2 Flingueuses de face : l’âge noir (1955-65)

8 novembre 2021

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Au cinéma

1950, Gun Crazy ( Le Démon des armes)

Ce film remarquable de Joseph H. Lewis marque exactement la transition entre la virtuose du colt et la femme fatale qui va la supplanter. Peggy Cummins y joue une artiste de cirque faisant un numéro de tir, qui devient une amante vénéneuse et finit en braqueuse.


1950, Peggy Cummins dans « Gun Crazy »

Le film a un autre mérite : il rend évident le caractère puissamment métaphorique de la décharge du revolver

1956 Natalie Wood in Life Magazine

1956, Natalie Wood pour Life magazine

…qui n’en finira pas de surprendre les innocentes.


1947 Diana Doors1947, Diana Doors en cowgirl, 1957 Diana Doors The unholly wife1957, Diana Doors en femme fatale, dans « The unholly wife »

Le basculement d’une formule à l’autre – de la flingueuse « à chaud » en extérieur jour à la flingueuse « à froid  » en intérieur nuit – est parfaitement illustré par ces deux photos, à dix ans d’écart, de Diana Doors en starlette et en star.


1957 Anita Ekberg Pickup Alley (Police internationale) B 1957 Anita Ekberg Pickup Alley (Police internationale) B

1957, Anita Ekberg dans Pickup Alley (Police internationale)

Anita Ekberg développe la puissance comparée de ses deux armes de séduction massive, le flingue et le mamelon.



1957 maureen connell The abominable snowman1957, Maureen Connell 

Le caractère insolite de la photo vient du fait que l’actrice était effectivement gauchère et que l’éclairage vient de la droite, contrairement aux habitudes. L’intention du photographe était probablement d’allonger l’ombre vers le bas-ventre, faisant voir par là le point faible de la femme fatale.



1967 Bonnie and Clyde1967, affiche de « Bonnie and Clyde »

Ce film culte d’Arthur Penn ferme la boucle ouverte quinze ans plus tôt par Joseph H. Lewis , en montrant à nouveau une femme à égalité de cruauté avec l’homme. Il ouvre une nouvelle période de la représentation, non mythifiée, de la violence au cinéma.


1973 christina lindberg Crime a froid1973, Christina Lindberg, « Crime à froid »

La flingueuse fait un come-back vigoureux, six ans plus tard, comme argument principal de ce film suédois : prostituée et éborgnée pour avoir refusé un client, Christina Lindberg se venge à l’aide de son oeil de substitution.



2017 kill Bill poster par craniodsgn elle driver2017 Affiche sur le thème de Kill Bill, par craniodsgn

Cette tueuse borne inspirera à Tarentino, dans Kill Bill en 2003, le personnage secondaire de Elle Driver, la killeuse au bandeau, qui n’apparaîtra cependant dans aucune des affiches originales du film.


Les couvertures de polar

En parallèle à son succès au cinéma, la figure de la flingueuse froide va se propager dans les couvertures de polar.

1940 Homicide Johnny cover Rudolph Belarski1940, Homicide Johnny, couverture Rudolph Belarski

La toute première occurrence n’est pas une encore une femme fatale, mais une victime qui se défend, et tire légèrement de biais pour éviter de blesser le spectateur.


1950 Perilous Passage cover James R. Bingham1950 Perilous Passage, couverture James R. Bingham

La victime qui se défend sommeille pendant dix ans, et se réveille dans cette couverture très marquée par l’esthétique des films d’action.


1951 Don’t Ever Love Me by Octavus Roy Cohen, Cover art by Rudolph Belarski1951, « Don’t Ever Love Me », couverture de Rudolph Belarski 2014 Sarah Sole RedGun2014, RedGun, par Sarah Sole

C’est à Rudolph Belarski qu’il revient, semble-t-il, de transformer la victime en une exécutrice aussi pulpeuse que glaciale. La figure de la femme fatale qui ne craint pas de vous flinguer en face à face va dès lors connaître un succès durable.


1952 James Meese Kiss me deadly1952, Kiss me deadly 1954 James Meese The beautiful frame1954, The beautiful frame

James Meese explore une première fois le sujet en 1952 sans en saisir le potentiel ; il y revient en 1954 avec le hiératisme glamour qui convient : noter, au dessus du canon, le fume-cigarette qui a déjà tiré.


1952 Robert Maguire death-before-bedtime1952, couverture  pour « Death before bedtime » 1958 model_death-before-bedtime-medModèle
1955 ca robert-maguire Dame in danger1955, couverture pour « Dame in danger » 1956 Maguire Stone cold blonde1956, couverture pour « Stone cold blonde »
1959 Robert Maguire wild-to-possess1959, couverture pour « Wild to possess » 1962 SEPTEMBER Mike Shayne mystery magazine maguire1962, septembre, couverture pour Mike Shayne Mystery Magazine
1967 maguire joy-ride1967, couverture  pour « Joy ride » Modèle

C’est Robert Maguire, l’illustrateur le plus inventif graphiquement, qui donne au thème ses lettres de noblesse.


1958 This'll Slay You cover Harry Barton1958 This’ll Slay You 1960 ca Harry BartonVers 1960, aquarelle

Harry Barton s’empare du sujet un peu plus tard.


1960 The big kill James Avati1960,The big kill 1960 Kiss Me Deadly cover James Avati1960, Kiss Me Deadly

En 1960, James Avati consacre deux couvertures au thème, sur les sept qu’il réalise pour des polars de Mickey Spillane.


1956 the origin of evil (3eme edition) cover Larry Newquist1956, 3ème édition, couverture Larry Newquist 1961 the origin of evil Harry Sheldon1961, couverture de Harry Sheldon

The origin of evil

Quoique la formule puisse s’appliquer à presque tous les polars (il y a toujours une femme menaçante ou menacée quelque part) , certains titres semblent particulièrement porteurs, tel « L’origine du Mal » : le spectateur comprend bien le caractère pervers de la manipulation du pistolet par un sexe qui en est normalement dépourvu.


1951 the origin of evil1951, The origin of evil

Plus prudente, la couverture de la première édition laissait l’arme dans la bonne main.


honey west 1957 This girl for Hire cover Harry Schaare1957, « This girl for Hire », couverture Harry Schaare honey-west-1958-A-gun-for-Honey-cover-Harry-Schaare1958, « A gun for Honey », couverture Harry Schaare
honey-west-1959-Honey-in-the-Flesh-cover-Harry-Schaare1959, « Honey in the Flesh », couverture Harry Schaare Honey West 1960 Kiss for a killer Robert Maguire1960, « Kiss for a killer », couverture Robert Maguire

En pleine apogée de la formule, le personnage d’Honey West, l’un des premiers détectives féminins de la littérature policière, braque son flingue sur le lecteur dans quatre des neuf livres de G. G. Fickling, entre 1957 et 1964.


honey west 1965-66 Anne Francis1965, Anne Francis, dans la série TV Honey West Honey West 1960 Kiss for a killer Robert Maguire1965, « A gun for Honey »

A partir de septembre 1965, le succès de la série TV impose les photographies de l’actrice à la place des couvertures illustrées. Le guépard vient surenchérir sur le pistolet, devenu banal.


1956 decoy-doll1956, Decoy doll 1957 Ahora Mueres Tu argentin1957, Ahora Mueres Tu (argentin)
1959 Or be he dead1959, Or be he dead 1960 what's better than money1960, What’s better than money

A côté des maîtres du genre, des illustrateurs anonymes reprennent sporadiquement la formule…


1964 mi pistola es rapida Mexique cover Noiquet (Joan Beltran Bofill)1964, Mi pistola es rapida (mexicain), couverture Noiquet (Joan Beltran Bofill) 1964 Morir un poco argentin1964, Morir un poco (argentin)

…qui trouve aussi un regain d’intérêt à l’export.


Couverture de Slow day at the reference desk ACMECouverture de « Slow day at the reference desk », éditions ACME

Un illustrateur inconnu a produit cette composition prophétique, où des mains masculines monstrueuses sont tenues en respect par un pistolet et un téléphone, tel le patriarcat par la parole libérée.


1959 mars Mike Shayne mystery magazine ill Edward MoritzMars 1959, illustration Edward Moritz 1970 juin Mike Shayne mystery magazineJuin 1970
1973 Fevrier Mike Shayne mystery magazineFévrier 1973 1973 novembre Mike Shayne mystery magazineNovembre 1973

Après 1965, aux USA, la mode est passée, et la formule ne se survit plus, à titre nostalgique, que sur quelques couvertures répétitives de la revue Mike Shayne mystery magazine [2].


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Une exception indémodable

Seul domaine où le flingue au premier degré n’a pas pris une ride : celui des super-héroïnes.

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1998 Starman 44 Reprise de Phantom Lady 1943 clash over the streets of Opal City1998, Prairie Witch dans Starman Episode 44 (Reprise de la BD Phantom Lady de 1943) 2012 Wonder Woman 8 cover by Cliff Chiang2012, Wonder Woman Episode 8, couverture de Cliff Chiang

2008 octobre Masha Novoselova Numero N°97 France photo Miles Aldridge2008, Masha Novoselova Magazine « Numéro » N°97, photo Miles Aldridge



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Références :

3 Flingueuses de face : l’âge du second degré

8 novembre 2021

Le flingue parodique : 1964-70

Au milieu des années 60, la tueuse au regard d’acier n’est plus prise au sérieux. La formule va trouver un nouveau souffle dans une forme de second degré où le pistolet oscille entre deux extrêmes :

  • un accessoire glamour (en complément des ongles et du fume-cigarettes) ;
  • un marqueur féministe (dérision de la virilité).

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1964 Audrey Hepburn photo Bob Willoughby à l'occasion du fim Paris When it Sizzles1964, Audrey Hepburn, photo Bob Willoughby à l’occasion du film « Paris When it Sizzles »

Cette comédie peut être considéré comme l’anthologie des contre-emplois du pistolet :

  • bâton de rouge à lèvres inversé…



1964 Audrey Hepburn film Paris When it Sizzles C

  • briquet…



1964 Audrey Hepburn film Paris When it Sizzles B

  • jouet de gamine.


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1965 cine viva maria affiche1965, affiche de Viva Maria

A l’époque, tout le monde ne voit pas que le trépied de la mitrailleuse et les deux figures jumelées évoquent les initiales du titre, V et M. Mais tout le monde comprend bien que, sous couvert d’une révolution d’opérette, le film titille le sujet principal de l’époque, la révolution sexuelle : à savoir QUI presse la gâchette.


1973 les-petroleuses 1973 les-petroleuses-polish-movie-posterAffiche polonaise

1973, Les Pétroleuses, 

Huit ans plus tard, pour cet autre western parodique, en France l’affaire est pliée : le seul sujet est le combat de stars. Seule une lointaine affiche polonaise prend encore au sérieux le combat des sexes.

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1962 affiche DrNo B 1962 affiche DrNo

1962, Affiches pour Dr No

Dès le premier film s’établit le principe des affiches de James Bond : de face ou de biais, c’est toujours Sean Connery qui tient le gun, il tire quand (et qui) il veut.


1981 soloojos

1981, Affiche For your eyes only

Le caractère puissament phallique de la posture n’échappe à personne, même si les afficistes mettront un certain temps à l’assumer.


1965 nov Playboy

Playboy, couverture de novembre 1965

Dès 1965  Playboy inverse le propos, dans cette couverture fracassante pour l’époque.


1966 Anna Karina in Made in USA A 1966 Anna Karina in Made in USA BAffiche danoise

1966, Anna Karina dans « Made in USA »de Godard

L’année d’après, Godard prétend détourner (et retourner) l’image de la tueuse au pistolet, dans un film qui nous apparaît maintenant comme une autodérision involontaire.


1966 Monica Vitti dans Modesty Blaise 2 1966 Monica Vitti dans Modesty Blaise

1966, Monica Vitti dans Modesty Blaise

La même année, Joseph Losey tente, sans grand lendemain, de lancer un James Bond alternatif en adaptant l’héroïne de BD Modesty Blaise.


1967 CASINO-ROYALE DALIAH-LAVI-SIGNED -La « Nouvelle Arme Secrète » (Daliah Lavi)
1967 CASINO-ROYALE Barbara BouchetMarie-Minette (Barbara Bouchet)

1967, Casino Royale

L’espionne au canon d’acier caricature, au féminin, la charte graphique et symbolique de James Bond.


1967. Sheila dans le film Bang Bang Salut les Copains n°54Salut les Copains n°54 1967. Sheila dans le film Bang BangPochette de la chanson « Bang Bang »

1967, Sheila dans le film « Bang Bang »

1967, année parodique : le scénario prétexte une formation de détective en Angleterre pour montrer Sheila à la mitraillette, et surfer sur sa chanson éponyme qui, en 1966, adaptait la chanson de Cher.


1967 Bang bang kid1967, Bang Bang Kid

L’Italie reprend le « Bang bang » à la mode spaghetti.


1968 Barbarella Photo signee Jane Fonda1968, Barbarella, Photo signée Jane Fonda

La candide Barbarella, n’ayant connu l’amour sur Terre que par des pilules, est projetée sur une planète régressive pleine de canons hypertrophiés.


John Steed (Patrick Mac Nee) et Tara King (Linda Thorson) Saison 6 1968-69John Steed (Patrick Mac Nee) et Tara King (Linda Thorson) « Chapeau melon et bottes de cuir » Saison 6, 1968-69

Le principe de la série « The avengers » – dont on voit ici la révélation – est de substituer au substitut phallique américain son équivalent british.


Emma Peel (Diana Rigg) dans Chapeau melon et bottes de cuir A Emma Peel (Diana Rigg) dans Chapeau melon et bottes de cuir B

Aussi même les filles évitent le gun : soit elles se servent de leurs mains nues, soit elles tirent dans les coins avec des engins improbables.



Emma Peel (Diana Rigg) dans Chapeau melon et bottes de cuirLorsque Miss Peel finit par prendre la célèbre pose, c’est avec un sourire ironique.

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A rebours de cette déferlante humoristique, quelques séries ou films continuent d’exploiter au premier degré l’image de la flingueuse.

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1964 Senta Berger dans The Double Affair episode de The man from UNCLEPhoto de presse 1964 Senta Berger dans The Double Affair episode de The man from UNCLE bisScène finale

1964, Senta Berger dans « The Double Affair », épisode de la série TV « The man from UNCLE »

Comme souvent, la photo de presse condense deux moments de l’histoire : la séduction initiale par l’espionne en foulard, et sa réhabilitation terminale lorsqu’elle abat le double maléfique.


1966 Senta Berger Cast a giant shadow1966, Senta Berger dans « Cast a giant shadow » 1969 Senta Berger Les etrangers1969, Senta Berger dans « Les étrangers »

Revue en 1966 comme soldate de la Hagannah experte en mitraillette, Senta Berger capitalise une troisième fois sur son image de flingueuse, dans un polar qui a laissé peu de traces.



Le flingue esthétique : depuis 1970

Ayant perdu toute valeur émoustillante ou subversive , le flingue est devenu un accessoire de la féminité, à peine moins banal qu’un pantalon.

1969 Terry O'Neill The transformation of Barbara Parkins (2) 1969 Terry O'Neill The transformation of Barbara Parkins

1969, Terry O’Neill, clichés de Barbara Parkins

Ici, il compense agréablement son absence…



1972 Couverture de Men1972, Couverture de Men

Là, c’est le blouson qu’il remplace.



2012 girl-pointing-gun-giuseppe-cristiano2012, Girl pointing gun, dessin de Giuseppe Cristiano

A la fin, il remplace à peu près tout.


Dirty Harry 19711971, Clint Eastwood dans Dirty Harry Dirty Harry 1983 pop art by Malcolm Smith Go Ahead Make My Day Vas-y, allez Fais-moi plaisir1983, « Go Ahead, Make My Day » par Malcolm Smith

L’oeuvre pop art combine deux moments-culte de l’inspecteur Harry : la scène de 1971 (film Dirty Harry) et la réplique de 1983 «Vas-y, fais-moi plaisir » ( film Sudden Impact). Le détournement se limite à inverser le sexe et la direction de tir.


Dirty Harry 1973 Clint Eastwood dans Magnum Force (Warner Brothers,)1973, Clint Eastwood dans « Magnum Force » 1974 Sondra Currie dans Policewomen1974, Sondra Currie dans Policewomen

Dans la même veine, la transition de sexe est opérée dès l’année suivante…


Dirty Harry 1973 Clint Eastwood dans Magnum Force (Warner Brothers,) Dirty Harry 2013 (avant) collageAvant 2013, collage anonyme

…et terminée par ce collage qui réussit une véritable performance : subvertir à nouveau une image déjà subvertie par une bonne dose d’autodérision (ou d’hypertrophie virile, comme on préfère).


Jose Luiz Benicio 0 Giselle Montfort, l'espion nu Jose Luiz Benicio 1
Jose Luiz Benicio 3 Jose Luiz Benicio 4
Jose Luiz Benicio 5 Jose Luiz Benicio 6
Jose Luiz Benicio 7 Jose Luiz Benicio 8

José Luiz Benicio da Fonseca

Terminons par un maître du flingue chic, le roi des pin-up brésiliennes depuis les années 1960. A noter a contrario qu’il n’existe aucune pinup US braquant son pistolet sur le spectateur (c’est un pays où on ne rigole pas avec la gaudriole).



Le flingue revisité

De loin en loin, une oeuvre magistrale réussit à donner un coup de fouet au vieux cliché.

1980 Gena Rowlands in Gloria B1980, Gena Rowlands dans Gloria, de Cassevettes

Une call-girl sans enfant devient la protectrice d’un enfant qu’on lui a confié. Le flingue offensif de la femme fatale se retourne, comme un gant, en arme défensive de la mère de substitution.


1980 Gena Rowlands in Gloria1980, Gloria 2010 Drive-By Truckers - Sasquatch Concert Poster by Joanna Wecht2010, Affiche pour le concert Drive-By Truckers au Sasquatch, collage de Joanna Wecht.

Icône à son tour revisitée par l’artiste féministe Joanna Wecht.

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1979 Cynthia Wood Apocalyse Now1979, Apocalyse Now, Francis Ford Coppola

La vraie playmate Cynthia Wood rejoue en 1979 le rôle de la playmate Jo Collins, partie au Vietnam en 1965 pour offrir à un soldat méritant un abonnement à vie à Playboy . Du point de vue qui nous occupe, on pourrait dire que notre même retourne se ressourcer à l’époque de sa force naïve.

Il en résulte cette superbe image où les fantasmes américains (le lapin coquin, la cowgirl, le couple squaw-tunique bleu) déboulent en hélicoptère au beau milieu du Réel.



1979 Cynthia Wood Apocalyse Now
Les pistolets finissent par imiter les pales, démonstration visuelle de l’équivalence entre « tirer un coup » et « s’envoyer en l’air ».

Dürer et son chardon

28 octobre 2021

Le chardon, qui apparaît dans plusieurs oeuvres de jeunesse de Dürer, constitue clairement un emblème personnel, mais dont le sens reste controversé. Cet article fait le point sur la question.



L’autoportrait de 1493

Durer autoportait 1493 LouvreAutoportrait,Dürer, 1493, Louvre

Cette oeuvre est considérée comme le tout premier autoportrait revendiqué de la peinture occidentale (dans les quelques exemples antérieurs, les peintres se dissimulaient à l’intérieur d’une foule). Cette oeuvre marque aussi la première apparition incontestable du chardon chez Dürer , et de manière ô combien cruciale, puisqu’il est l’attribut principal du personnage, qui le tient bizarrement par les deux mains.

L’autre point crucial est l‘inscription du haut, ambigüe à souhait . Littéralement :

Mon affaire va
Comme c’est là haut.

My sach die gat
Als es oben schtat

Toute bonne interprétation se doit d’expliquer ces deux points.


Le chardon : un attribut rarissime

Hans Schaufelein the Elder 1504 Indianapolis+Museum+of+ArtHans Schäufelein l’Aîné, 1504, Indianapolis Museum of Art

La difficulté de l’interprétation du chardon tient à la quasi-absence d’éléments de comparaison : le seul exemple de portrait avec cet attribut a été peint onze ans plus tard par un élève de Dürer, qui s’en inspire ostensiblement.


 

Utrecht Um1445_BildnisMannMitAkelei_WRM_0882__c__Wallraf_RichartzPortrait d’un homme tenant une ancolie (Achilleia), Utrecht, vers 1445

Walter Rotkirchen von 1479 copie de 1624 Wallraf-Richartz-MuseumPortrait de Walter Rotkirchen en 1479 tenant un chardon et une ancolie (copie de 1624), attribué au Meister des Bartholomäus-Altars, Wallraf Richartz Museum, Cologne

Le seul antécédent connu s’en éloigne très sensiblement. Walter Rotkirchen porte deux fleurs bleues, un chardon et ce qui semble être une ancolie, qui ont été diversement interprétées (l’ancolie peut être lue comme symbole de la Mélancolie, de la Folie, du Saint Esprit, du Christ, ou de l’amoureux) . Comme l’inscription mentionne que Rotkirchen revenait d’un pèlerinage à Jérusalem, Sainte Catherine et Rome, il est possible que ses trois attributs (rosaire, chardon, ancolie) renvoient à ces voyages.


