2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne

7 juin 2020

A ces hautes époques, le caractère parcellaire des vestiges rend les généalogies difficiles et les interprétations périlleuses. Les rares globes apparaissent comme des variantes à l’intérieur de formules iconographiques « standards ». Cet article commence par trois préludes présentant ces formules typiquement paléochrétiennes, avant de passer aux deux types de globes : soit  piédestal, soit siège du Seigneur.

Article précédent : 1 Dieu sur le Globe : époque romaine

Prélude 1 : Le Christ entre Pierre et Paul, dans les verres à fond doré des Catacombes

On a conservé environ 500 fonds de verres à boire, scellés dans le mortier pour marquer les tombes dans les catacombes. Ils portent souvent l’expression grecque PIE ZESES (« Buvez et vivez ») ou son équivalent latin VIVAS, même associés à des sujets religieux [1].

Certains présentent des portraits très réalistes du possesseur de la coupe à boire, mais la plupart des scènes sont des sujets standards, que l’on a retrouvés en plusieurs exemplaires. Je m’intéresse ici à ceux qui sont composés de manière symétrique, avec un couple entourant un objet ou un tiers.

Entre des époux

Un rare exemple païen

ORFITUS ET COSTANTIA IN NOMINE HERCVLIS British Museum 4eme siecle

ORFITUS ET COSTANTIA, British Museum, 4ème siècle

Les fonds de verre trouvés dans les catacombes sont exclusivement chrétiens, mais les païens appréciaient aussi ces coupes à boire, souvent offertes comme cadeau de mariage. Celle-ci porte l’inscription :

Orfitus et Costantia, à la santé d’Hercule, dégustez l’Acerentino

ORFITUS ET COSTANTIA IN NOMINE HERCVLIS, ACERENTINO FELICES BIBATIS

Il pourrait s’agir de Memmius Vitruvius Orfitus, préfet de Rome vers 350, qui aurait reçu le bol en cadeau de la ville d’Acerentia, connue pour rendre un culte à Hercule.

Comme les deux époux regardent devant eux ce qui semble être une statuette, il est possible qu’Hercule en personne remplace la coupe sur le plateau : image publicitaire pour vanter la force du breuvage.

Des mariés chrétiens

Christ benissant un couple de jeunes maries DULCIS ANIMA VIVAS British MuseumLe Christ offrant des couronnes à un couple de jeunes mariés SEBERE COSMAS LEA ZESES 4eme s British MuseumLe Chrisme au dessus d’une famille

4ème siècle, British Museum

La coupe de gauche présente une composition similaire, sinon que le Christ, imberbe et de petite taille, se trouve en suspension à l’arrière du couple.

L’inscription est la suivante :

Ma chère âme, à ta santé !

DULCIS ANIMA VIVAS

Dans la coupe de droite, le Christ est remplacé par un Chrisme (sans doute pour ne pas que sa figure en pied soit concurrencée par celle de la petite fille). L’inscription nomme la mère (SEBERE) , le père (COSMAS), la fille (LEA), avec l’expression grecque traditionnelle qui, dans un contexte chrétien, prend un sens eucharistique : « Buvez et Vivez » . Le chrisme est suspendu à une couronne nuptiale, plus reconnaissable ci-dessous :

KHM_Wien_Zwischengoldglas_Heilige_XIa_37
Couple de mariées
Kunsthistorisches Museum, Vienne


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Entre Saint Pierre et Saint Paul

Offrir des couronnes

Le geste est le même que pour les époux ; mais ici il s’agit de célébrer non pas une noce, mais le martyre, et de promettre la félicité céleste.

Pierre et Paul BICULIUS 4eme Britsih MuseumCoupe pour Biculius Pietro e Paolo ai lati del Cristo. Fine IV secolo VaticanoCoupe anonyme

Le Christ offrant des couronnes à Saint Pierre et Saint Paul, British Museum

Le portrait de couple est ici remplacé par celui des deux figures les plus célèbres de la Rome chrétienne, les apôtres Pierre et Paul. La coupe de gauche est personnalisée pour un certain Biculius :

Biculius, fierté de tes amis, à ta santé, bois et vis !

BICVLIVS DIGN(ITAS AM)ICORVM VIVAS PIE ZESES


Saint Sixte et Timothee couronnes VaticanLe Christ offrant des couronnes à Saint Sixte et Saint Timothée,Musée du Vatican Pierre Paul Christ Giving Martyrs Crowns ca. 350 METLe Christ offrant des couronnes à Saint Pierre et Saint Paul, MET

La formule n’est pas réservée à Pierre et Paul. : deux saints, vus ici en entier, sont assis dans les attitudes variées de la conversation. Dans l’exemple de droite, le texte est inscrit à l’extérieur de l’image, ce qui rend celle-ci facilement recyclable :

Joyeux en Christ, mérite l’amitié

ELARES EN CRISTO DENGNETAS AMICORUM
soit
HILARES IN CHRISTO DIGNITAS AMICORUM

On rencontre exceptionnellement d’autres couples de Saints, mais les plus fréquents restent de loin Pierre et Paul, selon de nombreuses variantes, que nous allons rapidement parcourir.



Autour d’un objet

Pierre Paul couronne British Museum 3eme-5eme ColognePierre et Paul (assis) sous une couronne, British Museum, 3ème au 5ème siècle, Cologne. Pierre Paul under a common laurel.pgPierre et Paul (en demi-figure) sous une couronne

Ici une couronne commune remplace les deux couronnes offertes par la figurine de Jésus. On notera dans la seconde coupe, avec la calvitie de Saint Paul, le début de la différentiation traditionnelle dans l’apparence physique des deux apôtres,.


Pierre Paul ai lati della colonna col monogramma di Cristo. Fine l IV secolo Met
Pierre et Paul autour d’une colonne , fin 4ème siècle, MET

Cette variante, intéressante pour notre sujet, place entre les deux Apôtres une métaphore du Christ : un globe entourant un chrisme (la tête) posé en haut d’une colonne (le corps).


Autour d’un tiers

Pierre Paul Peregrina between Saints Peter and Paulus METPierre et Paul autour de Sainte Peregrina, MET Pierre Paul Agnes. VaticanPierre et Paul autour de Sainte Agnès, Vatican

Parfois on trouve entre un personnage debout : ici une Sainte.


Pierre Paul Marie Landesmuseum WurttembergPierre et Paul autour de Marie, Landesmuseum Württemberg Pierre Paul Jesus Vatican Museum.Pierre et Paul autour du Christ, Vatican

La forme circulaire induit une taille plus grande pour la figure centrale, justifiée en plaçant celle-ci en avant : mais tandis que Marie est de plain-pied entre le deux Saints, le Christ avec son auréole apparaît juché sur une petite colline.



La « Traditio Legis »

Pierre Paul traditio legis Toledo museum of Arts

Traditio legis, Toledo museum of Arts

Cette dernière variante est à comparer avec cette iconographie bien plus complexe que les historiens d’art ont nommé « Transmission de la Loi »,

La forme canonique de la « traditio legis » se caractérise par les points suivants (les derniers étant facultatifs):

  • Jésus tient une banderole avec l’expression : « Dominus legem dat » ;
  • Pierre est à droite, portant une croix et touchant des mains cette banderole ;
  • Paul est à gauche, faisant du bras un geste d’acclamation ;
  • Le Christ est perché sur un monticule rocheux surplombant un ou quatre fleuves ;
  • la scène est encadrée par deux palmiers dont celui de gauche porte un phénix, symbole de la Résurrection.


Pierre Paul traditio legis Museo Sacro Vaticano inv 60771

Traditio legis, Museo Sacro Vaticano inv 60771

Le seul autre exemplaire conservé, parmi les verres à fond d’or, est encore plus complexe, puisqu’il comporte un registre inférieur ayant la même composition tripartite : au centre l’Agneau sur la montagne aux quatre fleuves, entre les villes de Jérusalem et de Bethléem. d’où sortent des agneaux.

Le texte comporte au centre un troisième mot, IOR-DANES : le Jourdain. Dans une analyse passionnante ([2], p 269 et ss), Jean-Michel Spieser montre qu’il ne s’agit pas de nommer le fleuve du registre supérieur, ou en tout cas pas seulement. Le mot désigne aussi l’Agneau — personnification animale du Christ sur Terre – car Jourdain signifie, selon une étymologie d’Origène, « celui qui descend ».

« Le Christ est le fleuve qui descend, le fleuve qui est représenté surgissant de sous ses pieds dans la zone supérieure du verre, mais aussi l’Agneau, qui est, lui-même, le même fleuve descendu sur terre, comme l’indique le mot Jourdain par lequel il est désigné ici… Il donne naissance aux quatre évangiles représentés par les quatre fleuves qui sortent du monticule sur lequel se tient l’Agneau dans les deux images. Le Christ donne naissance aux évangiles comme le Jourdain donne naissance aux quatre fleuves. Le Jourdain est ainsi identifié, au moins métaphoriquement, au fleuve de Genèse II, 10 qui se divise en quatre pour former les quatre fleuves du paradis«  ([3], p 276

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En aparté : la Traditio legis : une génèse controversée

Introduire l’iconographie de la « traditio legis » à partir des verres à fond d’or a deux avantages :

  • d’une part, montrer que la structure ternaire de l’image, la position debout, les gestes des Apôtres, et même le fait que le Christ soit juché sur un rocher, s’inscrit dans un schéma habituel de l’imagerie populaire ;
  • d’autre part, montrer sa complexité par rapport aux scènes habituellement représentées sur verre, et l’inversion par rapport à la position hiérarchique, intangible, de Pierre à gauche (donc en premier dans le sens de la lecture, et à la droite du Christ) : il est donc clair que la formule n’a pas été inventée par les verriers, mais adaptée à partir d’une source prestigieuse.

Mosaique du vieux saint Pierre de Rome dessin de Grimani

Mosaïque du vieux saint Pierre de Rome, dessin de Grimani, vers 1600

Ce dessin montre l’abside du vieux Saint Pierre de Rome avant sa destruction, avec sa mosaïque du XIIIème siècle. Si l’on admet que celle-ci reproduit fidèlement la mosaïque paléochrétienne encore antérieure, nous avons un prototype convainquant pour la « traditio legis », avec l’inversion des positions de Paul et Pierre, la présence du mont aux quatre rivières, et dans le registre inférieur les deux villes, le troupeau et l’agneau (sur l’état actuel de cette passionnante discussion, voir [4], p 11).

En simplifiant à l’extrême une controverse toujours active parmi les spécialistes, on peut distinguer deux grandes tendances sur l’interprétation du « Dominus legem dat ».

Pour les premiers historiens d’art qui ont identifié et baptisé cette formule, il s’agissait de la représentation d’un événement fictif, la transmission à Pierre du rouleau représentant la Loi (« Dieu LUI donne la Loi »), imaginé par les paléochrétiens pour faire pendant à la transmission de la Loi à Moïse.

Selon la critique moderne, il ne peut pas s’agir d’un don à Pierre (inconcevable de la main gauche, voir 2-3 Représenter un don). Certains la considèrent comme  une dérivation de la formule du Christ enseignant, et y voient un « discours interrompu » [5] En tout cas il ne s’agit pas d’une représentation narrative, mais plutôt d’un schéma synthétique récapitulant plusieurs thèmes de la nouvelle foi, sans privilégier Pierre particulièrement. La traduction la plus exacte serait une revendication à la fois religieuse et politique : « C’est Dieu qui donne la Loi ». ([2], p 244 et ss).


Prélude 2 : le Christ enseignant

370-400 Traditio Legis - Particolare del mosaico della cupola del Cappelle di Sant'Aquilino Basilica di San Lorenzo Maggiore in Milan

Le Christ enseignant (détail)
370-400, coupole de la Chapelle Sant’Aquilino, basilique de San Lorenzo Maggiore, Milan

Une autre iconographie précède la « traditio legis » : celle du Christ enseignant, à la manière d’un philosophe antique, assis entre les Apôtres (on reconnait ici Pierre et Paul, à leurs places traditionnelles).


Christ in Aureole of Light, between Peter and Paul. Mosaic, Catacomb of Saint Domitilla, Rome, c. 366-384

Le Christ entre Pierre et Paul, 366-384, catacombe de Domitilla, Rome

Cette mosaïque très détériorée reprend la même scène. Malgré ce qu’on lit parfois, le Christ n’a pas les pieds sur un globe :  l’objet au centre est, comme dans la mosaïque de Milan, une capsa, petite bibliothèque portative. Les trois personnages sont assis dans des chaises à dossier haut.

Cette mosaïque est célèbre pour le halo circulaire vert qui entoure la figure du Christ, toute première apparition de ce qui deviendra plus tard la mandorle. Mais aussi pour le texte qui l’entoure, et dont les implications politiques et théologiques ont fait l’objet de discussions dans lesquelles nous ne rentrerons pas :

« Toi que l’on dit Fils et que l’on découvre Père »

« Qui filis diceris et pater inveneris »


L’important pour nous est de constater que, dès le début, le halo circulaire est compris certes comme un phénomène surnaturel manifestant la divinité de Jésus, mais surtout comme une sorte de Corps de gloire, comme le Père enveloppant le Fils.

Dans ce contexte, on comprend que l’introduction du globe-siège ou du globe-piédestal n’allait pas de soi : peut-on s’asseoir ou monter sur la figure de la Perfection ?

C’est sans doute pourquoi, très rapidement :

  • le doré, la couleur de Dieu, a été réservée à tout ce qui est auréole et mandorle,
  • et le bleu, la couleur du ciel, a été attribuée au globe-siège ou piédestal, faisant voir, sans ambiguïté, que le Christ domine le Cosmos.

Prélude 3 : Les pieds sur Caelus


Traditio clavis. Traditio legis Sarcophage de Junius Bassus 359 Museo del tesoro di San Pietro Vatican

Sarcophage de Junius Bassus, 359, Museo del tesoro di San Pietro, Vatican

Le Christ assis pose les pieds sur la voûte céleste gonflée par Caelus, adaptation de l’iconographie impériale vue sur l’Arc de Galère (voir 1 Dieu sur le Globe : époque romaine). Ici l’idée a peut être été favorisée par la présence du registre inférieur, dont l’arcade épouse graphiquement le voile.

Ce sarcophage luxueux, que l’on peut dater précisément, est célèbre pour être la plus ancienne « traditio legis » sculptée : on remarquera néanmoins que, mis à part la banderole (repliée, et que Jésus ici ne donne pas à Pierre), il manque tous les autres éléments de l’iconographie, sans doute à cause de la place restreinte à l’intérieur d’un seul compartiment.


Sarcophage Beato Egidio - Chiesa di San Bernardino PerugiaSarcophage du Beato Egidio, église San Bernardino, Pérouse Sarcophage Lat 174 Musee Gregoriano Profano VaticanSarcophage Lat 174, Musée Gregoriano Profano Vatican  

Voici les deux seuls autres sarcophages montrant Caelus sous les pieds du Christ.

Dans le premier cas, les compartiments voisins sont occupés par un couple âgé, probablement les défunts. Dans le second on reconnaît la traditio legis, ici avec la banderole déployée et touchant les mains de Pierre.

On ne connaît pas d’autres exemples du Christ avec Caelus sous ses pieds : comme si cette formule était restée, depuis les bas-reliefs des arcs de triomphe, l’apanage des statuaires.



 Le globe piédestal


Après le sarcophage de Junius Bassus, le motif de la « traditio legis » devient très courant sur tous types de supports : essentiellement les sarcophages jusqu’à la fin du IVème siècle, mais aussi des fresques et des mosaïques (pour une synthèse récente et un large répertoire photographique, voir le travail de Robert Couzin [4]).

Cette iconographie de la « traditio legis » possède une forme rarissime (deux exemples seulement) où le Christ est debout sur un globe : John Fotopoulos [6]  la relie à l’iconographie impériale par le biais des sarcophages de Caelus (où cependant le Christ est assis). En fait, si l’on trouve bien des empereurs posant un pied  sur un globe, il n’existe aucun exemple d’empereur y posant les deux : forme contreproductive par son manque de stabilité.

 Cette iconographie rarissime du Christ debout un globe n’a donc aucun équivalent païen.


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Le Christ debout des catacombes de Priscilla

Catacombes Grottaferrata 350-70Catacombes ad decimum près de Grottaferrata, 350-70 Fresque perdue des catacombes de Priscilla 350-400Fresque perdue des catacombes de Priscilla, 350-400

Traditio legis

Ces deux fresques, contemporaines du sarcophage de Junius Bassus, illustrent l’un la formule standard de la traditio legis (le Christ debout, appuyé contre une haute montagne aux quatre fleuves), et l’autre sa variante avec globe.



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Le Christ debout du baptistère de Naples

Traditio Legis 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples detail

Traditio legis,
Fin IVème-début Vème, Baptistére de San Giovanni in Fonte, Naples [7]

Tout en tenant la croix, Pierre reçoit entre ses deux mains couvertes la banderole portant le texte habituel. La troisième ligne, écrite en caractères pseudo-hébraïques, suggère que cette banderole sacrée doit être comprise comme représentant les Lois au sens large, Ancien Testament et Nouveau Testament réunis. Ainsi Dominus désigne à la fois le Père et le Fils.

Un autre élément important de cette mosaïque est la couleur bleu-céleste du globe.



Traditio Legis 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples vue generale
Le sommet de la coupole est occupé par un grand disque céleste où s’inscrit, au milieu d’étoiles dorées et argentées, un staurogramme gigantesque (Croix ornée d’un Rho) entre les lettres alpha et omega.



Traditio Legis 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples detail couronne

Au dessus du Chrisme, la main de Dieu sort du ciel pour tenir une couronne. On peut noter comme un halo bleuté complétant de demi-cercle du rho, (mais il peut s’agir d’un artefact lié aux restaurations). L’oiseau juste à côté, entre les deux perroquets symboles de résurrection (voir Le symbolisme du perroquet), est le seul de la guirlande florale à porter une auréole : nous avons certainement retrouvé le phénix qui manquait à la « traditio legis » située juste en dessous [8].



Traditio Legis 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples detail ange matthieu

Dans l’autre sens, en descendant, l’oeil rencontre deux cerfs buvant dans deux sources de part et d’autre d’un berger : nous avons retrouvé deux des quatre fleuves de la « traditio legis ».

Juste en dessous encore se trouve le symbole de l’Evangéliste Matthieu, un Ange très original dont les ailes ici sont de lauriers.



Traditio Legis 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples vue generale

Les deux autres sources se trouvent sous la scène diamétralement opposée, malheureusement disparue ; tandis qu’au dessus des pendentifs intermédiaires se trouve un autre motif champêtre, deux brebis autour du Bon Pasteur.


Une condensation de symboles

L’éclatement de l’iconographie habituelle de la traditio legis en trois points de ce large baptistère met en lumière, a contrario, tout ce qu’une image comme le verre doré du Vatican porte de condensation de symboles (puisqu’il montre, en plus, l’Agneau, les deux villes et les deux troupeaux).

Ainsi la « traditio legis » nous apparaît de moins en moins comme une composition narrative, et de plus en plus que comme une sélection raisonnée de symboles, regroupés pour un impact visuel maximal : en ce sens, elle est vraiment le précurseur de ses grandes « majestas domini » qui se développeront, sept siècles plus tard, dans les absides romanes.


Une interprétation du globe (SCOOP !)

Traditio Legis 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples bas

En embrassant l’ensemble, on saisit combien le globe bleu du Christ s’inscrit dans un étagement de cercles, entre en haut la petite couronne divine inscrite dans la couronne céleste et en bas le quart de cercle étoilé de l’Evangéliste.

Et de même que le globe sous les pieds du Christ se projette dans la couronne céleste,

de même le staurogramme que Saint Pierre élève sur son épaule se projette dans le staurogramme géant de la coupole.

Comme le rocher ou le trône, le globe sert à mettre en valeur, en l’élevant, la figure du Christ par rapport à celle des deux apôtres. Mais sa couleur et sa forme lui donnent un avantage cosmique :

avec son bleu céruléen, non étoilé mais parcouru de reflets, il apparaît ici comme une goutte de ciel, descendue sur la Terre pour en réalimenter les sources.

Christ globe paleochretien schema

Il fusionne ainsi en un seul symbole le rocher et le Jourdain.


En aparté : la Croix au centre du Ciel

D’après Paul le Silentiaire, la coupole de Saint Sophie était au 6ème siècle décorée d’une immense croix [8a]. Mais c’est dans des édifices plus modestes que quelques rares autres croix ont été conservées.


430 Gallia Placida ravenne430, Mausolée de Gallia Placida, Ravenne 5eme-6eme Chiesa_S_Maria_della_Croce_mosaici_cupola_Casarano5ème-6ème, Eglise Santa Maria della Croce, Casarano

Que ce soit dans un tombeau de luxe, comme la Croix entourée du Tétramorphe du mausolée de Gallia Placida, ou dans la coupole toute simple de l’église de Casarano, le point commun est que la croix latine brise la symétrie centrale : sa branche longue est orientée de manière à ce que la tête de la Croix (ou du rho dans le cas du baptistère de Naples) se trouve à l’Est.


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Un cas unique : la mosaïque d’Albenga

543-554 Basilique euphrasienne Porec

Baptistère d’Albenga, Ligurie, 6ème siecle

Même orientation dans cette composition, unique par sa complexité. Les trois cercles concentriques symbolisent la Trinité, comme le prouve ce texte de Jean de Gaza, qui décrit de manière poétique une coupole qui couvrait les bains de sa ville :

« Une ligne droite, très étendue, s’avance d’en haut, possédant plus grande longueur, tandis qu’une autre ligne, plus petite, poursuit un chemin opposé, au milieu de laquelle la nécessité maintient l’intersection du lien de l’amitié, le divin signe de la paix ; et toutes deux, I’une avec l’autre, maintiennent (quatre] longueurs de route attachées ensemble. Les quatre extrémités ont fructifié, l’âge semé le premier ayant été façonné orient, occident, midi et nord ; ainsi as-tu assuré la cohésion de l’univers par les quatre intellectifs. L’image sereine des deux lignes du divin, qui a l’éclat de l’or, resplendit, car la postérité de l’or se fixe dans la fleur de l’âge et brille sans discontinuer. L’empreinte favorable de la Trinité intellective danse une ronde de circonvolutions bleu sombre, figurée par des cercles à l’imitation de la voûte céleste; à l’intérieur sont les intelligences, la sainte lumière des deux lignes. » [8b]


Dans le baptistère d’Albenga, la présence des trois cercles trinitaires se justifie par les rites baptismaux :

« Par ses catéchèses de la fin du IVe et du début du Ve siècle, y compris celles d’Ambroise dans la ville voisine de Milan, nous savons que les catéchumènes faisaient face à l’ouest à l’intérieur du baptistère en renonçant à Satan, puis se tournaient vers l’est – la direction de la mosaïque d’Albenga – tout en faisant une confession à la Trinité. » (Nathan S Dennis, [8c])


Ce qui est véritablement extraordinaire est la triplication du chrisme chi-rho et des lettres alpha et omega, sorte de réfraction circulaire de l’Unique dans un dégradé de bleu. Nathan S Dennis y voit l’évocation

« de l’interpénétration des réalités terrestre et céleste qui se produit pendant le rite. Cette interaction avec le divin – à la fois à travers un mouvement imaginé et la procession réelle – est mise en relation avec la confession trinitaire du catéchumène, acte central de sa triple immersion dans les fonts et sa transformation en une véritable imago Trinitatis. » [8d]


Le cercle des apôtres

Table autel Saint Victor de Marseille

Table d’autel de Saint Victor de Marseille

Le motif des douze colombes en deux files de part et d’autre d’un chrisme est assez commun dans la décoration des tables d’autel paléochrétiennes, pour évoquer les douze apôtres réunis autour du Christ lors du Dernier repas.

Le motif du cercle de colombes, plus rare, est attesté par une description, par Saint Paulin, d’un décor absidal qu’il avait fait réaliser à Nole, dans les années 400 :

« la main divine, symbole de Dieu le Père, apparaissait au milieu des nuées. Au-dessous, le Saint-Esprit était représenté par une colombe aux ailes étendues ; plus bas encore, une grande croix rayonnait dans une auréole d’or sur laquelle douze colombes, désignées comme la représentation des apôtres, formaient une couronne autour du Rédempteur. » [8f]


Une triple progression (SCOOP !)

Baptistere d'Albenga Ligurie 6eme siecle schema 1
A Albenga, un détail témoigne de la même signification eucharistique : à la même place, au dessus du rho, que la couronne dans le baptistère de Naples, un petit cercle blanc marqué d’une croix souligne ici la direction de l’Est, le lieu du Christ. Les douze colombes qui regardent dans sa direction symbolisent les Apôtres tournés vers ce Christ en forme d’hostie : de ce point de vue, les cercles bleus évoquent une sorte de Table dressée au milieu du Ciel ; et dans les étoiles qui se rangent derrière les Apôtres, on peut imaginer les baptisés admis à cette eucharistie céleste.

Un autre détail passé inaperçu est que les douze volatiles sont disposés, de part et d’autre, selon les trois secteurs du khi. Mais alors qu’il aurait été naturel de les répartir uniformément, leur taille diminue et leur nombre augmente lorsque l’oeil descend de la tête du rho à son pied : une grosse colombe, deux moyennes, trois petites.


Baptistere d'Albenga Ligurie 6eme siecle schema 2

Toute la complexité de la composition d’Albenga est qu’elle présente trois progressions simultanées, chacune en trois stades :

  • à partir du Christ-hostie, la progression numérique 1 / 2 / 4 / 6 ;
  • à partir du centre du khi-rho, la diminution de luminosité ;
  • en lisant de gauche à droite (du nord au sud), la progression alphabétique alpha/khi/rho.

Il serait présomptueux d’interpréter ces progressions, qui traduisent nécessairement une réflexion en profondeur sur la Trinité, mais aussi sur l’enchaînement entre des extrêmes en passant par un terme moyen. Tout au plus peut-on citer un texte largement postérieur qui manie les mêmes notions :

 

Qu’est ce que Trois sinon trois Un et un Triplet ? Pour cette raison, Trois est aussi un Début, car il est la première perfection, qui vient d’un Un et d’un Deux : Un est le premier à donner naissance, Deux est le premier à naître ; et Trois est la première perfection de ce qui donne naissance et de ce qui naît. De ce fait, Un ne peut exister seul, car il ne serait pas Créateur s’il ne donnait naissance à quelque chose. Mais Deux non plus ne peut pas rester seul, car l’existence de Deux implique l’existence d’Un et Deux. Donc il y a Trois. Cependant, pour faire Trois, Un et Deux doivent être réunis. Car Un tout seul et Deux tout seul ne font pas Trois : si on les joint, ils font Trois. Et, comme l’amour, cette union fait trois choses de deux […] Voyez donc que toute perfection est une trinité, et rien d’autre ; et que tout se compose d’un Début, d’un Milieu et d’une Fin. »

Attribué à Candidus, cité par [8e], p 69

res quid sunt nisi tria unum et unum tria? Et hoc ideo principium quia prima perfectio est ex uno et duobus ueniens: unum primum gignens, duo primo genitus, tres prima perfectio gignetis et geniti. Ideo non solum unum, quia non esset gignens nisi generaret. Ideo non sola duo, quia non aliter fieri potest nisi unum et duo aliquid sint. Sunt ergo tria. Non sunt autem tria nisi iungas unum et duo. Nam unam per se et duo per se non sunt tria; si iungis, tria sunt. Et ipsa eorum iunctio, quasi amor quidam, facit ea duo secum tria esse […] Vide ergo quod omnis perfectio trinitas est, immo haec sola: primo, media, fine stare omnia. Et primum non esse sine medio et fine; et medium non esse sine primo et fine, et finem non esse sine primo et medio?


Quoique très rare, la répartition « pyramidale » du nombre douze se réinvente sporadiquement :

1125-50 Devant d'autel de la Seu d'Urgell Musee National d’Art de Catalogne BarceloneDevant d’autel de la Seu d’Urgell, 1125-50, Musée National d’Art de Catalogne, Barcelone

Six siècles après Albenga, chez cet artiste catalan….


Van Eyck Agneau Mystique detail
L’Agneau Mystique (détail), Retable de Gand, Van Eyck, 1432

…ou encore  pour les jets de sang et d’eau de la fontaine de L’Agneau Mystique.



1130 Apsis_mosaic_San_Clemente

Mosaïque de l’abside, 1130, San Clemente, Rome

Cette mosaïque médiévale reprend le thème paléochrétien des douze colombes, maintenant distribuées le long de la croix selon la régression numérique 5 4 3. Les trois colombes du haut, entre la main du Père et la tête du Fils, figurent le Saint Esprit tout en évoquant la Trinité.



4 :  Le globe siège


Les deux absidioles de Santa Costanza

santa costanza
L’église Santa Costanza de Rome était à l’origine le mausolée de Constantina, la fille du premier empereur chrétien Constantin. Les deux absidioles opposées, sur les bords gauche et droit de cette photographie, renferment deux mosaïques très anciennes et malheureusement très restaurées, cruciales pour notre sujet. Je présente ici le consensus dominant, sans entrer dans les controverses multiples qui ont émaillé leur historiographie.


Santa_Costanza Traditio_Legis 350-75Traditio legis Santa_Costanza Traditio Clavis 350-75Traditio clavis

350-75, Mausolée de Santa Costanza, Rome

La traditio legis de gauche, probablement la plus ancienne représentation du motif, est parfaitement standard : car le texte de la banderole, DOMINUS PACEM DAT, qui a fait couler beaucoup d’encre, est probablement dû à une restauration fautive du mot LEGEM ; et le Christ, initialement, était barbu [9] .

Le motif de l’absidiole opposée représente le Christ assis sur un globe, tendant une clé à Saint Pierre qui la reçoit dans son manteau ( (le petit palmier maigrichon, au dessus, est une invention des restaurateurs.

Autant la « traditio legis » étale toute sa richesse iconographique, avec les deux villes, les deux palmiers, les quatre brebis et les quatre sources, autant la « traditio clavis’ semble bancale, toute la moitié droite étant remplie par sept palmiers très laids, opaques à toute interprétation puisque deux autres bordent la composition sur la gauche. On a l’impression d’un motif bricolé « ad hoc », pour faire pendant au sujet déjà bien établi de l’autre absidiole. Mais autant ce dernier ne s’appuie sur aucune source textuelle [10], autant la « traditio clavis » illustre un passage bien connu :

« Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux «  Matthieu 16,19


Fragment de sarcophage 370-400 Musee Lapidaire Avignon

Fragment de sarcophage 370-400, Musée Lapidaire Avignon

On considère aujourd’hui que le motif de la « traditio clavis » a pris sa source dans les sarcophages, petite scène à deux personnages qui occupe une place mineure [10a]. Le Christ y est toujours debout et de plain-pied avec Pierre.

La mosaïque de Santa Costanza est le premier exemple connu de « traditio clavis » où le Christ est assis sur un globe, dans une position de supériorité hiérarchique.


Sur le Terre comme au Ciel (SCOOP !)

Santa_Costanza Traditio Clavis 350-75 globe

Je pense que l’introduction si atypique du globe à Santa Costanza n’avait pas pour but de créer un distance hiérarchique, qui n’est qu’un effet collatéral. Cette référence céleste permettait d’illustrer la suite immédiate du texte de Matthieu :

« Et je te donnerai les clefs du royaume des cieux : tout ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et tout ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux. « 

Les clés peuvent être comprises à la fois comme celles du Royaume de Cieux, mais aussi comme celles d’un cadenas, un moyen de « lier » et de « délier » simultanément sur la Terre et dans le Ciel : comme si le Christ assis sur le Ciel se faisait le relais de Pierre les pieds sur Terre.

Facilitée par la forme sphérique de l’absidiole, l’idée du globe se heurtait aussitôt au problème de la partie droite vide : l’artiste n’a pas pensé à y placer Paul, ou n’a pas voulu, afin de bien marquer la différence avec la traditio legis de l’autre absidiole.


Traditio clavium. Cristo in trono tra i Santi Pietro e Paolo, T VII secolo (684), Catacombe di Commodilla, Roma

Traditio clavium, 684, Catacombe de Commodilla, Rome

C’est cette solution qui sera adoptée, trois siècles plus tard, dans la seconde « traditio clavis » avec globe.

On comprend ici, incidemment, pourquoi la « traditio legis » est contrainte d’inverser les positions habituelles des deux apôtres : mettre Pierre à la place d’honneur ET lui donner un objet marginaliserait par trop Paul. L’inversion traduit, en somme, un compromis protocolaire [11].


En aparté : la postérité de la traditio legis et clavium

Traditio legis et clavis fragment de l Antependium de Magdebourg 968 , Staatsbibliothek, Berlin

Traditio legis et clavis, fragment de l’Antependium de Magdebourg, 968, Staatsbibliothek, Berlin

Le Moyen-Age réinventera (plutôt qu’il ne reprendra) ces deux iconographies, sous une forme combinée et résolument égalitaire : Saint Pierre retrouve la place d’honneur pour recevoir les clés (comprises désormais comme le pouvoir papal), et c’est Saint Paul qui reçoit la Loi, dont le texte lui est maintenant explicitement adressé : DOMINUS DAT LEGEM SAUL.


968 Christ receiving the cathedral from Otto I Fragment of Magdeburg Antependium Met

L’empereur Otto Il offrant au Christ la cathédrale de Magdeburg, fragment de l’antependium de Magdeburg, 968, MET, New York

Un autre fragment de cet antependium a conservé l’iconographie de la « traditio clavis » avec le Christ assis sur le globe, mais en inversant le geste : ici c’est l’Empereur prosterné qui donne au Christ le modèle réduit de la cathédrale, tandis que Saint Pierre avec ses clés est passé de l’autre côté, en spectateur. L’absence d’auréole pour celui-ci indique que le scène ne se passe pas au ciel, mais bien sur la Terre, où le Christ est descendu avec son siège-globe pour recevoir le don de l’Empereur, tout comme il était descendu pour donner les clés à Pierre.



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Revenons à l’époque paléochrétienne et au globe-siège qui, après sa première apparition à Santa Constanza, va laisser quelques rares témoignages.

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Arles sarcophage N° 38 vers 350 Mauro della valle fig 19

Arles sarcophage N° 38 vers 350, Mauro della Valle [11a] fig 19

Dans ce sarcophage isolé, le collège apostolique, mené par Paul à gauche et Pierre à droite, se répartit dans des arcades évoquant le Portique des philosophes, de part et d’autre d’un Christ enseignant, assis sur un globe.


Sant Agata dei Gotti 462–470 gravure de Ciampini

Sant Agata dei Gotti 462–470, gravure de Ciampini

A Sainte Agathe des Goths, une église de Rome détruite à la fin du XVIème siècle, on voyait dans l’abside une composition similaire, un Christ assis sur un globe entre deux rangées d’apôtres debout.  Il s’agit semble-t-il d’une formule de transition :

  • de la « traditio legis » elle garde la position anti-hiérarchique de Pierre et de Paul ; mais le rouleau tenu par Jésus est remplacé par un livre ;
  • de la « traditio clavis » elle garde la présence des clés reçues dans les manches du manteau .


