Les pendants d'histoire : XIXème siècle

24 juillet 2020

Au XIXème siècle, avec la disparition des boiseries décoratives, les pendants perdent leur plus grand débouché. Mis à part quelques grands artistes qui continuent à en faire un moyen d’expression privilégié ( TurnerWilkieThomas ColeBoilly ) , on ne les trouve plus que sporadiquement, avec des sujets qui n’ont plus rien à voir avec les standards des siècles précédents.

On peut néanmoins les regrouper selon les grandes catégories habituelles : allégorie, mythologie, religion, reconstitution historique, sujets de société.



Allégories

pierre-narcisse-guerin 1816qui trp embrasse mal etreint lithographie.

Qui trop embrasse mal étreint
Pierre-Narcisse Guérin, 1816, lithographie

En 1816, pour essayer la technique de la lithographie, Guérin produit trois images originales de l’artiste : celui-ci, les bras chargés de trop de techniques et d’arts, tente de monter vers le Temple de la sagesse, tandis qu’un Amour lui tire les oreilles.


pierre-narcisse-guerin 1816 le-paresseux lithographie.Le Paresseux
pierre-narcisse-guerin 1816 le-vigilant lithographieLe Vigilant

Pierre-Narcisse Guérin, 1816 lithographies

Les deux autres fonctionnent en pendant :

  • en extérieur, à l’ombre d’un palmier le peintre qui musarde n’écoute pas l’amour qui lui tend sa palette, ni celui qui lui propose la gloire ni celui qui lui propose la fortune, alors que Chronos dans son dos le menace de sa faux ;
  • en intérieur, au champ du coq, le peintre qui a travaillé toute la nuit alors même qu Cupidon s’endormait, se voit récompensé par une muse ailée qui apparaît au dessus de son lit, tenant un bouquet de muguet.



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George Caleb Bingham 1845 Fur Traders Descending the Missouri MET 73.7 x 92.7 cm

Marchands de fourrure descendant le Missouri
George Caleb Bingham, 1845, MET

Un mouvement immobile

Une des raisons de la grande célébrité de ce tableau tint sans doute à cette impression de voyage arrêté, que créent le reflet dans la surface tranquille du fleuve, qui fige verticalement l’embarcation, et l‘îlot à l’arrière-plan, qui la cadre horizontalement.

Pourtant, le mouvement est bien là, trahi par d’infimes détails : la fumée de la pipe qui part vers la droite implique que le bateau va en sens inverse de la lecture ; et les turbulences blanches à gauche des branches qui affleurent indique que le fleuve va dans le même sens.


Un réalisme irréel

Le titre du tableau est donc parfaitement véridique : les fourrures sont dans la caisse protégée par une toile imperméable, les marchands descendent le fleuve pour aller les vendre en aval. Comme le Missouri coule pour l’essentiel de l’Ouest vers l’Est, le soleil bas, à gauche du tableau, est le soleil levant.

En 1845, les trappeurs ont disparu depuis longtemps, et le tableau, exposé à l’American Art Union, est apprécié par les Newyorkais comme une reconstitution pittoresque : le vieux trappeur français, son fils sang-mêlé, et l’ourson enchaîné qu’ils ramènent.


George Caleb Bingham 1851 le retour des trappeurs Detroit Institute of Arts

Le retour des trappeurs
George Caleb Bingham, 1851, Detroit Institute of Arts

Bingham produira quelques années après cette seconde version, qui par comparaison est bien plus faible :

  • l’ourson, à quatre pattes, a perdu sa valeur de figure de proue ;
  • au centre l’attention est distraite par le fusil plus voyant ;
  • l’arrière-plan ne met plus en valeur les silhouettes, mais les bloque ;
  • les branches affleurantes ont été remplacées par un arbre mort sur la rive.



George Caleb Bingham 1845 Fur Traders Descending the Missouri MET 73.7 x 92.7 cm detail
On saisit alors que toute la magie de la première version tient à ce mélange entre le calme du paysage, encore pacifié par le caractère géométrique et abstrait de la composition, et l’impression de péril sous-jacent que créent les branches au ras de l’eau, accentué par l’insouciance du tireur qui tourne le dos à la marche, satisfait d’avoir abattu un canard.


Un pendant méconnu

George Caleb Bingham 1845 The Concealed Enemy Stark museum of Arts Orange texas 74.3 × 92.7 cmL’ennemi caché, Stark museum of Arts, Orange, Texas (74.3 × 92.7 cm.) George Caleb Bingham 1845 Fur Traders Descending the Missouri MET 73.7 x 92.7 cmMarchands de fourrure descendant le Missouri, MET, New York, (73.7 x 92.7 cm)

George Caleb Bingham, 1845

Il est dommage que les deux tableaux aient été vendus séparément, ce qui a fait perdre en grande partie le sens symbolique de la composition. Si Bingham a fait naviguer ses marchands en sens inverse du sens de la lecture, c’est pour créer une insécurité visuelle et narrative : les marchands ne s’éloignent pas du monde sauvage, mais sont attendus par lui, en aval du fleuve et à la fin du jour : le soleil bas qui passe entre les rochers et révèle l’Indien est celui du couchant.

L’Osage, avec ses peintures de guerre, caché sur un promontoire au dessus du Missouri, est cadré par le rocher de l’arrière-plan aussi parfaitement que les navigateurs par l’îlot. Sa posture menaçante, toute de concentration et de tension, reprend, en la contredisant, la nonchalance du sang-mêlé qui lui tourne le dos.


Un panoramique moral

Lu de gauche à droite, le pendant illustre bien les conceptions « progressistes » de l’époque :

  • le sauvage indomptable et toujours menaçant (l’Indien) ;
  • le sauvage domesticable (l’ourson) ;
  • le sauvage assimilé (le métis), mais au prix d’un affaiblissement de ses qualités guerrières ;
  • l’homme blanc, vieux comme sa civilisation, et apte à déjouer les pièges du courant.



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Le pendant macabre d’Alfred Rethel

Alfred Rethel 1847 La Mort comme etrangleur Tod als Erwurger

La mort comme Etrangleur (Tod als Erwürger)
Dessin, 1847, Kupferstichkabinett, Dresde

Ce dessin montre l’arrivée du choléra à Paris en 1831, durant un bal masqué : trois cadavres de danseurs gisent au sol (un Arlequin qui a lâché sa batte, une Colombine au sein découvert et un Fou), les musiciens quittent précipitamment leur estrade par la gauche (le dernier se bouchant le nez), d’autres convives s’enfuient par la droite. Sous le pupitre déserté trône la momie terrifiante du Choléra, tenant en main son fléau plombé. La Mort s’est fait de deux os un dérisoire violon et a tombé le masque, tandis que les morts ont gardé le leur.

L’idée vient très certainement d’un récit de Heine dans le « Augsburger Allgemeine » [1].


Alfred Rethel 1847-48 La mort comme serviteur dessin kupferstichkabinett dresdeLa Mort comme Serviteur, vers 1848 1538 Holbein_Danse_Macabre_Le roiLa Mort et le Roi, Todtentanz, Holbein le Jeune, 1538

Rethel continue à travailler le sujet de la Mort qui frappe à l’improviste, dans l’esprit de la Danse macabre de Holbein. Un homme qui faisait la lecture dans un salon s’effondre brutalement, tenant encore dans sa main le verre que vient de lui verser la Mort.


Alfred_Rethel Mai 1849 Ein Todtentanz aus dem Jahre 1848

Danse macabre de l’année 1848 (Ein Todtentanz aus dem Jahre 1848)
Alfred Rethel, paru en mai 1849

Sous l’influence des événements politiques de 1848, Rethel termine en mars 1849 (donc avant les révoltes de Dresde dont il est témoin [2]) une série de six gravures, violemment anti-révolutionnaires [3].

En octobre 1851, Rethel se marie avec une jeune fille riche, et pense trouver là la fin de ses déboires sentimentaux et professionnels. C’est dans cette atmosphère qu’il fait graver sur bois « la Mort comme étrangleur », en lui adjoignant, comme pour le conjurer, un pendant optimiste, La Mort comme Amie :

Alfred_Rethel 1851 La Mort comme Amie Tod als Freund dessin kupferstichkabinett dresde inverseDessin (inversé) Alfred_Rethel 1851 La Mort comme Amie Tod als FreundGravure sur bois, 1851

Alfred Rethel, La Mort comme Amie (Tod als Freund)

Le vieux sonneur de cloche a rendu l’âme paisiblement, à son heure, et la Mort vient sonner à sa place son propre glas.


Une élaboration progressive

Du dessin à la gravure, la composition a évolué sur plusieurs points significatifs :

  • dans la fenêtre, suppression de la croix et du toit de l’église remplacés par le haut d’un pinacle, l’effet étant de surélever la pièce ;
  • dans le même ordre d’idée, ouverture d’une porte en haut à gauche et ajout d’une fenêtre en haut à droite, montrant une gargouille et un autre pinacle ;
  • ajout d’un oiseau sur la balustrade, symbolisant l’âme du défunt qui va s’envoler vers le soleil ;
  • suppression du chien endormi : le seul ami du vieillard est la Mort ;
  • suppression des poids de l’horloge, symbole inutile du temps passé ;
  • mise en valeur du crucifix, assimilant la table à un autel avec le livre, le pain et le vin.


La mort d’un juste

Le trousseau de clés et la corne d’alarme en haut de l’escalier indiquent les fonctions du vieil homme : garder l’église et veiller sur la ville.

Au premier plan à droite, le bourdon et le chapeau à coquille Saint Jacques font sans doute allusion à son passé de pèlerin, qui a trouvé ici la fin du voyage. La Mort, avec ses sandales, sa gourde et sa coquille, a revêtu pour venir lui rendre visite l’habit qu’il ne porte plus. Et a déposé sur la chaise la palme de la paix éternelle.


La logique du pendant

Alfred Rethel 1851 La Mort comme etrangleur Tod als ErwurgerLa Mort comme étrangleur (Tod als Erwürger) Alfred_Rethel 1851 La Mort comme Amie Tod als FreundLa Mort comme Amie (Tod als Freund)

Alfred Rethel, 1851, gravures sur bois

Malgré le fait que les deux pendants n’aient pas été conçus ensemble, les oppositions sont nombreuses et ingénieuses :

  • salle de bal / clocher ;
  • lustre / soleil ;
  • vie futile / vie utile ;
  • mourir par terre et masqué / mourir en hauteur et en vérité ;
  • mort subite / mort préparée ;
  • os frottés / cloches sonnés ;
  • déguisement par traîtrise / déguisement par amitié.



Mythologie

Le double pendant de Guérin

Retrouvons Pierre-Narcisse Guérin pour un cas très exceptionnel : celui d’un même tableau servant dans deux pendants différents (aujourd’hui partagés entre quatre musées).


Pierre-Narcisse_Guerin 1810_Aurora_and_Cephalus LouvreAurore et Céphale
Pierre-Narcisse Guérin, 1810, Louvre (254 x 186 cm)

En 1810, Guérin expose au salon ce tableau, peint pour le comte de Sommariva, sur un sujet assez rare tiré des Métamorphoses d’Ovide :

«Je tendais mes filets aux cerfs cornus, lorsqu’un matin du sommet de l’Hymette toujours fleuri, l’Aurore, dont la lumière de safran venait de chasser les ténèbres, m’apercoit et m’enlève, malgré ma résistance» Livre VII, vers 701-704)

Voici la description du tableau par un commentateur de 1810 :

« L’Aurore, accompagnée de l’Amour, soulève le voile étoilé de la Nuit, et répand des fleurs sur la terre. Dans sa course rapide, elle a vu Céphale endormi ; elle en devient éprise, et ravit le jeune chasseur à la tendresse de son épouse. Céphale livré au sommeil et mollement étendu sur un nuage, paraît s’élever doucement vers les cieux. Une étoile qui brille au dessus de la tête de l’Aurore éclaire d’une lumière douce et paisible cette scène de volupté. La figure de la déesse est svelte et gracieuse; ses bras sont nus; aucun voile ne cache sa poitrine ni ses épaules. Une robe légère et transparente, attachée au-dessous de son sein, descend jusque sur ses pieds, dont un seul est aperçu à travers les nuages. » Charles Paul Landon [3a]

Merci à Charles Paul Landon pour le détail du pied à travers les nuages, qui m’avait échappé.


Pierre-Narcisse_Guerin 1810_Aurora_and_Cephalus Louvre detail

En revanche, tout émoustillé soit-il, le commentateur a oublié de mentionner un détail bien plus osé : le geste entremetteur de l’Amour, une main sur les fesses de la pinup et l’autre tirant l’index du beau berger.


Charles Meynier 1810 La Sagesse preservant l’Adolescence des traits de l’Amour Musee des Beaux Arts du Canada 2La Sagesse préservant l’Adolescence des traits de l’Amour
Charles Meynier, 1810, Musée des Beaux Arts du Canada, Ottawa (anciennement collection Noureev) , (242 x 206 cm)
Pierre-Narcisse_Guerin 1810_Aurora_and_Cephalus LouvreAurore et Céphale
Pierre-Narcisse Guérin, 1810, Louvre (254 x 186 cm)

Sommariva avait commandé à Meynier ce tableau en pendant, inspiré des « Aventures de Télémaque » de Fénelon. En songe, le jeune Télémaque se voit protégé par Minerve des flèches du désir, et retenu de descendre vers les séductions de la Volupté [X1] .

Le pendant Sommariva fonctionne sur des complémentarités simples :

  • descente ou élévation d’un dormeur ;
  • nu couché féminin/masculin ;
  • nu debout masculin/féminin.

Il s’avère que le détail de l’Amour tirant le héros par les doigts n’a rien d’anodin, puisqu’il est central aux deux compositions.


Pierre-Narcisse_Guerin 1810_Aurora_and_Cephalus Louvre1810, Louvre Pierre-Narcisse_Guerin 1811_Aurora_and_Cephalus Pushkin_Museum1811, Musée Pouchkine, Moscou

Aurore et Céphale, Pierre-Narcisse Guérin

En 1810, le prince Nicolas Borissovitch Youssoupoff demanda à Guérin, avec l’accord de Sommariva, une réplique de son Aurore et Céphale. La principale modification concerne le jeune garçon :

« Quant à l’Amour critiqué dans la presse (trop rond, trop raide, un peu mignard), il a disparu, alors qu’au bas du groupe a pris place Zéphyr, reconnaissable à ses ailes de papillon, jeune garcon, au profil narquois, qui donne l’impression d’aider à l’ascension de la déesse et de sa victime. Nicolas Borissovitch fut sans doute satisfait de son tableau, qui n’était pas la réplique de celui du mécène parisien, tout en exprimant la même vision féerique. » Josette Bottineau [3c]



Pierre-Narcisse_Guerin 1811 Morpheus_and_Iris ErmitageMorphée et Iris
Pierre-Narcisse Guérin, 1811, Ermitage, Saint Petersbourg

Souhaitant posséder son propre pendant sur le thème du sommeil, Youssoupoff commanda à Guérin un sujet encore plus rare, lui aussi tiré des Métamorphoses d’Ovide :

«La vierge divine entre dans ce lieu (…) et aussitôt l’éclat de sa robe illumine la demeure sacrée; le dieu soulève à grand-peine ses paupières appesanties; il retombe et retombe encore, tandis que son menton chancelant va frapper le haut de sa poitrine» Livre XI, vers 516-621


Je reproduis ci-dessous, en l’abrégeant, la description très précise de Josette Bottineau, à qui l’on doit l’article de référence sur la génèse de ces oeuvres :

« La composition s’organise à partir de l’apparition d’Iris, dans l’angle supérieur droit: la messagère de Junon lève sa main avec une grâce autoritaire et ordonne à Morphée de se réveiller; on voit alors le fils de la Nuit émerger lentement de sa léthargie; il semble qu’un fil invisible relie la main droite de la déesse au poing fermé du dormeur dont le bras est contraint de s’élever; sa tête s’est tournée vers l’intruse; il va s’étirer; ses lourdes paupières sont encore closes… Un jeune garcon ailé, l’Amour, écarte avec malice… le lourd rideau noir du lit de Morphée, et la lumière pénètre à flots… Iris, comme l’Aurore, a le charme mutin des jeunes beautés que le prince Youssoupoff et M. de Sommariva aimaient à trouver sur leurs tableaux. Quant à Morphée, proche de Céphale, il évoque un marbre antique recréé par Canova, le sculpteur passionnément admiré des deux mécènes… Les plis du drap blanc sur lequel repose le dieu dessinent curieusement, de part et d’autre de son buste, deux larges ailes, à l’image de celles qui lui permettent de voler vite et silencieusement et que sa position sur le lit ne peut que laisser imaginer. Plus encore que L’Aurore et Céphale, Iris et Morphée évoque un intermède chorégraphique: on imagine sans peine le prince qui avait eu la charge des théâtres impériaux de Saint-Pétersbourg et qui abritait dans son vieux palais moscovite une troupe de danseuses de haut niveau, charmé par ce spectacle : Iris, petite magicienne aux ailes de gaze, vêtue de voiles aux couleurs de l’arc-en-ciel, descendant des cintres pour illuminer et animer la demeure du fils de la Nuit… » Josette Bottineau [3c]


En bas du tableau, un « pendant dans le pendant » met en correspondance deux trios mythologiques, composés d’un dieu, d’une nymphe ou déesse, et d’un messager :

Pierre-Narcisse_Guerin 1811 Morpheus_and_Iris Ermitage detail1Mercure et Argus Pierre-Narcisse_Guerin 1811 Morpheus_and_Iris Ermitage detail2Junon et Morphée

« Pour le plaisir érudit de Nicolas Borissovitch et de ses hôtes, Guérin orna la traverse du lit d’ébène de petites scènes imitant des bas-reliefs, consacrées au thème du sommeil et aux ruses de Jupiter et de Junon.

Sur la première, à gauche, Mercure, envoyé par Jupiter pour libérer la nymphe Io changée en génisse (on la voit attachée à un olivier du bois sacré de Mycène), s’apprête à trancher la tête d’Argus aux cent yeux, qu’il vient d’endormir au son de sa syrinx (Métamorphoses, I, 668-721).

La scène de droite illustre un épisode de la guerre de Troie (Illiade, XIV, 153 ss.)… On apercoit Jupiter profondément assoupi tout contre Junon, et le fils de la Nuit (Morphée), de petites ailes aux tempes et emmitouflé de la tête aux pieds, volant vers les vaisseaux grecs sur l’injonction de Junon. » Josette Bottineau [3c]

La scène centrale, partiellement cachée, montre « un personnage drapé, debout au pied d’un lit » dont l’identification est incertaine.


Pierre-Narcisse_Guerin 1811 Morpheus_and_Iris ErmitageMorphée et Iris, Ermitage, Saint Petersbourg Pierre-Narcisse_Guerin 1811_Aurora_and_Cephalus Pushkin_MuseumAurore et Céphale, Musée Pouchkine, Moscou

Pierre-Narcisse Guérin, 1811

Le pendant Youssoupoff fonctionne sur des complémentarités totalement repensées :

  • descente ou envol d’une déesse ;
  • climat lumineux : arc en ciel d’Iris, rose de l’Aurore ;
  • nu féminin abaissant ou élevant les bras ;
  • nu masculin allongé, élevant ou abaissant les bras ;
  • jeune garçon ailé soulevant un tissu,
  • frise du bas : scènes mythologiques ou panorama terrestre



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Volozan 1800-20 Pan decouvrant la Vertu Musee Aquitaine BordeauxPan découvrant la Vertu Volozan 1800-20 L'Enlevement d'Europe Musee Aquitaine BordeauxEnlèvement d’Europe

Volozan, gouaches, vers 1820, Musée dAquitaine, Bordeaux

Comparées aux grandes machines mythologiques du siècle précédent, ces deux gouaches montrent bien l’épuisement du genre. L’artiste s’applique à une laborieuse mise en correspondance entre :

  • les deux grands arbres,
  • Pan, le dieu à pattes de bouc et Io la vache,
  • la nudité vu de face (la Vertu ou un Hermophrodite pudique ?) et vue de dos ;
  • l’amour en vol stationnaire ;
  • l’aigle en surplomb.



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Hersent 1817 Diane et Endymion Musees E. Berry, SensDiane et Endymion Hersent 1817 Les Graces visitent Daphnis pendant son sommeil Musees E. Berry, SensLes Grâces visitent Daphnis pendant son sommeil

Hersent, 1817, Musees E. Berry, Sens

Le pendant a pour sujet deux visites de divinités féminines à de beaux bergers :

  • de nuit, Diane vient reluquer Endymion :
  • de jour, trois Nymphes viennent annoncer le retour de Chloé à Daphnis , endormi magiquement au pied de l’autel où il se lamentait de sa disparition :

« Chloé, disoit-il, vient d’être arrachée de vos autels, et vous avez bien eu le coeur de le voir et l’endurer ! elle qui vous a fait tant de beaux chapelets de fleurs ! elle qui vous offrait toujours du premier lait ! elle qui vous a donné ce flageolet même que je vois ici pendu ! » Daphnis et Chloé, Longus, 2, 22



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PAUL MERWART 1879 ALLEGORIE JOUR NUIT

Le Jour et la Nuit
Paul Merwart, 1879, collection privée

Cet étrange petit tableau (27 x 22 cm) est signé et daté dans chacune de ses moitiés :

  • côté Jour, ciel bleu, voile blanc et ombrelle rouge composent une harmonie tricolore ;
  • côté Nuit, fond noir, voile gris et croissant de lune abolissent la couleur.


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Luis_Ricardo_Falero 1886 Le_vin de Tokay col priveeLe vin de Tokay Luis_Ricardo_Falero 1886 Le_vin_Ginguet col priveeLe vin Ginguet

Luis Ricardo Falero, 1886, collection privée

Grand spécialiste es nudités ascensionnelles, Falero invente ici une mythologie moderne où la Blonde vue de face, plastiquement posée sur un flacon bouché de breuvage aristocratique, s’oppose à la Brune vue de dos qui enfourche gaillardement, en faisant la nique à l’autre, une bouteille presque vide de petit vin piquant, d’où s’échappe un jet victorieux.

Avec un demi-siècle d’avance, l’esthétique pin-up trouve ici un premier lot d’objets quotidiens à corrompre.



Religion

Ary Scheffer Les Rois Mages Musee de la Vie Romantique Paris, 34,5 x 24 cmL’Annonce aux Rois Mages Ary Scheffer L’Annonce aux bergers Musee de la Vie Romantique Paris, 34,5 x 24 cmL’Annonce aux Bergers

Ary Scheffer, vers 1845, Musée de la Vie Romantique, Paris (34,5 x 24 cm)

Un article de 1845 [3d], lors de l’acquisition des Rois Mages par les collections royales, précise que, bien qu’ils aient constitués des pendants dans l’esprit du peintre, les deux tableaux ont été vendus séparément. L’Annonce aux bergers, qui représente « l’élan du coeur qui porte le peuple vers le Christ », avait déjà été vendu à un marchand de Rotterdam. L’autre tableau proposerait, selon l’auteur de l’article, une réflexion plus complexe sur la manière dont les trois Pouvoirs traditionnels réagissent à la venue du Christ :

« Le Roi-guerrier est placé à la gauche, le Roi-législateur à la droite du Roi-prêtre, et l’on comprend quelle a été la pensée du peintre. Le guerrier porte les regards vers le prêtre comme le prêtre dirige les siens vers la lumière nouvelle. Cette lumière sert de guide au prêtre, ainsi que le prêtre au guerrier qui, plongé dans de sérieuses pensées , se dispose à le suivre. Le législateur va le suivre aussi, mais cependant sa physionomie sévère laisse apercevoir une ombre de tristesse , une légère teinte de regret. Il pressent la puissance dominatrice de la sainte loi de l’Evangile, mais il reconnait en même temps les déceptions de la vanité humaine ; il doit lui en coûter d’avouer que sa prétendue sagesse n’était qu’erreur, il éprouve avec douleur que même les chefs-d’ouvre de l’esprit humain , admirés de siècle en siècle, vont disparaître comme la neige au seul rayon de la vérité éternelle et divine. »

Scheffer transforme donc le traditionnel pendant  Adoration des Mages / Adoration des Bergers en une « Annonce aux Mages » / « Annonce aux bergers » volontairement énigmatique :

  • l’élément annonciateur (l’Etoile ou l’Ange) se trouve en hors champ, au dessus et au centre du pendant ;
  • les Rois mages échappent à la typologie traditionnelle au profit d’un trio plus moderne : le Sage, le Pieux et le Preux, dans lequel le Jeune Inspiré est le premier à saisir la signification de l’Annonce ;
  • parmi les bergers se glisse une pseudo Sainte Famille propre à dérouter les incultes.

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William_Holman_Hunt_-_The_Awakening_Conscience_Light of the World

Le réveil de la conscience (The Awakening Conscience), 1853, Tate Gallery La Lumière du Monde (The Light of the World), première version, 1854, église de Keble College, Oxford

 William Holman Hunt

Les deux tableaux,  différents par le format mais unifiés par les cadres réalisés par Hunt lui-même, ont été exposés en pendant en 1854, et sont profondément complémentaires (voir Le Réveil de la Conscience).



Reconstitution historique

Heim 1819 Titus pardonne aux senateurs conjures Versailles, Musee national du chateau et des Trianons-Titus pardonne aux sénateurs conjurés Heim 1819 Titus et Vespasien font distribuer des secours au peuple Versailles, Musee national du chateau et des Trianons-Titus et Vespasien font distribuer des secours au peuple

Heim, 1819, Musée national du château et des Trianons, Versailles

Ce pendant, d’un néo-classicisme suranné, met en scène en intérieur et en extérieur deux actes de générosité de Titus.


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Hersent 1818-19 Joconde Musee de chateau-thierryJoconde Hersent 1818-19 La Fiancee du roi de Garbe Musee de chateau-thierryLa Fiancée du roi de Garbe

Hersent, 1818-19, Musée de Château-Thierry.

Le pendant propose,, en style troubadour,  deux trios amoureux (une fille et deux garçons, deux filles et un garçon), choisis dans deux contes de La Fontaine.


Joconde

Le roi Astolphe et son ami Joconde couchent ensemble avec la même jeune fille, à laquelle ils ont promis un anneau. Mais pendant qu’ils dorment à tour de rôle, la belle en profite pour coucher avec un troisième, son propre amant, que chacun prend pour l’autre.  Au matin les deux amis, dépités, se reprochent mutuellement leur égoïsme :

« Ils lui dirent: Jugez-nous,
En lui contant leur querelle.
Elle rougit, et se mit à genoux;
Leur confessa tout le mystère.
Loin de lui faire pire chère,
Ils en rirent tous deux: l’anneau lui fut donné » [4]


La Fiancée du roi de Garbe

Parmi ses nombreuses tribulations, l’infante Alaciel, fiancée du Roi de Garbe, se retrouve un jour dans un pavillon où un galant a attiré une fillette. Mais Alaciel, qui a la clé, y entre et interrompt l’aventure :

« Le galant indigne de la manquer si belle
Perd tout respect, et jure par les dieux,
Qu’avant que sortir de ces lieux,
L’une ou l’autre payera sa peine;
….
Tirez au sort sans marchander;
Je ne saurais vous accorder
Que cette grâce;
Il faut que l’une ou l’autre passe
Pour aujourd’hui.

Non non, reprit alors l’infante,
Il ne sera pas dit que l’on ait, moi présente,
Violenté cette innocente.
Je me résous plutôt à toute extrémité. » [5]


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Louis-Philippe Crepin 1827 Le combat du Lys et de la Gloire contre le Cumberland , coll priv (146,5 x 114 cm)Combat du Lys et de la Gloire contre le Cumberland le 21 Octobre 1707 Louis-Philippe Crepin 1827 Combat de la Bayonnaise contre l’HMS Ambuscade coll priv (147 x 114 cm)Combat de la Bayonnaise contre l’HMS Ambuscade le 14 Décembre 1798

Louis-Philippe Crépin, 1827, collection privée

Le pendant met en scène deux victoires navales françaises (le navire de l’ennemi héréditaire étant à droite). L’idée est sans doute d’illustrer deux types différents de combat :

  • la canonnade entre le Lys et le Cumberland (noter l’acte de bravoure du soldat français qui saute à la mer en emportant le pavillon ennemi) ;
  • l‘éperonnage de l’Ambuscade par la Bayonnaise.


Louis-Philippe Crepin B1801 ayonnaise_vs_EmbuscadeMusee de la Marine

Combat de la Bayonnaise contre l’HMS Ambuscade
Louis-Philippe Crepin, 1827, Musée national de la Marine de Paris

Le tableau le plus connu de Crépin illustrait déjà cette même bataille, mais bord à bord.



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Paul Delaroche 1829 The_State_Barge_of_Cardinal_Richelieu_on_the_Rhone Wallace Collection WGA06263

La barge du cardinal de Richelieu sur le Rhône, 1829
Paul Delaroche, Wallace collection, Londres

Le tableau suit fidèlement la description par Vigny du dernier voyage de Cinq-Mars et de De Thou, faits prisonniers par Richelieu :

« il les enleva de Narbonne, les traînant à sa suite pour orner son dernier triomphe, et venant prendre le Rhône à Tarascon, presque à son embouchure, comme pour prolonger ce plaisir de la vengeance que les hommes ont osé nommer celui des dieux ; étalant aux yeux des deux rives le luxe de sa haine, il remonta le fleuve avec lenteur sur des barques à rames dorées et pavoisées de ses armoiries et de ses couleurs, couché dans la première, et remorquant ses deux victimes dans la seconde, au bout d’une longue chaîne...Jadis les soldats de César, qui campèrent sur ces mêmes bords, eussent cru voir l’inflexible batelier des enfers conduisant les ombres amies de Castor et Pollux : des chrétiens n’eurent pas même l’audace de réfléchir et d’y voir un prêtre menant ses deux ennemis au bourreau : c’était le premier ministre qui passait. »
Vigny , « Cinq Mars », chapitre XXV


Delaroche 1828 Etude pour Richelieu remontant le Rhone Departement des Arts graphiques Louvre

Etude pour Richelieu remontant le Rhone
Delaroche, 1828, Département des Arts graphiques Louvre

Delaroche n’a pas exploité la « longue chaîne ». Par rapport à l’étude préliminaire, il a même rapproché les deux coques et ajouté le grand oriflamme qui les réunit par en haut. Accolés comme si elles ne faisaient qu’une, les deux embarcation emportent de concert le vieillard haineux et ses deux jeunes victimes vers un destin contraire : la mort pour les uns, la gloire pour l’autre, illustré par le même soleil couchant.

Les trois pieux du premier plan redisent cette solidarité contre-nature entre les proies et le bourreau.


Paul-Delaroche 1830 Cardinal-Mazarin-Dying Wallace collection

Les Dernières Heures du cardinal Mazarin, 1830
Paul Delaroche, Wallace collection, Londres

Un des derniers actes politiques de Mazarin fut d’arranger le mariage du jeune Louis XIV avec Marie- Thérèse d’Espagne au détriment des intérêts de sa propre nièce, Marie Mancini : on la voit ici s’éloigner dépitée sur la droite, juste sous le buste d’Henri IV, et comme regrettant le temps des rois que l’amour gouverne ; tandis qu’au centre l‘ambassadeur d’Espagne s’incline respectueusement. La scène condense quelque peu la chronologie, puisque Marie quitta la cour en 1659, le mariage eut lieu en 1660 et Mazarin mourut en 1661.



Paul-Delaroche 1830 Cardinal-Mazarin-Dying Wallace collection detail
La composition rend hommage aux deux passions de Mazarin :

  • les intrigues politiques (un homme et trois femmes, près de la table de travail avec ses maroquins gonflés de documents) ;
  • le jeu (trois hommes et une femme, qui se retourne vers le mourant pour lui demander conseil).


Delaroche 1828 Mazarin et sa niece Marie Mancini avant le depart de celle-ci en exil a Brouage Aquarelle coll priv

Mazarin et sa nièce Marie Mancini avant le départ de celle-ci en exil à Brouage
Delaroche, aquarelle, 1828, collection privée

L’épisode avait une résonance personnelle pour Delaroche : en 1828, il avait offert cette aquarelle à la femme du peintre Horace Vernet, qui s’apprêtait à s’installer à Rome avec sa famille, dont sa fille Louise. Delaroche avait des vues sur elle (il ne l’épousera qu’en 1843 et elle mourra prématurément en 1845). En se plaçant dans la situation du jeune Louis XIV (debout en noir derrière Mazarin), il exprime discrètement son regret de voir s’éloigner celle qu’il aime.


La logique du pendant

Paul Delaroche 1829 The_State_Barge_of_Cardinal_Richelieu_on_the_Rhone Wallace Collection WGA06263 Paul-Delaroche 1830 Cardinal-Mazarin-Dying Wallace collection

Les deux tableaux, exposés ensemble au salon de 1831, ont été rendus célèbres par les gravures qui ornèrent bien des salons. On touche ici aux limites du pendant d’histoire, lorsque celui-ci vise la reconstitution exacte plutôt que le recomposition mythique. Dans un tour de force qu’il ne réitérera pas, Delaroche réussit à donner une grande cohérence interne à chaque sujet sans nuire au fonctionnement en pendant :

  • en reliant graphiquement les deux scènes par :
    • le format panoramique ;
    • le mouvement de gauche à droite ;
    • le baldaquin rouge ;
  • tout en les opposant thématiquement :
    • scène de plein air et d’intérieur ;
    • mort donnée et mort subie ;
    • cruauté et gloire personnelle, humanité et sens de l’intérêt général.



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Les pendants anticléricaux de Jean-Paul Laurens

Jean Paul Laurens 1875 salon excomunication de robert le Pieux _orsay 130 × 218 cmL’Excomunication de Robert le Pieux, Orsay (130 × 218 cm) Jean Paul Laurens 1875 salon-Interdit Musee Anfre Malraux Le HavreL’Interdit, Musée des Beaux Arts du Havre (116 x 181 cm)

Jean-Paul Laurens, salon de 1875

Robert le Pieux a épousé sa cousine Berthe, et le pape n’est pas d’accord :

« Alors que les représentants de la papauté sortent de la salle du trône, Robert et Berthe fixent le vide, en proie à leur dilemme. Le sceptre royal gît à terre, et le cierge qui a été soufflé et posé à terre, comme le prévoit le rituel d’excommunication, fume encore ». [6]

Le second tableau illustre un autre des moyens de pression moyenâgeux de l’Eglise : frappé d’interdit, le pays voit ses églises et ses cimetières condamnés, et les cadavres abandonnés sans sépulture.

