L'âge classique : pendants formels

15 février 2020

 Ces pendants privilégient la symétrie formelle, peu importe le sujet.

 Sujets divers : Pays-Bas

Hendrick Sorgh 1654 THE FISHMARKET Gemaldemuseum KasselLe Marché aux poissons Gemaeldegalerie Alte MeisterLe Marché aux légumes

Hendrick Sorgh, 1654, Gemäldemuseum, Kassel (40,1 x 30,5 cm)

On suppose, sans certitude, que le pendant prend prétexte des deux types de marchés pour montrer deux vues de Rotterdam, vers le port et vers la cité. Sorgh a décliné plusieurs fois le sujet des marchés.

 

Sorgh 1650-70 Marche aux poissons Rijksmuseum 47,5 cm × 65Le Marché aux poissons, Rijksmuseum, Amsterdam (65. x 47,5 cm) Sorgh 1650-70 Marche aux volailles a Rotterdam Musee BA de Bale 49,5 x 65 cmLe Marché aux volailles à Rotterdam, Musée des Beaux Arts de Bâle (65 x 49,5 cm)

Sorgh, 1650-70

On ne sait a si ces deux variantes très proches constituaient elles-aussi des pendants.

 

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Netscher la_lecon_de_chant 1664 LouvreLa Leçon de chant Netscher la_lecon_de_basse_de_viole 1664 LouvreLa Leçon de basse de viole

Netscher, 1664, Louvre, Paris

En ce temps où les pendants constituaient encore une nouveauté visuelle, le caractère systématique et didactique de celui-ci  lui confère un côté candide. Malgré les efforts de l’artiste pour perturber la symétrie, nous voyons bien que chacun se compose d’une musicienne assise, en robe blanche, entourée par un maître de musique en habit noir et par un tiers, grande soeur ou petit frère.

Non content d’opposer le Chant à la Musique instrumentale, nous avons pour le même prix l’Extérieur et  l’Intérieur, la Sculpture et  la Peinture et , de manière plus discrète, l’Eté et l’Hiver :

  • à gauche des verres sont posés à terre dans le rafraîchissoir, des pêches et des raisins sur la table ;
  • à droite, le pied gauche de la musicienne est posé sur une chaufferette.



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Samuel van Hoogstraten, 1660 - 1678 The Anemic Lady RikjsmuseumLa dame anémique, Rijksmuseum Samuel van Hoogstraten Two_Women_by_a_Cradle_The Quadrangle , Springfield Museum of Arts WGA11722Deux femmes près d’un berceau, The Quadrangle, Springfield Museum of Arts

Samuel van Hoogstraten, 1670

Ce pendant très inhabituel a été expliqué par Wayne E. Franits [1] : je résume ici son analyse, plus quelques compléments sur le rôle comparé des deux trios, et sur la symbolique des objets (sur l’art consommé d’Hoogstraten pour faire parler les décors, voir 2.2 Le Corridor : scène à quatre).


La dame anémique

Elle n’a pas fait venir le docteur dans l’espérance d’être enceinte, comme certains l’ont proposé. E. Petterson [2] a montré que la visite du docteur à une femme visiblement anémiée sous-entend que celle-ci souffre de « fureur utérine » : les médecins de l’époque pensaient qu’en l’absence de grossesse, cet organe devenait dévorant, au détriment des organes vitaux.


Samuel van Hoogstraten, 1660 - 1678 The Anemic Lady Rikjsmuseum detail femme Samuel van Hoogstraten, 1660 - 1678 The Anemic Lady Rikjsmuseum detail chat

Comme le note Wayne E. Franits , Hoogstraten a multiplié les indices en faveur de cette lecture : les doigts contractés de la patiente, sa posture analogue à celle du chat jouant avec la souris – figure habituelle de la libido féminine exacerbée (voir Pauvre Minet).



Samuel van Hoogstraten, 1660 - 1678 The Anemic Lady Rikjsmuseum detail tableaux
Ajoutons que l’oeil-de-boeuf dévoilé (impudeur) et barré (infertilité), qui donne sur un corridor décoré de tableaux galants, va dans le sens d’une lubricité ne trouvant pas d’exutoire. A contrario le tableau de l’arrière-salle – un fragment de l’Ecole d’Athènes de Raphaël, au dessus d’une cheminée éteinte – invoque l’état d’esprit de sagesse, de piété et de désir maîtrisé qu’elle est bien incapable d’atteindre.


Deux femmes près d’un berceau (SCOOP !)

Le trio formé par le médecin, le mari, et patiente – celui qui sait, celui qui aime et celle qui a besoin d’aide – est remplacé par un trio équivalent, mais aux sexes inversés : la compagne plus âgée, la mère et l’enfant.

La fenêtre garnie d’un bouquet, la pièce arrière tapissée d’un luxueux cuir de Cordoue doré, et le berceau débordant de fourrures sont autant d’images d’un utérus comblé, opulent et douillet.


La logique du pendant

Laissons la conclusion à Wayne E. Franits :

« Si « La visite du docteur » représente l’utérus enflammé, alors « Deux femmes près d’un berceau » représente l’utérus rétabli par la grossesse et par l’enfantement« .


 Sujets divers : Italie

Manfredi 1614-16 Soldats jouant aux cartes FlorenceSoldats jouant aux cartes (pratiquement détruit lors de l’attentat à la bombe de 1993) Manfredi 1614-16 A Concert Offices FlorenceUn Concert

Manfredi, 1614-16 Offices, Florence

Les deux composition sont construites en parallèle :

  • au centre, la table avec la partition ou le jeu de cartes ;
  • de part et d’autre, un groupe de trois plus un personnages impliqués dans le jeu : musiciens (violoniste, luthiste, chanteur en face du flûtiste) ou joueurs de carte (celui qui est assis sur la table est probablement un tricheur) ;
  • à droite, deux personnages debout, qui ne jouent pas.

Le très mauvais état des deux tableaux empêche d’aller plus loin dans la compréhension des deux scènes, mais il est douteux que le pendant repose sur autre chose que sur ces correspondances purement formelles.



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boncori-1675 joueurs cartes Chrysler Museum of Art, NorfolkJoueurs de cartes boncori-1675 musiciens Chrysler Museum of Art, NorfolkGroupe de musiciens

Boncori, 1675, Chrysler Museum of Art, Norfolk

A gauche, dans un bouge, le jeune homme en velours rouge croit tenir la carte gagnante pendant qu’une fille lui soutire sa bourse (sur ce thème, voir Vol simple, vol en réunion).

A droite, dans un extérieur noble, de  jeunes musiciens  jouent ensemble,  sous l’égide d’une statue de Pan avec sa flûte.

On compte une femme et quatre hommes de chaque côté (en incluant  la statue), dans des attitudes très symétriques :

  • les deux joueurs de cartes du premier plan font écho au luthiste et au  contrebassiste (ils ont d’ailleurs les mêmes pantoufles rouge et blanche et les mêmes couvre-chefs) ;
  • le spectateur en pourpoint vert qui observe le jeu de cartes d’en haut (et qui tient d’ailleurs un violon) correspond au violoniste debout, qui penche sa tête vers le groupe ;
  • la voleuse et la claveciniste  rivalisent de dextérité.

Ainsi ce  pendant fortement charpenté oppose l‘intérieur et l’extérieur, le divertissement et l’art, les cartes et la partition, le jeu futile et le jeu habile, la discorde et l’harmonie.


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Giordano Mort de Caton Musee de CHamberyMort de Caton, Musée de Chambéry Giordano 1684-85 Mort de Seneque LouvreMort de Sénèque, , Louvre, Paris

Giordano, 1684-85

Le pendant dispose face à face deux nobles vieillards entourés de disciples montrant toutes les expressions de l’affliction, côté politique, et de l’attention, côté philosophie.

On ne sait pas grand chose du suicide de Caton, sinon qu’il se plongea une épée dans la poitrine pour ne pas survivre à la République, après avoir lu une dernière fois le Phédon de Platon (sans doute le livre tenu par le jeune homme en bleu).

En revanche le suicide de Sénèque, qui s’ouvrit les veines sur l’ordre de Néron, est raconté en détail par Tacite :

« Et, même au moment fatal, gardant toute la maîtrise de son éloquence, il appela ses secrétaires et leur livra longuement ses réflexions. » Tacite, Annales XV

Dans les deux sujets, la dignité de la Peinture d’Histoire impose de faire l’impasse sur les effets grand-guignols : pas de glaive côté Caton, et bandage côté Sénèque.


Références :
[1] Wayne E. Franits, « Dutch Seventeenth-century Genre Painting: Its Stylistic and Thematic Evolution », Yale University Press, 2004, p 147
https://books.google.fr/books?id=LjI6JJqjX3gC&pg=PA147&lpg=PA71&dq=%22pendants%22#v=onepage&q=%22pendants%22&f=false
[2] E. Petterson, Amans Amanti Medicus: Die Ikonologie des Motivs ,Der ärztliche Besuch’, in: Holländische Genremalerei im 17 Jahrhundert: Symposium Berlin 1984, hrsg.v. H. Bock u. T.W. Gaehtgens, Berlin 1987, S. 193-224

Les précurseurs : 1 sujets religieux et mythologiques

15 février 2020

Sujets religieux

Découverte du cadavre d’Holopherne Retour de Judith à Béthulie

Sandro Botticelli, 1472, Offices

Cette paire de très petits tableaux (31 × 25 cm) explore déjà des oppositions qui deviendront bientôt classiques :

  • scène d’intérieur / scène d’extérieur ;
  • scène statique / scène en mouvement.

Elle ne cherche pas à équilibrer le nombre de personnages, mais exploite une idée tout à fait originale : la tête d’Holopherne, coupée en bas à gauche, se retrouve exhibée en haut à droite.


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Raphael 1503-05 St_Georges et_le_dragon LouvreSaint Georges et le dragon
Raphael 1503-05 Petit St_Michel LouvreSaint Michel et le dragon (Petit Saint Michel)

Raphaël, 1503-05, Louvre

Contraint par l’iconographie standardisée des deux archanges, Raphaël n’a pas tenté de mettre en correspondance un combat équestre et un combat à pied. Il s’est contenté de placer à gauche la scène d’espérance (la princesse sauvée du dragon) et à droite la scène de désolation, retrouvant ainsi la polarité habituelle des Jugements derniers (les Elus à la droite du Seigneur, les Damnés à sa gauche).


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1509-13 Mariotto_Albertinelli a_The Temptation of Adam and Eve_1959.15.13a_-_Yale_University_Art_GalleryLa tentation d’Adam et Eve 1509-13 Mariotto_Albertinelli b_-_The_Sacrifice_of_Isaac_-_1959.15.13b_-_Yale_University_Art_GalleryLe sacrifice d’Isaac

Mariotto Albertinelli, 1509-13, Yale University Art Gallery

Sur ce pendant, voir Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire


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Rosso Fiorentino copie Rebecca et Eliezer au puit Musee National PiseRebecca et Eliezer au puits (Genèse 24, 15-27), Musée National, Pise (copie) Rosso Fiorentino 1525 ca Moses_defending_the_Daughters_of_Jethro OfficesMoïse prenant la défense des filles de Jethro (Exode 2, 15-17), Offices, Florence

Rosso Fiorentino, vers 1525

Je suis ici l’analyse de John F. Peluso, selon laquelle ces deux tableaux sont des pendants [0] .

Malgré l’enchevêtrement des formes, on relève de forts parallélismes entre les deux compositions :

  • au premier plan, deux corps allongés, l’un vu de dos et l’autre de face, tête en haut et tête en bas ;
  • sur la gauche, un homme debout avec une cape rose ;
  • en face des bêtes, chameaux ou moutons ;
  • au centre le héros masculin : Eliezer recevant de l’eau (à l’arrière, vu de dos), Moïse frappant un des bergers (à l’avant, vu de face) ;
  • plus haut, à droite du puits, le héros féminin : Rebecca et une des filles de Jethro.

Le thème commun de ces deux histoires bibliques est celui du puits et de l’eau : donnée d’un côté, reconquise de haute lutte de l’autre. Ainsi la générosité de Rebecca est mise en balance avec l’égoïsme des bergers, qui voulaient interdire le puis aux filles de Jethro.


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Hondius 1597 d apres Karel Van Mander Judicium SalomonisLe Jugement de Salomon Hondius 1597 d apres Karel Van Mander Judicium Christi La femme accusee d'adultereLe Jugement du Christ (La femme accusée d’adultère)

Gravure de Hondius d’après Karel Van Mander, 1597

Le pendant apparie deux scènes de l’Ancien et du Nouveau Testament montrant le Jugement d’un femme. L’accusée se trouve au centre, désignée par une grande colonne. La table des changeurs et l’escalier montant vers le Temple, à droite, essaient de créer une symétrie avec la balustrade des soldats et le trône de Salomon, à gauche Si l’idée d’une structure homogène est déjà là, elle est encore balbutiante.


 Sujets mythologiques : de Mantegna  à Corrège

La naissance des pendants mythologiques peut être datée assez précisément à partir des ouvres exposées dans le Studiolo d’Isabelle d’Este à Mantoue.

Mantegna Bataille des dieux marins (gauche) Mantegna Bataille des dieux marins (droite)

Bataille de dieux marins
Mantegna, avant 1481

Inspirées de bas-reliefs antiques, ces deux gravures à l’iconographie énigmatique [1] ne constituent pas encore des pendants, mais deux moitiés destinées à se raccorder l’une à l’autre pour former une frise panoramique (voir la queue serpentine du triton., qui se prolonge loin dans la gravure de gauche).


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Mantegna 1481 av baccanale_con_un_tinoBacchanale à la cuve Mantegna 1481 a _baccanale_con_silenoBacchanale au Silène

Mantegna, avant 1481, [2]

Le statut de ces deux gravures est moins assuré, puisqu’il n’y a pas de motif de raccordement aussi flagrant : cependant la flaque de vin s’échappant du tonneau, qui se prolonge dans l’autre gravure, semble bien destinée à indiquer que les deux sont, là encore, les deux moitiés d’une frise [3]. Aucune symétrie évidente ne suggère, a contrario, qu’il ait pu s’agir de pendants.


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Mantegna Allegory of the Fall of Ignorant Humanity Virtus Combusta British Museum

Allégorie de la Chute de l’Humanité ignorante (Virtus Combusta)
Dessin inachevé de Mantegna, 1490-1500, British Museum

A gauche, un couple représentant l’Humanité avance vers la chute : la femme aveugle est menée par un être aux oreilles d’âne, symbolisant l’Erreur ou la Folie ; son compagnon, aveuglé par un sac et mal guidé par un chien en laisse, suit la musique du satyre aux pieds palmés qui symbolise la Luxure.

Mantegna Allegory of the Fall of Ignorant Humanity Virtus Combusta British Museum detail Mantegna 1499-1502 Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu Louvre detailMinerve chassant les Vices du jardin de la Vertu (détail)
Mantegna, 1499-1502, Louvre, Paris

A droite, la femme obèse tenant un gouvernail et assise sur le globe représente l’Ignorance gouvernant le Monde, entre l’Ingratitude aux yeux bandés et l’Avarice au corps émacié (à en croire les inscriptions du tableau du Louvre).

Le sens général semble être que, sous l’emprise de l’Ignorance, qui s’appuie sur le Hasard et non pas l’Art pour atteindre la Prospérité (symbolisée par les sacs et le trou rempli de pièces), la Vertu périt (le laurier en flammes, Virtus Combusta) et l’Humanité aveugle va à l’abîme.


Un second dessin, aujourd’hui perdu, nous est connu par une gravure. Il était destiné à être placé non pas en pendant, mais en dessous :

Allégorie de la Chute de l’Humanité ignorante (Virtus Combusta)
Giovanni Antonio da Brescia 1500-05 Allegory of the Fall of Ignorant Humanity Virtus CombustaGiovanni Antonio da Brescia 1500-05 Allegory of the Rescue of Humanity Virtus Deserta
Allégorie du Salut de l’Humanité (Virtus Deserta)
Gravures de Giovanni Antonio da Brescia, 1500-05

La seconde gravure montre des cadavres entassés devant une porte verrouillée. Un homme au premier plan est secouru par Mercure. La substitution de feuilles de laurier aux ailes de ses pieds le désigne ici comme le Dieu de la Vertu (ordinairement, c’est Minerve). Mais Mercure a sans doute été préféré à cause de son rôle de psychopompe : en tant que messager des Dieux, il a la possibilité de passer d’un monde à l’autre, et notamment d’escorter vers les Enfers les âmes des morts. La présence des deux portes (la grande verrouillée et la petite derrière Mercure) semble impliquer qu’il est possible d’échapper à la fosse commune de l’Ignorance, maiss eulement pour les Elus.

A gauche, la figure aux bras de lauriers et au tronc entouré d’épines évoque Daphné, qui préféra se transformer en laurier pour échapper à Apollon. Le panonceau Virtus deserta (la Vertu dont personne ne se soucie) complète l’autre inscription gravée au milieu des décombres VIRTVTI·S·A·I. Elle correspond probablement à une maxime écrite à deux reprises par Mantegna, dans des lettres adressées au marquis Francesco Gonzaga, en 1489 et 1491 : Virtuti semper adversatur ignorantia : « L’Ignorance s’oppose toujours à la Vertu ».


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Mantegna 1497 Le Parnasse LouvreLe Parnasse, 1497 Mantegna 1499-1502 Minerve chassant les Vices du jardin de la Vertu LouvreMinerve chassant les Vices du jardin de la Vertu, 1499-1502

Mantegna, Louvre, Paris

Je n’entrerai pas ici dans l’iconographie de ces deux toiles très complexes [4]. Elles ont été réalisées, à cinq années de distance, pour être accrochées face à face dans le premier Studiolo d’Isabelle d’Este : la direction de la lumière (venant de la gauche dans le premier, de la droite dans le second) est cohérente aavec la position de la fenêtre du studiolo. Mis à part ce point, aucun des spécialistes qui ont étudié ces deux toiles sous toutes les coutures n’a mis en évidence d’éléments qui se feraient écho d’un tableau à l’autre et dénoteraient une conception en pendants.

Le contraste entre les deux compositions, l’une statique et centrée autour d’une arche, l’autre dynamique dans un mouvement vers la droite, contrarient toute lecture en pendant.


Mantegna 1459 Le Jerdin des Oliviers Musee des BA ToursLe Christ au Jardin des Oliviers Mantegna 1459 La résurrection Musee des BA ToursLa Résurrection

Mantegna, 1459, Prédelle de San Zeno, Musée des Beaux Arts, Tours

On peut remarquer d’ailleurs que ce contraste existe déjà entre deux panneaux antérieurs de Mantegna, destinés non pas à être lus en pendants, mais en triptyque séquentiel : ils formaient le prélude et la conclusion de part et d’autre d’une Crucifixion,


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Concluons que, malgré de nombreuses expérimentations graphiques (paires de se recollant horizontalement ou verticalement), Mantegna, le grand redécouvreur de la mythologie antique, n’a réalisé aucun pendant sur ce thème.

Il faudra attendre une trentaine d’années pour qu’une nouvelle génération s’en charge, dans le second Studiolo d’Isabelle d’Este (voir Les pendants de Corrège)

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Veronese 1580 ca Venus and Adonis PradoVénus et Adonis Veronese 1580 ca Cephale et Procris Musee des BA StrasbourgCéphale et Procris

Veronèse, vers 1580, Prado, Madrid

Ce pendant raconte deux histoires d’amour tragique – et deux accidents de chasse – tirés des Métamorphoses d’Ovide.

Dans le premier, Vénus, qui évente son amant Adonis allongé sur elle, pressent sa mort prochaine, la cuisse transpercée par un sanglier.

Dans le second, Céphale pleure son amante Procris, qu’il a par erreur transpercée de son javelot magique (qui ne manquait jamais son but) alors qu’elle l’épiait, cachée derrière un buisson. Le chien au dessus d’eux est Laélaps, qui rattrapait toujours sa proie. Le tableau illustre fidèlement le texte d’Ovide :  » Je la vois retirer de son sein ce javelot que j’avais reçu d’elle. Je soulève dans mes bras criminels ce corps qui m’est plus cher que le mien » .


La logique du pendant (SCOOP !)

Le trio horizontal chien debout / femme assise / homme couché  s’inverse en un trio vertical chien couché / homme assis / femme couchée.


Veronese 1580 ca Venus and Adonis Prado detail Veronese 1580 ca Cephale et Procris Musee des BA Strasbourg detail

Dans chaque tableau, un groupe secondaire augmente la tension dramatique :

  • au premier plan, Cupidon retient le chien pour retarder le moment fatal ;
  •  à l’arrière plan, la femme accompagnée de deux chiens et d’un taureau est Artémis, déesse de la chasse : c’est elle qui avait justement donné les deux armes magiques (le javelot et le chien) à Minos (d’où le taureau) lequel les avait offertes à Procris, laquelle à son tour en avait fait cadeau à Céphale : d’où le tragique de l’histoire [6].

 Sujets mythologiques : le Maniérisme

Toussaint Dubreuil 1580-1600 Leda et le cygne LouvreLéda et le cygne Toussaint Dubreuil 1580-1600 Angelique et Medor LouvreAngélique et Médor

Toussaint Dubreuil, 1580-1600, Louvre

On ne sait pas si ces deux tableaux constituaient un pendant sur chevalet – auquel cas le thème commun serait la passion amoureuse, ou bien les fragments d’un décor consacré à un cycle plus large, partant de la naissance d’Hélène de Troie (fille de Léda) jusqu’à un des descendants d’Hector, Roger, héros du Roland furieux de l’Arioste.


Angélique et Médor

« Médor inscrit le nom d’Angélique, avec qui il vient de s’unir, sur le rocher. Au fond, Roland arrive, poursuivant Angélique qu’il aime : la découverte de l’inscription le rendra fou. La composition de Dubreuil articule donc deux épisodes nettement séparés dans le récit de l’Arioste : la fabrication de l’inscription au chant XIX du Roland furieux et la découverte de l’inscription à la fin du chant XXIII. La peinture conserve le souvenir des compositions narratives : plus on s’avance vers le fond, plus on avance dans la narration. Mais la logique est déjà scénique : c’est le couple formé parAngélique et par Médor qui constitue l’espace restreint de la scène, espace barré pour l’œil du spectateur par la posture d’Angélique, qui nous tourne le dos et, dans le même temps, baissant des yeux attentifs vers l’inscription que grave Médor, constitue pour nous l’embrayeur visuel vers le point focal de la représentation. Roland est relégué dans l’espace vague, dans le lointain de la forêt, du paysage. » Stéphane Lojkine [8]


Léda et le cygne

Jupiter s’est transformé en cygne pour s’accoupler avec Léda. Le second cygne en haut à droite représente probablement le Dieu remontant vers le ciel : ainsi, exactement comme dans le second panneau, la composition nous montre deux temps de l’histoire, avec le futur à l’arrière-plan.


La logique du pendant (SCOOP !)

Cette juxtaposition du présent et du futur à l’intérieur de chaque scène, ainsi que la pose symétrique de Léda de face et d’Angélique de dos, militent en faveur d’un pendant se suffisant à lui-même.

Ajoutons que c’est près d’un fleuve que Léda et Jupiter s’accouplent, et à côté d’une fontaine que se trouve le fameux rocher près duquel Angélique et Médor font l’amour : c’est peut-être elle qu’on croit deviner en bas à gauche, dans le coin obscurci du tableau.


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Pour un spécialiste des pendants mythologiques au point culminant du maniérisme, voir Spranger : Pendants de couple pour Rodolphe II.

Références :
[0] John F. Peluso, « Rosso Fiorentino’s Moses Defending the Daughters of Jethro and Its Pendant: Their Roman Provenance and Allegorical Symbolism », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 20. Bd., H. 1 (1976), https://www.jstor.org/stable/27652393
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Bacchanales_(Mantegna)
[3]  Michael Vickers a même fait l’hypothèse que les deux gravures panoramiques étaient le reflet de fresques ou de toiles qui encadraient, à gauche ou à droite, la série des Triomphes de César. Michael Vickers , « The Intended Setting of Mantegna’s ‘Triumph of Cæsar’, ‘Battle of the Sea Gods’ and’Bacchanals », The Burlington Magazine, Vol. 120, No. 903, Special Issue Devoted to the ItalianQuattrocento (Jun., 1978), pp. 360+365-371
[5] Guido Rebecchini, « New Light on Two ‘Venuses’ by Correggio » , Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 60 (1997), pp. 272-275 https://www.jstor.org/stable/751238
[6] Pour l’histoire complète et ses détails croustillants, voir https://mythologica.fr/grec/cephale.htm ou
http://www.jcbourdais.net/journal/procris_fin.html

Les pendants de Jan Victors

13 février 2020

Jan Victors, élève de Rembrandt, est un peintre très mal connu. Il a peint beaucoup de scènes de l’Ancien Testament, probablement sur commande de riches marchands juifs. Parmi elles on trouve quelques pendants très originaux, dont l’appariement reste en partie mystérieux.

J’en ai établi la courte liste à partir de l’ouvrage de référence, la thèse de Debra Miller [1] (les numéros DM sont ceux de ce catalogue raisonné).

Jan Victors 1651 Joseph Recounting His Dreams Wadsworth Atheneum HartfordJoseph racontant ses rêves à son père, Wadsworth Atheneum, Hartford  (DM 51) (202 x 158 cm)
Jan Victors 1651 Joseph brings his father before Pharaoh Location unknownJoseph présente son père Jacob à Pharaon, localisation inconnue (DM 58) ) (204 x 163 cm)

Jan Victors, 1651

Ces deux tableaux illustrent le début et la fin de l’histoire de de Joseph.

Le premier tableau montre l’événement déclencheur de toute l’histoire, le second rêve de Joseph :

« Il dit:  » J’ai eu encore un songe: le soleil, la lune et onze étoiles se prosternaient devant moi. « . Il le raconta à son père et à ses frères, et son père le réprimanda, en disant:  » Que signifie ce songe que tu as eu? Faudra-t-il que nous venions, moi, ta mère et tes frères, nous prosterner à terre devant toi? Et ses frères furent jaloux de lui, mais son père conservait la chose dans son coeur. » Genèse 37,9:11

Joseph fait ensuite carrière et devient vice-roi d’Egypte. Le second tableau montre la happy-end :

« Joseph fit venir Jacob, son père, et le présenta à Pharaon. Jacob bénit Pharaon; et Pharaon dit à Jacob:  » Quel est le nombre de jours des années de ta vie?  » Jacob répondit à Pharaon:  » Les jours des années de mon pèlerinage sont de cent trente ans. Courts et mauvais ont été les jours des années de ma vie, et ils n’ont point atteint les jours des années de la vie de mes pères durant leur pèlerinage.  » Jacob bénit encore Pharaon et se retira de devant Pharaon. Joseph établit son père et ses frères, et leur assigna une propriété dans le pays d’Égypte, dans la meilleure partie du pays, dans la contrée de Ramsès, ainsi que Pharaon l’avait ordonné; et Joseph fournit de pain son père et ses frères, et toute la famille de son père, selon le nombre des enfants ». (Genèse, 47, 7:12)


La logique du pendant

Dans ces deux compositions parallèles, Joseph occupe la même place, debout devant une figure d’autorité assise : mais ses moustaches et ses vêtements disent son ascension. A l’inverse,  le couvre-chef enlevé à Jacob (qui a gardé la même pelisse bordée de fourrure) marque sa subordination.


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Jan Victors 1653 Esau et le plat de lentlles Muzeum Narodowe VarsovieEsaü vend son droit d’aînesse à Jacob pour un plat de lentlles, Muzeum Narodowe, Varsovie (DM 36) (109 x 137 cm) Jan Victors 1653 Ruth et Naomi coll privNaomi et Ruth , Kingston, Agnes Etherington Art Centre (DM 67) (108.5 x 137 cm)

Jan Victors, 1653

Ce pendant intérieur/extérieur et masculin/féminin oppose :

  • la rivalité entre les deux frères Esaü et Jacob,
  • l’affection entre deux femmes qui ne sont pas du même sang ni du même peuple, Ruth la Moabite et sa belle-mère Naomi la Juive : on voit à l’arrière-plan Orpah l’autre belle-fille de Naomi, qui a décidé de ne pas rentrer pas avec elle au pays de Juda. [2]



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jan victors 1653 The Finding of the cup in Benjamin's sack Gemaldegalerie Alte Meister Dresde photo JL MazieresLa coupe découverte dans le sac de Benjamin (DM 57) (196.5 x 179 cm) jan victors 1653 The Finding of Moses Gemaldegalerie Alte Meister Dresde photo JL MazieresLa découverte de Moïse (DM 61) ( 199 x 175 cm)

Jan Victors, 1653, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde (photos JL Mazieres)

Cet autre pendant masculin féminin (onze figures de chaque côté) est beaucoup plus mystérieux.

Le premier tableau illustre une ruse de Joseph (Genèse 44) : pour garder son frère favori Benjamin auprès de lui en Egypte, Joseph a fait cacher un vase précieux dans son sac. Tandis que Benjamin et ses frères repartent vers le pays de Canaan, Joseph envoie son intendant (l’homme au turbean) pour les intercepter, accuser Benjamin de vol et le ramener comme esclave.

