuils possède sa propre porte. S’ouvrant alternativement à droite et à gauche, elles produisent une sorte d’effet de chicane qui complexifie la lecture.


En aparté : les chicanes d’Hammershoi

1901 vilhelm-hammershoi-interior-strandgade-30 Staedel Museum Francfort schema

Interior Strandgade 30
Vilhelm Hammershoi, 1901, Städel Museum, Francfort 
 

Hammershoi, qui n’a pas pu voir le tableau (il n’était pas encore entré au Louvre) retrouvera une mise en scène étonnament similaire, avec les mêmes ingrédients (chaise vide, portes en chicane, femme vue de dos), mais le décalage entre le point de fuite et  le fenêtre du fond piège l’oeil dans une oscillation symboliste ( s’échapper vers la lumière ou s’attarder sur le mystère de femme dans l’ombre), quand les ricochets de Hoogstraten ne le conduisent qu’à percuter la cloison.

Strandgade 30

On trouve rapidement l’endroit de l’appartement qui présente une telle enfilade  : l’effet de chicane est donc fortuit, même si Hammershoi l’a délibérément accentué


1909 vilhelm-hammershoi-interior with stove Collection privee

Interior with stove
Vilhelm Hammershoi, 1909, collection privée

Dans cet autre tableau pris du même point, une seule porte subsiste et l’effet visuel recherché est complètement différent (confronter la femme et le poêle).


Chez Hoogstraten, nous allons voir que ces sens alternés d’ouverture ne sont pas  un pur procédé graphique, mais qu’ils répondent à une logique d’aménagement pratique des lieux.


La première porteHoogstraten-van-Samuel-Pantoufles_porte1

On n’en voit que le bord, avec une poignée en fer forgé et un loquet à clenche. Vu l’obscurité et le fait qu’une clenche ne constituerait pas une protection suffisante, elle en donne pas dans une courette extérieure, mais dans une pièce fermée.

Si la porte s’ouvrait vers l’intérieur de la cuisine, la poignée devrait être éclairée, et non apparaître en ombre chinoise. La reconstruction perspective confirme ce fait : nous sommes dans une pièce à laquelle on n’accède que depuis la cuisine.

aujourd’hui, la servante  a oublié de la refermer,

permettant aux courants d’air et à notre regard de s’immiscer dans le logis.


La seconde porte

Hoogstraten-van-Samuel-Pantoufles_porte2
Elle sépare la cuisine du couloir, et présente un simple anneau permettant de la tirer. Il n’y a pas d’autre ferronnerie apparente, mais il est possible qu’elle possède une serrure sur la face invisible, afin que la maîtresse de maison puisse isoler son espace privé des pièces où vit et travaille l

La porte s’ouvre vers l’extérieur de la cuisine, ce qui facilite l’accès de la partie service à la partie séjour (pour apporter les plats).

La reconstruction perspective montre que la porte ouverte occupe la moitié du couloir : c’est pourquoi elle s’ouvre à gauche, afin de ne pas bloquer le passage depuis la porte d’entrée, à droite du couloir.

La troisième porte

 

Hoogstraten-van-Samuel-Pantoufles_porte3
En face de la porte de la cuisine, elle nous donne un aperçu du côté « noble » de ces deux portes, décoré de dix bossages rectangulaires. Elle s’ouvre vers l’intérieur de la chambre afin de ne pas heurter la porte de la cuisine. Il n’y a pas de logique d’aménagement au fait qu’elle s’ouvre à droite plutôt qu’à gauche, mais il  y en a deux du point de vue de la composition :

  • d’une part,  le trousseau de clé se place ainsi en position stratégique, juste au-dessous du tableau dans le tableau, se découpant parfaitement sur le mur blanc et le dossier de la chaise vide ;
  • d’autre part,une association visuelle s’établit entre le trousseau et le loquet, invitant à une réflexion symbolique.


La clé : symbole joker

P.L.Donhauser a étudié le thème de la clé dans plusieurs tableaux hollandais, et montré qu’il s’agit d’un symbole très  versatile,  mais plutôt lié au monde des femmes  :

« En général, les clés suggèrent le devoir, la responsabilité, la fidélité, en relation avec l’idée d’un accès réservé : par exemple la clé de Saint Pierre gardien du paradis, la clé de la maîtresse de maison assistant son mari ou  de la servante du logis ; ou bien, en contrepartie masculine, celle de l’homme politique dans ses obligations publiques. Mais la clé peut également avoir des connotations sexuelles, signifiant soit un comportement licencieux, soit la virginité ; peut être  à cause de sa forme phallique, de son association mediévale avec la chasteté, et de la notion d’accès à un domaine privé, comme dans l’hortus conclusus, symbole de la virginité de Marie.  Ces tendances thématiques – devoir, fidélité, sexe ou amour conjugal, sont toutes en interrelation, et se réfèrent à ce que l’on reconnaissait, au XVIIème siècle, comme des aspects centraux du comportement féminin ». [3]


Les quatre serrures

Par rapport au « Corridor », la difficulté d’interprétation est multipliée par quatre : qui dit quatre clés dit quatre serrures : or nous  avons justement quatre portes dans le tableau : trois visibles, plus la porte d’entrée cachée, ce qui correspond justement à la répartition des clés : trois libres plus une engagée.

Cependant, cette piste trop facile est à abandonner aussitôt, puisque Hoogstraten a bien pris soin de nous montrer que, sur les trois portes, une seulement est équipée d’une serrure.

Quatre personnages sur les carreaux

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Sur la plinthe, quatre personnages peints sur les carreaux, encadrant l’entrée de la cuisine, rappellentles indices sculptés (les bustes et les deux angelots), qui, encadrant le porche du « Corridor », nous incitaient à entrer dans l’histoire. Mais ici, le jeu est plus ouvert, les carreaux sont sciemment  indéchiffrables : on voit seulement quatre silhouettes qui marchent, hommes ou femmes.



Deux décors contrastés



De l’utilité d’un sas

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Hoogstraten a conçu les décors des deux tableaux selon le même principe de trois pièces en enfilade.

Il s’est préoccupé de la place du spectateur, en prolongeant discrètement le décor en avant du plan du tableau dans une quatrième pièce : un réduit, révélé par la cage suspendue ; une pièce de service, révélée par le bord de sa porte.

Ces deux sas assurent la transition vers l’univers du tableau, mais de manière totalement différente.

  • Dans « Le Corridor », il s’agit d’un effet de surprise où le spectateur se trouve projeté au pied d’un porche majestueux,  incité à pénétrer dans la magnificence de la riche demeure, et arrêté tout aussitôt par la prise de conscience du trompe-l’oeil.
  • Dans « Les Pantoufles », il s’agit d’un effet de suspens : pas question de pénétrer dans la petite maison, seulement de l’observer de loin comme à travers une lorgnette, en réglant la focale sur le tableau du fond.


Deux esthétiques tranchées

L’esthétique du « Corridor » est une esthétique théâtrale : l’arcade somptueuse et la cage en surplomb, transforment le réduit en une sorte de théâtre privé, avec son fronton ostentatoire et son lustre, à l’usage  de Thomas Povey et de ses invités.

Les « Pantoufles » ressortissent plutôt de l’esthétique du « judas », d’une vue sur un espace intime, volée à travers la fente d’une porte restée ouverte.

Ces deux conceptions radicalement différentes illustrent l’intérêt de Hoogstraten pour les théories de la représentation : l’effet de grand angle du « Corridor » appelle l‘implication du spectateur ; l’effet de zoom des « Pantoufles » le repousse dans une observation distanciée. L’un provoque une aspiration physique, l’autre un éloignement métaphysique. Le balai du « Corridor » barre la route et incite la main à s’en saisir ; celui des « Pantoufles« , placé presque au même endroit dans la composition mais statufié dans la pénombre, laisse subodorer le mystère d’une présence évanouie.

Deux principes narratifs

Dans  « Le Corridor », par une circulation sans obstacle au travers de larges embrasures, le regard est aspiré jusqu’à la cheminée du fond comme par un appel d’air : le problème que le tableau résout, c’est comment assurer un bon tirage.

Dans les « Pantoufles », il suit un trajet plus complexe, au travers de portes en chicane, pour se heurter à un mur, dans une pièce sans issue, entre un miroir noir et un tableau polysémique : ici, la machinerie interne de l’oeuvre fonctionnerait plutôt comme une pompe à clapet,  comprimant progressivement le regard jusqu’au  troisième compartiment, à haute pression symbolique.

« Le Corridor » apparait ainsi comme un prototype simplifié, à une seule porte et une seule clé, celle-ci assez facile  à trouver derrière la colonne : manière de dire que la devinette joue  ici un rôle marginal,  et qu’une seule solution est possible.

Dans « Les Pantoufles », les portes et les clés ont été multipliées par quatre : en agitant le trousseau sous notre nez, Hoogstraten nous invite à imaginer une intrigue nettement plus corsée :

quatre histoires, ou une seule histoire à quatre personnages ?  



Références :
[1] Desargues, Girard. Manière universelle de M. Desargues, pour pratiquer la perspective par petit-pied, comme le géométral, ensemble les places et proportions des fortes et foibles touches, teintes ou couleurs, par A. Bosse,…. 1648
[2] Jan Blanc, conférence «Peut–on interpréter Les Pantoufles de Samuel van Hoogstraten ?» dans Le Sens de l’œuvre – Le sens à l’œuvre. De l’interprétation dans les arts visuels, Paris, musée du Louvre, 2012
[3] « A Key to Vermeer? », Peter L. Donhauser,, Artibus et Historiae, Vol. 14, No. 27, (1993), pp. 85-101 www.jstor.org/stable/1483446

2.5 Les Pantoufles : curiosités

1 mai 2016

La complexité des Pantoufles tient au fait que l’oeuvre se rattache à trois curiosités que Hoogstraten, toujours à l’affût des nouveautés artistiques , était susceptible de proposer à ses riches amateurs :

  • la boîte optique,
  • l’histoire elliptique,
  • la suggestion érotique.



Une boîte optique



Boîte à perspective

Hoogstraten, 1655-60, National Gallery, Londres

Peepshow Hoogstraten National Gallery

Cet objet hors du commun est ouvert sur un des côtés afin de laisser entre la lumière, les cinq autres faces étant peintes. Deux trous dans les parois latérales permettent de regarder les neuf pièces composant l’intérieur de la maison, plus des aperçus sur l’extérieur :

« Le fantasme d’ubiquité oculaire offert par la boîte à perspective charme le spectateur, mais également le désarme et le désincarne, car les séductions et possessions de la boîte ne sont pas mises à disposition de son corps, mais seulement de son oeil fixé au judas. »  [2]



Peepshow Hoogstraten National Gallery faces
Voici les cinq côtés développés. Nous retrouvons bien des objets familiers  : le paillasson, le balai, le chien,  la carte de géographie,  des tableaux, des chaises, un mot adressé au peintre, un  peigne  et un collier de perles sur la chaise devant le miroir de toilette, posés « à portée de main ».

C.Brusati ([1], p 117)  a bien relevé l’exhibitionnisme ostentatoire d’Hoogstraten : car ce qu’il nous montre c’est l’intérieur de sa propre maison, ornée de ses propres armoiries et de celles de sa femme (tableau à gauche de la porte de la chambre, dans laquelle une femme dort) .



Peepshow Hoogstraten National Gallery face droite
Si l’on regarde, par le trou de gauche on se trouve face à un effet d’« éviction » qui rappelle beaucoup celui des « Pantoufles » :

« Van Hoogstraten apporte un soin particulier à ce que le spectateur se sente simultanément exclu et absorbé optiquement dans le monde peint, et ce de plusieurs façons. Le spectateur qui regarde dans la boîte depuis  la gauche contemple des variantes de son propre espionnage,  à savoir l’homme qui, l’œil collé à la fenêtre, regarde secrètement une femme absorbée dans sa lecture,  et la  deuxième femme sans méfiance endormie dans la chambre adjacente ». [3]



Peepshow Hoogstraten National Gallery face gauche
Si l’on regarde maintenant par le trou de droite, on se trouve face à un effet d’« inclusion » qui rappelle beaucoup celui du « Corridor »   :

« La vue depuis l’ouverture de droite séduit à nouveau, mais cette fois selon une stratégie différente, qui par l’imagination place le spectateur au centre de la boîte, en tant qu’objet invisible du regard du chien. De ce point de vue, au lieu de chercher à espionner des figures féminines encadrées par des passages étanches et des fenêtres fermées, le spectateur regarde le monde au-delà de la maison.  Il est ainsi flatté, mis dans la position de l’artiste ou du maître des lieux. Ses ornements aristocratiques – manteau , chapeau, épée, sautoir – pendent devant lui sur le mur » [4]


Hoogstraten_corridor Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Sun

 

Dans ses jeux avec la perspective, Hoogstraten réutilise les mêmes éléments dans une logique similaire. C’est ainsi que la  vue qui nous « aspire«  à l’intérieur est amorcée par un chien tout à fait  semblable à celui du  « Corridor » ; tandis que la vue dont le décor est très similaire aux « Pantoufles » ( même encadrement de porte, même position du balai, même alternance de sols carrelés et boisés accentuant l’effet de profondeur) est celle qui, esthétiquement, produit elle-aussi  un effet d’éviction.


Une autre boîte à perspective ?

Jan Blanc [5] a relevé certaines particularités des Pantoufles qui en feraient un tableau très inhabituel, dans le cas d’un accrochage classique :

  • la position de la ligne d’horizon suppose que le tableau soit accroché assez bas (environ 70 cm au dessus du sol) ;
  • les objets principaux sont situés près du point de fuite (le tableau, la table, le miroir) ;
  • le premier plan, très sombre, fait hiatus avec le mur environnant.

Une première hypothèse est que le tableau était accroché derrière une fausse porte, avec un vantail fixe en bas et un vantail ouvrant en haut. S’opposent à ce dispositif la trop faible hauteur du vantail bas (70 cm) et le fait que les portes à deux vantaux étaient uniquement utilisées en extérieur.

Jan Blanc propose donc que « Les Pantoufles » aient constitué le fond d’une sorte de boîte à perspective, avec un éclairage latéral venant de la droite, et un trou fixant le regard  au niveau du point de fuite. La difficulté est que la boîte devrait être très longue (3,60 m) pour respecter la diminution rapide du quadrillage.

Pantoufles_accrochage_normal
En s’ouvrant vers nous, la porte de la cave projette la poignée en avant de la surface picturale : illusion qui est cassée par la présence du cadre.


Pantoufles_loupe
Le dispositif le plus satisfaisant est donc celui proposé par Jan Blanc d’un compartiment fermé éclairé latéralement, mais muni d’une lentille à courte focale pour obtenir l’effet d’éloignement.



Une histoire elliptique




Hendrik-van-der-Burgh-Interieur-avec-une-veste-sur-une-chaise-Gemaldegalerie-Berlin

Intérieur avec une veste sur une chaise
Hendrik van der Burgh, date inconnue, Gemäldegalerie, Berlin

Le paillasson sur le seuil, la porte ouverte vers le vestibule, nous placent dans la situation de celui qui vient  de pénétrer dans la pièce.
La veste bordée d’hermine s’ajoute aux souliers pour suggérer une compagnie galante,  et échauffée.
On devine sur la droite la spirale de marbre d’une desserte : la nature morte au homard nous montre le festin que le cadrage dissimule.
Dans un plan de cinéma, nous entendrions déjà les rires et les bruits des convives, en attendant que commence le travelling vers la droite.

