1 Un regard subtil

20 février 2011

En 1805 ou 1806, Caspar-David Friedrich dessine les fenêtres de son atelier de Dresde (celle de droite a été exposée la première, en 1806 ; celle de gauche a été achevée plus tard).

Ces deux petites sepias sont conçues pour être présentées l’une à côté de l’autre, pratiquement bord à bord, la continuité étant assurée par les cadres suspendus sur le pan de mur qui sépare les deux  fenêtres. La symétrie est très forte, comme si l’un des dessins était le reflet de l’autre dans un miroir.

Vue de l’atelier de l’artiste

Caspar-David Friedrich, 1805-1806 Vienne, Kunsthistorisches Museum

Caspar David Friedrich Fenêtre gaucge atelier Caspar David Friedrich Fenêtre atelier droite
 
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Un « stéréogramme » avant la lettre

Un des cadres coupés par le bord du dessin de droite est un miroir, dans lequel se reflète – détail qui a fait la célébrité du dessin – le regard du peintre lui-même…

Faudrait-il donc, pour déchiffrer l’intention de Friedrich, inverser dans un miroir le dessin de la fenêtre de droite ?  On obtiendrait ainsi une sorte de  stéréogramme fait main, comme Dali un siècle et demi plus tard en réalisera quelques-uns.

Ceux qui sont exercés à regarder ces illusions à l’oeil nu pourront, en fixant un point lointain entre les deux images, ci-dessous, tenter de les fusionner et de faire surgir une fenêtre en relief. Cela ne fonctionne pas, l’écart entre les deux points de vue étant bien supérieur à ce que requiert la vision binoculaire.Fenetre_Stereogramme


Sept erreurs

Pour la commodité de la comparaison, continuons à faire « comme si » les deux dessins représentaient la même fenêtre, et jouons au jeu des sept erreurs.


1 Le point de vue

La différence majeure entre les deux dessins est le point de vue : la fenêtre de gauche est vue de biais, celle de droite est vue en perspective frontale


2 Les accessoires suspendus

D’un côté une clé, de l’autre des ciseaux. Le choix de ces objets est étrange : aucun des deux n’est un accessoire de peintre. Et pourquoi accrocher une clé entre les fenêtres, loin de toute porte ?


3 La « gravure » et le miroir

Nous avons déjà parlé du miroir, coté fenêtre de droite. Mais son autre moitié, dans l’autre dessin, ressemble plutôt à une gravure encadrée, avec sa marie-louise blanche. Autre différence, elle penche vers l’avant, alors que sa moitié-miroir semble plaquée contre le mur.

H.Börsch-Supan a bien compris que cette supposée « gravure » est en fait l’autre moitié du miroir  : elle reflèterait, selon lui, le coin d’une porte située derrière le dessinateur.   (Helmut Börsch-Supan, Caspar David Friedrich, Biro, 1989, p 29)


4 La lettre et les yeux

Sur l’appui de la fenêtre de gauche, une lettre décachetée est posée. Elle porte la suscription suivante :  « Dem Herrn C.D. Friedrich in Dresden vor dem Pirnaschen Thor » : « A monsieur C.D.Friedrich, à Dresde, devant la porte de Pirna ».

Il arrive qu’un artiste appose sa signature sur un objet à l’intérieur du tableau, il est moins fréquent qu’il le fasse sur une lettre.

Du coup, la missive sur le rebord apparaît comme le pendant du regard dans le miroir : d’un côté un écrit adressé à soi-même, de l’autre un regard sur soi-même. Les deux dessins mettent donc discrètement en balance deux formes de la réflexion sur soi : littéraire et picturale. C.D Friedrich n’est pas seulement un monsieur qui peint : c’est aussi un monsieur qui écrit. On bien, en combinant les deux, quelqu’un qui pratique la peinture en littéraire : une assez bonne définition du romantisme.


5 Vue sur l’Elbe

Intéressons-nous maintenant à la vue depuis l’atelier de Friedrich. Il était situé sur les quais de l’Elbe (An der Elbe 26), au premier ou deuxième étage, avec une vue imprenable sur le fleuve.

La fenêtre de gauche montre le pont Augustus, un des monuments les plus célèbres de Dresde, le seul pont qui, à l’époque de Friedrich, permettait d’accéder aux faubourgs de l’autre côté du fleuve. Parmi ses multiples arches, le dessin nous en montre six.

Par la fenêtre de droite, on voit une haie de peuplier et un bâtiment à colombages : de l’autre côté du fleuve, on croirait la campagne.

Tout le quartier (aujourd’hui Terrassenufer) a été totalement détruit en 1945 : il nous en reste un tableau de Johan Christian Dahl de 1825-28, « Julie Vogel dans son jardin de Dresde).Dahl_JulieVogel_Elbe_Detail

Voir ci-dessous un plan de Dresde en 1750, avec l’emplacement de l’atelier, et en face de la maison de Julie.
 
Friedrich Fenetre_Plan Dresde

6 La vie du fleuve

FenetreGauche_detail

FenetreDroite_detail

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Les deux sepia, austères et inanimées comme des épures d’architecte, revèlent en fait toute une vie minuscule qui se déroule à l’extérieur.

La fenêtre de gauche montre  un port fluvial  : deux canots sont remontés sur la plage, une ancre est fichée dans le sable. Une femme est assise à côté d’une série de pierres taillées : elle attend probablement le petit bateau à voile en train d’accoster, sur lequel on devine une silhouette indistincte : peut-être son mari, ou peut être le passeur s’il s’agit d’un bac. Plus loin, vers le pont, un canot à rame arrière traverse le fleuve en direction de la ville, à la manière d’une gondole vénitienne.

Par la fenêtre de droite, on voit le mât d’un bateau à quai, ses cordages, quelques poulies, un drapeau qui donne la direction du vent (de droite à gauche, cohérente avec la voile du bateau de la fenêtre de gauche). Au milieu du fleuve, un second petit canot à rame remonte le fleuve contre le vent, mais dans la direction du  courant : on distingue la silhouette du matelot, qui rame à reculons.


7 Le bâton, le carton et le reflet de la croix

Notons enfin les éléments qui différent d’un dessin à l’autre : à côté de la fenêtre de gauche, un long bâton est posé dans l’angle de la pièce. Peut-être sert-il à ouvrir les vantaux du haut ?

Les carreaux du bas sont condamnés par des cartons cloués : on voit celui du battant de droite, on déduit la présence de l’autre par le fait qu’on ne voit pas l’arête du mur, à travers le carreau. de gauche. Les cartons   transforment les deux battants en deux miroirs qui se reflètent l’un l’autre à l’infini.

Dans la fenêtre de droite, au contraire,les carreaux sont transparents – on voit l’angle du mur au travers. Les commentateurs de l’exposition de 1806 ont salué le réalisme extrême que permet la technique de la sepia  : le ciel vu à travers les carreaux est légèrement plus sombre que vu à travers la fenêtre ouverte. A également fait couler pas mal d’encre le reflet en forme de croix.


L’interprétation chrétienne

On a proposé de voir dans la fenêtre de gauche « l’image de la vie active portée par l’élan de la jeunesse et tournées vers l’ici-bas ». Et dans la fenêtre de droite celle d’une « existence tournée vers l’au-delà, une attitude face à la vie où se reconnait Friedrich. Le fait que la partie inférieure du miroir laisse deviner le haut de la tête en témoigne. Les ciseaux accrochés au dessous sont là pour rappeler la parque Atropos coupant inéluctablement le fil de l’existence, antithèse de la clé qui, elle, signifie l’entrée dans la vie. Le fleuve ici représente la mort et l’autre rive le paradis. » Helmut Börsch-Supan, op.cit, p 29

Cette interprétation a l’originalité de proposer une lecture globale des deux fenêtres, cohérente avec les symboles majeurs que sont le regard dans le miroir, les ciseaux et la clé – même si l’interprétation de celle-ci comme « l’entrée dans la vie » semble  quelque peu arbitraire : n’est-elle pas plutôt le symbole traditionnel de l’entrée dans le paradis ?

Pour parvenir à une interprétation plus satisfaisante – et totalement inversée – des deux fenêtres,  il va nous falloir pénétrer plus avant dans la grammaire très personnelle des symboles frédériciens.


Après ce premier examen, les deux dessins nous laissent une impression mitigée : tout semble soumis à une volonté de réalisme, la vue correspond à ce que nous savons de la topographie du quartier, même le mouvement des bateaux est cohérent avec la direction du vent.

Et pourtant, les différences discrètes entre les deux dessins, les détails lourds de sens – pour ne citer que la lettre, le regard dans le miroir et le reflet de la croix – militent en faveur d’une réalité fellinienne, totalement reconstituée en studio : l’atelier du peintre serait-il trop réaliste pour être réel ?

Car Caspar-David Friedrich est le contraire d’un peintre savant, d’un peintre-photographe, d’un peintre physicien. Si son intention était bien de réaliser un sorte de « stéréogramme » – à savoir un dispositif de mise en exergue des écarts – , ce n’est pas au regard des yeux qu’il le destinait, mais à un regard plus subtil : celui de l’intelligence qui compare.

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2 Le coin du peintre

20 février 2011

Pour mieux comprendre les sepias, nous bénéficions d’une chance exceptionnelle : deux tableaux du peintre Kersting nous montrent l’atelier du 26 An der Elbe, à des époques différentes, et avec des messages plus faciles à déchiffrer.

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Les fenêtres en 1805

Revenons sur les sepias, et sur un détail des fenêtres : le montant central sur lequel se referment les vantaux du bas  n’est pas exactement au centre –  décalé à droite dans la fenêtre de gauche,  décalé à gauche dans la fenêtre de droite. Ce détail ne peut trouver sa source que dans la réalité, et montre que Friedrich a réellement dessiné ses propres fenêtres, avec un oeil de menuisier (voir aussi les équerre d’angles, dont chaque vis est détaillée).

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Sur ce montant central, deux papillons permettent de fixer les vantaux en position fermée. Même système pour les vantaux du haut. Très logiquement, seuls les vantaux du bas, à portée de main, sont équipés d’une poignée.


Caspar-David Friedrich dans son atelier (version 1811)

Georg Friedrich Kersting, Hamburg, Kunsthalle

Gustaf Friedrich Kersting: "Caspar David Friedrich in seinem Atelier" 1811
 

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L’atelier (version 1811)

Nous sommes bien dans la même pièce, reconnaissable à la moulure du plafond et à l’arc en anse de panier des fenêtres. Mais Friedrich a fait modifier radicalement les menuiseries.  La fenêtre  de droite est maintenant condamnée. Celle de gauche se divise verticalement en trois parties (et non plus en quatre). Les deux tiers supérieurs sont occupés par un panneau vitré, qui s’ouvre en abattant, par une charnière située en haut ; les croisillons, sans doute métalliques, ont été amincis pour laisser le plus de place à la lumière.  Le tiers inférieur est occupé par un panneau de bois, composé de deux parties fixes, à gauche et à droite, et d’un carré central qui s’ouvre en un seul battant , comme le montre la poignée fixée sur la gauche.

Ce nouvel aménagement qui semble conçu tout autant pour moduler la lumière incidente que pour isoler le peintre du monde extérieur, a été installé en 1806, ce qui permet de dater les sepias des années 1805-1806.


Le coin du peintre (Scoop !)

