5 Débordements récurrents

22 septembre 2024

Tous les débordements que nous avons vus jusqu’ici sont des inventions ad hoc, pour une image particulière d’un manuscrit particulier. Il existe cependant quelques cas où le même type de débordement apparaît de manière répétée, soit par une filiation souterraine que la rareté des exemples empêche de cerner, soit simplement parce que la même cause, chez des artistes éloignés, a produit la même idée.

Article précédent : 4 Débordements romans : ailleurs


Dévot ou donateur

C’est certainement le cas d’utilisation le plus fréquent pour les débordements : encore rare à l’époque romane, il va se développer à l’époque gothique pour devenir très fréquent au XIVème siècle, avec la multiplication des Livres d’heures personnalisés.

Un étonnant précurseur carolingienv

825-50 Psautier de Louis le Germanique (St Bertin) Berlin BSB Ms. theol. lat. fol. 58 fol 120r Arnulf de Carinthie devant la CroixArnulf de Carinthie au pied de la Croix
896-99, Psautier de Louis le Germanique (St Bertin), Berlin BSB Ms. theol. lat. fol. 58 fol 120r

Cette enluminure pleine page a été rajoutée à la fin du 9ème siècle, dans le psautier de Louis le Germanique, à la cour de son petit fils le roi Arnulf de Carinthie, empereur d’Occident de 896 à 899. On l’a identifié récemment par l’inscription ARNOLF, lisible seulement en lumière ultraviolette [37] .

De toute l’enluminure carolingienne et ottonienne, cette page présente une composition unique : c’est le seul cas où le donateur transgresse l’intangibilité du cadre [37a]. L’audace est d’autant plus grande que le dévot se présente en taille réelle, en position d’honneur, et tenant de la main gauche la base effilée de la croix . Cette posture est des plus étranges compte tenu de l’iconographie des Crucifixions carolingiennes :

  • du fait des gouttes de sang tombant des plaies des pieds, le dévot se trouve dans la même situation qu’Adam au pied de la croix ;
  • il se trouve aussi à l’emplacement privilégié d’Ecclesia, levant son calice pour en recueillir le sang de la plaie du flanc, qui ici est absente.

Cette image particulière vient conclure un texte toute aussi particulier, une « prière à dire devant la croix » (fol 121r-122v) qui commence ainsi :

Rédempteur du monde et éclaireur de ceux qui viennent en ce monde, regarde-moi prosterné devant toi et entends-moi t’appeler.

redemptor mundi et inluminator venientum in hunc mundum respice me prostratum coram te et exaudi me in vocantem te.

Un peu plus loin, le suppliant demande explicitement à être régénéré par le sang :

Par l’arbre interdit, en transgressant négligemment ce qui lui avait été prescrit en premier, Adam a provoqué ton indignation. Recrée en moi ta créature, pour laquelle tu as donné, pendu à la potence de la croix, le prix très précieux de ton sang,

Per lignum vetitum adam prevaricante primum comissis negligenter provacavi(t) indignationem tuam. Recrea in me creaturam tuum pro qua preciosissimum sanguinis tui pretium tradidisti in crucis pendens patibulo


1026-50 Gundold-Evangeliars (cologne) Würt. Landesbib. St. Cod Bibl. 4° 2 a u. b., fol 9r)1026-50, Evangéliaire de Gundold (Cologne), Würt. Landesbib. St. Cod Bibl. 4° 2 a u. b., fol 9r

Au vu de cet exemple postérieur, , cette position de régénération n’est pas unique, d’autant plus lorsque la plaie du flanc est représentée. A noter cependant que le donateur est ici un ecclésiastique, et qu’il se garde de toucher  la base hampée de la croix.


880-920 (c) RMN musée de Cluny photo Thierry Ollivier880-920 (c) RMN musée de Cluny, photo Thierry Ollivier 888-935, fresque provenant de la crypte de l’abbatiale Sankt Maximin de Trèves (c) Museum am Dom Trier, Cl. J. Mercieca, 2011888- 935, fresque provenant de la crypte de l’abbatiale Sankt Maximin de Trèves (c) Museum am Dom Trier, Cl. J. Mercieca, 2011

Comme l’a montré B. Kitzinger [38], ce type de croix (que les spécialistes nomment Steckkreuz) fait référence aux croix de procession. Dans quelques ivoires et une autre miniature contemporaine [39], la hampe sert à enrouler le serpent du Mal, bloqué dans sa remontée par la partie élargie. La fresque de Trèves, située au dessus d’un autel, est particulièrement significative :

« L’axialisation de la scène autour du Christ en croix se prolonge par la mise en scène de la peinture, créant l’illusion que le Christ en croix et le calice sont directement posés sur la table liturgique, locus privilégié de l’échange entre Dieu et les Hommes. Ainsi, à travers une dialectique spatiale et visuelle, la Crucifixion dévoile l’efficacité du sacrement en matérialisant le corps et le sang du Christ à côté des espèces consacrées. D’ailleurs la forme de la croix, ici hampée, rappelle la morphologie des croix liturgiques qui étaient transportées et posées sur l’autel lors de certains rituels. » Julie Mercieca [40]


Charles le Chauve avant 869 Psautier de Charles le Chauve BNF Latin 1152 fol.3vCharles le Chauve avant 869, Psautier de Charles le Chauve, BNF Latin 1152 fol 3v 825-50 Psautier de Louis le Germanique (St Bertin) Berlin BSB Ms. theol. lat. fol. 58 fol 120r Arnulf de Carinthie devant la CroixArnulf de Carinthie au pied de la Croix, 890-99

Dans les images de couronnement des empereurs carolingiens, consacrés par la main de Dieu, la main droite tient le sceptre et la main gauche le globe crucifère, symbole de l’Empire chrétien.

Dans la Crucifixion d’Arnulf, le podium sur lequel il plante la croix est contigu au prie-Dieu et fait pendant, en hors cadre, au panonceau INRI (Rex judeorum) : il serait alors tentant de considérer qu’il représente ici non pas seulement un autel, mais le royaume terrestre d’Arnulf. L’image pourrait être comprise comme la contrepartie privée et dévotionnelle de cette imagerie officielle : sans couronne et à genoux, de la main gauche (celle qui ne tient le sceptre, mais le globe crucifère), Arnulf plante, tel un étendard, la croix du Christ sur son royaume.

C’est bien ce que suggère la fin de sa prière :

pour que, par ton célèbre étendard, dans les circonstances variées de la vie présente, on mérite partout d’être en sécurité.

ut per hoc clarissimum tuum vexillum in praesentis vitae varietatibus merear ubique fieri tutus


Les donateurs en hors cadre à l’époque romane

1080-1100 Sermonnaire de Jumieges Saint Grégoire Rouen BM Ms_1408_fol51Saint Grégoire le Grand aux pieds de la Vierge, 1080-1100, Sermonnaire de Jumièges, Rouen BM Ms 1408 fol 51 1143 ST Gregoire d'Antioche aux pieds de la Vierge Eglise de la Martorana PalermeSaint Grégoire d’Antioche aux pieds de la Vierge, 1143, Eglise de la Martorana Palerme

Lorsque le cadre est de type architectural, le fait qu’un suppliant passe devant n’est pas substantiellement différent d’une scène continue.


1060 ca Gospel-Book of Judith of Flandres Morgan Library MS 709 fol 1v

Evangiles de Judith de Flandre (Angleterre), vers 1060, Morgan Library MS 709 fol 1v

Ici l’audace est très grande puisque la donatrice, comtesse de Northumbrie, a pratiquement pénétré à l’intérieur de l’image, ne laissant traîner qu’un bout de robe. Elle y embrasse le bas de la croix-arbre, ce pourquoi on l’a souvent prise pour une représentation précoce de Marie-Madeleine (une iconographie qui n’apparaîtra que deux siècles plus tard, en Italie (voir 3 Toucher le pied du Christ : Marie-Madeleine).


1067 Théodore Gavras et son épouse Irina. Évangélairede Sainte-Catherine du Sinaï, Bibliothèque nationale russe gr. 172 fol 2v-31067, Théodore Gavras et son épouse Irina, Évangélaire de Sainte-Catherine du Sinaï, Bibliothèque nationale russe, gr. 172 fol 2v-3.

L’introduction du cadre et la taille réduite des dévots crée un effet de mise à distance, qui ici n’empêche pas les interactions : le Christ impose sa main sur l’époux tandis que la Vierge lui présente l’épouse. Ce Théodore Gavras, « patricien et topotirite, serviteur du Christ » est le père du futur saint Théodore Gavras, encore adolescent à l’époque : c’est donc seulement le rang social du couple (et non la sainteté du fils) qui lui vaut cette familiarité avec les personnages sacrés [41].


1125 Comment. in Jeremiam (St Vaast) Dijon BM 130 fol 104 Etienne Harding, Henri I abbé de Cîteaux et copiste IRHTLa consécration à la Vierge des abbayes de Cîteaux et de Saint Vaast
1125, Commentaires sur Jérémie, Dijon BM 130 fol 104 IRHT.

A l’intérieur du cadre, Henri I, abbé de saint Vaast et Etienne Harding, abbé de Cîteaux, offrent leurs abbayes à la Vierge. A cheval sur le cadre, le copiste Oisbertus, de Saint Vaast, offre quant à lui son codex à Etienne Harding, scellant l’alliance entre les deux abbayes. Mais au delà, il l’offre aussi à la Vierge, à qui il s’adresse directement :

Pour (ce) livre, enrichis l’écrivain de la vie éternelle

Pro libro dita scriptorem perpete vita


« Oisbertus n’est pas dans la page, ni dans l’image, mais, comme l’observateur, devant celle-ci. Il offre ainsi le livre non seulement à la Vierge et à Etienne Harding, mais à l’image même, figurant Marie et l’abbé de Cîteaux : le livre qu’il a entre les mains est le manuscrit qui contient la miniature, dans une mise en abîme subtile »
[42] .

Ajoutons, pour confirmer le caractère délibéré de cette mise en abîme, que le copiste pointe de l’index une page recto au milieu du livre, soit l’emplacement exact de la miniature.

Dans la suite de son analyse, Alessia Trivellone montre que l’image évoque aussi une apparition mariale dans une église, à laquelle assistent les deux abbés (nimbés), tandis que le scribe devant le cadre reste en dehors de cet espace sacré.



1125 Comment. in Jeremiam (St Vaast) Dijon BM 130 fol 104 Etienne Harding, Henri I abbé de Cîteaux et copiste schema
Ajoutons que, par son emplacement très précis, le livre se présente comme l’intersection entre la sphère terrestre verte et la sphère céleste bleue.

Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 fol 14Fol 14r Psautier shaftesbury Angleterre 1130-40 Lansdowne 383 f. 165v.Fol 165v

Psautier Shaftesbury (Angleterre) 1130-40, BL Lansdowne 383

Ce psautier anglais a été réalisé pour une femme de haut rang, peut-être la reine Adeliza de Louvain [43]. Elle apparaît dans deux pages :

  • prosternée à bonne distance du Christ en Majesté ;
  • debout et masquant le cadre de la Vierge à l’Enfant, elle aussi en Majesté.

Dans les deux cas, son haut rang l’autorise à se présenter en position d’honneur, juste à l’aplomb du globe du pouvoir : crucifère ou florissant. Le degré de recouvrement avec le cadre semble réglé par l’affinité entre la dévote et cet emblème :

  • pouvoir cosmique pour le Christ,
  • pouvoir de germination pour la Vierge (sur le globe florissant marial, voir  Disques au féminin).

1161-71 Page de dedicace avec abbe Walther Breviaire de Michelsbeuern BSB Clm 8271 Munchen, Bayerische StaatsbibliothekPage de dédicace avec l’abbé Walther 1161-71 Annonciation avec le donateur abbe Walther Breviaire de Michelsbeuern BSB Clm 8271 Munchen, Bayerische StaatsbibliothekAnnonciation avec l’abbé Walther

Bréviaire de l’abbaye bénédictine de Michelsbeuern,
1161-71, BSB Clm 8271 Münich, Bayerische Staatsbibliothek

Le manuscrit ne contient que trois images pleine page, et l’abbé Walther apparaît dans deux d’entre elles, en compagnie du couple de la Vierge et de Saint Michel (le patron de l’abbaye) :

  • en débordement sur le cadre, dans la page de dédicace ;
  • intégré à l’image, dans la page de l’Annonciation.

Le sujet de la page de dédicace est le Verbe : le livre fermé du Christ, le missel ouvert que l’Abbé nous présente, et le texte du cadre, sur le denier mot duquel sa personne vient opportunément s’inscrire :

O Jésus, vie, salut, chemin, paix, lumière, gloire, vertu ! Reçois tous les voeux que te destine, en esprit, l’abbé Waltherus.

Jhesu ! Vita, salus, via, pax, lux; gloria, virtus ! mente tibi tota quae destinat excipe vota Abbas Waltherus

Ainsi s’explique la posture de l’abbé, le crâne frôlant les pieds de celui qu’il voit par l’esprit.

Dans la page de l’Annonciation, l’abbé se place dans l’image, à la verticale de la colombe, de profil comme l’ange et élevant les bras vers Marie. Le carré bleu central, le vase et l’inscription (« missus est ab angelo a deo in civitatem ») sont des ajouts du 16ème siècle [43a], de sorte qu’il est impossible de savoir ce que la scène signifiait réellement. Dans les Annonciations avec donateur au centre (voir 7-1 …au centre et sur les bords), il semble que l’idée soit de profiter de l’acceptation de la Vierge à la requête de l’Ange, pour qu’elle accepte du même coup la supplique du donateur.


1230 ca hiltegerus psalter (Wurzburg-Ebracher) Munchen Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) fol 1v (Cimelie 15)Psautier provenant probablement de l’abbaye d’Ebracher (Würzburg)
Vers 1230, Münich, Universitatsbibliothek UB 4 Cod. ms. 24) (Cimelie 15)

C’est ici la donatrice Sophia qui est placée en position d’honneur, en face du sous-diacre Hiltegerus en habit sacerdotal. Le décalage de la mandorle par rapport au cadre crée en haut une impression d’ascension, et en bas en effet d’écho entre :

  • les deux animaux terrestres, Lion et Taureau, chacun tenant un phylactère de louange qui monte vers le Seigneur ;
  • les deux dévots humains, tenant une banderole unique qui réunit leurs deux contributions :
    • côté donatrice : Pour que notre oeuvre t’agrée (Ut nostrum sit opus placitum)
    • côté sous-diacre : Christ nous te prions (Tibi Christe rogamus).

Sur la forme très particulière de la mandorle, voir 3 Mandorle double symétrique.


1200-15 Miscellanea St Pierre de Cluny BNF Latin 17716 fol 23r1200-15, Miscellanea (St Pierre de Cluny) BNF Latin 17716 fol 23r

Cette miniature a pour particularité unique que la supplication du moine, dans l’image, est aussi le début de l’hymne Mater misericordie qui constitue le texte de la page :

Mère de miséricorde, espérance et voie du pardon ; Sainte, pour nous implore ton saint fils.

Mater misericordie, spes et uia uenie; pia pium pro nobis exora filium.

Le phylactère tendu par le moine est accepté par la Vierge, qui intercède du regard auprès de son fils.

Le pied du moine dépasse le cadre de l’image et fait saillie dans l’espace de la notation musicale située en dessous, indiquant subtilement sa participation à deux domaines différents de la page. Ces domaines sont juxtaposés mais caractérisés par des temporalités distinctes :  le domaine de (l’image dépeint une expérience visionnaire de la prière, qui est intemporelle, tandis que la notation musicale en dessous et à droite de l’image représente le temps du présent, le temps humain de la liturgie.  Susan Boynton [44]

Bien que le débordement de ce pied soit minime, il est conçu pour répondre à un autre débordement discret, celui du pied de l’Enfant sur le phylactère. Ainsi ce dernier apparaît comme la projection en réduction, dans l’image sacrée, de l’hymne qui se développe dans l’espace liturgique : comme si l’écho du chant pénétrait, par ce canal, jusqu’à l’Enfant.


1260 ca Psautier cistercien Besançon BM -ms.0054 f008Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont), région du Lac de Constance
Vers 1260 , Besançon BM MS 0054 fol 8

Ce psautier cistercien, illustré par une moniale dans un style encore roman, montre l’abbé Walters posant le bas de sa crosse sur la marche inférieure du trône, tandis que l’abbesse Agnesa reste prosternée en hors cadre. Les deux sont encouragés à s’approcher, en position d’honneur, par le geste de bénédiction de l’Enfant (pour d’autres exemples de la même époque, voix 6-1 Le donateur-humain : les origines (avant 1450) ).


L’Etoile de la Nativité

Plusieurs illustrateurs ont eu indépendamment la même idée : placer en dehors du cadre cet élément transcendant

1190-1200 Angleterre N Saint_Louis_Psalter Leiden University BPL 76 A fol 16v1190-1200, Psautier de Saint Louis, Angleterre Nord, Leiden University BPL 76 A fol 16v 1188 Evangeliar Heinrichs d. Löwen und Mathildes von England Herzog August Bibliothek Wolfenbüttel Cod. Guelf. 105 Noviss. 2°fol 20r1188, Evangeliaire d’Henri le Lion et Mathilde d’Angleterre, Abbaye de Helmarshausen, Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel, Cod. Guelf. 105 Noviss. 2°fol 20r

Autant l’illustrateur anglais pratique volontiers les débordements – voir l’arrière-train du cheval (3 Débordements préromans et romans : en Angleterre), autant l’illustrateur germanique, corseté par le decorum de cette commande princière, n’en a eu l’audace que dans cette seule image, pour cette Etoile surnaturelle.


1215-17 Berthold Sacramentary Weingarten Morgan MS M.710 fol. 19v1215-17, Sacramentaire de Berthold (abbaye de Weingarten), Morgan MS M.710 fol. 19v

Le plus remarquable ici n’est pas l’étoile, mais la conception architecturale des trois registres, où les Rois mages :

  • rentrent en haut à Bethléem par une porte à fronton,
  • se présentent devant l’Enfant en grande tenue,
  • revêtent leurs habits de voyage pour ressortir en bas par une porte crénelée, avec les mêmes chevaux, mais dans un ordre différent, le plus âgé reprenant d’un air courroucé la place de tête qui lui est due.

« Cette image exceptionnelle montre éloquemment comment le temps du récit, dont le développement va de plus en plus caractériser les images « gothiques », travaille l’épaisseur de l’image pour donner l’impression de l’approche vers le « lieu » de l’Incarnation, puis d’un nouvel éloignement. Ce lieu est un édifice montré alternativement à l’extérieur et à l’intérieur, dans la dynamique des deux déplacements inverses qui se figent dans le moment central de l’adoration; plus encore que la crèche, cet édifice, dont la disposition, la longueur et les orifices ordonnent et scandent la progression des rois, est bien une « métonymie » de l’Ecclesia ». Jean-Claude Schmitt ( [45], p 340)


Vers 1240, Portail de Rampillon

L’étoile se case dans l’écoinçon, entre l’arcature du roi le plus âgé et celle de la Vierge à l’Enfant. En face, dans le demi-écoinçon terminal, un ange sort d’un nuage pour observer la scène.


Le repas chez Simon le Pharisien

1150 ca ANSELMUS CANTUARIENSIS Stiftbibliothek Admont MS 289 fol 83rLe repas chez Simon le Pharisien
Vers 1150, ANSELMUS CANTUARIENSIS, Salzburg, Stiftbibliothek Admont MS 289 fol 83r

Pour traduire la dynamique du récit, l’image représente la pécheresse deux fois, debout lorsqu’elle entre en scène, puis prosternée aux pieds du Christ :

Et voici, une femme pécheresse qui se trouvait dans la ville, ayant su qu’il était à table dans la maison du pharisien, apporta un vase d’albâtre plein de parfum, et se tint derrière, aux pieds de Jésus. Elle pleurait; et bientôt elle lui mouilla les pieds de ses larmes, puis les essuya avec ses cheveux, les baisa, et les oignit de parfum. Luc 7, 37-38

Le débordement, en décalant une des deux instances du personnage dans le passé immédiat de l’image, autorise cette duplication.


1260-ca-Psautier-cistercien-Besançon-BM-ms.0054-f007Psautier pour un monastère de cisterciennes (dit de Bonmont), région du Lac de Constance
Vers 1260 , Besançon BM MS 0054 fol 7

La dessinatrice recourt encore à la convention de représenter Marie-Madeleine deux fois :

  • une fois dans l’image, habillée en moniale pour verser le parfum sur la tête du Christ ;
  • une fois en débordement,  les cheveux dénoués, pour essuyer ses pieds.

Le hors-cadre permet ici encore de dupliquer un personnage, en imprimant deux temporalités différentes à l’image : ici le débordement a valeur de futur immédiat.


1125-30 St Albans psalter Hertfordshire Hildesheim HS St. Godehard 1 Fol 18v Le repas chez simon1125-30, St Albans psalter, Hertfordshire, Hildesheim, HS St. Godehard 1 Fol 18v

Dans le même épisode, cet artiste anglais a fait déborder un serviteur apportant un récipient. Il ne s’agit pas d’une copie mal comprise, mais d’une utilisation différente du hors cadre, pour illustrer un autre moment de la narration :

…il dit à Simon: Vois-tu cette femme? Je suis entré dans ta maison, et tu ne m’as point donné d’eau … tu n’as point versé d’huile sur ma tête ; mais elle, elle a versé du parfum sur mes pieds. Luc 7, 44-48

Ainsi le serviteur désappointé amène en retard le parfum manquant, et sa main vide fait pendant à celle de Simon mortifié.


Habacuc transporté par les cheveux

Nous avons déjà rencontré la scène rare d’Ezéchiel transporté par les cheveux (voir 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre). Un autre prophète emprunte plus fréquemment ce mode de locomotion angélique.

1050 ca Beatus de St Sever BNF Latin 8878 fol 233v Habacuc (Placidus)Vers 1050, dessinateur Placidus, Beatus de St Sever, BNF Latin 8878 fol 233v

Cette image du cycle de Daniel, due au dessinateur Placidus, montre l’ange transportant Habacuc par les cheveux, pour qu’il apporte à boire et à manger à Daniel dans la fosse au lions (Daniel 14, 34-36). Dans le Beatus de St Sever, les débordements sont pratiquement inexistants : cette mise en page est moins étonnante si l’on comprend qu’il ne s’agit pas d’une image encadrée dont un élément déborde, mais de deux figures sur fond blanc : l’ange et la fosse au lion, entourée par quatre murs (un cas similaire montre un ange transportant le diable dans une cage figurant les Enfers, voir 2 Débordements préromans et romans : dans les Beatus).


1125-50 Walthersbible Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 11125-50, Walthersbible, Michaelbeuern, Benediktinerstift, Man. perg. 1 1145-50 BIBLIA, PARS I (ADMONTER RIESENBIBEL) Wien, Österreichische Nationalbibliothek (ÖNB), Cod. Ser. n. 2701 fol 228r Daniel1145-50 BIBLIA, PARS I (ADMONTER RIESENBIBEL) Wien, Österreichische Nationalbibliothek (ÖNB), Cod. Ser. n. 2701 fol 228r Daniel

Dans ces deux bibles germaniques, l’une suit la même tradition graphique (le cadre est assimilé aux parois de la fosse) tandis que l’autre traduit la situation par deux scènes encadrées : l’une montrant Darius face à Daniel dans sa fosse, l’autre montrant l’ange et Habacuc qui atterrit, en traversant les deux cadres et le plafond de la fosse.


1100-20 Bibbia di Santa Maria del Fiore Bibl. Med. Laur, edili 125, fol. 259v Daniel
1100-20, Bible de Santa Maria del Fiore, Bibl. Med. Laur, edili 125, fol. 259v

Cette Bible toscane du début du siècle n’atteint pas au même niveau d’intégration graphique : les deux scènes sont superposées dans l’ordre chronologique, et le vol d’Habacuc est suggéré seulement par ses pieds qui pendent hors du cadre.


La double page du Maitre de Jessé

C’est dire la qualité d’invention exceptionnelle d’un artiste français de la même période, auquel on a donné le nom conventionnel de Maître de Jessé.


1120-35 Maitre de Jessé Commentaire sur Daniel (citeaux) fosse aux lions et Habacuc Dijon BM MS 132 fol 2vFrontispice de Daniel
1120-35, Cîteaux, Dijon BM MS 132, fol 2v

La fosse aux lions est ici figurée par l’initiale A de Anno. Les protagonistes sont de taille décroissante, depuis l’ange coupé par l’angle supérieur droit jusqu’à Hababuc, puis à Daniel, puis aux six lions de la fosse (tous dans des poses différentes), puis au septième lion domestiqué sous ses pieds, décroissance voulue pour figurer un effet de profondeur entre les deux débordements, celui de l’ange au premier plan et celui des lions, à l’arrière plan…



1120-35 Maitre de Jessé Commentaire sur Daniel (citeaux) fosse aux lions et Habacuc Dijon BM MS 132 fol 2v detail
…lions qui sont progressivement diminués de manière à ce que le dernier soit de taille à s’intégrer dans le cadre, à côté de l’oiseau qui le menace.



1120-35 Maitre de Jessé Commentaire sur Daniel (citeaux) fosse aux lions et Habacuc Dijon BM MS 132 fol 2v schema
A noter que cette page est un cas d’école de perspective inversée (où le point de suite est « en avant » de l’image) : pour les fuyantes du trône (en jaune) et des grecques (en bleu). Pour celles du bord supérieur (en blanc), l’artiste a choisi un point de fuite situé au dessus de l’image, qui élève le regard vers une réalité supérieure.

Cette page d’une exceptionnelle qualité se trouve au verso d’un feuillet, rajouté au début d’un Commentaire de Jérôme sur Daniel à la place du feuillet primitif [46], et qui présente au recto un autre frontispice tout aussi remarquable :

1120-35 Maitre de Jessé Commentaire sur Daniel Dieu en majesté entouré des petits prophètes Dijon BM MS 132 fol 2r
Frontispice aux prophètes mineurs
1120-35, Cîteaux, Dijon BM MS 132, fol 2r

Les douze prophètes mineurs, barbus, sont représentés autour d’un Christ imberbe, tous dans des attitudes différentes, portant un court texte qui permet de les identifier. De même que le Christ déborde sur la mandorle, le cercle des prophètes déborde à son tour sur un cadre très chargé, rempli de motifs cufiques et zoomorphes. Le premier prophète en bas à droite, Naüm, se caractérise par une position qui a échappé aux commentateurs : l’artiste a tenté de le représenter de dos, entrant dans l’image à travers le cadre, comme en témoignent la plante du pied droit et les plis de la robe sur le fessier.


Forty-Martyrs-of-Sebaste-Constantinople-10th-century-CE.-Museum-fur-Byzantinische-Kunst-Bode-Museum-Berlin detail
Les quarante martyrs de Sébaste, Constantinople, 10ème siècle, Museum für Byzantinische Kunst, Bode-Museum, Berlin (détail)

A une époque où le motif est pratiquement inexistant (voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)), l’artiste a été dépassé par son idée : il a tenté d’inventer une vue de dos à partir des schémas qu’il maîtrisait, et non par l’observation directe.


Le rideau pendu au cadre


Un héritage antique

 

300-25 Diptyque de Claudius Museo del duomo Monza300-25 Diptyque de Claudius, Museo del duomo, Monza

Dès l’Antiquité, le rideau, qui parfois serpente autour d’une colonne, constitue un élément de majesté à l’arrière d’un grand personnage.


600 ca Pentateuque de Tours BNF NAL 2334 fol 2r FrontispiceFrontispice
Pentateuque de Tours, vers 600, BNF NAL 2334 fol 2r

Il révèle ici les titres des Cinq livres du Pentateuque, inscrits en hébreux et en latin. Les quatre croix dorées qui le christianisent, associées aux quatre colonnes, suggèrent que le portique représente les Quatre Evangiles, au travers duquel apparaît le sens caché de l’Ancien Testament. La conque inscrite dans le fronton, comme dans le diptyque de Claudius, devient dans ce contexte chrétien un symbole de vie éternelle, tout comme les deux paons qui la surplombent.

Très tôt, le rideau ouvert est donc à la fois un décor honorifique, un symbole du dévoilement, et un objet graphique qui, par sa forme serpentine et son accrochage côté Ciel , constitue le dual naturel de la colonne, rigide et plantée dans la Terre.

Le cadre se réifie simultanément dans ces deux matières impériales que sont le marbre et la pourpre.


Vers 720, Béde le vénérable écrit le « De tabernaculo », une exégèse verset par verset des chapitres 24 à 30 de l’Exode, qui décrivent le Tabernacle de Moïse et notamment ses rideaux [46a]. On subodore que ce texte a pu rajouter au motif la nouvelle symbolique de « rideau du tabernacle », mais aucun exemple indiscutable n’a été apporté [46b].


sb-line

L’apogée carolingienne

 

800-14 Évangiles de Saint-Médard de Soissons BNF Latin 8850 fol 1vAdoration de l’Agneau
800-14, Évangiles de Saint-Médard de Soissons, BNF Latin 8850 fol 1v

Ce frontispice d’un Evangélaire prestigieux ayant appartenu à Charlemagne utilise la structure d’un théâtre antique pour figurer les quatre Vivants soutenant la mer de cristal, au dessus de laquelle les vingt quatre vieillards adorent l’Agneau. Considérée en creux, cette structure quaternaire permet la même transition vers le ternaire que dans le texte qu’elle illustre :

« Ces quatre animaux ont chacun six ailes; ils sont couverts d’yeux tout à l’entour et au dedans, et ils ne cessent jour et nuit de dire:  » Saint, saint, saint est le Seigneur, le Dieu Tout-Puissant, qui était, qui est et qui vient ! «  Apocalypse 4,8

Ainsi dans les vides entre les colonnes on peut lire en lettres d’or :

Sanctus

Dominus Deus

Qui erat

sanctus

 

et qui est

sanctus

Omnipotens

et qui venturus est.

Entre Deus et Omnipotens, la tête de lion dorée suspendue à rien, qui soutient les deux pans du rideau, renvoie au médaillon doré de l’Agneau tout en haut, d’où tombent des rayons de lumière : le texte de l’Apocalypse qualifie d’ailleurs l’Agneau de « Lion de Juda » [47]. Le rideau, qui en se soulevant laisse apparaître la Jérusalem terrestre, est ici la métaphore étymologique du mot Apo-calypse : Dé-voilement. De même que l’Apocalypse unifie les quatre Evangiles, le rideau joint les quatre colonnes, et dévoile les trois Temps de la présence du Christ : dans le Passé, dans le Présent et dans le Futur.

Le génie de ce frontispice unique est qu’il annonce par sa structure-même les pages qui vont suivre : les Canons, concordances entre les Evangiles, sont traditionnellement présentés dans des portiques allant de cinq à trois colonnes.


800-20 Vat. Gr. 749, fol 16v Le banquet des enfants de Job (c) Biblioteca Vaticana800-20, Le banquet des enfants de Job, Vat. Gr. 749, fol 16v (c) Biblioteca Vaticana 880-920 Coronation Gospels BL Cotton MS Tiberius A II fol 24r St Matthieu880-920, Saint Matthieu, Evangiles du couronnement, BL Cotton MS Tiberius A II fol 24r

A l’époque carolingienne apparaît le motif des rideaux s’enroulant sur le bord supérieur du cadre, comme sur une tringle, ou sur les colonnes latérales.


875 Bible de Saint Paul Hors les Murs fol 10Bible de Saint Paul Hors les Murs, vers 875, fol 10

C’est probablement dans ce manuscrit que la métaphore carolingienne du voile atteint sa complexité maximale. Dans le registre central, on retrouve le motif du rideau pourpre frappé de quatre croix dorées, ici fermé, transformant le Tabernacle biblique en un autel sur lequel l’Agneau ouvre le Livre aux sept sceaux. La figure barbue de droite est Moïse relevant son voile :

« Lorsque Moïse eut achevé de leur parler, il mit un voile sur son visage. Quand Moïse entrait devant Yahweh pour parler avec lui, il ôtait le voile, jusqu’à ce qu’il sortit; puis il sortait et disait aux enfants d’Israël ce qui lui avait été ordonné. Les enfants d’Israël voyaient le visage de Moïse, ils voyaient que la peau du visage de Moïse était rayonnante; et Moïse remettait le voile sur son visage, jusqu’à ce qu’il entrât pour parler avec Yahweh ». Exode 34,33-35

A noter que les quatre Vivants coopèrent pour enlever ce voile, y compris l’Ange de Saint Matthieu qui le soulève avec l’air de sa trompette. Comme l’a relevé Kessler [47a], le verbe « per-sonare », qui signifie « sonner de la trompette », est rapproché étymologiquement, par Boèce, de « persona » (la substance individuelle) et de « personae » (les masques de théâtre) : ainsi ce dévoilement est aussi un démasquage.


875 Bible de Saint Paul Hors les Murs Frontispice Levitique fol 32Frontispice du Lévitique, Bible de Saint Paul Hors les Murs, vers 875, fol 32

Cette composition unique présente quatre étages de rideaux :

  • au premier registre, deux hommes en tunique blanche suspendent des rideaux à des crochets assujettis au cadre, et deux hommes en tunique orange les portent sur l’épaule, le temps de planter avec leur marteau les derniers crochets ;
  • au deuxième registre, une tente s’ouvre, portée des deux côtés par une colonne et attachée à un anneau d’or fixé latéralement sur le cadre ;
  • au troisième registre, devant des rideaux sombres, sont répétés deux groupes composés de Moïse à la barbe blanche, d’Aaron et de cinq lévites ;
  • au quatrième registre, devant un rideau violet, « l’assemblée s’étant réunie à l’entrée de la tente de réunion » (Lev 8,4), Moïse et Aaron sacrifient un taureau et deux béliers (Lev 8,14-28).

Joachim E. Gaehde [47b] a analysé l’iconographie de cette page, qui suit de manière détaillée les passages de l’Exode et du Lévitique décrivant la construction et la consécration du Tabernacle de Moïse. Nous préciserons seulement ici ce qui concerne les rideaux.


875 Bible de Saint Paul Hors les Murs Frontispice Levitique fol 32 schema
Sur la base des mêmes textes, le Codex Amiatinus avait établi une vue en plan de ce que le Maître de la Bible de Saint Paul Hors les Murs représente en vue de face :

  • les tentures (1) qui entourent le Saint des Saints, lequel renferme l’Arche d’Alliance (a) avec ses deux chérubins en or  ;
  • la tente (2) qui surplombe le Saint des Saints (non représentable sur le plan) :

« Tu feras pour la tente une couverture en peaux de béliers teintes en rouge, et une couverture en peaux de veaux marins, par-dessus. » Lev 26,40

  • le voile de séparation (3) entre le Saint des Saints et le Saint, dans lequel se trouve la Table des pains de proposition (b) et le Candélabre (c) ;
  • les rideaux à l’entrée du Tabernacle, sur le parvis duquel ont lieu les sacrifices.

875 Bible de Saint Paul Hors les Murs Frontispice Levitique fol 32 detail arche
L’Arche d’Alliance (dans le Saint des Saints) ne devrait pas être posée sur la Table des pains de proposition (dans le Saint), mais l’illustrateur profite de leurs points communs (les deux sont de bois d’acacia doré, sont équipés de quatre anneaux d’or et de deux barres de bois doré) pour les fusionner graphiquement et ainsi les christianiser :

  • la partie tabernacle (au sens chrétien) reste en arrière, sous la tente ;
  • la partie table d’autel, avec son rideau orné de croix, vient en saillie, de manière à ce que Moïse puisse la consacrer avec son calice doré.

875 Bible de Saint Paul Hors les Murs Frontispice Levitique fol 32 schema croix

Mais la trouvaille géniale de l’image est que les quatre étages de rideaux font apparaître en creux, par leur ouverture, une grande croix vert clair qui christianise l’ensemble de la composition, absorbant, d’une manière graphique, tout le Lévitique dans l’Evangile.


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Une variante anglaise

vLa Sagesse dans son Temple, 975-1000 Prudence (Cantorbéry), BL Cotton MS Cleopatra C VIII fol 36r 1050 Encomium Emmae Reginae British Library MS Additional 33241 fol 1v Emma and her sons Harthacnut and EdwardLa Reine Emma, ses fils Harthacnut et Edward, et un scribe, Encomium Emmae Reginae, 1030-40, BL MS Add 33241 fol 1v

Trois manuscrits de Cantorbéry montrent la Sagesse trônant devant son temple aux sept colonnes (Proverbes 9,1). L’artiste se sert habilement du rideau pour masquer la dissymétrie entre les trois colonnes de gauche et les quatre de droite.

Dans le frontispice de l’Encomium Emmae Reginae, les rideaux jouent un rôle honorifique, mais aussi probablement symbolique, en joignant la fenêtre unique pratiquée dans le colonne maternelle et les deux fenêtres de la colonne filiale. L’artiste semble avoir été quelque peu dépassé par cette invention alambiquée, puisqu’à droite le rideau et le manteau du fils sont indiscernables. La division dissymétrique du baldaquin pourrait bien être un hommage courtisan à la Sagesse de la reine, les sept lambrequins évoquant subtilement les sept colonnes de son Temple.


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L’adoption romane

Le motif va se banaliser à l’époque romane, dans des manuscrits qui ne pratiquent par ailleurs aucun autre débordement : preuve que le rideau n’est pas perçu comme sortant de l’image, mais comme faisant partie intégrante du cadre.


1100 ca Evangélaire (Beauvais, abbaye Saint-Quentin) Amiens BM 24 fol 53 St Marc IRHTSt Marc
Vers 1100, Evangéliaire (Beauvais, abbaye Saint-Quentin), Amiens BM 24 fol 53 IRHT

Le cas le plus fréquent est celui des rideaux qui s’enroulent autour de l’arcature qui forme le cadre des portraits des Evangélistes. Dans cet exemple particulièrement expressionniste, le rideau entraîne, dans une sorte de danse des voiles, le lion, le rotulus et même Saint Marc, qui se contorsionne dans les plis serpentins de ses vêtements.


St Matthieu, Préaux Gospels, 1st quarter of the 12th century (British Library, Add MS 11850, f. 17v) Portrait of St Luke, Préaux Gospels, 1st quarter of the 12th century (British Library, Add MS 11850, f. 91v)

Saint Matthieu, fol 17v

Saint Luc, fol 91v

1100-25, Evangiles de Préaux, BL Add MS 11850

Les cadres de style anglo-normand sont particulièrement sophistiqués. Ceux-ci sont composés de quatre bandes parallèles qui se soulèvent pour laisser passer les fleurons. Dans celui de Saint Luc, une des bandes a la même couleur que le ciel, ce qui crée une ambiguïté graphique : mais il s’agit bien d’un plein, et non d’un vide, puisque cette bande bleue masque certains fleurons.

Le rideau imite cette luxuriance végétale, mais tient par des crochets dorés, distincts des fleurons. Celui de Saint Matthieu va jusqu’à s’enrouler sur le coin du siège. A noter que cette miniature obéit à une perspective particulièrement tortueuse : le siège est vu de dessous, mais la tablette de dessus, comme celle de Saint Luc.


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Une adaptation germanique

1080 1100 Evangeleinsbuch Heirichs IV Cracovie Cathédrale Cod. 208 St Emmeran abb 92Saint Emmeran, 1080-1100, Evangéliaire d’Heirich IV, Cathédrale de Cracovie, Cod. 208 1150 Evangeliar - BSB Clm 14267 fol 15v St JeromeSaint Jérôme, 1150, Evangéliaire, BSB Clm 14267 fol 15v

La formule allemande est très codifiée : le rideau ne se noue pas autour de la totalité du cadre – débordement trop radical – mais uniquement de son liseré interne, qui se réifie en tringle.


1149-50 Perikopenbuch aus St. Erentrud in Salzburg BSB Clm 15903 p 21 CèneCène, p 21 1149-50 Perikopenbuch aus St. Erentrud in Salzburg BSB Clm 15903 p 50 Noces de CanaNoces de Cana, p 50

1149-50, Perikopenbuch aus St. Erentrud, Salzburg, BSB Clm 15903

Cet illustrateur s’en sert à de nombreuses reprises, comme un motif purement décoratif, sans valeur symbolique : dans ces deux images, le rideau est tantôt convexe et tantôt concave au dessus de la figure du Christ. Les festons font écho à ceux de la nappe qui, bizarrement, s’enroule elle-aussi autour du bord de la table. Dans la Cène, deux lampes à huile sont suspendues à la même tringle.


1170-80 Passauer Evangelistar - BSB Clm 16002 fol 15v CeneLa Cène, fol 15v
1170-80, Evangéliaire de Passau, BSB Clm 16002

Cet autre illustrateur recopie la nappe et les lampes, mais pas le rideau : ce qui montre bien son caractère facultatif, du moins dans une salle à manger.


Annonciation, p 67 1149-50 Perikopenbuch aus St. Erentrud in Salzburg BSB Clm 15903 p 148 Naissance st Jean BaptisteNaissance de Saint Jean Baptiste, p 148

1149-50, Perikopenbuch aus St. Erentrud, Salzburg, BSB Clm 15903

Dans ces deux pages, les bords latéraux symbolisent les murs de la maison, porte d’entrée incluse.

Dans l’Annonciation, le rideau de la chambre de la Vierge s’enroule au travers de la fenêtre, sans autre nécessité apparente que l’abus du procédé. Le rapprochement avec la miniature de la Reine Emma et de ses fils, exactement contemporaine, laisse néanmoins soupçonner que ce motif étrange de la colonne non pas entourée, mais pénétrée par un rideau tombant du ciel, pourrait avoir un lien avec la Maternité bénie par Dieu.

Dans la Naissance de Saint Jean Baptiste, le rideau troue le plafond et serpente autour des créneaux, avec pour justification de relier célestement les vieux époux (Elisabeth et Zacharie) en passant par une invention de l’artiste, le jeune couple venu visiter l’accouchée :

« Ses voisins et ses parents apprirent que le Seigneur avait fait éclater envers elle sa miséricorde, et ils se réjouirent avec elle » Luc 1,28

Autant l’artiste reprend pour cette scène la structure byzantine (avec le bain de l’enfant au registre inférieur), autant ses rideaux exubérants sont typiquement occidentaux.


1170-80 Passauer Evangelistar - BSB Clm 16002 fol 30v Naissance St Jean BaptisteNaissance St Jean Baptiste, fol 30v 1170-80 Passauer Evangelistar - BSB Clm 16002 fol 37v Naissance Jesus Fronstiscpice MatthieuNaissance de Jésus, fol 37v (frontispice de l’Evangile de Matthieu)

1170-80, Evangéliaire de Passau, BSB Clm 16002

Le copiste de Passau n’utilise le rideau que dans ses deux scènes de naissance : ce qui tendrait à prouver que, pour lui, le rideau est un plutôt un élément narratif, faisant partie du mobilier de la chambre.


1176 Psautier de Windberg BSB Clm 23093 p 1321176, Psautier de Windberg, BSB Clm 23093 p 132

Le rideau constitue ici un élément de majesté au dessus de la Vierge à l’Enfant, tout en suggérant, par son ventre central qui retombe par dessus l’arcade, une continuité virginale entre la Mère et le Fils.


1170 ca Copenhagen psalter KB Thott 143 2º fol 9v NativiteNativité, vers 1170, Psautier de Copenhague, Angleterre, KB Thott 143 2º fol 9v

Ce manuscrit anglais recourt dans plusieurs pages au même procédé, à l’exclusion de tout autre débordement. Ici, le rideau est suspendu en haut sous le liseré doré et il s’enroule, latéralement, autour du même liseré.

La pratique des liserés dorés, possiblement posés par un artiste spécialisé, a probablement favorisé cette dissociation du cadre entre paroi et contenu décoratif peint que nous avons déjà observée, ainsi que l’assimilation du bord métallique à une tringle.


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Une valeur mystique

 

1300 ca Rothschild Canticles (flamand) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 106r
Dieu, personne ne le vit jamais (Jean 1,18)
Vers 1300, Rothschild Canticles (Flandres ou Rhénanie) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 106r

Cette page d’un manuscrit mystique de la période gothique reprendra de manière très originale le motif des rideaux accrochés au cadre pour illustrer, paradoxalement, la citation de Jean proclamant l‘invisibilité de Dieu ( [48], p 124). Les quatre rideaux évoquent la tente de la Rencontre (Exode 33,7-23) sous laquelle Yahweh proclame à Moïse cette invisibilité ( [49], p 147). Ils sont soulevés par deux arcs de cercle nuageux, révélant la Trinité composée de trois enveloppes concentriques, nuageuses à l’extérieur et ignées à l’intérieur [50].


L’homme devant l’arcade

Longtemps les seules miniatures pleine plage ont été celle des Evangélistes écrivant, en frontispice de leur livre. Dans l’immense majorité des cas, leur dignité s’oppose à tout débordement. Mais il y a quelques rarissimes exceptions.

880-900 Evangeliaire caroligien Prague Kapitulni Knihovna Cim 2, fol. 23vVocation de St Matthieu 880-900 Evangeliaire caroligien Prague Kapitulni Knihovna Cim 2, fol. 24r St MatthieuSt Matthieu écrivant

880-900 Evangéliaire carolingien, Prague Kapitulni Knihovna Cim 2, fol. 24r

Cet évangéliaire enluminé en France a la particularité unique d’ouvrir chaque Evangile par un bifolium. Celui de Saint Matthieu montre sa conversion, alors qu’il laisse tomber l’argent et l’épée du percepteur pour suivre le Christ, qui tient en main un rotulus. Ce mouvement de poursuite trouve une écho dans la page recto, où la boîte à rotulus semble également sortir vers la droite, à l’imitation du Christ.


855, Juillet Martyrologe pour l'empereur Lotahire premier (Reichenau) Vatican Cod. Reg. Lat. 438, fol 15vMois de Juillet, 855, Martyrologe pour l’empereur Lothaire premier (Reichenau), Vatican Cod. Reg. Lat. 438, fol 15v

Ce manuscrit carolingien de Reichenau est exceptionnel pour sa liberté graphique. Tous les Mois sont personnifiés devant une arcade, mais Juillet moissonneur déborde largement de la faux. La bestiole n’est autre que « le signe ardent du Cancer ». Les deux personnages sous les colonnes représenteraient, dit-on, les travailleurs qui soutiennent la société.


969 Gero Codex (Reichenau) ULB Darmstadt Hs.1948, fol. 2vSaint Marc, fol. 2v 969 Gero Codex (Reichenau) ULB Darmstadt Hs.1948, fol. 7vUn moine présentant le codex à Gero, fol. 7v

969, Gero Codex (Reichenau) ULB Darmstadt Hs.1948

L’art ottonien est, comme nous l’avons vu, très rétif aux débordements. L’exception apparaît à nouveau à Reichenau, avec ce débordement latéral du siège. L’intention est de créer un effet de profondeur, mais l’artiste tient également au decorum du cadre. Ce pourquoi, dans l’image de gauche, il prolonge la colonne jusqu’en bas, au détriment du réalisme spatial.

Ce type de difficulté conceptuelle explique sans doute pourquoi, en dehors du scriptorium très avancé de Reichenau, les débordements des Evangélistes sont si rares.


970 ca Reichenauer_Evangelistar Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC fol 1v CrucifixionCrucifixion, fol 1v 970 ca Reichenauer_Evangelistar Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC fol 2r St GregoireLe pape Grégoire, fol 2r

950-70, Fragments (Corvey) inséré dans un sacramentaire (Reichenau), Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC

Dans la page recto de ce bifolium, le Pape Grégoire, inspiré par la colombe du Saint Esprit, regarde son livre sur lequel est inscrit :

Grégoire écrit ce que lui dicte l’Esprit nourricier

SCRIBIT GREGORIVS DICTAT QVAE SP[IRITU]S ALMVS

Or il n’est pas montré en train d’écrire, mais de méditer. D’où une première interprétation [51] dans laquelle la Crucifixion, sur la page verso, représente la vision à laquelle Grégoire assiste, en esprit.

Mais cette lecture n’épuise pas la signification de cette construction complexe : pourquoi avoir décentré la croix latéralement, avec l’inconvénient de repousser Marie sur le cadre et de laisser moins de place pour le texte qui la concerne ? Celui-ci, écrit dans l’épaisseur du bord gauche, descend ainsi beaucoup plus bas que celui qui concerne Saint Jean, dans le bord droit :

Brillante Etoile de la mer, intercède pour tous, mélangés

Et toi, virginal Jean, prie avec la Vierge.

F V L G I D A  S T E L L A  M A R I S  P R O  C U N C T I S  P O S C E  M I S C E L L I S

E T  T U  I U N G E  P R E C E S C U [ M ]  U I R G I N E  U I R G O  I O H A N E S

Par le mot CUNCTIS (tous), le texte de Marie résonne avec celui du Christ inscrit, en haut et en bas,  de part et d’autre de la Croix :

Sur ta Croix, ô Christ, cloue toutes les fautes

IN CRUCE CHR[IST]E TUA CONFIGE NOCENTIA CUNCTA

Le dernier texte, réparti sur les bords supérieur et inférieur, s’applique aux deux éléments en hors cadre, en haut et en bas de la Croix :

Ceci signifie l’Agneau
du Monde, détruit à cause de la contamination

ANNUAT HOC AGNUS
MUNDI PRO PESTE PEREMPTUS


970 ca Reichenauer_Evangelistar Stadtbibliothek Leipzig Ms. CXC schema
Tandis que le mot AGNUS commente le panonceau INRI et le mot PESTE le serpent (en blanc), la répétition du mot CUNCTUS (en jaune) souligne la complémentarité de Marie et du Christ dans la Rédemption de tous : Marie plaide, le Christ juge, et Saint Jean sert d’assesseur. Ce qui est une première manière de justifier la proximité de Marie et du Christ dans l’image.

Si l’on prend maintenant en compte la seconde page, on constate que Marie, intermédiaire entre le Christ et les hommes, joue le même rôle que le Livre, intermédiaire entre l’Esprit Saint et les hommes (en vert). Par sa posture penchée au dessus du pupitre et sa position au niveau du suppedaneum (ligne bleue), Grégoire s’identifie au Christ. Mais en tant que scribe de l’Esprit Saint, il s’identifie aussi à Jean l’Evangéliste (cercles violets).

Ainsi les textes et les débordements coopèrent pour donner tout son sens à ce bifolium inspiré.


Le haut et le bas de la Croix

Le débordement que nous venons de voir dans la Crucifixion de Corvey avait un but symbolique : opposer, aux deux bouts d’un même bois, le panonceau cloué et le serpent enroulé, de manière à démontrer le lien de causalité entre la Chute et la Rédemption.


1214 HS 152 Domgymnasium Magdeburg Haseloff Eine thüringisch-sächsische Malerschule Tafel 49
1214, HS 152 Domgymnasium Magdeburg, [51a]

Mais la plupart du temps, le haut et le bas débordent pour une raison purement graphique : ici l’artiste a voulu inscrire dans un carré les trois personnages, de taille égale. Il a donc :

  • fait légèrement déborder en haut les deux luminaire et le haut du montant vertical ;
  • dessiné en hors cadre le Golgotha avec le crâne d’Adam.

Cette astuce graphique permet de montrer à la fois la hauteur de la croix et la proximité de Marie et Jean avec le Christ, ce qui serait impossible dans une représentation réaliste.

Cette miniature est caractéristique du « style dentelé » (Zackenstyl), intermédiaire entre l’ottonien et le gothique, qui naît en Thuringe au début du XIIIème siècle, puis influence toute l’Allemagne du Sud.


1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 14rLa Femme et le dragon, fol 14r
Scheyerer Matutinalbuch, 1215-30, BSB Clm 17401(1)

Ce manuscrit, qui provient du monastère bénédictin de Scheyer en Bavière, comporte un cahier d’illustrations en style dentelé. La toute première page montre une Vierge à l’Enfant, dans la situation de la Femme de l’Apocalypse :

« Un autre signe parut encore dans le ciel: tout à coup on vit un grand dragon rouge ayant sept têtes et dix cornes, et sur ses têtes, sept diadèmes; de sa queue, il entraînait le tiers des étoiles du ciel, et il les jeta sur la terre. Puis le dragon se dressa devant la femme qui allait enfanter afin de dévorer son enfant, dès qu’elle l’aurait mis au monde. » Apocalypse 12,3-4

Le dragon a bien sept têtes et dix cornes, mais la Femme n’a rien de ce que décrit le texte « revêtue du soleil, la lune sous ses pieds, et une couronne de douze étoiles sur sa tête. » C’est une Vierge à l’Enfant équipée de deux grandes ailes, qui illustre en fait la suite du texte :

« Quand le dragon se vit précipité sur la terre, il poursuivit la femme qui avait mis au monde l’enfant mâle. Et les deux ailes du grand aigle furent données à la femme pour s’envoler au désert, en sa retraite, où elle est nourrie un temps, des temps et la moitié d’un temps, hors de la présence du serpent. Alors le serpent lança de sa gueule, après la femme, de l’eau comme un fleuve, afin de la faire entraîner par le fleuve. Mais la terre vint au secours de la femme ; elle ouvrit son sein et engloutit le fleuve que le dragon avait jeté de sa gueule. » Apocalypse 12,13-16

L’illustrateur s’est arrêté juste avant le passage graphiquement délicat du sein engloutissant le fleuve, en étoffant la narration par deux débordements diagonalement opposés :

  • celui de la queue sur le bord inférieur gauche, pour souligner que le dragon « fut précipité sur la terre » ;
  • celui de l’aile sur le bord supérieur droit, pour souligner qu’elle a permis à la Femme de « s’envoler au désert ».

