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2 Sous l’oeil de l’archère

8 novembre 2021
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Amazones ou Dianes chasseresses, les archères abondent dans l’art occidental. Mais celles qui visent le spectateur droit dans les yeux n’apparaissent que très tardivement, dans les pays anglosaxons [1] : la double transgression de la femme qui vous perce du regard et de la flèche ne fait fantasmer que dans les pays où l’arc signifie la rébellion : celle de Robin Hood ou celle des Cheyennes

Article précédent : 1 Sous l’oeil de l’archer


1885 Amazons of the Bow A Sketch at an Archery Meeting. Illustration by Lucien Davis from Supplement to the Illustrated London News, 3 October 1885Amazons of the Bow A Sketch at an Archery Meeting. Illustration de Lucien Davis, Supplément de The Illustrated London News, 3 Octobre 1885

Puisque les cibles sont derrière elles, c’est donc les gentlemen qui sont visés par ces dames. Magnifiées par leurs croupes poulinières, ces quatre redoutables tireuses d’homme sont aseptisées par le journaliste de manière parfaitement hypocrite, sous le double alibi de la mythologie et du sport :

Les Amazones, « tout premiers exemples du « mouvement pour les droits de la femme », revendiquant l’égalité avec les hommes quant aux performances militaires du temps, se faisaient débarrasser de la moitié droite de la poitrine – on suppose par cautérisation – pour la commodité de lancer le javelot et de tirer à l’arc. En tir à l’arc, elles étaient particulièrement habiles ; et les douces dames de la société moderne qui pratiquent ce bel art comme loisir moins offensif, et qui ne perdent rien de leur tendresse féminine, nous permettront de les appeler « Amazones de l’arc ». Celles que nous avons le plaisir de contempler dans le dessin fougueux de notre Artiste sont des jeunes filles très charmantes, et nous espérons que l’exercice salutaire leur fera autant de bien qu’une partie de tennis sur gazon. L’effort constant requis pour tendre l’arc ne peut être que favorable au développement des muscles des bras et de la poitrine ; tandis que les capacités de l’œil, des nerfs et du cerveau bénéficient grandement de la visée sur une marque. Ce serait une erreur de laisser le sport sain du tir à l’arc tomber en désuétude. » The Illustrated London News, 3 Octobre 1885

Ainsi la poitrine des jeunes filles modernes doit son développement au sein perdu des Amazones.

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1928 A KNight in LondonLilial Harley, Eine Nacht in Berlin (A Knight in London), 1928

Il faut attendre ce film franco-allemand de 1928 pour qu’une jeune archère remette les pieds sur les pelouses londoniennes.


1928 A KNight in London photo
Seule l’affiche allemande ose reprendre la scène-choc : une jeune fille sympa rencontre un prince séducteur, qui lui fait viser, et rater au dernier moment, son amoureux légitime : véritable condensé du film puisque, finalement, le séducteur s’effacera et l’amoureux gagnera. Moins sexy que l’affiche ne le laisse croire, la scène sert donc surtout la dramaturgie, avec la métaphore de la flèche d’amour qui ne peut échapper à personne [2].


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1939 30 septembre Liberty Canada Victor TchetchetEdition Canada, couverture de Victor Tchetchet 1939 30 septembre Liberty US cover by John Hyde PhillipsEdition US, couverture de John Hyde Phillips

Devons-nous virer la femme mariée (Shall we fire the married woman ?)
Magazine Liberty du 30 septembre 1939

L’édition canadienne illustre le titre par une amazone souriante qui prend pour cible son antithèse (comprenons la femme mariée).

L’édition US, plus osée, montre un mari on ne peut plus viril débottant une pom-pom girl abusive, personnage volontairement ambigu : est-elle celle qu’il faut virer ou – comme dans la version canadienne – celle qui vire ?

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1941 Nov 10 Pic Magazine Jane RussellJane Russell, Pic Magazine du 10 Novembre 1941

Cette image clôture un article promotionnel sur trois jolies femmes dans la sauvagerie de l’Ouest américain, les actrices du futur film de Howard Hughes, « The outlaw ». La contreplongée et l’arc disent l’ambition de Jane Russell, la vedette qui monte, à la fois sportive et conquérante.

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1945 pinup earl moran aiming to please serie Hot'Cha GirlsVisant à plaire (Aiming to please)
Earl Moran, 1940-45, une des 65 pinups de la série Hot’Cha Girls

Du pied visant l’arrière-plan gauche à la flèche visant l’avant-plan droit, le corps de l’archère s’expose en torsion dans toutes les directions, montrant bien que la cible qui l’intéresse n’est pas ce qu’elle vise de la flèche, mais celui qu’elle fixe du regard.


1957 Earl Moran CalendrierEarl Moran, calendrier Mars 1957

Vingt ans plus tard, la sportive qui ne voulait que plaire est devenue plus offensive : cette indienne qui s’ennuie dans les plaines sauvages voudrait se faire un petit gars pour qu’il l’amène voir la ville.

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1944 08 Avril April Shower Saturday Evening Post cover by Alex RossApril shower, 8 avril 1944 1944 22 Juillet Saturday Evening Post cover by Alex RossArcher woman, 22 juillet 1944

Couvertures d’Alex Ross , Saturday Evening Post

Ces deux couvertures glamour et saisonnières se répondent subtilement, de part et d’autre du D-Day : à la femme au parapluie, emmitouflée et soucieuse dans les tonalités bleu sombre, répond la femme à l’arc, conquérante et optimiste, dans la couleur de l’espérance.

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1949 Stars Weekly23 Juillet 1949, Toronto Star Weekly 1950s-vintage-eye-mo-archeryAnnées 50, publicité espagnole

Ce médiocre plagiat canadien (qui se contente d’inverser la direction du tir et celle des rayures) sera elle-même récupérée en Espagne pour vanter le collyre EYE-MO.

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1949 stars-et-vedettes-cinemonde-n43-cupidon-moderneCupidon moderne, 1949, Stars et vedettes n°43

Lorsqu’elle débarque enfin en France, l’archère qui se désigne comme le « Cupidon moderne » combine, en rigolant d’elle-même, un corsage à la grecque et un bonnet à la Robin Hood, comme pour réconcilier les deux rives de l’Atlantique. 

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1950s Usa
Commencé sur les pelouses londoniennes, le programme de développement de la poitrine par le tir à l’arc trouve son aboutissement sous les palmiers californiens.



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De manière générale, les photographes, même ceux qui veulent vanter honnêtement la discipline, évitent de se trouver dans la ligne de tir : d’où la rareté croissante des archères visant de face.


1960 ca Nancy KleinmanNancy Kleinman, vers 1960

Ainsi la championne Nancy Kleinman est prudemment photographiée une fois la flèche partie. Centrée autour de cette absence, la cible en surimpression matérialise la concentration de la sportive, qui s’identifie à son but.

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1957 Griffin Microsheen boot polish playmat Eva Lynd Miss Kenseal of 1957Publicité pour le cirage Griffin Microsheen, parue dans Plaboy 1957

L’archère plantureuse est la playmate Eva Lynd, Miss Kenseal cette année-là.



1950s Griffin-Microsheen-pinup
Les campagnes Griffin Microsheen ont pour charte graphique une paire de mamelles et une paire de pompes, laquelle suscite l’enthousiasme de la Belle pour des raisons qui aujourd’hui nous dépassent.



1957 Griffin Microsheen boot polish playmat Eva Lynd Miss Kenseal of 1957 detailJ’appellerais volontiers sursexisme cette interception improbable de la flèche en plein coeur par un mocassin.


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1996 Movie poster From dusk till dawn Frank FrazettaAffiche pour « Une nuit en enfer » (From Dusk till Dawn), Frazetta, 1996

Cette affiche, non exploitée pour des raisons de délai, met en place une hiérarchie efficace entre le trio des défenseurs (Clooney et Tarentino au pistolet, Juliette Lewis à l’arbalète) et la danseuse/prêtresse (Salma Hakek) qui excite contre eux les vampires.



1996 Movie poster From dusk till dawnDans une des affiches retenues, c’est la figure la plus insolite, l’arbalétrière, qui passe en tête des tireurs et supplante le glamour plus banal de la femme fatale.

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2017 merida_by_josephqiuart_deviantartMerida, Joseph Qiu, 2017, josephqiuart 2020 anatase_flurite_ver_2_by_leksaart_de802sv-fullviewAnatase Flurite, 2020, leksaart

www.deviantart.com

Propulsé par les films ou jeux d’heroïc fantasy, le thème de l’archère sexy est devenu omniprésent dans l’imaginaire des jeunes graphistes [3]. La pose de face a perdu tout caractère provocant. Si elle reste très minoritaire, c’est parce qu’en figeant l’angle de tir, elle réduit drastiquement les possibilités graphiques.



L’archère à son sommet :

La mariée était en noir, François Truffaut, 1968

Le scénario

Julie Kohler, veuve inconsolable, met à mort successivement les cinq hommes qui, par bêtise, ont abattu son mari d’un coup de fusil de chasse à la sortie de son mariage. Avant que le cinquième meurtre, au revolver, ne boucle définitivement la boucle, le quatrième meurtre, à l’arc, imite le tir originel : la visée oscille autour de la cible, dans une géniale expansion cinématographique de la figure qui nous occupe.


Le quatrième meurtre

Pour tuer le peintre Fergus (Charles Denner), Julie se propose comme modèle pour un tableau de Diane chasseresse.


1968 La Mariee etait en noir 1-28-46

La Mariée était en noir (1.28.46)

A l’image de Jeanne Moreau visant, toute la progression dramatique consiste à éviter le centre de la narration  (le tir proprement dit) , pour osciller entre deux bords qui se rapprochent de plus en plus : la conception du meurtre et celle du tableau.


1968 La Mariee etait en noir 1-23-291.23.29 1968 La Mariee etait en noir 1-23-431.23.43
  • Premier contact entre le peintre et la flèche qui le tuera (1.23.29)
  • La flèche est absente de tous les croquis préparatoires (1.23.43)


1968 La Mariee etait en noir 1-24-181-24-18 1968 La Mariee etait en noir 1-26-351.26.35
  • Index pointant un impact de balle, un policier s’étant suicidé ici (1-24-18)
  • Pinceau pointant le bout de l’orteil (1.26.35)

Deux métaphores consécutives et symétriques font voir la détermination de Julie (le doigt droit au but) et l’inconscience de Fergus (le pinceau évitant le corps).


1968 La Mariee etait en noir 1-26-361.26.36 1968 La Mariee etait en noir 1-26-371.26.37

Premier tir, loupé : 

  • La flèche barre la toile d’un trait instantané… (1.26.36)
  • …mais manque sa cible (1.26.37)

Cette scène quasi imperceptible suggère l’équivalence du trait de l’archer et du trait du peintre.


1968 La Mariee etait en noir 1-26-381.26.38

  • La flèche fichée au dessus du pot de pinceaux et à côté de l’affiche d’une exposition confirme cette équivalence.


1968 La Mariee etait en noir 1-28-371.28.37 1968 La Mariee etait en noir 1-28-401.28.40
  • La visée se précise, mais évite toujours le centre.


1968 La Mariee etait en noir 1-28-481.28.48 1968 La Mariee etait en noir 1-28-521.28.52
  • Le fusain tente de se substituer à la flèche qui manque, comme si compléter la toile empêchait de compléter le crime.


1968 La Mariee etait en noir 1-33-351.33.35 1968 La Mariee etait en noir 1-34-381.34.38
  • Mais la flèche l’emporte sur le fusain, remplaçant le tableau, le corps de l’artiste et son meurtre lui-même   par leur propre caricature : un plancher, une ligne, une croix.

Références :
[1] Une collection importante d’archères dans toutes les poses : https://www.facebook.com/pg/Old.Archery.Pictures/photos/
[2] Pour cette séquence haletante, voir https://www.youtube.com/watch?v=4ueQXbcDvA8
[3] Pour un aperçu de l’extension mondiale du thème et de sa popularité du thème chez les jeunes graphistes https://www.deviantart.com/tag/archerygirl

 

1 Flingueuses de face : l’âge naïf

8 novembre 2021
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Petit panorama de l’évolution, au long du XXème siècle, de cette image culte, typiquement américaine.

Avant-propos théorique

1930 Joan Crawford dans Montana Moon profil1930, Joan Crawford dans « Montana Moon »

Graphiquement et métaphoriquement, le flingue se prête à la représentation de profil, qui met l’objet en valeur comme prolongement viril du corps féminin.


1930 Joan Crawford dans Montana Moon detail

Les premières images qui se risquent à placer la tireuse de face vont miser sur l’intérêt dramatique (le spectateur en ligne de mire) et le frisson du regard tueur. En contrepartie, le pistolet est minuscule, peu visible, et son caractère phallique disparaît au profit d’un orifice anatomiquement flottant et métaphoriquement inconfortable (troisième oeil, troisième sein crachant du plomb au lieu de lait ?)


1930 Joan Crawford dans Montana Moon profil1930, Joan Crawford dans « Montana Moon »

Cette photo promotionnelle peut être considérée mensongère, puisque la scène ne figure pas dans le film. Sans doute la double métaphore (yeux-revolvers-tétons) était-elle trop perturbante pour le grand public de l’époque.

Le même de la tireuse de face est intéressant parce qu’il ne va pas de soi : il nécessite un apprentissage de l’oeil.



1956 ca Nathalie WoodVers 1956, Natalie Wood

Vingt cinq ans plus tard, l’image est en plein boom : dans des circonstances que je n’ai pas pu retrouver, un photographe fait prendre à la jeune Nathalie Wood la même pose, devenue presque conventionnelle.


Décembre 1967, La Vie Parisienne

Encore vingt ans plus tard, ce magazine déshabillé réinventera la posture, pour suggérer ce que la dentelle censure.



Le flingue utile : 1917-1950


1917 05 The Ladies WorldMai 1917, The seventh sin 1917 08 The Ladies World My america LeagueAoût 1917, Be a patriot, Join « My America » League

Couvertures de The Ladies World, par Clarence F. Underwood

En Août, ce mensuel féminin ose une couverture détonante par rapport à ses centres d’intérêt habituels : alors que les tout premiers soldats arrivent en France, la Femme américaine est invitée à remplacer son miroir par un flingue et, à défaut de tirer par delà l’Atlantique, à rejoindre « My America » League, un mouvement d’entraide créé par le journal lui-même.


1919 Texas Guinan B1919, Prospectus pour une série de films avec l’actrice Texas Guinan

Impensable du temps de l’image idéalisée de la Femme, le même de la flingueuse trouve, dans l’immédiate après-guerre, son point d’émergence naturel au sein « des vastes régions inconnues de l’Ouest ».


1919 Texas Guinan1919, Texas Guinan

On notera comment l’image redessinée accentue, par rapport à la photographie, la frontalité du canon : il ne s’agit pas de laisser supposer que l’héroïne tire de travers.


1934 Equipe championne feminine du club de tir de l'Universite du Missouri1934, Equipe championne féminine du club de tir de l’Université du Missouri. 1936 Eleanor Bayley, Colleen Colman, and Jean Sennett promo pour annoncer Stage Struck1936, les starlettes Eleanor Bayley, Colleen Colman, and Jean Sennett, photo promotionelle pour annoncer « Stage Struck »

Revolvers de championnes contre fusils pour frimer : le sourire signifie à gauche « je tire mieux qu’un homme », à droite « je joue à la garçonne ».

Quelle est à votre avis  la différence majeure entre ces deux images-choc ?

Voir la réponse...

La première est devenue une icône féministe, pas l’autre.


1941 Frances Farmer (Calamity Jane) Badlands of Dakota scene 1941 Frances Farmer (Calamity Jane) Badlands of Dakota scene

1941, Frances Farmer (Calamity Jane) dans « Badlands of Dakota »

La scène figure effectivement dans le western, mais pas en tir de face comme sur la photo : Calamity Jane tire en biais sur le Peau-Rouge qui vient de faire irruption par la gauche ; peu visible dans cette position le pistolet est mise en évidence par son ombre sur la porte [1].


1941 Belle Starr1941, Belle Starr 1948 The Paleface1948, The Paleface

Les femmes de l’Ouest douées pour le tir reviennent périodiquement sur les écrans.


