L’oiseleuse

13 juin 2022

Autant la figure de l’oiseleur est courante et puissamment connotée (voir L’oiseleur ), autant son pendant féminin est rare et quasiment inexistant, au point même que le mot « oiseleuse » manque.

Cet article présente quatre études indépendantes, qui ont toutes plus ou moins à voir avec la capture ou le dressage, par des mains féminines, des petits oiseaux :

  • A) L’Arbre aux phallus
  • B) La femme au faucon
  • C) Les ailes de Frau Minne
  • D) L’oiseleuse



A) L’Arbre aux phallus

La littérature étant d’autant plus copieuse [A1] que le motif est rare, nous nous limiterons à cette seule question : ces phallus arboricoles sont ils des fruits ou des oiseaux ?

1450-1500 Salle de chasse Schloss Moos-Schulthaus (Appiano) Sud tyrol1450-1500, Salle de chasse, Schloss Moos-Schulthaus, Appiano (Sud Tyrol)

Ici l’analogie avec les fruits est évidente :

  • à droite une femme les fait tomber avec sa gaule et une autre les ramasse par terre ;
  • à gauche deux femmes se battent et une troisième les emporte dans une corbeille.

Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, Bibliothèque Nationale de Paris, fr 25526, folia 106v.Guillaume de Lorris, Le Roman de la Rose, 14ème s, BNF fr 25526 fol 106v Gallica

La fresque développe la même idée que cette célèbre drôlerie, en bas d’une page tout entière consacrée à filer la métaphore entre la pulsion sexuelle et l’appétit [A2] :

« Trop est forte chose nature
Car elle passe (outrepasse) nourriture »

L’arbre est donc clairement la métaphore de la gourmandise féminine, fût-elle monastique.


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La fresque de Massa-Marittima et ses mystères

fertility-fresco-massa-marittimaFontaine du Palais de l’Abondance, 1265-1300, Massa Marittima

Le sujet se complique quelque peu avec la fresque qui décore cette fontaine, construite en 1265, sous un bâtiment qui servait de grenier à grains. Contrairement aux deux exemples précédents, il s’agit ici d’un lieu public, ce qui suppose l’assentiment et la compréhension d’une large population.



fertility-fresco-massa-marittima-wikipedia
La partie haute, avec ses phallus aux allures de pêches ou d’abricots, est clairement fructifère. La partie basse, avec la femme qui brandit une gaule et les deux qui se disputent, est pratiquement identique à la fresque tyrolienne : la différence principale étant qu’ici, les femmes sont habillées, ce qui semble plus convenable pour un lieu public.


La question des oiseaux noirs

Ce registre aviaire a déclenché des interprétations divergentes [A3]. Je m’appuie ici sur l’excellent document de synthèse rédigé par les élèves de l’institut Bernardino Lotti [A4].

Pour Bagnoli, les femmes participent à une fête liée aux rites de fertilité et les fruits en forme de pénis sont des objets comestibles, « des pains ou des bonbons ». La femme à la gaule essaie de chasser trois corbeaux noirs qui veulent attaquer ces friandises, et les deux femmes qui se tiennent par les cheveux, se battent pour une qui vient de tomber de l’arbre .L’aigle qui se dresse au-dessus de la tête d’une des femmes de gauche est une référence claire au parti impérial, celui des Gibelins et du podestat d’origine pisane Ildebrandino Malcondine, qui a fait réaliser la fontaine

Pour Zamuner, la fresque est un symbole de fertilité à fonction apotropaïque, c’est-à-dire visant à espérer l’abondance de la récolte et en même temps à éviter la possibilité malheureuse de recourir aux stocks de l’entrepôt. Les organes mâles sont un symbole de fertilité et d’abondance, tandis que les corbeaux noirs représentent le péril et le danger de famine .

George Ferzoco renverse complètement cette vision. Se plaçant aux antipodes de Bagnoli, il définit même l’image comme un symbole de stérilité et attribue sa réalisation au parti adverse, les Guelfes, qui ont dirigé Massa Marittima entre 1267 et 1335. Il relie les scènes représentées dans le tableau aux rites célébrés par les sorcières et décrits dans le Malleus maleficarum (1487).



fertility-fresco-massa-marittima-detail

La « sorcière » avec la baguette à la main tenterait d’atteindre un nid où se trouvent deux oiseaux (cérémonie décrite dans le Malleus).

Maurizio Bernardelli Curuz revient à Ildebrandino Malcondine : la fresque représente les effets du bon gouvernement gibelin sur la ville. L‘arbre symbolise l’aqueduc qui acheminait toute l’eau vers la nouvelle source, et le toit, qu’on aperçoit en contrebas, est précisément l’image du bâtiment nouvellement construit. La scène avec les femmes doit être lue comme une narration qui se déroule de gauche à droite :

  • à gauche, la ville avant la création de la nouvelle source, lorsque les femmes se battaient pour puiser l’eau des ruisseaux qui coulaient des pentes de la colline ; le manque d’harmonie est symbolisé par les aigles agités, et les couleurs des robes (rouge, jaune et bleu) évoquent les trois quartiers de la ville.
  • à droite la fin heureuse de l’histoire : les mêmes femmes qui se battaient autrefois s’en vont bras dessus bras dessous et conversent agréablement.

Des oiseaux pas si noirs

Toutes les interprétations qui voient dans les oiseaux un élément perturbateur et négatif se heurtent à la même difficulté : ils ne peuvent pas représenter l’emblème des Gibelins, qui pourtant ont fait réaliser la fontaine. On peut alors retarder la datation des fresques (George Ferzoco) où même supposer (Dishat Harman [A5]) que les aigles ont été rajoutés au moment de la prise de pouvoir par les Guelfes, pour caricaturer les Gibelins.

Or aucun de ces oiseau n’attaque les fruits, et leur nombre est plus ou moins le même que celui des femmes. L’oiseau étant, en Italie comme ailleurs, un symbole viril bien connu, il n’y a pas d’opposition entre les oiseaux et les fruits, ou de compétition entre les oiseaux et les femmes, mais au contraire une sorte de redondance. Je proposerais volontiers que, tandis que l’arbre représente tous les membres virils disponibles, les aigles symbolisent, parmi les hommes de la Cité gibeline, celui qui va protéger chaque fille.

Ainsi loin d’introduire une quelconque notion de débauche ou de sorcellerie, la couche aviaire constituerait plutôt une forme de moralisation de l’arbre à phallus, pour le rendre publiquement acceptable : à la différence de la fresque tyrolienne au sol jonché de fruits, la couche des aigles empêche ici les filles d’aller gauler n’importe qui.


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En aparté : les nids d’oiseaux du Malleus Maleficarum (1486-87)

Il y a dans le Malleus Maleficarum [A6] deux passages qui traitent des nids d’oiseaux.


La paraphrase de Deutéronome 22

Le premier passage se trouve au chapitre 8 de la Partie 1 : Certains remèdes contre les maux dont le démon afflige l’homme :

Exode 22 : Tu ne souffriras pas de laisser vivre sur terre les sorcières et, ajoute-t-il, elle n’habitera pas dans ton pays, de peur qu’elle ne te fasse pécher. De même, la fornicatrice sera mise à mort et ne sera pas autorisée à fréquenter les hommes. Notez la jalousie de Dieu, qui dit ce qui suit dans Deutéronome 22 : Si tu trouves un nid d’oiseau, avec la mère assise sur les œufs ou sur les jeunes, tu ne prendras pas le tout, mais tu laisseras la mère s’envoler ; car les Gentils le faisaient pour rendre stérile. Le Dieu jaloux ne souffrirait pas dans son peuple ce signe d’adultère. De même, de nos jours, quand les vieilles femmes trouvent un sou, elles pensent que c’est un signe de grande fortune ; et à l’inverse, quand elles rêvent d’un trésor, c’est un signe de malchance. Dieu a également enseigné que tous les vases devaient être couverts et que lorsqu’un vase n’avait pas de couvercle, il devait être considéré comme impur.