1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 14v

Crucifixion, fol 14v

En tournant la page, l’histoire du Dragon et de la Vierge se poursuit dans cette Crucifixion. La légende en dessous de l’image est en général comprise de travers [51b], du fait d’une difficulté de traduction :

Si la mère ne s’était pas enfui devant lui – elle qui allait bientôt accoucher,
Sa progéniture aussitôt née aurait été avalée par sa bouche

Huic nisi cessisset mater mox quem peperisset,
progenitus natus foret illius ore voratus

La difficulté est que « huic cessisset » ne doit pas être compris au sens premier du verbe céder : « avait obéi au dragon », mais au sens plus rare de « avait cédé le pas, avait reculé ». Il s’agit donc d’une simple paraphrase de l’Apocalypse, qui résume l’image précédente.


1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 14v detail

Les deux piédestaux hexagonaux sur lesquels sont juché la Vierge et Saint Jean n’ont rien de mystérieux non plus : ils servent à rattraper la hauteur de la croix, puisque l’illustrateur n’a pas choisi de placer le dragon en hors champ, comme le Golgotha dans le manuscrit de Magdeburg. Ils permettent également d’éviter le contact des pieds avec le dragon. Le débordement de sa gueule, n’avalant qu’un bout de bois au lieu d’avaler l’Enfant, illustre littéralement le second vers de la légende.


1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 14v detail haut
Le haut de la page présente un débordement purement technique, celui du panonceau. Tandis que la plupart des images du cahier comportent un cadre vert interne autour d’un fond bleu, l’artiste a choisi ici une composition alternée : de part et d’autre de la poutre verticale, mais aussi entre les deux registres que délimite la poutre horizontale. Le décrochement des cadres internes  accentue l’opposition entre le registre « terrestre », où la Vierge et Saint Jean sont plantés sur leurs piédestaux, et le registre « céleste », où deux anges pénètrent en vol horizontal. Plutôt que de percer le bord (comme le font habituellement les êtres surnaturels), ils passent par dessous, ce qui accentue le dynamisme de  cette plongée arrêtée.


1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 14vCrucifixion, fol 14v 1215-30 Scheyerer Matutinalbuch, BSB Clm 17401(1) fol 15rAscension, fol 15r

Car la Crucifixion forme un bifolium avec l’Ascension, dans laquelle les deux mêmes anges, après être descendu chercher le Christ sur la croix, remontent maintenant au ciel en accompagnant sa mandorle.

La légende du haut combine un vers composé pour l’occasion, et une citation littérale d’Apocalypse 12,5 :

Finalement, l’enfant en question fut soulevé au dessus des hauteurs
et l’enfant fût enlevé auprès de Dieu et auprès de son trône.

Tandem prolatus puer est super alta levatus.
et raptus est filius eius ad Deum et ad thronum eius

L’expression « prolatus puer » joue sur le double sens de l’adjectif : l’enfant dont il est question, mais aussi l’enfant révélé.

Le bas de l’image, où le dragon expulse dans un fleuve d’eau les trois hérésiarques Arius, Sabellius et Photin, constitue une allégorie unique du Concile de Nicée [51c].


Ainsi les trois premières pages du cahier illustré enchaînent trois scènes habituellement disjointes, réunies sous la forme très originale d’une aventure entre le dragon et la Vierge, assimilée à la Femme de l’Apocalypse. Les légendes rédigées ad hoc assurent la continuité narrative, assistées graphiquement par des débordements astucieux. La quatrième page – une sorte de triomphe marial où le dragon n’apparaît plus – rompt la séquence narrative, et la suite du cahier [51d] ne présente plus de débordements.

Article suivant : 6 Débordements dans les Bestiaires

Références :
[37] Fabrizio Crivello « Ein Name für das Herrscherbild des Ludwigspsalters » Jg. 60 Nr. 6 (2007): Kunstchronik. https://journals.ub.uni-heidelberg.de/index.php/kchronik/article/view/103460
[37a] Pour un panorama d’ensemble, voir Klaus Gereon Beuckers : « L’image du donateur ottonien. Types d’images, motifs d’action et statut du donateur dans les représentations ottoniennes et saliennes des donateurs. » Dans : Klaus Gereon Beuckers, Johannes Cramer, Michael Imhof (éd.) : Les Ottoniens. Art – Architecture – Histoire
[38] B. Kitzinger, « The Instrumental Cross and the Use of the Gospel Book, Troyes, Bibliothèque Municipale MS 960 », Different Visions : A Journal of New Perspectives on Medieval Art, 4 (2014), p. 12-13. https://differentvisions.org/issue-four/2019/06/the-instrumental-cross-and-the-use-of-the-gospel-book-troyes-bibliotheque-municipale-ms-960/
[39] Vat. Pal Lat 834 fol 1r, abbaye de Lorsch https://digi.vatlib.it/view/bav_pal_lat_834
[40] Julie Mercieca, “La Crucifixion : iconographie et spatialisation des peintures murales entre le ixe et le début du xie siècle dans l’Occident chrétien”, Bulletin du centre d’études médiévales d’Auxerre, BUCEMA, 2017 https://journals.openedition.org/cem/14642?lang=en#ftn39
[42] Alessia Trivellone, « Une vision de la Vierge à Arras : La polysémie d’une image mariale, entre dédicace,apparition et prière ». Colloque : ”La Vierge dans la littérature et dans les arts du Moyen Âge”, Université de Perpignan 17-19 octobre 2013, 2017 https://hal.science/hal-01979315/file/TRIVELLONE__2017__UNE-VISION-DE-L__6349_1.pdf
[43a] Elisabeth Klemm « Die romanischen Handschriften der Bayerischen Staatsbibliothek: Teil 1. Die Bistümer Regensburg, Passau und Salzburg ». Textband. – Wiesbaden: Reichert, 1980 http://bilder.manuscripta-mediaevalia.de//hs/katalogseiten/HSK0468a_a165_jpg.htm
[44] Susan Boynton, « Cluniac Spaces of Performance » dans « Visibilité et présence de l’image dans l’espace ecclésial. Byzance et Moyen Âge occidental » https://books.openedition.org/psorbonne/39771?lang=fr
[45] Jean-Claude Schmitt « De l’espace aux lieux : les images médiévales » Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public nnée 2006 37 pp. 317-346 https://www.persee.fr/doc/shmes_1261-9078_2007_act_37_1_1928
[46] Yolanta Zaluska « Manuscrits enluminés de Dijon », p 71 https://books.google.fr/books?id=cswAEQAAQBAJ&pg=PA71#v=onepage&q&f=false
[46a] « Bede, on the tabernacle » traduction Arthur G Holder https://archive.org/details/bedeontabernacle0000bede/page/48/mode/1up?q=curtains
[46b] On a souvent interprété en ses termes le rideau qui apparaît à côté de Saint Matthieu dans les Evangiles de Lindisfarme :
Evangiles de Lindisfrane, saint Matthieu, 680-700, BL Cotton ms. Nero D. IV, fol 25vEvangiles de Lindisfrane, saint Matthieu, 680-700, BL Cotton ms. Nero D. IV, fol 25v
Le personnage nimbé qui se cache derrière le rideau ne fait pas l’unanimité : Moïse, Ezéchiel, Isaïe, le Christ… Voir Michelle P. Brown « The Lindisfarne Gospels: Society, Spirituality and the Scribe » p 362 https://books.google.fr/books?id=sdOzz5HzxngC&pg=RA1-PA362 . Il s’agit probablement d’une représentation précoce de Moïse relevant son voile (voir [47a]).
[47] L’historien et l’image: de l’illustration à la preuve : actes du Colloque tenu à l’Université de Metz, 11-12 mars 1994 p 107
[47a] Le voile au dessus de la tête est inspiré par la présentation antique de Caelus. Le motif du vieillard soulevant son voile (qui symbolise à la fois Moïse, Saint Paul et Saint Jean) est présent également dans le Bible de Mouthier-Grandval (BL Add 10546 fol 449r), et dans la Bible de Charles le Chauve (BNF Lat 1 fol 415v). Sur son explication, voir Kessler, « Spiritual Seeing: Picturing God’s Invisibility in Medieval Art », p 176 et ss https://books.google.fr/books?id=FbGiJwBeKv8C&pg=PA177
[47b] Joachim E. Gaehde, « Carolingian Interpretations of an Early Christian Picture Cycle to the Octateuch in the Bible of San Paolo Fuori Le Mura in Rome » Frühmittelalterliche Studien, 1974, Vol.8 (1), p.351-384
[48] Jeffrey Hamburger, The Rothschild canticles : art and mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300 https://archive.org/details/rothschildcantic0000hamb/page/124/mode/1up
[49] Barbara Newman, « Contemplating the Trinity: Text, Image, and the Origins of the Rothschild Canticles » Gesta, Vol. 52, No. 2 (September 2013), pp. 133-159 https://www.jstor.org/stable/10.1086/672087
[50] Le motif du linge blanc, tantôt vêtement de Dieu, tantôt ruban unissant les trois Personnes, tantôt noué pour former une couronne, est récurrent dans la section du manuscrit  consacrée à la Trinité. Voir https://maypoleofwisdom.com/trinity-in-the-the-rothschild-canticles/
[51] David Ganz, « Doppelbilder. Die innere Schau als Bildmontage im Frühmittelalter » dans Bilder, Räume, Betrachter : Festschrift für Wolfgang Kemp zum 60. Geburtstag, Berlin 2006 https://www.academia.edu/77463052/Doppelbilder_Die_innere_Schau_als_Bildmontage_im_Fr%C3%BChmittelalter?uc-g-sw=44355200
[51a] Arthur Haseloff, « Eine thüringisch-sächsische Malerschule des 13. Jahrhunderts », Tafel 49 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/haseloff1897
[51b] E.M.Vetter pense par exemple que « mox quem peperisset » signifie que la Femme a déjà accouché. Faute de faire le lien avec l’image de la page précédente, il propose que la fuite devant le dragon fasse allusion à la fuite en Egypte. Voir Ewald M. Vetter, « Speculum salutis: Arbeiten zur christlichen Kunst » 1994 p 39 https://books.google.fr/books?id=anlOAAAAYAAJ&q=%22Auch+der+lateinische+Text+l%C3%A4%C3%9Ft+bei+genauerem+Hinsehen+eine+solche%22+Flucht
[51c] Pour le détail des textes, voir Johannes Dämrich, « Ein künstlerdreiblatt des XIII. jahrhunderts aus Kloster Scheyern », p 11 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/3/35/Studien_zur_Deutschen_Kunstgeschichte_052_Ein_K%C3%BCnstlerdreiblatt_des_XIII._Jahrhunderts_aus_Kloster_Scheyern_%28IA_einkunstlerdreib00damr%29.pdf

6 Débordements dans les Bestiaires

22 septembre 2024

Les deux autres manuscrits des Merveilles de l’Orient

Dans les Bestiaires, les débordements sont plus fréquents que dans les manuscrits religieux : les scènes sont moins codifiées, plus fantaisistes, et le cadre n’y est pas revêtu du même enjeu de sacralité. Néanmoins, les hors-cadre restent réservés à certains animaux, ou à des situations bien précises.

Il ne faudrait pas tirer de ce relevé l’impression fausse qu’ils abondent : ils ne dépassent pas un très faible pourcentage des images, et sont jamais une figure obligée : on voit d’ailleurs que, pour une même image, certains copistes les suppriment ou les ajoutent. En toute état de cause, ils se concentrent dans quelques manuscrits de tout premier plan, sous la plume de dessinateurs particulièrement créatifs.

Les exemples fournis ici proviennent de l’excellent site de David Badke [52], dont la base de données peut être parcourue soit par manuscrit, soit par animal. Lorsqu’un bestiaire en copie un autre, je n’ai retenu qu’un seule image. Enfin, je n’ai pas tenu compte de l’origine des manuscrits (pour la plupart anglais) ni de leurs style : en effet les images se transmettent et s’améliorent continument, sans rupture nette entre roman et gothique.

Article précédent  : 5 Débordements récurrents

Les Merveilles de l’Orient

Ce texte ne s’inscrit pas dans la famille des Bestiaires, mais il se présente de la même manière, avec des images encadrées illustrant différentes créatures.

Le codex Nowell (Cotton Vitellius A XV )

Ce manuscrit en vieil anglais est connu pour sa grande liberté dans le maniement des cadres.


997-1016 Marvels of the east BL Cotton MS Vitellius A XV fol 102r hostesLes hostes, fol 102r 997-1016 Marvels of the east BL Cotton MS Vitellius A XV fol 104r panotiiLes panotii, fol 104r

997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV


Au-delà de la rivière Brixontes, à l’est de là, il y a des gens nés hauts et grands, qui ont des pieds et des jambes de douze pieds de long, des flancs avec une poitrine de sept pieds de long.

En allant vers l’est, il y a un endroit où naissent des gens qui mesurent quinze pieds de haut et dix de large. Ils ont de grandes têtes et des oreilles comme des éventails.

Ces débordements pourraient signaler la taille exceptionnelle des créatures.


997-1016 Marvels of the east BL Cotton MS Vitellius A XV f 106v sigelwaraLes sigelwara
997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV, fol 106v

Ici en revanche le texte ne dit rien sur la taille, et le débordement de gauche sert à mettre en évidence un fleuron, sans doute l’arbre merveilleux :

« Il y a aussi une sorte d’arbre qui pousse là-bas et sur lequel éclosent les pierres les plus précieuses. Il y a aussi un groupe de personnes d’apparence sombre, qu’on appelle les Éthiopiens. »

Dans le silence du texte, la petite silhouette en dehors cadre à droite reste mystérieuse ( [53], p 109, note 12). Sa position , en pendant de l’arbre, pourrait signifier que c’est une femme pour qui l’homme cueille une pierre précieuse.

Au terme d’une étude serrée, Simon Thomson ([53], p 114 et ss) a conclu que les cadres avaient probablement été tracés après coup, en fonction de la place disponible, peut-être par une main différente de celle de l’artiste principal. Avec un faible niveau technique et sans constituer un système cohérent, ces images témoignent néanmoins d’ »une exploration active des possibilités du cadrage ».


997-1016 Marvels of the east BL Cotton MS Vitellius A XV f. 102v blemmyae
Les blemmyae, 997-1016, Marvels of the east, BL Cotton MS Vitellius A XV f. 102v

« Il y a ensuite une autre île, au sud des Brixontes, sur laquelle naissent des hommes sans tête qui ont les yeux et la bouche dans la poitrine. Ils mesurent huit pieds de haut et huit pieds de large. »

Ce monstre sans tête (son nom de blemmyae est connu par d’autres textes) est représenté dans un cadre carré, pour respecter les dimensions.


Les deux autres manuscrits des Merveilles de l’Orient

1050 ca Marvels of the east BL Cotton Tiberius B V fol 82r Blemmyaevers 1050, Marvels of the east, BL Cotton Tiberius B V fol 82r 1100-1200 Bodleian Library MS Bodley 614, fol. 41r1100-1200, Bodleian Library MS Bodley 614, fol. 41r

Les blemmyae

Dans ces versions bilingue postérieures (latin / vieil anglais), la même créature se prête à une mise en page exceptionnelle, le cadre quittant son statut abstrait pour se réifier en un objet de l’image, manipulable par le monstre.

Herbert R. Broderick [54] cite cette miniature comme témoignant d’une esthétique anglo-saxonne spécifique au Xème et XIème, mais les rares exemples qu’il donne sont très disparates [55]. La question-clé est de savoir pourquoi, dans un manuscrit qui comporte des cadres tout à fait standards (mis à part de modestes débordements), l’illustrateur a inventé un cadre aussi étrange uniquement pour les blemmyae. On peut proposer une explication de nature purement graphique :


Ainsi cette réification du cadre, qui ne touche que les blemmyae, ne résulterait pas d’une intention délibérée, guidée par une esthétique générale, mais serait simplement l’effet de bord d’une suite de décisions graphiques.


Exprimer un mouvement

Il n’est pas étonnant que les Bestiaires, comme d’autres types de manuscrit, utilisent le débordement dans une intention dynamique.

Le castor

castor-se-castrant-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-fol-10v1200-10, Bestiaire Royal, BL MS 12 C XIX fol 10v castor-se-castrant-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-28v1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 28v

Castor se castrant

Lorsqu’il se sent coincé, le castor se castre et abandonne ses testicules, car il sait qu’il est chassé uniquement pour cela. Le débordement côté gauche exprime l’irruption du chasseur, à cheval ou à pied, tandis que le castor reste bloqué à droite contre le cadre.


Le singe

 

singe-1280-1300-Bestiaire-divin-BnF-fr-14964-fol-147r.1280-1300, Bestiaire divin, BNF fr 14964 fol 147r

La guenon a toujours deux enfants, le favori qu’elle porte dans ses bras et l’autre qui s’accroche à son dos et qu’elle sacrifie pour pouvoir s’échapper : c’est cette fuite réussie qu’exprime le débordement sur le bord droit.


Le tigre

tigre-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-35r1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 35r

La tigresse est plus rapide que le cheval du chasseur : aussi celui-ci laisse tomber derrière lui une bille de verre dans laquelle l’animal, en voyant son reflet minuscule, croit reconnaître son tigreau et s’arrête. Le franchissement des deux bords exprime que la poursuite et l’échappée ont simultanément réussi, du moins à ce que croit la tigresse.


Les blaireaux

blaireaux-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-50vBlaireaux, 1225-50 Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 50v

Les blaireaux coopèrent pour creuser leur trou : l’un se couche sur le dos, tenant un bâton dans la gueule, tandis que deux autres empilent de la terre sur son ventre. Les deux de gauche saisissent le bâton avec leur bouche, pour évacuer le blaireau-traîneau à l’extérieur.

S’agissant d’une page verso, l’intérieur du livre figure l’intérieur de la terre. Les deux débordements décomposent les deux mouvements : de la terre vers le traîneau, puis du traîneau vers la marge large.


Mettre en évidence une caractéristique

Cet objectif est quant à lui lié au caractère encyclopédique des Bestiaires.

Bêtes à cornes

antilope-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-9vAntilope, 1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 9v monocerus-1200-Aberdeen-Univ.-Lib.-MS-24-Aberdeen-Bestiary-folio-15rMonocérus, 1200, Aberdeen Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 15r

Lorsque l’antilope va boire dans la rivière, ses cornes en forme de scie s’emmêlent dans les buissons, ce qui en fait une proie facile pour un chasseur.

Le monocérus, souvent confondu avec la licorne, se caractérise par sa corne unique.


licorne 1230 ca Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII, f. 10vVers 1230, Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII fol 10v licorne-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-26v1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 26v

La chasse à la licorne

Le seul moyen d’arrêter une licorne est de placer sur son chemin une jeune vierge : l’animal pose sa tête sur ses genoux et sa dangereuse corne dans la marge, ce qui permet au chasseur de lui percer le flanc, dans un symbolisme basique.


chevre-1230-1240-England-BL-Harley-MS-4751-fol-14r1230-40, BL Harley MS 4751 fol 14r chevre-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-33r1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 33r

Les chèvres sauvages sont représentées soit en couple, grignotant un arbre des deux côtés, soit en haut d’une montagne, d’où elles peuvent voir les chasseurs arriver.

Dans le Harley MS 4751, la montagne est à peine suggérée par les monticules en bas des arbres, et la vigilance caprine est illustrée par l’animal qui arrête de brouter pour regarder en arrière. Le décrochement dans le cadre attire l’attention sur les deux scènes, et les pattes qui débordent à droite anticipent la fuite prochaine.

Le Bestiaire divin cumule les deux formules, grignotage et alpinisme.


satyre-1200-Aberdeen-University-Library-Univ.-Lib.-MS-24-Aberdeen-Bestiary-folio-13r1200, Aberdeen Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 13r satyre-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-19r-satyre1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 19r

Satyre

Certains pensent que les deux manuscrits ont été illustrés par le même artiste, tant les similitudes sont grandes. Les débordements sont néanmoins assez différents : dans la version Aberdeen, ils mettent en exergue deux particularités bestiales (corne, pied à fourrure opposé au pied glabre) qui disparaissent dans la version Ashmole, délibérément humanisée. L’extrémité du bâton est en revanche soulignée de la même manière : ces grains verts dans un cas, bleus dans l’autre pourraient être des raisins ; et cet attribut étrange, dont le texte ne dit rien, serait alors une réminiscence du thyrse dionysiaque, par assimilation entre le satyre des Bestiaires (une sorte de singe éthiopien) et le satyre de l’Antiquité.


Oiseaux à queue

paon-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-72r1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 72r paon-1425-Heidelberg-Vat-Pal.-lat.-291-De-rerum-naturis-folio-102r1425, Heidelberg Vat Pal. lat. 291 (De rerum naturis), folio 102r

Paon

A deux siècles de distance, le dessinateur anglais et son collègue allemand ont eu la même idée d’isoler en hors cadre la queue du paon, pour en exprimer à la fois la longueur et la magnificence.


pies-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-53vDeux pies, 1185, Worksop Bestiary Morgan Library, MS M.81 fol 53v

Ce motif des pies symétriques ne se retrouve que dans deux autres bestiaires, qui en sont la copie directe [56]. La particularité du texte est qu’il suit le « De avibus » d’Isidore de Séville :

« Perchées sur les branches des arbres, elles parlent avec une loquacité grossière et, bien qu’elles soient incapables de déplier leur langue pour prononcer un discours, elles imitent néanmoins le son de la voix humaine. » [57]

Il se pourrait que ces deux pies, dos à dos et en miroir, expriment brillamment les deux idées du texte : non-communication et imitation.


Souligner un élément externe

Parfois l’animal est caractérisé par son interaction avec un élément externe, qui joue le rôle d’attribut différentiateur.

Le Soleil et l’Aigle

aigle-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-48r-1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 48r aigle-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-fol-38r1200-10, Bestiaire Royal, BL MS 12 C XIX fol 38r


Quand un aigle vieillit, sa vue s’affaiblit. Il monte vers le soleil, dont la chaleur évapore le brouillard qui couvrait ses yeux. Il plonge alors trois fois dans l’eau et retrouve sa jeunesse.

Les trois aigles font en premier lieu allusion aux trois plongeons. La copie (Bestiaire Royal) améliore l’original en illustrant, en plus, les trois états du cycle : l’aigle sort de l’eau, puis sort du cadre en montant vers le soleil, puis plonge à nouveau.


aigle-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-74r1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 74r aigle-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-13r1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 13r

De manière moins convaincante, le Bestiaire Ashmole sépare les aigles en deux registres : deux dans l’air et un dans l’eau.

Enfin le Bestiaire divin, contraint par son format horizontal, résume synthétiquement l’histoire selon la diagonale montante :

  • en bas à gauche un aigle plongé dans l’eau poursuit un poisson en dehors du cadre ;
  • en haut à droite, le vieil aigle, reconnaissable à sa taille, regarde depuis le sol le soleil qui dissipe les nuages.

Le Soleil et le Phénix

phenix-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-The-Ashmole-Bestiary-folio-67v.jFol 67v phenix-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-The-Ashmole-Bestiary-folio-68r.Fol 68r

Le Phénix, 1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511

Ce bifolium décompose la mort du Phénix en deux images :

  • d’abord il ramasse des brindilles aromatiques pour son bûcher funéraire :
  • ensuite il s’installe dans un bol et laisse le soleil allumer le brasier.

D’autres Bestiaires montent le dernier stade : le phénix qui renaît de ses cendres.


L’Etoile et l’Autruche

autruche 1200 Aberdeen University Library, Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 41r1200, Aberdeen Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 41r autruche-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-52v1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 52v

Pour savoir quand pondre ses œufs, l’autruche guette le lever des Pléiades (virgiliae), constellation encore appelée « poussinière » pour sa ressemblance avec une poule entourée de ses poussins. Puis l’autruche dépose ses oeufs sur le sol, les recouvre de sable et les laisse éclore.

Dans le Bestiaire d’Aberdeen, les deux autruches identiques (et avec deux pattes seulement) représentent les deux moments de l’histoire.

Le Bestiaire Ashmole différentie les oiseaux : l’un (le mâle ?) sort la tête du cadre pour interroger le ciel, l’autre (la femelle ?) reste à l’intérieur pour s’occuper de ses oeufs.


autruche-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-67r1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 67r autruche-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-49r1265-70, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 49r

L’illustrateur du Bodley 764 accentue la séparation des deux oiseaux et complique le décor avec deux arbres plantés dans la terre, le sable étant représenté par une sorte de flux. L’illustrateur du Bestiaire divin reprend ce détail sans le comprendre et développe la tradition graphique sans se préoccuper du texte : un fleuve maintenant s’échappe d’un des oeufs. En revanche, il revient au texte du Bestiaire divin pour illustrer, par le débordement sur la droite, une fuite qui n’était pas mentionnée pas dans les bestiaires précédents :

A ses oeufs elle ne retourne jamais
Droit à l’étoile elle muse aussitôt
Oublie ses oeufs et déguerpit

(Vers 2611-2613)

A ses oes ne retorne mes,
Dreit a l’esteile muse ades
E ses oes oblie e guerpist.


Le Fer à cheval et l’Autruche

autruche-1287-Lippische-Landesbibliothek-Ms.-70-Der-Naturen-Bloeme-folio-74v1287, Lippische Landesbibliothek, Ms. 70 (Der Naturen Bloeme), folio 74v

L’estomac de l’autruche est si puissant qu’il peut digérer même un fer à cheval.


Le Grain et la Souris

souris-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-47r-1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 47r souris-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-f.-37r-1200-10, Bestiaire Royal, BL MS 12 C XIX fol 37r

La souris

Dans la représentation la plus ancienne, la souris s’attaque à des hosties, caractérisées par la croix. Le détail, probablement jugé trop sacrilège, a été expurgé dans tous les autres Bestiaires. Le choix de ces gros grains comme attribut de la souris vient peut être de l’étymologie fantaisiste du texte, qui explique que la souris (« mus ») est engendrée par la terre (« humus »), soit la même origine que le grain.



souris-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-46v-47rLe chat (musio) et la souris (mus)
1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 46v-47r

Le chat, qui s’appelle « musio » parce qu’il est hostile aux souris, se trouve placé juste avant elle, dans l’ordre du Bestiaire : hors du cadre de la page « chat », une bébé souris s’échappe vers sa propre page, sa mère reste dans les griffes d’un des matous.


Exprimer une conflictualité

L’écrasement

dipsa-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-98vL’homme et le dipsa, 1225-50 Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 98v

griffon-1300-10-Peterborough-Bestiary-England-Corpus-Christi-College-Parker-Library-MS-53-fol-190v-

.Le griffon et le boeuf, 1300-10 Peterborough Bestiary, Corpus Christi College Parker Library, MS 53 fol 190v

Le dipsa est un serpent si petit qu’on ne le voit pas avant qu’on ne lui marche dessus, et si venimeux qu’on meurt avant d’avoir senti la morsure.

Le griffon est si puissant qu’il peut vaincre et enlever un boeuf.


L’attaque

crabe-et-huitre-1425-Heidelberg-Vat-Pal.-lat.-291-De-rerum-naturis-folio-97v.Crabe s’attaquant à une huitre, fo 97v emmorois-1425-Heidelberg-Vat-Pal.-lat.-291-De-rerum-naturis-folio-93vEmorrois s’attaquant à un homme, fol 93v

1425 Heidelberg Vat Pal. lat. 291 (De rerum naturis)

L’emorrois est une sorte d’aspic, ainsi nommé parce que a morsure provoque une hémorragie mortelle chez la victime.
Il est amusant que, chez le même illustrateur, le cadre serve tantôt à abriter la proie, tantôt à dissimuler l’attaquant.


La prédation

cicognes-1200-Aberdeen-University-Library-Univ.-Lib.-MS-24-Aberdeen-Bestiary-folio-49r-1200, Aberdeen University Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 49r cigogne-1300-10-Peterborough-Bestiary-England-Corpus-Christi-College-Parker-Library-MS-53-fol-199v1300-10 Peterborough Bestiary England, Corpus Christi College Parker Library, MS 53 fol 199v

La cigogne ramène sa proie, crapaud ou serpent, pour la déguster à l’intérieur du cadre.

Dans la seconde image, les deux corbeaux qui débordent en haut guident les cigognes quand elles traversent les mers vers l’Asie.


renard-1230-1240-England-BL-Harley-MS-4751-fol-54r1230-1240, BL Harley MS 4751 fol 54r

Le renard a emporté une petit oie en dehors du cercle, les autres restent sous la protection de leurs parents.


La menace

coq-blanc-effrayant-un-lion-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-2r

Coq blanc effrayant un lion, 1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 2r

Le coq blanc est le seul animal capable de terroriser le Roi des animaux.


elephant-1280-1300-British-Library-Sloane-MS-278-De-avibus-Physiologus-folio-48v1280-1300, British Library, Sloane MS 278 (De avibus, Physiologus), folio 48v elephant-dragon-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-60r.1265-1270 Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 60r

Dragon menaçant des éléphants

Dans la première image, la figure humanoïde en bas est une mandragore, dont les éléphants ont besoin pour pouvoir s’accoupler.

Dans la seconde, l’éléphante donne naissance dans l’eau pour se protéger du dragon, trop chaud pour pouvoir la traverser.


panthere-et-lion-1425-Heidelberg-Vat-Pal.-lat.-291-De-rerum-naturis-folio-86rPanthère et lion
1425, Heidelberg, Vat Pal. lat. 291 (De rerum naturis), folio 86r.

Le lion menace la panthère, mais sans se risquer à pénétrer dans son antre.


L’affrontement

elephant-1230-40-British-Library-Harley-MS-4751-Harley-Bestiary-folio-8r.1230-40, BL Harley MS 4751 (Harley Bestiary), folio 8r elephant-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-60v.1265-70, Bestiaire divin, BnF fr 14969, fol 60v

En Inde, on attache un château en bois sur le dos d’un éléphant : devant cette machine de guerre, les ennemis reculent dans la marge.


crocodile-hydre-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-15v1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 15v crocodile-hydre-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-31r1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 31r

L’Hydre et le crocodile

Cette scène est une des plus spectaculaires des Bestiaires. L’hydre est un serpent qui vit dans le Nil. Il s’enduit de boue, se glisse dans la gorge d’un crocodile qui dort la bouche ouverte, puis se fraye un chemin dans ses entrailles, d’où il sort par le flanc.

Les dessinateurs ont bien compris que l’hydre est en elle-même un paradigme du débordement, et ils la montrent très souvent en hors cadre :

  • parfois comme un seul animal, qui débouche à l’intérieur de l’image ;
  • parfois dans deux états, avant et après l’ingestion.

Dans le Bestiaire divin, chaque bête est mise en relation avec une image pieuse : l’hydre qui s’enduit de boue est comparée au Christ qui s’enveloppe de chair pour sortir intact des Enfers. On notera le débordement amusant du petit diable en haut de la tour, qui sonne vainement de la trompe pour donner l’alerte.


L’unique transgression de l’Encyclopédie de Valenciennes

Dans ce manuscrit, les images ne comportent presque toutes qu’un seul animal, parfois un couple. Toutes sont dument encadrées, sauf lorsqu’il d’exprimer une situation de conflictualité :

Faucon-emerillon-attaque-par-corbeau-et-renard-1290-ca-BM-Valenciennes-MS-320-folio-87vLe faucon émerillon conte une corbeau et un renard, folio 87v Chloreus (loriot) volant oeuf au corbeau 1290 ca BM Valenciennes, MS 320 (Liber de natura rerum), folio 91rChloreus (loriot ?) volant un oeuf au corbeau , folio 91r

Vers 1290, Liber de natura rerum, BM Valenciennes, MS 320

On nomme émerillon un petit oiseau qui brise les œufs du corbeau , et dont les petits sont poursuivis par le renard . L’émerillon , à son tour , fatigue à coups de bec les petits renard et la mère elle – même ; à cette vue , les corbeaux viennent comme auxiliaires contre l’ennemi commun.

Le cygnes et les aigles se font la guerre , ainsi que le corbeau et le chloréus qui, pendant la nuit, cherchent les œufs l’un de l’autre.
Pline, Histoire Naturelle, Livre X, Des oiseaux

Il est probable que l’illustrateur s’est autorisé cette transgression aviaire par affinité avec l’habituelle transgression angélique.


Accompagner la narration

Le chien

chien-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-28r-1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 28r chien-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-31v1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 31v

Le chien fidèle et son maître

Dans la première image, le chien en hors cadre pleure son maître assassiné, dont le corps allongé sert de jonction entre les deux registres : en haut, le même chien reconnaît le meurtrier et lui saute à la gorge.

Dans la seconde image, le dessinateur a préféré dupliquer le maître, et utiliser le hors cadre d’une autre manière : dans le registre supérieur, la victime est projetée vers la marge par un coup de lance, et le chien tente de lécher sa blessure ; dans le registre inférieur, il pleure devant le cadavre.


Le faucon

faucon-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-76v1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 76v faucon.-1230-1240-England-BL-Harley-MS-4751-fol-49r1230-1240, BL Harley MS 4751 fol 49r

Les rabatteurs frappent sur leur tambour pour faire s’envoler les oiseaux aquatiques. Dans une image, le hors-cadre met l’accent sur le faucon, dans l’autre sur la proie qui s’envole.


ours-solo-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-37vL’ourse et ses oursons, 1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 37v martin-pecheur-1300-10-Peterborough-Bestiary-England-Corpus-Christi-College-Parker-Library-MS-53-fol-200v.Le martin-pêcheur et son poussin, 1300-10, Peterborough Bestiary, Corpus Christi College Parker Library, MS 53 fol 200v

A la naissance, les oursons sont des morceaux de chair amorphe, et leur mère doit les lécher pour leur donner forme ursine.

Le martin-pêcheur construit son nid au bord de l’océan pendant la saison des tempêtes, mais tant qu’il est occupé, l’océan reste calme. Le petit oiseau qui déborde est le poussin dans le nid posé sur la mer.


Les deux oreilles de l’aspic

aspic-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-81v1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 81v aspic-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-fol-65v1200-10, Bestiaire Royal, MS 12 C XIX fol 65v

Pour endormir l’aspic et lui voler son baume, l’enchanteur profère un sortilège. Pour ne pas l’entendre, l’aspic bouche une oreille avec sa queue et appuie l’autre contre le sol.

Le premier illustrateur rajoute un bord interne pour séparer les adversaires. A la verticale des deux oreilles, il attire l’attention sur elles.

Le copiste mise quant à lui sur le procédé du cadre interne pour régler finement l’affrontement : l’enchanteur se redresse à gauche, un livre sur le cadre bleu et une main sur le cadre brun, comme pour capturer sa proie entre les deux. L’aspic au contraire se tasse dans son refuge organique, qui se joue des lignes droits du cadre brun et déborde sur le cadre bleu. Il est probable que cet illustrateur très inventif lui a donné exprès la forme d’une oreille et la couleur d’un sol pour évoquer, en grand, les deux moyens de défense de l’aspic.


aspic-1200-Aberdeen-University-Library-Univ.-Lib.-MS-24-Aberdeen-Bestiary-folio-67v1200, Aberdeen Univ. Lib. MS 24 (Aberdeen Bestiary), folio 67v aspic-1200-20-Bodleian-Library-MS.-Ashmole-1511-fol-80v1200-20, Bodleian Library, MS. Ashmole 1511 fol 80v

Entre les deux versions, le dessinateur (si c’est bien le même) a amélioré la lisibilité : il a resserré latéralement le cadre pour accentuer l’affrontement, et fait déborder le détail du rocher, pour le rendre plus significatif. La forme « en oreille » du cops de l’aspic est ici particulièrement évidente.


Le souffle exquis de la panthère

panthere-1200-10-Cambridge-University-Library-Ii.4.26-folio-4v1200-10, Cambridge University Library, Ii.4.26, folio 4v panthere-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-38r1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 38r

La panthère et les animaux

Lorsqu’elle est repue, la panthère s’endort pendant trois jours, puis se réveille avec un grand rugissement qui attire les autres animaux par son odeur exquise.

Dans la première image, les deux cadres donnent à voir l’odeur, qui se propage entre les deux.

Dans la seconde image, le franchissement du cadre illustre l’attraction irrésistible. Le dessinateur a rajouté le détail du dragon, particulièrement développé dans le texte du Bestiaire divin en tant qu’antithèse infernale de la panthère christique : écoeuré par la douce odeur, il s’enterre dans la montagne.


Quelques hors cadre narratifs dans le Bestiaire divin

Certains images, particulièrement riches, contiennent des détails spécifiques au texte du Bestiaire divin, voire même vont plus loin.


onagre-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-35rL’onagre, fol 35r
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969

Le cadre met en évidence l’anecdote la plus spectaculaire : le chef du troupeau castrant un poulain mâle pour qu’ils ne puisse pas le défier. A l’écart dans la marge, le dessinateur a inventé un détail qui ne figure pas dans le texte : une femelle qui cache son poulain pour le protéger du chef. En haut à droite, il revient au texte avec cet onagre qui braie douze fois pour marquer l’équinoxe de printemps.


fourmi-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-17rLa fourmi, fol 17r
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969

Notre dessinateur est le seul à s’être risqué à illustrer l’histoire compliquée des fourmis chercheuses d’or d’Éthiopie, qui ont la taille d’un chien. Elles extraient l’or du sable avec leurs pattes et le surveillent jalousement, pourchassant et tuant ceux qui tentent de le voler. Pour y réussir, il faut seller une jument affamée avec des sacs contenant des écrins dorés. Attirée par les pâturages de l’autre rive, elle traverse le fleuve qui délimite le pays des fourmis ; celles-ci, voyant les écrins sur le dos de la jument, ont l’idée d’y cacher leur or. Il suffit alors de faire hennir le poulain pour que la jument, rassasiée, repasse la rivière avec sa précieuse cargaison.

Le cadre entoure le pays des fourmis, renforçant la frontière du fleuve. En hors-cadre, sur l’autre rive, le poulain attend sa mère. L’artiste a rajouté un détail de son cru, avec la poignée de foin que le voleur brandit pour attirer la jument, au cas où l’instinct maternel ne suffirait pas.


elephant-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-59rLes éléphants et la mandragore, fol 59r
1265-1270, Bestiaire divin, BNF FR 14969

Les éléphants n’ont pas de désir sexuel. Lorsqu’ils veulent concevoir, ils se rendent en Orient, près des fleuves du paradis terrestre où pousse la mandragore. La femelle en donne au mâle, qui s’excite et copule avec elle. L’analogie avec Adam et Eve figure dans la plupart des Bestiaires, mais seul l’illustrateur du Bestiaire divin a eu l’idée de les rajouter dans un compartiment enflammé représentant le Paradis, inaccessible depuis la Chute. De ce fait, la trompe qui s’insère illogiquement dans ce lieu chaud pourrait bien être une allusion malicieuse à l’effet viril de la mandragore.


mandragore-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-61vLa récolte de la mandragore, fol 61v

Cette racine humanoïde peut être mâle ou femelle. Lorsqu’on l’arrache du sol, elle émet un cri mortel. Pour la récolter facilement, on lui attache un chien affamé et, de loin, on agite de la viande : le chien se précipite pour manger et arrache la mandragore.

Etrangement, la récolte de la mandragore, qui figure dans les Bestiaires latins, ne se trouve pas dans le texte du Bestiaire divin. L’illustrateur s’est donc inspiré d’un autre manuscrit, en ajoutant le cadre qui matérialise la distance de sécurité contre le cri mortel. Il a ajouté aussi le détail pratique du gourdin que l’homme tient de l’autre main, afin d’éviter de se faire dévorer [57c].


Des débordements expressifs

Effet de taille

dragon 1236-50 British Library, Harley MS 3244, folio 59rDragon, 1236-50, British Library, Harley MS 3244, folio 59r

Le texte est très proche de celui d’Isidore de Séville (De serpentibus) [58] :

Le dragon est plus grand que tous les serpents – autant causent-ils de douleurs qu’ils ont de couleurs – ou de tous les êtres vivants sur la terre… Son pouvoir n’est pas dans ses dents, mais dans sa queue, et il fait plus de mal par sa frappe que par sa morsure… De lui même l’éléphant n’est pas à l’abri par sa taille, car il se faufile sur les sentiers par lesquels les éléphants vont habituellement, se noue autour de leurs jambes et les tue en les étouffant.

Draco maior, tot dolores quot colores habentur, cunctorum serpentium sive omnium animantium super terram…. Vim autem non in dentibus, sed in cauda habet, et verbere potius quam rictu nocet….A quo nec elephans tutus est sui corporis magnitudine nam circa semitas delitescens, per quas elephanti soliti gradiuntur, crura eorum nodis inligat, ac suffocatos perimit.

La preuve géométrique de la supériorité du dragon sur le serpent est administrée par la différence entre l’horizontale et la diagonale [59].



dragon 1236-50 British Library, Harley MS 3244, folio 59r detail
De plus, l’artiste a fait en sorte que la dernière phrase soit justement interceptée par le débordement de la dangereuse queue.


cinnamologus-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-52r1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 52r cinnamologus-1200-10-Cambridge-Ii.4.26-folio-37v.1200-10, Cambridge, Ii.4.26 , fol 37v

Le Cinnamologus

Selon Isidore de Séville (après Aristote), ce grand oiseau utilise la cannelle pour construire son nid sur les branches fines tout en haut des grands arbres. Pour récolter la cannelle, comme il est impossible de grimper, il faut utiliser des projectiles lestés de plomb (plumbatis jaculis), que les dessinateurs des Bestiaires illustrent par une fronde.


cinnamologus-1287-Lippische-Landesbibliothek-Ms.-70-Der-Naturen-Bloeme-folio-54r1287, Lippische Landesbibliothek, Ms. 70 ( Der Naturen Bloeme ) fol 54r

Le débordement suffit ici pour montrer la hauteur du nid.


Jeux d’équilibre

chevaux 1230 ca Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII, f. 42vChevaux, Vers 1230, Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII, f. 42v

Le débordement des extrémités inférieures sert comme d’habitude à créer un effet de profondeur. Mais ici s’ajoute l’intention supplémentaire de rendre homologue le combat des montures et celui des chevaliers. Les pattes répondent aux pieds par translation, tandis que les couleurs rouge et bleu des selles répondent à celles des écus par symétrie : ainsi le cheval qui recule appartient au chevalier qui avance, de sorte que le combat animal équilibre le combat humain.


vache-et-veau-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-folio-41vLa vache et son veau, 1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764, folio 41v

Les deux débordements mettent en relation la fermière qui trait et le veau laitier qui sort de l’image sur un dernier coup de langue de sa mère, attachée à son piquet. L’image nous dit ainsi que le malheur bovin fait le bonheur humain.


Heron-1225-50-British-Library-Harley-MS-4751-Harley-Bestiary-folio-41rLe Héron
1225-50, BL Harley MS 4751 (Harley Bestiary), folio 41r

A droite un héron à deux cous illustre les deux temps de l’ingestion : tête dans la vase, et ver dans le bec.

A gauche, un autre héron regarde d’un air piteux le résultat de la digestion : le ver qui sort intact et retourne à la vase.

Rien dans le texte ne justifie ce cycle inattendu, pure plaisanterie graphique.


cerf-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-51vCerf
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 51v

L’image suit fidèlement le texte du Bestiaire divin, qui explique la longévité du cerf (vers 2737-56) :

  • d’abord le résumé – en avalant une couleuvre, le cerf viellissant (enveilliz) se trouve ragaillardi (refreschiz) ;
  • puis le détail de l’opération : dans le trou de la couleuvre, le cerf crache de l’eau, puis émet une haleine qui force le serpent à sortir.

Par la magie des débordements symétriques, la couleuvre qui sort de son trou en bas à droite et la même que celle qui rentre dans la bouche du cerf en haut à gauche.


Circuit technique

ane-1230-40-British-Library-Harley-MS-4751-Harley-Bestiary-folio-25r1230-40, BL Harley MS 4751 (Harley Bestiary), folio 25r ane-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-44r1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764 fol 44r

L’Ane au moulin

Dans ces deux manuscrits étroitement apparentés, l’image de l’âne domestique a été enrichie par un moulin, non mentionné dans le texte, dont l’eau déborde dans la marge droite.

La version Bodleian en fait comprendre la raison, puisque le débordement extérieur fait écho au flux de la farine hors de la meule, au premier étage du moulin. Il faut comprendre l’ensemble comme une sorte de circuit animé : l’âne amène le grain au moulin, la farine utile coule en sens inverse, tandis que le résidu inutile s’évacue dans la marge. Le morceau de pain que l’ânier porte à sa bouche termine le cycle.


Des débordements esthétiques

 

foulque-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-61rLe foulque, fol 61r sirenes.1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-fol-74vLes sirènes, fol 74v

1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764

Cet illustrateur montre une audace croissante dans son idée de faire déborder l’océan :

  • d’abord seulement sur le cadre interne ;
  • puis sur toute la largeur de l’image : c’est le débordement du gouvernail sur la gauche qui oblige à cette solution, plus hésitante sur la droite puisque le cadre reste présent sous l’eau.

grues-1185-Worksop-Bestiary-Morgan-Library-MS-M.81-fol-50r.1185, Worksop Bestiary, Morgan Library, MS M.81 fol 50r grues-1200-10-ca-Bestiaire-Royal-MS-12-C-XIX-fol-40r-1200-10, Bestiaire Royal, MS 12 C XIX fol 40r

Pendant la nuit, les grues choisissent une sentinelle qui va rester éveiller, un caillou dans une patte : en cas d’endormissement, la chute du caillou réveillera les autres. Pour illustrer l’anecdote, le premier artiste et son copiste ont utilisé très différemment le cadre interne.

Chez le premier artiste, le cadre interne vert renforce la différence entre les quatre oiseaux tête basse et la sentinelle en bordure. Le bord interne horizontal, purement artificiel, attire l’attention sur le caillou et bloque tout mouvement vers le haut, suggérant ainsi sa chute. L’image insiste donc sur la singularité du guetteur, posté sur le bord droit de l’image.

Chez le copiste, le cadre interne orange remplit la même fonction, du moins verticalement : écraser les dormeurs et faire paraître plus haute la sentinelle. Le bord interne, tout aussi artificiel mais maintenant vertical comme l’aiguille d’une balance, crée un axe de symétrie entre les deux moitiés : l’image nous dit, en somme, que quatre vies sont équilibrées par une seule.


Des débordements comme fioritures

Très exceptionnellement, il arrive qu’un débordement soit gratuit, pour le seul plaisir de l’image.

 

cameleon-1225-50-Bodleian-Library-MS.-Bodley-764-folio-27rLe Caméléon, 1225-50, Bodleian Library, MS. Bodley 764, folio 27r Leucrota 1230 ca Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII fol 23rLe Leucrote, 1230 ca Rochester Bestiary, Royal MS 12 F XIII fol 23r

Ces deux dessinateurs ont rajouté en haut de l’arbre un hibou ou un nid d’oiseaux, sans aucun rapport avec le texte.


Autres débordements du Bestiaire divin BNF FR 14969

Le Bestiaire divin, de Guillaume le Clerc de Normandie, a pour principe d’agrémenter chaque article du Bestiaire par un sermon. Parmi les divers manuscrits conservés, le BNF FR 14969 est le seul à comporter systématiquement, pour chaque article, une image de type bestiaire et une image religieuse [59a]. Son illustrateur, particulièrement prolixe en débordements comme nous l’avons vu, en a aussi commis dans les illustrations très originales des sermons, qui en suivent étroitement le texte.

pelican 1265-1270 Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 10vLe Sermon du Pélican
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 10v

Le dessinateur n’a pas manqué de mettre en exergue le motif courant du pélican en haut de la croix, se déchirant le flanc pour nourrir ses enfants tout comme, en dessous, Longin perce le flanc du Christ.


castor 1265-1270 Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 28rLe Sermon du Castor
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 28r

Le sermon explique que, tout comme le castor laisse ses génitoire au chasseur, le prudhomme doit laisser ses vices au Diable, qui en est friand.

Le grand démon volant en hors cadre est tenu en respect par Saint Michel, tandis qu’un petit démon entré à pied dans l’image essaye vainement d’attirer l’attention du prudhomme. Comme le propose Remy Cordonnier ([59b], p 88), le geste de l’homme, montrant au démon le haut de son crâne, signifie probablement qu’il a accepté la tonsure et se prépare à devenir franciscain, obéissant à l’exhortation de l’évêque.


panthère 1265-1270 Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 38vLe Sermon de la Panthère,
1265-1270, Bestiaire divin, BNF fr 14969 fol 38v

Les diverses scènes de la vie de Jésus sont citées dans le Sermon, mais pas Saint François. . Les deux franciscains dans la marge rationalisent cette accumulation d’images comme étant un retable devant lequel ils se sont arrêtés.


riche-jetant-son-or-a-la-mer-1265-1270-Bestiaire-divin-BnF-fr-14969-fol-48r.Le riche jetant son or à la mer, 1265-1270, Bestiaire divin BnF fr 14969 fol 48r

Cette image illustre l’histoire d’un homme riche qui, ayant résolu de se dépouiller, vend tous ses biens et les transforme en or :

« toz ses dras vendi a devise
Fors ses braies et sa chemise » (2531-32)

Le cadre montre cet homme deux fois (avec son pantalon et sa chemise) :

  • vendant sa dernière tunique à un acheteur resté dans la marge ;
  • poussant son or dans la mer, pour qu’il soit englouti par la marée :

car vous qui vouliez me noyer,
Moi je vous noeirai en premier (2547-48)

On saluera l’utilisation particulièrement habile du cadre pour condenser une histoire complexe : les deux niveaux de la mer, dans l’image et sous le bateau, traduisent la montée de la marée.



Article suivant : 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée

Références :
[53] Thomson, S. C. (2019). « The two artists of the Nowell Codex Wonders of the East » SELIM. Journal of the Spanish Society for Medieval English Language and Literature., 21, 105–154. https://reunido.uniovi.es/index.php/SELIM/article/download/13316/12049/28122
[54] Herbert R. Broderick, « Some Attitudes toward the Frame in Anglo-Saxon Manuscripts of the Tenth and Eleventh Centuries » Artibus et Historiae, Vol. 3, No. 5 (1982), pp. 31-42 https://www.jstor.org/stable/1483142
[55] Gueules de lion mordant les angles d’un cadre, doigts d’une victime s’agrippant sur un bord inférieur, mandorle tenue par Lucifer :
Cotton-MS-Claudius-B-IV-f.2r-detail-Lucifer
Cotton MS Claudius B IV f.2r (détail, retourné de haut en bas)
Dans ce dernier cas, très particulier, il est abusif d’assimiler la mandorle à un simple cadre. Le dessinateur a voulu opposer celle de Dieu (remplie d’un fond bleu ciel) et celle de Lucifer déchu (sans fond bleu et en train de se casser en bas).
[56] 1200-10, British Library, Royal MS 12 C XIX, fol 42v
1250-60,The Northumberland Bestiary, Getty Museum, MS. 100 fol 36v
[57] Dieter Bitterli, « Say What I Am Called: The Old English Riddles of the Exeter Book & the Anglo-Latin Riddle Tradition » p 94 https://books.google.fr/books?id=j9Rw4FsxJfQC&pg=PA94
[57a] Selon Remy Cordonnier ([59b] , p 132) l’homme serait un bûcheron tenant de la main gauche un outil de coupe et de la main droite un turban.
[59] Marion Charpier « De dracone igniuomo » https://books.openedition.org/pufr/29562?lang=fr
[59a] Le seul autre manuscrit qui illustre les moralisations (BNF Français 24428) les inclut dans le même cadre que l’animal, et ne présente aucun débordement.
[59b] Remy Cordonnier, « L’iconographie du Bestiaire divin de Guillaume le clerc de Normandie »

7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée

22 septembre 2024

Du point de vue qui nous occupe, la période gothique manifeste une sévère normalisation : les débordements « ad hoc », à la convenance de l’artiste, disparaissent presque complètement. Seuls subsistent les débordements les plus classiques (ailes des anges ou des démons, pieds, tourelles, bout des armes).

Article précédent : 6 Débordements dans les Bestiaires

Le style de transition

Certains manuscrits, autour de 1250, manifestent une liberté graphique encore dans l’esprit roman.

 

La Bible des Croisés (1240-50)

Ce manuscrit de très haute qualité, qui a probablement appartenu à Saint Louis, présente des débordements habituels (toits, personnages entrant ou sortant latéralement) mais d’autres beaucoup plus originaux, qui s’expliquent probablement par le fait que l’ouvrage ne comportait à l’origine aucun texte, et que les images devaient se suffire à elles-mêmes pour décrire des situations passablement compliquée.

Sept artistes ont collaboré à cette réalisation prestigieuse, et tous pratiquent des débordements : preuve qu’ils faisaient partie intégrante de la charte graphique définie pour l’ensemble du manuscrit.

sb-line

Un penchant pour la mécanique (SCOOP !)

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 10v Victory at Ai, A TreatyJosué prend la ville d’Haï , fol 10v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 35v The Final Indignity, A Doleful Task, A Funeral Pyre, Sad TidingsLa mort de Saül, fol 35v

1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,

Le premier débordement du manuscrit interprète librement la mort du roi d’Haï :

Il fit pendre à un arbre le roi d’Haï et l’y laissa jusqu’au soir. (Josué 8:29)

L’arbre est remplacé par un dispositif beaucoup plus intéressant pour les commanditaires, un mangonneau équipé en potence à croc, sans doute tel qu’on l’utilisait pour lancer des cadavres par dessus les remparts.

Satisfait de son invention, l’artiste l’a reproduite plus loin pour agrémenter la mort du roi Saül :

Le lendemain, les Philistins vinrent pour dépouiller les morts, et ils trouvèrent le cadavre de Saül et de ses trois fils sur le mont Guilboa. Ils coupèrent la tête de Saül et le dépouillèrent de ses armes… ils attachèrent son cadavre sur les murs de Beth-Shan. 1 Samuel 21, 8-10

La partie « potence » est différente, et le mécanisme du mangonneau est décomposé en deux images : on hâle le contrepoids par des cordes presque jusqu’à son support (on voit bien la clenche qui permet de le bloquer) puis le corps de Saül redescend naturellement : on en déduit que la caisse du contrepoids est vide. En somme, le mangonneau fonctionne ici à l’envers.