543-554 Basilique euphrasienne Porec

Mosaïque au dessus de l’arc triomphal, 543-554, Basilique euphrasienne, Porec (Parenzo)

Pour comparaison, cette mosaïque bien postérieure ne garde plus aucun trace de la traditio legis : Pierre et Paul, revenus à leur place hiérarchique, portent les clés et les rouleaux comme des attributs permanents. Attention, ici le globe bleu est une invention des restaurateurs.


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Le « diptyque en cinq parties » de Milan

Diptyque en cinq parties 450-500 atelier ravennais Tesoro del duomo milano

Diptyque « en cinq parties » (cinque parte dittico) (détail)
450-500, atelier ravennais, Tesoro del duomo, Milan

Cette couverture de livre présente, sur un de ses panneaux, les deux seules représentations paléochrétiennes sur ivoire du Christ assis sur un globe (l’image du milieu représente la Cène).


Diptyque en cinq parties 450-500 atelier ravennais Tesoro del duomo milano haut Saint Sixte et Timothee couronnes VaticanLe Christ offrant des couronnes à Saint Sixte et Saint Timothée, Musée du Vatican

La scène du haut ressemble beaucoup à ce verre du Vatican, mais le geste du Christ est différent :

  • dans l’ivoire , il bénit les couronnes que deux martyrs anonymes lui apportent dans leurs mains voilées (s’il s’agissait de Pierre et Paul, leurs figures seraient différenciées) [3] ;
  • dans le verre, il apporte les couronnes, à la manière dont sur les monnaies romaines on peut voir la Victoire couronner de lauriers l’Empereur.


Diptyque en cinq parties 450-500 atelier ravennais Tesoro del duomo milano bas Le denier de la veuve vers 500 Ravenna, Basilica di Sant'Apollinare NuovoLe denier de la veuve, vers 500, Basilique de Sant’Apollinare Nuovo, Ravenne

La scène du bas représente la scène du Denier de la veuve, où le Christ fait remarquer à ses disciples que sa modeste aumône est plus importante que celle des riches car « tous ont mis de leur superflu, mais elle a mis de son nécessaire » (Marc 12:41-44).

Le grand intérêt de cet exemple est de montrer qu’à la fin du Vème siècle, le globe-siège est adopté aussi bien pour des scènes censées se passer dans l’au-delà et après la mort du Christ (Présentation des Couronnes) qu’ici-bas et durant la vie du Christ. L’artiste a rajouté des étoiles (faute de couleur bleue) afin de marquer son caractère céleste. Mais il est clair que le globe-siège est, en tout cas dans ces oeuvres de petite taille, un élément banal et qui ne choque pas : facilité graphique permettant, mieux que l’auréole, de mettre en honneur la figure du Christ


Diptyque en cinq parties 450-500 atelier ravennais Tesoro del duomo milano detail Herode

Le massacre des Innocents (détail du Diptyque « en cinq parties »)

…avec sans doute ici l’idée d’un contraste pacifique avec la figure guerrière du roi Hérode, assis sur son trône entouré de boucliers.


Le bas-relief de San Vittorino

Catacombe de San Vittorino, Amiterno, Veme siecleCatacombe de San Vittorino, Amiterno, Vème siècle [11b]

Cette scène de la même époque reprend la structure d’une traditio legis, mais avec deux figures à gauche : il pourrait s’agit du martyr Vittorino introduit auprès du Christ par un autre personnage. A noter que le globe n’est pas posé sur le sol, mais en lévitation.


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En aparté : la présentation au Christ-Empereur

Interrompons un instant la série des scènes dérivant de la « traditio legis » pour présenter une autre iconographie source de nombreuses oeuvres monumentales, celle de la Présentation au Christ.

Sant'Apollinare Nuovo, Right Nave Procession: Christ and SS. Mar

VIème siècle, Saint Apollinaire de Ravenne.

Le Christ assis sur un trône est figuré comme un Empereur, entouré par quatre anges porteurs de verges, insignes de son pouvoir. A droite les martyrs en procession viennent lui offrir leur couronne d’or. Avant la restauration malheureuse du XIXème siècle, le Christ tenait dans sa main gauche un livre ouvert, sur lequel était inscrit :

Je suis le Roi de gloire Ego sum rex gloriae


526-47 Apse_mosaic San_Vitale_-_Ravenna christ et anges
526-47, Mosaïque de l’abside de la basilique de San Vitale, Ravenne

A San Vitale, dans une Présentation très similaire, le trône est remplacé par un globe. Vêtu de pourpre impériale, le Christ tient le Livre de l’Apocalypse (un rouleau fermé par sept sceaux), flanqué de deux anges porteurs de verges A sa droite il tend à Saint Vital la couronne du martyre, à sa gauche il reçoit de l’évêque Ecclésius la maquette de la basilique.


Une origine impériale ?

Empereur 222-35 medaillon de l'Empereur Severe Alexandre bis

Médaillon de l’Empereur Sévère Alexandre, 222-35

Pour expliquer le globe-siège du Christ, A.Grabar ([12], p 204) a invoqué l’unique figuration qui montre un empereur assis sur un globe, le médaillon d’Alexandre-Sevère : mais son globe est étoilé, et n’apparaît que parmi toute une quincaillerie de symboles (voir 1 Dieu sur le Globe : époque romaine). Le globe de San Vitale, de couleur uniforme et sans décorum, affaiblit l’impression de Majesté plutôt qu’elle ne la renforce.


Une facilité graphique ?

L’ivoire de Milan montre à contrario que l’image du Christ assis sur un globe étoilé, et dans des scènes n’ayant rien d’impérial, était facilement acceptée, en tout cas pour les oeuvres de petite taille. Mais la facilité graphique du globe-siège n’est bien sûr pas la raison de son adoption dans une oeuvre officielle et monumentale, soumise à une intense pression théologique.


Une conception d’ensemble

Toute comme le globe du baptistère de Naples, celui de San Vitale doit être considéré non pas de manière isolée, mais en tant qu’élément d’un ensemble monumental.

3 Dieu sur le Globe : haut moyen âge

En montant, l’oeil rencontre au centre de l’intrados un autre cercle contenant une étoile à six branches, le chrisme sous sa forme non pas chi-rho (CHRistus) mais iota-xhi (Iesus-Christus). Plus haut, un autre globe bleu, contenant une étoile à huit branches, est transporté par deux anges en vol [13].


526-47-Apse_mosaic-San_Vitale_-_Ra

En élevant encore le regard, ce sont maintenant quatre globes bleus qui soutiennent les anges portant la couronne de l’Agneau.


Victoire Octave Aureus 30-29 av JC coll priv30-29 av JC, Collection privée

La figure païenne du globe nicéphore (voir 1 Epoque romaine) se trouve donc ici quadruplement christianisée.


 Du terrestre au céleste (SCOOP !)

Tout se passe comme si le concepteur de la mosaïque de San Vitale avait emprunté à celui de la mosaïque de Naples l’idée de la « goutte de ciel sur la Terre », mais à la transposant, depuis l’iconographie de la « traditio legis », à celle de la Présentation. Sans doute l’inscription dans la forme ronde de l’abside a pu aider à ce choix.

Une autre idée similaire au baptistère de Naples est celle de déployer la forme circulaire en hauteur. A Ravenne, les globes s’étagent sur trois niveaux et véhiculent trois image du Christ :

  • en bas, en tant qu’homme descendu sur terre, il est encadré par deux anges debout, plantant leur lance dans le sol ; mais il a amené avec lui son siège surnaturel, de la forme du Cosmos et de la couleur du Ciel ;
  • au centre, en tant que Ressuscité montant au ciel, il est porté au zénith par deux anges en vol : la symbolique solaire est évidente, puisque ce globe rayonnant est transporté entre la ville de son lever, Bethléem, et la ville de son coucher, Jérusalem ;
  • en haut, il trône en Agneau de Dieu au centre de la voûte luxuriante : les quatre gouttes de Ciel sont aussi les quatre Fontaines du Paradis.


Eternité statique et dynamique (SCOOP !)

Nous avons montré (1 Epoque romaine) que le médaillon de Sévère Alexandre combinait deux images païennes de l’Eternité :

  • une Eternité dynamique, cyclique, représentée par le disque zodiacal d’Aiôn ;
  • une Eternité statique, immuable, représentée par le globe-siège.


3 Dieu sur le Globe : haut moyen âge

L’Eternité dynamique est ici christianisée, dans la figure rayonnante transportée par les anges :

  • en tant qu’image solaire, elle est cyclique ;
  • mais en tant qu’image de la vie du Christ sur Terre, bornée par les deux villes, elle est irréversible et unique.

L’Eternité statique est quant à elle évoquée par le globe-siège, tel qu’on le voyait dans certaines monnaies de la déesse Aeternitas.

Aeternitas 141-161 As Faustina vcoins.com

As d’Antonin le Pieux avec le buste de Faustine, 141-161, vcoins.com


En aparté : l’iconographie des deux villes et celle des deux Eglises

23-artist-majestas-domini-christ-in-majesty-basilica-papale-di-san-lorenzo-fuori-le-mura-roma-itlay-late-6th-century
Fin 6ème siècle, mosaïque de la basilique Saint Laurent hors les Murs, Rome

L’image des deux villes est ancienne et courante (nous l’avons vue dans le verre du Vatican), et on l’associe en général avec le thème des deux Eglises :

  • celle pour les PaïensEcclesia ex gentibus ) associée à l’apôtre Pierre, à la droite du Christ et à la place d’honneur ;
  • celle pour les Juifs ( Ecclesia ex circoncisione ) associée à l’apôtre Paul ([14], p 295).

Mais même si l’image introduit un lien implicite entre Pierre et Jérusalem à gauche, Paul et Bethléem à droite, aucun texte ne l’atteste. L’association est d’ailleurs quelquefois inversée (abside de Sainte Pudentienne à Rome, ou verre du Vatican).

Pour Pierre Prigent [15], il faut découpler le thème des deux églises et celui des deux villes : ce dernier a trait uniquement au début et à la fin de l’existence terrestre de Jésus.


Sainte Marie Majeure A Sainte Marie Majeure B

430-40, mosaïque de l’église Sainte Marie Majeure, Rome

Dans cette mosaïque, la plus ancienne comportant les Deux Villes, le découplage est patent : elles occupent les écoinçons tout en bas de l’arc triomphal, sans lien chronologique ni géographique avec les scènes des trois registres au dessus.

Sainte Marie Majeure

432-440, mosaïque de l’église Sainte Marie Majeure, Rome (détail)

En haut, au centre de l’Arc, Pierre l’apôtre des Gentils et Paul l’apôtre des Juifs (les caractères de son livre sont hébreux) se rencontrent entre les Deux Eglises, de part et d’autre d’un trône vide isolé dans une bulle ( on appelle Hétimasie ce thème de l’attente de Dieu).


Sainte Marie Majeure trone

432-440, mosaïque de l’église Sainte Marie Majeure, Rome (détail)

Ce trône vide est celui du Christ dont on attend le retour (comme le montrent la croix posée sur le dossier, la couronne posée sur le coussin et le rouleau aux sept sceaux posé sur le marche-pieds). Comme l’a montré A.Grabar dans une analyse magistrale de l’ensemble de la mosaïque ([12], p 215 et ss), ce trône, avec ses deux têtes de lions, reprend l’iconographie romaine de la Concorde Impériale pour l’appliquer à la concorde entre les deux Apôtres et les deux Eglises.


Moise et ses campagnons echappant a la lapidation Ste Marie Majeure 432-440

Moïse et ses campagnons échappant à la lapidation, Ste Marie Majeure, 432-440

A noter  à un autre point de la mosaïque cette idée d’une membrane protectrice qui finira, réservée à Dieu seulement, par devenir la mandorle.

23-artist-majestas-domini-christ-in-majesty-basilica-papale-di-san-lorenzo-fuori-le-mura-roma-itlay-late-6th-century

Fin 6ème, Saint Laurent hors les Murs, Rome

En supprimant tous les registres intermédiaires de la mosaïque de Sainte Marie Majeure, la mosaïque de Saint Laurent crée une association artificielle entre les deux villes et les deux apôtres. Alors qu’il faut lire les deux villes comme à Saint Vital de Ravenne : en longeant l’arc, début et fin de l’existence terrestre du Christ.


Les deux traditions paléochrétiennes de la Création

debut XIIIème creation-du-monde Saint Marc de VeniseCréation du Monde debut XIIIème creation-d'adam Saint Marc de VeniseCréation d’Adam

Début 13eme, Coupole de la Création, Narthex de la Basilique Saint Marc, Venise

Le manuscrit paléochrétien dont ces mosaïques dérivent a été perdu (Génèse de Cotton), mais il reste suffisamment de témoignages [16] pour montrer que la figuration privilégiée est celle où le globe céleste se place à côté de Dieu, comme les autres objets créés. Dieu est le plus souvent debout, quelquefois assis sur un trône.


VIeme siecle Basilique st Paul hors les Murs Creation adam Vat Barb. Lat. 4406, f. 24La Création d’Adam, fol 24 VIeme siecle Basilique st Paul hors les Murs Creation Eve Vat Barb. Lat. 4406, fol. 25La Création d’Eve, fol 25

440-60, Fresques disparues de la Basilique Saint Paul hors les Murs, Vat Barb. Lat. 4406

Ces fresques, connues seulement par des aquarelles de 1630, sont considérées comme paléochrétiennes et datées du milieu du 5ème siècle, sous Léon le Grand ([17], p 38). Elles avaient probablement un prototype à Saint Pierre de Rome, qui possédait lui aussi sur un mur de la nef un cycle vétérotestamentaire dont on n’a pas gardé trace. Elles illustrent une tradition de la Création complètement différente.

Dans les deux premières scènes, le globe est posé à terre et Dieu, assis dessus, crée Adam puis Eve. La décision de le représenter assis sur le globe céleste crée une symétrie-miroir avec Adam assis par terre, illustrant l’idée que celui-ci est créé à l’image de Dieu : c’est la même idée que développera Michel-Ange, comme si la fresque de la Sixtine rendait hommage à ce modèle paléochrétien, encore visible à l’époque à Saint Pierre (voir 1 Les figure come fratelli : généralités).


VIeme siecle Basilique st Paul hors les Murs La decouverte de la nudité Vat Barb. Lat. 4406, fol. 27La découverte de la Nudité, fol 27 VIeme siecle Basilique st Paul hors les Murs Malediction adam eve serpent Vat Barb. Lat. 4406, f. 28La Malédiction d’Adam, d’Eve et du Serpent, fol 28

Après la scène de la Chute, où Dieu n’apparaît pas, il descend de la sphère pour admonester debout les deux fautifs. Ensuite, il se rassoit sur son véhicule pour s’élever vers le ciel, maudissant d’en haut ses créatures.

Cette formule romaine donnera lieu, à l’époque médiévale, à une série de Créations avec globes-sièges typiquement italienne (voir 5 L’âge d’or des Majestas).


Autres globes-sièges paléochrétiens

the two saints Theodore, 6eme et 14eme San Teodoro Rome

Les deux saints Théodore présentés au Christ par Pierre et Paul
6ème et 14ème siècle, église San Teodoro, Rome

Pour autant qu’on puisse en juger au travers des importantes modifications du 14ème siècle, cette mosaïque est uniquement  une scène de  Présentation. Le globe-siège, désormais accepté comme une alternative pratique au trône (plus besoin des quatre rivières, comme à Ravenne, pour expliquer son caractère surnaturel), s’avère particulièrement pertinent pour une petite abside.


Roma San Paoli fuori le mura VIIeme s Mauro della valle fig 21Fragment lapidaire provenant de San Paoli fuori le mura, VIIème s [11b]

Le globe étoilé apparait également dans ce fragment isolé.

A noter qu’aucun des globes paléochrétiens ne montre les cercles zodiacaux qu’on trouve assez fréquemment dans les globes païens.


Traditio legis catacomba san gennaro

Catacombe de San Gennaro à Naples (cubiculum A47), VIème siècle [11b]

Il ne s’agit plus ici d’une traditio legis proprement dite, car c’est sur ses genoux que le Christ tient un rouleau avec l’inscription habituelle.


Ambrosius Codex 400-50 Abbaye de St Paul im Lavantall

Ambrosius Codex , 400-50, Abbaye de St Paul im Lavantall

On retrouve le Christ sur un globe entre Pierre et Paul, dans ce qui est tout de même le livre le plus ancien d’Autriche. Les quatre médaillons étant effacés, on ne sait pas s’il d’agit d’une Majestas domini ou d’une Traditio clavis et legis. 


En synthèse : trône, globe-siège et globe-piédestal (SCOOP !)

Christ globe mosaiques

Ce schéma replace chronologiquement les rares exemples qui nous sont parvenues de la figure du Christ sur le globe, selon les trois iconographies paléochrétiennes où on le rencontre.

Pour la Traditio Clavis, on n’a que deux exemples de globe-siège : l’un très précoce et l’autre tardif.

Pour l’iconographie à succès de la Traditio Legis, on n’a que deux exemples de globe-piédestal : à San Giovanni in Fonte apparaît l’idée de la « goutte de ciel » sur la Terre. On n’en trouve plus d’exemple après 450.

L’iconographie de la Présentation réclame l’horizontalité autour du trône : à Sainte Marie Majeure il est vide et le globe n’est qu’une figure d’isolement, pour signifier la nature spirituelle ou future du Règne. Peut être sous l’influence de l’étagement cosmique du baptistère napolitain, on invente à Saint Vital de Ravenne le globe-siège, innovation qui sera reprise à Rome à Saint Laurent hors les Murs.



Christ globe mosaiques. villeJPG

Ce second schéma examine le lien entre la formule des deux villes et celle du globe-siège.

Pour la Traditio Legis, les deux villes ne se rencontrent que dans la forme standard du Christ debout sur la montagne.

Pour l’iconographe de la Présentation, on n’a conservé que trois exemples de cohabitation avec un globe :

  • à Sainte Marie-Majeure, les deux villes sont loin en dessous, totalement déconnectées ;
  • à Saint Vital, le globe est dédoublé : l’un, tel un astre temporaire, circule entre les deux villes qui prennent leur pleine acception de début et de fin de la Vie du Christ ; l’autre sert de siège au Seigneur, figure de son éternité statique et de sa domination cosmique ;
  • à Saint Laurent hors les Murs, la place manque pour cette figuration complète ; le globe-siège, équidistant des deux villes, posé au sommet de l’arc comme le Christ lui-même est posé à son sommet, prend une nouvelle nuance : celle de la culmination.



En conclusion

A l’issue de ce parcours exhaustif, l’idée que le globe paléochrétien serait une simple récupération du siège d’un Empereur romain ou du piédestal des Victoires apparaît quelque peu réductrice.

On assiste au contraire à une introduction sporadique et parcimonieuse du motif, d’abord comme piédestal dans deux « traditio legis » et comme siège dans une « tradito clavis », puis uniquement comme siège dans trois « Présentations ».

Même en faisant la part des innombrables disparitions, cette formule récursive du Christ posé sur un ciel en miniature lui même posé sur la Terre était trop intellectuelle et paradoxale pour rivaliser avec les figures plus immédiates du trône comme siège, ou de la montagne comme piédestal.


526-47 Apse_mosaic San_Vitale_-_Ravenna detail globe
On voit bien cette hésitation à Saint Vital : le globe est posé sur le plateau entouré de falaises avec les quatre fleuves – la parole divine irriguant la Terre.

L’ombre des pieds du Christ sur la surface du globe, comme celle des pieds des deux anges sur la pelouse, signale que les deux appartiennent à la même réalité matérielle, ici bas.

Cependant, l’artiste a signalé, par un fin liseré doré, que cette goutte de ciel liquide, qui alimente les sources, n’est pas en contact avec le sol.



Inventée mais peu développée à l’époque paléochrétienne, c’est trois siècles plus tard, après une éclipse totale, que la formule du globe-siège va être remise au goût du jour jusqu’à devenir pratiquement hégémonique à l’époque carolingienne.

En annexe : – Le Globe dans le Psautier d’Utrecht

Article suivant : 3 Dieu sur le Globe : haut moyen âge

Références :
[3] E. Baldwin Smith, « Early Christian Iconography and a School of Ivory Carvers in Provence », chap XVI et XVII https://books.google.fr/books?id=xVWeCAAAQBAJ&pg=PT1&q=widow&f=false#v=snippet&q=globe&f=false
[4] Robert Couzin, « The traditio legis : anatomy of an image » https://www.academia.edu/12388436/The_Traditio_Legis_Anatomy_of_an_Image
[5] Pour une synthèse récentes des différentes interprétations, voir Armin Bergmeier, « The Traditio Legis in Late Antiquity and Its Afterlives in the Middle Ages », in: Gesta 56.1 (2017) p 33 et ss https://www.academia.edu/32474965/The_Traditio_Legis_in_Late_Antiquity_and_Its_Afterlives_in_the_Middle_Ages_in_Gesta_56.1_2017_27-52
[6] John Fotopoulos, « The New Testament and Early Christian Literature in Greco-Roman Context: Studies in Honor of David E. Aune » https://books.google.fr/books?id=fux5DwAAQBAJ&pg=PA424
[7] https://it.wikipedia.org/wiki/Battistero_di_San_Giovanni_in_Fonte_(Napoli)
[8] Laurence Gosserez, « Le phénix et son Autre: Poétique d’un mythe. Des origines au XVIe siècle », p 106 https://books.google.fr/books?id=9pCUDwAAQBAJ&pg=PA106#v=onepage&q&f=false
[8a] Julia Valeva, « La tombe aux Archanges de Sofia. Signification eschatologique et cosmogonique du décor ». In: Cahiers archéologiques. 34 (1986)
[8b] Luc Renaut « La description d’une croix cosmique par Jean de Gaza, poète palestinien du VIe siècle » Civilisation Médiévale Année 1999 7 pp. 211-220
[8c] Nathan S Dennis,« Bodies in motion : Visualizing Trinitarian space in the Albenga baptistery », in Perceptions of the body and sacred space in Late Antiquity and Byzantium, ed. by Jelena Bogdanović, London, Routledge, 2018, p. 124-148. https://books.google.fr/books?id=QJdNDwAAQBAJ&pg=PT225
[8d] Alžběta Filipová, « Milan à Albenga. La coupole perdue du baptistère milanais San Giovanni alle Fonti : un essai de restitution » https://journals.openedition.org/edl/pdf/1140
[8e] H.L.Kessler, « Medietas / mediator in the geometry of Incarnation » dans « Image and Incarnation: The Early Modern Doctrine of the Pictorial Image » Walter Melion, Lee Palmer Wandel, 2015 https://books.google.fr/books?id=cA55CgAAQBAJ&pg=PR18&lpg=PR18&dq=koblenz+ms+701
[8f] Marcel Durliat,« La table d’autel de Mourèze », Etudes héraultaises, 1985, N°3 https://www.etudesheraultaises.fr/wp-content/uploads/1985-3-2-la-table-d-autel-de-moureze.pdf
[9] Pour une description détaillée et critique des deux mosaïques, voir Simone Piazza, « I mosaici esistenti e perduti del Mausoleo di Santa Costanza », dans « L’orizzonte tardoantico e le nuove immagini, 312-468 » (La pittura medievale a Roma, 312-1431, M. Andaloro et S. Romano éd.), Milan 2006, I, p. 22-64
https://www.academia.edu/30690912/I_mosaici_esistenti_e_perduti_del_Mausoleo_di_Santa_Costanza_in_Lorizzonte_tardoantico_e_le_nuove_immagini_312-468_La_pittura_medievale_a_Roma_312-1431_M._Andaloro_et_S._Romano_%C3%A9d._Milan_2006_I_p._22-64_ISBN_88-16-60371-2_
[10] Sauf indirectement Isaïe 2:2–4, selon l’hypothèse stimulante de A.Bergmeier ([5], p 38). Ce texte décrit les nations convergeant vers la montagne de Sion, où leur sera donnée la Loi.

div class= »encadrement » style= »text-align: left; »>[11] C’est aussi la conclusion de l’étude exhaustive récentre sur les positions relatives de Piette et Paul. Voir Robert Couzin, « Right and Left in Early Christian and Medieval Art », 2022, p 136

[11a] Mauro della Valle « Il Cristo assiso sul globo nella decorazione monumentale delle chiese di Roma nel Medioevo », in « Ecclesiae Urbis, Atti del Congresso Internazionale di Studi sulle Chiese di Roma (IV-X secolo) », Roma, 4-10 settembre 2000 (Studi di Antichità cristiana pubblicati a cura del Pontificio Istituto di Archeologia Cristiana, LIX), Roma 2002, a cura di F. Guidobaldi, A. Guiglia Guidobaldi, Città del Vaticano 2002, III, pp. 1659-1684.
[11b] Giovanna Ferri « La lastra con Cristo sul globo a San Paolo fuori le mura » in F. Bisconti, M. Braconi (ed.), Incisioni figurate della Tarda Antichità. Atti del Convegno di Studi. Roma, Palazzo Massimo, 22-24 marzo 2012, Città del Vaticano 2013, pp. 601-622 https://www.academia.edu/5869539/La_lastra_con_Cristo_sul_globo_a_San_Paolo_fuori_le_mur
[12] André Grabar, « L Empereur Dans L Art Byzantin Recherches Sur L Art Officiel De L Empire D Orient », 1936,
https://archive.org/details/grabarandrelempereurdanslartbyzantinrecherchessurlartofficieldelempiredorient1936compressed/mode/2up
[14] C. Pietri, « Concordia apostolorum et renovatio urbis (Culte des martyrs et propagande pontificale) » Mélanges de l’école française de Rome Année 1961 73 pp. 275-322 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1961_num_73_1_7483
[15] Pierre Prigent, « La Jérusalem céleste: histoire d’une tradition iconographique du IVe siècle à la Réforme, 2003, p 32
[16] Kurt Weitzmann, « The Cotton Genesis : British Library, Codex Cotton Otho B », fig 1 à 57 https://archive.org/details/cottongenesisbri0001weit/page/264/mode/1up
[17] Cecilia Proverbio, « La decorazione delle basiliche paleocristiane : un tentativo per ricostruire i cicli affrescati di S. Pietro in Vaticano e S. Paolo fuori le mura » https://arcadia.sba.uniroma3.it/handle/2307/544

1 Dieu sur le Globe : époque romaine

6 juin 2020

La représentation officielle du Seigneur en majesté (Maiestas Domini) n’a rien d’une vue d’artiste : le plus codifié de tous les sujets a néanmoins évolué au cours des siècles, selon des voies que nous ne comprenons pas toutes, dont les chaînons manquants ont disparu, et qui ne font pas consensus parmi les historiens d’art. Le sujet étant inépuisable, je me focalise ici sur une formule peu courante qui se prête à une étude isolée et chronologique : celle où le Seigneur est assis ou debout sur un globe.

La question de l’influence de l’iconographie antique sur l’iconographique chrétienne est très large et controversée. Pour André Grabar, les représentations du Dieu trônant ne sont qu’une transposition chrétienne du vocabulaire impérial de la souveraineté [1]. Thomas Mathews [2], au contraire, refuse toute influence du politique sur le religieux.

Sans entrer dans la discussion, il est utile de présenter auparavant les six formules sous lesquelles, à Rome, on peut trouver un haut personnage debout ou assis sur un globe (le cas où il le tient en main est hors du cadre de cette série d’articles).

1 Un pied sur le globe

L’Empereur Auguste

ravenne_apoteosi_augusto
Apothéose d’Auguste
Bas relief, 43 ap JC, Ravenne

Auguste a ici les attributs de Jupiter : la main droite devait tenir un sceptre ou une lance et la gauche la foudre. Il pose son pied gauche sur le globe céleste entouré des signes du zodiaque. J. Charbonneaux ([3], p 266) fait remarquer qu’un des trois signes visibles, le Scorpion, fait sans doute allusion à l’Eloge d’Auguste par Virgile :

« soit que, nouvel astre d’été, tu te places parmi ceux qui président aux longs mois, entre Érigone et le brûlant Scorpion, qui déjà retire devant toi ses serres enflammées et te cède le plus grand espace des cieux », Géorgiques, chant 1

Le cercle zodiacal sous le pied de l’Empereur illustre quasi littéralement l’expression de Virgile dans le même passage : « souverain régulateur des saisons ».


La Victoire

Victoire Neron Hemidrachm of Caesaria, Cappadocia. 54-63
Néron, Hémidrachme de Caesaria (Cappadoce), 54-63

Le pied droit sur le globe, la Victoire grave une inscription sur un bouclier (probablement les lettres SPQR que nous verrons plus bas, sur une autre monnaie de Néron).



L’Eternité

Aeternitas 80-81 As Titus British Museum
As de Titus , 80-81

La déesse Aeternitas (symbolisant l’Eternité de l’Empereur) apparaît ici tenant un sceptre et une corne d’abondance, le pied gauche posé sur le globe en signe de domination. L’abréviation SC signifie SENATVS CONSVLTO (par décret du sénat)


Isis Fortuna

Isis Fortuna entre Helios or Harpocrates et Hesperus Pompeii. House of PhilocalusIsis Fortuna entre Hélios ou Harpocrates et Hespérus
Maison de Philocalus, Pompéi
Isis fortuna, Temple d'Isis, PompeiIsis Fortuna, latrines de la maison IX.7.21, Pompéi

A Rome, l’attribut usuel de la Fortune est un gouvernail posé sur une globe, pour signifier qu’elle mène le Monde. Dans la fresque de gauche, elle a de plus, exceptionnellement, le pied posé dessus.

Dans celle de droite, l’inscription au dessus de l’homme accroupi attaqué par deux serpents en explique le sens :

Malheur à celui qui défèque ici.

Cacator Cave Malu(m)


Giove sitting, with his attributes including the eagle and the globe. Naples Archaeological Museum. Pompei. Casa dei DioscuriJupiter trônant avec l’aigle et le globe, Casa dei Dioscuri., Pompei. Musée Archéologique, Naples Domus A. Herenuleius Communis or House of Apollo photo Jackie and Bob Dunn pompeiinpictures.comDomus A. Herenuleius Communis (Maison d’Apollon), photo Jackie and Bob Dunn, https://pompeiiinpictures.com/

Posé par terre ou tenu en main, le globe est également l’attribut de Jupiter ou d’Apollon.



2 Le globe piédestal

Isis Fortuna

Isis Fortuna Pompei

Isis Fortuna, fresque disparue de la boulangerie de Proculus, Pompei [3a]

De la même insula que la maison de Philocalus où se trouve la fresque d’Isis un pied sur le globe, provenait cette fresque où elle a cette fois les deux pieds posés sur un globe étoilé. Elle prend appui sur un pilastre et sur un gouvernail, qui soulignent d’emblée la difficulté de la formule : son instabilité.



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La Victoire

La Victoire à la Pyrrhus

En 273 avant JC, Pyrrhus avait fait édifier à Tarente, après sa victoire (provisoire) à Héraclée, une statue de la Victoire debout sur un globe, aujourd’hui perdue.


La victoire stéphanophore

Victoriat 211 av JC

Victoriat, 211 av JC

Mis à part cette statue, la Victoire à cette époque n’est pas figurée sur un globe. Son attribut distinctif est la couronne de lauriers qu’elle élève pour l’offrir à un trophée, comme ici, ou à un vainqueur.


Venus victrix Denier Cesar 44 av JC coll priv

Vénus victrix
Denier de César, 44 avant JC, collection privée

Dans cette représentation de Vénus Victrix, la déesse tient de la main droite une petite Victoire et de la main gauche un bouclier posé sur un globe céleste.


Le globe nicéphore

Quinze ans plus tard, après sa victoire à Actium, Auguste fait ramener à Rome la statue élevée par Pyrrhus à Tarente.


Victoire 30-29 av JC Denier d'OctaveDenier d’Octave Victoire Octave Aureus 30-29 av JC coll privAureus d’Octave 

30-29 av JC, Collection privée

C’est donc montée sur un globe que la Victoire apparaîtra désormais sur les monnaies, tenant de la main gauche une palme ou un étendard (vexilum).


Le Phénix

Phenix Aureus d'Hadrien 117-118

Aureus d’Hadrien, 117-118

Le phénix, symbole de la renaissance éternelle, apparaît sous Hadrien, période à partir de laquelle le concept d’Eternité se transfère de l’Empereur à Rome.


Phenix Aeternitas 141-161 Sesterce Antonin le Pieux buste FaustineSesterce d’Antonin le Pieux avec le buste de Faustine, 141-161 Aeternitas Volusien 251-53 British MuseumAureus de Volusien, 251-53, British Museum

On le trouve rapidement posé sur un globe, comme attribut de la déesse Aeternitas, assise ou debout sur le trône.


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Cultes à mystères

Phanes, dieu primordial de la cosmogonie orphique sortant de son oeuf, et zodiaque, 2e siecle, Modena, ItaliePhanes debout sur son oeuf et zodiaque, 2e siècle, Modène, Italie Leontocephale provenant de la Villa Albani, 2e siecle, Museo Gregoriano Profano, Musees du Vatican, Rome,Léontocéphale provenant de la Villa Albani, 2e siecle, Museo Gregoriano Profano, Musées du Vatican, Rome

Dieu principal de l’orphisme, Phanès est né de l’œuf primordial créé par Nyx, brisé en deux par Chronos et sa femme Ananké. Une fois l’œuf brisé, la partie du dessous devient la Terre et la partie du dessus le ciel. Il ne s’agit donc pas ici d’un globe à proprement parler.

Sur l’idole mythraïque de droite, le mystère est complet.



3 Le globe-siège

Urania

Aphrodite Urania Uranopolis 300 av JC Macedoine

Aphrodite Urania, monnaie d’Uranopolis Macédoine, 300 av JC

La plus ancienne figuration d’une divinité assise sur un globe est grecque, et concerne la forme céleste d’Aphrodite, née selon Hésiode des organes génitaux sectionnés d’Uranus, le dieu du Ciel. Le globe représente donc ici, très naturellement, le Cosmos.


uranie-muse-lastronomie Pompei LouvreUranie, fresque de Pompei, Louvre Pompeii. W.338. Room 9, drawing of Urania, from panel at north end of east wall. Photo Tatiana Warscher. Deutsches Archaologisches Institut, Abteilung Rom, Arkiv.Uranie, dessin d’après une fresque de la maison W.338 Salle 9, Pompei. Photo Tatiana Warscher. Deutsches Archäologisches Institut, Abteilung Rom, Arkiv.

Cette figuration est rare : le globe est habituellement tenu en main ou montré.


La Victoire

Victoire 7-8 Auguste Lugdunum British Museum

7-8, Auguste, Lugdunum, British Museum

Beaucoup moins souvent que debout sur une boule, on rencontre parfois la Victoire assise sur un globe : ici elle tient à deux mains sa couronne de lauriers.


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L’Eternité

Aeternitas 141-161 As Faustina vcoins.com

As d’Antonin le Pieux avec le buste de Faustine, 141-161, vcoins.com

En même temps que la formule où Aeternitas est assise sur un trône, on la trouve assise sur un globe : mais pour éviter la redondance, le globe avec le phénix a disparu.


Italie 140-44 Denier Antoninus Pius Bristish Museum

Denier d’Antonin le Pieux, 140-44, Bristish Museum

Ici, le globe-siège de l’Eternité est attribué à l’Italie, portant une couronne tourellée et tenant un sceptre et une corne d’abondance.