1950 Dakota Lil1950, Dakota Lil 1951 bushwackers1951, Bushwackers
1952 Montana Belle1952, Montana Belle 1952 Rose of Cimarron1952, Rose of Cimarron
1953 Woman They Almost Lynched1953, Woman They Almost Lynched 1954 Johnny Guitar1954, Johnny Guitar
1955 Two-Gun Lady1955, Two-Gun Lady 1957 The Buckskin Lady1957, The Buckskin Lady

La production ce ces westerns de qualité très inégale s’emballe au début des années 50, avant de s’épuiser.


1971 Hannie Caulder1971, Raquel Welsh dans « Hannie Caulder » 1975 Jessi's Girls1975, Sondra Currie dans « Jessi’s Girls »

Passé l’âge d’or, ce n’est plus l’adresse et l’audace qui motivent la flingueuse, mais la vengeance : mécontentes d’avoir été violées, Raquel Welsh apprend à tirer en maillot de bain, tandis que Sondra Currie garde son jean.



Le flingue sexy : 1945-55

1947 Diana DoorsDiana Door, 1947 candy barr, vers 1956Candy Barr, vers 1956

La cowgirl en minijupe, avec son flingue pour rire, devient un des standards du burlesque.


candy-barr 1956 candy Barr

Candy Barr, vers 1956

La stripteaseuse Candy Barr excelle dans cette parodie…


1950 ca anonyme 1950 ca anonyme (2)

…que reprennent des anonymes, plus ou moins déshabillées.



1960 pub Maidenform1960, pub Maidenform

En 1960, la charge érotique s’est suffisamment éventée pour que l’image de la cowgirl, devenue anodine, soit récupérée dans une publicité pour soutien-gorge.


Article suivant : 2 Flingueuses de face : l’âge noir (1955-65)

Références :
[1] Celebrating Frances Elena Farmer(1913/1970) in Badlands Of Dakota(1941) https://www.youtube.com/watch?v=OOVcETZQjyA

2 Flingueuses de face : l’âge noir (1955-65)

8 novembre 2021
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Au cinéma

1950, Gun Crazy ( Le Démon des armes)

Ce film remarquable de Joseph H. Lewis marque exactement la transition entre la virtuose du colt et la femme fatale qui va la supplanter. Peggy Cummins y joue une artiste de cirque faisant un numéro de tir, qui devient une amante vénéneuse et finit en braqueuse.


https://artifexinopere.com/wp-content/uploads/2021/11/1950-Peggy-Cummins-in-Gun-Crazy-.mp4

1950, Peggy Cummins dans « Gun Crazy »

Le film a un autre mérite : il rend évident le caractère puissamment métaphorique de la décharge du revolver…

1956 Natalie Wood in Life Magazine

1956, Natalie Wood pour Life magazine

…qui n’en finira pas de surprendre les innocentes.


1947 Diana Doors1947, Diana Doors en cowgirl, 1957 Diana Doors The unholly wife1957, Diana Doors en femme fatale, dans « The unholly wife »

Le basculement d’une formule à l’autre – de la flingueuse « à chaud » en extérieur jour à la flingueuse « à froid  » en intérieur nuit – est parfaitement illustré par ces deux photos, à dix ans d’écart, de Diana Doors en starlette et en star.


1957 Anita Ekberg Pickup Alley (Police internationale) B 1957 Anita Ekberg Pickup Alley (Police internationale) B

1957, Anita Ekberg dans Pickup Alley (Police internationale)

Anita Ekberg développe la puissance comparée de ses deux armes de séduction massive, le flingue et le mamelon.



1957 maureen connell The abominable snowman1957, Maureen Connell 

Le caractère insolite de la photo vient du fait que l’actrice était effectivement gauchère et que l’éclairage vient de la droite, contrairement aux habitudes. L’intention du photographe était probablement d’allonger l’ombre vers le bas-ventre, faisant voir par là le point faible de la femme fatale.



1967 Bonnie and Clyde1967, affiche de « Bonnie and Clyde »

Ce film culte d’Arthur Penn ferme la boucle ouverte quinze ans plus tôt par Joseph H. Lewis , en montrant à nouveau une femme à égalité de cruauté avec l’homme. Il ouvre une nouvelle période de la représentation, non mythifiée, de la violence au cinéma.


1973 christina lindberg Crime a froid1973, Christina Lindberg, « Crime à froid »

La flingueuse fait un come-back vigoureux, six ans plus tard, comme argument principal de ce film suédois : prostituée et éborgnée pour avoir refusé un client, Christina Lindberg se venge à l’aide de son oeil de substitution.



2017 kill Bill poster par craniodsgn elle driver2017 Affiche sur le thème de Kill Bill, par craniodsgn

Cette tueuse borne inspirera à Tarentino, dans Kill Bill en 2003, le personnage secondaire de Elle Driver, la killeuse au bandeau, qui n’apparaîtra cependant dans aucune des affiches originales du film.


Les couvertures de polar

En parallèle à son succès au cinéma, la figure de la flingueuse froide va se propager dans les couvertures de polar.

1940 Homicide Johnny cover Rudolph Belarski1940, Homicide Johnny, couverture Rudolph Belarski

La toute première occurrence n’est pas une encore une femme fatale, mais une victime qui se défend, et tire légèrement de biais pour éviter de blesser le spectateur.


1950 Perilous Passage cover James R. Bingham1950 Perilous Passage, couverture James R. Bingham

La victime qui se défend sommeille pendant dix ans, et se réveille dans cette couverture très marquée par l’esthétique des films d’action.


1951 Don’t Ever Love Me by Octavus Roy Cohen, Cover art by Rudolph Belarski1951, « Don’t Ever Love Me », couverture de Rudolph Belarski 2014 Sarah Sole RedGun2014, RedGun, par Sarah Sole

C’est à Rudolph Belarski qu’il revient, semble-t-il, de transformer la victime en une exécutrice aussi pulpeuse que glaciale. La figure de la femme fatale qui ne craint pas de vous flinguer en face à face va dès lors connaître un succès durable.


1952 James Meese Kiss me deadly1952, Kiss me deadly 1954 James Meese The beautiful frame1954, The beautiful frame

James Meese explore une première fois le sujet en 1952 sans en saisir le potentiel ; il y revient en 1954 avec le hiératisme glamour qui convient : noter, au dessus du canon, le fume-cigarette qui a déjà tiré.


1952 Robert Maguire death-before-bedtime1952, couverture  pour « Death before bedtime » 1958 model_death-before-bedtime-medModèle
1955 ca robert-maguire Dame in danger1955, couverture pour « Dame in danger » 1956 Maguire Stone cold blonde1956, couverture pour « Stone cold blonde »
1959 Robert Maguire wild-to-possess1959, couverture pour « Wild to possess » 1962 SEPTEMBER Mike Shayne mystery magazine maguire1962, septembre, couverture pour Mike Shayne Mystery Magazine
1967 maguire joy-ride1967, couverture  pour « Joy ride » Modèle

C’est Robert Maguire, l’illustrateur le plus inventif graphiquement, qui donne au thème ses lettres de noblesse.


1958 This'll Slay You cover Harry Barton1958 This’ll Slay You 1960 ca Harry BartonVers 1960, aquarelle

Harry Barton s’empare du sujet un peu plus tard.


1960 The big kill James Avati1960,The big kill 1960 Kiss Me Deadly cover James Avati1960, Kiss Me Deadly

En 1960, James Avati consacre deux couvertures au thème, sur les sept qu’il réalise pour des polars de Mickey Spillane.


1956 the origin of evil (3eme edition) cover Larry Newquist1956, 3ème édition, couverture Larry Newquist 1961 the origin of evil Harry Sheldon1961, couverture de Harry Sheldon

The origin of evil

Quoique la formule puisse s’appliquer à presque tous les polars (il y a toujours une femme menaçante ou menacée quelque part) , certains titres semblent particulièrement porteurs, tel « L’origine du Mal » : le spectateur comprend bien le caractère pervers de la manipulation du pistolet par un sexe qui en est normalement dépourvu.


1951 the origin of evil1951, The origin of evil

Plus prudente, la couverture de la première édition laissait l’arme dans la bonne main.


honey west 1957 This girl for Hire cover Harry Schaare1957, « This girl for Hire », couverture Harry Schaare honey-west-1958-A-gun-for-Honey-cover-Harry-Schaare1958, « A gun for Honey », couverture Harry Schaare
honey-west-1959-Honey-in-the-Flesh-cover-Harry-Schaare1959, « Honey in the Flesh », couverture Harry Schaare Honey West 1960 Kiss for a killer Robert Maguire1960, « Kiss for a killer », couverture Robert Maguire

En pleine apogée de la formule, le personnage d’Honey West, l’un des premiers détectives féminins de la littérature policière, braque son flingue sur le lecteur dans quatre des neuf livres de G. G. Fickling, entre 1957 et 1964.


honey west 1965-66 Anne Francis1965, Anne Francis, dans la série TV Honey West Honey West 1960 Kiss for a killer Robert Maguire1965, « A gun for Honey »

A partir de septembre 1965, le succès de la série TV impose les photographies de l’actrice à la place des couvertures illustrées. Le guépard vient surenchérir sur le pistolet, devenu banal.


1956 decoy-doll1956, Decoy doll 1957 Ahora Mueres Tu argentin1957, Ahora Mueres Tu (argentin)
1959 Or be he dead1959, Or be he dead 1960 what's better than money1960, What’s better than money

A côté des maîtres du genre, des illustrateurs anonymes reprennent sporadiquement la formule…


1964 mi pistola es rapida Mexique cover Noiquet (Joan Beltran Bofill)1964, Mi pistola es rapida (mexicain), couverture Noiquet (Joan Beltran Bofill) 1964 Morir un poco argentin1964, Morir un poco (argentin)

…qui trouve aussi un regain d’intérêt à l’export.


Couverture de Slow day at the reference desk ACMECouverture de « Slow day at the reference desk », éditions ACME

Un illustrateur inconnu a produit cette composition prophétique, où des mains masculines monstrueuses sont tenues en respect par un pistolet et un téléphone, tel le patriarcat par la parole libérée.


1959 mars Mike Shayne mystery magazine ill Edward MoritzMars 1959, illustration Edward Moritz 1970 juin Mike Shayne mystery magazineJuin 1970
1973 Fevrier Mike Shayne mystery magazineFévrier 1973 1973 novembre Mike Shayne mystery magazineNovembre 1973

Après 1965, aux USA, la mode est passée, et la formule ne se survit plus, à titre nostalgique, que sur quelques couvertures répétitives de la revue Mike Shayne mystery magazine [2].


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Une exception indémodable

Seul domaine où le flingue au premier degré n’a pas pris une ride : celui des super-héroïnes.

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1998 Starman 44 Reprise de Phantom Lady 1943 clash over the streets of Opal City1998, Prairie Witch dans Starman Episode 44 (Reprise de la BD Phantom Lady de 1943) 2012 Wonder Woman 8 cover by Cliff Chiang2012, Wonder Woman Episode 8, couverture de Cliff Chiang

2008 octobre Masha Novoselova Numero N°97 France photo Miles Aldridge2008, Masha Novoselova Magazine « Numéro » N°97, photo Miles Aldridge



Article suivant : 3 Flingueuses de face : l’âge du second degré

Références :
[2] http://www.philsp.com/mags/mikeshayne.html

3 Flingueuses de face : l’âge du second degré

8 novembre 2021
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Le flingue parodique : 1964-70

Au milieu des années 60, la tueuse au regard d’acier n’est plus prise au sérieux. La formule va trouver un nouveau souffle dans une forme de second degré où le pistolet oscille entre deux extrêmes :

  • un accessoire glamour (en complément des ongles et du fume-cigarettes) ;
  • un marqueur féministe (dérision de la virilité).

Article précédent : 2 Flingueuses de face : l’âge noir (1955-65)


1964 Audrey Hepburn photo Bob Willoughby à l'occasion du fim Paris When it Sizzles1964, Audrey Hepburn, photo Bob Willoughby à l’occasion du film « Paris When it Sizzles »

Cette comédie peut être considéré comme l’anthologie des contre-emplois du pistolet :

  • bâton de rouge à lèvres inversé…



1964 Audrey Hepburn film Paris When it Sizzles C

  • briquet…



1964 Audrey Hepburn film Paris When it Sizzles B

  • jouet de gamine.


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1965 cine viva maria affiche1965, affiche de Viva Maria

A l’époque, tout le monde ne voit pas que le trépied de la mitrailleuse et les deux figures jumelées évoquent les initiales du titre, V et M. Mais tout le monde comprend bien que, sous couvert d’une révolution d’opérette, le film titille le sujet principal de l’époque, la révolution sexuelle : à savoir QUI presse la gâchette.


1973 les-petroleuses 1973 les-petroleuses-polish-movie-posterAffiche polonaise

1973, Les Pétroleuses, 

Huit ans plus tard, pour cet autre western parodique, en France l’affaire est pliée : le seul sujet est le combat de stars. Seule une lointaine affiche polonaise prend encore au sérieux le combat des sexes.

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1962 affiche DrNo B 1962 affiche DrNo

1962, Affiches pour Dr No

Dès le premier film s’établit le principe des affiches de James Bond : de face ou de biais, c’est toujours Sean Connery qui tient le gun, il tire quand (et qui) il veut.


1981 soloojos

1981, Affiche For your eyes only

Le caractère puissament phallique de la posture n’échappe à personne, même si les afficistes mettront un certain temps à l’assumer.


1965 nov Playboy

Playboy, couverture de novembre 1965

Dès 1965  Playboy inverse le propos, dans cette couverture fracassante pour l’époque.


1966 Anna Karina in Made in USA A 1966 Anna Karina in Made in USA BAffiche danoise

1966, Anna Karina dans « Made in USA »de Godard

L’année d’après, Godard prétend détourner (et retourner) l’image de la tueuse au pistolet, dans un film qui nous apparaît maintenant comme une autodérision involontaire.


1966 Monica Vitti dans Modesty Blaise 2 1966 Monica Vitti dans Modesty Blaise

1966, Monica Vitti dans Modesty Blaise

La même année, Joseph Losey tente, sans grand lendemain, de lancer un James Bond alternatif en adaptant l’héroïne de BD Modesty Blaise.


1967 CASINO-ROYALE DALIAH-LAVI-SIGNED -La « Nouvelle Arme Secrète » (Daliah Lavi)
1967 CASINO-ROYALE Barbara BouchetMarie-Minette (Barbara Bouchet)

1967, Casino Royale

L’espionne au canon d’acier caricature, au féminin, la charte graphique et symbolique de James Bond.


1967. Sheila dans le film Bang Bang Salut les Copains n°54Salut les Copains n°54 1967. Sheila dans le film Bang BangPochette de la chanson « Bang Bang »

1967, Sheila dans le film « Bang Bang »

1967, année parodique : le scénario prétexte une formation de détective en Angleterre pour montrer Sheila à la mitraillette, et surfer sur sa chanson éponyme qui, en 1966, adaptait la chanson de Cher.


1967 Bang bang kid1967, Bang Bang Kid

L’Italie reprend le « Bang bang » à la mode spaghetti.


1968 Barbarella Photo signee Jane Fonda1968, Barbarella, Photo signée Jane Fonda

La candide Barbarella, n’ayant connu l’amour sur Terre que par des pilules, est projetée sur une planète régressive pleine de canons hypertrophiés.


John Steed (Patrick Mac Nee) et Tara King (Linda Thorson) Saison 6 1968-69John Steed (Patrick Mac Nee) et Tara King (Linda Thorson) « Chapeau melon et bottes de cuir » Saison 6, 1968-69

Le principe de la série « The avengers » – dont on voit ici la révélation – est de substituer au substitut phallique américain son équivalent british.


Emma Peel (Diana Rigg) dans Chapeau melon et bottes de cuir A Emma Peel (Diana Rigg) dans Chapeau melon et bottes de cuir B

Aussi même les filles évitent le gun : soit elles se servent de leurs mains nues, soit elles tirent dans les coins avec des engins improbables.