1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 11v An Execution, Joshua's Final Commands, Joshua's PassingJosué fait pendre les cinq rois Amorites , fol 11v
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,

Pour la suite du tableau de chasse de Josué, l’illustrateur revient à plus de sobriété :

Après cela Josué les frappa de l’épée et les fit mourir; il les pendit à cinq arbres, et ils y restèrent pendus jusqu’au soir. (Josué 10,26)

Toujours intéressé par la mécanique, il invente néanmoins ces arbres à deux cimes dont l’une déborde, soulignant le poids du corps sur l’autre.


Des registres à entrée et sortie

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 12r Ehud, a Clever Leader, Deborah, a ProphetessDéborah contre les Cananéens, fol 12r 1240-50 Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 24vSaül contre les Amalécites, fol 24v

1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Les registres inférieurs de ces deux pages sont construits de la même manière, avec des débordements latéraux des chevaux. On pourrait penser qu’ils servent simplement à exprimer le mouvement, mais le manuscrit comporte de nombreuses scènes de cavalerie qui, quant à elles, ne débordent pas.

Le double débordement sert ici à indiquer au lecteur que le registre montre un paysage continu, mais qui comporte deux moments :

  • d’abord Déborah ordonne à Barak d’attaquer Sisara, puis Barak rattrape le char de Sisara et le tue – l’élision des chevaux de son char montre bien qu’il n’avait aucune chance (Juges 4,14-15) ;
  • d’abord Saül combat les Amalécites, puis il poursuit son chemin en emmenant prisonniers et bétail (2 Samuel 31,1-10).

Des cases à double temporalité

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 14r Just Desserts, Divine Favor, A Thanksgiving, Samson, Mightiest of MenLa mort d’Abimélech lors du siège de Thebez, fol 14r

Les débordements de la tour en haut à gauche, du lion en bas à droite, interviennent dans des cases qui superposent deux temporalités :

  • le morceau de meule qui tombe, puis la mort d’Abimélech :

Abimélech vint jusqu’à la tour; il l’attaqua et s’approcha de la porte de la tour pour y mettre le feu. Alors une femme lança sur la tête d’Abimélech un morceau de meule de moulin et lui brisa le crâne. Il appela aussitôt le jeune homme qui portait ses armes, et lui dit : Tire ton épée et donne-moi la mort, afin qu’on ne dise pas de moi: C’est une femme qui l’a tué. » Le jeune homme le transperça, et il mourut. Juges 9,52–54

  • le lion qui menace, puis la victoire de Samson :

Lorsqu’ils arrivèrent aux vignes de Thamna, voici qu’un jeune lion rugissant vint à sa rencontre. L’Esprit de Yahweh saisit Samson; et, sans avoir rien à la main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau. Juges 14,5–6



1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 14r Just Desserts, Divine Favor, A Thanksgiving, Samson, Mightiest of Men detail
On remarquera que, tandis que le jeune Samson est dupliqué, le soldat sous la meule est différent d’Abimélech. Il y avait en effet une contradiction à résoudre : un soldat n’attaque pas sans son armure, mais le gorgerin et le casque empêchent l’égorgement. Le dessinateur a donc choisi d’illustrer le premier moment de manière générique : « une femme lançant des morceaux de meule du haut de la tour » et l’autre de manière spécifique « l’écuyer égorge Abimélech ». La continuité de l’histoire est suggérée par la pose identique des deux corps et par leur imbrication : la jambe gauche d’Abimélech déborde sous celles du soldat, tandis que sa jambe droite est escamotée par le cadre.


1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 15r Samson transporte les portes de gaza sur la montagneSamson transporte les portes de Gaza sur la montagne, fol 15r
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Le débordement des portes est ici conforme au second moment du texte :

Samson demeura couché jusqu’à minuit; à minuit, il se leva et, saisissant les battants de la porte de la ville et les deux poteaux, il les arracha avec la barre, les mit sur ses épaules et les porta sur le sommet de la montagne qui regarde Hébron. (Juges 16,3)

Le fait que le débordement intervienne là encore dans une case à double temporalité ne signifie pas que cet effet graphique a pour signification de distinguer les deux occurrences de Samson : simplement, les cases de ce type étant plus denses, le débordement y est mécaniquement favorisé.


Des débordements narratifs

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 30rLes deux sacrifices, fol 30r
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Dans cette page, le débordement sert à opposer les deux registres, construits en parallèle :

  • en haut un sacrifice honnête : Anne donne au grand prêtre Eli son fils Samuel, une outre de vin, trois boisseaux de farine et trois veaux ;
  • en bas un sacrifice malhonnête : les fils corrompus d’Eli prélèvent pour eux-mêmes une part, ce pourquoi les deux agneaux, réprouvant le procédé, restent à l’extérieur de la case.

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 23v Saul Victorious, A Proven LeaderSaül brise le siège de Jabès par les Ammonites, fol 23v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 24r Jonathan attaque les philistins sur une montagneJonathan rejoint les Philistins sur la montagne, fol 24r

1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Dans la première page, l’invention la plus frappante est celle du servant de la bricole qui s’envole avec sa pierre, montrant l’incompétence des Ammonites comme assiégeants.

Dans la seconde page, le massacre des Philistins en haut de la montagne suit fidèlement le texte.



1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 23v 24r schema
Mais il répond aussi à la composition d’ensemble du bifolium, en faisant écho à l’archer en haut de sa tour qui tire sur les Ammonites : à gauche le débordement favorise les alliés d’Israël (carré vert), à droite il ne protège pas ses ennemis (carré rouge). Le débordement des épées (cercle bleu) souligne la correspondance entre les deux combats panoramiques (flèche bleue) ; selon le même principe de symétrie croisée, les deux scènes du roi trônant et du sacrifice (sur l’autel et sur la montagne) se répondent dans l’autre sens (flèches jaunes).


Un débordement honorifique

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 27r Goliath, A Father's Concern, David Entrusts Jesse's Flock to Anotherfol 27r 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 28vfol 28v

Histoire de David et Goliath
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Ces deux pages (non consécutives) ouvrent et concluent l’histoire de David et du géant Goliath qui, debout, garde la même taille, son casque frôlant les créneaux. Le débordement a ici une valeur honorifique :

  • dans la première page, la lance distingue Goliath ;
  • dans la dernière, c’est son vainqueur qui déborde tous azimuts : pour prendre du recul avec sa fronde, pour amener à Saül la tête du Philistin, pour revêtir en récompense l’habit somptueux du fils du roi.


Les complexités de la Mort d’Abner (SCOOP !)

1240-50 Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 6vJoseph et ses frères, fol 6v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 37vMort d’Abner, fol 37v

1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Au registre supérieur de la première image, Joseph est représenté trois fois : embrassant son frère Benjamin, accueillant chez lui ses onze frères, et festoyant avec eux. Devant la table, un serviteur apporte un plat posé sur une baguette.

Dans la seconde image, par comparaison, le débordement de la table est plus facile à comprendre  : à l’aplomb du bord, la barre qui semble séparer la partie rajoutée n’est autre que la baguette du serviteur du premier plan.



1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 37v schema
La page comporte six personnages principaux, qui ont été incorrectement identifiés.

Le registre du haut illustre ce passage :

Abner vint près de David, à Hébron, accompagné de vingt hommes; et David fit un festin à Abner et aux hommes qui l’accompagnaient. Et Abner dit à David: « Je vais me lever et partir pour rassembler tout Israël vers mon seigneur le roi; ils feront alliance avec toi et tu régneras sur tout ce que ton âme désire. Et David congédia Abner, qui s’en alla en paix. 2 Samuel 3,20-21

Dans la scène du festin, le dessinateur a rajouté Michal, la femme que David avait acheté pour « deux cent prépuces de Philistins« , et qu’Abner a réussi à lui ramener, en gage d’amitié. La table a été rallongée afin de caser les « vingt hommes » d’Abner. A l’autre bout de de registre, le personnage barbu en robe verte qui enlève ses gants est Joab : il revient d’une excursion après le départ d’Abner, son ennemi personnel.

Dans le second registre à gauche, Joab tue Abner, ce qui nous donne l’identité du personnage en bleu qui figure dans les quatre cases :

« C’est ainsi que Joab et Abisaï, son frère, tuèrent Abner, parce qu’il avait donné la mort à leur frère Asaël, à Gabaon, dans la bataille. » 2 Samuel 3,30

Dans la dernière case, David apprend la mort d’Abner, dégage toute responsabilité et maudit la maison de Joab.

Comme l’a remarqué Stéphane Lojkine [60], les quatre scènes s’opposent deux à deux (flèches blanches) :

  • à l’étreinte noble (David et Abner) s’oppose l’étreinte ignoble (Joab et Abner) ;
  • à la scène de réconciliation (David saluant le clan d’Abner) s’oppose la scène de malédiction (David maudissant le clan de Joab).

Ces deux dernières scènes sont unifiées par le personnage du serviteur à genoux, mis en évidence par le débordement. C’est sans doute pour leur donner un caractère générique que le dessinateur a omis le chef de chaque clan, ce qui complique beaucoup la lecture.

Ce difficile effort de symétrisation d’une histoire complexe a conduit à mettre en avant le personnage très secondaire d’Abisaï, à peine cité dans le texte, mais qui sert ici de fil conducteur entre les quatre cases.



1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 37v detail
Dans la scène du banquet, un homme du clan d’Abner touche sa robe en signe d’amitié (le même geste que celui d’Abner avec le manteau doublé d’hermine de David), mais Abisaï ne lève pas sa coupe en retour : il pense encore à la mort de son frère Asaël, tué par Abner.

A l’issue de ce décryptage, la baguette du serviteur se voit pourvue d’un rôle-clé : dans la scène de réconciliation, elle sépare le clan d’Abner et le clan de Joab, préfigurant la tragédie qui va suivre.


Des bifoliums bien balancés

1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 34v Slaughter of the Amalekites, Saul's Last StandFol 34v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 35rFol 35r

La bataille du mont Gilboa

La page de gauche oppose une victoire et une défaite d’Israël :

  • en haut, l’assaut de David contre les Amalécites, pendant une fête ;
  • en bas, l’assaut des Philistins contre Saül, qui trouve la mort en haut du mont Gilboa.

Le débordement de la montagne sur la droite sert de transition avec le seconde page, dont le registre supérieur détaille ce qui se passe au sommet : la découverte des corps de Saül et de ses fils et la décapitation de Saül. Les deux scènes du bas nous font redescendre dans le pays des Philistins : les armes de Saül sont déposées dans leur Temple, et sa tête promenée en triomphe.


1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 38v King is Displeased, Tribes under One King, Conquest of JerusalemFol 38v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 39rFol 39r

Installation de David à Jérusalem
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638,

Dans ce bifolium, les deux débordements en bas à droite mettent en relation Jérusalem, conquise par David, et la maison d’Obédédom de Geth dans laquelle, sous la bénédiction de Dieu, l’arche d’alliance est provisoirement déposée, en attendant d’être installée en ville (2 Samuel 6,2-11).


1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 41vFol 41v 1240-50, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638, fol 42rFol 42r

Aventure de David avec Bethsabée
1290-1300, Bible, France du Nord, Morgan Library, M. 638

Dans ce dernier bifolium, les registres supérieurs se répondent et les débordements des édifices résument l’essentiel de l’histoire :

  • à gauche, David remarque Bethsabée au bain, et un messager fait la navette pour aller la chercher ;
  • à droite Urie, le marie trompé, refuse de rentrer dans sa propre maison et, par provocation, installe sa tente devant le palais de David ; des serviteurs font la navette pour lui envoyer à manger et à boire.

La dernière case montre la conclusion tragique : renvoyé en première ligne, Urie est tué d’un coup d’arquebuse tiré depuis le donjon. Le débordement latéral n’est pas strictement nécessaire à la narration, mais rajoute au réalisme militaire : le dessinateur a indiqué, par une zone bleue dans le cadre, le fossé qui protège la tour d’angle. On comprend à ce détail que ces images, tout en restant bibliquement impeccables, était faites pour être scrutées par des amateurs d’art militaire.


Les débordements d’Absalon

Dans l’histoire complexe du manuscrit, ces pages ont été séparées, sans doute par un propriétaire n’appréciant pas leur immoralité.

1240-50 Bible, France du Nord, NAL 2294 fol 43rAmmon abuse de sa demi-soeur Tamar,
1240-50 Bible, France du Nord, NAL 2294 fol 43r

Par ruse Ammon couche avec Tamar, puis la prend et horreur et la fait chasser. Elle se réfugie auprès d’Absalon, en hors-cadre.


1240-50,Paul Getty Museum, (Ludwig I 6 - 83.MA.55 recto
Recto
Révolte d’Absalon
Paul Getty Museum, Ludwig I 6 – 83.MA.55

En bas à droite, un débordement spectaculaire montre David, chassé de Jérusalem par Absalon :

David gravissait la colline des Oliviers; il montait en pleurant, la tête voilée, et il marchait nu-pieds; et tout le peuple qui était avec lui avait aussi la tête couverte, et ils montaient en pleurant. 2 Samuel 13,30

Lorsque David eut un peu dépassé le sommet, voici que Siba, serviteur de Miphiboseth, vint au-devant de lui, avec une paire d’ânes bâtés, portant deux cents pains, cent masses de raisins secs, cent fruits mûrs et une outre de vin. 2 Samuel 16,1


1240-50,Paul Getty Museum, (Ludwig I 6 - 83.MA.55 versoVerso
Mort d’Absalon
Paul Getty Museum, Ludwig I 6 – 83.MA.55

En tournant la page, la situation se retourne : les cavaliers de David et d’Absalom s’affrontent, Absalon s’enfuit mais reste accroché par les cheveux :

« la tête d’Absalom se prit au térébinthe, et il resta suspendu entre le ciel et la terre, et le mulet qui le portait passa outre. » 2 Samuel 18,9

Le génie du dessinateur est d’avoir , par les débordements, mis en correspondance ce mulet qui sort de l’image et les deux ânes qui y entraient au recto, résumant par cette opposition équine la défaite d’Absalon qui renverse la défaite de David.

Les deux débordements de chevaux, sur le bord gauche, comparent la troupe de David engageant le combat, puis revenant vers David en hésitant, car il avait commandé qu’on épargne son fils :

« David était assis entre les deux portes. La sentinelle alla sur le toit de la porte, au-dessus de la muraille et, levant les yeux, elle regarda et voici un homme qui courait seul. La sentinelle cria et avertit le roi. Le roi dit: « S’il est seul, il y a une bonne nouvelle dans sa bouche.» Pendant que cet homme continuait à approcher, la sentinelle vit un autre homme qui courait » 2 Samuel 18,24-26

La troupe qui approche en désordre exprime graphiquement cette arrivée échelonnée de messagers qui, dans le texte, conduit progressivement David à apprendre la terrible nouvelle.


sb-line

La Bible de William de Brailles

Ce cahier d’images pleine page, probablement destinées à un psautier, a été partiellement conservé, démembré entre deux musées. Il comporte quelques débordements originaux.

sb-line

1250 ca William de Brailles (Oxford) Musee Marmottan Adam et EveAdam et Eve expulsés du Paradis, Musée Marmottan 1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 10r The Crossing of the Red SeaLa traversée de la Mer Rouge, Walters Museum, W.106 fol 10r

Vers 1250, William de Brailles (Oxford)

Ces deux débordements peuvent être dits auto-référents : la traversée du cadre imite le franchissement de la frontière, du Paradis ou de l’Egypte.


1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 2r The Animals Enter Noah's ArkLes animaux entrent dans l’Arche, fol 2r 1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 4r Lot and his Family Flee SodomLoth et sa famille fuient Sodome, fol 4r

Vers 1250, William de Brailles (Oxford), Walters Museum, W.106

L’Arche à trois étages est un idée de William de Brailles, dans la légende inscrite au-dessous :

« Dieu ordonna à Noé de construire une arche à trois niveaux et d’y placer lui-même, sa femme et leurs trois fils, Cham, Sam et Iafet, ainsi que leurs femmes, et des couples de bêtes et d’oiseaux. »

Pour suivre le sens de la lecture, les animaux auraient dû entrer par la gauche : mais de Brailles a préféré utiliser la marge large et combiner deux débordements de type différent :

  • auto-référent pour l’entrée dans l’arche ;
  • symbolique pour l’Ange, dont le caractère surnaturel est souligné par le hors-cadre.

On retrouve la même dualité dans la Fuite de Sodome :

  • débordement autoréférent (et cette fois dans le sens de la lecture) pour la traversée de la frontière ;
  • débordement symbolique pour Loth et ses filles, qui sont accueillis par l’ange dans la marge, tandis que son épouse reste prisonnière de l’image, transformée en statue de sel.


1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 13r The Israelites Worship the Golden Calf and Moses Breaks the TabletsLes Hébreux adorent le Veau d’Or et Moïse brise les Tables de la Loi, fol 13r 1250 ca William de Brailles (Oxford) Walters Museum W.106 fol 20r Christ Appears at Lake TiberiasLe Christ apparaît au Lac de Tibériade, fol 20r

Vers 1250, William de Brailles (Oxford), Walters Museum, W.106

Ici la marge joue un rôle exactement inverse, servant de réceptacle à ce qui désacralise l’image :

  • le Veau d’Or ;
  • le pilote, personnage accessoire par rapport au matelot de la pêche miraculeuse, et à Saint Pierre traversant l’eau pour rejoindre le Christ ressuscité.



L’ inhibition des débordements

Le rouleau de Saint Guthlac (vers 1210)

On ne sait pas avec certitude les raisons de ce format très particulier : un rouleau de dix huit images circulaires sur divers épisodes de la vie de Saint Guthlac, sans texte séparé mais avec quelques indications en latin à l’intérieur des images.

1210 ca Lincoln Guthlac Roll BL Harley Roll Y 6 roundel 2 lancesMédaillon 2 1210 ca Lincoln Guthlac Roll BL Harley Roll Y 6 roundel 8 ailes piedsMédaillon 8 1210 ca Lincoln Guthlac Roll BL Harley Roll Y 6 roundel 10 vetemenst edificeMédaillon 10

Vers 1210, Lincoln Guthlac Roll, BL Harley Roll Y 6

Alors que le format circulaire rendait les débordements quasi obligés, l’artiste s’est appliqué à ce que presque rien ne dépasse.

Les Cantigas de Santa Maria (1281-84)

Cette oeuvre gigantesque, réalisée en Castille, illustre des Cantiques de la Vierge, chacun en une page de six ou huit cases bien séparées (une par strophe du cantique). Il en existe trois version illustrées [61]. Le fait que les centaines de cases de ces bandes dessinées ne comportent, malgré la diversité des histoires, que deux types de débordement vers le haut, est significatif d’une exclusion délibérée de ce procédé graphique.


1281-84 Cantigas de Santa Maria Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 88r Le maçon miraculeusement sauvéLe miracle du maçon (cantique 258)
1281-84, Cantigas de Santa Maria, Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 88r

Ici un maçon prie, monte en haut du mur, tombe, est sauvé par deux anges, est acclamé par ses collègues, puis remercie Marie avec eux. Le débordement du maçon et de ses collègues, en haut du mur, s’inscrit dans la même tolérance que celui du haut des édifices.


1281-84 Cantigas de Santa Maria Escorial MS T.I.1, fol. 109r RB. Patrimonio Nacional
Le miracle du peintre (cantique 74), fol 109r
1281-84, Cantigas de Santa Maria, Escorial MS T.I.1, RB. Patrimonio Nacional

C’est encore cette tolérance qui permet à la voûte de percer le cadre, en poussant les légendes de part et d’autre. Il s’agit d’un peintre qui peignait la Vierge très belle et le démon très laid. Le démon se venge en détruisant l’échafaudage, mais la Vierge sauve son protégé et le démon s’enfuit, transperçant la voûte et le cadre.


1281-84 Cantigas de Santa Maria Escorial MS T.I.1, fol. 74v RB. Patrimonio NacionalNul ne doit douter que Dieu a pris forme humaine (cantique 50), fol 74v 1281-84 Cantigas de Santa Maria Escorial MS T.I.1, fol. 104r RB. Patrimonio NacionalSainte Marie, viens à notre aide (cantique 80), fol 104r

1281-84, Cantigas de Santa Maria, Escorial MS T.I.1, fol. 109r, RB. Patrimonio Nacional

L’autre type de débordement vers le haut est celui de la figure céleste, que ce soit le Christ, la Vierge ou les deux. Dans ces cantiques assez abstraits, l’artiste s’est donné beaucoup de mal pour inventer des images, qui reposent parfois sur un seul mot de la strophe : pour le seconde page par exemple, l’arbre de la case 5 illustre « le fruit que vous avez porté » et les diables de la case 6 « les pêcheurs ».



1281-84 Cantigas de Santa Maria Escorial MS T.I.1, fol. 74v RB. Patrimonio Nacional detail
On peut se demander pourquoi, dans la première page, les deux figures célestes du registre inférieur ne débordent pas, à l’exception de toutes les autres. La raison ne se trouve pas dans les textes, mais simplement dans une contiguité désobligeante : le Christ en majesté aurait buté contre les pieds du bourreau ou la base de la croix.


1281-84 Cantigas de Santa Maria Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 120v1281-84, Cantigas de Santa Maria, Florence, Bibliothèque nationale centrale, ms. B. R. 20 fol. 120v

Cette page du codex de Florence le confirme : la demi-mandorle de la case 5 aurait touché la porte des Enfers.

Le missel d’Henry de Chinchester (vers 1250)

1250 ca-missel-henry-de-chinchester-Salisbury-manchester-The-John-Rylands-Library-Latin-MS-24-fol-150v
Trahison de Judas, fol 150v
Vers 1250, Missel d’Henry de Chinchester (Salisbury), Manchester John Rylands Library, Latin MS 24

Cette images est la plus mouvementée du manuscrit, avec le débordement des trois tours, d’un gourdin, et surtout en bas de Malchus dont Saint Pierre coupe une oreille, au bout du phylactère vertical :

Remets ton épée au fourreau (Jean 18,11)

Micte gladium (tuum) in vag(inam)

Il est possible que ce soit la longueur de l’inscription qui ait forcé l’artiste à propulser Malchus à l’extérieur.


1250 ca-missel-henry-de-chinchester-Salisbury-The-John-Rylands-Library-Latin-MS-24-fol-151vPortement de Croix, fol 151v 1250 ca missel-henry-de-chinchester-Salisbury--manchester-The-John-Rylands-Library-Latin-MS-24-fol-152r COPIECrucifixion, fol 152r

C’est cette même contrainte spatiale qui pourrait expliquer le percement par la base de la croix, au bout du phylactère de Marie :

Mon âme a fondu

Cantique des Cantiques, 5,6

Anima mea liquefacta est

Le débordement des extrémités de la Croix est assez courant dans les Crucifixions, mais plus original dans la scène du Portement à laquelle il confère un dynamisme particulier : le bois pénètre péniblement dans le cadre alors que, grâce au marteau, les clous s’enfonceront facilement dans la chair (les deux étant mis en évidence par des débordements).


Le psautier Ramsey (1300-1310)

1300-10 Ramsey psalter Morgan MS 302 fol 2v1300-10, Ramsey psalter, Morgan MS 302 fol 2v

On retrouve dans la quatrième case le même procédé de la croix qui perce la cadre, signalant ici la sortie de l’image. L’entrée dans l’image est quant à elle signalée par les rares figures de Joseph et Marie en hors cadre regardant,  derrière un cadre réifié en colonne  leur fils au milieu des docteurs.



1300-10 Ramsey psalter Morgan MS 302 fol 2v schema
La transition entre les cases 2 et 3 est quant à elle accompagnée par le débordement, moins marqué, du gourdin et du fouet.


L’exception démoniaque

Dans de rares cas, le débordement caractérise un personnage particulièrement répulsif : Judas ou le diable.

1225-50 BM Rouen Ms 3016 fol14 The Last Supper Psautier a l'Usage de Paris 1225-50 Psautier de Marguerite de Bourgogne Cene Bibl. Ste Geneviève MS 1273 fol 12v

Psautier à l’usage de Paris, BM Rouen, Ms 3016 fol 14

Psautier de Marguerite de Bourgogne, Bibl. Ste Geneviève, MS 1273 fol 12v

La Cène, 1225-50

Dans la composition de gauche, le traitre Judas est identifié par le geste du Christ, qui lui tend un poisson à mâcher, et par les traits péjoratifs que sont la vue de profil et l’absence d’auréole.

Dans celle de droite, il est identifié par sa chevelure rousse et par son pied en hors cadre, qui symbolise son exclusion du groupe des apôtres.


1100-1200 Fresque de Vic - La Cène (Jochen Jahnke) 1125-30 Psautier de Saint Alban (Hertfordshire), Bibliothèque de la cathédrale d'Hildesheim Cène fol 19r

1100-1200 Fresque de Vic (photo Jochen Jahnke)

1125-30, Psautier de Saint Alban (Hertfordshire), Bibliothèque de la cathédrale d’Hildesheim, fol 19r.

La Cène

Ce débordement de Judas, assez fréquent à l’époque romane, devient un archaïsme à l’époque gothique : malgré son évidence symbolique, les artistes privilégient l’intégrité du cadre. Ils sont beaucoup moins regardants en revanche sur les apôtres auréolés : tandis que les illustrateurs romans respectent le nombre de onze, l’illustrateur du Psautier de Marguerite de Bourgogne ne craint pas de monter jusqu’à treize.


1225-50 Psautier de Marguerite de Bourgogne Jugement dernier Bibl. Ste Geneviève MS 1273 fol 19
Jugement particulier et Jugement dernier
1225-50, Psautier de Marguerite de Bourgogne, Bibl. Ste Geneviève, MS 1273 fol 19r

Le même maître utilise le débordement démoniaque dans cette illustration très exceptionnelle. Selon l’interprétation de M. Angheben [61a], le deuxième registre, où Saint Michel sépare en deux groupes les âmes nues, correspond au Jugement particulier, qui se produit juste après la mort : les Damnés définitivement condamnés sont emmenés par le démon de droite jusqu’à l’enfer du premier registre, où ils mijotent dans la marmite.

Le quatrième registre représente en revanche le Jugement dernier, où le Christ juge les âmes réintégrées dans leurs corps et leurs habits terrestre, après la Résurrection du troisième registre. Un autre démon en débordement tire ces Damnés habillés vers la marge.

A ces deux démons qui tirent s’oppose l’ange à l’épée, qui pousse les Damnés vers la porte de l’Enfer. La marge droite fonctionne donc comme une sorte de puits, par où les damnés des deux jugements sont évacués puis injectés vers leur destination commune.

1330-40 Psautier-heures BM Avignon MS 121 fol 73v IRHTJugement particulier
Psautier-heures 1330-40, BM Avignon, MS 121 fol 73v, IRHT

Cette autre illustration très exceptionnelle montre elle-aussi un Jugement particulier, celui d’un abbé, en huit stades numérotés de I à VIIII [61b], comprenant l’intercession de la Vierge auprès de son fils. Tandis que les anges des étapes III et VII volent à l’intérieur de l’image, le démon de l’étape II chevauche le cadre, ses ailes de chave-souris restant à l’extérieur. De même transperce le cadre la banderole plangeante qui exprime sa revendication :

« J’exige d’avoir de mon côté, Par justice et selon le droit, l’âme qui quitte ce corps, Qui est toute pleine de souillure »


La page idéale des enlumineurs italiens

Sous l’influence du decorum byzantin, les italiens corsettent en général les images sacrées dans un cadre large et ornementé.

1330-40, Maître des Effigies Dominicaines(Florence), Barb.lat.3984 fol 3v St Pierre et les apôtres Maître des Effigies Dominicaines, St Pierre et les apôtres, Vatican, Vat Barb.lat.3984 fol 3v 1330-40, Pacino di Bonaguida, (Florence) MET Martyre de St BarthélémyPacino di Bonaguida, Martyre de St Barthélémy, MET

1330-40 (Florence)

Figures de proue des enlumineurs florentins du début du Trecento, ces deux maîtres n’ouvrent le cadre qu’à la pénétration des entités surnaturelles : Esprit Saint ou âme du saint enlevée au ciel.

Dans la miniature pleine-page, les apôtres s’accotent dans l’épaisseur du cadre, mais sans déborder. L’intention hiératique est telle qu’on s’aperçoit à peine qu’il y en a six d’un côté et cinq de l’autre.


1330-40, Maître des Effigies Dominicaines(Florence), Florence, archivio di stato Codex 470 fol 1vFlorence, archivio di stato Codex 470 fol 1v
1330-40, Maître des Effigies Dominicaines (Florence)

L’initiale A historiée s’hypertrophie jusqu’au quart de la page, et le cadre se sépare de l’image pour sacraliser la page tout entière : on voit que c’est l’esthétique d’ensemble qui compte, pas seulement celle de l’image.


1390-1400 Don Silvestro_de'_Gherarducci_-_Gradual_2_for_San_Michele_a_Murano_(Folio_44) Morgan MS M.653, no.3L’Ascension dans une initiale V
1390-1400, Don Silvestro de’ Gherarducci, Graduel 2 pour San Michele a Murano (Fol 44), Morgan MS M.653, no.3

A l’extrême de cette évolution, l’initiale finira par expulser presque totalement le texte. En tant qu’objet abstrait, elle a le droit de traverser le cadre, partageant le même caractère transcendant que le Christ.


1325-30 Master of the Codex of Saint George Missel Morgan Library M 713 Nativité
Nativité
1325-30, Maître du Codex de Saint Georges, Missel Morgan Library M 713 fol 55r

Le Maître du Codex de Saint Georges a réalisé pour le cardinal Stefanini des pages très novatrices : ici une nuée d’anges dégringole le long de la marge gauche :

  • certains s’arrêtent au premier palier pour l’Adoration de l’Enfant à l’intérieur de l’initiale C,
  • d’autres descendent jusqu’au rez-de-chaussée pour L’Annonce aux bergers.

Dans ce type de mise en page, la question n’est plus tant celle d’inscrire une image dans une texte, que l’inverse : le texte vient se caser à l’intérieur d’un espace graphique unifié, qui estompe les distinctions entre initiale historiée, drôlerie, et image de bas de page.


1321‒30, Master of the Codex of Saint George Vaticana, Archivio di San Pietro (C 129), fol. 85Saint Georges et le dragon
1321‒30, Maître du Codex de Saint Georges, Vatican, Archivio di San Pietro (C 129), fol. 85

Il serait réducteur d’analyser en terme de débordements ce mont, cette citadelle et cette tour, en expansion au dessus de la princesse. Il s’agirait plutôt d‘une image de bas de page qui cherche à encercler la totalité de la page, en passant par la majuscule P, jusqu’à l’initiale historiée où le donateur adore Saint Georges, présent une seconde fois en buste.


1265, Bible de Conradin Walters art Museum W152 fol 66v Saint MarcSaint Marc, fol 66v 1265, Bible de Conradin Walters art Museum W152 fol 147v LevitiqueLévitique, fol 147v

1265, Bible de Conradin, Walters art Museum W152

Ces recherches formelles avaient eu un précédent extraordinaire dans ce manuscrit sans équivalent : le personnage de chaque frontispice, figuré en pied dans la marge inférieure, émet une sorte d’ectoplasme serpentin pour rejoindre, par le plus court chemin, l’autre instance de lui-même, occupée à écrire ou à prier : ainsi le contour carré de la vignette est comme challengé par le cadre chantourné et cloué d’or de la grande image.

Dans la seconde page,  la croix du Christ elle-même se trouve englobée dans ce pseudopode expansif, qui ridiculise l’idée même de débordement.


1265, Bible de Conradin Walters art Museum W152 fol 162v IsaïeIsaïe, fol 162v 1265, Bible de Conradin Walters art Museum W152 fol 164r EzechielEzéchiel, fol 164v

Consacrées aux deux grands prophètes visionnaires, ces pages d’une liberté graphique époustouflante poussent à l’extrême cette logique organique :

  • dans la première, l’ectoplasme adopte la forme d’une sorte de dragon gueule ouverte, dont Isaïe scié en deux remplit la tête, et dont la queue vient fouetter la vignette d’Isaïe plongé dans sa vision ;
  • dans la seconde, la tête de l’ectoplasme contient la vision elle-même, Ezéchiel occupe le centre, et la queue se recourbe comme celle d’un écureuil pour conduire l’oeil jusqu’à l’initiale E, où est reproduite en réduction la scène principale : Ezéchiel sous les Quatre Vivants.



Le rigorisme des psautiers parisiens

Bien loin de ces expérimentation italiennes, les ateliers parisiens produisent en série des psautiers de plus en plus normalisés, où l’on voit disparaître les débordements pratiqués depuis des générations.

1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 7r Beatus virJean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 7r 1350-80 Jean le Noir Breviaire de Charles V BNF Latin 1052 fol 207r Beatus vir gallicaJean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052 fol 207r

Beatus vir

Entre ces deux images, l‘initiale historiée a été remplacée par une image encadrée, mais la composition est restée la même. Du point de vue des débordements, elle a même régressé, puisque les pieds de l’enfant sont rentrés à l’intérieur du cadre, dont la linéarité est moins tolérante à l’empiètement que les courbes de l’initiale.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 17vJean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 17v 1350-80 Jean le Noir Breviaire de Charles V BNF Latin 1052 fol 217r Beatus vir gallicaJean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052 fol 207r

David et Goliath

On constate ici la même régression, dans un sujet pourtant propice aux débordements : la fronde qui sortait de l’initiale a réintégré le cadre.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10484 fol 364r St Simeon et JudeSt Siméon et St Jude, Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483, fol 364r 1350-80 Jean le Noir Breviaire de Charles V BNF Latin 1052 fol 513r St Maurice gallicaSt Maurice, Jean le Noir, 1350-80, Bréviaire de Charles V, BNF Latin 1052, fol 513r

La figure de Saint Siméon a été reprise pour Saint Maurice. Le débordement timide de la garde de l’épée a été délibérément éliminé, alors que les scènes de combat étaient depuis toujours un théâtre privilégié du hors-cadre.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10484 fol 282rSaint Laurent, fol 282r 1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10484 fol 379v St MartinSt Martin, fol 379v

Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483

Dans le Bréviaire de Belleville, les débordements banalisés depuis des lustres deviennent extrêmement timides, comme la pointe de la lance, l’auréole du saint ou le cheval, qui risque à peine la pointe d’un sabot sur le cadre.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 259rBaptême du Christ, fol 259r 1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10484 fol 272r St Dominique soutenant le LatranSaint Dominique, fol 272r

Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483

Jean Pucelle pratique occasionnellement quelques débordements narratifs – la cruche du baptême ou la tour du Latran soutenue par Saint Dominique – qui seront totalement éliminés par son successeur.


1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 24v SaulSaül menaçant David, fol 24v 1323-26 Jean Pucelle Breviaire de Belleville BNF Latin 10483 fol 242vAdoration des Anges et des Bergers, fol 242v

Jean Pucelle, 1323-26, Bréviaire de Belleville BNF Latin 10483

Les trois musiciens monstrueux – flûtiste à ailes et queue de dragon, tambourineuse voilée à pattes de griffon, cornemuseux chevauchant une hyène – ne sont pas des drôleries gratuites : elles imagent la folie qui obscurcit l’esprit de Saül lorsqu’il menace David et, plus subtilement, opposent leur musique démoniaque à la musique sacrée du harpiste. Même la libellule n’est pas gratuite : il s’agirait de la signature parlante de Jean Pucelle.

De la même manière, les trois bergers et leur troupeau, dans la marge, complètent à distance la scène de l’Adoration par les anges.


Ces deux pages aident à comprendre pourquoi les débordements sont devenus désuets à l’époque gothique. La maîtrise progressive de ce nouvel espace graphique qu’est la marge a eu pour effet de rencogner l’image dans son cadre, les fantaisies ayant désormais leur lieu dédié.

Dans la miniature de Saül menaçant David, deux des démons empiètent sur le cadre, montrant bien que les drôleries sont conçues comme des postes avancés sémantiques : les adjuvants narratifs, les clins d’oeil au lecteur, ne se font plus dans le plan de l’image mais par des excroissances externes, dotées de leur propre spatialité.

Si les débordements se sont raréfiés du treizième au quatorzième siècle, c’est sans doute en raison du goût gothique pour les géométries épurées, qui s’accommodait mal des accidents. Mais aussi parce qu’ils se trouvés concurrencés par des formules graphiques émergentes, que l’exploration des possibilités des marges avait peu à peu dégagées.

Article suivant : 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux

Références :
[61] Les deux versions contenant des images sur plusieurs registres sont :
Bibliothèque de l’Escurial (MS T.I.1) : https://rbme.patrimonionacional.es/s/rbme/item/11337
Bibliothèque nationale de Florence (MS Banco Rari 20) : https://archive.org/details/b.-r.-20/page/28/mode/2up
Textes des cantiques en galicien : http://www.cantigasdesantamaria.com/
Traduction anglaise : « Songs of Holy Mary of Alfonso X, the Wise : a translation of the Cantigas de Santa María »
https://archive.org/details/songsofholymaryo0000alfo/page/105/mode/1up
[61a] M. Angheben, « D’un Jugement À L’autre. La Représentation Du Jugement Immédiat Dans Les Jugements Derniers Français: 1100-1250 » p 420
[61b] Pour l’analyse de l’image et la transcription intégrale des textes, voir Cécile Voyer « Voir et entendre : des paroles dans l’image. À propos d’une enluminure du manuscrit 121 de la Bibliothèque municipale d’Avignon », Cahiers de Fanjeaux Année 2012 47 pp. 383-402 https://www.persee.fr/doc/cafan_0575-061x_2012_act_47_1_2151

8 Débordements gothiques : quelques cas locaux

22 septembre 2024

A la période gothique, les débordements restent encore autorisés dans les scènes de bataille. On en rencontre également dans quelques manuscrits italiens exceptionnels. 

Article précédent : 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée

 

L’exception des scènes de bataille

1250–75 Histoires d'Outremer par Guillaume de Tyr BNF Fr 2630 Siege_of_TyrSiège de Tyr, 1250–75, Histoires d’Outremer par Guillaume de Tyr, BNF Fr 2630 1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 43r Bataille d' Antioche (1098)Bataille d’ Antioche (1098), 1337, Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin, Maître de Fauvel, BNF Fr 22495 fol 43r

Ces scènes se prêtent naturellement au débordement vers le haut des tourelles, oriflammes et armes. Il permet d’introduire un élément de variété dans des scènes par nature répétitives. Malgré l’encombrement, les bords latéraux restent presque toujours intangibles, coupant net soldats et chevaux.



1325-35 Spieghel Historiael Flandres The Hague, KB, KA 20 fol 163v The battle between Arthur and Modred

Bataille entre Arthur et Modred
1325-35, Spieghel Historiael (Flandres), la Haye, KB KA 20 fol 163v

Dans ce manuscrit très riche en scènes de bataille, cette image est la seule qui présente un timide débordement des chevaux. Elle illustre bien la concurrence entre les hors-cadres et le texte :

  • un texte abondant bloque les débordements vers le haut ;
  • les images allant d’une marge à l’autre favorisent les débordements latéraux.


 

1280-90 Histoire de Merlin BNF FR 95 f 205r Bataille de la SurneBataille de la Surne, fol 205r 1280-90 Histoire de Merlin BNF FR 95 f. 238v Bataille de DanablaiseBataille de Danablaise, fol 238v

Histoire de Merlin, 1280-90, BNF FR 95

Ces deux images mettent en évidence un autre facteur limitant : l’expansion des drôleries, commentaire facétieux à l’extérieur de l’image, a pour contrepartie de comprimer celle-ci dans son cadre.


 

1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 30r Siege_de_Nicée_(1097)Siège de Nicée (1097), fol 30r 1337 Roman de Godefroi de Bouillon et de Sala Maitre de fauvel BNF Fr 22495 fol 16v Pierre l'ermite au siege de_Nish_(1096)Pierre l’Ermite au siège de Nish (1096), fol 16v

Roman de Godefroi de Bouillon et de Saladin, 1337, Maître de Fauvel, BNF Fr 22495

Les scènes de siège sont propices au débordement des remparts ou des défenseurs, quasi systématiques dans ce manuscrit.

Dans le cas du Siège de Nish, la nécessité de représenter Pierre l’Ermite a conduit l’artiste à une solution astucieuse : scinder l’image en deux moitiés, chacune à son échelle propre, ce qui place un Pierre l’Ermite géant à la hauteur des ennemis miniaturisés. Un débordement des remparts aurait contrarié cette domination.


1400-1440 Maître de Giac Chroniques de Froissard BNF FR 2662 fol 150v Bataille de CrecyMaître de Giac, 1400-40, BNF FR 2662 fol 150v 1412-1415 Chroniques de Froissard France MS M.804 fol. 110 Bataille de Crecy1412-1415, MS M.804 fol. 110

Bataille de Crécy (Chroniques de Froissard)

Un débordement conventionnel spécifique aux scènes de bataille est celui des drapeaux, permettant d’identifier les camps en présence [62].


1400-25 Maître de Giac Froissard Chroniques Toulouse BM 511 f. 109 Bataille de Neville's-Cross IRHTBataille de Neville’s-Cross, fol 109 1400-25 Maître de Giac Froissard Chroniques Toulouse BM 511 f. 244 Bataille navale devant la Rochelle en 1372Bataille de la Rochelle en 1372, fol 244

Maître de Giac, 1400-25, Chroniques de Froissard, Toulouse BM 511

Dans ces deux images, le débordement sert à signaler la particularité de la bataille :

  • la présence de la reine d’Angleterre en personne [63] ;
  • le lieu, près des remparts de la Rochelle.



Les libertés de l’enluminure italienne

Le développement industriel et marchand dans la première moitié du Trecento va de pair avec la floraison de toutes sortes d’ouvrages techniques, pour lesquels les artistes développent des iconographies nouvelles. On apprécie aussi les récits épiques de l’antiquité, tels le Roman de Troie.

Ces images émergentes, non religieuses et non codifiées par une longue tradition, sont propices aux débordements, du moins dans les régions d’Italie qui se dégagent en premier de l’influence byzantine : à Padoue et Bologne essentiellement, ainsi que dans un étrange manuscrit florentin.

Le Maître des antiphonaires de Padoue

Soit maître bolonais ayant travaillé à Padoue, soit l’inverse [64], cet artiste novateur importe dans la miniature les apports tridimensionnels de la peinture de Giotto, telles qu’il a pu les observer dans les fresques de la chapelle Scrovegni. On attribue aujourd’hui à cet atelier plusieurs manuscrits dont la datation reste discutée, mais qui témoignent d’un perfectionnement croissant, dans la première moitié du Trecento.

sb-line

1303-06 Giotto di Bondone, Le allegorie dei Vizi e delle Virtù, Padova - Cappella degli ScrovegniAllégorie des Vices et des Vertus 1303-06 Giotto di Bondone, Le allegorie dei Vizi e delle Virtù, Padova - Cappella degli Scrovegni InjusticeL’Injustice

1303-06, Giotto , chapelle Scrovegni, Padoue

Les grisailles notamment montrent des figures sortant du cadre, les pieds parfois posés sur un socle rocheux. L’Injustice, en particulier, a sous ses pieds deux plateformes en escalier, une où passent des soldats, l’autre plantée d’arbres.


1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 18v Assaut d'une fortificationAssaut d’une fortification, fol 18v 1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 43r César combattant JubaCésar combattant Juba, fol 43r

Maître des antiphonaires de Padoue, 1325-25, Miscelllanées, Florence Riccardiana, Ricc. 1538

L’atelier introduit dans les scènes de bataille cette idée d’une plateforme en ressaut, portant une frise de guerriers. Le débordement de la tour n’a rien d’original dans les scènes de bataille, mais il va être porté à des hauteurs inusitées.

Les arbres apparaissent ici comme des fioritures externes au cadre, qui ne se raccordent pas à la scène. La queue de la panthère, en revanche, passe sous le cadre, témoignant d’une exploration tous azimuts des débordements.


1300-25 Maestro degli Antifonari padovani Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 2r Cesare dirige la costruzione di una arco di TrionfoCésar dirigeant la construction d’un arc de Triomphe, 1325-25, Miscelllanées, Florence Riccardiana, Ricc. 1538 fol 2r 1320-50 Divine Comedie Dante’s Dream MS BL Egerton 943, f. 3rLe rêve de Dante, 1320-50, Divine Comédie, MS BL Egerton 943, f. 3r

Maître des antiphonaires de Padoue

Selon les manuscrits et le type de scène, le cadre peut être plus ou moins épais et ouvragé, la plateforme plus ou moins en ressaut, géométrique ou rocailleuse.


Le roman de Troie

 

 

1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 18r Destruction de TroieDestruction de Troie, fol 18r

1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 19v reconstruction de TroieReconstruction de Troie, fol 19v

1315-25, Maître des antiphonaires de Padoue, Vienne ONB Cod. 2571

Le manuscrit le plus abouti de l’atelier est « Le roman de Troie » de Vienne, qui donne à ce bestseller médiéval une illustration pléthorique et inédite par rapport aux procédés standards des scènes de bataille. Ce type d’image avait déjà existé, mais sur fond blanc, l’édifice étant son propre cadre.

En doublant le mur du fond par un cadre ornementé, l’atelier place l’image dans le champ de la représentation théâtrale, sur tréteau et devant un rideau. L’oeil est alors attiré par ce qui déborde, les maçons et les tours abaissées puis relevées. Le texte qui s’encoche dans une des tours revendique le caractère expérimental et purement graphique de ces débordements.


Le « Roman de Troie » de Vienne a été copié une vingtaine d’années plus tard, dans un  manuscrit qui se trouve aujourd’hui à la BNF. La comparaison donne des indications précieuses sur la normalisation du goût dans cette période.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 13v, Retour de Jason en Crete1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 13v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 14v, Retour de Jason en Crete1340-50, BNF FR 782 fol 14v

Le retour de Jason en Crète, Roman de Troie

Cette image révèle le même esprit de jeu purement formel, avec ces arbres qui ne se plantent sur rien et cette tour posée sur le cadre.

La copie de Paris ne présente plus ces excentricités de jeunesse : en s’étendant à d’autres ateliers, la formule s’est banalisée. A noter l’ajout de textes explicatifs en rouge.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 45r Bataille entre Grecs et Troyens1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 45r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol f. 49r, Bataille entre Grecs et Troyens1340-50, BNF FR 782 fol 49r

Bataille entre Grecs et Troyens

L’exubérance initiale se modère, encore qu’il faille tenir compte de l’emplacement différent des images, en haut ou en bas de page.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 174v Vengeance de Nauplios1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 174v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 189v Vengeance de Nauplios1340-50, BNF FR 782, fol 189v

Vengeance de Nauplios

La comparaison montre clairement l’évolution du goût vers des débordements moins affirmés : l’ajout de l’inscription en rouge n’empêchait pas de décaler le bord du cadre vers le bas, pour conserver l’agressivité des lanceurs de rochers. Le copiste a préféré une composition affadie, mi terre mi mer.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 31r Arrivee de Paris et Helene à Troie1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 31r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 34r Arrivee de Paris et Helene à Troie1340-50, BNF FR 782 fol 34r

Arrivée de Pâris et Hélène à Troie

Le copiste reprend la composition générale, mais fait varier les procédés : il branche les arbres au sol, rajoute une plateforme rocheuse et un baldaquin qui déborde, supprime le cadre derrière la tour : preuve que ces procédés sont bien compris comme purement graphiques, hors de tout enjeu narratif.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 15v Bataille entre Nestor et Laomédon1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 15v 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol 17r, Bataille entre Nestor et Laomédon1340-50, BNF FR 782 fol 17r

Bataille entre Nestor et Laomédon

Il lui arrive de faire pousser un arbre, un oriflamme ou une tour là où son prédécesseur n’en avait pas eu l’idée, ou la place (le bâtiment tombant désormais du côté de la marge large). On voit bien que c’est l’encombrement qui gouverne : seul l’étendard de Laomédon déborde.


1315-25 Maestro Antifonari padovani Le roman de Troie Vienne ONB Cod. 2571 fol 36r Conseil présidé par Agamemnon.1315-25, Vienne ONB Cod. 2571 fol 36r 1340-50 Le roman de Troie BNF FR 782 fol fol 39r Conseil présidé par Agamemnon1340-50, BNF FR 782 fol 39r

Conseil présidé par Agamemnon.

La tenue d’un conseil est une formule récurrente dans le manuscrit : elle comporte toujours un édifice qui déborde au dessus du personnage principal. Ici il y a trois rois, donc trois tours. A noter que le copiste a accru la symétrie en supprimant un personnage côté droit.


1320-30 GRATIANUS Siena, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3 fol 1rFrontispice, fol 1r 1320-30 GRATIANUS Siena, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3 fol 275r le baptemeLe baptême, fol 275r

Maître des antiphonaires de Padoue, 1320-30, Gratianus, Sienne, Biblioteca Comunale degli Intronati, ms. K.I.3

L’atelier a recyclé cette formule du conseil pour ce traité juridique, dont le frontispice est très codifié :

  • au centre le texte principal, dans un encart richement décoré, avec une grande image et des drôleries ;
  • tout autour, les gloses.

Quelques petites images viennent parcimonieusement agrémenter le corps du texte, pour faciliter le repérage des chapitres importants : ici celui du baptême.

On remarquera l’arbre qui déborde sans utilité symbolique, comme une signature graphique de l’atelier.


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Les manuscrits juridiques bolonais (1330-50)

Il serait aventureux de créditer le Maître des antiphonaires de Padoue de l’invention des « frontispices à plateforme » qui vont se multiplier dans les traités juridiques produits en série par les enlumineurs bolonais. Toujours est-il que ces pages somptueuses, seul agrément de ces textes arides, vont être le théâtre d’une surenchère de créativité.

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1330-35 Décrétales avec glossa ordinaria (Bologne), Morgan Library MS M.716.1vFrontispice des décrétales de Grégoire IX avec glossa ordinaria, 1330-35 (Bologne), Morgan Library MS M.716, fol 1v 1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 1r L'empereurJustinienL’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Frontispice du Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 1r

C’est tantôt le pape Grégoire, tantôt l’empereur Justinien qui président, du centre de leur plateforme, à ces pages surchargée. Si on peut considérer comme un débordement la source qui, dans la page de la Morgan library, coule en bas d’un texte à l’autre, quel est le statut de cet atlante vu de dos qui, dans un cas, porte à bout de bras l’ensemble de la plateforme, et dans l’autre cas seulement le coussin ? La concurrence et l’imitation ont dû faire rage entre les ateliers, certains que les spécialistes ont identifiés (l’Illustratore, le Maître de 1328), d’autres restés anonymes.


1335-40 Bologne Justinien Institutes MS Lat 14343 fol 11335-40 (Bologne), Frontispice du Justinianus, MS Lat 14343 fol 1 1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena Malatestiana ms. S.IV.2 fol 3r La demande de dot en cas de divorceLa demande de dot en cas de divorce, L’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 3r

Incontournable dans le frontispice, la formule du conseil revient aussi parfois dans le corps du texte, pour illustrer un acte judiciaire particulier. On notera ici l’apparition d’un plafond au dessus d’une plateforme rocheuse, laquelle relève plus de la convention graphique que de la réalité du tribunal.


1330-40 L'Illustratore, (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.2 12vL’Illustratore, 1330-40 (Bologne), Justinianus, Cesena, Biblioteca Malatestiana ms. S.IV.1 fol 12v 1300-59 Bologne Digesta , cum glosa, Justinianus. BNF Latin 14340 fol 10v1300-59 (Bologne), Justinianus, Digesta cum glosa, BNF Latin 14340 fol 10v

Les règles sur les dépenses liées aux dots

Les images du corps du texte se complètent parfois d’un personnage en débordement, tel ce colporteur qui monte chercher la dot et ce serviteur qui passe la porte pour déverser des épis aux pieds de la mariée, tandis que le mari s’occupe de faire cueillir les cerises.

L’image a été copiée par un imitateur, manifestement sans la comprendre, puisqu’il a remplacé le colporteur par un bûcheron inutile.


1330-40 Bologne Illustratore IUSTINIANUS cesena biblioteca Malatestiana ms. S.IV.2 fol 88v Le testament des militairesLe testament des militaires, L’Illustratore (1330-40) Bologne, Justinianus, Cesena, Bilioteca Malatestiana ms. S.IV.2 fol 88v 1330-40 Maestro della Crocifissione D (Bologne) Jean d'André enseignant Novela Super Sexto ; BM Cambrai Ms 620 fol.173Jean d’André enseignant, Maestro della Crocifissione D1330-40, (Bologne) , Novela Super Sexto BM Cambrai Ms 620 fol 173

La plateforme n’est souvent qu’un élément débordant parmi d’autres, tel l’arbre ou le pavillon. Elle peut aussi se développer en une véritable scène de théâtre où s’étagent des figurants, des meubles et des immeubles, devant un rideau florissant : ce n’est plus tant un élément qui déborde que l’image dans son ensemble, qui se déplie vers l’avant, telle les livres en relief pour enfant .


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Le Libro del Biadaiolo (1340-50) (SCOOP !)

Dans ce registre à usage privé, le marchand et poète florentin Domenico Lenzi consignait presque quotidiennement les prix du blé et des céréales sur le marché d’Orsanmichele, de 1320 à 1335, ainsi que des sonnets et des récits moralisateurs concernant les récoltes et les famines.

Ce manuscrit a été très étudié par les spécialistes de diverses disciplines mais j’en propose ici un parcours original, sur la seule base des débordements.

