3 Bordures gothiques

24 juin 2023

Où l’on découvre, en les analysant dans leur contexte, que certaines drôleries gothiques tiennent, sur le singe au miroir, un discours intelligible et varié.

Article précédent : 2 Thèmes médiévaux connexes

Des drôleries qui s’expliquent (SCOOP !)

Si les singes sont une star des marges des manuscrits, les singes au miroir y sont plutôt rares [2]. Quelquefois, en se creusant un peu la tête, on peut deviner à quoi ils font allusion.

L’ensemble de l’article est inédit, les exemples sont présentés par ordre chronologique (avec un regroupement thématique à la fin).

Les singes du Psautier Hunter

1170. ca The Hunterian Psalter Psaume 53 Glasgow University Library MS Hunter 229 fol 76 v
Psaume 53, fol 76 v
The Hunterian Psalter, vers 1170, Glasgow University Library MS Hunter 229

Je pense que cette drôlerie illustre un passage bien précis du psaume, pourvu qu’on le traduise littéralement :

et ils n’ont point placé Dieu sous leur regard
Psaume 53-5

non proposuerunt Deum ante conspectum suum.

La figure péjorative du singe qui ne lève pas les yeux de son miroir illustre les « ennemis » qui ne regardent pas Dieu.


1170. ca The Hunterian Psalter Psaume 143 Glasgow University Library MS Hunter 229 fol 176r
Psaume 143, fol 176r
The Hunterian Psalter, vers 1170, Glasgow University Library MS Hunter 229

Dans le même manuscrit, cet autre singe, noir comme un cadavre et qui se cache à demi la face, pourrait bien évoquer ce passage :

Ne me cache pas ta face, je serais semblable à ceux qui descendent dans la tombe. Psaume 143,7


1170. ca The Hunterian Psalter Psaume 60 Glasgow University Library MS Hunter 229 fol 82r
Psaume 60, fol 82r
Glasgow University Library MS Hunter 229

Le singe maléfique revient une dernière fois dans cette lettrine, où il utilise sa double nature d’animal et d’homme pour convaincre à la fois le chien fidèle et le voyageur, auquel il tente de voler son bâton.

La majorité des lettrines illustrées dans ce manuscrit étant des D (Dominus, Deus), elle ouvre ici un passage sans grand rapport avec l’image :

« Dieu, tu nous as rejeté, rompus, tu étais irrité, reviens à nous ! »

L’artiste a semble-t-il recyclé une scène connue pour illustrer, de manière lâche, un psaume dont le thème est Dieu abandonnant ses combattants. Il pourrait bien s’agir de la toute première apparition graphique du sujet qui que nous avons traité dans 1 Chasse au singe dans les bestiaires  : celui du colporteur détroussé par des singes.


Le singe de la bible de Henricus

1265–75 Prologue to Genesis, Henricus Bible, Brugge, Archief Grootseminarie Ten Duinen, Ms. 1-2 mmfc-18557 fol 1rPrologue à la Genèse, 1265–75, Bible de Henricus, Bruges, Archief Grootseminarie Ten Duinen, Ms. 1-2 mmfc-18557 fol 1r

Elizabeth Moore Hunt [30] interprète ce singe dans le sens péjoratif habituel, en notant qu’il s’oppose à la figure de Saint Ambroise écrivant, en haut à gauche :

Le singe regarde un miroir rond qui peut être compris comme « l’état d’esprit vide », selon l’expression de Jacques de Vitry dans un sermon. Savoir textuel et ignorance sont présentés en contraste direct, d’un côté la feuille de parchemin à moitié remplie de mots, de l’autre la surface vierge du miroir, d’un côté le cloître de la lettre, de l’autre l’espace de la marge. »



1265–75 Prologue to Genesis, Henricus Bible, Brugge, Archief Grootseminarie Ten Duinen, Ms. 1-2 mmfc-18557 fol 1r detail
En regardant mieux, on constate que les mots écrits sur le livre sont « In principio », soit une auto-référence au prologue lui même, une lettre écrite par Saint Jérôme à Paulin de Nole :

« Incipit epistula Hieronimy presbyteri ad Paulinum episcopum »

Le personnage écrivant est donc Saint Jérôme (pas Saint Ambroise, seulement cité au début de la lettre).

Or dans la marge gauche, dix lignes en dessous du singe, se trouve un passage assez éclairant :

 

On lit dans des contes anciens que des hommes parcouraient des provinces, visitaient des peuples nouveaux, traversaient des mers , simplement pour voir, face à face, des personnes qu’ils ne connaissaient que par les livres.

Legimus in veteribus historiis, quosdam lustrasse provincias, novos adisse populos, maria transisse, ut eos quos ex libris noverant, coram quoque viderent.

Toute la suite de la lettre est un apologie de ceux qui voyagent pour connaître, depuis Pythagore et Platon jusqu’à Saint Paul. Dans ce contexte très particulier (prologue à la Génèse), le singe au miroir n’a rien de négatif. Placé de de l’autre côté de la lettre F remplie des merveilles du monde, il attend, dans sa contrée lointaine, ceux qui ont laissé leurs livres pour voir de leurs propres yeux.



Les deux singes du Bréviaire cistercien de Lucerne (SCOOP !)

Vision d'Isaïe Breviaire cistercien 1300-30 Luzern Zentralbibliotek P4.4 fol 14
Vision d’Isaïe, fol 14
Bréviaire cistercien, 1300-30 , Luzern Zentralbibliotek P4.4 [31]

Cette page complexe montre dans la marge un homme s’enlevant une épine du pied, sous un singe au miroir monté dans l’arbre. Elle propose une triple parodie :

  • de la chasse au singe : le spinaire imitant le chasseur qui met ostensiblement sa chaussure ;
  • de la vision de Dieu : le singe regardant son propre facies diabolique ;
  • de l’image principale : le singe diabolique, avec son miroir, imitant Dieu avec son globe.


Modillon singe spinaire Cathedrale de Poitiers
Modillon avec un singe-spinaire, Cathédrale de Poitiers [30a]

Comme le note Judith Raeber [31], le spinaire était vu à l’époque médiévale comme la figure-même de l’idole païenne (à cause des nombreuses répliques de la statue antique). Ce modillon de Poitiers effectue, via la chaussure, la même association d’idée entre singe et spinaire que la page du bréviaire cistercien.


1441-49 Affe und Pfau, 1Sam 1,1 Bibel AT, deutsch Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 20, Bl. 5rFrontispice du premier Livre de Samuel, fol 5r 1441-49 Affe und Pfau, 2Sam 1,1 Bibel AT, deutsch Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 20, Bl. 048rFrontispice du second Livre de Samuel, fol 48r

Bible en allemand, 1441-1449 Universitatsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 20

Il est possible que ces deux initiales E, un siècle plus tard, reprennent la même parodie : à l’Ange, humble chanteur, et au Seigneur avec son globe s’opposent le Paon, ici figure de l’Orgueil, et le Singe avec son miroir, image du Diable envieux de Dieu.


Pentecote Breviaire cistercien 1300-30 Luzern Zentralbibliotek P4.4 fol 155v
Pentecôte, fol 155v
Bréviaire cistercien, 1300-30 , Luzern Zentralbibliotek P4.4 [31]

Dans le Bréviaire cistercien, la seconde page comportant un singe s’intercale entre le texte de l’Ascension (Luc 24,50) et un sermon du pape Léon le Grand sur la Pentecôte (sermon LXXII), qui débute en reliant la descente de l’Esprit Saint à la montée du Christ au Ciel :

« C’est aujourd’hui le dixième jour depuis que le Sauveur du Monde s’est élevé au plus haut des Cieux pour s’asseoir à la droite de son Père. »

Il serait logique que la double figure christique des poissons affrontés , à la limite exacte entre les deux textes, illustre cette symétrie. Si le poisson tête en haut (ainsi que la musique du joueur de violon) évoque le mouvement vers le haut lors de l’Ascension, le poisson tête en bas, ainsi que tout ce qui le surplombe, paraphrasent la Pentecôte :

  • symboles classiques de l’Eternité, les deux paons en haut de la page figurent le Fils et le Père au plus haut du ciel ;

Pentecote Breviaire cistercien 1300-30 Luzern Zentralbibliotek P4.4 fol 155v detail

  • l’oiseau dans la cage figure la colombe de l’Esprit Saint descendant dans la salle close (la vignette insiste bien sur la porte fermée) ;
  • le singe qui mange une pomme rouge en se grattant le derrière fait allusion, par antiphrase, à une autre élément de la vignette : Marie, l’exact contraire d’Eve.

Ainsi, dans ces deux pages du Bréviaire cistercien, les figures marginales commentent de manière subtile le texte, en lui fournissant un contrepoint ironique et sans doute mnémotechnique.



Les singes des Heures de Hawisia du Bois

Dans ce manuscrit où le singe est surtout un animal de compagnie sympathique, deux pages recèlent peut être une intention plus profonde.


1320–1335 Heures de Hawisia du Bois Morgan M.700 fol 31r detail
Le Christ devant Pilate, fol 31r (détail)

A première vue, on pourrait penser que le singe face au chasseur est une réminiscence de l’antique méthode de piégeage avec un miroir. Il s’agit en fait d’une coïncidence, car la chasse ne concerne pas le singe, mais le cerf accablé, tout à gauche.



1320–1335 Heures de Hawisia du Bois, , Morgan M.700 fol 31rCette scène de harcèlement fait écho non pas avec la miniature principale, le Christ devant Pilate, mais avec le texte entre les deux, les Heure de la Passion rédigées par le pape Jean XXII :

Celui qui a les mains liées, ils le frappent au cou.
Ils crachent au visage de Dieu, agréable lumière du Ciel.

In collo percutiunt, manibus ligatum.

Vultum Dei conspuunt, lumen caeli gratum

Le singe se regardant dans le Miroir est la parodie de ce visage agréable.


1320–1335, Heures de Hawisia du Bois, Morgan M.700 fol 101v
Trinité, fol 101v

La plupart des pages comportent en bas des drôleries symétriques, encadrant le blason des Bois de Lincoln. Ici elle se réduisent à un couple d’animaux affrontés, deux ennemis qui se reconcilient en présentant les accessoires de toilette : le chien le peigne et le lapin le miroir.

Dans ce manuscrit destiné à une femme, le peigne et le miroir n’ont pas de valeur négative, mais simplement humoristique : ils sont les armes de la dame, présentés par deux écuyers animaux.


1320–1335 Heures de Hawisia du Bois, , Morgan M.700 fol 117v
Hymne Veni creator (détail), fol 117v

Les mêmes accessoires reviennent cette fois dans les mains du singe, qui les a peut être dérobés à la fille qui lui tourne le dos . Celle-ci est une jongleuse (elle tient une balle qu’elle échange avec l’hybride de gauche). On comprend alors que le singe veut lui-aussi jongler, échangeant le miroir et le peigne avec l’hybride de droite.


1320–1335, Heures de Hawisia du Bois, Morgan M.700 fol 106v
Dieu de justice, fol 106v
Heures de Hawisia du Bois, 1320–1335, Morgan M.700

Le singe affronte ici un dragon et un fou, en tenant son miroir comme le Seigneur tient son globe. L’analogie se justifie d’autant plus que le globe divin, lorsqu’il est en cristal, symbolise son omnivoyance.



La vérité captive

1420-1430 Bible de Lochorst Master of Zweder van Culemborg digitale pourpree Fitzwilliam Museum, Cambridge, Ms.289.III fol 259r detail
Epître aux Romains (détail)
Master of Zweder van Culemborg, vers 1420-1430, Bible de Lochorst, Fitzwilliam Museum, Cambridge, Ms.289.III fol 259r

Ce minuscule singe, qui émerge d’une corolle pour embrasser son miroir, pourrait être considéré comme une décoration insignifiante. Mais Il se trouve que la digitale pourprée est une fleur toxique, très employée en sorcellerie. Et que la créature velue (aussi bien un singe qu’un homme sauvage) constitue une sorte d’anti-abeille, autarcique et égoïste.

L’épître commence par une diatribe contre les hommes qui ne reconnaissent pas Dieu, alors qu’il est visible partout dans la nature :

« La colère de Dieu se révèle du ciel contre toute impiété et toute injustice des hommes qui retiennent injustement la vérité captive. Ce qu’on peut connaître de Dieu est manifeste pour eux, Dieu le leur ayant fait connaître. En effet, les perfections invisibles de Dieu, sa puissance éternelle et sa divinité, se voient comme à l’oeil, depuis la création du monde, quand on les considère dans ses ouvrages. Ils sont donc inexcusables puisque ayant connu Dieu, ils ne l’ont point glorifié comme Dieu, et ne lui ont point rendu grâces; mais ils se sont égarés dans leurs pensées, et leur coeur sans intelligence a été plongé dans les ténèbres. Se vantant d’être sages, ils sont devenus fous. «  Epître aux Romains, I, 18-22



1420-1430-Bible-de-Lochorst-Master-of-Zweder-van-Culemborg-digitale-pourpree-Fitzwilliam-Museum-Cambridge-Ms.289.III-fol-259r
C’est la structure d’ensemble de la page qui donne sa signification au détail : tandis que sur terre Saint Paul toise avec sévérité l’homme repenti qu’il vient instruire, l‘ange du haut du ciel regarde avec tristesse cet être sans intelligence qui emprisonne le Miroir, autrement dit celui « qui retient la Vérité captive ».



Les singes du Bréviaire d’Egmont

1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 23r haut
Psaume 37
Bréviaire d’Egmont, vers 1440 Morgan Library M.87 fol 23r

La tradition du singe péjoratif en marge des psautiers perdure encore un siècle et demi après le psautier Hunter. Ce singe au miroir (donc qui s’isole du monde) accompagne probablement le passage juste à côté :

« et ceux qu’il maudit seront retranchés« , Paume 37, 23


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 23r bas

Juste en dessous, dans la marge du même psaume, ce diable pseudo-masturbateur (il empoigne sa queue par décence) illustre littéralement :

« et le sperme des impies périra » (semen impiorum peribit) Paume 37, 28


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 95rfolio 95r 1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 126rfolio 126r

Le singe au miroir revient deux autres fois dans le coin en haut à droite de la page, opposé respectivement à deux animaux positifs, un agneau et un lion dans le coin en bas à droite . Ces images animales des coins sont sans rapport avec le texte, contrairement à la figure centrale de la marge qui l’illustre directement : les fils et le filles de Sion (Isaïe 47,22) et Jésus au milieu des docteurs.


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 323r
fol 323r

Selon le même principe de couple animalier, le singe au miroir se confronte ici à une chouette. Il prend le contrepieds, côté ignorance, du Christ qui appelle depuis le rivage Pierre et André en train de jeter leur filet (Matthieu 4-18) :

1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 323r detail1 1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 323r detail2

l’illustrateur a imaginé que le Christ attire leur attention à l’aide d’un miroir brillant, antithèse du miroir obscur du singe qui se fustige.


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 323v
fol 323v

Au verso de la page, toujours avec son miroir brillant, le Christ appelle maintenant Jacques et Jean. Mais le singe, sans son miroir, s’est perché sur la vignette pour assister, depuis les premières loges, à la décapitation de sainte Barbe.

Cocccinelle Gotlib

Dans le bréviaire d’Egmont, la figure récurrente du singe joue en somme le même rôle, tantôt complémentaire, tantôt déconnecté, que la coccinelle de Gotlib [32].


1440 ca Egmont Breviary Morgan Library M.87 fol 428v
fol 128v

Le motif revient une dernière fois en minuscule, en compagnie d’autres figurines sortant d’une fleur (deux hommes chapeautés, deux soldats casqués, un ours…). Il ne reste plus ici aucun rapport avec le texte, seulement le plaisir de découvrir, cachée dans le décor, une image familière.



Les singes du Bréviaire d’Isabelle (SCOOP !)

1497 avant Isabella Breviary, Southern Netherlands (Bruges), , British Library, Additional 18851, f. 270r detail
Bréviaire d’Isabelle, Bruges , avant 1497, British Library, Additional 18851, f. 270r

Ce singe méditatif contemple sa face, qui apparaît distinctement dans le miroir.



1497 avant Isabella Breviary, Southern Netherlands (Bruges), , British Library, Additional 18851, f. 270r
Le texte de la page est la vision d’Ezéchiel, complétée par l’antienne ci-dessous :

Regardez, Seigneur, du haut de votre saint trône,
et pensez à nous ; inclinez l’oreille, mon Dieu, et écoutez.
Ouvrez les yeux et voyez notre détresse.

Il n’est sans doute pas fortuit que cette image d’un singe contemplant son image (et réciproquement) décore une page consacrée à la vision de Dieu par l’Homme, et à celle de l’Homme par Dieu.


1497 avant Isabella Breviary, Southern Netherlands (Bruges), , British Library, Additional 18851, fol 13r
Bréviaire d’Isabelle, Bruges , avant 1497, British Library, Additional 18851, f. 13r

Dominante dans les époques antérieures, cette utilisation métaphorique, voire métaphysique du singe au miroir, devient une exception à la fin du XVème siècle. L’autre singe du manuscrit, joue simplement de la cornemuse, sans aucun rapport avec le texte au dessus ( Isaïe 2).


L’animal d’ailleurs

1492 av Voyages de Jean de Mandeville Amiens, BM, Lescalopier 095 f. 001 IRHT
Voyages de Jean de Mandeville, 1456-62, Amiens, BM, Lescalopier 095 f. 001 IRHT

A une époque où le motif du singe faisant toilette est devenue une drôlerie anodine, c’est le fait de l’avoir placé dans le frontispice de ce best-seller des livres de voyages, à un endroit particulièrement choisi, qui lui donne une signification particulière.



1492 av Voyages de Jean de Mandeville Amiens, BM, Lescalopier 095 f. 001 IRHT schema

  • A la gauche d’Adolphe de Clèves et de La Marck [33], un livre dans sa reliure de parchemin, et un animal d’ici, le faucon avec son capuchon qui l’aveugle, proviennent de la cour intérieure (en jaune).
  • A sa droite, le livre qu’on lui amène lui donne une vision de l’outre-mer (en rouge).
  • En contraste avec le faucon aveuglé, le singe, l’animal d’ailleurs, découvre avec étonnement son image véridique et civilisée dans le miroir.… autrement dit dans le livre.


Le pécheur qui ne voit pas la Mort

Psautier 1475-1500 MS 249 fol 274 (c) Palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain, Nancy photo. Jean-Yves Lacôte schemaAnonyme, Psalterium davidicum cum canticis et officio defunctorum. Folio 274
Calligraphie et enluminures sur parchemin, reliure en maroquin rouge, 4 nerfs réguliers, décor de filets, roulettes et fleurons, gardes en papier, tranches dorées, fil de soie pour les tranchefiles, 4e quart du 15e siècle, Inv. 95.1635 (MS.249) (c) Palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain, Nancy / photo. Jean-Yves Lacôte

Dans cette page, le motet « Peccantem me quotidie » de Pierre de Manchicourt est encadré par deux passages de Job. Il semble bien que les drôleries fassent écho à certains mots du texte :

  • la spatule au mot « vermibus » (les vers) de Job 17,14 ;
  • le bélier assis au mot « pelli » (la peau, la fourrure) et le bélier broutant au mot « dentes » (les dents) de Job 19,20

Le singe qui voit la lune lui apparaître dans le miroir pourrait rappeler la croyance selon laquelle

« Le singe , lors de la nouvelle lune montre une joie débordante alors que le décours de la lune l’afflige » (Bestiaire d’Oxford, 1200-25).

Mais l’image montre une pleine lune sévère et le singe faisant la grimace, alors que le déclin de la lune n’a pas encore commencé. Dans la logique de la page, je pense qu’elle illustre plutôt ce passage du motet :

« Péchant tous les jours et ne me repentant pas, la peur de la mort me trouble« .


Psautier 1475-1500 MS 249 fol 274 (c) Palais des ducs de Lorraine – Musée lorrain, Nancy photo. Jean-Yves Lacôte detail1475-1500, MS.249 fol 274 (détail) 1498 ca Practica des bosen und des guten Engels, Leipzig Konrad Kachelofen Wurttembergische Landesbibliothek,Stuttgart, Inc. fol. 13312b detailDie best Practica, 1498, Leipzig, imprimé par Konrad Kachelofen, Wurttembergische Landesbibliothek,Stuttgart, Inc. fol. 13312b (detail)

A la fin du 15ème siècle, nous sommes en plein développement de l’imagerie du miroir macabre, où un crâne rappelle au pécheur qu’il doit se repentir et se préparer tous les jours à la mort (voir Le miroir fatal).

Le singe au miroir représenterait ici celui qui pèche tous les jours, mais est incapable se repentir : car sa condition animale lui permet juste d’être effrayé par la Lune, pas par la Mort.



Un symbole de l’Imitation (SCOOP !)

J’ai regroupé ici trois drôleries sur ce thème.

L’Imitateur-né

13eme fin Simon d'Orleans Frederic II , traite de fauconnerie , traduction française, BNF FR 12400 fol 1r
Frontispice, fol 1r
Enlumineur Simon d’Orléans, Frédéric II , traité de fauconnerie , traduction française, fin 13ème BNF FR 12400

Le frontispice souligne la véracité de l’ouvrage, qui s’appuie à la fois sur la théorie (le clerc au livre, à gauche) et sur la pratique (le fauconnier). Le singe-docteur, assis avec sa fiole d’urine en compagnie d’un second faucon, constitue un contrepoint comique du fauconnier, une sorte de savant des bois. Il lève lui-aussi l’index, signifiant qu’il prend part au débat,  apportant sa caution d’imitateur-né et attestant que tout ce qui est écrit est conforme au réel. Le garçonnet embrassant un lapin matérialise cette union réussie entre culture et nature.


13eme fin Simon d'Orleans Frederic II , traite de fauconnerie , traduction française, BNF FR 12400 fol 20r
Les oiseaux moyens, fol 20r

Dans ce traité savant où sont dessinés avec précision des centaines d’oiseaux, sans aucune drôlerie, le singe au miroir surgit inopinément au même emplacement, perché à droite sur une fioriture : manière de souligner son statut de commentateur comique, en marge de la marge. Debout et se grattant le postérieur, il forme un contraste amusant avec les échassiers marchant  sur un lac dont la forme évoque, par ailleurs, celle d’un miroir à main ondulant.

Il est possible que l’idée soit d’opposer les anciens miroirs en acier poli (qui ne reflétaient pas grand chose) et la nouveauté des miroirs en verre : l’accessoire luxueux des élégantes est attribué, par antithèse, au singe impudique, moche et rempli de puces.



Des singes-miroirs

Ce Livre d’Heures est très connu pour ces drôleries particulièrement débridées, parmi lesquelles les singes prolifèrent dans des situations souvent très originales.


Livre d'Heures, Saint-Omer, 1320-29, Morgan MS M.754 fol. 20r
Livre d’Heures, Saint-Omer, 1318-25, Morgan MS M.754 fol. 20r

Il n’y a qu‘un seul singe au miroir, au bout d’une marge purement décorative (elle entoure cinq textes indépendants), qui relie :

  • un singe debout et mangeant un fruit (un autre est tombé à ses pieds, un autre est en chute libre plus bas) ;
  • un singe déguisé en jardinier, ramassant un fruit vert ;
  • un singe tenant son miroir vert.

L’amusement vient ici de l’enchaînement de répliques de plus en plus humanisées : le singe cueilleur est amélioré par le singe-jardinier, lequel est imité par le dernier singe, qui tient son miroir comme le jardinier son fruit.

Mais aussi par le fait que l’objet terminal, le miroir, est, tout comme les singes, le paradigme de la Copie.


1318-25 Livre d'Heures Add MS 36684 fol 46v
Adoration des Mages
Livre d’Heures, St Omer, 1318-25, BL Add MS 36684 fol 46v

Cette page ne présente pas de singes au miroir, mais plutôt des singes-miroirs. Michael Camille [35] s’en sert pour illustrer l’idée que le singe était au Moyen-Age, non seulement le paradigme de l’Imitation, mais même de la Représentation en tant que telle, par l’anagramme singe-signe. Face à cette thèse quelque peu à l’emporte-pièce, Jean Wirth ([35], p 435) montre combien la page est tout entière dévolue au thème de l’Imitation :

  • les trois singes du bas imitent les Trois Mages
  • la donatrice en prières, à droite, imite le mage à genoux (lequel est sans couronne en signe d’humilité) ;
  • le singe en haut à gauche, qui tient par la queue le D de Deus, imite un ange.

Mais il n’a pas été assez remarqué que c’est l’intégration très particulière de l’image avec sa marge qui fait de cette page une véritable exercice de style sur le thème de l’Imitation et du reflet :

1318-25 Livre d'Heures Add MS 36684 fol 46v schema

  • la petite lettrine V du « Veni creator », ornée d’un Roi (en vert) fait écho à la grande lettrine D de Deus, contenant les trois Rois sous les trois arcades ;
  • à partir de ce roi couronné, l’oeil sort dans la marge gauche pour découvrir trois couronnes (en jaune) : sur la tête d’un singe, dans les mains d’un sciapode, et enfin une couronne isolée (probablement celle qui manque dans l’image principale) ;
  • tandis qu’un des Rois pointe du doigt l’Etoile dans la marge, l’un des singes pointe dans l’autre sens (flèches bleu) ; comme il serait désobligeant que ce geste désigne la donatrice, il faut conclure qu’il désigne le livre qu’elle tient : de même que le Roi voyait à distance dans l’Etoile la naissance du Christ, le Singe la voit dans le livre ;
  • il existe un rapport d’imitation (flèches blanches)
    • entre les trois singes et les trois Rois (M.Camille),
    • entre la donatrice et le Roi agenouillé (J.Wirth),
    • mais aussi, de manière plus inattendue, entre le singe-porteur et la donatrice.

1318 Livre d'Heures -25 Add MS 36684 fol 46v detail
De même qu’il la porte de ses deux bras, celle-ci porte dans les siens le Saint Livre : nouvelle manière d’exprimer que le singe est l’Image de l’Homme, lequel est l’image de Dieu.


On peut s’étonner du caractère très élaboré de cette page, dans un livre dont le principe est plutôt le remplissage, la fantaisie et le fatras. Il est exceptionnel, en effet, que la marge inférieure fasse écho de manière aussi directe à l’image principale.


1318-25 Livre d'Heures Morgan MS M.754 fol. 71v
Déposition
Livre d’Heures, St Omer, 1318-25, Morgan MS M.754 fol. 71v

Tout au plus peut-on deviner ici, dans l’image de l’homme tombé brutalement de ses échasses, la parodie du corps du Christ descendu précautionneusement de la Croix. Mais on voit bien ce que ce principe d’imagerie par contradiction pouvait avoir de risqué, et d’impossible dans le cas général.


1318-25 Livre d'Heures Add MS 36684 fol 60r
Descente du Christ aux Enfers
Livre d’Heures, 1318-25, BL Add MS 36684 fol 60r

Cette page est la seule qui ressemble à l’Adoration des Mages (peut être l’a-t-elle préparée). On y trouve les mêmes tics de l’artiste :

  • la créature ailée prolongeant la queue du D de Domine ;
  • le singe hissant la donatrice sur un plateau ;
  • les deux cloches (analogues aux trois couronnes) sonnées en bas par des centaures, sans doute pour réveiller les morts.



Un singe-artiste

1350 avant Holkham-Bible Picture-Book-BL add_ms_47682_f001r
Bible d’Holkham, avant 1350, BL ADD MS 47682, fol 1r

Le frontispice, très endommagé, présente un dialogue extraordinaire entre un Dominicain debout et un peintre assis à son chevalet [36] :

– Maintenant, fais bien et minutieusement, car cela sera montré à de riches gens
– je le ferai vraiment, si Dieu me donne de vivre ; jamais vous ne verrez un autre livre de ce genre.

– Ore feres bien e nettement car mustre serra a riche gent”

– Si frai voyre e Deux me doynt vivere Nonkes ne veyses un autretel Liuere

La réponse du peintre traverse l’image en diagonale et conduit l’oeil jusqu’au singe au miroir, qui n’a ici rien de diabolique, mais est simplement le symbole de l’Imitation parfaite. Le monstre tacheté en face de lui, mi-animal mi-bête, représente quant à lui l’imitation contrefaite.

Les lettres en rouge (A, B, C, D) sont un ajout postérieur, qui indiquent d’ailleurs un ordre de lecture erronné. Le texte tenu par l’ange a pu être déchiffré grâce à une lampe à ultraviolet [37]. Il se divise en deux versets de six vers, de tonalité opposée :

Dans ce livre sont dépeints
de nombreux miracles que Dieu a accomplis,
et à l’intérieur est écrit
comment Jésus est né de Marie,
et toute sa passion
et sa résurrection

et comment il a subi la mort
et de nombreuses humiliations très injustement.
Il guérissait toujours les malades,
et pour cela les hommes le haïssaient.
Il nous a montré un grand amour;
celui qui croit en lui sera dans la joie.

Ainsi l’ange du haut divise l’ensemble de la page en deux moitiés opposées, suivant la même convention que l’archange du Jugement dernier : le positif à sa droite, le négatif à sa gauche. C’est donc un contresens que de plaquer ici l’interprétation négative habituelle pour le singe :

« probablement en train de déféquer et qui tient un miroir devant son visage – symbole médiéval qui singe la Vanité humaine , le miroir reflétant l’âme ». [38]


1350 avant Holkham-Bible Picture-Book-BL add_ms_47682_f001r detail singe 1350 avant Holkham-Bible Picture-Book-BL add_ms_47682_f001r detail peintre

Le tabouret (et non un pot de chambre) sert au contraire à l’humaniser, et à souligner que le peintre doit suivre son exemple pour réaliser une imitation parfaite.


En synthèse

Singe miroir bordures synthese
Les bordures proposant des interprétations particulières du singe au miroir se développent au XIVème siècle, et se raréfient au XVème. Elles sont toutes des trouvailles indépendantes, sauf peut être une tradition sur le thème de la Vision ou de la Non-Vision de Dieu.

Entre 1300 et 1350 apparaissent trois bordures illustrant la notion d’Imitation. Après le cas exceptionnel de la Bible d’Holkham, il faudra attendre le XVIème siècle pour voir un singe au miroir symboliser à nouveau la Peinture (voir 4 A la Renaissance), avant la grande mode des singes-peintres au XVIIème et surtout au XVIIIème siècle.

Comme le rappelle Jean Wirth ( [39], p 435):

« l’un des rares métiers que le singe ne fait jamais dans les drôleries est celui de peintre ou d’enlumineur.« 



Drôleries sans paroles

Mis à part les exemples que nous venons de voir, le singe au miroir est la plupart du temps une drôlerie comme une autre, sans rapport avec le texte. En voici quelques exemples (non exhaustifs).

1294-1297 Vincent de Beauvais Speculum historiale BM Boulogne-sur-Mer Ms. 131 fol 361v
Vincent de Beauvais, Speculum historiale, 1294-1297, BM Boulogne-sur-Mer Ms. 131 fol 361v

Les cinq singes qui illustrent ce manuscrit sont tous montrés debout (ce qui traduit l’intention anthropomorphe) et occupés à des activités classiques et plutôt valorisantes (déguster un fruit, piéger un oiseau, combattre un guerrier). Le singe au miroir vient compléter ce répertoire positif, dans un image cumulative qui illustre son caractère joyeux (il danse en musique), son goût pour les fruits (la pomme rouge) et sa curiosité (le miroir).



13eme fin Bird psalter Fitzwilliam 2-1954 fol 152vBird psalter, fin 13eme, Fitzwilliam Museum 2-1954 fol 152v 1300 ca Livre d'Heures, Gand, Walters Museum W85 fol 89Psaume 102, Livre d’Heures, Gand, vers 1300, Walters Museum, W85 fol 89

Le « psautier des oiseaux » est connu pour ses représentations animales, notamment aviaires. Le Livre d’Heures de Gand présente de nombreuses drôleries, parmi lesquelles le singe faisant toilette avec peigne et miroir (peut-être parce que le manuscrit appartenant à une dame).




1330-40 Oraison Ste Cecile Psautier et Breviaire de Marie de Valence Cambridge DD 55 fol 388r
Oraison de Ste Cécile , Psautier et Bréviaire de Marie de Valence 1330-40 Cambridge DD 55 fol 388r

L’un des singes demande à l’autre de lui passer son miroir, l’effet comique venant de ce que leurs postures sont elles-aussi en miroir.




1325-50 Le Roman de la Rose BNF Français 25526 fol 133v
Le Roman de la Rose, 1325-50, BNF Français 25526 fol 133v

Cet autre couple illustre une page où il est question de libre arbitre et d’animaux, mais le singe n’est cité qu’à la page suivante [40]. Dans ce manuscrit, les marges de bas de page fonctionnent comme de petites histoires indépendantes : ici il faut comprendre que le singe sauvage, avec sa massue, vient menacer le singe civilisé, avec son miroir et son peigne.


1325-50 Le Roman de la Rose BNF Français 25526 fol 66r
Le Roman de la Rose, 1325-50, BNF Français 25526 fol 66r

Le manuscrit comporte un autre singe au miroir, en regard de la mort de Lucrèce (vers 8929 et ss), donc sans rapport non plus avec le texte.


1325-50 Le Roman de la Rose BNF Français 25526 fol 67rChien tenant une croix, Fol 67r 1325-50 Le Roman de la Rose BNF Français 25526 fol 68rAne jouant du tambour, Fol 68r

Il ouvre une série d’images comiques composés sur le même modèle : un animal s’accaparant un objet spécifiquement humain.




1460 ca The Hague, MMW, 10 F 50 f. 110r
Vers 1460, La Haye, MMW, 10 F 50 f. 110r

Ce manuscrit comporte plusieurs images de singes, parmi lesquels le singe au miroir n’est qu’une variante parmi d’autres.



Article suivant : 4 A la Renaissance

Références :
[2] Lilian M. C Randall « Images in the margins of gothic manuscripts », 1966. Dans cet ouvrage de référence, il n’y a que dix cas de singes au miroir (parmi les 1500 singes dans d’innombrables postures).
[30] Elizabeth Moore Hunt, Illuminating the Border of French and Flemish Manuscripts, 1270-1310 p 26
[30a] Elisa Maillard, Les sculptures de la cathédrale Saint-Pierre de Poitiers, 1921, p planche IX fig 3
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6559888p/f127.item.zoom
[31] Judith Raeber, Buchmalerei in Freiburg Im Breisgau , p 51, ill. 1
[33] Susanne Röhl « Der livre de Mandeville im 14. und 15. Jahrhundert: Untersuchungen zur handschriftlichen Überlieferung der kontinentalfranzösischen Version » p 30 https://books.google.fr/books?id=HsUJbtDEWl0C&pg=PA30#v=onepage&q&f=false
[35] Michael Camille « Image on the Edge: The Margins of Medieval Art » p 11 https://books.google.fr/books?id=Ax9WAgAAQBAJ&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
[37] T. A. Joyce Burnett « The Undeciphered Inscriptions in the Holkham Bible Picture Book »
The British Museum Quarterly, Vol. 26, No. 1/2 (Sep., 1962), pp. 26-27 https://www.jstor.org/stable/4422764
[38] The Holkham Bible Picture Book: A Facsimile, p 31
[39] Jean Wirth, « Les singes dans les marges à drôleries des manuscrits gothiques », Il mondo animale = The world of animals. Actes du colloque de l’Université de Lausanne, 1998, 2000 (Micrologus, Micrologus.), p. 429-444
Cet article de référence ne comporte pas d’exemple de singe au miroir, preuve de la rareté du motif.
[40] Le Roman de la Rose, T III, vers 18387 et ss https://www.gutenberg.org/cache/epub/44713/pg44713-images.html

4 A la Renaissance

24 juin 2023

Les artistes commencent à donner au thème des significations variées, allant du simple emblème à des allégories plus personnelles et plus élaborées.