Rétrospectivement, nous comprenons la raison d’être des cartons cloués sur les carreaux de la  fenêtre de gauche, dans les sepias : avant 1806, Friedrich avait déjà pour habitude de s’installer dans le coin de gauche, et de s’isoler : non pas pour se cacher des  passants (puisque l’appartement était situé à l’étage), mais pour ne pas être distrait par le spectacle du fleuve.


Le bâton élucidé

La tableau de Kersting éclaircit incidemment un autre détail : Friedrich utilisait un appui-main sur-dimensionné, qu’il posait sur la tranche supérieure du tableau. Dans les sepias, le bâton oublié dans l’angle de la fenêtre de gauche n’est donc pas un détail insignifiant : mais un  instrument de travail propre à Friedrich, une signature aussi personnelle, pour ceux qui savent, que la lettre sur le rebord ou le carton sur le carreau.


Les instruments du métier

En confrère respectueux, Kersting prend bien soin de n’oublier aucun des instruments du métier : deux palettes, une équerre, un , une règle sont accrochés au mur ;  les fioles d’huile et de siccatif, ainsi qu’un flacon de pigment bleu, sont posés sur la table, à côté de la boîte de couleurs. Une assiette creuse est posée par terre, au pied du chevalet : il s’agit peut être du récipient rempli de sable dans lequel les fumeurs conservaient des charbons chauds pour rallumer leur pipe.


Un clin-d’oeil maçonnique

Il faut regarder de très près pour remarquer le fil à plomb qui semble pendre de la main droite du peintre, comme pour souligner la rectitude de son art. En fait, le fil est attaché plus haut, au même clou que le té. Ajouté à l’équerre, il s’agit probablement d’un clin d’oeil maçonnique de la part de Kersting, membre depuis 1809 de la loge Phoebus-Apollon.



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Le message de Kersting, 1811

Kersting, en 1811, nous montre un peintre en robe de chambre fourrée et charentaise, laborieux,  inexpressif,  et néanmoins capable de reproduire, sans un regard sur le réel, un spectacle naturel aussi impressionnant qu’une cascade :  l’univers dans une fiole d’huile, tel pourrait être le sous-titre.

La menuiserie, qui permet de régler finement la lumière incidente,  apparaît d’autant plus paradoxale : si Friedrich a besoin de lumière, ce n’est pas pour éclairer un sujet extérieur, mais pour faire advenir la réalité intérieure qui l’habite. C’est pourquoi  lui est nécessaire la lumière qui tombe du ciel, et perturbatrice celle qui provient de la terre.

« Le peintre ne devrait pas peindre  juste ce qu’il voit devant lui, mais aussi ce qu’il voit à l’intérieur de lui. S’il ne voit rien à l’intérieur, il ne devrait pas peindre ce qu’il voit à l’exterieur. » C.D.Friedrich, cité par Koerner, Joseph Leo. Caspar David Friedrich and the Subject of Landscape. Reaktion Books, London, 2009. p 90


Carl Gustav Carus Studio Window, 1823–24Die Lübecker Museen, Museum Behnhaus Drägerhaus

La fenêtre de l’atelier
Carl Gustav Carus , 1823–24, Die Lübecker Museen, Museum Behnhaus Drägerhaus

Le disciple rend ici hommage à la fois à son maître et à sa méthode : quelle meilleure manière d’illustrer ce repli du monde qu’en montrant un tableau retourné et vierge, obstacle à la vision directe et support de la vision intérieure.

Noter les deux tiroirs qui ont été rajoutés sous le seuil de la fenêtre.


Carl Gustav Carus, 1789-1869, Studio in Moonlight, 1826, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
Atelier au clair de lune
Carl Gustav Carus, 1826, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe.

L’effet facile du voilage s’oppose à la recomposition claire et distincte du réel qui constituait  l’éthique de Friedrich. Ici disciple s’émancipe quelque peu, et c’est sa table, son appuie-main, son chevalet sur lequel est placé une toile minuscule, que nous distinguons dans la pénombre.


Caspar-David Friedrich dans son atelier (version 1819)

Georg Friedrich Kersting, Berlin, Alte Nationalgalerie

Gustaf Friedrich Kersting: "Caspar David Friedrich in seinem Atelier" 1819
 

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L’atelier (version 1819)

En 1819, Kersting reprend son tableau de 1811, dans une variante nettement plus frédéricienne :  l’artiste  est maintenant montré debout, comme acculé dans l’angle par sa propre oeuvre : d’autant que la porte qui s’ouvrait dans le mur de gauche a disparu.

Le chevalet a pris une taille disproportionnée et nous cache la tableau en cours d’élaboration. Le sujet acquiert ainsi une profondeur dramatique, par le procédé bien connu du relai, dans lequel un personnage  du tableau se substitue au spectateur pour contempler la scène principale.

Par ailleurs, les instruments du métier sont identiques et à la même place (accrochés au mur, posés sur la table ou par terre). En revanche, la palette que Friedrich tient en main est désormais vue de face : par une sorte d’effet de compensation, nous ne voyons plus le tableau en cours d’élaboration, mais au moins nous voyons ses couleurs.


Un précédent illustre

Sans doute Kersting s’est-il inspiré, pour sa nouvelle version, d’un tableau célèbre de Rembrandt.

Le chevalet

Rembrandt, 1628, Boston,  Museum of fine arts

Rembrandt Le-peintre-dans-son-atelier-ou-le-chevalet-huile-bois

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Chez Rembrandt, le traitement est  bien plus audacieux : la porte est close, le chevalet est gigantesque et menaçant, avec ses deux clous pointés en arrière comme des ergots. Armé à main droite de son pinceau, à main gauche de son appui-main et de sa palette, le peintre est en position de duelliste ou mieux, de matador, tant semblent disproportionnées les forces en présence.


Le coin du combat

Avec moins de génie, Kersting a trouvé une manière très astucieuse de traduire cette idée d’affrontement  entre l’artiste et l’oeuvre. Remarquons que les ombres au sol paraissent totalement fantaisistes : celles des jambes du peintre et des pieds de la chaise partent vers la gauche, celles des pieds du chevalet et de la table vers la droite. Ajoutons que l’appuie-main géant de Friedrich, posé sur le sol, est pratiquement parallèle au troisième pied du chevalet.

Ainsi, deux organismes composites, à sept pieds, se font face :  d’un  côté le peintre,fusionné avec sa chaise et sa lance ; de l’autre la table, fusionnée avec le chevalet.


Le message de Kersting, 1819

Dans sa seconde mouture, Kersting accentue le caractère prométhéen de C.D.Friedrich. En montrant l’artiste debout face à son oeuvre, il souligne la radicalité de sa méthode, bien connue des contemporains :
« Il ne faisait jamais d’esquisses, de cartons, d’études de couleur pour ses peintures, car il pensait (probablement pas entièrement à tort) que ces auxiliaires refroidissent l’imagination. Il ne commençait pas une image avant que celle-ci ne se dresse, vivante, face à son âme ». Carl Gustav Carus. Cité dans W.Schmied: « Caspar David Friedrich“. Cologne: DuMont, 1992

Dans le coin de l’atelier, comme dans le coin d’un ring, deux monstres heptapodes  se jaugent : un monstre sacré – l’artiste debout, et un monstre secret, l’image vivante qu’il est seul à voir, dressée toute entière devant lui.

Femme à la fenêtre

Caspar-David Friedrich, 1822, Berlin, Alte Nationalgalerie

Friedrich déménage

Depuis l’époque de l’artiste solitaire portraituré par Kersting, Friedrich a fait du chemin : il est devenu célèbre, s’est marié avec Caroline en 1818, a eu un premier enfant en 1819 et a déménagé dans un appartement plus spacieux en 1820, toujours avec vue sur l’Elbe (An der Elbe 33).

L’atelier en 1822

Mais malgré tous ces changements,  il a fait réinstaller dans son nouvel local sa chère boiserie, comme le montre un de ses plus célèbres tableaux, Femme à la fenêtre. Nous savons désormais que cet accessoire lui est indispensable, et qu’il signale le coin du peintre. Mais tous les spectateurs ne sont pas, comme nous, des familiers de son atelier : aussi a-t-il rajouté,  sur l’appui de la fenêtre, un flacon d’huile et un flacon de siccatif.


La vue depuis l’atelier

Bien que l’adresse ait changé, la vue est étrangement identique à celle de fenêtre de droite de 1806 : même haie de peupliers, même mât avec ses poulies.

Il existe un autre tableau nous montrant à peu près  la vue que Friedrich avait depuis son atelier (Hans Leganger Reusch, « Le quai aux bois de l’Elbe », 1829-30). On reconnait bien la maison aux colombages. En vingt cinq ans, la haie de peupliers a pu se déplacer légèrement, mais il est tout à fait plausible que, depuis ses deux ateliers successifs, Friedrich ait eu pratiquement la même vue.

(Ces précisions topographiques et iconographiques sont issues du catalogue de la magnifique exposition du Metropolitan Museum, « Rooms with a view, the open window in the 19th Century, 2011)


Une réalité retravaillée

Les trucages sont ailleurs : il suffit de comparer la fenêtre avec celle montrée par Kiersting pour constater que Friedrich l’a considérablement agrandie, ce qui « rapetisse Caroline et accentue l’effet d’expansion sans limite au delà de la pièce confinée ‘ » (Rooms with a view, p38)

Autre trucage que revèle le témoignage visuel de Reusch : dans le tableau (comme dans la sepia), Friedrich a considérablement amoindri la largeur du quai, faisant comme si le fleuve coulait sous ses fenêtres.

De plus, dans le tableau, il n’y a plus de drapeau au mât, et le fleuve se réduit à une mince bande bleue : de 1806 à 1822, Friedrich a progressé dans l’allusif, subtilisant l’eau, et même le vent


Aparté sur la « Rückenfigur »

Nous avons ici un cas particulier de relai, abondamment utilisé  par Friedrich, et théorisé sous le terme de Rückenfigur : un personnage vu de dos, au centre du tableau, et qui voit ce que le spectateur ne voit pas.

Les romantiques allemand étaient bien conscient de l’intérêt du procédé. Ainsi pour le peintre Carus, l’ami de Friedrich : « Une figure solitaire, perdue dans la contemplation d’un paysage silencieux, incitera le spectateur du tableau à se mettre, par la pensée, à la place de cette figure. » Cité par Koerner, p 245

La puissance du procédé repose sur un double effet contradictoire : à la fois elle attire le spectateur à l’intérieur du tableau (effet relai) et elle bouche son regard (effet poteau).

De plus, étant vue de dos, elle se trouve dans la même position spatiale  et la même posture contemplative que le spectateur, ce qui crée une sensation d’implication  (effet d’empathie) :
« Le fait que son regard soit caché rehausse notre sensation de la directionnalité de la vision, elle nous rappelle où nous sommes placés, et que nous-mêmes sommes aveugles à ce qui se situe derrière nous. » Koerner, p 261


Le message de 1822

Peut-on se hasarder à lire un message dans un tel tableau, dont le principe est évidemment de cacher ? Une seule certitude : le point de fuite se trouve au milieu du panneau fixe de gauche. Friedrich est donc à sa place habituelle, assis devant son chevalet, sans vue sur le fleuve. La femme, néanmoins, a ouvert le panneau central, qui d’après Kersting est  fermé lorsque le peintre travaille.