Rome Aeternitas 306-07 Aureus Maximinus II British Museum

Roma aeterna
Aureus de Maximinus II, 306-07, British Museum

Pour éviter également la redondance, comme le globe est sous les pieds de la petite Victoire, c’est sur un bouclier rayonnant que Rome éternelle est assise…. pour une des toutes dernières fois :

« Désormais au IVe siècle, chaque Empereur est qualifié d’aeternus : point n’est besoin du truchement de Roma qui disparait des revers monétaires…. l’éternité est un attribut direct du pouvoir impérial, qualifié aussi de perpetuus et de sempiternus. Cette éternité des Empereurs est liée comme auparavant à la Temporum renovatio et chaque début d’année «recharge» cette éternité qui apporte la prospérité générale. C’est le mouvement perpétuel, c’est l’agitation continue, ces voyages sur les frontières d’une capitale à une autre qui renvoient le mieux l’image de cette éternité… C’est le mouvement cosmique qui est transposé sur terre grâce à la présence d’un Empereur qui semble avoir un don d’ubiquité…. Les éternitée de Dieu et de l’Empereur ne peuvent entrer en conflit : parallèles, elles ne sauraient se rencontrer qu’à l’infini » Robert Etienne ([4], p 449)



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Le fils de l’Empereur

Aureus Domitien 82-83 Bristish MuseumAureus de Domitien, avec buste de Domitia, 82-83, Bristish Museum Denier Domitien 88-96Denier de Domitien, 88-96

Il s’agit ici d’un cas très particulier : après la mort de son enfant (vers 77-81), Domitien le fit représenter comme un jeune Jupiter assis sur un globe, avec ses mains levées vers sept étoiles (peut être les sept planètes ou bien les Septentriones, les sept étoiles de la Grande Ourse). Cette figuration a soulevé de nombreuses spéculations en lien avec la datation du texte de l’Apocalypse, qui fait mention de sept étoiles dans la main de Dieu.

Ce cas unique d’étoiles à l’extérieur du globe pourrait militer en faveur d’un globe terrestre [4a] : mais le qualificatif « Divus » sur l’inscription et les bandes orthogonales renvoient à la sphère cosmique et à son mouvement : il faut imaginer le méridien en rotation, comme le suggèrent les bras et les jambes écartées de l’enfant, assis au pôle Nord comme sur l’axe d’un manège .



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La déesse Tellus

Medaillon de Commode en Janus 177 - 193
Médaillon de Commode en Janus, 187, orichalque

Sans soute frappé à l’occasion de la nouvelle année en 187, ce médaillon à portée cosmique présente d’un côté l’Empereur sous forme de Janus, le Dieu des commencements et des fins, et de l’autre « Tellus stabilita« , « la Terre solidement établie« 

Tellus, déesse de la Terre, est représentée allongée en compagnie de ses quatre enfants, les Saisons, qui courent autour du globe étoilé. Celui-ci est donc une image de fixité, de stabilité. Et si bien sûr la déesse de la Terre ne peut décemment pas s’asseoir sur le Ciel, quelqu’un d’autre, trente ans plus tard, va le faire à sa place.


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L’Empereur

On ne connait qu’un seul cas où l’Empereur est figuré, à la manière d’Aeternitas, assis sur le globe cosmique.


Empereur 222-35 medaillon de l'Empereur Severe Alexandre bis

Médaillon de l’Empereur Severe Alexandre, 222-35 [5]

« C’est un médaillon à l’effigie d’Alexandre Sévère et de Julia Mammaea : on voit, avec la légende Temporum Felicitas, au revers, Alexandre assis de face sur le globe étoilé, portant le sceptre de la main gauche, la droite posée sur le cercle zodiacal que traversent les Saisons; il est couronné par la Victoire et à sa droite le Génie du siècle d’or porte le sceptre ». [3]


Empereur 276 medaillon de l'Empereur Tacite

Médaillon de l’Empereur Tacite, 276

La même figuration a été reprise par l’Empereur Tacite, avec le mot « Aeternitas ».

Son grand intérêt est que, malgré la répugnance romaine pour la redondance, elle combine deux figures circulaires :

  • la sphère étoilée sur lequel siège l’Empereur, qui représente l’éternité statique du cosmos ;
  • le cercle zodiacal qu’il fait tourner avec sa main, et au travers duquel passent les quatre saisons : l’Eternité vue sous sa forme dynamique, comme répétition infinie.

Dans ce rôle de garant des rythmes universels, l’Empereur emprunte les prérogatives du dieu spécialisé, Aiôn.


4 Dans un cercle (Aiôn)


Selon l’expression de Marie-Henriette Quet [5] Aiôn représente « la Durée éternelle, garante du déroulement régulier et continu des cycles du Monde. »


zodiaque 200-250 mosaique villa romaine Sassoferrato v. Munich, Glyptothek

Aiôn
Mosaïque d’une villa de Sassoferrato, 200-250 Glyptothek, Munich

Parfois il est représenté au centre du cercle zodiacal qu’il fait tourner de la main. On retrouve également Tellus et ses quatre enfants, les Saisons.


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Plat de Parabiago
Fin du IVème siècle, Musée arxchéologique, Milan

Sur ce plat d’un culte à Cybèle et à son fils Attis (les deux assis dans le char), on reconnaît à droite Aiôn dans son cercle, à côté d’un serpent enroulé qui représente probablement le Temps. On se sait pas qui est la figure qui soutient le cercle zodiacal à bout de bras. En revanche on reconnaît Tellus allongée un peu plus bas, les quatre Saisons, et le dieu Océan.


zodiaque 119-122 Hadrien British Museum

Aureus au zodiaque d’Hadrien (119-122), British Museum

Aiôn est représenté faisant tourner le Zodiaque de la main gauche, et tenant dans la droite le phénix sur son globe. Pour Marie-Henriette Quet [6], l’inscription SAECulum AUReum montre qu’il personnifie ici l' »Eternité d’Or » : tandis que sous Trajan s’était établie une équivalence spatiale entre l’Empire et le Cosmos (le globe sous sa forme statique), ce nouveau concept ajoute « une équivalence temporelle assimilant l’éternité de Rome non plus à la succession de siècles linéaires, mais au déroulement sans fin des cycles cosmiques. »


5 En contact lointain avec un globe


Neron As 54-58 coll priv
Neron, As, 54-58 collection privée

Le globe apparaît ici sous une forme très discrète : un signe de ponctuation effleuré par la pointe du buste de l’Empereur. Côté pile, la Victoire à pieds porte un bouclier marqué SPQR (Senatus PopulusQue Romanus) .


empereur Commode avec les attributs d’Hercule 180_93 Musee Capitolin, Palais des Conservateurs

L’empereur Commode avec les attributs d’Hercule
180-193, Musée capitolin, Palais des Conservateurs, Rome

Le globe céleste apparaît tout en bas d’une figure tellement chargé de symboles (une Victoire agenouillée, deux cornes d’abondance, une pelta, plus tous les attributs d’Hercule) que certains lui prêtent une intention ironique, devant le déséquilibre évident entre le buste énorme et son support [7]. La bande zodiacale montre les signes du Taureau, du Capricorne et du Scorpion.


6 Sous une voûte (Caelus)


Je résume ici l’analyse de D.Colling et L.Zeippen [8]

Caelus au dessus des soldats Colonne Trajane Rome

Caelus lors de la Bataille de Tapae contre les Daces, Colonne Trajane (photo D.Colling )

Caelus, le Dieu des Cieux, est l’équivalent d’Uranus chez les Romains : il est ici représenté avec un voile en arc-de-cercle au dessus de sa tête, représentant la voûte céleste :

« Varron, expliquant un vers d’Ennius, dit que ce rideau arrondi, nommé courtine d’Apollon, figurait l’espace compris entre la terre et le ciel : « Cava cortina dicta, quod est inter terram et cœlum, ad similitudinem cortinae Ap0llinis » Xavier Barbier de Montault [9]


Caelus Nox Colonne Trajane Rome

Nox, Colonne Trajane Rome (photo D.Colling )

Cette métaphore entre la voûte céleste et un voile se retrouve, sur la même colonne Trajane, dans cette figuration de Nox, déesse de la Nuit, qui selon certains poètes est la fille de Caelus et de Tellus.


Caelus Diocletien et Maximien au-dessus de Coelus et Tellus Arc de Galere-Thessalonique

Dioclétien et Maximien au-dessus de Coelus et Tellus Arc de Galère, Thessalonique

Ici, au lieu de surplomber la scène, on trouve Caelus et Tellus servant de repose-pieds aux deux empereurs, que des Victoires de part et d’autre viennent couronner de lauriers.


7 Le globe en main

Sol 305-07 Maximien II Daia British MuseumSol de Maximien II Daia, 305-07, British Museum Sol 321 Solidus Constantin 1 British MuseumSol de Constantin, 321, British Museum

Pratiquement tous les empereurs ont été figurés tenant un globe dans la main. On voit dans ces deux monnaie qu’il s’agit aussi d’un attribut du soleil, le dieu Sol avec sa couronne radiée. Dans la seconde monnaie, le dieu a confié le globe à l’Empereur et se contente de le couronner par derrière : dernière passation de pouvoir païenne malgré la légalisation du christianisme, en 313.


Ne pas confondre globe et bouclier

337-40 solidus Constance II RIC 6 (VIII, Constantinople)337-340, Solidus de Constance II, RIC 6 (VIII, Constantinople) 340-51 Constance II RIC 57 (VIII, Constantinopolis)340-351, Solidus de Constance II, RIC 57 (VIII, Constantinopolis)

Dans certaines pièces,  on rencontre un bouclier portant le millésime du règne : ici, Voeux (VOT) du XXème anniversaire du règne, et espérés (MLT, et plus) pour son XXXème :

  • dans la pièce de gauche, le bouclier est porté par un génie et la Victoire y grave l’inscription ;
  • dans la pièce de droite, il est tenu conjointement par Rome à gauche et Constantinople à droite (le pied sur une galère).

Donner le globe

293-95 antoninien RIC V Diocletian 322 A v

Antoninien de Dioclétien, 293-95, RIC V Diocletian 322

Dioclétien, à gauche, reçoit de Jupiter un globe nicéphore.


285-286 Antonianus de Maximien RIC 583 SisciaAntoninien de Maximien, 285-86 RIC 583 Siscia

Ici c’est le co-empereur Maximien qui reçoit de Dioclétien le globe du pouvoir.


305-07 Multiple d'Or de Constance Chlore RIC VI Siscia 148 A 305-07 Multiple d'Or de Constance Chlore RIC VI Siscia 148 B

Multiple d’Or de Constance Chlore, 305-07, RIC VI Siscia 148 B

Un Auguste (plus grand) donne à un César (plus petit) le globe du pouvoir.


Le globe dupliqué

Lors de la division de l’Empire en deux, la solution la plus simple est de dupliquer les Empereurs :

284-94 Aureus RIC V Diocletian 313CONCORDIAE AUGUSTORUM NOSTRORUM
Aureus de Dioclétien, 284-94, RIC V Diocletian 313.

Dioclétien et Maximien sont assis côte à côte en parallèle, chacun tenant son globe et son parazonium. La Victoire couronne les deux.


367-75 Valens Solidus RIC IX Antioch 20G A 367-75 Valens Solidus RIC IX Antioch 20G B

Solidus de Valens, 367-75, RIC IX Antioch 20G

Frappée par le co-empereur d’Orient Valens, cette monnaie montre côté face son neveu Gratien, co-empereur d’Occident. Côté pile les deux co-empereurs sont présentés en symétrie, assis, chacun tenant sa lance et son globe. Entre les deux, un bouclier porte le millésime du règne.


Le globe partagé

L’autre solution est de représenter un seul globe, tenu conjointement par les deux empereurs.

364-367 Valens Aureus RIC IX Constantinople 5A A 364-367 Valens Aureus RIC IX Constantinople 5A B

VIRTVS ROMANORVM
Aureus de Valens, 364-67, RIC IX Constantinople 5A

Frappée par le même co-empereur d’Orient Valens quelques années plus tôt, cette monnaie montre côté face son frère Valentinien Ier. Côté pile les deux empereurs sont présentés en symétrie, debout, tenant d’une main une lance et de l’autre un globe unique, portant une Victoire qui leur décerne deux couronnes.


468 ca Solidus d'Anthemius RIC 2825 Anthemius et Leon ISALUS REPUBLICAE
Solidus d’Anthemius, vers 468, RIC 2825

Un siècle plus tard et huit ans avant la fin de l’Empire d’Occident, le globe nicéphore est devenu crucigère, tenu conjointement par l’Empereur d’Occident Anthémius et l’empereur d’Orient Léon I. Le motif en dessous n’est pas une étoile à six branches, mais un chrisme.



8 Un cas énigmatique : le globe quadriparti

A l’époque païenne

283-84 Numerien medaillon Biblioteca apostolica vaticanaMédaillon de Numérien, 283-84, Biblioteca apostolica vaticana

Notons tout d’abord que ce motif n’a rien de chrétien, puisque cet empereur ne l’est pas. Probablement issus du khi platonicien (voir 2 Cercles intersectés), deux méridiens sont ici représentés orthogonaux. Les étoiles à l’intérieur des quadrants prouvent bien que ce globe est céleste.

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Les globes constantiniens

310-13 Antonianus de ConstantinTreves British Museum
Antoninien de Constantin, 310-13, Atelier de Trèves, British Museum

A peu près à l’époque de le conversion de Constantin (312), le même globe quadriparti apparaît non pas comme globe impérial, mais dans la main de Sol Invictus. Cette formule est fugitive et ne concerne que certains ateliers (Trèves).


321 Follis reduit de Constantin I , Lyon,RIC.126BEATA TRANQUILLITAS
Follis réduit de Constantin I , Lyon, 321 RIC.126

La figure du Sol invictus disparaît en 319 et le globe quadriparti réapparaît, posé cette fois sur un autel. Les trois étoiles au dessus sont tantôt associées à la sphère, tantôt intégrées dans l’inscription. Elles sont souvent interprétées comme Constantin et ses deux fils, mais Raymond V. Sidry a proposé récemment des arguments convaincants en faveur d’une allusion à la Trinité (c’est en 318 qu’Arius s’était élevé contre ce concept chrétien) :

« Bien que Constantin n’ait peut-être pas encore été officiellement chrétien, il soutenait souvent la religion chrétienne. Il a voulu montrer que la «Trinité des trois étoiles» contrôlait la sphère céleste ou terrestre en dessous, et offrait à tous les citoyens un empire romain joyeux, heureux et pacifique. » Raymond V. Sidry ([9a] , p 152)


BEATA TRANQUILLIITASTiré de Raymond V. Sidry ([9a] , p 156)

Le fait d’être posé sur le globe n’induisant aucun contrainte, les globes de la BEATA TRANQUILLITAS sont remarquablement variés. Pour les spécialistes de la question (Dieter Alten et Carl-Friedrich Zschucke), ils sont aussi bien célestes que terrestres, et représentent le pouvoir divin et séculier de l’Empereur.


Demi-maiorina, Constance II, 348-351, RIC 129 (VIII, Antioch)Demi-maiorina, Constance II, 348-351, RIC 129 (VIII, Antioch)

Dans la dynastie constantinienne, on retrouve chez Constance II, un des fils de Constantin Ier, le globe quadriparti comme piédestal du phénix, couronné de sept rayons à la manière de Sol. Le choix du motif en X obéit peut être à une raison purement graphique : laisser la place aux pattes de l’oiseau. Mais ce choix va plus loin, puisque l’idée de rotation autour de l’axe des pôles laisse place à une notion de stabilité. Comme le note Raymond V. Sidry ([9a] , p 159) l’interprétation est ici compliquée par la présence de l’étoile isolée, en dehors du globe. Faut-il en conclure que celui-ci n’est pas céleste ? Ou bien que l’étoile a une valeur symbolique, Dieu le Père à côté du phénix représentant le Christ ressuscité ? En cette période de recyclage des formules païennes, une forme d’ambiguïté était probablement de mise.


362-63 JULIEN II LE PHILOSOPHE Double maiorina, RIC 127 (Hellespont)SECURITAS REI PUBLICAE
362-63 Julien II l’Apostat, Double maiorina, RIC 127 (Hellespont)

A titre d’indice indirect sur la signification de l‘étoile comme le Dieu unique, cette pièce résolument réactionnaire en montre deux au dessus du Taureau (symbole de Mithra ou du paganisme vu par les Chrétiens), tandis que l’empereur païen reprend la barbe des philosophes.


347-355 RIC VIII Antioch 68 B 347-355 RIC VIII Antioch 68 A

Multiple d’or de Constance II (RIC VIII Antioch 68 B), 347-55

Cette autre monnaie de Constance II montre le globe étoilé devenu globe impérial. Le motif en X facilite la préhension sans gêner le positionnement de la Victoire, les pieds sur les deux méridiens. Ici encore prévaut l’impression de stabilité : le globe perd de plus en plus son origine cosmique au profit d’une représentation abstraite du Pouvoir, tenu d’une main ferme par l’Empereur. Côté pile, Constance II en Auguste auréolé (D N CONSTANTIVS VICTOR SEMPER AVG) tient dans sa main un globe sans marque distinctive, et supplante l’ancienne figure de Sol invictus en rajoutant deux chevaux à son char.

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La période valentinienne et théodosienne

364-367 Solidus Valens RIC.2 b 1 (R3) Siscia nummus-bibleVICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Valens, 364-367, RIC.2 b 1 (R3) Siscia (Pannonie) (nummus-bible-database.com)

Dans l’aureus frappé par Valens à la même période (voir plus haut), les co-empereurs Valentinien Ier (Occident) et Valens (Orient) étaient debout et couronnés par la Victoire.

Dans le solidus, ils sont représentés assis, partageant le même trône, tandis que la Victoire, reculée derrière le dossier, les couvre tous deux de ses ailes. Leurs jambes sont parallèles (le genou gauche découvert) mais leurs bras sont disposés de manière à ce que chacun touche le globe de la main droite, par dessous pour Valentinien Ier et par dessus pour Valens. Le motif en X du globe laisse la place pour les mains, tout en faisant écho graphiquement à la silhouette de la Victoire, ailes écartées et bras ouverts en V. Cette disposition laisse visible la main gauche de Valens tenant la mappa (pièce de tissu blanche, attribut de la fonction consulaire).


367-75 Solidus Valens RIC.17 e 3 (S) Treves nummus-bibleVICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Valens, 367-75 RIC.17 e 3 (S) Treves (nummus-bible-database.com)

Lorsque la monnaie de Trèves rouvre en 366-67, elle reprend le modèle avec quelques modifications :

  • le globe passe en position basse afin de symétriser les gestes (mains droite en dessous) ;
  • dans la place libérée on rajoute un motif en X évoquant un dossier en treillis ;
  • on rajoute des points intercalaires sur les X du globe ;
  • on rajoute une palme verticale entre les pieds des empereurs.

375-78 Solidus Valens RIC.39 b 1 (S) Treves nummus-bibleVICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Valens, 367-75, RIC.39 b 1, Treves (nummus-bible-database.com)

Au fil des frappes et des ateliers (il y en avait trois à Trèves) des simplifications s’opèrent :

  • la Victoire n’écarte plus ses bras, mais les tient verticalement, épousant la forme du banc ;
  • le globe devient lisse ;
  • son motif (le X plus les points) est fusionné avec le X du dossier.

367-75 Solidus Valens RIC 17e.4 (IX, Treveri) Treves dirtyoldcoinsVICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Valens, 367-75, RIC 17e.4 (IX, Treveri) Treves (dirtyoldcoins.com)

Le nombre de points varie selon les frappes (parfois trois, le plus souvent aucun).


367-75 Solidus Valens RIC.17 c 1 (S) Treves nummus-bibleVICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Valens, 367-75, RIC.17 c 1 (S), Treves, (nummus-bible-database.com)

Certaines frappes développent au contraire le motif en treillis du dossier…


367-75 Solidus Valens RIC.17 c 2 (S) Treves nummus-bibleVICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Valens, 367-75, RIC.17 c 2, Treves, (nummus-bible-database.com)

…parfois de manière brouillonne.


375-78 Solidus Valens RIC.39 d (S) Treves nummus-bibleSolidus de Valens, 375-78 RIC.39 d (S), (nummus-bible-database.com)

Dans la dernière période apparaît cette formule étrange où le X se duplique à nouveau sur le globe, et où la taille de Valens diminue, comme en hommage à la prééminence de Rome.


378-79 Solidus de Valentinien II RIC. 49c 2VICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Valentinien II, 378-79 RIC. 49c 2, Treves (www.cgb.fr)

Valens est tué par les Wisigoths en 378 à la désastreuse bataille d’Andrinople. On émet alors un solidus à l’effigie de Valentinien II, en gardant la même composition côté pile : d’où l’étrange situation de l’empereur-enfant (Valentinien II avait seulement de sept ans) écrasant de sa taille le nouvel empereur d’Orient Théodose 1er (trente et un ans).

Mais le détail le plus intéressant est le redressement du motif du globe, du X à la croix. S’agissant d’une monnaie frappée juste après la défaite contre les wisigoths, il est possible que la croix serve à réaffirmer la protection du Christ sur l’Empire [9b] .


383-88 Solidus de Maximus British museumVICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Magnus Maximus, 383-84, Trèves, British Museum

Cinq ans plus tard, Théodose retrouve sa juste taille et le motif du globe redevient un X (probablement avec des points intercalaires), dans cette monnaie frappée dans des circonstances très particulières : l’usurpateur Magnus Maximus avait pris le pouvoir en Gaule en vainquant Gratien (qui gouvernait en Occident pendant la minorité de Valentinien II) et tâchait de se faire reconnaître Empereur d’Occident par l’empereur d’Orient, Théodose Ier. Les deux étant catholiques (nicéens), il est clair que le remplacement de la croix par un X n’obéit pas à une raison religieuse. Plus probablement, il s’agissait d’éviter la connotation de scission qu’aurait pu suggérer la barre verticale de la croix : le X proclame au contraire la cohésion et l’indissociabilité de l’Empire.


389-90 Solidus VALENTINIEN II RIC.38 a (Lyon)VICTORIA AUGUSTORUM
Solidus de Valentinien II, 389-90, RIC.38 a (Lyon) , www.cbg.fr

Après la mort de l’usurpateur en 388, le pouvoir revient à Valentinien II, avec toujours Théodose en Orient. Les deux augustes sont auréolés (attribut impérial, sans connotation de sainteté). Le globe en X est définitivement adopté, avec ses quatre points.


Missorium de Théodose Ier, 388, Real Academia de la Historia, Madrid

Les images officielles de ce type, qui ont dû être nombreuses, ont pratiquement toutes disparu. On y reconnait généralement :

  • l’empereur Théodose Ier au centre,
  • à sa droite le co-empereur d’Occident Valentinien II, avec un sceptre ;
  • à sa gauche le jeune fils de Théodose, Arcadius, de taille plus petite et sans sceptre [3b].

Les deux augustes latéraux, de taille inférieure à l’empereur du centre, portent cette fois deux globes en X, toujours emplis de points : figuration sophistiquée qui entérine la séparation de l’Empire en deux parties tout en affirmant, par la supériorité de l’empereur central, par l‘égalité des deux disques et par le signe du X, la cohésion du Pouvoir.




En conclusion : globe céleste ou terrestre ?

Je me contente ici de reprendre la conclusion inattendue d’Arnaud Pascal qui, après avoir établi la typologie détaillée des globes présents sur les monnaies antiques, conclut qu’ils ne représentent jamais la planète Terre (dont on connaissait pourtant la rotondité depuis Eratosthène) mais toujours le Cosmos dans son entier, avec des significations variables :

« il est en effet probable que la sphère céleste, dans la mesure où elle ne cesse jamais d’être perçue comme telle, peut avoir eu plusieurs sens différents selon le contexte dans lequel elle a été placée… Il est vain de considérer que le globe céleste est l’attribut de l’empereur en soi : selon qu’il est à ses pieds, que l’empereur appuie un pied sur lui, qu’il le tient à la main, qu’il est surmonté ou non d’une victoire, que l’empereur est debout ou assis, nu, en toge ou cuirassé, qu’il appuie sur lui un gouvernail ou qu’il se trouve par rapport à lui dans l’attitude d’un philosophe ou d’un astronome, le sens peut varier de façon considérable, dans la mesure où le globe sera moins l’attribut de l’empereur que celui de l’allégorie dont il choisit de prendre l’attitude et les symboles ». ([10], p 110)


Le globe quadriparti

Le monde selon CratesLe monde selon Cratès

Dans un article récent, Tomislav Bilić [4a] a étudié tous les globes quadripartis connus de l’époque romaine, afin de voir si certains pouvaient illustrer la Terre telle que conçue par le philosophe grec Cratès : l’ensemble des terres connues se regroupant dans un quart du globe, séparé du reste par des océans.

La conclusion de Tomislav Bilić est que très certainement, cette théorie n’a inspiré aucun des globes quadripartis connus, sans doute à cause de son caractère contre-productif :

« Plutôt que de souligner le règne de Rome sur une grande partie du territoire connu (oikoumenê), il aurait souligné son incapacité à régner sur les trois autres parties ».

Sur la distinction entre sphère terrestre et céleste, Bilić reprend pour l’essentiel les conclusions d’Arnaud Pascal, tout en admettant que certains globes, en tant que symbole du pouvoir impérial, ont pu représenter la Terre ; mais aucun indice ou source littéraire ne l’affirme sans ambiguïté.



Une série de ruptures

Contrairement à d’autres emblèmes du pouvoir romain, le globe n’est pas passé continûment de la figure de l’Empereur païen à celle du Dieu chrétien. Bien au contraire, il faudra des centaines d’années d’oubli pour que réapparaissent puis s’éclipsent à nouveau certaines des formules que nous venons de voir :

  • le globe-piédestal (époque paléochrétienne puis fin du Moyen-Age) ;
  • le globe-siège (époques paléochrétienne puis carolingienne) ;
  • le cercle englobant (époque romane, sous la forme de la mandorle).

Le globe sous un seul pied ne refera pas surface, mais le Christ finira par adopter une posture inconnue des Empereurs romains : assis les deux pieds sur le globe.

Prochain article de la série : 2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne

Références :
[1] André Grabar, « L Empereur Dans L Art Byzantin Recherches Sur L Art Officiel De L Empire D Orient », 1936,
https://archive.org/details/grabarandrelempereurdanslartbyzantinrecherchessurlartofficieldelempiredorient1936compressed/mode/2up
[2] Thomas Mathews, The Clash of Gods. A Reinterpretation of Early Christian Art, Princeton, 1993
[3] J. Charbonneaux « Aiôn et Philippe l’Arabe », Mélanges de l’école française de Rome Année 1960 72 pp. 253-272 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-4874_1960_num_72_1_7469#mefr_0223-4874_1960_num_72_1_T1_0256_0004
[3a] Florence SARAGOZA, « DES RIVES DU NIL AUX MURS DE POMPÉI, AVATARS ICONOGRAPHIQUES D’UN DIEU À LA BIPENNE » Revue des Etudes Anciennes,, T. 113, 2011, n°1, p. 69 à 81 http://www.revue-etudes-anciennes.fr/wp-content/uploads/2020/03/saragoza-1-2011.pdf
[4] Robert Etienne « Aeternitas Augusti-Aeternitas Imperii. Quelques aperçus  » Actes du Colloque international (Besançon, 25-26 avril 1984), Collection de l’Institut des Sciences et Techniques de l’Antiquité Année 1986 329 pp. 445-454 https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1986_act_329_1_1685
[4a] Tomislav Bilić, « Orbis quadrifarius: The transmission of Crates’ theory of quadripartite earth in the Latin West », 2016, Geographia Antiqua https://www.academia.edu/30069457/Orbis_quadrifarius_The_transmission_of_Crates_theory_of_quadripartite_earth_in_the_Latin_West
[5] Marie-Henriette Quet « La mosaïque dite d’Aiôn de Shahba-Philippopolis, Philippe l’Arabe et la conception hellène de l’ordre du Monde, en Arabie, à l’aube du christianisme » Cahiers du Centre Gustave Glotz Année 1999 10 pp. 269-330 https://www.persee.fr/doc/ccgg_1016-9008_1999_num_10_1_1508#ccgg_1016-9008_1999_num_10_1_T1_0281_0000
[6] Marie-Henriette Quet « L’aureus au zodiaque d’Hadrien, première image de l’éternité cyclique dans l’idéologie et l’imaginaire temporel romains » Revue Numismatique Année 2004 160 pp. 119-154 https://www.persee.fr/doc/numi_0484-8942_2004_num_6_160_2555
[8] Colling, David ; Zeippen, Laetitia, « Un fragment au « personnage voilé » dans les collections de dans les collections de l’Institut Archéologique du Luxembourg : analyse et interprétations » dans Bulletin trimestriel de l’Institut Archéologique du Luxembourg, Vol. 85, no. 1-2, p. 56-65 (2009) http://dial.uclouvain.be/downloader/downloader.php?pid=boreal:73842&datastream=PDF_01
[9] Xavier Barbier de Montault, « La Bibliotheque vaticane et ses annexes le musee chretien, la salle des tableaux du moyen age, les chambres Borgia, « , 1867, p 110
[9a] Raymond V. Sidry « The Mysterious Spheres on Greek and Roman Ancient Coins » https://books.google.fr/books?id=-9kSEAAAQBAJ&pg=PA159#v=onepage&q&f=false
[9b] Il s’agit bien d’une question de légitimité et non de religion, puisque Valentinien II était arien, tout comme les wisigoths.
[10] Arnaud Pascal, « L’image du globe dans le monde romain : science, iconographie, symbolique », Mélanges de l’école française de Rome Année 1984 96-1 pp. 53-116 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5102_1984_num_96_1_1404

1-2-6 La Vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2)

12 mai 2020

Nous entrons ici dans le domaine des hypothèses : peut-on retrouver le panneau perdu de Van Eyck uniquement par déduction ?

Il est nécessaire d’avoir lu auparavant 1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)



Le diptyque de Marguerite d’Autriche

Master_of_1499 1500-10 Diptyque de Marguerite d'Autriche Museum voor Schone Kunsten, Ghent

Diptyque de Marguerite d’Autriche
Maître de 1499, 1501-07 , Museum voor Schone Kunsten, Gand

On reconnait dans le panneau droit une copie, en version féminine, du panneau avec l’abbé Christiaan de Hondt.

Accompagnée ses animaux familiers (deux chiens et un singe enchaîné), Marguerite d’Autriche prie face à une Madone qui n’a plus rien à voir avec celle de Van Eyck : Marie est assise sur un trône tandis que l’Enfant fait un signe de main encourageant à la dévote.

La date du diptyque a été controversée : les armes sur la cheminée font référence au mariage de Margaret avec Philibert, célébré en 1501. Comme elle n’est pas en deuil (contrairement à ce que sa coiffe noire a pu laisser croire), le tableau date peut être d’avant 1504, année de la mort de son mari ; mais sûrement d’avant 1507, date son accession à la Régence des Pays-Bas, après laquelle elle est représentée systématiquement en habit de veuve. ([21a], note 85)

Quoiqu’il en soit, il est certain que Marguerite a commandé ce diptyque au Maître de 1499 après avoir vu celui réalisé pour l’abbé de Hondt.


Une grande collectionneuse

Marguerite était une grande amatrice de tableaux, et en particulier de diptyques (on en compte douze dans ses inventaires, sur des supports divers). De van Eyck, elle possédait de manière certaine deux tableaux .


Van Eyck 1439 Vierge a la fontaine Musee royal des beaux-arts, Anvers

Vierge à la fontaine
Van Eyck, 1439, Musée royal des beaux-arts, Anvers

Le tableau est décrit succinctement dans l’inventaire de 1516 [21b] sans la mention du peintre.

« Une petite Nostre-Dame, faite de bonne main, estant en un jardin où il y a une fontaine »

L’inventaire de 1523 ([21c], N° 144) permet de l’identifier sans problème :

« Item ung aultre tableau de Nostre Dame tenant son enfant, lequel tient une petite patenostre de coral en sa main, fort anticque, ayant une fontaine empres d’elle et deux anges tenant ung drap d’or figuré derrière elle »


Le second tableau est les Epoux Arnofini :

wiki_arnolfini

Les Epoux Arnolfini
Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres

« Ung grant tableau qu’on appelle Hernoul-le-Fin avec sa femme dedens une chambre, qui fut donné à Madame par don Diégo, les armes duquel sont en la couverte dudit tableau. Faict du peintre Johannes »

L’inventaire de 1516, le seul qui donne les prénoms des peintres, cite deux autres tableaux d’un peintre « Johannes » :

  • un portrait sur toile dont on ne sait rien (il ne s’agit sans doute pas du portrait perdu d’Isabelle du Portugal, par Van Eyck [21d] ) :

« Ung moien tableau de la face d’une Portugaloise que Madame a eu de don Diégo. Fait de la main de Johannes, et est fait sans huelle et sur toille sans couverte »

  • et un dernier, qui est toute la question !


Marguerite possédait-elle La vierge dans une église ?

Tout le problème vient de la description, dans l’inventaire de 1516, du troisième tableau avec la mention  « Johannes » :

Ung autre tableaul de Nostre-Dame du duc Philippe, qui est venu de Maillardet, couvert de satin brouché gris, et ayant fermaulx d’argent doré et bordé de velours vert. Fait de la main de Johannes.

J.Duverger [21d] précise qu’il existe une autre transcription de l’inventaire, par J.Finot, qui change tout par un seul petit mot : « de Nostre-Dame et du duc Philippe » [21e] . Si l’on ajoute les « fermaux d’argent », il s’agirait bien d’un diptyque et nous aurions définitivement l’identité de notre donateur : le duc Philippe le Bon !

Cependant, Duverger ne s’arrête pas là, et démonte implacablement l’idée que ce Johannes serait Van Eyck. En effet Maillardet (qui n’est pas un nom de lieu, mais probablement le nom d’un marchand de tableau), apparaît une seconde fois dans l’inventaire :

« ung demy tableaul où est Madame paincte en une chambre, fait de telle main que celluy de Maillardet ».

« Madame » est toujours Marguerite, qui était présente lors de l’établissement de l’inventaire. Et s’il est peint « de la même main » que le diptyque de Notre Dame acheté à Maillardet, alors ce Johannes ne peut pas être Van Eyck, mais un autre peintre contemporain de Marguerite, qui portait ce prénom courant. Et le « duc Philippe » n’est pas son arrière-grand père Philippe le Bon, mais son propre frère Philippe le Beau.

Ceci démontre clairement que le diptyque mentionné dans l’inventaire de 1516  n’est pas La vierge dans une église.


Marguerite fan de Van Eyck ?

Une autre conclusion à tirer de l’analyse de ces inventaires est que Marguerite ne surévaluait pas particulièrement Van Eyck parmi les autres peintres : si elle précise que les Arnolfini sont du peintre Johannes, c’est parce que la signature figure en plein milieu. En revanche, elle ne sait pas que « la Vierge à la Fontaine » est de lui, et fait mentionner seulement « faite de bonne main » : alors que « JOHES DE EYCK ME FECIT » est inscrit sur le cadre.


Une amatrice de diptyques

Après ce diptyque à l’ancienne, elle commanda quelques années plus tard un autre en style moderne :

Van Orley (copie), apres 1518, Diptyque avec Marguerite d'Autriche localisation inconnue

Diptyque avec Marguerite d’Autriche
Van Orley (copie), après 1518, localisation inconnue

L‘interaction que le premier diptyque se contentait d’esquisser se développe ici en une scène flatteuse (Jésus lâche le sein de la Vierge pour se précipiter vers la Régente), accompagnée d’un dialogue laconique que le latin rend savoureusement ambigu [22] :

  • « VENI« , dit Jésus : « Je suis là » (constatation objective) , ou « Viens à moi ! » (invitation personnelle) ;
  • « PLACET », répond Marguerite : « OK » ‘(version administrative) ou « Cela me plaît » (version empathique) .