Article précédent : 3 Bordures gothiques

La banalisation du motif

Une vignette courante

1490 ca Book of Hours Morgan MS S.7 fol. 65v

Livre d’Heures, Flandres, vers 1490, Morgan Library MS S.7 fol. 65v

Les livres d’heures flamands du début de la Renaissance montrent souvent des singes au miroir, parmi d’autres curiosités de la nature collectionnées dans les marges, toujours sans rapport avec le texte. Ayant perdu le caractère percutant qu’il avait à ses débuts, le singe au miroir devient un motif amusant, parmi d’autres. C’est ainsi qu’on le voit se multiplier comme drôlerie marginale dans des manuscrits de prestige de l’école ganto-brugeoise , en compagnie d’autres figures plus ou moins grotesques brandissant elles aussi un miroir (voir 3 Fatalités dans le miroir) : le goût est à la variété, pas au rébus théologique.


Table peinte provenant du chateau de Maxlrain (detail), 1500-25, Chateau de Trausnitz

Table peinte provenant du château de Maxlrain (détail), 1530 ou 1795 , Château de Trausnitz

Déconnecté des innombrables autres motifs peints sur cette table (animaux, végétaux et objets en trompe l’oeil), le singe au miroir est ici une merveille parmi les autres. La datation de la table a été récemment remise e cause, grâce à l’identification de monnaies qui s’y trouvent peintes [41a] : il s’agit en fait d’une copie moderne, dans le style des tables fleuries de la Renaissance allemande.


Une figure astrologique

La technique astrologique des Monomoria [42] consiste à associer une image à chacun des 360 degrés du Zodiaque, dans le but de pronostiquer l’avenir d’un enfant à naître.


1488 Johann Engel, Astrolabium planum in tabulis, p 171, BSB
Johann Engel, Astrolabium planum in tabulis, 1488 p 171, BSB 4 Inc.c.a. 555 p 171 

Dans son ouvrage de 1488, Johann Engel associe pour la première fois le 290ème degré (20ème degré du Sagittaire) à un singe tenant un miroir. Le principe est que les images doivent être suffisamment intrigantes (voir l’homme à quatre jambes du 289ème degré), pour autoriser à la fois une description littérale :

Un singe se regardant dans un miroir

et une proposition de pronostic (à compléter par l’analyse du décan) :

ce sera un homme orgueilleux / magnifique (superbus permet l’ambiguïté)



1557 Albrecht Glockendon, Gradbilder (Prognose) zum Sternbild Steinbock, Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 833, Bl. 088r

Albrecht Glockendon, Gradbilder (Prognose) zum Sternbild Steinbock, 1557 Universitatsbibliothek Heidelberg Cod. Pal. germ. 833, Bl. 088r

Dans ce manuscrit du siècle suivant, le pronostic est clairement négatif :

ce sera un homme hautain (hoffärtig)

On voit que l’astrologue ne s’intéresse qu’au miroir (symbole de la Vanité) et pas au singe : n’importe quel animal aurait fait l’affaire, pourvu qu’il puisse tenir le miroir.

Il y a par ailleurs un autre singe dans le livre (au degré 251), assis sur un loup, avec la signification :

« il sera le dominateur des autres hommes ».

On voit que, chez cet astrologue en tout cas, le singe a plutôt bonne presse.



Un emblème de guilde

1637 Maestro_sconosciuto,_scimmia_con_specchio,_berna,_ Historisches Museum Bern

Statuettes de la Guilde du Singe, 1637, Historisches Museum, Berne

On suppose que le nom de la « Gesellschaft zum Affen » vient du fait que cette corporation de tailleurs de pierres avait acquis en 1389 une maison qui s’appelait « Haus zum Affen ». Dans l’argot du métier, le « singe » est le bloc non taillé qui sort de la carrière.



Un motif de jeu de cartes

1547 Francesco di Domenico detto PadovanoJeu de minchiate DI COPPE la scimmia si specchia Petit Palais
Quatre de tasses, Jeu de Minchiate
Francesco di Domenico dit Padovano, Florence, 1547, Petit Palais

On ne connaît pas l’origine de cette figure, mais elle se veut probablement une référence à l’Antiquité (d’autres cartes du même jeu présentent des animaux imités des Fables d’Esope).



Un motif purement décoratif

1576-1590 Szenen aus dem Leben Christi, Monogrammist HM Herzog August Bibliothek, Wolfenbuttel deutsche-digitale-bibliothek.de
Les Noces de Cana, Monogrammiste HM, 1576-1590, Herzog August Bibliothek, Wolfenbüttel (deutsche-digitale-bibliothek.de)

Dans cette série de Scènes de la Vie du Christ, les cadres très ornés sont tous différents : le motif du singe au miroir s’est ici banalisé en un motif grotesque parmi d’autres. Les deux diffèrent cependant (l’un carrément singe, l’autre plutôt homme sauvage), à la manière des deux rois en bas, l’un vieux et l’autre jeune, qui se disputent une poule.


Daniel Meyer, L' Architecture Ou Demonstration De Toute Sorte d' Ornemens, és Portes, Fenestres, Planches... a Heydelberg ches Pierre Bourgeat, 1609 planche 22
Daniel Meyer, L’ Architecture Ou Démonstration De Toute Sorte d’ Ornemens, ès Portes, Fenestres, Planchés… à Heydelberg chez Pierre Bourgeat, 1609 planche 22 (édition de 1664), gallica

Cet ornemaniste recycle toutes sortes de drôleries moyenâgeuses dans des encadrements monumentaux, sans autre souci que la variété.



Des allégories variées

Un singe persifleur

Zeichnung_des_Bruckenaffen_von_1620
Le singe du pont de Heidelberg [43]

Cette statue, disparue au XVIIème siècle, montrait son cul à ceux qui arrivaient dans la ville, tout en les regardant venir dans son miroir. Il pourrait s’agir d’une moquerie, de la part des habitants du Palatinat, envers ceux qui venaient des terres de l’Evêque de Mayence.

Dans la Nef des Fous (chapitre 60) Sébastien Brant le prend comme exemple de narcissisme :

Celui à qui plaisent tant sa propre forme et son travail
Est pareil au singe de Heldelberg

Wem so gefelt wiß, gstalt vnd werck
Das ist der aff von Heydelberck


Kilianskapelle in Wertheim
Kilianskapelle, Wertheim

Une statue similaire surplombe l’escalier montant vers la porte d’entrée de la chapelle, peut être pour inviter les fidèles à reconnaître le singe qui est en eux.

 

Pourquoi me regardes-tu ?
N’as-tu pas vu le vieux singe
à Heidelberg ? Regarde autour de toi
Et tu verras plus de mes semblables !

Poème de Martin Zeller, 1632

Was tust Du mich hier angaffen?
Hast Du nicht gesehen den alten Affen 
Zu Heidelberg sieh Dich hin und her
Da siehst Du wohl meines Gleichen mehr.



Tapisserie provenant de Furth bei Gottweig, Zentralinstitut fur Kunstgeschichte Munchen - Photothek

L’Homme est plus Singe que moi
Tapisserie provenant de Furth bei Gottweig, Autriche, Zentralinstitut fur Kunstgeschichte Mûnchen – Photothek

Cette tapisserie de date inconnue propose le même retournement de situation.



Un Sanguin détroussé

15th Lovers German MET
Couple d’amoureux, vers 1480, MET

De cette gravure il ne reste qu’un seul exemplaire avec un texte tronqué :

(elle se comporte comme) un faucon . Et lui comme un singe. Ils se réjouissent…

(D’une main au) menton elle le rapproche. De l’autre elle lui prend son salaire. Puis elle…

…de sa poche. Elle lui fait pisser la bourse à fond. Elle lui dit tu m’aimes… Je vais te rendre heureux.

..ein falken gut und sie ihm für ein Affen .Sie frewert sich auf sein ingsic seim

…mundlin tet sie ihm naschen . Mit der anndern Hant nam sie iren lon. Denn sie

…auß seiner taschen. Piß sie him den pewtel lert . Sie sprach du libst mir hewer ert. Ich wil dich frölich machen


1480-90 Planetary influence on man, Calendrier des Bergers Cambridge, Fitzwilliam Museum 167, folio 102r, 15th Century, French
Calendrier des Bergers, 1480-90, Cambridge, Fitzwilliam Museum 167, folio 102r

Le couple singe/faucon prend sa source dans l’iconographie populaire du tempérament sanguin, lequel est mû par le plaisir :, le singe pour sa lubricité ou parce qu’il a le vin joyeux ([1], p 248 et ss), le faucon en tant que symbole de l’élément Air :

Du singe et de l’air tient le sanguin
Qui est chaud et a bonne humeur

Notre couple d’amoureux représente donc un Sanguin aveuglé par la Passion, dans lequel sont enrôlés :

  • le Singe fasciné par le miroir, du côté de la proie stupide ;
  • le Faucon du côté de la femme rapace – le pot de fleur juste en dessous porte l’inscription « Ich wart » (je veille).

A noter que Sabine Melchior-Bonnet, recopiant faussement Tervarent, se trompe sur le geste de la femme, mais pas sur la signification du singe :

« Une gravure sur bois allemande montre une femme qui, d’une main, caresse le membre d’un homme et, de l’autre, lui extorque de l’argent, tandis qu’au-dessus de l’homme, un singe lève le miroir : le singe fasciné par son reflet devient l’image de l’esclave qui s’abandonne à sa sensualité. » ([15a], chapitre 2, note 32)


Un Singe de bon conseil

A la même époque en Allemagne, le Singe au Miroir joue cependant un rôle positif dans une estampe très particulière.

1485, Losbuch , imprime par Martin Flach, Bale digital.staatsbibliothek-berlin
Losbuch , 1485, imprimé par Martin Flach, Bâle (digital.staatsbibliothek-berlin)



Le jeu consiste à faire tourner un cadran en papier, et à lire le conseil donné par l’animal sur lequel on est tombé :

Je suis le serviteur infidèle.
Je vais te donner mon conseil.
Tu es un idiot né (geborner Thor)
Puisque tu vas volontiers
Avec qui peut te vider la bourse.
Laisse-le en chemin,
Ce sera pain bénit pour tes pfennigs.

Ich byn der untrew Knecht / Myn rat
Sag ich dir recht / Ich sag es dir für wa.
Du bient eun geborner Thor / Das du trry-
best also geren / Das dir kan en Seckel
leren / Liest du es unter wegen / Das
wer dynn pfennig ein gütter Segen.

Le Singe dit être un « serviteur », car il vient en troisième après le Lion (« le Roi des animaux ») et le Renard (« le Premier Serviteur »). Avec l’adjectif « infidèle », il se présente comme le Diable, mais un Diable qui donne des bons conseils car, à l’instar de la Prudence, il regarde dans son miroir. Ici le singe au miroir ne représente pas l’Idiotie ou la Folie (comme le dit Janson ([1], p 210 ), mais son exact contraire : la Prudence.


Une planche humaniste

1490 Israhel van Meckenem British Museum A 1490 Israhel van Meckenem British Museum B

Quatre singeries, Israhel van Meckenem, 1490, British Museum

Les deux scènes de gauche sont sexuées :

  • en haut un couple femelle / mâle se lèche mutuellement les doigts ;
  • en bas un mâle tend un pomme à la femelle, qui en a déjà transmis d’autres aux trois enfants.

Les deux scènes de droite mettent en scène deux couples de jeunes, sans indication de sexe  :

  • en haut, enchaînés à un même boulet, l’un épouille l’autre ;
  • en bas, autour d’un vanity case, l’un manie le peigne et se regarde dans le miroir que lui tient l’autre.

La composition répond à plusieurs exigences :

  • souci naturaliste : à l’encontre du Physiologus, elle nous montre des singes avec queue, en attribuant cet appendice tantôt au mâle, tantôt à la femelle [44] ;
  • souci de variété : chaîne attachée tantôt à un anneau, tantôt à un boulet
  • souci d’homogénéité : captivité en haut, liberté en bas.



1490 Israhel van Meckenem British Museum schema
Il est difficile de trouver une « moralité » à l’ensemble, les impératifs commerciaux voulant que les gravures puissent fonctionner aussi bien en paire que vendues séparément. On peut néanmoins conclure :

  • que chacune illustre un thème simiesque connu : le Goût et la Réflexion (dans une flaque ou un miroir) ;
  • que le comportement le plus humain (partage des aliments plutôt que léchage mutuel, toilette plutôt qu’épouillage) concerne l’animal libre, et non l’animal en captivité.

La composition dégage donc, à l’inverse de la vision diabolique et peccamineuse du Physiologus, une moralité humaniste : le singe se libère de sa condition animale par sa capacité à éduquer sa famille et à se reconnaître dans le miroir. En particulier, la scène terminale est à comprendre moins comme une dérision de la coquetterie humaine que comme une promotion de l’humanité latente chez le singe.



Deux tapisseries énigmatiques

1400-35-Tapisserie-Millefleurs-B-Musee-du-Louvre-photo-Philippe-Fuzeau 1400-35-Tapisserie-Millefleurs-A-Musee-du-Louvre-photo-Philippe-Fuzeau

Tapisseries allégoriques, 1500-35, Musée du Louvre ( photo Philippe Fuzeau).

Les sujets précis de ces deux tapisseries n’ont pas été déchiffrés. Fréquent dans les tapisseries des XVème et XVIème siècles, le singe pourrait ici être bien plus qu’un détail amusant, et jouer un rôle central dans les deux compositions, puisque chaque fois il est désigné de la main.



1400-35 Tapisserie Millefleurs B Musee du Louvre photo Philippe Fuzeau schema
Dans la première, les trois arbres – deux grands dont l’un avec un nid empli d’oisillons, encadrant un arbre plus petit) donnent une possibilité de lecture : une jeune femme fait face à un couple richement vêtu, flanquant un singe qui se gratte la jambe. Deux perdrix (en vert) ajoutent à la symétrie. Les gants de la jeune femme de gauche font écho à la baguette et à la bourse de la dame de droite : mon hypothèse est que la montreuse de singe vient de vendre l’animal au couple.


1400-35 Tapisserie Millefleurs A Musee du Louvre photo Philippe Fuzeau schema

La seconde tapisserie oppose deux femmes :

  • l’une enroule un ruban autour de sa queue de cheval, assistée d’un page qui porte une aiguière et lui tend un objet indéfinissable (une éponge ?) ;
  • l’autre, tenant d’une main une chaîne et un brosse, désigne un singe tenant un miroir et un peigne.

Les effets d’écho sont nombreux :

  • entre la natte, la brosse, puis le peigne
  • entre l’aiguière et le miroir.

Deux canards (en vert) ajoutent à la symétrie.


Promenade (detail) Serie des Scenes de la Vie Seigneuriale, Musee de ClunyPromenade (détail) scenes galantes(detail) Serie des Scenes de la Vie Seigneuriale, Musee de ClunyScènes galantes (détail)

Série des Scènes de la Vie Seigneuriale, Musée de Cluny

Une des difficultés de l’interprétation est que les tapisseries millefleurs remploient souvent le même motif dans des contextes différents [40a]. Ainsi le jeune page se retrouve dans une autre série de tapisseries :

  • tendant une éponge et portant une aiguière ;
  • tendant un fruit.

1400-35 Tapisserie Millefleurs B Musee du Louvre photo Philippe Fuzeau singe 1400-35 Tapisserie Millefleurs A Musee du Louvre photo Philippe Fuzeau singe

Il est notable qu’entre les deux tapisseries, on retrouve la même opposition que dans la planche de Van Meckenem, entre :

  • le singe sauvage, qui s’épouille, qu’on touche avec des gants et qu’on mène à la baguette ;
  • le singe civilisé, qui sert de page à sa maîtresse.

Il est difficile d’aller plus loin, d’autant que les tapisseries, de taille différente, faisaient partie d’une série de quatre, dont les autres ont été perdues [41].



Un prisonnier mélancolique

Anitii Manlii Torquati Severini Boetii ordinarii patritii consularis viri printed by Thomas Wolff, 1522
Holbein le Jeune
La consolation de Philosophie (Anitii Manlii Torquati Severini Boetii ordinarii patritii consularis viri), édité à Bâle par Thomas Wolff, 1522, fol 13v

Cette lettre P, où un singe enchaîné se regarde mélancoliquement dans un miroir, ouvre assez opportunément le Livre II, où Philosophie va consoler Boèce emprisonné, qui se lamente d’avoir perdu sa « fortune première », en développant le thème de la Roue de la Fortune :

Il ne suffit pas de regarder ce qu’on a sous les yeux. La Prudence envisage la fin de toute chose… Tu prétends arrêter la rapide révolution de sa roue ? Toi, le plus lourdaud des mortels… »

Neque enim quod ante oculos situm est, suffecerit intueri. Rerum exitus prudentia metitur … Te vero volventis rotae impetum retinere conaris ? At, omnium mortalium stolidissime… »

Il est peu probable que la lettrine ait été réalisée dans le but d’illustrer précisément ce passage (elle fait partie d’une série de lettrines animalières dessinées par Holbein [44a] ). Mais il faut convenir que le choix effectué par Thomas Wolff est ici particulièrement judicieux.



Une danse mauresque

1523 La danse des singes Durer Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168
La danse des singes (verso d’une lettre à Félix Frey), Durer, 1523, Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168

Deux singes musiciens et neuf singes dansant font cercle autour d’un chaudron fumant, devant un meneur de jeu qui brandit :

  • un miroir à neuf pointes, dans lequel se reflètent les danseurs,
  • un légume à longue tige, probablement destiné à être jeté dans le chaudron.


1523 La danse des singes Durer Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168 detail urer 1514 Saint Jerome dans son etude calebasse originale

Sa feuille et sa spirale le rapprochent de la célèbre calebasse du Saint Jérôme de 1514 (voir 5 Apologie de la traduction).



1523 La danse des singes Durer Kunstmuseum Basel, Kupferstichkabinett, Inv. 1662.168 detail singe
Tandis que la spirale parfaite de la queue équilibre le cercle du miroir, le légume appelle la comparaison avec le sexe minuscule, mais bien érigé, du singe en chef.


1508 ca Hans Suss von Kulmbach,Moriskentanz Kupferstichkabinett DresdenHans Suss von Kulmbach, vers 1508 Moriskentanz Kupferstichkabinett Dresden 1520 ca . Monogrammiste HL (Hans Leinberger attrib, Danse mauresque autour de Frau Welt, Vienna, AlbertinaMonogrammiste HL (Hans Leinberger ?) , vers 1520, Vienne, Albertina

Danse mauresque

Comme le note Janson ( [1], p 271), le singe au miroir et à la courge parodie la Femme au miroir et à la pomme qui était l’enjeu de la danse mauresque, une coutume carnavalesque où des hommes devaient rivaliser de cabrioles pour attirer son attention.

Tout comme les Morisques sautent autour de la belle femme
Chacun bougeant son corps avec des gestes différents,
Cette grave beauté accorde sa faveur à tous
et ne bouge pas ses membres en musique,
loyale dans sa stabilité, ainsi les étoiles sautent autour de la terre.

Epigramme de Conrad Celtis

Maurisci ut circum pulchram saltant mulierem
Et vario gestu corpora quisque movet

Omnibus haec pulchra spondet gravitate favorem
Et resonante melo non sua membra movet ,
Candida per stabilem, sic saltant sidera terram

La parodie de Dürer est donc double : non seulement il simianise les danseurs, mais il masculinise l’objet de leur convoitise, transformant le rite de fécondité en un sabbat entre garçons : ce qui donne un possible double sens à l’excuse rhétorique de la lettre à Félix Frey inscrite au recto : Dürer y fait amende honorable pour avoir « grossièrement ébauché » (ungeschickt aufgerissen) les singes, « car il n’en avait pas vu depuis longtemps ».



Le singe, père abusif

1549 Barthelemy Aneau, Decades de la description, forme et vertu naturelle des animaulx, tant raisonnables que brutz Lyon vue 38 GallicaDécades de la description, forme et vertu naturelle des animaulx, tant raisonnables que brutz, Lyon 1549, vue 38 1586 Barthelemy Aneau, La description philosophale de la nature et condition des animaux A Lyon, par Benoist Rigaud p 15 GallicaLa description philosophale de la nature et condition des animaux, A Lyon, par Benoist Rigaud, 1586, p 15
Barthélémy Aneau, Gallica

Le texte de Barthélémy Aneau évolue au fil des différentes éditions [45], développant de plus en plus l’histoire du singe et de ses enfants. Mais comme le principe du livre est que chaque illustration représente l’animal seul, le miroir ne change pas, illustrant l’idée « d’image » qui ouvre le texte. A noter que la phrase péjorative « ou plutôt à sa dérision » est remplacé par l’adjectif « agile » : sans doute pour recentrer le texte sur l’idée principale et originale (les parents abusifs) plutôt que sur le poncif de la laideur du singe.



Le singe qui se trouve beau

1610 Covarrubias Orozco, Sebastián de Emblemas morales, Nr. 98

Sebastian de Covarrubias-Orozco, Emblemas morales Centurie I, Nr .98, 1610

La même image illustre en Espagne une moralité toute différente, appuyée sur une citation d’Ovide :

Chacun se trouve aimable pour ce qu’il est ; pire soit elle, à personne ne déplaît sa forme.

Ovide, L’Art d’aimer

sibi quaeque videtur amanda; Pessima sit, nulli non sua forma placet.

 
 

Soit la guenon abominable, et laide.
Voyant son visage dans un miroir
Elle est satisfait,e et ne veut pas
D’une autre grâce, beauté, raffinement ou clarté.
La disgraciée se prendra pour divine,
Du visage toilettant la peau vile,
Pour celui qui désire la gloire,
La laideur passe pour la beauté.

Siendo la mona abominable, y fea,
Si a caso ve su rostro, en un espejo
Queda de sí pagada, y no desea
Otra gracia, beldad, gala, o despejo.
La mal carada, se tendrá por dea,
Del rostro acicalando el vil pellejo,
Y cada qual, de gloria desseoso,
Lo feo le parece ser hermoso


Villava, Empresas espirituales y morales, 1613, Partie 2, Embleme 23
Villava, Empresas espirituales y morales, 1613, Partie 2, Emblème 23

Villava reprend la même moralité, mais avec une autre image (le singe admirant son enfant) et une autre maxime latine qui condense celle d’Ovide [45a]:

Chacun aime ses propres choses

Sic sua quique placent

 
 

Personne ne verra, dans le singe fronçant les sourcils,
Un qui est amoureux,
De ses noirs enfants , ne riez pas.
Un qui se félicite et chante,
Parce qu’il pense – ce qui est le plus salé –
Qu’on ne peut soulever rien de plus brillant ni plus beau
Et celui qui en rit
Ne remarque pas, dans son propre amour brûlant,
Combien il est amoureux de ses affaires.

No ay quien de ver a la fruncida mona,
Qual anda enamorada,
De sus negros hijuelos, no se ría,
Qual se ufana y entona,
Porque entiende que cosa más salada,
Más luzida y hermosa no se cría
Y alguno que riendo
Se está, no advierte en propio amor ardiendo,
También él se enamora de sus cosas.


Reflet et lignée

Ces variations étonnantes (la même image pour deux maximes, ou deux images différentes pour la même maxime) montrent bien qu’à la fin de la Renaissance, l’amour immodéré du singe pour lui-même et son amour pour sa lignée étaient devenus pratiquement synonymes.


Jean David 1610 Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata BNF D-17309 p 40 Gallica
Le Miroir de Complaisance
Jean David, 1610, Duodecim specula Deum aliquando videre desideranti concinnata, BNF D-17309 p 40, Gallica

Jean David, père jésuite belge, décline dans cet ouvrage contemporain douze acceptions du miroir. Le frontispice du chapitre dédié au Miroir de la Complaisance (envers soi-même) réunit en vrac neuf figures de l’Orgueil : l’empereur Othon, Lucifer, les anges déchus, Adam et Eve, le singe qui aime ses enfants au point de les étouffer, Aman, Antiochus, Corydon vérifiant sa beauté en se mirant dans une rivière (Virgile, 2ème bucolique), Saül. L’équivalence entre l’Enfant et le Reflet se démontre ici par son abus vicieux : la philautie, la complaisance excessive envers soi même [45b].


Cette équivalence se trouve déjà en germe dans un adage d’Erasme qui joint, dans la notion de narcissisme, l’attirance du singe pour son reflet et son amour fatal pour ses enfants :

« Mais ces animaux sont dotés de philaütia (= d’un narcissisme) particulier, ce qui fait qu’ils sont sensibles aux louanges, prennent du plaisir à se regarder dans les miroirs et se réjouissent du contact physique avec leurs petits, au point de les tuer dans leur étreinte. »
Erasme Adage 2489. « Un joli petit singe »

Nous avons vu que depuis l’Antiquité, on expliquait la chasse au tigre par le fait que la tigresse reconnaissait dans le miroir, non pas son image en petit, mais l’image de son petit (voir 1 Chasse au singe dans les bestiaires). La même idée a fini par s’appliquer au singe, mais beaucoup plus tard.


Cette interprétation narcissique du singe au miroir s’impose définitivement au XVIIème, puisqu’elle est reprise dans le Mondo Simbolico de Picinelli en 1670 :

« Monseigneur Aresio représente l’Amant de lui-même par un singe qui, tenant un miroir dans sa main, tombe amoureux de lui-même et, à force de regarder avec sérieux ce cristal, en devient aveugle. » [45c]



Les singes au miroir de Theodor de Bry

1558-Theodor-de-Bry-Le-capitaine-prudent-Guillaume-de-Nassau-Musee-du-Louvre-photo-Sylvie-Chan-LiatLe capitaine prudent – Guillaume de Nassau, Musée du Louvre (photo Sylvie Chan-Liat) 1558 Theodor de Bry DE HOOPMAN VA NARHEI, LE CAPITAINE DES FOLLIELe capitaine de Follie – Duc d’Albe

Modèles pour des fonds de plat en argent ciselés, Theodor de Bry, 1558

Ces deux gravures opposent le libérateur des Provinces-Unies et son oppresseur, le duc d’Albe, dont le portrait satirique révèle, en le retournant, le visage d’un fou. Les scènes de la bordure se divisent en trois, élogieuses d’un côté, obscènes de l’autre.



1558 Theodor de Bry DE HOOPMAN VA NARHEI, LE CAPITAINE DES FOLLIE Museum fur Kunst und Gewerbe Hamburg
Deux singes tournent leur miroir non pas vers eux mêmes, mais vers deux faunes unijambistes (l’un masculin portant sur sa tête un coq à mamelles, l’autre féminin portant un coq) en train de se soulager sur deux miroirs tenus par un singe ithyphallique. L' »explication » est fournie par le distique associé :

Quand un Tiran le sot et badin contrefaict
Le Temps produit après son ordure en lumière.

Les deux unijambistes avec leur coq (qui sonne l’heure du réveil) parodient le Temps avec son sablier. La Femme à la corne d’abondance et au flambeau, signifiant le règne du Tyran, est assise sur un singe en rut.  Les miroirs latéraux révèlent que ce règne n’était qu’ordure.


1596 Johann Theodor de Bry
Johann Theodor de Bry, 1596

De la même manière, cette gravure détourne le motif habituel en nous montrant un singe qui tient le miroir non pas face à lui, mais face au spectateur. Le cadre porte un texte volontairement ambigu, pouvant s’appliquer aussi bien au singe qu’au spectateur à la face simiesque :

Laisse-moi porter ma collerette, et ne t’en occupe pas, ce n’est qu’une singerie

LASS MICH MEINE KROS (kraag) TRAGEN, DARNACH THU NIT FRAGEN, IST DOCH NUR AFFENSPIEL

Ainsi le port de la collerette, attribut éminent de la distinction masculine, est assimilé à un jeu de singe.

Le titre sous l’image est en général mal traduit :

Regarde comment ce singe accroche ses profondes fronces.

ASPICE UT INGENTES SUSPENDAT SIMIA RUGAS

Le texte joue sur le double sens du mot RUGA (ride, fronce) pour démarquer des vers connus de Juvenal :

 

Regarde les joues pendantes et sillonnées de rides
Telles celles que, dans l’étendue ombreuse des forêts de Tabraca,
Une guenon incise autour de sa vieille bouche.

Juvenal, Satire X

Pendentesque genas , et tales aspice rugas ,
Quales , umbriferos ubi pandit Tabraca saltus,
In vetula scalpit jam mater simią bucca .


1600 ca d'apres Johann Theodor de Bry British Museum
Copie d’après Johann Theodor de Bry, British Museum

Dans cette copie, le texte est plus explicite, et sans référence latine :

Regarde bien dans ce miroir, comme ta fraise est grande et large.
Si elle est plus grande que moi, reste un singe et fous-moi la paix.

Besich in diesem Spiegel fein, wie gross und breit dein lobben sein.
Hast du sie grosser dan ich thu, bleib du ein Affen, las mich mit Ruh


PRODITOR STULTITIAE Berlin SBB, Ya 3504 kl
Proditor stultitiae (Pourvoyeur de stupidité).
Berlin Staatsbibliothek, Ya 3504 kl

La gravure était vendue en pendant avec celle d’un fou tendant un miroir au spectateur, qui poursuivait dans la même veine simiesque la condamnation de la fraise :

D’où vient cette folie
Que toute la race mortelle
Rejetant l’esprit humain
Adopte le comportement du singe ?

En cause est le détestable
Et arrogant orgueil
Qui en rend fou d’autant plus
Par la stupidité d’un seul.

Ainsi suivent-ils leur règle de vie.
Voici la chamarrure d’un singe et une horde de passants,
le collier ne trahit-il pas le singe ?
Par la stupidité d’un seul, tant de stupides sont créés.

Quo res venit dementiae,
Ut tota gens mortalium
Humanum mentem exuens
Mores assumat simiae ?

In causa est detestabilis
Et insolens superbia
Dementat qui quamplurimus
Ut Unius stultitiam

Suae ceu vitae regulam sequantur.
Ecce simiae segmentum et astantium caterva,
nonne simias sua produnt monilia.
Unius ex stultitia creantur sic quamplurimi.


1600 ca Spotprent op de stijve plooikraag,Rijksmuseum
Spotprent op de stijve plooikraag, vers 1600, Rijksmuseum

Poursuivant la même critique, cette caricature un peu postérieure montre deux diables se moquant d’un trio de porteurs de fraises : une femme, un crâne et un homme :

Ne pouvons point a fors bon droit bien rire
Puisque fraises grandes chacun sot désire

Certes il faut que tels sots soient récompensés
Et de cette couronne de fraises ornés.



Le singe de Goltzius

1578, Goltzius Johan Gols (The Artist's Father), NGA detail2
Portrait de Johan Gols à l’âge de 44 ans
Goltzius, 1578, NGA

Tout juste âgé de vingt ans, le jeune artiste a gravé ce portrait de son père, avec la maxime affectueuse :

« Bien que l’homme puisse tout détruire et bannir, l’amour existe éternellement »


1578, Goltzius Johan Gols (The Artist's Father), NGA detail1 1578, Goltzius Johan Gols (The Artist's Father), NGA detail2

Le motif décoratif de droite montre un oiseau détournant sa tête d’un chat grimaçant : image animale de l’inimitié et de la discorde.

Dans le motif de gauche, les expressions sont inversées : un singe bouche close tient face à un jeune oiseau piailleur ce qui ressemble à un miroir, mais est en fait un écu, orné d’une tête d’oiseau et agrémenté des initiales HG.


1617 ca Jan Muller portrait-of-hendrik-goltzius
Portrait d’Hendrik Goltzius, Jan Muller, vers 1617

Il s’agit de l’écu des Goltzius, puisqu’il a été apposé ici au milieu de son nom. Intermédiaire entre l’aigle (la Noblesse) et le griffon (l’Immortalité), il constitue ici une métaphore flatteuse du célèbre graveur.


1602 Unequal couple d'apres Goltzius
Le couple mal assorti, gravure de Claes Jansz Visscher d’après Goltzius, 1602

Cette signature armoriée est ici employée d’une autre manière, comme si le noble oiseau des Golzius s’indignait du vieux coq qui, juste au dessus, tente sa chance auprès d’une jeune fille. Les vers valent d’être traduits :

Le décrépit tente de persuader la jeune fille charmante,
Vieillard en proie à un amour honteux.
Le vieux va avec la vieille, dit-elle, je cherche un couvercle qui aille à ma cruche.
Aucun espoir de coucher avec moi.

Decrepitus juvenem lepidamque movere Puellam
Conatur, turpi victus amore senex
Cascus ait, cascam: corpucula digna patula

Quaero: conjugii spes tibi nulla mei.


1578, Goltzius Johan Gols (The Artist's Father), NGA detail1
Dans le portrait paternel, l’emblème complexe imaginé par Goltzius détourne de manière subtile la figure du singe au miroir : sans doute faut-il comprendre que l’Imitation (le singe) propose à Goltzius fils (l’oiseau blanc-bec) de prendre exemple sur son Père (l’oiseau au centre du blason, qui renvoie au portrait de Johan Gols au centre de la gravure).