Emma Peel (Diana Rigg) dans Chapeau melon et bottes de cuirLorsque Miss Peel finit par prendre la célèbre pose, c’est avec un sourire ironique.

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A rebours de cette déferlante humoristique, quelques séries ou films continuent d’exploiter au premier degré l’image de la flingueuse.

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1964 Senta Berger dans The Double Affair episode de The man from UNCLEPhoto de presse 1964 Senta Berger dans The Double Affair episode de The man from UNCLE bisScène finale

1964, Senta Berger dans « The Double Affair », épisode de la série TV « The man from UNCLE »

Comme souvent, la photo de presse condense deux moments de l’histoire : la séduction initiale par l’espionne en foulard, et sa réhabilitation terminale lorsqu’elle abat le double maléfique.


1966 Senta Berger Cast a giant shadow1966, Senta Berger dans « Cast a giant shadow » 1969 Senta Berger Les etrangers1969, Senta Berger dans « Les étrangers »

Revue en 1966 comme soldate de la Hagannah experte en mitraillette, Senta Berger capitalise une troisième fois sur son image de flingueuse, dans un polar qui a laissé peu de traces.



Le flingue esthétique : depuis 1970

Ayant perdu toute valeur émoustillante ou subversive , le flingue est devenu un accessoire de la féminité, à peine moins banal qu’un pantalon.

1969 Terry O'Neill The transformation of Barbara Parkins (2) 1969 Terry O'Neill The transformation of Barbara Parkins

1969, Terry O’Neill, clichés de Barbara Parkins

Ici, il compense agréablement son absence…



1972 Couverture de Men1972, Couverture de Men

Là, c’est le blouson qu’il remplace.



2012 girl-pointing-gun-giuseppe-cristiano2012, Girl pointing gun, dessin de Giuseppe Cristiano

A la fin, il remplace à peu près tout.


Dirty Harry 19711971, Clint Eastwood dans Dirty Harry Dirty Harry 1983 pop art by Malcolm Smith Go Ahead Make My Day Vas-y, allez Fais-moi plaisir1983, « Go Ahead, Make My Day » par Malcolm Smith

L’oeuvre pop art combine deux moments-culte de l’inspecteur Harry : la scène de 1971 (film Dirty Harry) et la réplique de 1983 «Vas-y, fais-moi plaisir » ( film Sudden Impact). Le détournement se limite à inverser le sexe et la direction de tir.


Dirty Harry 1973 Clint Eastwood dans Magnum Force (Warner Brothers,)1973, Clint Eastwood dans « Magnum Force » 1974 Sondra Currie dans Policewomen1974, Sondra Currie dans Policewomen

Dans la même veine, la transition de sexe est opérée dès l’année suivante…


Dirty Harry 1973 Clint Eastwood dans Magnum Force (Warner Brothers,) Dirty Harry 2013 (avant) collageAvant 2013, collage anonyme

…et terminée par ce collage qui réussit une véritable performance : subvertir à nouveau une image déjà subvertie par une bonne dose d’autodérision (ou d’hypertrophie virile, comme on préfère).


Jose Luiz Benicio 0 Giselle Montfort, l'espion nu Jose Luiz Benicio 1
Jose Luiz Benicio 3 Jose Luiz Benicio 4
Jose Luiz Benicio 5 Jose Luiz Benicio 6
Jose Luiz Benicio 7 Jose Luiz Benicio 8

José Luiz Benicio da Fonseca

Terminons par un maître du flingue chic, le roi des pin-up brésiliennes depuis les années 1960. A noter a contrario qu’il n’existe aucune pinup US braquant son pistolet sur le spectateur (c’est un pays où on ne rigole pas avec la gaudriole).



Le flingue revisité

De loin en loin, une oeuvre magistrale réussit à donner un coup de fouet au vieux cliché.

1980 Gena Rowlands in Gloria B1980, Gena Rowlands dans Gloria, de Cassevettes

Une call-girl sans enfant devient la protectrice d’un enfant qu’on lui a confié. Le flingue offensif de la femme fatale se retourne, comme un gant, en arme défensive de la mère de substitution.


1980 Gena Rowlands in Gloria1980, Gloria 2010 Drive-By Truckers - Sasquatch Concert Poster by Joanna Wecht2010, Affiche pour le concert Drive-By Truckers au Sasquatch, collage de Joanna Wecht.

Icône à son tour revisitée par l’artiste féministe Joanna Wecht.

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1979 Cynthia Wood Apocalyse Now1979, Apocalyse Now, Francis Ford Coppola

La vraie playmate Cynthia Wood rejoue en 1979 le rôle de la playmate Jo Collins, partie au Vietnam en 1965 pour offrir à un soldat méritant un abonnement à vie à Playboy . Du point de vue qui nous occupe, on pourrait dire que notre même retourne se ressourcer à l’époque de sa force naïve.

Il en résulte cette superbe image où les fantasmes américains (le lapin coquin, la cowgirl, le couple squaw-tunique bleu) déboulent en hélicoptère au beau milieu du Réel.



1979 Cynthia Wood Apocalyse Now
Les pistolets finissent par imiter les pales, démonstration visuelle de l’équivalence entre « tirer un coup » et « s’envoyer en l’air ».

Dürer et son chardon

28 octobre 2021
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Le chardon, qui apparaît dans plusieurs oeuvres de jeunesse de Dürer, constitue clairement un emblème personnel, mais dont le sens reste controversé. Cet article fait le point sur la question.



L’autoportrait de 1493

Durer autoportait 1493 LouvreAutoportrait,Dürer, 1493, Louvre

Cette oeuvre est considérée comme le tout premier autoportrait revendiqué de la peinture occidentale (dans les quelques exemples antérieurs, les peintres se dissimulaient à l’intérieur d’une foule). Cette oeuvre marque aussi la première apparition incontestable du chardon chez Dürer , et de manière ô combien cruciale, puisqu’il est l’attribut principal du personnage, qui le tient bizarrement par les deux mains.

L’autre point crucial est l‘inscription du haut, ambigüe à souhait . Littéralement :

Mon affaire va
Comme c’est là haut.

My sach die gat
Als es oben schtat

Toute bonne interprétation se doit d’expliquer ces deux points.


Le chardon : un attribut rarissime

Hans Schaufelein the Elder 1504 Indianapolis+Museum+of+ArtHans Schäufelein l’Aîné, 1504, Indianapolis Museum of Art

La difficulté de l’interprétation du chardon tient à la quasi-absence d’éléments de comparaison : le seul exemple de portrait avec cet attribut a été peint onze ans plus tard par un élève de Dürer, qui s’en inspire ostensiblement.


 

Utrecht Um1445_BildnisMannMitAkelei_WRM_0882__c__Wallraf_RichartzPortrait d’un homme tenant une ancolie (Achilleia), Utrecht, vers 1445

Walter Rotkirchen von 1479 copie de 1624 Wallraf-Richartz-MuseumPortrait de Walter Rotkirchen en 1479 tenant un chardon et une ancolie (copie de 1624), attribué au Meister des Bartholomäus-Altars, Wallraf Richartz Museum, Cologne

Le seul antécédent connu s’en éloigne très sensiblement. Walter Rotkirchen porte deux fleurs bleues, un chardon et ce qui semble être une ancolie, qui ont été diversement interprétées (l’ancolie peut être lue comme symbole de la Mélancolie, de la Folie, du Saint Esprit, du Christ, ou de l’amoureux) . Comme l’inscription mentionne que Rotkirchen revenait d’un pèlerinage à Jérusalem, Sainte Catherine et Rome, il est possible que ses trois attributs (rosaire, chardon, ancolie) renvoient à ces voyages.


La théorie du chardon christique

En 1805, Goethe a identifié le chardon comme étant de l’Eryngium. Un de ses noms vernaculaires étant Kreuzdistel (chardon-croix), Ludwig Grote (1965) et Anzelewsky (1971) ont proposé qu’il symbolise les souffrances du Christ. L’inscription signifierait alors : « Ma vie sera comme il est écrit là haut », et exprimerait la soumission du jeune Dürer à la volonté divine.


Durer autoportait 1500 Alte Pinakothek MunichAutoportrait, Dürer, 1500, Alte Pinakothek, Münich

Valide pour l’autoportrait quelque peu mégalomaniaque de 1500 (« Moi, Albrecht Dürer de Nuremberg me dépeint dans des couleurs éternelles âgés de 28 ans », une telle identification christique paraît étonnante chez le jeune artiste de 22 ans, si doué ou torturé soit-il.


La théorie du chardon aphrodisiaque

Les érudits ont déterré dans Pline un passage croustillant concernant l’eryngium :

« La racine, dit-on, a la figure des parties naturelles de l’homme ou de la femme; elle est rare: si un homme trouve celle qui représente les parties mâles, cela le fait aimer; et telle fut la cause de la passion de Sapho pour Phaon de Lesbos. » Pline, Histoire naturelle, Livre 22, VIIII

D’où l’idée largement partagée que l’autoportrait a quelque chose à voir avec l’amour.

Si le côté lubrique de la racine déplaît, on peut se rabattre, comme Goethe, sur un autre nom vernaculaire de l’Eryngium, Männertreu, qui signifie « fidélité du mari ».

A l’inverse, comme J.Koerner [2], on peut voir dans l‘homosexualité supposée de Dürer la source des réticences que semble exprimer ce portrait (le motto résigné, le chardon aphrodisiaque).

Le problème de ces interprétations est que la partie aphrodisiaque de l’Eryngium est, comme Pline le précise bien, non pas sa fleur mais sa racine.


La théorie du portrait de fiançailles

Le portrait n’a pas été peint sur bois, comme c’était l’usage, mais à l’huile sur parchemin, ce qui le rendait plus facile à envoyer de Strasbourg à Nuremberg. Nous serions donc en présence, non pas du premier autoportrait d’un artiste, mais du portrait d’un fiancé qui se trouve par ailleurs être peintre.

Les habits luxueux, destinés à montre le promis sous son meilleur jour, plaident en faveur d’un portrait destiné à plaire à sa fiancée et à sa famille.

Reste à expliquer l’inscription énigmatique. En 1493, Dürer voyageait dans le Rhin supérieur tandis que son père, à Nüremberg, arrangeait son mariage avec Agnès Frey, qui aura lieu en 1494. « Ma vie sera comme il est (écrit) en haut » signifierait la soumission à la volonté du père, et l’acceptation d’un mariage quelque peu forcé.


La théorie de Shira Brisman : un autoportrait métaphysique

Illustration Brisman

Yringus (Eryngium, Mannestreu),

Gaerde der suntheit (Hortus sanitatis), Chapitre 533, 1492 Nüremberg, Germanisches Nationalmuseum Bibliothek,Inc.4 143038

Ynguirialis (Aster Atticus, Sternkraut),

Gart der Gesundheit, Chapitre 431, 1485, Nüremberg, Germanisches Nationalmuseum Bibliothek,Inc.4 86415

Dans un article très fouillé [1], Shira Brisman a prouvé, en explorant les flores de l’époque, que la plante dessinée par Dürer n’aurait pas été identifiée comme un Yringus mais comme un Ynguirialis (les flores n’inverseront la dénomination qu’en 1530).

Cette découverte remet en cause toutes les interprétations précédentes : exit le chardon-croix, la plante aphrodisiaque de Pline, et le chardon « fidélité de l’homme » : Dürer aurait nommé cette plante un Sternkraut, une « herbe-étoile ».


albrecht_duerer_self_portrait_sick 1512-13 Kunsthalle BremeAutoportrait en homme malade, Dürer, 1512-13, Kunsthalle, Breme

Les indications médicinales de la plante sont variées : brûlures d’estomac, inflammations oculaires ou inguinales, ulcères, douleurs de l’accouchement, épilepsie, morsures venimeuses, sciatique. On connait bien un autoportrait très postérieur de Dürer se plaignant d’une douleur au côté, mais il est difficile se supposer qu’à vingt deux ans, dans ce tout premier autoportrait, Dürer aurait voulu indiquer qu’il souffrait d’un problème de santé.

Shira Brisman a trouvé dans le Hortus Sanitatatis une raison, non médicale, mais poétique, que Dürer aurait pu lire dans la traduction allemande (1485) :

« Cette plante brille dans la nuit comme les étoiles dans le ciel et brille si fort que les hommes croient qu’ils ont vu un fantôme ou un diable. »

Mais l’idée-clé de Shira Brisman est que cette herbe-étoile doit être mise en corrélation avec l’inscription : « mes affaires vont selon ce qui est (écrit) en haut ».

« Mon propre sentiment, déduit du lien, dans l’autoportrait de Dürer, du Sternkraut avec l’inscription, ainsi que de sa place dans d’autres oeuvres, est que la plante était pour lui une image du destin, de ce qui est écrit. Sa présence suggère qu’il existe, là-haut, la connaissance de l’issue de la vie. » ([1], p 204)



Durer autoportait 1493 Louvre mains
Shira Brisman conclut avec finesse que représenter ses deux mains, dans un autoportrait, constituait pour le jeune artiste un morceau de bravoure, à tout le moins un sujet légitime de fierté. Mais aussi, plus profondément, la revendication d’une inspiration supérieure.

« En convoquant main gauche et main droite pour attirer l’attention sur le Sternkraut, il se positionne comme n’étant pas l’auteur de l’oeuvre… Montrer ses deux mains équivaut à « pas fait de main d’homme ». Ainsi, Dürer renonce momentanément (et, bien sûr, de manière fictive dans le contexte de l’autoportrait) à son statut d’auteur, au profit des puissances d’en haut.
Les sommités fleuries des bractées en forme d’étoile sont dessinées avec une précision supérieure à toutes les études botaniques dans les flores de son époque. Après ce rendu méticuleux, la tige de la plante plonge, guide notre œil vers le bas de l’image, d’où il remonte le long de la tige du Sternkraut, courbée par la main gauche de Dürer. C’est une fioriture picturale, un geste délibéré qui oriente toute la composition vers l’horizon supérieur, plutôt que sur la bande inférieure de l’image. C’est cette courbure abrupte de la tige qui donne la signification de la peinture. Dürer a été placé sur terre pour étudier la physionomie de la nature. Plus il s’immerge dans le détail, plus il regarde vers les hauteurs et s’émerveille des cieux et de leurs étoiles savantes. »


Remise en question du portrait de fiançailles

La découverte de Shira Brisman nous oblige à réviser tout ce que nous pensions avoir compris de la peinture : si le chardon n’est pas aphrodisiaque et si l’inscription a une portée essentiellement métaphysique, quels arguments subsistent en faveur d’un portrait de fiançailles ?

Dürer avait-il vraiment besoin d’envoyer son portait aux Frey, qui le connaissaient depuis l’enfance ? (Frey père était un artisan réputé de fontaines d’intérieur et Dürer père était orfèvre). De plus les vêtements luxueux semblent pour le moins déplacés dans un contexte bourgeois. Comme le note Andrea Bubenik [3] :

« De toute évidence, Dürer se considérait comme étant au-dessus de la disposition du conseil de Nuremberg qui stipulait que « désormais aucun homme, citoyen ou habitant de cette ville, à l’exception des docteurs de la loi et des chevaliers, ne portera dans aucune partie de son vêtement des ficelles, des bordures ou de la dentelle, entièrement ou partiellement en or. » D’autres règlements décrivaient les chemises de fantaisie comme une preuve d’extravagance, et stipulaient qu’aucune veste ne devait être coupée trop profondément ou laissée ouverte. Les vêtements de Dürer dans cet autoportrait auraient été considérés comme inappropriés à sa position sociale, davantage façonnés selon la mode de la noblesse et de la société de cour que selon sa profession d’artiste. »


Michael Wolgemut. Mann mit Nelke. 1486 Detroit Institute of ArtsJeune homme à l’oeillet
Michael Wolgemut, 1486, Detroit Institute of Arts.

Dans les portraits habituels de fiançailles, un jeune homme sérieux offre un oeillet, comme on le voit dans ce tableau de Wolgemut, le maître de Dürer à Nuremberg. A noter le bonnet noir à franges, complètement ridiculisé par le rouge écarlate et les franges explosives de celui de Dürer. Détail intéressant : de part et d’autre de la date, les initiales L et HZ, probablement celles du jeune fiancé.



