1-4-2 Triptyques avec donateurs : Pays du Nord

1 juin 2019

Inventés dans les Flandres, les triptyques mobiles avec donateurs méritent d’être traités à part. Cet article, loin d’être exhaustif, se borne à présenter quelques exemples des différentes formules.



1467-1500 Triptico Natividad del Maestro de Avila Museo Lazaro Galdiano Madrid

Triptyque de la Nativité
Maestro de Avila, 1467-1500, Museo Lazaro Galdiano, Madrid

Dans ce retable espagnol, mais de style flamand, le donateur s’est fait représenter comme témoin de la Nativité, parallèle à Saint Joseph mais séparé de lui par une des poutres de la crèche.

C’est un exemple de ce dont nous ne parlerons pas dans la suite de ce chapitre :

  • d’une part parce que le donateur se trouve dans le panneau central ;
  • d’autre part parce qu’il est de taille enfant ;
  • et surtout parce que la composition est de type « bande dessinée », dans laquelle les panneaux montrent des lieux et des moments différents.

Les triptyques que nous allons commenter ici sont ceux qui correspondent à la véritable innovation flamande, à partir de 1440 :

ouvrir trois fenêtres parallèles sur une réalité à taille humaine.



Les origines : autour de la Croix

Les tous premiers triptyques à paysage continu apparaissent pour répondre à une nécessité panoramique : élargir le point de vue sur les scènes qui imposent le plus grand nombre de personnages, à savoir celles du Calvaire.



Campin Descent-from-the-cross-Campin Walker Art Gallery Liverpool schema

Triptyque de la Descente de croix
Copie vers 1440-45 d’une oeuvre perdue de Robert Campin, 1415-20, Walker Art Gallery, Liverpool

L’un des tous premiers exemple avec donateur est ce triptyque perdu de Robert Campin (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin), qui montre bien comment la présence du Bon et du Mauvais Larron prévaut sur  l’ordre héraldique : pour s’éviter la compagnie du côté du Mauvais Larron (ainsi que celle du juif et du soldat romain), le donateur s’est logé dans le volet d’honneur, à gauche, mais en s’agenouillant humblement derrière le double écran de Marie-Madeleine et du cadre.



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1443-45 Rogier_van_der_Weyden_-_Triptych-_The_Crucifixion_-Kunsthistorisches museum Vienna

Triptyque de la Crucifixion
Rogier van der Weyden, 1443-45, Kunsthistorisches museum, Vienne

Ce « triptyque » contient plusieurs innovations iconographiques qui se répandront rapidement dans les Pays-Bas et en Allemagne :

  • la tunique flottante, comme soulevée par le même vent que les quatre anges sombres qui se désolent ;
  • le premier paysage continu à l’arrière-plan, montrant une Jérusalem idéale.

A l’origine, il s’agissait d’un panneau unique avec des séparations peintes, mais il a été très rapidement transformé en triptyque. L’influence de celui de Campin est évidente dans :

  • la position atypique de Marie-Madeleine (volet gauche),
  • les anges volant en haut de la croix,
  • le détail rare de la fissure que la mort du Christ a creusée dans la colline du Golgotha.

Le couple de donateurs, le mari précédant la femme, s’est placé au-delà de cette fissure, dans la zone d’humilité que l’absence du mauvais larron rend ici fréquentable.


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Ces deux triptyques précoces illustrent les problèmes protocolaires que pose l’insertion des donateurs auprès de la Croix : par la suite, les peintres simplifieront la question en les isolant systématiquement dans les panneaux latéraux, où se fait moins sentir la polarisation qu’elle induit.



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1443 Anonyme Edelheere Altarpiece Sint-Pieterskerk, Leuven

Retable Edelheere
Anonyme, 1443 , église Sint-Pieterskerk, Leuven

Pour le patricien de Louvain Wilhelm Edelheere, le peintre a monté en triptyque la célèbre Déposition de Van der Weyden (peinte huit ans plus tôt pour la chapelle Notre-Dame de Ginderbuyten de la même ville), en lui ajoutant deux volets pour la famille des donateurs :

  • à gauche Wilhelm suivi de ses deux fils Wilhelm et Jacob, présentés par Saint Jacques ;
  • à droite son épouse, Aleydis (Adèle) Cappuyns, ses filles Aleydis et Catharina, présentées par Sainte Adèle de France.



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1435 El_Descendimiento,_by_Rogier_van_der_Weyden,_from_Prado
Déposition, Van der Weyden, 1435, Prado, Madrid

En élevant le plafond et approfondissant les cloisons de séparation, le peintre a perdu l’effet de compression spatiale voulu par Van der Weyden, au profit d’une représentation plus conventionnelle. Sur le même fond d’or, sur le même gazon et dans le même éclairage venant de la droite, la famille humaine se trouve de fait isolée dans les compartiments latéraux, sans aucune vue sur la scène centrale.



1443 Anonyme Edelheere Altarpiece Sint-Pieterskerk, Leuven reconstruction

La vue retrouvée (SCOOP !)

En alignant le niveau du gazon (ligne verte), on constate que la menuiserie, aujourd’hui perdue, qui prolongeait les remplages peints, devait positionner les panneaux latéraux légèrement plus bas que le panneau central : ce qui atténue l’effet de gigantisme des Saints Patrons et place les donateurs dans une position plus avancée qui, transformant les compartiments en boxes, leur donne la possibilité d’assister à la Déposition.



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1425 Weyden-triptyque Abbegg

Triptyque d’Oberto Villa
Van der Weyden, 1425, abbaye Abbegg, Berne

Ici, Van der Weyden place le riche banquier Oberto Villa dans une chapelle privée, qui s’inscrit dans le panorama continu du Golgotha.


1479 Memling Triptych_of_Jan_Floreins

Triptyque de Jan Floreins
Memling, 1479, Musée Memling, Bruges

Dans ce  triptyque de Memling, les trois volets illustrent en revanche trois moments successifs (Nativité, .Adoration des Mages, Circoncision). Dans le panneau central, le frère Jan Floreins assiste à l’Epiphanie dans le dos de l’un des Rois Mages, son missel posé sur le muret.


Une vivante charnière (SCOOP !)

1479 Memling Triptych_of_Jan_Floreins detail

La situation privilégiée de Jan Floreins, entre le volet gauche et le volet central , attire l’oeil sur une particularité du décor qui n’a pas été relevée :

  • la Nativité se passe dans une étable en bois surmontée d’une lucarne triangulaire adossée à un bâtiment en brique, avec un pilier central ;
  • l’Epiphanie se passe dans le même décor, mais devant le bâtiment en brique, vu cette fois par derrière.

En marquant l’endroit du pivot, le donateur constitue, au coeur du triptyque, une sorte de charnière-vivante.


Autour de la Madone

1455-Petrus-Christus-Donateur-de-la-famille-Lomellini-NGADonateur de la famille Lomellini 1455-Petrus-Christus-Donatrice-de-la-famille-Vivaldi-NGA.jpgDonatrice de la famille Vivaldi

Petrus Christus, 1455, National Gallery of Art, New York

Une composition codifiée

Ces deux volets sont caractéristiques des innombrables triptyques flamands avec un couple de donateurs, dans lesquels l’ordre héraldique est pratiquement toujours respecté (nous avons vu dans 1-3 Couples irréguliers que les exceptions s’expliquent par des circonstances particulières).

Bien que situant le couple divin dans le même espace bourgeois que le couple humain, et de plan-pied, ces compositions prennent soin de marquer une séparation discrète : ici le seuil de la porte coté époux, le prie-dieu côte épouse (ajouté a posteriori, par dessus la robe et le carrelage). La sacralité de ce lieu de rencontre se manifeste par des signes discrets, mais réels : le mari a ôté ses chaussures par humilité, et la gravure de Sainte Elizabeth de Hongrie, fixée au mur au dessus de l’épouse, dit sa piété et sa charité.


Un raccordement problématique

Les érudits se sont beaucoup disputé sur le panneau central manquant [1]. Charles Sterling a noté que, mis à part le carrelage, les espaces architecturaux sont assez différents : profondeur perspective dans le volet gauche (qui rend sensible le parcours du mari pour arriver jusqu’au seuil), frontalité dans le volet droit.


1457 Petrus Christus, Madonna and Child Enthroned with Saints, Frankfurt, Stadelsches Kunstinstitute

Vierge à l’enfant avec Saint Jérôme et Saint François,
Petrus Christus, 1457, Stadelsches Kunstinstitute, Francfort

Barbara Lane a proposé de compléter le triptyque avec la Vierge à l’Enfant de Francfort, à cause du carrelage identique. Mais les problèmes de raccordement spatial ont fait abandonner cette hypothèse, même si le panneau perdu était certainement très semblable à celui-ci.


Les trois portraits du couple Portinari

Ce cas exceptionnel, dans lequel un même couple s’est fait représenter, dans une plage temporelle très étroite, selon trois formules radicalement différentes, pose la question de la spécificité du triptyque. Je présente ici ces trois oeuvres dans l’ordre chronologique proposé par Susanne Franke , qui a étudié en détail l’ascension sociale des Portinari d’après les archives de Bruges [2].



1470 ca memling-scenes-de-la-passion-du-christ Galleria Sabauda Turin
Scenes de la Passion du Christ avec le couple Portinari
Memling, vers 1470, Galleria Sabauda, Turin

La première occurrence serait celle-ci : le couple occupe une position discrète dans les angles inférieurs de ce panneau, très original dans sa juxtaposition de scènes, et dont la fonction précise n’est pas connue.

1470 ca Memling Portinari MET (volets) et NG(centre)
La Vierge à l’Enfant avec les époux Portinari (reconstitution hypothétique)
Memling, 1470, MET, New York (volets) et National Gallery, Londres (centre).

La deuxième occurrence serait ce triptyque dévotionnel, sur un fond sombre à la Van der Weyden, dont on sait que le panneau central était une Vierge à l’Enfant. Il y a de bonnes chances que ce soit celle conservée à la National Gallery, comme le propose cette reconstitution [3]. Nous nous trouvons alors devant un cas très particulier de triptyque à panneaux égaux, qui pose la question du repliement (pour la solution, avec une autre portrait de Memling dans la même famille Portinari ,voir 4 Le triptyque de Benedetto ).


1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence
Triptyque Portinari
Hugo van der Goes, 1475, Offices, Florence

La troisième occurrence est cette oeuvre très célèbre, un des sommets du triptyque à la flamande. Elle montre une conception totalement intégrée du paysage et des donateurs, même si ceux-ci restent de taille « enfant », comparable à celle des anges..

La composition respecte l’ordre héraldique :

  • à gauche de la partie « en pierre » du décor, le père Tommaso Portinari et son fils aîné Antonio sont sous la protection de leurs saints éponymes (le cadet Pigello n’a pas de patron) ;
  • à droite de la partie « en bois », la mère Maria-Maddalena di Francesco Baroncelli et sa fille Margherita sont sous la protection de leurs saintes éponymes .

Comme le montre clairement Susanne Franke, le panneau a été conçu comme un mémorial (ostentatoire) pour la chapelle familiale à Bruges, avant que l’évolution de la carrière de Tommaso ne l’oblige à revenir s à Florence. Le triptyque n’y a été d’ailleurs installé que bien plus tard, en 1483, dans l’église Sant’Egidio de l’hôpital Santa Maria Nuova, dont les Portinari étaient les fondateurs.


Une inversion énigmatique

1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence panneau droit
Malgré l’apparence de rigoureuse symétrie, on note que, côté féminin, les patronnes sont inversées : sainte Marie-Madeleine se trouve derrière Margherita, et Sainte Marguerite derrière Maria. Et c’est pourquoi d’ailleurs aucune ne fait de signe de la main pour désigner sa protégée (à la différence de Saint Thomas sur l’autre volet).



1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence panneau droit detail
Cette inversion des patronnes est très étrange, dans le cas d’une oeuvre destinée à conserver pour l’éternité le souvenir d’un couple : d’autant que, les prénoms de la mère et de la fille commençant tous deux par la lettre M, il n’était pas possible de restituer à chacune son identité grâce aux initiales brodées sur le hénin, celles des époux (T et M) .

Le premier historien d’art qui a creusé la question est Aby Warburg : pour lui, la fillette représentée serait Maria, l’aînée, Margherita n’étant probablement née qu’en 1475. Sainte Marguerite serait présente en tant que patronne des femmes enceintes, et peut être pour signaler l’existence de Margherita, encore trop jeune pour figurer en personne dans le tableau [4].

Mais de nouveaux documents ont a la fois compliqué et embrouillé les choses : il n’y a pas eu de fille nommée Maria et l’aînée est bien Margherita (née en 1471 ou 1474) suivie d’Antonio (né en 1472 ou 1475). Mais les contradictions entre les documents rendent les dates précises impossibles à établir, ce qui nuit à la datation du tableau [5].


Le thème de l’Enfantement

Julia I. Miller a noté elle-aussi, l’inversion des patronnes, et l’a reliée au thème de l’Enfantement, qui serait un aspect resté inaperçu du retable [6]. Je résume ici les points principaux de son argumentation.



1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence panneau gauche joseph
On remarque dans le panneau de gauche la scène inhabituelle de Joseph accompagnant sa femme enceinte à Bethléem. D’autre part, Sainte Marguerite est la patronne bien connue des femmes enceintes (parce que le dragon l’avait avalée, puis régurgitée sans dommage). L’inversion des patronnes aurait pour objectif d’une part de mettre en valeur, en la rapprochant de la Vierge, ce rôle particulier de Sainte Marguerite ; d’autre part de lui donner un statut de protectrice principale de Maria-Maddalena, soumise ces années-là à des grossesses répétées.

De plus Julia I. Miller remarque que dans deux autres triptyques familiaux de la même époque, seuls les époux sont accompagnés de leur Saint Patron : dans notre triptyque, destiné à un hôpital, la présence de Saint Antoine et Sainte Marguerite s’expliquerait moins par leur caractère éponyme, que par leur qualité d‘auxiliaire médical, pour la guérison des malades et le soulagement des femmes enceintes.

Ce raisonnement souffre à mon sens de plusieurs défauts : Sainte Marguerite n’est au final guère plus proche de de la Madone ; si elle avait dû former un couple médical avec Saint Antoine, autant la laisser à sa place normale, sans inversion ; et surtout, ceci suppose que la conception du triptyque a été faite en vue de son emplacement final dans l’hôpital, hypothèse rendue très fragile depuis les recherches de Susanne Franke.

Je pense que Julia I. Miller avu juste en mettant en évidence le thème de l’Enfantement, mais a eu tort de vouloir à tout prix le relier à l’hôpital (d’autant que les femmes, comme elle le remarque elle-même, accouchaient à la maison).


La lance des hommes (SCOOP !)

1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence panneau gauche

Pour y voir un peu plus clair, élargissons le point de vue au panneau de gauche, dans lequel les saints patrons ne sont pas inversés. La lance est l’attribut de Saint Thomas, en tant qu’instrument de sa propre mort, mais aussi parce qu’elle rappelle l’épisode de l’Evangile dans lequel Thomas, doutant de la résurrection physique du Christ, introduit son index dans la plaie que la lance a laissé dans son flanc (voir 2 Thomas dans le texte).



1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence panneau gauche detail
Cette lance est posée sur le pied nu du saint, lequel est lui-même posé sur le manteau : détail qui peut se comprendre comme un signe d’autorité du patron sur Tomaso, redondant la main qui le désigne. L’idée est probablement reprise de Van Eyck, qui fait poser le pied cuirassé de Saint Joris sur l’aube du chanoine Van der Paele (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)).

Mais cet empiétement est bien fait aussi pour attirer l’oeil du spectateur sur l’extrémité de la lance, posée sur le pied nu, juste à côté du bâton de Saint Antoine qui lui est posé sur le sol. Dans une oeuvre truffée de détails symboliques depuis longtemps repérés [7], cette double incongruité est passée jusqu’ici inaperçue : elle nous rappelle pourtant que, tout comme Saint Thomas a deux faces (la négative du sceptique et la positive du martyr), sa lance a deux extrémités : celle qui a tué Jésus et celle qui ne blesse pas, qui ne pénètre pas la chair.

Le sens exact de cet emblème éminemment personnel est impossible à préciser : mais placé à cet endroit stratégique, entre le père et ses fils, il vaut comme un message de violence contrôlée, voire de de virilité maîtrisée : « souviens-toi que ta lance peut tuer ».


Le dragon des femmes (SCOOP !)

1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence panneau droit detail dragon
Sur l’autre panneau, l’interversion des patronnes a pour effet de faire apparaître au même emplacement en pendant, entre la mère et la fille, la gueule béante du dragon écrasé sous les pieds de la Sainte.

Cet emblème destiné aux filles peut être interprété de différentes manières : »toi aussi tu enfanteras dans la douleur » ou bien, plus positivement : « tout comme Marguerite est sortie indemne du dragon, toi aussi tu ne mourras pas en couches ».

Ajoutons que Margherita était un prénom familial des Baroncelli, et que la propre mère de Maria-Maddalena le portait. Ainsi, chacune des deux femmes a pris pour sainte Patronne non pas sa sainte éponyme, mais la sainte éponyme de sa mère !


Le thème de la filiation (SCOOP !)

Si l’on en revient à l’idée que la conception du triptyque n’avait rien à voir avec la chapelle d’un lointain hôpital, mais tout à voir avec la chapelle familiale qui entérinait la réussite à Bruges d’une nouvelle branche des Portinari, on comprend que le thème sous-jacent, non pas de l’enfantement, mais plus précisément de la filiation, ait pu imprégner cette oeuvre de fondation:



1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence schema
La taille anormalement petite de l’Enfant par rapport à la Vierge, souvent remarquée et diversement interprétée, fait peut être également partie de ce seconf niveau de lecture : l’accueil d’un nouveau bébé dans la famille Portinarti.


1475-80 hugo-van-der-goes(central) 1480-85 panneaux Willem van Overbeke and his wife Staedel Museum
Vierge à l’enfant avec les donateurs Willem van Overbeke et son épouse Johanna De Keysere
Hugo van der Goes, 1475-85 (panneau central) et anonyme, 1480-85 (volets), Staedel Museum, Francfort

Après les complexités des portraits des Portinari, ce petit triptyque de dévotion privée a le mérité d’illustrer une des raisons, purement commerciale, du manque d’interaction entre la Vierge et les donateurs dans la peinture flamande : le panneau central, réalisé de manière autonome par un peintre connu, pouvait ensuite dans un second temps être complété par un peintre moins prestigieux.



1475-80 hugo-van-der-goes(central) 1480-85 panneaux Willem van Overbeke and his wife Staedel Museum detail madonne
Ici, Van der Goes a donné toute sa mesure dans le panneau central, où les mains allongées de la Vierge contrastent avec les doigts délicats de l’Enfant, qui pince de la main droite le bord du manteau et de la main gauche la tige d’un oeillet blanc.

Environ dix ans plus tard, ses propriétaires l’ont fait monter en triptyque, en ajoutant sur le cadre leurs armoiries et leur devise « En espérance ». De manière très conventionnelle, les deux patrons éponymes, Saint Guillaume et Saint Jean-Baptiste, posent la main sur leur épaule. [8]



1475-80 hugo-van-der-goes(central) 1480-85 panneaux Willem van Overbeke and his wife Staedel Museum revers
Et une Annonciation en grisaille est peinte au verso, l’Ange se superposant au mari et Marie à l’épouse.

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1478 Memling_-_Donne_Triptych_-_National_Gallery_London

Triptyque Donne
Hans Memling, 1478, National Gallery, Londres

Dans cette composition très exceptionnelle, Memling renverse la formule du triptyque pour « pousser » les donateurs dans l’intimité de la Vierge à l’Enfant : seuls au centre le dais , le tapis et les deux anges musiciens délimitent une faille, une exception sacrée qui s’exclut du paysage continu (voir 4 Le triptyque de Benedetto).

Présentés par le duo classique de Sainte Catherine (c’est la roue du moulin qui lui sert d’attribut) et de Sainte Barbe, on trouve figurés, sous la chapiteau portant leur écu, à gauche sir John Donne of Kidwelly, diplomate gallois, et à droite Elizabeth Hastings, son épouse anglaise, suivie de l’une de leurs filles (sans doute l’aînée) [10].

Les volets quant à eux hébergent les deux patrons de l’époux, dans l’habituel ordre chronologique : Saint Jean Baptiste le Précurseur et Saint Jean l’Evangéliste. Les deux animaux qui les accompagnent, l’agneau et le paon évoquent la chair sacrifiée et la chair imputrescible, la Passion et la Résurrection.


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1488-1490 Memling St. James and St. Dominic the Virgin of Jacques Floreins Louvre ParisVierge de Jacques Floreins
Hans Memling, 1488-90, Louvre, Paris

Une autre manière d‘innover avec le triptyque familial est de supprimer carrément les cloisons : la séparation rigoureuse des sexes suffit ici à la tripartition.

Le père est Jacques Floreins (Florence) , marchand d’épices de Bruges, suivi de ses sept fils et présenté par son Patron saint Jacques. A droite, son épouse et ses douze filles sont présentées par saint Dominique (sans doute parce qu’une d’entre elles, la plus à droite était dominicaine). L’épouse porte la guimpe en signe de deuil, ce qui montre que ce panneau était probablement un mémorial destiné à une chapelle funéraire.[11]



1488-1490 Memling St. James and St. Dominic the Virgin of Jacques Floreins Louvre Paris detail tapis
Le donateur a été identifié en 1871 par Weale, grâce au minucule logo des Floreins inscrit dans un losange du tapis [12] . A noter la ressemblance, mais non l’identité des motifs avec ceux du tapis du triptyque Donne, qui montre que Memling ne recopiait pas un tapis réel, mais le recomposait à partir de motifs de base.


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1495-98 David, Gerard Triptyque de la famille Sedano,Louvre, Paris, FranceTriptyque de la famille Sedano
Gérard David, 1495-98, Louvre, Paris, France.

Après les innovations des triptyques de Memling, Gérard David fait montre d’un certain retour aux sources avec ce triptyque des plus classiques :

  • dans le volet gauche le marchand espagnol Jean de Sedano avec son fils, présenté par son premier patron Saint Jean Baptiste (l’enfant était probablement mort à l’achèvement du tableau (il tient une petite croix entre ses mains) [13].

1495-98 David, Gerard Triptyque de la famille Sedano,Louvre, Paris, France detail

  • dans le volet droit son épouse présentée par son second patron, Saint Jean l’Evangéliste.

L’originalité réside ici non dans la composition d’ensemble, mais dans la forme particulière du cadre, dont les accolades de bois redondent, en les décalant, les arcades de pierre de la loggia mariale.



1495-98 David, Gerard Triptyque de la famille Sedano,Louvre, Paris, France revers
Au revers, le couple d’Adam et Eve annonce avant son ouverture le caractère sexué du triptyque, tout en le plaçant dans la prestigieuse continuité du polyptyque de l’Agneau Mystique de Van Eyck :

« Qui pourait mieux illustrer l’epitome de la peinture néérlandaise de l’époque, que cette oeuvre eyckienne, à la Memling, peinte par le nouvel artiste de premier rang à Bruges, Gérard David – le tout présenté dans l’encadrement ogival à la dernière mode ? » Maryan W. Ainsworth, [14], p 165

Sur la question des Annonciations au verso des triptyques, voir ZZZ.


1501 ap Gerard David noces-de-cana Louvre Paris

Les noces de Cana avec  famille Sedano
Gérard David, après 1501, Louvre, Paris, France.

A noter que quelques années après,  Jean de Sedano a commandé  à Gérard David ce tableau destiné  à la chapelle du Saint-Sang de Bruges, confrérie dont il est membre depuis 1501. Les donateurs sont totalement intégrés à la scène sacrée, au même titre que le serviteur et la servante qui tiennent un  verre et un pichet vides, signalant qu’on va manquer de vin. La transformation de l’eau en vin est un thème ad hoc pour la confrérie, dont le but est de conserver la relique contenant le sang sacré du Christ.



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Gerard David 1510-15 The Nativity with Donors and Saints Jerome and Leonard METNativité avec des donateurs, Saint Jérôme et Saint Léonard
Gerard David, 1510-15, MET, New York

Ce triptyque très classique est intéressant par ses détails : on a longtemps pensé que le petit cochon dans le volet de gauche, la roue et l’épée dans le volet de droite, étaient des ajouts postérieurs destinés faire passer le couple de donateurs pour Saint Antoine et Sainte Catherine. Mais l’analyse technique a montré qu’il n’en était rien [15] : ces attributs sont d’origine, et permettaient, en fusionnant chaque donateur avec son saint patron, d’ajouter deux autres saints répondant mieux à une dévotion particulière.



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1525 ca Jan Provoost triptych-virgin-and-child-with-saints-and-donors Royal Collection TrustVierge à l’Enfant entre Saint Bernard et saint Benoît , Saint Jean Baptiste avec un donateur, Sainte Marthe avec une donatrice
Jan Provoost, vers 1525, Royal Collection Trust

Ce panneau, dans lequel le couple n’a pas été identifié, contient plusieurs détails iconographiques intéressants :

  • le miracle de la lactation de saint Bernard est élégamment suggéré par le geste de bénédiction de l’Enfant ;
  • le voile bleu suspendu à la crosse de Saint Benoît la désigne comme une crosse abbatiale (n’ayant pas le droit de porter des gants comme les évêques, les abbés la tenaient au travers de ce voile) ;
  • l’attribut de Sainte Marthe est une écumoire, qui renvoie à ses vertus de bonne ménagère.


1497 Isabella breviary Ste Marthe BL Ms. 18851Sainte Marthe
Isabella Breviary, 1497, BL Ms. 18851



1525 ca Jan Provoost triptych-virgin-and-child-with-saints-and-donors Royal Collection Trust reversRevers
Le revers porte un memento mori très intéressant (voir son analyse dans ZZZ).


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1530 ca Van Scorel Dordrecht Museum phoro JL Mazieres

Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste, Sainte Catherine et une famile de donateurs
Van Scorel, vers 1530, Dordrecht Museum (photo JL Mazières)

On ne sait rien sur cette famille nombreuse (neuf garçons et dix filles). L’intéressant est l’interruption de la continuité du paysage par un plan rapproché de la Sainte Famille, qui marque l’autonomisation complète du panneau central.

Conçu au départ comme une extension sur les marges de la Scène Sacrée , le triptyque familial, en se banalisant, est compris désormais comme une structure modulaire, autour d’un centre interchangeable.


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1493–1555 Master of the Female Half-Lengths coll privee
Vierge à l’Enfant avec Saint Sébastien, Sainte Gertrude de Nivelles et une famille de donateurs
Maître des demi-figures féminines, 1495-1555, collection privée

On ne sait rien sur la famille représentée ici, sinon qu’elle était probablement de Cologne (à cause de la sainte locale, Sainte Gertrude de Nivelles). Les volets sont également très proches du style du grand portraitiste de cette ville, Barthel Bruyn. Il est donc possible que ce triptyque, tout comme celui que nous venons de voir, ait été réalisé par deux artistes :

  • le panneau central à Anvers par le « Maître des demi-figures féminines »,
  • les portraits latéraux, à Cologne, en présence des modèles. [9]


En Allemagne

1480-90 Master_of_the_Life_of_the_Virgin_-_Triptych_of_Canon_Gerhard_ter_Streegen_de_Monte_-_WGA14592 Wallraf Richartz

Triptyque du chanoine Gerhard ter Steegen de Monte
Maître de la Vie de la Vierge, 1480-90, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Ce triptyque a servi d’épitaphe pour trois chanoines de la même église Saint Andreas de Cologne : le donateur Gerhard de Monte au milieu, flanqué dans les volets latéraux par ses deux neveux Lambert et Johann.


Un mort et deux vivants

La proximité de Gerhard de Monte avec Jésus (dont il ose embrasser la main) ainsi que son surplis noir, comparé avec le surplis blanc et l’aumusse portés par les deux neveux, laisse penser que le panneau central a été réalisé à l’occasion de sa mort, en 1480. Les volets auraient pu être réalisés plus tard, mais en tout cas bien avant la mort de Lambert et Johann (respectivement en 1499 et 1508).

Quoi qu’il en soit, le côté exceptionnel de ce triptyque tient à la discordance irréaliste des tailles, malgré la continuité réaliste du paysage.


Un portrait discret

Pour des chanoines, les Saints Patrons ne sont pas ceux qui correspondent à leur prénom, mais ceux de leur église de rattachement. Aussi très logiquement Saint André et Saint Matthieu figurent deux fois dans le triptyque : dans les volets latéraux au titre de chacun des neveux, mais aussi à l’intérieur du panneau central. Tandis que Saint André portant sa croix pose sa main sur le crâne découvert de Gerhard, Saint Matthieu avec son livre ouvert surplombe le personnage étonnant de Nicodème, au visage très individualisé, portant un riche vêtement de brocard et coiffé d’une toque. Selon Thesy Teplitzky [16], il s’agirait d’un second portrait de Gerhard de Monte , non plus en tant que chanoine défunt, mais en tant que théologien éminent, ayant mérité de figurer parmi les saints personnages (voir  1-5 Donateurs incognito)Thesy Teplitzky cite un autre cas similaire, toujours à Cologne, où le donateur se duplique et monte tenir un rôle au sein d’un Mystère sacré.



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1480 Meister des Bartholomaus-Altars Triptychon Andre Hippolyte Catherine famille Holzhausen supp wallraf Richards Cologne

Triptyque de la famille Holzhausen, avec Saint André, Saint Hippolyte et Sainte Catherine
Meister des Bartholomäus-Altars, vers 1480, Wallraf Richards, Cologne

Bien que l’identification des Holzhausen ne soit pas certaine (par les armoiries qui figurent au verso), nous sommes clairement en présence d’un couple et de leur fils, un jeune chevalier qui a pénétré dans la scène de l’Adoration de l’Enfant en compagnie de son Saint patron  Hippolyte (reconnaissable à sa massue ferrée).

En même temps que, au dessus du drap d’honneur, un ange à banderole annonce la bonne nouvelle à un berger, le jeune homme salue la Vierge par ces simples mots gravés dans le fond d’or : VIRGO MATER AVE.



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1481, Wilhelm Boecklin et Ursula Wurmser, releve des vitraux de l'eglise Ste Madeleine, Musee de l Oeuvre Strasbourg

Wilhelm Boecklin et son épouse Ursula Wurmser, 1481,
relevé d’un vitrail disparu de l’église Sainte Madeleine, Musée de l Oeuvre,  Strasbourg

Les deux donateurs sont agenouillés devant la Vierge à L’Enfant, mais leurs prières s’adressent au Christ :

  • « O Seigneur, que ta souffrance et ta mort ne soient pas perdues pour moi » (banderole du mari)
  • « O Seigneur, par ta mort, fais nous gagner ta grâce » (banderole de l’épouse)

Les figures sont unifiées par le décor du fond (pelouse et ciel rouge orné de feuilles de vigne rayonnantes), tandis que les armes du couple sont présentées en contrebas, avec le même décor mais sur fond bleu nuit.


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1520 Jakob van Utrecht Hinrick Kerkring Ratsherr und Kaemmereiherr et epouse Katharina St Annen Museum Lubeck

Triptyque avec le conseiller municipal Hinrick Kerkring et son épouse Katharina
Jakob van Utrecht, 1520, St Annen Museum, Lübeck

Le choix de représenter la Vierge assise (et non cadrée à mi-corps comme dans les triptyques flamands ) induit mécaniquement la régression des donateurs vers la taille enfant. L’artiste a dû inventer une continuité originale : le banc de la Vierge se transforme en une table de part et d’autre de laquelle les deux époux se font face.

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Volets d’origine suisse ou germanique, collection particulière

Ces donateurs inconnus sont présentés par Saint Jacques et Sainte Catherine. L’absence de d’enfants, de bagues, ainsi que la différence d’âge importante suggèrent qu’il ne s’agit peut-être pas d’un couple marital.

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Les portraits du couple von Clapis

Pour terminer, voici un autre cas intéressant où le même couple de donateurs, Peter von Clapis (1480–1551), professeur de droit à l’Université de Cologne et son épouse Bela (Sybilla) Bonenberg (-1531) se sont fait représenter selon les deux formules, triptyque et panneau unique.

1515-Barthel-Bruyn-lAncien-Smith-Museum-of-Art-Northampton.jpgTriptyque du Couronnement de la Vierge avec les donateurs
1515 Barthel Bruyn l’Ancien Smith Museum of Art Northampton

Pour son premier retable, Barthel Bruyn l’Ancien a choisi une composition symétrique, et qui échappe à la logique un peu vieillie des saints patrons : Saint Yves à gauche est présent en tant que patron des juristes, saint Anne à droite en tant que mère de Marie. En plaçant Jésus à gauche de Dieu le Père, le tableau obéit à la logique du Credo (« il est assis à la droite du Père ») qui prime la logique héraldique (les parents sont à droite) et se propage dans tout le panneau : Sainte Anne est à gauche de Marie qui est à gauche de son Fils. Selon le biographe et collectionneur J.J.Merlo, à qui appartenait le tableau au XIXeme siècle, les Saints des panneaux latéraux serait les portraits de Peter et de Bela, ce qui ne correspond pas à un homme de trente cinq ans [17].