Les Eléments et leurs filtres

Ce goût raffiné pour l’ellipse  autorise une lecture plus abstraite des Pantoufles, selon l’esthétique de la disparition.



Pantoufles_cles
L’insistance sur les quatre clés invite à rechercher, au moins comme hypothèse de travail, la présence des quatre Elements. Nous les trouvons facilement :

  • l’Eau est évoquée par le torchon,
  • la Terre par le paillasson,
  • l’Air par son flux au travers des trois portes ouvertes,
  • le Feu par la Bougie.

Plus subtilement, les Elements ne sont pas montrés directement , mais évoqués par des objets qui jouent par rapport à eux le rôle d’un dispositif de filtrage. C’est ainsi que, de l’avant vers l’arrière, on perd successivement :

  1. l’Eau dans le torchon de la cuisine
  2. la Terre dans le paillasson du couloir
  3. l’Air dans la nappe de la chambre
  4. le Feu dans la bougie éteinte.



Hogstratten_Pantoufles_MiroirComme par une suppression progressive des couleurs, l’abolition des Elements se conclut dans le miroir noir.




Le Corps recomposé

De la même manière, quatre objets sont liés à des  parties bien précises du corps:

  1. le balai aux  mains ;
  2. les pantoufles aux pieds ;
  3. le dossier de la chaise, au dos ;
  4.  le carnet à la tête.

C’est ainsi que, dans le trajet qui mène de la cave sombre aux  raffinements de la chambre à coucher, on gagne successivement :

  1. les mains dans la cuisine
  2. les pieds dans le couloir
  3. le dos dans la chambre
  4. la tête sur la table (livre)

 



Pantoufles_tableau
Cette recomposition s’accomplit dans les deux personnages du tableau  : le jeune messager (résumé par des pieds et des mains) et la maîtresse (réduite à un dos et une nuque).

Une double abstraction

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Disparitions

Ainsi « Les Pantoufles » ne présentent pas la vacuité comme atteinte, mais comme construite à l’issue d’un double processus d’abstraction : tandis que les Elements du décor disparaissent dans le miroir noir, les personnages se désincarnent  dans le tableau. [6]

Les deux seuls éléments de mobilier visibles dans la pièce, la chaise et la table, immédiatement situés sous le tableau, figurent également à l’intérieur de celui, assurant une forme de continuité entre la pièce et l’image.

La singulière impression de présence que procure la contemplation des « Pantoufles » tient au fait que, si abolir le réel est aussi simple que d‘avancer vers le fond du logis, alors le reflux de notre regard va peut être faire apparaître la Maîtresse dans la chambre et la Servante dans la cuisine, comme par la magie d’un lever de rideau.

 



La suggestion  érotique

 

Une jeune femme nous tourne le dos au fond d’une enfilade de pièces vide : si ce tableau dans le tableau donne la clé de l’énigme, c’est  à l’inverse de la lettre volée de Poe. Car dans cette raréfaction des sens qui caractérise les Pantoufles, l’étincelle blanche  de sa robe et le vermillon de son lit ne passent pas inaperçus.



ter Borch Admonestation paternelle
L’Admonestation paternelle ou la Conversation galante

Gerard ter Borch, 1654, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce tableau a fait l’objet d’un malentendu séculaire [7]. Voici comment Goethe le décrit :

« Qui ne connaît la splendide gravure qu’en a fait notre Wille ? Un père, noble chevalier, assis jambes croisées, semble s’adresser à la conscience de sa fille debout devant lui. Celle-ci, une magnifique silhouette au vêtement de satin blanc à plis,  n’est vue, il est vrai, que de dos, mais tout son être semble indiquer qu’elle fait effort pour se dominer. Mais on voit à la mine et au geste du père que la remontrance n’est pas violente et humiliante ; quant à la mère, elle paraît dissimuler un léger embarras en regardant le contenu d’un verre de vin qu’elle est sur le point de vider » Goethe, Les Affinités électives, livre II, 5 1809 (traduction de J.F Angelioz, Gonthier-Flammarion)


Caspar Netscher Admonestation paternelle

Admonestation paternelle,
Casper Netscher, 1655, Schlossmuseum, Gotha

Cette copie par Netscher montre le détail qui s’est effacé dans l’original : la pièce de monnaie que l’homme tend entre ses doigts.
Le « noble chevalier » se révèle un soldat en goguette, la mère une entremetteuse finissant de siffler son verre et la fille, une fille de joie en fourreau de satin [8].

1658-60 Netscher Dame a sa toilette Musee des BA Bale detail

Dame à sa toilette
Netscher, 1658-60 , Musée des Beaux Arts, Bâle
Cliquer pour voir l’ensemble

Le même détail suggestif de la bougie soufflée et penchée se trouve dans un autre tableau, plus anodin, de Netscher.


Ter Borch Woman in white sateen in front of a bed with red curtains c. 1655 Dresden, Gemaldegalerie, Alte MeisterFemme en satin blanc devant un lit aux rideaux rouges
Ter Borch, vers 1655, Dresde, Gemäldegalerie, Alte Meister
Le messager Ter Borch, 1654-58, Musee de l’Ermitage, Saint PetersburgLe messager
Ter Borch, 1654-58, Musée de l’Ermitage, Saint Petersburg

Ter Borch a réalisé plusieurs variantes de ce tableau à succès : tantôt la jeune femme est seule devant son miroir et son lit-tente ; tantôt elle lit une lettre en présence d’un jeune messager qui attend la réponse. La variante  qui figure dans « Les Pantoufles », avec à la fois le messager à gauche et le lit-tente à droite, soit n’a jamais existé, soit n’a pas été conservée.

Une citation ambigüe

Remarquons qu’Hoogstraten a choisi la version édulcorée du célèbre tableau : une jeune femme élégante recevant une messager près de son lit n’implique pas nécessairement une proposition vénale. Nous sommes peut être simplement en présence d’une Rückenfigur à la sauce hollandaise, avec tout le prestige et le mystère qu’implique la posture :

« La figure la plus typique de Ter Borch, celle qui sera le plus reprise par les contemporains, est celle de la jeune femme vue de dos, à l’expression nécessairement indéchiffrable. Par cette simple pose, l’intériorité de la figure est présentée au spectateur comme un secret du tableau dont il est, lui spectateur, le destinataire. »  (Arasse [9], p 167)

Le remplacement du soldat par un jeune messager fait rentrer le tableau dans la  catégorie des scènes de genre pour dames. Mais, éliminée dans l’explicite, la prostitution revient par l’implicite : car quel type de jeune femme seule peut se permettre de meubler sa chambre avec des éléments aussi coûteux qu’un lit-tente, un sol de marbre, un large miroir , un chandelier d’argent, une bougie de cire blanche et un Ter Borch ?


Des objets suspects

Dès lors, cette suspicion  contamine à son tour  les objets, par le biais des proverbes hollandais :

  • « Quand la bougie s’éteint, la honte aussi » [10]
  • « Il ne faut pas mettre la  clé de n’importe qui dans la serrure de quelqu’un d’autre »  [11]
  • « Se marier par dessus le balai » : se marier pour l’argent, en ayant un amant pour l’amour
  • « un torchon », « une vieille pantoufle » :  une femme de mauvaise vie

<cles>

Du coup, le trousseau avec ses quatre clés devient  l’enseigne sinon d’un maison close, du moins d’une serrure accueillante.



Références :
[1] Artifice and Illusion : Samuel van Hoogstraten, Celeste Brusati
[2] « The fantasy of ocular ubiquity offerd by the perspective box not only gratifies but also disarms and disembodies the viewer, for the box’s seductions and possesions are notr available to an embodied beholder, but only to the eye placed at the peephole. » [1], p 182
[3] « Van Hoogstraten calls special attention to the beholder’s simultaneous corporeal exclusion from and optical absorption into the painted world in a number of ways. The viewer looking into the box from the left sees a version of his or her own covert viewing represented by a man with his eye pressed to the window secretly watching a woman absorbed in her reading and on a second unsuspecting woman asleep in the adjacent bedroom. » [1] p 181
[4] « …the view through the right aperture seduces again, but this time by a different strategy, which places the beholder imaginatively at the center of the box as the invisible object of the dog’s gaze. From this vantage point, instead of looking in unseen at female figures framed by sealed-off passages and closes windows, the viewer looks out into the world beyond the house. The beholder is thus flattered, put into the position of the artist or the man of the house.His artistocratic trappings – coats, hat, sword, and sash – hang before him on the wall. » [1] p 182
[5] Jan Blanc, conférence «Peut–on interpréter Les Pantoufles de Samuel van Hoogstraten ?» dans Le Sens de l’œuvre – Le sens à l’œuvre. De l’interprétation dans les arts visuels, Paris, musée du Louvre, 2012
[6] Parcours en 3D dans Les Pantoufles : https://vimeo.com/70536536
[8]Adulterous Alliances: Home, State, and History in Early Modern European Drama and Painting, Richard Helgerson ,University of Chicago Press, 2000 p 79 http://books.google.fr/books?id=Gml5jSATe0cC&pg=PA79&dq=ter+borch+paternal+admonition&ei=IBtvSs6QKIayzgS9t43SDg
[9] L’ambition de Vermeer, D.Arasse
[10] « De Kaers uyt, de Shaemschoe uyt », Artifice and Illusion : Samuel van Hoogstraten, Celeste BrusatiBrusati, p 204
[11] « Maer men mach gheen vremde sleutel in een anders slot steken…. », d’après A. Bredero, « Klucht van den Meulenaer » (1622), cité par P.L.Donhauser »A Key to Vermeer? », ,, Artibus et Historiae, Vol. 14, No. 27, (1993), pp. 85-101 www.jstor.org/stable/1483446

2.6 Les Pantoufles : une fin ouverte

1 mai 2016

Et si l’objectif des « Pantoufles » n’était pas de nous faire deviner une histoire déjà écrite, mais plutôt de fournir à notre imaginaire un décor astucieux et polyvalent  ?

Pantoufles_servante_maitresse
Deux femmes cohabitent dans des secteurs clairement délimités :

  • la Servante occupe la cuisine et le couloir (par ses pantoufles sur le paillasson)
  • la Maîtresse occupe la pièce du fond.

 

On peut facilement imaginer quatre histoires, dans lesquelles  chacune des femmes se révèlera soit morale, soit immorale.



1) Moralité de la servante

Pantoufles_table_chaiseD’après l’ombre de la chaise, le soleil est haut : nous sommes dans l’après-midi. La maîtresse a fait la fête  hier soir (le carnet mal rangé, la bougie).

A maîtresse couche-tard, servante pressée : il faut bien que quelqu’un lave et range.

Elle a donc nettoyé  le sol et ouvert la porte d’entrée pour laisser entrer le soleil. Pour ne pas salir à nouveau, elle a laissé ses pantoufles de travail sur la paillasson. Pieds-nus ou avec des chaussures propres, sans doute est-elle à l’intérieur de la chambre, en train de ranger pendant que sa maîtresse se promène.

Du fond de la cave à la chambre, le trajet de la servante est orthogonal à celui des visiteurs dans le couloir :

le chemin des serviteurs et celui des maîtres se croisent en un seul point : les pantoufles.


cornelis_de_man_woman_sweeping

Servante balayant
Cornelis de Man, date inconnue, Collection privée

En choisissant le point de vue inverse, depuis l’intérieur de la chambre, Cornelis de Man illustre ici, sans équivoque, l’histoire de la servante morale (et de la maîtresse immorale).


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2) Immoralité de la servante

Eavesdropper on Two Lovers Nicolaes Maes, 1656-57, Apsley House

L’oreille indiscrète ou Le Sens de l’Ouïe (Eavesdropper on Two Lovers),
Nicolaes Maes, 1656-57, Apsley House, Londres  [1]

Il ne manque pas d’exemples où le balai abandonné signifie un peu plus que la négligence au travail. On voit ici une maîtresse de maison interrompre ses comptes pour écouter discrètement le couple de serviteurs qui se lutine dans la cuisine, derrière une porte à clenche et un balai bien mis en évidence (à noter également le paillasson qui marque la limite entre les pièces de service et les pièces d’habitation).

Pantoufles_balai_pantouflesLa servante a abandonné sa cuisine. Pieds-nus, elle a couru ouvrir la porte d’entrée à son amant (d’où la direction des pantoufles), a ouvert en hâte la chambre en oubliant les clés sur la serrure. C’est là qu’ils se trouvent maintenant, pour un cinq à sept scandaleux. Car la vraie immoralité n’est pas sexuelle, mais sociale :

quand la maîtresse n’est pas là, c’est la servante qui s’empare et des clés et du lit.



sb-line

3) Moralité de la maîtresse

Pantoufles_miroir_tableEn recopiant Ter Borch, Hoogstraten a supprimé les accessoires trop visibles de la coquetterie et des plaisirs (le ruban, la brosse, les deux peignes, la coupelle en argent). En devenant mural, le miroir de toilette, accessoire de vanité, s’est transformé en quasi-objet de piété, en instrument d‘introspection.

C’est une jeune fille sérieuse qui vit dans cette chambre,

elle étudie à la bougie et en reste aux échanges épistolaires.







sb-line

Immoralité de la maîtresse

Pantoufles_cle_filleLes métaphores sont à prendre au pied de la lettre. Dans cette maison

  • les balais embrochent les torchons,
  • les talons piétinent les paillassons,
  • les bougies détumescentes s’inclinent,
  • au point que le miroir se refuse à refléter ces indécences.

Juste à l’aplomb de la jeune femme, les clés se succèdent dans la serrure.

La porte du couloir est grande ouverte, le sol est en train de sécher.

Le petit messager du tableau amène la lettre d’un nouveau client.












Reprenons une dernière fois la comparaison entre « Le Corridor » et « Les Pantoufles » . Cette fois, non plus avec le regard du décorateur de théâtre soucieux d’organiser l’espace, mais avec celui du metteur en scène qui travaille le placement des personnages, leurs entrées et leurs sorties.



Une Histoire à quatre

Les quatre personnages

Hoogstraten-van-Samuel-The-slippers-Quatre personnages

Dans les tableaux de genre représentant une scène galante, l’homme est généralement assis, en posture avantageuse. D’où l’idée que la chaise vide serait non pas celle de la Maîtresse, mais celle destinée au client : disons à l’Amoureux, pour ne pas forcer le trait. De même, le carnet abandonné sur la table jouerait un rôle analogue à celui des magazines dans une salle d’attente. Du coup, le « dos » et la « tête » qu’ils évoquent ne sont pas ceux de la Maîtresse, fixés dans le tableau : mais ceux de l’Amoureux qui ne fait que passer dans la pièce.

Par ailleurs nous avons vu ( 2.5 Les Pantoufles : curiosités )  que le corps absent de la Servante est quant à lui évoqué par le balai et les pantoufles.

En nous montrant l’image peinte du Messager et de la Maîtresse, le tableau dans le tableau inverse, au choix, soit les conditions sociales, soit les sexes des deux personnages non peints dans le tableau : la Servante et l’Amoureux.

Ainsi, à côté de l’instrument de l’artifice – le miroir propice aux maquillages  –

l’objet d’Art fonctionne comme une sorte de miroir théorique

qui montre les absents, mais en les inversant.

Retenons que la pièce du fond n’est peut-être pas  le fond de la pièce !


Deux enfilades similaires

Si la pièce que nous voyons n’est finalement, comme dans les tombes égyptiennes, que l’antichambre d’une chambre secrète, nous pouvons maintenant comparer les deux décors d’une autre manière, en décalant celui des « Pantoufles » d’un pièce vers le bas.