La théorie du chardon christique

En 1805, Goethe a identifié le chardon comme étant de l’Eryngium. Un de ses noms vernaculaires étant Kreuzdistel (chardon-croix), Ludwig Grote (1965) et Anzelewsky (1971) ont proposé qu’il symbolise les souffrances du Christ. L’inscription signifierait alors : « Ma vie sera comme il est écrit là haut », et exprimerait la soumission du jeune Dürer à la volonté divine.


Durer autoportait 1500 Alte Pinakothek MunichAutoportrait, Dürer, 1500, Alte Pinakothek, Münich

Valide pour l’autoportrait quelque peu mégalomaniaque de 1500 (« Moi, Albrecht Dürer de Nuremberg me dépeint dans des couleurs éternelles âgés de 28 ans », une telle identification christique paraît étonnante chez le jeune artiste de 22 ans, si doué ou torturé soit-il.


La théorie du chardon aphrodisiaque

Les érudits ont déterré dans Pline un passage croustillant concernant l’eryngium :

« La racine, dit-on, a la figure des parties naturelles de l’homme ou de la femme; elle est rare: si un homme trouve celle qui représente les parties mâles, cela le fait aimer; et telle fut la cause de la passion de Sapho pour Phaon de Lesbos. » Pline, Histoire naturelle, Livre 22, VIIII

D’où l’idée largement partagée que l’autoportrait a quelque chose à voir avec l’amour.

Si le côté lubrique de la racine déplaît, on peut se rabattre, comme Goethe, sur un autre nom vernaculaire de l’Eryngium, Männertreu, qui signifie « fidélité du mari ».

A l’inverse, comme J.Koerner [2], on peut voir dans l‘homosexualité supposée de Dürer la source des réticences que semble exprimer ce portrait (le motto résigné, le chardon aphrodisiaque).

Le problème de ces interprétations est que la partie aphrodisiaque de l’Eryngium est, comme Pline le précise bien, non pas sa fleur mais sa racine.


La théorie du portrait de fiançailles

Le portrait n’a pas été peint sur bois, comme c’était l’usage, mais à l’huile sur parchemin, ce qui le rendait plus facile à envoyer de Strasbourg à Nuremberg. Nous serions donc en présence, non pas du premier autoportrait d’un artiste, mais du portrait d’un fiancé qui se trouve par ailleurs être peintre.

Les habits luxueux, destinés à montre le promis sous son meilleur jour, plaident en faveur d’un portrait destiné à plaire à sa fiancée et à sa famille.

Reste à expliquer l’inscription énigmatique. En 1493, Dürer voyageait dans le Rhin supérieur tandis que son père, à Nüremberg, arrangeait son mariage avec Agnès Frey, qui aura lieu en 1494. « Ma vie sera comme il est (écrit) en haut » signifierait la soumission à la volonté du père, et l’acceptation d’un mariage quelque peu forcé.


La théorie de Shira Brisman : un autoportrait métaphysique

Illustration Brisman

Yringus (Eryngium, Mannestreu),

Gaerde der suntheit (Hortus sanitatis), Chapitre 533, 1492 Nüremberg, Germanisches Nationalmuseum Bibliothek,Inc.4 143038

Ynguirialis (Aster Atticus, Sternkraut),

Gart der Gesundheit, Chapitre 431, 1485, Nüremberg, Germanisches Nationalmuseum Bibliothek,Inc.4 86415

Dans un article très fouillé [1], Shira Brisman a prouvé, en explorant les flores de l’époque, que la plante dessinée par Dürer n’aurait pas été identifiée comme un Yringus mais comme un Ynguirialis (les flores n’inverseront la dénomination qu’en 1530).

Cette découverte remet en cause toutes les interprétations précédentes : exit le chardon-croix, la plante aphrodisiaque de Pline, et le chardon « fidélité de l’homme » : Dürer aurait nommé cette plante un Sternkraut, une « herbe-étoile ».


albrecht_duerer_self_portrait_sick 1512-13 Kunsthalle BremeAutoportrait en homme malade, Dürer, 1512-13, Kunsthalle, Breme

Les indications médicinales de la plante sont variées : brûlures d’estomac, inflammations oculaires ou inguinales, ulcères, douleurs de l’accouchement, épilepsie, morsures venimeuses, sciatique. On connait bien un autoportrait très postérieur de Dürer se plaignant d’une douleur au côté, mais il est difficile se supposer qu’à vingt deux ans, dans ce tout premier autoportrait, Dürer aurait voulu indiquer qu’il souffrait d’un problème de santé.

Shira Brisman a trouvé dans le Hortus Sanitatatis une raison, non médicale, mais poétique, que Dürer aurait pu lire dans la traduction allemande (1485) :

« Cette plante brille dans la nuit comme les étoiles dans le ciel et brille si fort que les hommes croient qu’ils ont vu un fantôme ou un diable. »

Mais l’idée-clé de Shira Brisman est que cette herbe-étoile doit être mise en corrélation avec l’inscription : « mes affaires vont selon ce qui est (écrit) en haut ».

« Mon propre sentiment, déduit du lien, dans l’autoportrait de Dürer, du Sternkraut avec l’inscription, ainsi que de sa place dans d’autres oeuvres, est que la plante était pour lui une image du destin, de ce qui est écrit. Sa présence suggère qu’il existe, là-haut, la connaissance de l’issue de la vie. » ([1], p 204)



Durer autoportait 1493 Louvre mains
Shira Brisman conclut avec finesse que représenter ses deux mains, dans un autoportrait, constituait pour le jeune artiste un morceau de bravoure, à tout le moins un sujet légitime de fierté. Mais aussi, plus profondément, la revendication d’une inspiration supérieure.

« En convoquant main gauche et main droite pour attirer l’attention sur le Sternkraut, il se positionne comme n’étant pas l’auteur de l’oeuvre… Montrer ses deux mains équivaut à « pas fait de main d’homme ». Ainsi, Dürer renonce momentanément (et, bien sûr, de manière fictive dans le contexte de l’autoportrait) à son statut d’auteur, au profit des puissances d’en haut.
Les sommités fleuries des bractées en forme d’étoile sont dessinées avec une précision supérieure à toutes les études botaniques dans les flores de son époque. Après ce rendu méticuleux, la tige de la plante plonge, guide notre œil vers le bas de l’image, d’où il remonte le long de la tige du Sternkraut, courbée par la main gauche de Dürer. C’est une fioriture picturale, un geste délibéré qui oriente toute la composition vers l’horizon supérieur, plutôt que sur la bande inférieure de l’image. C’est cette courbure abrupte de la tige qui donne la signification de la peinture. Dürer a été placé sur terre pour étudier la physionomie de la nature. Plus il s’immerge dans le détail, plus il regarde vers les hauteurs et s’émerveille des cieux et de leurs étoiles savantes. »


Remise en question du portrait de fiançailles

La découverte de Shira Brisman nous oblige à réviser tout ce que nous pensions avoir compris de la peinture : si le chardon n’est pas aphrodisiaque et si l’inscription a une portée essentiellement métaphysique, quels arguments subsistent en faveur d’un portrait de fiançailles ?

Dürer avait-il vraiment besoin d’envoyer son portait aux Frey, qui le connaissaient depuis l’enfance ? (Frey père était un artisan réputé de fontaines d’intérieur et Dürer père était orfèvre). De plus les vêtements luxueux semblent pour le moins déplacés dans un contexte bourgeois. Comme le note Andrea Bubenik [3] :

« De toute évidence, Dürer se considérait comme étant au-dessus de la disposition du conseil de Nuremberg qui stipulait que « désormais aucun homme, citoyen ou habitant de cette ville, à l’exception des docteurs de la loi et des chevaliers, ne portera dans aucune partie de son vêtement des ficelles, des bordures ou de la dentelle, entièrement ou partiellement en or. » D’autres règlements décrivaient les chemises de fantaisie comme une preuve d’extravagance, et stipulaient qu’aucune veste ne devait être coupée trop profondément ou laissée ouverte. Les vêtements de Dürer dans cet autoportrait auraient été considérés comme inappropriés à sa position sociale, davantage façonnés selon la mode de la noblesse et de la société de cour que selon sa profession d’artiste. »


Michael Wolgemut. Mann mit Nelke. 1486 Detroit Institute of ArtsJeune homme à l’oeillet
Michael Wolgemut, 1486, Detroit Institute of Arts.

Dans les portraits habituels de fiançailles, un jeune homme sérieux offre un oeillet, comme on le voit dans ce tableau de Wolgemut, le maître de Dürer à Nuremberg. A noter le bonnet noir à franges, complètement ridiculisé par le rouge écarlate et les franges explosives de celui de Dürer. Détail intéressant : de part et d’autre de la date, les initiales L et HZ, probablement celles du jeune fiancé.



Durer autoportait 1493 Louvre detail motto
Dürer aurait pu avoir la même idée en dissimulant ses propres initiales, AD, dans la forme étrange de la lettre M au tout début du motto (il n’inventera son célèbre monogramme qu’en 1495).


Durer autoportait copie LeipzigCopie de l’autoportrait de 1493
Leipzig, Museum der Bildenden Künste

L’existence d’une copie ancienne et très précise sur panneau (moins la date et le motto) montrent l’importance qui a été accordée très tôt au portrait, en dehors du cercle familial et d’un éventuel contexte de fiançailles. L’omission du motto montre qu’il n’était pas essentiel (ou bien que sa signification était, déjà à l’époque, jugées trop obscure) : reste le portrait admirable d’un jeune homme flamboyant.


Un autoportrait en star (SCOOP !)

Albrecht_durer_heavenly_body_in_the_night_skyVerso du Saint Jérôme au désert,
Dürer, peint à Venise vers 1494, National Gallery, Londres

Le 7 novembre 1492 (soit très peu de temps avant notre autoportrait), Dürer avait assisté à un événement marquant : la chute de la météorite d’Ensisheim. C’est très probablement ce qu’il a voulu peindre ici, au verso d’un autre panneau.

Notre inscription énigmatique – « Mes affaires vont selon ce qui est là haut » pourrait bien être en rapport avec cet événement récent, dans lequel Dürer avait pu voir un signe personnel du destin.

De plus, l’inscription voisine avec l’« étoile rouge » du bonnet à franges, qui n’a guère attiré jusqu’ici l’oeil des commentateurs.


Meister des Amsterdamer Kabinetts 1480-85 Liebespaar Herzogliches Museum GothaLes amoureux de Gotha
Maître du Livre de Raison, 1480-85, Herzogliches Museum, Gotha

On voit, dans cette scène galante (voir 1-3a Couples germaniques atypiques) une amoureuse tenant d’une main une fleur rouge qu’elle a cueillie sur la couronne de son amant, et de l’autre passant autour des franges du bonnet rouge un anneau de résille dorée.


Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportait, Dürer, 1498, Prado, Madrid

Dans cet autoportrait en homme marié, Dürer prend soin de montrer nouées les franges de son béret : il est très probable que cette ligature était comprise à l’époque comme un symbole d’engagement.

Il est temps de rassembler tout ce que nous venons de remarquer sur notre supposé portrait de fiançailles :

  • à la place de l’oeillet traditionnel, Dürer tient dans sa main un chardon en forme d’étoile ;
  • l’équivalent de l’oeillet, le pompon rouge, il l’a placé crânement sur sa tête, à côté de l’inscription « mes affaires, c’est en haut qu’elles se tiennent » ;
  • la frange n’est pas ligaturée comme celle d’un homme engagé, mais expansive, comme celle d’un homme libre.

Sarah Brisman a montré que deux éléments du tableau, le Sternkraut et l’inscription, renvoient au thème de l’étoile : nous pouvons maintenant en rajouter un troisième, l’explosion rouge du pompon au dessus de la tête de Dürer, comme la météorite d’Ensisheim.

Durer autoportait 1493 Louvre detail beret

« Je suis né coiffé par les astres«  tel pourrait être le sous-titre de cet anti-portrait de fiançailles : l’affirmation orgueilleuse d’une singularité hors du commun, d’un destin de star.



L’Homme de Douleurs (1492-93)


Le Christ comme Homme de Douleurs
Dürer, 1492-93, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Dans une iconographie très originale, le sarcophage tâché du sang du Christ, au recto, se prolonge au verso en un faux-marbre aux mêmes couleurs, sorte de relique virtuelle.



durer 1492-93 chritus-auf-dem-kalten-stein_karlsruhe detail
Incisés dans le fond d’or, on distingue un hibou effaré attaquée par deux oiseaux, encadré par deux chardons.

L’association d’idée entre les chardons et les épines de la couronne est à la fois visuelle et biblique :

« il (le sol) te produira des épines et des chardons, et tu mangeras l’herbe des champs ». Genèse 3,18

Le motif du hibou ou de la chouette attaqué par des oiseaux a pour origine plusieurs techniques de chasse, où l’oiseau prisonnier sert d’appât, en étant attaqué par des oiseaux plus petits [3a]. Comme l’a montré J.E. von Borries [3b], le hibou harcelé n’a pas de valeur péjorative, bien au contraire : il est l’image du Christ persécuté.


Stundenbuch der Sophia von Bylant, Wallraf-Richartz-Museum (c) Rheinisches Bildarchiv Koln p 102Couronnement d’épines
Meister des Bartholomäus-Altars, vers 1475, Stundenbuch der Sophia von Bylant, Wallraf-Richartz-Museum (c) Rheinisches Bildarchiv Köln p 102

Vingt ans avant, on le trouve dans la bordure inférieure de cette miniature, en compagnie d’autres créatures souffrantes : mouton désossé par l’aigle, homme emporté par un centaure, coq étranglé par un renard, oeufs gobés par une fouine, oiseau dévoré par une échassier.

« Cette interprétation est étayée par une mention de la Concordantia caritatis, qui compare la chouette aveuglée par le jour et attaquée par d’autres oiseaux, avec le Christ impuissant devant Pilate, ou avec le Christ du Couronnement d’épines. Dans ce contexte, la chouette harcelée par les oiseaux est un éloge de la Folie, Folie aux yeux du monde mais Sagesse à ceux de Dieu, emblème de l’innocente et irrévocable incapacité de l’Homme à la connaissance. » Antje Wittstock [3c]


A noter que Dürer reprendra à deux reprises, la même année 1515, le thème du hibou persécuté (cette fois sans allusion christique et sans chardon) :


Durer 1515 Livre de Prieres de l'Empereur Maximilien Bordure de l'Annonciation, p 73
Dürer, 1515, Livre de Prières de l’Empereur Maximilien, Bordure de l’Annonciation, p 73

  • …comme décoration marginale dans le Livre de Prières de l’Empereur Maximilien ;


Durer 1515_Die_Eule_im_Kampf_mit_anderen_VogelnDürer, 1515

…comme sujet principal de cette gravure, dont le titre est :

Du hibou, tous les oiseaux sont envieux et chagrins

Der Eulen seyndt alle Vögel neydig und gram

Le poème en dessous présente le hibou comme une personne irréprochable, attaquée et persécutée à tort. Les oiseaux qui s’en prennent à lui sont en définitive la proie du Diable, l’oiseleur qui utilise le hibou comme appât.



durer 1492-93 chritus-auf-dem-kalten-stein_karlsruhe detail

La valeur indubitablement christique du chardon dans l’Homme de Douleurs de 1493 ne contredit pas, mais complète, son autre signification pour Dürer : de même que l’ogive dorée constitue un commentaire sur la Souffrance, les deux « Sternkraut » dans les coins sont une forme de commentaire du commentaire : cette Souffrance est un destin, elle était « écrite là-haut ».



Le blason de l’homme au poêle (1493-95)

Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen RotterdamBlason avec un homme derrière un poêle
Attribué à Dürer 1493-95, dessin, Musée Boymans-van Beuningen, Rotterdam

L’attribution de ce dessin a Dürer a été contestée, et sa signification reste obscure. Un jeune homme est assis derrière un poêle en faïence, une paire de soufflets près de l’oreille, sous le texte « Frieze oho » (« Quelle chaleur ! »). L’oiseau caricatural posé sur le casque est soit un héron, soit un pélican : ce dernier symbolise la folie ou l’imprudence dans les hiéroglyphes d’Horapollon (mais le livre ne sera édité qu’en 1503, et illustré par Dürer seulement en 1512). La partie centrale du blason a été diversement interprétée, comme une caricature de l’acedia (la paresse) et/ou de l’alchimie (le pélican pouvant désigner un type de vase, voir 7.4 La Machine Alchimique).


Pour ce qui nous intéresse ici, un chardon est figuré en bas du flanc gauche, au dessous d’une autre plante à fleurs et à vrilles qui ressemble à de la bryone [4].


Une pure décoration ? (SCOOP !)

Durer 1500 Blason avec coq et lionBlason avec coq et lion, Dürer, 1500

Ces deux herbes réalistes contrastent avec la grande masse végétale du flanc droit, des feuilles de choux purement décoratives, telles qu’elles apparaîtront un peu plus tard, par exemple, dans le Blason avec coq et lion [5].



Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen Rotterdam schema
On peut ainsi noter une certaine analogie formelle entre les trois plantes, plus le casque, et les quatre parties de l’oiseau : le chardon, avec ses piques, évoquant les pattes griffues.


Une caricature médicinale ? (SCOOP !)

Bryonia racineRacine de bryone, site hippocratekepos.fr [6]

La bryone a pour particularité d’avoir une racine à la forme humanoïde, quelquefois vendue pour contrefaire la racine de mandragore. Extrêmement toxique, elle a valu à la plante le nom de navet-du-diable.

Si Dürer avait par ailleurs entendu parler de la racine phalloïde de certains chardons, il a pu vouloir composer, à gauche, un bouquet humoristique de deux plantes aphrodisiaques : l’homme qui cuit derrière le poêle (Quelle chaleur !) pourrait alors être celui qui compte sur ces substances

Durer 1493-95 Coat of arms with a man behind the stove Museum Boymans-van Beuningen Rotterdam detail

…à l’image de la cheminée dressée devant son bas-ventre.


Des allusions perdues

Tout ceci ne nous avance guère quant à la signification du chardon pour Dürer, d’autant moins que l’authenticité du dessin est contestée. Faute de connaître le contexte, il est probable que les allusions de ces armoiries « pour rire » sont pour nous à tout jamais perdues.



Le Ravisseur (1495)

Durer-1495-The-ravisher-METLe ravisseur, Dürer, 1495

La nouvelle interprétation de Sarah Brisman marche ici parfaitement :

Dans le cas du Ravisseur, « où la plante apparaît près de la tête de la femme, la notion auparavant soutenue que l’Eryngium connote la puissance sexuelle masculine fait sens dans le sujet de l’image : une jeune fille qui lutte pour s’éloigner d’un homme âgé et nu qui la caresse (très probablement une personnification de la mort). Il y a sûrement de la luxure ici. Mais ce que la présence du Sternkraut fait émerger est une image plus sombre. Tirée par la mort, la femme s’accroche à un rondin pour sauver sa vie. L’image la montre dans cet entre-deux, mais la plante en forme d’étoile près de sa tête nous dit que ni tirer ni pousser ne l’aidera. La fin a été écrite. Le parchemin vierge au-dessus de sa tête laisse entendre qu’il y a bien un destin à lire, que l’image refuse d’expliciter. » ([1], p 205).



La Petite Fortune (1495-97)

Durer La petite fortune 1496La Petite Fortune, Dürer, 1496

Toujours dans la foulée de l’eryingium aphrodisiaque, Panofsky avait interprété sa présence ici dans le sens restrictif de « chanceux en amour ».

A nouveau, l’interprétation de Sarah Brisman ([1], p 205) colle bien. En débarrassant la gravure de toute connotation amoureuse, elle lui restitue un sens plus général : la Fortune compense l’instabilité sous ses pieds par le bâton sur lequel elle prend appui ; et, dans la même main, le chardon-étoile proclame que, malgré l’inconstance apparente, le destin est fixé par les astres.



Le diptyque Fürleger (1497)

 

portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-loose-hair Stadel Museum francfortAux cheveux dénoués, Städel Museum, Francfort portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Gemaldegalerie BerlinAux cheveux tressés, Gemäldegalerie, Berlin

Portrait d’une jeune femme de la famille Fürleger, Dürer, 1497

Jusqu’à leur séparation en 1849, les portraits étaient présentés en diptyque. La présence des armoiries Fürleger laissait penser qu’il s’agissait soit de deux soeurs, soit de la même femme (Katherina Fürleger) dans deux attitudes différentes : pour Panofsky par exemple, Dürer aurait représenté Katerina selon deux symboliques opposées : Chasteté et Volupté [6a].
[6a].


L’énigme des modèles

Les recherches historiques n’ont pas permis de trouver une Katherina Fürleger, ni deux soeurs de cette famille très connue de Nuremberg, à la date de 1497 mentionnée sur les deux panneaux. De plus on s’est aperçu que les écus des Fürleger avaient été rajoutés ultérieurement, au début du XVIIe. A noter que les armes des Fürleger avaient deux formes : avec une croix inversée au centre, pour les ecclésiastiques de la famille ; avec un lys pour les autres ([8], p 38). Celui qui a fait rajouter les deux types d’écus (à la croix et au lys) dans les deux portraits était donc bien conscient de leur contraste d’ambiance, religieuse d’un côté et profane de l’autre.