Durer autoportait 1493 Louvre detail motto
Dürer aurait pu avoir la même idée en dissimulant ses propres initiales, AD, dans la forme étrange de la lettre M au tout début du motto (il n’inventera son célèbre monogramme qu’en 1495).


Durer autoportait copie LeipzigCopie de l’autoportrait de 1493
Leipzig, Museum der Bildenden Künste

L’existence d’une copie ancienne et très précise sur panneau (moins la date et le motto) montrent l’importance qui a été accordée très tôt au portrait, en dehors du cercle familial et d’un éventuel contexte de fiançailles. L’omission du motto montre qu’il n’était pas essentiel (ou bien que sa signification était, déjà à l’époque, jugées trop obscure) : reste le portrait admirable d’un jeune homme flamboyant.


Un autoportrait en star (SCOOP !)

Albrecht_durer_heavenly_body_in_the_night_skyVerso du Saint Jérôme au désert,
Dürer, peint à Venise vers 1494, National Gallery, Londres

Le 7 novembre 1492 (soit très peu de temps avant notre autoportrait), Dürer avait assisté à un événement marquant : la chute de la météorite d’Ensisheim. C’est très probablement ce qu’il a voulu peindre ici, au verso d’un autre panneau.

Notre inscription énigmatique – « Mes affaires vont selon ce qui est là haut » pourrait bien être en rapport avec cet événement récent, dans lequel Dürer avait pu voir un signe personnel du destin.

De plus, l’inscription voisine avec l’« étoile rouge » du bonnet à franges, qui n’a guère attiré jusqu’ici l’oeil des commentateurs.


Meister des Amsterdamer Kabinetts 1480-85 Liebespaar Herzogliches Museum GothaLes amoureux de Gotha
Maître du Livre de Raison, 1480-85, Herzogliches Museum, Gotha

On voit, dans cette scène galante (voir 1-3a Couples germaniques atypiques) une amoureuse tenant d’une main une fleur rouge qu’elle a cueillie sur la couronne de son amant, et de l’autre passant autour des franges du bonnet rouge un anneau de résille dorée.


Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportait, Dürer, 1498, Prado, Madrid

Dans cet autoportrait en homme marié, Dürer prend soin de montrer nouées les franges de son béret : il est très probable que cette ligature était comprise à l’époque comme un symbole d’engagement.

Il est temps de rassembler tout ce que nous venons de remarquer sur notre supposé portrait de fiançailles :

  • à la place de l’oeillet traditionnel, Dürer tient dans sa main un chardon en forme d’étoile ;
  • l’équivalent de l’oeillet, le pompon rouge, il l’a placé crânement sur sa tête, à côté de l’inscription « mes affaires, c’est en haut qu’elles se tiennent » ;
  • la frange n’est pas ligaturée comme celle d’un homme engagé, mais expansive, comme celle d’un homme libre.

Sarah Brisman a montré que deux éléments du tableau, le Sternkraut et l’inscription, renvoient au thème de l’étoile : nous pouvons maintenant en rajouter un troisième, l’explosion rouge du pompon au dessus de la tête de Dürer, comme la météorite d’Ensisheim.

Durer autoportait 1493 Louvre detail beret

« Je suis né coiffé par les astres«  tel pourrait être le sous-titre de cet anti-portrait de fiançailles : l’affirmation orgueilleuse d’une singularité hors du commun, d’un destin de star.



L’Homme de Douleurs (1492-93)


Le Christ comme Homme de Douleurs
Dürer, 1492-93, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Dans une iconographie très originale, le sarcophage tâché du sang du Christ, au recto, se prolonge au verso en un faux-marbre aux mêmes couleurs, sorte de relique virtuelle.



durer 1492-93 chritus-auf-dem-kalten-stein_karlsruhe detail
Incisés dans le fond d’or, on distingue un hibou effaré attaquée par deux oiseaux, encadré par deux chardons.

L’association d’idée entre les chardons et les épines de la couronne est à la fois visuelle et biblique :

« il (le sol) te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs ». Genèse 3,18

Le motif du hibou ou de la chouette attaqué par des oiseaux a pour origine plusieurs techniques de chasse, où l’oiseau prisonnier sert d’appât, en étant attaqué par des oiseaux plus petits [3a]. Comme l’a montré J.E. von Borries [3b], le hibou harcelé n’a pas de valeur péjorative, bien au contraire : il est l’image du Christ persécuté.


Stundenbuch der Sophia von Bylant, Wallraf-Richartz-Museum (c) Rheinisches Bildarchiv Koln p 102Couronnement d’épines
Meister des Bartholomäus-Altars, vers 1475, Stundenbuch der Sophia von Bylant, Wallraf-Richartz-Museum (c) Rheinisches Bildarchiv Köln p 102

Vingt ans avant, on le trouve dans la bordure inférieure de cette miniature, en compagnie d’autres créatures souffrantes : mouton désossé par l’aigle, homme emporté par un centaure, coq étranglé par un renard, oeufs gobés par une fouine, oiseau dévoré par une échassier.

« Cette interprétation est étayée par une mention de la Concordantia caritatis, qui compare la chouette aveuglée par le jour et attaquée par d’autres oiseaux, avec le Christ impuissant devant Pilate, ou avec le Christ du Couronnement d’épines. Dans ce contexte, la chouette harcelée par les oiseaux est un éloge de la Folie, Folie aux yeux du monde mais Sagesse à ceux de Dieu, emblème de l’innocente et irrévocable incapacité de l’Homme à la connaissance. » Antje Wittstock [3c]


A noter que Dürer reprendra à deux reprises, la même année 1515, le thème du hibou persécuté (cette fois sans allusion christique et sans chardon) :


Durer 1515 Livre de Prieres de l'Empereur Maximilien Bordure de l'Annonciation, p 73
Dürer, 1515, Livre de Prières de l’Empereur Maximilien, Bordure de l’Annonciation, p 73

  • …comme décoration marginale dans le Livre de Prières de l’Empereur Maximilien ;


Durer 1515_Die_Eule_im_Kampf_mit_anderen_VogelnDürer, 1515

…comme sujet principal de cette gravure, dont le titre est :

Du hibou, tous les oiseaux sont envieux et chagrins

Der Eulen seyndt alle Vögel neydig und gram

Le poème en dessous présente le hibou comme une personne irréprochable, attaquée et persécutée à tort. Les oiseaux qui s’en prennent à lui sont en définitive la proie du Diable, l’oiseleur qui utilise le hibou comme appât.



durer 1492-93 chritus-auf-dem-kalten-stein_karlsruhe detail

La valeur indubitablement christique du chardon dans l’Homme de Douleurs de 1493 ne contredit pas, mais complète, son autre signification pour Dürer : de même que l’ogive dorée constitue un commentaire sur la Souffrance, les deux « Sternkraut » dans les coins sont une forme de commentaire du commentaire : cette Souffrance est un destin, elle était « écrite là-haut ».



Le blason de l’homme au poêle (1493-95)

Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen RotterdamBlason avec un homme derrière un poêle
Attribué à Dürer 1493-95, dessin, Musée Boymans-van Beuningen, Rotterdam

L’attribution de ce dessin a Dürer a été contestée, et sa signification reste obscure. Un jeune homme est assis derrière un poêle en faïence, une paire de soufflets près de l’oreille, sous le texte « Frieze oho » (« Quelle chaleur ! »). L’oiseau caricatural posé sur le casque est soit un héron, soit un pélican : ce dernier symbolise la folie ou l’imprudence dans les hiéroglyphes d’Horapollon (mais le livre ne sera édité qu’en 1503, et illustré par Dürer seulement en 1512). La partie centrale du blason a été diversement interprétée, comme une caricature de l’acedia (la paresse) et/ou de l’alchimie (le pélican pouvant désigner un type de vase, voir 7.4 La Machine Alchimique).


Pour ce qui nous intéresse ici, un chardon est figuré en bas du flanc gauche, au dessous d’une autre plante à fleurs et à vrilles qui ressemble à de la bryone [4].


Une pure décoration ? (SCOOP !)

Durer 1500 Blason avec coq et lionBlason avec coq et lion, Dürer, 1500

Ces deux herbes réalistes contrastent avec la grande masse végétale du flanc droit, des feuilles de choux purement décoratives, telles qu’elles apparaîtront un peu plus tard, par exemple, dans le Blason avec coq et lion [5].



Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen Rotterdam schema
On peut ainsi noter une certaine analogie formelle entre les trois plantes, plus le casque, et les quatre parties de l’oiseau : le chardon, avec ses piques, évoquant les pattes griffues.


Une caricature médicinale ? (SCOOP !)

Bryonia racineRacine de bryone, site hippocratekepos.fr [6]

La bryone a pour particularité d’avoir une racine à la forme humanoïde, quelquefois vendue pour contrefaire la racine de mandragore. Extrêmement toxique, elle a valu à la plante le nom de navet-du-diable.

Si Dürer avait par ailleurs entendu parler de la racine phalloïde de certains chardons, il a pu vouloir composer, à gauche, un bouquet humoristique de deux plantes aphrodisiaques : l’homme qui cuit derrière le poêle (Quelle chaleur !) pourrait alors être celui qui compte sur ces substances…

Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen Rotterdam detail

…à l’image de la cheminée dressée devant son bas-ventre.


Des allusions perdues

Tout ceci ne nous avance guère quant à la signification du chardon pour Dürer, d’autant moins que l’authenticité du dessin est contestée. Faute de connaître le contexte, il est probable que les allusions de ces armoiries « pour rire » sont pour nous à tout jamais perdues.



Le Ravisseur (1495)

Durer-1495-The-ravisher-METLe ravisseur, Dürer, 1495

La nouvelle interprétation de Sarah Brisman marche ici parfaitement :

Dans le cas du Ravisseur, « où la plante apparaît près de la tête de la femme, la notion auparavant soutenue que l’Eryngium connote la puissance sexuelle masculine fait sens dans le sujet de l’image : une jeune fille qui lutte pour s’éloigner d’un homme âgé et nu qui la caresse (très probablement une personnification de la mort). Il y a sûrement de la luxure ici. Mais ce que la présence du Sternkraut fait émerger est une image plus sombre. Tirée par la mort, la femme s’accroche à un rondin pour sauver sa vie. L’image la montre dans cet entre-deux, mais la plante en forme d’étoile près de sa tête nous dit que ni tirer ni pousser ne l’aidera. La fin a été écrite. Le parchemin vierge au-dessus de sa tête laisse entendre qu’il y a bien un destin à lire, que l’image refuse d’expliciter. » ([1], p 205).



La Petite Fortune (1495-97)

Durer La petite fortune 1496La Petite Fortune, Dürer, 1496

Toujours dans la foulée de l’eryingium aphrodisiaque, Panofsky avait interprété sa présence ici dans le sens restrictif de « chanceux en amour ».

A nouveau, l’interprétation de Sarah Brisman ([1], p 205) colle bien. En débarrassant la gravure de toute connotation amoureuse, elle lui restitue un sens plus général : la Fortune compense l’instabilité sous ses pieds par le bâton sur lequel elle prend appui ; et, dans la même main, le chardon-étoile proclame que, malgré l’inconstance apparente, le destin est fixé par les astres.



Le diptyque Fürleger (1497)

 

portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-loose-hair Stadel Museum francfortAux cheveux dénoués, Städel Museum, Francfort portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Gemaldegalerie BerlinAux cheveux tressés, Gemäldegalerie, Berlin

Portrait d’une jeune femme de la famille Fürleger, Dürer, 1497

Jusqu’à leur séparation en 1849, les portraits étaient présentés en diptyque. La présence des armoiries Fürleger laissait penser qu’il s’agissait soit de deux soeurs, soit de la même femme (Katherina Fürleger) dans deux attitudes différentes : pour Panofsky par exemple, Dürer aurait représenté Katerina selon deux symboliques opposées : Chasteté et Volupté [6a].
[6a].


L’énigme des modèles

Les recherches historiques n’ont pas permis de trouver une Katherina Fürleger, ni deux soeurs de cette famille très connue de Nuremberg, à la date de 1497 mentionnée sur les deux panneaux. De plus on s’est aperçu que les écus des Fürleger avaient été rajoutés ultérieurement, au début du XVIIe. A noter que les armes des Fürleger avaient deux formes : avec une croix inversée au centre, pour les ecclésiastiques de la famille ; avec un lys pour les autres ([8], p 38). Celui qui a fait rajouter les deux types d’écus (à la croix et au lys) dans les deux portraits était donc bien conscient de leur contraste d’ambiance, religieuse d’un côté et profane de l’autre.


Un diptyque atypique

Les deux tableaux ont en commun une technique particulière à certains portraits de l’époque : ils sont peints à l’aquarelle sur un tissu fin de soie ou de lin.

L’idée qu’ils aient été destinés à être accrochés en diptyque se heurte à l’absence de tout élément commun, et à la présence unilatérale du parapet et de la fenêtre : au lieu d’unifier les deux panneaux (comme c’était le cas dans les très appréciés diptyques flamands ), le décor casse ici toute notion d’un espace continu.


Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportrait, Dürer, 1498, Prado Durer (d apres) 1497 Portrait de son pere National GalleryPortrait de son père, copie d’après Dürer, 1497, National Gallery

Il existe cependant un autre exemple de diptyque de la même période affichant exactement les mêmes « anomalies » : bien que le portrait du père, sur fond neutre, ne soit pas un original, les deux tableaux ont été offerts ensemble en 1636 au roi Charles I par les bourgeois de Nuremberg [7] . Une anomalie supplémentaire est que, par déférence, le père devrait se trouver à la place héraldiquement supérieure, à gauche.

Se basant sur ce « dyptique » père-fils, Bodo Brinkmann a proposé en 2006 [8] que l’autre diptyque présente lui aussi des portraits privés de la famille Dürer, ce qui expliquerait qu’il s’affranchisse si ouvertement des conventions habituelles. Parmi les sept soeurs de Dürer, Agnès, qui avait 18 ans en 1497, serait la modèle de la coquette de Berlin. La fille pieuse serait Katharina, 15 ans. La différence d’attitude :

  • cheveux dénoués, en prière dans l’intimité d’une chambre,
  • coiffure de femme mariée ou en âge de l’être, en représentation près d’une fenêtre,

serait simplement le reflet de la différence d’âge.



portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail portailAux cheveux tressés, copie de Leipzig (détail)

Un indice supplémentaire vient à l’esprit : le portail très insolite pourrait simplement être une allusion à l’arme parlante des Dürer : la porte (Tür) (voir 6.2 Devinettes acrobatiques).

Du coup, la notion des deux diptyques s’estompe : Dürer se serait lancé en 1497-98 dans une série de portraits de famille, chacun dans son arrière-plan privilégié : sur fond montagneux pour Albrecht le voyageur, sur fond de ville pour Agnès qui faisait son entrée dans le monde, sur fond neutre pour ceux qui restent à la maison : le vieillard et l’adolescente. Les quatre tableaux subsistant ou réalisés de la série auraient été montés en diptyque par la suite, au gré des achats ou donations.

Quoiqu’il en soit, nous allons ici nous concentrer sur un seul panneau, celui qui intéresse notre sujet.


Le panneau au chardon

portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig propheteCopie, Museum der bildenden Kunste, Leipzig

Très détérioré par les nettoyages successifs, le tableau doit être étudié à partir de cette copie ancienne (on a cru longtemps que c’était l’original).



portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail encolureLe copiste a reproduit à l’identique les deux énigmatiques séries de lettres de l’encolure, jamais expliquées (KTATDTDTETWT / KAE) : faute de mieux, on suppose que ce sont les initiales d’une devise.


portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig prophete portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail panonceau

Le prophète tenant un livre avec le monogramme AD a totalement disparu dans l’original, et le panonceau illisible est ici conservé  : 

Voici comment j’étais à l’âge de dix huit ans

“Also pin ich gestalt In achcehe[n] jor altt.”


portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail mains Durer autoportait 1493 Louvre mains

Le geste des mains est bien moins sophistiqué que celui de l’autoportrait. A la tige de Sternkraut s’ajoutent maintenant deux tiges d’armoise.


