5 Les figure come fratelli : postérité

18 décembre 2023

Ce dernier article donne quelques exemples de la postérité de la formule à l’époque moderne.

Article précédent : 4 Les figure come fratelli : autres cas

Chez William Blake

Dans son oeuvre immense et obsessionnelle, Blake a dessiné des vues de dos par dizaines : il était donc inévitable que certaines voisinent avec des vues de face. Nous allons voir que les véritables figure come fratelli sont rares, relativement tardives, et que Blake les a utilisées en toute connaissance de cause, au service d’iconographies novatrices.

Milton a poem in 2 books [31]

Blake Milton a poem in 2 books 1804-10 Copy D planche 4
1804-10, Copy D, planche 4

Pour Blake, les trois dolmens sont une figure négative : forme druidique des potences de Tybur, et aussi évocation des trois croix du Golgotha. Les deux femmes tenant une quenouille et le fuseau de l’existence humaine sont situées l’une sous les dolmens, à côté d’un humain en pleur, et l’autre au dessus.

La vue de dos a donc, comme souvent chez Blake, une signification positive : celle de l’échappée vers le ciel.


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Le Paradis perdu, de Milton [32]

 

Blake Milton's Paradise Lost 1807 , Satan, Sin, and Death, Satan Comes to the Gates of Hell huntington1807 Blake Milton's Paradise Lost 1808 , Satan, Sin, and Death, Satan Comes to the Gates of Hell1808

Satan, Péché et Mort (Satan devant les portes de l’Enfer), planche 2 (Livre II)
Blake, Huntington Library [33]

Le Péché, à la fois fille et épouse de Satan, s’interpose entre lui et la Mort, en lui révélant qu’il est son fils. Les trois têtes de Cerbère, gardant la clé de l’Enfer, qui sortent du ventre du Péché, ainsi que la couronne sur la tête de la Mort, viennent du texte de Milton. La chaîne centrale (qui permet de manipuler la herse) se trouve déjà dans un tableau de Hogarth. C’est à Blake en revanche qu’on doit la trouvaille de caractériser la Mort par un corps transparent (et non par une squelette, comme ses prédecesseurs), ce qui est très fidèle au texte de Milton :

« L’autre figure, si l’on peut appeler figure ce qui n’avait rien de distinct en membres, jointures, articulations, ou si l’on peut nommer substance ce qui semblait une ombre. »

L’idée de montrer la Mort de dos n’était pas donc pas nécessaire à la narration, mais elle fait partie de diverses améliorations :

  • sexe écaillé de Satan désormais visible de face,
  • têtes de serpents en symétrie au bout des deux queues ( « elle finissait sale en replis écailleux, volumineux et vastes, en serpent armé d’un mortel aiguillon » ) ;
  • quatrième tête de chien,
  • absence de barbe pour la Mort,
  • dard de celle-ci moins enflammé.

Ces évolutions vont toutes dans le même sens : symétriser les deux adversaires pour en faire de véritables figure come fratelli. Blake renoue ici avec la tradition d’utiliser la formule dans les scènes de lutte, mais ajoute une intention personnelle :

  • créer entre les deux figures vues de face une solidarité de fait, illustrant leur lien conjugal ;
  • suggérer que Satan et la Mort, vus recto-verso, forment une entité unique, illustrant leur lien de filiation.


William Blake 1807 Milton's Paradise Lost, Satan Spying on Adam and Eve and Raphael's Descent into Paradise
Satan épiant Adam et Eve et Raphaël descendant du Paradis (Livre IV, Livre V)
Blake, 1807, Huntington Library

Cette planche illustre deux moments consécutifs :

  • Satan épiant Adam et Eve au Paradis (Livre IV) ;
  • Raphaël envoyé par Dieu pour avertir Adam et Eve (Livre V)

La vue de face révèle la nature commune des deux archanges, l’un déchu et l’autre obéissant à Dieu. La vue de dos exprime l’ignorance du couple humain.

Considérés comme deux couples de figure come fratelli, Adam apparaît comme le revers de Raphaël posé sur terre, tandis qu’Eve, de plein pied avec Satan, est sa victime désignée.


Blake Milton's Paradise Lost 1808 Livre XII ,Michael Foretells the Crucifixion
L’archange Michel prédit à Adam la Crucifixion (Livre XII)
Blake, version de 1808

Tandis qu’Eve est endormie, Michel explique à Adam ce qui va arriver : le clou qui traverse la tête du serpent illustre littéralement : « cet acte brisera la tête de Satan, écrasera sa force par la défaite du Péché et de la Mort, ses deux armes principales, enfoncera leur aiguillon dans sa tête ».  La Mort est l’homme couronné et le Péché la femme aux trois têtes de Cerbère.

Les figure come fratelli que sont Saint Michel et Adam collent à la narration : présentateur contre spectateur, tout en créant une solidarité entre le Saint et le Christ.


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On the Morning of Christ’s Nativity, de Milton [34]

Blake On the Morning of Christ's Nativity The Flight of Moloch 1809 Thomas set Whitworth Art Gallery1809 (Thomas set), Whitworth Art Gallery Blake On the Morning of Christ's Nativity The Flight of Moloch 1815 Butts Set Huntington Library1815 (Butts set), Huntington Library

Le vol de Moloch

Dans la première version, les fidèles tournent autour de l’idole dan le sens des aiguilles de la montre, dévotes vues de dos à gauche, dévots barbus vus de face à droite, brandissant au dessus de leur tête des tambours et des trompettes. Au premier plan un père et une mère, éplorés, tiennent leur enfant devant les flammes.

Dans la seconde version, Blake fait tourner les fidèles dans l’autre sens, et inverse du même coup mère et père, qui sont désormais figurés recto-verso.

Comme dans le cas précédent, les modifications ont toutes la même intention :

  • en invisibilisant les barbes, créer une affinité entre les dévots et la mère, vus de face et habillés ;
  • en montrant le père de dos, créer une affinité entre lui et les dévotes.

L’intention est narrative : en entrant ainsi dans la danse, la mère et le père s’intègrent de fait au groupe des dévots (d’ailleurs ils ont lâché leur enfant). Mais elle est aussi plus sournoise, comme souvent chez Blake : car en s’intégrant au groupe, mère et père changent de sexe.


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Comus, de Milton

William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Seen by Comus Plucking GrapesComus voit les Frères cueillant du raisin William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Meet the Attendant Spirit in the WoodLes Frères rencontrent dans le bois l’Esprit protecteur, habillé en berger

Blake, 1815

« J’ai vu deux êtres pareils, à l’heure où le bœuf, ayant fini son travail, revenait du sillon, les traits traînant à terre, et que le paysan fatigué était assis et soupait; je les ai vus sous le manteau vert d’une vigne qui grimpe le long de cette petite colline; ils cueillaient des grappes mûres sur leurs tendres rameaux ».

Dans ces deux images, les figure come fratelli servent à exprimer la gémellité des Frères.


William Blake 1815 Milton's Comus The Brothers Driving Out ComusLes Frères chassant Comus

Dans la troisième image où ils apparaissent, c’est cette fois la duplication de la vue de profil qui sert la même idée, tout en permettant aux deux Frères de tenir leur épée de la main droite.


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Le Paradis reconquis, de Milton

Blake Paradise Regained 1816-18 pl 2 Christ_Tempted_by_Satan_to_Turn_the_Stones_to_Bread
Première tentation (Le Christ tenté par Satan de transformer les pierres en pain), planche 2 (Chant I)
Blake, 1816-18

Alors que le Christ a faim, venant de jeûner quarante jours dans le désert, Satan se manifeste sous la forme d’un vieillard affamé qui l’implore, puisqu’il est le fils de Dieu, de transformer une pierre en pain : solution doublement satisfaisante. D’où le geste de ses mains, qui montrent la pierre et la bouche.

« Il se tut, et le Fils de Dieu reprit : Penses-tu que le pain soit si nécessaire ? N’est-il pas écrit (car je discerné en toi un autre être que tu ne le sembles) n’est-il pas écrit que l’homme ne vit pas seulement de pain, mais de toute parole sortie de la bouche de ce Dieu dont la manne nourrit nos pères dans le désert ? »

D’où le geste de ses mains, qui montent le ciel et la bouche.

Le recto-verso traduit magistralement la situation : une même faim (la main droite) mais deux solutions opposées, ciel et terre (la main gauche).

De plus, Blake exploite l’antagonisme implicite que suscite la marche en sens inverse : le spectateur s’identifie avec la figure vue de dos, celle qui est vue de face représentant l’obstacle à l’avancée, l’adversaire.


Blake Paradise Regained 1816-18 pl5 Satan in Council,Satan en conseil , planche 5 (Chant I) Blake Paradise Regained 1816-18 pl11 Christ Ministered to by Angels,Deuxième tentation : le Christ assisté par les anges, planche 11 (Chant II)

Dans la planche de gauche, Satan « assemble en conseil tous ses puissants pairs, sombre consistoire qui siège entouré de dix couches d’épaisses et noires nuées ».

La planche de droite illustre un passage de la Deuxième tentation : à Satan qui lui montre une table couverte de mets somptueux, le Christ répond ainsi :

« je puis, à mon gré, n’en doute pas, aussi promptement que toi, me faire dresser une table dans ce désert, et appeler de rapides essaims d’anges couronnés de gloire prêts à me servir et à me présenter ma coupe. »

Les deux planches, non consécutives, montrent que Blake a parfaitement assimilé la sémantique de la symétrie, pour les couples du premier plan :

  • pour les deux beaux démons, figure come fratelli (le recto-verso signifiant ici une forme de duplicité) ;
  • pour les deux anges porteurs de coupe, symétrie hiératique (signifiant ici l’Unicité dans la Multiplicité).


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La Divine comédie, de Dante

Blake Dante's Divine Comedy 1827 Agnolo Brunelleschi Attacked by a Six-Footed Serpent National Gallery of VictoriaAgnolo Brunelleschi attaqué par un serpent à six pieds
Blake, 1827, National Gallery of Victoria

Dans le chant XXV des Enfers, Cianfa de Donati, sous l’apparence d’un serpent à six pattes, attaque le voleur florentin Agnolo Brunelleschi et leurs deux corps se confondent en un seul.

La main droite aux doigts écartés vers le bas est comme celle de Dante (en rouge devant Virgile), du côté des vivants. Tandis que la main gauche tournée vers le haut, exprime la même terreur que les deux autres damnés.

Celui qui est vu de face, aux traits féminins, est probablement Buoso degli Abati, qui va être mordu au nombril par un serpent et se transformer lui-aussi. Le troisième est Puccio Scanciato, qui échappera à la métamorphose. La vue de dos sert ici d’élément différenciateur au service de la narration, et joue le rôle symbolique de protection contre la morsure du serpent.


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Jérusalem The Emanation of The Giant Albion

Blake a travaillé à cette oeuvre immense entre 1804 et 1820. Les planches, difficiles à interpréter, font l’objet de débats entre spécialistes. J’ai suivi ici les interprétations de l’ouvrage de référence d’Erdman [35]. Les images sont celles de la version E, du Yale Center for British Art, imprimée en 1821.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p18 From every-one of the Four RegionsVala et Jérusalem, planche 18

Un homme ailé couronné de lys, vu de dos, s’oppose à une femme ailée vue de face, couronnée de roses. Ils tiennent un couple plus petit, composé d’une femme vue de dos embrassant un homme vue de face. Chaque figure ailée soutient donc le sexe opposé, sou un croissant de lune qui s’inverse. Cette imbrication complexe de deux figure come fratelli illustre la phrase : « Car Vala a produit les corps, Jérusalem a donné les âmes ».

Si la figure suit l’ordre du texte, le couple interne représente le corps (féminin) et l’âme (masculine) et les figures externes Vala (masculin) et Jérusalem (féminine). Ce qui est cohérent avec un passage de la page suivante :

« Il trouva Jérusalem sur les rives de sa Cité, reposant doucement dans les bras de Vala, s’assimilant avec lui, Vala, le lys de Havilah ».


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p19 dancing daughtersplanche 19 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p21Hand poursuivant les filles d’Albion Cordelia, Sabrina et Conwenna, planche 21

Ces deux planches forment probablement pendant.

En haut de la première, trois femmes au cheveux longs et un homme forment une chaîne de figure come fratelli, symétriques par rapport au centre : ainsi l’homme en queue de chaîne apparait comme le recto de la femme qui mène la danse.

En bas de la seconde, le mouvement s’est arrêté et la différenciation sexuelle s’est opérée : les trois femmes à la chair pâle forment une masse unique, soumise aux coups de fouet de Hand.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p46 Leaning against the pillars.Leaning against the pillars, Planche 46 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p81« I have mockd those…. », Planche 81

Dans la première planche, Vala, à côté de l’église Saint Paul, prépare un voile pour envelopper la nudité de Jérusalem et de ses trois filles, à côté de l’Abbaye de Westminster. La vue de dos de Vala, qui cache ainsi son sexe masculin, est cohérente avec celle de la planche 18.

Beaucoup plus loin dans le texte, la même composition confronte cette fois Gwendolen à sa soeur Cambel, accompagnée des dix autres filles d’Albion. Gwendolen cache un « objet mensonger » dans sa main gauche (un pomme ?) et montre de l’autre un texte en écriture miroir :

Au Ciel, la seule manière de vivre
C’est oublier et pardonner
Surtout à la Femelle

In Heaven the only Art of Living
Is Forgetting & Forgiving
Especially to the Female

Ce message « officiel » est amendé par une seconde partie, cachée dans l’ombre :

Mais si sur Terre tu pardonnes
Tu ne trouveras pas où vivre.

But if you on Earth Forgive
You shall not find where to Live

Encore une fois chez Blake, la figure vue de dos, aux cheveux sagement tressés, représente la Vertu, face à l’impudicité de la femelle vue de face.


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p69 Then all the Males.Then all the Males, planche 69

« Une orgie de torture explose au bas de cette page. Sous une lune mince et quatre étoiles tombantes, de tailles très inégales, deux filles ivres brandissent des couteaux au-dessus d’une victime abasourdie dont les poignets sont menottés. Les prêtresses nues portent les scalps d’autres victimes pendant à leurs poignets gauches. L’une tient « l’image sombre d’un visage écorché » (W) dans sa main gauche. » ([35], p 348).

L’autre, vue de face, tient dans la même main une coupe, offert en libation à un dolmen et un menhir.

Les figure come fratelli servent ici à apparier les deux couteaux, et les deux offrandes (la face écorchée et la coupe de sang). La femme vue de face, au sexe ouvert, est délibérément placée du côté du menhir phallique (on sait que Blake avait dessiné toute une oeuvre érotique, que son épouse a détruite à sa mort).


Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p75 And Rahab Babylon the GreatTirzah et Rahab embrassant les dragons, Planche 75 Blake Jerusalem The Emanation of The Giant Albion Copy E (Printed c. 1821) p76 Albion before ChristAlbion devant le Christ crucifié sur l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal, Planche 76

Tizah et Rahab sont deux femmes bibliques que Blake a détournées pour en faire des figures négatives, synonymes d’asservissement [36]. L’une utilise la fausse pudeur pour arriver à ses fins, l’autre est une prostituée flamboyante, mais toutes les deux sont des dragons. Rien ne les distingue dans l’image, sinon la vue de dos et la vue de face.

Dans la planche suivante, le recto-verso est utilisé à nouveau pour figurer l’égalité de deux figures, positives cette fois. Albion s’identifie au Christ, tandis que le soleil naturel se couche à gauche pour laisser place, au centre, au soleil au zénith de l’Imagination.


William Blake 1804 Jerusalem Plate 100 (Bentley Copy E)Los entre deux deux de ses formes, Planche 100

Los le forgeron est vu de face, entre deux personnages vus de dos : la femme de droite, dans une ambiance nocturne, est l’« émanation » de Los, Enitharmon. L’homme de gauche, dans une ambiance solaire, est probablement Urthona, la contrepartie masculine de Enitharmon, dont Los est la forme déchue.

Les figure come fratelli sont ici utilisées pour signifier l’identité entre Los et ses deux transformations.



Chez László Hegedűs

Hegedűs László 1899 Kain and Abel Hungarian National Gallery
Caïn et Abel
László Hegedűs, 1899, Hungarian National Gallery, Budapest

En général le couple est traité de manière dissymétrique, Caïn debout dominant Abel allongé. Hegedűs est le seul à les représenter par des figure come fratelli : Caïn est identifié par sa chevelure rousse et par la fumée de son sacrifice dirigée vers le bas, puisque refusé par Dieu. Nous sommes donc non pas au moment du meurtre, mais au moment où la jalousie s’empare de Caïn. La vue de dos, bras et jambes serrées comme les troncs de l’arrière-plan, est ici synonyme de violence obtuse.


Hegedűs László 1890-1911 Hercule a la croisee des chemins coll partLe choix d’Hercule, 1890-1911, collection particulière

A l’inverse, la vue de dos, avec son voile pudique, représente ici la Vertu ; la vue de face, associée à la rousseur de la femme fatale et aux fleurs du chemin facile, le Vice.


Hegedűs László 1909 Sur la voie étroite Coll partSur la voie étroite, 1909, collection particulière

Dans le même ordre d’idée, le héros voit ici son chemin barré par une vue de dos écarlate, tandis que quatre autres femmes l’entourent et lui proposent leurs faveurs.



Chez Eugène Laermans

Eugene Laermans 1899 Perversite coll partiPerversité, Eugène Laermans, 1899, collection particulière

Ce triptyque fait partie d’une série de six huiles réalisées la même année, sous l’influence des Fleurs du Mal de Baudelaire. En voici la description par Eggermont [36a] :

« Le panneau central du triptyque affronte, debout sur un socle, entourées de la multitude de squelettes, deux femmes nues. L’une triomphe. Déjà la supplantée écarte ses bras aux mains crochues, sa tête diabolique se rejette en arrière. Elle est maigre et efflanquée. Elle perd l’équilibre et, bientôt, tombée du piédestal, elle deviendra squelette parmi les squelettes. La pleine lune ajoute sa clarté aux lueurs de l’incendie. La femme rouge, victorieuse, trône sur le socle des panneaux latéraux, dominant les roseaux, les gibets et les croix. A ses pieds se couchent tantôt le cochon, tantôt le bouc. Des oiseaux noirs traversent le ciel. »

Si l’on en croit les animaux emblématiques et les sources lumineuses, le Recto est pornographique et terrestre (le porc sur fond d’incendie) tandis que le Verso est satanique et céleste (le bouc sous le croissant). Au centre, leur combat est cosmique : l’urne enflammée est supplantée par le soleil rougeoyant.

La Perversité consiste donc en ce combat du même avec le même, le Recto attaqué par le Verso, lequel à la fin reste seul, contemplant une mer vide.



Chez Franz von Stück


Les danseuses serpentines

Franz-Von-Stuck 1896 -Dancers-coll part1896, collection particulière Franz-Von-Stuck 1898 Dancers-Salle de Musique Villa Von Stuck photo dalbera1898, Salle de Musique, Villa Von Stuck (photo dalbera)

Franz Von Stuck, Danseuses

Dans le style art nouveau impulsé par la Sécession de Munich, Von Stuck rhabille le vieux couple de bacchantes endiablées (voir 1 Les figure comme fratelli : généralités) avec la robe serpentine de la danseuse à la mode, Loïe Fuller. La brune sérieuse, qui montre sa croupe fait pendant à la rousse joyeuse, qui montre sa poitrine, de sorte que tout le monde est content.

La version en bas-relief, qui décore plusieurs pièces la Villa von Stuck, retravaille le motif en style grécoromain, et sera largement diffusé par des plâtres ou des bronzes.


Franz von Stusck 1897 18 septembre Jugend18 septembre 1897 Franz von Stusck Jugend 1898 1 octobre1 octobre 1898

Franz von Stuck, Couverture de Jugend

La promotion est assurée par la couverture de Jugend, où c’est désormais la rousse qui fait la gueule, face à une brune exubérante.

L’année suivante, Stuck reprend l’idée des figure come fratelli dans une composition « art and craft », qui montre la Peinture et l’Art décoratif partageant les mêmes lauriers.


Une flagellation détournée

Flagellation 1496 ca Durer Albertina PassionFlagellation, (Passion Albertina) Dürer, vers 1496, Albertina, Vienne Franz-Von-Stuck 1907 The Duel frye art museumLe Duel, Franz Von Stuck, 1907, Frye art museum

Dix ans plus tard, Von Stuck transpose la plus symétrique des Flagellations de Dürer en une scène de genre à l’espagnole, où deux prétendants se défient au couteau dans une salle voûtée. Comme souvent chez les symbolistes germaniques, le tragique flirte délibérément avec le comique. Le schématisme des figure come fratelli vient à l’appui de cette esthétique « coup de poing ». Souriant devant sa colonne, la femme fatale ajoute, pour les connaisseurs, un zeste de profanation christique.


Un combat amélioré

Franz-Von-Stuck 1908 Medusa Galleria di Ca Pesaro Venise
Medusa
Franz Von Stuck, 1908, Galleria di Ca Pesaro, Venise

Le thème des lutteurs à l’épée est efficacement mélangé avec celui de la Gorgone qui paralyse. Les figure come fratelli permettent de superposer, au centre, la main droite qui tient la tête et celle qui lâche le glaive.


Franz-Von-Stuck 1928 The Temptation of St. Antony coll part
La Tentation de Saint Antoine
Franz Von Stuck, 1928, collection particulière

Von Stuck revient une dernière fois aux figure come fratelli en coinçant un Saint Antoine en bure entre une rousse et une brune en déshabillé de velours. Comme dans Le duel, le côté primaire de la formule sert l’outrance du propos.



Chez Georgette Agutte


Georgette Agutte 1910 ca No3 Lutteuses fibrociment Musée de l’Hôtel-Dieu Mantes-la-JolieLutteuses
Georgette Agutte, vers 1910, penture sur fibrociment, Musée de l’Hôtel-Dieu, Mantes-la-Jolie

Georgette avait commencé par la sculpture, en tant qu’élève de Louis Schroeder. Devenue peintre, elle invente vers 1910 la peinture sur fibrociment, dans une série de trois tableaux de nus féminins [37]. Le troisième, très symétrique, renoue avec l’origine sculpturale des figure come fratelli.


Georgette Agutte 1911 Musee Paul Dini Villefranche sur SaoneDanseuses
Georgette Agutte, 1911, Musée Paul Dini, Villefranche sur Saöne

Dans la même veine, elle en vient naturellement à l’autre figure obligée, les Danseuses.


Georgette Agutte 1910-12 Les Femmes à la coupe d'oranges Musee de GrenobleLes Femmes à la coupe d’oranges
Georgette Agutte, 1910-12, Musée de Grenoble

De manière plus originale, elle féminise Adam dans cette transposition malicieuse du Péché originel.



Chez Alfons Walde

Connu pour ses paysages tyroliens, ce peintre a gardé pour son usage privée une production érotique dans laquelle abondent les figures recto-verso.

Vues recto-verso

1956 ca Les Soeurs Kessler photo Levin Sam alfons Walde 1919 ca Akt mit Haube coll priv superosition

Nu au bonnet
Alfons Walde, vers 1919, collection privée

Comme au tout début des figure come fratelli, les deux vues sont obtenues par décalque.


alfons Walde 1919 ca Nu biface vers 1919 recto coll part alfons Walde 1919 ca Nu biface verso coll part

Vers 1919, dessin biface, collection privée

Très influencé par Schiele , Alfons Walde est à ses débuts un adepte de l’érotisme du trait.


 

alfons Walde 1919 ca Femme aux bas biface recto coll part alfons Walde 1919 ca Femme aux bas biface verso coll part

Vers 1919, dessin biface, collection privée

Ici, le retournement achève le déshabillage.



alfons Walde 1922 Fünf Akte bei der Gymnastik coll partCinq nus à la gymastique
Alfons Walde, 1922, collection privée

Ces études servent d’alibi à une jouissance sous tous les angles.


Figures come fratelli

Alfons Walde 1919 ca Deux dames se deshabillant coll partDeux dames se déshabillant, vers 1919 Alfons Walde 1920 ca Tänzerinnen coll partDeux danseuses, vers 1920

Alfons Walde, collection privée

L’usure de la vue recto verso conduit mécaniquement vers la jouissance, non pas de deus points du vue sur une seule femme, mais de deux femmes sous un même point de vue.


Alfons Walde 1922 ca um Kirchweg coll partSur le chemin de l’Eglise (um Kirchweg), vers 1922 Alfons Walde 1935 ca um Kirchgang coll partEn allant à l’église (um Kirchgang), vers 1935

Alfons Walde, collection privée

C’est sans doute avec une secrète ironie que Walde rhabille ses figure come fratelli pour les envoyer à la messe.



v

Rêves d’hiver (Winterträume), 1925
Alfons Walde, collection privée

Elles commencer à émerger de la neige, sous un prétexte onirique…


 Alfons-Walde-1925-ca-Tanzende-im-SchneeDanseuses dans la neige (Tanzende im Schnee), vers 1925 Alfons Walde 1926 ca Badende im Schwarzsee COLL PARTBaigneuses dans le lac Noir (Badende im Schwarzsee), vers 1926

Alfons Walde, collection privée

…puis s’ébattent joyeusement à la patinoire ou au lac.


Alfons Walde Frühlingserwachen coll partRéveil printanier (Frühlingserwachen) Alfons Walde Lichtgestalten coll partFigures de lumière (Lichtgestalten)

Alfons Walde, date inconnue, collection privée

Les mêmes en version symboliste…


Alfons Walde 1928 Liebesspiel mit PeitscheJeu d’amour au fouet (Liebesspiel mit Peitsche), 1928 Alfons Walde 1935-50 Zwei strenge Damen coll partDeux femmes sévères (Zwei strenge Damen) 1935-50

Alfons Walde, collection privée

…ou en version flagellante.



Alfons Walde 1937 Erotische-Szene-mit-Badenden-Freikorperkultur coll partScène érotique avec des nudistes au bain (Erotische-Szene-mit-Badenden-Freikorperkultur)
Alfons Walde, 1937, collection privée

Terminons par ces doubles figure come fratelli, où le couple se prépare en vue de dos, puis triomphe en vue de face.



Plus récemment

1956 ca Les Soeurs Kessler photo Levin SamLes Soeurs Kessler
Vers 1956, photo de Sam Levin

 

Références :
[35] David V.Erdman « The Illuminated Blake », 1974
[36] June Sturrock « BLAKE AND THE WOMEN OF THE BIBLE », Literature and Theology , March 1992, Vol. 6, No. 1 (March 1992), pp. 23-32 https://www.jstor.org/stable/23925234
[36a] A.Eggermont, La vie et l’oeuvre d’Eugène Laermans, Peintre pathétique des Paysans (1864-1940), Bruxelles, 1943

Le paragone chez Gérôme

18 novembre 2023

Dans sa double carrière de peintre et de sculpteur, Gérôme n’a pas cessé de peindre des statues, dans les deux sens du terme : en les intégrant dans ses tableaux et en leur ajoutant une polychromie. Il est à ce titre reconnu comme un acteur majeur du paragone au XIXème siècle [1].

Variations sur Tanagra

Gerome_Tanagra_Salon de 1890 Musee orsay photogravure GoupilTanagra (photogravure Goupil)
Gérôme, 1890, Musée Orsay

Au Salon de 1890, Gérôme, un des artistes les plus connus au monde, fait sensation et scandale en exposant cette statue en marbre, recouverte d’une polychromie hyperréaliste (qui a pratiquement disparu aujourd’hui) [2].


Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra with Pygmalion and Galatea Dahesh Museum of Art New YorkTravail du marbre ou L’artiste sculptant Tanagra
Gérôme, 1890, Dahesh Museum of Art New York.

La même année, il livre cet autoportrait quelque peu déconcertant. Car Gérôme, comme beaucoup de sculpteurs de l’époque, faisait réaliser ses statues de marbre par des praticiens à partir d’un plâtre. Le titre laisse penser que c’est la statue finale qu’il a fait revenir dans l’atelier pour se réserver le travail le plus noble et le plus minutieux, la finition qui donne vie à la matière ; et que, dans un excès de scrupule, il a fait monter le modèle sur le plateau de la statue, afin de comparer le grain des cuisses.

Or personne ne polit du marbre à la spatule : c’est donc bien le travail du plâtre que Gérôme nous donne à voir, tout en nous disant l’inverse. Loin d’être un mensonge grossier , le titre est à comprendre comme la revendication du droit du Peintre à tromper. La mise en scène est calculée pour rendre équivalents le futur marbre, le présent plâtre, et la peau du modèle, tout comme la polychromie de la Tanagra rendait indiscernable marbre et chair.

A la fois sculpteur et peintre, c’est au second que Gérôme, par le titre du tableau, semble ici accorder la victoire, dans ce débat du paragone qu’il organise entre lui-même et lui-même.


Arguments pour le paragone (SCOOP !)

Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra schema
La statuette dansante, à droite sur le piédestal, est celle même que Gérôme mettra, en miniature, dans la main de sa Tanagra grandeur nature. On remarquera que, pour le tableau, la statue a probablement été recopiée d’après la photographie Goupil : manière d’impliquer dans le débat séculaire un tout nouvel acteur : le photographe.

Tandis que les traits jaunes illustrent la capacité du Sculpteur à réduire ou augmenter la taille à l’identique, les traits bleus non parallèles, qui prouvent que le plâtre n’est pas un simple décalque du modèle, magnifient la spécialité du Peintre : traduire le volume par la perspective.



Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra detail mains
Les gants en peau de chamois sont une trouvaille magistrale, suggérant à la fois :

  • la délicatesse du toucher ;
  • le fini de la statue , et la douceur de son grain ;
  • l’isolement supérieur de l’Artiste, dont la peau ne touche ni celle de sa Créature, ni celle de son Modèle.



Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra detail
Des deux mains gantées, l’oeil passe au bras gauche de la statue, puis au buste du modèle. Il prend alors conscience d’une nouvelle astuce de cette composition à tiroirs : le point de vue choisi fait que le bras gauche de la statue vient se greffer visuellement là où se trouverait le bras droit du modèle.

Gérôme-peintre réalise sous nos yeux un tour de force que Gérôme-sculpteur ne peut qu’approcher : une chimère plâtre-chair.



Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra detail 2
En élargissant encore le champ de vision, l’oeil s’intéresse au tableau dans le tableau, une autocitation du Pygmalion et Galathée peint par Gérôme la même année 1890 : mythe incontournable pour un artiste passionné par le paragone. On distingue de gauche à droite :

  • le sculpteur,
  • sa statue de marbre en train de prendre vie
  • en guise de deus ex machina, un Cupidon en vol (envoyé par Vénus pour exaucer le souhait de Pygmalion).

Autrement dit l’écho même de la composition principale :

  • Gérôme
  • la figure double marbre et chair
  • la figurine joueuse en mouvement.

Gerome 1890 Travail du marbre ou L'artiste sculptant Tanagra with Pygmalion and Galatea Dahesh Museum of Art New YorkTravail du marbre ou L’artiste sculptant Tanagra, Gérôme, 1890, Dahesh Museum of Art New York. Gerome 1894 L'artiste et son modele, Haggin Museum StocktonL’artiste et son modèle, Gérôme, 1894, Haggin Museum, Stockton

La copie de 1894, quasi identique, mis à part quelques bibelots supplémentaires, a pour principal intérêt de montrer à l’arrière-plan un tableau différent :
Gerome 1890 Pygmalion and Galatea detail fond
Non seulement Pygmalion est passé à droite de Galathée, mais celle-ci est maintenant vue de dos. Ces deux versions recto et verso sont des peintures de Gérôme qui ont réellement existé, nous y reviendrons plus loin.



Le recto-verso comme procédé (SCOOP !)

La pose « Phryné »

Mariette (Marie-Christine Roux) Nadar 1855, Wilson Centre for PhotographyMariette (Marie-Christine Roux) , 1855, Wilson Centre for Photography [3] Gerome_Phryne_revealed_before_the_Areopagus_1861-Kunsthalle-HambourgGérôme, Phryné dévoilée devant l’Aréopage 1861, Kunsthalle, Hambourg

Pour réaliser ce tableau, Gérôme avait commandé à Nadar un tirage de sa photographie de Marie-Christine Roux, un modèle connu que lui-même employait parfois. Malgré les idéalisations qui s’imposaient (suppression des poils, oeil timide exprimant la honte), le nu fut jugé scandaleux et fit la réputation du tableau, deux ans avant le Déjeuner sur l’herbe de Manet.


Gerome 1890 la naissance de venus-(l'Etoile) coll partGérôme, La naissance de Vénus (l’Etoile), 1890, collection privée Gerome dans son atelier 1891Gérôme dans son atelier, 1891

Dans cette photographie très composée, Gérôme se met en scène dans une reprise de sa pose fétiche, cette fois vue de dos. Cette ‘Phrynée » de chair, mais inversée, fait système avec le « tableau dans la photographie », la Vénus vue de face qu’il venait d’achever.

Pour Jean-François Corpataux ([4], p 149), il s’agirait d’un jeu érudit et auto-promoteur, dans lequel Gérôme se met à la place du célèbre peintre Apelle. Car Phryné, selon un texte antique d’Athénée, ne se montrait jamais nue sauf le jour des Saturnales « laissant flotter sa chevelure, sans aucun noeud, pour entrer dans la mer. Ce fut à cet instant que le peintre Apelle la considéra toute nue pour faire sa Vénus sortant des ondes. »

On peut aussi y voir, dans cette année 1890 qui marque l’apogée des réflexions de Gérôme sur le paragone, une nouvelle pièce versée au débat sur la concurrence des Arts, cette fois entre peinture et photographie. A la fois peintre et sculpteur, Gérôme ne pouvait être que fasciné par les possibilités du nouveau mode d’expression.


Gerome Vente d'esclaves a Rome 1884 Ermitage1884, Ermitage Gerome,_Vente_d'esclaves_à_Rome,_1886 Walters Art Gallery Baltimore1886, Walters Art Gallery Baltimore

Gérôme, Vente d’esclaves à Rome

L’arrière-plan théorique mis à part, les variations recto-verso étaient aussi un procédé commode pour ruser avec les répétions, inévitables dans cette production prolifique. D’autant que, aux yeux de ceux qui s’en rendaient compte, elles rehaussaient le prestige d’un peintre-sculpteur capable d’imaginer, en trois dimensions, une scène sous tous les angles.


Gerome,_Phryne_revealed_before_the_Areopagus_(1861) Kunsthalle Hambourg detailPhryné dévoilée devant l’Aréopage, 1861 (détail) gerome 1886 La fin de la pose coll priveeLa fin de la pose, 1886, collection privée

Le procédé de l’inversion recto-verso, combiné avec l’autocitation, devient ici une véritable méthode de composition :

  • le vieux grec assis dans l’ombre est remplacé par le sculpteur en pleine lumière ;
  • celui qui dévoile, vu de face, s’inverse dans celle qui voile, vue de dos ;
  • la fille à la chair marmoréenne, qui n’avait que son coude pour tenter de se protéger, devient une statue d’argile, au visage caché par le drap.



Gerome,_Phryne_revealed_before_the_Areopagus_(1861) Kunsthalle Hambourg detail 2
Ce voile qui protège l’une vient en contrepoint de celui qu’on arrache à l’autre, profanant la Beauté (voir l’agrafe qui vole et l’écharpe tombée par terre, avec le mot ΚΑΛΗ). Si les deux carrés de marbre, blanc et noir, symbolisent l’issue du jugement de Phryné, alors les vieillards diversement lubriques se placent du côté de l’acquittement, tandis que Gérôme, avec sa signature, se place du côté de la condamnation. Comme le remarque Sarah J.Lippert [3a], il y a probablement là une prise de position contre le nu académique, égrillard sous l’alibi de la Beauté, que Gérôme assimile ici à une sorte de déshabillage en public.

Vingt cinq ans plus tard, dans La fin de la pose, sa maîtrise du paragone lui permet de proposer des nus qui échappent à l’exhibitionnisme, et donnent plutôt à voir les conditions de réalisation de l’oeuvre.

D’une certaine manière, Phryné ou la Peinture est vengée par Omphale ou la Sculpture (nous reviendrons plus loin sur cette statue emblématique).



Gérôme et trois fantasmes du sculpteur

Le sculpteur comme gladiateur

jean-leon-gerome-orsay-photo-gladiateurs 1878
Jean-Léon Gérôme et le Gladiateur, 1878

En 1878, Gérôme, peintre au sommet de la reconnaissance et des honneurs, remet tout en cause et repart à zéro dans une nouvelle carrière : celle de sculpteur. Le sujet du Gladiateur triomphant est à la fois une autocitation (ses tableaux sur le sujet sont célèbres) et une provocation : le gladiateur, c’est évidemment lui-même, se proclamant d’emblée vainqueur de ce nouveau combat.

Minuscule et en contrebas, mais rehaussé par sa place d’honneur, il se présente en Créateur qui contrôle sa Créature, tel David vainqueur de Goliath.


Goltzius 1592 Hercule Farnese METHercule Farnese, Goltzius, 1592, MET

Dans sa célèbre gravure, Goltzius montre l’effet inverse, en plaçant les deux touristes à droite, en position d’humilité, écrasés par la splendeur antique.


Aime Morot 1909 Gerome executant les Gladiateurs-musee orsayGérôme exécutant les Gladiateurs
Aimé Morot, 1909, Musée d’Orsay

Pour le monument à Gérôme, son gendre Aimé Morot retiendra la même disposition flatteuse (on notera l’humour involontaire du titre).


Du pinceau au marteau

Passer de la Peinture à la Sculpture était, au XIXème siècle, exceptionnel, paradoxal, et quasiment contre-nature, ainsi que le note avec emphase Jules Clarétie :

« Oui, cette même main qui maniait le blaireau avec tant de finesse allait, par grandes masses, pétrir la glaise, et, à côté de ses travaux nombreux et des plus intéressants, tous soignés et achevés, dans cette facture lisse qui fait songer parfois à la peinture à porcelaine, mais magistrale et toujours souveraine, Gérôme devait offrir au public un groupe admirable, et ce combat de Gladiateurs, que M. Gérôme exposait comme sculpteur, emportait l’admiration avec sa facture puissante et mâle. » Jules Clarétie [5].

Dans une étude pénétrante, Matthias Krüger souligne le caractère radical de cette évolution, équivalente à une sorte de transition de sexe :

« Devant l’évidente autoréflexivité de la statue d’Omphale de Gérôme, on peut se demander si l’artiste faisait un parallèle entre le fait qu’il devienne sculpteur et qu’Omphale assume le rôle d’Hercule, entre le fait qu’il troque la brosse en blaireau contre le ciseau et qu’elle échange la quenouille contre le gourdin. Rappelons à ce point que Gérôme lui-même comparait le fini à « des travaux d’aiguille et broderie et travaux de dames ». Ainsi, les essais sculpturaux de Gérôme peuvent être interprétés comme une tentative de se dissocier de l’image d’un « blaireauteur ». «  Matthias Krüger ([6], p 57)


Le sculpteur, entre Hercule et Omphale

Gerome Omphale 1887 Musee Georges Garret Vesoul face Gerome Omphale 1887 Musee Georges Garret Vesoul dos

Omphale
Gérôme, 1887, Musée Georges Garret, Vesoul

Au Salon de 1887, Gérôme a gagné son pari : reconnu comme un grand sculpteur, il transforme l’Hercule de Goltzius en cette femme puissante, paradigme de l’inversion des sexes (voir Pendants avec couple pour Rodolphe II) : en prenant possession de sa massue et de sa peau de lion, Omphale a transformé Hercule en esclave, juste bon à filer la laine.

Gérôme ne montre pas Hercule, mais l’évoque de deux manières :

  • le petit Cupidon aux yeux bandés, rencogné sous la peau du lion : officiellement, l’Amour aveugle, officieusement Hercule nanifié et infantilisé, renvoyé sous la jupe de la Femme ;
  • la balle qu’Omphale cache dans son dos : ce n’est pas la pomme de Vénus, mais bien sûr la pelote d’Hercule, résultat insignifiant de son nouveau travail.

La massue, instrument de frappe au repos, évoque la masse du sculpteur, une fois son oeuvre achevée. Tenue à équidistance par les deux protagonistes, elle ne nous dit pas à qui Gérôme s’identifie : à l’enfant aveuglé ou à la femme forte ?

Une série de photographies très étrange va nous permettre de trancher.


La série de Louis Bonnard

Louis Bonnard, Jean-Leon Gerome dans son atelier avec son modele Emma Dupont et la statue Omphale de dos, 1887 coll privee A Louis Bonnard, Jean-Leon Gerome dans son atelier avec son modele Emma Dupont et la statue Omphale de dos 1887 coll privee B

Le Peintre et Sculpteur Jean-Léon Gérôme dans son atelier avec son modèle Emma Dupont et la statue Omphale, Photographies de Louis Bonnard, 1887, collection privée

Parmi les cinq photographies prises par Bonnard, ces deux sont clairement une autocitation de « La fin de la pose ». Au delà de l’aspect promotionnel, leur confrontation quasi stéréoscopique produit un effet d’étrangeté, qui en dit long sur Gérôme et ses trucs.

Comme le remarque Stoichita ([7], p 167), le point de vue choisi transforme la modeste statue (1,32 m) en une superwoman, qui écrase par sa taille le couple des personnages vivants. Les oppositions entre eux (homme et femme, habillé et nu, assis et debout, âgé et jeune, artiste et modèle, créateur et créature) développent celles internes au groupe sculpté (femme adulte dominante et jeune garçon dominé).

D’une photographie à l’autre, le poêle se dévoile, le socle de la statue pivote et la modèle se retourne : seul Gérôme, ordonnateur de ces transformations, demeure imperturbable.

Tandis que tournent avec le socle les instruments du sculpteur, le véritable outil de Gérôme, reste immuable : c’est l’appareil photo, en hors champ.

D’une certaine manière, du point de vue du paragone, ce nouvel outil est une manière de clôturer le débat : composées comme des peintures, ces deux photographies sont une manière de prendre en sandwich la sculpture et de la réduire à un recto-verso.