Le second tableau montre un épisode très rarement représenté : l’allaitement de Moïse par sa propre mère sous les yeux de la fille de Pharaon :,

« Un homme de la maison de Lévi était allé prendre pour femme une fille de Lévi. Cette femme devint enceinte et enfanta un fils. Voyant qu’il était beau, elle le cacha pendant trois mois. Comme elle ne pouvait plus le tenir caché, elle prit une caisse de jonc et, l’ayant enduite de bitume et de poix, elle y mit l’enfant et le déposa parmi les roseaux, sur le bord du fleuve. La soeur de l’enfant se tenait à quelque distance pour savoir ce qui lui arriverait. La fille de Pharaon descendit au fleuve pour se baigner, et ses compagnes se promenaient le long du fleuve. Ayant aperçu la caisse au milieu des roseaux, elle envoya sa servante pour la prendre. Elle l’ouvrit et vit l’enfant: c’était un petit garçon qui pleurait; elle en eut pitié, et elle dit: « C’est un enfant des Hébreux. » Alors la soeur de l’enfant dit à la fille de Pharaon: « Veux-tu que j’aille te chercher une nourrice parmi les femmes des Hébreux pour allaiter cet enfant? » « Va » lui dit la fille de Pharaon; et la jeune fille alla chercher la mère de l’enfant. La fille de Pharaon lui dit: « Emporte cet enfant et allaite-le-moi; je te donnerai ton salaire. » La femme prit l’enfant et l’allaita. Quand il eut grandi, elle l’amena à la fille de Pharaon, et il fut pour elle comme un fils. Elle lui donna le nom de Moïse, « car, dit-elle, je l’ai tiré des eaux. » Exode 2, 1-10


La logique du pendant (SCOOP !)

Le thème commun, celui de la tromperie pour une bonne cause, est développé en parallèle :

  • à gauche l’enjeu : le jeune Benjamin ou le bébé Moise :
  • au centre le complice de la tromperie : l’Intendant, ou la grande soeur qui présente la vraie mère comme une simple nourrice ;
  • à droite les dupes : les frères de Joseph stupéfaits, la fille de Pharaon apitoyée.



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Jan-Victors-1655-1676-Jacob_Burying_the_Pagan_Idols-Statens_Museum_for_Kunst-CopenhagueJacob enterre les fausses idoles (DM 49) (180 x 194 cm) Jan-Victors-1655-1676-Ruth-et-Boaz-Statens_Museum_for_Kunst-CopenhagueRuth et Boaz (DM 69) (181 x 201 cm)

Jan Victors, 1655-1676, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Jacob enterre les fausses idoles

« Jacob dit à sa famille et à tous ceux qui étaient avec lui: «Enlevez les dieux étrangers qui sont au milieu de vous, purifiez-vous et changez de vêtements. 3 Nous nous lèverons et nous monterons à Béthel… Et ils donnèrent à Jacob tous les dieux étrangers qui étaient entre leurs mains et les boucles qu’ils avaient aux oreilles, et Jacob les enfouit sous le térébinthe qui est à Sichem. Ils partirent, et la terreur de Dieu se répandit sur les villes d’alentour, et on ne poursuivit pas les fils de Jacob. » Genèse, 35,2:5


Ruth et Boaz

« Boaz dit à Ruth: «Ecoute, ma fille, ne va pas ramasser des épis dans un autre champ; ne t’éloigne pas d’ici, reste avec mes servantes. Regarde où l’on moissonne dans le champ et va après elles. J’ai défendu à mes serviteurs de te toucher. Quand tu auras soif, tu iras aux vases et tu boiras de ce que les serviteurs auront puisé. » Ruth 2,8:9


La logique du pendant (SCOOP!)

Elle reste très énigmatique. Formellement, dans chaque tableau, un homme âgé s’adresse à une jeune femme :

  • en désignant le ciel pour invoquer le commandement de Dieu ;
  • en désignant la terre.

L’idée est peut être le parallèle entre la mise sous terre des idoles, prélude au départ sans encombres, et le glanage des blés, prélude à l’établissement heureux de Ruth sur les terres de Boaz.


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Jan Victors 1659-60 Het kleden der wezen-Dressing the orphans in the Diaconal Orphanage Amsterdam MuseumL’habillage des orphelines à l’Orphelinat des Diaconesses (DM 20) Jan Victors 1659-60 Het voeden der wezen in het Diaconieweeshuis-Maaltijd van weesmeisjes uit het Diaconieweeshuis Amsterdam MuseumLe repas des orphelines à l’Orphelinat des Diaconesses (DM 19)

Jan Victors, 1659-62, Amsterdam Museum

Les deux scènes servent de prétexte à un portrait de groupe des diaconesses, dont l’identité est précisée dans le cartouche : la lettre W à la suite des noms d’un couple signifie qu’il s’agit d’une veuve (Weduwe), la lettre V indique une femme mariée (Huis Vrouv). Ce sont ces indications biographiques qui ont permis dé déterminer la date approximative du pendant.


an-de-bray-1663-Lhabillage-et-le-repas-des-orphelins-Frans-Hals-Museum-Haarlem-

L’habillage et le repas des orphelins
Jan de Bray, 1663, Frans Hals Museum, Haarlem

Un peu plus tard, Jan de Bray traite le même thème des trois actes de Charité (donner à boire, à manger, à s’habiller) pour la chambre du Régent de l’orphelinat du couvent de Magdalene à Harlem,mais sans la notion de portrait de groupe.


Pendants incertains

Jan Victors Marktkoopvrouwen met een aapje coll priveeMarchands avec un singe (Marktkoopvrouwen met een aapje ) Jan Victors Fruitverkoopster met een papegaai coll priveeMarchands de fruits avec un perroquet (Fruitverkoopster met een papegaai)

Attribué à Jan Victors, ccllection privée



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Jan Victors 1654 Le boucher (De varkensslachter) RijksmuseumLe boucher (De varkensslachter), 1648, Amsterdam Museum, en prêt au Rijksmuseum (DM 95) ( 99,5 x 79,5 cm) Jan Victors 1654 Le dentiste (De_tandmeester) Amsterdam museumLe dentiste, 1654, Amsterdam Museum (DM 109), (94.5 x 78 cm),

Jan Victors

Ces deux tableaux ont été acquis comme pendants, mais leur date différente (inscrite sur les tableaux) laisse penser qu’i s’agit vraisemblablement de faux-pendant.


DM98Le boucher au travail, localisation inconnue (DM 98) DM134Scène de village avec un poissonnier et un mariage (Village Scene with a Fishmonger and Wedding Par), localisation inconnue (DM 134) (91 x 73 cm)



Références :
[1] Debra Miller, JAN VICTORS (1619-76). (VOLUMES I AND II), thèse de 1985
[2] Debra Miller, « Ruth and Naomi of 1653: an unpublished painting by Jan Victors » dans The Hoogsteder Mercury, Journal 2 , https://hoogsteder.com/oldmaster/wp-content/uploads/2014/03/The-Hoogsteder-Mercury.pdf

Les rares pendants de Rubens

9 février 2020

Dans l’oeuvre immense de Rubens, on ne trouve que trois pendants. Personne ne sait pourquoi il ne s’est pas lancé dans cette formule en plein essor.

Rubens 1602-05 Venus pleurant Adonis coll privVénus pleurant Adonis, collection privée Rubens 1602-05 Hercules_and_Omphale_-_ LouvreHercule et Omphale, Louvre

Rubens, 1602-05

Le premier exemple attesté d’un pendant de Rubens est une oeuvre de jeunesse, à thème mythologique, réalisée pour un collectionneur italien ( Giovanni Vincenzo Imperiale) [1].

Les deux sujets (probablement choisis par le commanditaire) n’ont pas grand rapport, sinon d’opposer un amour sincère et un amour dévoyé, mais surtout une scène triste et une scène comique.

Rubens en tire un pendant intérieur/ extérieur dont les compositions sont parallèles :

  • pour équilibrer les Trois Grâces, il imagine trois personnages qui démarquent avec humour les Trois Parques, tout en illustrant les stades du travail confié par dérision à Hercule :
    • une vieille esclave qui a ramassé sa quenouille et le fil qu’il a cassé,
    • un garçon avec un dévidoir à main en train de faire un écheveau,
    • une fillette qui brode ;
  • pour équilibrer Vénus penchée et Cupidon à ses pieds, il place Omphale debout avec à ses pieds un bichon qui se fait les dents sur la peau du lion de Némée ;
  • au corps androgyne d’Adonis mort (sa cuisse transpercée par un sanglier et pansée par une des Grâces) il oppose le corps féminisé d’Hercule (sa grosse cuisse ornée d’un foulard ridicule).

Ainsi, avec une certaine audace, l’inversion des sexes est soulignée par l’inversion comique des cache-sexes : pour Hercule la soierie, pour Omphale la queue… du lion.


Rubens 1604-05 Hero and Leander Yale University Art GalleryHéro et Léandre, Yale University Art Gallery (95.9 x 128 cm) Rubens 1604-05 The-Fall-of-Phaeton NGALa chute de Phaéton; NGA, Washigton (98,4 x 131,2 cm)

Rubens, 1604-05

Ces deux autres tableaux de jeunesse ont été réalisés lors de son voyage en Italie et ramenés à Anvers sans les vendre. Autant La chute de Phaéton est une oeuvre célèbre, maintes fois modifiée par Rubens et qui lui a servi de champ d’expérimentation pour d’autres compositions, autant Héro et Léandre est une oeuvre laissée de côté, en mauvais état, et longtemps considérée comme une copie d’atelier.


Héro et Léandre

Léandre est l’amant d’Héro, qui vit dans une tour de l’autre côté du détroit de l’Hellespont. Toutes les nuits, Léandre fait la traversée à la nage, guidé par la lampe d’Héro. Mais lors d’un orage, la lampe s’éteint et Léandre se noie : lorsque la mer rejette son corps le lendemain, Héro se jette du haut de sa tour.


La chute de Phaéton

Autorisé par Apollon a conduire le char du soleil, le jeune Phaéton en perd le contrôle, et Jupiter doit l’abattre d’un coup de foudre, pour éviter que la Nuit ne règne définitivement sur le Monde.


Un pendant probable

Rubens 1604-05 Hero and Leander Yale University Art Gallery Rubens 1604-05 The-Fall-of-Phaeton NGA etat 1Etat initial

Une étude récente [2] a montré que les deux tableaux ont des symétries formelles beaucoup plus marquées qu’il ne paraît (surtout si l’on compare par rapport à l‘état initial du Phaéton) : structure en V des rayons lumineux, forme en S de la foudre, écume sous les Néréïdes et nuages sous les Heures.


La logique du pendant (SCOOP !)

Thématiquement, les deux oeuvres partagent la même idée d’une traversée fatale, l’une dans l’Eau en direction de la Terre, l’autre dans l’Air en direction du Feu. Le drame a lieu au même moment – à la fin de la nuit, et au même endroit – au centre du pendant : chute d’Héro et chute de Phaéton. Et dans les deux pendants il est question d’une lumière qui s’éteint, ou qui risque de ne pas se rallumer.

Très ambitieux, ce pendant n’a pas satisfait Rubens, qui a oublié le premier tableau mais retravaillé à plusieurs reprise le second. Sans doute les contraintes de la formule bridaient par trop sa créativité.


Rubens 1612-14 Hercule ivre Gemaldegalerie DresdeHercule ivre soutenu par un satyresse et un satyresse, 1612-14, Gemäldegalerie, Dresde Rubens 1613-14 Le couronnement du heros vertueux Alte Pinakothek Munich 221 cm x 200.Le couronnement du héros vertueux 1613-14 , Alte Pinakothek Munich

Rubens, (221 x 200 cm)

Ces deux tableaux étaient toujours dans les collections de Rubens à sa mort en 1640, et on ne sait pas à quelle occasion et dans quelle intention ils ont été réalisés. L’étude de référence de Lisa Rosenthal [3] effectue de nombreuses comparaisons avec d’autres tableaux mythologiques et allégoriques de Rubens, et ouvre des questionnements sur la conception sous-jacente de la virilité et de la vertu. Je me contenterai ici d’insister sur les aspects structurels du pendant, qui n’ont pas été exploités.


Hercule ivre

Hercule nu et titubant est soutenu par deux êtres aux pattes de bouc, une satyresse plantureuse qui maintient un bout d’étoffe en cache-sexe et un satyre qui rattrape le pichet qu’il est en train de lâcher. A l’arrière-plan, une ménade, ayant jeté à terre son tambourin et sa flûte, renonce à l’entraîner dans sa danse , A l’arrière-plan droit, un faune s’est vêtu par dérision de sa peau de lion, au dessus d’un Amour qui lui a chipé sa massue.

Le sens du tableau est clair : la boisson fait perdre à Hercule sa force et ses attributs.


Le couronnement du héros vertueux

A la peau de lion et à la massue perdue s’opposent la cuirasse et la lance. La Victoire ailée couronne le Héros vertueux, qui foule aux pieds l’Intempérance (l’homme barbu couronné de pampres de vignes à côté du pichet vide) et tourne le dos à l’Envie (la figure grimaçante qui se cache à l’arrière-plan à droite, un bras entouré de serpents).



Rubens 1613-14 Le couronnement du heros vertueux Alte Pinakothek Munich 221 cm x 200 detail.
Juste en dessous, on devine la tête de l’Amour qui pleure sur l’épaule de la femme blonde, en regardant ses flèches dispersées en bas sur le sol. On comprend alors que cette femme vue de dos, à l’opulente chevelure dénouée, représente la Luxure.


La logique du pendant (SCOOP !)

Mis à part le léopard en bas de la scène bachique, les deux tableaux ont exactement le même nombre de personnages : le héros (déchu ou victorieux), deux personnages masculins, deux personnages féminins et l’Amour. Il est donc possible de les mettre en correspondance.



Rubens 1612-14 Hercule iet Heros schema
Les deux satyres (en violet et en bleu clair) se retrouvent sur le sol, cachant leurs jambes bestiales. Les deux voleurs de virilité (en bleu sombre et jaune) sont marginalisés sur la droite. Par élimination, on comprend que la Ménade habillée qui renonçait à faire danser Hercule nu, est devenue la Victoire nue qui couronne le Héros cuirassé en prenant appui sur sa ferme épaule.

Ainsi le pendant fonctionne de manière statique (la nudité s’inverse pour le couple principal) mais aussi de manière dynamique : les demi-humains qui servaient de soutien se sont écroulés, et c’est le héros requinqué qui sert maintenant de soutien.

Ces recombinaisons purement plastiques sont certainement une des grandes motivations du pendant, plutôt qu’un message moral que démentent paradoxalement, comme l’a noté Lisa Rosenthal, l’évidente sympathie de Rubens avec la scène bachique et la sensualité de sa Victoire emplumée.


Sebastien Vranckx 1630 Interieur de l’eglise des Jesuites d’Anvers Vienne, Kunsthistorisches Museum,
Intérieur de l’église des Jésuites d’Anvers
Sébastien Vranckx, 1630, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Pour la décoration de leur nouvelle église d’Anvers, les Jésuites commandèrent au plus célèbre artiste local deux tableaux de grande taille destinés à être présentés non pas côte à côte, mais tour à tour sur le maître-autel, grâce à un système de poulies (un effet spécial alors à la mode dans les églises jésuites).


 

Rubens 1617-18 Les miracles de St Francois Xavier pour eglise des Jesuites à Anvers Musee d'histoire de l'art, Vienne 535 × 395 cmLes miracles de St Francois Xavier
Rubens 1617-18 Les miracles de St Ignace de Loyola pour eglise des Jesuites à Anvers Musee d'histoire de l'art, Vienne 535 × 395 cmLes miracles de St Ignace de Loyola

Rubens, 1617-18Kunsthistorisches Museum, Vienne (535 × 395 cm)

Les deux compositions sont donc largement superposables :

  • au centre à droite, le saint jésuite étend le bras ;
  • au centre en face, le Mal est vaincu (idole frappée par la foudre, démons qui s’enfuient)
  • en bas, le mort et les malades sont sauvés, les possédés sont délivrés.


Références :
[2] E. Melanie Gifford « Rubens’s Invention and Evolution: Material Evidence in The Fall of Phaeton », JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART, vol 11.2, https://jhna.org/articles/rubens-invention-evolution-fall-of-phaeton/
(3] Lisa Rosenthal, « Manhood and Statehood: Rubens’s Construction of Heroic Virtue », Oxford Art Journal, Vol. 16, No. 1 (1993), pp. 92-111 https://www.jstor.org/stable/1360539

Les pendants paysagers de Thomas Cole

8 février 2020

 Apprécié par le public américain pour le réalisme de ses paysages, Cole a aspiré très tôt à un genre « plus élevé », dans lequel la peinture de paysage se rapprocherait de la peinture d’histoire pour exprimer un message moral : « Je ne suis pas un simple peintre de feuilles ».

Mais la rareté des commanditaires a limité ce type d’oeuvres, parmi lesquelles figurent quelques pendants et séries devenus par la suite très célèbres.

Cole 1828 The_Garden_of_Eden, Amon Carter Museum Fort Worth Texas 133,9 x 97,7 cmLe Jardin d’Eden, Amon Carter Museum, Fort Worth, Texas (134 x 978 cm) [1] Cole 1828 Expulsion from The_Garden_of_Eden_, Museum of Fine Arts, Boston 100.96 cm × 138.43 cmExpulsion du Jardin d’Eden,, Museum of Fine Arts, Boston (138 x 101 cm) [2]

 Cole, 1828

Ce tout premier exemple de son « style plus élevé » est resté invendu, même après une tombola publique à New York. Cole a attribué son « manque de succès … à cette apathie qui existe certainement dans cette ville entièrement commerciale. «  (cité par [3], p 93)

Voici comment il décrit le pendant :

« Le sujet d’un des tableaux est Le jardin d’Eden. Je me suis efforcé de concevoir un endroit heureux où tous les beaux objets de la nature étaient concentrés. Le sujet de l’autre est L’expulsion du jardin. J’y ai introduit les objets les plus terribles de la nature, et me suis efforcé d’en augmenter l’effet en donnant un aperçu du jardin d’Eden dans sa tranquillité » (cité par [3], p 127)



Cole 1828 The_Garden_of_Eden, Amon Carter Museum Fort Worth Texas 133,9 x 97,7 cm detail
Environné de fleurs et de cristaux multicolores, le couple humain salue l’harmonie de la Création.



Cole 1828 Expulsion from The_Garden_of_Eden_, Museum of Fine Arts, Boston 100.96 cm × 138.43 cm detail
Chassé par l’Ange à l’épée de Feu (rendu invisible dans une ellipse audacieuse), le couple déchu entame son chemin sans retour parmi les forces déchaînées de la Nature.



Cole 1828 Expulsion from The_Garden_of_Eden_, Museum of Fine Arts, Boston 100.96 cm × 138.43 cm detal eau
A la Vie éternelle, figurée à droite par la cascade qui reboucle miraculeusement sur elle-même, succède désormais le règne du Temps inéluctable, matérialisé par la chute d’eau.


La logique du pendant (SCOOP !)

Cole 1828 The_Garden_of_Eden schama1
Tandis que le Jardin d’Eden est basé sur la figure unificatrice et divine du triangle, l’Expulsion repose sur une dichotomie : le cerf qui court à droite librement dans la paix du Paradis, est contrebalancé par un autre cerf dévoré par un loup et un vautour : le Péché de l’Homme n’a pas puni que lui-même, mais toute la Création avec lui.



Cole 1828 The_Garden_of_Eden schama2
Cette composition au final assez simple, presque naïve, pose une question délicate : pourquoi Cole n’a-t-il pas inversé le second tableau, de manière à ce que la continuité spatiale soit cohérente avec la continuité narrative ? Et que le couple chassé quitte le pendant par le bord droit, dans le sens de la lecture ?



Cole 1828 The_Garden_of_Eden schama3
Cole a préféré une composition plus complexe, dans laquelle :

  • l’oeil du spectateur ne suit pas la ligne droite, mais effectue un zig-zag entre les deux pendants ;
  • le Futur fuit en quelque sorte par le centre.

Nous retrouverons en 1842, dans la série du Voyage of Life, le même parti-pris esthétique de participation active du spectateur, par la rupture délibérée de la continuité visuelle.


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Museo Thyssen- Bornemisza

Expulsion. Moon and Firelight Cole, vers 1828, Thyssen-Bornemisza, Madrid

Signalons cette version purement « élémentaire » du même thème de l’Expulsion : la cascade verticale, figure maximale de l’Irréversibilité, divise le tableau en deux moitiés symétriques :

  • à la porte de Feu correspond le volcan ;
  • à la plaine du Jardin d’Eden correspond la mer vide sous une lune coupée, sorte de monde inversé par la Chute :

Cole 1828 ca Expulsion. Moon and Firelight , Thyssen-Bornemisza, Madrid. detail lunejpg



Cole 1836 Vue du mont Holyoke a Northampton, Massachusetts, apres l'orage — The Oxbow MET

Vue du mont Holyoke a Northampton, Massachusetts, apres l’orage (The Oxbow)
Cole, 1836, MET

Ce tableau de style topographique est intéressant parce qu’il est structuré comme un pendant :

  • à gauche la nature sauvage, la tempête, l’arbre abattu ;
  • à droite la nature humanisée, le ciel bleu, les cheminées dont la fumée tranquille remplace les nuages .qui s’effacent.


Cole 1836 Vue du mont Holyoke a Northampton, Massachusetts, apres l'orage — The Oxbow MET detail2 Cole 1836 Vue du mont Holyoke a Northampton, Massachusetts, apres l'orage — The Oxbow MET detail

Le tronc fracassé d’un côté, le parasol du peintre de l’autre (planté comme un étendard à côté d’une chaise en forme de croix) sont comme les emblèmes de ces deux mondes, l’Amérique sauvage et l’Amérique christianisée.



Cole 1836 Vue du mont Holyoke a Northampton, Massachusetts, apres l'orage — The Oxbow MET autoportrait

Cole s’est représenté à la frontière entre les deux. Mais aussi au point le plus paradoxal du méandre, celui où la rivière semble près de se reboucler sur elle-même, transformant sa progression inexorable en un mouvement circulaire. Cette métaphore discrète sur le Temps et sur l’Eternité, sur le progrès continu et sur le cycle des Destructions/Constructions, est au coeur des réflexions de Cole à cette époque.

Elles vont trouver à s’exprimer ouvertement, la même année, dans une série remarquable.



Cole 1836 The_Course_of_Empire 1 The_Savage_State New-York Historical Society 161 x 100 cm1 L’état sauvage Cole 1836 The_Course_of_Empire 2 The_Arcadian_or_Pastoral_State New-York Historical Society 161 x 100 cm2 L’état arcadien ou pastoral

 Cole, 1836, The Course of Empire, New-York Historical Society (161 x 100 cm)

Cole 1836 The_Course_of_Empire 3 The Consummation of Empire New-York Historical Society 193 x 129

3 L’Accomplissement de l’Empire (Consummation)
Cole, 1836, The Course of Empire, New-York Historical Society, (193 x 129 cm)

Cole 1836 The_Course_of_Empire 4 Destruction New-York Historical Society 161 x 100 cm4 Destruction Cole 1836 The_Course_of_Empire5 Desolation New-York Historical Society 161 x 100 cm5 Désolation

 Cole, 1836, The Course of Empire, New-York Historical Society (161 x 100 cm)

Cole développe en une série de cinq peintures l’idée du grand pendant évolutif de Turner en 1817 : l’Ascension et le déclin de l’Empire carthaginois (voir 1797-1828) (Cole avait rencontré Turner en 1829, lors d’un voyage à Londres).


Cole 1836 The_Course_of_Empire Diagram next to a fireplace in the gallery of his patron Luman Reed schema1

Les cinq tableaux étaient disposés autour d’une porte, dans la galerie de peinture de l’hôtel particulier new-yorkais de son patron, Luman Reed [4]. Les trois petits tableaux en imposte, avec le Lever, la Culmination et le Coucher du soleil, insistaient sur le caractère cyclique de la série, dans une double analogie astronomique et météorologique :

  • un lever du jour nuageux (Etat sauvage) ;
  • une matinée lumineuse (Etat pastoral) ;
  • un midi glorieux (Accomplissement ) ;
  • une après-midi de tempête (Destruction) ;
  • un crépuscule calme, avec le lever de la lune (Désolation).

Des éléments fixes de la topographie jouent également un rôle symbolique.

Le pic est :

  • 1) juste sorti des nuages ;
  • 2) dominé par un sommet plus haut (soumission aux Dieux) ;
  • 3) dominé par la Ville (couvert de bâtiments et surplombé par la statue de Minerve) ;
  • 4) voilé par la fumée des incendies et dominé par la statue du guerrier ;
  • 5) libéré de toute construction et baigné par les derniers rayons du soleil.

Le lac est :

  • 1) immense par rapport aux quelques tentes ;
  • 2) sanctifié par un temple à la Stonehenge ;
  • 3) dompté par un pont sur lequel passe un cortège triomphal ;
  • 4) transformé en frontière entre les deux factions,le pont ayant été coupé ;
  • 5) redevenu un espace de calme entre les ruines, le pont n’étant plus qu’un vestige sur les deux rives.



Cole 1836 The_Course_of_Empire Diagram next to a fireplace in the gallery of his patron Luman Reed schema2
Les modifications de point de vue (à la fois en cadrage et en direction) rendent impossible la lecture en pendants.



Cole 1836 The_Course_of_Empire Diagram next to a fireplace in the gallery of his patron Luman Reed schema3

A noter que l’accrochage a privilégié un ordre logique à partir des impostes (lecture de haut en bas, puis de gauche à droite), qui fait apparaître deux transitions entre un état nuageux et un état calme : le « progrès » de l’état sauvage à l’état pastoral est ainsi rendu équivalent à la « régression » de l’état de guerre à la paix des ruines, dans une vision pessimiste de l’histoire.



Cole 1836 The_Course_of_Empire Diagram next to a fireplace in the gallery of his patron Luman Reed schema4
Un accrochage cyclique, plus cohérent avec la course du soleil, aurait eu tendance à favoriser une lecture en deux pendants, ce que Cole ici n’a pas voulu.


Cole 1837 View of Florence from San Miniato MET 99.1 x 160cmVue de Florence depuis San Miniato Cole 1837 View on the Catskill—Early Autumn MET 99.1 x 160cmVue sur les Catskills—Début de l’Automne

 Cole, 1837, MET (160 x 99.cm)

Ces deux vues n’ont d’autre point commun que d’être prises au coucher du soleil. En les exposant en pendant à la National Academy of Design, Cole crée une équivalence entre la beauté sauvage de sa chère vallée de l’Hudson et la beauté civilisée de la vallée de l’Arno. Ainsi le pendant illustre l’idée qui se développe au XIXèeme siècle selon laquelle le patrimoine naturel du Nouveau Monde équilibre le patrimoine culturel de l’Ancien.

Le pendant est aussi un appel à la préservation de ce patrimoine : car le calme pastoral des environs des Catskills avait déjà été, à l’époque du tableau, largement entamé par le passage du chemin de fer [5].


Cole 1838 Past Amherst College Mead Art Museum, Basset GalleryLe Passé Cole 1838 Present Amherst College Mead Art Museum, Basset GalleryLe Présent

 Cole, 1838, Amherst College Mead Art Museum, Basset Gallery

En montrant l’état glorieux du monument sous le même point de vue que son état actuel en ruines, Cole se livre au même exercice de reconstitution archéologique que Turner dans son pendant de 1816, consacré au temple de Jupiter  (voir 1797-1828). Les deux états passé et présent sont corrélés à deux positions opposées du soleil :

  • levant en arrière à gauche,
  • couchant derrière le château à droite.

Ikemoto note que cet effet est une tentative de profiter, en peinture, de la popularité d’un dispositif qui se développe à l’époque, celui du diorama à double effet : en variant la position de la source d’éclairage par rapport à une plaque comportant des zones transparentes et peintes, on pouvait faire apparaître non seulement deux ambiances lumineuses du même lieu, mais aussi deux états ([3] , p 107).

Cole y ajoute les opposition entre

  • le vert et le roux de la végétation,
  • la foule et la solitude,
  • la noblesse des chevaliers et l’humilité du berger,
  • les chevaux qui s’affrontent et les moutons qui broutent.



Cole-1838-the-departureLe Départ Cole-1838-The-returnLe Retour

 Thomas Cole, 1838, National Gallery of Arts, Washington [6]

Commandés par le riche propriétaire terrien Van Rensselaer, les deux tableaux avaient pour seul thème imposé le Matin et le Soir. Cole a rajouté la classique opposition Printemps / Automne, mais surtout l’histoire du chevalier qui part à la guerre et en revient mourant : en entrant dans la catégorie Avant-Après, le pendant gagne toute la puissance narrative que procure cette formule, avec l’ellipse dramatique qui se crée automatiquement entre les deux scènes (voir Une transformation).


Cole 1838 the-departure detail Cole 1838 The return detail

Le fringant chevalier sur son cheval caparaçonné de jaune, qui sortait du premier tableau par la droite, salué par un moine, rentre dans le second par la gauche, également accueilli par un moine, mais couché dans un brancard. Ainsi l’histoire rajoute de nouvelles oppositions :

  • le Départ et le Retour,
  • l’escorte nombreuse et clairsemée,
  • le Profane (le château) et le Sacré (la cathédrale),
  • la Vie et la Mort.



Cole 1838 the-departure schema
Le tableau de gauche est animé du double mouvement de descente de l’eau depuis la montagne et de la troupe depuis le château, dont le pont-levis se relève. Celui de droite ne montre que l’immobilité du troupeau et le lent mouvement horizontal du brancard.


La logique du pendant

Cole 1838 the-departure detail vierge Cole 1838 The return detail vierge

Ikemoto a bien montré ([3] , p 130) que la statue de la Vierge à l’Enfant, vue de dos dans la lumière puis de face à contre-jour, constitue le pivot qui permet au spectateur de comprendre la relation topographique entre les deux tableaux.



Cole 1838 the-departure return schema
Les deux vues correspondent à une rotation de 180°, mais aussi à un décalage latéral (puisque la statue se trouve à gauche des deux vues).


Une conséquence paradoxale (SCOOP !)

Il en résulte une conséquence inattendue, qui n’a pas été relevée : tandis que l’accrochage côte à côte place le soleil entre les deux pendants , dans la grande tradition des pendants architecturaux, la reconstruction mentale de la topographie prouve que le soleil se situe en fait au même endroit : les deux scènes ont donc lieu au même moment du jour.