Les deux tiges d’Artemisia (SCOOP !)

On peut écarter d’emblée la possibilité que ce soit le prénom de la jeune fille : pourquoi dans ce cas avoir rajouté le chardon ?

Le nom vernaculaire de l’armoise, Beifuss, ne nous avance pas : le mot provient du moyen haut allemand bivous (vuoz = pied), et semble lié à la croyance qu’un brin d’armoise passé au pied évitait la fatigue du voyageur. Que Beifuss ait été le nom de famille de la jeune fille se heurte au même argument : la présence du chardon.

Reste la valeur médicinale de l’armoise :

« Sa decoction beue appaise et oste les causes des maladies des femmes. Elle fait fluyr et provocque les fleurs et menstrues d’icelles. Elle attire les secundines (ce sont les petites pellicules qui viennent avec l’enfant quand il naist). Elle laisse yssir et expelle les enfans mors du ventre de leurs meres. Elle espart et amollist la durté et constrictions de la matris et aussi toutes les enfleures. Quand elle est prinse et beue, elle derompt et despiece les pierres qui viennent en la vecie et si provocque l’urine et faict pisser. L’herbe mesme broyee et mise sur le nombril de la femme faict fluyr les fleurs et menstrues  » Ortus sanitatis translate de latin en françois, 1501, page XXIVr

L’amoise est clairement un médicament féminin : il est donc très possible que la jeune femme du tableau soit enceinte, et que l’armoise qu’elle tient ait une valeur propitiatoire en vue de son accouchement.

Comme on ne sait rien sur Agnès Dürer mis à part sa date de naissance [9], il est impossible de vérifier si elle aurait pu être enceinte en 1497.


Le chardon et le prophète (SCOOP !)

Sarah Brisman n’a pas étudié ce tableau : il est vrai qu’à première vue, il semble constituer une difficulté quand à sa théorie que le Sternkraut est un emblème intime de Dürer :

« Etant donné la rareté des cas où le chardon… peut être localisé dans les images d’autres artistes, nous devons conclure que le Sternkraut n’avait guère de valeur symbolique dans un code partagé entre artistes comme, par exemple, le lys de la Vierge ou l’œillet des mariés. En l’utilisant, Dürer n’invoquait pas seulement le pouvoir reconnu à la plante ; il y ajoutait son propre sens. Aussi, toutes les recherches que nous pouvons accumuler sur les applications médicales ou la portée textuelle de la plante ne peuvent nous en dire plus. »

Pourtant, l’interprétation de Sarah Brisman s’étend parfaitement à ce portrait. De même que dans l’autoportrait de 1493, l’inscription du haut fait système avec le chardon, nous avons ici la même configuration : au chardon que tient la jeune femme répond, en haut, le prophète tenant le livre au monogramme, figure évidente du destin déjà écrit.

Tout se passe comme si Dürer encadrait la future mère de ses propres emblèmes personnels de confiance en sa destinée, l’un public (le monogramme) et l’autre privé (le chardon) : protection d’autant plus compréhensible si la jeune fille était sa soeur.



Références :
[1] Shira Brisman « ‘Sternkraut’: ‘The Word that Unlocks’ Dürer’s Self-Portrait of 1493 », 2012, The Early Dürer https://www.academia.edu/11876275/Sternkraut_The_Word_that_Unlocks_D%C3%BCrers_Self_Portrait_of_1493
[2] Joseph Leo Koerner, The Moment of Self-Portraiture in German Renaissance Art, p 31 https://books.google.fr/books?id=CVWEqfKxcwsC&pg=PA31&dq=Eryngium
[3] Andrea Bubenik, « Reframing Albrecht Dürer: The Appropriation of Art, 1528-1700 » p 27 https://books.google.fr/books?id=M2KSOX3OkRkC&pg=PA26&dq=Eryngium
[3a] Dans la série d’articles de Jean-Yves Cordier sur ce motif, voir notamment https://www.lavieb-aile.com/2017/05/la-chouette-ou-le-hibou-harceles-par-des-oiseaux.la-chasse-a-la-pipee-description-cynegetique-et-valeur-allegorique.troisieme-partie
et
https://www.lavieb-aile.com/2015/03/le-hibou-au-caducee-chez-joris-hoefnagel.html
[3b] JOHANN ECKART VON BORRIES: « Albrecht Dürer. Christus als Schmerzensmann », Staatliche Kunsthalle Karlsruhe (Bildhefte der Staatlichen Kunsthalle Karlsruhe, Nr. 9), Karlsruhe 1972.
[3c] Antje Wittstock, « Melancholia translata: Marsilio Ficinos Melancholie-Begriff », 2011, p 206
https://books.google.fr/books?id=T208W4InDE4C&pg=PA206&dq=Johann+Eckart+von+Borries,+1972+%22Albrecht+D%C3%BCrer+:+Christus+als+Schmerzensmann%22
[4] La bryone, dont il existe plusieurs espèces, a en allemand un grand nombre de noms vernaculaires, qui reflètent des usages médicinaux variés :

 

Gart der Gesundheit. Mainz 1485 Brionia

Gart der Gesundheit, 1485, Mainz

Bryonia

Du temps de Dürer, on trouve essentiellement stickwurtz, « racine qui colle »ou Raselwurtz

EVA-MARIA WAGNER « Viticella wilder zytwan— Betrachtungen zu Bryonia L. und Tamus communis L. in Texten und Bildern des Mittelalters und der frühen Neuzeit » https://www.zobodat.at/pdf/Mitt-Bad-Landesver-Natkde-Natschutz-Freiburg_NF_17_0919-0950.pdf
https://de.wikipedia.org/wiki/Wei%C3%9Fe_Zaunr%C3%BCbe
https://de.wikipedia.org/wiki/Rotfr%C3%BCchtige_Zaunr%C3%BCbe
[5] Flechsig, Eduard « Albrecht Dürer: sein Leben und seine künstlerische Entwickelung » (2. Band) — Berlin: G. Grote’sche Verlagsbuchhandlung, 1931 p 390 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/flechsig1931bd2/0430/image
[6] https://hippocratekepos.fr/index.php/2019/08/08/la-bryone-dioique/
[6a] Panosfsky, « The life and art of Albrecht Dürer »
http://s3.amazonaws.com/arena-attachments/2204056/34d872b156869cdd93c4556909039d9e.pdf?1526887229
Pour une synthèse récente sur les deux panneaux, voir :
https://mydailyartdisplay.wordpress.com/2011/04/08/
https://mydailyartdisplay.wordpress.com/2011/04/07/portrait-of-a-young-furleger-with-her-hair-done-up-by-albrecht-durer/
[7] https://www.nationalgallery.org.uk/research/research-papers/close-examination/the-painters-father
[8] Bodo Brinkmann « Albrecht Dürer: Zwei Schwestern » Städel Museum, 2006
[9] http://duererforschung.gnm.de/index.php?id=430&show_id=654

 

Jeux avec le monogramme AD

1 octobre 2021
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Les expériences de Dürer avec son propre monogramme trouvent leur apogée dans les deux grandes gravures de 1514 (voir 1 L’ABCD de Saint Jérôme). Mais d’autres essais ont précédé cette apothéose.

Cet article propose une revue exhaustive des monogrammes atypiques de Dürer, un sujet qui n’a été abordé jusqu’ici que de manière parcellaire ou loufoque [1] .

Article précédent : Conclusion sur les deux Meisterstiche



Le monogramme pivoté

Le plus souvent, le monogramme de Dürer s’intègre simplement dans la géométrie de la boîte perspective : accroché comme un tableau dans le plan frontal ou sur un plan latéral.


Durer 1514 St Jerome dans son etude detail monogramme
St Jérôme, 1514 (détail)

Lorsqu’il est posé sur le sol, il peut inviter le spectateur à rejoindre l’emplacement où l’artiste mentalement se positionne (voir 5 Apologie de la traduction).

Nous allons nous intéresser aux trois cas exceptionnels où Dürer appose son monogramme sur le sol, mais pivoté de 90 degrés : dispositif aussi étrange qu’un fusil à tirer dans les coins.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull METBlason avec un crâne, Dürer, 1503, MET

Cette gravure inclassable est loin d’avoir livré tous ses mystères [2].


L’homme sauvage

Au début du XVIème siècle, l’homme sauvage vit ses dernières heures. Figure très fréquente dans l’iconographie médiévale, à la fois positive (pour sa force) et négative (pour son animalité), il constituait une sorte d’antithèse du chevalier : hérissé de pulsions et cuirassé de poils.


Durer-1495-The-ravisher-METLe ravisseur, Dürer, 1495

C’est sa brutalité sexuelle que Dürer a déjà mis en scène, dans cette gravure provocante où l’homme des bois vient s’imposer sur le banc d’une bourgeoise en promenade.


Durer 1499 Homme sauvages tenant des ecus triptychon des Oswolt Krel Alte Pinakothek MunichHommes sauvages tenant les écus du couple Frel
Dürer, 1499, Volets du triptyque d’Oswolt Krel, Alte Pinakothek, Munich

Ici au contraire, Dürer l’utilise sous sa forme terminale de pur ornement héraldique : définitivement domestiqué en valet d’armes, il protège de sa massue les armoiries du commanditaire.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detailBlason avec un crâne (détail) Dürer, 1503, MET

La gravure de 1503 constitue une sorte de fusion des deux thèmes :

« L’homme sauvage ne se contente pas ici de son rôle habituel de dispositif héraldique : il propose par derrière des attentions, non repoussées, à une jeune fille timide et hésitante. » Richard Bernheimer [3]

La charge héraldique est partagée : l’homme sauvage garde la main sur sa massue mais c’est la jeune femme qui tient l’écu, ou du moins sa courroie de cuir, dans une caresse suggestive.

Brutal et subi dans « Le ravisseur », le rapprochement est ici délicat et bien accueilli : entre la main qui effleure sa chevelure et la barbe qui caresse son cou, la jeune femme à la coiffure savante jette vers l’homme hirsute un regard non réprobateur.


Danseuse ou mariée ?


Danseuse Ecole de Durer, Musee des Beaux Arts de BaleDanseuse, Ecole de Dürer, Musée des Beaux Arts de Bâle

On a longtemps pensé que ce dessin, inversé, était une étude préparatoire à la gravure ; on considère maintenant que c’est plutôt une copie, datant de la seconde moitié du XVIème siècle. Qu’elle soit de la main de Dürer ou pas, l’inscription manuscrite donne une information intéressante :

C’est ainsi vêtues que les jeunes femmes de Nüremberg vont danser.

Also gand dy Junckfrawn zum dantz in nörmerck


Retable des sept sacrements, mariage, Van der Weyden 1445-50 Musee royal des Beaux Arts AnversRetable des sept sacrements, Le Mariage, Van der Weyden, 1445-50, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Pour Richard Bernheimer, la couronne que porte la jeune femme (et qui n’apparaît pas sur le dessin) la désigne comme une jeune mariée.

La composition inventée par Dürer nous montrerait donc une double transgression : au lieu de protéger le casque du seigneur, l’homme sauvage oublie son rang de domestique et, en venant danser avec lui, la jeune femme oublie son rang d’épouse.


Le crâne

Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu

« En contraste frappant avec cette scène de parade nuptiale, les armoiries tenues par l’homme sauvage montrent l’image effrayante d’un crâne humain. » Richard Bernheimer [3]

L’écu est proportionné au casque. Mais son contenu est doublement disproportionné : tête géante par rapport au casque, et boîte crânienne hypertrophiée par rapport à un crâne normal.


anat-sutures-e1501698141586[4]

Personne n’a à ma connaissance n’a relevé la difformité du crâne, que Dürer a probablement reproduit d’après nature. Il ressemble à celui d’un d’enfant, sans suture métopique, et avec déjà sa dentition : un enfant donc d’une quinzaine de mois, mais  hydrocéphale, et à l’os temporal gauche fracturé.

L’écu est l’emblème d’une lignée : la gravure nous dit que la descendance d’une femme de qualité qui s’allie avec un homme sauvage est vouée à la monstruosité et à la mort.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail monogrammeRien n’empêchait Dürer de placer son monogramme dans la vaste plage vide de droite. En choisissant de le coincer entre l’écu et la pierre, mais surtout en le tournant d’un quart de tour, il opère une transgression purement graphique, mais qui vient s’ajouter aux autres.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu - pivoteIl se trouve que le seul objet ainsi pivoté d’un quart de tour est le casque. Dürer nous dit en somme, de part et d’autre de l’écu macabre, sa solidarité avec l’absent de la gravure : le chevalier, doublement bafoué par son épouse et son domestique.


 

Durer 1513 le chevalier la mort. et le diable detail

Le chevalier, la mort et le diable, Dürer, 1513, détails

D’une certaine manière, la séquence date/crâne/casque anticipe la séquence sablier/Mort/Chevalier de la célèbre gravure de 1513, ainsi que le voisinage ostensible de la signature, de la date et du crâne : comparaison qui rend d’autant plus criante l’inquiétante hypertrophie du blason.


sb-line

 

Durer 1511_Small_Passion_ArrestationArrestation du Christ, Petite Passion, Dürer, 1511

Dans son analyse très fine de la gravure, Shira Brisman [5] note que Dürer a préféré, à la composition habituelle où Jésus est vu de face, ce baiser qui s’effectue entre les deux figures vues identiquement de profil.

Au couple Jésus/Judas fait écho, au premier plan, le couple Pierre/Malchus :


Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail premier plan

« Tandis que les deux hommes s’accolant de profil manifestent physiquement la trahison de Judas, Dürer illustre, par le couple du premier plan, l’impact émotionnel et théologique de ce baiser… Ce que les Evangiles décrivent comme le bref coup d’ épée de l’apôtre sur l’oreille du serviteur romain se traduit ici par une bagarre corps à corps… Le visage du serviteur Malchus est tordu d’angoisse alors qu’il empêche une lanterne qui tombe de s’écraser sur sa tête, tandis qu’il saisit le manteau de Pierre de sa main droite. Il n’y a pas de symbole plus douloureux de la relation entre l’Homme et Dieu que la posture contorsionnée de ce personnage, qui repousse son agresseur tout en l’attirant. Ce double geste éclaire le paradoxe du baiser de Judas, à la fois nécessaire proximité avec le Christ et rejet. Le Christ et Judas au centre, Pierre et Malchus au premier plan, montrent simultanément une relation de séduction/séparation. »



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detailJe rajouterai une troisième instance de cette relation contradictoire : le soldat derrière Jésus cherche à le capturer avec sa corde, alors que le second le tire dans l’autre sens, par dessus l’épaule de Judas.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail doigtJe ne suivrai pas en revanche Shira Brisman dans l’interprétation sexuelle de ce geste intriguant de Jésus, qui enserre son index droit de sa main gauche. Je pense qu’il s’agit de la préfiguration d’une pénétration tout autre, celle du clou dans la chair.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation schema

Quoiqu’il en soit, ce qui nous importe ici est que la position du monogramme épouse celle des deux couples : l’embrassement des lettres répond à celui des corps.



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Durer 1512 Ecce_Homo_(No._8)_-_WGA07303Ecce Homo, Passion gravée, Dürer, 1512

La même disposition orthogonale du monogramme sert ici le même objectif : favoriser la lecture non dans la profondeur, mais de droite à gauche, de la foule à la victime. Ainsi le spectateur ne regarde plus la gravure, mais est aspiré à l’intérieur, pour regarder le Christ avec l’oeil des bourreaux.

sb-lineDurer 1514 Nativite albertinaNativité, Dürer, 1514, Albertina, Vienne

Dans ce dessin, le monogramme est posé sur la marche, comme si le peintre venait de pénétrer dans l’étable par la gauche pour assister à la Nativité.


1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence detailTriptyque Portinari, Hugo van der Goes, vers 1475, Offices, Florence (détail)

Position identique à celle du donateur Tommaso Portinari, humblement agenouillé dans le dos de Saint Joseph.



Le monogramme inversé

Dans la production surabondante de Dürer, il n’existe en tout et pour tout que six oeuvres où il a inversé le D : simple erreur ou intention secrète ?

La chronologie de ces six cas va nous aider à cerner le problème.