Louis Bonnard, Jean-Leon Gerome dans son atelier avec son modele Emma Dupont et la statue Omphale de dos 1887 coll privee C Louis Bonnard, Jean-Leon Gerome dans son atelier avec son modele Emma Dupont et la statue Omphale de dos 1887 coll privee D

En deux temps, Emma s’écarte de l’oeuvre, puis s’éclipse. Le rideau, disposé comme un dais, place la statue sous une gloire éternelle, tandis que la charnière du paravent désigne le prochain vivant à disparaître.


Louis Bonnard, la statue Omphale 1887 BNF

Dans la dernière photographie de la série, Gérôme s’éclipse à son tour, laissant à gauche derrière la table une trace fantomatique (Stochita pense qu’il s’agit d’un effet délibéré, exploitant la pose longue). Le dais de gloire a disparu et la charnière du parapet place sous la menace du Temps, désormais, le groupe sculpté.

Les vivants disparus se sont incarnés chacun dans son propre fantasme : l’artiste dans la Femme toute puissante, le modèle dans l’Enfant aux yeux bandés, qui ne parle ni ne voit.

Cette série de photographies très composée fait de cette oeuvre fétiche, que Gérôme ne vendra jamais. une sorte de testament artistique.

Plus il avance dans sa carrière, plus se libère sa dimension dalinienne : mercantile, innovateur, réactionnaire, et metteur en scène de fantasmes que ses contemporains percevaient parfaitement, même s’il était déplacé d’en parler.



Le sculpteur comme Pygmalion

Gerome 1892 Pygmalion et Galathee front coll priv
Pygmalion et Galathée (vue de face)
Gérôme, 1892, collection privée

M. Thévoz [8] a souligné le caractère paradoxal du sujet :

« Cette image onirique doit être interprétée selon la logique du rêve, précisément, et selon le principe de la réversibilité. En effet, il suffit d’inverser la genèse de la sculpture et de sa miraculeuse animation pour rétablir la vérité latente que ce thème a pour fonction de dissimuler, ou plus précisément d’invertir : l’artiste est voué non pas à donner vie au marbre, mais à marmoréiser la vie, à désincarner la femme, à geler le désir, à fixer l’équation de la beauté et de la mort »

Plus précisément, Jean-François Corpataux [4] a montré comment un détail du décor, le bouclier de Méduse, joue un rôle-clé dans cette scénographie :

« Par une mise en scène soigneusement élaborée, Gérôme semble vouloir démontrer la nécessite d’une pétrification du modèle d’atelier avant de pouvoir aspirer à son animation. Cette scène où se rencontrent la pétrification et l’animation par la présence de deux mythes antithétiques (Pygmalion et Méduse) est symptomatique de la démarche de Gérôme. Le bouclier contenant la Gorgone est déposé à même le sol contre la paroi, répondant ainsi à la partie encore (ou déjà) inanimée de la statue, tandis que l’angelot animateur est placé dans la partie supérieure où se situe précisément la partie déjà (ou encore) vivante de la statue. La pétrification et l’animation – deux instants discordants- semblent avoir lieu en même temps et démontrent à quel point Gérôme joue avec les notions de temporalité et d’instantané au sein de ses images, en les poussant ici au-delà des limites convenues »


Sous l’oeil de Cupidon (SCOOP !)

Gerome 1892 Pygmalion et Galathee front coll privPygmalion et Galathée (vue de face)
Gérôme, 1892, collection privée (Ackerman N°386)
Gerome 1890 Pygmalion_and_Galatea_ back METPygmalion et Galathée (vue de dos)
Gérôme, 1890, MET, New York (Ackerman N°385)

D’un tableau l’autre, le groupe sculpté, l’escabeau, le socle tournant et le marchepied pivotent d’un demi-tour. Autrement dit, l’autre tableau nous montre ce que voit le spectateur du fond, le Cupidon en vol : sa flèche, emblème du pouvoir d’animation de l’Amour, est donc aussi celui du Regard, capable de donner vie pourvu qu’il soit jeté de plusieurs angles.

De la même manière que Gérôme restait le seul point fixe dans la série de photographies de Louis Bonnard, c’est ici son marteau, isolé au premier plan, qui échappe aux transformations.


Gerome 1890 Pygmalion et Galathee front coll privPygmalion et Galathée (de face), esquisse à l’huile
Gérôme, 1890, collection privée (Ackerman, N°388)

Mentionnons pour mémoire cette version avec Galathée vue de face, sans Cupidon. On sait que d’autres versions ont existé [9].


Pygmalion_and_Galatea, Jean_Leon_Gereme_Hearst_Castle San SimeonPygmalion et Galathée,
Gérôme, Hearst Castle, San Simeon

Toutes ces variantes ont été facilitées par l’existence du modèle en plâtre (probablement antérieur aux peintures, selon l’usage de Gérôme) puis par la statue en marbre [10], mais les spécialistes ne s’accordent pas sur le chronologie précise de ces déclinaisons.



L’exploitation du paragone

Gerome, 1893 La peinture donne vie a la sculpture Galerie d'art de TorontoLa peinture donne vie à la sculpture (Sculpturae vitam insufflat pictura)
Jean-Léon Gérôme, 1893. Galerie d’art de Toronto

Le titre montre bien comment Gérôme, dans sa dernière période, exploite le thème du paragone comme marque de fabrique, tel Dali les montres molles. Tout comme Dali, il assume les critiques et les retourne en points d’honneur :

  • mercantilisme (production en série, promotion pour sa statuette dansante) ;
  • innovation esthétique (polychromie pour les statues) ;
  • conservatisme (les femmes-peintres sont juste bonnes pour colorier) [11] ;
  • dimension fantasmatique : après le Peintre, après le Sculpteur, Gérôme trouve enfin son incarnation idéale, en Femme qui peint des sculptures.

Sous la joueuse

Joueuse de boules ou Danseuses aux trois masques, coll privCollection privée Gerome, Joueuse de boules ou Danseuses aux trois masques, Musee des Beaux-Arts de CaenMusée des Beaux Arts, Caen

La joueuse de boules, 1902

Pour son avant-dernière sculpture, Gérôme, âgé de soixante dix huit ans, reprend le détail de la balle cachée dans le dos d’Omphale et l’impose comme sujet central : il s’agit maintenant d’un jeu supposément antique, consistant à viser avec des balles les bouches grandes ouvertes de masques posés sur le sol.


Satyr_looking_at_his_tail Galleria dei Candelabri Museo Pio-ClementinoSatyre regardant sa propre queue, Galleria dei Candelabri, Museo Pio-Clementino, Vatican

Sous prétexte de pasticher une statue antique au titre symboliquement vertigineux, Gérôme invente une nouvelle femme forte, dont l’amusement consiste à piétiner et gaver des orifices masculins.

Du point de vue du paragone, cette statue toute en torsion constitue une sorte de pat, n’ayant à proprement parler ni recto ni verso.


Autoportrait avec La joueuse de boules, Gérôme, 1904, Musée Georges Garret, VesoulAutoportrait avec La joueuse de boules, Gérôme, 1904, Musée Georges Garret, Vesoul

Dans son dernier autoportrait, resté inachevé, Gérôme se représente enfin en position d’humilité, à droite et en contrebas de son dernier et plus parfait fantasme : sous sa Géante recouverte de cire, imitant la chair à la perfection, il se livre à l’activité féminine de colorier le troisième masque, celui dont la joueuse, sans même regarder derrière elle, va clouer définitivement le bec.

Joueuse de boules ou Danseuses aux trois masques, visage Joueuse de boules ou Danseuses aux trois masques visages

A l’extrême fin de son existence et au tout début du nouveau siècle, il semble que Gérôme anticipe brillamment les fantasmes du recto-verso qui suivront :

dali jeune-vierge-autosodomisee-par-les-cornes-de-sa-propre-chastete-1954Jeune Vierge autosodomisée par les cornes de sa propre chasteté,
Dali, 1954, Collection privée
Poupee Bellmer 1936 METPoupée, Bellmer, 1936, MET

(Sur le tableau de Dali, voir Les variantes habillé-déshabillé (version moins chaste))



Références :
[1] Sarah Lippert « Jean-Léon Gérôme and Polychrome Sculpture: Reconstructing the Artist’s Hierarchy of the Arts » 2014, Dix-Neuf 18, issue 1 https://www.academia.edu/37865635/Jean_L%C3%A9on_G%C3%A9r%C3%B4me_and_Polychrome_Sculpture_Reconstructing_the_Artists_Hierarchy_of_the_Arts
[3a] Sarah J.Lippert « The Paragone in Nineteenth-Century Art » , p 186
[4] Jean-François Corpataux « Phryné, Vénus et Galatée dans l’atelier de Jean-Léon Gérôme « Artibus et Historiae » Vol. 30, No. 59 (2009), https://www.jstor.org/stable/40343670
[5] Jules Claretie, Peintres et sculpteurs contemporains (Paris: Librairie des Bibliophiles, 1884), p 77
[6] Matthias Krüger « Jean-Léon Gérôme, His badger and his Studio » dans « Hiding making – showing creation: the studio from turner to Tacita Dean » publié par Ann-Sophie Lehmann, Sandra Kisters, Rachel Esner, p 43 https://books.google.fr/books?id=ztAjAwAAQBAJ&pg=PA43#v=onepage&q&f=false
[7] Stoichita « L’effet Pygmalion: pour une anthropologie historique des simulacres » p 237-259
[8] M. Thévoz « L’académisme et ses fantasmes. Le réalisme imaginaire de Charles Gleyre », Paris, 1980
[10] Annoncée par Gérôme dans une lettre à Fanny Field Hering de Janvier 1891
[11] Dans une étude intéressante, mais qui omet le côté « dalinien » de la dernière période, Susan Waller interprète les derniers autoportraits comme des tentatives de réaffirmation de Gérôme, dépassé par les innovations esthétiques et sociales :
Susan Waller, “Fin de partie: A Group of Self-Portraits by Jean-Léon Gérôme,” Nineteenth-Century Art Worldwide 9, no. 1 (Spring 2010), http://www.19thc-artworldwide.org/spring10/group-of-self-portraits-by-gerome

Le paragone chez Burne-Jones

17 novembre 2023

Bien que Burne-Jones n’ait pas laissé d’écrit théorique sur le paragone, il en a assimilé la problématique, qui transparaît dans plusieurs de ses oeuvres.

Le paragone dans les deux séries « Pygmalion et Galatée »

Le projet d’illustrations avorté

En 1867, Burne-Jones réalise une série de douze croquis sur l’histoire de Pygmalion, parmi ceux destinés à illustrer le cycle de poèmes de son ami Morris, le Paradis Terrestre. Certains de ces croquis s’inspirent d’illustrations du Roman de la Rose, d’après un manuscrit que les deux amis avaient consulté, lors de leurs études, à la Bodleian Library.


The_Heart_Desires 1867 Bodleian Library MS. Douce 195 fol 116vNature fait son deul (s’attriste)
Bodleian, MS. Douce 195 fol 116v
The_Heart_Desires 1867 etude Birmingham museumBurne Jones, Croquis préparatoire, 1867, Birmingham museum

La miniature conclut un long passage où Nature se lamente de toujours devoir refaire son ouvrage contre la Mort, et ouvre un chapitre où sont énumérés les plus grands artistes, qui ne peuvent rivaliser avec elle :

Tous ils n’y sauraient rien entendre,
Ni Pygmalion la tailler.
En vain se pourrait travailler
Parrhasius; et même Appelle,
Que pourtant bon peintre j’appelle [1]

Les cinq statuettes nues posées sur un autel illustrent en particulier l’impuissance de Zeuxis à rivaliser avec Nature (il est ici considéré comme un sculpteur) :

Un jour donc il prit pour modèles
Cinq jeunes filles les plus belles
Qu’en tout le monde on pût trouver,
Pour ses traits au temple graver.
Elles se sont tretoutes nues
Tout debout devant lui tenues,
Afin qu’il pût les observer
Et voir s’il leur pourrait trouver
…. quelque défaut
Sur les membres, le corps, la peau.
Mais cependant rien ne put faire
Zeuxis, si bien sût-il pourtraire.

Dans son croquis, Burne-Jones ajoute deux bas-reliefs que Zeuxis vient de graver, et transforme les cinq statuettes sur l’autel en cinq statues grandeur nature sur un piédestal (deux hommes, une femme nue, une femme habillée, un chien). Pour exprimer l’impuissance de l’artiste à atteindre à la perfection du vivant, il nous montre, à l’extérieur du temple, les mêmes personnages en mouvement.


The_Hand_Refrains 1867 Bodleian Library MS. Douce 195 fol 149rPygmalion est surpris de la Beauté de l’image
Bodleian, MS. Douce 195 fol 149r
The_Hand_Refrains 1867 etude Birmingham museumBurne Jones, Croquis préparatoire, 1867, Birmingham museum

La miniature ouvre le chapitre où Pygmalion tombe amoureux de sa sculpture :

« Et par celle-ci ma pensée
Voilà toute bouleversée
Et mon cœur brisé sans retour.
D’où me vient ce fatal amour?
J’aime une image sourde et mue
Qui ne branle ni ne remue. »

Burne-Jones reprend l’idée de la main portée au visage, pour exprimer la surprise et l’incertitude.



Burne Jones Pygmalion serie 0 1867-69 schema
Dans l’argument de son long poème « Pygmalion and the image » [2], Morris isole deux autres moments qui ne sont pas illustrés dans le manuscrit de la Bodleian :

  • celui où Vénus intervient pour animer la statue ;
  • celui où Pygmalion épouse Galatée.

Il existe bien dans le Roman de la Rose un épisode, illustré dans un autre manuscrit de la British Library, où Pygmalion se jette à genoux. Mais cet épisode se place avant l’intervention de Vénus : Pygmalion demande pardon à la statue de toutes les folies qu’il a faites avec elle, bien vainement :

Elle n’a cure de l’amende,
Puisque rien n’ouït ni ne sent

Il n’existe pas de dessin préparatoire complet de la scène où Pygmalion s’agenouille devant Galatée vivante : il est donc probable qu’elle a été inventée par Burne-Jones, pour figurer une  demande en mariage.

En définitive, le projet d’illustration du poème est abandonné, et Burne-Jones va recycler ses croquis dans une série de quatre tableaux.


La série privée

Burne Jones Pygmalion serie 1 1868-70Pygmalion première série, Burne Jones, 1868-70, collection privée

J’ai conservé les titres conventionnellement utilisés, bien qu’il s’agisse d’un quatrain rédigé par Morris pour l’exposition de la seconde série, en 1878 [3].

Par rapport aux croquis antérieurs, quelques évolutions sont à noter.


The_Heart_Desires 1867 etude Birmingham museum The_Heart_Desires_Pygmalion_Burne-Jones

La première image est rendue plus énigmatique par la suppression des bas-reliefs et des outils du sculpteur. S’enlaçant deux par deux, les quatre nus monocolores tentent d’imiter les passantes aux robes colorées. Mais pour les connaisseurs des Métamorphoses d’Ovide, une autre lecture est possible. Car l’histoire de Pygmalion est précédée immédiatement par celle des Propétides :

« Cependant, les impures Propétides eurent l’audace de nier
la divinité de Vénus ; dès lors, suite à la colère de la déesse,
elles furent les premières, dit-on, à prostituer leurs corps et leur beauté ;
puis, après avoir perdu leur pudeur, quand le sang de leur visage se durcit ,
elles devinrent, sans subir grande modification, des rocs rigides. » Ovide, Métamorphoses, livre X, 238-242

Ainsi se superposent les lectures négatives des quatre nus :

  • statues incapables de rivaliser avec les passantes ;
  • Propétides pétrifiées, faute d’être entrées dans le temple.

The_Godhead_Fires, 1868 etude Birmingham museum The_Godhead_Fires_Pygmalion_Burne-Jones

Dans la troisième image, la déesse est désormais habillée et accompagné de colombes, à la fois en tant qu’attribut vénusien et pour symboliser l’animation. A l’arrière-plan, Pygmalion se prosterne devant la statue habillée de Vénus, de sorte que l’image montre en fait deux statues s’animant simultanément.


Burne Jones Mary Zambaco etude pour Venus 1870 Birmingham museumEtude pour Vénus Burne Jones Mary Zambaco etude pour Galatee 1870 Birmingham museumEtude pour Galatée

Portraits de Mary Zambaco, Burne Jones, 1870, Birmingham museum

La série était une commande de la famille Cassavati, de riches grecs amateurs d’art. Burne-Jones avait rencontré leur fille Mary Zambaco dès 1866, lorsqu’elle était rentrée à Londres après avoir abandonné en France son mari et ses enfants [4]. La série a donc été réalisée, entre 1868 et 1870, dans une période très particulière : pendant l’histoire d’amour entre Mary et Burne-Jones, et un peu après (ils rompirent tapageusement en janvier 1869).



Burne Jones Pygmalion serie 1 1868-70 schema
Il ne fait pas de doute que la série, tout en élaborant à partir des croquis antérieurs, soit aussi un reflet de cette aventure. Dans le deuxième tableau en particulier, le geste du bras replié vers le visage crée un effet de miroir entre la statue et le sculpteur. Or Mary Zambaco, en plus d’être un modèle d’une exceptionnelle beauté, était aussi une sculptrice talentueuse : d’une certaine manière, elle est dans cette image à la fois Galatée et un Pygmalion très androgyne. Le retournement de Mary, entre le troisième et le quatrième tableau, est tout aussi significatif : ses bras lâchent ceux de l’Amour divin pour s’offrir à son amant terrestre.

Ainsi les quatre tableaux dans leur séquence peuvent être lus comme des métamorphoses successives de Mary (cadre rose), avec Edward aux deux extrémités, se morfondant puis gratifié.

Comme le note Liana De Girolami Cheney ( [5], p 32), le thème de la transformation fonctionne à différents niveaux, de manière inextricable :

« …il y a celle de Pygmalion, artiste antique, en Burne-Jones lui-même, artiste préraphaélite, tous deux tombant amoureux de leur modèle, Galatée ou Mary. Dans un autre sens, pour les deux artistes, la transformation de la forme féminine, d’imaginée à réelle, provoque souffrance et bonheur. A l’inverse, dans une autre transformation, le sculpteur antique Pygmalion se projette dans la sculptrice préraphaélite Zambaco… »


La série publique

The_Heart_Desires 1867 etude Birmingham museumPygmalion seconde série, Burne Jones, 1878, Birmingham museum

Dix ans plus tard, Burne Jones expose à la Grosvenor Gallery cette seconde série, jugée par les commentateurs très semblable à la première. Les quelques évolutions méritent cependant d’être analysées, car elles dénotent un état d’esprit et des objectifs totalement différents.

En premier lieu, la ressemblance avec Mary est plus lointaine : elle sert occasionnellement de modèle à Burne-Jones, mais leur aventure tempétueuse est close depuis longtemps.

En second lieu, les vers énigmatiques de Morris intellectualisent la série, en particulier le deuxième et le quatrième tableau :

  • « la main se retient » attire l’attention sur le geste interrompu du sculpteur et biaise la signification de l’image : au lieu de représenter la surprise de Pygmalion tombant amoureux, elle montre le moment où l’Artiste, sentant la perfection inatteignable, renonce à aller plus loin ; ainsi la naissance de l’amour (physique) est assimilé à une déception ;
  • « l’âme obtient » biaise également la dernière image : au lieu de signifier l’union charnelle de Galatée et Pygmalion, elle suggère que l’intervention divine est de naturelle spirituelle : l’Oeuvre ne s’anime que dans l’âme de l’Artiste, ou dans celle du spectateur.

Plutôt qu’une aventure érotique, c’est un manifeste esthétique qui nous est maintenant proposé.



The_Heart_Desires,_2nd_series,_Pygmalion_(Burne-Jones)
L’esthétisation de la première image est particulièrement significative : les statuettes ont perdu tout rapport avec les passantes et les Propétides, elles adoptent maintenant la pose classique des Trois Grâces, tout en faisant référence à la vue triple (de face, de dos et de profil), par laquelle la Peinture prétend égaler la Sculpture. La moitié inférieure montre l’autre procédé paragonesque, le reflet sur le marbre. Puisqu’aucun instrument n’identifie Pygmalion comme un sculpteur, le titre pourrait tout aussi bien se compléter en « le coeur désire, mais la Peinture déçoit ».



Burne Jones Pygmalion serie 2 1878 schema
Le deuxième tableau a perdu l’effet de miroir entre l’Artiste et son oeuvre : les deux sont dans des camps séparés, celui du maillet tenu et celui du maillet abandonné. Ainsi la Déception de la Sculpture complète la Déception de la Peinture.

Le troisième tableau, celui de l’Intervention divine, est à part : Galatée se retourne d’un coté pour se transformer en déesse, de l’autre pour se transformer en mortelle. Au centre, se crée un nouvel effet de miroir entre les deux Beautés nues qui s’enlacent.

Avec le quatrième tableau, ce que l’« âme atteint » est une construction mentale, qui résout les apories de la Peinture et de la Sculpture par une solution pré-cinématographique : la série fait sens dans son ensemble. Le miroir sphérique vu de profil clôt l’histoire sur elle-même et la renvoie aux temps pré-paragonesques, et pré-raphaelesques, où l’Art ne décevait pas.



Le paragone dans la série « Persée et Andromède »

En 1875, le futur Premier ministre Lord Arthur Balfour commanda à Burne-Jones une série de peintures pour la salle de musique de sa maison londonienne, sur le sujet du mythe de Persée. Burne-Jones a travaillé sur le projet pendant dix ans, sans réussir à le mener à bien [6].

Le paragone par la vue multiple

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1876 Edward Burne-Jones Perseus and Andromeda Art Gallery of South Australia, AdelaidePersée et Andromède
Edward Burne-Jones, 1876, Art Gallery of South Australia, Adelaïde

Cette esquisse constitue une première approche du thème. Burne-Jones recourt délibérément à deux procédés « pré-raphaélites » :

  • deux moments sur la même image : Persée se présente à Andromède enchaînée, puis il la délivre en tuant le dragon ;
  • le principe du paragone : Andromède vue de face et de dos.

Descendre le long du rocher, c’est voir simultanément l’autre face de l’héroïne et la suite de l’histoire

La composition est doublement subtile :

  • graphiquement, elle combine le parallélisme, pour Persée, et le recto-verso, pour Andromède ;
  • symboliquement, elle confère à l’enjeu du combat un privilège que n’a pas celui qui, dans dans le plan du tableau, se bat pour la conquérir : la Femme est Idéale parce qu’elle existe dans une autre dimension, en volume.

1884-85 Edward_Burne-Jones_-Serie perseus 8 The rock of doom Southampton City Art Gallery, SouthamptonThe rock of doom (Perseus N°8), 1884-85 Perseus (1875-1888)The doom fulfilled (Perseus N°9), 1888

Edward Burne-Jones, Southampton City Art Gallery, Southampton

Dans les gouaches de Southampton, la scène est scindée en deux panneaux et la narration est plus explicite : la libération d’Andromède se traduit par le geste de ses mains qui retrouvent leur mobilité (on voit sur la chaîne la menotte ouverte) et par la suppression, par rapport à la version 1876, des spires terminales de la queue.

On notera que Burne-Jones ne montre pas réellement une scène recto-verso : puisque Andromède est toujours à droite du rocher, ce n’est pas nous qui avons tourné autour d’elle, mais elle qui a pivoté sur elle-même. Le rocher n’est pourtant plus exactement le même, comme le montre la modification du point d’attache de la chaîne. De même les rocs à fleur d’eau du premier plan n’étaient cachés « derrière » le rocher, ils viennent de surgir magiquement devant lui, ouvant un chemin vers la liberté.

Burne-Jones utilise ce « paragone » délibéremment approximatif comme un procédé du sortilège.


1881-2-Edward_Burne-Jones_-Serie-perseus-6-The-Death-of-Medusa-II-Southampton-City-Art-Gallery-SouthamptonThe Death of Medusa II (Perseus N°6), 1881-2
Edward Burne-Jones, Southampton City Art Gallery, Southampton

Il l’avait dèjà expérimenté dans le panneau précédent de la série, consacré à une autre aventure de Persée. Juste après avoir tranché la tête de Méduse, Persée la cache dans son sac (le Kibisis) pour supprimer son regard pétrifiant. Protégé par son casque d’invisibilité (le tourbillon au dessus de lui), il échappe aux recherches des deux sœurs immortelles de sa victime.

Celles-ci obéissent au principe du paragone approximatif : on croirait voir une seule femme recto verso, mais les gestes des jambes et des bras sont parallèles, et non pas inversés. L’effet traduit ici moins la magie que la désorientation des deux femmes, incapables de poursuivre et d’attraper.


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Le paragone par le reflet

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burne jones Cycle Persee 1 1877 L'appel de persee Southampton City Art Gallery

L’appel de Persée (Cycle de Persée 1)
Burne Jones, 1877 Southampton City Art Gallery

Dès la première toile, Burne Jones pose sa convention graphique d’éliminer le bouclier. On voit les deux temps de l’histoire : d’abord Persée désespéré se penche sur une rivière, cherchant vainement la solution pour vaincre Méduse ; puis Athéna la lui amène sous forme d’un miroir à main, transférant d’emblée Persée dans le camp des héros féminisés.


burne jones Cycle Persee 3 1877 persee et les nymphes de la mer Southampton City Art Gallery

Persée et les nymphes de la mer (Cycle de Persée 3)
Burne Jones, 1877 Southampton City Art Gallery

Dans la troisième toile, le cache-cache continue : le bouclier manquant réapparait dans cette flaque circulaire formant pavois au pied des trois nymphes, et dont la justification est purement symbolique (la vraie mer se trouve à l’arrière-plan).


burne jones Cycle Persee 4 1882 aquarelle Etude pour La decouverte de Meduse Birmingham Museum and Art GalleryBirmingham Museum and Art Gallery burne jones Cycle Persee 4 1882 aquarelle La decouverte de Meduse Southampton City Art GallerySouthampton City Art Gallery

Etudes à l’aquarelle pour La découverte de Méduse (Cycle de Persée 4), Burne Jones, 1882

Non réalisé, le quatrième opus aurait constitué une apothéose du narcissisme : Persée vêtu de reflets, équipé de sa lame miroitante et de son miroir face à main, le regard fixé sur son propre éclat, s’attaque à son antithèse symbolique : Méduse en noir et au regard vide.


burne jones Cycle Persee 10 1887 The-Baleful-Head-Southampton City Art Gallery,La tête funeste (Cycle de Persée 10)
Burne-Jones, 1887, Southampton City Art Gallery

Dans le dernier tableau du cycle, Persée, pour pouvoir épouser Andromède, doit lui prouver son origine divine en lui montrant la tête de Méduse. Burne-Jones imagine un dispositif  où les deux se retrouvent de part et d’autre d’une fontaine, miroir octogonal qui révèle ce que chacun regarde : Persée regarde sa future épouse directement, tandis qu’Andromède regarde le reflet de la tête de Méduse brandie au dessus d’eux.

Ainsi, à la fin de l’aventure, le miroir d’eau reproduit le stratagème du début, où Persée avait échappé au regard mortel de Méduse en la regardant par réflexion dans le bouclier d’Athéna. La capacité du miroir à désarmer le monstre est démontrée visuellement, puisque la face de Méduse y apparaît débarrassée des serpents qui la hérissent.

Ce dernier tableau est un condensé du procédé de collage et de substitution typique du préraphaélisme :

  • Andromède remplace Athéna,
  • l’octogone de la fontaine florentine ressuscite le bouclier grec,
  • la situation évoque d’autres couples mythiques :
    • Zeus et Héra sous le pommier des Hespérides,
    • Adam et  Eve sous celui du jardin d’Eden ;
    • Tristan et Yseult sous le pin, découvrant le roi Marc par son reflet dans la source.


burne jones Cycle Persee 10 1887 The-Baleful-Head-Southampton City Art Gallery detail,
Dans le reflet, le visage aux yeux clos du monstre autrefois terrifiant répond au problème implicite de la série : la synthèse entre les deux sexes est possible, mais dans le narcissisme et la mort.

Il n’est pas inutile de mentionner qu’Andromède a les traits de Mary Zambaco, l’amour impossible du peintre, tandis que Méduse ressemble à Georgina, son épouse légitime [5a].



Références :
[1] Le Roman de la Rose, édition Pierre Marteau, 1879, Tome IV,  https://www.gutenberg.org/cache/epub/44713/pg44713-images.html
[2] « A man of Cyprus, a sculptor named Pygmalion, made an image of a woman, fairer than any that had been seen, and in the end came to love his own handiwork as though it had been alive: wherefore, praying to Venus for help, he obtained his end, for she made the image alive indeed, and a woman, and Pygmalion wedded her. »
[3] The heart desires, the hand refrains, the godhead fires, the soul attains
[5] Liana De Girolami Cheney « Edward Burne-Jones Mythical Paintings »

A poil et en armure

5 novembre 2023

Un titre trivial pour une situation qui ne l’est pas moins : le comble du vêtement – l’armure qui couvre le corps jusqu’à le caricaturer – contre l‘absence de tout voile. Cette situation électrique est aussi un choc de textures, et de deux manières de renvoyer la lumière : comme l’acier ou comme la blancheur.

Cet article retrace les différents prétextes que les peintres ont trouvés pour justifier une collision improbable.



Mars et Vénus


Mars Venus 1497 Andrea Mantegna - The Parnassus
Mars et Vénus (Le Parnasse, détail)
Andrea Mantegna, 1497, Louvre

L’armure et la nudité sont les attributs habituels de Mars et de Vénus. Autant on les montre ainsi lorsqu’ils sont séparés, autant lorsqu’ils sont ensemble on les représente la plupart du temps en tant qu’amants, nus ou légèrement vêtus, Mars gardant à la rigueur son casque.

C’est parce que Le Parnasse constitue une sorte de galerie officielle des Dieux que Mantegna a choisi cette représentation symétrique, qui permet de comparer visuellement :

  • le casque et la chevelure ;
  • la cape et le ruban ;
  • la lance et la flèche ;
  • la cuirasse et le torse.

Mais nous ne sommes pas encore dans une confrontation de matière entre l’acier et la chair.


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Mars Venus 1482-1516 Giulio Campagnola (attr) Brooklin MuseumGiulio Campagnola (attr), 1497-1516, Brooklin Museum Mars Venus 1509-16 Jacopo-Barbari NGAJacopo de Barbari, 1509-16, NGA

Ces deux suiveurs n’y pensent pas non plus.


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1500-10 Giovanni Battista Palumba A2 Vulcan forging a winged helmet with Mars and Venus British museumVulcain forgeant un casque ailé, avec Vénus et Mars
Giovanni Battista Palumba (maître IB), 1500-10, , British Museum 

Cette gravure, avec son nu féminin vu de dos, très audacieux pour l’art italien de l’époque, nous montre Mars visiblement attiré par Vénus (la branche suggestive qui perce l’armure derrière lui), tandis que le mari légitime se contente de pilonner un casque, sans prendre garde au petit Cupidon dans son dos.

Bien que la chair nue reste disjointe du métal, leur voisinage commence ici à participer à la charge érotique.


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Mars Venus 1560 paris-bordone Kunsthistorisches Museum AMars et Vénus couronnés par la Victoire Mars Venus 1560 paris-bordone Kunsthistorisches Museum BVénus, Mars, Flore et Cupidon

Allégories, Paris Bordone, 1560, Kunsthistorisches Museum, Vienne

La technique des Vénitiens pour représenter le métal permet enfin d’obtenir la première confrontation remarquable. Ces allégories assez obscures faisaient partie d’une série de dix scènes érotico-mythologiques destinées à un cabinet d’Augsbourg.

Dans les deux conservées, Vénus est représentée de la même manière, selon le type de la courtisane vénitienne, blonde, à la poitrine nue et montrant sa cuisse.

Mars en revanche est très différent : on pense que le jeune homme imberbe, très individualisé, est le commanditaire. C’est sans doute un choix de celui-ci de se faire représenter en armure, à la manière des portaits de noble. Car cette carapace noire et hermétique vient plutôt contrarier le thème. Il s’agit de célébrer la victoire de l’Amour sur la Guerre, comme le montrent les nombreux symboles nuptiaux : les deux couronnes de myrte, l’arc et le carquois remplacés par un panier de roses dans les mains de Cupidon, l’échange de roses et l’offrande d’un coing, emblème classique du mariage [1].


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Veronese, Paolo, 1528-1588; Mars and Venus with Cupids and a HorseMars désarmé par Vénus
Copie XVIIème d’après Véronese, National Trust, Stourhead

Véronèse a traité a plusieurs reprises le thème du couple de Mars et de Vénus, mais cette composition des années 1570 (connue par cette copie et une gravure) est la seule à représenter Mars en armure. La raison découle du sujet : Vénus s’attaque à la cuirasse tandis qu’un amour retient le cheval et que l’autre finit de déshabiller la déesse. Le geste inverse de Mars, tenant de se remonter sa cape, est donc voué à l’échec : le guerrier se résigne, mélancoliquement, à passer à la casserole.


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Mars Venus 1610-12 sisto-badalocchio-rouen-musee-des-beaux-artsMars et Vénus
Sisto Badalocchio, 1610-12, Musée des Beaux-arts, Rouen

Dans cette composition en revanche, Mars n’a aucune réticence à tomber l’armure en vitesse. En bas à droite un amour escamote le glaive de la Guerre tandis qu’à gauche, sous le rideau, un autre nous montre d’un air entendu le carquois bourré de flèches de l’Amour.


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Mars Venus 1612 Rubens Los Angeles, Getty MuseumLe retour de la guerre : Mars désarmé par Vénus
Rubens et Jan Brueghel l’Ancien, vers 1612, Getty Museum, Los Angeles

Les deux peintres ont cumulé leurs talents, l’un pour la somptuosité de personnages, l’autre pour la profusion de la nature morte. D’emblée la composition se place sous le signe de l’humour, puisque ces préliminaires galants ont lieu en au fin fond des forges de Vulcain, le mari légitime : l’enclume vide dit son absence et la cloche le moque.

La partie « nature morte  » accumule les allusions :

  • du côté de Mars, les fûts de canon braqués dans toutes les directions, la poire à poudre et la collection de bandoirs à manivelle l’exhortent à des coups redoublés ;
  • derrière Vénus, la collection de mors affiche que la Tempérance n’est pas de mise ;
  • devant eux, les deux cochons d’Inde signalent qu’il est temps de se déshabiller (les feuilles de vignes qu’ils rongent) avant de déguster les délices de l’Amour (les grappes).

C’est à cet effeuillage de Mars que s’emploient les amoretti, l’un s’attaquant à sa sandale, un autre à son épée, un autre à son bouclier, tandis que Vénus, en haut de la pyramide, se réserve d’enlever le casque.

Ce qui est intéressant pour notre thème est qu’elle touche le casque, s’appuie sur la cuirasse et frôle la jupe au travers de trois tissus différents, comme si le contact direct entre le métal et la peau féminine était jugé trop vulgaire, ou trop sensuel.


Mars Venus 1613-14 rubens Comparaison Couronnement du heros Alte Pinakothek München INVERSELe couronnement du héros vertueux par la Victoire (inversé)
Rubens, 1613-14, Alte Pinakothek, Münich

Dans la même période, Rubens réalise un de ses très rares pendants (voir Les rares pendants de Rubens) : à un Hercule ivre soutenu par un satyresse et un satyresse, il oppose un Héros vertueux couronné par la Victoire (un « Chevalier chrétien » d’après l’inventaire de 1640 ( [2], p 66)), ici inversé pour favoriser la comparaison :

  • La posture du guerrier est pratiquement identique, mis à part le bras droit qui tient la lance : levé pour faire écho au bras droit de la Victoire et baissé pour dégager l’échappée vers le paysage.
  • Celle de la femme nue a été plus profondément modifié, puisque la Victoire abaisse la couronne de lauriers tandis que Vénus soulève le casque.
  • La grappe de raisin, qui se justifie par le contexte bachique du pendant, est plus incongrue dans le Mars et Vénus, seul élément naturel perdu au milieu des artefacts (avec le couple de cochons d’Inde).

Ces points de comparaison tendraient à prouver que le pendant bachique précède le Mars et Vénus (la chronologie exacte n’est pas établie).

Pour le sujet qui nous occupe, on remarquera que :

  • la cuirasse du Chevalier Chrétien reflète une fenêtre (la lumière divine) et est en contact direct avec le sein nu de la Victoire ;
  • la cuirasse de Mars reflète le corps de Vénus, mais fait contact au travers d’un tissu.

De même, la main gauche du chevalier touche directement la hanche de la Victoire, totalement nue mis à part un bout de linge pudique ; alors que la main gauche de Mars touche la hanche de Vénus à travers son voile, qui serpente de la tête au sexe.


Tous ces points vont à contresens des intentions alléguées : le tableau supposément moral est plus risqué que le tableau supposément érotique. Les ailes de la Victoire, qui en font une allégorie et non une femme réelle, suffisent-elles à justifier ces audaces ? C’est plus probablement la destination des deux oeuvres qui joue : un pendant à usage privé dans un cas (il est resté jusqu’à la mort du peintre dans sa collection personnelle), un tableau officiel dans l’autre.


Mars Venus 1630-35 Rubens Dulwich Picture GalleryMars et Vénus
Rubens, 1630-35, Dulwich Picture Gallery

Rubens n’a en tout cas jamais peint d’autre contact rapproché entre un corps féminin et une armure. Dans ce tableau familial, les deux amants sont prudemment séparés par le rideau rouge, et par le Cupidon goulu qui monopolise la poitrine de sa mère, tandis que Mars fait tapisserie.


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venus, mars et amour, le guerchin 1615-1616 Galerie Estense de Modene

Mars et Vénus
Le Guerchin, 1615-16, Galerie Estense, Modène

Cupidon est ici totalement dans le camp de Vénus : son arc est parallèle au carquois qu’elle touche de la main droite, sa flèche est parallèle à l’index de sa main gauche, qui menace le spectateur (sur ce motif, voir1 Sous l’oeil de l’archer). Mars est au contraire dans le camp adverse, celui des hommes que transpercent les flèches de l’Amour.

L’opposition entre armure et chair nue vaut ici avertissement : aucune cuirasse n’est invulnérable à l’Amour.


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Jan Lievens,  Mars and Venus

Mars et Vénus
Lievens, 1653, Stiftung Preussische Schlösser und Gärten Berlin-Brandenburg

« La nature sensuelle de l’image se révèle au premier regard. Ce tableau d’extérieur capture un moment intime : Vénus nue regarde rêveusement son amant en armure, qui se penche et étend le bras pour lui caresser un sein. Mars est tellement enchanté par les charmes de Vénus qu’il ne la voit pas confisquer son bâton de commandement – dans une référence ouvertement phallique – pas plus que les trois putti qui lui prennent son épée et son casque à plumes. Le putto en bas à droite tire l’épée du fourreau dans un mouvement qui expose ses organes génitaux de chérubin, tout comme sa cuirasse est une version miniature de celle de Mars. » [3]

Comme l’a montré Jacquelyn N. Coutré, le portrait historié était à la mode à la cour d’Orange. Aussi étrange que cela puise nous paraître, c’est bien Louise Henriette d’Orange-Nassau et son époux l’électeur du Brandebourg Friedrich Wilhelm qui prennent ces poses ouvertement érotiques, à la guise des divinités de l’Amour et de la Guerre. Le tableau s’inspire probablement d’un Mars et Vénus de Rubens, disparu en 1945, peint vers 1617 pour la génération précédente de la famille d’Orange.

Ici, l’inversion de l’ordre marital, immuable dans les portraits de couple, est à la fois un hommage au pouvoir vénusien et une manière de souligner le caractère allégorique de la scène : l’union des deux souverains, comme celle des deux divinités, apporte la Paix à leurs sujets.


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Mars Venus 1776 Allegory of Peace and War Pompeo Batoni Art Institute Chicago

Allégorie de la Guerre et de la Paix
Pompeo Batoni, 1776, Art Institute Chicago

La composition oppose le dragon du casque à la tresse, la lame au rameau d’olivier, la cuirasse à la poitrine nue, la main crispées sur le pommeau à celle qui effleure la garde, la Force à la Tendresse.


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Etty, William, 1787-1849; Venus, Cupid and Mars1836-37, National Trust, Anglesey Abbey Mars Venus 1800xx EttyNon daté, collection particulière

Mars et Vénus, William Etty

Fortement influencé par les matières somptueuses de Rubens, Etty trouve dans les sujets mythologiques une manière d’introduire auprès d’un public puritain les nus féminins dont il a fait son miel. Mais l’audace ne va pas jusqu’à frotter la peau à la cuirasse.


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chevalier 1920 Leopold Reutlinger

L’Armure
Leopold Reutlinger, 1920

Un siècle plus tard, les jambes voilées de gaze frôlent la cuisse d’acier, les mains douces s’attaquent au gantelet : dans le contexte de l’immédiate après-guerre, le spectateur n’avait pas trop de mal à reconnaître dans cette photo suggestive le vieux thème de Vénus désarmant Mars.


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Chevalier 1945 jantzen

Vienne le jour merveilleux…
Publicité pour les gaines Jantzen, 1945

A la fin du conflit suivant, il s’agit de préparer le retour prochain du héros à la maison, et de l’accueillir avec la tenue de combat qui rend toutes les femmes « minces et adorables ».



Persée et Andromède

Perseus and Andromeda 0000 fresque PompeiPersée et Andromède d’après Nicias, fresque de Pompéi

Dans les représentations antique du mythe, le décorum veut que le héros soit nu et la princesse habillée.