Interprétant subtilement la volonté du commanditaire, Le pendant n’illustre pas le Matin ET le Soir, mais Matin OU le Soir.

Il est probable que le commanditaire était d’accord avec cette subtilité, puisque Cole lui-même lui précise que les deux points de vue sont opposés :

« Le spectateur a tourné le dos au château », lettre de Cole à Van Rensselaer du 15 octobre 1837, cité par [3], p 128.




Au début de mars 1839, le banquier et philanthrope new-yorkais Samuel Ward père commanda à Thomas Cole une série allégorique de quatre toiles intitulée « Le voyage de la vie », dont il avait conçu le sujet à l’automne 1836 alors qu’il exposait son premier cycle, The Course of Empire .

Cette série, complétée en 1840, est conservée au Munson-Williams-Proctor Arts Institute à Utica [7]. En 1841-42, afin de pouvoir l’exposer plus facilement, Cole en fit durant son voyage à Rome une copie pratiquement identique conservée à la National Gallery of Art de Washington [8], qui est celle présentée ici.

Les quatre tableaux montrant la barque du Temps descendant le Fleuve de la Vie, en compagnie plus ou moins lointaine de l’Ange gardien. La série est clairement divisée en deux pendants, mode d’accrochage privilégié dans la galerie privée du commanditaire.


sb-line

Cole 1842 The_Voyage_of_Life 1 Childhood,(National_Gallery_of_Art)Enfance Cole 1842 The_Voyage_of_Life 2 Youth_-_WGA05140Jeunesse

 Cole, 1842, The Voyage of Life, National Gallery of Art, Washington [7]

Au Printemps, dans une vue vers la source du fleuve, la barque quitte une grotte sombre au bas d’une montagne au somment invisible ; le voyage commence entre les rives fleuries, en compagnie de l’Ange gardien à l’arrière ;

A l’Eté, dans une vue vers l’aval et un grand palais dans les nuages, le jeune homme dit adieu à l’Ange, qui reste sur la rive.

A noter que dans les deux cas la barque n’a pas de gouvernail : ni l’Ange ni l’Homme n’ont de prise sur la Destinée.


Une composition paradoxale

La composition retenue fait que le fleuve coule dans deux directions opposées. Cole lui-même en explique la raison :

« Si j’avais donné au fleuve la même direction dans chaque tableau, j’aurais été contraint à avoir la même vue du bateau et de la ou des figures – presque la même tout au long des différentes parties du travail : ce serait monotone, et choquerait le spectateur comme résultant soit de l’incompétence dans l’exécution, soit de la pauvreté d’invention, et le plaisir qui résulte de la nouveauté serait entièrement perdu. » [9]


Cole 1842 The_Voyage_of_Life 1 Childhood,(National_Gallery_of_Art)Enfance Cole 1842 The_Voyage_of_Life 2 Youth_-_WGA05140. inverseJeunesse (inversée)

Une autre remarque de Cole est plus incompréhensible :

« Maintenant, si la rivière avait coulé dans une autre direction que celle que j’ai choisie, comment l’architecture aérienne aurait-elle pu être introduite de manière à être placée sous le regard du jeune voyageur – elle devrait avoir été imaginée comme existant en dehors du tableau – ce qui serait une taxe sur l’imagination du spectateur que peu seraient prêts à payer. »

Il est clair qu’une composition en parallèle aurait été bien plus cohérente, plaçant l’amont du fleuve à gauche, et l’architecture idéale à l’emplacement du soleil levant. Le choix de faire fuir le fleuve non vers le bord droit, mais dans des directions opposées, a tout à voir avec l’efficacité de la structure en pendant, qui ramène le regard des bords, lieux du passé, au centre, ouvert vers l’avenir.

Malgré ce que dit Ikemoto ([3] , p 107). il est clair que Cole ne cherche pas ici à imiter l’autre dispositif en vogue, les panoramas mobiles dans lesquels une longue toile se déroulait continûment devant les spectateurs immobiles (simulant par exemple la Descente du Mississipi). La structure en pendant casse la passivité du regard et invite le spectateur à reconstruire la narration.


Cole 1842 The_Voyage_of_Life 3 Manhood National_Gallery_of_ArtMaturité Cole 1842 The_Voyage_of_Life 4 Old_Age National_Gallery_of_ArtVieillesse

Le second pendant poursuit la même logique de cassure du courant et de sortie par le centre.

A l’Automne, l’homme affronte les dangers de la tempête et des rapides, mais l’Ange gardien veille sur lui dans son dos.

A l’Hiver, la barque a perdu sa proue et l’Ange vient chercher le vieillard parvenu à la mer calme, pour lui montrer le Paradis ;
« Les chaînes de l’existence corporelle s’effondrent; et déjà l’esprit a des aperçus de la vie immortelle. » [8].


Thomas_Cole_-_The_Voyage_of_Life_1 Childhood,_1839_(Albany_Institute_of_History_Art) Thomas_Cole_-_The_Voyage_of_Life_2 Youth,_1839_(Albany_Institute_of_History_Art)
Thomas_Cole_-_The_Voyage_of_Life_3 Manhood,_1839_(Albany_Institute_of_History_Art) Thomas_Cole_-_The_Voyage_of_Life_4 Old_Age,_1839_(Albany_Institute_of_History_Art)

Cole, 1839, Albany Institute of History and Art

Les quatre études conservées montrent bien le caractère fastidieux d’une série continue, et justifie la décision de la scinder en deux pendants symétriques et autonomes.

Cette séparation entre une partie joyeuse et une partie triste reflète l’idée que Cole se faisait de l’existence :

« Le trouble caractérise la période de l’âge adulte. Dans l’enfance, il n’y a pas de souci lancinant : dans la jeunesse, pas de pensée désespérée. C’est seulement quand l’expérience nous a appris les réalités du monde que nous enlevons de nos yeux le voile doré des débuts de la vie, que nous ressentons une douleur profonde et durable. »  [10a]



cole 1843 Roman Campagna Wadsworth Atheneum, Hartford Campagne romaine cole 1843 an-evening-in-arcadia Wadsworth Atheneum, HartfordUn soir en Arcadie

Cole, 1843, Wadsworth Atheneum, Hartford

Réalisé pour Miss IHicks au retour du second voyage de Cole en Italie, ce pendant associe une vue d’un aqueduc près de Rome et une oeuvre d’imagination ([11], p 86). Il reprend certaines oppositions de Passé et Present :

  • temps anciens / temps modernes ;
  • aube (?) / crépuscule ;
  • arches nombreuses / arche unique ;

et en ajoute deux nouvelles :

  • construit /naturel ;
  • animaux domestiques (chèvres et chiens) / animaux sauvages (daims et canards).


cole 1843 Roman Campagna Wadsworth Atheneum, Hartford detail cole 1843 an-evening-in-arcadia Wadsworth Atheneum, Hartford detail

Plus subtilement, un détail de chaque tableau renvoie au thème dominant de l’autre :

  • dans le paysage latin, un agneau isolé évoque le monde des paraboles chrétiennes ;
  • dans le paysage italien, la femme qui danse accompagnée par le joueur de lyre, et le serpent entre les deux, évoque le mythe païen d’Orphée et Eurydice.


Cole 1832 Aqueduct_near_Rome Kemper Art Museum St. Louis, Missouri.Aqueduc près de Rome
Cole, 1832, Kemper Art Museum, St. Louis [12]
Via_Appia_-_acquedotti_1010310Tour Fiscale et Aqueduc de Claude, Via Appia, Rome

 A noter que le premier tableau reprend, en resserrant la cadrage et en inversant la direction du soleil une vue frappante des environs de Rome que Cole avait exécutée lors de son premier voyage en Italie : la tour médiévale semble prolonger l’aqueduc tandis que la flaque au premier plan le dénie.


Cole 1832 Aqueduct_near_Rome Kemper Art Museum St. Louis, Missouri detail crane. Cole 1832 Aqueduct_near_Rome Kemper Art Museum St. Louis, Missouri detail chevre.

A gauche le crâne commente la disparition des empires, tandis qu’a droite la chèvre juchée sur son rocher accueille le lever d’un nouveau jour [12a].



A partir de 1846, Cole se lança dans une dernière série de cinq tableaux, « La Croix et le Monde », interrompue par sa mort soudaine en 1848. Les trois toiles achevées ont aujourd’hui disparu, mais nous sont connues par des photographies. On a aussi conservé des études qui permettent de se faire une bonne idée de l’ensemble.

sb-line

1 Le tableau central

Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World 1 Study_for The two pilgrims Edwin A. Ulrich Museum of Art

Deux jeunes gens partent en pélerinage, l’un vers la Croix, l’autre vers le Monde
The Cross and the World
Cole, 1846-48, Edwin A. Ulrich Museum of Art

Le premier tableau de la série est ainsi décrit dans le Catalogue de l’exposition commémorative de 1848 à l ‘American Art Union ([13], p 200) :

« Au pied de la montagne se dresse l’Evangéliste avec son livre ouvert. Un peu en avant on voit de l’eau, symbole du Baptême. Deux jeunes gens, compagnons de voyage de la vie, arrivés au point ou leurs chemins se séparent, sont dirigés avec affection et sincérité vers la croix brillante. Alors que l’un, par le pouvoir de la vérité, commence timidement son saint pèlerinage, l’autre, pris par les charmes du paysage terrestre, tourne le dos à l’Evangéliste et à la Croix, et dévale le chemin du Monde. »

Après ce début commun, la série montre ensuite, pour chaque pèlerin, deux stades de son voyage : le milieu et la fin. Commençons par le pèlerin qui part en direction de la Croix, donc vers la gauche.


2 Le Pèlerin de la Croix : durant le Voyage

Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World 2 The Pilgrim of the Cross in f His Journey photo 1872

Photographie de 1872

Voici la description de ce tableau dans le Catalogue de l’exposition commémorative de 1848 à l ‘American Art Union

« C’est l’heure de la tempête. Des nuages noirs enveloppent les sommets environnants. Un torrent gonflé se précipite et plonge dans l’abîme. La tempête, balayant de terribles gouffres, dévie la cataracte en colère et accroît l’horreur de la scène : le pèlerin, maintenant dans la vigueur de la maturité, poursuit son chemin au bord d’un précipice effrayant. C’est un moment de danger imminent. Mais la lueur de la croix brillante traverse la tempête, et éclaire d’une lumière nouvelle son chemin périlleux et étroit. Avec un regard inébranlable et un courage renouvelé, le voyageur solitaire poursuit son pèlerinage céleste. L’ensemble symbolise les épreuves de la Foi« . ([13], p 201)

Le révérend Louis Legrand Noble ami et biographe de Cole, ajoute une précision intéressante :

« Cole était particulièrement satisfait d’une partie de ce deuxième tableau, presque plus que de tout ce qu’il avait déjà peint. La partie dont il s’agit est le premier plan à droite, avec ses grands arbres. C’est le rendu parfait de l’un des passages les plus forts et les plus grandioses de la nature… En tant que paysage simple et sauvage, c’est certainement l’un des plus heureux triomphes de son pinceau. » ([14], p 395)


3 Le Pèlerin du Monde : durant le Voyage

Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World 3 Study for The_Pilgrim_of_the_World_on_His_Journey Albany Institute of History and Art,

Le Pèlerin du Monde durant son voyage, Albany Institute of History and Art

Voici la description des nombreux détails du tableau, par Daniel Huntington ([15], p 297) :

« Dans le troisième tableau, le spectateur regarde une étendue d’eau tranquille. À droite, les jardins du plaisir, où les adeptes des délices sensuels se délectent de tout ce qui rassasie et amuse. Près d’une fontaine, dont les eaux tombantes les bercent de leur perpétuel murmure, se dresse la statue de la déesse de l’amour. Une allée profonde, aux parfums odorants et à l’ombre délicieuse, invite à la quiétude dans une jungle fleurie. Une foule joyeuse danse sur le gazon, autour d’un arbre, au son d’une musique animée. Près d’une statue de Bacchus, une compagnie profite d’un banquet luxueux. Sur la gauche se trouve le Temple de Mammon, une structure superbe et coûteuse surmontée de la roue de la Fortune … une fontaine curieusement forgée jette des jets d’or, qui sont avidement attrapés par les adeptes en dessous… Dans le lointain, au milieu du tableau, une vision de la puissance et de la gloire terrestres s’élève au dessus du paysage …des colonnades et des empilement d’architecture s’étendent dans la vaste perspective. Au sommet d’une haute volée de marches se dresse le trône et le sceptre. En suspension dans l’air, au point le plus haut atteignable par l’homme, se trouve le symbole étincelant de la royauté, la couronne. Entre le spectateur et ce grand spectacle se trouvent des armées en conflit et une ville en flammes, indiquant que le chemin de la gloire passe par la ruine et le champ de bataille. »

Le pèlerin a le choix entre trois embarcations :

  • vers le Temple de Mammon (L’Argent),
  • vers le Palais dans les nuages (e Pouvoir)
  • vers le sous-bois (la Sensualité).

A noter la Croix qui, petite et à demi-voilée, indique dans son dos qu’il peut encore rebrousser chemin.


La logique du premier pendant

Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World 2 The Pilgrim of the Cross in f His Journey photo 1872 Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World 3 Study for The_Pilgrim_of_the_World_on_His_Journey Albany Institute of History and Art,

Ce stade intermédiaire oppose, comme souvent chez Cole

  • la Tempête dans la nature sauvage
  • le Beau Temps dans la nature humanisée.

Plus subtilement, il montre que la voie périlleuse est unique, sur le fil du précipice ; alors que la voie facile se subdivise en apparentes alternatives, qui vont se révéler autant d’impasses.


Le second pendant

Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World 4 Study_for The Pilgrim of the Cross at the End of His Journey Brooklyn_MuseumEtude pour Le Pèlerin  de la Croix à la fin de son voyage, Brooklyn Museum Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World 5 Study_for The Pilgrim of the World at the End of His Journey Smithsonian American Art MuseumEtude pour Le Pèlerin du Monde à la fin de son voyage, Smithsonian American Art Museum

« Dans le quatrième tableau, le pèlerin de la Croix, maintenant un vieil homme au bout de son existence, obtient un premier aperçu de l’infini et de l’éternel. Les tempêtes de la vie sont derrière lui; le monde est sous ses pieds. Les pinacles rocheux, juste pointant à travers l’obscurité, n’atteignent pas sa luminosité; les brumes, s’arrêtant dans l’obscurité, ne montent pas jusqu’à son atmosphère sereine. Il regarde l’infini. Les nuages ​​- incarnations de la gloire, faufilant l’immensité par d’innombrables lignes, se déroulant depuis les profondeurs éternelles – transportent notre regard vers la lumière inaccessible. La croix, désormais pleinement révélée, déverse son rayonnement sur la scène illimitée. Des anges, avec la palme et la couronne de l’immortalité, apparaissent au loin et s’avancent à sa rencontre. Perdu de ravissement à la vue, le pèlerin laisse tomber son bâton et, les mains levées, tombe à genoux. » ([15] , p 298)

« Dans le dernier tableau, désolé et brisé, le pèlerin du Monde, descendant une sombre vallée, s’arrête enfin sur le bord horrible qui surplombe l’obscurité extérieure. Les colonnes du temple de Mammon s’effritent; les arbres du jardins des plaisirs tombent en poussière sur son chemin. L’or est sans valeur comme la poussière avec laquelle il se mêle. Le fantôme de la gloire – un tissu creux sans fond – vole sous l’aile de la mort, pour disparaître dans une éternité sombre. Des formes de démons se rassemblent autour de lui. D’horreur, le pèlerin laisse tomber son bâton et se tourne désespérément vers la croix longtemps oubliée et oubliée. Voilée dans la nuit mélancolique, derrière un sommet de la montagne, elle est perdue à jamais pour lui. »

La logique de ce second pendant est donc d’opposer :

  • le sommet de la montagne et le champ de ruines,
  • le soleil culminant et le soleil couchant,
  • La Vie éternelle (les anges ) et la Mort.


Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World 4 Study_for The Pilgrim of the Cross at the End of His Journey Smithsonian American Art Museum
Etude pour le Pèlerin de la Croix à la fin de son voyage, Smithsonian American Art Museum

Une autre étude du quatrième tableau a été conservée, mais elle semble moins proche de la version finale connue  par une photographie de 1872.


La logique de la série

On n’est pas certain de la manière dont les cinq tableaux étaient accrochés lors de l’unique exposition de la série en 1848 à l’American Art Union, mais plusieurs commentateurs parlent du premier comme étant le tableau central.



Cole 1846-48 The_Cross_and_the_World schema1
On peut imaginer que les spectateurs défilaient depuis la droite (flèches bleues), en défaisant d’abord le chemin du Pèlerin du Monde, puis en accompagnant le Pèlerin de la Croix, progressant ainsi de la Croix quasi invisible à la Croix la plus éblouissante.

Avec un peu de recul apparaissait la structure en deux pendants emboîtés, autour du tableau central biparti (en vert) :

  • 2 : la Tempête et les Epreuves, 3 :le Beau Temps et les Plaisirs ;
  • 4 : L’issue, 5 : l’Impasse.


Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples

Le Choix d’Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples.

En décidant de placer le Pèlerin de la Croix en position d’honneur, à la droite de l’Evangéliste, Cole ne faisait que reprendre la structure médiévale des Jugements Derniers (où les Elus sont à la droite du Christ), disposition renouvelée à la Renaissance dans l’iconographie d’Hercule entre deux chemins.

La série de Cole n’est en définitive qu’un paysage moralisé scindé en cinq.


Pligrim's progress John-Bunyan 1813

Illustration pour Piligrim’s progress de John Bunyan, 1813

On sait que Cole lisait à l’époque le Voyage du pèlerin de Nunyan, qui propose un parcours, en de nombreuses étapes, de la Cité terrestre vouée à la destruction à la Cité Céleste.

L’idée des deux pèlerins permet de fusionner l’iconographie du Bon et du mauvais Chemin, avec celle du parcours continu.


1855 TheBroadandNarrowWayJWBarberMissionssmall5

Le Chemin large et le Chemin étroit, 1855

Les gravures populaires qui se multiplient durant la seconde moitié du siècle auront tendance à inverser la composition, afin que le Progrès vers le Bien corresponde au sens de la lecture. Le choix de Cole, plus exigeant pour l’oeil, mais plus stimulant pour l’esprit, nous montre que le chemin du Monde est facile (vers le bas, et dans le sens de la lecture) tandis que le chemin de la Croix est ardu et contre-nature.

Pour conclure, voici comment le révérend Noble explique toute l’importance du détail de l’eau au premier plan, du premier tableau, met en garde contre les mauvaises interprétations de la série et en souligne le caractère complexe et non-manichéen ([14], p 390 :

« Prétendre que les deux étaient des pécheurs jusqu’à ce moment où l’un accepte et l’autre rejette l’évangile, dont tous deux étaient également ignorants et négligents jusqu’à ce l’Evangéliste le leur présente, – l’un parcourant dès lors sans relâche le chemin sacré, et l’autre le chemin profane – est une méconnaissance totale de l’idée principale de l’artiste... Les deux « pèlerins », baptisés dans leur enfance, et maintenant tout à fait inconscients de ce moment où ils ont traversé une « expérience technique de la religion », entrent devant nous sur le chemin de la vie, à un âge qui les rend capables d’assumer les vœux et les promesses faites en leur nom lors de leur baptême, et de satisfaire, désormais responsables d’eux-mêmes, aux commandements de Dieu. C’est pourquoi leur chemin – jusqu’à ici unique – monte au dessus de l’eau et, bien que se divisant maintenant, se poursuit sur la terre, son côté spirituel et divin symbolisé par la Croix, son côté charnel et pécheur symbolisé par les objets du Monde. C’est le voyage de la vie, le même pour les deux. Les deux sont des créatures temporelles et sensibles ; les deux ont une seule et même nature, la même nature déchue, qui a été bénie du même don de grâce régénératrice ; cependant, la prédominance du spirituel dans l’un et du charnel dans l’autre, leurs affections dominantes, leurs buts, leurs motifs et leurs objectifs sont différents. L’un recherche la Croix ; mais, malgré tous les dons de la Grâce, porte toujours avec lui le fardeau de son ancienne nature, avec de fortes sympathies pour le Monde qui l’environne encore ; l’autre recherche le Monde mais, malgré son ancienne nature, il porte toujours avec lui un don caché et gracieux, le principe d’une nouvelle nature avec ses sympathies pour la Croix qui brille et qui l’attire. Ainsi, les deux avancent – l’un, dans l’abondance de la lumière divine, mais avec des épreuves effrayantes; l’autre, dans en plein péché, mais avec quelques manifestations de la Grâce; jusqu’à ce que la Grâce (dans un cas gaspillée) et les épreuves (dans l’autre cas surmontées) soient supprimées et que la fin et la récompense atteinte par chacun, soient révélées. »



Références :
[3] Wendy Nalani Emiko Ikemoto, « The space between: Paired paintings in antebellum America », Harvard University, ProQuest Dissertations Publishing, 2009
[10] Joy S. Kasson « The Voyage of Life: Thomas Cole and Romantic Disillusionment », American Quarterly Vol. 27, No. 1 (Mar., 1975), pp. 42-56 https://www.jstor.org/stable/2711894
[10a] Cité par [10] :
« Trouble is characteristic of the period of manhood. In childhood, there is no care: in youth, no despairing thought. It is only when experience has taught us the realities of the world, that we lift from our eyes the golden veil of early life; that we feel deep and abiding sorrow. »
[11] « Hudson River School: Masterworks from the Wadsworth Atheneum Museum of Art » De Amy Ellis, Maureen Miesmer, Wadsworth Atheneum Museum of Art https://books.google.fr/books?id=ylDWtpAGqrkC&pg=PA86#v=onepage&q&f=false
[12a] La Via Apia est au sud des montagnes Sabines et Albines que l’on voit à l’horizon, et l’aqueduc est orienté nord-sud : pour le pendant de 1843, la logique de la symétrie suggère que l’aqueduc est vu à l’aube, alors que selon la géographie il est vu le soir. Cole a préféré éviter de se répéter plutôt que de respecter strictement la topographie.
[13] Joseph Parrish Thompson « Young men admonished: in a series of lectures », p 201 https://books.google.fr/books?id=MopNAAAAYAAJ&pg=PA201
p 200: « At the foot of the mountain stands Evangelist with the open Gospel. A little in advance are the waters, symbolical of Baptism. Two youths, companions in the travel of life, having come to the parting of their road, are affectionately and earnestly directed to the shining cross. While one, through the power of truth, enters with timid steps upon his holy pilgrimage, the other, caught by the enchantment of the earthly prospect, turns his back upon Evangelist and the Cross, and speeds forward upon the pathway of the world. »
p 201 : « It is an hour of tempest. Black clouds envelope the surrounding summits. A swollen torrent rushes by, and plunges into the abyss. The storm, sweeping down through terrific chasms, flings aside the angry cataract, and deepens the horror of the scene below. The Pilgrim, now in the vigor of manhood, pursues his way on the edge of a frightful precipice. It is a moment of imminent danger. But gleams of light from the shining cross break through the storm, and shed fresh brightness along his perilous and narrow path. With steadfast look, and renewed courage, the lone traveler holds on his heavenly pilgrimage. The whole symbolizes the trials of faith. »

[14] Louis Legrand Noble, « The Life and Works of Thomas Cole » https://books.google.fr/books?id=xYcfAAAAYAAJ

p 390 : « To assume the persons represented, as sinners up to the time that they appear,—the one accepting, the other rejecting a gospel, of which, until they hear it from the evangelist, both have been equally ignorant and careless,—the former thenceforward unswervingly beating the sacred path, the latter, the profane path, is a total misapprehension of the artist’s main idea… The two Pilgrims, call them, baptized in infancy, and now quite unconscious of any time when they passed through a technical  » experience of religion, » enter before us upon life’s journey, at an age competent to assume the vows and promises made, in their name, at their baptism, and met, as those henceforth responsible for themselves, by the commandments of God…. Hence their way—up to this point one and the same—ascends from the water, and, although now dividing, takes its direction across the earth, its spiritual, divine side symbolized by the cross, its carnal, sinful side symbolized by objects indicative of the world. It is life’s journey still, equally to both. Both are in time; both are creatures of sense; both have one and the same nature, the same fallen nature once blessed with the same gift of regenerating grace, only, from the predominance of the spiritual in the one, and the carnal in the other, their ruling affections, aims, motives and objects of pursuit are different. One pursues the cross ; but, with all his gracious endowments, still carries with him the burden of his old nature, with its strong sympathies for the world yet around him: the other pursues the world ; but, notwithstanding his old nature, still bears with him a hidden, gracious gift, the principle of a new nature with its sympathies for the cross, yet shining upon, and attracting him. Thus both journey forward—the one, in the abundance of divine light, having his fearful trials; the other, in the plenitude of sin, having some manifestations of grace; until grace, (in the one case forfeited,) and trials, (in the other case overcome,) are removed, and the end and reward, meet for each, are revealed. »
p 395 : « Cole was better satisfied with a portion of this second picture than with almost any thing he ever painted. The part, in particular, alluded to, is the high, woody foreground on the right. It is the perfect rendering of one of nature’s strongest, grandest passages… As simple, wild landscape, it is certainly one of the happiest triumphs of the pencil. »

[15] Daniel Huntington, » A general view of the fine arts: critical and historical, with an introduction », 1858, https://books.google.fr/books?id=nF8XAAAAYAAJ&pg=PA298
p 297  : « In the third picture, the beholder looks off upon an expanse of tranquil water. On the right are the gardens of pleasure, where the devotees of sensual delights, revel in all that satiates and amuses. Near a fountain, whose falling waters lull with perpetual murmurs, stands a statue of the goddess of love. An interminable arcade, with odorous airs and delicious shade, invites to the quiet depths of a wilderness of flowers. A gay throng dances upon the yielding turf, around a tree, to the sound of lively music. Near an image of Bacchus, a company enjoys a luxurious banquet. On the left is the Temple of Mammon, a superb and costly structure surmounted by the wheel of Fortune … a curiously-wrought fountain throws out showers of gold, which is eagerly caught up by the votaries below. … Far distant, in the middle of the picture, a vision of earthly power and glory rises upon the view…. [C]olonnades and piles of architecture stretch away in the vast perspective. At the summit of a lofty flight of steps stand conspicuous the throne and sceptre. Suspended in air, at the highest point of human reach, is that glittering symbol of royalty, the crown. Between the beholder and this grand spectacle are armies in conflict, and a city in flames, indicating that the path to glory lies through ruin and the battlefield. »
p 298 : « In the fourth picture, the pilgrim of the Cross, now an old man on the verge of existence, catches a first view of the boundless and eternal. The tempests of life are behind him; the world is beneath his feet. Its rocky pinnacles, just rising through the gloom, reach not up into his brightness; its mists, pausing in the dark obscurity, ascend no more into his serene atmosphere. He looks out into the infinite. Clouds—imbodiments of glory, threading immensity in countless lines, rolling up from everlasting depths—carry the vision forward towards the unapproachable light. The Cross, now fully revealed, pours its effulgence over the illimitable scene. Angels, with palm and crown of immortality, appear in the distance, and advance to meet him. Lost in rapture at the sight, the pilgrim drops his staff, and with uplifted hands sinks upon his knees.
In the last picture, desolate and broken, the pilgrim of the World, descending a gloomy vale, pauses at last on the horrid brink that overhangs the outer darkness. Columns of the temple of Mammon crumble; trees of the gardens of pleasure moulder in his path. Gold is as valueless as the dust with which it mingles. The phantom of glory—a baseless, hollow fabric— flits under the wing of death, to vanish in a dark eternity. Demon forms are gathering round him. Horror-stricken, the pilgrim lets fall his staff, and turns in despair to the long-neglected and forgotten Cross. Veiled in melancholy night, behind a peak of the mountain, it is lost to his view for ever. »

Les pendants de Rembrandt

3 février 2020

Pourquoi consacrer un article aux pendants de Rembrandt, dont l’oeuvre immense ne comprend aujourd’hui qu’un seul pendant reconnu (les portraits mis à part) ?

Parce que ce cas est triplement exemplaire :

  • primo, il illustre les errements de la chasse aux pendants, surtout lorsque le peintre est célèbre ;
  • secundo, elle montre qu’en pleine mode des pendants, des artistes majeurs (Rembrandt comme Rubens) n’ont guère été intéressés par les possibilités de la formule ;
  • tertio, elle illustre également la difficulté à la reconnaître, dès lors qu’un artiste majeur sort des clous : nous verrons ainsi que trois pendants remarquables sont passé pratiquement inaperçus.

J’ai établi la liste d’après le Catalogue raisonné de 1908 [1], complété par la thèse de C.Moiso-Diekamp sur les pendants hollandais [2],



Le pendant reconnu

Rembrandt 1645 Tobie et Anna Gemaldegallerie BerlinTobie et Anna (HdG 64) Rembrandt 1645 Le reve de Joseph dans l'etable de Bethleem Gemaldegallerie BerlinLe rêve de Joseph dans l’étable de Bethleem (HdG 85)

Rembrandt (et atelier), 1645, Gemäldegallerie Berlin

Ces deux petits tableaux, peints sur un bois provenant du même arbre, toujours vendus ensemble depuis 1769, et formés d’une scène de l’Ancien Testament et d’une scène du Nouveau sont généralement acceptés comme pendants [3].

Cependant le nombre et la taille des personnages sont différents, et l’appariement ne répond à aucune tradition iconographique ni nécessité compositionnelle évidente.