Maleficos non patieris viuere super terram, sed & hoc adiunxit, non habitet in terra tua, ne fortè peccare te faciat, sicut copulatrix occiditur, & peruagari inter homines non permittitur. Nota zelum Dei, Deuterono. 22. Deus præcepit : Nidum cum ouis, aut pullis desuper cubantem matrem, non deberent simul seruare, sed matrem permittere auolare, quia hoc gentiles ad sterilitatem vertebant. Zelotes Dominus in suo populo noluit tale signum adulterij pati, sic iam vetulæ inuentionem denarij, signum magni fortunij, & per oppositum vbi thesaurum somniarent, iudicant. Item præcepit omnia vasa cooperiri, & vasculum non habens operculum immundum censeri.

De ce galimatias difficile à suivre, il ressort que :

  • capturer un oiseau adulte signifie rendre stérile ;
  • capturer un oiseau est un signe d’adultère ;
  • quand on est une femme, il faut se contenter d’un seul « denier » (et non en vouloir beaucoup) ;
  • quand on est une femme, il faut mettre un couvercle à son pot.


Les nids à phallus

Le second passage se trouve au chapitre 7 de la Partie 2 : Comment elles ont coutume d’emporter les membres virils

« Enfin, que penser de ces sorcières qui, tant bien que mal, prennent des membres en grand nombre (vingt ou trente) et les enferment ensemble dans un nid d’oiseau ou dans une boîte, où ils se déplacent comme des membres vivants, mangeant de l’avoine ou du fourrage ? Cela a été vu par beaucoup et est un sujet commun de conversation. On devrait dire que tout est provoqué par le travail et l’illusion du diable. Les sens des témoins sont trompés de la manière que nous avons mentionnée plus haut. Un homme a rapporté qu’ayant perdu son membre, il s’est approché d’une certaine sorcière afin de rétablir sa santé. Elle a dit au malade de grimper à un arbre particulier où il y avait un nid contenant de nombreux membres, et lui a permis de prendre celui qu’il voulait. Quand il a essayé d’en prendre un gros, ne prends pas celui-là, dit la sorcière, et elle a précisé qu’il appartenait à un curé. »

Quid denique, sentiendum super eas maleficas, qui huiusmodi membra in copioso interdũ numero, vt viginti vel triginta membra insimul ad nidum auium, vel ad aliquod scrinium includunt, vbi & quasi ad viuentia membra se mouent, vel auenam vel pabulum consumenda, prout à multis visa sunt & communis fama refert. Dicendum quòd diabolica operatione & illusione cuncta exercentur, sic enim sensus videntium illuduntur modis suprà tactis. Retulit enim quidã, quòd dum membrum perdidisset, & quandam Maleficam causæ recuperandæ suæ sanitatis accessisset. Illa vt quendam arborem ascenderet infirmo iniunxit, & vt de nido in quo plurima erant membra, si quod vellet accipere posset indulsit. Et cùm ille magnum quoddam accipere attentasset, non ait Malefica illud accipias, & quia vni ex plebanis attineret subiunxit.

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On voit bien que ce texte, postérieur de deux siècles à la fresque de Massa Marittima, n’a aucun rapport avec elle. L’idée du « nid à phallus », dont il n’existe d’ailleurs aucune représentation graphique, est totalement liée au contexte du Malleus : les rédacteurs commencent par tordre une citation du Deutéronome 22 (le texte ne parle pas de stérilité, mais dit seulement que se contenter des petits ou des oeufs « prolonge les jours » ) et la combinent avec le symbolisme habituel de l’oiseau pour imaginer la fable, au comique involontaire, du nid dont le plus grand phallus était clérical.



B) La femme au faucon

La cassette du British museum

1180 ca boite email Limoges British museum ensembleCassette en émaux de Limoges
Vers 1180, British museum

Cette cassette pose une devinette iconographique, qui n’a pas été complètement résolue : raconte-t-elle une histoire, où est-elle seulement décorée de scènes courtoises déconnectées entre elles ?



1180 ca boite email Limoges British museum cote 0Un des petit côtés montre une chimère, un homme aux pattes de félin et à la queue de serpent, combattant un lion à l’épée.



1180 ca boite email Limoges British museum cote 0Le petit côté opposé reprend, à droite, le même thème : un guerrier, cette fois bien humain, combat à pied un lion qui mord son bouclier.

A gauche s’introduit  un second thème : un troubadour fait danser au son de son rebec une femme aux très longs cheveux dénoués, signe d’intense intimité.

Les vêtements strictement identiques soulignent que le troubadour et le chevalier sont une seule et même personne. De même la femme aux cheveux dénoués va réapparaître sur les autres faces de la cassette (avec des robes différentes).


Troubafour et Danseuse Chapiteau Santa Maria de l'EstanyTroubadour et danseuse
Chapiteau du cloître de Santa Maria de l’Estany,1150-1200

On retouve la même scène dans ce chapiteau contemporain.



1180 ca boite email Limoges British museum couvercleLe couvercle est composé de la même manière, en associant par deux fois un médaillon avec le combattant (cette fois à cheval) et l’autre avec le couple :

  • à droite :
    • en haut l’homme casqué chevauche, avec sa lance de tournoi et son écu ;
    • en bas il se prépare à jouer du rebec (dont la forme imite celle de son écu) pour la femme qui porte au poing droit son faucon ;
  • à gauche :
    • en haut l’homme combat à l’épée un lion qui mord son cheval ;
    • en bas un troisième thème : l’homme agenouillé est tenu en laisse par la femme, qui porte au poing droit son faucon, cette fois tenu par ses jets (courtes laisses attachées à ses patte).

1180 ca boite email Limoges British museumLa face avant reprend les deux derniers thèmes, mais hors des médaillons :

  • en vert la séduction : l’homme joue du rebec, la femme écoute, le faucon vole de l’un à l’autre ;
  • en rouge la soumission : accepté comme familier, l’homme est tenu en laisse de la main droite, le faucon est tenu de la main gauche et l’étoile ,qui le remplace dans le ciel, signale l’accomplissement.

Comme le remarque Michael Camille ([B0], p 12), cet agenouillement évoque celui du vassal rendant hommage à son suzerain. Cette identification de la dame à « mi dons (mon seigneur) » est typique du « fin’amor » chanté par les troubadours.



1180 ca boite email Limoges British museum ensemble schema
Les symétries de la composition révèlent, plutôt qu’une narration continue, une composition en trois thèmes :

  • 0) le petit côté droit introduit le thème du combat contre la bête ;
  • 1) le petit côté gauche rajoute à ce thème (en jaune) celui de la séduction (en vert), ainsi présentée comme un combat encore plus dangereux ;
  • 2) le couvercle rajoute un nouvel élément, le faucon (en rose) et un troisième thème : la soumission ;
  • 3) la face avant récapitule les trois thèmes, menés à leur aboutissement :
    • la séduction : l’homme joue et le faucon vole ;
    • la soumission : la femme tient maintenant la laisse de la main droite, et le faucon, devenu favori secondaire, de la main gauche ;
    • le combat : un homme tenant d’une main une épée et de l’autre une clé de belle taille, semble avoir pour but de pourfendre le faucon avec l’une, et d’entreprendre la serrure avec l’autre.