Le portail roman, vu de l’intérieur et de l’extérieur, sert de motif de jonction dans cette charge érudite.


Jean Paul Laurens 1883 Salon Le Pape et l’Inquisiteur Musee des BA de Bordeaux 134 x 113Le Pape et l’Inquisiteur, Musée des Beaux Arts de Bordeaux (134 x 113 cm) Jean-Paul Laurens 1883 (salon) Les Murailles du Saint-Office Musee des Augustins Toulouse,Les Murailles du Saint-Office, Musée des Augustins, Toulouse (116 x 82 cm)

Jean Paul Laurens, Salon de 1883

Le format inégal des deux tableaux en fait une sorte de pendant éphémère, pour la durée du Salon : la muraille de brique rougeoyant  au crépuscule, vient clôturer la scène intérieure, en contrepartie du rouge-sang des tissus.

Dans le premier tableau, en intérieur, le pape Sixte IV (dont le blason décore la nappe) est subjugué par l’inquisiteur Torquemada qui, ayant comparé aux livres sacrés le manuscrit qu’il tient en main, le condamne d’un index définitif.

Le second tableau, en extérieur, montre la conséquence : une veuve vient déposer un couronne de plus au pied de la muraille obtuse, symbole de l’obscurantisme. A gauche, une autre forme noire remonte un escalier rocailleux, soulignant que le vrai Calvaire est celui qu’inflige l’Eglise.


Jean Paul Laurens 1886 Torquemada, Grand Inquisitor Philadelphia Museum of Art 150 x 116 cmLe Grand Inquisiteur chez les rois catholiques, Salon de 1886 , Philadelphia Museum of Art Jean Paul Laurens 1887 L'Agitateur_du_Languedoc Musee des Augustins Toulouse.149 x 115,5 cmL’Agitateur du Languedoc, Salon de 1887, Musée des Augustins, Toulouse.

Jean Paul Laurens, , 150 x 116 cm

Dans le premier tableau, le Grand inquisiteur debout, domine du crucifix Ferdinand et Isabelle assis, l’un prostré et l’autre repentante, coincés sous la fenêtre grillagée : il leur reproche d’avoir prêté l’oreille aux propositions des juifs qui leur ont offert 30,000 ducats pour continuer la guerre sainte contre les musulmans, avec l’espoir de ne pas être inquiétés dans leur foi.

Le tableau de l’année suivante inverse la proposition : les dominants sont toujours à gauche, mais nombreux et assis sur des gradins ; le dominé est seul et debout, pointant à rebours des conventions esthétiques et hiérarchiques, de droite à gauche et de bas en haut, l’index du Juste que ses juges n’effraient pas. Le rayon qui illumine Bernard Délicieux, moine franciscain qui s’était élevé contre l’Inquisition, est celui de la vérité.

Bien que les deux tableaux n’aient pas été exposés ensemble, leur taille identique, les symétries de leur composition et la fenêtre grillagée servant de motif de jonction, montent bien que le second a été conçu dans le prolongement du premier, comme une sorte de revanche : au crucifix écrasant brandi par l’homme d’appareil s’affronte l’index nu de l’opposant solitaire.


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Fete champetre Emile Bayard 1878 gauche Fete champetre Emile Bayard 1878 droite

Fête champêtre
 Emile Bayard, 1878, Collection privée

Bayard, qui connait bien son Fragonard , ressuscite avec bonheur l’ambiance des fêtes galantes,  de part et d’autre d’un grand escalier.

gauche, un couple assis sur l’herbe est invité par deux filles à se lever pour rejoindre la farandole ; à droite une femme seule accoudée à la balustrade est invitée par deux buveurs à descendre les rejoindre à leur table.


Fete champetre Emile Bayard 1878 schema
L’originalité tient à l’effet de zoom panoramique : le second tableau est un plan rapproché sur l’escalier, et le même couple (homme en bleu / femme en rouge) sert de raccord entre les vues.

Ce pendant inventif et plein de mouvement porte donc un message simple –  dansons, buvons, fraternisons ! La soi-disant fête galante est plutôt un bal républicain en costumes.


Emile Bayard Fete villageoise collection privee gravure en couleurFête villageoise Emile Bayard Farandole de danseurs collection privee gravure en couleurFarandole de danseurs

Emile Bayard, vers 1880, gravures en couleur.

Dans la même veine, ces deux gravures inventent un XVIIIème siècle fantasmé, ou des villageois amènent dans un joyeux cortège des barriques au château, et où des masque entraînent en farandole un ivrogne dans la campagne.



La vie sociale

Pour échapper aux thèmes éculés de la peinture d’histoire ou de genre, quelques artistes trouvent de nouveau sujets de pendants dans la vie sociale.

Louis Moritz 1808 La leçon de dessin RikjsmuseumLa leçon de dessin Louis Moritz 1808 La leçon de musique RikjsmuseumLa leçon de musique

Louis Moritz, 1808, Rikjsmuseum.

La table en acajou, avec son tissu vert, sert de motif de jonction entre ces deux tableaux, Le présence d’une intruse vue de dos apporte une part de mystère à ces scènes convenues.


Andre-1818-avant-Lecon-de-dessin-lithographie-EngelmannLa leçon de dessin Andre-1818-avant-Lecon-de-musique-lithographie-EngelmannLa leçon de musique

André, avant 1818, Lecon de musique, lithographie par Engelmann

La prestance des deux maîtres sous-entend que l’éducation des jeunes filles peut n’être pas si rébarbative.



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Henry Sargent 1821 ca The Dinner Party Museum Fine Arts Boston156,5 x 126,3 cm.The Dinner Party (156,5 x 126,3 cm) Henry Sargent 1821 ca The Tea Party Museum Fine Arts Boston 163.5 x 133 cmThe Tea Party (163.5 x 133 cm)

Henry Sargent, vers 1821, Museum of Fine Arts, Boston [7]

Les deux tableaux représentent probablement des pièces luxueusement meublées de la maison de Sargent.

The Dinner Party représente le repas, dans l’après-midi, d’un club de riches bostoniens, The Wednesday Evening Club. Comme le soulignent les portes ouvertes du premier plan, le tableau a été conçu comme une attraction payante, donnant accès pour quelques instants à la vie des classes supérieures.

Suite au succès du premier tableau, Sargent lui adjoignit rapidement The Tea Party, moins formel, en éclairage artificiel, et dont l’accès est donné par les rideaux verts relevés.


Thomas Rossiter1857 Country post OfficeUn bureau de poste à la campagne (Country Post Office) Thomas Rossiter 1857 City post OfficeUn bureau de poste à la ville (City Post Office)

Thomas Rossiter, 1857, collection privée

Un sujet nouveau et intéressant, le développement de la Poste, permet d’opposer l’Eté et l’Hiver, les charmes de la vie bucolique et les embarras de la grande ville.



Références :
[1] « Votre arrivée (du choléra) a été officiellement annoncée le 29 mars, et comme c’était le jour de la Mi-carême et que le temps était ensoleillé et agréable, les Parisiens s’affairaient d’autant plus joyeusement sur les boulevards, où l’on pouvait même voir des masques, caricatures incolores et informes, qui se moquaient de la peur du choléra et de la maladie. Le soir même, les redoutes étaient plus encombrées que jamais ; des rires arrogants couvraient presque la musique la plus forte ; on s’échauffait dans des chahuts, une danse peu ambiguë ; on avalait toutes sortes de glaces et autres boissons froides – quand tout à coup le plus drôle des arlequins sentit un grand froid dans ses jambes, enleva son masque, et à la surprise de tous un visage bleu-violet apparut. On comprit vite que ce n’était pas une plaisanterie, les rires se calmèrent, et plusieurs voitures bondées furent conduites de la redoute directement à l’Hôtel-Dieu, l’hôpital central, où les gens moururent ainsi, sous leurs masques d’aventure. Comme dans cette première consternation on croyait à la contagion et que les hôtes plus anciens de l’Hôtel-Dieu poussaient de terribles cris de peur, les morts, comme on dit, ont été enterrés si vite qu’on ne leur a même pas enlevé leurs vêtements de fou bariolés, et c’est joyeusement, comme ils vivaient, qu’ils gisent maintenant dans la tombe. « 
[3] Pour la description des planches et la traduction des vers, voir http://www.scottponemone.com/rethels-death-as-counterrevolutionary-meme/
Pour la portée politique de la série :
Albert Boime « Alfred Rethel’s Counterrevolutionary Death Dance » The Art Bulletin Vol. 73, No. 4 (Dec., 1991), pp. 577-598 https://www.jstor.org/stable/3045831
[3a] Charles Paul Landon « Annales du Musée et de l’École moderne des beaux-arts: Salon de 1810 » https://books.google.fr/books?id=yJUZAAAAYAAJ&pg=PA17&dq=guerin+C%C3%A9phale+et+Aurore
[3c] Josette Bottineau, « Pierre Guérin et le merveilleux mythologique: L’aurore et Céphale, Iris et Morphée » Gazette des Beaux Arts; Décembre 1999, Vol 1571, p271-288
https://web-p-ebscohost-com.ezproxy.inha.fr:2443/ehost/detail/detail?vid=13&sid=990db323-a622-46fc-b4d1-d4c07075e222%40redis&bdata=Jmxhbmc9ZnImc2l0ZT1laG9zdC1saXZl#AN=505845309&db=asu
[3d] « Le miroir des arts: feuille artistique des Pays-Bas », 1845, p 5 https://books.google.fr/books?id=FyhOAAAAcAAJ&pg=PA5
[4] La Fontaine, « Joconde » Les contes de la première partie, 1665 http://www.lafontaine.net/lesContes/afficheConte.php?id=3
[5] La Fontaine, « La fiancée du roi de Garbe » Les contes de la seconde partie, 1666 https://www.lafontaine.net/lesContes/afficheConte.php?id=29

1 L’hypothèse de l’hostie

14 juillet 2020

Hostie, petit monde, pièce de monnaie ?  J’ai développé cette interrogation sur plusieurs articles, après avoir pris connaissance des deux études récentes de François Bougard : l’une qui tranche définitivement la question [1], l’autre qui ouvre de nouvelle pistes [2]. Ceux qui s’intéressent aux détails de la controverse historiographique et à l’état des lieux de la recherche auront profit à s’y reporter.

Ce premier article est consacré à l’interprétation autrefois dominante, la théorie de l’hostie.

L’apparition du disque digital

Evangelaire de Lorsch 810 ca Alba Iulia, Biblioteca Documenta Batthyaneum,Folio 72v detailEvangéliaire de Lorsch, vers 810, Alba Iulia, Biblioteca Documenta Batthyaneum,Folio 72v  Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v detailPremière Bible de Charles le Chauve, 845-846

Au temps de Charlemagne, la main droite du Christ de la Majestas Dei fait le geste de la bénédiction byzantine.

Dans la Première Bible de Charles le Chauve apparaît pour la première fois un objet et un geste totalement différents : tenu entre le pouce d’une part, le majeur et l’annulaire d’autre part, , le petit disque doré est ici marqué d’un chrisme. Ce motif du disque digital va être reproduit ensuite à de nombreuses reprises, avec quelques variantes (pince entre le pouce et le majeur seulement, , suppression de tout motif ou remplacement du chrisme par une croix ou un point, couleur autre que dorée).


13eme Comput_digital_Raban_Maur De Numeris Lisbonne, Instituto da Bibliotheca nacional e do livro

Comput digital, Raban Maur, « De Numeris », manuscrit du 13ème,
Instituto da Bibliotheca nacional e do livro, Lisbonne

On remarquera que le geste évite de ressembler à celui de la bénédiction, ainsi qu’à aucune des figures codifiées du comput digital (manière de calculer à l’aide des mains).

La floraison soudaine de ce motif et sa quasi-disparition par la suite ont soulevé de nombreuses questions, puisqu’aucun texte conservé n’explique clairement sa signification.


Les arguments théologiques

 L’imaginaire de l’Hostie chez l’évêque Ildefonse

900-1000 PASCHASIUS RADBERTUS, Latin 2855 fol 63v. gallica

900-1000, Paschasius Radbertus, Latin 2855 fol 63v, Gallica

L’évêque Ildefonse (postérieur de deux siècles à Saint Ildefonse de Tolède) nous a laissé l’image recto verso d’une hostie en pain azyme, large de trois doigts, qui lui était apparue telle quelle, en 845, le septième jour du dixième mois, à l’aube [3]. Le texte explicatif, dense et allusif, commence par une métaphore entre hostie et pièce de monnaie :

Si partout circule valablement la monnaie du roi de la terre, pourquoi avec encore plus de valeur ne circulerait pas toujours et partout la monnaie du roi des cieux ?

Si valens ubique discurrit moneta terreni regis, cur non melius valens discurrat semper ubique moneta caelestis regis?

Il évoque ensuite les points marqués sur la circonférence par une comparaison avec les roues merveilleuses de la vision d’Ezéchiel :

« L’aspect des roues et leur forme étaient ceux de la pierre de Tharsis, et toutes quatre étaient semblables ; leur aspect et leur forme étaient comme si une roue était au milieu d’une autre roue.En cheminant, elles allaient de leurs quatre côtés, et elles ne se retournaient point. Elles avaient une circonférence et une hauteur effrayantes, et à leur circonférence les quatre roues étaient remplies d’yeux tout autour. ». Ezechiel 1,17-18

Voici des points, peints sur des roues, les cinq allant en arrière et ces roues, autrement dit ces points, montrent que Dieu, qui demeure au milieu, n’a ni commencement ni fin, de même que les points ou roues tout autour.

Ecce puncta, quae in rotis sunt picta, retro quinque acta, et rotae, id est puncta, ostendunt quod nec initium habet Deus in medio manens, nec finem sicut nec puncta, nec rota per gyrum.

Ildefonse interprète ensuite le texte d’Ezéchiel en considérant qu’il y avait non pas une roue au milieu de chacune, mais une fixe au milieu des autres, d’où les cinq :

pendant qu’il y avait une roue dans les roues, se trouvant au milieu

dum esset rota in rotis, consistens loco medio.

Et en ce centre réside la Trinité. On comprend alors qu’il décrit le recto de l’hostie, où on lit Rex Deus, Iesus Christus et Lux/Pax/Gloria (remplaçant Spiritus Sanctus, qui figure au verso) ainsi que les trois mots VERITAS VITA et VIA de Jean 14,26, disposés verticalement de manière à évoquer un homme :

Si VIA est les pieds sur les terres, VERITAS est la tête dans les cieux, et VITA est la poitrine, se tenant au milieu, et redonnée aux saints (la vie éternelle).

Si est VIA pedum in terris, est VERITAS capitis in caelis, VITA pectoris est in medio manens, reddenda sanctis.

 Ainsi le recto de l’hostie est à la fois un condensé de la Vision d’Ezéchiel et un abrégé de la Majestas Domini :

  • Dieu au centre, sous la forme d’un homme évoqué par VIA VITA et VERITAS ;
  • les quatre évangélistes autour, nommés et symbolisés par les points rouges (celui de Jean, qui s’est approché du trône de Dieu, se trouve assimilé avec le centre).

Ce texte montre combien, vers le milieu du neuvième siècle, la forme ronde de l’hostie pouvait être investie de significations multiples :

  • pièce de monnaie,
  • roue d’Ezéchiel,
  • condensé de la figure divine.



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La théologie de l’hostie entre 830 et 850

L’apparition du disque digital est contemporaine d’une grande interrogation théologique sur la nature de l’eucharistie :

  • vers 831-33, Paschasius Radbertus, maître enseignant au monastère de Corbie, écrit le « De corpore et sanguine Domini », dans lequel il soutient qu’au moment de la consécration, le pain et le vin sur l’autel deviennent similaires au corps et au sang de Jésus-Christ, de telle sorte qu’une sorte d’empreinte, de marque (caracter) devient perceptible aux sens ;
  • en 843, Charles le Chauve visite l’abbaye et demande son avis à l’abbé Ratramnus ; celui-ci rédige un autre texte nommé également « De corpore et sanguine Domini », dans lequel il présente la thèse apparemment contraire, à savoir que le corps et le sang du Christ ne deviennent pas perceptibles par les sens ; Charles le Chauve donne raison à Radbertus, en faveur d’une marque sensible.
  • en 844, Radbertus rédige une seconde version de son « De corpore et sanguine Domini »,.

Le disque digital apparaît dans la Première Bible de Charles le Chauve vers 845-46, soit peu de temps après le second « De corpore et sanguine Domini », il est donc tentant de voir dans le disque une hostie, et dans le chrisme qui y est imprimé la représentation visuelle de cette marque sensible.

Ajoutons que cette période, comme le montre l’opuscule d’Ildefonse, coïncide aussi avec l’introduction, dans la liturgie, de l’hostie en pain azyme, à la place du pain avec levain.

Pour M.Schapiro dans plusieurs articles importants [4], la messe est dite : le disque digital est une hostie.


Une querelle surévaluée

La coïncidence des dates peut donc laisser penser que l’invention du motif est lié  à la « querelle » entre Radbertus le « réaliste » et Ratramnus le « symboliste ».

Remarquons que s’il s’agissait de promouvoir la théorie de Radbertus, celle de la « marque sensible », ceci ne vaut que pour le prototype de la Première Bible de Charles le Chauve, marqué du chrisme : puisque  tous les autres  disques digitaux carolingiens seront dorés de manière uniforme.

Par ailleurs, dans son analyse serrée des textes, C.Chazelle [5] conclut que les deux théologiens, appartenant au même monastère, étaient d’accord sur l’essentiel et se différenciaient sur des nuances dont la subtilité excède largement toute représentation graphique. De plus, leur discussion portait sur la perception sensible de la chair et du sang du Christ, donc pas seulement sur l’hostie.


La promotion de l’Eucharistie ?

S’agissait-il plus généralement de promouvoir ce sacrement ? On sait que les carolingiens ont tenté de remonter à une fréquence hebdomadaire la communion, sacrement largement déserté à l’époque. Mais ces illustrations princières n’ont rien d’une propagande à l’usage des masses ; et pourquoi avoir attendu 850 pour promouvoir le sacrement, d’une manière aussi elliptique ?


Une figure illogique

Ce qui rend délicate la théorie de l’hostie est qu’elle implique une sorte d‘auto-référence . Saint Augustin l’avait déjà soulignée à propos de la Cène :

« il se portait lui-même dans ses mains, quand en confiant son propre corps il dit : « Voici mon corps », c’est bien ce corps-là qu’il portait dans ses mains. C’est l’Humilité de Jésus, .le Christ nôtre Seigneur, que de s’être confié à tant d’hommes ». Cité par [6] , p 63

Une des difficultés de l’interprétation eucharistique tient à ce quelle ajoute, dans le schéma déjà chargé de la Majestas Domini, une couche purement christique, et qui plus est auto-référente : le geste des doigts illustre en somme une préhension de soi-même.


Les arguments iconographiques

L’argument massue  de Shapiro : un Sacramentaire de Tours

Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 2 IRHTfol 2 Sacramentaire 875-900 Tours BM 184 fol 3 IRHTfol 3

Sacramentaire, 875-900, Tours, BM 184, IRHT

L’argument massue des tenants de l’hostie, en particulier Shapiro, est fourni par ces deux fragments d’un sacramentaire réalisé à Tours :

  • la première image, qui illustre la Préface de la Messe (« Vere dignum et justum est.. »), montre la main de Dieu tenant le disque doré entre le pouce et l’annulaire ;
  • la seconde, qui illustre le début du Canon, (« Te ígitur, clementíssime Pater, per Jesum Christum Fílium tuum… ») montre le même disque posé sur l’autel, à côté du calice.

Le Canon étant la partie de la Messe qui conduit à la Communion, l’image de gauche montrerait indubitablement une hostie. Nous discuterons de manière détaillée cette « preuve » (voir 2 Une figure de l’Incommensurable).


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Un argument très indirect de Kessler

Bible_de_Vivien Ms lat1 fol 329r
Poème , Recto de la Majestas Domini , Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF MS Lat 1, fol 329r

Kessler ([6], p 59) fait remarquer que les mots du poème à Charles, au recto de notre Majestas Dei, décrivent l’Evangile en ces termes :

Voici le moyen de parler, la vertu, l’action pure,
La nourriture, la boisson, le salut béni.

Hic modus effandi, hic virtus, hic actio munda
Hic cibus, hic potus, hic benedicta salus

Le mot « cibus » (nourriture) tombe juste au revers du petit disque , comme s’il s’agissait d’expliciter la nouveauté [7].


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L’argument de Reynolds : l’Evangéliaire de Lothaire

Une des toutes dernières études en faveur de la théorie de l’hostie, celle de Roger E Reynolds [8] en 2013, trouve dans l’Evangéliaire de Lothaire une profusion de motifs promouvant l’Eucharistie. L’auteur en déduit même que les temps carolingiens ont vu une première étape de l’Adoration de l’Hostie – un rituel qui ne se développera pleinement qu’au XIIIème siècle..

Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol 15r

Evangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 15r

A première vue, ces deux disques ressemblent beaucoup aux hosties d’Ildefonse. Les caractères Pi et Phi, très rares, signifient probablement Pater et Filius. On remarquera néanmoins que l’Alpha et l’Omega sont suspendus par un fil aux branches de la croix, ce qui donne à ce chrisme le caractère d’une enseigne plutôt que d’un simple tracé sur une « hostie ».


Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol 71rEvangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 71r

Les chrismes ne sont pas réservés aux disques puisque, plus loin dans le manuscrit, on les voit décorer des motifs carrés qui n’ont rien à voir avec des hosties.


Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol15v

Evangéliaire de Lothaire BNF Lat.266 fol 15v

Quant aux « disques », ce sont en fait des encadrements circulaires mettant en valeur un élément. Pour Reynolds,  l’objet cubique serait un autel, autre motif eucharistique.


Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol15v detail livreAutel, fol 15v
Evangeliaire_de_Lothaire BNF Lat.266 fol 2v detail livreLivre de l’Aigle, détail fol 2v

Mais cet « autel » bizarrement posé sur la tranche est en fait un livre avec ses fermoirs sur la tranche,   comme on le voit tenu par les Vivants dans la Majestas Domini,


Evangeliaire de St Gauzelin 830 fol 1r Cath NancyFol 1r Evangeliaire de St Gauzelin 830 fol 2r Cath NancyFol 2r

Evangéliaire de St Gauzelin, vers 830, Cathédrale de Nancy

Ces deux pages successives de l’Evangéliaire de St Gauzelin, entièrement basées sur le Livre unique comme source des Quatre Evangiles, ne laissent aucune place au doute.

Exhiber ou donner une hostie

Le geste du disque digital est si particulier que Schapiro le qualifie d’« ostentatoire ». Mais le rite de l’ostension de l’hostie ne se développera que bien plus tard, au début du  XIIIème siècle. Les autres scènes liées à l’hostie montrent en fait des gestes très différents.

Exhiber l’hostie

Illustrations de la vie de saint Aubin d’Angers 1100 ca BNF Latin 269 fol 2v GallicaIllustrations de la vie de saint Aubin d’Angers, vers 1100, BNF Latin 269 fol 2v, Gallica Vita Christi France ca. 1175 MS44 fol 6v Morgan LibraryVita Christi, France, vers 1175 MS 44 fol 6v, Morgan Library

L’hostie est tenue main vers le haut, mais de manière plus naturelle, entre le pouce et l’index.


Christ du Jugement Psautier de Rheinau, vers 1260, Ms. Rh. 167, f. 145v Zentralbibliothek Zurich
Christ du Jugement, Psautier de Rheinau, vers 1260, Ms. Rh. 167 f. 145v, Zentralbibliothek Zurich

Lorsqu’il s’agit de figurer l’Ostension proprement dite, l’hostie est montrée en compagnie du calice et des quatre plaies qui soulignent la dimension eucharistique de l’image.

Les deux attributs du Christ du Jugement, l’épée pour les Méchants et le lys pour les Justes, sont ici en lévitation devant les lèvres et derrière la main gauche. Le globe-siège est recyclé en une porte de l’Enfer qui s’ouvre sous le trône, montrant deux Juifs avec leur chapeau pointu, deux rois, et une cohorte de maudits.


Donner l’hostie

Autun, Bibl. mun., ms. 0019 bis (S019), f. 008v IRHTLe Baptême du Christ et la Cène
Sacramentaire de Marmoutier, 840-50, Autun, Bibl. mun., ms. 0019 bis (S019), f. 008v IRHT

Dans cette image minuscule d’un manuscrit de l’Ecole de Tours contemporain de la Première Bible de Charles le Chauve, le disque doré dans la main droite du Christ est considéré par Kessler ([9], p 118) comme la meilleure preuve que le disque digital est une hostie. Cependant, le même objet, non doré, est posé sur la table, et sa taille, comparée à l’assiette avec le poisson, montre bien qu’il s’agit d’une miche de pain, avec ses rayures en carré. Le geste du Christ partageant avec les disciples ce pain consacré (d’où la couleur dorée) est donc très éloigné de son geste dans la Majestas Domini.


Communion de St Denis Missel de st denis compose a St Vaast d'Arras Latin 9436 fol 106v gallicaCommunion de St Denis,, fol 106v Missel de Saint Denis 1041-60 BNF 9436 fol 15vMajestas Dei, fol 15v

 Missel de St Denis, vers 1050, Latin 9436 , Gallica

Lorsque deux siècles après la Première Bible de Charles le Chauve,  l’atelier de l’abbaye de Sant Vaast d’Arras a composé pour celle de Saint Denis ce missel dans un style ouvertement passéiste, le copiste a représenté le Christ donnant la communion debout, l’autel avec calice et ciboire, et l’hostie tenue de manière normale entre le pouce et l’index, comme pour éviter toute confusion avec l’iconographie du « disque digital ».

Celui-ci a d’ailleurs disparu de la Majestas Dei , qui a conservé uniquement le globe carolingien.


Administration du Viatique Premiere vie de saint Amand 1066-1107 BM Valenciennes MS 502 fol 29Administration du Viatique, Première vie de saint Amand, 1066-1107, BM Valenciennes MS 502 fol 29 Evangiles de Matilda San Benedetto Po, 1075-99 Morgan mS 492 fol 100vEvangiles de Matilda, San Benedetto Po, 1075-99, Morgan mS 492 fol 100v

Le geste naturel pour administrer l’hostie est donc de la tenir entre le pouce et l’index.


Article suivant :  2 Une figure de l’Incommensurable

Références :
François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[2] François Bougard, « Le peseur du Monde : l’orbicule de la Royauté, de Charlemagne à Saint Louis » dans : Charlemagne : les temps, les espaces, les hommes : construction et déconstruction d’un règne », pp. 245-269
[3] Le nom et la date, probablement symboliques, pourraient avoir été inventés par Radbertus à Corbie. Sur les différentes versions de ce manuscrit énigmatique, voir Reynolds, Roger E.. « Christ’s Money: Eucharistic Azyme Hosts in the Ninth Century According to Bishop Eldefonsus of Spain: Observations on the Origin, Meaning, and Context of a Mysterious Revelation. » Peregrinations: Journal of Medieval Art and Architecture 4, 2 (2013): 1-69. https://digital.kenyon.edu/perejournal/vol4/iss2/1
Pour le texte latin, voir Vision de l’évêque Ildefonse Ouvrages posthumes, Volume 1 Jean Mabillon, Thierry Ruinart, 1724 p 189 https://books.google.fr/books?id=pawWAAAAQAAJ&pg=PA190
[4] Meyer Schapiro .«A Relief in Rodez and the Beginnings of Romanesque Sculpture in Southern France», dans Selected papers vol 1 , p. 285-305
[5] CELIA CHAZELLE, « FIGURE, CHARACTER, AND THE GLORIFIED BODY IN THE CAROLINGIAN EUCHARISTIC CONTROVERSY », Traditio, Vol. 47 (1992), pp. 1-36 https://www.jstor.org/stable/27831869
[6] H.L.Kessler, « Medietas / mediator in the geometry of Incarnation » dans « Image and Incarnation: The Early Modern Doctrine of the Pictorial Image » Walter Melion, Lee Palmer Wandel, 2015 https://ia800901.us.archive.org/14/items/Intersections-InterdisciplinaryStudiesInEarlyModernCulture/INTE%20039%20Melion,%20Palmer%20Wandel%20%5BEds.%5D%20-%20Image%20and%20Incarnation_The%20Early%20Modern%20Doctrine%20of%20the%20Pictorial%20Image.pdf
[7] L’idée que l’apparition du disque digital puisse être corrélée au contexte immédiat de l’image vaut la peine d’être explorée : dans la Première Bible de Charles le Chauve, la Majestas se trouve à une place qui peut sembler inhabituelle, non pas en frontispice ou en conclusion des Evangiles, mais à l’intérieur de la section Matthieu, précisément après :

  • A) la Préface de Saint Jérôme à l’Evangile de Matthieu (fol 328r),
  • B) la table des matières de cet Evangile (fol 328r-328v),
  • C) le poème à Charles le Chauve (qui n’a pas d’équivalent ailleurs).

Cette inclusion à l’intérieur de la section « Mathieu » se retrouve dans deux autres cas (l’Evangéliaire d’Altfrid en 800, les Evangiles du Mans, non daté). Le « poème » à Charles le Chauve est en fait une introduction textuelle aux Quatre Evangiles, tout comme la Majestas en est une synthèse visuelle : il est donc logique que cette page recto/verso se trouve au plus près du premier texte sacré, celui de Matthieu. Pour une traduction anglaise du poème, voir Paul Edward Dutton, Herbert L. Kessler, Audrad le Petit « The Poetry and Paintings of the First Bible of Charles the Bald », p 114
https://books.google.fr/books?id=uS427pixJYwC&pg=PA114&lpg=PA114&dq=Hic+modus+effandi,+hic+virtus,+hic+actio+munda&source=bl&ots=PjdjMamGgA&sig=ACfU3U07H6QpopHajYxlZPIQPmGl0piu0Q&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiSl6mjueD0AhXCA2MBHbmvCQ0Q6AF6BAgHEAM#v=onepage&q=Hic%20modus%20effandi%2C%20hic%20virtus%2C%20hic%20actio%20munda&f=false

[8] Reynolds, Roger E.. « Eucharistic Adoration in the Carolingian Era? Exposition of Christ in the Host. » Peregrinations: Journal of Medieval Art and Architecture 4, 2 (2013): 70-153. https://digital.kenyon.edu/perejournal/vol4/iss2/2
[9] H. L. Kessler, « Dynamic signs and spiritual designs ». dans Jeffrey Hamburger; Brigitte M. Bedos-Rezak. Sign and Design. Script as Image in Cross-Cultural Perspective (300–1600 CE) 2016,

1 Le Christ bénissant et la Vierge

13 juillet 2020

L’idée d’apparier dans deux images séparées le Christ adulte et sa mère est très ancienne. La puissance de la formule de la Pietà, qui montre un contact étroit et dramatique entre les deux corps, et correspond à un moment particulier de la Passion (la Déploration) fait que les diptyques ou pendants Christ-Marie occupent une niche iconographique étroite, moins fusionnelle qu’intellectuelle. On peut y distinguer trois traditions, deux assez rares et une très répandue.

Commençons par la première : celle où le Christ fait le geste de la bénédiction, face à la Vierge à l’Enfant ou à la Vierge en prières.

Très longtemps, il s’agit de deux icônes séparées, où chacun joue son rôle propre : la Vierge intercède pour les pécheurs, le Christ les sauve. Puis vers 1475 les deux sujets fusionnent en un seul : « le Christ bénissant sa mère en prières », qui n’aura guère de succès.



Avec la Vierge à l’Enfant :

des origines byzantines


550 ca Christ and Mary - Diptych. Ivory Museum fur Byzantinische Kunst der Staatlichen Museen zu Berlin

Le Christ et Marie, Diptyque en.ivoire, vers 550,
Museum fur Byzantinische Kunst der Staatlichen Museen zu Berlin

Ce tout premier exemple d’un diptyque avec le Christ bénissant et sa mère a deux particularités saillantes :

  • son caractère officiel : les deux trônent sur des sièges ornées de têtes de lions, sous les figurines du soleil et de la lune, encadrés par deux hauts personnages ;
  • son parti-pris d‘égalité, qui place le Christ et sa mère dans un strict parallélisme :
    • la paume en avant de Saint Pierre fait écho à celle du premier archange ;
    • le livre devant Saint Paul fait écho au globe devant le second archange.



550 ca Christ and Mary - Diptych. Ivory Museum fur Byzantinische Kunst der Staatlichen Museen zu Berlin schema
Cependant, dans une autre lecture, on voit que le Christ majestueux, bénissant et tenant un livre de l’autre main, se projette dans sa propre image enfantine, bénissant et tenant un rouleau, dont la robe affecte les mêmes plis.

Cette double mise en équivalence souligne les deux généalogies :

  • entre la Mère et le Fils d’une part,
  • entre l’Emmanuel et le Christ d’autre part.


396-416 Diptyque de Rufius probianus Prussian Cultural Heritage Foundation Berlin

Diptyque de Rufius Probianus, vice-préfet (vicarius) de Rome, 396-416 Prussian Cultural Heritage Foundation Berlin.

La formule dérive des diptyques consulaires, tablettes à écrire somptueuses dont un nouveau consul faisait don à ses proches pour célébrer son accession au pouvoir. Vu la raréfaction de l’ivoire, Théodose réserva en 384 cet usage aux seuls consuls, mais un simple vice-préfet de Rome fit réaliser celui-ci quelques années plus tard. On retrouve les rideaux et les deux acolytes, ici des notaires : nous sommes au tribunal et les plaignants argumentent en dessous, autour d’une clepsydre. On remarque au fond à gauche un grand diptyque portant l’effigie des deux Empereurs, obligatoire dans tout bâtiment officiel. [1]

Le parallélisme entre les deux valves est presque total, mis à part le geste des mains :

  • à gauche écrivant sur le rouleau la formule autocongratulatrice : « PROBIANE FLOREAS », « Que tu propères, Probianus » ;
  • à droite levant deux doigts non pour bénir, mais pour prendre la parole.


