8 Autres significations

22 avril 2022

Ce dernier article est consacré aux disques digitaux qui ne sont pas des petits mondes.

Article précédent : 7 Disques au féminin

7-1 Un pain rond ou une hostie

Ce cas se rencontre tout de même, mais bien plus rarement qu’on ne l’a cru.

Un pain

Dittico delle cinque parti, Milano, Museo del Duomo, fine V secoloCène ou repas à Emmaüs, diptyque en cinq parties, fin 5ème siècle, Musée du Duomo, Milan

Le pain rond marqué d’une croix comme une hostie se rencontre dès l’époque paléochrétienne.

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975 Sakramentar aus Fulda Staats Universitatsbibliothek Gottingen, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113rSacramentaire de Fulda, 975, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113r Niedersachsische Staats- und Universitätsbibliothek, Göttingen 1000-10 Sakramentar aus Fulda (Msc. Lit. 1) Staatsbibliotek, BambergSacramentaire de Fulda, 1000-10, Msc. Lit. 1, Staatsbibliotek, Bamberg

Dans ces deux sacramentaires de l’abbaye de Fulda, Saint Martin est représenté donnant son manteau en bas à gauche, et endormi en bas à droite. A la vision qui lui apparaît durant son sommeil, il comprend qu’il a donné son manteau au Christ lui-même.


975 Sakramentar aus Fulda Staats Universitatsbibliothek Gottingen, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113r det

Dans la version la plus ancienne, celle de Göttingen, le Christ en majesté en encore assis sur le globe carolingien, mais sans disque digital : il bénit les calices que lui amènent les trois anges de gauche ; ceux de droite portent dans la main gauche des pains marqués d’une croix. L’image est placé entre l’Offertoire et la Préface de la Messe de l’Ascension : le moment où les fidèles sont sensés apporter leurs offrandes et, avant le IXème siècle, le pain et le vin destinés à l’Eucharistie : ici se sont les anges qui s’en chargent. Le motif des pains marqués d’une croix apparaît à d’autres endroits du manuscrit, et dans d’autres oeuvres du cercle de Fulda (fresques de Neuenburg).

Dans le sacramentaire de Bamberg, plus récent, le globe a été remplacé par la mandorle et les pains, colorés en vert, ont perdu leur croix.

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baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers Daniel et HabacucLes sept anges aux sept plaies
Beatus d’Osma, 1086, Archivo de la Catedral, Cod. 1

« Après cela, je vis s’ouvrir dans le ciel le sanctuaire du tabernacle du témoignage.  Et les sept anges qui ont en main les sept plaies sortirent du sanctuaire; ils étaient vêtus d’un lin pur et éclatant, et portaient des ceintures d’or autour de la poitrine ». Jean 15,5-6

Le copiste a choisi d’illustrer les plaies, au figuré, par les sept hosties brandies par les anges.


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Multiplication des pains et des poissons 12eme Saint Nectaire12ème siècle, Saint Nectaire 1155 60 Eadwine Psalter VetA Morgan MS M.521r Cantorbery detailPsautier d’Eadwine , 1155-60,

Cantorbery MS 661 fol 4v , V&A (détail)

Multiplication des pains et des poissons

Autre scène para-évangélique propice à la multiplication des disques.


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Saint Savin Melchisedek donne le pain et le vin a Abraham
Melchisedek donne le pain et le vin à Abraham
Fresques de Saint Savin, XIIème siècle

Pour souligner qu’il s’agit ici d’une proto-eucharistie, l’artiste a représenté l’hostie comme un petit pain tenu dans la paume [0].


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baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers Daniel et HabacucDaniel et Habacuc
Baptistère St Jean et Ste Radegonde, Poitiers

Le globe est ici une miche de pain, dans ce chapiteau illustre littéralement un passage de Daniel :

Or le prophète Habacuc était en Judée; après avoir fait cuire une bouillie et émietté du pain dans un vase, il allait aux champs le porter à ses moissonneurs. L’ange du Seigneur dit à Habacuc: « Porte le repas que tu tiens à Babylone, à Daniel, qui est dans la fosse aux lions. « Habacuc dit:  » Seigneur, je n’ai jamais vu Babylone, et je ne connais pas la fosse.  » Alors l’ange le prit par le haut de la tête, le porta, par les cheveux de sa tête, et le déposa à Babylone, au-dessus de la fosse, avec toute l’agilité de sa nature spirituelle ». Daniel 14, 32-35


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Bible moralisée de Saint Louis, 1226-34, Tome II, fol 203v, cathédrale de Tolède

Le Prince devant l’Eternel
Bible moralisée de Saint Louis, 1226-34, Tome II, fol 203v, cathédrale de Tolède

Un petit pain en forme d’hostie illustre ce verset d’Ezéchiel :

« Le prince pourra s’y asseoir, pour manger le pain devant l’Eternel » Ezéchiel 44,3


 

Une hostie

Bible de St Aubin d'Angers 1075-1100 BM MS 4 fol 205v
Bible de St Aubin d’Angers, 1075-1100, Angers BM MS 4 fol 205v, IRHT

Dans ce manuscrit, les tables des canons présentent en haut des personnages décoratifs dont certains composent une petite saynette : l’objet que l’ange de gauche montre à celui de droite, en le tenant respectueusement dans sa manche, ne peut être qu’une hostie.


1100 ca Vie de Saint Aubin BNF NAL 1390 fol 2rfol 2v 1100 ca Vie de Saint Aubin BNF NAL 1390 fol 2vfol 2r

Vie de Saint Aubin, vers 1100, BNF NAL 1390, gallica

Ces deux images racontent un épisode de la vie de Saint Aubin, qu’un Seigneur anathème avait voulu forcer à bénir les hosties. Dans la première image, Saint Aubin fait face à un concile d’évêques conciliants [0a] :

 

Si je suis forcé de bénir les pains sur votre ordre,
De votre offense Dieu sera le vengeur.

Si iussu vestro panes benedicere cogor
Offense vestre Dominus vindex valet esse

La seconde image montre cette vengeance annoncée :

Quand il se trouva devant celui qui apportait les pains consacrés,
L’indigne périt, ayant profané tant de piété.

Ante sacros panes quam qui patabat adesset
Interit indignus tanta pietate prophanus

Les hosties sont montrées recto-verso, avec les deux monogrammes IHS et XPS. Pour Magdalena Carrasco [0b], cette insistance pourrait faire suite à la condamnation de Bérenger de Tours, qui avait ranimé la controverse carolingienne en réfutant à nouveau la présence réelle dans l’hostie.


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Missel à l’usage de Paris, vers 1220, BNF Lat 1112 fol 103r

La seule illustration importante du manuscrit met en regard délibérément deux figures élevant les mains :

  • pour illustrer l’hymne Per omnia secula, Dieu Créateur avec dans sa gauche une Terre tripartite verte ;
  • pour illustrer le Vere Dignum, un célébrant derrière un autel et un calice.

Implicitement, l’image met en connexion la Terre qu’on voit et l’hostie qu’on ne voit pas.


Missel de St Maur, vers 1220, BNF Lat 13247 fol 133

Cette page intervertit les vignettes par rapport aux prières, preuve de leur équivalence symbolique.

L’image de la célébration montre explicitement l’hostie, ce qui rend inutile la similarité des gestes. Trois célébrants de taille croissante, vus de profil, illustrent la consécration des espèces :

  • le premier élève l’hostie ;
  • le deuxième élève le flabellum, éventail liturgique destiné à éloigner les insectes des espèces consacrées, et qui symbolise le pouvoir purificateur de l’Esprit Saint [0c] ;
  • le troisième joint les mains devant le calice.

Flabellum de Tournus, vers 870 BargelloFlabellum de Tournus, vers 870 Bargello, Florence


La Pain de la Folie

1250-75 Psaume 53 Psalter, BL Burney 345 fol 70
Psaume 53
Psautier, 1250-75 , BL Burney 345 fol 70

L’insensé est représenté ici par un fou tenant sa marotte :

« L’insensé dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu ! Ils se sont corrompus, ils ont commis des iniquités abominables ; il n’en est aucun qui fasse le bien. » Psaume 53, 1-2

Le disque rond qu’il porte à sa bouche est un pain, illustrant un passage des Proverbes où la Folie parle à l’homme :

Elle dit à celui qui est dépourvu de sens: «Les eaux dérobées sont plus douces, et le pain du mystère est plus agréable!» Proverbes 9,16


7-2 Les disques des psautiers de Thuringe

Paradise with Christ in the Lap of Abraham, c. 1239 NGA detache de BNF NAL 3102 fol 147Psautier d’Hermann de Thuringe, réalisé à Hildesheim, 1211-13 Stuttgart Landesbibliothek HB II 24 fol 176v 

Cette iconographie très étrange a été expliquée par une influence byzantine ([1], p 76) : il s’agirait :

  • en haut du Paradis, avec un Reine et un Roi (et leurs serviteurs), autour d’un arbre à têtes, portant des globes blancs montés sur une tige verte ;
  • en bas du sein d’Abraham, avec un enfant distribuant de part de d’autre des disques bicolores blanc et rouge.


Le pain de Vie (SCOOP !)

Psautier d'Hermann de Thuringe 1211-13 Stuttgart Landesbibliothek HB II 24 fol 177 r extraitFol 177r (détail)

La page en regard est le début de l’Office des Morts, dont un verset attire l’oeil :

« (Ils lui dirent donc: « Seigneur, donnez-nous toujours de ce pain. » Jésus leur répondit: « Je suis le pain de vie:) celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » Jean 6, 34-35

Ce passage est extrait du discours de Jésus dans la synagogue de Capharnaüm, qui développe l’opposition entre le pain terrestre et le pain de vie :

« Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera. » Jean, 6, 27

« Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour le salut du monde. » Jean, 6, 51

A la lumière de ce texte :

  • l’enfant dans les bras du vieil homme illustre « le Fils de l’homme » ;
  • les disques blanc et rouge sont le pain de vie distribué ici-bas (le rouge signifiant la vie) ;
  • le registre du haut montre les Elus au Paradis, qui cueillent ces pains directement à l’Arbre de vie : vie non plus sanguine, mais végétale, puisqu’il s’agit des fruits de l’arbre.


Paradise with Christ in the Lap of Abraham, c. 1239 NGA detache de BNF NAL 3102 fol 147Le Paradis avec le Christ dans le sein d’Abraham, vers 1239, NGA, Washington (détaché du Psautier de Hildesheim, BNF NAL 3102, avant fol 147)

Dans un second temps, dans le même scriptorium d’Hildesheim, l’image a été simplifiée en fusionnant les deux registres à l’intérieur du Paradis, cerné par ses quatre fleuves : du coup, plus de distinction entre le pain du haut, que les Elus cueillent directement dans l’arbre, et le pain du bas, distribué directement par Jésus / « Fils de l’Homme » , identifié maintenant par son nimbe. Cette image aujourd’hui détachée précédait les Litanies et l’Office des Morts qui, dans ce psautier ne comporte pas l’extrait de Jean : d’où la simplification par rapport à la première image, qui ne se comprenait que grâce au texte associé.



7-3 Un cas complexe : le Scivias de Hildegarde de Bingen, vers 1180

Les deux dernières miniatures de ce célèbre manuscrit, disparu durant la Seconde guerre mondiale, comportent de nombreux disques difficiles à interpréter : heureusement, le texte va ici nous aider.

La représentation des Eléments dans le Scivias

Commençons par une image préliminaire, qui montre le haut degré de cohérence logique et graphique de l’ouvrage.


Scivias Wiesbaden (disparu) 1180 ca fol 4r La Chute et la Perturbation des ElementsLa Chute et la Perturbation des Eléments, fol 4r
Scivias, vers 1180, manuscrit de Wiesbaden (disparu)

Aux angles sont disposés, dans l’ordre harmonieux, les symboles des quatre Eléments : la Terre (des montagnes vertes), l’Eau (une bande ondulante), l’Air (des langues bleues), le Feu (des langues rouges).

A l’intérieur de l’image, la chute de l’Homme s’accompagne d’une perturbation des Eléments : on retrouve la Terre (les arbres) et le Feu, au bas d’un arbre noir brisé qui symbolise le Paradis perdu. L’Eau est monté au ciel, sous forme d’une couche rouge qui sépare ce monde perturbé et l’Ether pur (Purus aether) où résident les étoiles fixes. Caché dans l’arbre, le serpent crache une unique feuille représentant l’Air, qui embarque ici-bas les étoiles déchues (Lucifer) [2]


Les disques du Jugement (SCOOP !)

Scivias Wiesbaden (disparu) 1180 ca Vision 13 fol 224v Choeur d'anges et de ViergesCieux et mondes nouveaux, Vision 12, fol 224v

La Douzième vision décrit le Jugement Dernier. Cette image montre le résultat, à savoir une une remise en ordre des Eléments, illustrée par le cercle du bas : dans la lentille supérieure, bleue et remplie d’étoiles, on reconnaît l’Ether pur, à nouveau contigu avec l’Air (les langues bleues). Viennent ensuite l’Eau, La Terre en en bas le Feu, empilés dans l’ordre harmonieux.

Le cercle central montre, autour de Saint Pierre, les Elus admis à rejoindre le ciel après le Jugement. Ils y rejoignent les Martyrs qui y étaient monté auparavant, isolés dans la lentille supérieure (et ainsi comparés à des étoiles fixes) : deux d’entre eux brandissent de la main droite un fleuron doré, et tiennent dans leur manche gauche un grand disque doré. En dessous, dans la foule des Elus, de la main droite, un homme brandit un petit disque doré, et une femme une palme dorée. Si ce vocabulaire graphique est cohérent ;

  • le fleuron est la forme sanctifiée de la palme, tous les deux synonymes de joie ;
  • du même coup le grand disque dans la manche sanctifie le petit disque dans la paume.

Le texte d’Hildegarde insiste plusieurs fois sur la marque distinctive des Elus :

« Et les uns avaient le signe de la Foi (les Baptisés), les autres en étaient privés. Et parmi ceux qui avaient ce signe, les uns le portaient sur leur front comme l’éclat de l’or, d’autres avaient comme une ombre qui était pour eux une flétrissure ».

Je pense que le disque doré que l’Elu élève vers son front illustre ce « signe de la Foi » qui n’a pas été flétri et rayonne (sans doute le montre-t-il à Saint Pierre comme jeton d’accès au Paradis). Par souci de logique, l’illustrateur en a décerné de plus grands aux Martyrs, sortes d’Etoiles fixes qui ont hautement témoigné de leur Foi.

Le cercle du haut représente la Trinité : la Colombe de l’Esprit Saint, l’Agneau tenant une croix dorée dans sa patte droite, le Père tenant son sceptre à fleuron de la main gauche. Autour du cercle on retrouve les figures habituelles de la Déesis : à droite Saint Jean Baptiste, à gauche la Vierge couronnée, représentée comme Reine du Ciel. Elle élève de la main droite un grand disque blanc, qui est logiquement une hostie puisque dans d’autres images du manuscrit, la Femme couronnée symbolise l’Eglise : après le Jugement, Maria et Ecclesia ne sont plus qu’une.

De l’analyse détaillée de cette image se dégagent deux conclusions :

  • les attributs (disques, fleurons, palme, sceptre, croix) ont une signification bien précise ;
  • en revanche la main qui les tient, gauche ou droite, n’en a pas.

Les disques de la Symphonie céleste (SCOOP !)

Hildegard v. Bingen, Scivias, Illustr. - Hildegard v.Bingen/Scivias/Illustr./ C12 - Hildegarde de Bingen, Scivias, Ill.

La Treizième et dernière Vision décrit une symphonie grandiose, que l’image illustre très précisément. De haut en bas, les sept médaillons suivent l’ordre du texte [3], et forment une sorte d’arbre, suggéré par les rubans blancs :
Scivias Wiesbaden (disparu) 1180 ca Vision 13 fol 228r Symphonie celeste schema

  • 1) la Sainte Vierge,
  • 2) les Anges,
  • 3) les « hommes à jamais recommandables » : Prophètes et Patriarches de l’Ancien Testament, groupés autour de Saint Jean Baptiste montrant l’Agneau;
  • 4) la « troupe aguerrie du rameau sans épines » : huit Apôtres groupés autour de Saint Pierre ;
  • 5) les « victorieux triomphateurs » (les Martyrs), juste sous les Prophètes ;
  • 6) les « courageux héritiers du Lion » (les Prêtres, les Confesseurs), situés dans la colonne des Anges et des Apôtres (« vous qui remplissez si bien les fonctions de l’ordre angélique ») ;
  • 7) Les vierges au centre, sur un fond étoilé qui fait pendant avec le médaillon de la Vierge.

Pour ce qui nous intéresse ici, les disques, l’image en comporte trois qui ne sont probablement pas équivalents :

  • 1) Celui tenu par l’un des martyrs, avec la palme dans l’autre main, établit un lien avec la représentation des Elus dans la Douzième Vision : tous se passe comme si l’illustrateur avait voulu intégrer visuellement, dans le médaillon le plus appropriés, ceux dont Hildegarde évoque seulement la présence sonore : les « louanges de joie des citoyens du Ciel« 
  • 2) Le disque d’une des Vierges pourrait obéir à la même préoccupation : mais la manière dont il est tenu, comme par un manche, le fait ressembler à un miroir brillant :

« oh bienheureuses vierges, que vous êtes nobles, vous en qui le Roi s’est miré, lorsqu’il a représenté en vous le splendeur même des cieux ».



Scivias Wiesbaden (disparu) 1180 ca Vision 13 fol 228r schema

  • 3) Enfin, le troisième disque apparaît au sommet de la hiérarchie, dans la main droite de la Vierge. Avec sa couronne et son manteau rouge, celle-ci est maintenant assise à l’imitation du Père, un fleuron dans la main gauche. Ce fleuron marial évoque à la fois l’arbre de Jessé et le rejeton qui en est sorti :

« car l’âme de la Vierge étant initiée aux mystères de la Divinité, une fleur éclatante se produisit miraculeusement de la Vierge ».

Le disque qu’elle élève de la main droite fonctionne ici avec le sceptre et la couronne, comme attribut de la Reine des cieux : le fruit d’or est la pomme du salut qui remplace la pomme d’Eve ([4], p 212).



7-4 Un autre cas complexe : le disque dans l’Adoration des Mages

1060-80 Rozier-Côtes-d’Aurec, eglise Saint-Blaise, portail occidental, tympan, Adoration des MagesAdoration des Mages (portail occidental)
1060-80, église Saint-Blaise, Rozier-Côtes-d’Aurec [5]

Ce tympan est un exemple précoce d’une nouvelle formule, dans l’iconographie relativement standard de l’Adoration des Mages : celle du cadeau en forme de disque. On pourrait penser à une facilité ou à une maladresse du sculpteur, mais le fait que ce globe se trouve à l’aplomb de l’Etoile, et en pendant à une autre disque que l’Enfant tient déjà dans sa main gauche, prouve une intention symbolique :

  • l’Enfant tient déjà le globe du pouvoir sur le ciel,
  • les Rois de la Terre viennent le reconnaître comme un des leurs en lui offrant le globe du pouvoir terrestre, sacralisé par l’Etoile.

Surprenante dans cette oeuvre rustique, cette idée recopie probablement un modèle plus prestigieux que je n’ai pas pu retrouver.


1173-1200 Autel de Grandmont Musee de ClunyAdoration des Mages
Autel de Grandmont, 1173-1200, Musée de Cluny

Comme le note Marcello Angheben ( [6], p 82), la procession des Trois Mages, lorsqu’elle figure sur un devant d’autel, a très souvent une dimension eucharistique, en évoquant la procession des fidèles lors de l’offertoire :

« À partir du XIIe siècle, les commentaires de la liturgie ont établi des correspondances très précises entre les deux, rapprochant notamment l’hostie, l’or offert par le premier Mage et les pièces de monnaie en or offertes par les plus nantis. »

Ici, la pièce que Marie-Ecclesia a prise dans la coupe se transforme en bulbe florissant.


 

Adoration des Mages 1125-1130 St Albans psalter abbaye de St Albans cathedrale de Hildesheim.p 25Adoration des Mages
Psautier de St Alban, réalisé à l’abbaye de St Albans, 1125-1130, cathédrale de Hildesheim.p 25

A partir de 1130, on voit cette iconographie se développer dans une série de psautiers anglais : le plus jeune des Rois Mages, Gaspard (sans barbe) tend un petit disque doré à l’Enfant, qui avance la main gauche pour le saisir. Remarquer le manteau du dernier roi, montré au travers du portail pour suggérer le mouvement.



Adoration des Mages 1155 60 Eadwine Psalter Cantorbery BL Add MS 37472 fol 1 detailAdoration des Mages
Psautier d’Eadwine, réalisé à l’abbaye de Cantorbery, 1155-60, BL Add MS 37472 fol 1 (détail)

Le plus jeune Roi, qui chevauchait en dernier, est encore le premier à donner son cadeau. Le copiste a amélioré la composition en montrant le roi à genoux, et la main de l’Enfant en retrait, pour éviter le problème gênant de la préhension par la main gauche.


Adoration des mages 13eme Psautier Bibl. Sainte-Genevieve - ms. 1273 fol 8v IRHTAdoration des mages
Psautier de Marguerite de Bourgogne, Angleterre, 13ème, Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1273 fol 8v, IRHT

C’est maintenant le plus âgé des Mages, le roi Melchior, qui élève vers l’Enfant le disque doré : l’Enfant ne le prend pas, mais se contente de toucher la main du Roi, en le bénissant. Le deuxième Roi, Balthazar, tient dans sa manche gauche une fiole, et Gaspard un autre disque d’or de plus grande taille. Il s’agit probablement d’évoquer les trois cadeaux : l’or (le petit disque), la myrrhe (utilisée pour l’huile d’onction sainte) et l’encens (le disque de plus grande taille serait alors un encensoir).


Adoration mages, 1239 ca, BNF NAL 3102 fol 7Adoration des mages
Psautier d’Hildesheim, 1239, BNF NAL 3102 fol 7

Dans le contexte germanique, le disque d’or que Melchior tend à l’Enfant ne peut être que le globe royal, dont le roi terrestre fait hommage au Roi des Juifs prédit par l’Etoile : celle-ci, grand disque rayonnant à la verticale du petit, matérialise la Puissance divine.

Un siècle plus tard, Jean de Hildesheim racontera dans son Histoire des Trois Rois (une histoire romancées des rois mages) que Melchior avait offert à l’Enfant un objet qu’il tenait lui-même d’Alexandre le grand, « une petite pomme d’or que la main pouvait tenir… Elle représentait le Monde, comme si, dans sa main, il avait étreint le monde entier« . Pomme qui d’ailleurs se brise aussitôt que l’Enfant la saisit, illustrant sa toute puissance sur l’Univers ([1]; p 78).

Plus le temps avance, puis le disque-monde, figure carolingienne de l’incommensurable, agrège des significations supplémentaires, qui se superposent sans se contredire.


Adoration mages page isolee Paris 1225-70 Musee des BA de MontrealAdoration des mages
Page isolée, Paris, 1225-70, Musée des Beaux Arts de Montréal

L’Enfant tient dans sa main gauche une boule dorée probablement prise dans la boîte que lui tend Melchior, qui par respect a enlevé sa couronne. Trois mains droites levées s’étagent sur une même verticale, avec des nuances distinctes :

  • celle de l’Enfant bénit, en un remerciement muet ;
  • celle de la Vierge fait le signe de la prise de parole : elle remercie oralement ;
  • celle de Gaspard désigne comme d’habitude l’Etoile (le disque orangé).


Adoration of the Magi, Carrow Psalter, vers 1250 Walters Manuscript W.34, fol. 33vAdoration des mages
Carrow Psalter, vers 1250, Walters Manuscript W.34, fol. 33v

Très similaire, cette composition se complique par la présence de trois types de boules :

  • les rouges dans le plat de Melchior, probablement des cerises ;
  • une noire dans la main de l’Enfant, probablement un globe crucifère ;
  • une verte entre les doigts de Marie, un bulbe d’où surgit un fleuron.

Marie, sans auréole mais couronnée et juchée sur un trône, symbolise probablement ici l’Ecclesia, l’Eglise florissante, à laquelle viennent rendre hommage les têtes couronnées.


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Adoration mages Wurzburg Getty Museum 1240 caAdoration des mages
Page isolée, Würzburg, vers 1240, Getty Museum Ms. 4, leaf 2

La même composition prend ici une coloration eucharistique : Maria/Ecclesia prend le disque/hostie dans le récipient/ciboire que Melchior lui tend : le regard triste qu’elle lui-jette montre qu’elle anticipe déjà le futur tragique de l’Enfant.

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saint-hilaire-asnieres-sur-vegreAdoration des mages
Début XIIIème, église Saint Hilaire , Asnières sur Vègre

La vue de face fait de cette Vierge une image de Majesté, qui cumule l’auréole de Maria et la couronne d’Ecclesia. Melchior offre à l’Enfant un globe doré marqué d’une croix, qu’il faut sans doute interpréter, dans la zone d’influence du baptistère de Poitiers, comme un globe impérial (voir 1 Globes en main  ).



saint-hilaire-asnieres-sur-vegre detail
A la verticale de ce globe, le disque de Maria-Ecclesia pourrait donc être une hostie, emblème du pouvoir spirituel de l’église qui, par l’excommunication, s’impose aux pouvoirs temporels.



7-5 Cas particuliers

La pomme du Péché

Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 24p 24 Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 28p 28

Genèse de Caedmon, 1000, abbaye de Canterbury, Bodleian Library MS. Junius 11

Ce manuscrit en vieil anglais, très original dans son iconographie, représente par un disque digital les pommes du Péché, et par un ange à la tête antipathique Lucifer qui les distribue à Eve et à Adam.


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Un globe de fantaisie

De civitate dei XV 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS Plut 12-17 fol 118rIncipit du Livre XV, fol 118r De civitate dei XXI 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS12-17 fol 199vIncipit du Livre XXI, fol 199v

De civitate dei, XXI, 1201-10, Bibliothèque Laurentienne, MS Plut 12-17

Ce manuscrit anglo-normand présente en lettrine, au folio 199v, ce qui serait la plus récente manifestation du disque digital. Bizarrement, le manuscrit comporte précédemment une autre « Majestas Dei » atypique (un flambeau brandi dans la main droite, un globe plus grand posé sans la main gauche). Remarquons qu’aucune de ces figures n’est nimbée (alors que Dieu, les Anges et Saint Augustin lui-même le sont, dans les grandes images pleine page du début du manuscrit).


De civitate dei XIV 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS Plut 12-17 fol 107rIncipit du Livre XIV, fol 107r De civitate dei XVIII 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS Plut 12-17 fol 157rIncipit du Livre XVIII, fol 157r De civitate dei XX 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS Plut 12-17 fol 185vIncipit du Livre XX, fol 185v

Le manuscrit comporte au total cinq lettrines à figure humaine, qui n’apparaissent qu’à partir du Livre XIV et s’intercalent avec des lettrines purement décorative. Aucun rapport direct n’apparaît avec le sujet de chaque Livre, d’ailleurs bien difficile à synthétiser en une seule image. Bizarrement, le chapitre qui se prêterait le plus à l’illustration, le chapitre XX consacré au Jugement dernier, s’ouvre par une lettrine purement abstraite.

Ces lettrines sont donc des figures de fantaisie, composées à partir du vocabulaire graphique que possédait le copiste, et à prétention purement décorative.



Références :
[0] Il existe de nombreux exemples de Melchisédek tenant une hostie. Voir Jean-Claude Ghislain « À PROPOS D’UNE PLAQUETTE ÉMAILLÉE MOSANE DU XII E SIÈCLE, L’offrande de Melchisédech » dans « Trésor de Liège. Bulletin Trimestriel, vol. 57, December 2018 » https://www.academia.edu/40938190/Tr%C3%A9sor_de_Li%C3%A8ge_Bulletin_Trimestriel_vol_57_December_2018?email_work_card=view-paper
[0a] On trouvera d’autres représentations médiévales de l’hostie dans Ch. Rohault de Fleury « La messe : études archéologiques sur ses monuments », p 36 https://archive.org/details/lamesseetudesarc04fleu/page/n47/mode/2up
[0b] Carrasco, Magdalena, « SPIRITUALITY AND HISTORICITY IN PICTORIAL HAGIOGRAPHY: TWO MIRACLES BY ST ALBINUS OF ANGERS », Art History 1989 / 03 Vol. 12; Iss. 1 https://ur.booksc.eu/dl/52074054/8e5bba
[0c] Eric Palazzo, Peindre, c’est prier, p 179 https://books.google.fr/books?id=VR2CDwAAQBAJ&pg=PT179
[1] Guylène Hidrio « De la Reichsapfel au fruit de la vie éternelle. Questions autour d’un objet symbolique à Hildesheim » dans « Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions », 2013, p 55-88 https://www.academia.edu/45093720/_De_la_Reichsapfel_au_fruit_de_la_vie_%C3%A9ternelle_Questions_autour_dun_objet_symbolique_%C3%A0_Hildesheim_
[2] Charles Singer, « The scientific views ans visions of Saint Hildegard », dans « Studies in the History of Science » 1917 p 25 https://www.forgottenbooks.com/en/download/StudiesintheHistoryandMethodofScience_10650475.pdf
[3] Traduction française : Pierre Lachèze, Victor Palmé, « Les révélations de sainte Hildegarde, ou le Scivias Domini manifesté par le rapprochement de ses visions combinées entre elles », 1863 https://books.google.fr/books?id=l1tcLT0FK9YC&pg=PA167
Texte latin : Volume 197 de Patrologiae cursus completus … Series Latina, Jacques-Paul Migne https://books.google.fr/books?id=4mPJnKgmU0MC&pg=PA725
[4] Lieselotte Saurma-Jeltsch « Die Miniaturen im “Liber Scivias” der Hildegard von Bingen : die Wucht der Vision und die Ordnung der Bilder »
[5] Mathieu BEAUD, « Rozier-Côtes-d’Aurec, église Saint-Blaise, » dans Ces rois mages venus d’Occident, mis en ligne le 29/11/2021, consulté le 27/04/2022, https://epiphania.hypotheses.org/1027.

7 Disques au féminin

22 avril 2022

Moins courante et plus tardive que le disque digital du Christ, cette formule n’a pas acquis le même niveau de standardisation. Les cas conservés semblent relever de plusieurs iconographies différentes.

Article précédent :  6 La fortune du disque digital



Le globe de la Sagesse divine (SCOOP !)

Un précurseur lointain

586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v detail salomon davidLes rois Salomon et David
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v

Ces deux rois bibliques, le fils et le père, dialoguent d’une marge à l’autre. Les deux tiennent dans la main gauche un objet, globe et harpe.

Le globe n’a pas beaucoup retenu l’attention. Pour Kurt Weitzmann [0a], le copiste aurait transposé un Christ en Majesté, ce qui est plausible car Salomon a souvent été considéré comme une figure christique ([0b], p 14).

Je pense pour ma part que le globe joue ici un rôle beaucoup plus spécifique :

  • la harpe identifie David comme l’auteur des Psaumes ;
  • le globe identifie Salomon comme l’auteur du Livre de la Sagesse.

L’auteur (Salomon) remercie Dieu au verset 7 :

« Je suis moi-même un mortel, semblable à tous et descendant du premier qui fut formé de terre. » Sagesse, 7,1
« C’est lui-même qui m’a donné de ce qui est la vraie science, afin que je connaisse la disposition du globe de la terre, et les vertus des éléments, le commencement et la fin, et le milieu des temps. » Sagesse, 7, 17-18.


Il y a donc une association forte entre la Sagesse et l’image du globe terrestre. Si cet attribut très particulier a été choisi dans cette page, c’est que Salomon le Sage y contraste avec la figure du bas de la marge gauche, Hérode le démesuré (pour l’analyse d’ensemble de la page, voir 1 Mandorle double dissymétrique).

A l’époque carolingienne

850-75 Dialectique et rhetorique d'Albinus Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodicesDialectique et rhétorique d’Alcuin (Albinus Flaccus), 850-75, Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices

L’iconographie très singulière de ce dessin à la plume a été étudiée par Anton von Euw, pour qui qu’il s’agirait d’une « adaptation » à partir de la mosaïque disparue de l’abside de la cathédrale d’Aix la Chapelle [1].

Von Euw ne se prononce pas sur la signification du disque marqué d’une croix : médaille ou globe impérial, monde, ou bien offrande eucharistique liée à la fonction liturgique de l’abside. F.Bougard ([2], p 13) relie quant à lui le globe à l’expression « Père du Monde«  qui figure dans le texte de la page précédente.

L’image conclut les Dialectica, sorte de dialogue philosophique entre l’Empereur Charlemagne et son précepteur Alcuin. Von Euw a bien vu que l’image illustre précisément un passage du chapitre « Des Vertus » :

Alcuin : « Puisse Dieu, Seigneur, mon Roi, vous rendre grand et vraiment heureux et permettre à ce (votre) siècle de s’envoler sur le quadrige des Vertus, dont nous venons de parler, vers le sommet du royaume céleste, avec les ailes doubles de l’amour .

Alb : Magnum te faciat Deus et vere beatum, domine mi rex, et in hac virtutum quadriga, de qua paulo ante egimus, ad coelestis regni arcem geminis dilectionis pennis saeculum hoc nequam transvolare concedat.

Avec ses quatre médaillons encadrant la figure divine, l’image suggère de voir, sous le symbole habituel des Evangélistes, les quatre roues ou les quatre moteurs du quadrige des Vertus.



850-75 Dialectique et rhetorique d'Albinus Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices schemaSorte de schéma auto-référentiel, le globe explique comment lire l’ensemble, et confirme le caractère très théorique de l’image.


Charles le Chauve entoure par les quatre Vertus fin 9eme Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v IRHTLa Sagesse entouré par les quatre Vertus, fin 9ème, Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v, IRHT

Dans cette image de structure similaire, le « quadrige des Vertus » est explicitement représenté :

  • la Justice avec sa Balance ;
  • la Tempérance entre deux Contraires (versant de l’Eau vers le bas, du Feu vers le haut) ;
  • la Force avec sa lance ;
  • la Prudence avec son Livre.


Charles le Chauve entoure par les quatre Vertus fin 9eme Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v schema IRHT Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v schemaPremière Bible de Charles le Chauve.

Par son emplacement au début des Evangiles, et par sa structuration autour d’un losange, l’image imite évidemment une Majestas Dei. Si l’on applique la correspondance entre Vertus et Evangélistes définie par Maxime le Confesseur (voir Majestas Dei et astronomie ), l’ordre des quatre est d’ailleurs le même que dans la Première Bible de Charles le Chauve.



Bible de Saint Paul Hors les murs Charles le Chauve detailCharles le Chauve (détail)
Bible de Saint Paul Hors les murs, 870-75

Cette association des Vertus à une figure trônant apparaît dans la Bible de Saint Paul hors les Murs : d’où l’idée que la figure impériale de Cambrai, avec sa lance, son globe et sa couronne, ne serait autre que Charles le Chauve.

François Bougard a rectifié cette lecture ([3], p 263). Il s’agit d’une figure féminine, comme le montre le voile bleu sombre qui lui barre la poitrine et tourne autour de sa tête, Entourée de ses quatre auxiliaires et tenant le globe terrestre dans sa main, elle n’est autre que la Sagesse.


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A l’époque romane

Sapientia Justicia Fortitudo Prudentia Temperantia Bible 1025-50 Arras BM 0435 (0559), vol. 3 fol 1r IRHTSapientia, Bible, vers 1025-50, Arras BM 0435 (0559), vol. 3 fol 1r, IRHT

Dans la même attitude impériale, avec la lance et le globe marqué à nouveau de la croix, la Sagesse redevenue masculine trône devant les sept piliers de sa demeure, entourée des Vertus qui s’incarnent ici dans des figures masculines identifiés par un texte : à gauche, Justicia au dessus de Fortitudo, à droite Prudentia au dessus de Temperantia (soit le même ordre, mais en miroir, que dans la Sagesse de Cambrai).


Sapientia Bible de Jumieges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v IRHTBible de Jumièges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v, IRHT Sapientia 1150 ca Bible de Fleury, Orleans BM 0013 (010) p 112 IRHTBible de Fleury, vers 1150, Orléans BM 0013 (010) p 112, IRHT

Sapientia

Comme le note François Bougard, la figure se transporte ensuite à l’intérieur de l’initiale O qui ouvre l’Ecclesiaste « Omnis sapientia a Domino Deo est (Toute sagesse vient de Dieu) ». Le globe a subsisté dans ces deux exemples :

  • en version digitale dans le plus ancien, probablement justifié par la vision cosmique du verset 3 :

« Qui peut atteindre les hauteurs du ciel, la largeur de la terre, la profondeur de l’abîme et la sagesse? »

  • en version « impériale » dans l’autre.

Bible de Chartres 1140-1160 BNF Lat 116 fol 13vBible de Chartres 1140-1160, BNF Lat 116 fol 13v, Gallica

La figuration de loin la plus courante de la Sagesse est celle où elle tient un sceptre dans la main droite.

L’amusant est que le globe s’est ici déporté dans la main gauche d’un monstre barbu, qui tient un couteau dans l’autre. Il ne s’agit probablement pas d’une miche évoquant la folie [4], mais de la pomme de la tentation (malum), illustrant la phrase située juste à gauche :

La sagesse n’entre pas dans une âme qui médite le mal

sapientia in malivolam animam non intrabit


Bible d'Italie centrale, 1120-30, BNF Lat 14 Salomon fol 24vSalomon, fol 24v
Bible d'Italie centrale, 1120-30, BNF Lat 14 Sagesse fol 29vSapientia, fol 29v

Bible d’Italie centrale, 1120-30, BNF Lat 14, gallica

On notera combien les figures royales de Salomon et de la Sagesse sont quasiment superposables, images masculine et féminine de la même idée.


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Le chef-reliquaire du pape Alexandre 1er

Chef-reliquaire du pape Alexandre 1er Abbaye de Stavelot 1145 MRAH Bruxelles arriere socle Sagesse

Chef-reliquaire du pape Alexandre 1er Abbaye de Stavelot 1145 MRAH Bruxelles socle Sagesse bisSapientia (une des huit Vertus) Chef-reliquaire du pape Alexandre 1er Abbaye de Stavelot 1145 MRAH Bruxelles arriere socle SagesseSapientia (entre de la face arrière)

Socle du chef-reliquaire du pape Alexandre 1er, provenant de l’ Abbaye de Stavelot, 1145, MRAH, Bruxelles, photographie [5]

Le socle présente huit Vertus portant chacune un mot qui la relie à une des huit Béatitudes : ainsi la vertu de la Sagesse est reliée à « Pacifici », « Heureux les pacifiques ».

Toute la complexité de la composition [6] est que Sapientia figure à nouveau au centre de la face arrière, cette fois en tant que Reine des Vertus, portant une couronne et un globe avec l’inscription :

« bonor(um) labor(um) glo(riosu)s e(st) fruct(us) ».

Il s’agit d’ une forme abrégée du Livre de la Sagesse (3, 15) :

« « Il est glorieux le fruit des bonnes œuvres, et ce qui s’enracine dans la sagesse ne périt pas »).

Dans cette iconographie très réfléchie, le globe est donc visuellement un attribut royal, et métaphoriquement un fruit.

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Le plafond d’Hildesheim

Hildesheim_Michaeliskirche 1230 Christ MarieLe Christ et Marie
1230, plafond peint de la Michaeliskirche, Hildesheim

L’arbre de Jessé qui se développe au plafond de la Michaeliskirche porte à son sommet Jésus trônant entre la lune et le soleil. En dessous se dresse sa mère en figure de la Sagesse, entourée par les quatre vertus. Elle tient de la main droite une quenouille, explicable par le fait que, selon le Proto-Evangile de Jacques, elle tissait le voile du Temple au moment de l’Annonciation.

Dans cette iconographie unique, elle élève de la main gauche une pelote, résultat de son patient travail. Or Honoré d’Autun, dans son Imago mundi, compare explicitement la Terre à une pelote (pila) :

« Sa forme est ronde à la manière d’une pelote ».

Ainsi cette pelote-planète, brandie de la main gauche vers le compartiment supérieur, pourrait expliquer la position inhabituelle du Soleil, placé à la gauche du Christ pour se trouver juste au dessus d’elle.


Hildesheim_Michaeliskirche 1230 Roi Josue Roi EzechielLes rois Josué et Ezéchiel

Les deux compartiments suivants montrent une collection de globes royaux diversement tenus :

  • dans la main droite baissée, pour le roi Josué ;
  • dans la manche gauche baissée, pour trois des quatre rois qui l’entourent ;
  • dans la main gauche levée, pour le roi Ezéchiel.


Hildesheim_Michaeliskirche 1230 Salomon David
Les Rois Salomon et David

Les deux compartiments suivants montrent encore d’autres manières de porter le globe royal :

  • dans la manche gauche levée, ou dans la main droite baissée, pour deux des rois autour de Salomon ;
  • dans la main droite levée, pour le roi David.

Il est clair que le but est ici la variété graphique, puisque six des huit possibilités sont présentes. Significativement, il manque la position la plus courante, le globe dans la main gauche baissée : les concepteurs du programme iconographique ont tenu à bien distinguer les rois bibliques et les empereurs germaniques.



Les Sedes Sapientiae au globe

On nomme ainsi des Vierges à l’Enfant très hiératiques, où Marie sert de « trône » à la « sagesse » que représente l’Enfant Jésus. Certaines présentent un globe dont l’interprétation est discutée.

Goldene Madonna. Essener Munster, Essen. um 980Vierge d’Or d’Essen,
Vers 980, Essener Munster, Essen

L’Enfant tient un livre dans sa main gauche et lève la main droite vers sa mère.


Goldene Madonna. Essener Munster, Essen. um 980 profil 2 Goldene Madonna. Essener Munster, Essen. um 980 profil

Vu de biais, on a l’impression qu’il tend la main vers le globe orné de joyaux, trop grand pour qu’il le tienne : ce serait alors un globe impérial qu’elle porte à sa place, en une sorte de régence.

Mais vu de profil, le globe se superpose à l’auréole de l’Enfant, elle-aussi ornée de joyaux : le globe serait plutôt un fruit précieux, mis en balance avec cet autre fruit que constitue l’Enfant Jésus.


Ordo ad Pueros consignando omnipotans, Pontificale Cameracense, c.1050, Cologne DDB, Cod. 141, f.5vOrdo ad Pueros consignando omnipotens, Pontifical de Cambrai, c.1050, Cologne DDB, Cod. 141, f.5v

Une troisième possibilité nous est suggérée par cette image très exceptionnelle, créée au monastère de Saint-Vaast à Arras. D’esprit encore très carolingien, elle montre une Vierge trônant sur un grand globe et élevant de la gauche un petit disque marqué d’une croix. L’image illustre la liturgie de la Confirmation et sert d’initiale à la formule « Omnipotens sempiterne deus ». Le geste d’élévation et la connotation d’omnipotence rappellent le disque-monde des Majestas Dei dans sa version palmaire (voir 2 Une figure de l’Incommensurable) : l’ancienne figure de la toute puissance du Seigneur aurait été ici transférée à la Vierge, en changeant de bras.

Par ailleurs, le geste d’élévation à pour résultat de mettre en balance l’auréole de l’enfant et le disque. Trop grand ici pour évoquer un fruit, il introduirait donc une autre métaphore : l’Enfant est le Monde, ou l’Enfant pèse autant que le Monde.

En aparté : autres résurgences carolingiennes dans le Pontifical de Cambrai

Pour la purification de Sainte Marie, fol 82v

Le même manuscrit comporte une autre archaïsme carolingien : un disque digital tenu ici dans la main gauche de l’enfant bénissant, tenu quant à lui non pas sur les genoux de Marie, mais de Dieu le Père, dont il est le fils unique :

Dieu tout puissant qui aujourd’hui a voulu présenter au Temple son fils unique, né dans une chair purifiée, qu’il vous fasse décorer de sa bénédiction, vous qui lui présentez l’offrande de vos bonnes oeuvres.

Omnipotens Deus qui unigenitum suum hodierna die in assumpta carne in templo voluit presentari , benedictionis suæ vos munere fultos bonis operibus faciat exornari

En passant du Père au Fils, le disque digital a changé de main et perdu sa signification cosmique : puisque Dieu a fait cadeau de son Fils aux hommes, ceux-ci doivent lui offrir en retour leurs bonnes oeuvres, comme le précise la prière.