Les sept enluminures pleine-page, insérées entre 1335 et 1350, marquent l’arrivée dans l’école florentine de l‘influence giottesque, que nous avons vue à l’oeuvre à Bologne. Elles se répartissent en trois bifoliums, plus une image isolée.

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1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 6v L'abondanceFol 6v 1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 7r L'abondanceFol 7r

L’abondance, 1340-50, Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3

Ce premier bifolium célèbre l’Abondance, avec son ciel semé de fleurs. Les deux quarts de cercle célestes assurent une autre forme de continuité graphique, tout comme l’ange aux trois trompettes qui sème des grains dans les deux images : car l’abondance vient de Dieu.

Cependant les lignes d’horizon montent d’une page à l’autre : tout se passe comme si l’image se remplissait, à la manière d’un setier, cette mesure à grain dont on voit un exemplaire côté campagne et deux exemplaires côté ville. Tandis que les paysans ne débordent que latéralement, les acheteurs débordent de trois côtés :

  • ils rentrent par la droite,
  • font le tour des dix cuves (bigonce) remplies à ras bord,
  • et l’un ressort un peu plus bas, avec son sac sur l’épaule.

Les autres restent à deviser, assis sur le bord inférieur avec leurs sacs.

 

Indépendamment des détails et des textes, la mise en page elle-même exprime l’idée d’Abondance, avec ce cadre qui s’emplit et déborde de plus en plus.


Les pauvres expulsée de Sienne sont recueillis à Florence durant la famine de 1329,
1340-50, Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 57v 58r

L’Abondance permet la générosité : les pauvres débordent au compte-goutte d’une image à l’autre, avec enfants et éclopés, accueillis à l’extérieur des remparts. Les édifices quant à eux débordent vers le haut, y compris le campanile de Giotto encore en construction. Car les deux pages représentent des monuments reconnaissables de Florence, la porte de gauche étant juste affublée du blason siennois : manière de saluer graphiquement la magnificence florentine.


1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 70r Colle di ValdelsaIncident du col de Valdelsa en 1329, fol 70r

Cette page fait pendant au second bifolium, avec un autre incident survenu en 1329 : il s’agit ici de dénoncer le comportement des gens de Valdelsa qui livrèrent tout leur grain aux Pisans et le refusèrent aux Florentins : les mulets de ces derniers débordent à gauche, le bât vide, tandis que ceux de leurs ennemis héréditaires débordent à droite, chargés de sacs.


1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 78v La disetteFol 78v 1340-50 Libro del Biadaiolo Florence BML Tempi 3 fol 79r la disetteFol 79r

La famine

En conséquence, la Famine va frapper Florence. Ce second bifolium campagne-ville contredit en tous points celui de l’Abondance : le ciel est vide, l’ange ne sème plus de grains, et ses trompettes sont brisées.

Dans la page de gauche, il monte se réfugier au ciel avec l’accord de Dieu : « il m’a ramené dans un ciel plus clair et plus pur« . Il faut dire qu’au centre de la page s’étend un nuage noir dans lequel l’allégorie de la Famine descend en diagonale : une femme vêtue de noir, aux ailes de chauve-souris, portée par des oiseaux blancs et noirs. Ainsi la page campagne s’est vidée, comprimant les paysans sur le bord inférieur. L’attention est attirée vers la gerbe qui remonte sur bord gauche, attaquée par les oiseaux blancs et noirs, précurseurs de la Famine.

Dans la page de droite, celle-ci remonte en diagonale avec une bourse remplie, emblème de l’Avarice : elle va récupérer un fouet et une épée que Dieu lui tend « pour punir l’âme esclave et le corps » des humains. A l’opposé, la Vierge de l’Orsanmichele (une figuration archéologiquement exacte) ne peut protéger les pauvres qui se morfondent en contrebas. Au centre du marché, cinq cuves presque vides déchaînent le désordre, et la garde doit intervenir [65]. Ici les deux seuls débordements, sur le bord gauche, attirent l’attention sur l‘injustice de la siuation :

  • une femme pauvre, en cheveux, avec ses enfants, est empêchée d’entrer par un homme armé d’un poignard ;
  • une femme riche, en coiffe et seule, quitte le marché avec deux sacs.

Formellement, la Famine est évoquée par la campagne presque vide et la ville où se confine une populace grouillante.


Ce jeu longuement médité avec les débordements dénote un esprit agile et novateur, malgré les maladresses de dessin. Un consensus semble s’être établi pour voir dans le Libro del Biadaiolo une oeuvre de jeunesse du Maître des Effigies Dominicaines, chez qui les débordements sont totalement absents : il faut donc en attribuer la conception au poète Domenico Lenzi, plutôt qu’au dessinateur. Ce pourquoi ce manuscrit profane, totalement personnel quant au contenu et au style, n’a pas fait école dans la miniature florentine.


 

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Le Tesore, de Brunetto Latini

On attribue au même Maître du Biadaiolo les enluminures de certaines sections de ce manuscrit, sorte de compendium des connaissances du temps.

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1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 30rFol 30r 1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 35rFol 35r

1320-50, Tesore di Brunetto Latini, Laurenziana, Cod Plut 42.19

Dans la partie Bestiaire, les cadres en liseré rouge sont utilisés de manière didactique et systématique :

  • les poissons sont complètement encadrés, sauf ceux qui fouissent le sable (poisson-porc) ou marchent dessus (le crocodile) ;
  • pour les oiseaux (et les mammifères) :
    • ceux insérés dans le texte ont un ciel encadré de rouge et un sol non encadré (qui rappelle les images à plateforme bolognaise) ;
    • ceux situés en haut de page n’ont pas de ciel, en bas de page pas de sol ;
    • le vautour, qui ne rentrait pas dans l’espace prévu, a été déporté dans la marge.

1320-50 Laurenziana Cod Plut XLII 19 fol 57r Dllecto e Desiderio

Del Dilecto e del Desiderio, fol 57r
1320-50, Tesore di Brunetto Latini, Laurenziana, Cod Plut 42.19

La partie Traité des Vices et Vertus propose quant à elle des images à cadre large, dans l’épaisseur duquel s’inscrivent parfois les têtes ou les pieds. Le seul véritable débordement traduit de manière visuelle un passage assez abstrait, « Du Plaisir et du Désir » : le cavalier dans le cadre représente les deux, tandis que la dame en hors cadre, en situation dominante, représente la Raison à laquelle ils doivent se soumettre :

Le mouvement du courage est double. L’un est pensée de raison, l’autre est désir de volonté. Pensée est ce qui nous fait demander la vérité, désir est ce qui nous fait faire les choses. L’homme doit donc faire en sorte que la raison soit femme, par devant, et que le désir lui obéisse. Que si la volonté, qui est par nature soumise à la raison, ne lui obéit pas, elle cause souvent des troubles au corps et au courage.

Il movimento del cuore è doppio. L’uno è pensiero di ragione. L’altro è desiderio di volontà. Pensiero si è a dimandare il vero, e desiderio fa fare le cose. Dunque deve l’uomo curare che la ragione sia donna dinanzi, e che ‘l desiderio ubidisca. Che se volontà, ch’è naturalmente sottomessa a ragione, non gli è ubbidiente, ella fa ispesse volte turbare il corpo e ‘l cuore. [65a]


 

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La Bible moralisée de Naples

Codifiées à l’époque gothique, les Bibles moralisées sont des manuscrits princiers dont le principe est de mettre en correspondance un épisode de l’Ancien Testament avec une image allégorique qui en donne une interprétation morale. Les deux scènes sont juxtaposées, en général dans des médaillons hermétiques. La Bible moralisée de Naples, terminée vers 1350 pour la reine Jeanne de Naples, présente, entre autres particularités, de nombreux débordements.

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1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 2vDieu sépare le Jour et la Nuit (Génèse 1), fol 2v

Le début du manuscrit suit la mise en page habituelle avec les deux médaillons superposés, mais qui dans cette page ne sont pas hermétiques : trois rayons partent de la demi-sphère Jour vers les trois anges, illustrant la moralisation :

« La clarté du jour signifie la clarté des anges et de Sainte Eglise »


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 17r

Histoire de Sodome (Génèse 19), fol 17r
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le médaillon du haut, Loth a accueilli deux anges dans sa maison ; mais les habitants de la ville arrivent armés de gourdins, dans l’intention de « les connaître » ; ce pourquoi Sodome est détruite. Le hors-cadre exprime à la fois la violence de l’intrusion, et la réprobation envers les Sodomites. Ceux qui, comme l’explique la moralisation :

« assemblent homme à homme et femme à femme contre la volonté de Jésus Christ. Les diables les conjoient par reins et par bouche et par jambes et par tous les membres. »


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 17vLoth et ses filles sauvés des flammes (Génèse 19), fol 17v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 18rLe sacrifice d’Isaac (Genèse 22), fol 18r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le bifolium suivant, l’artiste expérimente pour la première fois le débordement comme un procédé de mise en relation verticale des deux images.

Dans la page verso, Loth réfugié sur la montagne est comparé à « ceux qui s’en vont servir Dieu ». Le problème est que c’est aussi sur la montagne que Loth couche avec ses filles, comparable en cela « au bon ermite qui est déçu par le monde et par sa chair et par le diable ». Ce que le texte dit explicitement, l’illustrateur se garde bien de le mettre en exergue par un débordement : il le dessine en toute petit dans le coin inférieur droit.

Dans la page recto, les débordements sont utilisés différemment :

  • celui de l’ange qui arrête l’épée est de pure commodité graphique ;
  • celui du Père qui appelle les fidèle à l’eucharistie crée une symétrie avec Dieu le Père envoyant son Fils au sacrifice.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 18vBétuel confiant Rébecca à Eliézer (Génèse 24), fol 18v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 19rNaissance d’Esaü et Jacob (Génèse 25), fol 19r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans le bifolium suivant, les débordements se multiplient encore.

Dans le registre supérieur de la page verso, ils facilitent la lecture en trois épisodes. et mettent en balance :

  • à gauche Abraham, qui envoie Eliézer chercher une épouse pour son fils Isaac,
  • à droite Isaac épousant Rebecca.

Dans le registre inférieur, les débordements moins marqués de Dieu le Père à gauche et du Christ à droite suivent la même logique filiale, tout en respectant à la lettre le texte de la moralisation [66].

Dans le registre supérieur de la page recto, le débordement est à la fois :

  • narratif – Esaü revient de la chasse ;
  • conforme à la moralisation : il insinue l’idée qu’Esaü menace sa mère Rebecca, ce qui n’est pas dans la Génèse, mais permet de le comparer aux méchants qui menacent leur mère l’Eglise.

Après ce bifolium, la mise en page va changer radicalement : comme si la multiplication des débordements, si justifiés soient-ils, avaient convaincu l’artiste ou le commanditaire que le format « médaillon » ne tenait plus. On passe alors à une mise en page unique parmi toutes les Bibles moralisées : la superposition de deux registres encadrés.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 19vIsaac donnant se bénédiction à Jacob (Génèse 23), fol 19v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 20rLe songe de Jacob à Béthel (Génèse 28), fol 20r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dès le premier bifolium avec ce nouveau format, des débordements apparaissent pour :

  • le vieil Isaac alité, donnant sa bénédiction à Jacob (fol 19v) ;
  • Jacob endormi sur la pierre (fol 20r).

Ces deux débordements, induits par la position couchée, sont ici de pure commodité graphique. L’artiste ne pense pas à faire déborder le Christ dans le registre inférieur, alors que, selon les moralisations :

  • Isaac correspond au Christ bénissant les disciples au mont des Oliviers ;
  • Jacob correspond aux « bons chrétiens qui dorment sur la poitrine Jésus Christ en bonnes oeuvres ».

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 24rLes Frères de Joseph ensanglantant la tunique (Génèse 37), fol 24r 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 24vJuda et Bat-Shua (Génèse 38), fol 24v

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Mais an bout de quelques pages s’impose à nouveau l’idée d’utiliser les débordements au service du parallélisme vertical entre les deux registres.

Dans la première page sont comparés, à gauche et à droite :

  • le puits dans lequel Joseph a été jeté, avec le tombeau du Christ ;
  • la douleur de Jacob devant la tunique ensanglantée de son fils Joseph, avec celle des Chrétiens devant les souffrances du Christ.

Dans la seconde sont comparées, à droite :

  • la sage-femme passant un fil rouge à la main du jumeau premier-né, et l’épouse que la sainte Eglise unit à son mari.

Le débordement de gauche n’est pas reproduit en bas car la scène à cinq personnages – Juda épousant la fille de Sué et en ayant trois enfants – correspond à une scène à seulement deux personnages – le Christ épousant la Synagogue puis la répudiant.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 26vJoseph et la femme de Putiphar, fol 26v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 27rJoseph emprisonné, fol 27r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

La page verso de ce bifolium est assez complexe : l’illustrateur a volontairement resserré le cadre pour laisser à l’extérieur la femme de Putiphar devant sa maison : ceci pour exprimer qu’elle appelle Joseph de loin, mais aussi qu’elle lui est inaccessible, en tant qu’épouse de son maître. Pourtant elle lui fait des avances en le tirant par le manteau, et Joseph doit s’enfuir en le lui abandonnant.

Le registre inférieur montre lui aussi trois scènes :

  • un diablotin tirant par le manteau un serviteur qui déchausse son seigneur ;
  • deux serpents, un qui s’attaque à Adam accroupi et l’autre qui s’en prend à un prudhomme ;
  • le prudhomme qui s’enfuit sans son manteau.

Les débordements de la femme de Putiphar et du diablotin révèlent leur commune nature.

Dans la page recto, c’est maintenant Joseph qui rejeté hors de l’image, lorsque la femme de Putiphar l’accuse faussement de l’avoir violée. En dessous, de la même manière, la Synagogue « se plaint de Jésus Christ aux philosophes et le montre du doigt ». Sur la marge droite, le débordement met en relation la prison de Joseph et les Limbes, dont Jésus délivre les Elus. Une gueule d’enfer grande ouverte dévore le coin inférieur droit.

On notera que la moralisation au bas de la page 27r est la toute première écrite sur trois colonnes, ce qui améliore grandement la lisibilité de l’image.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 28vJoseph explique les songes du panetier et de l’échanson (Génèse 40), fol 28v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Sans entrer dans les détails de cette moralisation complexe, notons que les débordements frappent les éléments qui concernant le personnage négatif, le panetier :

  • les trois oiseaux noirs et le diablotin ;
  • le pendu (ainsi finira le panetier) ;
  • le diable qui entraîne en enfer la Convoitise, l’Orgueil et la Luxure.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 30vJoseph récompensé par Pharaon (Génèse 41), fol 30v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Il faudra encore attendre quelques pages pour que la tripartition du texte se transmette à l’image, avec une nouvelle transformation radicale de la mise en page : les scènes sont désormais cloisonnées en trois compartiments bien séparés, ce qui retire tout intérêt aux débordements explicatifs. On ne trouve plus ici qu’un timide débordement dynamique, pour les chevaux, du char d’or offert à Joseph à Pharaon.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 90vMyriam, Moïse et Aaron (Nombres 12), fol 90v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Dans les nombreuses pages qu’elle régit, cette troisième mise en page exclut tout débordement, sauf dans un cas de force majeure : pour exprimer que Myriam, devenue lépreuse, est exclue de la tente de réunion.


ee persp 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 133vNativité, fol 133v ee persp 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 140vFuite en Egypte, fol 140v

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Pour les pages du Nouveau Testament, ce manuscrit véritablement protéiforme effectue une quatrième mutation, avec des miniatures pleine page réalisées par un artiste différent, très imprégné par l’influence giottesque. De la même manière que chez les miniaturistes bolonais à la même époque, cette influence se traduit par des débordements rocheux, mais qui restent latéraux : on ne va pas jusqu’à l’idée d’une plateforme en avancée, se substituant au bord inférieur. Le bord latéral, en revanche, peut se trouver complètement substitué.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 158vLe Christ chassant les marchands du Temple, fol 158v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 185rle Christ aux Limbes, fol 185r

1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Des édicules en perspective trahissent également l’influence giottesque. Les personnages ou les objets débordent au premier plan pour accentuer l’effet de profondeur, débarrassés de toute intention symbolique ou didactique : les épisodes du Nouveau Testament n’appellent pas de moralisation.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 146rfol 146r 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 147vfol 147v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 148rfol 148r

Les trois tentations du Christ
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Certains débordements forment néanmoins système, dans une narration parallèle redoutablement astucieuse :

  • dans la Première tentation, ils introduisent le motif des trois arbres ;
  • dans la Deuxième tentation s’impose le motif du clocher ;
  • dans la Troisième tentation, trois anges cernent le diable par en haut, en coopération avec les trois arbres et les trois clochers.

1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 176rMise en Croix, fol 176r
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

Une autre narration parallèle se développe autour des pages concernant la Crucifixion : l’artiste commence par nous montrer la croix passant devant le cadre, dans un débordement spatial.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 177vCrucifixion, fol 177v
1340-50, Bible moralisée de Naples, BNF Français 9561

S’insère ensuite une page qui se singularise en de nombreux points :

  • elle est isolée, alors que toutes les autres sont en bifolium ;
  • elle ne comporte pas de texte ;
  • elle ne comporte pas de bord inférieur ;
  • Marie est représentée en habit de deuil, qui tranche avec le manteau bleu qu’elle porte dans toutes les autres images ;
  • les branches de la croix sont fixées par quatre chevilles.

On notera en bas à droite le détail du centurion levant le doigt pour attester de la divinité du Christ, et pour cela gratifié d’une auréole.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 177v detail
Mais le plus étonnant est que le bord supérieur du cadre masque le montant vertical de la croix , du moins à première vue. A force de regarder l’image, on comprend que c’est en fait le panonceau, entièrement couvert de sang pourpre, qui vient s’encocher dans le fond du cadre.

Sans doute faut-il comprendre que la croix, fichée en bas dans le rocher, est comme soutenue d’en haut par cet élément sacralisant qu’est le cadre, comme si la moitié céleste de l’image empêchait la moitié terrestre de se répandre vers le bas.

Cette page longuement méditée fonctionne comme une image dévotionnelle, qui s’exclut elle-même de la narration.


1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 178vMarie supplie le centurion, fol 178v 1340-50 Bible moralisée de Naples BNF Français 9561 fol 180vJoseph d’Arimathie décloue le Christ, fol 180v

Sur un travelling arrière qui préserve pour un instant encore l’énigme du panonceau sanglant, on retourne à la narration, avec un épisode apocryphe très rarement représenté :

« comment la Vierge Marie pria le centurion qu’il ne fit pas briser les jambes à Notre Seigneur Jésus Chrsit son fils ainsi comme il les avait fait briser aux deux larrons ».

L’image suivant révèle enfin le pot au rose aux lecteurs inattentifs, avec le panonceau pourpre bien en vue, juste sous la cadre redevenu hermétique.



Des débordements narratifs isolés

L’ascension d’Alexandre

1300-10 Roman d'Alexandre, France du Nord, , Berlin Kupferstichkabinett Ms. 78.C.1,fol. 661300-10, Roman d’Alexandre, France du Nord, Berlin Kupferstichkabinett Ms. 78.C.1 fol. 66 1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 2211400-10, Weltchronik (Allemagne) Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 221

L’ascension d’Alexandre

Depuis la cage dans lequel il est assis, Alexandre brandit vers le haut une brochette de viande pour que les aigles, en essayant de la manger, emportent l’ensemble dans le ciel.

Le Martyre de Saint Lambert

1285-90 Psautier de Lambert le Begue Université de Liège MS 431 fol 12r1285-90, Psautier de Lambert le Bègue, Université de Liège, MS 431 fol 12r 1300-10 Livre d'Heures Liège Walters Art Gallery, W. 37, fol.115v martyre de St Lambert1300-10, Livre d’Heures, Liège, Walters Art Gallery W. 37, fol 115v

Martyre de St Lambert

Le ou les guerriers à la lance montés sur le toit suivent scrupuleusement la version la plus ancienne du martyre :

« Les assaillants font irruption dans la pièce où Lambert est en prière ; l’un d’eux grimpe sur le toit, dont il ôte le revêtement, aperçoit l’évêque dans sa chambre ; Pierre et Audolet s’offrent d’opposer une résistance à l’agression, mais l’évêque est frappé d’un coup de lance qui lui est fatal. » Vita vetustissima [67]


La chasse à la licorne

1300 ca Rothschild Canticles (flamand) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 51r

La chasse à la licorne
Vers 1300, Rothschild Canticles (Flandres ou Rhénanie) Yale, Beinecke Library, MS 404 fol 106r

Le seau suspendu dans la marge inférieure attire l’attention sur le sang de la licorne, perforée par la lance. Autant les représentations de la Chasse à la licorne sont fréquentes, autant cette scène sanglante est exceptionnelle. Comme l’a montré Jeffrey Hamburger ( [68], p 99), elle illustre une variante très particulière racontée dans un manuscrit allemand, « Der Römer tat » (lequel transpose à la licorne le récit de la chasse à l’éléphant de la Gesta romanorum) :

« Il y avait un souverain qui possédait une forêt dans laquelle vivait une licorne. La licorne aimait une jeune fille nue et pure… Or le seigneur rechercha dans tout son royaume deux jeunes filles belles et pures… Elles s’en allèrent dans le désert de la forêt et étaient complètement nues. L’une des jeunes filles avait une cruche et l’autre une épée. Et elles chantaient très doucement dans la forêt. Une licorne les entendit et courut vers elles et se mit à téter à leur mamelle. Les jeunes filles l’allaitèrent si longtemps que la licorne s’endormit sur leurs genoux, sur les genoux de celle qui portait la cruche. Mais lorsque la jeune fille qui portait l’épée vit que la licorne s’était endormie sur les genoux de sa compagne de jeu, elle lui coupa la tête et le tua. L’autre recueillit son sang dans la cruche, et avec ce sang le roi teinta une robe précieuse. »


Le rêve du Pèlerin

1400 ca Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, northern France, ca. 1400. Arras, Bibliothèque municipale, Ms. 845, fol. 75vLa Voie du Paradis
Vers 1400, Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, France du Nord, Arras, BM Ms. 845, fol. 75v

Cette page sert de frontispice au « Pèlerinage de la vie humaine », d’où la présence dans la marge du moine Guillaume tel qu’il se voit en rêve, habillé en pèlerin et regardant dans un grand télé-miroir la Cité de Jérusalem [69].

Le texte inscrit en dessous est un court poème, la « Voie du Paradis » : d’où la représentation de celui-ci comme une haute forteresse, que cinq bénédictins escaladent par une échelle et cinq franciscains par une grande cordelière, chacun accueilli en haut par son saint. En bas à droite, un Juste en longue robe blanche doit passer le contrôle de saint Pierre tandis qu’à gauche un mondain en tunique rouge est pourfendu par un séraphin, qui lui montre un extrait de la règle de Saint Augustin :

Qu’ils aient un cœur ascendant et ne recherchent pas les vanités terrestres

Sursum cor habeant et terrena vana non quaerant

L’originalité de ce frontispice est son caractère composite, qui joue sur l’ambiguïté de la ville forte pour illustrer les deux textes à la fois :

  • dans l’image, le Paradis du poème ;
  • dans la marge, la Jérusalem du rêve de Guillaume.



1400 ca Guillaume de Deguileville, Pèlerinage de la vie humaine, northern France, ca. 1400. Arras, Bibliothèque municipale, Ms. 845, fol. 75v detail
L’épée qui se teinte de rouge en traversant la tunique et le cadre joint graphiquement les deux villes [70].



Article suivant : 9 Débordements gothiques : dans les Apocalypses anglo-normandes

 


Références :
[63] Chroniques de Froissart, Volume 12 p 412 https://books.google.fr/books?id=Lf1f-VUztLAC&pg=PA412
[64] FRANCESCA D’ARCAIS, Il miniatore degli Antifonari della Cattedrale di Padova; datazioni e attribuzioni, BOLLETTINO DEL MUSEO CIVICO DI PADOVA, 1976 https://www.bibliotechecivichepadova.it/sites/default/files/opera/documenti/bollettinomuseopd_1974-063-00001_d.pdf
Federica Toniolo « Il Maestro degli Antifonari di Padova: prassi e modelli » dans « Medioevo : le officine, 2010 https://www.academia.edu/36074247/Il_Maestro_degli_Antifonari_di_Padova_prassi_e_modelli_2010
[65] Pour une interprétation détaillée et passionnante de cette image, voir Véronique Rouchon Mouilleron, « Miracle et charité : autour d’une image du Livre du biadaiolo (Florence, Bibliothèque laurentienne, ms Tempi 3) ». Revue Mabillon, 2008, 19 (80), pp.157-189 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00804891
[65a] Opuscoli religiosi, letterari e morali, Volume 12, 1862, p 37 https://books.google.fr/books?id=c7hSAAAAcAAJ&pg=PA37
[66] Abraham donnant un grand avoir à Eliezer signifie le Père donnant l’Evangile aux disciples… Rebecca donnée à Isaac signifie le chrétiens et la Sainte Eglise que les disciples donnent au Christ.
[67] Paul Bruyère « Le Martyre de saint Lambert du « diptyque Palude » et les cérémonies de 1489 à la cathédrale de Liège » https://www.academia.edu/2124836/Le_Martyre_de_saint_Lambert_du_diptyque_Palude_et_les_c%C3%A9r%C3%A9monies_de_1489_%C3%A0_la_cath%C3%A9drale_de_Li%C3%A8ge
[68] Jeffrey Hamburger, The Rothschild canticles : art and mysticism in Flanders and the Rhineland circa 1300 https://archive.org/details/rothschildcantic0000hamb/page/124/mode/1up
[69] « Or entendez la visïon
Qui m’avint en religïon
À l’abbaïe de Chaalit,
Si com j’estoië en men lit.
Que je pelerins estoie
Qui d’aler estoie excité
En Jerusalem la cité.
En Ie mirour, ce me sembloit,
Qui sanz mesure grans estoit
Celle cité aperceue
Avoie de loing et veue.
[70] Ce caractère double de l’image semble avoir échappé aux commentateurs. Dans une étude récente, Vera Beyer interprète le séraphin comme signifiant que seule la mort permet d’accéder au Paradis.
Vera Beyer « When Writers Dream …Directing the Gaze Beyond the Material Aspects of French and Persian Manuscripts » dans Clothing sacred scriptures: book art and book religion in Christian, Islamic and Jewish cultures, 2019, p 217

9 Débordements gothiques : dans les Apocalypses anglo-normandes

22 septembre 2024

Tout comme certains Beatus préromans et romans avaient expérimenté de premiers débordements, de même certaines Apocalypses anglo-normandes en prolongent la mode, à une époque qui leur est devenue globalement défavorable. Comme si l’énergie explosive du texte de l’Apocalypse autorisait à s’affranchir des contraintes ordinaires.

Article précédent : 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux

 

Les Apocalypses avec cadre interne

Ce procédé sophistiqué et rare permet de concilier le decorum du cadre infranchissable avec les effets expressifs que permettent les débordements.

L’Apocalypse de la reine Eleanor

1250 R.16.2_021_R.16.2_009r.jpg
Troisième et quatrième trompette
Apocalypse de la reine Eleanor, Anglo-normand, vers 1250, Trinity College R.16.2 fol 9r

On notera l’alternance de couleur entre le cadre interne (ocre puis bleu) et le fond de l’image (bleu puis ocre), qui confère à ce champ intermédiaire une valeur totalement abstraite.

Verticalement, en englobant les têtes et les pieds de Saint Jean et de l’ange, il crée un élégant effet d’élongation.

Horizontalement, il dynamise l’image :

  • dans celle du haut, saint Jean est libre de s’échapper sur la gauche, tandis que les cadavres sont bloqués par l’eau empoisonnée ;
  • dans celle du bas, il crée une symétrie entre l’auréole du saint et le soleil, vers lequel l’Aigle se dirige en criant trois fois Hélas.

L’Apocalypse de la reine Marie

Un demi-siècle plus tard, le procédé est à nouveau employé dans une Apocalypse, de manière très variée et créative.


1300-10 queen mary apocalypse Royal MS XIX B XV fol 37vQueen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV ,Fol 37v

Le cadre interne :

  • attire l’attention sur les pointes des armes,
  • accompagne le mouvement des chevaux, entrant sur la gauche et sortant sur la droite.

Il est doublé par un cadre de nuages, qui crée dans le coin supérieur gauche une trouée par où Saint Jean regarde le défilé.


1300-10 queen mary apocalypse Royal MS XIX B XV fol 18vQueen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV, Fol 18v

Ici l’artiste a divisé l’image en deux cadres internes rectangulaires : celui de droite, presque entièrement masqué, sert à donner de la profondeur à la porte. Il leur a superposé un troisième cadre interne, demi-circulaire cette fois, par où Dieu le Père sort des nuages : il permet d’unifier dans la même zone graphique les mains du saint et celle de Dieu.


1300-10 queen mary apocalypse Royal MS XIX B XV fol 22vQueen Mary apocalypse, 1300-10, BL Royal MS XIX B XV fol 22v

Dans cette page, l’artiste cumule tous les effets :

  • cadre interne rectangulaire bloquant les soldats sur la colline ;
  • cadre interne demi-circulaire par où l’ange apparaît dans les nuées.

C’est la seule image où il se permet une exception à sa propre règle, en laissant déborder une lance et une épée : mais il prend soin de les glisser en dessous du cadre externe, dont la réification accentue d’autant le caractère immatériel et abstrait du cadre interne.



Venons-en maintenant au cas de loin le plus courant : celui où il n’y a pas de cadre interne et ou des éléments débordent de l’image : soit en restant à l’intérieur de celui-ci, lorsqu’il est suffisamment large ; soit en perçant à l’extérieur.

L’élément en hors cadre le plus spécifique aux Apocalypses anglo-normandes est le personnage de Saint Jean, tantôt à l’intérieur de l’image et tantôt à l’extérieur, selon des règles au départ assez simples, mais qui se complexifient avec le temps et avec le niveau social du commanditaire. Sur ce sujet, voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes.



Apocalyses anglo-normandes schemas
Pour la commodité de l’exposé, j’ai présenté les exemples selon les trois grands groupes que Peter Klein a dégagés pour les Apocalypses anglo-normandes du XIIIème siècle [71].


Le groupe Morgan

1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 15vApocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 15v 1255-60 Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524 fol. 7rApocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 7r

Le procédé consistant à faire sortie du cadre les extrémités des armes et des oriflammes, ainsi que les pattes des chevaux, est courant dans les scènes de bataille médiévales, et n’a rien de spécifique aux Apocalypses. On notera dans la première image le procédé plus rare du cadre percé latéralement : il s’agit de montrer des blessés qui tentent de rester en arrière, mais que les gueules de lion vont impitoyablement achever.


1255-60 Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524 fol. 14V Apo 15,5Le Lion donne les sept coupes aux anges des plaies ( Apo 15,5)
Apocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 14v
1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 1vSaint Jean devant le proconsul, puis mené à Rome
Apocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 1v

Dans l’Apocalypse Morgan, le registre du haut est le seul du manuscrit où Saint Jean n’est pas inclus dans l’image, mais recule sur le cadre (sans en sortir) : il s’agit ici non d’un effet d’expression mais simplement d’un problème d’encombrement, le texte à caser étant fort copieux. Cette image comporte une autre licence graphique très courante dans les enluminures médiévales : le haut d’un édifice passe au travers du cadre. On remarquera que ce débordement, toléré vers la marge, ne l’est pas entre deux registres : dans celui du bas, les pinacles ne débordent pas.

Cette convention n’a rien d’absolu, puisque l’Apocalypse glosée ne la respecte pas : le mât du navire perce le cadre et monte même à l’intérieur du registre supérieur.


1255-60 Apocalypse Morgan Morgan Library MS M.524 fol. 21r Riviere de VieApocalypse Morgan, 1255-60, Morgan Library MS M.524 fol. 21r 1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 42r Riviere de VieApocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403 fol 42r

La Rivière de Vie

Le procédé de la mandole perçant le bord supérieur du cadre est utilisé parcimonieusement, une seule fois dans l’Apocalypse Morgan (parce que la seconde occurrence se trouve en bas, et ne peut déborder sur le registre du haut), et deux fois dans l’Apocalypse glosée (où ces même images tombent sur deux pages séparées).

On notera un autre débordement classique dans les manuscrits médiévaux, mais particulièrement fréquent dans les Apocalypses : celui de l’aile d’un ange.


1250, apocalypse glosee BNF MS Français 403 fol 7v premier sceauOuverture du Premier sceau, fol 7v Ouverture du Sixième sceau, fol 10r

Apocalypse glosée, 1250, BNF MS Français 403

Mentionnons un procédé graphique spécifique à l’Apocalypse glosée, qui n’est pas vraiment un débordement : au dessus de six images consécutives a été rajouté un médaillon qui montre, comme dans un dessin animé, l’agneau ouvrant les sceaux l’un après l’autre.


Synthèse sur le groupe Morgan

Les Apocalypses de ce groupe ne se distinguent en rien, du point de vue des débordements, des tolérances habituelles aux manuscrits de bataille (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).



Le groupe Westminster

Ce groupe rassemble des manuscrits de très haute qualité destinés à la Cour : le decorum du cadre n’y est enfreint que de manière minimaliste.

1255–1260-Getty-Apocalypse-Ms.-Ludwig-III-1-fol-5vApocalypse Getty , 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 5v 1250-1300 BL Add MS 35166 fol 10v L'Adoration de l'Agneau et du SeigneurBL Add MS 35166, 1250-1300, fol 10v

L’adoration de l’Agneau et du Seigneur

Les anges ne débordent que du bout des ailes. A noter que le MS 35166 est particulièrement réticent aux sorties du cadre, puisque la mandorle ne le perce pas.


1255–1260-Getty-Apocalypse-Ms.-Ludwig-III-1-fol-6rApocalypse Getty, 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 6r 1250-1300-BL-Add-MS-35166 fol 7rBL Add MS 35166, 1250-1300, fol 7r

Premier sceau : le cheval blanc

Les armes dépassent à peine, et l’ange quelquefois se heurte au plafond.


1255–1260 Getty Apocalypse Ms. Ludwig III 1 fol 35rLa septième coupe, Apocalypse Getty, 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 35r 1250-1300-BL-Add-MS-35166 fol 27rGog et Magog s’attaquant à la Cité Sainte, BL Add MS 35166, 1250-1300, fol 27r

Même au dessus de ces scènes de destruction, la mandorle ne s’éloigne pas très haut dans le ciel.

A noter dans la seconde image un rare débordement latéral : un arbalétrier qui tente de s’enfuir sur la droite est rattrapé par les rayons mortels et tombe à la renverse dans l’image, illustrant la malédiction de ceux qui veulent échapper au cadre.


1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 2rFol 2r 1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 26v Apo 12,9Fol 26v

Apocalypse de Toulouse, 1300-20 , Toulouse BM MS 815

Dans l’Apocalypse de Toulouse, la mandorle nuageuse frôle à peine la marge, et l’artiste a préféré déformer le cadre plutôt que de le laisser masquer par l’auréole.


1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 18vFol 18v 1300-20 Apocalypse de Toulouse,Toulouse BM MS 815 fol 29rFol 29r

Apocalypse de Toulouse, 1300-20, BM MS 815

Il est nettement plus à l’aise avec les débordements sur la droite : les pattes des chevaux avancent, tandis que les guerriers à pied reculent devant la Bête.


1255–1260-Getty-Apocalypse-Ms.-Ludwig-III-1-fol-9r
Apocalypse Getty , 1255–1260, Ms. Ludwig III 1 fol 9r

En revanche, l’illustrateur de l’Apocalypse Getty ne se permet ce procédé que pour un acteur incontestable : l’ange, dont la spécialité est bien de traverser les murs.


Synthèse sur le groupe Westminster

Les Apocalypses de ce groupe, soumis au decorum princier, sont encore plus rétives aux débordements que celles du groupe Morgan.


Le groupe Metz

Apocalyses anglo-normandes schemas Metz
C’est dans ce groupe que ce trouvent les innovations graphiques les plus frappantes, dans les trois Apocalypses de la branche Lambeth.

De l’Apocalypse de Cambrai à celle d’Abingdon

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1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 24v Les anges domptent les quatre ventsApocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 24v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 17v Les anges domptent les quatre ventsApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 17v

Les anges domptent les quatre vents

Outre les hors-cadre habituels (ailes, pieds, mandorles, armes), l’ancêtre de cette famille ne comporte qu’un seul empiètement latéral : celui très classique de l‘ange pénétrant par la droite. Le dernier rejeton de la famille reprend les mêmes principes, en ajoutant un cadre interne.


1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 47v Michel precipite le dragon sur la TerrApocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 47v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 34v Michel precipite le dragon sur la TerreApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 34v

Saint Michel précipite le dragon sur la Terre

Tout en reprenant les mêmes éléments compositionnels, l’illustrateur d’Abingdon se caractérise par l’exubérance de ses anges, qui débordent de toute part.


1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 47r Le dragon et la femme enfantantApocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 47r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 36v la femme en gesine face au dragonApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 36v

Le dragon et la femme enfantant

Il accentue la protubérance des architectures, et crée des zones en hors cadre pour les apparitions célestes.


1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 85v cantique sur les ruines de babyloneApocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 85v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 66v cantique sur les ruines de babyloneApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 66v

Cantique sur les ruines de Babylone

Dans le même ordre d’idée, tandis que le manuscrit de Cambrai laissait les mandorles à l’intérieur, celui d’Abingdon leur fait dynamiter le cadre dans une glorieuse explosion. Comment comprendre, en une quinzaine d’années, des évolutions aussi radicales ?


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L’apport de l’Apocalypse de Lambeth

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1252-67 Apocalypse de Lambeth MS 209 f46r

Histoire de Théophile (début)
Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209, fol 46r

Le point saillant de ce manuscrit est le procédé du cadre interne, avec alternance de couleurs bleu et or. Dans la section dévotionnelle de la fin, hors Apocalypse, cette page clôture l’histoire du moine Théophile, décomposée en six cases comme une véritable BD (voir 2-5 La statue qui s’anime).


1260 Lambeth Apocalypse Lambeth Palace Library, ms 209 fol 45vLambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 45v

Dans la même section terminale, cette page présente un très original débordement vers la droite, pour illustrer la vie de Saint Mercurius :

  • en haut il est ressuscité et armé par la Vierge ;
  • en bas il transperce Julien l’Apostat et le boute dans la marge, où l’empereur perd son épée.


1260 Lambeth Apocalypse Lambeth Palace Library, ms 209 fol 51v CrucifixionCalvaire, Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 51v

La partie dévotionnelle contient également une scène de calvaire qui cumule avec une grand liberté la scène de la Crucifixion et l’esprit de la Dérision du Christ, avec ces cinq bourreaux nains qui s’activent entre les grandes personnes avec des expressions d’enfants vicieux.

Les deux du haut sont des méchants caricaturaux, l’un tirant la langue en assénant ses coups et l’autre monté à l’envers sur l’échelle, dans une position impossible. Entre les marteaux brandis déborde aussi le panonceau, mis en place par une figurine miniature qui tient un encrier dans l’autre main : il s’agit d’une représentation unique de Pilate lequel, selon l’Evangile de Jean, assume totalement d’être l’auteur de l’inscription : « Ce que j’ai écrit, je l’ai écrit » Jean 19:20-22 [72]. Ainsi les débordements du haut créent une équivalence entre les deux exécuteurs et le véritable bourreau, Pilate.

Une autre originalité de l’image est la duplication de Saint Jean, repéré par son auréole verte :

  • à gauche à l’intérieur de l’image en tant qu’acteur de la scène, échevelé et soutenant la Vierge par derrière ;
  • à droite les pieds sur le cadre, en tant qu’auteur d’un Evangile et de l’Apocalypse.

On notera que l’illustrateur, dans son élan de créativité, n’a pas utilisé le débordement de manière univoque, puisqu’il touche aussi bien les Bons (l’aveugle Longin et Saint Jean) que les Mauvais : les trois bourreaux au marteau, le troisième se précipitant dans l’image en croisant les pieds du saint.


1250 ca Amesbury Psalter, Oxford All Souls, MS 6 fol 5 CrucifixionVers 1250, Amesbury Psalter, Oxford All Souls, MS 6 fol 5

Pour comparaison, la Crucifixion du psautier gothique Amesbury présente en bas la même scène rare de la Résurrection d’Adam, sortant du tombeau en compagnie d’autres morts. Le dessinateur du psautier l’inclut dans un médaillon représentant la Rédemption de l’homme par la sang du Fils, en pendant au médaillon du haut qui, avec le Père et le Fils, complète la Trinité.



1260 Lambeth Apocalypse Lambeth Palace Library, ms 209 fol 51v Crucifixion detail
Le dessinateur de l’Apocalypse de Lambeth le traite en revanche dans une relation anecdotique et incertaine avec l’image, en le plaçant en hors cadre pour montrer qu’il s’agit d’une cavité souterraine tout en perdant le lien avec le sang, et donc l’idée de la Rédemption.


1300-10 Gough psalter Bodleian Library MS. Gough Liturg. 8 fol 61r1300-10, Gough psalter, Bodleian Library MS. Gough Liturg. 8 fol 61r

Cet autre psautier gothique présente un autre débordement exceptionnel, le seul de tout le manuscrit : un Diable aux oreilles d’âne a le pouvoir de traverser le cadre, probablement pour examiner de plus près si l’âme du Christ était souillée par le péché [73].


1260-Lambeth-Apocalypse-Lambeth-Palace-Library-ms-209-fol-5v.Troisième sceau, fol 5v 1260-Lambeth-Apocalypse-Lambeth-Palace-Library-ms-209-fol-6r.Quatrième sceau, fol 6r

Lambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209

Dans la partie Apocalypse, les images des Troisième et Quatrième sceau constituent un bifolium : ce qui explique pourquoi saint Jean, par symétrie, se situe sur les deux bords, intégré dans l’image de gauche et hors cadre dans l’image de droite [74].


1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 13v 3eme sceauTroisième sceau, fol 13v 1250-75 BL Add MS 42555 fol 14vQuatrième sceau, fol 14v

Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 13v-14v

Le manuscrit d’Abingdon a une structure très particulière : l’Apocalypse est illustrée sur les pages verso (au dessus du texte en latin), entre lesquelles s’intercalent, au recto, des images complémentaires illustrant le commentaire de Berengaudus (en français).

Les pages qui formaient un bifolium dans l’Apocalypse de Lambeth se retrouvent donc séparées : malgré cela, l’artiste a respecté scrupuleusement la position de saint Jean, et donc les attitudes des chevaux : celui du Troisième sceau déborde alors que celui du Quatrième sceau, bloqué par la présence du Saint, reste à l’intérieur de l’image.

On voit ici que la question du débordement latéral outrepasse la logique interne de l’image (s’il s’agissait seulement d’exprimer le mouvement, le cheval devait déborder dans tous les cas) : elle a aussi à voir avec les habitudes graphiques de l’atelier, même lorsqu’elles ne se justifient plus logiquement.


1260-Lambeth-Apocalypse-Lambeth-Palace-Library-ms-209-fol-1v-le-christ-aux-sept-candelabresLambeth Apocalypse, 1260, Lambeth Palace Library, ms 209 fol 1v 1250-75 BL Add MS 42555 fol 5vApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 5v

Le Christ aux sept candélabres

Dans cette composition, l’illustrateur d’Abingdon a simplement supprimé le cadre interne pour obtenir l’effet frappant des candélabres qui dépassent, s’ajoutant aux clochetons habituels.

C’est donc l’habitude du cadre interne qui a conduit l’illustrateur d’Abingdon à ses extraordinaires débordements.


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Un prédécesseur essentiel : l’Apocalypse Gulbenkian

Ce manuscrit partage la même particularité que l’Apocalypse d’Abingdon : le doublement des images dû à l’insertion des commentaires de Berengaudus (cette fois sur les pages verso) : il a donc fallu un illustrateur hors pair pour inventer toutes ces images nouvelles, que l’illustrateur d’Abingdon s’est contenté de recopier.

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Les illustrations des  Commentaires de Berengaudus

1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 38vApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 38v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 43r Elie et le diable s'adressant aux JuifsApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 43r

Le diable et Elie s’adressant aux Juifs

Il y recourt au débordement  de manière très expressive,  pour montrer :

  • à gauche, la bêtise de ceux qui écoutent les discours de l’Antéchrist, sous l’apparence de la Bête à deux cornes,
  • à droite, la supériorité des Juifs qui croient au Christ, en hors cadre, au travers de la prophétie d’Elie.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 23v, The Massacre of the Innocents; The Flight into Egypt,Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 23v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 28r massacre des innocentsApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 28r

Le Massacre des innocents et la fuite en Egypte

On voit ici que la maîtrise graphique et l’innovation sont côté Gulbenkian, tandis qu’Abingdon simplifie en abandonnant des détails (le singe, le bébé embroché). En revanche, son tempérament le pousse à accentuer le hors cadre : les pattes de l’âne débordent et son cou sort plus avant, de sorte que le guide, dans la marge droite, ne peut plus le tirer par le licou.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-30v-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 30v 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-35r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 35r

Même constatation pour le Christ aux outrages : l’illustrateur Gulbenkian ne laisse dépasser qu’un coude du bourreau de droite, quand l’illustrateur d’Abingdon le place complètement en hors cadre, tout en multipliant les pinacles : tout se passe comme s’il compensait son manque de richesse graphique par cet expansionnisme tapageur.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 66v The Divine Warrior againt Those Who Attack the Faithful,Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 66v 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 72r Antichrist Assault on the ChurchApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 72r

L’Antéchrist attaquant une église

L’illustrateur Gulbenkian ne se prive pas d’exploiter les débordements classiques des armes et des édifices, en montrant des démolisseurs qui sortent du cadre pour abattre le clocher. Celui d’Abington surenchérit en remplaçant le parchemin traversant par un diable traversant.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-22v-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 22v 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-27r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 27r

Persécution et baptême

Dans cette page déjà riche en débordements, il ne trouve à rajouter au dessus du cadre que deux pinacles et un diable, tout en supprimant la bouche d’enfer.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-16r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 16r 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-20r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 20r

Néron devant la Chute de Simon Mage, le martyre de Paul et Pierre devant le Christ

Au centre de cette composition qui va bien au delà du commentaire qu’elle illustre ( [75] , p 558), la Chute de Simon Mage, au dessus de Saint Paul décapité, est mise en balance avec la Crucifixion tête en bas de Simon-Pierre, au dessous de Chrétiens persécutés.

L’illustrateur d’Abingdon améliore la composition en la retravaillant en hauteur, ce qui rend plus spectaculaire la chute de Simon Mage. En faisant saillir à gauche le sceptre de Néron, il crée une correspondance bienvenue avec la trompette du Christ, symbolisant la victoire du Seigneur sur l’Empereur.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 34vApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 34v 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-39r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 39r

Le Règne de l’Antéchrist, les Sept Vertus et les Sept Vices

Ici en revanche pour le plaisir de multiplier les pinacles, il morcelle et dégrade la puissante composition conçue par son devancier.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-14r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 14r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 18r Pouvoir de RomeApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 18r

Les trois anciens royaumes et le pouvoir de Rome

Cette image complexe représente :

  • dans la moitié gauche, par trois cercles de remparts renfermant chacun un roi et un évêque, les trois anciens royaumes d’Assyrie, de Perse et de Macédoine,
  • dans la moitié droite, divisée entre le pape et l’Empereur, le Pouvoir de Rome.

Le premier royaume, en haut à gauche, démontre encore une fois la supériorité de l’illustrateur Gulbenkian, qui a casé un aigle et un coq en haut de la tour et du clocher pour symboliser le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel. L’illustrateur d’Abington a remplacé cet enrichissement essentiel par trois pauvres pinacles, tout en s’emmêlant les pinceaux en les faisant passer tantôt par dessus et tantôt par dessous du cadre.


Les illustrations de l’Apocalypse

Dans les pages illustrant l’Apocalypse, plus corsetées par la tradition, c’est l’illustrateur Gulbenkian qu’il faut créditer des innovations graphiques, celui d’Abington les recopiant sans ses surenchères habituelles.


1265–70-Apocalypse-Londres-Inv.-Lisbonne-Musee-Gulbenkian-LA139-fol-70r-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 70r 1270-75-Apocalypse-dAbingdon-BL-Additional-MS-42555-fol-75v-Conway-library-Courtauld-instituteApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555, fol 75v

Gog et Magog

Ici il se contente d’ajouter une moustache et une pioche qui dépassent.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 26r Two WitnesseApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139, fol 26r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 30v le massacre des deux témoinsApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 30v

L’exécution des Deux témoins

Comme l’explique George Henderson ( [76] , p 138), l’exécution des deux témoins présente deux iconographies différentes dans les Apocalypses anglo-normandes : soit à l’épée sous les yeux de l’Antéchrist, soit mordus et piétinés par un montre (locuste). L’Apocalypse de Lambeth les présente sur deux pages séparées (12v et 13v), tandis que l’illustrateur Gulbenkian donne toute la mesure de son esprit de synthèse en les fusionnant en une seule image. Il utilise avec bonheur deux débordements symétriques, à droite pour l’irruption du locuste, à gauche pour les fidèles refugiés en dehors de l’image, qui confèrent à la composition une puissante dynamique.

L’illustrateur d’Abingdon choisit de resserrer le cadre à gauche et en haut, ce qui casse cette dynamique par des débordements parasitaires, de l’Antéchrist (affublé d’un démon à son oreille) et de l’épée d’un des exécuteurs.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 25v detailAigle, Fol 25v (détail) 1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 26r Two Witnesse detail geaiGeai, Fol 26r (détail)

Apocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139

Il sacrifie au passage une subtilité de son devancier : le geai voleur tenant une pièce dans son bec, symbole du Mal et antithèse de l’Aigle du Tétramorphe qui surplombe la page voisine.


1260 Apocalypse de Cambrai BM Cambrai MS 422 fol 44v Resurrection des deux témoins

La résurrection des Deux témoins
Apocalypse de Cambrai, 1260, BM Cambrai MS 422 fol 85v

L’iconographie  de cet épisode est bien codifiée depuis l’Apocalypse de Cambrai :

  • les colombes en descente montrent comment « l’esprit de vie venant de Dieu pénétra dans ces cadavres » (Apocalypse 11, 11),
  • les témoins en remontée, debout dans la mandorle de nuages et tronqués au torse, suivent l’iconographie habituelle de l’Ascension.

La moitié droite de l’image montre le tremblement de terre qui conclut l’épisode.


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 27rApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 27r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 fol 31v les deux témoins ressuscitent Apo 11,11Apocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 31v

La résurrection des Deux témoins

Dans l’Apocalypse Gulbenkian, la moitié gauche de l’image suit cette iconographie, mais le tremblement de terre est ici réduit à la portion congrue. La moitié droite est dédiée à un développement totalement original : dans un édifice représentant Sodome, l’Antéchrist menace des ecclésiastiques dont des sbires pillent les coffres, assistés par un comptable avec son boulier. Il s’agit d’illustrer, très librement, le texte écrit en dessous :

« Des hommes des divers peuples, tribus, langues et nations verront leurs cadavres étendus trois jours et demi, sans permettre qu’on leur donne la sépulture. Et les habitants de la terre se réjouiront à leur sujet; ils se livreront à l’allégresse et s’enverront des présents les uns aux autres, parce que ces deux prophètes ont fait le tourment des habitants de la terre ».

Pour une fois, l’illustrateur d’Abingdon s’est montré plus sobre en débordements que son devancier, en supprimant, faute de comprendre leur sens :

  • le démon sur la toiture, qui dénonçait comme maléfique le bâtiment ;
  • le sonneur de trompette en haut de la tour, qui illustrait : « Et l’on entendit une grande voix venant du ciel, qui leur disait  » Montez ici.  » « 


1265–70 Apocalypse Londres, Inv. Lisbonne Musee Gulbenkian LA139 fol 64rApocalypse Gulbenkian, 1265–70, Lisbonne, Musée Gulbenkian LA139 fol 64r 1270-75 Apocalypse d'Abingdon BL Additional MS 42555 Les armees du ciel fol 69vApocalypse d’Abingdon, 1270-75, BL Additional MS 42555 fol 69v

Le Verbe de Dieu, dans le Ciel et sur Terre

L’illustrateur d’Abingdon s’est contenté d’accentuer, en hors-cadre, le débordement de cavalerie que l’illustrateur Gulbenkian avait limité au  cadre interne. L’image montre le Verbe de Dieu à la tête des Armées du ciel, puis sur terre, écrasant les méchants dans un pressoir :

« De sa bouche sortait un glaive affilé [à deux tranchants], pour en frapper les nations; c’est lui qui les gouvernera avec un sceptre de fer, et c’est lui qui foulera la cuve du vin de l’ardente colère du Dieu tout-puissant. » Apocalypse 19, 15


En synthèse sur l’école de Lambeth

L’Apocalypse de Lambeth introduit des cadres internes, très rares dans les Apocalypses anglo-normandes, et n’utilise le hors-cadre que de manière minimale et conventionnelle.

L’illustrateur très novateur de l’Apocalypse Gulbenkian utilise lui aussi des cadres internes ; il invente des débordements raisonnés, pour la plupart justifiés par une intention narrative, particulièrement dans les illustrations nouvelles de la partie Commentaires.

Son suiveur de l’Apocalypse d’Abingdon compense son manque de technique par l’exagération et la prolifération de ces élément en hors cadre, qui ne découlent souvent que de la suppression mécanique du cadre interne.