Un diptyque atypique

Les deux tableaux ont en commun une technique particulière à certains portraits de l’époque : ils sont peints à l’aquarelle sur un tissu fin de soie ou de lin.

L’idée qu’ils aient été destinés à être accrochés en diptyque se heurte à l’absence de tout élément commun, et à la présence unilatérale du parapet et de la fenêtre : au lieu d’unifier les deux panneaux (comme c’était le cas dans les très appréciés diptyques flamands ), le décor casse ici toute notion d’un espace continu.


Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportrait, Dürer, 1498, Prado Durer (d apres) 1497 Portrait de son pere National GalleryPortrait de son père, copie d’après Dürer, 1497, National Gallery

Il existe cependant un autre exemple de diptyque de la même période affichant exactement les mêmes « anomalies » : bien que le portrait du père, sur fond neutre, ne soit pas un original, les deux tableaux ont été offerts ensemble en 1636 au roi Charles I par les bourgeois de Nuremberg [7] . Une anomalie supplémentaire est que, par déférence, le père devrait se trouver à la place héraldiquement supérieure, à gauche.

Se basant sur ce « dyptique » père-fils, Bodo Brinkmann a proposé en 2006 [8] que l’autre diptyque présente lui aussi des portraits privés de la famille Dürer, ce qui expliquerait qu’il s’affranchisse si ouvertement des conventions habituelles. Parmi les sept soeurs de Dürer, Agnès, qui avait 18 ans en 1497, serait la modèle de la coquette de Berlin. La fille pieuse serait Katharina, 15 ans. La différence d’attitude :

  • cheveux dénoués, en prière dans l’intimité d’une chambre,
  • coiffure de femme mariée ou en âge de l’être, en représentation près d’une fenêtre,

serait simplement le reflet de la différence d’âge.



portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail portailAux cheveux tressés, copie de Leipzig (détail)

Un indice supplémentaire vient à l’esprit : le portail très insolite pourrait simplement être une allusion à l’arme parlante des Dürer : la porte (Tür) (voir 6.2 Devinettes acrobatiques).

Du coup, la notion des deux diptyques s’estompe : Dürer se serait lancé en 1497-98 dans une série de portraits de famille, chacun dans son arrière-plan privilégié : sur fond montagneux pour Albrecht le voyageur, sur fond de ville pour Agnès qui faisait son entrée dans le monde, sur fond neutre pour ceux qui restent à la maison : le vieillard et l’adolescente. Les quatre tableaux subsistant ou réalisés de la série auraient été montés en diptyque par la suite, au gré des achats ou donations.

Quoiqu’il en soit, nous allons ici nous concentrer sur un seul panneau, celui qui intéresse notre sujet.


Le panneau au chardon

portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig propheteCopie, Museum der bildenden Kunste, Leipzig

Très détérioré par les nettoyages successifs, le tableau doit être étudié à partir de cette copie ancienne (on a cru longtemps que c’était l’original).



portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail encolureLe copiste a reproduit à l’identique les deux énigmatiques séries de lettres de l’encolure, jamais expliquées (KTATDTDTETWT / KAE) : faute de mieux, on suppose que ce sont les initiales d’une devise.


portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig prophete portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail panonceau

Le prophète tenant un livre avec le monogramme AD a totalement disparu dans l’original, et le panonceau illisible est ici conservé  : 

Voici comment j’étais à l’âge de dix huit ans

“Also pin ich gestalt In achcehe[n] jor altt.”


portrait-of-young-woman-called-katherina-furleger-with-Her Hair Done Up Museum der bildenden Kunste Leipzig detail mains Durer autoportait 1493 Louvre mains

Le geste des mains est bien moins sophistiqué que celui de l’autoportrait. A la tige de Sternkraut s’ajoutent maintenant deux tiges d’armoise.


Les deux tiges d’Artemisia (SCOOP !)

On peut écarter d’emblée la possibilité que ce soit le prénom de la jeune fille : pourquoi dans ce cas avoir rajouté le chardon ?

Le nom vernaculaire de l’armoise, Beifuss, ne nous avance pas : le mot provient du moyen haut allemand bivous (vuoz = pied), et semble lié à la croyance qu’un brin d’armoise passé au pied évitait la fatigue du voyageur. Que Beifuss ait été le nom de famille de la jeune fille se heurte au même argument : la présence du chardon.

Reste la valeur médicinale de l’armoise :

« Sa decoction beue appaise et oste les causes des maladies des femmes. Elle fait fluyr et provocque les fleurs et menstrues d’icelles. Elle attire les secundines (ce sont les petites pellicules qui viennent avec l’enfant quand il naist). Elle laisse yssir et expelle les enfans mors du ventre de leurs meres. Elle espart et amollist la durté et constrictions de la matris et aussi toutes les enfleures. Quand elle est prinse et beue, elle derompt et despiece les pierres qui viennent en la vecie et si provocque l’urine et faict pisser. L’herbe mesme broyee et mise sur le nombril de la femme faict fluyr les fleurs et menstrues  » Ortus sanitatis translate de latin en françois, 1501, page XXIVr

L’amoise est clairement un médicament féminin : il est donc très possible que la jeune femme du tableau soit enceinte, et que l’armoise qu’elle tient ait une valeur propitiatoire en vue de son accouchement.

Comme on ne sait rien sur Agnès Dürer mis à part sa date de naissance [9], il est impossible de vérifier si elle aurait pu être enceinte en 1497.


Le chardon et le prophète (SCOOP !)

Sarah Brisman n’a pas étudié ce tableau : il est vrai qu’à première vue, il semble constituer une difficulté quand à sa théorie que le Sternkraut est un emblème intime de Dürer :

« Etant donné la rareté des cas où le chardon… peut être localisé dans les images d’autres artistes, nous devons conclure que le Sternkraut n’avait guère de valeur symbolique dans un code partagé entre artistes comme, par exemple, le lys de la Vierge ou l’œillet des mariés. En l’utilisant, Dürer n’invoquait pas seulement le pouvoir reconnu à la plante ; il y ajoutait son propre sens. Aussi, toutes les recherches que nous pouvons accumuler sur les applications médicales ou la portée textuelle de la plante ne peuvent nous en dire plus. »

Pourtant, l’interprétation de Sarah Brisman s’étend parfaitement à ce portrait. De même que dans l’autoportrait de 1493, l’inscription du haut fait système avec le chardon, nous avons ici la même configuration : au chardon que tient la jeune femme répond, en haut, le prophète tenant le livre au monogramme, figure évidente du destin déjà écrit.

Tout se passe comme si Dürer encadrait la future mère de ses propres emblèmes personnels de confiance en sa destinée, l’un public (le monogramme) et l’autre privé (le chardon) : protection d’autant plus compréhensible si la jeune fille était sa soeur.



Références :
[1] Shira Brisman « ‘Sternkraut’: ‘The Word that Unlocks’ Dürer’s Self-Portrait of 1493 », 2012, The Early Dürer https://www.academia.edu/11876275/Sternkraut_The_Word_that_Unlocks_D%C3%BCrers_Self_Portrait_of_1493
[2] Joseph Leo Koerner, The Moment of Self-Portraiture in German Renaissance Art, p 31 https://books.google.fr/books?id=CVWEqfKxcwsC&pg=PA31&dq=Eryngium
[3] Andrea Bubenik, « Reframing Albrecht Dürer: The Appropriation of Art, 1528-1700 » p 27 https://books.google.fr/books?id=M2KSOX3OkRkC&pg=PA26&dq=Eryngium
[3b] JOHANN ECKART VON BORRIES: « Albrecht Dürer. Christus als Schmerzensmann », Staatliche Kunsthalle Karlsruhe (Bildhefte der Staatlichen Kunsthalle Karlsruhe, Nr. 9), Karlsruhe 1972.
[3c] Antje Wittstock, « Melancholia translata: Marsilio Ficinos Melancholie-Begriff », 2011, p 206
https://books.google.fr/books?id=T208W4InDE4C&pg=PA206&dq=Johann+Eckart+von+Borries,+1972+%22Albrecht+D%C3%BCrer+:+Christus+als+Schmerzensmann%22
[4] La bryone, dont il existe plusieurs espèces, a en allemand un grand nombre de noms vernaculaires, qui reflètent des usages médicinaux variés :

 

Gart der Gesundheit. Mainz 1485 Brionia

Gart der Gesundheit, 1485, Mainz

Bryonia

Du temps de Dürer, on trouve essentiellement stickwurtz, « racine qui colle »ou Raselwurtz

EVA-MARIA WAGNER « Viticella wilder zytwan— Betrachtungen zu Bryonia L. und Tamus communis L. in Texten und Bildern des Mittelalters und der frühen Neuzeit » https://www.zobodat.at/pdf/Mitt-Bad-Landesver-Natkde-Natschutz-Freiburg_NF_17_0919-0950.pdf
https://de.wikipedia.org/wiki/Wei%C3%9Fe_Zaunr%C3%BCbe
https://de.wikipedia.org/wiki/Rotfr%C3%BCchtige_Zaunr%C3%BCbe
[5] Flechsig, Eduard « Albrecht Dürer: sein Leben und seine künstlerische Entwickelung » (2. Band) — Berlin: G. Grote’sche Verlagsbuchhandlung, 1931 p 390 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/flechsig1931bd2/0430/image
[8] Bodo Brinkmann « Albrecht Dürer: Zwei Schwestern » Städel Museum, 2006

 

Jeux avec le monogramme AD

1 octobre 2021

Les expériences de Dürer avec son propre monogramme trouvent leur apogée dans les deux grandes gravures de 1514 (voir 1 L’ABCD de Saint Jérôme). Mais d’autres essais ont précédé cette apothéose.

Cet article propose une revue exhaustive des monogrammes atypiques de Dürer, un sujet qui n’a été abordé jusqu’ici que de manière parcellaire ou loufoque [1] .

Article précédent : Conclusion sur les deux Meisterstiche



Le monogramme pivoté

Le plus souvent, le monogramme de Dürer s’intègre simplement dans la géométrie de la boîte perspective : accroché comme un tableau dans le plan frontal ou sur un plan latéral.


Durer 1514 St Jerome dans son etude detail monogramme
St Jérôme, 1514 (détail)

Lorsqu’il est posé sur le sol, il peut inviter le spectateur à rejoindre l’emplacement où l’artiste mentalement se positionne (voir 5 Apologie de la traduction).

Nous allons nous intéresser aux trois cas exceptionnels où Dürer appose son monogramme sur le sol, mais pivoté de 90 degrés : dispositif aussi étrange qu’un fusil à tirer dans les coins.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull METBlason avec un crâne, Dürer, 1503, MET

Cette gravure inclassable est loin d’avoir livré tous ses mystères [2].


L’homme sauvage

Au début du XVIème siècle, l’homme sauvage vit ses dernières heures. Figure très fréquente dans l’iconographie médiévale, à la fois positive (pour sa force) et négative (pour son animalité), il constituait une sorte d’antithèse du chevalier : hérissé de pulsions et cuirassé de poils.


Durer-1495-The-ravisher-METLe ravisseur, Dürer, 1495

C’est sa brutalité sexuelle que Dürer a déjà mis en scène, dans cette gravure provocante où l’homme des bois vient s’imposer sur le banc d’une bourgeoise en promenade.


Durer 1499 Homme sauvages tenant des ecus triptychon des Oswolt Krel Alte Pinakothek MunichHommes sauvages tenant les écus du couple Frel
Dürer, 1499, Volets du triptyque d’Oswolt Krel, Alte Pinakothek, Munich

Ici au contraire, Dürer l’utilise sous sa forme terminale de pur ornement héraldique : définitivement domestiqué en valet d’armes, il protège de sa massue les armoiries du commanditaire.


Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detailBlason avec un crâne (détail) Dürer, 1503, MET

La gravure de 1503 constitue une sorte de fusion des deux thèmes :

« L’homme sauvage ne se contente pas ici de son rôle habituel de dispositif héraldique : il propose par derrière des attentions, non repoussées, à une jeune fille timide et hésitante. » Richard Bernheimer [3]

La charge héraldique est partagée : l’homme sauvage garde la main sur sa massue mais c’est la jeune femme qui tient l’écu, ou du moins sa courroie de cuir, dans une caresse suggestive.

Brutal et subi dans « Le ravisseur », le rapprochement est ici délicat et bien accueilli : entre la main qui effleure sa chevelure et la barbe qui caresse son cou, la jeune femme à la coiffure savante jette vers l’homme hirsute un regard non réprobateur.


Danseuse ou mariée ?


Danseuse Ecole de Durer, Musee des Beaux Arts de BaleDanseuse, Ecole de Dürer, Musée des Beaux Arts de Bâle

On a longtemps pensé que ce dessin, inversé, était une étude préparatoire à la gravure ; on considère maintenant que c’est plutôt une copie, datant de la seconde moitié du XVIème siècle. Qu’elle soit de la main de Dürer ou pas, l’inscription manuscrite donne une information intéressante :

C’est ainsi vêtues que les jeunes femmes de Nüremberg vont danser.

Also gand dy Junckfrawn zum dantz in nörmerck


Retable des sept sacrements, mariage, Van der Weyden 1445-50 Musee royal des Beaux Arts AnversRetable des sept sacrements, Le Mariage, Van der Weyden, 1445-50, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Pour Richard Bernheimer, la couronne que porte la jeune femme (et qui n’apparaît pas sur le dessin) la désigne comme une jeune mariée.

La composition inventée par Dürer nous montrerait donc une double transgression : au lieu de protéger le casque du seigneur, l’homme sauvage oublie son rang de domestique et, en venant danser avec lui, la jeune femme oublie son rang d’épouse.


Le crâne

Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu

« En contraste frappant avec cette scène de parade nuptiale, les armoiries tenues par l’homme sauvage montrent l’image effrayante d’un crâne humain. » Richard Bernheimer [3]

L’écu est proportionné au casque. Mais son contenu est doublement disproportionné : tête géante par rapport au casque, et boîte crânienne hypertrophiée par rapport à un crâne normal.


anat-sutures-e1501698141586[4]

Personne n’a à ma connaissance n’a relevé la difformité du crâne, que Dürer a probablement reproduit d’après nature. Il ressemble à celui d’un d’enfant, sans suture métopique, et avec déjà sa dentition : un enfant donc d’une quinzaine de mois, mais  hydrocéphale, et à l’os temporal gauche fracturé.

L’écu est l’emblème d’une lignée : la gravure nous dit que la descendance d’une femme de qualité qui s’allie avec un homme sauvage est vouée à la monstruosité et à la mort.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail monogrammeRien n’empêchait Dürer de placer son monogramme dans la vaste plage vide de droite. En choisissant de le coincer entre l’écu et la pierre, mais surtout en le tournant d’un quart de tour, il opère une transgression purement graphique, mais qui vient s’ajouter aux autres.



Durer 1503 Coat of Arms with a Skull MET detail ecu - pivoteIl se trouve que le seul objet ainsi pivoté d’un quart de tour est le casque. Dürer nous dit en somme, de part et d’autre de l’écu macabre, sa solidarité avec l’absent de la gravure : le chevalier, doublement bafoué par son épouse et son domestique.


 

Durer 1513 le chevalier la mort. et le diable detail

Le chevalier, la mort et le diable, Dürer, 1513, détails

D’une certaine manière, la séquence date/crâne/casque anticipe la séquence sablier/Mort/Chevalier de la célèbre gravure de 1513, ainsi que le voisinage ostensible de la signature, de la date et du crâne : comparaison qui rend d’autant plus criante l’inquiétante hypertrophie du blason.


sb-line

 

Durer 1511_Small_Passion_ArrestationArrestation du Christ, Petite Passion, Dürer, 1511

Dans son analyse très fine de la gravure, Shira Brisman [5] note que Dürer a préféré, à la composition habituelle où Jésus est vu de face, ce baiser qui s’effectue entre les deux figures vues identiquement de profil.

Au couple Jésus/Judas fait écho, au premier plan, le couple Pierre/Malchus :


Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail premier plan

« Tandis que les deux hommes s’accolant de profil manifestent physiquement la trahison de Judas, Dürer illustre, par le couple du premier plan, l’impact émotionnel et théologique de ce baiser… Ce que les Evangiles décrivent comme le bref coup d’ épée de l’apôtre sur l’oreille du serviteur romain se traduit ici par une bagarre corps à corps… Le visage du serviteur Malchus est tordu d’angoisse alors qu’il empêche une lanterne qui tombe de s’écraser sur sa tête, tandis qu’il saisit le manteau de Pierre de sa main droite. Il n’y a pas de symbole plus douloureux de la relation entre l’Homme et Dieu que la posture contorsionnée de ce personnage, qui repousse son agresseur tout en l’attirant. Ce double geste éclaire le paradoxe du baiser de Judas, à la fois nécessaire proximité avec le Christ et rejet. Le Christ et Judas au centre, Pierre et Malchus au premier plan, montrent simultanément une relation de séduction/séparation. »



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detailJe rajouterai une troisième instance de cette relation contradictoire : le soldat derrière Jésus cherche à le capturer avec sa corde, alors que le second le tire dans l’autre sens, par dessus l’épaule de Judas.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation detail doigtJe ne suivrai pas en revanche Shira Brisman dans l’interprétation sexuelle de ce geste intriguant de Jésus, qui enserre son index droit de sa main gauche. Je pense qu’il s’agit de la préfiguration d’une pénétration tout autre, celle du clou dans la chair.



Durer 1511_Small_Passion_Arrestation schema

Quoiqu’il en soit, ce qui nous importe ici est que la position du monogramme épouse celle des deux couples : l’embrassement des lettres répond à celui des corps.



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Durer 1512 Ecce_Homo_(No._8)_-_WGA07303Ecce Homo, Passion gravée, Dürer, 1512

La même disposition orthogonale du monogramme sert ici le même objectif : favoriser la lecture non dans la profondeur, mais de droite à gauche, de la foule à la victime. Ainsi le spectateur ne regarde plus la gravure, mais est aspiré à l’intérieur, pour regarder le Christ avec l’oeil des bourreaux.

sb-lineDurer 1514 Nativite albertinaNativité, Dürer, 1514, Albertina, Vienne

Dans ce dessin, le monogramme est posé sur la marche, comme si le peintre venait de pénétrer dans l’étable par la gauche pour assister à la Nativité.


1475 Hugo_van_der_Goes Triptyque Portinari Offices Florence detailTriptyque Portinari, Hugo van der Goes, vers 1475, Offices, Florence (détail)

Position identique à celle du donateur Tommaso Portinari, humblement agenouillé dans le dos de Saint Joseph.



Le monogramme inversé

Dans la production surabondante de Dürer, il n’existe en tout et pour tout que six oeuvres où il a inversé le D : simple erreur ou intention secrète ?

La chronologie de ces six cas va nous aider à cerner le problème.


Durer 1498 pupila-augusta The Royal LibraryPupila Augusta, Dürer, 1498, The Royal Library

Ce dessin de jeunesse, dont la signification n’est pas claire, est surtout un collage d’emprunts faits à des oeuvres italiennes [6]. Le fait que l’inscription « Pupila Augusta » soit écrite en miroir prouve qu’il s’agissait d’un dessin préparatoire à une gravure : aucun mystère donc sur l’inversion du monogramme.

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Durer 1500 witch-riding-backwards-on-a-goatLa sorcière, Dürer, 1500

Tous les commentateurs s’accordent sur le fait que l’inversion du D est ici intentionnelle, et doublement adaptée au sujet :

  • visuellement, elle mime celle de la sorcière chevauchant son bouc à rebours ;
  • métaphoriquement, elle rappelle que le monde de la sorcellerie est un monde à l’envers.



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Les trois cas suivants ne sont pas sporadiques : ils se trouvent tous dans la série de trente six xylographies publiée en 1511, connue sous le nom de Petite Passion.


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Le contexte de 1511

En 1510, Dürer termine sa série précédente, les dix neuf xylographies de la Vie de la Vierge Elles sont aussitôt recopiées, en Italie, par le graveur Marcantonio Raimondi, y compris le prestigieux monogramme


Durer 1510 ca Life_of_the_Virgin GlorificationDürer, 1510 Durer-1511-ca-Life_of_the_Virgin-Glorification-copie-marcantonio-raimondi-National-Gallery-ScotlandMarcantonio Raimondi, National Gallery of Scotland

La Glorification, série de la Vie de la Vierge

C’est seulement dans la dernière planche de la série que Raimondi rajoute, en plus du célèbre AD ( en bas au centre) son propre monogramme (sur le chandelier), celui de ses éditeurs Niccolò et Domenico dal Jesu (sur l’écu en bas à gauche) et, pour faire bonne mesure, le monogramme du Christ (IHS sur la porte du placard).