Pantoufles_Corridor_plan-complet

Le parallélisme entre les deux décors devient flagrant :

  • le tableau et le miroir se situent au même niveau, entre la chambre et l’antichambre ;
  • les carrelages noir et rouge signalent les espaces privés ;
  • les carrelages noir et blanc signalent les espaces de réception ;
  • les entrées latérales se retrouvent au même niveau, en deuxième position  dans l’enfilade ;
  • les entrées frontales également : arcade et porte de la cuisine, signalées chacune par un balai.

 Nous avons ainsi deux décors qui, du point de vue des entrées en scène, obéissent au même schéma de conception. Reste à mettre en place les personnages.


L’argument du « Corridor »

Pantoufles_argument1

Soit un rapport de force existant  – le pouvoir du Père sur la Fille, et un fait nouveau – la demande faite par le Soupirant.

Résultat : la Fille va partir avec ce dernier,  abandonnant le Père dans sa maison et l’Amoureux dehors.

En  résumé : comment, par un contrat, remplacer un couple par un autre.


Les parcours dans « Le Corridor »Pantoufles_Corridor_plan-Corridor

Dans la mise en scène que le « Corridor » nous propose, nous avons le décor, les quatre personnages et l’argument. Reste à les mettre en mouvement, à régler les entrées et les sorties.

La pièce du Père est le Salon du fond. Pour  la demande en mariage, il se déplace dans l’antichambre. A la fin, lorsque sa fille aura quitté la maison, il retournera sur la chaise vide, près de la cheminée sans feu.

Le Soupirant entre par l’entrée latérale, la Fille par l’escalier. Les deux se retrouvent dans l’antichambre, puis ressortiront ensemble d’un même pas, par l’entrée latérale.


Les parcours dans « Les Pantoufles »

Pantoufles_Corridor_plan-Pantoufles

Traçons les mêmes parcours dans ce nouveau décor, avec les quatre personnages qui sont, cette fois, la Maîtresse, sa Servante, l’Amoureux et le Messager.

La pièce de la Maîtresse est la Chambre du fond. Pour recevoir la lettre d’amour (ou son visiteur), elle se déplace dans l’antichambre. A l’issue, elle se retire dans sa chambre.

Le Messager entre par la porte latérale, la Servante par celle de la cuisine. Les deux se retrouvent dans le couloir, puis ressortiront ensemble d’un même pas, par la porte latérale.


L’argument des « Pantoufles »

En combinant les deux personnages de la Maîtresse et de la Servante, nous avions construit quatre historiettes diversement morales ou immorales, selon l’imagination du spectateur.


Pantoufles_argument2

La comparaison avec le « Corridor » introduit une autre possibilité :

la Maîtresse ET la Servante sont toutes les deux immorales.

Tout comme dans le diptyque de Metsys (voir 1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs) l’intrigue entre les épistoliers (la Maîtresse et l’Amoureux) se double d’une intrigue entre les serviteurs :

le Messager, venu porter la Lettre, est reparti avec la Servante.



Considérés isolément, « Le Corridor » et « Les Pantoufles » peuvent apparaître comme des exercices de style d’un peintre plus passionné par la perspective que par la psychologie. Et l’effet d’insatisfaction, d’incomplétude qu’ils provoquent, peut être attribué à cet excès de décoration et à ce déficit d’incarnation.

Considérés l’un par rapport à l’autre, l’un comme conçu avec l’autre, les deux oeuvres prennent un relief fascinant. « Le Corridor » montre une demeure où les portes sont ouvertes et  fermées conformément à la morale, autour du thème socialement balisé du départ de la fille de la maison. « Les Pantoufles« , par son vide post-nucléaire, toutes portes béantes, convoque des idées autrement dangereuses : une maison ouverte avec deux femmes invisibles, voilà qui autorise une prolifération de possibles et laisse la rêverie déborder toute convention.

Dans « Le Corridor », la fille de bonne famille s’envole de la cage, et  semble même prête, sous sa forme « perruche », à quitter la surface peinte, par la magie inverse de la perspective à grand angle. C’est un tableau rassurant, où les tentations négatives de l’existence sont minimisées et  marginalisées : Adam et Eve, la carte à jouer, le verre de vin, le chat, l’amoureux … Seule la minuscule cheminée vide évoque discrètement, dans la pièce du fond, la solitude et la mort du Père, conforme à l’ordre des choses.

Dans « Les Pantoufles »,  au contraire, la fille de mauvaise vie s’encage à perpétuité, projetée par l’effet de zoom dans le tableau dans le tableau. Sa présence se réduit à une silhouette en argent dans un écrin de velours rouge, prisonnière d’un cycle infini entre la chambre et l’antichambre, au rythme des lettres d’amour. Sautant de l’image vue de dos au miroir vide, le regard du spectateur expérimente l’inquiétante évanescence de la Beauté, l’évanouissement du Sujet dans l’Objet.

« Le Corridor » est une pièce de théâtre, « Les  Pantoufles » une Vanité.

Références :
[1] Pour une analyse de la série des six « Oreilles indiscrètes » peintes par Nicolas Maes, voir http://www.scielo.br/scielo.php?pid=S2176-45732016000100228&script=sci_arttext&tlng=en

1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs

27 avril 2016

Le thème de la lettre, écrite ou reçue, a été très à la mode entre les années 1630 à 1670 : la Hollande était alors le pays le plus éduqué d’Europe, une nation aux colonies lointaines qui avait su mettre en place un système postal particulièrement efficace.

Les tableaux épistolaires ne sont donc pas un hymne à la banalité du quotidien, mais au contraire un hommage au progrès des temps et la puissance nationale. Svetlana  Alpers, dans son livre « L’art de dépeindre« , a très justement baptisé cette tendance de l’art hollandais : « Regarder les mots ».



 

Anne-de-Bretagne-écrit-à-Louis-XII-Épitres-de-poètes-royaux-folio-1v-Fr-Fv-XIV-8-BNR-St-Petersburgfol 1v Louis-XII-ecrivant-a-Anne-de-Bretagne-Épitres-de-poètes-royaux-folio-51v-Fr-Fv-XIV-8-BNR-St-Petersburgfol 53v
 Épîtres de poètes royaux dédiés à Louis XII et Anne de Bretagne,
Jean Bourdichon, 1508,Fr-Fv-XIV-8, BNR Saint Petersbourg

Nulle part ailleurs que dans ce manuscrit on n’a approché de l’idée de traduire par l’image l’émission et la réception d’un courrier. Mais la mise en parallèle de ces deux miniatures est trompeuse : elles ne fonctionnent pas en diptyque, mais illustrent le début de deux épîtres sur les onze du recueil, et ne sont pas consécutives : dans l’épître 1 (fol 1v), Anne en pleurs exhorte Louis au retour après sa victoire sur les Vénitiens.


Anne-de-Bretagne-écrit-à-Louis-XII-Épitres-de-poètes-royaux-folio-40v-Fr-Fv-XIV-8-BNR-St-Petersburgfol 40v Louis-XII-ecrivant-a-Anne-de-Bretagne-Épitres-de-poètes-royaux-folio-51v-Fr-Fv-XIV-8-BNR-St-Petersburgfol 53v

Les deux miniatures consécutives qui illustrent un échange réel sont celles-ci :

  • dans l’épître 5 (fol 40v), Anne exprime son courroux contre la déloyauté des Vénitiens ;
  • dans l’épître 6 (fol 53v), Louis exhorte Anne a la patience.

De plus d’autres épistoliers interviennent dans les illustrations : les trois Etats de France, le preux Hector de Troie, Mars et l’église militante écrivent à Louis, Louis écrit à Boréas.

Il est remarquable que, dans cet ouvrage entièrement composé de lettres, Bourdichon ait conçu chaque image comme indépendante : à la Renaissance, l’heure du diptyque épistolaire n’a pas encore sonné.



 

Femme dechirant une lettre, Dirck Hals, 1631, Mittelrheinisches Landesmuseum, Mainz

Femme déchirant une lettre
Dirck Hals, 1631, Mittelrheinisches Landesmuseum, Mainz

Dirck Hals Seated Woman with a Letter 1633 Philadelpha Museum of ArtFemme assise avec une lettre
Dirck Hals, 1633, Philadelpha Museum of Art

 

Ces toutes premières représentations du thème exposent déjà les éléments que nous retrouverons par la suite :

  • le tableau de marine évoque l’éloignement physique de l’envoyeur ;
  • la chaise vide souligne son absence ;
  •  le coffre ou la chaufferette (avec la signature du peintre) opposent le confort de la maison avec les dangers courus au loin.



Le diptyque de Ter Borch



Ter Borch Diptyque_Officier ecrivant une lettreOfficier écrivant une lettre, avec un trompette
Philadelphia Museum of Art
Ter Borch Diptyque_Femme scellant une lettreFemme scellant une lettre
Collection privée, New York

 

L’idée de traiter en diptyque le thème du courrier semble revenir à Ter Borch  qui nous montre, en 1658-1659, d’un côté l’envoi d’une lettre, de l’autre l’envoi de la réponse.


Le pendant de gauche

Uniquement masculin, il montre un officier assis à une table, tandis qu’un trompette [1] attend, debout à côté, la lettre qu’il est en train d’écrire. Un bâton de cire à cacheter est posé sur la table.


Le pendant de droite

Uniquement féminin, il montre une dame assise à une table, tandis qu’une servante attend, debout à côté, la lettre qu’elle est en train de cacheter à la bougie. La  lettre qu’elle a reçue est posée, ouverte, sur la table. Le petit carnet rouge pourrait être un manuel pour écrire des lettres d’amour (peut être « Le secrétaire à la mode » de Jean Puget de la Serre , édité en 1645 [2].


Les cheminées similaires

Bizarrement, bien que les deux pièces soient sensées se situer dans des lieux éloignés, leurs cheminées sont similaires : même manteau en bois mouluré, même rideau vert à franges dorées. Plus encore : un des objets posé sur l’étagère,  le flacon avec un liquide brun, est le même dans les deux tableaux.

Pour cette première apparition en peinture d’un diptyque épistolaire, Ter Borch semble avoir voulu « assurer », en sacrifiant la vraisemblance à la lisibilité : les cheminées sont un marqueur permettant d’apparier visuellement les deux tableaux, même pour le spectateur distrait.

Les points de fuite

Ter Borch_Diptyque_Perpective
Le fait que les cheminées soient identiques attire l’oeil sur une subtilité probablement voulue : les fuyantes du manteau désignent, à gauche, un point de fuite situé à hauteur des yeux du militaire ; à droite, à hauteur de ceux de le servante.

Ainsi le spectateur se trouve impliqué de manière cohérente à l’action : à gauche il est encore assis, à droite il est déjà debout et prêt à sortir du tableau, comme la lettre dès qu’elle sera cachetée.


Les meubles « différents »

Les autres éléments du mobilier diffèrent, tout en restant étrangement similaires : le lit-tente contraste avec le lit-clos, mais tous deux ont exactement le même tissu vert et le même galon losangé.  (Le lit-tente n’est pas spécialement masculin ni militaire: dans d’autres tableaux de Ter Borch on peut le voir dans une chambre de dame).

De même, les nappes diffèrent par la couleur, mais les pieds des tables sont les mêmes.

Symétries voulues

D’autres symétries se justifient par la différence des sexes :

  • sur le rebord de la cheminée, poire à poudre contre livre ;
  • sur le plancher, désordre masculin (un fétu de paille, un as de coeur, une pipe cassé, une tâche de terre) contre propreté féminine.

La symétrie entre le lévrier, chien de course campé sur ses quatre pattes, et le petit chien de compagnie qui dort, roulé en boule au  pieds de la maîtresse, renforce le contraste entre l’environnement compétitif du militaire et l’univers tranquille, voire sensuel de la dame.

On peut également mettre en pendant le chapeau que le trompette tient en main, et le seau de la servante : tous deux confirment que le personnage est sur le point de sortir.

Les deux couples

Les postures des personnages sont également symétriques. Mais tandis que le maître et la maîtresse, assis, se tournent le dos, les deux serviteurs, debout, se font face : composition qui induit l’idée d’une affinité entre le trompette et la servante.

De plus le rouge et le bleu des nappes, qui signale les personnages principaux, se retrouve sur la jaquette et la jupe des personnages secondaires : en marge de l’idylle des maîtres se noue, entre les serviteurs,  la possibilité d’une idylle ancillaire.

Trompette d’amour

L’air entendu du trompette, qui  prend le spectateur à témoin, sous-entend peut être une certaine moquerie envers ces personnes de la haute, qui  se compliquent la vie par des approches épistolaires.

Le lévrier lui aussi semble partisan des approches directe :  avec son instinct animal, il va droit à l’entrejambe du trompette, comme s’il avait décelé  avant tout le monde, l’instrument le plus intéressant du musicien.

Métaphores amoureuses

Ter Borch Diptyque_Officier ecrivant une lettre detail epee
Dans une lecture grivoise, d’autres correspondances apparaissent : le pendant du seau à provision, que la servante porte à hauteur de son entrejambe, n’est peut-être pas le chapeau : mais plutôt ces autres objets métalliques et phalliques que sont les éperons, la trompette, l’épée qui la prolonge et l’ombre de l’épée sur le sol..

Et qui sait si le bâton de cire fondant dans la flamme n’avait pas, au XVIIème siècle, la même connotation érotique que – disons – un bâton de rouge happé par des lèvres de vamp dans un film des années cinquante ?

Enfin, l’as de coeur, avec son point rouge, évoque la lettre que la dame tient en main, bientôt marquée d’un cachet rouge :

l’homme propose, la femme dispose.


Une scène de genre

Nous avons complètement compris la scène de genre que le diptyque représente : un militaire déclare sa flamme à une dame, laquelle lui retourne une réponse que nous ne connaîtrons pas [3]. Ce qui donne le schéma suivant :

Ter Borch Diptyque_Schema

Le diptyque logique

Dans ce schéma, il y a quelque chose qui cloche : si Ter Borch voulait vraiment représenter cette scène, alors la composition semble particulièrement maladroite : les personnages principaux se tournent le dos, les lettres s’éloignent l’une de l’autre, l’une sortant par la gauche et l’autre sortant par la droite.  La composition la plus logique aurait été, non pas d’inverser le pendant, mais d’inverser chaque tableau dans un miroir…

Le diptyque « corrigé »

Ter Borch_Diptyque_Logique
Du point de vue de la lisibilité de la scène, les avantages de cette composition sautent aux yeux : les deux épistoliers se font face, les deux messagers sont voisins, permettant au courrier de passer naturellement d’un pendant à l’autre, dans le sens de la lecture et par le trajet le plus court.

De plus, les deux points de fuite, au lieu de diverger, se rapprochent de la position centrale, accentuant la cohérence spatiale des deux scènes.

Si Ter Borch n’a pas opté pour cette composition si logique, c’est soit parce qu’il n’y a pas pensé – chose excusable pour cette toute première apparition du diptyque épistolaire – soit parce qu’il avait une raison supérieure de préférer l’autre composition.


Un scoop !

Revenons aux autres choses qui clochent dans le tableau : les cheminées identiques, les lits et les tables similaires, comme si un même décorateur s’était chargé des deux lieux.