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1570-72 Vasari Florenz, Palazzo Vecchio

Persée et Andromède,
Vasari, 1570-72, Palazzo Vecchio, Florence

A la Renaissance, les conventions s’inversent : le héros se déguise en soldat romain et la princesse en statue antique, ce que justifie faiblement le texte d’Ovide : « si le souffle léger des Zéphyrs n’eût pas agité ses cheveux, si des pleurs n’avaient pas coulé de sa paupière tremblante, il l’aurait prise pour un marbre, ouvrage du ciseau. »

Les nymphes dénudées, quant à elles, sortent strictement du texte des Métamorphoses qui décrit la naissance du corail à partir des algues et du sang de la Gorgone :

« Persée lave dans l’onde ses mains victorieuses, et de peur que les cailloux ne blessent la tête aux cheveux de serpents, il couvre la terre d’un lit de feuilles tendres, sur lesquelles il étend des arbustes venus au fond de la mer ; c’est là qu’il dépose la tête de la fille de Phorcus. Ces tiges nouvellement coupées, et dont la sève spongieuse est encore pleine de vie, attirent le venin de la Gorgone, et se durcissent en la touchant ; les rameaux, le feuillage contractent une roideur qu’ils n’avaient point encore. Les nymphes de la mer essaient de renouveler ce prodige sur d’autres rameaux, et à chaque fois se réjouissent d’y avoir réussi. À diverses reprises, elles en jettent les débris dans les eaux, comme autant de semences. » Ovide, Les Métamorphoses, Livre IV, chapitre V

Le panneau de Vasari était d’ailleurs accroché sur la porte du cabinet contenant la collection de coraux du duc de Toscane.


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Perseus and Andromeda 1639-40 Rubens Prado

Persée et Andromède, Rubens et Jordaens, 1639-40, Prado

Cette oeuvre a été commandée par Philippe IV pour la Palais de l’Alcazar de Madrid, comme allégorie de la puissance de la monarchie espagnole ; ce pourquoi Persée porte ici une armure contemporaine. La scène de la délivrance se prête peu à un contact rapproché, mais la cuissarde frôlant la cuisse est néanmoins évocatrice d’un rapprochement de conjoints, sous le double patronage de l’Amour et du Mariage, Cupidon avec son carquois et Hymen avec sa torche.


Perseus and Andromeda 1639-40 Rubens Prado detail
L’insistance sur l’anneau et le dénouage matériellement impossible sont une manière subtile de signifier que le lien s’est substitué à la chaîne : plutôt que la délivrance d’Andromède, c’est son enjeu et son résultat, à savoir l’union avec Persée, qui est ici célébrée.


Laissé inachevé à la mort de Rubens, le tableau a été achevé par Jordaens.


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1884-85-Edward_Burne-Jones_-Serie-perseus-8-The-rock-of-doom-Southampton-City-Art-Gallery-SouthamptonLe rocher du destin (the rock or doom) , 8ème panneau du cycle de Persée et Andromède
Edward Burne-Jones, 1884-85, Southampton City Art Gallery, Southampton

Les enjeux esthétiques de ce cycle sont multiples (voir Comme une sculpture (le paragone) et 1 Le Bouclier-Miroir : scènes antiques ). Pour ce qui nous intéresse ici, notons que Burne-Jones invente une armure organique qui souligne les lignes du corps au lieu de les casser : adolescent androgyne, double métallisé d’Andromède, Persée repousse de la main le phallus rocheux auquel elle est assujettie.


1888-Edward_Burne-Jones_-Serie-perseus-9-The-doom-fulfilled-Southampton-City-Art-Gallery-Southampton.Le destin accompli (the doom fulfilled), 9ème panneau du cycle de Persée et Andromède
Edward Burne-Jones, 1884-85, Southampton City Art Gallery, Southampton

La suite du cycle laisse entendre que Persée n’en a pas fini avec les complexités de l’autocastration.


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Perseus and Andromeda 1890 Charles Napier KennedyPersée et Andromède, 1890, Charles Napier Kennedy

A côté de ces ambiguïtés, les personnages en celluloïd de Kennedy sont d’une simplicité reposante : comme dans tout couple victorien, l’homme y est orthogonal à la femme, séparé par un bouclier et ne la touchant que du bout des lèvres. Ce héros britannique est si craint qu’il n’a même pas besoin d’épée pour tenir en respect le monstre marin : l’ostension de ses victoires passées suffit.



Angélique et Roger

L’épisode est tiré du Roland Furieux de l’Arioste (début 16ème siècle), qui démarque ouvertement le mythe d’Andromède et Persée. Les premières illustrations sont panoramiques, et montrent Roger sur son hippogriffe (qui remplace Pégase), l’orque marine et sa pâture, Angélique nue enchaînée au rocher. Cette jeune princesse « toute nue, tout aussi charmante que la nature l’avait formée, n’avait pas un seule voile qui pût couvrir les lys et les roses vermeilles placées à propos où leur éclat pouvait embellir un si beau corps », et elle provoqua aussitôt « l’amour et la pitié » dans le coeur de Roger, qui « eut peine à retenir à ses larmes ».

L’idée de confronter la nudité de la victime à l’armure du héros ne vient pas de l’épisode principal, Angélique sauvée de l’orque (chants X), mais de sa suite immédiate (chant XI), qui en constitue le retournement.

Angelique 1862 by Adolphe Pierre François Leofanti

Angélique sauvée par Roger
Adolphe Pierre François Leofanti, 1862, collection particulière

Déjà, pendant le vol, le héros avait senti sa fureur contre le monstre se transformer en une certaine ardeur :

« Roger, plein de joie et d’amour, et qui sent cette jeune beauté derrière lui, se retourne souvent, et couvre de ses baisers brûlants ces yeux charmants, ranimés par sa délivrance, et ce beau sein qu’il sent encore palpiter. » ( [4], p 34)

Dès l’atterrissage, la situation se tend :

« A peine est-il descendu, que mille nouveaux désirs se succèdent. Il ne se connaît plus ; il sait seulement que des armes dures et incommodes arrêtent ou du moins retardent son bonheur; il les arrache à la hâte, et les disperse de tous côtés. Jamais il n’eut tant de peine, jamais il ne se trouva si maladroit pour s’en débarrasser. Son ardeur pétulante trouble sa tête, égare sa main, qui souvent pour délier le nœud d’une attache, en forme deux plus serrés encore. » ([4], p 35)


Angelique 1623-24 Angélique se cache de Roger avec l’anneau Billivert Giovanni entre 1623 et 1624 Florence, Palais Pitti, Galerie Palatine

Angélique se cache de Roger grâce à son anneau
Giovanni Billivert, 1623-24, Galerie Palatine, Palais Pitti, Florence

Billivert montre à la fois ce dénouage hasardeux, l’hippogriffe qui repart, et Angélique, à qui Roland avait confié un anneau magique, sur le point de le placer dans sa bouche, ce qui va la rendre invisible et sauver sa vertu.



Angelique 1623-24 Angélique se cache de Roger avec l’anneau Billivert Giovanni entre 1623 et 1624 Florence, Palais Pitti, Galerie Palatine detail
L’image rend compréhensible l’idée qui sous-tend le texte : si la disparition d’Angélique coïncide avec la disparition de l’anneau, c’est que, d’une certaine manière, Angélique est assimilable à l’anneau : pour échapper au viol, il faut qu’elle s’avale elle-même.

Dans cette version du tableau, le voile aurait été rajouté suite aux critiques de la grande duchesse Christine de Lorraine, dont un texte d’époque raconte un dialogue savoureux avec le peintre :

« Alors tu es ce brave homme qui a fait un tableau pour mon fils, qui est jeune et aussi cardinal, avec une femelle qui montre toutes ses parties honteuses ! Après l’avoir laissée dire, il lui avait répondu : elle montre son dos, et moi je ne savais pas que les femmes sont honteuses, sauf par devant. » [5]

Ce bon mot, probablement inventé, montre que la question de la pénétration déjouée, et de l’anneau mis en sécurité, était bien le centre de l’histoire.

Loin de se repentir de sa tentative de viol, Roger se montre d’ailleurs très dépité de la perte de cet objet :

« Ingrate beauté, s’écrie-t-il, est-ce donc là le prix que tu me donnes ! aimes-tu donc mieux m’arracher cet anneau par surprise que le recevoir de ma main? Eh! ne te l’aurais-je pas donné, si tu l’avais désiré ? ce bouclier, ce cheval ailé, moi-même, tout n’était-il pas à toi pour en disposer en souveraine? ([4], p 38)



Angelique 1623-24 Angélique se cache de Roger avec l’anneau Billivert Giovanni Florence Offices

Offices, Florence

Billibert a produit d’autres versions pratiquement identiques, hormis le voile. C’est peut être sur le rapport visuel trop étroit entre cet anneau magique (prétendûment nuptial) et un orifice plus secret, que se fondaient les réticences de la Grande duchesse [6].


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Angelique 1640-45 s’apprête à disparaître devant Roger - Cecco Bravo Chicago, Smart Museum of Art

Angélique s’apprête à disparaître devant Roger
Cecco Bravo, 1640-45, Smart Museum of Art, Chicago

Dans cette composition évanescente, tout est subtilement suggéré :

  • qu’Angélica a déjà mis dans sa bouche l’anneau, puisqu’on ne le voit plus sur sa main ;
  • qu’elle est sur le point de s’évanouir, comme l’hippogriffe dans le lointain, la montagne dans la brume, et sa propre chair dans l’ombre – trois manières de traduire visuellement la métaphore du texte : « elle disparaît aux yeux de l’amoureux paladin, comme le soleil s’enveloppe sous le voile d’un épais nuage. »

Cecco Bravo pousse à la limite la tension qui nous occupe : tandis que Roger échoue à se dévêtir de son armure, Angélique réussit à subtiliser jusqu’à sa propre nudité.


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Angelique 1876 La délivrance. Roger et Angélique Joseph Paul Blanc PBA Lille

La délivrance (Roger et Angélique)
Joseph Paul Blanc, 1876, PBA, Lille

Dans cette composition très étudiée, un tissu évite le contact direct entre Angélique et le rocher, tout comme le métal de la jambière, de la jupe et de la cuirasse évite le contact direct avec la peau de son sauveur. Au deux chimères réussies – le cheval ailé et le tigre à queue de poisson – s’opposent deux unions contrariées : de la femme avec le rocher, de la femme avec le guerrier.


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Angelique 1880 Böcklin Museum Kunstpalast, Dusseldorf

Roger sauve Angélique des griffes du dragon (Ruggiero befreit Angelica aus den Klauen des Drachen)
Böcklin, 1880, Museum Kunstpalast, Düsseldorf (disparu en 1945)

Böcklin, qui avait déjà traité le thème en version panoramique en 1873, y revient ici en cadrage étroit et en contreplongée, dans une composition bizarre qui confine à la caricature. On a dit [7] qu’il s’agissait d’une sorte de satire des lourdeurs du wagnérisme, dans lequel on tentait alors de l’enrôler, une exagération délibérée des héroïnes éplorées et des chevaliers aux larges épaules.

Il me semble que cette composante humoristique n’épuise pas la dimension expérimentale du tableau. Entre la femme nue aux membres fermés et le chevalier noir aux membres ouverts, le tissu rouge constitue à la fois une idée prosaïque (une serviette pour sécher et réchauffer la rescapée) et un symbole astucieux (la cape du chevalier prend possession de la femme sans défense). L’image est à lire comme une sorte de gageure graphique, dans laquelle Böcklin a cherché à superposer les deux épisodes contradictoires : le sauvetage et le viol.

D’où l’ironie du titre : Angélique n’échappe aux griffes du dragon que pour tomber dans les pattes de Roger.

Ainsi, son visage exprime non seulement la terreur rétrospective, mais aussi la crainte de ce qui la menace. De même, la face sombre de Roger anticipe son noir dessin. Sous l’entrejambe de la jeune femme, le cou sectionné du monstre, d’où jaillit un jet rouge, évoque le combat passé, mais aussi la défloration annoncée, puis le désir interrompu : sous l’entrejambe de Roger, la grimace déçue du monstre traduit comiquement leur double échec, d’engloutir et d’être englouti.



Angelique 1880 Böcklin Museum Kunstpalast, Dusseldorf detail
Ainsi la jonction impossible de la peau nue et de l’acier, en haut, se conclut en bas par une coupure sanglante.


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Perseus and Andromeda 1900 Lovis Corinth musée Georg Shäffer munich

Persée et Andromède
Lovis Corinth, 1900, musée Georg Shäffer, Münich.

Vingt ans plus tard, Corinth s’approprie l’idée de la cape-serviette de Böcklin, et s’en démarque par le nom du couple, désormais interchangeable. Il élude le risque comique en plaçant la gueule du monstre en hors champ.



Perseus and Andromeda 1900 Lovis Corinth musée Georg Shäffer munich schema
Les griffes vides matérialisent le transfert de propriété entre les deux cuirassés.



Perseus and Andromeda 1901 Lovis Corinth

Persée et Andromède
Lovis Corinth, 1901, collection particulière

Dans cette variante peu fine, le geste de défense d’Andromède a sans doute quelque rapport avec l’hypertrophie de la lance.



Amoretta et Britomart

Ce sujet typiquement anglais est tiré de « The Faerie Queene » d’Edmund Spenser (1570).

Amoretta 1792 The Freeing of Amoret gravure de Francesco Bartolozzi d'apres John Opie British MuseumLa libération d’Amoretta, gravure de Francesco Bartolozzi d’apres John Opie, 1792, British Museum

Amoretta a été enchaînée par le magicien Busirane (la baguette et le grimoire écrit avec le sang de l’innocente jeune fille), qui n’a pas manqué de la torturer (le poignard). Au centre s’interpose un chevalier en armure, Britomart.


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Amoretta 1783 avant Fussli Britomart Delivering Amoretta from the Enchantment of Busirane Goethe Haus FrankfurtBritomart délivrant Amoretta de l’Enchantement de Busirane
Füssli, 1824, Goethe Haus, Francfort

Un artiste aussi retors que Füssli ne pouvait manquer d’exploiter ce qu’Opie ne montre pas : que Britomart est en fait une jeune fille habillée en chevalier. Il inverse la composition et illustre tout autre chose : une dominatrice rousse qui élève son épée contre un vieil homme tombé à terre, avec sa baguette impuissante. A droite, la belle Amoretta, enchaînée dans une posture en miroir, est en fait l’image dénudée de Britomart.

Ainsi le tableau ajoute les charmes du déshabillage à ceux du travestissement.


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Britomart Redeems Faire Amoret exhibited 1833 by William Etty 1787-1849

Britomart rachète la loyale Amoretta (Britomart Redeems Faire Amoret)
Etty, 1833, Tate Britain.

Dans ce tableau qu’il considérerait comme une de ses oeuvres majeures, Etty revient à l’alibi moral qui lui permettait de faire accepter ses nus féminins à une Angleterre qui les avait prohibé depuis 1787 [8]. Dans l’épopée de Spencer, Amoretta symbolise la Vertu conjugale et l’héroïque guerrière Britomart représente à la fois la Chasteté et la Reine vierge, Elizabeth I.

Tout en édulcorant la violence de la scène, Etty améliore la fidélité au récit puisque Britomart intervient au moment précis où Busirane va poignarder la captive. Sa natte chinoise, l’arcade orientale et les motifs païens de la colonne ajoutent à la guerrière la touche très britannique d’un Saint Georges, combattant le Mal sous toutes ses formes.


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Amoretta 1854 Britomartis Unveiling Amoret Joseph Pitts Porcelaine de Coalport National Museums Liverpool

Britomar dévoilant Amoretta (Britomartis Unveiling Amoret)
Joseph Pitts, Porcelaine de Coalport, 1854, National Museums, Liverpool

Au second degré, le groupe reprend l’idée de Füssli, selon laquelle Amoretta n’est autre que la féminité cachée de Britomart, qui se dévoile en quelque sorte elle-même. Au premier degré, la scène joue habilement avec les conventions de l’époque : un chevalier déshabillant une femme aurait été très choquant, mais si ce chevalier est une fille, pas de problème :

« L’utilisation de la porcelaine de Paros intensifie la sensualité du tissu et de la peau nue d’Amoretta, tout en soulignant la pureté suprême des deux femmes. Cette représentation est fidèle au texte de Spenser, où le couple s’engage dans une conversation intime et érotique. Notamment, après la révélation que Britomart est une femme, Amoretta l’invite dans son lit pour « de dures aventures entre elles seules », une expression typique, dans la littérature de l’époque, pour évoquer le contact érotique entre femmes De telles relations intimes étaient généralement acceptées et considérées comme une démonstration « innocente » de liens émotionnels intenses entre compagnes. Ils étaient considérés comme un moyen de préserver la chasteté féminine et de se préparer aux exigences sexuelles de la vie conjugale, et non à l’infidélité. » [9]


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Britomart-and-Acrasia.-The-Faire-Queene-Khnopff 1892 Musee royaux d'art et d'histoire

Acrasia et Britomart (The Faire Queene)
Khnopff, 1892, Musées royaux d’art et d’histoire, Bruxelles

Le pendant oppose, dans des poses symétriques, le Plaisir charnel et la Vierge cuirassée.



La Demoiselle et le Chevalier

Menzel 1867 Blindekuh Colin maillard gouache coll part

Colin maillard (Blindekuh)
Menzel, 1867, lithographie

On doit à Menzel des études d’armure d’une bluffante virtuosité, réalisées entre 1861 et 1865 dans la salle de la Garde du Corps du château de Berlin. Il met ici son savoir-faire au service d’un sujet de genre original, où la visière transpose le foulard du jeu de colin-maillard : en la soulevant, la dame va savoir qui se cache sous l’armure.

Bien que le titre ne le dise pas, il s’agit en fait d’un conte populaire, Le Bourreau de Bergen (Der Scharfrichter von Bergen) [9a] : au cours d’un bal masqué donné à Francfort pour l’élection de l’Empereur, son épouse danse agréablement avec un chevalier noir de belle prestance. A la fin du bal, lorsque tous les masques sont tombés, il est obligé de la laisser relever sa visière, et tout le monde reconnaît le bourreau de Bergen. Pour laver l’offense faite à l’impératrice, il propose à son époux la seule solution : le faire chevalier sur le champ. Ainsi le faux noble devient un vrai, et l’audace efface l’infamie.



Menzel 1867 Blindekuh Colin maillard coll part

Colin maillard (Blindekuh)
Menzel, 1867, collection particulière

Ce tableau est une élaboration de la même histoire, délibérément énigmatique : la cuirasse est étincelante et non pas noire, l’impératrice a pour déguisement ses cheveux dénouées et une couronne de fleurs. Le moment montré est celui où le faux chevalier se détourne pour éviter de se laisser démasquer.

Menzel a rajouté deux éléments insolites :

  • le garde barbu qui nous fixe, à l’arrière-plan ;
  • le bouquet qui s’attaque à la visière, et se fait sentir à travers elle.



Menzel 1867 Blindekuh Colin maillard coll part schema

La composition donne une clé de lecture :

  • à droite, la main nue posée sur l’amure fait pivot entre la main nue du garde et la main gantée du faux chevalier : on comprend alors que ce soldat vulgaire n’est autre que l’image démasquée du bourreau ;
  • à gauche les deux mains nues créent un parallèle entre l’épée et le bouquet, autrement dit les deux accessoires de déguisement : pas plus que le chevalier n’en est un vrai, l’impératrice n’est une jeune fille libre de conter fleurette.

Le titre « colin-maillard » invite à un niveau plus profond de lecture : le principe du jeu est de suppléer par le Toucher à la suppression de la Vue ; ici l’armure supprime le Toucher, suppléé à son tour par l’Odorat.


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Chevalier 1870 Millais The Knight Errant Tate Britain premiere version reconstitution

Le Chevalier Errant (reconstitution de la première version)
Millais, 1870, Tate Britain

Lors de sa présentation à la Royal Academy en 1870, le tableau était accompagné d’un texte explicatif dans le catalogue : « L’ordre des chevaliers errants a été institué pour protéger les veuves et les orphelins et pour secourir les demoiselles en détresse» [10].

L’alibi moral n’empêcha pas le scandale : pour la seule et unique fois où il tentait un nu féminin, Millais avait choisi, un peu innocemment, la formule la plus explosive : une femme nue et un chevalier à l’épée échangeant des regards entendus de part et d’autre d’un gros bouleau.

Devant le feu des critiques, Millais découpa le torse d’Angélique et le prit pour base d’un autre tableau, La martyre de Solway, dont la radiographie a permis de retrouver la direction initiale du regard [11].


The Knight Errant *oil on canvas *184.1 x 135.3 cm *1870

Le Chevalier Errant (retouché en 1871)
Millais, 1870, Tate Britain

La genèse de ce sujet problématique vient certainement de l’intention de transposer dans le monde médiéval le mythe, très à la mode à l’époque, de Persée et Andromède. Pour aider à la compréhension, Millais a multiplié les détails narratifs, mais qui passent inaperçus dans le décor ;

  • côté féminin, le croissant de lune et un bout de robe ;
  • côté masculin, un torse transpercé et deux voleurs mis en fuite.

La version retouchée trouva finalement un acquéreur en 1874 : c’est donc moins la confrontation entre le nu et la cuirasse qui clochait, que l‘affrontement équilibré des volontés. Une fois redevenue victime honteuse et subsidiaire, la femme nue ne choquait plus.



Chevalier 1870 Millais The Knight Errant Tate Britain detail
Et sa chevelure dénouée, symbole de provocation sexuelle, reprenait le rôle pudique de voile de sa nudité.


1898, Edmund J. Sullivan La Verite et le Prince des mensonges Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 photo George P. Landow

La Vérite et le Prince des mensonges
Edmund J. Sullivan, 1898, Illustration pour Sartor Resartus de Carlyle, p. 15 (photo George P. Landow)

Le miroir, ajouté dans les mains de la femme pour symboliser la Vérité, transforme la composition en un motif beaucoup plus complexe que celui de Millais (voir 4 Fatalités dans le rétro ). Fermement tenu en main, il est l’instrument de la victoire de la Femme contre la Mort, qui laisse tomber son épée.


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Le_Chevalier_aux_Fleurs_1894_Georges_Rochegrosse Musee Orsay

Le Chevalier aux Fleurs
Georges Rochegrosse, 1894, Musée d’Orsay

Le wagnérisme produit en France cette spectaculaire composition florale. Dans l’acte 2, scène 2 de Parsifal, le héros met en fuite les chevaliers de Klingsor puis s’égare dans le jardin que la sorcière Kundry a peuplé de séduisantes filles-fleurs. Comme tout paladin qui se respecte, il résiste à leurs tentations et reste chaste, malgré le tripotage de son pommeau.

L’armure ne sert plus ici de conducteur érotique, mais d’isolant. L’effet de miroir de la cuirasse (voir 3 Reflets dans des armures : Pays du Nord) confère un zeste d’invisibilité à cette superposition réussie du héros teutonique à notre Pucelle nationale.


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Chevalier 1894 Max Slevogt Frau Aventure, Städel Museum, FrancfortDame Aventure (Frau Aventure)
Max Slevogt, 1894, Städel Museum, Francfort

Le motif resurgit la même année de l’autre côté du Rhin, probablement sous l’influence non pas du Chevalier errant de Millais, mais du Roger et Angélique de Böcklin, qui avait été exposé à Münich en 1890. La scène semble avoir été inventée par Slevogt, sans référence à une source littéraire précise : Frau Aventure est un personnage du Parzival de Wolfram von Eschenbach (chap 433) mais dans un contexte qui n’a rien à voir avec la violence ambigüe de la scène représentée : on a l’impression que la femme tente de protéger son cou de l’étranglement, mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’une victime qu’on relève.


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Chevalier 1903 Max Slevogt Der Ritter und die Frauen , Staatliche Kunstsammlungen Dresden

Le Chevalier et les femmes (Der Ritter und die Frauen)
Max Slevogt, 1903 , Staatliche Kunstsammlungen, Dresden

Cette composition est tout aussi ambigüe, entre le viol collectif perpétré par un guerrier fou, et le chevalier tentant d’échapper à une escouade de putains. La femme près de rideau pourrait tout aussi bien appeler des gardes à l’aide ou d’autres courtisanes à la rescousse.

C’est en fait l‘interprétation morale qu’il faut retenir, celle du combat de la Vertu contre les Vices [12].


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Chevalier 1911 avant Carl von Marr Dans le jardin magique coll partDans le jardin magique, avant 1911 Chevalier 1912 Carl von Marr Adam et Eve Ritter und junges Weib coll partAdam et Eve en costume moderne, 1912

Carl von Marr, collection particulière

Dans ces deux oeuvres d’un peintre germano-américain, la vieille Europe se frotte au Nouveau Monde et le wagnérisme aux temps modernes : le chevalier à la lance tantôt prête allégeance à la Féminité, tantôt la salue par un vigoureux shake hand.


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alexander-rothaug_der-schwarze-ritter_coll part

Le chevalier noir (der schwarze Ritter)
Alexander Rothaug, non daté, collection particulière

La composition établit une certaine équivalence entre :

  • chevelure et crinière, ligature et bride, victime et monture, du côté des dominés ;
  • écorce et armure, du côté des dominants.


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Chevalier 1910 Kalmakoff Nicholas - Death and the maiden

La Mort et la Jeune Fille
Nicholas Kalmakoff , 1910, collection particulière

Un guerrier sortant des flammes relève sa visière et son gantelet pour montrer qui il est vraiment. Ainsi le chevalier, qui normalement sauve la demoiselle en détresse, se revèle être sa plus cruelle ennemie. Kalmakoff a le génie de rendre malsains les thèmes éculés : dans La Jeune Fille et la Mort, le squelette est sensé arracher la jeune fille aux plaisirs de la vie. Ici nous est montré l’inverse : le jeune fille enlaçant la genouillère du guerrier, pour l’empêcher d’aller détruire plus loin et pour le retenir auprès d’elle, jalouse de son bourreau hérissé d’armes phalloïdes.


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Chevalier 1913 Von Stuck THE DRAGON SLAYERLe Tueur de dragon, Von Stuck, 1913, collection particulière

A côté de ces tortuosités, la version de Von Stuck paraît presque anodine. C’est pourtant la première fois que l’homme de fer enlace la pâle beauté, on mesure le chemin parcouru depuis Millais. Le titre générique ne cherche même plus à invoquer une référence connue. Avec sa dent qui sort et la lance qui rentre, le dragon est dans la lignée de ceux de Böcklin, plus comiques que redoutables.


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Chevalier 1916 Schiksal Richard MullerLe destin (Schiksal)
Richard Müller, 1916, oeuvre disparue

Implacable comme la statue du Commandeur, le Destin cuirassé sépare le couple, la femme qui s’incline pour l’accepter et l’homme qui se cache les yeux de désespoir.

La composition est truffée de symboles : la boule dont la femme descend pour la Fortune qui tourne, le bouquet de fleurs pour la vie coupée, le chien pour la douleur du maître, l’aigle dévorant un hamster pour la Mort qui régit la nature. La boucle de l’Elbe, à l’arrière-plan, est une image du Temps qui assiège et érode  toute chose.

L’oeuvre s’inscrit au carrefour de deux thématiques : un macabre typiquement germanique et une formule particulière à Müller, consistant à apparier un nu féminin à un partenaire incongru (tapir, marabout, ours…). On ne peut donc pas dire que cette composition soit particulièrement liée à la guerre en cours.



Chevalier 1919 RITTER UND MÄDCHEN Richard Muller

Le chevalier et la jeune fille (Ritter und Mädschen)
Richard Müller, 1919, collection particulière

La jeune fille et le chevalier se font face, dans des postures symétriques. De la main droite, il dirige vers elle le pommeau de son épée, dans une menace immédiate ; de la main droite, elle enlève sa seule protection, la feuille de vigne, et la brute d’acier se fige. A gauche, la Mort, fascinée elle-aussi ce que le spectateur ne voit pas, arrête sa tâche de fossoyeur. Le sablier n’est qu’à moitié vide, le Pouvoir féminin a, pour un temps encore, stoppé la Violence et la Mort.


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delorme-raphael-femme-aux-armures-ca 1945 coll part

Femme aux armures, Raphaël Delorme, vers 1945, collection particulière

Cette femme debout, caressant sa tresse serpentine au milieu de cinq cuirasses aux becs saillants, est à lire comme une Léda, ainsi que l’indique le cygne doré sur le casque. Delorme a souvent utilisé le contraste nu/habillé (voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires)


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Sous le chêne (Under the Oak Tree)
Siana Park, 2019

Le Chevalier est comme un chêne, qui protège la fille fauve des renards tourbillonnants.



Les outsiders

La libération d’Arsinoé

 

Jacopo_Tintoretto 1556 The_Liberation_of_Arsinoe_Gemaldegalerie Alte Meister DresdeLa libération d’Arsinoé
Tintoret, 1556, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Retenue en otage par les Romains sur l’île de Pharos, la princesse égyptienne Arsinoé est délivrée par l’eunuque Ganymède, qui va prendre la tête des troupes révoltées contre César. Les textes évoquent ce sujet rarissime de manière lapidaire :

« Cependant la jeune sœur de Cléopâtre, Arsinoé, par l’industrie de son esclave Ganymède, parvient au camp des ennemis. » Lucain, La Pharsale, Livre X

Tintoret élabore avec humour, en imaginant :

  • qu’Arsinoé était prisonnière dans le phare,
  • que Ganymède lui a envoyé une échelle de corde à l’aide de son arbalète,
  • que la fuite s’effectue en gondole.

Au premier degré, la cuirasse identifie Ganymède comme un guerrier. Au second, elle fait allusion à son incapacité physique, qui le condamne à ne tirer que des flèches non métaphoriques : l’armure donne ici à voir l’union charnelle impossible.

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Ulysse et Calypso

Lairesse 1680 ca Odysseus and Calypso Rikjsmuseum

Ulysse et Calypso
Gérard de Lairesse, vers 1680, Rijksmuseum, Amsterdam

Ce tableau est le seul exemple où Ulysse et Calypso sont représentés à la manière de Mars et Vénus, très intentionnellement car Lairesse est un peintre savant appréciant les énigmes visuelles : un oeil inattentif pourrait facilement prendre le petit amour, qui transfère le casque du héros à l’enchanteresse, pour un Cupidon ordinaire.


Lairesse 1680 ca Mercury Ordering Calypso to Release Odysseus RikjsmuseumMercure ordonnant à Calypso de libérer Ulysse
Gérard de Lairesse, vers 1680, Rijksmuseum, Amsterdam

Le second tableau du pendant, avec l’intervention de Mercure, révèle l’identité des deux Dieux (voir Les pendants complexes de Gérard de Lairesse).


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Saint Georges et la Princesse

Sanctus Georgius 1906 Solomon Joseph Solomon Royal Academy of Arts,Sanctus Georgius
Solomon Joseph Solomon, 1906, Royal Academy of Arts,

Dans les compositions habituelles, la princesse sauvée du dragon joue les utilités en marge du combat. Exceptionnellement, le saint Patron de l’Angleterre est représenté ici sous la forme d’un montagnard aux mollets d’acier, cumulant le coup de lance de Persée et de Roger avec la capacité d’emport de Pégase et de l’hippogriffe.

Le contact charnel entre le Saint et sa cavalière est habilement éludé par les tissus qui bouillonnent.



Références :
[1] Art and Love in Renaissance Italy, Metropolitan Museum of Art, p 324 https://books.google.fr/books?id=-X3eGY5W1WkC&pg=PA324
[2] Lisa Rosenthal « Gender, Politics, and Allegory in the Art of Rubens » https://books.google.fr/books?id=tIa0iUVpGbcC&pg=PA64&dq=rubens+%22return+from+war%22+hero
[3] Jacquelyn N. Coutré, « Decoration à l’Orange: Jan Lievens’s Mars and Venus in Context, » Journal of Historians of Netherlandish Art 5:2 (Summer 2013) https://jhna.org/articles/decoration-a-lorange-jan-lievens-mars-and-venus-in-context/
[4] L’Arioste, Roland Furieux, Paris, 1810 https://books.google.fr/books?id=KL4Ky2R3fm8C&pg=PA29
[5] « …e voi siete quell’huomo da bene che avete fatto un quadro al mio figliuolo che è giovane e è pur cardinale con una femmina che mostra tutti i vituperi , quando l’ebbe lasciata direrisposele q.ta mostra le reni e io non so che le donne abbiano vituperi se non dinanzi». Cité par Roberto Contini « Bilivert: saggio di ricostruzione » p 83
[6] Dans son interprétation de la scène, Morten Steen Hansen voit dans l’épée posée par terre le symbole habituel de la virilité déçue. Mais il ne reconnaît pas dans l’anneau (qui selon lui symboliserait la Raison) le symbole opposé, celui de la féminité reprenant le contrôle. Voir Morten Steen Hansen « Angelica’s Virginity: The Orlando Furioso and the Female Body in Florentine Seicento Painting » MLN Johns Hopkins University Press Volume 133, Number 1, January 2018 https://web.archive.org/web/20190426150503id_/https://muse.jhu.edu/article/697008/pdf
[7] Elizabeth Tumasonis, “Böcklin and Wagner: The Dragon Slain.” Pantheon 44 (1986)
[12] Katja Petzold « Hinweg von mir! »: Zur ikonographischen Quelle von Max Slevogts Gemälde « Der Ritter und die Frauen » 2021

1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie

13 octobre 2023

Ces trois articles sont dédiés à l’analyse iconographique d’une oeuvre majeure et méconnue : la chapelle du saint Sépulcre de la cathédrale de Rodez. Après avoir rappelé ce qui est général à toutes les Mises au Tombeau, on passera en revue une catégorie restreinte, celle des Mises au Tombeau « scénographiées ». Ceci pour permettre d’apprécier ce qu’a de vraiment particulier la chapelle de Rodez.



La genèse des Mises au tombeau

Selon Forsith, l’origine lointaine des Mises au Tombeau est à chercher dans l’Empire germanique. On y trouve dès le onzième siècle des représentations architecturales du Saint Sépulcre, donnant lieu au moment des fêtes de Pâques à des liturgies complexes et variées [1]. Il s’agit cependant de processions au sein de l’architecture, et non d’une contemplation statique de sculptures [2].


1330 ca Chapelle du St Sepulcre Cathedrale de Freiburg in BrisgauSaint Tombeau
Chapelle du St Sépulcre, vers 1330, Cathédrale de Freiburg in Brisgau

Au XIVème siècle apparait un nouveau type de représentation, dit du Saint Tombeau ( [0], p 13), qui synthétise trois épisodes :

  • la Mise au Tombeau, avec le gisant du Christ ;
  • la Résurrection (avec les soldats endormis) ;
  • les trois Saintes Femmes au Tombeau, avec les deux anges.

Ce caractère illogique ([0], p 14) tient au fait que ce type de monument pouvait répondre à plusieurs rituels à des moments différents : dépôt d’un Christ aux bras amovibles détaché d’un Crucifix, dépôt dans un petit réceptacle de l’hostie consacrée [3].



Une origine liturgique et symbolique

1433 Mise au tombeau Cathedrale de Freiburg in BrisgauMise au Tombeau
1433, Cathédrale de Freiburg in Brisgau

Un siècle plus tard, dans la même cathédrale :

  • les deux anges portent les instruments de la Passion,
  • parmi les trois Maries (identifiées traditionnellement commé étant Marie de Magdala, Marie-Salomé et Marie-Jacobé), Marie-Madeleine se singularise par sa chevelure nue et son flacon de parfum ;
  • de nouveaux personnages se sont ajoutés : La Vierge Marie, Saint Jean et les deux porteurs de linceul.

Ainsi se constitue la formule la plus courante : la Mise au tombeau à sept personnages, plus le Christ.

On voit par là que son origine est essentiellement symbolique et synthétique : même si elle reprend les principaux personnages cités dans les quatre Evangiles, elle ne met pas en scène un moment précis de l’histoire.

Le texte qui s’en rapproche le plus est celui de Luc :

Il (Joseph d’Arimathie) le descendit de la croix, l’enveloppa d’un linceul, et le déposa dans un sépulcre taillé dans le roc, où personne n’avait encore été mis. C’était le jour de la préparation, et le sabbat allait commencer. Les femmes qui étaient venues de la Galilée avec Jésus accompagnèrent Joseph, virent le sépulcre et la manière dont le corps de Jésus y fut déposé. et, s’en étant retournées, elles préparèrent des aromates et des parfums. Puis elles se reposèrent le jour du sabbat, selon la loi.  Luc 23,53-55

Le texte ne mentionne pas la présence de la vierge Marie et de Jean, et précise bien que les saintes femmes ne portent aucun aromate, puisque c’est seulement après le sabbat qu’elles reviennent pour l’embaumement.



Mise au Tombeau ou embaumement ?

campin , vers 1425, Triptyque Seilern mise au tombeau courtauld instituteMise au tombeau (panneau central du Triptyque Seilern)
Campin, vers 1425, Courtauld Institute

En peinture, les artistes ont toute liberté pour varier la position des personnages :

  • éviter la symétrie entre les porteurs de suaire,
  • placer des personnages en avant du tombeau (ici une des saintes femmes et Marie-Madeleine),
  • rajouter des personnages supplémentaires (ici Sainte Véronique avec son voile) ;
  • montrer le cadavre dans des poses plastiques, à différents stades de son dépôt dans le tombeau.

La statuaire en revanche impose des contraintes fortes, notamment quant à la représentation du linceul. Montrer réellement le dépôt du corps est une gageure technique.


Mise au tombeau 1495 Salers_-_église_Saint-Matthieu1495, église Saint-Matthieu, Salers

Ici, il est suggéré par les plis du linceul tombant à l’intérieur de la cuve.


Mise au tombeau 1490-91 semur en auxois1490-91, Semur-en-Auxois.

Le sculpteur va parfois jusqu’à évider la cuve sous le drap.


Mise au tombeau 1471 chaumont1471, Chaumont

A l’extrême, le cadavre peut se retrouver posé au fond de la cuve, mas cette solution radicale est très rare.


Mise au tombeau 1400-25 Pont a Mousson1400-25, Pont-à-Mousson

Certains sculpteurs préfèrent montrer le dernier instant de l’embaumement : le corps est posé sur le tombeau fermé, le linceul va être replié sur lui. A noter que l’inversion de la position du Christ est ici un cas d’école : le monument étant placé sur le mur Nord du transept, elle a pour but de diriger la tête du Christ vers l’Est et l’autel principal.


Mise au tombeau 1515 Chateau de Biron MET1515, provenant du chateau de Biron, MET

Mais la plupart du temps, les oeuvres restent dans l’ambiguïté : le tissu est tendu un peu au dessus de la cuve comme si le corps était en suspension, mais l’absence d’effort des deux porteurs rend cette situation impossible : le caractère conventionnel de la mise en scène demeure, même dans les oeuvres les plus réalistes.



Les contraintes sur les personnages

La place du Christ et des porteurs

Les Mises au Tombeau sont très souvent placées sous une arcade : surbaissée, elle imite une grotte, mais surplombée d’un gâble et de pignons, elle épouse la forme habituelle d’un enfeu avec gisant ( [0], p 3). Ainsi les Mises au tombeau oscillent-elles entre deux pôles : la reconstitution théatrale du Sépulcre de Jérusalem et l’édification, dans les murs de l’Eglise, d’un Enfeu symbolique pour le Christ.

Le gisant est presque toujours allongé la tête à gauche, ce qui sert à montrer la plaie du flanc droit. Les rares inversions semblent s’expliquer par le besoin de placer la tête du Christ du côté de l’autel principal, du moins pour les Mises au Tombeau qui ne possèdent pas un autel particulier ( [0], p 4).


Mise-au-tombeau-1523-Rodez-Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre-Mise-au-tombeauPhotographie www.cathedrale-rodez.chez-alice.fr

A Rodez, celle de Gaillard Roux, placé sur le mur Est d’une chapelle Sud de la nef, respecte la configuration standard. Bien que son autel particulier la rende indépendante, le Christ a la tête du côté de l’autel principal : elle est ainsi éclairée toute la journée par la lumière du Sud, venant de la fenêtre de droite.

Les deux porteurs ont un emplacement pratiquement invariable par rapport au cadavre : côté tête le riche Joseph d’Arimathie (avec souvent une bourse apparente), côté pieds la figure moins importante de Nicodème : il est mentionné seulement dans l’Evangile de Jean, comme apportant la myrrhe et l’aloès et aidant Joseph à envelopper le corps de Jésus dans le linceul imbibé d’aromates (son rôle est plus développé dans un apocryphe, l’Evangile de Nicodème ([0], p 6) ).


La place de Marie Madeleine

Marie-Madeleine, avec ses longs cheveux et sa boîte de parfum, est placée presque toujours du côté des pieds du Christ, en raison de son assimilation avec la femme pècheresse qui

« apporta un vase d’albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum.«  Luc 7, 37-38

Dans le contexte de la mise au Tombeau, le vase de parfum devient un vase à onguent utilisé pour l’embaumement.


Rodez 1400-50 cathédrale,Mise_au_TombeauMise au tombeau
Choeur, Cathédrale de Rodez, 1430-1450

La seule exception en France est cette Mise au Tombeau très archaïque où Marie se penche pour enlacer le cadavre de son fils : elle suit le modèle byzantin où la mise au Tombeau se confond avec le « thrène », la Lamentation de Marie ([0], p 7). Les positions de Nicodème et Joseph (reconnaissable à sa bourse) sont ici inversées. Marie-Madeleine, reconnaissable à ses longs cheveux, ne porte pas sa fiole de parfum : elle n’est pas ici pour aider à l’embaumement, mais pour extérioriser, par ses bras élevés en l’air derrière Marie, la douleur muette de celle-ci. Il s’agit là encore d’un motif byzantin transmis via l’art italien :

Giotto Maesta 1308-11 Mise au tombeau Sienne, Museo dell’Opera del DuomoMise au tombeau (détail de la Maesta)
Giotto, 1308-11 , Museo dell’Opera del Duomo, Sienne


Bible moralisée de Naples, 1340-50, BNF Français 9561 fol 181r

Cette Bible moralisée napolitaine répartit, de manière très originale, les lamentations des deux femmes aux deux extrémités du corps :

« La Vierge Marie le prist entre ses bras et moult tendrement le ploura, et Sainte Marie Madeleine de ses lermes li lavoit les pies »

Tandis que la Vierge Marie suture de son bras la plaie du flanc et que Marie-Madeleine lave les plaies des pieds, les deux autres Maries baisent celles des mains, dans une sorte d’expansion féminine du corps meutri.