Article suivant : 5 A l’époque classique

Références :
[15a] Sabine Melchior-Bonnet « Histoire du miroir »
[40a] Fabienne Joubert, La tapisserie médiévale au Musée de Cluny, p 116
[41] J.-J. Marquet de Vasselot « Catalogue raisonné de la collection Martin Le Roy, fasc. 4. Tapisseries et broderie », p 23 https://archive.org/details/gri_33125013225780/page/n43/mode/2up?view=theater
[41a] Jens Kremb, « Bemalte Tischplatten des Spätmittelalters », p 206
[44] Inexplicablement, Janson ([1], p 130) suppose que Van Meckenem prend la queue comme un attribut sexuel secondaire du mâle, alors que dans l’image du couple se lêchant, le singe avec queue arbore distinctement des mamelles.
[44a] On peut voir la série dans les collections du Victoria and Albert Museum : https://collections.vam.ac.uk/search/?id_person=AUTH339050
[45] Remy Emmenecker, master 2 Université de Lyon « Résentations et symbolique des animaux dans la seconde moitié du XVIe siècle à travers les Décades de la description […] des animaulx de Barthélemy Aneau et la Description philosophale […] des Bestes » https://www.enssib.fr/bibliotheque-numerique/documents/70213-representations-et-symbolique-des-animaux-dans-la-seconde-moitie-du-xvie-siecle-a-travers-les-decades-de-la-description-des-animaulx-de-barthelemy-aneau-et-la-description-philosophale-des-bestes.pdf
[45a] On le trouve dans la chute d’un poème d’Alciat sur les couleurs, Emblematum Liber, 1531 , cité par Roy Osborne, Renaissance Colour Symbolism, p 172 https://books.google.fr/books?id=0COGDwAAQBAJ&pg=PA172#v=onepage&q&f=false
[45b] Laura Rescia « De la fable à l’emblème : Narcisse et le singe » Reinardus, Volume 12, 1999, p 163–171

5 A l’époque classique

24 juin 2023

La figure du singe au miroir a perdu de son punch : elle se réfugie dans deux symboliques éprouvées, la Vue et l’Imitation. On note quelques nouveautés sans lendemain, puis la formule quitte les arts graphiques pour se réfugier dans les Fables.

Article précédent : 4 A la Renaissance

Le symbole de la Vue

Jan Brueghel et Rubens 1617 Le sens de la Vue Prado b

Jan Brueghel et Rubens 1617 Le sens de la Vue Prado b Jan Brueghel 1617 Le sens de la Vue detail

Le sens de la Vue
Jan Brueghel et Rubens, 1617, Prado

Dans cette allégorie de la Vue, Jan Brueghel met en scène deux singes : l’un qui chipe une longue-vue, et l’autre qui chausse des binocles pour voir de plus près un tableau :

  • l’un mime le marin, l’autre l’amateur de marine ;
  • l’un symbolise la Vue de loin, l’autre la Vue de près.



Jan_Brueghel_(I),_Hendrick_van_Balen_(I)_and_Gerard_Seghers -1618_Allegory_of_Sight_and_Smell Prado detailLe symbole le plus courant de la Vue, le miroir, est bien présent, mais il faut le trouver : dissimulé derrière le double portrait.


Jan Brueghel et Rubens, Albert VII archiduc d'Autriche,1615, PradoAlbert VII, archiduc d’Autriche devant le château de Tervuren Jan Brueghel et Rubens, l'infante Isabelle avec le chateau de Mariement en arriere-plan ,1615 PradoL’infante Isabelle devant le château de Mariemont

Jan Brueghel et Rubens,1615, Prado

Les deux artistes font ici leur autopromotion, en offrant à leurs protecteurs la fusion des portraits en pendant réalisés deux ans plus tôt. Complaisamment, le miroir suggère l’idée délicate que le mari et la femme, vêtus identiquement, sont le reflet l’un de l’autre.


Jan_Brueghel_(I),_Hendrick_van_Balen_(I)_and_Gerard_Seghers -1618_Allegory_of_Sight_and_Smell Prado
Allégorie de la Vue et de l’Odorat
Jan Brueghel, Hendrick van Balen, Gerard Seghers, 1618, Prado

La Vue est symbolisée à nouveau ici par le miroir, les instruments d’optique et les singes critiques d’art. Lovée sur le sol derrière l’amour nu qui apporte un panier de fleur, la genette, à la forte odeur musquée, représente l’Odorat.


Jan Brueghel _and_Hendrik_vanBalen_Flora_and_Nymphs_in_a_Garden coll part schema
Flore et une nymphe dans un jardin
Jan Brueghel et Hendrik van Balen, collection particulière.

Si nous ne connaissions pas le tableau précédent, le singe au miroir et la genette apparaîtraient comme des cheveux dans la soupe. Puisque nous savons maintenant qu’ils symbolisent deux des cinq Sens,


Un singe qui ne voit rien

1644-52 Hollar, Wenceslaus A 1644-52 Hollar, Wenceslaus B

Wenceslaus Hollar, 1644-52

Ces deux versions ouvertement grivoises ne diffèrent que par les commentaires rimés, qui donnent les points de vue masculin et féminin sur la même scène :

 

Quand la servante lève sa jupe
Une étoile apparaît devant mon visage.
Une étoile que chacun aime
Qui trouvera le contact de ce mordeur,
Une étoile auparavant bien cachée
Qui satisfait les sens mais rend malade.

Mon miroir montre Cousine Katrin
Soyez fier d’être sans vergogne.
Ça lui démange le derrière, elle ne peut pas se gratter
Ainsi sa virginité peut l’oppresser.
Touche-lui les poils je le jure
Sa lune ne rencontre jamais un soleil jusqu’à la paire.

 

Wanneer ons maeght haer keurs oplicht
Verschÿnt een star voor myn gezicht,
Een star by yder zoo bemint,
Dat hij die bijder tast wel vidnt,
Een Star voor die het wel bedenckt
Die Lust voldoet maer t’leuen krenckt,

Mijn spigel toond dat Nicht Katrin
Steld eer in schaamteloos te zijn.
Het jeukt haar daar zet niet kan krauwen
Zo kan de maagdom haar benauwen.
Raakt zy di quyt ik zweer het haar
Haar maan treft nooit een zon tot paar

A côté de la scène paillarde, le singe enfourchant le globe joue un peu les utilités. Il symbolise la Luxure régnant sur le monde, mais surtout l’Aveuglement :

  • il se protège, avec son parasol, d’une étoile qui n’est pas dans le ciel et qui ne brille pas ;
  • il ne voit pas ce qu’il faut regarder.



L’attribut de l’Imitation

Ce thème a deux précurseurs peu connus, qui vont nous faire remonter au tout début de la Renaissance italienne.

L’Imitation théâtrale

1501 Gian Cristoforo Romano Studiolo Isabella d'Este Palazzo Ducale di Mantova fig 78fig 78 1501 Gian Cristoforo Romano Studiolo Isabella d'Este Palazzo Ducale di Mantova fig 77fig 77

Gian Cristoforo Romano, 1501; Studiolo d’Isabella d’Este, Palais Ducal de Mantoue [46]

Dans cet encadrement de porte, quatre Muses sont accompagnées d’un animal symbolique : à Thalie, muse de la Comédie, est associé un singe portant une fraise et qui met ses bottes devant un miroir, le symbole de l’Imitation. Ainsi l’ancienne image de la chasse à la chaussure se trouve-t-elle recyclée d’une manière totalement originale, pratiquement sans lendemain.



L’Imitation dans les Arts libéraux

1513-15 MichelAnge Esclave mourant Louvre
Esclave mourant (détail)
Michel Ange, 1513-15, Louvre

Le singe, probablement au miroir, ébauché au pied de l’Esclave mourant, pourrait signifier que celui-ci symbolisait la Peinture, dans le monument funéraire du pape Jules II. Selon le témoignage du biographe Condivi, les Esclaves « représentaient les Arts libéraux, Peinture, Sculpture et Architecture, chacun avec ses attributs«  pour signifier que « ensemble avec le pape Jules, étaient prisonnières de la Mort toutes ses Vertus, celles qu’ils (les Arts) ne pourraient jamais retrouver chez quiconque, tellement ils avaient été favorisés et nourris par lui. » [47]


1513-15 MichelAnge Esclave rebelle Louvre Panofsky fig 149
Esclave rebelle (détail)

Cette interprétation, généralement acceptée malgré un témoignage contradictoire (les Esclaves seraient les Provinces vaincues) a été remise en question lorsque Panofsky [48] a découvert une seconde tête de singe derrière le genou gauche de l’autre statue du Louvre, et interprété les deux singes comme représentant ce qu’il y a de bestial dans l’Homme. Janson ([1], p 298) réfute cette interprétation négative et propose que le singe pouvait représenter deux fois l’Imitation, dans la Peinture (associé au miroir) et dans la Sculpture (associé à un l’objet resté inachevé sous le pied gauche de l’Esclave rebelle).


Bellori Imitation sapiens engraving by Charles Errard, in Pietro Bellori, Vite de’ pittori, scultori e architetti moderni, Rome, 1672.
Imitatio sapiens (L’Imitation savante)
Gravure de Charles Errard, dans Pietro Bellori, Vite de pittori, scultori e architetti moderni, Rome, 1672

Cette allégorie exprime la conception classique et idéaliste de la Peinture, selon laquelle l’Artiste doit trouver en lui-même la Vérité des choses, et non les copier servilement comme un singe, juste capable d’imitation sans raison (imitatio insipiens). ([1], p 304).


Frontispice de la preface aux jeunes peintres, Joachim von Sandrart Academia nobilissimae artis pictoriae 1683
Frontispice de la Préface aux jeunes peintres, Joachim von Sandrart, Academia nobilissimae artis pictoriae, 1683

Dans cet apologue de la Copie joué par des singes, on voit, de gauche à droite :

  • A) un apprenti peignant le portrait du maître, tandis que son aide broie les couleurs ;
  • B) le Maître peignant la Dame qu’il a sous ses yeux ;
  • C) un Seigneur levant sa chope en lutinant la dite Dame ;
  • D) un couple fourrageant dans un coffre, l’un essayant un collier cassé, l’autre lui tenant le miroir.



Frontispice de la preface aux jeunes peintres, Joachim von Sandrart Academia nobilissimae artis pictoriae 168 schema
Dans un jeu savant de correspondances, les deux groupes extrêmes (A et D) imitent respectivement les deux groupes centraux (B et D), tandis que A copie B qui copie C qui est copié par D. Ainsi sont mis à équivalence, tenus par la main droite, les instruments de la copie (en orange) : pinceaux qui mettent de la couleur, verre de vin qui colore la vie, et miroir qui la reflète à l’identique.

1760-90 giovanni-david allegorie-der-malerei
Allégorie de la Peinture
Giovanni David, 1760-90

Un siècle plus tard en revanche, cette gravure dénie au singe tout caractère péjoratif, et reprend les attributs de l’Imitation dans l’Iconologie de Ripa :

« Imitation : Une femme, tenant un bouquet de Pinceaux dans sa main droite, un Masque dans sa gauche, et un Singe à ses pieds.… Le Masque et le Singe nous démontrent l’imitation des actions humaines, le second en tant qu’animal capable d’imiter l’homme par ses gestes, le premier pour imiter, dans les Comédies et à l’extérieur, l’apparence et la tenue de plusieurs personnages. » [49]

A noter que le Masque est également, chez Ripa, un attribut de la Peinture. Pour faire bonne mesure dans cette apologie de l’Imitation, David a rajouté dans les mains du singe un miroir, lequel est chez Ripa, au choix, l’attribut de la Vérité mais aussi de la Vue.

Le fonctionnement d’ensemble de ce collage de symboles est assez convaincant : le singe avec son miroir imite, en petit et mécaniquement, ce que la Peinture fait en grand avec son tableau.


1736, William Kent, Monument à Congreve, Stowe's garden , Buckinghamshire
William Kent, 1736, Monument à Congreve, Stowe’s garden , Buckinghamshire

Le singe et son miroir symbolisent l’Imitation, comme l’indique l’inscription juste en dessous :

La Comédie est l’Imitation de la vie et le miroir des coutumes.

Vitae imitatio,
Consuetudinis speculum,
Comoedia.



Quelques inventions isolées

Un singe métaphysique

Tommaso salini (attr) 1620 ca coll part
Jeune homme avec des volailles et un singe
Tommaso Salini (attr), vers 1620, collection particulière

  • En haut un jeune homme facétieux, le tête couronnée de lierre.
  • En bas des volailles aux yeux latéraux, incapables de voir leur reflet dans l’eau du bassin.
  • Au milieu un singe, enchaîné à sa condition animale, mais capable de se reconnaître dans le miroir.



Tommaso salini (attr) 1620 ca coll part schema
Ou comment démontrer, par la composition même, que le singe est le reflet de l’homme.



Un singe ambitieux

1703 Sechszehnerpfennig Berne frappe par Schattenkabinett von Jugendlichen, Ausseren Stand
IMITAMVR QVOD SPERAMVS
Monnaie frappée par l' »Äusseren Stand » de Berne, 1703

L’« Äusseren Stand » était une sorte de shadow cabinet composée de jeunes gens souhaitant jouer plus tard un rôle politique, ce qu’exprime la devise : « nous nous contentons d’imiter ce que nous espérons (les fonctions que nous espérons exercer plus tard dans l’État) » [50]


Sebastian Brant La nef des fous 1494
Sebastian Brant, La nef des fous, 1494

Le sujet pastiche cette gravure de Sébastien Brandt, dans laquelle la folie consiste à ne pas s’en remettre à la providence divine :

Celui qui veut une récompense imméritée
S’appuie sur un roseau fragile
Et avance comme le crabe.

Wer unverdienten Lohn will sehn,
Auf einem schwachen Rohr bestehn,
Deß Anschlag wird auf Krebsen gehn.

Dans l’allégorie bernoise, le singe assis à l’envers regarde en fait dans le sens de la marche, ce qui signifie qu’il est le contraire d’un fou.



1703 Sechszehnerpfennig Berne frappe par Schattenkabinett von Jugendlichen, Ausseren Stand schema
L’image fonctionne comme une autopromotion et un éloge de l’Äusseren Stand : le Singe combiné au Miroir (l’Imitation au carré) conduisent à la Rose épanouie (« ce que nous espérons »).


Un singe ivrogne

Joseph Goupy The Charming Brute caricature de George Frederick Handel, 1740-50 Fitzwilliam Museum
The Charming Brute, caricature de George Frederick Haendel en verrat
Joseph Goupy, 1740-50, Fitzwilliam Museum

Alors qu’ils étaient auparavant associés, le peintre et le musicien se brouillèrent, d’où cette caricature féroce, où Haendel est représenté en goret cerné par des victuailles .La raison de la brouille serait la suivante :

Haendel, alors que « sa situation était moins prospère qu’elle ne l’avait été », invita Goupy à dîner mais l’avertit que le repas serait nécessairement « simple et frugal ». Après le dîner, qui s’était déroulé comme il en avait « prévenu son invité », Haendel quitta la pièce. Pendant sa longue absence, Goupy pénétra dans une arrière-salle attenante et.. vit son hôte assis à une table couverte de ces friandises qu’il avait regretté de ne pas pouvoir offrir à son ami ». Goupy aurait quitté la maison « enragé… » Cité par Ellen T. Harris [51].


Joseph Goupy - 1749-50 The True Representation and Character caricature of George Frederick Handel (detail)
The True Representation and Character
Joseph Goupy, 1749-50, caricature de George Frederick Handel (détail)

La gravure publiée vers la fin de la décennie ajoute plusieurs détails qui éclaircissent ce que Goupy reproche à Haendel – moins une supposée gloutonnerie qu’un égoïsme pathologique :

« La combinaison dérangeante d’un âne vocalement inspiré, d’une chouette qui urine sur son visage et de décharges de canon assourdissantes pousse encore plus loin la visée originale de Goupy : rien au monde ne peut perturber l’égoïsme monstrueux de Haendel. » Ilias Chrissochoidis [52]

Le rôle du singe est également clarifié : il a été remplir son verre dans le tonneau derrière lui, mais se garde bien de l’offrir à son maître, se contentant de lui renvoyer son visage dans le miroir. Personne ne veut plus trinquer avec Haendel, même pas son singe !


Anonymous, 'The Charming Brute caricature de George Frederick Handel, 1754
The Charming Brute
Anonyme, caricature de George Frederick Haendel, 1754

Dans cette dernière caricature, le singe a disparu mais pas le miroir, désormais tenu par une figure sévère restée dans l’ombre. Cette évolution ainsi que l’inscription « I am myself alone » confirment l’interprétation de Chrissochoidis : il s’agit bien de la caricature d’un égoïste monstrueux.



Des Fables sans images

A la fin du XVIIème siècle, le singe au miroir se réfugie dans des apologues ou des fables aujourd’hui peu connus, et qui pour la plupart n’ont jamais été illustrés.

Le singe déçu par sa laideur

La plus ancienne mention de cette histoire est un poème en allemand d’un manuscrit de Colmar, en 1589 [53].

Elle est résumée ici en une phrase :

« Le singe, en voyant son hideux facies dans un miroir, le brise et le repousse avec indignation » Jean de Havre, 1627 [54]


L’idée se développe dans la fable de Gardien, « Le singe et le miroir », en 1676 [55]. Pour le punir d’avoir cassé le miroir, le singe finit par être fouetté et attaché à un billot, avec pour moralité :

« L’amour propre est violent
Brisons son intempérance. »


En 1778, le père Desbillons en tire une fable en latin dans le style d’Esope, dont voici la traduction :

Un Singe, qui ne se connoissoit pas lui-même, et qui se croyoit un joli personnage, ici vit son portrait représenté dans un Miroir fidèle. Persuadé qu’il n’y a rien de commun entre lui et cette image, il s’amuse à la considérer : il rit, il plaisante, il fait mille railleries piquantes contre cette impertinente figure, et loue la main de l’artiste qui l’a si bien représentée. Tu ne te connois donc pas ? lui dit quelqu’un. Ce portrait est le tien. Alors le Singe, forcé de se rendre à la triste voix de la vérité, se met à blâmer le Miroir dont il venoit de faire l’éloge.
Quiconque connoît bien le caractère des fables, et sait que ce sont autant de miroirs placés devant nous, comprendra ce que celle-ci nous enseigne. [56]



Le singe qui ne veut pas voir sa laideur

C. F. Gellerts Fabelen en vertelsels, in Nederduitsche vaerzen gevolgd. Derde deel (1774), Pieter Meijer, Amsterdam aLe Singe, C. F. Gellerts, Fabelen en vertelsels, in Nederduitsche vaerzen gevolgd. Derde deel 1774, Pieter Meijer, Amsterdam C. F. Gellert Le singe jpgExtraits des oeuvres de Mr Gellert: contenant ses apologues, ses fables et ses histoires, 1768

Refusant de se trouver laid en comparaison de l’enfant, le singe finit par souffler de la buée sur le miroir.

Moralité :

A la place du miroir mettez la vérité; elle montre au sot sa sottise: mais le sot, qui n’aime pas à se voir, met au devant des préjugés, des raisonnemens gauches, des Apologies tirées de l’exemple : cela fait, il ne s’y voit plus distinctement, et il se persuade qu’elle est obscure. [57]


1955 fable Ivan Krylov, Miroir et Singe1955 Bazhenov.1961 fable Ivan Krylov, 1816 Miroir et SingeBazhenov, 161

Ivan Krylov, Le Singe, Le Miroir, et l’Ours , Fable publiée en 1816

Cette fable russe développe d’une autre manière la même idée : le singe prend l’ours à témoin pour se moquer de ce visage affreux dans le miroir : « Je me pendrais tout de suite si j’avais avec cette image la plus légère ressemblance ». Ne vaudrait-il pas mieux mon cher, regarder à nouveau ?  » conseille l’ours, mais en vain.

Moralité : cette histoire ne vexera personne, car chacun s’exclut de ce qu’il critique.


A noter que la même fable sera réinventée en France par Jean-Baptiste-Antoine Georgette Dubuisson Vicomte de La Boulaye, dans un volume posthume paru en 1857 [58].


Même savant, un singe reste un singe

Concluons ce parcours classique par un aphorisme assez connu de Lichtenberg :

Un livre est un miroir. Si un singe s’y regarde, ce n’est pas l’image d’un apôtre qui apparaît.

Ein Buch ist wie ein Spiegel, wenn ein Affe hineinguckt, so kann freilich kein Apostel heraus sehen.

Lichtenberg, Über Physiognomik, wider die Physiognomen, 1778



Article suivant : 6 Dans les temps modernes

Références :
[1] H. W. Janson, Apes and Ape Lore in the Middle Ages and the Renaissance
[46] Stephen John Campbell, Stephen L. Campbell, The Cabinet of Eros: Renaissance Mythological Painting and the Studiolo of Isabella D’Este, p 144 https://books.google.fr/books?id=z_GBq346SKIC&pg=PA144
[47] Ascanio Condivi « Vita di Michelangelo Buonarroti scritta da Ascanio Condivi suo discepolo » p 26 https://books.google.fr/books?id=YQsW5HEVOwEC&pg=PA26
[48] Erwin Panofsky, « Studies in iconology; humanistic themes in the art of the Renaissance » p 195 https://archive.org/details/studiesiniconolo00pano/page/195/mode/1up
[50] https://de.wikipedia.org/wiki/%C3%84usserer_Stand
Sur la monnaie, voir :
Dieter Plankl und Daniel Schmutz: Nachträge und Ergänzungen zu den Sechzehnerpfennigen und Medaillen des Inneren und Äusseren Standes von Bern. In: Schweizer Münzblätter, Bern, Nr. 199 (2000), S. 43–50
https://www.e-periodica.ch/cntmng?pid=smb-001%3A2000%3A50%3A%3A394
[51] Ellen T. Harris « Joseph Goupy and George Frideric Handel: From Professional Triumphs to Personal Estrangement » Huntington Library Quarterly, Vol. 71, No. 3 (September 2008), pp. 397-452 https://www.jstor.org/stable/10.1525/hlq.2008.71.3.397
[52] Ilias Chrissochoidis « Handel, Hogarth, Goupy: Artistic Intersections in Early Georgian England », Early Music, Vol. 37, No. 4 (Nov., 2009), pp. 577-596, Oxford University Press https://www.jstor.org/stable/40390821
[53] Karl Bartsch « Meisterlieder der Kolmarer Handschrift », p 259 https://www.digitale-sammlungen.de/de/view/bsb10737606?page=287
[54] Jean de Havre, La citadelle de la vertu 1627 trad Stephane Mercier https://books.google.fr/books?id=ScxRBwAAQBAJ&pg=PA118
[55] Thomas Amaulry, Mercure galant, dédié à Monseigneur le Dauphin, Volume 20, , 1679, p 172 https://books.google.fr/books?id=soitXgCBcUsC&pg=PA172
[56] Fables du Père Desbillons: traduction nouvelle, Volume 1 Fable II https://books.google.fr/books?id=5RYUKHWBgqAC&pg=PA5
[58] Fables et poésies diverses / par M. le Vte de La Boulaye, 1857, p 12 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6471597f/f100

6 Dans les temps modernes

24 juin 2023

A l’époque moderne, le singe au miroir oublie le passé et se réinvente dans des significations nouvelles.

Article précédent : 5 A l’époque classique

1800-01 Kitagawa_Utamaro_-_Monkey_and_Tiger Bristol Museum and Art Gallery
Singe et Tigre
Kitagawa Utamaro, 1800-01, série Seventh-sign Matches in the Floating World, Bristol Museum and Art Gallery

Une jeune femme et son amant regardent les grimaces du singe dans le miroir, tandis que l’amant s’appuie sur un paravent décoré par un tigre. La scène est un prétexte pour confronter deux animaux du Zodiaque japonais, mais aussi l’image peinte et l’image reflétée : le singe peut s’amuser parce que le tigre n’est présent dans la pièce que par son image.

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1803 Le calculateur ou le negociant anglois Musee Carnavalet_
Le calculateur ou le négociant anglois, 1803, Musée Carnavalet

Cette estampe fait partie d’une série de caricatures anti-britanniques réalisées en 1803, suite à la déclaration de guerre de Napoléon à l’Angleterre. On y voit un négociant anglais dont les recettes fondent suite aux « progrès de l’industrie française ». Son magasin est vide, il en est réduit à rêver à une poitrine de femme tandis que son singe, retenu par une chaîne, est son seul client.



Le singe qui se rase

Dans les singeries du XVIIème siècle, on voit souvent un singe déguisé en barbier pour raser un chat, ou un autre singe. Mais dans la réalité, le singe paraissait trop stupide pour cette tâche spécifiquement humaine.

Relief_Hauswappen_Freiherr_von_Weichs,_Wappen_mit_zwei_Affchen_–_1823,_am_Haus_Ratinger_Strasse_1_an_der_Seite_zur_Liefergasse,_Dusseldorf-Altstadt
Armoiries du baron von Weich, 1823, coin de la Liefergasse et de la Ratingerstrasse, Düsseldorf

On dit que le baron von Weich, qui habitait là vers 1700, buvait souvent à l’excès, et que ses animaux de compagnie, deux singes, l’imitaient. Excédé, il se place un jour devant les singes et se rase la gorge encore et encore : avec la conséquence fatale qu’on devine pour les animaux.

La plaque gravée, sous le blason, tire la moralité de l’histoire :

« Les singes séduits par l’art du rasage de Weich sont morts quand ils ont eux-mêmes manié le rasoir. Parce que mimer est un tourment, Weich a mis les deux dans son blason. »


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'Thomas Bewick A General History of Quadrupeds, Published by T. Bewick, Longman and Co. Printed by Edward Walker, Newcastle Upon Tyne, 1791 p 438
Thomas Bewick, « A General History of Quadrupeds », Published by T. Bewick, Longman and Co. Printed by Edward Walker, Newcastle Upon Tyne, 1791 p 438. [59]

L’image d’un singe assez humain pour se raser lui-même devant un miroir semble remonter au grand naturaliste anglais Thomas Bewick, à la fin du XVIIIème siècle.

Il s’agit d’une fantaisie de bas de page (après l’article Tamarin), sans rapport avec le texte de cet ouvrage savant.


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Il est possible que cette vignette ait été la source lointaine de la nouvelle de Poe, Double assassinat dans la rue Morgue (1841). La plupart des illustrateurs choisiront de représenter la scène la plus dramatique, un singe effrayant armé d’un rasoir.


1910 Illustration Armand Masson Contes etranges Edgar Allan Poe Assassinat de la rue Morgue 1910 Illustration Armand Masson Contes etranges Edgar Allan Poe Assassinat de la rue Morgue B

Illustrations d’Armand Masson pour Double assassinat dans la rue Morgue, dans Contes étranges d’Edgar Allan Poe, 1910

Armand Masson est le seul à montrer les deux temps de l’histoire et la racine du meurtre :

« Un rasoir à la main et toute barbouillée de savon, elle (la bête) était assise devant un miroir, et essayait de se raser, comme sans doute elle l’avait vu faire à son maître en l’épiant par le trou de la serrure ».

« Quand le matelot regarda dans la chambre, le terrible animal avait empoigné madame l’Espanaye par ses cheveux qui étaient épars et qu’elle peignait, et il agitait le rasoir autour de sa figure, en imitant les gestes d’un barbier. »

On comprend alors toute la nouvelle repose sur deux scènes de regard, qui se répondent en s’inversant, de manière spéculaire :

  • le singe épie le matelot qui maîtrise son rasoir,
  • le matelot épie son singe qui déchaîne son rasoir.

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1930 ca carte postale
Carte postale allemande, vers 1930

Le ressort comique tient au miroir tenu par la queue du petit singe, trop petit pour que le grand singe s’y voie : tout le reste est parfaitement humain.



Le singe libéré

Singe se regardant dans un miroir, d'apres un tableau de Alexandre Gabriel Decamps 1843 Singe se regardant dans un miroir, d'apres un tableau de Alexandre Gabriel Decamps

Singe se regardant dans un miroir, d’après deux tableaux de Alexandre Gabriel Decamps, 1843

Réalisées dans sa veine de « peintre des singes », ces deux toiles de Decamps nous montrent l’animal ayant brisé sa chaîne, cassé ou dérangé des objets, et stoppé dans son déchaînement bestial par la découverte confuse de sa conscience.


Decamps, Liberte (Françoise Désiree) fille du peuple, née à Paris le 27 juillet 1830 , La Caricature, 3 mars 1831, pl. 36
Decamps, « Liberté (Françoise Désirée) fille du peuple, née à Paris le 27 juillet 1830 », La Caricature, 3 mars 1831, pl. 36

Juste après 1830, Decamps s’était fait connaître par plusieurs caricatures qui prenaient la défense de la Liberté [60], tout en évitant de critiquer directement Louis-Philippe : il encourage ici le nouveau Roi à lâcher les brides que tiennent encore les réactionnaires.

Réalisé sous la monarchie de Juillet, le singe au miroir reflète toutes les incertitudes de l’époque vis à vis du déchaînement des forces populaires, et semble poser la même question que Victor Hugo à propos de la Révolution de 1830 :

« Comment as-tu donc fait, ô fleuve populaire,
Pour rentrer dans ton lit et reprendre ton cours »


Faustin 1871 Le singe. S'apercevant enfin qu'il n'était que l'affreux singe du grand homme Singe se regardant dans un miroir, d'apres un tableau de Alexandre Gabriel Decamps 1843

Le singe. S’apercevant enfin qu’il n’était que l’affreux singe du grand homme
Faustin, 1871

A la chute de Napoléon III, Faustin réutilisera le thème du singe déchaîné qui retrouve la conscience dans cette image féroce de Napoléon le Petit, caricature du grand.



L’alter-ego de l’Homme

1874 The London Sketch-Book lithograph by F. Betbeder Charles_Robert_Darwin
Le Professeur Darwin
Lithographie de F. Betbeder, 1874; The London Sketch-Book

Les caricatures de Darwin en singe sont banales [60a], mais celle-ci est d’un humour assez corrosif : sous l’autorité de deux citations de Shakespeare, le Professeur Darwin enseigne sa théorie à un singe, lequel dénie avec effroi (paume en avant, cheveux dressés) toute ressemblance avec l’Homme.

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Les Lauri Lauri’s

Il s’agit d’un troupe d’acrobates anglais qui se produisit à plusieurs reprises à Paris durant une bonne partie du XIXème siècle.


1883 4 aout Lauri Lauris Le Monde illustre Chatelet
La féérie Peau d’Ane au Chatelet, Le Monde illustré, 4 août 1883

Leur prestation la plus marquante est celle de 1883 au Châtelet, relatée par plusieurs journaux :

Chatelet – Peau d’Ane, féerie en 1 actes et 30 tableaux

« Enfin, la série des acrobaties vertigineuses des Lauri-Lauri’s, laquelle n’occupe pas moins de cinq tableaux consécutifs, n’a pas cessé un instant d’exciter la curiosité du public, et contribuera pour une large part à la vogue de la nouvelle féerie de Peau d’Ane. On se demande comment le singe (M. Lauri), dont la poursuite constitue l’intrigue de la pantomime, ne meurt pas réellement de fatigue, après une course folle de culbutes et de sauts périlleux, au lieu de succomber pour rire et d’être même mis en morceaux. En effet, sans un seul instant d’arrêt, ce singe va, vient, saute, glisse, s’aplatit, rebondit, tantôt à travers un carosse fantastique, admirablement machiné, tantôt du haut en bas d’un arbre, puis d’une maison, et cela à la barbe des deux gendarmes qui le poursuivent ; il disparaît au plafond de la salle à manger de Croquignolet, puis reparait sur le plancher, et tout cela en un clin d’oeil; il s’élance même dans la salle, et fait le tour du balcon sous les yeux des spectateurs ébahis. » Officiel-artiste, 19 juillet 1883

« Ainsi, dans une féerie jouée au théâtre du Châtelet, dans Peau-d’Ane, un gymnaste remarquable, M. Lauris jeune, dans le rôle du singe, exécutait un saut de ce genre. A un moment donné le singe était saisi, posé sur une table et coupé en morceaux, puis ces morceaux étaient jetés pêle-mêle dans une sorte de grand baquet; tout à coup on voyait le singe vivant sauter de ce baquet à une hauteur prodigieuse et retomber sur la scène en faisant des gambades. L’explication de ce truc est simple, le découpage de l’animal avait lieu grâce à la substitution rapide d’un mannequin au singe vivant, le fond du baquet communiquait avec une trappe; c’est dans celle-ci que disparaissaient les morceaux du mannequin, et c’est par elle également que, projeté par un puissant appareil à contre-poids, M. Lauris, toujours sous les traits du singe, bondissait sur la scène. »
Guyot-Daubès « Les hommes-phénomènes : force, agilité, adresse : hercules, coureurs, sauteurs, nageurs, plongeurs, gymnastes, équilibristes, disloqués, jongleurs, avaleurs de sabres, tireurs » 1885


1884 juillet LES LAURI LAURI'S EDEN-THEATRE JACKO C. LAURI JUNIOR Musee Carnavalet
LES LAURI LAURI’S, EDEN-THEATRE, JACKO (C. LAURI JUNIOR)
Juillet 1884, Musée Carnavalet

Capitalisant sur ce succès, la troupe revient l’été suivant à l’Eden-Théâtre, dans un spectacle probablement plus modeste : il est douteux néanmoins que cette scène d‘introspection simesque ait fait partie des acrobaties.

Plutôt que de représenter un festival de cabrioles, l’affichiste se sert très intelligemment du fait que tout le monde sait bien qui joue le rôle de Jacko, pour se focaliser sur ce qui trahit l’Homme sous la fourrure : le Miroir et la Pomme.



Un même victorien : le singe des savons Brooke

Science Museum Group Collection (c) The Board of Trustees of the Science Museum Londres
Cette marque de savon fondée vers 1886 à Philadelphie [61] est connue pour ses publicités très inventives, confinant parfois au surréalisme. Son logo, qui apparaît sur l’emballage, récupère le vieux thème du singe au miroir…


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Publicité pour les savons Brooke, 1886

…lequel est en fait une poêle parfaitement récurée.


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Publicité pour les savons Brooke, 1886

Dès le départ, la marque martèle son slogan « Won’t wash clothes », sous-entendant astucieusement que le miraculeux savon pourra laver tout le reste : cette technique osée de publicité négative anticipe la célèbre campagne pour le lancement de la Coccinelle en 1946 (« Elle est moche mais vous conduira à bon port »).

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Publicité pour les savons Brooke, 1886

Dès le départ également, la marque joue avec le second degré, avec ce dialogue volontairement SHOCKING :

  • La cliente : Oh, Mr Pickles, avez-vous lu dans le journal que 100 000 turcs nettoient la frontière avec la Grèce ?
  • Le droguiste : Oui madame, avec le savon Brooke. Il est bon pour le marbre, la peinture, la vaisselle… Il récure et polit tout. Tout le monde s’en sert. SAUF POUR LES VETEMENTS.


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Publicité pour les savons Brooke, 4 juin 1887

Dans le même second degré, la marque récupère la controverse darwinienne pour se proclamer « le chaînon manquant dans la propreté de la maison ».


1887-05-14 The grand old tune NYPl digital
14 mai 1887, NYPl digital

Ici la marque s’amuse de son propre matraquage, « La bonne vieille rengaine » (The grand old tune). Elle s’inscrit dans le patrimoine culturel en faisant témoigner une « Joyeuse commère » : « Ces BROOKE’S sont les bienvenus ». L’ image se justifie par le fait que les joueurs d’orgue de Barbarie possédaient souvent un singe qu’ils faisaient danser.


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Publicité pour les savons Brooke, 1887

Tout en se recommandant des plus hautes autorités médicales ou journalistiques, le singe armé de sa poêle enjambe la palissade pour une proclamation libératoire :

Pas de saleté ! Pas de poussière ! Pas de gaspillage ! Pas de peine !
Simple ! Rapide ! Propre ! Pas cher !