1310-20 Salting-Diptych-Virgin-Christ-ivory-VetA-Westminster

Marie et le Christ, Diptyque Salting
1310-20, provenant probablement de Westminster, Victoria and Albert Museum, Londres

Le seul autre diptyque avec des figures en pied qui n’ait pas été démembré est celui-ci. L’artiste a soigneusement évité tout parallélisme :

  • posture déhanchée de la Vierge et statique du Christ ;
  • robes différentes :
  • gestes de l’Enfant sans rapport avec ceux de l’adulte : il tient dans sa main gauche une pomme et tend la droite vers la fleur que lui offre sa mère.

Le texte du Livre invoque la double nature du Christ  : à la fois Créateur (Deus) et Rédempteur (Dominus) :

Je suis ton Dieu et Seigneur Jésus-Christ, qui t’ai créé, racheté et qui te sauverai.

EGO SU ( M ) D ( OMI ) N ( U ) s D ( EU ) s TUUS 1 ( HESU ) c XP ( ISTU ) Q ( UI ) CREAVI REDEMI ET SALUABO TE

Le temps des verbes explique bien la fonction du diptyque pour son propriétaire : « je t’ai racheté » fait référence à son baptême, « je te sauverai » au Salut personnel qu’il gagnera par ses prières.

Les deux panneaux sont autonomes : Marie n’intercède pas auprès du Christ, mais regarde en souriant le dévot : au point que le rose peut être vue comme un présent personnel qu’elle lui tend, béni au passage par l’Enfant.


En Italie

Une rencontre entre merveilles

L’idée de monter en diptyque les deux images fait sans doute écho aux pratiques processionnelles qui existaient à Rome durant la période médiévale et jusqu’à la Contre-Réforme, durant la nuit précédant la fête de l’Assomption.

Icone acheiropoietede Saint Jean Du LatranIcone acheiropoïète de Saint Jean Du Latran (état actuel et reconstruction hypothétique) [1a] Icone du Pantheon (S. Maria ad Martyres) debut VII secIcone du Pantheon (S. Maria ad Martyres), debut VII siècle

L’icône du Christ, peinte sans la main de l’homme, quittait en procession Saint Jean de Latran tandis que celle de sa mère, peinte par Saint Luc, quittait l’église du Panthéon : les deux images se rencontraient et se saluaient en s’inclinant l’une vers l’autre.


1330-40 Pietro Lorenzetti Tabernacle with Madonna and Child, Florence, Villa I Tatti, Collezione Berenson BVierge à l’Enfant, Villa I Tatti, Collection Berenson 1330-40 Pietro Lorenzetti reliquaire avec un moine franciscain coll priv BChrist bénissant, collection privée, New York

Pietro Lorenzetti, 1310-40, Reliquaire tabernacle double face pour un frère franciscain

Cet exceptionnel reliquaire double-face, reconstitué par F.Zeri [2] , montre d’un côté l’Enfant laissant pendre de la main gauche un rouleau au dessus du frère franciscain, de l’autre le même frère saisissant e rouleau que tient de la main gauche le Christ bénissant.

Il ne s’agit pas d’une question et d’une réponse, mais de deux passages des Evangiles :

Je suis la vigne, vous êtes les sarments. Celui qui demeure en moi, et en qui je demeure, porte beaucoup de fruits.

Jean 15,5

Vous qui m’avez suivi… il recevra le centuple et aura la vie éternelle en possession. « 

Mathieu 19:28-29

Ego sum vitis vos palmites qui manet in me et ego in eo hic fert fructum multum

…vos qui secuti estis …centuplum accipiet et vitam aeternam possidebit. 

Ainsi l’Enfant Jésus s’adresse au frère dans sa vie terrestre, lui promettant de « porter beaucoup de fruits » ; tandis que le Christ adulte lui promet la vie éternelle.

Ainsi, en retournant le reliquaire, le frère passe de la position d’humilité (à la gauche de la Madone) à la position d’honneur (à la droite du Seigneur).



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Mis à part cet exemple exceptionnel , on n’a pas d’autre diptyque présentant les deux personnages en pied : les rares autres qui nous restent sont cadrés en buste, voire même sur le visage seulement.

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Mary and Christ, Psalter (from Hildesheim), c. 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34 detailBPsautier provenant d’Hildesheim, vers 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34

Ce bifolium exceptionnel, sans équivalent en Occident, est probablement l’adaptation locale d’un diptyque byzantin [2a].


Mary and Christ, Psalter (from Hildesheim), c. 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34 detailA Mary and Christ, Psalter (from Hildesheim), c. 1235, Stuttgart, Württembergische Landesbibliothek, Ms.Donaueschingen 309, fols. 33v-34 detailB

Les vers léonins sont croisés :

Toi, pour moi, fils et père

Toi, pour moi, fille et mère

Tu, michi, nate, pater

Tu, michi, fila, mater


Le vers ajouté en rouge en bas à gauche invoque la conjonction de ce couple surnaturel, dans l’intimité du livre refermé :

En nous réunissant, être sauvé par toi. En moi, elle espère celui à qui tu l’unisses.

Reun(ien)do a te salvari.

P(er) me sperat q(uem) uniaris.


1342, Pape Clement VI offre au roi Jean II le Bon,copie peinture disparue de la Sainte-Chapelle, BNF Estampes. OA-11 fol, 85

Le roi Jean II le Bon offrant en 1342 un diptyque au Pape Clément VI , copie d’une fresque disparue de la Sainte-Chapelle, BNF Estampes. OA-11 fol, 8

Cette fresque disparue se trouvait au dessus de la porte de la sacristie de la Sainte-Chapelle. On lit parfois que c’est le pape qui donne le diptyque au roi, mais cette interprétation ne cadre pas avec le geste de son index droit qui commande à son serviteur agenouillé (probablement Robert de Lorris) de remettre le diptyque au pape.


1342 Diptyque de Jean le Bon offert a Clement VI. vers 1550. copie par atelier Simon de Mailhy Musee de Pont Saint Esprit.
Marie et le Christ
Copie du diptyque de Jean le Bon, atelier de Simon de Mailhy , vers 1550, Musée de Pont Saint Esprit

Le diptyque a disparu, et cette copie ne permet pas de savoir s’il s’agissait d’une oeuvre byzantine ou italienne. Les deux médaillons dans les pinacles représentent Saint Jean l’Evangéliste et Saint Jean Baptiste se faisant face.


Pietro Nelli Johannes der Evangelist und Hl. Antonius Abbas 1360-1365, Lindenau-Museum Altenburg

Saint Jean l’Evangéliste et Saint Antoine
Pietro Nelli, 1360-65, Lindenau Museum, Altenburg

Ce diptyque italien contemporain présente un peu la même composition, avec dans les médaillons deux archanges se faisant face.

Diptych with Virgin Hagiosoritissa and Christ, Sinai Icon Collection princeton university

La Vierge Hagiosoritissa et le Christ, date inconnue, Sinai Icon Collection, Princeton university

En Orient, les icônes sont rarement à usage privé, et on a très peu d’exemples anciens de diptyques dévotionnels de petite taille : en général la Vierge à l’Enfant y est appariée avec une Crucifixion ou avec l’Homme de douleurs, cas que nous analyserons plus loin.

Ce diptyque exceptionnel montre la Vierge sans enfant, en posture de prière mains ouvertes, intercédant pour le dévot : donc en situation hiérarchique inférieure par rapport au Christ bénissant..



 Avec la Vierge en prières :

en Occident à partir du XVème siècle

C’est cette formule qui vase développer en Occident  à partir du quinzième siècle. A l’origine il s’agit d’illustrer  l’idée d’intercession : la Vierge prie son Fils pour les pécheurs, le Christ les sauve.

A partir de 1475, une certains artistes tenteront de fusionner visuellement les deux gestes en un nouveau sujet qui n’aura guère de succès. : « le Christ bénissant sa mère en prières »,

Aux Pays-Bas

1427-32 Robert Campin Philadelphia museum of Arts

Robert Campin, 1427-32 Philadelphia museum of Art

Il ne s’agit pas encore d’un diptyque, mais ce panneau est reconnu comme le jalon entre les modèles byzantins et les nombreux diptyques Christ-Marie qui vont être produits en Occident.

La richesse des auréoles, ornées de rubis pour le Christ et de perles pour Marie, fait penser que l’idée était sans doute d’imiter par la peinture le couverture d’or des icônes byzantines. Le cadrage sur le visage seul rappelle fortement le diptyque de Jean le Bon, en inversant les positions de Jésus et de Marie.

Le panneau a été raccourci en haut, mais très peu en bas : l’effet des mains tronqués est donc voulu, pour casser sur la marge la symétrie du panneau et créer une dynamique du regard :

1427-32 Robert Campin Philadelphia museum of Arts detail
Des doigts dupliqués de Marie, l’oeil descend vers la main gauche du Christ qui puis, en passant par le cristal, remonte le long de la main droite bénissante, en une courbe qui épouse celle de l’encolure.

Ce cristal, à ras du cadre mais agrafé à la tunique, d’une pureté divine mais reflétant une fenêtre bien terrestre, apparaît comme le centre symbolique de la composition : entre la main gauche qui fait contact avec le cadre et la droite qui indique le ciel, ce joyau est le le lieu où le bas et le haut se mélangent.

1450 ca Van Der Weyden triptyque-famille-braque louvre

Triptyque de la famille Braque
Van Der Weyden, vers 1450, Louvre

En 1450, Van der Weyden enrichit doublement la composition de son maître :

  • en ajoutant le globe dans la main gauche du Christ bénissant, formule dite du Salvator Mundi (sur la chronologie de cette iconographie, voir 7 Le Christ debout et le globe).
  • en ajoutant le personnage de Saint Jean l’Evangéliste (imitant les gestes du Christ avec sa coupe de poison).

C’est sans doute la puissance de cette formule qui va bloquer le développement des diptyques réduits à la Vierge et au Christ bénissant, dont il n’existe que quelques exemples sporadiques;



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En France

1480-85 Christ benissant Jean Bourdichon Musee des BA ToursChrist bénissant 1480-85 Vierge en oraison Jean Bourdichon Musee des BA ToursVierge en oraison

Jean Bourdichon, 1480-85, Musée des Beaux-Arts, Tours

C’est l’enlumineur Jean Bourdichon qui a semble-t-il l’idée de mettre en présence face à face deux figures imitées de modèles de Fouquet, formant ainsi un nouveau sujet : le Christ bénissant sa mère en prières.

1475-1500 Jean Bourdichon Heures de Charles VIII, BNF 1370 fol 35vfol 35v 1475-1500 Jean Bourdichon Heures de Charles VIII, BNF 1370 fol 36rfol 36r

Heures de Charles VIII, atelier de Jean Bourdichon, 1475-1500 , BNF 1370, Gallica

Le diptyque (ou le pendant) de Tours a été sévèrement rogné. Peut être le Christ posait-il la main gauche sur le cadre, comme dans ce bifolium où la direction du regard et l’avancée de la main droite montrent que la bénédiction est destinée à la Vierge.

La double page fait suite à une prière en français qui appelle Marie à écouter « par ta pitié mes grands péchés » et à prier Jésus-Christ pour « nous et le féaux chrétiens à Notre Seigneur Jésus-Christ ton fils qui vit et règne pour temps infinis. »


1480 ca Jean I Penicaud Christ benissant email de Limoges Musee de Cluny Paris.Christ bénissant 1480 ca Jean I Penicaud Vierge en oraison email de Limoges Musee de Cluny Paris.Vierge en oraison

Jean I Penicaud, vers 1480 émail de Limoges, Musée de Cluny Paris

Ou bien plus probablement le Christ posait la main sur le globe, comme les montre cet émail de Limoges qui est probablement la copie du diptyque de Tours. Les banderoles chantent la beauté du Fils et de sa Mère :

Splendide de beauté, vous surpassez les enfants des hommes

Psaume 45, 3

Speciosus forma prae filiis hominum diffusa

Je suis noire mais belle

Cantique des Cantique, 1,5

Nigra sum sed formosa


1470-75 Livre d'Heures Enlumineur tourangeau proche de Jean Bourdichon, ms . R 60732 BM Saint-Germain en-Laye
Vierge en oraison et Christ bénissant
Livre d’Heures, 1470-1500, enlumineur tourangeau proche de Jean Bourdichon, BM Saint-Germain en-Laye

Cette formule « autarcique » de la bénédiction de Marie ne devait pas aller de soi pour la clientèle ordinaire, puisque cet enlumineur inspiré par Bourdichon est revenu à une image plus traditionnelle où les deux saintes figures agissent l’une derrière l’autre par ordre logique et hiérarchique, pour l’intercession puis pour le salut.

Sauveur du Monde, sauve-nous tous. Sainte mère de Dieu et toujours vierge Marie, intercède pour nous auprès de Dieu, Nous sollicitons encore humblement, par les prières de tous les saints , de partriarches, des martyrs, des confesseurs, et des  vierges saintes…

Salvator mundi, salva nos omnes. Santa Dei genitrix semper Virgo semper Maria intercede pro nobis ad dominum, precibus quorum sanctorum omnium patriarcharum  martirum et confessorum, atque sanctarum virginum, suppliciter petimus…



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En Allemagne

Une variante nuptiale (SCOOP !)

1500 Maria_Rijksmuseum_SK-A-497 1500 Salvator Mundi_Rijksmuseum_SK-A-496

Vierge en oraison bénie par le Salvator Mundi
Anonyme, vers 1500, Allemagne du Sud, Rijksmuseum, Amsterdam [3]

On ne sait rien sur ce diptyque de petite taille (17,5 cm × 13 cm chaque panneau). Une autre version existe au Musée de Bâle, avec à son revers des armoiries non identifiées.

Cette fois les deux figures dialoguent du regard. Le Christ, soutenant le globe et portant la couronne et non plus l’auréole, cumule les attributs du Roi du Ciel et du prêtre (l’étole décorée de croix). Sa bénédiction à sa mère, qui occupe la place d’honneur à sa droite, apparaît comme une alternative à la scène habituelle du Couronnement : mais ici la Vierge est déjà couronnée. L’anneau nuptial qu’elle porte à l’annuaire gauche permet d’identifier la scène comme représentant les noces de l’Eglise et du Christ, célébrées par lui-même.


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Une spécialité des Massys, père et fils

1505 ca Christ_as_Salvator_Mundi_and_Mary_Praying,_by_Quinten_Massijs Royal Museum of Fine Arts Antwerp

 
Vierge en oraison bénie par le Salvator Mundi
Quentin Massys, vers 1505, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Un hommage à Campin (SCOOP !)

Les images infrarouge montrent que, dans un premier temps, la Vierge avait un manteau bleu et un voile blanc opaque sur le front, ce qui la rapproche beaucoup du modèle de Campin. ([4], p 110)

En rendant ce voile transparent, en rajoutant une couronne et dans l’autre panneau le globe du Salvator Mundi, Massys reprend et modernise le cadrage étroit inventé par Campin :

1427-32 Robert Campin Philadelphia museum of ArtsRobert Campin, 1427-32 1505 ca Christ_as_Salvator_Mundi_and_MaryQuinten_Massijs Royal Museum of Fine Arts Antwerp inverseDiptyque de Massys inversé, vers 1505

La coupure par le cadre et les auréoles disjointes remplacent la dynamique interne par la dynamique externe de nombreux diptyques de dévotion flamands : le panneau qui « penche » (ici celui de la Vierge) ramène l’oeil vers le panneau principal (ici celui du Christ, centré et lesté par le joyau) (voir d’autres exemples dans résurrection du panneau perdu (2 / 2)).



1505 ca Christ_as_Salvator_Mundi_and_Mary_Praying,_by_Quinten_Massijs Royal Museum of Fine Arts Antwerp detail croix
La puissance elliptique du cadrage trouve son apogée dans le globe : en hors-champ sous la main de chair, il se retrouve en miniature dans celle du Christ d’or qui trône au centre de la Croix.

1505 ca Christ_as_Salvator_Mundi_and_MaryQuinten_Massijs Royal Museum of Fine Arts Antwerp inverseVierge en oraison bénie par le Salvator Mundi
Quentin Massys, vers 1505, Musée royal des Beaux Arts, Anvers (inversé)
1510-25 CHRIST AND THE VIRGIN atelier QUENTIN MASSYS National Gallery detailVierge en oraison bénie par le Salvator Mundi (détail)
Atelier de Quentin Massys, 1510-25, Musée royal des Beaux Arts, Anvers

Quelques années plus tard, l’atelier décalque la composition, en l’inversant et en élargissant le cadrage :
1510-25 CHRIST AND THE VIRGIN atelier QUENTIN MASSYS National Gallery

Les mains du Christ sont décalées en hauteur, encadrant celles de Marie. Et le globe presque entièrement montré devient un objet de bravoure…
1510-25 CHRIST AND THE VIRGIN atelier QUENTIN MASSYS National Gallery detail globe
…sur lequel se reflètent les pignons de trois maisons flamandes.

1491-1505 quentin-metsys-coll priv werworth fizwilliam collection

Collection privée, retrouvé en 2006 dans l’église de Bradford-on-Avon, collection privée

Fizwilliam collection, Werworth

 Quentin Massys, 1491-1505

Cet autre diptyque, reconstitué récemment, réduit à l’extrême le cadrage et supprime tous les attributs.


1529 Jan-Massys-Virgin-Mary-after-1529-Quentin-Massys-Christ-the-Saviour-ca- Prado

Vierge en oraison, Jan Massys, après 1529 Christ bénissant, Quentin Metsys, 1529, Prado

Vu les tailles discordantes des deux visages et les factures différentes, on n’est pas sûr que ces deux panneaux aient été conçus en diptyque : ils ont pu être achetés séparément, puis assemblés vers 1597, première mention où il sont décrits ensemble comme des « portes » [5]. Les deux ont néanmoins le même revers en faux marbre, celui du Christ étant daté et signé : AN OPUS Quintini metsys. M D XXIX.

Ces deux panneaux ont donné lieu à une mémorable querelle d’attribution. Aux dernières nouvelles ([4], p 104), ils auraient bien été conçus en diptyque et seraient tous deux de la même main : soit celle de Quentin un an avant sa mort, soit celle de Jan.

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1603 Geldorp_Gortzius_Christus coll priv 1604 Geldorp_Gortzius_Maria coll priv

Le Christ et Marie
Gortzius Geldorp, 1603, collection privée

Dans ce dernier exemple, le Christ ne bénit pas sa mère, qui ne prie pas mais fait le geste de la supplique : il se retourne vers le spectateur d’un air sévère, comme pour vérifier le bien-fondé de l’intercession.

Nous touchons ici du doigt ce qui a fait le peu de succès de cette formule : le sujet de l’intercession éloigne par nature le spectateur des deux personnages sacrés, l’un son avocat et l’autre son juge.

Alors que d’autres formules, visuellement équivalentes mais théologiquement très différentes, font jouer à plein l’empathie.


Article suivant : 2 Homme de douleurs, Vierge à l’Enfant

Références :
[1] Anna Maria Cust « The Ivory Workers of the Middle Ages » https://books.google.fr/books?id=MoaODwAAQBAJ&pg=PT11&lpg=PT11&dq=PROBIANE+FLOREAS
[2] Federico Zeri « Reconstruction of a Two-Sided Reliquary Panel by Pietro Lorenzetti », The Burlington Magazine, Vol. 95, No. 604 (Jul., 1953), pp. 244-245 (2 pages) https://www.jstor.org/stable/871164
[2a] Monika E. Müller « Einflüsse aus West und Ost in der Hildesheimer und in der thüringisch-sächsischen Buchmalerei des 12. und 13. Jahrhunderts » dans Zentrum oder Peripherie? Kulturtransfer in Hildesheim und im Raum Niedersachsen (12. –15. Jahrhundert), Wiesbaden, p 352 https://www.academia.edu/40215300/Monika_E_M%C3%BCller_Einfl%C3%BCsse_aus_West_und_Ost_in_der_Hildesheimer_und_in_der_th%C3%BCringisch_s%C3%A4chsischen_Buchmalerei_des_12_und_13_Jahrhunderts
[4] Prayers and Portraits, Yale University Press, 2006 https://books.google.fr/books?id=xT9w9uHtyWwC&pg=PA40#v=onepage&q&f=false

2 Homme de douleurs, Vierge à l'Enfant

13 juillet 2020

Le Christ est ici représenté deux fois : en corps aimé et en corps torturé. Rien d’ évident dans l’idée d’apparier ces deux images, qui opposent frontalement les joies de la naissance et les souffrances de la mort.

Ce choc narratif se double d’un choc visuel : le corps enfantin, vêtu et intact, s’affronte au corps adulte, dénudé et ouvert.

D’où sans doute la grande rareté de ces diptyques violents.

Article précédent : 1 Le Christ bénissant, Marie en prières



La réticence byzantine

L’iconographie de l’Homme de douleurs, que l’on dit apparue en premier en Orient [6] , a été ramenée et développée en Occident par les ordres mendiants, dans le cadre de la dévotion envers les plaies du Christ à la suite de Saint François d’Assise [7] .

Mais en Orient, on ne l’y trouve  jamais côte à côte avec une image de la Vierge à l’Enfant.

1175-1200 Double sided Icon of the Virgin Hodegetria Byzantine Museum KastoriaVierge Hodegetria 1175-1200 Double sided Icon of theMan of Sorrows Byzantine Museum KastoriaChrist Akra Tapeinosis

Icône double-face, 1175-1200, Byzantine Museum, Kastoria

Cette icône montre recto-verso une Vierge à l’enfant au visage empreint d’une profonde tristesse, et la plus ancienne image connue de l’Extrême Humiliation (Akra Tapeinosis).

Pour Hans Belting [8], cette double image a pour source l’évolution au XIIème siècle de la liturgie de la Passion, au début de laquelle la Vierge se rappelle avec tristesse de l’enfance de Jésus. Les deux anges qui tendent les bras dans l’attente de recevoir le sacrifice montrent bien la conjonction des deux moments. Plus récemment, Maximos Constas [6] a proposé pour source lointaine une série de poèmes liturgiques du IXème siècle dédiés à la douleur de la Vierge devant la Croix, les Stavrotheotokia.

L’icône de l’Homme de douleurs est quant à elle une figure composite évoquant non pas une scène précise, mais plusieurs moments de cette liturgie (Déposition, Lamentation, Mise au Tombeau). L’idée de représenter le Christ en buste résulte justement de son appariement avec la Vierge Hodegetria. La position croisée des mains est celle du Saint Suaire de Turin, qui était probablement conservé à Constantinople avant sa disparition en 1204, lors de la Quatrième croisade.

Le terme consacré en Occident d’« Homme de douleurs » ne cadre pas avec ce qui est inscrit en haut de la Croix : « Roi de Gloire ». L’expression sereine du Christ est en effet en contraste complet avec celle de sa mère. L’artiste a tout fait pour éviter de représenter les blessures et la souffrance : front intact, cadrage au-dessus du niveau du coup de lance, mains en hors champ Seule la rotation du chrisme par rapport aux branches de la Croix traduit la rupture que constitue cette mort.

Cette retenue spécifiquement orientale face à la la représentation de la douleur ne sera pas reprise en Occident, qui développera au contraire les possibilités dramatiques qu’ouvre cette nouvelle iconographie.



1380-1420 Icone doube face Kastoria Musee byzantin

Christ Akra Tapeinosis, Vierge Paramythia
Icône double-face, 1380-1420, Byzantine Museum, Kastoria

Deux siècles plus tard, cette autre icône double face provenant également d’un atelier macédonien de la région de Kastoria montre une déconnexion entre les deux images : l’expression de douleur de la Vierge a disparu, et son visage est tourné vers l’Enfant. Comme mentionné dans l’inscription, elle est maintenant paramythia, consolatrice.

L’image du « Roi de gloire », en revanche, n’a pratiquement pas changé.

Un trou dans la tranche inférieure montre que l’icône était montée soit sur une hampe pour les processions, soit sur pivot. pour tourner selon les offices.


1480-1500 Triptych with the Madre della Consolazione and the Man of Sorrows, Crete, Morsink Icon Gallery, Amsterdam closed
Homme de Douleurs
Triptyque fermé, Crète, 1480-1500, Morsink Icon Gallery, Amsterdam [9]

Cet autre exemple byzantin tardif n’est pas une icône double face, mais un triptyque où l’Homme de Douleurs est devenu un Christ sortant du tombeau. Il est visible lorsque le triptyque est fermé…


1480-1500 Triptych with the Madre della Consolazione and the Man of Sorrows, Crete, Morsink Icon Gallery, Amsterdam semi closed
Saint Jean Baptiste, Saint Louis de Toulouse, Saint Jérôme

… tandis qu’un premier niveau d’ouverture fait apparaître trois saints…



1480-1500 Triptych with the Madre della Consolazione and the Man of Sorrows, Crete, Morsink Icon Gallery, Amsterdame
…et que l’ouverture complète révèle la Vierge à l’Enfant, avec à gauche l’Archange Raphaël tenant Tobie par la main.

L’ouverture/fermeture remplace ici la rotation de l’icône double face.



La dramatisation italienne

C’est en Italie que la charge émotionnelle de cet appariement est véritablement assumée et exploitée, pendant environ un siècle.


1250-69 Master of the Borgo Crucifix . National Gallery

Vierge à l’Enfant et Homme de douleurs
Master of the Borgo Crucifix, 1250-69, National Gallery, Londres

Le thème y a été propulsé par le dolorisme franciscain : c’est le Maître des crucifix franciscains qui apparie pour la première fois les deux images byzantines, dans une composition plus élaborée qu’il n’y paraît.

Côté Christ, on remarque le détail empathique des deux anges qui, pris d’horreur devant le panonceau redevenu ironique (« Roi des Juifs »), se couvrent les yeux et la bouche. Le Chrisme ne suit plus l’inclinaison de la tête, mais reste parallèle à la croix : manière subtile de montrer que seul le corps de Jésus est brisé par la mort, sa nature divine restant intacte.



1250-69 Master of the Borgo Crucifix . National Gallery schema
Un jeu de lignes brisées (en bleu) identifie à sa mère l’enfant Jésus levant la tête, et l’oppose au Christ dont les yeux clos, au même niveau, sont fermés et ne voient plus la terre. Le mimétisme des mains (en jaune et vert) fait voir la cruauté de la mort, avec ce cadavre qui n’est plus enlacé que par lui-même.


1300-25 Robert Lehmann collection Marie METVierge à l’Enfant 1300-25 Robert Lehmann collection Ecce homo METHomme de douleurs

Ecole de Duccio, 1300-25, Robert Lehmann collection Ecce homo MET.

Soixante ans plus tard, l’Homme de Douleurs est devenu populaire, et en 1330 le pape Jean XXII lui attache une indulgence. Plusieurs diptyques apparaissent dans la région de Sienne.


1326-1328 Simone Martini, Madonna with Child, and Christ de pitie Horne Museum Florence

Vierge à l’Enfant et Homme de douleurs
Simone Martini, 1326-1328, Musée Horne, Florence

Simone Martini l’associe à la Vierge à l’Enfant dans une version moins tragique, qui prolonge le sous-thème, fréquent dans les Madones, de la préfiguration de la Passion : la Vierge regarde, au delà de l’Enfant, non pas la mort qui l’afflige, mais la Résurrection qui la consolera. Le tombeau ouvert, en bas, fait oublier le panonceau et la croix.

Pietro Lorenzetti: Madonna mit Kind [Um 1340-1345, Lindenau-Museum Altenburg]Vierge à l’Enfant 1340-45 Lorenzetti Pietro Ecce homo Lindenau Museum AltenburgHomme de douleurs

Pietro Lorenzetti, 1340-45, Lindenau Museum, Altenburg

Quelques années plus tard, alors que Simone Martini est parti à Avignon, le thème est repris par l’autre grand peintre de Sienne, Pietro Lorenzetti . Il signe sur la margelle de ce qui est à la fois un sarcophage redressé et une fenêtre :
PETRUS LAVRETII DE SENI ME PIXI.

Très narrative, cette version s’éloigne encore plus des types byzantins et dramatise l’idée de Simone Martini : la Vierge se recule en arrière et serre au plus près de son visage le bébé emmailloté, comme pour éloigner la vision de ce grand cadavre sans bandelettes…
1340-45 Lorenzetti Pietro Ecce homo Lindenau Museum Altenburg sans aureole
… que seule l’auréole fait échapper à l’étreinte hexagonale du marbre.

Cette composition puissante retrouve, en mode expressionniste, le message initial de la théologie byzantine : que l’Incarnation et le Sacrifice comme les deux facettes indissociables d’un unique dessein.

1355 Diptych Tommaso da Modena chateau de Karlstejn
Retable de la Vierge à l’Enfant et de l’Homme de douleurs
Tommaso da Modena, 1355 , château de Karlstejn

C’est aussi sur le tombeau que signe Tommaso da Modena, dans ce diptyque beaucoup plus conventionnel : il ne s’agit pas ici de confronter, mais simplement de juxtaposer les deux images de piété. Le cadre imposant évite toute interaction, et la Madone, tout comme les deux archanges des frontons, fixe le spectateur du regard sans se préoccuper de l’autre compartiment

1366 ca Allegretto Nuzi, Virgin and Child; Man of Sorrows, Diptych, , Phladelphia Museum of Art
Vierge à l’Enfant et Homme de douleurs
Allegretto Nuzi, vers 1366, Phladelphia Museum of Art

Même parti-pris de compartimentation, avec les incrustations identiques dans le fond d’or, auréoles et second cadre. On contemple ici deux images montrant le début et la fin de l’existence du Christ. Et la préfiguration de la Passion se limite, comme d’habitude, au chardonneret dans la main de l’Enfant.



Une excursion en Europe Centrale

Meister von Hohenfurth Diptychon Prag, um 1360 Karlsruhe, Staatliche Kunsthalle

Meister von Hohenfurth, Prague, vers 1360, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe

Ce petit diptyque dévotionnel est représentatif de l’art de cour à Prague sous l’empereur Karl IV. Il a pu être conçu indépendamment des diptyques italiens, car la Madone suit ici un type byzantin différent : celui de la Vierge « elagonitissa » (avec l’enfant qui joue).

L’ajout de la couronne de Reine des Cieux côté Marie, et de l’inscription misericordia domini côté Christ, jouent dans le sens de la déconnexion entre les deux images, au moins du point de vue chronologique (Marie n’est pas encore couronnée lorsque Jésus est enfant).

1415-20 Wiener Meister Man of Sorrows; Virgin and Child . Kunstmuseum Basel
Diptyque reliquaire : Homme de douleurs et Vierge à l’Enfant
Maître viennois, 1400-10, Kunstmuseum, Bâle [10]

Plus tardif, ce reliquaire se moque à la fois de la chronologie – le Christ ressuscité est en première position – et de la littéralité : il porte, en contrepoint au manteau bleu de Marie, le manteau rouge qui a été joué aux dés avant la Crucifixion.

Marie obéit à un autre type byzantin, celui de l’Eleousa (vierge de compassion, joue contre joue avec l’Enfant).

Tout semble fait ici pour accentuer la symétrie : couronne d’épines contre couronne dorée, regards croisés, comme si la mère anticipait le futur et la Fils regrettait le passé. Le fait que le Christ soit passé à la place d’honneur a sans doute à voir avec la position héraldique masculine : car, pour les étiquettes des reliques qui ont été déchiffrées, celles autour du Christ étaient celles d’évêques ou de martyrs, et celles autour du Christ de saintes.

C’est sans doute cette fonction de classement des reliques qui a conduit ici à ce diptyque très inhabituel.

Bien que la tendance aujourd’hui soit de l’attribuer à un artiste français travaillant à Vienne (Meister von Heiligenkreuz) , le style avait été rapproché par Robert Suckale [11] de celui d’un retable bohémien, qui porte à son revers la même rare iconographie :

Paehler Altar vers 1400 Bayerische Nationalmuseum reversPähler Altar, vers 1400, Bayerische Nationalmuseum (fermé)

La Madone et l’Homme de Douleurs y sont représentés en pied, ce dernier debout entre la croix et les arma christi, en haut, et le tombeau ouvert en bas.


Paehler Altar vers 1400 Bayerische Nationalmuseum

Saint Jean Babtiste, Crucifixion entre Marie et Saint Jean l’Evangéliste, Saint Barbe
Pähler Altar (ouvert)

L’ouverture des volets fait apparaître Marie au calvaire à la place la Vierge à l’Enfant, et Saint Jean l’Evangéliste à la place du Ressuscité, comme si le revers montrait à la fois le Passé et le Futur de la scène de l’avers.


1410-15 Altarpiece of Roudnice Musee national Prague

Retable de Roudnice
1410-15 , Musée national, Prague [12]

Ce retable est un des rares subsistants d’avant les guerres hussites. Il montre, à l’avers, la Mort de Marie, avec dans le panneau gauche une Vierge de Miséricorde, ainsi nommée parce qu’elle accueille sous son manteau des suppliants : ici ils sont huit, avec le pape et le roi (sans doute Wenceslas IV). Le caractère unique de cette composition est la présence, dans le volet droit, d’un « Christ de miséricorde », qui accueille également huit suppliants, dont un jeune chanoine et un jeune évêque.



1410-15 Altarpiece of Roudnice Musee national Prague ferme
Le verso est tout aussi singulier : il montre à le couple Marie (sans l’Enfant) et l’Homme de douleurs, iconographie qui fera l’objet du prochain article (3 Homme de douleurs, Mater Dolorosa). En dessous, un couple de donateurs anonymes avec leurs huit enfants, quatre filles. et quatre garçons.

En choisissant de dédier le volet gauche (recto-verso) à Marie et le volet droit  au Christ, l’artiste a été obligé d’enfreindre l’ordre héraldique des familles de donateurs (voir 4-5 …en groupe), en plaçant à gauche la mère et les filles, et à droite le père et les garçons.


1430 Doroty (Wroclaw) Vierge Muzeum Narodowe w Warszawie 1430 Doroty (Wroclaw) Christ Muzeum Narodowe w Warszawie

1430, provenant de l’église Sainte Dorothée de Wroclaw, Musée national, Varsovie

Tout comme dans le retable de Roudnice, les deux figures sont conçues comme deux images indépendantes, sans aucune interaction. La présence de l’Enfant impose l’ordre chronologique : la Madone à gauche et l’Homme de douleurs à droite.