1180 ca boite email Limoges British museum serrure

Pour Michael Camille ( [B0], p 13), cet homme aux cheveux hirsutes et aux souliers dépareillées est une figure négative : celle du « lauzengier », l’envieux, le médisant le faux amoureux, qui apparaît souvent dans les poèmes des troubadours comme l’antithèse de l’amoureux courtois [B0a]. J’ajouterai que son cor pour sonner l’alarme (qui n’est pas sans évoquer la corne du cocu), son épée démesurément longue (suggérant une sensualité excessive) et la clé qui loupe la serrure (exprimant un besoin de possession et d’exclusivité) en font une figure de l’échec en amour, ridiculisée par le faucon qui vole tout en haut, vers le soleil et vers sa dame.


Le faucon comme enjeu

Objet de luxe, le faucon a parfois servi comme prix dans un concours de beauté :

« Elles étaient plus de quatre-cent dans le verge, c’est la belle Hellenborc qui enleva l’épervier ». Vie de Saint Honorat (1300) cité par [B1], p 376

Paule Le Rider [B1] a trouvé plusieurs indices, vers 1170, de l’épervier comme enjeu d’une compétition que le gagnant ramène à sa dame.



1180 ca boite email Limoges British museum couvercle faucons
Il est possible que le faucon joue en partie ce rôle dans la cassette du British museum :

  • lorsqu’il est placé entre la dame et l’homme (en vert), il signalerait que la compétition est ouverte ;
  • lorsqu’il est éloigné de l’homme (en rouge) , il signalerait que le jeu est terminé : l’homme a gagné, c’est à dire qu’il est agréé comme captif.

1375-1400 BL Add 42133 fol 13rCi mets le dieu d’amours trait à l’amant, fol 13 1375-1400 BL Add 42133 fol 15rComment le dieu d’amours ferme à l’amant le costé à la clef, fol 15r

Le Roman de la Rose, 1375-1400, BL Add 42133

Dans ce texte un peu postérieur de Guillaume de Lorris (1230-35), deux métaphores pénétrantes se complètent, mais appliquées à l’amant :

  • la flèche dans l’oeil (le regard) déclenche l’amour ;
  • la clé dans le côté le verrouille.

Il est probable que la clé de la cassette limousine porte la même valeur d’exclusivité, mais en négatif : le lauzengier prétend avoir la clé, mais ce n’est pas celle qui ouvrira réellement la serrure, et le coeur de la dame.


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Le faucon d’apparat

Contrairement à l’intuition superficielle, la dame arborant son faucon n’a rien de la domina fantasmatique s’appropriant un attribut masculin : le faucon est sans doute le seul oiseau a n’avoir rien de phallique, du moins aux hautes époques [B2].


v1201, Sceau de la comtesse Adelaïde de Hollande, Rijnsburg, Algemeen Rijksarchief [B3] 1248 Sophia von Thuringen, Gemahlin Heinrichs von Brabant1248, Sceau de Sophie de Thüringe, épouse d’Henri de Brabant [B3]

Attribut de la haute noblesse, le faucon figure dans de nombreux sceaux féminins, de type « équestre de chasse » ([B4], p34, note 73)


1300-20 Partie de chasse valve de miroir en Ivoire VandA1300-20, Partie de chasse, Valve de miroir en ivoire, British museum (Koechlin [B5] N° 1028) 1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 69r, Herr Werner von Teufen1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 69r, Herr Werner von Teufen

Dans les chevauchées à la campagne, il arrive que ce soit la femme qui tienne le faucon (bien que l’inverse soit le plus fréquent).

Il semble que « porter le faucon » soit synonyme de « porter la culotte ». Ainsi Herr Werner von Teufen est totalement soumis à la fauconnière : il a lâché bride à son désir (son cheval), tandis que la femme maîtrise à la fois son propre désir (le cheval gris à la bride rouge) et son amoureux (le faucon gris aux laisses rouges). L’équivalence entre l’amoureux et le volatile est soulignée par l’équivalence des postures : les mains posées sur les épaules de la dame, les griffes posés sur son gant.


1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 249V Herr Konrad von Altstetten

1305-15 Codex Manesse, UB Heidelberg, Cod. Pal. germ. 848, fol. 249r, Herr Konrad von Altstetten

A l’inverse, c’est Herr Konrad von Altstetten qui attire les attentions de sa dame, tout comme le morceau de viande attire l’appétit de son faucon.


Nicola et Giovanni Pisano 1275 Perugia_-_Fontana_Maggiore_Mesi_MaggioMois de Mai, Nicola et Giovanni Pisano, 1275, Fontana Maggiore, Pérouse
Promenade au faucon Valve de miroir vers 1340-50 Victoria and Albert Museum, n 247-1867Promenade au faucon, Valve de miroir, vers 1340-50, Victoria and Albert Museum, n° 247-1867

Dans le premier cas, la dame au faucon mène la chasse, l’homme couronné de fleurs la rejoint pour lui offrir un bouquet (le petit couple entre les deux est le symbole des Gémeaux). Dans le second, c’est l’inverse : la dame a fouetté son cheval pour rattrapper son aimé, qui la récompense d’une main et de l’autre son faucon.

Pour Térence Le Deschault de Monredon ([B5a], p 157), cette signification serait généralisable : celui qui porte le faucon est celui, dans le couple, qui maîtrise la situation. On voit que cette rhétorique est bien plus sophistiquée que l’assimilation systématique du faucon au phallus.


Pontifical de Guillaume Durand, vers 1357, Paris, Bibl. Sainte-Genevieve, MS 143 fol 165Pontifical de Guillaume Durand, vers 1357, Paris, Bibl. Sainte-Geneviève, MS 143 fol 165

Le seul cas indiscutable de fauconnière phallophore n’est justement pas une image, mais une caricature.  Cette marge à drôlerie fonctionne sur le principe du monde inversé :

  • un lapin chevauche un chien de chasse ;
  • le faucon rapide est transformé en  escargot   (sous-entendu possible : le membre au repos pointe sa tête) ;
  • le lapin  enfile le gant (sous-entendu possible :  la fille s’occupe d’elle-même).

Sur le symbolisme féminin du lapin, voir Le lapin et les volatiles 1.


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Le faucon courtois

Ainsi, dans la littérature courtoise, le faucon métaphorise agréablement l’un ou l’autre sexe.

A cause de la difficulté à l’apprivoiser, il est souvent comparé à la dame.

A cause de sa loyauté à son propriétaire, il est parfois loué comme l’image du parfait amant.


1320 ca Le retour du faucon Fragment d'aumoniere Musee des Tissus LyonLe retour du faucon vers 1320, Fragment d’aumônière, Musée des Tissus, Lyon

Enfin, comme il prend la fuite facilement, il illustre équitablement les deux sexes : le thème du faucon perdu apparaît dans le Falkenlied de Kürenberg (1160-70), signifiant la femme abandonnée. Dans la littérature germanique, le faucon perdu symbolise le plus souvent l’amant disparu, dans la littérature anglaise c’est plutôt l’inverse ([B4], p 173).


Couple d'amoureux Valve de miroir en Ivoire 14eme s British museumCouple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, British museum (Koechlin [B5] N°911)

Pour Bruno Roy [B6], chaque amant désignerait du doigt le sexe de l’autre, l’index de la dame étant cassé. En fait, il n’en est rien : chacun porte sur sa main gauche un gant de fauconnier. L’homme tient le faucon par ses jets et l’attire avec un morceau de viande (pât ou reclain) dans sa main droite nue , afin qu’il vienne se poser juste au dessus, sur la main gantée de la dame. Celle-ci tient dans sa main droite un objet difficilement lisible, qui pourrait être le chaperon de l’oiseau pour l’aveugler, dès qu’il sera posé ([B5], N°911). Ce vol de l’oiseau vers la dame se place dans la rhétorique de l’échange courtois, mais il est toujours loisible d’y voir un sous-texte plus explicite.