Un diptyque conventionnel

Autant le diptyque de Van Orley innove, autant celui du Maître de 1499 apparaît conventionnel (il est vrai que féminiser une formule quasi exclusivement masculine était déjà une belle audace) : en effet, le panneau secondaire possède des fuyantes qui ramènent le regard vers la vue frontale du panneau principal.

Master_of_1499 1500-10 Diptyque de Marguerite d'Autriche Museum voor Schone Kunsten, Ghent trace

Illustration tirée de [23], p 178

Cette convention régit nombre de diptyques néerlandais.


Un dyptique atypique

Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp trace

Illustration tirée de [23], p 179

En comparaison, le diptyque de l’abbé Christiaan de Hondt est atypique :

  • tailles des personnages disproportionnées et inversées (l’abbé debout serait plus grand que la Vierge) ;
  • fuyantes des deux côtés, brouillant la distinction entre panneau principal et panneau secondaire.
  • format très haut, qui laisse le plafond occuper un quart du tableau [23a].

Le diptyque de Catherine corrige ces trois problèmes :

  • la Madone est assise et de taille assortie ;
  • le panneau principal est une vue de face ;
  • le format est moins haut.



Master_of_1499 1500-10 Diptyque de Marguerite d'Autriche Museum voor Schone Kunsten, Ghent comparaison
La panneau de droite recopie, dans un cadrage plus étroit, les mêmes éléments que celui de l’abbé de Hondt : un des chiens est même identique, et un « diptyque dans le diptyque » est accroché au même emplacement. Malgré leur taille minuscule, on peut en deviner le sujet :

Master_of_1499 1500-10 Diptyque de Marguerite d'Autriche Museum voor Schone Kunsten, Ghent comparaison diptyques

  • côté Marguerite, une Vierge à L’Enfant et une Crucifixion ;
  • côté Christiaan, une Crucifixion et ce qui semble pourrait être une figure agenouillée.

Dans les deux cas, ce détail auto-référent est propre à flatter le collectionneur, prouvant que celui-ci a déjà en sa possession un autre objet aussi précieux.


Que conclure de tout ceci ?

Les deux diptyques s’inscrivent dans le renouveau du style eyckien au tournant du siècle. Comme le panneau de droite est pratiquement un pastiche du mobilier des Epoux Arnolfini, il est très probable que Catherine possédait déjà le tableau en 1499, et que Christian de Hondt l’avait vu chez elle : les liens de celle-ci avec l’abbaye de Ter Duinen étaient étroits, puisque Robert de Clercq, futur successeur de de Hondt, était son confesseur.

Le fait que Catherine ait accepté de se faire représenter dans la même chambre que l’abbé prouve qu’il ne s’agit pas d’une pièce réelle, mais d’un décor historisant, satisfaisant leur goût commun pour le bon vieux temps.

Le fait que Marguerite n’ait pas souhaité pour le volet gauche une copie du Van Eyck, mais une Madone totalement différente, suggère que la solution adoptée par l’abbé lui semblait par trop bizarre.

L’abbé était amateur d’art, comme le suggère le « diptyque dans le diptyque » qu’il a fait peindre en bonne place.

Le diptyque de Christian de Hondt n’est pas seulement un objet de piété pour ecclésiastique, mais aussi un objet de délectation esthétique : d’où les aspects atypiques du diptyque, étonnant s’il s’agissait seulement de se montrer en train de prier la Madone, mais compréhensible pour s’immortaliser en train de contempler un chef d’oeuvre, comme si on le possédait en propre.

Mais avant de conclure, il est nécessaire de faire un détour par deux autres oeuvres de Van Eyck.


L’autre Vierge dans une église de Van Eyck

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA

Annonciation
Van Eyck, 1434-36, NGA, Washington

Sans entrer dans toutes les finesses iconographiques de ce très riche panneau [24], il est clair que certains aspects permettent de la considérer comme le prototype de la Vierge dans une église :

  • format haut et trois points de fuite décentrés (il s’agit du volet gauche d’un triptyque dont on ne sait rien) ;
  • taille surhumaine des personnages qui arrivent presque à la hauteur des chapiteaux (moindre néanmoins que la Vierge de Berlin, qui dépasse le haut des arcades) ;
  • lumière tombant selon la diagonale descendante.


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail vitrail
Voire même le traitement de la transparence des verrières.

Nous allons nous intéresser ici uniquement à la partie haute du mur du fond, qui pose de très intéressants problèmes iconographiques : digression un peu longue, indispensable pour la conclusion de notre enquête.


Moise dans l’Annonciation

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA scenes haut
Les fresques de part et d’autre de la fenêtre centrale représentent deux épisodes de l’Histoire de Moïse.

A gauche, sa découverte par la fille de Pharaon (j’ai indiqué en gras les textes qui sont repris dans les trois phylactères) :

La fille de Pharaon descendit au fleuve pour se baigner, et ses compagnes se promenaient le long du fleuve. Ayant aperçu la caisse au milieu des roseaux, elle envoya sa servante pour la prendre. Elle l’ouvrit et vit l’enfant: c’était un petit garçon qui pleurait; elle en eut pitié, et elle dit: « C’est un enfant des Hébreux. »

Exode 2, 5-6

Ecce autem descendebat filia Pharaonis ut lavaretur in flumine et puellae eius gradiebantur per crepidinem alvei quae cum vidisset fiscellam in papyrione misit unam e famulis suis et adlatam 6 aperiens cernensque in ea parvulum vagientem miserta eius ait de infantibus Hebraeorum est


A droite, Dieu donne à Moïse un extrait  du Deuxième commandement :

Tu ne t’appropriera point le nom de Yahweh, ton Dieu, en vain

Exode 20, 7

Non adsumes nomen Domini Dei tui in vanum


Porter l’Enfant d’un autre

La question qui préoccupe les iconologues est celle du rapport entre ces deux scènes et l’Annonciation. Ward, auteur de l’étude iconographique la plus poussée sur l’oeuvre [25], a complètement expliqué la scène de gauche :

  • visuellement, la servante demandant quoi faire à la fille de Pharaon est dans le même situation que l’Ange posant sa question à Marie ;
  • symboliquement, la fille de Pharaon acceptant d’élever l’enfant des Hébreux est dans la même situation que Marie acceptant de porter le fils de Dieu.


Pourquoi le deuxième commandement (SCOOP !)

La seconde scène est structurellement très semblable : Moïse, en position de subordination, s’incline devant l’Autorité, ici Dieu en personne. Mais Ward se perd dans des références théologiques compliquées, alors que l’explication est simple et très proche de celle de la première scène.

Un des points cruciaux de l’Annonciation est celui de la nomination du bébé : dans le texte de l’Evangile (Luc 1:26-38), l’Ange précise par trois fois à Marie qu’elle a le droit d’enfreindre le second commandement :

« Voici que tu vas concevoir et enfanter un fils ; tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand, il sera appelé Fils du Très-Haut… »
« …c’est pourquoi celui qui va naître sera saint, il sera appelé Fils de Dieu. »


Le Dieu du vitrail

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul
Ici encore les iconologues se disputent, et y voient :

  • le Fils (de Tolnay) ;
  • le Père : Jéhovah (site du musée), Lord Sabaoth, le Seigneur des Armées (Panofsky)
  • ou bien encore un mixte des deux (Ward).

Il faut dire que l’image inventée par Van Eyck tire dans les deux sens :

  • en haut, les deux chérubins avec leurs roues sont ceux de la vision d’Ezéchiel, qui ne concerne que le Père ;

  • l’auréole parle en faveur du Père (celle du Christ est cruciforme) ;

  • la main droite qui tient le sceptre du Roi des Cieux milite aussi en faveur du Père (en Occident, le Christ en gloire est représenté bénissant) ;

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail livre Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail livre dechiffreProposition de déchiffrage
  • le Livre tenu dans la main gauche, le Logos, va aux deux, selon  ma proposition de déchiffrage « Moi je suis la Voie, la Vérité et la Vie (EGO SUM VIA, VERITAS  VITA) » (Jean 14, 1-6)

  • le geste des pieds posés sur le globe va également aux deux :
    • au Père à cause d’Isaïe 66,1 : « Ainsi parle Yahweh: Le ciel est mon trône, et la terre est l’escabeau de mes pieds » ;
    • au Fils car c’est ainsi qu’il est représenté dans d’innombrables Jugements derniers du XVème siècle (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier)
      .


Gossuin de Metz, L'Image du monde Copie du XIIIe siecle BNF Manuscrits Fr 1607 fol 43

Gossuin de Metz, L’Image du monde. Copie du XIIIe siecle. BNF, Manuscrits (Fr. 1607 fol 43

Le globe tripartite est tout à fait conforme à la représentation médiévale dite du T dans l’O, qui a la forme de la Croix : entourée entièrement par l’Océan, elle montre les trois continents :en haut l’Asie, séparée de l’Europe à gauche par le Don, de l’Afrique à droite par le Nil, tandis que la séparation verticale représente la Méditerranée.

 Il n’y a rien à tirer de ce que Van Eyck n’ait mentionné que le mot ASIA, ni qu’il l’ait placé à l’envers de la représentation habituelle : simple question de lisibilité.

Autant la représentation du globe est standard, autant la position de la Divinité debout dans une mandorle, et non assise sur un trône (conformément au verset d’Isaïe), ne rappelle rien de connu (voir 5 L’âge d’or des Majestas).

L’impression générale est néanmoins en faveur du Père. Mais un détail inattendu va compliquer la situation… puis l’éclaircir définitivement.


Dans l’ombre et dans la lumière (SCOOP !)

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail

Tous les commentateurs s’accordent sur le rôle des trous dans la charpente et des fresques grossières à peine visibles dans l’ombre : évoquer l’ancienneté et l’obscurité de l’Ancien Testament.

Mais ils n’en tirent pas la réciproque : en contraste, le vitrail aux couleurs vives évoque nécessairement le Nouveau.


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail Dieu

C’est alors que nous distinguons dans l’ombre, désigné par l’abréviation DMS (Dominus), l’image de Dieu le Père, mais debout, avec un visage de jeune homme et portant un nimbe crucifère.

Ward fait remarquer que, dans le scène des Commandements donnés à Moïse , les artistes médiévaux donnent fréquemment à Dieu, lorsqu’il ne ne le représentent pas comme une simple main sortant des nuages, l’apparence du Christ. Mais il n’en tire pas la conclusion qui s’impose :

  • le Seigneur du mur est le Père descendu sur Terre du temps de Moïse, prenant l’apparence du Fils ;
  • le Seigneur du vitrail, debout sur la Terre,  est le Fils remonté au ciel du temps de Marie, prenant l’apparence du Père et tenant dans sa main les Ecritures enfin lumineuses : celle du Nouveau Testament.

Une théologie graphique (SCOOP !)

Ainsi Van Eyck profite de la partie haute de son Annonciation pour traiter graphiquement deux épineux problèmes théologiques :

  • la question de la nomination de Jésus, par exception au Deuxième commandement ;
  • la question de sa représentation, là encore par exception au Deuxième commandement qui stipule, dans la suite du texte : « Tu ne te feras point d’image taillée, ni de représentation quelconque des choses qui sont en haut dans les cieux, qui sont en bas sur la terre, et qui sont dans les eaux plus bas que la terre. »

Encore une fois, c’est la partie manquante du texte qui nous donne accès à la pensée profonde de Van Eyck : de même que Marie a enfreint le deuxième commandement quant au Nom du Seigneur, de même l’artiste a droit à la même exception quant à son Image.



sb-line

Au dessous des scènes de Moïse (SCOOP !)

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA emplacemet chapiteaux

Avant de quitter cette oeuvre très complexe, je ne résiste pas au plaisir de proposer une solution à une question qui à ma connaissance n’a jamais été posée [25a] : que représentent les deux seuls chapiteaux historiés :

  •  l’un à un emplacement stratégique (l’angle du mur entre l’Ange et Marie) ;
  • et l’autre qui passe totalement inaperçu (coupé par le bord droit du panneau) ?


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail chapiteaux

Une comparaison avec les chapiteaux de la Vierge au chanoine Van der Paele (en inversant ces derniers) montre que deux des motifs sont identiques (en bleu) : on reconnaît bien David et Goliath, et le Sacrifice d’Isaac est très plausible. Reste le sujet avec les cavaliers , celui qui a été si difficile à identifier dans la Vierge au chanoine Van der Paele (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)), mais qui ne peut être ici le même : il s’agit bien d’un combat, mais il manque la fille de Jephté. La comparaison avec le Triptyque de Dresde ne nous aide pas, puisque ce chapiteau, isolé au dessus de la tête de Saint Michel et d’un donateur inconnu, n’y a pas trouvé d’explication (voir 1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437)).



Van Eyck Annonciation 1434-36 NGAmur sol schema

Mon hypothèse prend appui à la fois sur les fresques du dessus, et sur les deux scènes tout en bas du pavement, qui représentent deux meurtres perpétrés par David :

  • celui de Goliath (qui redonde donc la partie du chapiteau située sur le mur gauche) ;
  • plus tard, celui de son fils Absalom (identifié par Ward grâce à ses cheveux accrochés dans l’arbre).

Reliés par la scène commune de Goliath (flèche blanche), il semblerait logique que les deux chapiteaux du mur du fond montrent deux scènes équivalentes, mais dans le contexte des fresques de ce mur, qui réfèrent à des épisodes bibliques plus anciens.

Le héros pourrait cette fois être Abraham, avec :

  • son combat contre les quatre Rois ;
  • plus tard, le sacrifice de son fils Isaac.

De là l’oeil monte au médaillon montrant à nouveau Isaac (flèche blanche), apparié avec son propre fils Jacob : Ward ([25], p 208) explique leur présence par le fait que la bénédiction de Jacob par Isaac est un parallèle de celle de Marie par l’Ange.

Abraham, Isaac et Jacob sont les trois patriarches du Livre de la Genèse qui ont conclu une alliance avec Dieu. En montant encore, l’oeil passe, selon la distinction de Saint Paul, de l’ère AVANT la Loi à l’ère SOUS la Loi, qui s’ouvre avec Moïse et les Dix Commandements (Livre de l’Exode). C’est celle de toutes les autres scènes du tableau, y compris l’Annonciation : événement-charnière à partir duquel l’Humanité va entrer dans une nouvelle étape, l’Ere SOUS La Grâce.



Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail chapiteau transition

L’angle entre les deux scènes de victoire (Abraham contre les Quatre Rois, David contre Goliath), ainsi que les cavaliers s’éloignant dans deux directions opposées, matérialise splendidement cette charnière entre deux Eres : David, ancêtre de Marie, étant mis en exergue en tant que précurseur de la nouvelle Ere qui s’ouvre.



L’autre diptyque de Van Eyck

Jan_van_Eyck 1430 ca Diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier MET

Diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier
Jan van Eyck, vers 1430, MET, New York

Ce seul autre diptyque connu de Van Eyck (mis à part L’Annonciation en deux panneaux du Musée Thyssen-Bornemisza) apparie deux scènes religieuses. Aux dernières nouvelles, après la redécouverte spectaculaire d’un texte en néerlandais moyen doublant le texte en latin, il semblerait que les deux panneaux aient constitué successivement un diptyque, puis les volets d’un tabernacle, et enfin les volets d’un triptyque avec l’Adoration des Mages au milieu. Affaire à suivre [26] .

On notera que ce diptyque apparie, sans aucun souci de symétrie entre les deux :

  • une scène terrestre et réaliste (voir le célèbre paysage des Alpes à l’arrière-plan) :
  • une scène théorique, dans laquelle la taille des personnages est réglée par leur importance théologique et dont la composition relève du diagramme :
    • en haut le Ciel, ordonné autour du Christ en gloire rayonnant de toutes ses blessures ;
    • en bas la Terre, elle même subdivisée en trois zones : la terre ferme, la mer et en dessous les Elus.

Pour une étude détaillée de du panneau du Jugement dernier, voir 8 Van Eyck et la Majesté de Dieu.


Un donateur insaisissable

Obnubilés par les deux exemples largement postérieurs (60 ans) du diptyque de Hondt et du diptyque Doria Pamphili, tous les commentateurs qui ont parlé du panneau perdu de Van Eyck ont fait l’hypothèse qu’il représentait un donateur.

Or vers 1437, le diptyque dévotionnel n’était guère encore sorti des Livres d’Heures (voir 6-1 …les origines). C’est seulement vers 1445 que Van Der Weyden, das l’entourage du Duc de Bourgogne, popularise le portrait dévotionnel en demi-figure (voir X6-7 …dans les Pays du Nord).

Avant 1437, aucun diptyque dévotionnel néerlandais sur panneau n’a été conservé, et deux seulement sont cités dans des inventaires (voir [21a] p 97 et note 33). A cette date précoce, une telle commande n’aurait pu concerner que le duc Philippe le Bon lui-même et serait certainement restée dans la famille, or nous avons vu que rien de tel n’apparaît dans les inventaires de son arrière-petite fille.

Enfin, Van Eyck aurait été doublement précurseur en choisissant pour le volet gauche non pas une Madone traditionnelle, mais un sujet aussi peu conventionnel et hautement théologique que la Vierge dans une église.

Sans parler des problèmes de raccordement spatial : pour que la Vierge le regarde, le donateur aurait dû être minuscule.

Le plus probable est que le panneau apparié à la Madone n’était pas un donateur, mais une scène religieuse.

Une Crucifixion, comme dans le « diptyque dans le diptyque » ? Peu probable, car la Croix est déjà un sujet majeur du volet gauche. Il nous faudrait un sujet qui vienne après la Crucifixion, un peu comme le Jugement Dernier dans le diptyque du MET.



Hypothèse pour une Résurrection (SCOOP !)

Après tous ces préliminaires, faisons confiance à l’abbé Christiaan et à son goût pour Van Eyck :

supposons qu’il ait eu envie de posséder, non pas seulement le volet gauche, mais l’ensemble du diptyque. Une solution élégante aurait été de faire reproduire aussi le panneau de droite, mais pas à droite…


 

Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left

Hypothèse de reconstitution

Le Salvator Mundi, caché au revers de la copie de la Vierge dans une église, n’a guère retenu l’attention. C’est pourtant un excellent candidat (je conserve cette appellation inscrite en bas du cadre, bien que le Salvator Mundi désigne aujourd’hui la figure du Christ bénissant et tenant le globe dans sa main gauche).
:

  • un sujet théorique, s’appariant au sujet éminemment terrestre et réaliste de la cathédrale ;

  • une composition diagrammatique qui oppose de part et d’autre du Livre (le Logos), les deux domaines où règne la Loi de Dieu, symbolisés par des disques  dorés :
    • en haut le Ciel (l’auréole),
    • en bas le globe terrestre subdivisé en trois zones : l’Asie, surplombant l’Europe et l’Afrique ;

  • une vue frontale, à laquelle les fuyantes de l’autre panneau confèrent mécaniquement le statut de panneau principal.


Un encadrement textuel (SCOOP !)

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin. diptyque reconstitue 1
Les mots ou lettres qui encadrent la figure de manière parfaitement symétrique développent de haut en bas un unique oxymore :

  • sur l’arcade, PRIMUS et NOVISSIMUS : le Premier et le Plus récent ;
  • au niveau de l’Auréole, les lettres Alpha et Omega : autrement dit le Début et la Fin dans l’alphabet grec (celui des Saints, et des origines) ;
  • au niveau du Livre, les lettres P et F, initiales de Principium et Finis : le Début et la Fin dans l’alphabet latin (celui des hommes d’aujourd’hui).

L’ensemble provient d’un passage de l’Apocalypse, dont le caractère paradoxal s’accorde parfaitement avec le climat du panneau de gauche :

“Ego sum Alpha et Omega, Primus et Novissimus, Principium et Finis”, Apocalypse 22:13

Et comme dans le panneau de gauche, la phrase qui forme le titre, en bas, au plus près du spectateur, provient d’une source différente :

« Salvator mundi, salva nos« 

Il s’agit d’une antienne de l’office de l’Exaltation. Elle propose elle-aussi une sorte de fusion des contraires, en identifiant dans une même supplique le plus grand au plus petit : Sauveur du Monde, sauve-nous.

Cette prière, dont la suite immédiate est : « toi qui par ta Croix et son sang nous a rachetés ». s’adresse clairement au Christ.


La Sainte Face perdue

van eyck (copie) salvator mundi Gemaldegalerie BerlinVersion 1, 31 janvier 1438,

Gemäldegalerie, Berlin

van eyck (copie) salvator mundi Groeningemuseum BrugesVersion 2, 30 janvier 1440

Groeningemuseum, Bruges

Copies d’après deux originaux perdus de Van Eyck

Il semble, d’après les copies qui nous restent, que Van Eyck a réalisé deux versions de la Sainte Face [26a] :

  • la première éclairée depuis la droite, et avec une inscription sur le col ;
  • la seconde éclairée depuis la gauche, et avec des pierreries sur le col.

Datées de 1438 et 1440, soit exactement la plage de réalisation de notre Salvator Mundi, ces deux Saintes faces révèlent dans leurs inscriptions des préoccupations identiques :

  • en haut des deux cadres, même inscription que sur le livre du vitrail : VIA VERITAS VITA ;
  • dans la version de Berlin on retrouve le PRIMUS et NOVISSIMUS de l’Apocalypse, tandis que la version de Bruges porte un passage du Graduel :

Speciosus forma prae filiis hominum

Splendide de beauté, vous surpassez les enfants des hommes

Les deux versions comportent les lettres grecques Alpha et Omega. Mais les initiale latines, ici I et F, renvoient à un autre passage de l’Apocalypse :

“Ego sum Alpha et Omega, Initium et Finis«  , Apocalypse  21:6,


De manière quelque peu aventuresue on pourrait presque proposer que la Sainte face, reproduisant l’image imprimée sur le voile de Sainte Véronique, constitue une version réduite du Salvator Mundi, debout devant son rideau.


Une dernière ambiguïté (SCOOP !)

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left

Nous avons vu que le Seigneur du vitrail était ambigu, cumulant des caractères divins et des caractères christiques, et nous l’avons interprété comme le Fils remonté au ciel.

Ici, les chérubins d’Ezéchiel ont disparu, et l’index bénissant remplace le sceptre, accentuant les caractères propres au Christ Rédempteur.

Le fait que le globe soit maintenant dans sa position normale et que la figure pose les pieds sur ASIA ne fait nullement allusion à la naissance de Jésus à l’Orient : dans cette représentation conventionnelle, Jérusalem se situe non pas en Asie, mais au croisement des branches de la croix et au centre du globe. Van Eyck a remis le globe à l’endroit simplement parce qu’il avait la place d’écrire en entier le nom des trois continents.

En revanche,  le choix de la variante Principium/Finis plutôt que l‘Initium/Finis qui figure dans l’image du Salvator Mundi est significatif : il permet de donner un second sens aux initiales P et F :

celui que nous voyons n’est pas seulement le Salvator Mundi, mais la figure unifiée du Père et du Fils que Van Eyck avait déjà recherchée quelques années plus tôt dans le Seigneur du vitrail.

Pour une étude d’ensemble des quatre figurations de Dieu en majesté, y compris ces deux dernières, voir 8 Van Eyck et la Majesté de Dieu.


La logique du diptyque (SCOOP !)

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin. diptyque reconstitue 2
L’idée du diptyque peut se résumer en une double métaphore :

  • VIERGE = EGLISE
  • CHRIST = PORTE

En suivant le regard de l’Enfant (flèche bleu) , l’oeil monte jusqu’à l’image matérielle du Christ en croix. Quittant le panneau secondaire en traversant le seuil de la cloison absente et la charnière du diptyque (flèche blanche) , il est admis à contempler une image purement spirituelle : celle de l’Unité entre le Père et le Fils.

Le jeu sur les initiales P / F renvoie au jeu de mot Florum / Filiorum qui, dans le panneau matériel, nous suggérait l’unité de substance entre la Vierge et le Fils.

Le panneau matériel illustre un premier gigantisme : celui de Marie debout à l’intérieur d’une cathédrale terrestre dont le moindre détail nous est visible – l’Eglise.

Le panneau spirituel nous fait accéder à un gigantisme encore plus extrême : celui du Père/Fils à l’extérieur d’un édifice mystique dont la porte est voilée, debout sur un MUNDUS minuscule qui rend encore plus minuscule le NOS : nous spectateurs, qui contemplons depuis l’infime ces paradoxes rendus visibles (flèche rouge).

A l’inverse, le regard de la Vierge (flèche violette) descend jusqu’au globe, puis au NOS, où sa compassion rejoint notre contemplation.



Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left detail nos
C’est là aussi, juste au dessus du « NOS », que se trouvent les seuls détails que le Maître de 1499 a rajoutés, selon moi, à l’image originale de Van Eyck : sa propre marque distinctive, la chandelle qui fume : et les armes de l’abbé de Hondt [27], lui dont la piété et la convoitise ont permis de conserver, et de ressusciter ce chef d’oeuvre.



Références :
[21a] Ingrid Falque « Ung petit tableau fermant a deux fuilletz ». Notes sur l’évolution formelle et les voies de diffusion du diptyque dévotionnel dans les anciens Pays-Bas (XVe–XVIe siècles), Le Moyen Age, Revue d’Histoire et de philologie, 1/2012 tome CXVIII
https://www.academia.edu/1787610/_Ung_petit_tableau_fermant_a_deux_fuilletz_._Notes_sur_l_%C3%A9volution_formelle_et_les_voies_de_diffusion_du_diptyque_d%C3%A9votionnel_dans_les_anciens_Pays-Bas_XVe_XVIe_si%C3%A8cles_?email_work_card=title
[21b] Correspondance de l’empereur Maximilien Ier et de Marguerite d’Autriche, sa fille, gouvernante des Pays-Bas, de 1507 à 1519. T. 2 / publiée… par M. Le Glay, 1839, p 479 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k111240p/f484.item
[21c] « Inventaire des tableaux, livres, joyaux et meubles de Marguerite d’Autriche », Laborde
https://books.google.fr/books?hl=fr&id=cEJfAAAAcAAJ&pg=PA26
[21d] J. DUVERGER, « De Werken van „Johannes” in de Verzamelingen van Margareta van Oostenrijk », Oud Holland, Vol. 45 (1928), pp. 210-220 https://www.jstor.org/stable/42722341
[22] Andrea G. Pearson « Margaret of Austria’s Devotional Portrait Diptychs », Woman’s Art Journal, Vol. 22, No. 2 (Autumn, 2001 – Winter, 2002), pp. 2+19-25 https://www.jstor.org/stable/1358898
[23] « Frames and supports in 15th and 16th-century Southern Netherlandish painting »  http://org.kikirpa.be/frames/files/assets/basic-html/page201.html

[23a] Pour être complet, voici les rares arguments formels d’un spécialiste qui considère au contraire que les deux volets se complètent harmonieusement :

  • la cheminée du mur droit de la chambre correspond au mur gauche de la nef ;
  • l’ouverture de la cheminée suit le dos du donateur comme l’arcade suit l’inclinaison de la tête de la Vierge ;
  • la traîne de la robe frôle d’un côté la cheminée, de l’autre l’arcade ;
  • les horizontales des poutres et du tapis coincent le donateur vers le sol, en contraste avec les verticales qui augmentent la taille de la Madone.

A noter que ce dernier argument plaide plutôt en faveur de la discordance entre les deux panneaux.
Erich Herzog « Zur Kirchenmadonna van Eycks » Berliner Museen 6. Jahrg., H. 1., Aug., 1956 https://www.jstor.org/stable/4238134

[25] John L. Ward, « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations », The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), pp. 196-220 https://www.jstor.org/stable/3049370
[25a] Ward ([25] p 198) se contente de rapprocher le chapiteau de celui de Triptyque de Dresde, sans lui donner de signification particulière.
[26a] Miyako Sugiyama « Replicating the sanctity of the holy face : Jan van Eyck’s head of Christ » (2017) SIMIOLUS – NETHERLANDS QUARTERLY FOR THE HISTORY OF ART. 39(1-2). p.5-14
[27] Les armoiries de gauche étaient celles de l’abbaye de Ter Duinen, surchargées ensuite par les armes de Robert de Clercq lorsqu’il a pris possession du diptyque.

1-2-6 La Vierge dans une église (1438-40) : ce que l’on voit (1 / 2)

11 mai 2020

Où l’on ressuscite un Van Eyck disparu, et qui était pourtant sous nos yeux.

Cette enquête comporte deux parties : ce que l’on aurait dû voir, et ce qu’on peut en déduire.

Qui a entendu de telles choses ?

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin

La Vierge dans une église
Van Eyck, 1438–40, Staatliche Museen, Berlin

Ce panneau minuscule (31 × 14 cm) a été scruté dans tous ses détails par tous les spécialistes de Van Eyck, qui en ont donné des interprétations captivantes [14]. Je ne reprends ici que quelque points, surtout ceux que l’on n’a pas vus :

car cette oeuvre paradoxale s’explique avant tout par ce qui lui manque.


Le cadre volé

L’encadrement original, disparu depuis 1877, portait sur la droite des traces d’accrochage : c’est un des arguments qui font penser qu’il s’agissait du panneau gauche d’un petit diptyque.


Le panneau manquant

Un autre argument est le format : accolés, les deux volets auraient formé un carré. Troisième argument : le point de fuite décentré, qui décale le spectateur vers la droite. Dernier argument : le mur droit de la nef n’est pas montré, laissant ouverte toutes les possibilités de communication avec le second panneau.

L’essentiel de cet article va bien sûr être de rassembler tout ce que l’on peut dire sur ce panneau disparu…


Le texte manquant

On sait, d’après les transcriptions faites avant le vol du cadre, qu’il portait un texte sur tout le pourtour. En bas, le texte aurait été « FLOS FLORIOLORUM APPELLARIS », du moins d’après les commentateurs qui depuis un siècle et demi recopient ce texte sans sourciller . Or il s’agit d’un barbarisme (FLORIOLORUM n’existe pas). Il faut revenir au livre du baron de Laborde, qui a vu le tableau en 1855 et a lu « FLOS FILIORU APPELLARIS » [15] : expression énigmatique : « On t’appelle la Fleur des Fils » qui n’est la citation d’aucun texte connu.


La Fleur et le Fils (SCOOP !)

Je pense pour ma part qu’il s’agit (sauf erreur de transcription peu probable) d’un jeu de mot délibéré de Van Eyck entre FILIORUM er FLORUM, Fils et Fleur : une manière d’affirmer l’unité de substance entre Marie, la Rose, et Jésus, le Fils.

Car l’expression sous-entendue, FLOS FLORUM, renvoie à une autre citation que tous les lettrés connaissaient ;

Ut rosa flos florum, sic est domus ista domorum

« Comme la rose est la fleur des fleurs , de même cette maison est la maison des maisons »


398px-York_Minster_Chapter_House_inscription

Chapître de la Cathédrale d’York

On trouvait cette inscription au dessus de portes : de salles capitulaires (York), de cathédrales (Ely et Salisbury) [16] ; ou mieux ,en 1443 en Bourgogne, au dessus de la porte de l’hôpital de Dijon [17].


La fleur invisible (SCOOP !)

En la plaçant au seuil de son panneau (qui ne comporte de manière flagrante aucune fleur), Van Eyck invite le lecteur à compléter lui-même la métaphore textuelle ROSE = EGLISE et à la prolonger par une seconde métaphore, visuelle cette fois : EGLISE = MARIE.

Une première explication du gigantisme de la Vierge, bien comprise par tous les commentateurs est que celle-ci ne doit pas être vue comme étant dans l’église, mais comme étant l’Eglise.


Le texte tronqué (SCOOP !)

Sur les autres côtés, le cadre portait le début de la deuxième strophe de l’hymne « Dies est lætitiæ » :

MATER HAEC EST FILIA,
PATER HIC EST NATUS
QUIS AUDIVIT TALIA ?
DEUS HOMO FACTUS ETCET

Cette mère est une fille
Ce père est un nouveau-né
Qui a entendu de telles choses ?
Dieu fait homme etc

Là encore, le lien avec l’image n’a rien d’évident. Mais l’abréviation ETCET invite le lecteur à se remémorer la suite de la strophe (jamais citée, et pourtant cruciale pour la compréhension du panneau) :

Servus est et dominus;
Qui ubique cominus
Nescit apprehendi,
Præsens est et eminus.
Stupor iste geminus
Nequit comprehendi. [18]

Il est esclave et maître.
Celui qui est partout proche
On ne peut le saisir.
A la fois présent et lointain,
Cette double merveille
On ne peut la comprendre.

L’apogée de ce chapelet de paradoxes est bien sûr l’expression « stupor geminus » (double merveille, ou double étonnement), qui s’applique aux oxymores de l’hymne (mère et fille, père et nouveau-né, homme et Dieu, esclave et maître, proche et lointain).

Ce sont ces oxymores que Van Eyck a traduit visuellement dans le panneau.


ETCET (SCOOP !)

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail jube bas
Les deux tympans du jubé montrent à gauche l’Annonciation, à droite le Couronnement de la Vierge :

autrement dit une scène où elle est la servante du Seigneur, une où elle est la Reine des Cieux (serva et domina).

La comparaison entre le Jésus de chair, porté par la Vierge géante, et celui de pierre, porté par la Vierge de la niche, nous démontre visuellement qu’il est à la fois immense et minuscule, lointain et proche (eminus et cominus).

Ainsi le bas du jubé illustre comme par magie les oxymores manquants, ceux que Van Etck a sous-entendu dans son cryptique ETCET.


Le haut du jubé (SCOOP !)

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail jube haut
Le dessus du jubé est orné de quatre statues dorées :

  • Jésus en croix entre Marie (à sa droite) et Saint Jean ;
  • un oiseau, dont personne à ma connaissance n’a parlé.



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema4b
Perché juste au dessus mais en dehors du triangle de l’Annonciation (la figure à l’intérieur de la pointe est un ange qui joue de la trompette), l’oiseau représente manifestement l’Esprit Saint, comme monté hors du bas-relief de pierre pour se faire statue de métal (flèche blanche).

De le même manière, la couronne de pierre sculptée en haut du tympan du Couronnement est montée à la verticale, explosant dans les quatre fleurs de lys dorées aux extrémités de la Croix.

Il apparaît alors, de part et d’autre du pivot que  marque l’oiseau, un équilibre entre les figures de chair et celles de métal doré :

  • en bas le nouveau-né, dans le bras droit de Marie couronnée ;
  • en haut Marie, à la droite du Christ-Roi.

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail Lys

Car sont absents de cette Crucifixion et la couronne d’épines, et l’écriteau de dérision « Roi des Juifs »:

ce Christ à quatre fleurons est véritablement Roi des Cieux


MATER ET FILIA (SCOOP !)

