3 Du lit marital au lit virginal
L’étude des Epoux de Londres invite à se poser une question subsidiaire : leur lit aurait-il quelque chose à voir avec la mode du lit à courtines qui, à la même époque, envahit les Annonciations flamandes ?
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Avant 1434 : le lit dans les scènes religieuses
Parmi les scènes religieuses courantes, il n’y en avait pas tant que cela pour donner aux artistes l’occasion de représenter un lit, qui plus est à courtines.
1) La Nativité
Maître du Parement de Narbonne, 1390-1410, Très Belles Heures de Notre-Dame, fol 41v. BNF n.a. lat. 3093 Gallica | Speculum Humanae Salvationis, vers 1410, BL Add MS 11575 fol 19r. |
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En principe les lits sont absents des scènes de la Nativité, puisque celle-ci a lieu dans une étable ou une ruine. Une iconographie assez particulière, celle de la « Vierge en gésine sur son lit d’accouchée » (selon la formulation de Louis Réau), a conduit à équiper la crèche d’abord d’un matelas, puis d’un lit.
Nativité, fol 34 | Songe de Joseph, fol 42 |
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Missel Sheldrake, 1399-1407, British Library Add MS 74236
Ce manuscrit anglais des toutes première années du 15ème siècle est une merveille de finesse (noter l’initiale M de Marie sur le lit, le sigle de Jésus IHS sur les rideaux). Il s’agit plutôt ici d’un dais d’honneur que d’un lit à courtines. Ce dernier apparaît en revanche dans le scène du Songe de Joseph, raccourci pour permettre de caser l’ange.
Adoration des Bergers, fol 7 | Songe de Joseph , fol 19 |
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John Siferwas, Lovell Lectionary, 1400-10, BL Harley 7026
Cet autre manuscrit du même atelier est un véritable florilège de lits à courtines [15] :
- l’enlumineur en case un dans la crèche dont la toiture est pourtant impeccable ;
- un autre sert, de manière astucieuse, à fusionner les deux scènes de la Nativité et du Songe de Joseph.
Nativité, fol 73v | Adoration des Mages, fol 83v |
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Maître de Boucicaut, 1408, Heures de Boucicaut, Musée Jacquemart-André
De manière presque hypnotique, les rayures de la literie s’associent aux poutres du toit pour converger vers l’auvent et la mangeoire.
A quelques modifications près (suppression de la poutre verticale centrale, ajout de la lucarne), la même construction sert de décor à l’Adoration des Mages. Par le miracle du raccourci perspectif, le lit intime s’est transformé, vu de face, en dais royal.
Adoration des bergers,
Début XVème siècle, Livre D’heures, Bretagne, BM Rennes MS0029 Fol 47
Dans cette rareté iconographique, les bergers et les animaux entrent dans une chapelle au sol en pelouse, meublée d’un grand lit rouge à baldaquin totalement décalé.
Adoration des bergers, Livre d’Heures de Jean de Montauban, selon l’usage du diocèse de Saint-Brieuc, 1430-40, BM Rennes MS1834 fol 47
Cette bizarrerie narrative résulte d’une combinaison de conventions graphiques, que ce manuscrit plus richement illustré permet de saisir (elles sont respectées pour toutes les images) :
- les scènes d’intérieur sont représentées dans une architecture fictive à voûtes d’ogive ;
- le sol y est toujours vert ;
- la Vierge est magnifiée par un dais d’honneur.
Jean-Yves Cordier a identifié la femme à côté du lit, non comme une des sages-femmes qu’on y rencontre de manière exceptionnelle, mas comme une représentation encore plus rare, celle de Sainte Anastasie. On trouvera sur son site [16] une collection complète de ces deux iconographies, certaines avec le lit d’accouchée, certaines sans.
Nativité, fol 61 | Adoration des Mages, fol 71v |
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Heures à l’usage de Paris 1425-50, Carpentras BM ms 0049
Cet enlumineur a eu la place de caser un lit complet dans la scène de la Nativité, mais n’a pu garder que le sommier dans celle de l’Adoration des Mages.
2) La naissance de Marie
Naissance de Marie, John Siferwas, 1400-10, Lovell Lectionary, BL Harley 7026 fol 18
C’est encore John Siferwas qui introduit le premier ciel de lit dans cette scène : de manière très expressive, pour donner un effet de relief, l’angle du ciel sort en avant de l’encadrement, tout comme à gauche le bas du manteau de Joachim déborde et se transforme en fioriture.
Songe de Gabaôn, fol 44v, | Naissance de Marie, fol 54v |
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Maitre d’Egerton (attr), 1400-25, Roman de Dieu et de sa mère, Besançon, BM 0550 (photos IRHT)
Dans ses 53 miniatures, ce manuscrit comporte cinq lits (dont trois à courtines) :
- les trois qui sont liés à Marie sont de couleur rouge (sa Naissance ci-dessus (avec courtines), la Nativité de Jésus (fol 63v), la Mort de Marie (fol 88v) ;
- les deux autres lits sont gris (Songe de Pharaon, fol 24v) ou bleu (Songe de Gabaôn, fol 44v).
La convention graphique de ce manuscrit est que la couleur rouge du lit est réservée à Marie, en signe de noblesse.
Nativité, fol 63v | Mort de Marie, fol 88v |
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Maitre d’Egerton (attr), 1400-25, Roman de Dieu et de sa mère, Besançon, BM 0550 (photos IRHT)
Dans ce manuscrit, l’autre valeur symbolique du rouge, celle de la vie et de la génération (par association d’idée avec le sang) est bien adaptée aux deux Nativités. Elle se propage, par raison de cohérence, à une scène qui la contredit : celle de la Mort de la Vierge.
fol. 6r | fol. 43 |
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Naissance de Marie, Speculum humanae salvationis, 1454-55, Glasgow University Library, Hunter 60 (T.2.18)
C’est seulement en 1455, que le lit à baldaquin fait une entrée en force dans le Speculum humanae salvationis, avec ce manuscrit réalisé à Bruges :
à se demander si cette mode n’est pas devenue un placement de produit en faveur de ce qui a fait la richesse et la renommée de la ville : son industrie drapière.
3) La Mort de Marie
Dormition
Melisende Psalter, 1131–43, BL Egerton MS 1139 fol 12 ar
Dans l’art byzantin, la Vierge meurt, entourée des Apôtres, sur un lit placé transversalement. Jésus descend du ciel pour venir chercher son âme, emmaillottée comme un nouveau né : un plafond ne s’imposait donc pas.