Cette revendication terminale laisse planer le doute sur le statut de la série : reproduction à l’identique ou contrefaçon ? Comme le note Nicolas Galley dans sa thèse ([7], p 81) :

« Il est aujourd’hui difficile de cerner avec exactitude le dessein des commanditaires de Raimondi, même s’il est évident que le célèbre label de Dürer pouvait générer des gains considérables. »


Toujours est-il que Dürer considéra, quant à lui, qu’il s’agissait bien de faussaires, puisqu’il ajouta sous la même planche terminale, dans la seconde édition de sa série, cet avertissement bien senti :

« Malheur à vous ! Voleurs envieux de l’œuvre et de l’invention des autres. N’approchez pas vos mains malavisées de notre travail. Nous avons reçu un privilège du fameux empereur de Rome, Maximilien, déclarant que personne n’a le droit de graver ces œuvres de façon fallacieuse, ni de vendre ce genre de gravures au sein de l’empire. » ([7], p 80),

Ceci n’empêchera pas Raimondi de plagier la nouvelle série de Dürer, la Petite Passion, mais cette fois en prenant la précaution de laisser vierge la tablette ou l’emplacement du monogramme (un peu comme les Chinois recopient les couteaux de Laguiole, moins l’abeille) : preuve que le logo AD était bien compris, même chez les Italiens, comme une marque commerciale de propriété.

Il est donc probable que la présence de trois logos inversés sur les trente six de la Petite Passion (un taux d' »erreur » exceptionnellement élevé) ait à voir avec la réappropriation par Dürer de son propre logo, et la prise de conscience des possibilités expressives qu’il lui offrait .



sb-lineDurer 1511 Small passion adoration des bergers schemaNativité, Dürer, Petite Passion, 1511

Le premier monogramme inversé de la Petite Passion fonctionne en solo : petite préciosité graphique invitant le spectateur à monter l’escalier pour rejoindre l’artiste, au lieu de rester bloqué sous le plancher.


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Un premier pendant

Durer 1511 Small passion annonciationAnnonciation Durer 1511 Small passion christ-appears-to-his-motherApparition du Christ à sa mère

Dürer, Petite Passion, 1511

Ce premier pendant a été analysé par Shira Brisman ([5], p 20) qui constate que les deux images « en miroir » encadrent, en position 3 et 30, la période de la vie terrestre de Jésus :

« Vingt-sept pages plus loin, la composition est inversée : Marie, de nouveau en suspens dans sa prière, est interrompue par l’arrivée de son fils ressuscité. L’inversion de la direction du mouvement est appuyée par le geste de la main bénissante, celle du Christ en miroir de celle de l’ange. La signature de Dürer est tombée du baldaquin au lutrin, déplacement accompagné de l’inversion délibérée du D, qui symbolise cette révolution dans le monde : Dieu est né d’une femme sur terre, puis lui a fait son dernier adieu. »



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Le second pendant (SCOOP !)

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem, Dürer, Petite Passion, 1511

Brillamment élucidée pour l’Apparition du Christ à sa mère, l’inversion du logo, au dessus de la porte de Jérusalem, aurait-elle une explication similaire ?

Dans son étude sur l’iconographie de la série, Angela Hass ([8], p 22) note que le Christ est représenté avec une auréole (cruciforme) dans quatre gravures seulement :

  • 1) l’Entrée à Jérusalem,
  • 2) la Cène
  • 3) l’Ecce Homo
  • 4) la Résurrection.

Autant les cas 2 et 4 sont logiques (le Christ annonce ou manifeste sa transcendance), autant les deux autres sont moins immédiats à expliquer .


Passio Christi ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata fol 4v 5r GallicaFol 4v 5r, Passio Christi / ab Alberto Durer Nurenbergensi effigiata ; cum varii generis carminibus fratris Benedicti Chelidonii musophili, Gallica [9]

Pour l’Entrée à Jérusalem, Angela Hass s’appuie sur le poème de Chelidonius qui commente la gravure :

Après six lustres que vécut,
Le Roi des Cieux
Sous son enveloppe charnelle…
En chantant, la gens davidique,
Salue le Roi aimablement…
Mais, divin Jésus, la gloire
Que la foule versatile t’accorda
S’est mue en opprobre et en croix.

Post lustra sex
Quæ vixerat Rex aetheris
sub carneo amictu…
Genus canens Dauidicum
Regem falutat obuius…
Sed , dive Iesu , gloriam
Plebs mobilis quam prestitit
In probra vertit et crucem

L’auréole souligne donc ici la Gloire de Jésus, à la fois royale et céleste.


Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo, Dürer, Petite Passion, 1511

La troisième gravure de la série avec un Christ auréolé est celle où Pilate le présente à la foule en employant le terme de Roi, comme le rappelle Chelidonius :

Voyez-le, en qui rien n’est criminel. Voyez l’homme
Dont vous appellez la mort !
Voyez le roi blessé, le Dieu à moitié mort,
Homme de pitoyable apparence !
Voyez ses yeux défigurés par de pieuses larmes,
Par les épines sa tête, par les crachats ses joues !

En in quo nihil est criminis. En Homo
Vobis petitus ad necem.
En regem lacerum.Seminecem deum
Formæ virum vilissimæ.
En afflicta piis lumina fletibus
Spinis caput.Sputis genas.

hop]
Durer 1511 Small passion ecce homo detail
Le thème de la Royauté est triplement souligné dans l’image :

  • par la couronne d’épines,
  • par le manteau rouge qu’empoigne le soldat de gauche ;
  • par le sceptre en roseau que le soldat de droite force Jésus à tenir.

Durer 1511 Small passion christ-s-entry-into-jerusalemEntrée du Christ à Jérusalem Durer 1511 Small passion ecce homoEcce homo

 

Dürer, Petite Passion, 1511

Je pense que les deux gravures où le Christ se présente en tant que Roi forment un second pendant :

  • aux deux arbres glorieux correspondent deux croix ignominieuses (Chelidonius : « Ta gloire… s’est mue en opprobre et en croix ») ;
  • aux mains levées vers la droite (Pierre montrant Jésus et Jésus bénissant) fait écho la main du bourreau levée pour désigner sa victime ;
  • au monogramme inversé gravé au dessus de la porte s’oppose le monogramme tombé en bas de l’arcade.

 

Le retournement du monogramme sert donc ici de commentaire au renversement de situation, du Roi fêté au Roi raillé.



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Le dernier monogramme inversé

Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

Portrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe (détail), Dürer, 1524

Il faut sauter à 1524, quatre ans avant la mort de Dürer, pour rencontrer son dernier monogramme inversé. Remarquons que les deux D sont en fait superposés, comme une erreur qu’il aurait été impossible de corriger.



Durer 1523 Frederick the Wise, Elector of Saxony dessinPortrait de Frédéric III le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1523

Le dessin préparatoire, non signé, ne nous aide pas.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer

Dürer, 1524

Les portraits regardant vers la gauche étant assez rares, on pourrait imaginer que le D inversé accompagne la position de Frédéric. Mais la même année, Dürer réalise un autre portrait regardant vers l’arrière, celui de son vieil ami Pirckheimer, avec un monogramme ici parfaitement régulier.


Le portrait rétrospectif humaniste

Harry Vredeveld [10] a consacré une étude aux portraits de ce type, et aux épigraphes latines qui les accompagnent.

Epitaph-of-Conrad-Celtis-1503-04-Hans-Burgkmair-METEpitaphe de Conrad Celtis, Hans Burgkmair, 1503-04, MET

La mode semble avoir été lancée par ce portrait que Conrad Celtis a commandé vers 1503-04, sentant sa mort s’approcher : la date de mort prévisionnelle inscrite à la fin de l’épitaphe est 1507, correspondant à l' »âge parfait » de 49 ans (7 X 7 ans), où l’esprit est à son apogée (Celtis ne s’est pas trompé de beaucoup, il est mort en fait en 1508). ([10], p 511)

Le regard tourné vers l’arrière, les mains posées sur l’oeuvre réalisée, et le motto « EXITUS ACTA PROBANT » (la fin justifie l’oeuvre) font de cette gravure, très admirée, le prototype de ce que l’on pourrait appeler le « portrait rétrospectif humaniste ».

En haut de la plaque de marbre, l’acronyme DMS (Diis Manibus Sacrum : Sacéé pour les Dieux Mânes) imite les tombeaux romains.

Les deux portraits de 1524 ont une composition identique.


Durer 1524 PirckheimerPortrait de Willibald Pirckheimer, Dürer, 1524

Le portrait de Pirckheimer porte une citation latine reprise d’un éloge funèbre de Mécène ([10], p 530) :

Nous vivons par l’esprit. Le reste appartient à la mort.

Vivitur Ingenio. Caetera. Mortis Erunt.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of SaxonyPortrait de Frédéric III Le Sage, électeur de Saxe, Dürer, 1524

En haut de l’épitaphe de Frédéric III Le Sage, la formule Christo Sacrum (Sacré pour le Christ) imite le DMS romain.

L’acronyme BFMVV se rencontre également sur les tombes romaines :

Le Vivant l’a fait pour le Vivant, qui le mérite bien

Bene Merenti Fecit Vivus Vivo


Durer 1496 POrtrait de Frederic III de Saxe Gemaldegalerie,BerlinPortrait de Frédéric III de Saxe, Dürer 1496, Gemäldegalerie, Berlin Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony

Une trentaine d’années plus tôt, Durer avait déjà fait un portrait de Frédéric III de Saxe à l’âge de 33 ans, résolument tourné vers l’avenir.


Durer 1524 Frederick the Wise, Elector of Saxony detail

 

Il n’est pas impossible que les deux D affrontés soient un « private joke » entre l’artiste et son modèle, une allusion aux deux portraits tournés l’un vers l’avenir et l’autre vers le passé, tel une tête de Janus.


Mais il y a peut être plus profond…

Giorgione 1505 ca Giustiniani portrait Gemaldegalerie BerlinPortrait « Giustiniani », Giorgione, vers 1505 Durer 1506 Portrait_of_a_Venetian_Woman Gemaldegalerie BerlinPortrait d’une vénitienne, Dürer, vers 1506

Gemäldegalerie, Berlin

Nancy Thomson de Grummond [11] a consacré un long article à élucider les deux lettres VV en bas de ce portrait par Giorgione, dont l’influence sur Dürer lors de son voyage à Venise est bien connue : on pourrait presque dire que le VV gravé sur la planchette a inspiré le AD brodé sur le corsage.

Pour Nancy Thomson de Grummond, le VV de Giorgione n’est autre, sous forme volontairement sibylline, que le « Vivus Vivo » de l’acronyme BFMVV, repris plus tard par Dürer dans le Portrait de Frédéric III de Saxe. L’expression condensée VV, « Le vivant pour le vivant », peut être comprise de plusieurs manières :

  • signaler tout simplement que le modèle était vivant au moment du portrait ;
  • souligner combien le portrait imite la vie ;
  • suggérer que, grâce à l’Art, aussi bien le modèle que l’artiste acquièrent une sorte de vie éternelle.

Dans cette dernière acception, le VV de BFMVV exprimerait en somme la même idée que le Nous (Dürer et Pirckheimer) dans l’épitaphe de la seconde gravure : « NOUS vivons par l’esprit. »

Dans ce contexte, il me semble que le DD du monogramme pourrait bien être intentionnel : une sorte d’écho graphique du VV, mais personnalisé : « de Dürer pour Dürer ».


Ce panorama chronologique a permis de mettre en lumière la rareté, et la complexité croissante, des expérimentations de Dürer avec son monogramme. Il en découvre les possibilités expressives dans la Sorcière de 1503. Mais son intérêt pour son logo ne se développe vraiment qu’en 1511, pour des raisons commerciales, dans la série de la Petite Passion. Il trouve son apothéose en 1514, dans les deux « Meisterstichte » ; après quoi il disparaît presque complètement, mis à part le portrait rétrospectif de Frédéric III de Saxe, en 1524.

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Références :
[3] Richard Bernheimer, « Wild men in the Middle Ages: a study in art, sentiment, demonology », 1952, Harvard University Press, p 183 https://archive.org/details/wildmeninmiddlea00bern/page/182/mode/2up?view=theater&q=skull
[5] Shira Brisman « A Touching Compassion: Dürer’s Haptic Theology », 2015 https://www.academia.edu/11876276/A_Touching_Compassion_D%C3%BCrers_Haptic_Theology?email_work_card=title
[7] Nicolas Galley « De l’original à l’excentrique : l’émergence de l’individualité artistique au nord des Alpes »
https://doc.rero.ch/record/5793/files/GalleyN.pdf
[8] Angela Hass « Two Devotional Manuals by Albrecht Dürer: The Small Passion and the Engraved Passion. Iconography, Context and Spirituality » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 63. Bd., H. 2 (2000), pp. 169-230 https://www.jstor.org/stable/1594938
[10] Harry Vredeveld “Lend a Voice : The Humanistic Portrait Epigraph in the Age of Erasmus and Dürer » Renaissance Quarterly, Vol. 66, No. 2 (Summer 2013), pp. 509-567 https://www.jstor.org/stable/10.1086/671585
[11] Nancy Thomson de Grummond « VV and Related Inscriptions in Giorgione, Titian, and Dürer » The Art Bulletin Vol. 57, No. 3 (Sep., 1975), pp. 346-356 https://www.jstor.org/stable/3049402

 

– Le Globe dans le Psautier d’Utrecht

16 septembre 2021

Ce manuscrit, daté des années 820, est la copie d’un manuscrit perdu datant probablement du début du 6ème siècle

L’iconographie du globe y est particulièrement riche et cohérente : comme les images suivent le texte quasiment littéralement, elles constituent un lexique très précis des diverses significations du globe à cette période-charnière entre l’antiquité finissante et le renouveau carolingien [0].


Dieu assis sur un trône

Cette figuration existe dans le manuscrit, mais en deux occurrences seulement.

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Utrecht Psalter PSAUME 3 fol 2v schemaPSAUME 3 fol 2v

La montagne sainte dont il est question est le Mont Sion.


Utrecht Psalter PSAUME 58 fol 33r schemaPSAUME 58 fol 33r

Ce trône quadrangulaire, qui ressemble à un autel de sacrifice,  semble caractériser le Dieu d’Israël


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Le globe-siège

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Utrecht Psalter PSAUME 59 fol 34r schemaPSAUME 59 fol 34r

Dans toutes les autres images où Dieu est assis, c’est sur un globe-siège posé par terre, selon la plus pure tradition paléochrétienne.


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La mandorle

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Utrecht Psalter PSAUME 8 fol 4v schemaPSAUME 8 fol 4v

Cependant la représentation la plus courante dans le manuscrit est un globe-siège englobé dans une mandorle ovoïde, qui illustre l’idée de Gloire.

Il est souvent difficile, dans le manuscrit, de distinguer entre montagnes et nuages. Ici le texte, ainsi que les quatre anges en vol qui soutiennent la mandorle, précisent bien que Dieu trône dans le ciel.


Utrecht Psalter PSAUME 17 fol 9r schemaPSAUME 17 fol 9r

Lorsque Dieu est debout, le globe-siège est omis : la mandorle est donc un élément indépendant du globe (pas une sorte de « dossier » qui serait assujetti derrière).


Utrecht Psalter PSAUME 11 fol 6v schemaPSAUME 11 fol 6v

Ici le globe est conservé dans la mandorle afin d’illustrer le mouvement : Dieu vient de se lever pour descendre sur terre.

Ainsi il faut comprendre la mandorle comme une sorte de membrane lumineuse que le Seigneur peut traverser à loisir, selon qu’il veut se manifester dans sa gloire ou dans sa proximité.


Utrecht Psalter PSAUME 51 fol 30r schemaPSAUME 51 fol 30r

Cette image distingue bien deux figurations de Dieu, et deux arbres :

  • Dieu sans mandorle, descendu sur terre avec un tranchoir, pour déraciner le mauvais arbre ;
  • Dieu trônant dans le ciel dans sa mandorle, avec l’olivier fertile à ses pieds.

A noter que les anges latéraux ne soutiennent pas la mandorle dans les airs (ils parlent aux Justes) : celle-ci est posée à même le sol du Paradis, au même titre que le globe-siège.


Utrecht Psalter PSAUME 88 fol 51v schemaPSAUME 88 fol 51v

Même remarque ici : les deux boules représentant le Soleil et la Lune ne supportent pas la mandorle, mais sont posés devant. Ces deux planétaires font système avec le globe-siège, prouvant par là que ce dernier représente bien la Terre.


Apocalypse de Cambrai, BM, 0386 fol 27 Apocalypse de Cambrai, 800-50, BM 0386 fol 27

La comparaison s’impose avec cette iconographie très particulière, remontant également à un manuscrit perdu du 6ème siècle, où l’image ne suit pas littéralement le texte :

« Puis il parut dans le ciel un grand signe: une femme revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête » Apocalypse 12,1

Tandis que l’iconographie apocalyptique concurrente, celle des Beatus, représentera la femme avec le soleil sur son ventre et debout sur le croissant de lune, le copiste préfère ici la figuration antique, moins fidèle au texte, où le Soleil et la Lune constituent une paire de boules symétriques.


Utrecht Psalter PSAUME 71 fol 40v schemaPSAUME 71 fol 40v

Dans cette image très complète, la mandorle est posée au sol (les anges ne la soutiennent pas. Le globe terrestre est complété par l’image du Démon foulé aux pieds. On remarquera l’absence du Soleil, puisque le texte ne mentionne que la Lune.


PSALM 11 Psautier d'eadwine R.17.1_041 fol 020r detailPsautier d’Eadwine, 1155-1160, R.17.1 041 fol 20r (détail), Trinity College, Cambridge

Il est amusant de noter que ce psautier médiéval remodèlera l’image en la symétrisant : le Soleil est rajouté pour faire pendant à la Lune, et l’Homme à la pluie est recentré pour faire pendant au Pauvre.


Utrecht Psalter PSAUME 92 fol 54v schemaPSAUME 92, fol 54v

Le Christ est ici représenté en combattant, debout dans la mandorle. Et son globe-siège réapparait au dessous, scindé en ses deux composantes :

  • le trône lui-même ;
  • le globe de La Terre, affermi par deux atlantes [1].


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Complexités théologiques

La « charte graphique » du manuscrit résiste remarquablement face à la complexité de certains textes.

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Utrecht Psalter PSAUME 97 fol 56v schemaPSAUME 97 fol 56v

Dans cette illustration, le Seigneur apparaît dupliqué :

  • debout avec la Balance de la Justice,
  • assis sur le globe avec la Palme de la Victoire.

L‘auréole unique sert sans doute à signifier qu’il s’agit bien d’une seule Personne : en mouvement et au repos

La Terre est elle aussi dupliquée : dans le siège-globe et dans la demi-sphère qui le soutient.


Utrecht Psalter Psaume 109 fol 64v schemaPSAUME 109 fol 64v

Dans cette image très riche, Dieu (assis sur un globe, auréole simple) cohabite avec le Seigneur (assis sur un trône simple, auréole à chrisme). Le globe-siège apparaît donc de facto comme hiérarchiquement supérieur au trône quadrangulaire, ce qui traduit bien l’esprit du texte.


Utrecht Psalter CANTICUM 13 fol 90r schemaCANTICUM 13, fol 90r

Ici au contraire, l’artiste a dupliqué hors de la mandorle le globe-siège du Père, pour y poser le coussin du Fils : manière de signifier la parfaite égalité entre les deux, au sein de la Trinité.

A noter la même différence d’auréole : sans chrisme pour le Père, avec chrisme pour le Fils (dans les bras de sa mère ou sur Terre).


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La mandorle sans Dieu

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Utrecht Psalter PSAUME 18 fol 10v schemaPSAUME 18 fol 10v

La mandorle n’est pas un attribut spécifiquement divin : ici elle entoure la figure du roi David, muni de quatre attributs de sa Royauté : le couronne, le sceptre, le trône, et le globe du Pouvoir sur ses genoux. La mandorle qui l’entoure crée une similitude voulue avec l’image divine. Symboliquement, elle montre que David, le Serviteur de Dieu, tente de lui ressembler ; et littéralement, elle image une sorte de « capsule de gloire » qui isole le Serviteur de la contagion des impies.


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Le globe sans Dieu

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Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v schemaPSAUME 49 fol 28v

Pour Suzy Dufrenne [1], « …la Terre-reine est figurée, au ps. 49 (f. 28v), couronne en tête, cornes d’abondance et globe terrestre sur les genoux ; elle tient deux bâtons, instruments de mesure, indiquant sans doute la plénitude de sa richesse. «  .

Cette figuration de la Terre assise sur un trône quadrangulaire, et se portant elle-même comme attribut se distingue parfaitement de celle de Dieu assis sur le globe terrestre.


Elle se distingue aussi clairement des représentations antiques de Tellus :

Medaillon de Commode en Janus 177 - 193

Médaillon de Commode en Janus, 187, orichalque

Pour comparaison, rappelons cette représentation antique de Tellus stabilis (la Terre stable) où le globe est cette fois, comme c’est toujours le cas à Rome, la sphère céleste (voir 1 Epoque romaine).


Les deux bâtons

Je pense pour ma part que les « deux « bâtons », totalement originaux,  ont été imaginés pour illustrer très précisément l’expression « du levant au couchant ». 

Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v details

Ces deux notions sont personnifiées dans les coins supérieurs par deux demi-soleils tenant un martinet (pour fouetter les chevaux du char), qui encadrent la figure céleste du Christ en gloire ; en dessous la Terre avec deux longs fouets domine les deux moitiés du monde.