Tobie, Anna et le chevreau

Tobie est vieux et aveugle. « Anne, sa femme, allait tous les jours tisser de la toile et, par le travail de ses mains, elle rapportait, pour leur entretien, ce qu’elle pouvait gagner. Il arriva ainsi qu’ayant reçu un chevreau, elle l’apporta à la maison. Son mari, ayant entendu le bêlement du chevreau dit:  » Voyez si ce chevreau n’aurait pas été dérobé, et rendez-le à son maître, car il ne nous est pas permis de rien manger qui provienne d’un vol, ni même d’y toucher.  » Alors sa femme répondit avec colère:  » Il est manifeste que ton espérance est devenue vaine; voilà ce que t’ont rapporté tes aumônes ! » (Tobie 2:19-22)


Le rêve de Joseph

« Après leur départ < des Rois Mages>, voici qu’un ange du Seigneur apparut en songe à Joseph et lui dit:  » Lève-toi, prends l’enfant et sa mère, fuis en Egypte et restes-y jusqu’à ce que je t’avertisse; car Hérode va rechercher l’enfant pour le faire périr. «  (Matthieu 2:13)


La logique du pendant

Visuellement, on peut relever quelques parallèles entre les deux scènes :

  • chambre chauffée avec un lit, étable froide avec du foin ;
  • chevreau et vache ;
  • Anna debout à côté de Tobie assis avec son bâton, l’Ange debout derrière Joseph assis avec son bâton.

Cornelia Moiso-Diekamp [2] propose une explication plausible à l’appariement des deux scènes :

« Dans la Bible, le rêve en tant que porte-parole de Dieu n’est donné qu’aux Elus doués d’une grande confiance… On peut donc supposer que Joseph représente la confiance inconditionnelle et la vraie foi, tandis que dans la scène de Tobie sont mis en évidence, à l’inverse, le manque de confiance, le strict respect de la loi et la cécité. »


Rembrandt 1645 Tobie et Anna Gemaldegallerie Berlin detail lumiere Rembrandt 1645 Le reve de Joseph dans l'etable de Bethleem Gemaldegallerie Berlin detail lumiere

L’éclairage des deux tableaux vient à l’appui de cette lecture :

  • la lumière du jour et la parole de la femme n’atteignent pas celui qui n’a que ses yeux pour voir ;
  • la lumière surnaturelle et la parole de l’Ange agissent sur celui qui voit de l’intérieur.


Rembrandt 1645 Tobie et Anna Gemaldegallerie Berlin detail porte Rembrandt 1645 Le reve de Joseph dans l'etable de Bethleem Gemaldegallerie Berlin detail porte

De même, par leur disposition, les deux portes illustrent l’une l’enfermement et l’entêtement de Tobie, l’autre la fuite proposée à Joseph.



Trois pendants méconnus : la série de la Passion

Un commande du prince d’Orange

Par l’intermédiaire de Constantijn Huygens, secrétaire du stadholder Frédéric-Henri d’Orange, Rembrandt reçut vers 1632 une commande de cinq tableaux illustrant  la Passion du Christ, pour le Binnenhof de La Haye.


Les deux premières toiles

Elles reprennent les thèmes de deux célèbres retables de Rubens .

Rubens 1610-11 L'Elevation de la Croix Cathedrale Notre-Dame AnversL’érection de la Croix, 1610-11, pour l’église Sanit Walburg d’Anvers Rubens 1612-14 La descente de Croix Cathedrale Notre-Dame Anvers 420,5 × 320 cmLa Descente de Croix, 1612-14, pour la Cathédrale Notre-Dame d’Anvers

Rubens

Rubens avait traduit les deux mouvements d’élévation et de descente par des diagonales opposées, comme si la croix avait basculé autour de sa base. Pourtant ces deux toiles n’ont jamais fonctionné en pendants : elles constituent la partie centrale de deux grands triptyques d’autel, réalisés pour deux églises différentes.


Rembrandt 1633 Elevation de la Croix, Alte Pinakothek MunichL’érection de la Croix (HdG 130) 96 x 72 cm The descent from the cross, by RembrandtLa descente de Croix (HdG 134) 90 x 65 cm

Rembrandt, 1633, Alte Pinakothek, Münich

Rembrandt n’a pas retenu cette symétrie, qui aurait pourtant été bienvenue si les toiles avaient été conçues comme des pendants.


La Descente de Croix

Rubens 1612-14 La descente de Croix Cathedrale Notre-Dame Anvers 420,5 × 320 cm inverseeRubens (inversé) The descent from the cross, by RembrandtRembrandt

La Descente de Croix [4] a été réalisée en premier. Elle comporte trois échelles (deux chez Rubens), et les Saintes femmes sont déportées dans l’ombre, au premier plan à gauche.

« Dans le tableau de Rubens, retable pour une église catholique, toutes les figures touchent ou tentent de toucher le corps du Christ (et son sang), en relation avec le sacrement de l’Eucharistie. La concentration des figures à proximité du corps du Christ se fait aux dépens d’un traitement convaincant de l’opération de descente ou d’abaissement. Le regard du spectateur est plus dévotionnel que pratique… Rembrandt, inspiré par le modèle de Rubens, réinterprète le sujet pour un public et un espace différent, sans radicaliser la composition. Ainsi quand la série de la Passion va prendre de l’élan, ce qui avait commencé par un projet pour rivaliser avec Rubens s’en démarque de plus en plus, ce qui va se révéler dans le manque de similarités entre les deux Erections. » ([5] , p 31).


L’érection de la Croix

Rubens 1610-11 L'Elevation de la Croix Cathedrale Notre-Dame Anvers inverseeRubens (inversé) Rembrandt 1633 Elevation de la Croix, Alte Pinakothek MunichRembrandt

Pour ce sujet, très inhabituel à l’époque, les analogies entre les deux compositions sont moins frappantes que leurs différences : tandis que Rubens échelonne huit figures du bas en haut de la croix, Rembrandt se limite à quatre porteurs, dont deux dans l’ombre. En revanche, il inclut à gauche la figure imposante du centurion à cheval, et à l’arrière-plan à droite les deux larrons attendant leur tour. Après un siècle de commentaires dissertant de l’influence d’une oeuvre sur l’autre, la tendance est aujourd’hui de considérer que Rembrandt n’avait jamais vu les deux Rubens : rien n’indique qu’il ait fait le voyage jusqu’à Anvers, et il n’existait pas à l’époque de reproduction gravée des deux oeuvres. ([5] , p 31).

Pour résumer McNamara, tandis que Rubens se conforme à une « théologie de la gloire » typiquement catholique, qui magnifie la divinité du Christ, Rembrandt pratique une « théologie de la Croix » proprement protestante, qui insiste sur son humanité.


La logique du supposé pendant

Les circonstances très particulières de la commande (thèmes choisis en référence à deux tableaux de Rubens qui n’étaient pas des pendants, amorce d’une série de cinq tableaux) et l’absence de symétrie font que le plupart des commentateurs ne retiennent pas l’hypothèse d’une conception en pendant.



Rembrandt 1633 Elevation de la Croix, Alte Pinakothek Munich detail
Il existe cependant un point commun relevé par McNamara ([5] , p 122) : on a remarqué depuis longtemps que, dans l’Erection de la Croix, l’homme en bleu au centre de la composition, portant un béret de peintre, est un autoportrait de Rembrandt. Mais il y a également un autoportrait dans la Descente de Croix.

Rembrandt 1633 Descente de Croix gravure detailGravure de Rembrandt, 1633 (inversée) Cliquer pour voir l’ensemble rembrandt 1630 ca self-portrait_open-mouthed_as_if_shouting)Rembrandt, vers 1630, autoportrait la bouche ouverte

Dans la gravure tirée du tableau, on reconnait l’autoportrait dans le personnage sur l’échelle, vêtu en costume contemporain.


Rembrandt 1633 Descente de Croix, Alte Pinakothek Munich detail Rembrandt, " Beggar Seated on a Bank, monogrammed RHL and dated 1630"Mendiant assis sur un blanc, Rembrandt, vers 1630

Mais il n’en va pas nécessairement de même dans le tableau : si autoportrait il y a, c’est bien plutôt dans l’homme tête nu qui, au centre de La descente de Croix, supporte le poids du cadavre [6].


Une rédemption privée (SCOOP !)

Rembrandt 1633 Elevation de la Croix, Alte Pinakothek Munich detail Rembrandt 1633 Descente de Croix, Alte Pinakothek Munich detail

La transition entre l’homme en bleu qui embrasse le bois sanguinolent de la Croix – matériau que l’on disait issu de l’arbre du Péché Originel – et l’homme vêtu d’or qui enlace directement la chair divine au travers du tissu, vaut sans doute comme l’affirmation d’une sorte de Rédemption privée : Rembrandt le Peintre, coupable parmi parmi les coupables en ce sens qu’il recrucifie le Christ une nouvelle fois sous nos yeux, est aussi Rembrandt le serviteur parmi les serviteurs, en ce sens qu’il nous fait sentir, par le même pouvoir évocateur de son Art, la pesanteur du corps du Christ dans sa Toile.



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Le troisième tableau

 

Rembrandt 1636 Ascension Alte Pinakothek MunichL’ascension (92.7 x 68.3 cm)
Rembrandt, début 1636, Alte Pinakothek, Münich
Titien 1515–1518 Assomption de la Vierge Basilica di Santa Maria Gloriosa dei Frari, VeniceAssomption de la Vierge , Titien,  1515–18, Basilique de Santa Maria Gloriosa dei Frari, Venise

 

Dans le tableau réalisé en troisième (qui vient en fait en dernier dans l’ordre de l’Evangile), Rembrandt se mesure ouvertement à Titien. La réception de la toile n’a pas été enthousiaste , et n’a pas conduit à de nouvelles commandes du stadholder.



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La fin de la série de la Passion

The entombment, by RembrandtMise au tombeau (HdG 140) 93 x 70 cm The Resurrection, by RembrandtRésurrection (HdG 141) 92 x 67 cm

Rembrandt, 1636-39, Alte Pinakothek Munich.

Les deux dernières toiles de la commande ont été achevées en 1639. Mis à part Hofstede de Groot, personne ne les a considérées comme des pendants : ce qu’elles ont pourtant, au moins thématiquement (entrée et sortie du tombeau) et chronologiquement (livraison simultanée).

Mais graphiquement, les toiles semblent à première vue très dissemblables : et c’est justement dans ce contraste maximal que réside, ici, l’effet de pendant.


Mise au tombeau ([7] , p 274)

La scène est éclairé par trois lumières faibles :
Rembrandt 1636-39 Mise au tombeau Alte Pinakothek Munich lumiere1

  • celle du soleil couchant, au dessus du Golgotha ;

Rembrandt 1636-39 Mise au tombeau Alte Pinakothek Munich lumiere2

  • celle de la lanterne en bas à droite, qui laisse deviner les trois saintes Femmes ;

Rembrandt 1636-39 Mise au tombeau Alte Pinakothek Munich lumiere3

  • celle de la bougie qui éclaire le cadavre.



Rembrandt 1636-39 Mise au tombeau Alte Pinakothek Munich detail ouverture
La vue est prise depuis le contrebas et le fond de la grotte, dont l’ouverture est encadrée à gauche par un grand catafalque, à droite par des chutes feuillues.


L‘immobilité est presque complète, mis à part la lente descente du linceul dans la pierre.


Résurrection ([7] , p 282)

La source de lumière unique est le halo qui explose derrière l’Ange en éclairs et étincelles.


Rembrandt 1636-39 Resurrection Alte Pinakothek Munich contrebas
La vue est prise depuis l’extérieur de la grotte, en contrebas d’un escalier rustique qui monte le long de la tombe. Les Saintes femmes sont en bas à droite, comme dans l’autre composition.



Rembrandt 1636-39 Resurrection Alte Pinakothek Munich detail Christ
On retrouve le catafalque mais cette fois à droite, ouvert comme un rideau de théâtre sur le buste du Christ ressuscité [8].


Ici tout est mouvement :
Rembrandt 1636-39 Resurrection Alte Pinakothek Munich mouvement 1

  • le couvercle est arraché, renversant un des gardes ;

Rembrandt 1636-39 Resurrection Alte Pinakothek Munich mouvement 2

  • un autre laisse s’envoler son sabre ;

Rembrandt 1636-39 Resurrection Alte Pinakothek Munich mouvement 3

  • un autre a lâché son glaive qui glisse tout seul hors du fourreau.


La logique du pendant (SCOOP !)

Rembrandt a conçu un pendant finalement assez classique :

  • intérieur/ extérieur ;
  • sombre / lumineux ;
  • statique / dynamique ;

 

La grande originalité est la construction d’un point de vue pré-cinématographique. Pour accentuer l‘implication du spectateur, la « caméra » est placée en contrebas :

 

  • au fond de la grotte, pour assister à l’ensevelissement (avec une profondeur de champ maximale jusqu’au rappel de la scène précedente, celle du Golgotha)
  • à l’extérieur de la grotte, pour sentir passer au dessus de lui l’explosion de la Résurrection.



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La commande supplémentaire

Rembrandt 1646 Adoration des Bergers Alte Pinakothek MunichAdoration des Bergers, Rembrandt, 1646, Alte Pinakothek, Munich Rembrand (studio) 1646 Circumcision_of_Christ,_sHerzog_Anton_Ulrich-Museum,_BraunschweigLa CIrconcision, copie d’atelier, 1646, Herzog Anton Ulrich Museum, Braunschweig

Il y a aura encore en 1646 une extension pour deux toiles supplémentaires avec des scènes de l’Enfance du Christ.


La logique du pendant (SCOOP !)

Personne n’a ici parlé de pendant, car l’Adoration des Bergers est traditionnellement couplée avec l’Adoration des Rois Mages, pas avec la Circoncision. Pourtant les deux thèmes choisis présentent – pour peu qu’on les reformule légèrement – une parenté que la composition parallèle rend évidente :

Rembrandt 1646 Adoration des Bergers Alte Pinakothek Munich detail lampe Rembrand (studio) 1646 Circumcision_of_Christ,_sHerzog_Anton_Ulrich-Museum,_Braunschweig detail
  1. la Présentation aux Hommes (les Bergers) a lieu dans une étable, à la lumière terrestre d’une lampe tenue par Joseph ; l’Enfant est placé à l’aplomb de la poutre, dont l’échelle et le coq signalent qu’elle préfigure la Croix ;
  2. la Présentation à Dieu a lieu au Temple, à la lumière d’une lampe invisible située en hors champ, très haut à gauche ; l’Enfant est placé à l’aplomb de la crosse, dont l’ombre portée nous indique, plus loin, le Trône caché par le manteau doré.

Ainsi ce pendant passé totalement inaperçu a pour sujet rien moins que la double nature de Jésus, humaine et divine.



Portraits en pendant


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rembrandt 1661 ca portrait-of-Jacob Trip -and-margaretha_Margaretha de Geer National Gallerx
Portrait de Jacob Trip (HdG 393) et Margaretha de Geer (HdG 857)
Rembrandt, vers 1661, National Gallery, Londres

Rembrandt a peint de nombreux pendants maritaux en vêtements contemporains, dont les modèles ont souvent pu être identifiés [9].


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Rembrandt, 1655, Vieille homme assis National Museum, StockholmVieil homme assis (HdG 452) Rembrandt, 1655, Vieille femme assise National Museum, StockholmVieille femme assise avec un foulard blanc sous une toque de velours (HdG 510)

Rembrandt, 1655, National Museum, Stockholm

D’autres pendants de couples portent des vêtements de fantaisie : on ne sait pas, comme ici, s’il s’agit de personnages réels s’étant fait représenter en costumes bibliques, ou d’une oeuvre de composition sur un des thèmes favoris de Rembrandt : la vieillesse.


Faux pendants

Rembrandt 1645 ca Vieux juif avec toque de fourrure (HdG 375) KasselVieux juif avec toque de fourrure (HdG 375) 21,3 x 18 cm Rembrandt 1645 ca Vieil homme a la tete nue (HdG 374) KasselVieil homme à la tête nue (HdG 374) 21,1 x 17,9 cm

Rembrandt, vers 1645, Gemäldegalerie, Kassel

Ce type de petit portrait est considéré maintenant comme des oeuvres d’atelier, des «tronies» servant d’études pour être utilisées dans des oeuvres ultérieures. Leur regroupement en pendants est ici totalement arbitraire [10].


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Rembrandt 1648 ca tete de Christ Gemaldegalerie BerlinGemäldegalerie, Berlin Rembrandt 1648 ca tete de Christ Louvre Abu DhabiLouvre Abu Dhabi.

Tête du Christ
Rembrandt, vers 1648 (25.5 x 20.1 cm )

Ces études de la figure du Christ sont les deux attribuées à Rembrandt lui-même, dans un groupe de sept portraits de la même taille et du même modèle [11].


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Rembrandt 1632 Philosopher_in_Meditation LouvreLe philosophe en méditation (HdG 233) , Rembrandt, 1632 Rembrandt 16445 ca Le philisophe au livre ouvert LouvreLe philosophe au livre ouvert (HdG 234), Salomon Koninck, vers 1645

Louvre, Paris

Considérés comme des pendants jusque dans les années 1950, les deux toiles ont été définitivement dissociées : seule la première serait de la main de Rembrandt (attribution néanmoins contestée par le Rembrandt Research Projet), et son sujet serait « Tobie et Anne attendant le retour de leur fils  » [12].

Ce cas est intéressant par le fait que le faux pendant a occulté, pendant très longtemps, la lecture correcte du sujet.


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Rembrandt 1668 ca The_Return_of_the_Prodigal_Son ErmitageLe retour du Fils Prodigue, 1668 (HdG 113) Ermitage, Saint Petersbourg (262 × 205 cm) Rembrandt 1665 Haman implorant Esther Musee national d’Art de Roumanie BucarestHaman implorant Esther, 1665 (HdG 47) Musée national d’Art de Roumanie, Bucarest (236 x 186 cm)

Les deux toiles n’ont été considérées comme des pendants que lors d’une vente en 1742, mais avec des prix très différents. Autant la toile de Saint Petersbourg est reconnue comme une des oeuvres marquantes de la vieillesse de Rembrandt, autant celle de Bucarest est un vilain petit canard : en très mauvais état, plusieurs fois retaillée, elle a eu une histoire complexe : on pense qu’il s’agit d’une oeuvre s’atelier, peinte dans les années 1660 par dessus une toile authentique de Rembrandt des années 1630 [13].



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Rembrandt 1655 Man_in_Armour (Mars) Glasgow art GalleryAlexandre le Grand (Mars) (HdG 140) Glasgow art gallery (137,5 x 104,4 cm) Rembrandt 1655 Pallas Athene Musee GulbenkianAlexandre le Grand (Pallas-Athena) (HdG 210), Musee Gulbenkian, Lisbonne (118 x 91 cm, recoupé en haut et à gauche) [14].

Rembrandt, vers 1655

En 1917, G.J.Hoogewerff rapproche ces deux toiles des documents Ruffo récemment découverts, qui indiquent que Rembrandt a peint pour Ruffo deux versions d’Alexandre le Grand. D’autres théories ont supposé que ces toiles auraient fait partie de séries, diversement reconstituées.
La composition parallèle exclut en tout cas qu’il puisse s’agit de pendants.


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Rembrandt 1636 Tobias_Healing_his_Father_sight-_Staatsgalerie_-_StuttgartTobie guérissant la vue de son père (HdG 69) 1636 Staatsgalerie, Stuttgart (47,2 x 38,8 cm;) Rembrandt 1633 Joseph Telling his Dreams to his Parents and BrothersJoseph racontant ses rêves (HdG 14) (51 cm × 39 cm) 1633, Rijksmuseum, Amsterdam

Mis à part le fait que les deux toiles ont été vendues comme pendants en 1742 rien, ni dans la composition, ni dans les thèmes, ne vient appuyer cette possibilité.



Pendants disparus

Sujets bibliques :

  • Le Christ parmi les Docteurs (HdG 96d), Le bon Samaritain (HdG 112a),
  • Argus endormi par Mercure (HdG 195a), Medée et Jason (HdG 208a)
  • Mort de Sénèque (HdG 222), Mort d’un héros blessé (HdG 226)


Portraits :

  • Saint Paul écrivant (HdG 178) , Saint Thomas, Kassel, (HdG 182)
  • Frère capucin lisant (HdG 190), Le vieillard atrabilaire (HdG 467)
  • Vieil homme méditant (HdG 243f), Vieil homme avec un livre sur ses genoux (HdG 320a)
  • Tête de perse (HdG 354g), Femme avec coiffe (HdG 889i)
  • Vieil homme avec un monocle dans sa main droite (HdG 426), Femme d’environ 55 ans (HdG 317)
  • Vieil homme au crâne chauve (HdG 446), Vieil homme au crâne chauve (HdG 447)
  • Tête d’homme (HdG 458h), Tête de femme (HdG 515b)
  • Vieil homme barbu (HdG 464e), Tête de vielle femme (HdG 891a)
  • Tête de Christ (HdG 161), Tête d’homme homme barbu (HdG 464f)
  • Vieil homme (HdG 466a), Femme (HdG 516b)
  • Vieil homme barbu aux cheveux blancs (HdG 471d), Jeune femme avec toque de velours noir (HdG 902)
  • Vieil homme à la barbe grise (HdG 471h), Vieille femme aux rides profondes (HdG 516c)
  • Vieil homme en manteau et toque de fourrure (HdG 471i), Jeune homme richement vêtu (HdG 809)



Références :
[1] A catalogue raisonné of the works of the most eminent Dutch painters of the seventeenth century based on the work of John Smith. Translated and edited by Edward G. Hawke by Hofstede de Groot, Cornelis, 1863-1930; Smith, John, dealer in pictures, London; Hawke, Edward G. (Edward George), 1908
https://archive.org/details/catalogueraisonn06hofsuoft/page/n6/mode/2up
https://commons.wikimedia.org/wiki/Rembrandt_catalog_raisonn%C3%A9,_1908
[2] Cornelia Moiso-Diekamp, « Das Pendant in der holländischen Malerei des 17. Jahrhundertspar »
[3] A Corpus of Rembrandt Paintings V: The Small-Scale History Paintings, publié par Ernst van de Wetering, p 405 et 411 https://books.google.fr/books?id=oru8BAAAQBAJ&pg=PA405
[5] Simon McNamara « Rembrandt’s Passion Series » https://books.google.fr/books?id=LqJtCQAAQBAJ&vq=raising&hl=fr&source=gbs_navlinks_s
[6] John I. Durham, « The Biblical Rembrandt: Human Painter in a Landscape of Faith », p 116 https://books.google.fr/books?id=o1V_saJPmlUC&pg=PA116
[7] « A Corpus of Rembrandt Paintings: 1635–1642 » publié par J. Bruyn, B. Haak, S.H. Levie, P.J.J. van Thiel, E. van de Wetering https://books.google.fr/books?id=_9z6CAAAQBAJ&pg=PA274&lpg=PA274&dq=rembrandt+entombment+munich
[8] Certains ont prétendu que cette figure du Christ a été rajoutée lors des restaurations du XVIIIème siècle. Selon le Rembrandt Research Project ([7], p 284 et ss), il est bien de la main de Rembrandt, mais il a été rajouté à la fin de l’élaboration du tableau.
[9] Pour un aperçu, rechercher « companion » sur la page https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_tableaux_de_Rembrandt
[10].Le site du musée donne de nombreuses indications sur la provenance et la réutilisation de ces deux études.
https://altemeister.museum-kassel.de/33773/0/0/147/s1/0/100/objekt.html
https://altemeister.museum-kassel.de/33774/36917/0/147/b19/0/0/objekt.html
[12] L’histoire de la dissociation est de la désattribution/réattribution est racontée dans . https://fr.wikipedia.org/wiki/Philosophe_en_m%C3%A9ditation
[13] A Corpus of Rembrandt Paintings: 1635–1642, publié par J. Bruyn, B. Haak, S.H. Levie, P.J.J. van Thiel, E. van de Wetering, p 487 et ss https://books.google.fr/books?id=_9z6CAAAQBAJ&pg=PA487

Les pendants de Jan Steen

30 janvier 2020

Dans l’oeuvre prolifique de Steen, on ne compte qu’une vingtaine de pendants, dont seulement sept sont conservés. Sans doute les scènes de genre truculentes et pleines de fantaisie qui étaient sa spécialité, se prêtaient mal aux contraintes formelles des pendants.

J’ai établi la liste d’après le Catalogue raisonné de Hofstede de Groot (1908) [1], complété de quelques ouvrages plus récents [2], [3], [4] .


Le plus grand succès de Steen en la matière  est une reprise d’un pendant gravé de Brueghel.

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Brueghel cuisine maigre grasse schema inverse
La cuisine maigre                                      La cuisine grasse
Brueghel, 1563, Gravures de Pieter van der Heyden (Gallica), inversées

Steen 1650 ca A1 The Fat Kitchen coll priv 91,5 x 71 cmLe repas de Maigre, National Gallery of Canada, Ottawa, 92 x 69.7 cm Steen 1650 ca A1 The Lean Kitchen 69.7 x 92 cm National Gallery of Canada, OttawaLe repas de Gras, collection privée, 91,5 x 71 cm

Steen, vers 1650

Tout en semblant conserver la composition dans ses grandes lignes, Steen la modifie en fait profondément : chez Brueghel , la vue plongeante plaçait en position culminante la porte, par laquelle un Gros entrait chez les Maigres et un Maigre chez les Gros.

Avec sa perspective plus classique, Steen transforme les deux portes en détail d’arrière-plan et abandonne l’idée des deux personnages circulants (en bleu et vert) qui faisait tout le sel du pendant de Brueghel (décrit en détail dans Les pendants d’histoire : l’âge classique). L’abandon d’une perspective archaïsante et d’un scénario médiéval devaient être perçus, à l’époque, comme un trait de modernité.

En comparant les compositions deux à deux, on notera quelques transformations significatives :

  • dans La cuisine grasse, Steen rajoute au premier plan les personnages conventionnels du buveur et du violoneux ; de manière générale, il privilégie la rationalité, en rapprochant les deux enfants de la mère, en posant le moule à gaufres sous les gaufres.
  • dans La cuisine maigre, il abandonne le personnage frappant du vieillard édenté qui tente d’amollir un poisson séché à coup de maillet, et le remplace par le personnage à la fois plus simple à comprendre et plus trivial de la femme qui change son bébé – sans aucune pertinence pour l’ensemble ;

Steen 1650 ca A1 The Lean Kitchen 69.7 x 92 cm National Gallery of Canada, Ottawa detail
De même il rajoute son chevalet à gauche, non sans un zeste de démagogie à se placer parmi les Pauvres.

De Brueghel à Steen, plus qu’une modernisation, c’est bien une normalisation qui s’opère.



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Steen 1650 ca A3 The Lean Kitchen copie 45 x 36 cmLe repas de Maigre (copie)

Steen 1650 ca A3 The Fat Kitchen Gartenpalais Liechtenstein in Vienna 45 x 36 cmLe repas de Gras, Gartenpalais Liechtenstein, Vienne

Steen, vers 1650, 45 x 36 cm

Ce second pendant, dans un style plus raffiné, supprime la profusion des victuailles, creuse la perspective et ordonnance les personnages dans la profondeur. La porte dans laquelle on devine à peine le pauvre hère subsiste à titre de citation résiduelle. A noter que l’arrière-plan du premier tableau est l’atemier de Steen, avec son chevalet et des modèles en plâtre.



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vSteen, Jan, 1625/1626-1679; The Lean KitchenLe repas de Maigre Steen, Jan, 1625/1626-1679; The Fat KitchenLe repas de Gras

Steen, vers 1650 , The Wilson, Cheltenham, 39,6 x 30,6 cm

En supprimant définitivement les deux portes, Steen perd toute référence à Brueghel et cloisonne hermétiquement les deux mondes. Pour les personnages, ils se recopie lui-même, en les déplaçant par groupes.

Dans La cuisine maigre, on notera l’apparition du personnage barbu qui montre un hareng saur d’un air hilare, que Steen réutilisera plusieurs fois.


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steen ecole the-lean-fat kitchen coll priv
Le repas de Maigre               Le repas de Gras,
Ecole de Jan Steen, collection privée

Cette variation témoigne du succès (et de la facilité) du thème.


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Steen 1660 ca_The_Rejected_Suitor bis coll priv Steen 1660 ca_The_Rejected_Suitor coll priv

Couples mal assortis
Steen, vers 1660 , collection privée

Steen met ici en scène un thème original et amusant par la symétrie des gestes et des décors :

  • un vieux galant vêtu en Pantalon est laissé dehors par une jeune femme, qui repousse ses compliments ;
  • une vieille femme ne réussit pas à retenir, par sa bourse, un jeune homme vigoureux qui s’échappe en rigolant.



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Steen 1662-63 Physician_and_a_Woman_Patient National Gallery, PragueLa visite du docteur à une femme enceinte Steen 1662-63 The Scholar and Death National Gallery, PragueLe Savant et la Mort

(Allégorie de la Vie et de la Mort)
Steen, 1662-65, National Gallery, Prague

Ce pendant unique dans l’oeuvre de Steen n’a pas reçu d’interprétation définitive. Pour Karel Braun, il est dû à des circonstances exceptionnelles ; en 1662, l’épouse du peintre, Grietje van Goyen était enceinte de son sixième enfant ; et lui-même faillit mourir d’une grave maladie ([4], notice 156).


La visite du docteur à une femme enceinte

Dans le premier tableau, la femme est donc possiblement Grietje : parmi tous les tableaux de Steen sur le thème de la Visite du docteur, celui-ci est le seul qui ne ridiculise pas le praticien et où la femme est clairement montrée enceinte (les autres tableaux brodant, comme nous le verrons plus loin, sur différentes  formes plus ou moins imaginaires du mal d’amour).


Le Savant et la Mort

Un savant, assis sur une chaise curule qui imite la forme du globe, semble au sommet de la puissance et de la connaissance.