Cette iconographie n’a pas beaucoup varié, en Occident, jusqu’au début du XVème siècle.
Mort et couronnement de Marie, Bedford Master, Bedford Hours, ca. 1410-15, BL Add. 18850, fol. 89v
On peut le constater dans cette miniature composite, où le Maître de Bedford a transporté la scène en intérieur, et rajouté :
- au dessus à droite, l’arrivée de Marie tout entière au Paradis, après l’Assomption ;
- au dessus à gauche, saint Thomas avec la Sainte ceinture (qu’il trouva dans la tombe vide, preuve de la réalité de cette Assomption du corps) ;
- en haut au centre le Couronnement de Marie par son Fils.
Mort de la Vierge, Livre d’heures à l’usage de Paris, vers 1417, Morgan MS M.455 fol. 84v.
Le premier lit à baldaquin que j’ai trouvé rajoute de la majesté à la scène, et sa forme inclinée ne gêne pas.
Mort de la Vierge Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library, MS M.917-945 fol 042r |
Tentation de l’Orgueil, illustration pour l’ Ars moriendi Maître ES, vers 1450 |
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C’est peu après 1434 que le très original Maître des Heures de Catherine de Clèves réussit à intégrer le premier lit à courtines, avec une large estrade sur laquelle se pressent les apôtres, dans une vue plongeante à point de fuite unique. Tandis que le Maître ES, dix ans plus tard, positionne le lit en biais, en conservant la vue plongeante., mais sans baldaquin.
Mort de la Vierge
Schongauer, vers 1470, Gallica.
C’est seulement à l’issue de ces innovations progressives que Schongauer, encore vingt ans plus tard, retrouvera, pour le lit de la Mort de la Vierge, la même position longitudinale que Van Eyck pour celui des Epoux.
4) La Naissance de Saint Jean Baptiste
Naissance de Saint Jean Baptiste,
John Siferwas, Lovell Lectionary, 1400-10, BL Harley 7026 fol 17
C’est ici encore John Siferwas, grand spécialiste des les lits à courtines, qui l’introduit dans la scène de la Naissance de Saint Jean Baptiste. Le geste de la première servante est pour moi très énigmatique : elle relève de la main droite le coin de la voilette et apporte de l’autre main un récipient doré. Est-elle en train d’humecter Sainte Elisabeth, dans une sorte d’anticipation du rôle baptismal de son fils ?
Naissance de Saint Jean Baptiste, fol 201 | Naissance de la Vierge, fol 323v |
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Maître de Boucicaut, vers 1414, Bréviaire de Louis de Guyenne, Châteauroux BM 02
Ce très riche manuscrit (416 images) ne comporte que deux lits à baldaquin, pour deux scènes de nativité, l’une dans le temple (dont Zacharie, le père de Saint Jean Baptiste, était le prêtre), l’autre dans une chambre ordinaire. Dans les deux images, le baldaquin pose un problème d’encombrement : il est plus court que le sommier et, malgré cela, la courtine tombe sur le pupitre de Zacharie ; dans la seconde image, le Maître de Boucicaut l’a carrément supprimée.
La naissance de Saint Jean Baptiste Main G, 1422-24, Heures de Turin-Milan, fol. 93v, Turin |
Panneau gauche du Retable de Saint Jean Van der Weyden, vers 1450, Gemäldegalerie, Berlin |
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En comparaison, la scène représentées dans le manuscrit de Turin paraît si avancée dans sa composition, par rapport à tout ce qui se faisait à l’époque, que Carol Hersell Krinsky [4] la postdate de vingt ans et pense qu’elle dérive, avec des erreurs de compréhension, du panneau gauche du retable de Saint Jean, de Van der Weyden.
Celui-ci illustre avec précision le texte de la Légende Dorée : le vieux prêtre Zacharie avait eu la vision de l’ange, Gabriel lui annonçant que sa femme, stérile et âgée, allait tomber enceinte.
« Elisabeth conçut ; et elle se cacha pendant cinq mois, parce que, selon ce que dit saint Ambroise, elle rougissait de mettre un enfant au monde à son âge ; c’était en effet passer pour avoir usé du mariage dans sa vieillesse ; et cependant elle était heureuse d’être délivrée de l’opprobre de la stérilité, puisque c’était pour les femmes un; opprobre de ne pas avoir de fruit de leur union : Voilà pourquoi les noces sont des jours de fêtes et l’acte du mariage excusé. Or; six mois après, la Sainte Vierge; qui déjà avait conçu le Seigneur, vint, en qualité de vierge féconde, féliciter sa cousine de ce que sa stérilité avait été levée, et aider à sa vieillesse… La Sainte Vierge demeura donc avec sa cousine pendant trois mois, elle la servait : ce fut elle qui de ses saintes mains reçut l’enfant venant au monde.« Légende Dorée, La Nativité de Saint Jean Baptiste
Van der Weyden représente Marie à gauche, portant l’Enfant dans ses bras, seule personne de tout le retable a être auréolée.
L’enlumineur des heures de Milan a choisi quant à lui d’auréoler le bébé, qu’Elizabeth tend non pas à Marie mais à une servante : Carol Hersell Krinsky y voit la preuve d’une mauvaise compréhension du retable de Van der Weyden, sans compter que cette servante semble coincée, par le coffre, dans la ruelle du lit. En fait, le coffre est décalé sur la droite, laissant largement le passage. Et cette ruelle large ressemble assez à celle que nous avons observée dans le lit des « Epoux ».
L’insistance sur les reflets (la tâche rouge du lit, les silhouettes en contrejour des bougeoirs) sont la marque d’un artiste très doué, sans parler du gigantisme délibéré du lit.
Il y a un jeu graphique évident entre ce grand parallélépipède vu de dessous et le dressoir vu de dessus. Et une intention symbolique dans le pain et le vin qu’il héberge, comme une sorte de tabernacle, tandis que Marie tient une fiole d’eau pure.
Il se peut que cette eau, qu’elle vient de verser dans le verre juste au dessus, soit une allusion à la prophétie de Gabriel :
« Gabriel annonce donc à Zacharie qu’il aura un fils dont le nom serait Jean, qui ne boirait ni vin, ni rien de ce qui peut enivrer »
Il se peut également que la fiole, allusion discrète à son rôle de sage-femme durant l’accouchement d’Elisabeth, lui ait servi à se laver les mains.