1515 Barthel Bruyn l'Ancien Smith Museum of Art Northampton revers
Le revers montre une Annonciation inversée, dans laquelle Marie se superpose , au donateur et l’Ange à la donatrice (sur la question de l’inversion des sexes entre l’avers et le revers, voir ZZZ).


1516 BARTHEL BRUYN l'Ancien Geburt Christi mit den Stiftern Peter von Clapis (1480–1551) und Bela Bonenberg (-1528) StaedelNativité avec les donateurs
Barthel Bruyn l’Ancien, 1516, Staedel Museum, Francfort

L’année suivante, le couple, qui s’était marié en 1512 commande cette Nativité dans laquelle on peut légitimement lire un voeu de fertilité : Saint Joseph, avec son chapeau de paille et sa bougie, est placé juste au-dessus de Peter, avec sa toque et sa bougie posés sur le prie’-Dieu ; en face Bela a déposé sur le sien son collier (peut-être une offrande), à côté d’une bougie « queue de rat » ; le petit chien à ses pieds lui tient pour l’instant compagnie.


1528 Barthel_Bruyn_(I)_-_Portrait_of_Scholar_Petrus_von_Clapis_-_WGA03661Musee des Beaux Arts BudapestPeter von Clapis, Musee des Beaux Arts de Budapest 1528 Barthel_Bruyn_(I)_-_Portrait_of_Bela Bonenberg San Diego Museum of ArtPortrait de Bela von Clapis, San Diego Museum of Art

Barthel Bruyn l’Ancien, 1528

Douze ans plus tard, le couple désormais vieilli et toujours sans enfants se fait portraiturer une nouvelle fois, avec l’oeillet rouge des mariés


1530 Bruyn Saint Anno with donor Peter von Clapis Suermondt Museum AachenSaint Agilolphus avec Peter von Clapis, vers 1530, Suermondt Museum Aachen Volet droit

Saint Anno avec une donatrice habillée en nonne, vers 1530, Walraff Richardz Museum, Cologne

Un second et dernier triptyque (dont on a perdu le panneau central) est commandé en 1530.  Bela étant morte en 1528, il est probable que la nonne du volet droit est plutôt la soeur de Clapis.


1537 Petrus_von_Clapis,_by_Bartholomäus_Bruyn Walraff richardz recto versoPetrus von Clapis
Barthel Bruyn l’Ancien, 1537, Walraff Richardz Museum, Cologne

Enfin, dernier portrait de Petrus à l’âge de 57 ans. Il s’agit d’une miniature réalisée sur le couvercle d’une petite boîte ronde, dont le revers est peint avec ses armoiries [18]  :

  • la devise de l’avers, SPES MEA DEUS (Dieu est mon espoir) est chrétienne.
  • celle du revers, NOSCE TE IPSUM (Connais-toi toi-même) est humaniste.



Références :
[1] Petrus Christus : Renaissance Master of BrugesAinsworth, Maryan W., with contributions by Maximilliaan P. J. Martens (1994) p 131 https://www.metmuseum.org/art/metpublications/Petrus_Christus_Renaissance_Master_of_Bruges
[2] Susanne Franke, « Between Status and Spiritual Salvation: The Portinari Triptych and Tommaso Portinari’s Concern for His Memoria », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 33, No. 3 (2007/2008), pp. 123-144 https://www.jstor.org/stable/20355357
[4] « La fille agenouillée à côté de Maria Portinari est l’aînée : Maria, dont l’âge exact n’est pas indiqué dans le registre de 1480, pas plus que celui de sa sœur Margherita. Mais il ressort de l’ordre de l’énumération que Maria était l’aînée, et comme sur le Triptyque elle est sans aucun doute plus âgée qu’Antonio, né en 1472, il faut situer sa naissance en 1471. Si Margherita était déjà de ce monde à l’époque où le tableau fut commandé, elle y aurait certainement été représentée, parce que c’est justement sa sainte patronne qui y figure; celle-ci était du reste la sainte que vénéraient tout particulièrement les femmes en couches…. Peut être Margherita était-elle née pendant que Van der Goes travaillait à ce tableau… Les enfants des Portinari étaient : 1) Maria, 1471-?… 2) Antonio, 1472-? ; 3) Pigello, 1474-? ; 4) Guido, 1476-après 1554 ; 5) Margherita, 1475 ? – ?. 6) Dianora, 1479- ? 7) Francesco, prêtre, né avant 1487, mort après 1556 ; 8) Giovanni Battista ; 9) ( ?) Gherardo ; 10) ( ?) Folco » Aby Warburg, « Erneuerung Der Heidnischen Antike », Getty Publications, 1999, p 301 note 43
https://books.google.fr/books?id=rWVDLJFs5QkC&pg=PA301
[5] « It is impossible to establish with any precision the dates of birth of the Portinari children. Tommaso Portinari married Maria Bandini Baroncelli in 1470, when Maria was fourteen… Their eldest child, Margherita, is stated in a seemingly reliable source to have been born on 15 september 1471… Another seemingly reliable source records that the second child, Antonio, was born in February 1472… This leaves an impossible space of only five months between the births of Margherita and Antonio. According to a Florentine catasto return submitted in August 1480, Tommaso and Maria then had five legitimate children: Antonio, aged eight ; Pigello, aged six; Guido, aged four; Margherita; and Dianora… According to the 1487 aggiunte to the catasto of 1480, Tommaso and Maria had seven children in July 1487: Margherita, aged thirteen; Antonio, aged twelve; Pigello, aged eleven; Guido, aged ten; Francesco, aged nine; Dianora, aged eight »
« Hugo van der Goes and the Trinity panels in Edinburgh » Colin Thompson, Lorne Campbell Trustees of the National Galleries of Scotland ; London, 1974, p 103
[6] Julia I. Miller, « Miraculous Childbirth and the Portinari Altarpiece » The Art Bulletin, Vol. 77, No. 2 (Jun., 1995), pp. 249-261
https://www.jstor.org/stable/3046100
[12] Hans Memling au Louvre, Philippe Lorentz, Till-Holger Borchert, p 36
[14] « Gérard David : purity of vision in an age of transition », Maryan W. Ainsworth, Metropolitan Museum of Art Publications http://libmma.contentdm.oclc.org/cdm/compoundobject/collection/p15324coll10/id/75339
[15] « Intentional Alterations of Early Netherlandish Painting », Maryan W. Ainsworth , 2008
https://www.metmuseum.org/toah/hd/neth/hd_neth.htm
[16] « Zum Triptychon des Gerhard ter Steegen de Monte : Stifter und Stifterporträts » by: Thesy Teplitzky, Wallraf-Richartz-Jahrbuch
Vol. 61 (2000), pp. 317-329, https://www.jstor.org/stable/24664405
[17] J.J.Merlo « Peter von Clapis, ein köllner Gelehrter und Kunstfreund des 16. Jahrhunderts », in Annalen des historischen Bereins für den Niederrhein, 1867
https://books.google.fr/books?id=ajgFAAAAQAAJ&pg=PA1&dq=clapis+merlo&hl=fr&sa=X&ved=0ahUKEwiO1PrV8qjfAhXG2KQKHV0mA5UQ6AEIMDAB#v=onepage&q=clapis&f=false

1-5 Donateurs incognito

1 juin 2019

Il arrive assez souvent, en Italie, que le donateur se fasse représenter non pas en tant que tel, mais en prêtant ses traits à un des personnages sacrés : souci d’humilité ou d’économie (en économisant un personnage), ce procédé, qu’on a nommé plus tard « portrait historié« , était sans doute bien plus fréquent que les quelques cas avérés ou probables [0].


Une scène privilégiée : l’Adoration des Mages

Benozzo Gozzoli. 1459-62 Chapelle des Mages Palazzo Medici-Riccardi, FlorenceBenozzo Gozzoli. 1459-62 Chapelle des Mages  Palazzo Medici-Riccardi, Florence Botticelli 1475 Adoration_of_the_Magi_(Zanobi_Altar)_-_UffiziAdoration des Mages  (Zanobi Altar), Botticelli, 1475, Musée des Offices 

Cette pratique semble être apparue dans l‘Adoration des Mages, scène favorable par son nombre important de figures et la présence des Rois, tout indiqués pour flatter les personnalités les plus importantes.

Pour l’identification (hypothétique) des personnages voir :

Nous nous intéressons ici aux quelques exemples connus de donateurs incognito devant la Madone.


1470 ca Botticelli. Madonna and Child with Saints Mary Magdalene, John the Baptist, Francis, Catherine, Cosmas and Damian) Galleria degli Uffizi, Florence.

Vierge à l’Enfant avec Sainte Marie Madeleine, Saint Jean Baptiste, saint François, Sainte Catherine et les saints Cosme et Damien (retable de Sant’Ambrogio)
Botticelli. vers 1470, Offices, Florence

Les deux saints jumeaux Cosme et Damien, au premier plan, patrons des Médicis, sont peut-être des portraits de Laurent le Magnifique et de son frère Giuliano.


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 1470-74 Cosme Turra Polittico Roverella panneau centralpanneau central 1470-74 Cosme Turra Polittico Roverella Santi Maurelio e Paolo con Niccolo RoverellaPanneau droit : Saint Maurelio et Saint Paul avec le cardinal Bartolomeo Roverella


Polittico Roverella

Cosme Turra, 1470-74, Galleria Colonna, Roma

Ce polyptyque très ambitieux, aujourd’hui démembré et partiellement perdu, a été reconstitué et compris grâce aux travaux cumulés de plusieurs historiens d’art.

Le panneau en bas à gauche (perdu) montrait Saint Georges et Saint Pierre avec le moine olivétain Niccolo Roverella

L’inscription très abîmée qui se trouvait au bas du panneau central explique pourquoi l’Enfant est représenté endormi [1] :

Réveille-toi Enfant, la famille Roverella frappe aux portes.

Ouvre et laisse les entrer.

Frappe, dit la loi, et on t’ouvrira

(vers de Lodovico Bigo).

Surge, Puer, rouorella fores gens pulsat.

Apertum redde aditum.

Pulsa lex ait : intus erit.


1470-74 Cosme Turra Polittico Roverella reconstruction Maurizio Bonora (2007)

 
Saint Pierre, Saint Georges,  Madonne, Saint Maurelio, Saint Paul 
Reconstitution de l’ensemble par Maurizio Bonora (2007)

Ce polyptyque familial révèle subtilement les relations entre les quatre frères Roverella, dont trois étaient des écclésiastiques [2]. De droite à gauche :

  • l’évêque Lorenzo, le défunt à qui l’oeuvre est dédiée (il mourut à Monte Oliveto le 6 Juillet 1474), se dissimule à droite sous les traits du Saint évêque Maurelio ;
  • le cardinal Bartolomeo, commanditaire du polyptyque et du tombeau de Lorenzo, est agenouillé à ses pieds ;
  • le moine Niccolo, prieur de l’église Saint Georges qui héberge les deux oeuvres, est délégué à gauche aux pieds de Saint Pierre pour toquer à la porte du Paradis ;
  • enfin le quatrième frère, Florio, chevalier de Malte qui résidait à Jérusalem, se dissimule sous les traits de Saint Georges, patron de l’église et protecteur de la ville de Ferrare.

Ainsi les deux frères éloignés (le défunt et le chevalier) sont intégrés parmi les personnages sacrés tandis que les deux frères effectivement présents à Monte Oliveto sont figurés en donateurs agenouillés : le moine, homme de Dieu, à la place d’honneur, et le cardinal, homme d’église, en position d’humilité.


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L’église de Lecceto est un exemple très étudié,  car elle présente deux cas de donateurs incognitos. Il s’agit d’une église construite à la campagne, à côté de l’ermitage où en 1473, Fra Domencio Guerrucci avait résolu de vivre en ermite, s’écartant des turpitudes de Florence.

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Piero del Pugliese en Saint Nicolas

Piero di Cosimo 1481-85 Pugliese-Altar Saint Louis Art Museum

Retable  du Pugliese
Piero di Cosimo, 1481-85, Saint Louis Art Museum

Le premier cas est le retable de la chapelle Saint Nicolas :  un des donateurs et bienfaiteurs de l’église,  Piero del Pugliese, s’est fait représenter sous les traits du saint, avec ses trois boules dorées et son auréole, peu visible mais bien présente (sur la composition remarquable de ce retable, voir  Les pendants de Piero di Cosimo)

Nicolas était le prénom du fils de Piero, né en 1477, au moment où celui-ci faisait ses donations pour construire l’église de Lecceto.  Les boules dorées constituent une allusion toute trouvée à ces largesses. Une forme de sainteté est accordée au bienfaiteur anonyme, dont ni les armes ni le nom n’ont été, à sa demande, inscrits dans le bâtiment.


Filippo Strozzi. en berger

The Adoration of the Shepherds with Filippo Strozzi (predella of the Lecceto Altarpiece), 1487-1488 Bojmans van Beuningen

Ecole de Guirlandaio, L’adoration des Bergers  (prédelle du retable majeur de Lecceto), 1487-1488, Musée Bojmans van Beuningen, Rotterdam

Le retable majeur a été perdu : il représentait probablement une Nativité, et le panneau de droite de la prédelle est une Adoration des Mages conservée dans une collection privée.

Le berger qui fait pendant à Saint Joseph est le donateur  Filippo Strozzi, représenté en humilité, mais qui était devenu après le retrait de Piero del Pugliese le patron officiel de l’église.


Une pratique subtile et contestée

Il est flagrant que les deux donateurs ont choisi des stratégies différentes de représentation, reflétant d’une manière qui devait être transparente pour les contemporains un statut de patronage différent, étudié en détail par  Jill Burke [2a]:

« Piero del Pugliese joue Saint-Nicolas-le-donateur, effectuant ses offrandes sans attendre un retour terrestre ; Filippo Strozzi joue le saint-berger-comme-patron, toujours soucieux de son troupeau. Ce  faisant, les deux situent leurs actes individuels de don dans un récit spirituel idéalisé. Nous ne devrions peut-être pas être surpris de ces exemples de manipulation d’identité dans une société où les individus étaient encouragés à faire preuve d’empathie avec le Christ et les saints et à s’imaginer eux-mêmes et leurs contemporains exerçant leur fonction comme un exercice spirituel. Aujourd’hui, il est difficile d’évaluer la fréquence à laquelle des personnes étaient représentées en tant que saints sur les retables. Cependant, la manifestation visuelle permanente et publique de cette habitude mentale à travers la peinture était pleine d’une ambiguïté qui allait devenir un thème des sermons de Savonarole: l’apparence extérieure révélait-elle vraiment la motivation intérieure ?

Effectivement, Savorarole s’est élevé contre cette pratique, au moins pour les femmes  :

« Les florentins ont dans leurs églises des figures peintes à la ressemblance de telle ou telle femme, ce qui est mal et un grand déshonneur vis à vis de Dieu » (Cité dans [2a], p 112).



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1498-99 Pala Bentivoglio, Francesco Raibolini, Pinacoteca di Bologna

L’Enfant adoré par la Vierge, Saint Joseph, Saint Augustin, Saint François et deux anges en presence d’Anton Galeazzo et Alessandro Bentivoglio (Pala Bentivoglio), faite pour l’autel majeur de Santa Maria della Misericordia
Francesco Francia (Raibolini), 1498-99, Pinacoteca di Bologna

On sait par Vasari que l’écclésiastique Anton Galeazzo Bentivoglio a commandé ce tableau à la fin de 1498, pour célébrer son retour d’un pèlerinage en Terre Sainte : il est représenté en adoration près de la Vierge, vêtu en pèlerin, avec la barbe et la croix rouge sur le manteau. Le jeune homme de droite, habillé en berger avec la tête couronnée de feuillages (autrefois identifié comme le poète Girolamo Casio) est son frère Alessandro Bentivoglio, poète et capitaine, ce qui justifie doublement la couronne de lauriers (ou de feuilles de chêne), symbole de la poésie (ou de la victoire) [3]. La Vierge aurait les traits d’Ippolita Sforza l’épouse Alessandro, et Jésus ceux de leur fils [4].

Ainsi cette Nativité cache un portrait de famille.



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1514-Titien-Madonna-col-Bambino-Giovanni-Battista-e-un-santo-National-Gallery-of-Scotland-Edimburg

Vierge à l’Enfant avec Saint Jean Baptiste et un saint non identifié
Titien, 1514, National Gallery of Scotland, Edimburg

Ce tableau de dévotion comporte peut être un portrait dont nous avons perdu la clé : l’homme en manteau rouge est officiellement un saint (puisqu’il touche l’Enfant) mais l’absence de tout attribut permettant de l’identifier laisse supposer un portrait caché.



1514 Titien Madonna col Bambino, Giovanni Battista e un santo, National Gallery of Scotland Edimburg schema
Les puissantes lignes de composition, en évacuant Saint Jean Baptiste dans la marge, composent un touchant portrait de famille.



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1500-31 Catena Vincenzo, Madonna con Bambino e donatrice coll priv

Vierge à l’Enfant avec une sainte (ou une donatrice)
Vincenzo Catena, 1500-31, collection privée

Ce tableau joue avec la même ambiguïté :

  • l’égalité de taille avec la Vierge et la proximité des mains avec l’Enfant militent en faveur d’une sainte ;
  • l’absence d’attribut, les traits peu idéalisés du visage, l’arbre mort faisant contraste avec l’arbre vivant derrière Marie, suggèrent que la femme est bien une humaine venant prier pour son salut.



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1520-24 Bonifacio Veronese, Madonna col Bambino con i santi Costantino, Elena e Giovannino, Palazzo Pitti, Firenze

Vierge à l’Enfant avec Saint Constantin, Sainte Hélène Saint Jean Baptiste enfant
Bonifacio Veronese, 1520-24, Palazzo Pitti, Firenze.

Le présence du petit chien et du livre font penser à première vue à une Conversation sacrée avec un couple de donateurs : c’est seulement en remarquant le globe et la couronne, à gauche, et la petite croix qui sort du livre, à droite, que l’on devine que le couple représente l’empereur Constantin et sa mère Hélène, découvreuse de la Vraie Croix.

Il existe de nombreux tableaux tels que celui-ci, dans lesquels la tradition – ou les guides imaginatifs – reconnaissent dans un saint personnage telle ou telle célébrité : pratique devenue d’autant plus courante que l’abandon des auréoles a supprimé à ce travestissement tout caractère sacrilège.


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1515 Montagna_Virgin and Child Enthroned with St. Homoborus and a beggar, with St. Francis and the Blessed Bernardo da Feltre, and Saint Catherine

Vierge à l’Enfant avec Saint Homoborus et un mendiant, Saint François et le Bienheureux Bernardo da Feltre, et Sainte Catherine
Montagna, 1515, Eglise de San Marco, Lonigo, près de Vicence

Il y a également tout un jeu d’ambiguïtés dans ce panneau où les personnages sans auréole sont à gauche non pas un donateur, mais le mendiant qui va avec Saint Homoborus et à droite, un bienheureux franciscain aux pieds du patron de son ordre.

On sent bien que les quatre sont des portraits de paroissiens réels, qui se sont partagé les rôles plus ou moins prestigieux selon des préséances qui nous échappent.


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1500-25 Accademia_Venise-_Presentazione_di_Gesu_al_tempio_di_Francesco_Bissolo saint Antoine de Padoue saint Joseph et Simeon

Présentation de Jésus au temple avec Saint Antoine de Padoue, saint Joseph, Saint Siméon et un donateur inconnu
Francesco Bissolo, 1500-25, Accademia, Venise

Ici le cas est différent, mais il s’agit là encore d’un jeu délibéré avec les conventions. Même en l’absence d’auréoles, le donateur se signale par sa position inférieure. En revanche, malgré les apparences, la scène n’est pas une Conversation sacrée (la Madonne entre des saints) mais une scène bien précise de l’Evangile, la Présentation au Temple. De part et d’autre de la servante qui apporte les deux colombes en offrande se sont glissées les deux présences anachroniques du donateur et de Saint Antoine de Padoue.



Références :
[0] Pour des exemples de ce type de décryptage, voir : Abolala Soudavar « Decoding Old Masters, Patrons, Painters, and Enigmatic Paintings of the 15th Century ». https://www.academia.edu/5531497/Decoding_Old_Masters_Patrons_Painters_and_Enigmatic_Paintings_of_the_15th_Century
[1] « Cosmè Tura: The Life and Art of a Painter in Estense Ferrara », Joseph Manca, Clarendon Press, 2000, p 114

1-4-1Triptyques avec donateurs : Italie

1 juin 2019

On ne trouve pas en Italie de triptyques à volets mobiles avec donateurs, mais des triptyques fixes dans lesquels, vu l’absence de la contrainte de la fermeture, le panneau central a la même taille que les panneaux latéraux.

J’ai choisi de traiter à part les triptyques (ou les polyptyques) italiens dans lesquels le ou les donateurs figurent dans les panneaux latéraux : d’une part parce que l’éloignement par rapport à la Madonne rend moins sensible la question de l’ordre héraldique ; et d’autre part parce qu’ils posent l’intéressante question de savoir pourquoi l’artiste a choisi de les exclure du panneau central. Le cas le plus fréquent, celui où ils se trouvent aux pieds de la Madonne, sera traité dans les chapitres généraux (d’autant que certaines oeuvres considérées comme autonomes sont en fait le panneau central d’un polyptyque disparu).

Tandis que les flamands ont d’emblée conçu leurs triptyques comme une extension spatiale de la scène centrale, les italiens – qui se sont essayé à la formule bien avant la conception albertienne du tableau comme fenêtre sur le monde – ont accordé à ses zones latérales d’extension des statuts très divers, selon les artistes et les époques : le passage du donateur au travers du cadre, vers une zone avec un degré moindre de sacralité, répond à une exigence particulière qu’il est souvent possible de deviner.



Donateurs à taille souris

1323-24 Simone Martini Polyptyque de San Domenico Museo dell opera del duomo Orvieto

Polyptyque de San Domenico
Simone Martini, vers 1323-24, Museo dell opera del Duomo, Orvieto

Ce polyptyque (dont il manque deux panneaux) obéit à de fortes symétries centrales.


1319-20 ca Simone Martini Polyptyque de Santa Caterina d'Alessandria Museo San Matteo Pise

Polyptyque de Santa Caterina d’Alessandria
Simone Martini, vers 1319-20, Museo San Matteo, Pise

Il fait suite à une autre polyptyque lui aussi très symétrique, dans lequel le couple des deux Saint Jean remplace celui des apôtres Pierre et Paul.


1319-20 ca Simone Martini Polyptyque de Santa Caterina d'Alessandria Museo San Matteo Pise detailPolyptyque de Santa Caterina d’Alessandria (detail) 1323-24 Simone Martini Polyptyque de San Domenico Museo dell opera del duomo Orvieto detailPolyptyque de San Domenico (detail)

On sait d’après des textes que le commanditaire, rajouté en position d’honneur dans le panneau au plus près de la Madonne, est Trasmundo Monaldeschi, évêque de Soana, qui de plus entretenait une dévotion particulière à Marie-Madeleine [1].

Simone a subtilement modifié les gestes de la Sainte pour accueillir le donateur :sa main droite le désigne et sa main gauche le place sous la protection du manteau.



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1417-battista_di_gerio-_trittico-reconstitue

Triptyque provenant de l’église San Quirico all’Olivo de Lucques,
1417, Battista di Gerio

Panneau gauche : saint Julien l’Hospitalier , saint Luc et le donateur Luca di Jacopo, Musée du Petit Palais, Avignon
Panneau central : Philadelphia Museum of Art.
Panneau droit : Saints Cyr (Quirico) et Juditte, Saint Sixte Pape, musée de Lucques

La stucture de ce triptyque est facile à expliquer : Si le patron de l’église, Saint Cyr, ne figure pas du côté honorable comme c’est l’habitude, c’est parce qu’il a laissé sa place à un Saint plus prestigieux, Luc  l’évangéliste. Le donateur Luca di Jacopo, un prêtre de Luques, se place aux pieds de son  Saint éponyme.

La composition est très sophistiquée, puisque la Vierge à l’Enfant  du panneau central se reflète à la fois dans le volet gauche (le tableau que Saint Luc est en train de peindre) et dans le volet droit : le couple mère-fils formé par Sainte Juditte et le petit Saint Cyr de Tarse, le plus jeune martyr de la chrétienté, mort à l’âge de troIs ou quatre ans sous Dioclétien, représenté ici tenant un rameau d’olivier en guise de palme du martyre).

La position du donateur est d’autant plus flatteuse qu’elle le place visuellement en pendant du petit martyr.


Une bénédiction déguisée (SCOOP !)

1417 battista_di_gerio-_trittico reconstitue detail
Dans le panneau central, l’Enfant tend la main droite comme pour une bénédiction : mais c’est en fait pour qu’un chardonneret s’y pose, attiré par la grappe de raisin qu’il agite de la main gauche. Cette utilisation très originale de deux symboles conventionnels de la Passion est ici clairement une figure de rhétorique, par laquelle le donateur en adoration se compare à l’oiseau captivé par l’Enfant.



Couple de donateurs à taille souris


1408 Battista da Vicenza St Georges Antoine Blaise Martin Pieve di S. Giorgio, San Giorgio, Velo d'Astico

Vierge à l’enfant, Saint Georges, Saint Antoine, Saint Blaise, Saint Martin et un couple de donateurs
Battista da Vicenza, 1408, Pieve di S. Giorgio, San Giorgio, Velo d’Astico

Le patron de l’église, Saint Georges, figure ici en position d’honneur.



1408 Battista da Vicenza St Georges Antoine Blaise Martin Pieve di S. Giorgio, San Giorgio, Velo d'Astico detail
Le petit personnage dans le panneau le plus à droite n’est pas un enfant du couple, mais le pauvre auquel saint Martin fait l’aumône de son manteau.

Par une amusante astuce visuelle, l’artiste nous fait comprendre que la petite canne sur laquelle il s’appuie est remplacée, pour les donateurs, par rien moins que l’immense bâton de Saint Antoine et l’immense crosse de Saint Blaise . De manière très originale, les donateurs sont en quelque sorte intégrés à la scène sacrée en tant « qu’attributs » purement visuels de ces deux saints.



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Sano di Pietro

Cinq polyptyques avec donateurs ont été conservés, s’étalant entre 1440 et 1470 ; tous montrent des donateurs souris, répartis de différentes manières.


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1440 Sano di Pietro Triitico di santa bonda tra angeli e donatori, Pinacoteca Nazionale, Siena

Tryptique des Jésuates (trittico di Santa Bonda)
Sano di Pietro, 1440,  Pinacoteca Nazionale, Sienne

Dans ce retable, la taille « enfant » distingue deux  bienheureux :  Giovanni Colombini, fondateur de l’ordre des Jésuates,  et son successeur Francesco Vincenti. Cette qualité de bienheureux leur vaut d’être placés à cheval derrière la colonne, mais  sans pénétrer complètement dans le compartiment de la Vierge.



1440 Sano di Pietro Triitico di santa bonda tra angeli e donatori, Pinacoteca Nazionale, Siena detail1 1440 Sano di Pietro Triitico di santa bonda tra angeli e donatori, Pinacoteca Nazionale, Siena detail2

La taille « souris » concerne, en position d’honneur, les nonnes du couvent de Santa Bonda, qui avaient commandé le panneau pour l’autel de leur église (où elles conservaient les reliques de Colombini) ; ainsi que deux laïcs en position d’humilité, sans doute remerciés pour leur participation financière.


1444 Sano di Pietro, beato Giovanni Colombini tra san Domenico Girolamo Agostino Francesco Cosma Damiano Pinacoteca nazionale, Sienne detail
Vierge à l’Enfant entre les saints Dominique, Jérôme, Augustin, François, Côme, Damien et le bienheureux Giovanni Colombini
Sano di Pietro,  1444, Pinacoteca nazionale, Sienne (détail)

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Pour comparaison, un autre retable réalisé quatre ans plus tard, sans onateur, conserve pour le bienheureux la même position liminaire, en accroissant sa taille pour le rapprocher des piedsnus  de l’Enfant.
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1440 ca Sano di Pietro Polittico della collegiata di San Quirico d'Orcia

Vierge à l’Enfant entre Saint Jean Baptiste, Saint Cyr (Quirico), Saint Fortunat (de Valence), Saint Jean l’Evangéliste
Sano di Pietro, vers 1440, Collégiale de San Quirico d’Orcia

Les deux donateurs, un roi (en position d’honneur) et un voyageur, sont sans doute deux pèlerins passés par cette ville-étape sur le chemin de Saint Jacques et de Jérusalem. Les séparations du triptyque sont peu marquées et le trône déborde de part et d’autre, établissant la continuité de la scène.

Le polyptyque est totalement symétrique, de sorte qu’aucun des donateurs ne puisse se sentir lésé : chacun dispose d’un Saint Martyr et d’un Saint Jean, et si le roi se trouve sous l’Ange qui couronne l’Enfant et sous la scène de la Résurrection, le voyageur se trouve sous l’Ange qui apporte un bouquet à Marie et sous la scène tout aussi prestigieuse de la descente aux Enfers.

L’écartement des donateurs dans les panneaux latéraux (toute relative du fait de la continuité de la scène) sert donc à attribuer à chacun la même quantité de sacré.


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1450 ca SANO DI PIETRO Madonna con Bambino in trono tra angeli e i santi Girolamo, Giovanni Battista, Gregorio Magno, Agostino e altri santi, Pinacoteca Siena.jpg

Vierge à l’Enfant entre Saint Jérôme, Saint Jean Baptiste, Saint Grégoire le Grand, Saint Augustin (Polyptyque de Saint Jean Baptiste pour l’Abbadia nuova)
Sano di Pietro, vers 1447, Pinacothèque nationale, Sienne

L’inscription du bas donne l’identité de l’abbesse qui a commandé le polyptyque :

QUESTA TAVOLA A FATA FA / BARTOLOMEA DI DOMENICHO DI FRANCIESCHO / PEL ANIMA DI SUO PADRE E DI SUO MADRE

Elle s’est fait représenter aux pieds de Saint Jean Baptiste, auquel était dédié le retable, et qui était l’objet d’une dévotion particulière dans le monastère. L’oeuvre comportait d’ailleurs une prédelle avec des scènes de sa vie, qui a été récemment reconstituée et pose par ailleurs d’intéressants problèmes iconographiques  [2].


1450 ca SANO DI PIETRO Madonna con Bambino in trono tra angeli reconstitution

Reconstitution du retable complet

Les deux saints de droite sont présents en tant que patrons de l’église (Saint Grégoire), et de l’ordre auquel appartenait l’abbaye (Augustin). La présence de Saint Jérôme s’explique par son rôle de protecteur des communautés féminines.

On notera d’ailleurs le côté « promotion de l’étude » de l’ensemble, puisque les trois figurines des pinacles (Saint Pierre Martyr, le Christ et Saint Antoine de Padoue), les quatre grands saints, et l’Enfant, portent tous une banderole ou un livre. Le texte de Saint Jérôme est une citation biblique reprise par lui dans une de ses lettres ; Saint Jean Baptiste et l’Enfant portent leurs paroles habituelles, faciles à reconstituer pour des nonnes : « ECCE AGNIU<s dei qui t>OLL<is peccata mundi> » et « EGO S<um lux> »

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1471 Sano di Pietro, due donatori Museo Civico e d'Arte Sacra, Colle di Val d'Elsa

Polyptyque avec deux moines bénédictins, entre Saint Benoît, l’évêque Saint Quirin (Cirino), l’évêque Saint Donat et Sainte Justine
Sano di Pietro 1471 , Museo Civico e d’Arte Sacra, Colle di Val d’Elsa

Le Christ Sauveur, dans le fronton et les deux saints en position d’honneur, Benoît et Cirino, confirment que le retable provient de l’église Santi Salvatore e Cirino de l’abbaye bénédictine de Abbadia a Isola.

L’inscription en bas donne le prénom des deux donateurs : Don Benedetto et Don Francesco [3]. Si saint Benoit figure en première position dans le retable et dans la prédelle, ce n’est pas en tant que patron éponyme du premier donateur (il serait dans ce cas étrange que celui du second,Saint François, manque dans le retable) : mais parce que tous deux étaient des moines bénédictins. Il est logique néanmoins que celui qui porte le prénom du fondateur de l’Ordre se trouve à gauche, à la place d’honneur.