A partir de là, l’austérité calculée du tableau autorise toutes les interprétations, de la plus prosaïque à la plus éthérée : la femme-compagne, qui vient aérer l’atelier et tenir compagnie au peintre, posée à côté des flacons ; la femme-Pandore , qui ouvre la porte interdite ; la femme-muse, qui renouvelle  le regard de l’artiste sur le monde tout en l’en protégeant, volet de chair à la place du volet de bois ; la femme-voyage, qui est un bateau prêt au départ  ; la femme-peuplier – dont la robe verte semble une émanation, à l’intérieur de l’atelier, de l’univers végétal…

Et pourquoi pas, debout de dos devant l’artiste, la femme-Galathée,  personnification de sa prochaine oeuvre, encore secrète, qu’il vient de dresser dans son imagination et qu’il ne reste plus qu’à coucher sur la toile ?

Des points d’éruditions a priori peu bouleversants – en 1806, Friedrich a fait refaire ses fenêtres, en 1820 il a déménagé – nous ont conduit, d’une oeuvre expérimentale un peu trop ambitieuse, à un des chefs d’oeuvre de sa maturité.

Surchargées de symboles personnels, les deux fenêtres des sepias ressemblent au compte-rendu d’une analyse que le peintre nous laisse le soin de déchiffrer. Dans sa simplicité, la fenêtre unique de 1822 représente une synthèse, une superposition de fenêtres qui nous permettent de regarder dans tous les sens.

Nous allons faire maintenant le chemin inverse, et revenir aux sepias, avec ce que nous savons désormais : le bâton  et le carton sur la vitre désignent la fenêtre de gauche comme  le coin du peintre, là où il a l’habitude de placer son chevalet.

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3 Juste, le regard

20 février 2011

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Reconstruction perspective : la fenêtre de gauche

Friedrich Fenetre Gauche Atelier Perspective
 

La reconstruction perspective n’est pas facile, car Friedrich a commis quelques erreurs : les moulures du haut ne sont pas dirigées vers le même point de fuite que la fenêtre, de même que les fuyantes de l’appui. Moyennant quelques hypothèses, on peut néanmoins déterminer les deux points de fuite principaux, et la ligne d’horizon, qui passe au niveau du quart inférieur de la fenêtre. Soit, d’après le tableau de 1811 de Kersting, le niveau de l’oeil du peintre assis.

On peut même proposer un plan de la pièce, d’où il ressort que, pour dessiner la fenêtre de gauche, Friedrich s’était assis devant la fenêtre de droite.


 

Aparté sur la Camera obscura

L’intérêt de Friedrich pour les dispositifs optiques est connu. Mais les erreurs de perspective montrent qu’il ne s’est probablement pas servi, ici, d’une camera obscura.

En revanche, l’absence d’objets, les volets régulant la lumière à la manière d’un diaphragme,  assimilent l’atelier de Friedrich a une vaste chambre optique où se projettent, non pas les reflets du dehors, mais les images du dedans.


Reconstruction perspective : la fenêtre de droite

Friedrich Fenetre Droite Atelier Perspective

Connaissant le plan de la pièce et la position de la ligne d’horizon, nous pouvons effectuer la reconstruction perspective de la fenêtre de droite.  Une constatation s’impose : les yeux dans le miroir sont nettement au-dessus de la ligne d’horizon, nettement au dessus même de la hauteur d’un homme debout.

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Le miroir recollé

Fenetre_MiroirColleSeule explication : le miroir penche vers l’avant,  ce qui est parfaitement cohérent avec la sepia de la fenêtre de gauche. De part et d’autre des bords des dessins, les deux moitiés du miroir se recollent, pour constituer un seul objet.





Un autre regard

Une seconde constatation nous attend, nettement plus renversante :  pour dessiner la fenêtre de droite,  Friedrich ne se tenait pas devant le miroir, mais devant la fenêtre de gauche. Soit il s’agit d’une nouvelle erreur de perspective, soit il nous faut conclure que les yeux qu’on voit dans le miroir… ne peuvent pas être ceux du dessinateur.


Une astuce de cadrage

Le mur étant vu de face, et le dessin ne comportant qu’une seule fuyante, il est difficile de situer précisément le point de fuite.  Le miroir nous incite à penser que le dessinateur se situe un peu à gauche de la fenêtre, alors qu’il est en fait carrément placé devant l’autre fenêtre.  Ce que nous voyons est une vue de face du mur, prise en se plaçant devant la fenêtre de gauche, mais avec un cadrage étroit et décalé qui  ne conserve que la fenêtre de droite.

(Une autre reconstruction est proposée par Werner Busch, Caspar David Frierich, Aesthetic und Religion, C.H.Beck 2003 : elle confirme que pour la vue de la fenêtre de gauche, Friedrich se trouvait devant celle de droite. Mais pour la vue de la fenêtre de droite, elle reste prisonnière du présupposé que les yeux dans le miroir sont forcément ceux de Friedrich).


Le chevalet retourné

Dernier scoop : ce que nous montre ce miroir est-il vraiment un coin de porte ? Ne serait-ce pas, plus logiquement, le coin d’une toile vue par derrière, posée sur le chevalet du peintre ?

Sans doute a-t-il l’habitude de retourner son chevalet dos à la lumière pour la laisser sècher tranquillement à l’ombre. Et en attendant qu’elle sèche, il nous dessine des sepias.

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Caspar David Friedrich Fenêtre gaucge atelier

Caspar David Friedrich Fenêtre atelier droite


Le coin du peintre

Tout confirme ce que nous avions pressenti : la fenêtre gauche est bien le coin du peintre, avec son adresse sur la lettre, son carton anti-distraction  sur la vitre, son appui-main qui attend dans le coin et maintenant, son dernier opus dans le miroir.

Friedrich réussit ici le prodige de se subtiliser lui-même. Il est là où on ne l’attend pas : pas dans les yeux, trop évidents. Mais dans quatre objets banals, qui n’ont rien à voir avec les instruments des peintres en général :  ce sont les instruments distinctifs  d’un artiste très particulier, radical dans sa singularité.


A gauche, un point singulier

Le monde dans la pièce, autour de la fenêtre de gauche et jusqu’à la lettre sur l’appui, est donc entièrement signé Friedrich. Mais cette revendication d’unicité, de singularité, contamine également le monde derrière la fenêtre : qu’est-ce que le pont Augustus, sinon le point unique de passage, le monument qui caractérise Dresde aux yeux de tous ? Qu’est-ce qu’une ancre, sinon un point fixe ? Qu’est qu’une femme sur la plage et un marin qui accoste, sinon une union qui se reforme ?


Un monde unifié

Pour venir à Dresde depuis les faubourgs, on a le choix  : le pont ou les bateaux : le canot à rame qui traverse au fond, ou le bateau à voile en train d’accoster sous la fenêtre de Friedrich. Le monde que montre la fenêtre de gauche est un monde qui communique, qui circule : un monde unifié.


A droite, un lieu commun

Comparons avec la fenêtre de droite. A l’intérieur de la pièce, aucun objet distinctif, personnel. Et à travers la fenêtre, le fleuve et la haie de peuplier se propagent latéralement, en tout point identiques à eux-même.


Un monde scindé

Le regard se heurte à cette double barrière : le fleuve, puis la haie. Ici, on ne passe pas. Le bateau est sans voile, et la barque à rame ne cherche pas à traverser le fleuve : simplement, elle se laisse porter par le courant.


La dialectique du miroir

A ce stade, il est temps de revenir au miroir. Résumons ce que nous savons : dans sa moitié droite, il nous montre les yeux d’un personnage debout,  qui ne peut pas être le dessinateur. Dans sa moitié gauche, il nous montre, vue de derrière, une toile sur le chevalet.

Dialectique classique, donc, du Spectateur et de l’Oeuvre, qui recoupe le thème d’ensemble : l’anonyme  s’opposant au signé, la masse à l’unique.

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Un relai à deux bandes (Scoop !)

Mais il y a plus : en effet, de là où il est placé, le Spectateur  peut voir, en totalité et de face, l’Oeuvre dont nous ne  voyons que le coin et par derrière. Nous rencontrons ici un effet de relai à deux bandes tellement sophistiqué et dissimulé qu’il en devient quasiment imperceptible : notre substitut, celui qui voit à notre place,  n’est pas comme habituellement  un personnage dans le tableau : c’est un personnage dans un miroir à l’intérieur du tableau,   miroir qui plus est coupé en deux et évacué vers la marge…

Ainsi, ce dispositif impressionnant d’ingéniosité et de simplicité nous amène à faire l’hypothèse d’un tableau  caché, par le biais d’un Spectateur réduit à un symbole abstrait (deux yeux), tandis que l’Artiste lui-même s’est escamoté dans les objets.


Le mât, l’appuie-main

De la fenêtre de  droite à celle de gauche, deux tiges nues se font pendant. Deux tiges en attente d’usage, et qui entretiennent de fortes correspondances symboliques : le long du mât vont monter et descendre les voiles, le long de l’appuie-main, le pinceau du peintre. De même que la voile capte l’énergie extérieure du vent pour mener le bateau à bon port, de même le pinceau canalise l’énergie intérieure de l’imagination pour mener le tableau vers sa forme définitive.

En traversant la frontière entre les deux sépias, l’ustensile de marine se transforme en ustensile de peinture,  et participe à la dialectique d’ensemble : de l’extérieur vers l’intérieur, du commun vers le singulier, du public vers l’intime.


Un stéréogramme  symbolique

Nous percevons maintenant, comme dans un stéréogramme, que ces deux sepias en apparence similaires correspondent à deux points de vue bien distincts : non pas l’oeil gauche et l’oeil droit d’un même individu, mais la vision du monde  de deux personnages bien distincts :  celui qui affectionne la fenêtre de gauche, et celui qui préfère se tenir devant la fenêtre de droite.


Le regard-ciseau

De ce dernier, nous ne connaissons qu’une seule chose : son regard dans le miroir. Mais est ce bien tout ? En glissant, depuis le miroir et ses yeux,  jusqu’à la poignée de la fenêtre qui est une invitation pour la main, nous rencontrons les ciseaux : cet objet dont les deux anneaux jointifs évoquent irrésistiblement des binocles.

L’homme de la fenêtre de droite, le Spectateur,  possède un regard-ciseau : autrement dit un regard qui découpe,  qui retranche. Un regard cohérent avec une réalité scindée (et avec  le cadrage décalé de cette vue de face).

Un regard qui ne voit, par le petit bout de la lorgnette, que ce que l’on veut bien lui montrer.

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Le regard-clé

L’homme de l’autre fenêtre est, bien sûr, l’Artiste. Son regard est un regard-clé, c’est-à-dire exactement le contraire. Un regard qui réunifie – comme la clé dans la serrure – ces deux moitiés gémellaires que sont, en termes philosophiques, la Chose et l’Idée ;  en termes esthétiques,  le Monde et sa Représentation,

Un regard éminemment singulier : chaque  clé est unique.

Un regard qui ouvre les portes.

La fenêtre de droite représente le monde tel que le voit un Spectateur anonyme : un monde fait de lieux communs. Mais aussi un monde scindé, où  l’au-delà (l’autre rive)  est invisible et inaccessible. Un monde où la transcendance n’apparaît que fugitivement, tel le reflet de la croix sur la vitre.

La fenêtre de gauche est le monde tel que le voit l’Artiste : un monde où chaque tableau est unique, où chaque point est singulier. Mais aussi  un monde unifié, où des messages – à pied, en bateau, ou par la poste, affluent en permanence de l’au-delà.

Avec ces deux sepias, Caspar David nous donne une leçon de morale pratique. La fenêtre de droite appartient à ceux qui regardent droit devant eux : et en regardant droit, on ne voit qu’un tout petit bout de soi-même, et un monde tronqué, divisé, décalé.