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Publicité pour les savons Brooke, 1887

L’histoire du singe échappé et stoppé net par son reflet sert ici de parabole de la libération des tâches ménagères, comme si la cuisine s’était récurée toute seule.


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The Graphic, 5 avril 1890

Plus réaliste, cette image supprime le singe tout-puissant et remet la servante à l’ouvrage en promettant qu’« elle fera en une heure le travail d’une journée », ce qui lui donnera d’autant plus de temps pour son service (remarquer les sonnettes en haut à droite).

Ces images révèlent à la fois l’obsession victorienne pour la brillance universelle – dont l’idéal est le miroir – et ses tabous : comment représenter la domesticité sans montrer l’image inconvenante d’une femme qui travaille ? Le singe, à la fois domestique et inspecteur de propreté, jouissant de celle-ci sans jamais mettre la main à l’ouvrage, tantôt à poil et tantôt sapé comme un milord, sera suffisamment agile pour se frayer un chemin, durant une vingtaine d’années, parmi les contradictions d’une société en crise [61a].


Brooke_s_Monkey_Brand_Soap magazine The Graphic du 31 may 189031 mai 1890 Brooke's_Monkey_Brand_Soap_advert The Graphic - Christmas 1892Noël 1892

Magazine The Graphic

La figure sympathique du singe a l’avantage de se mettre les enfants dans la poche, tout en évitant de se demander qui a fait briller la maison.


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Vers 1889, British Library

La marque possède une capacité étonnante à ressusciter des images enfouies dans les tréfonds de la mémoire collective : en prétendant être capable de faire briller la Terre autant que la Lune fait briller le ciel, elle retrouve une antique association entre l’humeur des singes et la Lune :

« On assure que les singes qui ont une queue sont tristes au décours de la lune, et se réjouissent lorsqu’elle est nouvelle. » Pline, Histoire naturelle, Livre VIII, LXXX


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1894

Le singe mégalomane confirme ici sa vocation cosmique…


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The illustrated London News, 23 janvier 1892

… voire carrément pataphysique : cette publicité place le nettoyage des brosses et des palettes sous le patronage du « génie de la Brillance répandant la foi en le Savon Brookes ». Multipliées par la corne d’abondance, les poêles-palettes témoignent de la promotion du singe en angelot.


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Les concepteurs n’ont pas manqué d’exploiter la vieille symbolique du Singe et de la Peinture.

La première image reste sage : le modèle fait des bêtises pendant que le maître s’assoupit.

Dix ans plus tard, déclinée au féminin, l’image devient carrément subversive, en sous-entendant que la maîtresse est amoureuse de son singe.


Brooke's_Monkey_Brand_Soap_advert The illustrated London News 19 mai 1900
The illustrated London News, 19 mai 1900

Concluons par cette image véritablement platonicienne , qui place « du côté terne des choses » la poêle et son reflet, et du côté brillant le Singe idéalisé, gentleman tiré à quatre épingles qui exige la Perfection.



Après le Savon au singe

L’omniprésence de l’image dans le monde anglo-saxon a fini par déborder ailleurs.

1901 Paul Roloff, Titelseite, Der Affenspiegels, 1. Jahrgang, Nr. 10,
Paul Roloff, 1901, Der Affenspiegels, 1. Jahrgang, Nr. 10

Cette revue satirique allemande prend pour titre Le Miroir du singe, mais l’image ne figure qu’une seule fois, pour le premier anniversaire de la revue [62], avec le dialogue suivant :

  • Ce sont de bien mauvaises créatures qu’on voit dans le miroir.
  • Non, mon vieux, c’est seulement le reflet de la vie.
  • Dös san ja ganz gemeine Viecher, die ma in dem Spiegel siecht
  • Hm, Oller , Alles nur kopieen aus dem Leben



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1911

« So sieh’ste aus », (Voici à quoi tu ressembles) carte postale, 1911

L’idée de se moquer de celui qui recevra la carte ressurgit périodiquement…


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Carte postale 1950
Cartes postales humoristiques

… et se décline pour l’un et l’autre sexe.

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Nicolson, n° 1 de Fillette 21 octobre 1909
Le Singe et la Psyché
Nicolson, N° 1 de Fillette, 21 octobre 1909

Comment expliquer plaisamment aux enfants que le singe n’a pas de conscience.


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1916 Pour les beaux yeux du Kaiser , illustration from The Kaiser's Garland by Edmund J. Sullivan, pub« Pour les beaux yeux du Kaiser » 1916 The Decking of Kultur, illustration from The Kaiser's Garland by Edmund J. Sullivan, pubThe Decking of Kultur ( la parure de la Kultur)

Edmund J. Sullivan, 1916, illustrations pour The Kaiser’s Garland [63]

Le miroir frappé de l’aigle impérial reflète aussi bien le Kaiser, courtisé par des babouins serviles, que la monstrueuse Kultur, peignée et parfumée par son maître-coiffeur.



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1924 Buffon choisi, Benjamin Rabier p 37 gallicaBenjamin Rabier, 1924, illustration pour « Buffon choisi », p 37, Gallica

Pour illustrer l’article Singe, Benjamin Rabier a choisi une scène qui ne figure pas dans le texte de Buffon. Dans cet intérieur orthogonal, encagé entre son reflet dans le miroir et celui des carreaux sur le vase, le petit singe hirsute se demande ce qu’il fait là.


Références :
[60] Gerhard Schneider, « L’allégorie de la liberté dans La Caricature (1831-1834) » dans  » LA CARICATURE ENTRE RÉPUBLIQUE ET CENSURE » https://books.openedition.org/pul/7889
[61a] Sur les arrière-plans économiques et sociologiques du savon en général et du singe, au miroir en particulier, voir McClintock, Anne and George Robertson. Soft-soaping empire: Commodity racism and imperial advertising. In Travellers’ Tales: Narratives of Home and Displacement (1994)
https://web.archive.org/web/20180409040030/http://www.ym.edu.tw/hss/vca_reader/7/7-1.pdf

Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants

11 mars 2023

Cet article regroupe, autour de deux oeuvres de Caravage, quelques autres tableaux où le gant joue un rôle-clé, passé totalement inaperçu.

Un gant prétentieux, chez Dürer

Durer autoportait 1498 (Prado,_MadriAutoportrait, Dürer, 1498, Prado

Lorsque Dürer âgé de vingt six ans se représente en riches habits, devant une fenêtre dominant le monde, c’est dans la pose des clients habituels de ce type de portrait flatteur : les riches marchands ou les nobles Les montagnes rappellent son récent voyage en Italie tandis que ses mains gantées, juste en dessous du monogramme déjà célèbre qu’il a inventé l’année précédente, nous transmettent un triple message :

  • je suis un peintre si habile que je peins mes mains sans les voir (sur le problème de la main droite dans les autoportraits, auquel Dürer lui-même s’était heurté dans ses débuts, voir 1 L’index tendu : prémisses ) ;
  • mes mains sont si précieuses que j’en prends soin ;
  • mon commerce est si florissant que je suis proche de ceux qui n’ont pas besoin de travailler de leurs mains.


Durer autoportait 1498 (Prado,_Madri Portrait d'un sculpteurPortrait d’un sculpteur, anonyme italien, 1560-1600, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec

A contrario, ce portrait de la fin du siècle suivant, doublement anonyme quant au modèle et à l’auteur, véhicule un message inverse : voyez mes mains burinées de sculpteur, capables de vaincre la matière.

Tandis que Dürer proclame son destin exceptionnel (voir Dürer et son chardon), l’artiste anonyme ne revendique qu’une fierté professionnelle.


Des gants sophistiqués, chez Titien

Titien 1510 ca Homme au beret rouge Frick collectionL’Homme au béret rouge, Titien, vers 1510, Frick collection Titien 1520 ca Homme au gant LouvreL’Homme au gant, Titien, vers 1520, Louvre

Personne ne sait pourquoi ces deux jeunes gens portent ostensiblement un gant déchiré à la main gauche. La fourrure luxueuse de l’un, la chevalière et le collier d’or de l’autre, disent assez qu’il ne s’agit pas de dèche ou de triche, mais au contraire d’une marque supérieure d’élégance : un peu comme nos jeans troués disent à la fois la négligence volontaire, la revendication d’être unique et une forme de liberté sexuelle.



Tizian_079

La sophistication se lit dans les trois accrocs délibérés au decorum :

  • le crevé qui laisse voir la vrai peau ;
  • la découpe du haut, qui permet un double retournement, montrant la face cachée du gant, puis la masquant, puis la montrant à nouveau ;
  • l’index incomplètement rempli.

Il faut être très prudent avec le fétichisme du gant à la Renaissance, bien plus élaboré que la thématique simpliste de l’index phallique et du gant vaginal :

« A la Renaissance, l’obsession n’est pas tant que les hommes aient des pénis et les femmes non. mais plutôt que les hommes comme les femmes ont des langues, des bouches, des pieds. Les hommes comme les femmes se constituent à travers des présences et des absences. Et les amants masculins s’imaginent à plusieurs reprises comme les formes creuses (colliers, chaussures, chemises, gants) dans lesquelles entre la femme aimée. » ( [0a], p 128 )


L’idée de seconde peau amovible, mais aussi de paire séparable (donner un gant et garder l’autre) ouvrent un large champ de possibilités symboliques, qui ont dû être diversement exploitées et comprises selon les lieux et les époques.


Dans le cas des deux portraits de Titien, le fait qu’il s’agisse de deux très jeunes gens, à la moustache à peine naissante, suggère une thématique chevaleresque : les deux portent jusqu’à l’usure un cadeau d’amour, en gage de fidélité à leur dame.


Des gants louches, chez Cariani (SCOOP !)

giorgione av 1510 Portrait d'un archer National Galleries of Scotland glasgowPortrait d’un archer
Attribué à Giorgione, avant 1510, National Galleries of Scotland, Glasgow
Cariani-1510-1520-Portrait-of-a-Young-Man-with-a-Green-Book-Fine-Arts-Museums-of-San-FranciscoPortrait d’un jeune homme au livre vert, Cariani 1510-1520 , Fine Arts Museums of San Francisco

Chez le jeune homme de Giorgione, le gant coupé au pouce et au majeur l’identifie comme un archer, dont la main droite doit ressentir la tension de la corde. Le pouce qui se reflète sur la cuirasse est un effet d’optique à la mode (voir 4 Reflets dans des armures : Italie), mais aussi un paradoxe sur l’idée de pénétration : la cuirasse arrête la flèche mais laisse passer le reflet.

Le gant du jeune homme de Cariani est en revanche un mystère : le majeur est coupé, mais on ne voit pas le pouce. S’il avait existé un type de gant spécifique pour la lecture, c’est l’index qui devrait être laissé nu, pour pouvoir feuilleter les pages. On en est réduit à conclure que ce jeune homme austère porte discrètement un gant d’archer, ce qui le classe parmi ceux qui décochent les flèches. Son regard rêveur s’échappe du livre vert, couleur du printemps et de l’espérance : la caractérisation de l’amoureux se précise.


En aparté : le majeur tendu

Le geste du majeur tendu est très souvent un geste grivois.


Lucas_van_Leyden_-_The_Card_Players_1520 ca Thyssen Bornemisza madridLes joueurs de carte
Lucas de Leyde, vers 1520, Musée Thyssen Bornemisza, Madrid

Comme l’a montré Antonella Fenech Kroke ([0c], p 178), la partie de carte, que le jeune homme est en train de gagner avec son roi de pique, a aussi une signification érotique : le vieil homme a perdu la jeune femme. Le majeur de celle-ci, tendu vers le gagnant, symbolise l’objet victorieux auquel répond, côté jeune homme, le rond que forment le pouce et l’index.



Cariani 1510-1520 Portrait of a Young Man with a Green Book, Fine Arts Museums of San Francisco detail Titien 1510 ca Homme au beret rouge Frick collection detail

Il est donc probable que l’index dénudé du jeune homme, caressant le cuir du livre ouvert, est une revendication virile, plus originale que celle de l’Homme au béret rouge de Titien manipulant la garde de son épée.

Giovanni_Cariani_-_Seduction_1515-16 ErmitageSéduction, Giovanni Cariani, 1515-16, Ermitage

Le sujet grivois de ce tableau est ici patent : la bourse du vieux se répand sur le parapet, les arrière-pensées de la courtisane s’incarnent dans la figure hideuse du bas-relief. La main qui vient de jeter la bourse se pose aussi sur la manche de la fille, matérialisant la transaction.

Les deux boules – un miroir qui ne reflète que les mains avides de la fille, un oculus montrant des nuages – synthétisent les deux caractères : l’une terrestre et opaque, l’autre lunaire et chimérique.


Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll partSept portraits de la famille Albani (Le salon des courtisanes)
Giovanni Cariani, 1519, collection particulière

Il ne fait plus guère de doute que ce septuple portrait relève lui-aussi de la scène de genre libidineuse, et non du portrait de famille. Les quatre ou cinq femmes sont des courtisanes et les deux ou trois hommes des clients (le personnage intermédiaire, au visage à demi dans l’ombre, est habituellement considéré comme un homme, ce que dément son étrange boucle d’oreille) .

Chriscinda Henry [0b] a relevé quelques éléments suggestifs :

  • la fille de gauche, à la face lourde, au béret d’homme cachant les cheveux, et tenant son gant dans son dos, adopte ostensiblement une posture masculine ;
  • la fille de droite, à la chevelure blonde caressée par l’homme ganté, tient de sa main demi-gantée un miroir reflétant son corsage : le pouce nu et son reflet dans le miroir forment une sorte de pince, qui titille virtuellement sa poitrine.

On peut en ajouter deux autres :

Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part detailA l’index ganté allongé sur le cadre fait écho la queue bien fournie qui s’étale sur le marbre, laquelle renvoie au manche dressé de l’éventail, tapoté par l’index nu.


En aparté : l’écureuil phallique

Hieronymus Hopfer d'apres Jacopo di Barabari 1500-50 Famille de satyre British MuseumFamille de satyre, gravure de Hieronymus Hopfer, d’après Jacopo di Barabari, 1500-50, British Museum

La symbolique phallique de l’écureuil est bien attestée, non seulement à cause de sa queue dressée (qui fait ici écho au satyre) que pour son agilité à se fourrer dans les trous.



Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part detail 2
Plus haut, la courtisane centrale, au corsage transparent, fait un geste d‘effeuillage professionnel, en cachant sa poitrine avec le bout de foulard qu’elle vient de dégrafer.



Giovanni_Cariani 1519-_Sette_Ritratti_Albani_(Seven_Albani_Portraits)_-coll part gants
La grammaire précise de ces gestes nous échappe en grande partie, mais il est clair que l’artiste a voulu enchaîner toutes les possibilités : deux gants, un gant, un demi-gant, pas de gant. Le geste de la courtisane de gauche semble inutilement compliqué : on jurerait que c’est la main droite qu’elle tient dans son dos, mais la position du pouce montre qu’il s’agit de la gauche : le gant qu’elle froisse est donc un gant droit.

On en vient ainsi à se demander si le gant droit qui manque à l’homme caressant les cheveux, n’est pas celui qui se retrouve, comprimé et vidé, dans la poigne de cette maîtresse-femme : probablement l’entremetteuse, à en croire sa riche ceinture  et la lourde chaîne d’or qu’elle porte sur ses épaules.



Un gant galant, chez Gossaert (SCOOP !)

Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mainsLe gentilhomme aux belles mains, Jan Gossaert (Mabuse), vers 1530, Clark Art Institute, Williamson

Le geste est excessivement précieux :

  • la main gauche froisse avec négligence le haut des gants luxueux ;
  • la main droite caresse le bas des doigts en peau de chevreau ou de chamois et les surpasse en finesse.


Un message galant (SCOOP !)

Oter ses gants est un geste de courtoisie qu’adresse au spectateur l’aristocrate au sang et au regard bleu.


Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mains
Mais le bout de son pouce inséré dans le pourpoint rouge semble avoir une signification particulière : si le portrait était destiné à une dame, ne signifierait-il pas : « mon coeur est tout à vous » ?


Jan_Gossaert (atelier) 1534_Lucretia_Clark_Art_Institute WilliamsonLucrèce (recto), 1534, Atelier de Gossaert, Clark Art Institute, Williamson

Ce geste fait un écho discret à celui de Lucrèce dans la grisaille du verso, se perçant le coeur pour échapper au déshonneur : notre gentilhomme se poserait-il ainsi en émule et défenseur de la Vertu romaine ?



Jan_Gossaert (atelier) 1534_Lucretia_Clark_Art_Institute Williamson detailCependant, la noble dame se perce au travers d’une ouverture de sa chemise suggestivement disposée, juste en dessous de ses seins nus, dont elle caresse une aréole.



Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson detail
L’emblème du béret montre un autre homme en béret prenant entre ses bras une tour de garde peu efficace, vu la haute porte qui s’ouvre à sa base. Le motto qui l’accompagne n’a pas été compris dans sa dimension humoristique :

QUI PAR TROP EMBRACE EN VAIN SE BRAS LACE Qui trop embrasse, en vain fatigue ses bras

Ce détournement du célèbre proverbe « Qui trop embrasse, mal étreint«  doit se lire en déplaçant la virgule : « Qui trop embrasse en vain, fatigue ses bras ». Et la tour démesurée doit être vue pour ce qu’elle est : un organe prometteur transbahuté par son propriétaire (le toit noir qui la coiffe comme un béret dit bien la continuité entre les deux).

Le gentilhomme au regard d’acier envoie en somme à la dame de ses pensées un message bien éloigné de son apparence respectable :

  • je n’étreins pas mal ;
  • je commence à me fatiguer de vous (m’) embrasser pour rien.


Jan_Gossaert 1530 ca _Portrait_of_a_Gentleman_-_Clark_Art_Institute Williamson mains
Les gants gracieux prennent alors une signification moins altière :

  • la main gauche, formant boucle autour d’un jaillissement de cuir, traduit la situation actuelle : un « embrassement » fatigant.
  • la main droite au pouce furtif caresse le rêve de toute main nue : enfiler le gant.



Des gants éloquents, chez Caravage

La diseuse de bonne aventure et ses deux  versions

Caravage 1594 Fortune teller Musee Capitole RomeVers 1594, Musée du Capitole, Rome (115 cm × 150 cm) Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mainsVers 1595, Louvre (93 cm × 131 cm)

La diseuse de bonne aventure, Caravage

Pour une analyse plus détaillée du sujet, voir La bonne aventure.

Ces deux versions sont aujourd’hui considérées comme authentiques, et un consensus semble désormais acter que la plus ancienne est celle de Rome (les rayons X ont révélé dessous une copie d’une Madone du cavalier d’Arpin, chez qui le jeune Caravage était apprenti).

Vendue à bas prix à l’époque des vaches maigres, la version du Capitole a appartenu au marquis Vincente Giustiniani et a fait beaucoup pour lancer la carrière du jeune artiste. La version du Louvre, d’un format plus petit, a été réalisée un peu plus tard à la demande d’un autre patron de Caravage, le cardinal Del Monte [1]. Une complication est que Del Monte a aussi acquis à un moment donné la première version, comme le prouve son sceau au revers ([1a], p 56) .



Caravage 1594-95 Diseuse schema
Les différences sont minimes, mais significatives :

  • lieu non défini (extérieur rue ?) contre scène d’intérieur (évoquée par l’ombre d’un rideau et du meneau d’une fenêtre) ;
  • scène dynamique (le turban et le buste inclinés de la gitane indiquent qu’elle attire vers elle le garçon) contre scène statique (les deux silhouettes s’inscrivent dans des triangles semblables) ;
  • déséquilibre des sexes (la gitane contrebalance sa taille plus petite par son sourire engageant) contre équivalence de séduction (le garçon au visage de fille lui renvoie la même expression interrogative).

L’espace mal défini et le fond lumineux rappellent l’esthétique théâtrale : Caravage met en scène un moment de commedia del arte, entre deux personnages type : la gitane rouée et le jeune naïf. Le thème précis nous est connu par une description de Mancini, vers 1620 :

«  »La petite bohémienne montre sa fourberie avec un sourire hypocrite en ôtant l’anneau du jeune garçon, et ce dernier montre sa naïveté et son inclination amoureuse pour la beauté de la petite bohémienne qui lui dit la bonne aventure et lui enlève son anneau ». 

La bague à l’annulaire du jeune homme est pratiquement invisible aujourd’hui, mais sa présence a été confirmée lors des restauration.


Caravage 1585-98 Fortune teller Musee Capitole Rome mains Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mains

La première version, aux ongles sales, insiste sur la technique du vol : le majeur de la gitane fait crochet tandis que son index fait semblant de lire les lignes de ma main ; en enserrant fermement la paume de sa victime, l’autre main crée un effet de diversion tactile.

La seconde version, aux ongles luisants, adoucit et dissimule ces gestes : la main voleuse se fait caresseuse et la main complice ne fait qu’effleurer la paume du bout des doigts.


Caravage 1594 Fortune teller Musee Capitole RomeJPG Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre detail

Mais la différence qui nous intéresse le plus concerne la main gauche du jeune homme.

« (Caravage) se propose de n’avoir que la nature pour objet de son pinceau… Et, pour donner de l’autorité à ces paroles, il appela une Gitane qui passait sur la rue et la conduisit à son hôtel pour la peindre en train de prédire la bonne aventure, comme en ont l’habitude ces femmes de race égyptienne. Il fit un jeune homme, posant une main gantée sur une épée, et tendant l’autre, découverte, à la femme, qui la tient et l’examine. Et, par ces deux figures en buste, Michele traduisit si fidèlement le vrai qu’il prouva ce qu’il venait de dire » Pietro Bellori [2]

Bellori, qui décrit la seconde version, insiste donc sur le contraste entre la main gantée et armée, et la main nue et sans défense.

Dans la première version, le gant existe aussi mais il est à peine visible, fourré dans la garde compliquée de l’épée, détail caché à découvrir tout comme la bague. Il dénote un certain désordre (où est l’autre gant ?) et une forme de précipitation, voire une perte de contrôle : ce n’est plus le gant qui tient l’épée, mais l’épée qui tient le gant. La poignée tournée vers la jeune fille suggère le désir naissant du jeune homme, de même que le bas retroussé de son manteau .

Dans la seconde version au contraire, celui-ci s’est déganté en gentilhomme, comme il l’aurait fait pour toucher la main d’un ami. La poignée de l’épée, tournée cette fois vers l’arrière, est le signe d’un intérêt sexuel modéré. Et le manteau tombe impeccablement.

Cette évolution entre les deux versions va dans le même sens que les autres :

  • moins de narration dans les gestes (l’histoire est maintenant bien comprise) ;
  • plus de second degré et de decorum.

On peut même soupçonner que le scénario évolue vers une fin ouverte : le jeune gentilhomme aux gants impeccables est-t-il dupe de ce contact plébeïen ? Va-t-il se laisser voler, ou est-il à l’avance amusé par ces manigances ? La féminisation de ses traits et son épée à rebours en font moins une dupe de la guerre des sexes, qu’un alter ego, qui maîtrise les mêmes ruses.


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Les Tricheurs et la question du pendant

Caravage 1595 diseuse de bonne aventure Louvre mainsLa diseuse de bonne aventure, vers 1595, Louvre (93 cm × 131 cm) Caravage 1595 les tricheurs Kimbell Art MuseumLes tricheurs, vers 1595, Kimbell Art Museum (94,2 × 130,9 cm)

Les Tricheurs n’a réapparu qu’en 1987 sur le marché de l’art, portant à l’arrière les traces d’un cachet de la collection Del Monte qui a confirmé définitivement son authenticité. Le jeune homme à la dague tire un trèfle de sa ceinture, sur les indications du complice plus âgé qui lui fait le signe trois (le coup n’a pas été précisément expliqué, faute de savoir de quel jeu de carte il s’agit) [3].


La question du pendant

Les deux tableaux sont mentionnés dans l’inventaire de 1627 de la collection Del Monte, sous les titres Gioco et Zingara, dans la même salle, avec le même cadre noir, la même taille (5 palmes) mais à 5 lignes de distance dans l’inventaire ( [4], p 31, folio 575r). L’hypothèse qu’ils formaient un pendant a été proposée plusieurs fois mais, la palme romaine valant 22 cm, on supposait que cette Zingara était la Diseuse de Bonne Aventure du Capitole (5,22 palmes de haut). Depuis que le Gioco est réapparu (avec 4,27 palmes de haut), on est obligé de constater que les longueurs données dans l’inventaire sont approximatives (ou incluent le cadre) [5]. Si pendant il y a, c’est donc avec La Diseuse du Louvre qu’il faut le constituer. La question se complique encore par le fait que la toile du Louvre a été élargie en haut par une bande de dix centimètres, probablement pour réparer un dégât dû à l’eau de mer, durant le voyage depuis Rome : on peut donc supposer que ce rajout ne fait que restituer l’état initial, et que les deux tableaux étaient bien de même taille (4,27 palmes de haut).

L’hypothèse la plus raisonnable est que Del Monte, ayant acheté les Tricheurs et avant de racheter la Diseuse du Capitole, a demandé à Caravage de peindre une réduction pour constituer un pendant avec les Tricheurs. Si c’est bien le cas, les modifications entre les deux versions devraient avoir eu pour but non seulement d’« améliorer » le tableau comme nous l’avons vu (effets moins appuyés, plus de decorum), mais aussi de faciliter le fonctionnement en pendant de deux compositions qui avaient été conçues séparément. C’est cette idée que nous allons rapidement explorer.


Comment fabriquer un pendant « a posteriori » (SCOOP !)

La tâche était difficile : comment mettre en rapport un couple et un trio ? Un point favorable était la direction identique de la lumière, de gauche à droite, comme souvent.

Première idée : sans modifier substantiellement le fond vide, rajouter l’ombre d’une fenêtre de sorte que les deux scènes se passent en intérieur.

Deuxième idée : puisque les Tricheurs montraient un affrontement entre garçons, féminiser la victime de la gitane pour tendre vers un affrontement de nature féminine, entre deux séductions.



Caravage 1595 Diseuse Tricheurs schema 1

  • Formellement, le plumet crée une correspondance entre le volé et les deux tricheurs (en blanc).
  • L’épée portée à rebours s’oppose à la dague dirigée vers le dupe (en rouge).
  • Aux gants impeccables s’oppose le gant troué (en jaune).

Il se crée ainsi un parallélisme sous-jacent (en vert) qui porte un discours différent de la narration affichée (en bleu). Ainsi, par sa structure même, le pendant suggère deux moralités :

  • le jeune homme soumis à la ruse d’une fille ou de deux tricheurs (lecture symétrique, en bleu) ;
  • la manipulatrice manipulée, le joueur joué (lecture parallèle, en vert).

Le thème de la « voleuse volée », ici seulement suggéré, sera abordé plus ouvertement par les successeurs de Caravage (voir 2 La diseuse et sa mère (Vouet) ).


Les gants troués du Tricheur

Caravage 1597 les tricheurs (detail) Kimbell Art Museum Caravage 1597 les tricheurs (detail 2) Kimbell Art Museum

Non seulement le gant de la main levée est troué, mais aussi celui de la main posée sur la table.

Les premiers commentateurs ont vu dans ce détail une preuve de fausseté : l’homme du centre se fait passer pour un monsieur alors qu’il est fauché. Cette idée de dèche est quelque peu contradictoire avec le fait qu’il est visiblement le chef du jeune « bravo » aux habits impeccables.

Gail Feigenbaum ([6], p 156) a proposé que les gants soient troués pour raison professionnelle : couper ses gants permettait au tricheur de mieux sentir les marques sur les cartes. Cette explication est désormais répétée partout, alors qu’elle pose un double problème :

  • les trous dans les gants sont nettement plus voyants que les marques dans les cartes ;
  • dans tous les tableaux de joueurs de cartes connus, personne ne joue en gardant ses gants.

Feigenbaum donne néanmoins une indication intéressante :

« une pratique courante des tricheurs était d’enlever la couche supérieure de leur épiderme, de manière à exposer la peau sous-jacente, plus sensible pour détecter les marques ».

Ainsi les gants troués ne sont aucunement un détail réaliste à prendre au premier degré, mais un clin d’oeil de Caravage au spectateur, dans l’esprit de la commedia del arte : voyez ma « peau » usée, je suis Le Tricheur.


Trouer la peau (SCOOP !)

Caravage 1595 Diseuse Tricheurs schema 2
De manière plus théorique, les gants troués (en vert) introduisent un troisième terme entre la peau nue (en jaune) et la peau vêtue (en bleu). Ce motif de l’accroc, qui fait voir la vrai peau à travers la fausse, crève ici les yeux, en plein centre de la composition. Nous sommes ici très proche d’un autre motif éminemment caravagesque, la plaie qui révèle la crudité de la chair sous la beauté épidermique.


Thomas_Caravage_LosangesL’incrédulité de Thomas, Caravage, 1602-03, Sanssouci, Potsdam

Ce jeu sémantique entre la plaie dans la chair, l’accroc dans le tissu, et la faille dans la toile, est au coeur de ce très célèbre tableau (voir 3 Voir et toucher ).


Cecco_del_Caravaggio_-_Saint_Sebastian_National_Museum_in_WarsawLe martyre de Saint Sébastien
Cecco del Caravaggio, National Museum, Varsovie

Le plus fidèle disciple de Caravage lui rendra hommage en plaçant le même motif au centre de cette composition très paradoxale, où l’archer s’apprête à retirer la flèche qu’il vient de tirer.

Pour une autre histoire de gants chez Cecco, voir Le lapin et les volatiles 1



Le gant et la zibeline, chez Parmesan

parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2Antea, Parmesan, 1524-27, Capodimonte, Naples

On ne connait pas le nom de cette jeune femme, dont la tradition prétend qu’il s’agirait d’Antea, une célèbre courtisane de l’époque. Le contraste de taille entre les deux bras a souvent été noté, et mis sur le compte de l’expressivité maniériste. Mais on a moins insisté sur le contraste entre les deux mains :

  • la main gauche, menue et nue, se pose sur le coeur et palpe la chaîne d’or du collier ;
  • la main droite, forte et gantée, se pose au niveau du sexe, tient l’autre gant et tire la chaîne d’une fourrure de zibeline.

Parmi les nombreux portraits d’époque montrant des femmes avec une zibeline [7], aucun ne présente un contraste aussi délibéré : d’autant que le gant épais, auquel s’attaquent vainement les dents et la patte du petit carnassier, n’a rien d’un accessoire féminin.


Les zibelines du XVIème siècle

Dessins de joaillerie, gravure de Erasmus Hornick 1562 British museumDessins de joaillerie, gravure de Erasmus Hornick, 1562, British museum

Durant tout le XVIème siècle, la fourrure de zibeline était un accessoire de beauté luxueux : sous prétexte d’éloigner les puces, elle était surtout un objet de séduction et d’ostentation, la tête et les pattes de l’animal étant souvent remplacées par un bijou de même forme.


Parmesan 1539-40 Pier Maria Rossi Count of San Secondo PradoPier Maria Rossi Parmesan 1539-40 Camilla Gonzaga, Countess of San Secondo, and her Sons PradoCamilla Gonzaga

Comte et comtesse de San Secondo, Parmesan, 1539-40, Prado

C’est le cas dans cet autre zibeline peinte par Parmesan, où la comtesse cache du doigt le détail trivial de l’anneau fiché dans le museau : s’agissant d’un hommage au comte, à sa virilité et à sa progéniture, sans doute ne fallait-il pas suggérer que son épouse le menait par le bout du nez. La fourrure n’est pas présente ici en tant qu’accessoire de séduction, mais en tant qu’attribut de la mère de famille : car elle était sensée protéger les femmes durant l’accouchement. On voit ici la manière habituelle de la porter, attachée à la ceinture. Celle-ci est ici ostensiblement symbolique : les enfants s’y agrippent et elle est ponctuée de lourds grains d’or, comme autant de maternités.


La zibeline dénouée (SCOOP !)

parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail1
La zibeline d’Antea est bien différente : aucun bijou ne la transcende, l’anneau transperce son museau et ses vrais dents font rictus. La chaîne se prolonge par un détail qui a échappé aux commentateurs : un cordon qui tombe droit , se perd derrière la robe et dont les couleurs noir et blanc l’assortissent au tablier ou à la sous-robe (visible par ses manches bouffantes).

Autant la ceinture de la comtesse proclamait sa fierté dynastique, autant celle à peine visible d’Antea est du registre de l’intime, du dénouage discret.



parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2
On pourrait presque supposer que le majeur de la main nue désigne l’emplacement où était nouée cette ceinture.


Psautier d’Ormesby MS. Douce 366 1310–35Psautier d’Ormesby, 1310–35, MS. Douce 366 fol. 131 r.

A l’époque médiévale, les petits animaux fourrés étaient des symboles sexuels plutôt féminins : c’est ici le cas du chat et de l’écureuil, tandis que le rat et l’épée sont dans le camp des objets pénétrants [7a].

Il est probable qu’à la Renaissance, ce vieux symbolisme s’était inversé : la longue bête fourrée que les belles dames manipulent de toutes les manières possibles (en laisse, à l’épaule, sur le bras, dans la main) fait plutôt référence aux hommes qu’elles captivent : d’autant que ces fourrures de grand prix leur servaient souvent de présent  dans les affaires de coeur.


parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail1 parmesan 1524 - 1527 antea Capodimonte detail2

Le gant qui se joue des dents inoffensives, et la main nue qui manipule un gros collier tout en désignant un espace libre, évoquent un mélange de brutalité et de séduction qui pourrait bien confirmer la tradition : cette très belle jeune femme change d’amant comme elle dénoue sa zibeline.


Un portrait de famille

Veronese 1551-2 Portrait_of_Countess_Livia_da_Porto_Thiene_and_her_Daughter_Deidamia_-_Walters_Art Museum baltimoreLa comtesse Livia da Porto Thiene et sa fille, Walters Art Museum, Baltimore Count Iseppo da Porto.*oil on canvas.*207 x 137 cm.*circa 1552Le comte Iseppo da Porto et son fils, Offices

Véronèse, 1551-2

Ce pendant grandeur nature s’intégrait dans la décoration du palais des Da Porto à Vicence probablement de part et d’autre d’une fenêtre si l’on en juge par la direction des ombres. C’est cet effet de trompe-l’oeil, comme si la famille comtale sortait du mur à la rencontre du visiteur, qui justifie l’inversion de l’ordre héraldique (dans les portraits maritaux, les femmes et filles sont toujours à droite, voir 1-3 Couples irréguliers). Nous ne sommes pas ici dans une réception officielle, comme chez les San Segondo, mais dans un accueil qui se veut familier.

En symétrie avec la fillette, la zibeline a ici pleinement son acception maternelle : la comtesse était probablement enceinte au moment du portrait, et la grande soeur ouvre le manteau fourré comme pour attirer l’attention sur son ventre.

Du côté des hommes, le garçonnet imite son père en tout point : chausses noires, manteau noir fourré, petite épée au côté et coiffure identique. Il lui manque les gants, accessoire d’homme adulte qui va de pair avec le maniement des armes.