Nous n’avions pas remarqué que la colonne cannelée, bien visible dans la cheminée de gauche, se retrouve aussi dans l’ombre de la cheminée de droite. Et que les deux rideaux latéraux pendouillent exactement de la même manière (on voit les clous qui ont lâché).
Les deux cheminées sont donc exactement les mêmes, mais comme retournées dans un miroir (pour l’une le lit est à gauche et la table à droite, pour l’autre c’est l’inverse).

Quant aux deux tables, il suffit de regarder attentivement pour constater  qu’une des traverses de chêne a été réparée par une  traverse en bois blanc.



Ter Borch Diptyque_Officier ecrivant une lettre_detail
Tout en faisant tourner la table d’un quart de tour pour rendre cette évidence moins visible, il est clair que Ter Borch a délibérément représenté, dans deux lieux censés être éloignées,  la même  table très particulière.


Une astuce pour connaisseur

Pourquoi se comporter ainsi, en brocanteur refourguant d’un tableau à l’autre les mêmes meubles usagés, en accessoiriste négligent, peu soucieux de la cohérence d’ensemble ?

Une réponse est que dans le goût des acheteurs de l’époque, la vérité de la scène comptait moins que le réalisme des objets : en inspectant chaque détail, le spectateur devait fatalement reconnaître la même table réparée. Et une astuce aussi évidente, toute en étant dissimulée, permettait de mettre en valeur le regard aiguisé du connaisseur.



En première lecture, le diptyque de Ter Borch se laisse lire comme une scène de genre : le couple des chiens et le couple des serviteurs, en suggérant des formes d’amour plus directes, sert de faire-valoir  au raffinement ultramoderne des amours épistolaires.

Les « anomalies » de la composition poussent à une seconde lecture, selon laquelle, sous le prétexte d’une scène de genre, le diptyque aurait un sujet plus ambitieux, l’Apologie du Courrier :

  • si les deux pièces éloignées sont si semblables, c’est parce que le Courrier rapproche les lieux avec la fidélité d’un miroir ;
  • si le scripteur et la lectrice se tournent le dos, c’est parce que le Courrier rapproche les êtres comme s’ils se trouvaient de part et d’autre de la même cloison.



Juste après Ter Borch, Gabriel Metsu va reprendre l’idée du diptyque épistolaire.



 

Metsu-Diptyque_1658_Homme ecrivantJeune Homme écrivant une lettre, 1658-1660, Musée Fabre, Montpellier, Metsu-Diptyque_1658_Femme lisantUne Fille recevant une lettre, Timken Museum of Art de San Diego

Il est possible que l’homme soit Gabriel lui-même, la femme sa future épouse Isabelle, et que l’oeuvre ait été conçue à l’occasion  de leur mariage, en avril 1658.


 Le pendant « Ecriture »

Dans le pendant de gauche – aujourd’hui conservé à Montpellier – un homme écrit une lettre dans une chambre, à la lumière d’une bougie tenue par sa servante.


 Le pendant « Lecture »

Metsu-Diptyque_1658_Femme lisant detail

Dans le pendant de droite –  aujourd’hui conservé à l’autre bout du monde, en Californie – une servante tend la lettre à sa maîtresse, qui lisait dans le jardin. On peut déchiffrer le début de l’adresse, Juffr[ouw], qui confirme qu’il s’agit d’une demoiselle :  l’échange épistolaire est donc parfaitement licite.


 

Des symétries simples

Ici pas de complication : le diptyque repose sur des symétries appuyées.

Metsu_Dublin_Prototype

La scène d’écriture a lieu en intérieur nuit, la scène de lecture en extérieur jour : la balustrade du jardin se trouve dans le prolongement exact de la table à écrire, au point qu’en rapprochant les deux tableaux bord à bord, on obtiendrait un objet-chimère, moitié pierre et moitié bois.

L’homme est un prétendant sérieux : un négociant, un homme de loi ou un riche propriétaire, à en juger par les registres qui remplissent l’armoire derrière lui. Lorsqu’il trouve un moment, il s’autorise de saines lectures : voir le petit livre posé sur le tapis, avec son marque-page. La demoiselle lit quant à elle un plus gros livre, qui ne peut être que la Bible.

Ces deux-là sont bien assortis : situation de fortune enviable, âge en rapport, Monsieur dans son étude et Madame dans son jardin.


Metsu-Diptyque_1658_Homme ecrivant_Acte Metsu-Diptyque_1658_Femme lisant fleur

 

La seule originalité de cette composition sage est peut-être la correspondance entre les deux tâches rouges : celle du sceau de l’acte notarié posé sur l’armoire, et celle du pivoine planté dans l’urne. Monsieur collectionne les vieux papiers, Madame cultive ses fleurs.


Une hypothèse qui prend corps

Le « diptyque logique » dont nous avions postulé la possibilité existe bien, et c’est Metsu qui l’a peint !


Metsu-Diptyque_1658_Schema

Le scripteur est orienté vers la droite, la lectrice vers la gauche : la marge entre les deux tableaux fait intégralement partie de la composition, puisqu’elle matérialise le « saut » du courrier d’un lieu à l’autre.

Cette proximité s’exprime dans le regard de la lectrice qui remonte, de droite à gauche, le courant de la communication : par-delà la lettre reçue, on dirait bien que c’est directement son amoureux qu’elle contemple.



Le diptyque de Ter Borch s’intéressait au côté magique et contre-nature du Courrier, qui fusionne des lieux éloignés. Celui de Metsu démontre rationnellement comment ce nouveau media se joue des frontières techniques : celle de l’espace, celle du jour et de la nuit, celle de l’extérieur et de l’intérieur.

Mais aussi, de manière plus excitante, il illustre comment il permet, sans enfreindre la morale,   d’enjamber la barrière entre les sexes, fournissant un accès direct de la chambre du célibataire au jardin de la bien-aimée.  A une époque où les dames ne sortent que chaperonnées, la lettre offre aux gens de qualité un moyen de rencontre révolutionnaire, tout en restant respectueux des convenances.

C’est ce qu’exprime la présence, dans chaque camp, sous les espèces du serviteur, d’un émissaire de l’autre sexe : la proximité physique entre homme et femme n’est admise que si leur position sociale les éloigne.

Article suivant :  1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture



Références :
[1] C’est probablement Caspar Netscher, l’élève de Ter Borch, qui a posé pour le personnage du trompette.
[2] Love Letters: Dutch Genre Paintings in the Age of Vermeer Peter C. Sutton – October 1, 2003
[3] Cependant, un repentir révèle qu’il y avait aussi côté Dame une carte avec un coeur, par terre à côté du chien : manière de signifier un amour partagé. Voir [2]

 

1.2 Le Diptyque de Dublin : la Lecture

27 avril 2016

Quelques années après la mise au point de ce prototype, Metsu va réaliser le plus parfait et le plus complexe des diptyques épistolaires.

Les deux tableaux, jamais séparés au cours des siècles, se trouvent aujourd’hui  à Dublin.

Article précédent : 1.1 Diptyques épistolaires : les précurseurs



Femme lisant une lettre

Gabriel Metsu, 1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin

Woman Reading a Letter METSU

L’estrade

Une jeune femme est installée  confortablement sur une estrade de bois (la soldertje) qui,  tout en l’isolant du sol, lui permet de bénéficier de la lumière du jour et de regarder dans la rue.

La pantoufleMetsu_Dublin_femme_lisant_Chaufferette

Elle a déchaussé son pied gauche pour le poser sur une chaufferette, entièrement prise sous la robe afin de ne pas perdre de chaleur (on distingue à peine son bord rectiligne sous le galon, à côté du chien).


molenaer-young-man-woman-making-music-

Ce tableau de Molenaer montre l’objet plus distinctement.

Le paillasson

Metsu_Dublin_femme_lisant_Pantoufle
La pantoufle n’est pas posée sur le paillasson, mais à côté : manière de souligner que ce n’est pas une chaussure d’extérieur, qui marche sur la terre ou dans les flaques savonneuses.

Le murMetsu_Dublin_femme_lisant_Mur

Le mur d’un blanc-bleu lumineux est un morceau de bravoure digne des murs de Vermeer. Admirons le raffinement des ombres : l’ombre double du miroir, celle des deux clous en haut, et en bas celle de la chaise, à peine esquissée par un zig-zag dans la pâte.


Le miroir

Metsu_Dublin_femme_lisant_Miroir
Sa place près de la fenêtre le désigne, après l’estrade, comme le second dispositif permettant de regarder commodément vers l’extérieur. Il reflète un coin de vitrail et la poignée centrale de la fenêtre (c’est la raison pour laquelle on n’y voit pas le rideau bleu).

Le rideau bleu

Le rideau bleu qui permet de voiler le bas du vitrail est tiré : ainsi nous est confirmé une  troisième fois, après l’estrade et le miroir, que la maîtresse est en position de guetteuse.


Le rideau vert

Voiler les tableaux était une pratique courante à l’époque : non pour les protéger de la lumière, mais pour ménager un effet de surprise et de plaisir au moment du dévoilement : un peu comme le couvre-plat des restaurants gastronomiques.

Le rideau vert introduit un parallèle entre le tableau et le vitrail : les deux offrent un aperçu sur le spectacle du monde : le vitrail, sur le voisinage ; le tableau, sur les mers lointaines.


Le tableau dans le tableau

Metsu_Dublin_femme_lisant_bateau
Il représente un bateau affrontant la tempête, suivi d’un autre plus petit. On peut imaginer qu’il fait allusion à  l’homme que la jeune femme attend, marin ou marchand parti au loin, comme de nombreux hollandais de l’époque. Mais le bateau sur la mer peut également, à l’époque, symboliser l’amour fidèle : dans le livre d’emblèmes de Jan Krul (1634), il est associé à la devise « Loin des yeux, près du coeur ».  On trouve également dans ce même ouvrage un poème qui file la métaphore :

Sur le mer indomptée aux flots toujours mouvants
Vogue entre espoir et crainte mon pauvre coeur aimant :
L’amour est comme la mer, l’amant comme un navire
Froideur est roc mortel, faveur port qu’il désire.
( Cité dans « Vermeer », G Aillaud, A.Blankert, J-M Monthias, Hazan, p 134)

Le fait que la bateau se dirige vers la gauche, droit vers la jeune femme, renforce cette valeur symbolique.


Le seau à provision

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, le seau en métal n’exprime pas l’idée d’un lavage interrompu. Il s’agit d’un seau à provision (marktemmer) qui était couramment utilisé pour se rendre au marché, comme le montre un autre tableau de Metsu. Son anse large permettait de le porter à l’épaule.

Metsu_Marche aux herbes Amsterdam panier
 Metsu, Le  marché aux herbes d’Amsterdam (détail)


La flèche d’amour

Assez bizarrement, le seau est décoré d’un motif en forme de flèche pointant vers la maîtresse. Preuve que la lettre est bien une lettre d’amour :  la trajectoire de la flèche redonde et anticipe celle du bateau sur le retour.


La chaise vide

Metsu_Dublin_femme_lisant_boules

Juste au-dessus des épaules de la maîtresse, on voit dépasser deux boules qui montrent, discrètement, que la chaise sur laquelle elle est assise est identique à la chaise vide. La solidarité des chaises fait espérer les retrouvailles du couple : la chaise vide est une invitation à l’absent.


Le déMetsu_Dublin_femme_lisant_De

Seul élément de désordre, le dé tombé sur le sol témoigne de l’empressement et de l’émoi de la jeune femme à prendre connaissance du courrier.


Le mystère de l’ « enveloppe »

Metsu_Dublin_femme_lisant_Lettre Servante

La servante tient, bien en évidence au centre du tableau, un morceau de papier blanc plié. Notre esprit moderne pense immédiatement à une enveloppe : or celle-ci n’a été inventée qu’au XIXème siècle, auparavant la feuille était directement repliée et cachetée.


Une seconde lettre

Il s’agit donc d’une seconde lettre.  Va-t-elle être envoyée, ou vient-elle d’être reçue ?  Le seau ne permet pas de trancher : sa position inclinée semble indiquer qu’il est vide (départ pour le marché), mais le fait de l’appuyer sur la hanche peut suggérer un certain poids (retour du marché).


Une autre lettre reçue ?

Deux lettres reçues en même temps ? La jeune femme serait vraiment très courtisée. Certes, on pourrait invoquer  la  deuxième flèche qui décore le seau, à la limite de l’ombre ; et sur le coin du paysage maritime, le deuxième bateau : abondance de prétendants qui  jetterait sur le tableau une lumière plus que trouble.

Ou bien, s’agit-il d’un deuxième feuillet qui était pliée à l’intérieur du premier, et que la jeune femme, réservant pour plus tard sa lecture, a confié à la servante pour éviter qu’il ne tombe par terre ? Loin de multiplier les amoureux, la jeune femme susciterait-elle un amour trop grand pour tenir sur une seule feuille ?


Une lettre à poster ?

S’il s’agit d’une lettre à poster, est-ce la réponse à la lettre que la maîtresse a en main ? Dans ce cas, elle n’est pas en train d’en prendre connaissance  impatiemment (comme le suggère le dé), mais de la lire et relire avant de se décider à envoyer la réponse, tandis que la servante poireaute. Tout cela contredit l’impression d’impromptu que donne le tableau en première lecture.

Ou bien les deux lettres n’ont tout simplement rien à voir  : alors que la servante se préparait à partir pour le marché avec une lettre à poster, un messager a apporté l’autre lettre, qu’elle s’est empressée d’amener à sa maîtresse : curieuse, elle attend les nouvelles avant de repartir.


A l’adresse du peintre

Une bonne loupe complique passablement la situation : sur la lettre que tient la servante, on peut en effet lire une adresse : Metsu tot Amst […] port : « Metsu au port d’Amst […] ».

S’il s’agit d’une lettre reçue, il nous faut en conclure que la maison est celle du peintre, et que la jeune femme est sa propre femme, ou sa fille.

S’il s’agit d’une lettre à poster, s’agit-il d’une sorte de réclame, d’auto-promotion de la part de l’artiste ?


Metsu et les signatures de papier

 

Metsu Femme en agonie ou La mort de Sophonisbe Museum of Fine Arts, BostonFemme en agonie ou « La mort de Sophonisbe »
Metsu, Museum of Fine Arts, Boston
Metsu La partie de musique , Metropolitan Museum, New YorkLa partie de musique
Metsu, Metropolitan Museum, New York

Metsu a coutume d’apposer sa signature sur un objet bien placé à l’intérieur du tableau : sur un bout de papier ou sur un cahier de musique opportunément tombés par terre. Dans les deux cas, il ne s’agit pas de dissimuler, mais bien de mettre en valeur la griffe du peintre, sur un support blanc qui attire le regard.

Ainsi la présence de la seconde lettre pourrait être simplement une coquetterie du peintre, une astuce pour positionner sa signature en plein centre du tableau.


Le camouflage ostentatoire

Dans la lettre que tient la servante, on peut donc se contenter de voir le tic habituel de Metsu, le camouflage ostentatoire,  poussé ici à son comble : la signature s’intègre doublement au thème épistolaire du tableau en figurant sur la lettre, mais, encore mieux, en se camouflant sous forme d’une adresse postale, « Mestu au port d’Amsterdam ». Libellé grâce auquel la « lettre dans le tableau » s’accorde élégamment avec le « tableau dans le tableau » et son  thème maritime.


Une lettre à soi-même

Peut-être la seconde lettre est-elle simplement un jeu formel sans conséquences. Mais on peut supposer qu’un artiste de la qualité de Metsu, dédiant pour la seconde fois un diptyque à la communication, ait réfléchi mûrement avant de s’adresser une lettre à soi-même, qui ouvre la porte aux vertiges de l’autoréférence et de l’introspection.