Ce disque-cadeau est analogue à celui qui apparaîtra un peu plus tard dans la scène de l’Adoration des Mages, voir 8 Autres significations.


Adesto domine, fol 33r

Le manuscrit contient un troisième archaïsme : le globe-siège de ce Christ en Majesté assis dans une majuscule A, et tenant le livre de Vie (Liber vitae).




Sedes sapientiae Chasse St Symphorien 1160 Saint-Symphorien-lez-Mons Sedes sapientiae Chasse St Symphorien 1160 Saint-Symphorien-lez-Mons Christ

Sedes sapientiae, Châsse de St Symphorien, vers 1160, Saint-Symphorien-lez-Mons

Lorsque le globe est en position basse, toute idée d’équivalence avec l’auréole s’efface : l’enfant Jésus sur un des pignons de la châsse imite, en réduction, le Christ en Majesté de l’autre face (il bénit de la droite et tient de la gauche un rotulus, à la place du Livre). La couronne de la Vierge renforce ici l’idée de régence : elle tient à la place de l’Enfant le globe de son pouvoir, encore trop grand pour sa menotte.


Sedes_Sapientiae vers 1150 Region_mosane Musee Grand CurtiusSedes Sapientiae, vers 1150, Région mosane, Musée Grand Curtius, Liège

Lorsque le globe est de taille modeste, de couleur rouge, et dédoublé, l’interprétation se complique. Puisque la mère tient son fils de la main gauche, et que celui-ci tient le plus petit globe de la même main, celui-ci doit être un « fruit ». Le globe plus grand, que la Reine lui fait toucher mais pas porter, devrait quant à lui être le globe de son futur pouvoir.

 



Un répertoire de disques : le Collectaire de St. Erentrud, vers 1200

Ce manuscrit, dans un style byzantinisant, propose pas moins de quatre occurrences du disque doré.

Les deux premières font partie de la liturgie de la fête de la Purification de Marie et de la Présentation de Jésus au Temple.


Collectaire, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902 p 43

Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902, p 43

Marie apparaît une première fois seule, en impératrice, présentant le globe crucifère qu’elle élève de la main gauche. L’initiale E ouvre la prophétie de Malachie :

Voici que j’envoie mon messager, qui prépare la route devant moi, et il viendra, dominateur, dans son Temple

Le globe crucifère sert en somme de substitut à l’Enfant à venir, et la posture impériale de Marie convient à son statut de mère, de Temple du dominateur.


Collectaire, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902 p 150

Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902, p 150

La deuxième Vierge au globe forme une sorte de pendant à la première. Elle illustre l’oraison :

Dieu tout-puissant et éternel, qui en ce jour a voulu que ton Fils unique te fût présenté dans ton saint Temple

Cette scène de présentation de l’Enfant n’a plus rien d’impérial : le globe rouge, de petite taille, est constellé des mêmes pierreries que le corsage de la Vierge, c’est donc un attribut qui lui appartient. Il s’agit probablement de la « pomme du salut » (Heil-Apfel), le Fruit de Marie qui inverse la Pomme d’Eve.


En aparté : la Pomme du Salut

Dans son Commentaire du Cantique des Cantiques (1117-1126), Ripert von Deuz a développé l’opposition entre le mauvais fruit d’Eve et le bon fruit de Marie, à savoir l’Enfant Jésus lui-même.


1119 St. Peter und Paul (Petersberg) mittelapsis- neue Eva mit dem Heils-Apfel Salve reginaVierge à l’Enfant
1119, Fresque du bas de l’abside centrale, basilique St. Peter und Paul (Petersberg)

Cette fresque contemporaine de l’oeuvre de Rupert se rattache probablement au thème du globe-fruit, puisque la prière du Salve regina, inscrite en dessous, demande explicitement « montre-nous Jésus, le fruit béni de tes entrailles. » A noter que la plupart des fresques des trois absides ont été peintes ex nihilo au début du XXème siècle, mais cette partie semble être restée assez proche des fragments qui subsistaient.


Siegburg madona 1160 Museum Schnutgen, CologneMadone de Siegburg
Vers 1160, Museum Schnütgen, Cologne

Vu la taille du globe et le geste de préhension entre le pouce et l’index, cette Vierge à l’enfant se rattache elle-aussi au fruit du salut. La pomme, de petite taille, est placée intentionnellement devant le sein de la Vierge, peut être en raison de l’assonance entre « mamillae » (les mamelles) et mala (les pommes) [6a], mais plus simplement en raison de l’analogie de forme. Comme le note Jean Wirth :

« Le sein offert par la Vierge à l’Enfant Jésus devient la pomme que la nouvelle Eve tend au nouvel Adam » [6b]


Collectaire, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902 p 247Fol 247 Collectaire, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902 p 261Fol 261

Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902

Revenons aux deux derniers disques du Collectaire de St. Erentrud. Le troisième accompagne une oraison à la Vierge, dont il est précisé seulement qu’elle est intercetrice. Le quatrième illustre un passage de la liturgie de la Saint Michel :

« Dieu, qui dispose dans un ordre merveilleux les ministères angéliques et humains ».

Le copiste utilise pratiquement le même schéma graphique pour la Reine du Ciel et l’émissaire divin, le sceptre supplantant le bâton de messager et le globe crucifère (pouvoir suprême) supplantant le disque conventionnel de l’archange (pouvoir militaire).


Deux iconographies de moins en moins discernables

Au treizième siècle, les habitudes graphiques commencent à brouiller les significations bien distinctes que ces images ont dû avoir lors de leur introduction. La rareté des exemples et l’incertitude des datations ne permettent pas de dégager des généalogies précises des différents motifs, et les cas où on peut les discriminer avec certitude sont rares. Néanmoins le Collectaire de St. Erentrud confirme l’existence d’au moins deux familles distinctes :

  • le globe impérial crucifère ;
  • la pomme du Salut.

Guylène Hidrio, qui a consacré au sujet une étude très poussée focalisée sur la région d’Hildesheim, conclut à la difficulté de distinguer les deux iconographies et le moment de la transition :

« Ces oeuvres se sont certainement influencées entre elles, et un glissement de sens de la pomum imperiale à la pomum salutis a pu se mettre en place. Le globe, emblème de victoire des souverains est supplanté petit à petit par l’emblème de la victoire de l’intercession de Marie et de son rôle dans l’économie du salut, par une pomme qui symbolise le fruit de ses entrailles. » ([7] , p 80)



Un cas particulier : le disque de l’Assomption

F.Bougard ([3], p 263) a rassemblé plusieurs exemples où un disque digital est associé à la Royauté de la Vierge, dans le contexte de sa Montée au Ciel, suivie de son Couronnement :

L’Assomption du Sermonnaire de Jumièges

Sermonnaire de Jumieges fin 11eme BM Rouen MS 1408 fol 4 IRHTAssomption de Marie
Sermonnaire de Jumièges, 1075-1100, Rouen BM MS 1408 fol 4, IRHT

Cette image sert de frontispice au sermon Cogitis me du Pseudo-Jérôme. La couronne (sur laquelle descendent les sept dons de l’Esprit Saint) est expliquée par une des phrases du sermon :

« Reine du monde aujourd’hui enlevée de la Terre ».

La tige fleurie, à main droite, illustre un autre passage du sermon :

« La mère de Dieu s’élevait du désert du siècle présent, tige sortie de la racine de Jessé« .

Mais la tige est aussi un sceptre : la petite phrase verticale, à gauche de l’image, souligne son caractère paradoxal, puisque lors de l’Annonciation, Marie a répondu à l’ange qu’elle était la servante du Seigneur :

Le céleste, fidèle (l’ange) s’est mis au service de celle-ci. Servante, elle t’a obéi.

Celicus huic ce(r)t(us) servit . Famula tibi obedit


Dans le petit disque qu’élève la main gauche de la Vierge , Marie-Louise Thérel [8] voit l’anneau de la foi (annulum fidei) que le sermon attribue aux vierges :

« C’est pourquoi, O Filles, soyez prudentes comme le serpent et simples comme la colombe (Mal., 10, 16) pour que, par votre prudence parfaitement éclairée, vous conserviez l’anneau de votre foi et, intacte et inviolée, la perle précieuse pour laquelle vous avez tout laissé. »

Mais dans la même logique, le disque pourrait tout aussi bien représenter la perle de la virginité.

F.Bougard y voit quant à lui, associé au sceptre, un autre cas d’orbicule royal.


Une inscription-clé (SCOOP !)

La petite phrase verticale, à droite de l’image, n’a pas été exploitée. Puisque celle de gauche commente le sceptre, celle-ci commenterait-elle le globe ?

Digne elle demande à engendrer le pôle, le Seigneur. Voici Marie.

Digna d(ominu)m generare polu(m) petit ecce Maria

Cette formulation étrange , avec le mot « pôle » et le brusque passage au présent, se comprend par référence à un hymne d’Enodius sur l’Ascension :

Maintenant le Christ monte au pôle (autrement dit a l’étoile polaire, au centre du cosmos).[9]

Iam Christus ascendit polum

Aussi étrange que cela puisse paraître, le globe aurait donc ici la même signification, dans cette Assomption, que dans les rares Ascensions où nous l’avons rencontré (voir 6 La fortune du disque digital ) : il indique le Pôle, la destination du mouvement. Et la conclusion lapidaire « Voici Marie » évoque, en deux mots, l’arrivée de la Mère dans le Ciel,  où son Fils l’attend.



Sermonnaire de Jumieges fin 11eme BM Rouen MS 1408 fol 4 detail IRHT
La manière précieuse de tenir le sceptre par son bulbe terminal, de la même manière que le disque, mérite une explication.


1130-40 Bodleian Library MS. Bodl. 269 fol 3rAugustin, Enarrationes in Psalmos ci-cl, 1130-40, Bodleian Library MS. Bodl. 269 fol 3r.

Cette Vierge à l’Enfant présente le même geste : le fleuron terminal sort lui-aussi de la mandorle, et porte un oiseau qui pourrait-être, ici encore, la colombe du Saint Esprit. A noter l’instance sur le motif de la fleur de lys, qui se retrouve en haut de la couronne et sur les souliers.


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L’Assomption de Chartres

1145-55 Verriere de l'Enfance du Christ Sedes Sapientiae Cathedrale de ChartresSedes Sapientia, 1145-55, Haut de la verrière de l’Enfance du Christ, Cathédrale de Chartres

Dans cette iconographie unique, le geste est symétrisé, ce qui rend l’interprétation délicate. On considère habituellement que les deux sceptres illustreraient l’idée de double royauté de la Vierge, sur les anges et sur les hommes : mais rien dans la composition ne vient corroborer cette notion, théologiquement marginale, et qui n’explique pas la seule dissymétrie visible : les personnifications du Soleil et de la Lune.

L’idée dominante dans le reste de la verrière est bien celle de la Royauté terrestre de Jésus :

  • reconnaissance par ses pairs, les Rois mages (troisième registre) ;
  • reconnaissance par son concurrent le roi Hérode (cinquième registre) ;
  • reconnaissance en Egypte par le gouverneur d’Aphrodisius (sixième registre) ;
  • reconnaissance par ses sujets lors de l’Entrée à Jérusalem (huitième registre).


1145-55 Verriere de l'Enfance du Christ Adoration des Rois Cathedrale de ChartresL’Adoration des Mages, troisième registre

Dans cette scène-clé, Marie, déjà Reine sur Terre (couronnée et trônant) présente aux Rois, coté Etoile, un seul sceptre florissant, qui symbolise manifestement l‘Enfant-Roi.

Dans la scène sommitale :

  • le sceptre fleurissant que Marie présente côté Soleil a la même signification, la Royauté de l’Enfant ;
  • celui qu’elle présente côté Lune, strictement identique, représente la Royauté égale accordée à sa Mère par son Fils, après son Assomption dans le Ciel.

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En aparté : la prophétie d’Isaïe et l’arbre de Jessé

Une tige sortira de la racine de Jessé, Isaïe 1:1

Et egredietur virga de stirpe Iesse

L’idée que la tige signifie le Christ, qui donc est un descendant de Jessé est, très ancienne, même si l’iconographie de l’Arbre de Jessé ne se développe qu’à partir de 1086 (Codex Vyssegradensis).

Au 3ème siècle, Tertullien, a vu dans l’assonance virga/virgo l’annonce de l’accouchement miraculeux d’une Vierge : la « tige » est donc non pas Jésus, mais la Vierge.

En 1007, Fulbert de Chartres compose pour la Nativité de Marie un introït qui précise et popularise la métaphore florale :

La tige, c’est la Vierge, la Mère de Dieu, et la fleur, c’est son Fils.

Virgo Dei genetrix virga est flos filius eius


Reliquaire Hildesheim 1150-1200 Vatican Museo sacro Inv N° 849Reliquaire provenant d’Hildesheim, 1150-1200, Vatican, Museo sacro Inv N° 849

Bien que la fleur de lys soit, par sa blancheur, un emblème de la Virginité, il est probable que lorsqu’elle apparaît en symétrie avec l’Enfant, elle illustre précisément la métaphore Jésus/Fleur et Marie/Tige. Ici, pour des raisons de place, la « tige » est réduite au bulbe terminal, mis en relief par le geste de préhension. Tandis que dans l’image de Jumièges, elle traverse la mandorle et se développe en un sceptre portant en haut la fleur de lys.


Cambridge, Corpus Christi College, 12eme MS 66 p 66 Le Roi Woden

Le roi légendaire Woden et sa généalogie (détail)
Historia de origine regum anglorum, Cambridge, Corpus Christi College, 12ème siècle, MS 066 p 66

Le motif du bulbe florissant a peut être une origine anglaise, et profane : il apparaît ici dans la main du roi légendaire Woden, pour symboliser sa généalogie (sur cette image et son contexte, voir 4 Paires de globes)


Phylactere de St Martin 1230 Tresor d'Oignies Musee de NamurPhylactère de St Martin (détail), 1230, Trésor d’Oignies, Musée de Namur

La symétrie est ici parfaite entre le globe triparti de la Terre, tenu par l’Enfant, et le bulbe florissant tenu par sa Mère. Le fleuron se termine par un troisième globe surgissant de feuilles de chênes, de la même manière que, sur la couronne juste à côté, trois glands surgissent de feuilles de chêne. Le sceptre florissant exprime donc, d’une manière particulièrement ingénieuse, que Marie est le bulbe et que Jésus est le fruit.


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Missel de St Maur 1075-1125 BNF Lat 12054 fol 218vAssomption de Marie
Missel de St Maur, 1075-1125 BNF Lat 12054 fol 218v

Le texte introductif, juste au dessus de l’initiale, justifie la présence très originale d’un ange et de Jésus sur les deux branches du V :

« de l’Assomption les anges se réjouissent et louent conjointement (conlaudant) le Fils de Dieu. »

On trouve au verso de la page la même formulation suivie de l’explication de cette joie :

« Aujourd’hui la Vierge Marie est montée au ciel (celos ascendit). Réjouissez-vous car avec le Christ elle règne éternellement. »

La couronne et le disque-ciel ont donc ici la même signification que dans le Sermonnaire de Jumièges.

Le sceptre fleurissant dans la main droite renvoie encore à la tige de Jessé, comme suggéré par une citation qui figure en bas de la page :

« (Et dans ta majesté avance-toi, monte sur ton char, combats) pour la vérité, la douceur et la justice, et que ta droite te fasse accomplir des faits merveilleux. » Psaume 45,5

Le « fait merveilleux » renvoie à la prophétie d’Isaïe : une Vierge qui accouche.


Assomption de Marie Pontifical a l'usage de Mayence fin 12eme BNF Lat 946 fol 117vAssomption de Marie, Pontifical à l’usage de Mayence milieu 13ème s, BNF Lat 946 fol 117v

Dans cette autre image de l’Assomption, Marie est désignée par le texte associé comme « reine des milices célestes ». Comme le note F.Bougard, le sceptre florissant est ici remplacé par le fleuron.

Dans le contexte très particulier de l’Assomption, le disque digital, associé à la couronne et au sceptre florissant, transcrit visuellement l’expression « Reine du Ciel ». Tenu en l’air par Marie, il n’a plus rien à voir avec le petit monde carolingien : il montre, tout simplement, ce qu’elle aspire à rejoindre : le Ciel, où son fils se trouve déjà.


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Après l’Assomption : le Couronnement

Sens Couronnement Marie 13eme BM 018 p 276 v IRHT

Couronnement de Marie,
Initiale S pour la Vigile de l’Assomption, début 15ème , Sens BM 018 p 276 IRHT

Le Couronnement de Marie conclut l’Assomption, lorsque Marie a rejoint son Fils. Dans cette image, celui-ci lui transfère sa couronne, tandis que Marie tient dans sa main droite le globe que son Fils vient de lui donner. Cette composition très exceptionnelle contrevient aux conventions de l’époque, selon lesquelles :

  • le globe est toujours celui de la Terre, en général triparti,
  • il est tenu par le Christ, dans sa main gauche,
  • Marie se présente en position d’honneur, à main droite de son Fils.

Couronnement Initiale G pour Assomption 1408 Bibl. Mazarine - ms. 0416 IRHTCouronnement de Marie,
Initiale G pour l’Assomption, 1408, Bibl. Mazarine – ms. 0416 IRHT

Ces anomalies s’expliquent sans doute par les contraintes de la lettre S, les Couronnements s’inscrivant habituellement dans des initiales rondes (G ou D).



La nuance Maria-Ecclesia

Statue de la Vierge mediatrice façade occidentale 1095-1130 abbatiale de Saint Jouin de MarnesVierge médiatrice, façade occidentale, 1095-1130, Abbatiale de Saint Jouin de Marnes

Située juste sous le Christ du Jugement dernier, Marie en position d’unique intercetrice représente l’Eglise. L’objet rond qu’elle tient dans sa main gauche est peut être une grenade, fruit dont les multiples pépins symbolisent la réunion des Chrétiens. D’autres y voient une bourse contenant les bonnes actions des fidèles, allusion à la Parabole des Talents qui, dans le texte de Matthieu, est incluse dans le passage sur le Jugement dernier [10]. Jean Wirth y voit « un fruit paradisiaque, représentant symboliquement le Corps du Christ comme nourriture » [10a].


Monastere de Prufening vers 1125 Eglise Saint Georges_-MariaMaria-Ecclesia
vers 1125, Eglise Saint Georges, Monastère de Prüfening (près Ratisbonne)

Dans cette fresque très remaniée au XIXème siècle, la Vierge trône au centre de la coupole, entourée des symboles des Evangélistes, véritable Majestas Dei au féminin. Le texte explique assez bien l’image :

Resplendissant des joyaux des vertus, la vierge immortelle, partageant le couche de l’Epoux, règne avec l’Epoux pour les siècles.

Virtutum gemmis pr[a]elucens virgo perennis sponsi juncta thoro sponso conregnat in (a)evo

Le balancement de la formule paraphrase ouvertement un vers d’Ovide :

Partageant ma couche, tu dois porter mon nom

Ovide, Fastes, liv. III, v 11.

Tu mihi juncta toro, mihi juncta vocabula sumes.

Le vers légitime, en somme, le remplacement de la figure habituelle du Seigneur par celle de son Epouse l’Eglise, qui tient d’une main l’étendard de la Foi, de l’autre la sphère du Monde sur lequel elle règne.

Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 fol 14Majestas domini, fol 14 Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 f. 165v.Majestas virginis, fol 165v

Psautier Shaftesbury, Angleterre, 1130-40, British Library Lansdowne 383

Dans ce psautier très singulier dont le contexte royal est manifeste (voir 1 Globes en main ), la donatrice se prosterne devant le Christ-Roi en majesté, puis plus loin devant la Vierge-Reine : le geste d’invitation de l’Enfant l’autorise à se redresser et à se placer au seuil de l’image, qui avec ses deux rideaux bleus figure le porche d’une église.

Au globe-puissance du Christ fait écho le globe en germination de la Vierge


Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 f. 165v detail. Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 f. 165v detail2.

Il prend sans doute ici un sens supplémentaire : au symbolisme habituel du rameau de Jessé se superpose le symbole de l’Eglise florissante, repris en écho en haut du clocher et en haut de la couronne.



Cas particuliers

Une pomme d’or ?

fin 12eme Sainte Catherine d alexandrie Notre-Dame de Montmorillon

Sainte Catherine d Alexandrie
Fin 12eme, crypte de l’église Notre-Dame de Montmorillon

Dans cette iconographie très particulière, la main gauche de l’Enfant est baisée par sa mère en préfiguration de sa future blessure, tandis que sa main droite donne à Sainte Catherine la couronne du martyre. Celle-ci élève dans sa main gauche un disque doré .

William M. Hinkle, après avoir exclu qu’il s’agisse d’une hostie ou de l’anneau du mariage mystique, y voit le globe impérial, attribut de la sainte en même temps que sa couronne royale.

Yvonne Labande-Malfert, dans son compte-rendu de l’ouvrage de Hinkle [5], est plus spécifique. Elle rappelle qu’une pomme d’or « qui signifie la terre du royaume » faisait partie des attributs remis aux Rois Chrétiens de Jérusalem lors de leur couronnement, selon les « Assises de Jérusalem » rédigées au 13ème siècle ([6], p 121). Selon elle, le disque doré est la pomme d’or que l’Enfant a donnée à la sainte en même temps que la couronne. Catherine « est entrée dans la Jérusalem céleste, le Royaume de vie. Mais le royaume est aussi le fruit de vie, dont elle jouira éternellement, nous dit l’Apocalypse. Les deux images se superposent. »

Pour F.Bougard [7], ce disque est un exemple tardif d’orbicule royal, Catherine étant fille de roi.

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1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail reine absidiole sud 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail christ absidiole sud

Fresques de l’absidiole sud
1146-55, Allerheiligenkapelle, Regensburg

L’iconographie très complexe (voir notamment Dissymétries autour de Dieu) de cette chapelle entièrement recouverte de fresques, ainsi que le disparition quasi totale des textes des banderoles, rendent difficile l’identification de cette figure royale, reliée par une banderole à un buste de Jésus bénissant.

L’absidiole nord et la voûte au dessus de l’entrée comportent elles-aussi des figures féminines trônant, reliées respectivement à la colombe du Saint Esprit et à un ange représentant Dieu le Père. Il est donc probable que les trois reines sont trois figurations de Marie-Ecclesia, inspirée par la Trinité [8]

Celle de l’absidiole sud étant relié à la personne du Christ, il est vraisemblable que le globe qu’elle exhibe est une hostie.


Article suivant : 8 Autres significations

Références :
[0a] Kurt Weitzmann « Late Antique and Early Christian Book Illumination » p 97
[0b] Lech Kalinowski « Salomon et la Sagesse. Remarques sur l’iconographie de la Création du monde dans les Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe du Musée Condé à Chantilly » Artibus et Historiae Vol. 20, No. 39 (1999), https://www.jstor.org/stable/1483572
[1] Anton von Euw « Karl der Grosse als Schüler Alkuins, das Kuppelmosaik des Aachener Domes und das Maiestasbild in Codex C 80 der Zentralbibliothek Zürich », Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 61/1, 2004, https://baselbern.swissbib.ch/Record/288296486
[2] François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[3] François Bougard, « Le peseur du Monde : l’orbicule de la Royauté, de Charlemagne à Saint Louis » dans : Charlemagne : les temps, les espaces, les hommes : construction et déconstruction d’un règne », pp. 245-269
[4] Charlotte Denoel, « La Bible de Chartres, Art de l’enluminure n°66, septembre-novembre 2018 » https://www.academia.edu/37374282/La_Bible_de_Chartres_Art_de_lenluminure_n_66_septembre_novembre_2018_avec_Damien_Bern%C3%A9_et_Philippe_Plagnieux
[5] Sophie BALACE, CHEF-RELIQUAIRE DU PAPE SAINT ALEXANDRE, dans Feuillets de la Cathédrale de Liège, 2014 https://www.europaethesauri.eu/files/CatalogueOeuvreMeuse.pdf
[6] Hadrien Kockerols « WIBALD ABBE DE STAVELOT (1130-1158) LES RELIQUES ET LES RELIQUAIRES », https://www.academia.edu/43159044/WIBALD_ABBE_DE_STAVELOT_1130_1158_LES_RELIQUES_ET_LES_RELIQUAIRES_par_Hadrien_Kockerols
[6a] Isidore de Séville (Etymologiae, Livre XI, 75) propose que mamillae (les mamelles) soit e diminutif de malae (les joues). Contrairement à la traduction usuelle (voir par exemple https://sfponline.org/Uploads/2002/st%20isidore%20in%20english.pdf) malae n’est pas ici une forme incorrecte de mala (les pommes), mais bien le terme qu’Isidore emploie au paragraphe concernant les joues (Livre XI, 75)
[6b] Jean Wirth, L’image du corps au Moyen Age, p 81
[7] Guylène Hidrio « De la Reichsapfel au fruit de la vie éternelle. Questions autour d’un objet symbolique à Hildesheim » dans « Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions », 2013, p 55-88 https://www.academia.edu/45093720/_De_la_Reichsapfel_au_fruit_de_la_vie_%C3%A9ternelle_Questions_autour_dun_objet_symbolique_%C3%A0_Hildesheim_
[8] Marie-Louise Thérel, « A l’origine du décor du portail occidental de Notre-Dame de Senlis : Le triomphe de la Vierge-Église. Sources historiques, littéraires et iconographiques » Documents, études et répertoires de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes Année 1984 34 https://www.persee.fr/doc/dirht_0073-8212_1984_mon_34_1#dirht_0073-8212_1984_mon_34_1_T1_0344_0015

[9] On lit par exemple dans un traité d’astronomie fréquemment recopié au Moyen-Age, l’Aratus révisé : (Scholia Sangermanensia) :

Les sommets opposés, entre lesquels se meut la sphère céleste, étaient nommés pôles par les anciens. L’un est l’austral, que nous ne pouvons jamais voir depuis la Terre ; l’autre est le septentrional, nommé Borée, qui ne se couche jamais.

Vertices extremos, circa quos sphaera caeli uoluitur, polos antiqui nuncupauerunt. E quibus unus est australis, qui terrae objectu a nobis numquam uidetur ; alter septentrionalis, qui et boreus uocatur, qui numquam occidit.

[10] Le supplice et la gloire: la croix en Poitou p 98
[10a] Jean Wirth, L’image à l’époque romane, p 449. A l’appui de cette interprétation, il cite une homélie d’Amédée de Lausanne qui, au milieu d’une série de métaphores concernant les fleurs et les fruits, décrit une situation très particulière de la Vierge, debout entre deux corbeilles :
« Figurons-nous aux côtés de la Sainte Vierge, deux corbeilles d’or remplies de fleurs et de fruits, et qui représentent l’éclat des deux Testaments; de l’ancien à la gauche, et du nouveau à la droite. La loi de mort a dû être placée à la gauche, parce qu’elle fait des transgresseurs; et la loi de grâce à la droite, parce qu’elle ôte la transgression. La Vierge des vierges paraît entre deux, parée de fleurs printaniėres et chargée de fruits suaves; comme un arbre planté au milieu du paradis, elle porte sa tête jusque dans le ciel, et en reçoit une rosée d’où elle conçoit un fruit de salut, de gloire et de vie, duquel quiconque mangera, vivra éternellement. » (Homélies de Saint Amédée, évêque de Lausanne, sur la Vierge Marie, Mère de Dieu, p 90 https://books.google.fr/books?id=M-cUAAAAQAAJ&pg=PA90
Il s’agit donc d’une métaphore de la Vierge comma arbre fruitier, sans rapport direct avec la femme tenant un fruit dans sa main.
[11] William M. Hinkle. — The Iconography of the Apsidal Fresco at Montmorillon, dans « Münchner Jahrbuch der bildenden Kunst », t. XXIII, 1972, compte-rendu par Yvonne Labande-Mailfert https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1973_num_16_64_3053_t1_0326_0000_2
[12] Don Atilano Melgnizo « El sacerdocio y la civilización » TOMO IV, Mexico 1859 http://cdigital.dgb.uanl.mx/la/1080021479_C/1080021485_T4/1080021485_MA.PDF
[13] Peter Morsbach « Der Dom zu Regensburg: Ausgrabung, Restaurierung, Forschung : Ausstellung anlässlich der Beendigung der Innenrestaurierung des Regensburger Domes, 1984-1988 : Domkreuzgang und Domkapitelhaus, Regensburg, 14. Juli bis 29. Oktober 1989 », p 34

6 La fortune du disque digital

20 avril 2022

Si le passé du disque digital est obscur, sa postérité est maintenant assez connue : on trouve des exemples de ses deux variantes, digitale et palmaire, pratiquement sur quatre siècles.

Article précédent : 5 Les antécédents possibles

Résurgences du disque digital

Cas isolés

Evangeliaire d’Egmond, Dirk II and his wife Hildegard kneel before St. Adalbert, patron of Egmond Abbey Gand 975 ca Den Haag Koninklijke Bibliothek, 76 F 1, f. 215r,Dirk II et son épouse Hildegard demandent l’intercession de St. Adalbert, patron de l’abbaye d’Egmond
Evangéliaire d’Egmond, Gand, vers 975, Den Haag Koninklijke Bibliothek, 76 F 1, f. 215r

Seigneur le plus haut, je t’implore, compatissant, de conserver avec bienveillance ces personnes, qui t’ont continuellement servi d’une manière que l’on peut dire digne.

Summe Deus rogito miserans conserva benigne, hos tibi quo iugitur formulari digne laborent

Le mot summe est traduit graphiquement de deux manières :

  • par la figuration du Seigneur en buste, qui accentue son gigantisme,
  • par le disque digital minuscule, qui exprime l’incommensurable.

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Evangeliaires de St Maximim de Treves vers 1000 BNF NAL 1541 fol 2r GallicaEvangéliaire de St Maximin de Trèves, vers 1000, BNF NAL 1541 fol 2r, Gallica

Ce Christ, malheureusement gâché par les rinceaux du verso qui ont traversé le parchemin, est à ma connaissance la seule survivance dans l’art ottonien d’un disque digital. L’absence des Evangélistes et l’inscription « REX REGUM (le Roi des Rois) » suggèrent que l’image habituelle des Majestas Dei carolingiennes a été reprise spécifiquement pour illustrer cette notion d’un pouvoir au dessus des autres. Le globe impérial étant omniprésent dans les représentations des empereurs ottoniens sur leur trône, le Christ sur son globe incarne cette autorité supérieure, et son disque devient l’emblème de ce REX au dessus des REGUM.


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980-1009 Vitae sanctorum st Bertin BM Boulogne sur mer MS 106 fol 1rfol 1r
980-1009 Vitae sanctorum st Bertin BM Boulogne sur mer MS 106 fol 1vfol 1v

Vitae sanctorum, 980-1009, BM Boulogne sur mer MS 106, IRHT

Ces deux pages recto-verso, en tête d’une Vie des Saints, ont pour particularité unique de confronter les deux images du Seigneur, sans disque et avec disque, Selon Bertram Colgrave [0], le fait que le Tétramorphe soit incomplet montre que le dessinateur de droite a du recopier une Majestas dei préexistante, en supprimant les Animaux du bas pour laisser place au Saint abbé avec sa crosse. Les deux dessins sont contemporains, mais de mains différentes. A mon avis, leur superposition exacte montre que l’image avec disque, la plus contrainte, a été réalisée d’abord, et que la seconde a été tracée dans un second temps, par transparence.

Les inscriptions n’aident pas à éclaircir la génèse de ces images : au 12ème siècle, une même main a rajouté une explication de part et d’autre :

  • Côté « avec disque », « Bertinus abbas » identifie l’abbé comme étant Saint Bertin.
  • Côté sans disque, « deus abraam et deus ysaac deus jacob » renvoie à Mathieu 22,32, un passage où le Christ parle du Jugement dernier.

Il est donc probable que la version sans disque ne correspond pas à une modernisation de l’original avec disque, mais plutôt au souci de montrer dos à dos deux aspects complémentaires du Seigneur :

  • celui qui tient le disque et le livre marqué d’un Alpha (l’Omega est masqué par les doigts) est comme d’habitude le Dieu Sabbaoth, dans sa toute puissance cosmique ,
  • celui qui élève la main droite est plutôt le Christ-Juge.



980-1009 Vitae sanctorum st Bertin BM Boulogne sur mer MS 106 fol 1v
La composition la plus ancienne est plus pensée qu’il n’y paraît : tandis que le haut de l’image est ternaire, le bas est binaire : il met en balance les pieds du Saint posés sur une inflorescence à tête animale, et les pieds du Seigneur posés sur un globe très original contenant trois rangées de têtes, celles du haut étant nimbées. Pour Bertram Colgrave, il pourrait s’agir d’une représentation des Ames du Paradis, du Purgatoire et de l’Enfer.



980-1009 Vitae sanctorum st Bertin BM Boulogne sur mer MS 106 fol 1v schema
Je pense pour ma part que les cloisons nuageuses signifient plutôt trois étages du Paradis, avec les Saints à l’étage supérieur, au plus près de Dieu. Sous la protection de l’Ange, le Saint portant son livre s’apprête à pénétrer, de plain-pied, en Première classe (flèches vertes). En haut, l’Evangéliste de l’Homme et l’Evangéliste de l’Aigle ne sont pas les résidus d’un Tétramorphe tronqué faute de place : ils servent à indiquer une séparation verticale de l’image, moitié humaine moitié divine.


1100-20 Lectionnaire de l'office de l'aLectionnaire de l’office de l’abbaye S. Pierre de la Couture du Mans, 1100-20, Le Mans BM 214 fol 33v, IRHT

Dans ce manuscrit du siècle suivant, un empilement identique de têtes auréolées introduira la Vie de Saint Siméon.

Conçue comme frontispice d’une Vie des Saints, l’image en apparence maladroite du manuscrit de Boulogne se voulait la représentation générique de l’entrée d’un Saint au paradis. Une main plus concrète, ou plus intéressée, l’a au siècle suivant réduite à celle de Bertin, le Saint de l’Abbaye, dont la vie ne fait pourtant pas partie du recueil.


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Les_quatre Evangiles, 1000 ca, BNF Arsenal Ms-592 fol 105v Saint LucSaint Luc, fol 105v Les_quatre Evangiles, 1000 ca, BNF Arsenal Ms-592 fol 106r Quoniam quidem multi conati suntInitiale Q, fol 106r

Les quatre Evangiles, vers 1000 , BNF Arsenal Ms-592

Cette figure apparaît à un emplacement inhabituel, à l’intérieur de l’initiale Q qui ouvre l’Evangile de Luc (« Quoniam quidem multi conati sunt »). Les initiales des trois autres Evangiles (L, I et I) sont purement décoratives : on peut penser que l’enlumineur a profité de la seule initiale circulaire pour y glisser un souvenir des Majestas Dei carolingiennes.

Mais l’idée est plus subtile : l’image divine forme un bifolium avec celle de l’évangéliste, qui lève les yeux vers elle en écrivant. Il s’agit ici d’un clin d’oeil à la particularité de Luc : il était peintre.


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Chrst en majeste XIIeme siecle Musee Fenaille RodezChrist en majesté (antependium de l’Autel de Deusdedit), vers 1000
Musée Fenaille, Rodez

Un autre exemple roman est ce fragment d’un devant d’autel, que les spécialistes n’hésitent plus à dater du tout début du XIème siècle [1], et sur lequel nous reviendrons plus loin (voir 3 Mandorle double symétrique).


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Les « christs à l’hostie » tourangeaux

A peu de distance de Tours, ces Christs dits « à l’hostie » sont probablement une survivance du disque-monde mis au point par le scriptorium trois siècles plus tôt,

1000-1100 Eglise_Saint-Pierre_de_Parcay-Meslay releve d'Yperman 12eme Parcay-Meslay

Abside de l’église de Parçay-Meslay, 12ème siècle

A Parçay-Meslay, le Christ est assis sur un trône à dossier ogival, devant une mandorle de forme lenticulaire.


1150 ca Areines Loir et CherAbside de l’église d’Areines, vers 1150

A Areines, le Christ a conservé le globe-siège carolingien, placé lui aussi devant la partie lenticulaire (sur ce type de mandorle double, voir 1 Mandorle double dissymétrique ).


La crypte de Saint Aignan sur Cher

1200 saint aignan sur cher crypte majestasAbside centrale de la crypte, église de Saint Aignan sur Cher, vers 1200

A Saint Aignan, la même formule s’insère dans une composition plus large, qui montre le recyclage du schéma régional au service d’une signification plus spécifique.

De sa main gauche, le Christ tend à Saint Jacques le Mineur une banderole portant une citation de sa propre épître :

Confessez donc vos fautes l’un à l’autre, et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris; car la prière fervente du juste a beaucoup de puissance.

Epitre de Saint Jacques 5, 16

(CONFITEMINI AL)TERUTRUM PEC(C)ATA


1200 Saint-Aignan crypte st jaques le mineur maladeOn pense qu’il transmet ainsi à Saint Jacques le pouvoir de soigner les malades, dont l’un, tenant sa canne entre ses avant-bras, se prosterne devant le saint.



1200 Saint-Aignan crypte st pierre maladesDe l’autre côté, un cul de jatte avec ses fers rampe par antithèse vers les pieds du Christ. Derrière lui, un autre infirme se tourne vers Saint Pierre, une pièce de monnaie à la main droite.



1200 Saint-Aignan crypte st pierre maladesLe geste de la main droite du Christ est très effacé, mais on devine qu’il tient au bout de ses doigts une autre pièce, exactement au centre d’une des ondulations de la mandorle. On pourrait croire qu’il la donne ou la reçoit de saint Pierre au travers de la mandorle, mais le fait que celui-ci élève la main néfaste, la gauche, exclut tout circuit financier direct.



1200 saint aignan sur cher crypre majestas schema
Il faut lire la composition de manière symétrique (SCOOP !):

  • à gauche, Saint Pierre reçoit, par la puissance de la « monnaie de Dieu », le pouvoir de recevoir des aumônes, et un malade en dépose une à ses pieds ;
  • à droite, Saint Jacques reçoit, par la puissance du verbe, le pouvoir de guérir, et l’infirme lui donne sa béquille.

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En Catalogne

La Bible de Ripoll

Vision d’Ezéchiel
Bible de Ripoll, 1027-1032, Vatican Vat.lat.5729 fol 208v

Selon W.Neuss [2], l’objet dans la main droite du Christ est un sceptre raccourci. Pour François Bougard [3], il s’agit du globe habituel, mais quadrilobé.



1027-1032 Bible de Ripoll Vision ezechiel Vatican Vat.lat.5729 fol 208vIl s’agit effectivement d’un jeu graphique : sa forme, faite de cinq disques, reprend en réduction le schéma de la scène (le médaillon divin entouré des quatre médaillons des anges), lequel évoque à son tour les roues d’Ezéchiel qui s’entrelacent au centre de la page.


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La Bible de Roda

1025-50 Bible de Roda Josue BNF Lat 6-1 fol 89r GallicaFrontispice du Livre de Josué
Bible de Roda, BNF Lat 6-1, 1050-1100, fol 89r Gallica

La figure bien connue est reprise ici pour illustrer le prologue, qui commence juste à côté. Dieu s’adresse en ces termes à Josué :

«Moïse, mon serviteur, est mort; maintenant lève-toi, passe ce Jourdain, toi et tout ce peuple, pour entrer dans le pays que je donne aux enfants d’Israël. Tout lieu que foulera la plante de votre pied, je vous l’ai donné, comme je l’ai dit à Moïse. … Que ce livre de la loi ne s’éloigne pas de ta bouche » Josué 1, 2-8

On voit bien le livre près des lèvres de Josué : cette volonté de coller au texte permet d’interpréter le disque digital, dans ce cas particulier, comme représentant le thème principal du prologue : non pas le monde en général, mais « le pays que je donne aux enfants d’Israël« .

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Baniere de_Sant_Ot 1095 - 1122 Musee du textile de BarceloneBannière de Saint Odon (Sant Ot) 1095-1122, Musée du textile, Barcelone 1130 Frontal_d'altar_d'Ix_musee national d'Art de CatalogneAntependium de Saint Martin d’Hix, 1125-50, MNAC, Barcelone

Ces deux Christs montrent le classique disque digital.

La bannière porte la signature de la réalisatrice, une certaine Elisabeth : ELI SAVA ME / F (E) CIT

Le devant d’autel ressemble beaucoup, dans sa composition, à celui de Rodez, avec la mandorle en huit et les lettres Alpha et Omega, mais sans la prolifération de cercles. Je reviens sur cette mandorle très particulière dans 4 Mandorle double pathologique.


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Côté mozarabe

Deuteronome 33 1075-1100 BNF Smith-Lesouef 2 Psautiers_mozarabiques vol 2 fol 77vDeutéronome 33
1075-1100, Psautier mozarabe, BNF Smith-Lesouëf 2, vol 2 fol 77v

Du côté des chrétiens restés en terre musulmane, on ne connaît que cet exemple, qui accompagne les Bénédictions de Moïse :

« Il dit: Yahweh est venu de Sinaï, il s’est levé sur nous de Séïr, il a paru sur le mont Pharan, et des millions de saints avec lui ; il porte dans sa main droite la loi de feu. Il a aimé les peuples; tous les saints sont dans sa main, et ceux qui sont à ses pieds recevront ses instructions et sa parole

Deutéronome 33, 2-3

Et ait Dominus de Sina venit et de Seir ortus est nobis apparuit de monte Pharan et cum eo sanctorum milia, in dextera eius ignea lex . Dilexit populos omnes, sancti in manu illius sunt, et qui adpropinquant pedibus eius accipient de doctrina illius »

Sous la figure bien connue de la Gloire de Dieu, le copiste à rajouté le mont Pharan et les saints. Il a recyclé le disque digital pour illustrer ce que Dieu tient dans sa main droite : « la Loi de feu » et « tous les saints ».

Psautier mozarabique 1050-1100 BNF Smith Lesouef 2 fol 77v detail


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A l’époque gothique

1250-1300 BL Add MS 35166 fol 5vLa prosternation des vieillards
Apocalypse, 1250-130,0 British Library Add MS 35166 fol 5v

Cette image très exceptionnelle illustre le passage suivant :

« les vingt-quatre vieillards se prosternent devant Celui qui est assis sur le trône, et adorent Celui qui vit aux siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le trône, en disant  » Vous êtes digne, notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la gloire et l’honneur, et la puissance » Apocalypse 4,10-11

Pour figurer la Toute Puissance et l’Eternité de Dieu, l’enlumineur recycle la vieille image du disque digital en le faisant passer dans la main gauche (puisque le texte précise que le Livre aux sept sceaux est tenu dans la main droite).


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1255 - 1260, Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72), fol. 4v,The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

1255 – 1260, Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72), fol. 4v,The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Cette autre Apocalypse anglo-normande de la même famille montre que le disque digital état bien conçu comme un globe terrestre, mais pas forcément compris par le lecteur : le copiste a cru bon de le rendre crucigère pour éviter toute ambiguïté.



Résurgences de la variante palmaire

Comme François Bougard l’a montré [3], cette formule revient à mettre l’accent sur le début du verset d’Isaïe : « pris les dimensions des cieux avec la paume«  ; son étude comporte plusieurs exemples, j’en ai rajouté quelques autres qui se teintent d’une nuance particulière.

XIeme espagnol Goldschmidt vol IV table XXXVI fig 105Ivoire espagnol
XIème siècle, collection privée (Goldschmidt vol IV, table XXXVI, fig 105) [4]

On ne sait rien sur cet ivoire isolé.


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1087 Augustin Errationnes in Psalmos Valenciennes BM 39 fol 9v IRHTSaint Augustin, Errationnes in Psalmos, 1087, Valenciennes BM 39 fol 9, IRHT

Cette figure orne l’initiale D de « Domine Deus Misericordius ».


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Une Majestas « détournée »

1142 Libellus capitulorum Collectaire de Zwiefalten Wurttembergische Landesbibliothek - Cod.brev.128 fol 9vfol 9v vfol 10r

Libellus capitulorum, vers 1150,Abbaye de Zwiefalten, Wurttembergische Landesbibliothek – Cod.brev.128

La tradition des bifoliums des missels (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ) se prolonge ici dans un contexte totalement différent : ces deux images, sorte de schémas synoptiques, viennent s’intercaler entre les tables de comput et le début des capitules (cours extraits de la Bible destinés à être intégrés dans les différents Offices).