Toute cette zone est en fait empreinte d’une grande cohérence : la quenouille rappelle les talents de tisseuse de Marie, l’eau pure est son emblème et elle est ostensiblement enceinte….
… silhouette qui n’est pas sans en rappeler une autre.
Main G | Les Epoux |
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Van der Weyden, 1450-55 | Petrus Christus, 1460-67 |
Par ailleurs, l’échappée vers le fond par un couloir jouxtant le lit et surélevé de deux marches pourrait bien être, dans Les Epoux, une réminiscence du manuscrit de Turin, reprise ensuite par Van der Weyden et Christus.
L’idée que l’enluminure des Heures de Milan-Turin puisse être, dix ans plus tôt, une sorte de galop d’essai avant les Epoux, n’est donc pas si absurde.
Avant 1434 : Le lit dans les Annonciations italiennes,
Annonciation à Sainte Anne | Annonciation à Marie |
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Giotto, 1303-05, chapelle Scrovegni, Padoue
Dans les fresques de l’Arena, Giotto situe l’Annonciation à Sainte Anne (la mère de Marie) dans une chambre avec lit, mais l’Annonciation à Marie dans une étude, protégée par des rideaux et meublé par le seul pupitre.
Annonciation
Altichiero, 1379-84, Oratorio di San Giorgio, Padoue
C’est sans doute à cause des contraintes architecturales très particulières de cette fresque (grand oculus central, emplacements ingrats aux deux extrémités) qu’Altichiero a eu l’idée de caser, en pendant au mur de briques derrière l’ange, un grand lit derrière la Vierge.
Annonciation
Barnaba da Modena, 1361-83, Lindenau museum, Altenburg
Là encore le format oblong de la prédelle, et la nécessité de remplir le vide à droite de Marie (sa silhouette assise étant plus étroite que celle de l’Ange agenouillé) peuvent expliquer l’ajout du lit.
Ces deux exemples montrent que le lit n’était pas un tabou dans la scène de l’Annonciation, mais un accessoire sans intérêt symbolique, utile comme bouche-trou. Cette formule du lit à droite n’aura aucune postérité avant une soixantaine d’années.
Il faut dire qu’entre temps une autre solution s’était massivement imposée en Toscane.
Anonyme florentin, vers 1350, Santissima Annunziata, Florence | Allori, 1580, copie de l’Annunziata de Florence, Duomo, Milan |
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La fresque de gauche, peinte miraculeusement sur les murs d’une église de Florence, lance un modèle qui va faire florès en Toscane : le mur du fond est occupé par une grande alcôve chastement fermée par un voile, qui s’entrouvre au niveau de l’ange et de la colombe du Saint Esprit.
Annnonciation,
Matteo Giovannetti, 1343-68, localisation inconnue, photothèque Zeri
Outre la popularité que lui conférait le miracle florentin, cette solution doit sa robustesse au goût italien du symbole massif et fortement centré : ici l’alcôve se combine à deux images christiques dont chacun se suffirait à elle-même : l’arcade et la colonne.
Annonciation
Jacopo di Cione, vers 1370, Santa Maria Novella, Florence
L’alcôve se développe rapidement en une cellule meublée d’un sommier rouge derrière des rideaux blancs, métaphore confortable du ventre virginal préparé à recevoir l’enfant.
Annonciation, Gentile di Niccolo di Giovanni di Massio detto Gentile da Fabriano, 1423-25, Pinacoteca dei Musei Vaticani, Photo Massimo Gaudio
Cette formule très graphique sera déclinée par trois générations de peintres florentins. Ici le spot de lumière barrant l’alcôve et frappant le ventre souligne, pour eux auxquels elle aurait échappée, l’analogie entre les deux.
Annonciation | Annonciation à Marie de sa mort |
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Jaume Serra, 1367-1381, retable de Sigena, Museu Nacional d’Art de Catalunya, Barcelone
Hors d’Italie et de la contrainte de ce format à succès, le lit trouve une place graphiquement intéressante en arrière-plan de Marie : les deux Annonciations à Marie, celle de la naissance de Jésus et celle de sa propre mort, sont ici mises en parallèle par la même composition.
Annonciation
Pere Serra, 1404, Pinacoteca di Brera, Milan
Cette oeuvre réalisée par le frère de Jaume, Pere, qui travaillait en Sicile, concilie les deux formules : le lit derrière Marie (à la catalane) mais placé transversalement (à l’italienne).
A noter la très inventive série de cercles de taille décroissante, entre le halo de Dieu le père, la bulle de l’homoncule, et la minuscule auréole de la colombe : rapetissement dont l’objectif est la fécondation par l’oreille.
Annonciation
Bicci di Lorenzo, 1430, Walters Art Museum Baltimore
Lorsque leurs moyens graphiques le leur permettent, certains peintre florentins font pivoter le lit pour le représenter en perspective, ce qui accentue l’effet de profondeur.
Annonciation de Cortone
Fra Angelico, 1430-32 , Musée Diocésain, Cortone
Fra Angelico quant à lui omet systématiquement le lit, sauf dans cet exemple où, avec des pudeurs monastiques, il le laisse entre-apercevoir derrière la porte et le rideau.
Annonciation
Anonyme florentin, 1420-30, Ashmolean Museum, Oxford
Ce panneau est le seul, avant 1434, à retrouver la formule d’Altichiero, le lit à droite au delà de la Vierge, avec le système de suspension des tringles qui nous a donné la clé de celui des Epoux de Van Eyck.
Annonciation
Giovanni di Tommasino Crivelli, 1435-40, Musée Jacquemart-Andre
Dans cette autre composition avec loggia [16a], postérieure mais conservatrice, le lit vu de guingois par l’ouverture du rideau a conservé sa place traditionnelle entre l’Ange et Marie.
Avant 1434 : le lit dans les Annonciations, hors d’Italie
Annonciation
Jean le Noir, 1340-80, Bréviaire de Charles V, BNF Lat 1052 fol 352r, Gallica
Nous sommes dans une étude meublée d’un banc et d’un lutrin. Mais les deux grands rideaux à l’avant et à l’arrière, qui permettent d’obturer les fenêtres hautes et de s’isoler, suggèrent que le banc pourrait facilement se transformer en banquette, et le coin travail en coin repos.