C’est sans doute à cause de cette dissymétrie (un des moines ayant son saint éponyme et l’autre pas) que les deux ont été placés  dans le compartiment central, sous le patronage direct de la Madonne


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1479 Sano di Pietro Polittico dell'Assunzione della Vergine Pinacoteca Nazionale, Siena

Polyptyque de l’Assomption, avec Sainte Catherine, Saint Michel, Saint Jérôme et Sainte Pétronille
Sano di Pietro, 1479, Pinacoteca Nazionale, Pinacothèque nationale, Sienne (provient du couvent de Santa Petronilla degli Umiliati)

L’inscription en bas donne le nom de la clarisse qui a commandé le retable :

SANI PETRI PINXIT + QUESTA TAVOLA A FATA FARE SUORO BATISTA DE BENEDETTO DE NOBILIS DA LITIANO MCCCCLXXVIII



1479 SANO DI PIETRO Polittico dell'Assunta,Pinacoteca Nazionale Sienne detail

Elle est placée dans le compartiment central, juste sous les pieds de la Vierge en assomption, entre ses deux saints éponymes Jean Baptiste et Jean l’Evangéliste.

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Ces cinq exemples montrent que dans un polyptyque, malgré leur taille souris et leur qualité d’ecclésiastique, les donateurs se placent dans les compartiments latéraux, sauf circonstance particulière :

  • un souci d’égalité entre les deux moines, dans le cas du polyptyque de San Quirico d’Orcia ;
  • l’attraction des sains éponymes, pour la clarisse du polyptyque de l’Assomption.
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1475 Alemanno Pietro Pinacoteca Comunale, Montefalcone

La Vierge à l’Enfant avec Saint Catherine, Sain Jean Baptiste, Saint François et Saint Louis de Toulouse
Pietro Alemanno, 1475, Pinacoteca Comunale, Montefalcone (provient de l’église San Giovanni Battista, dépendant du couvent des Frères mineurs de l’Observance).

Ce retable très franciscain (en plus des deux saints franciscains en pied, on note encore saint Bonaventure de Bagnoreggio et San Bernardin de Sienne dans le registre supérieur) est une oeuvre de propagande en faveur de l’Immaculée Conception. Le frère franciscain aux pieds de Saint François brandit une banderole comminatoire :

Il n’aime pas réellement la Vierge, celui qui ne veut pas célébrer la fête de sa conception NON EST VERUS AMATOR VIRGINIS QUI RENUIT EIUS CONCEPTIONEM CELEBRARE




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1481 Vittore Crivelli Polittico Wilstach Philadelphia Museum of Art,

Vierge à l’Enfant entre Saint Bonaventure, Saint Jean Baptiste avec le donateur Ludovico Euffreducci, Saint François d’Assise et Saint Louis de Toulouse(polyptyque Wilstach)
Vittore Crivelli, 1481, Philadelphia Museum of Art

Réalisé par le frère du grand Crivelli, ce retable provient de la chapelle de la famille Euffreducci dans l’église San Francesco de Fermo. En raison de la présence des anges dans le anneau central, le donateur, un laïc, est placé à l’extérieur du panneau central, mais en position d’honneur.



1481 Vittore Crivelli Polittico Wilstach Philadelphia Museum of Art detail,
En contrebas du perroquet (symbole de la Résurrection), il bénéficie du côté positif attaché à la dextre du Seigneur.



Donateurs d’encadrement

1424 Mariotto_di_nardo,_polittico_serristori SS Nazarro et Celso Verona gauche 1424 Mariotto_di_nardo,_polittico_serristori SS Nazarro et Celso Verona droit

Polytique Serristori (détail des donateurs)
Mariotto di Nardo, 1424, église San Nazarro e Celso, Vérone

Une autre solution intéressante pour caser les donateurs en couple est inventée par Mariotto di Nardo.


1424 Mariotto_di_nardo,_polittico_serristori SS Nazarro et Celso Verona

Polytyque Serristori

Il suffit de les descendre au niveau de la prédelle, encadrant tout l’édifice.


1435 ANDREA DI GIUSTO Madonna della Cintola con Santa Catalina de Alejandría y San Francisco de Asís, Galleria dell'Accademia, FlorenceMadonne à la ceinture avec Sainte Catherine d’Alexandrie et Saint François d’Assise
Andrea de Giusto, 1435 , Galleria dell’Accademia, Florence
1460-70 Francesco di Gentile da Fabriano, Madonna con Bambino in trono e angeli, San Francesco d'Assisi, San Bernardino da Siena Chiesa di S. Francesco Matelica .jpgVierge à l’Enfant entre Saint François d’Assise et Saint Bernardin de Sienne
Francesco di Gentile da Fabriano, 1460-70, église San Francesco, Matelica

La même solution est retrouvée sporadiquement.


1475 Giovanni di Paolo Pala di staggia Pinacoteca Nazionale Sienne detail

Pala di Staggia
Giovanni di Paolo, 1475, Pinacoteca Nazionale, Sienne (détail)
Cliquer pour voir l’ensemble

Ce retable est différent, puisque les parents et la fille (au cou découvert, derrière sa mère), sont situés à gauche de la prédelle, le compartiment symétrique étant occupé par Saint Guillaume ermite [4a]. Une inscription incomplète donne le nom du donateur :
« …STA TAVOLA A FATO FARE CHECHO DI NANNI CINELI GIOVA… DI… DELLA CHIESA DI SC.A MARIA A ST[AGGIA (?)] STATO OP[ERAIO (?)] … »

Cecco, diminutif de Francesco, explqiue la présence de Saint François juste au dessus, dans la colonne de gauche.



Donateurs à taille enfant.

La place dans les compartiments étant limitée, la taille accrue du donateur va avoir tendance à le repousser dans les panneaux latéraux.

1300-24 Anonimo senese Madonna con Bambino in trono e santi, Santo vescovo e donatore,Memphis Brooks Museum of Art
Triptyque
Ecole siennoise, 1300-24 , Memphis Brooks Museum of Art

Dans ce petit triptyque de dévotion privée, tous les personnages sont de la même taille, y compris dans la scène de la Crucifixion. Relativement à la Madonne, encadré par Saint Pierre et Saint Jean Baptiste, on peut considérer qu’ils sont tous de taille enfant.

A cette époque précoce, seul le cloisonnement du polyptyque autorise le donateur à se faire représenter de la même taille que les saints, mais dans un compartiment séparé, sous la figure d’un Saint évêque qui est probablement son patron.



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1496_Hans_Clemer_-_parrocchiale_di_Celle_Macra commnde par cure Giovanni Forneri di Piasco
Polyptyque avec le donateur, le curé Giovanni Forneri di Piasco
Hans Clemer, 1496, église San Giovanni Battista de Celle di Macra

Dans cette composition très conservatrice, le carrelage désarticulé s’oppose à l’effet de continuité : il confine chaque personnage dans son compartiment et crée au centre une sorte de plan incliné, une zone de répulsion dans laquelle le donateur, bien que membre du clergé, ne s’aventure pas. La raison nous en est donné par l’inscription située sous les deux médaillons représentant l’Annonciation :

V [ENERANDUS] / D [OMINUS] IOHANNES FORNERO / D [E] ARPEASCHO FECIT / FIERI / 1496.

Du point de vue du prénom, le donateur avait le choix entre les deux compartiments qui encadrent la Madonne : celui de Saint Jean Baptiste ou celui de Saint Jean l’Evangéliste. Du point de vue professionnel, il s’est très logiquement rangé du côté du saint Patron de son église, Jean Baptiste .



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1498 Boxilio polyptyque avec St Martin et un donateur Carbonara Scrivia (Alessandria),chiesa parrocchiale di San Martino

Polyptyque avec St Martin et un donateur
Boxilio, 1498 , église San Martino, Carbonara Scrivia (Alessandria)

Dans ce polyptyque très conservateur pour l’époque, le Christ de Pitié occupe le compartiment de gauche, ce qui repousse le patron de l’église à une place inhabituelle, dans le compartiment de droite. Le donateur (sans doute un chanoine de la cathédrale de Tortona) est agenouillé à ses pieds, béni par l’Enfant derrière  la colonne (en avant -plan), tandis que son bonnet rose traverse la séparation dans l’autre sens. [4]


1498 Agostino da Vaprio, Beato Giacomo Filippo Bertoni con donatore e San Giovanni Battista, Pavie

Vierge à l’Enfant entre le bienheureux Giacomo Filippo Bertoni avec le donateur Philipo da Faventia , et Saint Jean Baptiste
Agostino da Vaprio, 1498, Eglise des SS. Primo e Feliciano, Pavie

Comme l’indique l’inscription, le retable et un ex-voto commandé par Philipo da Faventia en remerciement de sa guérison d’une maladie mortelle, deux ans auparavant. Comme dans le retable précédent, le bonnet du donateur passe derrière la colonne, mais l’Enfant ici ne le bénit pas.



Couple de donateurs à taille enfant

1370-99 Altichiero Boi polyptych Castelvecchio Verona provient de chapelle Zanardi de Boi,pres Caprino Veronese

Polytique de Boi avec un couple de donateurs de la famille Zanardi
Altichiero, 1370-99, Musée de Castelvecchio, Vérone (provient de l’église de Boi, près Caprino Veronese)

La séparation entre les compartiments est ici une colonne en avant-plan, qui n’interrompt pas la continuité de la scène : l’Enfant tend de la main droite un oeillet rouge à l’époux.



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1500 ca Hans Clemer duomo di Saluzzo
Polyptyque avec Ludovic II, marquis de Saluzzo, présenté par Saint Constantius et son épouse Marguerite de Foix présentée par Saint Chiaffredo
Hans Clemer,vers 1500, duomo di Saluzzo

Dans ce retable très officiel, la cape rouge et le gonfanon des deux saints militaires, patrons de la cité, attirent l’oeil sur le couple seigneurial, et lui confèrent une forme de légitimité sacrée. Il s’agit de deux martyrs de la Légion thébaine : Constantius est assez connu (d’où sa place en position d’honneur) tandis que Chiaffredo n’est vénéré qu’à Salluzzo.


1500 ca Hans Clemer Cierge Misericorde casa Cavassa Saluzzo

Vierge de Miséricorde
Hans Clemer,vers 1500, casa Cavassa, Saluzzo

On retrouve le même couple seigneurial dans cette autre commande officielle, au premier rang des bourgeois et bourgeoises de la cité, cette fois avec le futur marquis, leur fils premier né Michele Antonio. [5]



Donateurs à taille humaine

C’est essentiellement en Italie du Nord que vont se développer, à la Renaissance, les polyptyques avec donateurs à taille humaine.


1475-85 Anonimo lombardo trittico Palazzo Madame Turin centre The Museum of Fine Arts, Houston volets

Anonyme lombard, 1475-85, panneau central : Palazzo Madama, Turin ; volets : The Museum of Fine Arts, Houston

L’époux est suivi de Saint Jean Baptiste et de Saint Antoine abbé , l’épouse de Sainte Marguerite et Sainte Catherine. L’arrivée de la taille humaine s’accompagne ici d’un certaine maladresse : la taille inférieure des saints et leur position en retrait les apparenterait plutôt à des enfants qu’à des patrons (surtout pour les deux saintes, dont la robe est de la même couleur que celle de la donatrice).



1475-85 Anonimo lombardo trittico Palazzo Madame Turin centre The Museum of Fine Arts, Houston volets detail
A noter les deux minuscules pourceaux de Saint Antoine qui folâtrent sur la pelouse.

Dans le panneau central, la banderole porte une sentence fréquente dans les Vierges dites ‘de la Sagesse » :

Dans le sein de la Mère siège la sagesse du Père In gremio Matris sedet Sapientia Patris


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<>1480 ca bevilacqua abbazia di casoretto milano trittico della resurrezione avec deux saints Jean Giovanni Melzi et Brigida Tanzi
Triptyque de la Résurrection, avec les deux Saints Jean, Giovanni Melzi et son épouse Brigida Tanzi
Bevilacqua (attr.), vers 1480, église Santa Maria Bianca della Misericordia (Casoretto), Milan

De même que le sarcophage intact fait irruption hors de la grotte, de même le panneau central casse le cadre perspectif amorcé dans les panneaux latéraux : cette discontinuité assumée, justifiée par le caractère surnaturel de la Résurrection, est aussi bien sûr une facilité pour l’artiste.


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1490 ca Guglielmo VIII di Monferrato et 3 conseillers, et Bernarda di Brosse (filles Giovanna et Bianca) cappella Santa margarita santuario di crea

La Vierge à l’Enfant entre Guglielmo VIII di Monferrato et Bernarda di Brosse
Anonyme, vers 1490, Chapelle Santa Margarita, Sanctuaire du Sacro Monte de Crea

La taille géante des deux époux s’explique par le fait que toute la fresque est conçue comme un trompe-l’oeil : les deux arcades ouvertes sur l’extérieur encadrent un retable peint, sensé se trouver au dessus de l’autel. Le marquis est accompagné dans ses dévotions par trois conseillers, tandis que sa troisième épouse est suivi par les deux filles, Giovanna et Bianca, qu’elle avait eues d’un précédent mariage.



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1495 Macrino d'Alba.(Gian Giacomo de Alladio) Giacomo, Giovanni Evangelista, Giovanni Battista,Tommaso d'Aquino Palazzo Madama, Torino JL Mazieres

Vierge à l’Enfant avec Saint Jacques, Saint Jean l’Evangeliste, Saint Jean Baptiste, Saint Thomas d’Aquin et un couple de donateurs (Giacomo Donato ?)
Macrino d’Alba (Gian Giacomo de Alladio), 1495, Palazzo Madama, Turin, photo JL Mazières.

Saint Jacques figure à gauche en tant que patron éponyme probable du donateur. La position inhabituelle des deux Saints Jean (anti-chronologique) résulte alors de la nécessité d’éviter l’entrechoquement des bâtons de Saint Jacques et de Saint Jean Baptiste dans le panneau de gauche. Elle a aussi pour avantage d’associer au mari, de manière flatteuse, l’aigle de l’Evangéliste , et à l’épouse le tout petit agneau du Baptiste.

Le cadre sert de complément en relief à l’architecture peinte. Ce truc du « portique-baldaquin » qui se prolonge dans le cadre était très à la mode à l’époque :

1485 Bartolomeo Montagna Pala de San Bartolomeo pinacoteca civica di Vicenza

Pala de San Bartolomeo
Bartolomeo Montagna, 1485, Pinacothèque de Vicenza



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1499 Macrino d'Alba Saint Bernard et abbe Annibale Paleologo, St jean Baptiste PALAZZO VESCOVILE tortonaAbbazia di Lucedio

Vierge à l’Enfant entre Saint Bernard avec l’ abbé Annibale Paleologo de Monteferrato, et Saint Jean Baptiste
Macrino d’Alba , 1499, Palais épiscopal, Tortona (provient de la Badia de Lucedio) .

Ce triptyque constituait la partie basse d’un retable à six compartiments, dont le registre du haut montrait le Christ mort, entouré par Saint Benoît et Saint Jérôme.

Les pilastres (modernes) découpent de manière purement fictive un paysage à l’antique, comme il convenait pour un retable officiel rendant hommage à la culture du commanditaire. L’oeuvre est signée et datée sur le cartel aux pieds de la Vierge , et les lettres H N B répétées sur la frise faisaient partie du monogramme d’Hannibal [6] . De plus, l’ensemble était surmonté de distiques grandiloquents, aujourd’hui disparus [7] :

L’illustre Annibal de Montferrat, immenseabbé commendataire, a fait faire cette noble oeuvre.Le peintre Macrinus, natif d’Alba,l’a peinte, Dieu lui fournissant son aide.

5 septembre 1499.

Annibal illustris Ferrati Montis, et ingens/Commendatarius nobile fecit opus /Hoc fieri, Pictor Macrinus natus in Alba/Auxilium pinxit contribuente Deo/

1499 V Septembris

Rien d’étonnant à ce que ce magnifiscent abbé, portant les habits rose de protonotaire apostolique, se soit fait représenter à la place d’honneur.


Les triptyques avec donateurs de Lombardie-Piémont


1498 Martino Spanzotti et Defendente Ferrari, Polittico dei Calzolai, Cathedrale,Turin

Vierge à l’Enfant allaitant entre l’évêque Sant Orso et San Teolbaldo (Polittico dei Calzolai)
Martino Spanzotti et Defendente Ferrari, 1498 , Cathédrale de Turin

Ce retable ne comporte pas de donateur, mais c’est un jalon important : il va inspirer tous les grands retables avec donateurs de Lombardie-Piémont, que vont réaliser par la suite les élèves de Spanzotti, Defendente Ferrari et Girolamo Giovenone.

Il met en balance, de part et d’autre de la Madonne, un dignitaire de l’Eglise (avec sa crosse) et un martyr (avec sa palme), complémentarité que nous retrouverons souvent.

Les patrons des cordonniers, Saint Crispinien et Saint Crispin, figurent au registre supérieur avec leurs instruments de travail.


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1503 Girolamo_giovenone,_ss._defendente_e_apollonia_con_un_devoto Pinacoteca del Castello SforzescoSaint Defendente et Sainte Apollonie avec un donateur 1503 Girolamo_giovenone,_ss._dorotea_e_lucia_con_un_devoto Pinacoteca del Castello SforzescoSainte Dorothée et Sainte Lucie avec un donateur

Girolamo Giovenone, 1503, Pinacoteca del Castello Sforzesco (provient de San Domenico a Biella)

Le retable a été commandé par les frères Bartolomeo et Pietro Meschiati, mais on ne sait pas précisément qui est qui. Le panneau central, aujourd’hui disparu, montrait l’Assomption de la Vierge. [8]


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1508-09 Girolamo_giovenone Polittico con lo Sposalizio mistico di Santa Caterina centre Cavour volet Defendante Ferrari chiese d'avigliana

Mariage mystique de Sainte Catherine, entre Saint Laurent et Saint Jean Baptiste avec un donateur
Defendante Ferrari,1508-09, Eglise San Giovanni, Avigliana, et église de Cavour (centre)

On peut reconstituer la conception de la composition comme suit :

  • le thème du Mariage mystique présente dans la grande majorité des cas Sainte Catherine à gauche (afin que l’Enfant puisse lui passer, de la main droite, l’anneau nuptial à la main gauche) ;
  • pour l’équilibre de l’ensemble, le donateur ne pouvait pas se trouver dans le panneau gauche ; il est donc passé dans le panneau droit, en même temps que Saint Jean Baptiste (pourtant patron de l’église) ;
  • le panneau gauche est comme il se doit dédié à un martyr, dont la palme équilibre le crucifix de Jean-Baptiste. Le gril et l’escalier comblent l’espace, afin de ne pas déséquilibrer l’ensemble.



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1515-25 Girolamo_giovenone Ste Cecilia Musee PouchkineSte Cécile avec un donateur 1515-25 Girolamo_giovenone Ste Marguerite Musee PouchkineSainte Marguerite

Girolamo Giovenone, 1515-25, Musee Pouchkine, Moscou

On n’a aucune information sur le polyptyque d’où proviennent ces deux panneaux.


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1516 Girolamo_giovenone Dominique Laurent Trittico Raspa Trino Vercelli
L’Immaculée Conception allaitant, entre Saint Dominique et Saint Laurent, avec le couple Raspa (Triptyque Raspa)
Girolamo Giovenone, 1516, église San Bartolomeo, Trino Vercellese (provient de l »église domonicaine San Paolo de Vercelli)

L’époux, Ludovico Raspa, tient à la main son béret rouge de jurisconsulte et semble lire le livre de Saint Dominique [9]. Comme d’habitude un dignitaire de l’église fait pendant à un martyr : c’est ici le lys qui répond à la palme.


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1527 Gerolamo GIOVENONe Madonna and Child with saints and donors Accademia Carrara, Bergame

Vierge à l’Enfant entre Saint Michel, une Sainte inconnue, Saint Lucie, Saint Dominique et un couple de donateurs inconnus
Girolamo Giovenone, 1527, Accademia Carrara, Bergame

Saint Dominique avec son livre est passé côté féminin, avec la martyre sainte Lucie. Les quatre saints sont à lire non par couples, mais en symétrie par rapport à la Madonne : les deux saintes lui servent de suivantes, les deux saints se chargent de lui présenter les donateurs.


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1520-30 Defendente Ferrari. Santa Barbara con il donatore e San Michele, Sacra Famiglia, San Valeriano, Galleria Sabauda

Vierge à l’Enfant allaitant entre Sainte Barbe avec un donateur, et Saint Michel (polyptyque de Sainte Barbe)
Defendente Ferrari, 1520-30, Galleria Sabauda, Turin (provient de l’église Santa Maria in Borgo Vecchio d’Avigliana).

 

Le donateur s’est placé très logiquement du côté de sainte Barbe, à laquelle est dédié le retable (sa vie figure sur la prédelle, notamment en tant que patronne des maçons).

Le choix de Saint Michel est peut être dû à des considérations purement graphiques : s’agissant d’un donateur, il fallait un saint pour rétablir la parité ; et il fallait une présence massive pour équilibrer le panneau gauche très chargé, avec la palme, la tour et le donateur,. Saint Michel avec son glaive, sa balance, et son dragon remplissait parfaitement le cahier des charges.


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1525 ca Pietro Grammorseo et Gandolfino sant'Orsola; sant'Eulalia; san Giovanni Battista; san Giulio polyptique de la cathédrale de Asti Palazzo Madama Turin ensemble

Vierge à l’Enfant entre Sainte Ursule avec la donatrice Maria Balbi et Sainte Eulalie (polittico Balbi)
Pietro Grammorseo, vers 1521, Palazzo Madama, Turin (provient de l’autel de saint Jules et de Sainte Ursule, cathédrale d’Asti)

Ce retable attribué à Grammorseo [10] répond au même type de considérations : la donatrice accompagne, à la place d’honneur, la sainte titulaire de l’autel . S’agissant d’une femme, il était moins gênant de positionner en face d’elle une autre sainte, les deux pouvant être vues comme les suivantes de la Madonne.

Les saints se trouvent transportés au registre supérieur : Saint Jean Baptiste à la place d’honneur, en face de Saint Jules, le second titulaire de l’autel.


Quelques triptyques isolés

1505 - 1510 Giovanni_Bellini_and_studio_-_Pala_Priuli Pierre Benoit Paul Romuald Camaldules Pietro Priuli Museum Kunstpalast Dusseldorf

Vierge à l’Enfant avec Saint Pierre, Saint Benoit, Saint Romuald des Camaldules et Saint Marc (ou Paul) avec le donateur Pietro Priuli (Pala Priuli )
Giovanni Bellini et atelier, 1511-13, Museum Kunstpalast Dusseldorf

Ce retable a été réalisé pour l’église des Camaldules sur l’île San Michele de Venise (d’où la présence des deux saints moines).


1505 - 1510 Giovanni_Bellini_and_studio_-_Pala_Priuli Pierre Benoit Paul Romuald Camaldules Pietro Priuli Museum Kunstpalast Dusseldorf sans cadre

Comme dans toutes les Conversations sacrées de Bellini, le paysage de l’arrière-plan est continu, et le découpage en trois parties ne s’imposait pas. A cette époque, à Venise, le format triptyque est considéré comme démodé et provincial : le choix de cette formule rend justice aux valeurs conservatrices du procurateur et richissime banquier Pietro Priuli, mais aussi constitue un avantage pour l’atelier de Bellini, en facilitant la délégation du travail et le recyclage de motifs utilisés par ailleurs [11]. L’absence de toute interaction entre les personnages, notamment entre l’Enfant et le donateur, est criante.


Un rajout tardif

Les donateur sont très rares dans les retables de Bellini (pour le seul autre exemple, voir 6-2 …en Italie, dans une Maesta).

La décision d’ajouter le portrait posthume du banquier a été prise par ses héritiers à la fin de la réalisation (il est superposé aux saints). La position d’humilité et le manteau noir étaient de mise, vu la modestie affirmée dans son testament (il avait demandé l’absence de tout decorum pour ses funérailles).

Il se trouve que le format triptyque, en favorisant la lecture panneau par panneau, minimise la dissymétrie du contenu : la grand plage noire du manteau heurte moins l’oeil .

Autre facteur favorable à cet ajout tardif : le livre tenu en hauteur  (l’attribut habituel de Saint Marc) laissait à droite de la place pour il’insertion du donateur. Si sa présence avait été prévue dès le début, sans doute aurait-il été positionné aux pieds de son saint patron, et non en face.



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1520 ca Marco-d-Oggiono-polyptyque-Crespi-saint Nicolas de Tolentino, saint Augustin, sainte Monique Yvan-Boukef Chateau de Blois

Polyptyque Crespi
Marco d’Oggiono, vers 1520, Chateau de Blois, photographie Yvan Boukef

On ne sait rien sur ce polyptyque démembré. Les deux saints majeurs qui encadrent classiquement la Madonne, Saint Jean Baptiste le Précurseur et Saint Pierre le premier pape, ne correspondent probablement pas aux prénoms des deux donateurs. Vêtus identiquement, ils sont traités à égalité : bénédiction de Marie pour celui qui se situe en position d’honneur, bénédiction de l’Enfant pour l’autre.

Le registre supérieur montre trois saints portant un livre, vus en légère contre-plongée (la proportion de ciel est plus grande). Saint Nicolas de Tolentino piétinant les démons est un moine augustinien, saint Augustin en est le fondateur et sainte Monique est sa mère.

Les deux attributs du registre inférieur, le crucifix et la clé, trouvent un écho visuel dans les deux crucifix du registre supérieur : de la même manière, les deux donateurs se trouvent projetés dans les deux livres des Saints en robe noire, comme s’ils partageaient avec eux une même vocation pour l’étude.



Références :
[2] Dora Sallay, “La predella di Sano di Pietro per il polittico di San Giovanni Battista all’Abbadia Nuova: ricostruzione e iconografia”, Prospettiva 126-127, 2007, pp. 92-104
https://www.academia.edu/1464449/_La_predella_di_Sano_di_Pietro_per_il_polittico_di_San_Giovanni_Battista_all_Abbadia_Nuova_ricostruzione_e_iconografia_Prospettiva_126-127_2007_pp._92-104
[3] » QUESTA TAVOLA AFARE DON BENEDETTO E DON FRANCESCO A(D) (G)LO(RIAM) (D)EI MCCCCLXXI »
https://www.beweb.chiesacattolica.it/benistorici/bene/1253838/Sano+di+Pietro+%281471%29%2C+Madonna+con+Ges%C3%B9+Bambino+e+Santi
[7] « Joannis Andreae Irici rerum patriae libri III: ab anno urbis aeternae CLIV usque ad annum Chr. MDCLXXII : ubi Montisferrati principum, episcoporum, aliorumque illustrium virorum gesta … recensentur » Giovanni A. Irico, 1745, p 34 https://books.google.fr/books?id=ZaxQAAAAcAAJ&pg=RA5-PA34
[11] « Bellini and the Bankers: The Priuli Altarpiece for S. Michele in Isola, Venice » Jennifer Fletcher and Reinhold C. Mueller, The Burlington Magazin,e Vol. 147, No. 1222 (Jan., 2005), https://www.jstor.org/stable/20073810

Couples irréguliers

31 mai 2019

Les infractions à l’ordre héraldique du couple s’observent pour des raisons diverses et bien précises,  quoique en général méconnues. Cet article en propose un répertoire méthodique.

1 L’inversion funèbre

C’est le décès de l’épouse, désormais montée au ciel,  qui lui assure la supériorité hiérarchique

Tombe d'Isabelle d'Aragon, 1271, cathedrale de Cosenza
Tombe d’Isabelle d’Aragon, 1271, cathédrale de Cosenza

Ce monument commémore la mort soudaine de la jeune reine, enceinte de six mois, tombée de cheval alors qu’elle revenait de Tunis avec son époux le roi Philippe III et les restes de son père, Saint Louis. La défunte est représentée les yeux fermés, face à son mari qui implore la Vierge et l’Enfant.


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1400-1410 Heures Carpentras - BM ms. 0057 f. 055v
Heures, 1400-1410, Bibliothèque municipale de Carpentras, BM ms. 0057 f. 055v

On n’ a pas d’information sur ce couple de donateurs, mais les habits de deuil de la femme suggèrent qu’elle était morte. L’image est d’ailleurs une représentation du Paradis : sur une plateforme surélevée, l’Enfant donne par écrit sa réponse (favorable) à la demande de salut de la donatrice (pour d’autres exemples d’Enfant répondant à un supplication, voir 2-4 Représenter un dialogue). Les deux saintes qui entourent la Vierge montrent bien le contexte féminin de l’image : à gauche Sainte Catherine montre sa roue, à droite Sainte Agnès montre une couronne de fleurs fabriquée par les élus qui, en contrebas, jardinent, font de la musique ou de la lecture, libérés des obligations de la chair, en vacances pour l’Eternité.


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1464 Maitre_de_la_Passion_de_Lyversberg coronation Alte Pinakothek,Couronnement de Marie
1464, Maître de la Passion de Lyversberg, Alte Pinakothek, Münich

Nous avons ici une certitude sur le fait que l’épouse était morte : il s’agit du panneau central du retable de la Marienkapelle de l’église Sainte Colombe de Cologne, épitaphe de Johannes Rinck (mort en 1464). Sa première épouse Margaretha Blitterswick, morte en 1439, est représentée en position d’honneur à la droite du trône, par ordre d’arrivée au Ciel.

Chacun ayant conservé ses vêtements civils – elle sa robe de deuil, lui son tabard de membre du Conseil de Cologne – seule cette extraordinaire inversion signale qu’il s’agit de deux morts. Ce panneau a probablement été commandée par Peter Rinck en mémoire de son père et de sa mère, ce qui explique l’absence de la seconde épouse, Beelgin van Suchteln [1].


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1480 ca Ehrenstein(Asbach)_Hl._Dreifaltigkeit centreVerrière centrale,
Vers 1480, Heilige Dreifaltigkeit Kirche, Ehrenstein(Asbach)

La verrière centrale montre, dans une sorte de crypte placée sous la scène sacrée, Wilhel von Nesselrode entre ses deux femmes, sa première Eva von Ötgenbach en robe de deuil à la place d’honneur (sous Marie) et la seconde Swenhold von Landsberg en face de lui [2]. On voit donc ici simultanément l’ordre héraldique inversé par la morte et respecté par les vivants.


1480 ca Ehrenstein(Asbach)_Hl._Dreifaltigkeit gauche 1480 ca Ehrenstein(Asbach)_Hl._Dreifaltigkeit droit

La verrière de gauche montre le couple des donateurs eux-même, Bertrams von Nesselrode (fils de Wilhel), présenté par Saint Georges, et son épouse Margarethe von Oidtmann, présentée par Sainte Catherine. L’Adoration des Mages n’impose pas un ordre strict : en décidant ici d’inverser les sexes par rapport au registre inférieur, on a voulu placer l’époux sous le personnage le plus prestigieux : Marie.

La verrière de droite montre les von Oidtmann, parents de la donatrice. Cette fois, c’est en inversant l’ordre chronologique qu’on a voulu placer la scène prestigieuse, la Trinité, au dessus du mari, et la scène douloureuse, la Déposition, au dessus de l’épouse.


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Maître du Livre de Maison, Retable de la Passion, vers 1480, Musée des Augustins, Fribourg Photo Michael JenschRetable de la Passion
Maître du Livre de Maison, vers 1480, Musée des Augustins, Fribourg (Photo Michael Jensch)

L’identité des donateurs étant ici inconnue, on ignore si l’épouse était morte. On notera qu’elle est placée, avec sa robe sombre et ses mains jointes, dans la continuité de la silhouette de Marie. Du côté péjoratif, le mari est séparé du Mauvais Larron par la figure positive du Centurion qui a reconnu la divinité du Christ (en rouge). De la même manière que son épouse, il se situe dans la continuité du riche personnage en robe de brocard et fourrure, en lequel il faut probablement reconnaître Joseph d’Arimathie : le ruban blanc du centurion qui lui masque les mains est une allusion au linceul qu’il va bientôt acquérir.


Nicodème le centurion, et Joseph d’Arimathie Musee de l'Oeuvre Strasbourg, vers 1475Nicodème, le centurion et Joseph d’Arimathie, Musée de l’Oeuvre Strasbourg, vers 1475

Ce groupe sculpté contemporain témoigne de la même volonté d’insérer un groupe positif du mauvais côté de la Crucifixion : ici, Joseph fait le geste de compter sur ses doigts, autre manière d’évoquer l’achat du linceul.


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Meister von Meßkirch Epitaph_Bubenhofen Die Heilige Dreifaltigkeit mit Engeln, Heiligen kurz vor 1523 Kassel MuseumEpitaphe familiale des Chevaliers de Bubenhofen, Maître de Messkirch, 1522-23, Kassel Museum [2a]

Le registre sacré est construit autour du motif trinitaire du Trône de Grâce (Dieu le Père tenant la croix du Fils, surplombé par la colombe), orienté de biais vers Marie. Elle est accompagnée par Saint André (croix en X) et Saint Jean l’Evangéliste (tenant la coupe de poison), tandis qu’en face Saint Sébastien montre ses flèches et Saint Michel pèse une âme de la famille, manifestement sauvée : les démons ne sont pas assez lourds pour faire remonter son plateau.