La postérité du groupe Metz

Entre la fin du XIIème siècle et 1330, un atelier normand va réaliser quatre Apocalypses que l’on rattache au groupe Metz : celle de Saint Victor (BNF Lat 14410), celle des Cloisters (MET), celle de Val-Dieu (BL Add 17333) et celle de Namur (Séminaire Notre-Dame, Ms. 77). Ces quatre manuscrits ne présentent pratiquement plus de débordements : preuve que ceux que nous venons d’analyser étaient dûs à la personnalité de deux artistes très originaux, dans le contexte particulier des commentaires de Berengaudus – et non à une tradition apocalyptique durable.


1275-1300 BNF Lat 14410 page 13 Sixième sceau Gallica

Sixième sceau, Apocalypse de Saint Victor, 1275-1300, BNF Lat 14410,  page 13, Gallica

Cet atelier fait preuve de la même horreur du débordement que nous avions noté dans l’Apocalypse de Toulouse : il préfère déformer le cadre plutôt que de le laisser transpercer par la mandorle.


1275-1300 BNF Lat 14410 page 66 1275-1300 BNF Lat 14410 page 67

La Chute de Babylone et les lamentations de ses amis (Apocalypse 18,1-19), Pages 66-67, Gallica

Une seule fois il utilise un débordement latéral, dans ce bifolium : le personnage à cheval sur le cadre, qui se retourne vers l’arrière, sert à montrer au spectateur la continuité des deux scènes. Cette audace ne sera pas reconduite dans l’Apocalypse de Val-Dieu, qui présente le même bifolium (fol 35v et 37r).


Un cas à part : L’Apocalypse de 1313

Ce manuscrit luxueux, daté de 1313 et signé par Colins Chadewe, se compose d’une Apocalypse en français, non glosée et abondamment illustrée, suivie par un commentaire de l’école d’Anselme de Laon, non illustré [77]. Réalisé sous toute vraisemblance pour Isabelle de France, fille du roi de France Philippe IV le Bel et épouse depuis 1308 du roi d’Angleterre Édouard II, elle présente de nombreuses allusions politiques mises en lumière par Suzanne Lewis, ainsi que des relations très originales entre le texte et les images : « La connexion complexe entre les illustrations, le texte et son commentaire, qui n’est plus contigu mais annexé à la fin du livre, suggèrent que l’ouvrage était destiné à une lecture et une étude attentives ainsi qu’à la contemplation. » ( [78], p 249).

1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 19vfol 19v 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 20r Adoration de l'Agneaufol 20r

L’Adoration de l’Agneau, Colins Chadewe, 1313, Picardie, BNF Français 13096

Une des spécificités du manuscrit est que le bas de la page de texte (au verso)est systématiquement pavé par une image de Jean dans diverses attitudes, et qui parfois constitue un débordement de l’image de la page recto ([78], p 245) : ici pour la foule des adorateurs de l’Agneau.

« La hiérarchie image-texte de la tradition illustrée anglaise de l’Apocalypse du XIIIe siècle, dans laquelle l’illustration en tête du texte dominait la page et commandait la perception du texte par le lecteur, a été inversée. Les deux colonnes de texte sont lues en premier, suivies en bas de page par la référence graphique à l’auteur, avec ces « portraits » de Jean assis à son bureau : il médiatise la représentation de ses visions imagées, sur la page opposée, non pas par sa propre perception visuelle ou auditive, mais par le véhicule plus abstrait de l’écrit. » ([78], p 250)

« L’image richement peinte qui leste le bas de la page forme une transition visuelle et psychologique vers la pleine page du recto opposé, révélation picturale de la vision de Saint Jean : le lecteur se trouve ainsi transporté du domaine banal de la page de texte à un monde qui vit au-delà du temps et de la compréhension humaine ordinaire, accessible uniquement par l’œil de l’esprit et par l’imagination. » ([78], p 251)


1313, Picardie, BNF Français 13096 fo 60lv Exode de BabyloneExode de Babylone, fol 60v 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 1v Martyre de St JeanMartyre de St Jean, fol 1v

1313, Picardie, BNF Français 13096

Contrairement aux Apocalypses anglo-normandes, Jean ne se trouve jamais en dehors de l’image : tout au plus se déporte-t-il dans l’épaisseur du cadre, ici avec un débordement exceptionnel de son vêtement. Les autres rares personnages qui empiètent sur le cadre (un voyageur, un bourreau) ne le traversent jamais. A noter, dans l’image de droite, le débordement habituel de la tourelle.

On voit que le cadre épais, orné et ponctué par des fleurons, fait partie intégrante du decorum de ce royal manuscrit. Toute comme la division de l’image de gauche en deux champs arbitraires, dont les couleurs rouge et bleu alternent avec celles du cadre.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 25rCinquième trompette, 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 25r 1320 ca Bohun Apocalypse Oxford New College MS 65 fol 21 Deuxième sceauDeuxième sceau, Apocalypse de Bohun, vers 1320, Oxford New College MS 65 fol 21

L’absence de personnages en hors-cadre fait aussi partie du decorum : car les marges sont le lieu de drôleries particulièrement raffinées :

  • en haut deux guenons, l’une marron et l’autre grise, tiennent d’un côté la quenouille et le fuseau, de l’autre le dévidoir ;
  • en bas deux singes gris et marron se livrent à l’activité de leur sexe : la pétanque.

L’Apocalypse de Bohun, seul manuscrit aristocratique qui, selon Suzanne Lewis, est lointainement comparable à l’Apocalypse d’Isabelle de France, ne présente pas de drôleries désacralisant la marge : ce pourquoi on y trouve des personnages constituant une extension de l’image, puisque leur empoignade illustre directement le texte ([78], p 252) :

« Et Il sortit un autre cheval qui était roux. Celui qui le montait reçut le pouvoir d’ôter la paix de la terre, afin que les hommes s’égorgeassent les uns les autres« . Apo 6,4


Dans l‘Apocalypse d’Isabelle de France, quelques mises en page sont simples :

1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 69r Armee des CieuxL’Armée des cieux, fol 69r ff 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 56r Prostituee de BabyloneLa Prostituée de Babylone, fol 56r

A gauche, le cadre délimite une scène unique, dont il accompagne le mouvement par sa division verticale et par le débordement, vers l’avant, de l’épée du Verbe de Dieu.

A droite, le cadre comporte deux registres superposés, imités des Apocalypses anglo-normandes. Sous la Grande Putain de Babylone, « Mère de fornications », l’artiste a eu l’idée originale (elle ne figure pas dans le commentaire de la scène, folio 147r) d’illustrer « cette femme ivre du sang des saints et du sang des martyrs de Jésus » par le Massacre des saints innocents, au registre inférieur. Le bébé coupé en deux qui traverse le bord interne fait comprendre que la coupe est remplie de sang.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 28r Sixième trompette, Armee des BetesLa Sixième trompette et la cavalerie des Bêtes, fol 28r (Apo 9,13-21)

La division en deux registres est souvent très subtile. Dans cette page, nous retrouvons les débordements classiquement tolérés :

  • mandorle (illustrant « l’autel d’or qui est devant Dieu ») ;
  • aile plumeuse de l’ange,
  • aile membraneuse des « quatre anges qui sont liés sur le grand fleuve de l’Euphrate »,
  • parchemin de Saint Jean,
  • lance.

L’absence de bord interne entre les deux registres signifie que nous sommes devant un épisode unique dont Saint Jean, en bas, nous montre la cause et les conséquences : la Sixième trompette à la fois réveille les Quatre Bêtes et fait surgir leur innombrable cavalerie.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 13r Les viellards adorent le SeigneurLe trône de Dieu et la cour céleste (Apo 4,4-11), le Livre aux sept sceaux (Ap 5,1-5) fol 13r

Cette page montre en revanche deux épisodes consécutifs : ce pourquoi le bord interne est matérialisé par une ligne de nuages, qui évoque la  » mer de verre semblable à du cristal ». Le Seigneur apparaît deux fois, tenant le Livre aux Sept sceaux dans sa main gauche, puis le tendant de la droite à un lion.

Le percement par la seconde mandorle et par le parchemin peut être considéré comme une simple licence graphique entre registres superposées, que nous avons déjà remarquée dans un autre manuscrit français (L’Apocalypse glosée de 1250, BNF MS Français 403) . Mais ce parchemin qui traverse, entre un personnage du premier registre et un personnage du second illustre aussi un détail du texte :

« Et je vis un ange puissant qui criait d’une voix forte  » Qui est digne d’ouvrir le livre et de rompre les sceaux? « …

Celui qui réceptionne le message dans l’image du bas est un vieillard, comme le montre sa canne. Son béret le fait reconnaître, en dessous, dans la masse des vingt quatre : il est donc représenté deux fois, d’abord prostré et incolore, puis debout et coloré, illustrant celui qui est singularisé dans le texte :

« Alors un des vieillards me dit:  » Ne pleure point; voici que le lion de la tribu de Juda, le rejeton de David, a vaincu, de manière à pouvoir ouvrir le livre et ses sept sceaux. « .

Le bord interne dénote ici deux épisodes consécutifs, mais sa perméabilité, qui crée une communication entre les deux, est une manière de signifier qu’ils se succèdent dans un même lieu.

A noter en haut le jeu graphique particulièrement raffiné des ailes des Quatre vivants : les deux êtres terrestres (Lion et Taureau) ont deux couples d’ailes rouges et grises, les deux êtres volants (Ange et Aigle) ont un couple supplémentaire d’ailes bleues : ce sont ces ailes « angéliques » qui ont ont la propriété de traverser le cadre, tandis les ailes « terrestres » restent interceptées par le liseré doré.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 74r Satan libéré puis vaincuSatan libéré puis vaincu, fol 74r

Cette page présente elle-aussi un jeu de débordement aussi raffiné que gratuit, avec ces lances qui passent sous le liséré doré tandis que la bannière blanche retombe par dessus.

Les deux registres, dûment séparés, montrent deux scènes consécutives et parallèles :

  • en haut Satan sort de la fournaise pour déchaîner les armées de Gog et Magog ;
  • en bas il retourne définitivement aux Enfers, vaincu par le feu divin.

Intacte, la ville bien-aimée montre sa supériorité sur le camp démoniaque en lui superposant ses tourelles et sa croix.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 50r Sixième coupe et les Rois de l'Est, les esprits impursLa Sixième coupe et les Rois de l’Est, Les rois devant les trois esprits impurs, fol 74r (Apo 16, 12-13)

Dans cette composition à quatre cases séparées, les deux cases dorés se trouvent appariées :

  • en haut avec une case sur fond rouge – l’ange versant la Sixième coupe,
  • en bas avec sa conséquence sur fond bleu – les trois crapauds qui sortent « de la bouche du dragon, de la bouche de la bête, et de la bouche du faux prophète ».

Comme l’explique Suzanne Lewis ([78], p 226), les « rois de l’Est » sont pris ici dans l’acception positive de « ceux qui croient au Christ « . On reconnaît à leur tête le Roi de France suivi en haut par celui d’Angleterre, en bas par le Roi de Castille et l’Empereur germanique, en référence au voeu de de croisade prononcé par Philippe le Bel en cette année 1313.

Les bords internes définissent ici une sorte de diagramme quadriparti :

  • les couleurs bleus et rouge du cadre et du fond invitent à lire l’image en deux colonnes opposées, celle de l’ange et celle des esprits impurs ;
  • les deux cases dorées intercalaires doivent être lues en continuité : comme si les Rois recevaient en haut les ordres de Dieu, et en bas se retournaient contre les Démons réunis.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 49r Quatrième coupe (soleil) et Cinquième (trône de la Bete)La quatrième coupe versée sur le soleil, la cinquième sur le trône de la Bête, fol 49r
1313, Picardie, BNF Français 13096

L’artiste utilise ici exactement la même quatripartition (alternance des trois couleurs rouge, bleu et doré entre le cadre et les fonds) mais de manière purement décorative. Ce sont les deux arcades (ainsi que les deux oiseaux symétriques de la bordure) qui forcent l’ordre de lecture – d’abord en deux colonnes, puis en deux registres – suivant en cela la structure du texte : face aux deux châtiments consécutifs, les hommes blasphèment le nom de Dieu, d’abord brûlés, ensuite en se mordant la langue de douleur. Ce parallélisme est cruellement confirmé par l’homme à cheval entre les deux cases, qui brandit vainement, en direction de ceux qui bavent, la serviette avec laquelle il tentait de se protéger du soleil.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 26r Cinquième trompette Les hommes tourmentés par les locustes Apo 9, 5-7Cinquième trompette : les hommes tourmentés par les locustes (Apo 9, 5-7), fol 26r 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 27r Cinquième trompette l'Armée des Locustes Apo 9, 7-12Cinquième trompette : l’Armée des Locustes (Apo 9, 7-12), fol 27r

Dans le folio 27r, l’artiste utilise la même division en deux arcades de manière purement gratuite, puisque la chevauchée des locustes est continue (débordement de l’épée à l’arrière et des pattes du cheval à l’avant). Tout au plus est-elle faiblement justifiée par le texte, qui précise qu' »elles ont à leur tête, comme roi, l’ange de l’abîme qui se nomme en hébreu Abaddon, en grec Apollyon. »

Le couple Soleil-Lune a été introduit deux pages plus tôt (fol 25r, la page des singes), à cause de la mention « et le soleil et l’air furent obscurcis par la fumée du puits », puis répercuté à la page intermédiaire 26r. Ce couple Soleil-Lune sur trois pages consécutives fonctionne donc comme un rappel visuel, unifiant les trois pages consacrées à la Cinquième trompette.

En bordure du folio 26r, la drôlerie du loup poursuivant une brebis amorce la chevauchée des locustes du folio 27r, où la drôlerie des deux hydrides avec tambour et trompette annonce à son tour l’épisode suivant, celui de la Sixième trompette. Après les luminaires et les deux arbres sur fond continu du folio 26r, la colonnette superflue, coupée par l’arbre bifide, est un marqueur purement graphique qui signale la fin de l’épisode.


1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 41r Adoration de l'Agneau au Mont SionAdoration de l’Agneau au Mont Sion, fol 41r 1313, Picardie, BNF Français 13096 fol 76r Jugement dernierJugement dernier, fol 76r

Dans ces deux compositions, le registre supérieur est réduit à un tiers de la hauteur, mais il s’ouvre latéralement aux personnages qui l’habitent : vieillards musiciens autour de l’Agneau, Vierge et Saint Jean autour du Livre. Il faut comprendre ce registre comme une sorte de tribune construite autour du Mont Sion, ou comme une salle haute au plancher de laquelle est accrochée la balance du Jugement dernier.


En synthèse

Dans ce manuscrit d’exception, Colins Chadewe a multiplié les innovations graphiques, inventant de multiples manières de subdiviser les images et d’utiliser les débordements externes ou internes au service de la narration. Ces subtilités, destinés à une public royal prisant le déchiffrage croisé des images et des textes, n’ont d’équivalent dans aucune autre Apocalypse.



Article suivant : 10 Débordements dans le gothique international

Références :
[71] Pour un classement plus récent, mais qui respecte pour l’essentiel celui de P.Klein, voir Richard K Emmerson « Medieval Illustrated Apocalypse Manuscripts. » In A COMPANION TO THE PREMODERN APOCALYPSE. Ed. Michael A. Ryan. Leiden: Brill, 2016 https://www.academia.edu/26039488/_Medieval_Illustrated_Apocalypse_Manuscripts_In_A_COMPANION_TO_THE_PREMODERN_APOCALYPSE_Ed_Michael_A_Ryan_Leiden_Brill_2016_Pp_21_66
[72] Pour une raison inconnue, la mention « Roi des Juifs » n’a pas été inscrite. De même qu’est resté blanc le grand phylactère brandi par un Juif, à droite Par compiraison avec les Crucifixions comparables, il était probablement destiné à porter l’inscription de dérision : « Si tu es le Fils de Dieu, descends de la croix » (voir [73]).
[73] Ce détail est inspiré d’un texte de Pierre le Mangeur : « On lit dans Tobie, à propos de l’éviscération du poisson, que le démon se tenait sur le bras de la croix pour observer s’il y avait dans le Christ une tache de péché ».
Sur les origines de ce texte et sur cette iconographie rarissime, voir C. W. Marx, M. A. Skey « Aspects of the Iconography of the Devil at the Crucifixion », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 42 (1979), pp. 233-235 (4 pages) https://www.jstor.org/stable/751097
[74] La position de Saint Jean en hors cadre a ici la valeur d’une sorte de ponctuation, qui termine la séquence des quatre sceaux (voir 3-4-2 : les Apocalypses anglo-normandes).
[75] Suzanne Lewis « Tractatus adversus Judaeos in the Gulbenkian Apocalypse », The Art Bulletin , Dec., 1986, Vol. 68, No. 4 (Dec., 1986), pp. 543-566 https://www.jstor.org/stable/3051040
[76] George Henderson « Part III: The English Apocalypse; II », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes, Vol. 31 (1968), pp. 103-147 https://www.jstor.org/stable/750637
[77] Louis-Patrick Bergot « L’Apocalypse d’Isabelle de France (1313) et son lien avec un groupe de Bibles historiales » Questes, 38 , 2018, p. 63-79 https://journals-openedition-org.ezproxy.inha.fr:2443/questes/4860
[78] Suzanne Lewis « The Apocalypse of Isabella of France: Paris, Bibl. Nat. MS Fr. 13096 » The Art Bulletin, Vol. 72, No. 2 (Jun., 1990), pp. 224-260 (37 pages) https://www.jstor.org/stable/3045731

10 Débordements dans le gothique international

22 septembre 2024

L’essor du gothique international, dans la seconde moitié du 13ème siècle, ne modifie pas la question du débordement : il reste extrêmement rare, localisé à quelques artistes ou à quelques types de manuscrits.

Article précédent : 9 Débordements gothiques : dans les Apocalypses anglo-normandes


Des oeuvres didactiques germaniques

Le caractère profane des thèmes a pu faciliter une certaine liberté quant au débordement.

Der Wälsche Gast

De ce poème médiéval, L’hôte italien, il n’existe que deux versions illustrées par des images encadrées.


1380 ca Treves Der Wälsche Gast Morgan MS G.54 fol 12rVers 1380, Der Wälsche Gast (Trèves), Morgan MS G.54 fol 12r 1400-25 Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ms. Ham. 675 (Sigle H), fol. 23v1400-25, Der Wälsche Gast, Berlin, Staatsbibliothek Ms. Ham. 675 (Sigle H), fol. 23v

La Discipline sur son trône

Celle du Morgan, la plus bavarde, déborde de phylactères explicatifs, pas forcément très clairs. Il faut dire que le passage est difficile à illustrer : le petit personnage vérifie que le manteau de l’homme vertueux et pieux a la même longueur que sa chemise, à savoir que ses actes sont conformes à ses paroles et ses dons à ses promesses. Le débordement est donc une solution ingénieuse, qui rend l’image plus lisible.



1380 ca Treves Der Wälsche Gast Morgan MS G.54 fol 19vLa mort de l’ours
Vers 1380, Der Wälsche Gast (Trèves), Morgan MS G.54 fol 19v

Cette image illustre le pont culminant d’un passage où est le seigneur se distrait par une chasse fructueuse : aux lapins d’abord, puis au sanglier, puis à un cerf imaginaire, et enfin à l’ours, que le seigneur transperce lui même de sa lance (vers 3247-3260).

Dans les Bestiaires (voir 6 Débordements dans les Bestiaires), la convention habituelle est que le chasseur avance à travers le cadre, et que la bête ne déborde pas, pour exprimer son incapacité à fuir. Mais ici la scène se passe, non pas à l’intérieur du cadre, mais sur une plateforme herbeuse en ressaut, ce pourquoi la convention s’inverse  : le mouvement de droite à gauche, à rebours du sens de la lecture, exprime le recul de l’ours, prêt à tomber dans la marge.


La Weltchronik de Rudolf von Ems

1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 164vDavid et Goliath
1400-10, Weltchronik (Regensburg) Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 164v

Ce débordement classique reste ici bien modéré, par rapport à ceux que nous avons déjà rencontrés : Goliath ne dépasse que de la pointe de la lance et d’un pied.


1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 13r Tour de babelLa tour de Babel, 1400-10, Weltchronik (Regensburg), Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 13r 1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 33vLa bataille de Chodorlahomor, Abraham et Melchisédek, vers 1375, Weltchronik (Bavière), Münich, BSB Cgm 5 fol 33v

Le procédé du cadre interne permet de discipliner les débordements usuels des édifices ou des épées.

Dans la dernière image, le cadre doré unifie la couronne de Melchisédek, roi de Sodome, et le calice qu’il offre à Abraham, signifiant qu’il est à la fois roi et prêtre.


1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 40v Abraham et IsaacAbraham et Isaac, fol 40v 1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 126vJosué arrêtant le soleil, fol 126v

Vers 1375, Weltchronik (Bavière), Münich, BSB Cgm 5

Le manuscrit le plus ancien ne se risque à placer en hors cadre que ces deux objets transcendants que sont l’ange et le soleil.


1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 291vPortement de Croix, fol 291v 1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 292vCrucifixion, fol 292v

1400-10, Weltchronik (Regensburg) Getty Ms. 33 (88.MP.70) 

C’est dans des scènes pourtant très calibrées que le dessinateur du Getty se révèle le plus audacieux , en faisant dépasser les croix du Portement et celles de la Crucifixion. Mais surtout en expulsant les dés et le manteau du Christ, sur lequel est posé avec insistance un jeu de marelle incongru : le hors-cadre a donc ici une valeur morale, la condamnation de joueurs de tous poils.



En Catalogne : le Bréviaire de Martin d’Aragon

Ce manuscrit somptueux a été réalisé au monastère de Poblet pour le roi d’Aragon.

1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 2v Janvier gallicaJanvier, fol 2v 1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 13v decembre gallicaDécembre, fol 13v

1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Le Calendrier suit une formule originale (mais pas unique), en plaçant côte à côte

  • l’Eglise, qui dépasse toujours,
  • la Synagogue qui, selon les mois :
    • reste  dans le cadre (Janvier -Février),
    • le déborde (Mars, Juin-Juillet, Octobre)
    • puis s’écroule (Avril-Mai, Septembre, Novembre-Décembre),
    • avec en Décembre l’écroulement définitif et l’arrivée du Christ.

La figure en hors cadre à gauche est Saint Paul pour le mois de Janvier, puis pour les onze autres Mois les destinataires de ses épîtres.

D’emblée, le lecteur est averti que les débordements vont faire partie du vocabulaire graphique du manuscrit.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 145r gallicaLa Nativité, fol 145r 1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 326r gallicaL’Annonciation, fol 326r

1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Selon une formule récurrente (voir 5 Débordements récurrents), l’étoile de la Nativité s’élève en dehors de l’image, envoyant ses rayons à l’intérieur.

Dans l’Annonciation, l’Enfant Jésus en germe déborde plus modestement, à l’entrée du flux de lumière. Très loin en hors cadre, Dieu le Père, depuis sa forteresse céleste, envoie sa bénédiction.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 369r gallicaLa Mort de la Vierge, fol 369r
1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Dans un mouvement inverse, c’est l’âme de la Vierge qui est reçue par son Fils, dans la mandorle céleste. L’image sert de frontispice au Sermon sur l’Assomption de Saint Jérôme qui, isolé dans la lettrine historiée, assiste par son imagination à la scène.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 245r gallicaLa crucifixion, fol 245r
1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Le dernier débordement du manuscrit est plus énigmatique : dans cette iconographie courante du Trône de Grâce, rien n’obligeait l’artiste à prolonger exagérément le bas de la croix jusqu’à un tertre gazonné, sans signification apparente. Qui plus est, cette poutre coupe le texte en deux colonnes inégales, le rendant difficile à lire. Il s’agit d’une paraphrase d’un sermon du pape Léon I aux Romains sur la Pentecôte [79] :

Lorsque nous poussons à l’extrême la pointe de l’esprit pour comprendre la dignité de la très aimée Trinité, ne pensons pas qu’il y aurait du divers dans cette excellence. Car l’essence de la divinité ne diffère en rien de son unité.

cum ad intelligendam dignitatem summe trinitatis dilectissimi acies mentis intendimus, nihil diversum in illa excellencia cogitemus. Quia in nullo ab unitate sua discrepat divinitatis essentia

La formulation originale du sermon était : « lorsque nous levons les yeux de l’esprit pour comprendre la dignité du Saint Esprit ».

Il me semble que la poutre de la croix plantée dans la terre est l’image de cette « pointe de l’esprit » qui s’élève jusqu’à l’unité de la Trinité, matérialisée par le cadre.


En Hollande : le Maître des Heures de Marguerite de Clèves

Deux manuscrits, exceptionnels pour leurs débordements, ont vu le jour dans l’entourage du comte de Hollande Albrecht de Bavière. Ce style de cour, qui est imité pendant une dizaine d’années ( [80], p 11) puis disparaît sans laisser de traces, pourrait avoir une origine germanique : ses libertés par rapport au cadre n’ont en tout cas d’équivalent, à l’époque , que celles de la Weltchronik.

Les Heures de Marguerite de Clèves

Comme nous l’avons vu (voir 5 Débordements récurrents), on trouve dès l’époque carolingienne des donateurs à cheval sur le cadre, mais la formule disparaît complètement à l’époque gothique où l’image redevient exclusive : le donateur se place soit dehors, soit dedans. ( [81], p 103).


1400 ca Heures de Marguerite de Cleves MS L.A. 148 fol 19v-20r Musee Gulbenkian Lisbonne
Marguerite de Clèves devant la Vierge
1394-1400, Heures de Marguerite de Clèves, Musée Gulbenkian, Lisbonne, MS L.A.148 fol 19v-20r

Ce bifolium est donc exceptionnel en traduisant le dialogue non plus seulement par la traversée d’un phylactère (auquel on sait que les cadres sont perméables) mais aussi par celle du prie-Dieu. On remarquera néanmoins que la donatrice reste respectueusement à l’écart :

  • ne touchant pas le phylactère (sur lequel la Vierge pose sa main à un emplacement choisi, voir 2-4 Représenter un dialogue) ;
  • n’empiétant sur le cadre que d’un coude.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 42v Musee-Gulbenkian-LisbonneTrahison de Judas, fol 42v 1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 89v Musee-Gulbenkian-LisbonnePortement de Croix, fol 89v

Le débordement de Malchus (dans la première image) et celui de l’extrémité de la croix et d’un marteau (dans la seconde) ne sont pas sans précédents, puisqu’on les rencontre vers 1250 dans le psautier anglais de Chinchester (voir 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée). Il ne s’agit bien sûr pas d’une influence directe, mais d’une solution graphique identique au même besoin :

  • de soutenir la narration, avec l’expulsion vers le bas d’un personnage hostile ;
  • de suggérer le déplacement vers la droite et d’annoncer la suite (marteau).


Il est tentant de fourrer ces débordements dans le même sac théorique  que celui de la donatrice  :  le moteur commun serait le rapprochement entre l’espace sacré (le cadre) et l’espace du lecteur (la marge) ( [81], p 107). On peut même y voir l’influence de la devotio moderna, ce mouvement religieux qui se développe au même moment et dans la même zone géographique. Mais si ces débordements trouvaient leur source dans ce mouvement de dévotion, il serait étonnant qu’ils n’aient touché qu’un si petit nombre de manuscrits, et dans un public de cour plutôt que religieux.

De plus, ils fonctionnent en fait  de manière très différente  :

  • dans un cas c’est le profane (la donatrice)  qui tente effectivement de se rapprocher de l’espace sacré ;
  • dans l’autre c’est le sacré qui déborde dans la marge, non pas dans le but de « se rapprocher du lecteur », mais dans l’intention  habituelle, narrative ou dynamique, du procédé.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 108v Musee-Gulbenkian-LisbonneLamentation, fol 108v 1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 126v Musee-Gulbenkian-LisbonneMise au tombeau, fol 126v

De la même manière, le débordement latéral et symétrique de la dalle, puis de la cuve, est une solution élégante à la fois graphiquement et narrativement, puisqu’elle met en pendant les deux épisodes. Dans l’image de la Lamentation, on remarquera le détail frappant des filets de sang qui débordent de la dalle qui déborde.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 79v Musee-Gulbenkian-Lisbonne
Flagellation, fol 79v

Dans ce denier exemple de débordement latéral, le plus original n’est pas tant celui des fouets (assimilable à celui des armes dans les scènes de bataille) que le fait que les deux bourreaux sont vus en recto verso, une formule encore très rare à l’époque (voir 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations).


La Biblia pauperum

Ce manuscrit a été réalisé par le même artiste, probablement également pour la cour d’Albrecht de Bavière. Il présente de nombreux types de débordements : je passe sur les ordinaires (anges, auréoles, haut de la tête, bas des manteaux, armes) pour ne présenter que les plus significatifs.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 20_-_ResurrectionLa Résurrection, fol 20

Le format du manuscrit est tout à fait unique puisque les parallèles typologiques se développent sur trois images :

  •  celle du Nouveau Testament au centre, gardée par quatre prophètes (ici la Résurrection),
  • celles de l’Ancien Testament  de part et d’autre (ici Samson et Jonas).

Dans la présentation actuelle, les trois pages sont raboutées, d’où ce format très allongé ; mais dans la présentation d’origine, la page de gauche apparaissait en premier, au verso, et il fallait déplier le recto pour faire apparaître à droite les deux autres images.


 

Ici, le débordement de Samson, escaladant la montagne avec les portes de Gaza sur le dos, invitait le lecteur à déplier la page blanche : apparaissait alors celui que regardait Samson, le prophète Sophonie expliquant doctement que « le jour de la Résurrection, les nations se rassembleront » [83].


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 12 Betrayal1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 16

Trahison de Judas, fol 12 Portement de Croix, fol 16

1395-1405, Biblia pauperum, BL King’s 5

Sans surprise, on retrouve deux des débordements déjà constatés dans le Livre d’Heures, mais au sein d’images plus abouties :

  • celle de la Trahison montre non plus l‘instant avant le coup d’épée, mais celui d’après : la lame sanglante de Pierre remonte à l’intérieur de l’image tandis que le bâton inoffensif de Malchus tombe à l’extérieur, dans un parallélisme parfait ;
  • celle du Portement s’enrichit de deux motifs rares : le voile de Véronique et les deux buveurs, une allusion au Psaume 69,13 [82].


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 10_-_Last_Supper
1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 23_-_Appearance_to_Mary

La Cène, fol 10 L’Apparition à Marie-Madeleine, fol 23

Certains débordements sont simplement narratifs : celui du manteau permet d’identifier Judas, celui du vase Marie-Madeleine.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 7_-_Expulsion_of_the_TradersLa Purification du Temple, fol 7

L’image centrale, l’Expulsion des marchands du Temple, comporte deux débordements originaux : les pièces qui tombent et la façade qui tourne à la manière d’une porte, sur l’axe du clocher. L’artiste a pris soin de représenter ce temple comme une église chrétienne tandis que que les deux autres, avec leur coupole, prennent une allure orientale.

Les miniatures latérales fonctionnent en parallèle :

  • à gauche, le roi Darius (hors cadre) ordonne au scribe Esdre (habillé en soldat) d’aller à Jérusalem purifier le Temple ;
  • à droite, le roi Judas Maccabée (en soldat, dans l’image) ordonne à un juif de balayer le Temple.

Tout ce passe comme si le débordement signalait que Darius, contrairement à Judas Maccabée , ne se trouve pas à Jérusalem.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 8 Raising_of_LazarusLa Résurrection de Lazare, fol 8

De la même manière, les deux miniatures latérales se répondent :

  • à gauche, Elisée vient de la montagne pour ressusciter le fils de la Sunammite (2 Rois 4,8-37) ;
  • à droite, Elie resuscite le fils de la veuve chez qui il résidait (1 Rois 17,17-24) .

Le débordement du manteau n’est donc pas un effet du hasard : il signale qu’Elisée s’est déplacé depuis un autre lieu, à la différence d’Elie.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 29_Last_JudgementLe Jugement Dernier, fol 29

Dans la miniature centrale, le double glaive du Christ du Jugement déborde des deux côtés. Il fait écho à l’épée du bourreau :

  • à gauche dans le Jugement de Salomon ;
  • à droite dans l’exécution de l’Amalécite sur ordre de David.

L’épée qui déborde sous-entend que l’exécution sera suspendue, celle sanglante qui reste dans l’image montre qu’elle a déjà eu lieu.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 25_-_Incredulity_of_Thomas
1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 31_-_Hell

L’incrédulité de Thomas, fol 25 L’Enfer, fol 31

Dans les images centrales, les deux débordements sont auto-référents :

  • Thomas transperce le cadre comme il transperce le flanc du Christ ;
  • la gueule d’enfer casse le cadre comme elle broie les Damnés.

Synthèse sur le Maître des Heures de Marguerite de Clèves

La subtilité de ces débordements, surtout dans la Biblia pauperum, montre qu’il ne s’agit pas pas tant d’un effet de mode purement esthétique que d’un procédé d’expression mûrement médité, mis au point par un artiste inventif et probablement bien conseillé : son but est d’illustrer les textes dans toutes leurs nuances, pas de créer un climat d’intimité conforme à la devotio moderna.

Comme le propose James H. Marrow ( [81], p 115), la rencontre entre cet artiste, possiblement d’origine germanique, et un prince mécène est probablement à la racine de ces expérimentations temporaires, dont on ne trouve plus trace après 1410. A la génération suivante, c’est une toute autre voie qu’emprunteront les innovations hollandaises, avec la floraison des marges spectaculaires qu’inaugurent les Heures de Catherine de Clèves, la nièce de Marguerite (voir 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves).


Un débordement énigmatique

1415 Heures de Marie de Gueldre Ms-germ-quart-42-f-19vMarie de Gueldre en Marie de l’Annonciation
1415, Heures de Marie de Gueldre, Berlin Kupferstichkabinett Ms germ quart 42 fol 19v

Je verse au dossier ce débordement hollandais d’autant plus énigmatique qu’il arrive comme un cheveu sur la soupe :

  • dans un manuscrit qui n’en comporte aucun autre [84] ;
  • sur une page étrangement déplacée au début des Heures de la Passion ([80], p 68) ;
  • sur une image largement modifiée, transposant dans un jardin ce qui était auparavant une scène d’intérieur : ce pourquoi la traîne traverse non seulement le cadre, mais aussi le muret hexagonal censé fermer le jardin clos.

La posture de la dame emprunte aux deux personnages d’une Annonciation, ce pourquoi :

  • comme l’Ange, elle traverse les murs et se tient debout  ;
  • comme la Vierge, elle tient un livre et reçoit la bénédiction divine.

Le caractère ostentatoire de la traîne, dont la bordure précieuse en « menu vair » (ventre d’écureuil) balaie la blancheur de la page, semble jurer avec la modestie qui sied à la « douce Marie » – ainsi que la qualifie le phylactère d’un des deux angelots – à moins que la fourrure blanche et la robe bleue ne signifient justement la douceur et le caractère angélique de la dame. En commandant son Livre d’Heures à des miniaturistes hollandais, cette princesse d’origine française, amatrice de beaux livres et correspondant avec le grand bibliophile qu’était le duc du Berry, semble avoir demandé un portrait dans le style de son pays natal.

L’ identification avec la Vierge de l’Incarnation n’est peut être pas que la foucade d’une grande coquette : l’image a possiblement une valeur propitiatoire, la duchesse étant encore sans enfant après dix ans de mariage.


En France : l’atelier du Maître de Rohan

A l’apogée du gothique international, il est significatif qu’un artiste aussi inventif que le Maître de Rohan ne pratique les débordements qu’à dose homéopathique [85].

Les Heures de Paris de René d’Anjou

Ce manuscrit ne présente des débordements que dans deux images, mais il sont particulièrement accusés.


1435-1436 Heures de René d'Anjou BNF Latin 1156 A fol 52rL’Annonce aux Bergers, fol 52r 1435-1436 Heures de René d'Anjou BNF Latin 1156 A fol 73rSaint Sébastien, fol 73r

Dans le premier cas, le débordement crée un effet de profondeur en accentuant l’écart entre les deux motifs homologues du premier plan et de l’arrière-plan (berger(s), arbre, troupeau).

Dans le second, il crée également un effet d’expansion, mais latéral, en écartant le saint et le bourreaux : le rejet de l’un deux hors de l’image a également valeur péjorative.


Les Grandes heures du Maître de Rohan

1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 14rAdam jeté en Enfer, fol 14r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 106vLa Vierge reçue par Dieu, fol 106v

Maître de Rohan ,1430-35, Grandes Heures de Rohan (Angers), BNF Lat 9471 gallica

Les débordements les plus fréquents de ce manuscrit concernant les ailes des démons ou des anges.

Celui du phylactère est en revanche unique. Il faut dire qu’il commence par le mot « egreditur » :

Un rameau sortira de la souche de Jessé (Isaïe 11,1)

egredietur virga de stirpe Iesse

Ainsi ce débordement nous dit lui-même qu’il déborde, dans une autoréférence malicieuse.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 9rLes hommes bons couronnées de fleurs et les mauvais d’épines, fol 9r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 195vMoïse préparant l’arche d’alliance, fol 195v

Le débordement des édifices est banal, mais celui-ci monte vraiment tout en haut de la page : il s’agit du Paradis, où les hommes bons sont inondés par les rayons verticaux de Dieu. Tandis que les hommes mauvais se morfondent au dehors sous des nuages horizontaux.

Tout aussi anodin est le débordement du mobilier, sans doute ici pure question de place. On notera néanmoins que le maître a pris soin de placer en position verticale le bras de gauche, pour éviter un débordement parasite.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 7r Mois de MaiLe mois de Mai et les Gémeaux, fol 7r

Cette page a pour intérêt de présenter deux types de débordements. Celui de la croix est narratif, puisqu’il commente le texte de la petite miniature (qui complète celle d’Adam en page 6v) :

« Adam qui dort senefie Jhesu Crist qui dormi en la crois, Eve qui ysy hors du costé d’Adam senefie saincte eglise qui yst hors du costé Jhesu Crist: les diverses bestes senefient diverses religions. »

La grande image présente deux débordements dynamiques, mais qui sont volontairement atténués : celui de la patte avant gauche, dissimulé dans un fleuron ; et celui de la croupe et du manteau, pincés entre le bord blanc et le bord doré.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 103rJoseph envoie du blé et des robes à son père Jacob, fol 103r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 105rJacob et sa maisonnée reviennent avec les vingt chars, fol 105r

Plutôt qu’un maigre débordement des pattes avant, le maître a préféré un décrochement dans le cadre, pour exprimer le départ vers le pays de Jacob. Pour la redescente vers l’Egypte, il montre la fin du voyage : ce pourquoi les chevaux s’arrêtent net.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 103vLe char des Evangélistes, fol 103v

Au milieu de cet aller-retour s’insère une troisième image de char, qui en donne la signification typologique :

« Ce que Joseph envoya à son père vingt chars chargés de robes : signifie les IIII évangélistes qui portent vingt chars chargés de Sainte Ecriture du Nouveau Testament. »

Ici, pour accentuer le mouvement du char qui monte de la terre au ciel, le maître a fait déborder une patte arrière du Taureau (chevauché par l’Ange) qui le pousse, et une patte avant du Lion (chevauché par l’Aigle) qui le tire : la symétrie vaut bien ce petit empiètement côté texte.

On voit ici que le maître ne cherche pas à appliquer mécaniquement un procédé : il adapte les débordements au cas par cas, quitte à ce que leur signification ne soit pas totalement homogène.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 135rPiéta, fol 135r
Maître de Rohan ,1430-35, Grandes Heures de Rohan (Angers), BNF Lat 9471 gallica

Cette très célèbre miniature a été largement commentée pour sa composition unique et son intensité dramatique, mais jamais sous l’angle des débordements.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 135r schema

Les quatre auréoles s’ordonnent selon une parabole élégante, qui joint le Père au Fils en passant par Saint Jean et la Vierge (pointillés blancs).

Mais la lecture selon les débordements (en jaune) met en balance les deux auréoles identiques, de part et d’autre du panonceau INRI qui résume la double nature du Christ : à la fois  Homme (Iesvs Nazarenus) et Roi (Rex Ivdæorvm). Les deux auréoles cruciformes indiquent l’identité de nature entre  le Fils et le Père, l’un Homme sur terre  et  l’autre Roi dans le ciel.


Synthèse sur l’atelier du Maître de Rohan

L’impression générale est que le maître de Rohan connaît très bien la rhétorique des débordements, et n’a aucune réticence à leur encontre : simplement, ils ne sont qu’un effet graphique parmi tous ceux dont il dispose, et il en modère l’usage, comme un bon compositeur réserve les cymbales pour les grands moments.



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Références :
[79] Sermones ad Romanam Plebem, SERMO LXXVI, cap 2 : « Cum igitur ad intelligendam dignitatem Spiritus sancti oculos mentis intendimus, nihil diversum ab excellentia Patris et Filii cogitemus: quia in nullo ab unitate sua discrepat divinae Trinitatis essentia. » https://la.m.wikisource.org/wiki/Sermones_ad_Romanam_Plebem/LXXVI
[80] The Golden Age of Dutch manuscript painting, 1990, https://archive.org/details/goldenageofdutch0000unse
[81] James H. Marrow « Art and Experience in Dutch Manuscript Illumination around 1400: Transcending the Boundaries » The Journal of the Walters Art Gallery. Essays in Honor of Lilian M. C. Randall, éd. Elizabeth BURIN, 54, 1996 https://www.researchgate.net/publication/259813419_Art_and_Experience_in_Dutch_Manuscript_Illumination_around_1400_Transcending_the_Boundaries
[82] « Ceux qui sont assis à la porte parlent de moi, et les buveurs de liqueurs fortes font sur moi des chansons. » Voir [81], p 112
[83] Pour les textes, voir « Biblia Pauperum. Reproduced in fac-simile from one of the copies in the British Museum » 1859 https://books.google.fr/books?id=7nUJ8PJ8g
[85] Pour une présentation commentée de ce manuscrit d’exception : Millard Meiss, Marcel Thomas, « The Rohan Master : a book of hours : Bibliotheque nationale, Paris (M.S. Latin 9471) », 1973 https://archive.org/details/rohanmasterbooko0000roha/

11 Débordements pré-eckiens

22 septembre 2024

Dans les ateliers flamands du début du 15ème siècle se développe un style spécifique, dit pré-eckien, qui s’éloigne des idéalisations gothiques. C’est l’occasion d’un dernier tour de pistes des débordements, avant leur abandon définitif.

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En aparté : les effets tridimensionnels

Ces effets ne doivent pas confondus avec des débordements


Cy nous dit

1390-1400, Ci-nous-dit (France du Nord ) KBR MS II 7831 fol 44L’apparition du Christ à sa mère, fol 44r
1390-1410, Ci-nous-dit (France du Nord ) KBR MS II 7831 [86]

Toutes les images de ce manuscrit s’inscrivent dans des cadres en creux, simulant un éclairage venant du haut à gauche. Les personnages sont posés dans l’épaisseur du cadre, sans ombre portée.


Le Psautier de Beaufort

1405-25-Beaufort_Beauchamp_Hours-Royal-2-A.-XVIII-f.-23v-Miniature-of-the-Annunciation-with-two-donors-praying-MEILLURL’Annonciation entre John Beaufort et son épouse Margaret Beauchamp
Herman Scheerre, 1405-25, Heures de Beaufort Beauchamp, BL Royal 2 A. XVIII, fol 23v

Le remplacement du cadre par un édicule tridimensionnel rend l’image bien moins transgressive que celle des Heures de Marie de Gueldre (voir 10 Débordements dans le gothique international) : ici, les donateurs ne traversent pas le cadre, mais sont simplement positionnés au premier plan. Cet intérêt pour le rendu spatial se voit dans les enroulements alternés de feuilles d’acanthe et de parchemin, dans l’épaisseur des pilastres.

Sur la draperie verte du prie-Dieu de la Vierge se surimprime en lettres d’or la devise d’Herman Scheerre, un enlumineur d’origine flamande installé en Angleterre :

Tout est facile si l’on aime.

Qui aime ne souffre pas.

Omnia levia sunt amanti.

Si quis amat non laborat

Quoiqu’en disent habituellement les commentateurs, le cloisonnement entre l’espace profane et l’espace sacré reste ici de rigueur, sauf pour l’ange, seul habilité à ce type de communication : son pied droit traînant sur le bord suggère qu’il vient juste de rentrer dans l’édicule.


1405-25 Beaufort_Beauchamp_Hours Royal 2 A. XVIII, fol 5v george-and-the-dragonSaint Georges et le dragon, Maître de Beaufort, 1405-25, Heures de Beaufort Beauchamp, BL Royal 2 A. XVIII, fol 5v

Toutes les autres miniatures pleine page du manuscrit, réalisées par un illustrateur flamand, suivent le même principe : pas de débordements, mais tout un monde régi par de stricts rapport spatiaux, circonscrit à cette niche prismatique (réduite parfois à un retable plat) : elle même vient en avant du cadre empli de motifs florissants, à la manière d’un drap d’honneur. Tout le manuscrit est irrigué par la recherche du réalisme spatial.


Le Maître du cycle de l’Enfance Morgan (1405-25)

Cet atelier est l’auteur de quatre manuscrits, très disparates par la technique mais qui comportent de nombreuses similarités, notamment dans la composition des scènes [87]. Un de ces manuscrits est très atypique, autant par le choix et la répartition des miniatures que par leur mise en page unique.


1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas nord BL Add MS 50005 fol 45v Adoration des Mages1420-25, Livre d’Heures (Pays-Bas du Nord), BL Add MS 50005 fol 45v 1350 ca Historienbibel St. Gallen, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung VadSlg Ms. 343d fol 40r Adoration des Mages e-codicesVers 1350, Historienbibel, St. Gallen, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung VadSlg Ms. 343d fol 40r e-codices

Adoration des Mages

Toutes les scènes sont portés par une sorte de plateforme verte, à la tranche bien marquée.

Pour James H. Marrow ([87] , p 78), l’origine pourrait en être des manuscrits populaires germaniques transmis en Hollande via le Rhin, tel celui de l’image de droite.


1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas nord BL Add MS 50005 fol 119vLe partage du manteau du Christ, fol 119v 1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas BL nord Add MS 50005 fol 155vLa donatrice devant la madone, fol 155v

1420-25, Livre d’Heures (Pays-Bas du Nord), BL Add MS 50005

Lorsque l’atelier hollandais rajoute derrière certaines images un fond d’or, des hors-cadre se créent, mais de manière non intentionnelle : tandis que les débordements visent à isoler un élément pour le soumettre à réflexion, c’est ici la totalité de l’image qui surgit en avant de la page. Par un cheminement différent, on est en somme parvenu au même effet que les enlumineurs bolonais, un siècle plus tôt, avec leurs plateformes théâtrales (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).

Le fait que ce manuscrit soit le seul des quatre sont le texte n’est pas en latin, mais en hollandais, est typique du mouvement de la devotio moderna, qui cherchait à encourager une approche émotive des images pour un public plus populaire : ces scènes servies pour ainsi dire sur étagère y concourent certainement [88].



Les miniaturistes pré-eckiens ( 1380-1420)

Le terme « pré-eckien » est employé pour les ateliers flamands, pour la plupart à Bruges, où se développe un style spécifique, qui s’éloigne des idéalisations gothiques : en tant qu’accident au decorum de la page, les débordements font partie de ce nouveau vocabulaire graphique.

Les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville (Artois)

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1400 ca Guillaume de Digulleville, Pèlerinages Bruxelles, KBR, ms. 10176-10178, f. 149rL’enfer, fol 149r 1400 ca Guillaume de Digulleville, Pèlerinages Bruxelles, KBR, ms. 10176-10178, f. 150v Les âmes des damnés punis en enferLes âmes des damnés punis en enfer, fol 150v

1400-10, Pèlerinages de Guillaume de Digulleville, France du Nord, Bruxelles KBR ms. 10176-10178

Ce manuscrit très original [89] ne présente des débordements qu’à la toute fin de l’ouvrage, à partir de cette représentation de l’Enfer comme une sphère difforme, décentrée, et hérissée d’arbres sales : comme si la laideur graphique exprimait l’horreur du lieu.

Vient tout de suite après cette image terrifiante d’un diable en hors cadre, lacérant de son crochet les damnés qui semblent illustrer un manuel de pendaison (y compris par la langue pour les menteurs).

L’histoire se poursuit par une série d’images où Guillaume visite les diverses catégories de supplices, accompagné par un petit ange qui volète à travers le cadre dans son dos, comme pour le retenir de tomber dans l’image. Dans toute cette section du texte, le cadre se comporte en somme comme une cage protectrice, empêchant l’Enfer de déborder.


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La Legenda aurea de Glasgow (Groupe Glasgow-Rouen)

Ce manuscrit sans précédent introduit des iconographies nouvelles, qui seront ensuite diffusés dans toute la production brugeoise.

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1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint JacquesSaint Jacques
1400-10, Legenda aurea (Bruges) Glasgow Ms Gen 1111

La mise en page ressemble beaucoup au « Cy nous dit », par la variété de ses images et par l’adoption d’un cadre en relief, ici encre éclairé du haut à gauche : certains personnages y posent les pieds et les armes s’en échappent, dans un effet dramatique de surgissement. On remarquera que l’illustrateur éprouve une certaine gêne quant à cette spatialité : pour la tête du bourreau de gauche, plutôt que de la faire déborder vers l’avant ou de la masquer derrière le cadre, il a choisi un compromis étrange : modeler le cadre autour de la tête, comme si sa matière était molle.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint JeanSaint Jean 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ChristopheSaint Christophe

Le traitement des auréoles n’est pas totalement homogène : Saint Jean , tout comme l’enfant Jésus, de trouvent en arrière de l’image : mais dans un cas l’artiste a choisi le cadre dur, dans l’autre le cadre déformable.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ThomasSaint Thomas 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Sainte MartheSainte Marthe 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint MatthieuSaint Matthieu

De la même manière, l’auréole de Saint Thomas s’imprime très profondément dans le cadre tandis que celle de Sainte Marthe est masquée, passant quasiment inaperçue : peut-être pour ne pas contrarier, par un second débordement, l’effet de profondeur de la tarasque. Enfin l’auréole de Saint Matthieu, solide et non plus rayonnante, passe carrément devant le cadre.

On voit que la formule du cadre en relief, tout en ouvrant de nombreuses possibilités, comportait aussi sa part de casse-tête : raison pour laquelle, au final, très peu de manuscrits pré-eckiens l’ont adoptée.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint AmbroiseSaint Ambroise 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111Saint JulienSaint Julien

Dans le cas du mobilier, écritoire ou lit, le cadre tridimensionnel ne pose aucun problème.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint AlbanSaint Alban 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 EpiphanieEpiphanie

Il est même propice à des effets narratifs, mettant en évidence :

  • les deux couronnes de Saint Alban, roi et martyr
  • le banc sur lequel Joseph s’est assis à l’écart, pour réchauffer le gruau pour le bébé (voir – La chaleur de Joseph).

1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint HubertSaint Hubert 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint PierreSaint Pierre

Mais dans quelques images, le cadre perd son statut d’objet et se laisse déborder par un arbre ou une robe, sans aucune justification spatiale.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint AdrienSaint Adrien 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint GeorgesSaint Michel

La posture de Saint Adrien risquant un pied à l’extérieur peut encore se justifier, d’autant plus que ce débordement attire l’attention sur sa main coupées sur le billot, à son aplomb.

En revanche la posture de Saint Michel, avec son pied posé sur rien et surchargé par son propre nom, échappe à tout réalisme. Sitôt qu’une convention semble s’établir, l’artiste s’ingénie à la prendre à rebours, comme pour tester toutes les libertés de la formule.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ClementSaint Clément 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint paul ermiteSaint Paul Ermite

Ce caractère ludique, qui est un des charmes des artistes pré-eckiens, est encore plus visible dans le toit d’ardoise qui remplace le bord supérieur du cadre, ou le mur de l’ermitage qui fusionne avec le bord droit, dans une géométrie impossible.


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Le Livre d’Heures de Rouen (Groupe Glasgow-Rouen)

L’autre grand manuscrit de cette école, dite de Glasgow-Rouen [90], est un Livre d’Heures où le cadre reste encore un trompe-l’oeil, mais beaucoup plus plat, ce qui facilite tous types de débordements.

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1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 12v GallicaSaint Georges et le donateur devant la Madone, fol 12v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 13r GallicaAnnonciation, fol 13r

Vers 1410, Livre d’Heures (Bruges) Rouen BM Ms 3024 (Leber 137), Gallica.

Ce bifolium met en regard les deux types de cadre : imitation pierre ouvragée pour la miniature pleine-page, imitation bois doré pour la miniature de plus petite taille.

Côté pierre, l’illustrateur a rajouté en avant du retable un petit îlot rocheux sur lequel s’entassent l’ange écuyer juché sur le dragon aplati, le saint patron et le donateur : cet ilot reste néanmoins dans un rapport spatial ambigu avec le cadre, puisqu’il est masqué par le quadrilobe doré, alors que ce devrait être l’inverse. Cette « erreur » facile à corriger est probablement volontaire : le donateur peut tout aussi bien se voir présenté à la Vierge en chair et en os, au travers d’un seuil matériel, qu’en image, au travers d’une frontière virtuelle qui n’existe que dans son livre.

De la page verso à la page recto, on notera l’effet d’écho entre le donateur, lançant son phylactère depuis l’extérieur du jardin clos, et l’Ange qui fait de même, mais à l’intérieur de la chambre.


1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 118v St ChristopheSaint Christophe, fol 118v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 53v GallicaFuite en Egypte, fol 53v

Vers 1410, Livre d’Heures (Bruges) Rouen BM Ms 3024 (Leber 137), Gallica.