Nous reviendrons plus loin sur la signification profonde de cette correspondance en double.


Au thème épistolaire s’ajoute une seconde lecture : celle des rapports entre la maîtresse et sa servante.



La couture

Metsu_Dublin_femme_lisant_Lettre_Maitresse
Un coussin de couture sur ses genoux, la dame s’est installée à la lumière pour ses travaux d’aiguille, un panier de linge derrière elle.

Dame de qualité ou femme du peuple, tout le monde coud dans la Hollande laborieuse. Il est amusant de constater que presque un siècle ans plus tard, on retrouvera, en version populaire, toujours les mêmes attributs (pantoufle, chaufferette, panier, coussin, petit chien).



Mieris,_Willem_van_-_Interior_with_a_Mother_Attending_her_Children_-_1728

Willem van Mieris, 1728, Intérieur avec une mère berçant son enfant


L’estrade

Néanmoins, chez Metsu, la maîtresse est assise sur une estrade près de laquelle la servante est debout : la surélévation marque  la différence de condition.

Dé et seau

Le et le seau, récipients métalliques situés l’un au-dessus de l’autre, illustrent par leur similitude une sorte de solidarité féminine autour des tâches domestiques.

Par leur différence de taille – l’un minuscule et agile, l’autre grand et encombrant – ils font voir toute la distance entre le passe-temps de la maîtresse et le labeur de la servante.

L’ordre troublé

L’irruption de la lettre crée une entorse à cet ordre des choses : la maîtresse a laissé rouler son dé aux pieds de la servante ; celle-ci  s’autorise à jeter un coup d’oeil sur le tableau, objet d’art dont la contemplation est l’apanage des maîtres. Quant au chien,  il a quitté le sol réservé aux bêtes et posé ses pattes sur l’estrade, dans sa tentative de participer à l’émotion humaine.

Le chien

Metsu_Dublin_femme_lisant_Chien
Le chien est le domestique par excellence. Il est situé aux pieds de la servante, mais c’est bien à la maîtresse qu’il appartient, ainsi que le confirme le ruban qu’il porte autour du cou, orange, assorti à sa robe. Petit animal de compagnie, il est là pour partager et égayer sa solitude.

Souvent, dans les tableaux, le chien parle pour son maître ou pour sa maîtresse. Ici, il fixe la seconde lettre avec espoir comme si elle lui était destinée : curiosité  animale qui introduit une note d’empathie amusante avec la jeune femme avide de nouvelles.


Déchiffrer l’image

La pose de la servante intrigue : on sent bien qu’il y a là quelque chose de plus que la simple posture d’attente, en attendant que la maîtresse veuille bien lui faire part des nouvelles. Là encore, il faut faire un effort pour se replacer dans le passé, en un siècle où l’éducation s’arrêtait aux jeunes femmes de bonne famille. Si la servante s’absorbe dans la contemplation du tableau, en tenant la seconde lettre du bout des doigts, c’est manière de signifier que le courrier est pour elle un objet inaccessible : la seule chose qu’elle est capable de déchiffrer,  c’est l’image.

Aucune dénonciation de l’ordre établi dans ce constat : chacun participe à l’émotion au mieux des possibilités que la nature ou la société lui donne :

  • la maîtresse lit la lettre parce qu’elle est riche et éduquée,
  • la servante se contente du tableau parce qu’elle est une servante ;
  • quant au chien, il lit la lettre avec sa truffe.



Metsu_Dublin_femme_lisant_Triangle_Regards

De manière frappante, les têtes des trois protagonistes forment un triangle équilatéral centré autour de la lettre en suspens, triangle qui illustre la divergence de leurs centres d’intérêt : le chien fixe la lettre fermée, la servante contemple le tableau, tandis que la maîtresse lit la lettre ouverte.


Un pur moment de télévision

Le tableau ne cherche pas à saisir l’instant de l’arrivée-surprise de la lettre. Il s’intéresse au contraire au laps de temps qui suit, au temps suspendu de la lecture. Moment privilégié  durant lequel chacun des trois protagonistes, selon ses facultés et ses moyens, échappe à son habitat ordinaire :

  • le chien s’élève sur ses pattes avant,
  • la servante rêve devant une mer sur laquelle elle ne voyagera jamais,
  • la maîtresse imagine le pays lointain que son correspondant lui décrit.

La lecture d’une lettre au XVIIème siècle est, au sens propre, un pur moment de télévision.


Une chaîne de domesticité

Non seulement chacun regarde plus loin, mais plus haut, au-dessus de sa condition naturelle. L’animal domestique regarde la femme domestique, laquelle regarde le tableau de maître – le tableau des maîtres. Quant à la maîtresse, elle regarde la lettre que lui a envoyé celui, dont, bientôt, elle sera à son tour la servante. Le triangle des regards révèle une chaîne ascendante de domesticité, qui culmine dans l’homme absent.
Metsu_Dublin_femme_lisant_Triangle_Hierarchique

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Le promis

Ainsi le tableau nous amène-t-il, par la logique interne de sa construction, à déduire l’identité de l’auteur de la lettre : ce ne peut être que le futur Maître, le promis de la jeune fille, parti au-delà des mers assurer sa fortune, et qui l’épousera au retour.

Le linge blanc

Metsu_Dublin_femme_lisant_linge
Le linge virginal baigné de lumière, c’est donc, bien sûr, le trousseau qu’elle brode.

La pantoufle et le dé

Metsu_Dublin_femme_lisant_Pantoufle Metsu_Dublin_femme_lisant_De_grand

Une fois établi ce contexte nuptial, le dé ne se lit plus seulement comme associé avec le seau. Il fonctionne aussi avec la pantoufle. Coiffant l’index, il évoque l’anneau ,  tandis que la pantoufle prend maintenant une connotation érotique, suggérant l’abandon de la nuit de noces.

Mais pour l’instant, tournée vers le mur, elle illustre aussi le rapprochement impossible, l’attente, le froid. Désappariée, elle montre la solitude de la jeune femme éloignée de son âme soeur.


Une chaîne de fidélité

Du petit chien à la servante, de la servante à la maîtresse, de la maîtresse au futur mari, se propage non seulement l’idée d’une hiérarchie, mais aussi d’une fidélité naturelle.

De l’animal à l’homme, l’amour est une domesticité consentie.



La chaîne triple du regard, de la subordination, et de la fidélité nous a permis de remonter, depuis le domestique le plus humble, jusqu’à un personnage situé hors champ, le promis. Au chien, à la servante et à la maîtresse, il nous faut désormais ajouter le futur maître de maison.

Chose rare : pour une fois, nous allons voir se matérialiser, sous nos yeux, le résultat d’une pure spéculation !

Article suivant : 1.3 Le Diptyque de Dublin : l’Ecriture

1.3 Le Diptyque de Dublin : l'Ecriture

27 avril 2016

De manière exceptionnelle, les deux pendants « Lecture » et « Ecriture » ont été conservés, et sont toujours restés groupés au cours des ventes successives. Ils se trouvent  actuellement à Dublin, où les deux amoureux continuent à vivre leurs destins séparés, à cinquante centimètres de distance.

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Jeune homme écrivant une lettre,

Gabriel Metsu,1662-65, National Gallery of Ireland, Dublin

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Le jeune homme en habit noir

Ainsi, le promis de la jeune femme est ce très beau jeune homme aux traits angéliques. Son habit noir, vêtement d’extérieur, ses jambes posées parallèlement à la table, l’absence de livres, montrent qu’il n’est pas de ceux qui se complaisent dans l’étude et les travaux d’écriture : c’est un homme d’action qui ne se pose que le temps de donner de ses nouvelles.

Le chapeau

Le chapeau  fait penser à la pantoufle, autre accessoire vestimentaire isolé. Tandis que celle-ci exprime le confinement de la jeune femme et son incapacité de bouger, le chapeau  posé en équilibre instable au bord du dossier, côté porte, exprime l’inverse : le mouvement qui va reprendre, la tension vers le dehors.

Le nécessaire d’écriture

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant_Ecritoire
Il s’agit du pendant masculin des ustensiles de couture (le dé et le coussin à broder). L’encrier, la boîte à cire et la boîte à sable sont en argent. Couché sur la table, on remarque un sceau à cacheter de taille imposante qui signale que, malgré son jeune âge, l’homme jouit d’une reconnaissance certaine.

Le tableau champêtre

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant_Tableau
En contraste avec le paysage maritime du pendant féminin, le tableau dans le tableau est ici un petit paradis pastoral dans lequel on distingue un chien et des moutons couchés, une chèvre noire et blanche et, derrière, un bouc brun.

Le troupeau fait indirectement  référence à l’autre poncif de la poésie amoureuse de l’époque : après l’amant nautonnier, l’amant berger, qui n’est cependant pas figuré dans le tableau. Il reste que le paysage bucolique, pendant du paysage tempétueux représente, après les tourments,  l’autre facette de l’amour : l’amour arrivé à bon port, accompli, apaisé.

Le cadre doré

Dans le tableau maritime, l’agitation des vagues était contenue par un simple cadre noir. Ici, un épais cadre doré au décor mouvementé contraste avec la simplicité et le calme de la scène, comme si tout le mouvement, cette fois, avait été expulsé à l’extérieur, figé dans ces lourdes volutes et  ces motifs de fruits. La colombe dorée qui trône en  haut du cadre rajoute le symbole de la paix  à ceux de l’abondance et de la fertilité.

Ce magnifique cadre baroque, que l’on retrouve dans d’autres tableaux de Metsu, existe encore de nos jours : il est la propriété d’un antiquaire new-yorkais.

Le vitrail

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Tandis que dans le pendant féminin, la fenêtre est fermée, elle est ici grande ouverte. De ce fait,  le vitrail prend une place considérable, occupant presque un quart du tableau. Par ailleurs,  on peut voir en bas à gauche  les franges d’un rideau qui dépasse, ce qui renforce la similarité avec la fenêtre de la jeune femme.

Le vitrail grand ouvert

vermeer liseuse dresde
Vermeer utilisera lui-aussi un vitrail grand ouvert dans la Liseuse de Dresde, dans un but bien précis : montrer le reflet du visage dans le miroir, ce qui a pour effet d’enfermer la jeune femme dans l’intimité de sa lecture.

« En faisant du carreau le lieu d’un reflet, Vermeer dédouble le regard posé sur la lettre et souligne ainsi le caractère intime, replié sur lui-même, de la relation à la missive venue de l’extérieur » (Arasse, L’ambition de Vermeer, p 149)



Le vitrail de Metsu lui, ne reflète rien ; au contraire, en totale transparence, il montre le globe posé sur la table.


Gabriel_Metsu-1653–54-A_Woman_Reading_a_Book_by_a_Window-Collection-LeidenFemme lisant un livre à sa fenêtre, Gabriel Metsu, 1653–54, Collection Leiden

Il existe chez Metsu un antécédent à cette disposition, dans cette peinture datant d’une dizaine d’années plus tôt. Elle marque la transition entre la première manière du peintre (sujets bibliques ou mythologiques) et la seconde (scènes de genre). On suspecte donc que cette femme habillée à l’antique, entre ses deux livres et ses deux lettres, est l’allégorie d’un concept (Lecture, Sagesse, Connaissance) dont le secret s’est perdu [1]. En l’absence de tout attribut, il est vain d’émettre des hypothèses : sans doute l’explication était-elle donnée par les inscriptions sur le livre ouvert, aujourd’hui indéchiffrables.

On peut voir dans cette mystérieuse lectrice la précurseuse de notre jeune homme écrivant, qui pourrait donc bien avoir lui aussi une valeur allégorique. A noter également un autre exemple de signature ostentatoire : « Gabriel Metsu » sur la lettre de gauche.


Le globe

Metsu_Dublin_Cadres
Il n’y a pas dans le pendant féminin, d’objet équivalent au globe, du moins d’un point de vue fonctionnel. Si l’on remarque, d’une part qu’il frôle la tête du jeune homme  (la sphère épousant la courbe du crâne), d’autre part qu’il s’inscrit dans le cadre du vitrail, on peut lui reconnaître une affinité formelle  avec le miroir : celui-ci frôle également la tête de la jeune femme (le carré contrastant cette fois avec le visage ovoïde) et il inscrit dans son cadre le reflet du vitrail.

Pour résumer :

  • la tête masculine frôle le vitrail qui encadre le globe,
  • la tête féminine frôle le miroir qui encadre le vitrail.

Nous proposerons en conclusion de cette étude, une sur-interprétation retentissante de cette affinité formelle.

La plinthe

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant_Plinthe
Côté masculin, la plinthe en carreaux de Delft est ornée de volatiles (noter le reflet des carreaux sur le carrelage impeccable).


Metsu_Dublin_femme_lisant_Plinthe
Côté féminin, un seul carreau est visible (entre les pieds de la chaise) et représente une grappe et un soleil.

Comme les oiseaux ont tendance à picorer les grappes, les plinthes rappellent donc, avec discrétion, l’appétit du jeune homme pour les fruits de la jeune fille.

Ainsi se complète au ras du sol, le registre des passions animales illustré également par le chien.


Autres correspondances

Certains commentateurs ont suggéré que le jeune homme pourrait être d’une condition supérieure à celle de la jeune fille, d’après la richesse de son ameublement : cadre doré contre cadre noir, rideau à frange contre rideau simple,  tapis contre estrade de bois blanc, dallage en marbre noir et blanc contre sol en pierre.

Mais ces nuances peuvent s’expliquer sans invoquer une différence de condition sociale : la pièce où écrit le jeune homme est une pièce de réception, tandis que celle où la jeune femme brode et lit est une pièce à usage privé.


Un contraste sexué

Les deux pendants sont néanmoins en fort contraste, pour des raisons qui tiennent, non à une différence sociale, mais à la différence des sexes.



Metsu_Dublin_Prototype
Tout comme dans le diptyque-prototype  de 1658, l’écriture, acte créatif et actif, est attribuée au côté masculin, tandis que la lecture, acte passif, se trouve côté féminin. Mais Metsu a renoncé aux dichotomies faciles (nuit/jour, extérieur/intérieur) au profit de différentiations plus subtiles :   l’opposition entre fenêtre ouverte et fenêtre fermée renvoie aux rôles conventionnels de l’homme, ouvert sur l’extérieur, et de la femme, repliée sur l’intimité domestique.

Le contraste entre les « tableaux dans le tableau » va dans le même sens : ostentation du cadre doré contre humilité du cadre simple, scène pastorale proclamant la paix du troupeau, contre marine révélant, derrière le rideau, toute l’émotivité océanique de la femme.

Metsu_Dublin_Synthese



Reste à expliquer le parallélisme que nous avons noté entre le globe et le miroir, qui semblent fonctionner en association étroite avec le vitrail de la fenêtre : vitrail dont le quadrillage attire l’oeil de manière insistante.


Metsu_Dublin_Quadrillages

Juste derrière la tête du jeune homme, le vitrail encadrant le globe pourrait être une métaphore directe de l’acte auquel il se livre : Ecrire : autrement dit faire rentrer le monde dans des lignes.

Au-dessus de la tête de la jeune femme, le miroir encadrant le vitrail évoquerait, réciproquement, l’acte de Lire : refléter fidèlement les lignes qu’un autre a écrites.