Utrecht Psalter PSAUME 49 fol 28v schema ensemble

PSAUME 49 fol 28v (ensemble)

En prenant un peu de recul, on ne peut qu’admirer l’intelligence avec laquelle l’illustrateur a réussi à organiser tous les éléments d’un texte touffu. L’axe vertical Seigneur-Terre divise la composition en deux moitiés symétriques, à la manière d’un Jugement Dernier :

  • à gauche, entre temple et autel, les Bons, qui font des sacrifices ;
  • à droite, entre les deux arbres à oiseaux, les Mauvais, qui se détournent de la Parole divin.

Chacune des  scènes latérales contient un groupe d’hommes, un groupe d’animaux, et une tempête.


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Utrecht Psalter PSAUME 89 fol 53r schemaPSAUME 89, fol 53r

La même figure de la Terre-reine, son globe sur les genoux, complète celle de la Lune, prise ici par métonymie comme représentant le Monde.


Utrecht Psalter Psaume 101 fol 58r schemaPsaume 101, fol 58r

A noter que le psautier offre d’autres représentations antiques de la Terre : ici comme mère nourricière, offrant ses seins et tenant sa corne d’abondance.


Références :

[0] Le psaultier, avec des commentaires détaillés, est intégralement disponible sur le site de l’Université d’Utrecht https://psalter.library.uu.nl/
[1] Suzy Dufrenne, « Les illustrations du psautier d’Utrecht : sources et apport carolingien « , p 79 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k33817163/f91.item.r=atlantes

4 Trois pincées d’épices

14 septembre 2021

Au final, l’essentiel de la production Carrier-Belleuse a pour ressort l’érotisme, mais manié avec la prudence et la dissimulation qui siéent à toute carrière officielle.

Il est amusant, pour terminer ce parcours très subjectif et partial, de souligner trois procédés permettant d’épicer un sujet sans tomber dans le trivial.

Article précédent : 3 Galantes métaphores

Le point de vue avantageux

Pierre Carrier-Belleuse 18921892 Pierre Carrier-Belleuse 1895 b1895

Pour ces deux danseuses en banc et noir, la vue plongeante met en valeur la double opulence du tutu et de la poitrine.


Pierre Carrier-Belleuse 18951895 Pierre Carrier-Belleuse 1898 Aguicheuse au voile vert1898

Le cadrage a mi-corps fait ressortir ce qui est à l’époque l’objet d’une obsession universelle :

Publicite 1901Publicité pour les pilules orientales, 1901


Surprises de dos

Pierre Carrier-Belleuse 1890 The Dancer

1890

Dans une pose peu plastique, cette danseuse relace son chausson. Ainsi immobilisée, elle est prise à l’arrêt, tel un animal au repos. Le tutu relevé laisse deviner un liseré de chair, et sous la pression du pied menu, le tabouret à quatre pattes est très satisfait de son sort.


Pierre Carrier-Belleuse 1901 de dos1901 Pierre Carrier-Belleuse 1905 de dos1905

Là encore la danseuse est surprise dans un moment d’intimité, tandis qu’elle allonge ses bras dans son dos pour s’échauffer. Les mains serrées attirent l’oeil sur sa croupe, tout en en déniant l’accès.


Pierre Carrier-Belleuse 1912 Le jour de l'examenLe jour de l’examen, 1912

Le piment des épieuses épiées


Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca ballerinaBallerines, 1910 Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca Le regiment qui passeLe régiment qui passe, vers 1910

Même dispositif, à deux ou à trois amies…


Pierre Carrier-Belleuse L'heure divineL’heure divine, date inconnue

Le recto d’autres beautés gazeuses, un poil plus jeunes.


Le décalage à la plage

En 1894, naissance d’une fille opportunément nommée Pierrette, et établissement à Wissant, dans une villa du même nom. C’est l’occasion d’un nouveau filon : aux filles des planches s’ajoutent les filles des plages.

villa_pierrette2 villa_pierrette

Villa Pierrette, merci à l’Association Art et Histoire de Wissant

« Dans sa maison de Wissant, durant l’été, il emmenait ses modèles. C’était pour lui un plaisir suprême que l’épanouissement de ces filles, vivifiées par le souffle de la mer.
Nous emmenions toujours quelques petits « rats » de l’Opéra avec nous, me racontait un de ces derniers jours la fille de l’artiste. Il les peignait sans trêve il eût tout donné, pour le reflet d’un rayon de soleil contre la chair. Pierrette Carrîer-Belleuse, très émue, ajoute : Les dernières paroles de mon père ont été pour son art ».

La Matin, 15 mars 1933


villa_pierrette 3 villa_pierrette 4

Photograhie histopale.net [0]

Facilement reconnaissable à ses deux auvents, la villa se trouvait en haut de la dune, donnant sur la plage. Elle a disparu depuis longtemps, de même d’ailleurs que la plupart des villas et chalets Belle-Epoque de la station.


pierre carrier-belleuse 1890 nu-sous-un-parasolNu sous un parasol, Pierre Carrier-Belleuse, 1890

L’idée de transporter un nu féminin sur la plage semble un peu antérieure à l’acquisition de la Villa Pierrette.

On voit bien l‘intérêt plastique : harmonie entre ton chair et ton sable, jeu d’ombres violentes. Sans négliger le piment érotique de la nudité hors de l’atelier.


wissant-Carrier Belleuse

A en croire cette photographie, le peintre amenait vraiment ses modèles sur le motif (du moins quand elles étaient habillées).


pierre carrier-belleuse 1896 sur_le_sable_de_la_dune Petit PalaisSur le sable de la dune, 1896 pierre carrier-belleuse 1900 Jeune femme sur la dune Petit PalaisJeune femme sur la dune, 1900

Petit Palais, Paris

Durant les premières années de cette veine balnéaire, les poses, nues ou habillées, restent académiques.


pierre carrier-belleuse 1910 Le coquillageLe coquillage, 1910, Collection-jfm.fr pierre Carrier-belleuse 1911 en-attendant-la-vagueEn attendant la vague, 1911

A partir de 1910, la soixantaine arrivant, on note une audace croissante chez les baigneuses. Il est probable que ces pastels rapides aient été prévus d’emblée pour l’exploitation en cartes postales.


Pierre Carrier-Belleuse 1912 La dune enchanteeLa dune enchantée, 1912 Pierre Carrier-Belleuse 1912 La farandoleLa farandole, 1912

Un vague prétexte symboliste justifie la multiplication des nymphettes dans les oyats.


Pierre Carrier-Belleuse 1911 Le colin-maillardLe colin-maillard, 1911 Pierre Carrier-Belleuse 1912 La chatouille (le jeu innocent)La chatouille (le jeu innocent), 1912

Ou bien c’est un simple jeu de société qui explique ces poursuites saphiques.


pierre carrier-belleuse 1913 Nu sur la plage (L'epave)Nu sur la plage (L’épave), 1913 Alexandre_Cabanel 1863 La naissance de Venus Musee d'OrsayLa naissance de Vénus, Alexandre Cabanel, 1863, Musée d’Orsay

Cet hommage à son maître Cabanel s’épice d’un zeste de voyeurisme enfantin…


<>pierre carrier-belleuse 1913 La Poursuite
La Poursuite, 1913

…tandis que cette baigneuse très contemporaine se voit pourchassée par un faune antique.


Carrier-Belleuse Pierre Vers l'amour

Vers l’Amour, Salon de 1910

Trois Gracieuses se ruent vers le spectateur en robes transparentes et les yeux enamourés. Moins celle de gauche qui masque son regard de la main, en un geste qui pourrait être de pudeur charmante, à la dernière minute de l’enfance. En fait, c’est juste qu’elle a perdu son chapeau (tombé à l’arrière-plan) et que le soleil l’éblouit.


Carrier-Belleuse Pierre Vers La Victoire

Vers la Victoire, 1915

Fidèle à son économie de recyclage, Pierre Carrier-Belleuse en pleine guerre se contentera de remplacer le chapeau de celle de droite par l’Union Jack, et de vêtir celle du centre aux couleurs tricolores, non sans renforcer le message par un petit drapeau pédagogique à l’arrière plan. Quant à celle de gauche, il suffira de lui déplier le bras pour lui faire brandir le drapeau russe.

Ainsi  les fillettes excitantes d’Avant-guerre se transforment, à peu de frais, en propagandistes enthousiastes de la Triple Entente, ouvrant  le marché prometteur des cartes postales de guerre.


pierre carrier-belleuse 1924 ca La siesteLa sieste, 1924

Après guerre, les nymphettes se raréfient et s’assagissent : l’une daigne gratifier le passant d’un clin d’oeil rapide, tandis que l’autre n’interrompt même pas son roupillon au soleil.


Pierre Carrier-Belleuse Un instant de surpriseUn instant de surprise, date inconnue

Au stade terminal par cette déliquescence, l’estivante se métamorphose en échassier et le voyeur en batracien.

Références :

3 Galantes métaphores

14 septembre 2021

L’art de la Belle Epoque en a soupé du symbolisme : les métaphores de Pierre Carrier-Belleuse sont pour la plupart transparentes, et bien connues des amateurs depuis le XVIIème siècle.

Article précédent : 2 Danseuses en combinaison

Pierre Carrier Belleuse 1910 Pierreits et ColombinesPierre Carrier-Belleuse, 1910 Louis Léopold Boilly (1761-1845). "L'Indiscret",L’indiscret, Louis Leopold Boilly, vers 1795, Musée Cognacq-Jay

Ainsi cette composition reprend, déguisés en Arlequins et Colombines, les personnages d’une scène de genre éculée du XVIIème siècle : la porte poussée sur l’intrus qui interrompt les ébats.


Tendre aveu. Melle Litini et Melle Bariaux, de l'Opéra

Tendres aveux. Mlle Litini et Mlle Bariaux, de l’Opéra, Pierre Carrier-Belleuse, 1894, Petit Palais

A noter un nouveau piment : le lesbianisme implicite, car Pierrot est toujours chez Carrier-Belleuse une fille déguisée (Mademoiselle Litini de l’Opéra de Paris) [1].

A noter également le tambourin posé sous le rideau, vieux symbole de la fête et de la licence (voir Les pendants complexes de Gérard de Lairesse) que nous retrouverons à la fin de cet article.


La Cruche cassée

Greuze_Cruche_casseeLa Cruche cassée, Greuze, entre 1772 et 1773, Louvre, Paris Pierre Carrier-Belleuse 1901 Pierrot et colombinePierrot et Colombine
Pierre Carrier-Belleuse, 1901

La référence au tableau archi-célèbre est évidente : avec son Pierrot ambigu, Carrier-Belleuse épice les deux symboles sexuels bien connus de la recette de Greuze – la gueule au filet d’eau et la cruche cassée (voir 3 La cruche cassée).


Pierre carrier Belleuse 1930 Nu a la cruche pastel coll privNu à la cruche, 1930 Pierre carrier Belleuse 1931 La cruche cassee, pastel coll priv (2)La cruche cassée, 1931

 Pierre Carrier Belleuse, pastel, collection privée [2]

Ces deux oeuvres tardives puisent à la même source  :

  • la fontaine au mufle de lion se case à côté de la jeune fille nue, au bassin intact comme la cruche qu’elle tient  à l’opposé de l’eau pure, mais du jet équivoque ; sa coiffure à l’égyptienne  et son index posé sur les lèvres sont sensés en faire une créature  mystérieuse, mais on peut tout aussi bien y voir la coiffure de la garçonne et et le geste de l’hésitation, signalant combien cette innocence est fragile ;
  • la cruche cassée se tient  sans justification autre que symbolique entre les cuisses de la fille au tutu relevé, et dont la bretelle côté  coeur  a lâché : nous voici revenus dans le registre de la danseuse affriolante.


Le Minet noir

Autre métaphore récupérée du XVIIème siècle (voir Pauvre Minet), cette suggestive bestiole ne manque pas de venir se fourrer dans les froufrous.

Boucher_toilette_1742_chatLa toilette (détail), Boucher, 1742, musée Thyssen-Bornemisza, Madrid Boucher_L'Odalisque blonde Munich Alte PinakothekL’odalisque blonde, Boucher, Alte Pinakothek, Munich

Pierre Carrier-Belleuse 1889 Sur une peau d'ours
Sur une peau d’ours
Pierre Carrier-Belleuse, 1889

Dans cette composition particulièrement appuyée, Pierre Carrier-Belleuse agrémente son double clin d’oeil à Boucher par le symbole lourdingue de la gueule d’ours muselée –  l’appétit féminin toujours prêt à se réveiller.


Pierre Carrier-Belleuse 1891 Ballerine avec un chat1891 Pierre Carrier-Belleuse 18951895

Le chat reprend ici une place plus anodine, celui d’un bouquet de fleurs avec des poils.


Pierre Carrier-Belleuse 1897 Danseuse au chat noir1897, Pastel Pierre Carrier-Belleuse 1897 Danseuse au chat noir lithographie1897, Lithographie

La danseuse protège son minet jalousement entre ses cuisses.


Carrier-Belleuse Pierre Danseuse au chat noirDate inconnue

Attirant l’oeil au beau milieu de la composition, le chat noir concentre, en réduction, les courbes blanches de sa propriétaire.


Pierre Carrier-Belleuse 1910 ca Jeune femme jaunat avec un chat schema
Jeune femme jouant avec son chat, 1910

La femme développe son corps le long d’une ellipse savante, tandis que le minou s’y roule en boule : pour une fois, Pierre Carrier-Belleuse lâche la facilité au profit de cette opposition inventive entre déploiement et contraction, entre nu et velu, entre exhibé et dissimulé.


Femme au chatFemme au chat, date inconnue

Cette garçonne repousse d’un revers de main la vieille métaphore galante.


La Cigale

albert-ernest-carrier-belleuse-la-cigaleLa Cigale, Albert-Ernest Carrier-Belleuse

Son célèbre père ayant popularisé le thème de la musicienne dénudée, Pierre va reprendre la recette familiale dans une série de frileuses.


Pierre Carrier-Belleuse 1894 La frileuse Museo nacional de bellas artes Buenos AiresLa frileuse, 1894, Museo nacional de bellas artes Buenos Aires Pierre Carrier-Belleuse 1902 La-cigale eau-forteLa Cigale, 1902, eau forte

Avec tambourin ou mandoline, la fillette se mord les doigts d’avoir dansé tout l’été.


Pierre Carrier-Belleuse 1908 La_CigaleLa Cigale, 1908

Ni son déshabillé ni sa guitare ne la protègent de l’hiver. Les deux sphynx de part et d’autre signalent au spectateur pressé qu’il s’agit bien d’une Allégorie sur le Temps qui passe.


Le Tambourin

Pierre Carrier-Belleuse 1924 La danseuse Constantinova Pierre Carrier-Belleuse 1924 Danseuse au tambourin (Nina Constantinova)

La danseuse Nina Constantinova, 1924

Nina Constantinova était une danseuse nue qui se produisait en 1923-24 dans différents music-halls.


Paris-Plaisir 1er janvier 1929Nina Constantinova, 1929 concert-mayol-1927 gina-palermeGina Palerme, Concert Mayol, 1927

Je n’ai pas retrouvé de photos d’elle avec tambourin, mais il est très probable que celui que lui prête Carrier-Belleuse faisait bien partie de ses accessoires de scène.


Pierre Carrier-Belleuse 1924 Danseuse au tambourin (Nina Constantinova)

La danseuse Nina Constantinova, 1924

Dans ses oeuvres tardives, celui-ci n’était pas homme à reculer devant un symbole qui claque : c’est ainsi qu’il invite dans le monde de la danse un remake de la Cruche cassée de Greuze… en moins délicat !

Article suivant : 4 Trois pincées d’épices

Références :
[1] Pour d’autres exemples de Pierrot féminin chez Pierre Carrier-Belleuse, voir https://www.catherinelarosepoesiaearte.com/2021/02/pierre-carrier-belleuse-1851-1932.html
[2] Merci à Bruno H. Lefebvre de m’avoir signalé ce très intéressant exemple

1 Jeux avec le cadre dans Les Très Riches Heures du duc de Berry

9 mai 2021

Dès le début du XVème siècle, des artistes de premier plan ont commencé à utiliser le cadre comme un objet graphique à part entière, pour une clientèle amatrice d’innovations. C’est le cas des Frères Limbourg dans Les Très Riches Heures du duc de Berry.

L’arcade demi-circulaire

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-38v-Limbourg-1411-1
La Visitation, fol 38v, Fréres Limbourg, 1411-16
Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65

La charte graphique du manuscrit est celle d’un cadre doré rectangulaire, avec en haut une extension en arcade demi-circulaire. La bordure est ici peuplée de drôleries sans rapport avec l’image principale.



Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 38v Limbourg 1411-16 bordure inferieure
Ainsi la bordure inférieure montre, de gauche à droite :

  • une scène de fantaisie : un vieil homme tirant dans une brouette un ours joueur de cornemuse ;
  • un emblème du Duc de Berry : le cygne navré, dans la lettrine ;
  • une scène naturaliste de chasse aux petits oiseaux : le hibou attaché sur une perche attire les oiseaux qui cherchent à le faire fuir ; l’oiseleur les attrape à l’aide d’une longue pince bifide actionnée par une ficelle (sur cet objet, appelé Knobe dans les pays germaniques, voir l’article de Jeroen Stumpel [1]) ;
  • un détail à chercher : le lapin caché dans le feuillage.



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Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 195 Le Mont Saint-Michel Limbourg 1411-16
Le Mont Saint-Michel, fol 195, Frères Limbourg, 1411-16

L’extension demi-circulaire du cadre ajoute à l’expressivité, en montrant Saint Michel à la fois au dessus et en dehors. Tandis que le Saint  surplombe le monastère aux toits d’ardoise, le Dragon perd son sang sur les toits rouges de la Cité.



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Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 71v-72 Procession de saint Gregoire et chateau St Ange Limbourg 1411-16
La procession de saint Grégoire à Rome, Fol 71v-72, Frères Limbourg, 1411-16

L’arcade semi-circulaire sert ici encore à mettre en évidence Saint Michel, statufié en haut du château St Ange. Très logiquement, elle se trouve au centre, pour indiquer que la même image s’étend sur les deux pages.

Dans la seconde, la forme du cadre, contournant la bordure florale et le texte, montre que l’image n’est pas conçue comme un objet posé en avant sur la page, mais plutôt comme une découpe au rasoir dans la page, laissant voir un au-delà du texte.



L’arcade et ses exceptions

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 51v-52 Limbourg 1411-16

La rencontre des Rois Mages, fol 51v L’adoration des Rois Mages, fol 52

Frères Limbourg, 1411-16

Ce bifolium montre à gauche une scène totalement originale : venant des trois partie du Monde, les Rois se rencontrent à un Montjoie, monument qui du temps des Croisades signalait au pèlerin un site d’où l’on pouvait voir Jérusalem.

Le plaisir visuel consiste à retrouver, dans la seconde image, les Trois Rois par leurs habits (par respect pour Jésus, ils ont confié à l’escorte leur couronne caractéristique).

L’extension demi-circulaire du cadre sert à attirer l’oeil sur l’Etoile : en la décalant sur la gauche dans la seconde image, les Frères Limbourg font passer l’expressivité avant la régularité.



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Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 142v-143 Limbourg 1411-16

L’arrestation de Jésus, fol 142v Le Christ conduit à la demeure de son juge, fol 143

Frères Limbourg, 1411-16

Si le cadre rectangulaire de la scène de gauche fait exception, c’est pour souligner que la scène qu’il renferme est-elle aussi à part : les soldats endormis font partie d’une autre scène, celle de la Résurrection  ; en les incluant dans l’ombre du Jardin des Oliviers, les frères Limbourg créent un raccourci narratif qui fusionne en une image onirique la première et la dernière scène de la Passion.

Par contraste, le cadre « baroque » de la seconde image marque le retour au réel : l’arcade centrale flanquée par les deux quarts de cercle latéraux accompagne le Christ auréolé, coincé entre les deux côtés de la rue.



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Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 25v-26 Limbourg 1411-16

Le Péché originel, fol 25v L’Annonciation, fol 26

Fréres Limbourg, 1411-16

Une autre exception remarquable se trouve dans ce bifolium : le seul cadre circulaire du manuscrit figure les murailles du Paradis perdu, et souligne l’opposition ontologique EVA/AVE entre la désobéissance d’Eve et l’obéissance de Marie.

On notera, à plusieurs endroits de la bordure de l’Annonciation, l’autre emblème animal du duc de Berry : l’ours.


L’unique bordure à médaillons

Dans toutes les pages de ce très célèbre manuscrit, une seule comporte une bordure à médaillons, enchâssés dans un motif floral (sur cette formule, voir 2 Les bordures à médaillons)


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-86v-Obseques-de-Raymond-Diocres-1411-16-termine-Jean-Colombe
Les obsèques de Raymond Diocrès, fol 86v
Les Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly, MS 65

La composition remonte probablement aux frères Limbourg (1410-16) : elle regroupe en effet en une seule page plusieurs épisodes de la Vie de Saint Bruno, qui avaient fait l’objet de pages séparées dans les Belles Heures de Jean du Berry, manuscrit réalisé quelques années plus tôt [2]. La bordure aurait été réalisée par un artiste spécialisé, le Maître de Bedford, et la scène centrale, inachevée, a été terminée par Jean Colombe bien plus tard.