Lylan Lam [B7] rapproche cette valve d’un texte de Chrétien de Troyes où la soif du cerf et l’appétit du faucon sont successivement comparés à l’étreinte amoureuse entre Erec et Enide :

« Cers chassiez qui de soif alainne
Ne desirre tant la fontainne,
n’espreviers ne vient a reclain
si volantiers quant il a fain,
que plus volantiers n’i venissent,
einçois que il s’antre tenissent. »


1340-50 Tristan et Iseut a la fontaine Louvre1340-50, Louvre 1300-50 Tristan et Iseut a la fontaine Musee de Cluny1300-50, Musée de Cluny

Tristan et Iseut à la fontaine

Ces deux ivoires contemporains illustrent le même passage du roman : en voyant son reflet dans la fontaine, Tristan se rend compte que le roi Marc, l’époux d’Iseut, s’est caché dans l’arbre pour les surprendre, et il montre discrètement le reflet à Iseut.

On voit ici combien la prudence s’impose quant à la symbolique sexuelle des petits animaux :

  • dans la première image, tout colle : Iseut à gauche porte son petit chien touffu, et Tristan son faucon phallique ;
  • dans la seconde image, rien ne va plus : c’est Tristan à gauche qui tient l’animal velu, et Iseult qui tient le rapace (bien sûr, on peut toujours dire que chaque sexe porte ce qui lui manque).


1300-20 Le Dieu de l'Amour et un Couple d'amoureux Valve de miroir en Ivoire VandALe Dieu de l’Amour et un Couple d’amoureux, Valve de miroir en ivoire, début 14ème, Victoria and Albert Museum (Koechlin [B5] N° 1068)

Ce couple visé par les deux flèches met en balance la couronne tenue par l’amante et le faucon tenu par l’amant. Bruno Roy [B6] ne manque pas d’y voir les symboles sexuels qui s’imposent.


1440-50 Couple d'amoureux valve de miroir Walters Art Museum BaltimoreCouple d’amoureux, 1440-50, valve de miroir en ivoire, Walters Art Museum, Baltimore.

En fait, cette symétrie facile n’est guère dans l’esprit de l’époque : dans cette composition similaire, la dame couronne son amant qui s’agenouille devant elle. Tandis que la valve du British museum montrait l’envoi du faucon de l’amant à l’amante, le don s’effectue ici en sens inverse. Nous sommes donc dans la rhétorique de l’échange de présents, plutôt que dans l’allusion à des faveurs plus appuyées.


1302-05 Breviaire de Renaud de Bar Jeanne de Toucy Verdun BM 107 fol 32 IRHTBréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 32, IRHT

Cette page du Bréviaire de Renaud de Bar, évêque de Metz, est décoré de ses armoiries et de celles de sa mère Jeanne de Toucy : la bas de page n’a donc rien d’érotique, malgré le fouet manié par la dame et la couronne brandie : il ne s’agit que d’effaroucher les oiseaux et de montrer l’enjeu de la chasse.


1302-05 Breviaire de Renaud de Bar Verdun BM 107 fol 12 IRHTBréviaire de Renaud de Bar, 1302-05 Verdun BM 107 fol 12, IRHT

Cette scène du même manuscrit est très proche de l’esprit de la cassette du British museum : au son d’un rebec, la dame et le damoiseau entraînent chacun son faucon, à l’aide d’un leurre à plume : pour l’instant, les oiseaux sur les arbres n’ont encore rien à craindre. Pour montrer son courage, la précision de son dressage ou douceur de son oiseau, le jeune homme le porte à main nue, son gant posé au pied de l’arbre.


1300-40 Royal MS 10 E IV fol 79vDécrétales de Grégoire IX, 1300-40, Royal MS 10 E IV fol 79v

Dans ce manuscrit très austère, les bas de pages forment des séries, destinées à divertir le lecteur tout en identifiant visuellement les groupes de pages. Ici, la dame a eu plus de chance que le damoiseau : son bras est couvert de trophées, tandis qu’il n’a rien attrapé. A noter sa gibecière triangulaire, la « fauconnière ».



1300-40 Royal MS 10 E IV fol 78rFol 78r

1300-40 Royal MS 10 E IV fol 79rFol 79r

Toutes les autres pages de la section montrent des femmes entraînant leur oiseau. Elles ont probablement un côté humoristique, « monde à l’envers », comme de nombreux bas de pages drolatiques du manuscrit, où des animaux ou des femmes se livrent à des occupations manifestement masculines :
1300-40 Royal MS 10 E IV fol 43vFol 43v


Le don du coeur

Dame couronnant son amant Valve de miroir vers 1300 Victoria and Albert Museum, n 217-1867Dame couronnant son amant, Valve de miroir vers 1300, Victoria and Albert Museum, n° 217-186

Le don du coeur, de l’amant à l’amante ou réciproquement, est un thème courant de la littérature courtoise, un peu plus rare dans l’iconographie. Ici l’amant offre son coeur dans un linge, en échange d’une couronne. Les deux chevaux dont on ne voit que le mufle, tenus et menacés du fouet par un valet, symbolisent les désirs bestiaux qu’il s’agit de maîtriser.


Fermail (Gulden Heftlein) Kunstgewerbemuseum Berlin inv F 1364Fermail parisien (Gülden Heftlein), fin XIVème, Kunstgewerbemuseum Berlin, inv F 1364

Il se trouve qu’il était habituel de récompenser le faucon en lui donnant à manger le coeur de l’animal qu’il avait capturé ([B5a], note 12). Ainsi la rhétorique du don du coeur se tranpose au cas particulier du faucon. Ici, comme le note Térence Le Deschault de Monredon :

« La dame, tout en récompensant l’oiseau, affiche la prise de sa proie dont elle
brandit le coeur, attribut qui autorise immédiatement une lecture courtoise de la scène. »


Tapisserie : L'offrande du coeurLe don du coeur, 1400-10, Louvre

Cette tapisserie est un autre exemple de combinaison des deux thèmes du désir humain et de l’appétit animal.

Le chien, symbole ici du désir masculin, prend les devants pour s’approcher de la fleur qui lui est négligemment tendue. Tandis que le faucon, symbole ici du pouvoir féminin [B9], se régale à l’avance du « reclain » rouge qui lui est offert.

Il y a probablement ici une composante satirique :

  • dans le désintérêt affiché par la femme (contredit par le regard intéressé de son faucon) ;
  • dans la figure glorieuse du coq en pourpoint rouge (contredite par la taille minuscule de son offrande).

Après trois siècles d’amour courtois, l’image traduit pour le moins une forme de prise de distance par rapport à une imagerie vieillissante.


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Le faucon déprécié

1226–1275 Bible Moralisee Oxford, Bodl., 270 b, fol. 135vBible Moralisée, 1226–1275, Oxford, Bodl. 270 b, fol. 135v

Oiseau emblématique de la noblesse, le faucon est dès le départ mal vu par l’église au nom de la condamnation de la chasse. Dans les Bibles moralisées, comme l’a montré Mira Friedmann [B8], le faucon n’est associé qu’aux hommes, incroyants ou pécheurs :

Ceci signifie que le bon prélat doit sévèrement corriger le pécheur et prier en secret pour lui, afin que le Seigneur lui soit propice.

Hoc significant quod bonus prelatus aspere debet corrigere peccatorem et in secreto orarepro ipso ut dominus propitius ei fiat.