La place de la Vierge et de Saint Jean

Ce sont les personnages dont la place est la plus variable. Dans les Crucifixions, la Vierge et Saint Jean se font presque invariablement pendant de part et d’autre de la Croix. Cette configuration est impossible dans les Mises au Tombeau, où la place de droite est déjà occupée par un autre « poids lourd », Marie-Madeleine : Saint Jean est donc pratiquement toujours placé dans la moitié gauche, en équilibre avec elle.


Dijon Hôpital_Général_-_Chapelle_Sainte-Croix_de_Jérusalem mise_au_tombeauChapelle Sainte-Croix de Jérusalem, Hôpital Général, Dijon

Une des très rares exceptions (mis à part la Mise au Tombeau atypique du choeur de Rodez) est celle-ci, où Saint Jean vient rejoindre Marie Madeleine dans la moitié droite de la composition, faisant pendant aux deux sainte Femmes de l’autre côté de Marie. L’importance exceptionnelle accordée à celles-ci, avec leurs pots d’onguent, a probablement un rapport avec la vocation hospitalière du monument [4].


British Library Har 4328 254

Vie du Christ, Paris, 1460-68, BL Harley 4328 fol 254

La plupart des Mises au tombeau suivent une autre convention des Crucifixions, assez rare, où Saint Jean rejoint la Vierge à gauche de la Croix pour la soutenir dans sa douleur.


Mise au tombeau 1490-91 semur en auxois1490-91, Semur-en-Auxois.

Toutes les configurations du couple se rencontrent : Saint Jean à gauche, à droite, ou derrière Marie, formant parfois avec elle un bloc unique.


La formule méridionale

Jacques Morel attr 1441 ca Mise au tombeau famille galleani Église_Saint_Pierre_(Avignon)Mise au tombeau de la famille des Galliens
Jacques Morel (attr), vers 1441, Eglise Saint Pierre, Avignon

Elle se caractérise par le fait que Marie est épaulée non plus par Saint Jean, mais par les deux Saintes Femmes. On obtient ainsi une formule très symétrique, où Saint Jean fait mécaniquement pendant à Marie-Madeleine.  A noter que la Crucifixion de la partie haute, avec la Vierge et à nouveau Saint Jean, a été rajoutée en 1854, au moment de l’installation du monument à ce nouvel emplacement [5].

En plaçant les trois Maries au centre, la composition suggère l’épisode, symboliquement opposé à la Mise au Tombeau, où les trois myrophores (leur nom varie selon les Evangiles, voir La pierre devant le tombeau ) se rendent au sépulcre et constatent qu’il est vide.


1235 ca Tombeau fragments jube cathedrale BourgesMise au Tombeau et Saintes Femmes au Tombeau
Fragments du jubé, vers 1235, Cathédrale de Bourges

Ainsi se synthétise en une seule image ce qui longtemps avant en nécessitait deux.


La couronne d’épines

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre D
La formule méridionale autorise la solution élégante de placer la couronne dans les mains désormais libres de saint Jean ( [0], p 125), en pendant à la fiole de Marie-Madeleine (qui à Rodez a été cassée). L’idée est d’autant plus naturelle que l’évangile de Saint Jean est le seul qui parle de cette couronne (Jean 19,12). L’état de conservation de la Mise au Tombeau d’Avignon ne permet pas de confirmer si l’idée était présente dès 1441.


Pieta de Tarascon vers 1457 Musee de Cluny

Pietà de Tarascon, vers 1457, Musée de Cluny

Deux Pietà de l’école d’Avignon montrent en tout cas Saint Jean retirant de ses mains la couronne d’épines. La Pietà de Tarascon exploite la symétrie avec Saint Madeleine, qui effleure la plaie du pied d’une plume trempée dans l’onguent (symétrie soulignée par la couleur verte des manteaux)


Mise au tombeau 1490-91 semur en auxois1490-91, Semur-en-Auxois.

Dans les autres formules, l’ostention de la couronne d’épines est plus rare. On la trouve à Semur, dans les mains de la Sainte Femme située au dessus du visage du Christ (celle du côté des pieds montre les clous).


En synthèse

La Mise au Tombeau est une formule datée, qui se diffuse du Nord vers le Sud du XIVème au XVIème siècle, avant de passer de mode. Elle se révèle robuste puisque, d’esprit totalement médiéval, elle passe avec succès le cap de la Renaissance :

« Avec sa retenue dans l’expression des sentiments et dans la composition, la Mise au Tombeau appartient essentiellement au gothique tardif, et on ne peut qu’être étonné de voir la persistance de la formule, submergée mais pas totalement détruite tandis que les marées de la Renaissance montaient de plus en plus haut. » Forsyth ([1], p 4)

A cheval entre gothique flamboyant et renaissance italienne, la chapelle Gaillard Roux est comme l’instantané d’une de ces vagues montantes.



Article suivant : 2 Les Mises au Tombeau scénographiées

Références :
[0] William H Forsyth « The entombment of Christ : French sculptures of the fifteenth and sixteenth centuries », 1970, https://archive.org/details/entombmentofchri00fors/page/215/mode/1up?q=gaillard
[1] Elisabeth Ruchaud, « Liturgie pascale et drame liturgique en mouvement dans l’espace ecclesial monastique (abbayes ottoniennes de Gernrode et Essen) » https://carnetparay.hypotheses.org/1269
[2] A Essen, les parties hautes étaient couvertes de fresques présentant les épisodes post-résurrection. Selon la même idée, deux de ces scènes (le Noli me tangere et l’apparition à Thomas) sont figurées en haut du retable de Gaillard Roux.
[3] Rózsa Juhos « The sepulchre of Christ in arts and liturgy of the late middle ages » His Arch & Anthropol Sci. 2018;3(3):263-271
https://medcraveonline.com/JHAAS/the-sepulchre-of-christ-in-arts-and-liturgy-of-the-late-middle-ages.html
[4] Le motif rare du suaire relevé à l’arrière n’a rien à voir en revanche avec l’hôpital. Il s’agit d’un motif spécifiquement bourguignon ( [0], p 73).
[5] Inventaire général des richesses d’art de la France. Province, monuments religieux. Tome 3 p 153 https://bibliotheque-numerique.inha.fr/viewer/7560/?offset=1#page=155&viewer=picture&o=bookmark&n=0&q=

2 Les Mises au Tombeau scénographiées

13 octobre 2023

Ce néologisme désigne un catégorie très restreinte de monuments, où la Mise au Tombeau sert de base à une scénographie à plusieurs registres. En voici un aperçu presque exhaustif : la chapelle Gaillard Roux à Rodez sera quant à elle traitée dans le dernier article.

Article précédent : 1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie

Quelques ciboriums germaniques

1370-74 ca Nurnberg, Sankt Sebald, Sakramentsnische,Ciborium, vers 1370-74, église Saint Sebald, Nüremberg

Ce ciborium imite un édifice gothique à quatre étages, renforcé par des contreforts latéraux :

  • niveau crypte, une Mise au Tombeau dont les sept personnages s’inscrivent exactement dans les sept arcatures ;
  • niveau nef, l’armoire destinée à ranger le Saint Sacrement, flaqué des deux patrons de l’église, Saint Pierre et Saint Sebald ;
  • niveau voûtes, une Crucifixion symbolique où Dieu le Père offre son fils en sacrifice, entre la Vierge et Saint Jean (la colombe, qui complète le symbolisme de la Trinité dans la formule habituelle du Trône de Grâce est ici absente, probablement disparue au cours du temps) ;
  • niveau clocher, Dieu en majesté.

Bamberg, 1392-1418 Obere Pfarrkirche Unserer Lieben Frau, SakramentsnischeCiborium (partie centrale) vers 1392-1418, Obere Pfarrkirche Unserer Lieben Frau, Bamberg

A Bamberg, le ciborium consiste en un retable de trois rangés d’apôtres et de prophètes (incomplètement identifiés), flanquant une structure centrale dont les trois registres se lisent chronologiquement [6] :

  • en bas l’époque du Christ, avec la Mise au tombeau ;
  • au centre les temps présents avec les hosties et la relique principale du Chrsit, la Sainte face ;
  • en haut le futur, avec le Jugement dernier.

Bien que le rôle de ces ciboriums dans la génèse des grandes Mises au tombeau en ronde bosse ne soit pas démontré, ils contiennent néanmoins des Mises au tombeau en bas-relief où figurent déjà tous les personnages habituels. Forsyth en tire argument ( [0], p 19) pour contester l’hypothèse d’Emile Mâle selon laquelle l’apparition des grandes Mises au tombeau françaises, au début du XVème siècle, constituerait une transposition, en sculpture, des Mystères de la Passion qui se développent à la même époque, et mettent en scène les mêmes personnages.



Les scénographies françaises

Le portail Sud de la cathédrale de Rodez

 

1448-78 Porte_latérale,_cathédrale_de_Rodez

Portail Sud, 1448-78, cathédrale de Rodez

On sait par différents textes [7] que ce portail, très mutilé à la Révolution, comportait dans son tympan une Crucifixion et dans son linteau une Mise au tombeau, dont il reste seulement le sarcophage triparti. Il semble que la conception initiale soit dûe à Jacques Morel, le portail ayant été achevé par d’autres sculpteurs.



1448-78 Porte_latérale,_cathédrale_de_Rodez,_Aveyron reconstruction 1
En plaquant sur les éléments restant la Mise au Tombeau d’Avignon [8], on se rend compte d’un grave problème d’encombrement : pour que le corps du Christ soit visible d’en bas, il eut fallu qu’il soit présenté en oblique, comme à Avignon : ce qui laisse d’autant moins de place pour les personnages. Même en les comprimant en hauteur, on constate qu’il n’y pas assez de place, entre les culots et le sarcophage, pour caser les porteurs de linceul.



1448-78 Porte_latérale,_cathédrale_de_Rodez,_Aveyron reconstruction 2
Une solution possible serait un Christ parfaitement horizontal et un linceul très long, dont les porteurs se placeraient au delà des culots (solution adoptée plus tard au château de Combefa).


La chapelle du château de Combefa

 

Monesties sur Serou 1490 CombefaVers 1490, église de Monestiès sur Serou

La disposition actuelle reflète ce que l’on sait sur le retable commandé par l’évêque Louis Ier d’Amboise pour la chapelle de son château de Combefa [9]. Les trois registres s’étageaient de haut en bas dans l’ordre chronologique : Crucifixion, Déploration et Mise au tombeau (plus un Ecce Homo, dont l’emplacement est inconnu). Sur les deux pans latéraux du choeur, dix personnages à taille humaine progressaient vers le sarcophage, accompagnant l’évêque qui officiait devant l’autel.

Ce dispositif unique, prétentieux dans tout autre lieu, est dû au caractère privé de la chapelle. On suspecte, sans preuve définitive, que le personnage de Joseph d’Arimathie pourrait être un portrait du commanditaire [10].

Cette configuration unique de personnages sortis du retable ne se rencontre ailleurs, de manière partielle, que pour les soldats qui montent la garde en avant de la Mise au Tombeau.


L’Oratoire d’Hélion Jouffroy à Rodez

Ce richissime chantre puis chanoine de Rodez (entre 1470 et 1529) avait fait décorer son oratoire privé d’un grand nombre de sculptures dont il ne reste que des descriptions textuelles ( [11], p 85) :

  • dans une niche sous la table d’autel, une Mise au tombeau à six personnages, dont un Christ, étendu sur un linceul, qui « sembloit tenir en l’air, tant estoit subtillemen faictz lesd. personnages » ;
  • à proximité un haut-relief évoquant l’Enfer et le Purgatoire ;
  • au dessus était suspendu un Christ juge, « tenant une croix en la main et tendant l’autre main aux figures de Adam et Eve et cinq ou six saint Pères »… »semblant les vouloir retirer à soy pour les délivrer dud. enfer ou purgatoire ».

Cette description est particulièrement intéressante, puisque la même scène du Christ aux limbes figure en haut du retable de Gaillard Roux, chanoine entre 1497 et 1534. Une forme de rivalité ostentatoire entre ces deux chanoines n’est donc pas à exclure, le retable de la cathédrale, développant en public ce qui ne pouvait être vu qu’en privé dans la « maison des singularités » d’Hélion Jouffroy.


Ceci confirme le goût, au tournant du XVIème siècle, pour ces scénographies à grand spectacle, du moins chez ceux qui en avaient les moyens : l’évêque d’Albi pour Combefa, puis les deux riches chanoines de Rodez. Hélion Jouffroy, qui était le neveu du cardinal d’Albi et n’avait pu manquer de visiter la chapelle de Louis d’Amboise, est probablement celui qui a importé cette mode à Rodez.

Ceci confirme également l’existence locale d’ateliers de sculpteurs suffisamment créatifs pour satisfaire ces commandes sortant de l’ordinaire.

Tous ces éléments rendent moins surprenant le surgissement, à Rodez, d’un ensemble aussi spectaculaire que la chapelle Gaillard Roux.


La Déploration de Bordeaux

Bordeaux_Basilique_Saint-Michel_Chapelle_du_Saint-Sepulcre_Mise_au_tombeauChapelle du Sépulcre
1493 , Eglise Saint Michel, Bordeaux

Comme le remarque Paul Roudié [12], il s’agit ici d’une formule intermédiaire entre la Piéta et la Mise au Tombeau proprement dite, puisque le Christ est en train d’être déposé sur le rocher. La grande croix vide, entre les deux larrons, situe l’épisode juste après la Descente de croix.

La Vierge aux bras croisés met en équilibre Saint Jean et Marie Madeleine, mais son décalage par rapport à la croix centrale évite une symétrie trop pesante. Les trois Saintes-Femmes (il y en a une surnuméraire) s’ajoutent à l’arrière dissymétriquement, accompagnant l’oblique du cadavre.

Dans le gâble, six anges portent les instruments de la Passion, autour de Dieu le Père avec son globe.


La Mise au Tombeau de Solesmes

 

Bordeaux_Basilique_Saint-Michel_Chapelle_du_Saint-Sepulcre_Mise_au_tombeauMise au tombeau (transept Sud), 1496, Abbaye Saint-Pierre de Solesmes

Ce monument se compose de deux registres seulement, mais particulièrement sophistiqués.

Dans l’étage supérieur de l’édifice, David et Isaïe, à mi corps, sortent de deux fausse fenêtres. La grande croix centrale a toujours été vide (hormis les trois trous) [13]. Bien qu’elle soit flanquée par les croix des deux larrons, elle n’est plus tout à fait celle de la Crucifixion : l’ange qui enlace sa base la transforme en Arma christi, au même titre que les instruments que portent ses quatre collègues (colonne, couronne, fouet, lance)

Deux autres Arma Christi, la Sainte Face et la bourse de Judas, sont portées par les angelots qui volent à l’intérieur du sépulcre, tandis que les deux angelots des parois latérales portent des cierges pour l’éclairer. La disposition habituelle est subtilement modifiée. Les trois personnages masculins (Joseph, Nicodème et Saint Jean) se regroupent du côté de la tête du Christ, laissant place à un personnage supplémentaire de l’autre côté du linceul : un chevalier caqué d’une salade, probablement le donateur. Marie-Madeleine est passée devant le sarcophage, mais toujours à l’intérieur de la niche. Au premier plan, cette fois hors de la niche, les deux soldats montent la garde : dans le passé, mais aussi dans le présent, puisque la clé pendante centrale portait une relique de la couronne d’épines.



Abbaye_Saint-Pierre_de_Solesmes 1496 Mise au tombeau schema bas
L’impression d’ensemble est très symétrique [14] : Nicodème, libéré de sa tâche de tenir le linceul, porte un vase à onguent qui fait pendant avec celui que Marie-Salomé brandit derrière le donateur, formant triangle (en jaune) avec le vase que Marie-Madeleine a disposé à l’aplomb du reliquaire. Pourtant le donateur casqué brise toutes les conventions, en se pétrifiant à l’intérieur et en envoyant hors de la niche les deux soldats dont il est le chef (en bleu).



Abbaye_Saint-Pierre_de_Solesmes 1496 Mise au tombeau schema
En prenant un peu de recul, l’oeil découvre, de haut en bas, d’abord l’immense croix vide (1), puis le phylactère de David (2)…

“Tu ne permettras pas que ton saint voit la corruption“ (Ps 16, 10).

…puis enfin le corps saint dont il est question (3), dans une scène qui est très précisément celle de l’embaumement.

De là l’oeil remonte jusqu’au phylactère d’Isaïe...

“Son sépulcre sera glorieux(Is 11, 10).

…qui évoque la Résurrection, tout en résumant la structure d’ensemble : une croix plantée sur un sépulcre.


La Mise au tombeau d’Auch

Auch_-_Cathédrale_-1500 caChapelle du saint Sépulcre, vers 1500, Cathédrale d’Auch

Comme à Solesmes, nous sommes en présence d’une composition à deux registres, évoquant une sorte d’architecture surplombée de pinacles :

  • en haut, entre deux faux oculus montrant des anges thuriféraires, le gâble contient un Trône de grâce (Trinité) ;
  • en bas, une Mise au Tombeau à sept personnages (plus le Christ) se prolonge en avant par deux gardes.

Tandis qu’à Solesmes, ils étaient de taille inférieure aux personnages de la niche, ils sont ici de taille supérieure, ce qui accentue l’effet de profondeur.



Auch_-_Cathédrale_-1500 ca etat ancien
Les représentations anciennes montrent qu’il y en avait quatre, ainsi décrits en 1850 par l’abbé Canéto [15] :

« à notre droite, tout à côté de la crédence, un suisse appuyé sur sa longue épée fourrée, et un arquebusier bourrant le canon de son arme; à notre gauche, un archer avec son car- quois, son arc et ses flèches; et un halebardier, entre les mains duquel la hampe a perdu sa double lame. »

Les deux premiers, de taille encore plus imposante, confimaient l’impression de profondeur, tout en donnant au sépulcre un caractère bien précis : non plus celui d’une caverne nichée sous le Golgotha (comme à Avignon ou à Solesmes); mais de l’Enfeu glorieux du Christ, avec sa garde d’honneur.

Ainsi s’expliquent plusieurs particularités du monument :

  • l’étonnant espace vide, entièrement doré, entre la Mise au Tombeau et les angelots en vol, comme prévu pour héberger le Christ ressuscité ;
  • la cohérence entre les deux registres : aux anges thuriféraires du haut repondent ceux sculptés sur le devant du sarcophage.

Il ne s’agit plus d’opposer le céleste au terrestre, mais de composer un cénotaphe entièrement divinisé.



Auch_-_Cathédrale_-1500 ca détail
D’où la présence incongrue, dans l’ombre de l’arcade, au milieu des six angelots montrant les instruments de la Passion, d’un Dieu le Père montrant son globe : apparition probablement inspirée par la Déposition de Bordeaux.


Ancizan 1544Mise au Tombeau, 1544, Ancizan

Cette autre Mise au Tombeau à quatre soldats, à une centaine de kilomètres d’Auch, comporte également une haute niche vide : le Calvaire peint qui le remplit, avec les instruments de la Passion, est moderne.


La mise au tombeau d’Amiens

Amiens,_église_Saint-Germain_l'Ecossais,_mise_au_tombeau_011506, église Saint-Germain l’Ecossais, Amiens

Le second registre se réduit ici à une Piéta, inscrite dans le gâble de l’arcade.


La chapelle de Folleville

folleville ensembleChoeur de l’église Saint Jacques le Majeur et Saint Jean-Baptiste, Folleville (Picardie)

Dans cette chapelle funéraire de la famille de Lannoy, le mur gauche du choeur abrite un enfeu avec les gisants de Raoul de Lannoy et de son épouse Jeanne de Poux, réalisés par deux sculpteurs italiens. Vient ensuite le tombeau de son fils François et de son épouse, priant en direction d’une niche aujourd’hui vide, derrière le maître-autel [16].


joigny folleville 1513-18 reconstitution
Mise au Tombeau de Folleville, 1513-18 (reconstitution)

Réalisée par un atelier local ([0] p 135)) cette niche est contemporaine des gisants. Elle abritait une Mise au tombeau en marbre, aujourd’hui transportée en Bourgogne dans l’église de Joigny, réalisée par un troisième atelier. Malgré la différences des mains, la reconstitution montre bien la cohérence d’ensemble :

  • les cinq arcatures scandent harmonieusement les groupes de personnages ;
  • les six anges du registre supérieur, tenant des instruments de la Passion, complètent les quatre sculptés sur le devant du sarcophage, tenant des couronnes ;
  • aux deux groupes d’initiales enlacées (R et I) correspondent les médaillons des époux, dans les couronnes latérales.

En haut de l’enfeu, le gâble constitue à lui seul un troisième registre : on y voit le Christ, tenant une pelle de jardinier, apparaissant à Marie Madeleine. L’ordre des personnages inverse la convention habituelle où le visionnaire, dans le sens de la lecture, précède l’apparition (voir 3-1 L’apparition à un dévôt ). Cette inversion s’harmonise ici avec l’ordre héraldique qui régit les deux médaillons (l’époux à gauche). D’une manière discrète, la Résurrection du Christ évoque celle que le couple espère.

La redondance de la couronne et des clous montre bien que la différence de statut des deux registres :

  • terrestre et historique, dans les mains de Joseph d’Arimathie ;
  • céleste et mystique, dans les mains des anges qui les transforment en Arma Christi.

On retrouve en somme la même conception qu’à Solesmes, où le registre supérieur constitue une sorte de glorification du registre inférieur.



joigny folleville 1513-18 detail targe
La redondance pousse ici d’un cran vers l’abstraction, puisque les Arma Christi sont présentes une troisième fois, dans le targe qu’encercle la couronne centrale : elles deviennent ainsi, d’une certaine manière, les armes idéalisées des défunts.


Folleville Eglise_Saint-Jacques-le-Majeur_et_Saint-Jean-Baptiste_-_Tombeau_de_Raoul_de_Lannoy_-_
Enfeu de Raoul de Lannoy et de Jeanne de Poux

Ce blason idéalisé renvoie aux blasons réels des deux époux (aujourd’hui bûchés) portés par quatre anges sur le devant de leur tombeau.

En passant de l’enfeu à la niche centrale, des visages morts des gisants aux médaillons synonymes d’immortalité, l’oeil du spectateur accomplissait, en somme, le désir de résurrection des défunts.



Les scénographies postérieures à la chapelle Gaillard Roux

Elles sont très rares, ce qui situe la composition de Rodez à l’apogée de la formule.

Le pendant de Solesmes

Abbaye_Saint-Pierre_de_Solesmes 1553 La Belle Chapelle
Belle Chapelle, 1530-53 (transept Nord)
Abbaye Saint-Pierre de Solesmes

Commencé une trentaine d’années après le retable de la Mise au Tombeau, ce retable en calque sa composition en deux registres. Dédié cette fois à la Vierge, il montre en bas sa Mise au Tombeau, et en haut son Assomption.

Cette idée tout à fait unique s’explique par une circonstance locale à l’édifice : faire pendant, au bout du transept Nord, au monument déjà édifié à l’autre extrémité du transept.


1530-40 attribué à Jean Guiramand Chapelle des Penitents Gris Aix en ProvenceDéploration
1530-40, attribué à Jean Guiramand, Chapelle des Pénitents Gris, Aix en Provence

Très exceptionnelle en France, cette scénographie à huit personnages, plus les deux soldats, les deux larrons et la croix vide (comme à Bordeaux et Solesmes), suit l’esthétique panoramique que proposent, en Italie, les « sacri monti » franciscains » [17].


Deux Mises au tombeau picardes

Ces monuments, très conservateurs, prolongent vers la fin du siècle la tradition d’Amiens et de Folleville.


Doullens Eglise_Notre-Dame_-_Sépulcre_-_La_Mise_au_Tombeau_-_
1583, Eglise Notre Dame de Doullens

La dédicace permet de dater précisément le monument et explique la présence des Saints Jean et Nicolas sur les piliers latéraux :
« ce présent sepulcre a esté faict des biens (de) Jean Bouliet et de Nicolas Roussel, la 1583″.

La structure reprend la Piéta dans le gâble introduite au début du siècle à Amiens, et les six anges portant les instruments de la Passion inspirés de ceux de Folleville.



Doullens Eglise_Notre-Dame_-_Sépulcre_-_La_Mise_au_Tombeau_detail
L’intéressant pour nous est le rajout, sur le devant du sarcophage, d’un registre supplémentaire constitué de trois scènes postérieures à la Résurrection (les deux latérales figurent à la même place à Rodez) :

  • l’apparition à Marie-Madeleine (même composition qu’à Folleville) ;
  • les disciples d’Emmaüs ;
  • l’incrédulité de St Thomas.

montdidier 1552-821552-83, Eglise du Saint Sacrement, Montdidier

La chapelle familiale de la famille de Baillon comporte une Mise au Tombeau, où les donateurs, Pierre de Baillon et son épouse, sont représentés en miniature sur le devant du sarcophage. Pour Forsith ([0], p 143), l’oeuvre est due au même atelier que la Mise au Tombeau de Doullens.

L’ Ecce Homo juché au dessus de l’arcade d’entrée est antérieur (avant 1552, [18] p 12) et il a été rehaussé de trois pieds en 1763, lors de la réalisation de l’arc en plein ceintre qui remplace l’arcade gothique et donne plus de luminosité.


montdidier 1552-82 reconstruction
Reconstitution (état avant 1763)

Il fait néanmoins partie du programme de la chapelle : en s’inclinant sous l’arc surbaissé, le visiteur passait, en accéléré, des premiers coups de fouet de la Passion aux derniers instants de l’histoire.


L’ensemble sculpté de Puget-Théniers

1500-87 bois de tilleul eglise Notre-Dame-de-l'Assomption Puget-Théniers
Mise au Tombeau, Résurrection, Crucifixion, bois de tilleul, 1460-1587, église Notre-Dame de l’Assomption, Puget-Théniers

Cet ensemble déconcertant n’est pas à sa place d’origine, et n’était probablement pas destiné à une présentation verticale, vu la taille discordante des trois registres : le Christ vainqueur se trouve ici totalement écrasé par le Christ en croix, et la disproposition entre les deux tombeaux superposés est gênante.

La datation est tout aussi incertaine : sur une base stylistique, la Mise au Tombeau et la Crucifixion pourraient-être du XIVème siècle, avec une influence bourguignonne ; tandis que la Résurrection, plus italianisante, daterait d’après les costumes et les armements des années 1520 [18a]. A l’inverse, la seule trace historique dont on dispose est la création en 1587 d’une chapelle du Saint Sépulcre dans le couvent des Augustins [18b].

En regard de ces incertitudes, le seul autre cas d’une Résurrection superposée à une Mise au Tombeau va nous paraître limpide.



Article suivant : 3 La Chapelle Gaillard Roux à Rodez

Références :
[0] William H Forsyth « The entombment of Christ : French sculptures of the fifteenth and sixteenth centuries », 1970, https://archive.org/details/entombmentofchri00fors/page/215/mode/1up?q=gaillard
[6] Marie-Luise Kosan « Die Sakramentsnische der Oberen Pfarrkirche Unserer Lieben Frau zu Bamberg Zur Funktion bildlicher Darstellungen an spätmittelalterlichen Sakramentshäusern » https://fis.uni-bamberg.de/server/api/core/bitstreams/dfc79d01-ec8e-4f34-83f6-66e2153fcd8e/content
[7] Caroline de Barrau, « Dossier documentaire : Portail Sud. Cathédrale de Rodez. Aveyron » 2008 https://www.academia.edu/4402731/Portail_Sud_Cath%C3%A9drale_de_Rodez_Aveyron
[8] Aucun ensemble comparable n’ayant été conservé, j’ai repris par commodité les trois statues modernes du registre supérieur d’Avignon, qui ont l’avantage d’être à la même échelle que celles de la Mise au Tombeau proprement dite.
[9] Jacques Bousquet, « La chapelle de l’hôpital de Monestiès et ses sculptures », Congrès archéologique de France. 140e session, Albigeois, 1982, Paris, Société Française p. 376-387 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k3209672d/f378.item
[10] Julia Faiers « Louis d’Amboise et la Mise au tombeau de Monestiés : un drame spirituel et temporel du Moyen Âge à nos jours » Bulletin de la Société des sciences, arts et belles lettres du Tarn Novembre 2022 https://www.researchgate.net/publication/365451179_’Louis_d’Amboise_et_la_Mise_au_tombeau_de_Monesties_un_drame_spirituel_et_temporel_du_Moyen_Age_a_nos_jours’_in_Bulletin_de_la_Societe_des_sciences_arts_et_belles_lettres_du_Tarn_no_LXXV_annee_2021/download
[11] Pierre Lançon, « Deux voyageurs italien et français de passage à Rodez en 1523 et 1641 ». Etudes Aveyronnaises., 2022, p. 75-98.
[12] Paul Roudié « Les mises au tombeau de Bordeaux » Revue historique de Bordeaux et du département de la Gironde Année 1953 2-4 pp. 307-324 https://www.persee.fr/doc/rhbg_0242-6838_1953_num_2_4_1697
[13] Alphonse Guépin, Description des deux églises abbatiales de Solesmes; 1876, p 11 https://archive.org/details/descriptiondesde00gupi/page/11/mode/1up
[14] Cyril Peltier « Les Saints de Solesmes : des résurgences dans la statuaire espagnole du Siècle d’Or ? » dans « Annales de Bretagne et des Pays de l’Ouest », Varia, 123-4 , 2016 https://journals.openedition.org/abpo/3427
[15] François Canéto, « Monographe de Sainte-Marie d’Auch, histoire et description de cette cathédrale », 1850, p 198 https://books.google.fr/books?id=KJZdAAAAcAAJ&pg=PP7#v=onepage&q&f=false
[16] Christine Debrie « Les monuments sculptés du choeur de l’église de Folleville, XVIe siècle » Revue du Nord Année 1981 249 pp. 415-438 https://www.persee.fr/doc/rnord_0035-2624_1981_num_63_249_3781
[17] Jean Boyer, « Une oeuvre inédite du sculpteur Jean Guiramand : le Saint – Sépulcre de la chapelle des Bourras d’Aix – en – Provence » , Bulletin de la Société de l’histoire de l’art français ( 1974 )
[18] Edmond Soyez, « La Picardie historique et monumentale », 1893, p 12 https://archive.org/details/gri_33125016455178/page/n33/mode/1up
[18a] Luc Thévenon, « Les arts dans le canton de Puget-Théniers », p. 168-197, Nice-Historique, année 2000, no 271 https://www.nicehistorique.org/vwr/?nav=Index&document=3266

3 La Chapelle Gaillard Roux à Rodez

13 octobre 2023

La restauration récente a rendu à cette chapelle son statut d’oeuvre majeure de la Première Renaissance dans le Midi de la France. Cet article n’aborde pas les abondantes études stylistiques et les querelles d’attribution. Il n’a pour but que de mettre en valeur les particularités iconographiques, souvent méconnues, de cette scénographie édifiée, autour d’une Mise au Tombeau, à la gloire de son commanditaire.

Article précédent : 2 Les Mises au Tombeau scénographiées

La Chapelle du Saint Sépulcre

Signé Gaillard Roux

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre plan

De la clé de voûte aux verrières aujourd’hui disparues [19], de la clôture au retable, et jusqu’aux faux pilastres peints sur les angles (des candélabres portant des roses), toute la chapelle est saturée des initiales GR et des armoiries du chanoine, trois étoiles et cinq roses (arme parlante de Roux). Cependant son souvenir  ne survit que dans cette chapelle de la cathédrale, où on n’est même pas sûr qu’il ait été enterré.


Un programme iconographique complet

Ascension mur ouest
Les restaurations récentes ont révélé que la paroi Sud de la chapelle était ornée d’une grande fresque représentant l’Ascension.



Rodez Chapelle Gaillard Roux vue de la nef
Ainsi, depuis la nef, le spectateur pouvait voir s’élever au dessus de la clôture deux images du Christ triomphant, tandis que la scène douloureuse de la Mise au Tombeau était cachée dans la chapelle (et problablement visitable à certaines occasions seulement).

Ce dispositif rappelle les rares monuments dont Elsa Karsallah [20] soupçonne qu’ils constituaient une sorte de substitut du pélerinage à Jérusalem (parfois associés à l’acquisition d’indulgences) :

« Les différents aménagements de chapelles que nous venons de décrire révèlent la volonté de restituer, à petite échelle et partiellement, le parcours spirituel proposé à Jérusalem. Ce dernier, sous l’influence des Franciscains, permettait de suivre pas à pas les derniers instants de la vie terrestre du Christ. »


Les sculptures de la clôture

Mise au tombeau 1523 Rodez cloture interieur schema
La clôture présente la même structure sur les deux faces, six niches autour de la niche centrale. Les six statues intactes sont aujourd’hui regroupées sur la face interne, mais Gilbert Bou [21] propose, avec raison, que cette face présentait, de part et d’autre de l’Ecce Homo, les sibylles ayant prédit les mystères douloureux (en rouge). De ce fait, la sibylle persique, qui avec sa lanterne sourde avait prédit en termes voilés la venue de Jésus, devait figurer sur la face externe, dédiée aux mystères joyeux (en bleu). La figure centrale de cette face aurait pu être un Christ triomphant mais, compte-tenu de la dédicace de la cathédrale à Notre Dame, il était plus logique que les sibylles heureuses se déploient, côté nef, autour d’une Vierge à l’Enfant.


Mise au tombeau 1523 Rodez cloture exterieur
La statue centrale de la face externe a été retrouvée lors des fouilles de Ariane Dor [22], en même temps que des fragments de sibylles récemment remis en place. Il ne s’agissait pas d’un Christ triomphant, comme on l’avait cru, mais d’une Vierge à l’Enfant. Compte-tenu de la dédicace de la cathédrale à Notre Dame, il tout à fait logique que les sibylles heureuses se déploient côté nef autour du Christ enfant, tandis que que les sibylles douloureuses escortent le Christ souffrant, dans l’espace clos de la chapelle dédiée à son sépulcre.


L’emplacement de la clôture

Rodez,cathédrale,intérieur40,chapelle_St_Sépulcre01
Le fait que cette clôture, à deux faces opposées, s’inscrive aussi bien dans le programme de la chapelle, pourrait-il résulter d’un heureux hasard ? Car les deux demi-arcades qui se raccordent mal aux piliers, en haut de la face externe, ont fait supposer que la clôture était prévue initialement pour un emplacement plus large. Il pourrait s’agir d’une première clôture du choeur exécutée en style flamboyant, projet qui aurait été abandonné et que Gaillard Roux aurait remployé pour sa chapelle. Ses armoiries sur les deux faces auraient été rajoutées à l’occasion de ce remploi [23].



Rodez,cathédrale,intérieur40,chapelle_St_Sépulcre02
Séduisante à première vue, cette hypothèse présente plusieurs difficultés : les arcades latérales recoupées étant pleines, on aurait eu deux pans aveugles des deux côtés, pour le moins disgracieux dans une clôture de choeur. Pourquoi ne pas avoir prévu des arcades ajourées plus larges, de manière à remplir harmonieusement tout l’écartement disponible ? De plus, la clôture comporte, en plus des deux armoiries, d’autres motifs de roses (qui auraient donc dû également être rajoutés).

La particularité de l’emplacement est que les deux piliers gothiques ont des tailles et des profils très différents (correspondant à deux campagnes de construction). De ce fait, plaquer la clôture complètement en avant ou en arrière des piliers était impossible : vu leur épaisseur différente, elle aurait été en biais.



Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre piliers
La solution retenue est un compromis agréable à la vue, aussi bien de l’extérieur (on ne perçoit pas le fait que le pilier gauche est nettement plus épais) que de l’intérieur (les statues s’alignent sur le centre des deux piliers).

Par ailleurs, le contraste stylistique entre la clôture flamboyante et le retable italianisant ne signifie pas que la clôture est très antérieure au retable :

  • on a pu vouloir mobiliser en parallèle toutes les compétences disponibles (celles formées à la manière italienne étant encore rares ) ;
  • on a pu vouloir conserver, côté nef, un style s’harmonisant avec celui du jubé, et réserver les éléments modernistes pour l’intérieur de la chapelle : ce qui accentuait d’autant plus l’effet d’admiration, en pénétrant dans cet espace novateur et saturé de couleurs.

Un trait de style

Il se peut même que les arcades latérales brisées soient un trait de style voulu, radicalisant l’opposition entre le grès austère des piliers médiévaux et le calcaire finement ouvragé de la nouvelle structure [24].


Interior_of_Cathédrale_Notre-Dame_de_Rodez_22Façade de la sacristie du chapitre, vers 1530

Il existe dans la cathédrale un autre cas de raboutage d’une structure Renaissance sur des piliers gothiques, moins critique puisque les deux piliers sont symétriques et que la nouvelle façade se plaque complètement à l’avant. Les moulures des deux créneaux latéraux, au lieu de former une structure autonome, s’imbriquent avec une des colonnettes du pilier fasciculé…

Rodez,cathédrale,intérieur40,chapelle_St_Sépulcre01 detail
…un peu comme, dans la clotûre de Gaillard Roux, les arcatures aveugles semblent émerger du grès.


L’ensemble de la chapelle constitue donc un programme iconographique complet, comme le note Ariane Dor [22] à la lumière des découvertes récentes :

La Vierge à l’Enfant située à l’entrée de la chapelle et la peinture historiée sur le mur ouest clôturent un cycle consacré à la vie du Christ, qui commence par le cortège des sibylles, annonçant sa venue sur terre, se poursuit par sa Passion (Ecce Homo), sa mort et sa Résurrection au rétable, et s’achève en vis-à-vis par son Ascension.



Le retable de Gaillard Roux

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre

Chanoine de la cathédrale entre 1497 et 1534, Gaillard Roux a conçu et fait réaliser, probablement entre 1519 et 1523, le retable très ambitieux dont nous allons détailler de haut en bas les cinq registres.

Le registre supérieur

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La Résurrection

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre A
Un soldat se cache les yeux, un autre est endormi sur le sol, son petit chien devant lui, et le troisième est trop dégradé pour en dire quoi que ce soit. Le Christ se dresse au dessus dans une pose spectaculaire, en équilibre sur la jambe gauche, le pied droit surplombant le soldat endormi

Mise au tombeau 1523 Rodez Christ intrados detail pied

sans se poser sur le rebord du tombeau : exercice de virtuosité qui, vu d’en bas, donne à la silhouette un essor particulier.



Mise au tombeau 1523 Rodez Christ intrados detail main
Autre détail tout aussi rare : au lieu de tenir l’étendard de la Résurrection, comme c’est presque toujours le cas, la main gauche se présente paume ouverte [25]. Il est donc pratiquement certain que c’est le bras droit disparu qui brandissait l’étendard, au lieu de faire comme d’habitude le geste de la bénédiction. Tout comme l’auréole, cet accessoire était probablement en bois.


Mantegna 1492 DescentLimbo_ Barbara Piasecka Johnson Collection Princeton Accademia Carrara Bergame
Résurrection (Accademia Carrara, Bergame) et Descente aux Limbres (anciennement Barbara Piasecka Johnson Collection, Princeton), Mantegna, 1492

Le geste de l’étendard tenu de la main droite est très rare : on le retrouve, avant Rodez, dans une composition très originale de Mantegna, reconstituée très récemment, où le Christ entre dans les Limbes vu de dos et ressort vu de face du tombeau, comme si les deux lieux communiquaient secrètement. Comme à Rodez, c’est la jambe droite qui amorce le mouvement de sortie.


1470 Piero della Francesca La_fresque_de_La_Résurrection Museo civico San SepolcroRésurrection
Piero della Francesca, 1470, Museo civico San Sepolcro

Cette fresque de Piero della Francesca a une intention très différente, non plus dynamique mais statique : c’est le pied gauche qui prend appui sur le rebord, de manière à bien montrer la plaie du pied et celle de la main, celle du flanc étant découverte par l’étendard à main droite.

La Résurrection de Rodez fait en somme la synthèse de ces deux iconographies extrêmement originales, en nous montrant un Ressuscité qui ne bénit pas mais surgit hors de la Tombe et affirme sa Victoire en exhibant ses stigmates.


Les pilastres latéraux

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre date saint

La date de fin des travaux, 1523, est peinte sous la niche de gauche.

Les deux pilastres latéraux portaient en haut des anges sonnant de la trompette, qui ont été déposés pour restauration [26]. Le personnage qui figurait dans la niche de droite est perdu depuis longtemps [27] et le Saint qui subsiste à gauche ne porte qu’un livre, attribut insuffisant pour l’identifier [28].


Retable de l'Assomption Boussac detailRetable de l’Assomption, Maître-autel de l’Eglise de Boussac

Ce retable, à 35 km de Rodez, est manifestement influencé par la chapelle Gaillard Roux :

  • l’Assomption (de la Vierge) reprend la composition de la grande fresque de l’Ascension (du Christ) – à noter le détail rare de Saint Thomas recevant le ceinture tombée du ciel ;
  • les deux scènes de la prédelle (le Christ aux limbes et le Noli me tangere) recopient deux des tableaux du retable de la Mise au Tombeau.

On aurait pu espérer que les personnages latéraux, tous deux dans des niches en forme de coquille, recopient les statues sommitales de Rodez. Ce n’est malheureusement pas le cas, car l’absence d’auréole, à Boussac, désigne les deux personnages comme des personnages de l’Ancien Testament (Moïse avec les éclairs sortant de son front et David avec sa harpe [29] ) alors que le saint subsistant à Rodez est plutôt un Evangéliste.


Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre haut reconstitue

Proposition de reconstitution

Il pourrait s’agir de Matthieu, le seul Evangéliste qui parle de l’épisode des gardiens « qui devinrent comme morts » (Matt 28,4). l’ange qui le surplombait aurait alors fonctionné comme son attribut, déporté.

On peut imaginer que le Saint en pendant aurait quant à lui été un des Apôtres, parmi lesquels Thomas serait un bon candidat, en raison de la scène de l’Incrédulité juste en dessous.

Les anges à trompettes, au dessus, seraient deux manière d’évoquer la proclamation de la Résurrection, par l’Evangéliste et par l’Apôtre.


L’inscription de l’intrados

Mise au tombeau 1523 Rodez Christ intrados detail piedPhoto Louis Balsan (c) Société des lettres de l’Aveyron

Je remercie Mr Pierre Lançon de m’avoir signalé l’existence, dans l’intrados, d’une inscription peinte, malheureusement illisible : on voit seulement qu’elle était constituée de lettres imbriquées, comme celle gravée sur l’entablement, et qui de ce fait a été parfaitement conservée.