L’Annonciation
Melchior Broederlam, 1398, Musée des Beaux-Arts, Dijon
Dans le Nord, l’idée d’une cellule avec couchage est rarissime et reste grillagée : le gothique international a plutôt tendance à ennoblir la pièce où se trouve Marie en une sorte de Temple ou de chapelle.
Annonciation, fol 53v, | Le Maréchal de Boucicaut en prières devant Sainte Catherine, fol 36v |
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1408, Heures de Boucicaut, musée Jacquemart-André
Le Maître de Boucicaut utilise intensivement le rouge pour sa noblesse, et le drap d’honneur ou le dais pour distinguer le personnage sacré. Le tissu fièrement marqué de la devise du maréchal, CE QUE VOUS VOUDRES, pose Marie et Sainte Catherine comme les invitées d’honneur de sa chapelle privée. Dans l’Annonciation, la bougie allumée sur l’autel, à l’écart du rayon de lumière, symbolise la piété de Marie.
Les débuts de l’Annonciation bourgeoise
Annonciation, 1410-20, Codex Arnstein an der Lahn, Robb fig 32 | Hermann Wynrichs (attr), 1420-30, Volets fermés du retable de Brenken, Bode Museum, Berlin |
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Dans son large panorama sur l’Iconographie de l’Annonciation, David M. Robb [17] n’a trouvé, avant 1434, que ces deux exemples allemands d’un lit dans la chambre de l’Annonciation. La Vierge assis sur le lit, pour le premier, ou le lit central dont les deux courtines appellent à ouvrir les deux volets du retable, sont des inventions isolées, qui n’auront aucune postérité.
Reste que l’idée était bel et bien là : transporter la scène sacrée à l’intérieur d’une chambre bourgeoise.
Du décorum à l’intime
1420-40, Heures à l’usage de Besancon, Besancon BM 0122 fol 13 | Les Maitres aux rinceaux d’or, vers 1440, Livre d’heures a l’usage de Rome, BNF MS NAL 3110, fol 13 |
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Annonciation
Le comparaison monte combien graphiquement le dais et le lit à courtines sont proches : ce n’est donc pas une difficulté graphique qui, au début du XVème siècle, empêche l’adoption du lit dans les Annonciations. Mais plutôt le changement de point de vue spirituel qu’implique la modification de la posture de la Vierge :
- en prières devant le pupitre sur lequel est posé le livre :
- assise sur un coussin posé par terre, et tenant le livre sur son ventre.
On passe en somme de l’image de Marie, coach personnel et officiel pour les dévotions du propriétaire, à celle de la Vierge de l’Humilité, modèle spirituel auquel il est invité à s’identifier, perdant en dignité mais gagnant en proximité avec le Christ, symbolisé par le livre.
Ainsi l’apparition du lit va probablement de pair avec le développement de la devotio moderna, qui préfère, à la piété respectueuse, l’expérience spirituelle intime. Laurent Bolard a étudié cette évolution pour l’Italie, qui suit avec retard cette nouvelle piété venue du Nord :
« Ce lit, signe d’une intimité poussée à son extrême limite et comme tel attribut de la nouvelle dévotion, discret dans son occupation de l’espace, possède cependant un fort pouvoir signifiant. Il est révélateur que les mystères italiens consacrés à l’Annonciation lui accordent une place substantielle dans leur décor : ainsi, dans le mystère joué le 23 mars 1439 à Florence devant la Santissima Annunziata, se voyait sur l’estrade représentant le thalamus virginis « un lit de bois orné d’étoffes magnifiques, et à son chevet un siège richement recouvert », cette surenchère même le désignant comme point de mire de la narration alors que celle-ci à sa source, rappelons-le, l’ignore totalement. Une forme de tabou est brisée par des représentations peintes de l’Annonciation qui détaillent le lit de Marie, qui l’imposent visuellement, même s’il n’est toujours pas l’objet central du thème ; il devient figure en réduction de l’Incarnation – comme il est image réduite à son extrême de l’espace privé -, et par là référent de Marie et du Christ. « [18]
Les trois Annonciations de Van Eyck
Retable de l ‘Agneau Mystique (fermé)
Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand
1) Deux ans avant « Les Epoux », Van Eyck avait réalisé sa plus grande oeuvre religieuse (grande dans tous les sens du terme). La face fermée montre une Annonciation au dessus du couple des donateurs, Joos Vijdt et Lysbette Borluut (pour son interprétation, voir 1-2-1 Le retable de l’Agneau Mystique (1432))
Situer les époux Vijdt en contrebas et dans l’ordre héraldique conduit mécaniquement à une forme d’identification, flatteuse autant que respectueuse, entre le couple profane et le couple sacré.
Bien que l’Annonciation se déroule dans une pièce apparemment réaliste, la présence de l’aiguière, des baies géminées et des deux pièces au fond, jointe à l’absence d’un lit, évoque tout, sauf une chambre réelle.
2) Le triptyque Lomelli, aujourd’hui disparu, comportait dans son panneau central une Annonciation, avec là encore les donateurs au revers :
« Au revers du même tableau est peint Battista Lomellini, le propriétaire, dont il ne manque que la voix – et la femme qu’il aimait, d’une beauté exceptionnelle et elle aussi est représentée exactement telle qu’elle était. Entre eux s’écoule, comme par une fente dans le mur (simam), un rayon de soleil que vous croiriez être celui du soleil véritable ». Description par Facius [18a].
On peut supposer que ce rayon de soleil anticipait visuellement la lumière de l’Incarnation que révélait l’ouverture des volets : autre manière ingénieuse, à la manière du miroir des Epoux, de laisser s’immiscer le Sacré au sein d’un couple profane.
3) Dans sa troisième Annonciation connue, celle de Washington (1434-36), Van Eyck sacralisera encore plus la scène, en la situant dans une église qui est là encore une construction purement symbolique (voir La vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2)).
On observe en somme, dans les Annonciations de Van Eyck, un mouvement opposé à celui de l’embourgeoisement.
Après 1434 : L’apparition du lit dans les Annonciations italiennes
Annonciation avec deux donateurs inconnus Fra Filippo Lippi, vers 1440 , Galerie nationale d’art ancien, Palazzo Barberini, Rome |
Ecole de Filippo Lippi, 1445-50, Galleria Doria Pamphilj, Rome |
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C’est Filippo Lippi, quelques années après les Epoux Arnolfini, qui osera le premier représenter un vrai lit, en position latérale :
- à gauche derrière l’ange (sur ce tableau, véritablement extraordinaire pour sa créativité symbolique, voir Les donateurs dans l’Annonciation 7-3 …à droite: la spécialité des Lippi)
- ou à droite derrière Marie (voir ZZZ).