Pour voir juste, il ne faut pas regarder droit : il faut regarder de biais.

Alors, le miroir ne reflète pas vous-même : mais une Oeuvre.


1 : Le combat des coqs

8 février 2011

Anciennement appelé Idylle, ce tableau fut exposé au salon de 1847, et propulsa d’emblée le jeune artiste de 23 ans au rang de chef de file des « néo-grecs ». C’est, encore de nos jours, une des oeuvres les plus connues de Gérôme.

Mélangeant la scène de genre et la peinture d’histoire,  jouant habilement des sous-entendus, ce tableau lisse  et apparemment irréprochable illustre ce que Degas, plus lucide ou moins hypocrite que ses contemporains, appelait la pornographie de Gérôme.

Jeunes Grecs faisant battre des coqs

Gérôme, 1847, Paris, Musée d’Orsay

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La  déesse tutélaire

On l’a identifiée récemment (catalogue de l’exposition Gérôme, Grand Palais, 2010, p 44) à Cybèle, la déesse de la fertilité, la Grande Mère. Il est vrai qu’elle est en général représentée assise sur un trône, avec des lions à ses côtés (la masse cassée ?). Mais l’attribut principal de Cybèle est une couronne en forme de tours, qui manque ici.

Gérôme, donc,  n’a probablement pas voulu qu’on reconnaisse une divinité précise. La coiffe géométrique, vaguement égyptienne, ainsi que le nez cassé (qui n’est pas  sans évoquer le sphinx) recule clairement la statue dans l’antiquité de la scène qui nous est présentée.

Une déesse-mère, figure des temps anciens et regardant ailleurs, voilà qui par contraste  fait ressortir la jeunesse des deux protagonistes, tout en installant la scène dans le futur de l’antique, autrement dit dans la modernité.


D’autres combats

La frise peinte sur le socle, juste sous la déesse, montre vaguement un défilé de victoire : on reconnait un char, des soldats. La déesse protège les combattants et aime les vainqueurs : encore lui faut-il des tributs.


Les traces de libations

Une longue coulure brun-rouge descend le long du socle, coupant le lécithe incliné, sculpté en bas relief. Sans doute se poursuit-elle jusqu’à la tâche brune dans la terre, sous le genou droit du garçon.

On comprend que le culte à la déesse est toujours vivant, qu’on a encore récemment répandu des huiles, ou du vin (ou du sang ?), sur l’autel situé en hors champ au-dessus du tableau.


Les combats de coqs

Ce n’est pas une invention de Gérôme : au Vème et IVème siècle, ils avaient lieu chaque année au théâtre de Dionysos (d’où peut être, par association d’idée, la présence du lécithe et les coulures, qui seraient dans ce cas du vin).

De plus, les coqs avaient une connotation érotique: c’était le cadeau habituel de l’amant pour l’éphèbe.


La cage

La cage sur laquelle s’appuie la jeune fille a servi à transporter les coqs. Très logiquement, elle est à deux étages, afin de séparer les futurs combattants.


Le jeune homme : son corps

La chevelure est brune, ornée d’une couronne végétale.

La peau est bronzée.

La posture est toute en tension, projetée vers l’avant.


La jeune fille : son corps

La chevelure est blonde, tressée en une couronne complexe.

La peau est pâle.

La posture inverse celle du garçon, : elle est alanguie, penchée vers l’arrière, comme une danseuse s’adaptant au danseur – on dirait que son bras se relève en réaction au bras du garçon qui s’avance.


Le jeune homme : ses couleurs

Il est dévêtu d’un manteau vert doublé de rouge, couleurs assorties avec le laurier-rose qu’on voit à droite, derrière lui – laurier qui peut évoquer la couronne des vainqueurs. Les couleurs sont celles de la verdeur et de la vitalité.

Voici un garçon paré de toutes les vertus viriles.


La jeune fille : ses couleurs

Elle est dévêtue d’un manteau jaune doublé de blanc, couleurs assorties avec l’épi blond qu’on voit à gauche derrière elle (blondeur des blés, blancheur du pain). L’épi évoque la fécondité, les récoltes, tout comme les branches d’olivier de l’arrière-plan, qui créent une continuité entre la jeune fille et la déesse-mère. Les couleurs sont celles de l’innocence (le blanc) mais aussi de l’amour (la blonde Vénus).

Voici une fille parée de tous les attraits féminins.


Le jeune homme : son visage

C’est un portrait réaliste, d’une beauté plébéienne, dont certains critiques de l’époque ont reproché le manque de distinction. L’expression du visage est sans ambiguïté : concentré, passionné par le combat, il ne pense qu’à pousser son coq brun à l’attaque.


La jeune fille : son visage

C’est un portait idéalisé. L’expression, très ambigüe, participe puissamment au charme insidieux du tableau. Les commentateurs de l’époque ont oscillé entre deux versions.

La version femme-enfant :
« Deux jeunes grecs font battre des coqs. L’adolescent, courbé et attentif, excite les deux fiers oiseaux ; sa compagne, appuyée sur la cage qui les contenait, les regarde avec un mélange de curiosité et de compassion ».
La Revue Nouvelle, volume 14, p 238, Salon de 1847

Et la version femme-fatale :
« Les yeux baissés, la bouche entr’ouverte par un sourire de victoire, car son coq paraît avoir l’avantage, la jeune fille suit la lutte avec cette attention distraite d’un parieur sûr de son fait. »
L’artiste, p 221, T.Gautier


Une composition éloquente

Comme souvent, c’est la composition qui va nous donner la clé des arrières-pensées de l’artiste. Divisons le tableau en quatre zones rectangulaires.

Dans le quart en haut à gauche, nous avons la mer immuable, l’épi de blé, les branches d’olivier, le visage sévère de la déesse, le visage de déesse de la jeune fille : toutes les images de la paix grecque, du point de vue féminin.

Le quart en haut à droite rassemble moins d’éléments :  le socle avec ses coulures, qui évoquent une violence sacrée, le lécythe pour les libations et la couronne de la victoire : autrement dit  la paix grecque, vue par les hommes.

Dans le coin en bas à droite, un garçon qui pourrait être un coureur prêt à prendre son départ.

Les trois-quarts du tableau sont d’un classicisme impeccable.


Le lieu du combat

Le dernier quart, en bas à gauche, concentre tout ce qui fait l’originalité et le double-sens du tableau. C’est le lieu du combat, où le coq roux du garçon brun pousse son cou et son bec, tandis que le coq noir de la fille blonde saute en l’air, tous ergots dehors.

Evidemment, le combat des coqs mime le combat des sexes, attaque contre défense, menace qui avance contre ventre qui se refuse.

En attribuant un coq noir à la fille, Gérôme a prudemment brisé la symétrie, et rendu le  tableau acceptable : imaginons un coq blanc à la place, avec quelques tâches de sang sur le plumage…


Les mains qui parlent

Subtilement, les mains expriment la violence des désirs sous-jacents  : la main gauche du garçon empoigne une pierre pour ne pas se poser sur le genou de sa compagne ; et sa main droite flatte le dos du coq pour ne pas caresser l’autre genou, voire le triangle voluptueux dont la chaleur de l’été grec ne suffit pas à justifier le dénudé.

Plus haut, dans la moitié pacifique du tableau, l’ambiguïté et le charme que vantent les admirateurs de la jeune fille, tient également à ses mains, qui délivrent un message contradictoire : tandis que la gauche se pose chastement sur sa gorge, comme pour inviter à réfréner les passions, la droite tripote la cage qui vient justement de libérer les passions les plus animales, les deux coqs, lutteurs de substitution, dont bientôt le sang va couler.

Les coqs dont Gérôme veut nous parler ne sont pas les deux volatiles, si bien mis en évidence, si impressionnants de réalisme, si bien peints soient-ils.

Deux autres lutteurs sont prêts au combat – chacun portant les couleurs de son sexe. Prêts à ce combat éternel qui, des déesses-mères aux déesses-fille, le long de la mer immuable, fait couler le sang le long du marbre.

2 : L'Attirance des biches

7 février 2011

Cinq ans après le succès éclatant de son Combat de coqs, Gérôme tente d’exploiter à nouveau le filon du style néogrec.  Cette resucée sera d’abord baptisée l’Idylle, en référence à son prédécesseur célèbre, puis  Innocence, et enfin Daphnis et Chloé : dénominations flottantes qui disent bien l’embarras du public face au tableau, et peut être celui de l’artiste face à un projet mal ficelé. L’oeuvre d’ailleurs ne trouvera d’acquéreur qu’après dix-sept ans de purgatoire, délai exceptionnellement long eu égard à la célébrité de Gerôme.

Ce tableau qui se voulait une leçon d’anatomie comparée, nous en propose involontairement une autre : celle de l’anatomie d’un ratage.

Gérôme, 1835, Tarbes, Musée Massey

Idylle, ou Innocence, ou Daphnis et Chloé

L’art du recyclage

Gérôme, artiste économe et homme d’affaire avisé, n’a  jamais reculé devant l’auto-citation.  Reproduire d’un tableau à l’autre des éléments récurrents, facilite la vie de l’artiste et fidélise son public.

Mais l’art du démarquage va trouver ici son apothéose : le second tableau est entièrement composé, soit avec des éléments similaires, soit – pour  brouiller les pistes – avec des éléments contraires.

Comment recycler un vieux tube : les similitudes

  • Le contraste entre peau brune et peau blanche a été apprécié par le public ? Gardons-le.
  • Le contraste entre cheveux blonds et cheveux sombres ? Idem.
  • Une couronne de feuille faisait bel effet sur la chevelure sombre ? Ne l’oublions pas.
  • Le tissu jaune doublé de blanc ? Récupérons-le.
  • Le tissu vert  doublé de rouge ? Pas de raison de s’en priver.

Comment recycler un vieux tube : les contraires

  • Le format du « Combat de coq » était en largeur ? Prenons cette fois un format en hauteur.
  • Nous avions ouvert l’arrière plan sur un paysage ? Ce coup-ci, fermons-le par un mur.
  • Les personnages étaient assis ou accroupis ? Redressons-les.
  • La fille était à gauche, le garçon à droite ? Inversons-les.
  • Nous avions une déesse-mère au centre de la composition ? Remplaçons-la par un dieu-enfant.
  • Le clou du spectacle était des coqs combattants ? Adoptons  l’animal le plus timide et le plus paisible de tous  : une biche.
  • La forme dominante (la cage, le trône, le piédestal) était le rectangle ? Choisissons donc, pour la fontaine, l’arcade et la niche du petit dieu, des formes circulaires.
  • Le lécythe sculpté sur le piédestal ? Transformons-le en une vraie cruche posée par terre.
  • Les coulures louches de vin ou de sang ? Remplaçons-les par de l’eau pure qui cascade.

Deux exceptions

Il n’y a que deux élément qui échappent à ce recyclage  systématique : la cage, disparue avec les deux coqs. Et le bouquet du jeune homme, apparu tout aussi logiquement pour des raisons anatomiques.

Une méthode risquée

Soit le public repère le procédé, et c’est le ridicule assuré. Soit le démarquage est suffisamment habile pour passer inaperçu, mais il serait miraculeux que la transposition aboutisse à un sujet convainquant. C’est apparemment ce second risque qui a fait sombrer le tableau.