Cette représentation strictement sexuée, où zibeline et gants sont dans leurs camps respectifs, illustre ce que pouvait avoir de provocant le portrait d’Antea , s’appropriant le gant d’un homme pour en tenir un autre en laisse.



Un gant de seigneur, chez Mostaert

Portrait de Jan van Wassenaer (1483-1523), vicomte de Leyde, gouverneur de la Frise. zibeline et gants

Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise
Jan Mostaert, 1520-22, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec

Le gouverneur arbore l’insigne de l’ordre de la Toison d’or, et la cicatrice d’une blessure reçue au siège de Padoue. S’il regarde vers la gauche, contrairement à l’habitude dans les portraits officiels, c’est pour qu’on voie bien son profil guerrier : on remarque à l’arrière-plan gauche une troupe à pied qui se dirige vers une ferme en flammes. La scène de droite (des cavaliers qui reçoivent une caravane orientale) reste inexpliquée. La médaille de la Vierge sur le béret porte la devise « Mater Maria Mater Gratiae ».



Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail bague
Ce qui nous intéresse ici est un autre bijou : la chevalière à son index gauche et le gant à crevés qui permet de la montrer.



Jan_Mostaert_-_Portrait_of_a_Young_Man_-Walker Art Gallery liverpool 1520 caPortrait d’un jeune homme
Jan Mostaert, 1530-40, Walker Art Gallery, Liverpool

On retrouve ici le même dispositif, à la fois pratique (éviter de trouer le gant) et ostentatoire (afficher sa noble extraction). On ne sait rien sur le jeune homme, pas même pourquoi la chasse de Saint Hubert apparaît à l’arrière-plan, à côté d’un concert champêtre [8].



Un gant évangélique (SCOOP !)

Les éléments accumulés jusqu’ici vont nous aider, en conclusion, à déchiffrer un tableau particulièrement résistant.

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresdenCouple d’amoureux, attribué à Altobello Melone (1491-1543) ou Romanino (1485-1566), Gemäldegalerie, Dresde

Ce tableau peu connu a fait l’objet récemment d’une analyse très détaillée et scrupuleuse par Cornelius Lange [9] : elle a mis en lumière une série de motifs très particuliers qui semblent aller dans tous les sens, sans qu’un thème d’ensemble ne se dégage.


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Des éléments symboliques

La partie droite concentre des objets manifestement symboliques, mais qui résistent à l’analyse.

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liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail gant

Un gant contradictoire

Le gant présente un pouce et un majeur coupés, exactement comme dans les Tricheurs qui datent de la toute fin du siècle. Or comme nous l’avons vu, le gant représenté par Caravage n’est pas un accessoire réaliste, mais un objet « téléphoné », destiné à nous faire comprendre que celui qui le porte est un tricheur.

Soit Caravage avait vu le tableau de notre peintre anonyme (à Crémone pour Melone, à Brescia pour Romanino), soit les deux artistes se sont alimentés à la même source : peut être un costume conventionnel dans les comédies de l’époque ?

Mais le gant tient aussi du modèle sophistiqué de Jan Mostaert, avec son ouverture pratiquée dans l’index pour montrer la chevalière.

Comment concilier ces deux figures contradictoires du tricheur et du fils de famille ?


Le bucrane ailé

Juste au dessus du gant est gravé dans la pierre un crâne de bélier ailé, portant une petite sphère. Il se trouve que cet emblème n’a pas d’autre exemple connu.


Scuola Grande di San Fantin 1592-1600 (Ateneo Veneto)Scuola Grande di San Fantin (Ateneo Veneto), 1592-1600, Venise

Cornelius Lange a retrouvé un motif similaire dans les trois fenêtres de cette façade largement postérieure. Mais ils s’agit de ici de crânes de cheval, qu’il faut lire probablement en contrepoint du crâne d’Adam au pied de la Croix, juste au dessus (sur ce motif rare, voir 3 : en terre chrétienne).


Attr Jean Goujon 1536-44 Tombeau de Louis de Breze Cathedrale Notre Dame RouenTombeau de Louis de Brézé
Attribué à Jean Goujon, 1536-44, Cathédrale Notre Dame, Rouen

Plus proche dans le temps, cette décoration funéraire ne montre pas les crânes, mais les têtes ailées d’un bouc et d’une chèvre. Voici la traduction de l’inscription de gauche :

« Oh Louis de Brézé ! Diane de Poitiers, désolée de la mort de son mari, t’a élevé ce sépulcre. Elle te fut inséparable et fidèle épouse dans le lit conjugal, elle te le sera de même dans le tombeau. »

Si l’on remarque que les ailes du bouc sont dirigées vers le ciel et celles de la chèvre vers la terre, il y a peu de doute que les deux têtes représentent, d’une manière sublimée, antiquisante et cryptique, la fidélité têtue du couple par delà la mort.


Juan-de-Horozco-y-Covarrubias-Emblemas-morales 1586Juan de Horozco y Covarrubias, Emblemas morales, 1586

Le motif du crâne de boeuf, surplombé par une roue de la fortune ailée et couronnée, illustre de manière transparente le motto :

Que la fortune soit en proportion du travail

 PAR SIT FORTUNA LABORO

L’emblème est trop tardif pour notre tableau, et un crâne de bélier n’évoque en rien la notion de travail.


In morte vita, Joannes Sambucus, Emblemata, 1564In morte vita, Joannes Sambucus, Emblemata, 1564

Le motif du crâne humain ailé, aujourd’hui si courant, ne s’est développé comme symbole funéraire qu’au cours du XVIIème siècle. Au XVIème, il apparaît dans cet emblème de 1564. Le texte [10] explique que le crâne sans peau, la trompette, le sablier sur le livre, le laurier, le globe, et la « Renommée messagère (nuntia fama) » figurent tous sur le tombeau de l’humaniste Lodovicus Vives, mort à Bruges en 1540. L’expression étrange cite un vers d’Ovide :

 

La Renommée messagère volant avec ses plumes

Enéide, Livre IX

Nuntia fama volitans pennata

Ainsi le symbole des ailes s’applique à l’ensemble du motif, pas spécifiquement au crâne, et signifie la Renommée.

En fait la pierre tombale de Vives, à l’église Saint Donatien de Bruges, ne comportait que ses armoiries [11]. L’emblème est donc bien une invention de Sambucus en 1564, largement postérieure à notre tableau.


Résumons-nous :

Notre crâne de bélier ailé n’est pas une édulcoration du crâne humain ailé, symbole funéraire qui n’existait pas à l’époque. Il n’a pas été copié ailleurs, mais inventé spécifiquement dans le contexte du tableau, en combinant deux motifs antiques : un bucrane modifié (le boeuf étant remplacé par un bélier)  et des ailes, qui pouvaient être lues à l’époque comme le symbole de la renommée.

Un dernier symbole étrange est le bout de bâton en biais dans le coin de la fenêtre, dont on ne sait s’il est posé sur le rebord ou bien plus bas, à l’extérieur.


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Double portrait ou scène de genre ?

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Une devise ou un rébus ?

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail vetements
Le médaillon du béret montre un volatile blanc (probablement un coq) avec l’expression laconique « Fin che (Jusqu’à ce que) ». Comme il n’y pas de motto connu à l’époque commençant par ces deux mots, il est vraisemblable qu’il ne s’agit pas d’une devise personnelle, mais d’une sorte de rébus incluant le coq. On peut alors penser à l’expression évangélique « avant que le coq ne chante ».


A_Loving_Couple_Altobello_Melone Musee des beaux-arts, Budapest detailCouple d’amoureux (copie), Musée des beaux-arts, Budapest

Ce rébus a dû poser problème dès l’époque, puisque dans la copie de Budapest, la devise a été remplacée par le mot grec AETOU (aigle) ou plus probablement les lettres AEIOU, signe que le copiste n’avait pas compris le rébus. A noter qu’il a également omis le trou du gant au niveau de la chevalière.


Des symboles galants

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail brinVersion de Dresde (détail)

Le copiste de Budapest, en revanche, a bien compris ces deux détails :

  • le brin végétal passé derrière le médaillon (probablement une plante odorante)
  • le brin floral dans les cheveux de la fille.

Nous sommes bien dans le registre de l’amourette, avec probablement une allusion ironique : car le brin fiché derrière le coq, en rappelant le plumet derrière le béret, sous-entend que le jeune homme est lui-aussi un coq.

Du coup, on est fondé à se demander si les ailes derrière la tête de bélier ne font pas, tout simplement, allusion à une vigueur sexuelle renommée.


liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail baton

Et si le bâton dressé dans l’orifice de la fenêtre (lui aussi repris par le copiste) n’est pas une troisième manière de dire la même chose.


En aparté : le premier portait de couple italien

Lorenzo_Lotto 1525 Micer_Marsilio_Cassotti_y_su_esposa_Faustina PradoMessire Marsilio Cassotti et son épouse Faustina
Lorenzo Lotto, 1525, Prado

Ce tableau constitue un jalon bien connu, puisqu’il signe l’arrivée en Italie du double portait de couple, inspiré d’exemples nordiques.

Le contenu symbolique, copieux, est parfaitement élucidé par la notice du musée [12] :

Cupidon met un joug sur les épaules des mariés en référence aux obligations qu’ils contractent lors de leur mariage. Les feuilles de laurier qui y pussent symbolisent la vertu, ici la fidélité entre les époux. Lotto illustre le moment culminant de la cérémonie : l’échange des vœux, lorsque Marsile s’apprête à introduire l’alliance dans le troisième doigt de la main gauche de Faustine d’où, selon une théorie qui remonte au moins à saint Isidore de Séville, une veine remontait directement au cœur. Faustine est habillée de rouge, la couleur préférée des mariées vénitiennes, et porte un collier de perles, symbole de l’assujettissement de la femme à son mari, connu à l’époque sous le nom de vinculum amoris. Elle porte également un camée à l’effigie de Faustine la Majeure , épouse dévouée de l’empereur Antonin le Pieux et incarnation de l’épouse parfaite….
Cette lecture iconographique n’explique cependant pas le sens ultime de l’œuvre. Marsilio s’est marié à l’âge de vingt et un ans (un très jeune âge à Bergame ), un an après avoir été émancipé par son père. Celui-ci voulait que Lotto représente le moment culminant du « caprice » de son fils, qu’il avertit ainsi que le mariage est toujours un joug, aussi léger soit-il… Le ton ironique du tableau, déjà souligné par Berenson , est souligné par le sourire de Cupidon , étranger par principe à un acte aussi solennel que des fiançailles. »



Un double portrait théorique

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden
Notre tableau, qui doit être postérieur de quelques années seulement, défriche donc la même nouveauté, iconographique, avec le même goût pour la profusion de symboles et la même touche d’ironie. Mais il s’en écarte sur plusieurs points :

  • cadrage serré, très exceptionnel pour l’époque ;
  • emblèmes fabriqués pour l’occasion ;
  • motto au sens ouvert ;
  • gestes sans decorum (le gant troué caressant l’épaule) ;
  • postures discordantes : l’homme au visage très caractérisé nous regarde avec intensité (pourquoi pas un autoportrait ?) tandis que le visage de la femme, plus générique, part en arrière et se trouve à moitié dans l’ombre.

Tous ces éléments rendent impossible qu’il s’agisse du portrait d’un couple réel. En outre, d’autres détails ne peuvent s’expliquer que dans une lecture ironique :

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail vetements

  • au gant usé fait écho la manche décousue ;
  • à la croix vertueuse de la fille s’opposent deux éléments de désordre : le collier décalé (l’ouverture est à gauche) et le bout de foulard qui s’insère dans l’échancrure, ouvrant le chemin à l’index ganté.


Une autre nouveauté iconographique

Lucas de Leyde 1517 Scene de Taverne (l'enfant prodigue) BNFScène de Taverne (le Fils prodigue), Lucas de Leyde, 1517, BNF

Cornelius Lange rapproche à juste titre le geste osé du garçon de celui de ce naïf pris aux pièges d’une taverne : pendant qu’il enlace la fille, celle-ci passe son bras dans l’autre sens pour subtiliser sa seconde bourse, tandis que la première bourse file déjà par la porte.

Ce type de composition, à la fois scène de genre égrillarde (la taverne),  moralisatrice (les dangers des plaisirs) et évangélique (la parabole du Fils Prodigue) était suffisamment nouveau pour que l’artiste ait jugé bon d’attirer l’attention du spectateur par le phylactère :

Attention à ce qui va se passer

Wacht hoet varen sal

Le sens métaphorique des deux bourses est agréablement complété par le bâton noueux que le fou pose sur le bord de la fenêtre, et confirmé par un autre détail.


La gravure de la BNF étant l’unique exemplaire original connu (il en existe des copies inversées par Jan Thiel, vers 1590), il serait aventureux de prétendre que notre peintre italien s’en soit directement inspiré. Mais il a pu imaginer le même sous-entendu pour le bâton posé dans l’angle de la fenêtre.

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Une lecture évangélique (SCOOP !)

Le rébus du médaillon nous avait déjà mis sur la piste d’une lecture évangélique : « jusqu’à ce que le coq chante », qui peut maintenant se préciser : « profite de la nuit et de ses plaisirs jusqu’à ce que… ».

Dès lors tous les détails s’emboîtent :

  • le trou montrant le chevalière désigne l’homme comme un fils de famille ;
  • l’usure de ses vêtements montre que ses moyens sont bientôt épuisés ;
  • le motif du « bélier ailé » est une autre manière de signifier que le temps des plaisirs charnels va s’envoler ;
  • enfin, la croix en biais sur la poitrine de la fille, est vouée à se redresser.

liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden detail baton
Le bâton lui aussi en biais, omis par les commentateurs, se révèle finalement crucial, par la double lecture qu’il autorise :

  • s’il est posé sur le rebord, il symbolise une virilité en situation précaire ;
  • s’il est posé sur le sol, il évoque un bâton de voyageur.

On voit d’ailleurs, au dessus de la facilité des ailes, le chemin par lequel  le Fils prodigue va bientôt retourner chez son père.


Références :
[0a] Peter Stallybrass, Ann Rosalind Jones « Fetishizing the Glove in Renaissance Europe » Critical Inquiry, Vol. 28, No. 1, Things (Autumn, 2001) https://www.jstor.org/stable/1344263
[0b] Chriscinda Henry, « Whorish Civility and Other ricks of Seduction in Venetian Courtesan Representation » dans Allison Levy, « Sex acts in early modern Italy : practice, performance, perversion, punishment »
[0c] Antonella Fenech Kroke « Geste et désir dans les imaginaires du jeu », in L’invention du geste amoureux. Anthropologie de la séduction dans les arts visuels de l’Antiquité à nos jours » , V. Boudier, G. Careri et E. Myara éd., Peter Lang, 2020
https://www.academia.edu/34889616/_Geste_et_d%C3%A9sir_dans_les_imaginaires_du_jeu_in_Linvention_du_geste_amoureux_Anthropologie_de_la_s%C3%A9duction_dans_les_arts_visuels_de_l_Antiquit%C3%A9_%C3%A0_nos_joursactes_coll_V_Boudier_G_Careri_et_E_Myara_%C3%A9d_Peter_Lang_2020_p_167_198
[1a] Keith Christiansen « A Caravaggio Rediscovered, the Lute Player » https://www.metmuseum.org/art/metpublications/a_caravaggio_rediscovered_the_lute_player
[2] Le vite de’ pittori, scultori ed architetti moderni co’ loro ritratti al naturale scritte da Giov. Pietro Bellori, per il successore al Mascardi, a spese di Francesco Ricciardo, e Giuseppe Buono, 1728
[4] Christoph Luitpold Frommel ·« Caravaggios Frühwerk und der Kardinal Francesco Maria Del Monte » dans Storia dell’arte, 9/10 (1971), pp. 5-52
https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/6607/1/Frommel_Caravaggios_Fruehwerk_und_der_Kardinal_Francesco_Maria_Del_Monte_1971.pdf
[5] Par exemple, le Sainte Catherine aujourd’hui dans la collection Thyssen est donné pour 7 palmes, alors qu’il en mesure 7,8 x 6 (173 × 133 cm).
[6] Gail Feigenbaum, “Gamblers, Cheats, and Fortune-Tellers” in Philip Conisbee et al., Georges de La Tour and His World p 158 https://www.academia.edu/32079466/Gamblers_Cheats_and_Fortune_Tellers
[7a] Sur le double sens sexuel de cette scène de fiançailles, voir Lucy Freeman Sandler « Studies in Manuscript Illumination, 1200-1400 » chapitre 3 « A bawdy betrothal in the Ormesby Psalter », p 33 https://books.google.fr/books?id=rpbMEAAAQBAJ&pg=PA33
[9] Cornelius Lange, « The Dresden Loving Couple and its copies: thoughts on iconography and authorship » Arte Lombarda , 2015, Nuova serie, No. 173/174 (1-2) (2015), pp. 144-154 https://www.jstor.org/stable/24814988
[10]
Qui vigiles studiis noctes egere, diesque
Parcere non oculis, nec voluere sibi:
Hos celebres lato nomen disseminat orbe,
Ac simul in caelum fata suprema vehunt.
Mortua non mors est, quae etiam post funera vivit,
Hoc decus à Musis, praemia tanta ferunt.
Id cute nudatum caput, & tuba, vitra libelli,
Hora refert, laurus, nuntia fama, globus.
Ista ferè Brugis, Vives Lodovice, sepulchro
Addita sunt vestro symbola marmoreo.
Pour la traductionn anglaise :
https://www.emblems.arts.gla.ac.uk/french/emblem.php?id=FSAb081
[11] « Inscriptions funéraires et monumentales de la Flandre », Volumes 1 à 2 p 148
https://books.google.fr/books?id=0lk-AAAAcAAJ&pg=RA2-PA148

8 Vénus et Mars : pour conclure

2 mars 2023

Et une cinquantième interprétation au compteur !

Article précédent : 7 Le mystère du fruit vert



Généalogie des interprétations

En parcourant les quarante sept interprétations discutées par Paoli (plus la sienne et celle de S.Toussaint), on peut grossièrement distinguer trois grands courants, à partir desquelles les interprètes se livrent à des panachages variés

1) Le courant idéalisant

Principaux représentants : Robb (1935), Gombrich (1945, Ferruolo (1955), Wind (1958)

Il s’agit d’éclairer l’oeuvre par le climat intellectuel florentin, très imprégné de néo-platonisme et  d’astrologie, l’idée générale étant que l‘Amour est plus fort que la Guerre et/ou que Vénus tempère Mars. A l’extrême, vu l’absence de ses attributs habituels, certains doutent que la femme représente Vénus : il pourrait s’agir d’une allégorie de la Paix [1].


Mantegna 1495 Mars et Venus (detail) LouvreMars et Vénus (détail), Mantegna, 1495, Louvre

Un exemple de cette mythologie idéalisée, non-florentin cependant, est le couple Mars-Vénus que Mantegna fait figurer au sommet du Parnasse, tandis qu’Antéros, l’Amour céleste, décoche une flèche sur l’entrejambe de Vulcain. Il s’agit de vanter l’épanouissement des arts (Apollon et les Muses) sous le gouvernement d’Isabelle d’Este (Vénus) et de Francesco Gonzague (Mars).


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2) Le courant historien

On s’attache à reconnaître dans Vénus et Mars des célébrités contemporaines :

  • célèbres amours de Simonetta Vespucci avec Julien de Médicis ;
  • mariage de Lucrèce de Médicis avec Jacopo di Giovanni Salviati ;
  • adultère de Simonetta Vespucci avec Alphonso, duc de Calabre ([0]; p 84)

Basée sur des ressemblances supposées, cette voie est comme souvent décevante, et n’a abouti à aucune unanimité.


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3) Le courant satirique et grivois

Principaux représentants : Barolsky (1978), Toussaint (2023)

On ose désormais remarquer les détails passés auparavant sous silence. L’idée générale est que le sommeil de Mars dénote son incapacité à satisfaire Vénus, soit pace qu’il a déjà donné, soit parce qu’il n’est pas intéressé par les dames.


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Les difficultés du panneau

La floraison des interprétations s’explique par la nécessité de louvoyer entre les difficultés iconographiques  :

  • seul cas connu où Vénus est habillée et Mars vêtu ;
  • seul cas connu où les putti qui accompagnent Vénus sont cornus et sans ailes ;
  • aucun attribut de Vénus ;
  • absence de Cupidon et de Vulcain.

Botticelli_Venus_Mars detail plantes
Par ailleurs, aucune fleur n’est représentée, et les rares plantes (pimprenelle, plantain et salsifi sauvage) sont dans leur état pré-vernal ([0], p 71), alors que tous les textes situent au printemps les amours entre Vénus et Mars.

Il semble que la recherche de sources soit désormais parvenue à son terme, et il est peu probable qu’un élément nouveau permette de trancher entre les interprétations.


Botticelli_Venus_Mars schema anomalies
Pour finir, le panneau présente de nombreuses incongruités, qui ont été mises en évidence peu à peu :

  • médaillon tenant les fausses tresses
  • jambe absente de Vénus
  • orteil coiffé de Mars
  • trou à guêpes et trou fermé
  • tige de fer magique
  • courge discrète.

Il est déjà si compliqué d’expliquer les grandes difficultés que personne n’a tenté d’interprétation incluant ces détails incongrus. Pourtant, dans toute controverse scientifique bloquée, c’est la prise en compte des petites anomalies qui donne un élan nouveau.

Nous allons voir qu’il est possible de leur trouver une certaine cohérence.



Ma proposition de lecture (SCOOP !)

Un détournement généralisé

Tous les commentateurs classent le panneau dans la lignée des deux grandes compositions (« Le Printemps » et la « Naissance de Vénus ») où Botticelli fait valoir son originalité dans le traitement de sujets mythologiques connus.

Or il se trouve que, dans Mars et Vénus, les difficultés iconographiques sont, toutes, des inversions :

  • le Dieu de la guerre est un adolescent imberbe et nu ;
  • la déesse de l’Amour porte une robe blanche de mariée ([0], p 71) ;
  • ses garçons d’honneur portent des cornes, signe bien établi de cocuage : Paoli ([0], p 73 ) en donne de nombreux exemples contemporains.
  • l’absence d’attributs a pour but de désacraliser la scène ;
  • le climat hivernal est une inversion comique : personne ne fait l’amour dehors au mois de février.

Un point supplémentaire est que Vénus se trouve à gauche et Mars à droite : inversion délibérée de la règle héraldique qui, dans un couple marital, place toujours l’époux à gauche (voir 1-3 Couples irréguliers) : au premier coup d’oeil, la composition insiste sur le fait qu’il s’agit d’un couple illégitime (Mantegna, dans son « Parnasse », représente en revanche un couple officiel).


Autel des Jumeaux, 124 ap JC, trouve a Ostia Antica, Musee Massimo RomaAutel des Jumeaux, 124 ap JC, trouvé à Ostia Antica, Museo Nazionale, Rome

Un dernier point est qu’on n’a pas trouvé de sculpture antique dont Botticelli aurait pu s’inspirer : de plus, dans celles qu’on connaît aujourd’hui, Vénus et Mars sont représentés debout. A supposer que Botticelli se soit inspiré d’une oeuvre antique aujourd’hui perdue, il y a toutes les chances que la position allongée constitue une inversion supplémentaire.


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Une fantaisie boccacienne (SCOOP !)

Alors que les sources littéraires sont nombreuses, Botticelli est donc le tout premier artiste, depuis l’antiquité, à avoir imaginé une représentation autonome du couple Vénus-Mars ([0], p 70).


Miroir florentin avec Venus et Mars 1460-65 VadA museumMiroir florentin avec Vénus et Mars, 1460-65, Victoria and Albert museum

En fait, il existe un seul précédent, qui montre Vénus et Mars assis, accompagnés d’Amours ailés. Ici, les deux amants sont nus, et Vénus se fait coiffer pendant que Mars dort. Il n’y a donc pas de problème à imaginer la « moralité » du miroir : fais-toi belle pour faire (et refaire) l’amour.

Il est fort possible que Botticelli soit parti de ce motif décoratif en vogue à Florence, pour développer l’idée : « comment réveiller l’amant qui dort ».


Botticelli_Venus_Mars schema sexuel

Pour cela, Vénus envoie ses panisques cornus détourner les armes de Mars, et lui fourrer sa conque pour ainsi dire sous le nez, ainsi que d’autres orifices (en rose). En retour, Mars n’a à proposer que son épée inutilisable, son index flaccide et son orteil empêché (en bleu).

Le médaillon entre dans cette entreprise de séduction : car, comme le remarque Zöllner [2], dénouer les chevaux équivaut à se dénuder en même temps.

On peut se demander si l’ensemble ne constitue pas une sorte de parodie d’amour courtois, avec une Dame nymphomane et un Chevalier empêché se gelant dans un jardin mal clos.


Botticelli_Venus_Mars schema grivois

Dans cette interprétation boccacienne, le panneau développerait toute une imagerie didactique à l’usage des jeunes époux :

  • gestuelle suggestive des deux partenaires (en bleu et rose) ;
  • collection d’expressions triviales à découvrir chez les panisques.

Dans un contexte nuptial, il se peut que la « trique de Vulcain », l’objet le plus difficile à découvrir, soit une exhortation à en rester aux ébats légitimes, finalement moins décevants : à la lance fragile de l’amateur de tournois,  mieux vaut préférer le pilon fidèle  du forgeron.


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Un sujet botticellien (SCOOP !)

Il est temps de revenir sur un détail capital que personne n’a commenté (sauf Clarke [3] )


Hermaphrodite, Copie romaine d'un original grec, Museo Nazionale Palazzo Massimo alle Terme Rome,Hermaphrodite, Copie romaine d’un original grec, Museo Nazionale, Rome

Les florentins cultivés ne pouvaient manquer de reconnaître le pied de l’Hermaphodite romain, puisque Ghiberti en avait fait l’éloge quelques années plus tôt :

« Une des jambes était tendue et avait attrapé le drap avec le gros orteil. Ce détail de tirer le drap démontrait un art merveilleux.«  Lorenzo Ghiberti [4]

Ghiberti parle du détail comme d’un morceau de bravoure sculptural, mais il est clair que, comparé au pénis endormi du bel ambigu, cet orteil coiffé symbolise une forme divine d’auto-pénétration.

Malgré l’absence de seins, comment ne pas admettre l’évidence que le sommeil de Mars est celui de l’Hermaphrodite ?

Par ailleurs, le médaillon oppose une impossibilité pratique aux interprétations de ce sommeil par le repos après l’Amour : car autant il se prête à un effeuillage express, autant il complique l’habillage. Si le couple venait de faire l’amour, pourquoi Vénus aurait-elle pris la peine de se rhabiller ?


Enfin d’autres détails vont dans le sens de l’hermaphrodisme :

Botticelli_Venus_Mars_Sexe_Branches_Coupees
Le nid de guêpes (ou de frelons) n’est pas exactement un trou dans l’arbre, mais une crevasse qui s’est formée au bout d’une branche, coupée ras à quelques centimètres du tronc. Ce motif de la branche coupée et trouée est répété deux autres fois : en dessous du nid de guêpes, et à gauche du tronc, dans la pénombre, juste au dessus de la conque. Conque qui nous place d’ailleurs dans le même inconfort symbolique : vaginale par son orifice mais phallique par l’usage qu’en fait le panisque.


Botticelli_Venus_Mars_Superposition
Quand par l’imagination on replie le panneau par le milieu, on voit bien la Déesse et le Dieu se superposer, chacun donnant à l’autre ce qui manque à son sexe. Ainsi la symétrie en miroir du panneau est elle-même, par construction, un éloge de l’hermaphrodisme.


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Une composition robuste

La composition, très robuste, ne révèle sa simplicité qu’après avoir défriché tout un réseau de fausses pistes.


Botticelli_Venus_Mars schema final 1

La main droite des deux dieux affiche leur objectif officiel, en terme de sexualité ordinaire :

  • encercler le rubis par ses perles, pour la déesse de l’Amour ;
  • prendre la ville encerclée de tours, pour le dieu de la Guerre.

Botticelli_Venus_Mars schema final 2
La mauvaise main, la gauche, révèle leur histoire secrète. Stéphane Toussaint a bien vu l‘allusion copulatoire, dans la rondelle autour de la lance, mais l’a interprétée dans un sens strictement homosexuel ([5], p 84), alors qu’elle se situe à l’aplomb de la main gauche de Vénus. Or nous savons maintenant qu’il existe, à l’aplomb de la main gauche de Mars, une autre « garde » métallique, celle de l’épée déconstruite et refondue.

Ainsi :

  • la main gauche de Vénus indique ce qu’elle imagine en se masturbant : son accouplement avec Mars, contrarié par l’orteil hermaphrodite ;
  • la main gauche de Mars s’interpose entre le pilon de Vulcain et la conque de Vénus, sans toucher ni l’une ni l’autre : car le dieu endormi se rêve hermaphrodite, échappant au combat des sexes.

Nous rejoignons ici l’idée néo-platonicienne d’un amour céleste, retrouvant la perfection de l’androgyne primitif.


Botticelli_Venus_Mars schema final 3

Enfin, la tranche de droite (en rouge) fonctionne sur le registre du tiers exclu, où se concentre tout ce qui échappe au thème principal. Il devrait s’agir d’un sens licencieux, puisque les objets s’accumulent autour d’une main gauche, celle du quatrième panisque. A proximité de ce gamin grimaçant, habitant une armure d’homme trop grande, on découvre :

  • un trou mielleux, à guêpes ou à frelon, possiblement l’emblème parlant des Vespucci (ou pire) ;
  • un trou fermé ;
  • une pomme (« pomo », le pommeau de l’épée) ;
  • une petite gourde, possiblement la signature parlante de l’artiste.

Sur cette section autobiographique du tableau, je laisserai chacun se faire son idée.


Références :
[0] Marco Paoli « Botticelli : Venere e Marte : parodia di un adulterio nella Firenze di Lorenzo il Magnifico »
[1] Christina Acidini Luchinat « Botticelli : Les allégories mythologiques » 2001
[2] Zöllner, 2005,, cité par Paoli, p 50).
[3] David L Clark. « Botticelli’s Venus and Mars and other apotropaic art for Tuscan bedrooms » , Aurora, The Journal of the History of Art, 2006
[4] Lorenzo Ghiberti, « Commentario III » 1447-1455)
[5] Stéphane Toussaint, « Le rêve de Botticelli », 2023

Le lapin et les volatiles 2

24 février 2023

La symbolique phallique des volatiles, notamment à long cou, est bien connue (voir [13] et L’oiseau licencieux). On se demande ici dans quelle mesure le « cuniculus » pouvait être compris comme le symbole du sexe opposé.

Article précédent : Le lapin et les volatiles 1



Les volaillers

Les scènes de marché sont un décor de choix pour la cohabitation entre volatiles et lapins.

Campi 1580 ca Les volaillers (Pollivendola) Brera detailLes volaillers (Pollivendola), Campi, vers 1580, Brera

Comme beaucoup de tableaux du même genre, celui-ci propose une surenchère dans la diversité : oiseaux sauvages et domestiques, plumées ou pas, tête en haut ou tête en bas, accouplés ou solitaires. On peut y voir simplement la jouissance naïve de l’abondance : mais la multiplication des postures laisse une impression équivoque, celle d’une pré-pornographie se dissimulant dans les volailles.

La symbolique aviaire joue ici à plein dans la figure du jeune homme :

« Il exerce du haut vers le bas un geste de resserrement du cou du volatile qu’il tient entre ses cuisses. Le bec entrouvert du canard, orienté vers le haut, prend place à la hauteur du sexe du garçon. L’idée d’érection n’est pas improbable lorsque l’on sait que Vincenzo Campi semble proposer des détails plastiques équivoques dans bon nombre de ses peintures. Il répond en cela au goût très prononcé de ses contemporains pour l’équivoque, qu’elle soit plastique ou littéraire. » [14]



Campi 1580 ca Les volaillers (Pollivendola) Brera detail
S’exténuant en bas à cette occupation, le jeune homme a en haut le cou étouffé entre les pattes fourrées d’un fort lapin, image probable d’un sexe féminin exigeant : ainsi s’explique le regard amusé de la marchande qui regarde le garçon faire ses premiers pas, tandis qu’elle même s’occupe à cajoler une grosse volaille au cou tendu.


Beuckelaer (atelier) 1573 ca Market scene coll partScène de marché
Beuckelaer (atelier), vers 1573, collection particulière

La même symbolique aviaire et lapinière est ici clairement à l’oeuvre, entre l’homme brandissant une volaille au dessus de ses oeufs, et la femme un lapin aux cuisses vulvaires. Le jeune homme qui se retourne au centre du tableau nous signale qu’il y a bien là quelque chose à deviner.


Michele_Pace_Del_Campidoglio 1650-70 _Still-Life_with_a_Female_Figure coll partNature morte avec une jeune femme
Michele Pace Del Campidoglio, 1650-70, collection particulière

Ce tableau pourrait être considéré comme un précurseur de l’esthétique pin-up : deux friandises particulièrement suggestives (le melon fracturé et la grenade explosée) encadrent un intrus, le minuscule lapin blanc,  d’où l’oeil monte vers la gorge dénudée de la jeune fille qui nous propose ses bons fruits.

Les cas où la symbolique sexuelle du lapin est aussi appuyée sont rares. La plupart du temps; l’allusion est si discrète qu’elle passe inaperçue.


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Les lapins de Metsu (SCOOP !)

Vita Luxuriosa

Vita luxuriosa, illustration de Weenix pour « Recht ghebruyck ende misbruyck, van tydlycke have : van rijckdom, nodruft en ghebreck ick beluyck t’onzaligh misbruyck, mettet zaligh ghebruyck », Anvers, 1585

Qui donne à son ventre ce qu’il a pris aux pauvres
Git dans le Phlegeton, emporté par les maladies
Qui s’occupe de sa peau ne peut jamais, bienveillant,
S’occuper de la gorge du Christ affamé.

Qui sua dat ventri miseris quae tollit egenis,
Sublatus morbis in Phlegethonte iacet .
Qui pellem curat , nunquam solet esse benignus ,
Christo procurans esuriente gulam.

Le lapin dont le ventre bée illustre :

  • littéralement les mots du texte (ventre, peau) ;
  • allusivement, l’idée d’appétit (gorge) ;
  • précisément, l’appétit sexuel féminin, comme l’indique l’inscription « voluptas carnis » (plaisir de la chair)  juste à côté de la femme.


Metsu 1653-54 Woman Selling Game from a Stall Leiden collectionFemme vendant du gibier à un étal, Metsu, 1653-54, Leiden collection

Ce tableau est exceptionnel :

  • par sa très grande taille ;
  • parce qu’elle est la  première des quinze scènes de marché connues de Metsu ;
  • parce que c’est sa première nature morte animalière, sans doute pour rivaliser avec celles d’un spécialiste tel que Weenix.