Durer 1498 pupila-augusta The Royal LibraryPupila Augusta, Dürer, 1498, The Royal Library

Ce dessin de jeunesse, dont la signification n’est pas claire, est surtout un collage d’emprunts faits à des oeuvres italiennes [6]. Le fait que l’inscription « Pupila Augusta » soit écrite en miroir prouve qu’il s’agissait d’un dessin préparatoire à une gravure : aucun mystère donc sur l’inversion du monogramme.

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Durer 1500 witch-riding-backwards-on-a-goatLa sorcière, Dürer, 1500

Tous les commentateurs s’accordent sur le fait que l’inversion du D est ici intentionnelle, et doublement adaptée au sujet :

  • visuellement, elle mime celle de la sorcière chevauchant son bouc à rebours ;
  • métaphoriquement, elle rappelle que le monde de la sorcellerie est un monde à l’envers.



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Les trois cas suivants ne sont pas sporadiques : ils se trouvent tous dans la série de trente six xylographies publiée en 1511, connue sous le nom de Petite Passion.


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Le contexte de 1511

En 1510, Dürer termine sa série précédente, les dix neuf xylographies de la Vie de la Vierge Elles sont aussitôt recopiées, en Italie, par le graveur Marcantonio Raimondi, y compris le prestigieux monogramme


Durer 1510 ca Life_of_the_Virgin GlorificationDürer, 1510 Durer-1511-ca-Life_of_the_Virgin-Glorification-copie-marcantonio-raimondi-National-Gallery-ScotlandMarcantonio Raimondi, National Gallery of Scotland

La Glorification, série de la Vie de la Vierge

C’est seulement dans la dernière planche de la série que Raimondi rajoute, en plus du célèbre AD ( en bas au centre) son propre monogramme (sur le chandelier), celui de ses éditeurs Niccolò et Domenico dal Jesu (sur l’écu en bas à gauche) et, pour faire bonne mesure, le monogramme du Christ (IHS sur la porte du placard).

Cette revendication terminale laisse planer le doute sur le statut de la série : reproduction à l’identique ou contrefaçon ? Comme le note Nicolas Galley dans sa thèse ([7], p 81) :

« Il est aujourd’hui difficile de cerner avec exactitude le dessein des commanditaires de Raimondi, même s’il est évident que le célèbre label de Dürer pouvait générer des gains considérables. »


Toujours est-il que Dürer considéra, quant à lui, qu’il s’agissait bien de faussaires, puisqu’il ajouta sous la même planche terminale, dans la seconde édition de sa série, cet avertissement bien senti :

« Malheur à vous ! Voleurs envieux de l’œuvre et de l’invention des autres. N’approchez pas vos mains malavisées de notre travail. Nous avons reçu un privilège du fameux empereur de Rome, Maximilien, déclarant que personne n’a le droit de graver ces œuvres de façon fallacieuse, ni de vendre ce genre de gravures au sein de l’empire. » ([7], p 80),

Ceci n’empêchera pas Raimondi de plagier la nouvelle série de Dürer, la Petite Passion, mais cette fois en prenant la précaution de laisser vierge la tablette ou l’emplacement du monogramme (un peu comme les Chinois recopient les couteaux de Laguiole, moins l’abeille) : preuve que le logo AD était bien compris, même chez les Italiens, comme une marque commerciale de propriété.

Il est donc probable que la présence de trois logos inversés sur les trente six de la Petite Passion (un taux d' »erreur » exceptionnellement élevé) ait à voir avec la réappropriation par Dürer de son propre logo, et la prise de conscience des possibilités expressives qu’il lui offrait .



sb-lineDurer 1511 Small passion adoration des bergers schemaNativité, Dürer, Petite Passion, 1511

Le premier monogramme inversé de la Petite Passion fonctionne en solo : petite préciosité graphique invitant le spectateur à monter l’escalier pour rejoindre l’artiste, au lieu de rester bloqué sous le plancher.


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Un premier pendant

Durer 1511 Small passion annonciationAnnonciation Durer 1511 Small passion christ-appears-to-his-motherApparition du Christ à sa mère

Dürer, Petite Passion, 1511

Ce premier pendant a été analysé par Shira Brisman ([5], p 20) qui constate que les deux images « en miroir » encadrent, en position 3 et 30, la période de la vie terrestre de Jésus :

« Vingt-sept pages plus loin, la composition est inversée : Marie, de nouveau en suspens dans sa prière, est interrompue par l’arrivée de son fils ressuscité. L’inversion de la direction du mouvement est appuyée par le geste de la main bénissante, celle du Christ en miroir de celle de l’ange. La signature de Dürer est tombée du baldaquin au lutrin, déplacement accompagné de l’inversion délibérée du D, qui symbolise cette révolution dans le monde : Dieu est né d’une femme sur terre, puis lui a fait son dernier adieu. »



sb-line
Le second pendant (SCOOP !)

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem, Dürer, Petite Passion, 1511

Brillamment élucidée pour l’Apparition du Christ à sa mère, l’inversion du logo, au dessus de la porte de Jérusalem, aurait-elle une explication similaire ?

Dans son étude sur l’iconographie de la série, Angela Hass ([8], p 22) note que le Christ est représenté avec une auréole (cruciforme) dans quatre gravures seulement :

  • 1) l’Entrée à Jérusalem,
  • 2) la Cène
  • 3) l’Ecce Homo
  • 4) la Résurrection.

Autant les cas 2 et 4 sont logiques (le Christ annonce ou manifeste sa transcendance), autant les deux autres sont moins immédiats à expliquer .


Passio Christi ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata fol 4v 5r GallicaFol 4v 5r, Passio Christi / ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata ; cum varii generis carminibus fratris Benedicti Chelidonii musophili, Gallica [9]

Pour l’Entrée à Jérusalem, Angela Hass s’appuie sur le poème de Chelidonius qui commente la gravure :

Après six lustres que vécut,
Le Roi des Cieux
Sous son enveloppe charnelle…
En chantant, la gens davidique,
Salue le Roi aimablement…
Mais, divin Jésus, la gloire
Que la foule versatile t’accorda
S’est mue en opprobre et en croix.

Post lustra sex
Quæ vixerat Rex aetheris
sub carneo amictu…
Genus canens Dauidicum
Regem falutat obuius…
Sed , dive Iesu , gloriam
Plebs mobilis quam prestitit
In probra vertit et crucem

L’auréole souligne donc ici la Gloire de Jésus, à la fois royale et céleste.


Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo, Dürer, Petite Passion, 1511

La troisième gravure de la série avec un Christ auréolé est celle où Pilate le présente à la foule en employant le terme de Roi, comme le rappelle Chelidonius :

Voyez-le, en qui rien n’est criminel. Voyez l’homme
Dont vous appellez la mort !
Voyez le roi blessé, le Dieu à moitié mort,
Homme de pitoyable apparence !
Voyez ses yeux défigurés par de pieuses larmes,
Par les épines sa tête, par les crachats ses joues !

En in quo nihil est criminis. En Homo
Vobis petitus ad necem.
En regem lacerum.Seminecem deum
Formæ virum vilissimæ.
En afflicta piis lumina fletibus
Spinis caput.Sputis genas.

hop]
Durer 1511 Small passion ecce homo detail
Le thème de la Royauté est triplement souligné dans l’image :

  • par la couronne d’épines,
  • par le manteau rouge qu’empoigne le soldat de gauche ;
  • par le sceptre en roseau que le soldat de droite force Jésus à tenir.

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo

 

Dürer, Petite Passion, 1511

Je pense que les deux gravures où le Christ se présente en tant que Roi forment un second pendant :

  • aux deux arbres glorieux correspondent deux croix ignominieuses (Chelidonius : « Ta gloire… s’est mue en opprobre et en croix ») ;
  • aux mains levées vers la droite (Pierre montrant Jésus et Jésus bénissant) fait écho la main du bourreau levée pour désigner sa victime ;
  • au monogramme inversé gravé au dessus de la porte s’oppose le monogramme tombé en bas de l’arcade.

 

Le retournement du monogramme sert donc ici de commentaire au renversement de situation, du Roi fêté au Roi raillé.



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Le dernier monogramme inversé

Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

Portrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe (détail), Dürer, 1524

Il faut sauter à 1524, quatre ans avant la mort de Dürer, pour rencontrer son dernier monogramme inversé. Remarquons que les deux D sont en fait superposés, comme une erreur qu’il aurait été impossible de corriger.



Durer 1523 Frederick the Wise, Elector of Saxony dessinPortrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1523

Le dessin préparatoire, non signé, ne nous aide pas.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer

Dürer, 1524

Les portraits regardant vers la gauche étant assez rares, on pourrait imaginer que le D inversé accompagne la position de Frédéric. Mais la même année, Dürer réalise un autre portrait regardant vers l’arrière, celui de son vieil ami Pirckheimer, avec un monogramme ici parfaitement régulier.


Le portrait rétrospectif humaniste

Harry Vredeveld [10] a consacré une étude aux portraits de ce type, et aux épigraphes latines qui les accompagnent.

Epitaph-of-Conrad-Celtis-1503-04-Hans-Burgkmair-METEpitaphe de Conrad Celtis, Hans Burgkmair, 1503-04, MET

La mode semble avoir été lancée par ce portrait que Conrad Celtis a commandé vers 1503-04, sentant sa mort s’approcher : la date de mort prévisionnelle inscrite à la fin de l’épitaphe est 1507, correspondant à l' »âge parfait » de 49 ans (7 X 7 ans), où l’esprit est à son apogée (Celtis ne s’est pas trompé de beaucoup, il est mort en fait en 1508). ([10], p 511)

Le regard tourné vers l’arrière, les mains posées sur l’oeuvre réalisée, et le motto « EXITUS ACTA PROBANT » (la fin justifie l’oeuvre) font de cette gravure, très admirée, le prototype de ce que l’on pourrait appeler le « portrait rétrospectif humaniste ».

En haut de la plaque de marbre, l’acronyme DMS (Diis Manibus Sacrum : Sacéé pour les Dieux Mânes) imite les tombeaux romains.

Les deux portraits de 1524 ont une composition identique.


Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer, Dürer, 1524

Le portrait de Pirckheimer porte une citation latine reprise d’un éloge funèbre de Mécène ([10], p 530) :

Nous vivons par l’esprit. Le reste appartient à la mort.

Vivitur Ingenio. Caetera. Mortis Erunt.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1524

En haut de l’épitaphe de Frédéric III Le Sage, la formule Christo Sacrum (Sacré pour le Christ) imite le DMS romain.

L’acronyme BFMVV se rencontre également sur les tombes romaines :

Le Vivant l’a fait pour le Vivant, qui le mérite bien

Bene Merenti Fecit Vivus Vivo


Durer 1496 POrtrait de Frederic III de Saxe Gemaldegalerie,BerlinPortrait de Frédéric III de Saxe, Dürer 1496, Gemäldegalerie, Berlin Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony

Une trentaine d’années plus tôt, Durer avait déjà fait un portrait de Frédéric III de Saxe à l’âge de 33 ans, résolument tourné vers l’avenir.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

 

Il n’est pas impossible que les deux D affrontés soient un « private joke » entre l’artiste et son modèle, une allusion aux deux portraits tournés l’un vers l’avenir et l’autre vers le passé, tel une tête de Janus.


Mais il y a peut être plus profond…

Giorgione 1505 ca Giustiniani portrait Gemaldegalerie BerlinPortrait « Giustiniani », Giorgione, vers 1505 Durer 1506 Portrait_of_a_Venetian_Woman Gemaldegalerie BerlinPortrait d’une vénitienne, Dürer, vers 1506

Gemäldegalerie, Berlin

Nancy Thomson de Grummond [11] a consacré un long article à élucider les deux lettres VV en bas de ce portrait par Giorgione, dont l’influence sur Dürer lors de son voyage à Venise est bien connue : on pourrait presque dire que le VV gravé sur la planchette a inspiré le AD brodé sur le corsage.

Pour Nancy Thomson de Grummond, le VV de Giorgione n’est autre, sous forme volontairement sibylline, que le « Vivus Vivo » de l’acronyme BFMVV, repris plus tard par Dürer dans le Portrait de Frédéric III de Saxe. L’expression condensée VV, « Le vivant pour le vivant », peut être comprise de plusieurs manières :

  • signaler tout simplement que le modèle était vivant au moment du portrait ;
  • souligner combien le portrait imite la vie ;
  • suggérer que, grâce à l’Art, aussi bien le modèle que l’artiste acquièrent une sorte de vie éternelle.

Dans cette dernière acception, le VV de BFMVV exprimerait en somme la même idée que le Nous (Dürer et Pirckheimer) dans l’épitaphe de la seconde gravure : « NOUS vivons par l’esprit. »

Dans ce contexte, il me semble que le DD du monogramme pourrait bien être intentionnel : une sorte d’écho graphique du VV, mais personnalisé : « de Dürer pour Dürer ».


Ce panorama chronologique a permis de mettre en lumière la rareté, et la complexité croissante, des expérimentations de Dürer avec son monogramme. Il en découvre les possibilités expressives dans la Sorcière de 1503. Mais son intérêt pour son logo ne se développe vraiment qu’en 1511, pour des raisons commerciales, dans la série de la Petite Passion. Il trouve son apothéose en 1514, dans les deux « Meisterstichte » ; après quoi il disparaît presque complètement, mis à part le portrait rétrospectif de Frédéric III de Saxe, en 1524.

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Références :
[1] http://www.albrechtdurerblog.com/and-then-there-were-two-agatha-christieten-little-indians/
[2] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/336220
[3] Richard Bernheimer, « Wild men in the Middle Ages: a study in art, sentiment, demonology », 1952, Harvard University Press, p 183 https://archive.org/details/wildmeninmiddlea00bern/page/182/mode/2up?view=theater&q=skull
[4] https://neurochirurgiepediatrique.com/les-pathologies-prises-en-charge/la-chirurgie-craniofaciale/anatomie-et-croissance-du-crane/
[5] Shira Brisman « A Touching Compassion: Dürer’s Haptic Theology », 2015 https://www.academia.edu/11876276/A_Touching_Compassion_D%C3%BCrers_Haptic_Theology?email_work_card=title
[6] https://www.rct.uk/collection/912175/pupila-augusta
[7] Nicolas Galley « De l’original à l’excentrique : l’émergence de l’individualité artistique au nord des Alpes »
https://doc.rero.ch/record/5793/files/GalleyN.pdf
[8] Angela Hass « Two Devotional Manuals by Albrecht Dürer: The Small Passion and the Engraved Passion. Iconography, Context and Spirituality » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 63. Bd., H. 2 (2000), pp. 169-230 https://www.jstor.org/stable/1594938
[9] https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10023718z/f22.double.r=Chelidonius#
[10] Harry Vredeveld “Lend a Voice : The Humanistic Portrait Epigraph in the Age of Erasmus and Dürer » Renaissance Quarterly, Vol. 66, No. 2 (Summer 2013), pp. 509-567 https://www.jstor.org/stable/10.1086/671585
[11] Nancy Thomson de Grummond « VV and Related Inscriptions in Giorgione, Titian, and Dürer » The Art Bulletin Vol. 57, No. 3 (Sep., 1975), pp. 346-356 https://www.jstor.org/stable/3049402

 

– Le Globe dans le Psautier d’Utrecht

16 septembre 2021
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Ce manuscrit, daté des années 820, est la copie d’un manuscrit perdu datant probablement du début du 6ème siècle

L’iconographie du globe y est particulièrement riche et cohérente : comme les images suivent le texte quasiment littéralement, elles constituent un lexique très précis des diverses significations du globe à cette période-charnière entre l’antiquité finissante et le renouveau carolingien [0].


Dieu assis sur un trône

Cette figuration existe dans le manuscrit, mais en deux occurrences seulement.

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Utrecht Psalter PSAUME 3 fol 2v schemaPSAUME 3 fol 2v

La montagne sainte dont il est question est le Mont Sion.