La Vierge est placée du côté honorable, à la droite du Trône de Grâce et sous le soleil. Elle entraîne dans son sillage les deux dames de la famille : Margarethe von Klingenberg (morte en 1520) et sa fille Apollonia von Hailfingen (morte en 1518). Le côté droit suit le même logique parent-enfant : le mari de Margarethe, Konrad II von Bubenhofen (mort en 1478) et leurs quatre fils : trois chevaliers Hans Konrad (mort avant 1478), Hans-Heinrich (mort en 1522) et Vitus (mort en 1512), puis le chanoine Matthäus, doyen de la cathédrale de Constance. On pense que c’est lui, dernier survivant de cette branche éteinte, qui a commandé cette épitaphe peu avant sa propre mort, en 1523 [2b].

L’honneur fait aux femmes de figurer du côté de la Vierge se justifie ici par le fait que nous ne voyons pas la famille sur terre, où règne l’ordre héraldique, mais dans le ciel.

L’identité des deux garçonnets en rouge n’est pas claire (l’inscription du centre étant effacée) : ce sont soit les enfants d’Apollonia, soit plus probablement des frères décédés prématurément.



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Dosso_Dossi 1512 Philadelphia Museum of Art
Vierge à l’Enfant avec un couple de donateurs
Dosso Dossi, 1512, Philadelphia Museum of Art.

Bien que les donateurs soient inconnus, leur position relative suggère qu’il s’agit d’un mémorial dédié par l’époux à sa défunte épouse [3]. Les ombres longues, la figure maléfique du chat à l’aplomb du chardonneret (le mal qui menace l’innocence, voir Le chat et l’oiseau), ajoutent à l’atmosphère tragique. L’autre époux du tableau, Joseph dans la pénombre adossé à une colonne brisée, se substitue derrière la morte au mari encore vivant, à l’écart sous une colonne intacte, et qui aspire à la rejoindre.


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Pour les exemples ci-dessous, faute de certitudes biographiques, nous n’avons que des présomptions.

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1295 ca Maestro di Varlungo san Bartolomeo, san Domenico e donatori Collezione A. Pittas couleur 1285-90 Maestro di Varlungosan Bartolomeo, san Domenico e donatori Collezione A. Pittas detail,

Vierge à l’Enfant avec Saint Bartholomé, Saint Dominique et un couple de donateurs
Maestro di Varlungo, vers 1295, collection Pittas

D’après les armoiries, les donateurs seraient de la famille florentine des Scali ([4],p 166) mais on ne connaît pas leur identité. Le fait que la bénédiction de l’Enfant s’adresse à l’épouse suggère fortement un cas d’inversion funèbre.


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1413 Nelli Ottaviano, Madonna del Belvedere Giovanni Evangelista, sant'Antonio Abate e donatori della famiglia Pinoli Chiesa di S. Maria Nuova, Gubbio
Vierge à l’Enfant avec un Saint Martyr, Saint Antoine et un couple de donateurs de la famille Pinoli (Madonna del Belvedere)
Nelli Ottaviano, 1413, Eglise de S. Maria Nuova, Gubbio

Dans cette fresque de très haute qualité, typique du gothique international en Italie, la différence d’âge entre les donateurs saute aux yeux. Une autre différence plus discrète est que, tandis que Saint Antoine, en tant que patron du donateur, pose sa main sur son épaule, c’est un ange qui présente la très sensuelle jeune femme blonde à l’Enfant qui la bénit. Il s’agit donc très probablement d’une jeune morte, femme ou fille du donateur.


1413 Nelli Ottaviano, Madonna del Belvedere Giovanni Evangelista, sant'Antonio Abate e donatori della famiglia Pinoli Chiesa di S. Maria Nuova, Gubbio detail gauche 1413 Nelli Ottaviano, Madonna del Belvedere Giovanni Evangelista, sant'Antonio Abate e donatori della famiglia Pinoli Chiesa di S. Maria Nuova, Gubbio detail

Cette fresque est bien connue pour les minuscules scènes de nus qui ornent les colonnes torses, et auxquelles aucune explication convaincante n’a été donnée [5]. La plupart représentent un couple poursuivi ou battu. Mais il faut aussi noter les nombreuses figures animales, toutes différentes, peintes en doré dans le décor, en alternance avec des étoiles. Il me semble que ce fond luxuriant évoque assez bien le Paradis perdu, et les colonnes torses les vicissitudes d’Adam et Eve, mais aussi, figés dans la pierre feinte, le regret des plaisirs perdus.


1515-1518 Zenale-Pala-Busti Brera Milan Antonio Busti St. Jacques and St. Philip

Vierge à l’Enfant avec Saint Jacques, Saint Philippe et le donateur Antonio Busti (Pala Busti)
Zenale, 1515-1518, Brera, Milan

Si l’identité du donateur est bien établie (par la dédicace et les initiales AB sur la marche), les deux femmes en face de lui n’ont pas été identifiées.


1515-1518 Zenale-Pala-Busti Brera Milan Antonio Busti St. Jacques and St. Philip detail1 1515-1518 Zenale-Pala-Busti Brera Milan Antonio Busti St. Jacques and St. Philip detail2

On dirait deux soeurs jumelles qui ne se distinguent que par le détail de leurs bagues, et leurs robes noires et rouge : deux filles d’Antonio dont l’une serait décédée ?


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1500-15 pseudo-boltraffio-the-madonna-and-child-with-saints-romanus-and-ptolomaeus-and-two-donors coll priv
Vierge à l’Enfant avec Saint Ptolomaeus, Saint Romanus, et un couple de donateurs
Pseudo Boltraffio, 1500-15, collection privée

Ces deux Saints évêques et martyrs, assez confidentiels, sont révérés dans la ville de Neri en Toscane. Saint Ptolomaeus, à la barbe blanche, disciple direct de Saint Pierre, est placé par ordre chronologique juste après la Madone, tandis que son disciple Saint Romanus, à la barbe brune, présente de ses deux mains le couple à la Vierge.

Celui-ci fait donc face à Marie : mais aussi vu par elle que vu par le spectateur, il enfreint doublement l’ordre héraldique. Or la bague à l’annulaire de l’homme souligne qu’il s’agit bien d’un mari. Habillé de noir, seul à prier, et consolé par la main gauche du Saint, c’est très probablement un veuf. Alors que son épouse en robe colorée, bénie par la main droite du Saint et désignée à Marie par l’Enfant, est déjà passée dans l’Au-Delà.


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1500-26 Luzzo Lorenzo, Madonna con Bambino, san Girolamo e donatori coll priv

Vierge à l’enfant avec Saint Jérôme et un couple de donateurs
Lorenzo Luzzo, 1500-26, collection privée

La femme se situe en avant de la Madone, surmontée par un ange et touchée par l’Enfant ; tandis que l’homme se situe en arrière, agenouillé sous Saint Jérôme qui lit son livre comme un prêtre son missel lors des funérailles. L’opposition entre le rideau et le paysage, le fermé et l’ouvert, est ici clairement une manière de différentier l’Au delà et l’en-deçà.


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1523-25 Innocenzo Francucci , madonna col bambino, ss. elisabetta, giovannino e i committenti, da s. caterina del corpus dominiPinacoteca Nazionale (Bologna)Vierge à l’Enfant avec Ste Elisabeth, saint Jean Baptiste enfant et un couple de donateurs
Innocenzo da Imola (Francucci), 1523-25, Pinacoteca Nazionale, Bologne (provient de l’église Santa Caterina (Corpus Domini)
1516-18 Raffaello,_madonna_del_divino_amore CapodimonteMadonna del divino amore
Raphaël, 1516-18, Capodimonte, Naples

On ne sait pas pourquoi, en s’inspirant de la « Madonna del divino amore » de Raphaël, Innocenzo da Imola a inversé les positions de Sainte Elisabeth et de Marie, la direction de la lumière, et positionné également les donateurs en position non conventionnelle. La composition ascensionnelle de Raphaël, dans laquelle Saint Jean Baptiste enfant présente à Jésus sa future croix, a été remplacée par une composition horizontale et symétrique. La croix a disparu, et un berceau a été introduit, posé au sol entre la donatrice et Marie.

Il est clair que la symétrie des personnages sacrés (chaque mère avec son enfant) casse la logique héraldique : les donateurs ne sont pas à lire comme agenouillés aux pieds de la Madone, mais comme répartis des deux côtés de la chambre de Marie, elle côté intime (Marie, son lit, le berceau, l’ombre, le regard tourné vers le haut), l’autre côté « visiteur » (Elisabeth, le paysage, le béret, la lumière, le regard tourné vers le spectateur).



1523-25 Innocenzo Francucci , madonna col bambino, ss. elisabetta, giovannino e i committenti, da s. caterina del corpus dominiPinacoteca Nazionale (Bologna) inverse
Reste que la solution inverse aurait été bien plus conforme par rapport au sens de la lecture (la lumière venant de la gauche, le « précurseur » avant le « sauveur », ) et aux conventions habituelles de la Conversation Sacrée (paysage à gauche et fond fermé à droite). Pour un tableau destiné à être accroché publiquement, ce choix délibéré d’originalité doit répondre à une raison forte (emplacement d’accrochage public, volonté de se démarquer par rapport au modèle raphaélien…) et susceptible d’être comprise par les visiteurs de l’église.


Une jeune morte (SCOOP !)

La comparaison avec le tombeau de Lorenzo Luzzo, dans lequel la moitié « rideau » et la moitié « paysage » traduisaient l‘opposition entre L’Au delà en l’En deçà m’inclinent à penser que nous sommes devant le même type de symbolique : et le berceau vide derrière l’épouse suggère qu’elle est morte en couches.



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1500-99 Anonimo veneziano Asta Finarte, Milano
Sainte Famille avec Saint Jean Baptiste enfant et un couple de donateurs
Anonyme vénitien, 1500-99 Asta Finarte, Milano

A contrario, cette composition a conservé pour la scène sacrée l’ordre conventionnel : paysage à gauche et rideau à droite, le Précurseur tend la croix au Sauveur. Comme la Vierge est vue de profil et que les deux donateurs sont clairement situés dans un plan en avant du trône, sans interaction avec les personnages sacrés, l’ordre héraldique n’est pas enfreint. Et leur position inversée peut s’expliquer pour une raison purement formelle : préférer à une composition trop symétrique une composition croisée, dans laquelle le Saint couple et le couple humain permutent leur rôles de père et de mère, autour de la croix centrale.


1500-99 Anonimo veneziano Asta Finarte, Milano schema
Les symétries internes du tableau poussent à une interprétation plus complexe, dans laquelle le saint de gauche serait le père de Saint Jean Baptiste, Zacharie ; et les donateurs viendraient compléter les deux saintes familles en jouant respectivement les rôles d’Elisabeth et de Joseph, comme le suggère le bâton du donateur.

Cependant celui-ci porte aussi un livre, incompatible avec l’iconographie du simple charpentier, mais fréquent en revanche comme attribut de Zacharie. Et la donatrice est jeune (tandis qu’Elisabeth était âgée) et vêtue en habits modernes.



1500-99 Anonimo veneziano Asta Finarte, Milano schema 2
Au final, dans cette composition plus élaborée qu’il n’y paraît, seul le donateur se présente comme jouant un rôle cumulé, à la fois à Joseph et Zacharie, à savoir un homme âgé gratifié d’une descendance inespérée. Peut être faut-il finalement lire le tableau en deux tranches, en haut la Sainte Famille et en bas une famille humaine venue, sous l’image de Saint Jean Baptiste, vouer son enfant à la Vierge en remerciement d’une naissance tardive. L’inversion des positions du couple dans la tranche du bas, ainsi que sa taille légèrement inférieure, serait simplement une manière de le faire reconnaître comme humains.



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1661 ca Immaculee Conception Juan de Valdes Leal National Gallery Londres

L’Immaculée Conception avec deux donateurs
Juan de Valdès Leal, vers 1661, National Gallery, Londres

L‘Immaculée Conception est entourée par des angelots portants des attributs mariaux (palme, branche d’olivier, rose, lys, miroir, couronne). Debout sur une lune ronde, elle a quitté son trône situé juste au dessous de Dieu le Père pour descendre vers le dévot qui la désigne de la main, l’autre main sur son bréviaire.

La femme âgée et en deuil qui lui fait face se trouve de l’autre côté du Prie-Dieu, du côté des apparitions : c’est très probablement la mère défunte du jeune homme.



2 Cas spécifiques

Hommage à la Veuve

Un cas très rare, dont je n’ai trouvé qu’un seul exemple, est celui où la veuve passe en position d’honneur en remplacement de son mari.

1365 ca Giovanni da Milano MET unkownVierge à l’enfant avec un couple de donateurs
Giovanni da Milano, 1365, MET, New York

On ne sait malheureusement rien sur l’identité des donateurs. La forme arrondie du panneau laisse supposer qu’elle ornait une niche funéraire, comme dans le monument du doge Dandolo par Veneziano, en 1339 (voir 6-8 …en couple). Pour expliquer l’inversion de l’ordre héraldique, Carl Brandon Strehlke a proposé que ce monument était dédié par l’épouse à son mari défunt [8].


Une chaîne discrète (SCOOP !)

Une dissymétrie dans la composition vient appuyer cette hypothèse : entre les deux humains priant de profil, Marie et l’Enfant, vus de face, font de la main droite un geste de nature spirituelle : Marie lève son lys et Jésus bénit ; et de la main gauche un geste charnel : la Vierge tient l’Enfant qui touche les mains jointes du mari. Cette chaîne de contacts, impensable entre les personnages sacrés et un humain, prouve que ce dernier est une âme immatérielle, à qui s’adresse le salut de Marie et la bénédiction de Jésus.

Le minuscule hiatus, à gauche, entre l’épouse et la main de Marie, ainsi que la barrière du lys, montrent a contrario que l’épouse que nous voyons n’est pas encore une âme, mais une mortelle : projetée dans le ciel par le miracle de sa prière, elle assiste en spectatrice à l’admission de son époux.

Dans cette iconographie très méditée et ingénieuse, sa position à gauche se justifie donc de deux manières :

  • l’Enfant bénissant n’a que sa main gauche de libre pour faire contact avec l’époux ;
  • conventionnellement, une vision mystique se situe dans la moitié droite de la composition (voir 3-1 L’apparition à un dévôt).

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Hommage à l’Epouse

Regensburg Lectionary, convent Zum Heiligen Kreuz, Regensburg, 1267–76, Keble College MS 49 fol 7r
Lectionnaire de Regensburg, pour le couvent Zum Heiligen Kreuz, 1267–76, Keble College MS 49 fol 7r

Réalisé pour un couvent de nonnes dominicaines, ce manuscrit présente une féminisation très originale, où le Christ est crucifié par les Vertus personnifiées, plus la femme qui porte le coup de lance : elle est nommée Sponsa (l’Epouse). Ce terme désigne aussi la figurine anonyme du dessus, où l’on reconnait l’ Ecclesia, qui recueille le sang de la plaie, tandis que sa prédécesseuse aux yeux bandés, Synagoga, est chassée par un ange vers la marge droite.

Le mot « Sponsa » est en fait à triple sens, puisqu’il désigne aussi, dans la marge inférieure, la donatrice Sophia, l’épouse du Comte Gebhard VI von Hirschberg, L’inversion n’a ici rien à voir avec un décès (Gebhard VI est mort en 1275 et Sophie le 9 Août 1289 [5a]) : elle sert à mettre à l’honneur la notion de SPONSA à l’intention des nonnes, toutes Epouses du Christ.


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La position du don

1324 Dedicace chapelle imperiale Antonius Berthold, Kaiser Ludwig and Margaret Bayerisches Nationalmuseum MunichMargaret et l’Empereur Ludwig le Bavarois
Antonius Berthold, 1324, Dédicace de la chapelle impériale , Bayerisches Nationalmuseum Münich

C’est ici la convention du don (le donateur se présente du côté de la main qui reçoit, voir 2-3 Représenter un don) qui explique la position de l’impératrice.


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La dépendance au contexte

Le couple du landgrave Hermann I von Thüringen et sa seconde épouse Sophie von Wittelsbach apparaît dans plusieurs manuscrits de l’époque, leur place respective variant selon le contexte.


Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 219v, Sangerkrieg auf der Wartburg« Guerre des chanteurs » au Château de la Wartbourg
Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 219v

Sophie et Hermann, assis sur un banc, arbitrent le concours de minnesänger qui se tient dans leur Château de la Wartbourg. Dans ce contexte courtois, l’image accorde à Sophie la place de la dame de coeur, assise sur le même banc que son soupirant, plutôt que celle de l’épouse  légitime (pour d’autres exemples de ce motif galant dans le codex Manesse, voir 1-3a Couples germaniques atypiques ).


Landgrave psalter 1211–13 fol 173r Stuttgart, WLB HB II 24Marie et Saint Jean Baptiste, fol 173r
Landgrave psalter 1211–13 fol 174v Hermann von Thuringen und Sophie, Stuttgart, WLB HB II 24,Sophie et Hermann von Thüringen , fol 174v
Psautier du Landgrave, 1211–13, Stuttgart, WLB HB II 24

Dans ce psautier probablement créé pour Sophie, elle figure également à la place d’honneur, à l’imitation de Marie trois pages avant : le couple en haut de chaque page est le destinataire des litanies.


Landgrave psalter 1211–13 fol 175v Andreas II de Hongrie et son épouse Gertrud von Andechs Stuttgart, WLB HB II 24Le Roi Andreas II de Hongrie et son épouse Gertrud von Andechs, fol 175v Landgrave psalter 1211–13 fol 176r Ottokar de Boheme et Constantia Stuttgart, WLB HB II 24Le Roi Ottokar de Bohème et son épouse Constantia, fol 176r

Le psautier renferme également les portraits de deux autres couples princiers liés aux Thüringen par des liens familiaux et politiques : pour l’esthétique du bifolium, la position des couples est ici en miroir, le contexte privé abolit les considérations de préséance.

« Il est remarquable que tous ces personnages soient mis sur le même plan que la Vierge et les saints, ce qui souligne l’importance de la fonction lignagère du psautier, instrument de la memoria familiale et dynastique. Les images n’introduisent pas de hiérarchie entre les intercesseurs célestes (la Vierge, les saints) et les bénéficiaires de la prière, les commanditaires de l’œuvre et leurs parents par filiation et alliance. La série des litanies et le manuscrit tout entier s’achèvent sur l’image du Sein d’Abraham, qui scelle pour l’éternité les destins individuels et met un terme au flux de l’histoire. » Jean-Claude Schmitt [5b]


Psautier de Ste Elisabeth 1201-08 Museo Archeologico Nazionale, Cividale del Friuli, MS. 137 fol 167vfol 167v Psautier de Ste Elisabeth 1201-08 Museo Archeologico Nazionale, Cividale del Friuli, MS. 137 fol 171rfol 171r

 Psautier de Ste Elisabeth, 1201-08, Museo Archeologico Nazionale, Cividale del Friuli, MS. 137

Dans ce premier psautier réalisé pour Sophie quelques années plus tôt, le couple est figuré deux fois :

  • présentant à la Trinité l’abbaye de Reinhardsbrunn, choisie pour leur sépulture ;
  • adorant l’Agneau de Dieu, en présence de trois suivantes (deux sont nommées, Lucarth et Hildegunt)

Dans ces scènes officielles en présence de la Divinité, le couple reprend l’ordre héraldique.


3 L’ordre liturgique

Cette situation se rencontre dans les cas où le panneau veut évoquer l’intérieur d’une église, dans laquelle les règles liturgiques placent les femmes à gauche de la nef et les hommes à droite. Fréquente dans les Vierges de miséricorde (voir 2-2 La Vierge de Miséricorde), cette situation se rencontre, de manière exceptionnelle, pour quelques couples de donateurs.

En aparté : les sexes dans une église

Ce sujet est complexe et pu subir quelques variations suivant les époques et les régions [5c]. La règle générale est que, dans la nef, les femmes se placent à gauche (côté Nord) et les hommes à droite (côté Sud).

Mariage 1 Mariage 2

Ainsi disposés, du point de vue du prêtre, les fidèles apparaissent dans l’ordre héraldique (le mari à gauche), ce qui étend à la communauté dans son ensemble le modèle du couple chrétien.


Polarite Nef choeur Ravenne

Ceci ne vaut que dans la nef : à l’intérieur de l’espace sacré du choeur, les hauts personnages qui y sont quelquefois représentés se positionnent par rapport au Christ présent sur l’autel : les hommes à sa droite et les femmes à sa gauche.



Speculum Humanae Salvationis 1440 ca Kongelige Bibliotek - GKS 79 folio, fol. 24v
Mariage de la Vierge
Speculum Humanae Salvationis, vers 1440, Kongelige Bibliotek, GKS 79 folio, fol. 24v

Dans la grande majorité des cas, les manuscrits du Speculum Humanae Salvationis positionnent Marie à gauche, d’autant plus lorsque l’autel est représenté au fond (la vue est donc prise depuis la nef).



Miroir de l'humaine salvation 1500 ca Chantilly Musee Conde MS 139 fol 7v

La Vierge Marie épouse Joseph Sara, fille de Raguel, est donnée à Tobie

Miroir de l’humaine salvation, vers 1500, Chantilly, Musée Condé MS 139 fol 7v

Le principe du Speculum est de confronter une scène du Nouveau Testament et une scène de l’Ancien. L’artiste a pris soin de distinguer le sacrement chrétien administré par un prêtre (Marie à gauche) et l’union juive proclamée par le père de l’épousée (Sara à droite).



Biblia pauperum 1480-85 BNF XYLO-5 vue 9

Tobie épouse Sara Marie épouse Joseph Isaac épouse Rebecca

Biblia pauperum, 1480-85 BNF XYLO-5 vue 9

Le principe de comparaison est encore plus complexe dans la Biblia Pauperum : la scène néotestamentaire est maintenant encadrée par deux scènes vétérotestamentaires, l’une de l’Ere sous la Loi (après Moïse), l’autre de l’Ere avant la Loi. Dans un ouvrage qui s’adresse essentiellement à un public de clercs, l’artiste a pris soin de respecter la convention liturgique, afin d’opposer mariage chrétien et union juive.


PERUGIN, Le Mariage de la Vierge 1504 Musee de CaenPérugin, 1504, Musée des Beaux Arts, Caen Raffaello, Mariage de la Vierge 1504 Pinacoteca di Brera MilanoRaphaël, 1504, Pinacoteca di Brera, Milan

Mariage de la Vierge

Ces deux versions reflètent la rivalité artistique entre le jeune Raphaël et son vieux maître Pérugin. Le fait que la scène se déroule en extérieur donnait toute liberté de composition. Pérugin a choisi l’ordre héraldique, dans lequel le mari se positionne à la place d’honneur, à la droite de son épouse. Raphaël a bien sûr pris le parti inverse, non pour une obscure raison liturgique, mais pour se démarquer radicalement et éviter la confrontation personnage par personnage.


Liber vitae, Winchester, 1131-77 BL Stowe MS 944 fol 6rLiber vitae, Winchester, 1131-77 BL Stowe MS 944 fol 6r

L’étrange inversion entre la reine Aelfglu et le roi Cnut a été expliquée de plusieurs manières :

  • par l’absence du roi, la croix pouvant être un ex voto offert durant un des voyages ([5d], p 126) ;
  • par le fait que le New Minster était une possession personnelle de la reine ([5d], p 127) ;
  • par cohérence de sexe avec le couple Marie / Saint Pierre ([10b], p 153).

A noter que Saint Pierre remplace ici Saint Jean l’Evangéliste parce qu’il est le saint patron du New Minster.

La croix que le roi est venu déposer en offrande sur l’autel effectue la jonction entre les deux moitiés de l’image :

  • en haut la vision mystique de Dieu donnant en retour à la reine son voile, et au roi sa couronne ;
  • en bas une vue « topographique » de la nef de New Minster, avec son autel et ses moines groupés derrière les sept arcades.

L’inversion, typiquement liturgique, reproduit la répartition des sexes à l’intérieur de la nef .


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Charles IV et Anna von Schweidnitz 1357 Chapelle Sainte-Catherine (Chateau de Karlstejn) A1 detail Charles IV et Anna von Schweidnitz 1357 Chapelle Sainte-Catherine (Chateau de Karlstejn) A2 detail

1356-60, Oratoire de Charles IV, chapelle Saint Catherine, Château de Karlstejn

Cet oratoire privé a pour particularité de comporter deux fresques représentant l’empereur Charles IV et sa troisième épouse Anna von Schweidnitz :

  • l’une inversée, de part et d’autre de la Vierge à l’Enfant ;
  • l’autre dans le sens conventionnel, de part et d’autre d’un reliquaire de la vraie Croix qui était conservé dans la chapelle adjacente.

Comme le remarque Corine Schleif [5c], l’oratoire se trouve dans une partie du château réservée aux hommes : l’inversion n’est donc pas une marque de courtoisie envers la reine. La position d’humilité de l’empereur est compensée par le geste de l’Enfant se tournant vers lui pour accepter son hommage, mais ce geste aurait pu tout aussi bien se faire dans l’autre sens.


Charles IV et Anna von Schweidnitz 1357 Chapelle Sainte-Catherine (Chateau de Karlstejn) A1 Charles IV et Anna von Schweidnitz 1357 Chapelle Sainte-Catherine (Chateau de Karlstejn) A2

La cause la plus probable de l’inversion est liturgique : Charles IV a adopté, pour son oratoire privé, la disposition femme-homme des églises, avec deux avantages supplémentaires :

  • la fresque inversée correspond à la polarité de la fresque de la Crucifixion, juste en dessous (Marie et les Saintes femmes à gauche, Saint Jean et le soldats à droite) ;
  • l’empereur se trouve du côté des fenêtres, et de la lumière du Sud.

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1395-1405 Votivtafel des Hans Austrunk Museo Civico Schnals Kartause, Bozen

Tableau votif de Hans Austrunk
1395-1405, Museo Civico, Bolzano

Ce panneau, donné à la Chartreuse de Schnals par l’apothicaire et marchand de Meran Hans Austrunk, est typique de cette inversion liturgique : Hans se trouve à gauche de Dieu le Père, présenté par Saint Jean Baptiste tenant la banderole HUC MIS (ER)ERE MEMENTO ; son épouse Margarette se trouve « à la place d’honneur », présentée par Sainte Marguerite portant la banderole FACIAS HAC GRAC (I)A FILY MARGA (R)ETA.

Cette disposition s’explique par le fait que le couple est représenté dans une église dont Dieu le Père occupe l’abside, entouré de neuf anges musiciens.


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1480-1505 Daniele De Bosis Oratoire della Madonna del Latte, Gionzana
Daniele De Bosis, 1480-1505, Oratoire della Madonna del Latte, Gionzana

La même situation se retrouve dans cette fresque absidale, dans laquelle la position du couple (famille Tettoni) , à la tête de la double procession de saints, ne fait que prolonger la position des fidèles dans la nef. A noter le détail amusant du rameau avec trois figues tenu par la Vierge).

Après cette humble chapelle campagnarde, nous allons trouver à Florence un autre exemple très célèbre.


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1485 cappella Sassetti Domenico_ghirlandaio,_adorazione_dei_pastori basilica di Santa Trinita Firenze
Adoration des Bergers
Domenico Ghirlandaio, 1485, chapelle Sassetti, basilique de la Santa Trinita, Florence

Le couple des donateurs, Nera Corsi à gauche et Francesco Sassetti à droite, encadrent le retable central, formant une continuité avec Marie à gauche et les bergers à droite (le premier, celui qui désigne l’Enfant de l’index, est un autoportrait de Guirlandaio) [6].


Un voyage temporel (SCOOP !)

1485 cappella Sassetti Domenico_ghirlandaio,_adorazione_dei_pastori basilica di Santa Trinita Firenze detail rochers
Le panneau comporte de nombreux détails intéressants, comme par exemple la présence allusive des Sassetti (littéralement « petites roches ») sous forme d’une pierre non taillée (côté Nera) et de trois briques rouges (côté Francesco), de part et d’autre du carré de marbre sur lequel est posé un chardonneret, préfiguration de la Passion.

Ainsi le couple des donateurs figure trois fois dans la composition :

  • à titre de témoins du Passé, pétrifiés à l’intérieur de la peinture ;
  • à titre de témoins du Présent,figés dans l’épaisseur de la fresque ;


1485 cappella Sassetti tombe Nera Corsi basilica di Santa Trinita FirenzeTombeau de Nera 1485 cappella Sassetti tombe Francesco Sassetti basilica di Santa Trinita FirenzeTombeau de Francesco

Enfin, à titre de témoins du Futur, enfermés dans le marbre de leurs tombeaux.

A partir des détails du centre du panneau, le spectateur, élargissant son point de vue, est convié à un voyage temporel, depuis la naissance de Jésus jusqu’à son présent d’aujourd’hui, en passant par l’époque des donateurs.


L’ordre liturgique (SCOOP !)

1485 Cappella_Sassetti_Resurrection_of_the_Boy
Miracle de l’Enfant ressuscité
Domenico Ghirlandaio, 1485, chapelle Sassetti

La position de la Vierge et des bergers structure non seulement la position des donateurs et de leurs tombeaux, mais également celle des personnages de la fresque située immédiatement au dessus de l’Adoration des Bergers. Il s’agit d’un miracle posthume de Saint François, qui aurait ressuscité un enfant sur une place de Florence. On voit à gauche (au dessus de la mère) cinq filles Sassetti, et à droite (au dessus du père) leurs maris ou fiancés.

Le choix de positionner les femmes et les hommes à l’opposé en apparence de l’ordre héraldique est lié au faut que nous sommes dans une chapelle privée : les tombeaux et les figures de Nera et de Francesco sont positionnés selon l’ordre liturgique, comme s’ils assistaient à la messe sur l’autel de la chapelle familiale.


Plus en arrière dans le passé (SCOOP !)

Ainsi, contrairement à ce que l’on observe habituellement, ce n’est pas la scène sacrée qui règle la position des donateurs, mais l’inverse : c’est ici le programme d’ensemble de la chapelle qui règle la position à l’intérieur du tableau : femmes à gauche et hommes à droite (la scène de l’Adoration n’impliquant en elle-même aucune position privilégiée).



1485 cappella Sassetti Domenico_ghirlandaio,_adorazione_dei_pastori basilica di Santa Trinita Firenze schema
On a depuis longtemps remarqué que l’un des thèmes du panneau central est le passage entre le monde juif et païen et le monde chrétien. Ainsi la route, partant de Jérusalem au loin, passe par une ville qui cumule des bâtiments romains et florentins, puis sous un arc de triomphe à l’antique, avant de parvenir à la crèche et au bergers, qui préfigurent le monde qui vient : les trois animaux traditionnels, le boeuf, l’âne et l’agneau, symbolisent ces trois époques.

Ainsi la composition de Ghirlandaio propose au spectateur un grandiose voyage temporel :

  • dans l’Ere sous la Loi (de Jérusalem à Rome et à la naissance de Jésus), à l’intérieur du tableau d’autel ;
  • dans l’Ere sous la Grace (de la mort de Jésus à aujourd’hui, en passant par la mort des Sassetti) , à l’intérieur de la chapelle.


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Les couples orants

Jeanne de Bretagne et Jean du Berry priant Notre Dame, cathedrale de Bourges
 
Jeanne de Bretagne et Jean du Berry, vers 1405
Cathédrale Saint Etienne, Bourges (provenant de la Sainte Chapelle de Bourges)
 

Déplacé dans la cathédrale lors de la destruction de la Sainte Chapelle au XVIIIème siècle, le couple a conservé la même disposition, de part et d’autre de la statue de Notre Dame la Blanche.


1523-24 Holbein Jeanne de Bourgogne Musee des BA BaleOrant de Jeanne de Bretagne 1523-24 Holbein Jean du Berry Musee des BA BaleOrant de Jean du Berry
Holbein, 1523-24,  Musée des Beaux Arts, Bâle

Cette disposition ne fait aucun doute, comme en témoignent ces croquis de Holbein faits in situ.


Detail Sainte Chapelle Memoires de la Societe des antiquaires du Centre T 39 p 48 1919

Vue optique de la Sainte Chapelle de Bourges (détail) , 
Mémoires de la Société des antiquaires du Centre, 1919, Tome 39,  p 48
Saint Chapelle Bourges 3D blog aroundyou.linkReconstitution 3D, blog aroundyou.link

Le couple est positionné non pas comme comparaissant devant la Vierge au Paradis, mais bien vivant, en prières devant sa statue. C’est donc  l’ordre liturgique qui prime : celui qui régit la répartition des sexes à l’intérieur de la nef. L’oratoire du Duc était d’ailleurs côté droit (Sud) de la Sainte Chapelle, et celui de la duchesse côté gauche.