Le lait et le sang

Une variante exceptionnelle de la scène est celle où l’Homme de Douleurs est confronté à Marie allaitante

1430 ca Winterfeld Diptych church of Notre Dame in Gdansk, Gdansk Musee National Varsovie avers gaucheVierge allaitante et homme de douleurs, Ecce homo 1430 ca Winterfeld Diptych church of Notre Dame in Gdansk, Gdansk Musee National Varsovie avers droitAscension de Marie Madeleine

Diptyque Winterfeld, 1430-35, provenant de l’église Notre Dame de Gdansk, Musée National, Varsovie [13]

Dans ce diptyque à l’iconographie extraordinaire, la confrontation entre Marie allaitante et son fils adulte  apparaît en haut du panneau mobile, à gauche, au dessus de la scène de l’Ecce homo qui en est le préambule.

La vierge allaite l’Enfant, en face du Christ debout sur sa pierre tombale, qui est en même temps une table d’autel. Sont posés dessus les trois vêtements de la Passion (le manteau rouge de la dérision, le linceul blanc, et la gloire jaune de la Résurrection). Le blason imaginaire, sommé par la main de Dieu, porte les Arma Christi. Des cinq plaies majeures jaillissent cinq jets de sang vers le calice, tandis que d’innombrables gouttes perlent de la couronne d’épines et des marques de la flagellation.


Sainte Lance, Tresor imérial, Hofburg, Vienne

Sainte Lance, Trésor impérial, Hofburg, Vienne

Entre les deux est représentée la relique de la Sainte Lance.

1500 ca diptych-of-the-mother-of-god-milk-giver-and-the-pity-of-christ-Monastery of Pedralbes Barcelone

Vierge allaitant et Christ soutenu par un ange
Maître des Pays-bas méridionaux, vers 1500 , Monastère de Pedralbes, Barcelone

La même association entre le lait et le sans se retrouve, de manière plus discrète, dans ce  diptyque de dévotion, où la main droite du Christ sert de réceptacle au sang du coup de lance.

Pris isolément, chacun des deux panneaux suit des modèles bien connus dans l’art flamand .


Van der Weyden 1450 ca Diptych_of_Jean_de_Gros_Musee des BA de TournaiDiptyque de Jean de Gros (panneau gauche)
Van der Weyden, vers 1450, Musée des Beaux Arts de Tournai
Le Christ de pitie soutenu par un ange pays-bas-meridionaux-Musees rioyaux des Beaux Arts de BelgiqueLe Christ de pitié soutenu par un ange
Pays-bas-méridionaux, Musées royaux des Beaux Arts de Belgique

Pour Rafael Cornudella [14], la Vierge au lait dérive de modèles de Van der Weyden, et le panneau avec le Christ a un jumeau au Musée des beaux Arts de Bruxelles : noter la main droite qui recueille les gouttes de sang, peinte en débordement sur le cadre. L’inscription « Fils de David, aie pitié de moi! » est tirée de Jean 23,18.


1500 ca diptych-of-the-mother-of-god-milk-giver-and-the-pity-of-christ-Monastery of Pedralbes Barcelone

La singularité du diptyque de Barcelone est que les deux panneaux sont de la même main, et que la bande nuageuse en bas montre la volonté d’unifier les deux scènes en une même vision mystique.

Cet appariement inédit conduit à une série de métaphores :

  • entre le lange et le linceul ;
  • entre les bras de Marie et les bras de l’Ange, émissaire du Père ;
  • entre le sein nourricier et le flanc percé ,
  • entre le lait dans la bouche et le sang dans la main.

L’époque est propice à cette combinaison de thèmes.


1475-79 Memling The_Man_of_Sorrows_in_the_Arms_of_the_Virgin Nationa Gallery of Victoria

L’Homme de douleurs dans les bras de la Vierge
Memling, 1475-79, National Gallery of Victoria

Tout se passe comme si le pendant de Barcelone, en introduisant le thème du lait et l’Ange, décomposait en deux images ce que Memling exprime en une seule : l’identification de l’Homme de douleurs à l’Enfant dans les bras de sa mère.

Ce type de composition ne fait en somme que renverser le thème de l' »anticipation de la Passion dans les Vierges à ‘Enfant », en « souvenir de l’Enfance dans les Piétas ».


Article suivant : 3 Homme de douleurs, Mater Dolorosa

Références :
[6] Fr. Maximos Constas, « The Mother of God and the Passion: A Byzantine Icon of the Virgin and the Man of Sorrows » ; Symposium, « Heaven and Earth: Perspectives on Greece’s Byzantium, » J. Paul Getty Museum and the UCLA Center for Medieval and Renaissance Studies, Los Angeles, California, 3 May 2014. https://www.academia.edu/36413824/The_Mother_of_God_and_the_Passion_A_Byzantine_Icon_of_the_Virgin_and_the_Man_of_Sorrows
[7] Byzantium: Faith and Power (1261-1557) Department of Medieval Art and the Cloisters, Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.) p 454 et ss https://www.metmuseum.org/art/metpublications/Byzantium_Faith_and_Power_1261_1557
[8] Hans Belting « An Image and Its Function in the Liturgy: The Man of Sorrows in Byzantium » Dumbarton Oaks Papers Vol. 34/35 (1980/1981), pp. 1-16 https://www.jstor.org/stable/1291445
[11] Robert Suckale, « Das Diptychon in Basel und das Pähler Altarretabel: Ihre Stellung in der Kunstgeschichte Böhmens », in: «Nobile claret opus». Festgabe für Frau Prof. Dr. Ellen Judith Beer zum 60. Geburtstag (Zeitschrift für Schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 43, 1/1986), S. 103–112 http://docplayer.org/65190485-Das-diptychon-in-basel-und-das-paehler-altarretabel-ihre-stellung-in-der-kunstgeschichte-boehmens.html
[14] Rafael Cornudella, « Díptic de la Verge de la llet i el Crist de Pietat. Anònim dels Països Baixos meridionals, ca.1500 » https://www.academia.edu/43235721/D%C3%ADptic_de_la_Verge_de_la_llet_i_el_Crist_de_Pietat._An%C3%B2nim_dels_Pa%C3%AFsos_Baixos_meridionals_ca.1500

3 Homme de douleurs, Mater Dolorosa

13 juillet 2020

Ce thème joue toujours sur l’opposition entre corps nu et corps habillé, mais minoré par la différence des sexes. Les deux images se réconcilient dans le thème de la souffrance, morale et physique : celle de Marie, « mater dolorosa » contemplant le corps supplicié de son fils, « Homme de douleurs ». Le geste de ses mains ne traduit pas ici la prière de l’intercession, mais les différentes formes de la douleur d’une mère : priant parfois, mais aussi se tordant, acceptant, ou prenant à témoin.

Cette charge empathique a valu au thème pendant plusieurs siècles, aussi bien en Orient qu’en Occident, une popularité constante.



Une invention des polyptyques italiens


1300 ca Triptyque avec l’Homme de Douleur Simon van Gijn Museum, Dordrecht

Triptyque avec l’Homme de Douleurs, vers 1300, Simon van Gijn Museum, Dordrecht

Le plus ancien exemple connu de confrontation entre Marie en pleurs et l’Homme de douleurs est ce petit triptyque de dévotion dominicain : lors de sa fermeture, la Mère « embrasse » le fils, puis le Saint non identifié se rabat par dessus.


1300 ca Triptyque avec l’Homme de Douleur Simon van Gijn Museum, Dordrecht revers

Triptyque avec l’Homme de Douleurs, fermé

Au revers apparaissent un père dominicain bénissant un frère (sans doute le possesseur du triptyque), sous l’égide du Saint Esprit et du Christ en gloire.

Ce premier exemple montre que, à l’origine, la confrontation de la Mère et du Fils est atténuée par la présence d’un tiers. Saint Jean l’Evangéliste est un bon candidat, à cause de la scène où Jésus en croix lui confie Marie :

« Jésus, voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère. » Jean, 16, 26-27

Mais ce pourrait être également Saint Jean Baptiste, qui apparaît dans le trio byzantin de la Déesis.

Comme le note H. W. van Os [15], ce schéma à trois se popularise dans l’Italie du XIVème siècle :

1315-21 Tomba famiglia Della Gherardesca Camposanto Pise

Tombe de la famille Della Gherardesca, 1315-21 , Camposanto, Pise

Dans ce monument funéraire, la Vierge et Saint Jean l’Evangéliste flanquent le Christ au centre, entourés de part et d’autre par trois autres apôtres. Il n’y a pas d’interaction entre Mère et Fils, sinon graphiquement, par la position inverse des mains croisées : vers le haut pour la vivante, vers le bas pour le mort qui a les yeux clos, mais ne présente aucune plaie.


Master_of_Tressa_The_Saviour_Blessing_and_Stories_of_the_True_Cross_1215_Siena_Pinacoteca.Master of Tressa, Christ bénissant et scènes de la Vraie Croix, 1215 1315 ca San Paolo, la Madonna, San Giovanni Evangelista, San Romualdo Segna di Buoventura Siena_PinacotecaSaint Paul, Mater dolorosa, Saint Jean l Evangeliste, Saint Romuald, vers 1315, Segna di Buonaventura

Provenant du monastère d’Abbadia, Castelnuovo Berardenga, Pinacoteca Nazionale, Sienne

Ces deux retables dont l’un a sans doute remplacé l’autre dans la même église montrent l’évolution du goût et de la piété, à un siècle de distance : en se rapprochant de sa mère (et de Saint Jean), le Christ trônant avec tous les attributs de Dieu le père est devenu un Fils souffrant, membre de la famille humaine. L’hypothèse très vraisemblable que le retable de Segna comportait au centre un Homme de douleurs est due à James H. Stubblebine [16].


1320 Simone_Martini Saint Catherine of Alexandria Polyptych Musee national de San Matteo Pise

Polyptyque de Sainte Catherine d’Alexandrie
Simone Martini, 1320, Musée national de San Matteo, Pise

Simone Martini l’emploie au centre de la prédelle du polyptyque de Pise (réalisé pour l’église dominicaine de Santa Catarina), sous la Vierge à l’enfant : le troisième personnage est ici Saint Marc. Celui-ci était considéré par les Dominicains « comme un saint de leur ordre, parce qu’ils croient que les communautés religieuses où il a mené la vie monastique embrassèrent, au moins après sa mort, la règle de Saint Benoît » [17]


1343-45 Paolo Veneziano Pala feriale Couvercle de la Pala d'Oro Musee de San Marco venise
Pala feriale (Couvercle de la Pala d’Oro)
Paolo Veneziano, 1343-45, Musée de San Marco, Venise

Chez Paolo Veneziano, le troisième place revient à Saint Jean l’Evangéliste (Saint Marc étant décalé juste derrière la Vierge).


1343-45 Paolo Veneziano Pala feriale Couvercle de la Pala d'Oro Musee de San Marco venise

Polyptique
Ferre Bassa, 1345-50, Catalogne, Morgan Library

Presque simultanément la formule apparaît en Espagne, dans les frontons de ce polyptyque à quatre panneau où la croix avec les instruments de la Passion vient compléter le même trio.


1400 ca Catalogne Triptyque Musee national Prague
Anonyme catalan, vers 1400, Musée national, Prague

Autre manière de répartir notre trio sur un petit triptyque tabernacle. La croix a été remplace par le tombeau.


Et pendant ce temps, en Orient

La rareté des exemples rend difficile de déterminer s’il y eu influence, ou invention simultanée : en tout cas les figurations de la Vierge sans enfant appariée avec l’Homme de douleurs apparaissent en Orient à peu près à la même époque.


1380-1400 Monastery of the Transfiguration Meteora

Vierge de douleurs et Homme de douleurs
1380-1400, Monastère de la Transfiguration, Météores

Le plus ancien diptyque conservé entier est celui-ci. Une inscription postérieure, au revers, indique qu’il devait être utilisé lors de l’office du Samedi Saint. Les diptyques de ce type ont dû être assez nombreux, on les plaçait sur la poitrine des morts [18] .


 

1250 ca Vierge de douleurs icone Galerie Tretyakov Moscou

Vierge de douleurs, vers 1250, Galerie Tretyakov Moscou

Un siècle plus tôt, cette Vierge de douleurs constituait probablement le panneau gauche d’un tel diptyque : ses deux mains embrassent le vide au lieu du corps de l’Enfant.



1275-1300 Crucifixion Icon gallery Ohrid Macedoine

Crucifixion
1275-1300 , Icon gallery Ohrid Macedoine

Ce geste apparaît à la même époque dans cette Crucifixion.


 

1300-50 Virgin_in_Lament,_Macedonian_workshop Benaki_Museum,_AthensVierge de douleurs
1300-50, atelier macédonien; Musée Benaki, Athènes.

Cet autre type de Vierge de douleurs, la main gauche sous la joue, constituait probablement aussi le panneau gauche d’un diptyque.


1376-77 Sv._Dimitrij_Markov_Manastir

Vierge de douleurs et Homme de douleurs
1376-77, Eglise Dimitrij, Monastère de Markov, Macédoine

On la retrouve à gauche de l’arc triomphal, en face de l’Homme de douleurs qui occupe ici une place très inhabituelle : il se trouve habituellement dans l’abside Nord (prothesis) des églises en croix [19] : la procession du pain et du vin depuis cette abside jusqu’à l’autel principal symbolisait en effet le transport du corps du Christ du Golgotha au tombeau.


1271 diakonikon Annuncation church Gradac monastery JPGHomme de douleurs (diakonikon)
 Vierge de douleurs (prothesis, fresque détruite )

1271, Eglise de l’Annonciation, monastère de Gradac, Serbie

Exceptionnellement, à Gradac, l’Homme de douleurs se trouvait à l’abside Sud (diakonikon), couplé avec la Vierge de douleurs dans l’abside opposée.


En Pologne, première moitié du XVème siècle

La Pologne de la première moitié du XVème siècle affectionne la rencontre de Marie avec l’Homme de douleurs, toujours en pied : soit dans un même panneau, soit au verso des volets de triptyques.


1390 ca Grudziądz_Polyptych-ensemble

Polyptyque de Grudziądz
vers 1390, Musée national, Varsovie [20]

Ce polyptyque à effets spéciaux ornait la chapelle du château de Grudziądz, appartenant aux chevaliers teutoniques.



1390 ca Grudziądz_Polyptych_ etat 1
Lorsque pour les grandes fêtes il était totalement ouvert, on s’émerveillait devant quatre scènes de l’Enfance du Christ, autour de deux grands panneaux représentant le Couronnement de Marie au dessus de sa Dormition.



1390 ca Grudziądz_Polyptych_ etat 2
Un niveau intermédiaire d’ouverture montrait, en huit épisodes, la Passion du Christ, du Jardin des Oliviers à la Résurrection.



1390 ca Grudziądz_Polyptych_ etat 3
Enfin, le retable fermé affichait deux scènes postérieures à la Résurrection :

  • à gauche Marie en prières devant l’Homme de douleurs montrant sa plaie au flanc, au dessus de la Résurrection des morts ;
  • à droite Marie et Jean Baptiste intercédant au dessous du Christ du Jugement dernier.



1390 ca Grudziądz_Polyptych_ etat 3 schema
Très astucieusement, cette composition scinde en trois panneaux la structure habituelle du Jugement dernier, pour le mettre en balance avec la scène des Douleurs. Ainsi voyons-nous se transformer

  • celles de Marie en compassion pour les pécheurs ;
  • celles du Christ en salut pour les morts.


1443 Wrocław_Christ_as_Man_of_Sorrows National Museum Warsaw

Marie et l’Homme de douleurs
1443, provenant de Wroclaw, Musée national, Varsovie

La panoplie complète des instruments de la Passion entoure Marie et le Christ debout sur la table d’autel. Ici Marie ne se contente pas de prier, mais s’avance jusqu’à toucher son fils, pour l’essuyer avec son voile.

Cette scène tragique trouve certainement sa source dans les malheurs du temps, comme le précise le texte :

En 1428 la ville et l’église furent détruites et incendiées par les hérétiques au Christ, les Hussites jaloux. C’est en 1443 seulement que ce tableau a été acquis par le vicaire Kaecherdorff.

Anno domini M°CCCC°XXVIII praesens civitas et ecclesia devastata et combusta est per emulos ihesu cristi hereticos hussitas, demum praesens tabula comparata est Anno domini M°CCCC°XLIII per n. Kaecherdorff altaristam

La communion sous les deux espèces, une des revendications des Hussites, leur fut finalement accordée lors du concile de Bâle, terminé en 1441. L’hostie et le calice, en bonne place entre le mère et le fils, ont donc probablement ici valeur de réconciliation.


1450 ca Triptyque provenant de hel Musee national Varsovie

Vers 1450, revers d’un triptyque provenant de Hel, Musée national, Varsovie

Sur les treize revers de diptyque de ce type listés dans le catalogue du Musée National [21], deux seulement inversent la position de Marie et du Christ : l’absence de l’Enfant supprime la contrainte chronologique, mais il reste néanmoins logique de laisser à Marie la place d’honneur, à la droite de son fils. On évite également toute analogie malvenue avec les pendants conjugaux, où le mari est toujours dans le panneau de gauche (voir Pendants solo : mari – épouse).


En Allemagne, au XVIème siècle

Comme en Pologne, le thème se propage essentiellement, en version debout, sur le verso des volets de retable.


1504 meister-der-stalburg-bildnisse-fluegel-des-retabels-aus-der- Hauskapelle der Stalburg in Frankfurt ,staedel museum
Mater dolorosa et Homme de douleurs
Retable de la Chapelle Stalburg, revers
Meister der Stalburg Bildnisse, 1504, Staedel museum, Francfort

La position traditionnelle, avec la Verge à gauche, a d’autant plus de sens ici que l’ouverture du retable produisait un effet d’inversion entre le couple divin…


1504 meister-der-stalburg-bildnisse- Claus Stalburg et epouse Margarethe vom Rhein

Claus Stalburg et son épouse Margarethe vom Rhein
Retable de la Chapelle Stalburg, avers

…et le couple des donateurs, qui encadraient une Crucifixion (brûlée en 1813).

1510-20 Cranach Cranach L'ancien Adam Kunsthistorishes Museum Wien 1510-20 Cranach L'ancien Eve Kunsthistorishes Museum Wien

Adam et Eve
Cranach l’ancien, 1510-20, Kunsthistorishes Museum, Vienne

Cranach renverse la proposition : il place à l’extérieur d’un retable le couple humain : Adam et Eve de part et d’autre de l’Arbre du péché originel.


L.Cranach d.Ä., Schmerzensmann - Man of Sorrows / Cranach th.E./c.1510/20 - L.Cranach, Maria als Schmerzensmutter - Mary as Mater Dolorosa / Cranach /c.1510 -

Homme de douleurs et Mater dolorosa

Du coup, à l’intérieur du retable, il inverse la position habituelle du couple divin pour montrer que le Christ est le nouvel Adam et Marie, couverte de pied en cap comme une ménagère allemande, la Nouvelle Eve. Les deux couples, autour de l’arbre et autour du panneau central manquant (qui logiquement, pour faire écho à l’Arbre, devait être une Crucifixion) partagent le même sol caillouteux.


1540 ca Lucas_Cranach_der_AltereAschaffenburg_031_Schloss_Johannisburg,_Staatsgalerie Homme de douleurs 1540 ca Lucas_Cranach_der_AltereAschaffenburg_031_Schloss_Johannisburg,_Staatsgalerie Marie

Homme de douleurs et Mater dolorosa (revers du retable de la Crucifixion)
Cranach l’ancien, vers 1540, Schloss Johannisburg, Staatsgalerie Aschaffenburg

C’est toujours cette position que conservera Cranach pour le verso des volets de ce retable…


1540 ca Lucas_Cranach_der_AltereAschaffenburg_031_Schloss_Johannisburg,_Staatsgalerie,__-_Kreuzigungsaltarche

Retable de la Crucifixion

… dont le recto montre six scènes de la Passion.


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La « Femme de douleurs »

Dans cette iconographie, la douleur de Marie est visualisée par une épée qui lui perce la poitrine.

 

1480 ca Man of Sorrows Lautenbach Master Strasbourg Cloisters MET 1480 ca Mater dolorosa Lautenbach Master Strasbourg Cloisters MET

Vitraux provenant de Strasbourg
Lautenbach Master, vers 1480, Cloisters, MET

On sent dans ces vitraux très décoratifs la  volonté de rendre équivalentes les deux figures, en les insérant dans un même réseau végétal :

  • les branches à feuilles d’acanthe en grisaille, totalement identiques.
  • le brocard bleu et noir du fond, légèrement différent entre les deux panneaux ;

Malgré cette unification graphique, les deux figures restent indépendantes : Le Christ montre ses plaies au spectateur et la Vierge prie les yeux baissés.


1490-1500 köln schnütgen museum 1490-1500 christ koln schnutgen museum

1490-1500, Schnütgen museum, Cologne

A l’inverse les deux figures sont ici disjointes graphiquement : la Vierge dans son oratoire et le Christ devant la croix et la colonne de la flagellation. Mais elles sont unifiées par le regard baissé, et l’ajout du symbole de la Douleur de Marie : l’épée qui lui perce le coeur comme la lance perce le flanc.


1512 Wolf Traut Homme de douluers et Marie poeme de Sebastien BrandtWolf Traut, 1512, poème de Sebastien Brandt 1515-16 d'apres hans baldung grien Chartreuse de Freiburg Badisches LandesMuseum KarlsruheVitrail dessiné par Hans Baldung Grien, 1515-16, provenant de la Chartreuse de Freiburg, Badisches LandesMuseum Karlsruhe

Homme de douleurs et Femme de douleurs

Après la gravure de Traut, la position « héraldique » semble désormais préférée en Allemagne pour le couple Homme de douleurs/ Femme de Douleurs.


1525-30 Lucas Cranach der Altere atelier Kulturhistorisches Museum Magdeburg au dos d'un St SebastienHomme de douleurs (au revers d’un Saint Sébastien) 1525-30 Lucas Cranach der Altere atelier Marie Kulturhistorisches Museum Magdeburg au dos d'un St PaulMater dolorosa (au revers d’un Saint Paul)

Atelier de Cranach l’ancien, 1525-30, Kulturhistorisches Museum Magdeburg

C’est le cas à l’extérieur de ce retable, dont l’avers (Saint Sébastien et Saint Paul) ne crée pas de contrainte de placement. Le panneau central est perdu.


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Le diptyque de Holbein

1521 hans-holbein diptych-with-christ-and-the-mater-dolorosa Kunstmuseum, Offentliche Kunstsammlung, Basel

Homme de douleurs et Mater Dolorosa,
Hans Holbein, 1521, Kunstmuseum, Offentliche Kunstsammlung, Bâle

Ces petits panneaux (29 x 19.5 cm chacun) datant de la jeunesse de Holbein semblent une démonstration de perspective en contre-plongée.



1521 hans-holbein diptych-with-christ-and-the-mater-dolorosa Kunstmuseum, Offentliche Kunstsammlung, Basel perspective

En fait, la perspective n’est ni unifiée entre les deux panneaux, ni totalement exacte (lignes rouges). L‘éclairage en revanche est très subtil, la source de lumière étant doublement en hors champ : en avant et entre les deux panneaux. Autant elle est intense côté Christ, laissant sur son corps des traces grillagées ; autant elle est douce côté Marie : deux modalités de la Volonté divine.


1519 Holbein Kupferstichkabinet Berlin

Holbein, 1519, Kupferstichkabinet, Berlin

Holbein avait expérimenté cet éclairage deux ans plus tôt, pour ce Christ à un moment chronologiquement  impossible : il est coiffé de la couronne d’épines, donc après la flagellation ; mais il n’en porte aucune marque, plus méditatif que souffrant.


Durer 1514 Melancolie detail

Mélancolie (détail)
Dürer, 1514

Il s’agit clairement d’un détournement (ou dévoilement) de la célèbre gravure de Dürer, dont un des thèmes est la Passion du Christ (voir 9.2 L’Imagerie de la Passion) : jusqu’à l’éclairage tombant de la droite et à la date 1519 en haut à droite, tagguée en grand au lieu d’être dissimulée dans le carré magique.



1521 hans-holbein diptych-with-christ-and-the-mater-dolorosa Kunstmuseum, Offentliche Kunstsammlung, Basel schema
De la même manière que le Christ mélancolique du dessin est assis au centre de la Croix, celui du diptyque est assis sur son immense manteau rouge, qui couvre comme une traîne l’escalier et met d’autant plus en évidence la chair offerte aux regards. En face, Marie est engoncée dans des tissus surabondants.

Cette rencontre entre un Homme sans douleurs, avant la Crucifixion, et une Marie qui se retourne vers lui comme la Vierge vers l’Ange juste avant l’Incarnation, a lieu à un moment indéfini, et dans un lieu purement symbolique.

Un contrepoint architectural s’établit entre :

  • côté Christ, le pilastre carré et le portique en losange dont les poutres vues par en dessous préfigurent la Crucifixion imminente ;
  • côté Marie, la colonne et le portique circulaire, dans un leu qui, avec son lit et son coussin prie-Dieu. a tout de la chambre de l’Annonciation,

Entre les deux, la salle voûtée, ouverte à la fois vers l’au delà du mur de brique et vers le ciel au travers de l’oculus, sert de tabernacle de présence divine.

Ambitieuse et intellectuelle, cette scénographie fait du théâtre d’avant-garde avec de l’imagerie pieuse.


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1700 ca austrian-school ecce-homo-(+-maria-und-johannes-beim-kreuz

Le Christ avec Caïphe, la Vierge avec Saint Jean
Autriche, vers 1700, pastel (19.5 x 15.5 cm) collection privée

Bien plus tard, ce pastel tout aussi expérimental exploitera lui-aussi le manque entre les deux images pour évoquer, non la présence divine, mais la Croix, dont la poutre inclinée fait écho au roseau.


En Italie, après 1450


En Italie, l’Homme de douleurs continue sa carrière en haut des polyptyques :

  • soit au centre d’un trio de type déesis (ici avec Saint Jean l’Evangéliste) :

Andrea Mantegna, Polittico di san Luca, 1453-1455Milan, Pinacoteca di Brera

Polyptyque de Saint Luc
Andrea Mantegna, 1453-1455, Pinacoteca di Brera, Milan

  • soit comme figure sommitale :
Jacopo,_gentile_e_giovanni_bellini,_polittico_della_madonna,_da_s.m._della_carita,_1464-70_ca. AccademiaPolyptyque de la Madone, provenant de Santa Maria dell Càrita
Jacopo Gentile et Giovanni Bellini, 1464-70, Accademia, Venise
Vittore Crivelli 1489 Monte san MartinoVittore Crivelli 1489, Monte san Martino


L’influence de Memling

1485 Hans_memling,_cristo_benedicente,_Palazzo Bianco genovaChrist bénissant, Palazzo Bianco, Gênes 1485 Hans_memling,_mater dolorosa coll privVierge en oraison, collection privée

Hans Memling, 1485

Ce diptyque réalisé par Memling pour un client de Florence  y aura une certaine influence, puisque Guirlandaio recopiera le Christ à l’identique (on ne sait pas s’il a aussi copié la Vierge). Avec sa main qui ébauche une bénédiction, ce Christ tend vers l’unification des deux types : Homme de Douleurs et Salvator Mundi.


Le diptyque perdu de Botticelli

 

1495-1500 Botticelli atelier Redempteur Accademia Carrara Bergamo

Homme de douleurs

Mater dolorosa (achetée par Marie, Grande Duchesse of Russie, et disparue depuis 1912)

 Atelier de Botticelli, 1495-1500, Accademia Carrara, Bergame

L’unification avance encore d’un cran dans cette image où la couronne d’épines se double d’une auréole fulgurante, où toutes les plaies rayonnent et où l’ostension de celle de la main droite coïncide explicitement avec une bénédiction.


1495-1505 Botticellli Homme de douleurs coll priv 1495-1505 Botticellli Homme de douleurs coll priv schema

Homme de douleurs
Botticellli, 1495-1505, collection privée

Autre type mixte inventé par Botticelli : ce Christ aux liens qui est aussi un Ressuscité, avec une extraordinaire auréole octogonale faite d’anges portant les instruments de la Passion.

Le diptyque perdu de Solario

1507-09 Mailly Simon de detto Simon de Chalons Dolorosa galleria Borghese copie solario 1507-09 Mailly Simon de detto Simon de Chalons Ecce Homo galleria Borghese copie solario

Mater dolorosa et Ecce Homo
Copie de Solario par Simon de Mailly (dit Simon de Châlons), 1507-09, Galleria Borghese, Rome

Il s’agit ici d’une imitation des modèles flamands que nous verrons dans l’article suivant : mère et fils communient par les larmes et l’empilement de tissus côté d’un côté rend d’autant plus frappante de l’autre l’exhibition de la chair torturée.


1520-30 Bernardino_luini,_dittico_con_mater_dolorosa_e_andata_al_calvario,__Museo Poldi Pezzoli Milan

Mater dolorosa et Portement de Croix
Bernardino Luini, 1520-30, Museo Poldi Pezzoli, Milan

Luini  normalise la formule par rapport aux textes : si Marie n’a pas assisté à la scène de l’Ecce homo, elle était bien présente lors du Portement de Croix.


En Espagne, au XVIème siècle

Titien 1547 Ecce homo sur ardoise Prado 69x56 cmEcce homo, 1547, sur ardoise Titien 1553 Mater Dolorosa sur bois Prado 68 x 61 cmMater Dolorosa, 1553, sur bois

Titien, Prado

Titien a peint pour l’Empereur Charles Quint deux versions successives de ce pendant (voir Les pendants de Titien)


Anonyme Ecce homo Mater dolorosa Prado

Ecce homo et Mater Dolorosa, Anonymes, vers 1556, Prado

Quelques années plus tard, pour le nouvel empereur Philippe II, il a peint une autre version, disparue, dont ces deux tableaux seraient une copie.


1550-1600 flemish-school-la-dolorosa-y-el-ecce-homo-(diptych coll priv
Mater Dolorosa, et Ecce homo
Ecole flamande, 1550-1600, collection priée

Ce diptyque en est une autre copie, inversée.


1560 - 1570 Luis de Morales The Virgin Dolorosa Prado 1560 - 1570 Luis de Morales Ecce Homo Prado

Mater Dolorosa, et Ecce homo
Luis de Morales, 1560 – 1570, Prado

Le grand spécialiste espagnol des Ecce Homo est Luis de Morales, qui les produit en série. Pour le pendant, il invente cette formule où le Christ tourne le dos à sa mère.


1550-1575 Ecce Homo y Dolorosa Luis de Morales Museo de Malaga1550-1575 Ecce Homo y Dolorosa Luis de Morales Museo de Malaga
Mater Dolorosa, et Ecce homo 
Luis de Morales, 1550-1575, Museo de Malaga

Elle existe également en version mono.


1660 -70 Murillo Ecce Homo Prado 1660 -70 Murillo Mater Dolorosa Prado

Ecce homo et Mater Dolorosa
Murillo, 1660 -70 , Prado

Un siècle après, Murillo retrouvera le caractère dramatique du cadrage serré des premiers diptyques flamands.



Références :
[15] H. W. van Os « The Discovery of an Early Man of Sorrows on a Dominican Triptych » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 41 (1978), pp. 65-75 https://www.jstor.org/stable/750863
[16] Pour certains auteurs l’origine serait occidentale : voir par exemple James H. Stubblebine « Segna di Buonaventura and the Image of the Man of Sorrows » Gesta Vol. 8, No. 2 (1969), pp. 3-13 https://www.jstor.org/stable/3837930
[17] Adrien Baillet, « Les Vies des Saints, … , avec l’histoire de leur culte, selon qu’il est établi dans l’Eglise Catholique, et l’histoire des autres festes de l’année », Volume 1, 1724, p 325 https://books.google.fr/books?id=KpxJAAAAcAAJ&pg=RA5-PA325&lpg=RA5-PA325
[18] Teodora Burnand « The complexity of the Iconography of the Bilateral Icon with the Virgin Hodegetria and the Man of Sorrows, Kastoria » dans Wonderful Things: Byzantium through its Art: Papers from the 42nd Spring Symposium of Byzantine Studies, London, 20-22 March 2009, chapitre 9 https://books.google.fr/books?id=1QGoDQAAQBAJ&pg=PT196&lpg=PT196&dq=Kastoria+paramythia+double+sided+icon&source=bl&ots=zrIJtkNuQN&sig=ACfU3U1qrM2jvNFdKvuzJvyzHoVa27Z2w&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwiH37_C3JLqAhW2DWMBHb22CFIQ6AEwC3oECAgQAQ#v=onepage&q=Kastoria%20paramythia%20double%20sided%20icon&f=false
[19] Tomić-Đurić Marka « The man of sorrows and the lamenting virgin: The example at Markov Manastir » , Zbornik radova Vizantoloskog instituta, 2012(49):303-331 https://www.researchgate.net/publication/270379087_The_man_of_sorrows_and_the_lamenting_virgin_The_example_at_Markov_Manastir
[21] Rocznik Muzeum Narodowego w Warszawie — 15,1.1971 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/roczmuzwarsz1971a/0011/thumbs

4 Aux Pays-Bas, après 1450

13 juillet 2020

La formule explose aux Pays-Bas à partir de 1560 en se moulant dans la spécialité locale : les diptyques dévotionnels, qui positionnent à gauche la figure sacrée et à droite le donateur en prières (voir 6-7 …dans les Pays du Nord).

On pourrait donc s’attendre à ce que l’Homme de douleurs figure dans le panneau de gauche, et que Marie en situation d’intercession se substitue au donateur dans celui de droite. Mais cette convention des diptyques de dévotion est contrariée par une autre habitude visuelle : celle de Marie non pas en prières, mais exprimant son affliction au pied de la Croix : elle est dans ce cas toujours en position d’honneur par rapport à son fils, c’est à dire dans le panneau de gauche.

Avec leur cadrage étroit rendant la scène indécidable, les  diptyques flamands vont nécessairement osciller entre ces deux conceptions.



Le diptyque atypique de Van der Weyden

Rogier van der Weyden, 1450 ca Crucifixion Diptych Philadelphia Museum of Art

Diptyque de la Crucifixion
Rogier van der Weyden, vers 1450,Philadelphia Museum of Art

Contrairement à la convention universelle des Crucifixions à trois personnages – Marie en position d’honneur et Saint Jean de l’autre côté, les deux se trouvent ici sur la gauche, Saint Jean soutenant la Vierge : dispositif qui existait déjà, mais uniquement dans les scènes du Calvaire avec un nombre important de personnages.