Utrecht Psalter PSAUME 58 fol 33r schemaPSAUME 58 fol 33r

Ce trône quadrangulaire, qui ressemble à un autel de sacrifice,  semble caractériser le Dieu d’Israël


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Le globe-siège

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Utrecht Psalter PSAUME 59 fol 34r schemaPSAUME 59 fol 34r

Dans toutes les autres images où Dieu est assis, c’est sur un globe-siège posé par terre, selon la plus pure tradition paléochrétienne.


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La mandorle

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Utrecht Psalter PSAUME 8 fol 4v schemaPSAUME 8 fol 4v

Cependant la représentation la plus courante dans le manuscrit est un globe-siège englobé dans une mandorle ovoïde, qui illustre l’idée de Gloire.

Il est souvent difficile, dans le manuscrit, de distinguer entre montagnes et nuages. Ici le texte, ainsi que les quatre anges en vol qui soutiennent la mandorle, précisent bien que Dieu trône dans le ciel.


Utrecht Psalter PSAUME 17 fol 9r schemaPSAUME 17 fol 9r

Lorsque Dieu est debout, le globe-siège est omis : la mandorle est donc un élément indépendant du globe (pas une sorte de « dossier » qui serait assujetti derrière).


Utrecht Psalter PSAUME 11 fol 6v schemaPSAUME 11 fol 6v

Ici le globe est conservé dans la mandorle afin d’illustrer le mouvement : Dieu vient de se lever pour descendre sur terre.

Ainsi il faut comprendre la mandorle comme une sorte de membrane lumineuse que le Seigneur peut traverser à loisir, selon qu’il veut se manifester dans sa gloire ou dans sa proximité.


Utrecht Psalter PSAUME 51 fol 30r schemaPSAUME 51 fol 30r

Cette image distingue bien deux figurations de Dieu, et deux arbres :

  • Dieu sans mandorle, descendu sur terre avec un tranchoir, pour déraciner le mauvais arbre ;
  • Dieu trônant dans le ciel dans sa mandorle, avec l’olivier fertile à ses pieds.

A noter que les anges latéraux ne soutiennent pas la mandorle dans les airs (ils parlent aux Justes) : celle-ci est posée à même le sol du Paradis, au même titre que le globe-siège.


Utrecht Psalter PSAUME 88 fol 51v schemaPSAUME 88 fol 51v

Même remarque ici : les deux boules représentant le Soleil et la Lune ne supportent pas la mandorle, mais sont posés devant. Ces deux planétaires font système avec le globe-siège, prouvant par là que ce dernier représente bien la Terre.


Apocalypse de Cambrai, BM, 0386 fol 27 Apocalypse de Cambrai, 800-50, BM 0386 fol 27

La comparaison s’impose avec cette iconographie très particulière, remontant également à un manuscrit perdu du 6ème siècle, où l’image ne suit pas littéralement le texte :

« Puis il parut dans le ciel un grand signe: une femme revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête » Apocalypse 12,1

Tandis que l’iconographie apocalyptique concurrente, celle des Beatus, représentera la femme avec le soleil sur son ventre et debout sur le croissant de lune, le copiste préfère ici la figuration antique, moins fidèle au texte, où le Soleil et la Lune constituent une paire de boules symétriques.


Utrecht Psalter PSAUME 71 fol 40v schemaPSAUME 71 fol 40v

Dans cette image très complète, la mandorle est posée au sol (les anges ne la soutiennent pas. Le globe terrestre est complété par l’image du Démon foulé aux pieds. On remarquera l’absence du Soleil, puisque le texte ne mentionne que la Lune.


PSALM 11 Psautier d'eadwine R.17.1_041 fol 020r detailPsautier d’Eadwine, 1155-1160, R.17.1 041 fol 20r (détail), Trinity College, Cambridge

Il est amusant de noter que ce psautier médiéval remodèlera l’image en la symétrisant : le Soleil est rajouté pour faire pendant à la Lune, et l’Homme à la pluie est recentré pour faire pendant au Pauvre.


Utrecht Psalter PSAUME 92 fol 54v schemaPSAUME 92, fol 54v

Le Christ est ici représenté en combattant, debout dans la mandorle. Et son globe-siège réapparait au dessous, scindé en ses deux composantes :

  • le trône lui-même ;
  • le globe de La Terre, affermi par deux atlantes [1].


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Complexités théologiques

La « charte graphique » du manuscrit résiste remarquablement face à la complexité de certains textes.

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Utrecht Psalter PSAUME 97 fol 56v schemaPSAUME 97 fol 56v

Dans cette illustration, le Seigneur apparaît dupliqué :

  • debout avec la Balance de la Justice,
  • assis sur le globe avec la Palme de la Victoire.

L‘auréole unique sert sans doute à signifier qu’il s’agit bien d’une seule Personne : en mouvement et au repos

La Terre est elle aussi dupliquée : dans le siège-globe et dans la demi-sphère qui le soutient.


Utrecht Psalter Psaume 109 fol 64v schemaPSAUME 109 fol 64v

Dans cette image très riche, Dieu (assis sur un globe, auréole simple) cohabite avec le Seigneur (assis sur un trône simple, auréole à chrisme). Le globe-siège apparaît donc de facto comme hiérarchiquement supérieur au trône quadrangulaire, ce qui traduit bien l’esprit du texte.


Utrecht Psalter CANTICUM 13 fol 90r schemaCANTICUM 13, fol 90r

Ici au contraire, l’artiste a dupliqué hors de la mandorle le globe-siège du Père, pour y poser le coussin du Fils : manière de signifier la parfaite égalité entre les deux, au sein de la Trinité.

A noter la même différence d’auréole : sans chrisme pour le Père, avec chrisme pour le Fils (dans les bras de sa mère ou sur Terre).


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La mandorle sans Dieu

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Utrecht Psalter PSAUME 18 fol 10v schemaPSAUME 18 fol 10v

La mandorle n’est pas un attribut spécifiquement divin : ici elle entoure la figure du roi David, muni de quatre attributs de sa Royauté : le couronne, le sceptre, le trône, et le globe du Pouvoir sur ses genoux. La mandorle qui l’entoure crée une similitude voulue avec l’image divine. Symboliquement, elle montre que David, le Serviteur de Dieu, tente de lui ressembler ; et littéralement, elle image une sorte de « capsule de gloire » qui isole le Serviteur de la contagion des impies.


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Le globe sans Dieu

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Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v schemaPSAUME 49 fol 28v

Pour Suzy Dufrenne [1], « …la Terre-reine est figurée, au ps. 49 (f. 28v), couronne en tête, cornes d’abondance et globe terrestre sur les genoux ; elle tient deux bâtons, instruments de mesure, indiquant sans doute la plénitude de sa richesse. «  .

Cette figuration de la Terre assise sur un trône quadrangulaire, et se portant elle-même comme attribut se distingue parfaitement de celle de Dieu assis sur le globe terrestre.


Elle se distingue aussi clairement des représentations antiques de Tellus :

Medaillon de Commode en Janus 177 - 193

Médaillon de Commode en Janus, 187, orichalque

Pour comparaison, rappelons cette représentation antique de Tellus stabilis (la Terre stable) où le globe est cette fois, comme c’est toujours le cas à Rome, la sphère céleste (voir 1 Epoque romaine).


Les deux bâtons

Je pense pour ma part que les « deux « bâtons », totalement originaux,  ont été imaginés pour illustrer très précisément l’expression « du levant au couchant ». 

Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v details

Ces deux notions sont personnifiées dans les coins supérieurs par deux demi-soleils tenant un martinet (pour fouetter les chevaux du char), qui encadrent la figure céleste du Christ en gloire ; en dessous la Terre avec deux longs fouets domine les deux moitiés du monde.


Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v schema ensemble

PSAUME 49 fol 28v (ensemble)

En prenant un peu de recul, on ne peut qu’admirer l’intelligence avec laquelle l’illustrateur a réussi à organiser tous les éléments d’un texte touffu. L’axe vertical Seigneur-Terre divise la composition en deux moitiés symétriques, à la manière d’un Jugement Dernier :

  • à gauche, entre temple et autel, les Bons, qui font des sacrifices ;
  • à droite, entre les deux arbres à oiseaux, les Mauvais, qui se détournent de la Parole divin.

Chacune des  scènes latérales contient un groupe d’hommes, un groupe d’animaux, et une tempête.


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Utrecht Psalter PSAUME 89 fol 53r schemaPSAUME 89, fol 53r

La même figure de la Terre-reine, son globe sur les genoux, complète celle de la Lune, prise ici par métonymie comme représentant le Monde.


Utrecht Psalter Psaume 101 fol 58r schemaPsaume 101, fol 58r

A noter que le psautier offre d’autres représentations antiques de la Terre : ici comme mère nourricière, offrant ses seins et tenant sa corne d’abondance.


Références :

[0] Le psaultier, avec des commentaires détaillés, est intégralement disponible sur le site de l’Université d’Utrecht https://psalter.library.uu.nl/
[1] Suzy Dufrenne, « Les illustrations du psautier d’Utrecht : sources et apport carolingien « , p 79 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33817163/f91.item.r=atlantes

4 Trois pincées d’épices

14 septembre 2021
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Au final, l’essentiel de la production Carrier-Belleuse a pour ressort l’érotisme, mais manié avec la prudence et la dissimulation qui siéent à toute carrière officielle.

Il est amusant, pour terminer ce parcours très subjectif et partial, de souligner trois procédés permettant d’épicer un sujet sans tomber dans le trivial.

Article précédent : 3 Galantes métaphores

Le point de vue avantageux

Pierre Carrier-Belleuse 18921892 Pierre Carrier-Belleuse 1895 b1895

Pour ces deux danseuses en banc et noir, la vue plongeante met en valeur la double opulence du tutu et de la poitrine.


Pierre Carrier-Belleuse 18951895 Pierre Carrier-Belleuse 1898 Aguicheuse au voile vert1898

Le cadrage a mi-corps fait ressortir ce qui est à l’époque l’objet d’une obsession universelle :

Publicite 1901Publicité pour les pilules orientales, 1901


Surprises de dos

Pierre Carrier-Belleuse 1890 The Dancer

1890

Dans une pose peu plastique, cette danseuse relace son chausson. Ainsi immobilisée, elle est prise à l’arrêt, tel un animal au repos. Le tutu relevé laisse deviner un liseré de chair, et sous la pression du pied menu, le tabouret à quatre pattes est très satisfait de son sort.


Pierre Carrier-Belleuse 1901 de dos1901 Pierre Carrier-Belleuse 1905 de dos1905

Là encore la danseuse est surprise dans un moment d’intimité, tandis qu’elle allonge ses bras dans son dos pour s’échauffer. Les mains serrées attirent l’oeil sur sa croupe, tout en en déniant l’accès.


Pierre Carrier-Belleuse 1912 Le jour de l'examenLe jour de l’examen, 1912

Le piment des épieuses épiées…


Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca ballerinaBallerines, 1910 Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca Le regiment qui passeLe régiment qui passe, vers 1910

Même dispositif, à deux ou à trois amies…


Pierre Carrier-Belleuse L'heure divineL’heure divine, date inconnue

Le recto d’autres beautés gazeuses, un poil plus jeunes.


Le décalage à la plage

En 1894, naissance d’une fille opportunément nommée Pierrette, et établissement à Wissant, dans une villa du même nom. C’est l’occasion d’un nouveau filon : aux filles des planches s’ajoutent les filles des plages.

villa_pierrette2 villa_pierrette

Villa Pierrette, merci à l’Association Art et Histoire de Wissant

« Dans sa maison de Wissant, durant l’été, il emmenait ses modèles. C’était pour lui un plaisir suprême que l’épanouissement de ces filles, vivifiées par le souffle de la mer.
Nous emmenions toujours quelques petits « rats » de l’Opéra avec nous, me racontait un de ces derniers jours la fille de l’artiste. Il les peignait sans trêve il eût tout donné, pour le reflet d’un rayon de soleil contre la chair. Pierrette Carrîer-Belleuse, très émue, ajoute : Les dernières paroles de mon père ont été pour son art ».

La Matin, 15 mars 1933


villa_pierrette 3 villa_pierrette 4

Photograhie histopale.net [0]

Facilement reconnaissable à ses deux auvents, la villa se trouvait en haut de la dune, donnant sur la plage. Elle a disparu depuis longtemps, de même d’ailleurs que la plupart des villas et chalets Belle-Epoque de la station.


pierre carrier-belleuse 1890 nu-sous-un-parasolNu sous un parasol, Pierre Carrier-Belleuse, 1890

L’idée de transporter un nu féminin sur la plage semble un peu antérieure à l’acquisition de la Villa Pierrette.

On voit bien l‘intérêt plastique : harmonie entre ton chair et ton sable, jeu d’ombres violentes. Sans négliger le piment érotique de la nudité hors de l’atelier.


wissant-Carrier Belleuse

A en croire cette photographie, le peintre amenait vraiment ses modèles sur le motif (du moins quand elles étaient habillées).


pierre carrier-belleuse 1896 sur_le_sable_de_la_dune Petit PalaisSur le sable de la dune, 1896 pierre carrier-belleuse 1900 Jeune femme sur la dune Petit PalaisJeune femme sur la dune, 1900

Petit Palais, Paris

Durant les premières années de cette veine balnéaire, les poses, nues ou habillées, restent académiques.


pierre carrier-belleuse 1910 Le coquillageLe coquillage, 1910, Collection-jfm.fr pierre Carrier-belleuse 1911 en-attendant-la-vagueEn attendant la vague, 1911

A partir de 1910, la soixantaine arrivant, on note une audace croissante chez les baigneuses. Il est probable que ces pastels rapides aient été prévus d’emblée pour l’exploitation en cartes postales.


Pierre Carrier-Belleuse 1912 La dune enchanteeLa dune enchantée, 1912 Pierre Carrier-Belleuse 1912 La farandoleLa farandole, 1912

Un vague prétexte symboliste justifie la multiplication des nymphettes dans les oyats.


Pierre Carrier-Belleuse 1911 Le colin-maillardLe colin-maillard, 1911 Pierre Carrier-Belleuse 1912 La chatouille (le jeu innocent)La chatouille (le jeu innocent), 1912

Ou bien c’est un simple jeu de société qui explique ces poursuites saphiques.


pierre carrier-belleuse 1913 Nu sur la plage (L'epave)Nu sur la plage (L’épave), 1913 Alexandre_Cabanel 1863 La naissance de Venus Musee d'OrsayLa naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863, Musée d’Orsay

Cet hommage à son maître Cabanel s’épice d’un zeste de voyeurisme enfantin…


<>pierre carrier-belleuse 1913 La Poursuite
La Poursuite, 1913

…tandis que cette baigneuse très contemporaine se voit pourchassée par un faune antique.


Carrier-Belleuse Pierre Vers l'amour

Vers l’Amour, Salon de 1910

Trois Gracieuses se ruent vers le spectateur en robes transparentes et les yeux enamourés. Moins celle de gauche qui masque son regard de la main, en un geste qui pourrait être de pudeur charmante, à la dernière minute de l’enfance. En fait, c’est juste qu’elle a perdu son chapeau (tombé à l’arrière-plan) et que le soleil l’éblouit.


Carrier-Belleuse Pierre Vers La Victoire

Vers la Victoire, 1915

Fidèle à son économie de recyclage, Pierre Carrier-Belleuse en pleine guerre se contentera de remplacer le chapeau de celle de droite par l’Union Jack, et de vêtir celle du centre aux couleurs tricolores, non sans renforcer le message par un petit drapeau pédagogique à l’arrière plan. Quant à celle de gauche, il suffira de lui déplier le bras pour lui faire brandir le drapeau russe.

Ainsi  les fillettes excitantes d’Avant-guerre se transforment, à peu de frais, en propagandistes enthousiastes de la Triple Entente, ouvrant  le marché prometteur des cartes postales de guerre.


pierre carrier-belleuse 1924 ca La siesteLa sieste, 1924

Après guerre, les nymphettes se raréfient et s’assagissent : l’une daigne gratifier le passant d’un clin d’oeil rapide, tandis que l’autre n’interrompt même pas son roupillon au soleil.


Pierre Carrier-Belleuse Un instant de surpriseUn instant de surprise, date inconnue

Au stade terminal par cette déliquescence, l’estivante se métamorphose en échassier et le voyeur en batracien.