L’image de droite, de type « Crucifixion«  regroupe autour de la Croix, en plus des Quatre Evangélistes, les Quatre Fleuves du Paradis et les Quatre Vertus cardinales.

L’image de gauche, de type « Majestas dei », a comme à Auxerre un cadre composé des vingt quatre vieillards de l’Apocalypse, décrits par le texte en haut et en bas :

A l’entour du siège vint quatre vieillards avec leur cithare ayant
chacun une fiole en main et une couronne dorée sur la tête.

in circuitu sedis viginta quatuor seniores cum citaris suis habentes
singuli phiolas in manibus suis et corone auree in capitibus eorum

Mais le centre de l’image est bien différent d’une Majestas habituelle. Dans les coins, les quatre Vivants ont laissé place à quatre figures allégoriques : les Ténèbres (tenebrae), la Lumière (lux), l’Hiver (hiems) et le Feu (ignis).

La mandorle s’enrichit de quinze têtes illustrant un verset de l’Apocalypse :

Et du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres

Apocalypse 4,5

Et de throno procedunt fulgura et voces et tonitrua

Les cinq têtes rouges évoquent donc les éclairs, puis les cinq têtes vertes à la bouche ouverte les voix, puis les cinq dernières le tonnerre.



1142 Libellus capitulorum Collectaire de Zwiefalten Wurttembergische Landesbibliothek - Cod.brev.128 fol 9v detailQuant à la figure centrale, elle représente la Sagesse, comme l’indique le texte au dessus et en dessous :

La sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes.

Proverbes 9,1

Sapientia aedificavit sibi domum excidit columnas septem

D’où la muraille autour d’elle et les sept colonnes intérieures, que nous avons déjà rencontrées dans l’iconographie de la Psychomachie de Prudence (voir 5 L’âge d’or des Majestas).

Les gestes des mains, particulièrement originaux, sont expliqués par les textes latéraux :

Lui qui mesure le ciel de sa paume et enferme la terre dans sa paume.
Saint Grégoire, Tome II, Livre II Ezéchiel homélie 17, paraphrase de Isaïe 40

(Qui) celum palmo melitur (et) terram palmo concludit

Faute de mieux, le copiste a imaginé cette forme fuselée dans la main droite pour représenter le ciel, tandis que le disque non plus digital, mais palmaire, représente comme d’habitude la Terre.


initium creaturae dei Liber Scivias 1220 ca Universitatsbibliothek Heidelberg, Cod. Sal. X,16 fol 2rLe début de la Création de Dieu (Initium creaturae dei) (détail)
Liber Scivias, vers 1220, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Sal. X,16 fol 2r.

On retrouve la même opposition de forme pour le Ciel et la Terre dans cette autre image de la Création. On lit dans le cadre de la mandorle :

  • à droite, en descendant, une citation du Sixième jour : « Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici cela était très bon » (Genèse 1,31) ;
  • à gauche, en remontant, une paraphrase du Septième : « Et Dieu se reposa le Septième jour de toute l’oeuvre qu’il avait faite » (Genèse 2,2) ;

L’extrait qui manque entre les deux versets est à lire directement dans l’image : « Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et toute leur armée » (Genèse 2,1)

L’armée est celle des anges qui peuplent les neuf arcades.


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1140-45 Psautier glose Tours BM 93 fol 134 IRHTPsautier glosé
1140-45, Tours BM 93 fol 134, IRHT

Cette lettrine se rapporte au psaume suivant :

Au commencement tu as fondé la terre, et les cieux sont l’ouvrage de tes mains

Psaume 102, 26

terram fundasti et opera manuum tuarum sunt caeli 

Dans la logique du texte, le globe vert et malléable devrait représenter la Terre environnée par le Ciel.


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1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 59 IRHTLa Trinité
Sacramentaire à l’usage de Saint-Martin de Tours, 1170-1180 , Tours BM 193 fol 59, IRHT

Cette initiale ouvre la prière « Omnipotens sempiterne Deus » de la Fête de la Trinité.

Pour illustrer la Trinité, elle dédouble la figure habituelle de la Toute Puissance divine et rajoute la colombe entre les deux. Le Fils se situe « à la droite du Père », et les deux se différentient par leurs mains :

  • la main droite du Fils, le Verbe, est levée en geste de prise de Parole ;
  • la main gauche du Père, le Créateur, porte un globe cosmique vert.



Variantes du globe palmaire

Le globe céleste, dans une Ascension

abside de san pietro di tuscania Ascension du Christ
abside de san pietro di tuscania Zeri ChristAscension du Christ, abside de San Pietro di Tuscania

Cette fresque, totalement détruite lors d’un tremblement de terre en 1971, montrait une Ascension très byzantinisante, entourée d’anges, avec les apôtres au registre inférieur. Dans l’iconographie habituelle de la scène, le Christ se contente de lever la main droite vers le Ciel pour indiquer sa destination. Le disque palmaire  isaïen, dans sa version céleste, complète le propos.


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Chiesa San Carlo Negrentino (PrugiascAscension du Christ
Vers 1050, Chiesa San Carlo Negrentino (Prugiasco), Tessin

Dans cette autre Ascension atypique italienne, le Christ lève sa main droite nue mais tient dans sa main gauche un objet annulaire. Il ne faut pas le confondre avec un disque palmaire : il s’agit simplement de la couronne d’épines, complétant la lance et le roseau de la Passion.


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Psaume 109 Bibl Ste Genevieve MS 9 fol 229v IRHT

Psaume 109, Bibliothèque Ste Geneviève, MS 9 fol 229v, IRHT

L’illustrateur a remplacé la figure habituelle dite de la « Binité du Psautier » ( Le Fils siégeant à la droite du Père et piétinant les ennemis) par un autre sujet connexe, l’Ascension (qui précède immédiatement l’Intronisation du Christ auprès de son Père). Dans une mandorle porté par les anges, le Christ élève vers le ciel son globe doré, marqué des lettres alpha et omega : à la fois indication de sa destination (le Ciel) et symbole de sa domination sur les ennemis.


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Le Monde repris au Démon.

De cette nuance rare, j’ai trouvé seulement deuxexemples isolés, qui ne suffisent pas à faire une tradition iconographique : voyons-y plutôt d’une trouvaille graphique réinventée sporadiquement.

Evangiles de Poussay 1000-50, provenant sans doute de Fulda, BNF Lat 10514Plaque de métal décorant le plat inférieur des Evangiles de Poussay
1000-50, provenant sans doute de Fulda, BNF Lat 10514

Cette plaque reprend l’iconographie paléochrétienne du Christ combattant, inspirée par le Psaume 91 :

« Tu marcheras sur le lion et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon. » Psaume 91,13

La nécessité de tenir la lance a fait passer dans la main gauche le monde chrétien, tenu à bonne distance des animaux infernaux.


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Moralia in Job 1150 Tours BM MS 321 fol 330v IRHTMoralia in Job de Grégoire le Grand, début du chapitre XXXV, 1150, Tours BM MS 321 fol 330v, IRHT

Le dernier chapitre des Moralia in Job résume l’ensemble du livre par un dialogue entre les trois protagonistes, qui débute ainsi :

Ainsi, après que le Seigneur avait montré à son fidèle serviteur à quel point son ennemi, le Léviathan, était fort et rusé, et que celui-ci avait manifesté subtilement sa force et son habileté, le bienheureux Job répondit aux deux, en disant : (Job 42,2) Je sais que tu peux tout, et qu’aucune pensée ne t’est cachée.

Igitur postquam fideli famulo Dominus Leviathan hostis eius quam sit et fortis et callidus ostendit, dum vires illius subtiliter fraudesque patefecit, beatus Iob ad utraque respondit, dicens: CAP. XLII, VERS. 2.—Scio quia omnia potes, et nulla te latet cogitatio.

L’image montre en bas le diable avec son harpon : en haut Dieu met de la main droite le Monde hors de sa portée, et protège de la manche gauche le Livre .


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Un cas unique : le globe dans une Parousie

Tavola del Giudizio Universale da San Gregorio Nazianzieno, 1061-1071 Pinacoteca VaticanaJugement universel de San Gregorio Nazianzieno, Pinacothèque du Vatican.

L’iconographie de ce panneau est si particulière que les datations s’étalent entre 1040 et 1250 [5].


Tavola del Giudizio Universale da San Gregorio Nazianzieno, 1061-1071 Pinacoteca Vaticana detail Sceau de Heinrich III 1047-1056Sceau de Heinrich III 1047-1056 [6]

Le Christ tient de la main gauche un étendard en forme de croix et élève un globe de la droite. Une des dernières études, celle de Suckale ([7], p 40) reconnaît dans cette posture l’iconographie impériale, et très précisément celle d’un sceau de l’empereur Heinrich III, ce qui permettrait de dater le panneau. Ce sceau est une des des très rares exceptions à la convention que le globe impérial germanique est porté dans la main gauche (voir 4 Disque digital, globe impérial).

Ce disque palmaire porte l’inscription :

Voilà que j’ai vaincu le monde

Jean 16, 33

Ecce vici mundum

Pour Suckale , le mot « mundus » serait à prendre ici dans son sens négatif (le Siècle, les choses temporelles) : le geste du Christ exprimerait donc sa victoire sur le Mal, ou bien le Monde sauvé du démon (ce qui nous ramènerait au cas précédent).


Deux attributs parousiaques (SCOOP !)

Remarquons que  la citation est extraite d’un contexte très particulier : ces trois mots sont ceux qui concluent le discours de Jésus à ses disciples, dans lequel il leur promet son prompt retour, autrement dit la Parousie.

Un autre texte décrivant ce Retour est Matthieu 24,30 : « Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme », qui fait de la Croix un des éléments distinctifs de la Parousie.

L’iconographie impériale est donc reprise ici au service d’une idée bien précise : illustrer le Christ de la Parousie, portant d’une main « le signe du Fils de l’homme » et de l’autre les derniers mots de sa promesse.



Tavola del Giudizio Universale da San Gregorio Nazianzieno, 1061-1071 Pinacoteca Vaticana detail anges
Le registre inférieur illustre ce qui suit la Parousie : le Jugement, en présence des Apôtres :

« Je vous le dis en vérité, lorsque, au renouvellement, le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël. » Matthieu 19,27

Les deux archanges de part et d’autre de l’autel exhibent des panonceaux expliquant ce qui va attend les Bénis et les Maudits. De l’autre main ils tiennent un disque de verre qui, d’une certaine manière, contraste par sa transparence avec le disque doré du Christ. Ce globe est un attribut courant des archanges :  il symbolise leur pouvoir militaire sur le cosmos, comme nous le verrons dans l’article suivant.



Article suivant : 7 Disques au féminin

Références :
[0] Bertram Colgrave « Felix’s Life of Saint Guthlac: Texts, Translation and Notes » https://books.google.fr/books?id=B9EL0Lq0L-sC&pg=PA36
[1] Térence Le Deschault de Monredon, « Influence de l’art carolingien sur la sculpture de quelques grands maîtres romans d’Auvergne et du Rouergue » https://www.researchgate.net/publication/322013831_Influence_de_l’art_carolingien_sur_la_sculpture_de_quelques_grands_maitres_romans_d’Auvergne_et_du_Rouergue
[2] Wilhelm Neuss « Die katalanische Bibelillustration um die Wende des ersten Jahrtausends und die altspanische Buchmalerei : eine neue Quelle zur Geschichte des Auslebens der altchristlichen Kunst in Spanien und zur frühmittelalterlichen Stilgeschichte : (La ilustración de la Biblia en Cataluña cerca del año mil y las miniaturas antiguas españoles) » 1922, p 89 https://archive.org/details/diekatalanischeb00neusuoft/page/88/mode/2up
[3] François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[4] Goldschmidt, Adolph Die Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der karolingischen und sächsischen Kaiser, VIII. – XI. Jahrhundert, Vol IV, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/goldschmidt1926bd4
[7] Robert Suckale. « Die Weltgerichtstafel aus dem römischen Frauenkonvent S. Maria in Campo Marzio als programmatisches Bild der einsetzenden Gregorianischen Kirchenreform » dans « Das mittelalterliche Bild als Zeitzeuge: sechs Studien », 2002 https://books.google.fr/books?id=yorTVPD6zXkC&pg=PA12

5 Les antécédents possibles

18 avril 2022

Ce court article résume les rares hypothèses sur l’origine du disque digital :

  • la plupart des historiens d’art le rapprochent d’une iconographie romaine tout aussi mystérieuse, celle des diptyques consulaires ;
  • François Bougard a proposé récemment [1] des arguments en faveur d’une iconographie hypothétique, celle de « l’orbicule royal », qui aurait disparu sans laisser de traces suite à la concurrence entre le Roi et le Christ.

Article précédent : 4 Disque digital, globe impérial



A Les libéralités consulaires

Diptyque_Anastasius_copie-carlingienne-os-de-baleine.-Departement-Monnaies-BNF-1Diptyque consulaire de Magnus, 518, Louvre, Paris

Le consul Magnus, assis, tient les deux emblèmes de son pouvoir, la mappa circensis (pièce de tissu blanche qu’il jetait dans l’arène pour donner le départ des jeux) et le sceptre avec une aigle.

Les deux figures féminines debout derrière lui représentent Rome et Constantinople, mais leurs attributs sont loin d’être stables : malgré une étude exhaustive de ce type de représentation, dans les diptyques consulaires ou ailleurs, les érudits ne sont pas parvenus à un consensus sur leur identification ([2], p 97 et ss).


Tessseres en os, Musee galloromain de Saint GalTessères en os, Musée gallo-romain de Saint Gal

L’interprétation ancienne du disque tenu par une des personnifications est qu’il s’agirait d’une tessère. Les tessères étaient des objets de forme variée, souvent des jetons circulaires, donnant droit à différents avantages [2]. Cependant on s’est avisé que l’objet en question n’était pas plat, mais sphérique, quelquefois marqué de la lettre A. En l’absence de sources textuelles et d’iconographies comparables, les interprétations piétinent ([2], p 101 et ss) : jeton marquant le début des jeux , poids sphérique portant la valeur Mille, initiale d’un nom rare de Constantinople (Anthousa), globe impérial miniaturisé…


Consular Diptych of Rufius Gennadius Probus Orestes 530 VetA Museum A

Consular Diptych of Rufius Gennadius Probus Orestes 530 VetA Museum B

Diptyque consulaire de Rufius Gennadius Probus Orestes, 530, Victoria and Albert Museum

Les diptyques consulaires sont assez stéréotypés. Celui-ci illustre la composition la plus complète : en bas, des personnages répandent par terre des pièces de monnaies (ou des tessères) que contiennent leur sac (leur aspect est très différent du globule).

L’ivoire montre deux autres types d’objets circulaires :

  • en bas de nombreux disques posés sur la tranche, marqués d’un motif cruciforme (reflet ?).
  • en haut une médaillon central portant le monogramme du consul.


Constantius II, Chronography de 354, MS Barberini Vatican LibraryConstantius II, Chronographie de 354, MS Barberini, Bibliothèque du Vatican

Une manière plus directe d’illustrer la libéralité de l’empereur est de laisser couler directement les pièces ou les tessères de sa paume.


Diptyque_Anastasius_copie-carlingienne-os-de-baleine.-Departement-Monnaies-BNF-Diptyque d’Anastasius, probable copie carolingienne en os de baleine, Département des Monnaies, BNF

Ces images, bien connues à l’époque carolingienne, ont probablement joué un rôle dans la génèse du disque digital, exhibé de la main droite : mais personne ne connait, ni la signification de ce geste pour les Romains, ni la compréhension que les Carolingiens en avaient.



B Le denier ripuaire

Lex_Salica BNF Lat 4787 fol 95vLex Salica, 9ème siècle, BNF Lat 4787 fol 95v, Gallica

Compte-tenu de sa position dans le texte des Lois, on est certain que cette image illustre une procédure juridique très particulière : lors d’un affranchissement (devant le roi ou dans une église), l’intéressé jetait  un denier derrière lui, par dessus son épaule.



C L’orbicule de Charlemagne

Liber_legum lupus_de_ferrieres_Karolus christianissimus imperator augustus) (Pipinus gloriosus rex filius eius) Modena, Archivio Capitolare, O. I. 2 fol 154vCharlemagne et son fils Pépin d’Italie, fol 154v
Liber legum, 900-950 Archivio Capitolare, O. I. 2 , Modène

Entre 830 et 840, Loup de Ferrières compile le Liber legum, recueil de lois de différents peuples qui ne nous est connu que par des copies postérieures. Celle de Modène possède presque toutes ses images (la préface en donne la liste). Celle-ci, qui sert de frontispice à la partie « Capitulaires carolingiens », montre l’empereur Charlemagne (Karolus christianissimus imperator augustus) discutant avec son fils le roi Pépin d’Italie (Pipinus gloriosus rex filius eius). Tous deux tiennent leur bâton de commandement (baculus) de la main gauche. Reste à identifier le globe de très petite taille que Charlemagne élève entre le pouce et le majeur.

Pour François Bougard [1], cette image, copie de l’original disparu, nous donne accès à une iconographie antérieure au disque digital du Christ : cet orbicule serait tout simplement le globe du pouvoir, en version miniaturisée. Il aurait ensuite été réservé au Christ (ou aux monarques en lien avec le sacré, tel David ou saint Louis), tandis que le globe de plus grande taille, tenu dans la main gauche pour éviter toute concurrence, devenait l’attribut impérial bien connu.

Cette hypothèse est très séduisante, mais le précédent du « denier ripuaire » incite à la prudence : comme le note François Bougard , le geste de la main droite de Pépin s’adresse au scribe du registre inférieur, pour lui commander de noter le résultat de la délibération.

Il se pourrait que le geste de la main droite de Charlemagne, accompagné d’un regard vers son fils, soit une manière de clore la délibération : quel que soit l’objet élevé (anneau, sceau ou médaille), le geste pourrait avoir valeur de promulgation : « Qu’il en soit ainsi ».


Liber_legum_di_lupus_de_ferrieres salischen Gesetzgeber WISEGAST, AREGAST, SALEGAST und BEDEGAST Modena, Archivio Capitolare, O. I. 2 fol 11vLes quatre législateurs saliens WISEGAST, AREGAST, SALEGAST et BEDEGAST, fol 11v
Liber legum, 900-950 Archivio Capitolare, O. I. 2 , Modène

Dans le Liber legum, le frontispice de la partie « Lois saliques » pose une autre énigme du même genre : à bien y regarder, il me semble que le troisième légiste (Salegast) fait le geste de compter, tandis que le quatrième (Bedegast) tient dans sa main droite une sorte de chapelet à quatre billes : s’agirait-il d’entériner le comptage d’une délibération à plusieurs, comme le suggèrent les quatre minuscules bâtons tracés au dessus ? Nous touchons ici aux limites de l’imprécision du dessin, et à celles de notre ignorance.


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Graduel_de_l'abbaye_de_Prum 975-1000 BNF MS Lat 9448 fol4rL’Empereur Auguste ordonnant le recensement
Graduel de l’abbaye de Prüm,975-1000, BNF MS Lat 9448 fol4r, gallica

Cette image un peu plus tardive est structurée de la même manière, avec les deux registres du Décideur et de l’Exécutant :

  • en haut, à Rome, l’Empereur Auguste promulgue sa décision, tenant son sceptre de la gauche et montrant un disque de la droite ;
  • en bas, à Jérusalem, le roi Hérode s’exécute.

Ce geste de montrer un petit disque (médaillon, sceau ?) a-t-il a un moment signifié la prise de décision ?


Uta Codex 1020-1025 BSB Clm 13601 p 122

Frontispice de Luc (détail)
Uta Codex, 1020-25, BSB Clm 13601 p 122

La même scène est ici résumée en une seule vignette, avec à droite le scribe prêt à noter , son rouleau sur le genou. Le texte juste à côté, « Il parut un édit de César Auguste, ordonnant un recensement de toute la terre. » (Luc 2,1) explique sans ambiguïté que le grand globe doré qu’Auguste tient de sa main droite baissée signifie ici le globe terrestre.

Quoiqu’il en soit, le geste d’élever entre ses doigts un petit disque est très rare. En revanche il existe plusieurs exemples d’une Autorité montrant ou donnant un médaillon.



D Le médaillon honorifique

Les rares exemples conservée sont postérieurs à l’invention du disque digital : ils reflètent néanmoins  la coutume ancienne des souverains d’offrir ou de porter un médaillon honorifique Ce médaillon se distingue du globe impérial par sa petite taille.

vHistoire de Job
Bible de Ripoll, 1027-1032, Vatican Vat.lat.5729 fol 162v

Au registre supérieur, le Christ offre à Job, en récompense de ses offrandes,  un disque blanc orné d’une spirale. Satan (la femme nue sous ses pieds) va le persuader de mettre Job à l’épreuve.

Au registre inférieur, Job, trônant comme un roi, reçoit trois messagers venus lui annoncer des catastrophes croissantes. Il tient dans sa main droite le disque blanc qu’il a reçu du Seigneur, et qui signale sa qualité d’élu. Nous sommes bien ici dans le registre des médaillons honorifiques.

Cette distinction ne l’empêche pas de finir dans le fumier, nu avec sa femme et couvert de plaies.

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Flavius Josephe de bello judaioco dedicace a Titus et Vespasien 1000 BNF Lat 5058 fol 2vfol 2v Flavius Josephe de bello judaioco dedicace a Titus et Vespasien 1000 BNF Lat 5058 fol 3rfol 3r

Flavius Josèphe présente son livre aux empereurs Titus et Vespasien
Flavius Josephe, De bello judaico, vers 1000, BNF Lat 5058, gallica

Ce bifolium de dédicace se déchiffre de droite à gauche, en sens inverse du sens de la lecture :

  • à droite, en position d’humilité, Josèphe présente son livre dans un linge ;
  • au centre, l’Empereur Vespasien (plus âgé, avec une barbe longue) lève la main gauche en signe d’assentiment, mais ne daigne pas prendre le livre : il tend lui-même, un médaillon posé dans la paume de sa main droite à son fils Titus, en position d’honneur ;
  • celui-ci ne prend pas non plus le médaillon, mais acquiesce de la main gauche ; de la droite il tient déjà le sceptre impérial (orné de deux têtes de lion, tout comme son trône).

Flavius Josephe de bello judaioco dedicace a Titus et Vespasien 1000 BNF Lat 5058 schema

Ce procédé des deux mains gauches vides qui s’imitent crée à la fois un effet de solennité et d’anticipation : dans la main gauche de Vespasien va venir se poser le Livre, tout comme dans celle de Titus va venir se poser le médaillon : il s’agit donc bien ici de l’insigne du pouvoir terrestre, juste avant qu’il qu’il ne soit transmis de l’Empereur père à son fils.

Cette composition à rebours a été conçue pour exprimer une révérence croissante, depuis le juif Josèphe à l’empereur Vespasien (qui ne persécuta pas les Chrétiens), puis à l’empereur Titus (qui paracheva son oeuvre en détruisant le Temple de Jérusalem) : celui-ci mérite pour cela la position la plus honorable, à la droite des deux autres.

Les textes décrivent l’image dans l’autre sens, en commençant par le personnage le plus important, Titus :

Au début (du livre), habillé pour le couronnement, apparaît Titus avec son père.

Parce que le poète ne pensait pas la guerre comme un simple duel,
il a publié pour ceux d’entre vous qui, en grand nombre, souhaitent penser (ainsi).
Nous parlons de Josèphe, ici montré en personne tandis qu’il apporte son livre [3a].

Stemate vestitus prefulget cum patre Titus.

Quod vates bellum crevit non esse duellum.
Edidit et multis vobis qui cernere vultis.
Est josephus dictus fert librum corpore pictus


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Beatus de saint Sever 1050 ca fol 121v 122r Artiste A MS Lat.8878 BNF gallica detailBeatus de saint Sever, vers 1050, fol 121v-122r, MS Lat.8878 BNF gallica (détail).

Les deux globes, siège et marche pieds, marquent la persistance de la formule carolingienne, et l’étendard tenu à la place du Livre souligne qu’il s’agit d’une représentation du Christ comme souverain du Monde. L’originalité est que la hampe porte un médaillon frappé du signe de l’Esprit Saint, tandis que la main droite en tient un autre frappé du signe de l’Agneau (le Fils). Il s’agit donc d’une figure trinitaire ([4], p 418).

Le Roi des Cieux se montre sous l’aspect du Père, mais affiche par les médaillons ses deux autres Personnes : la Spirituelle côté Ciel, et l’Incarnée offerte au monde.



E Les globes de David

Utrecht Psalter PSAUME 18 fol 10v schemaPSAUME 18 fol 10v, psautier d’Utrecht

Le Serviteur dont parle le psaume, à savoir le roi David, est ici muni de quatre attributs de sa Royauté : le couronne, le sceptre, le trône, et le globe du Pouvoir terrestre sur ses genoux. Dans le Psautier d’Utrecht, le globe sur les genoux apparaît aussi comme attribut de la Terre (voir – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht).


Reliure des Pericopes d'Henri II detail 840-70 BSB Clm 4452Reliure des Pericopes d’Henri II (détail), 840-70, Münich BSB Clm 4452 [5] Celia Chazelles

Dans cet ivoire datant de la période de Charles le Chauve, le personnage situé du côté senestre de la croix a été diversement interprété. Après avoir envisagé qu’il s’agisse du Roi David, Celia Chazelles [5] opte finalement pour l’autre possibilité suggérée par le psautier d’Utrecht : il s’agirait de Tellus, la Terre païenne, dont Ecclesia prend possession en posant la main sur son globe.


Le Roi David
Ivoire, vers 850, Musée du Bargello, Florence

Dans cet ivoire de la même époque, aucune incertitude sur la personne : il s’agit bien du roi David, avec dans sa main droite un sceptre dont il ne reste que le fleuron . L’objet qu’il montre de la gauche serait-il nouveau cas de disque « j’ai décidé », mais avec inversion de main ?

Notons que l’ivoire est tout à fait contemporain de la mode du disque digital dans la main droite du Christ. Il est donc envisageable que la contamination ait eu lieu dans l’autre sens : l’objet serait non pas un « orbicule royal », mais le disque digital du Christ, attribué au Roi David à titre honorifique – ainsi d’ailleurs que les deux étoiles christiques au dessus – pour rappeler qu’il est un ancêtre de Jésus : le geste très différent (main gauche montrant le disque à hauteur de poitrine) le ramènerait à sa royauté purement terrestre.


Cassiodorus, Commentary on the Psalms 725-50 Durham. Cathedral Library, MS. B.II.30 fol 172vCassiodore, Commentaire sur les psaumes, 725-50, Cathedral Library, MS. B.II.30 fol 172v, Durham. David tronant avant 1070 Sankt gereon kolnAvant 1070, mosaïque du pavement de la crypte, Sankt Gereon, Cologne

Le Roi David

Les deux autres exemples cités par François Bougard à l’appui de l' »orbicule royal » de David me semblent peu concluants.

Dans le dessin de Durham, il s’agit d’un anneau tenu par les doigts repliés, probablement une couronne.

Dans la mosaïque de Cologne, il s’agit bien d’un disque digital dans sa version palmaire, mais nous sommes ici deux siècles après l’invention du motif : là encore, il s’agit sans doute de l’attribut christique, décerné à David pour l’honorer.


Le disque de Saint Louis

Cette image très postérieure et mal comprise est citée par François Bougard comme une lointaine survivance de l’« orbicule royal ». Une analyse détaillée va nous permettre de préciser la signification très particulière du disque dans cette composition.

Apocalypse moralisee, 1226-34 Blanche de Castille et Saint Louis Morgan MS M.240 fol 8rBlanche de Castille et Saint Louis
Bible moralisée dite de Tolède, 1226-34 ,Morgan MS M.240 fol 8r

Cette page montre en haut une reine et un roi, non identifiés par un texte. Divers arguments historiques et le fait que l’ordre héraldique des deux personnages soit inversé montrent qu’il ne s’agit pas d’un couple, mais d’une mère et de son fils, en l’occurrence Blanche de Castille et le jeune Louis IX. Tout serait plus simple si le Roi tenait dans sa main gauche la Bible que sa mère vient de faire réaliser pour lui, tandis qu’au registre inférieur s’activent les réalisateurs : un ecclésiastique et un enlumineur. Il s’agirait alors d’une page de dédicace presque habituelle.

A la place du livre, Louis tient un petit disque doré dont aucune interprétation n’est très convaincante : disque impérial (mais pourquoi si petit ?), orbicule royal, écu d’or de Louis IX (mais il ne sera émis qu’en 1266), sceau ? (ces différentes hypothèses sont discutées par John Lowden [6]).

Le livre tenu par l’ecclésiastique porte une inscription à demi effacée, qui était certainement la clé de l’image. John Lowden propose de lire, très hypothétiquement :

 

Qu’on laisse ici peindre la Foi.

LAIST CI A FOI TEINDRE


La page du copiste (SCOOP !)

Nous allons plutôt nous concentrer sur la page du copiste, avec ses huit cercles encore vierges. Le format des Bibles moralisées est standard : chaque page présente sur deux colonnes huit miniatures en médaillon, à lire par paires, présentant diverses comparaisons entre une image sacrée et son image « moralisée » :

  • soit entre une scène de l’Ancien Testament et une du Nouveau,
  • soit entre une scène sacrée et un scène contemporaine.



Apocalypse moralisee, 1226-34 Blanche de Castille et Saint Louis Morgan MS M.240 fol 8r detail
La page que tient le copiste nous en apprend en fait beaucoup :

  • il commence à peindre le premier médaillon d’une colonne ;
  • en masquant de son bras la seconde colonne, il nous invite à lire l’ouvrage verticalement : or c’est bien la structure des paires de médaillons dans la Bible de Saint Louis, le médaillon supérieur étant « moralisé » par celui situé juste en dessous.

Puisque le copiste est juste en train de commencer la réalisation de cette Bible, il est logique que le futur livre   soit absent du registre supérieur.


Bible_moralisee_-_Vienne_Cod.1179_-_f246rPage finale (détail), fol 246r
Bible moralisée de Vienne 1179, 1220 – 1226

Dans cette autre Bible moralisée antérieure de quelques années (peut être commandée par Blanche de Castille pour son mari Louis VIII), la situation est bien différente : les deux derniers médaillons de l’ouvrage montrent en haut le Roi, en dessous le copiste, tenant tous deux en main le livre en cours et le livre achevé. Il n’y a pas de légende associée, mais la « moralité » est claire :

  • en bas l’Eglise illustre les textes sacrés par des images,
  • en haut le Roi les illustre par sa conduite chrétienne.

John Lowden a bien vu la parenté entre ces deux images, et leur fonctionnement très particulier :

« De par sa position dans une Bible moralisée, l’image fonctionne visuellement de manière particulière, notamment en exploitant les possibilités de relations verticales et horizontales. On peut voir d’abord comment la paire de personnages de droite de Morgan M. 240 (c’est-à-dire le roi et l’artisan) correspond précisément à la paire de Vienne 1179. D’autre part, le couple de gauche, la reine et l’ecclésiastique, ont en quelque sorte pris la place du texte explicatif. Le rapport de l’ecclésiastique à la reine est un rapport de dépendance, comme celui de l’artisan au roi, comme l’est une image/texte moralisé à son image/texte biblique. Mais la reine et l’ecclésiastique dominent en quelque sorte les personnages à leur droite : l’ecclésiastique instruit l’artisan ; la reine semble être active, tandis que le roi semble passif. »



Apocalypse moralisee, 1226-34 Blanche de Castille et Saint Louis Morgan MS M.240 fol 8r schema

Il suffisait de pousser la lecture des deux registres parallèles (en bleu) un cran plus loin (flèches jaune) :

  • à gauche deux autorités morales, en robe : au dessus de l’Ecclésiastique qui dicte, la Mère qui instruit.
  • à droite deux exécutants :
    • de la main droite, le copiste tient sa plume, le roi son sceptre ;
    • de la main gauche, le copiste tient le rasoir qui maintient en place la page ; le roi tient son disque.

Tout comme le premier médaillon de la page est l’oeuvre du scribe à son début, de même le disque est l’oeuvre du roi à son début : son règne, encore petit, mais déjà doré (la Foi le teinte ?)

Le disque s’apparente donc bien au globe royal habituel, et sa taille réduite s’explique par le contexte éducationnel propre à la Bible de Saint Louis.

Article suivant : 6 La fortune du disque digital

Références :
[1] François Bougard, « Le peseur du Monde : l’orbicule de la Royauté, de Charlemagne à Saint Louis » dans : « Charlemagne : les temps, les espaces, les hommes : construction et déconstruction d’un règne », pp. 245-269
[2] Cecilia Olovsdotter, The Consular Image: An Iconological Study of the Consular Diptychs, 2003
[3a] Je force un peu ici la traduction de « stemate vestitus » où le mot très rare stema porte l’idée de couronne. Pour l’explication de l’image, voir
Heinz Schreckenberg, Kurt Schubert « Jewish Traditions in Early Christian Literature, Volume 2, Jewish Historiography and Iconography in Early and Medieval Christianity » p 105 https://books.google.fr/books?id=Bed5DwAAQBAJ&pg=PA105&lpg=PA105
[4] Louis Grodecki, « Le problème des sources iconographiques du tympan de Moissac » Annales du Midi Année 1989 H-S 1 pp. 417-426 https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_1989_hos_1_1_2917
[5] La figure correspond à la description de Tellus par Saint Augustin dans De civitate dei 7.24 : coiffée de tours et tenant un tambour. Celia Chazelles, The Crucified God in the Carolingian Era: Theology and Art of Christ’s Passion, 2001, p 283 et ss https://books.google.fr/books?id=wAKmrAHj060C&pg=PA283

4 Disque digital, globe impérial

18 avril 2022

Ces deux motifs très théoriques font leur apparition dans la même période. Y-aurait-il un rapport entre ces deux iconographies innovantes ? Nous allons voir que la réponse n’est pas si simple….

Article précédent : 3 La nuance du monde purifié


Première Bible de Charles le Chauve, 845

Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329vFol 329v Bible de Charles le Chauve, 845 ,BNF Lat 1 fol 423rFol 423r

Première Bible de Charles le Chauve, vers 845, BNF Lat 1, gallica

Avec le disque digital, une autre grande innovation de la Première Bible de Charles le Chauve est celle de l’Empereur trônant, son baculus dans la main gauche [1]. Deux prétoriens casqués gardent ses armes : à gauche sa lance et son bouclier, à droite son épée. Charles tend sa main droite libre vers la Bible que le comte Vivien lui présente, selon la disposition traditionnelle du don (voir 2-3 Représenter un don).

Eloignées l’une de l’autre, l’une au début des Evangiles, l’autre à la fin du Livre, ces deux scènes de majesté n’affichent rien de commun.

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Les Evangiles de Lothaire, vers 850 (SCOOP !)

Un bifolium politique

 

Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol1vFol 1v Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol2rFol 2r

Evangéliaire de Lothaire, vers 850, BNF Lat.266, gallica

Très différente est la situation de deux  images équivalentes, cinq ans plus tard.

Lothaire (sans globe bien qu’il soit Empereur) est flanqué des deux mêmes prétoriens, mais inversés : c’est celui de gauche qui lui tend son épée et l’autre qui tient sa lance et son bouclier. Même inversion des mains pour ses propres gestes : c’est sa droite qui tient la baculum, tandis que la gauche nous montre l’autre page , vers laquelle se tournent ses yeux.

Celle-ci contient un texte souvent cité mais peu traduit, les vers dédicatoires du scribe Sigilaus adressés à l’empereur Lothaire. En voici le début :

Trônant en haut, Arbitre du monde, toi qui l’a façonné et créé,
Et qui maintiens les pôles, et puissamment tout ce qui est temporel,
Qui pour les siècles du monde a ordonné aux rois de régner ;
Lothaire, qui maintenant, soutenu par ta douce piété,
A été fait commandant et roi auguste sur la Terre,
Que tu l’élèves de ta haute main droite, que tu le protèges et l’équipes,
Pour qu’il maintienne l’Empire, l’accroisse, l’affermisse, l’unifie,
Qu’il use et jouisse de bonne paix et de prospérité
El qu’il ait santé, vigueur et vive heureux pour les siècles.

Arbiter altitronus mundi , formator et auctor,
Quique polos (rum) servas , et cuncta potenter et ævi,
Qui regnare jubes reges per sæcula mundi ;
Hlotharium , qui nunc fultus pietate tua alma
Induperator habetur Rex Augustus in orbe ,
Dextera celsa tua exaltet , defendat et ornet ,
Imperium ut teneat , dilatet , firmet, adunet:
Utatur bene pace fruens et prosperitate ,
Ac valeat , vigeat , vivat per sæcula felix.

 

Ces vers, adressés à Dieu, l’arbitre suprême, décrivent avec précision l’image du roi :

  • « que tu le protèges et l’équipes » renvoie aux deux prétoriens, avec l’épée, la lance et le bouclier ;
  • « Pour qu’il maintienne l’Empire » renvoie à la main droite du Roi, posée sur la boule qui termine son long sceptre.



Evangeliaire_de_Lothaire_-_f2v_-_Christ_en_gloire_et_tetramorphe

  • « roi auguste sur la Terre, Que tu l’élèves de ta haute main droite ». Cette expression ne peut s’appliquer qu’à l’image de la page suivante : le disque que Dieu tient dans sa main droite, et qui renvoie graphiquement à la boule terminale du sceptre, représente Lothaire et, par équivalence, la Terre que Dieu lui donne à gouverner.

Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol1vFol 1v Evangeliaire_de_Lothaire_-_f2v_-_Christ_en_gloire_et_tetramorpheFol 2v

Evangéliaire de Lothaire, vers 850, BNF Lat.266, gallica

Les deux images fonctionnent ensemble : le texte intercalaire anticipe le changement de registre, de la puissance temporelle (potestas) à la puissance spirituelle (auctoritas).


Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol1v 2v comparaison

En tournant la page, l’image du Christ en majesté dans sa cour céleste vient se superposer à celle de l’Empereur en majesté dans sa cour terrestre, le disque d’or vient se poser en haut du sceptre. Alors que dans la Première Bible de Charles le Chauve, le disque digital avait une valeur purement théologique, illustrant la puissance cosmique de Dieu, il prend ici une valeur politique : objet-pivot entre les deux images, il illustre la délégation du pouvoir de Dieu à l’Empereur

A noter que ce texte méconnu nous révèle, au passage, une autre information cruciale : l’expression qui désignait le motif de Dieu assis sur le globe : Deus altitronus.


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Le Psautier de Charles le Chauve, 842-869

 

Un bifolium exceptionnel

 

Charles le Chauve avant 869 Psautier de Charles le Chauve BNF Latin 1152 fol.3vCharles le Chauve, fol. 3v Charles le Chauve avant 869 Psautier de Charles le Chauve BNF Latin 1152 fol. 4r ,Saint Jérôme, fol 4r

Psautier de Charles le Chauve, 842-869, BNF Latin 1152, galica

L’idée du bifolium est reprise, un peu plus tard, à l’Ecole du Palais de Charles le Chauve, par l’enlumineur Liuthard à qui l’on doit ce psautier. La figure de la Majestas Dei n’a pas sa place dans un recueil de psaumes : en regard de l’empereur trônant vient maintenant dialoguer non pas le Christ, mais un prince de l’Eglise, Saint Jérôme.

Formellement, les deux sommités, l’une temporelle et l’autre spirituelle, s’équilibrent :

  • au Pouvoir de l’un (le sceptre et le globe) correspond le Savoir de l’autre (la plume et le livre) ;
  • aux deux rideaux autour de la couronne correspond le rideau unique derrière l’auréole.

La seule dissymétrie est la Main de Dieu, qui ne concerne que Charles, pour manifester que son pouvoir lui est délégué d’en haut.

Les deux titulus dont indispensables à la compréhension de ce bifolium exceptionnel, qui ne ressemble à rien de connu.

Charles, en siègeant couronné en grand honneur
Est semblable à Josias et comparable à Théodose

Interprète illustre, le prêtre Jérôme

A traduit avec force et noblesse les lois de David.

Cum sedeat Karolus magno coronatus honore
Est Iosiæ similis parque Theodosio

Nobilis interpres Hieronymus atque sacerdos
Nobiliter pollens transcripsit jura Davidis

William Diebold [2] a expliqué le caractère juridique du bifolium : Josias, Théodose mais aussi David, étaient trois législateurs (les Psaumes de David étant interprétés à l’époque comme des Lois). Jacqueline Hoareau-Dodinau [3] a reconnu un autre point commun : la notion de Pénitence, qui inclut également Saint Jérôme.


Le premier globe impérial carolingien (SCOOP !)

 

Charles le Chauve avant 869 Psautier de Charles le Chauve BNF Latin 1152 fol.3v detail

Mis à part le petit globe dans la main gauche de la statue équestre dite de Charlemagne (qui pourrait être largement postérieure), celui-ci est le tout premier des nombreux globes impériaux que l’on s’est habitué à voir dans la main gauche des souverains trônant, transmis des carolingiens aux ottoniens. Le terme « globe impérial » est d’ailleurs abusif, puisque Charles le Chauve ne sera couronné empereur que bien plus tard, en 875.

Ce globe-ci est marqué d’un symbole si particulier qu’on ne le reverra pratiquement plus : comme dans le cas du disque digital, le prototype est plus complexe que la série. Les commentateurs ne s’étendent pas sur ce symbole : tout au plus y décèlent-ils une influence byzantine, puisqu’on ne le retrouvera, mais bien plus tard, sur le globe des archanges byzantins (voir 7 Autres significations ).

Un point qui n’a pas été relevé est que les deux expressions « semblable à Josias » et « comparable à Théodose » se trouvent, respectivement, au dessus du sceptre et au dessus du globe. Si la première relation est évidente (Josias était Roi de Juda), il devrait y avoir un lien logique entre Théodose et le globe. Or, pourvu qu’on y pense, ce lien se trouve facilement : Théodose, chrétien radical, est le dernier empereur romain à avoir réunifié les deux parties de l’Empire, occidentale et orientale .

On s’explique mieux, désormais, le symbole de la Croix entre les Deux monts.


Une seconde apparition du symbole

 

Leo VI szepter Bode_Museum_marfil_bizantino._22Ivoire byzantin dit « sceptre de Leon VI », Bode Museum, Berlin

On retrouve le même rarissime symbole sur le globe que tient le roi Léon dans cet ivoire très énigmatique, où la Vierge rajoute une perle à sa couronne.

Selon Schramm ([4], p 23), les deux demi-cercles seraient une manière de représenter la Terre à l’intérieur du globe céleste. Mais cette interprétation se heurte au fait que le globe céleste est ici porté par l’archange Gabriel. Le globe impérial est donc bien terrestre, et les deux demi-cercles représentent plutôt, au sein de la planète, les deux moitiés maintenant séparées de l’écoumène chrétien, l’empire d’Occident et l’empire d’Orient.

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Codex aureus de Saint Emmeran (SCOOP !)

 

Un trifolium eschatologique

Evangiles de St Emmeran de Ratisbonne, vers 870, CLM 14000, Staatsbibliothek, Munich fols 5v 6

Fol 5v Fol 6

Codex aureus de St Emmeran de Ratisbonne, vers 870, CLM 14000, Staatsbibliothek, Münich

Le même enlumineur Liuthard reprend pour Charles le Chauve (ou réinvente, puisqu’il s’agit d’un autre scriptorium) l’idée des Evangiles de Lothaire : rapprocher les deux figures de majesté que sont le Souverain et le Seigneur. Mais cette fois, au lieu d’un poème, c’est une image pleine page qui s’intercale entre les deux.

On retrouve dans le premier folio :

  • le porte-épée en position de don (spatharius, selon l’étiquette byzantine), à côté de la personnification de la France ;
  • le porte-bouclier à la gauche de l’empereur, à côté de la personnification de la Gothie.

Leurs rôles sont expliqués par les textes en distique :

Que les armes te procurent la stabilité du Christ dans le temps

Que le bouclier toujours te protège de tes ennemis.

Arma tibi faveant Christi stabilita per aevum

Muniat et clipeus (sic) semper ab hoste suus.