Steen 1662-63 The Scholar and Death National Gallery, Prague detail
Pourtant, selon le site du musée [5], le garçonnet qui entre en donnant la main au squelette, dans la porte à l’arrière-plan, porte un panier contenant une fiole d’urine : le résultat cette fois n’est, pas la Vie, mais la Mort.


Steen père et fils (SCOOP !)

Steen 1662-63 The Scholar and Death National Gallery, Prague detail steen
Au centre du tableau s’établit, autour de l’index ironique, un trio complexe entre :

  • Steen lui-même, désigné par sa signature ;
  • l’Enfant, sans doute son fils Cornelius, couronné de lierre (l’éternité) qui brandit le sablier au dessus du livre ;
  • le Savant qui arrête d’écrire, comprenant que son heure est venue.

L’appareil à distillation, avec sa grosse cornue emplissant la petite d’eau de vie, est une métaphore inventive de la transmission de la Vie, de la Paternité ; à côté, la flûte qui restera sans souffle est une Vanité du Savant, tout comme le manuscrit interrompu.


La logique du pendant (SCOOP !)

Des deux côtés la fiole d’urine, tendue au centre par une femme âgée ou un enfant, dévoile la réalité :

  • d’une part le Médecin en tire une prescription pour la Vie ;
  • de l’autre son alter-ego le Savant s’arrête d’écrire à l’annonce de son arrêt de mort.

L’ensemble fonctionne comme sans doute une sorte de revanche personnelle, par une double ironie :

  • à gauche ce n’est pas la Médecine qui donne la vie ;
  • à droite, ce n’est pas le Science qui la conserve

Steen en personne, remis de sa grave maladie, vient nous indiquer la manière imparable de survivre : par la  Paternité



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Steen 1665-68 (copie) The Cats Medicine, San Diego Museum of Art, photo Mary HarrschLe chat malade (copie), San Diego Museum of Art, photo Mary Harrsch Steen 1665-68 Enfants apprenant à lire a un chat Musee des BA BaleEnfants apprenant à lire à un chat, Musée des Beaux Arts, Bâle.

Dans un genre amusant, Steen poursuit ici la même ironie à l’encontre de la Médecine et de la Science :

  • à gauche trois enfants couvrent, réchauffent et gavent de potion un minet qui préférerait être ailleurs ;
  • à droite deux enfant inculquent à coup de verge la lecture au même minet ; le petit frère a droite a préparé une pomme en récompense.


Steen 1665-68 Enfants apprenant à lire a un chat Musee des BA Bale detail

Derrière, à côté du rouet, la grande soeur qui tient dans sa main droite une bobine vide et dans la gauche l’écheveau qu’elle vient de finir, prend à témoin le spectateur avec le même regard amusé que Steen lui-même dans le tableau précédent.



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Steen 1663-65 La visite du docteur Museum De Lakenhal)La visite du docteur Steen 1663-65 L'amoureux offrent une oublie Museum De Lakenhal)La brodeuse et le prétendant timide (Naistertje met verlegen Koekvrijer)

Steen, 1663-65 Museum De Lakenhal, Leyde

 

La visite du docteur

Le premier tableau contient tous les ingrédients des Visites du Docteur de Steen :

  • le Diafoirus vêtu à l’ancienne, ses chaussures interverties montrant son incompétence, palpe avidement le poignet de la donzelle malade, tout en étudiant son urine ;
  • la mère observe la fiole avec confiance et amour ;
  • les potions sur le meuble, la bassinoire, la chaufferette, disent combien la malade est choyée ;
  • le tableau accroché au mur, où l’on devine un couple d’amoureux, évoque ce qui s’est passé ;
  • le cordon qui se consume dans le petit brasero du premier plan est un test de grossesse ; si la fumée âcre déclenchait des nausées, la fille était probablement enceinte ;
  • la jeune fille, une main crispée sur le bas-ventre, semble réagir positivement.


La brodeuse et le prétendant timide

Dans le second tableau, une femme mûre interrompue dans sa couture fait la moue, tandis qu’un prétendant peu séduisant se découvre d’une main et de l’autre lui offre non pas un bâton, mais un gâteau de forme évocatrice, le heiligmaker ou hylikmaker  (littéralement « faiseur de saint »), qui valait demande en mariage ([4] , notice 193).

  • Le tableau au mur, plus austère, montre un paysage avec un moulin à vent, qui n’évoque pas les grands sentiments.
  • Le vase d’eau pure, avec des fleurs du jardin, fait contraste avec la fiole d’urine.


  • Les ciseaux attirent l’attention sur le fil coupé qui pend hors du panier, analogue au cordon brûlé du brasero, et qui signifie probablement, ici, le refus de la conjonction [4a].


La logique du pendant (SCOOP!)

Elle est très probablement ironique; en mettant à égalité deux  attitudes féminines, l’une supposée fautive et l’autre supposée vertueuse  :

  • d’un côté une jeune fille, l’amour accepté et sa conséquence fâcheuse ;
  • de l’autre, une vieille fille, l’amour refusé et une existence maussade.



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Steen The_Doctor's_Visit Philadelphia_Museum_of_ArtLa visite du docteur, Philadelphia Museum of Art ([1], N°172)

Une noce villageoise « Des paysans dansent. Par une porte on voit une seconde pièce, où les mariés sont attablés en joyeuse compagnie »([1], N°478)

 

Steen, vers 1665

La visite du docteur [7]

Cette véritable scène de comédie donne la raison explicite de ce « mal d’amour » : lorsque son amoureux apparaît à la porte, le pouls de la patiente s’accélère, d’où l’air inquiet du docteur qui ne comprend rien.

Le personnage le plus intéressant est ici Steen lui-même qui, en brandissanr les deux symboles de débauche que sont le hareng et les deux oignons, donne en rigolant à la fois le diagnostic et le remède.


La logique du pendant

Autant qu’on puisse en juger par la description, la logique du pendant était probablement d’opposer, à la tragi-comédie bourgeoise du mal d’amour, la robuste gaieté des noces paysannes.


Une autre visite du docteur

steen the doctor visit 1658-62 Wellington Museum, Apsley House, London

La visite du docteur
Steen, 1658-62, Wellington Museum, Apsley House, Londres

Pour comparaison, ce tableau développe le même thème dans une autre direction : si la jeune femme est malade, c’est parce que son vieux mari (que l’on voit en train de lire à l’arrière-plan) ne remplit plus son devoir conjugal (voir la flèche sans pointe que le jeune garçon-Cupidon nous montre juste en dessous).


vsteen the doctor visit 1658-62 Wellington Museum, Apsley House, London detail Hals 1640-45 Peeckelhaeringh Gemaldegalerie Alte Meister, Kassel« Peeckelhaeringh », Hals, 1640-45, Gemäldegalerie Alte Meister, Kassel

Le personnage sardonique du « montreur de hareng » est encore présent, mais sous forme raffinée, dans le tableau accroché à droite du «Vénus et Adonis», où l’on reconnaït le Peeckelhaering de Frans Hals.



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Steen 1660-78 Le marchand d'oublies Musee des BA RouenLe vieux prétendant au gâteau (De Oude Koekvrijer) (Le marchand d’oublies) Musée des Beaux Arts de Rouen Steen 1660-78 Le villageaois en belle humeur gravure de ClaessensLe villageois en belle humeur, gravure de Claessens

Steen, 1660-78, .

Dans le premier tableau, on trouve le personnage du prétendant offrant son gâteau, accompagné d’un panier de douceurs [6] . Une entremetteuse fait les présentations. La fille ici ne le repousse pas, mais on comprend, à la mine du flûtiste, que le mariage de raison ne l’empêchera pas de continuer sa musique .

Dans le second tableau (connu seulement par la gravure), un vieillard, qui jouait au tric-trac dans un cabaret, laisse un compagnon finir la partie pour lutiner la belle cabaretière, à la grande stupéfaction du mari qui remonte de la cave.


La logique du pendant

Comme dans les pendants avec La Visite du Docteur, Steen opposé, au caractère comique des complications bourgeoises de l’amour, la saine verdeur des paysans.

S’y ajoute ici un second thème, celui de la partie interrompue : de tric-trac ou de musique.


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Steen 1664-68 De Duiventil coll privLe pigeonnier, collection privée ([4], notice N° 237) Couple d’amoureux (disparu depuis 1801)

Steen, 1664-68

Le pigeonnier

Un couple d’amoureux est assis sous un arbre et nourrit les oiseaux ; le garçon attire la blanche colombe avec des graines. Véritable compendium des métaphores aviaires néerlandaises, on trouve dans le tableau :

  • deux pigeons qui copulent sur le coffre de gauche,
  • le personnage libidineux du tâteur de poule (« hennetaster », voir Pendants solo : homme femme),
  • l’image parlante, près de l’entrejambe du jeune homme, de la gourde hypertrophiée et de la flûte.

Flûte qui par ailleurs, selon le proverbe, est l‘instrument de l’oiseleur :

L’oiseleur, qui cherche à tromper, tentera d’attirer l’oiseau avec sa douce flûte

De vooglaer, op bedrieghen uyt, den vogel lockt met soete fluyt


Couple d’amoureux

«Deux jeunes sont assis sur un banc devant une cabane d’agriculteurs. La femme allongée dans l’herbe dans une robe rouge et avec des manches lilas tient une cage dans une main et dans l’autre un cordon qui vraisemblablement retenait un oiseau qui s’est envolé. À côté d’elle, un garçon avec une flûte porte un chapeau rouge et des vêtements brun-orange. A droite une gros chêne et une cabane ». ([4], notice N° 238)


La logique du pendant

Visiblement, le pendant repose sur une logique Avant-Après, sous-entendant l’acte intermédiaire (voir Une transformation) :

  • à gauche la séduction de l’oiselle ;
  • à droite le résultat : la perte de sa virginité (voir L’oiseau envolé)

D’après la description du second tableau, le garçon était le même dans les deux tableaux, mais la fille portait des vêtements différents : manière d’éviter la crudité de la lecture avant-après, tout en suggérant la multiplicité des conquêtes.


Pendants incertains

Steen 1665-70 Bathsheba Norton_Simon_MuseumBethsabée recevant une lettre de David, Norton Simon Museum, Pasadena ([1], 14) (37 x 32 cm) Lucelle et Ascagnes (Ascanius and Lucilla), ([1], 70) perdu (35 x 24 cm)

Steen, 1665-70

Hofstede de Groot inique que ces deux tableaux ont été vendus comme pendants en 1767, mais leur taille très différente laisse supposer qu’il s’agissait d’un regroupement arbitraire [8].


Pendants perdus

  • 296 Maître d’école, 748b Paysan saoûl
  • 349a Femme faisant du café, 753b Femme saoûle
  • 390 Garçon écrivant, 750 Buveur
  • 425 Joueur de flûte, 721 Viellard
  • 468e 468f Paysan
  • 469c 744a Paysans
  • 470a Fête de mariage, 729b Joueurs de cartes
  • 560 Mangeurs de gâteaux, 688a Buveurs
  • 607b Danse paysanne, 776a Querelle de paysans
  • 753d Femme saoûle, 755b Femme saoûle
  • 762 Jeune fille endormie, 855 Fête des huitres

Les numéros sont ceux du Catalogue raisonné de Hofstede de Groot (1908) [1]



Références :
[1] A Catalogue Raisonné of the Works of the Most Eminent Dutch Painters of the Seventeenth century Based on the work of John Smith, Volume I (Jan Steen, Gabriel Metsu, Gerard Dou, Pieter de Hooch, Carel Fabritius, Johannes Vermeer of Delft), by Cornelis Hofstede de Groot, with the assistance of Wilhelm Reinhold Valentiner, translated by Edward G. Hawke, MacMillian & Co., London, 1908
https://archive.org/stream/catalogueraisonn01hofsuoft#page/50/mode/2up
https://commons.wikimedia.org/wiki/Jan_Steen_catalog_raisonn%C3%A9,_1908
[2] Cornelia Moiso-Diekamp, « Das Pendant in der holländischen Malerei des 17. Jahrhundertspar »
[3] The Religious and Historical Paintings of Jan Steen, A Catalogue of Jan Steen works, by Baruch D. Kirschenbaum,Phaidon, Oxford, 1977
https://commons.wikimedia.org/wiki/Jan_Steen_catalog_raisonn%C3%A9,_1977
[4] Karel Braun, « Alle schilderijen van Jan Steen », Lekturama, Rotterdam, 1980.
[4a] Un emblème de Jacob Cats développe l’idée que la couture est à la fois ce qui pique et ce qui conjoint :
Jacob Cats,Post tristia dulcor. Sinne- en minnebeelden (1627)
Post tristia dulcor; Jacob Cats, Sinne- en minnebeelden (1627)

Apres tourment, contentement.
Un jour je me plaignois estant aupres ma belle
De mon penible amour, je la nommois cruelle:
Tay toy (ce me dict-on) le linge ne se joinct,
Si preallablement on ne le blesse poinct.

[8] On connait deux « Lucelle et Ascagne » de Steen, mais elles ne correspondent pas :
(National Gallery od Scottland https://www.wikidata.org/wiki/Q27970396
National Gallery of Art https://www.wikidata.org/wiki/Q214867et

Un pendant très particulier : les Fileuses

23 janvier 2020

Comme les meubles à secrets, Les Fileuses de Vélasquez fait partie de ces chefs d’oeuvres dont tout le monde a essayé de tirer les tiroirs. La plupart ont déjà été ouverts, mais il se trouve, je crois, qu’il en restait encore quelques-uns.


La nature morte inversée

Ce bref rappel sur la « nature morte inversée » n’a pour but que de servir d’introduction au chef’d’oeuvre de Vélasquez. Pour approfondir, voir l’article de Wikipedia [1] ou l’étude classique de Stoichita sur l’ image dédoublée [2].


Un message-choc

Aertsen 1552 Christ in the house of Martha and Mary Kunsthistorishes Museum Wien

Le Christ dans la maison de Marthe et Marie
Aertsen, 1552, Kunsthistorishes Museum, Vienne

« Si la représentation au premier plan d’aliments grandeur nature, en particulier l’imposant gigot, constitue, pour l’époque, une véritable « hérésie » picturale exhibant une réalité inesthétique, celle-ci se trouve justifiée du fait qu’elle est censée délivrer un message moralisateur : toutes ces nourritures ne peuvent rassasier l’esprit ; seule la parole du Christ est nourrissante et vivifiante. La chair s’oppose ainsi au Verbe. La monumentalisation du profane, représenté ici grandeur nature, permet donc paradoxalement de contraster et renforcer l’importance du message religieux en pointant que l’essentiel n’est pas là où on le croit. Opposés à la vertu incarnée par les personnages bibliques de l’arrière-plan, les objets de l’avant-plan, devenus figures repoussoirs, sont ainsi convertis en allégories du vice, autrement dit en vanités, appellation bien sûr encore inconnue à l’époque. » Ralph Dekoninck, [3]


Une technique graphique

Aertsen 1552 Christ in the house of Martha and Mary Kunsthistorishes Museum Wien tiroir
Le creusement du tableau sur l’arrière est visuellement équivalent à un surgissement du premier plan vers l’avant :

« La grandeur nature est l’une des conditions de ce qu’on appelle un trompe-l’œil. Par là, on aboutit à l’invasion de l’espace du spectateur par l’image, fait souligné par la frappante ouverture de l’armoire, à droite. Cette porte ouverte, avec ses clefs dans la serrure et la bourse qui y pend, est une agression manifeste. Elle semble percer la surface du tableau, dans la mesure où elle est située devant cette dernière. Ce premier plan ainsi émergeant aurait pu être commenté, en utilisant le langage de l’époque, comme un «hors-d’œuvre qui se jette entièrement hors du tableau». V.Stoichita ([2], p 19)


Une esthétique du contraste

« L’arrière-plan est un texte (traduit en image): il a un caractère sacré et utilise les données traditionnelles de la peinture. Le premier plan est lui, une anti-image: il présente un hors-texte à caractère profane, en utilisant les moyens d’un «art autre». V.Stoichita ([2], p 23)


Des possibilités de correspondances

Aertsen 1552 Christ in the house of Martha and Mary Kunsthistorishes Museum Wien detail oeillet

Stoichita a montré que, dans ce tableau particulier, un détail de l’avant-plan renvoie à la figure du Christ situé juste derrière : l’oeillet, symbole de l’Incarnation (à cause de son nom latin carnatio) est fiché dans un morceau de levain, symbole de la Transsubstantiation.

Mais ces coïncidences sont chez Aertsen exceptionnelles : l’étanchéité entre les niveaux est la règle.


Des sujets limités

Inventée par Pieter Aertsen,, la formule a été également pratiquée par son neveu Joachim Beuckelaer. Les deux artistes se sont attaché à varier l’avant-plan, avec des sujets d’arrière-plan en nombre limité : il fallait de préférence une scène domestique (pour supporter l’opposition entre nourriture spirituelle et nourriture matérielle), avec des personnages facilement identifiables en miniature. On retrouve dons souvent les mêmes sujets traités plusieurs fois, par l’oncle et par le neveu.


Aertsen 1553 Le Christ dans la maison de Marthe et Marie, Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam.

Le Christ dans la maison de Marthe et Marie
Aertsen 1553 , Museum Boijmans Van Beuningen, Rotterdam


Joachim_Beuckelaer_ 1565 _Christ_in_the_House_of_Martha_and_Mary_Musees Royaux des Beaux-Arts, BrusselsLe Christ dans la maison de Marthe et Marie, 1565, Musées Royaux des Beaux-Arts, Bruxelles Opnamedatum: 2011-12-15La Cuisine bien garnie.Au fond, Jésus, Marthe et Marie, 1566, Rijksmuseum

Beuckelaer



Une autre scène domestique qui s’intègre bien en arrière-plan est celle du Repas d’Emmaüs.

Aertsen 1579. emmaus coll privBeuckelaer, 1560, Mauritshuis Beuckelaer 1560-65 Kitchen_Scene_with_Christ_at_Emmaus MauritshuisAertsen, 1579. collection privé

Scène de cuisine avec le Christ à Emmaüs



Jacob Matham 1603 ca Kitchen Scene with Kitchen Maid Preparing Fish, Christ at Emmaus in the Background MET,jpg

Scène de cuisine avec une jeune femme préparant du poisson et le Christ à Emmaüs en arrière-plan
Jacob Matham, vers 1603, MET

C’est sans doute via des gravures telles que celles-ci que la formule va rebondir en Espagne, un demi-siècle plus tard, sous le pinceau d’un jeune peintre de bodegones.


Vélasquez : trois antécédents

Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin

La mulâtre (La mulata)
Vélasquez, 1617-23, National Gallery of Ireland, Dublin [4]

Un message évangélique

On interprète généralement le tableau comme signifiant que, de même que le Christ est apparu aux disciples dans une auberge, son message s’adresse à tous, même à une pauvre domestique mulâtre dans sa cuisine (la question de l’évangélisation des esclaves était alors d’actualité à Séville).

Je pense quant à moi que l’intention de Vélasquez est à la fois plus précise et plus subtile.


Un message théologique (SCOOP !)

Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin emmaus
L’inclusion de la scène sacrée – qui a été recoupée sur la gauche de sorte que seul subsiste le bras du second disciple – est justifiée par le volet qui ouvre sur l’arrière-cuisine.


Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin detail Christ Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin detail mulatre

Appuyée derrière la table, la figure de la mulâtre avec son ombre portée, est la contre-partie humaine de la figure divine avec son auréole : tandis que Jésus rompt le pain de la main gauche, la servante pose la sienne sur la jarre de vin, complétant une sorte d’eucharistie à distance.



Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin detail mouchoir
Et pour nous rappeler que l’apparition à Emmaüs est un des preuves de la Résurrection de Jésus, Vélasquez coiffe la mulâtre d’un turban et dépose sur la table un mouchoir qui évoquent la découverte du tombeau vide :

« Il vit les linges posés à terre, et le suaire qui couvrait la tête de Jésus, non pas posé avec les linges, mais roulé dans un autre endroit. » (Jean 20,7).



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Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria

Le Christ dans la maison de Marthe et Marie
Vélasquez, 1618, National Gallery, Londres [5]

L’autre « nature morte inversée » de Vélasquez est plus énigmatique : qui sont les deux femmes du premier plan ?


La scène sacrée

Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria detail

Les trois personnages illustrent fidèlement le texte de L’Evangile (Luc 10, 38:42) :

  • Marie est assise au sol, buvant les paroles de Jésus ;
  • Marthe, debout, tend un index accusateur pour se plaindre de son oisiveté : « «Seigneur, cela ne te fait-il rien que ma soeur me laisse seule pour servir? Dis-lui donc de venir m’aider.»
  • Jésus fait de la main gauche un geste d’arrêt : «Marthe, Marthe, tu t’inquiètes et tu t’agites pour beaucoup de choses, mais une seule est nécessaire. Marie a choisi la bonne part, elle ne lui sera pas enlevée.»

Le statut de la scène imbriquée est ambigu : il ne peut s’agir d’un miroir (puisque Marthe pointe l’index droit) mais rien ne permet de trancher entre une ouverture dans le mur (comme dans La Mulâtre) ou un tableau. Cette indécision voulue est à mon sens un argument en faveur d’une réalisation postérieure, l’artiste n’éprouvant plus le besoin de rationaliser l’inclusion.


La scène profane

Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria schema 1

Certains y voient une réplication de la scène sacrée, Jésus étant évoqué par les poissons christiques et Marthe étant celle qui accuse de l’index. Mais la différence d’âge entre les deux soeurs est inexplicable, sans compter que c’est maintenant Marie qui travaillerait.



Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria schema 3

Une seconde proposition, plus ingénieuse, est que la vieille femme n’est pas Marthe mais une intermédiaire : à l’avant-plan, elle vient constater le travail de Marthe et à l’arrière-pan elle transmet sa plainte à Jésus. Mais pourquoi Vélasquez aurait-il introduit cette figure artificielle et contraire au texte, puisqu’on voit bien que c’est à elle que le Christ répond : « Marthe, Marthe… » ?


Un rappel moral (SCOOP !)

Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria schema 2

Mon interprétation est qu’aucun des deux personnages du premier-plan n’est ni Marthe ni Marie : ce sont simplement une Maîtresse et une Servante génériques, dans la scène tant de fois illustrée par la peinture hollandaise de la Servante Paresseuse.

Le tableau fonctionnerait ainsi sur le mode Sacré/Profane, mais aussi Avant/Après, dans une sorte de rappel moral implicite : « Du temps de Jésus, le travail acharné n’était pas tout… ».

Et la présence des poissons marquerait, ironiquement, la cruelle absence du Christ.



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Velazquez 1635-38 San_Antonio_Abad_y_San_Pablo,_primer_ermitano_Prado)

Saint Antoine et Saint Paul, premier ermite
Vélasquez, 1635-38, Prado, Madrid [6]

Ce tableau, une autre des rares oeuvres religieuses de Vélasquez, n’est pas une nature morte inversée : mais il marque l’intérêt du peintre pour la question des images dédoublées. Il représente, en quatre épisodes, la visite que Saint Antoine Abbé fit à l’ermite Paul de Thèbes.



Velazquez 1635-38 San_Antonio_Abad_y_San_Pablo,_primer_ermitano_Prado) schema
Le tableau suit fidèlement la Légende Dorée de Jacques de Voragine :

  • 1 : un faune indique le chemin à Antoine ;
  • 2 : Paul refuse dans un premier temps de lui ouvrir sa porte ;
  • 3 : les deux saints s’entretiennent et un corbeau providentiel leur apporte dans son bec une miche de pain ;
  • 4 :Antoine, qui était parti, rebrousse chemin et trouve le corps de Paul sans vie ; deux lions l’aident à creuser la tombe.

L’intéressant est que Vélasquez a disposé les quatre scènes non dans un ordre séquentiel, mais selon une logique croisée :

  • à la scène du faune indicateur correspond l’autre scène providentielle : celle du ravitaillement par le corbeau ;
  • la scène de l’enfermement dans le rocher prélude à la scène conclusive de l’ensevelissement dans la terre.

Corseté par le sujet et par le texte, Vélasquez réussit par la composition à sortir de l’anecdotique et à proposer un parcours visuel atypique, destiné à faire réfléchir le spectateur. Nous allons retrouver le même propension à rompre le discours linéaire dans une oeuvre de la fin de sa carrière, d’une autre complexité et d’une autre ambition.


Les fileuses (Las Hilanderas)

Vélasquez, 1657, Prado, Madrid

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado

La redécouverte du sujet

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado etat ancien

Elargi au XVIIIème siècle sur les bords et sur le haut, et étudié longtemps seulement par des reproductions en noir et blanc, il a fallu beaucoup de temps pour redécouvrir le sujet du tableau, du moins en ce qui concerne la scène de l’arrière-plan.


Rubens 1628 d'apres Titien L'Enlevement d'Europe Prado,L’Enlèvement d’Europe
Rubens, 1628, copie d’après Titien, Prado
Velazquez 1657 las_hilanderas Prado scene interne

Plusieurs érudits ont reconnu indépendamment, dans la tapisserie du fond, cette copie de Titien par Rubens. Après quelques flottements, on a finalement admis qu’aucune des cinq figures de femmes  ne faisait partie du plan de la tapisserie : elles jouent une scène distincte, en avant du décor.

La rapprochement a été rapidement fait avec la légende d’Arachné racontée dans les Métamorphoses d’Ovide [6a], et qui se compose de quatre grands moments  :

  • 1) Arachné, une tisserande prodige, prétend ne devoir son talent qu’à elle-même ; Minerve se vexe et décide de châtier cette rivale (6, 1-25) .
  • 2) Déguisée en vieille femme, Minerve conseille à la jeune fille d’implorer le pardon de la déesse. Arachné s’obstine et suggère un concours qui les départagerait. Reprenant son apparence de guerrière, Minerve accepte l’épreuve et les deux se mettent à tisser (6:25-69).
  • 3) Arachné représente sur sa tapisserie les dieux qui assouvissent leurs désirs en se métamorphosant pour abuser de leur victime, et notamment Jupiter transformé en vache pour enlever la belle Europe (6, 103-128).
  • 4) Dépitée d’avoir perdu la compétition, Minerve déchire le travail d’Arachné et la frappe avec une navette. Celle-ci tente de se pendre à un fil, Minerve la sauve et se contente de la métamorphoser en araignée :

« c’est de là qu’elle produit du fil et que, devenue araignée, elle s’applique à ses toiles de jadis » (6, 129-145)


Des ambiguïtés créatives (SCOOP !)

Arachne et Minerve gravure de TempestaMinerve transforme Arachné en araignée
Gravure de Tempesta, vers 1600 (inversée)
Velazquez 1657 las_hilanderas Prado scene interne

La comparaison avec la gravure de Tempesta souligne l’originalité de Vélasquez pour traduire picturalement cette transformation.

Il nous montre Arachné s’intégrant dans sa propre oeuvre à la place de la figure d’Europe – devenant en quelque sorte, sous nos yeux, une nouvelle victime des Dieux . C’est cette ambiguïté visuelle voulue qui a déconcerté les commentateurs :

la figure d’Arachné est bien, à la fois, devant et dans la tapisserie.



Velazquez 1657 las_hilanderas detail Minerve Prado
Autre ambiguïté visuelle voulue : la lance, attribut classique de Minerve (avec son casque et son bouclier) est ici amincie à la taille d’un trait, suggérant à la fois la déchirure vengeresse dans la trame et le fil de la pendaison évitée.


Afin de mesurer la complexité de cette composition, il est instructif de parcourir rapidement quelques interprétations – reconnues ou excentriques – parmi les innombrables proposées par les historiens d’Art [7].

L’interprétation de Ángulo Iñiguez (1948)

Cette interprétation devenue classique [8] établit définitivement le sujet d’Arachné et l’hommage à Titien et Rubens, via l’Enlèvement d’Europe.

Mais une autre référence artistique travaillerait la toile :

Ignudi Michel Ange Chapelle Sixtine Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail deux fileuses

en hommage à Michel-Ange, deux des Fileuses reprendraient les postures de deux ignudi de la Sixtine : de même que ceux-ci encadrent la réalité supérieure de Dieu le Père tendant le bras, de même ces deux fileuses encadrent le geste divin de Minerve levant le bras.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado Iniguez schema
Iñiguez est le premier à parvenir à une interprétation d’ensemble :

  • le premier plan représente la compétition entre Minerve (sous forme de la vieillarde au rouet) et Arachné (sous forme de la jeune femme au dévidoir) ;
  • le second plan représente le châtiment d’Arachné par Minerve. Les trois autres femmes sont les lydiennes dont parle le texte d’Ovide, au moment où Minerve quitte son déguisement de vieillarde : « La déesse reçoit les hommages des nymphes et des femmes de Mygdonie ». La viole de gambe représenterait la Musique, antidote au venin produit par Arachné après sa métamorphose


Les limites de cette interprétation

On peut reprocher quelques libertés par rapport au texte d’Ovide : Minerve perd sa forme de vieillarde avant de commencer le concours, qui consiste à tisser et non à filer ; quant aux trois femmes du fond (notamment celle de gauche avec sa viole de gambe), elles semblent jouer ici un rôle plus actif que celui des simples figurantes du texte d’Ovide. De la même manière, Iñiguez fait l’impasse sur les trois autres ouvrières, et notamment sur celle qui se trouve au centre de la composition (et qui visuellement correspond au personnage d’Arachné au centre de la scène du fond).

Si méritoire soit-elle, on sent bien que cette interprétation n’explique pas les deux points-clés de la composition :

  • l’opposition entre les vêtements plébéiens et aristocratiques ;
  • le parallélisme des attitudes entre les cinq ouvrières et les cinq dames.


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L’interprétation « arts and crafts » de Charles de Tolnay (1949)

Critiquant les manques et incohérences de l’interprétation de Ángulo Iñiguez, Charles de Tolnay propose l’année suivante une autre interprétation d’ensemble en terme de Théorie des Arts, qui met l’accent sur les points que Iñiguez passait sous silence [9].