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v Obseques de Raymond Diocres 1411-16 schema
A gauche, quatre médaillons illustrent la vie de Saint Bruno, avant l’épisode décisif de sa présence lors de la mort du célèbre prédicateur Raymond Diocrès :

  • A1 : Bruno enseigne à Reims, avant d’en être chassé pour simonie ;
  • A2 : Bruno suit l’enseignement de Raymond Diocrès à Paris ;
  • A3 : Bruno visite Diocrès sur son lit de malade ;
  • A4 : Bruno mène son cortège funèbre.

Dans la scène centrale, Diocrès se réveille de la mort pour clamer que,  malgré ses mérites évidents, il a été condamné lors du Jugement de Dieu, ce qui terrifie l’assistance.

Les quatre médaillons de droite, qui correspondent graphiquement à ceux de gauche (flèches jaunes) illustrent les conséquences de cet évènement,  qui va changer la vie de Bruno :
« Que pouvons-nous espérer, êtres misérables que nous sommes ? Fuyons et vivons dans la solitude.»

  • B1 : Fin de l’enterrement de Diocrès ;
  • B2 : L’évêque Hugues de Grenoble voit en rêve six étoiles ;
  • B3 : Il les reconnaît dans Bruno et ses cinq compagnons ;
  • B4 : Les six se retirent dans un ermitage et fondent la Grande Chartreuse.

La scène du bas (cadre bleu) est une autre histoire bien connue de conversion spirituelle impulsée par la Terreur de la mort : Trois Vifs (à cheval) rencontrent trois Morts (à pied) qui leur annoncent que la puissance, l’honneur et la richesse ne sont rien ; en voyant une Croix, les trois Vifs comprennent qu’ils viennent de recevoir le dernier avertissement.

Deux médaillons symboliques prennent en tenaille les deux histoires (flèche rouge) :

  • en haut la Mort chevauchant une licorne noire ;
  • en bas la multitude des Morts.


Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v detail haut Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry Musee Conde Chantilly MS 65 fol 86v detail bas

La sophistication narrative se double d’une grande sophistication graphique :

  • les rinceaux ne sont pas conçus comme des cadres pour les médaillons, mais plutôt comme des décorations posées par dessus les images, qui quelquefois débordent ;
  • le liseré doré du panneau central frôle d’autres formes, mais se garde bien de les recouvrir : ainsi est maintenue l’ambiguïté fructueuse entre une image encadrée posée sur la page, ou une découpe dans la page laissant voir une image sous-jacente ;
  • le panneau inférieur, en renonçant aux angles et aux lignes droites, opte clairement en faveur de la découpe.

1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 69r, Christ Carrying the CrossPortement de croix, fol. 69r 1500 ca Master of the First Prayerbook of Maximillian Hours of Queen Isabella the Catholic, Cleveland Museum of Arts, Fol. 73r, Descente de CroixDescente de Croix, fol. 73r

Master of the First Prayerbook of Maximillian, Heures de la reine Isabelle la Catholique, Cleveland Museum of Arts

A la fin du siècle, l’ajout des ombres permettra de différentier les deux formules :

  • à gauche cadre posé sur la page ;
  • à droite découpe dans la page.



Article suivant : 2 Les bordures à médaillons

Références :
[1] Jeroen Stumpel « The Foul Fowler Found out: On a Key Motif in Dürer’s Four Witches », Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art Vol. 30, No. 3/4 (2003), pp. 143-160 https://www.jstor.org/stable/3780914
[2] Timothy Husband, « The Art of Illumination: The Limbourg Brothers and the Belles Heures of Jean de France, Duc de Berry », J. Paul Getty Museum, Metropolitan Museum of Art, 2008 https://books.google.fr/books?id=ey3F_rZwNTUC&pg=PA154#v=onepage&q&f=false

 

2 Les bordures à médaillons

9 mai 2021

Dans cette formule, inventée vers 1410-15 par le Maître de la Mazarine, la bordure comporte une série de médaillons enchâssées dans un motif floral. Toute la question est dans le rapport que ces images secondaires entretiennent vis-à-vis de l’image principale.

Article précédent : 1 Jeux avec le cadre dans les Très Riches Heures du duc de Berry

Un lointain précurseur

Bamberg, Staatsbibliothek, Ms. Patr. 5, fol. 1vAmbrosius, Opera varia, 12ème siècle, Bamberg, Staatsbibliothek, Ms. Patr. 5, fol. 1v

Cette page est célèbre par ses dix médaillons, qui montrent les différentes étapes de réalisation d’un livre par les bénédictins du scriptorium de Michelsberg. Le problème est que les spécialistes ne sont pas d’accord sur les différentes opérations [0a], et qu’aucune des deux explications ne propose pour les médaillons un ordre logique de lecture.



Bamberg, Staatsbibliothek, Ms. Patr. 5, fol. 1v schema
J’emprunte au blog très professionnel de Claudine Brunon [0b] la lecture qui me semble la plus convaincante :

  • 1) Découpe de la peau
  • 2) Préparation du parchemin
  • 3) Ecriture du brouillon sur tablette de cire
  • 4) Appointage de la plume avec un canivet (canif)
  • 6) Pliage des feuilles en cahiers
  • 7) Relecture et correction (canif en main, plume à l’oreille)
  • 8) Reliure
  • 9) Massicotage
  • 10) Façonnage du fermoir
  • 11) Le livre est prêt pour l’éducation des moines.

On note que l’étape la plus important, l’écriture, est absente des médaillons. On la trouve dans l’image centrale, auto-référentielle, où l’on voit un moine de Michelsberg en train de tracer le fronton de l’image-même que nous avons sous les yeux.


Du Maître de la Mazarine au Maître de Bedford

Quatre manuscrits français très proches apparaissent à quelques années de distance, et portent au pinacle la formule des bordures à médaillons. Leur chronologie est très discutée, mais il semble bien que le tout premier soit, vers 1410-15, les Heures Mazarine, par le Maître de la Mazarine [1]. Le Maître de Bedford va reprendre la formule de manière systématique – au point qu’on lui en attribue souvent la paternité- dans trois manuscrits très proches :

  • les Heures de Bedford (1515-30) [2],
  • les Heures Lamoignon (1414-16),
  • les Heures 1855 de Vienne (1422-1425) [3]

Sans entrer dans les problèmes chronologiques, il est intéressant de comparer l’organisation des médaillons dans les pages communes à plusieurs de ces manuscrits.


sb-line

L’Annonciation

1410-1415 Maitre de la Mazarine Annonciation Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 13Annonciation, fol13
Maître de la Mazarine, 1410-1415 , Heures Mazarine, Bibliothèque Mazarine, MS 469

D’emblée, la première page de ce manuscrit déconcerte par sa complexité : neuf médaillons à fond dorés entourent sur trois côtés l’image principale.



1410-1415 Maitre de la Mazarine Annonciation Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 13 detail
Les cadres des médaillons, tous différents, sont composés d’anges rouges, bleus, roses et dorés. D’autre anges circulent entre les médaillons, tenant des banderoles avec des louanges à Marie. La seule banderole qui semble légender un médaillon particulier, celui de Marie tissant le voile du Temple, s’applique en fait à toute la page, en rappelant son rôle de mère de Jésus :

Il a reposé dans mon tabernacle

requievit in tabernaculo meo ( Eccli . 24 , 12)


Un des principes des bordures à médaillons est qu’elle doivent montrer des épisodes très connus, intelligibles sans aide textuelle. Et aucune convention n’indique où l’oeil doit commencer son parcours.

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Sobieski Comparaison Annonciation

1410-1415, Mazarine MS 469 fol 13 Vers 1420, Maître de Bedford, Heures Sobieski, Royal Collection, Windsor

Annonciation

Le Maître de la Mazarine commence l’histoire en bas à gauche, et invente des scènes bouche-trous (0a, 0b, 5a).

Le Maître de Bedford suit son goût pour les architectures en disposant les médaillons, en nombre plus réduit, dans des logettes représentées selon des perspectives locales, d’où une apparence d’ensemble très cahotique. La scène 2 (Joachim se retirant dans le désert après avoir été chassé du Temple), qui ne peut se situer qu’en extérieur, est une contrainte supplémentaire.

Dans les deux cas, la lecture commence à gauche, s’effectue en spirale et se termine avec la miniature centrale, dans laquelle le Maître de Bedford a rajouté le prophète Isaïe.


Bedford Hours comparaison Sobieski Annonciation

Vers 1420, Maître de Bedford, Heures Sobieski, Royal Collection, Windsor 1415-30, Bedford Hours British Library Add MS 18850 fol 32r

Annonciation

Dans les Heures de Bedford, le Maître inaugure une seconde formule, dans laquelle la taille de l’enluminure centrale s’accroit bien que le nombre d’épisodes augmente. La perspective devient plus rationnelle (les fuyantes sont orientées vers le centre) et l’architecture plus lisible : deux tours à trois et quatre étages, plus un rez-de-chaussée à quatre logettes. Isaïe figure maintenant à l’intérieur de la lettrine D de Domine.

Le parcours commence en spirale, puis après la scène 4 se modifie en une lecture de haut en bas et de gauche à droite.


Bedford Hours comparaison 1855 Lamoignon Annonciation

Livre d’heures, 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 58. Heures Lamoignon, 1414-16, Musée Gulbenkian, Lisbonne

Annonciation

Ces deux compositions identiques se rapprochent de la seconde formule, dont elles « rectifient » le début en plaçant la première scène à l’endroit le plus logique : en haut de la première tour. S’il fallait en juger sur se seul critère, on verrait dans les Heures de Bedford le premier essai de cette formule.



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L’Adoration des Mages

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 61v Mages

Mazarine MS 469, fol 61v Bedford Add MS 18850 fol 75r

Vue leur grande rareté, certaines scènes des médaillons ont posé des problèmes d’interprétation. La scène 1a, où un ange apparaît à un roi endormi, a souvent été interprétée comme un épisode de la toute fin de l’histoire, après l’Adoration :

« Mais, avertis en songe de ne pas retourner chez Hérode, ils regagnèrent leur pays par un autre chemin ». Matthieu 2,12



C’est d’ailleurs ainsi que l’a mécomprise, à l’époque même, le copiste qui a rédigé la légende des Heures de Bedford :

Bedford Hours 1410-30 Adoration_of_the_Magi_-_British_Library_Add_MS_18850_f75r detail

« Comment ils passoient par Hérode qui leur dist qu’il retournassent par luy. Comment l’ange leur dist qu’ils ne retournassent mye ».

Il s’agit en fait, comme l’a expliqué Eberhard König [4], d’une scène du début de l’histoire, où un ange vient avertir le Roi le plus âgé de la naissance du Roi des Juifs, comme l’indique la banderole (« Hos meovet (pour monet) angelus »)



Une fois determiné le début de l’histoire (dans la marge gauche), les deux compositions se révèlent extrêmement cohérentes : on remarquera que l’étoile miraculeuse brille dans chaque médaillon, jusqu’au 4. Comme le note J.Doucet [5] :

« Elle les conduit jusqu’à Jérusalem où elle disparaît, les obligeant à s’adresser à Hérode pour obtenir de lui des informations complémentaires sur le lieu de naissance du nouveau roi qu’elle est censée annoncer. »


La scène 4 pose problème, car aucun texte, même apocryphe, ne signale un épisode marquant entre la rencontre des Trois rois (3) et leur arrivée chez Hérode (5).

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 61v Mages detail
Dans la version Mazarine (4a), l’étoile brille toujours, preuve que nous ne sommes pas encore à Jérusalem. Cet édicule, où se trouve un vieil homme qui tient la main, représente probablement la frontière du Royaume de Judée, d’où les Mages envoient un message à Hérode pour signaler leur arrivée. Cette question protocolaire de l’entrée de Rois dans un royaume étranger devait être considérée suffisamment intéressante, au XVème siècle, pour justifier une image à part entière. On en trouve d’ailleurs un écho dans un récit du siècle précédent :

« Les trois rois marchèrent jusqu’à leur arrivée en Judée. Ils rencontrèrent aux frontières de nombreux hommes en armes qui les arrêtèrent et les menèrent à Hérode, lequel leur demanda qui ils étaient et qui ils cherchaient. » Ly Myreur des Histors, de Jean d’Outremeuse cité par J.Doucet [5]

Dans la version Bedford (4b), l’étoile ne brille plus : nous sommes donc à proximité de Jérusalem, et les Mages reçoivent l’invitation d’Hérode (on voit bien la lettre scellée).


1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 61v Mages

Globalement, le Maître de Bedford a repensé la composition dans le sens de la lisibilité. La suppression du médaillon 1b (fusionné avec le 1a) lui a permis d’éviter :

  • l’ambiguïté visuelle entre deux scènes similaires (1b et 5)
  • d’utiliser la marge étroite, qui comprimait disgracieusement la scène 3.

La suppression du médaillon 2 (la rencontre des rois à pied, en double emploi avec la chevauchée) aère encore la narration.


Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Adoration Mages

Bedford Add MS 18850 fol 75r Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 148

La comparaison avec la version de Vienne met en évidence une contrainte majeure : passer du recto au verso. Le maître aurait pu se contenter d’une inversion-miroir de la bordure, ce qui aurait fait commencer l’histoire en haut à droite. Mais il a préféré respecter la convention du début en haut à gauche, ce qui imposait de repenser complètement la composition.

La version de Vienne comprend un médaillon supplémentaire (le 2), et la lisibilité du médaillon 4b a été améliorée, avec la petite audace du messager sorti du médaillon, sur la gauche, pour faire le lien avec le médaillon d’Hérode. La lecture d’ensemble pourrait sembler moins harmonieuse, avec le saut en diagonale qu’elle impose entre les deux bords.


En fait, cette lecture de haut en bas en deux bandes disjointes n’est pas une imperfection : on la rencontre dans une autre page, certainement la plus chargée de toutes les bordures à médaillons :

Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 444 schemaLe Jugement dernier
Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 444

On y voit  les quinze jours qui se produiront à la fin des temps, dans l’ordre exact de la Légende dorée [6].


Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 444 schema

 Il faut lire de haut en bas d’abord la marge gauche, puis la marge droite, pour finir dans la marge inférieur au 15ème signe :

« Dans le l5e jour seront créés de nouveaux cieux et une nouvelle terre, puis la résurrection générale. »

La dernière chicane épargne au lecteur la gueule béante de l’Enfer, et le fait pénétrer dans l’image centrale : la Résurrection générale.



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Le massacre des Innocents et la Fuite en Egypte

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 66Fuite Egypte

Mazarine MS 469, fol 66 Bedford Add MS 18850 fol 83r

La même volonté d’aération est patente dans cette autre comparaison : tandis que le Maître de la Mazarine consacre, en bordure de la Présentation au Temple, trois médaillons à la Fuite en Egypte et quatre au Massacre des Innocents, le Maître de Bedford traite chaque histoire en trois épisodes, y compris l’image centrale.

La composition Bedford est, en outre, beaucoup plus symétrique :

  • à gauche les deux amorces (F1 et I1) ;
  • à droite, deux miracles (F2 et I2) ;
  • au centre, le triomphe de la Sainte Famille repousse dans la marge le massacre auquel elle a échappé.


Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Innocents Fuite Egypte

Bedford Add MS 18850 fol 83r Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 168

Le remaniement entre les Heures de Bedford et les Heures 1855 de Vienne se traduit ici encore par l’ajout d’un médaillon (F1a). Tandis que la version Bedford mettait en scène deux histoires parallèles (Le Massacre et la Fuite), la version 1855 tient compte du rapport de causalité entre la décision d’Hérode et le départ de la Sainte Famille (flèche jaune) : très logiquement, la toute première scène prend sa place normalisée, en haut à gauche.


Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 168 schema
Composition « idéale »

Il reste néanmoins étrange que le Maître n’ait pas poussé plus loin son idée, avec cette composition bien plus symétrique et lisible.



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Le Cycle de la Dormition et de l’Assomption de Marie

Toutes les histoires ne se laissent pas aisément linéariser.

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 77v Dormition

Mazarine MS 469, fol 77v Bedford Add MS 18850 fol 89v

Un peu comme dans l’histoire des rois Mages, l’histoire de la Mort de la Vierge suppose une annonce et un trajet, mais depuis plusieurs lieux différents (où les Apôtres officient) et le lieu où la Vierge va mourir, puis être enterrée, puis monter au ciel.

Pour traduire la multiplicité des Apôtres, la version du Maître de la Mazarine duplique deux scènes et la version du Maître de Bedford seulement une (lignes blanches). Ce dernier améliore l’ordre chronologique : il aurait suffi d’intervertir les médaillons 1a et 4 pour que la composition se lise chronologiquement de bas en haut. S’il ne l’a pas fait, c’est justement pour éviter la lourdeur de mettre côte à côte deux scènes visuellement similaires (1a et 2), effet de redondance qui est au contraire apprécié par le Maître de la Mazarine.



Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Dorrmition

Bedford Add MS 18850 fol 89v Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 182

On voit nettement ici le travail d’enrichissement entre les deux versions (toutes deux verso) :

  • ajout d’une étape supplémentaire (4a) au sein de l’image principale ;
  • symétrisation du registre supérieur (cadre blanc) .

L’image centrale apparaît non pas comme une étape de la narration, mais comme la fusion de trois moments différents, poste d’aiguillage central entre les médaillons périphériques.



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La messe des Morts

1410-1415 Maitre de la Mazarine Maitre de Bedford Comparaison 150Messe Morts

Mazarine MS 469, fol 150 Bedford Add MS 18850 fol 120r

Autour de la miniature centrale de la Messe des Morts, le Maître de la Mazarine développe le combat des anges et des démons pour l’âme du trépassé, sous les regard de Dieu le Père.

Le Maître de Bedford reste fidèle à la bordure en médaillons, à la fois chronologique (de la maladie à l’enterrement) et thématique (les trois Sacrements pour les mourants).


Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Messe morts

Bedford Add MS 18850 fol 120r Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 214

Nous avons ici le cas chimiquement pur de l’évolution entre les deux manuscrits :

  • passage d’une page recto à une page verso ;
  • la première étape reste en haut à gauche ;
  • ajout d’un médaillon supplémentaire (3a), qui sert à la fois pour le transport du corps entre la maison et l’église, puis l’église et le cimetière.



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La Crucifixion

Bedford Hours comparaison Bedford 1855 Crucifixionjpg

Bedford Add MS 18850 fol 144r Livre d’heures 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 282

Pour la Crucifixion en revanche, le Maître a enfreint sa propre convention, en se contenant d’une inversion miroir : peut-être se sentait-il dispensé, vu la célébrité de l’histoire, de respecter le sens naturel (horaire) de la lecture. Il y a ici encore un médaillon supplémentaire (le 7).



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La Nativité

1410-1415 Maitre de la Mazarine Nativite Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 50
Nativité , fol 50
Maître de la Mazarine, 1410-1415 , Heures Mazarine, Bibliothèque Mazarine, MS 469

Tout à ses expérimentations, le Maître de la Mazarine invente ici une formule intermédiaire entre narration et collection : les saynettes de la bordure montrent l’errance dans Bethléem de Joseph (dans les sept médaillons), de Marie (dans six), de l’âne (dans cinq), du boeuf (dans quatre), accompagnés d’anges (dans trois) ou rencontrant des habitants (dans cinq). La narration est démentie par la saynette du centre droit, où Marie est déjà étendue sous un auvent : aucun récit, apocryphe ou littéraire, ne mentionne une crèche temporaire. Il faut donc considérer cette bordure comme une collection de variations sur un même thème, avec pour seul fil conducteur la taille croissante des maisons, de gauche à droite et de haut en bas.


Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail
Nativité , fol 65r, Heures de Bedford, Add MS 18850

La version Bedford reste narrative.



Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail
La bordure inférieure ridiculise Hérode et un de ses féroces soldats, en montrant entre les deux un couple de lapins paisibles, le lapereau bien à l’abri dans le terrier orné de crottes.



Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail Salome
Après un médaillon avec Marie et Joseph en marche, la scène du haut est très rare : il s’agit de Sainte Anastasie montrant ses moignons [7], que le texte en bas de l’image  confond ici avec la sage femme Salomé :

« et comment l’ange de paradis apporta les mains à la bonne dame sainte Sainte Salomé »


Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail berger Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 65r detail soldat

Le berger qui veille dans le dernier médaillon, en haut à gauche, fait écho au berger qui dort  dans la miniature centrale, et sert d’antithèse au soldat errant qui, dans le coin opposé, sort de l’histoire.


Livre d'heures 1422-25 ONB Cod 1855 fol 126

Nativité, , fol 126, Livre d’heures, 1422-25, ONB Cod 1855

Dans le manuscrit de Vienne, le Maître opte pour une solution mixte :

  • mi-narrative : Hérode donnant son ordre écrit, Joseph encourageant Marie enceinte à avancer ;
  • mi-thématique : des soldats battant la campagne dans tous les sens.

La cadre de l’image centrale est ici investi d’une valeur de protection contre les dangers qui rodent. Deux des médaillons « thématiques » ajoutent à la narration :

  • les deux soldats au centre de la bordure inférieure semblent se désigner l’Enfant : mais l’absence de cadre les emprisonne dans la zone « bordure » et les empêche de nuire ;
  • le soldat de la marge droite, le seul qui regarde l’image centrale, n’a pas d’armes et se prosterne, plutôt berger que soldat.