La composition est si atypique que plusieurs historiens d’art y voient le fragment d’un ensemble plus large, triptyque ou quadriptyque [22].


L’hypothèse de Mark Tucker (2012) est qu’il s’agirait de deux des quatre volets extérieurs d’un très large retable sculpté.

La composition partage pourtant un point essentiel avec les diptyques de dévotion dont Van der Weyden est, sinon l’inventeur, du moins le grand initiateur dans les Flandres : le panneau principal est vu de face tandis que le panneau secondaire présente quelque chose qui penche, et qui ramène l’oeil vers la panneau principal : ici i s’agit tout simplement de la pente de la pelouse, le bout de la robe de Marie servant de motif de jonction.

Le tremblement de terre qui a marqué la mort de Jésus a fait ressortir du sol le crâne d’Adam, et créé dans le sol une fissure qui, dans le monde terrestre, sépare la mère de son fils. Dans le monde sacré représenté par le mur et les draps d’honneur pliés en vingt quatre rectangles égaux, mère et fils sont en revanche unis dans un culte identique.

Cette Crucifixion décentrée et austère, sans doute peinte pour un couvent de Chartreux (le mur symbolisant la clôture) n’a eu aucune postérité.



L’invention de la formule flamande

1460 ca Simon_Marmion _Virgin_and_the_Man_of_Sorrow_-_WGA14125 Musee des BA Strabourg

Vierge et homme de douleurs
Simon Marmion, vers 1460, Musée des Beaux Arts, Strasbourg

Le plus ancien exemple suit la logique de la Crucifixion : les mains de Marie sont croisées sur sa poitrine en signe d’acceptation douloureuse.

Absente dans les premières figurations de l’Homme de douleurs (encore imprégnées de la sérénité byzantine), la couronne d’épines, seul attribut de ces images austères, prend d’autant plus d’importance, en contraste avec la douceur immaculée du voile blanc.

Les vêtements couvrants de Marie font d’autant plus ressortir le scandale de la chair plus que nue : déshabillée et ouverte.

Triptych of Pope Clemens VII, Brusselsworkshop, c. 1500, Museo Diocesano, Cagliari
Triptyque du Pape Clément VII, atelier bruxellois, vers 1500, Museo Diocesano, Cagliari

Les deux saintes figures ont été ici, bien plus tard, fusionnées en un seul panneau. Selon toute probabilité [22a], Giulio de Medici a acquis ce panneau lors d’un voyage à Bruxelles en 1494, et lui a fait rajouter les deux panneaux latéraux :

  • à gauche, côté Marie, un thème exaltant la maternité (Saint Anne, sa fille Marie et son petit-fil Jésus) ;
  • à droite, derrière le Christ, une allusion à la Résurrection (Sainte Marguerite sauvée du Dragon).

Il a ramené ensuite le triptyque à Rome, où il est devenu pape en 1521, sous le nome de Clément VII.


1470 ca Master of the Dinkelsbühler Kalvarienberges, Christ as Man of Sorrows and Virgin Stiftsmuseum, Aschaffenburg

Homme de douleurs et mater dolorosa 
Master of the Dinkelsbühler Kalvarienberges, vers 1470, Stiftsmuseum, Aschaffenburg

Nous sommes ici dans la seconde logique : celle de la dévote à droite. Comme dans presque tous les diptyques dévotionnels flamands, elle ne fixe pas la figure sacrée, puisqu’il s’agit avant tout d’une vision intérieure suscitée par la prière. Ici, son très jeune âge fait qu’elle pourrait toute aussi bien bien être une donatrice – et peut-être s’agit-il effectivement d’un portrait en guise de mater dolorosa.

Le cadrage un peu moins serré permet de mettre en place d’autres contrastes :

  • entre les mains qui appuient sur la plaie comme pour la faire saigner encore plus, et les doigts fins qui se touchent à peine ;
  • entre le rouge et le noir (noter le filet de sang qui trace comme un second collier).



La formule Bouts

1470-75 Dirk Bouts atelier Marie National Gallery 1470-75 Dirk Bouts atelier Christ National Gallery.jpg

Mater dolorosa et homme de douleurs
Atelier de Dirk Bouts l ‘Ancien 1470-75 National Gallery, Londres [23]

Le diptyque original a disparu, mais on en connaît de nombreuses copies d’atelier : c’est le premier grand succès de cette formule qui va devenir une spécialité de la famille Bouts.

Un détail significatif est la supression de la marque des clous sur les mains. Elle transforme l’icône théorique et intemporelle de la Douleur en une image temporellement plausible du Christ tel qu’il aurait pu apparaître lors de la scène de l’Ecce Homo, au moment où il est moqué et exhibé comme le roi des Juifs, revêtu d’un manteau rouge et coiffé de la couronne d’épines,  juste après la Flagellation. 


Le cadrage serré

Le cadrage serré autorise donc une ambiguité sur le statut du diptyque : juxtaposition de deux icônes selon la formule traditionnelle, ET éclatement en deux gros-plans d’une rencontre entre la Mère et le Fils au moment de l’Ecce Homo (même si les Evangiles n’en parlent pas).


van eyck (copie) salvator mundi Gemaldegalerie BerlinSalvator Mundi, copie d’après un original perdu de Van Eyck, Gemäldegalerie, Berlin 1445 ca Sainte Face Petrus Christus METSainte Face, Petrus Christus, vers 1445, MET

Le cadrage serré permet aussi de rapprocher le panneau du Christ des images de la Sainte face, en version avec ou sans  couronne d’épines, qui se développent depuis une trentaine d’années. Mais elle tranche par l’absence de toute idéalisation et le réalisme de l’expression de la douleur.


1511-17 Bouts atelier MET
Atelier Bouts, 1511-17, MET

Cette copie date, d’après la dendrochronologie, de l’époque des fils Bouts, Dirk le jeune et Albrecht. Elle a le mérite, grâce à la dissymétrie du fond d’or, de fixer l’ordre d’accrochage, conforme à la convention des Crucifixions (Marie à la droite du Christ) . Cependant les mains non encore percées montrent que nous sommes ici au moment de l’Ecce Homo. 

La composition marque un triple détachement – presque une désinvolture par rapport :

  • à la position standard du dévot dans les diptyques dévotionnels ;
  • à l’exactitude narrative,
  • à la vieille image de l’Homme de Douleurs, qui a habituellement les yeux clos, dans un état de suspens entre vie et mort.

Ces libertés marquent l’autonomisation du diptyque Christ-Marie, qui privilégie l’expressivité du contraste bleu et rouge, et la contagion des pleurs partagés : cette recherche de l’empathie entre le spectateur et les figures sacrées est typique du mouvement spirituel de la « devotio moderna », qui irrigue tout le XVème siècle hollandais.



1511-17 Bouts atelier MET detail
Le gros plan, désactivant l’accoutumance, nous restitue à neuf la crudité extrême de l’image :  yeux sanguinolents, traînées de sang qui commencent à peine à couler et dont l’une, à droite, se mêle avec une larme


1511-17 Bouts atelier MET detail macro

….épines aiguës qui se voient en transparence sous la peau.


1470-75 Bouts_Ecce_Homo_Mater_Dolorosa Collections of the Czartoryski Princes in Gołuchow ( Poznan), lost 1941

Homme de douleurs et Mater dolorosa
Atrelier de Dirk Bouts, 1470-75, Collections des princes Czartoryski à Gołuchow ( Poznan), disparu en 1941

Il est intéressant de constater que l’accrochage inverse a pu être préféré, disjoignant visuellement les deux scènes : celle de l’Ecce Homo précède alors, conformément à la chronologie; celle où Marie pleure aux pieds d’une Croix en hors champ.

Aucune des versions connues ne nous est parvenue sous forme de diptyque à charnières : les deux visages était probablement destinés à être accrochées en pendant. L’intérêt de cette version est qu’elle possédait un encadrement unifié, probablement d’époque.

Les inscriptions des cadres sont extraits du Stabat Mater, une prière du XIIIème siècle qui commémore explicitement la douleur de Marie lors de la Curicifixion, comme le montre le début :

« La Mère de douleurs baignée de larmes était près de la croix sur laquelle son Fils était attaché. »

Les inscriptions des cadres sont dans l’ordre de la prière :

Quel est l’homme qui ne pleurerait de voir Jésus Christ <la Mère du Christ dans la prière originale> en un tel supplice ?

Qui peut ne pas s’affliger en contemplant cette Mère si tendre souffrir avec son Fils ?

QUIS EST HOMO,QUI NON FLERET IESUM CRISTUM SI VIDERET IN TANTO SUPPLICIO

QUIS POSSET NON CONTRISTARI, PIAM MATREM CONTEMPLARI, DOLENTEM CUM FILIO,

 Le dévot qui a commandé cet encadrement et détourné ingénieusement le « Stabat mater » en un « Stabat filius et mater » voulait donc bien distinguer la souffrance physique du Christ lors du Couronnement d’épines (supplicio) et la souffrance morale de Marie au pied de la croix, qui prolonge invisiblement le diptyque sur la droite.


1495 ca Albrecht_Bouts, Man of Sorrows Harvard Art_Museum 1495 ca Albrecht_Bouts, Mater_Dolorosa Harvard Art_Museum

Homme de douleurs et Mater dolorosa
Albrecht Bouts, vers 1495, Harvard Art Museum

Le fils de Dirk inverse le profil de la Vierge, qui perd ainsi toute relation avec la Crucifixion et reprend la place habituelle du dévot dans les diptyques dévotionnels.

Il pousse encore plus loin l’expressivité : gouttes de sang sur le torse du Christ, cernes, joues creusées, plaies des mains qui crèvent les yeux : on appelle « Salvator coronatus » ce type de figure, qui magnifie l’Homme de douleurs en lui donnant tous les attributs de l’Ecce homo, plus les plaies.

Le cou découvert de Marie (sa guimpe remplacée par un simple voile) et son âge plus accusé rapprochent ses traits de ceux de son fils.


1500-15 ca France du Nord ou Pays Bas meridionaux coll priv
Vers 1500-15, France du Nord ou Pays Bas meridionaux, collection privée

Ce petit diptyque anonyme illustre toutes les possibilités combinatoires offertes par la formule Bouts : ici c’est le Christ qui fait le geste de prière, et la Vierge d’ostension des mains.


1480 ca southwest_german_school ecce_homo_and_mater_dolorosa coll priv

Allemagne du Sud-Ouest, vers 1480

Ici, retour à l’Ecce Homo : le Christ a les mains liées (sans plaies des clous).


1500-1515 ALBRECHT BOUTS, ECCE HOMO MATER DOLOROSA, VERS , HUILE SUR BOIS, SUERMONDT-LUDWIG-MUSEUM, AACHEN

Albrecht Bouts, vers 1500-15, Musée Suermondt-Ludwig, Aachen

Dans cette production tardive de l’atelier Bouts, l’Ecce Homo tient en main un roseau, sceptre dérisoire. Les volets latéraux portent des vers latins du pape Pie II, et au revers se trouve une Annonciation. Les études récentes ([4], p 40) ont montré que l’assemblage en triptyque date du début du XIXème siècle, et que même les deux portraits n’ont pas été réalisés à la même date ni par la même main. Toute la souplesse de la formule Bouts tient de l’autonomie des deux visages : la production des Christs seuls, en version Ecce Homo ou Crucifié, pouvait être faite à l’avance, et assemblée à la demande pour les clients souhaitant la paire.


1520 ca Niedesachsisches Museum Hannover

Anonyme brugeois, vers 1520, Niedersächsisches Museum, Hanovre

La variante avec le roseau est  reprise dans ce diptyque anonyme : le fond doré de l’atelier Bouts est remplacé par des halos rayonnants.



Autres formules à demi-figures

1473 ca Book of Hours France, Bourges, Morgan Library MS M.677 fol. 37vfol. 37v 1473 ca Book of Hours France, Bourges Morgan Library MS M.677 fol. 38rfol 38

Livre d’Heures, France, Bourges
vers 1473, Morgan Library MS M.677

La mode du double portrait Christ-Marie n’a guère influencé la production très stéréotypée des Livres d’Heures : on connaît ce seul exemple de bifolium, qui a trouvé à se caser pour illustrer le Stabat mater.


Des gestes novateurs (SCOOP !)

1485 Hans_memling,_cristo_benedicente,_Palazzo Bianco genovaChrist bénissant, Palazzo Bianco, Gênes 1485 Hans_memling,_mater dolorosa coll privVierge en oraison, collection privée

Hans Memling, 1485

Memling a expérimenté une variante ingénieuse, dans laquelle le sang est minimisé et le geste de la main droite montrant sa plaie confine à une bénédiction : l’image de l’Homme de Douleurs tend ainsi vers celle du Salvator Mundi.


1485 Hans_memling,_mater dolorosa coll priv detail 1485 Hans_memling, copie mater dolorosa Offices detailCopie des Offices

Le geste très sophistiqué des doigts de la Vierge qui s’imbriquent est lui aussi une invention subtile et méconnue : il n’a été repris dans aucune des autres copies d’époque, notamment celle des Offices [24]. Il s’agit également ici d’un geste intermédiaire : entre prier et se tordre les mains de douleur.


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1505-15 Colijn de Coter Man od Sorrows coll priv 1505-15 Colijn de Coter Dolorosa coll priv.

Homme de douleurs et Mater dolorosa
Colijn de Coter, 1505-15, collection privée

Avec le temps et l’accoutumance, les images sont forcées de se complexifier : ici l’harmonie habituelle bleu rouge a été déplacée, le bleu unifiant les manteaux et le rouge les rideaux. Les expressions ont tendance à s’inter-changer : traits tirés et mains crispées de la Mère, relative sérénité du Fils scarifié et ligoté.

Les échappées vers le paysage ajoutent à l’arrière-plan le symbolisme christique de la porte (« je suis la porte des agneaux ») et le symbolisme marial de la forteresse (« turris eburnea »).



1505-15 Colijn de Coter Man od Sorrows coll priv detail.
Enfin, les feuilles trinitaires (rosier ou roncier) font voir, derrière la couronne d’épines, la couronne royale.


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Master-of-1518-triptych-Royal-Collection-trust-closed-left Master-of-1518-triptych-Royal-Collection-trust-closed-right

Triptyque de la Crucifixion (fermé)
Master of 1518, Royal Collection trust

Les volets externes de ce triptyque montrent le Christ d’un côté, la Vierge et Saint Jean de l’autre, hypothétiquement réunis sur le balcon de l’Ecce Homo. Purement émotionnelle au départ, la formule se cherche une rationnalité.


Altar before 1506 Herzog Anton Ulrich-Museum Braunschweig detail
Retable, avant 1506, Herzog Anton Ulrich-Museum, Braunschweig (détail)

Issu des Mystères, l’épisode de Marie s’évanouissant, soutenue par Saint Jean, Marie-Madeleine et Marie Salomé, apparaît d’ailleurs quelquefois à l’époque comme détail dans la scène de l’Ecce Homo.


Master-of-1518-triptych-Royal-Collection-trust-openedTriptyque de la Crucifixion (ouvert)

Cette rencontre non-écrite du Fils et de la Mère n’est au fond guère plus étonnante que les libertés de composition qu’autorisent les charnières et le paysage continu, compris à cette époque comme des sortes de conventions théâtrales. Ainsi dans le même retable, ouvert :

  • la charnière de gauche sépare le Portement de Croix et la Crucifixion, deux scènes déconnectées dans le temps mais connectées dans l’espace ;
  • celle de droite sépare la Crucifixion et la Résurrection, déconnectées à la fois dans le temps et dans l’espace.


sb-line1500-25 Maitre du Saint Sang Glorification Vierge Ara Coeli, Madonne avec Sybilles, Saint Jean Patmos, Saint-Jacques Bruges ferme

Triptyque de la Glorification de la Vierge (fermé)
Maître du Saint Sang, 1500-25, église Saint-Jacques, Bruges

Dans cet autre retable, la fermeture transporte Saint Jean, la Vierge et même Saint François d’Assise sur le parvis de l’Ecce Homo, qui devient de plus en plus une scène de théâtre propice aux rencontres appréciées du public.


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1530–40 Christ Crowned with Thorns (Ecce Homo), and the Mourning Virgin Adriaen Isenbrant MET
 
Ecce homo et Mater dolorosa
Adriaen Isenbrant, 1530–40, MET

En plaçant dans ce somptueux balcon Marie en symétrie parfaite avec le Christ, Isenbrant signifie que la Vierge a pris part égale aux souffrances de son fils exhibé à la foule (un état initial du tableau montrait l’épée lui perçant le coeur)..



1530–40 Christ Crowned with Thorns (Ecce Homo), and the Mourning Virgin Adriaen Isenbrant MET detail
Selon Susan Urbach [25], la petite scène à l’arrière-plan montrerait Marie repoussée par un garde alors qu’elle tente de rejoindre son fils dans le prétoire.



1530–40 Christ Crowned with Thorns (Ecce Homo), and the Mourning Virgin Adriaen Isenbrant MET detail chapiteau
Si c’est bien le cas, le balcon du premier plan, avec sa colonne où sont liés les fouets maintenant inoffensifs, surmontée par l’image de Daniel vainqueur du lion, serait une serait une sorte de balcon de gloire, revanche sur le balcon d’infamie inaccessible au delà du mur.



Le prototype perdu de Lucas de Leyde (vers 1522)

1522 ca copy after Lucas van Leyden, Christ as the Man of Sorrows, 1557-1600 Rijksmuseum 1522 ca copy after Lucas van Leyden, Dolorosa 1557-1600 Rijksmuseum)

Ecce homo et la Mater dolorosa
Copie d’après Lucas de Leyde, vers 1557-1600, Rijksmuseum [26]

A rebours des exemples précédents, ce diptyque cultive une grand sobriété : fond noir, aucun attribut. Tout se joue sur l’intensité psychologique des regards échangés. L’inclinaison identique des visages penchant l’un vers l’autre, les mains croisées, la manche bouffante, montrent par leur mimétisme l’empathie entre la mère et le fils.

On connaît une vingtaine de copies de ce type, d’après un original perdu de Lucas de Leyde.


Vierge au rosaire, Lucas de Leyde vers 1520
Vierge au rosaire, Lucas de Leyde vers 1520

Il existe effectivement une gravure de Lucas de Leyde montrant la Vierge dans la même position.


1600-28 Lucas van Leyden christus-als-man-van-smarten-en-maria-als-mater-dolorosa

Gravure d’après Lucas de Leyde, vers 1600

Cette gravure de la fin du siècle, période de regain d’intérêt pour l’oeuvre de Lucas de Leyde, suggère que l’oeuvre perdue était un panneau sur fond de paysage, datant de 1522.


1625-1650 d'apres Lucas de Leyde

Gravure d’après Lucas de Leyde, vers 1600

Datant de le même période, cette variante est sans doute plus fantaisiste, puisqu’elle perd le mimétisme qui faisait toute l’originalité de la formule.



Ces gravures sont la dernière marque d’intérêt pour les diptyques Christ-Marie, qui disparaissent pratiquement en Hollande après 1530 : leur vogue aura donc duré un demi-siècle.


1600-1700 mater-dolorosa---ecce-homo flemish coll priv

Ecole hollandaise, XVIIème siècl,e collection privée

Cette lointaine résurgence montre la rupture complète avec le thème de la douleur partagée : la couronne d’épines aseptisée d’une part, l’habit noir de religieuse de l’autre, font du fils et de la mère deux dévots qui se s’intéressent plus l’un à l’autre et s’adressent séparément à Dieu.

 

Références :
[4] Prayers and Portraits, Yale University Press, 2006 https://books.google.fr/books?id=xT9w9uHtyWwC&pg=PA40#v=onepage&q&f=false
[22a] Till-Holger Borchert, Ars Devotionis: Reinventing the Icon in Early Netherlandish Painting, https://www.academia.edu/31122626/Ars_Devotionis_Reinventing_the_Icon_in_Early_Netherlandish_Painting?email_work_card=view-paper
Sur l’histoire mouvementée du triptyque après le sac de Rome, et son arrivée en Sardaigne, voir https://www.meandsardinia.it/il-trittico-di-clemente-vii-e-la-sacra-spina-la-curiosa-storia-di-due-preziose-reliquie-venerate-durante-la-festa-dellassunta-a-cagliari/
[24] Incontro con Paula Nuttall – Memling e la pittura italiana https://www.youtube.com/watch?v=opyc-y7ytMc
[25] Susan Urbach. « An Unknown Netherlandish Diptych Attributed to the Master of the Holy Blood: A Hypothetical Reconstruction. » Arte cristiana 95 (November/December 2007), p. 432

7-4 Le cas des Annonciations inversées

15 juin 2020

Dans ce type assez rare d’Annonciation, l’Ange se présente par la droite.  Encore plus rares sont celles qui comportent un donateur.

La logique voudrait qu’il passe à droite dans le sillage de l’Ange. En fait il reste presque toujours à gauche, en position de visionnaire et d’introducteur à l’image : la logique du sens de la lecture prime sur  la logique interne de l’Annonciation.

En Italie : le cas florentin

1346 Andrea_di_Cione_Orcagna,_Annonciation con donatore Bellozzo di Bartolo(,_Collection_Conte_Gerli,_Milan_

Annonciation avec le donateur Bellozzo di Bartolo
Orcagna (Andrea_di_Cione), 1346 , Collection Conte Gerli, Milan (provient de l’église S. Remigio de Florence)

Ce panneau fait partie des « Annonciations par la droite » florentines, une spécialité née peut être d’un besoin de variété dans l’écrasante production de copies de la peinture la plus révérée de la ville, la Santissima Annunziata (voir 7-1 …au centre et sur les bords).

Le donateur est identifié par l’inscription : «Hoc opus feciti fieri Bellozzius Bartholi lanifex Andreas Cionis de Flor(entia) me pinxit». Sa taille souris et la couleur sombre de son manteau, qui fusionne avec celui de la Vierge, évite toute compétition avec l’Ange.



1346 Andrea_di_Cione_Orcagna,_Annonciation con donatore Bellozzo di Bartolo(,_Collection_Conte_Gerli,_Milan_detail

Les deux livres (retournés)

La Vierge lit dans son livre la prophétie d’Isaïe (« Ecce Virgo concepiet ») tandis que l’Ange lui présente, inversé pour qu’elle puisse le lire, le texte de sa salutation (« Ave Maroa Gratia Plena »). Le présence de ces deux textes est une raison supplémentaire de l‘inversion :

  • d’abord Marie consulte la prophétie,
  • ensuite l’Ange la réalise.


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1420 ca Bicci_di_lorenzo,_annunciazione_con_committente,_e_santi,Convento di Fuligno

Annonciation avec un donateur
Bicci di Lorenzo, vers 1420, Couvent de Fuligno, Florence

On connait de Bicci di Lorenzo plusieurs Annonciations inversées, mais celle-ci est la seule avec donateur, plus précisément avec une donatrice. Cette formule a l’avantage de la laisser à sa place traditionnelle à gauche, tout en permettant une identification avec la Vierge, par la posture mais aussi par les vêtements (coiffe blanche et robe noire) : la donatrice n’est pas ici montrée en supplication, mais en imitation de Marie, et sa taille enfant évite toute concurrence avec l’Ange.


Dans les Pays germaniques

1450 ca Master of the Munich Battle with the dragon Annonciation Furstlich Furstengebirge Museum, Donaueschingen armes seigneurs Tegerfeld

Annonciation avec des donateurs et les armes des seigneurs de Tegerfeld
Meister des Münchner Drachenkampfes, vers 1450, Furstlich Furstengebirge Museum, Donaueschingen

A la différence des rares Annonciations inversées italiennes, les Annonciations inversées germaniques, assez fréquentes,  montrent en général Marie non pas face à l’Ange, mais face à une fenêtre, et se retournant à son arrivée.

Pour les donateurs de taille souris (ici un père et ses deux enfants), la logique reste celle des compositions italiennes : les donateurs  indiquent le sens de la lecture et se casent  à gauche de l’image. 



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Altarflugel aus der Pfarrkirche Langenargen, Hans Strigel d. A., 1465. Staatsgalerie Stuttgart
Volets de retable de l’église paroissiale de Langenargen
Hans Strigel l’ancien , 1465, Staatsgalerie, Stuttgart

Ici en revanche, la taille et le nombre des donateurs imposent de revenir à la logique de la scène, en les plaçant  côté porte, dans le sillage de l’Ange.

Il s’agit ici du comte Hugo XIII von Montfort-Tettnang zu Rothenfels und Argen et de son épouse Elisabeth von Werdenberg [3] suivis par leur famille (dont un moine) derrière une banderole commune :  Sancta dei genitrix intercede pro nobis


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1510 ca AllgauTirol Diozesanmuseus RottenburgVers 1510, region de l’Allgäu, Tyrol, Diözesanmuseum, Rottenburg 1500 ca Annonciation Allemagne du Sud coll priveeVers 1500, Allemagne du Sud, collection privée

Cette Annonciation inversée se rapproche beaucoup de l’Annonciation normale de droite :

  • Dieu le Père envoyant l’Enfant sur un rayon de soleil ;
  • scène de la Visitation en miniature à l’arrière-plan
  • compagnons aviaires de l’Ange, sous forme d’un perroquet et d’un couple de faisans en cage ;

La cage ajoute une idée supplémentaire : de même qu’un oiseau est attiré par des appelants,  l’Ange est attiré par la Chasteté de Marie.

Le donateur s’est avancé ici en position très immodeste, son couvre-chef sur la tête, à l’aplomb de l’embryon de Jésus, et précédant l’ange comme un alter-ego miniature, avec une  banderole presque aussi grande. Elle porte sa supplique personnelle : « o maria unica spes mea ora deum <fin illisible> »


En France : de rares Livres d’Heures

 

Heures 1425-59 BM Boulogne sur Mer MS 0089 fol 36 IRHTAnnonciation avec une donatrice
Heures (Bruges), 1425-59, BM Boulogne sur Mer, MS 89 fol 36, IRHT

D’une main l’ange apporte sa banderole, de l’autre il présente la donatrice, qui intercepte le texte « Dominus tecum » comme pour prendre à son compte « Le Seigneur soit…avec toi ».

On peut remarquer que la partie centrale concentre, sous Dieu en surplomb, deux métaphores matricielles qui se retrouvent dans l’Annonciation de Van der Weyden au Louvre (voir 3 Du lit marital au lit virginal) : le noeud de rideau et le placard ouvert. Plus le vase, dont les deux fleurs de lys, l’une épanouie, l’autre fermée, réfèrent mécaniquement à Marie et à la donatrice.

On peut donc supposer que le caractère exceptionnellement intrusif de cette miniature – la seule du manuscrit où la donatrice soit représentée – s’explique par un rôle d’ex-voto, un souhait personnel de maternité.


Heures 1425-59 BM Boulogne sur Mer MS 0089 fol 36 IRHT schema

Cette page est aussi la seule du manuscrit où des animaux figurent dans les marges :

  • le perroquet en bas s’explique par le fait que cet oiseau était sensé dire naturellement le mot AVE (voir – Le symbolisme du perroquet) ;
  • le chien blanc avec son collier rouge était probablement l’animal familier de la donatrice ; il met en fuite un petit carnassier brun à moustaches difficile à identifier (une martre ou une fouine dont le plastron blanc ce serait effacé ?), en tout cas un sauvage qui ici représente le Mal.


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1498 Annonciation avec Jacqueline de Morainvillers BM Poitiers MS 53, f 18

Annonciation avec Jacqueline de Morainvillers
1498, BM Poitiers, MS 53, f 18

Le sexe féminin autorise bien des complicités. Dans le Livre d’Heures de Poitiers, Jacqueline de Morainvillers n’a pas craint pas de se faire représenter en dame d’honneur, présente dans la chambre avant même que l’Ange n’y soit entré par la fenêtre.



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heures-de-renata-de-france 1527 ca Annonciation gauche 1 Musee de Casa Romei Ferrare heures-de-renata-de-france 1527 ca Annonciation gauche 2 Musee de Casa Romei Ferrare

Livre d’Heures de Renée de France, 1527, Musée de Casa Romei, Ferrare

Ce petit livre d’Heures réalisé à Paris a suivi Renata à Ferrare, lors de son mariage, à l’âge de 17 ans, avec le duc d’Este Hercule II.

Pour cette composition en bifolium, l’enlumineur a suivi la convention du diptyque dévotionnel flamand, qui place dans le volet droit le donateur en demi-figure (voir 6-1 …les origines).


heures-de-renata-de-france 1527 ca Annonciation gauche 1 Musee de Casa Romei Ferrare retournee heures-de-renata-de-france 1527 ca Annonciation gauche 2 Musee de Casa Romei Ferrare

Une Annonciation traditionnelle aurait mise Renée dans un position immodeste, en imitatrice de Marie et récipiendaire en second du message de l’Ange. En l’inversant, l’enlumineur crée non plus un parallélisme gênant entre les deux femmes, mais une symétrie élogieuse, qui sous-entend que la dévotion de la princesse, aujourd’hui, se compare à celle de Marie, hier.


Vitrail de l'Annonciation avec l'eveque Yves Mahyeuc 1536 La Guerche-de-Bretagne
 
Vitrail de l’Annonciation avec l’évêque Yves Mahyeuc, 1536, église de La Guerche-de-Bretagne,
photographie J.Y.Cordier, www.lavieb-aile.com [1]

L’Annonciation inversée est imposée ici par la position de la verrière du côté Sud de la nef : ainsi l’évêque prie en direction de la Vierge et du maître autel, comme dans bien d’autres édifices (voir notamment 6-1-1 …les vitraux de la cathédrale d’Evreux).


Références :
[1] Jean Yves Cordier, Les vitraux de l’église de La Guerche-de-Bretagne : la baie 8 (1536) de l’Annonciation, et du Couronnement de la Vierge vénéré par l’évêque Yves Mahyeuc présenté par saint Yves. http://www.lavieb-aile.com/2020/11/les-vitraux-de-l-eglise-de-la-guerche-de-bretagne-la-baie-8.html

8 Van Eyck et la Majesté de Dieu

14 juin 2020

Le peintre le plus célèbre de la première moitié du XVème siècle, Van Eyck, nous a laissé quatre images très différentes de Dieu en majesté, et qui comportent toutes des innovations iconographiques majeures.

Les deux premières sont très connues, mais parfois mal comprises. La troisième est méconnue. La dernière est inconnue.

Article précédent : 7 Le Christ debout sur le globe.



1 Un « Jugement dernier » atypique

Jugement dernier Van Eyck 1430 MET hautJugement dernier (partie haute)
Jan van Eyck, vers 1430, MET, New York
Portail du Jugement dernier, 1220-30, Cathedrale Notre-Dame, Paris completPortail du Jugement dernier, 1220-30, Cathédrale Notre-Dame, Paris

A première vue, le Jugement dernier de van Eyck, contient les éléments d’un Jugement Dernier gothique :

  • en haut le Christ montre ses plaies, flanqué par des anges portant les instruments de la Passion et par la Vierge et Saint Jean baptiste intercédant pour les morts (déesis) ;
  • en dessous on devrait trouver Saint Michel pesant les âmes, les Elus à gauche et les Damnés à droite.


Jugement_dernier Heures_de_Dunois_-_BL_YatesThompson3_f32v-
Jugement_dernier, Heures de Dunois, 1439-50, BL Yates Thompson MS3 f32v

Or la partie basse n’obéit pas à ce schéma classique des Jugements derniers horizontaux, mais bien à la composition verticale des Jugements derniers que l’on trouve dans les plus riches Livres d’Heures (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier) : Saint Michel ne pèse pas les âmes, mais empêche les Damnés de quitter l’Enfer, en bas, tandis qu’au centre les âmes sortent de terre pour rejoindre, en haut, les Elus autour du Christ.


Des textes aux bons endroits (SCOOP !)

Jugement dernier Van Eyck 1430 MET inscriptions
Cette composition n’allait pas de soi, puisque le panneau comporte une quantité de textes explicatifs (j’en donne ici la transcription complète):

  • sur le cadre, pour expliquer les trois registres (en rouge, orange et vert) ;
  • partant de la bouche du Christ pour accueillir les Elus (répété deux fois) ;
  • portés par les quatre flèches (en violet) que, selon le texte du Deutéronome, il « épuise » sur les damnés ; deux partent de la plaie de sa main droite et deux de celle du pied droit ; car comme le dit l’inscription sur la cuirasse du Saint Michel (en blanc), il s’agit du Christ Vengeur ;
  • portés par les ailes de chauve-souris de la Mort (en bleu clair et bleu sombre).


Version savante et version simplifiée

Jugement dernier Van Eyck 1430 MET comparaison Christus. ensemble

Jan van Eyck, vers 1430, MET, New York      Petrus Christus, 1452, Gemäldegalerie, Berlin

Il est intéressant de comparer la composition savante de Van Eyck avec la version réalisée vingt ans plus tard par son élève Petrus Christus [1] : une première simplification est la suppression des âmes sortant de la mer, un motif fréquent dans l’art byzantin mais très rare en Occident.

Pour se ramener à une figuration plus conventionnelle, Christus a rajouté inutilement, en bas à gauche, la bouche des Enfers (alors que tout ce qui est sous les ailes de la Mort est déjà l’Enfer)



Jugement dernier Van Eyck 1430 MET comparaison Christus haut
Dans la partie haute, les simplifications sont plus significatives. Christus a :

  • supprimé la centralité de la Croix, en l’appariant avec la colonne de le Flagellation (absente chez Van Eyck) ;
  • minimisé la Déesis : la Vierge et Saint Jean Baptiste sont de taille normale, mélangés avec Marie-Madeleine et un saint guerrier ;
  • minimisé les Apôtres : ils troquent leur robes blanches contre des robes colorées, et se confondent avec les Elus situés derrière.
  • et bien sûr,ce qui nous intéresse ici : exagéré l’arc-en-ciel et ajouté le globe.


La Cité de Dieu

Il est d’usage, depuis Panofsky, d’expliquer le panneau de Van Eyck par l’influence des chapitres que Saint Augustin consacre au Jugement dernier à la fin de sa « Cité de Dieu » : la partie haute du panneau représenterait cette Cité de Dieu, tandis qu’en dessous la Cité terrestre est détruite au jour du Jugement dernier.