Article suivant :  1.4 Le Triptyque de Dublin



Références :

1.4 Le Triptyque de Dublin

27 avril 2016

Je propose ici l’hypothèse d’un accrochage très particulier des pendants de Dublin, qui en ferait un cas unique de triptyque en deux  tableaux !

 Article précédent :  1.3 Le Diptyque de Dublin : l’Ecriture

 

Le premier essai

 

Metsu_Dublin_Prototype

Pour son premier dytique épistolaire, en 1658, Metsu avait concocté une composition extrêmement logique, où l’espace entre les deux pendants masculin et féminin matérialisait le parcours de la lettre, dans le sens de la lecture.

Metsu-Diptyque_1658_Schema


Il faut reconnaître à ce premier essai un côté conceptuel quelque peu scolaire : « le Courrier, nouveau média de communication entre hommes et femmes ».


Une composition déconcertante

 

Metsu_Dublin_Homme_ecrivant Metsu_Dublin_femme_lisant

 Pour son chef-d’œuvre de Dublin, dix ans plus tard, on pouvait s’attendre à ce que l’artiste au sommet de sa maturité ait produit une composition encore plus élaborée, dédiée à un concept encore plus ambitieux.


Metsu_Dublin_Schema_horizontal

Or la composition déconcerte par son manque de symétrie.  On retrouve bien dans la partie gauche l’opposition Ecriture/Masculin, Lecture/Féminin, mais la suppression du serviteur rompt l’équilibre des sexes et des conditions sociales. Le thème de la servante qui contemple la marine n’est corrélé à rien, dans l’autre pendant, et la lettre fermée qu’elle tient dans sa main est difficile à justifier.

Enfin,  le scripteur et la lectrice, chacun à côté de sa fenêtre, semblent moins communiquer entre eux que s’absorber dans des activités parallèles : l’un écrit, l’autre lit, mais le saut de la lettre d’un tableau à l’autre est impossible à visualiser. D’où vient alors l’impression d’unité profonde entre les deux panneaux, qu’est ce qui fait que nous ne doutons pas de la continuité de l’histoire ?

S’agissant de la seconde mouture du diptyque épistolaire, ces complexités ne peuvent être imputées à une réflexion inaboutie : au contraire, elles sont la preuve que, dans cette oeuvre-ci, Metsu s’est attaqué à un message autrement plus subtil que l’éloge de l’amour postal.


La lumière-actrice

Remarquons que, dans le prototype de 1658, le contraste d’éclairage entre la bougie et la lumière du jour n’était pratiquement pas exploité. Dans le diptyque de Dublin, en revanche, la lumière joue un rôle de premier plan : tombant de la gauche, elle irrigue la pièce et se pose, en premier, sur la lettre.

Si nous la considérons comme une « actrice » à part entière du tableau, les  pendants « Ecriture » et « Lecture » affichent une similitude frappante :

la lettre, écrite ou lue, apparaît comme un intermédiaire

non pas entre l’homme et la femme,

mais entre la Lumière et le personnage qui tient la lettre.


La lumière-messagère

Metsu_Dublin_Schema_horizontal_lumiere
Comparons cette conception avec celle du prototype : Côté Ecriture, la nouvelle actrice, la lumière du jour joue maintenant le rôle que tenait la servante. Côté Lecture, la lumière s’est substituée au serviteur : c’est elle qui « apporte » la lettre à la maîtresse.

Intellectuellement, la communication se fait toujours par la lettre.

Mais picturalement, le tableau nous dit autre chose : qu’elle se fait par le soleil. C’est la même lumière,tombant de la gauche, qui baigne et unifie les deux pièces.


La perspective

Autre bizarrerie : dans le prototype, le point de fuite de chaque tableau se trouvait à un endroit impossible à déterminer précisément, mais situé en tout cas quelque part entre les deux pendants : situation parfaitement adaptée pour que le spectateur regarde le diptyque « du point de vue du Courrier ».

Metsu_Dublin_Perspective

Dans le diptyque de Dublin, au contraire, les points de fuite sont parfaitement déterminés par les carreaux du sol, et se situent sur la droite de chaque pendant :  le spectateur, empêché d’avoir une vue unifiée des deux, est contraint d’osciller en permanence de l’un à l’autre.


Un dispositif révolutionnaire

Il existe une manière de répondre à ces difficultés : c’est de positionner les deux tableaux non pas l’un à côté de l’autre, comme tous les pendants du monde, mais l’un au-dessus de l’autre !

Voici ce que cela donnerait en théorie :
Metsu_Dublin_Schema_vertical

Si la moitié gauche des deux tableaux est bien dédiée au thème de l’Ecriture et de la Lecture, la moitié droite, là où se trouve la servante, se trouve libérée pour un second thème restant à préciser.


Le double trajet

Et voici ce que cela donne en pratique :

Metsu_Dublin-Tryptique

On voit bien, dans la moitié gauche, le trajet de la lettre qui descend, du maître à la maîtresse. Et dans la moitié droite, un second trajet que nous n’aurions jamais soupçonné, entre  la lettre adressée au peintre et la signature de celui-ci, en haut à droite du pendant masculin.

Dans cette conception remarquable, le Maître apparaît en position centrale, surplombant la Maîtresse et la Servante, chacune occupant sa moitié de tableau. Voici le coup de génie de Metsu :

caser un triptyque  dans un diptyque !

Les difficultés rencontrées pour comprendre la signification des deux lettres, lorsqu’on analyse isolément le pendant féminin, vont-elles se trouver résolues dans cette composition ? Il est clair en tout cas qu’elle ouvre des pistes d’interprétation stimulantes : nous allons en explorer deux.



A côté du thème de la lettre écrite et lue qui leste la partie gauche du triptyque, il doit exister côté droit  un autre thème tout aussi fort, capable d’équilibrer l’ensemble. Le personnage de la servante va nous conduire à une première proposition.




La servante curieuse

Metsu_Dublin_femme_lisant_Tableau
Campée devant le tableau dans le tableau, elle soulève précautionneusement le rideau comme pour se prémunir d’un retour de réalité trop violent, comme si les embruns de la tempête allaient lui sauter au visage. Aux gens simples, les sensations fortes.


Le spectateur dans le tableau

Souvent, un personnage vu de dos fonctionne comme un relai du spectateur dans le tableau : c’est le principe de la Rückenfigur, procédé qui sera plus tard exploité par Caspar-David Friedrich (voir 2 Le coin du peintre )

Ici l’identification est d’autant plus aisée que la servante est justement représentée en train de contempler une peinture :  la servante est « notre alter ego dans le tableau » [1]

Un encouragement aux curieux

Incarnation du spectateur et du bon sens populaire, la servante nous invite comme elle à soulever le rideau : autrement dit à dévoiler la signification de l’oeuvre.

Tous les objets du regard

Non seulement les trois personnages regardent (car écrire et lire sont aussi des opérations du regard), mais les objets eux-même sont presque tous liés au thème de la vision :

« Le peintre a surmonté toutes les préoccupations qu’il aurait pu avoir pour l’anecdote. Son oeuvre ne s’occupe que de l‘attente visuelle. Il juxtapose différentes manières de rendre présent ce qui est absent – la lettre elle-même, un tableau au mur et un miroir. Metsu invente des moyens pour souligner l’acte de regarder. »  [2]


Metsu_Dublin_femme_lisant_tableau_miroir

Miroir et tableau

Accrochés à côté l’un de l’autre, avec des cadres noirs identiques, le miroir et le tableau maritime invitent à la comparaison: l’un nous montre le bout de mer peinte que le rideau vert ne cache pas, l’autre nous montre le bout de vitrail que le rideau bleu ne cache pas.

La représentation picturale est ainsi mise en compétition

avec la représentation spéculaire.

Nous sommes ici au coeur des théories esthétiques de l’époque. Quelques années plus tard, Hoogstraten définira la peinture comme :

«une connaissance qui doit permettre de représenter toutes les idées ou tous les concepts que l’ensemble du monde visible peut nous donner, et tromper l’œil par les contours et les couleurs…« un miroir de la nature » qui « fait que des choses qui n’existent pas paraissent exister, et trompe d’une façon permise, amusante et louable ». Samuel van Hoogstraten,  Inleyding tot de hooge schoole der schilderkonst (Introduction à la haute école de l’art de peinture, 1678)


Miroir et globe

Metsu_Dublin-miroir globe

La composition autorise également une comparaison verticale, cette fois entre le miroir et le globe qui se situe juste au dessus. Carré contre sphère, la symbolique est riche. D’autant plus que nous devons tenir compte du vitrail, qui projette son quadrillage sur le globe et dans le miroir.

Le principe des coordonnées cartésiennes date de 1619 : à l’époque de Metsu, le quadrillage est donc clairement lié à l’idée d’une représentation numérique du réel. Le miroir carré et le globe, tous deux soumis au quadrillage, pourraient donc renvoyer aux questions contemporaines concernant la mesure de la Terre, en géométrie plane ou en géométrie sphérique.

De plus, on peut constater que  ces deux objets s’inscrivent parfaitement dans le thème de la moitié gauche : le globe est un objet sur lequel on peut écrire la réalité spatiale du monde, le miroir un objet sur lequel on peut la lire.


Le thème de la moitié droite

La moitié droite ne contient pas grand chose : les deux « tableaux dans le tableau » et les deux signatures de Metsu : sur l’enveloppe et sur le tableau. On peut donc facilement supposer que son thème est en rapport avec la Peinture.

De plus, la présence de la servante nous livre le thème du bas : la Peinture du point de vue du Spectateur. La partie haute représenterait-elle la Peinture du point de vue du Peintre ?


Chapeau contre seau

Le cadre doré avec sa colombe, la paix champêtre qui règne dans le tableau du haut évoquent un monde idéal, harmonisé  : le tableau tel qu’il se présente dans l’esprit du peintre. Le chapeau posé sur la chaise, juste en dessous, corrobore cette idée du tableau « dans la tête ».

Le tableau du bas en revanche, avec son rideau qui le protège, et son sujet tempétueux évoque un monde voilé et aléatoire : le tableau tel qu’il se présente aux regards des spectateurs. Le seau à provisions, juste en dessous, corrobore cette idée du tableau « sur le marché ».


Les deux signatures

Les deux signatures ont des valeurs bien différentes. Celle du bas est inscrite sur la lettre peinte : elle fait partie du tableau  et c’est une adresse postale: autrement dit elle est destinée à être regardée et lue.

Celle du haut en revanche ne fait pas partie des objets représentés, mais a été apposée pour authentifier le tableau : elle renvoie à l’acte de peindre et à l’écriture.


 

Metsu_Dublin_Synthese_Representation
Tel un expérimentateur sur une paillasse, Metsu a accumulé tous les instruments d’une théorie de la représentation :

  • les  lettres décrivent le monde sous forme littéraire,
  • le globe illustre la projection géographique,
  • le miroir la réflexion spéculaire,
  • les tableaux la transcription picturale.

Quant aux signatures, elles représentent non pas le monde, mais Metsu lui-même..

La partie gauche du triptyque est dédiée en haut à l’Ecriture et en bas à la Lecture.

Pour la partie droite, nous avons maintenant une interprétation cohérente, celle de la Peinture :

  • en bas, comment la regarder ;
  • en haut,comment la concevoir.

En haut le Maître joue le double rôle du scripteur et du peintre, autrement dit de l’Auteur.

En bas le Maîtresse et la Servante fournissent, en lisant et en contemplant, deux incarnations du Spectateur.



En exploitant le thème du regard, nous avons abouti à une première interprétation du « triptyque de Dublin » : une mise en parallèle de l’Ecriture et de la Peinture, assortie d’échantillons sur les formes de la représentation.

Mais ceci laisse à l’écart la chaîne hiérarchique qui structure si fortement le triptyque, surtout depuis que le panneau masculin est venu coiffer l’ensemble de la composition : le Maître commande à la Maîtresse qui commande à la Servante qui commande au Chien.

Cette piste hiérarchique va nous conduire à une seconde interprétation d’ensemble qui se superpose, sans la contredire, à la première.



Un ternaire pour un triptyque

En latin (Spiritus, Anima, Corpus) comme en néerlandais (Geest, Ziel, Lichaam), le ternaire le plus connu repose sur un composant masculin, l’Esprit et un composant féminin, l’Ame. Le troisième terme, le Corps, étant masculin ou neutre.

Un triptyque qui fait figurer le Maître en haut, la Maîtresse et la Servante en dessous, et tout en bas un chien fidèle, mérite au moins de s’interroger sur une possible interprétation philosophique ou religieuse.

Le corps-serviteur

L’idée que l’Esprit et l’Ame doivent commander le Corps, et non l’inverse, est familière aux catholiques.   Metsu, qui l’était,  peut avoir entendu des sermons aussi cocasses que celui-ci :

« L’esprit qui est le maître voudroit aller à l’église, à la grand-messe au sermon et à vêpres ; le corps qui est le valet, porte l’esprit au cabaret, à l’académie, au lieu infâme ; l‘âme qui est la maîtresse voudroit prier Dieu, communier ou gagner l’indulgence, et la chair qui est la servante traîne l’âme aux promenades, aux danses et dissolutions ». Le missionnaire de l’Oratoire, Sermons du Père Le Jeune, Tome VII, 1825.

Mais le tableau pourrait se rattacher à une tradition philosophique plus précise.

L’âme intermédiaire

Le fait que l’Esprit (la partie de l’homme qui est en relation avec le monde des Idées) puisse agir sur le Corps (la partie la plus matérielle) a toujours posé problème. D’où la nécessité, dans la tradition hermétique, d’un principe intermédiaire capable d’articuler le principe spirituel et le principe matériel.

« …Car il est impossible au Noùs, de par son essence, d’habiter nu un corps terrestre : c’est que le corps terrestre ne peut porter une aussi grande divinité et qu’une Force de cette splendeur et de cette pureté ne peut supporter d’être liée par un attouchement direct à un corps soumis aux passions.

C’est pourquoi l’Esprit s’enveloppe dans les voiles de l’Âme ; l’âme qui, à certains égards, est aussi divine, se fait la servante du souffle vital tandis qu’enfin le souffle vital gouverne la créature ». Corpus hermeticum douzième livret, versets 51 et 52


L’Ame servante de l’Esprit et maîtresse du Corps

Metsu n’avait pas besoin d’être un expert en hermétisme pour se représenter l’Ame comme la servante de l’Esprit (le souffle vital), servant en quelque sorte de courroie de transmission de ses ordres vers le Corps (la créature).  Cette conception hiérarchique était relativement populaire à l’époque, comme en témoigne la splendide métaphore qui suit :

« Or quand le corps et l’esprit (qui ont de coutume de de faire par ensemble la guerre) sont tellement d’accord et profitables l’un à l’autre, que l’esprit soit le maître et l’inférieure partie de l’âme (savoir est la raison), la femme, et le corps, le serviteur, et que, librement et volontiers, il obéit à son maître et maîtresse, et que comme les yeux des serviteurs sont ès mains de leurs maîtres et ceux des servantes es mains de leurs maîtresses, ils soient en pareille forme, prêts et appareillés d’obéir. Quand, dis-je, ces choses seront en telles manières disposées, c’est à savoir qu’il y ait une si grande paix et concorde entre eux, lors assurément il y a joie en l’esprit, paix en l’âme et délectation au corps. Et lors notre Seigneur Dieu nous illumine de telle façon de sa divine clarté, comme fait le soleil tout l’air, quand il est serein et libre de tout vent, tempête, pluies et nuées ».