Les débordements deviennent ici de purs jeux graphiques :

  • manteau géant de Saint Christophe emporté par le vent, imitant le petit manteau de l’Enfant ;
  • arbre planté en haut d’une montagne, pourtant sensée se trouver en arrière-plan.

On notera dans cette image un autre amusant effet d’écho, entre Joseph, qui retourne sa gourde pour en tirer les dernières gouttes (sous-entendant qu’il a donné le reste à Marie et à l’Enfant) et le petit singe qui l’imite juste en dessous.

On en vient à se demander si le ressort caché de ces débordements n’est pas de combiner, dans le même espace graphique, l’esprit de sérieux des images encadrées et l’esprit de fantaisie des drôleries.


1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 114v St Georges GallicaSt Georges, fol 114v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 102v St jean baptisteSaint Jean Baptiste, fol 102v

Dans la première image, les deux troncs à l’aplomb l’un de l’autre imitent verticalement les deux tronçons de la lance, qui perce le monstre orthogonalement.

Dans l’autre image, la lanterne en suspension immatérielle en dessous du second arbre se retrouve dans plusieurs manuscrits flamands : elle signifie que Saint Jean Baptiste est la lanterne du monde ( [91], p 155).

Par symétrie avec l’arbre situé au dessus de la lanterne, l’arbre de gauche attire l’attention sur la forêt touffue, en contrebas. A la manière des oriflammes débordant au dessus des scènes de bataille, ces deux arbres pourraient bien signaler les deux camps en présence : un Paradis inaccessible et un désert escarpé, mais sur lequel s’est levé une lumière.


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Un écho dans le Brabant

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1420 Ruysbroeck Du tabernacle spirituel Brabant Bruxelles KBR ms. 19295-97 fol 2vRuysbroeck et un copiste
1420, Frontispice de Ruysbroeck, « Du tabernacle spirituel » (Brabant) Bruxelles KBR ms. 19295-97 fol 2v

Ruysbroeck couche ses inspirations sur une tablette de cire, un copiste les transcrit sur parchemin, les pages forment un livre rouge d’où la sainte parole s’écoule, comme l’eau de la source rouge. Les frondaisons qui débordent au dessus de cette terre arrosée illustrent la fécondité de la parole du mystique, tout en témoignant de l’influence à distance du style pré-eckien brugeois.


Les devanciers du groupe Mets

 

Le Maître de la Mazarine

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1415 ca Maitre de la Mazarine Heures dites de Joseph Bonaparte BNF Lat 10538 fol 31r annonciationAnnonciation, fol 31r 1415 ca Maitre de la Mazarine Heures dites de Joseph Bonaparte BNF Lat 10538 fol 116r David et le SeigneurDavid et le Seigneur, fol 116r

Maître de la Mazarine, vers 1415, Heures dites de Joseph Bonaparte, BNF Lat 10538

Cet enlumineur parisien, probablement d’origine flamande, est le seul à se risquer à des compositions aussi spectaculaires : il ne s’agit pas à proprement parler de débordement (puisque le cadre n’est pas matérialisé) mais de l’inverse : l’invasion de l’image par le fond décoratif, dont les rinceaux dorés apparaissent par tous les jours de l’architecture.

Ce procédé graphique, qui s’inscrit parmi les expériences du temps sur la miscibilité entre cadre et image, n’aura pas de lendemain : peut être parce qu’il ne permet pas, à la différence des débordements, de mettre l’accent sur tel ou tel détail significatif.


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Le Maître du Livre d’heures de Jean sans peur

Le Livre d’oeuvre de Jean sans peur est une oeuvre somptueuse qui a la particularité d’avoir été un des rares manuscrits flamands dans la bibliothèque du Duc de Bourgogne Jean sans Peur. Il s’écarte du courant pré-eckien par la variété de ses cadres, qui échappent au sempiternel modèle brugeois, bicolore et ponctué aux quatre coins de quadrilobes dorés [92]. En de nombreux points, il se révèle influencé par les maîtres du groupe Rouen ([91], p 155).

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1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 191vSaint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre, fol 191v
1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Le maître pratique à la fois :

  • le procédé éprouvé des drôleries marginales faisant écho à la scène centrale, avec l’estropié montrant son pied sanglant et la mendiante sa sébile ;
  • le procédé du débordement, tout juste remis au goût du jour, qui met en pendant le genou fringant du cheval et la patte amputée de l’infirme.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 51vLa Mise au Tombeau, fol 51v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 204vL’Office des morts, fol 204v

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Ici c’est une pleurante et un moine à chapelet qui escortent la Mise au Tombeau, et Saint Michel qui repousse le démon loin des âmes, sous l’Office des morts. On notera dans cette seconde miniature le motif du sol découpé en dents de scie.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 28v PentecoteLa Pentecôte, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 28v 1400-10 groupe Rouen Carpentras Inguimbertine MS 57 fol 55v IRHTLa Madone entre Sainte Catherine et Sainte Agnès, 1400-10, Groupe Rouen, Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, MS 57 fol 55v IRHT

On retrouve le même motif, cette fois débordant, au dessus d’une drôlerie représentant Lohengrin avec son cygne (allusion probable à la famille de Clèves, qui prétendait en descendre).

Ce motif crée un lien avec le groupe de Rouen dont un enlumineur de la décennie précédente avait inventé le même dispositif (image de droite) : une sorte de Conversation sacrée surplombe un jardin peuplé d’anges, occupés à des occupations variées. On remarquera que les donateurs restent à l’extérieur du cadre, et que la femme se trouve à gauche, inversant l’ordre héraldique. Ses vêtements de deuil suggèrent qu’elle était probablement morte, un des cas pouvant expliquer cette inversion (voir Couples irréguliers).


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 36vLa Trahison de Judas, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 36v 1420-30 Maitre Jean sans peur MS M.439 fol. 27vSaint Sébastien, 1420-30, Morgan Library MS M.439 fol 27v

Le Maître du Livre d’heures de Jean sans peur pratique les débordements pré-eckiens les plus usuels : personnage situé au premier plan et arbre à l’arrière-plan, dans une contradiction graphique déjouant la spatialité.

On retrouve exactement le même dispositif dans le second manuscrit qui lui est attribué, à la Morgan Library.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 130vJugement dernier, fol 130v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 131rFol 131r

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Dans ce bifolium très original, le donateur, protégé à l’intérieur de l‘initiale D de Domine, contemple le Jugement dernier depuis le mauvais côté, celui des Damnés. Tandis que ceux-ci sont extraits violemment de l’image en passant sous le liseré doré, le cadre s’ouvre sur la gauche aux Elus qui empruntent l’escalier du Paradis, attendus en haut par Saint Pierre.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 107vLa présentation au Temple, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 107v

Cette image construit elle-aussi un édifice dans la marge : un chapelain tire la corde de la cloche, mise en évidence par le débordement du clocher. De là, l’oeil redescend jusqu’aux statues dorées de l’Ange et de Marie, qui président à la Présentation de l’Enfant : on comprend que la cloche sonnée dedans et dehors constitue une nouvelle Annonciation, non plus intime mais universelle.


vLe Couronnement de Marie, fol 123v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 183vSaint Jacques le Majeur, fol 183v

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

On notera dans la première miniature la forme en faux des ailes des anges, qui débordent comme il se doit. Le hors-cadre prétend aussi à accentuer la profondeur, en déployant en avant-plan un perchoir pour un ange harpiste.

Mais l’esprit ludique n’est jamais loin : la plateforme devant Saint Jacques sert surtout à attirer l’attention sur son pied nu, peu propice aux pèlerinages.


Le soulier qui lui manque se retrouve juste en dessous, au bout d’un bâton qu’actionne un compère aux yeux bandés, dans un jeu de casse : les autres joueurs font des gestes d’effroi pour l’empêcher de frapper la plateforme, preuve que, dans la charte graphique de l’artiste, drôlerie et débordements se partagent le même espace.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 89v.Nativité, fol 89v
1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Ici deux des trucs de l’artiste se combinent astucieusement :

  • le prolongement narratif, avec les bergers dans la marge ;
  • le débordement ludique, avec l’aile bleu de l’ange qui passe sous le rideau, puis sur le cadre [93].

L’idée est sans doute que les bergers risquaient un oeil par la fente, avant que l’ange ne tire carrément le rideau.

Un élément important est le rideau noué, placé à un endroit impossible (il devrait être pendu au coin). Au mépris de tout réalisme, l’artiste l’a placé à l’aplomb du ventre de Marie (et du bébé dans le bassin) : il s’agit de la métaphore du rideau utérin, un des exemples les plus patents (et les plus méconnus) du symbolisme déguisé qui se développe à l’époque (voir 2 Les Epoux dits Arnolfini (2 / 2)).

Non seulement l’artiste la connaît, mais il présume que le lecteur la connaît aussi, et s’amusera de cette caricature.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 178vSaint Christophe, fol 178v

Cette miniature, très admirée et commentée d’un point de vue stylistique ([91] , p 149), n’a pas reçu toute l’attention que sa composition méritait. Le bord droit a été remplacé par une falaise à deux étages, aux proportions bizarrement inversées :

  • en centre, une anfractuosité, avec un ours levant la tête vers une chouette perchée sur un arbre – une scène totalement étrangère à la légende de Saint Christophe et à son iconographie ;
  • en haut, une vaste plateforme enclose par une barrière, avec l’ermitage et l’ermite tenant une lampe, qui sont des détails habituels de la scène.



1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur
L’arbre du haut déborde, selon le tic habituel des pré-eckiens. L’attention est ainsi attirée sur le trio arbre/ermite/lanterne, qui fait écho au trio arbre/ours/chouette de l’étage inférieur (flèches bleue). Puisque la chouette, oiseau de nuit, est l’antithèse de la lanterne et l’ours, bête sauvage devant sa grotte, l‘antithèse de l’ermite devant sa chapelle, on en est amené à associer l‘étage chrétien, de taille géante , à l’Enfant Jésus (cadres verts), et l’étage sauvage, de taille réduite, au géant Christophe (cadres oranges).

Ainsi la paroi rocheuse transcrit, avec ses deux étages en croissance,  une transformation continue : le passeur, en sentant l’Enfant devenir de plus en plus lourd sur ses épaules, passe de sauvage à saint.


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Le Maître des Heures de Daniel Ryms

Dans ce manuscrit réalisé pour un riche bourgeois de Gand, l’enlumineur se montre dans la continuité du Maître du Livre d’heures de Jean sans peur. Il revient néanmoins à une organisation plus traditionnelle de la page :

  • les drôleries s’autonomisent par rapport à l’image principale ;
  • les cadres deviennent luxuriants ;
  • les débordements s’atrophient.

L’enrichissement graphique se concentre désormais dans des détails à l’intérieur de l’image.

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1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 106vLa Trahison de Judas, fol 106v 1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 113vLe Portement de Croix, fol 113v

1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Ces deux pages habituellement propices aux débordements illustrent bien leur régression.

Dans la Trahison de Judas, ni Malchus ni l’arbre ne sortent du cadre. Seule la lanterne éteinte déborde : elle  forme couple avec la lanterne allumée tombée par terre, et désigne Judas, juste en dessous, comme le disciple qui n’éclaire plus. L’invention va vers un détail nouveau : l’oreille de Malchus dans la main droite du Christ ([91], p 192).

Dans le Portement, l’extrémité de la croix ne déborde pas : seul un marteau passe en hors champ à droite, presque à regret. Si l’arbre déborde, c’est parce qu’un spectateur est monté dessus, dénoncé par un enfant à un soldat qui le vise de la lance : cette scène hors contexte fonctionne presque comme une drôlerie qui serait dissimulée dans l’image. Dans le bas de page se développe une autre drôlerie : une homme sauvage fait face à une femme-fleur qui brandit sa quenouille en le traitant de paillard. L’enrichissement graphique se concentre à l’intérieur de l’image, avec le moulin qui fait écho à la croix et le motif nouveau de l’enfant qui frappe le Christ de son gourdin ([91], p 195).



1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 113v detail
A la réflexion, la drôlerie inférieure se révèle moins indépendante qu’elle ne le paraît : l’homme sauvage lève les bras avec désespoir vers le bambin qui lui a volé son gourdin et la femme avec sa quenouille, nargue le gourdin manquant.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 41vLe Jugement dernier, fol 41v 1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 111vLa Flagellation, fol 111v

1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Ces deux pages illustrent bien comment la luxuriance des cadres fait obstacle aux débordements.

Dans le Jugement dernier sortent à peine les ailes en faux des anges, la fleur du lys et le pommeau de l’épée : le débordement bleu du manteau se perd, délibérément, dans le revers bleu d’une feuille.

Dans la Flagellation, les fouets débordent chichement et la statue païenne qui, au tout premier plan, justifierait pleinement un débordement spatial, donne lieu à un décrochement dans le cadre : seule manière de la mettre en évidence au milieu des vignetures dorées.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 109vL’Homme de douleurs et les instruments de la Passion, fol 109v
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Cette image douloureuse fait pendant à l’image glorieuse du Christ du Jugement : même couronne d’épines vert cru, même manteau bleu. Mais celui-ci s’est transformé en une sorte de corolle à cinq pointes, image abstraite de la Douleur terrestre – les cinq plaies – par opposition à la gloire céleste qu’expriment, en haut de l’image, les têtes d’ange du même bleu.

Le débordement des dés attire l’oeil. Les deux sont truqués : l’un a deux faces Quatre, l’autre des faces Deux et Cinq qui ne sont pas opposées. De même que l’or dénonce la trahison de Judas, les dés dénoncent la fausseté des adversaires du Christ.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 1vL’Annonciation, fol 1v
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Des fleurs géantes, traitées de manière illusionniste, envahissent les marges : au point que l’ange, aux mêmes couleurs vert et or, ses fines ailes bleues traînant derrière lui comme des antennes, semble un insecte qui aurait sauté de la fleur dans l’image – tout comme l’enfant Jésus descend telle une abeille depuis la fleur située derrière Dieu le Père.

Le long phylactère qui réifie le cadre en s’enroulant de lui, sans oser aller plus loin, semble un clin d’oeil de l’artiste au lecteur, lui signalant cette esthétique du débordement refoulé.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 168vDaniel Ryms devant le prophète Daniel, fol 168v.
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Le clou du manuscrit est cette image frappante, où deux débordements se répondent :

  • en bas à gauche celui du donateur, déployant son phylactère vers son saint patron ;
  • en haut à droite, celui d’Habacuc véhiculé par un ange jusqu’au prophète enfermé dans la fosse aux lions.

L’un lui offre ses prières, l’autre apporte des victuailles.

On notera l’inventivité graphique des sept lions transformés en brebis. Le soldat endormi est un détail typologique soulignant que Daniel sortant de la fosse préfigure le Christ sortant du tombeau. Le bouclier anthropomorphe, au profil sévère, est peut être une métaphore de Dieu protégeant les deux Daniels.


Le groupe de Guillebert de Mets

La somme impressionnante de Dominique Vanwijnsberghe et Erik Verroken [91] a permis de démêler les différents artistes appartenant à ce groupe. Le nom de « Maître de Guillebert de Mets » est désormais réservé à la main A, celle d’un artiste prolixe qui recopie les modèles de différentes écoles :

« La main A… trouve ainsi sa place à l’intersection des deux pôles artistiques qui donnent alors le ton dans la partie ouest des anciens Pays-Bas : Bruges et Tournai. C’est sur ce substrat artistique et technique que le Maître de Guillebert de Mets assimile et digère des compositions et motifs venus de France. » ([91], p 336)

Cet artiste marque le reflux presque total des débordements pré-eckiens, repoussés par la saturation des marges.

Les débuts du Maître de Guillebert de Mets

1420-30 Livre d'Heures (Gand) Hofbibliothek Aschaffenburg Ms. 7 fol 130vLe Massacre des Innocents, Hofbibliothek Aschaffenburg Ms. 7 fol 130v 1420-30 Livre d'Heures Morgan MS M.46 fol. 25v Meurtre de Thomas BeckettLe Meurtre de Thomas Beckett, 1420-30, Morgan MS M.46 fol. 25v

Maître de Guillebert de Mets, 1420-30, Livre d’Heures (Gand)

Dans plusieurs Livres d’Heures qu’il produit au début de sa carrière, on ne rencontre plus que le débordement de l’épée, désamorcé par la prolifération des vignetures.



1420-30 Livre de prières de Joris van der Meere (Gand) BNF NAL 3112 fol 56vLe Jugement dernier, fol 56v
Maître de Guillebert de Mets, 1420-30, Livre de prières de Joris van der Meere (Gand) BNF NAL 3112

Les donateurs rentrent dans le cadre, qui n’est plus traversé que par les trompettes à phylactères et par les ailes des anges avec un certain laisser-aller (tantôt par dessus le liséré, tantôt par dessous). On sent que la question de la perméabilité du cadre, qui avait tant travaillé les générations antérieures, est une affaire classée.


Le Maître au ciel d’argent

Ce nom désigne désormais la main B du groupe Mets, chez qui les débordements sont tout aussi limités.


1430-35 Maître au ciel d'argent Livre d'heures Gand Bruxelles, KBR ms 10772 fol 13VBruxelles, KBR ms 10772 fol 13v 1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 25vBologne, BUB MS 1138 fol 25v

Crucifixion, Maître au ciel d’argent, 1430-35, Livre d’heures (Gand)

Dans la Crucifixion des Heures de Bruxelles, seules débordent l‘auréole de Dieu le père, les pointes des lances et les âmes des deux larrons. Ce qui produit une discordance de taille entre le petit ange extracteur d’âme et les grands anges décoratifs de la bordure.

Dans la Crucifixion des Heures de Bologne [94], tous ces débordements ont été éliminés. La bordure s’étoffe avec la figure de la donatrice, et avec la drôlerie narrative des soldats jouant le manteau aux dés.


1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 50v annonciationAnnonciation, fol 50v 1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 13v TrahisonTrahison de Judas, fol 13v

Maître au ciel d’argent, 1430-35, Livre d’heures (Gand) Bologne, BUB MS 1138

Les autres pages des Heures de Bologne ne présentent que des débordements éculés :

  • ailes et rubans soulignant l’avancée de l’ange dans la chambre,
  • portillon du Jardin des Oliviers, substitut affaibli du débordement de Malchus.

La recherche graphique va dorénavant à l’enrichissement de la bordure, et à la mise en correspondance des images pleine page, au verso, et des lettrines historiées qui leur font face, au recto, selon des typologies extrêmement originales ([91], p 383).


L’apogée du Maître de Guillebert de Mets

1450-55 Master of Guillebert de Mets Livre d'Heures Getty Ms. 2 (84.ML.67) fol 127v 1450-55 Master of Guillebert de Mets Livre d'Heures Getty Ms. 2 (84.ML.67) fol 128

Maître de Guillebert de Mets, 1450-55, Livre d’Heures Getty, Ms. 2 (84.ML.67) fol 127v-138r

A la miniature pleine page du Jugement dernier fait face dans la lettrine historiée le Roi David en pénitence, dans ce bifolium extraordinaire qui introduit le Psaume pénitentiel.

Les débordements se limitent aux trompettes et aux phylactères surabondants, qui traversent le liséré doré tantôt dessus tantôt dessous, selon toutes les combinaisons possibles. Des iris géants prolifèrent dans la bordure, parfois passant devant le cadre.

« Toutes ces plantes sont puissamment modelées, irréelles mais peintes avec un art consommé de l’illusionnisme, qui donne déjà l’impression, quarante ans avant la vogue des marges ganto-brugeoises, d’avoir été posées sur la surface nue du parchemin par un esprit inventif. » ([91], p 307)

A gauche du Jugement dernier, un iris vert héberge les Elus sous une tente, à droite un iris bleu absorbe les Damnés dans sa bouche infernale : communication à distance qui n’a plus rien à voir avec les débordements du Maître des Heures de Jean sans peur, soucieux de conserver un cheminement continu entre l’image et ses marges.

Modernistes au début du siècle chez les miniaturistes pré-eckiens, les débordements sont devenus au milieu du siècle un résidu archaïque, supplanté par des modes d’expression plus complexes.



Références :
[87] James H. Marrow « DUTCH MANUSCRIPT ILLUMINATION BEFORE THE MASTER OF CATHERINE OF CLEVES: THE MASTER OF THE MORGAN INFANCY CYCLE » Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art, Vol. 19 (1968), pp. 51-113 https://www.jstor.org/stable/24705879
[88] James Freeman « Say Your Prayers », 2014 https://blogs.bl.uk/digitisedmanuscripts/2014/03/say-your-prayers.html
[91] Dominique Vanwijnsberghe, Erik Verroken « A l’Escu de France : Guillebert de Mets et la peinture de livres à Gand à l’époque de Jan van Eyck (1410-1450) », 2018 https://orfeo.belnet.be/handle/internal/9966
[93] Ne pas prendre cette aile pour un bâton : Lynn F. Jacobs, « Thresholds and Boundaries » p 135
https://books.google.fr/books?id=8EQ3DwAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=a+rod+on+which
[94] Le Livre d’Heures de Bologne a au Vatican un manuscrit jumeau, réalisée en parallèle et pratiquement identique : https://digi.vatlib.it/view/MSS_Ott.lat.2919

4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux profanes

7 juin 2024

 

Le thème de la « musca depicta » a été beaucoup étudié [4], et les spécialistes débusquent encore de nouveaux exemples ou exhument de nouvelles sources littéraires. Cet article se focalise sur la préhistoire du motif, entre 1430 et 1550, sans classer ces oeuvres selon les catégories que l’histoire de l’art leur a peu à peu attribuées (représentation animalière, trompe-l’oeil, symbole du diable ou de la mort) : car si tout le monde s’accorde sur le fait que le motif est polysémique, la catégorie dans laquelle on classe chaque exemple reste souvent affaire d’autorité.

Il importe de redonner la parole à ces premiers témoins, dans toute leur singularité. Et certains vont nous dire des choses assez différentes de ce qu’on entend d’habitude.

Article précédent : 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits



Les premières mouches en peinture

Ces premières apparitions de la mouche sont macabres : comme si, avant 1440, les peintres n’avaient songé à ce détail que pour sa valeur narrative.

Les mouches de Bernat Martorell

C’est dans un triplé flamboyant que les toutes premières mouches font leur entrée dans la peinture.

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Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 schema
Le retable de Saint Georges, aujourd’hui démembré, était une oeuvre prestigieuse, probablement réalisée pour la chapelle Saint Georges du Palais de la Généralité de Barcelone [4b]. Martorell y fait preuve d’un grand sens de la continuité narrative puisque le roi Magnence, l’ennemi de Saint Georges, apparaît dans les quatre panneaux latéraux (carrés bleus) : deux fois en habit de cour et deux fois en armure. La mouche, quant à elle (cercles rouges), apparaît dans le panneau central, le Combat contre le dragon et dans les deux panneaux terminaux, le Saint traîné au Supplice, et la Décapitation : autrement dit les trois événements qui sont en rapport direct avec la Mort. C’est cette mouche tripliquée qui a permis à Emile Bertaux, en 1905, de rapprocher les panneaux de Paris de celui de Chicago.


 

Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 Chicago, Art Institute_saint_georges_dragon_zSaint Georges et le dragon
Bernat Martorell, 1434-35, Chicago, Art Institute

Martorell aurait pu placer la mouche à un emplacement plus nettement humain, le crâne, mais il a choisi une omoplate indécise pour cette nettoyeuse universelle de cadavres. Le crâne humain et le crâne à cornes font voir éloquemment le destin qui attend la princesse et son bélier, si Saint Georges ne gagne pas.

La mouche, seule vivante dans ce cimetière mixte, est peut être celle qui tire les ficelles du combat entre Bien et Mal qui se déroule au dessus d’elle ; ou bien, indifférente, elle se contente de profiter des restes.

De la même manière, des lézards, émissaires reptiliens du dragon, font l’aller-retour entre la caverne et la princesse : mais on peut tout aussi bien penser que ces bestioles sortent simplement se chauffer au soleil.



Boucicaut_Master Heures de Boucicaut Saint Georges 1405-08 musee Jacquemart AndréHeures de Boucicaut
Maître de Boucicaut, 1405-08, Musée Jacquemart André
Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 Chicago, Art Institute_saint_georges_dragon_zBernat Martorell, 1434-35, Chicago, Art Institute

On a souvent comparé ces deux Saint Georges, tantôt pour souligner la ressemblance des compositions, tantôt pour insister sur les différences (la posture du cavalier notamment [4c]).
Sans prétendre que Martorell, dont on connaît quelques miniatures, ait été se former dans un atelier parisien, il est clair que le détail animalier – à l’intérieur de l’image – est un procédé d’enlumineur, à la fois narratif et naturaliste. On remarquera que le maître de Boucicaut a quant à lui posé un papillon bleu céleste au ras de la falaise : il sert de relais graphique entre les parents, qui prient en haut du rempart, et la princesse également en prières, captive de son rocher.


Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 torture détail LouvreLe Saint traîné au Supplice Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 decapitation détail LouvreLa Décapitation

Les deux autres mouches du retable de Martorell suivent la même logique, mi-symbolique mi-naturaliste :

  • de la mouche posée sur la croupe – point commun avec les deux manuscrits italiens décrits dans 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits– , on pourrait dire qu’elle aiguillonne l’attelage vers le lieu de l’exécution, mais elle se trouve aussi à sa place naturelle, près de l’anus bien marqué du cheval ;
  • la mouche posée sur l’écu regarde vers le bas, comme si elle accompagnait la chute des cavaliers désarçonnés par la colère divine ; mais elle rappelle aussi qu’elle tient sans problème sur une surface verticale lisse.

Ces toutes premières mouches ont donc toutes trois les mêmes caractéristiques :

  • elles ont partie liée avec la Mort ;
  • elles sont intégrées à l’image et à la narration.

Malgré ce qu’on en a dit, elles n’ont donc rien d’un trompe-l’oeil, ce qu’exclut de toute façon la hauteur respectable du retable (environ trois mètres de haut, en comptant la prédelle) et la distance par rapport au spectateur.


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La mouche du maître autrichien

Triptyque de la Mort de la Vierge (detail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, HongrieTriptyque de la Mort de la Vierge (détail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, Hongrie

Jusqu’à ce qu’on en trouve un autre, la plus ancienne mouche peinte dans l’intention possible de tromper l’oeil est celle-ci, exhibée par Anna Eörsi [1] :

  • elle se dirige vers le M de l’inscription « Caspar+walthisar+melchior » du petit parchemin fixé par de la cire sur le bord du lit ;
  • une araignée pend sous le livre de l’Apôtre.

La mouche attirée par le cadavre de Marie et menacée par l’araignée participe à une narration marginale, tout en symbolisant la Mort et le Mal. Mais elle participe aussi, avec le morceau de parchemin collé, l’image de la Saint Face, et les charnières, à une tentative manifeste de réalisme. [1a].


Si Giovannino dei Grassi a inventé pour les puissants Visconti la mouche métaphysique (voir 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits), il se pourrait bien que ce soit cet autrichien anonyme qui ait peint, avec ses modestes moyens, la première mouche que tout un chacun a envie de chasser.



Tout de suite après cette entrée en scène, la mouche en peinture va bifurquer dans deux directions bien distinctes :

  • profane, avec l’homme ou la femme d’un portrait ;
  • sacrée, avec l’Enfant Jésus ou avec le Christ.

Nous allons suivre ces thématiques jusque vers 1550. Après quoi les mouches se confineront dans un rôle bien particulier : représenter l’éphémère au sein d’une nature morte.



La mouche dans le portrait

Ce thème n’est présent que dans les Pays du Nord.


La mouche-peintre (SCOOP !)

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Petrus_Christus Portrait d'un chartreux 144Portrait d’un chartreux, Petrus Christus, 1446, MET

Ce tout premier portrait de Petrus Christus est aussi de loin le meilleur, à un moment où, cinq ans après la mort de Van Eyck, il reste encore très proche de la technique de son maître. La mouche est bien sûr un détail illusionniste, au même titre que l’inscription gravée. Mais on sent bien que sa signification va au delà. On a proposé plusieurs hypothèses [5] :

  • acceptation de la Mort, point d’orgue de la vocation du chartreux – mais l’homme, non tonsuré, est un laïc, frère lai ou convers, et pas un moine ordonné ;
  • signature parlante – mais on n’a pas trouvé trace d’un chartreux nommé De Vliegher ;
  • talisman contre le Diable – mais on n’a aucun exemple avéré d’un telle valeur apotropaïque.



Petrus_Christus Portrait d'un chartreux 1446 MET detail
On n’a semble-t-il pas remarqué que, tandis que les montants et la traverse supérieure du cadre sont en pierre, la traverse inférieure est en bois : autrement dit une réparation de fortune. C’est justement là que le peintre a posé la mouche, entre son prénom PETRUS et le chrisme qui remplace CHRISTUS. Ce jeu de substitutions de l’éternel par le périssable, de la pierre par le bois, du Christ par celui qui s’en réclame, est l’affirmation du pouvoir immortalisant du peintre : de même qu’il a le pouvoir de déclarer que ce bois feint est une pierre (PETRUS), de même il a celui de suggérer que cet insecte aux pattes plus fines qu’un poil de barbe, qui trace par sa marche une horizontale impeccable, est l’homologue de son pinceau habile, figé pour l’éternité.

Comme souvent, c’est dans ses tout premiers débuts  qu’un motif est le plus complexe.


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La mouche « morceau de bravoure »

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After Rogier van der Weyden, Portrait of Philip the Good, c. 1500, Gotha, SchlossmuseumSchlossmuseum, Gotha After Rogier van der Weyden, Portrait of Philip the Good, c. 1500 Madrid, Palacio realePalacio reale, Madrid

Portrait de Philippe le Bon, d’après un original de Van der Weyden, vers 1500

Dans un article récent [6], Stephan Kemperdick a comparé ces deux versions, dont le fond en faux bois porte pour l’un une mouche (Gotha), pour l’autre un cloporte : cet insecte rampant ne peut être compris que comme présent à l’intérieur de l’image, tandis que la mouche, insecte volant, peut tout aussi bien être vue comme un trompe-l’oeil posé sur la surface du tableau. La présence de ce détail dans les deux copies pourrait être l’indice qu’il figurait déjà dans le portrait original peint par Van der Weyden (mort en 1464).


Memling 1475 Portait d'homme avec une flèche NGAPortrait d’homme avec une flèche
Memling, 1475, NGA

Ce portrait comporte deux morceaux de bravoure démontrant l’habileté à peindre le minuscule :

Memling 1475 Portait d'homme avec une flèche NGA detail broche

  • la broche dorée du béret, avec une Vierge au croissant ;


Memling 1475 Portait d'homme avec une fl

  • une mouche presque invisible sur le fond noir, à côté du pouce qui tient la flèche.

Tout comme dans le portrait de Petrus Christus, cette mouche est nécessairement dans le tableau, puisqu’elle marche sur la table. L’idée est probablement de comparer ces deux choses volantes et bruyantes : la flèche contrôlée par l’archer, la mouche que personne ne contrôle, sauf l’artiste.

Mais on peut également l’opposer, en diagonale, avec le broche du béret, troisième chose qui vole dans le Ciel [7] : l’une dorée et protectrice, l’autre noire et importune.


 

Bayerischer Meister, 15. Jh.; Bildnis eines älteren Mannes (Pius Joachim); um 1475Portrait d’un homme âgé (PIUS JOACHIM), Maître du Portrait Mornauer (attr), vers 1475, Kunstmuseum, Bâle

L’histoire de ce portrait est intéressante, puisque le halo doré et l’inscription ont été rajoutés en 1512 pour sacraliser un portrait civil, comme nous l’apprend l’inscription qui figurait sur l’ancien cadre :

Pour le divin patriarche Joachim de Nazareth, grand père de Jésus, choisi par lui comme patron, Balthasar Pacimontanus, théologien, âgé de vingt et sept ans et dix sept jours, a fait faire ceci, l’année du Christ douze, au mois de septembre.

DIVO IOACHIMO NAZARE[N]O PATRIARCHAE IESV AVO PATRON[O] S[VO] SELECTO BALDAS[AR] PACIMONTANVS THEOLOGVS ANN [ OS] NATVS VII ET XX D[IES] XVII F[IERI] C[VRAVIT] AN[NO] CHR[ISTI] XII K[ALENDIS] SEPTE[MBRIS] ».

Selon les calculs de Martin Rothkegel [7a], ceci fait naître Baltasar Hubmaier le 16 août 1485, le jour de la Saint Joachim, d’où le choix de ce patron (Baltasar ne figurant pas dans le calendrier). Hubmaier s’est bricolé ce saint patron pour célébrer, en 1512, son accession au doctorat de l’université d’Ingolstadt.



Portrait d'un homme âgé (Pius Joachim) 1475 Maître du Portrait Mornauer Bâle, Kunstmuseum detail
Ces circonstances renvoient la raison d’être de la mouche dans les ténèbres antérieures. Sa position à l’arrière plan, entre l’oeil et les lunettes, laisse supposer qu’elle était plus qu’un simple trompe-oeil : par sa vue réputée et par sa rapidité, elle synthétise parfaitement les deux instruments qu’elle jouxte, la vision de près grâce aux lentilles et la vision de loin grâce aux lettres.


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Un portrait à énigmes (SCOOP !)

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Maitre-du-Jugement-Dernier-de-Luneburg-portrait_jeune_homme_anonyme_1485-ca-Thyssen-BornemiszaPortrait d’un jeune homme anonyme
Maître du Jugement Dernier de Lüneburg (attr), vers 1485, collection Thyssen-Bornemisza, Madrid

Le caractère délibérément énigmatique de ce portrait est attesté par deux « accidents » graphiques :

  • à la place de l’oeillet habituel dans les portraits de prétendant, la main gauche fait semblant de pincer une des fleurs qui décore le tissu vert ;
  • le rideau présente deux systèmes de fixation à la tringle : par un anneau métallique (attaché), et par une pointe de tissu (détachée) ; sur deux anneaux, il en manque un.

Ainsi le tissu sort de son rôle d’objet inanimé en soulignant l’absence de deux objets symboliques des fiançailles : la fleur et l’anneau.


Maître du Jugement Dernier de Lüneburg portrait_jeune_homme_anonyme_1485 ca Thyssen-Bornemisza detail mouche
Tout en haut, la mouche posée sur le vitrail constitue une troisième énigme, juste à côté de la figurine de Samson tuant le lion à main nu : sa chevelure dressée rappelle la force surhumaine qui lui vient du ciel :

«  L’esprit de l’Eternel saisit Samson et, sans avoir rien à la main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau ». Juges 4,6

Faut-il comprendre le symbole dans son interprétation typologique habituelle, à savoir la lutte contre le mal ? De même que Samson vient à bout du roi des animaux, le vitrail vient à bout de l’animal le plus infime, en le prenant dans son réseau comme dans une toile d’araignée.

La suite de l’histoire de Samson nous oriente vers une autre piste : quelques jours après la mort du lion, Samson repasse voit son cadavre et trouve à l’intérieur un essaim d’abeilles et du miel. Cet événement extraordinaire lui donne l’idée d’une énigme qu’il pose ensuite aux Philistins : « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux. »

Notre amateur d’énigmes aurait-il voulu moderniser à sa sauce l’énigme biblique ? Car, d’une certaine manière, la mouche improductive, isolée dans sa cellule de verre, apparaît comme l’antithèse des abeilles mellifères.

Ainsi ce portrait cryptique apparaît triplement déceptif : une fleur factice, un anneau qui manque, et une mouche en guise d’abeilles. Les espérances du jeune homme auraient-elles tourné court ?


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Le moment Zeuxis

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Portrait d'une femme de la famille Hofer, vers 1470 peintre souabe inconnu National Gallery
Portrait d’une femme de la famille Hofer, vers 1470, peintre souabe inconnu, National Gallery

On ne sait rien du peintre ni de la commanditaire, sinon qu’elle était très riche : robe et rideau de brocard, coiffe impeccable fixée par des dizaines d’épingles, bagues nombreuses. Le myosotis possède un symbolisme trop lâche (amour, souvenir…) pour donner une quelconque indication. La seule certitude est que le peintre n’a pas posé la mouche par hasard : il avait l’assentiment de la cliente.



Portrait d'une femme de la famille Hofer, vers 1470 peintre souabe inconnu National Gallery detail
L’ombre de l’insecte est cohérente avec l’éclairage d’ensemble : il est donc impossible de savoir si la mouche s’est posée sur la coiffe pendant la pose, rendant hommage à l’immobilité du modèle, ou si elle s’est posée aujourd’hui sur le tableau, attirée par cette grande plage blanche. A une époque où la notion d’instantané n’existait pas, on mesure ce que pouvait avoir de vertigineux ce collapse de deux lieux et de deux moments.

L’avancement des techniques illusionnistes permettait à cette riche allemande de s’offrir son « moment Zeuxis » : celui où la peinture devient si vraie que même une mouche s’y trompe, tels les oiseaux attirés par les grappes du maître athénien.


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Les trois volatiles du Maître de Francfort (SCOOP !)

Cette composition sort un peu du cadre temporel de cette étude, mais a le mérite de donner un état des lieux sur la question de la mouche, à la toute fin du XVème siècle.

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Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'AnversLe peintre et son épouse
Maître de Francfort, 1496, Musée royal des Beaux-Arts, Anvers

Ce tableau ne peut être compris que dans son contexte très particulier : les giroflées dans le vase, dans la main de l’épouse et sur le cadre ouvragé, font allusion à « La Giroflée (De Violieren) », une des chambres de rhétorique d’Anvers dont la devise « Wt ionsten versaemt’ (unis dans l’amitié) » est inscrite en haut du cadre. Elle s’était créée vers 1480 sous l’égide de la Guilde des Peintres, d’où la présence du taureau ailé de Saint Luc [7b].

La première mouche de ce tableau est une mouche « picturale » : tâche noire sur la coiffe blanche, elle joue en contrepoint de la giroflée blanche sur le fond noir, et est similaire à la mouche sur la coiffe de la femme de la famille Hofer (la richesse en moins) : un détail à la Zeuxis, à la fois dans et sur le tableau.


Un portrait de couple

On lit souvent que ce double portrait serait le tout premier exemple de portrait de couple sur un seul panneau. Il a en fait été précédé par un panneau de Memling vers 1470-72 et par plusieurs panneaux germaniques (voir Couples germaniques atypiques)



Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'Anvers schema 1
Reste que la polarité masculin/féminin, inhérente au portait de couple, marque profondément le bas du tableau : deux âges (36 et 27), deux pains ronds, deux verres, deux récipients (pichet et vase), plus l’inscription IHESUS MARIA qui valide la dimension religieuse des objets posés sur la table : le vin du pichet et les deux pains renvoient à une sorte d’eucharistie laïque, célébrée sur un autel domestique autour d’un plat de cerises, le fruit qui symbolise la Passion.

Par élimination, le couteau s’associe mécaniquement à la mouche. Ce qui nous donne une interprétation possible : parce que la mouche a été attirée par le fruit (comprendre le Serpent par la Pomme, du côté de la Femme), le fer a dû trancher le pain (comprendre la Cène et la Crucifixion, du côté de l’Homme) [8].


Une composition rhétorique

Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'Anvers schema 2
Dans le contexte rhétoricien de la composition, on est tenté de mettre en relation les trois animaux ailés qui s’étagent, du plus éthéré au plus terrestre (en jaune) :

  • le taureau doré, emblème de la Peinture, dans le cadre ;
  • la mouche « à la Zeuxis », exercice de style, à la fois sur et dans le tableau ;
  • la mouche diabolique, dans le tableau, emblème du Péché et du caractère périssable des choses ici-bas.

Trois registres bien soulignés par les trois occurrences de « La giroflée » (en blanc).


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La mouche éphémère (SCOOP !)

Au XVIème siècle, la mouche va disparaître des portraits et se déplacer vers le genre plus calibré de la nature morte,  où elle perturbera, d’une touche de Vanité, l’opulence des fruits et la magnificence des fleurs.

Deux pendants peu connus [9a] témoignent de cette transition entre la mouche subjective, éminemment variable, et la mouche emblématique, figée dans sa signification univoque de Mort et de Corruption.

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Barthel-Beham_Bildnis-eines-Schiedsrichters_1529-KunsthistorischesMuseumWienPortrait d’un arbitre (Schiedsrichter) Barthel-Beham_Bildnis-einer-Frau-mit-Papagei_1529-KunsthistorischesMuseumWienPortrait d’une femme au perroquet

Barthel Beham, 1529, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Il se peut que les détails de ce tableau soient purement anecdotiques : le mari  aimait à se rafraîchir avec de l’eau citronnée, l’épouse possédait un perroquet favori. Il se peut qu’ils soient aussi de simples démonstrations de réalisme : le verre d’eau pour les reflets sur la table, le perroquet pour les luisances sur les plumes. Mais la proto-nature morte du premier plan propose aussi une lecture symétrique, qui met en pendant :

  • des boissons – l’eau et le vin, évoqué par la grappe de raisin ;
  • des consommables tenus du bout des doigts – la craie et la pomme ;
  • des volatiles – les mouches et le perroquet.

Il ne faut pas lire ces détails comme un rébus à déchiffrer, mais comme des notations psychologiques qui ajoutent à la compréhension de ce pendant marital :

  • le mari est passionné par le jeu qui se déroule devant lui ; la craie en suspens entre deux doigts, il note les points sur la table et les biffe au fur et à mesure, de sorte que les instants du jeu sont du domaine de l’éphémère, tout comme la date inscrite elle-aussi à la craie et les mouches attirées par ce qui reste du citron ;
  • l’épouse regarde son époux comme le perroquet regarde les mouches, d’un air dubitatif et polysémique (voir – Le symbolisme du perroquet) :
    • en tant que symbole de la Gourmandise, il toise ceux qui se contentent d’eau et d’acidité ;
    • en tant que symbole de l’Eternité, il s’interroge sur ceux qui se satisfont de l’Instant.


Saint Donatien_Jan_Gossart,_Flemish,_1520 Musee des beaux Arts de TournaiSaint Donatien, Musée des Beaux Arts de Tournai Portrait_of_Jean_de_Carondelet,_Jan_Gossart,_Flemish,_1525-1530_-_Nelson-Atkins_Museum_of_ArtPortrait de Jean de Carondelet, Nelson Atkins Museum of Art

Gossaert (dit Mabuse), 1525-30,

Gossaert avait déjà peint en 1517 un portrait intime du même Carondelet, dans un diptyque célèbre où il apparaît tourné vers la droite, en prières devant la Madone, un crâne sur le revers (voir  Le diptyque de Jean et Véronique).

Plus âgé, le chanoine se présente ici en tête à tête avec Saint Donatien [9b], dans toute la majesté de sa charge : aumusse d’hermine peinte tâche par tâche, surplis de dentelle peinte fil par fil. Gossaert a utilisé dans plusieurs portrait le procédé du cadre intégré, à la fois très efficace graphiquement et porteur d’une forme sophistiquée de paradoxe : puisque ce qui est normalement en dehors et par devant se retrouve à l’intérieur et par derrière. Mais ici ce cadre intégré prend une importance majeure, puisqu’il immortalise le chanoine es qualités :

Dom Jean Carondelet, Archevêque de Palerme et Prévôt de l’église Saint Donatien de Bruges

D. IO. CARONDELET ARCHIEPI PANORni PREPO. EC. S. DON. BRVGEN



Portrait_of_Jean_de_Carondelet,_Jan_Gossart,_Flemish,_1525-1530_-_Nelson-Atkins_Museum_of_Art detail
Les lettres constituent un tour de force de réalité virtuelle : par leur bombement, elles inversent le creusement de la bordure et ne peuvent être qu’en métal, malgré leur teinte pierre. La mouche n’est pas placée n’importe où : à côté de la seule lettre isolée, l’abréviation S de Sanctus : comme si, en voletant entre les deux panneaux, elle assurait la liaison entre le saint patron de l’église et son chanoine ; et comme si, derrière l’oreille de Jean Carondelet, elle remplaçait le crâne du revers par un autre symbole, plus discret, mais plus proche, de sa propre mort.


En aparté : l’origine du cartellino

Cette question est un exemple de ces retournements complets de situation qui font tout le sel de l’Histoire de l’Art (pour les détails, voir la remarquable thèse de Kandice Rawlings [10] ) .

Dans plusieurs articles, l’éminent Millard Meiss avait expliqué que le cartellino, dont le premier exemple en Italie se trouve dans la Madone de Tarquinia en 1437, avait été inspiré à Filippo Lippi par son contact avec des oeuvres illusionnistes flamandes, lors de son voyage à Padoue en 1434-35. On aurait donc l’enchaînement : Flandres => Padoue => Florence => reste de l’Italie.

Petit à petit, les spécialistes se sont rendu compte qu’aucune oeuvre flamande de l’époque ne présentait de cartellino, et que le motif s’était surtout répandu en Italie dans la région de Padoue, et pas du tout à Florence. La théorie dominante est désormais que le cartellino était un motif que Lippi avait vu à Padoue, et auquel il  ne s’est essayé qu’une seule fois. Par l’ironie des destructions, c’est ce produit dérivé qui a survécu, alors que les oeuvres originales n’ont laissé aucune trace.

En 1963, Zygmunt Wazbinski [9] a supposé que le cartellino serait né très précisément dans l’entourage de Francesco Squarcione, le maître de Padoue et grand introducteur du renouveau antiquisant dans la peinture italienne. Wazbinski a même proposé une explication séduisante (malheureusement sans source textuelle) :

« Le cartellino imite les étiquettes en papier que Squarcione apposait sur les objets de sa collection de sculptures anciennes, fragments et modèles d’atelier : ses nombreux étudiants auraient pu vouloir l’utiliser pour revendiquer leur contribution individuelle au sein de cet important atelier ». ( [10], p 8)

Voici donc maintenant l’enchaînement le plus probable, résumé par Kandice Rawlings :

« L’origine du cartellino à Padoue – non aux Pays-Bas ou à Florence – est confirmée par son apparition à Padoue au milieu du XVe siècle dans le cercle de Francesco Squarcione, par les précédents que sont les signatures et inscriptions dans la peinture gothique de Venise et de la Vénétie, et par le lien avec les centre d’intérêts locaux pour l’épigraphie et l’archéologie. Dans le dernier quart du XVe siècle, le motif fut repris par les peintres vénitiens et diffusé à d’autres parties de la terraferma. » ([10], p 58)


La Madone de Tarquinia (SCOOP !)


masaccio-Trittico di San Giovenale, 23 aprile 1422 museo Masaccio cascia di regelloTriptyque de Saint Juvénal, Masaccio, 23 avril 1422, Museo Masaccio, Cascia di Regello Filippo Lippi Madone de Tarquinia 1437 Palazzo BarberiniMadone de Tarquinia, Filippo Lippi, 1437, Palazzo Barberini, Rome

Eloignées d’à peine quinze ans, ces deux oeuvres montrent bien tout ce que le contact avec la peinture flamande avait apporté à Lippi. De Masaccio il a conservé la vue plongeante (le point de fuite approximatif est au niveau du visage de la Vierge) mais il a remplacé le dossier du trône par les trois pans d’une chambre, faisant en quelque sorte descendre la Madone de son ciel doré et éternel à l’ici et au maintenant. Il a inventé un très original trône circulaire, dont le dossier vient compléter, en creux, l’estrade qui fait ressaut en avant ; et remplacé l’inscription ( PLENA-DOMINUS-TECUM-BENEDICTA) par des simples cannelures à l’antique, au centre desquelles il a serti l’ancêtre de tous les cartellini.

A noter chez Masaccio le détail de la Vierge tenant le pied de l’enfant : cette iconographie remonte à la Vision de Saint Brigitte, selon laquelle la Vierge serait tombée en larmes devant la beauté de son fils, ayant la prémonition de sa Passion (sur cette iconographie, voir  1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant). Le thème de la Madone triste se prête à de nombreuses variantes, en général méconnues, dont nous verrons des exemples plus loin.



Filippo Lippi Madonne de Tarquinia 1437 Palazzo Barberini detail cartellino
Tandis que Masaccio avait inscrit la date au centre du cadre (MCCCCCXXII), Lippi l’a remontée sur le cartellino et l’a disposée verticalement, avec un raffinement calligraphique qui n’a pas été souligné : la taille des lettres diminue, en passant de Dieu et du Millénaire ( Anno Domini M) aux jours (vii), avec la préciosité supplémentaire de représenter les trois X comme trois croix, à la manière d’un petit Calvaire.

Comme le note Rona Goffen [11] ce proto-cartellino n’en est pas vraiment un : d’une part parce qu’il ne porte pas la signature de l’artiste, d’autre parce qu’il n’est pas réalisé en trompe-l’oeil (collé sur le tableau), mais intégré à la composition.

Très précisément, Lippi l’a placé sur une petite protubérance cylindrique : un dispositif fréquent devant les estrades rectilignes [12], mais dont je n’ai trouvé aucun exemple devant une estrade circulaire. Le papier est collé à gauche par un point de cire, mais coincé à droite par la pierre (on voit bien le bombement qui résulte de la compression) : ce papier a en fait pour fonction de dissimuler une ébréchure dans le socle de marbre. Ce qui nous ramène, d’une nouvelle manière, aux étiquettes que Squarcione collait devant ses antiques.

A la manière de la lettre de Poë, Lippi place juste sous notre nez, et pourtant pratiquement invisible, un morceau de bravoure d’une rare complexité, souvenir de son voyage à Padoue.



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Deux trompe-l’oeil cumulés (SCOOP ! )

il fallait que les deux motifs squarcionesques, la cartellino et la mouche feinte, aient, chacun de leur côté, atteint leur maturité, pour qu’un artiste songe à les combiner, dans une sorte de trompe-l’oeil au carré. Cela ne s’est produit à ma connaissance que deux fois, la même année 1495, dans une ambiance vénitienne : coïncidence qui soulève la question d’une influence mutuelle, insoluble dans l’état de notre ignorance quant à la première de ces deux oeuvres.

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Portrait de Luca Pacioli, Jacopo de Barbari, 1495 Musee Capodimonte, Naples

Portrait de Luca Pacioli, Atelier d’Alvise Vivarini, 1495, Musée Capodimonte, Naples

L’inscription du cartouche IACO.BAR.VIGEN/NIS.P. 149(5), qui semblait au départ assez claire ( Jacopo di Barbari , âgé de vingt ans (VICENNIS), a peint en 1495) a été définitivement obscurcie par une cascade d’érudition et de délires interprétatifs [13] : entre ceux qui ont mis en doute l’authenticité du cartellino et ceux qui en font la clé du déchiffrage du panneau, de l’identification du peintre ou de celle du jeune homme, une mouche n’y retrouverait pas ses oeufs.

Une hypothèse invérifiable, mais très vraisemblable, a été proposée récemment par Francesca Cortesi Bosco ([13a], p 57) : la mouche interrompant l’inscription aurait été ajoutée par l’atelier pour signifier la mort brutale du jeune génie inconnu qui a peint cette oeuvre exceptionnelle : ce pourquoi rien de comparable n’a pu lui être attribué.


Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 ErmitageAnnonciation, Cima da Conegliano, 1495, Ermitage

On connaît en revanche beaucoup de choses sur la seconde oeuvre : elle a été peinte pour l’autel principal de la chapelle de la confrérie des Soyeux de Lucques (Arte dei Setaioli), dans l’église Santa Maria dei Crociferi de Venise. Le cartellino se trouve en bonne place, presque au centre, sur le flanc marqueté de la plateforme qui porte le lit de la Vierge, et sous un autre morceau de bravoure : le volet ouvert, à l’intérieur duquel s’ouvre un second volet.

Ces deux ouvertures imbriquées ont une valeur symbolique : elles représentent la révélation en deux temps de l’Incarnation, d’abord par la prophétie d’Isaïe 7,14, inscrite en hébreu sur le haut du lit, puis par la parole de l’Ange. La restauration récente a révélé en bas du lit une inscription malheureusement illisible, en lettres latines [14]. Ainsi les deux inscriptions et les deux langues corroborent cette notion d’une Annonciation en deux temps.


Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage detail Sceliphron Spirifex (Sphex ) Hill, J. A decade of curious insects. London. 1773Sceliphron Spirifex (Sphex ) Hill, J. A decade of curious insects. London. 1773

Le cartellino porte la date, le nom des quatre confrères qui ont validé la réalisation, puis la signature « Joan Baptista da Conegliano fecit » [15]. L’insecte termine la liste. On a dit qu’il s’agissait de l’emblème de la confrérie, mais rien ne le prouve. La forme de l’abdomen et des ailes fait penser à une sorte de guêpe, de type Sphex : on la nomme en Italie vespa vasoia, la guêpe-potière, à cause des petits nids individuels qu’elle construit avec de la terre.



Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage seconde mouche
Une complication supplémentaire est la présence d’un second insecte, une mouche posée sur le montant du pupitre de Marie. On peut classer ces deux présences infimes parmi les exercices de style un peu gratuits, comme les vitres manquantes dans les vitraux de l’église, ou la chaise à enfant sous la fenêtre.



Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage schema
On peut au contraire leur accorder une importance majeure, en remarquant que les deux protagonistes regardent dans leur direction, comme pour attirer l’attention du spectateur. En l’absence du volatile habituel de l’Annonciation, la colombe blanche de l’Esprit Saint, ont-ils par antithèse une valeur péjorative, celle du Diable qui rode pour tenter d’empêcher l’Incarnation ? (sur un exemple de cette croyance médiévale, voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré).