Mais une autre interprétation est plus adéquate, surtout si l’on note que Christus a gommé de la composition de Van Eyck tous ses aspects « byzantins », dans les deux sens du mot.


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En aparté : l’iconographie de la Parousie

La Parousie est rarement représentée en tant que telle en Occident [2] mais fréquemment dans l’iconographie byzantine : il ne s’agit pas exactement du Jugement dernier, mais du moment qui le précède immédiatement : le retour en gloire du Christ sur Terre qui déclenche la résurrection des âmes, en vue de leur jugement :

« Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme, et alors toutes les tribus de la terre se lamenteront,et elles verront le Fils de l’homme venant sur les nuées du ciel avec grande puissance et gloire. Et il enverra ses anges avec la trompette retentissante, et ils rassembleront ses élus des quatre vents, depuis une extrémité des cieux jusqu’à l’autre. » Matthieu 24:30-31


Mosaic_of_the_Last_Judgment_of_Santa_Maria_Assunta_(Torcello) XIIeme

Mosaïque de la Parousie et du Jugement dernier
XIIème siècle, Torcello

L’iconographie byzantine distingue clairement trois scènes :

  • au registre du haut, la Parousie : le Fils de l’homme vient d’arriver dans sa mandorle (avec le double arc-en-ciel), entre les Apôtres assis et la Déesis ;
  • au registre central l’Hétimasie : les instruments de la Passion autour du trône vide qui attendait son retour : « Dieu a préparé son trône dans les Cieux » (Psaume 103,19)
    de part et d’autre, sous la trompette des anges, la Terre et la Mer rendent leurs morts ;
  • au registre inférieur, le Jugement proprement dit : pesée des âmes, Elus à gauche, Damnés à droite.



Giotto 1306 the-scrovegni-chapel-padoue

Parousie et Jugement Dernier
Giotto, 1306, Chapelle Scrovegni, Padoue

Giotto conserve certains éléments de la structure byzantine (les apôtres, le lac de feu) ; en supprime d’autres (la déesis) ; et remplace le trône vide de l’Hétimasie par la croix vide.



Giotto 1306 the-scrovegni-chapel-padoue detail
Son Christ, dont les plaies sont à peine visibles, est bien cadré dans la mandorle, fermement assis sur l’arc-en-ciel et les figures des Quatre Vivants.


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Triptyque du Jugement Dernier
Fra Angelico, 1435-50, Gemäldegalerie, Berlin

Contemporain du panneau de Van Eyck, ce triptyque est encore une Parousie, mais qui a abandonné tous les aspects byzantins.



fra_angelico 1435-50 _the_last_judgement_(winged_altar)_-Gemaldegalerie Berlin detail

L’arc-en-ciel est remplacé par un véhicule purement aérien : la mandorle est faite de chérubins imbriquant leurs quatre ailes, le trône et l’escabeau de nuages à têtes d’ange. Les douze apôtres sont mélangés avec la déesis, deux évangélistes (près de la mandorle, au dessus de la Vierge et de Saint jean l’Evangéliste) plus quatre saints (Dominique, Etienne, Grégoire et Benoît).




La Parousie de Van Eyck

Il n’y a pas besoin de spéculer que Van Eyck ait vu lors de ses voyages une parousie byzantine ou italienne : il a simplement puisé aux mêmes passages bien connus de Matthieu, qui expliquent notamment la présence des apôtres assis :

« Jésus leur dit:  » Je vous le dis en vérité, lorsque, au renouvellement, le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël ». Matthieu 19,28

« Or quand le Fils de l’homme viendra dans sa gloire, et tous les anges avec lui, il s’assiéra alors sur son trône de gloire«  Matthieu 25,31


Le trône qui manque

Jugement dernier Van Eyck 1430 MET detail christ
Or non seulement Van Eyck ne nous montre aucun trône, mais il a quasiment escamoté l’arc-en-ciel, n’en laissant qu’un bout minuscule dépasser du manteau comme pour sacrifier aux habitudes.



Jugement dernier Van Eyck 1430 MET detail pieds
En fait, tandis que les deux figure géantes de Marie et de Saint Jean Baptiste prennent appui sur la foule, le Christ encore plus gigantesque est comme en suspension, le pan droit de son manteau tombant entre le cortège des Vierges et Saint Jean l’Evangéliste.

Le Christ n’a rien sous les pieds, mais en outre il les écarte d’une manière totalement non-conventionnelle.


last-judgement 1330-40 yates thompson MS 14 fol 120r St Omer Psalter1330-40, St Omer Psalter, Yates Thompson MS 14, fol 120r
The Last Judgment 1400-05. The Ravenelle Hours Uppsala UUB ms C517e fol 121vMaître des Heures de Ravenelle, 1400-05. The Ravenelle Hours, Uppsala UUB ms C517e fol 121v.

Voici deux exemples antérieurs de cette très rare iconographie, que l’on pourrait considérer comme une solution transitoire (et instable, puisque sans piédestal), entre la suppression de la mandorle et le rajout du globe sous les pieds.

Il existe un exemple encore plus ancien, particulièrement bizarre…



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En aparté : l’obsession rotative de l’évêque de Lucques

Liber super visione rotarum Ezechielis editus a fr. Henrico de Carreto, Lucano ep., 1315, Latin 12018 f258r gallica
Liber super visione rotarum Ezechielis, editus a fr. Henrico de Carreto, Lucano ep., 1315, MS Latin 12018 fol 258r, gallica

L’évêque franciscain de Lucques a composé un traité extraordinaire consacré aux roues d’Ezechiel et aux symboles des Quatre Vivants comme moyen d’explication du monde. Il se termine par une série de schémas circulaires marqués par une quaternité obsessionnelle. Ici les médaillons montrent quatre « Mystères » :

  • de Noël (réunion de la Chair et de l’Esprit) ;
  • de Pâques (réunion de la Mort et de la Vie) ;
  • de la Pentecôte (réunion des Bénis et des Maudits) ;
  • du Jugement (réunion des Bienheureux et des Misérables).

Ces scènes correspondent, à une près, aux quatre moments de la vie du Christ que Bède le vénérable associe aux quatre Vivants :

« C’est comme homme devenu mortel par l’incarnation que le Seigneur est apparu, et c’est comme veau, de la même façon, offert pour nous sur l’autel de la croix, qu’Il s’est manifesté, et Il est devenu lion en triomphant courageusement de la mort, et aigle en s’élevant dans les cieux. » Bède le vénérable, De tabernaculo, l. I, p. 16, l. 432-452


Liber super visione rotarum Ezechielis editus a fr. Henrico de Carreto, Lucano ep., 1315, Latin 12018 270r gallica
Liber super visione rotarum Ezechielis, editus a fr. Henrico de Carreto, Lucano ep., 1315, MS Latin 12018 fol 270r, gallica

Dans la suite, une série de quatre images consécutives, déduites l’une de l’autre par de savantes rotations et permutations, développe chaque médaillon. Voici donc la quatrième, consacrée au Jugement sous le signe de l’Elévation, l’Aigle.



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Parousie et Ascension (SCOOP !)

Jugement dernier Van Eyck 1430 MET detail christ Liber super visione rotarum Ezechielis editus a fr. Henrico de Carreto, Lucano ep., 1315, folio 270r gallica detail

Il ne s’agit pas ici de prétendre que Van Eyck connaissait ce manuscrit improbable. Mais simplement, que l’enlumineur et le peintre sont parvenus à une solution graphique équivalente parce qu’ils cherchaient à exprimer la même idée : que le Jugement a un rapport avec l’idée d’Elévation.

En effet les théologiens ont depuis longtemps remarqué la symétrie entre la Parousie :

« Alors on verra le Fils de l’homme venant sur une nuée avec puissance et une grande gloire » Luc 21,27

et l’Ascension :

« Pendant qu’il les bénissait, il les quitta et fut enlevé au ciel«  Luc 24,51

Un passage des Actes des Apôtres le dit explicitement :

« Quand il eut dit cela, il fut élevé (de terre) sous leur regard, et un nuage le déroba à leurs yeux. Et comme ils avaient la vue fixée vers le ciel pendant qu’il s’en allait, voici que deux hommes, vêtus de blanc, se présentèrent à eux et (leur) dirent:  » Hommes de Galilée, pourquoi restez-vous à regarder vers le ciel? Ce Jésus qui, d’auprès de vous, a été enlevé au ciel, ainsi viendra de la même manière que vous l’avez vu s’en aller au ciel. «  Actes des Apôtres, 1:9-11


Une Ascension inversée (SCOOP !)

Ainsi l’escamotage de l’arc-en-ciel, l’absence du globe sous les pieds (à contre-courant de la mode du temps) et l’écartement des jambes constituent une iconographie unique obéissant à deux mots d’ordre très exigeants :

  • montrer la Parousie comme une Ascension à l’envers ;
  • montrer le Trône par son manque.

En parallèle des expérimentations italiennes, Van Eyck a en somme inventé une Parousie flamande, avec une Hétimasie en creux.


Un diptyque « avant-après »

Jan_van_Eyck 1430 ca Diptyque de la Crucifixion et du Jugement dernier MET moitie superieure

Diptyque de la Crucifixion et de la Parousie (détail)
Jan van Eyck, vers 1430, MET, New York

La croix avec son panonceau trilingue, reproduite à l’identique, sert de motif de jonction entre les deux panneaux :

  • l’un montre l’instant ultime de l’existence terrestre du Christ, percé par la lance et son corps empêché de chuter par les clous ;
  • l’autre montre le premier instant de son retour, en « Descension » et sans contact avec rien.


Heures d'Etienne Chevalier Jean Fouquet, 1452-60, Musee Conde, Chantilly.Crucifixion Fouquet Adoration St Esprit Livre heures Etienne ChevalierAdoration du Saint Esprit

Heures d’Etienne Chevalier Jean Fouquet, 1452-60, Musee Conde, Chantilly

Lorsqu’il s’inspirera de ces deux scènes quelques années plus tard, Fouquet aura bien soin de boucher par le globe à la mode le « vide métaphysique » de Van Eyck.


2 Le dieu triple du retable de Gand

Van Eyck 1432 Retable de Gand

Van Eyck, 1432, Rétable de Gand (détail du panneau central)

Cette figure divine complexe et inhabituelle a été placée par Van Eyck au centre du retable de Gand : selon les historiens d’art elle représente soit le Père, soit le Fils, soit la Trinité [3]. Pour en avoir le coeur net, il suffit de lire les textes.


Les trois arcades (SCOOP !)

Nous allons nous intéresser à un point-clé et rarement commenté de l’image : la triple voussure qui fait écho à la triple couronne. On y lit le texte suivant :

Voici Dieu le plus Puissant dans sa majesté divine, le meilleur de tous dans sa bonté la plus douce,

le rémunérateur le plus généreux dans

son immense largesse.

Hic est Deus potentissimus propter divinam majestatem suam, omnium optimus propter dulcissimam bonitatem

remunerator liberalissimus propter imme

nsam largitatem

Ce ne sont pas les trois arcades, mais les trois « propter » du texte qui le scandent en trois parties :

  • le Père, caractérisé par la Toute puissance (potentissimus),
  • le Fils par la Bonté (optimus)
  • l’Esprit Saint, dont on connaît les sept dons, par la Générosité (liberalissimus)

Le Dieu du retable de Gand est donc bien une figure trinitaire.


Van Eyck 1432 Retable de Gand inscrition en bas
Le texte inscrit sur les marches continue à expliquer la figure :

Sur la tête, la vie sans la mort.
Au front, la jeunesse sans la vieillesse.
Dans la main droite, la Joie sans la Tristesse ;
Dans la main gauche, la Sécurité sans la Peur.

Vita sine morte in capite.
Juventus sine senectute in fronte.
Gaudium sine maerore a dextris.
Securitas sine timore a sinistris

Ainsi s’expliquent, dans l’ordre du signe de croix fait par le spectateur :

  • la tiare, signe d’un règne éternel dans les Cieux, par opposition à la royauté terrestre dont la couronne est posée entre les pieds ;
  • le visage juvénile, qui a tant désorienté les commentateurs ;
  • la main bénissante, qui apporte la joie ;
  • le sceptre, qui apporte la sécurité.



En aparté : La boule-piédestal : une réticence millénaire

Broederlam_Fuite en egypte_idoleFuite en Égypte (détail)
Melchior Broederlam, 1394-99, Musée des beaux Arts, Dijon
Patinir Repos_fuite_Egypte_1518-20_Prado detail statueLe repos pendant la fuite en Egypte (détail)
Patinir, 1518-1520, Prado, Madrid

Durant toute le Moyen-Age, la formule si courante dans l’antiquité du globe-piédestal a été totalement oubliée, même lorsqu’il s’agissait de représenter une idole païenne : c’est chez Patinir qu’on trouve le première représentation d’une boule sous l’idole brisée de la fuite en Egypte (voir 6 La statue et la source).


Promo Mobile trat de Mantegan 1465

Primo mobile, Tarot de Mantegna, 1465

Il faudra attendre le tarot de Mategna pour une représentation de la boule comme moyen de transport….


Livre des bonnes moeurs de Jacques Legrand, ms. 0297 (1338), f. 129v, ca. 1490, Musee Conde, ChantillyLivre des bonnes moeurs de Jacques Legrand, ms. 0297 (1338), f. 129v, vers 1490, Musée Condé, Chantilly Durer_Grande-FortuneNémésis, La grande fortune, Dürer, 1501-02

… et le début du XVIème siècle pour la nouvelle iconographie de la Fortune debout sur un globe symbolisant son instabilité, au lieu de faire tourner sa roue comme durant tout le Moyen-Age.

A la période qui nous intéresse, dans la première moitié du XVème siècle, le globe sous les pieds du Christ du Jugement dernier est devenue omniprésent : mais aucun artiste n’a encore représenté le Christ debout sur une boule.



3 Dieu dans le vitrail

Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul

Annonciation (detail)
Van Eyck, 1434-36, NGA, Washington

Ce vitrail est un détail de quelques centimètres en haut de l’Annonciation de Washington. Sans revenir sur son analyse détaillée (voir résurrection du panneau perdu (2 / 2)), rappelons qu’il s’inscrit au centre d’une fresque de la vie de Moïse réalisée en style roman : un archaïsme délibéré que Van Eyck utilise souvent pour signifier l’Ancien Testament.

C’est en partie le prétexte d’une figure « à l’ancienne » qui a poussé Van Eyck à inventer ce Dieu de fantaisie, ne correspondant à aucune iconographie de son temps.


Evangile de Rabula. Syrie. Fin VIe Florence, Bibliotheque Laurentienne detailAscension du Christ (détail)
Evangile de Rabula. Syrie. Fin VIe Florence, Bibliothèque Laurentienne
Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left detail basEvangile de Paderborn, 1150-1200, Aschaffenburg, Hofbibliothek, MS 21, f. 183

Aurait-il pu connaître une image telle que celle de gauche, où la station debout s’explique par le thème de l’Ascension du Christ, et la char rouge par la vision d’Ezéchiel ? C’est d’autant moins probable qu’il a donné à sa figure imaginée tous les attributs du Christ trônant (le sceptre et le livre), et qu’il a placé les deux chérubins avec leur roue au dessus de la mandorle : plutôt comme une enseigne que comme un principe ascensionnel.

S’il s’est inspiré d’un modèle, c’est plutôt d’un vieux missel tel que celui de droite, où les deux chérubins avec leur roue flanquent la figure du Christ de manière purement décorative. Ici la maxime inscrite sur le livre est EGO SUM QUI SUM (Je suis celui qui est).


Une image dans l’air du temps

Mais l’image qu’il expérimente ici dans un recoin de son Annonciation n’est pas archaïque sous tous ses angles.


Salvator Mundi 1380-1410 Wiesbaden Hauptstaatsarchiv MS 3004 B10 fol 11380-1410, Wiesbaden Hauptstaatsarchiv, MS 3004 B10 fol 1 Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA detail livre dechiffre

Nous avons vu dans  7 Le Christ debout et le globe. que la maxime EGO SUM VIA, VERITAS ET VITA est un mot d’ordre de la devotio moderna. Or en 1434-36, les manuscrits (non illustrés) de l’Imitation de Jésus-Christ circulent depuis quelques années.

Il est très probable que Van Eyck ait trouvé dans ce texte à la mode la formule à inscrire sur le Livre, et dans les toutes premières images du Salvator Mundi l’idée du Christ debout et du globe.

Mais c’est à lui que revient l’idée d’avoir combiné les trois, en se servant du livre pour inscrire la formule-clé : le globe, libéré, peut désormais servir de piédestal, accentuant l’idée de majesté portée par le sceptre et le manteau rouge.

La réinvention du Christ debout sur le globe, figure jamais vu depuis mille ans (voir 2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne), revient donc incontestablement à Van Eyck.

4 Le Christ hypothétique de 1438-40

Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left

« Salvator Mundi » (revers du diptyque de l’abbé Christiaan de Hondt)
Maître de 1499, 1499, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Anvers

J’ai proposé ailleurs, par des arguments internes à la composition, que ce panneau daté de 1499 est très probablement la copie d’une oeuvre perdue de Van Eyck datant de soixante ans plus tôt (voir résurrection du panneau perdu (2 / 2)). On l’a baptisé « Salvator Mundi », à cause de l’inscription en bas du cadre. Mais en 1499, se serait un Salvator Mundi très archaïque, puisque sa variante rare, « debout sur le globe », est passée de mode depuis une vingtaine d’années (voir 7 Le Christ debout et le globe.).

Si ce panneau est bien une copie d’un Van Eyck, alors c’est sa quatrième et dernière représentation de Dieu en majesté, et sa seconde du Christ debout sur un globe, après l’expérimentation de l’Annonciation.

Une image aussi novatrice a-t-elle pu être conçue dès 1440, et dans quelle intention ? Il nous faut pour répondre distinguer les trois innovations qu’elle cumule.


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Première nouveauté : un pied sur le globe

Salvator Mundi 1462 Imitation de Jesus Christ Valenciennes MS 240 fol 158 detail

Le Salvator Mundi entouré par la chrétienté en prières
Imitation de Jésus Christ, en-tête du Livre III
Attribué à Willem Vrelant, 1462, BM de Valenciennes, MS 240 fol 158

Nous avons vu (7 Le Christ debout et le globe) que la toute première image du Christ avec un pied sur le globe se trouve dans le premier manuscrit illustré de L’imitation de Jésus Christ.


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul1434-36 Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left1439-40 ?

Or cette figure emprunte clairement aux deux images de Van Eyck :

  • le texte du Livre et le manteau rouge à la première,
  • la position du pied droit posé sur le globe (avec ASIA en haut) à la seconde.

Ce manuscrit était destiné au duc de Bourgogne Philippe le Bon, le patron de Van Eyck depuis 1425, et qui mourra seulement en 1467. Il est bien sûr possible que l’enlumineur, peut être Willem Vrelant, ait inventé cette image ex nihilo, seulement guidé par l’idée de VIA qui domine cette partie du livre.

Mais vu les réticences générales à l’utilisation du globe-piédestal, une telle audace semble bien peu probable, sauf si elle satisfaisait les goûts du commanditaire : or quelle meilleure politique que de faire un clin d’oeil appuyé à deux oeuvres connues de son peintre favori ?


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul bas Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left detail bas

L’image de 1439-40 s’inscrit dans la continuité de celle de 1434-36, et en supprime les instabilités : seul le pied droit se pose sur le globe, donnant véritablement l’image d’un Christ qui ouvre la voie.


1470 ca Vita Christi Fizwilliam Museum James MS 25 fol 3v
Vita Christi
Vers 1470, Fizwilliam Museum, James MS 25 fol 3v

Cette page de titre d’une Vie du Christ prend elle aussi « probablement modèle sur un prototype de Van Eyck apparu pour la première fois dans les Heures de Milan-Turin » [3a]. ]. (Je présenterai plus loin ce manuscrit).

L’idée de Van Eyck est développée ici dans trois directions :

  • extension vers le haut, avec le large portail ouvragé portant les symboles des Evangélistes :
  • extension dans la profondeur, avec le paysage d’une ville fortifiée ;
  • extension vers le bas, avec l’ajout d’un monticule sous le globe.

L’idée est probablement de substituer une ville moderne à Jérusalem, le globe sur le tertre à la croix sur le Golgotha, et le Christ de l’Imitation à celui de la Passion.


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Deuxième nouveauté : le Christ sous une arcade

Cette idée, qui peut sembler assez banale, n’a au XVème siècle pratiquement pas d’antécédents. Il faut remonter à l’époque paléochrétienne pour en trouver.


Fragment de sarcophage, Saint Pierre de Rome

Fragment de sarcophage, Saint Pierre de Rome [4]

Les sarcophages à arcatures, où le Christ est représenté entouré des apôtres dans des compartiments voûtés et identiques sont très fréquent. Celui-ci est un des rares où une arcade, sorte de portail dans un jardin, met en valeur le Christ seul. Mais pour des raisons évidentes de majesté, il ne se trouve pas dessous, mais en avant.


Sarcophage Traditio Legis arles

Sarcophage de la Traditio Legis, Musée de l’Arles antique

Les sarcophages où le Christ est le plus particularisé sont ceux qui représentent au centre la « traditio legis » (voir 2 Dieu sur le Globe : époque paléochrétienne). Mais là encore le Christ n’est pas sous l’arcade : soit devant, soit sans. On comprend bien ici ce que la figure de l’arcade surplombante a de réducteur et de limitant.


Goldene Altartafel; vor 1019

Autel d’or de Bâle, 1015-22, Musée de Cluny

La formule la plus proche que j’ai trouvée est celle de cet antependium ottonien, où la majesté du Christ est soulignée à la fois par son arcade plus haute, et par la taille insignifiante des deux donateurs prosternés, l’empereur Henri II et son épouse Cunégonde.

Il est intéressant ici de comparer les deux globes :

  • celui que le Christ tient dans sa main gauche, marqué d’un chrisme, de l’alpha et de l’omega, est l’emblème impérial de sa toute puissance cosmique ;
  • celui que l’archange Saint Michel tient dans sa main droite, marqué d’une croix, est plutôt l’emblème du monde libéré du démon.


Quelques exemples hollandais précoces

1410 ca Bible Hollandaise Kgl Bibliothek MS Thott 2 fol 4r

Illustration de la Création du monde
Bible Hollandaise, vers 1410, MS Thott 2 fol 4r, Kgl Bibliothek, Copenhague

L’image du Dieu créateur a donné lieu à cette variante assez rare, où il se montre au seuil de sa demeure céleste, surplombant le Paradis où le Serpent va arriver à ses fins. La banderole porte un extrait du texte de l’Apocalypse :

Je suis l’Alpha et l’Omega, le Début et la Fin

Apocalypse 22:13

Ego sum Alpha et Omega <Primus et Novissimus> Principium et Finis

 Cette image ajoute au Dieu de la Genèse, avec son habituel globe à la main, une nuance apocalyptique : Dieu est présent au début de l’histoire humaine, lors de la Chute, tout comme il le sera à la fin, au jour du Jugement dernier.


1410-1420 Christ the Saviour, standing at the gate of Heaven, 'Livre d'heures en hollandais BL MS add 50005 fol 150v

Notre Sauveur (Onse behouder)
Livre d’heures en hollandais, 1410-20 , BL MS add 50005 fol 150v

Cette composition similaire intervient dans un contexte très différent, en entête d’une prière attribuée à Saint Thomas d’Aquin. L’absence de globe indique qu’il ne s’agit pas de Dieu créateur, mais du Sauveur à la porte du Ciel symbolisé par une église, bénissant ceux qui suivent la voie de son Livre.


1400-10 Feuille isolee MET Robert Lehman collection MS 20

Saint Michel présente un donateur au Christ
1400-10, MET, Robert Lehman collection, MS 20 (Feuille isolée)

Un troisième exemple totalement isolé est ce Christ debout sur un globe (voir son analyse dans 7 Le Christ debout et le globe), sous une arcature à la fois décorative et symbolique : le ciel promis au donateur.

Ces trois exemples pré-eckiens montrent que l’image de Dieu au seuil d’une architecture céleste commence à apparaître au tout début du XVème siècle, mais sans se stabiliser sur une signification univoque.


Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left Van Eyck 1432 Retable de Gand

A la vue de ces rares  antécédents, on comprend ce que l’image du Christ eyckien  enchâssé dans une enfilade d’arcades, qui s’appuient sur la forme même du cadre, a de risqué et de novateur : tout se passe ici comme si la compression exercée frontalement était compensée par l’échappée dans la profondeur et par le mystère du rideau.

Un antécédent notable se trouve chez Van Eyck lui-même : dans la triple arcade du retable de Gand. Mais cette arcade était murée, alors qu’ici elle s’ouvre pour être aussitôt obturée.


Les Heures de Milan-Turin

Certaines miniatures des Heures de Milan-Turin ont été attribuées au jeune Van Eyck vers 1422-25, mais la tendance est actuellement de dater le manuscrit des années 1445-52, juste après sa mort [4a].

Heures de Turin Milan photo durrieu (detruit en 1904) planche XXV fol 44v Heures de Turin Milan photo durrieu (detruit en 1904) planche XXV fol 44v detail

Christ bénissant devant un portail
Heures de Milan-Turin, fol 44v, miniature brûlée en 1904, photo Durrieu planche XXV

Cette miniature aujourd’hui disparue montre le Christ debout devant un portail. Le livre porte les mots  EGO SUM / VIA VERITAS / ET VITA, disposé pratiquement dans le même ordre que dans le vitrail de 1434-36. Sur les marches sont inscrites en écho les trois vertus théologales : FIDES / SPES / CARITAS. Le Christ n’a pas de globe, et le portail s’ouvre sur un jardin paradisiaque.

L’illustration est justifiée par le texte de la prière :

« Sire Dieu je vous requiers et prie pour tout l’estat de notre église que vous la veuilliez toujours exhausser et accroitre en foi et espérance. »


Selon James Marrow [4b], cette miniature s’inspire d’un autre Christ bénissant du même manuscrit, réapparu récemment :

Maitre de la crucifixion de Berlin 1440-45 Christ_Blessing_-Getty center folio 75v Heures de Milav Turin,

Christ bénissant
Maître de la crucifixion de Berlin, 1440-45, Heures de Milan Turin fol 75v, Getty Museum MS.67

Le Christ se trouve cette fois devant un fond uni, et tient des tablettes épousant la forme des Tables de la Loi de Moïse, où la même maxime est écrite verticalement :
EGO VERI / SUM TAS / VIA VITA

La prière au dessous suggère que le fond doré représente le Paradis, au seuil duquel le Christ pardonne aux pécheurs :

« Savoureux lhesucrist tres debonnaires sires se il est nul ne nulle qui mal me vueille ne qui mal me facent qui soient mes anemis mes contraires ne mes persecuteurs, sire pardonnes leur et leur donnez paradys par nostre pitie »

Pour la scène de bas de page, Marrow propose trois hypothèses (illustration de la prière, scène de la vie du donateur, scène de la vie de Moïse) sans lien avec l’image du Christ bénissant. Celle-ci possède un caractère eyckien prononcé, qui fait conclure à Marrow qu’elle s’inspire « d’un ou plusieurs prototypes par Jan Van Eyck, représentant le Christ comme homologue de Moïse ».

Marrow n’a pas pensé au vitrail de 1434-36, au centre d’un mur décoré de scènes de la vie de Moïse, parfait candidat pour le prototype qu’il postule.


Master of the Golds Scrolls 1445 ca Bruges Jesus enseignant la priere a ses disciples BL Add MS 39638 fol 35v
Jésus enseignant ses disciples
Master of the Golds Scrolls, vers 1445, Bruges, BL Add MS 39638 fol 35v

Le schéma mis au point par Van Eyck a eu un succès rapide. On le retrouve ici adapté à un objectif particulier : rappeler  que c’est Jésus lui même qui a enseigné à ses disciples la première de toutes les prières, le Pater, celle par laquelle on commence l’apprentissage de la lecture [4c] . La page de droite affiche, en dessous du Pater, les deux autres prières chrétiennes les plus importantes : l’Ave Maria et le Credo.


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Troisième nouveauté : le rideau barrant la porte

Saint Maur basilique euphrasienne Porec

Saint Maur basilique euphrasienne, Porec

Les rideaux sont assez fréquents dans l’iconographie byzantine, placés à la porte d’entrée de l’église et généralement entrouverts [5].


Christ priant. Ivoire de l’ Orient méditerraneen, Musee de Cluny. 7-8 siecle.Christ priant, Ivoire de l’ Orient méditerranéen, Musée de Cluny. 7-8 siècle Le Christ couronnant Otton II et Theophano 982-83 Musee de ClunyLe Christ couronnant Otton II et Théophano, 982-83, Musée de Cluny.

Un motif très particulier à l’iconographie byzantine, et qui a influencé certains ivoires ottoniens, réunit à la fois l’image de l’arcade surplombante et celle du rideau ouvert : il s’agit ici de symboliser la Résurrection.


Le rideau fermé

Mais le rideau fermé derrière un Christ debout n’a à ma connaissance aucun précédent.


Madonna and Child at the Fountain, by Jan van EyckMadonne à la fontaine
Jan van Eyck, 1439, Musée royal des Beaux Arts, Anvers
Jan Van Eyck 1437 Vierge de l'Annonciation, revers du panneau droit du triptyque de Dresde Gemaldegalerie, DresdeVierge de l’Annonciation, revers du panneau droit du triptyque de Dresde, Jan Van Eyck, 1437, Gemäldegalerie, Dresde

Fonctionnellement, il ressemble au drap d’honneur qu’à la même époque Van Eyck fait tenir par des anges derrière la Vierge debout. Sauf qu’ici il est trop petit pour jouer son rôle d’isoloir : en haut il plisse et n’englobe pas l’auréole, en bas il se termine par des franges avant le sol.

Il peut rappelle également l’habitude, au XVème siècle, de placer des draps d’honneur à l’arrière des groupes sculptés : car ce Christ debout sur un piédestal hexagonal évoque évidemment une statue : non pas de pierre nue, comme la Vierge du triptyque de Dresde qu’il nous montre enchâssée dans sa boîte elle-même enchâssée dans son cadre, mais de pierre peinte en blanc et chair.

Le statut du tissu devant la porte est donc ici très ambigu : c’est un drap d’honneur trop petit, mais aussi une tenture plutôt qu’un rideau, puisqu’il ne présente aucun dispositif permettant de le rendre amovible.


Une  tenture paradoxale  (SCOOP !)

Dans la symbolique chrétienne, un tel objet évoque immanquablement les deux voiles du temple de Salomon : le voile externe, qui gardait le vestibule ; et le voile interne qui, même aux prêtres, interdisait l’accès au Saint des Saints [6].



Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left detail bas
Or notre « statue » animée occupe toute la profondeur de la niche. La tenture est donc à l’arrière, plaquée contre la porte du fond : ce pourrait être le second voile, celui celui qui ferme le Saint des Saints.



Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left detail bas
Pourtant en haut, elle est accrochée à l’arcade de devant : ce serait donc le voile du vestibule. Et à ce titre elle devait cacher le Christ.

Or non seulement elle le montre, mais elle le met en évidence.

Par ailleurs, le voile du Temple est lié :

  • à la Naissance du Christ (selon les Apocryphes, Marie lors de l’Annonciation était occupée à le tisser)
  • et à sa Mort (il se déchire à cet instant).

Ainsi le dispositif imaginé par Van Eyck (car qui d’autre aurait pu mettre au point une telle machinerie symbolique) est un objet totalement paradoxal :

  • à la fois voilant et dévoilant,
  • à la fois devant et derrière,
  • à la fois début et fin de la vie du Christ.

En ce sens il cadre parfaitement avec les inscriptions du panneau : le Premier et le Plus récent, l’Alpha et l’Omega, le Début et la Fin (voir résurrection du panneau perdu (2 / 2).


Salvaror Mundi Flandres 1465 ca style de Willem Vrelant Collection privee detail
Feuillet isolé d’un livre d’Heures, Flandres, vers 1465, style de Willem Vrelant, collection privée

On remarquera la grande proximité avec cette modeste image : inscription sous une série d’arcades, rideau suspendu à l’arrière ne tombant pas jusqu’au sol et n’englobant pas l’auréole, barbe bifide, position identique des mains.  La seule différence est que le copiste n’a pas osé poser un des pieds sur le globe.

Si cette image copie, vers 1465, le panneau daté de 1499, alors c’est que celui-ci est lui-même la copie d’une oeuvre bien antérieure.


Rauriser Altar vers 1490 Salzburg Museum
Rauriser Altar, vers 1490, Salzburg Museum

Je n’ai trouvé comme autre pâle équivalent que ce retable de la Déploration…


Rauriser Altar vers 1490 revers du panneau central Salzburg Museum

Revers du panneau central [7]

…qui montre à son revers un rideau très similaire (noter les franges en bas) fermant l’arrière d’une arcade, et un Christ debout avec un livre.

L’absence du globe est significative : vers 1490, l’image populaire pour le Christ debout était celle du Salvator Mundi tenant le globe de la main gauche : si le peintre a mis un livre à la place, c’est qu’il suivait un autre modèle.

Il semble que l’iconographie inventée par Van Eyck ait été ici simplifiée pour signifier que l’enseignement du Christ révèle ce qui était caché, et que la Résurrection renverse la Déploration.




La Majesté de Dieu chez van Eyck (SCOOP !)

Van Eyck Qautre images de Majestas Dei
Les quatre figures de la Divinité que nous a laissées van Eyck apparaissent comme quatre tentatives pour créer une image moderne de la Majestas Dei. Elles présentent plusieurs points communs :

  • le goût pour des figurations composites, volontiers paradoxales et ambiguës ;
  • l’importance accordée au drap d’honneur, qui explicite la figure centrale (1432 et 1439-40) [8] ;
  • l’intérêt pour ce qui se trouve sous les pieds de Dieu :
    • le vide dans cas du Jugement dernier,
    • la couronne terrestre dans le retable de Gand,
    • le globe terrestre dans les deux dernières.


Synthèse chronologique

Salvator Mundi 15eme schema
Ce schéma récapitule chronologiquement les trois iconographies du globe au XVème siècle (voir 6 Le globe dans le Jugement dernier et  7 Le Christ debout et le globe.), et y replace les innovations de Van Eyck (en bleu).