Il faut maintenant évoquer un autre hymne très important dans la théologie mariale, qui se chantait à l’Offertoire :

Filiae regum in honore tuo, astitit regina a dextris tuis in vestitu deaurato,circumdata varietate… Omnis gloria eius filiae regis ab intus in fimbriis aureis

Psaume 45, 10 et 14

Les filles des rois vous font honneur ; la reine a pris place à votre droite dans un vêtement tissu d’or, environnée de diaprure…Toute resplendissante est la fille du roi dans l’intérieur

Ce texte est à la source de l’assimilation de Marie avec la Fille du Roi dont parle le psaume, et que van Eyck nous montre justement enveloppée d’or, à la droite du Christ-Roi.


QUIS AUDIT TALIA ? (SCOOP !)

Ainsi le haut du jubé illustre quasi littéralement deux hymnes :

  • le « Dies est lætitiæ » (sa partie inscrite sur le cadre) : « Cette mère est une fille, Ce père est un nouveau-né » :
  • Le psaume 45, celui qu’il faut entendre sur les lèvres muettes de l’ange qui chante, tandis qu’un ecclésiastique lui tient ouvert le psautier :

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail anges

Image aussi frappante que passée inaperçue de la coopération entre Ciel et Terre : mais surtout de l’Inouï rendu audible.



Récapitulatif : un édifice peuplé de présences

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema1
Ce schéma récapitule toutes les figures vivantes de l’édifice :

  • les quatre occurrences du couple Marie-Jésus, dont nous venons de parler (en rose et bleu clair) ;
  • les autres personnages identifiables : oiseau de l’Esprit-Saint, Saint Jean, deux anges (en blanc) ;
  • le seul personnage humain : le prêtre (en rouge) ;
  • les statues non identifiables (en vert), qui jouent un rôle purement décoratif ;
  • enfin les tâches de lumière, dont nous allons maintenant parler.



La lumière du Nord

Les grandes interprétations du tableau s’accordent sur le rôle essentiel de la lumière :

  • Panofsky montre que, vu l’orientation vers l’Est du choeur des cathédrales, la lumière qui tombe en diagonale vient du Nord : non pas naturelle, mais divine ;
  • Meiss explique que « la lumière du jour remplit l’église tout comme la Lumière divine a rempli l’utérus de Marie » ;
  • Harbison note le contraste symbolique entre les deux tâches de lumière des cierges autour de la statue dans la niche, et les deux tâches de lumière sur le sol aux pieds de Marie [19].

Cet intérêt pour le reflet sur la pierre se retrouve dans d’autres oeuvres de van Eyck (voir Lumières sur la pierre). Ce qui est véritablement spécifique à ce panneau est un thème connexe à celui de la lumière : celui de la vision, du regard.


Des regards divergents

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin detail regards
Marie couronnée regarde d’en haut ce qui se trouve dans le second panneau, avec une expression de bienveillance.

L’Enfant s’accroche de la main gauche à son encolure, la main droite agrippant son propre poignet : demande-t-il nourriture ou protection ? Son expression n’est pas craintive, mais attentive : que fixe-t-il du regard ?


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema4a

Il regarde sa future image sur la croix, et sa future image le regarde.

Mais le thème traité ici est plus ambitieux que celui de la prémonition de la croix. Car ce dialogue muet entre le Christ Enfant et le Christ-Roi suit la diagonale que nous avons déjà utilisée, et qui passe par l’oiseau, à savoir l’Esprit Saint.

Et que regarde celui-ci ? La source de lumière divine.


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema7
Il est facile de compléter le tableau par deux autres regards : celui que Dieu porte d’en haut sur Jésus et sur Marie, matérialisé par les deux tâches.

Et celui que le possible donateur du panneau droit aurait porté, comme il est d’usage, sur Marie intercetrice.

Ainsi un étagement de regards conduit de la Terre à Dieu, en passant par la Mère, le Fils et le Saint Esprit.



Une cathédrale idéale

Au départ, le tableau a été daté des débuts de la carrière de Van Eyck , à cause du supposé archaïsme de sa Vierge géante. Les historiens d’art s’accordent maintenant à le considérer comme une de ses toutes dernières oeuvres, à cause notamment du rendu extraordinaire des effets lumineux.


Les parties hautes

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin. fenetre nef Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin. fenetre choeur

Les verrières de la nef, à figures humaines alternant sur fond rouge et bleu, laissent voir au travers les arc-boutants ensoleillés. A noter le détail des toiles d’araignée le long des moulures.

Les vitraux du choeur sont translucides, sauf celui juste celui au-dessus de la Croix, avec des motifs de fleurs rouges et bleues. John L. Ward, qui a relié ce détail à d’autres collisions signifiantes observées chez Van Eyck, estime à juste titre que le placement de ce vitrail est intentionnel : il s’agit de donner l’illusion qu’il « s’avance dans l’espace, comme si <les fleurs> poussaient soudainement à partir du haut de la croix placée en face » ([19a], p 17).

A noter le détail des deux câbles qui soutiennent la branche horizontale de la croix.

Autre différence légère entre la nef et le choeur :

  • les arcades du triforium sont simples, puis géminées ;
  • les ouvertures du couloir de circulation supérieur sont rectangulaires, puis trilobées.


Une vue technique

Une autre raison de la datation tardive du panneau est la complexité de la perspective : dans tous les intérieurs réalisés jusque là, Van Eyck s’était placé en vue centrée, et avait évité d’affronter la complexité polygonale d’un choeur gothique :


1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde 1445 Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_Eyck


Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema3
La perspective n’est pas unifiée, mais construite selon trois points de fuite :

  • un pour le sol de la nef (en jaune) ;
  • un pour la paroi gauche de la nef (en rouge) ;
  • un pour la paroi gauche du choeur (en orange).

De manière très intelligente, la continuité géométrique est assurée par le fait que les fuyantes des deux bords de la section médiane passent par les deux autres points de fuite.


Atelier de Van Eyck 1420-30 Messe de requiem fol 116 Tres_Belles_Heures_de_Notre_Dame_de_Jean_de_Berry Turin City Museum of Ancient Art

Messe de requiem, fol 116 des Très Belles Heures de Notre Dame de Jean de Berry
Atelier de Van Eyck, 1420-30, City Museum of Ancient Art, Turin

Ceci pourrait être fortuit, si on ne retrouvait exactement la même construction dans cette enluminure. Le fait que le cercueil, bien que très peu en hauteur par rapport du sol, obéisse non pas au point de fuite de celui-ci mais au point de fuite médian, prouve l’application méthodique d’un procédé d’atelier.

La vue en coupe montrant le mur de brique au dessus de l’arc triomphal souligne la volonté de réalisme et de précision technique. Elle sert aussi à expliquer ce que nous voyons : non pas la nef, mais un choeur long composé de trois travées (avec triforium) et d’une abside pentagonale entièrement vitrée.

A noter le panonceau affichant des prières sur deux colonnes : un élément de mobilier courant dans les cathédrales, utile pour donner l’échelle et prouver la virtuosité du miniaturiste.


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Un article récent [19b], qui utilise une méthode automatique pout déterminer les points de fuite, a montré que les différents points de fuite sont alignés, et que le choeur pentagonal obéit à une construction rigoureuse. Mais l’auteur a malheureusement oublié les fuyantes de la nef, qui ne rentrent pas dans son schéma.


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA schma perspective

Annonciation
Van Eyck, 1434-36, NGA, Washington

Même construction dans cet autre intérieur d’église, oeuvre majeure sur laquelle nous reviendrons : ici il s’agit soit d’un chevet plat, soit du mur du fond d’un transept (mais il devrait avoir une porte : les historiens d’art n’ont pas de consensus sur l’origine de cette architecture [19c]).



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema2

Dans notre cathédrale, l’élévation est tout à fait correcte : le portail Nord, vu à travers les arcades du bas-côté tombe à peu près au milieu de la largeur du transept. Seule anomalie : le choeur est légèrement plus large que la nef.

En revanche, une particularité unique de cette cathédrale n’a à ma connaissance jamais été commentée…



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema6

Le fort décalage vers le haut du triforium du choeur (et du transept) par rapport à celui de la nef est bien supérieur à la surélévation du sol du choeur (6 marches à l’entrée du jubé, une à la sortie).

Il a probablement une raison purement graphique : pour représenter les détails du jubé, il était nécessaire de l’agrandir, et donc de surélever le trimforium (qu’il aurait sinon totalement masqué).

Mais il revêt aussi un sens symbolique :

  • empêcher, grâce à la discontinuité des triforiums, le passage par en haut de la nef au choeur (le passage par en bas étant barré par l’ange chanteur) ;

  • élever le choeur, lieu de transcendance empli de pure lumière ;

  • le diviser verticalement en deux registres :
    • celle au niveau du triforium, qu’habite la statue de la Vierge ;
    • celle au niveau des verrières, qu’occupe le Christ seul, divinité en ostension dans une chasse de cristal.


Van_der_Stockt 1450 ca Triptych_of_the_Redemption_-_The_Crucifixion Prado

La Crucifixion (panneau central du Triptyque de la Rédemption)
Van der Stockt, vers 1450, Prado, Madrid

Je n’ai trouvé que cet autre exemple de décalage vertical, mais qui correspond ici à une nef sans triforium.


La cathédrale de Van der Weyden

Van der Weyden 1445-50 Seven_Sacraments Altarpiece Royal Museum of Fine Arts Antwerp

Retable des Sept Sacrements
Van der Weyden, 1445-50, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Très peu d’années après Van Eyck, Van Der Weyden reprend l’idée des personnages sacrés de grande taille dans une cathédrale, en atténuant leur gigantisme. Il construit le panneau central selon la même logique (décentrage et absence d’un des murs latéraux), mais il homogénéise la nef et le choeur, qui perd tout caractère transcendant. Il utilise de manière très novatrice le format triptyque pour élargir la vue aux bas-côtés.



Van der Weyden 1445-50 Seven_Sacraments Altarpiece Royal Museum of Fine Arts Antwerp percpective

La perspective est en voie d’unification, même si les parties basses et hautes gardent des points de fuite légèrement différents, et si ceux des bas-côtés ne coïncident pas avec ceux de la nef (noter également que l’alignement des colonnes entre la nef et le bas côté droit est légèrement oblique).



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin schema8

Rétrospectivement, on peut se demander si le volet manquant, chez Van Eyck, n’aurait pas également montré le bas côté : mais dans un diptyque à panneaux égaux, la hauteur nécessairement moindre du bas-côté par rapport à la nef aurait posé un problème insoluble de remplissage de la partie haute ; de plus, le ou les personnages auraient paru lilliputiens sous le regard de la Vierge, créant un effet de grand spectacle plutôt qu’une interaction de nature spirituelle.

Il y a donc fort à parier que Van Eyck avait mis en place tout autre chose qu’une continuité purement architecturale.



Le diptyque de l’abbé Christiaan de Hondt

Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp right

Maître de 1499, 1499, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Réalisé plus d’un demi-siècle après Van Eyck, ce diptyque est un hommage appuyé au maître disparu.

Le panneau de droite contient de nombreuses citations de la chambre des Epoux Arnolfini.

Le panneau de gauche est une copie de la Vierge dans une église, avec quelques différences mineures :

  • les couleurs des vêtements de la Vierge sont différentes ;
  • les carrelages sont ornementés ;
  • les deux tâches au sol ont disparu, ce qui permet d’insérer un vase empli de fleurs en pendant à la mitre de l’abbé ;
  • le cadrage s’élargit légèrement pour englober la colonne de gauche, ce qui permet d’avancer le panonceau de prières, qui chez Van Eyck était sur la deuxième colonne :

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin comparaison pannonceau


Une copie rationalisée

Il est possible que le maître de 1499 ait recopié non pas le tableau lui-même, mais un dessin à la même échelle (aujourd’hui perdu) ce qui expliquerait les différences dans les couleurs et le traitement de la lumière ([20], p 140).



Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin comparison choeur

Effectivement, comme dans le dessin, la voûte du bas-côté et le crucifix sont un peu plus bas. Cependant dans ce dessin il y dans le choeur une fenêtre supplémentaire, alors que le Maître de 1499 a recentré le crucifix sur la fenêtre centrale (mais sans le vitrail floral) : en un demi-siècle, d’autres dessins ont donc dû circuler.

L’important est que, sur plusieurs points, le Maître de 1499 ne comprend plus les intentions symboliques de Van Eyck, et tente de les rationaliser :
Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin comparaison rationalisation

  • ne comprenant pas que l’Enfant se cramponne au cou de sa mère pour regarder au-delà d’elle le Christ-Roi sur la Croix, il invente un collier avec lequel joue l’Enfant ;
  • ne comprenant pas la valeur glorieuse du Crucifix, il rajoute l’écriteau infamant, et un câble de suspension central que Van Eyck avait omis pour donner au vitrail floral toute sa visibilité ;
  • ne comprenant pas que l’oiseau de métal est relié à l’Annonciation et symbolise l’Esprit-Saint regardant la lumière divine, il rajoute un Dieu le Père en haut du tympan, retourne l’oiseau et, en le perchant sur une barre, l’interprète comme l’Aigle de Saint Jean.



Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp schema

Dans le panneau de gauche, la perspective est donc restée celle de Van Eyck (sauf pour le voûte au dessus du choeur) et le peintre, dans son parti-pris d’archaïsme, n’a pas tenté de l’unifier d’un panneau à l’autre.


Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondtabbot Robrecht de Clercq , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left

Revers du diptyque

Le revers du panneau de Marie porte un Salvator Mundi. L’autre panneau avait initialement au revers une imitation de porphyre.

Lorsque Le successeur de Christiaan de Hondt, l’abbé Robrecht de Clercq, a pris possession du diptyque (après 1519), il a fait faire quelques modifications sur les armoiries de l’avers, mais surtout a fait rajouter sur le fond en porphyre son propre portrait en prières devant le Christ ([20], p 145) .

Le fait que le Salvator Mundi faisait bien partie de la commande initiale est attesté par sa date, 1499 : c’est d’ailleurs ce tableau qui a valu au peintre son nom provisoire  :  Maître de 1499.



Le diptyque Doria Pamphili

David 1508 Siziliano diptych DoriaLa Vierge dans une église, attribué à Gérard David ou Jan Gossaert Gossaert 1508 Siziliano diptych St_Anthony_with_Donor Palazzo Doria RomeAntonio Siciliano avec Saint Antoine, attribué à Jan Gossaert et/ou Simon Beining

Vers 1508 ou 1514-15, Galerie Doria Pamphili, Rome

Mis à part leur taille identique, on n’a aucune certitude, ni sur le ou les auteurs, si sur le fait que les deux panneaux  aient été montés en diptyque, dont la logique semble aberrante :.
Gossaert 1508 Siziliano diptych Palazzo Doria Rome

  • le regard de la Vierge, modifié par rapport au tableau de Van Eyck, ne sort pas du panneau de gauche ;
  • ni le regard du donateur si celui de son saint patron ne fixent un élément significatif du panneau de gauche.



bisDavid 1508 Siziliano diptych Palazzo Doria detail

Outre le regard de la Vierge, l’autre grande modification de cette copie est le rajout d’une troisième porte dans le jubé, avec au tympan la scène de la Nativité et au dessous la statue d’un Saint Evêque (ce qui décale mécaniquement la Croix vers la gauche lui faisant perdre sa superposition avec le vitrail floral, qui a néanmoins été conservé). Accompagnant ce parti-pris de symétrie, les deux cierges allumés flanquent désormais le portail central.



David1508 Siziliano diptych Palazzo Doria schema

Au passage la perspective a été dégradée, puisque les fuyantes de la galerie supérieure ne convergent plus..

La symétrisation, l’abaissement du regard de Marie et surtout l’ajout d’un mur du côté droit de la nef concourent vers la même conclusion : cette copie est une adaptation autosuffisante du panneau de Van Eyck, et c’est probablement dans un second temps que Siciliano a commandé à un autre peintre un panneau de même taille, non pas pour en faire un diptyque, mais pour l’accrocher en pendant [21].



Pour le dénouement de cette enquête, voir 1-2-6 La Vierge dans une église : résurrection du panneau perdu (2 / 2).

Pour ceux qui veulent trouver par eux-même : la solution se trouve déjà dans cet article..

Références :
[15] Léon, marquis de Laborde, « La Renaissance des arts à la cour de France: études sur le seizième siècle. Additions au tome premier; peinture », 1855, p 606 https://books.google.fr/books?id=O-pBAAAAYAAJ&pg=PA606
[16] John Mason Neale, Guillaume Durand, Benjamin Webb « Du symbolisme dans les églises du moyen age », p 174 https://books.google.fr/books?id=DXZIAAAAYAAJ&pg=PA174
[17] « Mémoires de la Commission des antiquités du départment de la Côte-d’Or », 1841, p 7
https://books.google.fr/books?id=SrBCAQAAMAAJ&pg=PA7
[18] Mone, « Hymni latini medii aevi e codd. mss. edidit et adnotationibus », Volume 1, p 62
https://books.google.fr/books?id=d6HPafI_1c4C&pg=PA62
[19] Harbison s’élève vigoureusement par ailleurs sur l’interprétation de la lumière comme étant surnaturelle, en citant quelques églises néerlandaises orientées Nord-Sud dans lesquelles elle peut à certaines périodes venir du Nord. Il explique en outre que cette direction de la lumière était forcée par la position du donateur occupant le panneau droit. Mais cet argument tombe si ce panneau, justement, ne montrait pas un donateur.
Craig Harbison, « Jan van Eyck: The Play of Realism, Second Updated and Expanded Edition », p 193 et ss https://books.google.fr/books?id=n3wQgsBHqgYC&pg=PA193&lpg=PA193#v=onepage&q&f=false
[19a] John L. Ward « Disguised Symbolism as Enactive Symbolism in Van Eyck’s Paintings » Artibus et Historiae Vol. 15, No. 29 (1994), pp. 9-53 https://www.jstor.org/stable/1483484
[19b] Simon Gilles, « Ce génie de l’art a transformé la peinture en une science de l’espace » https://www.futura-sciences.com/tech/actualites/realite-augmentee-ce-genie-art-transforme-peinture-science-espace-106003/
[19c] Pour Panofsky, cette architecture est archéologiquement impossible puisque les arcades romanes, en haut, viennent au dessus d’arcades gothiques (même si les arcs brisés sont peu marqués) : il s’agirait donc d’une construction symbolique. Thomas W.Lyman, qui a reconstitué l’état des églises de Tournai à l’époque de Van Eyck, a montré que cet arrangement a bien existé à une époque de transition, et estime que le tableau aurait pu être inspiré par l’église Saint Quentin de Tournai.Saint Quentin (Sint-Kwintenskerk) de Tournai vers le portail
Saint Quentin (Sint-Kwintenskerk) de Tournai, vers le portail Sud Est
Cette église possède une superposition d’arcades romanes au dessus des arcs brisés, un plafond plat, un faux triforium à architrave dans son transept et deux triplets de fenêtres au dessus du portail d’entrée, qui possède la particularité d’être orienté au Sud Est au lieu de l’Ouest (à cause de la contrainte de s’ouvrir sur la Grand Place). Si le chevet antérieur avait été plat (ce qu’on ne sait pas), la lumière y serait donc tombée naturellement depuis la gauche, comme dans le tableau.
Thomas W. Lyman « Architectural Portraiture and Jan van Eyck’s Washington Annunciation » Gesta, Vol. 20, No. 1, Essays in Honor of Harry Bober (1981), pp. 263-271 https://www-jstor-org.ezproxy.inha.fr:2443/stable/766850
[20] « Prayers and portraits: unfolding the Netherlandish diptych », Yale University Press, 2006, p 140 https://books.google.fr/books?id=xT9w9uHtyWwC&pg=PA140#v=onepage&q&f=false
Téléchargement complet : https://www.nga.gov/research/publications/pdf-library/prayers-and-portraits.html
[21] Jan Gossaert, Stijn Alsteens, Nadine Orenstein, « Man, Myth, and Sensual Pleasures: Jan Gossart’s Renaissance : the Complete Works » , p 140 https://books.google.ie/books?id=3aikaSu3tokC&pg=PA140#v=onepage&q&f=false

Le pendant de Lotto

3 mai 2020

Le seul pendant de Lotto cumule les originalités : dont la plus notable est celle de n’avoir pratiquement jamais été étudié en tant que tel.

Cas d’étude rêvé pour mettre en pratique les notions  sur les donateurs, que j’ai détaillées par ailleurs…

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104)Nativité avec Domenico Tassi, copie du XVIIème siècle, Galerie de l’Academie, Venise (132 x 104 cm) Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, BerlinAdieux de Jésus à Marie avec Elisabetta Rota, Lotto, Gemäldegalerie, Berlin (126 x 99 cm) [0]

Autant le tableau de droite a été abondamment commenté, autant celui de gauche est resté dans l’ombre : alors que l’un est indissociable de l’autre . Je considère ici comme acquis le fait que la copie de Berlin est bien celle du pendant perdu de Lotto : les preuves historiques ont été apportées par Norberto Massi [1], le seul à avoir étudié les deux tableaux comme un tout. Ainsi le pendant respecte :

  • l’ordre chronologique : Jésus nouveau né puis Jésus adulte ;
  • l’opposition des sujets : première et dernière rencontre (avant la Passion) de Jésus avec sa mère ;
  • le contraste des décors :
    • scène de nuit dans une ruine formant un fond fermé,
    • scène de jour dans une demeure somptueuse avec un fond ouvert.


Un couple de donateurs

Je prolonge ici les analyses de Massi , en développant un aspect qu’il a simplement effleuré :

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104) detail mari Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail epouse

Le pendant avec les époux Tassi s’inscrit dans la longue tradition des tableaux dévotionnels avec un couple de donateurs :

  • le mari tient un chapeau noir dans sa main gauche,
  • l’épouse tient à deux mains un livre ouvert, son petit chien à ses pieds.

Lotto a respecté le principe fondamental des tableaux dévotionnels avec couple : l’ordre héraldique (sur les rares exceptions à cette règle, voir 1-3 Couples irréguliers).

En revanche, la gestuelle qu’il a retenue est rare, quoique non unique : mais avant d’aller plus loin, un rapide récapitulatif s’impose.


Les donateurs en Italie au temps de Lotto

Des donateurs acteurs

L’insertion des donateurs dans un tableau de dévotion (autrement dit l’intrusion du profane dans le sacré) est l’histoire d’une longue acclimatation au scandale, avec des particularités nationales. En 1521 en Italie, les donateurs à taille humaine ne choquent plus depuis longtemps (voir 6-1 …les origines) et il arrive même que des commanditaires s’introduisent discrètement en tant qu’acteurs au sein des scènes sacrées (voir 1-5 Donateurs incognito).


Des gestes normalisés

Destinés à un usage public à l’intérieur des églises, les tableaux avec un ou plusieurs donateurs, le plus souvent représentés en prière devant la Madone et accompagnés par leur saint patron, poursuivent un double objectif :

  • spirituel : assurer le bénéfice d’une sorte de prière perpétuelle (celle des donateurs attirant celle des spectateurs),
  • temporel : immortaliser la générosité du commanditaire.

Dans ce contexte, les gestes sont extrêmement codifiés : les donateurs ont le regard levé vers la Vierge, mains jointes, tenant parfois un chapelet.


Tenir un couvre-chef

On rencontre de temps à autre un donateur tenant entre ses mains jointes un couvre-chef, surtout lorsqu’il est l’emblème de sa position sociale.


1516 Girolamo_giovenone Dominique Laurent Trittico Raspa Trino Vercelli
L’Immaculée Conception allaitant, entre Saint Dominique et Saint Laurent, avec le couple Raspa (Triptyque Raspa)
Girolamo Giovenone, 1516, église San Bartolomeo, Trino Vercellese (provient de l’église dominicaine San Paolo de Vercelli)

Ici Ludovico Raspa tient à la main son béret rouge de jurisconsulte, tout en consultant le livre de prière que lui présente Saint Dominique (voir 1-4-1 Tryptiques italiens).

Cependant je n’ai trouvé aucun exemple d’un donateur faisant le geste étrange de Domenico Tassi : se découvrant de la main gauche et tenant semble-t-il un rosaire dans la main droite (sous réserve de la mauvaise qualité de la photographie).


Dans l’intimité de Joseph

Dans certains cas, le donateur est présenté à la Sainte Famille au complet (voir 6-5 …en Italie, avec la Sainte Famille) : dans ce cas, Joseph sert très souvent de patron de substitution, étendant sa paternité à l’arrivant.

1529 ca Giulio Campi St Antoine Padoue beato Alberto da Bergamo et donateur inconnu Brera
Sainte Famille avec un donateur, St Antoine de Padoue et le bienheureux Alberto da Bergamo
Giulio Campi, vers 1529, Brera, Milan

C’est ainsi que le jeune homme avec son bréviaire se trouve ici carrément propulsé en position de frère humain du divin enfant.


Tenir un livre

Ce geste est rare, car la plupart du temps, en Italie, les livres sont réservés aux Saints Patrons.

1485 ca Bermejo Bartolome Madonna di Montserrat e Gesu Bambino cattedrale di Santa Maria Assunta, Acqui Terme

Vierge de Montserrat et le donateur Francesco della Chiesa
Bartolomè Bermejo, vers 1485, cathédrale de Santa Maria Assunta, Acqui Terme

Dans ce retable très exceptionnel, le fait que la scène se passe en extérieur justifie que le marchand ait gardé sur sa tête son chapeau de voyage. Sur son bréviaire on peut lire la prière Salve Regina ; la lettre tombée au sol porte le nom et la signature du peintre (voir 6-7 …dans les Pays du Nord).

Voici un exemple, avec une donatrice cette fois, exactement contemporain du tableau de Lotto :

1525 ca Pietro Grammorseo et Gandolfino sant'Orsola; sant'Eulalia; san Giovanni Battista; san Giulio polyptique de la cathédrale de Asti Palazzo Madama Turin ensemble
Vierge à l’Enfant entre Sainte Ursule avec la donatrice Maria Balbi et Sainte Eulalie (polittico Balbi)
Pietro Grammorseo, vers 1521, Palazzo Madama, Turin (provient de l’autel de saint Jules et de Sainte Ursule, cathédrale d’Asti)

Ici le petit bréviaire qui marque la piété de Maria Balbi n’entre pas en concurrence avec le livre fermé de Sainte Eulalie, ni avec le livre ouvert de Saint Jules au registre supérieur (voir 1-4-1 Tryptiques italiens).


Deux jeunes artistes à Bergame

Lotto, vénitien passé par Rome et par les Marches, s’est installé durant douze ans à Bergame à partir de 1513, à l’âge de trente trois ans. Il y a partagé la même clientèle de marchands que l’artiste local, Andrea Previtali, exactement du même âge. Concurrents mais semble-t-il amis, les deux jeunes artistes ont fait assaut d’innovations pour épater ces riches clients, dans des tableau à usage privé (voir 2-7 Le donateur en retrait).


1523 ca Andrea Previtali Madonna col Bambino e i santi Paolo e Agnese con i donatori Paolo e Agnese Cassotti Accademioa Carrara Bergamo

Madone Cassotti, avec saint Paul, sainte Agnès et les donateurs Paolo et Agnese Cassotti
Andrea Previtali, vers 1523, Accademia Carrara, Bergame

Dans cette Conversation Sacrée, Prévitali échange audacieusement les places des donateurs avec les places de leurs saints patrons.


1523, Lorenzo Lotto, Le mariage mystique de sainte Catherine Accademia Carrara, Bergame

Le mariage mystique de sainte Catherine
Lorenzo Lotto, 1523, Accademia Carrara, Bergame

Dans ce tableau peint pour payer son loyer, Lotto case son propriétaire juste derrière la chaise de la Vierge.

Ces expérimentations et détournements des formules traditionnelles avec les donateurs éclairent la conception d’une oeuvre aussi originale que le pendant pour les époux Tassi.


La Nativité avec Domenico Tassi

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104)

Une formule flamande

On sait par ses carnets et par différents témoignages [1] que Lotto a peint plusieurs Nativités en nocturne, dans la tradition flamande où la source de lumière est le corps rayonnant du bébé.

La Nativité avec Domenico Tassi se rapproche énormément d’une Nativité dans la même tradition, réalisée quelques années plus tôt par un artiste de Cologne.


1516 BARTHEL BRUYN l'Ancien Geburt Christi mit den Stiftern Peter von Clapis (1480–1551) und Bela Bonenberg (-1528) Staedel

Nativité avec les donateurs Peter von Clapis et son épouse Bela Bonenberg
Barthel Bruyn l’Ancien, 1516, Staedel Museum, Francfort

Dans les mêmes conditions de production (oeuvre de dévotion à usage privé pour un couple de patriciens cultivés (voir 1-4-2 Tryptiques flamands), Barthel Bruyn est parvenu à une solution finalement assez proche de celle de Lotto, notamment quant au mimétisme, grâce aux bougies superposées, entre Saint Joseph et le donateur,

C’est un mimétisme plus subtil, dans le cas de Lotto, que nous sommes maintenant à même de mieux percevoir.


Ce que montre Saint Joseph (SCOOP !)

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104) schema triangle
Dans une double composition triangulaire, tout à fait typique de Lotto, le geste de la Vierge montrant aux anges l’enfant lumineux fait écho au geste de Saint Joseph montrant au donateur un objet sombre au premier plan, que la mauvaise qualité de la copie ne permet pas facilement d’interpréter. Or il est clair que ce que montre Joseph est un élément-clé de l’interprétation du tableau.


Lotto 1527-28 Nativita Pinacoteca Nazionale Sienne

Nativité
Lotto, 1527-28, Pinacoteca Nazionale, Sienne

L’autre Nativité nocturne conservée de Lotto est aujourd’hui datée de 1527-28, bien que des inventaires anciens affirment qu’elle portait autrefois la date de 1521 [2], ce qui la resituerait dans le période Bergame de l’artiste. Quoiqu’il en soit, l’important est qu’elle développe un thème d’origine byzantine mais devenu rare à la Renaissance, celui du Bain de l’Enfant (voir un autre exemple dans L’énigme des panneaux Barberini).

Avec sa perspicacité habituelle, Jean-Yves Cordier [2a] a identifié la femme de droite, qui tend vers l’enfant des mains sans doigts, la figure rarissime de Saint Anastasie, une infirme dont les mains coupées repoussèrent au contact de l’enfant :

« Et adonc respond la glorieuse Vierge Marie Ne vous chaille, Anastasie ; approchez-vous tant seulement de moy et recevez l’enfant qui vient ».


Lotto 1527-28 Nativita Pinacoteca Nazionale Sienne detail lange Lotto 1527-28 Nativita Pinacoteca Nazionale Sienne detail pelle

On voit à l’arrière-plan une servante mettant à sécher au feu le lange lavé de l’Enfant, et au premier plan un lange propre qui attend, à côté d’un pot gardé au chaud sur une pelle contenant des braises. Or toute une tradition iconographique médiévale attribue ces tâches liées à la chaleur (faire sécher le lange, réchauffer la soupe) à Joseph (voir – La chaleur de Joseph –).


Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104) detail foyer

Mon hypothèse concernant la zone sombre que Joseph nous montre d’un air désespéré est qu’il s’agit des restes d’un feu, avec un bout de planche taillée en queue d’aronde et un balai pour rassembler les cendres : comme si Joseph montrait, au riche Domenico Tassi dans ces vêtements bien fourrés, le spectacle de sa pauvreté : avoir dû brûler, pour réchauffer le nouveau-né, un meuble qu’il avait lui-même confectionné. Peut-être le berceau-même de Jésus, ce qui expliquerait pourquoi le bébé est posé sur le sol, en attendant de trouver place dans le vulgaire panier d’osier.

Cette invention très originale et d’une grande richesse symbolique oppose les cendres du foyer éteint au rayonnement surnaturel de l’enfant. Elle ne se conçoit que dans le cadre d’un tableau de dévotion privé : le commanditaire accepte le rôle du Riche qui ne peut, depuis le futur, que compatir, en la saluant, avec la détresse du Père nourricier.


La logique du pendant (SCOOP !)

Lotto 1525-29, Nativite avec Domenico Tassi, (copie), Galerie de l'Academie, Venise (132 x 104) detail compassion Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail compassion

Tandis que Domenico compatit avec la détresse du Père et promet de la compenser par sa Richesse, Elisabetta compatit avec celle de la Mère :

en tenant fermement entre ses mains son bréviaire, elle compense, par sa Piété, les mains vides de Marie qui n’a pu retenir son fils.

Ayant compris la logique d’ensemble, nous pouvons maintenant revenir au second tableau sur lequel beaucoup a été écrit : mais  l’essentiel n’a pas été vu.



Les Adieux de Jésus à Marie avec Elisabetta Rota

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin

Le livre : un faux problème

La plupart des commentateurs, n’étudiant que le second tableau [3] , ce sont concentré sur le livre , allant même jusqu’à l’identifier : il s’agirait du « Zardino de oractione fructuoso », qui décrit l’épisode, non mentionné dans les Evangiles, des Adieux de Jésus à sa mère, et associe cet épisode à une technique d’oraison mentale reposant sur la visualisation. Comme la présence d’une donatrice dans une scène religieuse est rare, et que la scène choisie par Lotto est encore plus rare, il est tentant de supposer que le tableau montre justement Elisabetta en train de pratiquer cette technique.

Très réductrice, cette interprétation passe sous silence le fait que tenir un livre est un geste de piété assez courant chez les donateurs (notamment chez Van Eyck, voir 1-2-5 Les Madones de Nicolas de Maelbeke (1439-41) et de Jan Jos (1441)) et que surtout, dans le premier tableau, Domenico, lui aussi immergé dans une scène du passé, se contente de tenir son chapeau.


Les personnages

Si Lotto illustre un texte précis, personne n’en a trouvé un qui cite l’ensemble des sept personnages :

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin personnages

Je ne choisirai pas entre les différentes hypothèses proposées : l’important est que le groupe central (Marie soutenue par Saint Jean et deux Saintes femmes) évoque clairement l’iconographie de la Passion. Mais que d’autre part Lotto n’ pas jugé bon de creuser le filon de l’anticipation de la Croix (rien d’autre ne l’évoque dans le tableau, sauf peut-être, en cherchant bien, les charmilles du jardin vu en plan [4]).


Les lapins, le chat et le chien

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail lapins

Là encore je pense qu’il ne faut pas en faire toute une histoire ; les lapins blanc soulignent la paix du jardin clos…


Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail chat Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail chien

…le chat noir reste dans la maison, sous le bureau : il suffit de l’associer au chien qui accompagne sa maîtresse pour qu’il perde toute connotation diabolique. Les deux ont la signification positive de petit compagnon, d’étude ou de méditation


Une Annonciation déguisée ?

Lotto 1528 ou 1533 Annonciation Museo Civico Recanati

Annonciation
Lotto, 1528 ou 1533, Museo Civico, Recanati

Il ne faut pas non plus surévaluer les « ressemblances » avec cette Annonciation largement postérieure, avec un jardin clos et un chat manifestement mis en fuite, pour rétro-interpréter Les Adieux de Jésus à Marie.

Le chat en particulier est un joker iconographique qu’on peut exhiber à loisir comme symbole négatif (le démon), positif (la félicité), symbolisant l’Incarnation tout autant que la Résurrection [4].

L’enjeu des Adieux de Jésus à Marie était plus ambitieux et complexe qu’un clin d’oeil à une iconographie connue : il s’agissait inventer une iconographie nouvelle, qui plus est dans le contexte unique d’un pendant de dévotion marital.