Tombeaux_Louis_XII_Anne_Bretagne_Henri_II_Catherine_Medicis_Basilique_St_Denis_St_Denis

Tombeaux de Louis XII et Anne de Bretagne (au fond), de Henri II et Catherine de Médicis, Basilique de Saint Denis, Saint Denis

Le même ordre liturgique régit les monuments des couples royaux dans la basilique de Saint Denis. Par une heureuse coïncidence, la disposition des orants coïncide avec l’autre convention qui régit les gisants situés au dessous  : ne s’agissant pas d’ecclésiastiques, ils sont positionnés les pieds en direction du choeur, ce qui permet au mari d’être allongé à la droite de son épouse.


1389 Claus Sluter Portail Chapelle de Champmol Philippe le Hardi Marguerite photo Christophe.Finot

Philippe le Hardi et son épouse Marguerite
 Claus Sluter, vers 1389,  Portail de la Chapelle de Champmol, Dijon (photo Christophe Finot)

En revanche, à l’extérieur de l’église, l’ordre liturgique ne joue plus et le mari retrouve la place d’honneur à la droite de la Vierge, chacun étant présenté par son Saint Patron.


4 Hommage à la Puissance

Je n’ai trouvé qu’un seul exemple où le statut social supérieur de l’épouse lui assure la place honneur aux pieds de la Vierge à l’Enfant (ceci se rencontre un peu plus fréquemment dans les portraits de couple, voir Pendants célibataires : homme femme).


Hawisa de Bois et Saint Michel Book of Hours Oxford, vers 1325-1330, Morgan Library MS M.700 fol 2rSaint Michel fol 2r Hawisa de Bois et la Vierge, Book of Hours Oxford, vers 1325-1330, Morgan Library MS M.700 fol 3vVierge à l’Enfant fol 3v

Livre d’Heures de Hawisa de Bois
Oxford, vers 1325-1330, Morgan Library MS M.700

Le manuscrit comporte trois miniatures qui suivent toutes la même disposition : Hawisa de Bois à gauche, les armes des De Bois en dessous. et un homme à droite.

Dans la miniature avec saint Michel, l’homme est jeune, et pourrait être son fils (d’un premier mariage, d’où l’absence du père). Dans la miniature avec la Vierge à l’Enfant, il pourrait s’agir de son mari. Tandis que les De Bois sont identifiés comme une riche famille de Lincoln, le mari, Ralph Giliot, n’est pas connu comme propriétaire terrien ([7], p 26). De plus, la situation est compliquée par la présence d’une autre femme derrière Hawisa, en robe bleue très simple : selon Kathryn Smith il s’agirait d’une soeur, selon Alexa Sand d’une fille ( [7], p 255)

On n’en sait pas plus sur la situation familiale qui a conduit à faire figurer Hawisa systématiquement du côté honorable. Peut-être tout simplement parce que le livre d’heures, extrêmement luxueux, était personnalisé à l’intention d’ Hawisa, et non du couple (son prénom est inscrit dans le corps du texte de certaines prières).

hop]

5 Priorité à la Mère

Voici deux cas très particulier où l’inversion de l’ordre héraldique traduit certainement la hiérarchie mère-enfant.


1486 Davide Guirlandaio St Louis of Toulouse, John Evangelist, and Donors Ludovico Folchi and his wife Tommasa Saint Louis Art Museum, Missouri,
Vierge à l’Enfant avec Saint Louis de Toulouse, Saint Jean l’Evangéliste et les donateurs Ludovico Folchi et son épouse Tommasa
Davide Guirlandaio, 1486 , Saint Louis Art Museum

Je n’ai pas pu trouver la source de l’identification des donateurs, mais elle est très étrange : chacun des deux lève les yeux non vers la Madone, mais vers le Saint qui lui fait face : or si Saint Louis de Toulouse est bien le patron de Ludovico, Saint Jean Baptiste n’est pas celui de Tommasa : cette femme âgée, en robe noire, ne serait-elle pas la mère plutôt que l’épouse de Ludovico ?


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1520 Palma Vecchio Mary with the Child, donors and an angel Venice, S.Maria della Salute, Antisagrestia
Vierge à l’Enfant avec un ange et des donateurs
Atelier de Palma le Vieux, 1520, Sacristie de S.Maria della Salute, Venise

Le couronnement de la Mère de Dieu par un enfant ailé semble traduire ce que les deux hommes ont en tête : un hommage à leur propre mère.


6 Causes topographiques

1367-72 Niccolo di Tommaso Celestino V avec Raimondo del Balzo (Guillaume de Gellone) and Isabella d'Eppe (Louis de Toulouse) Casaluce (Caserta)
Le pape Celestino V avec Isabella d’Eppe (présentée par Saint Louis de Toulouse ?) et Raimondo del Balzo (présenté par Guillaume de Gellone),
Niccolò di Tommaso, 1367-72, musée de Castel Nuovo, Naples

Propriétaire du château de Casaluce, le couple avait installé un monastère de Célestins juste à côté. Les moines sont représentés ici de part et d’autre du fondateur de l’ordre. L’inversion des époux s’explique par la situation de la fresque, détachée d’une niche située à gauche du porche à l’entrée de l’église : les donateurs étaient donc situés sur les parois latérales de la niche et, pour le visiteur arrivant vers l’église, le mari apparaissait donc en premier.


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1377-79 Altichiero Ste Catherine, Catarina Franceschi epouse, Bonifacio de Lupi, Jaques, Capella San Giogio, Sant Antonio, Padova
Sainte Catherine avec Catarina Franceschi, Saint Jacques avec son époux Bonifacio de Lupi
Altichiero, 1377-79, chapelle San Giorgio, Sant Antonio, Padova
Cliquer pour voir l’ensemble

L’inversion s’explique ici par la situation de la fresque, à l’angle droit de la chapelle : le chevalier se trouve donc agenouillé en direction de l’autel de la chapelle familiale (pour d’autres exemples de cette disposition, voir 6-1 …les origines)


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1488 Lorenzo_Costa_-_Giovanni_II_Bentivoglio_and_His_Family_Bentivogilo chapel San Giacomo Maggiore (Bologna)
Giovanni II Bentivoglio et sa famille
Lorenzo Costa, 1488, chapelle Bentivogilo, San Giacomo Maggiore, Bologne

Cette grande toile a été commandée par Giovanni II Bentivoglio pour décorer sa chapelle familiale, en remerciement d’avoir échappé à la conspiration tramée par la famille Malvezzi.

Son épouse Ginevra Sforza est inhabituellement à gauche, au dessus de ses sept filles (Camilla, Bianca, Francesca, Violante, Laura, Isotta ed Eleonora) ; tandis que l’époux à droite domine les quatre fils (Ermete, Alessandro, Anton Galeazzo et Annibale) ; cinq autres enfants, morts en bas-âge, n’ont pas été représentés.


Une famille étendue (SCOOP !)

1488 Lorenzo_Costa_-_Giovanni_II_Bentivoglio_and_His_Family gravure de Giuseppe Bramati statues

L’inversion inhabituelle des sexes se propage, en haut, jusqu’aux statuettes de  part et d’autre du trône de la Vierge : une femme et un homme vêtus à l’antique se tiennent debout sur deux globes de verre, qui reflètent chacun la partie féminine et la partie masculine de la famille. Mais on peut facilement imaginer que ces reflets évoquent aussi les mortes et les morts du passé.

L’inscription de l’arcade, faite de trois invocations à la Vierge, est elle-aussi subtilement sexuée :

Considère-nous.

Favorise-nous, bonne mère.

Protège-nous, divine.ASPICE NOS.

NOS ALMA FOVE.

NOS DIVA TUERE

En première lecture, les impératifs ASPICE et TUERE peuvent tous deux se traduire par REGARDE. Mais l’un a une connotation d’examen, applicable à la beauté et à la moralité ; tandis que l’autre porte un sens de protection, qui s’applique plus à la vie aventureuse des garçons. Quant à l’adjectif ALMA, avec sa connotation maternelle, il place Marie au sommet de la famille.



1488 Lorenzo_Costa_-_Giovanni_II_Bentivoglio_and_His_Family_Bentivogilo chapel San Giacomo Maggiore (Bologna) schema
En partant des deux « ancêtres » statufiés, on arrive, en passant par les époux et les aînés, jusqu’au plus jeune des filles et des garçons, autour de l’inscription dédicatoire :

Moi, la patrie, mes doux enfants avec ma chère épouse, je recommande à tes prières, O Sainte Vierge. Août 1488, fait par Laurentius Costa ME / PATRIAM ET DULCES / CARA CUM CONIUGE / NATOS. COMENDO PRAECIBUS / VIRGO BEATA / TUIS. /M CCCC L XXX VIII / AUGUSTI / Laurentius Costa faciebat

Le bas-relief juste au dessus, qui montre une offrande aux Mânes (les âmes des morts), transpose en sculpture et en antique la même idée de dévotion familiale.



1488 Lorenzo_Costa_-_Giovanni_II_Bentivoglio_and_His_Family gravure de Giuseppe Bramati

Ainsi, au delà de ces visages et de ces vêtements très individualisés (pour les détails biographiques sur chacun, voir la page érudite de Maria Vittoria Cavina [9]), la composition enrôle dans une famille étendue des invisibles (les ancêtres), mais aussi la Madone elle-même.


Une inversion justifiée (SCOOP !)

1488 Lorenzo_Costa_Bentivogilo chapel San Giacomo Maggiore (Bologna) mur droit
Mur sud-est de la chapelle

Pour la comprendre, il suffit de replacer la toile dans son environnement : ainsi les femmes se trouvent placées du côté de la Vierge de l’Annonciation , qui surplombe le mur du fond de la chapelle. Et les hommes du côté du monument équestre d’Hannibale I, le père de Giovanni, daté de 1458.

« On n’a aucun document sur sa commande ni sur son emplacement d’origine. Mais après 1486, année du début de la décoration murale, Giovanni II le fit apposer sur le mur sud-est de la chapelle. Ceci, selon le témoignage de Cherubino Ghirardacci, qui se souvient que le monument à Hannibal a recouvert une tempera de Costa dédiée aux ancêtres de Giovanni II » [9]


1488 Lorenzo_Costa_Bentivogilo chapel San Giacomo Maggiore (Bologna) ensemble
Ainsi, les murs latéraux de la chapelle, composés d’un paysage continu derrière deux travées d’arches peintes, sont à mettre en parallèle :

  • à gauche le cortège de la Renommée s’affronte à celui de la Mort,
  • à droite les Ancêtres se prolongent dans les Vivants, femmes et hommes.

Dans une lecture droite-gauche, on voit que les Vivants ont à s’occuper de la Mort, et les Ancêtres de la Renommée.



7 Causes cumulées


1368-90, Poliptico de la Virgen de la Leche. Museo Diocesano de Cordoba

Políptico de la Virgen de la Leche. 1368-90, Museo Diocesano, Cordoue

 

Les donateurs sont Juana Martínez de Leiva, présentée par Saint Bernard, et son mari Alfonso Fernández de Montemayor, présenté par son patron Saint Ildefonse (Alfonso) . Le panneau a été réalisé pour la chapelle Saint Pierre de la cathédrale de Cordoue, entre sa donation aux Montemayor en 1368, pour devenir la chapelle familiale, et l’enterrement d’Alfonso, en 1390. Or on sait que son épouse était encore vivante en 1391 [10].

La raison de l’inversion n’est donc pas ici le décès de l’épouse. Sans doute faut-il la chercher dans les saints patrons : les deux sont connus pour avoir vécu des apparitions miraculeuses de la Vierge, mais Saint Bernard est bien plus prestigieux que l’évêque Ildefonse de Tolède, et sa place en position d’honneur est logique.


1368-90, Poliptico de la Virgen de la Leche. Museo Diocesano de Cordoba ensemble

En élargissant un peu le point de vue, on rencontre d’abord; encadrant la Madone Saint Pierre (patron de la chapelle) et son pendant habituel Saint Paul, avec l’épée de son supplice. Cette proximité a pu également jouer dans le fait de placer à droite Alfonso de Montemayor, qui porte le galon jaune des Chevaliers de l’Ordre de la Banda. Notons que le second couple, Sainte Catherine et Saint François, accentue le caractère féminin de la moitié gauche du retable.


1290 Lactation de Saint Bernard Palma de Majorque
Lactation de Saint Bernard, 1290, Palma de Majorque

Au final, c’est peut être l’idée d’évoquer les apparitions de Marie, et en particulier le miracle de la lactation de Saint Bernard qui explique la présence de celui-ci derrière Juana, ainsi que la composition relativement inhabituelle de la Vierge allaitant du sein droit.

Ainsi dans ce cas l’inversion héraldique résulterait d’un ensemble de choix de composition concordants, plutôt que d’une cause unique.

Pour d’autres exemples d’inversion héraldique pour un couple de donateurs, voir l’article dédié aux Conversations sacrées de Palma Vecchio ( 6-6 …chez Palma Vecchio), artiste dont l’oeuvre prolifique comporte plusieurs cas d’inversion.



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1521 Adrien Isenbrant diptyque de la Vierge des Sept Douleurs volet g Musees royaux des Beaux-Arts de Belgique.Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique 1521 Adrien Isenbrant 1521 diptyque de la Vierge des Sept Douleurs eglise Notre-Dame de Bruges droitEglise Notre-Dame de Bruges (Onze-Lieve-Vrouwekerk)
 
 Diptyque de Joris Van de Velde 
Adrien Isenbrant (ou Albert Cornelis), 1521

Le volet gauche montre le bourgmestre Joris van de Velde et sa femme Barbe Le Maire, présentés par leurs saints patrons, saint Georges et sainte Barbe, et accompagnés de leurs neuf fils (dont trois morts marqués par de petites croix) et de leurs huit filles (dont cinq mortes).


Une inversion liturgique

Une première explication de l’inversion est de considérer la famille comme en procession vers le retable de la Vierge : c’est alors l’ordre liturgique qui joue, bien que nous soyons en extérieur.


Une inversion topographique

1521 Adrien Isenbrant diptyque de la Vierge des Sept Douleurs volet g Musees royaux des Beaux-Arts de Belgique autre solution
Une autre explication vient du fait que la famille figure sur le volet mobile d’un diptyque : respecter les conventions du portrait de couple aurait conduit à une répartition très déséquilibrée au détriment du sexe fort, à la fois minoritaire en surface (la composition est aux trois quart féminine) et éloigné de la Madone.


1493–1555 Master of the Female Half-Lengths coll privee
Mais pourquoi avoir renoncé au traditionnel triptyque familial flamand au profit d’un diptyque, et ce en inversant l’ordre traditionnel (le panneau mobile avec les orants se trouve toujours à droite) ? Hugo van der Velden a démontré que ce dernier point résultait d’une raison d’encombrement dans la chapelle familiale [10a]


Une raison esthétique (SCOOP !)

1521 Adrien Isenbrant diptyque de la Vierge des Sept Douleurs eglise Notre-Dame de Bruges revers gaucheMusées royaux des Beaux-Arts de Belgique 1521 Adrien Isenbrant 1521 diptyque de la Vierge des Sept Douleurs eglise Notre-Dame de Bruges droitEglise Notre-Dame de Bruges (Onze-Lieve-Vrouwekerk)

Vierge des Sept Douleurs

Un autre caractère remarquable de l’oeuvre est la double représentation de la Madone des Sept Douleurs, en couleur à l’avers du panneau fixe et en grisaille au revers du panneau mobile : cette décision impliquait le choix du diptyque, puisqu’il était inconcevable de scinder la Madone au milieu..
Cette double représentation a fait l’objet d’un travail d’élaboration soigné pour éviter les redites :

  • dans la version grisaille, la Vierge est placée dans une niche en creux; dans la version couleur, sur un trône en relief ;
  • les médaillons en grisaille comportent moins de personnages et de détails que les scènes colorées équivalentes (les sept douleurs étant identiques au revers et à l’avers) ;
  • dans les scènes en grisaille, l’action est centrifuge (dirigée vers l’extérieur du panneau) ; dans celles en couleur, elle est centripète (dirigée vers la Madone).

Au delà des considérations religieuses et familiales, ce diptyque très original répond à sa manière à une question esthétique : le problème du paragone, à savoir la comparaison entre sculpture et peinture.


8 Scènes à polarité inversée

Dans certaines scènes sacrées, la polarité est inversée, la moitié féminine se situant à gauche et la moitié masculine à droite :  les donateurs se trouvent parfois aspirés dans cette polarité.

La Crucifixion

Il arrive fréquemment que des donateurs se fassent représenter en prière dans la scène du Calvaire, propulsés dans ce passé sacré par la magie de l’image et la force de leur piété. Lorsqu’il s’agit de couples, ils suivent presque toujours la règle héraldique, sauf quelques cas très particuliers.

1315-1320 ca The Pabenham-Clifford Hours Fitzwilliam Museum, MS 242 fol 28vTrinité, fol 28v
1315-1320 ca The Pabenham-Clifford Hours Fitzwilliam Museum, MS 242 fol 55vCrucifixion, fol 55v

The Pabenham-Clifford Hours, vers 1315-1320, Fitzwilliam Museum, MS 242 fol 28v

Cette inversion, autour de la figure trinitaire du trône de Grâce, n’est pas liée à un statut social supérieur de Joan Clifford par rapport son mari John de Pabenham. Il est fort possible que Joan ait été la destinatrice du livre [10b], car elle apparaît dans plusieurs pages, et quatre fois en couple, tantôt inversé tantôt pas (voir 4-4 …en couple ).

Ici l’intention de l’artiste était simplement de placer John du côté de la Croix où se trouve son patron Saint Jean, Joan se trouvant par voie de conséquence renvoyée du côté de Marie.


1478-79 Epitaph des Jodok Hauser Hans Siebenbürger Wien Osterreichische GalerieEpitaphe de Jodok Hauser
Hans Siebenbürger, 1478-79, provenant de la Minoritenkirche, Osterreichische Galerie, Vienne

Dans cette Crucifixion, les protagonistes habituels ont été modifiés :

  • Marie, à la chevelure dénouée, est représentée en tant que jeune mère, telle qu’elle apparaît dans les Nativités (voir 3 Fils de Vierge ) ;
  • à la place habituelle de Saint Jean figure un saint à l’épée : il ne peut être que Saint Paul, bien qu’il ne porte pas son livre habituel et ne soit pratiquement jamais associé à la scène de la Crucifixion.

Le choix de ce saint est très énigmatique : il n’était ni le saint patron de l’église, ni d’une chapelle, et un relevé ancien précise seulement que le tombeau était situé au milieu de l’église (Sepulchrum strennui di Iodoci Hauser milis qui ob . a . 1478 , sepultus in sepulchro elevato in medio ecclesie). Le saint patron de Jodok (Jodocus), Saint Josse, étant représenté en pèlerin, la seule explication est qu’on a lui a préféré un saint en arme pour correspondre au chevalier.

De même, Marie a été représentée en jeune mère pour correspondre à Barbara, en deuil avec ses trois jeunes enfants, comme le précise le texte :

Seigneur Jésus, de la Jeune Vierge le Fils, je te loue du plus profond de mon coeur. L’an 1478, le jour de la Saint Stéphane, est mort le puissant chevalier et seigneur, Sire Jodocus Hauser, dont l’âme repose en paix.

Herr Jhesu cristt Der Junckfrawen Sun Ich lob dich von Grunt mei ( n ) es hertz ( e ) n / Anno d ( omi ) ni . 1.4.7.8 . In Die Inue ( n ) cionis Sancti Stephani Obyr Strennuus miles et / Díomi ) n ( u ) s Domi ) n ( u ) s Jodocus hawser Cui ( us ) anima Requiescat In pace Amen

Nous sommes donc dans un cas où l’inversion du couple s’explique par la polarité de la Crucifixion.


1518-1527 GErard_David_-_Tríptico_da_Descida_da_Cruz Sacred Art Museum of Funchal Triptyque de la Descente de Croix
Atelier de Gérard David, 1518-27, Sacred Art Museum, Funchal

Les donateurs (sans doute Maria Adao Gonçalvez Ferreira et son époux le marchand Jorge Lomellino [10b1] ), sont présentés par Saint Jacques le majeur et par Saint Bernardin de Sienne, qui ne sont donc pas leurs saints patrons. Saint Bernardin a peut être été choisi en raison des origines italiennes des Lomellino, établis à Madère depuis 1470.

La Croix a perdu sa polarité habituelle, puisque saint Jean a abandonné à Marie-Madeleine le côté habituellement masculin. La seule justification à l’inversion du couple est que Maria se trouve ainsi placée au plus près de Marie.


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La Crucifixion de Saint Pierre

Alienor d’Aquitaine Henri II Plantagenet. 4 enfant vitrail de la Crucifixion 1161-73 cathedrale de Poitiers

Aliénor d’Aquitaine, Henri II Plantagenet et leur quatre enfants
Vitrail de la Crucifixion, 1161-73, cathédrale de Poitiers

« Le lobe inférieur… présente les donateurs, un roi et une reine, agenouillés et suivis chacun de deux enfants ; la disposition présente une particularité : la reine se tient à gauche et donc à la droite de Dieu, place valorisante habituellement occupée par le donateur masculin – faut-il interpréter cette position comme l’indication que la reine a joué un rôle majeur dans la donation ? Les donateurs tiennent ensemble le modèle du vitrail. L’identification des donateurs ne semble plus poser de problème : les chercheurs s’accordent pour reconnaître le roi Henri II Plantagenêt et la reine Aliénor d’Aquitaine, avec leurs quatre fils – ce qui date le vitrail entre 1161, année de la naissance du dernier des fils et 1173, où intervient la rébellion qui conduira Henri II à écarter la reine. » [10c]


La logique du renversement (SCOOP !)

Il se pourrait que l’inversion n’ait rien à voir avec une cause protocolaire, mais avec la pure logique : l’époux se trouve  ainsi du côté de la main droite de Saint Pierre, crucifié la tête en bas.

vitrail de la Crucifixion Abbe Auber Histoire de la cathedrale de Poitiers 1848 vol I planche X

Abbé Aubert, Histoire de la cathédrale de Poitiers, vol I, Planche X, 1849, Gallica

Avant la restauration du vitrail en 1883, l’objet central n’était pas une maquette du vitrail, mais une tiare à l’envers :

« Ils lui offrent une tiare renversée dans le sens de la tête de saint Pierre, et dont les fanons s’échappent en flottant dans le même sens. Cette tiare est conique, de couleur d’or, brodée de plusieurs rangs de lames ou d’écaillés superposées en imbrication , et n’appartient au tableau ni par le style de son exécution ni par sa forme. Elle remplace évidemment le modèle en petit de cette grande verrière que tenaient ensemble les deux personnages, images des fondateurs. » (Abbé Aubert, Histoire de la cathédrale de Poitiers, vol I, p 338)

Cette « tiare », que l’abbé Aubert ne croit pas d’origine, datait sans doute d’une ancienne restauration suite à la destruction du bas de la verrière par les protestants en 1562. Selon les observations in situ de Mme Françoise Perrot, que je remercie pour ces informations, les deux donateurs sont d’origine, ainsi que leur main située au bas de l’objet : ainsi l’idée de la tiare s’accorde mal avec l’espace important entre les mains placées en bas et les mains portant la tiare, sauf à supposer qu’elle était tenue dans un tissu retombant.

Il existe un exemple similaire, au début du XIIème siècle, d’une statue de Saint Pierre au dessus de laquelle deux anges tiennent une couronne au travers d’un linge (porte

Miègeville à Saint Sernin de Toulouse) mais on se heurte là encore aux incertitudes liées aux restaurations du XIXème siècle (voir Dissymétries autour de Dieu).


Une vue d’ensemble (SCOOP !)

vitrail de la Crucifixion Cathedrale de Poitiers Resurerrection schema
L’ensemble du vitrail se décompose en quatre scènes, toutes polarisées, qui se regroupent en deux parties :

  • dans la parte supérieure, la scène de la Crucifixion s’imbrique dans celle de l’Ascension, qui lui succède chronologiquement ; les deux ont la même polarité : la figure féminine, Marie se trouve en position d’honneur, à la droite de son fils ;
  • dans la parte inférieure, la Crucifixion précède la Résurrection, qui précède la Crucifixion de Pierre : l’ensemble, qui se lit chronologiquement de haut en bas, montre d’abord le respect de l’ordre héraldique (l’ange en position d’honneur par rapport au tombeau vide, les trois saintes femmes à sa gauche), puis son apparente inversion au niveau d’Alienor.


vitrail de la Crucifixion Cathedrale de Poitiers Resurerrection Saint Pierre

Dans la scène de la Résurrection, il semble même que les deux âmes nues en position de prière, dans les deux médaillons au dessus du tombeau, soient sexuées : homme côté ange, femme côté Saintes Femmes. Notons enfin que le lustre pendu au dessus du linceul tendrait à accréditer, par symétrie, l’idée que l’objet du bas était une tiare (ou une couronne) et un linge

Quoiqu’il en soit, les scènes qui composent la verrière sont toutes quatre polarisées, et l’emplacement de la figure féminine respecte à chaque fois la logique héraldique : c’est aussi le cas d’Alienor, en considérant que les deux donateurs sont impactés seulement par la logique locale de la scène qui est la plus proche d’eux, à la fois dans dans le temps, dans l’espace du vitrail et dans la sémantique de l’offrande au Saint Patron de la cathédrale : la Crucifixion de Saint Pierre.



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Le Couronnement de la Vierge

Dans cette iconographie, la Vierge est presque toujours assise à la droite de son Fils, pour différentes raisons qui se cumulent, bien analysées par Robert Couzin ([10b], p 160 et ss) :

  • le Fils rend hommage à sa Mère ;
  • le Christ peut ainsi l’enlacer ou la couronner de la main droite ;
  • « à la droite du Fils » après l’Assomption correspond à « à la droite du Père » après l’Ascension.

Je rajouterais une autre raison : manifester que l’union de Marie et de son Fils, qui est aussi celle de l’Eglise avec le Christ, est une union céleste, l’inverse de l’union des couples terrestres.


Tympan du Couronnement de la Vierge, 1225-50, eglise de Lemoncourt Tympan du Couronnement de la Vierge, 1225-50, église de Lemoncourt, Lorraine

Il ne s’agit pas ici d’un couple marié, mais de deux saints messins, Sainte Glossinde et Saint Vincent, qui s’inscrivent dans la polarité inversée de la scène principale [10d].


1390-95 Simone di Filippo Cristo e la Madonna fra santi e due devoti Pinacoteca Nazionale Bologna Brigida di SveziaLa Vierge et le Christ avec des saints et un couple de donateurs
Simone di Filippo, 1390-95, Pinacoteca Nazionale, Bologne

Il ne s’agit pas ici à proprement parler d’un Couronnement de la Vierge (puisqu’il n’y a pas de couronne), mais l’iconographie en est très proche ; la Vierge trône en position d’honneur, assise à droite de son Fils, sous le même dais tendu par des anges.

A leurs pieds le couple de donateurs adopte la même position : la femme côté Marie et l’homme côté Jésus. Bipartition qui se propage jusqu’aux bustes des coins inférieurs, avec à gauche probablement Sainte Brigitte de Suède et à droite le pape Urbain V.



1390-95 Simone di Filippo Cristo e la Madonna fra santi e due devoti Pinacoteca Nazionale Bologna schema
Tandis que tous les yeux se tournent vers la Mère et le Fils qui se consultent du regard (flèches jaunes), une chaîne d’intercession parfaitement symétrique (flèches bleues) monte de la femme à Marie en passant par Saint Jean l’Evangéliste, puis retombe de Jésus au jeune homme en passant par Saint Jean Baptiste : d’où la présomption très forte qu’il s’agit d’une veuve (ou d’une morte) intercédant en faveur de son fils.

Véritable pot-pourri de scènes polarisées, le panneau présente en haut une Crucifixion, dans laquelle Marie et Jean, dans leur position traditionnelle au pied de la croix, renforcent encore cette bipartition. Mais l’artiste n’est pas allé jusqu’à inverser l’autre scène polarisée, l‘Annonciation, qui garde dans les écoinçons sa structure traditionnelle : l’Ange à gauche et Marie à droite.



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La Présentation au Temple

Dans cette scène, Marie tend l’Enfant Jésus au grand prêtre Siméon : la logique du geste impose que ce dernier se trouve à droite. Dans les rarissimes cas où il se trouve à gauche (Vouet, Louvre), le geste est alors interprété comme la remise de l’enfant à sa mère.

Andrea_Mantegna 1454 La Presentation au Temple Gemaldegalerie BerlinLa Présentation au Temple
Andrea Mantegna, vers 1454, Gemäldegalerie, Berlin

On subodore que les personnages des bords seraient à droite un autoportrait de Mantegna et à gauche un portrait de son épouse Nicolosia, fille du peintre Jacopo Bellini. L’inversion héraldique est imposée par la polarité de la scène : l’épouse derrière Marie, l’époux derrière Siméon.


giovanni-bellini 1470 ca presentazione-al-te Fondazione Querini Stampalia di VeneziaLa Présentation au Temple
Giovanni Bellini, vers 1470, Fondazione Querini Stampalia, Venise

On soupçonne que cet hommage de Bellini au tableau de son beau-frère cache non pas un portrait marital, mais un portrait de famille des Bellini : peut être à gauche Nicolosia et sa mère Anna, à droite les deux frères Giovanni et Gentile [10e].



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Saint Luc peignant la Vierge

BAEGERT, DERICK d'après Campin_-_St_Luke_Triptych Museum Pfarrkirche, StolzenhainTriptyque de saint Luc
Derick Baegert, d’après Robert Campin, Museum Pfarrkirche, Stolzenhain

Dans ce triptyque perdu, connu par cette seule copie, Campin met en place une architecture apparemment continue qui illustre en fait trois périodes successives [10f] :

  • dans le volet gauche, le temps de l’Ancien Testament, où seule la vision prophétique était possible (Tobie écrivant son Livre) :
  • dans le panneau central, le temps de l’Incarnation,l’image actuelle de Jésus dans les bras de sa mère peut être reproduite par saint Luc ;
  • dans le panneau droit, la Prémonition de la Passion, avec Jésus enfant regardant mélancoliquement une planche équarrie par Joseph.

Le prestige de cette composition complexe a eu une influence décisive sur les peintres flamands qui ont traité le sujet du panneau central (Van der Weyden, Colin de Coter), bien que, selon la convention du visionnaire (voir 3-1 L’apparition à un dévôt), il eut été plus naturel de placer saint Luc à gauche. Un avantage pratique de cette disposition est que le tableau dans le tableau n’est pas masqué par la main qui tient le pinceau.


Hinrick-Borneman-Lucasaltar.-1499-eglise-St-Jacobi_Hamburg.Lucasaltar
Hinrich Borneman, 1499, église St Jacobi, Hambourg

Le panneau central de ce retable, réalisé pour la guilde des peintres de Hambourg, suit la même disposition canonique. Sur le volet gauche est peinte la scène des Pèlerins d’Emmaüs (avec Saint Luc comme convive supplémentaire), sur le volet droit la Mort de Saint Luc.


Hinrick Borneman Lucasaltar. 1499 eglise St Jacobi_Hamburg volts fermésLucasaltar (volets fermés)

Le revers des volets réitère la même composition, avec à gauche la Vierge à l’Enfant (debout sur un croissant de lune) et à droite Saint Luc peignant. De ce fait , les deux donateurs-souris, agenouillés en position de supplication, se trouvent positionnés chacun au pied de sa figure tutélaire, la femme côté Marie, le peintre côté saint Luc. Voici le texte de leurs banderoles [10g] :

Priez Dieu pour l’âme de Berteke Bornemann

Priez pour l’expiation de l’âme d’Hinrich Bornemann, afin que Dieu lui accorde sa miséricorde

Comme la mère de Hinrich (qui se remaria avec plusieurs peintres de Hambourg) se prénommait Gertrud, cette Berteke est bien l‘épouse du peintre, lequel mourut en 1499 en lassant le triptyque inachevé. Ces deux orants, rajoutés ultérieurement, ont donc valeur d’épitaphe.



9 Causes inconnues


Voici une série de Madones avec inversion héraldique, pour lesquelles je n’ai pas trouvé d’explication.


1340 ca Guiduccio Palmerucci Madonna and Child between Two Angels, with a Kneeling unkown Donor, His Wife and Child, Spencer Museum of Art

Vierge à l’enfant avec deux anges et une famille de donateurs
Guiduccio Palmerucci, vers 1340, Spencer Museum of Art


1300-49 Landini Jacopo, Madonna con Bambino in trono, santi, angeli e donatori coll privJacopo Landini , 1300-49, collection privée 1300-49 Maestro Daddesco Madonna con Bambino in trono e due donatori National Gallery of Canada, OttawaEcole de Daddi, National Gallery of Canada, Ottawa
1300-49 Landini Jacopo, Madonna con Bambino in trono, santi, angeli e donatori coll priv detail 1300-49 Maestro Daddesco Madonna con Bambino in trono e due donatori National Gallery of Canada, Ottawa detail

Vierge à l’enfant avec des saints et deux donateurs


1345 Vitale da Bologna Madonna dMadonna dei Denti, Vitale da Bologna, 1345, Museo Davia Bargellini, Bologne [11] 1350 - 1399 Anonimo fiorentino sec. XIV, Madonna con Bambino, Santi, Simboli dei quattro evangelisti, Donatori coll privVierge à l’Enfant avec des Saints, le Tétramorphe et deux donateurs
Anonyme florentin, sec. XIV, collection privée
1345 Vitale da Bologna Madonna dei Denti Museo Davia Bargellini, Bologna detail 1350 - 1399 Anonimo fiorentino sec. XIV, Madonna con Bambino, Santi, Simboli dei quattro evangelisti, Donatori coll priv detail

Certains constituaient le panneau central de retables, pourvus de panneaux latéraux ornés de saints, et possiblement servaient d’autel dans des chapelles privées, ce qui nous ramènerait au cas de l’ordre liturgique.