La Perle évangélique: traduction française (1602) Par Daniel Vidal. Texte flamand d’une béguine anonyme, paru en 1535 à l’initiative du chartreux colonais Thierry Loher.

La dernière phrase en particulier semble directement décrire l’ambiance du triptyque : lorsque la concorde (tableau bucolique) et non pas les tempêtes (tableau maritime)  règne entre maîtres et serviteurs, alors la divine clarté illumine toute la scène.


Une métaphysique de la lumière

Au XVIIème siècle, et particulièrement dans les tableaux hollandais, la lumière revêt souvent un caractère religieux ou métaphysique.

« La lumière n’est pas seulement [chez Kepler] l’image du Dieu trinitaire ; elle constitue aussi l’origine des facultés de l’âme, le lien qui rattache le monde spirituel et celui de la matière physique, et un miroir des lois de la nature. » Lindberg, 1986, cité par Arasse, L’ambition de Vermeer, p 169

Nous en savons maintenant assez pour nous lancer dans une interprétation ternaire du triptyque de Dublin.


Le Maître

Que fait l’Esprit ? Il voyage, il perçoit la lumière des choses directement, comme à travers une fenêtre ouverte. Il est capable de quadriller le monde, de le cartographier, de le peindre ou de le dépeindre. Dans la sérénité de son cabinet de travail, en haut de la maison, il donne des ordres écrits.


La Maîtresse

Que fait l’Ame ? Elle réside, elle reflète, elle coud, faisant tenir ensemble les pièces séparées.  Elle ne voit pas le monde directement, mais au travers des quadrillages et filtres que le Maître a disposé autour d’elle. Dans la salle du rez-de-chaussée, elle lit ses ordres et les transmet à la Servante.


La Servante

Que fait le Corps ? Il ne sait pas lire, mais il est sensible aux images, ce qui le rend influençable et vulnérable aux passions. Il peut aller au marché chercher des provisions. Il peut aussi monter au premier étage pour rapporter au Maître le compte-rendu écrit de la Maîtresse.


Le chien

Un animal n’a pas d’Esprit. Il a seulement une petite Ame, qui lui permet d’obéir. Et un petit Corps, qui lui permet de regarder, sans comprendre ce qui se passe.


Un schéma théorique

Metsu_Dublin_Synthese_Ternaire

Le triptyque de Dublin illustre,  sous forme d’une maison hollandaise bien organisée, ouverte comme une maison de poupée, le fonctionnement d’un humain théorique.

Les perceptions apportées par la lumière sont transformées en ordres par l’Esprit, lesquels sont transmis à l’Ame qui les fait exécuter par le Corps et rend compte en retour à l’Esprit. Toute l’astuce de Metsu est d’avoir utilisé le Courrier comme métaphore de ce circuit de commande.


Un auto-portrait philosophique

Une manière d’articuler cette interprétation avec la précédente et de considérer qu’il s’agit non pas du schéma de principe d’un humain quelconque, mais d’un auto-portrait philosophique de Metsu lui-même : la lettre au Maître ne lui est-elle pas adressée ?



Voici donc en éclaté sous nos yeux un Gabriel Metsu trinitaire  :

  • l’intellectuel et l’homme d’action – le Maître qui conçoit et dirige ;
  • la dame aux magnifiques atours – la Beauté que courtise le Maître ;
  • la servante curieuse, qui observe l’oeuvre en train de se dévoiler à elle-même – la Peinture en action, et en jupons…

Alors, le courrier qui descend et monte entre ces trois instances ne serait rien d’autre que le message d’amour adressé par le créateur à sa création, et retour…



Références :
[1] (Victor Ieronim Stoichiţă, « L’instauration du tableau: métapeinture à l’aube des temps modernes », p 233
[2] Svetlana Alpers, « L’Art de dépeindre », p 328

1 La Femme au pantin

23 avril 2016

Il faut attendre la toute fin du XVIIIème siècle pour que le thème de l’homme mené par la femme, jusqu’alors illustré par toute une série de volatiles (voir L’oiseau chéri), trouve une nouvelle incarnation.


Le Pantin (El Pelele)

Goya, 1792, Prado, Madrid

1792 Goya El pelele Prado carton tapisserie

Cette peinture fait partie de la septième série de cartons pour tapisserie destinée au bureau de Charles IV dans le palais de l’Escurial.

« Le plaisir cruel consistant à faire sauter un individu dans une couverture porte un nom en français, c’est l’action de berner. « Berner », c’est selon le Trésor de la Langue Française,  « Molester quelqu’un », le faire sauter dans une « berne » c’est-à-dire une « grande pièce d’étoffe et particulièrement de laine ». Jean-Yves Cordier, voir son blog  lavieb-aile.com.

Ainsi, selon le contexte et les époques, on a pu  berner des gens (par exemple Sancho Panza), des chiens, ou plus paisiblement un  pantin. Ce jeu, pratiqué pratiqué lors des fêtes populaires comme rite d’adieu au célibat, avait aussi une portée symbolique : illustrer le pouvoir des femmes sur les hommes.

Remarquons qu’en cette fin du XVIIIème siècle, ce pouvoir reste singulièrement limité : il faut s’y mettre à quatre pour faire s’envoyer en l’air la marionnette. D’où l’impression que cette image équivoque, plutôt que d’illustrer l’impuissance de l’Homme, montrerait l’effet mécanique que font sur lui toutes ces filles.


1792 Goya El pelele Prado carton tapisserie detail
Ejecté du drap de lit pour s’y renfoncer aussitôt, le Pantin, trahi par sa natte,  est transformé en engin de coït.

Site du Prado : https://www.museodelprado.es/coleccion/obra-de-arte/el-pelele/a1af2133-ff7b-4f47-a4ac-030cb23cb5b6

1815-25 Goya Disparates el pelele

Goya
Série Los Disparates  1815-1823

Dans ce remake post-napoléonien, l’esprit  léger et souriant  a disparu. En compagnie d’un âne, réduits à des silhouettes informes, les pantins ne se réaniment pas plus que des cadavres secoués dans un linceul.


 

George_Cruikshank_-_A_Dutch_Toy_or_A_Pretty_Play-thing_for_a_Young_Princess_Huzza_March_1814_publié le 20 juin
Un jouet hollandais ou un joli joué pour une jeune princesse
A Dutch Toy or A Pretty Plaything for a Young Princess
George Cruikshank, Mars 1814, publié le 20 juin 1814

Ce 20 juin 1814, le parlement anglais débattait d’un lettre de la Princesse royale Charlotte, rompant ses fiançailles avec Guillaume d’Orange. La devise « Orange boven (Orange en haut !) » s’applique ironiquement à la situation du pantin, à la position de ses membres et aussi , plus méchamment, au jet coupé net dans son ascension. Le petit médaillon sur la cuisse, marqué FitzMa et le livre sous le pied, marqué « Lawrence dream » sont des allusions probables à d’autres soupirants, l’un actuel et l’autre passé (vicomte FitzMaurice et George FitzClarence).


1818-English-Ladies-Dandy-Toy-IR-Cruikshank

English Ladies Dandy Toy
Cruikshank, 1818

Quatre ans plus tard, Cruikshank généralise en appliquant la formule à toute anglaise opulente : la femme géante manipule du bout des gants   le pantin-dandy avec sa canne, son  haut-de forme et la queue de pie de sa redingote qui lui bat ridiculement les fesses : caractères virils minuscules face à la plénitude de la poitrine, de la robe et à la turgescence ironique de la plume d’autruche rose.


 

Bonne d'Enfant 1816-24 Georges-Jacques Gatine Costumes Parisiens Les Ouvrieres de ParisLa Bonne d’Enfant (série Costumes Parisiens : Les Ouvrières de Paris)
Georges-Jacques Gatine, 1816-24
1885 Nehlig Pour amuser tt le monde il faut danser a la ronde Chansons et rondes enfantines Weckerlin« Pour amuser tout le monde il faut danser à la ronde »
Illustration de Nehlig, 1885, Chansons et rondes enfantines, Weckerlin

Cette métaphore isolée ne passe pas la Manche : pour de longues années encore, même dans les mains d’une belle femme, le pantin reste un jouet innocent.



daumier-madame-gargantua-1866Madame Gargantua, Daumier, 1866 Art Hazelwood madame-gargantua 2016
Madame Gargantua, Art Hazelwood, 2016

Au delà de la figure convenue de la croqueuse d’hommes, c’est bien un système de consommation  déréglé et autophage qui est dénoncé : d’où la transposition aisée du Second Empire et des billets de 100 00 francs, à l’Empire Américain et à son billet vert.



 

Bertall 1874 Frontispice La comedie de notre tempsFrontispice pour La comédie de notre temps, Bertall, 1874

Cette femme-enfant montée en grade, que les masques à la ceinture désignent comme la Comédie en personne, examine ses dernières victimes avant de les jeter dans sa malle. Les dîners en ville sont son terrain de chasse (la table avec les liqueurs, le manuel de Civilité). Des oeuvres d’art, des titres de noblesse, des bourses pleines sont ses trophées.



La Courtisane moderne (The Thorny Path)

Thomas Couture, 1873, Philadelphia Museum of Art.

 1873-Thomas_Couture-_The_Thorny_Path-philadelphia-museum-of-Art
Rendu célèbre par sa grande composition sur les Romains de la Décadence, Couture critique ici une autre forme de décadence, éternelle et universelle.


L’attelage

Un phaéton est tiré par quatre mâles captifs représentant différents âges et états de la société :

  • un vieux riche ventripotent mène l’attelage, sa bourse à la main, une couronne de Bacchus  sur la tête ;
  • un jeune fou avec clochette tourne son sublime visage vers l’Idéal,  sans sentir les liens sur son pourpoint ;
  • un jeune poète couronné de lauriers continue d’écrire malgré l’esclavage ;
  • un soldat d’âge mur tire lui-aussi, sans songer à trancher les liens avec sa lame.

Selon le catalogue de l’exposition, ils représentent respectivement la richesse, la jeunesse, la poésie et le courage [1].

Les  regards s’évitent, ne se tournent ni vers l’avant, ni vers la cause unique qui les dirige par derrière : isolés chacun dans sa manie, ils avancent entre les chardons.


Le véhicule

 Une sublime jeune femme tient d’une main la bride, de l’autre le fouet. Les initiales TC, gravées sur le piédestal du faune, placent le peintre sous la même égide. Aiguillonnant les hommes, elle-même est poussée vers l’avant par son destin qui la surveille par derrière : une vieille femme emmitouflée et aigrie, avec pour dernier plaisir la carafe de vin dans le panier.

 

Epineux pour les marionnettes, le chemin l’est tout autant pour celles qui tirent les ficelles.



1873 Pieter Willem Sebes Amusing the baby

Pour amuser bébé (Amusing the baby)
1873, Pieter Willem Sebes, collection privée

De la même époque, cette scène de genre qui se veut touchante cache peut-être un sous-texte  : de même que la lionne donne tôt le goût de la viande à ses petits, la Femme Fin de siècle apprend à sa progéniture que manipuler un Pantin est plus amusant qu’un hochet.

 Image en haute définition : https://www.bonhams.com/auctions/17644/lot/210/


Felix Ehrlich The Art Lover, signed, dated F Ehrlich, 1 9 88

L’amoureux de l’Art
Félix Ehrlich, 1888, Collection privée

Ce tableau très original explore le thème inverse, celui du vieil homme à la poupée.  La lance, la chope de bière et le bras du Cupidon sont cassés : on comprend bien qu’il ne reste pas grand chose de la virilité, des plaisirs et de l’Amour. Seule chauffe la colle sur le petit réchaud. La tête à peine recollée semble prête à apostropher le vieux misogyne,  qui se demande s’il n’aurait pas mieux fait de s’abstenir.

 


Dans les années 1880,  Henry Somm va se spécialiser dans un fétichisme particulier : une Parisienne au profil callipyge ridiculisant diversement un petit homme.

HFA-1881 ca. Henry Somm, The Rights of WomanLes droits de la Femme  

HFB_1879 ca Henry Somm The TightropeLa corde raide

HFC 1880 cc Henry Somm HFD 1880 cc HENRY SOMM Dessin
HFE 1880 cc HENRY SOMM Elegante a l eventailPapillon HFF 1880 cc HENRY SOMM Une jeune femme ayant attrape un homme a la canne a pechePoisson
HFG 1880 cc HENRY SOMM Elegante entouree de soupirantsParisiens

 



1882 Artigue moqueuseMoqueuse,
L.Artigue, 1882
 

1882 (avant) Louis Charles Verwee Jeune femme jouant avec un pantinJeune femme jouant avec un pantin
Louis Charles Verwee, avant 1882

 

 

Tous ces artistes mineurs se contentent d’exploiter paresseusement  le masochisme du thème, sans grandes conséquences.  Pour enfin dégager l’énergie explosive  que Goya et Couture avaient subodoré,  il va falloir la succession de deux grands dynamiteurs fin de siècle  :  Rops d’abord dans les arts graphiques, puis Pierre Louÿs en  littérature.

Références :
[1] « O beauté vénale ! Jadis tu faisais des martyrs et des héros, tu ne fais plus que des martyrs et des laquais. O courtisane dégénérée ! Enfant gâtée de ma portière ! Qu’as-tu fait de la poésie, de la richesse, de la jeunesse et du courage qui te servaient d’escorte autrefois?… Un attelage! «  Gazette des beaux-arts: 1860, Volume 1, p 116

2 Les pantins de Rops

23 avril 2016

Rops est le premier à avoir  compris l’exceptionnel potentiel symbolique et érotique de la Dame au Pantin, qu’il va développer  à quatre reprises, sur une dizaine d’années.

De rares antécédents

A sumptuously dressed lady gestures towards a mid-air battle between winged fools; small injured figures fall from a bird-house like edifice. Woodcut by Tobias Stimmer, 1580.

Une dame et ses fous, Tobias Stimmer, 1580 

On ne sait pas si Rops connaissait cette extraordinaire métaphore aviaire, dans laquelle des fous volants, portant des bourses, sont attirés, dépouillés,  déplumés et désarmés dans la volière de la Belle.


anonyme 1871 published by E.Breyer in Brussels

Il a en revanche peut être vu cette caricature, qui fait partie d’un recueil de 32 planches satiriques sur la guerre franco-prussienne.

  • La Mort rappelle aux vaincus : « Qui s’y frotte s’y pique. »
  • La Folie secoue les hommes du Second Empire, et même le pape perd sa clé.
  • La République coupe les fils : Napoléon III et la reine d’Espagne Isabelle II tombent sur des sacs d’or, autour d’un jeune homme qui doit être Louis, le prince impérial.


Dame au pantin et à l’éventail

Rops, 1873, Musée Rops, Namur

1873 Rops Dame au pantin et a l eventail Musee Rops Namur
D’un regard intense, la Dame fixe le polichinelle qu’elle a sorti de sa boîte, ridicule avec ses membres grêles, ses gros sabots, sa ficelle qui pend, son plumet en berne, sa petite canne filiforme, et sa double excroissance hypertrophiée.



1873 Rops Dame au pantin et a l eventail Musee Rops Namur pantin
Elle préfère tenir son éventail vertical que de tirer sur la ficelle et  ragaillardir ces minuscules virilités. Sa main dégantée et son bracelet d’or disent d’ailleurs que tout contact charnel se paye.


1873 Rops Dame au pantin et a l eventail Musee Rops Namur detail bouc

Le profil de bouc de la table introduit une  transitivité très fin de siècle  :

si l’Homme est le Pantin de la Femme, la Femme est le Pantin du Diable [1].