Le deuxième folio montre ce que regarde Charles  : la voûte céleste avec l’Adoration de l’Agneau par les vingt quatre vieillards : ils tournent vers lui leur couronne, comme pour recevoir l’influx saint qui rayonne de l’étoile à huit branches. Cette figuration très originale transforme la classique scène apocalyptique en une sorte de Pentecôte, qui fait des Vieillards à la fois des Prêtres, représentants de l’Eglise céleste, et des Rois montés aux cieux.

A noter dans les coins inférieurs les figurations à l’antique de la Mer et de la Terre.



codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 2Fol 6v

Au verso apparaît enfin le Christ avec son disque digital, entouré des quatre Evangéliste et des quatre Prophètes.


v Evangiles de St Emmeran de Ratisbonne, vers 870, CLM 14000, Staatsbibliothek, Munich fols 6v detail

Le vieux symbole paléochrétien de la dextre de Dieu flotte au dessus de l’empereur trônant. Placé ici juste au dessus de la dextre de Charles, il assure une sorte de continuité entre les deux extrémités du trifolium : le pouvoir terrestre et le pouvoir céleste.

La transition entre Cour impériale et Cour divine est ainsi médiée par la scène de l’Apocalypse, ce qui favorise une lecture temporelle, du temps de Charles au temps de la Parousie (le retour du Christ à la fin des Temps).

« La scène royale des Evangiles de Saint-Emmeran est au contact étroit de la Maiestas Domini, placée au revers de la scène de l’Adoration. Mais la mise en image de l’Église céleste s’opère déjà au folio 6, autour de l’Agneau. La Maiestas, quant à elle, représente le cosmos à travers son principe christologique et fournit une bonne synthèse iconographique sur ce que sont les Evangiles dans l’Eglise, constituant une préface au manuscrit. L’évocation de l’ensemble du monde créé dans la Maiestas s’associe à nouveau au symbolisme du portrait de Charles le Chauve figurant le relais terrestre de la continuité du royaume chrétien jusqu’à la Parousie.«  Anne-Orange Poilpré [5], p 53

 



Plaque de reliure de Cologne 1000 ca Musee de Cluny
Plaque de reliure de Cologne, vers 1000, Musée de Cluny  [6]

Postérieure d’un siècle et demi, cette reliure ottonienne confirme que la Majestas Dei n’était pas comprise uniquement comme un schéma théologique intemporel : mais aussi comme un moment bien précis, celui de la Parousie.


Plaque de reliure de Cologne 1000 ca Musee de Cluny schema

L’image se lit chronologiquement en commençant par le coin inférieur gauche, dans le sens inverse des aiguilles de la montre :

  • 1 Crucifixion : Saint Jean et la Vierge au pied de la Croix
  • 2 Résurrection : Les saintes femmes au tombeau
  • 3 Ascension : le Christ monte au ciel
  • 4 Parousie : le Christ, qui trônait à la droite de la Main de Dieu, se manifeste à nouveau aux hommes.

Horizontalement (flèches bleues), la composition met en symétrie, à l’instar du Soleil et de la Lune :

  • la Mort du Christ et sa Résurrection ;
  • son Ascension et sa Descente.

Verticalement (flèches vertes), elle donne a lire une autre famille de symétries, sur le modèle Calice du Sacrifice / Couronne de la Victoire :

  • le Départ du Christ et son Retour ;
  • l’Ange accueillant les Saintes Femmes au tombeau  et les Anges accueillant le Christ au Ciel. 

La Dextre de Dieu (SCOOP !)

Codex Aureus saint Emmeram BSB Clm 14000 vue 49
Codex Aureus de saint Emmeran, vers 870, BSB Clm 14000 vue 49

Un peu plus loin dans le manuscrit, la dextre de Dieu réapparait comme sujet central du frontispice de l’Evangile de Jean, entourée du distique suivant :

Voici la droite du Père gouvernant le monde sous son autorité.
Et qu’elle protège Charles toujours de ses ennemis.

Dextera haec Patris mundum ditione gubernans.
Protegat et Karolum semper ab hoste suum



C’est une variante d’un distique attribué à Alcuin (mais qui est en fait de Jean Scot Erigène) :

La droite du Père qui gouverne le monde sous son autorité
Et transporte en haut du ciel son propre Fils.

Dextera quae Patris mundum ditione gubernat,
Et natum coelos proprium transvexit in altos

Cette main vide et dirigée vers le haut, constitue une troisième variation sur le thème de la Dextre de Dieu, après celle qui a distingué Charles par le sacre (fol 5v) et celle qui a élevé le monde du bout des doigts (fol 6v).

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Bible de Saint Paul hors les murs (vers 875)

Bible de Saint Paul Hors les murs Charles le ChauveCharles le Chauve, Bible de Saint Paul hors les murs, fol 1r

Charles le Chauve trônant apparaît pour la dernière fois, en tête de cette seconde Bible et cette fois sans vis-à-vis. La scène s’est encore développée : les deux prétoriens se sont décalés sur la gauche, laissant place à droite à la reine Rachilde et à une autre figure féminine. Dans le registre supérieur, deux anges flanquent les quatre Vertus. Mais l’objet qui attire le plus le regard est ce grand globe doré, avec son monogramme énigmatique.



Charles le Chauve avant 869 Psautier de Charles le Chauve BNF Latin 1152 fol. 3v monogramme
Il a été déchiffré par H.Schade [7] comme suit :

HIC REX NOVAE ROMAE SALOMON

(les chiffres de la figure de gauche donnent l’ordre de lecture, le motif central remplace les lettres A V O)



Disque digital et globe impérial : en conclusion

 

Scriptorium de Tours :

 

  • Dans la Première Bible de Charles le Chauve (845-46) apparaissent simultanément le disque digital et l’empereur trônant : mais celui-ci ne porte pas de globe, et les deux images sont déconnectées l’une de l’autre. La signification du disque digital est essentiellement cosmique (verset d’Isaïe, voir 2 Une figure de l’Incommensurable), avec peut-être l’idée connexe de monnaie divine et de monde purifiée (voir 3 La nuance du monde purifié).
  • Dans les Evangiles de Lothaire (vers 850), les deux images de Majesté se superposent : le disque digital devient la caution céleste du pouvoir terrestre représenté par le sceptre ; l’Empereur n’a pas de globe.


Ecole du palais de Charles le Chauve

 

  • Dans le Psautier de Charles le Chauve (846-869), le globe impérial apparaît dans un bifolium imaginé par Liuthard, comparant Charles et Saint Jérôme ;
  • Le Codex aureus de St Emmeran (870) reprend le bifolium des Evangiles de Lothaire, cette fois dans un trifolium encore dû à Liuthard, sans globe impérial.
  • C’est seulement dans le dernier manuscrit de la série, la Bible de Saint Paul hors les murs (vers 875) que cohabitent le globe impérial et le disque digital, mais à des pages très éloignées l’une de l’autre.

Une  complémentarité trompeuse

Cette chronologie montre qu’il ne faut pas toujours faire confiance aux symétries. Deux images carolingiennes nous semblent aujourd’hui parfaitement complémentaires :

  • le Seigneur d’en Haut, assis sur son globe, élevant vers le ciel, de la main droite, la Terre qu’il régit cosmiquement ;
  • le Seigneur d’En bas, assis sur son trône, tenant à hauteur d’homme, de la main droite, les terres qu’il dirige politiquement.

L’étude serrée des manuscrits montre que lorsque les deux images de majesté se trouvent mises en regard, le souverain ne tient pas un globe, mais son sceptre. Tout se passe comme si la symétrie que nous percevons rétrospectivement, si facile à exploiter, n’avait pas été perçue à l’époque. Les deux motifs semblent être apparu indépendamment et selon des logiques distinctes :

  • le disque digital est une innovation, à portée théologique, illustrant un verset d’Isaïe ;
  • le globe est un recyclage, à visée politique, de la figure des empereurs romains.



 

En aparté : le globe impérial en quelques images

 

Sur ce sujet très large, le livre de référence est celui de Schramm [4]. On trouvera également un aperçu sur le globe impérial à l’époque romaine, dans 1 Epoque romaine.

985 ca Registrum Gregorii, Szene Kaiser Otto II., mit den Symbolen der vier Teile seines Reiches musee Conde
L’empereur Otto II, entouré par les symboles des quatre partie de son empire, Registrum Gregorii, vers 985, musée Condé, Chantilly

Ce portrait d’un empereur ottonien est tout imprégné de romamania : clamyde pourpre, chapiteaux corinthiens, trône avec lions. Les quatre parties de l’Empire sont figurés par des boules qui représentent non pas « la Terre », mais « mes terres ».


Evangile d'Otton III ou Evangeliar Heinrichs II Slavinia, Germania, Gallia und Roma huldigen Kaiser Otto III.1000ca BSB Clm 4453 (fol.23v - 24rSlavinia, Germania, Gallia et Roma rendent hommage à Otton III
Evangile d’Otton III (ou d’Henri II), vers 1000, BSB Clm 4453 (fol.23v – 24r).

Ici les quatre parties sont nommées, distinguées par leur vêtements, leurs attributs et leur couleur de cheveux (Slavinia et Germania sont blondes). Le globe de la province, uni, est surpassé par le globe impérial, à croix inscrite.



Perikopenbuch_Heinrich_und_Kunigunde Bayrische Staatsbibliothek, CIm 4452, Fol. 2rLe Christ couronnant Henri II et Cunégonde
Livre des péricopes d’Henri II, Bayrische Staatsbibliothek, CIm 4452, Fol. 2

Dans le registre inférieur on reconnaît la blonde Germania au centre, tenant un globe de la même couleur que celui d’Henri, qui n’est pas encore empereur. Rome (ou l’Italie), à droite, lui amène le globe impérial ; tandis qu’à gauche la Gaule l’acclame avec une couronne de lauriers.[8]


L’Apfelreich

Le globe impérial, à croix inscrite ou externe, prend le nom d’Apfelreich et est décrit dans de nombreux textes à partir du XIème siècle [4] :

La pomme d’or qui représente la monarchie des empires

aurem pomum quid significat monarchiam regnorum

 

la boule ronde en or qui signifie le gouvernement du monde entier

pila aurea rotunda que totius mundi denotat gubernaculum


Evangile d'Henry II 1020 ca Ottobon lat.74 fol 193v Bibliotheque vaticaneEvangile d’Henry II, vers 1020, Ottobon lat.74 fol 193v Bibliothèque vaticane

Le globe impérial est presque toujours tenu à main gauche, la droite tenant le sceptre. L’exception s’explique ici par l’emplacement très particulier de l’image, qui fonctionne en bifolium avec le frontispice de l’Evangile de Jean : l’Empereur ottonien Henri II se fait donc carrément représenter « à la guise » de Saint Jean, béni par la colombe de l’Esprit Saint tout comme celui-ci était inspiré par son aigle. Très complexe, l’imagerie détaille les différentes composantes de sa puissance [9].

L’inversion du globe signale que l’Empereur n’est pas ici en position de commandement, mais d’acceptation de cette puissance reçue directement du Ciel



Article suivant : 5 Les antécédents possibles

Références :
[1] Dominique Aubert « La majesté sacrée du roi : images du souverain carolingien » Histoire de l’art Année 1989 5-6 pp. 23-36 https://www.persee.fr/doc/hista_0992-2059_1989_num_5_1_2314
Anne-Orange Poilpré « Le portrait royal en trône sous le règne de Charles le Chauve: l’espace contraint de la royauté » dans « L’image médiévale: fonctions dans l’espace sacré et structuration de l’espace cultuel », 2001, pp 325-340
[2] William Diebold, « Verbal, visual, and cultural literacy in medieval art- word and image in the Psalter of Charles the Bald », 1992, Word and Image https://www.academia.edu/38176329/Verbal_visual_and_cultural_literacy_in_medieval_art-_word_and_image_in_the_Psalter_of_Charles_the_Bald.pdf
[3] Jacqueline Hoareau-Dodinau « Le prince et la norme: ce que légiférer veut dire », 2007, p 59 https://books.google.fr/books?id=a0dI1NpIJXkC&pg=PA59
[4] Schramm, « Sphaira, Globus, Reichsapfel: Wanderung und Wandlung eines Herrschaftszeichens von Caesar bis zu Elisabeth II », 1959  
[5] Anne-Orange Poilpré, « Charles le Chauve trônant et la Maiestas Domini. Réflexion à propos de trois manuscrits », Histoire de l’art, 2004, 55 pp. 45-54 https://www.persee.fr/doc/hista_0992-2059_2004_num_55_1_3070
[6] Illustration 27, Caroline Frésard « La relation du texte et de l’image en occident au XIème : l’architecture du texte et l’architecture de l’image chez Raoul Glaber »
https://www.academia.edu/3312733/La_relation_du_texte_et_de_l_image_en_occident_au_XI%C3%A8me_l_architecture_du_texte_et_l_architecture_de_l_image_chez_Raoul_Glaber
[7] HERBERT SCHADE « STUDIEN ZU DER KAROLINGISCHEN BILDERBIBEL AUS ST. PAUL VOR DEN MAUERN IN ROM 2. Teil », Wallraf-Richartz-Jahrbuch, Vol. 22 (1960), pp. 13-48 https://www.jstor.org/stable/24655665
[8] La description correcte a été donnée par Ursula Nilgen « Blonde Roma? Zum Sinn des Blondhaars in der Buchmalerei der Reichenau », Zeitschrift für Kunstgeschichte, 66. Bd., H. 1 (2003), pp. 19-32 https://www.jstor.org/stable/20055325
[9] Ernst Kantorowicz, « The King’s Two Bodies: A Study in Medieval Political Theology », p 113 https://archive.org/details/kingstwobodiesst0000kant/page/113/mode/2up

3 La nuance du monde purifié

17 avril 2022

On examine ici dans quelle mesure, à l’idée du « monde miniature » portée par le disque digital, a pu se surajouter l’idée de purification portée par la couleur dorée, voire l’analogie avec une « bonne monnaie ».

Article précédent : 2 Une figure de l’Incommensurable



L’invention des décors de monnaies

Dans les Bibles réalisées au scriptorium de Tours d’après la révision des textes établie par Alcuin, celles datant de son abbatiat sont pratiquement dépourvues d’ornementation. Il faut attendre l’abbé Adalart pour voir apparaître les premières initiales ornées.

Bible de Rorigon 835 ca BNF Lat 3 fol 125rFrontispice de la Préface d’Isaïe, fol 125r
Bible de Rorigon, vers 835, BNF Lat 3

Deux modestes médaillons argentés, ornés d’une fleur à huit pétales, ornent cette initiale N.


La Bible de Bamberg

Alkuin-Bibel, 840 ca Bamberg Staatsbibliothek Msc Bibl 1 fo 5v abbe alcuinMédaillon de l’abbé Alcuin, fol 5v (détai)
Bible d’Alcuin, 834-43, Bamberg Staatsbibliothek Msc Bibl 1

Dans l’espace entre les deux colonnes du poème dédicatoire figure un médaillon doré portant le buste auréolé du célèbre abbé, auquel un des vers voisins rend hommage :

Poussé par l’amour du Christ, Alcuin, serviteur de l’Eglise, ordonna d’écrire tous ces livres.

Iusserat hos omnes Christi deductus amore Alcuinus ecclesiae famulus perscribere libros

Ainsi le tout premier médaillon avec effigie d’un manuscrit carolingien est un hommage posthume à une sainte figure.


vLa Genèse, fol 7v
Bible d’Alcuin, 834-43, Bamberg Staatsbibliothek Msc Bibl 1

La page de la Genèse était entourée de douze autres médaillons dorés, dont neuf ont été découpés. L’un des trois restants porte le nom « Iosue », ce qui laisse penser que les profils étaient ceux des douze petits Prophètes.


lkuin-Bibel-840-ca-Bamberg-Staatsbibliothek-Msc-Bibl-1-fol-137r-frontispice-isaieFrontispice de la Préface et du Livre d’Isaïe, fol 137r
Bible d’Alcuin, 834-43, Bamberg Staatsbibliothek Msc Bibl 1

L’idée des médaillons se prolonge dans le frontispice d’Isaïe, le prophète par excellence de la vision divine. Il est honoré par son médaillon, plus grand et en haut, et par sa pose, vue de face. Les trois autres Grands Prophètes, vus de profil, encadrent un médaillon central orné d’un Chrisme, et dont le caractère hiérarchiquement supérieur est souligné par un encadrement rouge :

l’ensemble forme une Majestas Dei réduite à sa plus simple expression.


Alkuin-Bibel, 840 ca Bamberg Staatsbibliothek Msc Bibl 1 fol 339vMajestas Agni, fol 339v
Bible d’Alcuin, 834-43, Bamberg Staatsbibliothek Msc Bibl 1

On retrouve ces mêmes quatre prophètes, ordonnés en sens inverse, dans cette Majestas Agni. Les deux prophètes du bas, sur fond blanc et avec un rotulus déroulé, regardent vers l’Agneau. Les deux prophètes du haut, sur fond doré et avec un rotulus fermé (comme celui de l’Agneau) regardent en hors champ. Si cette dissymétrie a une valeur symbolique, elle est loin d’être évidente. Peut-être faut-il simplement y voir une recherche de variété, tout comme deux côtés du losange sont ornés et deux unis.

Reste que cette page introduit une ambiguïté dans la valeur à accorder à ces disques : plus l’effigie est grande, moins ils ressemblent à une pièce de monnaie. Et le fond blanc les réduit à un simple encadrement.


Alkuin-Bibel, 840 ca Bamberg Staatsbibliothek Msc Bibl 1 fol 399vFrontispice de l’Epitre aux Romains, fol 399v

Pour leur dernière apparition dans le manuscrit, les disques reprennent leur aspect de pièces, dans une composition reprenant le schéma de la Majestas Dei : autour du disque central marqué d’un chrisme, les trois qui ont été conservés portent le nom de trois des interlocuteurs de Saint Paul cité dans l’Epitre : TITUS, PHILEMON, TIMOTEUS.


Mis à part les deux prophètes sur fond blanc, les disques de ce manuscrit semblent obéir à une idée homogène :

  • honorer un personnage prestigieux en frappant virtuellement une pièce à son effigie ;
  • placer implicitement Alcuin dans la lignée des Prophètes, petits et grands, et des Romains enseignés directement par Saint Paul.



Les disques dorés dans la Première Bible de Charles le Chauve

Les illustrateurs de la Première Bible de Charles le Chauve n’ont pas attendu la page de la Majestas Dei pour faire apparaître le disque doré entre les doigts du Christ, comme par prestidigitation : tout le début du manuscrit est une véritable anthologie de ce motif, qui prolonge quelques années après, les acquis de la Bible de Bamberg.

En exergue dans l’inter-colonne

BNF Lat 1 fol 1v David rex imperator Karolus rex francorumPoème à Charles, fol 1v
Première Bible de Charles le Chauve BNF Lat 1

Dès la deuxième page du long poème dédicatoire (une présentation lyrique de la Bible à Charles) apparaissent dans l’inter-colonnes deux monnaies :

  • celle du haut, avec l’inscription « David rex imperator » correspond à la référence à David en haut de la colonne de droite ;
  • celle du bas, avec l’inscription « Karolus rex francorum » ne correspond à rien dans le texte.

L’espace inter-colonnes sert donc, comme pour l’effigie d’Alcuin dans la Bible de Bamberg, à mettre en exergue des noms prestigieux : ici, en outre, il crée une généalogie flatteuse entre le roi David et l’Empereur Charles.


BNF Lat 1 fol 2rPoème à Charles, fol 2r

La troisième page du poème reprend les mêmes principes : autonomie par rapport au texte et histoire en deux temps à lire de haut en bas. L’oeil descend d’une figure sans nimbe à une figure nimbée : cet anonyme représente  le Lecteur, qui grâce à la Bible fera son Salut et gagnera son auréole.


Une incarnation du Lecteur ?

Premiere Bible de Charles le Chauve table des matieres BNF Lat 1 Fol 8r detailIncipit de la Préface de Saint Jérôme à la Vulgate, fol 8r
Première Bible de Charles le Chauve BNF Lat 1

D’une certaine manière, la majuscule D, qui ouvre la Préface de Saint Jérôme à l’Ancien Testament, peut être considérée comme le pendant de la Majestas Dei, qui ferme la Préface de Saint Jérôme à l’Evangile de Matthieu.

D’emblée s’installe dans le manuscrit une ambiance cosmique :

  • dans les deux cercles à l’intérieur du D, on reconnaît le char de la Lune et le char du Soleil, ce dernier associé aux Poissons (le soleil sortant de ce signe marque le début du Printemps, moment de l’Annonciation ) ;
  • dans l’épaisseur de la lettre se trouvent les autres signes du Zodiaque (la Vierge est fusionnée avec la Balance).

On notera le médaillon argenté en haut à droite juste sous le nom HIERONIMI. Il ne s’agit pas de ce saint (il serait représenté tonsuré) mais d’un profil à l’antique. Peut-être fait-il y voir à nouveau la figure du lecteur, propulsé au milieu des constellations pour en admirer la splendeur.


Deux disques qui ne sont pas des monnaies

Premiere Bible de Charles le Chauve table des matieres BNF Lat 1 Fol 9rTable des matières de la Genèse, Fol 9r
Première Bible de Charles le Chauve BNF Lat 1

Les médaillons dorés de la page suivante sont d’un autre type :
Premiere Bible de Charles le Chauve table des matieres BNF Lat 1 Fol 9r detail
Le plumet, ainsi que les traits partant de la bouche, sortent du disque doré, qui perd ainsi toute ressemblance avec une monnaie. Autour d’une couronne à huit branches, ces deux Voix sont comme des hérauts antiques qui annoncent le contenu de la Table, à savoir les 47 premiers chapitres de la Genèse.


vFin de la Table des matières de la Genèse, Fol 9v

Au verso, la couronne n’a plus que quatre branches, en proportion des 34 chapitres restants. De part et d’autre se déploie le combat contre la Chimère de Bellérophon, monté sur Pégase. Comme le D de la Préface, cette scène dans le goût antique a également une interprétation astronomique : le lever de la constellation de Pégase correspond au solstice d’été.


Une pomme qui n’est pas une monnaie

BNF MS Lat 1 fol 10vLe péché originel (détail), fol 10v

L’image de la pomme n’a ici aucun rapport visuel avec celle du disque digital : l’idée qui viendra à l’enlumineur du Codex Vigiliano (voir 2 Une figure de l’Incommensurable) n’est pas encore mûre.


Le globe et la Chute (SCOOP !)

Debut de la Genese BNF MS Lat 1 fol 11r texteFrontispice de la Genèse (détail) , BNF MS Lat 1 fol 11r

En revanche , on trouve dès la page suivante un analogue du disque digital : il s’agit de Dieu créateur, tenant le livre dans sa main gauche et le globe du monde dans la droite. Le fait que ce globe soit noir est lié au « Fiat lux » dans le texte juste à côté : Dieu nous montre le Monde dans son état avant le Premier Jour de la Genèse.


PremireBible de Charles le Chauve BNF Lat 1 Fol 11vTexte de la Genèse, fol 11v

La page suivante couvre toute l’histoire de de la Chute.


PremireBible de Charles le Chauve BN

Le disque doré du haut, avec la figure de Dieu surmontée d’une croix (laquelle dépasse du disque), coïncide avec Genèse 1, 30-31 :

« Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici cela était très bon. Et il y eut un soir, et il y eut un matin: ce fut le sixième jour. »


PremireBible de Charles le Chauve BNF Lat 1 Fol 11v detail 2

Le disque argenté du bas, sans aucune décoration, coïncide avec Génèse 3,21 :

« Voici que l’homme est devenu comme l’un de nous, pour la connaissance du bien et du mal.« 


Tout ce passe comme si le parcours vertical de l’oeil, du disque d’or marqué de la face de Dieu au disque d’argent informe en bas de la page, imitait le parcours de la Chute.


Premiere Bible de Charles le Chauve BNF Lat 1 Fol 12rTexte de la Genèse, fol 12r

La page suivante compte quatre rosettes décoratives, et se termine par la réapparition d’une pièce d’or avec un profil casqué.


Le texte en regard concerne Mathusalem et sa longévité exceptionnelle : comme si le retour de la monnaie dorée connotait la pérennité de la descendance d’Adam.


Cette disposition en croix, qui place les médaillons dans les marges et dans l’espace inter-colonne, reprend formellement celle de la pseudo « Majestas dei » de la Bible de Bamberg, mais avec un fonctionnement différent, puisque le médaillon central, ici, n’est pas particularisé.


La monnaie de Judas ?

BNF MS Lat 1 fol 146rDébut du Livre de Jérémie, fol 146 r

Un autre disque doré, qui est à coup sûr une monnaie vue sous ses deux faces, orne la lettre H qui ouvre le Livre de Jérémie, avec côté face un visage grotesque et côté pile la main de Dieu. Or au Moyen Age Jérémie est surtout connu comme le prophète de la trahison de Judas :

« Alors s’accomplit ce qui avait été dit par le prophète Jérémie : « Et ils prirent les trente pièces d’argent : c’est le prix de celui qui fut évalué, de celui qu’ont évalué les fils d’Israël. Et ils les donnèrent pour le champ du potier, ainsi que le Seigneur me l’avait ordonné » » Matthieu, 27, 9


Il n’est donc pas impossible que ce profil caricatural évoque Judas, et la main la Volonté de Dieu qui se réalise.


Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v Jeremie

Majestas Dei, fol 329v

Dans la Majestas Dei, le prophète Jérémie, tout en bas, est le seul dont les gestes des mains imitent ceux du Christ :

  • dans la gauche le rouleau anticipe le Livre,
  • dans la droite le vide anticipe le disque.

Se pourrait-il que le disque digital doré et signé ait été vu comme une sorte de monnaie garantie par le sceau du Seigneur, et remplaçant la fausse monnaie de Judas ?


1159-1175 Hortus deliciarum Herrad von Landsperg Judas marchandJudas marchand
Copie de l’Hortus deliciarum d’Herrad von Landsperg, 1159-1175

Parmi les marchands chassés du Temple, cette image de Judas manie peut être l’opposition implicite entre la monnaie terrestre, marquée d’une croix, et la véritable monnaie du Christ : la Terre purifiée par son sacrifice.


Le mundus mundus

Bible_de_Vivien Ms lat1 fol 329r

Poème , Recto de la Majestas Dei, Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF MS Lat 1, fol 329r

Si l’argument de Kessler en faveur de l’hostie est, comme nous l’avons vu, les mots hic cibus (voici la nourriture) inscrit dans le poème au verso de la Majestas Dei, pourquoi ne pas souligner les mots qui les précèdent immédiatement : hic actio munda : voici la pure action.

Il pourrait donc bien y avoir un appel de sens entre le nom et l’adjectif, suggérant que le globe est non seulement le mundus, mais aussi le « mundus mundus«  : ce disque aurifié et christifié serait ainsi la lointaine contrepartie de cette monnaie d’argent informe qui traînait, dans la page de la Genèse, au bas du récit de la Chute.


Un manuscrit expérimental (synthèse)

Dans la Première Bible de Charles le Chauve, le disque digital n’est pas le seul objet cosmique : il est précédé par le zodiaque de la majuscule D, et par le combat de Bellérophon avec la Chimère.

Le motif du médaillon, doré ou argenté, marqué ou anonyme, s’y développe de diverses manières, dans une sorte de discours marginal. Tantôt monnaie et tantôt cadre purement décoratif, ces disques ne signifient rien par eux-même, mais prennent leur sens dans les interactions avec le texte ou les autres disques de la page. Leur statut est donc très différent de celui du disque digital, élément non pas de la page, mais d’une unique image : celle de la Majestas dei.

On voit que l’invention du disque digital coïncide avec l’intérêt pour les métaphores cosmiques, et avec le développement du discours graphique des monnaies, mais ne s’y réduit pas.


Debut de la Genese BNF MS Lat 1 fol 11rGenèse PremireBible de Charles le Chauve BNF Lat 1 Fol 11v detail 2Chute Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v detailMajestas Dei

La comparaison entre le disque sans lumière de la Genèse, le disque terni de la Chute et le disque digital aurifié de la Majestas Dei suggère que ce dernier aurait pu porter l’idée de la bonne monnaie et de la purification du Monde.

Cette grande complexité symbolique, inhérente à la Première Bible,  sera rapidement abandonnée, puisque les disques digitaux postérieurs ne porteront plus de  chrisme, et perdront même parfois leur couleur dorée.



Le discours des monnaies

Introduit dans la Bible de Bamberg et développé dans la Première Bible de Charles le Chauve, le motif décoratif de la monnaie va être réutilisé dans d’autres oeuvres du scriptorium de Tours, être ignoré dans celles de l’Ecole du Palais, puis être remis à la mode par les ottoniens.

Le motif de la monnaie dans le Scriptorium de Tours (SCOOP !)


L’Evangéliaire de Lothaire

Dans l’Evangéliaire de Lothaire, cinq ans après la Première Bible de Charles le Chauve, les frontispices des trois premiers Evangiles consistent en une grande initiale décorative, suivie des premiers mots du texte.


Evangiles_de_Lothaire BNF Lat 266 fol 172r
Evangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 172r

Le frontispice de l’Evangile de Jean est le seul qui comporte, à côté de la grande initiale I , trois disques dorés frappés de trois formes différentes de chrismes, et un disque argenté frappé d’un motif de rosette. Je pense que, tout comme dans la page de la Chute de la Première Bible de Charles le Chauve, le copiste s’est servi du motif de la monnaie pour accompagner le texte :

Au commencement était le Verbe, et le Verbe était en Dieu, et le Verbe était Dieu Jean 1,1

  • Les trois disques dorés, rendus « parlants » par leur chrisme, correspondent aux trois occurrences du mot VERBUM ;
  • le disque argenté, qui ponctue la ligne « DEUM ET DEUS », représenterait ici Dieu, obscur, caché dans les nuées avant la Création de la lumière.


sb-line

L’Evangéliaire de Prüm

Evangeliaire de Prum Staatsbibliothek Berlin Lat 2 733 fol 33v Fronticipe MatthieuFrontispice de Matthieu, fol 33v Evangeliaire de Prum Staatsbibliothek Berlin Lat 2 733 fol 80rFrontispice de Marc, fol 80r

Evangéliaire de Prüm, 852, Staatsbibliothek Berlin Lat 2 733

Dans l’Evangéliaire de Prüm, sept ans après la Première Bible, l’intention rhétorique diminue au profit du décoratif.

Dans le frontispice de Matthieu, deux soldats casqués, en haut, gardent le roi David, en bas, identifié par deux inscriptions différentes : «David Rex Imperator A(u)g(ustus)» et «D D (= David) Imperator Augustus ». Sa présence se justifia par le début de cet Evangile : « Généalogie de Jésus-Christ, fils de David ».

Dans le frontispice de Marc, dix monnaies sont réparties symétriquement par rapport à la barre centrale : en haut avec un profil de lion, en bas avec un profil humain qui est nécessairement celui de Marc.


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Le Sacramentaire de Marmoutier

Autun, Bibl. mun., ms. 0019 bis (S019), f. 002 IRHTFol 2
Sacramentaire de Marmoutier, 840-50, , Autun, Bibl. mun., ms. 0019 bis (S019), IRHT

A l’intérieur du cadre, le médaillon doré représente le Soleil, le médaillon argenté la Lune. La silhouette brandissant les clés, à l’intérieur de la lettre O, n’est pas Saint Pierre, mais le sacristain (stiarius), dont cette page contient la formule d’ordination. Au centre de trois des bords on reconnaît, en médaillon le Lion, l’Aigle et la Taureau.


Autun, Bibl. mun., ms. 0019 bis (S019), f. 002 IRHT detailFol 2 (détail)
Sacramentaire de Marmoutier, 840-50 , Autun, BM, ms. 0019 bis (S019), IRHT

Le motif complexe du haut se substitue donc à l’Ange de Saint Mathieu, sans doute parce qu’il flanqué de deux archanges. Deux monnaies montrant Pierre et Paul de profil encadrent le globe du monde, portant en haut une croix et frappé d’un motif de croix. La main de Dieu posée sur ce globe en fait une sorte de variation sur le thème du disque digital, contemporaine de la Première Bible de Charles le Chauve.

Il est possible que l’étagement main/croix /colombe ait une intention trinitaire


Trinite 10eme s meermanno museum la HagueLa Trinité
Plaque de reliure, 10ème siècle, Meermanno museum, La Hague

…explicitée en sens inverse dans cet ivoire où la main de Dieu tient l’auréole du Fils, lequel tient le médaillon du Saint Esprit.

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Le motif de la monnaie dans l’Ecole du Palais de Charles le Chauve

Cet atelier n’a pas repris le motif de la monnaie décorative.

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6r gallica detailSacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6r gallica

Dans le disque digital le plus fouillé de cet atelier, on remarque des points sur le bord du disque, des grènetis qui rappellent ceux des bords de l’auréole. Il pourrait s’agir d’une procédé purement graphique pour améliorer la lisibilité. Mais l’intérieur du globe porte des motifs de points repoussés, tout comme l’auréole. Ces pointillés, peints ou gravés, pourraient signifier que le globe est de la même substance que l’auréole, autrement dit quelque chose de sanctifié.


Denier de CharlemagneDenier de Charlemagne

Souvent avancés comme un argument en faveur de l’hostie, les grènetis parlent tout autant en faveur de la monnaie : car certaines pièces carolingiennes en portaient sur leur pourtour, pour éviter le rognage.

Il se pourrait donc que cette nouvelle formule soit une manière de raviver les deux sous-thèmes en voie de disparition : celui de la monnaie divine et celui de la Terre purifiée.

sb-line

Le motif de la monnaie dans les manuscrits ottoniens

Le motif reparaît dans quelques manuscrits ottoniens [1], dont voici un exemple marquant.

Evangiles de la Ste Chapelle Maitre du Registrum Gregorii 984-996 gallica Latin 8851 fol 16rIncipit de l’Evangile de Matthieu, fol 16r
Evangiles de la Ste Chapelle, Maitre du Registrum Gregorii, 984-996 gallica Latin 8851 .

La date du manuscrit a pu être précisée par l’identification des quatre médaillons : les empereurs Henri Ier (919-936), Otton Ier (936-976), Otton II (976-983), et le duc de Bavière Henri le Querelleur.



A l’issue de cette analyse chronologique la conclusion est mitigée :

  • le motif de la monnaie décorative précède l’invention du disque digital, et lui survit dans les manuscrits ottoniens ;
  • tous les disques dorés carolingiens ne sont pas des monnaies ;
  • seule la Première Bible de Charles le Chauve, où les disques de formes variées construisent un discours marginal subtil, suggère que le globe digital, figure cosmique de la Terre  selon la métaphore d’Isaïe, aurait pu être surchargé d’une signification secondaire : celle du mundus mundus, le Monde purifié.

Article suivant : 4 Disque digital, globe impérial

Références :
[0] Gude Suckale-Redlefsen, « Die Handschriften des 8. bis 11. Jahrhunderts der Staatsbibliothek Bamberg. T. 1: Texte «  Wiesbaden : Harrassowitz, 2004 https://zendsbb.digitale-sammlungen.de/db/0000/sbb00000032/pdf/sbb00000032_b.pdf
[1] JOACHIM GAUS « Kongruenz und Imagination von Maiestas und Maria » im « Buch des salischen Königtums, DER CODEX AUREUS ESCORIALENSIS Coleccion Scriptorium Madrid, 1995 Das Goldene Evangelienbuch für Speyer », note 45 p 267 https://www.mgh-bibliothek.de/dokumente/a/a138202+0001+0001.pdf

2 Une figure de l’Incommensurable

15 avril 2022

On expose ici l’interprétation concurrente de celle de l’hostie, qui s’est récemment imposée : le disque digital est une Terre en miniature

Chapitre précédent : 1 L’hypothèse de l’hostie



En préambule : Un moment charnière de la Messe

 

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6r gallicaLe Christ barbu adoré par la hiérarchie céleste, fol 6r Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6v gallicaCrucifixion, fol 6v

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141, Gallica

Le Sanctus, illustré par la Majestas Dei, clôture la partie de la Messe qui se nomme la Préface. En tournant la page débute une nouvelle partie de la Messe, le Canon, qui conduit à la communion ; la Croix sert fort à propos d’initiale au « Te igitur » (remarquer le Soleil et la Lune de part et d’autre). [1]


 

Sacramentaire de Drogon 826-855 BNF Latin 9428 fol 15rFol 15r Sacramentaire de Drogon BNF 826-855 Latin 9428 fol 15vFol 15v

Sacramentaire de Drogon, 826-855, BNF Lat 9428 Gallica

La même disposition se rencontre déjà dans le Sacramentaire de Drogon.

Revenons maintenant aux deux miniatures considérées par Shapiro comme la preuve que le disque digital est une hostie.


 

Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 2 IRHTFol 2 Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 3 IRHTFol 3

Sacramentaire, 875-900, Tours, BM 184

De la même manière, l’image de gauche illustre la Préface, avec le V de  » Vere dignum et justum est.. » et n’a donc rien à voir avec l’Eucharistie : le disque doré est seulement un zoom sur l’image habituelle de Dieu dans le Sanctus. L’artiste a bien représenté l’hostie, mais sur l’autre page, posée sur l’autel à côté du ciboire.


 

970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 11v shemaFol 11v 970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 12rFol 12

Sacramentaire de Fulda (fait à l’abbaye de Corvey), 970-1000, Münich, BSB Clm 10077

L’idée de marquer la charnière de la messe par les deux images contrastées du Seigneur en gloire et du Christ en Croix se retrouve chez les ottoniens. Dans le contexte germanique, le globe digital, à main droite, est remplacé par le globe impérial, à main gauche.


 
970-1000 Fuldaer Sakramentar - BSB Clm 10077 fol 11v shema
On notera dans la Majestas une invention graphique remarquable (SCOOP !) : les deux index hypertrophiés, pointés à angle droit, attirent l’oeil :

  • sur la division de la page en deux moitiés haute et basse, juste sous les trois Sanctus,
  • sur l’inversion des couleurs conventionnelles de la Terre et du Ciel, entre le cadre et la mandorle.

Cette inversion montre que le Seigneur offre côté Terre sa nature céleste, et vice versa.

 

Missel de Saint Denis 1041-60 BNF 9436 fol 15vFol 15v Missel-de-Saint-Denis-1041-60-BNF-9436-fol-16Fol 16

Missel de St Denis, vers 1050, Latin 9436 , Gallica

La formule du bifolium se poursuit à l’époque romane. Dans l’image de gauche, le disque digital est passé de mode, mais l’inscription confirme bien qu’il s’agit toujours du Dieu Sabaoth du Sanctus.


 

Missel de Rennes 12eme BNF Lat 9439 fol 7vFol 7v Missel de Rennes 12eme BNF Lat 9439 fol 8rFol 8r

Missel de Rennes, 12eme, BNF Lat 9439 Gallica

L’importance de ce bifolium se voit dans ce missel roman, dont il constitue les seules images, toujours à la frontière entre la Préface et le Canon.


 

Fol 58v Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 58v GallicaFol 59r

Sacramentaire de Limoges, 1095-1105, BNF Lat 9438 Gallica

Dans cet exemple graphiquement époustouflant, le globe-siège s’est transformé en une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique ). Côté Crucifixion, noter le motif rare, en bas, des morts sortant du tombeau. Ici la croix ne sert plus d’initiale au « Te igitur »


Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 59v GallicaFol 59v Sacramentaire_de_Limoges 1095-1105 BNF Lat 9438 fol 60r GallicaFol 60r

…qui se développe avec splendeur sur les deux pages suivantes.


 

1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 69v IRHTFol 69v 1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 70 IRHTFol 70
1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 71 IRHTFol 71r 1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 71v IRHTFol 71v

Sacramentaire à l’usage de Saint-Martin de Tours, 1170-1180, Tours BM 193 fol 69v

On retrouve ici la même formule en deux pleines pages (pour les images) suivies par deux vignettes (pour les monogrammes du VD et du T). A noter, au pied de la Croix, Moïse et le serpent d’airain.


Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 1vFol 1v Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 2rFol 2r

Missel, Ouest de la France, 1075-1100, BnF, nal 2659, gallica

Ce missel obéit à une nouvelle formule, qui deviendra dominante par la suite : le bifolium s’intervertit, de manière à ce que l’image glorieuse succède à l’image douloureuse. Du coup il est intégré non pas à la charnière entre Préface et Canon, mais à l’intérieur de la Préface, supprimant du même coup la relation entre la Croix et le T du « Te igitur ».

Malgré cette position innovante, l’image marque un retour à la tradition carolingienne :

  • réapparition du Soleil et de la Lune qui se voilent la face ;
  • réapparition du disque digital.
  •  


 

Gazette_archeologique 1887 planche 19 gallica Gazette_archeologique 1887 planche 20 gallica

Dessins conservés à la cathédrale d’Auxerre, vers 1100, origine Tours
Gazette archéologique, 1887, planches 19 et 20, gallica [2]

D’après Maurice Prou [2], la trace d’un fragment de la Préface au dos de la Crucifixion prouve que le bifolium était de type « moderne ».

Les deux images s’enrichissent d’une bordure de vignettes, montrant à gauche des scènes de la Passion, à droite les vingt quatre Vieillards de l’Apocalypse plus l’Agneau. Comme rien d’autre ne tire la Majestas dans le sens apocalyptique, cet encadrement très inhabituel s’explique sans doute par la valeur symbolique des Vieillards : ils représentent les vingt quatre Livres de l’Ancien Testament, encadrant les quatre Vivants symbolisant les quatre Evangiles, lesquels encadrent à leur tour le Livre unique du Seigneur.


Missel 1075-1100 BnF, nal 2659, f. 2r detail Gazette_archeologique 1887 planche 20 gallica detail

Dans la Majestas, elle-aussi avec un globe digital, l’illustrateur a modifié le geste des doigts de manière à combiner celui de la préhension avec celui de la bénédiction (deux doigts levés).


Un argument pour la théorie de l’hostie ?

Ce dessin est souvent cité par les tenants de cette théorie, avec des arguments ([3], p 300) qui reposent sur des spécificités régionales :

  • ce geste liturgique aurait existé alors dans certaines régions de l’Ouest de la France, selon Hildebert de Lavardin ;
  • le théologien Bérenger de Tours avait nié la transsubstantiation et la présence réelle, avant de se rétracter en 1075 : la présence de l‘hostie marquée pourrait être, dans la propre ville de Bérenger, une réaffirmation de la thèse dominante.

Un argument supplémentaire serait que la réapparition du disque digital, dans ces deux exemples, coïncide justement avec la formule « moderne » du bréviaire : placé désormais après la Crucifixion, le Seigneur Sabaoth serait vu désormais comme le Christ ressuscité faisant l’ostension de son propre corps. Il n’est pas exclu que, dans le contexte local, l’ancien disque digital ait été recyclé avec ce nouveau sens.


La monnaie de Dieu ?

Comme nous l’avons vu au chapitre précédent, cette analogie apparaît en 845 dans l’opuscule d’Idefonse mais parmi d’autres métaphores : elle repose sur la seule idée que l’hostie circule partout, à la manière de la monnaie. Il faut attendre Honoré d’Autun, au début du XIIème siècle, pour développer l’analogie de forme, les deux étant rondes et marquées de lettres :

A propos de la forme du pain. Le pain a donc la forme d’un denier, car le Christ a reçu le pain de vie pour un nombre de deniers, lequel vrai denier sera donné en récompense à ceux qui travaillent dans la vigne. C’est pourquoi l’image du Seigneur est représentée par des lettres dans ce pain, parce que l’image et le nom de l’empereur sont écrits sur le denier, et par ce pain l’image de Dieu est restaurée en nous, et notre nom est inscrit dans le livre de la vie.

HONORIUS AUGUSTODUNENSIS, Gemma animae, I, 35, P.L. 172, 555 B

De forma panis. Panis vero ideo in modum denarii formatur, quia panis vitæ Christus pro denariorum numero tradebatur qui verus denarius in vinea laborantibus in præmio dabitur. Ideo imago Domini cum litteris in hoc pane exprimitur, quia et in denario imago et no- men imperatoris scribitur, et per hunc panem imago Dei in nobis reparatur, et nomen nostrum in libro vitæ notatur.