« Depuis le milieu du XVIe siècle, avec des peintures d’Aertsen et de Beuckelaer, les artistes dépeignent généralement les femmes du marché comme des séductrices, les aliments qu’elles vendent soulignant leur sexualité. Les manches à crevés du corsage rouge de la femme ont sans doute une fonction similaire. Ils ne sont pas conformes à la mode contemporaine, mais ils apparaissent dans des costumes fantastiques portés par les représentations de prostituées et de bouffons de Metsu » [15]


Tandis que l’acheteuse arrive du côté des volailles de petite taille, la marchande plantureuse surplombe une oie au cou proéminent. Ce qu’elle propose à la jeune fille naïve, le lapin aux cuisses ouvertes, c’est la métaphore d’une sexualité épanouïe.


Metsu 1655-57 Jeune fille embrochan Metsu 1655-57 Jeune fille embrochan

Jeune fille embrochant un poulet, Metsu, 1655-57, Alte Pinakothek, Münich

La jeune servante embroche en souriant un poulet éviscéré, plumé et tête en bas, caricature de masculinité ridicule. En contraste, son gros lapin dodu, fourré et cuisses ouvertes, attend d’être embroché par plus habile.


Metsu 1662 Vieil homme vendant de la volaille Gemaldegalerie Alte Meister DresdeVieil homme vendant de la volaille Metsu 1662 Jeune femme vendant de la volaille Gemaldegalerie Alte Meister DresdeJeune femme vendant de la volaille

Metsu, 1662, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Sur ce pendant aux allusions sexuelles appuyées, voir Les pendants de Metsu. Ce qui nous intéresse ici est que Metsu a condensé les deux tableaux en un seul, autour d’une peau de lapin :

Metsu vers 1662 La vieille marchande Gemaldegalerie Alte Meister Dresden. . photo JL Mezieres

La vieille marchande
Metsu, vers 1662, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde (photo JL Mezières)

Le gamin à l’arrière-plan nous indique, comme souvent, qu’il y a un sous-entendu comique. Il faut comprendre que la jeune fille demande à la vieille femme, habile à plumer un pigeon sur son ventre, un conseil pour s’occuper de son lapin.



Natures mortes à poil et à plume

Au retour de la chasse ou à la cuisine, le lièvre ou le lapin, apparié avec des oiseaux, constitue un contraste de textures idéal pour le peintre de nature morte.

Lapin et oiseaux dans les bodegons

En Espagne, les cadavres sont de préférence suspendus verticalement, dans des compositions étranges où la géométrie se mêle avec la crudité anatomique.

bodegon 16 Hiepes 1643-_aves_y_liebre PradoHiepes, 1643, Prado

La forte symétrie centrale tend à faire du quadrupède un oiseau parmi les autres. d’autant que, par une sorte d’ironie macabre, il est placé nez à nez avec deux oeufs. Seul tête en bas parmi tous ces cous en extension, sa plaie vulvaire attire l’oeil de manière délibérement malsaine.


bodegon 17 mariano-nani--PradoMariano Nani, 18ème siècle, Prado bodegon 18 bartolome-montalvo attr 1790-1846 liebres coll partBartolome Montalvo, début 19ème, collection privée

Cette tradition très géométrique se maintient les siècles suivant. Le mode de suspension inversé, par le cou pour les volatiles et par les cuisses pour le lapin, met en évidence ce que chacun offre en matière de métaphore, et crée un effet bizarre de copulation sublimée.


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Lapin et oiseaux dans les natures mortes


Gabriele-Salci-1719-Musee-des-BA-BudapestGabriele Salci, 1719, Musée des Beaux Arts, Budapest

Certains tableaux de chasse procurent un effet de monde à l’envers comme si, grâce à l’alibi de la mort et de l’animalité, ils se complaisaient à disposer les corps dans des poses interdites aux humains. Le ventre sanglant du lièvre est ici exhibé d’une manière particulièrement obscène, en regard du canon qui l’a défloré.

Il serait néanmoins outrancier de prétendre que tous les trophées de chasse avaient des sous-entendus sexuels. Les natures mortes avec volatiles et lapins sont innombrables, et cette cohabitation est avant tout justifiée par le contraste des matière. Parmi les gibiers à fourrure, la petite taille du lièvre facilite également son adoption. Par ailleurs, la chasse aux lièvres était une activité universelle, prisée aussi bien des nobles que des bourgeois.

J’ai ressemblé ci-après quelques échantillons de peintres spécialisés dans ce sous-genre particulier, la nature morte au lapin/lièvre et oiseaux.


Jan Fyt

16 Jan Fyt 1642 Lievre et perdeaux Collection du prince de Lichstenstein Vaduz
Lièvre et perdreaux, Jan Fyt, 1642, Collection du prince de Lichstenstein, Vaduz

16 Jan Fyt A-hunting-still-life-with-a-hare-partridges-a-jay-and-other-birds-on-a-ledgeLièvre, perdrix, geai et autres oiseaux sur une corniche, Jan Fyt, Collection privée 16 JAN FYT STILL-LIFE-WITH-HARE-AND-GAME-BIRDSLièvre et oiseaux sauvage, Jan Fyt, Collection privée

Les plumes et le poil se frôlent dans la promiscuité de la mort.


Adriaen van Utrecht

16 Adriaen van Utrecht 1647 Still life of dead birds and a hare on a table Johnny van Haeften Gallery

Nature morte avec un lièvre et des oiseaux sur une table, Adriaen van Utrecht ,1647, Johnny van Haeften Gallery

Un massacre à ambition encyclopédique : au mileu de ces brochettes d’oiseaux, le lièvre ouvre un oeil tout étonné d’avoir été classé dans ce genre zoologique.


Jan Weenix

16 Jan Weenix 1687 Lievre et oiseaux Stadel Museum FrankfurtLièvre et oiseaux, Jan Weenix, 1687, Städel Museum, Francfort 16 Jan Weenix Nature morte au lievre et aux perdreaux collection particuliereLièvre et perdreaux, Jan Weenix, collection particulière 16 Jan_Weenix 1675 ca_Still_Life_of_a_Dead_Hare,_Partridges,_and_Other_Birds_in_a_Niche_Museum of Fine Arts, HoustonLièvre, perdreaux et autres oiseaux sans une niche, Jan Weenix, Museum of Fine Arts, Houston

Jan Weenix satisfait sa production en série en positionnant différemment toujours les mêmes éléments. Il est donc difficile de trouver un sous-entendu dans l’oiseau qui pique du bec, plus ou moins près de l’entrejambe écartelée du lièvre. Les deux objets hémisphériques pendus au dessus sont un chaperon de faucon, l’ennemi commun de l’un et de l’autre.


Chardin

Contrairement aux hollandais du siècle précédent, Chardin ne cherche pas à composer des trophées tape à l’oeil, artistement disposés. Il place toujours le gibier dans la cuisine, posé sur une étagère de manière naturelle, comme au retour de la chasse ou du marché.


17 Chardin 1728 Musee de la chasse et de la nature paris1728, Musée de la chasse et de la nature, Paris 17 Chardin 1728-30 MET1728-30, MET

Au début de sa carrière, le thème l’intéresse surtout pour ses effets de texture, en contraste avec les couleurs vives des fruits .


17 Chardin 1755 Musee de la chasse et de la nature paris1755, Musée de la chasse et de la nature, Paris 17 Chardin 1760-65 Still Life with Game National Gallery, Washington1760-65, NGA, Washington

Lorsqu’il y revient à la maturité, seuls ou à côté de l’orange à l’éclatante vitalité, les petits cadavres avachis font ressentir toute la cruauté de la mort.


Oudry

17 Oudry 1727 still-life-with-dead-game-and-peaches-in-a-landscape Birmingham Museum of ArtGibier mort et pêches dans un paysage
Oudry, 1727, Birmingham Museum of Art

Oudry suit un peu la même évolution : au départ, un trophée de chasse imité des hollandais.


7 Oudry (ecole), Lievre, canard, bouteilles, pain et fromage, 1742, LouvreLièvre, canard, bouteilles, pain et fromage, Oudry (école), 1742, Louvre 17 Oudry 1746 Perdrix rouge, lapin, citrons, oranges et bouilloire LouvrePerdrix rouge, lapin, citrons, oranges et bouilloire, Oudry, 1746, Louvre 17 Oudry Faisan, lievre et perdrix rouge 1753 LouvreFaisan, lièvre et perdrix rouge, 1753, Louvre

Dans un second temps, il met au point cette étrange chimère : un lièvre aux ailes déployées, suspendu à un piton.


Stadsvy_med_stilleben_(Hugo_Salmson 1863-94 _NationalmuseumstockholmNature morte avec vue sur la ville
Hugo Salmson 1863-94, Nationalmuseum, Stockholm

Au XIXème siècle, on peut citer cette composition très inventive : le couple contre-nature du gibier, pendu à l’envers devant un décor citadin, fait un premier ricochet dans le couple de moineaux sur le garde-corps, et un second dans le couple humain à sa fenêtre : comme si les animaux des champs amenaient l’amour à la ville.


19 Lovis Corinth 1910 Jagdstillleben Hase und RebhuhnernLièvre et faisan, Lovis Corinth, 1910, collection privée 19 Suzanne_VALADON 1930 Nature_morte_au_lapin_et_a_la_perdrix ErmitageLapin et perdrix, Suzanne Valadon, 1930, Ermitage

Au XXème siècle, le genre subsiste chez quelques artistes respectueux des traditions, mais les sous-entendus éventuels se sont perdus.



Diane et son gibier

La figure de Diane permet de combiner les charmes opulents de la chasse et de la chair.

Peter_Paul_Rubens 1616 Diana_and_her_nymphs_spied_upon_by_satyrsDiane et ses nymphes épiées par des satyres
Peter Paul Rubens (pour les figures) et Frans Snyders (pour la nature morte), 1616, Royal Collection, Hampton Court

Rubens n’a pas représenté explicitement l’attribut de la déesse, mais l’a évoqué par la forme en croissant du corps de la femme de gauche : le lévrier fidèle qui dort à ses pieds l’identifie comme étant Diane.

Par rapport aux représentations habituelles de la chaste déesse, ce tableau cumule deux énormes provocations :

  • un satyre enjambe Diane tandis que l’autre la dénude ;
  • le satyre voyeur érige entre ses pattes de bouc un gigantesque tronc noueux.

A côté de ces allusions massives, les deux lièvres et les oiseaux peints par Snyders n’ont pas besoin d’être sexualisés.


Jan Brueghel the Younger 1630-39 _Diana_and_Her_Nymphs_after_Their_Hunt_-_Walters Art Museum BaltimoreDiane et ses nymphes après la chasse
Jan Brueghel le jeune, 1630-39, Walters Art Museum Baltimore

Ce tableau sur le même thème, en moins scandaleux , est également à quatre mains : les figures sont d’un artiste non identifié du cercle de Peter Paul Rubens, le paysage et les animaux de Jan Brueghel le jeune.

Ici la meute de chien et l’amoncellement des proies font rempart entre la sexualité de louve, côté nymphe et satyre, et la sexualité des biches, dans le coin opposé. Perdus dans la masse, les lièvres et les oiseaux ne manifestent pas d’intention particulière.


Jan Fyt et Erasmus Quellinus II Diana_with_Her_Hunting_Dogs_beside_Kill Gemaldegalerie BerlinDiane avec ses chiens et ses trophées de chasse dans un paysage
Jan Fyt et Erasmus Quellinus II, 1630 – 1661, Gemäldegalerie, Berlin

Toujours à quatre mains, cette composition juxtapose les deux genres sur la même toile : nature morte à gauche, scène mythologique à droite.

Pour une fois, Jan Fyt a eu une intention grivoise, en posant le long cou de cygne sur l’entrecuisse d’un lapin. Et les deux moitiés du tableau sont moins indépendantes qu’il ne semble : tandis qu’à droite un chien lève sa truffe vers sa maîtresse adorée, à gauche un autre chien lève la sienne vers l’objet de son appétit : ce qui crée une équivalence visuelle entre les points culminants des deux triangles,  le lièvre au poitrail offert et la déesse au sein dénudé.


Diane et son gibier, chez Boucher

En focalisant le trophée de Diane sur un lièvre et un ou deux oiseaux, Boucher rend à ces animaux toute leur vigueur symbolique.

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_LouvreDiane sortant du bain, Boucher, 1742, Louvre

Dans ce tableau très commenté [16], on passe en général à côté de l’essentiel.


Le collier de perles

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre detail collier
Un premier détail qui devrait intriguer est le collier de perles que Diane manipule ostensiblement : car cette chasseresse n’est pas réputée coquette. En forçant, on pourrait justifier la présence des perles par leur parenté avec la Lune (blanche et changeante) ou comme symbole de pureté : mais ceci ne vaut guère que pour la Vierge, et dans un contexte chrétien (Margarita regni pretiosissima).


Boucher 1746 La_Toilette_de_Vénus Stockholm National MuseumLa Toilette de Vénus
Boucher, 1746, National Museum, Stockholm

En fait le collier de perles que tripote Diane est un double contresens :

  • mythologique : c’est l’attribut naturel de Vénus, née de la mer dans une coquille ;
  • narratif : si le collier était destiné à Diane, il devrait lui être présenté par la nymphe ; de plus elle en porte déjà un dans ses cheveux.

Les pieds de la déesse

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre detail pied
On voit bien que son pied droit frôle l’eau claire du premier plan. Mais que fait exactement son pied gauche, en suspens devant le genou de la nymphe ? Le frôle-t-il ou ne le frôle-t-il pas ?

Le regard à la fois étonné de la nymphe nous répond : Diane est tout simplement en train de lui faire du pied. Et le collier est le présent qui accompagne ses avances.

Le centre du tableau est donc un hommage discret aux amours féminines.


Le lièvre et les deux perdreaux

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre schema

Tout le monde a bien vu les attributs de Diane :

  • à gauche le carquois à côté des deux chiens,
  • à droite l’arc à côté du gibier : un lièvre et deux perdreaux.


François Boucher (1703-1770). "Le Repos des nymphes" ou "Retour de chasse de Diane". Huile sur toile, 1745. Paris, musée Cognacq-Jay.Le Repos des nymphes au retour de la chasse, dit Le Retour de chasse de Diane
Boucher, 1745, Musée Cognacq-Jay, Paris

Trois ans plus tard, Boucher distribuera ces éléments de manière différente : deux carquois, pas d’arc, un lapin et un perdreau à gauche, l’autre au centre.  La chasseresse frôle toujours de son pied nu l’eau cristalline. Si on cherche la sandale qu’elle vient d’ôter, on trouvera son ruban bleu posé à gauche et frôlant, par une ironie discrète, la patte fourrée de sa victime.



Boucher 1745 Le_Repos_des_nymphes_au_retour_de_la_chasse,_dit_Le_Retour_de_chasse_de_Diane Musee_Cognacq-Jay detail
La nymphe fait subir au second perdreau un écartèlement très étrange : tout comme sa maîtresse pince le ruban bleu, d’une main elle lui pince une patte et de l’autre elle lui pince la tête, le pouce bien enfoncé dans l’orbite.

Au XVIIIème siècle , et notamment chez Boucher, un volatile est une métaphore du soupirant en général (voir L’oiseau chéri) et de l’organe viril en particulier (voir L’oiseau licencieux). Le jeu cruel de la nymphe avec le cadavre flasque est donc une image de dérision, celle des compagnes de Diane envers l’orgueil masculin.



Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre detail gibier
Dans la version de 1742, l’allusion sexuelle est plus discrète : un des perdreaux porte à la patte un ruban rouge dénoué, tandis que la patte du lièvre est encore attachée à l’arc par un autre ruban rouge. Cette idée bizarre de se servir d’un arc pour transporter des trophées n’a de sens que métaphorique : Diane sait se montrer impitoyable envers ses soupirants (les deux perdreaux) mais aussi envers celles qui lui sont attachées mais la trahissent (le lièvre). On se rappelle ici l’histoire de la nymphe Callisto, engrossée par Jupiter et punie par Diane, qui la transformera en ourse.


François_Boucher_1744 _Jupiter_et_Callisto Musee des Beaux-Arts Pouchkine, MoscouJupiter et Callisto
Boucher, 1744, Musée des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou

Boucher représentera plusieurs fois cette histoire, alibi commode pour une scène émoustillante entre filles. L’aigle caché à l’arrière-plan nous fait comprendre que celle qui caresse la nymphe au collier de perles n’est pas Diane, mais Jupiter ayant changé de sexe. Au premier plan, le cadavre du perdreau couché sur celui du lièvre rappelle l’hostilité de la déesse envers les amours ordinaires.

Deux siècles après Cosimo et un siècle après Cecco, Boucher exploite à nouveau, à plein, la symbolique sexuelle de l’animal à poils confronté à l’animal à plumes.


Companions_of_Diana_by_François_Boucher,_1745 Fine Arts Museums of San Francisco

Les compagnes de Diane
Boucher, 1745, Fine Arts Museums, San Francisco

Ici Boucher ne s’embarrasse plus d’alibi mythologique : il nous montre deux filles à demi nues dans la campagne, celle avec un arc (la tireuse) lutinant celle avec un carquois (la receveuse). Perdus à côté dans le gris, le lapin et les pigeons symbolisent le manque de peps de la sexualité ordinaire.

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_LouvreLa Nymphe Callisto, séduite par Jupiter sous les traits de Diane
Boucher, 1759, Musée d’art Nelson-Atkins, Kansas City

Boucher restera fidèle à sa rhétorique dans cette version tardive, où seul subsiste le perdreau mort, mais où cohabitent cinq types de flèches qu’il n’est pas trop difficile d’interpréter.





Les zones liminaires

Boucher_1742 Diane_sortant_du_bain_Louvre schema 2Diane sortant du bain, Boucher, 1742, Louvre

Pour en revenir au tout premier tableau sur le thème de la nymphe énamourée, Boucher n’aborde pas encore le thème égrillard de Jupiter travesti. Il se contente d’expurger sur les bords tous les symboles de la sexualité ordinaire :

  • à droite les proies de Diane, tout gibier à poil ou à plume ;
  • à gauche ses chiens, seuls animaux sexués qu’elle tolère, dont l’un arbore ostensiblement ses génitoires.

Tandis que ce chien s’abreuve dans l’étang sombre à l’arrière, la nymphe à quatre pattes, en situation de domesticité animale,  se penche à l’avant vers l’eau claire du bain  de Diane.

L’autre chien – qui devrait donc logiquement être une chienne – lève son museau vers l’arrière-plan, comme alerté par une présence importune. Il s’agit très certainement [17] d’une allusion à un autre mythe lié à Diane, celui du chasseur Actéon qui s’était dissimulé pour l’épier durant son bain. L’allusion est d’autant plus judicieuse, qu’Actéon, transformé en cerf pour sa punition, sera finalement dévoré par les chiens.


Diane et Acteon 1750 ca gravure de Pierre - François Tardieu d'apres Boucher MET inverse1 Les metamorphoses d'Ovide trad. par M. l'abbe Banier, Paris 1761, Volume I p 200 Gallica
Vers 1750, gravure de Pierre – François Tardieu d’après Boucher, MET (inversée) 1761, Gravure d’après un dessin de Boucher, Les métamorphoses d’Ovide, trad. par M. l’abbé Banier, Volume I p 200 Gallica

Diane et Actéon

Boucher ne semble pas avoir traité le thème en peinture : on connaît seulement ces deux gravures assez conventionnelles, où c’est Diane qui désigne aux nymphes effarouchées le péril masculin imminent.


Post-scriptum


Zan_Zig_performing_with_rabbit_and_roses,_magician_poster,_1899-2Le magicien Zan Zig, 1899

Une dernière coïncidence, en guise de coup de chapeau.

Références :
[14] Valérie Boudier « Représenter volailles et volaillères dans la peinture italienne du Cinquecento. Analogies physiques et associations alimentaires dans les tableaux de Campi et Passerotti » https://journals.openedition.org/ethnoecologie/3294
[17] Nina Lobbren « Painting and Narrative in France, from Poussin to Gauguin » p 62 note 27 https://books.google.fr/books?id=ITQrDwAAQBAJ&pg=PA62

Le lapin et les volatiles 1

20 février 2023

1687 Johannes_Hevelius_-_Lepus,_Columba_Canis_MajorJohannes Hevelius, 1687, Les trois constellations Lepus, Columba et Canis Major

C’est par pure coïncidence que les constellations du Lièvre et de la Colombe sont voisines dans le ciel du Sud :

  • la première a été baptisé par Eudoxe de Cnide au IV siècle av. J.-C, sans doute à cause de sa proximité avec le chasseur Orion ;
  • la seconde a été nommée par Johann Bayer en 1603, sans doute à cause de sa proximité avec l’ancienne constellation du Navire Argo, assimilée à l’Arche de Noë.

Cet article discute un autre type de coïncidence, non pas astronomique mais iconographique : un même motif qui revient, pour des raisons différentes, sous le pinceau de plusieurs artistes majeurs.


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En préambule : la symbolique du lapin au début de la Renaissance


Le lapin lubrique

Pisanello_-_Allegory_of_Luxuria_(recto),_c._1426_-_AlbertinaAllégorie de la Luxure, Pisanello, vers 1426, Albertina, Vienne

On peut dire à peu près tout ce qu’on veut sur cette allégorie sans équivalent connu [1], sorte de Vénus sauvage à la coiffure exubérante, vautrée sur une peau de chèvre. Le lapin semble ici renouer avec la symbolique médiévale et péjorative de l’animal lubrique.


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Le lapin vénusien

Aprile (vers 1470),_francesco_del_cossa, Pallazo Schifanoia, FerrareAvril et les Enfants de Vénus (vers 1470), Francesco del Cossa, Pallazo Schifanoia, Ferrare

Les lapins blanc qui prolifèrent sur la berge ou dans les anfractuosités sont ici des attributs de Vénus, au même titre que les deux cygnes blancs qui tirent sa barque et les deux colombes blanches qui la survolent. Sur la pelouse de gauche, un couple de lièvres, plus grands et de couleur fauve, s’adjoint à la même symbolique de l’amour et de la fertilité.


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Le lapin vénérien

Cy après devise du connil et de toute la nature
Gaston Phebus, Livre de chasse BNF Français 616 fol 26v

En  latin, le mot cuniculus signifie au sens propre le trou, le terrier, et par extension le lapin (d’où l’ancien français connil puis conin).

La combinaison du lapin et d’un volatile remonte à une poésie bien sentie de Catulle :

Tellus l’efféminé, plus mou que le poil du lapin
Que le duvet de l’oie, que le lobe de l’oreille,
Que le membre flasque d’un vieux, qu’un lieu plein de toiles d’araignées.

Catulle, Poésie 25, A Thallus

Cinaede Thalle, mollior cuniculi capillo

vel anseris medullula vel imula oricilla

vel pene languido senis situque araneoso.


A la Renaissance, le poète Angelo Poliziano en fait un  pastiche  savoureux :

 

Fille plus délicieuse
Qu’un petit lièvre et un lapin,
Plus douce que la toile de Chios
Et les plumes d’un caneton ;
Jeune fille plus lascive
Qu’un moineau au printemps,
Ou qu’un écureuil qui folâtre
sur le sein douillet d’une vierge.

Angelo Poliziano, Ode N°8, A sa jeune maîtresse (In puellam suam)

Puella delicatior
Lepuscolo et cunicolo,
Coaque tela mollior
Anserculique plumula;
Puella qua lascivior
Nec vernus est passerculus,
Nec virginis blande sinu
Sciurus usque lusitans;

On remarquera qu’ici, poil et plume imagent équitablement les deux sexes :

  • lapin et caneton pour le féminin (à cause de la douceur) ;
  • moineau et écureuil pour le masculin (à cause de la vivacité et de la queue).

Matteo-Franco-et-Luigi-Pulci-fresque-de-Ghirlandaio-1485-88-Chapelle-Sassetti-Eglise-de-Santa-Trinita-Florence

Matteo Franco et Luigi Pulci, fresque de Ghirlandaio, 1485-88, Chapelle Sassetti, Eglise de Santa Trinita, Florence.

Plus vulgairement, à Florence, « lièvre » était clairement synonyme de « fille », les jeunes garçons faciles étant quant à eux des « cabris ». Ainsi, dans le « Libro dei Sonetti » qui conserve leurs joutes verbales, on retrouve ce conseil cinglant du poète Franco à son rival Pulci :

Laisse les cabris et attrape des lièvres.

Lascia i capretti e piglia delle lepre. Sonnet III [1a]


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Le lapin fécond

Visitation hans Baldung Grien 1516 High altar of Freiburg MinsterHans Baldung Grien, 1516, Maître-autel du monastère de Freiburg Visitation Hans Jakob Strueb 1505 panneau de retable, musee Thyssen, MadridHans Jakob Strueb, 1505, panneau de retable, musée Thyssen, Madrid

Baldung Grien utilise des lapins blancs, de manière très originale, pour évoquer la fécondation miraculeuse en train de se manifester simultanément chez les deux cousines, Elisabeth et Marie. La visualisation directe du contenu des utérus est une spécialité germanique, qu’on retrouve aussi dans l’art byzantin [2]


Cranach le jeune et atelier 1584 Triptyque en forme de coeur Colditzer Altar Germanisches museum NurembergTriptyque en forme de coeur (Colditzer Altar), revers
Cranach le jeune et atelier, 1584, Germanisches Museum, Nuremberg.

Grâce à la coupure des volets, ce revers ose confronter deux scènes théologiquement jumelles, mais graphiquement dangereuses, le moment EVA et le moment AVE :

  • à Adam et Eve, nus, correspondent l’Ange et Marie, habillés ;
  • à la Chute correspond l’Incarnation ;
  • au serpent correspond la colombe ;
  • aux deux couples de lapins et de renards correspond le vide : la sexualité humaine, devenue bestiale, ne peut être corrigée que par une conception surnaturelle.


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Le lapin virginal

Titien 1530 La_Vierge_au_Lapin LouvreLa Vierge au Lapin, Titien, 1530, Louvre

Le titre devrait être au pluriel, puisque le tableau compte deux lapins blancs. On pourrait presque dire que le lapin lubrique, réduit à son râble, sort définitivement du décor tandis que s’installe au centre, à l’aplomb de la main de la Vierge et du clocher, son antithèse symbolique, le lapin chaste :

« Le phénomène de superfétation , où des embryons de différents cycles menstruels sont présents dans l’ utérus , fait que les lièvres et les lapins peuvent donner naissance apparemment sans avoir été fécondés, ce qui les a amenés à être considérés comme des symboles de la virginité. » [3]


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Un lapin alchimique

A cette particularité déjà repérée par Pline [4] s’ajoute la croyance (rapportée par le même Pline) que le lapin peut être hermaphrodite.


Hermaphrodite alchimique Aurora consurgens frontispice Zurich Zentralbibliothek, Ms. Rh. 172 frontispiceHermaphrodite alchimique
Aurora consurgens (frontispice), 14eme siècle, Zürich Zentralbibliothek, Ms. Rh. 172

C’est ce qui lui vaut de figurer dans la main gauche de cet hermaphrodite, en compagnie d’une série d’oiseaux :

  • en haut un grand aigle bleu ,
  • en bas les multiples cadavres de colombes dont il s’est nourri durant la Deuxième Oeuvre (voir 7.2 Présomptions) ,
  • et dans la main droite une chauve-souris.

Celle-ci est considérée à l’époque comme un oiseau, mais avec des caractères de mammifère :

« Longtemps y a qu’on a mis en doute, à sçavoir si la souri-chauve devoit estre mise au nombre des oyseaux ou au rang des animaux terrestres… La voyant voler et avoir aelles l’avons advouée oyseau… Pline et Aristote aussi ont fait entendre qu’ils n’ont ignoré qu’elle allaicte ses petits de deux mammelles de sa poitrine, qui sont en elle comme en l’homme » Pierre BELON, Histoire de la nature des oyseaux » Le Mans, 1555

L’épithète « hermaphroditica » est associée à la chauve-souris dans un seul livre médiéval, où il semble qu’elle signifie plutôt « de deux genres zoologiques » plutôt que « des deux sexes » [5]. C’est en tout cas ce caractère ambigu qui lui vaut d’avoir été choisie pour signifier, en tant qu’oiseau, le principe Volatif, dans la main du principe féminin (le Mercure). Durant la Deuxième oeuvre il fusionne avec le principe Fixe, le lapin, dans la main du principe féminin (le Soufre) [6].


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Des âmes rassurées (SCOOP !)

Girolamo_dai_libri,_il_presepe_dei_conigli, 1500 ca, musee de castelvecchio veroneLa crèche aux lapins
Girolamo dai Libri, vers 1500, musée de Castelvecchio, Vérone

Les deux lièvres blanc et brun dans le trou doivent être mis en relation avec leurs équivalents domestiques, l’âne gris et le boeuf brun dans la grotte. De même que ceux-ci ont protégé l’Enfant, de même l’Enfant va protéger les lièvres, âmes inquiètes toutes prêtes à finir englouties. La Terre est désormais délivrée du Mal, à l’image du lion domestiqué qui veille sur Saint Jérôme au lieu de songer à croquer ses voisins.


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Un saint lapin (SCOOP !)

Giovanni_Bellini 1505 St_Jerome_Reading_in_the_Countryside NGA
Saint Jérôme lisant dans la campagne, Giovanni Bellini, 1505, NGA

Le couple lièvre brun / lapin blanc renvoie aux couleurs du Saint et à des dialectiques appropriée à sa biographie :

  • peau brune / linge blanc ;
  • ermite / citadin ;
  • ruines brunes (monde païen) / port blanc (monde chrétien) ;
  • pêcheur / pénitent.


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Ce symbolisme éminemment labile impose la plus grande prudence, et les interprétations doivent être faites au cas par cas, d’autant plus lorsque le lièvre ou le lapin est couplé, comme dans le motif qui nous occupe, avec un volatile sauvage ou domestique.




Mars et Vénus

Piero_di_Cosimo_-_Venus
Mars et Vénus, Piero di Cosimo, 1500-05

Ce grand panneau au format très allongé est très probablement une spalliera, tête de lit qu’on offrait  en cadeau de mariage aux riches florentins, et dont un autre exemple célèbre est le Mars et Vénus de Botticelli (voir Botticelli).


Le lapin et les deux colombes

Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemaldegalerie_Berlin_-_schema blason
Sous la coudière du premier plan, on devine les deux gants qui manquent à l’armure de Mars. Ainsi tous les éléments transportés par des amours forment dans le paysage une sorte de corps éclaté (flèches bleu sombre). L’épée pointe, quant à elle, en direction des attributs virils de Mars (flèche bleu clair).

Le lapin blanc est, comme tout le monde l’a remarqué, le symbole de ce que Vénus cache sous son voile (flèche rose).

Dans cette logique de blasonnement généralisé, les deux oiseaux ne peuvent pas être, comme on le dit sempiternellement, les colombes de Vénus. L’opposition de couleur classe la blanche dans le camp de Vénus et de son lapin, et la noire dans celui de Mars (flèches jaunes). Ceci dans doute pour exprimer que l’une veille et que l’autre dort.




Le contact des becs est la métaphore du combat que Vénus attend.


La mouche sur l’oreiller (SCOOP !)

Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemäldegalerie_Berlin_-_detail fly
Posée à proximité de l’oreille de Mars, la mouche sur le coussin n’est pas simplement un détail naturaliste ou un morceau de virtuosité gratuite, elle joue dans l’économie du tableau un rôle bien précis (sur les apparitions antérieures de ce motif, voir 4 Préhistoire des mouches feintes ).

Dans Musca, un éloge de la Mouche rédigé par Alberti en 1442-43 en s’inspirant de l’Encomium muscæ de Lucien, l’humaniste prétend que l’insecte descend de Bellonne, la déesse de la guerre, et que son vrombissement a pour effet d’exciter Mars au combat [7].


Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemaldegalerie_Berlin detail venus

On en déduit que le « combat » reste à venir : comme dans la spalliera de Botticelli, Vénus attend que Mars se réveille.


Le papillon sur la cuisse (SCOOP !)

Si la mouche est l’aiguillon de Mars, il est inévitable que l’autre insecte du tableau, le papillon sur la cuisse de Vénus, joue vis à vis d’elle un rôle significatif. La référence est ici encore plus érudite.

Le couple de Vénus et de Mars appelle immanquablement l’image de Vulcain, le mari légitime et trompé, qui va les surprendre et faire d’eux la risée de l’Olympe. La suite de l’histoire est moins connue : après avoir été abandonné par Vénus, Vulcain reportera son amour sur Athéna, et répandra son sperme sur sa cuisse (mythe d’Érichthonios, le père des Athéniens). Le papillon de Cosimo ne peut être qu’une allusion à cette « marque » de Vulcain.


Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemäldegalerie_Berlin_-_detail butterflyEcaille chinée (Euplagia quadripunctaria)

Cosimo a choisi un papillon bien reconnaissable, dont on ne connaît pas le nom vernaculaire qu’il pouvait porter à Florence vers 1500.


Hans Memling (vers 1467) Jugement Dernier, Musee national, Gdansk (detail)Vulcain (Vanessa atalanta)
Hans Memling (vers 1467), Jugement Dernier, Musée national, Gdansk (détail)

Il existe bien un papillon Vulcain, nom qui ne lui a été donné qu’au XVIIIème siècle, probablement à cause de ses « tâches et bandes couleur de feu » [8]. Mais bien avant, Memling et Bosch avaient associé ce papillon a des représentations infernales ou luxurieuses [9], sans doute en raison de ses couleurs incandescentes. Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il n’est pas impossible que l’écaille chinée, qui partage la même palette de couleurs, ait pu dans un contexte humaniste être associé à Vulcain, le dieu des forges souterraines.


Piero_di_Cosimo_-_Venus,_Mars_and_Cupid_-_Gemaldegalerie_Berlin_-_schema volcan
On a déjà remarqué que Cupidon désigne d’un air inquiet à sa mère le volcan (vulcano) à l’arrière-plan [10]. L’alignement vertical entre les deux triangles, le mont et le papillon, confirme que ce dernier est lui-aussi une allusion au dieu jaloux qui menace les amoureux.



Le pendant de Cecco del Caravaggio

Cecco del Caravaggio est un peintre rare, qui compose à plaisir des natures mortes compliquées, que probablement seule pouvait comprendre une clientèle très cultivée et très particulière. Un seul de ces rébus, le Saint Laurent, vient d’être d’être décrypté à l’occasion de l’exposition de Bergame ([11], p 176).

Cecco del Caravaggio 1610-20 Femme avec colombes Prado detail gantFemme avec deux colombes, Prado, Madrid Cecco del Caravaggio 1610-20 Homme avec un lapin Palazzo Reale MadridHomme avec un lapin, Palazzo Reale, Madrid

Cecco del Caravaggio, 1610-20

Ces deux tableaux font partie des « rébus » de Cecco. On n’est même pas sûr qu’ils aient été conçus en tant que paire. Mais comme, pris isolément, chacun se révèle indéchiffrable, voyons si le fonctionnement en pendant peut apporter quelques lueurs.