Pour le Jugement dernier, la mode du globe-escabeau se développe dès le début du siècle. Van Eyck ne s’y conforme pas et invente une iconographie savante et tellement originale qu’elle n’aura aucun lendemain : la Parousie sans le Jugement, et l’Hétimasie par le vide.

Pour le globe-attribut du Salvator Mundi, la formule est inventé vers 1400, comme image du Dieu Créateur, et comme image de piété pour la devotio moderna, celle du Christ se révélant Père et ouvrant la Voie. En se popularisant avec les versions imprimées à partir de 1460, elle devient l’image du Christ roi, mais humain.

Pour le globe-piédestal, formule totalement novatrice, Van Eyck procède en deux temps :

  • un galop d’essai dans l’Annonciation de 1434-36, sous couvert de style archaïsant, où il sacrifie à la mode du globe, mais d’une manière toute à fait anti-conformiste ;
  • puis une iconographie complète dans son diptyque théologique de 1439-40.

La formule est reprise vingt ans plus tard dans la région de Bruges, indice que le diptyque y était encore bien connu. En 1499, toujours à Bruges, Christiaan de Hondt en fait faire la seule copie subsistante, en ajoutant peut-être l’inscription Salvator mundi pour satisfaire au goût du moment.


Synthèse théologique

Van Eyck 1438–40 Madonna in the church Staatliche Museen, Berlin Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left

Pour le fonctionnement interne du diptyque théologique, voir résurrection du panneau perdu (2 / 2). J’examine seulement ici les raisons qui ont pu concourir à la conception du volet droit


Van Eyck Annonciation 1434-36 NGA vitrail seul1434-36 Diptych_Master_of_1499 Abbot Christiaan de Hondt Salvator Mundi , Koninklijk Museum voor Schone Kunsten, Antwerp left1439-40 ?

Il est clair que van Eyck avait en tête la maxime VIA VERITAS VITA derrière ses deux créations :

  • la station debout et l‘inscription dans une ouverture (fenêtre ou porte) illustrent VIA : le pied droit posé sur le globe est véritablement l’image d’un Christ ouvrant la marche ;
  • le Livre ouvert illustre VERITAS ;
  • le vitrail, allumé par la lumière ou la statue, animée par la couleur, illustrent VITA.

Comme la formule est au coeur du Livre III de l’Imitatio Christi, il est très probable que la démarche de Van Eyck s’inscrivait dans cette nouvelle forme de piété, rendant le Christ accessible, de plain-pied, par la méditation. Il n’est donc pas étonnant que, pour la première édition illustrée de l‘Imitatio Christi en 1462, qui plus est destinée à Philippe le Bon, Willem Vrelant se soit souvenu des images créées par Van Eyck.

Si l’idée de montrer le Christ devant une Porte se comprend bien, le rideau semble contredire à la fois le VIA et le VERITAS, puisqu’il interdit à la fois d’entrer et de voir. Revient alors en tête la formule paradoxale du texte de l’Imitation de Jésus Christ :

« via inviolabilis« .



Références :
[1] Anne van Buren, Bernhard Ridderbos, Henk van Veen « Early Netherlandish Paintings: rediscovery, Reception and Research » 2017 p 79 et ss
https://books.google.fr/books?id=01MiDgAAQBAJ&pg=PA78&dq=%22petrus+christus%22+%22last+judgment%22
[2] Par exemple le tympan de l’abbaye Saint-Pierre de Beaulieu-sur-Dordogne : https://fr.wikipedia.org/wiki/Abbaye_Saint-Pierre_de_Beaulieu-sur-Dordogne
[3a] The Robert Lehman Collection. Vol. IV Illuminations p 69
https://archive.org/details/TheRobertLehmanCollectionVol4Illuminations/page/n69/mode/2up
[4] Robert Couzin, « The traditio legis : anatomy of an image » https://www.academia.edu/12388436/The_Traditio_Legis_Anatomy_of_an_Image
[4a] Carol Herselle Krinsky « The Turin-Milan Hours: Revised Dating and Attribution »  https://jhna.org/articles/turin-milan-hours-revised-dating-attribution/
[4b] James Marrow, « Une page inconnue des Heures de Turin », 2002, Revue de l’Art, N°135, p 67-76 https://www.academia.edu/38165353/Une_page_inconnue_des_Heures_de_Turin_pdf
[4c] Kathryn Rudy « An Illustrated Mid-Fifteenth-Century Primer for a Flemish Girl: British Library, Harley MS 3828 » https://www.academia.edu/629089/An_Illustrated_Mid_Fifteenth_Century_Primer_for_a_Flemish_Girl_British_Library_Harley_MS_3828?email_work_card=title
[5] Eunice Dauterman Maguire, “Curtains at the Threshold: How They Hung and How They Performed,” in Catalogue of the Textiles in the Dumbarton Oaks Byzantine Collection », ed. Gudrun Bühl and Elizabeth Dospěl Williams (Washington, DC, 2019), https://www.doaks.org/resources/textiles/essays/maguire
[6] André Pelletier, Le grand rideau au décor sidéral du temple de Jérusalem, Journal des Savants Année 1979 1 pp. 53-60 https://www.persee.fr/doc/jds_0021-8103_1979_num_1_1_1383
[7] M Łanuszka, « Salvator Mundi: a late-gothic canvas from. Cracow after a lost Early-Netherlandish painting. A suggested new dating and possible identification of the donor », ‎ https://www.academia.edu/37419671/_Salvator_Mundi_a_late-gothic_canvas_from_Cracow_after_a_lost_Early-Netherlandish_painting._A_suggested_new_dating_and_possible_identification_of_the_donor_in_Folia_Historica_Cracoviensia_t._23_z._2_2017_
[8] Pour l’analyse des motifs et des inscriptions qui ornent les trois draps d’honneur dt retable de Gand, voir D. Koslin, Janet Snyder « Encountering Medieval Textiles and Dress: Objects, Texts, Images » p 176 et ss https://books.google.fr/books?id=yeQYDAAAQBAJ&pg=PA184&lpg=PA184&dq=van+eyck+gand+pelican&source=bl&ots=FQdErijLCT&sig=ACfU3U2aD2p4-K_100NpDHBFKFim_6vsTA&hl=fr&sa=X&ved=2ahUKEwioj7Ock-jpAhUJ1hoKHQIKA6MQ6AEwFnoECAgQAg#v=onepage&q=van%20eyck%20gand%20pelican&f=false

7 Le Christ debout sur le globe.

13 juin 2020

Dans tous les exemples de Majestas domini que nous avons vus jusqu’ici, la présence d’un globe va toujours de pair avec la position assise du Seigneur : le XVème siècle va voir l’invention d’une iconographie nouvelle  : celle du Christ debout sur un globe.

Mais elle est précédée de peu par une autre image, où le Christ debout tient le globe dans sa main gauche : c’est la figure bien connue du Salvator Mundi.

Je propose ici une chronologie de ces deux images qui, malgré leur proximité visuelle, illustrent des concepts différents

Article précédent : 6 Le globe dans le Jugement dernier

En aparté : debout sur un globe : les précédents :

Les figures debout sur un globe sont très rares.

Dans le monde païen, la formule caractérise la déesse Fortuna, et est parfois reprise pour Victoria (voir 1 Epoque romaine).

Traditio legis Sarcophage disparu Antonio Bosio, Roma Sotterranea, Rome 1632, p. 63Sarcophage disparu Antonio Bosio, Roma Sotterranea, Rome 1632, p. 63. Traditio Legis 465–486 Baptistere des San Giovanni in Fonte Naples detailFin IVème-début Vème, Baptistère de San Giovanni in Fonte, Naples

Traditio legis

Dans l’art paléochrétien, le Christ de la Traditio legis est debout sur une montagne d’où sortent les quatre fleuves du Paradis. Le baptistère de Naples est le seul exemple subsistant ou les fleuves se sont condensés en une goutte (voir 2 Epoque paléochrétienne).

526-47, mosaïque Anges du Paradis San Vitale Ravenne526-47, mosaïque de San Vitale Ravenne

Sur la coupole de San Vitale, quatre anges portant la couronne de l’Agneau sont debout sur les quatre sources paradisiaques.



Ange dans le soleil 10eme Beatus de San Millan de la Cogolla, Escorial, Biblioteca Monasterio, Cod. II. 5 p 59Ange dans le soleil, 10ème s, Beatus de San Millàn de la Cogolla, Escorial, Biblioteca Monasterio, Cod. II. 5 p 59

Un ange debout sur un globe apparaît dans les Beatus, pour illustrer un passage où la posture s’impose :

« Et je vis un ange debout dans le soleil ; et il cria d’une voix forte à tous les oiseaux qui volaient par le milieu du ciel : Venez, rassemblez-vous pour le grand festin de Dieu », Apocalypse 19,17



Dans l’art roman

Je n’ai trouvé que deux exemples isolés du Seigneur debout, les pieds sur un globe, dont l’un n’est probablement qu’une mauvaise interprétation.

 

1125-50 Abside de Sant Pere de La Seu d'Urgell Musee national de Catalogne BarceloneAbside de Sant Pere de La Seu d’Urgell, 1125-50, Musée national de Catalogne, Barcelone

Si le Seigneur dans cette mandorle ovale était debout, nous serions en présence d’une rare iconographie, dont on ne connaît que quelques rares exemples italiens : soit des Ascensions entourées d’anges (S. Pietro in Tuscania, Santa Maria del Trocchio), soit un Retour du Christ sur Terre (San Vicenzo in Galliano) . Mais dans ces trois cas les pieds du Seigneur reposent directement sur la mandorle.

Dans la Majestas de La Seu d’Urgell, la forme des plis (évasés à la taille, arrondis aux genoux) montre que nous sommes victimes de l’hypertrophie expressionniste des jambes, voulue pour accentuer l’impression de surplomb : il s’agit en fait d’une Majestas assise.

 

avius Josephe Antiquitates judaicae fin 12eme BNF 5047 fol 2rFlavius Josephe, Antiquitates judaicae, fin 12ème, BNF 5047 fol 2r, Gallica

Un précurseur plus certain est ce frontispice très particulier des Antiquités Judaïques, formant le mot IN de « In principio » :

« Le l est formé du Logos debout portant dans sa main gauche un médaillon avec une petite figure de la Sagesse qui lève les bras en geste d’orant. De sa main droite le Seigneur bénit les six jours de la Création figurés à ses côtés, trois par trois ; le sixième jour étant représenté… par la création d’Eve » Lech Kalinowski, [00]


Dieu sur la planète

L’endroit privilégié de la rencontre de Dieu et du globe est l’illustration des sept jours de la Genèse.

 

Bible_moralisee_fragment___Genese_[...]Limbourg_Pol_btv1b105325870

Bible moralisée de Philippe le Hardi, 1402-92, BNF MS Français 166 fol Gallica fol 1r

Dans le format très standardisé des Bibles moralisées, la convention est de représenter Dieu Créateur sous la forme du Christ, debout à côté du globe dont il commande de la main les évolutions. Le fond de l’image évolue de la même manière, identifiant élégamment le contenant au contenu.

 

Royal 19.D.III volume 1, f.3

Bible historiale, 1411, BL Royal 19 D III f. 3

Les illustrations des Bibles historiales, traduction en français par Guyart des Moulins, sont plus libres. Celle-ci ne détaille pas les sept jours de la Genèse : l’image d’ouverture montre Dieu, armé de son compas, en lévitation au dessus d’une pelouse courbe, devant un ciel bleu rempli d’anges.


Un manuscrit présente les choses d’une manière très atypique, et qui se rapproche de notre sujet : Dieu sur le globe. Il comporte sept illustrations pleine page qui servent non pas à illustrer la Genèse proprement dite, mais à séparer les offices des différents jours de la semaine.

 

1 Dimanche Missel a l’usage des freres mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757, fol. 24r1 Dimanche, fol. 24r. 2 Lundi Missel a l’usage des freres mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757, fol. 28r2 Lundi , fol. 28r

Missel à l’usage des frères mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757

Le premier jour, Dieu est situé en pleine lumière dorée, assis dans sa mandorle arc-en-ciel, entourée par des chérubins, tenant en main un modèle réduit de la Terre qu’il va créer. En dessous, la Nuit, à savoir une planète sombre et un proto-soleil pas encore allumé, qui ressemble à une pleine lune.

Le deuxième jour, Dieu crée le firmament, représenté ici par la couronne blanche de séparation. Il quitte sa mandorle, qui s’éteint, et se tient debout sur le ciel.


3 Mardi Missel a l’usage des freres mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757, fol. 37r3 Mardi, fol. 37r 4 Mercredi Missel a l’usage des freres mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757, fol. 48r4 Mercredi, fol. 48r.

Le troisième jour, il crée la terre, la mer et les végétaux : ce qui lui permet de descendre s’asseoir sur la planète. Le proto-soleil s’allume, et la mandorle rayonne à nouveau.

Le quatrième jour, il flotte dans le ciel pour créer le soleil, la lune, les étoiles, et les signes du zodiaque, qui rampent sur le cercle extérieur

Je passe les deux jours suivants, où il est totalement englobé dans la planète, tel un spermatozoïde victorieux.

 

7 Samedi Missel a l’usage des freres mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757, fol. 53r

7 Samedi, fol. 53r

C’est ainsi que nous le retrouvons le jour du Sabbat, au milieu de sa création et tenant en main le petit globe, pour nous permettre de comparer le projet et le résultat.



Les débuts du Salvator Mundi

Le Christ créateur

Une des toutes premières apparitions du Christ debout tenant le globe crucigère dans sa main gauche se trouve, vers 1400, dans une série d’images illustrant la Bible versifiée (Rijmbijbel) de Jacob van Maerlant.


Jacob van Maerlant, Rijmbijbel 1400 ca Utrecht The Hague, KB, KA 18 fol 12r
Jacob van Maerlant, Rijmbijbel, vers 1400, KA 18 fol 12r, National Library of the Netherlands, La Haye

Dans l’image d’ouverture le Fils debout, tenant la croix hampée de sa victoire, montre ses plaies à son Père, assis et tenant le globe terrestre (non crucigère) dans sa main gauche. Entre les deux descend la colombe de l’Esprit Saint portant une croix dans son bec.


Jacob van Maerlant, Rijmbijbel 1400 ca Utrecht The Hague, KB, KA 18 fol 11Le premier jour : création des cieux et de la terre, fol 12v Jacob van Maerlant, Rijmbijbel 1400 ca Utrecht The Hague, KB, KA 18 fol 13raLe deuxième jour : création du firmament, fol 13 ra

La première image montre l’état initial de la Création : le globe uniforme : « la terre était informe et vide » et le fond blanc : la terre et le ciel n’ont pas encore été séparés.

Dès la deuxième image, le firmament apparaît sous la forme des « eaux d’en haut » ; le globe a pris son image habituelle, avec son T et sa croix. L’arbre est une anticipation du troisième jour, sans doute nécessaire pour justifier l’apparition de la croix.


Jacob van Maerlant, Rijmbijbel 1400 ca UtrechtThe Hague, KB, KA 18 fol 112r

Le septième jour

Après cinq autres images (création de l’eau, des étoiles, des oiseaux, des animaux et de l’homme) le Christ-Dieu se repose en refermant son livre.
De cette série très cohérente, retenons que :

  • le geste de la main droite n’est pas une bénédiction, mais la transmission de l’influx créateur ;
  • le globe crucigère est une sorte de modèle du monde terminé, duquel à chaque influx la création se rapproche ;
  • Dieu et le Christ sont co-créateurs du globe crucigère : Dieu a créé le globe, le Christ lui a rajouté la croix, prévus dès l’origine dans les desseins de l’Esprit Saint.


Heures dites de Joseph Bonaparte Maitres aux rinceaux d’or Paris, vers 1415. BNF Mss, lat. 10538, f. 274 v
Heures dites de Joseph Bonaparte Paris, vers 1415. BNF Mss, lat. 10538, f. 274 v

Ce type de représentation, où Dieu se sert de son globe comme maquette du monde et instrument de commande se retrouve dans l’atelier d’enlumineurs de Bruges que l’on nomme les Maîtres aux rinceaux d’or.



Les plus anciens Salvator Mundi (vers 1380)

Une oeuvre isolée

1380 ca Mass for Easter Monday in Santa Maria degli Angeli’s Corale 3, Cat. 27D Fitzwilliam Museum, Marlay cutting It. 13.iiVers 1380, Messe du Lundi de Pâques, Santa Maria degli Angeli’s Corale 3, Cat. 27D Fitzwilliam Museum, Marlay cutting It. 13.ii

Dans cette oeuvre isolée, réalisée au scriptorium de l’abbaye Santa Maria degli Angeli, la figure du Christ Sauveur a été convoquée par la forme de l’Initiale I, mais aussi par le contexte liturgique  : celui du premier jour après la Résurrection. Le globe terrestre porte les inscriptions suivantes : Asia, Vropia, Africha. La dorure a été rajoutée postérieurement [0a].


Les deux dessins de Wiesbaden

On a conservé à Wiesbaden un recueil de dessins et de textes religieux en néerlandais, réalisés entre 1380-1410 dans la région frontalière flamande-brabançonne. Ce recueil contient deux des plus anciennes images connues du Salvator Mundi [1].

Salvator Mundi 1380-1410 Wiesbaden Hauptstaatsarchiv MS 3004 B10 fol 132r

Salvator Mundi, MS 3004 B10 fol 132r.

Ce dessin montre déjà l’iconographie presque complète :

  • le Christ est debout dans une longue robe ;
  • il a une auréole avec le chrisme ;
  • il porte à main gauche le globe crucigère ;
  • il le bénit de la main droite, tout en fixant du regard le spectateur, qui ainsi se trouve lui-aussi englobé dans cette bénédiction.

A noter que le Christ est debout, mais ici ni ses pieds ni le sol ne sont ici montrés.

L’autre figuration, en tête du recueil, est particulièrement intéressante par les textes qu’elle contient :

Salvator Mundi 1380-1410 Wiesbaden Hauptstaatsarchiv MS 3004 B10 fol 1

1380-1410, Wiesbaden Hauptstaatsarchiv, MS 3004 B10 fol 1

Ici le Christ est debout les pieds nus sur la Terre, entre deux arbres dont les branches sont à gauche en Y et à droite en forme de croix : on comprend d’emblée qu’il est venu rectifier ce qui était fourchu.

Le phylactère « EGO SUM VIA, VERITAS ET VITA » sort, non de la bouche close, mais de la main qui bénit. Il s’agit d’un extrait des adieux de Jésus à ses disciples, à la fin de la Cène :

« Mes petits enfants, je ne suis plus avec vous que pour un peu de temps. Vous me chercherez et comme j’ai dit aux Juifs qu’ils ne pouvaient venir où je vais, je vous le dis aussi maintenant.  » Jean 13,33

« Simon-Pierre lui dit: « Seigneur, où allez-vous? » Jésus répondit: « Où je vais, tu ne peux me suivre à présent; mais tu me suivras plus tard. » Jean 13,33

« Thomas lui dit: « Seigneur, nous ne savons où vous allez ; comment donc en saurions-nous le chemin?  » jésus lui dit: « Je suis le chemin, la vérité et la vie; nul ne vient au Père que par moi. Si vous m’aviez connu, vous auriez aussi connu mon Père…Dès à présent, vous le connaissez et vous l’avez vu. » (Jean 14, 5-6)


Le Christ-Dieu ouvrant la voie

L’image illustre parfaitement le texte :

  • le Christ est debout parce qu’il est sur le départ ;
  • il tient le globe dans sa main parce que voir le Fils, c’est comme voir le Père, le Créateur du monde.

Les prières en bas de l’image donnent d’autres indications précieuses.

La première phrase, en néerlandais, est une prière à combinaison donnant différentes suppliques. Par exemple :

Puisque je suis si <fort>, Père viens et ne me <soulage> pas

Want ic soe <starc> ben, waer come en <ontsiedi mi> niet
(want ik ben zo sterk, vader komen en me niet ontsiet)


La phrase du bas, en latin, est très dense et particulièrement importante car elle s’adresse au lecteur :

Note bien : ta mort, la mort du Christ, tromperie dans le Monde et gloire dans le Ciel, avec les tourments de l’Enfer tu dois t’en souvenir.

Nota bene : Mors tua mors xpi, fraus mundi, gloria celi cum penis inferni sunt memoranda tibi

Ainsi de même que le globe crucigère est le modèle ideal de la création, la figure du Christ les pieds sur terre est le modèle idéal que doit suivre le lecteur, jusqu’à identifier sa propre mort avec la sienne : « Mors tua mors christi ». Et cette mort, qui d’un point de vue terrestre était nécessaire pour tromper le démon (fraus), et d’un point de vue céleste est une victoire (gloria), il doit s’en souvenir en éprouvant les mêmes souffrances (penis inferni).

Nous sommes ici dans le courant spirituel de la « devotio moderna », qui prône l’expérience directe de Jésus Christ au travers de la méditation et d’exercices spirituels.

Malgré sa simplicité apparente, le Salvator Mundi à ses débuts est le support d’une méditation complexe : une image du Christ ouvrant la voie, auquel l’homme peut s’identifier, et qui lui-même s’identifie au Père : un alter-ego de l’homme de tous les jours.



Une innovation sans précédents

Ascension Pontifical de Pierre de la Jugie 1350 ca fol 12v Bibliotheque Chapitre de Narbonne

Pontifical de Pierre de la Jugie, vers 1350, fol 12v, Trésor de la Cathédrale de Narbonne

Je n’ai trouvé un seul précédent à cette figuration du Christ debout tenant un globe, mais très différent car il n’a pas les pieds sur terre : le copiste a ici adapté l’image traditionnelle d’une Ascension au contexte très particulier d’une Présentation du moine et de l’Evêque au Christ, par leurs saints patrons Jean Baptiste et Pierre. La mandorle n’est pas ici, comme dans les Ascensions, une capsule transportée par les anges ; mais un ombilic spatio-temporel qu’ils ouvrent à la frontière entre les deux motifs du fonds d’or.


VIA VERITAS VITA

codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca detail Munich, Bayerische Staatsbibliothek christCodex aureus de Saint Emmeran, vers 870 Bayerische Staatsbibliothek Munich, Clm 14000 Abside de Sant'Egidio in FontanellaMonastère de Sant’Egidio in Fontanella, XIème siècle

La brièveté de la maxime fait qu’elle apparaît sporadiquement à l’époque ottonienne puis romane, sur le Livre tenu par le Christ trônant.


Christ_as_a_warrior_6th_century Battistero Neoniano Ravenne
Christ en guerrier, 6ème siècle, Battistero Neoniano, Ravenne

Elle figure aussi sur cette image paléochrétienne du Christ combattant, debout et foulant aux pieds un lion et un serpent :

« Tu marcheras sur le lion et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon. » Psaume 91,13

Il est difficile de voir dans cette image triomphale et belliqueuse d’un Christ super-héros la source de l’humble Salvator Mundi.


Le succès du Salvator Mundi

Une première diffusion dans les Livres d’heures

Salvator Mundi 1425 ca Bibliotheek van het Athenaeum Deventer fol 99rSalvator Mundi, vers 1425, Bibliotheek van het Athenaeum Deventer fol 99r Salvator Mundi 1435 ca The Hague, KB, 131 G 3 fol 79vSalvator Mundi, vers 1435, La Haye, KB 131 G3

On trouve l’image du Salvator Mundi en pied dans les Livres d’heures néerlandais à partir de 1425.


Tres Riches Heures duc de Berry 1485-86 Ms. 65 fol 187 Musee Conde Chantilly

Très Riches Heures duc de Berry, 1485-86, Ms. 65 fol 187, Musée Conde Chantilly

Cette image, qui appartient à la dernière campagne d’illustration du manuscrit, montre :

  • la diffusion du motif en dehors des Pays-Bas ;
  • son évolution (à partir du Triptyque Braque de Van der Weyden, en 1450) vers la formule à mi-corps qui dominera au XVIème siècle ;
  • une variante rare où le Christ ne regarde pas le spectateur, mais le globe.


Une diffusion plus large par les gravures allemandes

Salvator Mundi vers 1460 Master of the Berlin Passion

Salvator Mundi, vers 1460, Master of the Berlin Passion

Vers 1460, l’image est magnifiée dans cette gravure allemande, qui rajoute un manteau sur la robe et transforme le globe en sceptre. La main droite ne bénit pas, mais désigne la banderole devenue mot d’ordre habituel : EGO SUM VIA, VERITAS ET VITA


christ-as-salvator-mundi german vers 1463Salvator mundi, gravure sur bois allemande vers 1470 Johann Zwott, German, Salvator Mundi, late 15th CenturyJohann Zwott, Salvator Mundi, fin 15ème

Plusieurs graveurs germaniques viennent consolider la nouveauté, en adjoignant des textes explicatifs qui insistent sur la proximité avec l’homme. Dans la première gravure :

« Cette image est faite d’après Jésus-Christ fait homme, tel qu’il est venu sur terre. Et aussi il a des cheveux et une barbe et un visage aimable. C’est aussi dans une tel manteau et une telle robe et les pieds nus qu’il est venu. Et aussi il a été plus grand d’une tête que tous les autres hommes sur terre. »

Dans la seconde gravure :

« Salvator Mundi salva me » ainsi que l’invite de Matthieu 11,29, en latin et en allemand : « recevez mes leçons, car je suis doux et humble de cœur« .

Avec sa popularisation par la gravure, la portée spirituelle de l’image s’affaiblit : le Christ les pieds sur terre devient un compagnon de route familier et modeste, dont seul le globe crucigère, et le manteau rappellent la royauté.


Les quatre usages du globe-piédestal au XVème siècle

A côté de cette iconographie maintenant bien établie se développe pendant une courte période une variante, qui semble locale à la région de Bruges, du Christ bénissant avec le globe sous ou à ses pieds, sa main gauche libérée tenant désormais un livre.


1 Une enluminure pré-eyckienne isolée

Cette miniature isolée a été rattachée stylistiquement à d’autres manuscrits réalisés à Bruges au tout débit du XVème siècle, très précisément au groupe des Baldquins roses [0]. C’est sans doute le tout premier exemple d’un Christ debout sur un globe.

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1400-10 Feuille isolee MET Robert Lehman collection MS 20

Saint Michel présente un donateur au Christ
1400-10 MET Robert Lehman collection, MS 20 (Feuille isolée)

La position audacieuse du donateur à la droite du Christ s’explique par la présence de son saint patron, mais surtout par une forme de dialogue qui s’établit avec le Sauveur (voir 2-4 Représenter un dialogue). Le geste de bénédiction au dessus de la tête du donateur est la réponse à sa supplication :

Pardonne-moi Dieu dans ta grande miséricorde

Miserere mei Deus secundum magnam m[isericord]iam tua[m]


Une composition symétrique (SCOOP !)

Tandis que Saint Michel tient d’une main la lance et de l’autre le bouclier, le Christ tient dans la main qui ne bénit pas deux attributs qui leurs répondent : l’étendard chrétien et le livre.

 

1400-10 Feuille isolee MET Robert Lehman collection MS 20 detail
Dans ce contexte de symétrie, il est possible que l’idée de jucher le Christ sur le globe soit issue de la position de Saint Michel, le pied sur la gorge du dragon, le Mal vaincu faisant ainsi écho à la Terre sauvée, marquée du signe de la Croix.



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2 L’illustration des Quinze O

Il s’agit de quinze prières attribuées à Sainte Brigitte. A partir de 1405-10, on trouve des exemples où elles s’ouvrent par une miniature du Salvator Mundi, avec parfois la maxime VIA VERITAS VITA [2]. Mais il semble que celles présentant un globe sous les pieds n’apparaissent que vers 1460 dans la région de Bruges.

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Huntington Library HM 1087 fol 9Livre d’Heures réalisé à Bruges pour le marché anglais, Huntington Library HM 1087 fol 9, Berkely, University of California, www.digital-scriptorium.org Salvaror Mundi Flandres 1465 ca style de Willem Vrelant Collection priveeFeuillet isolé d’un livre d’Heures, Flandres, vers 1465, style de Willem Vrelant, collection privée

Ces deux images ouvrent la même prière : « O domine Jhesu Christe eterna dulcedo te amantium » dont voici le début :

« O Jésus-Christ, douceur éternelle pour ceux qui t’aiment, joie dépassant toute joie et tout désir, salut et espérance pour tous les pécheurs, qui as prouvé que tu désire être parmi les hommes, tu as été fait homme jusqu’à la fin des temps. Souviens-toi de toutes les souffrances que tu as endurées dès l’instant de ta conception, et surtout pendant ta Passion, comme cela a été décrété et ordonné de toute éternité dans le coeur de Dieu ».

Il semble indifférent que le globe soit posée sous les pieds ou devant, ou que le main gauche tienne un livre ou des tablettes : l’important est que l’un soit terrestre (et non plus un emblème de pouvoir), et que l’autre exprime l’obéissance au dessein divin.


1460-70 Book of Hours, Salvator Mundi, Walters Manuscript W.202, fol. 13v

Livre d’Heures à l’usage de Sarum, 1460-70, Walters Manuscript W.202, fol. 13v

Toujours réalisé pour le marché anglais par un atelier de Bruges, et illustrant les prières de Sainte Brigitte, ce Salvator Mundi nous laisse deviner sur son livre la maxime VIA VERITAS VITA.


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3 L’illustration de L’Imitation de Jésus Christ

L’ouvrage emblématique de la devotio moderna est l’Imitation de Jésus-Christ – l’ouvrage le plus lu dans le monde chrétien après la Bible – composé de quatre livres, et qui commence à circuler à partir de 1427, notamment en Europe du Nord. Car son rédacteur probable, le moine Thomas a Kempis, résidait à Zwolle, aux Pays-Bas.

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Or le chapitre LXVI du Livre III n’est qu’un long développement à partir de la maxime VIA VERITAS VITA :

Je suis la Voie que tu dois suivre ; la Vérité que tu dois croire ; la Vie que tu dois espérer. Je suis la Voie inviolable, la Vérité infaillible, la Vie interminable.

Ego sum via quam sequi debes , Veritas cui credere debes, vita quam sperare debes. Ego sum via inviolabilis, verita infallibilis, vita interminabilis ».


Salvator Mundi 1462 Imitation de Jesus Christ Valenciennes MS 240 fol 158

Le Salvator Mundi entouré par la chrétienté en prières
Imitation de Jésus Christ, en-tête du Livre III
Attribué à Willem Vrelant, 1462, BM de Valenciennes, MS 240 fol 158

Le tout premier manuscrit illustré de l’Imitation de Jésus Christ a été réalisé pour le duc de Bourgogne Philippe le Bon, et a été conservé ensuite dans la famille de Croy. Le mot d’ordre EGO SUM VIA, VERITAS ET VITA est ici affiché sur le livre. Le Christ pose le pied droit sur le globe, ce qui accentue le caractère de majesté, souligné également par le manteau rouge, et par le dais. Gigantesque par sa stature, le Christ domine la foule des clercs derrière le pape, et des laïcs derrière des rois.

L’image humble du Salvator Mundi s’est transformée en une image princière, appropriée pour le prestigieux commanditaire.


Arenberg Hours, 1460-65 Willem Vrelant Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 13 Getty Museumfol 13 Arenberg Hours, 1460-65 Willem Vrelant Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) fol 34 Getty Museumfol 34

Arenberg Hours, 1460-65, Willem Vrelant, Ms. Ludwig IX 8 (83.ML.104) Getty Museum

On trouve dans ce manuscrit de la main de Vrelant, à la même époque, les mêmes éléments mais dissociés dans deux images :

  • le Salvator Mundi avec son globe, debout dans un paysage moderne mais dont le texte nous indique qu’il s’agit de celui de la Genèse : « L’esprit de Dieu volait au dessus des eaux » ;
  • un Christ bénissant sous un édicule, avec son Livre (le texte est fictif).

La comparaison nous permet de saisir le caractère complexe de l’image de Valenciennes : elle fusionne l’image du Père Créateur et du Fils Docteur, en rajoutant la maxime VIA VERITAS VITA pour faire le lien avec l’Imitation de Jésus Christ.


Salvator Mundi entoure par la chretiente en priere Imitation de Jésus-Christ 1480 Valenciennes - BM - ms. 0230 f 066

Imitation de Jésus Christ, en-tête du Livre III
Attribué au Maître d’Edouard IV, 1480, BM de Valenciennes, MS 230 fol 66

L’idée dut plaire, puisqu’elle est imitée vingt ans plus tard pour Baudouin II de Lannoy, seigneur de Molembais, dans une Imitation de Jésus Christ passée aussi par la même famille de Croy.


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4 Dieu Créateur

La dernière signification du Christ sur le globe apparaît dans un tout autre contexte, mais sans doute pour la même raison graphique: libérer les mains pour autre chose.

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Debut qu quart livre BNF Francais 218 fol 44v. apres 1475
Livre des propriétés des choses, par Barthélemy l’Anglais, après 1475, BNF Francais 218 fol 44v.

Dans cette grande encyclopédie médiévale maintes fois recopiée, l’image ouvre le quatrième livre, consacré aux humeurs et qualités des Eléments. Bien que le texte ne parle pas du tout du Christ, c’est sa figure que le copiste a choisi pour illustrer « le corps humain, lequel est le plus noble entre ceux qui sont faits des éléments, et le plus noblement composé et ordonné comme propre instrument de l’âme raisonnable qui est députée à toutes les oeuvres tant naturelles que raisonnables. »

En ce dernier quart du XVème siècle, le Christ debout sur le globe est ainsi devenue, au moins pour un commanditaire lettré, l’image du Dieu aristotélicien, créant toutes choses à partir des quatre Eléments. Cette figuration reste cependant exceptionnelle, car on ne la retrouve pas dans les autres copies de l’ouvrage :

Debut du quart livre BNF Français 22534. vue 42

Début du quart livre, BNF Français 22534. vue 42

A titre d’exemple, voici la même image de garde selon la mode du début du siècle : quatre étudiants et quatre fioles symbolisent les Eléments.


Debut du quart livre BNF Francais 135 fol 91Début du quart livre, 1445-50,  , BNF Francais 135 fol 91 Debut du quart livre BNF editeur Pierre Farget 1518 vue 67Début du quart livre, 1518, BNF, éditeur Pierre Farget,  vue 67

On voit ici la distance entre une illustration personnalisée pour un riche commanditaire, et l’édition imprimée, normalisée pour être intelligible au plus grand nombre.