L’inscription de l’entablement

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre inscription 2

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre inscription
Relevé au XIXème siècle par l’épigraphiste roussillonnais Louis de Bonnefoy [30]

Cette inscription d’allure cryptique devient plus facile à comprendre dès lors qu’on remarque les points qui séparent les mots. Malgré les imbrications de lettres, il en manque très peu, il n’y a pas d’abréviations et le latin est acceptable.

Je passe sur l’interprétation fautive qu’en a donné Bion de Marlavagne en 1875 [31] et qui a été reproduite partout jusqu’à très récemment. La lecture et la traduction correcte en ont été fournies en 1984 dans le Corpus des inscriptions de la France médiévale [30], qui se trompait néanmoins en prétendant l’inscription disparue et en la datant du XIIème siècle.

 

O DEUS OM/NIPOTENS GUALHARDI / MISER/ERE RUFFY,
QUI STRUCTURA(m) HANC OBTIN(ens) FABRICAVIT HONOREM,
EJUS PECCATIS TOT(i)USQUE /MACHINE/ MONDI PARCE,
UT (a)EDE TUA VIVA/MUS PERPETUO, BEATI

O Dieu tout puissant, aies pitié de Gaillard Roux
qui, chargé de cette architecture, fabriqua cette oeuvre admirable.
Pardonne ses péchés, et les machinations du monde entier,
Afin que, dans ton temple, nous vivions continuellement heureux.

Les barres obliques marquent les ruptures de la corniche.

Nous reviendrons plus loin sur la signification de ce texte très révélateur, qui a rapport avec l’ensemble du monument (c’est l’inscription perdue de l’intrados qui était relative au registre de la Résurrection) . Contentons-nous de remarquer que la fin de l’inscription, sur le flanc droit de la corniche, ne peut absolument pas être lue depuis le bas. Or rien n’empêchait de resserrer un peu les lettres sur les parties visibles : il y a donc une volonté d’énigme, ou du moins de garder pour soi la fin de la formule.


Chapelle st Sepulcre Plan Louis Causse (c) Societe des Lettres de l'Aveyron
Chapelle St Sépulcre, Plan Louis Causse (c) Societé des Lettres de l’Aveyron

Une particularité de la chapelle est qu’un passage récemment découvert [32], partiellement obturé par le retable, débouchait juste en dessous de ce texte caché : il donnait un accès direct à la chapelle depuis l’enclos canonial où résidaient les chanoines. Tout ce passe comme si cette bande étroite sur la droite du retable constituait une zone privative dont seuls jouissaient les chanoines, aussi bien physiquement (accès permanent à la chapelle) que spirituellement : « continuellement heureux » [33].


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Le registre médian

sb-lineVue d’ensemble

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre B
Les trois tableaux de ce registre respectent l’ordre chronologique des événements, juste après la Résurrection survenue dans la nuit du Samedi au Dimanche (voir La pierre devant le tombeau) :

  • la Descente du Christ aux Limbes : l’épisode, dont les Evangiles ne parlent pas, suit la Résurrection, puisque le Christ est en général figuré portant la bannière de sa victoire sur la Mort ;
  • l’Apparition en jardinier à Marie-Madeleine (Noli me Tangere), le soir du Dimanche saint ;
  • la seconde apparition aux Apôtres en présence de Saint Thomas, le dimanche suivant.

Ce registre est pensé comme un tout : ainsi les deux angelots portant les armes et les initiales de Gaillard Roux amplifient la posture du Christ, placé à gauche dans la première case et à droite dans la dernière.



Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre angelots
Ces deux angelots ne sont pas tout à fait symétriques :

  • celui de gauche, situé sous la date et la portion de texte qui demande pitié pour Gaillard Roux, porte des ailes et une petite mallette frappée des initiales GR ;
  • celui de droite est un simple putti tenant les armes des deux mains, avec des « cuirs » en substitut d’ailes.

Pour ceux qui s’intéressaient aux détails, il était clair que l’angelot de gauche, avec son sac de voyage siglé, n’était autre que l’âme du bon chanoine attendant juste derrière le Christ…

Albrecht_Duerer_-_Christ_in_Limbo_from_The_Small_Passion_ca_1509Le Christ aux limbes, Dürer, vers 1506, Petite Passion

…là même où Dürer place les âmes déjà libérées de la Mort.


La Porte de la Mort

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La position du Christ à gauche est de loin la plus courante. La porte des Limbes, à droite, était dans les représentations médiévales une gueule d’Enfer ; à la Renaissance, on la remplace souvent par un caverne (en Italie) ou par une porte dans un rempart (dans les pays du Nord). La présence d’une tour est extrêmement originale [34], tout comme la masse informe qui l’enserre.



1500px-Rodez,cathédrale,intérieur46,chapelle_St_Sépulcre07 detail demon
Ceux qui l’on remarquée y voient des flammes s’échappant de l’Enfer. En fait, les flammes sont pratiquement absentes des représentations du Christ aux Limbes et les deux textures, fourrure sur les membres et pustules sur le ventre, montrent qu’il s’agissait d’un démon : peut-être à tête de bouc (on voit la trace d’une corne en spirale juste au dessus de l’oreille), il se rejetait en arrière, terrorisé par le Christ.



Retable de l'Assomption Boussac detail
On notera que le panneau de Boussac, qui recopie celui de Rodez, montre également une tour et un démon (avec une petite tête de mort en guise de cache-sexe). En contraste avec cette Porte du Purgatoire, le sculpteur de Boussac a rajouté naïvement, dans le dos du Christ, l’entrée de l’Enfer représentée à l’ancienne, sous forme d’une gueule béante.

Mais le détail le plus notable dans la composition (à Rodez puis à Boussac) est que le Christ tend la main gauche pour extraire le Juste, contrairement au geste naturel (voir Dürer).


La_descente_de_Jésus-Christ_aux_limbres Schongauer_MartinSchongauer, vers 1480 Canavisio 1492 La_Brigue_-_Chapelle_Notre-Dame-des-Fontaines_-_Nef_-_Fresques_de_la_Passion_du_Christ LimbesCanavisio, 1492, Chapelle Notre-Dame des Fontaines, La Brigue

Le Christ aux limbes 

La composition qui s’en rapproche le plus est celle de Schongauer, qui vise à mettre en valeur l’étendard du Christ victorieux, antithèse du débris de porte que brandit vainement le démon. Il est donc probable que le bras droit manquant du Christ, à Rodez, tenait là encore un étendard (sinon, pourquoi avoir inversé le geste naturel ?).


Le Noli me tangere

Rodez,cathédrale,intérieur47,chapelle_St_Sépulcre08
Dans les plus anciennes représentations du thème, la Madeleine est à gauche : à la fois pour satisfaire la « convention du visionnaire » et pour permettre au Christ de s’échapper vers la droite, prolongeant le mouvement de la lecture. Mais au début du XVème siècle, la composition inversée est devenue tout aussi courante.

Elle a probablement été choisie ici pour faire écho à la position des mêmes personnages dans la Mise au Tombeau juste en dessous : la tête du Christ à gauche et la Madeleine à droite. L’autre avantage était d’éviter toute redondance avec le troisième tableau.


L’incrédulité de Thomas

Rodez,cathédrale,intérieur48,chapelle_St_Sépulcre09
La position de Thomas à genoux à gauche est de loin la plus courante (c’est celle qui figure dans les gravures de la Biblia Pauperum) : elle exprime l’approche respectueuse de Thomas vers le Christ, qui l’attend de pied ferme, son étendard dans la main gauche. Il faut donc, là encore, rajouter un étendard manquant.


Une architecture triomphale

Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre AB schema

Pavoisé de ces trois oriflammes qui renforcent la cohérence des scènes et l’effet de symétrie, le haut du retable devait avoir fière allure : l’étendard que j’ai rajouté au centre vient de la fresque de Mantegna, celui de gauche de la gravure de Schongauer et celui de droite d’un polyptique du même Schongauer qui, pour les deux dernières scènes, a préféré la composition redondante :

Schongauer Retable des Dominicains, Musée Unterlinden de Colmar, photographie Jean Yves Cordier lavieb-aile.comRetable des Dominicains (détail)
Schongauer, Musée Unterlinden, Colmar, photographie Jean Yves Cordier, lavieb-aile.com.


Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre arc de triomphe
L’inscription solennelle, les deux hérauts d’armes, les trois scènes victorieuses et l’arcade en berceau donnent à cette partie du monument une allure d’arc de triomphe. D’autant plus que, sous la corniche du bas, apparaît un motif décoratif très original.


Blois couronnement escalier françois premier
Couronnement de l’escalier François Premier,1517-19, Château de Blois

Jacques Bousquet ( [35], p 255) a remarqué que ces « denticules arrondis » apparaissent en haut de l’escalier de Blois, terminé avant 1519 selon la nouvelle chronologie [36]. S’il ne s’agit pas d’une réinvention locale, il y a donc eu une transmission particulièrement rapide du motif, depuis la Loire jusqu’en Rouergue.

Ces denticules s’ajoutent à l’idée d’une architecture triomphale hérissée de drapeaux, puisqu’ils transposent manifestement les mâchicoulis médiévaux.


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Le registre de transition

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Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre C
Ce registre sert de transition entre la partie Arc de Triomphe (du Christ et de Gaillard Roux) et la partie Sépulcre, d’où sont bannis les ornements personnels du prélat.

Le premier plan est un feu d’artifice monomaniaque : sous une frise de roses, une couronne de roses, d’où jaillissent deux cornes d’abondance, entoure le blason aux trois étoiles et aux cinq roses. Deux immenses lettres G et R se cachent peu discrètement dans les grotesques, et l’intrados de l’arc s’orne de cent roses serties dans une maille d’étoiles.

L’arrière-plan, en revanche, est purement sacré, avec trois angelots portant des instruments de la Passion :

  • le roseau avec l’éponge, et la coupe ;
  • la croix ;
  • la lance et la couronne d’épines.

Cette couronne fait double emploi avec celle que tient Saint Jean dans la Mise au Tombeau. Elsa Karsallah ( [37], p 300) attribue cette insistance au fait que la cathédrale conservait un reliquaire de la sainte Epine. En fait, la redondance de la couronne s’observe dans plusieurs des Mises au Tombeau scénographiées que nous avons vues (voir 2 Les Mises au Tombeau scénographiées), et tient simplement à la différence de statut des objets selon le registre auxquels ils appartiennent : réalistes sur terre et magnifiés au Ciel.

Ce qui mérite explication, en revanche, est l’inversion délibérée des attributs par rapport à leur place conventionnelle dans la Crucifixion : la lance est toujours à gauche de la croix (du côté de la plaie) et le roseau à droite. Inversion d’autant plus étrange qu’elle éloigne diamétralement les deux couronnes d’épines, alors qu’on aurait mieux compris que la couronne céleste se place à l’aplomb de la couronne terrestre. Nous reviendrons plus loin sur cette anomalie, qui ne pouvait manquer d’intriguer les spectateurs de l’époque.


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Le registre sépulcral

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Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre D
Je n’ai rien a ajouter sur cette Mise au Tombeau magistrale et abondamment commentée : elle est du type méridional, avec Marie au centre entre les deux Saintes Femmes, l’une qui pose ses mains sur son bras droit et l’autre qui soutient son bras gauche, dans une sorte de contraposto parfaitement équilibré. Les tailles des sept personnages sont calculées pour épouser, de manière adoucie, l’arc en anse de panier.

Il importe en revanche de détailler ce dont on ne parle jamais : les deux niches vides latérales.



Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre niches
La juxtaposition rend manifeste l’effet de magnificence produit par la variété des motifs. Les denticules arrondis sont à gauche presque masqués par la parchemin de l’inscription, et apparents à droite. Le culot de gauche est constellé d‘étoiles mais celui de droite, où l’on attendrait logiquement des roses, est décoré de flammes (qui s’expliqueront plus loin). Le candélabre de gauche porte les lettres S et F, celui de droite S et P, plus deux clés entrecroisées.

Il est regrettable qu’on continue à propager l’opinion de Bion de Marlavagne, qui y voyait Saint Paul et Saint Pierre, ignorant les initiales et contredisant l’iconographie : en tant que chef des Apôtres, Pierre vient toujours en premier (sauf cas très particulier de la traditio legis voir 2 Epoque paléochrétienne).

Déjà mentionnée au Congrès archéologique de 1937, la bonne solution a été explicitée par Gilbert Bou [21], en se basant sur les initiales mais aussi sur les deux inscriptions : quoique présentant la même typographie imbriquée que l’inscription principale, elles sont très faciles à lire.


Saint François

Car je porte sur mon corps les stigmates du seigneur Jésus

St Paul, Epitre aux Galates

Ego enim Stigmata Domini Iesu in corpore meo porto

C’est peut être le fait que le texte soit de Saint Paul qui explique l’erreur de Bion de Marlavagne : mais le mot stigmates, comme le remarque G.Bou, renvoie sans ambiguïté à Saint François.



Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre lettre F
Raffinement supplémentaire : les deux lettres S et F sont tenues par une cordelière franciscaine, qui fait un pendant discret aux clés sur l’autre pilastre.


Saint Francois eglise de gargilesseEglise de Gargilesse St Francois 16eme s eglise de BelpechEglise de Belpech

Saint Francois, XVIème siècle

En écho au Christ ressuscitant, la statue suivait possiblement cette formule, où le Saint met en avant les stigmates de ses paumes.



1500-20 -chapelle-du-saint-sepulcre-eglise-saint-saturnin-a-belpech
Le cas de l’église de Belpech est particulièrement intéressant, puisque la statue de Saint François y flanque une Mise au Tombeau, en regard d’un autre saint traditionnellement identifié comme Saint Joseph (sans doute à cause de sa position derrière Joseph d’Arimathie). L’association entre Saint François et le sépulcre trouve peut être sa source dans le rôle des franciscains pour la promotion des Lieux Saints. Même si la raison précise nous échappe dans le cas de Belpech, cet exemple montre qu’il n’était pas choquant d’apparier un saint moderne avec un saint biblique.


Saint Pierre

Car la statue de droite, à Rodez, était celle de Saint Pierre, comme l’indiquent clairement les initiales, les clés, et l’inscription :

Porte-enseigne des apôtres,
Pierre, prince de ceux-ci,
Dissous mes péchés
Par le pouvoir à toi donné.

Signifer apostolorum,
Petre, princeps ceterorum,
Dilue mea peccata
Potestate tibi data.

Ce texte est tiré de la Litanie de tous les Saints (Litania Omnium Sanctorum [38] ) : il résume Saint Pierre en deux points : la primauté sur les Apôtres et le pouvoir d’Absolution.


Un appariement théologique

La place de Saint Pierre, en seconde position, loin de la tête du Christ allongé et de la nef, peut étonner, d’autant plus qu’on le proclame le Prince des Apôtres. On chercherait vainement un lien entre saint François et Joseph d’Arimathie d’une part, saint Pierre et Nicodème de l’autre. Si les deux saints ne prolongent pas horizontalement la Mise au Tombeau, c’est que leur raison d’être est ailleurs : pourquoi pas dans le registre supérieur ?

Puisque l’inscription de Saint François insiste sur les stigmates, il est opportun de se reporter au texte racontant comment ceux-ci sont apparus :

« Il priait en ces termes: « Mon Seigneur Jésus-Christ, je te prie de m’accorder deux grâces avant que je meure: la première est que, durant ma vie, je sente dans mon âme et dans mon corps, autant qu’il est possible, cette douleur que toi, ô doux Jésus, tu as endurée à l’heure de ta très cruelle Passion; la seconde est que je sente dans mon coeur, autant qu’il est possible, cet amour sans mesure dont toi, Fils de Dieu, tu étais embrasé et qui te conduisait à endurer volontiers une telle Passion pour nous pécheurs.» » [39]

Ainsi la stigmatisation résulte d’une double identification avec la douleur et l’amour, autrement dit, dans les deux sens du terme, avec la Passion du Christ. Un peu plus loin dans le texte, celui-ci apparaît à François et lui parle :

« Sais-tu, dit le Christ, ce que j’ai fait ? Je t’ai donné les stigmates qui sont les marques de ma Passion, pour que tu sois mon gonfalonier. Et comme au jour de ma mort je suis descendu dans les Limbes et que j’en ai tiré toutes les âmes que j’y ai trouvées, par la vertu de mes Stigmates, de même je t’accorde que chaque année, au jour de ta mort, tu ailles au purgatoire, et que toutes les âmes de tes trois Ordres, c’est-à-dire des Mineurs, des Soeurs et des Continents, et aussi des autres qui t’auront été très dévots, que tu y trouveras, tu les en tires, par la vertu de tes Stigmates, et les conduises à la gloire du paradis, pour que tu me sois conforme dans la mort, comme tu l’es dans la vie. » [39]

Ce texte révèle la liaison méconnue, mais très intime, entre la stigmatisation et la Descente aux Limbes, qui justifie amplement la présence de François du côté gauche du retable. Par ailleurs, son rôle quasiment militaire de « gonfalonier » du Christ en fait un personnage aussi éminent que celui de Pierre « porte-enseigne » du Christ.

Il n’est guère plus difficile d’établir le lien, côté droit, entre Saint Pierre et la scène de l’Incrédulité de Thomas, juste au dessus. L’inscription insiste en effet sur le pouvoir d’absolution de Pierre. Celui-ci lui avait été conféré une première fois du vivant du Christ :

« Je te donnerai les clefs du royaume des cieux: ce que tu lieras sur la terre sera lié dans les cieux, et ce que tu délieras sur la terre sera délié dans les cieux.» (Mt 16, 19)

Le Christ l’étend ensuite aux autre apôtres lors de sa première apparition, le Dimanche soir :

“Recevez l’Esprit Saint. Ceux à qui vous remettrez leurs péchés, ils leur seront remis, et ceux à qui vous les retiendrez, ils leur seront retenus.” (Jean 20,28)

Ces textes expliquent les deux motifs sous la statue : les clés (qui symbolisent le pouvoir de lier et de délier) et les flammes, qui évoquent l’Esprit-Saint.

Thomas n’étant pas présent, c’est lors de la seconde apparition, une semaine plus tard, que celui-ci recevra le même pouvoir. L’histoire bien connue de l’Incrédulité de Thomas (voir 2 Thomas dans le texte) est donc indissociable de celle, moins connue, du Pouvoir d’absolution.

Théologiquement, on peut dire que la partie gauche du retable se rapporte à la Passion et la droite au Pardon.

Le cinquième et dernier registre va confirmer cette lecture.


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L’autel de Gaillard Roux

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Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre registre E

En avant du sarcophage, l‘autel de Gaillard Roux redevient monomaniaque : alternance de roses et d’étoiles sur le biseau de la table, blason entouré d’une couronne à laquelle sont rattachées deux roses, par les rubans qui serpentent entre les lettres G et R . Il est clair que Gaillard Roux « rubanise » la cordelière, reliant elle-aussi des roses, de son évêque François d’Estaing :


Armoiries de François d'Estaing Stalles eglise st Geraud Salles-Curan (c) RMN-GPArmoiries de François d’Estaing, Stalles de l’église St Géraud, Salles-Curan (c) RMN-GP

« François d’Estaing entourait ses armes du cordon de son saint patron pour annoncer qu’il voulait être dans les chaînes et captif de Jésus-Christ » ( [40], p 374).

A remarquer, à gauche, la devise cryptique de François d’Estaing, et notamment l’entrecroisement des deux V qui rappelle le VIVA de l’inscription du retable :

« ADUIVA ME DO(min)E ET SALVVS ERO »

De plus, quoique n’étant pas franciscain, ce pieux évêque

« avait pris le cordon et la robe grise, et il aimait paraître en public revêtu de ce saint habit«  ([40], p 244).

Les ruthénois n’auraient pas été surpris de reconnaître leur évêque statufié en Saint François, puisqu’il était représenté sous cet habit dans un vitrail, aujourd’hui disparu, de l’église de Ceignac [41].



Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre bas politique
Il est donc clair que le bas du retable obéit à une logique hiérarchique, où la messe du chanoine s’inscrit sous les deux figures sanctifiés de l’évêque, autorité immédiate et du pape, autorité lointaine.

Par la suite, le chapitre adoptera cette chapelle pour certaines de ses assemblées, notamment une en 1534 où, après avoir délibéré sur deux miracles attribués à François d’Estaing et survenus le même jour, le chapitre charge Gaillard Roux « d’informer la dessus le Seigneur Evêque et son conseil » ([42], p 532) . On voit par là que le chanoine, du fait de son âge avancé et de son amitié bien connue avec le défunt évêque, était jugé le mieux à même de plaider sa cause de béatification auprès de son successeur (Georges d’Armagnac).  Dix ans après son édification et cinq ans après la mort de François d’Estaing, la chapelle n’était plus celle de Gaillard Roux, ni celle du chapitre, mais aussi celle du bienheureux François.

Reste le point le plus délicat à expliquer, puisqu’il fait le lien entre le sarcophage du Christ et l’autel du chanoine : les trois médaillons allégoriques qui crèvent les yeux au centre du retable, mais qui n’ont guère retenu l’attention.


Les trois médaillons

Forsith ([0], p 9) s’est posé la question de savoir si les structures ternaires qui apparaissent non seulement à Rodez (au portail Sud et dans la chapelle Gaillard Roux) mais dans d’autres Mises au tombeau, n’étaient pas une évocation des trois oculus percés dans une plaque de marbre qui, à Jérusalem, permettaient aux pèlerins d’observer le rocher sur lequel le corps du Christ avait été déposé. Dans le cas des trois médaillons de Gaillard Roux, comme dans celui des trois couronnes de Folleville/Joigny, il conclut que c’est plutôt l’imitation de l’antique qui prime.



Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre bas sibylles
Toujours perspicace, Gilbert Bou [21] a reconnu dans ces femmes sur fond de muraille trois des sibylles qui figurent sur la paroi interne de la clôture :

« L’une tient un fouet symbole de la flagellation, c’est la sibylle Agrippa.
L’autre, Européenne, une épée nue à la main, prophétise le massacre des innocents.
Entre les deux, la sibylle phrygienne, enveloppée dans un grand manteau, porte une croix avec bannière, symbole de la résurrection. »

Bou n’a pas expliqué la raison de cette sélection de trois sibylles douloureuses parmi les six, à un endroit aussi stratégique vis à vis de la structure d’ensemble, et aussi évidement biographique : car les médaillons sont quadruplement estampillés Gaillard Roux, par le G, le R, la rose et l’étoile.

Par ailleurs, la sibylle Europe, dont l’épée prophétise le Massacre des Innocents, tient manifestement non pas une épée, mais une pointe de lance [42a].


1522 Saint-Michel-de-Veisse_chapelle_la_Borne_choeur_vitrail arbre de JesseVitrail de l’Arbre de Jessé (partie supérieure)
1522, chapelle de la Borne, Saint Michel de Veisse

Je n’ai trouvé qu’un seul autre cas, tout à fait contemporain, où la sibylle Europe tient à main nue une pointe de lance : mais il s’agissait probablement de pallier le manque de place.

A Rodez en revanche, cette substitution est délibérée, comme si la sibylle Europe avait prédit le coup de lance fatal (qui n’est en définitive que le Massacre des Innocents différé).


Une prédelle synthétique

Une première justification des trois médaillons est tout simplement la chronologie de la Passion : Flagellation, Crucifixion (la croix de la bannière) et Mort (la lance).

Mais leur appropriation par le chanoine leur donne une valeur plus forte : celle d’une sorte de condensé de l’ensemble de sa « structura », en permanence sous ses yeux lorsqu’il célébrait son Office.



Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre schema bas

Formellement, les trois sibylles font écho aux trois Maries groupées au centre de la Mise au Tombeau (contours blancs). Mais leurs attributs renvoient aux Arma Christi qui les surplombent :

  • à gauche (flèches vertes) le fouet évoque le moment particulier de la Passion où le Christ est flagellé et coiffé de la couronne d’épines ; mais l’idée de Passion est portée également par la coupe de l’angelot. Car il ne s’agit pas ici du récipient à vinaigre souvent associé au roseau, mais de la coupe qui apparaît au Christ lorsqu’il anticipe sa Passion, au Jardin des Oliviers :
    « Père, si tu le veux, éloigne de moi cette coupe » Luc 22,42
  • au centre (flèche jaune), la croix rouge de l’étendard annonce la croix vide portée par l’angelot et, au delà, la bannière de la Résurrection ;
  • à droite (flèche bleue), la lance explique l’inversion anormale lance/roseau dont nous nous étions étonné.

Placer la lance à droite avait un autre avantage (flèche violette) : évoquer tout au dessus Saint Thomas , dont elle est l’attribut le plus courant – à la fois parce qu’il a mis son index dans la plaie du flanc, mais aussi parce qu’elle est l’instrument de son martyre.

Un même rapport hagiographique lie Saint Jean à son attribut, la coupe de poison ( figurée habituellement avec des serpents).


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Une cohérence d’ensemble

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Ce schéma récapitule les cinq registres que nous avons décrits isolément (lignes blanches pleines), et rappelle ce qui est évident : la lecture horizontale des trois panneaux A B et C, disposés dans l’ordre chronologique.


Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre schema
Une lecture thématique s’y superpose, dès lors que l’on met en relation les détails des différents registres :

  • à gauche le thème doloriste de la Passion (en vert), avec la stigmatisation de Saint François qui conduit à la Descente aux enfers ;
  • au centre celui de la Résurrection (en jaune), qui s’épanouit en haut dans les trois étendards ;
  • à droite le thème consolant du Pouvoir de Pardonner (en bleu), incarné par Saint Pierre puis Saint Thomas, ce dernier étant annoncé par la répétition des lances.

Lire le retable de gauche à droite, c’est à la fois respecter la chronologie des événements après la Résurrection mais aussi parcourir une chaîne de conséquence : la Passion a pour conséquence la Résurrection, laquelle a pour conséquence le Pardon.

On comprend la satisfaction de Gaillard Roux d’avoir « fabriqué cette oeuvre honorable » qui développe, autour de la formule très codifiée de la Mise au tombeau, une scénographie aussi originale que théologiquement impeccable.


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Le pilastre biographique

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Un passé tumultueux ?

Du début de l’inscription « aies pitié de Gaillard Roux » on a déduit que la chapelle avait été édifiée dans un but essentiellement expiatoire, Gaillard Roux ayant de nombreux péchés à se faire pardonner : à preuve, il avait été arrêté et mis en prison par l’évêque François d’Estaing, en raison de sa vie dissolue.

Cette interprétation paraît en définitive assez réductrice, pour peu que l’on veuille bien lire l’inscription jusqu’au bout, et replacer l’édification du retable dans son contexte historique.


Gaillard Roux et François d’Estaing

En 1501, Gaillard Roux, qui n’était alors que diacre, fait partie des seize chanoines qui élisent à l’unanimité François d’Estaing comme évêque de Rodez, à l’issue d’un processus électoral minutieux, mais qui fera l’objet de diverses contestations jusqu’en 1504. De 1505 à 1510, François d’Estaing est absent de Rodez, occupant diverses charges dans le Comtat venaissin, et jouant un rôle de conseiller auprès de Louis XII. C’est seulement sous le règne de François I, à partir de 1515, qu’il se consacre à plein temps à son diocèse.

L’épisode du bref emprisonnement de Gaillard Roux se situe donc dans le contexte où, de retour à Rodez, François d’Estaing entreprend une remise en ordre générale, dans la ligne des conciles gallicans de Tours et de Pise auxquels il avait assisté. Les frictions avec le chapitre commencent dès février 1513, lorsque les chanoines se vexent de n’avoir pas été consultés lors du statut promulgué par l’évêque contre les joueurs et les blasphémateurs ( [42], p 243). Puis elles vont croissant jusqu’au 13 janvier 1514 où la moitié des chanoines, refusent officiellement de se plier au nouveau règlement du chapitre imposé par l’évêque. La crise culmine le 15 février où Gaillard Roux, sans doute un des plus jeunes et des plus remuants des dissidents, est arrêté, interrogé par l’officialité, et enfermé dans la tour de l’Evéché, sous les accusation de s’adonner au jeu, au blasphème et à la débauche ([42], p 251) : accusations peut être fondées mais qui semblent surtout, un an après les premières contestations concernant exactement les mêmes infractions, une réponse du berger à la bergère. Gaillard Roux est libéré sous caution après 15 jours de prison seulement et les chanoines viennent progressivement à récipiscence, jusqu’à l’arrêt du 12 septembre 1515 du parlement de Toulouse qui les déboute définitivement. Si Gaillard Roux avait quelque chose à expier, c’est moins une vie supposément dissolue que sa tentative de dissidence.

Après la réforme du chapitre, puis du clergé séculier, la poigne de François d’Estaing va s’abattre sur le clergé régulier, en particulier l’abbé de Conques qui prétendait être exempt de l’autorité de l’Evêque. En décembre 1516 se situe un épisode scandaleux où François d’Estaing se rend en personne à Conques pour affirmer son autorité, accompagné de Gaillard Roux qui était alors totalement reconcilié avec lui, puisqu’il l’accompagnait, dans cette tentative risquée de remise au pas, en qualité de « commissaire », autrement dit de procureur. Par les minutes des différentes procédures qui s’ensuivirent, on connaît tous les détails de cet épisode haut en couleur. Le samedi 20 décembre 1516, alors que l’évêque était entré pour prier dans le choeur réservé aux moines, il se fait molester et expulser par une douzaine d’entre eux, suivis de loin par l’abbé. Celui-ci revient sur la place, où tenait séance Gaillard Roux, et lui met son poing sous le visage :

« Vous êtes un gentil commissaire, qui pendant que me retenez ici, avez permis que Monseigneur de Rodez soit entré dans mon église et ait violé icelle… Je vous dis que vous n’êtes qu’un traitre, faussaire et abuseur. »

Sur quoi les moines surenchérissent :

« Vous êtes un gentil commissaire, que cependant que vous tenez ici votre audience, avez permis que l’Evêque de Rodez ait violé notre église, car l’auriez trouvé dans le choeur d’icelle entre les deux chaires qu’il semblait un singe, feignant de prier Dieu » ([42], p 306 ).

L’affaire se conclut par la victoire totale de l’évêque, le mardi matin, suite à une excommunication express.


La fin de la construction de la cathédrale

Au début de son épiscopat, en 1501, François d’Estaing relance le chantier de la cathédrale, interrompu depuis quelques années, et fait édifier les dernières travées qui manquaient à la nef. Côté Sud, la troisième chapelle renferme un grand retable du Christ au Jardin des Oliviers, que M.Desachy attribue au chanoine Helion Jouffroy, du fait de ses analogies avec le retable de son oratoire privé (utilisation de tuf). Possédant déjà une Mise au Tombeau chez lui, on conçoit que le chanoine ait choisi pour la cathédrale d’illustrer un autre thème.

La succession topographique et chronologique (Le Jardin des Oliviers pour la troisième chapelle, le Sépulcre pour la quatrième) montre que les deux commanditaires ne se livraient pas seulement à une compétition ostentatoire, mais mettaient leur fortune au service d’un programme d’embellissement cohérent, voulu et approuvé par l’évêque. C’est dans un second temps que celui-ci lancera un programme en son nom propre, avec la clôture du choeur (aujourd’hui déplacée et partiellement perdue [43] ).

La surabondance ostensible des sigles Gaillard Roux masque donc, pour éviter tout triomphalisme, la glorification de l’évêque, que chacun pouvait reconnaître dans la statue de Saint Francois. Après la triple remise au pas du chapitre, des prêtres et des moines, la Résurrection ici célébrée est aussi celle du diocèse, comme le sous-entend la fin de l’inscription :

« Pardonne ses péchés (de Gaillard Roux), et les machinations du monde entier (contre François d’Estaing). »


De possibles clin d’oeil

Il est toujours périlleux de prétendre retrouver, dans les oeuvres du passé, les allusions qu’auraient pu y glisser les contemporains. Mais on ne peut s’empêcher de constater que le pilastre de gauche, qui conduit l’oeil de la statue de saint François, en bas, à l’angelot que nous avons interprété comme l’âme de Gaillard Roux juste extraite du Purgatoire, puis à la mention « GUALHARDI MISERERE RUFFY », puis à la date, concentre tous les détails biographiques. A l’époque où le retable a été conçu, le scandale de Conques était encore frais, et toute personne un peu lettrée qui faisait le lien entre le fouet de la Sibylle, la couronne d’épines de saint Jean et les stigmates de Saint François, ne pouvait manquer de se remémorer la « petite Passion » de François d’Estaing, que le père Beau décrit encore, un siècle plus tard, en des termes quasi-évangéliques ( [44], p 157) :

« Et non contens de ces paroles insolentes, les uns le prirent par les bras, les autres par le fort du corps; les autres par le camail, & le rochet, & commencent à le trainer avec tant de violence, que son bonnet tomba à terre, ses sandales d’Eveque se devétirent, & roulèrent dans la foule; une partie de ses habits se retrouvèrent déchirés, & en désordre. Quelques-uns même porterent leurs mains sacrileges sur son visage, & sur une teste consacrée aux plus augustes fonctions de la vie Apostolique. A tous ces excés qui font fremir mon cœur, trembler ma main, & chanceller ma plume; ce Saint & debonnaire Seigneur, n’opposa autre defense que les mains jointes… »

Beau passe sous silence l’insulte d’une particulière gravité, puisque pour leur défense les moines prétendirent ne jamais l’avoir prononcée :

Ils ne l’appelèrent point singe ni hypocrite car, ajoute le mémoire avec une assurance invraisemblable et risible « ne scavent ce que veult dire cynge«  ( [42], p 308).


Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre pilastre Passion 1
Il se trouve que le « pilastre de la Passion » porte, de part et d’autre de la statue de saint François, deux ornements qui n’apparaissent nulle part ailleurs :

  • bien en lumière, du côté de la Mise au tombeau, un épi de blé ;
  • dans l’ombre du pilier, une corne d’abondance dont un singe goûte les fruits.

Comme si ces deux symboles venaient remercier le Saint Evêque de la prospérité retrouvée, tout en le le vengeant de l’injure subie.


Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre bourse
Tout à côté, la bourse particulièrement cossue de Joseph d’Arimathie vient opportunément rappeler les frais engagés par le chanoine.


Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre singe chapelet Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre motif chapelet

Et dans l’orfroi du manteau, ce qui semble bien être un autre minuscule singe, suspendu par les pattes arrière entre deux roses, crache deux chapelets, comme expliqué en grand, juste à côté, sur la tranche du pilastre. Ce motif, qui ne se retrouve nulle part ailleurs dans les nombreux candélabres de la Cathédrale, semble donc poursuivre le « private joke ».




Tout en bas du pilastre biographique, sur la face obscure, le sphinx à tête de bouc qui porte sur sa poitrine le blason à la rose a mainte fois été interprété comme un portrait de Gaillard Roux. On notera qu’il fonctionne en couple avec une tête angélique insultée par une oie. Dans ce motif jumelé, on pourra reconnaître, au choix :

  • la figure biface de Gaillard Roux, passé du bouc à l’ange ;
  • l’amitié entre le chanoine, mi-homme mi bête, et son angélique évêque.


Mise au tombeau 1523 Rodez Retable-de-la-chapelle-du-Saint-Sepulcre motif targe
Ce que regarde cette tête, sur la face avant du pilastre, est un targe à six pointes entouré d’une couronne de lauriers, le même qu’on retrouve agrandi tout en haut du retable.

Ce motif, courant à la Renaissance, place sous le même symbole triomphal la grande victoire du Christ sur la Mort, et la petit victoire du chanoine sur la sienne.


En aparté : toucher la chair du Christ

La question du contact avec la chair du Christ et la fascination pour les plissés sont deux points que la technicité croissante des sculpteurs fait passer au premier plan, en ce début du XVIème siècle.


Pieta 16eme siecle carcenac salmiech detail servietteVierge de Pitié, début 16ème, Carcenac-Salmiech

Ainsi le sculpteur de cette Piéta (auparavant à l’église des Cordeliers de Rodez [45a] ) fait étalage d’une grande ingéniosité pour faire serpenter le linceul :

  • en partant de l’épaule de Saint Jean – dont l’encolure porte le début de son prologue, IN PRIN (cipio) ;
  • en évitant le contact entre sa main droite et l’épaule du Christ ;
  • en passant sous le perizonium de celui-ci,
  • puis sous le manteau de la Vierge ;
  • puis sous la serviette de Marie-Madeleine (en rose).



Pieta 16eme siecle carcenac salmiech detail serviette
Celle-ci remonte entre les deux jambes jusqu’à la main droite de la sainte, puis évite le contact entre sa main gauche et le pied, en rebroussant chemin pour finir sous la jambe droite du Christ. Il faut comprendre que Marie-Madeleine a laissé retomber cette jambe droite, et soulève maintenant le pied gauche, en repliant sa serviette pour se garder de le toucher.

Totalement réaliste du point de vue des plissés et totalement anti-naturel du point de vue des postures, ce linceul-serviette propose au regard, en partant de PRIN(cipio), un parcours complet du corps du Christ, entre tête et pieds, entre Jean et Marie-Madeleine, unis dans le même respect envers la chair sacrée du Christ.



Pieta 16eme siecle carcenac salmiech detail main
Au centre, la Vierge, seule à toucher directement cette main perforée qui est aussi sa propre chair, est magnifiée dans sa douleur. A noter l’invention remarquable des deux pouces en contact.




Une réplique : la chapelle castrale de Roquelaure et ses anges

Les Mises au Tombeau ont été un sujet très populaire en Rouergue au XVème et XVIème siècle [44a] mais, faute de textes, leur chronologie est très incertaine. Le premier grand exemple de Rodez (au portail Sud de la cathédrale, terminé vers 1460) a nécessairement dû servir de modèle, mais sa disparition quasi complète rend impossible d’évaluer son influence. Le retable de Gaillard Roux, en revanche, a clairement influencé deux autres Mises au Tombeau locales, à Roquelaure et Ceignac [45].

Roquelaure lassouts ensembleChapelle de Roquelaure (ensemble)

La Mise au Tombeau est restée en place dans sa niche axiale, enchâssée dans un retable XVIIIème.



Roquelaure Lassouts Mise au tombeau complet
La volonté de symétrie est beaucoup plus sensible qu’à Rodez :

  • du fait que les Trois Maries sont vêtues identiquement ;
  • de par la boîte à onguents de Marie-Madeleine, qui équilibre la couronne de Saint Jean.

Tandis qu’à Rodez il la tenait à mains nue, ici il la tient dans sa manche, en contraste avec Marie Madeleine dont on voit encore la main droite nue posée sur le couvercle de la boîte.

C’est également à main nue que les anges tiennent les Arma Christi, sauf celui du centre : il est donc probable qu’il présentait, avec respect, un autre objet sacré ayant pénétré le corps du Christ, et qui ne peut être ici que les trois clous.

On avait ainsi une symétrie complète pour les trois anges centraux, dans l’ordre chronologique de la Crucifixion : le marteau (avant), les clous (pendant), les tenailles (après).

L’ange aux tenailles pleure parce que le Christ est mort : ce motif rarissime ne se retrouve qu’à Solesmes, également chez l’ange de droite, mais pour un autre motif : il tient la bourse de Judas et déplore sa trahison.


Roquelaure Lassouts Mise au tombeau ange vole Ph L.Balsan (c) Société des Lettres Scieneces et Arts de l'AveyronPhoto Louis Balsan (c) Société des Lettres, Sciences et Arts de l’Aveyron

L’ange de la paroi de gauche (volé en 1976) présentait la colonne de la Flagellation, derrière la Couronne de Saint Jean. L’ange de la paroi de droite a disparu sans laisser de trace, mais la logique chronologique voudrait qu’il ait tenu la lance.

Ainsi les cinq anges de Roquelaure reproduisaient probablement la même succession  (Flagellation, Crucifixion, Mort) que les trois sibylles de Gaillard Roux [45b].


En aparté : les anges en vol dans le sépulcre

Ce motif rare n’a pas donné lieu à une formule bien définie : le nombre d’anges et les instruments sont variables.


Rodez 1400-50 cathédrale,Mise_au_TombeauMise au tombeau
Choeur, Cathédrale de Rodez, 1430-1450

La plus ancienne occurrence se trouve à Rodez, dans les six anges de cette Mise au Tombeau très précoce (voir 1 Les Mises au Tombeau : quelques points d’iconographie). Leur logique n’est pas strictement chronologique, mais semble s’organiser autour des deux grands instruments qui se font pendant, dans les angles :

  • autour de la colonne de la Flagellation sont évoqués les autres types de coups subis lors de la Passion : ceux du marteau et celui de la lance – fichée ici dans l’éponge, comme le propose G.Bou ( [46] p 35) ;
  • autour de la croix vide, les tenailles et les clous évoquent l’Après de la Passion, la Déposition.

Ainsi cette forte tradition locale des anges en vol portant les instruments de la Passion relie trois Mises au Tombeau : celle du choeur de la cathédrale, celle de Gaillard Roux et enfin celle de Roquelaure.

En dehors du Rouergue, on n’en trouve que dans quatre autres sépulcres : Bordeaux (1493), Solesmes (1497), Auch (vers 1500),  Belpech (début XVIème). On rencontre aussi des anges volants à Semur en Auxois (vers 1490) et à Biron (vers 1515), mais ils joignent les mains ou portent des blasons. Il se peut néanmoins que de tels anges aient existé ailleurs, leur caractère amovible facilitant leur disparition.




Une autre réplique : la chapelle de Ceignac et son soldat

A quelques kilomètres de Rodez, la Mise au Tombeau de Ceignac est la seule autre de France a être surplombée par une Résurrection, et à présenter plusieurs singularités iconographiques dont il faut dire quelques mots.

Les éléments historiques

Dans son legs du 26 mars 1502, Jean de Banis (de Cerieys) , prêtre, docteur en droit canon, prieur de Ceignac et de Frons, dote la chapelle qu’il souhaite voir édifier dans le cimetière de Ceignac. Cette chapelle a en définitive été rajoutée à un emplacement privilégié dans le choeur de l’église, côté Nord (les armoiries des de Banis, avec un cerf, figurent à la clé de voûte).