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado Tolnay schema
A l’arrière-plan, Minerve serait représentée en tant que déesse des Arts libéraux, entourée par la Peinture (symbolisée par Arachne), la Sculpture, l’Architecture et la Musique.

A l’avant-plan, la même serait figurée, sous forme de la vieille au rouet, cette fois en tant que déesse des arts mécaniques.

De Tolnay fait valoir que Vélasquez, bien que partageant avec les théoriciens italiens leur conception des Arts libéraux comme supérieurs aux Arts mécaniques, a toujours reconnu, contrairement à ceux-ci, l’utilité du travail manuel, sans lequel les idées restent vaines. Le tableau représenterait donc l’alliance entre les deux, les uns humbles et dans l’ombre, mais servant de base aux autres, nobles et en pleine lumière.


Les limites de cette interprétation

L’explication serait totalement convaincante si Vélasquez avait permis par un quelconque détail d’identifier la Sculpture et l’Architecture : pourquoi ce caractère cryptique, alors que la Musique a son attribut bien visible ? De plus les activités du premier-plan n’illustrent pas les arts mécaniques en général, mais uniquement – comme nous le verrons plus loin – les activités liées à la fabrication du fil.



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L’interprétation hors-sol de Madlyn Millner Kahr (1980)

Goltzius 1578 Le banquet de TarquinLe banquet de Tarquin Goltzius 1578 Lucrece filant avcc ses servantesLucrèce filant avec ses servantes

Gravures de Goltzius, 1578

Rompant avec les interprétations précédentes, Madlyn Millner Kahr laisse tomber toute référence aux Métamorphoses d’Ovide, sur la base d’une analogie avec ces deux gravures de la vie de Lucrèce, par Golzius [10] . Ainsi :

  • la scène du fond représenterait le banquet de Tarquin (bien que personne ne mange) ;
  • la scène du premier-plan représenterait Lucrèce filant avec ses servantes (bien que ni les geste ni le nombre de figures ne correspondent).



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L’interprétation « patchwork » de Richard Stapleford et John Potter (1987)

Renonçant à une interprétation unifiée, Richard Stapleford et John Potter pensent que le tableau obéit à une esthétique de type « patchwork » et se lancent dans une reconstruction par morceaux, à grand renfort de rapprochements savants avec des motifs connus [11] . Très détaillée, leur étude a pour mérite d’affronter les éléments ordinairement oubliés (la viole de gambe, la cardeuse du centre, le chat, l’échelle, l’instrument en bas à gauche), mais souffre de l’arbitraire habituel aux raisonnements par analogie.



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado Stapleford Potter schema

 

 

  • La tapisserie et deux personnages du fond représentent bien l’histoire d’Arachné, très précisément le moment de la comparaison des tapisseries – pourtant on n’en voit qu’une (en bleu).
  • Les trois dames seraient les Trois Grâces – sans rapport avec l’histoire d’Arachné (en vert).
  • Les trois fileuses centrales seraient les Trois Parques – bien qu’aucune ne coupe le fil (en violet).
  • En leur adjoignant la jeune fille au panier, elles représenteraient aussi les Ages de la vie, voire les Phases de la Lune.
  • Le chat, symbole de mutabilité, représenterait aussi la Lune (en rouge).
  • La femme de gauche serait la Fortune, le rouet remplaçant la roue sur laquelle elle se tient habituellement, et le rideau son voile qui vole au vent (en jaune).
  • L’échelle, symbole classique de l’ascension de l’âme, ferait ici le lien entre le monde du Changement (en bas) et celui de la Permanence (la lumière divine).
  • Enfin, le dévidoir à main posé en bas à gauche sur le rouet évoquerait, par la forme en croix de son ombre, la décoration des Chevaliers de Saint Jacques que Vélasquez convoitait.

Ainsi tout s’explique… mais à quel prix !



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L’interprétation ovidienne de Victor Stoichita (2018)

L’interprétation récente de Victor Stoichita est de loin la plus brillante et la plus crédible [12] . Elle part comme d’habitude d’un rapprochement avec une autre représentation de fileuses.


Lodovico Dolce, Le Trasformationi, Venise, Giolito, 1568, p. 59

Les filles de Minyas en train de filer
Lodovico Dolce, Le Trasformationi, Venise, Giolito, 1568, p. 59

Dans cet autre épisode des Métamorphoses, les Trois Myniades, tout en tissant, se racontent des histoires, selon le procédé du récit dans le récit : malheureusement, l’histoire d’Arachné n’en fait pas partie. Mais heureusement, Stoichita a trouvé une édition des Métamorphoses, dans laquelle les histoires sont recomposées dans un ordre différent de celui d’Ovide et où, justement, l’histoire d’Arachné figure parmi les récits des Minyades.

La composition de Vélasquez montrerait donc, sur deux plans de représentations, les Minyades et un de leurs récits :

« Partant de la simple suggestion d’un enchevêtrement, déclenchée par une insolite édition illustrée d’un des grands textes de l’Occident, Vélasquez parvient dans Les Fileuses à un discours méta-artistique d’une ampleur sans précédent… Entre le rideau qui dévoile et le tapis qui dissimule, se tisse une histoire faite d’histoires. Si l’on peut, avec Foucault, continuer à considérer Les Ménines « comme la représentation de la représentation classique », on peut peut-être considérer Les Fileuses comme le sommet du « récit pictural sur le récit ». Dans Les Ménines – réflexion sur la représentation – le plus grand défi, tant pictural qu’interprétatif, est le miroir. Dans Les Fileuses, réflexion sur l’art du récit, l’objet le plus difficile, mais en même temps le plus lourd de sens, est la roue avec son incessant et vertigineux mouvement. »


Les limites de cette interprétation

En admettant de Vélasquez ait possédé cette édition très particulière des Métamorphoses et y ait trouvé l’origine de son inspiration, il est clair qu’un processus d’élaboration a eu lieu (le contraste entre les vêtements, l’homologie entre les cinq personnages) qui dépasse le simple projet de représenter, par un « tableau dans le tableau », le procédé ovidien du « récit dans le récit ».


Ma propre interprétation (SCOOP !)

Les données du problème

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema general

Tout le monde a bien compris que le secret du tableau réside dans le lien entre l’avant-plan et l’arrière-plan. Mais ce lien est-il thématique, ou seulement formel ? Faut-il aller jusqu’à faire correspondre deux à deux les cinq figures aristocratiques et les cinq figures plébéiennes, auxquelles on pourrait même adjoindre les deux animaux, la vache et le chat ?



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema devidoir

Il est clair que Vélasquez nous incite à ce type de spéculation, en plaçant à cheval entre les deux zones le dévidoir tournant, figé dans une position qui reflète exactement celle des cinq personnages.



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Un processus manuel

Aucun commentateur à ma connaissance n’a décrit complètement les opérations techniques qui se déroulent au premier-plan.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail peignes peignes a carder

Peu ont reconnu que la fille du centre tient une paire de peignes à carder (il s’agit d’aérer la laine brute pour la rendre propre au filage).



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail rebuts
Vélasquez n’a pas omis les rebuts du cardage, qui servaient de rembourrage pour le collier des animaux ou pour garnir les matelas.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail devidoir Man and Woman at a Spinning Wheel, Pieter Pietersz. (I), c. 1560 - c. 1570 detailHomme et femme filant(détail), Pieter Pietersz. (I), 1560-70

Personne (sauf Richard Stapleford et John Potter) n’a parlé du dévidoir à main rustique, qui sert à former des écheveaux à partir des bobines produites par le rouet (pour d’autres exemples de cet instrument dans la peinture hollandaise, voir Pendants solo : homme femme).



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado detail panier

Enfin, le panier que tient la fille de droite a été interprété au choix comme contenant des tissus achevés, ou des pelotes.Mais personne n’a à ma connaissance n’a vu qu’il contient tout simplement les écheveaux que la fille à fabriqué avec le dévidoir à main abandonné à gauche, et qu’elle vient apporter à sa collègue, qui les dispose sur le dévidoir tournant pour en faire des pelotes.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema fil

Comme dans un schéma technique, les numéros indiquent les différents états de la laine durant le processus de fabrication du fil, que Vélasquez a scrupuleusement représentés.

  • 0 : la laine brute et les rebuts
  • 1 : la laine cardée
  • 2 : la laine en bobine à la sortie du rouet
  • 3 : la laine en écheveau ;
  • 4 : la laine en pelote ;
  • 5 : le résultat final, à savoir différentes sortes de tissus (mais le processus de tissage est en hors-champ).

C’est sans doute l’ordre assez fantaisiste des opérations qui a déconcerté les commentateurs, mais nous savons depuis le tableau des deux ermites que Vélasquez répugne à représenter en ligne droite les processus séquentiels.



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema fileuses
En regroupant les cinq ouvrières avec les matières qu’elles manipulent, on obtient une lecture finalement assez simple, dans l’ordre des opérations :

  • A Cardage
  • B Filage (fabrication des bobines)
  • C Fabrication des écheveaux
  • D Fabrication des pelotes
  • E Produit final : la seule « anomalie » est que la fille aux écheveaux (C) a abandonné son dévidoir à gauche, pour approvisionner la fille aux pelotes (D).



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Un processus intellectuel

L’idée de processus en cinq étapes va nous permettre de proposer une lecture de ce qui se joue sur la scène de l’arrière-plan, et qui n’est au final qu’une itération de l’idée de Stoichita du « récit dans le récit ». Le plus simple est de le visualiser sous la forme d’un emboîtement.



Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema second plan

  • 0 : Au départ, il y a une matière première : le récit de l’Enlèvement d’Europe.
  • A : Arachné en tire une tapisserie représentant l’Enlèvement d’Europe
  • B : Ovide rajoute Minerve et en tire le récit de la Métamorphose d’Arachné ;
  • C : en rajoutant la musicienne, Vélasquez nous montre une représentation d’une pièce sur le thème d’Arachné (ce pourquoi les deux comédiennes sont vêtues à l’antique, à la différence des trois dames).
  • D : La figure de la spectatrice introduit un nouveau niveau de représentation : la pièce non plus comme elle est jouée, mais comme elle est reçue par le public.
  • E : la cinquième figure, enfin, sort du périmètre de la tapisserie, et de l’emboîtement des Représentations : elle regarde vers nous, autrement dit vers le Réel.


Les deux scènes vues ensemble

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema complet
Cette mise en correspondance théorique des personnages retrouve les principales analogies visuelles :

  • 0 : vache et chat se situent au même niveau, celui du décor ;
  • A : au bras baissé d’Arachné correspond le bras baissé de la cardeuse ;
  • B : à la lance de Minerve correspond la quenouille de la fileuse ;
  • C : à la musicienne derrière la chaise et vue de trois quart arrière correspond la porteuse de panier derrière le tabouret ;
  • D: les deux femmes vues de dos se correspondent ;
  • E : ainsi que les deux femmes vues de face.



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Ovide pris à la lettre

Au final, Vélasquez n’a fait que développer le dernier vers du texte d’Ovide :

c’est de là qu’elle produit du fil et que, devenue araignée, elle s’applique à ses toiles de jadis.

Les Métamorphoses, 6, 144

de quo tamen illa remittit stamen et antiquas exercet aranea telas

L’idée de génie du tableau est d’illustrer le texte des Métamorphoses par deux métaphores comparées, qui sont elles-mêmes des Métamorphoses :

  • celle du Fil qui s’enroule et se déroule ;
  • celle de la Fiction qui s’empile.


Le premier métier d’Arachné

Les ouvrières décomposent le premier métier d’Arachné, celui de produire un fil. Et effectivement elles habitent un monde filaire, où cinq états se succèdent continûment jusqu’à un état transcendant, en tout cas externe au processus : le tissu. La cinquième ouvrière, un pied hors de la pièce devant un empilement de tissus, fait le lien avec un matériau non plus linéaire, mais bidimensionnel :

  • celui de la tapisserie, à une des limites du tableau, à l’arrière-plan de l’arrière plan ;
  • celui du rideau, à l’autre  limite du tableau, au premier plan du premier plan.

En levant le rideau, dans la figure classique de l’admonitrice, elle fait entrer le spectateur dans le théâtre du tableau, tout en assurant le lien entre le monde du fil qui se déroule – autrement dit la narration – et celui des fils qui se croisent – autrement dit la représentation.


Le second métier d’Arachné

Car les cinq figures sur scène ne font qu’évoquer le second métier d’Arachné (qui est aussi celui de Vélasquez) : faire des toiles – autrement dit emboîter des représentations.

Et là encore, la cinquième dame fait exception : dans le rôle inverse de celui de la cinquième ouvrière, en regardant vers l’extérieur, elle dépile d’un coup tous les emboîtements et nous fait ressortir du tableau.


Figures de passage, objets-clés

Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema deux metiers
Les deux figures liminaires (en violet) font écart par rapport à leur propre domaine :

  • par son geste suspendu, l’ouvrière à la porte de l’atelier échappe à un monde de mouvements incessants : va et vient du cardage, rotation du rouet et du dévidoir, déplacement de la fille au panier ;
  • par son geste de la tête, la dame en dehors du cadre de la tapisserie échappe à un monde totalement statique, où même la musicienne ne joue pas.

Deux objets-clés encadrent la scène et nous indiquent comment lire l’ensemble :

  • par cinq, selon les pointes du dévidoir tournant ;
  • selon un processus ascendant, comme l’échelle.



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Une formule originale

Vélasquez n’a pratiquement pas réalisé de pendants, sauf un religieux dans ses débuts (voir 3-4-3 : le développement), un architectural en souvenir de Rome (voir Pendants architecturaux) et un purement décoratif, sur commande (voir Pendants solo : homme homme). [13]


Velasquez 1617-23 La mulata National Gallery of Ireland Dublin Velasquez 1618 Cristo_en_casa_de_Marta_y_Maria

Dans les deux essais de sa jeunesse, La mulâtre et Jésus chez Marthe et Marie, il reprend le procédé hollandais de la nature morte inversée, mais en peuplant le premier plan avec des demi-figures, soulignant par la différence des habits et des éclairages le contraste entre profane et sacré.


Velazquez 1657 las_hilanderas Prado schema premier plan Velazquez 1657 las_hilanderas Prado scene interne

Dans Les Fileuses, les correspondances formelles entre des personnages en même nombre et les oppositions marquées ( ombre / lumière, vêtements plébéiens / vêtements aristocratiques, mobilité / immobilité, travail manuel / travail intellectuel) ne sont en somme que les procédés bien connus des pendants d’histoire, formule qui au milieu du XVIIème siècle est devenue courante et bien comprise (voir Les pendants d’histoire : l’âge classique).

Ainsi est poussée à son sommet une formule totalement originale et qui, de par sa virtuosité, n’aura aucune suite : celle du pendant imbriqué.



Références :
[2] V.Stoichita, L’instauration du tableau, 1999
[3] Ralph Dekoninck « Peinture des vanités ou peinture vaniteuse ? L’invention de la nature morte chez Pieter Aertsen », https://journals.openedition.org/episteme/363
[6a] L’histoire d’Arachné chez Ovide http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met06/M-06-001-145.htm
[7] Pour un aperçu rapide de l’historique des interprétations, voir https://fr.wikipedia.org/wiki/Les_Fileuses
[8] Pour une étude plus détaillée des interprétations, voir Karin Hellwig, « Interpretaciones iconographicas de las Hilanderas hasta Aby Warburg y Angulo Iñiguez », Boletin del Museo del Prado n°XXII, 2004 https://www.museodelprado.es/aprende/boletin/interpretaciones-iconograficas-de-las-hilanderas/18ecb602-df77-4034-b538-4a32dc7c6653
[9] Charles de Tolnay, Velazquez « Las Hilanderas » and « Las Meninas » (An interprétation). Gazette des Beaux-Arts, janvier 1949
[10] Madlyn Millner Kahr, « Velázquez’s Las Hilanderas: A New Interpretation », The Art Bulletin, Vol. 62, No. 3 (Sep., 1980), pp. 376-385 (10 pages) https://www.jstor.org/stable/3050025
[11] Richard Stapleford, John Potter « Velázquez « Las Hilanderas »« , Artibus et Historiae, Vol. 8, No. 15 (1987), pp. 159-181 https://www.jstor.org/stable/1483276
[12] Victor Stoichita, « Les Fileuses de Velázquez. Textes, textures, images »
Video : https://www.college-de-france.fr/site/victor-stoichita/inaugural-lecture-2018-01-25-18h00.htm
texte : https://books.openedition.org/cdf/7413
[13] Je laisse de côté le pendant très controversé de La Forge de Vulcain et de La Tunique de Joseph, tableaux dont les tailles ont été modifiées de telle sorte qu’il est très difficile d’affirmer qu’elles étaient égales à l’origine. Les personnages sont en nombre identique, mais leurs tailles ne correspondent pas. Je doute que pour son premier essai dans la Peinture d’Histoire, Vélasquez se soit lancé d’emblée dans un pendant aussi allusif. Voir
https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Forge_de_Vulcain_(V%C3%A9lasquez) et https://fr.wikipedia.org/wiki/La_Tunique_de_Joseph

1 Les pendants néo-classiques d'Angelika Kaufmann : 1766 -1782 (période anglaise)

17 janvier 2020

Angelika Kauffmann est une des femmes peintres les plus célèbres du XVIIIème siècle, amie de Goethe et de Herder, qui la qualifiait de «femme la plus cultivée d’Europe»

Son oeuvre prolifique comporte plusieurs dizaines de pendants, mais dans un nombre limité dé genres : pendants femme-femme,  de couple ou d’histoire. Significativement, on ne trouve jamais les formules pourtant courantes homme-homme ou homme-femme : spécialisation assumée dans les représentations féminines.

A l’âge de 25 ans, après sa formation et de premiers succès en Italie, Angelika Kauffmann s’installe en Angleterre [1]. Parmi les pendants réalisés en Angleterre, certains sont gracieux et purement décoratifs, d’autres plus savants et truffés de références littéraires  allant du classiques au moderne. Les voici par ordre thématique,  puis chronologique.

Pendants d’Histoire

Autoportrait (perdu) Angelika Kauffmann 1764 Penelope et son chien pour Bowring Brighton Art MuseumPénélope et son chien, Brighton Art Museum

Angelika Kauffmann, 1764 pour Bowring

Avant même son installation en Angleterre, Angelika peint pour un client londonien ce double portrait  d’elle-même [1a], face à une héroïne antique rare (elle la représentera plusieurs fois par la suite).


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Ulysses discovering Achilles, Angelica Kauffman RA (Chur 1741 - Rome 1807) at Saltram, DevonUlysse découvrant Achille, 1769 Angelica Kauffmann 1768 Hector faisant ses adieux a Andromaque Saltram, Devon (c) National TrustHector faisant ses adieux à Andromaque, 1768

Angelika Kauffmann, Saltram, Devon, copyright National Trust (134.5 x W 178 cm)

Exposé en 1769 à la Royal Academy, les deux tableaux furent achetés par Theresa et John Parker, furur Lord Boringdon. Ce pendant intérieur-extérieur montre le départ de deux héros pour la guerre de Troie :

  • côté grec, Achille en robe rouge, en saisissant l’épée que le rusé Achille a cachée parmi les cadeaux, compromet son déguisement féminin parmi les filles du roi Lycomède ;
  • côté troyen, Hector en tunique rouge empoigne sa lance et quitte sa famille.

En mettant en balance le vrai couple Andromaque-Hector et le faux couple Ulysse-Achille, la composition se veut à la fois savante et émoustillante.

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Vortigern, King of Britain, enamoured with Rowena at the Banquet of Hengist, the Saxon General by Angelica Kauffman RA (Chur 1741 ¿ Rome 1807)Vortigern, Roi de l’île de Bretagne, tombe amoureux de Rowena au banquet du général Saxon Hengist, 1769-70 Interview of Edgar and Elfrida after her Marriage to Athelwold, Angelica Kauffman RA (Chur 1741 - Rome 1807) at Saltram, DevonRencontre d’Edgar et Elfrida après son Mariage avec Athelwold, 1770-71

Angelika Kauffmann Saltram, Devon, copyright National Trust (153.5 x 214.5 cm)

Exposées en 1770 et 1771, ces deux scènes de l’histoire ancienne d’Angleterre, transposées en costumes à l’antique pour la plus ancienne (5ème siècle), en costumes médiévaux pour la plus récente (10ème siècle) ont beaucoup fait pour la reconnaissance d’Angelika en tant que peintre d’histoire. Il lui faudra néanmoins attendre 1775 pour vendre ce second pendant à Theresa et John Parker.


Vortigern tombe amoureux de Rowena

Vortigern, conseiller du roi des Bretons Constantius, l’avait fait assassiner. Pour garder le trône contre l’héritier légitime, il s’allie aux ennemis héréditaires, les Saxons, en épousant la fille de leur général. Le tableau montre Rowena acceptant la coupe que lui tend Vortigern : le moment où la trahison de celui-ci est consommée.


Edgar tombe amoureux d’Elfrida

Informé de la beauté d’Elfrida, le roi Edgar envoie son vassal Athelwold la lui ramener, si elle est aussi belle qu’on le dit. Mais celui-ci en tombe amoureux et l’épouse, en racontant au roi qu’elle est hideuse. Le tableau nous montre le second acte, la revanche du roi : ayant découvert la supercherie, il annonce sa visite chez Athelwold, qui demande à sa femme de se faire la plus laide possible. Mais celle-ci fait l’inverse, Edgar en tombe amoureux et se débarrasse d’Athelwold durant une partie de chasse pour pouvoir à son tour l’épouser.

Le tableau montre Elfrida apparaissant en toute beauté devant Edgar et Athelwold : le moment où la trahison de celui-ci est dévoilée.


La logique du pendant

On voit bien le thème commun : trahir pour l’amour d’une femme. Mais la composition ne suit pas : d’un côté la femme fatale se trouve entre les deux camps, de l’autre elle apparaît en face des deux rivaux. Malgré le contraste extérieur/intérieur, l’opposition des costumes et la présence à gauche d’un rideau vert ou rouge, le pendant ne fonctionne pas.

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Kauffmann, Angelica, 1741-1807; Rinaldo and ArmidaRenaud et Armide Kauffmann, Angelica, 1741-1807; Gualtherius and GriseldaGualtherius et Griselda (Gauthier et Griselidis)

Angelika Kauffmann, vers 1772, English Heritage, Kenwood, copyright National Trust

Le premier sujet est tiré du bestseller du Tasse, La Jérusalem délivrée : Armide retient Renaud prisonnier de ses charmes, mais deux chevaliers croisés arrivent pour le délivrer.

Le second épisode, beaucoup moins connu, est tiré d’une lettre de Pétrarque à Boccace. Gauthier , marquis de Saluces, a épousé la bergère Griselidis, qu’il soumet à trois épreuves d’obéissance conjugale : il s’agit ici de la troisième et dernière ou Griselidis accepte de reprendre ses habits de paysanne et de rentrer dans sa chaumière, laissant sa place à une nouvelle épouse.


La logique du pendant

L’idée est ici encore d’opposer costumes à l’antique et costumes médiévaux. Mais surtout de remettre dans l’ordre le rapport de domination : le marquis prend la place de la princesse exotique, et la bergère, comble de l’obéissance féminine, celle du chevalier déchu.

Nous retrouverons dans d’autres pendants d’Angelika la même propension à apparier une scène très connue et un sujet rare, voire totalement original.

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Angelica Kauffmann 1780 ca Abra Staatsgalerie, StuttgartAbra, Staatsgalerie, Stuttgart Angelica Kauffmann 1780 ca Griseldis Chur KunstmuseumGriselidis, Chur Kunstmuseum

Angelika Kauffmann, vers 1780

Ce pendant est dédié à deux bergères ayant pris l’ascenseur social :

  • Griselidis, déjà présentée ;
  • sa collègue Abra, remarquée par le Sultan pour la beauté de ses compositions florales (un personnage de Williams Collins dans son églogue Abra ou la Sultane géorgienne), .

Deux filles de la campagne ayant gardé l’amour de la Nature et leur bonne mentalité.


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ngelica kauffman 1774 Calypso calling heaven and earth to witness her sincere affection to Ulysses167 x 122 cm Coll privCalypso prenant à témoin le Ciel et la Terre de sa sincère affection pour Ulysse, Collection privée (167 x 122 cm)  angelica kauffman 1774 Penelope implorant l'aide de Minerve pour le retour de Telemaque National Trust, Stourhead 150 x 126Pénélope implorant l’aide de Minerve pour le retour de Télémaque, Stourhead, copyright National Trust (150 x 126 cm)

Angelika Kauffmann, 1774

De taille légèrement différente et avec un nombre différent de personnages, ces deux toiles ne constituent pas techniquement un pendant extérieur / intérieur. Mais exposées ensemble à la Royal Academy en 1774, elles constituent un premier essai de comparaison entre Calypso et Pénélope – ici par leur geste commun d’imploration – qui va trouver son plein aboutissement dans un pendant très réussi.


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Angelica Kauffmann 1778 ca Penelope pleurant sur l'arc d'Ulysse AK Museum SchwarzenbergPénélope pleurant sur l’arc d’Ulysse Angelica Kauffmann 1778 ca Calypso abandonnee par Ulysse AK Museum SchwarzenbergCalypso abandonnée par Ulysse

Angelika Kauffmann, 1775-78, Angelika Kauffmann Museum, Schwarzenberg

Ce pendant intérieur/extérieur compare le désespoir de deux héroïnes de l’Odyssée.

Pénélope, pressée par tous de se remarier, s’est résigné  à organiser une épreuve pour les prétendants : traverser, comme le faisait Ulysse avec son arc, douze haches d’une seule flèche (ici les cibles son plus faciles : des piquets avec un anneau).

Calypso, qui n’a pas réussi à retenir le navigateur, se lamente dans sa grotte

Pour les spectateurs avisés, l’intérêt du pendant vient du hiatus temporel entre les deux tableaux : tandis qu’Ulysse dans son bateau quitte le second par la gauche, il est déjà arrivé dans le premier : symboliquement par son arc, et réellement dans l’histoire : car c’est lui qui, déguisé en mendiant, a poussé Pénélope à accepter le vainqueur du concours.

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Angelica Kauffmann Ariadne abandoned by Theseus; and Sappho inspired by love coll priv

Ariane abandonnée par Thésée  Sappho composant l’Ode à Vénus

Angelika Kauffmann, vers 1778, collection privée [1b]

Dans cet autre pendant, le premier tableau  est quasiment identique, sinon qu’Ariane remplace Calypso dans le rôle de l’abandonnée.

Dans le second tableau, on peut lire effectivement le début du dernier paragraphe de l’Ode à Vénus, le seul texte conservé de Sappho :

Cette fois encore viens à moi,
Délivre moi de mes âpres soucis
ἔλθε μοι καὶ νῦν,
χαλέπαν δὲ λῦσον ἐκ μερίμναν

Nous retrouverons dans un autre pendant ce procédé de la citation érudite.


La logique du pendant (SCOOP !)

La justification thématique du pendant est forte : deux amoureuses seules sur une île, avec pour unique compagnon Cupidon qui partage leurs sentiments opposés de désespoir et d’espoir .

S’y ajoute une autre raison qui devait être évidente pour les amateurs de l’époque : les deux scènes sont décrites dans le même ouvrage d’Ovide, les Héroïdes :

  • lettre X d’Ariane à Thésée
  • lettre XV de Sappho à Phaon

Artemisia whith her Husband's Ashes (after Angelica Kauffman RA)by attributed to Mary Hoare, Mrs Henry Hoare (1744-1820)Artemisia avec les cendres de son époux Sappho by Mary Hoare, Mrs Henry Hoare (1744-1820)Sappho

Angelika Kauffmann, non daté, Stourhead, Wiltshire, copyright National Trust

Ce petit pendant réduit au strict minimum le thème des amantes esseulées.

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Angelika Kauffmann 1778 caVenus attiree par les Graces pour Bowles Museo de Arte de Ponce Puerto RicoVénus attirée par les Grâces, gravure de 1784 de Bartolozzi Angelika Kauffmann 1778 ca Le jugement de Paris pour Bowles Museo de Arte de Ponce Puerto RicoLe jugement de Pâris

Angelika Kauffmann, vers 1778, pour Bowles, Museo de Arte de Ponce, Puerto Rico

Ce pendant intérieur / extérieur met en balance Vénus assise déshabillée devant une colonne et Vénus debout habillée devant un arbre.

Le pendant se lit par symétrie : ainsi le geste de Pâris donnant la pomme à Vénus est imité par celui de la femme posant un bouquet sur la table.


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Angelica Kauffmann 1776 Les Graces reveillant l'Amour gravure de William Wynne RylandLes Grâces réveillant l’Amour Angelica Kauffmann 1776 Nymphs adorning the Statue of Pan gravure de William Wynne RylandDes nymphes ornant la Statue de Pan

Angelika Kauffmann, 1776 , gravure de William Wynne Ryland

Comme souvent chez Angelika, le néo-classicisme affiché se double d’une pointe d’esprit galant :

  • à gauche deux ravissantes amies taquinent de leur longue verge l »orifice auriculaire de Cupidon, endormi tel le Vésuve ;
  • à droite deux bacchantes approchent dangereusement leurs mains d’un Hermès potentiellement éruptif.