Article suivant : 1-3a Couples germaniques atypiques

Références :
[1] Alte Pinakothek: Altdeutsche und altniederländische Malerei, 2006, p 203
[2] Die Chorfenster von Ehrenstein, Leonie von Nesselrode, p 145 et ss https://books.google.fr/books?id=IAoT8MvZTkwC&pg=PA146
[2b] Pour une discussion approfondie sur la datation, voir
Anja Schneckenburger-Broschek « Altdeutsche Malerei : die Tafelbilder und Altäre des 14. bis 16. Jahrhunderts in der Gemäldegalerie Alte Meister und im Hessischen Landesmuseum Kassel », p 20- et ss
La question de l’inversion des donateurs est notée, sans explication, dans
Anna Moraht-Fromm, Hans Westhoff « Der Meister von Messkirch: Forschungen zur südwestdeutschen Malerei des 16. Jahrhunderts » p 45
[5b] Jean-Claude Schmitt « Le rythme des images et de la voix » Histoire de l’art, Année 2007, 60 pp. 43-56 https://www.persee.fr/doc/hista_0992-2059_2007_num_60_1_3177
[5c] Corine Schleif « Men on the Right-Women on the Left. (A)Symmetrical Spaces and Gendered Places » https://www.academia.edu/8219290/Corine_Schleif_Men_on_the_Right_Women_on_the_Left_A_Symmetrical_Spaces_and_Gendered_Places
[5d] Madeline H. Caviness, « Anchoress, abbess, and queen: donors and patrons or intercessors and matrons in The Cultural Patronage of Medieval Women » dans « The Cultural Patronage of Medieval Women » https://books.google.fr/books?id=fQDfyI4RouAC&pg=PA126
[7] Kathryn Ann Smith, »Art, Identity and Devotion in Fourteenth-century England: Three Women and Their Books of Hours »,  University of Toronto Press, 2003
[8] Carl Brandon Strehlke. « Giovanni da Milano; Giotto and His Heirs: Florence. » Burlington Magazine 150 (October 2008), p. 712
[10a] Hugo van der Velden, « Diptych Altarpieces and the Principle of Dextrality », in Essays in Context: Unfolding the Netherlandish Diptych, ed. John Oliver Hand and Ron Spronk (Cambridge, New Haven, CT, and London, 2006), p 125
[10b] Robert Couzin, « Right and Left in Early Christian and Medieval Art », 2021
[10c] Françoise Perrot « Un mode d’affichage monumental : le vitrail » dans « INFORMATION ET SOCIÉTÉ EN OCCIDENT À LA FIN DU MOYEN ÂGE », p. 85-97
https://books.openedition.org/psorbonne/13037?lang=fr
[10d] Marie-Antoinette KUHN-MUTTER, « La sculpture de l’église paroissiale de Lemoncourt (Moselle). Étude iconographique », Les Cahiers Lorrains, no 3,‎ 1983, p. 237-247 http://hdl.handle.net/2042/43629
[10e] Nicole Birnfeld « Der Künstler und seine Frau: Studien zu Doppelbildnissen des 15.-17. Jahrhunderts » 2009 p 57 et ss
https://www.db-thueringen.de/servlets/MCRFileNodeServlet/dbt_derivate_00038788/978-3-95899-313-6.pdf
[10f] Felix Thürlemann, « Robert Campin: A Monographic Study with Critical Catalogue » 2002 p 105
[10g] Karl-Güngher Petters « Der Hamburger Lukasaltar und die Heilsgewissheit im Widerstreit seiner Meister : ein Beitrag zum Dialog zwischen Kunstgeschichte und Theologie », p 45

1-2-1 Le retable de l ‘Agneau Mystique (1432)

30 mai 2019

Pourquoi consacrer un développement séparé à la question des donateurs chez Van Eyck ?

Exactement comme on étudierait la Fugue chez Bach, ou les leitmotivs chez Wagner : parce qu’il en est l’un des plus grands praticiens.

Les six oeuvres dans lesquelles figurent des donateurs sont très connues, ont été scrutées dans tous leurs détails, et je renvoie pour chacune à leur explication  dans  Wikipedia.   J’approfondirai simplement quelques détails iconographiques assez subtils, et présenterai quelques nouveautés.

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand

Retable de l ‘Agneau Mystique (fermé)
Van Eyck, 1432, Cathédrale Saint Bavon, Gand

Plutôt que d’aborder ce monument en tant que summum du thème de l’Annonciation -comme on le fait toujours – prenons-le par la base, à savoir un polyptyque à trois étages dont :

  • le rez-de-chaussée est habité par les deux donateurs et les deux Saints Jean,
  • l’étage par Gabriel et Marie,
  • les combles par deux prophètes et deux sibylles.

Deux éclairages contradictoires

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand detail bassin

Dans cette scène à trois plateaux qui se dresse devant nous, les donateurs, les statues, les acteurs et même les objets liturgiques que sont la serviette et le bassin, sont unifiés par la lumière naturelle de la chapelle où était situé le retable, qui tombe d’en haut à droite.


1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand detail rue 1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand detail carafe

En revanche, dans la ville de l’arrière-plan, la lumière vient de la gauche, comme le montrent les ombres portées des maisons sur la place, ou le reflet de la carafe ; c’est celle d’un soleil levant.

Dans une sorte d’effet guignol, le spectateur qui contemple le retable est le seul à voir ce qui se joue dans le dos des acteurs : l’arrivée d’une nouvelle Ere.

Pour une mise en perspective de ces effets de lumière, voir Lumières sur la pierre .


Une dissymétrie d’ensemble

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 1
Ce schéma fait apparaître immédiatement la complexité de la composition, qui superpose de fortes symétries binaires (flèches jaunes) à une polarité masculin/féminin imparfaite (zones bleues et roses), et laisse place, au centre, à une des toutes premières nature morte de la peinture occidentale.

Certaines des symétries ont été voulues par Van Eyck. C’est le cas :

  • du livre ouvert de Zacharie et du livre fermé de Michée (ce dernier peut voir, en se penchant, la réponse de Marie ; l’autre doit se contenter de son livre) ;
  • de l’agneau de Jean-Baptiste en pendant aux serpents de Saint Jean (il aurait pu choisir pour Jean Baptiste son autre attribut; une croix en roseaux) ;
  • du pied nu de l’un opposé au pied chaussé de l’autre ;
  • et peut être du lys en pendant (imparfait) de la colombe.

Mais ces symétries assez mineures ne donnent pas une clé de lecture de l’ensemble.


Les contraintes structurelles (SCOOP !)

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 1b

Composition naturelle : les donateurs autour de l’Annonciation

La composition la plus naturelle pour les Annonciations avec donateurs était ici impossible, à cause de l’exiguïté des panneaux centraux. Il était donc inévitable de les déplacer au rez-de-chaussée, ce qui créait mécaniquement le vide central entre l’Ange et Marie qui a fait couler autant d’encre (pour d’autres exemples d’Annonciations dans des polyptyques, voir 7-1 …au centre et sur les bords).

Une fois choisi de représenter l’Annonciation dans l‘ordre conventionnel (l’Ange à gauche), le couple des donateurs dans l’ordre héraldique (l’époux à gauche), et de rajouter les deux Saints Jean, la structure des volets du polyptyque amenait donc à une seule solution possible : celle que nous avons sous les yeux (Le Baptiste est pratiquement toujours à gauche de l’Evangéliste, en respectant l’ordre chronologique).


Des tailles échelonnées (SCOOP !)

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 1c  

Composition alternative : les donateurs au centre

La seule alternative, en écartant les deux Saint Jean, aurait été de disposer les donateurs au centre : solution qui aurait créé une dissymétrie par rapport aux deux femmes du registre supérieur ; et aurait conféré aux donateurs une importance exagérée, juste en dessous de l’espace sacré de l’Annonciation.

Cette composition alternative a pour mérite de faire apparaître les tailles très hétérogènes des personnages, liées à la surface des différents compartiments, et qui ne sautent pas aux yeux dans la composition réelle . On peut ainsi classer, par ordre de taille décroissante :

  • 1) les donateurs agenouillés (l’épouse étant plus petite que son mari) ;
  • 2) les statues debout, de taille égale ;
  • 3) l’Ange et Marie agenouillés (celle-ci étant elle-aussi plus petite), et qui touchent quasiment le plafond de la tête) ;
  • 4) les deux prophètes à mi-corps ;
  • 5) Les deux sibylles agenouillées.

Cet effet flagrant de décroissance de taille, encore accentuée par la vision d’en bas, n’a pas été souligné à ma connaissance. Il constitue pourtant un point majeur pour la compréhension de l’ensemble.


Le camp de l’Ange, le camp de Marie (SCOOP !)

1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 2

Ce schéma montre combien la sibylle de gauche mime les gestes de l’Ange, tandis que celle de droite mime ceux de Marie. Mais plus globalement, il est possible d’inclure les deux prophètes dans cette opposition, en remarquant que :

  • les trois personnages « angéliques » pointent de la main droite ;
  • les trois personnages « mariaux » la plaquent contre leur coeur, et dirigent l’autre à angle droit (Marie est la seule à plaquer les deux sur son coeur).

Un des points les plus commentée du retable est le fait que tandis que la salutation de l’Ange est écrite de gauche à droite, la réponse de Marie est inversée, comme pour être lue d’en haut : par le regard de Dieu (selon Panofsky) ou par celui du prophète Michée et de la Sibylle d’Erythrée (selon Ward [0]). Ce jeu d’écriture n’est pas unique : on le trouve dans l’autre Annonciation de Van Eyck, celle de Washington, et dans certaines Annonciations italiennes, (voir ZZZ) ; il est ici accompagné par les banderoles des deux sibylles, qui  comportent elles-aussi une moitié destinée à être lue « d’en haut » (en rouge). Ce jeu d‘inversion haut-bas se retrouve aussi dans les colonnes : celles derrière Marie (les seules dont on voit la base) montrent que cette base a la forme tout à fait incongrue d’un chapiteau.


Lire selon les textes (SCOOP !)

Ces six personnages sont accompagnés d’inscriptions latines : certaines sont des citations intégrales de texte connus, d’autres s’inspirent de textes connus mais les recomposent (pour une explication détaillée des sources et des modifications, voir la remarquable étude de Jean-Yves Cordier [1]).


1432 Van Eyck Retable Agneau Mystique ferme Cathedrale Saint Bavon Gand schema 3
On voit clairement que la sibylle et le prophète de gauche « paraphrasent » la salutation de l’Ange, tandis que la sibylle et le prophète de droite font allusion à l’Incarnation (CARNE, EGREDITUR) et donc font écho à la réponse de Marie.

Parcourir le retable de haut en bas, dans le sens indiqué par les textes, c’est passer des personnages les plus petits aux personnages les plus grand, dans l’ordre que nous avons déjà relevé.

C’est aussi descendre du passé antique (les sibylles) au passé juif (les prophètes), jusqu’à l’instant de l’Annonciation, puis au temps de la vie de Jésus (le début et la fin signalés par les deux saints Jean), pour finir jusqu’au temps présent et au couple des donateurs.

C’est enfin, et de manière époustouflante, suivre la démonstration des différentes catégories maîtrisées par le maître :

  • des personnages emprisonnés dans leur cadre (les sibylles ) ;
  • des personnages qui cherchent à s’en échapper (les prophètes dans leur lunettes, en appui sur le parapet dont leur livre dépasse) ;
  • les personnages de l' »historia » (l’Ange et Marie, sur leur scène au plafond surbaissé) ;
  • des statues qui semblent en relief ;
  • le portrait d’un couple vivant.

Un des enjeux inattendu du retable n’est autre que la contribution de Van Eyck au problème du paragone (voir Comme une sculpture (le paragone)) !



Références :
[0] John L. Ward, « Hidden Symbolism in Jan van Eyck’s Annunciations », The Art Bulletin, Vol. 57, No. 2 (Jun., 1975), pp. 196-220 https://www.jstor.org/stable/3049370

1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)

30 mai 2019

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges

La Vierge au Chanoine Van der Paele
Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges [1]

Une donation à Saint Donatien

Joris van der Paele, revenu dans sa ville natale de Bruges comme chanoine de la cathédrale St. Donatien et songeant au salut de son âme suite à une maladie, commanda ce panneau à Van Eyck en 1434, en même temps qu’il faisait une donation à l’église pour se faire dire des messes.

Déposé un peu plus tard dans la cathédrale (1436 ou 1443), le tableau revêtait donc d’emblée un caractère officiel.


Un placement hiérarchique

Il était donc logique que Saint Donatien, en tant que patron de la cathédrale et de la ville de Bruges, occupe la place d’honneur à la droite de la Vierge. Ce qui laissait à Joris et à son patron personnel, Saint Georges, la place plus humble de gauche.



1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges detail chaussure

http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.

Cette humilité se traduit par le regard du chanoine, qui ne regarde pas directement les autorités supérieures, ainsi que par le détail du pied armé du saint posé sur son surplis : contact entre le Saint et l’Humain plus discret que celui du doigt qui, comme le montre l’ombre, le frôle mais ne le touche pas.


 Image mentale  ou anticipation ?

Pour certains, le détail des lunettes ôtées signifie que Van der Paele n’a pas besoin de ses yeux pour contempler les personnages  sacrés : l’ensemble doit être compris comme une image mentale suscitée par sa prière.

Pour d’autres ( [2] , p 38), la composition centrée, la présence du saint patron et l’absence de prie-Dieu suppriment tout côté subjectif : malade, Van de Paele a demandé à anticiper, par la peinture, sa présentation prochaine à la Madone.

Le débat ne sera jamais clos : je pense quant à moi que le détail du pied posé sur le surplis plaide pour la seconde interprétation : il a pour rôle d’affirmer la présence matérielle  de Van der Paele au sein de  cette architecture sacrée.


Les deux chapiteaux historiés

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges chapiteaux
Grâce aux travaux récents de Jamie L Smith [3], on sait maintenant que les quatre scènes suivent la chronologie biblique.


Le chapiteau de gauche

Abraham et Melchisedek ,Nicolas de Verdun, XIIeme siècle, Klosterneuburg
Abraham et Melchisédek ,Nicolas de Verdun, XIIeme siècle, Klosterneuburg

Episode peu connu aujourd’hui, la rencontre entre Abraham et Melkisédek était vue comme une préfiguration de l’Eucharistie, à cause du verset suivant :

« Melkisédek, roi de Salem, fit apporter du pain et du vin : il était prêtre du Dieu très-haut » Genèse 14:18


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges chapiteaux detail
On voit bien sur le chapiteau Melchisédek à genoux présentant un calice, et un serviteur debout derrière lui tenant un récipient.

La partie droite du chapiteau montre le sacrifice d’Isaac, qui était vu quant à lui comme une préfiguration du sacrifice du Christ, donc également de l’Eucharistie.


Le chapiteau de droite

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges chapiteau droite

La partie droite du chapiteau montre le combat de David contre le géant Goliath.

La partie gauche en revanche est plus controversée. On y a longtemps vu  le combat d’Abraham contre les quatre rois (à cause du bouclier orné d’une tête, très semblable à celui d’Abraham dans l’autre chapiteau). John L. Ward y voit plutôt Josuah conquérant la terre de Canaan ([2a], p 39) . Jamie L Smith, ayant reconnu un personnage féminin en longue robe dans la figure la plus à gauche, a montré qu’il s’agissait plus probablement de la victoire de Jephté sur les Ammonites [3].


Jephte et sa fille Psautier_dit_de_saint_Louis BNF Latin 10525 fol 53v Gallica

Jephte et sa fille, Psautier dit,de,saint Louis, BNF Latin 10525 fol 53v (Gallica)

En rentrant chez suite à sa victoire, Jephté fut contraint de sacrifier sa propre fille pour respecter le voeu malencontreux qui lui avait assuré sa victoire : « celui qui sortira des portes de ma maison à ma rencontre… je l’offrirai en holocauste. »

Il faut reconnaître que la version de Van Eyck, qui condense la bataille et le sacrifice en un demi-chapiteau, est particulièrement cryptique. On ne comprend bien sa nécessité qu’en prenant en compte la composition d’ensemble.


Un décor symbolique

L.Naftulin [3] a proposé une interprétation convaincante de la composition d’ensemble, en ajoutant aux chapiteaux les scènes de part et d’autre du trône de Marie.


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges schema ensemble
A gauche, en montant depuis Adam (1a), l’oeil rencontre d’abord :

  • le meurtre d’Abel par Caïn (2a), premier sacrifice d’un innocent ;
  • puis deux scènes avec Abraham : le sacrifice d’Isaac (3a) et sa rencontre avec Melkisédek (4a), préfiguration de l’Eucharistie ;

A droite, en montant depuis Eve (1b) (celle qui a refusé de la lutte contre la tentation), l’oeil rencontre

  • la victoire de Samson sur le lion (2b), qui était interprétée au Moyen-Age comme une préfiguration de la descente du Christ aux Limbes, autrement dit de sa victoire sur la mort ;
  • deux autres combats victorieux  :  David contre Goliath (3b), et Jephté contre les Ammonites (4b).

Les deux thèmes du Sacrifice et de la Victoire se partagent la composition, illustrés par des épisodes  de la Genèse d’une part,   dues livres des Juges et de Samuel d’autre part.

En prenant un peu de recul, il devient clair que la thématique amorcée  par les épisodes bibliques s’entend également aux saints chrétiens :

  • Saint Donatien, évêque de Reims, représentant l’Eglise sacerdotale (celle qui célèbre dans l’Eucharistie le sacrifice du Christ) ;
  • Saint Georges, vainqueur du dragon (comme Samson du lion), représentant l’Eglise combattante.

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges schema continuite

Il n’est sans doute pas fortuit, comme l’a remarqué John Ward ([2a], p 40), que le denier personnage anonyme de chaque chapiteau établisse, entre les épisodes bibliques et les saints   :

  • une contiguïté spatiale ;
  • une collision de matières, entre la pierre obscure du calice ou du bouclier, et le métal doré de la croix épiscopale ou de la cuirasse ;
  • une continuité narrative,  puisque chacun d’eux, les mains jointes, regarde vers l’avenir chrétien.


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges schema continuite 2

Il y a probablement une autre confrontation de matières, pierre-tissu cette fois, entre :

  • les rubans  du chapiteau de gauche et  le galon de la mitre ;
  • la croix du drapeau et le motif du chapiteau adjacent,  des rubans croisés retenant des démons prisonniers ([2a], p 43).

Comme si Van Eyck prenait soin de baliser, par des collisions de substances et des affinités de forme, un itinéraire circulaire pour le  regard,


Le perroquet et le bouquet

1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges perroquet bouquet

Le point central du tableau est bien sûr le perroquet qui tourne sa tête vers le chanoine, et le bouquet de crucifères multicolores, rajouté dans un second temps, dont Marie tient une seule tige. Ces complexités iconographiques ont été élucidées par John Ward ([2a], p 24 et ss).

Références :
[2a] John L. Ward « Disguised Symbolism as Enactive Symbolism in Van Eyck’s Paintings » Artibus et Historiae Vol. 15, No. 29 (1994), pp. 9-53 https://www.jstor.org/stable/1483484
[3] Jamie L. Smith, « Jan van Eyck’s Typology of Spiritual Knighthood in the Van der Paele Madonna » in « Imago Exegetica: Visual Images as Exegetical Instruments, 1400-1700 », BRILL, 17 mars 2014 https://books.google.fr/books?id=uN8zDwAAQBAJ&pg=PA54&lpg=PA54&dq=Jephthah%27s+sacrifice+Van+Eyck&source=bl&ots=FONl_plmhy&sig=t5DnuwauKCJrevkxw1pXqF1gF18&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwjknsDF6PzeAhVFxoUKHfIuAi0Q6AEwB3oECAAQAQ#v=onepage&q=Jephthah’s%20sacrifice%20Van%20Eyck&f=false
[4] Lawrence Naftulin, « A note on the iconography of the van der Paele Madonna »,  Oud Holland Vol. 86, No. 1 (1971), pp. 3-8 https://www.jstor.org/stable/42710881

1-2-3 La Vierge du Chancelier Rolin (1435) et son pavement asymétrique

30 mai 2019

1435 Eyck_madonna_rolin

La Vierge du Chancelier Rolin, 1435, Louvre, Paris [5]

Le tableau a été réalisé pour chapelle Saint-Sébastien de la collégiale Notre-Dame-du-Châtel à Autun : Rolin avait organisé la récitation de messes quotidiennes dans la chapelle, simultanément à la messe dite devant l’autel principal. Malgré sa petite taille et son caractère d’intimité, le tableau n’était donc pas destiné à une dévotion privée.

Comment prétendre dire quelque chose de neuf sur une oeuvre aussi commentée ? Peut être en nous focalisant sur les détails et en commençant par le décor, dans lequel on a depuis longtemps reconnu une construction à haute densité symbolique (comme souvent chez Van Eyck).

Pour une vue en macrophotographie :

 http://closertovaneyck.kikirpa.be/verona/#home/sub=map&modality=vis


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La moitié gauche

1435 Eyck_madonna_rolin chapiteaux gauche
Au dessus du chancelier Rolin, les chapiteaux racontent, dans l’ordre chronologique, trois épisodes de la Genèse :

  • la Chute,
  • l’offrande à Dieu d’Abel et de Caïn, et le meurtre de l’un par l’autre :
  • le déluge et l’ ivresse de Noë (dont on voit clairement la nudité).



1435 Eyck_madonna_rolin ivresse noe
Autrement dit l’Humanité dans son côté le plus imparfait.


1435 Eyck_madonna_rolin faubourg
Derrière le chancelier on voit des coteaux plantés de vignes, au dessus du faubourg d’une ville avec une église et un monastère. On devine une pleine lune  dans le ciel.



1435 Eyck_madonna_rolin lapins
Au bas de la colonne de gauche, des lapins écrasés par le fût sont parfois interprétés comme symbolisant la Luxure vaincue.


1435 Eyck_madonna_rolin renard

La présence d’un renard, de l’autre côté du boudin, suggère une autre interprétation : le Mal qui ruse et qui menace.


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La moitié droite

1435 Eyck_madonna_rolin detail couronne
Au dessus de Marie, un ange soutient une couronne resplendissante, qui relègue dans l’ombre le chapiteau situé derrière.


1435 Eyck_madonna_rolin cathedrale
Une ville aux nombreuses églises entourant une cathédrale, a été interprétée comme la Cité de Dieu. Des vignes montent jusqu’à un monastère.



1435 Eyck_madonna_rolin Enfant
L’enfant Jésus, en bénissant Rolin, sanctifie du même coup la colonne de droite, dont il masque la base (un repentir visible en infrarouge montre qu’auparavant son bras dépassait la colonne en direction du chancelier).


Le chapiteau-mystère

Pour la compréhension de l’ensemble, il devient crucial d’identifier le chapiteau qui fait pendant aux scènes négatives de la moitié gauche. La plupart des commentateurs le passent opportunément sous silence car, à la différence des autres, il ne renvoie pas à une scène biblique évidente. A cause de la robe du personnage agenouillé, Tolnay a suggéré Esther devant Assuerus (Le Maitre de Flemalle, 50, n. 67), Panofsky la Justice de Trajan (Early Netherlandish Painting, 139 and n. 2),


1435 Eyck_madonna_rolin chapiteau melchisedek

Comme l’épisode doit se situer chronologiquement juste après l’épisode de Noë dans le récit de la Genèse, un bon candidat est la rencontre d’Abraham et de Melchisédek : plusieurs historiens d’art ont souligné sa ressemblance avec le chapiteau de La Vierge au chanoine van der Paele: un guerrier debout avec un grand bouclier, devant lequel un personnage en robe s’agenouille.

Cependant, Christine Hasenmueller McCorke [6] a contesté cette assimilation :  « les deux chapiteaux sont quasi contemporains et assez similaires, mais ils ne sont en aucun cas identiques ».


Solution 1 : David et l’Amalécite

1470 ca Fouquet Antiquites judaiques Ms Fr 247 f059
David et l’Amalécite
Fouquet, Antiquites judaïques, vers 1470, Ms Fr 247 f059

Elle propose une solution astucieuse, par rapprochement avec cette miniature de Fouquet qui représente un épisode biblique dont l’iconographie est rarissime : après la mort du roi Saül dans une bataille contre les Amalécites, l’un d’entre eux rapporte sa couronne et sa cuirasse à David, qui de douleur déchire ses vêtements.

« Je m’approchai de lui et je lui donnai la mort, car je savais bien qu’il ne survivrait pas à sa défaite. J’ai pris le diadème qui était sur sa tête et le bracelet qu’il avait au bras, et je les apporte ici à mon seigneur. » Samuel 2:1-10.

Ainsi, en venant se superposer à la minuscule couronne de pierre que le chapiteau ne montre pas, la grande couronne de l’Ange viendrait donner la solution de l’énigme.

« De même que la couronne fait référence aux vertus auxquelles la Vierge doit sa position dans la moitié droite du tableau, de même les épisodes de l’Ancien Testament au dessus de la tête de Rolin rappellent ce qui a valu à l’Homme sa condition… Le Christ supprime les conséquences de la Chute, pourvu que l’Homme accepte le sacrifice fait pour lui. L’histoire des chapiteaux de gauche se termine sur l’ivresse de Noë et la réaction de ses fils, qui préfigure la Crucifixion et les trois réactions à celles-ci des Juifs, des Gentils et des Hérétiques. C’est précisément ce dilemme humain – la réponse appropriée à la Crucifixion – à laquelle Rolin se confronte, et dont la Vierge donne la solution «  [6]

Ce que Christine Hasenmueller McCorke ne dit pas – et qui irait pourtant dans le sens de son hypothèse – c’est la portée de l’épisode dans la généalogie de Marie, descendante de David : de même que la couronne rapportée par l’Amalécite est celle qui l’a fait vraiment roi, de même celle apportée par l’ange est celle qui la fait vraiment reine.


Solution 2 : Abraham et Melchisédek

Malheureusement, si séduisante soit-elle pour l’esprit, la macrophotographie vient démentir cette hypothèse :


1435 Eyck_madonna_rolin chapiteau melchisedek gros plan

Chapiteau de droite  : Abraham et Melchisédek

http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.

C’est bien un calice, et non une couronne, que présente l’homme agenouillé. Comment dès lors justifier cette scène au dessus de Marie, sans aucun rapport apparent avec elle ?

Notons que l’épisode Abraham/Melchisédek (Gen 14:18) s’insère bien plus naturellement que l’épisode Davide/Amalécite à la suite de l’Ivresse de Noë (Gen 9:20), puisqu’il s »agit de la suite de la Genèse.

En tant que préfiguration de l’Eucharistie, il s’insère aussi très bien dans le paysage, au dessus des vignes, de la ville aux nombreuses églises, et finalement de l’Enfant Jésus...


1435 Eyck_madonna_rolin moulins
http://closertovaneyck.kikirpa.be, © KIK-IRPA, Brussels.

…dont l’index prolonge le pont avec sa croix, au dessus de trois moulins flottant qui évoquent la farine et la pain.


Pour une analyse en profondeur du  thème de l’Eucharistie aux environs du chapiteau caché (notamment l’analogie de forme entre la Vierge à l’Enfant et la cathédrale, dont une des tours est opportunément cachée), voir John Ward [6a], p 32 et ss.

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Une architecture réunifiée (SCOOP !)

La plupart des commentateurs opposent les deux moitiés du tableau :

  • la gauche, avec ses chapiteaux négatifs et ses lapins luxurieux, représenterait la condition humaine, pécheresse ;
  • la droite, avec sa Cité céleste, serait le lieu de la divinité.

Notons tout d’abord que mis à part les chapiteaux et le minuscule détail des lapins, tout le reste de l’architecture est rigoureusement symétrique.


1435 Eyck_madonna_rolin rat
© KIK-IRPA, Brussels.

De plus, un autre détail jamais remarqué met à mal cette interprétation quelque peu manichéenne : la colonne juste derrière la Vierge comporte elle-aussi un animal nuisible écrasé : un rat.


1435 Eyck_madonna_rolin schema binaire
L’identification certaine du chapiteau de droite assure une cohérence et un continuité entre les deux moitiés : aux vignes du faubourg, à l’ivresse de Noë et à la lune, succèdent naturellement, les vignes de la ville, la proto-eucharistie de Melchisédek et la couronne solaire. Le rapport n’est pas d’opposition, mais de chronologie :

  • le faubourg sans remparts, peu peuplé, et avec son église modeste, vient avant la ville fortifiée et sa cathédrale ;
  • la découverte du vin (Noë) vient avant sa transsubstantiation (Jésus) ;
  • la lune s’éclipse devant le soleil.

Le tableau ne nous montre pas deux pages qui s’opposent,

mais un récit qui se poursuit.

Cette impression d’une unité d’ensemble va être confortée par une analyse inédite : celle du pavement.


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Un pavement à surprises (SCOOP !)

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage anomalies
Le pavement comporte deux anomalies, qui n’ont pas été remarquées (peut être parce qu’il semble inconcevable que Van Eyck ait pu se tromper) :

  • une travée tranche avec les autres : elle est composée de carreaux noirs et blancs, avec un seul carreau à motif ;
  • le motif de base est une étoile à huit branches, alternativement noires et blanches : du coup, le carreau de droite devrait être à pointes blanches.

Bien sûr, Van Eyck ne s’est pas trompé. Mais il masque délibérément certains éléments, pour nous obliger à réfléchir, et tout en nous montrant juste ce qu’il faut pour que nous puissions trouver la solution. La voici…


1435 Eyck_madonna_rolin carrelage solution

Il y a en fait quatre motifs différents : les motifs en étoile, A et B, presque partout ; et deux motifs C et D qui d’y ajoutent, uniquement dans les cinq travées centrales.


Les carreaux unis

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage 1
Le pavage mis au point par Van Eyck est très complexe : si l’on considère uniquement les carreaux unis, le motif de base est une maille comportant 8 carreaux blancs, 4 gris, 2 noirs et 2 blancs. Les deux axes de symétrie sont inclinés à 45°.


Les carreaux à motif

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage 2
Si on considère maintenant les carreaux à motifs, ils se répartissent en deux moitiés symétriques autour de l’axe central.

Imaginons cependant qu’on supprime les carreaux C et D, et qu’on fusionne les trois colonnes de la zone centrale (celles sur fond violet).



1435 Eyck_madonna_rolin carrelage 3
On obtient un pavage ayant la même symétrie que celui des carreaux unis, avec une maille comportant deux motifs A et deux motifs B.


La logique du pavage

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage 4
Le pavage complet a perdu toutes ses symétries et semble extrêmement complexe. On peut néanmoins le décrire comme la superposition de deux pavages réguliers (celui des carreaux unis, et celui des motifs A et B), puis comme l’insertion dans le second pavage des motifs C et D, le long de l’axe central.

Pure virtuosité gratuite, ou nouvelle construction symbolique ? Et dans ce dernier cas, comment pouvons-nous espérer accéder, sans aucun document ni référence, à la signification de cet agencement particulièrement abstrait ?

Nous allons voir qu’à six siècles de distance, Van Eyck a laissé à l’intérieur même de son oeuvre suffisamment d’indices pour une méditation fructueuse.


Les motifs en étoile

1435 Eyck_madonna_rolin carrelage motifs etoile
Les commentateurs ont déjà noté que l‘étoile évoque les litanies de la Vierge : Stella matutina (Etoile du matin) ou Stella Maris (Etoile de la mer). Mais dans le contexte particulier du tableau, la référence mariale est confirmée par la ressemblance avec la couronne, qui comporte elle-aussi huit pointes.

Remarquons que la présence des zones jaunes et rouges fait que les deux motifs ne sont pas exactement l’inverse l’un de l’autre : on ne donc peut pas dire, par exemple, que l’un symbolise Marie et l’autre l’anti-Marie, à savoir Eve. Postulons que le pavage est à prendre dans son ensemble, et qu’il symbolise la Vierge : appelons-le le pavage marial.


1432 Ecole de Van Eyck The Fountain of Life Prado Madrid detail

La fontaine de la vie (detail)
Ecole de Van Eyck, 1432, Prado, Madrid 
Cliquer pour voir l’ensemble

A noter que le même motif apparaît le pavement de « La fontaine de vie », sans aucune connotation mariale : c’est le contraste avec les deux autres motifs qui lui donne ici cette signification.