Ceignac chapelle saint Sepulcre XXeme sChapelle du Saint Sépulcre, Basilique de Ceignac (état au début du XXème siècle)

La Mise au Tombeau est restée en place, dans une niche qui, comme à Roquelaure, occupe toute la largeur de la chapelle. Jacques Baudoin ( [47], p 201 et 216) la date entre 1502 et 1507 (soit une vingtaine d’années avant celle de Gaillard Roux) ; le Christ ressucité, en saillie en avant du mur, aurait été rajouté dans un second temps, sous l’influence évidente de Rodez [48].

Au XVIIème siècle, on a remanié la chapelle en plaquant un grand retable devant ces vestiges : une frise de saints, en bas, est venu masquer les jambes des porteurs du suaire.



Ceignac chapelle saint Sepulcre etat actuelEtat actuel

En enlevant cette pseudo-prédelle, on a découvert un soldat allongé, encastré dans le tombeau. Dans la présentation actuelle, le retable a été rehaussé de manière à présenter simultanément les deux états.

On aboutit ainsi à une sorte de tératologie iconographique, où, dans le tombeau du Christ, la place est prise par un soldat romain.


amboise eglise saint denis mise au tombeau
Eglise Saint Denis, Amboise

Cette situation n’est pas tout à fait unique : la Mise au Tombeau d’Amboise (généreusement attribuée à Léonard de Vinci) proposait autrefois, au même emplacement, une Madeleine alanguie occupée à sa lecture : cette iconographie aberrante a désormais été corrigée.


Deux Résurrections comparées


Le soldat endormi de Ceignac présente un écu orné d’un cerf : il a donc bien été réalisé pour la chapelle de Banis.



Ceignac chapelle saint Sepulcre comparaison Rodez
Hormis le blason remplaçant la pique, il prend la même pose que le soldat de Rodez, le bras droit probablement replié sous la tête, la jambe gauche en V passant par dessus la droite. Mais le sculpteur n’a pas tenté d’imiter la saillie du pied gauche, particulièrement spectatulaire vu d’en bas.

De même, le Christ a perdu toute son originalité :

  • le pied droit est posé devant le tombeau, et non en suspension ;
  • il bénit de la main droite et brandissait l’étendard de la gauche (on voit bien le poing serré).

En aparté : les soldats dans les Mises au tombeau

Il existe quelques très rares oeuvres combinant la Mise au tombeau avec les soldats endormis de la Résurrection.


Mise au tombeau 1400-25 Pont a Mousson1400-25, Pont-à-Mousson 1433 Mise au tombeau Cathedrale de Freiburg in Brisgau1433, Cathédrale de Freiburg in Brisgau

Il s’agit d’oeuvres précoces, d’influence germanique, et de haut niveau artistique, où les soldats endormis pouvaient être vus non pas comme une anomalie narrative, mais comme l’anticipation de la Résurrection. Dans les rares autres cas français, on fait comprendre leur statut hors-narration en les sculptant différemment :


belpechBelpech 1400-1500 Langeac_ChurchSaintGal_Interior_1stNChapel_EntombmentChristLangeac
  • soit en bas-relief sur le devant du sarcophage (l’exemple le plus ancien serait germanique, à la cathédrale de Mayence, vers 1495) ;


Mise au tombeau 1500-25 Saint Phal aubeSaint Phal

  • soit en miniature (comme c’est parfois le cas pour les donateurs).

Dans tous les autres cas où des soldats en ronde-bosse s’ajoutent en avant de la Mise au tombeau  – à Neufchâteau (1495), à Salers (1495), à Solesmes (1496), à Jarzé (1500-04, disparu), à Auch (1500), à Narbonne (début XVIème), à Chaource (1515), à Ciadoux (vers 1520 ?) et à Chatillon sur Seine (vers 1527) –  ils ne sont jamais endormis ou aveuglés, mais debout, comme une garde d’honneur.



Une reconstitution possible

Puisqu’il est exclu que le soldat endormi de Ceignac ait fait partie de la Mise au Tombeau initiale, il a nécessairement été rajouté sous l’influence de la chapelle Gaillard-Roux, en même temps que le Christ. Il est possible que la formule très spéciale de Rodez, avec le pied du Christ en suspension au dessus du soldat endormi, ait été comprise localement comme le symbole du christianisme vainqueur du paganisme : en conséquence de quoi, à Ceignac, un seul soldat pouvait suffire. Cette intention symbolique se voit aussi dans le détail du linceul retombant sur le bord du tombeau, tandis que qu’un angelot amène au dessus du Christ un tissu bleu : comme si le ciel allait remplacer le suaire.



Ceignac Sepulcre reconstitution
Le plus probable est que la statue du Christ est restée à son emplacement d’origine. Vu le peu de place entre elle et la niche, le soldat venait nécessairement en avant, de manière à ce que le blason des de Banis marque la clé de l’arcade, tout comme celle de la voûte.

Ce dispositif, avec un grand Christ en surplomb au dessus de l’arcade d’entrée, était assez similaire à celui de la chapelle du Saint Sépulcre de Montdidier (voir 2 Les Mises au Tombeau scénographiées).


Pontoise eglise saint maclouMise au Tombeau, vers 1550 et Résurrection (18ème siècle), Cathédrale Saint Maclou, Pontoise 

Un cas similaire s’est produit à Pontoise, où une Résurrection en bois sculpté (y compris trois Saintes Femmes à gauche) est venu, deux siècles plus tard, compléter la Mise au Tombeau Renaissance.



En conclusion : le motif de la Vierge éplorée

La figure de la Vierge éplorée, que Saint Jean soutient au dessus du corps de son Fils dans des poses d’affliction plus ou moins prononcées, est fréquente dans les Mises au Tombeau où les deux sont côté à côte. La formule méridionale, où la Vierge est flanquée par les deux autres Marie, tend au contraire vers des poses hiératiques, excluant les démonstrations de douleur.



Mise au tombeau Marie eploree
Il se trouve qu’à Ceignac comme à Roquelaure, le Vierge esquisse le geste de toucher de la main le corps de son fils, geste interrompu ou carrément contrarié par la sainte femme situées à sa droite. Ce dolorisme retenu ne se retrouve nulle part ailleurs, sinon dans l’oeuvre princeps de la formule méridionale, la Mise au Tombeau d’Avignon attribuée à Jacques Morel.

La datation de la Mise au Tombeau de Ceignac revêt de ce fait une particulière importance :

  • si elle est postérieure à la Chapelle Gaillard Roux, la posture des Trois Maries s’explique simplement comme une variante de l’effet de balance subtil mis au point à Rodez (une des femmes appuyant vers le bas et l’autre vers le haut), et par une simplification des costumes ;
  • si en revanche elle lui est antérieure (comme le propose J.Baudoin), elle témoigne de l’influence lointaine de la formule Morel, où les trois Maries, vêtues de la même manière, se distinguent par la dissymétrie des gestes.

La Mise au Tombeau disparue, celle du portail Sud de la Cathédrale, pourrait alors être le chaînon manquant de cette formule si particulière au Rouergue.


Références :
[0] William H Forsyth « The entombment of Christ : French sculptures of the fifteenth and sixteenth centuries », 1970, https://archive.org/details/entombmentofchri00fors/page/215/mode/1up?q=gaillard
[19] Les armes de Gaillard Roux figurent dans deux verrières de la nef (actuellement au niveau de la 2eme chapelle Sud), mais semblent avoir changé d’emplacement depuis les descriptions du XIXème siècle. Il serait logique que Gaillard Roux ait également commandé des vitraux pour l’intérieur de sa chapelle. Voir Pierre Lançon « Le vitrail médiéval en Rouergue d’après les archives » .Congrès archéololgique de France – Monuments de l’Aveyron p 23 Note 7
[20] « À Paris, «ung oratoire pour chanter messe, paint de la nativité de Nostre Seigneur, de prophètes et sebilles» accompagnait la Mise au tombeau, ainsi qu «une colonne au hault de laquelle sont quelques anneaux de fers à la forme et manière de celle où nostre redempteur fust attaché» et un «tableau qui est sur l autel dud. sepulchre représentant la Résurrection de nostre seigneur». Enfin, à Langres, il y avait dans la chapelle de la Mise au tombeau un «tableau dud. autel qui représente la Résurrection de Notre Seigneur».
Elsa Karsallah « Un substitut original au pèlerinage au Saint-Sépulcre: les Mises au tombeau monumentales du Christ en France (XV e -XVI e siècles) » https://docplayer.fr/50251886-Un-substitut-original-au-pelerinage-au-saint-sepulcre-les-mises-au-tombeau-monumentales-du-christ-en-france-xv-e-xvi-e-siecles-par-elsa-karsallah.html
[21] Gilbert Bou, Un chef d’oeuvre d’art rouergat à la Cathédrale de Rodez, Revue du Rouergue, Avril-Juin 1963, p 173
[22] Clef de voûte, Bulletin des Amis de la Cathédrale de Rodez, N° 10-11, 2019-20
[23] Nancy DIDIER, Structure et ornementation de la chapelle du Saint-Sépulcre de la cathédrale de Rodez. Etudes Aveyronnaises, 1995, p. 55-64.
[24] De la même manière, dans le retable de la chapelle adjacente, le tuf grossier du Jardin des Oliviers jure volontairement avec les dentelures calcaires de l’arcature.
[25] Si une restauration malencontreuse au XIXème siècle reste possible, on comprend mal pourquoi on aurait remplacé le classique poing fermé tenant l’étendard par une insolite main ouverte. La lithographie de Loup (ouvrage de P.Couderc) en 1864 montre un poing fermé gauche fermé et un étendard, mais il peut s’agir de l’imagination du dessinateur.
[26] Ariane Dor, Dominique Faunières. La part des anges : Les anges de la résurrection du retable du Saint-Sépulcre [de cathédrale de Rodez], commentaire et historique des restaurations. Clef de voûte (Rodez), 2018, 9, pp.8-12. https://hal.science/hal-02078352/document
[27] La niche est déjà vide dans la lithographie de Loup (ouvrage de P.Couderc) en 1864. La statue qui figure dans la photographie de 1933 de la photothèque Marburg est une statue en bois visiblement postérieure.
[28] Il n’y pas de tradition iconographique concernant les saints flanquant une Résurrection : dans les quelques retables ou triptyques de ce type, ils sont choisis librement, selon les circonstances locales. Or il n’y avait pas de dédicataires antérieurs de la chapelle, qui était toute neuve. Comme il n’existe pas de Saint Gaillard, on ne peut non plus invoquer le patron du commanditaire. Le livre suggère néanmoins un Apôtre ou un Evangéliste; mais on ne voit pas de raison d’en privilégier deux dans le contexte de la Résurrection : les quatre Evangéliste en parlent, et les douze Apôtres en sont témoin. Les deux statues ne représentaient pas non plus le couple traditionnel Pierre / Paul, car la statue de Saint Pierre figurait déjà au registre inférieur.
[29] Arthémon Garric « L’histoire de Boussac »
[30] Corpus des inscriptions de la France médiévale Aveyron, Lot, Tarn, 1984, p 70 https://www.persee.fr/doc/cifm_0000-0000_1984_cat_9_1
[31] Louis Bion de Marlavagne « Histoire de la cathédrale de Rodez: avec pièces justificatives et de nombreux documents sur les églises et les anciens artistes du Rouergue » p 217 https://books.google.fr/books?id=LIRAAAAAYAAJ&pg=PA217
[32]  Louis Causse, « Nouvelles découvertes à la cathédrale de Rodez », Etudes Aveyronnaises, 1996, p. 53-63.
[33] La question de l’accès à la cathédrale est loin d’être anecdotique : une petite porte située de l’autre côté de la nef, dans la chapelle des Cinq Plaies, et qui permettait à l’évêque d’accéder lui-aussi à l’édifice, avait fait l’objet d’une âpre négociation avec le chapitre, jaloux de ses prérogatives : jusqu’à ce soit trouvée une solution à deux serrures ( [44], p 166 )
[34] Je n’en ai trouvé qu’un seul exemple slovaque de 1496, dans le panneau droit du retable de l’église Saint Jean Baptiste de Kisszeben, aujourd’hui au Musée national de Budapest. https://www.mfab.hu/artworks/christ-in-limbo-panel-from-the-right-stationary-wing-of-the-high-altarpiece-of-the-church-of-saint-john-the-baptist-in-kisszeben-today-sabinov-slovakia/
[35] Jacques Bousquet « Guillaume Philandrier et l’architecture de la Renaissance en Rouergue ». Etudes Aveyronnaises, 1996, p. 225- 301.
[36] Annie Cosperec « L’aile François Ier du château de Blois, une nouvelle chronologie » Bulletin Monumental Année 1993 151-4 pp. 591-603 https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1993_num_15ge de 1_4_3409
[37] Elsa Karsallah “Mises au tombeau du Christ réalisées pour les dignitaires religieux : particularités et fonctions”, dans L’Artiste et le clerc. La commande artistique des grands ecclésiastiques à la fin du Moyen Âge, Joubert F. (dir.), Paris, 2005, p. 283-302.
https://books.google.fr/books?id=rBMfMiLw4EoC&pg=RA10-PT1&dq=rodez+sepulcre+%22gaillard+roux%22&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwjA2-fQtqqBAxU3TKQEHUwXCwg4ChDoAXoECAcQAg#v=onepage&q=rodez%20sepulcre%20%22gaillard%20roux%22&f=false
[39] Considérations sur les stigmates, Troisième considération, De l’apparition du Séraphin et de l’impression des stigmates à Saint François. https://livres-mystiques.com/partieTEXTES/Fdassise/stigmates/Stigmates3.html
[40] Louis Bion de Marlavagne « Histoire du bienheureux François d’Estaing, évêque et comte de Rodez, ornée de son portrait » https://books.google.fr/books?id=S4HYlr8ISl4C
[41] « au-dessous se voient les armes de la ville de Rodez de la cité et du bourg d’un côté, et de l’autre l’image du vénérable François d’Estaing, évêque de Rodez, avec son habit de pénitence du tiers-ordre de St.-François, duquel il avoit accoutumé de se servir, même pendant son épiscopat, comme il est remarqué en sa Vie, composée par un père de la Compagnie de Jésus. » Jean Mazeau , « Miracles et merveilles arrivés dans l’église Notre-Dame de Ceignac . Augmenté d’un traité de pèlerinage… » Nouvelle édition, sur copie imprimée de 1660, p 10 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6518710z/f26.item.r
[42] Camille Belmon « Le Bienheureux François d’Estaing, évêque de Rodez 1460-1524 » 1924
[42a] Sur les sibylles et leurs attributs, voir l’article très complet de J-Y Cordier https://www.lavieb-aile.com/2016/09/les-douze-sibylles-de-brennilis.html
[43] Pierre Lançon, Julie Lourgant, « L’ancienne clôture de chœur Renaissance de la cathédrale de Rodez et son modèle en bois », Etudes Aveyronnaises, 2011, p. 21-40.
[44] Jean Baptiste Beau, « Idée excellente de la haute perfection ecclesiastique en l’histoire de la vie et des actions du tres-illustre prelat Francois D’Estaing … Euesque de Rodez », 1656, https://books.google.fr/books?id=LrXeP5rSEQUC
[44a] Pour une synthèse sur ces monuments, y compris ceux qu’on en connaît que par des textes, voir Pierre Lançon, « Une Mise au Tombeau découverte dans l’église de Thérondels au XVIIIe siècle. » Etudes Aveyronnaises, 2007, p. 41-62
[45] Une autre copie en bois, rustique et tardive, réduite à cinq personnages (plus le Christ) se trouve dans l’église d’Anglars, commune de Bertholène. Un socle en granit, très dégradé, avec une Mise au Tombeau de type méridional, se trouve à La Selve.
[45a] Caroline de Barrau, Pierre Lançon, Sophie-Jeanne Vidal, « Le groupe de Pitié de l’église de Carcenac-Salmiech : histoire, art et techniques. » Etudes Aveyronnaises, 2013, p. 213-230.
[45b] Il est très possible que l’ange au marteau ait tenu dans sa manche gauche un autre objet divin : la Coupe amère, pour les mêmes raisons qu’à Rodez.
[46] Gilbert Bou, « La sculpture gothique en Rouergue », 1971

[48] Les documents conservés aux Archives de l’Aveyron (liasse 1 G 353) sont les suivants :

  • Legs de Jean de Banis le 26 mars 1502 (notaire Bernardinus Fornerii du Bourg de Rodez) demandant qu’une chapelle soit construite « dans le cimetière de Ceignac, là où est le tombeau choisi pour moi et mes parents, dans les deux ans après mon decès ». Il dote la dite chapelle et son chapelain d’un « missel de parchemin que j’ai fait enluminer par Maître Artus, le maître de l’or de l’azur” (ce peintre de Rodez est connu par une vue du bourg réalisée en 1495).
  • Etat des fonds et meubles, établi le même 26 mars 1502, dotant la « chapellenie du Saint Sépulcre fondée par sieur messire Jean de Banis, prieur de Ceignac, en l’église de Ceignac » (il s’agit d’une maison, d’un bois, de plusieurs prés et tonneaux de vin).
  • Inventaire des titres et documents portant fondation des obiits en l’église de Ceignac : deux actes concernent les années qui nous intéressent :
    • le premier septembre 1514, Baptiste de Banis (frère de Jean) donne une rente de 2 sétiers de seigle aux prêtres de Ceignac (notaire De Fonté), « pour augmenter les obiits faits aux prêtres de Ceignac par ses prédécesseurs«  : à cette date Jean de Banis est donc très probablement mort ;
    • pour expliciter ces obiits antérieurs, on rappelle un codicille de Jean de Banis du 17 septembre 1507 (notaire Forneri de Rodez) donnant une rente de 20 sétiers de seigle aux prêtres de Ceignac, ne devant pas être utilisée pour le service de la « chappellenie dicte du St Sepulchre desservable en la présente église par un chapelain particulier ».

Ces différents documents montrent que Jean de Banis était amateur d’art (commande du missel) et qu’il a probablement changé ses plans : plutôt qu’une chapelle au cimetière après sa mort, il a dû préférer faire construire de son vivant une chapelle dans l’église (peut être en contrepartie des 20 sétiers légués aux prêtres), tandis que la chapellenie fonctionnait en 1507. Même s’il ne s’agit pas d’une preuve formelle, il y a donc de fortes présomptions en faveur de la réalisation précoce de la Mise au Tombeau.

Sur l’ensemble des documents concernant la chapelle du Saint Sépulcre et l’absence de certitude historique sur le commanditaire de la Mise au Tombeau, voir Christian Fugit, « L’église de Ceignac au XVIIèeme siècle. Entre aménagements et embellissements » Etudes aveyronnaises 2023, p 168

La fresque de Saint Pierre de Rovon

31 août 2023

Cette fresque absidale découverte en 2017 et classée MH recèle d‘intéressants problèmes iconographiques. L’article propose quelques pistes de réflexion dans l’état actuel des recherches, et dans l’attente de la publication de l’ouvrage sur l’édifice que Mr Fréderic Mérit,  chercheur indépendant, est en train de finaliser. Je le remercie pour son aide, pour les photographies fournies qui illustrent cet article, ainsi et surtout pour ses précieux documents de recherche historique.

décor peint St Pierre De Rovon (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

 



En aparté : le motif paléochrétien de la couronne de lauriers

 

Architectural Sarcophagus: Left sideMusée archéologique de Ravenne MuseeArcheologiqueIstambul phoro Nick ThompsonMusée archéologique d’Istambul

Chrismes paléochrétiens

Sur les sarcophages paléochrétiens, il est courant de rencontrer une couronne de lauriers entourant le chrisme xhi-rho. Elle est toujours composée de deux branches symétriques partant du bas, et parfois agrémentée par un ruban, le lemnisque. Dans la couronne de gauche il forme un enroulement continu, là encore de manière symétrique. Dans la version de droite, il se contente de nouer en bas les deux branches : très rarement, comme ici, il forme un X qui fait écho au khi.


Fin IVème-début Vème, Baptistére de San Giovanni in Fonte, Naples
Fin IVème-début Vème, Baptistère de San Giovanni in Fonte, Naples

Sa signification est assez claire : c’est la couronne qui vient récompenser le martyre. Ici la main de Dieu s’ajoute au lemnisque pour la tenir au dessus du Christ monté au ciel, symbolisé par le Chrisme.


La couronne de lauriers de Rovon

décor peint St Pierre De Rovon couronne (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Particulièrement sophistiquée, la couronne de Rovon présente :

  • en haut et en bas, deux lemnisques en X tenant une fleur de lys dorée, d’où jaillissent des rinceaux argentés ;
  • latéralement, deux lemnisque en anneau tenant deux autres fleurs de lys avec rinceaux jaillissants ;
  • dans les intervalles, quatre lemnisques organisés non pas symétriquement, mais comme les pointes d’un grand carré.

L’artiste n’a donc pas recopié une couronne paléochrétienne ni voulu représenter un enroulement réaliste du ruban : il a conçu avec grand soin une couronne d’où jaillissent des rinceaux, dispositif dont je n’ai pas trouvé d’autre exemple.


Les rinceaux du cul-de-four

Ces rinceaux sont tout aussi sophistiqués : ils ne sont pas totalement symétriques par rapport à l’axe central, de manière à créer un effet de variété. Ils ont la forme de feuilles d’acanthes argentées, avec des spirales terminales soit argentées, soit dorées, soit rouges. Parfois une spirale argentée s’entrecroise avec une spirale dorée ; à deux endroits seulement, elles sont jointes par un anneau doré (en bas de la photographie).


Les rinceaux de l’arc triomphal

décor peint St Pierre De Rovon monogramme (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

On retrouve les mêmes motifs de feuilles d’acanthes argentées, en rinceaux qui s’entrecroisent, autour de fleurs de lys dorées, lesquelles sont enfilées sur un motif nouveau : un collier de perle. Ce collier s’attache en haut à un anneau doré fonctionnant comme un fermoir. Au centre le monogramme IHS est classique : on remarque le coeur rouge au pied de la Croix, qui évoque le douleur de Marie (dans la vesrion jésuite du monogramme, il est le plus souvent remplacé par trois clous).




Comme l’a remarque F.Merit, l’entrecroisement des rinceaux de l’arc s’amenuise en haut, ce qui accentue l’effet d’élévation.

Il y a donc une remarquable unité entre les deux familles de rinceaux (de l’arc triomphal et du cul de four), tous deux suspendus à un motif circulaire (couronne de lauriers, anneau doré).

Ces deux ramures tombant du ciel ont pour source l’une le Saint Esprit (colombe), l’autre le Fils (monogramme IHS).


La colombe de l’Esprit Saint

 

décor peint St Pierre De Rovon colombe (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

En comparaison de ces raffinements décoratifs, la colombe de l’Esprit Saint est très frustre, presque enfantine avec ses deux pattes en avant.


 

1666 gloria-bernini Saint Pierre de RomeBernin, Gloire de Saint Pierre de Rome, 1666 gloire de bernin Saint Pierre de Rome Gravure de Venturini, 1685-91Gravure de Venturini, 1685-91 [1]

Cette posture très particulière a été popularisée par Bernin avec le vitrail de la Gloire de Saint Pierre de Rome [1a]. L’artiste de Rovon a adapté comme il a pu ce modèle prestigieux, en conservant les rayons dorés et en remplaçant la couronne d’angelots par la couronne de lauriers de son cru.

Ce qui nous donne, pour la datation de la fresque, un terminus post quem de 1666, voire même de 1685-91 si on attend la première version gravée. Par ailleurs, le terminus ante quem est donné par le compte-rendu d’une visite épiscopale de 1732, qui mentionne la présence des fresques :

« le chœur est vouté en coquille peint sur les murs, le grand autel est assez propre, le tableau représente un crucifix, la St Vierge, St Pierre patron de la paroisse et St Jean. Immédiatement sous celui-ci est posé le tabernacle d’or sur azur et au-devant pend une lampe d’étain » [2]

Le rédacteur du compte-rendu ne parle pas de l’originalité iconographique que constitue une décoration absidale construite autour d’une unique colombe. Soit parce qu’il a compris que saint Pierre de Rovon se voulait un petit Saint Pierre de Rome, soit parce qu’il a interprété le motif comme complétant le tableau de la Crucifixion

Brousse le Chateau retable detail
Retable de Brousse le Château (détail)

…de la même manière que dans ce retable rouergat, le delta rayonnant illuminé par l’oculus surplombe le Père, qui surplombe le Fils.


Les motifs du bas des murs

 

décor peint St Pierre De Rovon vase de roses (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Vase de roses

décor peint St Pierre De Rovon corbeille (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Corbeille de fruits

Ils sont réalisée si sommairement que l’effet de trompe-l’oeil – le bouquet posé à droite de l’autel, la corbeille en surplomb au dessus de la porte – passe inaperçu. Il existait un second vase à l’extrême gauche, détruit lors du percement de la nouvelle fenêtre latérale.


Les deux croix de consécration

décor peint St Pierre De Rovon croix de consecration (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Elles ne semblent pas faire référence aux armoiries d’une famille locale : les croix rouges pattées se rencontrent fréquemment dans les églises des environs, en tant que croix de consécration. Celles-ci sont néanmoins assez particulières (croix pattées arrondies alésées), plus les traits en faisceau qui séparent les pattes. L’alternance de tracés fins et gras vise à un effet de relief.


Les motifs des bordures

décor peint St Pierre De Rovon frise (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Le premier motif est composé de feuilles d’acanthe en grisaille, pour la moulure du bas du cul de four qui sépare :

  • la partie Terre (avec les deux croix, les deux vases et la corbeille) ;
  • la partie Ciel (avec la colombe, la couronne de laurier et les rinceaux).

Le second motif, pour les encadrements de la porte et de la fenêtre, reprend les feuilles d’acanthe et les entrecoupe de fleurs rouges, qui posent un problème d’interprétation.

Au premier abord, on peut y voir des tulipes, un fleur qui a laissé un mauvais souvenir suite à la grande crise de 1637 (ce pourquoi on la trouve souvent dans les Vanités, comme symbole de l’illusoire). A la fin du siècle, elles constituent néanmoins un motif décoratif courant dans les meubles peints des pays du Nord, au point qu’on nomme Tulpenmalerei ce style de décoration.


Riquewihr peint Maison Zimmer 1615Rinceau avec tulipes et lys, plafond peint, Maison Zimmer, 1615, Riquewihr Armoire de mariage alsacienneArmoire de mariage alsacienne, 1823, collection privée


« La tulipe avec ses nombreuses variantes a toujours eu une haute valeur symbolique. Représentant un calice parfait, elle reçoit les dons que Dieu veut bien distribuer. Elle est symbole de la flamme du Christ, de l’amour, de la matrice féminine, de la féminité tout court. »
[3]


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Bourgeon de rose

Les fleurs rouges de Rovon sont fermées, ce qui ne correspond pas aux tulipes décoratives habituelles. On pourrait tout aussi bien y voir des roses encore en bourgeon, juste avant leur éclosion : ce qui en ferait un contrepoint  des roses épanouies du vase.


Une particularité rare : la fenêtre latérale

Brousse le Chateau retable
Choeur de l’église de Brousse le Château

Pour l’éclairage du choeur dans les églises rurales, le cas le plus courant est celui d’une fenêtre axiale, quelque fois réduite à un oculus situé en hauteur lorsque le retable occupe toute la largeur.


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Choeur de l’église de Saint Felix de Valois

On trouve parfois deux fenêtres latérales, de part et d’autre d’un retable de taille réduite.


Choeur de Rovon (reconstitution)

Le choeur actuel semble avoir été construit vers 1535. Avant le percement des deux fenêtres actuelles, l’unique fenêtre latérale est cohérente avec l’existence d’un retable de petite taille ; l’absence de fenêtre à droite s’explique par la nécessité de l’accès à la sacristie.

Un rare exemple de Crucifixion avec Saint Pierre est un tableau de Bosch, ici recomposé en supprimant le donateur, de manière à évoquer la description de 1732.


décor peint St Pierre De Rovon retable (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

L’emplacement du retable au moment de la réalisation des fresques est marqué par la niche rectangulaire aujourd’hui bouchée par des briques, dans lequel il était encastré. Les deux motifs peints latéraux, en forme de crosse de fougère, remplacent les consoles baroques qui flanquent habituellement les retables ou les tabernacles (les deux dans le cas de Brousse le Château).


L’ange lunaire

décor peint St Pierre De Rovon ange fenetre (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

 

La tête d’angelot munie d’ailes est un poncif du répertoire baroque. Elle est ici la source de deux rinceaux descendants (feuilles d’acanthe argentées et feuilles de lys dorées) qui ont presque totalement disparu lors de l’obstruction de cette fenêtre latérale.

Le croissant de lune sur la tête de l’ange, réalisé avec la même alternance de traits gras et fins que les croix, est le petit mystère de cette décoration murale. D’autant que sa forme cornue en fait, vu de loin, un attribut risqué.

Le motif médiéval des anges portant les symboles du Soleil et de la Lune apparaît au début du XIIIème siècle (voir 2 Les anges aux luminaires ), mais les luminaires vont toujours par couple.

Ici l’ange lunaire apparié à la colombe solaire est un unicum iconographique.

Nous proposerons plus loin une possible explication.


En synthèse

décor peint St Pierre De Rovon schema 2
Ce schéma fait apparaître la cohérence de la conception d’ensemble :

  • les trois familles de rinceaux descendants (en vert) , prenant leur source respectivement dans le monogramme IHS, la colombe et l’angelot lunaire (en jaune) ;
  • les trois récipients : deux vases et la corbeille (en brun, rose et rouge) ;
  • les deux types de bordure (en bleu).

Après cette description factuelle, nous allons présenter trois hypothèses, en commençant par la plus assurée.



Première hypothèse : une influence locale

Toussaint Largeot 1662-66 Chapelle Ste Marie d'en haut grenoble a
Toussaint Largeot, 1662-66, Chapelle Sainte Marie d’En haut, Grenoble

A quarante kilomètres de Rovon, les fresques de Sainte Marie d’En Haut sont un chef d’oeuvre baroque, dont certaines caratéristiques ont pu inspirer notre artiste : nervures décorées de feuilles d’acanthes en grisaille, alternance d’argent et d’or, arc triomphal avec des entrelacements autour d’un motif répété (ici le Sacré-Coeur).


Toussaint Largeot 1662-66 Chapelle Ste Marie d'en haut grenoble b
Les grosses feuilles d’acanthe se terminant en spirale abondent côté nef.

La fin de ce chantier prestigieux coïncide avec notre terminus post quem : il n’est donc pas impossible qu’un fresquiste ayant travaillé à Sainte Marie d’En haut ait proposé d’en faire une réplique à Rovon, ce qui a deux implications :

  • les fresques datent du tout début de la plage possible (peu après 1666) ;
  • un notable de Rovon a fait le voyage de Rome, où il a admiré la Gloire flambant neuve du Bernin (il est en effet impensable qu’un peintre purement décorateur ait fait ce voyage en personne).



Deuxième hypothèse : un souvenir de Rome

Abside San Clemente XIIeme s Rome
Abside de San Clemente, XIIème siècle, Rome

Cette mosaïque, composée de rinceaux en spirale proliférant autour d’une croix, est connue comme un unicum iconographique. Il s’agit d’évoquer des vrilles de vigne, ainsi que le précise l’inscription en bas du cul de four :

Comparons l’Église du Christ à cette vigne, que la Loi rendait sèche mais que la Croix a fait reverdir.

Ecclesiam Christi viti simulabimus isti, quam lex arentem set crus (sed crux) facit esse virentem.


Abside San Clemente XIIeme s Rome detail couronne Abside San Clemente XIIeme s Rome detail corbeille

Cette mosaïque médiévale intègre de nombreux motifs paléochrétiens, comme la couronne de lauriers à lemnisques et la corbeille de fruits. A l’époque baroque, ces styles sont considérés comme totalement archaïques : il n’existe d’ailleurs aucune reproduction de la mosaïque de San Clemente avant le XIXème siècle. Pour la voir, il fallait donc se déplacer à Rome.


ND de la Garde Cul de four de l'abside ND de la Garde Cul de four de l'abside detail colombe

Mosaïque du cul de four de Notre Dame de la Garde, 1874-82, Marseille

Notre voyageur de Rovon aurait en somme anticipé de deux siècles la démarche éclectique d’Henri Revoil pour les dessins de cette mosaïque néo-byzantine, qui combine explicitement les deux mêmes modèles romains, la mosaïque de San Clemente et la colombe de Saint Pierre.

A Rovon, la réminiscence incongrue de motifs décoratifs paléochrétiens s’expliquerait non par un goût pour cet art, impensable à la fin du XVIIème, mais par le souci de s’adapter aux moyens modestes de l’artiste, tout en servant une iconographie ambitieuse.



En aparté : l’orientation des églises

Les églises sont orientées de façon à ce que le desservant, dans le choeur, officie face au soleil levant (et non en direction de Jérusalem, comme on le dit souvent). Les rares textes canoniques qui préconisent une orientation [4] précisent qu’il s’agit du lever du soleil à l’Equinoxe de printemps, soit plein Est, ce qui coïncide approximativement avec la fête de l’Annonciation, le 25 mars (qui a longtemps marqué le début de l’année).


Eva Spinazze The Alignment of Medieval Churches in Northern-Central Italy fig 1

Diagramme d’Eva Spinazzè [4]

Cependant la majorité des édifices ne suit pas exactement cette orientation : on rencontre des choeurs  dans toutes les directions possibles, entre le lever du soleil au solstice d’hiver (vers le Sud Est) et le solstice d’Eté (vers le Nord-Est).

Malgré des recherches intensives, il n’y a pas de consensus scientifique sur la raison de ces écarts. Ils pourraient indiquer le lever de soleil :

  • à la pose de la première pierre (indémontrable, cette date étant le plus souvent inconnue) ;
  • lors d’une fête religieuse importante ou aux solstices ;
  • à la fête du Saint patron de l’église (cette hypothèse semble démentie par des études statistiques [5] ).

La question est compliquée par le fait que l’horizon astronomique est différent de l’horizon local : le lever observé du soleil dépend de l’altitude du lieu, et surtout des montagnes qui masquent le lever astronomique du soleil au jour dit.

Les techniques médiévales connues permettaient néanmoins de déterminer cet azimut théorique :

  • soit empiriquement, en visant deux points du parcours solaire et en le prolongeant jusqu’à l’horizontale ;
  • soit astronomiquement, grâce à des technique gnomoniques connues depuis l’Antiquité : connaissant la longueur de l’ombre du gnomon à l’équinoxe (équivalente à la latitude), il est possible de construire géométriquement la projection (sur un plan méridien, horizontal ou vertical) des coniques qui décrivent le parcours de cette ombre, tous les jours de l’année.




Troisième hypothèse : une Annonciation symbolique

L’orientation de Saint Pierre de Rovon

St Pierre de Rovon orientation schema
Si on raisonne avec l’horizon astronomique, on constate que l’édifice est orienté en direction du Solstice d’hiver et de la fête de Noël, à la latitude de Rovon. La fenêtre latérale pointe le lever théorique du soleil vers le 10 avril, un peu après l’équinoxe (plein Est). Si l’on tient compte du décalage de 11 jours entre le calendrier julien et le calendrier grégorien, la fenêtre indique approximativement le lever du soleil vers la fête de l’Annonciation, dans l’ancien calendrier [6].

Si on raisonne avec l’horizon local, on peut supposer que l’orientation de l’édifice correspond à la pose de la première pierre début mars. La fenêtre latérale reçoit le soleil levant en juin, soit le mois de la Saint Pierre.

Quelle que soit la cause initiale de l’orientation ESE de l’église de Rovon, la fenêtre latérale constitue, par sa direction très proche de l’Est, une sorte de compensation.


Mise à profit d’une particularité architecturale

Présentes avant la réalisation des fresques, les deux ouvertures latérales constituaient à la fois un problème, par leur dissymétrie ; et une opportunité, par leur opposition quasiment  théâtrale : ouverture vers le Ciel « côté jardin », ouverture vers la Terre « côté cour ».


 

Si on ajoute le fait que la fenêtre latérale s’ouvrait du côté du lever de soleil au printemps, on peut imaginer que le concepteur du décor ait eu l’idée de mettre en scène une Annonciation symbolique :

  • dans le rôle de l’Archange Gabriel, l’angelot de la fenêtre ;
  • dans le rôle du Saint Esprit, la colombe de Saint Pierre ;
  • dans le rôle de la Vierge, le vase de roses épanouies.


décor peint St Pierre De Rovon angelot détail (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

décor peint St Pierre De Rovon colombe (c) photo Frederic Merit

(c) Frédéric Merit

Le croissant de lune aurait pour but de mettre l’accent sur le rôle de l’ange lors de l’Annonciation : transmettre fidèlement le message divin, tout comme la Lune réfléchit, sans la produire, la lumière du Soleil.


La corbeille de fruits, au dessus de la porte, évoquerait quant à elle :

  • la conséquence immédiate de l’Annonciation, la Fructification de Marie ;
  • sa conséquence plus lointaine, la Rédemption de l’Humanité (en opposition à la pomme du péché originel).

décor peint St Pierre De Rovon schema 4

Avec une grande économie de moyen, les trois familles de rinceaux décoratifs font chorus avec cette thématique, pour peu qu’on les comprenne, telle la vigne de San Clemente, comme trois figures de l’Eglise :

  • Eglise encore potentielle, dans ceux qu’apporte l’angelot ;
  • Eglise en germination à l’intérieur de l’abside, dans ceux qui naissent de la couronne de lauriers, symbole de l’acceptation de Marie et de son élection (« tu es bénie entre toutes les femmes ») ;
  • Eglise réalisée, dans ceux de l’anneau de l’arc triomphal, qui naissent de la Crucifixion (croix et coeur de Marie) et tombent jusqu’au sol de la nef.

En conclusion

Rustique par sa réalisation et ambitieuse par sa conception, la fresque de Rovon résulte probablement de la rencontre d’un praticien local, influencé par la décoration de Sainte Marie d’en Haut, et d’un voyageur savant, ayant ramené de Rome la vigne de San Clemente et la colombe de saint Pierre.



Références :
[1] Gravure de Venturini, 1685-91, Giovanni Giacomo de Rossi, Disegni di vari altari e cappelle nelle chiese di Roma : con le loro facciate fianchi piante e misure de piu celebri architetti https://archive.org/details/gri_33125010879787/page/n26/mode/1up
[1a] Il existe au moins un précédent, dans un retable aujourd’hui démembré, provenant probablement du monastère dominicain de Klingental à Bâle :
Le Conseil de la Rédemption (Der Ratschluß der Erlösung) (1444), atelierd de Konrad Witz Gemäldegalerie Berlin photo Christoph Schmidt detailLe Conseil de la Rédemption (Der Ratschluß der Erlösung) detail, atelier de Konrad Witz, 1444, Gemäldegalerie Berlin photo Christoph Schmidt
La rareté et l’ancienneté du sujet rendent très improbable une influence à Rovon.
[2] Frédéric Merit, « L’église Saint-Pierre de Rovon (Isère) », avril 2022, archives communales de Rovon et dossier d’inscription MH DRAC AURA.
[3]  Georges Klein « Riquewihr: Richesses dévoilées »
[4] Eva Spinazzè, « The Alignment of Medieval Churches in Northern-Central Italy and in the Alps and the Path of Light Inside the Church on the Patron Saint’s Day », Mediterranean Archaeology and Archaeometry, Volume 16, No. 4, 2016, Pages 455-463 https://www.academia.edu/39945921/THE_ALIGNMENT_OF_MEDIEVAL_CHURCHES_IN_NORTHERN_CENTRAL_ITALY_AND_IN_THE_ALPS_AND_THE_PATH_OF_LIGHT_INSIDE_THE_CHURCH_ON_THE_PATRON_SAINTS_DAY
[5] Ian Hinton « Church Alignment and Patronal Saint’s Days » 2006, The Antiquaries Journal https://www.academia.edu/10935334/Church_Alignment_and_Patronal_Saints_Days
[6] L’écart entre les deux calendriers joue à plein aux équinoxes, mais très peu au moment des solstices, où l’azimut du lever varie lentement.

1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle

11 août 2023

Les miroirs qui reflètent le visage de qui s’y mire sont innombrables. Cette série d’article est consacrée à un cas très particulier, les miroirs fatals, qui reflètent à la place une tête de mort, un diable, un fou, ou autre figure négative. Souvent les commentateurs les confondent dans une même catégorie iconographique et les interprètent à la va-vite.

En distinguant soigneusement les différents cas de figure, nous verrons que ces miroirs fonctionnent de manière variée, et portent des messages souvent assez différents de ce qu’un regard moderne croit y voir.

En préambule : la convention du miroir

Miroir face
Optiquement, pour qu’un reflet montre un visage de face, il faut que :

  • le miroir soit incliné à 45 degrés ;
  • le sujet se place de profil ;
  • le sujet ne se regarde pas dans le miroir, mais regarde le spectateur.

Ainsi dans cette photographie, le sujet ne se sourie pas à lui-même, mais au spectateur, ce qui reste singulièrement contre-intuitif.

Les images que nous allons voir datent pour la plupart d’avant la connaissance des lois de l’optique, et ne s’embarrassent pas de ces paradoxes. Le miroir y fonctionne comme une sorte de phylactère, qui fait abstraction de la position du spectateur et indique, conventionnellement, ce que voit celui qui s’y mire.



1A La Coquette et le Diable

Ce premier article examine les cas de figure où un miroir se trouve en présence d’un diable ou d’un squelette, mais sans que celui-ci n’apparaisse dans le reflet.