Entre nunuche et comique

Au salon de 1853,  l’oeuvre suscita au mieux l’indifférence, au pis le rire. On trouva le traitement fade et plat, le sujet emprunté et peu convainquant. Théophile Gautier vola au secours de Gérôme rapprochant le tableau de l’histoire de Daphnis et Chloé, ce qui ne suffit pas  à désamorcer le comique involontaire des détails : le bouquet de l’innocent et la cruche de l’innocente.

Le caricaturiste Cham proposa un autre titre : « Jeune homme n’osant offrir son bouquet par crainte de n’avoir plus autre chose pour se couvrir » Revue comique du Salon de 1853, au bureau du journal Le Charivari.

Avec un peu plus d’audace, on pourrait suggérer de nos jours :
« Jeune homme qui aimerait bien mettre son bouquet dans une cruche »

Un sujet idyllique

Et pourtant, Gérôme a voulu inventer et mettre en scène une histoire idéalement idyllique, qui repose sur quatre événements simultanés :

  1. Une jeune fille vient avec sa cruche chercher de l’eau à la fontaine.
  2. Un jeune homme l’y rencontre et s’apprête à lui offrir un bouquet
  3. Les voyant si paisibles et si timides, une biche, venue elle-aussi boire à la fontaine, s’enhardit à tendre son museau vers la jeune fille.
  4. Du coup, les deux amoureux, au lieu de se regarder l’un l’autre, regardent la  biche.

Trois biches

Schématisons outrageusement. La fontaine attire la fille et la biche. Donc, d’une certaine manière : fille = biche. La fille attire le garçon et la biche. Donc, d’une certaine manière : garçon = biche.

Tout comme, cinq ans auparavant, Gérôme nous donnait à deviner deux coqs surnuméraires, il nous met sous les yeux, cette fois, non pas une biche, mais trois.

La soif de l’autre

Tandis que le thème explicite du premier tableau était le combat, le thème implicite de celui-ci est  l’attirance. Observons le pavement de brique : tous ses rayons mènent vers la fontaine. Chacun croit venir y boire, alors qu’il est en fait attiré par son contraire : le garçon par la fille, l’animal par l’humain.  La soif dont il s’agit ici n’est pas celle de l’eau, mais de l’Autre.

L’animal-enfant

L’animal que nous montre Gérôme est un jeune faon ou une jeune biche : né au mois de mai, il ou elle perd au bout de quatre mois ses tâches blanches caractéristiques. Nous sommes donc ici à la fin de l’été.

Le dieu-enfant

Dans la niche circulaire, un dieu-enfant est assis en tailleur. Ni homme ni femme, puisque son entrejambe est opportunément masquée par une feuille. Mi-humain, mi-animal, puisqu’il porte des ailes. Au centre du tableau, ce dieu préside à la fusion des contraires : appelons-le Eros.

L’olivier cassé

Une branche d’olivier dirigée vers le bas attire l’oeil, devant le petit dieu. En regardant plus haut, on voit qu’il s’agit d’une branche cassée. Traduisons littéralement  la symbolique gérôminienne : « Eros casse la paix » !

Cache-sexes

Gérôme s’est évertué à justifier l’autre titre du tableau,« l’Innocence », en distribuant généreusement des cache-sexes : la feuille devant l’entrejambe d’Eros, le fameux bouquet du garçon,  la queue rabattue de la biche. Conséquence involontaire  :  le pubis glabre de la jeune fille, à nos yeux modernes, apparaît d’autant plus obscène.

Pour éviter tout anachronisme, rappelons qu’à l’époque, c’est le poil qui était obscène : un  bas-ventre bien lisse était vu au contraire comme un attribut idéalisé de la beauté.

Prolifération de bas-ventres

La plante la plus remarquable est l’alocasia (« oreilles d’éléphants »), dont les larges feuilles triangulaires forment des couronnes végétales derrière les têtes de nos héros, à la manière des coiffes monumentales des alsaciennes.

Remarquons que ces feuilles, utiles comme cache-sexes, épousent en même temps la forme incontestable d’un bas-ventre  : un Y, entre trois bombements voluptueux.

Dans ce tableau, les « oreilles d’éléphant » participent  probablement, pour Gérôme, à la signalétique de l’Innocence : des bas-ventres partout, mais des bas-ventres sans sexes.

Des plantes grimpantes

A gauche du garçon, contre le mur, on remarque le tronc noueux d’une vigne grimpante, autour duquel s’enroule, tout aussi grimpante, une capucine. Il y en a ici pour tous les goûts,  entre l’image édifiante, le symbole balourd et l’allusion grivoise : soit l’arbre du jardin d’Eden menacé par le serpent, image de l’innocence perdue ; soit le symbole d’une impuissance, d’une absence de fécondité (la vigne sans raisins) ; soit enfin l’exagération humoristique de ce qui manque encore au garçon pour la perdre véritablement, l’innocence…

Remarquons que, passionné par son symbole, Gérôme s’est laissé aller à une faute vénielle : à côté du cep, il manque le renfoncement qu’on voit de l’autre côté de la niche.

Côté fille, la symbolique est nécessairement plus discrète : nous avons parlé de la branche d’olivier cassé, qui tient on ne sait comment, peut-être portée par un tronc qui disparaît sous le feuillage. En haut, on devine quelques feuilles de lierre. Faut-il lire ici que l’amour féminin est étouffant, ou fidèle ? En tout cas, là-encore, l’idée de virginité, de non-fécondité.

Les deux bassins

La fontaine à deux bassins, engloutie sous les feuilles proliférantes, sera reprise quasiment à l’identique dans un tableau de 1873, « Un circassien à l’abreuvoir », qui montre un cavalier faisant boire son cheval : le cheval s’abreuve dans le bassin d’en bas, l’eau du bassin d’en haut étant réservée aux humains.

L’ablation des orifices

Seule petite différence, mais significative  : dans le tableau de 1873, le bassin inférieur possède sur son flanc un déversoir circulaire d’où s’échappe un filet d’eau,  lequel se répand en flaque sur le sol.

Gérôme a dû penser, avec quelque raison, qu’un orifice dégoulinant entre les jambes de ses amoureux casserait l’effet idyllique. Dans le même esprit, il a également dissimulé l’orifice d’alimentation, sous une feuille similaire à celle utilisée pour éliminer le petit robinet d’Eros.

De sorte que nous avons sous les yeux une fontaine parfaitement platonique, qui coule en permanence sans se remplir ni se vider.

Un bassin métaphorique

Il est toujours plaisant de relever les erreurs de dessin des bons dessinateurs. Le bassin inférieur de la fontaine est manifestement dissymétrique : il devrait être visible à gauche du garçon, tout comme il est visible à droite de la fille.

Ou bien Gérôme a-t-il voulu traduire, avec humour, une vérité anatomique : le bassin des femmes est plus large.

Un mythe retrouvé

Pour le plaisir de pousser la métaphore, nous pourrions dire que nos deux amoureux sont littéralement unis par le bassin. Ce sont d’ailleurs des sortes de siamois, aux attitudes  symétriques dans la partie haute (direction du regard,  ligne des épaules, des seins) et dissymétriques  dans la partie basse (le garçon est assis, la fille debout, ce qui a pour effet de minorer la différence de taille).

Comment ne pas penser au mythe platonicien de l’androgyne primitif, séparé en deux moitiés par les dieux jaloux ?

Vertiges de la sur-interprétation

Rappelons le point de départ de l’analyse : Gérôme a obtenu le second tableau de manière quasiment mécanique, en démarquant systématiquement les éléments formels du premier. Et par cette méthode, il aurait réussi à produire un sujet aussi complexe que celui de l’androgyne primitif ?

A partir de ce point, nous allons cesser de spéculer sur les intentions de l’artiste, définitivement largué par son sujet, et nous  laisser aller sans vergogne aux vertiges de la sur-interprétation.

La cage transformée

Nous avons dit que Gérôme avait supprimé la cage, puisqu’il avait supprimé les coqs : cette cage à deux compartiments qui séparait les combattants, le coq du garçon et celui de la fille.

Or voici que nous nous rendons compte qu’un objet double trône au centre du tableau, un dispositif qui  lui-aussi semble avoir  pour but la séparation : la fontaine, avec son bassin du haut pour les humains, et celui du bas pour les animaux. Mais ici, il n’y a pas de véritable cloisonnement : l’eau d’en haut se jette dans l’eau d’en bas.

Nous comprenons alors que, tandis que la cage préparait le combat,  la fontaine rend possible une double attirance : horizontalement, elle rapproche le masculin et le féminin ; et verticalement, elle déverse l’humain vers l’animal.

A l’appui de cette association plus ou moins inconsciente entre cage double et  fontaine double, voici un tableau de 1880,  Bain.

Une composition éloquente
Divisons le tableau en deux selon sa hauteur : la limite se trouve au niveau du bassin du haut.

Au-dessus de cette ligne se trouve le domaine d’avant la sexualité : celui de l’Eros-enfant, de la prolifération des feuilles asexuées, de l’eau originelle, pure mais cachée aux regards.

Au dessous de la ligne, c’est le domaine de l’attirance : du garçon vers la fille, de l’animal vers l’humain, de l’eau qui se trouble.

Le quadrupède décomposé

Si la biche remplace les deux coqs, emblèmes du combat entre le masculin et le féminin, elle devrait avoir gardé des traces de cette différenciation. Il a donc lieu de regarder plus suspicieusement cet animal soi-disant asexué : un quadrupède n’est-il pas composé de membres inférieurs de bipèdes ?

Or l’arrière-train de la biche (une patte droite, l’autre coudée)  peut rappeler la position des jambes du garçon. De même, son avant-train (un sabot relevé, l’autre posé) ne ressemble-t-il pas aux jambes de la fille ?

De plus, il ou elle présente sa croupe au garçon, et hausse son cou vers la fille (tout comme le volatile roux du combat de coqs tendait son cou en une élongation évocatrice).

Notre timide quadrupède se comporte, en somme, comme une paire d’organes sexuels ambulants, présentant à chacun ce qui lui manque.

Le sujet reconstitué

A l’androgyne innocent qui buvait dans la fontaine du haut, la biche, en venant boire en bas,  a apporté la part d’animalité nécessaire à l’amour humain. Et ce faisant, a déclenché la séparation irréversible.

Sans doute Gérôme voulait-il  simplement illustrer l’éveil de la sensualité, au sein d’un monde d’innocence.  Par sa logique interne, le tableau outrepasse les intentions de l’artiste et génère, surplombant le sujet banal, un sujet-amont qui l’irrigue, comme l’eau du bassin du haut.

Ainsi le couple à la fontaine juxtapose, de haut en bas, les deux temps du mythe de l’androgyne : d’abord les siamois se divisent, ensuite les amoureux s’attirent.

Les mains qui parlent

Tout comme dans « Combat de coqs », les mains confirment ce que les Innocents taisent : ce à quoi les deux moitiés séparées de l’androgyne sont désormais condamnées.

Les mains du garçon donnent un cours pratique d’éducation sexuelle, la droite formant un cercle et la gauche empoignant la base du bouquet.

Celles de la fille donnent plutôt un cours de psychanalyse sauvage,  la droite soulignant le côté phallique du faon, et la gauche le caractère vaginal de la cruche.


Quant aux mains du petit Eros, elles sont posées bien sagement et symétriquement, chacune sur son genou, rappelant l’état de pureté, antérieur à toute sexualité (d’où le côté ombilical de sa niche).

Le devenir-autre

Le plus étonnant dans ce tableau improbable est la manière dont la récupération de fragments finit, comme dans un collage, par laisser émerger un thème surpuissant.