A noter dans l’image centrale le détail, coupé par le bord gauche, de la sage-femme qui s’en va chercher de l’eau,



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Le statut du médaillon

1410-1415 Maitre de la Mazarine Annonciation Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 13 detail ange Fol 13 (détail) 1410-1415 Maitre de la Mazarine Annonciation Heures Mazarine, Mazarine MS 469 fol 69v detailFol 69v (détail)

Maître de la Mazarine, 1410-1415 , Heures Mazarine, Bibliothèque Mazarine, MS 469

Chez le Maître de la Mazarine, le médaillon constitue, tout comme l’image principale, une zone hermétique à toute interaction : par exception, les anges ont la capacité de pénétrer à l’intérieur, pour apporter de la nourriture, ou un message.


0-1415 Maitre de la Mazarine Heures Mazarine, Dieu apparaissant a David Mazarine MS 469 fol 83 detail2 1410-1415 Maitre de la Mazarine Heures Mazarine, Mazarine Dieu apparaissant a David MS 469 fol 83 detail1

Dieu apparaissant à David, fol 83 (détails)
Maître de la Mazarine, 1410-1415 , Heures Mazarine, Mazarine MS 469

Le débordement est également toléré pour des raisons d’encombrement. Ces deux médaillons avec le jeune David en combattant se font face dans la marge inférieure :

  • à gauche, l’artiste n’a pas osé faire déborder la fronde (ce qui aurait pourtant accru grandement l’expressivité) ;
  • à droite en revanche, il a carrément posé le guerrier en armes devant la bordure, et comme sortant du cadre : audace graphique sans équivalent dans le manuscrit.


Bedford Hours 1410-30 Natvite_British_Library_Add_MS_18850_f 75r detailNativité, fol 75v (détail)
Heures de Bedford, 1415-30, Add MS 18850
Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 148 detail 2Nativité, fol 148 (détail)
Livre d’heures, 1422-25, ONB Cod 1855

Le Maître de Bedford s’autorise des libertés croissantes avec le cadre des médaillons :

  • dans la première version de la Nativité, seul le bout des arbres et des couronnes déborde, quasi imperceptiblement ;
  • dans la seconde version, le messager d’Hérode a acquis le pouvoir angélique de circuler entre les médaillons.


Livre d'heures 1422-1425 ONB Cod 1855 fol 148 detail 2

Fol 148 (détail)
Livre d’heures 1422-1425, ONB Cod 1855

L’Ange lui-même a acquis un statut graphique plus complexe : son aile gauche passe devant les rinceaux, mais son aile droite derrière (tandis que le paon est clairement posé devant les rinceaux) : tout se passe comme si l’ange avait  le pouvoir de séparer la zone décorative en deux feuillets, entre lesquels il se faufile.


Bedford Hours 1410-30 Visitation detail_British_Library_Add_MS_18850_f54v
Visitation, fol 54v (détail)

Le médaillon reste essentiellement conçu comme une zone à imager, bien délimitée à l’intérieur des rinceaux. Mais quelques rares détails signalent que le goût commence à évoluer, timidement, vers les marges illusionnistes : ainsi la queue du paon déborde devant le cadre, tolérance admise pour raison d’encombrement, mais aussi tentative d’envol en dehors de la planéité.



Le Bréviaire de Salisbury (1424-1435)

Resté inachevé, ce très riche manuscrit compte tout de même 4300 éléments historiés. Il a été réalisé à Paris pour le Duc de Bedford, régent de France sous la domination anglaise, par le Maître de Bedford et son atelier.

La fête des saintes reliques

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 497r saintes reliques gallicaAtelier du Maitre de Bedford, Fête des saintes reliques, fol 497r

Cette page est un exemple de la composition la plus courante pour les images pleine page dans le manuscrit :

  • quatre vignettes quadrangulaires en bordure, montrant des scènes liturgiques ; aucun rinceau ne les relie, elles ne se lisent pas en séquence, et on les trouve également en bordure des pages de texte ;
  • une image centrale, volontiers organisée dans une architecture (celle-ci, très simple, ne comporte qu’une seule travée).



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La Vie de Saint Jean

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 455v Saint Jean gallicaAtelier du Maitre de Bedford, Vie de Saint Jean, fol 455v.

Cette page révèle la très grande liberté laissée à l’atelier pour l‘interaction entre les images et le texte.

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 455v Saint Jean gallica schema

  • la vignette 1 situe la page dans la liturgie (« Ad matutinas »),
  • la vignette 2 porte déjà une citation du texte : « Hodie Sancti Joahnnis », Aujourd’hui nous célébrons la naissance de Saint Jean.

Les deux vignettes suivantes commencent à illustrer la vie de Saint Jean, toujours en suivant le texte :

  • 3 « jussu domiiani » : sur ordre de Domitien, il est amené d’Ephèse à Rome ;
  • 4 « presente senatu » : il est présenté au Sénat devant la porte Latine, pour être plongé dans de l’huile bouillante.

Le texte (du recto) se poursuit ensuite dans l’image centrale :

  • 5 « Liber exit… alienus erat a coruptione carnis » : il en sort libre, la corruption de la chair lui était étrangère ;

Les deux scènes suivantes ne portent pas de phylactère, mais continuent de suivre le texte :

  • 6 : tandis qu’il était en Asie, prêchant l’Evangile
  • 7 : il est exilé par un préfet de Domitien dans l’Ile de Pathmos.

Les deux dernières scènes, en revanche, s’écartent totalement du texte, pour illustrer librement le retour du Saint à Ephèse :

  • 8 : il fait édifier la basilique où il sera enterré ;
  • 9 : il ressuscite une femme nommée Drusienne (épisode raconté dans la Légende Dorée).

On voit ci que le flux de la narration commence à circuler en bordure dans le sens antihoraire, puis saute fluidement des vignettes à l’image centrale où il continue sa progression, cette fois dans le sens horaire.

La découverte de ce circuit complexe faisait toute la saveur de la page.



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L’Adoration des Mages

Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 106r Adoration des Mages gallica schema

Maître de Bedford, Adoration des Mages, fol 106r
1424-1435, Bréviaire de Salisbury, BNF Lat 17294, Gallica

Cette page, une des rares attribuées au maître lui-même, est extrêmement chargée en images et en phylactères. La bordure et la grande image y jouent des rôles bien distincts :



Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 106r Adoration des Mages gallica schema

Les quatre médaillons de la bordure illustrent, dans un ordre non chronologique, des passages de l’Evangile de Matthieu consacrés à l’Adoration des Mages : l’Evangéliste est d’ailleurs représenté dans la bordure droite.
Le texte est celui d’Isaïe 55 (en bleu) « O vous tous qui avez soif, venez aux eaux » : le prophète est représenté à l’intérieur de la grande image, sur la gauche.

Le but de la page n’est donc pas d’illustrer le texte de Mathieu, supposé connu : mais de mettre en rapport, pour un lecteur lettré, l’histoire des Rois Mages avec Isaïe 55.



Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 106r Adoration des Mages gallica detail
La page flatte également le duc de Bedford, dont les armes décorent la bordure inférieure et qui assite en personne, tout de rouge vêtu, à l’ouverture des coffres.



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La Sainte Parenté

Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 518r Sainte Parente avec duchesse Anne gallica detailMaitre de Bedford, Sainte Parenté, fol 518r

Dans cette autre page attribuée au Maître, les saynettes de la bordure se lisent chronologiquement, de haut en bas en suivant les fleurons, puis de droite à gauche en traversant les armes avec le motto de Bedford (« assouvy ») : Annonciation à Joachim, Annonciation à Anne, Porte dorée, Naissance de Marie.

La miniature centrale conclut l’histoire, dans une architecture en trois travées dédiées aux trois Maries :

  • en centre, Marie avec sa mère Anne et son fils Jésus ;
  • à gauche, Marie-Salomé, avec ses deux enfants (Jacques le majeur, Jean) ;
  • à droite, Marie-Jacobé avec ses quatre enfants (Jacques le mineur, Simon, Jude et Joseph le juste).


Maitre de Bedford, 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 518r Sainte Parente avec duchesse Anne gallica detail
L’aspect courtisan n’est pas oublié, avec ce portrait de l’épouse de Bedford, la duchesse Anne de Bourgogne, à l’intérieur de la lettres A truffée des n de son prénom. Elle chante un hymne à sa sainte patronne (« Ave Mater Anna, Plena melle canna, Cui ma ») ; dans la grand image, l’ange le relaie par un autre hymne « Hae est generatio quærentium eum« , qui inclut flatteusement la duchesse dans la « génération de ceux qui le cherchent ».



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Melchisédech

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 283v Melchisedech gallica detail
Atelier du Maitre de Bedford, Melchisédech ,fol 283v

Cette image due à l’atelier combine de manière quelque peu brouillonne une architecture, deux médaillons circulaires et deux vignettes quadrangulaires.



Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 283v Melchisedech gallica detail
Ainsi de haut en bas, on trouve successivement :

  • Dieu le père (à cheval entre la bordure et l’image centrale)
  • Abraham qui l’adore, à genoux dans sa chapelle ;
  • le duc de Bedford dans sa propre chapelle, qui adore Jésus dans l’autre sens ;
  • le roi David entonnant le psaume 110 : « Tu es prêtre pour toujours à la manière de Melchisédech »

Sur l’axe horizontal, on découvre de droite à gauche, par ordre d’éloignement croissant par rapport au Christ  :

  • Melchisédech dans la même pièce ;
  • le duc dans sa chapelle attenante ;
  • la duchesse dans son oratoire, en annexe dans la marge..



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La Naissance de Marie

Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 386v Histoire de Joachim et Anne gallicaHistoire de Joachim et Anne, fol 386v Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 566v Naissance de Marie gallicaNaissance de Marie, fol 566v

Atelier du Maitre de Bedford

Ces deux pages sont particulièrement intéressantes, car elles répètent le même épisode, mais mis en forme dans les deux grands types de composition que présente le manuscrit.

Le folio 386v est de type standard : les quatre vignettes quadrangulaires sont liturgiques, et l’histoire se déroule entièrement dans l’image centrale, en spirale, dans le sens anti-horaire :

  • au centre, Joachim dans le Temple ;
  • à droite, Joachim chassé du Temple ;
  • en haut, Annonciation à Joachim ;
  • à gauche, Annonciation à Anne ;
  • en bas, rencontre finale à la Porte Dorée.

Le folio 566v est en revanche de type bordure narrative : l’histoire commence dans la bordure gauche, de haut en bas (Annonciation à Joachim ; Annonciation à Anne ; Porte Dorée) puis se termine dans l’image centrale avec la Naissance de Marie.


Maitre de Bedford (atelier), 1424-1435, Breviaire de Salisbury, pour le duc de Bedford BNF Lat 17294 fol 566v Naissance de Marie gallica detail

La vignette isolée en bas a droite apporte une conclusion contemporaine : un maître avec son martinet résume l’image à ses élèves : « La Mère de Dieu (Dei genitrix) ».



L’influence des innovateurs parisiens

Madonna-Master-Heures-dIsabelle-Stuart-Avant-1431Fitzwilliam-Museum-Ms.-62-fol-141vMadonna Master, Heures d’Isabelle Stuart, Avant 1431, Fitzwilliam Museum, Ms. 62, fol 141v

Les Heures d’Isabelle Stuart comportent deux images pleine page que l’on peut rattacher aux bordures à saynettes développées par les maîtres parisiens.

Ce premier enlumineur, inspiré par les architectures du Maître de Bedford, case autour de la Vierge à l’Enfant trois scènes de la Vie de Marie :

  • l’Annonciation, évoquée par l’ange musicien dans le cour fermée avec un puits ;
  • le Mariage avec Joseph, dans la tour à gauche ;
  • la Présentation au Temple, dans l’escalier de droite.


1431 av Giac master Hours of Isabella Stuart Annunciation schema

Maître de Giac, Heures d’Isabelle Stuart, Avant 1431, Fitzwilliam Museum, Ms. 62, fol. 29r Maître de la Légende dorée de Munich, 1440-50, BL Egerton MS 2019 fol 30r

Cet autre enlumineur s’inspire quant à lui du Maître de la Mazarine pour cette bordure à médaillons : la narration commence à gauche, mais tourne cette fois dans le sens anti-horaire.

Cette disposition sera adoptée quelques années après, dans un autre manuscrit, par le Maître de la Légende dorée de Münich, qui va jusqu’à inclure  la lettrine dans le mouvement en spirale…

1440-50 BL Egerton MS 2019 fol 126r Crucifixion schema Master of the Munich Golden Legend
Maître de la Légende dorée de Munich, 1440-50, BL Egerton MS 2019 fol 126r

…composition qu’il reprend systématiquement tout au long du manuscrit.


1440-50 BL Egerton MS 2019 fol 104 David Dunois MasterHistoire de David, fol 104 1440-50 BL Egerton MS 2019 fol 135r Dunois MasterLa Pentecôte, fol 135r

Maître de Dunois, 1440-50, BL Egerton MS 2019

Dans le même manuscrit, un autre enlumineur, le Maître de Dunois, utilise la même composition spiralée pour l’Histoire de David ; mais autour de l’image de la Pentecôte, il répartit les médaillons par paires chronologiques, de haut en bas et de gauche à droite :

  • 1) l’action de l’Esprit Saint lors de la Création du Monde (3ème et 5ème jour) ;
  • 2) l’action de l’Esprit Saint durant l’Ancien Testament, sur les Prophètes  :
    • la lettrine fait allusion à une prophétie d’Isaïe :

« Le peuple qui marchait dans les ténèbres a vu une grande lumière, sur ceux qui habitaient le pays de l’ombre de la mort une lumière a brillé…. En effet, un enfant nous est né, un fils nous a été donné, et la souveraineté reposera sur son épaule ». Isaïe 9,1-5

    • le médaillon central de la marge droite montre le prophète Daniel disculpant Suzanne :
      « Comme on la conduisait à la mort, Dieu éveilla l’esprit saint d’un jeune enfant nommé Daniel » Daniel 3,45
  • 3) l’action de l’Esprit Saint aujourd’hui : sacrements de la Pénitence et du Baptême.

On voit dans ce manuscrit que le choix entre bordure narrative et bordure thématique n’est pas une préférence d’artiste, mais un choix d’opportunité en fonction des possibilités qu’offre l’image centrale.



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Références :
[4] Eberhard König, « The Bedford Hours: The Making of a Medieval Masterpiece », 2007, p 85
[5] J.Doucet, L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.), Chapitre VIII : Les Rois Mages
http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/30/NAISS2/04.Mages.htm
[7] Diane Booton, « Variation on a Limbourg Theme: Saint Anastasia at the Nativity in a Getty Book of Hours and in French Medieval Literature » https://www.academia.edu/312666/Variation_on_a_Limbourg_Theme_Saint_Anastasia_at_the_Nativity_in_a_Getty_Book_of_Hours_and_in_French_Medieval_Literature
Jacques Poucet L’Évangile selon Jean d’Outremeuse (XIVe s.), Autour de la Naissance du Christ, Chapitre VIb http://bcs.fltr.ucl.ac.be/FE/30/NAISS2/02.Naissance.htm

3 Les jardins oniriques du Maître de Marguerite d’Orléans

9 mai 2021

Cet artiste très original [1] a réalisé un manuscrit d’exception, dont les bordures, par leur richesse et leur inventivité, constituent non pas des collections de fleurs, mais d’extraordinaires jardins. Cet article en propose une classification, et examine quelques autres rares manuscrits influencés par cette mode, entre 1430 et 1450.

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Les bordures florales

Dans les Heures de Marguerite d’Orléans, les bordures purement florales sont rares. Elles semblent destinées à créer un climat graphique particulier autour de certaines images.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 141r GallicaLa Crucifixion, fol 141r

L’ambiance tragique de la mort du Christ impose à l’artiste une sobriété inhabituelle. Il faut regarder de près pour découvrir les minuscules oiseaux, de la même taille que les papillons, qui se cachent dans la moitié inférieure de la page.

Bien visibles en revanche, les deux grandes abeilles qui butinent des fleurs blanches, en haut de la tige de gauche, font écho aux deux saintes âmes du Bon Larron et du Christ. La mouche noire de droite, qui se trompe en butinant une feuille, est à l’image du mauvais Larron qui a refusé de reconnaître le Christ : son âme sombre est menacée par les deux grands oiseaux posés sur la tige de droite.

Par sa lourdeur inévitable, l’analyse ne rend pas justice à la subtilité de l’invention : le symbolisme du Maître de Marguerite d’Orléans est discret, à la limite de la perception, fait pour être humé plutôt que disséqué.



Les jardins en terrasse

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica

L’Annonciation, fol 31r

Une première manière d’organiser les plantations est de les disposer en strates horizontales : sept à dans la bordure droite, six dans la bordure gauche, dont en bas deux strates communes, avec des vignes sur treillis.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica detail
Ces « terrasses » n’ont rien de réaliste : la zone inférieure a deux sols (le second matérialisé par le vase) mais certaines tiges du treillis relient les deux étages, et se prolongent même vers le haut de la page.

Le caractère « onirique » vient aussi de la disproportion généralisée : la fileuse de gauche est géante par rapport aux quatre vendangeurs de droite, mais minuscule par rapport au coq et aux poules qui picorent, eux-mêmes supplantés par les fleurs.

L’analyse botanique de celles-ci est décevante : Mégumi Tanabé [2] a montré que certaines sont loin d’être représentées avec réalisme. Dans le cas de l’Annonciation, ni l’oeillet ni les fraises ni les grappes ne sont présentes à sa date, le 25 mars.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 31r Gallica detail oeillets
Quant à l’interprétation symbolique, on en voit bien ici les limites : de manière générale, on sait que la vigne évoque l’Eucharistie et les oeillets le sang de la Passion. Mais il serait abusif de voir, dans la couronne d’oeillets rouges et blancs que la mère confectionne avec sa fille, une anticipation de la couronne d’épines.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 82r GallicaL’Annonciation aux Bergers, fol 82r Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 176r GallicaSainte Marguerite, fol 176r

Ces deux pages permettent de mieux saisir la valeur compositionnelle des « terrasses ».

Dans l’Annonciation aux Bergers, le ruisseau qui prend sa source dans l’image principale (noter la barrière demi-circulaire en bois tressé) se prolonge dans la marge droite, longeant la lisière de la forêt.

De même, dans la page de Sainte Marguerite, la forêt peuplée de monstres se poursuit dans la marge droite, créant une première terrasse. En dessous l’artiste a étagé un monstre globuleux (alter-ego du dragon de l’image centrale), puis une bergère en robe bleu et aux longs cheveux, qui garde ses moutons comme la sainte son dragon.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 176r Gallica schema
Cette logique de projection de l’image principale dans la bordure se poursuit avec les figures du haut : le pâtre jouant de la flûte et le porc-épic font voir le berger qui garde ses porcs.

La bordure inférieure en revanche se comporte en zone autonome, un peu comme le texte par rapport à l’image.



Les jardins à traverser

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r GallicaSaint Matthieu, fol 15r

Cette logique d’autonomie de la bordure inférieure débouche sur un autre formule : celle où la bas de page devient une terrasse continue, où des personnages évoluent.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r Gallica detail
Ici c’est une frise aviaire (peut être une expansion de l’Ange) avec, de gauche à droite :

  • un couple, dont la femme tient sur son bras un coucou attaché par une fil, image qui semble déplaire à son mari ;
  • un engoulevent posé sur un tronc coupé, pris à partie par des parents ;
  • deux cages avec des oiseaux chanteurs ;
  • un oiseleur au sac empli de proies, lui aussi pris à partie par des parents.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 15r Gallica detail matthieu
La projection de l’image principale dans la bordure droite est ici bien dissimulée : il faut y regarder à deux fois pour voir que le bûcheron maniant sa hache à deux bras est l’explication, par antithèse, du geste discret de l’Evangéliste, affûtant sa plume au rasoir.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 89r GallicaL’Adoration des Roi, fol 89r

Dans le frise inférieure, les deux nobles à cheval partant à la chasse, précédés par un archer qui vise les bêtes sauvages,  sont un écho lointain du cortège des Mages.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 89r Gallica devidoir
Quant au dévidoir de la marge droite, il n’a ici aucun rapport évident avec la scène centrale : il entretient en revanche un lien purement graphique avec une invention spécifique à cette page : les quatre bouquets géants, ficelés et plantés comme des arbres.



Les jardins verticaux

Dans cette formule intermédiaire, le motif de la bordure inférieure remonte, par continuité, dans la bordure latérale.

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 139r Gallica
La Mise en Croix, fol 139r

Ici des femmes et des enfants cueillent des graines de grenades. Mégumi Tanabé [2] a sans doute raison de voir dans la ces graines déformées l’image des gouttes de sang du Sauveur.

 


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 161v Gallica
Saint Jean baptisant le Christ, fol 161v

Le motif des bordures est ici celui de la moisson. En fait, deux thèmes se mêlent, en dégradé :

  • en haut on coupe des épis parmi les fleurs ( des bleuets des champs bleus et roses),
  • en bas on cueille les fleurs parmi les épis (mis à part les deux amoureux qui se bécotent).