Les motifs excédentaires

1435 Eyck_madonna_rolin motifs supplementaires
Le motif isolé, à gauche, se situe à l’aplomb du missel du chancelier. Son symétrique caché est donc à l’aplomb de l’Enfant Jésus. Or le livre, fait de parchemin, est très souvent une métaphore du « verbe fait chair » (voir 4.5 Annonciation et Incarnation comparées).



1435 Eyck_madonna_rolin carrelage motifs losange
Le caractère christique de ce motif est confirmé par le schéma inscrit dans le carreau bien lisible du premier plan. Ainsi, tout comme les motifs en étoile renvoient à la couronne de la Vierge, l’un au moins des deux motifs en losange renvoie à l’autre objet d’orfèvrerie du tableau : la croix qui couronne le globe de l’Enfant Jésus.


La symbolique du pavage

Comme nous l’avons vu en décrivant la logique de sa construction, le pavage constitué des motifs en étoile, que nous savons maintenant être le « pavage marial », est perturbé par l’insertion des motifs en losange, ou « pavage christique », qui lui fait perdre la plupart de ses symétries.

Sans doute faut-il comprendre que la régularité, la répétition, la prévisibilité, sont des caractéristiques humaines : l’irruption de l’Enfant Jésus transforme Marie, femme parmi les autres, en Marie mère de Dieu, échappant à l’humaine condition.

Quant au pavage régulier constitué par les carreaux unis (blanc, rouge, gris et noir comme chair, sang, poussière, et cendre), il représente un homme non touché par le divin, un homme comme les autres : à savoir le chancelier Rolin.


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Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

 

1435 Eyck_madonna_rolin schema ensemble
La baie du milieu, depuis le fleuve jusqu’à la bande de carrelage excédentaire qui sépare Rolin et Marie, définit un lieu de transition, à la fois vide (comme la transcendance) et empli de symboles christiques : de la croix minuscule au milieu du pont jusqu’au schéma cruciforme dans le carreau du premier plan.

De même que le pont permet aux créatures minuscules de passer du faubourg humain à la cité céleste, de même la bande centrale, déroulée comme un tapis somptueux aux pieds du spectateur, l’invite à pénétrer orthogonalement dans le Sacré.


La fusion de deux iconographies

Clement_VII_en_priere
Clément VII en oraison, après 1378, Archives iconographiques du palais du Roure, Avignon

Bien que dans les Vierges à L’Enfant, le donateur apparaisse le plus souvent en position d’humilité, à la gauche de la Vierge, il existe une iconographie où il se tient à sa droite : c’est lorsqu’il ne se trouve pas dans une pure contemplation, mais participe véritablement à la scène, en recevant la bénédiction de l’enfant (voir 6-1 …les origines )

Ici c’est Saint Clément avec son ancre qui effectue la présentation, tandis que deux anges simultanément viennent coiffer l’antipape de sa tiare et la Vierge de sa couronne.


1430 Fra Angelico Couronnement Vierge Louvre detail
Fra Angelico, Couronnement de la Vierge, 1430, Louvre (détail)

Une autre iconographie est celle du Couronnement de la Vierge, épisode qui se situe après sa mort : Jésus accueille officiellement sa mère au Paradis, laquelle la plupart du temps se présente à la fois en position d’honneur (à droite de Jésus) mais en posture d’humilité (agenouillée).

Rolin et Van Eyck ont fusionné ces deux traditions, celle de la bénédiction du donateur et celle du couronnement de la Vierge, en une iconographie originale, profondément méditée, un couronnement intimiste où c’est la Vierge qui trône et le chancelier qui s’agenouille.



Références :
[5] Pour un aperçu d’ensemble : https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Vierge_du_chancelier_Rolin
Presentation animée sur le site du Louvre http://musee.louvre.fr/oal/viergerolin/indexFR.html
[6] « The Role of the Suspended Crown in Jan van Eyck’s Madonna and Chancellor Rolin », Christine Hasenmueller McCorke The Art Bulletin, Vol. 58, No. 4 (Dec., 1976), pp. 516-520
https://dokumen.tips/documents/the-role-of-the-suspended-crown-in-jan-van-eycks-madonna-and-chancellor-rolin.html
[6a] John L. Ward « Disguised Symbolism as Enactive Symbolism in Van Eyck’s Paintings » Artibus et Historiae Vol. 15, No. 29 (1994), pp. 9-53 https://www.jstor.org/stable/1483484

1-2-4 Le Triptyque de Dresde (1437)

30 mai 2019

1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde

Triptyque de Dresde
Van Eyck, 1437, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresden

Un donateur inconnu

Le donateur de ce tout petit triptyque de dévotion n’a pas été identifié [1] : ce qui rend très difficile la compréhension précise des intentions de Van Eyck.

Le donateur se trouve dans le volet gauche du triptyque, présenté par un Saint Michel dont l’équipement militaire est quasiment identique à celle du Saint Georges de la Madonne au chanoine Van der Paele. L’identité de Saint Michel est fournie par les textes inscrits sur le cadre [2] , mais il n’est pas certain que le donateur se soit prénommé Michel (ce saint pouvant être choisi simplement en raison de son prestige).


Dans le bas côté gauche

1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde perspective
L’ensemble du triptyque figure une église, selon une perspective sans point de fuite unique (comme toujours chez Van Eyck). La Vierge à l’Enfant, de taille gigantesque par rapport aux colonnes, occupe l’emplacement de l’autel. Tout autant qu’à une présentation officielle, c’est donc à une sorte de célébration, de Messe incarnée, que le dévot est convié. Mais il reste à distance respectueuse, retranché dans le bas-côté gauche, figé, à genoux entre l’archange et une colonne cachée dans l’épaisseur du cadre.

Le circuit des regards est étrange (flèches bleues) : tout en désignant de l’index son protégé, Saint Michel interroge du regard la Vierge et l’Enfant, qui regardent tous deux le donateur, tandis que celui-ci regarde Sainte Catherine qui, en face de lui dans l’autre bas-côté, regarde son livre. Dans la main gauche, l’Enfant tient un objet vert trop abimé pour être déchiffrable (raisins ou perroquet).



1437 Jan_van_Eyck_-_Triptyque de Dreste bas des volets

On lit souvent que l’archange se trouve sur une marche surélevée, mais il n’en est rien : Saint Michel et le donateur agenouillé, tout comme Sainte Catherine et la roue brisée sont de plain pied (la forme rouge posée sur le carrelage à côté de la roue n’a pas été identifiée).


L’esthétique d’un Livre d’Heures (SCOOP !)

Dans de rares Livres d’Heures, une banderole sert d’intermédiaire entre le donateur et la Madonne : soit le donateur y inscrit sa demande de salut, soit l’Enfant s’en sert pour lui répondre (voir 2-4 Représenter un dialogue).


1434-36 Van Eyck La_Madone_au_Chanoine_Van_der_Paele Groeningemuseum, Bruges banderole 

Discite a me, quia mitis sum et humilis corde

Venez à moi vous tous qui êtes fatigués et ployez sous le fardeau, et je vous soulagerai. Prenez sur vous mon joug, et recevez mes leçons : je suis doux et humble de cœur; et vous trouverez du repos pour vos âmes, car mon joug est doux et mon fardeau léger. » Matthieu (11:28-30)

Bien  qu’il dépasse la question  du salut personnel du donateur,  ce texte, avec son l’invitation à apprendre (« recevez mes leçons ») suggère un  commanditaire tourné vers l’étude et la pratique de la dévotion privée. Tout aussi parlants sont les longs textes inscrits sur le cadre, et qui exaltent Saint Michel, la Vierge et Sainte Catherine.

Plusieurs commentateurs se sont étonné de l’écart entre ces textes et les images.


1437 Jan_van_Eyck_-_Triptyque de Dreste arnolfini

Les Epoux Arnofini, Van Eyck, 1434, National Gallery, Londres (détail)

En particulier, le texte du cadre de Sainte Catherine insiste sur son humilité  (« Nue, elle a suivi le Christ nu… elle s’est départie des biens terrestres ») alors que l’image nous la montre en princesse, dans des vêtements luxueux qui rappellent ceux de madame Arnolfini (y compris le geste élégant de la main remontant la robe).

Or ces textes sont des extraits littéraux de la Bible  (pour celui de la Vierge) ou des Bréviaires, le jour de la fête des deux Saints.

D’où l’idée que ce triptyque serait un objet portatif embarquant, dans sa structure repliable [3] ainsi que dans l’écart entre la liberté de l’illustration et le texte, l’esthétique d’un livre de prières.


Le pélican et le phénix>

 1432 Ecole de Van Eyck The Fountain of Life Prado Madrid detail fontaine

La fontaine de la vie (détail)
Ecole de Van Eyck, 1432, Prado, Madrid

Ce couple apparaît déjà dans La Fontaine de la Vie : traditionnellement, le pélican, qui se sacrifie pour donner de la nourriture à ses enfants, est une image de la mort du Christ : et le phénix, qui renaît de ses cendres, représente sa résurrection, autrement dit la Victoire contre la Mort.



1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde schema 1
Ils décorent ici les bras du trône, tandis que le haut des montants reprend à l’identique deux scènes des chapiteaux de la Madonne au Chanoine Van der Paele, dont nous avons vu que la composition répond à la thématique du Sacrifice et de la Victoire.

Cette lecture s’étend-elle ici aussi jusqu’aux personnages des deux Saints et du donateur ?


Une lecture d’ensemble (SCOOP !)

1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde licorne lion
Lynn F. Jacobs a remarqué que les deux animaux qui décorent la tenture du dais, un lion blanc et une licorne bleue, s’inscrivent dans la même thématique :

« Le pélican et la licorne signifient tous deux les souffrances et l’humilité liées à la condition terrestre, en contraste avec le phénix et le lion, qui représentent le triomphe glorieux et le salut que l’on peut attendre dans le ciel... ces symboles placent le coeur du sujet – le dualisme entre la terre et le ciel – au coeur même du triptyque » ([4] , p 83)



1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde schema 2
Le dualisme qui est ici en jeu me semble légèrement différent : en raisonnant plutôt en terme de Sacrifice et de Victoire (comme pour la Madonne au Chanoine Van der Paele), on y inclut tout naturellement la Sainte Martyre et l’Archange armé.

En notant l’analogie visuelle entre les différentes figures de la petitesse et de la fragilité (le donateur sous l’épée de Saint Michel , Isaac sous l’épée d’Abraham, David sous le bouclier de Goliath, la roue brisée sous l’épée de Sainte Catherine), on en vient par raison de symétrie à deviner le rôle du donateur : de même que l’épée et la roue sont pour la Sainte les instruments de son supplice, de même l’épée et le donateur sont pour l’Archange les instruments de sa Victoire.



437 Jan_van_Eyck_-_Triptyque de Dreste detail chapiteau gauche
En se désignant comme tel, le donateur nous livre une indication sur sa profession, ou du moins sur sa dévotion : militaire (ou militant en faveur des Croisades), il est dans le camp de ceux qui lèvent l’épée contre le Lion, comme le montre l’unique chapiteau à figures du tableau, au dessus de l’Archange :

« Tu marcheras sur le lion et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon » Psaumes 91:13


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Une logique protocolaire

En définitive, lorsque le donateur n’est pas seul face à la Madonne (comme dans la Vierge au Chnacelier Rolin), c’est le choix des saints accompagnateurs qui détermine sa position :

  • dans le cas de la Madonne au Chanoine Van der Paele, le côté honorable est laissé au saint Patron de la Cathédrale, et le donateur se retrouve à gauche de la Madonne ;
  • dans le cas du Triptyque de Dresde, la présence féminine de Sainte Catherine polarise la composition et, le côté humble étant occupé par la Femme, le donateur se retrouve à droite de la Vierge à L’Enfant (bien que celui-ci ne le bénisse pas).

La même thématique du Sacrifice et de la Victoire sous-tend les deux compositions mais, dans le second cas, elle s’incline devant le protocole : la figure sacrificielle (la martyre) se trouve du côté Victoire (moitié droite) et les figures combattantes (l’archange et le doanteur) du côté Sacrifice (moitié gauche).

En principe, ce croisement aurait pu être évité en inversant les sculptures du trône : mais mettre David avant Isaac, et le phénix avant le pélican, aurait heurté la logique chronologique de l’Ancien et du Nouveau Testament.



Références :
[1] Beaucoup d’ingéniosité a été deployée pour identifier le donateur et préciser la fonction de l’oeuvre. Une des dernières tentatives est celle de Peter Heath, dont l’article fait le point sur les différentes tentatives et leurs difficultés. Voir : Peter Heath, « Justice and mercy: the patron of Jan Van Eyck’s Dresden Triptych », 2009
https://www.thefreelibrary.com/Justice+%26+mercy%3A+the+patron+of+Jan+Van+Eyck%27s+Dresden+Triptych%3A+the…-a0177266348
[3] Selon une théorie récente, il pourrait s’agir d’un autel portatif commandé par les Giustinani, des marchants de Bruges.
Noëlle L. W. Streeton, « Jan van Eyck’s Dresden Triptych: New Evidence for the Giustiniani of Genoa in the Borromei Ledger for Bruges », Journal of Historians of Netherlandish Art, Volume 3, Issue 1, 2011.
https://jhna.org/articles/jan-van-eycks-dresden-triptych-new-evidence-giustiniani-of-genoa-borromei-ledger-bruges/
[4] Lynn F. Jacobs « Opening Doors: The Early Netherlandish Triptych Reinterpreted »
https://books.google.fr/books?id=JiMIJEexMFsC&pg=PA83&lpg=PA83

1-2-5 Les Madonnes de Nicolas de Maelbeke (1439-41) et de Jan Jos (1441)

30 mai 2019



Ces logiques vont-elles se confirmer dans les deux dernières oeuvres de Van Eyck comportant un donateur ? Réalisées à la fin de sa carrière, l’une, restée inachevée, est aujourd’hui perdue, et l’autre a été en grande partie terminée après sa mort par son atelier.


1445 Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_Eyck

Triptyque de Petrus Wijts (copie de la Madonne de Nicolas de Maelbeke de van Eyck, 1439-41)
Groeningue Museum, Bruges

Cette copie a été faite au début du XVIIème siècle pour Petrus Wijts, chanoine et chantre de Sint-Maartenskerk d’Ypres, où le triptyque de Van Eyck se trouvait jusqu’à sa disparition à la Révolution. On sait qu’elle comporte quelques modifications par rapport à l’œuvre originale : le portrait de Van Maelbeke a été remplacée par celui de Wijts, et dans le volet en bas à droite Aaron a été remplacé par un chantre [1].


Le panneau central

Pour la première fois chez Van Eyck , la Madonne est debout devant le donateur agenouillé, à sa taille et très proche de lui. Au dessus d’eux, la loggia-église, dont aucun chapiteau n’est historié, accentue encore leur intimité, bien plus étroite que dans la Vierge au chancelier Rolin.

La banderole de l’Enfant Jésus porte le même verset de Saint Matthieu (non tronqué) que dans le Triptyque de Dresde« Discite a me quia mitis sum el humilis corde iugum enim meum suave est et onus meum leve. »



Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_Eyck centre detail sceptre
Afin de montrer qu’il s’agit d’une réponse de l’Enfant, le texte part de sa main, tourné vers le haut, puis se retourne encore pour se poursuivre en transparence à l’envers, virtuosité graphique qui semble vouloir dépasser, dans ce triptyque destiné à un usage public, la formule inaugurée à usage privé dans le Triptyque de Dresde.

Le sceptre du prévôt est orné à son sommet d’un Saint Martin à cheval dans un croissant de lune, hommage au saint patron de l’église qui pallie son absence à taille humaine.


Les volets latéraux

Ils portent quatre scènes relatives à l‘Immaculée Conception : à gauche le Buisson ardent au dessus de la Toison de Gédéon, à droite la Porte fermée d’Ezéchiel au dessus d’Aaron (inachevé).


Le revers

1445 Maelbeke_Madonna_Triptych_After_van_Eyck revers
Le revers est dédié à la prophétie de l‘Ara Coeli : la Sibylle de Cumes montre à l’empereur Auguste, dans deux ovales irisés comme des arcs-en-ciel, l’apparition de la Vierge à l’Enfant et de trois anges à trompette.

Ce thème, tout nouveau dans la peinture des Pays du Nord (voir 3-2-3 … entre lui et la Sibylle) est ici calqué sur les miniatures du Speculum Humanae Salvationis, traité dé théologie qui explique aussi le choix des images de l’avers [2].

Ainsi, en ouvrant le triptyque, la Madonne en grisaille laisse place à la Madonne en couleurs, et la prophétesse au prévôt.



1441 Jan_van_Eyck_Madonna of Jan Vos _Frick_Collection
La Vierge à l’Enfant avec Sainte Barbe, Jan Vos et Sainte Elisabeth
Jan van Eyck, 1441, Frick Collection, New York

Sainte Barbe

Jan Vos, prieur des chartreux du monastère de Genadedal, près de Bruges, a choisi Sainte Barbe pour le présenter à la bénédiction de l’Enfant : vénérée particulièrement par cet ordre cloîtré (à cause de son emprisonnement dans une tour), elle l’était également par les chevaliers teutoniques, en tant que patronne des artilleurs : or Jan Vos, dans sa carrière antérieure, avait justement été chevalier teutonique .



1441 Jan_van_Eyck_Madonna of Jan Vos _Frick_Collection detail Mars
La statue incongrue de Mars dans la tour de Sainte Barbe, au dessus de la tête du prieur, est sans doute une allusion à ce passé militaire. La palme est le second attribut de la Sainte, en raison de son martyre.


Sainte Elisabeth

Les chevaliers teutoniques s’étaient également occupé des reliques d’Elisabeth de Hongrie, souveraine de Thuringe qui avait renoncé aux biens de ce monde pour se faire soeur-franciscaine et se consacrer à la la charité. D’où la couronne dans sa main. La ville à l’arrière-plan, très inspirée par celle de la Vierge du Chancelier Rolin a donné lieu pour son identification à des querelles d’érudits, comme toutes les villes de Van Eyck.


La composition

La grande nouveauté du tableau est la posture de la Vierge : debout sous un dais, sans trône propice à des décoration symboliques.

Van Eyck étant mort deux mois après la commande, il n’a guère pu achever plus que la composition, qui ne recèle aucun mystère : dans une loggia à cinq arches, dont trois arches complètes, le donateur se trouve devant la deuxième, à droite de l’Enfant qui le bénit, présenté par la Sainte la plus prestigieuse en terme d’ancienneté. Du coup, comme la tour de Saint Barbe garnit la première arcade, la ville garnit celles de droite.

Un objet de dévotion officiel

Tout comme la Madonne au chanoine van der Paele, le panneau a été conçu pour servir de mémorial : placé au dessus de la tombe de Vos, il inciterait les passants à prier pour raccourcir son séjour au purgatoire. Mais bien avant sa mort, deux ans après la réalisation du panneau, Vos a obtenu de son évêque d’y attacher une indulgence de 40 jours : gagneraient cette réduction de peine, cette fois pour eux-mêmes, les passants qui diraient un Ave Maria pour la Vierge (prière dont le début est justement inscrit dans les broderies du dais) ou bien un Ave et un Pater devant Sainte Barbe ou Sainte Elisabeth [3]. Ce qui, tout comme un clic sur Internet, assurait la popularité du tableau et un bénéfice mutuel

1450 ca Petrus_christus,_madonna_exeter, Gemaldegalerie Berlin
Madonne Exeter,
Vers 1450, Petrus Christus, Gemäldegalerie, Berlin

Quelques années plus tard, Vos commanda à Petrus Christus, cette fois à son propre usage, ce petit tableau de dévotion. Le prieur est copié presque à l’identique, et la tour de sainte Barbe est rentrée, telle une maquette, à l’intérieur de la loggia surélevée ou de la tour dans laquelle se déroule la bénédiction de l’Enfant.



1450_ca Petrus_christus,_madonna_exeter,_. Gemaldegalerie Berlin detail sol
Détail significatif : Christus a remployé un des motifs de carrelage de La vierge au Chancelier Rolin et s’est souvenu, en la simplifiant, de l’idée de la bande centrale différente du reste du pavement.


1437 Jan_van_Eyck Triptyque de Dresde detail carrelage

Idée que Van Eyck avait d’ailleurs lui-même remployée dans le Triptyque de Dresde.


Petrus Christus Copie de la Madonne de Nicolas van Maelbeke Albertina, Vienna
Copie de la Madonne de Nicolas van Maelbeke
Petrus Christus, Albertina, Vienna

Pour la posture de la Vierge, Christus a repris celle du triptyque de Nicolas van Maelbeke, dont il avait effectué ce dessin.


En conclusion

Une grande liberté de composition

La comparaison des cinq oeuvres de Van Eyck montrant un donateur  en présence de la Madonne revèle une grande variété dans les compositions, quant au choix à effectuer par l’artiste (ou le commanditaire) dans ce type  assez codifié de production artistique  :

  • position du donateur par rapport à la Madonne  : seul le chanoine Van der Paele est en position d’humilité, les autres sont en position d’honneur ;
  • vue côte à côte ou face à face (dans ce dernier cas l’ordre héraldique ne joue pas, voir 2-1 En vue de profil) : seuls Rolin et  Nicolas de Maelbeke sont en tête à tête avec la Vierge
  • taille du donateur : il est toujours de taille humaine, sauf dans le Triptyque de Dresde où la Vierge est géante par rapport à la fois au donateur et aux saints ;
  • nombre de saints accompagnateurs (aucun ou deux) ;
  • posture de la Vierge : assise sur un trône, sur un simple banc ou debout ;
  • interaction entre l’Enfant et le donateur ; chez Van Eyck il y en a toujours une, même si dans le cas de Van der Paele il ne s’agit que s’un regard ;
  • panneau unique ou triptyque (dans ce cas, situation centrale ou latérale du donateur, voir 1-4-2 Tryptiques flamands) ;
  • fonction de l’oeuvre (publique ou privée).

Van Eyck Donateurs SyntheseJPG

Ce tableau comparatif donne le sentiment que Van Eyck a cherché à éviter de se répéter, en faisant varier les différents facteurs  avec une grande liberté. Ce n’était pas forcément possible, comme nous le verrons,  dans les siècles précédents.


Les facteurs de l’intimité

1435 Eyck_madonna_rolinVierge au chancelier Rolin 1475 Maitre de la vue de Sainte-Gudule, La Vierge à l'Enfant avec une jeune femme en priere et sainte Marie-Madeleine, Liege, Musee Grand CurtiusLa Vierge à l’Enfant avec une jeune femme en prières et sainte Marie-Madeleine, Maître de la vue de Sainte-Gudule, vers 1475, Musée Grand Curtius, Liège

En comparant la Vierge au chancelier Rolin avec cette autre conversation sacrée, Ingrid Falque note que de nombreux facteurs, autres que la position du donateur, contribuent à régler la balance délicate de l’image [4] :

« Marie-Madeleine joue ainsi un rôle de médiation entre la Vierge et la jeune femme en prière, intermédiaire dont se passe Nicolas Rolin, portraituré seul face à Marie. De prime abord, cela accentue la proximité entre cette dernière et le chancelier, tout comme le non respect des règles héraldiques… Toutefois, divers éléments du tableau de Liège instaurent un plus haut degré de proximité entre la jeune femme portraiturée et la Vierge que dans le tableau de Van Eyck. Le plus marquant de ces éléments est sans conteste la position de la femme, qui au lieu d’être figurée pieusement les mains jointes, comme c’est traditionnellement le cas, serre entre les mains un chapelet que tient aussi l’Enfant. Ce dernier semble d’ailleurs vouloir se pencher vers la dévote, mais sa Mère le retient. L’impression de proximité est également renforcée par le jeu de regards entre la Vierge et la jeune femme que l’on ne retrouve pas dans le tableau de Nicolas Rolin. Le cadrage plus serré dans le tableau liégeois accentue également cet effet de proximité.

Une analyse comparative de ces deux œuvres permet donc de nuancer l’idée généralement admise selon laquelle la présence d’un saint patron crée une distance entre la personne portraiturée et le personnage saint. Dans ce cas-ci, en effet, les autres éléments signifiants de la composition (jeu de regards, jeu des mains, cadrage) plaident pour une lecture plus fine des œuvres laissant présager que la distance instaurée par la présence d’une figure de médiation peut être atténuée par d’autres éléments signifiants de la composition. « 


La théorie de l’image mentale

I.Falque discute ensuite la théorie de Harbison, selon laquelle les scènes religieuses comportant un dévot en prière matérialiseraient en fait l’image mentale qu’il s’est formé dans son esprit.

« L’intégration d’un portrait dans une œuvre religieuse ne serait donc pas un « simple anachronisme », mais une visualisation des méditations du dévot portraituré. L’absence de nuée symbolisant la séparation entre les deux mondes serait comblée par d’autres artifices picturaux suggérant la présence de deux niveaux de réalité distincts, tels que le regard plongé dans le vide des dévots. Bien que séduisante, cette théorie est loin d’être applicable à tous les tableaux comportant des portraits dévotionnels. La confrontation de celte hypothèse avec les œuvres soulève de nombreuses questions : lorsque le tableau comporte plusieurs portraits, peut-on considérer qu’il s’agit d’une vision commune à toutes les personnes portraiturées ? Quelle est la signification du saint patron présentant le dévot au personnage saint ? Si ce dernier est vraiment une image mentale créée par le dévot, la présence d’un intercesseur ne serait-elle pas superflue? Comment interpréter les échanges de regards et les contacts physiques entre le dévot et le personnage saint, comme c’est le cas dans le tableau du Maître à la Vue de Sainte-Gudule évoqué précédemment ? L’interprétation de Craig Harbison possède donc des limites qui traduisent bien les difficultés et les problèmes que soulève l’analyse du langage de ces images complexes. »

Nous reviendrons sur les conventions liées à la représentation d’une image mentale dans 3-1 L’apparition à un dévot.



Références :
[2] Emile Male, L’Art religieux à la fin du Moyen-Age, p 236 https://archive.org/stream/lartreligieuxde00ml#page/236/
[3] THE CHARTERHOUSE OF BRUGES:JAN VAN EYCK,PETRUS CHRISTUS,AND JAN VOS, article de Jonathan Kantrowitz,
http://arthistorynewsreport.blogspot.com/2018/08/the-charterhouse-of-brugesjan-van.html
[4] Ingrid Falque, « Le portrait dévotionnel dans la peinture des anciens Pays-Bas entre 1400 et 1550 : approche méthodologique pour une analyse du langage de l’image. »

3-2-1 L'apparition à Auguste : la vision de l'Ara Coeli sur la droite

29 mai 2019

L’iconographie de la Vision d’Auguste est si spécifique qu’il est possible d’en suivre, sur deux quatre siècles, le développement et la diffusion.

Voyons d’abord la forme originelle sous laquelle elle est apparue : conformément au « principe du visionnaire »,  Auguste se trouve à gauche et l’Apparition est à droite.

Les origines à Rome

 Une représentation précoce

1200-1300 Autel transept gauche 1200-1300 Autel transept gauche enterre

La vision d’Auguste
1100-99, Autel du transept gauche de l’église de l’Ara Coeli (conservé à son emplacement originel dans la chapelle de Sainte Hélène) [1]

Auguste est agenouillé à gauche, devant la « mère de lumière » debout dans un cercle lumineux, ainsi que la nomme  l’inscription en vers léonins gravée sur cet autel :

Toi qui pénètres dans cette église de la mère de lumière,

la première de toutes celles installées au monde,

sache que c’est César Octavien qui l’a construite,

lorsque s’est présentée à lui, autel du ciel, la divine progéniture »

(Traduction Jacques Poucet, [2])

LVMINIS HANC ALMAM MATRIS QVI SCANDIS AD AVLAMCVNCTARVM PRIMA QVE FVIT ORBE SITA,NOSCAS QVOD CESAR TVNC STRVXIT OCTAVIANVS

HANC ARA CELI SACRA PROLES CVM PATET EI

Comme le remarque J. Poucet, l’interprétation de l’expression « autel du ciel » (ara coeli)  est ambiguë : on peut tout aussi bien la lire comme une apposition métaphorique à l’enfant (son apparition est comme un autel dans le ciel), que comme une apposition au terme « église », voire même comme le nom propre de celle-ci.

L’apparition du côté droit par rapport au spectateur à certainement à voir, dans ce contexte romain baigné de traditions antiques, avec le caractère favorable des présages venant de la droite, autrement dit de l’Orient (les augures se tourbaient vers le Nord pour pratiquer la divination).



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La Vision d’Auguste dans les textes du XIIème

L’autel de l’Ara Coeli est contemporain d’un texte du milieu du XIIème, les « Mirabilia urbis Romae », qui raconte ainsi l’épisode : afin de savoir s’il devait ou pas se laisser adorer comme un Dieu, l’Empereur Auguste ( tellement beau que « personne ne pouvait le regarder dans les yeux ») – avait convoqué la sibylle Tiburtine. Après trois jours de réflexion, celle-ci lui fit cette réponse :

 « Signe du jugement, la terre sera mouillée de sueur :
du ciel descendra celui qui sera roi pour les siècles,
présent comme en chair pour juger l’univers. »
« Iudicii signum, tellus sudore madescet ;
e caelo rex adveniet per saecla futurus,
scilicet in carne presens, ut judicet orbem. »

En pendant qu’elle récitait la suite…

…aussitôt le ciel s’ouvrit et une extraordinaire splendeur s’offrit à lui. Il vit dans le ciel une très belle vierge debout sur un autel et tenant un enfant dans les bras. Rempli d’une grande admiration, il entendit une voix qui lui disait : « Voici l’autel du fils de Dieu ». Et aussitôt, tombant à terre, il l’adora. Il rapporta cette vision aux sénateurs, qui eux aussi furent dans une grande admiration.

Cette vision eut lieu dans la chambre de l’empereur Octavien, où se trouve aujourd’hui l’église de SanctaMaria in Capitolio. C’est pourquoi, cette église est appelée Sancta Maria Ara Caeli.

Ilico apertum est caelum et nimius splendor irruit super eum ; vidit in caelo quandam pulcherrimam virginem stantem super altare, puerum tenentem in bracchiis. Miratus est nimis et vocem dicentem audivit : « Haec ara filii Dei est ».Qui statim in terram procidens adoravit.Quam visionem retulit senatoribus et ipsi mirati sunt nimis. Haec visio fuit in camera Octaviani imperatoris, ubi nunc est ecclesia sanctae Mariae in Capitolio. Idcirco dicta est Sancta Maria Ara Caeli.

 

Comme l’ont montré récemment K.Boeye et N.B. Pandey [1], ce texte magnifie le rôle d’Auguste, qui se trouve plongé de lui-même dans la vision : il correspond parfaitement au bas-relief, dans lequel la sibylle n’apparaît pas, contrairement à toutes les représentations ultérieures.

Tandis que les Mirabilia ne parlent pas précisément d’un phénomène lumineux, d’autres textes du XIIème siècle y font allusion (l’assonance entre les mots « ara » (autel) et « area » (halo) a pu aider).

Par l’art de la Sibylle s’offre à lui un autel dans le ciel
où il voit nettement les troupes lumineuses des anges
qui préparent pour l’enfant-roi le royaume céleste.
Sur le giron de la mère se dressait la sagesse du père,
la droite de l’enfant-roi fait des dons aux bienheureux.
Une gloire très abondante brille dans le ciel.
Godefroi de Viterbe, Pantheon (terminé en 1191)
Traduction Jacques Poucet, [2]
Arte Sibillina patuit sibi celitus ara,
Qua videt angelica manifestius agmina clara
Que puero regi caelica regna parant.
In gremio matris stabat sapentia patris,
Dextra coronati pueri dat dona beatis,
Celitus emicuit gloria multa satis


1285 Liber de temporibus et aetatibus Bibliotheque Estense Modene MS 461 fol 92
1285, « Liber de temporibus et aetatibus » Bibliotheque Estense Modene MS 461 fol 92

Mis à part l’autel de l’Ara Coeli de date incertaine, la plus ancienne version datée de la vision est celle-ci : la Vierge n’est pas représentée debout sur l’autel, mais assise, tandis qu’Auguste et la sibylle débattent en dessous. L’empereur est représenté en position d’honneur, et c’est lui qui montre la vision à la sibylle.

Selon P.Verdier [3] , cette composition centrée, où  le phénomène céleste est une trouée dans les nuages et où la sibylle est présente, serait plus proche du texte de Godefroi de Viterbe que des  Mirabilia.


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La Légende dorée enrichit et fixe le récit

P.Doucet a montré que deux sources littéraires distinctes, deux textes antiques avaient été retravaillés de longue date par les Chrétiens pour en faire des « marqueurs » de la Nativité de Jésus [2]. Un texte de Barthélemy de Trente effectue le rapprochement entre les deux histoires, mais c’est Jacques de Voragine qui va fixer définitivement cette fusion, dans sa très célèbre Légende dorée, écrite entre 1261 et 1266.