Une image chasse l’autre

Tout se passe comme si, en avançant dans le siècle, la large diffusion, par les gravures et les premiers livres imprimés, de l’image plus habituelle du Salvator Mundi avec le globe dans la main, avait marginalisé l’autre image, celle de « ‘Imitatio Christi avec le globe sous les pieds : l’expression « salvator mundi » n’apparaît d’ailleurs nulle part nulle part dans les textes qu’elle illustre, que ce soit l’Imitation de Jésus-Christ ou les Prières de Sainte Brigitte.


1487 Ludolfe Le Chartreux gravure du Maitre Virgo inter Virgines

Frontispice « Ego Sum Via Veritas et Vita »
Gravure du Maître de la Virgo inter Virgines, Edition imprimée en 1487 du « Boec van de leven ons heeren » de Ludolfe Le Chartreux

Cette gravure montre comment, à la fin du siècle, la figure du Salvator Mundi s’approprie la composition sous arcade, mise au point initialement pour illustrer l’Imitatio Christi.


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Cette suprématie de la formule « globe en main » est patente dans les éditions imprimées d’un autre best-seller de l’époque, un traité d’histoire universelle, le « Fasciculus temporum omnes antiquorum chronicas » de Werner Rolevinck (première édition sans image en 1475). La seule image que les éditions successives utilisent pour illustrer  l’époque du Christ,  est celle du Salvator Mundi, regravée à chaque fois, et qui est donc devenue à l’époque la manière standard de représenter le Christ.

Fasciculus temporum Rolevinck, Werner Venise, 1480 Erhardi Ratdolt fol 261480, éditeur Erhard Ratdolt, Venise, fol 26, Gallica Fasciculus temporum Rolevinck, Werner 1481 Wirtzburg, Henricus editeur vue 89 gallica1481, éditeur Henricus Wirtzburg, Rougement, vue 89

L’image de l’édition de Venise est faite à l’économie ; celle de Rougement ajoute les Apôtres et les Evangélistes autour du Christ tenant son globe. Cette polyvalence explique le succès de la formule du Salvator Mundi : son seul élément distinctif étant le globe tenu à main gauche, celui-ci, devenu un simple attribut de Jésus, peut être casé dans tous les contextes.


Fasciculus temporum Rolevinck, Werner Strassburg Johann Pruss, 1487 fol 371487, édition Johann Prüss, Strasbourg, fol 37 Fasciculus temporum Rolevinck, Werner 1495 fol 37 gallica1495, Arsenal, 4-H-685, fol 37, Gallica

A l’image minimaliste de l’édition de Strasbourg s’oppose l’exubérance de la version de 1495.

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Fasciculus temporum Rolevinck, Werner 1495 trad francais Pierre Farget, Geneve vue 83 gallica
1495, traduction en français, Pierre Farget, Genève, vue 83, Gallica

La même année, l’édition en français utilise à la même place une image de l’Ascension : ce qui semble montrer que la popularité du Salvator Mundi à l’époque se limitait aux pays germaniques.


Fasciculus_ temporum_omnes_antiquorum_chronicas Rolevinck_Werner 1484 ed Erhard Ratdolt (Venetiis) p 2

1484, edition Erhard Ratdolt (Venise), p 2, gallica

Une seule édition, celle de 1484,  comporte une seconde page illustrée, composée de trois parties :

  • le Christ debout flottant au dessus du globe,
  • une porte qui donne accès à la « Vérité hébraïque », au centre du cercle du Monde que le double-sens du mot Domo désigne à la fois comme une maison, et comme un objet de domination (« je dompte ») ;
  • et en symétrique le cercle de la Terre, avec Jérusalem au centre et l’Asie, l’Europe et l’Afrique attribuées aux trois fils de Noé : Sem, Japhet et Cham.

Le terme de « restauratio » exprime l’idée que l’action du Christ permet de revenir à l’état pré-adamique.

La figure du Christ debout sur le globe était donc, en 1484, réservée à l’illustration de son rôle de maître et réorganisateur, du Cosmos en général, et de la Terre en particulier.



En synthèse

Salvator Mundi Chronologie schema
La formule de Dieu debout et tenant un globe en main apparaît aux Pays-Bas au tout début du XVème siècle, soit pour illustrer Dieu créateur du monde, soit comme image de piété montrant un Christ divin, mais accompagnant l’homme pour lui montrer la voie..

La formule de Dieu debout sur un globe, née elle-aussi aux Pays-Bas, a également les deux significations de Créateur et de Guide, mais avec la notion de majesté et de domination qu’implique la position en hauteur. D’où une contradiction avec la demande du public : avoir un Christ non pas les pieds sur la Terre, mais les pieds sur terre.

Aussi cette formule ne dure que peu de temps et disparaît sous la double concurrence :

  • des Salvator Mundi imprimés, qui figent le globe dans sa version « attribut » ;
  • des Salvator Mundi en demi-figure, qui nécessitent par nature que le globe soit tenu en main.

Pour compléter cette chronologie du Salvator Mundi, il nous manque encore deux jalons : c’est chez Van Eyck que nous allons les trouver.

Article suivant : 8 Van Eyck et la Majesté de Dieu

Références :
[00] Lech Kalinowski « Salomon et la Sagesse. Remarques sur l’iconographie de la Création du monde dans les Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe du Musée Condé à Chantilly » Artibus et Historiae, Vol. 20, No. 39 (1999), pp. 9-26 (18 pages) https://www.jstor.org/stable/1483572
[0] The Robert Lehman Collection. Vol. IV Illuminations p 69 https://archive.org/details/TheRobertLehmanCollectionVol4Illuminations/page/n69/mode/2up
[0a] Stella Panayotova ‘Masters’ Secrets’, in COLOUR: The Art and Science of Illuminated Manuscripts, ed. S. Panayotova, London and Turnhout: Harvey Miller / Brepols, 2016, p 119-161
https://www.academia.edu/29535928/Masters_Secrets_in_COLOUR_The_Art_and_Science_of_Illuminated_Manuscripts_ed_S_Panayotova_London_and_Turnhout_Harvey_Miller_Brepols_2016_119_161
[1] Marta O. Renger, « The Wiesbaden Drawings », Master Drawings, Vol. 25, No. 4 (Winter, 1987), pp. 390-410+444-465 https://www.jstor.org/stable/1553844
[2] Selon [0], les exemples sont :

  • 1405-10 : miniature de Hermann Scheere dans BL Add MS 16998
  • 1460 ca : Fitzwilliam MS 52 fol 2
  • Meermanno westreenianum MS 10.I.11 fol 15 (avec globe)
  • Mayer MS 12009

Voir également Nicholas Rogers, “About the 15 ‘O’s, the Brigittines and Syon Abbey”, St Ansgar’s Bulletin, N°80, 1984, p 29-30
http://www.saintansgars.com/download/pdf/1984%20-%20Bulletin%20No.%2080.pdf

6 Le globe dans le Jugement dernier

11 juin 2020

Parallèlement aux Majestas Dei, une autre iconographie se développe à partir de l’époque romane autour du Christ trônant : celle du Jugement dernier.

Article précédent : 5 Dieu sur le globe : l’âge d’or des Majestas

Epoque romane


Le Christ Juge

Christ Tympan Conques
Tympan de l’église de Conques, détail

Ici le Christ porte ici dans son auréole les deux titres qu’il y assume : REX (ROI, en majuscules sur le chrisme) et JUDEX (JUGE, en cursives dans les intervalles).



Tympan de Conques Colorise

Tympan de l’église de Conques, colorisé, XIIème siècle

Le Tétramorphe disparaît, au profit d’une multitude de scènes mettant en scène à la gauche du Christ les Damnés, à sa droite les Elus. Toute cette imagerie se développe à partir d’un court passage de l’Apocalypse :

« Puis je vis un grand trône éclatant de lumière et Celui qui était assis dessus; devant sa face la terre et le ciel s’enfuirent et il ne fut plus trouvé de place pour eux. Et je vis les morts, grands et petits, debout devant le trône. Des livres furent ouverts; on ouvrit encore un autre livre, qui est le livre de la vie; et les morts furent jugés, d’après ce qui était écrit dans ces livres, selon leurs oeuvres. » Apocalypse 20:11-12

On voit bien dans le tympan  le livre porté par un ange, sur lequel est écrit : « le Livre de Vie est scellé » (Signatur liber Vitae).


Le Christ plaignant

Ostension des plaies 1150 ca Augustin Enarrationes in Psalmos Douai - BM - ms. 0250 f02v
Ostension des plaies, vers 1150, St Augustin, Enarrationes in Psalmos, Douai – BM – ms. 0250 f02v

L’iconographie du Christ montrant ses plaies, entouré des instruments de la Passion, apparaît à la même époque.


Jugement Dernier, Psautier, use of Westminster, 1101-1200,BnF, Latin 10433, f.9r gallica

Jugement Dernier, Psautier à l’usage de Westminster, 1101-1200, BnF, Latin 10433, f.9r Gallica

Elle se combine ici avec celle du Jugement dernier, dans cette image tout à fait exceptionnelle d’un Christ debout. L’artiste a ajouté aux deux pointes de la mandorle un compartiment trilobé, contenant en quelque sorte les tenants et aboutissants de l’affaire :

  • en bas la scène du Péché originel : la Chute
  • en haut un ange portant la couronne d’épines transformée en couronne royale : la Rédemption.

Si le Christ touche du bout des orteils le trilobe inférieur, ce n’est pas pour prendre appui sur lui : ce contact visuel sert à faciliter la lecture de l’image, de la même manière que les deux banderoles verticales dépassent de la mandorle pour contacter ceux à qui elles s’adressent : les Elus et les Damnés.

Nous ne nous attarderons pas sur l’époque romane, où le motif du globe sous les pieds n’apparaît jamais dans les Jugements derniers, alors qu’il est courant dans les Majestas (voir 5 L’âge d’or des Majestas ).


Epoque gothique


Bourges_-_Cathedrale_Verriere du Jugement dernier 1200-1215

Verrière du Jugement dernier, 1200-1215, Cathédrale de Bourges,

A l’époque gothique, c’est l’image du Christ plaignant, entouré d’anges portant les instruments de la Passion, qui devient dominante.



Bourges_-_Cathedrale_Verriere du Jugement dernier 1200-1215 bas
En dessous encore on retrouve l’imagerie habituelle du Jugement Dernier

Portail_du_Jugement_Dernier 1220-30 _Cathedrale_Notre-Dame ParisPortail du Jugement dernier, 1220-30, Cathédrale Notre-Dame, Paris Portail-droit-de-la-facade-occidentale-de-la-cathedrale-St Etienne d'Auxerre XIIIemePortail du Jugement dernier, XIIIème siècle, Cathédrale-St Etienne, Auxerre

A Notre Dame, le Christ montrant ses plaies, entre Marie et Saint Jean l’Evangéliste, pose les pieds sur une calotte contenant la Jérusalem céleste ; celle-ci, dans le texte de l’Apocalypse, apparaît juste après le Jugement Dernier :

« Et je vis un nouveau ciel et une nouvelle terre ; car le premier ciel et la première terre avaient disparu, 2 et il n’y avait plus de mer. Et je vis descendre du ciel, d’auprès de Dieu, la ville sainte, une Jérusalem nouvelle«  ,Apocalypse 21:1

Le portail du Jugement dernier d’Auxerre malheureusement très abîmé, suivait probablement le modèle de celui de Notre Dame. Le globe est entre les pieds et porté par deux Anges, tout comme les anges du registre inférieur portent deux à deux dans des linges les âmes des Elus. Sans doute représente-t-il cette terre devenue céleste, le nouveau ciel et la nouvelle terre, dont parle le texte.


1280-1295 Joel predisant le Jugement dernier Reims, BM, 0044 (A. 016) f 178
Joël prédisant le Jugement dernier
Bible, 1280-1295, Reims, BM 0044 (A. 016) f 178

Cette idée d’une « terre céleste » n’a guère été exploitée : peut être en trouve-t-on une trace ici, dans ce globe doré posé non pas sous les pieds, puni, mais sur l’escabeau divin, sauvé de la bête à la gueule vorace.

Deesis 1260-1270, France, Ivory diptych, The Cloister
Couronnement de la Vierge et Jugement dernier, 1260-1270, France, diptyque en ivoire, The Cloister, New York

Ce diptyque est composé d’une manière très ingénieuse : le panneau droit montre un Jugement dernier avec la Déesis à l’étage et, sous la triple voûte, les morts réveillés de leur tombe et les Damnés à la bouche de l’Enfer. La scène se poursuit dans le panneau gauche avec les Elus au sous-sol et une échelle qui leur permet de monter au paradis contempler le couronnement de Marie.

L’artiste a choisi des arcs en plein-cintre en bas, et des ogives en haut ; mais pas dans l’idée d’évoquer sous les pieds du Christ une sorte de globe : l’intention est simplement ici de représenter le lieu des prévenus comme un sorte de crypte romane, et le lieu des saints personnages comme une église gothique.

Diptyque Nativite Jugement dernier 1280-1300 Louvre

Diptyque Nativité et Jugement dernier, 1280-1300, Louvre

Le volet droit de ce diptyque a une composition très similaire, avec la Résurrection des morts sous les pieds du Christ.


Missel à l’usage des frères mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757, fol 162r.

Missel à l’usage des frères mineurs, Lombardie, 1388, Gallica BNF ms. lat. 757, fol 162r

A la toute fin du gothique, cette Résurrection des morts italienne en rajoute dans le grand guignol :

  • croix avec ses clous sanguinolents et lance qui crève le cadre ;
  • Marie qui se tord les seins pour montrer sa douleur de mère ;
  • Jean Baptiste qui offre sa tête coupée ;
  • arbre de sang qui perce en bas la mandorle pour aller colorier le cadre.

Il est clair que la vision doloriste tire l’image vers le Fils et contrarie l’apparition du globe, attribut du Père tout puissant.


Un schéma de lecture (SCOOP !)

Jugement dernier 1250 Psautier Beaune - BM - ms. 0039Jugement dernier, 1250, Psautier, BM de Beaune ms. 0039 Carrow Psalter 1250 ca W.34.30V Walters Art MuseumCarrow Psalter, vers 1250, W.34.30V Walters Art Museum, Baltimore

Néanmoins le globe terrestre, sous sa forme T dans l’O, apparaît sporadiquement sous les pieds du Seigneur, que celui-ci soit assis sur un trône ou sur l’arc en ciel. 

Dans ces deux images, on en comprend facilement la raison, non pas théologique mais graphique :

Jugement dernier 1250 Psautier Beaune schema

la forme du T, à l’envers ou à l’endroit, correspond à la structure de l’image, la barre verticale séparant les Elus et les Damnés.


Les Apocalypses anglo-normandes

Dans les grands manuscrits de l’Apocalypse qui fleurissent entre 1240 et 1300 (voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes), le globe semble avant tout une convention d’atelier :

  • soit il ne figure dans aucune image ;
  • soit il apparaît uniquement dans la main de Dieu ;
  • soit il apparaît uniquement sous ses pieds.


Les images où il apparaît sont celles où s’exprime sa Toute-Puissance :

Apocalypse, Angleterre et France, Londres, 1255-60, MS M.524 fol. 1v, Morgan LibraryApocalypse Morgan, Angleterre et France, Londres, 1255-60, MS M.524 fol. 1v, Morgan Library 1300-25 Royal MS 19 B XV 6r1300-25, Royal MS 19 B XV 6r

La scène où l’on trouve le plus fréquemment des globes, dans les deux configurations, est celle qui ressemble le plus à une Majestas : la Cour céleste avec les vingt quatre vieillards.


1275-1300 BNF Lat 14410 fol 811275-1300, BNF Lat 14410 fol 81 Abingdon Apocalypse, England 1275-1300 BL Add MS 42555, f. 77v.Apocalypse Abingdon , Angleterre, 1275-1300, BL Add MS 42555, f. 77v.

On rencontre également les deux configurations dans la scène du Jugement Dernier, qui n’apparaît que dans quelques manuscrits.


Apocalypse, Angleterre et France, Londres, 1255-60, MS M.524 fol. 21r, Morgan Library.Apocalypse, Angleterre et France, Londres, 1255-60, MS M.524 fol. 21r, Morgan Library 1275-1300 BNF Latin 14410 BNF Lat 14410 fol 801275-1300 BNF Latin 14410 BNF Lat 14410 fol 80

Un cas particulier est l’image illustrant le Fleuve de Vie :

« Et il me montra un fleuve d’eau de la vie, limpide comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l’agneau. » Apocalypse 22:1-5

L’iconographie courante fait sortir le fleuve de sous le trône, qu’un globe soit présent ou pas sous les pieds. Mais dans la version Morgan, l’enlumineur a eu l’idée de le brancher sur le globe.


1250-1300 BL Add MS 35166 fol 6v Agneau prend livreL’Agneau reçoit le livre fermé, fol 6v (Apocalypse 5,7) 1250-1300 BL Add MS 35166 fol 10v Agneau rend le livre ouvertL’agneau rend le livre ouver, fol 10v (Apocalypse (Apocalypse 7,10-12)

1250-1300, British Library Add MS 35166

Une autre subtilité se trouve dans le manuscrit Add MS 35166, particulièrement riche en globes sous les pieds. Ces deux miniatures encadrent celles concernant l’ouverture des sept sceaux, qui s’accompagnent de multiples calamités sur la Terre.


1250-1300 BL Add MS 35166 fol 11r Les enges prennent les 7 trompettes

Les anges prennent les sept trompettes, fol 11r (Apocalypse 8,2)

A la page d’en face, le globe a retrouvé sa forme normale sous les pieds de Dieu, comme partout dans le livre.



1250-1300 BL Add MS 35166 fol 10v Agneau rend le livre ouvert detail
Le globe du folio 10v n’est pas pas foulé aux pieds et laisse voir le ciel, la terre et l’arche de Noé flottant sur la mer. Je pense que cette représentation unique traduit le fait que nous situons à une accalmie dans le récit, avant les catastrophes durant lesquelles seuls les Serviteurs de Dieu seront sauvés :

« Et je vis un autre ange qui montait du côté où le soleil se lève, tenant le sceau du Dieu vivant, et il cria d’une voix forte aux quatre anges à qui il avait été donné de nuire à la terre et à la mer, en ces termes : «  Ne faites point de mal à la terre, ni à la mer, ni aux arbres, jusqu’à ce que nous ayons marqué du sceau, sur le front, les serviteurs de notre Dieu. » (Apocalypse 7,2-3)



La percée du globe au XVème siècle

De l’Apocalypse au Jugement Dernier

L’image du Jugement Dernier dérive du texte de l’Apocalyse, mais en condense plusieurs passages. Un extraordinaire manuscrit de l’Apocalyse en néerlandais va nous aider à comprendre la formation de cette image composite :

Apocalipsis in dietsche 1400-50 BNF Ms. Neerlandais 3 fol 5r

Le trône de Dieu et la cour céleste
Apocalipsis in dietsche, 1400-50, BNF Ms. Neerlandais 3 fol 5r

Cette image de Dieu trônant au milieu des vingt-quatre vieillards a pour intérêt d’illustrer littéralement le début du texte :

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette qui me parlait, dit « Monte ici, et je te montrerai ce qui doit arriver dans la suite.  » Aussitôt je fus ravi en esprit; et voici qu’un trône était dressé dans le ciel, et sur ce trône quelqu’un était assis «  Apocalypse 4,1-2

De manière très originale, le miniaturiste a imaginé deux anges, celui de gauche vu de face pour illustrer « monte ici », celui du centre vu de dos pour « une porte était ouverte dans le ciel ». Il ne faut donc pas voir ici une mandorle-capsule qu’il soutiendrait à bout de bras, mais bien une mandorle-boutonnière qu’il entrouvre dans le tissu du ciel.


Apocalipsis in dietsche 1400-50 BNF Ms. Neerlandais 3 fol 5r detail globe

Sur le bas de cette mandorle est posée l’auréole de l’ange, derrière sa tête renversée. De la même taille, mais à l’intérieur de la mandorle,  un globe gris de même taille est posé non sous les pieds de Dieu mais sous son manteau. Il est extraordinaire par sa couleur, mais aussi par sa  dissymétrie, avec ce demi équateur et ce demi méridien, qui ne correspondent à rien de connu. Il s’agit peut-être encore ici d’une préciosité graphique indiquant comment lire l’image, avec sur la gauche la plateforme sur laquelle Jean peut se jucher.

Mais je pense que ce matériau sale, à côté de l’or de l’auréole, et ce tracé interrompu servent à montrer que ce globe est une terre fautive, dégrossie mais pas sanctifiée comme elle le deviendra à l’issue du Jugement.


Apocalipsis in dietsche 1400 -50 BNF Ms. Neerlandais 3 fol 18r

Le jugement dernier
Apocalipsis in dietsche, 1400-50, BNF Ms. Neerlandais 3 fol 18r

Dans le même manuscrit, cette image illustre le Jugement dernier tel que décrit dans Apocalypse 20:1-15 :
en bas à gauche Satan enchaîné pour mille ans, en bas à droite le retour temporaire de Satan et la lutte de Gog et Magog, et en haut les âmes en train d’être choisies pour participer au règne de mille ans :

« Puis je vis, des trônes, où s’assirent des personnes à qui le pouvoir de juger fut donné, et je vis les âmes de ceux qui avaient été décapités à cause du témoignage de Jésus et à cause de la parole de Dieu, et ceux qui n’avaient point adoré la bête ni son image, et qui n’avaient pas reçu sa marque sur leur front et sur leur main. Ils eurent la vie, et régnèrent avec le Christ pendant [les] mille ans. Mais les autres morts n’eurent point la vie, jusqu’à ce que les mille ans fussent écoulés. – C’est la première résurrection ! » Apocalypse 20,4-5

On voit que revenir au texte de l’Apocalypse éloigne singulièrement des représentations binaires habituelles. A noter que l’artiste a conservé, en haut, un Jugement dernier classique, avec la déesis (qui n’est pas mentionnée dans le texte), et le double arc-en-ciel servant de trône et d’escabeau.


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Un autre manuscrit d’exception va nous fournir un jalon quant à la floraison des globes terrestres dans les Jugements Derniers.

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Tres Riches Heures du Duc de Berry 1411-16 Musee Conde MS 65 F34fol 34 Tres Riches Heures du Duc de Berry 1411-16 Musee Conde MS 65 F34vfol 34v

Très Riches Heures du Duc de Berry, 1410-13, Musée Condé MS 65 [0]  

Ce manuscrit divise le thème en deux images, au recto et au verso de la même page : l’une montre le Jugement avec l’intercession de la déesis, et l’autre les Ames sortant du sol. Or l’ordre chronologique est inverse : les âmes doivent s’abord ressusciter avant de pouvoir être jugées.

Cette inversion s’explique par le fait que les deux images n’ont pas été choisies pour illustrer le texte de l’Apocalypse mais, en recyclant l’imagerie du Jugement dernier, pour servir d’ouverture à deux psaumes consécutifs :

  • le psaume 96, qui insiste sur le Dieu du jugement :

« Prosternez vous devant Yahweh… Que les cieux se réjouissent et que la terre soit dans l’allégresse! Que la mer s’agite avec tout ce qu’elle contient! Que la campagne s’égaie avec tout ce qu’elle renferme, que tous les arbres des forêts poussent des cris de joie devant Yahweh , car il vient! Car il vient pour juger la terre; il jugera le monde avec justice, et les peuples selon sa fidélité.

  • le psaume 97, qui proclame sa Toute-puissance :

« Yahweh est roi… La nuée et l’ombre l’environnent, la justice et l’équité sont la base de son trône. Le feu s’avance devant lui, et dévore à l’entour ses adversaires. Ses éclairs illuminent le monde; la terre le voit et tremble.« 



Tres Riches Heures du Duc de Berry 1411-16 Musee Conde MS 65 F34 detail
Ainsi le globe terrestre dans la première image illustre « Car il vient pour juger la terre », avec cette image très forte des goutte de sang qui la restaurent dans sa blancheur. Le trône fait de nuées illustre « la nuée et l’ombre l’environnent » tandis que les âmes sortant de la terre traduisent « la terre le voit et tremble ».


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La standardisation du Jugement dernier :

dans La Cité de Dieu, de Saint Augustin

Les manuscrits de La Cité de Dieu, de Saint Augustin, comportent souvent au début une image synoptique laissée à la liberté du copiste, et illustrant les thèmes principaux du Livre : les deux cités (terreste et céleste) ou le Jugement Dernier.


La cite de Dieu scriptorium d'Olomouc avant 1150 Prag, Hradschin
La Cité de Dieu, scriptorium d’Olomouc avant 1150, Château de Prague

En style roman, un Dieu trinitaire apparaît, au centre de sa Cité, dans une mandorle à deux arcs, portant les médaillons de l’Agneau (le Fils) et de la Colombe (L’Esprit Saint).


1375-77 augustinus de civitate dei BNF Francais 22912, fol. 2v, Jugement Dernier
Augustinus, De civitate dei, Maître du Couronnement de Charles VI 1375-77, BNF Francais 22912, fol. 2v,

Cette composition de la fin de la période gothique se divise en trois registres :

  • en bas l’Enfer et la pesée des Ames ;
  • au centre les trois religions (païens, chrétiens et juifs)
  • en haut, la Cité de Dieu, avec Dieu assis sur l’arc-en-ciel entre la Vierge et Saint Jean l’Evangéliste, le pied droit sur le soleil et le gauche sur la lune.

1375-1400 augustinus de civitate dei BNF Francais 171, fol. 315v, Jugement Dernier

Augustinus de civitate dei, 1375-1400 , BNF Francais 171, fol. 315v

Ce manuscrit de la même époque ne comporte pas d’image synoptique. Mais dans celle du Jugement dernier, on retrouve la même image des deux luminaires sous les pieds.

Or il n’y a rien dans le texte d’Augustin qui puisse expliquer cette étrange iconographie (sinon au Livre X chapitre II, une reprise de l’opinion de Plotin selon laquelle « Dieu est le soleil, et l’âme, la lune »).

C’est plutôt dans la Femme de l’Apocalypse qu’il faut chercher la source de cette figuration : « enveloppée par le soleil, couronnée d’étoiles et la lune sous ses pieds », attaquée par le Dragon, et sauvée par les anges, elle est en général interprétée comme étant l’Eglise.


1375-1400 augustinus de civitate dei BNF Francais 171, fol. 315v, Jugement Dernier detail
La seconde figuration en particulier nous montre un Christ dont les cinq plaies étoilées complètent le soleil et la lune, comme un planétaire au complet.

Il semblerait donc que, dans ces deux figurations « intellectuelles » de Dieu, le remplacement sous ses pieds du globe  par le Soleil et la Lune signifie la domination du Christ sur les deux mondes , spirituel et temporel ; et par là sur les deux Cités.


1400-05 Jacquemart de Hesdin augustinus de civitate dei BNF Francais fol 3r , Jugement Dernier

Augustinu,s de civitate dei, Jacquemart de Hesdin, 1400-05, BNF Francais fol 3r

A peine quelques années plus tard, Jacquemart de Hesdin prend pour image synoptique la figuration « moderne » du Jugement dernier, qui va dominer tout le siècle.



Jugement Dernier, entete chapitre XX de La Cite de Dieu, 1450 ca Strasbourg, Bibliotheque nationale et universitaire, ms 0523, fol 259v

Jugement Dernier, entête du chapitre XX de La Cite de Dieu, vers 1450, Strasbourg, Bibliothèque nationale et universitaire, ms 0523 fol 259v

L’enlumineur s’est ici attaché à montrer que le double arc en ciel n’est pas posé sur la terre, mais en quelque sorte scellé dans le ciel par des nuages : le Christ est donc gigantesque, et à l’arrière des collines.



Jugement Dernier, entete chapitre XX de La Cite de Dieu, 1450 ca Strasbourg, Bibliotheque nationale et universitaire, ms 0523, fol 259v detail
A l’inverse, le globe superfétatoire frôle dangereusement l’âme masculine aux bras levés : son rajout permet donc de cultiver une forme d’ambiguïté visuelle sur la taille et la position du Christ.


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La standardisation du Jugement dernier :

dans Les livres d’Heures

Bedford Hours 1410-30 Last_Judgement_(detail)_-_British_Library_Add_MS_18850_f157r

Bedford Hours, 1410-30, British Library Add MS 18850 157r

Dans les Livres d’Heures, les figurations les plus riches montrent la scène complète en deux niveaux :

  • en haut le Paradis avec les Elus,
  • en bas l’Enfer avec les Damnés.


Master of the Harvard Hannibal 1420–1430 Ms. 19 (86.ML.481), fol. 169 Getty MuseumMaster of the Harvard Hannibal, 1420–1430, Ms. 19 (86.ML.481), fol. 169, Getty Museum. Book of Hours France, Paris, ca. 1420 MS M.1000 fol. 235v MorganLivre d’Heures, France, Paris, ca. 1420 MS M.1000 fol. 235v, Morgan Library.

La plupart des images se limitent aux âmes sortant de la terre, avec comme escabeau soit l’arc-en-ciel soit le globe


Last Judgment. Belgium, possibly Tournai, ca. 1440 MS M.357. Fol. 317r Morgan LibraryLivre d’heures, Belgique, vers 1440, MS-M.357 Fol. 317r, Morgan-Library Book of Hours France, Paris, ca. 1417 MS M.455 fol. 166v Morgan LibraryLivre d’heures, France, Paris, vers 1417, MS M.455 fol. 166v, Morgan Library

Le globe terrestre prend de multiples formes : blanc ou doré doré avec le T dans l’O, ou bien en cristal comme à droite.


Book of Hours France, ca. 1400 MS M.264 fol. 143v Morgan Library

Livre d’heures, France, vers 1400, MS M.264 fol. 143v, Morgan Library

Ici le véhicule complet, arc-en-ciel et globe, a atterri entre deux arbres.


Speculum humanae salvationis 1415 -1425, Kanonie sv. Petra a Pavla 80, fol. 44v haut

Speculum humanae salvationis, 1415 -1425, Kanonie sv. Petra a Pavla 80, fol. 44v.

Dans ce cas très rare, seul le globe cruciforme est posé sur la terre. Il ne s’agit pas d’un motif transitoire avant la formule standard du globe en lévitation sous les pieds du Christ, mais au contraire d’une variation délibérée par rapport au standard largement établi : le globe vient d’atterrir en avant-garde en déployant sa croix, un peu comme une sonde martienne son antenne.



Heures de Catherine de Cleves 1440 ca MSS M.917945, p. 28–f 151r Morgan Library

Heures de Catherine de Cleves, vers 1440 MSS M.917945, p. 28–f 151r, Morgan Library

Un artiste de haut niveau, le Maître des Heures de Catherine de Clèves, développe la même idée : le module vient de se poser sur une île rocheuse, débusquant le diablotin qui s’y abritait.


Ven der Weyden 1443-52 Retable de Beaune

Retable du Jugement Dernier
Van der Weyden, 1443-52, Hospices de Beaune

L’apogée de cet engouement pour le globe est sans conteste le Jugement Dernier de Van der Weyden, qui exploite à plein le contraste entre la transparence irisée de l’arc traversé par la lumière céleste, et l’opacité de la boule, où se reflète la lumière naturelle d’une fenêtre bien terrestre.

Même paré de blancheur ou transfiguré par la dorure, le globe terrestre aux pieds du Christ des Jugements derniers a toujours une connotation négative, au plus près des blessures que les hommes lui ont infligées.



En aparté : la figuration de la Terre au XVème siècle

Depuis l’époque romane (voir 5 Dieu sur le globe : l’âge d’or des Majestas), la figuration de la Terre comme escabeau sous les pieds du Christ oscille entre la forme aérienne (arc-en-ciel) et la forme planétaire : mais il ne s’agit tout au plus que de rendre transparent ou opaque un petit secteur de disque inscrit au bas de la mandorle.

Au XVème siècle, dans les Jugements derniers, la formule du globe supplante totalement celle de l’arc-en-ciel, pourtant plus spectaculaire graphiquement : voir par exemple ce manuscrit tchèque où, pour faire bonne mesure, il est même tripliqué :

1441 Praha, Knihovna Narodního muzea, XVIII.B.18 f. 540v

1441, Prague, Knihovna Narodního muzea, XVIII.B.18 f. 540v


L’impact des Grandes découvertes ?

On pourrait imaginer que cette préférence pour le globe est liée aux Grandes découvertes qui sont la marque de ce siècle.


1025px-Ebstorfer-stich2Carte d’Ebstorf, vers 1300 Habitabilis_Nostre_TabulaHabitabilis Nostre Tabula orbis tabula in Ptolemaei projectione prima, 1478

Cependant, même au coeur du Moyen-Age, on n’avait jamais oublié la découverte par les Grecs que la Terre est sphérique [1]. Certes la traduction en latin de la Géographie de Ptolémée, en 1406, a relancé l’intérêt pour la cartographie et pour la question des projections de la sphère sur une carte (Ptolémée en propose trois). Mais ceci ferait plutôt perdre l’image simple qu’une Terre sphérique se représente par une forme circulaire.

De même, l’essor des grandes explorations maritimes concerne au XVème siècle le Portugal et l’Espagne : pas de raison donc pour que les Français ou les Flamands aient été particulièrement passionnés par l’image d’une planète ronde.


Une raison esthétique

Heures de Guillaume Jouvenel des Ursins 1445-50 maitre de dunois (atelier)BNF NAL 3226, fol. 48
Heures de Guillaume Jouvenel des Ursins, atelier du Maître de Dunois, 1445-50, BNF NAL 3226, fol. 48

Ce Jugement dernier est un des rares qui tente de cumuler la formule de la mandorle et celle du globe, ce qui crée un encombrement formel et un manque de lisibilité.

Je pense que la principale raison de la victoire du globe dans les Jugements derniers est purement esthétique, et résulte de la suppression de la mandorle archaïque : plus de raison dès lors de se limiter à un arc ou à un demi-cercle, alors que le globe intégral permet des variations multiples : uni, marqué du T dans l’O, ou transparent comme un cristal.



La question de s’y tenir debout, plutôt que d’y reposer simplement les pieds, reste, comme nous allons le voir, une autre paire de manches…

En complément : – Le Jugement dernier dans le Speculum humanae salvationis

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Références :