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Angelica Kauffmann 1777 1 Aglaia_von_Amor_an_den_Baum_gefesselt Voralberg Museum Bregenz1 Aglaia, attachée à un arbre par l’Amour (Aglaia von Amor an den Baum gefesselt) (60 x 60 cm) Angelica Kauffmann 1777 2 Amor wird keine Herzen mehr verfuhren Voralberg Museum Bregenz2 L’Amour ne percera plus de coeurs (Amor wird keine Herzen mehr verführen )
Angelica Kauffmann 1777 3 Amor Streitet mit den Grazien um Seine Pfeile Voralberg Museum Bregenz3 Cupidon dispute les Grâces pour récupérer ses flèches (Amor Streitet mit den Grazien um Seine Pfeile) Angelica Kauffmann 1777 4 Amors Rache Voralberg Museum Bregenz4 La vengeance de Cupidon (Amors Rache)
Angelica Kauffmann 1777 5 Ein Opfer an die Liebe Voralberg Museum Bregenz5 Sacrifice à l’Amour (Ein Opfer an die Liebe) Angelica Kauffmann 1777 6 Triumph der Liebe gravure de Gabriel Scorodomoff inversee6 Le triomphe de l’Amour (Der Triumph der Liebe) gravure de Gabriel Scorodomoff

Angelica Kauffmann 1777 7 Cupid Bound by the Graces coll priv

7 ? L’Amour attaché par les Grâces, collection privée (40 x 40 cm)

Angelika Kauffmann, 1777 Voralberg Museum Bregenz (pour les cinq premières)

En s’inspirant d’un poème de Métastase, Le Grazie Vendicate, Angelika développe en six ou sept épisodes les aventures de Cupidon et des trois Grâces, bonnes filles dont la vertu est quelque peu dépassée par le fougueux garnement.


Angelica Kauffmann 1784 Cupid binding Aglaia gravure de Thomas BurkeCupidon attachant Aglaia Angelica Kauffmann 1784 Cupid disarmed by Euphrosine gravure de Thomas BurkeCupidon désarmé par Euphrosine

Gravures de Thomas Burke, 1784, d’après Angelika Kauffmann

Angelica Kauffmann (style) 1750-75 The Temptation of Eros METLa tentation d’Eros Angelica Kauffmann (style) 1750-75 The Victory of Eros METLa victoire d’Eros

Dans le style dAngelika Kauffmann, 1750-75, MET

Très populaires et facilement interchangeables, ces motifs ont été souvent repris en pendants, dans des gravures ou des objets décoratifs, et ont valu à Angelika sa réputation de « peintre des Grâces ».


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Angelica Kauffmann 1780y ca Une nymphe observee par un berger Victoria and Albert MuseumUne nymphe observée par un berger Angelica Kauffmann 1780y ca A Nymph drawing her Bow on a Youth Victoria and Albert MuseumUne nymphe tirant à l’arc vers un jeune homme

Angelika Kauffmann, vers 1780, Victoria and Albert Museum

Dans le même état d’esprit d’espièglerie à l’antique, Angelika nous raconte une histoire en deux temps :

  • un berger reluque une nymphe endormie, assisté par Cupidon qui commence à la désarmer de ses flèches ;
  • malheureusement, la Nymphe se réveille et décoche une flèche à l’impudent (en se gardant de le toucher) ;Cupidon réfugié dans l’arbre, nous fait comprendre que cette résistance n’est peut être pas si farouche.


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angelica kauffman orpheus_and_eurydice_and_jupiter_in_the_guise_of Diana, and Callisto gravures de Burke 1782 coll priv

Orphée et Eurydice Diane et Callisto

 Angelika Kauffmann, gravures de Burke, 1782 collection privée

Ce pendant semble conçu pour fonctionner comme une petite énigme : en comparant les deux couples et les deux Cupidons (l’un brandit une torche et l’autre fait le geste du secret au dessus de deux éclairs posés par terre), on comprend que Diane, à droite, ne peut être qu’un homme : c’est en fait Jupiter qui a pris son apparence pour coucher avec Callisto, la plus belle de ses nymphes.


Pendants littéraires

Parmi les pendants d’histoire d’Angelika, quelques uns sont des illustrations d’oeuvres littéraires contemporaines.

 

Angelica Kauffman 1772 Fame Decorating Shakespeare’s Tomb Burghley HouseLa Fantaisie fleurissant le tombeau de Shakespeare, 1772 Angelica Kauffman 1772 Maria from Sterne Burghley HouseMaria de Sterne, 1777

Angelica Kauffman, pour Lord Exeter, Burghley House, copyright National Trust

La Fantaisie fleurissant le tombeau de Shakespeare

Le premier tableau illustre un poème de John Gilbert Cooper, Tomb of Shakespear (1755).

Sur les rives de l’Avon, l’ai posé mes rayons, là où les flots amoureux
Semblent enlacer la tombe de Shakespeare,
Les premiers chanteurs emplumés de l’année tout près se tapissent,
Les violettes respirent et les roses précoces fleurissent.

Ici s’est assise la Fantaisie, (ses doigts rosés et froids
couvrant de fleurettes fraîches le gazon vide)
Et elle a baigné de larmes le triste moule sépulcral,
De son Fils préféré longue et dernière demeure.

On Avon’s banks I lit, whole streams appear
To wind with eddies fond round SHARESPEAR’S tomb,
The year’s first feath’ry songsters warble near,
And vi’lets­ breathe, and earliest roses bloom.Here FANCY sat, (her dewy fingers cold
Decking with flow’rets fresh th’ unfullied sod,)
And bath’d with tears the sad sepulchral mold,
Her fav’rite offsprin’s long and last abode.

Le poème repose sur  l’idée de la « Fantaisie, mère de Shakespeare » qu’Angelica avait déjà illustrée en 1772 (voir plus loin). Fidèle à son iconologie personnelle, elle la représente de la même manière, en robe blanche et les cheveux ailés.


Maria de Sterne

Le second tableau reprend, en l’inversant la pose désespérée de Pénélope avec l’arc d’Ulysse. Il s’agit ici de Maria – un personnage du roman de Sterne Voyage sentimental à travers la France et l’Italie (1768) – devenue folle à cause d’une histoire d’amour malheureuse. L’illustration est très fidèle au texte :

« Arrivé à une demi-lieue de Moulins, et à l’entrée d’un petit sentier qui conduisoit à un petit bois, j’aperçus la pauvre Marie assise sous un peuplier ; elle avoit le coude appuyé sur ses genoux et la tête panchée sur sa main : un petit ruisseau couloit au pied de l’arbre… Elle étoit habillée de blanc, et à-peu-près comme mon ami me l’avoit dépeinte, excepté que ses cheveux, qui étoient retenus par un réseau de soie, quand il la vit, étoient alors épars et flottans. Elle avoit aussi ajouté à son corset un ruban d’un verd pâle, qui passoit par-dessus son épaule et descendoit jusqu’à sa ceinture, et son chalumeau y étoit suspendu. — Sa chèvre lui avoit été infidelle comme son amant ; elle l’avoit remplacée par un petit chien qu’elle tenoit en lesse avec une petite corde attachée à son bras. Je regardai son chien ; elle le tira vers elle, en disant : « toi, Sylvie, tu ne me quitteras pas ». Je fixai les yeux de Marie, et je vis qu’elle pensoit à son père, plus qu’à son amant, ou à sa petite chèvre ; car en proférant ces paroles, des larmes couloient le long de ses joues. Je m’assis à côté d’elle, et Marie me laissa essuyer ses pleurs avec mon mouchoir ; — j’essuyois ensuite les miens ; — puis encore les siens ; puis encore les miens, et j’éprouvois des émotions qu’il me seroit impossible de décrire, et qui, j’en suis bien sûr, ne provenoient d’aucune combinaison de la matière et du mouvement. »


La logique du pendant

Réalisé cinq ans après le premier, le second tableau le complète de deux manières :

  • une jeune femme, debout ou assise, pleure un être cher disparu ;
  • le romancier contemporain est égalé a son illustre devancier.

angelica kauffman 1782 The birth of Shakespeare gravure Bartolozzi de Bristish MuseumLa naissance de Shakespare angelica kauffman 1782 Shakespeare's tomb gravure Bartolozzi de Bristish MuseumLe tombeau de Shakespare

Angelica Kauffmann, 1782 gravures de Bartolozzi, Bristish Museum

Le premier tableau fut repris quelques années après dans cet autre pendant, plus facile à comprendre.


Le second devait connaître quant à lui une grande célébrité. Première représentation en Angleterre du personnage de Sterne, il fit sensation lors de son exposition à la Royal Academy en 1777, et donna lieu par la suite à d’innombrables reproductions.


Angelika Kauffmann 1777 apres Monk from Calais Ermitage Saint PetersbourgLe moine de Calais (partie I, chapitre 2), Angelika Kauffmann 1777 apres Insane Maria Ermitage Saint PetersbourgMairie la folle (partie II, chapitre 17)

Angelika Kauffmann, après 1777, Ermitage, Saint Petersbourg

Dans la foulée de son succès avec Sterne, Angelika réalise ce pendant où apparaît maintenant le personnage principal du Voyage sentimental, Parson Yorick.

Dans le premier épisode, sur les quais de Calais, il échange sa tabatière en écaille avec celle en corne du Père Lorenzo , en gage de réconciliation pour avoir refusé de lui donner l’aumône, et aussi pour se mettre en valeur vis à vis de la belle dame.

Le second épisode montre un moment précis de sa rencontre avec Marie la folle. Dans le roman précédent de Sterne, Tristram Shandy avait croisé la même Marie. Parson Yorick lui demande si elle se souvient de lui, elle lui réponde que oui et qu’elle a même conservé son mouchoir :

« En parlant ainsi, elle tira le mouchoir de sa poche pour me le montrer, il étoit enveloppé proprement dans deux feuilles de vigne et lié avec des brins d’osier ; elle le déploya, et je vis qu’il étoit marqué d’une S à l’un des coins. »


La logique du pendant

Ordinairement, Angelika choisit des sujets où les émotions peuvent être traduites avec précision par les gestes ou les physionomies. L’intérêt pictural de ses deux épisodes est que la sentimentalité s’y cristallise sur un objet central, qu’elle représente scrupuleusement :

  • les deux tabatières – la riche et la pauvre -symbolisant l’amitié entre Yorick et le moine ;
  • le mouchoir avec ses deux feuilles de vigne, symbolisant l’amitié entre les deux voyageurs et Marie.


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Angelika Kauffmann 1778 ca Abelard Soliciting the Hand of Eloise Burghley HouseHéloïse et Abélard épiés par Fulbert, vers 1778, Burghley House (diamètre 63,5 cm) Angelika Kauffmann 1780 avant Parting of Abelard and Heloise Ermitage Saint PetersbourgLa séparation d’Abélard et Héloîse, avant 1780, Ermitage, Saint Petersbourg (diametre : 65,5 cm) Angelica Kauffmann 1778 ca Abelard presenting Hymen to Heloise -Burghley House Collection,Abélard présentant l’Hymen à Héloïse, vers 1778, Burghley House (diamètre 63,5 cm)

Ces trois tondo, de taille légèrement différente, ont été séparés très tôt (deux seulement ont été achetés par Lord Exeter) Ils constituent néanmoins une série cohérente.


La logique de la série (SCOOP !)

Dans le premier tableau, Héloïse délaisse son livre pour répondre à l’amour de son beau professeur ; mais l’oncle Fulbert apparaît déjà (celui qui fera castrer Abélard).

Dans le deuxième, Abélard accompagne Héloïse à la porte du monastère où elle va se retirer.

Le troisième ne se comprend que par référence au poème de Pope, L’Epitre d’Héloïse à Abélard (1717), où Héloïse solitaire se remémore son amant et l’imagine auprès d’elle. Le tableau n’illustre pas un passage précis du poème, mais en traduit l’ambiance par la posture d’Héloïse : plongée dans son livre, elle tourne le dos, avec une expression douloureuse, à l’apparition d’Abélard qui lui présente l’image idéalisée de leur Amour.


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Angelica Kauffmann 1779 La Penserosa gravure de Bartolozzi d apres un dessinLa Penserosa Angelica Kauffmann 1779 L'Allegra gravure de Bartolozzi da pres un dessinL’Allegra

1779 , Gravures de Bartolozzi d’après des dessins d’Angelika Kauffmann,

Avec une nymphe mélancolique et une bacchante joyeuse, Angelica féminise les deux poèmes jumeaux de Milton, L’Allegro et Il Penseroso (1645)



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Angelika Kauffmann 1782 gravure de Bartolozzi Palemon LaviniaLavinia et Palémon, gravure de 1782 de Charles Taylor Angelika Kauffmann 1782 gravure de Bartolozzi Damon MusidoraDamon et Musidora, gravure de 1782 de Bartolozzi

Angelika Kauffmann, pour Mr Bowles, 

 

Mais, dans le même instant, de ses charmes avare, Ignorant leur pouvoir, d’un air plein de candeur, elle se détourna pour cacher sa pudeur. Palémon ne put voir, au gré de son envie, ses attraits à ses yeux dérobés en partie (traduction Durand, 1802).

Conduite par les rians amours, Musidore chercha cette fraîche retraite; la saison brûlante animait l’éclat de ses joues: vêtue légèrement, elle venait se baigner dans le ruisseau rafraîchissant. (traduction Durand, 1802)

<Unconscious of her power>, and turning quick
With unaffected blushes from his gaze.
He saw her charming, but he saw not half
The charms her down-cast modesty conceal’d.
Thomson’s Seasons, Autumn (1727)

For lo ! conducted by the laughing loves ,
This cool retreat his Musidora sought:
Warm in her cheek the sultry season glow’d;
And, rob’d in loose array , she came to bathe
Her fervent limbs in the refreshing stream.
Thomson’s Seasons, Summer (1727)

Ce pendant illustre deux moments des Saisons de Thomson, où l’homme tombe amoureux l’un des charmes dérobés au regard, l’autre des charmes dévoilés.

Pendants allégoriques

Outre ses tableaux d’histoire, Angelika se lance également dans les allégories sophistiquées, véritables exercices de rhétorique visuelle très appréciés des amateurs (pour d’autres exemples de cette mode, voir 3 Pendants rhétoriques, pendants formels et Les pendants rhétoriques de Batoni).

Angelica Kauffmann 1770 l'Education de Shakespeare coll privShakespeare, enfant de la Fantaisie, est éduqué par la Comédie et la Tragédie Angelica Kauffmann 1770 La Beaute entre la Posésie et l'Honneur coll privLa Beauté entre la Poésie et l’Honneur

Angelika Kauffmann, années 1770, collection privée

Ce pendant s’inscrit dans le lignée du Jubilé de Shakespeare de 1769.

Dans la première allégorie, les attributs facilitent le décryptage : on reconnaît la Fantaisie aux ailes sur son crâne et à sa robe blanche (selon l‘Iconologie de Ripa), la Comédie et la Tragédie à leur masque joyeux ou triste.

Faite d’attributs univoques, le sens précis du second tableau s’est perdu. Par comparaison avec le premier, on peut noter que :

  • le couple mère-enfant s’est transformé en deux entités féminines égales, qui se donnent la main ;
  • le couple Comédie/Tragédie, l’une brandissant son masque et l’autre tenant la main de l’enfant, s’est unifié en un seul personnage : le jeune homme qui brandit la couronne de fleurs et tient la main d’une des jeunes femmes.

Je traduirais volontiers :

« le Succès couronne la Beauté alliée à la Poésie« .



Pour donner une idée du degré de sophistication de ce type d’allégorie, voici une autre production d’Angelika, dont on possède heureusement la traduction :

angelika kauffmann 1779 der-fleiß,-von-der-geduld-und-der-ausdauer-begleitet,-wird-von-der-ehre-bekrönt-und-vom-überfluss
Der Fleiß, von der Geduld und der Ausdauer begleitet, wird von der Ehre bekrönt und vom-Uberfluss belohnt
Angelika Kauffmann, 1779 .

Le Labeur (tenant une vannerie), accompagné par la Patience (avec son joug, suivant l’Icolologie de Ripa) et l’Endurance (représentée de manière originale par le palmier qui pousse dans le désert), est couronné par l’Honneur et récompensé par l’Abondance.


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Le point culminant de la carrière d’Angelika en Angleterre est sans doute la commande de quatre allégories par la Royal Academy, pour décorer un plafond de son siège, à Somerset House. Le thème, très ambitieux, était rien moins que les Quatre éléments de l’Art, selon les conceptions exposées par Joshua Reynold dans ses Discourses on Art [2] .

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Henry Singleton, 1795, Les membres de la Royal Academy en assemblee generale, Royal Academy Collections

Les membres de la Royal Academy en Assemblée générale
Henry Singleton, 1795, Royal Academy Collections [3]

On voit que les tableaux étaient présentés par paires, aux deux bouts de la pièce, chaque paire comportant un élément Pratique et un élément Théorique .

Kauffman, Angelica; DesignLe Dessin Kauffman, Angelica; CompositionLa Composition

Angelika Kauffmann, 1778-80, collections de la Royal Academy

Le Dessin est une jeune fille appliquée dans la copie d’antiques.

Ayant maîtrisé cette technique (voir les croquis abandonnés sur le muret), la Composition consiste à maîtriser les proportions (le compas) et les combinaisons savantes (le jeu d’échec).

Kauffman, Angelica; Colour; Colouring; PaintingLa Couleur Angelica Kauffmann 1778-80d L'invention Royal Academy CollectionL’Invention

La Couleur tient une palette vide : car elle plonge son pinceau dans les couleurs les plus pures, celles de l’Arc en Ciel.

Concluant la série, l’Invention a les ailerons et la robe blanche que Ripa lui attribue, plus le globe céleste qui est chez lui l’attribut de la Mathématique.

L’allégorie inventée par Angelika se comprend par comparaison avec la figure précédente : le cosmos toute entier remplace l’arc-en-ciel et la main vide succède à la palette blanche : la qualité la plus noble pour l’artiste n’a besoin d’aucun instrument, à l’image du Créateur lui-même.

Cette allégorie conclusive est donc, très précisément,  la Création.


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On attribue à Angelika quatre autres allégories moins officielles et plus plaisantes, sans doute elles-aussi destinées à décorer un plafond.

Angelica Kauffmann A1 Architecture The Cheltenham Trust and Cheltenham Borough CouncilL’Architecture Angelica Kauffmann A1 Musique The Cheltenham Trust and Cheltenham Borough CouncilLa Musique

Le point commun entre ces deux Arts est la maîtrise des rythmes et le passage obligé par une forme écrite : plan ou partition.

Angelica Kauffmann A1 Sculpture The Cheltenham Trust and Cheltenham Borough CouncilLa Sculpture Angelica Kauffmann A1 Peinture The Cheltenham Trust and Cheltenham Borough CouncilLa Peinture

Angelika Kauffmann, The Cheltenham Trust and Cheltenham Borough Council.

Très logiquement, les Amours reproduisent leur semblable : les sculpteurs un Amour endormi, les peintres un Amour triomphant – manière fine de rappeler la supériorité de la Peinture : celle-ci vient conclure le discours sur les Arts, et la toile du Peintre ferme le guillemet ouvert par le carton  de l’Architecte.

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Angelica Kauffmann 1780 La beaute guidee par la prudence rejette avec mepris les sollicitations de la folie TallinLa Beauté guidée par la Tempérance rejette avec mépris les sollicitations de la Jouissance Angelica-Kauffmann-1780-La-Beaute-guidee-par-la-Prudence-et-couronnee-par-la-PerfectionArt-Museum-of-Estonia-TallinLa Beauté guidée par la Prudence et couronnée par la Perfection

Angelika kauffmann, vers 1780, Art Museum of Estonia, Tallin

Sous prétexte d’allégories éthérées, le pendant véhicule un message parfaitement clair à l’intention des jeunes filles : c’est parce que la Tempérance (avec son mors) l’a prévenue contre la Jouissance (la guirlande de grappes, le tambourin) que la jeune fille modèle, accompagnée par la Prudence (avec son miroir) rencontre enfin la Perfection, à savoir ce lauréat idéal qui lui propose la couronne (de mariage).


Angelica Kauffmann 1780a ca La Beaute tentee par l'Amour conseillee par la prudence coll privLa Beauté tentée par l’Amour et conseillée par la Prudence Angelica Kauffmann 1780a ca La Beaute enchainee par l'Amour et desertee par la Prudence coll privLa Beauté enchaînée par l’Amour et abandonnée par la Prudence

Angelika Kauffmannn, 1779, collection privée (66 x 66 cm)

Tout aussi manichéen que le précédent, ce pendant féminise le thème bien connu d’Hercule entre les deux voies (celle de la Vertu et celle des Vices). Ici la Beauté doit choisir entre obéir à la Prudence (le mors) ou s’abandonner à l’Amour (la couronne). Ayant fait le mauvais choix, elle se retrouve enchaînée par l’un et abandonnée par l’autre.

Ces deux toiles ont été acquises d’Angelika Kauffmann par Pierre, duc de Courlande en mars 1779. Il existe un pendant identique, sur cuivre, dans une collection privé en Suisse [4].



Angelica Kauffmann 1780c ca Plymouth Museum

Plymouth Museum

Reproduction à l’identique, sur toile, de ce pendant facile à comprendre : on voit bien la Prudence entrer par la gauche et s’en aller par la droite, de manière pré-cinématographique.


Angelica Kauffmann 1780b ca La Beaute tentee par l'Amour conseillee par la prudence Burghley House Collection, Lincolnshire, Angelica Kauffmann 1780b ca Burghley House Collection, Lincolnshire,

Burghley House Collection, Lincolnshire

Dans cette variante, l’inversion de la seconde scène crée un autre effet dynamique qui fonctionne tout aussi bien : rebutée, la Prudence fait demi-tour au lieu de poursuivre son chemin.


Il y a sans doute une composante autobiographique dans ces exhortations à la Prudence : dupée elle-même par un aventurier ruiné qui se faisait passer pour un membre d’une riche famille suédoise, Angelika l’avait épousé à l’insu de sa famille  en 1767, au début de sa période anglaise. Ce mariage, qui fit scandale et lui coûta très cher, ne dura pas : après quelques mois de vie commune, le « comte de Horn »  la quitta et elle dut attendre sa mort, justement en 1780, pour pouvoir se remarier. Elle finira par épouser le 14 juillet 1781 le peintre Antonio Zucchi, en compagnie duquel elle rentrera en Italie.

Pour la suite de son oeuvre, voir  2 Les pendants néo-classiques d’Angelika Kaufmann : période romaine

Références :
[1a] Frances A. Gerard « Angelica Kauffmann; a biograph », p 341

2 Les pendants néo-classiques d'Angelika Kaufmann : 1782-1807 (période romaine)

17 janvier 2020

Pour la période précédente, voir 1 Les pendants néo-classiques d’Angelika Kaufmann : 1766 -1782 (période anglaise)

Une fois installée à Rome, Angelika continuera à produire pour ses patrons anglais, tout en se créant rapidement une clientèle italienne.

Pour les pendants de cette période, on dispose entre 1782 et 1796 des Memorie istoriche, liste pratiquement exhaustive, avec leur description, des oeuvres d’Angelika [5]. Tous les pendants listés ont été conservés (sauf un), parfois seulement par des gravures postérieures : j’en présente ici l’intégralité, dans l’ordre chronologique des tableaux.

angelika kauffman 1782 Leonore empoisonnee Museum Pavlovsk Palace, St. PetersburgLéonore empoisonnée angelika kauffmann 1782 La guerison d'Eleonore Museum Pavlovsk Palace, St. PetersburgLa guérison d’Eleonore (Le Sultan Selim ramène à Edouard I son épouse Eléonore après l’avoir sauvée de l’empoisonnement par un antidote

Angelika Kauffmann, Février 1782, Museum Pavlovsk Palace, St. Petersbourg

Peint pour le grand duc de Russie, ce pendant Avant-Après, unifié par le décor de la tente, met en balance le couple enlacé (mais sur le point d’être séparé par la mort) et le couple séparé (mais sur le point de s’enlacer à nouveau).

Le sauvetage d’Eleonore par l’antidote renvoie à la tentative d’assassinat d’Edouard I par une dague empoisonnée et à un premier sauvetage, déjà traité par Angelika quelques années auparavant :

angelika kauffmann 1776 RA La tendre Eleonore sucant la blessure de son epoux royal Edouard I, assassine en Palestine par une dague empoisonneeLa tendre Eléonore suçant la blessure de son époux royal Edouard I, assassiné en Palestine par une dague empoisonnée, d’après Rapin, Histoire, vol III p 129, gravure de Pariset et Melle Bareuille, Bristish Museum angelika kauffmann 1776 RA (copie) Lady Elisabeth Grey implorant Edouard IV pour la restitution des biens de sone poux decedeLady Elisabeth Grey implorant Edouard IV pour la restitution des biens de son époux décédé, d’après Rapin, Histoire, vol V p 26, copie, collection privée
Angelika Kauffmann, Exposés en 1776 à la Royal Academy

Outre leur source commune chez Rapin, le seul élément justifiant l’appariement de ces deux tableaux est le thème moral de l’épouse entièrement dévouée à son époux, avant ou après sa mort.


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Angelica Kaufmann 1782 pour Bowles Ganymede se plaignant a Venus des tricheries de Cupidon gravure de Thomas Burke 1784Cupidon se plaignant à Vénus que Ganymède lui a volé ses flèches avec des dés truqués Angelica Kaufmann 1782 pour Bowles Flora montrant a un paysan comment eindre des roses gravure de Thomas Burke 1784« Flora montrant à un paysan comment peindre des fleurs. Cupidon sort des fleurs et le paysan exprime une grande attention »

Angelica Kaufmann, réalisés pour Bowles entre mars et juin 1782, gravures de Thomas Burke, 1784

Sans leur description dans les « Memorie istoriche », on aurait du mal à considérer ces deux oeuvres comme des pendants. Leur relation est purement formelle :

  • Cupidon est vu de dos et de face ;
  • les gestes des deux grands se répondent (les flèches faisant écho plaisant aux pinceaux).


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Angelika Kauffmann 1782 pour Bowles Cephise et son amant découvrant Cupidon endormi dans les bois de Sdallia gravureCéphise et son amant découvrant Cupidon endormi dans les bois de Sdallia Angelika Kauffmann 1782 pour Bowles Cephise coupant les ailes de Cupidon gravure deCéphise coupant les ailes de Cupidon 

Angelica Kaufmann, réalisés pour Bowles en juin 1782, gravures de Thomas Burke, 1789

Il s’agit ici d’une métaphore en deux temps, le but étant d’empêcher l’Amour de s’échapper


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Angelica Kauffmann 1782 Scene with Miranda and Ferdinand. (Shakespeare)Scène avec Miranda et Ferdinand (Shakespeare, La tempête) Angelica Kauffmann 1782 coriolanus The God of Soldiers, to shame invulnerable... (Shakespeare, Coriolanus, Act 5) gravure de 1785Coriolan auquel sa mère et se femme présentent son enfant (Shakespeare, Coriolan, Acte 5) gravure de 1785.

Angelica Kauffmann, Août 1782 pour Mr Borchell de Londres (« Memorie istoriche »)

Mise à part la référence à Shakespeare, les deux compositions n’ont aucun rapport visuel.

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Angelica Kauffmann 1782 Telemachus and the Nymphs of Calypso METTélémaque et les Nymphes de Calypso, 1782 Angelica Kauffmann 1783 The Sorrow of Telemachus METLe chagrin de Télémaque, 1783

Angelika Kauffmann, MET [6]

Le second tableau a été peint pour  par Monsignor  Onorato Gaetani dell’Aquila d’Argona, Duc de Miranda, en septembre 1782 et complété par le premier l’année d’après, sur le thème des Aventures de Télémaque, le célèbre roman de Fénelon. Le fils d’Ulysse, avec son compagnon Mentor (qui est en fait Athéna ayant pris la forme d’un vieillard), s’est lancé à la recherche de son père. Les deux scènes choisies se passent dans l’île de Calypso, sur laquelle les voyageurs ont fait naufrage.

Le chagrin de Télémaque (Livre I)

Le premier tableau (dans l’ordre de la narration) se passe juste après l’arrivée dans l’île :

« Un vin plus doux que le nectar coulait des grands vases d’argent dans des tasses d’or couronnées de fleurs. On apporta dans des corbeilles tous les fruits que le printemps promet et que l’automne répand sur la terre. En même temps, quatre jeunes nymphes se mirent à chanter. D’abord elles chantèrent le combat des dieux contre les géants… enfin la guerre de Troie fut aussi chantée… Quand Télémaque entendit le nom de son père, les larmes qui coulèrent le long de ses joues donnèrent un nouveau lustre à sa beauté. Mais comme Calypso aperçut qu’il ne pouvait manger et qu’il était saisi de douleur, elle fit signe aux nymphes. A l’instant on chanta le combat des Centaures avec les Lapithes et la descente d’Orphée aux enfers pour en retirer Eurydice ».

Angelica Kauffmann 1783 The Sorrow of Telemachus MET detail
Pour nous faire comprendre le rôle central de Mentor contre les manigances de Calypso, Angelika lui attribue des gestes qui ne sont pas dans le texte :

  • c’est lui qui s’aperçoit de la tristesse de Télémaque en posant une main compatissante sur son épaule ;
  • et c’est lui qui fait de l’autre main un geste impérieux, que Calypso se contente de transmettre aux nymphes.

Télémaque et les Nymphes (Livre VI)

 

Angelica Kauffmann 1782 Telemachus and the Nymphs of Calypso MET detail Mentor Angelica Kauffmann 1782 Telemachus and the Nymphs of Calypso MET detail Telemaque

 

Le second tableau est très fidèle au texte :

« Cependant toutes les nymphes, assemblées autour de Mentor, prenaient plaisir à le questionner… Calypso ne les laissa pas longtemps dans cette conversation : elle revint, et pendant que ses nymphes se mirent à cueillir des fleurs en chantant pour amuser Télémaque, elle prit à l’écart Mentor pour le faire parler… Elle passait ainsi les journées, tantôt flattant Télémaque, tantôt cherchant les moyens de le détacher de Mentor, qu’elle n’espérait plus faire parler. Elle employait ses plus belles nymphes à faire naître les feux de l’amour dans le cœur du jeune Télémaque…« 

La logique du pendant

Ce pendant totalement dépourvu de symétries formelles peut sembler assez vain, sauf pour les lecteurs avertis.  L’enjeu est d’inventer des attitudes qui feront visuellement comprendre, à travers ces deux uniques scènes, les grands ressorts du roman : l‘attirance néfaste de Calypso pour Télémaque, et le rôle protecteur de Mentor.