Annonciation
Fra Carnevale, 1445-50, Alte Pinakothek, Münich
On trouve le premier véritable lit à courtines, à droite mais à l’arrière plan, dans cette Annonciation d’un autre grand novateur, Fra Carnevale (sur cette oeuvre, voir ZZZ).
Annonciation
Giusto d’Alemagna, 1451, Santa Maria di Castello, Gênes
Dans cette fresque d’un peintre d’origine allemande (Jos Amman von Ravensburg), l’influence flamande est directe dans tous les objets [18a], sauf le lit qui reste une alcôve à l’italienne.
L’irruption du lit dans les Annonciations italiennes, un peu après l’époque où il apparait dans les Annonciations flamandes, reste très mystérieux : comme si un verrou esthétique avait sauté à peu près en même temps des deux côtés des Alpes.
Ce n’est pas en tout cas l’effet d’une nouvelle mode en matière d’ameublement, car les banquettes monoplaces, incrustées de marqueterie et voilées d’un gaze que nous montre Lippi, n’ont pas grand chose de commun avec les lourdes courtines des grands lits flamands.
Plus vraisemblablement s’agissait-il d’adapter au goût italien la valorisation du lit qui, dans le mobilier symbolique de la chambre de Marie, surclasse définitivement le pupitre.
Synthèse historique
Voici les points saillants du panorama historique que nous venons de balayer :
- pour les scènes religieuses autres que l’Annonciation, les premiers lits à courtines apparaissent dans le Lovell Lectionnary, entre 1400 et 1410 ;
- pour l’Annonciation, avant 1434 :
- en Italie, la formule presque exclusive est celle de l’alcôve entre l’Ange et Marie ;
- dans les Flandres, aucun lit.
- pour l’Annonciation, à partir de 1434 :
- en Italie, les premiers lits (avec un voile, mais sans courtines) sont introduits vers 1440 par Filippo Lippi ;
- dans les Flandres, le lit à courtines explose à partir de l’Annonciation du Louvre (1434-38).
On peut tirer de ces éléments quelques conclusions :
- le lit à courtines rouge était déjà répandu au début du XVème siècle dans les Flandres, au moins dans les demeures riches ;
- personne avant 1434 n’avait eu l’idée saugrenue de représenter un lit dans la chambre d’une vierge, sauf sous forme d’alcôve ou de cellule monastique comme les Italiens ;
- la première fois où il apparaît, dans l’Annonciation du Louvre, c’est sous la forme spectaculaire et intrusive d’un énorme lit à courtines occupant la moitié droite du tableau.
De tout cela une hypothèse de travail se dégage : s’il n’ y avait pas eu auparavant le modèle prestigieux des Epoux de Van Eyck, le peintre de l’Annonciation du Louvre (Van der Weyden ou un autre) n’aurait pas pu, ex nihilo, et sur un sujet particulièrement codifié et théologiquement surveillé, introduire un tel saut conceptuel. Sans parler des problèmes purement graphiques d’encombrement de l’espace.
C’est parce que la composition de Van Eyck est simple et robuste, et parce que le lit des Epoux est saturé de symboles conceptionnels compréhensibles par tous, qu’il a pu être adapté à une oeuvre sacrée sur un sujet équivalent : celui de la Conception de Jésus.
Vers 1434 : L’Annonciation du Louvre
Après ce dégrossissage contextuel, il nous reste à nous pencher sur le tableau et à le comparer, point par point, avec son possible modèle.
Annonciation
Van der Weyden (attribution), vers 1434, Louvre
Si l’oeuvre date des environs de 1434, comme on le dit le plus souvent, elle est bel et bien la première à intégrer dans une Annonciation le lit à courtines rouges, qui deviendra par la suite si courant qu’on ne fait plus attention à son potentiel de scandale : un lit marital dans la chambre de la Vierge.
Le lit dans la théologie mariale
La question est théologiquement désamorcée par le fait qu’au moment de l’Annonciation, Marie n’habitait pas chez Joseph, comme le précise le prudent Mathieu :
« Or la naissance de Jésus-Christ arriva ainsi. Marie, sa mère, ayant été fiancée à Joseph, il se trouva, avant qu’ils eussent habité ensemble, qu’elle avait conçu par la vertu du Saint-Esprit. » Matthieu, I, 18
Ce que nous votons n’est donc pas un lit matrimonial. Sauf métaphoriquement :
Le Christ « a préparé la Vierge Marie pour lui-même, afin qu’il soit dans son utérus comme l’époux dans le lit nuptial (thalamus), Salomon dans son temple, le roi dans son trône et Dieu dans le Ciel ». |
Qui praeparavit sibi virginem Mariam ut esset in utero eius tamquam sponsus in thalamo, Salomon in templo, rex in solio, Deus in caelo.” Saint Bernard, Sententiae III, 87 |
Ce festival de métaphores prélude à un emboîtement facile à représenter visuellement : Jésus est dans le ventre de Marie comme Marie est dans le lit de la chambre.
L’influence de Van Eyck sur Van der Weyden
On sait que Van der Weyden a été, à Tournai, l’élève de Campin, mais ses liens avec Van Eyck ne s’établissent que par déduction.
La Vierge du Chancelier Rolin, Van Eyck, 1435, Louvre, Paris | Saint Luc peignant la Vierge, Van der Weyden, 1435, Museum of Fine Arts, Boston |
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En 1435, Van Eyck peint à Bruges La Vierge du Chancelier Rolin (voir l’analyse de son époustouflant pavement dans 1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435)). La même année, Van der Weyden s’installe à Bruxelles et reprend la même mise en scène, largement simplifiée, pour son Saint Luc peignant la Vierge. Preuve d’une proximité certaine entre les deux artistes.
Il serait fascinant que, l’année d’après, deux autres grands chefs d’oeuvre aient fait également l’objet d’une conception simultanée, voire même synchronisée : et que le lit de Van der Weyden soit simplement la réplique, dans le domaine sacré, du lit profane de Van Eyck.