La Luxure au miroir

Dans les premières cathédrales gothiques, au début du 13ème siècle la Luxure est figurée comme une femme au miroir, soit seule, soit en couple (voir La Luxure au XIIIème et XIVème siècle). Cette représentation très intellectualisée exclut la présence du démon, qui n’apparaît que vers 1300 :

1300-20 Matfre Ermengaud, Breviari d'Amor BL Royal 19 C I. Fol 204rBL Royal 19 C I. Fol 204r

1300-20 Matfre Ermengaud, Breviari d'Amor BNF Francais 857 Fol 197rBNF Francais 857 Fol 197r

Matfre Ermengaud, Breviari d’Amor, 1300-20

 

Le diable ici fait se peigner et se mirer

Le diable ici flatte la vanité mondaine

li diable li fay puechenar e mirar

Li daible li fay abelir mondana vanitat

Ces deux manuscrits étroitement apparentés [1] présentent côte à côte, sans les expliciter, l’image de la Luxure au miroir et celle de l’Orgueil à cheval. Viennent ensuite quatre scènes de la vie amoureuse, inspirées par ces deux vices et par le diable : le banquet, la parade à cheval, le tournoi et la danse.


1300-20 Matfre Ermengaud, Breviari d'Amor BL Royal 19 C I. Fol 204vBL Royal 19 C I. Fol 204r

Dans le manuscrit de Londres, c’est un diable ithyphallique qui conduit cette danse, avant les deux cases terminales :

 

Le diable fait adorer la dame à l’amoureux

L’amoureux est mort, le diable emporte son âme.

Le diable fay adzorar la dona a l’aymador

Mort l’aymador el diables portant lamme

On a donc ici une continuité graphique entre le miroir, à la toute première case, et l’âme extraite du corps, à la toute dernière : comme si ces deux disjonctions entre le corps et son image étaient équivalentes par nature.

Cette idée d’une affinité entre reflet et âme s’exprime, d’une autre manière, dans un poème du siècle précédent :

Mort, en ton miroir se mire
L’âme, lorsqu’elle s’arrache du corps,
et qu’elle voit clairement écrit dans ton livre
Que nous devons, pour plaire à Dieu, choisir
La vie qui passe pour la pire.

Hélinand de Froidmont, Les Vers de la Mort, poème du XIIe siècle, strophe XI, transcrit en français moderne par Michel Boyer et Monique Santucci


Le miroir aux Enfers

1370-1380 St Augustin, La Cite de Dieu BNF Français 22913 fol 370r
St Augustin, La Cite de Dieu, 1370-1380, BNF Français 22913 fol 370r

On reconnaît ici trois vices :

  • l’Avarice (le roi avec sa bourse autour du cou) ;
  • l’Orgueil (dont un diable fait voler la couronne) ;
  • la Luxure (encore en train de se peigner dans le miroir, juste avant d’être jetée au feu).



1393 Taddeo di Bartolo Vaine gloire L'Enfer Collegiata di Santa Maria Assunta San GimignanoVaine gloire (détail de la fresque de L’Enfer)
Taddeo di Bartolo, 1393, Collegiata di Santa Maria Assunta, San Gimignano

Ici le miroir est l’attribut de l’Orgueil (Vaine gloire), qui admire encore sa chevelure tandis qu’un démon est en train de se soulager sur elle.


Jugement dernier (detail), 1405, Fresque a la cire, Collegiale d'Ennezat
Jugement dernier (détail), 1405, fresque à la cire, Collégiale d’Ennezat

Le seul péché mortel individualisé est la Luxure, qui jusqu’au dernier instant se regarde dans son miroir, par dessus la tête du diable.


1446 Inferno-negli-affreschi-della-chiesa-di-San-Giorgio-di-Campochiesa
La Luxure, détail de la fresque de l’Enfer, 1446, chiesa di San Giorgio di Campochiesa

La Luxure jouit ici de ses attributs modernes, le miroir et le peigne, qui s’ajoutent à son vieil attribut de l’époque romane : le serpent qui lui sort du ventre pour la mordre.



1465 Giovanni di Paolo Les luxurieux l'Enfer (detail) Pinacoteca Nazionale SienneGiovanni di Paolo, Les luxurieux, détail de l’Enfer (detail), 1465 , Pinacoteca Nazionale Sienne

Ici, c’est le Luxurieux qui tient bien inutilement le miroir, tandis qu’un démon pétrit le sein de sa compagne, dans une sorte de cocuage infernal.


1483 Konrad Dinckmut, Der Seelen Wurzgarten Frontispice chap 1 ULM1483, édition d’Ulm 1484 Konrad Dinckmut, Der Seelen Wurzgarten Frontispice chap 1 Augsburg, BSB GW M41162 Folio 491484, édition d’Augsburg, BSB GW M41162 Folio 49

Konrad Dinckmut, Der Seelen Wurzgarten, Frontispice du chapitre 1

Dans ces deux incunables, c’est à nouveau l’Orgueil qui est peigné et miré, puisque la Luxure est représentée par le couple central (dans l’édition d’Augsburg, un serpent a été rajouté sur son pubis, pour éviter toute confusion).

Ces quelques exemples montrent que, pour représenter la Luxure dans le contexte des Péchés capitaux, la coquette au miroir succède à la femme au serpent romane, puis au couple gothique à partir du début du 14ème siècle. A partir de la fin du 14ème siècle, il arrive qu’elle représente l’Orgueil.


Le destin de la coquette

1470 ca Jacques le Grant – Le livre des bonnes moeurs Chantilly Musee conde MS 297, fol 109v
Jacques le Grant, Le livre des bonnes moeurs, vers 1470, Chantilly, Musée Condé MS 297, fol 109v

Une première manière de faire comprendre à la coquette ce qu’elle risque est de lui montrer ce qui est arrivé à une de ses semblables :

« Et a ce propos Guillaume de Paris en son livre du monde universel , recite comment deux femmes jadis furent tres curieuses de soi parer et pigner. Si avint que l’une d’icelles mourut, et après qu’elle fu morte, elle s’apparut a sa compaigne qui se pignoit et lui dist : « Mamye, avise toi, car je suis dampnee a cause de mes curiositéz que je mantenoie quant j’estoie avecques toi. Et m’est avis que teles curiositéz ne sont autre chose fors que cause de luxure et de toute dissolucion charnelle »


La Hautaine de la Nef des Fous

1494 Sebastian Brant, Das Narrenschiff, Basel Johann Bergmann von Olpe Bâle (éditeur Johann Bergmann von Olpe)  1494 Sebastian Brant, Das Narrenschiff, Nurnberg Peter Wagner Nüremberg (éditeur Peter Wagner)

Uberhebung der hochfart,Chapitre 92, Das Narrenschiff, 1494 

Le titre du chapitre 92, Uberhebung der hochfart (« dépassement de l’arrogance ») joue sur le sens littéral du mot hoch-fahrt qui, comme le mot hautain, suggère un déplacement vers le haut. Le dessin illustre littéralement l’entête du chapitre :

Qui est hautain et se louange
Et veut s’asseoir seul au sommet
Le diable l’assiéra sur son brai.

Wer hochfart ist und du t sich loben
Und sitzen will alleyn vast oben
Den setzt der tüfel vff syn kloben

Le brai est un long bâton bifide dont se servaient les oiseleurs [2]. L’originalité de l’image est qu’elle ajoute aux deux attributs classiques (le miroir de la Vanité et le gril du l’Enfer) cet instrument de chasse, qui compare l’Orgueilleuse à un oiseau et le diable à un oiseleur (voir L’oiseleur). Sa force est que la proie, fascinée par son reflet, n’a pas l’idée d’utiliser son miroir pour observer ses arrières.


1490-1520 Prudentia Peregrino da Cesena British MuseumPeregrino da Cesena, 1490-1520, British Museum 1520 ca AltdorferAltdorfer, vers 1520 (copie de la gravure italienne)

Prudentia

En ce sens, la Hautaine de la Nef des Fous est aussi l’antithèse de la Prudence, qui quant à elle se sert de son miroir pour dominer le dragon.


Crispijn de Passe the Elder, 1599 , British museum

La Hautaine de la Nef des Fous s’est ici transportée en intérieur, et le diable s’est divisé en deux, l’un qui la coiffe et l’autre qui prépare le barbecue. La composition suit fidèlement le texte :

Faut-il l’appeler très folle… ou mieux, orgueilleuse cette misérable race d’humains qui place tout son zèle dans des bagatelles ? Afin, soit par nouveauté, soit par ridicule, d’orner ses membres par son accoutrement. Aucun mauvais démon ne refuse jamais de les aider.

An stultos magis… an verius esse superbos vesanum genus hoc hominum dicamus : in hisque qui studium omne locant nugis. Ut, sive novato seu de ridiculo exornent sua schemate membra. Auxilium quibus haud cacadaemon denegat unquam.



1B Le diable qui tient le miroir

Etrangement, cette formule qu’on croirait médiévale est en fait une invention moderne.

Une invention de Wiertz

Antoine Wiertz-La belle Rosine

La belle Rosine (Deux jeunes filles)
Antoine Wiertz, 1847, Musée Wiertz, Bruxelles

Ne reculant jamais devant le bizarre, Wiertz nous propose ici, dans l’esprit des leçons d’anatomie, une série de confrontations :

  • entre le squelette et la chair nue,
  • entre l’étiquette ironique (La Belle Rosine) et les roses dans les cheveux ;
  • entre côté os la Sculpture (la tête, le pied) et côté chair la Peinture (le chevalet, la palette) ;
  • entre l’objectivité de la Morte et la subjectivité de la Vivante.

La question étant : de ces deux Beautés, laquelle nargue l’autre ?

Dix ans plus tard, Wiertz va exploiter d’une autre manière cette veine érotico-macabre.


1856 Antoine_Wiertz_Coquette_DressLa coquette habillée 1856 Antoine Wiertz-Le miroir du diableLe miroir du Diable

Antoine Wiertz, 1856, Musée Wiertz, Bruxelles

Entre les deux pendants, les accessoires de vanité (le collier de perles autour du cou, la montre, la bague, le flacon de parfum sur le guéridon) n’ont pas bougé, pas plus que le voile de gaze, ni le ruban et la fleur dans la chevelure, ni la position des doigts de la coquette : il faut comprendre que la robe de satin gris a été enlevée d’un coup, par l’intervention du démon cornu qui se glisse derrière la glace.

Bien avant les rayons X, Wiertz imagine un miroir diabolique qui rend nu, révèle le triangle du pubis sous celui du bustier, et le collier d’or qui se cachait sous la manche. Le diable ici n’a rien de médiéval, c’est juste un deus ex machina qui moralise vaguement le dispositif : sorte de stéréoscopie dont le but n’est pas de faire surgir le relief, mais de prolonger indéfiniment l’instant palpitant de l’effeuillage.

En ce sens, l’invention de Wiertz n’a rien d’un revival médiéval : elle trouve plutôt sa source dans quelques pendants érotiques de Boucher, qui fonctionnent sur le même principe du déshabillage instantané, mais sans l’alibi du miroir (voir Les pendants de Boucher : paysages et autres)


1898 ca Felicien_Rops Le Demon de la Coquetterie.Le Démon de la Coquetterie, Félicien Rops, vers 1898

Rops reprend l’idée en modifiant le point de vue, plaçant ainsi le spectateur en position de super-voyeur, en arrière du diable-singe qui se cache derrière le miroir pour jouir de l’effeuillage.



1910 Devil's Masterpiece, Gordon Ross, PuckLe chef d’oeuvre du Diable (Devil’s Masterpiece), Gordon Ross, 1910, Puck

Cette caricature fait de la femme moderne une sorte de sommet évolutif, qui surclasse de toute sa hauteur les tentatrices d’antan : une marquise dépoitraillée, une Héloïse à cornette, une hétaïre, plus Eve et Cléopâtre en personne. Les oiseaux de paradis sont attirés par sa lumière, et le paon posé sur le globe obscur consacre sa superpuissance. Seul le sablier caché entre les colonnes rappelle que cette opulence n’aura qu’un temps.


1910 ca Teodor_Axentowicz La Nuit_(devant le miroir)-_Noc._Przed_lustrem coll part
La Nuit. Devant le miroir (Noc. Przed lustrem)
Teodor Axentowicz, vers 1910, collection particulière

A la même période, en Pologne, Axentowicz traite le thème avec sérieux, dans un esprit symboliste : le diable s’est pétrifié dans le socle et c’est une vieille femme en noir qui tient le miroir de la jeune femme nue , juste avant que la Nuit ne la rhabille dans ses voiles.


1919 Lussuria_film__Francesca_Bertini_Carlo_Nicco

Carlo Nicco,1919, Affiche du film Lussuria, série des sept péchés capitaux, avec Francesca Bertini

La Luxure au miroir médiévale est ici acclimatée à l’antique, entre la statue de Pan et le petit faune, prêt à faire basculer la psyché.


1919 Norman Lindsay Reflections,
Norman Lindsay, 1919, Reflections

La jeune fille est épouvantée par les ruses du Diable : debout à l’arrière, le beau Cupidon porte un masque de spectre, et réciproquement.


1920 ca Eve Looking in the Mirror jean gabriel domergue
Eve au miroir, vers 1920, Jean Gabriel Domergue

A l’extrême-gauche, un babouin présente à la belle ses accessoires de toilette. A l’extrême droite, un carrosse à la roue ricanante attend cette Eve-Cendrillon pour la conduire au bal. Au centre, dans le miroir tenu par un diable mi bouc mi singe, son geste gracieux se transforme en geste simiesque.

Ainsi ce tableau féroce sous-entend une double transfiguration de la Beauté : en singe et en souillon.



1C La Mort qui tient le miroir

Cette formule rare apparaît brièvement dans quelques Livres d’Heures, à la fin du XVème siècle.

1480-90, Book of Hours, Flanders Walters Art gallery Baltimore W431 fol 115
Office des Morts (psaume 116)
Livre d’Heures, Flandres, 1480-90, Walters Art gallery, Baltimore, W431 fol 115

Cette page est la seule du manuscrit a être bordée par un litre funéraire, qui rend d’autant plus tragiques les beautés de la vie (fleurs, fruits, oiseau) auxquelles il faut renoncer, et d’autant plus mélancolique le premier mot du psaume : Dilexi (j’ai aimé). Le miroir totalement noir ajoute à cette idée de perte définitive, tandis que la mort sardonique se prépare à lancer sa flèche.


1490-1500 Book of Hours France, probably Mons, Morgan M.33 fol. 181rLivre d’Heures, France (probablement Mons), 1490-1500, Morgan Library M.33 fol. 181r 1490-1500 Book of Hours, Cambrai, Morgan Library MS 116 fol 172vLivre d’Heures, Cambrai, 1490-1500, Morgan Library MS 116 fol 172v

Ces deux images accentuent le surgissement de la Mort par l‘ombre noire sur le fond nocturne. Son arme est d’un côté un fouet, de l’autre une flèche qui se contente pour l’instant d’envoyer un dernier avertissement : Cogito mori, pense à mourir !


1490 ca Office of the Dead, Book of Hours Atelier de jean Bourdichon Bibliotheque Mazarine, Ms. 507, fol. 113Livre d’Heures, Atelier de Jean Bourdichon, vers 1490, Bibliothèque Mazarine, Ms. 507, fol. 113 1500 ca Offices des Morts Livre d'heures Huntington Library MS HM 1165, fol. 105Livre d’Heures, vers 1500, Huntington Library, MS HM 1165, fol. 105

Office des Morts

Dans cette variante, le miroir n’est plus obscur, mais dirigé vers le jeune homme, auquel, d’une certaine manière, il coupe déjà la tête : ce pourquoi la Mort n’a pas besoin d’une autre arme.

Dans la première version, le jeune homme est déjà retranché du monde des vivants par la forêt épaisse de l’arrière-plan. La seconde image révèle l’origine de cette formule : une adaptation de la très célèbre rencontre, dans un cimetière, des Trois Vifs et des Trois Morts :

Petites heures du duc Jean de Berry, 1375-90, BNF ms. lat. 18014 fol 282r

Petites heures du duc Jean de Berry, 1375-90, BNF ms. lat. 18014 fol 282r


 1500-25-Livre-dHeures-Flandres-Trento-Biblioteca-comunale-BCT1-1761-F-d-24-fol-122v 1500-25-Livre-dHeures-Flandres-Trento-Biblioteca-comunale-BCT1-1761-F-d-24-Fol-123

Vigile des Morts, Livre d’Heures,1500-25, Flandres, Trente, Biblioteca comunale BCT1-1761 (F d 24) fol 122v 123

Dans ce bifolium, le style relativement fruste masque la verve ironique de la composition. Quatre saynettes accouplent de diverses manières un vivant et un mort :

  • en bas à gauche, deux squelettes séparent un guerrier, qui tente de se défendre avec sa lance et sa dame, tirée par le bras ;
  • en bas à droite, deux autres prennent en sandwich deux jeunes gens, l’un les effrayant de sa lance et l’autre les attendant sous la fosse en jouant de la cornemuse ;
  • au centre, un squelette apporte le couvercle d’un cercueil dans le dos d’un homme qui regarde la scène inverse, à savoir la Résurrection de Lazare.



1500-25 Livre d'Heures Flandres Trento Biblioteca comunale BCT1-1761 (F d 24) schema
S.Cosacchi, qui a publié cette Danse Macabre, pensait que l’homme au chapeau, à la tunique rouge et aux chausses bleues était un élu ou un converti, qui échappait au massacre général, le squelette au miroir se contentant de lui montrer l’ensemble de cette vision d’horreur ( [3], p 159). En fait, le même homme se retrouve dans la marge droite, cette fois sous une épée brandie.

Il faut donc lire cette saynette latérale (en bleu) en deux temps, dans toute sa cruauté :

  • d’abord la Mort se contente d’effrayer l’homme, en capturant son image dans un miroir (une manière de dire : je t’ai à l’oeil, repens-toi) ;
  • puis elle le frappe quand même.



1D La Mort qui se mire

Cette formule tout aussi rare, où un squelette se regarde dans un miroir, semble avoir été réinventée plusieurs fois, pour des raisons indépendantes.

Sous son regard (Scoop !)

1297-1310 Psalter France, morgan MS M.796 fol.104vfol. 104v 1297-1310 Psalter France, morgan MS M.796 fol. 91vfol. 91v

Psautier, France, 1297-1310, Morgan MS M.796

Dans ce psautier, les drôleries marginales sont volontiers ironiques, comme la violoniste qui essaie de jouer avec des accessoires de cheminée, un soufflet et une grande pince.

On peut classer le squelette qui se regarde dans un miroir, quelques pages avant, dans la même catégorie d’aporie. Ce n’est peut être pas par hasard qu’il se trouve, par antithèse, en marge d’un psaume de louange et de joie :

Servez Dieu avec joie, venez sous son regard avec allégresse ! Psaume 100

La présence du miroir est liée à l’expression « sous son regard (in conspectu eius) », un cas de figure qui se présente aussi avec une drôlerie plus fréquente, le singe au miroir (voir 3 Bordures gothiques).


1490-1500 Book of Hours (use of Rome) The Hague, KB, 76 F 14 fol 83r
Dirige. Verba mea (Vigiles de l’Office des Morts)
Livre d’Heures (usage de Rome), Paris, 1490-1500, La Haye, KB, 76 F 14 fol 83r

Cette image superpose l’image consolante de la Messe des Morts à l’image désolante de la Mort qui vient de frapper (elle tient sa flèche vers le bas, en dessous du palais et de la ville) et se transforme maintenant en fossoyeur (en dessous du château en ruine et de l’arbre mort).

Ici encore le miroir est sans doute appelé par le terme « in conspectu tuo », dans la même partie de l’Office :

Dirige, seigneur mon Dieu, ma voie sous ton regard .

Dirige domine deus meus in conspectu tuo viam meam.


Un coup d’oeil dans le passé

1490 ca Heures de Paris fol 98r col partOffice des Morts (psaume 116)
Livre d’Heures, Paris, après 1484, fol 98r, collection particulière

Cette image tout a fait exceptionnelle a probablement une explication biographique. L’inscription sur le tombeau, « 1484 28 septembris fuit hic inhum », ne permet pas de savoir qui était celui ou celle « qui fut inhumé ici » : mais la suppliante à genoux, qui regarde dans le miroir son image actuelle (en os), et au dela son image ancienne (en chair), lève le doute. Il s’agit bien d’une défunte :

  • soit une mère que pleurent ses deux fils et sa fille,
  • soit une soeur, que se remémorent ses deux frères, depuis l’autre côté de son tertre.


Un coup d’oeil dans le futur

1525 CA British Library, Yates Thompson 7 f. 174. Book of Hours, Use of Rome, Ferrare ou Rome,
Livre d’Heures d’Eleonora Gonzaga della Rovere (usage de Rome), Ferrare ou Rome, 1510-15, British Library, Yates Thompson 7 f. 174

Cette initiale historiée illustre le même passage de l’Office des Morts :

J’aime l’Éternel, car il entend Ma voix, mes supplications;
Car il a penché son oreille vers moi; Et je l’invoquerai toute ma vie.
Les liens de la mort m’avaient environné, Et les angoisses du sépulcre m’avaient saisi; J’étais en proie à la détresse et à la douleur.
Mais j’invoquerai le nom de l’Éternel : O Éternel, sauve mon âme! Psaume 116

Il semble que l’oscillation permanente de ce texte entre passé et futur soit propice à une imagination rétrospective, comme dans le livre d’Heures parisien, ou anticipatrice, comme ici. Dans ce contexte très particulier, le miroir n’a rien à voir avec celui de la coquette : c’est un instrument de piété, qui permet à la propriétaire du manuscrit de se projeter dans son futur, qui est aussi tout ce qui restera d’elle. C’est ce que rappelle le second crâne dans la marge avec la formule « memento homo », extraite de la liturgie des Cendres, qui traduit le même écrasement temporel de la vie humaine entre deux néants :

« Souviens-toi, homme, que tu es poussière et que tu redeviendras poussière »


La Mort belle fille

Carte de voeux publiee a Munich 1500-1510 British Museum

Carte de voeux publiee à Munich
Textes de Hans KVRCZ, 1500-1510, British Museum [4]

En haut de cette étonnante gravure [4a], l’Enfant Jésus lui-même, escorté par deux angelots, nous présente ses voeux :

Je vous souhaite une nouvelle année bonne et bénie

EIN GUT SELIG NEVIAR BUSCH ICH EUCH

Au dessous, l’image inverse humoristiquement le thème conventionnel : au lieu d’une belle femme voyant la mort lui apparaître dans un miroir, c’est la mort déguisée en fille, avec des mains de fille, qui se voit humaine dans le miroir.

Les inscriptions en haut et en bas, qui ont pour titre Vie-Vie-Vie et Mort-Mort-Mort, s’appliquent à toute fille se regardant dans un miroir, mais prennent un caractère paradoxal s’agissant de la fille-squelette :

 

Vie-Vie-Vie
Je suis jeune, belle, jolie, bien formée · Qu’est-ce que ce sera quand je serai vieille ? 

Leben · Leben · Leben
Ich bin iung schön hübsch wolgestalt · Wie aber wenn ich wird alt

 

Mort-Mort-Mort
Qu’est-ce que ce sera quand je serai morte,
Gâchée sous terre par les vers ?
Tourne le volet souvent
Et regarde ce qui vient dessous,
Plus tu te regardes dans le miroir
Et plus tu t’humilies.

Todt-Todt-Todt
Wie aber wenn ich wird sterben
Von Wirmen in Erd verderben
So wend das Bletlin offt herum
Und lüg was under herfür kommt
Dich offt in dem Spiegel besich
De mehr demütigest du dich


Les banderoles latérales nous donnent le nom de la fille-squelette :

Je suis Elle-Homme, mon mari est Golhan (jeu de mot avec coq ?)
Je suis madame Enfer, je fais ce que je veux

Ich heiss SyMan (Sie-Man), mein Mann Golhan
Ich bin frau Hill, thon was ich will


Le miroir porte sur son cadre :

Le Temps apporte toute chose

ZIT BRINGT ALE DING



L’image se présente donc comme un monde à l’envers :

  • le miroir montre le futur de Sie-Mann, le jeune visage à la place du vieux crâne : le passage du temps se fait pour elle dans dans l’autre sens ;
  • en allemand, le mort Mort est masculin (der Tod) : c’est pourquoi Sie-Mann est un mélange des sexes : robe et mains de fille, tête d’homme.

1500-1510 BSB Xylogr 57a

1500-1510 BSB Xylogr 57bBSB Xylogr 57

A noter que, dans cette version plus simple conservée à la Graphisches Sammlung de Münich, le crâne est masqué par un volet relevable, montrant la tête de la jeune femme telle qu’elle apparaît dans le miroir. Ce volet existait  aussi dans la version de Münich, d’où le vers : « Tourne le volet souvent ».


Voici les textes du volet mobile et du fond fixe, conçus pour se superposer à moitié :

Je m’aime, très convenable,
Alors je suis pleine de fierté.
Je me regarde souvent dans le miroir.
Tout le monde me regarde maintenant,
parce que je suis une belle femme.
à juste titre Je me
regarde dans le miroir,
parce que sur cette terre
je suis bien conservée,
aimée et appréciée de tous.

Je ne m’aime plus,
alors je suis pleine de chagrin.
j’ai honte souvent dans le miroir,
tout le monde a peur de moi
parce que je suis morte et grise.
Pauvre de moi, je ne
regarde plus jamais,
Je suis couchée dans la terre
et je ne suis pas bien conservée,
aimée et appréciée de personne.

Jch gfall mir / billich wol
drüm bÿn ich / hoffart vol
Offt mich im / spiegel schaw
Yeder ÿecz / mich an blickt
dann ich byn / schöne fraw
Gar billich / ich mich
Im spiegel / an sich
dann auf dis / er erd
Bÿn ich wol / ghalten
vn allen (lieb) / vnd wert.

Jch gfall mir / nit mer wol
drüm bÿn ich / trauren vol
Offt mich im / spiegel schamt
Yeder ÿecz / ab mir schrickt,
dann ich byn / todt ergr ut.
Jch arme / ich mich
nÿmmer mer / an sich,
jch lig in d/er erd,
bÿn übel / ghalten,
nýmant lieb / vnd werd

Pour d’autres exemples de la Mort déguisée en femme (mais sans miroir), voir Plus que nue .


1520-25 Misericorde eglise d'Orbais
Miséricorde, 1520-25, église d’Orbais

Dans une église, les miséricordes joue un peu le même rôle que les drôleries dans les manuscrits : elles fleurissent dans un espace liminaire, propice aux allusions et aux ironies.

Hors de tout contexte, il est risqué d’avancer une explication [5] . On peut néanmoins proposer qu’il s’agit ici de se moquer de la Mort, cette Laide qui ne risque pas de plaire.


1540-50 Jan Mandijn St Antoine coll partLa tentation de Saint Antoine
Jan Mandijn, 1540-50, collection particulière

La même ironie se retrouve dans ce tableau d’un suiveur de Bosch : en guise de tentatrice sexy, le Diable ne trouve rien de mieux à envoyer au saint que la Mort elle-même…

1540-50 Jan Mandijn St Antoine coll part detail…avec tout un attirail répulsif : suaire, flèches, sablier, serpents luxurieux, et miroir de toilette, dans lequel elle tente de se refaire une beauté.


1550 ca Jan Mandijn St Antoine Frans Hals MuseumLa tentation de Saint Antoine (détail)
Jan Mandijn, vers 1550, Frans Hals Museum

Dans son autre Tentation, Jan Mandijn mobilisera, dans le même rôle de séductrice improbable (même pour un ascète) cette dame au bec en spatule, qui offre au Saint ce qu’elle a de mieux : un plat et deux lézards visqueux.



1E Le miroir qui ne montre pas la Mort

Dans ces compositions minimales, le miroir sert simplement d’attribut à la coquette, sans interagir avec le squelette.

L’inventeur du thème : Baldung Grien

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIE

Les trois âges de la Vie et la Mort
Baldung Grien, 1509-10, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Sur cette oeuvre très (et souvent mal) commentée, il suffit de citer l’explication définitive de Jean Wirth ( [6], p 62)

« La jeune femme nue arrange ses longs cheveux, à l’aide d’un « miroir de sorcière» où apparaît son visage et non pas comme on l’affirme parfois la mort. Le voile transparent, conventionnel, cache un peu sa pudeur; une extrémité en est soutenue par le cadavre qui s’avance derrière elle et brandit un sablier à moitié vide au-dessus de sa tête. Le personnage est de grande taille ; ses jambes qui le soutiennent mal lui donnent la démarche malhabile d’un monstre, tandis que le regard semble anormalement vivant.

L’enfant, auprès duquel gisent une pomme et le jouet, regarde à travers l’autre extrémité du voile. On a dit qu’il regardait la femme, mais son expression atteste qu’il voit le cadavre lui-même et cherche à se cacher malgré la transparence du tissu. La vieille enfin entre dans l’image avec vivacité, soutient d’une main le miroir à moins qu’elle ne veuille l’orienter différemment et tente de l’autre de repousser le monstre. Le décor végétal, luxuriant et estival à gauche et sur le sol, prolonge le cadavre, en haut à droite, par un vieil arbre moussu, déchiré et malade.

Le cadavre s’attaque à la jeune femme qui est précisément seule à ne pas le remarquer, tandis que l’enfant qui se cache et la vieille qui cherche à la défendre montrent tous deux qu’ils l’ont vu et le redoutent. »


Jean Wirth précise encore son interprétation en rappelant le concept de mort prématurée – une mort qui contrarie le terme voulu par Dieu ou par les astres – par opposition à la mort naturelle causée par l’usure du corps :

« Le revenant , à droite , représente la mort prématurée qui va s’emparer de l’inconsciente . Celle-ci , au milieu de la vie comme l’indique le sablier , croit encore avoir le temps de mourir et se perd dans la contemplation de sa propre beauté. Mais un autre destin veut s’emparer de la femme : la vieillesse que , par définition , la mort prématurée ne saurait attaquer. La vieillesse est la lente combustion du corps , qui laisse le temps de se préparer , et mène lentement soit à la vie , soit à la mort éternelles«  Jean Wirth ( [6], p 66)

Ajoutons que la pomme rouge du premier plan, reléguée au rang de jouet, renvoie bien sûr à l’origine de la mortalité humaine.


1515 Hans Baldung Grien, , Kupferstichkabinett, Berlin
Hans Baldung Grien, 1515, Kupferstichkabinett, Berlin

Parmi les nombreuses jeunes filles et la Mort de Grien [7], celle-ci est la seule à tenir un miroir tout en  se peignant. L’idée n’est pas tant que la jeune fille n’a pas vu la mort s’approcher, puisqu’elle sent déjà ses doigts qui s’enfoncent dans ses flancs, mais qu’elle s’en moque. On peut dès lors se demander si cette série de figurations, où la mort surgit par derrière (voir La mort dissimulée (1/2) : par derrière) doit être lue selon la grille des Danses Macabres (La mort surprenant à l’improviste un vivant innocent) lorsqu’il s’agit très précisément d’une jeune fille au miroir et au peigne, à savoir l’iconographie même de la Luxure. Dans ce cas précis, la Jeune Fille n’est pas avec la Mort dans un rapport de victime, mais de complice ! C’est ce qu’on voit également dans un panneau de 1517 de Niklaus Manuel Deutsch où la jeune fille, quoique sans miroir, aguiche le squelette telle une prostituée (voir Les deux faces de la Bethsabée de Bâle).


1520-21 Durer fronton A British MuseumLa vieille femme, la coquette et la mort 1520-21 Durer fronton B British MuseumTrio de musiciens

Attribué à Dürer, vers 1520-21, British Museum

Ces dessins préparatoires étaient destinés à l’ornementation d’un coffret :

  • d’un côté deux femmes et la mort (à noter que comme chez Grien, le miroir de la coquette ne lui permet pas de voir le squelette, tout au plus le sablier) ;
  • de l’autre deux musiciennes assises aux pieds d’un luthiste debout.

La formule macabre inaugurée par Grien était dix ans plus tard devenue suffisamment anodine pour servir de simple sujet décoratif, en pendant à un trio de cordes.

Des trouvailles graphiques (SCOOP !)

Deux gravures de la fin du XVIème siècle montrent comment certains artistes essayaient de renouveler le thème du miroir fatal.


1597 Serie Mascarades Robert Boissard after designs by Jean-Jacques Boissard, Strasbourg VandA
Gravure de la série Mascarades
Robert Boissard, d’après un dessin de Jean-Jacques Boissard, 1597 , Strasbourg

La série montre des couples richement habillés, illustrant diverses maximes morales. L’intérêt ce celle-ci est l’effet de miroir entre les vêtements de style délibérément médiéval (manches crénelées, plumet) et les postures : ce couple ne montre que deux pieds et deux mains, l’une élevant le sablier et l’autre baissant le miroir. Toute l’astuce de la composition est que le bras gauche de la dame se raccorde visuellement avec l’épaule gauche du squelette, montrant que c’est la Mort qui tient déjà le miroir.

La maxime, très tarabiscotée, cherche à attirer l’attention sur cette astuce graphique au beau milieu de l’image :

 

Celui qui se livre au plaisir est au beau milieu des joies de la mort.
Nul doute que tu ne sois sûre que ce soit un lieu dont on se souvient.

Qui genio indulges, media inter gaudia morti
Non dubiæ certum sis memor esse locum.

La chute (« un lieu dont on se souvient ») ne se comprend que par référence à une satire de Perse, remarquable par sa concision et son esprit épicurien :

Livre-toi au plaisir, cueillons ses douceurs, de nous tous est
Ce que tu vis : devenir une cendre, un esprit, une fable.
Vis en te souvenant des Enfers ; l’heure fuit, et déjà aussi mes paroles.
Perse, Satire 5

Indulge genio, carpamus dulcia, nostrum est
Quod vivis : cinis, et manes, et fabula fies.
Vive memor lethi ; fugit hora ; hoc quod loquor inde est !


1595 ca Jan Saenredam after Hendrik Goltzius Sight Five_Senses

La Vue (série des Cinq Sens)
Gravure de Jan Saenredam d’après un dessin de Goltzius, vers 1595, British Museum

Ce qui devrait crever les yeux ici est que le miroir est tourné à l’envers, et que la coquette ne risque pas de s’y voir. Les vers de Cornelis Schonaeus en donnent l’explication :

Tandis que les yeux lubriques ne sont que trop mal retenus,
La jeunesse insensée tombe tête la première dans le vice.

dum male lascivi nimium cohibentur ocelli,
in vitium praeceps stulta juventa ruit

Tandis que le séducteur fait semblant de lutter contre la coquetterie en confisquant le fatal miroir, il en profite pour reluquer et tâter la jeune femme, qui ne s’en formalise pas : elle flatte même entre le pouce et l’index une des cauris de sa ceinture, geste transparent pour qui connaît la forme intime de ce coquillage.

Le lynx casé dans un coin joue les utilités en rappelant qu’il s’agit tout de même, non d’une scène ollé ollé, mais d’une Allégorie de la Vue. La croix de la fenêtre, reflétée par le miroir inutile, donne un vague alibi moral à ce magnifique exemple de double-entendre, bien fait pour duper les commentateurs superficiels.

Holbein et ses émules

1538 Holbein_Danse_Macabre_34 la comtesseHolbein, 1538 1651 Wenceslaus Hollar Bride, from the Dance of Death d'apres Holbein METWenceslaus Hollar, d’après Holbein, 1651, MET

La comtesse et la mort (Danse Macabre, N°34) 

« Ils passent leurs jours dans le bonheur, et ils descendent en un instant en enfer », Job 21,13

Lorsque Holbein renouvelle radicalement les figures de la Danse macabre, il pose le miroir sur le coffre à côté des autres accessoires de beauté de la comtesse, de part et d’autre de l’accessoire de la Mort, le sablier. Déjà peignée et coiffée, la coquette n’a plus besoin du miroir, puisque c’est la mort elle-même qui contrôle sa parure, en lui passant autour du cou un joli collier d’osselets. Elle n’a plus besoin non plus de sa robe et de ses chaînes d’or, qu’elle laisse à sa servante éplorée.

La série sera recopiée une vingtaine de fois [8] jusqu’au XIXème siècle, avec des modifications mineures. Par exemple, dans son remake du XVIIème siècle, Wenceslaus Hollar se contente de moderniser le miroir (ainsi que les vitraux et les tentures murales).


1544 Heinrich VogtherrVersion de 1544 1548 Heinrich VogtherrVersion de 1548

Le couple adultère, Heinrich Vogtherr

Vogtherr a rajouté cette scène où la Mort tient la femme par les cheveux pour aider le mari cocu à transpercer le couple adultère. L’image a provoqué l’indignation à l’époque et n’est apparue que dans l’édition de 1544 (dans certaines des copies existantes, elle a même été supprimée) [9]. Dans l’édition de 1548, elle a été remplacée par une proposition presque contreproductive, où la mort s’évertue vainement à montrer leurs crânes aux amoureux, qui ont la tête à autre chose.


1625 ca Jacopo Ligozzi Femme à sa toilette surprise par la Mort RMN photo Michele Bellot
Femme à sa toilette surprise par la Mort
Jacopo Ligozzi, vers 1625, (c) RMN photo Michele Bellot

Ce dessin fait partie d’une série de dessins macabres du même format, réalisés par Ligozzi à la toute fin de sa carrière. Comme à son habitude, il renouvelle le thème par des éléments très originaux. Il faut comprendre que, tandis que la coquette et la servante qui la coiffe sont absorbées par leur tâche futile, les deux autres personnages, le jeune garçon et la vieille femme, ont vu venir le squelette : celui-ci, de l’index, leur fait signe de se taire.


1590 ca Jacopo Ligozzi avarice NGA
L’Avarice (série des Sept Péchés capitaux)
Jacopo Ligozzi, vers 1590, NGA

Le même effet de surprise sert de ressort à ce dessin réalisé vingt cinq ans plus tôt : l’Avarice, assise en compagnie de son comptable et entourée de ses richesses, ne voit pas les squelettes qui dans leur dos les caricaturent : deux qui refont les comptes, et un qui brandit une bourse.

Un autre centre d’intérêt de Ligozzi, les orfèvreries à ornements zoomorphes ou anthropomorphes, est un autre point commun entre les deux oeuvres.


1656 Ludwig Pfanstill VanitasHistorisches Museum Francfort
Vanitas
Ludwig Pfanstill, 1656, Historisches Museum, Francfort

L’inscription sur le livre donne le sens général du tableau : Le Théâtre de la Vie humaine (Theatrum vitae humanae ). Le coup de théâtre est ici le spectre féminin en hors champ, que la jeune femme ne voit pas et qui la caricature, avec ses seins plats et les restes de sa chevelure.



1785 Schellenberg, Freund heins Erscheinungen. Winterthur Heinrich Steiner und Comp

La toilette : Visite, Illustration de « Les apparitions de Freund Hein à la manière de Holbein » (Freund heins Erscheinungenin Holbeins Manier » [10]
Schellenberg, 1785, Winterthur, chez Heinrich Steiner und Comp

Ce curieux texte de August Musäus adapte la danse macabre aux moeurs du XVIIIème siècle.

Tronqué sur le bord de l’image, le miroir joue en fait un rôle-clé dans l’histoire. La belle Rosemunde, qui s’est assoupie après le bal, est réveillée à minuit et se rue à sa table de toilette : elle se voit dévastée, toute sa beauté disparue.

« Que les Grâces aient pitié ! Quel étonnement quand elle s’est regardée dans le miroir ! L’affliction cause la mauvaise humeur : le chien préféré Joln a payé la difformité de sa maîtresse, selon les us et coutumes, par un bon coup de pied. »

Schellenberg a eu l’idée remarquable de rajouter le chien-squelette, qui montre au spectateur ce que Rosemunde a vu dans le miroir.



1827 Dagley, Richard, Death's doings, consisting of numerous original compositions in verse and prose, the friendly contributions of various writers

La Mort à la Toilette
Illustration pour « Death’s doings, consisting of numerous original compositions in verse and prose, the friendly contributions of various writers « , Richard Dagley, 1827, p 116 [11]

La tradition perdure encore au XIXème siècle, avec cette image qui illustre un dialogue entre la Mort et l’auteur :

« Mais as-tu vu, » demanda la mort, « autant et presque plus que ce qu’un mortel peut voir, comment Chloé, s’est habillée à grand renfort de couronnes, de jouets et de bibelots, plus qu’on ne peut en dire ? »
« Oui, et je me suis émerveillé de ses soins infructueux, blanchissant la neige, ou dorant l’or le plus pur. Et tandis que je pensais que tout avait été essayé, sa modiste a livré de nouvelles parures. »
« Et pendant que tu observais tranquillement cela, » dit la Mort, « t’es-tu demandé qui la servait ? L’employée que tu as vue – c’était moi ! C’est moi qui portais le masque du serviteur officieux ! La belle était destinée à mourir dans la fleur de sa vie ; lui fournir les pièges fatals était ma tâche. Je jugeai tout à fait superflu de passer en force, et laissai la beauté irréfléchie suivre son cours. »


Un poème de Théophile Gautier extrêmement pictural , mais jamais illustré, conclura en beauté le thème du Revenant venant réprimander la coquette à la toilette :

« Impuissance et fureur ! Être là, dans sa fosse,
Quand celle qu’on aimait de tout son amour, fausse
Aux beaux serments jurés,
En se raillant de vous, dans d’autres bras répète
Ce qu’elle vous disait, rouge et penchant la tête
Avec des mots sacrés.

Et ne pouvoir venir, quelque nuit de décembre,
Pendant qu’elle est au bal, se tapir dans sa chambre,
Et lorsque, de retour,
Rieuse, elle défait au miroir sa toilette,
Dans le cristal profond réfléchir son squelette
Et sa poitrine à jour,

Riant affreusement, d’un rire sans gencive,
Marbrer de baisers froids sa gorge convulsive,
Et, tenaillant sa main,
Sa main blanche et rosée avec sa main osseuse,
Faire râler ces mots d’une voix caverneuse
Qui n’a plus rien d’humain :
« Femme, vous m’avez fait des promesses sans nombre.
Si vous oubliez, vous, dans ma demeure sombre,
Moi je me ressouviens.
Vous avez dit à l’heure où la mort me vint prendre,
Que vous me suivriez bientôt ; lassé d’attendre,
Pour vous chercher je viens ! »
Gautier – La Vie dans la Mort , 1838, Poésies complètes, tome 2, Charpentier, 1901 p 12


Les coquettes au miroir de George Tooker

1962 George Tooker Mirror IGeorge Tooker, Mirror I, 1962 George-Tooker-Mirror-II-1963-Addison-Gallery-of-American-Art-Phillips-Academy-Andover-MA-USGeorge Tooker, Mirror II, 1963

Addison Gallery of American Art (Phillips Academy), Andover, MA, US.