Références :
[0] https://histopale.net/les-archives/wissant/les-villas-chalets/

3 Galantes métaphores

14 septembre 2021
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L’art de la Belle Epoque en a soupé du symbolisme : les métaphores de Pierre Carrier-Belleuse sont pour la plupart transparentes, et bien connues des amateurs depuis le XVIIème siècle.

Article précédent : 2 Danseuses en combinaison

Pierre Carrier Belleuse 1910 Pierreits et ColombinesPierre Carrier-Belleuse, 1910 Louis Léopold Boilly (1761-1845). "L'Indiscret",L’indiscret, Louis Leopold Boilly, vers 1795, Musée Cognacq-Jay

Ainsi cette composition reprend, déguisés en Arlequins et Colombines, les personnages d’une scène de genre éculée du XVIIème siècle : la porte poussée sur l’intrus qui interrompt les ébats.


Tendre aveu. Melle Litini et Melle Bariaux, de l'Opéra

Tendres aveux. Mlle Litini et Mlle Bariaux, de l’Opéra, Pierre Carrier-Belleuse, 1894, Petit Palais

A noter un nouveau piment : le lesbianisme implicite, car Pierrot est toujours chez Carrier-Belleuse une fille déguisée (Mademoiselle Litini de l’Opéra de Paris) [1].

A noter également le tambourin posé sous le rideau, vieux symbole de la fête et de la licence (voir Les pendants complexes de Gérard de Lairesse) que nous retrouverons à la fin de cet article.


La Cruche cassée

Greuze_Cruche_casseeLa Cruche cassée, Greuze, entre 1772 et 1773, Louvre, Paris Pierre Carrier-Belleuse 1901 Pierrot et colombinePierrot et Colombine
Pierre Carrier-Belleuse, 1901

La référence au tableau archi-célèbre est évidente : avec son Pierrot ambigu, Carrier-Belleuse épice les deux symboles sexuels bien connus de la recette de Greuze – la gueule au filet d’eau et la cruche cassée (voir 3 La cruche cassée).


Pierre carrier Belleuse 1930 Nu a la cruche pastel coll privNu à la cruche, 1930 Pierre carrier Belleuse 1931 La cruche cassee, pastel coll priv (2)La cruche cassée, 1931

 Pierre Carrier Belleuse, pastel, collection privée [2]

Ces deux oeuvres tardives puisent à la même source  :

  • la fontaine au mufle de lion se case à côté de la jeune fille nue, au bassin intact comme la cruche qu’elle tient  à l’opposé de l’eau pure, mais du jet équivoque ; sa coiffure à l’égyptienne  et son index posé sur les lèvres sont sensés en faire une créature  mystérieuse, mais on peut tout aussi bien y voir la coiffure de la garçonne et et le geste de l’hésitation, signalant combien cette innocence est fragile ;
  • la cruche cassée se tient  sans justification autre que symbolique entre les cuisses de la fille au tutu relevé, et dont la bretelle côté  coeur  a lâché : nous voici revenus dans le registre de la danseuse affriolante.


Le Minet noir

Autre métaphore récupérée du XVIIème siècle (voir Pauvre Minet), cette suggestive bestiole ne manque pas de venir se fourrer dans les froufrous.

Boucher_toilette_1742_chatLa toilette (détail), Boucher, 1742, musée Thyssen-Bornemisza, Madrid Boucher_L'Odalisque blonde Munich Alte PinakothekL’odalisque blonde, Boucher, Alte Pinakothek, Munich

Pierre Carrier-Belleuse 1889 Sur une peau d'ours
Sur une peau d’ours
Pierre Carrier-Belleuse, 1889

Dans cette composition particulièrement appuyée, Pierre Carrier-Belleuse agrémente son double clin d’oeil à Boucher par le symbole lourdingue de la gueule d’ours muselée –  l’appétit féminin toujours prêt à se réveiller.


Pierre Carrier-Belleuse 1891 Ballerine avec un chat1891 Pierre Carrier-Belleuse 18951895

Le chat reprend ici une place plus anodine, celui d’un bouquet de fleurs avec des poils.


Pierre Carrier-Belleuse 1897 Danseuse au chat noir1897, Pastel Pierre Carrier-Belleuse 1897 Danseuse au chat noir lithographie1897, Lithographie

La danseuse protège son minet jalousement entre ses cuisses.


Carrier-Belleuse Pierre Danseuse au chat noirDate inconnue

Attirant l’oeil au beau milieu de la composition, le chat noir concentre, en réduction, les courbes blanches de sa propriétaire.


Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca Jeune femme jaunat avec un chat schema
Jeune femme jouant avec son chat, 1910

La femme développe son corps le long d’une ellipse savante, tandis que le minou s’y roule en boule : pour une fois, Pierre Carrier-Belleuse lâche la facilité au profit de cette opposition inventive entre déploiement et contraction, entre nu et velu, entre exhibé et dissimulé.


Femme au chatFemme au chat, date inconnue

Cette garçonne repousse d’un revers de main la vieille métaphore galante.


La Cigale

albert-ernest-carrier-belleuse-la-cigaleLa Cigale, Albert-Ernest Carrier-Belleuse

Son célèbre père ayant popularisé le thème de la musicienne dénudée, Pierre va reprendre la recette familiale dans une série de frileuses.


Pierre Carrier-Belleuse 1894 La frileuse Museo nacional de bellas artes Buenos AiresLa frileuse, 1894, Museo nacional de bellas artes Buenos Aires Pierre Carrier-Belleuse 1902 La-cigale eau-forteLa Cigale, 1902, eau forte

Avec tambourin ou mandoline, la fillette se mord les doigts d’avoir dansé tout l’été.


Pierre Carrier-Belleuse 1908 La_CigaleLa Cigale, 1908

Ni son déshabillé ni sa guitare ne la protègent de l’hiver. Les deux sphynx de part et d’autre signalent au spectateur pressé qu’il s’agit bien d’une Allégorie sur le Temps qui passe.


Le Tambourin

Pierre Carrier-Belleuse 1924 La danseuse Constantinova Pierre Carrier-Belleuse 1924 Danseuse au tambourin (Nina Constantinova)

La danseuse Nina Constantinova, 1924

Nina Constantinova était une danseuse nue qui se produisait en 1923-24 dans différents music-halls.


Paris-Plaisir 1er janvier 1929Nina Constantinova, 1929 concert-mayol-1927 gina-palermeGina Palerme, Concert Mayol, 1927

Je n’ai pas retrouvé de photos d’elle avec tambourin, mais il est très probable que celui que lui prête Carrier-Belleuse faisait bien partie de ses accessoires de scène.


Pierre Carrier-Belleuse 1924 Danseuse au tambourin (Nina Constantinova)

La danseuse Nina Constantinova, 1924

Dans ses oeuvres tardives, celui-ci n’était pas homme à reculer devant un symbole qui claque : c’est ainsi qu’il invite dans le monde de la danse un remake de la Cruche cassée de Greuze… en moins délicat !

Article suivant : 4 Trois pincées d’épices

Références :
[1] Pour d’autres exemples de Pierrot féminin chez Pierre Carrier-Belleuse, voir https://www.catherinelarosepoesiaearte.com/2021/02/pierre-carrier-belleuse-1851-1932.html
[2] Merci à Bruno H. Lefebvre de m’avoir signalé ce très intéressant exemple

1 Jeux avec le cadre dans Les Très Riches Heures du duc de Berry

9 mai 2021
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Dès le début du XVème siècle, des artistes de premier plan ont commencé à utiliser le cadre comme un objet graphique à part entière, pour une clientèle amatrice d’innovations. C’est le cas des Frères Limbourg dans Les Très Riches Heures du duc de Berry.

L’arcade demi-circulaire

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-38v-Limbourg-1411-1
La Visitation, fol 38v, Fréres Limbourg, 1411-16
Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65

La charte graphique du manuscrit est celle d’un cadre doré rectangulaire, avec en haut une extension en arcade demi-circulaire. La bordure est ici peuplée de drôleries sans rapport avec l’image principale.



Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 38v Limbourg 1411-16 bordure inferieure
Ainsi la bordure inférieure montre, de gauche à droite :

  • une scène de fantaisie : un vieil homme tirant dans une brouette un ours joueur de cornemuse ;
  • un emblème du Duc de Berry : le cygne navré, dans la lettrine ;
  • une scène naturaliste de chasse aux petits oiseaux : le hibou attaché sur une perche attire les oiseaux qui cherchent à le faire fuir ; l’oiseleur les attrape à l’aide d’une longue pince bifide actionnée par une ficelle (sur cet objet, appelé Knobe dans les pays germaniques, voir l’article de Jeroen Stumpel [1]) ;
  • un détail à chercher : le lapin caché dans le feuillage.



sb-line

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 195 Le Mont Saint-Michel Limbourg 1411-16
Le Mont Saint-Michel, fol 195, Frères Limbourg, 1411-16

L’extension demi-circulaire du cadre ajoute à l’expressivité, en montrant Saint Michel à la fois au dessus et en dehors. Tandis que le Saint  surplombe le monastère aux toits d’ardoise, le Dragon perd son sang sur les toits rouges de la Cité.



sb-line

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 71v-72 Procession de saint Gregoire et chateau St Ange Limbourg 1411-16
La procession de saint Grégoire à Rome, Fol 71v-72, Frères Limbourg, 1411-16

L’arcade semi-circulaire sert ici encore à mettre en évidence Saint Michel, statufié en haut du château St Ange. Très logiquement, elle se trouve au centre, pour indiquer que la même image s’étend sur les deux pages.

Dans la seconde, la forme du cadre, contournant la bordure florale et le texte, montre que l’image n’est pas conçue comme un objet posé en avant sur la page, mais plutôt comme une découpe au rasoir dans la page, laissant voir un au-delà du texte.



L’arcade et ses exceptions

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 51v-52 Limbourg 1411-16

La rencontre des Rois Mages, fol 51v L’adoration des Rois Mages, fol 52

Frères Limbourg, 1411-16

Ce bifolium montre à gauche une scène totalement originale : venant des trois partie du Monde, les Rois se rencontrent à un Montjoie, monument qui du temps des Croisades signalait au pèlerin un site d’où l’on pouvait voir Jérusalem.

Le plaisir visuel consiste à retrouver, dans la seconde image, les Trois Rois par leurs habits (par respect pour Jésus, ils ont confié à l’escorte leur couronne caractéristique).

L’extension demi-circulaire du cadre sert à attirer l’oeil sur l’Etoile : en la décalant sur la gauche dans la seconde image, les Frères Limbourg font passer l’expressivité avant la régularité.



sb-line

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 142v-143 Limbourg 1411-16

L’arrestation de Jésus, fol 142v Le Christ conduit à la demeure de son juge, fol 143

Frères Limbourg, 1411-16

Si le cadre rectangulaire de la scène de gauche fait exception, c’est pour souligner que la scène qu’il renferme est-elle aussi à part : les soldats endormis font partie d’une autre scène, celle de la Résurrection  ; en les incluant dans l’ombre du Jardin des Oliviers, les frères Limbourg créent un raccourci narratif qui fusionne en une image onirique la première et la dernière scène de la Passion.

Par contraste, le cadre « baroque » de la seconde image marque le retour au réel : l’arcade centrale flanquée par les deux quarts de cercle latéraux accompagne le Christ auréolé, coincé entre les deux côtés de la rue.



sb-line

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 25v-26 Limbourg 1411-16

Le Péché originel, fol 25v L’Annonciation, fol 26

Fréres Limbourg, 1411-16

Une autre exception remarquable se trouve dans ce bifolium : le seul cadre circulaire du manuscrit figure les murailles du Paradis perdu, et souligne l’opposition ontologique EVA/AVE entre la désobéissance d’Eve et l’obéissance de Marie.

On notera, à plusieurs endroits de la bordure de l’Annonciation, l’autre emblème animal du duc de Berry : l’ours.


L’unique bordure à médaillons

Dans toutes les pages de ce très célèbre manuscrit, une seule comporte une bordure à médaillons, enchâssés dans un motif floral (sur cette formule, voir 2 Les bordures à médaillons)


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-86v-Obseques-de-Raymond-Diocres-1411-16-termine-Jean-Colombe
Les obsèques de Raymond Diocrès, fol 86v
Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65

La composition remonte probablement aux frères Limbourg (1410-16) : elle regroupe en effet en une seule page plusieurs épisodes de la Vie de Saint Bruno, qui avaient fait l’objet de pages séparées dans les Belles Heures de Jean du Berry, manuscrit réalisé quelques années plus tôt [2]. La bordure aurait été réalisée par un artiste spécialisé, le Maître de Bedford, et la scène centrale, inachevée, a été terminée par Jean Colombe bien plus tard.


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v Obseques de Raymond Diocres 1411-16 schema
A gauche, quatre médaillons illustrent la vie de Saint Bruno, avant l’épisode décisif de sa présence lors de la mort du célèbre prédicateur Raymond Diocrès :

  • A1 : Bruno enseigne à Reims, avant d’en être chassé pour simonie ;
  • A2 : Bruno suit l’enseignement de Raymond Diocrès à Paris ;
  • A3 : Bruno visite Diocrès sur son lit de malade ;
  • A4 : Bruno mène son cortège funèbre.

Dans la scène centrale, Diocrès se réveille de la mort pour clamer que,  malgré ses mérites évidents, il a été condamné lors du Jugement de Dieu, ce qui terrifie l’assistance.

Les quatre médaillons de droite, qui correspondent graphiquement à ceux de gauche (flèches jaunes) illustrent les conséquences de cet évènement,  qui va changer la vie de Bruno :
« Que pouvons-nous espérer, êtres misérables que nous sommes ? Fuyons et vivons dans la solitude.»

  • B1 : Fin de l’enterrement de Diocrès ;
  • B2 : L’évêque Hugues de Grenoble voit en rêve six étoiles ;
  • B3 : Il les reconnaît dans Bruno et ses cinq compagnons ;
  • B4 : Les six se retirent dans un ermitage et fondent la Grande Chartreuse.

La scène du bas (cadre bleu) est une autre histoire bien connue de conversion spirituelle impulsée par la Terreur de la mort : Trois Vifs (à cheval) rencontrent trois Morts (à pied) qui leur annoncent que la puissance, l’honneur et la richesse ne sont rien ; en voyant une Croix, les trois Vifs comprennent qu’ils viennent de recevoir le dernier avertissement.

Deux médaillons symboliques prennent en tenaille les deux histoires (flèche rouge) :

  • en haut la Mort chevauchant une licorne noire ;
  • en bas la multitude des Morts.


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v detail haut Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v detail bas

La sophistication narrative se double d’une grande sophistication graphique :

  • les rinceaux ne sont pas conçus comme des cadres pour les médaillons, mais plutôt comme des décorations posées par dessus les images, qui quelquefois débordent ;
  • le liseré doré du panneau central frôle d’autres formes, mais se garde bien de les recouvrir : ainsi est maintenue l’ambiguïté fructueuse entre une image encadrée posée sur la page, ou une découpe dans la page laissant voir une image sous-jacente ;
  • le panneau inférieur, en renonçant aux angles et aux lignes droites, opte clairement en faveur de la découpe.

1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 69r, Christ Carrying the CrossPortement de croix, fol. 69r 1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 73r, Descente de CroixDescente de Croix, fol. 73r

Master of the First Prayerbook of Maximillian, Heures de la reine Isabelle la Catholique, Cleveland Museum of Arts

A la fin du siècle, l’ajout des ombres permettra de différentier les deux formules :

  • à gauche cadre posé sur la page ;
  • à droite découpe dans la page.



Article suivant : 2 Les bordures à médaillons

Références :
[1] Jeroen Stumpel « The Foul Fowler Found out: On a Key Motif in Dürer’s Four Witches », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art Vol. 30, No. 3/4 (2003), pp. 143-160 https://www.jstor.org/stable/3780914
[2] Timothy Husband, « The Art of Illumination: The Limbourg Brothers and the Belles Heures of Jean de France, Duc de Berry », J. Paul Getty Museum, Metropolitan Museum of Art, 2008 https://books.google.fr/books?id=ey3F_rZwNTUC&pg=PA154#v=onepage&q&f=false

 

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