Il faut sans doute distinguer les deux insectes : la mouche ou le moucheron du pupitre pourrait bien être le symbole d’un diable inoffensif, déjà réduit à presque rien. La guêpe du cartellino, en revanche, ne peut avoir qu’une valeur positive, puisqu’elle conclut la liste des clients. Cette espèce, qui ne pique pas et vit solitaire, n’est pas considérée nuisible. Depuis Virgile, on associe à la virginité les abeilles, qui :

« ne s’adonnent point à l’amour, qui ne s’énervent pas dans les plaisirs, et ne connaissent ni l’union des sexes, ni les efforts pénibles de l’enfantement ». Virgile, Géorgiques, livre IV

Les guêpes ont en commun avec les abeilles d’être engendrées du corps d’un animal mort, mais Pline précise bien une différence essentielle : elles ont une vie sexuelle :

« Le corps d’un jeune bœuf , qu’on a fait expirer sous les coups , produit des abeilles , comme le corps d’un cheval produit les guêpes et les frelons , et celui d’un âne les scarabées , la nature changeant certains animaux en d’autres. Mais nous voyons ces trois dernières espèces d’insectes s’accoupler . Toutefois ils élèvent leurs petits presque de la même manière que les abeilles. » Pline, Histoire naturelle, Des insectes

Ainsi, tout comme le bombyx du mûrier aurait mieux convenu comme emblème des soyeux, de même l’abeille aurait été un bien meilleur candidat pour symboliser la virginité de Marie. Je pense que Cima a choisi la guêpe-potière pour deux raisons : en hommage à son habileté d’artisan, et aussi parce qu’elle fabrique des nids. Et la chambre de Marie contient déjà une chaise d’enfant, fabriquée par son artisan de mari


D’un point de vue esthétique, on remarquera que les deux insectes couvrent parfaitement toute la tessiture de notre motif :

  • la mouche, presque invisible, est située dans le présent de Marie, celui de l’Annonciation ;
  • la guêpe, trompe-l’oeil mis en évidence sur un trompe-l’oeil, est faite pour attirer la main : en venant se poser après la signature du peintre, elle vient en quelque sorte, dans le Présent du tableau, attester de la bonne fin du contrat.




Article suivant : 4-3 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux sacrés

Références :
[1] Anna Eörsi « Puer, abige muscas! Remarks on Renaissance Flyology. » 2001, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744444/Puer_abige_muscas_Remarks_on_Renaissance_Flyology

[1a] Dans un second article, Anna Eörsi [1b] a proposé une lecture symbolique de ces détails, qui minore quelque peu l’intention de tromper l-oeil :

  • les papiers collés (Saint Face et Rois Mages) ont une valeur propitiatoire, dans le voyage de la Vierge vers son Fils ;
  • le coffre ostensiblement verrouillé représente l’Arche d’alliance, imputrescible, auquel le corps de Marie est souvent comparé ;
  • la mouche et l’araignée signifient la vermine, inopérante sur le saint corps ;



Triptyque-de-la-Mort-de-la-Vierge-detail-Vers-1440-Esztergom-Christian-Museum-Hongrie sol

  • les accessoires de toilette sont sous le lit, parce qu’inutiles ;
  • le sol, grouillant d’insectes et avec même une figure de diable (à droite) représente le Mal.

A notre que ce panneau constituait la partie centrale d’un retable, récemment reconstitué [1c] et dont les volets de la prédelle présentaient une iconographie remarquable : l’opposition entre les bonnes et les mauvaises pensées.

[1b] Anna Eörsi « Elle n’a point eu a subir…la pourriture, les vers et la poussière… Remarques sur l’iconographie de la Mort de Marie à propos du triptyque d’Esztergom réalisé sous l’influence du Maître du Retable du roi Albert » 2005, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744459/_Elle_n_a_point_eu_a_subir_la_pourriture_les_vers_et_la_poussi%C3%A8re_Remarques_sur_l_iconographie_de_la_Mort_de_Marie_%C3%A0_propos_du_triptyque_d_Esztergom_r%C3%A9alis%C3%A9_sous_l_influence_du_Ma%C3%AEtre_du_Retable_du_roi_Albert
[1c] Sarkadi Emese « Ars Meditandi –Ars moriendi. Vorschläge zur Deutung des Marinetod-Altars im Christlichen Museum zu Esztergom, Ungarn » 2022, Wiens Erste Moderne https://www.academia.edu/101987521/Ars_Meditandi_Ars_moriendi_Vorschl%C3%A4ge_zur_Deutung_des_Marinetod_Altars_im_Christlichen_Museum_zu_Esztergom_Ungarn?email_work_card=title
[2] Daniel Arasse, Le Détail, page 134
[3] André Chastel,  Musca depicta, 1984
[4] Pour une vue d’ensemble :
https://en.wikipedia.org/wiki/Musca_depicta
Pour une synthèse française : Jean-Michel Durafour, Emmanuelle André. « Musca depicta ». Dictionnaire d’iconologie filmique, 2022, pp.448-457 https://amu.hal.science/hal-04036913/document
Pour une approche plus théorique :
Anne Beyaert « Le monde de la mouche » Protée, Volume 30, numéro 3, hiver 2002, p. 99–106 https://www.erudit.org/fr/revues/pr/2002-v30-n3-pr542/006873ar.pdf
Pour une bibliographie impressionnante et récente :
Lubomir Konecny « Catching an Absent Fly » https://www.academia.edu/28237822
Sur le thème de la mouche en général :
Cornelia Kemp (1997), article Fliege, RDK IX, 1196-1221 https://www.rdklabor.de/wiki/Fliege
[4a] Mirella Levi D’Ancona, « Il Maestro della mosca » dans Commentari. Rivista di critica e storia dell’arte Ser. NS, vol. 26 (1975) p. 145-152.
[4b] Mary Grizzard « La provenance du retable de saint Georges par Bernardo Martorell », La Revue du Louvre et des musées de France, Volume 33, 1983, p 89
[4c] Mary Grizzard [4b] montre que le Saint Georges qui se rapproche le plus de celui de Martorell est sculpté sur la clé de voûte de la chapelle Saint Georges (1434).
[5] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435896
Maryan W. Ainsworth et Maximiliaan P. J. Martens (coll.), Petrus Christus : Renaissance master of Bruges, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1994
https://libmma.contentdm.oclc.org/digital/collection/p15324coll10/id/91666
[6] Stephan Kemperdick « Philip the Good Bare-headed » 2018, Technical Studies of Paintings: Problems of Attribution (15th-17th Centuries)
https://www.academia.edu/77152710/Philip_the_Good_Bare_headed
[7] La Vierge au croissant de Lune est analogue à la Femme de l’Apocalypse, qui apparaît dans le ciel. Sur son iconographie, voir 3-3-1 La Vierge au croissant : les origines.
[7a] Martin Rothkegel: An image of « Righteous Joachim » once owned by Balthasar Hubmaier (August 16, 1485-March 10, 1528), in: Mennonite Quarterly Review 97, 2023, S. 335-346, Abb. S. 345 https://www.academia.edu/104856702/An_Image_of_Righteous_Joachim_Once_Owned_by_Balthasar_Hubmaier_August_16_1485_March_10_1528_In_Mennonite_Quarterly_Review_97_2023_?uc-sb-sw=39881617
[8] Notons que le spécialiste du Maître de Francfort, Stephen H. Goddard, ne retient pas cette symbolique religieuse et propose plutôt une interprétation genrée : l’époux amène le pain et la vin, l’épouse offre sa fleur en signe de fidélité, le plat de cerise évoquant peut-être la fertilité du couple.
Stephen H. Goddard, « The Master of Frankfurt and his Shop, Verhandelingen van de koninklijke academie voor wetenschappen, letteren en schone kunsten van Belgie », Klasse der schone kunsten 46 (1984), p 129-31
[9] Zygmunt Wazbinski “Le ‘Cartellino.’ Origine et Avatar d’une Etiquette”, 1963.
[9a] Ils sont abordés, mais de manière générale et superficielle, dans Harald Vurkovic, « Das Bildnis mit der Fliege : Überlegungen zu einem ungewöhnlichen Motiv in der Malerei des 15. und 16. Jahrhunderts » Belvedere: Zeitschrift für bildende Kunst Jg. 10, Hft. 1, 2004, str. 4-23, 80-87)
[9b] Il est possible que ce diptyque très atypique ait été en fait un triptyque, avec la Madone au milieu. Pour la richesse des vêtements sacerdotaux du saint évêque, Gossaert s’inscrit délibérement dans la rivalité avec Van Eyck (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)). Tandis que Van Eyck avait peint la roue aux cinq bougies de la légende, Gossaert s’en tire par une pirouette graphique, en montrant une roue à six bougies, dont une en hors champs. Pour plus de détails :
Association internationale scientifique Roger de le Pasture – Rogier van der Weyden « Jean Gossart Saint Donatien » https://www.rdlp.org/documents/musees/04-gossart.pdf
[10] Kandice Rawlings « LIMINAL MESSAGES: THE CARTELLINO IN ITALIAN RENAISSANCE PAINTING » https://scholar.archive.org/work/rq2e4huenfhkjjbp3b3lq5f5le/access/wayback/https://rucore.libraries.rutgers.edu/rutgers-lib/25887/PDF/1/
[11] Rona Goffen, « Signatures: Inscribing Identity in Italian Renaissance Art » Viator (Berkeley), 2001-01, Vol.32, p 315
[12] Cette avancée centrale crée un effet de profondeur, notamment lorsque des donateurs se trouvent au pied de la Madone :
1420-50 Giovanni di Ser Giovanni, sant'Antonio Abate, san Giuliano l'Ospedaliere e un donatore Courtauld Institute detailGiovanni di Ser Giovanni, 1420-50, Vierge à l’Enfant avec Saint Antoine Abbé, Saint Julien l’Hospitalier et un donateur, Courtauld Institute
[13] Pour une synthèse des hypothèses :
https://it.wikipedia.org/wiki/Ritratto_di_Luca_Pacioli
Pour un exemple particulièrement corsé de déchiffrage/embrouillage, mélangeant l’inscription et la mouche :
Carla Glori «  THE CARTOUCHE OF THE DOUBLE PORTRAIT OF LUCA PACIOLI AND PUPIL. THE DA VINCI’S ENIGMA DECODED » https://www.academia.edu/43137207/THE_CARTOUCHE_OF_THE_DOUBLE_PORTRAIT_OF_LUCA_PACIOLI_AND_PUPIL.-THE_DA_VINCIS_ENIGMA_DECODED
[13a] Francesca Cortesi Bosco « Viaggio nell’ermetismo del Rinascimento » 2016.
[15] Allison Sherman « The Lost Venetian Church of Santa Maria Assunta dei Crociferi » p 216 https://books.google.fr/books?id=r5UDEAAAQBAJ&pg=PA216

Les gants à striures

20 avril 2024

Cette mode touche uniquement les pays pays germaniques, catholiques comme protestants, entre 1500 et 1550.


En aparté : la mode des crevés

Chronologiquement, les gants à striures apparaissent dans les tableaux en pleine période de la mode des « crevés » ou « taillades« , ces entailles provocantes faites aux vêtements, dont on attribue l’invention aux mercenaires suisses ou allemands.


Urs graf 1513 Un Confédéré (Eidgenosse) Niklaus Manuel Deusch 1520 Kunstmuseum Bale

Un lansquenet au repos, Urs Graf, 1513

Un Confédéré (Eidgenosse) Niklaus Manuel Deusch, 1520, Kunstmuseum, Bâle

Les dessins de lansquenets ou de confédérés sont très nombreux, mais les gants ne faisaient clairement pas partie de leur uniforme. Je n’ai trouvé que ces deux exemples où les striures des gants s’assortissent aux taillades des vêtements.

Même si les gants à striures ne sont pas un accessoire militaire, leur vogue a probablement été propulsée par celle des crevés, ce signe horrifique des mercenaires, récupéré ensuite par les élégants et élégantes pour s’approprier un peu de leur prestige.



Pourquoi des gants striés ?

Des taillades d’aisance

Selon Christine Aribaud ( [0b], p 150), les gants à striures sont un cas particulier des « taillades d’aisance » que l’on pratiquait dès le XVème siècle sur tout type de vêtement en cuir, chaussures, gants ou vestes, afin de leur donner plus de souplesse.

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Maître du retable de St Barthelemy (atelier) Ste Cecile 1500-10 National Gallery Maître du retable de St Barthelemy Ste Agnes 1500-05 Alte Pinakothek Munich detail

(atelier) Sainte Cécile, 1500-10, National Gallery

Sainte Agnès, 1500-05, Alte Pinakothek, Munich

Maître du retable de St Barthélémy

Le gant de Sainte Cécile est utilitaire, pour transporter son faucon.

Celui de Sainte Agnès présente trois striures sur le dos de la main, et une sur l’annulaire pour dégager l’anneau. L‘opposition avec la main nue tenant la palme montre que le gant fonctionne ici comme un accessoire de piété : c’est vêtue du cuir le plus souple que la main ose ouvrir le livre, par ailleurs protégé par son tissu vert. A noter le deuxième gant, tenu par la même main.


Maître du retable de St Barthelemy 1500-05 Descente de Croix detail Louvre Maître du retable de St Barthelemy 1500-05 Descente de Croix detail Philadelphia Museum of Art

Louvre

Philadelphia Museum of Art

Marie-Madeleine (détail de la Descente de Croix), Maître du retable de St Barthélémy, 1500-05

On retrouve ici l’opposition des deux mains : la gauche gantée et la droite dénudée pour le geste le plus sacré, le contact avec la peau du Christ (sur ce geste, voir Toucher le pied du Christ : Marie-Madeleine). Les striures rajoutées dans la version de Philadelphie rajoutent à l’élégance de la Pècheresse. Mais elles trouvent aussi une justification symbolique : le second gant, gisant sur la fiole de parfum, fait subtilement écho au pied troué juste à l’aplomb.


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Un signe de magnificence

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Durer Landhauer Altar 1511 Kunsthistorisches Museum Wien cardinal Durer Landhauer Altar 1511 Kunsthistorisches Museum Wien roi

Le Cardinal

Le Roi

Landhauer Altar, Dürer, 1511, Kunsthistorisches Museum, Wien

Tandis que le Cardinal porte un gant blanc d’ecclésiastique, le Roi arbore des gants de luxe, percés de multiples striures. Si celles du pouce assouplissent l’articulation, et celles de l’annulaire laissent place à la bague, celles du dos de la main sont purement ostentatoires : elles soulignent la magnificence de celui qui ne se sert pas de ses mains et ne se soucie pas de faire durer ses gants. L’anneau d’or à l’index, insigne de la royauté, est passé par dessus, pour qu’on le voie.


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Des striures péjoratives

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Durer,_la_grande_passion Ecce Home 1498 inverseeEcce Homo (Grande Passion), inversée
Dürer, 1498
Jan_Joest_Ecce-homo-1506-08-Retable-de-la-cricifixion-St-Nicolas-KalkarEcce homo (volet du Retable de la Crucifixion)
Jan Joest, 1506-08, église Saint Nicolas, Kalkar [0a]

Jan Joest reprend en vue frontale la composition de Dürer, en la symétrisant par rapport à la colonne centrale. Les deux enfants, noir et blond, notamment, dédoublent l’enfant au bâton présent chez Dürer [0c].


Jan_Joest_Ecce-homo-1506-08-Retable-de-la-cricifixion-St-Nicolas-Kalkar

Les deux saynettes de l’arrière-plan invitent à une lecture binaire :

  • à gauche, la comparution devant le grand prêtre Caïphe, à savoir l’autorité religieuse ;
  • à droite, la comparution devant le roi Hérode, à savoir l’autorité politique.

Au centre, le gouverneur romain, Pilate, apparaît comme l’antithèse, en miroir, du Christ dénudé :

  • sa fourrure suggère sa collusion avec les deux juifs cossus avec lesquels il dialogue ;
  • son manteau rouge montre qu’il est du même camp que l’officier vu de dos.

Jan Joest a donc magistralement recyclé les éléments fournis par Dürer au service d’une idée très originale : montrer le pouvoir romain comme endossant les habits des deux autorités juives hostiles à Jésus : la fourrure côté grand prêtre, le manteau rouge côté roi.

En dessous de la tribune, c’est par leurs gestes que les assistants s’inscrivent dans la même binarité : les Juifs argumentent à mains nues, le militaire lève son gant pour commander au bourreau de dénuder le Christ.

Il n’est sans doute pas fortuit que Jan Joest ait placé son autoportrait présumé (le jeune homme blond au béret rouge ) juste à côté de cette main impérieuse, à la fois élégante et indigne (l’autre homme au bonnet, en pendant, est certainement lui-aussi un portrait).



Jan_Joest_Ecce homo 1506-08 Retable de la cricifixion St Nicolas, Kalkar detail gantsJan_Joest_Ecce homo 1506-08 Retable de la cricifixion St Nicolas, Kalkar detail bottes


Le gant partage ses striures avec les bottes, comme si la main s’abaissait à ressembler aux pieds. L’intention critique est ici manifeste : appliquée aux accessoires en cuir, la mode des crevés est dénoncée comme une outrance, un outrage.

Comme si les striures,  en donnant à voir la peau sous la peau, portaient en elles l’impudeur du déshabillage qu’elles ordonnent.  


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Des gants pour chevalier

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Kunsthistorisches_Museum_Wien,_Bernard_van_Orley,_Bildnis_eines_jungen_Mannes 1520Portrait d’un jeune homme
Bernard Van Orley, 1516-17, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On a longtemps pensé qu’il s’agissait d’un autoportrait du peintre, mais la richesse des vêtements (fourrure, dentelle, brocart), ainsi que l’absence de tout attribut du métier, on fait abandonner l’hypothèse. La main droite est dégantée par courtoisie, tandis qu’à la main gauche la chevalière familiale est mise en valeur par le gant qui la laisse deviner [0a].


Mostaert (attr) 1517-20 Portrait présumé de Charles V PradoPortrait d’un fiancé (peut-être Charles Quint)
Jan Mostaert (attr), 1517-20, Prado

Dans ce tableau d’un fiancé (le pendant féminin a disparu), les mains sont inversées : peut-être pour donner la première place à la bague de fiançailles, à main gauche, tandis que la bague de la lignée, sous le gant, passe en second.


Portrait de Jan van Wassenaer (1483-1523), vicomte de Leyde, gouverneur de la Frise. Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail

Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise
Jan Mostaert, 1520-22, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec

Le gouverneur arbore l’insigne de l’ordre de la Toison d’or, et la cicatrice d’une blessure reçue au siège de Padoue. S’il regarde vers la gauche, contrairement à l’habitude dans les portraits officiels, c’est pour qu’on voie bien son profil guerrier : on remarque à l’arrière-plan gauche une troupe à pied qui se dirige vers une ferme en flammes. La scène de droite (des cavaliers qui reçoivent une caravane orientale) reste inexpliquée. La médaille de la Vierge sur le béret porte la devise « Mater Maria Mater Gratiae ».



Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail bague
La chevalière est portée ici à l’index gauche, toujours sous le gant à striures.


Jan_Mostaert_-_Portrait_of_a_Young_Man_-Walker Art Gallery liverpool 1520 caPortrait d’un jeune homme
Jan Mostaert, 1530-40, Walker Art Gallery, Liverpool

On retrouve ici le même accessoire, à la fois pratique (éviter de trouer le gant) et ostentatoire (afficher sa noble extraction). On ne sait rien sur le jeune homme, pas même pourquoi la chasse de Saint Hubert apparaît à l’arrière-plan, à côté d’un concert champêtre [0].


Portrait d'homme habillé de noir et tenant d'une main ses gantsHomme habillé de noir, Joos van Cleve, 1525-35, Louvre (c) RMN photo Gérard Blot

Le dispositif est ici plus allusif : l’homme tient dans sa main gauche son gant droit, avec des striures à l’index. Pourtant sa main droite, qu’il pose sur son coeur en nous fixant avec intensité, montre ostensiblement l’absence de la chevalière. L’intention reste hypothétique : hommage galant (je vous offre ma noble extraction) ou espérance d’une ascension sociale (j’attends ma chevalière) ?


Joos van Cleve 1480-1541 Anvers rnLucretia 1518rnZ?rich Kunsthaus1518, Kunsthaus, Zürich (photo Jean Louis Mazières) Joos_van_Cleve 1520-25 _mort_lucrece Kunsthistorisches Museum Vienne1520-25, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Le Suicide de Lucrèce, Joos van Cleve

Après avoir été violée, la digne épouse se donne la mort.

La version de 1518 regorge de symboles voyants :

  • le noeud hâtivement renoué image à la fois le mariage et le viol ;
  • la plaie saignante s’ouvre à côté du rubis ;
  • l’idée de lacération est portée par l’exubérance des manches à rubans et crevés.

La seconde version est bien plus raffinée :

  • la goutte de sang trouve écho dans la goutte d’or du lacet qui pend ;
  • la noble romaine se suicide en gants blancs, avec à l’index droit l’insigne de sa haute extraction.



Les gants à striures vus par Cranach

Les portraits de grands personnages par Cranach et son atelier, pour la plupart bien datés, fournissent une chronologie fiable de la vogue des gants à striures en Allemagne.

Pour magnifier Saint Wilibald

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Cranach 1520 Gabriel_von_Eyb,_Bischof_von_Eichstätt,_mit_den_hll._Willibald_und_Walburga Residence BambergGabriel von Eyb, Evêque d’Eichstätt, avec Saint Willibald et Sainte Walburge
Cranach, 1520, Residence, Bamberg

Les deux antiques saints d’Eichstätt, son premier évêque Saint Willibald et sa royale abbesse Sainte Walburge, accueillent le nouvel évêque Gabriel von Eyb. Je n’ai pas trouvé d’autre exemple de gant épiscopal strié : c’est sans doute le caractère imaginaire du portrait de Saint Willibald qui excuse cette extravagance. Les striures se multiplient pour les quatre anneaux de chacune de ses mains, parmi lesquels l’anneau épiscopal, à l’annulaire de la main droite, n’est pas particulièrement souligné. Associés à la crosse dorée avec sa hampe de cristal, les anneaux magnifient la puissance et la richesse de l’Evêché, non la fonction épiscopale


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Chez les Ducs de Saxe

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Cranach l'Ancien 1522 Frederic le Sage PRIVATE (c) cranach digital archive
Frédéric III le Sage, duc et électeur de Saxe-Wittenberg
Cranach l’Ancien, 1522, Collection privée, (c) Cranach Digital Archive

Ce portrait ducal manifeste un parti-pris d’austérité, où l’opulence est suggérée, sans ostentation : le manteau fourré ne se montre que du col, les bagues se laissent deviner sous les gants.


Lucas_Cranach_d.Ä atelier 1526 ca_Herzog_Heinrich_der_Fromme_von_Sachsen Staatliche Kunstsammlungen DresdeHenri le Pieux, duc de Saxe
Cranach l’Ancien (atelier), 1526-30, Staatliche Kunstsammlungen, Dresde

Dans l’autre branche de la famille ducale, en revanche, l’exhibitionnisme est de mise. Le duc tripote entre ses mains gantées un carreau d’arbalète, dont la pointe caresse les striures comme autant de cicatrices glorieuses. Pour ajouter à ces vertus guerrières, la garde en S de son Katzbalger (épée courte de lansquenet, utilisée pour les combats rapprochés) s’incruste flatteusement dans la braguette. Le fourreau noir, vu en raccourci, se perd dans le fond du tableau.


Henry-The-Pious-Lucas-Cranach-the-ElderHenri le Pieux, Duc de Saxe et sa femme Katharina von Mecklenburg
Lucas Cranach l’Ancien, 1514, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

En 1514, le même s’était fait représenter, avec son épouse, dans un costume à crevés tout aussi spectaculaire. Mais les mains étaient encore nues, arborant de nombreuses bagues. Sur ce double portrait, voir Pendants solo : mari – épouse .


Cranach L'Ancien vers 1535 Johann Friedrich I, le Magnanime Electeur de Saxe Gemäldegalerie Berlin
Jean-Frédéric I le Magnanime, duc et électeur de Saxe-Wittenberg
Cranach L’Ancien, vers 1535, Gemäldegalerie Berlin

Dans la branche Wittenberg, celle des électeurs de Saxe, l’arme n’a pas la même signification guerrière : il s’agit de l’épée d’archimaréchal (Reichsrennfahne), un des attributs de la fonction élective. Son caractère honorifique justifie de la présenter avec les gants les plus fins.


Cranach l'Ancien ou le Jeune (atelier) 1540-45 Johann Friedrich I, le Magnanime Electeur de Saxe Klassik Stiftung Weimar (c) cranach digital archive, Cranach le Jeune (atelier) 1540-45 Johann Friedrich I, le Magnanime Electeur de Saxe Klassik Stiftung Weimar detail,

Jean-Frédéric I le Magnanime, duc et électeur de Saxe-Wittenberg
Cranach l’Ancien ou le Jeune (atelier), 1540-45, Klassik Stiftung Weimar (c) Cranach Digital Archive

Vers la fin de son règne, Jean-Frédéric commande à l’atelier Cranach une série de cinq portraits des derniers Electeurs de Saxe, avec tous leurs attributs : l’épée, mais aussi le chapeau et la fourrure d’hermine. Dans les trois portraits conservés, les gants blancs sont striés.


Auguste_Ier_de_Saxe 1590 caL’électeur Auguste Ier de Saxe, vers 1590

Cette série fige l’accessoire comme une sorte d’attribut officiel de l’Electeur de Saxe : c’est pourquoi on le trouve encore dans cette gravure de la fin du siècle, à une époque où la mode était passée depuis longtemps.


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Saintes et élégantes de la cour de Saxe

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Cranach 1525 Saint_Helena_with_the_Cross Cincinnati Art MuseumSainte Hélène portant la croix, Cincinnati Art Museum Cranach 1525 ca_possibly Mary_Magdalene _Walters Art Museum BaltimorePossiblement Marie-Madeleine, Walters Art Museum, Baltimore

Cranach, 1525

En 1525, Cranach affuble Sainte Hélène, outre sa couronne d’impératrice, de gants blancs striés à toutes les articulations pour leur donner plus de souplesse. Leur fragilité en fait des objets de grand luxe.

La même année, il fait porter les mêmes gants à une élégante aux cheveux dénoués (sans doute Marie-Madeleine), avec des striures complémentaires pour les trois bagues de chaque main, portées sur des doigts différents : au luxe s’ajoute la personnalisation, qui en fait comme les empreintes, la seconde peau d’une unique dame.


Cranach 1525 Portrait d'une dame de la cour de Saxe National GalleryPortrait d’une dame de la cour de Saxe
Cranach, 1525, National Gallery

La même année, le nouvel accessoire séduit cette jeune fille non identifiée, qui porte des M sur son corsage. Se prénommait-elle Marie ou Madeleine, et a-t-elle voulu se faire portraiturer à la guise de la sainte ? Toujours est-t-il que les gants, ici, ne sont plus personnalisés : ils portent des striures aux articulations, mais les anneaux sont enfilés par dessus.



Cranach 1525 Portrait d'une dame de la cour de Saxe National Gallery detail

Selon le site de la National Gallery [1] :

« Cette partie de sa tenue est physiquement impossible : les bagues sous ses gants, à peine visibles à travers les entailles, sont plus hautes sur ses doigts que celles qui sont passées par dessus. Cranach a manipulé la réalité pour mettre en valeur sa richesse et sa beauté. »

En fait, les éclats dorés qu’on voit sous les striures ne sont pas des anneaux, impossibles à porter aux articulations : mais probablement une doublure dorée. On remarquera que la coquette apprécie particulièrement les crevés, qui couvent entièrement ses manches.



Cranach 1525 Judith Universuty of Syracuse Photo lucascranach.org detailJudith avec la tête d’Holopherne (détail)
Cranach, 1525, University of Syracuse, Photo lucascranach.org

Toujours en 1525, Cranach reprend les gants personnalisés de Marie-Madeleine pour Judith, l’héroïne juive qui a décapité le général assyrien après l’avoir ensorcelé par sa beauté. Les gants sont ici à la fois l’accessoire de la séduction et l’instrument de la justicière, lui évitant de toucher à main nue les objets dégradants que sont les cheveux et l’épée.


Cranach 1525 Judith University of Syracuse Photo lucascranach.org

1525, University of Syracuse, Photo lucascranach.org

Cranach a peint de nombreuses femmes fatales : des Salomés portant dans un plateau la tête de Saint Jean l’Evangéliste, et des Lucrèces se poignardant : mais seules ses Judiths assassinent en gants blancs.


Cranach 1525 Judith et deux servantes Collection Rau UnicefJudith et deux servantes
Cranach, 1525, Collection Rau Unicef

Le sujet a eu un succès immédiat et durable : Cranach le multiplie par trois dans ce tableau miniature réalisé la même année. Le Corpus Cranach compte au total 56 Judiths, qui s’étalent entre 1525 et 1531. La popularité du thème est directement liée à la Réforme :

On a vu dans ce sujet, sans doute avec raison, une justification de la révolte des princes luthériens contre l’empereur et un appel au tyrannicide ; mais il s’agit aussi d’une légitimation biblique de la noblesse, de ses activités belliqueuses et de sa moralité particulière qui entrent dans le plan divin ([3], p 42) .


Cranach 1530 ca Judith with the Head of Holofernes Kunsthistorisches Museum
Vers 1530, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On notera, dans cette version, le dénouement des cheveux qui fait évoluer le thème vers celui de la prostituée couverte d’or et de bijoux. Jean Wirth a bien noté le côté transgressif du thème :

« Le propre de la noblesse et du demi-monde est d’échapper à la moralité commune et aux lois somptuaires qui la garantissent. Le type iconographique qui illustre le mieux cette réalité est Judith, la jeune veuve héroïque qui brava la moralité pour venir à bout du tyran. Avec son épée et son trophée, elle apparaît comme une sorte de justification biblique d’une noblesse située par Dieu au-dessus du 5e et du 6e commandements ». ([3], p 39)


Cranach 1530 ca Judith with the Head of Holofernes Kunsthistorisches Museum detail
C’est avec une sensualité morbide que Cranach compare les striures avec les poils, les fentes du cuir et du tissu avec celles des paupières.


Cranach 1504-05 The_Martyrdom_of_St_Catherine Ráday Library of the Reformed Church, BudapestLe Martyre de Sainte Catherine
Cranach, 1504-05, Ráday Library of the Reformed Church, Budapest

On est ici renvoyé aux excentricités de la période danubienne : l’habit blanc du bourreau, dissymétrique et rayé comme il se doit, est strié au genou comme par autant de coups de lames, préfigurant la nuque suppliciée.


Cranach 1526 JEUNE FILLE AUX MYOSOTIS (la princesse) Musee Palais de WilanowJeune fille au myosotis (la princesse)
Cranach, 1526, Musée Palais de Wilanow

Très- rapidement, la judithmania se répand parmi les jeunes fille nobles : cette anonyme a gardé le béret rouge et les gants à striures, en remplaçant seulement l’épée par un myosotis.


Cranach 1535 ca Die Prinzessinnen Sibylla (1515, Emilia (1516 und Sidonia (1518-von Sachsen Kunsthistorisches Museum VienneLes princesses Sibylle (née en 1515) Emilia (née en 1516) et Sidonia (née en 1518) de Saxe
Cranach, vers 1535, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Les atours de ces trois princesses saxonnes ont dû faire l’objet de savants compromis : celle du centre est en position dominante mais a gardé les mains nues, afin que ces deux soeurs, gantées à la Judith, ne passent pas pour des suivantes. Les bérets à plumets, en revanche, s’étoffent par ordre d’ancienneté.


Cranach 1537 ca Portrait_of_a_Young_Woman Statens_Museum_for_Kunst,_CopenhagenPortrait d’une jeune femme
Cranach, vers 1537, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Cette dernière élégante reprend la pose « modeste », les mains jointes, de la princesse centrale : les gants à striures, devenus courants, sont presque escamotés sous le brocart des manches.



Les gants à striures chez d’autres peintres

 

Amberger 1532 Portrait de Charles Quint Gemäldegalerie BerlinPortrait de Charles Quint
Amberger, 1532, Gemäldegalerie, Berlin

Les gants de l’Empereur sont striés non seulement aux jointures des doigts, mais aussi sur le dos de la main : ainsi ils combinent une apparence austère et un comble de luxe et de légèreté. Charles a gardé gantée sa main droite, pour entrouvrir respectueusement son missel. On notera sa devise laconique, « PLUS OULTRE », inscrite de part et d’autre des colonnes d’Hercule.

Par la suite, on ne trouvera plus dans les portais impériaux que des striures utilitaires, pour accommoder la bague.


Anthonis Mor L'empereur Maximilien II 1550 PradoL’empereur Maximilien II, 1550 Anthonis Mor L'imperatrice Marie d'Autriche 1551 PradoL’impératrice Marie d’Autriche, 1551

Anthonis Mor, Prado

Dans ce pendant officiel; les deux époux s’appuient du bras gauche sur une table, et gardent baissée la main droite : tenant les deux gants pour l’empereur, et un seul pour l’impératrice. Tandis que l’empereur ne porte aucune bague, l’impératrice en porte aux deux mains.


Anthonis Mor Portrait de Marie d'Autriche 1551 Prado detail

Son gant, très austère et semblable à ceux de son mari, est strié au niveau des trois bagues, seule concession à sa féminité.


liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden

Couple d’amoureux, attribué à Altobello Melone (1491-1543) ou Romanino (1485-1566), Gemäldegalerie, Dresde

Sur cet énigmatique tableau italien montrant le même genre de gant, voir Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants.


Anthonis-Mor-Anne-dAutriche-Reine-despagne-1570-Kunsthistorisches-Museum-VienneAnne d’Autriche, reine d’Espagne
Anthonis Mor, 1570, Kunsthistorishes Museum, Vienne

Mor a repris la même dissymétrie des mains pour le portrait d’Anne, la fille de Marie d’Autriche, l’année de ses noces avec Philippe II. Le gant ne présente plus ici qu’une seule struire, pour l’annulaire de la main gauche. Il est significatif que dans la copie réalisée en 1616 par Bartolomé González (Prado), le peintre supprimera la striure : preuve que la mode en était définitivement passée, même dans la très conservatrice Espagne.


Références :
[0a] Merci à Raoul Bonnaffé pour ces références (https://lamusee.fr)
[0b] Christine Aribaud, « Les taillades dans le vêtement de la Renaissance : l’art des nobles déchirures », dans Paraître et se vêtir au XVIe siècle, sous la direction de Marie Viallon, actes du XIIIe colloque du Puy-en-Velay [septembre 2005], Saint-Étienne, 2006, p. 145-158. https://books.google.fr/books?id=raZtNNrucbwC&pg=PA5&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=1#v=onepage&q&f=false
[0c] Il s’agit du thème, assez fréquent dans l’art germanique, de l’indifférence puérile aux souffrances du Christ, voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans)..
[3] J. Wirth, « La Réforme luthérienne et l’art », dans : Luther, mythe et réalité, https://www.yumpu.com/fr/document/view/35271106/luther-mythe-et-realite-universite-libre-de-bruxelles#

1 Les larrons vus de dos : calvaires plans

15 avril 2024
Cette série d’articles défriche  un point d’iconographie resté inexploré : dans les Crucifixions ou les Dépositions, il arrive qu’un des Larrons soit représenté de dos, le plus souvent le Mauvais, mais quelquefois le Bon.
Ces deux cas ont des significations symboliques différentes jusqu’au à la fin du XVème siècle. Par la suite, l’introduction des Calvaires vus de biais changera la donne : le choix de l’une ou l’autre formule aura plus à voir avec des traditions locales, dans le sillage de certaines oeuvres majeures.

Larronsdedos_SchemaPlan

Le premier chapitre est dédié à la configuration la plus ancienne :  les trois croix disposées dans un même plan. La couleur verte désigne le Bon Larron et le Christ, la couleur rouge le Mauvais. La couleur assombrie indique celui qui est vu de dos.

Disposition plane :  Le Mauvais larron centrifuge

Larronsdedos_SchemaPlanMauvaisCentrifuge
Le Mauvais larron est vu de dos, et son corps est tourné vers l’extérieur de l’image.

Les exemples

1379 Volkreicher Kalvarienberg Pfarrkirche St. Sebald Nuremberg Corpus vitreum DeutschlandVerrière du Calvaire (Volkreicher Kalvarienberg)
 1379, Eglise St. Sebald, Nuremberg ( Corpus vitreum Deutschland)
1380 ca Crucifixion Ci nous dist Bruxelles KBR ms. II 7831 fol 31rCrucifixion, Ci nous dist, vers 1380, Bruxelles KBR ms. II 7831 fol 31r

Ce vitrail bavarois et ce manuscrit du Nord de la France, pratiquement contemporains, montrent le même détail rare du Mauvais larron tourné vers l’arrière-plan droit.

La vue de dos sert ici, très logiquement, à signifier sa volonté de se détourner du Christ.

1395 ca anglais Denver art Museum
Anonyme anglais, vers 1395, Denver art Museum
Ce tableau de style gothique international est un des rarissimes témoins  à avoir survécu à la destruction généralisée des oeuvres catholiques, suite à la création de l’Église d’Angleterre par Henri VIII. Les chiens sur la tunique du centurion, emblèmes des Talbot, suggèrent qu’il pourrait avoir été réalisé pour le couvent de Crabhouse, où Matilda Talbot était prieure de 1395 à 1420.

1399-1407 The Crucifixion, Sherborne Missal BL Add MS 74236, p. 380
Crucifixion
1399-1407, Missel Sherborne (Angleterre), BL Add MS 74236 p.380
La formule a pu être assez courante en Angleterre puisqu’on la rencontre dans cet autre vestige catholique. L’artiste a pris grand soin de représenter les larrons de manière identique : même posture, même culotte, mêmes ligatures  : seules la pilosité (cheveux lisses et barbe bifide), ainsi que la vue de face,  rapprochent le Bon Larron de la figure christique.
La vue de dos sert donc ici de signe distinctif, tout en constituant un effet de style pré-paragonien (voir 1 Les figure come fratelli : généralités) : montrer le même corps recto verso.

Une formule germanique transitoire

Entre 1420 et 1450, dans quelques exemples germaniques, un trait supplémentaire vient exacerber la formule : le Mauvais larron se courbe en arrière par dessus sa croix en tau.

1415-20 Campin Bon Larron
Il s’agit  en fait d’une posture inventée par Robert Campin à Bruges vers 1415-20, mais pour le Bon larron (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin), que les artistes germaniques vont transposer au Mauvais.

420-30-Maitre-tyrolien-Wien-Osterreichische-Galerie-Belveder.j
Maitre tyrolien, 1420-30, Belvédère, Vienne
Cet artiste a vu le côté pratique de la posture pour figurer  l’extraction de l’âme, par l’ange ou par le démon situé au dessus. Il l’applique aussi au Bon, mais sans l’infamante vue de dos.

1440-50 frankisch_schwabischer_meister_-kalvarienberg Staedel Museum FrancfortFranconie ou Souabe, 1440-50, Staedel Museum, Francfort 1450 ca Maître de la Passion de Darmstadt. Musée régional de la Hesse DarmstadtMaître de la Passion de Darmstadt, vers 1450, Musée régional de la Hesse, Darmstadt

Vingt ans plus tard, la contorsion tragique devient un  signe distinctif du Mauvais larron, toujours avec son démon extracteur. Rien de tel côté Bon Larron :

  • dans la version de gauche, l’ange lui enlève son bandeau, pour signifier qu’il a vu la lumière ;
  • dans la version de droite,  l’ange est superflu, puisque le  Bon larron lève les yeux vers le Christ.

1450 hallstatt-kath-kirche-knappenaltar-kreuzigung
Autel des Mineurs (Knappenaltar)
Vers 1450, église catholique,  Hallstatt
Bien que le démon ait disparu, la pose contorsionnée subsiste, attribut du Mauvais larron, au même  titre que la barbe.

La fin de la formule centrifuge

1450 Meister der Münchner Domkreuzigung Frauenkirche München,
Meister der Münchner Domkreuzigung,  1450,  Frauenkirche, Münich
Le Mauvais larron se courbe ici vers l’avant, dans une pose moins expressionniste mais plus réaliste anatomiquement. L’ange et le démon ont définitivement passé de mode.

1460 ca Specukum chicago Newberry Library, MS 40 Bruges,
Speculum Humanae Salvationis, Bruges, vers 1460, Chicago Newberry Library, MS 40
Ce modeste illustrateur brugeois utilise encore la pose centrifuge.

Maître du Livre de prière de Dresde 1497 Isabella Bréviary BL Add. 18851 f.106v
Maître du Livre de prière de Dresde (Bruges), Bréviaire d’Isabelle, 1497, BL Add. 18851 f.106v
Elle trouve une sorte d’apothéose dans cette composition radicale, où la symétrie des croix rend d’autant plus évidente la vacuité spirituelle du Mauvais Larron.

1496 Rueland_Frueauf_d._J._-_Crucifixion_-stiftsmuseum klosterneuburg
Rueland Frueauf le Jeune, 1496, Stiftsmuseum, Klosterneuburg
Cet artiste bavarois affuble le Mauvais larron de trois autres signes infamants : la jeunesse, la rousseur et la position dans le paysage, en dehors des remparts de Passau ; le Bon larron quant à lui se découpe entre l’église Saint Nicolas et la ville, avec  l’âge et la blancheur  de la sagesse.

Disposition plane :  le Mauvais larron centripète

Larronsdedos_SchemaPlanMauvaisCentripete
Le Mauvais larron est vu de dos, et tourné vers le Christ.

Les plus anciens exemples : en Italie

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1340 ca Maestro di Mombaroccio o Bellpuig affresco crocifissione palazzo ducale mantova Phototheque Zeri
Fresque de la Crucifixion
Maestro di Mombaroccio o Bellpuig, vers 1340,  Palais ducal, Mantoue,  Photothèque Zeri [1]
Cet extraordinaire larron, suspendu par les mains à un arbre en V,  n’a pour prédécesseur en Italie que le pendu vu de dos introduit par Giotto en 1306 dans son Enfer de la chapelle Scrovegni (voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)).
Le cavalier également vu de dos, juste en dessous, puis les deux joueurs de dés  vus de dos encore plus bas, suggèrent une grande symétrie recto-verso de part et d’autre du Christ ; hypothèse que la disparition de la moitié gauche empêche de confirmer.  A noter que, selon Stefano L’Occaso, certains des visages, très caractérisés, pourraient être des portraits de personnages de la cour des Gonzague.
L’idée de remplacer les luminaires habituels, Soleil et Lune,  par les deux bustes auréolés de la Vierge et de Dieu le Père,  est probablement une amplification graphique à partir des deux petits protagonistes habituels, qui prennent la valeur d’attributs respectifs :
  • l’Ange, par le biais de l’Annonciation,
  • le Démon, par le biais du Jugement dernier.
Tandis  que l’âme du Bon larron est pieusement recueillie dans un linge, l’âme du Mauvais est hameçonnée de loin, indignité qui se rajoute à celle de ne même pas mériter d’être crucifié. Pendu par l’âme et par le corps, ce Mauvais Larron  nous est montré comme un alter ego de Judas.
Tous ces éléments extrêmement originaux militent en faveur d’une conception très élaborée, par un artiste majeur.

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino
Fresque de la Crucifixion
 Lorenzo et Jacopo Salimbeni, 1416, oratorio di San Giovanni Battista, Urbin
Le pélican en haut au centre, l’étendard SPQR, le cheval vu de dos, se retrouvent dans plusieurs Crucifixions italiennes du gothique international.

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino detail longin
Noter la représentation précoce du miracle de Saint Longin qui, selon la  Légende dorée :
« se convertit à la foi en voyant les signes qui suivirent la mort de Jésus, c’est-à-dire l’éclipse du soleil et le tremblement de terre. Mais on dit que ce qui contribua surtout à le convertir fut que, souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte du sang du Christ, qui découlait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la santé. »

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino detail demon
Le Mauvais larron vu de dos ne peut s’expliquer que par l’influence lointaine de la fresque de Mantoue. Par affinité entre méchants, le démon qui grimpe sur son épaule pour s’emparer de son âme est lui aussi vu de dos.

La Crucifixion perdue de Pollaiuolo (SCOOP !)

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detail
Crucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue
Connu seulement par cette photographie, le tout premier tableau attribué à Pollaiuolo esquisse une torsion du Mauvais larron vers l’arrière, dans une iconographie rare : sa bouche hurlante illustre les injures qu’il jette à Jésus [2],  sa chevelure ébouriffée et son pied qui a trouvé suffisamment de force pour s’arracher au clou et le tordre, expriment violence et souffrance. A l’inverse, l’auréole et le visage apaisé du Bon larron signalent qu’il est déjà au Paradis (  Luc, XXIII, 39-43).

V
Crucifixion
Grégoire Huret, 1664, Albertina, Vienne
Il est amusant de faire un saut de deux siècles pour comparer cette oeuvre tragique et profondément originale, avec une gravure qui veut illustrer le même passage de Luc, mais de manière didactique et dépassionnée : les panonceaux portent en trois langue l’identité des malfaiteurs, l’un sourit béatement dans une nuée d’angelots qui lui décernent la palme et la couronne, et la mauvaise humeur de l’autre est masquée par la vue de dos.

1445-50 Pesellino Crucifixion with Saint Jerome and Saint Francis NGA
Crucifixion avec Saint Jérôme et Saint François
Pesellino, 1440-50, NGA
Une autre singularité du panneau de Pollaiuolo est l’inversion des deux saints : dans toutes les Crucifixions italiennes où ils apparaissent :
  • Saint Jérôme est toujours à gauche, par ordre chronologique et parce qu’on peut ainsi évoquer la scène emblématique de la pénitence, où il se frappe la poitrine avec un caillou en contemplant un crucifix ;
  • Saint François, à droite, ouvre les mains pour évoquer sa propre scène emblématique, la stigmatisation.

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detail
Face au problème diplomatique que posait sa Crucifixion très polarisée, Pollaiuolo a trouvé une solution astucieuse : il a placé Saint Jérôme dans le camp du mauvais Larron, mais en lui donnant le geste de Saint François, et réciproquement. L‘hybridation restaure l’égalité.

Après Mantegna

1457-60 Mantegna,_Andrea_-_crucifixion_-_Louvre_from_Predella_San_Zeno_Altarpiece_Verona
Crucifixion (prédelle du retable de San Zeno de Vérone)
Mantegna, 1457-60, Louvre
La Crucifixion de Mantegna, dans les mêmes années, imposera pour longtemps, en Italie, sa conception dépassionnée et parfaitement symétrique du Calvaire.

1300-1400 Anonimo orvietano Musee des Beaux Arts Lyon photothèquezeriAnonyme d’Orvieto,  14ème siècle,  Musée des Beaux Arts, Lyon 1400-99 Anonimo ferrarese Museum of Art Baltimore phototheque ZeriAnonyme de Ferrare, 15ème, Museum of Art, Baltimore
Crucifixion, photothèque Zeri
On ne trouve dans toute la photothèque Zeri, sur deux siècles, que ces  deux oeuvres mineures et isolées présentant un Mauvais larron vu de dos, dans un but évidement péjoratif.


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Le Mauvais larron dans les Pays germaniques,  après 1450

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<>1445 Hans Bornemann (Hambourg)Lamberti Altarpiece (detail of the Crucifixion),Lüneburg, Saint-Nicholas
Lamberti Altarpiece (détail),
Hans Bornemann (Hambourg), vers 1447, église Saint-Nicholas, Lüneburg
1443-45 Van der Weyden Triptyque Crucifixion Kunsthistrisches Museum Vienne detailTriptyque de la Crucifixion, Van der Weyden, 1443-45, Kunsthistorisches Museum, Vienne 1415-20 Campin Bon Larron inverseTriptyque de la Déposition, Bon Larron, Robert Campin (inversé), 1415-20

Ce peintre hambourgeois a composé sa Crucifixion par collage de motifs flamands :

  • le Christ est copié sur celui de Van der Weyden, avec  :
    •  son pagne blanc  flottant dans les deux directions, en contrepoint des deux anges en deuil ;
    • le détail caractéristique de la traînée de sang, issue de la plaie du flanc, qui coule par en dessous ;
  • la fissure dans le rocher, qui sépare les Bons et les Mauvais, est une idée de Robert Campin dans sa descente de Croix perdue (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin)
  • le Mauvais larron est copié, en l’inversant, sur le Bon Larron de Campin [3].
Cette inversion est significative : comme nous le verrons plus loin, le motif quelque peu paradoxal du Bon larron vu de dos, propulsé par Robert Campin dans la peinture flamande, se diffuse peu à l’extérieur. De manière plus conventionnelle, Bornemann applique cette pose péjorative au Mauvais larron, comme élément différentiateur. Il ajoute au passage d’autres oppositions avec le Bon larron : bras liés contre bras libres, nudité complète contre culotte et drap.
Le motif reste ensuite très rare dans les pays germaniques, mais trahit  la même influence flamande : dans les deux seuls cas subsistants,  le Christ est emprunté à celui de Van der Weyden (la coulée de sang sous le pagne) :
1465-85 Kalvarienberg Franconie Germanisches NationalmuseumPeintre franconien, 1465-85, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg 1485-90 Maître de la Passion de Lyversberg Cologne Calvaire avec donateurs Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique BruxellesCalvaire avec donateurs , Maître de la Passion de Lyversberg (Cologne), 1485-90   Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique Bruxelles

Le peintre franconien utilise la vue de dos pour différencier la Mauvais larron, en supplément d’un autre détail discret : la croix de type tronc, qui s’oppose aux deux autres croix de type poutre (sur cette formule, voir 2 Croix-poutres, croix-troncs).

Le peintre colonais quant à lui le différencie, outre la vue de dos, par l’âge (jeune et imberbe) et le vêtement (culotte contre pagne). On notera, en bas, le détail rare des deux squelettes touchant du bout des os, par derrière, le père et la mère de famille.

1450-70 Wien
Graveur viennois, 1450-70
Cette gravure sans lendemain intègre la vue de dos flamande dans l’iconographie populaire germanique.

1478 ap Johann Zainer Auslegung des Lebens Jesu Christi DNB Inc. 4° 909 p 119 Ulm
L’autre parole (das ander Wort), après 1478 « Auslegung des Lebens Jesu Christi » imprimé à Ulm par Johann Zainer, DNB Inc. 4° 909 p 119 [4].
Tirée d’une Vie de Jésus Christ abondamment illustrée, cette image est la seule du livre à montrer les deux larrons : ceci pour illustrer un moment bien  précis, la seconde parole du Christ, en réponse au bon Larron. L’illustrateur a inventé cette vue de dos maladroite pour mettre en valeur le bon interlocuteur.

1506 Urs Graf a Le christ entre les Larrons Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLe Christ entre les Larrons 1506 Urs Graf bL'eponge au vinaigre Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deL’éponge au vinaigre
Série « Szenen der Passion », Urs Graf, 1506, Herzog Anton Ulrich Museum (nds.museum-digital.de)
Durant la grande vogue des séries de la Passion, quelques année avant celles de Dürer, Urs Graf réalise la sienne. Les larrons figurent dans quatre images consécutives. Le Mauvais larron « à la flamande » n’apparaît pas par hasard : au moment où le Christ boit le vinaigre,  les deux larrons se renversent en arrière par dessus la croix en tau  : le Bon pour recueillir les gouttes qui tombent du poignet du Christ (selon la tradition de l’eucharistie par le sang, voir plus bas) , le Mauvais pour s’en éloigner.

1506 Urs Graf c Le coup de lance Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLe coup de lance 1506 Urs Graf d La déposition Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLa Déposition

De même, le coup de lance donné au Christ est synchronisé avec les coups de massue qui cassent les jambes des larrons pour accélérer leur mort : moment où l’ange et le démon viennent recueillir leur âme.

Ceci est conforme au texte de Jean :
« Les soldats allèrent donc briser les jambes du premier, puis de l’autre homme crucifié avec Jésus. Quand ils arrivèrent à Jésus, voyant qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau. » Jean 19,32
La seconde vue de dos apparaît à la dernière image, s’ajoutant au bannissement en hors champ pour matérialiser la perdition définitive du Mauvais larron, tandis que le Bon se trouve déjà au Paradis.


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Le Mauvais larron dans les Flandres,  après 1450

Autant les Bons larrons vus de dos y sont fréquents, sous l’influence de Campin, autant les Mauvais ne se bousculent pas.

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Deux Calvaires d’Antonello de Messine (SCOOP !)

Antonello est si lié à la peinture flamande que c’est dans ce contexte qu’il faut apprécier ses larrons, qui n’ont pas été étudié en profondeur, malgré leur singularité.

V
Calvaire, Antonello de Messine, 1454-55, Brukenthal National Museum

Comme l’ont remarqué tous les commentateurs, la composition fait cohabiter un climat italien, en bas, avec son paysage maritime et ses personnages statiques, et un climat « à la Campin », en haut, avec ses larrons dramatiques pendus à des troncs étêtés.

La traverse en tau ne sert à rien puisque, d’une manière unique, leurs mains sont ligotées ensemble. Disposés face à face et vus de profil, ils se différencient :

  • par le visage, barbu comme le Christ pour le Bon, jeune et rejeté en arrière pour le Mauvais ;
  • par les mains, congestionnées ou pâles ;
  • par le torse, concave et collée au tronc, ou convexe et décollé ;
  • par la ligature des membres inférieurs, au mollet ou à la cheville.

De ce fait, la brisure de la jambe, si elle peut accélérer le mort pour le Mauvais larron, n’a d’autre effort pour le Bon qu’une torture supplémentaire. Le Bon larron est donc peut-être encore vivant ou, s’il est mort, souffre plus longtemps.

L’idée de la composition est donc double :

  • d’une part, par leur suspension infamante sur une croix rustique, signifier que les souffrances des deux malfaiteurs ne sont que des souffrances humaines, méritées et sans finalité : alors que celles du Christ innocent ont valeur de Rédemption, comme le montre l’auréole qui transcende la couronne d’épines ;
  • d’autre part que le Bon Larron se rapproche du Christ, par un surcroît de souffrance.