1) Le cercle autour du soleil

Ce premier prodige, survenu lors de l’entrée d’Auguste à Rome, présageait pour les auteurs païens l’éclat extraordinaire de son règne. Les auteurs chrétiens l’avaient  retardé de quarante ans, pour pouvoir l’appliquer au règne du Christ, et Jacques de Voragine le reprend tel quel  :

« Au temps d’Octavien, vers la troisième heure, par un temps serein, clair et pur, un cercle qui ressemblait à un arc-en-ciel entoura le disque solaire, comme pour indiquer que Celui qui allait venir était le seul à avoir créé et gouverné le soleil et le monde entier. » Jacques de Voragine, Légende dorée, trad. A. Boureau, p. 55


2) La vision d’Auguste

Plus loin, dans son récit de la vision d’Auguste, Jacques de Voragine rajoute le prodige du cercle, en même temps qu’une réplique nouvelle de la Sibylle :

« Il avait convoqué son conseil, à propos de cette affaire, le jour de la nativité du Seigneur, et la Sibylle dans la chambre de l’empereur se livrait à ses oracles, lorsqu’à midi un cercle d’or apparut autour du soleil, avec, au centre de ce cercle, debout sur un autel, une vierge très belle, portant un enfant dans ses bras. La Sibylle montra alors à César cette apparition, que l’empereur admira fort. Et il entendit une voix qui lui disait : « Tel est l’autel du ciel » ; et la Sibylle ajouta : « Cet enfant est plus grand que toi ; aussi adore-le. » «  Jacques de Voragine, Légende dorée, chapitre 6, trad. A. Boureau, p. 55


Le Christ dominant l’Empereur

La popularité de la légende ainsi racontée tient à son sens éminemment politique :

« Dès ses manifestations byzantines, la légende a une double fonction : d’une part elle sert d’étiologie à un monument sur le Capitole (autel d’abord, église ensuite), et d’autre part elle marque et consacre la supériorité du monde nouveau sur le monde ancien, du Dieu du Ciel sur l’empereur de Rome. En effet, elle ne présente pas seulement Octavien comme responsable (direct ou indirect) d’un monument sur la colline romaine ; elle transmet aussi un message beaucoup plus important. Informé de la venue du Dieu chrétien qui lui est de beaucoup supérieur, l’empereur « cède le terrain » : il refuse d’être considéré comme un dieu, reconnaît l’Enfant de la vision comme le vrai Dieu et se prosterne devant lui en guise d’adoration. Ce geste de soumission n’est pas rien quand on sait l’importance que prend au Moyen Âge la théorie des deux pouvoirs, le temporel et le spirituel, et de leur hiérarchisation ! » [2]


Le règne de la paix

Comme l’a montré Philippe Verdier [3], le thème véhicule aussi « l’utopie de la Paix perpétuelle » : l’empereur Auguste était vu positivement par les auteurs chrétiens comme étant celui qui avait fermé les portes du temple de Janus (celles de la Guerre) à l’instant même de l’Epiphanie, où le Christ était annoncé au monde.


L’Immaculée Conception

Juste après le récit de l’expérience mystique d’Auguste, Jacques de Voragine en expose une seconde version, cette fois sans la sibylle  :

Suivant d’autres historiens, « Auguste, étant monté au Capitole, et ayant demandé aux dieux de lui faire savoir qui régnerait après lui, entendit une voix qui lui disait : « Un enfant éthéré, Fils du Dieu vivant, né d’une vierge sans tache. Et c’est alors qu’Auguste aurait élevé cet autel, au-dessous duquel il aurait inscrit : « Ceci est l’autel du Fils du Dieu vivant ! » Légende Dorée, chapitre 6

Cette version purement audio n’a pas été représentée en tant que telle par les artistes, mais elle a donné lieu à une association d’idée durable entre l’imagerie de l’Ara Coeli et la notion abstraite de l’Immaculée Conception. Aussi, lorsque vers la fin du XIVème siècle les artistes ont cherché à illustrer la seconde, ils ont récupéré l’Image de la Madonne dans le ciel, enveloppée de lumière.


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L’impact de la Légende dorée : les oeuvres du XIVème siècle à Rome

L’oeuvre qui a dû le plus marquer les esprits, une grande fresque de Cavallini peinte entre 1294 et 1303 dans l’abside de l’église de l’Ara Coeli [3] , ne nous est plus connue que par la description de Vasari. Nous savons seulement qu’elle montrait :

« Notre Dame avec son fils dans les bras, entourée par un cercle de soleil, et en bas l’empereur Octavien auquel la sibylle tiburtine montre Jésus Christ, et qui l’adore« .

Autrement dit les deux éléments rajoutés dans la Légende Dorée.

L’ordre de la description suggère fortement que l’Empereur se trouvait à gauche. Un contre-argument semble être donné par une mosaïque un peu antérieure de Cavallini, qui nous montre un autre cas d’agenouillement devant un cercle lumineux, par la droite cette fois :
1291 Pietro Cavallini, Storie della Vergine, ritratto del committente Bertoldo Stefaneschi, , Basilica di Santa Maria in Trastevere, Roma

La Vierge à l’Enfant avec le donateur Bertoldo Stefaneschi
Pietro Cavallini, 1291, Choeur de la Basilique de Santa Maria in Trastevere, Rome

Le texte « Bertoldo filius Petri » a un double sens : littéralement, Bertoldo avait pour père le sénateur Pietro Stefaneschi ; mais graphiquement, il prend ici pour patron Saint Pierre en personne.


1291 Pietro Cavallini Abside, Santa maria del Transtevere
 

Mosaïque de l’abside
Pietro Cavallini, 1291, Basilique de Santa Maria in Trastevere

Cette inhabituelle position à droite s’explique par le contexte, à savoir la grande mosaïque absidale située juste au dessus, où Saint Pierre est également à droite. Pour résumer l’enchaînement dans l’autre sens : Marie est assise en position d’honneur sur le même trône que son fis, donc Saint Pierre est à droite, donc il est aussi à droite dans la mosaïque du dessous, donc Stefaneschi est à droite.


1348 Paolo de Venezia attr Legenda aurea Staatsgalerie Stuttgart

Legenda aurea
Paolo de Venezia (attr), 1348, Staatsgalerie, Stuttgart

Ce tableau illustre le récit de Jacques de Voragine, dont il montre les trois prodiges dans l’ordre : la vision d’Auguste, la fontaine d’eau transformée en huile et l’effondrement du Temple (Pour les textes des phylactères comparés avec ceux de la Légende dorée, voir [4], p 25).

La position de l’Empereur Auguste est à la fois à gauche de l’apparition et à gauche de la sibylle, comme dans toutes les illustrations antérieures.


Les miniatures du XVème siècle en France

  

 


1402 avant Jacquemart de Hesdin - MS 11060-61 Bibl royale BruxellesAuguste et la sibylle,

1402 avant Jacquemart de Hesdin - MS 11060-11061 Hours of Notre Dame Tierce Annonce aux bergersAnnonce aux Bergers

Jacquemart de Hesdin, avant 1402, Livre d’Heures du Duc de Berry MS 11060-61, Bibliothèque royale de Bruxelles

Au tout début du XVème siècle, le thème passe dans les Pays du Nord, d’abord de manière marginale, en regard d’une autre apparition céleste : celle de l’Ange aux Bergers. Auguste est agenouillé à gauche sous la Vierge, et la sibylle formule sa prédiction paradoxale :

Cet Enfant est plus grand que toi, pour cette raison adore-le Hic puer major te est, ideo ipsem adora


1538-46 Giulio Clovio Farnese_Hours Morgan Library

Annonce aux bergers, Auguste et la sibylle
Giulio Clovio, 1538-46, Heures Farnese, Morgan Library, New York

Il est amusant de comparer ce modeste parallèle avec sa réinvention, un siècle et demi plus tard, dans ce qui est sans doute le plus somptueux manuscrit illuminé de la Renaissance italienne.


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« L’Epistre Othea » de Christine de Pisan

Mais c’est grâce à Christine de Pisan – laquelle partageait avec la sibylle la même origine italienne [5] – que le thème d’Auguste et de la sibylle connait un développement tout particulier en France dès le début du XVème siècle. Dans L’Epistre Othea, qui passe en revue les grands personnages de la mythologie pour en tirer des enseignements moraux, la sibylle figure en bonne place.


L'Epistre Othea la deesse, que elle envoya a Hector de Troye, quant il estoit en l'aage de quinze ans CHRISTINE DE PISAN BNF FR6061408, BNF FR606,fol 46 1410-c. 1414 Tiburtine L'Epitre Othea Christine de Pisan British Library Harley 4431 f. 1411410-14, British Library Harley 4431, f. 141
La sibylle de Cumes montre la Vierge à Auguste
« L’Epistre Othea la deesse, que elle envoya à Hector de Troye, quant il estoit en l’aage de quinze ans », Christine de Pisan

Cette formule développe un second paradoxe de la légende : non seulement Auguste était en position d’infériorité par rapport à l’Enfant,, mais il le devient par rapport à la sibylle, comme le résument deux vers lapidaires :

« Car Augustus de femme aprist
qui d’estre aouré le reprist « 
Auguste reçut une leçon d’une femme,
qui l’empêcha d’être adoré »


1450-1475 Christine de Pisan, Epitre Othea, Cod. Bodmer 49, 148v Cologny Fondation Martin BodmerCod. Bodmer 49, 148v Cologny Fondation Martin Bodmer 1450-1475 Christine de Pisan, Epitre Othea, La sibylle de Tibur Auguste La Haye, Bibliothèque Meermanno KB74G27KB74G27, La Haye, Bibliothèque Meermanno,

1450-1475, Christine de Pisan, Epître Othea

Les manuscrits postérieurs suivront la même composition, reprenant l’idée amusante de l’infériorité d’Auguste (à la fois par rapport à l’Enfant et par rapport à la sibylle) : dans la première il est à genoux et découronné, dans la seconde il est debout mais se laisse guider par la sibylle.


1410-c. 1414 Tiburtine L'Epitre Othea Christine de Pisan British Library Harley 4431 f. 141L’Epître Othea , 1410-14, British Library Harley 4431 f. 141 1450-99 Heures à l'usage d'Amiens Lyon, Bibl. mun., ms. 1790, f. 050v-051Heures à l’usage d’Amiens, 1450-99, Lyon, Bibl. mun., ms. 1790, f. 050v-051

Créée pour illustrer L’Epître Othea , la composition « féministe » de Christine de Pisan finira, plus tard dans le siècle, par passer dans quelques Livres d’Heures.


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« Le livre du chemin de long estude » [6]

Cet autre texte de Christine de Pisan constitue une longue transposition du thème de la Vision d’Auguste à celui des Visions de Christine.

 
Harley 4431 f.183Pégase et les neuf muses dans la fontaine Castalie, f. 183
1410-c. 1414 Chemin de Longue Estude Harley 4431 f.188 L echelle celeste BLL’échelle vers le ciel, f 188

« Le livre du chemin de long estude », BL Harley 4431

Le manuscrit de la British Library est particulièrement intéressant, car ses six illustrations suivent toutes la même convention graphique : Christine est toujours placée à gauche de Sebile, celle qui la conduit dans ses pérégrinations. Et les deux femmes sont toujours placées à gauche de la vision.


1410-c. 1414 Chemin de Longue Estude Harley 4431 f.189v Les belles choses que Cristine vit au firmament par le conduit deBLLes belles choses que Christine vit au firmament par le conduit de Sebile (f. 189v) 1410-c. 1414 Chemin de Longue Estude Harley 4431 f.192v Les quatre roynes British LibraryLes quatre roynes qui gouvenent le monde (f. 192v, vers 2253)

Après avoir parcouru les sept cieux, les deux femmes arrivent devant un tribunal où siègent quatre reines :

  • Sagesse à l’Orient avec sous ses pieds une sphère armillaire (en haut à gauche),
  • Chevalerie au Nord, surplombant une forteresse
  • Richesse à L’Est, avec des outils de constructeur
  • Noblesse au Sud, les pieds posés sur un roi.


1410-c. 1414 Chemin de Longue Estude Harley 4431 f.196v La vision de Christine de Pisan British LibraryLa plaidoirie devant Raison des quatre estats (f. 196v, vers 2807) 1410-c. 1414 Chemin de Longue Estude Harley 4431 f.218v La vision de Christine de Pisan British LibraryLa fin de la discussion (f. 218v, vers 6273)

La déesse Raison vient s’installer au centre avec son épée, pour conduire les débats : quelles sont les qualités nécessaires à un Prince pour ramener la paix sur Terre ? (On voit que Christine de Pisan n’a pas choisi par hasard son héroïne positive, bien consciente des connotations pacifiques de la sibylle).

A l’issue, celle-ci présente Christine à la Raison, qui l’estime tout à fait qualifiée pour ramener sur Terre la compte-rendu des débats : ce que l’imagier traduit en déplaçant les deux personnages à droite.

Manifestement, la position à gauche illustre ici une « vision qu’on voit », la position à droite une « vision qui agit ». Mais cette convention gestuelle se double ici d’une valeur narrative : celle d’ouvrir et de conclure une histoire.


La vision qui agit

Propulsée par l’habitude de la lecture, cette seconde convention va devenir évidente dans un autre exemple d’images jumelles.

1460 ca L'Epitre Othea Christine de Pisan Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 49, f. 72vUn chevalier et la dame des ses pensées f.72v 1460 ca L'Epitre Othea Christine de Pisan Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 49, f. 74rApollon tire une flèche sur Corinus, après que le corbeau blanc lui a rapporté son infdélité f.74r

L’Epître Othéa de Christine de Pisan, vers 1460 Cologny, Fondation Martin Bodmer, Cod. Bodmer 49 [7]

L’illustrateur a développé graphiquement une continuité (un homme tend la main vers une femme idéale, un Dieu tire une flèche vers une femme fatale) qui n’existe pas dans les deux textes, l’un dédié à Cupidon et l’autre à Apollon :

De Cupido, se jeune et cointes
Es, me plait assez que t’acointes.
Par mesure comment qu’il aille,
Il plait bien au dieu de bataille
N’occis pas Corinis la belle
Pour le rapport et la nouvelle
Du corbel, car se l’occïoiyes
Après tu t’en repentiroyes


1410-c. 1414 Epitre Othea Harley 4431 f.117 Cupidon British LibraryCupidon et un jeune chevalier f.117r 1410-c. 1414 Epitre Othea Harley 4431 f.117v Apollon British LibraryApollon et Corinus, f.117v

L’Epître Othéa de Christine de Pisan, 1410-14, Harley 4431, British Library

Quarante ans plus tôt, dans le manuscrit Harvey, les deux miniatures, recto-verso, n’étaient pas symétriques, mais parallèles, et obéissaient à la seule convention de la « vision qui agit ».



Avec le Speculum Humanae Salvationis : Pays du Nord

Ce texte théologique très célèbre (le « Miroir du salut humain ») a été depuis longtemps reconnu comme un élément-clé de la diffusion, dans les Pays du Nord, du thème de la sibylle tiburtine.

1324 Sybille_de_Tibur_BnF_Arsenal_593_fol._10v
Speculum humanae salvationis, 1324, Arsenal 593 fol.10v

Ce tout premier manuscrit connu respecte l’ordre héraldique, avec l’Empereur à gauche. Le halo apparaît à droite, conformément à la tradition romaine. La moitié gauche étant libre, l’illustrateur y a placé le soleil au dessus d’Auguste, qui le désigne de l’index droit. Du coup, pour respecter cette symétrie en miroir, la Sibylle désigne bizarrement le halo de l’index gauche.


Un dialogue graphique (SCOOP !)

L’idée du soleil à côté de la vision vient du texte lui-même :

La sibylle de Rome contemplait un cercle doré à côté du soleil. Dans ce cercle se trouvait une Vierge très belle. Sibylla Romae circulum aureum juxta solem contemplatur. In circulo illo virgo pulcherrima residebat.

On voit ici apparaître une notion tout à fait nouvelle (à côté du soleil) alors que toutes les versions antérieures mentionnaient « autour du soleil » [8].

C’est à partir de cette indication que l’illustrateur a développé graphiquement une sorte de dialogue graphique qui va bien au delà du texte :

  • de la dextre, la main du pouvoir, l’Empereur désigne son seul maître, le Soleil, qui fait écho à sa couronne ;
  • tandis que la Sibylle le conteste par son voile, par sa féminité et par sa senestre, la main faible.

1360 Speculum humanae salvationis Darmstadt, Hess. Landesbibliothek, Ms. 2505.1360, Darmstadt, Hess. Landesbibliothek, Ms. 2505  
    

 

 

 

 


1462 Speculum Humanae Salvationis Bibliotheque municipale de Lyon ms 245 f128,

1462, Bibliothèque municipale de Lyon ms 245 f128

Speculum humanae salvationis

La même composition symétrique (soleil à gauche, halo à droite) se maintient pendant plus d’un siècle, mais avec une rhétorique de moins en moins subtile. Dans l’illustration de 1360, l’image a été contaminée par sa proximité avec celle de la verge d’Aaron : l’artiste s’est amusé à placer le sceptre d’Auguste à l’aplomb de la verge florissante.


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1370-80 Speculum humanae salvationis BNF Latin 511 folio 9r (Gallica)Speculum humanae salvationis, 1370-80 BNF Latin 511 folio 9r (Gallica) 1430 Speculum Humanae Salvationis Ms. GKS 79 2°, f. 30r Biblioteca reale di CopenhagenSpeculum Humanae Salvationis, 1430 , Ms. GKS 79 2°, f. 30r, Bibliothèque royale de Copenhague

Une variante rare est celle où la scène se transporte en extérieur, laissant de la place au halo pour se décaler vers la droite, ce qui casse l’association entre les deux astres et les deux personnages. Mécaniquement, la Sibylle se retrouve insérée entre l’Empereur et le halo ce qui induit l’idée d’une promenade, l’une servant de guide à l’autre.


1460 ca Chicago, Newberry Library MS 40, fol. 9r

Chicago, vers 1460, Newberry Library MS 40, fol. 9r

Dans cette autre variante, unique à ma connaissance, le mouvement est en sens inverse : c’est la sibylle qui descend voir l’Empereur dans la cour de son Palais.

Il serait fastidieux de suivre l’évolution de la composition dans les nombreuses versions qui subsistent du Speculum. On peut consulter la base de données de l’Institut Warburg pour un bon panorama, sur deux siècles [9].



Le triptyque de Van der Weyden et ses répliques


1445-48 Van der Weyden Bladelin Altarpiece Gemaldegalerie, Berlin

Triptyque Bladelin
Van der Weyden, 1445-48, Gemäldegalerie, Berlin

Van der Weyden va donner un élan décisif au thème, en le faisant sortir du monde des manuscrits pour lui ouvrir celui des grands retables d’église. Dans le retable Bladelin, la structure du triptyque lui donne l’occasion de mettre en symétrie, de part et d’autre de la Nativité, les deux apparitions qui en sont les présages : celle de l’Ara Coeli à l’Empereur Auguste et celle de l’Etoile aux Rois Mages. Il renouvelle l’imagerie éculée du Speculum Humanae Salvationis grâce à un strict retour au texte : l’autel est figuré dans le halo lumineux, et le lit identifie la pièce comme étant la chambre d’Auguste.


L’influence des Mystères

1445-48 Van der Weyden la-sibylle-de-tibur-et-la-vision-de-lempereur-auguste- Bladelin Altarpiece Gemaldegalerie, Berlin
La sibylle de Tibur et la vision de l’empereur Auguste (volet gauche)

La posture très originale d’Auguste, tête nue et agitant un encensoir à la manière d’un enfant de choeur, a été expliquée par Emile Mâle :

« On voit près d’Auguste trois personnages qui sont les témoins du miracle. Quels sont ces personnages ? Il suffit pour le savoir de lire le Mystère de l’incarnation joué à Rouen, ou le Mystère d’Octavien et de la Sibylle. On verra qu’Auguste est accompagné de ses fidèles : sénéchal, prévôt, connétable ; on verra aussi qu’au moment où la Vierge portant l’Enfant apparaît dans le ciel, Auguste se découvre, puis qu’il prend un encensoir (Mystère de l’ Incarnation) et encense… Il y avait donc une tradition artistique qui venait du théâtre. » E.Mâle, ([10], p 255)


La symbolique des deux mondes

Rajoutant à la mise en scène un symbole christique évident, les meneaux de la fenêtre séparent les deux qui voient et les trois qui ne voient pas.


1450 ca Triptyque de la Nativite Atelier de Van der Weyden MET
Triptyque de la Nativité, Atelier de Van der Weyden, vers 1450, MET, New York

Les élèves de Van der Weyden clarifient cette opposition entre monde païen et monde chrétien en déplaçant les trois ministres sur la gauche, derrière la sibylle. Ils accentuent aussi la symétrie entre les volets latéraux : d’une part entre les deux Orientaux porteurs de turbans et debout (la Sbyille et Balthasar), d’autre part entre les princes agenouillés (Gaspar tête nue et Melchior couronné sont comme deux états d’Auguste, avant et après qu’il ne se découvre). A noter aussi l’iconographie très rare des trois Rois mages se baignant à l’arrière-plan, pour se délasser du voyage).


1466 ca Master ES Die Sibylle von Tibur und Kaiser Augustus Albertina

La sibylle de Tibur et la vision de l’empereur Auguste
Maître ES, vers 1466, Albertina, Vienne

C’est certainement de cette version d’atelier que s’est inspiré le Maître ES (à en juger par les ministres à gauche, l’ajout du chien et de l’encoche sous le fenêtre). Le lit a disparu, laissant place à une pièce obscure qui fait contraste avec la fenêtre miraculeuse [11], et dans laquelle se pressent maintenant cinq personnages. Leurs gestes semblent faire allusion à la cause de la consultation de la sibylle : deux se contredisent en brandissant leurs baguettes dans des directions opposées, tandis qu’un troisième, ôtant son chapeau (et fermant les yeux à l’apparition), semble dèjà disposé à adorer Auguste comme un Dieu.

La composition bipartite vulgarise ce que van der Weyden se contentait de suggérer : l’opposition entre ceux qui ne voient rien et celui qui voit, la sibylle faisant charnière. A l’intérieur du halo lumineux, l’autel a disparu, laissant place à une Madonne des plus classiques.


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1500-25 Maitre du Saint Sang Glorification Vierge Ara Coeli, Madonne avec Sybilles, Saint Jean Patmos, Saint-Jacques Bruges

Triptyque de la Glorification de la Vierge
Maître du Saint Sang, vers 1500, église Saint-Jacques, Bruges

Ce triptyque met en pendant dans les volets latéraux deux scènes d’Apparition de la Vierge : celle de l’Ara Coeli (comme dans le triptyque de Van der Weyden) et celle de Saint Jean à Patmos. La panneau central montre la Madonne éclosant comme une fleur dorée issue de Joachim et de Sainte Anne, au dessus des sibylles et des prophètes qui l’ont annoncée.


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1525-74 Aertgen Claesz. van Leyden Graaf Hendrik III van Nassau Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Antwerpen

Triptyque du comte Hendrik III van Nassau
Aertgen Claesz van Leyden, 1525-38, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

Mêmes sujets latéraux pour ce triptyque, encadrant ici une Nativité : de ce fait la Femme de la vision a disparu des deux volets, remplacée par la réalité du panneau central : la Vierge à l’Enfant. Le commanditaire, le comte Hendrik III van Nassau s’est fait représenter en Auguste.


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Crucifixion 1500-20-Atelier-de-Joachim-Patinir-coll-priv

Triptyque de la Crucifixion avec Saint Léonard, Auguste et la sibylle
Atelier de Joachim Patinir, 1500-20, collection privée, anciennement Musée Crozatier, Le Puy

Copiés sur Van der Weyden et inversés, Auguste et la sibylle ont été déplacés dans le volet droit, levant les yeux vers une Vierge debout qui apparaît sur leur gauche dans un trouée des nuages.

Une des raisons de cette inversion est formelle : leur posture, l’un à genoux et l’autre debout, tous deux regardant vers le haut, fait clairement écho à la posture traditionnelle de Marie-Madeleine et de Saint Jean dans le volet central. De la même manière, la posture de Saint Léonard, debout et les yeux baissés, fait aussi écho dans le volet gauche à la posture de Marie.

La présence paradoxale de l’épisode de l’Ara Coeli -traditionnellement associé à la Paix et à l’Espérance – du côté négatif d’une Crucifixion, serait donc dû à une sorte d’exercice de style : refaire le célèbre triptyque de Van der Weyden, mais en l’inversant à la fois graphiquement et sémantiquement, de la Nativité à la Crucifixion : la quasi-disparition de l’Enfant, invisible dans les bras de la Vierge dans un ciel tragique, transforme le présage heureux de la naissance du Christ en un souvenir douloureux de son absence.


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1475-1525 Master of the Magdalen Legend Musees Royaux des BA de Belgique
Maître de la Légende de Sainte Madeleine, 1475-1525, Musées Royaux des Beaux Arts, Bruxelles

Dans cette autre adaptation du panneau de Van der Weyden, le Maître de la Légende de Sainte Madeleine recopie la sibylle et l’Empereur-enfant de choeur , mais transforme la Vierge de l’Ara Coeli en une Vierge de l’Apocalypse, en ajoutant un croissant de lune à ses pieds.


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1450-60Nativity; Tiburtine sibyl National Library of the Netherlands La Hague, RMMW, 10 A 21 fol. 68v
 
Auguste et la sibylle avec la Nativité
1450-60, National Library of the Netherlands, La Hague, RMMW, 10 A 21, fol. 68v

L’influence de Van der Weyden, indéniable lorsque l’apparition est vue depuis l’intérieur d’une pièce touche aussi les enlumineurs : celui-ci a condensé en une seule image le volet gauche et le volet central du triptyque (la Nativité).



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1450 ca Le Miroir de l'humaine salvation Musee Conde Ms139-folio10r

Le Miroir de l’humaine salvation, vers 1450, Musée Condé Ms139-fol 10r (C) RMN-Grand Palais

Cet enlumineur a fusionné avec la formule « Van der Weyden » la variante « promenade » , en la transposant à l’intérieur d’une pièce, ce qui est excessivement rare dans le Speculum (pour des raisons de place, les illustrateurs situent la scène soit à l’extérieur, soit dans un intérieur évoqué seulement par un siège). Il y a intégré les personnages de Van der Weyden, hommes et femmes, en rajoutant un valet qui porte la couronne. La seule différence notable est la suppression de l’encensoir.


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The Tiburtine Sibyl reveals to Emperor Augustus a vision of the Madonna National Library of the Netherlands

National Library of the Netherlands

Ici l’influence de Van der Weyden est moins évidente : on a encore les ministres et le couvre-chef posé à terre, mais la scène est en extérieur.



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1520 ca Emperor Augustus and the Sibyl of Tibur, circle of Jan van Scorel, National Museum in Warsaw

L’Empereur Auguste et la Sibylle de Tibur
Cercle de Jan van Scorel, vers 1520 , National Museum in Warsaw

Soixante dix ans après, un coup de chapeau au célèbre modèle se lit clairement dans cette composition, où les trois ministres ont été transformés en soldats. Intéressante innovation: le socle sans statue sur lequel l’un d’entre eux pose la main fait allusion à la divinisation avortée de l’Empereur.


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1480-90 Mayer van der Bergh Anvers
Anonyme flamand, 1480-90 Musée Mayer van der Bergh, Anvers

Il existe pourtant, même en Flandres, des artistes qui échappent à la force de gravité de Van der Weyden : celui-ci, dont on ne sait rien, invente une composition bipartite qui sépare les hommes côté ville, et les femmes (la Vierge y compris) côté port.


A la Renaissance, en Italie

1481 La Sibylle de Tibur dans le Discordantiae de Barbieri. Gallica1481, Barbieri, Discordantiae nonnullae inter sanctum Hieronymum et Augustinum, édition imprimée, Gallica  
   


Manuscrit d'apres Barbieri, Arsenal MS 243Arsenal MS 243, manuscrit d’après Barbieri

La sibylle deTibur

En 1481, le dominicain Filippo Barbieri fait paraître un livre qui propose une nouvelle association entre les douze sibylles et les douze Prophètes, et fixe les détails iconographiques de chacune [12].

La prophétie associée à celle de Tibur est la suivante :

« Il naîtra à Bethléem et sera annoncé à Nazareth, sous le règne du taureau pacifique, qui a ramené le calme. Ô heureuse la mère qui a allaité un tel fils ! . » « Nascetur Xristus in Bethleem et annunciabitur in Nazareth, regente Tauro pacifico, fundatore quietis : O felix mater cujus ubera illum lactabunt ! « 



1490-99 Galleria Colonna, Roma

1490-99, Galleria Colonna, Roma

On la retrouve dans ce panneau, qui ajoute une rareté iconographique spécifiquement italienne : l’Empereur pose un pied sur celui de la sibylle. Nerida Newbigin a montré qu’il s’agit d’un rituel de divination et a retrouvé ses sources théâtrales et littéraires [13] .



Références :
[1] « Augustus as Visionary », Kerry Boeye, Nandini B. Pandey, dans « Afterlives of Augustus, AD 14–2014 », publié par Penelope J. Goodman, p 152-177 https://books.google.fr/books?id=iHVSDwAAQBAJ&pg=PA157
[2] LES « MARQUEURS » DE LA NATIVITÉ DU CHRIST DANS LA LITTÉRATURE MÉDIÉVALE. LA CHRISTIANISATION DU MATÉRIEL ROMAIN, Jacques Poucet, Folia Electronica Classica, t. 29, janvier-juin 2015] http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/29/Marqueurs_Article.pdf
[3] « La naissance à Rome de la Vision de l’Ara Coeli. Un aspect de l’utopie de la Paix perpétuelle à travers un thème iconographique « , Philippe Verdier, Mélanges de l’école française de Rome Année 1982 94-1 pp. 85-119 https://www.persee.fr/doc/mefr_0223-5110_1982_num_94_1_2642
[4] Arianna Pascucci “L’iconografia medievale della Sibilla Tiburtina”, https://www.academia.edu/9789364/Liconografia_medievale_della_Sibilla_Tiburtina_di_Arianna_Pascucci_Tivoli_2011
[5] Ainsi que le rappelle la sibylle elle-même :
« Car en France demeure celle
Qui est de nostre escole ancelle (servante),
Et moult jeunette y fu menee,
Combien que comme moy fust nee
En Ytale, en cité amée
Ou mainte galée (galère) est armée.
La livre du chemin de lonhue estude, vers 6287-6292
[6] Reproduction du manuscrit : https://www.bl.uk/catalogues/illuminatedmanuscripts/record.asp?MSID=8361&CollID=8&NStart=4431
Texte transcrit par Robert Püschel : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k65781324
Analyse :  Le long chemin de paix de Christine de Pizan, Sarah Delale https://journals.openedition.org/questes/182
[8] Y compris celle du Chronicon Pontificum et Imperatorum, de Martin d’Otava, qui est considéré comme la source de ce passage du Speculum : « Tunc etiam circulus ad speciem celestis archus circa solem apparuit. » « Alors aussi un cercle apparut autour du soleil sous forme d’un arc en ciel ». [2]
Sur l’influence de Lartin d’Otava, voir « Étude sur le Speculum humanae salvationis », Paul Perdrizet, 1908, p 44 https://archive.org/details/etudesurlespeculu00perd/page/n44
[10] Emile Male, L’Art religieux à la fin du Moyen-Age https://archive.org/stream/lartreligieuxde00ml#page/268/mode/2up/search/tibur
[11] « A Rare 15th Century Engraving » Ellen S. Jacobowitz, Philadelphia Museum of Art Bulletin Vol. 72, No. 314 (Nov., 1976), pp. 2-6 https://www.jstor.org/stable/3795224
[12] Pour une vision d’ensemble de l’apport de Barbieri, et de son influence en France (Livre d’Heures de Louis de Laval, bas-reliefs des douze sibylles de l’église Notre-Dame de Brennilis) voir l’étude de Jean-Yves Cordier :
http://www.lavieb-aile.com/2016/09/les-douze-sibylles-de-brennilis.html
[13] Nerida Newbigin « l piede di Ottaviano e la circolazione di un gesto tra il XIV e il XVII secolo ». In: « Par estude ou par acoustumance »: Saggi offerti a Marco Piccat per il suo 65º compleanno, pp. 525-542. Ed. Laura Ramello, Alex Borio e Elisabetta Nicola. Alessandria: Edizioni dell’Orso, 2016
https://www.academia.edu/30227114/Il_piede_di_Ottaviano_e_la_circolazione_di_un_gesto_tra_il_XIV_e_il_XVII_secolo._In_Par_estude_ou_par_acoustumance_Saggi_offerti_a_Marco_Piccat_per_il_suo_65o_compleanno_pp._525-542._Ed._Laura_Ramello_Alex_Borio_e_Elisabetta_Nicola._Alessandria_Edizioni_dellOrso_2016