Malheureusement, tandis que l’un des tableaux est signé et daté (et de quelle magistrale manière !), l’autre n’est qu’une attribution discutée, et sa datation s’étale, selon la plupart des spécialistes, entre 1432 et 1438 . Pour des raisons techniques, Catheline Périer-D’Ieteren pense l’oeuvre nettement plus tardive, mais réalisée d’après un prototype perdu de Van der Weyden [19].
Ce schéma récapitule les grandes oeuvres que nous avons parcourues, avec en blanc ce qui est certain et en rouge ce qui est discuté. Les flèches jaunes montrent les influences probables selon la plupart des historiens d’art, la flèche bleu correspond à la théorie de Carol Hersell Krinsky.
La preuve historique d’une influence directe entre Les Epoux de Londres et l‘Annonciation du Louvre est probablement hors de portée : il ne nous reste, pour nous faire une idée, que la comparaison point par point.
De la chambre matrimoniale à la chambre virginale
L’aspect compressé et « diagrammatique » de la composition de Van Eyck est frappant, comparée avec l’Annonciation du Louvre, qui se déploie dans l’espace avec aisance, en largeur comme en profondeur.
Il ne faut pas surévaluer la présence de cinq objets communs, voire six si on considère que le miroir circulaire peut correspondre au médaillon doré suspendu au fond du lit (on trouve indifféremment des médaillons ou des miroirs circulaires à la même place [20]). Une fois adopté le parti-pris de représenter l’Annonciation dans un intérieur contemporain, des coïncidences sont inévitables, et ne prouvent pas l’influence.
Si les lustres se ressemblent, les lits diffèrent, comme nous l’avons vu, par leur système de suspension. On notera que le rideau noué, auquel j’ai accordé tant d’importance symbolique, tombe ici parfaitement droit, alors que de nombreuses Annonciations le montreront bientôt sous sa forme utérine.
Interprétation selon la méthode du symbolisme déguisé
La vision universitaire [21] consiste souvent à interpréter les symboles un à un, en suivant et en enrichissant la grille de déchiffrage proposée par Panofsky :
- Lit : Matrice, Lit nuptial du mariage de Dieu avec Marie
- Meneaux de la fenêtre : Croix
- Fenêtre du fond / de droite : Lumière naturelle / divine
- Broche de l’Ange : Image de la Mater ?
- Cache-cheminée : Chasteté de Marie Protection contre le Démon
- Croix du cache-cheminée : Sacrifice du Christ
- Trois coussins : Trinité
- Aiguière : Pureté de Marie, Puits d’eau vive, Fontaine des jardins, Rituel du baptême
- Porte du placard : Ouverture paradoxale de Marie (tabernaculum dei)
- Chaise haute : futur trône de Marie
- Bougie éteinte : Attente de la nouvelle lumière (Lux nova)
- Bougeoir vide : Attente du Sauveur
- Carafe : enfantement paradoxal par une Vierge (traversée par la lumière en gardant sa pureté)
- Fruits : Félicité du Paradis
On voit bien l’intérêt, et en même temps les limites, de cette approche dite du symbolisme déguisé :
- attention portée aux détails, dont le décryptage est étayé par des textes religieux ;
- caractère attrape-tout et répétitif de l’interprétation, le même catalogue de correspondances pouvant s’appliquer tel quel à tous les tableaux.
Face à cet émiettement quelque peu frustrant, Il est possible de proposer une interprétation à la fois plus globale et plus spécifique. Pour cela, il va falloir :
- regrouper les détails grâce à des indices visuels,
- choisir, parmi toutes les significations possibles, celles qui fonctionnent en cohérence.
Bougie allumée, bougie éteinte
Commençons par approfondir cette différence, qui pourrait sembler mineure. Il y faut un brin de théologie, ceux qui y sont allergiques peuvent sauter à la suite sans état d’âme.
La conception chrétienne du processus de procréation s’inscrit dans la foulée d’Aristote : la femelle produit la chair, le mâle jouant d’une manière ou d’une autre un rôle dans la propagation de l’âme. Tout au long des siècles, deux traditions se sont affrontées sur ce point :
- selon la tradition « créatianiste« , seul Dieu peut créer l’âme immortelle, à neuf, pour chaque enfant à naître ;
- selon la tradition « traducianiste », l’âme se transmet du père à l’enfant depuis Adam.
Avantage de la seconde : expliquer les ressemblances père-enfants, ainsi que la propagation du péché originel. Inconvénient : obliger à accepter que l’âme de l’enfant (qui n’est pas corporelle) soit transmise par la semence de l’homme (qui l’est éminemment).
Voyons comment Saint Thomas d’Aquin, décrivant la procréation, cherche avec subtilité à minimiser cet inconvénient :
Les corps vivants « agissent de telle sorte qu’ils produisent leurs semblables avec un moyen et sans un moyen en même temps. Sans un moyen – c’est le travail de la nutrition, dans lequel la chair produit la chair : avec un moyen – dans l’acte de reproduction, parce que le sperme de l’animal ou de la plante engendre une certaine force active issue de l’âme du géniteur, tout comme un instrument dérive une certaine puissance motrice de l’instrument principal. Et comme il importe peu que nous disions qu’une chose est déplacée par l’instrument ou par l’agent principal, il importe peu aussi que nous disions que l’âme de celui qui est engendré est causée par l’âme de son géniteur ou par le pouvoir de son sperme.» Summa Theologica II, q. 18, art. 1.
Saint Thomas distingue donc le processus de nutrition (qui se fait de lui-même et peut être laissé aux femmes : la chair produit la chair), et celui de reproduction, qui nécessite un intermédiaire (un moyen) : cet intermédiaire est l’âme du géniteur, qui confère une certaine force active à la semence, à la manière dont un moteur principal transmet sa puissance motrice aux autres pièces. De ce fait, la semence est capable d’animer le corps de l’enfant, de démarrer son âme toute neuve un peu à la manière d’une manivelle démarrant une deux-chevaux. Cette astuce quelque peu sémantique permet de séparer l’âme et son véhicule gênant, le sperme, tout en conservant une forme de causalité entre le père et l’enfant.
La bougie allumée : la conception humaine
Sans prétendre que Van Eyck a voulu illustrer ce passage précis, il me semble que la bougie allumée, dont la flamme et la cire sont des images familières de l‘âme et du corps, traduit bien l’idée non paritaire que c’est le père qui transmet à l’âme de l’enfant son énergie initiale , tandis que la mère se contente de produire la chair qui va remplir le bougeoir vide au dessus d’elle.