Le sens d’accrochage

L’accrochage le plus satisfaisant est de placer la femme à gauche :

  • les deux animaux posés sur la table, le pigeon et le lapin, se font face ;
  • l’homme désigne la femme de l’index.

Ce sens d’accrochage implique immédiatement qu’il ne s’agit pas d’un couple marié, où l’époux est toujours à gauche (voir Pendants solo : mari – épouse). De plus les deux ne se regardent pas l’un l’autre : ils nous fixent avec une expression maussade, comme pour nous prendre à témoin d’un moment passablement ennuyeux.


La femme fatale

Un classique des tableaux caravagesques est la bohémienne qui pigeonne les hommes (voir La bonne aventure). Les manches à crevés tape-à-l’oeil et le corsage avantageux désignent la femme fatale de l’époque. Les trois oeillets tête-bêche, deux rouges et un qui l’est moins, symbolisent probablement les fiancés qu’elle a cueillis.

Quant à la corneille noire qui picore son doigt, elle ne peut manquer d’être un détournement ironique d’un autre célèbre poème de Catulle :

Moineau, délices de ma bien-aimée,
aussi bien pour jouer que pour le tenir sur son sein
Ou lui donner le bout de son doigt à baiser,
Et dont elle provoque les ardentes morsures.

Catulle, Le Moineau de Lesbie, Poésie 2

Passer, deliciae meae puellae

Quicum ludere quem in sinu tenere,

Cui primum digitum dare appetenti,

Et acris solet incitare morsus…


L’homme au béret rouge

C’est un personnage récurrent chez Cecco.



Cecco del Caravaggio Le Christ chassant les marchands du Temple. vers 1610. Berlin Gemaldegalerie photo JL Mazieres detail beret rougeLe Christ chassant les marchands du Temple (détail)
Cecco del Caravaggio, vers 1610, Gemäldegalerie, Berlin (photo JL Mézieres)

On le rencontre à l’extrême gauche de ce très grand tableau, très probablement un autoportrait, d’après Gianni Papi, le spécialiste qui a patiemment reconstitué l’oeuvre et la carrière de l’artiste, à partir des très rares traces qu’il a laissées.


Cecco_del_Caravaggio_-_Saint_Sebastian_National_Museum_in_WarsawLe martyre de Saint Sébastien
Cecco del Caravaggio, National Museum, Varsovie

Un autre homme au béret rouge, avec cette fois un plumet blanc, figure dans cette représentation très peu conventionnelle du martyre de Saint Sébastien. Le chauve au visage ridé (une autre figure récurrente de Cecco) tient l’arc de la main droite, et de la gauche s’accroche à une branche de l’arbre. Mais c’est bien l’homme au béret rouge qui a décoché les flèches, comme le montre le gant d’archer, au pouce et à l’index nus, qu’il porte à la main droite (celle qui tire sur la corde).

Ce motif du gant troué pour une raison professionnelle est un  hommage direct à Caravage et à son tableau des Tricheurs (voir Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants ).



Cecco_del_Caravaggio_-_Saint_Sebastian_National_Museum_in_Warsaw detail
Ainsi le centre du tableau est un des grands morceaux de bravoure de Cecco, où se condense tout ce qui est anormal dans la scène. L’archer a posé sa main gauche sur un bâton de commandement : il fallait rien moins qu’un officier pour exécuter un alter ego (Saint Sébastien avait le grade de Centurion). Mais le plus bizarre est la main droite gantée, qui s’approche sans la toucher de la hampe de la flèche : s’agit-il d’un geste sadique ou d’un geste de compassion ? Gianni Papi ne tranche pas ([11], p 130) , se contentant de mentionner que le geste d’enlever la flèche, très à la mode chez les caravagesques, est habituellement le fait de Sainte Irène.

C’est selon moi la solution du problème : l’archer est une sainte Irène au masculin, à la fois exécuteur et sauveteur. Il est probable que la clientèle très particulière de Cecco appréciait chez lui, justement, ce talent de subvertir discrètement les scènes simples.



Cecco di Caravaggio Portait d'homme avec un lapin detail
En comparaison, l’homme du pendant se livre à une activité plus pacifique : il a posé sur la table son gant droit, à côté de trois feuilles de salade qu’il donne à manger au lapin (celle du centre n’est pas une petite bourse, comme on le dit quelquefois).


La logique du pendant (SCOOP !)

Cecco del Caravaggio 1610-20 Pendant
La seule manière logique de faire fonctionner le pendant est de mettre en rapport :

  • les végétaux, trois oeillets et trois feuilles de salade (en vert) ;
  • les animaux domestiques noir et blanc, le pigeon qui se rengorge et le lapin qui dévore tout ce qu’on lui donne ;
  • la corneille noire et le gant de la main gauche (celui posé sur la table, marron sur marron, est volontairement très peu discernable).


Cecco del Caravaggio 1610-20 Femme avec colombes Prado detail corneille Cecco del Caravaggio 1610-20 Femme avec colombes Prado detail gant

Le point commun entre ces deux motifs centraux est assez facile à trouver :

  • l’index de la femme picoré par la corneille,
  • l’index de l’homme dans le gant, rendu d’une étrange manière : comme l’a très bien vu Gianni Papi ([11], p 176), le bout tombe un peu et reste plat.

La clé du pendant est qu’il ne faut pas chercher à voir ce que nous désigne cet index (épouse, concubine, prostituéee…) mais regarder l’index lui-même : l’homme au béret rouge nous montre, très clairement, qu’il n’enfile pas son gant jusqu’au bout. 

Les objets sont donc à lire dans une logique sexuée :

  • côté femme, deux volatiles, symboles virils domestiqués (en bleu) : nous sommes ici dans le thème courant de la femme qui a beaucoup d’amants (voir Les oiseaux licencieux) ;
  • côté homme, deux objets évoquant la voracité du sexe féminin : le lapin qu’il faut nourrir, le gant qu’il faut enfiler, mais pas jusqu’au bout.

Le pendant de Cecco nous propose en somme un anti-modèle de couple :

  • à la place habituelle du mari, à gauche, une femme manipulatrice, qui se laisse picorer, mais en tenant fermement l’oiseau de l’autre main ;
  • à la place habituelle de l‘épouse, à droite, un homme qui veut bien donner de la salade, mais sans remplir son rôle jusqu’au bout.

Tout comme dans le saint Sébastien, ces oeuvres suffisamment malignes pour rester indéchiffrables au commun travaillaient, pour les amateurs, la question de l‘inversion des sexes.


Une  version naïve : les enfants Gradenigo, de Guardi

Francesco Guardi 1768-70 Portrait of a boy of the Gradenigo family, possibly Ferigo (Born 1758) coll partPortrait d’un petit garçon avec une colombe et un lapin (probablement Ferigo, né en 1758), collection particulière Francesco Guardi 1768-70 Portrait_of_a_Boy_in_Uniform, possibly Gerolamo (Born 1754_Museum_of_Fine_Arts,_SpringfieldPortrait d’un jeune garçon en uniforme (probablement Gerolamo, né en 1754), Museum of Fine Arts,Springfield

Francesco Guardi, 1768-70

Ce pendant, aujourd’hui séparé, provient du palais Gradenigo à Venise [12]. Dans le premier tableau, le petit garçon progresse vers son aîné, en laissant derrière lui les deux animaux familiers qui symbolisent la naïveté de l’enfance : la colombe blanche et le lapin blanc. Le papillon blanc entre les deux souligne la brièveté de cette période innocente : ensuite vient un autre monde moins blanc et moins doux, celui du cahier de géométrie régi par la règle et le compas.



Francesco-Guardi-1768-70-Portrait-dune-jeune-fille-avec-une-colombe-et-un-chien-c-Amgueddfa-Cymru-National-Museum-WalesPortrait d’une jeune fille avec une colombe et un chien
Attribué à Francesco Guardi, 1768-70 (c) Amgueddfa Cymru – National Museum Wales

La colombe tenue par un fil est commune au XVIIIème dans les portraits d’enfant. La grande taille de ce tableau et son cadrage en pied l’excluent de la série précédente, même s’il est possible qu’il provienne lui-aussi de la famille Gradenigo.

On remarquera en haut de l’arbre, juste derrière l’oiseau domestiqué, la queue d’un autre oiseau en liberté. L’insistance sur la laisse rouge de l’oiseau et le collier rouge du petit chien a probablement une intention louangeuse : les charmes de la jeune fille lui attacheront qui elle voudra.

Article suivant : Le lapin et les volatiles 2

Références :
[1a] Cité par Stéphane Toussant, « Le songe de Botticelli », p 145 note 29
[4] Pline, Histoire naturelle, livre VIII, chapitre LXXXI https://remacle.org/bloodwolf/erudits/plineancien/livre8.htm
[5] Alain de Lille, « La plainte de la nature », 12ème siècle. Voir David Rollo, « Medieval Writings on Sex between Men: Peter Damian’s The Book of Gomorrah and Alain de Lille’s The Plaint of Nature » p 10 https://books.google.fr/books?id=b_VgEAAAQBAJ&pg=PA10
[6] Leah DeVun « The Jesus Hermaphrodite: Science and Sex Difference in Premodern Europe » Journal of the History of Ideas, Vol. 69, No. 2 (Apr., 2008), https://www.jstor.org/stable/30134036
[7] Martin McLaughlin « Authority, Innovation and Early Modern Epistemology: Essays in Honour of Hilary Gatti » p 18 https://books.google.fr/books?id=sTQrDwAAQBAJ&pg=PA18
[8] Geoffroy, Histoire abregée des insectes qui se trouvent aux environs de Paris, 1762, Tome 2, p 40 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k1043241t/f50.image.r=vulcain
[9] Jean-Yves Cordier, « Les papillons en Enfer : quand le Vulcain et la Petite Tortue prêtent leurs ailes au Diable. A propos du Jugement Dernier de Hans Memling (vers 1467) »
https://www.lavieb-aile.com/article-les-papillons-dans-un-tableau-de-hans-memling-125258718.html
[10] Vitória Sodré da Nobrega « Mythology and Personal Interests reflected on Venus and Mars by Piero di Cosimo » p 9 https://www.academia.edu/40538697/Mythology_and_Personal_Interests_reflected_on_Venus_and_Mars_by_Piero_di_Cosimo
[11] « Cecco del Caravaggio. L’allievo modello », 2023, catalogue de l’exposition de Bergame

Les pendants de Poussin 2 (1645-1653)

14 février 2023

Poussin a séjourné à Paris entre 1640 et 1642, après quoi il est revenu définitivement à Rome jusqu’à sa mort en 1665.

Cet article présente les pendants réalisée lors de ce second séjour, entre 1645 et 1653 pour les derniers.

Un pendant inachevé

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La seule Crucifixion de toute la carrière de Poussin, peinte pour le président de Thou, devait avoir pour pendant un Portement de Croix qui n’a jamais été réalisé :

« Je n’ai plus assez de joye ni de santé pour m’engager dans ces sujets tristes. Le Crucifiement m’a rendu malade, j’y ai pris beaucoup de peine, mais le porte-croix acheveroit de me tuer. Je ne pourrois pas résister aux pensées affligeantes et sérieuses dont il faut se remplir l’esprit et le cœur pour réussir à ces sujets d’eux-mesmes si tristes et si lugubres. Dispensez m’en donc s’il vous plaist. » Poussin, Lettre à Jacques Stella, 1646


Poussin 1644-46 Portement de Croix Musee des BA DijonLe Portement de Croix, dessin, Musée de Dijon Poussin 1644-46 Crucifixion Wadsworth Atheneum HartfordCrucifixion, Wadsworth Atheneum, Hartford

Poussin, 1644-46

Les deux compositions s’harmonisent :

  • par le nombre de cavaliers (trois de part et d’autre) ;
  • par la position de Marie et Jean (à droite).

Le plus étonnant est le fonctionnement du pendant, à rebours du sens de la lecture :

  • dans le Portement, les cavaliers retournent vers l’arrière pour venir chercher le Christ, lequel est tombé à contresens, comme s’il marchait à la mort à reculons ;
  • dans la Crucifixion, le cavalier Longin revient lui-aussi en arrière pour percer de sa lance le flanc droit du Christ.



Poussin-1647-Crucifixion-dessin-Louvre-c-RMNCrucifixion, attribué à Poussin, 1647, Louvre (c) RMN

Ce dessin permet apprécier tout ce que la Crucifixion de Poussin a d’anticonformiste :

  • le bon Larron (Dismas) est à sa place traditionnelle à la droite du Christ, mais il est vu de dos, alors que le mauvais Larron est en pleine lumière ;
  • Marie est à la gauche du Christ, alors qu’elle est pratiquement toujours à la place d’honneur, à sa droite (voir Crucifixion – 1) introduction) ;
  • de même le visage du Christ est tourné en sens inverse du sens habituel : ceci sert à faire comprendre que le moment représenté est celui où le Christ s’adresse à Jean et à sa mère [11] ;

Poussin 1644-46 Crucifixion gravure de Stella detail centurion

  • c’est également le moment où le Centurion reconnaît la divinité du Christ.

En conséquence de ce choix, tous les éléments négatifs (sauf le Bon larron) sont repoussés du côté honorable, à la droite du Christ :

  • les deux autres cavaliers (l’un porte un bouclier avec la face de Méduse),
  • les trois bourreaux (l’un monte sur l’échelle pour briser les jambes du Bon Larron),
  • les trois fantassins casqués qui jouent aux dés.



Poussin 1644-46 Crucifixion gravure de Stella detail des mort
Le premier plan comporte une scène extraordinaire, à lire de droite à gauche en quatre étapes :

  • un mort dans son linceul sort de terre ;
  • sous la poussée de la terre, le bouclier se relève comme comme le couvercle d’un tombeau ;
  • un des soldats qui jouaient aux dés voir le danger et brandit sa dague ;
  • obnubilé par le jeu, le quatrième bourreau, celui qui vend le manteau du Christ, ne comprend pas que ce manteau est son propre linceul qui l’attend.

Il est possible que Poussin ait abandonné le pendant pour les raisons qu’il allègue ; mais aussi parce qu’une Crucifixion aussi puissamment repensée ne pouvait être mise en balance avec rien.


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Deux scènes de la vue de Moïse

Ce pendant est le second peint pour Camillo Massimi.

Poussin 1645-1648 Moise_enfant_foulant_aux_pieds_la_couronne_de_Pharaon_LouvreMoïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon Poussin 1645-1648 Moise_changeant_en_serpent_la_verge_d'Aaron_LouvreMoïse changeant en serpent la verge d’Aaron

Poussin, 1645-48, Louvre, Paris


Moïse enfant

L’anecdote ne figure pas dans la Bible, mais est racontée par l’historien Josèphe.

Thermutis, la fille de Pharaon, avait décidé d’adopter Moïse alors âgé de trois ans, dans le désir de le voir succéder au trône d’Egypte. Le Roi, voulant faire plaisir à sa fille, posa sa couronne sur la tête de l’enfant ; aussitôt Moïse la jeta à terre et la foula de ses pieds. Un des prêtres assistant à l’action qu’il considéra d’un mauvais augure, brandit une lame pour tuer l’enfant, mais Thermutis s’empressa de le reprendre dans ses bras.

Poussin répartit les sexes de manière équilibrée : quatre servantes autour de Thermutis assise, quatre prêtres ou conseillers autour de Pharaon couché, et le petit Moïse entre les deux, mis en évidence par la limite du rideau.


Moïse changeant en serpent la verge d’Aaron

L’épisode est raconté dans la Bible :

« Et l’Éternel parla à Moïse et à Aaron, disant : Quand le Pharaon vous parlera, en disant : Montrez pour vous un miracle, tu diras à Aaron : Prends ta verge, et jette-la devant le Pharaon : elle deviendra un serpent. Et Moïse et Aaron vinrent vers le Pharaon, et firent ainsi, selon que l’Éternel avait commandé ; et Aaron jeta sa verge devant le Pharaon et devant ses serviteurs, et elle devint un serpent.
Et le Pharaon appela aussi les sages et les magiciens ; et eux aussi, les devins d’Égypte, firent ainsi par leurs enchantements : ils jetèrent chacun sa verge, et elles devinrent des serpents ; mais la verge d’Aaron engloutit leurs verges. «  Exode 7:8-12

Poussin met en scène avec clarté cette histoire complexe, en se limitant à deux serpents : celui des Hébreux à droite, mordant celui des Egyptiens à gauche. Il affuble les quatre devins d’une couronne de lauriers : l’un tient une perche avec un ibis, le deuxième un vase sacré, le troisième a jeté à terre sa verge qui s’est transformée en serpent, et le quatrième renonce à la jeter à son tour. Côté Hébreux, trois figurants précèdent les deux héros qui lèvent triomphalement l’index : Aaron et Moïse.


La logique du pendant

Ce qui a attiré l’attention de Poussin sur ces deux épisodes tirés de l’histoire de Moïse – l’un peu connu et l’autre bien connu – est une série de points communs :

  • le geste de jeter au sol un objet de pouvoir : la couronne ou la verge ;
  • la dévalorisation qui s’ensuit : la couronne devient un déchet juste bon à être piétiné et les verges deviennent des serpents, le plus méprisable des animaux ;
  • le combat terminal : entre le prêtre levant son poignard et les servantes ; entre les deux serpents.


Poussin 1645-48 Moise Moise schema

Bien marquées par le pavement, les lignes de fuite convergent d’un côté vers le poignard, de l’autre vers la porte.

Le décor du fond accompagne l’action :

  • décalé par rapport au centre, le rideau orange matérialise la séparation entre Moïse et Thermutis (ligne bleue continue) ;
  • les rideaux, les colonnes et la porte, symétriques, attirent l’oeil sur la verge jetée à terre (ligne pointillée).

Les personnages des deux scènes sont positionnés en miroir. On rencontre ainsi successivement, en partant du centre du pendant :

  • un groupe de serviteurs de Pharaon (en gris) ;
  • Pharaon assis (en orange) ;
  • un groupe de partisans de Pharaon : le prêtre au poignard, les quatre devins (en rouge) ;
  • un groupe de partisans de Moïse : Thermutis, ses quatre servantes ; Aaron et leurs trois compagnons (en vert sombre) ;
  • Moïse enfant et Moïse adulte (en vert clair).



Les pendants pour Pointel

Sur les trois pendants réalisée pour le marchand Pointel, deux ont pour particularité de ne pas avoir été conçus simultanément, mais complétés a posteriori, à des années de distance : ce pourquoi, malgré la complémentarité flagrante des toiles, peu de spécialistes les acceptent comme des pendants ([1], p 245).

Un pendant a posteriori

Poussin 1645 Moise_enfant_foulant_aux_pieds_la_couronne_de_Pharaon_Woburn_AbbeyMoïse enfant foulant aux pieds la couronne de Pharaon, 1645, Woburn Abbey Poussin 1649 Le_Jugement_de_Salomon LouvreLe Jugement de Salomon, 1649, Louvre

Ce pendant a pour thème l’enfant menacé de mort. Si le premier tableau est très similaire à celui réalisé pour Massimi, le second ne prend pas pour sujet Moïse, mais Salomon.

Quoique très différent quant au thème, et conçu en deux temps, ce pendant méconnu reprend les mêmes principes que celui réalisé pour Massimi.



Poussin 1645 Moise Salomon schema
Les colonnes et le pavement unifient les deux scènes, l’une extérieure et l’autre intérieure.

Dans la première toile, les lignes de fuite convergent vers le poignard, et l’enfant se trouve enfermé, avec son exécuteur, dans une étroite tranche centrale délimitée par les cloisons (lignes continues en bleu).

Dans la seconde, tout est construit en symétrie (ligne pointillée) : deux victimes (l’enfant menacé et l’enfant mort), deux mères, deux mains, deux colonnes. La bonne mère et la mauvaise occupent, à la droite et à la gauche de Salomon jugeant, les places des Elus et des Damnés autour du Christ du Jugement.



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Trois serpents effrayants

Un homme tué par un serpent

Poussin 1648 Paysage avec un homme tue par un serpent - Les Effets de la terreur 1648 National Gallery, London, England

Paysage avec un homme tué par un serpent – Les Effets de la terreur
Poussin, 1648, National Gallery, Londres

Acheté par Pointel, ce tableau très énigmatique n’a pas de source littéraire connue et a fait l’objet d’une abondante littérature [11a].

Au centre, une voyageuse, soulignée par le reflet de la tour, est tombée à genoux et lève les bras dans un geste d’effroi. Elle vient d’apercevoir un homme qui s’enfuit, car lui-même vient de voir un cadavre sur le bord du lac, recouvert par un grand serpent.



Poussin 1648 Paysage avec un homme tue par un serpent - Les Effets de la terreur 1648 National Gallery, London, detail serpent
Cette partie du tableau, aujourd’hui très assombrie, nous est restituée par une description de Fénelon :

« De ce rocher tombe une source d’eau pure et claire, qui, après avoir fait quelques petits bouillons dans sa chute, s’enfuit au travers de la campagne. Un homme qui était venu puiser de cette eau est saisi par un serpent monstrueux ; le serpent se lie autour de son corps, et entrelace ses bras et ses jambes par plusieurs tours, le serre, l’empoisonne de son venin, et l’étouffe. Cet homme est déjà mort ; il est étendu ; on voit la pesanteur et la roideur de tous ses membres ; sa chair est déjà livide ; son visage affreux représente une mort cruelle. » Fénelon, Dialogue des morts, 53



Poussin 1648 Paysage avec un homme tue par un serpent - Les Effets de la terreur 1648 National Gallery, London, detail mourre
D’autres personnages, aujourd’hui pratiquement illisibles, sont également décrits par Fénélon :

« D’autres sont sur le bord de l’eau, et jouent à la mourre : il paraît dans les visages que l’un pense à un nombre pour surprendre son compagnon, qui paraît être attentif, de peur d’être surpris. D’autres se promènent au delà de cette eau sur un gazon frais et tendre. » Fénelon, Dialogue des morts, 53

Le thème principal du tableau est donc l’irruption d’un péril mortel au sein d’un paysage bucolique.



Poussin 1648 Paysage avec un homme tue par un serpent - Les Effets de la terreur 1648 National Gallery, London, detail femme
Un thème associé est celui de la prise de conscience du danger, par la transmission partielle de l’information, et l’atténuation concomitante de la terreur lorsqu’on s’éloigne de sa source. On peut même prolonger d’un cran la série si on lui ajoute le pêcheur à la gaffe, qui voit seulement la femme s’effondrer.


Le serpent d’Eurydice

Poussin 1648 Orphee et Eurydice Louvre

Paysage avec Orphée et Eurydice, Poussin, 1650-53, Louvre, Paris

Ce tableau faisait également partie de la collection Pointel, d’après l’inventaire de 1660.

A droite, les deux couronnes fleuries posées au pied des deux arbres montrent que nous sommes le jour même des noces entre Orphée et Eurydice. En contrepoint, de l’autre côté de l’eau et du tableau, deux colonnes de fumée s’élèvent au dessus du mausolée d’Hadrien : bûchers funèbres qui nous rappellent que de l’arbre à la cendre, de l’ici-bas à l’au-delà, il n’y a qu’un fleuve à traverser.


Poussin 1648 Orphee et Eurydice Louvre detail serpent

  • Prolongeons vers le bas le tronc marqué du manteau rouge : voici Orphée jouant  de la lyre.
  • Prolongeons de même le mât du bateau, et son reflet :  voici Eurydice  à genoux, faisant un geste d’effroi.
  • Prolongeons la canne du pêcheur : voici le serpent qui vient de la piquer mortellement.



Poussin 1648 Orphee et Eurydice Louvre detail serpent
Surgie de l’ombre vers la lumière, la fatalité vient de faire irruption dans ce monde idyllique, dont seul le panier renversé et le geste d’Eurydice trahissent la perturbation. [12]


La logique du « pendant »

Réalisés pour Pointel à peu d’années de distance, ces deux tableaux de même thème (le serpent suscitant la terreur au sein d’un paysage paisible) ne sont en général pas considérés comme des pendants, à cause de leur différence de hauteur (d’après le catalogue de 1660, le second était plus haut de 25 cm).



Poussin serpents schema
Trois protagonistes se trouvent à peu près au même emplacement (flèches blanches). Entre eux la terreur se propage en zig-zag (flèches jaunes). Tout se passe comme si le second tableau reprenait l’idée du premier dans un cadrage plus serré (rectangles bleus), en raccourcissant la chaîne de transmission et en rajoutant la scène secondaire d’Orphée jouant de la lyre (rectangle vert).

Contrairement à ce que suggère Stefano Pierguidi ([1], p 245), la discordance des tailles (zones disparues en gris) et du cadrage rend très peu probable qu’il s’agisse d’un pendant, même a posteriori. En revanche, le premier tableau a clairement servi de prototype au second.

Cette méthode de composition par élaboration progressive du même thème, est confirmée par un premier tableau que Poussin avait réalisé quelques années auparavant :

Poussin 1637-39 _-_Paysage_avec_un_homme_effraye_par_un_serpent_-_MBA_MontrealPaysage avec un homme effrayé par un serpent, 1637-39, Musée des Beaux Arts, Montréal

Ce prototype du prototype traite un seul thème, celui du danger dans la campagne :

  • le pêcheur surveille sa ligne,
  • la femme voilée cueille des fleurs,
  • seul celui qui n’est pas d’ici, le voyageur sur le chemin, voit le serpent qui les menace tous.


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Deux stratagèmes comparés

Dans cet autre pendant a posteriori réalisé pour Pointel, une dizaine d’années sépare les deux tableaux.


Poussin 1649 Paysage_avec_PolyphemPaysage avec Polyphème, 1649, Ermitage Poussin 1659 Paysage_avec_Hercule_et_Cacus Musee_Pouchkine_MoscouPaysage avec Hercule et Cacus, 1659, Musée Pouchkine, Moscou

A l’arrière-plan, en haut du rocher :

  • Polyphème vu de dos joue tranquillement de la flûte, sa houlette posée à côté de lui ;
  • Hercule vu de face tue Cacus à coups de massue.

Au plan moyen, les travaux des champs contrastent avec les plaisirs du lac.

Au premier plan, les urnes, les deux dieux allongés (l’un terrestre et l’autre aquatique) et les groupes de nymphes se répondent.

Au plein jour succède la lumière du soir.


La logique du pendant (SCOOP !)

Poussin 1649 Paysage_avec_Polyphem Poussin 1659 Paysage_avec_Hercule_et_Cacus Musee_Pouchkine_Moscou boeufs

Le pendant a pour thème par deux stratagèmes antiques, très discrètement évoqués :

  • la houlette rappelle que, pour fuir Polyphème, Ulysse et ses compagnons s’étaient attachés sous le ventre de ses moutons ;
  • les boeufs qui paissent à côté de la grotte de Cacus sont ceux qu’il avait volés à Hercule, en les faisant marcher en arrière pour brouiller la piste.

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La Résurrection sous-entendue

Poussin 1653 Lamentation sur le Christ Mort gravure de Pietro del Po (inverse)Lamentation sur le Christ Mort gravure de Pietro del Po (inversée)
Poussin 1653 Noli_me_tangere_Prado MadridNoli me tangere, Prado, Madrid
Poussin, 1653

Ce pendant est le tout dernier  peint pour Pointel (le premier tableau ne nous est plus connu que une gravure).

Formellement, il joue sur l’opposition systématique des postures :

  • pour le Christ :
    • gisant de profil, debout de face ;
    • nu et habillé ;
  • pour  Marie et Marie-Madeleine :
    • debout de face,  à genoux de profil ;
    • voilée, dévoilée.

Dans la Lamentation, le sépulcre dans lequel le Christ va être enseveli se trouve à gauche, avec vue au fond sur le Golgotha ; dans le second, le sépulcre duquel le cadavre du Christ a miraculeusement disparu se retrouve à droite, avec vue sur le jardin.

Très subtilement, l’inversion du point de vue traduit picturalement le retournement décrit dans l’Evangile de Jean :

« Ceux-ci lui disent : « Femme, pourquoi pleures-tu ? » Elle leur dit : « Parce qu’on a enlevé mon Seigneur, et je ne sais pas où on l’a mis. » Ayant dit cela, elle se retourna, et elle voit Jésus qui se tenait là, mais elle ne savait pas que c’était Jésus. » (Jean 20:13-14)


Les derniers pendants

Le souvenir de Phocion

Poussin-1648-Paysage-avec-les-funerailles-de-Phocion.-Cardiff-Musee-national-du-Pays-de-GallesPaysage avec les funérailles de Phocion
Poussin,  1648, Cardiff, Musée national du Pays de Galles
Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool rocherPaysage avec les cendres de Phocion
Poussin,  1648, Walker Art Gallery, Liverpool

Ce thème rarissime a été illustré en 1648 pour un des collectionneurs de  Poussin, le marchand de soie lyonnais Sérisier. Phocion était un homme d’état athénien du IVe siècle av. J.-C. qui fut accusé injustement de trahison, condamné à s’empoisonner, et interdit de sépulture dans la cité.


Les funérailles​

Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles temple Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles linceul

Un détail du tableau, puisé directement chez Plutarque,  passe comme l’exemple même de l’érudition de Poussin,  :

« Ainsi,  ayant  représenté  dans  un  paysage  le  corps de  Phocion  que  l’on  emporte  hors  du  pays d’Athènes comme il avait été ordonné par le peuple, on aperçoit dans le lointain, et proche de la ville, une  longue  procession  qui  sert  d’embellissement  au tableau  et  d’instruction  à  ceux  qui  voient  cet ouvrage,  parce  que  cela  marque  le  jour de  la  mort  de  ce  grand  capitaine  qui  fut  le dix-neuvième  de  mars, le jour auquel les chevaliers avaient accoutumé de faire une procession à l’honneur de Jupiter » » A. Félibien, Vie de Poussin, VIIIe entretien sur les vies et sur les ouvrages des plus excellents peintres anciens  et modernes, 1688

Cette érudition n’est pas gratuite : il s’agit surtout de souligner, avec Plutarque, que

« c’était un très-grief sacrilège encontre les dieux , que de n’avoir pas à tout le moins souffert passer ce jour-là, afin qu’une fête si solennelle comme celle-là ne fût point polluée ni contaminée de la mort violente d’homme. »   Plutarque, traduction Amyot, 1567


Le cadavre, emporté hors d’Athènes pour être brûlé, est cité par Fénelon comme un exemple de réalisme empathique :

« POUSSIN
Le mort est caché sous une draperie confuse qui l’enveloppe. Cette draperie est négligée et pauvre. Dans ce convoi tout est capable d’exciter la pitié et la douleur.
PARRHASIUS
On ne voit donc point le mort ?
POUSSIN
On ne laisse pas de remarquer sous cette draperie confuse la forme de la tête et de tout le corps. Pour les jambes, elles sont découvertes : on y peut remarquer, non seulement la couleur flétrie de la chair morte, mais encore la roideur et la pesanteur des membres affaissés. »

Fénelon, Dialogue des morts, 1692-95, composé pour l’instruction du Duc De Bourgogne


Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool cenotaphe

Le brancard passe juste à l’aplomb du cénotaphe auquel Phocion aurait eu droit, et sous un poète qui regarde ailleurs.


Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles char Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles cavalier

Plus bas, un cavalier quitte la ville au galop. Il va bientôt doubler le lent char à boeuf sur lequel deux silhouettes voilées sont assises : peut-être la famille de Phocion bannie d’Athènes, bien que ce détail ne figure pas dans Plutarque.


Poussin 1648 Paysage avec les funerailles de Phocion. Cardiff, Musee national du Pays de Galles dynamique Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool dynamique

Quoiqu’il en soit, le chemin en S permet à Poussin d’étager trois types de locomotion (à cheval, en char, à pieds) et de construire, autour du troupeau immobile, une dynamique qui mène l’oeil jusqu’au coeur du second pendant. [13]


Les cendres

Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool femmes Poussin 1648 Paysage avec les cendres de Phocion Walker Art Gallery, Liverpool rocher

« Et il y eut une dame mégarique, laquelle se rencontrant de cas d’aventure à ces funérailles avec ses servantes, releva un peu la terre à l’endroit où le corps avait été ars et brûlé, et en fit comme un tombeau vide, sur lequel elle répandit les effusions que l’on a accoutumé de répandre aux trépassés. » Plutarque, traduction Amyot, 1567

La dame recueille pieusement les cendres, sa servante fait le guet devant une foule indifférente : l’escamotage du héros, commencé à Athènes, est parachevé à Mégare.  L‘ombre  du deuil couvre l’emplacement du bûcher, qui  se trouve juste à l’aplomb de l’élément culminant de la cité : le rocher.

Ainsi, plus pérenne que les temples, le souvenir de Phocion est désormais intégré au centre même du paysage  : avec ce rocher troué, la Nature  lui offre le tombeau vide que les hommes lui ont refusé.


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Le calme et la tempête

Poussin 1651 Landscape_-_A_calm Un Temps calme et serein Getty MuseumPaysage par temps calme
Poussin. (1651) The J. Paul Getty Museum, Los Angeles
Poussin 1651 Landscape_-_A_Storm Musee des beaux arts RouenL’orage
Poussin, 1651,Musée des Beaux arts, Rouen

Le sens d’accrochage

On peut hésiter sur le sens d’accrochage, mais d’après les habitudes de Poussin, il est probable que le calme devait être placé avant la tempête :

  • cadrage large / cadrage serré
  • les deux hameaux (du lac et du mont) ferment les bords.

C’est avec ce montage  que l’effet  est le plus dramatique :

  • d’un côté le berger regarde sans réagir les nuages qui arrivent ;
  • de l’autre, il tente trop tard de rentrer  ses moutons.

Les oppositions

« Le Paysage à l’arbre frappé par la foudre, dit L’Orage, et le Paysage au château, dit Le temps calme, résument les ambitions de Poussin dans les années 1650. La qualité de la lumière poudreuse, l’eau froide du lac d’une pureté parfaite, le ciel nuageux d’un bleu laiteux du Calme font contraste avec le ciel obscurci et chargé, ce « vent furieux », les « tourbillons de poussière », les « nuées » et les « éclairs » qui illuminent les constructions, la pluie qui commence à tomber de L’Orage, comme se font face le pâtre rêveur et les personnages terrifiés et affolés qui s’enfuient. Mais, surtout, Poussin a opposé une nature impassible et immuable à une nature déchaînée, « saisie d’une violence toute pareille à celle des passions humaines ». Pierre Rosenberg, Poussin et la nature, discours à l’Institut de France, 2006


La logique du pendant (SCOOP !)

On peut relever d’autres correspondances plus discrètes :

  • la composition :
    • paysage ouvert et harmonieux, encadré de part et d’autres par des arbres ;
    • paysage cloisonné, barré par le tronc de l’arbre et compressé par la frondaison sombre qui se fond avec les nuages noirs ;
  • le troupeau :
      • paissant tranquillement  ;
      • perdu et échappant au berger qui tente de le ramener à la ferme ;
  • les mouvements vers la gauche :
    • un cheval quitte au galop le relai de poste, comme pour donner l’alerte ;
    • le chariot, qui tentait de s’échapper vers le beau temps, est stoppé par la branche qui vient de casser.