Malgré cette réprobation religieuse, le faucon restera longtemps l’attribut privilégié de la noblesse.

A partir du XVIème siècle, la fauconnerie perdra de son prestige et le faucon de ses plumes : on lui prêtera de plus en plus une signification négative : dédain, rapacité, voire luxure.


1500-25 Jheronimus_Bosch_Table_of_the_Mortal_Sins_(Invidia) PradoL’Envie
Bosch, 1500-25, Table des Sept Péchés mortels, Prado, Madrid

Bosch par exemple s’en servira pour illustrer l’Envie. La scène se passe devant un octroi. La fille du percepteur fait tourner la tête d’un piéton. Son compagnon l’attend, le faucon au poing, et jette des regards envieux en direction du couple. Le percepteur excite l’envie des chiens en agitant un os, et on comprend que de même il manipule sa fille pour aguicher les passants.


Maitre_E._S._1460 ca Les_Amoureux_sur_un_banc_de_gazon_British MuseumLes Amoureux sur un banc de gazon, Maître E.S. , vers 1460, British Museum

L’amour courtois est ici clairement caricaturé : la mine déçue des deux amoureux coiffés de leurs attributs obligés (couronne de fleurs et bonnet à franges voir 1-3a Couples germaniques atypiques ) , l’épée cassée sous la chaussure de l’homme, le chien minuscule coincé entre les deux, forment la mise en scène sévère d’un rapprochement décevant entre les deux amants, symbolisés chacun  par leurs emblèmes aux deux bouts du banc : le petit pot de fleurs côté dame, le faucon perché côté homme.

Comme le note Michael Camille :

« la nervosité fragile du moindre trait de la gravure démonte la chevalerie charlatanesque de ces deux nigauds à la taille de guêpe, dont l’indétermination érotique était la risée de la classe bourgeoise de marchands craignant Dieu, qui achetait ce type de gravure » ([B0], p 158)


Meister der Weibermacht 1451–1475 Macht_des_Weibes Staatliche Grafische Sammlung MunichLe Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich

L’ironie est tout à fait perceptible au milieu du siècle, dans cette gravure dont on ne connait que cet unique exemplaire. A la place d’un faucon, la dame tient un coucou, comme elle le proclame dans la banderole :

Je monte à dos d’âne quand je veux,
Un coucou, voilà mon faucon,
J’attrape beaucoup de fous et de singes avec !

Eynen essel reyden ich wan ich weil /
Ein gauch dat is myn federspil /
Da myt fangen ich naren ind affen vil

En vieil allemand, « Federspiel », le « jouet à plumes », est synonyme de faucon, avant que ce sens ne recule à partir du XVIe siècle pour désigner uniquement le leurre [B10].

Image habituelle de l’imbécile, le coucou parodie le faucon, comme l’âne parodie le cheval : c’est ici une maîtresse de pacotille qui règne sur des singes et des fous.


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Comme le note Paolo Parisi [B10], cette gravure inaugure une critique de classe qui s’exprimera pleinement dans la Nef des Fous, de Sébastian Brant. Mais avant d’y arriver, il nous faut présenter une autre femme forte spécifiquement germanique, qui a elle-aussi à voir avec le pouvoir et les oiseaux.



C) Les ailes de Frau Minne

Le développement de la littérature courtoise en Allemagne, à partir de 1150, va aboutir, à la fin du XIVème siècle, à l’émergence de la figure très particulière de Frau Minne (Dame l’Amour). Selon Naomi Reed Kline [C1] :

« Parmi les développements historiques et culturels qui ont considérablement éloigné le monde féodal des Minnesinger du monde germanophone du XVe siècle, se place la reconsidération de l’amour idéal qui, en partie, a été opérée par la figure de «Frau Minne», gardienne et juge de la fidélité conjugale. Une série d’objets alsaciens, bâlois, zurichois et allemands laisse entrevoir les aspirations d’une classe bourgeoise qui tenait encore aux idéaux chevaleresques de l’amour mais croyait à la solidité du mariage. Alors que les premiers Minnesänger écrivaient sur un amour abstrait, les textes inscrits sur les coffrets de courtoisie (minnekästchen) sont centrés sur l’ego masculin et exigent une réponse concrète, fiançailles ou mariage : ce sont des discours adaptées aux changements sociaux et économiques. L’invention de Mme Minne en a assuré le contrôle ».


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 159v

Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 159v

Dans ce bas de page, Cupidon armé d’un dard est perché à gauche, au dessus du couple [C1a]. L’homme offre à la Dame le résultat , son coeur transpercé d’une flèche. A droite il est réconforté (ou incité à avancer ?) par une femme ailée. Dame Amour fait donc son apparition dans l’iconographie comme l’alter ego, féminin et terrestre, de Cupidon.


Frau Minne Couvercle en cuite d'une Minnekastchen, 1330-60, Berlin, Kunstsgewerbemuseum, Staatliche Museen zu BerlinCouvercle en cuir d’une Minnekästchen, 1330-60, Berlin, Kunstsgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin

Au départ, Frau Minne est représentée avant tout comme une Reine trônante : ici elle se fait l‘arbitre du couple, donnant raison à l’homme qui se plaint que celle qu’il aime soit impitoyable (« meine Geliebt gehassig ist« ).


Frau Minne 1413 in der Prachthandschrift des Hugo von Montfort,Universitatsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 329 fol 1rFrau Minne, Prachthandschrift de Hugo von Montfort,1413, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 329 fol 1r Frau Minne 1430 (partie d'un lustre) Stadtmuseum WiesbadenFrau Minne (partie d’un lustre), 1430, Stadtmuseum Wiesbaden

Les illustrateurs imaginent des trônes de plus en plus extraordinaires : deux lions ou deux oiseaux de proie.


Frau Minne Couvercle de Minnekastchen, fin 14eme,Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu BerlinCouvercle de Minnekästchen, fin 14eme, Kunstgewerbemuseum, Staatliche Museen zu Berlin.

Sur ce couvercle l’homme remet son coeur entre les mains de son aimée, alors qu’il doit partir en voyage :

Mon Trésor, sois-moi gracieuse, alors que je dois me séparer de moi.

Mein Schatz, sei mir gnädig, wenn ich mich von dir scheiden soll


Frau Minne est garante de leur engagement mutuel de fidélité, qui se développe dans les dialogues des panneaux latéraux ([C1], p 85). Son trône est ici rien moins qu’un homme à quatre pattes, tandis qu’un attribut nouveau, les deux immenses ailes, se déploient au dessus des deux protagonistes, On notera la parenté, mais au féminin, avec la figure du Dieu de l’amour couronné et ailé, tel qu’il apparaît en France dans les ivoires parisiens et les illustrations du Roman de la Rose. Les ailes conférent un caractère céleste et divin à l’accord entre les deux parties.


Frau Minne 1400 ca Zunfthaus zur Zimmerleuten ZurichFrau Minne, vers 1400, Zunfthaus zur Zimmerleuten (maison de la Guilde des Charpentiers), Zürich

Dans cette fresque récemment découverte [C2], les grandes ailes noires de Frau Minne ne jouent plus un rôle d’équilibrage entre les sexes, mais de pure domination sur le sexe mâle : trônant sur deux hommes à quatre pattes, elle vient d’arracher le coeur du jeune homme situé à sa gauche, tout en plantant sa lance dans le flanc de celui situé à sa droite.


Les tapisseries de Regensburg

Deux tapisseries réalisés pour décorer la mairie de Regensburg montrent également Frau Minne ailée, mais dans un registre plus apaisé.