George-Tooker-Mirror-III-1971-Indianapolis-Museum-of-ArtGeorge Tooker, Mirror III, 1971,
Indianapolis Museum of Art
George-Tooker-Mirror-IV-1977-Coll-priveeGeorge Tooker, Mirror IV, 1977
Collection privée

Sur une quinzaine d’années, George Tooker reviendra quatre fois sur le thème de la Vanité au miroir, se contenant de suggérer ce que la coquette y voit réellement:

  • Dans Mirror I, le visage pris en sandwich entre le miroir et le crâne épouse la même forme circulaire, démontrant visuellement l’équivalence de la Vanité, de la Femme et de la Mort.
  • Dans Mirror II et Mirror III, le miroir devenu carré montre peut être à la jeune femme son avenir, la vieille femme derrière son épaule.
  • Dans Mirror IV, le miroir carré fait au contraire écran entre le visage parfait et la rose qui commence à s’étioler, dissimulant à la jeune fille son destin.



1F Le crâne derrière le miroir (SCOOP !)

1508-22 Amiens pendentif Stalle a 1508-22 Amiens pendentif Stalle b

Pendentif macabre, Stalles de la Cathédrale d’Amiens, 1508-22

Contrairement aux coquettes habituelles, la femme ne tourne pas le miroir vers elle, mais vers le public. Bien sûr il pourrait s’agir d’une facilité du sculpteur, mais les contrainte spatiales n’étaient pas telles qu’elles empêchent de sculpter le miroir en oblique. De plus, la présence tout à fait unique de la tête de mort à l’arrière suppose une conception spécifique, et non l’application de schémas habituels. Le thème est donc probablement plus ambitieux que la sempiternelle condamnation de la Coquetterie ou de l’Orgueil.



1508-22 Amiens Stalles schema1
Il existe un second motif macabre dans les stalles, un homme (singe ?) tenant un écu portant une tête de mort, sur l’accoudoir droit de la stalle 63. Traditionnellement, on considère qu’il fait pendant avec l’homme mûr de l’autre accoudoir, qui semble le regarder avec effroi.

En serait-il de même pour les pendentifs ? Les deux voisins (en sautant le pendentif intermédiaire à décor floral) montrent :

  • côté miroir : une jeune homme entre deux hommes plus âgés, les trois portant la même banderole ;
  • côté crâne : deux anges portant un écu vide.

On ne distingue aucun lien entre ces trois pendentifs. La comparaison a néanmoins l’intérêt de montrer le caractère exceptionnel de notre pendentif macabre : tous les autres ont une composition symétrique par rapport à l’arête centrale [12].



1508-22 Amiens Stalles schema2
Parmi les trente deux pendentifs, il n’en existe que deux qui présentent une légère dissymétrie, tous deux sur le même sujet : un buveur aux jambes croisées, encouragé à gauche par une femme et à droite par un homme. Dans le pendentif 67-68, à quelques stalles de distance de notre pendentif macabre, l’homme de droite est un fou : autrement dit celui qui révèle au spectateur la vérité, la boisson est une folie.

Dans notre pendentif exceptionnel, l’arête centrale héberge un objet biface :

  • un miroir qui reflète la nef,
  • un crâne qui regarde vers l’autel.

Selon la même logique, la face droite est celle qui dit la vérité : à savoir que derrière le monde et ses attraits, il y a la mort et, au delà, la rédemption promise par l’autel.



1G La Tempérance comme anti-coquette (SCOOP !)

Où l’on recolle les morceaux d’une iconographie rarissime et mal comprise.

Une inspiration augustinienne, en Italie

1349 Canzone delle virtù e delle scienze musee Conde Chantilly Ms. 599 Prudentia fol 2vPrudentia, fol 2v 1349 Canzone delle virtù e delle scienTemperantia fol 3v

Canzone delle virtù e delle scienze, 1349, musée Condé, Chantilly Ms. 599

Ce texte de Bartolomeo di Bartoli, enluminé par son frère Andrea, lui a été commandé par le condottiere Bruzio Visconti [13]. Chaque Vertu est accompagnée, en haut à gauche, par une citation de Saint Augustin, et chacune foule aux pieds un adversaire personnalisé (une adaptation de la vieille formule des Psychomaties, où chaque Vertu combat un Vice [14] ).

La Prudence a pour attributs un cierge allumé et un disque sur lequel est posé, entre la nuit et le jour, un livre énonçant ses sous-vertus. L’inscription du pourtour énumère les stades de la vie humaine. L’image suit de très près les vers en italien du bas de la page ( [15], p 441), qui se traduisent approximativement ainsi :

« Voici la femme qui, la nuit et le jour,
Pense au temps passé et au présent
Et puis tourne l’esprit vers ce qui doit venir…
… Amour, qui est notre sire
La prend pour miroir et la place en premier.
Et Sardanapale chut dans les tréfonds. »

Il ne fait donc pas de doute que le disque est une évolution de l’habituel miroir. L’Empereur Sardanapale était connu pour ses moeurs efféminées, d’où la quenouille sur laquelle il s’effondre :

« Sardanapale, un homme, filait de la pourpre au fond de ses appartements, couché, les pieds en l’air, parmi ses concubines; et quand il fut mort, on lui éleva une statue en pierre, qui le représentait dansant tout seul à la manière barbare, faisant claquer ses doigts au-dessus de sa tête; au bas on plaça cette inscription : «Bois, mange, fais l’amour : tout le reste n’est rien.»

Plutarque, Oeuvres morales, sur la Fortune ou la Vertu d’Alexandre, second discours [16].

D’après Ctésias, trop faible pour défendre Ninive contre les Babyloniens, il aurait organisé un suicide collectif en faisant incendier son palais.


Sept vertus, sept adversaires

Ainsi dans cette typologie, les sept Vertus se caractérisent par un adversaire bien précis, et des attributs très originaux :

  • Prudence : Sardanapale, cierge allume, livre sur un disque
  • Force : Holopherne, tour à deux niveaux
  • Tempérance : Epicure, porte fermée à clé
  • Justice : Néron, épée et livre ouvert
  • Foi : Arius, arbre verdoyant
  • Espérance : Judas, ancre
  • Charité : Hérode, ailes

Silvia de Laude, qui a recensé sept autres exemples de cette formule en Italie du Nord, pense que Bartolomeo di Bartoli a trouvé son inspiration dans une compilation latine antérieure, aujourd’hui disparue [13]. Un recueil juridique postérieur, dont il existe plusieurs exemplaires, en donne une bonne idée :

1350-60 Carmina Regia Florence, BNCF, Banco Rari 38 fol 31v
Carmina Regia, 1350-60, Florence, BNCF, Banco Rari 38 fol 31v

La Tempérance, piétinant « Epicure intempérant », voisine ici avec la Prudence, piétinant « Sardanapale impuissant ». La fin des vers lui invente un suicide par strangulation :

« Qu’on ne nie pas que Lucifer est la cause de cet acte,
Par lequel Sardanapale impuissant s’est lié le cou ».

Ne denient actus hoc Lucifer est rationis
qua rex collo nebat Sardenapellus inops.

On remarquera que le dessinateur n’a pas compris que le disque était un miroir, puisqu’il montre la robe au travers.

Silvia de Laude situe l’origine de cette iconographie très originale vers 1330, dans l’environnement des Augustins de Bologne, mais Bertrand Cosnet [17] en retrouve les prémisses un peu plus tôt :

« le triomphe de saint Augustin prend forme très tôt, peut-être avant 1300, et prouve que l’ordre des Ermites devient rapidement suffisamment expert en science morale pour mettre au point sa propre imagerie. »


L’importation en France

Bulletin_de_la_Société_archéologique_[...]Société_archéologique_bpt6k6579621cExytrait des heures à l’usaige de Romme , Paris 1501. Imprimé par Philippe Pigouchet pour Simon Vostre ([14], fig 161)

A partir de 1498 paraissent à Paris les premiers Livres d’Oeuvres imprimés. Les bois qui les décorent (assemblés de manière différente selon les éditions) présentent sept Vertus, dont quatre sont pratiquement identiques à notre typologie italienne : Prudence, Force, Espérance, Justice (en remplaçant le livre par une balance).

Deux nouvelles Vertus font leur apparition : la Chance piétinant Heres (Hermès ?) et la Foi piétinant Mahomet.

La Tempérance est en revanche complètement transformée : renommée Atrempance, elle a désormais pour ennemi Tarquin (figure de l’Orgueil) en substitut d’Epicure, que la Renaissance a réhabilité. Les attributs, tout à fait déconcertants, sont désormais un miroir (réflétant le visage de la Femme) et un crâne. Ne connaissant pas les antécédents italiens, certains érudits français (Emile Mâle, puis plus récemment Jean-Pierre Suau ([18], p 57), ont pensé à une erreur du graveur, qui aurait interverti la figure de la Tempérance et celle de la Prudence. Alors qu’il s’agit bien d’une reconception purement française du motif, basée sur une définition médiévale de l’Atrempance :

« Atrempance est une seignorie de reson encontre luxure et contre les autres mauveses volentez » [19]

Le miroir évoque la Luxure, et le crâne évoque la Raison qui permet de la dominer (par la conscience de la mort).


1503-1508 La Vertu de Actrempance Jean Mansel, Histoires romaines, t. 2 de la Fleur des histoires BNF Français 54 fol 393vLa Vertu de Actrempance, 1503-1508, Jean Mansel, Histoires romaines, t. 2 de la Fleur des histoires, BNF Français 54 fol 393v [20]

A la fin de son livre, Jean Mansel propose une série d’exemples tirés de l’histoire antique pour illustrer certaines vertus, parmi lesquelles l’Actrempance. L’enlumineur a repris tel quel le bois de Simon Vostre, aboutissant à cette figure improbable où le miroir et le crâne, attributs habituels de la coquette menacée par la mort, sont soupesés par une sorte de nonne, dont la beauté est modérée par sa guimpe et son manteau de couleur ciel.



1503-1508 La Vertu de Actrempance Jean Mansel, Histoires romaines, t. 2 de la Fleur des histoires BNF Français 54 fol 393v detail
On voit bien que le reflet d’os (Raison) contrebalance le reflet de chair (Luxure). La définition de l’Attrempance, que Mansel attribue ici à Macrobe, est reproduite dans le texte  :

« Macrobe dit de cette vertu que elle est la ferme et modérée domination de raison sur luxure »


Le problème des Stalles d’Auch

1510-59 Cathedrale Auch stalle 49La Prudence, stalle 49 1510-59 Cathedrale Auch stalle 51La Tempérance, stalle 51

Stalles de la cathédrale Sainte Marie d’Auch,1510-59

Ainsi se trouve tranchée une question qui a beaucoup embarrassé les érudits ( [21], p 399) et réhabilitée l’interprétation initiale de l’abbé Canéto ([22], p 88) lequel, sans connaître les manuscrits italiens, ne s’était pas laissé tromper par le miroir de la Prudence.


1510-59 Cathedrale Auch stalle 42-43
David et Michol, Stalles de la cathédrale Sainte Marie d’Auch,1510-59

Une complexité supplémentaire, à Auch, est la présence de cette troisième femme au miroir :

  • selon l’abbé Canéto, elle termine le cycle de David (montré en soldat à la stalle précédente, avec à bout de bras la tête tranchée de Goliath) et représente Michol, l’épouse de David ;
  • selon l’abbé Raymond Montané, elle débute le cycle de Judith et représente « Judith faisant son choix ».

Outre le fait que les deux personnages dialoguent du regard, un argument nouveau en faveur, encore une fois, de l’interprétation Canéto, et qui  explique la redondance du miroir, est le rôle rocambolesque que joue Michol pour sauver son mari : apprenant que son propre père Saül veut faire exécuter David, elle l’en avertit, le fait decendre par la fenêtre et place un mannequin sous ses draps, ce qui retarde les recherches. Enfin, une fois la fuite découverte, pour échapper à la colère de Saül, elle prétend que c’est David qui l’a forcé à agir ainsi, alors que c’est elle qui a tout organisé (1Samuel 19, 11-17).


Il me semble que les concepteurs des stalles d’Auch, tout en introduisant pour figurer la Vertu de Prudence la dernière iconographie à la mode (avec le cierge et le livre masquant le miroir), ont repris son attribut traditionnel pour le décerner à Michol, faisant ainsi de l’épouse de David le parangon de la Prudence.

Trop complexes et éloignées des habitudes, ces deux iconographies innovantes de la Prudence et de l’Attrempance arrêtent là leur parcours, commencé un siècle plus tôt en Italie.



Article suivant : 2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie

Références :
[3] James Y. Marrow « In desen spiegell : a new form of « Memento morri » in Fifteenth Century Netherlandish art », dans « Essays in northern European art: presented to Egbert Haverkamp-Begemann on his sixtieth birthday », 1983, p 154
[4] Dodgson, Campbell, Catalogue of early German and Flemish woodcuts preserved in the Department of Prints and Drawings in the British Museum,   1903, N° A-124 https://archive.org/details/catalogueofearly01brituoft/page/118/mode/2up?q=memento+mori
[4a] Pour une analyse détaillée, voir Susanne Reichlin « The Ambiguity of the Unambiguous: Figures of Death in Late Medieval Literature » dans « Strategies of Ambiguity in Ancient Literature », p 18 https://books.google.fr/books?id=QTcYEAAAQBAJ&pg=PT18#v=onepage&q&f=false
[5] Voir l’étude de Kristiane Lemé-Hébuterne, Places for Reflection: Death Imagery in Medieval Choir Stalls, dans Kristiane Lemé-Hébuterne, Stefanie Knoll, Sophie Oosterwijk « Mixed Metaphors The Danse Macabre »
[6] Jean Wirth « La jeune fille et la Mort Recherches sur les thèmes macabres dans l’art germanique de la Renaissance »

[7] Pour Jean Wirth ([6] p 84 et ss), le thème de la Jeune fille et la Mort se développe indépendamment de celui des danses macabres, et Baldung Grien l’élabore en supprimant petit à petit ses attributs allégoriques (sablier et miroir), pour aboutir à une image plus concrète : celle d’une jeune revenante tentant d’échapper au suaire et à la tombe, et qui en est empêchée par la Mort :

« L’innovation iconographique est donc remarquable. La justification morale de l’œuvre disparaît, à moins qu’on n’y découvre, par une interprétation fausse, le thème de la vanité. D’autre part, l’aspect anecdotique d’une scène de vampirisme se trouve singulièrement réduit. Baldung préfère suggérer ce contenu, discrétion qui contraste avec la volubilité des représentations de sorcières… La nouveauté ne réside ni dans la force émotionnelle, ni dans la suggestion érotique, ni même dans la perversité de cet art, mais dans l’absence de prétexte didactique qu’on ressent d’autant plus lorsque ces sujets quittent le dessin et l’estampe pour prendre possession du tableau. »

[12] Pour découvir l’ensemble des stalles, voir le remarquable projet du Media Center for Art History de la Columbia University https://projects.mcah.columbia.edu/amiens-arthum/map/choir-stalls-amiens-cathedral
[13] Silvia de Laude « Uno stemma per parole e immagini: intorno alla Canzone delle Virtù e delle Scienze di Bartolomeo de’ Bartoli. » dans « Atti del XXI Congresso Internazionale di Linguistica e Filologia romanza, Palermo 18/24 sett. 1995″ https://www.examenapium.it/cs/biblio/DeLaude1998.pdf
[14] Pour les antécédents de cette typologie, voir le chapitre « 2. Les Vertus en action accompagnant des figures bibliques », p 99, dans la remarquable thèse de Elise-Annunziata Neuilly « Des Vertus et du roi : relectures d’une iconographie du gouvernement : France-Italie, XIIIe-XVIIe siècles » https://theses.hal.science/tel-02888641
[15] Silvia de Laude « La curiosita di Carlo Magno. Le Virtù, le loro parti e il loro albera, per un copista-scrittore bolognese del Trecento » dans « Zum Bild, das Wort », La rivista di Engramma, vol 150, ottobre 2017, https://www.engramma.it/eOS/index.php?id_articolo=3252
[17] Bertrand Cosnet « Sous le regard des Vertus, Italie, XIVème siècle », Chapitre 2. Les vertus selon les ordres mendiants https://books.openedition.org/pufr/8282
[18] Jean-Pierre Suau, « Les Vertus des Heures imprimées a Paris par Philippe Pigouchet pour Simon Vostre (22 aout 1498) et les Vertus de type français des dossiers des stalles (XVIe siècle) de la cathédrale d’Auch », Bulletin de la Société Archéologique Historique Littéraire et Scientifique du Gers vol. 90 (1989) p. 40-62 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6579621c/f42.item
[19] Frédéric Godefroy, « Dictionnaire de l’ancienne langue française, et de tous ses dialectes du IXe au XVe siècle: composé d’après le dépouillement de tous les plus importants documents, manuscrits ou imprimés, Volume 1 », 1880, p 467 https://books.google.fr/books?id=n6wJYbZl7p4C&pg=PA467
[20] Merci à Damien Dessane de m’avoir signalé cette iconographie.
[21] Pour justifier le crâne dans la main de la Tempérance, Eric Lagaeysse pense a une confusion entre »mort » et « mors », mais le miroir reste inexplicable.
Eric Lagaeysse « La représentation des vertus dans les hauts dossiers des stalles de la cathédrale Sainte – Marie d’Auch » , Bulletin de la Société Archéologique Historique Littéraire et Scientifique du Gers vol. 87 (1987) fasc . 4 , p . 391-402 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6577468g/f69.item
[22] François Canéto « Le choeur d’Auch…: étude iconographique » 1872 https://books.google.fr/books?id=ZsO9hGlVR4oC&pg=PA88

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2 Le Miroir fatal : Un peu de théorie

11 août 2023

Avant d’explorer notre galerie de miroirs fatals, et pour éviter les anachronismes, il est sage de faire une courte halte à l’époque médiévale et se demander, à l’appui de quelques exemples, ce que le miroir pouvait alors signifier, ou pas

Article précédent : 1 La Coquetterie : diabolique ou mortelle



Ce que les miroirs fatals ne sont pas

Un miroir magique ?

Dans le chapitre d’Emile Mâle sur les Danses macabres, se trouve un passage souvent invoqué pour expliquer l’origine de l’iconographie du crâne dans le miroir :

« On croyait , au moyen âge , qu’en écrivant avec son sang une formule sur un parchemin , et en se regardant ensuite dans un miroir, on se voyait tel qu’on serait après sa mort » [23].

Je n’ai pu retrouver nulle part la trace de cette superstition. Dans son ouvrage très documenté sur les bizarreries du miroir, et notamment les miroirs magiques, Baltrusaitis [24] n’en parle pas.


Divinatio London, British Library, MS Royal 6 E VI, f. 535v, London, c. 1360-1375.
Article Divinatio, Encyclopédie Omne Malum, James le Palmer, 1360-75.
British Library, MS Royal 6 E VI, fol 535v

Il rappelle en revanche la bulle de 1326 du pape Jean XXII, « Super illius Specula », condamnant les usages magiques du miroir, notamment les devins qui y font apparaître des démons.

Comme les miroirs montrant un crâne prennent naissance, vers le milieu du XVème siècle, dans des ouvrages de piété ou des Livres d’Heures, c’est un contresens que de leur supposer une origine superstitieuse : c’est au contraire parce que l’Eglise avait fait oublier avec succès ces pratiques magiques que les imagiers se sont autorisé cette spectaculaire innovation .


Un objet de curiosité ?

On a supposé qu’il ait pu exister soit des panneaux peints imitant un miroir avec un crâne, soit des miroirs portant au revers une tête de mort. L’indice en est la mention, dans les livres de compte du Roi René, de l’achat en 1479 au peintre Armant d’Avignon de deux « mirouers de mort » (pour un total de 7 écus et demi) [25]. D’après les registres des Comtes de Provence, il avait déjà acheté au même peintre, en 1477, deux autres « mirouers de mort » (pour un total de 18 livres 9gr cette fois) [26]. Le fait que ces « mirouers » se vendaient par paire jette un gros doute sur l’hypothèse : il pouvait tout aussi bien s’agir de deux panneaux confontant un vif et un vivant (pour des exemples germaniques contemporains, voir La mort recto-verso).



Ce que les miroirs peuvent être

Le support de métaphores pieuses

Vers 1200, l’encyclopédiste anglais Alexandre Neckam [27] récapitule dans un court passage un florilège de métaphores liées au miroir, aussi peu connues que surprenantes (traduction de Lionel-Édouard Martin [28] ).

  • 1) Le miroir explique la diversité des Saintes Ecritures, puisqu’un miroir brisé montre autant d’images que de fragments.

  • 2) Le tain (plomb) est comparable au péché puisque quand on l’enlève, on ne voit plus rien ; de même, ne pas se reconnaître pécheur, c’est se tromper soi-même.

  • 3) Le reflet dans la pupille annonce la mort d’un homme : trois jours avant, il disparaît.

  • 4) Le reflet montre la relation entre l’Homme et Dieu :

    « D’évidence, le reflet renvoyé par le miroir est à l’accord de celui qu’il reflète. Au rieur, il rit ; si on pleure quand on s’y regarde, le reflet pleure aussi. L’âme est ainsi le miroir de son Créateur, elle doit compatir à la passion du Christ. »


  • 5) L’exemple de Narcisse rappelle à l’homme sa mortalité :

    « Si tu es beau, bien fait, garde-toi d’être, comme Narcisse, le jouet de ta propre beauté. Crois-m’en, ton corps ne va pas, comme celui de Narcisse, devenir fleur ‒ mais cendre.


  • 6) Ton véritable miroir, c’est un cadavre :

    « Si tu veux observer le miroir exact de ta condition : observe le crâne d’un mort décomposé, retourné en poussière. »


  • 7) Ton véritable miroir, c’est ton frère mourant :

    « A l’infirmerie, scrute le visage de ton frère qui s’apprête à mourir, et imagine tes derniers instants. Que ton frère qui se meurt soit ton miroir – où tu te reconnaisses. »


Ce qui relie tous ces exemples, c’est la capacité à se voir en double ou en multiple (les reflets dans les éclats, l’homme dans la pupille, le cadavre, le frère mourant) et, par là, semblable à tous les autres : tout l’inverse de la conception moderne du miroir, instrument d’introspection et de singularité.



1313-30 Ci nous dit chap 332 Chantilly Musee Conde MS 0026 (1078) fol 212v IRHTLe miroir remplacé par un crâne
« Ci nous dit » chapitre 332, 1313-30, Chantilly, Musée Condé, MS 0026 (1078) fol 212v IRHT

L’idée que le crâne est le véritable miroir est illustrée par cette historiette savoureuse :

« Ci nous dit comment une bourgeoise fist acheter un miroer par sa chambrière. Lequel ne lui plut mie. Et lui envoya quere un autre et elle lui rapporta une teste d’un cimetière et lui dit : « Tenez et vous mirez ci; car encore n’est un miroir de verre en tout le monde où vous vous puissiez si bien mirer ». Et dès illec se prit à humilier devant Notre Seigneur en connaissant sa fragilité. Et lors s’alla confesser et devint une très dévôte femme ; et pour l’amour de Notre seigneur osta de lie toutes curieusetés .Cela arriva à Paris. »


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Un objet négatif : l’exemple du Verger de consolation

1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 6r
L’arbre des Vices
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 6r

L’arbre des Sept Vices prend ici racine dans l’Orgueil, figuré en bas par une fauconnière désarconnée et engloutie par la bouche d’Enfer. En remontant sur la verticale centrale, on trouve deux médaillons intermédiaires :

  • une femme embrochée par une licorne (via mortis, la voie de la mort, )
  • une femme qui, inspirée par un démon, cueille un fruit au lieu d’aller au puits, (fructus carnis, le fruit de la chair).



1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 6r detail Luxure demon
Il faut avoir choisi la voie de la mort puis cueilli le fruit de la chair pour atteindre le vice sommital, la Luxure, une femme nue qui se dévisage dans un miroir. Au dessus un verset peu aimable dénonce la beauté de ce visage :

« La méchanceté de la femme change son visage : elle l’obscurcit comme un ours, et le montre comme un sac ».

Sirach 25:17

nequitia mulieris inmutat faciem eius et obcaecabit vultum suum tamquam ursus et quasi saccum ostendit.



1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 6r detail Luxure demon
Il est probable que ce verset a été choisi parce ce qu’il commente ironiquement le changement imminent qui menace la coquette : le démon arrive à pas d’ours derrière elle, portant à l’épaule sa griffe pour la capturer et la mettre en sac.

Avant de revenir sur cette iconographie courante de la bête derrière la belle au miroir, il faut la peine de détailler une autre image du même manuscrit, où la Luxure est également représentée avec son miroir, mais seule.


1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 10r detail luxure
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 10r

Cette composition très complexe est une bonne introduction au thème du miroir et de la mort [29]. Le cercle central montre « l’arbre des péchés, dont tout le monde est entâché ». Mais avec son cadre rouge et son fond doré, il représente aussi un grand « miroir », au sens médiéval d’« image synoptique ». On voit ainsi, au centre du feuillage, la Vie dans ce monde (Vita mundi), couronnée et trônant, menacée par la Mort humaine (mors humana) qui monte l’échelle, et le démon qui la lui tient.

En dessous de l’arbre, la racine centrale porte la même femme qui représente ici le péché principal, celui de l’Orgueil (radix superbiae). Debout entre deux démons qui lui donnent son sceptre et sa couronne, elle exprime dans le phylactère vertical sa raison d’être :

Puisque je règne avec plaisir, pourquoi devrais-je être sans royaume ?

Quippe libens regno, quare fierem sine regno



1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 10r detail luxure
La Luxure est représentée quant à elle sur la première racine (radix luxuriae), par une femme aux cheveux teints, tenant d’une main des gants et de l’autre un miroir. Son phylactère, peu évident à traduire, est en fait ce que lui dit ironiquement son reflet :

Si tu veux une attestation loyale [30] , je me donne à toi comme compagne.

Si vis per patriam, me tibi do sociam.

Le texte juste au dessus (sur le diamètre horizontal) sert de lien entre le petit miroir luxurieux et le grand miroir théorique que constitue l’image dans son ensemble :

Par ce miroir de la Mort et de la Vie, Homme, souviens-toi de ta Mort.

Hoc speculo mortis viteque vir esto me(mor) mortis


1300 ca Vrigiet de solas (Verger de consolation) BNF Français 9220 fol 10r detail 1

Pour compliquer encore ce thème spéculaire, le cadre porte en haut deux autres petits miroirs dans lesquels se regardent à gauche un vivant et à droite une vivante, terrifiés l’un par la Mort, l’autre par la Vie :

Mort de la chair : si tu es maintenant loin de moi, reste là où tu es.
Je te défends d’approcher de moi et de venir maintenant.

Vie de la chair : cette vie sera cendres et fin putréfiée.
Je ne m’éloigne pas de toi, car là où tu régneras, je suis déjà.

Carnea mors, ubi stas, procul a me si modo distas
Oro ne venias vicina nec a modo fias.

Carnea vita, cinises erit putredoque finis.
Non a te disto, sed ubi dominaris ibi sto


1276-77 De Philosophia mundi, Bibliothèque Sainte-Geneviève, MS 2200 fol 166
De Philosophia mundi, 1276-77, Bibliothèque Sainte-Geneviève, MS 2200 fol 166

On retrouve le même dispositif (avec moins de textes et sans les deux miroirs du haut) dans cette composition contemporaine : la Luxure ne porte pas de gants et se contente d’ajuster sa coiffe.

Cette composition particulièrement sophistiquée prouve que, dans l’iconographie médiévale des sept péchés capitaux, le miroir est pratiquement toujours l’attribut de la Luxure et non celui de l’Orgueil : celui-ci se pare plutôt des attributs de la Royauté ou bIen, à l’inverse, se retrouve par terre lorsqu’il s’agit de sa punition.


sb-line

Un objet positif : le miroir de l’Enfance

Dans les Documenti d’Amore

1309-13 Documenti d’Amore, Francesco da Barberino, Vaticana Barb.lat.4076 fol 76vFrancesco da Barberino, Documenti d’Amore, 1309-13, Vaticana Barb.lat.4076 fol 76v

Cette compilation très personnelle, illustrée de la main de l’auteur, compare les sept âges de la vie humaine avec les les sept moments de la journée (selon la subdivision canoniale, toutes les trois heures).

Les dessins montrent une figure féminine en robe rouge dans diverses attitudes tandis qu’autour d’elle le soleil s’élève puis décroit ( [31], p 105) :

Après l’Aurore (la figure est assise dans l’ombre), commence véritablement la vie :

  • Troisième heure, la petite Enfance (infantia) : soleil à 9h, la femme lève les mains vers ses cheveux blonds ;

  • Sixième heure, l’Enfance (pueritia) : soleil à 10h30, la femme debout place une couronne de lauriers sur sa tête et se contemple dans un miroir ;

  • Neuvième heure, l’Adolescence (adoloscentia) : soleil à 12h, la femme assise étudie une couronne qu’on lui a offerte ;

  • Douzième heure, la Jeunesse (juventus) : soleil à 1h30, la couronne nuptiale est remplacée par un enfant.

Ainsi le « stade du miroir » marque le moment où la jeune femme se reconnaît elle-même comme belle, tandis que le stade de la couronne, au zénith, marque celui où elle célébrée comme telle par les autres.

Il n’y a ici aucune condamnation de la coquetterie : la figure féminine, dont la taille ne varie pas, est une sorte de Femme générique, peut-être même la Vierge, car divers indices suggèrent que la série aurait par ailleurs illustré les différents offices d’un Livre d’Heures perdu ([31], note 30, p 192) .


Dans les Heures De Lisle

1316-1331,Livre d'Heures de Lisle, MS G.50 fol 29r

Laudes (L’Enfance)
Heures De Lisle, 1316-1331, MS G.50 fol 29r

A peu près à la même époque, mais en Angleterre, ce Livre d’Heures donne une bonne image du livre perdu de Benedetto, puisque huit âges de la Vie y sont associés aux huit offices des Heures de la Vierge. La figure générique est ici celle d’un garçon, qui dialogue avec une dame, probablement la Raison ( [32], p 539).

Le « stade du miroir » correspond à nouveau au deuxième âge, l’enfance et au deuxième office, les Laudes. A la question :

Que retiens-tu de Dieu le Père (Kay remines tu beu pire)

l’enfant répond, en peignant sa chevelure :

Je suis le descendant du Beau Jésus (Si Iesu beus ea line)

Rien ici de péjoratif, bien au contraire : le miroir est l’instrument de reconnaissance de la beauté infantile, reflet de la Beauté divine.


1316-1331, Livre d'Heures de Lisle MS G.50 fol 50r
Prime (la jeunesse)
Heures De Lisle, 1316-1331, MS G.50 fol 29r

Le dialogue est ici partiellement illisible. A la question :

Jouvenceau que vois-tu là (Iuvensel en (con)vey tour uas)

il répond :

Je vois mon coeur bien examiné (Ie woi quer lu esqua (?))

Pour autant que la traduction soit exacte, le miroir n’a toujours rien de péjoratif : il donnerait au contraire accès à la vérité des sentiments.

Dans le Psautier de Robert de Lisle

1310 ca Psautier de Robert de Lisle BL Arundel 83 fol 126v
La Roue de la Vie
Psautier de Robert de Lisle, vers 1310, BL Arundel 83 fol 126v

Depuis le médaillon central, la figure omnisciente de Dieu observe et régit les dix médaillons qui l’entourent :

Je vois tout en même temps : je gouverne tout par la raison

Cuncta simul cerno : totum ratione guberno

Dynamiquement, le schéma peut être vu comme une roue qui tourne et statiquement comme un grand miroir, où Dieu éternel se regarde ainsi que sa créature temporelle. Commme le médaillon divin a la même taille que les médaillons humains, on frise ici la métaphore de miroir fragmenté, dont tous les fragments donnent la même image.



1310 ca Psautier de Robert de Lisle BL Arundel 83 fol 126v corrige
Nous n’allons décrire que les étapes où le miroir intervient. J’ai corrigé l’erreur du copiste, en intervertissant les figures des médaillons 2 et 3, de manière à ce qu’elles correspondent aux vers inscrits sur le pourtour (leur ordre est fixé par les rimes). Très concis, ces vers sont difficiles à traduire, mais s’éclairent par les exemples que nous avons déjà vus.

  • 2 Le petit enfant tenant la balance 

Jamais je ne serai instable : je mesure mon âge

Numquam ero labilis : etatem mensuro

Je pense, avec R. E. Kaske ( [33], p 66) que ces vers sont lègèrement ironique : à cet âge, l’enfant n’a pas d’expérience, il ne pèse rien ; et croit que la balance va rester éternellement stable.


  • 3 L’adolescent au miroir

Une vie séculière convenable : c’est dans le miroir qu’on la vérifie.

Vita decens saeculi : speculo probatur

La encore l’état d’esprit est ironique : ce que le miroir permet de vérifier, c’est que la « vie du siècle » est convenable, autrement dit l’aspect extérieur.


  • 4 Le jeune homme au faucon

Pas le reflet dans le miroir : c’est la vie elle-même qui réjouit

Non ymago speculi : set vita letatur

Ce vers ne se comprend que par rapport au précédent : il ne suffit plus au jeune homme de vérifier qu’il est beau, il lui faut partir à la chasse.


Les deux dernières images sont particulièrement mordantes, avec la répétition du cercueil et du verbe « decepit » :

  • 9 La messe des Morts

J’ai cru que je vivrais : la vie m’a trompé.

Putavi quod viverem : vita me decepit.


  • 10 Le cercueil tout seul

J’ai été réduit en cendres : la vie m’a trompé.

Versus sum in cinerem : Vita me decepit.


1310 ca Psautier de Robert de Lisle BL Arundel 83 fol 126v detail

Les cendres du dernier médaillon voisinent avec le feu qui réchauffe la soupe de l’enfant, dans le premier : ce qui ferme visuellement le cycle.


Dans le Verger de consolation

1300 ca Vrigiet de solas (Verger de coL’Arbre de la Sagesse (détail)
Vrigiet de solas (Verger de consolation), vers 1300, BNF Français 9220 fol 16r

Il est intéressant de comparer cette vision cyclique et tragique avec la vision ascendante et bien plus conventionnelle que donne le Verger de consolation, dix ans plus tôt, pour les mêmes stades :

  • 1 Le bébé dans les bras de sa mère (infans) :

    « Enfant sans ruse, je ne jouis que du sein de ma mère ».


  • 2 Le petit enfant tenant une colombe blanche (puer) :

    « Mon sort est pur, plus pur que l’eau de la nature. »


  • 3 L’adolescent qui étudie (adolescens) :

    « Façonnant mon caractère, la fleur en moi promet ses parfums. »


  • 4 Le jeune homme qui chasse au faucon (juvenis) :

    « Grâce à l’embellissement naturel, je jouis de ma jeune floraison. »


  • 5 Le couple tenant une couronne de mariage (vir) :

    « Orné de vigueur, joyeux je règne sur le monde. »

Dans le Verger de Consolation, le miroir, comme nous l’avons vu, a une connotation péjorative : aussi est-il remplacé, au stade 3, par l’image du livre à l’école. Il n’est pas question ici d’introspection ni d’examen de conscience mais de copie purement mécanique :

le livre comme le miroir sont des instruments de formation ou mieux, de conformation.


sb-line

Un instrument synoptique

A la fin du Moyen-Age, les artistes ne s’intéressent pas encore à la représentation réaliste des reflets. Le « miroir » n’est pas vu comme un instrument d’optique, mais plutôt comme un outil conceptuel, une vue synoptique sur un des aspects du monde.


Spiegel-der-vernunft-mirror-of-understanding-1488 staatliche graphische sammlung Munich schema 2Miroir de la Raison (Spiegel der Vernunft), 1488, Staatliche Graphische Sammlung, Münich

Cette estampe bon marché fait partie de celles qu’on pouvait trouver, à la fin du 15ème siècle, affichées un peu partout, dans des lieux publics ou privés. Elle imite un miroir suspendu par une cordelette (le clou se trouvait en haut au centre, dans la partie arrachée).

Autour de cette cordelette, les deux enroulements portent les inscriptions suivantes (à lire en montant, puis en descendant) :

Nous sommes trois, Dieu et Seigneur, au dessus de tous les êtres. Aussi, pèlerin, regarde bien, dans…
( le Miroir de la Raison)
…d’où tu viens, qui tu es et comment vis-tu, demandai-je, où tu vas, et où tu resteras éternellement.



Spiegel-der-vernunft-mirror-of-understanding-1488 staatliche graphische sammlung Munich schema 1
Lu horizontalement, le miroir répond dans l’ordre aux quatre premières questions :

  • D’OU : des plaisirs du Monde, vers lesquels le diable le ramène ;

  • QUI : un pèlerin entre 25 et 35 ans (les poutres sont numérotées : à l’instar de la cordelette, elles montent puis descendent, les plus lisses avant le milieu de la Vie et les plus rugueuses après) ; on lit dans la banderole son imploration :

    O Seigneur, tu connais le chemin de la Grâce, Que ta volonté soit faite, aide-moi à venir à toi.


  • COMMENT : l’Ange gardien lui répond en lui montrant du doigt la table des Commandements :

    « Aime Dieu ton Seigneur entièrement, et ton prochain comme toi-même, si tu veux vivre éternellement. »


  • OU : vers la Mort physique, et au-delà vers le Jugement Dernier, qui décide de la Vie ou de la Mort éternelles.



Spiegel-der-vernunft-mirror-of-understanding-1488 staatliche graphische sammlung Munich schema 2

Pour répondre à la dernière question (où tu resteras éternellement), il faut lire le miroir verticalement : le corps du pèlerin n’est pas au Ciel, puisque le Jugement Dernier n’a pas encore eu lieu. Il attend avec les âmes du Purgatoire, séparé de l’Enfer par un rempart et gardé par des anges ; ceux-ci communiquent probablement avec les deux autres qui, au déversoir de la « fons pietatis », recueillent le sang du Christ dans un calice [34].



Spiegel-der-vernunft-mirror-of-understanding-1490 ca British Museum
A noter qu’il existe une autre version de la gravure, un peu simplifiée (les poutres par exemple ne sont pas numérotées), non coloriée, et avec des textes légèrement différents [35].

Les quatre anges du cadre montrent chacun un texte qui explique au pèlerin ce qui se trouve derrière lui, sous lui, devant lui, et au dessus de lui [36]. J’en relève deux passages particulièrement éloquents :

Espère et crois en Dieu, pour qu’il te donne sa Grâce et, par là, la Vie éternelle.

Tu dois mourir… et ne sais quand, comment, où, et quoi après. Aussi dois-tu t’en occuper toujours et chaque jour.

C’est cette idée :

échapper à la Mort éternelle, celle de l’Ame, en pensant chaque jour à la Mort du corps

qui va justifier, à ses débuts, l’iconographie du miroir fatal : le thème de l’introspection individuelle et de l’examen de conscience ne se surajoutera que plus tard.



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Références :
[23] Emile Mâle, L’art religieux de la fin du moyen âge en France, 1908, p 365 https://archive.org/details/lartreligieuxde00ml/page/365/mode/1up
[24] Jurgis Baltrušaitis, Le Miroir. Révélations, science-fiction et fallacies
[26] Henry Havard « Dictionnaire de l’ameublement et de la décoration depuis le XIIIe », Volume 3, p 912
https://books.google.fr/books?id=6GZ5bTQRXhoC&pg=PA911&dq=%22mirouers+de+mort
[27] Alexandre Neckam, De naturis rerum, vers 1200, chapitre CLIV p 239 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k67907s/f323
[29] Pour une analyse complète, voir « Hélène Bouget, Le miroir de vie et de mort, une enluminure du Vrigiet de Solas », dans Miroirs et jeux de miroirs dans la littérature médiévale https://books.openedition.org/pur/31885?lang=fr
[30] Je pense que « per patriam » est ici une expression juridique, signifiant une attestation par des gens « du pays natal ». Voir Jean Baptiste Denisart, Collection de décisions nouvelles et de notions relatives à la jurisprudence, Volume 10, 1805, p 720 https://books.google.fr/books?id=2FADAAAAQAAJ&pg=PA720
[31] Elizabeth Sears, « The ages of man : medieval interpretations of the life cycle », 1986
https://archive.org/details/agesofmanmedieva00sear/page/106/mode/1up?q=mirror
[32] Alexa Sand, « The Fairest of them all Reflections on Some Fourteen Century mirrors », Volume 1, chapitre 12, dans Push Me, Pull You: Imaginative, Emotional, Physical, and Spatial Interaction in Late Medieval and Renaissance Art
[33] R. E. Kaske, « Piers Plowman and Local Iconography », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 31 (1968), pp. 159-169 https://www.jstor.org/stable/750639
[34] Markus Prummer « Quattuor novissima: Die Ikonografie der Vier letzten Dinge » p 218 https://books.google.fr/books?id=E2GwDwAAQBAJ&pg=PA217&dq=pilgram+spiegel+der+vernunft
[35] Catalogue Of Books Printed In The XVth Century Now in the British Museum 1 (BMC I), 1908, p 45 https://archive.org/details/CatalogueOfBooksPrintedInTheXVthCenturyBMCI/page/n45/mode/1up
[36] Pour la transcription des textes, voir Wilhelm Ludwig Schreiber, Manuel de l’amateur de la gravure sur bois et sur métal au XVe siècle, 1892, p 247 https://books.google.fr/books?id=24FKAAAAcAAJ&pg=PA247&dq=sich+fur+dich+pilgram
Pour une analyse détaillée, et l’interprétation de la gravure comme une sorte de thérapie de l’âme, voir
Mitchell B.Merback, « Return to your True Self ! Practicing spiritual therapy with the Spiegel der Vernunf in Münich », chapitre 27, dans « The Primacy of the Image in Northern European Art »