La bougie allumée : le nouveau-né divin
Nativité
Robert Campin, vers 1425, Musée des Beaux Arts, Dijon
Dans le premier quart du XVème siècle apparaît dans les Nativités le motif de Saint Joseph protégeant de la main une bougie allumée, qui symbolise la vie fragile du nouveau-né. L’idée trouve probablement son origine dans la vision de Sainte Brigitte, un texte très populaires dans les Flandres qui a eu une grand influence sur l’iconographie :
« Il y avait avec elle un honnête vieillard, et tous deux avaient un bœuf et un âne; et étant, entrées dans une caverne, le vieillard, ayant lié le bœuf et l’âne à la crèche, porta une lampe allumée à la Sainte Vierge, et la ficha en la muraille, s’écartant un peu de la Sainte Vierge pendant qu’elle enfanterait… je vis le petit enfant se mouvoir dans son ventre et naître en un moment, duquel il sortait un si grand et ineffable éclat de lumière que le soleil ne lui était en rien comparable, ni l’éclat de la lumière que le bon vieillard avait mise en la muraille, car la splendeur divine de cet enfant avait anéanti la clarté de la lampe. »
Sur ce texte et sur le tableau de Campin, voir 3 Fils de Vierge/
Naissance de Marie
Speculum humanae salvationis, 1425-50, Biblioteca Nazionale Universitaria, Turin I.II.11, fol. 7r
De cette variante de la Naissance de Marie, probablement d’origine espagnole, on ne connaît que deux exemplaires [22]. Elle se caractérise par quatre particularités très insolites.
- Primo, le motif du bassin préparé pour l’Enfant (à gauche) est très rare dans le Speculum et celui des servantes faisant chauffer la serviette au dessus d’un brasero a roulette y est unique [23].
- Secundo, c’est un des toute premiers manuscrits du Speculum à montrer un lit à courtines : l’extraction de l’accouchée par la fente est une métaphore transparente, qui peut difficilement passer pour l’effet de la seule maladresse.
- Tertio, c’est le seul cas connu de Joachim tenant une bougie allumée : possible contagion avec celle de Joseph sauf qu’il la brandit bien haut au lieu de la protéger de la main.
- Quarto, c’est aussi la seule Naissance de Marie montrant un lustre réglable à poulie, autre objet mobile (on voit dans ce manuscrit d’autres exemples d’un intérêt particulier pour les bricolages à base de ficelles ou de roulettes [24] )
Le caractère rudimentaire de son talent exclut que l’illustrateur ait trouvé cette dernière idée tout seul : sans doute avait-il vu une Annonciation à lustre réglable, qu’il a transposée dans sa Naissance de Marie.
Le dessin est ambigu, mais il semble bien que le bras levé du père de Marie signifie qu’il vient d’allumer la bougie à la flamme du lustre : manière naïve de signaler que la vie du bébé ne vient pas de lui-même, mais de plus haut.
La bougie qui fume : la conception hors du Péché
Annonciation (panneau central du triptyque de Mérode
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York
Robert Campin, une dizaine d’année avant l’Annonciation du Louvre, avait déjà eu l’idée révolutionnaire de la situer dans une pièce contemporaine, avec une cheminée mais sans lit.
Un des points-clés de ce panneau, symboliquement très complexe, est le motif tout à fait unique de la bougie qui fume. J’ai présenté par ailleurs les diverses explications proposées. Selon moi cette bougie en train de s’éteindre est une solution graphique à un problème théologique épineux : comment expliquer que la conception de Jésus ait échappé à la transmission par les femmes, depuis Eve, du péché originel (voir 4.6 L’énigme de la bougie qui fume) .
La bougie éteinte : la conception divine
Eut-elle été allumée, la bougie au dessus de l’Ange aurait été transgressive (un ange n’est pas un géniteur). Eteinte, la même bougie placée cette fois au dessus de Marie aurait signifié, de manière facile à comprendre par tous, sa chair immaculée attendant la flamme divine. L’étrange solution choisie, la bougie éteinte côté Ange, oblige à se creuser la cervelle.
Dans l’Annonciation de Campin, un Enfant Jésus portant sa croix descend, le long du rayon de lumière, en direction du lys blanc et de la cire blanche : symboles de l’esprit candide et de la chair virginale de Marie.
La composition pose l’Ange comme le célébrant du mystère de l’Incarnation qui se déroule sur la table, sorte de proto-messe entre ces deux proto-espèces que sont l’Eau pure et la Cire blanche (voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées).
C’est alors que nous frappe une particularité de l’Annonciation du Louvre, l’absence criante de tout élément « en descente » : rayon de lumière, homoncule de l’enfant Jésus ou, dans le cas le plus fréquent, colombe de l’Esprit-Saint.
Graphiquement, on est conduit à considérer comme formant un tout les trois objets dorés au centre de la composition :
- l‘aiguière et le lustre qui la surplombe, couple qui rappelle le vase et le bougeoir à portée de la main de l’Ange dans l’Annonciation de Mérode ;
- le médaillon du lit.
(C) RMN-Grand Palais Gérard Blot
Tandis que la broche de l’Ange représente Dieu le Père debout à la porte de son église céleste, le médaillon du lit représente le Christ imberbe assis sur un trône, un globe à la main.
Nativité
Speculum Humanae Salvationis, 1420 -1430, Heidelberg, Universitätsbibliothek Pal. germ. 432, fol. 10
Au lieu de l’imagerie naïve de Dieu envoyant son fils sur un rayon de lumière, l’artiste a ici opté pour une construction intellectuelle où le Père et le Fils sont reliés par cette sorte de lumière solidifiée qu’est l’or.
Tout se passe comme si la main de l’Ange avait le pouvoir, par la volonté du Père, de sacraliser, en les aurifiant, les deux récipients virginaux destinés à accueillir son Fils. Tandis que la bougie blanche, dans l’Annonciation de Mérode, était une métaphore de la pureté de Marie, elle devient ici, à la verticale de la main qui l’a déposée sans même avoir besoin de faire descendre le lustre (c’est un ange), un analogue de l’homoncule de cette même Annonciation : le germe divin de Jésus.
Remonter la courtine aurait évité de masquer la chaise : si l’artiste a choisi de la représenter tombant droit, c’est parce qu’ici ce n’est pas le noeud seulement, mais le lit vu en totalité, qui est devenu une métaphore matricielle dans laquelle pénètre, par la fente latérale, le flux aurifiant de l’Incarnation.