Le cartellino et les fruits

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail lettre

Une interprétation récente [5] s’est basée sur le fait que le papier portant la mention « A Maître Laurenzo Lotto, peintre » pourrait être une sorte de retour à l’envoyeur, la lettre peinte reproduisant la lettre de commande envoyée par Elisabetta à Lotto.

Je pense qu’il ne faut pas surestimer ce type de détail : insérer un objet-limite en trompe-l’oeil au ras du cadre (papier, bougie, fleur, fruit) est fréquent à la Renaissance italienne (notamment chez Crivelli, voir 2-8 Le donateur in abisso).

Quant à l’idée de signer sur un bout de papier, elle est également assez courante (nous avons vu l’exemple de Bermejo au siècle précédent).



Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail fruits

Evidemment, les cerises et l’orange ont attiré l’oeil (ils sont là pour cela) et les exégèses. Si on les interprète dans le cadre strict du second tableau, ils devraient renvoyer respectivement à Jésus et à Marie : mais si l’orange est bien un symbole marial (par antithèse avec Eve et le fruit du péché originel, les cerises ne sont que très lointainement un symbole christique (à cause du rouge, couleur de la Passion). D’autant qu’en tant que fruit succulent, elles sont aussi associées au Paradis. D’où cette autre interprétation, inventive mais hors contexte :

« l’ orange – symbole du péché à racheter – et le rameau de cerises – gaudia Paradisi – au nombre de huit car au huitième âge du monde la résurrection réintègre l’homme à l’état de perfection et de félicité » [6]


Une signature visuelle (SCOOP !)

Mon hypothèse personnelle, qui vaut ce qu’elle vaut, est qu’un pendant n’est en général signé que d’un seul côté. Lotto aurait pu avoir l’idée d’une triple identification : la sienne sur le cartellino, et celle des commanditaires sous la forme de fruits, placés au premier plan du second tableau par cohérence avec le jardin de l’arrière-plan (qui comme tous les jardins clos est une évocation du Paradis) :

  • l’orange renverrait au tableau de droite, à Marie, et donc à celle qui compatit avec elle, Elisabetta ;
  • les cerises renverraient au tableau de gauche, à Joseph, et à celui qui compatit avec lui, Domenico.



Fruit de l'If

On pourrait pour cela invoquer l’homologie visuelle entre les cerises et l’arille, le fruit de l’if : bois réputé pour l’ébénisterie (Joseph) et dont le nom, au pluriel, est Tassi (Domenico). Anciennement, les armes des Tassi comportaient d’ailleurs en haut une branche d’if, en en bas un blaireau (qui se dit aussi tasso en italien).[7]


La construction perspective

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema1

En contraste voulu avec le fond fermé du premier tableau, la perspective ouverte n’a guère retenu l’attention.

Le spectateur est sensé se situer à genoux, entre Elisabetta, son relais à l’intérieur du tableau, et Marie.

Une première étrangeté est la position du tunnel de verdure, au fond : il se trouve dans l’alignement du pan de mur sombre, à gauche de la loggia (le mur du jardin) et non dans celui de l’arcade centrale. Cette dissymétrie a une raison simple : centré, le tunnel de verdure aurait été masquée par la deuxième colonne de la loggia (en comptant depuis la gauche).


Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detailcolonnes
L’anomalie qui saute aux yeux , en revanche, est le fait que du côté droit de la nef en berceau, il manque deux colonnes sur trois , remplacées par un étrange système de chapiteaux suspendus.

Seul Massi a remarqué cette étrangeté, qu’il attribue à la nécessité de montrer la chambre du fond et la pièce latérale : mais l’explication est un peu courte.


Une structure ternaire (SCOOP !)

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema2
Prolongées selon la perspective, les trois arcades de la loggia délimitent trois couloirs qui hébergent symétriquement trois groupes de figures :

  • les deux saints attendant le départ ;
  • le Fils, séparé de sa mère que soutiennent (retiennent ?) Saint Jean et une sainte ;
  • la seconde sainte et la donatrice.

Cette dernière apparaît ainsi comme totalement intégrée à la scène qui se joue.


L’oculus et sa projection (SCOOP !)

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin detail spot
Le détail de l’oculus se projetant sur la voûte a été interprété comme rappelant que la scène se passe au lever du soleil.

Je vois quant à moi, en haut de la section centrale, dans cette image splendide d’une lumière projetée qui va s’éloigner inexorablement de sa source à mesure que le soleil se lève, la traduction visuelle de ce qui se passe en dessous : le Fils s’éloignant de la mère pour obéir à la volonté divine.


Une image inversible (SCOOP !)

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema3

Si on fait abstraction de la perspective, la vue à plat révèle une structure ternaire très robuste, amorcée justement par le vitrail de l’oculus.

La section de droite contient :

  • la chambre au fond dans la maison attenante,
  • la pièce latérale avec un bureau portant un livre, et le chat sur le sol ;
  • Elisabetta, tenant son livre, avec le chien sur le sol.

Dans cette nouvelle lecture, la section de droite apparaît comme le domaine d’Elisabetta, qui apparaît maintenant en marge des personnages sacrés.

Comme ces images inversibles que l’oeil peut voir aussi bien en creux qu’en relief, la construction mise au point par Lotto permet de voir Elisabetta aussi bien actrice que spectatrice, selon qu’on lit l’image dans la  profondeur ou à plat.


Une esthétique théâtrale (SCOOP !)

Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema4
Le décor conçu par Lotto répond parfaitement aux besoins de la scénographie :

  • les quatre arcades du côté gauche correspondent aux quatre personnages masculins, en partance vers Jérusalem ;
  • les trois arcades du fond, qui donnent sur le jardin paradisiaque, sont celles des trois Saintes Femmes ;
  • enfin la petite porte du fond est celle par laquelle Elisabeth, en traversant son étude, est venue depuis sa maison.

Les colonnes manquantes symbolisent le seuil impossible par lequel l’espace profane s’accole avec l’espace sacré.


Lotto 1521 Christ taking leave o fhis mother avec Elisabetta Rota Gemaldegalerie, Berlin schema5

Sans doute faut-il voir une correspondance entre la descente surnaturelle des anges, et cette envolée de chapiteaux.


Références :
[1] Norberto Massi « Lorenzo Lotto’s « Nativity » and « Christ Taking Leave of His Mother »: Pendant Devotional Paintings » Artibus et Historiae Vol. 12, No. 23 (1991), pp. 103-119 https://www.jstor.org/stable/1483370
[2] Anna Maria Ciaranfi,  » La Natività  » di Lorenzo Lotto nella R. Pinacoteca di Siena », in Bollettino d’Arte, 1935-36, p. 319.
http://www.bollettinodarte.beniculturali.it/opencms/multimedia/BollettinoArteIt/documents/1438766618610_05_-_Ciaranfi_319.pdf
[3] On trouvera un bon exemple des constructions intellectuelles échafaudées sur la seule base du livre dans Alessandro Rossi, « Pour un emboîtement médiatique et méthodologique : Deux tableaux théoriques de Lorenzo Lotto » (IMAGES RE-VUES 2013)
https://journals.openedition.org/imagesrevues/3108?lang=en#tocto1n2
[4]. Pour les amateurs de ces dissections iconographiques qui débitent le tableau en pièces détachées, voir Elizabeth Nightlinger, « AN ICONOGRAPHICAL STUDY OF LORENZO LOTTO’S « CHRIST TAKING LEAVE OF HIS MOTHER », Notes in the History of Art, Vol. 14, No. 1 (Fall 1994), pp. 10-17
[5] Augusto Gentili,  » Una lettera a Lorenzo Lotto (e altri dettagli) nel Congedo di Cristo dalla madre », 2010 – Bulzoni dans Venezia Cinquecento : studi di storia dell’arte e della cultura : 39, 1, 2010
[6] Mina Gregori, Maria Grazia Albertini Ottolenghi, « Pittura a Bergamo », 1991, Cassa di risparmio delle provincie lombarde, p 235
[7] Edward Williamson, « Bernardo Tasso », p 2 note 7
https://books.google.fr/books?id=BxPgttoJ2OAC&pg=PA2

Les pendants du Corrège

28 avril 2020

 Les pendants du Corrège sont très peu nombreux, mais extrêmement originaux et novateurs : peu après les premiers essais de Mantegna (voir Les précurseurs : sujets religieux et mythologiques), ils serviront de modèles pour un genre promis à un grand développement : celui des pendants à sujets mythologiques, et les plaçant d’emblée à un très haut niveau de qualité graphique et de profondeur sémantique.

Le tout premier pendant du Corrège est à sujet religieux :

Correge 1524 ca martirio_dei_quattro_santi Galerie nationale ParmeMartyre de Saint Placide, de sa soeur sainte Flavia et de leurs petits frères Eutychius et Victorinus (160 cm × 185 cm) Correge 1522 ca Compianto_sul_Cristo_morto Galerie nationale ParmeLamentation sur le Christ mort (157 x 182 cm)

Le Corrège, vers 1524, Galerie nationale, Parme [1]

Les deux tableaux ornaient les murs gauche et droit de la chapelle Del Bono, dans l’église San Giovanni Evangelista de Parme (le tableau de l’autel est une petite Madonne).



Correge 1522 ca Galerie nationale Parme
Ils ont été conçus, selon une scénographie palpitante, pour être parcourus depuis l’entrée de la chapelle :

  • coté gauche, l’oeil du spectateur s’enfonce en diagonale, depuis le bourreau debout levant son épée, jusqu’à la tête décapitée au pied du second bourreau ;
  • côté droit, l’oeil ressort par la même diagonale descendante, depuis Saint Jean au fond soutenant Marie soutenant le torse de Jésus, puis le long de ses jambes jusqu’à ses pieds et à Marie-Madeleine en prières, où se termine la visite.

Ainsi le spectateur imite visuellement à gauche le geste de la lame, à droite le trajet des pleurs.



Correge 1525 ca Venus with Mercury and Cupid The School of Love National Gallery 155.6 x 91.4 cmVénus et Mercure enseignant à lire à Cupidon, National Gallery ( 155.6 x 91.4 cm) Correge 1525 ca Venus_et_l'Amour_decouverts_par_un_satyre Louvre 1,8 x 1,2 mUn satyre découvrant Vénus et Cupidon endormi, Louvre (188 x 125 cm)

Le Corrège, vers 1527

Ces deux oeuvres sont décrites ainsi en 1627 dans l’inventaire de la collection des Gonzague, avec une importante différence de prix : 150 ecus pour la toile de Londres, 100 pour celle de Paris. Plus tôt, en 1589, on les trouve dans une chambre à coucher du palais du comte Nicola Maffei à Mantoue, qui est probablement le commanditaire [2].

Les deux sujets semblent complémentaires :

  • le tableau avec Vénus debout, dans lequel les trois personnages portent des ailes (y compris la déesse, ce qui est très rare) représenterait le versant intellectuel et céleste de l’Amour (« Cupidon » serait en fait Antéros) ;
  • le tableau avec Vénus endormie représenterait le côté charnel et terrestre de l’Amour ; satyre au sexe dressé sous le tissu, flèches, brandon allumé. Les trois personnages ont un lien avec l’animalité : pattes du Satyre, carquois en fourrure, peau de lion sous Cupidon, qui serait en fait Eros.

Un obstacle à cette théorie est qu’Eros porte des ailes plus grandes que celles d’Antéros, lesquelles sont par contre irisées : si Le Corrège avait vraiment voulu opposer amour céleste et amour terrestre, n’aurait-il pas inversé la taille des ailes ?


Correge 1525 schema
Il se peut néanmoins que le thème soit bien celui-ci. Mais il suffit de comparer les deux tableaux à la même échelle pour comprendre que, même si celui de Londres a été recoupé, les points du vue et les tailles des personnages sont trop différents pour que les deux aient vraiment fonctionné en pendants (comme d’ailleurs le confirme leur différence de prix dans l’inventaire de la collection Gonzague).



Correggio 1531Allegory_of_Virtu LouvreAllégorie de la Vertu  Correggio 1531Allegory_of_Vice LouvreAllégorie du Vice

Le Corrège, 1531 Louvre

Allégorie de la Vertu

Trois femmes ailées, avec lyre et trompette, volent dans une gloire lumineuse ; la quatrième descend décerner la palme et la couronne de laurier à la Vertu Victorieuse, personnifiée par Minerve avec son casque et son bouclier orné de la tête de Méduse. Elle a brisé sa lance dans un monstre sur lequel elle pose le pied, à tête de loup, à pied de chèvre et à queue de serpent. Sa compagne blonde, à gauche, exhibe les symboles des quatre Vertus cardinales : l’épée de la Justice, la bride de la Tempérance, le Lion de la Force et le serpent de la Prudence. Son autre compagne à l’aspect oriental, à droite, mesure le globe céleste avec un compas et montre le ciel de son bras gauche.


Allégorie du Vice

Un personnage barbu, évoquant à la fois Silène ivre ou Marsyas écorché, est attaché par les deux mains et un pied à une souche d’arbre. Trois Ménades ou Erinyes le tourmentent : l’une le fait mordre par des serpents qu’elle tient dans ses mains ; les deux autres, qui ont gardé les serpents dans leur chevelure, s’attaquent avec une flûte à son oreille et avec un couteau à son mollet. Au premier plan, un amour tenant une grappe prend le spectateur à témoin : tels sont les effets de l’ivresse, elle excite vos vices et les retourne contre vous. Un pampre de vigne grimpant le long du tronc réitère discrètement le message : le vice tel une liane vous ligote.


La logique du pendant

Second Studiolo Palais Ducal Mantoue corrigeReconstitution (d’après Verheyen [2a])

Réalisés pour le second studiolo d’Isabelle d’Este à Mantoue, les deux tableaux étaient accrochés de part et d’autre de la porte d’entrée, encadrés par les deux pendants de Mantegna et rivalisant avec eux. L’inventaire de 1642 précise la position des tableaux sur les murs latéraux , mais pas celle des deux Corrège. Je suis ici la reconstitution de Vermeyen, qui se base sur trois arguments :

Second Studiolo Palais Ducal Mantoue schema

  • la direction de la lumière, inverse dans les deux tableaux (en jaune) ;
  • des raisons formelles : l’ouverture au centre (rectangle blanc), les deux figures fermantes sur les bords (en bleu), les obliques convergentes de la lance et de la flûte (en rose) ;
  • la topographie d’ensemble de la salle :

« Le côté droit de la pièce (en entrant dans la pièce, donc à gauche sur la photo) a été choisi pour les œuvres montrant l’aspect spirituel de Vénus, le royaume des valeurs supérieures, la défaite de la sensualité et donc le rétablissement de l’ordre moral représenté par Minerve et Diane, et enfin, dans une allusion directe à Isabelle, la réalisation de cet ordre dans le monde réel. En revanche, le côté gauche, ou « sinistre » de la pièce montrait la présence des vices dans le jardin de la vertu et l’emprisonnement de la Mère de la Vertu, ainsi que les vices tentant d’entrer et de troubler le royaume dans lequel la Vénus céleste et Apollon sont unis malgré l’opposition de la Vénus terrestre. » ([2a], p 55)


Les sous-entendus politiques

Les titres conventionnels ont été donnés par Félibien en 1677 ([2a], p 228), et ne constituent qu’une approximation de la signification initiale du pendant. Je reprends ici quelques points de l’analyse très complète et érudite de Stephen J. Campbell en 2006 [2a].



Correggio-1531Allegory_of_VirtuVice schema 1
Le côté « Vices » constitue une sorte de caricature du groupe antique du Laocoon, retrouvé en 1506, fierté de la collection papale et que les artistes romains avaient mis à toutes les sauces ([2a], p 232). En miniaturisant les serpents et en se livrant à une grivoiserie entre le phallus caché sous le tissu et le phallus caché dans l’arbre, Le Corrège – autrement dit Antonio Allegri – place la docte référence sous le signe de la farce, comme le souligne assez le gamin rieur du premier plan.



Correggio-1531Allegory_of_VirtuVice schema 2
Le côté « Vertus », en revanche, multiplie les attributs flatteurs : la Minerve à la lance brisée qui combattait les Vices dans le tableau de Mantegna, juste à côté, est remplacée par une Minerve régnante (en blanc), accompagnée de Toutes les Vertus (en bleu) et honorée par les attributs d’Apollon (en jaune). Le gamin vu de dos, auquel on enseigne le Ciel, est une citation de la Justice de Raphaël dans les Loges du Vatican : Campbell la juge satirique, à cause de la superposition avec une patte de bouc, qui transforme l’enfant en faune ([2a], p 229).


Correggio-1531Allegory_of_VirtuVice schema 3
En définitive, c’est peut-être l’opposition entre les deux enfants qui résume la signification du pendant :

  • à droite un garnement sardonique se moque de Rome et de sa supposée grandeur, ravagée par les vices et récemment saccagée (1527) ;
  • à gauche un bel enfant blond se transforme de faune en savant, illustrant le Bon Gouvernement de Mantoue, sous la férule d’Isabelle d’Este.

 



La série des Amours des Dieux

Elle se compose de deux tableaux en format horizontal et de deux en format vertical.

Sur la provenance de ces quatre tableaux, deux grandes théories ont été proposées :

  • Pour E.Verheyen [3], les quatre auraient été commandés par Frédéric Gonzague pour décorer la salle d’Ovide du Palais du Té à Mantoue.
  • Pour C.Gould [4], les deux horizontaux auraient été, comme le dit Vasari, commandés par Frédéric Gonzague comme cadeaux pour l’Empereur Charles V d’Autriche. Les deux verticaux (dont Vasari ne parle pas), auraient pu être d’abord commandés par Frédéric pour son propre usage, puis donnés après 1540 à Charles V.

Quoiqu’il en soit, tout le monde s’accorde sur le fait qu’au final la série se décompose en deux pendants, même si l’ordre de leur réalisation reste discuté.

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correge 1530 ca leda Staatliche Museen, Berlin 152 x 191 cmLéda et le cygne, Staatliche Museen, Berlin (152 x 191 cm) [5] correge 1530 ca danae Galleria Borghese 158 x 189 cmDanaé et la pluie d’or, Galleria Borghese, Rome (158 x 189 cm) [6]

Le Corrège, vers 1530

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Léda et le cygne

La tableau comporte en fait trois cygnes. Certains les interprètent comme trois moments successifs :

  • 1 en bas à droite, la première rencontre dans le lac
  • 2 au centre, l’accouplement sur la terre ferme ;
  • 3 à droite, le cygne qui s’envole tandis que Léda le suit de yeux en se rhabillant.

Cette interprétation est très superficielle (les trois scènes ne sont pas dans l’ordre chronologique, et aucun des autres tableaux du Corrège ne comporte l’archaïsme des épisodes juxtaposés).



correge 1530 ca leda Staatliche Museen, Berlin 152 x 191 cm detail
La partie gauche du tableau montre un couple d’amours soufflant dans une corne et une flûte, et un jeune homme ailé jouant de la lyre. Pour E.Verheyen, le contraste entre les deux types d’instruments est une allusion érudite au concours entre Marsyas (la flûte) et Apollon (la lyre).



correge 1530 ca leda Staatliche Museen, Berlin 152 x 191 cms schema
En outre, il remarque que les trois instruments de musique (deux terrestres et un divin) recoupent exactement la situation des trois cygnes (deux ordinaires et Jupiter métamorphosé) : l’association, commune à l’époque, entre le chant harmonieux des cygnes et la Musique justifierait cette astuce de composition.


Un pendant interne (SCOOP !)

correge 1530 ca leda Staatliche Museen, Berlin 152 x 191 cms schema interne
Mais si on se focalise sur les figures autant que sur leurs attributs, on constate que les trois amours, chacun avec son instrument de musique,  font écho aux trois filles nues, chacun  avec son cygne (pour peut qu’on associé celui qui prend son vol ) celle dont la robe s’envole).

La composition suit donc un type très particulier, dans lequel une partie fait écho à l’ensemble : j’ai proposé de nommer « pendant interne » ce type très rare de construction auto-référentielle (voir un autre exemple dans Un pendant très particulier : les Fileuses).


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Danaé et la pluie d’or

correge 1530 ca danae Galleria Borghese 158 x 189 cm detail

Eros montre dans sa main une pièce d’or tombée du nuage qui a pénétré sous le ciel de lit.

Servant d’intermédiaire entre le dieu et la mortelle, il tient l’un bout du drap pour aider Danaé à recueillir la céleste semence.



correge 1530 ca danae Galleria Borghese 158 x 189 cm amours
Les deux amours, l’un ailé et l’autre aptère, ont été diversement interprétés : ils symboliseraient l’amour sacré et l’amour profane, ils graveraient une tablette avec une flèche. Pourtant la bonne interprétation, difficile à imaginer, se trouve dans Vasari : ils éprouvent sur une pierre de touche le matériau de la pointe de flèche (Cupidon tirait des flèches d’or pour inspirer l’amour, des flèches de plomb pour inspirer la répulsion) ([3], p 188).


Un second pendant interne (SCOOP !)

Personne n’a à ma connaissance noté que les gestes des deux amours sont étrangement semblables à ceux des personnages principaux :


correge 1530 ca danae Galleria Borghese 158 x 189 cm detail correge 1530 ca danae Galleria Borghese 158 x 189 cm amours
  • tout comme Eros ailé tient sa pièce d’or de la main droite et le drap de sa main gauche, l’amour ailé tient sa flèche d’or de la main droite et la pierre de touche de l’autre ;
  • tout comme Danaé sans ailes tient le drap entre ses deux mains, l’amour sans ailes tient la pierre entre ses deux mains.



correge 1530 ca danae Galleria Borghese 158 x 189 cm schema
Ainsi, porté par le thème de l’or, Le Corrège développe une métaphore inspirée entre le drap ensemencé et la pierre de touche rayée par le même métal précieux (en violet).

Et du coup apparaît un second pendant interne, similaire à celui celui que nous avons détecté dans le premier tableau.


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La logique du pendant horizontal (SCOOP !)

correge 1530 ca leda danae schema 1
Cette double utilisation d’une construction rarissime est déjà une première preuve du haut degré d’élaboration du pendant. Mais il y a plus.



correge 1530 ca leda danae schema
Le fait que dans les premier tableau les deux putti soient l’un ailé et l’autre aptère renvoie directement au couple du second panneau, de même que l’Eros jouant d’une lyre dorée renvoie à l’Eros tenant une pièce d’or (en ver).

De même, la chemise remise sous le cygne qui s’envole annonce, dans le second tableau, le drap tiré sous le nuage qui arrive (en rose).

Ainsi Jupiter monte au ciel dans la scène en extérieur, et en descend dans la scène en intérieur.



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Le second pendant des Amours des Dieux est tout aussi extraordinaire. Les deux toiles sont encore accrochées côte à côte, au Kunsthistorisches Museum de Vienne.

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Correge 1530 ca Enlevement de ganymede Kunsthistorisches Museum Wien 163,5× 72 cmEnlèvement de Ganymède (163,5× 72 cm) [8] Correge 1530 ca Jupiter et Io Kunsthistorisches Museum Wien 184 x 92,5Jupiter et Io (184 x 92,5 cm) [9]

Le Corrège, vers 1530, Kunsthistorisches Museum, Vienne


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L’Enlèvement de Ganymède

La présence du chien est une nouveauté iconographique, justifiée par le fait que Ganymède, selon la tradition, était soit un chasseur soit un pâtre.


Ganymede 1528-30 saguine Offices

Ganymède
Michel-Ange, 1528-30, sanguine, Offices, Florence

L’idée est dans l’air du temps : Michel-Ange représente le chien levant la tête, à côté du manteau et de la besace du berger.

Mais Le Corrège, en cadrant uniquement la tête levée, en augmente l’expressivité, un peu comme dans le procédé, alors courant en Italie, du donateur dont seule la tête apparaît en bas du cadre (voir 2-8 Le donateur in abisso).

Comme de nombreux commentateurs l’ont remarqué [7], la tête de chien joue plusieurs rôles :

  • amorcer l’effet d’élévation, (le spectateur se mettant implicitement à la place du chien) ;
  • matérialiser l’arrachement (échec à protéger son maître, enlevé comme un mouton) ;
  • servir d‘antithèse à l’aigle (l’amour du domestique mis en échec par l’appétit du rapace).


Rapt et ravissement (SCOOP !)

Correge 1530 ca Enlevement de ganymede Kunsthistorisches Museum Wien 163,5× 72 cm detail
Le désir de l’aigle léchant sensuellement le poignet se substitue à l’affection du chien pour son maître, et inverse le rapport de domesticité (Ganymède va devenir l’échanson de Jupiter).

Plastiquement, le regard direct de Ganymède fait monter le spectateur de la place du chien à la place de l’adolescent ravi (dans le double sens du mot).

Toute la subtilité du tableau tient à l’ambiguïté des gestes : de sa main droite Ganymède enlace le cou de son ravisseur, tandis que de l’autre il empêche le battement de l’aile.



Correge 1530 ca Enlevement de ganymede Kunsthistorisches Museum Wien 163,5× 72 cm detail serres
Le désir de l’aigle est en revanche univoque : des deux serres il agrippe le manteau de l’agréable proie, et l’emporte pour sa propre consommation autant qu’il le déshabille à l’usage du spectateur.


Les deux arbres

Correge 1530 ca Enlevement de ganymede Kunsthistorisches Museum Wien 163,5× 72 cm detail arbres

Le tronc creux et la jeune pousse ont clairement un sens symbolique. La situation du chien entre les deux – animal terrestre et prosaïque – suggère une première interprétation : si haut que pousse un arbre sur la terre, il finit toujours par s’effondrer ; seule l’élection par un Dieu propulse un mortel dans les hauteurs.

Nous reviendrons bientôt  sur ce sens symbolique, à la lumière du second tableau.


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Jupiter et Io

Correge 1530 ca Jupiter et Io Kunsthistorisches Museum Wien 184 x 92,5 Pastel XIXeme retaille

Tout comme les relevés de l’abbé Breuil pour les peintures rupestres, une copie au pastel du XIXème siècle va nous permettre d’étudier ce tableau tellement vu, mais si peu regardé.

Le pastel a pour premier mérite de mettre en évidence les deux éléments anthropomorphes dans la nuée : le visage du jeune homme, mais aussi sa main, qui passe souvent inaperçue.


Le « cerf assoiffé »

Correge 1530 ca Jupiter et Io Kunsthistorisches Museum Wien 184 x 92,5 detail cerf
Tous les commentateurs du passé ont parlé de cet animal, que les commentateurs d’aujourd’hui passent en général sous silence. E.Verheyen en a donné l’explication ([3] , p 181) : il s’agit d’une référence, courante à l’époque, à un passage du psaume 41 :

Comme un cerf altéré cherche l’eau vive, ainsi mon âme te cherche, toi, mon Dieu.

Le cerf assoiffé deviendra un peu plus tard, dans l’Iconologie de Ripa, le symbole du Désir de Dieu. On comprend le lien avec Io épousant son nuage :

Le Corrège fait cohabiter dans la même peinture deux métaphores, l’une antique et l’autre biblique, de la Soif de divin.

Mais il y a plus étonnant.


De la vache au cerf (SCOOP !)

Correge 1530 ca Jupiter et Io Kunsthistorisches Museum Wien cerf
Notre copiste anonyme a fait beaucoup d’efforts pour faire ressembler à un cerf l’animal dessiné par Le Corrège : il a allongé et incliné le museau, et considéré que les quatre pointes constituaient une seul corne.



Geweihe_Pierer
Or il n’existe aucun bois de cervidé qui y ressemble. Dans un tableau destiné à un duc ou à un empereur de la Renaissance, comment imaginer que Le Corrège ait commis une telle erreur ?



Correge 1530 ca Jupiter et Io Kunsthistorisches Museum Wien vache cerf
La seule possibilité que je vois – et je suis conscient du sacrilège vis à vis de l’Histoire de l’Art – est qu’il s’agit d’un unicum iconographique : Le Corrège n’a pas représenté un cerf, mais une vache qui s’abreuve, et dont poussent sur les deux cornes une excroissance vers l’avant : autrement dit une vache qui se transforme en cerf !

Il n’y a ni dans la mythologie ni dans les Fables aucun exemple d’une telle transformation. En revanche, il existe une très célèbre transformation en vache : et c’est justement celle d’Io, ainsi punie par Junon de s’être accouplé avec Jupiter. Et c’est probablement ce que le tableau nous montre :

Io déchue en vache qui boit après s’être accouplée avec son nuage, puis de nouveau promue, par le pouvoir métamorphosant et christianisant de la Peinture, en symbole de la Soif de Dieu.


Les racines et le vase (SCOOP !)

Correge 1530 ca Jupiter et Io Kunsthistorisches Museum Wien vase tronc
Notre pastelliste anonyme a fait un effort méritoire pour transcrire un autre détail dont personne n’a jamais parlé : le récipient au dessus de la bête qui boit. Or pas plus que celle-ci n’est un cerf, celui-ci n’est un « pot à fleurs ».

Il s’agit en fait d’un vase rempli d’eau à ras-bord (voir l’horizontale blanche qui marque la surface, et les verticales blanches des filets qui débordent).

Et la masse terreuse au-dessus n’est pas une motte de gazon, mais un arbre déraciné, dont une racine tente de descendre jusqu’à la flaque, tandis qu’une autre s’entoure vainement autour de l’anse : un arbre déraciné et qui a soif !

A ce stade, ce qu’indubitablement nous voyons outrepasse ce que nous pouvons comprendre : aucune source, aucun texte sur lequel s’appuyer – pas plus d’ailleurs que n’en avaient les spectateurs de l’époque. Mais là où la logique interne est en défaut, il nous reste heureusement une autre voie…


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La logique du pendant vertical (SCOOP !)

On a remarqué que les deux figures principales, Ganymède le jeune homme et Io la jeune femme, sont liés par leur destin commun : finir sous forme de constellation (le Verseau pour Ganymède, le Taureau pour Io). Mais ceci est loin d’épuiser la richesse du pendant. Partons plutôt de l’idée que les deux ont été choisis pour des raisons symboliques :

  • Ganymède comme symbole de l’Aspiration à s’élever,
  • Io comme symbole de la soif du Divin, ou plus précisément de la Pureté (l’eau).

Il se trouve que les figures secondaires du chien et de la vache-cerf forment aussi un couple : chien et ruminant, auxiliaire du berger et bétail. Et que ce couple animal s’inscrit dans la même polarité : museau dressé pour regarder en l’air, mufle baissé pour boire.

Nous avons maintenant un autre élément commun : le tronc brisé d’un côté et déraciné de l’autre : autrement dit un arbre qui ne peut plus s’élever, et un arbre qui ne peut plus boire.

Il reste mécaniquement un quatrième couple : la jeune pousse et le pot rempli d’au. Autrement dit l’arbre qui s’élève et le récipient qui se remplit.



Correge 1522 ca Synthese Ganymede Io
Sans grimper grandement dans l’abstraction, on peut baptiser assez simplement ces quatre niveaux, transversaux aux deux grands thèmes de l’Elévation et de la Soif :

  • l’expérience primitive (chien et vache-cerf) (en bleu) ;
  • l’expérience de l’absence (tronc mort, tronc déraciné) (en rouge) ;
  • l’expérience commune (arbre qui pousse, récipient qui se remplit) (en vert) ;
  • l’expérience transcendante, réservé à celui ou celle que le Divin a choisi.



correge 1530 ca ganymede io quatre niveaux
Ces quatre niveaux se répartissent dans le pendant en sections assez symétriques.



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Muni de cette grille de lecture, il est tentant de revenir au premier pendant : fournira-t-il, lui aussi, deux autres modalités de la Fusion avec le Divin, qui deviendrait ainsi le nouveau titre de la série ?

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La Fusion avec le Divin (SCOOP !)

Evidemment cela fonctionne (c’est le propre de toute bonne lecture) en considérant simplement que :

  • Léda illustre la recherche de l’Harmonie (symbolisée par le cygne) ;
  • Danaë illustre la recherche de la Perfection (symbolisée par l’or).



correge 1530 ca danae Galleria Borghese 158 x 189 cm detail tour
Il faut auparavant rappeler que Danaë avait été enfermée par son père dans une tour, afin de protéger sa virginité. Pour E.Verheyen ([3] , p 181), le fenêtre montre une seconde tour, encore en construction : un bon candidat pour illustrer la non-Perfection.


correge 1530 ca leda danae quatre niveaux
Correge 1522 ca Synthese
On retrouve assez facilement les quatre niveaux, cette fois déclinés selon deux autres grandes aspirations, à l’Harmonie et à la Perfection.


La logique des deux pendants (SCOOP !)

Indépendamment de cette grille détaillée, on voit clairement que c’est l’ensemble des deux pendants qui fait système :

Correge 1522 ca Schema general
Le pendant vertical fonctionne selon le même principe que le pendant horizontal : montée à gauche, descente à droite (flèches jaunes).

Les quatre avatars de Jupiter choisis forment deux couples animal / matière antagonistes :

  • cygne blanc / or pesant et inaltérable
  • aigle noir / nuée légère et évanescente.



Références :
[2] Guido Rebecchini, « New Light on Two ‘Venuses’ by Correggio » , Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 60 (1997), pp. 272-275 https://www.jstor.org/stable/751238
[2a] Egon Verheyen, « The paintings in the studiolo of Isabella d’Este at Mantua » p 52 https://archive.org/details/paintingsinstudi0000verh/page/52/mode/2up
[3] Verheyen, Egon (1966). « Correggio’s Amori di Giove ». Journal of the Warburg and Courtauld Institutes. XXIX: 160–192 https://www.jstor.org/stable/750714
[4] Gould, Cecil (1976). The paintings of Correggio. London. pp. 130–131 https://archive.org/details/paintingsofcorre0000goul/page/130
[7] Frédérique Villemur, « Le chien de Ganymède : contrepoint au sublime ? » dans GANYMÈDE OU L’ÉCHANSON, Véronique Gély https://books.openedition.org/pupo/1770

Les pendants de Titien

22 avril 2020

Dans l’oeuvre immense de Titien, il n’existe que trois pendants : mais l’un d’entre eux, en 1556-59, est l’un des plus riches et des plus profonds jamais réalisés.



Ecce homo / Mater Dolorosa

Je résume ici l’article récent de Paul Joannidès, qui est un modèle d’enquête érudite [1]


La version pour Charles V d’Autriche

Titien 1547 Ecce homo sur ardoise Prado 69x56 cm
Ecce homo
Titien, 1547, Prado, 69 x 56 cm, sur ardoise

Titien amena avec lui cet Ecce homo, lors de son voyage à Augsbourg en août 1548, pour le présenter à l’empereur Charles V. Conçue comme une image isolée, cette demi-figure fusionne deux iconographies :

  • celle de la Dérision du Christ, un moment précis de la Passion ;
  • celle plus abstraite de l’Homme de Douleurs, image de piété montrant le Christ sortant du tombeau environné des instruments de la Passion.

Quelques années plus tard, Charles V eut l’idée de le faire monter en pendant avec une Mater Dolorosa du peintre flamand Michael Coxcie, peinte sur bois.


Titien 1547 Ecce homo sur ardoise Prado 69x56 cmEcce homo , Titien, 1547, Prado, 69 x 56 cm, sur ardoise Titien 1553 Mater Dolorosa sur bois Prado 68 x 61 cmMater Dolorosa, Titien, 1553, Prado 68 x 61 cm, sur bois

Piqué par la concurrence, Titien envoya en 1553 une Mater Dolorosa sur bois, pour remplacer celle de Coxcie.