A force de recombiner d’un tableau à l’autre les éléments masculins et féminins, tantôt en les recopiant, tantôt en les inversant, les pinceaux de Gérôme ont fini par s’emmêler ; ce qu’il nous montre, en définitive, c’est un garçon qui a revêtu tous les attributs de la fille : sa place à gauche du tableau, son manteau blanc et jaune, sa chevelure blonde et comme tressée, son visage idéalisé ; tandis que la fille a pris tous les attributs du garçon, jusqu’à la couronne dans les cheveux.

Ce n’est pas un changement de sexe auquel nous assistons ; les académies de  chacun restent parfaitement académiques. Mais à une tension vers des attributs distinctifs de l’autre sexe, ce qu’en termes modernes nous appellerions le devenir-femme ou le devenir-homme.

Dans la synthèse ci-dessous, les éléments masculins sont indiqués, comme il se doit, en bleu, les éléments féminins en rose, et les éléments asexués, en vert.

Fruit d’un académisme pesant, mais composé comme un collage surréaliste, ce tableau oblige la rationalité à s’incliner devant la capacité d’auto-organisation des symboles.

Lorsqu’on se risque à mettre en présence,  dans un espace confiné, des élément  aussi explosifs que les couples masculin/féminin,  humain/animal, sexualité/pureté, pas étonnant qu’une sorte de réaction en chaîne se déclenche, qui emporte le spectateur bien au delà du temps et du projet de l’artiste.

Aussi, sur la  fontaine platonique de Gérôme, pourquoi ne pas graver, en tant que légende parfaitement anachronique, cette formule deleuzienne  :

« La sexualité passe par le devenir-femme de l’homme, et le devenir-animal de l’humain. »
G.Deleuze et F.Guattari, Mille plateaux, p 341

1 : Jésus et Ney

22 janvier 2011

Au Salon de 1868, Gérôme se risque à exposer deux oeuvres qui tranchent avec ses productions habituelles, et dont l’économie de moyens et le caractère allusif déconcertera longtemps ses admirateurs :

« Les deux tableaux de Gérôme sont, suivant moi, très contestables. Les rébus et les logogriphes me sont bien plus insupportables encore en peinture qu’en littérature ; et cette manie d’escamoter les sujets est une marque trop sensible d’impuissance.  » Le Correspondant, Volume 223, 1906, p 631

De nos jours, plutôt que le côté énigmatique,  c’est la communauté de conception entre les deux oeuvres qui nous frappe  : toutes deux représentent une exécution capitale, toutes deux nous montrent le regard rétrospectif des bourreaux sur leurs victimes,  toutes deux tirent leur force dramatique de procédés novateurs : décentrage spatial, décentrage temporel, décentrage narratif.

Gérôme,1868,  Paris, Musée d’Orsay

« Jerusalem, ou Consummatum est »

Pour comprendre à quel point ce tableau pouvait choquer, voici le témoignage perplexe d’un visiteur du Salon :

« Tout le tableau est éclairé d’une lumière voilée, qui n’est pas la nuit ; le ciel est teinté par les derniers feux du soleil couchant, qu’on ne voit pas ; un tout petit cercle de lune très-pâle se montre à droite. Sur la terre blanchâtre du premier plan se trouvent trois points, quelque chose de vague et d’informe, d’un autre ton. Ce tableau a pour titre Jérusalem….  C’est une véritable énigme, d’autant plus difficile à comprendre que l’ombre des croix est à peine visible. On peut les prendre indifféremment pour des empreintes antédiluviennes, ou des membres de la famille batracienne. » Société des beaux-arts de Caen, Bulletin, Volume 4, 1868, p 109


Décentrage spatial

Les protagonistes, soldats romains d’une part, crucifiés de l’autre, sont relégués sur les bords. Le centre du tableau est occupé par un désert pierreux traité avec un luxe de détails, tandis que le sujet officiel du tableau, Jérusalem, s’efface dans le lointain.


Décentrage temporel

Nous sommes juste après la mort du Christ : « Consummatum est », Tout est consommé : les soldats quittent le théâtre de l’exécution.


Décentrage narratif

Les bourreaux sont vus de dos. Quant aux victimes, de leurs  croix on ne voit que les ombres portées sur le sol. Toute vision sanglante est éliminée par cette composition très moderne, qui déconcerta même les admirateurs habituels de Gérôme :

« L’effet de cette composition est étrange et déroute le jugement »… « l’intention bizarre et originale d’indiquer des gibets qu’on ne voit pas » (Théophile Gautier)

D’autres tournèrent carrément le procédé en dérision  :

« Quelques irrévérencieux sourient et se souviennent comment les collégiens retracent sur les marges de leurs cahiers les pèlerinages de Saint-Roch, par un grand mur uni que dépasse, en haut, une grande gourde suspendue à un bâton, à gauche, la queue en trompette du chien légendaire, ou l’assomption de la Vierge par un orteil dans le haut d’une page blanche. » Revue contemporaine, Volume 98, 1868,  p 524


Gérôme précurseur

C’est le cinéma qui, bien plus tard, légitimera ce procédé des effets latéraux.  Un des premiers exemples se trouve dans le film de  Chaplin, « L’Opinion publique (1923), dans lequel il est question, là aussi, d’ombres et de lumières :

« …La postérité a retenu notamment un procédé elliptique né de contraintes matérielles. Le reflet d’un train absent, projetant ses lumières imaginaires sur le corps et le visage d’Edna Purviance debout sur un quai de gare, est ainsi devenu l’exemple canonique d’une rhétorique de l’économie. »
« Hollywood, l’ellipse et l’infilmé », L’Harmattan, 2001, par Jacqueline Nacache,  p 197


Le regard rétrospectif

Les deux derniers soldats de la colonne se retournent pour un dernier regard sur les suppliciés. Leur lance  permet de les identifier comme étant Longin et Stéphaton, qui seront d’après la tradition les deux premiers convertis au christianisme.

Avec subtilité, Gérôme utilise le retournement physique comme métaphore de la conversion.


Une esthétique de l’implication

Quelle que soit la signification qu’on y projette – remords, honte, crainte, premier éveil d’une conscience chrétienne – le regard en arrière des soldats constitue un puissant effet théâtral. Car les bourreaux  voient ce que nous ne pouvons pas voir. Malgré leur petite taille, ils jouent un rôle essentiel dans la composition : ils sont les relais du spectateur dans le tableau. Ainsi s’établit bon gré mal gré une communication, à travers le temps et l’espace, entre le Salon et le Golgotha, entre le bourgeois et le crucifié.

Si sèche et artificielle qu’elle ait pu apparaître à ses contemporains, la mise en scène  de Gérôme est tout de même celle d’une contemplation par procuration, qui implique le spectateur  dans l’espace du sacré.


Gérôme astronome et théologien

L’ambiance lumineuse  du tableau a suscité beaucoup d’interrogations et d’incompréhensions . Les critiques les plus favorables (Théophile Gautier, Edmont About)  ont voulu y voir l’éclipse dont parle l’Evangile de Luc :
« C’était environ la sixième heure quand, le Soleil s’éclipsant, l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à la neuvième heure ».(Luc 23, 44)

L’exégèse de ce passage remplirait une bibliothèque. Pour résumer le débat, une éclipse solaire normale est exclue (impossible à la période de pleine lune de la Pâques juive, et trois heures d’obscurité est une durée beaucoup trop longue).

En revanche, une éclipse lunaire cadre avec un autre texte sacré, la prophétie de Joël :
« Le Soleil se changera en ténèbres – et la Lune en sang – avant que ne vienne le jour du Seigneur, grand et glorieux » (Actes 2, 14-21).

La lune prend effectivement une lueur rougeâtre pendant une éclipse, d’autant plus si celle-ci se produit  lorsque l’astre est près de l’horizon : serait-ce ce phénomène que Gérôme a voulu représenter ?

Quant aux ténèbres dans l’après-midi, un orage pourrait les expliquer. Or Gérôme, grand voyageur, avait assisté, en 1862, à un « orage épouvantable » au-dessus de Jérusalem.

Une éclipse lunaire doublée d’un orage : cette explication des textes sacrés a été proposée par deux astrophysiciens (C.J. Humphreys et W.G. Waddington, Nature) en 1983 : Gérôme était-il assez féru de théologie et d’astronomie pour y penser un siècle avant tout le monde ?


Gérôme géographe et cubiste

(Les considérations topographiques qui suivent sont dûes à Fred Leeman « Shadows over Jean-Léon Gérôme’s Career » in Van Gogh Museum Journal, 1997-98, p 88 à 99)

Le premier plan rocheux reprend une esquisse préparatoire que Gérôme avait faite lors de son voyage, depuis une colline à l’Ouest de Jérusalem. Or l’arrière-plan, où l’on reconnaît le Temple et la Porte Dorée vers laquelle la colonne se dirige, correspond à une vue de la ville depuis un point de vue radicalement opposé, à l’Est.

Enfin, la colline du Golgotha est traditionnellement localisée au Nord Ouest.

Cliquer pour agrandir

Le tableau est donc un collage de trois points de vue :

  • depuis l’Ouest pour le premier plan rocheux,
  • depuis l’Est pour la ville,
  • depuis le Golgotha au Nord-Ouest pour la position de l’ombre au soleil couchant.

Gérôme, précurseur du Cubisme ?


Le temple de Vénus

Jean-Léon_Gérôme_Consummatum_est_Temples
Ce détail – le temple romain dans la campagne – va nous ramener à la véritable intention de Gérôme : sa vue de Jérusalem ne vise pas l’exactitude théologique, astronomique ou géographique : elle veut simplement illustrer le destin de  la  Ville Sainte, au carrefour des  religions.

La colonne mercenaire qui descend de la Croix est une colonne missionnaire, qui va rencontrer successivement le temple de Vénus, le temple d’Hérode puis, au delà des murailles, le croissant de lune de Mahomet.

Au moment où l’ombre de la croix s’étend comme le doigt de Dieu pointé vers Sa Ville, tandis que resplendit le premier soleil de l’ére chrétienne, le paganisme  rentre dans l’ombre,  le judaïsme dans ses remparts, et l‘islam pointe, encore voilé, au ras de l’horizon.

Jean-Léon_Gérôme_Consummatum_est_Lune

Descente de croix

Wassilij Petrovich Wereschtschagin

Descent From the Cross by Wassilij Petrovich Wereschtschagin

En hommage à Gérôme, cette Descente de croix qui se prolonge par une descente vers Jérusalem

7 décembre 1815, Neuf heures du matin

Gérôme,1868,  Sheffield City Art Galleries.


Décentrage spatial

La composition est exactement la même que dans Jérusalem : les bourreaux et la victime sont déportés sur les bords, le centre est occupé par la boue du chemin et un mur vide.

Dans l’angle conclusif du tableau, en bas à droite,  l’ombre des croix est remplacée par le détail, disproportionné pour certains, du chapeau :

« Malgré tout son esprit, Monsieur Gérôme en a manqué dans ce tableau en donnant autant d’importance à un chapeau bolivar. Il suffit de cet accessoire pour tout gâter.. on rit, et le tableau s’en ressent.La vérité historique n’exigeait pas que cet objet jouît des honneurs du premier plan. »
Revue chrétienne, 1868, p 466


Décentrage temporel

Le titre du tableau, une date et une heure, souligne l’importance de la composante temporelle. Là encore, il s’agit d’un tableau de l‘instant d’après : les soldats quittent le théâtre de l’exécution.