Parmi les vingt quatre médaillons de la tapisserie la plus ancienne, elle apparaît semble-t-il à trois reprises :


Frau Minne Tapisserie aux medaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal Medaillon 5Frau Minne ?, Médaillon 5
Tapisserie aux médaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal

Le médaillon 5 montre une figure ailée, mais sans couronne, posant ses mains sur le crâne dégarni d’un homme assis entre deux femmes. Le texte est loin d’être clair : « Beau lin, je vais l’acheter pour vous, mais seulement pour glorifier votre chevelure ».


Frau Minne Tapisserie aux medaillons 1385-1395 Museum der Stadt Regensburg photo imareal Medaillon 13 14Frau Minne, Médaillons 13 et 14

Le médaillon 13 montre une femme ailée et couronnée, qui vient de tirer à l’arc sur un jeune homme :
« J’ai gagné le tour (je suis allongé sur les genoux de la bien-aimée) et je peux maintenant (profiter de la) flèche que Minne a tirée »

Dans le médaillon 14, les flèches ont été transférées de Minne au coeur du jeune homme, transformant celui-ci en une sorte d’oiseau transpercé par la flèche : « Mon coeur souffre l’agonie, ôte-moi maintenant la flèche de l’amour. »


vCouple au faucon, médaillons 15 et 16

Les deux médaillons suivant ne montrent pas Frau Minne, mais des thèmes courtois que nous connaissons bien.

Le médaillon 15 est expliqué par son texte : « Les femmes et les faucons attendent trop sans but » (il serait logique que l’objet rouge tenu par la femme soit le gant de fauconnier qu’elle tarde à enfiler, empêchant l’oiseau de la rejoindre).

Le médaillon 16 est celui du Tristan et Iseult épiés par le roi Marc : « Je vois dans le reflet de la fontaine mon Seigneur dans l’arbre ».


Frau Minne Le Jugement de Minne 1410-1420 Museum der Stadt Regensburg photo imarealLe Jugement de Minne, 1410-1420, Museum der Stadt Regensburg, photo imareal

La seconde tapisserie de la mairie de Regensburg illustre le poème « der elende Knabe (le pauvre garçon)« , qui dans la forêt rencontre Frau Minne, ou Frau Vénus. Il s’agit de l’homme élégant à sa droite, face à un nain méprisable qui tente de gagner par de l’argent les faveurs de Frau Minne. La couleur rouge, qui les unit, est celle de l’amour ardent. Particulièrement imposant, le trône est ici composé de deux aigles et d’un lion.


Frau Minne 1400 ca Interieur couvercle minnekatchen Musee national suisse Zurich Inv.-Nr. AG 1741 fig 104Intérieur du couvercle d’une Minnekätchen, Musée national suisse, Zurich Inv.-Nr. AG 1741 fig 104 [C3]

Comme l’a noté Jürgen Wurst [C3], on retrouve les mêmes ailes de paon et le même siège à deux aigles dans cette image, dont le texte est malheureusement illisible. On perçoit bien toute l’ambiguïté que finit par créer le cumul des attributs : reine-oiseau par ses ailes et son trône, Frau Minne est aussi oiseleuse par son arc, dans une sorte de monde à l’envers qui fait de la femme la maîtresse et du volatile le chasseur.

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Une Vénus ailée

On voit à ces quelques exemples combien la signification aussi bien que l’iconographie de Frau Minne sont fluctuantes, au gré de la fantaisie des artistes. Partant d’une figure royale, elle emprunte ses ailes, puis ses flèches, au Dieu de l’Amour qu’elle féminise. Progressivement, on en vient à l’identifier avec Vénus, auxquelles elle donne un nouvel attribut inconnu des antiques : les ailes.


1478 Venus avec arc et fleche, illustration pour le Minnereden de Johann von Konstanz, 56 Minnereden Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 313 fol 1rLe rêve d’un jeune homme, 1478 , illustration pour le Minnereden de Johann von Konstanz, 56 Minnereden Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Pal. germ. 313 fol 1r

Cette figure improbable combine les attributs de Cupidon (le bandeau, le brandon) et ceux de Frau Minne (la couronne, les ailes, l’arc) : l’effet est volontaire, puisque le poème débute par le rêve d’un jeune homme, dans lequel ces deux entités lui apparaissent. On notera que trois attributs collatéraux (la nudité, les longs cheveux, la station debout) sont ceux de Vénus. Volontaire ou pas, l’assimilation de Frau Minne à une Vénus ailée suit son cours.

C’est dans la Nef des Fous que l’agglomération atteindra son point ultime, Frau Minne s’effaçant définitivement devant cette nouvelle figure de Vénus.


Meister der Weibermacht 1451–1475 Macht_des_Weibes Staatliche Grafische Sammlung MunichLe Pouvoir des femmes
Meister der Weibermacht, 1451–75, Staatliche Grafische Sammlung, Münich
Frau Minne Sebastian Brant Narrenschiff Chap 13 Von Buolschafft Bale (Bergmann von Olpe) 1494 fol 17vDe l’Amant (Von Buolschafft)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bâle (Bergmann von Olpe) 1494 chap 13 fol 17v

On reconnaît, à la fois dans l’image et dans le texte, l’influence de la gravure du Meister der Weibermacht :

De ma corde je chasse çà et là
Des fous, singes, ânes, coucous,
Que je séduis, trompe et éblouis [C4].

An mynem seyl ich draffter yeich
Vil narren affen esel geüch
Die ich verfűr betrüg vnd leych

Le bestiaire de la dominatrice est identique : la seule différence est qu’elle porte maintenant la couronne et les ailes de Frau Minne, et que le texte la désigne explicitement comme étant Vénus accompagnée de Cupidon. Sur son autre compagnon, le squelette, voir La Mort dans le Dos (Frau Welt).


Frau Minne Sebastian Brant Narrenschiff Chap 50 Von Vollust Bale (Bergmann von Olpe) 1494 fol 62vDe la luxure (Von Vollust)
Sebastian Brant, La nef des Fous (Das Narrenschiff) Bale (Bergmann von Olpe) 1494 chap 50 fol 62v

 

La Luxure tombe sur beaucoup à cause de leur simplicité
Elle en tient beaucoup par l’aile
Beaucoup y ont choisi leur fin [C4].

Wollust durch eynfalt manchen feltt
Manchen sie ouch am flug behelt
Vil hant jr end dar jnn erwelt

Cette autre image d’une maîtresse tenant trois animaux par la patte s’inspire, pour le renouvellement du bestiaire, de Proverbes 7,10-23 : on y trouve un « oiseau qui se précipite dans le filet » et un « boeuf qui va à la boucherie ». L’agneau a été rajouté par Brant, comme exemple de bête naïve.



D) L’oiseleuse

Le Codex Cocharelli est un manuel à usage privé, réalisé par un membre de cette famille de riches banquiers génois pour l’éducation de ses enfants. Il présente donc des images qui n’ont aucun équivalent, dont celle que nous allons commenter.

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15vCodex Cocharelli, 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v

Cette page charmante est véritable anthologie aviaire : on y voit des oiseaux de toute espèce, des cages de toute forme, et une femme charmante nourrissant un de ses favoris (voir Le Chardonneret, et derrière).

Pourtant cette belle reine n’est autre que la Luxure, et tout le texte de la page est très proche d’un Manuel du confesseur [D1], qui liste les six variantes de ce Vice en haut de la seconde colonne : P(rima), S(ecunda), T(ertia)...



1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v detailVoici la description de la Sixième qui se place, dans une proximité surprenante, juste au dessus de la dame tendant une gourmandise à son favori :

Vice contre nature : lorsque quelqu’un, en dehors du lieu régulier, dépose et émet sa semence. Et ce vice là peut se faire de plusieus manières.