 

Ce texte est légèrement postérieur à nos deux disques digitaux quadripartis. De plus il insiste sur le marquage par des lettres, et non par le signe de la croix. L’analogie entre monnaie et hostie a pu être dans l’air plus tôt, mais on n’en trouve pas trace dans les textes.


Polysémie du disque quadriparti

En outre, comme le remarque François Bougard ([4], p 13), le disque quadriparti n’a rien de spécifique aux hosties. Ici la croix fait peut être simplement écho à la partie Crucifixion du bifolium.

Le symbole représente parfois le Paradis divisé par ses quatre fleuves : il pourrait signifier ici que Dieu brandit dans sa dextre le monde racheté, revenu dans son état paradisiaque.


Rota de Leon IX (1049-1054)

Rota de Léon IX (1049-1054)

Rota sur un privilege de juin 1159 du rRota sur un privilège de juin 1159 du roi Guillaume Ier de Sicile

Créé par le pape Léon IX comme signe juridique authentifiant un acte pontifical, la rota intègre bientôt la devise papale dans sa couronne. Elle est ensuite adoptée par de haut personnages en dehors de l’église. Ainsi Guillaume Ier de Sicile a choisi pour devise de sa rota :

La droite du Seigneur a déployé sa puissance : la droite du Seigneur m’a élevé.
Psaume 118,16

Dextera Domini fecit virtutem, dextera Domini exaltavit me.

Dans ce contexte royal, l’expression biblique « exaltavit me » est riche de sens, pouvant être traduite, au choix :

  • « m’a élevé (au dessus des hommes) » – si ME désignant le Roi
  • « m’a soulevé » – si ME désigne le disque du Monde .

alexandre Arbor Solis et Arbor Lunae pres du Jardin d'Eden, Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9r Psautier, Londres, 1262–1300, MS 28681 , f. 9r Gossouin de Metz, L’Image du Monde, 1320-25, BnF, Français 146 fol 136v, Gallica detailGossouin de Metz, L’Image du Monde, 1320-25, BnF, Français 146 fol 136v, Gallica (détail)

A l’époque gothique, on préférera cumuler le geste de la bénédiction et celui de la puissance cosmique, en faisant passer dans la main gauche le globe du Monde (en T pour la Terre, quadriparti pour le Cosmos).



La source textuelle : Isaïe

Beatus de gerone 975 Folio 2r. Cristo_en_majestad_

Christ en majesté, Folio 2r
Beatus de Gérone, 975, Cathédrale de Gérone

Cette enluminure ibérique nomme le disque « mundus », sans doute pour éliminer l’interprétation solaire que la présence symétrique de la Lune aurait pu susciter.


Beatus de gerone 975 Fol 19r alphaBeatus de gerone 975 Fol 19r alpha detailLettre Alpha 
Beatus de Gérone, 975 Fol 19r

Le même manuscrit comporte un autre disque digital, dans cette autre page cosmique illustrant « Je suis l’Alpha et l’Omega ».


Beatus de Turin Turin, Bibl. Naz. Universitaria, J.II.1, f. 2rBeatus de Turin, Bibl. Naz. Universitaria, J.II.1, f. 2r

Dans cette copie, le mot « mundus » a été conservé bien que la lune ait disparu. Le terme garde néanmoins son ambiguïté : le Monde en général, où la Terre en particulier ? En tout cas une miniature dans la main immense du Sauveur.

Or il existe un texte qui justifie la séduction de cet emboîtement cosmique tout en expliquant le geste des doigts. C’est un érudit du XIXème siècle, Charles Cahier [5], qui au détour d’une page, a proposé cette explication, en exhibant un verset d’Isaïe passé inaperçu, parce qu’on ne la traduit plus comme cela aujourd’hui (je restitue ici sa traduction littérale) :

Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume,
Qui a soutenu de trois doigts toute la masse de la terre, qui a pesé les montagnes et mis les collines dans la balance ?’

Isaïe 40, 12

Quis mensus est pugillo aquas et caelos palmo ponderavit,

quis adpendit tribus digitis molem terrae et libravit in pondere montes et colles in statera


Bible de Roda Isaie BNF Lat 6-3 fol 2v GallicaFrontispice du Livre d’Isaie
Bible de Roda, 1030-1060, BNF Lat 6-3 fol 2v, Gallica

Autre exemple du lien étroit entre le globe et Isaïe, avec cette composition très originale qui établit graphiquement un parallèle entre :

  • le charbon ardent que l’Ange présente à Isaïe, au registre intermédiaire ;
  • le globe que Dieu montre au même Isaïe, au registre supérieur.

Maiestas Domini, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 16v.)Maiestas Domini fol 16v
Codice Vigilano, 976, MS Escorialensis d.1.2

C’est encore en Espagne que nous trouvons la confirmation indiscutable de ce lien. Le texte du cadre paraphrase la citation d’Isaïe :

Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre. En portant le livre de vie dans sa main gauche. En effet toutes choses dans le ciel , sur la terre et dessous, sereinement par lui-même sont gouvernées.

Dominus in tribus digitis dextere molem a[b o]rbe libravit. Ferensq[ue] codicem in leba (laeva) vitae. Omnia enim in celo et in terra et subtus terra equanimiter per ipsum dominata sunt.


La mesure de l’hostie d’Ildefonse (SCOOP !)

Nous pouvons maintenant revenir sur le texte où Ildefonse décrit la vision de son hostie ( voir chapitre précédent) :

Dans la huit cent quatre-vingt-cinquième année de l’Incarnation de notre Seigneur Jésus-Christ, ce jeton, c’est-à-dire une mesure de l’angle de trois doigts, en pain azyme rond, ainsi qu’elle a été conçue et écrite sous cette quantité, par la révélation de Dieu le Très-Haut, à l’aube du 7ème jour du 10ème mois , tandis que j’avais déjà accompli le travail habituel, m’est apparue en vision.

Anno octingentesimo quadragesimo quinto incarnationis Domini nostri Jesu Christi, calculus iste, id est mensura trium digitorum anguli, in rotundum panis azymi, sic composita et scripta sub quantitate ista, per revelationem Dei summi, in mense X, feria VII diluculo, jam opere consueto expleto, in visu apparuit mihi.


Malgré son caractère allusif, le texte explique clairement pourquoi l’hostie mesure exactement trois doigts : parce que c’est ainsi qu’elle a été conçue et écrite par la révélation du Très Haut. Autrement dit la vision d’Ildefonse renouvelle la vision d’Isaïe. Son pseudo-texte, sans doute rédigé à Corbie, montre que le simple terme « trois doigts » évoquait immédiatement l’Ecriture, à savoir le Tout-Puissant décrit par Isaïe.

Le disque digital est donc au premier degré une représentation innovante du Dieu d’Isaïe tenant le mundus entre trois doigts, et seulement au second degré, pour ceux qui avaient lu Ildefonse, une métaphore de l’hostie.


Le parallèle globe-pomme (SCOOP !)

Adam et Eve, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 17v

La page suivante contient une illustration tout aussi intéressante, dont voici le texte :

Ou, entre les bois du paradis, Eve tendit sa main vers la pomme, s’appropriant ce que, par la bouche du serpent, elle avait agilement pris à Dieu. Après, ils cousirent ensemble des feuilles de figuier pour s’en faire des ceintures.

ubi, inter ligna paradisi, ad pomum eva manum porrexerat, sumens qvid de serpentis ore perniciter
ade contulerat. Post, folia ficus consuerunt, sibique perizomata namque fecerunt


Adam et Eve, COdice Vigilano, 976, (MS Escorialensis d.1.2 16v 17v schema
Les deux pages consécutives fonctionnent dans un rapport d’opposition :

  • entre les mains droites levées, du Christ vers le globe et d’Eve vers la pomme ;
  • entre les textes du coin en haut à droite : « sa dextre la masse de la Terre » et « vers la pomme la main Eve »

Ainsi le disque digital trouve ici une nouvelle acception : celle d’antagoniste de la pomme du Péché originel. Nous verrons au chapitre suivant (voir 3 La nuance du monde purifié ) que cette nuance est probablement présente, quoique moins marquée, dès l’invention de la formule au siècle précédent.


 

sb-line

Une variante : le disque palmaire

Le disque est ici non plus élevé au bout des doigts, mais posé dans la paume.

Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 37r GallicaEvangile dit de Charles IX, 880-900, MS Lat 269 fol 37r, Gallica

L’Evangile dit de Charles IX, un des derniers de l’école de Tours conservant l’influence de l’abbé Vivien [7], est le seul où le Christ fait ce geste. F.Bougard en a expliqué la justification théologique :

« Ceux qui veulent privilégier la première partie du verset d’Isaïe grossissent en revanche la « masse de la terre » à la dimension du poing qui l’enferme… Ainsi, dès la fin du IXe siècle et au sein même de l’école de Tours, celle des Évangiles dits de Charles IX… où le Christ a besoin des cinq doigts de sa main droite pour enserrer un objet sphérique de la taille d’une orange » ([4], p 11)

Comme nous le verrons plus loin, on peut suivre cette variante minoritaire jusqu’à l’époque romane.


Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 36v GallicaFol 36v Evangiles de charles IX 850-900 MS Lat 269 fol 37r GallicaFol 37r

Cette Majestas Dei constitue un bifolium avec le portrait de Matthieu, particularité qu’elle partage seulement avec celle des Evangiles du Mans (voir 3b La Renaissance carolingienne ). Il n’y faut pas chercher la cause de la variante palmaire, puisque dans ces derniers le disque est digital.

La spécificité, ici, est dans l’interaction entre les deux pages : le Christ regarde vers le page de gauche, et tient à l’oeil d’une part l’Ange, d’autre part Matthieu (strabisme intentionnel puisque Mathieu et son Ange en sont indemnes). D’un point de vue purement graphique, le grossissement du disque favorise cette interaction, en créant une continuité visuelle entre les trois objets dorés : le livre fermé du Christ, son disque et le livre ouvert que l’Aigle montre à Matthieu : enchaînement qui proclame la véracité de son Evangile.

Il se pourrait donc que la modification du geste de préhension du disque ne soit, dans ce cas particulier, que la conséquence secondaire du grossissement recherché.


 

sb-line

Le prestige d’Isaïe

Les deux innovations iconographiques carolingiennes peuvent en somme se décrire comme un attrait pour le cosmique, sur la base de deux versets d’Isaïe :

  • le globe-siège illustre « le ciel est mon trône » (Isaïe 66,1) ;
  • le disque dans la main droite illustre Isaïe 40, 12 :
    • la variante palmaire (la plus rare) : « Qui a mesuré les eaux dans le creux de sa main, pris les dimensions des cieux avec la paume »
    • la variante digitale : « Le Seigneur dans trois doigts de sa dextre a pesé la masse de la Terre ».

L’invention du disque digital (synthèse)

Les deux innovations carolingiennes dans la Majestas Domini n’apparaissent pas simultanément :

  • le globe-siège dès 810 (Evangile de Xanten), à la toute fin du règne de Charlemagne (voir 3b La Renaissance carolingienne ) ;
  • le disque digital en 845-846, dans les premières années du règne de Charles le Chauve

Cependant elles partagent la même aspiration au cosmique, et participent toutes deux du prestige de Rome et du renouveau antiquisant :


 

Globe siege ravenneSaint Vital, Ravenne Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 5r gallica detailSacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870
  • le globe-siège est une adoption du modèle qu’on pouvait observer dans les absides paléochrétiennes des églises de Rome ou de Ravenne (voir 2 Epoque paléochrétienne);


 
Aureus imaginaire

  • le disque digital peut être considéré comme l’extrapolation d’un autre modèle romain : celui, transmis par les monnaies, de ces Victoires assises sur un grand globe ou debout sur un petit, mais qui auraient été combinées pour obtenir cette redondance du globe que les Romains évitaient soigneusement : pour eux, en effet, le globe ne pouvait être que céleste (voir 1 Epoque romaine).

La métaphore d’Isaïe autorise maintenant à ajouter au globe-siège, figure antique du Cosmos, le disque digital, figure biblique de la Terre, tout en échappant à l’autoréférence : ce qui me soutient est « comme » ce que je soutiens. Frisant le paradoxe sans y tomber, le globe-Monde devient une figure de l’incommensurable :

« Figurant aussi une image du monde, le globe tenu par le Christ déjoue l’idée d’échelle représentable de l’emprise du Christ sur la Création : il la tient dans sa main, il en fait son trône et il est contenu à l’intérieur ». ([8], p 239)


Une exclusion mutuelle (SCOOP !)

Evangeliaire de Weingarten HB II 40 fol 1v wurttembergisches landesbibliothek stuttgartEvangéliaire de Weingarten, vers 830, HB II 40 fol 1v, Württembergisches Landesbibliothek Stuttgart Bible de Moutier-Grandval. Londres-British Museum, Ms. Add. 10546, f 352vBible de Moutier-Grandval, vers 840, British Museum, Londres, Ms. Add. 10546, f 352 v

Cette apparition d’une nouvelle figure de la Terre explique sans doute pourquoi l’ancienne métaphore que l’on rencontrait encore dans les Majestas antérieures, celle de la Terre-tabouret (petit globe ou petit mont) a été éliminée au moment de l’apparition du disque digital.


codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca detail Munich, Bayerische Staatsbibliothek codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 2

Vers 870, le Codex de Saint Emmeran reflète encore cette exclusion mutuelle :

  • dans la Majestas de la reliure, sans disque digital, l’escabeau est présent ;
  • dans celle du corps du texte, avec disque digital, pas d’escabeau.

875 ca Bible de saint paul hors les murs fol 259v

C’est seulement dans la toute dernière Majestas de l’époque de Charles le Chauve, celle de la Bible de Saint Paul hors les murs, que cohabiteront enfin le tabouret (devenu rectangulaire) et le disque digital (voir 3b La Renaissance carolingienne ).



Chapitre suivant : 3 La nuance du monde purifié 

Références :
[1] Cette représentation est standard dans les sacramentaires entre 860 et la fin du XIIème siècle. Voir Rudolf SUNTRUP, « TE IGITUR-Initialen und Kanonbilder in mittelalterlichen. Sakramentarhandschriften », dans Text und Bild. Aspekte des Zusammenwirkens. 1980 https://www.mgh-bibliothek.de/dokumente/a/a147806.pdf
[2] Maurice Prou, « Deux dessins du XIIème siècle au trésor de l’église Saint Etienne d’Auxerre », https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k57300616/f185.item
[3] Hélène Toubert « Les fresques de la Trinité de Vendôme, un témoignage sur l’art de la réforme grégorienne » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1983 26-104 pp. 297-326 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1983_num_26_104_2240
[4] François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[5] Charles Cahier « Nouveaux mélanges d’archéologie, d’histoire et de littérature sur le Moyen Âge Ch. Cahier: Ivoires, miniatures, émaux, Volume 2 » 1874 , p 85 https://books.google.fr/books?id=HBmmVHeg8K8C&pg=PA85
[6] Walter W. S. Cook « The Earliest Painted Panels of Catalonia (II) », The Art Bulletin , Dec., 1923, Vol. 6, No. 2 (Dec., 1923), pp. 31-60 https://www.jstor.org/stable/3046454
[7] Sur ce manuscrit, voir Charlotte Denoël «Entre imitation et invention : un livre d’Évangiles de style tourangeau (Paris, BnF, ms. latin 269) » dans « Les manuscrits carolingiens. Actes du colloque de Paris, Bibliothèque nationale de France, le 4 mai 2007 », Brepols, 2010, p. 89-120. https://www.academia.edu/2525509/_Entre_imitation_et_invention_un_livre_d_%C3%89vangiles_de_style_tourangeau_Paris_BnF_ms_latin_269_Les_manuscrits_carolingiens_Actes_du_colloque_de_Paris_Biblioth%C3%A8que_nationale_de_France_le_4_mai_2007_Brepols_2010_p_89_120
[8] Anne-Orange Poilpré, Jean-Pierre Caillet « Maiestas Domini: une image de l’Eglise en Occident, Ve-IXe siècle » https://books.google.fr/books?id=S9XHd76lgloC&pg=PA230

 

1 Mandorle double dissymétrique

10 avril 2022

Cet article étudie le cas le plus fréquent de mandorles doubles : celui où les deux composante ont des formes ou des tailles différentes. Nous distinguerons trois catégories : la mandorle capsule, la mandorle siège-dossier, la mandorle cosmique. Puis nous tenterons d’appliquer ces distinctions dans un cas très énigmatique : celui des trois Majestas Dei de Montoire.

1 La mandorle capsule

La forme ovoïde

Utrecht Psalter Psaume 109 fol 64v schemaPsautier d’Utrecht, Psaume 109, fol 64v

Les plus anciens exemples d’un globe-siège circulaire à l’intérieur d’une enveloppe ovoïde se trouvent dans le Psautier d’Utrecht, dont on pense qu’il reproduit un modèle du 6ème siècle . Tandis que le globe-siège est solide, l’enveloppe externe est conçue comme une sorte de bulle extensible, qui confère à son contenu un caractère sacré : ici par exemple, la bulle enveloppe le Fils (auréole cruciforme) et le Père (auréole simple) , mais seul ce dernier est assis sur le globe qui illustre sa puissance cosmique (pour d’autres configurations, voir – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht).

L’enveloppe ovoïde n’a pas eu de grande postérité : on la trouve de manière isolée sur quelques ivoires votifs.


9-10th centyry ivory spain British Museum9-10ème siècle, Espagne, British Museum 1000 l’Evangeliaire de Notger, vers 1000, Liege, Grand Curtius, Departement d'Art religieux et d'Art mosan, Inv. 12-1Evangéliaire de Notger, vers 1000, Liège, Musée Grand Curtius

Dans l’ivoire espagnol, l’inscription « OB AMOR CS RADEGID FIERI ROGAVIT » donne sans doute le nom du donateur, mais on peut la lire de deux manières :

  • Pour l’amour du Christ, Radegid a commandé de faire (ceci).

ou bien, moins probablement ([1], p 62) :

  • Pour l’amour de Ste Radegonde, a commandé de faire … (nom du donateur inscrit sur le panneau manquant)

Dans l’ivoire mosan, l’évêque Notger, est figuré en dessous de la mandorle ovoïde, complétée ici par le globe terrestre pour des raisons que nous verrons plus loin.


sb-line

La forme en lentille

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 5r gallicaLe Christ imberbe adoré par les Anges, fol. 5r Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 6r gallicaLe Christ barbu adoré par la hiérarchie céleste, fol 6r

Sacramentaire de Charles le Chauve (ou de Metz), vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141, Gallica

Ces deux pages montrent l’évolution entre deux formules :

  • à gauche la mandole ovoïde archaïsante, type Utrecht ;
  • à droite l’innovation carolingienne qui en dérive : l’enveloppe externe devient une lentille (intersection de deux cercles) qui tangente le globe-siège.


Gazette_archeologique 1887 planche 20 gallicaDessins conservés à la cathédrale d’Auxerre, vers 1100, origine Tours
Gazette archéologique, 1887, planche 20, gallica

Une évolution fréquente est celle où le globe sort en avant de la mandorle lenticulaire, ce qui permet de donner plus d’ampleur à la figure du Seigneur.


sb-line

La formule mixte

1100 ca Autun, eglise Saint-Nicolas-les-Marchaux Phot. Rollier, JVers 1100, église Saint-Nicolas-les-Marchaux, Autun, Photo J.Rollier

On peut expliquer par la même économie de place cette formule mixte assez rare, où l’enveloppe externe se casse en haut en forme de lentille, tout en épousant en bas la forme du globe-siège.


1100 ca Vita et miracula s. Mauri Troyes, BM ms. 2273, fol. 43v IRHTVita et miracula s. Mauri, vers 1100, Troyes, BM ms. 2273, fol. 43v, IRHT

Dans cette formule très originale, l’enveloppe externe se prolonge jusqu’aux quatre médaillons des Evangélistes. Le fond bleu piqueté de rouge qui emplit le globe-siège signifie le ciel étoilé (avec trois planètes en forme de fleurs) , puisqu’il réapparaît derrière les animaux célestes, l’Ange et l’Aigle. Le fond rouge derrière le Lion et le Taureau signifie donc la Terre.


St Junien ,les Vieillards dans une double mandorleVieillards de l’Apocalypse, fresques de la nef, 1175-1200, Saint Junien (Limousin)

Cette formule mixte se retrouve dans cette fresque atypique, où les vieillards de l’Apocalypse se regroupent par couple, selon un principe de variété dans les couleurs, la physionomie (barbu ou pas) et les attributs (fiole, viole, ou les deux).



1175-1200 St Junien ,les Vieillards
Les vingt quatre vieillards se répartissent en deux rangées :

  • ceux d’en haut, au plus près de l’Agneau, , assis sur des cathèdres sous des arcades, sont probablement assimilés aux Apôtres ;
  • ceux d’en bas, assis sur des globes sous leur ogive, évoqueraient quant à eux les prophètes ([2], note 30) .

On voit que la mandorle joue ici un rôle non pas symbolique, mais purement décoratif : mi élément d’architecture à l’instar des arcades, mi motif d’une frise.


1100 ca Vieillard de l'apocalypse , conques METVieillard de l’Apocalypse
Email provenant de Conques, Vers 1100, MET

Le seul autre exemple comparable confirme le caractère essentiellement décoratif de la mandorle, ici circulaire : le vieillard, avec sa viole et sa fiole, est assis sur un globe qui cette fois l’intersecte.



En aparté : le dossier arrondi, un motif très ancien

586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v detail salomon davidLes rois Salomon et David
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v (détail) [2a]

Dans cet Evangile, un des plus anciens conservés, les pages des Canons sont illustrées de figures marginales, qui dialoguent de part et d’autre de la page : ici deux Rois réputés pour leur sagesse (l’auréole remplace la couronne), l’un tenant un globe, l’autre sa harpe.



586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v detail herode et massacre innocents
En bas de la même page, un Roi réputé pour sa violence, Hérode flanqué de deux gardes, regarde le Massacre des Innocents.


7eme s debut, Deir abou Hennis a Antinoe, fresque HerodeFresque d’Hérode
Début 7ème siècle, Deir abou Hennis, Antinoe [2c]

La formule a eu du succès à l’époque, puisqu’on la retrouve à l’identique sur cette fresque très dégradée. E. Baldwin Smith ([2b], p 58) pense que le dossier circulaire serait un grand bouclier tenu par les gardes, mais il est placé trop bas pour être posé sur le sol.


Couverture des Evangiles detail, debut 6eme Tresor de la Cathedrale Milan

Hérode et le Massacre des Innocents
Couverture des Evangiles (détail), début 6ème, Trésor de la Cathédrale, Milan

Le motif n’a rien de particulièrement oriental : il applique simplement à Hérode l’iconographie de Roma assise sur un bouclier (voir 1 Epoque romaine).


Moissac Jugement St Pierre

Le jugement de Saint Pierre par Hérode, vers 1000, Cloître de Moissac, chapiteau 42

L’idée du trône-bouclier d’Hérode, élément de majesté dévoyé, touvera un écho tardif dans ce chapiteau de Moissac.


Une composition très structurée (SCOOP !)

586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v schema
Je pense que ce dossier « grand comme le monde » symbolise la démesure d’Hérode, et fait contraste avec le trône du Roi sage, Salomon.

L’ensemble de la composition repose sur de telles oppositions (flèches rouges) :

  • l’enfant mis à mort sur l’ordre d’Hérode et l’Enfant Jésus sauvé ;
  • Jean-Baptiste mis à mort sur l’ordre d’Hérode.

Les flèches vertes sont des relations de paternité : David est le père de Salomon et l’ancêtre de Jésus.

Les flèches bleus sont de relations d’antériorité qui se lisent de droite à gauche, dans le sens de l’écriture syriaque.


586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4vQuatre moines offrant deux livres au Christ
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 14r

Cette autre image montre que le dossier n’a pas, dans le manuscrit, une valeur péjorative absolu : allongé selon l’axe vertical et coloré en bleu, il prend une valeur cosmique et constitue un élément de majesté. On notera le traversin rouge dont les pointes remontent sous le poids du Christ, détail réaliste qu’on retrouvera jusqu’à l’époque romane.



586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 14r christ entre les docteurs detail
La pointe droite du coussin, qui masque le moine de droite, pourrait sembler une erreur de dessin. En fait elle sert à nous faire comprendre que ce moine se trouve devant le dossier, mais sur le côté du trône, et que l’ensemble trône-dossier n’est pas posé sur le sol, mais en lévitation !




2 La mandorle globe-dossier

Bibl.76_Bl.10vStaatsbibliothekBambergCodex Aureus de Saint Emmeran, vers 870, Bayerische Staatsbibliothek, Munich

Par rapport aux autres mandorles lenticulaires carolingiennes, la Majestas Dei de Saint Emmeran présente un élément supplémentaire : un ovale peu visible (en jaune) qui n’englobe pas le Seigneur, mais constitue une sorte de dossier à l’arrière du globe-siège (en bleu). L’ensemble (globe-siège plus dossier) est inclus dans l’enveloppe lenticulaire, construite par intersection de deux cercles (en vert).


870 ca codex-aureus-de-saint-emmeran detail Munich, Bayerische Staatsbibliothek christ schemaPartie centrale de la reliure
Codex Aureus de Saint Emmeran, vers 870, Bayerische Staatsbibliothek, Munich

Le même codex porte, sur sa reliure, un autre type de schéma. Le petit globe du bas (coloré en rose) représente nécessairement la Terre mais les deux parties de la mandorle ne sont pas cosmiquement différenciées : les quatre étoiles représentant le firmament les entourent symétriquement. Par comparaison avec la Majestas Dei du corps du texte, on peut considérer que l’enveloppe externe (en vert) est constituée ici par le cadre rectangulaire. La partie supérieure de la mandorle (en jaune) serait donc une sorte de « dossier ».

Un coussin a été rajouté, de manière très étrange : si le Christ était assis dessus, le coussin devrait passer « devant » le globe siège : or il est coincé à l’arrière, entre le globe et le dossier, et n’a donc pas d’utilité pratique. Peut être l’artiste a-t-il pensé qu’il ne tiendrait pas sur la surface convexe du globe. Les rares autres artistes qui se frotteront à ce motif se débrouilleront pour escamoter le problème en plaçant le coussin exactement à la jonction des deux cercles. L’embarras que trahit la formule de Saint Emmeran tient au fait qu’il s’agit, probablement, du tout premier globe-siège à coussin.


850-75 Evangiles_de_Noailles BNF Lat 323 couverture gallica schemaEvangiles de Noailles, BNF Lat 323, Gallica

Cette autre reliure développe le même concept : les deux parties portent exactement le même motif décoratif (couronne végétale entre des billettes), mais la partie « dossier » s’hypertrophie pour attirer l’oeil sur les deux objets, le livre et les clés, que le Christ donne à Saint Paul et à Saint Pierre. Les deux anges font descendre le trône en le tenant par sa partie haute, mais rien ne suggère une différence de nature entre les deux parties du mobilier.


Evangiles_de_Noailles 850-75 BNF Lat 323 fol 13v gallicaEvangiles de Noailles, 850-75, BNF Lat 323 fol 13v Gallica 900 ca Evangiles The Hague, MMW, 10 B 7 fol 11vEvangiles, vers 900, La Haye MMW, 10 B 7 fol 11v

La Majestas Dei à l’intérieur du manuscrit reprend la même idée du globe à dossier, celui-ci revenu à une taille plus modeste. On peut également rattacher à ce modèle la Majestas plus fruste des Evangiles de La Haye : graphiquement, on voit bien que le « dossier » permet d’étoffer le globe, mais sans l’étouffer comme le ferait un ovale englobant.


vMajestas Dei, 900-1000, Vallée de la Meuse, Victoria and Albert Museum

Cette composition accentue la symétrie entre le siège et le dossier : même motif floral, mais le cercle du haut garde un diamètre légèrement supérieur.


Bibl.76_Bl.10vStaatsbibliothekBambergIsaias glossatus, vers 1000, Bamberg Staatsbibliothek, Msc Bibl.76 Bl 10v

Dans cette Vision d’Isaïe ottonienne, le globe à dossier devient baroque : il présente en bas une découpe circulaire (souvenir du globe terrestre) qui le fait reposer, par deux pointes, sur le toit incurvé du Temple. Un séraphin récupère avec une pince, près de l’autel, le charbon ardent qu’il apposera ensuite sur les lèvres d’Isaïe.



Bibl.76_Bl.10vStaatsbibliothekBamberg detailOn notera le caractère puissamment expressionnistes des nuages bleus et roses, et des éclairs dorés et argentés, qui tels des doigts griffus s’échappent des deux moitiés du trône.


1015 Frontispice du prologue de Jean Evangeliaire de Bernward de Hildesheim musee de la cathedrale de Hildesheim Hs 18 fol-174rFrontispice du prologue de Jean, Evangéliaire de Bernward de Hildesheim, 1015, musée de la cathédrale de Hildesheim, Hs 18 fol-174r

Cet autre exemple ottonien est particulièrement intéressant car il prouve le caractère purement décoratif du dossier. La composition, dont le caractère cosmique est annoncé par les personnifications à l’antique des éléments Eau et Terre, dispose en poupées russes les trois éléments habituels :

  • la Terre en tant que planète, représentée par le demi-cercle vert, orné de monts, sous les pieds du Seigneur ;
  • le cosmos délimité par les étoiles fixes, représenté par le globe-siège doré entouré d’un motif de points [3] ;
  • le Ciel du Ciel, représenté par le grand cercle à fond bleu englobant le trône et les deux séraphins.

Le dossier en amande n’est donc ici qu’un ornement de majesté, sans signification cosmique.

La division en deux registres permet de comparer :

  • la première apparition du Christ « in humilitate », dans son berceau, sous l’Etoile à huit branches de Bethléem (« Et le Verbe s’est fait chair », Jean 1,14);
  • son Retour à la fin des temps, « in maiestate et gloria », entre deux grandes étoiles [4]


1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 10r ApocalypseLe trône de Dieu (Apocalypse 4) Fol 10r
Liber floridus, 1150-75, Wolfenbüttel, Herzog August Bibliothek, Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2

Rédigé en 1120, le Liber Floridus, véritable encyclopédie médiévale qui s’intéresse à la géographie, à l’astronomie ou aux plantes, contient aussi un résumé en images de l’Apocalypse. Réalisé dans le Nord de la France ou dans les Flandres, ce manuscrit est remarquable par la précision de ses illustrations, pour les passages scientifiques aussi bien que pour la partie Apocalypse.

Cette page illustre très précisément le passage ci-dessous :

« Aussitôt je fus ravi en esprit; et voici qu’un trône était dressé dans le ciel, et sur ce trône quelqu’un était assis. … et ce trône était entouré d’un arc-en-ciel, d’une apparence semblable à l’émeraude… Du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres. «  Apocalypse 4, 2-5

L’artiste a recyclé la vieille formule du globe-siège pour traduire l’idée du « trône dressé dans le ciel », ce qui montre que sa signification cosmique était toujours bien comprise en pleine période romane. Le dossier en amande illustre quant à lui l’arc-en-ciel, et ses ondulations vertes l’émeraude. L’artiste a rajouté en haut la foudre et les vents.


1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 10v ApocalypseFol 10v 1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 11r ApocalypseFol 11r

L’adoration du Seigneur et de l’agneau, 

Sur le bifolium qui suit, les vingt quatre Vieillards sont identifiés à gauche à douze personnages de l’Ancien Testament, à droite aux douze apôtres.

Le folio de gauche cite ou paraphrase les passages suivants :

« les vingt-quatre vieillards se prosternent devant Celui qui est assis sur le trône, et adorent Celui qui vit aux siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le trône » Apocalypse 2,10

 » Salut à notre Dieu qui est assis sur le trône et à l’Agneau ! «  Apocalypse 7,10

Ainsi, en tournant la page, Dieu le Père barbu et tenant son livre s’est décomposé en ses deux autres aspects :

  • le Fils imberbe, dans la mandorle moderne ;
  • l’Agneau posant les pattes sur le livre, dans une mandorle complexe qui cumule indissociablement le cercle du Père et l’amande du Fils.


1100 ca Burnand, eglise Saint-Nizier, vue de l’absideChrist à la faucille
Vers 1100, Burnand, église Saint-Nizier

La superposition d’éléments gothiques rend difficilement lisible le substrat roman de cette fresque [5]. Le vestige d’une faucille près de la main gauche montre néanmoins qu’il s’agissait du Fils de l’Homme « assis sur la nuée » d’Apocalypse 14,14 : le globe-siège garde le souvenir de cette signification céleste, tandis que la forme générale de la mandole comporte les mêmes éléments apocalyptiques que celle du Liber Floridus de Wolfenbüttel.



3 La mandorle cosmique

900-999 Ottonnien MssCol 2557 New York Public LibraryManuscrit ottonien, vers 950, Abbaye de Corvey, MssCol 2557, New York Public Library

Le Christ en jeune homme, assis sur un globe, tient le rotulus aux sept sceaux de l’Apocalypse. Cette figuration, encore très carolingienne d’apparence, introduit une différenciation nouvelle entre les deux parties de la mandorle  :

  • la partie haute remplie d’étoiles cruciformes représente le Ciel ;
  • le globe inférieur rempli de fleurs représente la Terre.

Du coup l’arceau pour les pieds est purement décoratif, sans valeur symbolique : mis à part sa couleur dorée, c’est un arceau parmi les autres, qui représentent des collines.

Dans cet article, je réserve le terme « cosmique » aux mandorles doubles dans laquelle des détails explicites, comme ici, induisent une polarité haut-bas.


800-1000 ca Berlin StaatsmuseumMajestas Domini, 800-1000, Berlin Staatsmuseum

Dans cet ivoire très difficile à dater, la partie supérieure, légèrement en amande, présente un motif torsadé. Le siège en forme de couronne de laurier révèle une influence antiquisante, et le geste de bénédiction byzantin complète les autres formes circulaires.

La présence de fleurs, dans le cercle inférieur, de deux séraphins, du soleil et de la lune dans l’amande supérieure, introduit une opposition entre ce qui est ici-bas (les lauriers, les fleurs) et ce qui est là-haut (les anges, les deux luminaires).


900-920 Benedictine Abbey St. Jacques, Luttich Hessisches Landesmuseum DarmstadtPlaques de reliure d’un antiphonaire, montées ensuite en diptyque, provenant de l’abbaye bénédictine de Luttich, 900-920, Hessisches Landesmuseum Darmstadt

A titre de comparaison, le même globe-siège en couronne de laurier figure sur le plat avant de cette ancienne reliure, faisant écho à la couronne de laurier que Dieu donne à Saint Jean sur le plat arrière [6].
Les deux textes confirment ce fonctionnement en pendant, sur le thème de la puissance divine :

Tout pouvoir m’a été donné dans le ciel et sur la terre. Matthieu 28, 18.

Regardant de loin, j’ai vu venir la puissance de Dieu.

Répons du premier nocturne du premier dimanche de l(Avent)

DATA EST MIHI O(M)NIS POTESTAS IN COELO ET IN TERRA

ASPICIENS A LONGE ECCE VIDEO D(E)I POTENCIAM (venientem)



900-920 Benedictine Abbey St. Jacques, Luttich Hessisches Landesmuseum Darmstadt schema

La composition d’ensemble est très cohérente :

  • sur le plat avant, le globe-siège (en bleu) et le demi-cercle orné de deux monts (en vert) illustrent « dans le ciel et sur la terre » : c’est pourquoi l’artiste a évité de rajouter une mandorle supérieure, puisque la couronne de lauriers, ici, représente le ciel ;
  • sur le plat arrière, le couple ciel-terre est imagé d’un autre manière, par la couronne tenue par les anges, et par la Terre-Mère sous les pieds de Saint Jean.

Aux lettres alpha et omega font écho deux autres objets qui pendent : les manches des anges.


Majestas Domini VandAMajestas Domini, 900-1000, Victoria and Albert Museum

Cette Majestas domini présente une multiplicité très inhabituelle d’attributs : clés et sceptre dans la main droite (qui ne bénit pas), calice enflammé dans la main gauche, coussin posé sur le globe. Sans parler du disque terrestre, transformé par de multiples trous en une sorte de ruche. Liselotte Wehrhahn-Stauch [7] a retrouvé tous ces attributs dans des oeuvres de Rupert de Deutz, et daté l’ivoire de 1128, en raison de l’incendie de l’église de Deutz auquel ferait allusion le calice enflammé.


Majestas Domini VandA schemaMajestas Domini, 900-1000, Victoria and Albert Museum 1050 ca Liber aureus aus_Freckenhorst LWL_Museum_Kunst_und_Kultur--MunsterLiber aureus de Freckenhorst, vers 1050 , LWL Museum Kunst und Kultur, Münster

Dans cette Majestas très classique, le siège en arc se branche à l’intérieur de l’amande, les deux parties étant constitués du même motif tressé. La comparaison avec l’ivoire du Victoria and Albert Museum rend évidente une autre particularité notable, que Liselotte Wehrhahn-Stauch ne commente pas. La mandorle est clairement formée de deux parties constituées d’un matériau différent :

  • un ovale orné d’un motif rayonnant, tenu par la main de l’Ange et la griffe de l’Aigle ;
  • un cercle lisse, unifié avec celui de la terre-ruche, et flairé par les mufles du Taureau et du Lion.

Nous sommes donc bien ici encore en présence d’une mandorle de type cosmique, complétée en bas par le globe terrestre.

Majestas et Saint Grégoire, Niedersachsen, 1025-50, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. theol. lat. quart. 2Majestas et Saint Grégoire
Plats d’un sacramentaire, Niedersachsen, 1025-50, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. theol. lat. quart. 2

Cette mandorle, dont les deux cercles sont presque égaux et la décoration identique, est à la limite de la mandorle symétrique (voir 3 Mandorle double symétrique). C’est son fonctionnement en pendant avec l’autre ivoire qui permet de l’interpréter plutôt en terme cosmique.

Pour David Ganz [7a], la Majestas représente la vision que Grégoire à en tête alors que, inspiré par l’Esprit Saint, il rédige le texte du Sacramentaire, dont les deux ivoires constituent les plats. Les symétries de l’image vont nous permettre d’aller un peu plus loin.



Majestas et Saint Grégoire, Niedersachsen, 1025-50, Berlin, Staatsbibliothek, Ms. theol. lat. quart. 2 schema
Les moitiés supérieures se déduisent l’un de l’autre par imitation, mais avec une dégradation de niveau (flèches blanches)  : ce qui est divin côté Majestas – l’auréole crucifère, la main bénissante et le Livre de Vie (en jaune) devient simplement céleste côté Grégoire – l’auréole de sainteté, la main inspirée, le Sacramentaire (en bleu).

Les moitiés inférieures sont en revanche dans un rapport d’inversion : la partie céleste disparaît et la partie terrestre, qui était réduite à l’escabeau, prend toute la dimension du siège. D’une certaine manière, la « charnière » entre ces deux moitiés (en violet) mime le fonctionnement même des deux plats, l’une qui ouvre et l’autre qui ferme le livre.


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La fresque pré-romane de Ternand

800-900 Ternand crypte majestas800-900, Voûte de la crypte, église de Ternand

Cette fresque très détériorée, qui pourrait être la plus ancienne de France, présente une Majestas dans une mandorle en amande équipée d’un disque inférieur de taille inhabituellement petite pour un globe-siège (il passe nettement en dessous des genoux). Il contient un tabouret incliné, sur lequel le Christ pose ses pieds.



800-900 Ternand crypte majestas schema
Ce disque est complété par un demi-disque contenant un buste d’ange, au dessus de l’autel (en bleu). Côté Ouest lui fait pendant, au dessus de l’entrée de la crypte, un autre demi-disque contenant le buste de Marie, complétant de la même manière l’auréole (en jaune).

Cette symétrie sans équivalent va plus loin que la polarité Terre-Ciel de la mandorle cosmique :

  • l’Ange, entre le globe, l’autel et le prêtre, assure une transition du Haut vers le Bas, au moment de le Consécration ;
  • réciproquement, la Vierge, entre le fidèle, la porte et l’auréole, assure une transition dans l’autre sens, du Bas vers le Haut, par son intercession auprès de son Fils.



800-900 Ternand crypte vierge

La figure de la Vierge est très inhabituelle : elle tient de la main gauche une tige végétale, et de la main droit une forme en amande, qu’il est tentant de rapprocher de la mandorle centrale.

Par analogie avec d’autres figures postérieures (voir 7 Disques au féminin), on peut penser que la Vierge montre dans sa main gauche sa propre personne (la « tige » issue de la souche de Jessé), dans sa main droite son « fruit », Jésus-Christ.


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La fresque préromane de Saint Michel d’Aiguilhe

950-1000 Eglise_saint_michel_d'aiguilhe etat 181 Anatole DauvergneRelevé Anatole Dauvergne, 1851, Médiathèque de l’architecture et du patrimoine, Charenton-le-pont 950-1000 Eglise_saint_michel_d'aiguilhe schemaEtat actuel

950-1000, Eglise Saint Michel d’Aiguilhe (Le Puy en Velay)

Massacrées en 1821, les fresques de la voûte centrale ont été débadigeonnées en 1851. Le consensus actuel est qu’elles sont préromanes, sauf la figure de l’Ouest, Saint Michel combattant le Dragon, qui serait du XIIème siècIe. [8]



950-1000 Eglise_saint_michel_d'aiguilhe schemaStructurée par une série rigoureuse de cercles, la composition est divisée en deux grandes zones par un grand cercle (en jaune) :

  • à l’extérieur, les médaillons des Evangélistes (dans l’ordre de la Vulgate), deux anges en buste, et l’escabeau ;
  • à l’intérieur, les médaillons du Soleil et de la Lune, le trio des séraphins et de l’archange, le disque supérieur de la mandorle.

On peut interpréter :

  • le cercle jaune comme la frontière entre l’humain et le divin ;
  • le globe-siège (en bleu) comme le cosmos, dont une moitié contient la Terre et l’autre moitié forme le ciel ;
  • la mandorle haute (en vert) comme une gloire lumineuse entourant la partie divine du Seigneur.



950-1000 Eglise_saint_michel_d'aiguilhe etat 181 Anatole Dauvergne facade Est
Au dessus des deux fenêtres du mur oriental, cette gloire devait apparaître comme une troisième source de lumière, ni solaire ni lunaire, mais divine.


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La mandorle cosmique ottonienne

C’est dans l’art ottonien et mosan que la mandorle cosmique acquiert une signification explicite et rigoureuse.

1000 ca Evangeliaire de Santa Maria ad Martyres Coblence , Landeshauptarchiv , ms . 701-81 fol 22 1000 ca Evangeliaire de Santa Maria ad Martyres Coblence , Landeshauptarchiv , ms . 701-81 fol 22 schema

Evangéliaire de Santa Maria ad Martyres, vers 1000, Coblence , Landeshauptarchiv , ms . 701-81 fol 22

Cette Majestas est construite avec une grande précision géométrique :

  • la mandorle lenticulaire englobante (en jaune) est centrée sur le ventre du Seigneur (en blanc) ;
  • à l’intérieur, le globe céleste (en bleu clair) fait pendant à l’auréole divine (en bleu sombre) ;
  • le globe terrestre, bien identifié par des rochers et des plantes, fait saillie en avant.


1000 l’Evangeliaire de Notger, vers 1000, Liege, Grand Curtius, Departement d'Art religieux et d'Art mosan, Inv. 12-1Ivoire fixé au centre du premier plat de reliure de l’Evangéliaire de Notger, vers 1000, Liège, Grand Curtius, 

L’ivoire  au centre de cette reliure est la partie la plus ancienne. Elle montre l’évêque Notger agenouillé en position de supplication, comme le précise l’inscription :

Et moi Notger, accablé sous le poids du péché, me voici fléchissant le genou devant Toi qui d’un geste fais trembler l’univers

En ego Notherus peccati pondere pressus ad te flecto genu qui terres omnia nutu

L’auréole autour de sa tête signifierait que l’ivoire a été réalisé après sa mort.



Ivoire fxe au centre du premier plat de reliure de l’Evangeliaire de Notger, vers 1000, Liege, Grand Curtius, Departement d'Art religieux et d'Art mosan, Inv. 12-1 schema
Mais elle crée surtout une continuité graphique entre trois zones géométriques :

  • la mandorle ovoïde, lieu du Divin et du Livre de Vie (en jaune) ;
  • le globe du cosmos (en bleu) ;
  • le globe terrestre, avec l’Evangile qui permet d’accéder à la sainteté (en vert).