Pour certains spectateurs de l’époque, ce procédé était ressenti comme une facilité, une incapacité du peintre à affronter véritablement son sujet :
« L’action était trop véhémente pour vos petits moyens, vous nous en faites voir les suites. C’est quand le rideau est tombé que vous nous conviez au spectacle. Eh bien ! je vous le dis, moi, ce n’est pas là du grand art, ce n’est même pas du petit. »
Le bilan de l’année 1868 : politique, littéraire, dramatique Par André Laurie, Arthur Ranc, Francisque Sarcey, Jules Antoine Castagnary, p 505


Décentrage narratif

Les bourreaux sont vus de dos. Quant à la victime, elle est face contre terre, ce qui rend son visage à peine identifiable et ses blessures invisibles. Sacrifice méritoire pour un peintre qui par ailleurs n’a jamais rechigné au sanguinolent.


Le regard rétrospectif

Tout comme les soldats romains, l’officier qui commande le peloton jette un regard en arrière sur son illustre victime. Ce retournement physique signalerait-il, non pas une conversion religieuse, mais l’amorce d’un retournement politique ?  Il est vrai que, d’après certains témoignages, l’adjudant Saint Bias se trouva ce jour là quelque peu ébranlé par le courage du maréchal d’empire  :
Le comte de la Force… assistait à l’exécution comme colonel d’état-major de la garde nationale ; il s’avance vivement vers le commandant du peloton et le trouve éperdu ; placé sous le regard de la grande victime que le devoir lui ordonne d’immoler, l’officier semble frappé de vertige. Mr de la Force prend immédiatement sa place ; il donne le signal ; le peloton fait feu.
Histoire des deux Restaurations : jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, de janvier 1813 à octobre 1830. Tome 4 ,  Achille de Vaulabelle-Perrotin (Paris)-1860, p 120


L’esthétique du guignol

Le moins qu’on puisse dire est que ce détail, bien remarqué par les spectateurs de l’époque, fut froidement apprécié :
« Dans le fond à gauche, s’éloigne le piquet d’infanterie qui a fait le coup, et l’officier, qui marche on ne sait pourquoi derrière ses soldats, se retourne une dernière fois du côté du cadavre. Il se retourne avec un geste si grotesque et son uniforme est tellement démodé, qu’on plaisante plus qu’on ne frissonne devant ce spectacle pourtant lamentable. J’ai entendu un grand garçon, d’allures très distinguées, dire à ses amis en leur montrant la toile de Mr Gérôme :
Ceci, Messieurs, vous représente le théâtre de Guignol ; c’est le moment où on vient de tuer le commissaire, qui est tombé à terre, et voici la garde qui se sauve ».
L’Union Médicale,   Troisième série, Tome 5, 1868, p 721

Cette plaisanterie traduit, en la caricaturant, une impression réelle que diffuse la composition. Tandis que Jérusalem impliquait le spectateur dans la contemplation indirecte de la victime (relayée par le regard des bourreaux), la situation est ici totalement différente  : l’officier ne voit pas grand chose, seulement un corps allongé. Et c’est nous, les spectateurs, qui contemplons  la figure du mort : nous voyons ce que le bourreau ne voit pas. A notre insu, Gérôme nous embarque dans ce qui constitue justement la jouissance du guignol : répulsion envers le Méchant, identification au Bon.


Un effet de lumière

Le 7 Décembre à Paris, le soleil se lève à  8h 45. C’est pourquoi le réverbère luit encore, sans ajouter nulle clarté à l’aube cafardeuse. Certains y ont vu l’image de la bougie qui veille les morts. D’autres le symbole des Lumières, désormais sous le boisseau. Quoiqu’il en soit, l’ambiance brouillardeuse, sans contours francs, sans ombres portées, qui unifie l’ensemble du tableau, est un ingrédient aussi essentiel que, dans Jérusalem, le contraste entre le flash du soleil couchant et la noirceur de l’orage.

En 1868, l’essentiel de la controverse porta sur l’accessoire – les audaces formelles – sans voir le principal : la mise en parallèle, quelque peu sacrilège, entre le sacrifice du Christ et celui du Maréchal Ney. Pourtant, par l’identité des compositions, Gérôme nous  amène à une conclusion radicale : tout comme Jésus, Ney fut une victime expiatoire.

Dans la carrière de l’artiste, ces deux tableaux constituent une tentative audacieuse, mais avortée, de renouvellement de la peinture d’histoire : le pathos, qui apparemment est expulsé sur les marges, revient en force par la fenêtre : à savoir la précision méticuleuse et l’exactitude historique des détails.

2 : Ney est mort

22 janvier 2011

Deux ans avant la fin du Second Empire, le sujet choisi par Gérôme prêtait à controverse. Car le « brave des braves » aurait pu être tout aussi bien baptisé le « traître des traîtres », ayant manqué d’abord à son Empereur, puis à son Roi.

A la fois héros incontestable, et incontestable idiot politique, la figure de Ney gênait tout le monde, aussi bien les royalistes – peu fiers d’une exécution expéditive confinant à l’assassinat   – que les partisans de l’Empire,  tenants de l’ordre établi, quel qu’il soit.

Soixante ans après le drame, Gérôme crut désamorcer la polémique par l’exactitude scrupuleuse des détails, qui illustrent quasi littéralement le récit de l’historien Achille de Vaulabelle. Il fut néanmoins soumis à diverses pressions pour ne pas exposer, auxquelles il résista avec vigueur, arguant que « les peintres avaient le droit d’écrire l’histoire avec leur pinceau,  tout aussi bien que les littérateurs avec leur plume ».

7 décembre 1815, Neuf heures du matin

Gérôme,1868,  Sheffield City Art Galleries.

Les habits civils

Ney est en civil, en habits noirs, comme portant son propre deuil. Gérôme respecte ici scrupuleusement un détail historique expliqué par de Vaulabelle :

« A huit heures, on vint l’avertir ; il répondit qu’il était prêt. Nous avons dit qu’il portait le deuil de son beau-père : il avait pour vêtements une  redingote de gros drap bleu,  une culotte et des bas de soie noire, pour coiffure un chapeau rond. » Achille de Vaulabelle, Histoire des deux Restaurations : jusqu’à l’avènement de Louis-Philippe, de janvier 1813 à octobre 1830. Tome 4 , Paris,1860, p 120 et ss

De plus, les habits civils trahissent le côté expéditif de l’exécution  : pour fusiller un maréchal en grand uniforme, il eut fallu auparavant procéder à sa dégradation,  publicité que les exécuteurs redoutaient plus que tout.

Le lieu

Le vieux mur, couronné d’herbes folles, n’est pas un mur contre lequel on fusillait ordinairement. Ney a été exécuté à la sauvette, à un endroit inhabituel proche de son lieu de détention, entre l’Observatoire et le Luxembourg : ceci pour éviter un transfert à la plaine de Grenelle – lieu habituel des exécutions – qui aurait pu donner lieu à une émotion populaire.

La coupole

On a donc pensé que la coupole qu’on voit derrière le mur évoquait celle de l’Observatoire (qui n’a en fait été construite qu’en 1845).

Il existe un dessin préparatoire de Gérôme, très semblable à la composition achevée : sauf que la coupole qu’il avait en tête est clairement celle des Invalides.

Dans le tableau final, la brume a donc bon dos : en occultant les détails identifiables de la coupole, elle permet à Gérôme  de rester fidèle à la fois à la vérité historique (l’Observatoire) et à la vérité symbolique (le tombeau du maître surplombant le cadavre du serviteur).

Un mur de jardin

Autre différence notable dans le dessin préparatoire : le mur est soutenu par quatre contreforts. Tout le quartier du Luxembourg, bâti à l’emplacement de l’ancienne Chartreuse de Paris, était encore largement occupé par des jardins, surélevés par rapport à la rue : d’où la nécessité de ces renforts.

Ce mur va jouer dans l’économie du tableau un rôle central : par la superficie qu’il occupe , par le fait qu’il accrédite (ou pas, comme nous le verrons) la réalité historique, enfin par le bonheur avec lequel Gérôme a rendu compte de tous les accidents de sa surface : herbes folles, fissures, crépi tombé laissant apparaître les pierres, creux et bosses…

Remarquer la fente d’évacuation dans le mur, et dans la boue, les empreintes  du maréchal

Les quatre fentes

Dans l’oeuvre définitive, Gérôme a renoncé aux contreforts qui coupaient  l’unité de la surface, et leur a préféré des traces vestigiales : quatre fentes pour l’évacuation de l’eau,  tout aussi cohérentes avec l’idée du jardin surélevé : on voit d’ailleurs qu’elles sont remplies de terre jusqu’à mi-hauteur.

Volonté de simplification  ? Il est vrai que cet immense mur vide, barrant toute fuite vers l’arrière-plan, concentre avec efficacité l’attention sur le lieu du crime.

Mais peut être faut-il voir dans ces fentes une intention plus érudite : leur nom technique est « chantepleures », ce qui semble tout indiqué pour un arrière-plan d’assassinat.

Le rempart à l’envers

Dans le contexte d’une exécution militaire, les fentes appellent nécessairement une autre association d’idée : des meurtrières, quatre, comme les soldats du peloton qui défilent en colonne par quatre.

Ce mur est donc un rempart à l’envers : un rempart ironique qui n’a pas su protéger le héros, rempart de pierre contre rempart de chair.

Voire même un rempart d’où, symboliquement, on aurait pu tirer sur lui par derrière : manière de suggérer le caractère traître et piteux de cette mise à mort.

Les graffitis

Au dessus du gisant,  sur le mur, « VIVE L’EMPEREUR  » est écrit en lettres rouges. Les capitales ont été biffées avec application, une par une, par des traits également rouges : on comprend que le vent a tourné, la Restauration essaie maladroitement de supprimer les traces de l’Empire.

Le graffiti est inscrit en arc de cercle. Juste à côté un second graffiti, identique, s’interrompt brutalement à « VIV ».

Peut-être les deux inscriptions évoquent-elles les deux épopées de l’Empire : une première orbe, longue et glorieuse ; une seconde, qui s’interrompt net.

Face contre terre

Selon certains témoignages, Ney est tombé en arrière sous l’impact des balles. D’autres, plus hagiographiques,  prétendent qu’il est tombé face contre terre, comme ceux qui sont touchés en plein coeur.

Gérôme bien sûr choisit la version « face contre terre », cohérente avec sa vision minimaliste : la seule trace de violence est une  imperceptible tâche rouge à côté du favori, sur la joue.

L’abandon provisoire du corps est en tout cas conforme à la vérité historique :
« Conformément aux règlements militaires, le corps resta déposé pendant un quart d’heure sur le lieu d’exécution. » De Vaulabelle, op. cit.

Le corps-rempart

Orthogonal au mur, il barre le chemin. Le peloton fait retraite dans l’autre sens : le brave des braves, qui vivant n’avait rien pu faire, à Waterloo, contre le déferlement des armées adverses,  forme une fois mort un obstacle infranchissable par la troupe.

La marche rétrograde

Le peloton sort vers la gauche, autrement dit dans le sens inverse de la lecture. Manière efficace de signifier que les soldats de la Restauration marchent gaillardement vers le passé.

La lanterne

La lanterne est tournée elle-aussi vers la gauche, accompagnant la retraite des soldats. Elle éclaire la scène secondaire, celle des vivants anonymes, et ignore le mort illustre.