Il est probable que la bordure fait allusion aux rites populaires de fertilité autour de la Fête de la Saint Jean [2a] :

  • fabrication de bouquets protecteurs des maisons, mêlant des herbes, des fleurs et des épis de la saison précédente ;
  • croyance en la pousse accélérée des blés dans les trois nuits entre la Saint Jean et la Saint Pierre.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 137r GallicaLe Portement de Croix, fol 137r Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 168r GallicaSaint Jean l’Evangéliste, fol 168

Dans ces deux jardins verticaux, une plante, telle le haricot magique, sert de chemin vers les hauteurs : un palmier ou une vigne.

Dans le premier cas, la bordure prend le contrepieds, par la scène joyeuse de l’Entrée du Christ à Jérusalem, accueilli par la foule et les palmes, de la scène tragique de la Montée au calvaire.

Le même principe de contradiction régit également la seconde composition, mais de manière plus subtile : le cep noueux et le vin contrecarrent les serpents et la coupe de poison de Saint Jean l’Evangéliste.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 168r Gallica detail
A noter que l’artiste cultive ici l’ambiguïté graphique entre le cep et le sentier.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 160r GallicaDieu le fils, fol 160r

La bordure inférieure montre un combat à pied (à l’épée et à la hache) entre un seigneur de Rieux, en casaque bleue, et un seigneur de Richelieu, en casaque rouge. Cette idée de compétition remonte, par la bordure externe, des juges-diseurs Bleu et Rouge (avec leur bâton) aux cavaliers Bleus et Rouges, puis à un duel de libellules ; une fois passée la cloison dorée, l’oeil redescend, d’un duel de papillons à un duel d’oiseaux, puis à une discussion entre un Bleu et un Rouge qui se sont faufilés à travers le bois, jusqu’à l’arbitre de tous ces affrontements courtois : Marguerite d’Orléans en personne, assise à la droite d’un homme que l’on dit être son époux Richard d’Étampes, mais est plutôt, selon moi, son père Louis d’Orléans [2b]. 

L’utilité de cette cloison dorée si voyante, redondante en bas avec la barrière en bois de la lice, ne se comprend que dans une intention courtisane : ainsi Marguerite trône non pas en dehors, mais au dessus du combat, dans un espace intermédiaire entre la joute et le Christ trônant.

Je n’ai pas trouvé d’explication pour les deux écuyers qui se présentent devant elle, l’arc à la main droite et la main gauche sur la garde.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 158v GallicaDieu le Père, fol 158v

Dans la page jumelle (Dieu le Père), la bordure inférieure montre un convoi seigneurial : un fauconnier caracole en tête, suivi par la voiture qui transporte les dames de compagnie (et le singe familier), les seigneurs et dames à cheval fermant la marche

Dans la bordure verticale, une escorte militaire est en route vers le château  : un archer, un soldat à pied ramenant une branche, deux cavaliers.

Les deux cortèges se raboutent logiquement, mais pas graphiquement. Le fauconnier ne sert pas véritablement de pivot, trop grand pour le cortège horizontal, et en position trop latérale pour le cortège vertical.

L’absence d’un chemin matérialisé, et la non-diminution des tailles avec l’éloignement, font de cette page une solution intermédiaire entre les « jardins verticaux » et la formule qui constitue la grande originalité  du manuscrit : un parcours continu dans les deux bordures.



Les jardins à voyager


En aparté : un précédent, le Codex Cocharelli

 

Ce traité gênois aux décorations exceptionnelles présente deux exemples d’un parcours continu menant de la marge inférieure à la marge supérieure. S’agissant d’un traité sur les Vices, ces voyages n’ont rien de plaisant.


1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 14vCocharelli codex, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 14v

Le texte de cette page raconte l’histoire d’un riche héritier gênois qui perdit toute sa fortune pour cause de gloutonnerie. L’image principale montre deux chasseurs, dont un tient un faucon, effarouchant des canards et des hérons, les pattes de leurs chevaux dans un lac. La chasse au sanglier de la bordure basse se prolonge, dans la bordure verticale, par un sonneur de cor, un chien poursuivant un lapin, une biche morte et son mâle rescapé.


1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 14v detailDans la bordure du haut, encore paisible, deux couples, chameaux et girafes, sont encore en paix.


1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2rCocharelli codex, 1330-40, BL Egerton 3127 fol 1r

Le texte, pour illustrer l’avarice, donne des exemples de trahisons et de meurtres dans le Royaume de Chypre.



1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2r detail basLa bordure inférieure montre trois assassinats : un homme attaché à un arbre auquel on a volé son manteau rouge, un moine nu et un moine encore vêtu.



1330-40 Cocharelli codex BL Egerton 3127 fol 2r detail hautMeurtres et vols se succèdent jusqu’au bout de la route.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 171r Gallica
Saint Laurent, fol 171r

Il y a dans cette page deux villes fortifiées : l’une en bas à gauche d’où sortent les Français, l’autre en haut à droite vers où rentrent les Anglais, nargués par des pies et attendus à la porte par deux bourgeois dépités. Pour Eberhard König ([3] , p92) :

« les Français réussissent une sortie d’une ville assiégée par les Anglais ; il est tentant de voir ici la première représentation de la libération d’Orléans le 8 mai 1429 et d’identifier dans le combattant de première ligne chez les Français le demi-frère de Marguerite, le Bâtard d’Orléans Jean de Dunois. »

A l’appui de cette hypothèse, rajoutons que cette dernière bataille, livrée par Dunois, eut lieu près du fort Saint Laurent, le dernier tenu par les Anglais.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 163r GallicaLa Trinité, fol 163r

Le ruisseau qui, en bas, borde la chasse à courre, se prolonge en S jusqu’en haut, où un arbalétrier met en joue les cygnes ou les canards.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r GallicaSainte Madeleine, fol 174r

L’image centrale est à elle seule puissamment onirique, avec cette sainte autour de laquelle des pèlerins minuscules circulent, comme autour d’un Bouddha géant. On notera le monastère avec ses latrines qui, pour raison de propreté, donnent sur l’extérieur ; et le petit ermitage en haut de la Sainte Baume, depuis laquelle la pénitente s’envole sept fois par jour aux heures canoniales, soutenue par les anges.

A ces circulations intérieures répond l’ambitieuse frise extérieure, depuis un quai, où l’on décharge les marchandise venus d’Orient, jusqu’en haut du port où les bateaux de commerce sont à l’arrêt, puis au chemin où circulent des dromadaires.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r Gallica detail
Une première croix, à coté d’un jardin que cultivent deux paysans surveillés par une guerrier maure, et une seconde, au fin bout de la route où cohabitent hommes et bêtes sauvages. signalent une terre chrétienne. Je pense, avec Paul Perdrizet [4] , que cette contrée perdue au fin bout de l’Asie n’est autre que le mythique royaume du prêtre Jean.

Pour Eberhard König, le prétexte de cette bordure géographique pourrait être le fait que Marie-Madeleine était arrivée en bateau depuis le Proche Orient. Il me semble que c’est Perdrizet qui a pressenti le véritable lien, en notant l’insistance sur le boîte de parfum en or que la Sainte ne lâche pas, qu’elle soit couchée ou assise. Or d’après la « Lettre du Prêtre Jean » [5] , les terres de celui-ci abritaient l‘Arbre de vie, qui produit le chrême ou le baume. Le thème commun à l’image et à la bordure est donc, en pleine époque de Jacques Coeur, un sujet propre à charmer la comtesse Marguerite : celui des parfums précieux venus d’Orient.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 174r Gallica detail barques
Les trois barques constituent un petit mystère iconographique : tandis que sur les rives ou sur le navire marchand les turbans orientaux se mélangent aux coiffes occidentales, ces trois barques qui se dirigent vers la ville ne portent que des occidentaux : des hommes, et peut être une femme sous la bâche de la première barque. La barque centrale, remplie de feuillages est très énigmatique : il s’agit peut être de la disproportion, habituelle au manuscrit, entre les végétaux et les humains. Mais il se trouve que ce motif des barques chargées de branches deviendra, cinquante ans plus tard, un standard des enluminures flamandes pour signifier le moi de Mai (voir 5.3 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque). Faute d’un chaînon intermédiaire, je pense que nous sommes en présence d’une pure coïncidence graphique : ces barques non mixtes de voyageurs revenant de l’Orient n’ont sans doute rien à voir avec les citadins flamands partis, hommes et femmes, cueillir le Premier Mai des branches à la campagne.


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 25r GallicaMarguerite d’Orléans en prières devant la Madone, fol 25r

La miniature la plus importante du manuscrit est une double supplique:

  • à Marie (la prière « Obsecro te domina sancta » écrite en grand)
  • à Dieu (le psaume pénitentiel, « Domine ne in furore tuo arguas me » écrite en minuscule à peine lisible sur le livre).

Ces pieuses implorations s’harmonisent avec la bordure, des pèlerins sur le chemin de Saint Jacques de Compostelle.



Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 25r Gallica detail
La disproportion entre la dame sur son cheval et le pèlerin qui boit allongé à même la terre (toujours le même motif de la source) exclut à mon sens une interprétation biographique : ces nobles personnages ne partent pas eux-mêmes en pèlerinage, mais regardent avec respect les pèlerins qui traversent leur terre.

En ce sens, le voyage des pèlerins vers Compostelle constitue l’agréable pendant du voyage, dans l’autre sens, des parfums précieux depuis les terres du Prêtre Jean.



Les jardins qui pleuvent

Dans trois pages, le Maître introduit un mouvement de chute générale : cette idée très innovante n’aura pas d’équivalent avant, au siècle suivant, les figurations de la Largesse (déversement de pièces de monnaie) ou de la Manne dans le désert (voir 5.2 Quelques types de bordures).

 

Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 186r GallicaLa Pentecôte, fol 186r, Heures de Marguerite d’Orléans 1430 ca BNF Latin 1156B Gallica.

Le lapis lazuli de la bordure est une expansion luxueuse de la robe de Marie. Mais ce semis de fleurs n’est pas statique : elles sont déversées en haut par quatre anges, et recueillies en bas par trois femmes. Cette chute accompagne astucieusement la descente de l’Esprit Saint : dans l’image principale, la colombe lance des flammes ; à l’extérieur, les anges de Marie lancent des fleurs. Ce qui correspond aussi à un usage attesté dans plusieurs cathédrales pour la fête de la Pentecôte ([3], p 21).


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 175r GallicaMartyre de Sainte Catherine, fol 175r

Dans l’image principale, la machine infernale, bombardée par les anges de grandes gouttes d’acier qui ridiculisent les crocs, s’est transformée en une sorte de cage à hamsters pour les bourreaux. Les gouttes envahissent les marges, qui montrent en démultiplié l‘étape suivante du martyre : une fois les roues brisées en mille morceaux, l’épée de la décapitation.

En bas une population minuscule se protège des gouttes comme elle peut .


Heures de Marguerite d’Orleans 1430 ca BNF Latin 1156B fol 135r GallicaPilate, Heures de Marguerite d’Orleans, vers 1430, BNF Latin 1156B fol 135r, Gallica

Cette bordure exceptionnelle montre non pas un alphabet comme parfois (voir 5.5 Un cas particulier : les bordures alphabétiques), mais des lettres en vrac. Danièle Alexandre-Bidon [6] l’a expliquée comme une devinette à but pédagogique :

« Dans cet alphabet désordonné, où les lettres sont tombées à terre et mélangées, et que balayent des serviteurs tandis que d’autres les mettent dans des paniers, des cheminements se distinguent : l’enfant n’avait-il pas à les remettre en ordre ? En outre, une lettre est cachée, le 0, initiale du « O mater dei memento mei ». On le trouve pourtant, si on ne le cherche pas parmi les lettres, dans l’image : les O sont les couronnes de fleurs qui décorent les marges. »


Reste à expliquer le lien entre cette devinette et l’image principale : la lettre qui manque est-elle suggérée par l’assonance avec l’ « eau » qui lave les mains de Pilate ? Ou bien, comme l’envisage E.König ([3], p 90), « ce motif veut-il dire que la sentence injuste aura semé la confusion dans les caractères de la Loi ? ». Je pense que, comme souvent, la réponse est dans l’image.



Heures-de-Marguerite-dOrleans-1430-ca-BNF-Latin-1156B-fol-135r-Gallica detail
Pilate, le gouverneur romain qui cède aux exigences des Juifs, nous est montré cerné par les caractères hébraïques. Les jardiniers de la bordure ramassent ce qu’il a laissé tomber, à savoir les lettres latines.



Autres manuscrits attribués au Maître de Marguerite d’Orléans

Parmi les rares manuscrits où l’on a reconnu sa main, aucun n’atteint à la richesse graphique des Heures de Marguerite d’Orléans.

Le manuscrit Rothschild 2534

Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 20v
La Résurrection, fol 20v, Livre d’heures, BNF, MS Rothschild 2534

Dans ce « jardin à voyager » très simple, un cornemuseux suit un couple d’amoureux vus de dos ; ils montent vers un personnage à tête de lion qui, de sa main droite, désigne l’image centrale. Les trois registres de celle-ci semblent renvoyer aux trois groupes marginaux :

  • le soleil de la Résurrection, à la crinière de lion ;
  • la Victoire sur la Mort, à l’amour ;
  • le sommeil des soldats, à la musique bruyante.


Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 31rL’Annonciation, fol 31r, Livre d’heures, BNF, MS Rothschild 2534

Ce jardin est traversé, à contresens de la lecture, par une chasse à l’ours et au cerf (ce dernier déjà mordu par un chien) : scène noble sans rapport avec l’image centrale.

Celle-ci trouve en revanche des échos profanes dans le reste de la bordure :

  • le paon en haut à gauche fait écho aux ailes ocellées de l’ange ;
  • le singe en haut à droite caricature l’Homme, lui-même à l’image de Dieu ;
  • l’oiseau en vol fait écho à la triple colombe ;
  • le fou offrant à la belle une fleur contrefait l’Annonciation.


Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 75rAnnonce aux Bergers, fol 75r Livre d’heures (Paris, BnF. ms. Rothschild. 2534 fol 80rAdoration des Rois, fol 80r

A partir de cette étonnante scène nocturne, la charte graphique se modifie (avec quelques rares exceptions) : la bordure contient deux ou trois personnages « métallisés », de plus en plus fantaisistes et sans rapport avec la scène principale. L’effet graphique est identique à ceux des soldats vus de nuit, à l’arrière-plan de l’Adoration des Rois.



La postérité du Maître de Marguerite d’Orléans

Un certain nombre de manuscrits bretons sont influencés par la prodigalité florale du Maître. Les jardins avec personnages y restent rares, et beaucoup moins élaborés.

Heures de Catherine de Rohan et de Françoise de Dinan, vers 1435

Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 027Fol 27 Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 071v Fuite en EgypteFuite en Egypte, Fol 71v

Heures de Catherine de Rohan et de Françoise de Dinan Rennes, BM 0034 bis

Ce manuscrit présente des « jardins en terrasses » très simples, avec quelques personnages sporadiques :

  • un chasseur et un couple de bergers au bord de l’eau ;
  • une chasse aux oiseaux, à l’arc et à l’arbalète.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 bis fol 107Office des Morts, fol 107, Rennes BM 0034 bis

Cette bordure beaucoup plus complexe montre deux scènes en rapport avec le thème funéraire :

  • en bas la Mort poursuit un jeune vaniteux coiffé de plumes de paon ;
  • la bordure droite, élucidée par Sylvie Wuhrmann [7] montre une scène de la « Pacience de Job », un mystère du XVème siècle : le Diable, déguisé en mendiant (on voit ses pattes griffues) rend jalouse la femme de Job, lequel est couché sur son fumier sous le regard de Dieu.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 0066 Bapteme du Christ
Baptême du Christ, Rennes BM 0034 fol 66

Cette bordure développe, autour de la scène du Baptême du Christ, deux scènes de la Mort du Baptiste :

  • la danse lascive de Salomé devant les démoniaques Hérode et Hérodiade ;
  • la décapitation de Saint Jean.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 001 Baiser de JudasBaiser de Judas, Rennes BM 0034 fol 1 Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 ter fol 1 NativiteNativité, Rennes, Rennes BM 0034 ter, fol 1

Certaines bordures sont des extensions de l’image principale :

  • apôtres errant dans le Jardin des Oliviers ;
  • bergers et anges autour de la crèche.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 0011v Le Christ devant HerodeLe Christ devant Hérode, BM 0034 fol 11v Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 88 Saint MichelSaint Michel, Rennes BM 0034 fol 88

D’autres sont des gloses fantaisistes :

  • le messager et le sommeil dérangé par des démons sont peut être des allusions à la mauvaise nouvelle apportée à Hérode (la naissance de Jésus) et à ses méfaits (le Massacre des Innocents) ;
  • un ange pourchasse un démon qui pourchasse l’Enfant Jésus.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 86 Saint JulienSaint Julien, Rennes BM 0034 fol 86

D’autres enfin sont de pure fantaisie : un couple de pèlerins précédé par un musicien.


Heures de Catherine de Rohan et de Francoise de Dinan Rennes, BM, 0034 fol 90 Saint Antoine
Saint Antoine, Rennes BM 0034 fol 90

La seule bordure qui se rapproche un peu des « jardins à voyager » est celle de Saint Antoine : trois malades montent, par la bordure, rejoindre le couple qui, dans l’image centrale, offre des cierges au saint guérisseur.


Heures de Pierre II

Heures de Pierre II (Paris, BnF. ms. lat. 1159 vue 71Présentation au Temple, Vue 71 Heures de Pierre II (Paris, BnF. ms. lat. 1159 vue 106Office des Morts, Vue 106

Heures de Pierre II, BnF. ms. lat. 1159, Gallica

Ce manuscrit contient deux « jardins à traverser » :

  • une promenade d’amoureux avec une chasse au sanglier ;
  • un enterrement (un démon et un ange se disputant l’âme du défunt) et la Mort pourchassant un jeune homme avec sa faux.


Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais

1430 ca Vers français sur sainte Catherine et sainte Marguerite BNF Latin 18026 fol 18r gallicaLa Vierge au croissant et la donatrice, fol 18r 1430 ca Vers français sur sainte Catherine et sainte Marguerite BNF Latin 18026 fol 22r gallicaLa Vierge à l’Enfant et la donatrice, fol 22r

Heures de Jean de Montauban et Anne de Kerenrais BnF. ms. lat. 18026 

Ces deux « jardins à traverser » montrent une rencontre de part et d’autre d’un cours d’eau.

La position de la donatrice à droite contredit la « convention du visionnaire ». Cette infraction résulte ici, comme souvent (voir 3-3-3 : l’apparition à gauche) d’une convention graphique supérieure qui régit l’ensemble du manuscrit : toutes les miniatures pleine page sont des rectos (sauf trois), et la donatrice, en priant vers la gauche, ramène le regard du spectateur vers l’intérieur du livre.


Heures de Jean de Montauban

Heures de Jean de Montauban 1450 ca Rennes Ms 1834 fol 119r Saint Julien

Saint Julien, vers 1450, Rennes Ms 1834 fol 119r

Dans ce manuscrit, les images sont entourées de scènes secondaires : les cases florales ne constituent pas vraiment des jardins, mais plutôt des motifs de remplissage.


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Références :
[2] Mégumi Tanabé,« Les sources d’ornement végétal dans les Heures de Marguerite d’Orléans (Paris, BnF ms. lat. 1156B) » dans TRACES DU VÉGÉTAL, Isabelle Trivisani-Moreau, Aude-Nuscia Taïbi, Cristiana Oghina-Pavie
https://books.openedition.org/pur/42302
[2a] Revue des traditions populaires, Volume 10, p 531 https://books.google.fr/books?id=aw3SPq6WknoC&pg=PA531
[2b] Heures-de-Marguerite-dOrleans-1430-ca-BNF-Latin-1156B-fol-160r-Gallica detailComme le remarque E.König ([3], p 19), Marguerite est assise sur la moitié masculine des armes d’alliance (les hermines bretonnes) et l’homme sur la partie féminine (les lys d’Orléans). Cette étrange inversion héraldique s’explique si l’on remarque que l’homme tient ostensiblement un bâton noueux, l’emblème de Louis d’Orléans : celui qui accompagne Marguerite au tournoi n’est pas son mari, mais son père. Et les « enfants » sur la gauche ne sont probablement que des demoiselles d’honneur.
[3] Eberhard König « Les heures de Marguerite d’Orléans », 1991
[4] Paul Perdrizet, Le Calendrier parisien à la fin du moyen âge, d’après le Bréviaire et les Livres d’Heures , 1933, p 293 http://perdrizet-doc.hiscant.univ-lorraine.fr/doc/Perdrizet_1933-Le%20calendrier%20parisien%20%C3%A0%20la%20fin%20du%20Moyen%20Age.pdf
[5] JP Albert « Le roi et les merveilles » 1991, https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00333220/document
[6] Danièle Alexandre-Bidon, « La lettre volée. Apprendre à lire à l’enfant au Moyen Âge », Annales Année 1989 44-4 pp. 953-992 https://www.jstor.org/stable/27582592
[7] Sylvie Wuhrmann « Une étude en gris. Le Triptyque du déluge de Jérôme Bosch » , Artibus et Historiae, Vol. 19, No. 38 (1998), p 93 https://www.jstor.org/stable/1483587