St Gereon et St Victor 1000 ca Schnutgen Museum KolnLe Christ bénissant St Géréon et St Victor, vers 1000, Schnütgen Museum Koln

On retrouve la même tripartition géométrique dans cet ivoire contemporain, tripartition qui s’étend aux personnages latéraux :
St Gereon et St Victor 1000 ca Schnutgen Museum Koln schema

  • au niveau divin (en jaune), les deux anges tenant la mandorle flanquent le Christ et son Livre ;
  • au niveau céleste (en bleu), les deux chefs de la légion thébaine, Saint Géréon et Saint Victor, sont touchés par le Seigneur et touchent ses pieds en retour ;
  • au niveau terrestre (en vert), les martyrs contemplent la scène : l’un d’entre eux tient l’Evangile, source de leur sainteté.

Wolfgang Christian Schneider [9] a bien vu le caractère insolite de la colonne centrale et l’interprète comme une allusion à la colonne qui, dans la Curie romaine, portait le globe sur lequel se dressait la statue de la Victoire : les martyrs groupés autour rappelleraient les sénateurs, leurs deux chefs les deux consuls, et l’image nous montrerait une sorte de « Curie céleste ».

Sans aller nécessairement jusque là, il est clair que la colonne joue un rôle-clé pour orienter la lecture : sans elle, on pourrait prendre l’image pour une vision du Seigneur en apesanteur (comme dans l’ivoire de Notger) ou pour une Descente vers la terre, motorisée par les deux anges. En solidarisant le sol et le globe-escabeau, la colonne nous fait comprendre que le Seigneur est présent en permanence au milieu de ses Saints : tout ce que nous voyons se passe après leur mort, dans le Ciel.


Codex_Caesareus Heinrich III und Agnes 1045 schemaL’Empereur Heinrich III et son épouse Agnès
Codex Caesareus Upsaliensis, 1045, réalisé à l’abbaye d’Echternach, Uppsala, Carolina Rediviva, Cod. C 93

Nous avons déjà commenté cette image (voir 4 Art ottonien et Beatus) où un extrait du Psaume 115, réparti entre la partie dossier et la partie siège, en donne la signification précise :

Le ciel du ciel revient au Seigneur ;
mais il a donné la Terre aux fils des hommes.
Psaume 115, 16

CAELUM CAELIS DOMINO
FILIIS HOMINUM TERRA(m) AUTE(m) DEDIT


COPIES

1000-10 Sakramentar aus Fulda (Msc. Lit. 1) Staatsbibliotek, BambergSacramentaire de Fulda, 975, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113r Niedersachsische Staats- und Universitätsbibliothek, Göttingen 975 Sakramentar aus Fulda Staats Universitatsbibliothek Gottingen, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113rSacramentaire de Fulda, 1000-10, Msc. Lit. 1, Staatsbibliotek, Bamberg

Dans ces deux sacramentaires, manière de rappeler la signification des deux parties de la mandorle, leur jonction coïncide avec la ligne qui sépare les anges des hommes : dans un cas la ligne d’horizon, dans l’autre le haut du mur.


1050 British museum ottonianIvoire ottonien, vers 1050, British museum

La différence des motifs ornementaux entre les parties haute et basse milite ici encore en faveur d’une mandorle cosmique. Les clés et le livre, posés dans des plateaux circulaires élevés à la même hauteur, suggèrent que cet ivoire atypique aurait pu être la partie centrale d’une « traditio clavis et legis », telle que celle-ci :

Abbatiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, Andlau (photo Jacques Mossot, Structurae)Le Christ donnant la clé à saint Pierre et la Loi à saint Paul.
Apres 1160, Abbatiale Saint-Pierre-et-Saint-Paul, Andlau


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Un programme ambitieux : les fresques de Notre dame la Grande

 

1100 ca Notre dame la Grande Poitiers favreauVers 1100, Notre Dame la Grande, Poitiers

Les fresques du choeur de Notre Dame la Grande ont fait l’objet de plusieurs études [10]. Leur très mauvais état actuel masque leur importance iconographique et l’influence qu’elles ont pu avoir, au moins régionalement, pour la diffusion du motif qui nous occupe. Car la grande mandorle double  du centre organise, comme nous allons le montrer, l’ensemble de la composition.


Trois Majestés successives

1100 ca Notre dame la Grande Poitiers favreau schema 1
Le programme se compose de trois Majestés, en reculant de l’abside (en bas du schéma) vers la croisée de transept (en haut) :

  • la Vierge à l’enfant évoque les origines du Christ (un des rares exemples d’une Vierge en Majesté, justifiée ici par le fait que l’édifice est dédié à Notre Dame) ;
  • la Majestas Dei (avec les symboles des évangélistes et les apôtres) montre sa glorification ;
  • l’Agneau en Majesté, entouré d’anges, rappelle son sacrifice.

Le fait que les apôtres soient assis sur des globes indique que toute la scène centrale se passe dans le ciel : il s’agit donc très précisément d’une Parousie, le retour sur Terre du Christ juste avant le Jugement dernier (voir 5 La mandorle double de Saint Génis des Fontaines)


Les figures du rond point

1100 ca Notre dame la Grande Poitiers favreau schema 2
La dernière étude en date, celle de Robert Favreau [11], a pris en compte les huit figures du rond point (situées entre les arcades et la voûte) et montré l’ambition du programme complet (les textes sont ceux inscrits sur les phylactères que tiennent les personnages) :

  • la Sedes Sapientiae est soutenue par deux rois réputés pour leur sagesse (en jaune) ;
  • la Majestas Dei est soutenue, comme dans les grandes compositions carolingiennes, par :
    • les quatre grand Prophètes qui ont annoncé le Christ (en bleu) ;
    • les quatre symboles des Evangélistes (en blanc)  ;
  • la Majestas Agni est soutenue par deux Sybilles, chacune tenant sa prophétie.


La mandorle cosmique (SCOOP !)

1100 ca Notre dame la Grande Poitiers favreau schema 3
Si l’on tient compte des médaillons du soleil et de la lune qui flanquent la partie haute de la mandorle, on constate que la bipartition terrestre/céleste fournit une clé de lecture supplémentaire (SCOOP !) :

  • au niveau de l’autel, l’Enfant Jésus, accompagné des deux grands rois, commence son parcours terrestre ;
  • au niveau du choeur, le Christ en gloire apparaît entre ciel et terre, tel que l’ont vu les Prophètes ;
  • juste avant le clocher, l’Agneau entouré d’anges couronne l’ensemble du haut du ciel, tel que l’ont pressenti les Sybilles.



Une énigme : les trois Majestés de Montoire (SCOOP !)

1100 ca Montoire chapelle-saint-gillesChapelle Saint Gilles, Montoire du Cher

Les trois absides de la chapelle Saint Gilles présentent trois Christ en Majesté, très abîmés aujourd’hui, mais que des relevés réalisés par Jorand en 1841 [12] et Breton en 1851 permettent d’étudier.

Les trois Christ ont été réalisés à des dates et avec deux techniques différentes, et ont donné lieu a des interprétations contradictoires [13].


Abside Est (début XIIème)

1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles est

La fresque la plus ancienne est celle de l’abside centrale. Trônant au dessus du Tétramorphe, le Christ imberbe élève de la main gauche le livre aux sept sceaux. Au dessus encore, sur l’intrados de l’arc triomphal, deux séraphins encadrent le médaillon de l’Agneau.


Montoire St Gilles Est Jorand Gazette_des_beaux-arts 1933 2 p 193Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193 1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles est aquarelle de JorandJorand, gallica

L’inscription de la bordure ovale avait malheureusement disparu avant les premiers relevés. L’aquarelle de Jorand montre que le contour de la partie circulaire se différenciait par des motifs végétaux.


1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles sud releve Breton 1851Relevé de Breton, 1851 (détail) Montoire St Gilles Est anges Jorand Gazette_des_beaux-arts 1933 2 p 193Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193

La signification cosmique n’est plus portée aujourd’hui que par le Tétramorphe (de gauche à droite, Aigle, Lion, Taureau et Ange) :

  •  les animaux célestes  à côté de la partie en amande, le « ciel du ciel » ;
  • les animaux terrestres à côté de la partie circulaire, le cosmos ;
  • le disque sous les pieds du Christ représentant comme d’habitude la Terre.

Quatre anges dansants, très originaux, viennent s’intercaler entre les Animaux :

  • ceux en vol soutiennent seulement la partie en amande de la mandorle ;
  • ceux qui posent les pieds au sol soutiennent les deux parties.


Absidiole Sud (fin XIIème)

1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles sud

Le Christ de l’absidiole Sud n’a plus d’attribut apocalyptique et ouvre ses bras de manière symétrique. Vu le geste des mains levées d’un personnage à gauche, on a supposé que le Christ pouvait donner des clés à Saint Pierre (traditio clavis) [14].


1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles sud aquarelle de Jorand Montoire St Gilles Sud Ange Jorand Gazette_des_beaux-arts 1933 2 p 193

Je pense pour ma part qu’il s’agit plutôt d’un Christ de douleur montrant aux hommes ses blessures (bien visibles sur le relevé de Jorand), et par là sa double nature.

L’ange latéral relie de ses bras les deux parties de la mandorle, décorées des mêmes motifs d’étoiles. Une enveloppe de vagues unifie les deux moitiés. Malgré la forme légèrement en amande de la partie supérieure, nous sommes donc plutôt en présence d’une mandorle en huit (voir 3 Mandorle double symétrique ), unifiant les deux natures contraires, la divine (l’auréole) et l’humaine (les plaies). A noter que la partie haute, englobant l’alpha et l’omega, unifie également le commencement et la fin des temps.


1100-20 Frescos_in_the_narthex_of_Saint-Philibert_Tournus

1100-20, Narthex de Saint-Philibert de Tournus

Le motif des anges reliant des deux bras les deux parties de la mandorle est très rare : cette fresque isolée du narthex de Tournus est interprétée habituellement comme une Ascension.

Le problème des anges  qui à Montoire effectuent ce même geste  est que :

  • dans l’absidiole Est, ils  ont les pieds au sol ;
  • dans l’absidiole Sud :
    • l’état de conservation de l’ange ne permet pas de confirmer qu’il est en vol,
    • le geste du Christ, les bras écartés vers le bas, n’est compatible ni avec une Ascension (bras écartés vers le haut, debout), ni avec une Parousie (bras écartés vers le haut, assis).


Absidiole Nord

1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles nord aquarelle de Jorand

Le dernier Christ est très semblable (plaies, alpha et omega), mais élève un peu plus les mains, d’où s’échappent douze filets rouges descendant vers les Apôtres : il s’agit donc de la Pentecôte.


Montoire St Gilles Nord Jorand Gazette_des_beaux-arts 1933 2 p 193Jorand, Gazette des beaux-arts,1933-2, p 193 1100 ca Montoire chapelle-saint-gilles nord aquarelle de JorandJorand, gallica

Pour l’abbé Plat [15], cette lecture serait contrariée par le fait que les apôtres sont représentés non pas sur Terre, mais à l’intérieur de la gloire divine. En fait, le relevé de Jorand montre bien que les nuages qui entourent la mandorle se poursuivent au-dessus de la tête des Apôtres.

La mandorle en amande, portée par deux anges, a donc ici sa signification habituelle de véhicule céleste, ici pour une descente du Christ.


Un précédent possible

Vezelay 1135-45 ancien portail central dessin de Viollet le Duc 1856Majestas, Ancien tympan du portail central (extérieur), dessin de Viollet le Duc, 1856 Vezelay 1120-1140 Narthex_Tympan_centralPentecôte, Tympan du portail central du narthex

Basilique de Vézelay, 1120-1140

A Vézelay, après être passé sous le tympan extérieur – une Majesté avec un Christ bénissant dans une mandorle double –  le fidèle découvrait sur le tympan intérieur une Pentecôte, avec un Christ aux mains ouvertes.

Il semble qu’à Montoire on ait profité des trois absides pour rajouter une troisième déclinaison : un Christ-Homme montrant ses blessures.

En synthèse, les trois Christs de Montoire illustrent non pas la Trinité, comme on le lit parfois, mais les trois symboliques différentes de la mandorle :

  • la mandorle cosmique du Christ de l’Apocalypse (abside est) ;
  • la mandorle en huit, unitaire, du Christ montrant ses plaies (absidiole sud);
  • la mandorle en amande du Christ descendant du ciel (absidiole nord)



Article suivant : 2 Cercles intersectés

Références :
[1] Ormonde M.Dalton, « Catalogue of the Ivory Carvings of The Christian Era… of the British Museum », 1909
https://gemology.se/gill-library/gemjewelry/Catalogue_of_the_Ivory_Carvings_of_The_Christian_Era_Ormonde_M_Dalton_1909.pdf
[2] Eric Sparhubert, « Les peintures romanes de la nef de la collégiale de Saint-Junien (Haute-Vienne) » Bulletin Monumental Année 2002 160-3 pp. 233-248 https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_2002_num_160_3_1127
[2a] Reproduction intégrale des Evangiles de Rabula : http://mss.bmlonline.it/?Collection=Plutei&search=Plut.1.56
[2b] E. Baldwin Smith Early Christian Iconography and a School of Ivory Carvers in Provence https://books.google.fr/books?id=xVWeCAAAQBAJ&pg=PT58#v=onepage&q&f=false
[2c] Raffaele D’Amato « A Sixth or Early Seventh Century Ad Iconography of Roman Military Equipment in Egypt: The Deir Abou Hennis Frescoes » dans « A Military History of the Mediterranean Sea: Aspects of War, Diplomacy, and Military Elites ».
[3] Jennifer P. Kingsley « To Touch the Image: Embodying Christ in the Bernward Gospels » Columbia University https://digital.kenyon.edu/perejournal/vol3/iss1/5/ p 153
[4] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003, p 193
[5] Juliette Rollier-Hanselmann, « Étude des peintures murales romanes dans les anciens territoires de Bourgogne : de Berzé-la-Ville à Rome et d’Auxerre à Compostelle », https://journals.openedition.org/insitu/10671?lang=en#tocto2n3
[6] Anton von Euw, « Karl der Grosse als Förderer des Kirchengesanges. Das gregorianische Antiphonar, seine Überlieferung in Wort und Bild » Jahrbuch der Berliner Museen 42. Bd. (2000), pp. 81-98 https://www.jstor.org/stable/4126055
[7] Liselotte Wehrhahn-Stauch « Eine ungewöhnliche Maiestas-Domini-Darstellung »
Zeitschrift für Kunstgeschichte 32. Bd., H. 1 (1969), pp. 1-28 https://www.jstor.org/stable/1481786
[7a] David Ganz, « Doppelbilder. Die innere Schau als Bildmontage im Frühmittelalter » dans Bilder, Räume, Betrachter : Festschrift für Wolfgang Kemp zum 60. Geburtstag, Berlin 2006 https://www.academia.edu/77463052/Doppelbilder_Die_innere_Schau_als_Bildmontage_im_Fr%C3%BChmittelalter?uc-g-sw=44355200
[8] X. Barral i Altet, « La chapelle Saint-Michel d’Aiguilhe au Puy », Congrès archéologique de France. 133e session 1975, Velay p 230 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32098953/f232.item
[9] Wolfgang Christian Schneider, « Christus Victor in der Roma Caelestis. Antike Siegesmotivik im ottonischen Kölner ‚Thebäer-Elfenbein » in: Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends, 2 Bde., Köln 1991; Bd. 1; S. 227-249.
[10] Paul Deschamps, « Les peintures du chœur de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers », Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres Année 1949 93-3 pp. 288-293 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1949_num_93_3_78436
Lise Hulnet-Dupuy « Les peintures murales romanes de Notre-Dame-la-Grande de Poitiers » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1999 42-165 pp. 3-38 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1999_num_42_165_2741
[11] Robert Favreau « Les peintures murales du rond-point à Notre-Dame-la-Grande de Poitiers : un programme iconographique et épigraphique très élaboré » Cahiers de civilisation médiévale 238, 2017 https://journals.openedition.org/ccm/1886
[12] Les aquarelles de Jorand, aujourd’hui perdues, sont reproduites dans La Martinière, « Les fresques de Saint Gilles de Montoire d’après les aquarelles de Jorand en 1841″, Gazette_des_beaux-arts 1933, 2eme semestre, p 193 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9773240k/f207.item
Les dessins de Jorand de 1846 proviennent de Gallica.
[13] Vu l’état de dégradation des fresques, une interprétation définitive est probablement hors de portée. Pour une présentation chronologique et une discussion des interprétations, voir JeanTaralon , « Montoire, chapelle Saint-Gilles », Congrès Archéologique, 1981.
[14] Ces « clés », qui ne figurent pas sur les relevés de Jorand, mais sur un autre exécuté en 1840 par Refoulé, sont très indistinctes et situées non pas dans, mais derrière la main droite du Christ. J.Taralon (p 269 et note 14) exprime toute sa perplexité quant à ce motif.

[15] Abbé Gabriel Plat, Montoire, « Congrès archéologique de France, Session tenue à Blois en 1925 » 1926 p 307 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k35695z/f313.item

2 Cercles intersectés

10 avril 2022

Avant de nous intéresser aux mandorles composées de cercles symétriques, il est bon de passer en revue les autres schémas à base de cercles que l’on peut rencontrer ici ou là.

Chapitre précédent : 1 Mandorle double dissymétrique

Cercles intersectés et astronomie

Commençons par les manuscrits astronomiques, héritiers du savoir de l’Antiquité, et utilisés au Moyen-Age essentiellement pour le comput (détermination de la date des fêtes mobiles).

Construction au compas du triangle équilatéral

800-25 Agrimensores Pal.lat.1564 fol 81vEuclide, Livre 1 proposition 1
Corpus agrimensorum, 800-25, Pal.lat.1564 fol 81v

Cette construction apparaît dès le livre I proposition I des Eléments d’Euclide. Même si les Eléments n’ont été traduits dans leur ensemble qu’au XIIème siècle, le premier livre a été transmis au travers d’un certain nombre de textes bien connus au haut-moyen âge (Géométrie de Boèce, Corpus agrimensorum [1]).

La grande richesse symbolique de la construction saute aux yeux :

  • médiation entre deux extrêmes ;
  • passage de la binarité à la trinité ;
  • lien entre deux figures parfaites : le cercle et le triangle équilatéral.


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Schéma de l’ordre des planètes internes

Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff p 56 Schema Eloignement planetes12ème s, tiré de Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff [2] , p 56
(les disques colorés ne figurent pas dans le schéma original)

Ce schéma a été rajouté au Moyen-Age dans plusieurs manuscrits d’auteurs antiques (Macrobe, Capella, Calcidius), qui n’en parlent pas dans leur texte ([2], p 58). La Terre est située au centre de l’entrecroisement des trois cercles (disque bleu). A la différence du schéma concentrique habituel, ce schéma décentré permet de concilier deux ordres pour l’éloignement des planètes :

  • l’ordre de Platon si on lit les trois cercles vers le haut (Terre, Soleil, Mars, Vénus) ;
  • l’ordre chaldéen si on les lit vers le bas (Terre, Vénus, Mars, Soleil).



1121 Liber Floridus Gand, Ms. 92 Rijksuniversiteit f 94r De Astrologia secundum BedamDe Astrologia secundum Bedam
1121, Liber Floridus Gand, Ms. 92 Rijksuniversiteit f 94r

L’idée des cercles non concentriques pour expliquer le mouvement des planètes internes (Vénus, Mars, Soleil) a conduit à ce schéma à trois cercles intersectés, popularisé à partir de 1121 par le Liber Floridus [3].

Ces schémas à trois cercles sont trop spécifiques, techniques et tardifs, pour avoir joué un rôle dans l’apparition de la mandorle en huit.


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Schéma de la durée inégale des saisons

Commentarius in Timaeum 10eme Berlin, SBPK Ms. Phill. 1833 fol 36v haut10ème s, Berlin, SBPK Ms. Phill. 1833 fol 36v Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff p 77 Schema de la durée inégale des saisons11ème s, Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff [2] , p 77

Calcidius, Commentarius in Timaeum

Ce schéma peut être de trois types, selon les manuscrits, et est souvent erroné.

Dans le type à deux cercles intersectés, comme ici, le schéma de droite est le plus exact : la Terre est au centre (point theta) du cercle zodiacal, divisé par le X en quatre saisons dans le sens inverse des aiguilles de la montre (le Printemps commence au point A, l’Eté au point B, etc…). Le soleil se déplace tout au long de l’année sur le cercle du haut, centré sur M, enchaînant quatre arcs de cercles de longueur différente : le Printemps (le plus long, 93,5 j), suivi par l’Eté (91,5 j), l’Automne (le plus court, 87,8 j), et enfin l’Hiver (89,8 j). Le texte de Calcidius ne parle pas du cercle inférieur, centré sur Z et qui semble n’avoir été rajouté que pour corriger visuellement un schéma trop dissymétrique : l’intersection des deux cercle ne joue donc ici aucun rôle. En comparant les deux dessins, on voit par ailleurs que le fait que les cercles soient tangents ou pas au cercle externe ne joue aucun rôle.

Ce schéma est trop variable et trop spécifique pour avoir donné l’idée de la mandorle à deux cercles : c’est peut être, au contraire, l’habitude de cette mandorle qui a poussé les copistes à rajouter le second cercle, totalement superflu.


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Schéma pour savoir le nombre des heures du jour et de la nuit

1340 ca Matfre Ermengaud, Breviari d'Amor Vienne, Osterreichische nationalbibliothek, cod. 2583 p 108
Matfre Ermengaud, Breviari d’Amor, vers 1340, Vienne, Osterreichische Nationalbibliothek, cod. 2583 p 108

  • Le cercle du bas montre les seize heures de la Nuit d’Hiver (de XVII à VIII) plus nombreuses que celles du Jour.
  • Le cercle du haut montre les seize heures du Jour d’Eté (de  VIII à XX) plus nombreuses que celles de la Nuit.
  • Le cercle central montre leur nombre égal aux équinoxes.


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Schéma de l’élévation ou de l’abaissement des étoiles

Guillaume de Conches, Dragmaticon, Cologny, Fondation Martin Bodmer Cod. Bodmer 188 fol 21r e-codicesGuillaume de Conches, Dragmaticon, Cologny, Fondation Martin Bodmer Cod. Bodmer 188 fol 21r, e-codices

Dans ce passage, Guillaume de Conches donne plusieurs explications au fait qu’une étoile puisse apparaître tantôt plus élevée, tantôt plus basse. L’un de ces raisons est la suivante :

Mais certains disent que cela tient à la qualité des cercles, car en certains lieux ils sont abaissés, en d’autres élevés. Et ces cercles s’abaissent tantôt droit, tantôt en oblique : ainsi donc lorsqu’ils s’élèvent ou s’abaissent tout droit, parce qu’on les voit toujours dans le même partie du signe zodiacal, on croit qu’ils sont fixes ; s’il le font obliquement, on dit qu’ils sont rétrogrades. Pour que cela apparaisse mieux, j’ai composé ces figures.

Sed qui dicunt hoc ex circulorum qualitate contingere, quia in quibusdam locis deprimuntur, in quibusdam exaltantur, & deprimantur circuli aliquando recte, aliquando oblique : dum igitur recto modo exaltantur uel deprimuntur, quia semper sub eadem parte figni uidentur, ftare creduntur: si uero obliquè, retrogradi dicuntur. quæ ut melius pateant, quasdam figuras componemu

Les figures ne sont pas très claires, mais donnent les quatre cas possibles : élévation ou abaissement, droit ou en oblique. Le fait que les cercles soient intersectés deux à deux n’est qu’une question d’esthétique, de sophistication gratuite et/ou d’économie de place.


Guillelmus (de Conchis.) Dialogus de substantiis physicis 1567 p 105Guillelmus (de Conchis), Dialogus de substantiis physicis, 1567, p 105

L’illustrateur de l’édition de 1567 s’est appliqué à bien distinguer les quatre cas, sans rendre les schémas beaucoup moins abscons.


Guillaume de Conches, Dragmaticon, Cologny, Fondation Martin Bodmer Cod. Bodmer 188 fol 21r e-codices schema
Je pense que l’idée était simplement que l’orbite de l’étoile peut se translater soit selon la droite qui joint la Terre à l’étoile, soit obliquement (flèches blanches) : ce qui produit effectivement un décalage apparent (en avant ou en arrière) par rapport au signe du zodiaque, au bout de la ligne de visée.


Explication de l’épicycle

Daniel of Morley Liber de naturis inferiorum et superiorum 1175 1225 BL Arundel 377 fol 101vDaniel of Morley, Liber de naturis inferiorum et superiorum, 1175-1225, BL Arundel 377 fol 101v Epicycle_et_deferentEpicycle et déférents

Le schéma de gauche montre deux cercles intersectés, celui du haut représentant l’épicycle et celui du bas le déférent. Il s’agit d’expliquer que lorsque la planète Saturne est « au dessous » de son déférent, sa trajectoire nous apparaît rétrograde (RETROGRADATIO). En dessinant les deux cercles de taille presque égale, et en plaçant les légendes au petit bonheur, le copiste a rendu le diagramme pratiquement incompréhensible [3a].


Le schéma platonicien de la Création du Monde

Nous allons nous arrêter sur un schéma particulier, qui apparait dans un manuscrit astronomique, mais possède une portée métaphysique.

La création du Monde selon le Timée de Platon (35b à 36c)

Platon et Nicomaque BOETHIUS DE INSTITUTIONE MUSICA 12eme MS CUL Ii 3.12 fol 61v Les quatre fondateurs de la Musique, DE INSTITUTIONE MUSICA, 12ème MS CUL Ii 3.12 fol 61v

Platon siège en bas à gauche sur un globe, en hommage à son récit, dans le Timée, de la création du Monde comme une sphère. C’est ce même récit, basé sur des divisions harmoniques de l’Essence, qui lui vaut de figurer parmi les pères de l’Art musical.

Au Moyen Age, le texte du Timée n’était accessible que par deux textes latins : une version tronquée de Cicéron, et un commentaire de Calcidius, sur lequel nous reviendrons.


Commençons par le texte original, dans la traduction de Victor Cousin.bPlaton explique d’abord comment le démiurge a créé le Corps du monde, sphérique, et l’a enveloppé d’une Ame qui lui confère un seul mouvement, celui de la rotation (33b à 34b). Il revient ensuite sur la manière de créer l’Ame du Monde : d’abord mélanger trois essences (le Divisible , l’Indivisible et l’Intermédiaire) puis diviser ce mélange, de manière harmonieuse, pour obtenir de nouvelles parties :

« …et quand il eut mêlé le divisible et l’indivisible avec la substance intermédiaire, et de ces trois choses formé un tout unique, il divisa ce tout en autant de parties qu’il était convenable, et chacune se trouva contenir du même, du divers et de la substance intermédiaire ». Timée, 35b [4]


Passons sur la manière d’effectuer cette partition, selon les intervalles harmoniques de la musique antique (voir [5], notes 333 a 335) et voyons directement ce qui se passe ensuite.

« Il coupa ensuite toute cette composition nouvelle en deux dans le sens de la longueur, plaça les deux portions de cette ligne sur le milieu l’une de l’autre, comme dans la lettre X, les courba en cercle, unit les deux extrémités de chacune entre elles et à celles de l’autre dans le point opposé à leur intersection, et leur imprima le mouvement du cercle, mouvement toujours le même et s’exécutant sur un même point. Il fit un de ces cercles extérieur et l’autre intérieur, appelant mouvement extérieur celui du même et intérieur celui du divers. Le mouvement du même, il l’inclina de côté, vers la droite, et le mouvement du divers il le dirigea suivant la diagonale, vers la gauche ; il donna la supériorité au mouvement du même et du semblable; car il le laissa seul indivisible; tandis que, divisant en six parties le mouvement intérieur, il fit sept cercles inégaux, avec des intervalles doubles et triples, trois de chaque espèce, et il assigna à ces cercles des mouvements contraires, dont trois de la même vitesse, les quatre autres inégaux en vitesse, tant entre eux qu’aux trois premiers, mais allant tous ensemble harmonieusement. » Timée, 36b-36d



Platon Timee 36b 36c schema
J’ai transcrit sur ce schéma les explications de V Cousin ([5] Notes 226, 227). On voit en haut à gauche les deux cercles joints comme dans la lettre X, et en bas la séparation du cercle intérieur en sept cercles, le cercle extérieur tournant dans l’autre sens. Le texte très dense de Platon ne fait en somme que décrire, en vision géocentrique, les mouvements du cosmos (schéma de droite) :

  • le cercle du l’équateur céleste (« cercle du Même ») fait tourner dans un mouvement uniforme les étoiles fixes,
  • le cercle de l’écliptique (« cercle du Divers ») entraîne les différentes planètes, chacune sur son cercle et avec sa propre vitesse.


Les schémas platoniciens de Calcidius

Calcidius a écrit sa traduction commentée du Timée au 4ème siècle, mais les plus anciens manuscrits conservés datent du 9ème siècle.

En commentant la partition de l’Ame du Monde selon des rapports numériques (Timée 35b) , Calcidius explique que cette forme de continuité numérique se construit d’une manière analogue à la continuité physique entre les Quatre Eléments, pour le Corps du Monde :

« Et de même que le corps du monde est rendu continu par l’insertion des éléments matériels de l’Air et de l’Eau entre la limite qui est le Feu et l’autre qui est la Terre, de même l’insertion des rapports numériques, tout comme celle des éléments de la matière, pourrait connecter les membres intelligibles de l’âme et il y aurait une certaine ressemblance entre l’âme et le corps. » ([6], p 276)


Commentarius in Timaeum 9eme Valenciennes, BM Ms. 293 fol 54r IRHTCommentarius in Timaeum,
9ème s, Valenciennes, BM Ms. 293 fol 54r, IRHT

Le schéma de droite explique la division en deux, pour former un X. Le schéma de gauche « explique » le résultat, après recollement des bouts : étrangement, on n’a plus deux cercles, mais trois. Le texte de Calcidius décrit ainsi les deux schémas ([6], p 276) :

« Ainsi, dit-il, Dieu a coupé cette série, qui n’est ni matière ni corps, comme si on divisait une ligne droite AB dans le sens de la longueur et si à partir des deux segments on faisait un chi, TA EZ, puis en l’incurvant seulement on faisait deux cercles qui l’un et l’autre se raboutent, HOKA et HMKN, et on les entourait d’un autre cercle extérieur, dont le mouvement ou la circonférence et la révolution est toujours le même et uniforme. c’est-à-dire l’aplanês. »

Hanc igitur seriem, non materiam neque corpus, secuit, inquit, deus, ut si quis AB rectam lineam in longum findat et de segminibus duobus chi faciat, IA EZ, id ipsum incurvet demum et duos innexos sibi invicem circulos faciat, HOKA et HMKN, hosque ipsos exteriore alio circulo cuius motus conversioque idem semper et uniformis sit circumliget, id est aplani.

L’intéressant est que le texte de Calcidius explique clairement le processus en trois dimensions qui sous-tend le texte de Platon : courber et recoller le xhi fait apparaître une sphère englobante ; mais le schéma en deux dimensions, avec ses trois cercles, dit autre chose.



Eva-Maria Engelen p 95Eva-Maria Engelen [7] lit le schéma de manière dynamique, et pense qu’il n’illustre pas directement le texte de Platon mais un autre récit de la création du Monde qui s’en inspire, un Hymne de Boèce, particulièrement difficile à traduire :

L’Âme, à la triple nature, qui meut toutes choses,
Tu la composes, médiane, par une liaison et la divises harmoniquement ;
Et elle, ainsi divisée, quand elle a rassemblé son mouvement en deux cercles,
Retourne à elle-même et se meut en cercle autour de l’Intellect au plus profond d’elle,
Et elle imprime au Ciel un mouvement circulaire à l’image du sien.

Boèce, Hymne au Dieu Créateur, vers 524, traduction Alain Lernould [7a]

Tu triplicis mediam naturae cuncta moventem
Conectens animan per consona membra resolvis ;
Quae cum secta duos motum glomeravit in orbes
In semet reditura meat mentemque profundam
Circuit et simili convertit imagine caelum

Je pense pour ma part que l’obscurité du schéma tient à ce qu’il veut exprimer simultanément trois idées platoniciennes, d’une manière encore plus condensée que Boèce :

  • l’idée de sphère englobante, construite en recourbant deux cercles qui, dans l’espace, s’intersectent en deux points ;
  • l’idée de continuité de l’âme, par le recoupement des deux cercles dans le même plan ;
  • l’idée de rotation par entraînement : les deux cercles intérieurs (deux planètes) tournent dans le même sens, entraînés par le cercle extérieur (l’aplanes, ou sphère des Fixes) qui tourne dans l’autre sens.


11eme Bibliotheca Vaticana Barb Lat 22 fol 27v11ème, Bibliotheca Vaticana, Barb Lat 22 fol 27v

Cette évolution du schéma, dans lequel les cercles coïncident presque, supprime l’idée de continuité et accentue l’effet de frottement.


La compilation d’Abbon de Fleury

Dès le 2ème siècle, Justin Martyr avait considéré que l’image du X dans le Timée préfigurait la Sainte Croix. La compilation d’Abbon de Fleury s’inscrit dans la lignée de l’appropriation de cette image par la pensée chrétienne.


Commentarius in Timaeum 10eme Berlin, SBPK Ms. Phill. 1833 fol 36vCommentarius in Timaeum 10eme Berlin, SBPK Ms. Phill. 1833 fol 36v.

Rédigée vers 950, elle nous est connue par ce manuscrit du début du 11ème siècle ([8], p 179 et ss). Abbon a rajouté des légendes aux deux schémas muets de Calcidius :

  • sur le premier, Una essentia (Essence unique) et Essentiae Sectio (division de l’Essence) ;
  • sur le second :

A partir d’une essence unique, deux cercles se sont noués l’un à l’autre

De una essentia innectuntur sibi duo circuli


L’origine de la mandorle en huit ?

Pour Kessler ([10], p 65), ce texte serait à l’origine de l’invention de la mandorle en huit, dont la signification serait donc l’Union des deux Essences, Divin et Humaine.

En fait, si ce texte est bien connu, c’est parce qu’il a été popularisé par Migne, qui dans sa patrologie, a inclus ces schémas en commentaire du « De natura rerum » de Bède (sans préciser leur provenance). Mais en fait, on ne le retrouve, à ma connaissance, dans aucun autre manuscrit de Calcidius : c’est donc une légende rajoutée au schéma de Calcidius par Abbon de Fleury au plus tôt vers 950, soit un bon siècle après l’apparition de la mandorle en huit.


Un schéma logique de la continuité

Abbon a recopié à l’identique le texte explicatif de Calcidius, en rajoutant au début quelques mots qui résument de manière lapidaire le développement de Platon sur la partition harmonique de l’Essence (avant sa division en deux) :

Les parties de l’Essence sont jumelles, ce que Platon appelle une série.

Essentiae geminae partes sunt, quam Plato vocat seriem

Le début de la phrase est emprunté à Boèce qui, au début de son « De Institutione arithmetica », distingue le Continu, qui a pour qualité la Magnitude, et le Discontinu, qui a pour qualité la Multitude [9]. Soit un couple de notions assez proche du Même et du Divers de Platon.

Le fait que Abbon ait vu dans les deux cercles intersectés de Calcidius moins une image cosmologique (l’équateur céleste et l’écliptique) qu’un schéma logique de la continuité de l’Essence entre deux extrêmes (« ce que Platon appelle une série ») est assez révélateur de l’influence platonicienne sur la pensée chrétienne :

  • intersectés, deux cercles pourront illustrer une médiation possible entre deux contraires (terrestre/céleste, humain/divin), voire même une Trinité ;
  • tangents, les deux mêmes cercles insisteront sur une binarité inconciliable, sauf en un point.


Le khi illustré

Il est très rare de trouver une représentation du globe céleste faisant référence au khi platonicien.

1000 ca Aratus Boulogne BM MS 0188 fol 20 IRHTVers 1000, Boulogne, BM MS 0188 fol 20, IRHT 1000-25 Aratus Bern. Burgerbibliothek, Cod. 88 fol 1v1000-25, Bern. Burgerbibliothek, Cod. 88 fol 1v (copie du manuscrit de Boulogne)

Phénomènes d’Aratus, traduction par Germanicus

Cette image illustre l’introduction :

Aratus a consacré ses chants à Jupiter, le grand Principe. Toi aussi, mon père, suprême auteur de mon existence, je t’en prie, consacre ce que je t’apporte, les prémices de mon savant travail.

Ab Jove principium magno deduxit Aratus carminis ; at nobis genitor tu maximus auctor. Te veneror, tibi sacra fero, doctique laboris primitias.

L’illustrateur a composé pour Jupiter une image très originale :

  • l’aigle porteur de foudre est emprunté au dessin de la constellation de l’Aigle, qui figure plus loin dans le manuscrit (à la position de la tête près) ;
  • le sceptre dans la main gauche traduit l’idée de Roi des Dieux ;
  • le globe céleste marqué du khi évoque à la fois le Démiurge platonicien et le cercle zodiacal (la suite immédiate du texte décrit la course du soleil parmi les signes).

Dans le manuscrit de Boulogne, l’illustrateur a repris pour la tête la figuration d’Hélios au sept rayons (voir 2 Le globe solaire ) ; et a eu l’idée, unique à ma connaissance, de leur associer les sept étoiles de la Couronne boréale, incluant ainsi cette image introductive parmi celles des constellations.

Le copiste de Berne a renoncé à cet enrichissement, un peu trop païen et un peu trop confus (Jupiter plus Hélios comme image du Dieu créateur).


Le schéma du papyrus d’Eudoxe

Il est plus probable que le schéma essaie maladroitement de superposer les trois possibilités exposées par le texte :Papyrus d’Eudoxe, 2ème s Av JC, Louvre

Le schéma du haut fait suite au passage suivant :

« La lune n’a pas de lumière propre, mais elle est éclairée, par le soleil. Si, en effet, la lune· avait une lumière propre, il faudrait que sa partie qui est en face du soleil fut obscure et le reste brillant. Or, tout au contraire, c’est sa partie en face du soleil qui est brillante et le reste est sombre. C’est précisément ce qui arrive pour la terre, qui n’a point de lumière propre. » [10a]

C’est ce qu’illustre le schéma, avec sa partie claire marquée Hélios et sa partie sombre marquée Séléné.

 Le schéma du bas fait suite au passage suivant :

« La lune est sphérique. Si, en effet, sa forme était celle d’un disque, elle serait tout entière illuminée par le soleil dès le premier jour; or, elle ne devient tout entière lumineuse qu’après quinze jours; donc la lune n’a point la forme d’un disque. — Si elle avait la forme d’un bassin dont la concavité fût tournée vers nous, ce ne serait point le côté du soleil qui serait le premier éclairé. Or, tout au contraire, c’est le côté du soleil qui est le premier éclairé et le reste est sombre, comme cela arrive aussi pour la terre, qui n’a point de lumière propre. » [10a]

 Kessler [10b]  croit y retrouver le schéma de Calcidius, mais rien dans le papyrus ne se réfère au Timée.



Papyrus d'Eudoxe 2eme s Av JC Louvre schema
Il est plus probable que le schéma essaie maladroitement de superposer les trois possibilités exposées par le texte :

  • 1) lune plate : s’éclaire en totalité ;
  • 2) lune concave : s’éclaire en premier du côté opposé au soleil ;
  • 3) lune convexe : s’éclaire en premier du côté du soleil.


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Autres schémas en huit

D’autres constructions en huit sont bien connues, mais aucune n’aurait pu servir de source à la mandorle en huit.

Le Grand Huit de Byrhtferth

v

Diagramme de Byrhtferth [11]
Comput de Ramsey , vers 1090, Oxford MS 17 fol 7v

Byrhtferth, moine de l’abbaye de Ramsey, avait été l’élève d’Abbon de Fleury et connaissait donc sans doute les cercles intersectés de Calcidius. Il n’en avait cependant pas besoin pour construire ce grand huit, qui combine ingénieusement :

  • le losange des quatre Eléments (et quaternités associées),
  • le cercle des douze mois et Signes du zodiaque.

La forme « en huit » n’apparaît que pour des raisons de mise en page, suite à l’étirement vertical du cercle et à son pincement horizontal.


L’analemme du soleil

Cadran solaire a analemme Eglise de LautenbachCadran solaire à analemme, Eglise de Lautenbach

Cette autre figure répartit elle-aussi les mois selon un tracé en huit, mais dans un ordre différent et pour une raison purement physique : elle montre les déviations mensuelles de l’ombre du soleil à midi. Cette figure aurait pu être connue au Moyen-Age, au moins expérimentalement : mais on n’en trouve aucune trace dans les textes


L’hippopèded’Eudoxe

hippopede animeHippopède d’Eudoxe hippopede anime2Famille d’Hippopèdes

mathcurve.com [12]

L’astronome grec Eudoxe avait raffiné le modèle de Platon en introduisant la figure de l’hippopède, de nom d’une entrave de cheval grecque qui avait cette forme en huit.

Pour expliquer le mouvement parfois rétrograde de chaque planète, Eudoxe avait imaginé qu’il résultait de la combinaison des mouvements de rotation uniformes de quatre sphères concentriques imbriquées.

La figure de gauche montre les deux sphères internes : la sphère noire est fixe, le cercle bleu, incliné, tourne d’Ouest en Est ; sur ce cercle, un point rouge tourne à la même vitesse dans l’autre sens. Le point rouge décrit sur la sphère, durant l’année, une courbe en huit.

La figure de droite montre comment passer du huit au chi : dommage que les théologiens ne l’aient pas connue !

Le système d’Eudoxe s’est transmis au travers de la Métaphysique d’Aristote, qui n’a été traduite en Occident qu’à partir du XIIème siècle : aucune chance donc que cette brillante construction ait pu motiver l’invention de la mandorle en huit.


Cercles intersectés et théologie

969 ca Gero Codex Darmstadt hessisches landesbibliothek MS 1948 fol 86r Maria pour PaquesInitiale M de Maria (ouvrant la fête de Pâques)
Gero Codex, vers 969, Darmstadt Hessisches Landesbibliothek MS 1948 fol 86r

Les compartiments du M hébergent d’une part deux Saintes Femmes, d’autre part l’Ange qui leur annonce la Résurrection du Christ. Sur la jambe centrale, le tombeau vide imite la forme des deux lettres A qui l’encadrent.


Psautier d’Odbert

999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, f. 108 IRHTPsautier d’Odbert, 999, Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, fol 108, IRHT

Tracée comme deux cercles sécants, l’initiale M permet de distinguer trois domaines :

  • à gauche les soldats venus arrêter Jésus,
  • à droite les Apôtres
  • dans la zone de recouvrement, le baiser de Judas à Jésus.


999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, f. 62 IRHTFol 62 999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, f. 149 IRHTFol 149

Psautier d’Odbert, 999, Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, fol 108, IRHT

Le copiste de ce manuscrit appréciait visiblement les possibilités décoratives des cercles intersectés, pour l’initiale M :

  • deux quadrupèdes avec une tête à oreille pointue ou à gros bec, selon le sens dans laquelle on la regarde ;
  • deux oiseaux au cou entrelacé.


vFol 153v

Le même schéma est repris verticalement pour l’initiale S, avec deux monstres entrelacés par le cou.


999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM, ms. 0020, f. 136 IRHTFol 136

Tracée cette fois comme deux cercles tangents, l’initiale M héberge deux lions unis par la tête.


Raban Maur, « De Universo »

1023 ca Raban Maur de Universo Monte Cassino MS 132 fol 13 schemaRaban Maur, « De Universo », vers 1023, Monte Cassino MS 132 fol 13

Contrairement à ce que propose Kessler ([13], p 131), ce schéma n’exploite pas la notion de mélange ou de terme médian que porte l’intersection des cercles. On reconnaît de gauche à droite le Fils, le Père et le Saint Esprit, mais le Père n’est pas représenté comme ce que les deux extrêmes ont en commun.



1023 ca Raban Maur de Universo Monte Cassino MS 132 fol 13 schema

Bien au contraire, son médaillon excède et surplombe l’intersection des deux autres Personnes : il est leur principe, pas leur résultat.