Titien 1547 Ecce homo sur ardoise Prado 69x56 cmEcce homo , Titien, 1547, Prado, 69×56 cm, sur ardoise Titien 1555 Mater Dolorosa sur marbre Prado 68 x 53 cmMater Dolorosa, Titien, 1555, Prado, 68 x 53 cm, sur marbre

Apparemment peu satisfait, l’Empereur envoya l’année suivante un modèle (aujourd’hui perdu) à Titien qui lui renvoya cette nouvelle version sur ardoise.

Les conditions très particulières de la réalisation de ce « pendant » excluent ici toute conception d’ensemble.


Le pendant pour Philippe II d’Espagne

Anonyme Ecce homo Mater dolorosa Prado

Ecce homo et Mater Dolorosa, Anonymes, vers 1556, Prado [1]

Vers 1555, Titien peint pour le nouvel Empereur, Philippe II, un autre pendant aujourd’hui perdu. Selon Paul Joannidès, il devait se rapprocher de ces deux copies, de taille et de mains différentes.

Pour autant que la restitution soit exacte, ce pendant trahit une unité de conception :

  • les deux personnages ont les yeux baissés, chacun abîmé dans sa propre douleur ;
  • aux mains du Christ croisées vers le bas, réunissant ces trois objets de la Dérision que sont le manteau de pourpre, la corde et le roseau, s’opposent les mains vides de Marie, simplement jointes vers le haut.



La série des « poésies » pour Philippe II

Entre 1549 and 1562, Titien va produite pour Philippe II une série de sept grandes toiles mythologiques, qu’il nommait ses « poésies ». La série comporte un pendant probable, et un pendant confirmé.


De la Vénus d’Urbino à la Danaé de Naples

Titien 1538 Venus d'Urbino Offices FlorenceVénus d’Urbino, Titien, 1538, Offices, Florence TiTien 1544 Danae et Cupidon, Museo Nazionale Di Capodimonte, Naples radiographieDanaé et Cupidon, 1544, Museo Nazionale Di Capodimonte, Naples (radiographie)

Roberto Zapperi a montré que la Danaé et Cupidon réalisée pour Alessandro Farnese était une version édulcorée, pour les besoins du Cardinal, de sa très érotique Vénus d’Urbino [2]. La radiographie révèle qu’initialement, la femme nue se trouvait dans un intérieur d’époque : en rajoutant une colonne, un Cupidon et un nuage de pièces d’or, Titien transforma le sujet scabreux en un respectable sujet mythologique.


TiTien 1544 Danae et Cupidon, Museo Nazionale Di Capodimonte, Naples radiographieDanaé et Cupidon, 1544, Museo Nazionale Di Capodimonte, Naples, 120 × 172 cm Titien 1544-45 Venus et Adonis gravure de stange 1779 inverseeVénus et Adonis, 1544-45, gravure de Stange, 1779 (inversée)

On sait que Titien peignit ensuite pour Alessandro Farnese une Vénus et Adonis aujourd’hui perdue. D’après un inventaire de 1680, la toile mesurait environ 123 x 149 cm. et était accrochée à côté de la Danaé. La plupart des spécialistes considèrent, malgré la différence de taille, qu’il s’agissait d’un pendant et qu’il nous est restitué par cette gravure de Stange (mais tous les spécialistes ne sont pas d’accord, voir un résumé de la discussion sur le site de la NGA [3] ).

Un excellent motif de jonction pourrait être le Cupidon, qui sort du premier tableau avec son arc et l’accroche dans le second à un arbre pour caresser une colombe. Mais la différence de taille entre les figures, et le déséquilibre inévitable entre un sujet à un seul personnage et un sujet de couple (qui plus est accentué par la présence des deux chiens) laisse très dubitatif. De plus les deux sujets n’ont rien à voir : d’un côté une des nombreuses métamorphoses de Zeus (ici en pluie d’or) pour féconder une mortelle, de l’autre Vénus tentant d’empêcher Adonis de partir à la chasse, où il va  trouver la mort.

Que les deux Titien aient été accrochés l’un à côté dans la collection Farnese de l’autre n’en fait pas pour autant des pendants.


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Un exemple de Paragone

Les deux premières toiles réalisées pour Philippe II reprennent les sujets précédemment mis au point pour Alessandro Farnese,


Titien 1553 Danae (version Wellington) Apsley House LondresI Danae (version Wellington), 1553, Apsley House, Londres (114.6 x 192.5 cm) [4] Titien 1554 Venus and Adonis PradoII Vénus et Adonis, 1554, Prado, Madrid (186 x 207 cm) [5]

Dans une lettre de septembre 1554 à Philippe II, le peintre fait valoir que les deux peintures offriraient des vues de face et de dos d’une femme nue, permettant ainsi à la peinture de rivaliser avec la sculpture (voir Comme une sculpture (le paragone)). Mais la taille très différente des deux toiles, et les problèmes de composition déjà évoqués, font qu’il ne parle pas de pendants, même s’il y songe peut-être déjà pour la suite de la série.


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Un pendant possible

Titien 1554-56 Persee et Andromede Wallace Collection 175 × 189.5 cmIII Persée et Andromède, 1554-56, Wallace Collection, Londres (175 × 189.5 cm) [6] point_interrogationIV Jason et Médée

On sait que les deux toiles suivantes devaient former pendant : à « Persée et Andromède » devait être associé un « Jason et Médée » qui ne fut sans doute jamais réalisé. La radiographie a montré que dans un premier état, Andromède était placée à droite, et fut déplacée à gauche à un moment inconnu.


Titien 1559 La mort d'Acteon National Gallery 178.4 x 198.1 cmVI La mort d’Acteon, 1559 , National Gallery (178.4 x 198.1 cm) [8] Titien 1560-62 Le rapt d'Europe Isabella Stewart Gartner Museum Boston 178 × 205 cmVII Le rapt d’Europe, 1560-62, Isabella Stewart Gartner Museum, Boston (178 × 205 cm) [7]

Dans une lettre à Philippe II du 19 juin 1559, Titien dit travailler sur ses deux dernières « poésies » :

« Après leur envoi <des tableaux IV et V>, je me consacrerai entièrement à l’achèvement du Christ sur la montagne et des deux autres poésies que j’ai déjà commencées – je veux dire ‘« Europe sur les épaules du taureau » et « Actéon déchiré par ses chiens ». Dans ces pièces, je mettrai toute la connaissance que Dieu m’a donnée, et qui a toujours été et sera toujours consacrée au service de Votre Majesté. Qu’il vous plaise d’accepter ce service, pour autant que je puisse utiliser mes membres, vaincus par le poids de l’âge <71 ans> . » [9]

Mais travailler simultanément sur les deux ne signifie pas qu’il les concevait comme des pendants : rien dans la composition ne l’indique.


Titien 1554-56 Persee et Andromede Wallace Collection 175 × 189.5 cmIII Persée et Andromède, 1554-56, Wallace Collection, Londres (175 × 189.5 cm) Titien 1560-62 Le rapt d'Europe Isabella Stewart Gartner Museum Boston 178 × 205 cmVI Le rapt d’Europe, 1560-62, Isabella Stewart Gartner Museum, Boston (178 × 205 cm)

En revanche, apparier l’Enlèvement d’Europe avec le Persée et Andromède réalisé cinq ans plus tôt prend tout son sens tant les compositions sont symétriques (c’est l’opinion de Panofski [10], bien qu’aucun texte ne le confirme).


La logique du pendant (SCOOP !)

Deux trios s’opposent :

  • femme attachée et immobile, femme enlevée et en mouvement ;
  • monstre marin vaincu, taureau triomphant (Jupiter métamorphosé) ;
  • des guerriers en vol : Persée et son glaive, deux amours avec leur arc et leurs flèches.

Le dédoublement des amours, nécessaire pour équilibrer la masse de Persée, est aussi l’occasion d’un ingénieux motif de jonction :


Titien 1560-62 Le rapt d'Europe Isabella Stewart Gartner Museum Boston 178 × 205 cm detail 1 Titien 1560-62 Le rapt d'Europe Isabella Stewart Gartner Museum Boston 178 × 205 cm detail1

l’amour de gauche mime la pose de Persée ;


Titien 1560-62 Le rapt d'Europe Isabella Stewart Gartner Museum Boston 178 × 205 cm detail2 Titien 1560-62 Le rapt d'Europe Isabella Stewart Gartner Museum Boston 178 × 205 cm detail 2

l’amour de droite inverse celle d’Europe (la main sur l’arc imitant la main sur la corne) .


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Un pendant confirmé

Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of ScotlandIV Diane à la fontaine surprise par Actéon (185 × 202 cm) [11] Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of ScotlandV Diane et Callisto (187 cm × 204.5 cm) [12]

Titien, 1556-1559 , National Gallery, Londres et National Gallery of Scotland, Edimbourg

Pratiquement tous les historiens d’art considèrent ces deux toiles, peintes et livrées ensemble, comme des pendants assurés. Depuis Panofsky, on place en général l’Actéon à gauche, à cause de la symétrie entre le rideau rose et le dais doré qui ferment les deux bords.



Titien 1556 Diana schema
Cette disposition, qui semble effectivement la plus logique, révèle une conception d’ensemble très structurée :

  • l’éclairage vient des bords (voir la direction des ombres sous les pieds) ;
  • dans le même sens que la lumière, les deux actions (flèches jaunes) convergent vers le centre : d’Actéon et son chien vers Diane, de Diane et son chien vers Callisto ;
  • les deux cibles de la lumière et de l’action, Diane qui se voile et Callisto que l’on dévoile, sont ainsi mises en équivalence ;
  • deux pilastres (en gris) séparent en deux camps inégaux les deux protagonistes de chaque action.

Après cet aperçu d’ensemble, il est temps d’envisager chacune des oeuvres dans ses particularités, avant de conclure par une autre vue d’ensemble.



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Diane à la fontaine surprise par Actéon

Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland
Dans une fontaine au fond des bois, le chasseur Actéon (par désir selon certains, ou simplement « entraîné par le destin » selon les Métamorphoses Ovide) voit Diane qui se baigne avec ses compagnes. Pour le punir (de sa curiosité ou de son impudence), la déesse lui jette du l’eau, ce qui le transforme en cerf, puis le fait déchiqueter par ses chiens.

Titien innove par rapport aux représentations traditionnelles en s’arrêtant avant l’épisode spectaculaire de l’aspersion et de la transformation en cerf.


La déesse cachée (SCOOP !)

Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland detail noire

Tandis qu’Ovide précise que les compagnes font cercle autour de Diane pour la dissimuler, Titien invente le geste de se couvrir d’un voile, aidée par une servante noire. Celle-ci a été diversement expliquée : Marie Tanner [13], dans un bombardement iconographique à la Panofsky, y reconnait une image de la Fortune (autrement dit le Hasard qui a conduit Actéon à son malheur).
Je penche quant à moi pour un développement graphique à partir du texte d’Ovide :

« Tel que sur le soir un nuage se colore des feux du soleil qui descend sur l’horizon; ou tel que brille au matin l’incarnat de l’aurore naissante, tel a rougi le teint de Diane exposée sans voiles aux regards d’un mortel. » Ovide, Métamorphoses, 3, 181-185

De même que le rose du rideau est une allusion au coucher ou au lever du soleil mentionné par Ovide, la servante noire est probablement une personnification de la Nuit, qui cache la Lune sous son « voile ».


Le présage des cerfs

Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland detail cranes

La plupart de commentateurs considèrent que le grand crâne de cerf (dont les bois fusionnent visuellement avec les branches) est une allusion au destin funeste d’Actéon. Allusion redoublée par la peau et la seconde tête accrochées un peu plus loin.



Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland detail cerf

On peut voir un autre écho de ce destin dans cette minuscule image d’un cerf pourchassé à l’arrière-plan (les chiens, trop petits pour être lisibles étant ingénieusement masqués par le tronc)



Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland bras gauche
Il semble légitime de relier ces présages funestes au geste de recul qu’esquisse la main gauche d’Actéon.


La fontaine aux reflets (SCOOP !)

Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland detail vision

Le filet d’eau qui s’écoule au bas de la fontaine serait-il une allusion à l’aspersion non représentée ? James Lawson [14], qui a analysé en détail cette partie du tableau, note que le miroir reflète justement ce filet d’eau.Pour lui, le miroir et la carafe sont les attributs de Vénus : elle se dissimulerait sous les traits de la nymphe qui d’une main tient le miroir et de l’autre relève le rideau qui cache Actéon. Cette identification hasardeuse l’empêche de développer une idée qu’il note incidemment : « il se pourrait qu’Actéon ait d’abord vu Diane en reflet dans la fontaine« .


La double surprise (SCOOP !)

Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland bras droit

Si Titien a placé là le miroir, c’est certes pour attirer l’attention sur le filet d’eau qui menace déjà le pied d’Actéon (second présage de sa transformation). Mais surtout pour introduire l’idée de reflet, qu’il redonde par celui de la carafe sur la pierre) ou ceux des amours dans l’eau .

Actéon, caché derrière le rideau, lorgnait Diane par en dessous, via son reflet. La nymphe perspicace déclenche la double surprise qui est le thème du tableau, et qui se traduit visuellement pat le même mouvement inversé : le rideau qui se lève sur Actéon, le voile qui tombe sur Diane.

Le geste de la main droite d’Actéon est particulièrement révélateur. Voyez-vous de quoi il s’agit ?


Diane à la fontaine surprise par Actéon : synthèse

Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland schema
Ce schéma résume les différents points que nous venons de détailler :

  • Diane voit Actéon à cause du rideau relevé (en vert) ;
  • Actéon ne voit plus Diane à cause du voile baissé (en rouge)
  • sa main gauche repousse le présage des cerfs (en gris) ;
  • sa main droite marque sa surprise et sa défaite : chasseur maintenant désarmé, il est sur le point de se transformer en proie.

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Diane et Callisto

Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland
Titien nous montre ici non plus le début, mais la fin d’un autre mythe lié à Diane. Callisto, sa nymphe préférée, a été engrossée par Jupiter qui avait pour se faire pris la forme de la déesse elle-même. Neuf lunes plus tard, celle-ci décide de prendre un bain :

« Tous les témoins sont loin ; plongeons nos corps nus dans ces ondes généreuses ». Callisto rougit ; toutes les nymphes se déshabillent ; elle seule se fait prier ; comme elle hésite, on lui ôte son vêtement, ce qui révèle son corps nu et met sa faute en évidence. Interdite, elle cherche de ses mains à cacher son ventre. « Pars d’ici, et ne souille plus ces sources sacrées », lui dit Diane, lui ordonnant de s’écarter de sa troupe. » Ovide, Métamorphoses, Livre II, 460-465

Plus tard, après la naissance de son fils Arcas, Junon la métamorphosera en ourse, mais ceci est une autre histoire.



Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland Junon
Junon est la femme en rose, à la coiffure sophistiquée, à laquelle Diane désigne sa rivale et future victime.


Les données du problème (SCOOP !)

Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland detail eclair

A l’aplomb du ventre dénudé de Callisto, la foudre au dessus des bois (Jupiter) et la statuette d’enfant (sa progéniture) rappellent les données du drame.


La chasteté de Diane (SCOOP !)

Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland detail dais
Le dais doré au dessus de Diane est orné de licornes blanches, symboles de sa virginité.

Mais un autre détail n’a pas été correctement interprété jusqu’ici : il s’agit des deux scènes gravées qui, juste sous la signature TITIANUS, ornent le socle de la statuette :



Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland detail bas reliefs

  • en haut, devant une déesse en arme, une nymphe met un cerf en fuite (comprendre : chasser le masculin) ;
  • en bas, une licorne est amenée à la même déesse dénudée (comprendre : coucher avec sa propre chasteté).


Des armes suspectes (SCOOP!)

Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland fleche1 Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland fleche 2

A droite, deux nymphes manipulent des sortes de flèches manifestement surdimensionnées par rapport à celles qui emplissent les carquois : ce sont des javelots empennés, ou dards, une arme de trait rare dont Titien fait ici un usage déconcertant. Dans son Vénus et Adonis, celui-ci manipule un dard puissamment métaphorique qui « transperce » visuellement le corps de le déesse. Mais ici rien de tel : les deux dards pointes en bas ne visent que la terre.

Je pense qu’ils fonctionnent dans l’image comme l‘antithèse du foudre de Jupiter, sortes d’éclairs stériles opposés au principe fertile : le culte armé de la chasteté est une passion mortifère.


Diane et Callisto : synthèse

Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland schema

  • Diane constate la faute de Callisto par un double dévoilement, et simultanément la bannit (en vert) ;
  • l’origine et la conclusion du problème (Jupiter et l’enfant à naître) sont rappelés au dessus (en gris) ;
  • les dards tenus pointe en bas s’opposent à la foudre fertile.



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La logique du pendant

Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland detail bottines Titien 1556 Diana Callisto Edimbourg, National Gallery of Scotland detail bottines

Dans les deux tableaux, des bottines rouges désignent la victime de Diane.



Titien 1556 Diana schema1
Entre les deux jets d’eau, le ruisseau en courbe établit une continuité. Il sert aussi à faciliter la lecture en séparant, dans chaque scène, celui ou celle qui voit (en grand, sur la rive côté spectateur) et celle qui est vue (en plus petit, sur la rive opposée.


Titien 1556 Diana schema2

Une fois réduites à leurs traits essentiels, les deux compositions révèlent l’exploit d’unification graphique accompli par Titien :

  • la suite ou le début de l’histoire sont rappelés (en gris),
  • l’action principale est traduite par un jeu de voiles (en vert et rouge),
  • une arme résume le thème principal (en bleu) :
    • l’arc lâché par Actéon dit sa surprise et sa transformation en proie ;
    • les dards maniés par les nymphes dénoncent la chasteté stérile.


Le clin d’oeil final (SCOOP !)

Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland detail bouches
Reste, dans le coin vénusien du tableau dédié à la victime masculine, un détail que personne n’a expliqué : quelle est cette plaque de pierre sous les orteils de la nymphe ?

Manifestement, cette sorte d’autel où s’étagent des objets lourds de sens doit être lu de manière symétrique  : de même que les amours sculptés du bas tiennent entre eux un objet rond (un miroir ?), ceux du haut encadrent la carafe emplie d’eau pure.

Au registre inférieur, le mufle animal dissimulé sous la robe, avec son jet d’eau, s’oppose à la tête de vieillard d’où plus rien ne jaillit.

Au registre supérieur, le miroir tenu par une main féminine reflète le jaillissement ; tandis que la tablette opaque, foulée aux pieds par l’autre nymphe, cache au spectateur sa face ornée, au dessus de la bouche vide.


Titien 1556-1559 Diane et Acteon, Londres, National Gallery et Edimbourg, National Gallery of Scotland detail vieillard

Entre transparence et opacité, entre reproduction mécanique et surface nue, entre jaillissement animal et vieillesse, le message muet de la tête chenue appartient à l’intimité du peintre.



Références :
[1] Paul Joannides, « Paintings of the Man of Sorrows by Titian and his studio, II » dans Colnaghi Journal 06, p 366 march 2020,
https://www.paperturn-view.com/uk/colnaghi/cf-studies-journal-06?pid=NzU75965&p=37&v=3
[2] Roberto Zapperi « Alessandro Farnese, Giovanni della Casa and Titian’s Danae in Naples », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 54 (1991), pp. 159-171 https://www.jstor.org/stable/751486
[9] Charles FitzRoy, « The Rape of Europa: The Intriguing History of Titian’s Masterpiece »
https://books.google.fr/books?id=zhF0BgAAQBAJ&pg=PT21#v=onepage&q&f=false
[10] Panofski, « Problems in Titian, mostly iconographic », 1969, p 165
[13] Marie Tanner, « Chance and Coincidence in Titian’s Diana and Actaeon », The Art Bulletin Vol. 56, No. 4 (Dec., 1974), pp. 535-550 https://www.jstor.org/stable/3049300
[14] James Lawson, « Titian’s Diana Pictures: The Passing of an Epoch » Artibus et Historiae Vol. 25, No. 49 (2004), pp. 49-63 https://www.jstor.org/stable/1483747

Les précurseurs : 2 autres sujets

19 avril 2020

 Dès le XVIème siècle sont explorés toute une série de sujets, dont certains deviendront par la suite des standards des pendants.

 Les âges de l’Homme et de la Femme

Les dix âges de l’homme, Maître aux banderoles, vers 1475, Bayerisches Staatbibliothek

Le thème des Ages de l’Homme a mis du temps à trouver sa forme idéale : ici les dix Ages  sont répartis en deux lignes, chacun illustré par un animal symbolique (chien, taureau, faucon, lion, renard, loup, chat, chien, âne, oie) [1] .


Jorg Breu (der Jungere), Escalier de la vie 1540 ca RijhsmuseumL’Escalier de la vie (Lebenstreppe), Jörg Breu le Jeune ?, 1540 Cristofano Bertelli, c. 1560 Escalier de la vie masculine RijksmuseumL’Escalier de la vie de l’homme, Cristofano Bertelli, vers 1560

Rijksmuseum, Amsterdam

L’image prend une forme nouvelle à partir de 1540, sous forme d’une construction en gradins peut-être inspirée par les pignons des pays germaniques : l’Escalier de la Vie. On retrouve dans des niches presque les mêmes animaux, uniquement des quadrupèdes (bouc, veau, taureau, lion, renard, loup, chien, chat, âne). Sous l’arche, un couple comparaît devant Dieu au jour du Jugement Dernier entre les Elus et les Damnés, de sorte que les Ages qui montent vers la quarantaine rugissante se trouvent côté Paradis et ceux qui en descendent côté Enfer. Manière habile d’appuyer une nouveauté iconographique sur une formule bien rodée.

Peu de temps après, Bertelli reprend la même idée, en version italienne et loquace : les quadrupèdes dans les niches sont proches de ceux de la gravure allemande et agrémentés chacun d’une notice explicative : porcelet (manières frustres), agneau (innocence), chevreuil (agilité), taureau (force), lion (roi parmi les mortels), renard (ruse), loup (avidité), chien de chasse (avarice), âne (« comme un vieil âne qui se couche et renâcle, le vieillard s’assied et mange en marmottant ») [2].

La scène sous l’arche s’est redéployé en haut dans les médaillons du Paradis (Dieu entouré d’anges) et de l‘Enfer (Diable entouré de démons), tandis qu’en bas la Mort frappe aussi bien le Bon que le Méchant, emportés ensuite vers leurs séjours respectifs.


Cristofano Bertelli, c. 1560 Escalier de la vie masculine RijksmuseumL’Escalier de la vie de l’Homme Cristofano Bertelli, c. 1560 Escalier de la vie feminine RijksmuseumL’Escalier de la vie de la Femme

Cristofano Bertelli, vers 1560, Rijksmuseum, Amsterdam

Bertelli est semble-t-il le premier à décliner le sujet en version féminine. Outre les neuf femmes des gradins (les âges ne sont plus indiqués, par galanterie), c’est l’ensemble de la gravure qui change.

Les animaux symboliques sont désormais des oiseaux : oisillon (voracité), dinde (démarche pressée), paon (oiseau de Junon), poule (maternité), autruche (force), cane (« comme la cane qui se nourrit dans l’eau et se fatigue à chercher une maigre nourriture, celle-ci refoule les désirs dans son coeur »), perroquet (lamentations répétitives), corbeau (figure triste), oie (« comme l’oie vielle et décharnée cherche sa nourriture avec peine, ainsi ma langue lèche le tombeau »). [0b]

Les scènes secondaires marquent quelques différences subtiles : notamment les démons autour du Diable, qui brandissent des accessoires pour dames (miroir, vase, collier, et une paire de menottes).


Opnamedatum:  2012-11-19Escalier des Ages de l’Homme Escalier de la vieillesse feminin(Trap des ouderdoms) 1596 - 1652, Claes Jansz. Visscher RikjsmuseumEscalier des Ages de la Femme

Trap des ouderdoms, gravures de Claes Jansz. Visscher, 1612 – 1652, Rijksmuseum

Escalier de la vieillesse couple(Trap des ouderdoms) Francoys van Beusekom 1612 - 1652
Escalier des Ages des Couples (Trap des ouderdoms), gravure de Francoys van Beusekom, 1612 – 1652, Rijksmuseum

La formule sera par la suite largement déclinée, soit en pendants, soit sous forme mixte comme dans le cas de cette série de gravures hollandaises.


LEIBER 1900 Ca LES-AGES-DE-L-HOMME-ADAMLes Ages de l’Homme avec la Tentation d’Adam LEIBER 1900 Ca LES-AGES-DE-LA-FEMME-EDEN-PARIS-MTPLes Ages de la Femme avec la Création d’Eve

Chromolithographies Leiber, vers 1900, Musée national de l’Éducation

Au cours des siècles, cette imagerie perdure et trahit les évolutions sociales : au constate ici qu’à la fin du XIXème siècle, chaque sexe se voit célébré par la scène biblique adéquate : l’Homme comme victime de la Faute, la Femme comme sous-produit de la Création. A noter aussi que les hommes et les femmes ne sont supposés former des couples qu’à vingt et trente ans, s’occupant ensuite des affaires de leur sexe.


 Sujets divers : Pays-Bas

La_cuisine_maigre Brueghel 1563 gravure de Van Der Heyden GallicaLa cuisine maigre La_cuisine_grasse Brueghel 1563 gravure de Van Der Heyden GallicaLa cuisine grasse

1563, gravures de Pieter van der Heyden d’après des dessins de Brueghel (Gallica)

 
Où Maigre-os , qui remue le pot, est un pauvre convive. Ce pourquoi à Grasse Cuisine j’irai, pour que je vive
(Ou Maigre-os Le pot mouue, est vu pouure Conuiue | Pource, a Grasse-cuisine iray, tant que ie viue)
Hors d’ici, Maigre-Dos, à une hideuse mine ; – Tu n’as que faire ici, car c’est grasse cuisine.

Les deux légendes insistent sur le personnage de Maigre-Homme (magherman, traduit par Maigre-Os ou Maigre-Dos dans une orthographe française très approximative). La légende de la première gravure peut se comprendre de deux manières : « Maigre-Homme étant un piètre convive, moi je préfère aller chez les Gros » ou bien « Maigre-Homme tente d’aller chez les Gros pour ne pas mourir ».


Brueghel cuisine maigre grasse schema
C’est ce deuxième sens qu’appuie le dessin : décrochant sa cornemuse, Maigre-Homme (en bleu) va tenter sa chance chez les Gros, mais se fait jeter dehors.

Cependant le dessin en dit plus que le texte, en développant des oppositions entre :

  • les deux femme qui allaitent (en jaune) ;
  • la chienne maigre et la chienne obèse (en violet).

Enfin, il existe un second personnage dédoublé, reconnaissable à sa coiffe : Gros-Homme (en vert) est assis à sa table, puis se fait happer à la porte des Pauvres :

  • pour partager leur pauvre pitance, dit la femme qui lui propose une assiette avec une carotte et un navet ;
  • ou bien pour accompagner ces légumes, dans un sous-entendu cannibale…


La_cuisine_grasse Brueghel 1563 gravure de Van Der Heyden GallicaLa cuisine grasse La_cuisine_maigre Brueghel 1563 gravure de Van Der Heyden GallicaLa cuisine maigre

Ainsi l’accrochage dans l’autre sens suggère la revanche de Maigre-Homme, d’abord mordu par un cochon, puis ensuite mangeant le Cochon.

L’opposition entre Cuisine Maigre et Cuisine Grasse sera repris par Jan Steen (voir Les pendants de Jan Steen) et se répercutera, en perdant sa connotation morale, jusqu’au XVIIIème siècle français (voir Chardin dans  Pendants nature morte : France et de Troy Les pendants de Jean-François de Troy).


 Sujets divers : Italie

Annibale_Carracci 1585-88 La chasse LouvreLa chasse Annibale_Carracci 1585-88 La peche LouvreLa pêche

Annibale Carrache, 1585-88, Louvre

Ces deux pendants, sas doute des dessus de porte destinés à un palais de la région de Bologne, juxtaposent des saynettes séparées et mélangent les classes sociales :

  • la forêt est le terrain de jeux des aristocrates, mais on voit surtout les chiens et les valets : l’un à droite sonne de la trompe pour avertir les chasseurs que la colllation est prête dans la clairière en contrebas ;
  • l’étang est le lieu des paysans et des marchands, mais on voit à droite un couple de personnes de qualité, avec leur enfant, en train d’acheter

Il n’y a pas véritablement de fonctionnement d’ensemble du pendant ; on notera cependant, au premier plan des deux bords externes, le même procédé de grandes silhouettes perchées au dessus de petites, de manière à creuser l’espace pictural à la fois verticalement et dans la profondeur.



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Annibale_Carracci 1605 Landscape-with-Diana and Callisto Mertoun HousePaysage avec Diane et Callisto, Annibale Carrache, vers 1605, Mertoun House, Annibale_Carracci 1605 Landscape-with-the-Toilet-of-Venus Pinacoteca Nazionale Bologna,Paysage avec la toilette de Vénus, Annibale Carrache et Francesco Albani, Pinacoteca Nazionale, Bologne

Ces deux toiles mythologiques sont séparées de plusieurs années et la seconde est surtout de la main d’Albani, l’élève de Carrache.

La composition du premier tableau est binaire, autour de l’arbre central :

  • à droite Diane est assise, avec trois nymphes et deux chiens ;
  • à gauche, la grossesse de Callisto est révélée par son refus de se baigner.

Lorsqu’il a été décidé de lui faire un pendant, il a fallu inventer une bipartition équivalente, de manière assez artificielle :

  • à droite Vénus est assise, avec trois suivantes et deux colombes ;
  • à gauche la fontaine ne sert qu’à équilibrer la partie « bain » du premier tableau.



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En ces tous débuts des pendants en Italie, le paysage est encore conçu comme un décor de théâtre devant lequel les personnages se placent. Il faudra attendre Poussin (voir Les pendants de Poussin) et surtout Rosa (voir Les pendants de Rosa) pour que le fonctionnement du pendant intègre à la fois les personnages et le fond.

Références :
[1] « Die Lebenstreppe: Bilder der menschlichen Lebensalter : eine Ausstellung des Landschaftsverbandes Rheinland », par Peter Joerissen; Cornelia K. Will, 1983
[2] On trouvera l’ensemble des traductions dans Passiflora. Histoire de la Médecine. Littérature, Arts, Anecdotes, Variétés, Paris : les laboratoires de la Passiflorine, 1931-1939, p 8
https://www.biusante.parisdescartes.fr/histoire/medica/resultats/index.php?do=page&cote=112775×04&p=83

L'âge classique : sujets mythologiques ou allégoriques

19 avril 2020

Sujets mythologiques

Au XVIIème siècle, les pendants mythologiques sont pratiqués par tous les artistes majeurs, italiens ou hollandais (voir les articles détaillés dans Iconographie).

Ce court article regroupe quelques cas isolés, chez des artistes qui n’ont guère pratiqué la formule.

Jordaens 1640 ca Diane et Calisto coll priv 81 x 119,6 cmDiane et Calisto, collection privée Jordaens 1640 ca Marsyas maltraite par les Muses Mauritshuis 77cm × w 120cmDes nymphes coupant la barbe de Pan, Mauritshuis

Jordaens, vers 1640

D’un côté, des nymphes forcent Callisto, la favorite de Diane, à se dévêtir pour le bain, découvrant ainsi sa grossesse ;

De l’autre, elles coupent la barbe de Pan pour se moquer de lui, car il danse trop mal. Edith Wyss [1] a expliqué la provenance de cette scène rare : il s’agit d’une ekphrasis, la reconstitution d’un tableau antique décrit par Philostratus, que Jordaens a pu connaître au travers de la traduction en français par Blaise de Vigenère, éditée avec une illustration en 1629.


La logique du pendant (SCOOP !)

Apollon, qui domine le second tableau, ne figure ni dans le texte ni dans l’illustration de Vigenère. Sa présence se justifie pour équilibrer celle de Diane dans le premier, les deux étant, comme le rappelle E.Wyss, les enfants de Latone.

Ce pendant, formule rarissime chez Jordaens, est contesté à cause de sa composition selon deux diagonales montantes (et non en V comme il est d’usage à l’Age classique). Cette composition parallèle est selon moi voulue justement pour créer un  parallélisme, côté féminin et côté masculin, de ces deux histoires de « déshabillage » forcé.


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Francesco_Maffei_-_Perseus_Beheading_Medusa_-_WGA13835Persée coupant la tête de Méduse Scène mythologique

Francesco Maffei, vers 1650, Musée de l’Accademia, Venise

Ce pendant, par un peintre vénitien rare et virtuose, n’a jamais été complètement élucidé. Autant le sujet du premier tableau est clair, autant celui du second est vague : on a proposé, sans conviction,  les Amours de Mars et de Vénus, avec pour les deux personnages intermédiaires Vulcain en bas à droite et Mercure  en haut à gauche.


Accademia_-_Francesco_Maffei_-_Mythological_Scene detail dormeur Accademia_-_Francesco_Maffei_-_Mythological_Scene detail Mercure

SCOOP !

Il faut regarder le tableau dans le détail pour comprendre que le personnage du bas possède une longue oreille pointue, et que celui du haut tient entre deux doigts de sa main gauche une baguette, tandis qu’il introduit de sa main droite quelque chose dans le récipient, orné d’un Amour doré, que tiennent simultanément l’homme et la femme.

Il n’en faut pas plus pour remonter à l’histoire d’Ulysse et de Circé, racontée dans l’Iliade : alors qu’elle a déjà transformé tous ses compagnons en porcs (d’où l’oreille pointue), Circé propose à Ulysse un breuvage qui va l’asservir à son tour. Mais Mercure, le Dieu à la baguette d’or,  a fourni à Ulysse un antidote, une plante nommée Môly, grâce à laquelle il va échapper à la baguette de la magicienne et la soumettre à sa propre virilité.

Bref… La logique du pendant est donc celle de deux héros vainqueurs de deux femmes fatales.


Perseo_decapita_MedusaPersée coupant la tête de Méduse Ulisse_e_CirceMercure protégeant Ulysse des charmes de Circe

Annibal Carrache, 1595-1597, fresque du Camerino Farnese, Palais Farnese, Rome

Schema_del_Camerino_Farnese
L’amusant est que ce pendant délibérément elliptique n’est pas une invention de Maffei : il existe bel et bien, peint par Annibal Carrache cinquante ans plus tôt, dans un angle du Camerino Farnese.


Francesco_Maffei_-_Perseus_Beheading_Medusa_-_WGA13835 Accademia - Francesco Maffei - Mythological Scene
Perseo_decapita_Medusa detailPersée coupant la tête de Méduse Ulisse_e_Circe detailMercure protégeant Ulysse des charmes de Circe

Le cadrage resserré et l’inversion gauche/droite de la scène de Circé participent à l’intention cryptique : la décapitation de Méduse, montrée par Carrache, est cachée par Maffei derrière le bras de celle-ci, tandis qu’une femme aux seins nus,  sereine, brouille les pistes à l’arrière-plan. Et la scène de Circé est embrouillée par l’embouteillages de mains autourd’une coupe non identifiable et d’une baguette quasi indiscernable.

Le pendant de Maffei ne pouvait d’adresser qu’à des amateurs cultivés et  amateurs d’énigmes : la devinette mythologique servant de prélude à la révélation spectaculaire du pastiche.