L’ange et le placard
On remarque entre la main et les objets dorés la porte entre-baillée du placard : l’Ange qui sait aurifier les objets du quotidien a aussi le pouvoir de faire glisser le verrou d’argent, d’entre-bailler la porte close.
L’idée de déverrouillage est renforcée par le contraste fort avec les deux verrous bien fermés du cache-cheminée, justifiés par la date de l’Annonciation : le 25 mars, dans les maisons confortables, les cheminées sont obturées.
Ainsi close, la cheminée perd le côté dangereux et sexué qu’elle avait dans l’Annonciation de Mérode, et qui justifiait la présence d’un pare-feu entre l’âtre noir et la banc. Ici, celui-ci peut étaler ses coussins sans danger de brûlure ni de salissure.
Des symboles revisités
Ce caractère bénin de la cheminée justifie qu’on trouve, posés dans son angle, deux des symboles les plus courants de la virginité et de la pureté de Marie : la carafe bouchée et les fruits du Paradis. Leur position fait qu’ils ne sont pas éclairés par la fenêtre du fond, à la différence du bougeoir dont l’ombre portée se projette sur la cheminée.
Annonciation (panneau central du triptyque de Mérode), détail
Atelier de Robert Campin, 1427-32, Musée des Cloisters, New York
Dans l’Annonciation de Mérode, de nombreux objets sont doubles ou dupliqués, et montrent de fortes ombre portées. Le bassin par exemple a deux ouvertures et deux ombres portées (à cause des deux oculus) : cette duplication s’interprète en terme d’Ancien Testament et de Nouveau Testament, l’Annonciation étant l’événement qui fait charnière entre les deux (voir 4.4 Derniers instants de l’Ancien Testament).
Annonciation
Giusto d’Alemagna, 1451, Santa Maria di Castello, Gênes
L’Annonciation de Giusto d’Alemagna est connue pour son bassin avec son ombre portée, au-dessus d’un cuvette dans laquelle un petit oiseau se reflète. Placés ailleurs dans se tableau, ces détails seraient seulement un morceau de bravoure à la flamande, dans la tradition de Campin ; mais placés comme ils le sont entre la main de l’Ange et le visage de Marie, de part et d’autre de l’inscription :
Tu es bénie entre toutes les femmes et le fruit de tes entrailles est béni |
Benedicta tu inter mulieribus et benedictus fructus ventris tui |
ils ne peuvent manquer de susciter une réflexion sur la duplication :
l’ombre et le reflet sont deux manières visuelles d’évoquer la projection de Benedicta dans Benedictus.
En accentuant le contraste, on voit mieux l’effet des deux sources de lumière dans l’Annonciation du Louvre :
- la fenêtre du fond éclaire le banc, la cheminée et le plafond ;
- la fenêtre latérale éclaire la Vierge, le lit, les objets dorés et l’ange.
Elle sont d’intensité égale, et il est quelque peu artificiel de plaquer sur elles la dichotomie habituelle lumière naturelle / lumière divine. D’autant que le paysage avec ses hautes montagnes enneigées n’a rien de particulièrement mondain.
La carafe avec son reflet, et les deux fruits, n’attireraient pas particulièrement l’attention si le couple eau / fruit posé sur la cheminée ne faisait écho, à sa manière, au couple eau / bougie (esprit /chair) de l’aiguière et du lustre, au dessus se la desserte.
Et si un fil immense ne traversait la pièce, reliant la seconde fenêtre au piton planté juste au dessus de notre nature morte.
La lumière provenant de la fenêtre latérale (flèche jaune) balaye la pièce de droite à gauche, le long du fil de tension, à rebours du flux de l’Incarnation. C’est ce second flux qui frappe la carafe et la duplique sur le mur : pourquoi, de manière surnaturelle, ne dupliquerait-elle pas également le fruit, déclenchant une sorte de reproduction par scissiparité des deux substances virginales ?
Cette lumière frappe aussi le livre que Marie tient dans sa main gauche (en blanc), et qui ne peut être que l‘Ancien Testament. Traditionnellement [25], Marie lit le livre d’Isaïe, avec la prophétie que l’Annonciation accomplit :
« Voici, la vierge est enceinte ; elle va enfanter un fils et on l’appellera Emmanuel (« Dieu avec nous ») ». Isaïe 7,14
Cette lumière éclaire la prophétie au moment même où l’Ange, comme on ouvre le fermoir d’un livre, déverrouille de la main gauche la porte du dressoir: c’est la lumière de l’instant présent.
On trouve souvent dans les Annonciations un détail préfigurant la Passion de Jésus (par exemple, la petit croix que, dans le retable de Mérode, l’homoncule de Jésus amène avec lui sur son épaule). Il se pourrait bien que la fenêtre à meneaux du fond (en rouge), celle qui projette sur le manteau de la cheminée l’ombre torturée du bougeoir, soit la lumière de ce futur tragique dont il faut préserver la carafe et le fruit en cours de duplication.
La croix discrète du cache-cheminée (en bleu), qui surplombe le banc aux lions royaux et aux coussins trinitaires, serait quant à elle l’image du triomphe final sur le Mal.
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https://artmirrorsart.wordpress.com/2014/01/14/1002-virgins-and-their-alleged-mirrors/
https://artmirrorsart.wordpress.com/2014/10/03/extravagant-its-mirrors/
https://iconographic.warburg.sas.ac.uk/vpc/VPC_search/subcats.php?cat_1=14&cat_2=812&cat_3=2903&cat_4=5439&cat_5=13111&cat_6=10560&cat_7=3754&cat_8=2547
Manuscrit d’Oxford ( Bodleian Library, Ms. Douce 204) https://digital.bodleian.ox.ac.uk/objects/4be078f0-633e-415c-a87d-96b600051940/surfaces/90dd4c9c-bdf3-408d-b979-6cde2c0e7191/
https://books.google.fr/books?id=8qRHXgcp5WgC&pg=PA24&dq=cinqui%C3%A8mement,+je+demandais+qu%27il+me+fit+voir+le+temps&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjh7Oixvf_uAhXtyIUKHTw8DbYQ6AEwAXoECAMQAg#v=onepage&q=cinqui%C3%A8mement%2C%20je%20demandais%20qu’il%20me%20fit%20voir%20le%20temps&f=false
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