Vitium contra naturam : quando aliquis extra locum ordinatum posuit et emitit semen. Et istud tale vitium potuit fieri multis modis

Il ne fait donc guère de doute que les différent oiseaux qui agrémentent cette page devaient être compris comme autant d’organes mâles (uccelini) , toujours prêts à être excités.


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En aparté : Luxure et oiseau

1225 Chastete Luxure Rosace Ouest ND de ParisChasteté et Luxure, 1225, Rosace Ouest de Notre Dame de Paris

A l’époque médiévale, la Luxure est représentée par une femme nue mordue par des serpents ou des crapauds puis, à partir du XIIIème, par une femme habillée tenant un miroir dont le reflet, parfois, révèle sa vérité hideuse. A Notre Dame, elle est opposé à la Chasteté couronnée, tenant un médaillon orné de son emblème, le Phénix résistant au feu [D2].


Leaf from Somme le roi, Master Honore d'AmiensChasteté et Luxure
Maitre Honore d’Amiens, 1290-1295, Somme le Roi, Fitzwilliam MS 368.

Le principe de de manuscrit est de personnifier par une figure féminine :

  • une Vertu, couronnée, tenant en main un médaillon avec son animal emblématique, et foulant au pied l’animal adverse ;
  • le Vice opposé, avec ses attributs.

En bas les deux saynettes montrent des exemples bibliques.

Ainsi la Chasteté, associée à l’épisode de Judith et Holopherne, a pour emblème une tourterelle (qui ne se console par ailleurs si son partenaire disparaît) [D3] et pour contre-emblème un sanglier.

La Luxure associée à l’épisode de Joseph et la femme de Putiphar, a pour attributs le voile qu’elle enlève pour ses amants, et la paire de menottes qu’en échange elle leur met.


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L’oiseleuse et l’oiseleur du Codex Cocharelli

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1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v
Ces deux exemples jettent un doute sur l’interprétation du Codex Cocharelli : cette figure si extraordinaire de reine et d’oiseleuse représente-t-elle vraiment la Luxure ? N’en serait-elle pas plutôt l’antithèse, la Chasteté, tandis que la Luxure serait représentée par l’oiseleur du bas de page ?

Une première réponse est que le Codex Cocharelli traite des Vices et des Vertus dans deux sections différentes, toutes deux incomplètes et désorganisées. La reconstitution proposée par Chiara Concina [D4] ne comporte aucune page représentant à la fois un Vice et une Vertu.


Bouvreuil 1375-85 Petites heures du Duc de Berry BNF Lat fol 18014 fol 9vPetites heures du Duc de Berry, 1375-85, BNF Lat fol 18014 fol 9v 1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v bouvreuilCodex Cocharelli

Bouvreuil pivoine

Une seconde réponse découle de l’identification de l’oiseau : il s’agit d’un bouvreuil pivoine, passereau bien connu pour sa capacité à apprendre des airs, et pour sa fidélité à sa compagne. Or seul le mâle arbore cette gorge rouge caractéristique.

Notre oiseleuse représente donc bien la Luxure, corrompant l’oiseau fidèle.


L’oiseleur

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v oiseleurL ‘oiseleur du bas de page, caché derrière un buisson, se sert des oiseaux en cage comme appelants pour attirer leurs frères encore sauvages. Faut-il y voir le pourvoyeur de dame Luxure ? Ou bien son alter-ego masculin, le ravisseur dont l’appétit pour les oiselles est insatiable (sur l’Oiseleur comme figure du séducteur, voir L’oiseleur ) ? Mais il semble pour le moins contradictoire que, dans la même page, les volatiles du haut représentent le « petit oiseau » des messieurs, et ceux du bas des ravissantes idiotes.

L’explication inattendue, plus proche de l’esprit du temps, nous est fournie par un des grands textes médiévaux, le Roman de la Rose, dont un passage aurait pu être écrit comme explication du bas de page :

 

Ainsi comme fait l’oiseleur
Qui va à l’oiseau comme un voleur
L’appelle par de douces sonneries
Caché dans les buissons
Pour l’attirer par son bruit
Afin qu’il puisse le prendre
Le fol oiseau s’approche de lui,
Il ne sait répondre au sophisme
Qui l’a trompé
Par cette sorte de diction.
Ainsi fait le cailler (mâle de la caille) à la caille
Pour que dans le filet elle aille.
Et la caille écoute le son
S’en approche et se précipite
Sous le filet que celui-là a tendu,
Sur l’herbe au printemps fraîche et drue
Il n’est aucune vieille caille
Qui ne veuille venir au caillier
Même échaudée et battue
Par les autres filets qu’elle a vue
Et dont j’espère elle s’est échappée
Alors qu’elle aurait dû être happée.
Roman de la Rose, vers 22287 et s

Ainsinc cum fait li oiselierres
Qui tent à l’oisel, comme lierres,
Et l’apele par dous sonnés,
Muciés entre les buissonnés,
Por li faire à son brai venir,
Tant que pris le puisse tenir;
Li fox oisiaus de li s’aprime,
Qui ne set respondre au sophime
Qui l’a mis en décepcion
Par figure de diccion;
Si cum fait li cailliers la caille,
Por ce que dedans la rois saille;
Et la caille le son escoute,
Si s’en apresse, et puis se boute
Sous la rois que cil a tenduë
Sor l’erbe en printens fresche et druë;
Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille,
Tant est eschaudée et batuë,
Qu’ele a bien autre rois véuë
Dont el s’ert espoir eschapée,
Quant ele i dut estre hapée



Ainsi l’oiseleur est, comme le Diable, celui qui profite de l’appétit sexuel sous toutes ses formes, masculine autant que féminine :

« Se n’est aucune caille vielle,
Qui venir au caillier ne veille ».


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Les oiseleurs et l’oiseleuse du psautier d’Oxford

Antérieur d’une dizaine d’années au Codex Cocharelli, ce manuscrit, probablement offert à une dame par le comte de Flandres Louis de Nevers, est célèbre pour ses nombreuses illustrations courtoises, dont une des toutes premières apparitions de Cupidon et de Frau Minne (voir plus haut). Dans d’autres pages, c’est la chasse, ou le piégeage des oiseaux, qui sert de métaphore à l’amour.

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Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 41vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 41v-42r

Dans cette première exposition du thème, deux oiseleurs prennent un oiseau au filet, tandis que deux oiseaux encore libres, à droite, sont attirés par l’appelant, l’oiseau en cage. Ces deux oiseleurs illustrent probablement la tromperie, la « conduite perverse » dénoncée par le texte juste au dessus :

« Je ne mettrai devant mes yeux aucune action mauvaise. Je hais la conduite perverse, elle ne s’attachera point à moi. Un coeur faux ne sera jamais le mien; je ne veux pas connaître le mal. » Psaume 101, 3-4


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 83vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 83v

Cette seconde page consacrée au piégeage ne se comprend que comme antithèse graphique de la précédente. Le rôle de l’appelant est joué par le fauconnier, encagé dans la lettre L de Laudate : comprenons, ironiquement, que ses louanges (à la dame) se sont retournées contre lui. De même l’oiseleur, bien reconnaissable à sa robe rouge, est pris dans son propre filet. Le fauconnier encagé et le captieux capturé illustrent à nouveaux le Méchant, mais cette fois pris au piège de son propre désir, comme l’explique le texte juste au dessus :

« Le méchant le voit et s’irrite, il grince des dents et l’envie le consume: le désir des méchants périra. » Psaume 112, 10

L’oiseleuse en robe longue et voilée comme une nonne n’a donc ici rien à voir avec la Luxure : elle illustre ici le « Juste » que célèbre le Psaume 112, mais d’une manière ironique : comme une Femme inexpugnable, qui sait tirer les ficelles du désir masculin.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 160vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 160v

L’illustrateur a néanmoins réussi à caser dans le psautier une fin heureuse où la Dame, les seins nus mais la tête toujours pudiquement voilée, a admis dans sa ruelle son amoureux bouclé. L’image est le contrepieds ironique de l’austère passage inscrit juste au dessus, pourvu qu’on traduise littéralement le mot « generatio » du psaume (habituellement rendu par demeure) :

Mon pouvoir reproductif m’est ôté et déroulé loin de moi, comme une tente de berger. Isaïe, 38,12

generatio mea ablata est et convoluta est a me quasi tabernaculum.