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La Dame au pantin

Rops, 1877, Musée Rops, Namur

1877 _Rops_-La_Dame_au_pantin Coll Babut du Mares, Namur
Si la première maîtresse laissait planer l’ambiguïté sur sa condition (une bourgeoise qui s’amuse ?), celle-ci proclame fièrement, par son ruban, son décolleté, sa bretelle qui pend et l’absence de gants, sa qualité de professionnelle.

Elle a pleinement conscience de son pouvoir érectile, matérialisé  par son bras gauche levé.  Mais si l’Homme – car le Polichinelle porte maintenant monocle et haut-de-forme – veut grimper au ciel, encore doit-il payer le prix fort : des sous à en remplir une coupe, qui s’échappent de son coeur crevé.



rops-the-falconer-la-fauconniere National Gallery of Art, Washington

La fauconnière (the falconer)
Rops, non daté, National Gallery of Art, Washington

La même main brandit ici un faucon phallique. Nous nous rappelons alors  la pluie de pièces de Danaë et sa  signification séminale.



1877 _Rops_-La_Dame_au_pantin Coll Babut du Mares, Namur ubi mulier
La question « Ubi Mulier ? Où est la femme ? » semble posée par le Sphinx. La réponse est donnée juste au dessus : « C’est une coupe mordue par un Serpent « .

Sur le bas-relief six autres pantins pendus  à leur fil élèvent vers ce réceptacle un regard implorant :

  • le sabreur rêve de le remplir de sang,
  • le politicien de discours,
  • le poète de vers,
  • le financier d’or,
  • le peintre de couleurs.

Mais c’est leur propre squelette qui les attend à droite, comme dans toute Danse Macabre.


1877 _Rops_-La_Dame_au_pantin Coll Babut du Mares, Namur detail faune

L’inscription « Ecce Homo (voici l’Homme) » montre que celui-ci est un bouc, du même bronze que son Maître, le Faune ou le Démon cornu dont le profil supplante celui du Sphinx, figure de Sagesse qui s’efface dans le lointain.

Dans cette planche impitoyable, toutes les figures masculines, le pantin de tissu, ses six collègues de pierre, le bouc aux cornes coupées, et même le faune au bas-ventre échancré sont tous frappés d’Impuissance.



Harry Wilson Watrus The dregs 1915

Les rebuts (the dregs)
Harry Wilson Watrous, 1915, Collection privée

La même idée d’une infériorité radicale de tous les corps de métier – l’ouvrier, le violoniste et le peintre –  ressurgira du temps des Garçonnes, de l’autre côté de l’Atlantique  (voir Profils de femmes modernes)


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La Dame au pantin

Rops, 1883-85, Musée Rops, Namur

1883-85 Rops Dame au Pantin Robe noire

Destinée à illustrer Son Altesse la femme d’Octave Uzanne  :

« Je penche pour la femme qui ouvre le ventre de son pantin duquel tomberait ou plutôt s’échapperait du son, des louis d’or, un coeur sanglant et quelques sonnets » Rops, Lettre à O.Uzanne  [2]

ce troisième opus va rassembler les éléments mis en place dans les deux précédentes versions :

  • le Serpent d’Eden, plus grand et désormais identifié par sa pomme (opus 2) ;
  • la main dégantée au poignet cerclé d’or (opus 1) ;
  • la crevure du Polichinelle, spontanée dans l’opus 2, maintenant expliquée par le poignard que la dame porte à la ceinture.

Ainsi se coalisent les trois puissants thèmes du Péché, de la Masturbation et de la Castration réunis.

La frise des pantins est la même, mais dans l’autre sens : lue de droite à gauche, elle conduit à l’expression de dérision qui les désigne : Ecce homo (opus 2).



1883-85 rops Dame au Pantin Musee Rops Namur

La Dame au pantin
Rops, 1883-85, Musée Rops Namur [3]

Cette quatrième et dernière version remplace la femme du monde en fourreau et dentelles noirs, par une amazone au sein nu, une exécutrice à la robe rouge sang et qui tient le poignard dans sa main : ce n’est plus la Mort, mais la Vie pétante de santé qui sourit à sa victime en toute bonne conscience.



1883-85 rops Dame au Pantin detail frise
La frise est la même, mais se prolonge, au delà du squelette, par la question « Ubi mulier » (opus 2) et un point d’interrogation surmonté d’un nouvel arrivant, un crapaud.


La symbolique du crapaud

Hélène Védrine [4] a établi un rapprochement avec un emblème du début du XVIIème siècle :

1607 Rops influence

Medio tutissimus ibis
Emblème d’après Vaenius, 1607, [5]

Ignorant la devise (Au milieu, tu iras en toute sécurité, Ovide, Métamorphoses, lI, 137), un homme portant un bonnet de fou court vers la Prodigalité qui l’attire avec ses espèces sonnantes, et s’éloigne de l’Avarice avec son sac plein et son crapaud à ses pieds.

« Doit-on penser résoudre ainsi la question que pose l’étrange batracien placé sur la dernière marche de la terrasse ? Serait-ce entre Avarice et Prodigalité que se trouve placé le petit Eros boufon et macabre qui est lui-même la devise ropsienne par excellence ? » [4]


Le crapaud est codifié comme emblème de l’Avarice dans l’édition de 1603 de l’Iconologie de Ripa, mais était connu bien avant :


1558 Rops Avaritia . Pieter van der Heyden after Pieter Bruegel the Elder

L’avarice (détail)
Série des sept péchés capitaux, Pieter Brueghel l’Ancien, 1556-1557

Cliquer pour voir l’oeuvre en entier

Où l’on voit que la pluie d’or est aussi un symbole de l’Avarice, pourvu qu’elle tombe dans un sac.


1883-85 rops Dame au Pantin detail
La similarité de composition avec l’emblème de Vaenius pourrait donc bien n’être qu’une  coïncidence. Le Fou avec sa marotte à tête de Mort se trouve juste sur l’axe du Crime, qui va de la Victime au Serpent, puis au Squelette,  en suivant la chute des pièces d’or dont aucune ne s’échappe de la vasque :

la Femme Fatale n’est qu’Avarice.



1883-85 rops Dame au Pantin detail pantin
Une fraise blanche de Pierrot rajoute un attribut supplémentaire de victime à cet Homme-miniature, qui n’a gardé du polichinelle de départ que la bosse : à savoir sa virilité devenue  infirmité.

H. Védrine fait remarquer  avec pertinence que la découpe de son ventre dessine un N majuscule, ce qui ferait référence à une autre série emblématique de Rops : celle des Naturalia.

La série des Naturalia

Bien que cette série ne comporte pas à proprement parler de pantin, elle constitue clairement une variation et un prolongement du thème de la Femme Fatale brandissant une miniature.

Ad majorem diaboli gloriam

(à la plus grande gloire du Diable)

Rops, dessin, vers 1875

01 1875 ca Rops-Naturalia ad majorem diaboli gloriam
Le comble de la nudité, le squelette, révèle aussi la réalité du sexe féminin : à la fois vulve et ceinture de chasteté, de même forme que le masque de bouc écorné qui dans cette série remplace le Pantin.

L’obscénité ici procède par assimilation graphique (sexe=cadenas=masque), par inversion (en détournant la devise des Jésuites) et par passage à la limite, (en poussant l’effeuillage jusqu’à l’os).


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L’Humanité

Diaboli Virtus in Lombis,  Saint Augustin
Rops, vers 1875

02 1875 ca Rops Humanite Diaboli Virtus in Lombis St Aug. (Etude pour Naturalia) Musee Rops
La citation : « La force du Diable est dans les reins » est en fait de Saint Jérôme  ( Contra Jorimen, 2, 1. 2) mais  Rops met couramment les Pères de l’Eglise dans le même sac. Les trois têtes de mort, de singe, et de Beethoven prouvent que toute l’Evolution ne peut rien  contre la vérité des lombes. La Femme est une décapitatrice innocente, puisque pour elle tous les visages  d’homme portent le même masque : celui du Diable.


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Diaboli virtus in lumbis est

Rops, 1888

1888 Rops_DiaboliVirtusInLumbis
Rops reprendra la même citation dix plus tard, appuyée par une métaphore anatomique différente : après le pubis diabolique, voici le pelvis entomologique.

Rops pervertit ici la vielle métaphore (voir Le crâne et le papillon) en rajoutant, à titre de transgression complémentaire, la tête de Saint Jean Baptiste brandie par cette Cupidonne fessue.


sb-lineNaturalia non sunt turpia

Rops, pointe sèche, vers 1875

03 1875 ca rops-Naturalia non sunt turpia coll priv Moliere

Cette fois, la devise latine, « Les parties naturelles ne sont pas honteuses », est attribuée à Saint Jérôme (tout aussi faussement).

Pour faite bonne mesure en pédantisme souriant, Molière est aussi mis à contribution  :

« Avec la permission de Monsieur, je vous invite à venir voir l’un de ces jours pour vous divertir de la dissection d’une femme, sur quoi je dois raisonner. »  Molière, Le Malade imaginaire, II, 5

Le sang menstruel apporte un démenti flagrant à ce que prétend la devise. Rops est coutumier de cette contradiction entre texte et image :

« Ce masque-sexe flamboyant est visuellement confondu au mot qui le désigne « jetant par la bouche des flammes qui se mêlent au mot Naturalia« … Alors que le texte brandi comme par une Gloire érotique dit, conformément au motto inscrit à ses côtés, que la sexualité n’est pas honteuse … le sexe greffé sur le bassin squelettique apporte un déni immédiat et macabre… De disjonction en déni, l’image ne finit que par dire l’Inquiétant et c’est le mode de composition de cet Umheimliche qui prime plutôt qu’une signification stable forcément rassurante. » [4] p 100


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« J’appelle un chat un chat », Boileau

Rops, vers 1875

04 1875 ca Rops Naturalia Boileau Musee Felicien Rops, Namur

 

Cette fois la citation est exacte (Nicolas Boileau, Première Satire, 1666).

Le masque pubien a effectivement été retouché dans le sens d’une similitude féline.

« Dans cette savante mise en scène, les naturalia qui sont censés ne pas être turpia se révèlent précisément tels. En faisant semblant de racheter les parties naturelles, la Décadence brandit le spectre de la lubricité et récuse la chair en y logeant le monstre. Rops s’acharnant sur le nu moderne le tire vers l’allégorie satanique d’autant que, sur certaines épreuves, une note au crayon, attribuée à son alter ego, Jacques Pontaury, accuse l’appartenance fantastique de la figure:

« Et souventes fois, à Paques-Flories qui est saison de rut, esbaudoyements et accollements de Nature, apparaît la femelle de icelluy Satan, mi partie en gourgandine, et mi partie en esquerlette. Sans camise, avec testins tout nuds; et aussy faisant veoir son sexe, lequel a visaige de Diable avec coarnes de bouc. Et vient de nuit tenant en sa dextre, un autre sexe, comme celui qui est à son pubice, pour faire cheoir en fornication, les jouvenceaux qui sont chauds en leurs coillons, lesquels, voyant ce sexe se débraguettent et deviennent ainsy en servage d’Enfer pour cette estrange er Vénérienne Gouge. – Jacques Pontaury (Gauderies, Contes sallés et pasquaies du Païs Nameurois) »

Evanghélia Stead, [6]


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Naturalia non sunt turpia, Baudelaire, Sénèque l’Ancien

Rops, vers 1875

05 1875 ca Rops Naturalia Baudelaire Seneque Bibliotheque de l'Universite de Varsovie

 

La citation de Baudelaire

« Hélas ! les vices de l’homme, si pleins d’horreur qu’on les suppose, contiennent la preuve (quand ce ne serait que leur infinie expansion) de son goût de l’infini » Baudelaire, les Paradis artificiels


« Élévation vers l’idéal, c’est bien ce que semble représenter cette femme qui brandit un sexe comme un fanal, en même temps que Rops représente conjointement, selon une dialectique proprement baudelairienne, ce qui la retient ancrée à la matière et à l’inéluctable fatalité de la mort. » H. Védrine [7]


La citation de Sénèque

La seconde citation est lapidaire : « dux malorum femina » Elle est extraite du Phèdre de Sénèque :

« Sed dux malorum femina: haec scelerum artifex (Les femmes sont la source de tous les maux; ce sont elles qui trament les forfaits) »


« On perçoit bien à quel point elle semble contredire le sens du titre de l’œuvre. La succession et le montage de citations mettent ainsi en évidence le propre travail d’inversion de l’image qui, autour du pôle représenté par la diagonale de la jupe tendue, oppose un sexe glorieux à un sexe mortel.«  H. Védrine [7]


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1870 JULES_LEFEBVRE La VeriteLa Vérité
Jules Lefebvre, 1870
 

1870 ca Bartholdy Esquisse pour la statue de la liberte Brooklin Museum

 

 

 

 

 

Esquisse pour la statue de la Liberté
Vers 1870, Bartholdy, Brooklin Museum

 

Dans ces deux robustes allégories de l’époque :

  • la Vérité brandit son miroir lumineux de la dextre, en tenant de la senestre la corde du puits dont elle est sortie ;
  • la Liberté brandit sa torche d’une main et tient une chaîne brisée de l’autre.


01 1875 ca Rops-Naturalia ad majorem diaboli gloriam Miss Marylin Liberty

Avec sa femme-squelette tenant d’une main un masque enflammé, de l’autre un bout de liquette, Rops s’est évidemment amusé à  pasticher et transgresser ces deux nobles modèles… comme d’autres le feront plus tard.


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Holocauste

Rops, 1895

1895 Rops Holocauste

L’holocauste est celui des deux coeurs embrasés qui se consument en forniquant. Au-dessus, la Femme écarte ses linges comme des nymphes. Centrée sur elle, la devise proclame que les parties intimes ne sont pas honteuses.



1895 Rops Holocauste faune
Centrée sur le Faune rigolard, la devise dit le contraire.

« ..aux côtés du thème de la révélation de la nudité, la planche affiche son pastiche. Un petit faune, tombé à la renverse, ouvre impudemment les jambes pour montrer du doigt… une feuille de vigne. Couronné de pampres, rieur, brandissant le thyrse, il est le double grotesque de la femme nue et sacralisée. » Evanghélia Stead, [6]


Références :
[1] « L’homme pantin de la femme, la femme pantin du diable, sont deux de ses thèmes favoris, d’une grande portée psychologique, rendus avec une intensité plus excessive que ce11e de Baudelaire, avec lequel il a des rapports très grands. Imaginez que le poète des Fleurs du Mal ait ecrit avec lignes, et vous aurez quelque idée de Rops, le seul artiste assez mystique pour pourtraicter la perversité moderne » Joséphin Péladan, L’Artiste, Mai 1883.
[4] Anamorphoses décadentes: l’art de la défiguration, 1880-1914 : études offertes à Jean de Palacio, Presses Paris Sorbonne, 2002, Iconologie, Etude d’Hélène Védrine, p 107
[5] Gravure de Vaenius tirée de Emblems of the Low Countries: A Book Historical Perspective Par Marleen van der Weij, Librairie Droz, 2003, p36
[6] Le monstre, le singe et le fœtus: tératogonie et Décadence dans l’Europe fin-de-siècle Evanghélia Stead, p 112, Droz, 2004

[7] Le marginal et le liminal : quelques pratiques d’annotations littéraires et visuelles chez Félicien Rops et James Ensor, Hélène Vedrine https://textyles.revues.org/1246#ftn16