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Un cas particulier : le Vere Dignum en deux cercles

Vere Dignum 780-800 Sacramentaire de Gellone BNF Lat 12048 fol 58rVere Dignum,
Sacramentaire de Gellone, 780-800, BNF Lat 12048 fol 58r gallica

Dans ce sacramentaire apparaît pour la première fois ce symbole, la ligature des deux initiales V et D de l’invocation « Vere Dignum » sous forme de deux cercles intersectés. Le symbole, qui ouvre la Préface de la messe, apparaît à plusieurs reprises dans le manuscrit, avec des ornementations légèrement différentes, à titre d’abréviation remplaçant l’invocation complète.

Kessler ne manque pas de rapprocher cette ligature de la construction de Calcidius et voit dans cette intersection, marquée par une croix, la symbolique des deux natures :

« Leur forme même traduit le sens de la prière de la consécration, révélant dans le jeu de la lettre et du signe, c’est-à-dire dans la fusion du V, construit avec des êtres vivants et relié par une croix à un D abstrait, la fusion des natures charnelle et spirituelle. par la mort du Christ qu’affirment la Préface puis l’Eucharistie. » ([13], p 127)

Cette symbolique a bien existé, puisque Kessler produit un texte de Guillaume Durand (1230-96) qui la décrit explicitement :

« La lettre V, ouverte en haut et fermée en bas, symbolise l’humanité et la nature humaine du Christ, qui descend d’une lignée ancienne, et qui a pris naissance dans la Vierge mais qui est sans fin. Le D, qui enferme un cercle, est la figure de la divinité ou de la nature divine du Christ. Le dessin au milieu, fusionnant les deux parties, est la croix, à travers laquelle l’humanité et la divinité sont unies. Cette figure est placée au début de la Préface parce que, par le mystère de cette union, les deux hommes seront réconciliés avec les anges par la Passion du Seigneur, et l’humain sera uni au divin dans la louange du Sauveur. » ([13], p 128)

Cependant cette démonstration se base sur la différence de forme entre le V triangulaire et le D circulaire : il est donc pour le moins aventureux de l’appliquer au Sacramentaire de Gellone, antérieur de cinq siècles et où les deux lettres sont circulaires.


Missel de Rennes 12eme BNF Lat 9439 fol 7v

Missel de Rennes, 12eme, BNF Lat 9439 fol 7v Gallica

D’autant que cette miniature contemporaine du texte de Guillaume Durand, l’association se fait en sens inverse :

  • le V est associé au Christ en gloire, donc au Divin ;
  • le D à l’Agneau, autrement dit l’Humain.


vVere Dignum, fol 8 Vere Dignum 851 abbaye de St Amand Le MANS BM MS 77 fol 9v IRHTTe Igitur, fol 9v

Sacramentaire à l’usage du Mans, provenant de l’abbaye de St Amand, 851 , Le MANS BM MS 77 IRHT

Un demi-siècle après celui de Gellone, ce sacramentaire représente le Vere Dignum par une forme tendant à la symétrie complète. La « croix » qui apparaît au centre tient avant tout à l’intention calligraphique que le monogramme contienne toutes les lettres de VERE DIGNUM (la branche de gauche permet de former le G, la branche de droite le E).

Le symbolisme de la croix ne peut être ici qu’un effet collatéral, puisqu’à l’époque carolingienne, le Vere Dignum est clairement associé au Sanctus (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ), autrement dit à l’image du Seigneur victorieux.

L’image de la Croix est quant à elle portée de manière éclatante, deux pages plus loin, par le T du Te Igitur.


Omega (FINIS) 945 Moralia_in_Job Biblioteca national Madrid Cod 80 vue 512
Omega (FINIS), vue 512
945, Moralia in Job, Biblioteca national Madrid Cod 80

Pas plus que ce grand Omega à la dernière page des Moralia in Job, le double cercle du Sacramentaire de Gellone n’a selon moi à voir avec les cercles de Calcidius ni avec l’union des deux natures : il résulte avant tout d’un jeu calligraphique et du goût pour la symétrie qui caractérise les manuscrits du Haut Moyen Age.


1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 71 IRHTSacramentaire à l’usage de Saint-Martin de Tours, 1170-1180, Tours BM 193 fol 71 IRHT

Même dans cet exemple tardif, les deux cercles ne représentent pas l’union des deux natures, mais celle des Ecritures : le Christ y est très logiquement placé comme le point commun, à la fois temporellement et théologiquement, entre :

  • la Synagogue en position d’humilité, portant les Tables de la loi ;
  • l’Eglise en position d’honneur, avec une hostie et un ciboire.


Missale praemonstratense, 1175-1200, BNF Lat 833 fol 102v

Ici le même schéma sert encore un autre propos, le « passage de relai » entre les deux Saint Jean :

  • à gauche, Saint Jean Baptiste, le précurseur, annonce l’Agneau de Dieu (« ecce agnus dei »)
  • à droite, Saint Jean l’Evangéliste regarde vers l’arrière (« Au début était le Verbe« ) ;
  • au centre trône l’Agneau, qui est également le Verbe.

A noter que le schéma est ici une véritable « mandorle » au sens géométrique (ou vesica piscis), à savoir l’intersection de deux disques de même diamètre dont le centre de chacun se trouve sur la circonférence de l’autre.


Breviaire de Montieramey 1150-1200 BNF ms. Latin 796 fol 182r

La Pentecôte
Bréviaire de Montiéramey, 1150-1200, BNF ms. Latin 796 fol 182r

L’intersection des deux cercles retouve ici sa valeur première : celle d’une boutonnière dans le Ciel, ouverte par les deux anges, pour permettre à la colombe de l’Esprit Saint de descendre en piqué vers la Terre.


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En aparté :la vesica piscis

Cette figure est en fait très rare. L’exemple toujours cité est celui du portail royal de Chartres :

christ-vesica-at-chartres Bruce Lyons httpsbrucelyonsblg.wordpress.comChartres, Portail Royal, 1145-55, photo Bruce Lyons (https://brucelyonsblg.wordpress.com)


Conques 1100 ca cercles.PGConques, vers 1100

Le portail de Conques, par comparaison, et contrairement à ce qu’on lit souvent, n’est pas une vesica piscis » : l’intersection est nettement plus large.



Cercles trinitaires

Un mauvais et un bon exemple d’intersection de cercles pour figurer la Trinité

Une fausse piste dans la Bible de Moutier-Grandval (SCOOP !)

Initiale 1ere epitre Jean 840 ca Bible de Moutier-Grandval. BL Add MS 10546 fol 406rInitiale 1ère épître de Jean, fol 406r.
Bible de Moutier-Grandval, vers 840, BL Add MS 10546

Kessler ([10], p 67) fait de cette figure la première application théologique des cercles de Calcidius. Ils symboliseraient ici la Trinité, à cause de la Préface du Pseudo Saint Jérôme qui figure juste avant cette épître, dans laquelle Kessler relève les deux passages suivants :

...à l’endroit principal où se lit l’unité de la Trinité : la première Epître de Saint Jean […].

…illo praecipue loco ubi de unitate trinitatis in prima iohannis epistula positum legimus

et

« Nous voyons que l’Esprit Saint partage avec le Fils le même cercle d’unité et de substance , – provenant de ce qui est l’esprit de sagesse et de vérité ; et en remontant encore, nous voyons que le Fils n’est en aucune façon séparé du Père quant à la substance »

Eumdem circulum unitatis atque substantiae Spiritum Sanctum, secundum id quod sapientiae et ueritatis est Spiritus , uidemus habere cum Filio , et rursum Filium a Patris non discrepare substantia.

Pour Kessler, l’image mentale implicite serait celle d’une chaîne de cercles intersectés, à la Calcidius, passant du Père au Fils puis au Saint Esprit.


Joachim of Fiore Oxford Corpus Christi College MS 255A fol 7v

Diagramme IEUE (transcription latine du Tétragramme)
Liber figurarum, Joachim de Fiore, vers 1230, Oxford Corpus Christi College MS 255A fol 7

Ce diagramme existe bien, mais est postérieur de quatre siècles [14]. Il semble pour le moins périlleux de présumer qu’il se trouve en germe dans le texte du Pseudo Jérôme, qui développe simplement une suite de raisonnements transitifs, descendant du Père au Fils et au Saint Esprit, puis remontant. L’expression « circulum unitatis », « cercle d’unité », évoque d’ailleurs l’image d’un cercle englobant plutôt que celle d’une série de cercles intersectés.


840 ca Bible de Moutier-Grandval. Incipit Levitique BL Add MS 10546 fol 41rInitiale Lévitique, fol 41r 840 ca Bible de Moutier-Grandval. Incipit sde Epitre Paul BL Add MS 10546 fol 422rInitiale Deuxième Epître de St Paul, fol 422r

Bible de Moutier-Grandval, vers 840, BL Add MS 10546

Pour comprendre ce que l’initiale de 1ère épître de Saint Jean a de réellement spécifique, commençons par la comparer à deux autres initiales du manuscrit :

  • le V du Lévitique montre une autre main dans un cercle sur fond bleu : la main de Dieu sortant du ciel ;
  • le P de la Deuxième Epître de St Paul montre la même fioriture, purement décorative, d’un pampre s’enroulant en spirale autour de la lettre.


Initiale 1ere epitre Jean 840 ca Bible de Moutier-Grandval. BL Add MS 10546 fol 406rInitiale 1ère épître de Jean, vers 840, Bible de Moutier-Grandval, BL Add MS 10546 fol 406r. 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples detail main de DieuMain de Dieu sortant du Ciel et apportant une Couronne, 465–486, Baptistère de San Giovanni in Fonte, Naples

Ce que notre initiale Q a de vraiment spécifique, c’est que la main sortant du ciel tient une couronne, un motif paléochrétien bien connu qui signifie le couronnement des martyrs, ou des Elus. Il me semble que cette figure illustre tout simplement le deuxième verset de l’Epitre :

« nous vous annonçons la Vie éternelle, qui était dans la sein du Père et qui nous a été manifestée »

L’intersection des deux cercles, purement fortuite, n’a donc rien a voir ici avec la Trinité : la couronne de Dieu sortant du ciel traduit simplement « la Vie éternelle, qui était dans la sein du Père ».


1000-25 Munchen, Bayerische Staatsbibliothek Uta-Codex- BSB Clm 13601 fol 89v detail

Codex Uta, 1000-25, Münich, BSB Clm 13601 fol 89v (détail)

Unique à l’époque carolingienne, l’image de la main de Dieu tenant une couronne devient plus fréquente dans l’art ottonien. Ici Dieu tire Saint Jean par son auréole pour le hisser dans son Ciel, au dessus

  • du cercle des anges,
  • du cercle du firmament avec les étoiles et les deux luminaires,
  • du monde sublunaire où règnent la Mer et la Terre.


975-1000 Ottos III Aachener Liuthar-Evangeliar, fol. 16rOnction d’Otto III, fol. 16r (détail)
975-1000, évangéliaire de Liuthar, trésor de la cathédrale d’Aix-la-Chapelle

Dans la partie céleste de l’image, au dessus du linge tenu par les quatre Animaux, la main de Dieu vient donner son onction à la couronne impériale. L’ouverture circulaire dans le ciel s’est transformée en une auréole cruciforme, signifiant le pouvoir divin de l’Empereur ; en contrebas lui fait écho le globe impérial crucifère, emblème de son pouvoir terrestre.

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Une vraie Trinité : le bénédictionnaire de St Aethelwold (SCOOP !)

Deus Omnipotens (OMPS), fol 91r 963-984 Benedictional of St Aethelwold BL Add MS 49598 fol 70rTrinitas, fol 70r

Bénédictionnaire de St Aethelwold, 963-984, British Library Add MS 49598

La comparaison des deux pages permet de comprendre le vocabulaire graphique très précis de ce manuscrit :

  • le O doré extérieur représente l’initiale de Omnipotens, donc la toute Puissance de Dieu
  • l’image de droite comporte à l’intérieur de ce O de nouveaux tracés dorés : ce sont eux qui représentent la Trinité.


963-984 Benedictional of St Aethelwold BL Add MS 49598 fol 70r schema

Le centre du O de l’Omnipotence (en bleu) coïncide avec le centre de l’ovale, et avec le nombril du Père. Le siège est constitué de deux autres cercles, et la Trinité se lit dans les plis du nombril et des deux genoux (en jaune).


Cercles intersectés dans des Bestiaires anglais

De rares enlumineurs anglais ont exploité de manière récréative le schéma des cercles intersectés, pour expliciter certaines scènes animalières complexes.

La chasse au bonnacon

bonnacon-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-37Bestiaire de Worksop (Lincoln ou York), 1185, Morgan Library, MS M.81 fol 37r  bonnacon-1230-1240-BL-Harley-MS-4751-fol-11rBestiaire Harley, 1230-1240, BL Harley MS 4751 fol 11r

Le bonnacon, aux cornes inutiles, se défend des chasseurs en leur tournant le dos pour les asperger d’excréments. Très logiquement, le schéma exclut les cornes et inclut les excréments dans la partie commune entre les chasseurs et la proie.

Dans la seconde image, l’enlumineur a même rajouté un troisième cercle pour conférer aux excréments le statut d’acteur à part entière.


L’aspic

aspic-1200-10-England-Cambridge-University-Library-Ii.4.26-folio-48vBestiaire anglais, 1200-10, Cambridge University Library, Ii.4.26, folio 48v aspic-1230-1240-England-BL-Harley-MS-4751-fol-61rBestiaire Harley, 1230-1240, BL Harley MS 4751 fol 61r

Pour éviter d’entendre la voix de l’enchanteur, l’aspic presse une oreille contre le sol et se bouche l’autre avec la queue. Il existe deux iconographies courantes :

  • l’enchanteur assomme l’aspic avec un bâton,
  • il  chante, joue de la musique ou profère le sort.

Le schéma à deux cercles se traduit subtilement cette situation d’antagonisme :

  • dans le premier cas, la partie commune est ôtée, créant la brèche qui permet au bâton d’atteindre l’aspic, isolé dans sa sphère perceptuelle ;
  • dans le second cas, cette brèche contient l’autre outil du magicien, le parchemin magique sur lequel est écrit :

Tu marcheras sur l’aspic et le basilic, Psaume 91, verset 13

Super aspidem et basiliscum amb(ulabis)


Le faucon et les cailles

1230-1240-England-BL-Harley-MS-4751-fol-63r-faucon
Bestiaire Harley, 1230-1240, BL Harley MS 4751 fol 63r

Très inspiré par ce schéma, le copiste du Bestiaire Harley l’a utilisé pour traduire une autre situation d’antagonisme, entre les cailles et le faucon. Pendant leur migration les cailles choisissent le meneur du vol , l’ortygometra ou « mère des cailles », dans une autre espèce d’oiseau, car lorsqu’il atterrira, il sera la proie du faucon.

La communication entre les deux cercles se referme sous la queue de l’aigle, séparant les trois cailles qui volent dans le ciel (fond bleu) de leur chef sacrifié au sol (fond brun).


Le phénix

phenix-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-62v.Bestiaire de Worksop (Lincoln ou York), 1185, Morgan Library, MS M.81 fol 62v phenix-1300-10-Peterborough-Bestiary-England-Corpus-Christi-College-Parker-Library-MS-53-fol-200vBestiaire de Peterborough, Angleterre, 1300-10 , Corpus Christi College Parker Library, MS 53 fol 200v

Après avoir vécu cinq cent ans, le phénix rassemble des brindilles aromatiques pour se faire un bûcher, d’où il ressuscite avec une nouvelle jeunesse.

Le Bestiaire de Worksop utilise les deux cercles accolés pour montrer la continuité de l’histoire, mais aussi pour suggérer, de manière abstraite, la forme du bol dans lequel le phénix s’incinère.

L’illustrateur du Bestiaire de Peterborough a représenté ce bol, et choisi deux moments différents :

  • l’allumage du brasier par le soleil,
  • la résurrection, sous la forme d’un ver ailé qui sort des cendres et, en trois jours, va se transformer : la case de droite condense le début et la fin de cette évolution, en représentant simultanément le ver et le nouveau phénix.



Dans le silence des Beatus

« Et quand l’Agneau eut ouvert le septième sceau, il se fit dans le ciel un silence d’environ une demi-heure. » Apocalypse 8,1

Certains Beatus illustrent ce passage par le mot SILENTIUM (seul ou répété huit fois), par un mime (quatre anges le doigt sur les lèvres), par une image abstraite (douze fleurons disposées en tableau ou en croix), voire même par un rectangle vide [15].

Le Beatus de Lorvao – le seul Beatus portugais – a imaginé un schéma remarquable, composé de sept cercles identiques intersectés.

1189 Beatus de Lorvao National Archives Torre do Tombo, Lisbon fol 134rLe Silence, fol 134r
1189, Beatus de Lorvao, National Archives Torre do Tombo, Lisbonne

Le haut de la page porte en rouge la phrase à commenter (Apocalypse 8,1), et présente au centre un cadre transparent contenant sept cercles transparents [16], dans lesquels est décomposée en sept morceaux la phrase : « Il y a sept sceaux (Sep-tem-si-gi-ll-os-sunt) ». Le cercle central, renfermant le dernier mot « sunt » représente donc le septième sceau, ouvert en dernier.


1189 Beatus de Lorvao National Archives Torre do Tombo, Lisbon fol 134r schema
Ce schéma montre que le septième sceau (bord noir) est composé de six lentilles bleues, et six motifs jaunes. Chaque autre sceau (bord rouge) est composé de neuf lentilles bleues et quatre lentilles jaunes. Le calcul montre que la surface du septième sceau, ainsi amputé des six lentilles périhériques, est égale ( à trois pour cent près) à celle des autres sceaux.


1189 Beatus de Lorvao National Archives Torre do Tombo, Lisbon fol 134vFol 134v 1189 Beatus de Lorvao National Archives Torre do Tombo, Lisbon fol 135rFol 135r

La page suivante commence, en noir, par le commentaire de Beatus sur le Silence :

Il n’a vu qu’un moment de silence, parce qu’il allait avoir la même vision encore plus pleinement : dans ce septième signe, il n’avait pas vu tant qu’il allait en voir encore. Et pour que beaucoup de choses puissent être montrées plus ouvertement, le silence fut rompu… Maintenant, il va récapituler la Passion du Christ, en disant la même chose d’une autre manière

Eandem partem silentii vidit : quia eandem visionem adhuc plus plenius visurus erat quod in hoc septimo signo non videt tantum, quantum a7dhuc futurus erat videre. Et ut apertius multa ostenderentur, interruptum est silentium… Nunc vero recapitulat a christi passione. eadem aliter dicturus [17].


Le second schéma abstrait en bas à droite – un cadre carré rempli de dix flèches, évoque les éclairs tombant sur la terre, cités juste à côté dans le texte en rouge :

« Puis l’ange prit l’encensoir, le remplit du feu de l’autel, et le jeta sur la terre; et il y eut des voix, des tonnerres, des éclairs, et la terre trembla.  Et les sept anges qui avaient les sept trompettes se préparèrent à en sonner ». Apocalypse 8, 5-6

L’image pleine page de droite montre ce qui se passe au ciel, où les sept anges à trompette récapitulent, selon Beatus, les annonces aux Sept églises qui ouvrent l’Apocalypse. Ainsi l’épisode du Silence est compris comme une césure majeure du texte, entre le premier et le second récit.


945-ca-Beatus-Morgan-MS-M.644-fol.-133rFol 133r 945-ca-Beatus-Morgan-MS-M.644-fol.-133v.Fol. 133v

Vers 945, Beatus Morgan MS M.644

Pour comparaison, dans ce Beatus plus ancien, la césure tombe elle-aussi sur une page recto : le Silence est figuré par les douze fleurons décorant les lettres S I L E N T I U M E S T. Les flèches des éclairs sont figurées au registre inférieur de la page verso.



A l’issue de ce panorama, il apparaît que presque tous les schémas d’intersection de cercles sont présentés à l’horizontale, grande différence avec la mandorle en huit à laquelle est consacrée, enfin, le chapitre suivant : 3 Mandorle double symétrique

Références :
[2] Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff, « Planetary Diagrams for Roman Astronomy in Medieval Europe, Ca. 800-1500 » https://www.jstor.org/stable/20020363
[3] Le schéma est expliqué dans S. Draxler and M.E. Lippitsch « Astronomy in the medieval Liber Floridus » November 2016 Mediterranean Archaeology and Archaeometry 16(4), p 425 https://www.researchgate.net/publication/307575554_Astronomy_in_the_medieval_Liber_Floridus
[3a] John Emery Murdoch « Album of Science, Antiquity and the Middle Ages », p 144
[7] Eva-Maria Engelen, « Zeit, Zahl und Bild: Studien zur Verbindung von Philosophie und Wissenschaft », p 95
[7a] Alain Lernould « Boèce. Consolation de Philosophie III, metrum 9″ https://www.academia.edu/15076637/Bo%C3%A8ce_Consolation_de_Philosophie_III_metrum_9
[8] Bruce S Eastwood, « Calcidius’s commentary on Plato’s Timaeus in latin astronomy of the ninth to eleventh century »,dans « Demonstration and Imagination: Essays in the History of Science and Philosophy Presented to John D. North » https://books.google.fr/books?id=80jr9QAwtWMC&pg=PA181&lpg=PA181&dq=Calcidius+De+una+essentia&source=bl&ots=Z67KNaUCpO&sig=ACfU3U0fwCBY3ip1PyKgtW0XVv35ar_Jug&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjR4cDuu4v1AhVPx4UKHXZQA2AQ6AF6BAgfEAM#v=onepage&q=Calcidius%20De%20una%20essentia&f=false
[9] Michel Masi, « Boethian Number Theory: A Translation of the De Institutione Arithmetica », p 72 https://books.google.fr/books?id=StVUEsGK2RkC&pg=PA71&hl=fr&source=gbs_toc_r&cad=4#v=onepage&q&f=false
[10] H.L.Kessler, « Medietas / mediator in the geometry of Incarnation » dans « Image and Incarnation: The Early Modern Doctrine of the Pictorial Image » Walter Melion, Lee Palmer Wandel, 2015 https://ia800901.us.archive.org/14/items/Intersections-InterdisciplinaryStudiesInEarlyModernCulture/INTE%20039%20Melion,%20Palmer%20Wandel%20%5BEds.%5D%20-%20Image%20and%20Incarnation_The%20Early%20Modern%20Doctrine%20of%20the%20Pictorial%20Image.pdf
[10a] Traduction Tannery : http://remacle.org/bloodwolf/erudits/leptine/didascalie.htm
Texte et schémas en grec: De Letronne « Les papyrus grecs du Musée du Louvre et de la Bibliothèque impériale » p 62 https://books.google.fr/books?id=7wuISQAACAAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=falseTraduction en latin : Friedrich Blass « Eudoxi Ars astronomica qualis in charta aegyptiaca superest denuo », 1887 https://archive.org/details/eudoxiarsastron00blasgoog/page/n23/mode/2up
[10b] Kessler « Images of Christ and communication with God » dans « Comunicare e significare nell’alto medioevo – Spoleto (2005) p. 1099-1136
[13] H. L. Kessler, « Dynamic signs and spiritual designs ». dans Jeffrey Hamburger; Brigitte M. Bedos-Rezak. Sign and Design. Script as Image in Cross-Cultural Perspective (300–1600 CE) 2016
[14] Pour une explication, voir Gábor AMBRUS Diagrammatic Design and the Doctrine of the Trinity in Joachim of Fiore Ephemerides Theologicae Lovanienses 90/4 (2014) 617-641 p 635 et ss https://www.academia.edu/28371221/Diagrammatic_Design_and_the_Doctrine_of_the_Trinity_in_Joachim_of_Fiore
[15] Pour des reproductions, voir Francisco Prado-Vilar « Silentium: Cosmic Silence as an Image in the Middle Ages and Modernity / Silentium: El silencio cósmico como imagen en la Edad Media y la Modernidad », 2013, Revista de poética medieval https://www.academia.edu/5271149/Silentium_Cosmic_Silence_as_an_Image_in_the_Middle_Ages_and_Modernity_Silentium_El_silencio_c%C3%B3smico_como_imagen_en_la_Edad_Media_y_la_Modernidad
[16] Vincent Debiais, Le silence dans l’Art, 2019, p 37 et sss https://shs.hal.science/halshs-04311803/file/Debiais_watermark.pdf
[17] Obras completas y complementarias de Beato de Liébana. II: Documentos de su entorno histórico y literario, Volume 2 p 154 https://books.google.fr/books?id=uTnZAAAAMAAJ&pg=PA154

3 Mandorle double symétrique

10 avril 2022

Il existe sur ce sujet deux grandes études : le défrichage du thème par Cook en 1923 [0] et la solution définitive par Hans Bernhard Meyer en 1961 [1]. On trouve également quelque éléments dans l’ouvrage intermédiaires de van der Meer en 1938 [2].

Le sujet est obscurci, encore de nos jours, par le fait d’appeler « mandorle en huit » aussi bien les mandorles doubles dissymétriques (voir 1 Mandorle double dissymétrique ), et les mandorles à deux cercles égaux, qui ont une origine et une signification totalement différentes. C’est à ce second type de mandorle, les véritables « mandorles en huit », que cet article est consacré.

Article précédent : 2 Cercles intersectés

A La mandorle en huit : deux ancêtres putatifs

La toute première mandorle siège-dossier (SCOOP !)

Trierer_Apokalypse_fol_14v 800-50Le Trône de Dieu et les vingt quatre vieillards, fol 14v trierer_Apokalypse_fol_15vMajestas domini, fol 15v

Apocalypse de Trèves, 800-25, Staatsbibliothek Trier Cod 31

L’image de gauche est souvent citée comme l’origine de la mandorle en huit des Majestas Dei, mais un examen plus approfondi s’impose. Jean (à droite) est monté par une porte dans le ciel à travers la rejoindre la Voix qui l’inspirait, maintenant assise à la droite de Dieu : à l’auréole cruciforme, on comprend qu’il s’agissait du Fils. Le Père lui-même trône sur un globe surmonté d’une gloire circulaire. Dans toutes les autres images du manuscrit où un globe-siège apparaît (voir 3b La Renaissance carolingienne), il est occupé par le Fils.

Dans l’image de droite comme dans l’ensemble du manuscrit, le globe-siège est une convention pour représenter le trône de l’Apocalypse. La « mandorle en huit », qui n’apparaît qu’au folio 14v, répond à une nécessité particulière : différentier le Père et le Fils dans la seule image où ils apparaissent tous les deux. L’illustrateur a donc rajouté derrière le globe du Père un dossier de Majesté, qui compense son auréole simple.

Il faut donc abandonner l’idée que cette figuration, souvent citée comme la toute première « mandorle en huit », ait quelque chose à voir avec le chiffre huit et sa symétrie. Il s’agit bien en revanche de la toute première mandorle siège-dossier, dont les deux composantes évolueront bientôt vers des tailles différentes.


Une mandorle cosmique décalée (SCOOP !)

820 ca Psautier de Stuttgart Psaume Psaume 110,1 fol 127v Wurttembergische Landesbibliothek. Stuttgartfol 127v, Psaume 109
Psautier de Stuttgart, vers 820, Wurttembergische Landesbibliothek. Stuttgart

Cette autre image fait elle-aussi partie des ancêtres putatifs de la mandorle en huit. Le Fils, gratté probablement lors de la Réforme, était à l’origine l’image en miroir du Père, mis à part des « ennemis » qui figuraient sous ses pieds. Pour chaque personne, les deux globes, siège et dossier, ont la même taille mais se distinguent par la couleur.

L’escabeau n’a pas ici signification habituelle d’évoquer la Terre, selon la métaphore d’ Isaïe (« escabeau de ses pieds »), mais « les ennemis de Dieu », selon la métaphore du Psaume 109 :

Utrecht Psalter Psaume 109 fol 64v schemaPSAUME 109 fol 64v, Psautier d’Utrecht

La Binité du Psautier de Stuttgart est donc très comparable à celle du Psautier d’Utrecht, mis à part l’absence de la grande mandorle englobante.

Le fait que l’escabeau n’ait pas de signification terrestre dans le contexte du Psaume 109 permet de reculer d’un cran par rapport à la symbolique paléochrétienne : le globe bleu du cosmos monte en position dossier, tandis que globe-siège se colorie en vert pour représenter la Terre.


Une chronologie des mandorles doubles (SCOOP !)

Mandorles typologieLe type le plus ancien (sans doute du 6ème siècle), transmis par le psautier d’Utrecht, est celui d’une mandorle ovoïde enveloppant le globe-siège (en vert) : cette formule disparaît presque complètement au neuvième siècle, remplacée par des formules innovantes.

La première nouveauté est celle du globe à dossier, introduit dans l’Apocalypse de Trèves pour une raison graphique très particulière, mais qui ne se développe vraiment qu’à partir du Codex Aureus de Saint Emmeran.

La deuxième nouveauté est d’attribuer au dossier une valeur cosmique qui complète celle du globe siège (en bleu) :

  • dans le prototype du Psautier de Stuttgart, le globe-siège signifie la terre et le globe-dossier le ciel ;
  • dans la mandorle cosmique ottonienne (voir 1 Mandorle double dissymétrique), le globe-escabeau signifie la terre, le globe-siège le ciel, et le dossier (qui parfois redevient englobant) le ciel du ciel.

La troisième nouveauté est encore un enrichissement (en jaune) : elle consiste à rajouter, autour d’une mandorle siège-dossier, un halo en forme de huit. C’est ce qui fait l’objet de cet article.



B La toute première mandorle en huit

845 Comparaison Premiere Bible et Saint Paul

Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF Latin 1 fol 329v Bible de Saint Paul Hors les Murs, 870-75 fol 117v (détail)

La première véritable mandorle à deux cercles égaux apparaît dans la Première Bible de Charles le Chauve. On la retrouve une seconde fois dans la dernière grand Bible carolingienne, celle de Saint Paul hors les Murs. Dans toutes les autres Majestas carolingiennes, la mandorle est en amande.

Il y a bien sûr un goût pour la géométrie dans cette jonction de deux cercles égaux, mais il est impossible de leur donner une signification cosmique : dans l’image de gauche, au centre de la page, on pourrait y voir une forme mixte faisant communiquer le haut et le bas (le ciel et la terre), mais dans l’image de droite elle est englobée uniquement dans le registre supérieur, celui du ciel.

Cook ([3], p 48) et Van der Meer ([2], p 329) expliquent ces mandorles en huit par une raison d’encombrement spatial. L’étranglement de l’amande habituelle permet de caser à l’intérieur de la figure englobante (losange ou cercle)  :

  • le Lion et l’Ange, pour la Première Bible :
  • l’Aigle et l’Ange (les deux « Animaux » volants), pour la Bible de Saint Paul Hors les Murs.

Meyer ([1], p 85) remarque avec raison que la présence du globe-siège dément l’idée selon laquelle la mandorle en huit serait simplement une symétrisation de la formule siège/dossier.

La source textuelle de la mandorle en huit

C’est à Meyer qu’il revient d’avoir montré, dans un article malheureusement méconnu, que cette nouvelle formule ne se réduit pas à une trouvaille graphique : elle répond aussi à une intention théologique, celle d’améliorer la représentation de la Vision de Dieu, en creusant un des grands textes visionnaires, celui d’Ezéchiel.

Le verset 1,26 justifie le globe-siège :

« Au-dessus du ciel qui était sur leurs têtes, il y avait quelque chose de semblable à une pierre de saphir, en forme de trône; et sur cette forme de trône apparaissait comme une figure d’homme placé dessus en haut« .

Les versets suivants (1,27-28) expliquent les deux cercles, au dessus et en dessous de la taille de l’Homme :

« Et Je vis comme de l’airain poli, comme du feu, au dedans duquel était cet homme, et qui rayonnait tout autour; depuis la forme de ses reins jusqu’en haut, et depuis la forme de ses reins jusqu’en bas, je vis comme du feu, et comme une lumière éclatante, dont il était environné.
Tel l’aspect de l’arc qui est dans la nue en un jour de pluie, ainsi était l’aspect de cette lumière éclatante, qui l’entourait: c’était une image de la gloire de l’Éternel. A cette vue, je tombai sur ma face, et j’entendis la voix de quelqu’un qui parlait. »

Le verset 27 autorise une autre traduction, si on coupe le texte latin en deux parties symétriques :

Et je vis comme de l’électrum, et comme ayant l’aspect du feu dans son intérieur, circulairement et au dessus de ses reins,
et au dessous de ses reins je vis comme du feu, brillant circulairement.

et vidi quasi speciem electri velut aspectum ignis intrinsecus eius per circuitum a lumbis eius et desuper
et a lumbis eius usque deorsum vidi quasi speciem ignis splendentis in circuitu

Cette seconde traduction, tout aussi légitime que la première, présente le halo comme composé de deux cercles en dessous et en dessous des reins.


Les innovations théologiques

Meyer remarque avec justesse que la Bible la plus récente, celle de Saint Paul hors les Murs, comporte deux Majestas bien différenciées (voir 3b La Renaissance carolingienne). Celle avec la mandorle en amande sert d‘introduction aux Evangiles, tandis que celle avec la mandorle en huit sert de frontispice à Isaïe : comme si cette forme innovante s’était désormais imposée comme partie intégrante du répertoire de la Vision de Dieu.


875 ca Bible de saint paul hors les murs fol 117v detail

Meyer note également que le cercle qui englobe la mandorle en huit a en haut une forme en arc en ciel, référence directe à Ezéchiel 1,28.

Meyer fait l’hypothèse que l’invention de la mandorle en huit par le scriptorium de Tours allait de pair avec le renouveau de l’étude des grands textes visionnaires, dont témoignent notamment les commentaires de Raban Maur.

Cette hypothèse est d’autant plus probable que nous savons maintenant que la Première Bible de Charles le Chauve ne contient pas une seule innovation graphique impulsée par l’étude en profondeur des textes, mais deux :



850-75 Dialectique et rhetorique d'Albinus Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices schema 1Dieu dans sa sagesse 
Dialectique et rhétorique d’Alcuin (Albinus Flaccus), 850-75, Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices

Il est tentant de voir dans cette illustration très géométrique d’un traité d’Alcuin (voir 8 Autres significations ) un hommage aux deux grandes innovations graphiques de l’Ecole qu’il a fondée.


Dissymétrie entre les deux cercles

La traduction améliorée d’Ezéchiel 1,27 suggère une dissymétrie entre les cercles, que vont exploiter plusieurs théologiens. Pour Grégoire le Grand, une première interprétation est que le cercle du haut représente le monde avant le Christ, celui du bas le monde d’après :

« Pourquoi est-ce alors que dans l’aspect de l’homme qui apparaît au Prophète, depuis les reins et vers le haut le feu brûle circulairement vers l’intérieur, et depuis les reins vers le bas, le feu brille non pas à l’intérieur, mais tout autour ? Sinon parce qu’avant l’incarnation du Fils unique, notre Sauveur, seuls ceux de Judée avaient le feu de Son amour, et après l’Incarnation le feu brillait tout autour parce que dans le monde entier la splendeur du Saint-Esprit se déversait. » St Grégoire le Grand, Sur Ezéchiel, livre 1, homélie 8

Un peu plus loin dans le même texte, Grégoire le Grand propose une seconde interprétation, en opposant un feu interne destiné aux célestes et un feu rayonnant destiné aux hommes :

« Pour nous en effet il resplendit en dessous des reins, de ce même feu qui, au dessus des reins et à l’intérieur, brûle dans le ciel, puisque les célestes y contemplent son esprit dans sa divinité, et sont embrasés du feu de son amour. Nous en revanche, qui aimons cela depuis notre humanité assumée, et donc en position corruptible dans cette vie, nous avons au dehors la splendeur de ce feu. Et donc est sur le trône cet unique qui, ayant au dessus des reins un feu intérieur, parmi les anges, et sous les reins un feu rayonnant, parmi les hommes : dans tout ce pourquoi il est aimé par les anges, pour tout ce par quoi il est désiré par les hommes, unique est celui qui brûle dans le coeur de ceux qui l’aiment ».
St Grégoire le Grand, Sur Ezéchiel, livre 1, homélie 8


Raban Maur, élève d’Alcuin à Tours, était ensuite devenu conseiller politique de l’empereur Lothaire Ier. A peu près à la période de la Première Bible de Charles le Chauve, il écrit un commentaire sur Ezéchiel, qui recopie les interprétations de Saint Grégoire et en ajoute une nouvelle, tirée de Saint Jérôme [4], qui explique les deux cercles en terme de pureté/corruption :

« A dessous des reins, le feu brillait circulairement pour faire voir que ce qui est au-dessus des reins, là où se trouvent la pensée et la raison, n’a pas besoin de feu ou de flamme, mais d’un métal très précieux et très pur. Et ce qui est au dessous des reins, là où sont le coït, la procréation, les aiguillons des vices, a besoin d’être purgé par les flammes, pour que une fois purgé, il ressemble à cet arc, vulgairement nommé iris, qui se forme dans les nuages les jours de pluie. » Raban Maur, Commentaire sur Ezéchiel [5]

En revanche, il n’interprète pas les deux cercles selon l’opposition humain/divin. Bien au contraire, seul le cercle du haut lui apparaît comme le symbole de l’alliage des deux natures :

« Pourquoi, pour l’homme trônant de la vision, cet aspect d’électrum, sinon parce que dans l’électrum, considéré supérieur depuis longtemps, l’or et l’argent sont mêlés, afin qu’une chose unique advienne de deux métaux ?… Dans notre Rédempteur aussi, les deux natures, à savoir la divine et l’humaine, sont unies par elles-mêmes de façon indistincte et inséparable, afin que, pour l’humanité, la clarté du divin puisse être tempérée pour nos yeux ; et que, pour le divin, la nature humaine soit clarifiée, et qu’exaltée, elle lance des éclairs vers cela même qui l’a créée » [5]

En synthèse, voici les interprétations des cercles haut et bas dont on pouvait disposer à l’époque de la Première Bible de Charles le Chauve (les dénominations sont celles de Meyer) :

  • sotériologique (Grégoire le Grand) :
    • monde de l’Ancien Testament / monde du Nouveau Testament
    • feu pour les célestes / feu pour les humains ;
  • anthropologique (Raban Maur) : pureté / corruption ;
  • christologique (Raban Maur, mais seulement pour le cercle du haut) : humain/divin

Or les deux mandorles en huit carolingiennes sont totalement symétriques, de même que la plupart de celles qui suivront. Il est en fait très rare, comme nous allons le voir, de trouver des mandorles en huit pouvant illustrer l’une ou l’autre de ces interprétations. Si l’idée des deux cercles égaux est passée dans le domaine graphique, celle qu’ils soient composés de matériaux différents a été très rarement illustrée.



C Le Huit en Espagne

975 Beatus-de-gerone-975-Folio-2r.-Cristo_en_majestad schema cerclesChrist en Majesté
Beatus de Gérone, 975, fol 2r

Cette image est un des exemples connus de l’influence, avec un siècle de retard, des schémas carolingiens au delà des Pyrénées. L’artiste a intégré à sa composition deux « nouveautés » :

  • le globe digital, marqué « mundus » pour faciliter la compréhension ;
  • la mandorle en huit (en jaune), agréablement complétée par quatre autres cercles intersectés (en blanc), probablement évocateurs des quatre roues d’Ezéchiel.

C’est probablement à cause de cette profusion de cercles que l’artiste a remplacé par un trône le globe-siège. Dans une autre Majestas, celle du Codex Vigilianus, l’artiste fera un choix différent, conservant le globe-siège et le disque digital, mais utilisant un losange comme mandorle englobante (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ).

Cette grande machinerie laisse pendre comme un hameçon une sirène piteuse, et écrase deux anges déchus et nus. En haut, deux anges vêtus appellent à venir adorer le Seigneur.


1030-1060 Bible de Roda BNF Latin 6-3, vue 92 gallicaVision d’Ezéchiel
Bible de Roda, 1030-1060, BNF Latin 6-3, vue 92

Autre indubitable influence carolingienne dans cette utilisation de la mandorle en huit dans une vision d’Ezéchiel : et preuve a posteriori que les copistes espagnols comprenaient parfaitement son sens de double halo.


930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Eglise 4 Thyatire Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 68rJean et la Quatrième église (Thyatire), fol 68r
Beatus de San Millan de la Cogolla, vers 930, Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33

Ce Beatus présente lui-aussi une composition en huit, mais dans un contexte complètement différent : il s’agit d’illustrer le dialogue entre Jean et l’Ange de l’église de Thyatire, en soulignant le rotulus de l’un et le livre de l’autre. La manière dont les deux anneaux aux entrelacs complexes se referment par deux palmettes nouées, à la manière d’une sorte de fibule, montre bien le caractère essentiellement décoratif, et non symbolique, de cette invention.


930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Eglise 2 Smyrne Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 58vJean et la Deuxième église (Smyrne), fol 58v 930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Eglise 3 Pergame Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 63vJean et la Troisième église (Pergame), fol 63v

Elle se place dans une sorte de surenchère graphique où l’artiste expérimente différentes manières de placer les deux protagonistes : sous une seule arcade, sous deux arcs outrepassés, puis dans les deux cercles d’un huit.


930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Eglise 7 Laodicee Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 83vJean et la Septième église (Laodicée), fol 83v

La série se conclut par un grand portail à arc outrepassé : on peut se demander si la familiarité avec cette forme architecturale typiquement hispanique n’a pas joué dans l’adoption plus fréquente qu’ailleurs de la mandorle en huit.


930 ca Beatus de San Millan de la Cogolla Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33 fol 185vLe tabernacle ouvert et les anges aux sept coupes (Apocalypse 15,5)
Beatus de San Millan de la Cogolla, vers 930, Madrid, Real Academia de la Historia, Cod. 33
fol 185v
1047 Explication animaux livre 3 Beato de Fernando I y dona Sancha de Leon Madrid, Biblioteca Nacional, Ms Vit.14.2, fol 117vLe Tétramorphe, livre 3
1047, Beatus de Fernando I y dona Sancha de Leon, Madrid, Biblioteca Nacional, Ms Vit.14.2, fol 117v

Deux mises en valeur du Sacré par un arc outrepassé : à gauche le Tabernacle ouvert, à droite Dieu trônant.


945 Moralia_in_Job Biblioteca national Madrid Cod 80 fol 2r945, Moralia in Job, Biblioteca national Madrid Cod 80 fol 2r

Le portail outrepassé se « referme » en une mandorle en huit.


De la porte à la mandorle en huit (SCOOP !)

Beatus d'Osma, 1086 ca Archivo de la Catedral, Cod. 1 Jean et l'Ange de SardesJean et l’Ange de l’église de Sardes
Beatus d’Osma, 1086, Archivo de la Catedral, Cod. 1

Comme dans le Beatus de San Millan de la Cogolla, le copiste place les rencontres successives de Jean avec les sept anges devant différentes architectures, dont l’une est en forme de huit : les deux parties verticales montrent qu’il faut bien comprendre les deux cercles comme deux arcs outrepassés qui se raboutent, l’un normal et l’autre inversé.


Beatus d'Osma, 1086 ca, Archivo de la Catedral, Cod. 1 la destruction de BabyloneLa destruction de Babylone

Il pourrait s’agit d’un simple jeu graphique de cet illustrateur, très amateur d’éléments architecturaux.


Beatus d'Osma, 1086 ca, Archivo de la Catedral, Cod. 1 La vision des vingt quatre vieillardsLa vision de Jean Beatus d'Osma, 1086 ca, Archivo de la Catedral, Cod. 1 L'adoration des vingt quatre vieillardsL’Adoration des Vieillards

Cependant, la comparaison de ces deux Majestés consécutives montre que le copiste attribuait bien un sens symbolique à son invention : tandis que toutes les mandorles du manuscrit [6] sont soit en losange, soir circulaires, celle de gauche est la seule à prendre la forme de double-arcade, illustrant littéralement :

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel« , Apocalypse 4,1

Tout se passe comme si la mandorle en huit avait été, au départ, une importation du halo d’Ezéchiel carolingien (Beatus de Gérone), à laquelle on aurait donné localement, de part l’omniprésence des arcs outrepassés, la signification supplémentaire de « portail surnaturel », la moitié haute s’ ouvrant comme sur terre, et la partie inversée s’ouvrant vers le ciel.