Peut être peut-on y voir l’objet emblématique de la Révolution (les aristocrates à la lanterne), potence inoffensive sous laquelle défilent maintenant les massacreurs de la Restauration.

Les éléments du crime : les empreintes

Le sol du chemin est boueux et humide (comme le montre le vague reflet de l’officier), et se prête donc bien aux investigations.  Gérôme n’a pas omis de marquer les empreintes des pieds du maréchal, bien parallèles, à quelque distance du mur. De l’autre côté du chemin, on voit les empreintes des soldats au moment du tir (déjà bien présentes dans le dessin préparatoire). Enfin, au milieu, des traces rejoignent le peloton qui s’en va. Le déroulement des faits est donc parfaitement établi.

Les éléments du crime : les débris fumants

Au milieu des traces de pas, on remarque quatre ou cinq morceaux de papier à moitié consumés, dont certains fument encore. Contrairement à ce qu’un regard moderne pourrait croire, ce ne sont pas des mégots, inconnus en 1815. Mais des calepins, morceaux de papier graissé qui, jusqu’à la fin du XIXème siècle, enveloppaient les balles pour assurer l’étanchéité.

Ces rebuts déchirés et souillés sont une invention saisissante de Gérôme,  métaphore des soldats de tous bords, manipulés et oubliés sur les champs de bataille. Mais aussi, en  particulier, métaphore du maréchal dont le cadavre encore chaud incarne la double figure du Brave et du Couillon, celui qui sert et puis qu’on jette.

Les éléments du crime : le chapeau

La position du chapeau, sur le côté  gauche du corps, rappelle discrètement une vérité historique: Ney ne s’est pas écroulé le chapeau sur la tête, mais brandi à la main pour lancer une dernière bravade :
« Le maréchal ôta aussitôt son chapeau de la main gauche, et, posant la main droite sur sa poitrine, il s’écria d’une voix forte : Soldats, droit au coeur ! » (De Vaulabelle, op cit)

Trio de chapeaux

Le chapeau civil tombé à l’extrême droite fait pendant au bicorne de l’officier à l’extrême gauche. Au milieu, le chapeau de pierre de la coupole ne peut manquer de faire penser à la coupole des Invalides, dôme encore vide en 1815, mais qui coiffera plus tard le tombeau impérial : comme si Napoléon, pétrifié sous forme d’un immense couvre-chef vide, arbitrait de son absence la balance entre ces deux soldats perdus, le vivant et le mort, fidèles et traîtres alternativement.

Une cage de fer ?

Pour rester dans les phrases historiques, on se rappelle la forfanterie de Ney devant Louis XVIII, à propos de Napoléon :  « Sire, je vous le ramènerai dans une cage de fer ». Voilà qui éclaire d’un jour nouveau la petite lanterne :  juste à côté de l’immense coupole, elle pourrait symboliser Bonaparte encagé, à côté de l’Empereur en Gloire.

Dans ce tableau sombre et sobre, Gérôme se risque dans une démarche à contre-courant. Il n’illustre pas une mort héroïque, mais une mort carnavalesque : le petit matin gris évoque un lendemain de bal costumé, une parodie où les soldats du Roi s’habillent en grognards, et le maréchal de France en bourgeois.

Comme le suggère le rempart à l’envers, nous sommes dans un monde cul par dessus tête : des soldats fusillent un maréchal, un bicorne napoléonien réduit au dérisoire orne le chef du chef des fusilleurs, lequel marche derrière la troupe, tandis qu’une coupole géante et vide souligne l’énormité du manque.

Sans l’Empereur, Ney n’est plus qu’un pantin sans pensée, un chapeau creux : sans doute faut-il comprendre qu’avant qu’on ne le fusille, déjà il était mort.

3 : Ney n'est pas mort

22 janvier 2011

A force de gommer tout élément dramatique, le parti-pris de sobriété finit par aboutir à une sorte d’ambiguïté visuelle, bien ressentie par les contemporains.

« Quoi ! C’est là l’exécution du maréchal Ney ! Ce monsieur habillé de noir, c’est le vainqueur de la Moskowa ! On dirait d’un ivrogne qu’une ronde matinale a dédaigné de ramasser. Vous vous récriez. Plantez un bouchon dans ce mur; à la place de mots à demi effacés « Vive l’empereur! » écrivez « Au bon coin ; » essuyez cette gouttelette de sang qui tâche la joue du buveur étendu, et dites-moi si l’impression générale du tableau est modifiée. » Le bilan de l’année 1868, p 504

Il est vrai que, dans la partie droite du tableau, rien ne souligne qu’il s’agit d’un cadavre. Seule la présence du peloton démontre qu’il s’agit d’une exécution.

Mais de quel genre d’exécution s’agit-il ?

7 décembre 1815, Neuf heures du matin

Gérôme,1868,  Sheffield City Art Galleries.

Les cartouches

Les cartouches fument encore. D’un point de vue policier, elles prouvent que le peloton est parti précipitamment, tout de suite après l’exécution. D’un point de vue symbolique, ces restes fumants dans la boue font écho au corps encore chaud du maréchal. Encore chaud, ou encore vivant ?

L’absence de sang

Un mort, mais pas de sang. Aucune éclaboussure sur le sol, ni sur le mur : à la place, seulement  les lettres rouges de l’inscription vengeresse : « Vive l’Empereur ».
Voici un fusillé particulièrement propre, qui prend soin de cacher toutes les tâches sous son corps.

Les deux inscriptions

Le première, « Vive l’Empereur » résume bien la vie officielle de Ney. Mais que dire de la seconde,  « VIV » qui s’interrompt net à l’endroit et au moment de la fusillade ? Les deux inscriptions signifient- elles que Ney aurait eu deux vies, une lisible, et une occulte ?

Faut-il lire « VIV… » comme VIVant ?

Remarquer le graffiti VIV et, de l’autre côté, les impacts de balles…

Douze balles dans la peau

Achille de Vaulabelle est très précis :
« Ney tombe frappé de six balles à la poitrine, de trois à la tête et au cou, et d’une balle dans le bras. »

Deux balles sur douze se seraient donc perdues. Or, grâce aux empreintes opportunément fournies par Gérôme, nous pouvons reconstituer l’emplacement où se tenait le maréchal. A sa droite, on compte au moins cinq impact de balles sur le mur. Si cinq soldats ont sciemment tiré à droite, les dix blessures de Vaulabelle ne tiennent pas. Et qui dit que les sept autres soldats du peloton n’auraient pas tiré par dessus le mur, vers le jardin ?

Des vétérans de la Grande Armée

« Le maréchal alla se placer de lui-même devant le peloton d’exécution. Ce peloton était composé de soldats vétérans. » De Vaulabelle, op.cit.
N’aurait-on pas pu convaincre des anciens de la Grande Armée d’épargner le Maréchal d’Empire ? D’où son calme extraordinaire…

Face contre terre

Supposons qu’il s’agisse d’une exécution simulée. La meilleure stratégie n’aurait-elle pas été que la fausse victime tombe face contre terre, afin de dissimuler l’absence de blessures ? Et d’abandonner le corps tout de suite, en attendant qu’une autre équipe vienne le récupérer ?

Le coup d’oeil en arrière

Le dernier coup d’oeil de l’officier, qui bizarrement ferme la marche au lieu d’avancer en tête de son peloton, n’a-t-il pas pour but de s’assurer que rien ne cloche ? Ne guette-t-il pas, au delà du cadavre, l’arrivée de la seconde équipe ?

Les habits civils

Quoi de mieux que des habits civils s’il s’agit de fuir discrètement ?

L’exécution à la sauvette

Pour un simulacre d’exécution, autant choisir un endroit inhabituel, à une heure où il n’y a pas grand monde.

L’affaire Peter Stuart Ney

Tous ces éléments troublants constituent l’affaire Peter Suart Ney, du nom d’un français exilé aux Etats-Unis et qui en 1846, à Brownsville, Caroline du Nord , révéla au moment de sa mort qu’il n’était autre que Michel Ney.

La rumeur d’une exécution simulée a fait couler beaucoup d’encre. On suppose que le maréchal, au moment de sa phrase « Soldats, droit au coeur ! », aurait pu frapper de sa main droite une vessie pleine de sang, qu’il tenait cachée sur sa poitrine. Quant aux nécessaires complicités, elles auraient été obtenues par le vainqueur de Napoléon, le Duc de Wellington en personne, qui faisait à cette époque la pluie et le beau temps à Paris. Et pourquoi ? Par solidarité militaire et surtout, par fraternité maçonnique.

Sur cette troublante affaire, le livre de base est  « Historic Doubts as to the Execution of Marshal Ney », James A. Weston,1895

On peut consulter aussi  http://www.napoleonicsociety.com/french/neycazottes.htm

En 1868, Peter Stuart Ney était mort depuis 22 ans. Mais l’affaire ne devient relativement célèbre aux Etats-Unis que vers 1890. En France, à l’époque du tableau, personne ne doutait que Ney ait été exécuté. Difficile donc de soutenir que Gérôme ait délibérément choisi de représenter un simulacre d’exécution, sauf   à supposer qu’il aurait eu vent de la rumeur par ses amis francs-maçons (Bartholdi, de Lesseps…)

Sans doute vaut-il mieux voir ici les pièges de la volonté de moins-dire : jusqu’au moment où l’abstention de l’artiste conduit à la sous-détermination du sujet.

Tout comme le chat de Schrödinger, le Ney de Gérôme est à la fois mort ou vivant. C’est le regard du spectateur qui l’assassine ou le ressuscite.

Pigeon

6 janvier 2011
Commentaires fermés sur Pigeon

L’amène amène ô catacombe
Les mêmes pieds pour la gamine et la gardienne des colombes
Sur l’allée paraphée de fourches
Par mille pigeons amoureux

L’avoir avoir ô téléphone
L’air bourdonne des mêmes voix des monstresses des belladonnes
Et les lourds pigeons me décernent
Leur fiente en message pompeux

Suis-je suis-je ce volatile
Qui abandonne sa pavane et rêve aux pieds d’une mortelle
Dédain enfin compréhensible
Et raison d’être dédaigneux ?

La voir la voir ô ma mémoire
Oeil de pigeon avantageux téléviseur vole trahir
Son home  ses hommes son rire
Ses talons plantés dans les cieux

Tour Fenestrelle

6 janvier 2011
Commentaires fermés sur Tour Fenestrelle

Un soir de mai dans cette ville provinciale
Comment cataloguer la douceur vespérale
Le couchant effleurant les frontons rosissants
Comme un marquis la joue d’un siècle finissant

Le parc où s’amusaient douairières et bergères
Un orchestre de jazz y joue Washington Square
Et les balustres blonds où Racine rêvait
Ont le même horizon de jardins potagers

Les ombres sans façon se joignent pour la nuit
Sur l’esplanade vide et les martinets fuient
La nasse fuselée de la Tour Fenestrelle
Où la lune a laissé sa monnaie de nickel

Tout est désert qui mène au palais grand-ducal
Une ampoule oubliée brille comme un fanal
Dans l’escalier crasseux d’une tour citadine
Où les regrets ce soir tiennent leur officine

Seule blottie au pied d’un portail dix septième
Training rose entrouvert sur sa peau d’égyptienne
Aïcha nonchalamment caresse son chat noir
En pensant aux garçons en pensant au départ

Gardienne à son insu de la douceur des choses
Elle ne savait pas que tout se recompose
Le temps n’est qu’un soupir soufflant sur un bassin
Un jour une accalmie restaure le dessin