Angelika a dû être assez satisfaite de la scène du Chagrin de Télémaque car elle l’a reprise dans deux autres pendants, en l’appariant :

  • en octobre 1788 , avec un « Vénus et Adonis partant pour la chasse fatale » (collection privée)
  • en 1788 également ([0], p 171) avec un « Bacchus dictant des vers aux nymphes des forêts » (disparu).


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Angelika Kauffmann 1782 dec pour Bowles Cleone pleurant devant le corps de son enfantCleone pleurant son fils assassiné Cordelia from King Lear by William Shakespeare (after Angelica Kauffman RA)by Francesco Bartolozzi (Florence 1727 ¿ Lisbon 1815)Cordelia invoquant Jupiter en faveur de son père le Roi Lear, Stourhead House, copyright National Trust

Angelika Kauffmann, décembre 1782 pour Mr Borchell de Londres

Deux héroïnes théâtrales, l’une d’après Shakespeare, l’autre d’après la tragédie Cleone (1758) par Robert Dodsley :

  • l’une se penchant vers la Terre avec désespoir,
  • l’autre levant ses bras vers le ciel avec espoir.


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angelica kauffman 1782 Alexandre Campaspe et Apelle Bregenz, Amt der Landeshauptstelle,Apelle, Campaspe et Alexandre, Amt der Landeshauptstelle, Bregenz angelica kauffman 1782 Cleopatre et Auguste University of KansasCléopâtre devant Auguste, University of Kansas

Angelica Kauffman, décembre 1782 pour Bowles

Deux sujets classiques d’une femme ayant eu deux amants :

  • Campaspe, donnée en cadeau par Alexandre au peintre Apelle ;
  • Cléopâtre, captive malheureuse d’Auguste après avoir aimé César, puis Marc-Antoine


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Après les Aventures de Télémaque, Angelika a peint fin 1783-début 1784 pour Onorato Gaetani  une série de quatre tableaux consacrée à des héroïnes de la littérature italienne (on connait plusieurs copies de chacune, ce qui rend difficile la reconstitution de la série originale). Elle s’organisait probablement en deux pendants :

Angelica Kaufmann 1783b Immortalia, la nymphe de l'Immortalite Schloss Gottorf Schleswig-Holsteinisches LandesmuseumImmortalia Angelica Kaufmann 1783b Erminia Schleswig, State Museum Schleswig-HolsteinErminia

 Schleswig, State Museum Schleswig-Holstein (83.5 × 65.2 cm)

Immortalia

Arioste, Orlando Furioso, chant 35, 12–23 : le Temps, sous forme d’un vieillard, jette dans le Léthé, la rivière de l’oubli, des médaillons sur lesquels sont inscrits les noms des défunts. Deux cygnes parviennent à en sauver certaines, qu’ils confient à la nymphe de l’immortalité pour qu’elle les place dans son Temple, faisant accéder ces Elus à la Gloire éternelle;


Erminia

Le Tasse, La Jérusalem délivrée, chant VI-VII, 1–22 : réfugiée dans la forêt, la princesse Herminie inscrit sur un arbre le nom de son amoureux, le chevalier Tancrède


La logique du pendant

Plastiquement, les cygnes et les moutons se répondent. Thématiquement, il s’agit dans les deux cas d’écrire contre l’oubli.


Angelica Kaufmann 1783a Silvia coll privSilvia, collection privée (81.8 x 62.2) Angelica Kaufmann 1783b The-deserted-Costanza Queensland Art Gallery Brisbane.Costanza abandonnée, Queensland Art Gallery, Brisbane (83.2 x 65 cm)

Le Tasse, Aminta (Acte II) : à l’acte I, la nymphe Daphné, experte en amour, a échoué à convaincre la farouche nymphe Silvia de l’amour sincère qu’a pour elle le berger Aminta. A l’acte II, elle surprend Silvia, un bouquet de fleurs blanches dans ses cheveux, regardant son reflet dans l’eau : cette coquetterie n’est-elle pas le signe d’une amour naissante ?


Costanza

Livret de Métastase pour l’ouverture de l’opérette « L’isola disabitata » de Haydn : abandonnée sur une île déserte par son mari, Costanza grave avec une épée brisée ses imprécations sur un rocher

Par le traître Gernando, Costanza abandonnée, ses derners jours sur cette plage étrangère, passant amical, si tu n’es pas un tigre, plains-les ou venge-les… mes propres malheurs. Dal traditor Gernando Costanza abbandonata, i giorni suoi in questo terminò lido straniero. Amico passeggero, se una tigre non sei o vendica o compiangi… i casi miei


La logique du pendant

Ce second pendant est parallèle au premier : à gauche un décor aquatique avec deux personnages, à droite le geste de graver.

Angelica a réussi à créer une unité entre ces quatre femmes seules dans la Nature. Le thème qu’expose la première scène, le Nom sauvé de l’Oubli, se décline dans les trois autres :

  • nom de l’amoureux déclaré (Erminia)
  • nom de l’amoureux encore inconscient (Silvia)
  • nom du traître (Costanza).

Aux deux vierges des tableaux de gauche s’opposent les deux femmes qui gravent, dans lesquelles il est permis de voir deux avatars de la femme qui peint : Angelika amoureuse et trahie.

 


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« La nymphe Procris recevant en cadeau de Diane un chien de chasse et un arc qui ne rate jamais sa cible » « Céphale retirant sa flèche de la poitrine de Procris »

Angelika Kauffmann, août 1784, pour le prince Youssoupov

Deux pendants de couple, ovales, aujourd’hui disparus.


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Vers la fin du XVIIIème siècle se développe la mode des pendants moraux (voir 2 Pendants moraux) : Angelika va consacrer au thème de « Cornélie, Mère des Gracques » trois pendants très différents, sorte de point culminant du néo-classicisme.

Je reprends ici l’étude de Brandi Batts Roth [7], plus quelques aperçus quant à leur composition comparée.

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Angelica Kauffmann 1785 Bowles Virgil Writing his own Epitaph at Brundisium 99 x 126 cm, Peter Walsh CollectionVirgile écrivant sa propre épitaphe à Brindisium en 19 avant JC, Peter Walsh Collection (99 x 126 cm) Angelica Kauffmann 1785 Bowles Cornelia, Mother of Gracchi, Pointing to Children as Her Treasures 101 x 127 cm, Richmond, Virginia Museum of Fine Arts .Cornelia, Mère des Gracques, Virginia Museum of Fine Arts, Richmond (101 x 127 cm) Angelica Kauffmann 1785 Bowles Pliny_the_Younger_and_his_Mother_at_Misenum,_79_A.D._103 x 127.5 Princeton_University_Art_MuseumPline le Jeune et sa mère à Misenum en 79 après JC, Princeton University Art Museum (103 x 127.5 cm)

Angelika Kauffmann, octobre 1785 pour Bowles

Le premier cas est une série de trois tableaux réalisés pour son patron habituel George Bowles, qui était alors l’hôte de la famille royale de Naples.


Virgile écrivant sa propre épitaphe à Brindisium

Angelica Kauffmann 1785 Bowles Virgil Writing his own Epitaph at Brundisium 99 x 126 cm, Peter Walsh Collection detail
Dans le premier tableau, Virgile, mort d’insolation à Brindisi à l’âge respectable de 89 ans, est idéalisé sous les traits d’un jeune homme pleuré par « ses deux amis, les poètes Varus et Tucca… La Muse éplorée garde le manuscrit de l’Eneide, que le poète voulait jeter aux flammes – le buste d’Auguste, son grand prorecteur, est sur un piédestal [5] ».

L’épitaphe, qu’il a eu le temps de tracer jusqu’à son dernier mot, est bien  celle que la tradition lui attribue. Célèbre pour sa concision, elle résume en un seul distique sa vie et son oeuvre [8], et fait allusion à son souhait d’être enterré à Naples :

Mantoue m’a vu naître, la Calabre m’a vu mourir, Naples me retient maintenant.
J’ai chanté les pâturages, les champs, les héros.
Mantua me genuit, Calabri rapuere, tenet nunc
Parthenope. Cecini pascua, rura, duces.


Cornelia, Mère des Gracques

L’épisode central est celui de Cornelia s’écriant « Haec ornamenta mea » (Les voici mes bijoux à moi !) en désignant ses deux fils qui rentrent de l’école (l’aîné porte un cartable d’écolier et le plus jeune un rotulus). La peintre a ici rajouté le personnage de la troisième fille, Sempronia, intéressée par les bijoux de la matrone mais ramené par sa mère dans le droit chemin.


Pline le Jeune et sa mère à Misenum

Le troisième tableau est librement inspiré d’une lettre de Pline à Tacite racontant la mort de son oncle lors de l’explosion du Vésuve [6c] :

« Il se trouvait à Misène et commandait la flotte en personne. Le 9 avant les calendes de septembre, aux environs de la septième heure, ma mère lui apprend qu’on voit un nuage extraordinaire par sa grandeur et son aspect… Il demande ses chaussures, monte à l’endroit d’où on pouvait le mieux contempler le phénomène en question : une nuée se formait… ayant l’aspect et la forme d’un arbre et faisant penser surtout à un pin… Mon oncle trouva tout cela curieux et bon à connaître de plus près, en savant qu’il était. Il fait mettre en état un bateau liburnien ; il m’offre, si cela me plaît de venir avec lui ; je lui répondis que je préférais rester à mon travail et précisément c’était lui qui m’en avait donné la matière. »

La suite de la lettre raconte le courage extraordinaire de cet oncle, se portant au secours d’un ami, dormant au milieu de la catastrophe pour rassurer ses compagnons, et finissant asphyxié.

Pour héroïser quelque peu Pline, Angelika invente le personnage d’un « ami de son oncle, un Espagnol qui, passant par là, l’interrompit, et lui reprocha de rester là à lire au lieu de courir se sauver ». 

 

La logique de la série

Deux scènes rares, en intérieur et en extérieur, encadrent le sujet bien connu. Toutes ont pour point commun de se passer dans la région de Naples (on disait que Cornelia y avait vécu) , et de montrer par ordre chronologique deux écrivains, dans deux épisodes magnifiant le stoïcisme face à la mort.

Dans la droite ligne de la nouvelle conception de l’Education au temps des Lumières, le triptyque démontre, par les exemples de gauche et de droite, quels types admirables d’hommes produit une mère qui éduque elle-même ses enfants (au lieu de les confier aux nourrices).

Autant la composition est didactique, autant l’artiste n’a fait aucun effort pour harmoniser plastiquement les trois scènes : sans doute n’était-ce pas la priorité du commanditaire.

 

Angelica Kauffmann 1785 Maria Carolina of Naples Cornelia mere des Gracques Schlossmuseum WeimarCornelia, Mère des Gracques Angelica Kauffmann 1785 Maria Carolina of Naples Julia, femme de Pompee, s'evanouit en voyant son manteau tache de sang Schlossmuseum WeimarJulia, femme de Pompée, fait une fausse couche en apercevant son manteau taché de sang

Angelika Kauffmann, juillet à novembre 1785 , Schlossmuseum Weimar

Le reine Marie-Caroline de Naples ayant souhaité avoir elle-aussi sa Cornelia, Angelika se contente d’inverser la composition réalisée pour Bowles. Pour pendant, elle choisit un épisode jamais illustré auparavant : l’évanouissement de Julia, fille de Jules César qui, à la vue d’un manteau tâché de sang , croit faussement que son mari Pompée est mort, ce qui déclenche une fausse couche. Mais c’est elle qui mourra en couches l’année suivante, son enfant mourant lui-même quelques mois plus tard, et la guerre civile entre César et Pompée fera rage.

Ainsi Julia, mère infortunée et tragiquement absente, constitue la figure en creux de Cornelia, mère comblée et bénéfiquement présente. Les deux étant des figures de femmes fortes, loyales à leur famille et à leur pays, qui ne pouvaient que plaire à la reine Marie-Caroline.

A la différence du triptyque, ce pendant introduit des symétries plastiques, mais sans réussir à les faire coïncider avec la sémantique, puisque les deux « mères » ne se répondent pas : à Cornelia désignant ses deux enfants correspond la servante qui repousse les deux arrivants ; et c’est à la matrone assise que correspond Julia.

 

Angelica Kauffmann 1788 Poniatowski Cornelia, Mother of Gracchi, Pointing to Children as Her Treasures 101 x 152 cm Coll priv.Cornelia, Mère des Gracques Angelica Kauffmann 1788 Poniatowski Brutus Condemning his Sons to Death for Treason National Gallery of CanadaBrutus condamnant à mort ses deux fils Titus et Tibérius pour avoir voulu rétablir la monarchie

Angelika Kauffmann, janvier 1788,  1788, National Gallery of Canada

Le troisième opus est réalisé trois ans plus tard pour le prince Poniatowski (du second tableau on ne connait que ce dessin préparatoire).

Il exprime « le contraste entre un père qui sacrifie ses enfants pour le bien de l’État et une mère qui élève ses fils pour devenir de grands réformateurs sociaux et des champions du peuple. Poniatowski lui-même était un penseur révolutionnaire et éclairé, ainsi qu’un réformateur des idéaux politiques, éducatifs et agricoles, qui croyait en l’égalité des droits pour toutes les classes de la société ».[9].


La logique du pendant (SCOOP !)

Avec ce sujet, Angelika réussit enfin la fusion parfaite de la forme et du fond :

  • aux deux fils vertueux correspondent les deux fils félons ;
  • la mère honorable préfigure, par ses gestes, le père héroïque ;
  • Sempronia, grandie en une adolescente méritante, fait écho au consul Collatinus [5] debout sur la tribune (collègue de Brutus, il tient le même rotulus que lui)
  • enfin la matrone assise est équilibrée par le personnage assis sur la tribune : comme mentionné dans le récit de Tite-Live [10] et dans la description d’Angelika ([0], p 170), il représente l’esclave Vindicius, affranchi en récompense d’avoir dénoncé le complot.

Réalisé par une artiste de cour pour un aristocrate éclairé, ce pendant reflète, une année avant la Révolution française, la dangereuse perméabilité des classes dirigeantes aux idées démocratiques :

  • l’exécution des fils, royalistes dénoncés,  venge celle des Gracques,  réformateurs malheureux ;
  • l’esclave sur la tribune rend hommage à la promotion du Peuple Vertueux.


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Angelica Kauffmann 1786 Ulysse et Circe Bayly Art Museum of University of Virginia CharlottesvilleUlysse et Circé Angelica Kauffmann 1786 Venus et Adonis Bayly Art Museum of University of Virginia CharlottesvilleVénus et Adonis

Angelika Kauffmann, mai 1786 pour le duc de Chaulnes à Paris, Bayly Art Museum, University of Virginia, Charlottesville

Le pendant compare deux femmes tentant de retenir un homme :

  • une maîtresse absusive (Circé s’asseoit sur les jambes d’Ulysse)
  • une maîtresse tendre (à l’image des colombes blanches) et pressentant le malheur imminent : « la déesse essaie de le persuader de ne pas partir chasser durant son absence ».


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Angelica Kauffmann 1785 Enee pleure Pallas tue par Turnus Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, InnsbruckEnée pleure Pallas tué par Turnus (La Pompe funèbre de Pallas) Angelica Kauffmann 1785 Hermann couronne par Tusnelda Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, InnsbruckHermann couronné par Thusnelda

Angelika Kauffmann, 1785, Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck

Ces deux tableaux sont les esquisses d’un très ambitieux pendant d’histoire (détruit en 1945) que l’Empereur Joseph II avait commandé en personne à Angelika lors d’une visite à Rome, en lui laissant le choix des sujets.


Enée pleure Pallas tué par Turnus

Le sujet est tiré de l’Eneïde (Livre XI, 29-99), dont Angelika suit scrupuleusement le texte :

Ainsi parla-t-il tout en pleurant, et il retourna au seuil de la demeure où était exposé le corps sans vie de Pallas ; le vieil Acétès, jadis écuyer d’Évandre le parrhasien, le veillait… Autour il y avait la troupe de ses serviteurs, une foule de Troyens, et les femmes d’Ilion, la chevelure dénouée, selon le rite du deuil. Quand Énée vit sur un coussin la tête et le visage de Pallas, blanc comme neige, et la blessure béante faite à sa jeune poitrine par la pointe ausonienne, il parla ainsi, les yeux pleins de larmes… Sic ait inlacrimans recipitque ad limina gressum, corpus ubi exanimi positum Pallantis Acoetes seruabat senior, qui Parrhasio Euandro armiger ante fuit… Circum omnis famulumque manus Troianaque turba et maestum Iliades crinem de more solutae… Ipse caput niuei fultum Pallantis et ora ut uidit leuique patens in pectore uulnus cuspidis Ausoniae, lacrimis ita fatur obortis.

Angelica Kauffmann 1785 Enee pleure Pallas tue par Turnus Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck detail

Le détail du geste d’Enée provient de la scène suivante, celle du cortège funèbre :

Alors Énée apporte deux vêtements, raides d’or et de pourpre, que la sidonienne Didon, heureuse de travailler pour lui, avait jadis confectionnés de ses propres mains, insérant dans leur trame de minces fils d’or. Dans sa tristesse, en ultime hommage, il en prend un pour envelopper le jeune homme et voiler la chevelure, qui bientôt sera la proie des flammes. Tum geminas uestes auroque ostroque rigentis extulit Aeneas, quas illi laeta laborum ipsa suis quondam manibus Sidonia Dido fecerat et tenui telas discreuerat auro. Harum unam iuueni supremum maestus honorem induit arsurasque comas obnubit amictu

Hermann couronné par Thusnelda

Le sujet est tiré du poème « Hermann et Thusnelda », écrit en 1752 par  un proche ami d’Angelika, le poète Friedrich Gottlieb Klopstock. Hermann (ou Arminius), après avoir anéanti les légions romaines de Varus, revient sacrifier sur les autels des ancêtres. Ses compagnons lui présentent le fruit de leur victoire, le Bouclier de Varus, deux Aigles et une autre enseigne Romaine. A droite un barde, lève les mains pour remercier les dieux de la victoire sur les Romains (on voit deux prisonniers derrière lui) [5].


Angelica Kauffmann 1785 Hermann couronne par Tusnelda Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck detail

Au centre Thusnelda, la femme du vainqueur, passe une couronne de fleurs autour de sa lance. Cette invention, bienséante mais évidemment suggestive, remplace un geste de Thusnelda difficile à représenter :

Laisse-moi, mon Hermann, laisse-moi tresser ta flottante chevelure,
et la réunir en anneaux sous ta couronne
Lass dein sinkendes Haar mich, Hermann, heben,
Dass es über dem Kranz in Locken drohe!

La logique des pendants

Le pendant a bien sûr pour but de flatter la gloire germanique au contact de la prestigieuse Eneide. Les deux scènes choisies se prêtent à une composition parallèle :

  • à gauche les armes en trophée ;
  • au fond  deux motifs verticaux :  lances troyennes et aigles romaines ;
  • à droite le groupe de femmes : troyennes et germaines ;
  • puis un  vieillard, l’écuyer et le barde.

Restent au centre les deux personnages principaux et leurs gestes homologues :

  • Enée recouvrant le visage de Pallas : hommage au vaincu ;
  • Thusnelda couronnant la lance d’Hermann : hommage au vainqueur.


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angelica kauffman 1783 pour Bowles angelica et SacripanteSacripante et Angelica (d’après Roland furieux de l’Arioste), gravure de Bartolozzi, 1783 angelica kauffman 1783 pour Bowles Henri et Emma Brisish MuseumHenri et Emma (d’après un poème de Prior), gravure de John Boydell, 1792, British Museum.

 Angelika Kauffmann, 1783, deux tableaux ronds pour Bowles 

Sacripante, amoureux transi d’Angélique, la voit soudain venir vers lui alors qu’il se lamente près d’un ruisseau.

Henri, déguisé en bohémien, s’approche d’Emma sous prétexte de lire les lignes de sa main.

Deux mouvements symétriques, de la femme vers l’homme qui lui tend la main, et réciproquement. Et toujours l’opposition formelle entre un couple disjoint et un couple tangent.


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Angelica Kauffman 1789 fev Valentine, Proteus, Sylvia and Giulia in the Forest (Scene from Two Gentlemen of Verona Act V, Scene IV) Davis Museum, WellesleyValentine, Proteus, Sylvia and Giulia in the Forest (d’après Les Marchands de Vérone de Shakespeare, Acte V, Scène IV), Davis Museum, Wellesley Diomed and Cressida (from William Shakespeare¿s `Troilus and Cressida¿, Act V, scene ii) by Angelica Kauffman RA (Chur 1741 ¿ Rome 1807)Diomède et Cressida (d’après Troilus and Cressida de Shakespeare, Acte V, Scène II), Petworth House and Park, West Sussex, copyright National Trust

 Angelica Kauffman, février 1789 pour Mr Boydell de Londres

Valentine à gauche, et Giulia à droite (déguisée en page) surprennent leurs amants respectifs, Proteus et Sylvia, en galante conversation.

Troilus, surprenant sa femme Cressida en galante conversation avec Diomède, veut se ruer sur elle, mais Ulysse et un autre compagnon le retiennent.

Le pendant illustre, en extérieur jour et en intérieur nuit, deux scènes de Shakespeare où un couple illégitime est surpris par l’amant ou les amants légitimes. Afin d’obtenir un minimum de symétrie, Angelika a rajouté le compagnon d’Ulysse pour aboutir tant bien que mal à un quatuor équilibré (une femme et trois hommes, Giulia étant déguisée).


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La Modestie, disparue Angelika Kauffmann 1789 La vanite , gravure de Bartolozzi 1793 British MuseumLa Vanité, gravure de Bartolozzi, 1793, British Museum

 Angelica Kauffman, mai 1789 pour Mr Matthews de Londres

Deux traits féminins opposés.


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Angelika Kauffmann 1789 La reine d'Angleterre Marguerite d'Anjou et la brigand gravure de Bartolozzi, 1798 British MuseumLa reine d’Angleterre Marguerite d’Anjou exigeant d’un brigand médusé qu’il « laisse la vie sauve à son Roi », gravure de Bartolozzi, 1798 British Museum Angelika Kauffmann 1789 La reine d'Angleterre Jane Grey et le constable gravure de Bartolozzi, 1798 British MuseumLa reine d’Angleterre Jane Grey donnant en dernier souvenir son carnet de notes au constable de la Tour de Londres, venu pour son exécution, gravure de Bartolozzi

 Angelica Kauffman, mai 1789 pour Mr Bowles

Les deux pendants illustrent, à travers l’exemple de deux reines d’Angleterre, une vertu qui n’est pas que masculine : le Courage.


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angelica kauffman 1790 Venus persuading Helen to love Paris Ermitage, Saint PetersbourgVénus persuadant Hélène d’aimer Pâris, Ermitage, Saint Petersbourg « Ovide en exil, assis et écrivant ses fables », disparu

 Angelica Kauffman, avril 1790 pour le prince Youssoupov

Voici la description par Angelika du tableau disparu ([0], p 171) : Ovide « est déjà avancé en âge. Il est assisté par le Génie de la Poésie, tandis que l’Amour brise son arc, puisque c’est l’amour qui a été la cause de tous les malheurs du poète ».

Le parallélisme entre les deux tableaux permet de préciser la composition :

  • Ovide écrivant devait se trouver assis à gauche (à l’emplacement des feux femmes)
  • l’Amour bisant son arc au centre (en correspondance avec Cupidon tenant son arc) ;
  • le Génie de la Poésie à droite (en correspondance avec Pâris).


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Angelica Kauffmann 1790 Hygieia coll privHygieia Angelica Kauffmann 1790 Flora coll privFlora

Angelika Kauffmann, novembre 1790, collection privée

Ce pendant provient du palais du duc de Santa Croce, à Palerme.

Hygie, la déesse de la santé, est représentée avec le serpent de son père Esculape.

Flora, la déesse du Printemps et des fleurs, est identifiée par sa couronne florale.

Angelika n’a pas indiqué  la raison de cet appariement, peut-être purement formel (deux figures circulaires, serpent et couronne) ou stylistique deux plastiques féminines, « à la grecque » et « à la romaine »).



Ferdinand_Georg_Waldmüller 1826 Apothekenladenschilder Zum goldenen Lowen in der Josefstadt coll privee

Hygieia, Hippocrate, Flora et Galien
Panonceaux pour la pharmacie Zum goldenen Löwen de Josefstadt
Ferdinand Georg Waldmüller, 1826, collection privée

Une autre association possible est par le biais des plantes médicinales, comme on le voit dans cette décoration bien postérieure  pour une pharmacie autrichienne.


angelica kauffman 1785 Bacchante Gemaledegallerie BerlinBacchante, Gemäldedegallerie, Berlin angelica kauffman 1785 Ceres coll privCérès, collection privée

 Angelika Kauffman, 1785 

L’opposition entre plastique grecque et plastique romaine se retrouve dans ce pendant commandé par Dorothée, duchesse de Courlande [10a].


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Angelica Kauffmann 1794 Praxiteles_Giving_Phryne_his_Statue_of_Cupid_Rhode_Island_School_of_Design_Museum 1 « Praxitele donnant à sa maîtresse Phryné une maghifique petite statue de Cupidon »
Angelica Kauffmann 1794b Phryne Seducing The Philosopher Xenokrates coll priv2 Phryné tentant de séduire le philosophe Xenokrates,collection privée
Angelica Kauffmann 1794b Egeria Handing Numa Pompilius His Shield coll priv3 « La nyphe Egeria tendant à  Numa Pompilius le bouclier de cuivre supposé avoir été énvoyé par les Dieux », collection privée 4 La Charité Romaine, localisation inconnue

Angelika Kauffmann, mars 1794 pour Bowles  

Le premier pendant est dédié à une femme légère, la courtisane Phryné :

  • séduite par le sculpteur (qui lui montre la statue exprimant son amour) ;
  • tentant de séduire le philosophe (qui lui préfère son rouleau) ;

Le second pendant est dédié à deux femmes sérieuses :

  • la nymphe Egeria, qui prodigue au roi Numa Pompilius des conseils pour mettre au point la législation religieuse de Rome ; les rendez-vous, de travail – que l’on dit aussi de plaisir – avaient lieu à l’endroit où un bouclier sacré était tombé du ciel .
  • « la Charité Romane (pour ainsi dire Grecque) : une jeune femme nourrissant au sein sa vieille mère en prison, condamné à mourir de faim pour un crime qu’elle avait commis. »


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Angelica-Kauffmann-1794a-Bacchus-and-Ariadne-Attingham-Park-Shropshire-c-National-TrustBacchus découvrant Ariane abandonnée par Thésée Angelica Kauffmann 1794a Euphrosyne complaining to Venus of the Wound caused by Cupid’s Dart Attingham Park, Shropshire (c) National TrustEuphrosyne se plaignant à Vénus de la blessure causée par le dard de Cupidon

Angelika Kauffmann, , juin 1794 pour Lord Berwick ([0], p 173) , Attingham Park, Shropshire, copyright National Trust

Ce pendant a été commandé par Lord Berwick lors d’un voyage à Rome. Il  représente un couple rapproché ou séparé par Cupidon. Le premier sujet étant tiré d’Ovide et le second de Métastase, le pendant s’inscrit aussi dans le débat sur les mérites comparés des Classiques et des Modernes [11].


Ariane abandonnee par Thesee 1774 Museum of Fine Arts, Houston

Ariane abandonnée par Thésee
Angelika Kauffmann, 1774, Museum of Fine Arts, Houston

Les deux sujets, surtout celui d’Ariane, avaient été traités séparément par Angelika.


Pour la carrière romaine d’Angelika, Les « Memorie istoriche » sont un document exceptionnel : ils donnent une vision détaillée de sa production massive, qui alterne des portraits de famille de tous les grands de son époque avec des oeuvres d’imagination très personnelles, sur des sujets souvent très originaux, voire alambiqués.

Dans cette production, les pendants apparaissent régulièrement, mais semblent plus liés à une préférence de certains commanditaires qu’à une proposition spontanée de l’artiste. Ainsi, sur les vingt huit pendants de la période, quinze sont commandés par des clients en possédant déjà un (huit pour Bowles, trois pour Gaetani, deux pour Borshell et Youssoupov).

Références :
[0] Lady Victoria Manners et Dr. G.C. Williamson « Angelica Kauffman, R.A ». – 1924 https://archive.org/details/angelicakauffman00mann
[5] « Memorie istoriche di Maria Angelica Kauffmann ». La traduction anglaise est disponible dans [0].
[7] Thèse de Brandi Batts Roth, 2014, « An Analysis of Angelica Kauffman’s Cornelia and Penelope Paintings as they Relate to Female Enlightenment Ideals« , p 24 et ss https://docplayer.net/89640512-An-analysis-of-angelica-kauffman-s-cornelia-and-penelope-paintings-as-they-relate-to-female-enlightenment-ideals.html
[8] Étienne Wolff , « Poètes latins auteurs et/ou destinataires d’épigrammes funéraires » https://books.openedition.org/enseditions/5829?lang=fr
[9] Lettre de Pline le jeune à Tacite, dans laquelle il raconte l’éruption du Vésuve et la mort de son oncle https://books.openedition.org/pcjb/256?lang=fr
[10a] Bettina Baumgärtel, Inken M. Holubec, Wolfgang Heinrich Savelsberg, « Angelika Kauffmann : unbekannte Schätze aus Vorarlberger Privatsammlungen » 2018 p 171