D Le Huit, figure de majesté

Les manuscrits du groupe de Landevennec

Peu après l’apparition de la mandorle en huit, on retrouve de tels contours dans une série de manuscrits bretons, mais pour d’autres personnages que le Christ. Le caractère rustique de ces production, bien loin de la théologie raffinée du scriptorium de Tours, laisse penser qu’il s’agit là d’une simple coïncidence : l’art insulaire repose sur des constructions géométriques simples, et la forme en huit, tracée en deux coups de compas, ajoute à peu de frais de la majesté à la figure.


Frontispice de l’évangile de Matthieu, fol 7v 850-900 Groupe de Landevennec Fronticipice Jean Bern, Burgerbibliothek Cod. 85 fol 118vFrontispice de l’évangile de Jean, fol 118v

850-900, Bern, Burgerbibliothek Cod. 85 (e-codices)

Les quatre Evangélistes sont représentés dans un contour en huit. Mis à part Matthieu avec sa tête humaine, ils ont tous un tête animale très librement interprétée : Jean a plutôt une tête de mouette que d’aigle.


880-900 Groupe de Landevennec Preface de Marc Boulogne BM MS 008 fol 42 IRHTFrontispice de la préface de Marc, fol 42 880-900 Groupe de Landevennec Preface de Luc Boulogne BM MS 008 fol 62v IRHTFrontispice de la préface de Luc, fol 62v

880-900, Boulogne, BM MS 008 , IRHT

Dans cet autre Evangéliaire, seul Luc (dont la tête ressemble très vaguement à un taureau) présente le contour en huit, probablement parce que c’est le seul à bénéficier d’une pleine page (les trois autres sont intégrés dans le corps du texte).

Marc a une tête chevaline, peut être dû au fait que l’animal se dit « march » en breton, ou bien à la rareté des lions à proximité de Landevennec.


908-09 Groupe de Landevennec Evangeliaire de St Gildas de Rhuys Troyes BM 960 fol 1 IRHTCrucifixion, fol 1 908-09 Groupe de Landevennec Evangeliaire de St Gildas de Rhuys Jean Troyes BM 960 fol 108v IRHTFrontispice de Jean, fol 108v

Evangéliaire de St Gildas de Rhuys, 908-09, Troyes BM 960, IRHT

Cet Evangéliaire est le seul du groupe à appliquer le contour en huit à l’image d’introduction, qui est ici une Crucifixion et non une Majestas Dei. Les deux lobes latéraux du contour ont été rajoutés pour caser les extrémités de la croix, puis propagés aux quatre pages des Evangélistes. Ce contour a été maintenu aussi bien pour les images pleine page (Marc et Luc) que pour la vignette de Jean, mise à l’horizontale pour économiser le parchemin.


1075-1100 Chronicon majus Fontanellense S. Wulfran, archeveque de Sens abbaye saint Wandrille Le Havre BM MS 332 fol 62 IRHTS. Wulfran, archevêque de Sens
1075-1100, Chronicon majus Fontanellense, abbaye saint Wandrille, Le Havre BM MS 332 fol 62, IRHT
Cook fig 42Saint Evêque, 12ème s, tiré de Walter S. Cook fig 42 [3]

Mis à part les manuscrits isolés du groupe de Landévennec, le huit de majesté est très rare, sans doute pour ne pas rivaliser avec la figure divine.

Dans le cas de Saint Wulfran, il semble s’intégrer dans l’architecture mais il est en fait plaqué par dessus. L’église a été rajoutée pour illustrer le texte, qui explique que l’abbaye de Saint Wandrille « contient le corps sacré de Saint Wulfran ».



E La mandorle double dans le scriptorium de Cologne

Autour de l’an mille, plusieurs miniatures ottoniennes réalisées par le scriptorium de Cologne montrent un goût marqué pour les figures à base de cercles, dont la mandorle en huit. Anton von Euw [7] explique cette mode par l’influence des schémas astronomiques, en particulier les deux cercles intersectés de Calcidius, dont un manuscrit datant de cette époque est présent dans la bibliothèque de la cathédrale.

Dans son article, von Euw décrit d’un part les différents schémas de Calcidius, d’autre part les différentes Majestas de l’école de Cologne, sans que la mise en relation des deux n’aille au delà de ressemblances assez superficielles.

Résultats d’une évolution complexe, ces miniatures méritent d’être analysées du point de vue de leur logique interne, indépendamment de leur hypothétique arrière-plan platonicien. Leur datation étant très approximative, j’ai retenu ci-dessous celle proposée par von Euw.

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La formule Evangéliaire

995-96 Evangeliar UB Giessen, Hs 660 fol 1v schema 1

Reliure du codex de Saint Emmeran, vers 870, Münich BSB Clm 14000 Evangéliaire, 995-96, UniversitätsBibliothek Giessen, Hs 660 fol 1v

Cette première comparaison (à égalité de hauteur pour le Christ) montre comment, un bon siècle après, les illustrateurs de l’école de Cologne reprennent et améliorent le modèle carolingien le plus courant, celui des Evangéliaires :

  • le globe de la Terre (en vert) est définitivement remplacé par le tabouret d’Isaïe, selon la formule terminale apparue vers 870-875 dans la Bible de Saint Paul Hors les Murs ;
  • le globe-siège (en bleu clair) ne bouge pas ;
  • le dossier (en jaune) tend à se symétriser avec le globe, en descendant vers lui et en diminuant de taille ;
  • de ce fait l’auréole (en bleu sombre) se dégage est devient un quatrième élément à part entière.

A noter aussi l’ajout du IHC XPC (Jésus Christ) et de la mandorle englobante en lentille, deux signes de l’influence byzantine qui marque l’art ottonien.


Le coussin résiduel (SCOOP !)

995-96 Evangeliar UB Giessen, Hs 660 fol 1v schema 2
Nous avions déjà remarqué que dans le codex de Saint Emmeran, le coussin ne servait à rien. A Cologne, le problème de connexion entre les deux parties de la mandorle est définitivement résolu par une pirouette : la silhouette du Seigneur masque totalement l’intersection des cercles, et le coussin ne subsiste plus que sous la forme résiduelle des deux boucles blanches de part et d’autre.


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La formule Sacramentaire

Sacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF, Manuscrits, Latin 1141 fol. 5r gallicaSacramentaire de Charles le Chauve, vers 869-870, BnF Lat 1141 fol. 5r, Gallica 990-1000 Sacramentaire de Saint gereon BNF Latin 817 fol 15vSacramentaire de Saint Géréon, 990-1000, BNF Latin 817 fol 15v, Gallica

Cette seconde comparaison, cette fois entre des exemples du Dieu Sabaoth des Sacramentaires montre une seule différence tranchée : l’élimination du disque digital dans l’art ottonien.

Les autres points sont des évolutions graphiques :

  • la mandorle englobante, conçue comme un simple bord décoré d’étoiles sur fond rouge, s’est élargie en un champ rouge empli des même motifs d’étoile ;
  • le « dossier » bleu sombre à peine distinct s’est développé en cercle très marqué, ne différant du globe-siège que par sa bordure et sa couleur de fond ;
  • les Animaux viennent dans les deux cas en avant de la mandorle ;
  • la main d’un ange, dans la première image et les pieds des deux chérubins, dans la seconde, passent également devant la mandorle.

Le but de ces Majestas Dei liées au Sanctus est d’illustrer la vision de Dieu avec des éléments tirés soit d’Isaïe (l’auteur du Sanctus) soit d’Ezéchiel. Par exemple :

  • dans la première image, un séraphin à six ailes (vision d’Isaïe) ;
  • dans la seconde deux chérubins à quatre ailes (vision d’Ezéchiel).

On remarquera que ces derniers ne soutiennent pas l’ensemble siège-dossier, mais volètent en avant.


Le ciel comme un linge (SCOOP !)

990-1000 Sacramentaire de Saint gereon BNF Latin 817 fol 15v detail
Si l’intersection des deux cercles était visible, le globe-siège passerait en avant du disque-dossier. Le masquage de cette intersection permet de symétriser les deux parties et de synthétiser, en une seule image, à la fois le globe-siège et le halo en forme de huit.

Le cercle inférieur est ici entouré par une enveloppe gris-blanc, qui prolonge la boucle résiduelle du coussin et se différencie en bas en une seconde enveloppe, avec au centre un motif en volute. Je pense que cette apparence textile est une abstraction inspirée de la manière antique de représenter le ciel comme un linge gonflé. Ainsi le cercle inférieur ne symbolise pas le globe du monde, comme dans la mandorle cosmique habituelle : mais la moitié basse du halo en huit d’Ezéchiel, posée sur le ciel comme sur un tissu.

990-1000 Sacramentaire de Saint gereon BNF Latin 817 fol 15vSacramentaire de Saint Géréon, 990-1000, BNF Latin 817 fol 15v, Gallica 1000-20 copie Hitda-Codex Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7rCodex Hitda, 890-1020 Hochschulbibliothek Darmstadt Hs.1640, fol 7

Cette comparaison va éclairer une composition unique de l’école de Cologne, dont les deux mandorles en huit emboîtées n’ont aucun équivalent. Du fait qu’elles sont simultanément pincées comme par des cordons, Kessler ([8], p 295) les a rapprochées de l’iconographie carolingienne des rideaux du Temple qui s’ouvrent pour révéler la véritable image de Dieu.



1000-20 Hitda-Codex Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7r detail
Mais si on remarque que les deux cercles inférieurs sont décorés de festons absents des cercles supérieurs, et dont l’aspect textile est beaucoup plus marqué que dans le Sacramentaire de Saint Géréon, on comprend qu’il s’agit ici d’un pas supplémentaire dans l’autonomisation par rapport à la formule siège-dossier : le halo en huit est posé directement sur le ciel.

Le titulus qui figure sur la page en regard nous signale d’emblée le caractère éminemment théorique de la composition :

Ce produit visible de l’imagination représente la vérité invisible dont la splendeur pénètre le monde à travers les deux fois deux lumières de la nouvelle doctrine.

Hoc visibile imaginatum figurat illud invisibile veru(m), cuius splendor penetratmundu(m), cum bis binis candelabris, ipsius novi sermonis.


1000-20 copie Hitda-Codex Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7rL’expression « deux fois deux lumières de la nouvelle doctrine » désigne les quatre Evangiles, représentés graphiquement par les Vivants de l’Ancien Testament, et textuellement par les noms de Evangélistes : ainsi la Nouvelle doctrine vient se superposer à l’Ancienne.



Hitda-Codex 1000-20 Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7r schema 1
Je pense que cette composition exceptionnelle vise à remplacer l’étagement de bas en haut de la mandorle cosmique ottonienne , par un emboîtement dans la profondeur, de l’arrière-plan au premier plan :

  • L’escabeau, rendu par un parallélépipède colorié en deux triangles, et aux faces latérales ornementées, représente comme d’habitude la Terre.
  • La mandorle en huit interne, de couleur bleue clair, représente le Cosmos.
  • La mandorle en huit externe, de couleur rouge et constellée d’étoiles, représente le Ciel du Ciel, le lieu du Divin.



Hitda-Codex 1000-20 Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7r detail
Encore en avant on trouve les quatre roues de la vision d’Ezéchiel (IIII ROTAS).


Hitda-Codex 1000-20 Dieu en majeste Hochschulbibliothek Darmstadt Hs. 1640, fol. 7r schema 2

Les quatre symboles des Evangélistes sont quant à eux placés de manière plus subtile que dans le Sacramentaire de Charles le Chauve : ils ne sont pas tous en avant, mais masqués progressivement par la mandorle.

Parcourir l’image dans l’ordre des Evangiles conduit à s’enfoncer en spirale depuis Matthieu, le plus proche du lecteur, puis Marc, dont l’auréole passe encore devant la mandorle, puis Luc, dont l’auréole commence à passer derrière, puis Jean, dont le corps est à moitié masqué, jusqu’à entrer dans l’image mentale des trois domaines concentriques avec au final la Terre parallélépipédique, autrement dit rendue, grâce aux quatre Evangiles, semblable au livre du Seigneur.



Dédicace de Hitda à Sainte Walburge, fol. 6r
Codex Hitda, 1000-20, Hochschulbibliothek Darmstadt Hs.1640

Dans le même codex Hitda, on retrouve sous les pieds de Sainte Walburge un tabouret du même type que celui sous les pieds du Christ : notre enlumineur scrupuleux, pour le désacraliser et montrer qu’il ne flotte pas dans l’air, a pensé à lui rajouter des pieds.


En aparté : la mandorle en huit et le Zackenstyl

Le « style dentelé » est un style intermédiaire entre l’ottonien et le gothique, qui naît en Thuringe au début du XIIIème siècle, puis influence toute l’Allemagne du Sud.


1201-08-Psautier-de-Sainte-Elisabeth-Reinhardsbrunn-Cividale-del-Friuli-Archivi-e-Biblioteca-CXXXVII
Psautier de Sainte Elisabeth (abbaye bénédictine de Reinhardsbrunn, Thuringe)
1201-08, Cividale del Friuli, Archivi e Biblioteca, CXXXVII

Cette mandorle en huit est parfaitement symétrique, se pinçant au niveau du siège et débordant en haut et en bas sur le cadre. N’ayant pas de fond spécifique, elle se réduit à un contour découpé et posé sur la page, qui en bas masque les pieds du trône.. Les rois Salomon et David sont posés par devant, mais le bas du phylactère de Salomon se glisse dessous.

Cette superposition de découpes rappelle, deux siècles après, la composition du codex Hitda, mais très simplifiée. C’est sans doute cette résurgence en Thuringe qui explique l’apparition de deux autres mandorles en huit, dans des manuscrits bavarois postérieurs.


La mandorle de l’Antéchrist


1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 18vThéophile devant l’Antéchrist
Scheyerer Matutinalbuch, 1215-30, BSB Clm 17401(1) fol 18v

Ce manuscrit provient du monastère bénédictin de Scheyer en Bavière. Il comporte un cahier d’illustrations en style dentelé, avec l’histoire du moine Théophile : destitué de sa charge de vidame, il fit pour la retrouver un pacte avec le diable, avec l’aide d’un juif. Dans l’image du haut, Théophile est vu de dos en compagnie du juif, à la cour de l’Antéchrist :

Avec un soin fallacieux, le démon se transporta en hauteur
sous la forme angélique de Dieu, pour que, en guise de siège céleste,
En l’accroissant, sa cour soit comme une foule de dieux.
Ainsi, en blasphémant le Christ et en reniant Marie,
Théophile fut voué (au diable) et fut rétabli (dans sa charge).

Fallaci cura se demon in arce figura,
Transtulit angelica deus (dei ?) ut pro sede superna,
Augmentando chorum quasi turba foret superorum,
hinc blasphemando Christum Mariamque negando,
Huic est oblatusque Theophilus reparatus

 

On notera quelques caractéristiques nouvelles de cette mandorle en huit :

  • elle est remplie d’un fond opaque de couleur différente du reste ;
  • son bord supérieur passe en arrière de la tête et des mains, comme un dossier ;
  • son bord inférieur passe en avant du trône, comme un halo.

Ces indications contradictoires en font un objet purement conventionnel, dont la moitié « céleste » est subordonnée à la personne sacrée, mais donc la moitié « terrestre » a préséance sur la partie matérielle du trône.


La Trinité exceptionnelle du  psautier d’Hiltegerus

1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 1r (Cimelie 15)Crucifixion, fol 1r 1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 1v (Cimelie 15)Trône de Grâce, fol 1v

Psautier provenant probablement de l’abbaye cistercienne d’Ebracher (Würzburg) [9]
Vers 1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) (Cimelie 15)

Le sous-diacre Hiltegerus, en habit sacerdotal, s’est fait représenter deux fois :

  • embrassant le Christ en Croix et recueillant son sang dans un calice ;
  • se prosternant au pied de la Trinité en compagnie de la donatrice Sophia (nommée au fol 210v), placée à gauche en position d’honneur (voir 1-3 Couples irréguliers)

Côté Trinité, la mandole se compose de deux huit imbriqués, comme celle du Codex Hitda. Ceci mis à part, son principe de consruction est le même que pour la mandorle de l’Antéchrist (fond de couleur différente, moitié haute masquée, moitié basse masquant le trône) avec une innovation conséquente : un niveau supplémentaire en avant-plan, où vivent Hiltegerus, et Sophia.

La page de la Trinité a fait l’objet d’une élaboration graphique tout à fait unique :

  • greffe de l’iconographie toute récente du Trône de grâce sur la vieille iconographie ottonienne de la mandorle en huit ;
  • suppression inhabituelle de la croix (sans doute parce qu’elle est présente dans l’image précédente) ;
  • banderoles prolongeant celle des évangélistes, et dont l’écriture devient rouge sang en traversant la mandorle externe ;
  • banderole tenue par le couple entièrement rouge, puisque passant par dessus la mandorle : c’est avec le sang des pieds du Christ qu’est inscrite l’invocation :

Pour que notre oeuvre t’agrée, Christ nous prions

Ut nostrum sit opus placitum / Tibi Christe rogamus


1120 Missel Cambrai 0234 (0224) fol 2 IRHT1120, Missel de Cambrai, MS 0234 (0224) fol 2 IRHT 1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 1v (Cimelie 15)1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24 fol 1v,

La comparaison avec un des tous premiers Trônes de grâce, apparu un bon siècle avant, montre bien la caractère unique de l’invention d’Hiltegerus pour sa page de dédicace.


1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 134v (Cimelie 15)Trinité du Psautier, fol 134v
Vers 1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) (Cimelie 15)

Pour être complet, le manuscrit d’Hiltegerus contient une seconde représentation de la Trinité, très conventionnelle cette fois : celle qui dans les Psautiers illustre le psaume 109 (notes les chapeaux pointus des Juifs foulés aux pieds)



 

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La formule Evangéliaire

 

Illustrant le Sanctus dans un Sacramentaire, la Majestas dei du codex Hitda marquait l’apothéose de la représentation de la vision d’Ezéchiel.

Dans les Evangéliaires, la Majestas Dei poursuit un autre objectif : représenter de manière synoptique l’unicité des Ecritures, des quatre grands prophètes aux quatre Evangélistes.

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875 ca Bible de saint paul hors les murs fol 259vBible de Saint Paul Hors les Murs, 870-75 fol 259v 990-1000 Gundold-Evangeliar Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek, Cod. bibl. 4-2 fol 10rEvangéliaire de Gundold, 990-1000, Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek, Cod. bibl. 4-2 fol 10r

Cette Majestas part donc d’un autre modèle carolingien, lui-aussi présent dans la Bible de Saint Paul Hors les Murs : les prophètes, qui étaient placés aux pointes d’un losange, sont maintenant répartis dans deux bandes horizontales, en haut et en bas du Tétramorphe. La distinction Rotulus/Livre continue de caractériser l’Ancien et le Nouveau Testament. Le globe-siège a évolué en deux cercles concentriques : von Euw a sans doute raison de considérer le cercle interne, qui semble soudé à l’escabeau, comme une représentation redondante de la Terre : un globe non pas placé en avant, mais au centre du globe cosmique.


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Majestas-Domini-Evangeliaire-de-Gereon-991-ca-Historisches-Archiv-Cologne-Cod.-W-312-fol.-12vEvangéliaire de Géréon, vers 991, Historisches Archiv, Cologne, Cod. W On2, fol. 12v

Toujours à quatre registres, cette Majestas plus complexe perd la symétrie haut-bas au profit d’une progression hiérarchique, de bas en haut :

  • les prophètes au rez-de-chaussée,
  • les évangélistes au premier et au deuxième,
  • deux anges en adoration à l’étage supérieur.



991 ca Majestas Domini Evangeliaire de Gereon Historisches Archiv, Cologne, Cod. W 312, fol. 12v schema

La mandorle cosmique s’inscrit dans cette progression verticale :

  • tabouret terrestre (en vert) pour les seuls prophètes,
  • globe céleste étoilé (en bleu) joignant les prophètes et les deux Animaux terrestres :
  • dossier en amande (en jaune) unissant les quatre Animaux ailés et les Anges ;;
  • auréole (en blanc) joignant les deux Animaux célestes et les anges


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Evangeliar aus der ehem. Stiftskirche St. Maria ad Gradus in Koln vers 1030 Cod. 1001a fol 1v Diozesan und dombibliothek KolnEvangéliaire de l’ancienne église Ste Maria ad Gradus, vers 1030, Cod. 1001a fol 1v, Diözesan und Dombibliothek, Cologne

Cette composition spectaculaire développe au contraire la symétrie entre et haut et le bas autour de sa mandorle en huit, en avançant dans l’abstraction. Le globe du bas n’a plus rien d’un siège : le Seigneur est assis, comme en apesanteur, en dessous et en avant du point de tangence, qui se situe exactement à l’emplacement de son ombilic.

Seule entorse à la symétrie de l’image, le globe sous les pieds sert de point fixe à ce flottement. Aucun indice ne nous permet d’y reconnaître la Terre, mis à part la mémoire de la métaphore d’Isaïe.


Une chronologie dans la profondeur (SCOOP !)

Pour comprendre la subtilité de la composition, il faut la lire, en étudiant le masquage des formes, comme une superposition de transparents :

  • tout au fond on trouve les rouleaux des prophètes,
  • devant eux le cercle du huit s’inscrit en transparence,
  • masqué à son tour par le bout des ailes du Tétramorphe et par le globe-escabeau
  • devant lequel s’inscrit le Christ dont le Livre porte un abrégé d’un passage de Apocalypse :

Je suis l’Alpha et l’Omega, le premier et le dernier, le début et la fin
Apocalypse 22,13

EGO sv [m] ALPA ET o [mega] primus.


1030 Evangeliar aus der ehem. Stiftskirche St. Maria ad Gradus in Koln vers 1030 Cod. 1001a fol 1v Diozesan und dombibliothek Koln schema
Ainsi depuis le fond avec les Prophètes (1), le Grand Huit (2), les Evangélistes (3), puis le Seigneur régnant sur la Terre (4), toute une chronologie de l’Histoire humaine en quatre étapes se déploie dans l’épaisseur du dessin, illustrant visuellement le paradoxe du texte : je suis le Début et la Fin.

Le principe est le même que celui du Codex Hilda : grâce à une jeu savant sur les masquages, remplacer l’étagement vertical par un parcours dans l’épaisseur de l’image.

Dans cette lecture chronologique, le Grand Huit pris en sandwich entre le calque des Prophètes et celui des Evangélistes ne peut signifier qu’une chose : le moment de l’Incarnation, où le cercle supérieur (le Divin) s’est uni au cercle inférieur (l’Humain), en un point de tangence unique (le Christ).

Au premier plan, c’est à dire à la Fin des Temps, le Seigneur en chair et en os surgit du fond de l’image pour poser ses pieds sur la Terre rénovée.


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1025-50 Cologne Staatsbibliothek (Bamberg) Msc.Bibl.94 fol 9v schema

Evangéliaire,
Ecole de Cologne, 1025-50, Bamberg, Staatsbibliothek Msc.Bibl.94 fol 9v

Cette composition reprend la précédente avec une modification majeure : en perdant sa symétrie, la mandorle en huit et retrouve sa signification cosmique habituelle :

  • le cercle supérieur comme le Ciel du ciel (même fond rouge étoilé que dans le Codex Hitda) ;
  • le cercle inférieur comme le Ciel (fond bleu étoilé) :

Le cercle du bas, en vert, représente comme d’habitude la Terre, mais disposée d’une manière nouvelle : en symétrique presque parfait de l’auréole.



1025-50 Cologne Staatsbibliothek (Bamberg) Msc.Bibl.94 fol 9v schema
L’analyse des masquages corrobore cette division en deux moitiés.

La moitié inférieure illustre la hiérarchie de l’Ancien Testament (a1), qui présente le Cosmos (a2) assujetti à la Terre (a3), elle -même dominée par un Dieu (a4) que les prophètes du haut désignent comme le Roi des Rois (Rex Regum).

La moitié supérieure prolonge la hiérarchie dans le monde du Nouveau Testament : les Evangiles (b1) se situent dans un plan intermédiaire entre le Cosmos (a2) et le Ciel du Ciel (b2). Celui-ci est dominé par l’auréole (b3) de celui que son livre désigne comme le Seigneur des Seigneurs (dominus dominantium) (b4).

La troisième inscription du schéma, « Livre de la filiation » (liber generationis), sur le livre de l’Ange de Saint Matthieu, rappelle que les premiers mots de cet évangile sont la généalogie de Jésus. Cette insistance sur ce texte (les trois autres livres sont vierges) suggère une autre traduction, « les feuilles de l’engendrement », attirant l’attention du lecteur sur cette construction par couches.

1015 Frontispice du prologue de Jean Evangeliaire de Bernward de Hildesheim musee de la cathedrale de Hildesheim Hs 18 fol-174rEvangéliaire de Bernward de Hildesheim, 1015, musée de la cathedrale de Hildesheim Hs 18 fol-174r. 1025-50 Frontispice de Jean Koln Bamberg Staatsbibliothek, Msc. Bibl. 94, 154vEcole de Cologne,1025-50, Bamberg, Staatsbibliothek Msc.Bibl.94 fol 154v

Frontispice du prologue de Jean

Le même manuscrit contient une autre image étonnante, une variation de la Majestas domini adaptée au prologue de Jean. La comparaison avec l’Evangéliaire de Bernward de Hildesheim permet de comprendre un détail souvent mal interprété : l’escabeau porté dans un linge est, aussi, le berceau de l’Enfant-Jésus, illustrant

« Et le Verbe s’est fait chair ». Jean 1, 14

On remarquera, dans l’image de Bamberg,  le cercle à peine visible qui rappelle que cet escabeau-berceau est aussi le globe terrestre.

Les personnifications de la Mer et de la Terre, en bas des deux images, illustrent quant à elles :

« Tout par lui a été fait, et sans lui n’a été fait rien de ce qui existe ». Jean 1,3:



1025-50 Frontispice de Jean Koln Bamberg Staatsbibliothek, Msc. Bibl. 94, 154v
C’es d’ailleurs l’inscription qui figure sur le diamètre du globe-siège qui, comme toujours, représente le cosmos. En l’agrandissant à la largeur de la page, l’artiste de Cologne a eu la place de le compléter en haut par les deux autres Eléments : le Feu (associé au Soleil) et l’Air (associé à la Lune). Le fait que l’image comporte un schéma des Eléments ne signifie pas pour autant qu’elle suive un modèle astronomique : les figurations de la Mer et de la Terre en bas de l’image sont une tradition antique devenue un standard carolingien. Pour rajouter le Feu et l’Eau, l’illustrateur a suivi une autre tradition : l’emplacement du Soleil et de la Lune dans les Crucifixions. De ce fait les quatre éléments se trouvent disposés dans un ordre disharmonieux, contraire à tous les schémas des livres d’astronomie.

L’image a donc été conçue dans la pieuse intention d’illustrer le texte de Saint Jean le plus fidèlement possible. Ainsi les deux scènes symétriques de l’hémisphère inférieur, à gauche des païens adorant une idole, à droite Saint Jean baptisant des chrétiens, ne s’expliquent que comme l’illustration de :

« Il vint chez lui, et les siens ne l’ont pas reçu. Mais quant à tous ceux qui l’ont reçu, Il leur a donné le pouvoir de devenir enfants de Dieu, à ceux qui croient en son nom ». Jean 1, 11-12



F Mandorles en huit : divin/humain

Le commentaire par Raban Maur du double halo d’Ezéchiel ouvrait la porte à différente dualités : Ancien Testament/ Nouveau Testament; céleste/terrestre, humain/divin. En pratique, les deux cercles des mandorles en huit sont pour la plupart parfaitement symétriques, et je n’ai trouvé que de très rares cas où l’on peut suspecter une différentiation suggérant une portée symbolique.

Cercles intersectés

Christ_en_majeste Saint-Guilhem-le-Desert_Musee lapidaire schema

Première Bible de Charles le Chauve, 844-851, BNF Latin 1 fol 329v Christ en majesté, 11ème siècle, Saint-Guilhem-le-Désert, Musée lapidaire.

La construction mise au point dans la Première Bible de Charles le Chauve se retrouve pratiquement à l’identique, trois siècles plus tard, dans le Christ en majesté de Saint Guilhem le Désert (une fois supprimés le disque digital et le globe-siège carolingiens).

On voit bien que l’intersection des deux cercles n’a pas le rôle pratique de servir de siège, mais le rôle graphique de circonscrire le ventre du Christ, souligné par des plis en vortex : l’idée étant sans doute que l’ombilic, marque indubitable de la naissance charnelle du Christ, est ce qui garantit l’union en lui des deux natures, humaine et divine. Et donc le symbole-même de l’Incarnation ([0], p 72).

Comme le note H.L.Kessler ([0] , p 70) :

« Les deux cercles qui se croisent… appliquent une logique géométrique pour renforcer la notion de double nature du Christ; et, formant implicitement une troisième entité là où ils se chevauchent, les cercles négocient l’unification de l’esprit et de la substance du Dieu trinitaire autour d’un lieu central, d’une zone d’incarnation. De plus, cette géométrie est déterminée par le corps du Christ ; en fin de compte, elle échappe à sa simplicité mécanique et mathématique pour exprimer l’intemporalité et le statut supragéographique du Christ. Et montre que Dieu rend manifeste la géométrie invisible des choses, sans s’y trouver circonscrit. »

On ajoutera à cette analyse que le Livre, à la fois Verbe et Chair, source des Evangiles et donc emblème de la communication entre Dieu et les Hommes, se trouve lui-aussi circonscrit dans la lentille médiane.

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Ivoire 11eme Kaiserfriedrich Museum Berlin
Ivoire, 11ème, Kaiserfriedrich Museum Berlin

Cet ivoire est le seul exemple ottonien ayant gardé le souvenir du globe digital carolingien. Les deux cercles jouent bien le rôle du halo d’Ezéchiel, puisque le Christ est assis sur un trône distinct. Dans cette composition volontairement symétrique (noter comment les manches des anges supérieurs tombent « vers le haut »), la nette différenciation des motifs décoratifs suggère une intention symbolique :

  • en haut, le double anneau de dents de scie, puis de palmettes, évoque possiblement des rayons lumineux et des nuages : autrement dit une ambiance sacrée ;
  • en bas les billettes multiplient le symbole habituel de la Terre (le carré).

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Cercles tangents

Christ en majeste XIIeme siecle Musee Fenaille Rodez schema

Christ en majesté (antependium de l’Autel de Deusdedit), vers 1000
Musée Fenaille

Le Christ de Rodez est assis sur le croisement des cercles, comme sur une chaise curule. Les deux cercles, parfaitement tangents, ont des ornementations différenciées très similaires  à celles de l’ivoire de Berlin   :

  • losanges alternés en haut, qui peints en vert, feraient une magnifique couronne de lauriers ;
  • billettes en bas.

Ainsi la figure du Huit porte ici encore l’idée de la division entre le Haut et le Bas, mais moins dans sa dimension cosmique (céleste / terrestre) que dans sa dimension incarnée : les « lauriers » évoquant le gloire divine du Christ dans le ciel, les « pierres » son chemin humain sur la terre.



Christ en majeste XIIeme siecle Musee Fenaille Rodez schema croix
La tangence en forme de « chi » des deux cercles rappelle que cette fusion des deux natures ne s’est opérée qu’une seule fois, dans le Christ.



Christ en majeste XIIeme siecle Musee Fenaille Rodez schema lettres
Lu horizontalement, le schéma du Christ de Rodez, porte une autre idée, cette fois temporelle, de la médiation assurée par le Christ ([0], p 55) : entre le Début et la Fin de l’alphabet grec – l’alphabet de Dieu, il introduit par son Ombilic la lettre O, milieu de l’alphabet latin – l’alphabet destiné aux Hommes.

« En latin, cependant, le O est fermé et a la rondeur d’un cercle. Assurément, par cette forme fermée contenant tout, il manifeste la protection de la divinité. De plus, il se rapporte à un système d’éléments et de lettres, éléments qui sont à l’origine et à la fin de la Connaissance et de l’art de conduire l’ignorant vers la sagesse. En conséquence, l’Alpha, début de la sagesse, enseigne que le Christ, le Fils de Dieu, est cette sagesse ; l’Oméga, qui est la fin, le A et le W en grec et notre 0, qui occupe une position intermédiaire. Cela signifie que le commencement de la sagesse, la fin et ce qui est entre les deux sont le même Seigneur Jésus-Christ, médiateur entre Dieu et l’homme » Béatus de Liebana, Commentaire sur l’Apocalypse, cité par [0] p 53.


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Ivoire 11eme Kaiserfriedrich Museum BerlinSacramentaire de Saint-Etienne de Limoges vers 1100

La encore le Christ n’est pas assis sur l’intersection des deux cercles : il flotte en avant du huit, qui représente donc bien le souvenir du double halo d’Ezéchiel. Les deux cercles sont décorés uniformément du même motif de joyaux que les galons du manteau mais, au lieu de les fusionner, l’illustrateur a choisi de faire passer le cercle du haut devant celui du bas. Ce détail suggère que le cercle qui prime, qui touche l’auréole et qui contient l’alpha et l’omega, représente la substance divine du Seigneur ; tandis que le cercle inférieur, touché par ses pieds nus, représente sa substance humaine.



Sacramentaire de Saint-Etienne de Limoges vers 1100 detail chi
L’ombilic divin cache le point de tangence en chi, lequel est rendu visible par la croix sur la couverture du Livre : Livre à la fois Verbe et Chair qui, posé par dessus le noeud, vient sceller cette jonction des deux natures.


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Uta Codex 1020-1025 BSB Clm 13601 p 10Uta Codex, 1020-1025, BSB Clm 13601 p 10

Cette image extrêmement originale, truffée d’idées et de textes, est construite autour de deux cercles tangents.

Le cercle du bas contient deux surprenantes figurations de la Vie, dialoguant du regard avec le Christ, et de la Mort à la bouche baillonnée, à la lance et à la faucille brisées. Le texte du pourtour les commente en deux phrases :

La vie des saints respire éternellement en arrière du Seigneur.

Mort, tu péris, vaincue, parce tu brûles de vaincre le Christ.

Spirat post dominu[m] sanctor[um] vita p[er] aevum.

Mors devicta peris quia Christum vincere gestis


Le cercle du haut, qui englobe le Christ représenté en Roi (la couronne) et en Prêtre (l’étole), porte une seule phrase :

Par la forteresse de la croix, Erebus, le cosmos, la mort et le diable,
Ces choses, Christ, la Sagesse toute-puissante du Père, les a conquises.

Arce crucis herebu[m] cosmu[m] loetu[m]q[ue] diablu[m]
H[a]ec patris om[ni]p[oten]s vicit sapientia XPC (Christus]


Uta Codex 1020-1025 BSB Clm 13601 p 10 detailSchéma tiré de [10]

A l’intérieur du cercle, sur le fond d’or sont tracés quatre diagrammes basés sur la théorie musicale et la géométrie médiévale. Selon A.S.Cohen [10], les deux notions en rouge, négatives, (MORS et INFERNUS, La Mort et l’Enfer) seraient rendues positives par la croix qu’elles renferment. C’est seulement récemment que Ulrich Kuder [11], critiquant les interprétations précédentes, a trouvé l’explication correcte pour le quatrième diagramme : PLINTESPILON. Cet hapax a été forgé sous deux contraintes : avoir exactement douze lettres (pour compléter la série 4 6 8 12) et ressembler au nom d’une intervalle musical (par ex diatesseron pour la quarte). Le mot choisi évoque l’expression grecque πλίνθίς σπίλων, « morceau de saleté ».


Un monde harmonisé (SCOOP !)

Ainsi les quatre diagrammes internes paraphrasent les quatre termes de la phrase  qui les entoure :

  • 4 MORS : loetum (la mort)
  • 6 MUNDUS : cosmum ( le monde)
  • 8 INFERNUS : herebum (l’enfer)
  • 12 PLINTESPILON : diabolum

L’intérieur du cercle montre donc les quatre conquêtes du Christ, une fois harmonisées par la Sagesse divine : même le Diable y trouve sa place, transfiguré en PLINTESPILON.

Nous sommes très loin, ici, d’une explication simpliste des deux cercles. Plutôt que de s’opposer, ils se complètent, montrant :

  • en bas, ce que Dieu procure à l’Homme, la Vie éternelle et la Mort vaincue ;
  • en haut, ce que Dieu fait du Monde, une Harmonie quadripartite.


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1170-80 Dialogus de laudibus sanctae crucis BSB Clm 14159 Munchen page 15Dialogus de laudibus sanctae crucis
1170-80, Münich, BSB Clm 14159 page 15

Cette image est la seule que j’ai trouvée ou deux cercles tangents représentent explicitement l’opposition entre le Divin et l’Humain.

Le montant vertical de la croix est une échelle en bas de laquelle la Loi (Lex) brandit son Commandement : ne soit pas concupiscent.

Le cercle inférieur représente l’Homme complet (totus homo) avec en bas son Corps ayant échappé au mal (Bonus ilius corpus), en haut son Libre Arbitre (Liberum arbitrium), épaulé par Raison (Ratio) et Sagesse (Sapientia). Il exprime son espoir (spes) et son malheur (infelix ego).

Le cercle supérieur contient Dieu, dont la Grâce est le Souverain bien (Deus Gratia Summum bonum) : en tirant Libre Arbitre par les bras, il lui fait grand bien (magnum bonum). Remarquons qu’il n’est pas question de l’attirer dans son cercle, mais simplement de le soutenir dans son malheur, au même titre que Raison et Sagesse.



G Mandorles en huit : céleste/terrestre

Les cas de mandorle en huit associées à la dualité céleste/terrestre sont quasiment inexistants, ce qui est assez logique vu la concurrence de la mandore dissymétrique dans sa version cosmique, qui se prête le mieux à cette symbolique.

 

999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, Le songe de David fol 59 IRHTSonge de David, fol 59 999 Psautier d'Odbert Boulogne-sur-Mer, BM ms. 0020, Ascension fol 122v IRHTAscension, fol 122v.

Psautier d’Odbert, 999, Boulogne-sur-Mer, BM MS 20, IRHT

Dans ces deux initiales D, le copiste a rajouté un contour interne en huit qui, en suggérant la dualité Terre/ciel sans matérialiser l’horizon, ajoute à l’expressivité de l’image.


Les_quatre Evangiles, 1000 ca, BNF Arsenal Ms-592 fol 106r Quoniam quidem multi conati sunt

Frontispice de l’Evangile de Luc, vers 1000 , BNF Arsenal Ms 592 fol 106r, gallica

Dans cette initiale Q , une ligne d’horizon s’ajoute au pourtour en huit, un peu en dessous de l’étranglement : il en résulte un léger effet de contreplongée, probablement involontaire


Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 6Création de la Lumière et des Ténèbres (Premier jour ), p 6 Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 7Création des plantes (Troisième jour) des Oiseaux (Quatrième jour) et des bêtes (cinquième jour)

Genèse de Caedmon, Canterbury, 1000, Bodleian Library MS. Junius 11

Dans ce manuscrit anglais extrêmement original, le demi-cercle du Bas contient ce qui est créé, celui du haut le Créateur : on peut considérer que

  • le dôme inférieur représente la Terre avec son Ciel, le
  • le dôme supérieur le « Ciel du Ciel » où Dieu réside.

1395-1401 Deuxième jour division des eaux Grande Bible historiale complétée) Maître des Heures de Johannete Ravenelle, BNF FR 159, fol. 4Deuxième jour (Grande Bible historiale complétée)
Maître des Heures de Johannete Ravenelle, 1395-1401,BNF FR 159, fol. 4

La division des eaux a donné lieu à cette construction originale, qui ne rappelle qu’accidentellement, la double mandorle, par la dialectique du haut et du bas.




H Mandorles en huit : autres binarités

Hortus deliciarum Femme de l'ApocalypseFemme de l’Apocalypse
Hortus deliciarum, vers 1180 (illustration du XIXème siècle)

Dans cette invention graphique sans lendemain, le cercle du haut représente le Soleil et celui du bas la Lune :

« Puis il parut dans le ciel un grand signe : une femme revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête. » Apocalypse 12,1


Initiale B, Psautier (Magdebourg), vers 1265, Münich BSB Clm 23094, fol. 7v, 8r

Cette symétrisation de l’initiale B de « Beatus » constitue le frontispice de plusieurs psautiers germaniques. L’idée est de confronter le Divin et l’Humain :

  • en haut celui auquel s’adressent les Psaumes, le Christ avec sa croix ;
  • en bas l’auteur des Psaumes, le roi David avec sa harpe.

L’auréole rose met en correspondance les deux motifs ternaires : la croix dorée et la couronne.

Le Trône illustre astucieusement la portion de phrase en regard :

« (Bienheureux l’homme) qui ne s’assied pas dans le Trône de pestilence« 


Initiale B, Psautier, 1250-1300 , Pilsen, Stadtarchiv,Sign. 32d71, fol. 5v

Dans cette version plus compacte, l’illustrateur a réutilisé le pagne du Christ pour évoquer le dais au dessus du trône de David.


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Références :
[0] H.L.Kessler, « Medietas / mediator in the geometry of Incarnation » dans « Image and Incarnation: The Early Modern Doctrine of the Pictorial Image » Walter Melion, Lee Palmer Wandel, 2015 https://ia800901.us.archive.org/14/items/Intersections-InterdisciplinaryStudiesInEarlyModernCulture/INTE%20039%20Melion,%20Palmer%20Wandel%20%5BEds.%5D%20-%20Image%20and%20Incarnation_The%20Early%20Modern%20Doctrine%20of%20the%20Pictorial%20Image.pdf
[1] Hans Bernhard Meyer, « Zur Symbolik frühmittelalterlicher Maiestasbilder, » Das Münster, XIV (1961), pp. 73-88
[2] Frederik van der Meer, « Maiestas Domini, théophanies de l’Apocalypse dans l’art chrétien : étude sur les origines d’une iconographie spéciale du Christ » 1938
[3] Walter W. S. Cook , « The Earliest Painted Panels of Catalonia (II) » The Art Bulletin , Dec., 1923, Vol. 6, No. 2 (Dec., 1923), pp. 31-60 https://www.jstor.org/stable/3046454
[4] Saint Jérôme, Sur Ezéchiel, Oeuvres Complètes de St Jérôme traduites en français et annotées par l’abbé Bareille Tome 6 p 442 https://archive.org/details/JeromeTradBareille06IsaeJJrmieEzChiel/page/n441/mode/2up
[5] Migne, Patrologia latina, vol 110, p 546 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k54939986/f273.item.r=deorsum
[7] Anton von Euw, « Die Majestas-Domini-Bilder der ottonischen Kölner Malerschule im Licht des platonischen Weltbildes : Codex 192 d. Kölner Dombibliothek. » dans « Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends ». Gedenkschrift des Kölner T1 p 379-398
[8] Herbert L. Kessler “Hoc Visibile Imaginatum Figurat Illud Invisibile Verum”: Imagining God in Pictures of Christ » dans « Seeing the Invisible in Late Antiquity and the Early Middle Ages: Papers from « Verbal and Pictorial Imaging: Representing and Accessing Experience of the Invisible, 400-1000 » (Utrecht, 11-13 December 2003) pp. 291-325
[9] Marianne Reuter « Die lateinischen mittelalterlichen Handschriften der Universitätsbibliothek München : die Handschriften aus der Quartreihe, Volume 3″, 2000, p 20 https://books.google.fr/books?id=ZsO4D6TOAzEC&pg=PA20&dq=hiltegerus#v=onepage&q=hiltegerus&f=false
[10] Image en haute définition : https://www.bavarikon.de/object/bav:BSB-HSS-00000BSB00075075?cq=uta+codex&p=6&lang=de#
Pour une explication très détaillée, voir Adam S. Cohen, The Uta Codex: Art, Philosophy, and Reform in Eleventh-Century Germany, 2000, p 53 et ss https://books.google.fr/books?id=5byxZgx3aMMC&pg=PA53
[11] Ulrich Kuder Compte-rendu de « Elisabeth Klemm: Die ottonischen und frühromanischen Handschriften der Bayerischen Staatsbibliothek », Journal für Kunstgeschichte 10, 2006, Heft 2 p 125 https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/jfk/article/download/34252/27936