 Sujets allégoriques

Alessandro Turchi 1606 Organ shutters closed left Royal Academy Trust Buckingham Palace Honneur suppL’Honneur ? Alessandro Turchi 1606 Organ shutters closed right Royal Academy Trust Buckingham Palace Vertu suppLa Vertu ?

Alessandro Turchi 1606, Royal Academy Trust Buckingham Palace

En 1606, l’Accademia Filarmonica de Vérone chargea Turchi de peindre les volets d’un orgue, pièce maîtresse de son music-hall nouvellement construit. Les volets clos montrent un couple de figures allégoriques dont le sens précis est incertain. Debout devant les portes avec lance et couronne de laurier, elles font figure de sentinelles gardant l’ouverture.


Alessandro Turchi 1606 Organ shutters opened left Royal Academy Trust Buckingham Palace MusicLa Musique Alessandro Turchi 1606 Organ shutters opened right Royal Academy Trust Buckingham Palace PoetryLa Poésie

L’ouverture des volets fait apparaître, de part et d’autre de l’orgue, deux allégories féminines évoquant le chant : musique et parole.


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Leonard Bramer 1640 ca Allegorie de la Vanite Kunsthistorisches Museum VienneAllégorie de la Vanité
Leonard Bramer 1640 ca Allegorie de la Fugacite Kunsthistorisches Museum VienneAllégorie de la Fugacité

Leonard Bramer, vers 1640, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ce pendant a pour but de distinguer deux concepts habituellement mélangés, en les illustrant par deux couples qui se répondent :

  • au luthiste jouant une partition marquée VANITAS, correspond le philosophe lisant un papier marqué MEMENTO MORI ;
  • à la jeune femme qui se regarde dans un miroir correspond le squelette qui regarde un crâne ;
  • à la collection du musicien – instruments à corde et flûte – correspond la collection du squelette – des crânes animaux, dont celui d’un cheval (voir Le crâne de cheval dans la peinture flamande).

Côté Vanité, des objets précieux s’accumulent : vases en d’argent, pièces, médaillon et chaîne d’or. Côté Fugacité, des objets fragiles se détériorent : plat et pots de terre cassés, sceau rongé et livres froissés, verre et pipe brisés.

La cuirasse sert d’objet-charnière : d’un côté, elle git aux pieds de la dame, suggérant que la bravoure a cédé à la vanité des plaisirs ; de l’autre, elle est posée sur la table à l’aplomb du crâne de cheval, suggérant que le chevalier qui la portait n’a laissé que sa carapace.


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Cerrini, Giovanni Domenico 1670 - 1680 Le temps ravit la beaute Kassel MuseumLe Temps ravit la Beauté Cerrini, Giovanni Domenico 1670 - 1680 Le temps devoile la verite Kassel MuseumLe Temps dévoile la Vérité

Giovanni Domenico Cerrini, 1670 – 1680 Kassel Museum

Ce pendant assez maladroit illustre deux effets classiques du Temps, l’un négatif et l’autre positif :

  • d’une part, tenant son sablier, il nous montre une coquette à sa toilette, dont la beauté est éphémère comme la fleur ;
  • d’autre part, arrachant sa robe, il révèle en pleine lumière la Vérité (une jeune femme vertueuse qui a posé sa palme sur son livre, sur fond de sagesse antique) au grand dam de l’Envie (se mordant les doigts) et de l’Ignorance (aux oreilles d’âne).

Le problème est que l’héroïne positive est manifestement effrayée, tandis que la coquette semble tout à fait satisfaite, ce qui brouille quelque peu le message.


Références :
[1] Edith Wyss, « An Unexpected Classical Source for Jacob Jordaens » dans The Hoogsteder Mercury, Journal 8 , https://hoogsteder.com/oldmaster/wp-content/uploads/2014/03/The-Hoogsteder-Mercury.pdf

Les pendants de Lancret

12 avril 2020

Ami puis rival de Watteau, Lancret a produit un grand nombre de pendants, plus des séries (Saisons, Heures du jour, Ages de la vie, Contes de la Fontaine) que je n’ai pas traitées ici. J’ai établi la liste des pendants d’après le catalogue raisonné de G.Wildenstein [1] (les références en W sont celles de ce catalogue). La plupart des oeuvres n’étant pas datée, j’en ai conservé le classement thématique. Je n’ai pas commenté les quelques oeuvres pour lesquelles l’appariement semble fortuit, sans logique de pendant.

 La Danse

Lancret W133 1724 ca Dance before a Fountain (97.8 × 130.8 cm) The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Danse devant une fontaine (W133)
Lancret, vers 1724, The J. Paul Getty Museum, Los Angeles (97.8 × 130.8 cm)

Cette Fête Galante devant la fontaine du jardin du Luxembourg se développe dans le format « paysage » habituel pour ce type de scène Elle montre deux couples de danseurs exécutant une figure typique de la contredanse, le moulinet à quatre. Lancret est le seul, parmi toutes les Fêtes Galantes peintes au XVIIIème siècle, à avoir représenté cette danse, très précisément Le Cotillon: danse à quatre ([2], p 72).


lancret W132 Le Moulinet. 129 x 95 cm. Schloss Charlottenburg, BerlinLe moulinet devant la charmille (W132 fig 33) Lancret W205 1730 Danse dans un pavillon Schloss Charlottenburg Berlin 130 x 97 cmLa danse dans un pavillon (W205 fig 3)

Lancret, Schloss Charlottenburg, Berlin

C’est probablement dans un second temps qu’il a repris la scène en format « portrait », en supprimant à droite le groupe d’enfants ([2], p 78). La fontaine s’est réduite à une statue de Bacchus et le « clin d’oeil parisien » s’est transporté dans le second tableau, où l’on reconnait au plafond « Le Temps soustrait la Vérité aux atteintes de l’Envie et de la Discorde » peint par Poussin pour le Palais Cardinal.

La charmille à six pans a été ingénieusement introduite comme motif de jonction : elle montre, vue de l’extérieur, la même forme que le second pendant nous montre de l’intérieur. En rajoutant une marche arrondie, Lancret accentue l’analogie avec la salle circulaire.


La logique du pendant

Elle est sans doute d’opposer la contredanse en plein air, au son campagnard de la cornemuse, et la danse noble dans un Salon de Musique, au son d’un orchestre plus formel.


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Lancret W149 Danse devant la fontaine Schloss Sanssouci PotsdamDanse à la fontaine, (W149 fig 47) Lancret W232 Escarpolette Schloss Sanssouci PotsdamL’Escarpolette (Die Schaukel) (W232 fig 49)

Lancret, Salon de musique du château de Sanssouci, Potsdam (détruits en 1942)

Dans le même ordre d’idée, le lien immatériel que la musique trace entre les deux danseurs contraste avec la corde grossière entre les deux amoureux (tandis qu’un tiers couché sur le sol tente de regarder sous la robe).


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Lancret 1743 ca Le concert champetre coll privLe concert champêtre Lancret 1743 ca Le jeu du Pied-de-Boeuf coll privLe jeu du Pied-de-Boeuf

Lancret, vers 1743, collection privée

Même complémentarité entre les deux types de divertissement de la noblesse : la musique et le jeu.

Les jeux

 

Lancret W221 Jeu de cache-cache Mitoulas Houston Museum of Fine ArtsLe cache-cache Mitoulas (Blind Man’s Bluff) (W221 fig 58) Lancret W219 Balancoire Houston Museum of Fine ArtsLa Balançoire (W219 fig 56)

D’un jeu à l’autre, Lancret prend plaisir à intervertir les sexes entre les trois types de participants :

  • le joueur (celle qui doit attraper le foulard, celui qui doit éviter de monter en l’air) ;
  • le maître du jeu (celui qui donne le foulard, celle qui est la plus lourde) ;
  • les comparses (celles qui vont se passer le foulard, celui qui fait contrepoids).

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Lancret W220 Jeu de cache-cache Mitoulas (Le menuet) Gravure de LarmessinLe cache-cache Mitoulas (Le menuet) (W220) Gravure de Larmessin Lancret W253 Les quatre coins Statens Museum for Kunst CopenhagueLes quatre coins (W253) Statens Museum for Kunst Copenhague

Ici le garçon, entouré de filles, passe de la situation de meneur de jeu à celle de chasseur.

Voici le texte des gravures de Larmessin  :

Quoy; jeune homme, tu veux que l’aimable Climène
Cette beauté naissante et cette grâce extrême,
Coure après le mouchoir et le cherche avec peine ?
Méritent bien plustost qu’on le lui vienne offrir
Peux-tu le vouloir sans rougir ?
De la part de l’Amour lui-même

T’exposant au milieu de ces jeunes pucelles
Afin de disputer le terrain avec elles
Tircis, tu jouerais de malheur
Quel qie soit le progrès que ton adresse fasse
A ce jeu tu ne peux que leur prendre une place,
En revanche on prendra ton coeur.


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Lancret W233 Escarpolette StockholmL’Escarpolette (W233 fig 54) Lancret W229 Colin Maillard 1728 Nationalmuseum, Stockholm.Le Colin Maillard (W229 fig 53)

Lancret, 1728, Nationalmuseum, Stockholm

Ce pendant extérieur / intérieur rappelle fortement celui de Charlottenburg, avec son salon circulaire. Lancret détourne subtilement les deux jeux vers des situations ambiguës :

  • l’escarpolette devient un jeu de badinage à trois plus un (celle qui est poussée et tirée, celle qui fait tapisserie) ;
  • comme le soulignent les deux bustes masculin et féminin qui encadrent le couple, le jeu de groupe devient un jeu à deux, allégorie de la séduction (la plume et le bandeau)

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Lancret 1723-27 panneau decoratif avec une balancoire Cleveland, The Cleveland Museum of ArtLa balançoire Lancret 1723-27 panneau decoratif avec un tonneau Cleveland, The Cleveland Museum of ArtLe vignoble Lancret 1723-27 panneau decoratif avec une escarpolette Cleveland, The Cleveland Museum of ArtL’escarpolette

Lancret, Panneaux décoratifs, 1723-27, The Cleveland Museum of Art

Le jeu rustique et enfantin de la balançoire – un madrier et une souche sous le signe de l’écureuil – complète le jeu plus adulte de l’escarpolette – sous le signe du coq et du clocher.

Au centre, un plaisir moins anodin : la boisson qui trouble l’esprit – sous le signe de la chouette.


Le théâtre

 

Lancret W258. 1739 Le philosophe marieScène tirée du Philosophe marié, de Destouches (W258 fig 65) Lancret W259 Le glorieux PGLe glorieux (W259 fig 66)

Lancret W275 L'occasion fortunee gravure de ScottinL’occasion fortunée (W275 fig 70) Lancret W276 Les charmes de la conversationLes charmes de la conversation (W276 fig 69)


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Lancret W292 LA-LECON-DE-MUSIQUE Louvre ParisLa leçon de musique (W292) Lancret W293 Innocence Louvre ParisL’innoncence (W293)

Dessus de porte provenant du château de Fontainebleau, Louvre, Paris

La symétrie entre le pilastre et la niche suggère que les deux portes devaient être placées à peu de distance l’une de l’autre.

Le thème commun est celui de l‘éducation d »un jeune fille par un couple plus âgé :

  • à gauche elle apprend à lire la musique et à chanter, accompagnée par une guitare ;
  • à droite on lui montre un oiseau qu’on libère de sa cage, mais qui reste tenu par un fil.

La métaphore implicite est que la jeune fille est comme l’oiseau : son chant est beau et son pucelage est volage (voir L’oiseau envolé).


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Lancret W304 D'un baiser que Tirsis Coll privD’un baiser que Tirsis (W304) Lancret W303 Que le coeur d'un amant est sujet a changer Coll privQue le coeur d’un amant (W303)

Lancret, vers 1720

Voici les quatrains qui accompagnent les deux gravures par Silvestre :

D’un baiser que Tircis caché dans ces beaux lieux,
Subtilement a su ravir à sa bergère
C’est en vain qu’elle veut lui montrer sa colère
Son amant moins timide en est plus glorieux.
Sa compagne et Damon, cette grotte et ces bois
Tous contre sa fierté conspirent à la fois
Une belle à l’écart qui se laisse surprendre
Quoi qu’elle puisse faire, a peine à se défendre. [3]

Que le coeur d’un amant est sujet à changer
Vous le voyez par ce berger
Il n’avoit autrefois des yeux que pour Silvie
Maintenant elle marque en vain sa jalousie.
Il se voit reprocher son infidélité
Sans en être déconcerté.
Epris d’un autre objet, ce n’est plus qu’à Lisette
Qu’il adresse aujourd’hui les sons de sa musette.

Les deux gravures illustrent deux conduites amoureuses masculines, en présence d’un couple faire-valoir :

  • la séduction : Tircis embrasse par surprise sa bergère (malgré la présence d’une compagne et de Damon) ;
  • la trahison : le berger lâche Silvie pour Lisette (en présence d’un couple indifférent).


La série comportait un second pendant : comme souvent chez Lancret, il oppose la Musique et la Danse :

Lancret W313 Trop indolent TircisTrop indolent Tircis (W313 fig 84) Lancret W314 Veux-tu d'une inhumaineVeux-tu d’une inhumaine (W314 fig 85)
 

Trop indolent Tircis laisse la sinfonie,
Un soupir, un regard, un transport, un souris
Sont les meilleurs accents des coeurs bien attendris,
Et forment les accords les plus doux de la vie.
La musique a son temps, mais l’amour a ses droits :
Ce Dieu seul vous rassemble en cette solitude,
Pour gouter ses plaisirs sans nulle inquiétude,
Et ne les révéler qu’aux échos de ces bois.

Veux-tu d’une inhumaine emporter la tendresse ?
Fais lui voir en dansant ton heureuse vigueur.
Les charmes de la danse ont soumis plus d’un coeur
Qui n’aimoit dans l’amant que la force et l’adresse.
Ce vieillard attentif, se réveille aux plaisirs
Dont il rapelle encore la douceur et l’usage ;
Mais il s’anime, en vain, il ne forme à son age,
Que d’importans regrets, que d’impuissans Désirs.

Les textes introduisent une symétrie peu visible dans les images, suggérant que chacune montre un exemple et un contre-exemple :

  • Tircis, trop indolent, ferait mieux de prendre exemple sur le couple du fond, et de laisser la musique pour une approche plus directe ;
  • Le danseur fait bien de montrer sa vigueur sexuelle par la danse (comme le confirme l’Hermès), le contre-exemple étant le vieillard.

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Suite Hortemels

Cette série de quatre scènes, gravées par Louise-Magdeleine Hortemels, évoquent les Quatre heures du jour. Elle se compose de deux pendants :

Lancret W542 Lise s'en va changer Louise-Magdeleine_Horthemels1 Lise s’en va changer d’humeur et de visage (La toilette) (W542 fig 147) Lancret W319 Quand vous voulez toucher quelque coeur amoureux4 Quand vous voulez toucher quelque coeur amoureux (Soirée de musique) (W319 fig 86)

Ce premier pendant, intérieur-intérieur, oppose deux tables, l’une avec son miroir et l’autre avec sa partition, pour illustre les ruses féminines :

Lise s’en va changer d’humeur et de visage
Après avoir passé près de son cher époux
Tote la nuit comme un hibou
Pour qui donc ce bel étalage ?

Quand vous vouz toucher quelque coeur amoureux
Belle ou non vous scavés ce secret à merveille
Si le poison répugne à prendre par les yeux
Vous le faires entrer par l’oreille


Lancret W323 Quoy, n'avoir pour vous trois qu'une seule bouteille2 Quoy, n’avoir pour vous trois qu’une seule bouteille (Collation champêtre) (W321) Lancret W322 Pres de vous belle Iris3 Près de vous belle Iris (Sieste de midi) (W320)

Ce second pendant, extérieur-extérieur, évoque deux moments amoureux : l’apéritif (avec une bouche surnuméraire) et la mise en bouche (l’éventail et le parasol protègent faiblement ce que la robe dévoile)

Quoy! n’avoir pour vous trois qu’une seule bouteille,
C’est bien peu pour vous mettre en train,
Il faloit mieux Lisandre aporter plus de vin
Et n’amener au bois avec vous qu’une belle.

Près de vous belle Iris ce fantasque minois,
Met mon esprit à la torture
Que cherchés vous par avanture
Dans le milieu du jour et sur le bord d’un bois


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Lancret, Nicolas, 1690-1743; 'In this pleasant solitude...'Dans cette aimable solitude (W330 fig 92) Lancret, Nicolas, 1690-1743; 'With a tender little song...'Par une tendre chansonnette (W328 fig 91)

Lancret, Fitzwilliam Museum, Cambridge

Les deux scènes confrontent une femme assise avec son éventail, et un homme debout, avec son béret. Dans l’une l’arbre sépare le couple, dans l’autre il le réunit. Le texte des gravures de Cochin éclaire les deux situations, que résume la tête voilée ou couronnée de fleurs de la belle : retenue ou affichage des sentiments.

Dans cette aimable solitude ,
Ces amans par leur attitude
Respectent leur jeune témoin
Peut être si de les entendre ,
ll ne se donnait pas le soin ,
Leur posture seroit plus tendre

Par une tendre chansonnette
On exprime ses sentiments
Souvent la flute et la musette
Sont l’interprète des amans


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Lancret W338 Arrivee d'une dame dans une voiture trainee par des chiens W337 musee de NantesArrivée d’une dame dans une voiture trainée par des chiens (W338) Lancret W337 Avant le bal costume musee de NantesAvant le bal costumé (W337)

Lancret, Musée d’Arts, Nantes

Ce pendant extérieur-intérieur montre deux scènes costumées :

  • dans le premier tableau, un groupe interrompt son aubade pour accueillir une jeune femme portant un turban à la turque et sa compagne, qui arrivent dans un traîneau tiré par des chiens. L’aubergiste prépare les bouteilles et les miches, sa femme invite les convives à entrer dans la salle où brûle un bon feu.
  • dans le second tableau, seuls les hommes sont costumés (en Mezzetin, en Pierrot, en pèlerin).

Sous une forme légère, les deux sujets dénotent une certaine critique de la domination féminine :

  • la dame tirée par des chiens travestis en chevaux fait écho à celle qui parade au milieu des mâles costumés ;
  • la petite fille qui s’empare de la guitare abandonnée et celle qui tire un cavalier par une ficelle, apprennent déjà leur métier de femme.



Scènes galantes

 

Lancret W413 L'amusement du petit maitreL’amusement du petit maître (W413 fig 100) Lancret W414 La_belle_complaisanteLa belle complaisante (W414 fig 99)

Les textes des gravures, par De Farannes chez de Larmessin, donnent la clé du pendant :

A de traîtres soupirs gardès vous de vous rendre,
Tournés la téte, aimable Iris,
Un jeune cœur y peut étre surpris,
Et vous verrés de quoi vous deffendre

Pour l’un le billet doux, et pour l’autre, la main ;
Tout ce qu’elle refuse est une bagatelle,
Rien de galant ne coûte à l’aimable Catin.
C’est un sincère amour, un cœur tendre et fidèle

Il s’agit donc de deux scènes de rouerie :

  • dans la première, un homme courtise une fille tandis que par derrière arrive une autre de ses conquêtes ;
  • dans la seconde, une fille se laisse courtiser par un gentilhomme tout en envoyant par derrière un mot doux à un abbé.

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Lancret W465 1740 ca A femme avare galant escroc gravure LarmessinA femme avare galant escroc ( W645), gravure de 1738 Lancret W664 On_ne_s'avise_jamais_de_tout gavure Larmessin_Nicolas GallicaOn ne s’avise jamais de tout (W664), gravure de 1742

Lancret, Gravures de Larmessin,

Ce deux sujets ont été peints en pendants, avant d’être intégrés par Larmessin à la série des Contes de La Fontaine

«Rayez les cent Louis prêtés: car A Madame
Hier devant temoins je les ay bien rendus:
L’epoux en ragerait encor plus que la femme
S’il scavoit à quel titre elle les a reçus »

« Tu me dis qu’elle attend un autre vestement
Et qu’on a sur le Sien jetté d’une Fenestre
J’entens : Les Tours malins de Coquette et Damant
J’ay crû les scavoir tous : Mais j’ay trouvé mon maitre »

Il s’agit là encore de deux histoires de rouerie, masculine et féminine : un mari est trompé par son emprunteur, l’autre par sa femme Coquette.


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Les Rémois (Contes de La Fontaine, Livre III, 3) [4]

Lancret W652 les lunettes Musee de Tours

Les Rémois (W669)
Musée de Tours [5]

La femme volage d’un Peintre a invité à manger deux voisins pendant que son mari est absent. Mais il revient, les deux voisins se cachent (porte de gauche) et la femme, pour justifie le repas, dit qu’elle a invité les deux épouses des voisins. Pendant que la femme du peintre descend à la cave chercher du vin avec l’une des invitées (porte de droite), le Peintre lutine l’autre sous les yeux du mari :

« L’Epoux vid donc que, tandis qu’une main
Se promenoit sur la gorge à son aise,
L’autre prenoit tout un autre chemin ».

La composition aide à comprendre l’histoire :

  • le Peintre a quitté sa chaise,
  • les deux autres chaises vides, situées sous les maris cachés, rappellent que c’est eux qui primitivement devaient s’asseoir à la table ;
  • les chiens, couchés sous chaque porte, soulignent que tous les protagonistes sont soumis à la volonté du Galant.

Les Lunettes (Contes de La Fontaine, Livre IV, 12) [6]

Lancret W669 les Remois Musee de Tours

Les lunettes (W652)
Musée de Tours [5]

S’étant déguisé en nonne et vivant à l’intérieur d’un couvent, un jeune homme déclenche chez une de ses conquêtes la pousse d’un « petit champignon ». L’enquête s’ensuit, le garçon dissimule son anatomie comme il peut :

« …ce reste de machine,
Bout de lacet aux hommes excedant.
D’un brin de fil il l’attacha de sorte
Que tout sembloit aussi plat qu’aux Nonains ».

Malheureusement :

« Fermes tetons, et semblables ressorts,
Eurent bien tost fait joüer la machine :
Elle eschapa, rompit le fil d’un coup,
Comme un coursier qui romproit son licou,
Et sauta droit au nez de la Prieure,
Faisant voler lunettes tout à l’heure
Jusqu’au plancher. Il s’en falut bien peu
Que l’on ne vist tomber la lunetiere. »

Les Nonnes attachent donc le garçon à un arbre, et vont chercher leurs fouets. Passe un meunier, auquel le garçon raconte que les nonnes vont le punir parce qu’il a résisté à leurs avances. Emmoustillé, le Meunier propose de prendre sa place :

« L’autre deux fois ne se le fait redire ;
Il vous l’attache, et puis luy dit adieu.
Large d’épaule, on auroit veu le Sire
Attendre nud les Nonains en ce lieu.
L’escadron vient, porte en guise de Cierges
Gaules et foüets : procession de verges
Qui fit la ronde à l’entour du Meusnier… »

Par les sacs déposés à terre en bas à droite, Lancret nous fait comprendre que l’homme attaché est bien le meunier ; et il fait porter discrètement les lunettes à la soeur à l’arrière-plan.


La logique du pendant

Lancret W652 les lunettes Musee de Tours Lancret W669 les Remois Musee de Tours

Aussitôt après la mort de Pater en 1736, Lancret poursuit la série des tableaux réalisés par l’artiste d’après les Contes de La Fontaine (Wildenstein en a dénombré au total 43). Le format carré (1,02 x 1,02 m) de ces deux tableau et le fait qu’ils étaient autrefois chantournés laisse supposer qu’ils ont bien été conçus comme pendants.

Dans ce type de pendant illustratif, les contraintes narratives prennent le dessus et on ne peut s’attendre à de fortes correspondances. On notera néanmoins :

  • la structure intérieur / extérieur ;
  • la composition symétrique mais légèrement décentrée (nonnes autour de l’arbre, maris et femmes de part et d’autre de la table) ;
  • un Trompeur impuni (le garçon déguisé, la femme du Peintre).
  • un Galant puni et un Galant triomphant.

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Les oyes du frère Philippe (Contes de La Fontaine, Livre III, 3) [7]

Lancret W658 Les oyes du frere Philippe MET 27,3 35,2 cm cuivre

Les oyes du frère Philippe (W658) MET

Un jeune homme a été élevé loin du monde par son père, un ermite nommé Frère Philippe. Un beau jour, il va en ville et voit passer de jeunes beautés :

« Ravi comme en extase à cet objet charmant :
Qu’est-ce là, dit-il à son pere,
Qui porte un si gentil’habit ?
Comment l’appelle-t-on ? Ce discours ne plut guere
Au bon Vieillard, qui répondit :
C’est un oyseau qui s’appelle Oye.
O l’agreable oyseau ! dit le fils plein de joye.
Oye, hélas, chante un peu, que j’entende ta voix.
Peut-on point un peu te connoistre ?
Mon pere, je vous prie et mille et mille fois,
Menons en une en nostre bois,
J’auray soin de la faire paistre. »


Le gascon puni (Contes de La Fontaine, Livre II, 13) [8]

La Fontaine, Le Gascon puni / N.Lancret - -

Le gascon puni (W648), Salon de 1738, Louvre

L’histoire, assez complexe, est pleine de rebondissement : la belle Phillis a demandé à une Gascon qui la courtise un service bien particulier : se déguiser en femme pour prendre pendant une nuit, dans le lit de leur voisin Eurilas, la place de sa voisine Cloris, afin qu’elle puisse rejoindre son amant, Damon. Toute la nuit, le Gascon vit dans la terreur qu’Eurilas ne se réveille :

« Son coucheur cette nuit se retourna cent fois,
Et jusques sur le nez luy porta certains doigts
Que la peur luy fit trouver rudes.
Le pis de ses inquietudes,
C’est qu’il craignoit qu’enfin un caprice amoureux
Ne prist à ce mary… »

Au matin, coup de théâtre : ce n’est pas avec Eurilas qui l’a couché :

« C’estoit Philis, qui d’Eurilas
Avoit tenu la place, et qui sans trop attendre
Tout en chemise s’alla rendre
Dans les bras de Cloris qu’accompagnoit Damon. »

Lancret nous montre la chute : Phillis nargue le Gascon puni

« En luy monstrant ce qu’il avoit perdu,
Laissoit son sein à demy nu. »


La logique du pendant

Lancret W658 Les oyes du frere Philippe MET 27,3 35,2 cm cuivre La Fontaine, Le Gascon puni / N.Lancret - -

Lancret, 27,3 35,2 cm cuivre

Ces deux versions sur cuivre n’ont peut être pas constitué des pendants (il existe neuf cuivres des Contes de la Fontaine, tous de la même taille), mais on sait qu’un pendant sur bois de ces deux sujets est passée en vente en 1752 (W649).

Ce n’est pas ici l’histoire, mais la composition à quatre personnages qui justifie l’appariement :

  • deux jolies femmes s’étreignent ;
  • un nigaud tend le bras droit ;
  • un homme averti ferme le ban.



 Le bain

 

Lancret W445 1737 ca Le repas au retour de la chasse Louvre 97 x 145 cm.Le repas au retour de la chasse (W445) 90 x 1,235 m Lancret-W433-1737-ca-Baigneuses-et-spectateurs-dans-un-paysage-Les-Plaisirs-du-bain-Louvre-97-x-145-cmLes plaisirs du bain (W433 fig 104) 97 x 1,45 m

Lancret, 1737, Louvre

Ces deux tableaux appartenaient au marquis de Beringhen. Ils associent deux scènes de plein air, la collation et le bain, association plusieurs fois utilisée par Pater (voir Baigneuses).



Lancret W433 1737 ca Schema
Les deux tableaux ne se répondent pas par symétrie, mais se complètent dans une logique panoramique : une série de paliers horizontaux fait sinuer l’oeil du haut de la fontaine à la pelouse du second tableau, accompagnant les convives d’un plaisir à un autre, au gré des deux embarcations.



Oiseaux

 

Lancret le_nid_doiseauxLe nid d’oiseaux (W456 fig 112) Lancret W457 Les tourterelles LouvreLes tourterelles (W457 fig 114)

Lancret, Louvre

Dans le premier tableau, le villageois qui refaisait son toit a decouvert un nid, qu’il amène à la bergère pour qu’elle les mette dans sa cage (sur cette métaphore sexuelle, voir La cage à oiseaux : y entrer).

Dans le second, il lui montre l’exemple de deux tourterelles qui se bécotent.


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Lancret W552 La bergere avec des tourterellesLa bergère avec des tourterelles (W552 fig 117) Lancret W551 La taquineLa taquine (W551 fig 136)

Ce pendant en V prolonge l’histoire, en mode grivois :

  • d’abord l’homme montre ses deux tourterelles à la fille ;
  • du coup, celle-ci s’enhardit à lui chatouiller le visage pendant qu’il dort, son outil de travail sur le genou ; la souplesse de la branchette souligne la rigidité de la houlette.



Scènes villageoises

 

Lancret W514 1735 La danse au village Musee d'AngersLa danse au village, (W514) Lancret W515 1735 Un festin de noces de villages Musee d'AngersUn festin de noces au village, (W515)

Lancret, 1735, Musée d’Angers

D’un côté la danse sur la place du village, de l’autre le festin dans le cour d’une maison


 

Lancret 1737-40 Le mariage au village Waddesdon ManorLe mariage au village ; The Wedding BreakfastLe déjeuner de noces

Lancret, 1737-1740, Waddesdon Manor [9]

Même opposition entre espace public et espace privé, mais les sujets sont un peu différents. Le second tableau joint les thèmes de la danse et du festin.

Le premier représente probablement le cortège de mariage partant pour l’église : en tête le père de la mariée avec sa fille, derrière la mère du marié avec son fils. Comme dans un tableau de Pater qui lui ressemble beaucoup (voir Dans la lignée de Watteau), certains détails semblent ironiser sur les « bonheurs » du mariage : l’âne (condamné désormais à tirer le collier), le couple libre du premier plan, le bébé dans son berceau.



Autres sujets

 

Lancret W529 1710-43 Dans la cuisine ErmitageUne cuisine (W529) Lancret W530 1710-43 Le Valet Galant ErmitageLe Valet Galant  (W530)

Lancret, début XVIIIème, Ermitage

Sous couvert d’illustrer le thème classique de la cusine grasse (viandes sur table rouge) et de la cuisine maigre (poissons sur table grise), ce pendant met en scène, entre rideaux et nappes, une sensualité qui excède celle des plumes, des poils, des écailles et des légumes :

  • une fille, entre deux volailles pendantes, regarde sa compagne renifler l’entrejambe d’un lièvre de belle taille ;
  • un valet prend en tenaille une fille qui lui résiste en levant mollement son petit doigt.



 Portraits

Lancret W582 1730 La camargo Wallace Collection 42 x 55 cmLa Camargo (W582), 1730 Wallace Collection (42 x 55 cm). Lancret W598 1732 Marie Salle Chateau de Rheinsberg Brandenburg 42 × 54 cmMarie Sallé (W598), 1732, Chateau de Rheinsberg, Brandenburg (42 × 54 cm)

« Ah, Camargo, que vous étes brillante Mais que Sallé, grands dieux, est ravissante! Que vos pas sont légers et que les siens sont doux ! Elle est inimitable et vous êtes nouvelle. Les Nymphes sautent comme vous. Mais les Grâces dansent comme elle. » Mercure de France, Janvier 1732.

Ces deux tableaux de deux stars de l’époque ont eu de nombreuses répliques : selon Wildenstein, l’exemplaire de la Wallace Collection serait le premiel Camargo, mais le premier Sallé n’est pas connu.



Turqueries

 

Lancret W684 Le turc amoureuxLe Turc amoureux (W684) Lancret W685 La belle grecque Art_Institute_of_ChicagoLa belle Grecque (W685)

Sous l’Ancien Régime, la mode était aux Turcs, pas encore à la cause de la libération des Grecs.

Les textes des gravures par Schmidt, en 1736, manient aimablement les paradoxe du Turc moins féroce que l’Amour, et de l’Esclave qui domine le Sultan :

Jusque dans ce climat barbare
L’amour porte à mon cœur les plus terribles coups,
Et sans cesse on m’entend chanter sur ma guitare :
Maudit soit cet Enfant qui montre un air si doux :
Il est cent fois plus Turc que nous.

Jeune beauté, votre esclavage
Ne vous empêche pas de captiver les cœurs.
Les Sultans les plus fiers vous offrent leurs hommages
Et par le seul pouvoir de vos yeux enchanteurs
Vous triomphez de vos vainqueurs


Pendants incomplets

Lancret, Nicolas, 1690-1743; An Italian Comedy SceneUne scène de la Comédie Italienne (W323) Le joueur de flûte (W103)


Lancret W462 La chasse a la pipee Wallace CollectionChasse à la pipée (W462 Wallace fig 118) Danse champêtre (W162)


Lancret W416 La femme commodeLa femme commode (W416 fig 211) L’amant indiscret (W416bis)


 

Lancret W298 Le concert dans le parc Pushkin MuseumLe concert dans le parc (W298 fig 81) Musee Pouchkine, Moscou Berger et bergère tenant une cage, debout (W466)

 

Lancret W473 Le berger indecis VetA museumLe Berger indecis (W473 )Veux-tu d’une inhumaine (W317)

Variante du W314, sans le vieillard



Pendants non retrouvés

  • Danse champêtre W171, Escarpolette W241
  • Bal champêtre W173, Concert W174
  • Danse champêtre W175, Balancoire W217
  • Un bal W214, Fête champêtre W398
  • Joueur de flûte W110, Deux jeunes filles dans uun paysage W111 La danse champêtre W180, La balançoire W181
  • Colin Maillard W230, Jeu des gages W243
  • Escarpolette W240, Réunion dans un parc W372
  • Scène de la Comédie italienne W325, Groupe joyeux et plaisant de trois figures W421
  • Sujet galant W423, Voleurs dépouillant un voyageur W560
  • Femme saisissant un capucin par son cordon W533, Homme filant près d’une jeune fille W536
  • Un religieux et une jeune fille W549,Le repos W550
  • L’enlèvement d’Hélène W722, Parodie du jugement de Pâris W725



Faux pendants

Lancret-La-Bergere-Endormie-Et-Le jeune seigneur Musee Jacquemart AndreLa bergère endormie et le jeune seigneur W475 (0,65 x 0,48 cm) Lancret Jeune homme offrant des fleurs de son chapeau a une jeune fille, dit aussi L'offre des fleurs Musee Jacquemart AndreJeune homme offrant des fleurs de son chapeau à une jeune fille (dit aussi L’offre des fleurs) W476 (0,61 x 0,48 cm) 

Lancret, début XVIIIème, Musée Jacquemart-André

Ces deux toiles de taille différente n’ont pas de provenance commune.



Références :
[1] Georges Wildenstein « Lancret : biographie et catalogue critiques. », Paris : les Beaux-Arts, Édition d’études et de documents, 1924. https://archive.org/details/c.rnicolaslancretwildensteininstitute
[2] Mary Tavener Holmes, « Nicolas Lancret: Dance Before a Fountain », https://books.google.fr/books?id=VpgnAgAAQBAJ&pg=PA72#v=onepage&q&f=false
[3] Emmanuel Bocher, « Les gravures françaises du XVIIIe siècle: fasc. Nicolas Lancret » https://books.google.fr/books?hl=fr&id=noRPAQAAMAAJ&q=Tirsis#v=onepage&q=tirsis&f=false