De manière formelle, dans le Paysage par temps calme, les deux groupes d’habitation (sur la colline et près du lac), les deux troupeaux de part et d’autre du lac, les deux pics, les deux arbres jumeaux sur la droite, amplifient le thème de la duplication  amorcé par  la présence centrale du reflet. Tandis que côté Orage, les mêmes éléments sont uniques (un seul hameau, un seul troupeau, un seul pic, un seul tronc).

De manière théorique, le pendant illustre deux fonctions contradictoires de la lumière dans l’art :

  • à droite, cacher et révéler par le reflet : optiquement exact (voir [14]), il montre le haut de la citadelle, mais cache celui de la montagne (car elle est lointaine) ;
  • à gauche, cacher et révéler par des jeux d’ombre et de spots.


Sur d’autres pendants du même type, voir  Pendants paysagers : deux états du monde


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Poussin 1653 ca Annonciation Alte Pinakothek MunchenAnnonciation Poussin 1653 Nativite Alte Pinakothek MunchenNativité

Poussin, vers 1653, Alte Pinakothek, Münich

Poussin reprendra dans plusieurs Annonciations postérieures la composition mise au point à l’occasion de ce pendant (voir 1 L’index tendu : prémisses).

Le pendant, de type Avant/Après, présente deux couples l’un autour d’un centre ouvert, l’autre groupé au centre. A ce stade de sa maturité, Poussin ne s’embarrasse pas de la différence d’échelle : ce qui importe est l’expressivité des formes.


Poussin 1653 ca Annonciation Nativite schema
Dans l’Annonciation :

  • les bras en compas de l’Ange relient le Saint Esprit et la Vierge (en bleu) ;
  • le V du livre s’offre au V de la colombe (en blanc) ;
  • le V inversé des bras de la Vierge sert de toit à cette Incarnation (en vert).

Dans la Nativité, tous ces angles se sont ouverts :

  • celui du bébé dans le berceau (en blanc) ;
  • celui des bras émerveillés de Marie (en vert) et plus haut de Joseph (en bleu sombre).

Les pendants Annonciation/Nativité sont fréquents, mais les scènes sont si différentes que les artistes en général ne cherchent même pas à les harmoniser. Tout le problème de la mise en parallèle est l’inégalité d’importance entre les deux partenaires de Marie : pour éviter la concurrence graphique entre l’Ange et Joseph, Poussin a placé le premier à l’avant en pleine lumière, le second en arrière et à moitié dans l’ombre. Et pour accentuer l’homogénéité des deux scènes, il a concentré l’attention sur ces formes en V, en éliminant tous les éléments parasites (pas de lys, âne et boeuf presque invisibles).


Pendants discutés

Poussin 1637 ca L'enlevement de Dejanire par Hercule et le fleuve Acheron Firenze,Uffizi,Gabinetto Disegni e StampeL’enlèvement par Hercule de Déjanire , vers 1637, Uffizi, Gabinetto Disegni e Stampe Poussin 1637 ca L'enlevement de Renaud mourant par Armide et le fleuve Oronte Windsor castleL’enlèvement par Armide de Renaud mourant, vers 1637, Windsor castle.

On sait par Félibien que Poussin avait peint deux tableaux sur ces sujets, pour le peintre Jacques Stella. D’où l’hypothèse de Stefano Pierguidi ([7], p 5) qu’il s’agissait de pendants. Sur ces dessins préparatoires, les deux compositions sont en effet comparables :

  • à gauche, un élément équestre (le centaure Nessus et les chevaux du char) ;
  • au centre, des amours, qui élevant dans les airs les armes du héros ;
  • à droite, un fleuve, l’Achéron et l’Oronte.


Hercule et Dejanire, dessin (C) RMN-Grand Palais Jean-Gilles BerizziDessin attribué à Poussin, RMN-Grand Palais, photo Jean-Gilles Berizzi Hercule-et-Dejanire-gravure-dAudran-1692Hercule et Déjanire, gravure d’Audran, 1692

Hercule et Déjanire

Le premier tableau a disparu, mais d’après ce dessin et cette gravure, il a finalement été réalisé en format vertical. A noter les armes portées par les trois angelots (le massue et la peau de lion), qui avaient fait l’admiration de Bernin lorsqu’il avait vu le tableau dans la collection Chantelou.



Poussin 1637 ca armida_rapisce_rinaldo_morente Berlin Gemaldegalerie
L’enlèvement par Armide de Renaud mourant, vers 1637, Gemäldegalerie, Berlin

Dans la version définitive du second tableau, Poussin a supprimé le char et les armes en vol, au profit d’éléments spécifiques à l’histoire de Renaud : le cimeterre oriental posé au premier plan, les écuyers qui attendent près de la colonne [15].

Cette évolution divergente (vers le format vertical d’un part, vers des détails très spécifiques d’autre part) laisse penser que, si Poussin a pu envisager un pendant au moment des dessins préparatoires, il en a ensuite abandonné l’idée.


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Paysage avec un homme lavant ses pieds a une fontaine (Paysage avec un chemin de terre), Poussin,  National Gallery, Londres Poussin (d'apres) Paysage avec voyageurs au repos (la route romaine) Dulwich GalleryPaysage avec voyageurs au repos (la route romaine), D’après Poussin, vers 1648, Dulwich Gallery

Ce pendant est réfuté à regret par Keith Christiansen ([5], p 216) en raison de sa provenance incertaine (Félibien ne mentionne pas de pendants, et les deux tableaux appartenaient dès 1685 à des collections différentes).

Les interprétations d’ensemble ne manquent pourtant pas :

  • paysage naturel / paysage façonné par l’homme
  • chemin de terre / route pavée route grecque (Vallée de Tempé) / route romaine (Cropper et Dempsey, 1996).

Les deux compositions suivent la même tripartition  :

  • à gauche un homme seul et un point d’eau ;
  • au centre, une route sinueuse ou rectiligne ;
  • à droite un couple assis près de pierres taillées.



Les personnages centraux du tableau de Londres semblent en outre raconter une histoire qui n’a pas été identifiée : la femme porte sur sa tête un plateau de pommes, et semble en avoir donné deux au vieil homme couché à plat ventre au pied d’un autel sylvestre et deux glaives entrecroisée : un vétéran auquel elle a fait l’aumône ?


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Poussin 1653 ca _Le_Christ_et_la_femme_adultere LouvreLe Christ et la femme adultère Poussin 1653 ca_la mort de Sapphire LouvreLa mort de Saphire

Poussin, 1653, Louvre

Ces deux tableaux sont proposés comme pendants par Mickaël Szanto [17]. Stefano Pierguidi ([1], p 248) considère que la différence d’échelle exclut cette possibilité. Il s’agirait plutôt de deux oeuvres conçues en contrepoint :

  • une femme sauvée par Jésus malgré son adultère,
  • une femme condamnée par Saint Pierre pour son avarice (Actes 5, 1-20)

Les deux oeuvres suivent le même dispositif théâtral (courant chez Poussin, et lié à sa méthode de composition consistant à placer des mannequins dans une boîte à perspective) :

  • figures en pleine lumière au premier plan ;
  • parapet de séparation ;
  • avenue d’une ville (qui mène dans le second tableau à une citadelle aérienne symbolisant la Jérusalem céleste).

La diagonale descendante

Dans les deux oeuvres, elle est fortement marquée :

  • l’index du Christ pointe la Femme adultère (geste renforcé, à l’arrière-plan, par le grand escalier du Temple) ;
  • l’index de Saint Pierre pointe Saphire.


Dans La mort de Saphire, cette diagonale est particulièrement signifiante :

« elle part de la main levée de Paul qui atteste Dieu en haut à droite ; elle longe le pli de la toge jaune, le bras et le doigt pointé de Pierre ; elle atteint la tête de la suivante en blanc, dont le regard porté sur Saphire relaye celui des apôtres ; elle suit les bras de la suivante jusqu’aux yeux de Saphire et, de là, glisse sur sa manche rouge vers le pied du fossoyeur.«  [18]

Détail qui rappelle la parole de Pierre :

« Vois les pieds de ceux qui ont enseveli ton mari, à la porte, et qui vont t’emporter aussi »


Poussin 1653 ca femme_adultere et Saphire Louvre schema
La diagonale descendante (en blanc) sert aussi à attirer l’oeil sur une figure symbolique (rectangle blanc) :

  • une femme portant son enfant, dont les interprétations s’empilent sans se contredire :
    • la Charité (comme dans la Mort de Saphire) ;
    • la Nouvelle Loi (par opposition à la Loi des pharisiens, que le Christ a inscrite sur le sol en lettres hébraïques) ;
    • la Maternité (par opposition à la Fornication ) ;
  • un homme faisant l’aumône :
    • la Charité (par opposition à l’avarice de Saphire).

Le fait que les deux tableaux soient construits en parallèle et avec des échelles différentes n’est pas forcément rédhibitoire : il pourrait s’agit d’un pendant avec effet de grossissement, tels que ceux que Poussin avait expérimentés en 1625-27.



Références :
[1] Stefano Pierguidi “Uno de quali era già principiato, et l’altro me l’ordinò”: i pendants di Poussin, o la libertà dai condizionamenti del mercato e della committenza » dans Schifanoia, Vol 36-37, 2009
https://www.academia.edu/11836227/_Uno_de_quali_era_gi%C3%A0_principiato_et_l_altro_me_l_ordin%C3%B2_i_pendants_di_Poussin_o_la_libert%C3%A0_dai_condizionamenti_del_mercato_e_della_committenza
[7] Stefano Pierguidi, “Fetonte chiede ad Apollo il carro del Sole” e “Armida trasposta Rinaldo” di Nicolas Poussin e i loro possibili (non identificati) pendants » https://www.academia.edu/11833640/_Fetonte_chiede_ad_Apollo_il_carro_del_Sole_e_Armida_trasposta_Rinaldo_di_Nicolas_Poussin_e_i_loro_possibili_non_identificati_pendants
[11] Anthony Blunt « Poussin Studies – XIV: Poussin’s Crucifixion » The Burlington Magazine, Vol. 106, No. 739 (Oct., 1964) https://www.jstor.org/stable/874295
[11a] Pour une explication par le narcissisme, voir :
http://www.appep.net/mat/2014/12/EnsPhilo604BouchillouxEnigmePoussin.pdf
Pour une explication « freudienne », voir :
René Demoris « L’étrange affaire de l’Homme au Serpent : Poussin et le paysage de 1648 à 1651 » Littératures classiques Année 1986 8 pp. 197-218 https://www.persee.fr/doc/licla_0248-9775_1986_num_8_1_1072
[12] Pour une analyse différente, mais stimulante : https://delapeinture.com/2010/03/04/orphee-et-eurydice-de-nicolas-poussin/
[13] Le premier tableau du pendant est très étudié, à cause de l’ekphrasis de Fénelon. On peut consulter :
Olivier Leplatre, « L’ombre drapée de Phocion. Ekphrasis et dévoilement générique chez Fénelon »  https://www.revue-textimage.com/conferencier/02_ekphrasis/leplatre.pdf
Anne-Marie Lecoq, « La Leçon de peinture du Duc de Bourgogne : Fénelon, Poussin et l’enfance perdue » Le Passage,2003
[14] Janis Bell, « Poussin and Optics: Reflections on the Lake in “a Calm” Venezia Arti Nuova serie 2 – Vol. 29 – Dicembre 2020 https://www.academia.edu/75260746/Poussin_and_Optics_Reflections_on_the_Lake_in_a_Calm_
[15] HENRY KEAZOR, « COPPIES BIEN QUE MAL FETTES »: NICOLAS POUSSIN’S RINALDO AND ARMIDA RE-EXAMINED », Gazette des beaux-arts 6. Pér. 136, 142. année (2000), Nr. 1583, S. 253-264 http://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/2340/1/Keazor_Nicolas_Poussin_Rinaldo_and_Armida_2000.pdf
[16] « Poussin and Nature: Arcadian Visions », Metropolitan Museum of Art, https://books.google.fr/books?id=CEljdrnhNnYC&pg=PA216#v=onepage&q&f=false
[17] Mickaël Szanto « Poussin et Dieu » 2015, cat 61

Le sacrifice d’Isaac : 1 format vertical

4 février 2023

L’iconographie du Sacrifice d’Isaac a pour particularité d’être passée, au cours du temps, d’un septuor (par ordre d’entrée en scène Abraham, son fils Isaac, deux serviteurs, un âne, un ange et un bélier) à un quatuor, puis à un trio.

Cette série de quatre article décrit cette épuration progressive, entre le début du XVIème siècle et la fin du XVIIème [1], et propose une typologie des différentes compositions qui ont été imaginées, en format portrait puis en format paysage. Au passage nous rencontrerons trois tableaux célèbres de Rembrandt et de Caravage, ainsi que de nombreux autres qui méritent d’être connus.

En préambule : le concours de 1401

1401 Brunelleschi,_sacrificio_di_IsaccoBrunelleschi 1401 Ghiberti sacrifice isaacGhiberti

Le sacrifice d’Isaac, 1401, 45 x 38 centimètres, Musée du Bargello, Florence

Pour départager celui des sept orfèvre qui réaliserait la porte Nord du baptistère de Florence, on leur donna un an pour traiter un sujet particulièrement trapu : inscrire dans un quadrilobe le septuor du Sacrifice d’Isaac. Seules ont été conservées les réalisations de Brunelleschi et de Ghiberti, ce dernier étant probablement le vainqueur [2].

Voici donc ce qu’il fallait représenter :

« Et Dieu dit  » Prends ton fils, ton unique, celui que tu aimes, Isaac, et va-t’en au pays de Moriah, et là offre-le en holocauste sur l’une des montagnes que je t’indiquerai. »… Abraham se leva de bon matin et, ayant sellé son âne, il prit avec lui deux de ses serviteurs et son fils Isaac… Et Isaac dit:  » Voici le feu et le bois; mais où est l’agneau pour l’holocauste? » Abraham répondit:  » Dieu verra à trouver l’agneau pour l’holocauste, mon fils. « … Abraham éleva l’autel et arrangea le bois; puis il lia Isaac, son fils, et le mit sur l’autel, au-dessus du bois. Et Abraham étendit la main et prit le couteau pour égorger son fils. Alors l’ange de Yahweh lui cria du ciel et dit:  » Abraham! Abraham!  » Il répondit:  » Me voici . » Et l’ange dit  » Ne porte pas la main sur l’enfant et ne lui fais rien ; car je sais maintenant que tu crains Dieu et que tu ne m’as pas refusé ton fils, ton unique.  » Abraham, ayant levé les yeux, vit derrière lui un bélier pris dans un buisson par les cornes; et Abraham alla prendre le bélier et l’offrit en holocauste à la place de son fils. «  Genèse 22, 1-13 (abrégé).


sacrifice isaac Concours 1401 schema 1

La comparaison des deux scènes est l’occasion d’introduire les notations dont nous nous servirons par la suite :

  • en vert, les deux qui appartiennent à l’humanité, le père et le fils ;
  • en jaune, les deux qui appartiennent à Dieu, l’ange et le bélier sacrifié ;
  • dans un cadre rouge, la scène secondaire, les deux serviteurs et l’âne.

On voit tout de suite que la composition de Brunelleschi est beaucoup plus ambitieuse :

  • elle présente deux points de contact main/bras et main/cou (rectangles bleus) alors que Ghiberti ne montre que des mains sans contact ;
  • elle place Isaac dans un triangle intermédiaire entre le camp divin et le camp humain.

Les deux compositions présentent un axe de symétrie (pointillés bleus) et une séparation franche entre père et fils (ligne verte).



sacrifice isaac Concours 1401 schema 2
Une fois épurées de la scène secondaire :

  • la formule conservatrice et gagnante (Ghiberti) peut être considérée comme le prototype des compositions en format vertical (portrait), que nous verrons se développer au début du XVIème siècle ;
  • la formule novatrice (Brunelleschi) devra attendre Caravage, au début du siècle suivant, pour voir éclore les premières compositions en format horizontal (paysage).



Le sacrifice d’Isaac, en format vertical

Dans ce format, les personnages sont toujours représentés en pied. Sur les trois siècles où nous allons suivre cette formule, on peut différencier cinq types, selon la position relative des trois personnages principaux : Abraham, Isaac et l’Ange. Le bélier, éloigné au niveau du sol, n’influe pas.

Ce format est de loin le plus fréquent, car il est le plus naturel pour représenter l’Ange en vol.

Type V1 : Abraham, Isaac et l’ange à gauche

sacrifice isaac Type V1 schema
Cette formule est canonique, car sa diagonale descendante sert naturellement la narration : l’ange empêche le père de frapper le fils.

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Les antécédents

1194 Nicolas de Verdun, sacrifice d'Isaac, Klosterneuburg AltarNicolas de Verdun, 1194, Klosterneuburg Altar 1383 Master Bertram of Minden Grabower Altar, St. Peter, HamburgMaster Bertram de Minden, 1383, Grabower Altar, St. Peter, Hambourg

A l’époque médiévale, c’est la composition pratiquement universelle. A noter, dans le second exemple, le détail amusant du bélier suspendu au buisson par la spirale de sa corne.


1480 ca Speculum humanae salvationis, Spire, , BSB-Ink S-512 p 102Spire, vers 1480, BSB-Ink S-512 p 102 1473 avant Speculum humanae salvationis, Augsbourg, BSB-Ink S-509 p 234Augsbourg, avant 1473, BSB-Ink S-509 p 234

Speculum humanae salvationis

La composition est popularisée par les premiers incunables du Speculum Humanae Salvationis. Elle se substitue à l’image qui y figurait auparavant, Isaac portant son fagot, par analogie avec le Christ portant sa croix. Le fagot, abandonné au pied de l’autel, subsistera longtemps comme trace vestigiale.


Les débuts des compositions modernes, au XVIème siècle

1515-29 ca Liberale_da_verona,_ancona_miniscalchi,_col_sacrificio_di_isacco_tra_due_donatori Museo di Castelvecchio Verona schema 1515-29 ca Liberale_da_verona,_ancona_miniscalchi,_col_sacrificio_di_isacco_tra_due_donatori Museo di Castelvecchio Verona schema

Retable Miniscalchi, Liberale da Verona, 1515-29, Museo di Castelvecchio, Vérone

Cette oeuvre mineure montre combien l’ordre des personnages facilite la narration. Dans le sens de la lecture :

  • les protagonistes de l’histoire annoncée (en blanc), les serviteurs, le sacrificateur et le sacrifié, s’étagent selon la diagonale montante ;
  • les protagonistes du coup de théâtre divin (en jaune), l’ange, le sacrificateur et la victime de substitution, s’étagent dans l’autre sens.

A noter que la position non héraldique des deux donateurs montre qu’il ne s’agit pas d’un couple marié, mais probablement de Francesco Miniscalchi et d’une de ses soeurs : celle-ci se trouve ainsi courtoisement placée du côté du ciel et de l’ange, tandis que Miniscalchi se place du côté dangereux, abrité néanmoins derrière le palmier qui met un point final à l’histoire.


1520 ca Altdorfer sacrifice isaac Strasbourg, Cabinet des Estampes et des DessinsAltdorfer, vers 1520, Cabinet des Estampes et des Dessins, Strasbourg

Cette gravure contemporaine, en contraste, illustre le réalisme germanique, qui habille Abraham en lansquenet, et l’anticonformisme d’Altdorfer, qui plante Abraham face à l’ange comme pour l’affronter. L’agneau est escamoté dans le décor.


1550-70 Sacrificio_di_Isacco,_Giorgio_Vasari_CapodimonteGiorgio Vasari, 1550-70, Capodimonte

Vasari retrouvera (ou recopiera) la composition de Liberale da Verona dans la seconde moitié du siècle.


1555 ap, Lelio_orsi,_sacrificio_di_abramo CapodimonteLelio Orsi, après 1555, Capodimonte

Cette toile maniériste montre la scène en vue plongeante : en contrebas à gauche s’abritent les deux serviteurs, à droite le bélier s’empêtre dans les branches. L’ange vu de dos dans un ciel orageux invite à ne pas lever son épée en haut d’un mont.


A Venise au XVIème siècle

1542-44 Titien sacrifice isaacSanta Maria della Salute VeniseTitien, 1542-44, plafond de la sacristie, Santa Maria della Salute, Venise 1550-55 Tintoretto_e_bottega ,_sacrificio_di_isacco UffiziTintoret et atelier, 1550-55, Offices

Malgré la différence de point de vue (la contre-plongée de Titien s’expliquant par l’accrochage au plafond), les deux compositions sont très proches, s’appuyant sur la diagonale descendante :

  • Titien nous montre Isaac en situation de gigot et place l’agneau juste à côté, ce qui mécaniquement fait passer l’âne du côté de l’ange.
  • en supprimant le bourricot et le postérieur désobligeant, Tintoret gagne en décorum mais perd en expressivité.


1577-78 Tintoret _The_Sacrifice_of_Isaac Scuola Grande di San RoccoTintoret, 1577-78, Scuola Grande di San Rocco

Tintoret reprendra le même ordre des personnages, et ira plus loin que Titien dans cette double gageure : contre-plongée plus impossible format ovale.


Au XVIIème siècle

A 1600-25 cristofano-allori the-sacrifice-of-abraham Musee Thomas Henry Cherbourg-OctevilleCristofano Allori, 1600-25, Musée Thomas Henry, Cherbourg-Octeville A 1613-23 fetti domenico le-sacrifice-d'isaac Credito Bergamasco BergamoDomenico Fetti, 1613-23, Credito Bergamasco, Bergamo
A 1615-1620 jacopo-(da-empoli)-chimenti-sacrificio-di-isacco Cappella Serragli, Chiesa di San Marco, FirenzeJacopo (da Empoli) Chimenti, 1615-20, Cappella Serragli, Chiesa di San Marco, Florence A 1615-20 Guerchin sacrifice isaac Collection prince du liechtenstein VienneGuerchin, 1615-20, Collection Prince du Liechtenstein, Vienne

Ces oeuvres italiennes du début du XVIIème siècle témoignent de la standardisation de la formule, depuis la composition hésitante d’Albertinelli un siècle plus tôt. L’ange saisit l’avant-bras d’Abraham (sauf celui de Chimenti qui le frôle). La composition selon la diagonale descendante est tellement puissante qu’on ne perçoit guère des différences pourtant importantes :

  • l’ange d’Allori montre le bélier,
  • celui de Feti et de Chimenti montre le ciel (le bélier est dissimulé à droite),
  • celui du Guerchin ne montre rien et le bélier a disparu.

B 1612-13 Rubens-SacrificeOfIsaac Nelson Atkins Museum Kansas CityRubens, 1612-13, Nelson Atkins Museum, Kansas City B 1617-18 Matthys Voet il-sacrificio-di-isacco coll partMatthys Voet, 1617-18, collection particulière

A la même époque, Rubens pousse la composition aux limites, avec un Abraham géant qui doit se courber pour entrer dans le cadre, et un Isaac qui rapetisse sous le bûcher enflammé. Cette composition frappante sera calquée par Matthys Voet.


D 1629. Tanzio da Varallo, sacrifice-of-isaac Chapel of the Guardian Angel, Basilica of San Gaudenzio, NovaraTanzio da Varallo, 1627,  Chapelle de l’Ange gardien, Basilica San Gaudenzio, Novare D 1630-53 Astolfo Petrazzi sacrifice isaacPinacoteca di SienaAstolfo Petrazzi, 1630-53, Pinacoteca di Siena
G 1640 ca Jeronimo Jacinto de Espinosa sacrifice isaac Real Parroquia de San Andres, ValenciaJeronimo Jacinto de Espinosa, vers 1640, Real Parroquia de San Andres, Valence G 1640 ca matteo-rosselli sacrifice-of-isaac- coll partMatteo Rosselli, vers 1640, collection particulière

La génération suivante explore la chaîne de contacts qu’offre la diagonale :

  • entre la main de l’Ange et Abraham (sur la lame, la main ou l’avant-bras) ;
  • entre Abraham et Isaac (pas de contact, sur le bras, sur la tête).

On notera que les deux dernières compositions, absolument identiques du point de vue de la chaîne des contacts, produisent néanmoins des impressions contraires, de compression chez Espinosa et d’expansion chez Roselli.


F 1640 av Everard Quirinsz. van der Maes sacrifice isaac Musee Sainte-Croix de Poitiers Alienor.orgEverard Quirinsz. van der Maes, avant 1640, Musée Sainte-Croix de Poitiers (photo Alienor.org) F 1640 ca Francois Perrier sacrifice isaac coll part en depot a Saint-Cloud, musee du Grand SiecleFrançois Perrier, vers 1640, collection particulière, en dépôt à Saint-Cloud, musée du Grand Siècle

On confronte ici les deux extrêmes : contacts complets dans un cas, aucun contact dans l’autre.

Dans sa composition très méditée, François Perrier équilibre la diagonale qui descend vers Isaac par celle qui monte vers l’agneau (amené par un second ange, selon une idée de Raphaël que nous verrons au chapitre suivant) : démonstration graphique que l’Agneau remplace Isaac, et que le sacrifice christique croise le sacrifice biblique.


Courtois, Guillaume, 1628-1679; The Sacrifice of IsaacGuillaume Courtois, 1660-69, National Trust H 1682 Gilles Garcin Le Sacrifice d’Isaac Pertuis, eglise Saint-Nicolas Photo Atelier GaillandreGilles Garcin, 1682, église Saint-Nicolas, Pertuis (photo Atelier Gaillandre)

Ces deux toiles françaises plus tardives montrent la même volonté d’intégrer la sempiternelle diagonale descendante au sein une construction en X.


Au XVIIIème siècle

I 1700 Abraham's_Sacrifice_of_Isaac_by_Il_Baciccio High_Museum_of_Art Cleveland I 1700 Abraham's_Sacrifice_of_Isaac_by_Il_Baciccio High_Museum_of_Art Cleveland schema

Il Baciccio, 1700, High Museum of Art, Cleveland

L’originalité tient ici au paysage, qui fait partie intégrante de la scénographie :

  • les deux arbres contribuent à séparer les deux groupes ;
  • le pic attire l’attention sur la verticale reliant l’index de l’ange, qui invoque le ciel, et le couteau, menace immédiate ;
  • l’autre main de l’ange s’ouvre comme pour conjurer la seconde menace, le brandon préparé pour enflammer le bûcher.


J 1700-20 donato-creti (ecole) le-sacrifice-d’isaacDonato Creti (école), 1700-20, collection particulère J 1717 ca Lama Giambattista Isaac's_offering Kunsthistorisches Museum VienneGiambattista Lama, vers 1717, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ayant épuisé ses capacités de renouvellement, la formule ne se prolonge au XVIIème siècle qu’en Italie.


J 1760-62 Corvi Domenico, Sacrificio di Isacco Chiesa di S. Marcello al Corso, RomaLe Sacrifice d’Isaac J 1760-62 Corvi Domenico, Moise sauve des eaux Chiesa di S. Marcello al Corso, RomaMoïse sauvé des eaux (fototeca Zeri)

Domenico Corvi, 1760-62, murs latéraux de la chapelle saint Pérégrin Laziosi, Chiesa di S. Marcello al Corso, Rome

Corvi imite, en l’atténuant, la contre-plongée de Titien [3]. Les bras en croix d’Abraham au dessus d’Isaac dont écho à ceux de la servante au dessus de Moïse, dans la toile qui lui fait face.


sb-line

Type V2 : Abraham, Isaac et l’ange à droite

sacrifice isaac Type V2 Sodoma schema
Dans cette formule rare, l’oeil suit un parcours en triangle pointe à gauche, qui ralentit le trajet ange/père (sens inverse de la lecture) et accélère le trajet père/fils. Elle dramatise la situation, en suggérant que le meurtre est tout prêt de s’accomplir.

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1350 ca sacrifice d'Isaac, Vitrail, eglise Saint Martin, ColmarVers 1350, église Saint Martin, Colmar 1432 Speculum humanae salvationis, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana → Vitr. 25-7 (olim B. 19), fol. 21vSpeculum humanae salvationis, 1432 Madrid, Biblioteca Nacional de Espana → Vitr. 25-7 (olim B. 19), fol. 21v

Il existe quelques rares précédents médiévaux. dont l’avantage est la compacité : les figures s’inscrivent dans quatre carrés (deux à gauche pour Abraham, un pour l’Ange et un pour Isaac, le bélier se casant où il peut).


1540-42 Sodoma sacrifice isaac Cattedrale di S. Maria Assunta, PisaSodoma, 1540-42, Cattedrale di S. Maria Assunta, Pise

A ses tous débuts, la formule est embarrassée par la difficulté pour l’ange d’atteindre l’arme d’Abraham : il l’arrête ici par la pointe de manière peu convaincante.


1583 Alessandro Allori Diocese de FlorenceAlessandro Allori, 1583, Diocese de Florence

Allori résout le problème en déconnectant l’ange


1584-86 Carracci Il Sacrificio di Isacco Pinacoteca dei Musei vaticaniCarracci, 1584-86, Pinacoteca dei Musei vaticani

Dans une vue plongeante qui améliore l’idée de Lelio Orsi, Carracci étend la composition sur la droite avec la scène de l’ange et des serviteurs, plus un village en contrebas qui fait ressortir la hauteur du mont. Le bélier se dissimule dans l’autre coin.


1600 ca camillo-procaccini opferung-isaaks Residenzgalerie SalzburgCamillo Procaccini, vers 1600, Residenzgalerie, Salzburg

Cette toile maniériste place cette fois la vue plongeante à gauche.


1626 laurent-de-la-hyre-abraham-s-sacrifice coll part1626, collection particulière 1650 laurent-de-la-hyre-abraham-s-sacrifice Detroit_Institute_of_Arts1650, Detroit_Institute_of_Arts

Laurent de la Hyre

La première version, encore caravagesque avec ses forts contrastes lumineux, son nuage duveteux et le raccourci violent du torse d’Isaac, choisit l’option la plus dramatique, le triangle pointe à gauche, conforté par la position allongée d’Isaac.

Dans la version de 1650, de goût classique, la Hyre gomme ces effets heurtés. Il inverse la composition en miroir, en modifiant au plus juste les gestes d’Abraham pour que le poignard reste dans sa main droite.


1648-52 carlo-francesco-et giuseppe nuvolone the-sacrifice-of-isaac santuario del rosario vimercateCarlo-Francesco et Giuseppe Nuvolone, 1648-52, Santuario del rosario, Vimercate 1721 antoine coypel abraham-sacrificing- Musee des Beaux-Arts, TourcoingAntoine Coypel, 1721, Musée des Beaux-Arts, Tourcoing

En se rapprochant l’un de l’autre, l’Ange et Isaac forment les deux extrêmes d’un triangle pointe à gauche devenu très perceptible.


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Type V3 : Isaac, Abraham et l’ange à gauche


sacrifice isaac Type V3 stefano-pieri schema The Sacrifice of Isaac by Pieri, Stefano accademia florence

Stefano Pieri, 1585, Accademia, Florence

Cette formule plus tardive correspond à l’inversion du type V2, en triangle pointe à droite. Elle produit l’impression opposée, en favorisant l’intervention de l’ange et en affaiblissant le geste du père.

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A.Vassilacchi, Opferung Isaaks - - A.Vassilacchi, Sacrifice d'IsaacAntonio Vassilacchi, dit l’Aliense, vers 1590, San Zaccaria, Venise 1620-60 Vanni Giovan Battista Musee des BA ChamberyGiovan Battista Vanni, 1620-60, Musée des Beaux Arts, Chambéry

A la pointe du triangle, Abraham donne l’impression de lever le poignard vers l’ange, ou de se faire arrêter par lui : la composition tend à le mettre dans la posture désobligeante du meurtrier  pris en flagrant délit par l’autorité supérieure.


1625 ca Jordaens sacrifice isaac Brera 1625 ca Jordaens sacrifice isaac Brera schema2

Jordaens, vers 1625, Brera, Milan

Jordaens évite cet inconvénient en faisant descendre l’ange à hauteur d’homme. ce qui transforme le triangle pointant vers Abraham en un triangle équilatéral pointant égalitairement vers les trois protagonistes. Bien stabilisée sur les diagonales, la composition renvoie le regard vers la nuque du sacrifié. La tension du couteau brandi haut à son aplomb est déjouée par l’expression douce de l’ange et son geste persuasif, touchant sans violence le bras armé tout en montrant, dans l’ombre, le bélier derrière l’autel.


1650 Matia Preti Pinacoteca di Bologna 1650 Matia Preti sacrifice isaac sacrifice isaac Pinacoteca di Bologna schema

Matia Preti, 1650, Pinacoteca di Bologna

Matia Preti replace l’ange en position dominante, mais si proche d’Abraham que la ligne de force principale passe sur la diagonale descendante, qui va du couteau au cou. Il en résulte une composition très mouvementée mais où les deux volontés s’équilibrent.


1765 Anton Losenko sacrifice isaac Musee Russe Saint PetersbourgAnton Losenko, 1765, Musée Russe, Saint Pétersbourg 1857 santiago-rebull the-sacrifice-of-isaac-Museo Nacional de Arte MexicoSantiago Rebull, 1857, Museo Nacional de Arte Mexico 1913 Fred Appleyard Lay Not Thy Hand Upon the Lad sacrifice isaac coll partFred Appleyard, 1913, « Lay Not Thy Hand Upon the Lad », collection particulière

Moins éculé que les autres formules, le triangle pointe à droite survit jusqu’au XXème siècle.


1750 ca Pompeo_Batoni_-_The_Sacrifice_of_Isaac Strahov Monastery PraguePompeo Batoni, vers 1750, Strahov Monastery Prague.

Dans cette formule composite, ce triangle reste très perceptible bien qu’Isaac se soit imbriqué devant Abraham, selon la formule que nous allons voir au chapitre suivant.


Article suivant : Le sacrifice d’Isaac : 2 type solidaire

Références :
[1] Pour les époques antérieures, voir :


Alison Moore Smith « The Iconography of the Sacrifice of Isaac in Early Christian Art » American Journal of Archaeology Vol. 26, No. 2 (Apr. – Jun., 1922), pp. 159-173 https://www.jstor.org/stable/497708


Isabel Speyart Van Woerden « The Iconography of the Sacrifice of Abraham » dans Vigiliae Christianae, 1961 https://www.jstor.org/stable/1582428


Ute Schwab, « Zum Verständnis des Isaak-Opfers in literarischer und bildlicher Darstellung des Mittelalters » Frühmittelalterliche Studien Volume 15 Issue 1 181


Pour un aperçu général des iconographies et de leur signification :
François Bœspflug « L’obéissance à Dieu éclipsée par l’amour paternel? Sur la ligature d’Isaac dans l’histoire de l’art » https://www.bibelwissenschaft.de/fileadmin/user_upload/Bibelkunst/BiKu_2021_03_Boespflug_Isaac.pdf