1440 Konrad_Witz_-_Lamentatio Frick collection
Lamentation, Konrad Witz (atelier), vers 1440, Frick collection, New York

Cette conception doloriste se retrouve dans cette oeuvre légèrement antérieure (longtemps attribuée à Antonello) : les deux larrons sont couverts de coupures gratuites, pas seulement aux jambes. Le Bon Larron, qui regarde vers la croix du Christ, est encore lié par les pieds, à son imitation ; alors que le Mauvais se balance de manière infamante, comme un morceau de viande à l’équarrissage.


Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centre
Calvaire, Antonello de Messine, 1475, Musée des Beaux Arts, Anvers

Le Mauvais larron vu de dos apparaît que dans la deuxième Crucifixion d’Antonello (sur les trois qui lui sont attribuées).

De la première à la deuxième, vingt ans plus tard, la ligne d’horizon s’est abaissée, accentuant l’effet de contre-plongée. Restés seuls au pied des croix, la Vierge assise par terre et Saint Jean à genoux sont un unicum iconographique. Antonello a repris l’idée du torse concave et du torse convexe des larrons, mais il a cassé la symétrie en différenciant radicalement les modes de suspension :

  • le Bon, attaché par les bras à une croix en tau, pouvait poser les pieds sur une branche faisant ressort : point d’appui fragile que la fracture des jambes a supprimé ;
  • le Mauvais reste suspendu uniquement par les poignets à la croix-tronc la plus haute, ses jambes ne montrent aucune plaie et il peut appuyer l’un ou l’autre pied, indéfiniment, sur un moignon de branche. L’absence de blessure aux jambes est une rupture par rapport à la littéralité du texte , tout comme la vue de dos est une rupture par rapport aux conventions graphiques.

Pour autant qu’on puisse pénétrer les intentions d’une oeuvre aussi singulière, il semble bien qu’Antonello, par rapport à sa première Crucifixion, ait inversé la narration au service du même objectif :

  • c’est ici le Mauvais larron qui est encore vivant – ou du moins condamné à une torture infinie ;
  • tandis que le Bon a rejoint le Christ dans la Mort.

Pour illustrer le caractère profondément médité de la composition, mentionnons un détail qui n’a pas non plus été analysé :


1475 Calvarieberg,_Antonello_da_Messina Koninlijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen detail
La composition développe l’opposition entre les deux troncs, élagués mais encore vivants, et les croix équarries mais cassées, coincées par des cailloux et des coins : on en voit trois bases rompues derrière la route par laquelle s’en vont les soldats, contrastant avec l’arbre coupé qui refleurit. Et surtout un autre au tout premier plan, sur lequel est posé le cartellino avec la date et la signature, à l’imitation du cartellino INRI en haut de la croix.
Le couple du lapin et de la chouette s’inscrit dans la même dialectique du bois équarri et du bois tranché. Antonello joue ici magnifiquement sur le symbolisme contradictoire de la chouette posée sur le tronc : à la fois Sagesse et Ignorance, comme le  Bon et le Mauvais Larron.  De part et d’autre du crâne d’Adam hanté par le serpent de la Chute, les deux couples animal/bois  forment une sorte de paysage moralisé  : en plaçant son cartellino côté gauche, dans le camp honorable, Antonello choisit :
  • le bois aplani mais cassable, contre le bois brut ;
  • le lapin domesticable, mais sacrifiable, contre la chouette ;
  • le Christ contre les Larrons.

Un Triptyque de Memling

1491 MEMLING Triptyque Greverade Lubeck Sankt-Annen-Museum
Triptyque Greverade
Memling, 1491,  Sankt-Annen-Museum, Lübeck
Dans ses Crucifixions tardives, Memling suit l’iconographie des retables westphaliens, qui mettent l’accent sur les deux convertis : Longin aveugle à gauche de la croix, le centurion attestant de sa foi à droite. Assis sur un cheval blanc vu de face, il forme un couple antithétique avec le pharisien assis sur un cheval blanc vu de dos, en train de discuter avec Caïphe. Le singe en croupe, qui chez Memling signifie le péché  [5], ajoute au caractère péjoratif de la vue de dos,  qui conduit l’oeil à celle d’un autre ennemi du Christ, le Mauvais larron juste au dessus.

1480-90 Atelier de Memling Musee national Budapest
Atelier de Memling, 1480-90, Musée national, Budapest
Le caractère concerté de ces  vues de dos est démontré, a contrario, par deux autres triptyques (à Budapest et au musée Frans Hals d’Haarlem), copies d’atelier d’un triptyque disparu de Memling dont l’iconographie était plus conventionnelle : pas de singe, le pharisien vu de face et le Mauvais Larron aussi.

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Le Mauvais Larron en Crète, après 1480

Dans l’art byzantin, les larrons ne sont jamais représentés dans les Dépositions, et rarement dans les Crucifixions. Le Mauvais larron vu de dos inventé par un maître crétois n’en est que plus exceptionnel.

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1378 Giusto de Menabuoi Baptistere Giusto de Menabuoi, 1378, Baptistère, Padoue 1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvaisAndreas Pavias, 1480-1500, National Gallery, Athènes

Les Calvaires à un grand nombre de personnages existent depuis longtemps en Italie, lorsqu’un artiste grec acclimate cette formule à Candie, colonie vénitienne en Crète. Outre la foule de personnages, les emprunts italianisants sont nombreux : le pélican en haut de la croix, les chevaliers en costume moderne, la ville à l’arrière-plan, la chevelure blonde de Marie-Madeleine. La signature en latin traduit l’adoption d’une mode italienne pour satisfaire un client catholique [5a]. La grotte des Enfers qui s’ouvre sous le crâne d’Adam est en revanche un motif typiquement byzantin.


1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail bon 1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvais

Pavias s’est particulièrement attaché à travailler les effets d’opposition :

  • à côté d’un clocher, le Bon larron vu de face voit son âme vue de face emportée vers le Soleil par un ange vu de face ;
  • à côté de Judas pendu, le Mauvais larron vu de dos voit son âme vue de dos emportée vers la Lune par un démon vu de dos.
Cette vue de dos du Mauvais larron a conduit à deux détails très originaux : sa croix en tau et son âme harponnée.

1545–1546 Crucifixion Theophanes the Cretan Monastery of Stavronikita AthosTheophanes le Crétois, 1545–46, Monastère de Stavronikita, Athos 1547 Georges le Crétois Dyonisou monastery AthosGeorges le Crétois, 1547, Monastère de Dyonisou, Athos

Cinquante ans plus tard, deux peintres crétois exportent au Mont Athos le Mauvais larron mis au point par Pavias.


1548 Frangos-Katelanos-Crucifixion--fresco-Naos-Varlaam-Monastery-Meteora-Thessaly
Frangos Katelanos, 1548, Monastère de Varlaam, Météores
Cet autre peintre très influencé par la Renaissance crétoise le transporte en même temps aux Météores.

1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvaisAndreas Pavias, 1480-1500, National Gallery, Athènes 1625-40 Emmanuel Lampardos Crucifixion ermitage, S.PeterburgEmmanuel Lampardos, 1625-40, Ermitage, S.Peterbourg

Au siècle suivant, un dernier peintre de la même école reprend, en la simplifiant, l’ensemble de la composition de Pavias.

Etrangement, aucun des Larrons vus de dos qui se multiplient, au XVIIème siècle, dans les gravures flamandes, ne sera repris dans l’art des icônes, malgré des influences nombreuses [5b]. Le Mauvais larron de Pavias reste une invention isolée, qui n’a pas à l’époque d’équivalent en Italie. On peut néanmoins rattacher la symétrisation recto-verso des deux Larrons à la mode purement graphique qui se développe un peu partout à l’époque : celle des figure come fratelli (voir 3 Les figure come fratelli : autres cas).

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Un Mauvais Larron en France, vers 1515

Cette composition isolée se trouve dans une église rurale de Champagne.

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1505 ca baie 0 Saint Nizier Troyes Crucifixion photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.frCrucifixion, vers 1505 (baie 0),
Saint Nizier, Troyes, photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Cette verrière, où figuraient autrefois l’Ange et le Démon recueillant les âmes des larrons, serait la prototype d’une verrière très singulière, dans une église de campagne à une quarantaine de kilomètres de Troyes [5c].


1515 ca baie 0 Rosnay l'hopital Crucifixion photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr
Crucifixion, vers 1515 (baie 0), Rosnay l’hôpital

Les deux premiers phylactères portent le dialogue entre le Bon Larron et le Christ. Sur le troisième, l’imprécation du Mauvais Larron :

Sauves-toi, ainsi que nous, si tu l’es toi-même » (paraphrase de Luc 23-39)

Salvum te fac et nos si tu es ipse

…forme comme un répons rimé à la profession de foi du centurion (en bas au centre) :

Vraiment, il était le fils de Dieu, celui-ci

Vere filius dei erat iste



1515 ca baie 0 Rosnay l'hopital Crucifixion photo Nhuan DoDuc httpndoduc.free.fr
La croix tourmentée et le retournement du Mauvais larron traduisent scéniquement son exclusion du dialogue sacré : deux petits diables verts se tortillent déjà sous ses yeux, tandis que deux anges sont descendus écouter le Bon larron.

On notera, au centre, la dextérité de l’ange en rouge, qui recueille dans une coupe le sang de la main et dans une autre celui du flanc.


1520 ca arrembecourt photo (c) Painton Cowen .therosewindow.com
Crucifixion, vers 1520 (baie 0),
Arrembécourt, photo (c) Painton Cowen (therosewindow.com)

A 15km de Rosnay, cette autre verrière reprend la même composition, en la simplifiant. Le phylactère du Centurion a été remonté à la gauche du Christ, et le texte du Mauvais larron a été légèrement modifié, de manière à le rendre autonome :

Si tu es le fils de Dieu, sauve-toi et sauve- nous

Si filius dei es, te salva et nos


1525 ca Baie 0 Eglise de la-Nativité-de-la-Vierge Bérulle photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Crucifixion, vers 1525 (baie 0)
Eglise de la Nativité de la Vierge, Bérulle, photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Dans un village diamétralement opposé aux deux précédents par rapport à Troyes, cette troisième verrière réduit le carton à l’essentiel :

  • au centre les phylactères opposés du Bon et du Mauvais larron, avec Marie-Madeleine au pied de la croix ;
  • de part et d’autre, l’Ange et le Démon ;
  • en bas à gauche Saint Jean et la Vierge ;
  • en bas à droite le Centurion et Longin.

Disposition plane : le Bon Larron vu de dos

Larronsdedos_SchemaPlanBon
Les Trois Croix sont dans un même plan. Le Bon Larron est vu de dos. L’effet paradoxal est de casser l’affinité entre le Bon larron et le Christ.

Les origines

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L’eucharistie par le sang

Kaufmann_Crucifixion-_GemaldeGalerie Berlin 1340
Crucifixion Kaufmann,
Maître de Vyšší Brod, Bohême, vers 1340, GemäldeGalerie, Berlin
Dans cette Crucifixion bohémienne, des larrons complètement désarticulés s’enroulent autour de deux croix en tau, sous la grande croix de Jésus qui organise cette composition très symétrique (lance et masse d’armes à gauche, roseau et doigt levé à droite).
Les poses contournées des larrons s’inscrivent dans cette recherche :
  • symétrie miroir pour les jambes ;
  • symétrie de dos/ de face pour les torses.
Ce raffinement graphique n’est pas gratuit : il sert à montrer que le Bon Larron accepte de recevoir le sang du Christ sur sa face tournée vers le Ciel, tandis que le Mauvais Larron  refuse cette communion en tournant son regard vers la terre.

Crucifixion, Psalm 45, Chludov Psalter, Byzantine, 9th century, Moscow, Historical Museum MS 129
Psaume  45, Psaultier de Chludov MS 129, 9ème siècle, Musée Historique de Moscou
L’origine de cette idée est probablement byzantine : ici le Mauvais Larron baisse la tête, refusant de recevoir le sang qui tombe de la main gauche de Jésus.

1409-Meister-des-Sbinko-von-Hasenburg-ONB
Crucifixion
Maître du Missel Hasenburg, 1409, Cod. 1844, ONB, Vienne
Cet enlumineur de Bohême du Sud a recopié à l’identique les positions des larrons, mais au service d’une idée plus moderne : montrer l’âme du Bon Larron emportée vers le ciel par un Ange, et celle du Mauvais emportée vers la terre par un Démon.


Crucifixion (détail du retable de la Passion)
Maître de la Passion de Lyversberg,  1464-66, Wallraf-Richartz-Museum
Cette composition très inventive d’un maître colonais oppose  la face tournée vers le ciel du Bon Larron à la face tournée vers la terre du Mauvais. On peut la comprendre  comme l’ultime évolution de cette posture acrobatique, permettant au départ de recueillir le sang, puis facilitant l’extraction de l’âme.

1460 Meister der Sterzinger Altarflügel (Ulm) Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
Meister der Sterzinger Altarflügel, 1460, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe
De manière rarissime, ce peintre d’Ulm applique cette pose au Bon Larron tout en conservant la formule typiquement germanique du Mauvais Larron centrifuge, ce qui aboutit paradoxalement à unifier les deux Larrons. Pour les différencier, l’artiste a eu recours à un procédé narratif.  Le bourreau :
  • a déjà brisé la jambe et la cuisse du Bon Larron, qui vient d’expirer comme le Christ ;
  •  s’est déplacé sur la droite pour s’attaquer maintenant à la cuisse du Mauvais Larron, qui pousse un cri de douleur.
L’effet obtenu est celui de la solidarité entre le Bon Larron et le Christ, et l’exclusion du Mauvais.


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Les expérimentations françaises

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Artista_franco-fiammingo_o_bottega_parigina,_grande_dittico_carrand_ 1386_ca BargelloCrucifixion (panneau droit du Grand diptyque Carrand)
1386-1400, Bargello, Florence

Malgré des attributions divergentes, on s’accorde à reconnaître des influences françaises dans cette Crucifixion, très originale par sa composition et par ses procédés tridimensionnels.

Les deux scènes du bas montrent un couple dans lequel un des personnages est vu de dos, formant repoussoir :

  • à gauche, la Vierge en bleu, enlacé par Saint Jean en rouge ;
  • à droite, un soldat en rouge, enlacé par Longin en bleu (il vient de retrouver la vue en se touchant l’oeil avec son doigt ensanglanté).

Le couple des larrons obéit à la même binarité recto-verso :

  • la croix du Bon Larron est en biais, en avant de celle du Christ, et le larron a les bras ligottés derrière le montant vertical, de sorte que la traverse en tau ne sert qu’à supporter l’échelle ;
  • le Mauvais Larron est vu de face, et sa croix est totalement invisible : manière laconique de lui dénier la dignité de Crucifié.

Deux objets en biais accentuent l’effet de profondeur : l’échelle en avant de la Croix du bon Larron, l’étendard en arrière de celle du Mauvais.


1400 ca Cercle du Maitre de BedfordMissale parisiense Heidelberg, Universitätsbibliothek Cod. Sal. IXa, fol. 107v
Crucifixion
Missel parisien, Cercle du Maître de Bedford, 1390-1400, Heidelberg, Universitätsbibliothek Cod. Sal. IXa, fol. 107v
Dans ce missel provenant de Notre Dame de Paris, les deux larrons exhalent tous deux  leur âme vers le haut, sans Ange ni démon pour la recueillir. La seule différenciation est discrète : la destination diurne (le Soleil) ou nocturne (la Lune).  La vue de dos du Bon Larron pourrait être le souvenir d’une tradition antérieure, analogue à la formule bohémienne, et dont le diptyque Carrand serait le seul vestige.
Mais il est possible aussi qu’il s’agisse d’une réinvention : la vue de dos sert d’élément différentiateur complémentaire tout en  portant une signification symbolique : en se tournant vers le Christ, le Bon Larron manifeste, littéralement,  sa conversion.

La formule du maître de Boucicaut

1405-08 Maitre de Boucicaut Heures du Marechal de Boucicaut MS 2 fol 105v Musee Jacquemart Andre
Maître de Boucicaut, 1405-08, Heures du Maréchal de Boucicaut, Musée Jacquemart André, MS 2 fol 105v
Le Maître de Boucicaut rationnalise la composition :
  • les croix en biais, strictement identiques,  créent  un effet de profondeur ;
  • les âmes des larrons disparaissent, suggérées par les attitudes des anges qui les surmontent : celui du Bon joint les mains en souriant,
  • celui du Mauvais croise les bras d’un air sévère, signalant par là qu’il n’y a rien pour lui à emporter ;
  • c’est le Mauvais larron qui est vu de dos, selon l’interprétation péjorative, la plus simple ;
  • la tête penchée et la banderole suppriment toute interaction entre lui et le Seigneur.

1410-12 Maître de la Mazarine et collaborateurs BNF Français 2810 fol 126r
Maître de la Mazarine et collaborateurs, 1410-12, Marco Polo, Livre des merveilles, BNF Français 2810 fol 126r
Ce maître parisien recopie la configuration des croix, en modifiant seulement le visage  du Bon Larron.  Il accentue la symétrie d’ensemble : deux collines, deux drapeaux et deux groupes de personnages aux regards centripètes.

Les   pendants Jour / Nuit des frères Limbourg (SCOOP !)

Freres Limbourg Belles heures 1405-09 Met fol 145r 145v
Le coup de lance, fol 145r
Les ténèbres et la comète, fol 145v
Frères Limbourg, Belles Heures de Jean de Berry, 1405-09, MET

Dans les premières Heures qu’ils illuminent pour Jean de Berry, les frères Limbourg ont l’idée de leur premier pendant Jour/ Nuit : d’une part le coup de lance qui constate la mort du Christ (Jean 19,34) puis les ténèbres qui précèdent la mort du Christ, de la sixième heure à la neuvième heures (selon les trois autres Evangélistes). Stricto sensu, la scène des ténèbres est donc antérieure au coup de lance, mais les frères Limbourg préfèrent monter la séquence à rebours, comme si le coup de lance avait déclenché l’éclipse ; et ils inventent une comète sanctifiant le bon larron et tombant vers le flanc du Christ, comme l’antithèse divine de la lance. En tournant la page, le duc de Berry pouvait déclencher à loisir ce mécanisme à grand spectacle.

Les deux images sont conçues, par ailleurs, pour illustrer la légende de Longin, telle que racontée dans la Légende Dorée :
« Longin était le centurion qui avait été chargé par Pilate d’assister, avec ses soldats, à la crucifixion du Seigneur, et qui avait percé de sa lance le flanc divin. Il se convertit à la foi en voyant les signes qui suivirent la mort de Jésus, c’est-à-dire l’éclipse du soleil et le tremblement de terre. Mais on dit que ce qui contribua surtout à le convertir fut que, souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte du sang du Christ, qui découlait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la santé. » Légende dorée, Jacques de Voragine
Dans l’image de gauche, la cécité de Longin est illustrée à la fois par le fait qu’on l’aide à diriger sa lance, et par le bouclier, affichant un masque aux yeux clos. Il n’est pas impossible que l’idée même du pendant Jour / Nuit, totalement innovante, ait été imaginée comme métaphore de l’histoire paradoxale de Longin, aveugle le Jour, puis retrouvant la lumière grâce aux ténèbres.

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-152v-1411Crucifixion, fol 152v Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416Mort du Christ, fol 153r
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly

Quelques années plus tard, les Limbourg imaginent un autre pendant Jour /Nuit, cette fois en bifolium, où les ténèbres sont représentées de manière plus naturaliste [5d], et avec tous les détails du texte :
Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre… Jésus poussa de nouveau un grand cri, et rendit l’esprit. Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. Mathieu 27, 45-53
D’où les trois médaillons de droite et du bas avec un savant scrutant l’éclipse, le voile du temple et le réveil des morts. Dans les ténèbres, seule luit l’auréole du Christ, entre le soleil et la lune obscurcis. Le panonceau infamant « Roi des Juifs » a disparu, remplacé par la figure de Dieu le Père qui atteste de la véritable identité de Jésus.

S’il est logique que Jérusalem, au fond, ne soit plus visible dans la nuit, le pivotement des croix des deux Larrons semble en revanche anormal : tandis que le Mauvais Larron persiste à tourner le dos au Christ, le Bon Larron est maintenant face à Jésus : ce pivotement extraordinaire – dans lequel on peut voir l’effet du tremblement de terre – symbolise la conversion du Bon Larron, tout comme la comète des Belles Heures, autre événement extraordinaire.

Le   pendant Jour / Nuit des Heures de Bedford (SCOOP !)

Des travaux récents ont montré la participation, avant 1416, de certains artistes de l’atelier du Maître de Bedford aux Très Riches Heures du duc de Berry, notamment pour la réalisation de la bordure de la Crucifixion [6].

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f240R centre
Mort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’est donc pas étonnant que cette Crucifixion, entourée par la bordure à médaillons caractéristique de l’atelier Bedford, reprenne l’idée des phénomènes associés à la Mort du Christ (l’éclipse, les morts sortant du tombeau), comme le précise la légende en bas de l’image :
« Com’t n’re Seigneur fut mis où il souffry mort et passion pour nous tous. Et sont es rolleaux entour luy toutes les paroles qu’il parla en la Croix.Com’e il y envita (mourut), et la terre trambla, et les morts resusciter’nt de leut to’bes. »

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f144R centreCrucifixion , fol 144r Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f240R centreMort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’a pas été remarqué (parce qu’elles ne sont pas côte à côte) que les Heures de Bedford contiennent, exactement comme les Très Riches Heures, deux Crucifixions, l’une de jour et l’autre au moment de l’éclipse. Comme chez les frères Limbourg, le paysage à l’arrière-plan disparaît dans la Nuit, et la figure de Dieu le Père remplace le pannonceau INRI. Une trouvaille supplémentaire est la lance, qui perce le flanc de Jésus dans la scène diurne et retombe sur les soldats dans la scène nocturne.
Ainsi le maître de Bedford a probablement emprunté aux frères Limbourg le procédé différentiateur du recto-verso, mais en l’interprétant à l’inverse : considérant la vue de dos comme péjorative, il  l’applique au  Mauvais Larron, de son vivant.
L’effet du tremblement de terre, outre de faire surgir un os du sol,  est de rectifier les deux croix, qui se retrouvent en symétrie de part   et d’autre de celle du Christ : ce qui permet à l’ange et du démon de venir recueillir leurs âmes.

Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreLivre d’heures, 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 282 1412-1425 Maître de Bedford Missel de saint Magloire Arsenal. Ms-623 fol 213AvMissel de saint Magloire, 1412-1425, Arsenal. Ms-623 fol 213Av
Crucifixion, Maître de Bedford et atelier
La vue de dos péjorative devient un trait distinctif de l’atelier Bedford. D’autres traits distinctifs du Mauvais Larron sont :
  • dans la première variante,  le crâne chauve
  • dans la seconde, les poignets liés, pour souligner sa dangerosité ;
  • dans toutes, le regard de biais qu’il lance au Seigneur tandis que le Bon Larron tourne  son regard vers le ciel ou vers le sol.
Dans la version de Vienne, un autre trais distinctif est la forme  de la croix : de type Tronc pour le Bon Larron, de type Poutre pour les deux autres. Sur cette configuration rare, qui crée une affinité paradoxale entre le Christ et le Mauvais Larron ; voir 2 Croix-poutres, croix-troncs

Le faux pendant du Maître d’Antoine de Bourgogne

Maître d'Antoine de Bourgogne 1466-77 Livre d'heures noir dit de Galeazzo Maria Sforza ONB cod 1856 fol 72Crucifixion, fol 72 Maître d'Antoine de Bourgogne 1466-77 Livre d'heures noir dit de Galeazzo Maria Sforza ONB cod 1856 fol 76Déposition, fol 76 
Maître d’Antoine de Bourgogne, 1466-77, Livre d’heures noir dit de Galeazzo Maria Sforza ONB cod 1856
Quarante ans plus tard, le Maître d’Antoine de Bourgogne ne s’intéresse pas à l’opposition Jour /Nuit, puisque la charte graphique du Livre est que toutes les pages sont sur fond noir : à peine rajoute-t-il dans quelques scènes (Crucifixion, Mise au tombeau) une plage de ciel bleu, sans logique discernable. Il ne s’intéresse pas non plus à la cohérence spatiale entre la Crucifixion et la Déposition, d’ailleurs éloignées de quelques pages : une église apparaît à l’arrière-plan, le panonceau a disparu, les postures des larrons et la manière dont ils sont attachés sont modifiées anarchiquement : l’artiste recopie des schémas d’atelier par pur souci de variété, et reprend pour le Mauvais Larron la pose de dos « à la Campin », sans lui accorder la moindre valeur symbolique.


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 La Déposition de Campin et sa postérité

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Triptyque de la Descente de croix
Copie d’une oeuvre perdue de Robert Campin, vers 1450-60, Walker Art Gallery, Liverpool
La Déposition de Robert Campin, réalisée vers 1415-20 pour l’église Saint Jacques de Bruges,  nous est connu par un seul fragment (le Mauvais Larron) et par cette copie. Elle cumule les paradoxes en affectant au Bon Larron des traits apparemment péjoratifs, qui forcent le spectateur à la réflexion  (pour la justification détaillée de cette analyse, voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin) :
  • le bandeau sur ses yeux signifie au premier degré l’aveuglement, mais au second degré la Foi de celui qui reconnaît le Christ non par les yeux, mais par le coeur ;
  • la croix de type Tronc (qui s’oppose aux croix équarries du Christ et du Mauvais Larron) signifie au premier degré la grossièreté, mais au second la nouveauté de l’Ere sous la Grâce : le jeune bois remplace le vieux bois ;
  • la vue de dos exprime, littéralement, la conversion.
Ces retournements audacieux n’ont pas tous été compris  à l’époque  : aucun des suiveurs de Campin  n’a repris la différenciation des croix, mais tous ont respecté les poses des deux larrons.

Heures catherine de cleves vers 1440 084-M945_066v
Crucifixion
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, M945_066v-067r, Pierpont Morgan Library
Transposer la Déposition en une Crucifixion permettait de rajouter le thème de l’eucharistie originelle, les gouttes de sang  qui tombent dans la bouche du Bon Larron tandis que le Mauvais s’en détourne. Pour rendre la composition encore plus explicite, le miniaturiste a affublé ce dernier d’une physionomie sauvage, et lié court ses poignets pour montrer sa dangerosité.

Jésus Christ sur la croix entre les deux larrons. Bartsch 5, tome VI, page 93

Crucifixion
Maître à la Navette (IAM von Zwolle, Hollande, ), 1460-90, Petit Palais, Paris
Le Bon Larron est repris à la lettre, et le Mauvais est totalement modifiée au service d’une nouvelle opposition :
  • l’homme mûr, au cheveux et à la barbe taillée, déjà tourné vers le ciel,
  • le jeune homme hirsute et imberbe, qui se tord pour rester sur Terre.

Justus_van_Gent_-_Calvary_Triptych_central 1465-68 cathedrale saint bavon gand
Triptyque du Calvaire,
Juste de Gand, 1465-68, Cathédrale Saint Bavon, Gand
L’influence de Campin se sent encore cinquante ans après dans la posture du Bon Larron, cambré en arrière et les yeux bandés. La vue de dos exprime le dialogue apaisé qu’il poursuit avec le Christ, par delà le bandeau et la Mort.

Anonyme vesr 1500 Cathedrale Saint Sauveur Bruges
Anonyme, vers 1500, Cathédrale Saint Sauveur, Bruges
Pour cette Crucifixion, l’artiste a calqué la Déposition de l’église Saint Jacques : les trois croix de Campin, les Larrons,  la Vierge et Saint Jean, et à droite le Centurion, en le déplaçant vers le centre (et en supprimant la fissure, qui aurait parasité ce continuum sur le même sol de trois scènes temporellement distinctes). L’adjonction d’une barbe a rendu le Mauvais Larron plus antipathique, tandis le périzonium de Jésus, avec ses deux pans flottant en direction du Bon Larron, crée une similarité formelle avec le bandeau de ce dernier : évoquant des phylactères, ces tissus blancs matérialisent  le dialogue évangélique de manière très ingénieuse.

1500 Atelier Urbain Huter Buhl eglise St Jean Baptiste photo Ralph Hammann
Atelier Urbain Huter, vers 1500, église St Jean Baptiste, Buhl (photo Ralph Hammann)
Le retable a été réalisé pour le couvent des religieuses de Sainte-Catherine de Colmar, d’où la donatrice miniature, en dessous de la Vierge, et les deux grandes saintes, Catherine et Ursule, de part et d’autre. Les emprunts aux gravures de Schongauer sont nombreux (Christ, anges, joueur de dés aux bras relevés), tandis que les deux larrons renvoient encore à la Déposition de Bruges, dont l’influence s’étend donc jusqu’en Alsace.


1500 Atelier Urbain Huter Buhl eglise St Jean Baptiste photo Ralph Hammann detail
A noter l’invention remarquable de la hallebarde qui sert de guide à la lance de l’aveugle Longin.

Gerard David 1510 ca Christ Carrying the Cross, with the Crucifixion MET Detail
Portement de Croix (détail)
Gérard David, vers 1510, MET
Encore un clin d’oeil à Robert Campin par Gérard David, à l’arrière-plan de son Portement de Croix.

1450-1500 Anonyme Muzeum Narodowe Poznan
Anonyme, 1450-1500, Muzeum Narodowe, Poznan
Cet artiste anonyme, en revanche, n’a pas compris l’iconographie de Campin et a voulu la corriger : il a recopié à droite (en l’inversant) le Larron vu de dos de Campin,  et a inventé pour le Bon larron le même personnage vu de face, les yeux bandés. Il a égalisé les trois croix dans le type poutre et poussé la symétrie jusqu’au parallélisme de la lance et du roseau.

Crucifixion Brugge master 1490-1510 Philadelphia Museum of Arts
Crucifixion
Maître de Bruges, 1490-1510, Philadelphia Museum of Arts
Cet autre anonyme a « corrigé » de la même manière le modèle Campin, en n’égalisant que les croix des Larrons, cette fois dans le type tronc.

1550 Montfort-l'Amaury_Église_Saint-Pierre_Baie_011Verrière de la Crucifixion (baie N° 11)
Vers 1550, Eglise Saint-Pierre, Montfort-l’Amaury
Cette église possède une série assez peu homogène de vitraux, dus à différents donateurs. L’étonnante vue de dos du Bon larron pourrait être une lointaine réminiscence campinienne, facilitée par la structure non polaire de la verrière : tous les personnages positifs se regroupant sous le Christ dans la lancette centrale, la différenciation des larrons perd de son importance.


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Le mystère du Larron en Y (SCOOP !)

Le Bon larron vu de dos de Campin se caractérise par sa face tournée vers le haut, son corps rejeté vers l’arrière par dessus la barre du tau, et ses bras tendus vers le bas. Une autre posture caractéristique a laissé des traces multiples, mais sa source n’est pas connue

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1452 ap Weyden (ecole) Diptych_of_Jeanne_of_France Musee Conde Chantilly
Diptyque de Jeanne de France (volet droit)
Van der Weyden (école), après 1452, Musée Condé, Chantilly
Ce petit diptyque dévotionnel présente plusieurs traits iconographiques uniques, surtout pour la date précoce qui est aujourd’hui retenue : vers 1452, à l’occasion du mariage de Jeanne de France (figurée en prières dans le volet gauche).
Celui qui nous intéresse ici est la vue de dos du Mauvais Larron. Elle attire l’oeil sur son supplice très particulier : la suspension  par les seuls poignets, Au moment représenté – le coup de lance qui vérifie que le Christ est bien mort –  les larrons, d’après le texte de Jean, ont déjà eu les jambes brisées afin d’accélérer leur mort. Or ce mauvais Larron a les jambes intactes, le bourreau s’étant contenté de délier ses pieds.
Il se trouve que le Bon larron est ici une copie flagrante du Mauvais Larron ambigu de Campin, et d’autres motifs du panneau sont également des emprunts à Campin et Van der Weyden. Par ailleurs, l’éclipse et la cécité de Longin sont des motifs que Memling développera : ce pourquoi on a cru longtemps que le diptyque était une de ses oeuvres de jeunesse, ce que la date précoce rend peu probable.
L’artiste anonyme du diptyque est en tout cas un compilateur, qui procède par collage au risque d’incohérences.  Puisqu’il a recopié le Mauvais Larron de Campin pour en faire un Bon, faisons l’hypothèse qu’il n’a pas inventé son Mauvais larron pendu, mais qu’il l’a recopié dans une oeuvre aujourd’hui perdue. Pouvons-nous en trouver d’autres traces ?

16eme-Descente-de-croix-dapres-Van-der-Weyden-Petit-PalaisPetit Palais 16eme Deposition musee des BA Strasbourg detruite en 1947Strasbourg (incendié en 1947)
Descente de croix, d’après Van der Weyden, 16ème siècle
Ces deux panneaux recopient, en bas, une Déposition perdue de van der Weyden, dont on a conservé un dessin préparatoire [7] et plusieurs oeuvres  qui s’en inspirent [8]. A l’origine, l’arrière-plan était à fond d’or ;  d’autres copistes ont rajouté une croix vide ; nos deux copistes du XVIème siècle ont imaginé un arrière-plan paysager, avec un Calvaire à taille réduite.

16eme-Descente-de-croix-dapres-Van-der-Weyden-Petit-Palais-detail.
La vue de dos du Bon Larron n’a rien d’étonnant dans la tradition de Campin, à laquelle la suspension par les mains apporte un renouvellement spectaculaire :
  • trouvaille graphique, avec  l’ombre de la croix qui se projette au milieu du dos ;
  • trouvaille symbolique : les pieds dénoués signifient la libération de son âme, comme le souligne le lien qui pend  ; et ici, aucune incohérence par rapport  au texte de Jean, puisque la Déposition a lieu bien après la mort.

1475-80 Hans-Memling Deposition galerie Doria Pamphili RomeDéposition, Memling, 1475-80, Galerie Doria Pamphili, Rome
Memling utilise le même position en Y du Mauvais larron vu de dos, mais en lui liant les pieds : ce qui a pour effet de le plaquer contre la croix, supprimant l’effet spectaculaire de l’ombre.

1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling 1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling inverseInversée

Julius Goltzius, 1586, gravure d’après Memling

Julius Goltzius (un cousin du célèbre graveur Hendrick Goltzius) n’a pas pris soin d’inverser le dessin, lorsqu’il a gravé cette Crucifixion disparue de Memling (il a juste permuté le plus facile, à savoir le soleil et la lune). En inversant la gravure, les saints personnages et Longin reprennent leur place habituelle, à gauche. Parmi les soldats joueurs de dés, deux portent l’épée à gauche et deux à droite : l’inversion fait apparaître comme gaucher le soldat le plus violent, celui qui porte la main à son arme. Cet effet était probablement voulu par Memling, afin d’ajouter un caractère péjoratif aux joueurs.
L’inversion étant acquise, le Bon larron est un nouvel exemple de la suspension en Y, avec toutefois les pieds cloués et non ballants, ce qui est logique s’agissant d’une Crucifixion.

Le cas Kempeneer

v1529 av Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) The_Crucifixion Sternberg palacePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), avant 1529 , Palais Sternberg, Prague
La ressemblance avec le Calvaire perdu de Memling est frappante, même si Kempeneer va plus loin :
  • en étendant la vue de dos aux deux larrons ;
  • en plaçant les deux luminaires du côté du Bon Larron, dans une conjonction très rare.
Les deux troncs posés au centre sont à la fois un stock pour les croix et la bordure du chemin circulaire qui fait le tour de la Croix du Christ et l’isole des deux monticules, en avant, qui portent celles des larrons. Ils sont tous deux presque nus, mis à part un pagne à peine visible.
La datation de l’oeuvre a fait l’objet d’une querelle de spécialistes :
  • la maturité du style fait penser à une oeuvre tardive, après le retour d’Espagne à Bruxelles (1562) ;
  • la signature, flamande et non latine, tend au contraire vers une oeuvre de jeunesse, réalisée avant le départ de Bruxelles pour l’Italie (1529).
La notice du musée [8a] retient la datation haute: la Crucifixion de Prague serait le prototype, réalisé en Flandres, de toutes les Crucifixions ultérieures de Kempeneer. Sa maturité s’expliquerait alors par le fait qu’elle recopie soit le Calvaire de Memling, soit une composition antérieure.

1545 Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) LouvrePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), 1545, Louvre
Un contrat récemment retrouvé [8b] montre que cette Crucifixion faisait partie d’un retable en cinq tableaux réalisé à Séville, pour une dévotion privée. C’est sans doute la raison pour laquelle Kempeneer abandonne sa formule des larrons vus de dos pour une posture plus conventionnelle, tout en conservant l’implantation triangulaire des croix.

1560 ca Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) fundacion-cajasol sevillePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), vers 1560, Fundacion Cajasol, Séville
Dans cette oeuvre tardive en revanche [8c], il revient à sa formule d’origine, et en accentue la radicalité : deux personnages seulement au pied de la croix, et nudité intégrale pour les larrons. Les luminaires sont maintenant dissociées, et un corbeau près de la lune évoque l’âme noire du Mauvais larron.

Déposition
Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), vers 1570, Prado
Dans cette Déposition, Kempeneer complète les obliques de sa composition phare par les obliques des échelles, inspirées d’une Déposition de Raphaël gravée par Marcantonio Raimondi. Un résumé, en somme, de toute son évolution artistique : les apports italiens enchâssés dans la tradition flamande.

Larron pendu schema
Les traces du Bon Larron en Y
La rareté des exemples empêche d’identifier l’auteur de cette idée brillante, apparue dans une Déposition réalisée entre 1420 et 1450, qui n’a pas laissé d’autre trace.

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D’autres types de Bons larron vus de dos

Tant qu’à duré la formule des croix en tau pour les larrons, d’autres postures moins spécifiques sont apparues sporadiquement.

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Le bon Larron tête basse

Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416Les Ténèbres lors de la mort du Christ, f.153r Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-Folio_156v_-_The_Deposition-1411-1416Descente de Croix , f 156v
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
Le dessin animé  continue avec la scène diurne qui suit la scène nocturne  :
  • le soleil remplace Dieu le Père, au dessus du panneau INRI  ;
  • le paysage réapparaît ;
  • les deux larrons, figés par la Mort, n’ont pas modifié leur posture.
Quoique saint, le Bon larron n’a pas d’auréole : en effet Dismas ne figure pas dans le calendrier du manuscrit. En revanche, Saint Nicodème, qui y figure deux fois (1er juin et 15 septembre), est auréolé de rayons, toute comme la Sainte Vierge et Sainte Marie-Madeleine. Monté sur la même échelle que Saint Nicodème,  Joseph d’Arimathie reçoit le cadavre dans un linceul. Un aide, monté sur l’autre échelle, le soutient  par un linge passé sous ses bras.
Le clou des pieds est encore présent, un personnage derrière la croix semble taper dessus pour le dégager (pas de tenailles visibles). Les deux autres clous sont présentés par une femme du premier-plan à droite, qui fait pendant à Marie.
Autant la scène de la Crucifixion, très codifiée, limite les innovations artistiques, autant celle de la Déposition offre un espace de liberté.

Des influences cumulées

Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v GallicaCrucifixion, fol 198v Descente de Croix, fol 201v
Maitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallica
A la fin du siècle, ces deux images sont bien éloignées de la rigueur des Frères de Limbourg. le Maitre d’Antoine Rolin procède par collage à partir de modèles d’atelier :
  • pour  sa Déposition il imite celle des Très Riches Heures pour les trois croix et le Mauvais Larron, toute en reprenant pour le Bon celui de Robert Campin ;
  • pour sa Crucifixion, il inverse les poses et les chevelures (blonde et brune), faisant primer le principe de variété sur celui de la cohérence.
Il reprend de ses prédécesseurs la rarissime formule tronc-poutre-poutre, tout en différenciant les deux croix poutre par la couleur, marron et gris :
  • derrière la croix grise se presse la longue enfilade des soldats romains ;
  • derrière les deux croix marrons, un paysage aéré conduit à Jérusalem.
A noter au centre le personnage positif du bon Longin, expliquant à un collègue que son oeil vient d’être guéri.
La croix du Christ vue en biais serait innovante pour l’époque, si elle traduisait l’intention de montrer tout le Calvaire vu de biais : or les bases des trois Croix restent bien  dans le plan du tableau.

Les deux larrons vus de dos

1485-90 Huth Hours BL Add MS 38126 fol 39v Simon Marmion CrucifixionSimon Marmion, 1485-90, Heures Huth, BL Add MS 38126 fol 39v Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v GallicaMaitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallicafol 198v

Le Maître d’Antoine Rolin est considéré comme un disciple de Simon Marmion. Ainsi  sa Crucifixion s’inspire probablement de la seule Crucifixion de Marmion qui montre les larrons [9], avec ses trois croix  pivotantes, mais implantées dans le plan du tableau,. Ce dispositif semble être  une invention de Marmion, puisqu’il ne reprend ni la structure tronc-poutre-poutre, ni la posture Limbourg ou Campin du larron vu de dos : il le suspend par la pluie du coude, les pieds libres.  De plus, de manière quasiment unique, il applique cette vue de dos aux deux larrons. Du fait que le Christ regarde vers la droite, l’effet obtenu est très surprenant :

  • complicité entre le Christ et le Bon Larron (du fait du rapprochement des deux croix) ;
  • affrontement entre le Christ et ses adversaires : le Mauvais larron et l’enfilade de soldats, repoussée sur le bord droit.

D’autres Bons larrons vus de dos

L’influence du Bon Larron de Campin ne dépasse pas les Flandres et en Hollande.
Crucifixion Maitre de 1477 Wallraf Richardz Museum, CologneMaître de 1477, 1450-1500, Wallraf Richardz Museum, Cologne 458-60-Kreuzigung-aus-der-Dominikanerinnenkirche-St.-KatharinaMEISTER-DES-LANDAUER-ALTARS-Maître du retable Landauer, 1458-60, provenant  de la Dominikanerinnenkirche St. Katharina, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg

Dans les Pays germaniques, on ne rencontre que la posture tête baissée. La symétrie des poses produit l’effet d’une confrontation entre les deux larrons, de part et d’autre de la croix du Christ.


1480 Monogrammist IM pays bas sud MET
Monogrammiste IM, 1480,  MET
Même composition  chez cet artiste du Sud des Pays bas.

Une pose expressionniste

1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes Museum
Triptyque avec la Crucifixion, le Portement de Croix et la Déposition.
Maître de la Virgo inter Virgines, 1495, Bowes Museum.
Juste à l’aplomb de la Vierge qui défaille, les fesses nues du Larron vue de dos fait partie des nombreuse incongruités et singularités de la composition : le grand Noir qui continue  à présenter l’éponge alors que le Christ et déjà mort, l’archer à cheval, Judas pendu à l’arrière-plan du Mauvais Larron et, à l’opposé, l’homme qui épie au travers d’une haie. Le peintre procède par juxtaposition de détails bizarres, qui ne s’inscrivent  pas dans une intention d’ensemble [10].

1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes Museum detail
La pose controuvée du Bon larron est à mettre sur le même plan que d’autres gestes expressionnistes  :  Saint Jean qui retient sous  le voile la Vierge qui s’affale, ou la sainte Femme qui, pour la ranimer,  presse sa main inerte.

1495 ca Master Virgo inter virgines Mise au tombeau (detail) St Louis Art Museum
Mise au tombeau (détail)
Maître de la Virgo inter Virgines, St Louis Art Museum
Une autre invention curieuse du même maître est ce arrière-plan d’une Mise au Tombeau, où les deux larrons sont fichés comme au spectacle face au Christ, et où le masquage progressif des personnages sur le sentier fait voir l’ensevelissement.

1502 av Lucas_Cranach_the_Elder_-_The_Crucifixion Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Cranach, avant 1502, Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Cranach pousse encore plus loin la provocation expressionniste, avec ce Bon Larron cassé en deux  et étranglé qui regarde encore le Christ, environné de traverses gauchies et de cadavres en raccourci que les chevaux piétinent. L’éponge de vinaigre qu’on lui  propose peut être vue n’est pas une singularité gratuite, mais plutôt une sorte d’hommage, par le partage des souffrances du Christ. Cette oeuvre de jeunesse n’aura aucun succès, et on n’en connaît qu’un seul exemplaire.

1502-Lucas_Cranach_the_Elder_-_The_Crucifixion-MET
Cranach, 1502, MET
Dans cette variante un peu moins radicale, le Bon larron a repris une pose plus confortable, et l’éponge sert plus clairement de point commun avec le Christ.  Sans plus de succès néanmoins, puisque seulement deux exemplaires ont subsisté.

Les inventions bizarres de Jörg Breu

1501 Breu, Jörg d. Ä Aggsbacher Altar Germanisches nationalmuseum Nüremberg Gm1152Crucifixion (panneau extérieur de l’Aggsbacher Altar)
Jörg Breu l’Ancien, 1501, Germanisches nationalmuseum Nüremberg (Gm1152)
Contemporain de Cranach, ce peintre de l’école du Danube cherche lui-aussi à renouveler les compositions épuisées en introduisant des détails bizarres.
En 1501 en Autriche, la vue de dos du Bon larron peut être comptée parmi les bizarreries du panneau.
Autre bizarrerie : le mode de suspension des larrons. Nous sommes après la mort du Christ puisque la plaie du flanc est présente, mais ils n’ont pas de plaies aux jambes : il serait bien inutile de les briser puisqu’ils sont plaqués à la croix, au niveau du ventre, par une sorte de garrot, serré avec un bâton faisant tourniquet. Un second garrot lie les pieds du Mauvais larron. Par contraste, ceux du Bon larron ne sont pas attachés, symbolisant sa libération
Une autre détail incongru est le soldat en rouge qui pose le pied sur le socle de la croix : on l’a correctement interprété comme un railleur (Breu en place de similaires dans ses Couronnement d’épines). Dans un geste de dérision, il lève son bras gauche sorti de sa manche (une image probable du désordre ou de la folie). Sa main droite tient par le bride le cheval du Centurion. Il faut comprendre que soldat et centurion forment un couple : c’est le fou qui fait le geste conventionnel de reconnaissance, mais du bras gauche et par ironie ; tandis que le centurion garde sa main droite prudemment posé sur son bâton de commandement.

Jörg Breu l’Ancien, 1520, Germanisches nationalmuseum Nüremberg (Gm284)Jörg Breu l’Ancien, 1501
Vingt ans plus tard, ces larrons ne sont plus attachés par la taille : ce pourquoi un bourreau monte à l’échelle avec sa hache. On note des bizarreries similaires :
  • la raillerie – en plein centre un soudard, retenu par un autre, donne un coup de pied au derrière de Saint Jean ;
  • la violence enfantine – deux enfants se disputent, à coup de poings, un bâton tombé à terre : transposition des joueurs de dés qu’on voit souvent en venir aux mains.
L’idée, quelque peu pessimiste, semble être que l’événement extraordinaire que constitue la mort du Christ ne change rien aux maux du quotidien : les soudards sont grossiers et les enfants se battent pour un rien.

Jörg Breu l’Ancien, 1501 Crucifixion (détail)
Meister des Schinkel altars, 1501, église St Marien de Lübeck (détruit-en-1942)

Cette Crucifixion un peu moins énigmatique jette une lumière rétrospective sur un détail de la première : l’enfant à demi nu près de la source. Eric Ziolkowski [10a] le rattache au motif de « l’indifférence puérile » exprimé par les enfants qu’on rencontre quelquefois dans les scènes de la Passion, et reconnaît dans son bâton un jouet, tel que l’enfourchait l’enfant tenu par la main, dans la Crucifixion disparue de Lübeck. Mais ici le  bâton est brisé en deux (on voit bien une partie qui passe devant la patte du cheval, et une derrière), et l’enfant se frotte la cuisse d’un air douloureux : il jouait à monter à cheval et son jouet vient de casser.

Dans la source juste à côté, il faut remarquer qu’il manque la margelle de droite, écrasée par un gros caillou. Ainsi le tremblement de terre qui marque la mort du Christ se réduit à deux minuscules phénomènes : la brisure d’un jouet et d’une planche.
Un centurion qui n’ose pas lever le bras, un tremblement de terre qui n’effraye qu’un enfant et ne trouble même pas l’écoulement de la source : il semble que le jeune Breu, âgé d’une vingtaine d’année, faisait déjà preuve d’un grand scepticisme quant à la foi basée sur les miracles.

Elévation de la Croix
Jörg Breu l’Ancien, 1524, Musée des Beaux Arts, Budapest
Nous ne sommes plus ici dans un Calvaire en configuration plane, mais dans une de ces Crucifixions excentriques que nous détaillerons au chapitre suivant. Remarquons pour l’instant que le Bon larron ne porte qu’une corde en guise de ceinture, tandis que le Mauvais, ici vu de dos, est comprimé à la taille par le si caractéristique garrot à tourniquet. Comme Dali avec ses montres molles, Breu reste fidèle à ses marques de fabrique obsessionnelles.

sb-line

En synthèse sur la configuration plane

Larronsdedos_SchemaPlanSynthèse
Le Mauvais larron vu de dos s’explique par le caractère péjoratif de cette vue  :
  • la formule centrifuge ne se rencontre que dans les Pays Germaniques ;
  • la formule centripète apparaît en Italie, puis passe après 1450 dans les Pays Germaniques ; l’oeuvre phare de cette formule est la Crucifixion d’Antonello de Messine, qui est restée isolée.
Le Bon Larron vu de dos s’explique au départ par la notion d’Eucharistie par le sang, puis par le dialogue intime qu’elle suggère entre le Bon larron et le Christ.
On la rencontre au 14ème siècle en Bohème, puis au début du 15ème dans plusieurs ateliers parisiens, sans qu’on puisse  prouver une transmission. L’invention par Campin du Bon larron à la tête renversée en arrière aura une filiation durable dans les Flandres. La variante  du Bon larron suspendu en Y n’a laissé que des traces indirectes.  La formule tête baissée, moins frappante, sera employée çà et là à partir des frères Limbourg.
En définitive, la seule filiation qu’il soit possible de suivre est celle du Bon Larron à la Campin, du fait de ses caractéristiques marquées.



Article suivant : 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

Références :
[1] Attribution et datation proposées par Stefano L’Occaso « Per la pittura del Trecento a Mantova e la « Crocifissione » di palazzo ducale » Arte Lombarda, Nuova serie, No. 140 (1) (2004), pp. 46-56 https://www.jstor.org/stable/43106564
[3] D’autres emprunts flamands ont été repérés. Voir « Van Eyck bis Dürer : altniederländische Meister und die Malerei in Mitteleuropa (Ausstellung, Groeningemuseum, Brügge) p 230
[5] Dirk De Vos, Hans Memling : L’œuvre complète, p 326
[5a] Joëlle Dalègre, La « Renaissance crétoise » dans « Venise en Crète » p 50
https://books.openedition.org/pressesinalco/19311
Sur la Crucifixion de Pavias :
https://en.wikipedia.org/wiki/The_Crucifixion_%28Pavias%29
[5b] Ioannis Rigopoulos , “La Crucifixion du Christ et ses modèles flamands” https://www.academia.edu/22121045
[5c] Jacques Thirion, Notre Dame de Rosnay dans « Congrès archéologique de France », 1955, p 253 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32099177/f255.item.r=rosnay
[5d] On a attribué ce naturalisme au fait que les Limbourg avait pu, entretemps, observer l’éclipse du 16 juin 1406 à Paris. Voir Timothy Husband, J. Paul Getty Museum, Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.) The Art of Illumination: The Limbourg Brothers and the Belles Heures of Jean de France, Duc de Berry p 180 https://books.google.fr/books?id=ey3F_rZwNTUC&pg=PA180
[6] Catherine Reynolds, « The ‘Très Riches Heures’, the Bedford Workshop and Barthélemy d’Eyck », The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), p 529 https://www.jstor.org/stable/20074073
Patricia Stirnemann and Claudia Rabel, « The ‘Très Riches Heures’ and Two Artists Associated with the Bedford Workshop » The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), pp. 536 https://www.jstor.org/stable/20074074
[8] Burton B. Fredricksen « A Flemish Deposition of ca. 1500 and Its Relation to Rogier’s Lost Composition », The J. Paul Getty Museum Journal, Vol. 9 (1981), pp. 133-156 (24 pages) https://www.jstor.org/stable/4166452
[8b] Elena Escuredo Barrado, « APORTACIÓN DOCUMENTAL AL CATÁLOGO DE PEDRO DE CAMPAÑA: UN RETABLO PARA LA DEVOCIÓN PRIVADA » ARCHIVO ESPAÑOL DE ARTE, XCII , 366 ABRIL-JUNIO 2019, pp. 161-174 https://www.semanticscholar.org/reader/9aa1db2d4ae5f786e2cdf09626c03d6d2ab6f9b1
[8c] Une version quasiment identique a été achetée par le Meadows Museum de Dallas : https://arsmagazine.com/el-meadows-adquiere-su-primer-pedro-de-campana/
[9] Gregory T. CLARK,  » The chronology of the Louthe Master and his identification with Simon Marmion », dans Thomas KREN (éd.), Margaret of York, Simon Marmion, and the ‘Visions of Tondal’, Papers delivered at a Symposium organized by the department of manuscripts of the J. Paul Getty Museum… June 21-24, 1990, p 205
https://books.google.fr/books?id=sbRDAgAAQBAJ&printsec=frontcover&redir_esc=y#v=onepage&q=calvary&f=false
[10] Sur ces détails inexpliqués, voir Albert Châtelet, « Early Dutch paintings: painting in the northern Netherlands in the fifteenth century » p 152 https://archive.org/details/earlydutchpainti0000albe/page/152/mode/1up
[10a] Eric Ziolkowski, « Evil Children in Religion, Literature, and Art » p 74