Ainsi, par antithèse, la copulation illustre l’impuissance et le lit à courtines, bien protégé dans le château, la tente de berger amovible.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 122vPsautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 122v

La toute première image d’un édifice fortifié apparaît bien avant dans le manuscrit, à la fin du Psaume 127. Celui-ci commence et se termine en évoquant une cité fortifiée :

« Si Yahweh ne garde pas la cité, en vain la sentinelle veille à ses portes. » Psaume 127,1
« Ils ne rougiront pas quand ils répondront aux ennemis, à la porte de la ville. » Psaume 127,5

La drôlerie montre deux femmes qui transportent, sans rougir, un homme caché dans un panier. Gardée par un singe et non par Dieu, la porte de la ville est béante.


Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 fol 125v-126r
Psautier d’Oxford, Flandres, vers 1320, Bodleian Library MS. Douce 6 fol 125v 126r

Deux autres métaphores de la femme-citadelle apparaissent quelques pages plus loin, dans ce bifolium à lire en parallèle :

  • à gauche un portefaix puise de l’eau et un autre la transporte vers une maison sans défense, au portail étroit lorgné par un bélier (luxure) ;
  • à droite un veneur s’occupe des animaux (un lapin et la meute) et un seigneur frappe sa poitrine de son bonnet rouge, tandis qu’une dame sort au balcon d’un château bien défendu, mais à la herse relevée, et que Cupidon la vise de sa flèche sous l’oeil d’un chien (fidélité).

Le Psaume 131, qui se termine dans la page de gauche, est celui de l’humilité, mais aussi de la solitude :

« Je ne recherche point les grandes choses, ni ce qui est élevé au-dessus de moi. Non! Je tiens mon âme dans le calme et le silence, comme un enfant sevré sur le sein de sa mère »

La maison à la porte trop petite, et où on ne boit que de l’eau, est donc probablement ici une métaphore de la jeune vierge. 

Le Psaume 132, à droite, exprime l’amour voué, mais différé :

«Je n’entrerai pas dans la tente où j’habite, je ne monterai pas sur le lit où je repose; Je n’accorderai point de sommeil à mes yeux, ni d’assoupissement à mes paupières, jusqu’à ce que j’aie trouvé un lieu pour Yahweh, une demeure pour le Fort de Jacob.»



Si on les regarde en séquence, les quatre lieux fortifiés du manuscrit présentent une sorte de gradation.

Psalter. Flandres 1325 ca Bodleian Library MS. Douce 6 villes schema

Pour les trois premiers, qui illustrent le cantique de la montée, on rencontre successivement :

  • une ville ouverte à toutes les impudences ;
  • une maison virginale,  en hauteur, où l’on ne boit que de l’eau pure ;
  • un château bien défendu, où l’amour se déclare à distance.

La fin heureuse vient compléter la gradation : l’amoureux accomplit le voeu du psaume 132, en rejoignant « la tente où j’habite » et « le lit où je repose ».


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La Luxure à l’oiseau

Les images de la Luxure avec un oiseau sont très rares, et semblent avoir été réinventées sporadiquement sans suivre une tradition iconographique définie.

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15eme s BNF MS 400 folLa Luxure
Vers 1390, BNF MS 400 Gallica

Le principe spécifique de ce manuscrit est de figurer les sept péchés capitaux par un homme ou une femme chevauchant un quadrupède et tenant un oiseau en main [D5] :

  • Orgueil : roi sur un lion et tenant un aigle ;
  • Envie : moine sur un chien et tenant un épervier ;
  • Ire : femme sur un sanglier et tenant un coq ;
  • Accidie (Paresse) : vilain sur un âne et tenant un hibou ;
  • Avarice : marchand sur un blaireau (taisse, taxus) et tenant un choucas (et non une chouette) ;
  • Gloutonnerie : jouvencel sur un loup et tenant un milan (escofle) ;
  • Pécheuse : femme sur une chèvre et tenant une colombe.

Selon E.Mâle, la colombe s’explique ici par un texte sur les Vices (« Dicta salutis ») qui associe la Luxure à la colombe, oiseau de la Volupté. On rejoint ici la tradition classique de la colombe oiseau de Vénus, l’inverse de la symbolique chrétienne (la Chasteté) [D6], qu’illustre la médaille ci-dessous :

07.1-lodovica_tornabuoni_daughter_o 07.2-lodovica_tornabuoni_unicorn_before_a_tree_reverse_1957.14.891.b-2048x2048-1

Médaille en l’honneur de Lodovica Tornabuoni
Niccolo Fiorentino, 1485-86 [D7]


Robinet Testard Book of Hours Poitiers, ca. 1475 Morgan MS M.1001 fol. 098r

Robinet Testard, Livre d’Heures, Poitiers vers 1475, Morgan Library MS M.1001 fol. 098r

Ce manuscrit comporte une autre série des Sept Vices chevauchant un quadrupède en tenant un oiseau, mais ici uniquement masculins. Le cavalier représentant la Luxure inverse la figure habituelle du fauconnier à cheval : il monte une chèvre, qui n’obéit pas, et chasse avec un moineau, qui n’attrape rien. Ici, la Luxure n’est pas l’antithèse de la Chasteté, mais plutôt celle de la Noblesse.

La signification phallique de l’oiseau est ici élégamment soulignée par sa position à l’aplomb des testicules du bouc (le seul des sept animaux qui les montre).


1430 ca Friedrich-Alexander-Universitat Erlangen-Nurnberg, Graphische Sammlung

Allemagne du Sud, vers 1430, Graphische Sammlung, Friedrich-Alexander-Universität Erlangen-Nürnberg

Ce dessin développe un parallèle entre le faucon, fasciné par sa maîtresse, les griffes sur un linge servant de gant, et le piégé en approche, le pied déjà posé sur le linge qui déshabille la dame et qu’il nous le montre du doigt, afin que nous comprenions bien le symbole.


1520 ca RDK II, 159, Abb. 6. Berlin, Schlossmuseum
Plat de cuivre, vers 1520, RDK II, 159, Abb. 6, Berlin, Schlossmuseum

La Luxure nue vide d’une main une bourse et tient de l’autre un oiseau. Cette composition, qui se retrouve sur quelques plats de l’époque, provient d’une gravure sur bois de H.S.Beham [D8]. Il s’agit probablement d’une idée originale, puisque les deux attributs sont liés à la position du fou : côté jambes, la Luxure le soulage de ses liquidités, côté tête de son âme.


1585-89 Luxuria, Jacob Matham (attributed to), after Hendrick Goltzius, RijksmuseumLuxuria, 1585-89, gravé par Jacob Matham, dessin Hendrick Goltzius, Rijksmuseum

Le bouc est un animal considéré luxurieux depuis l’Antiquité (voir aussi 4 Le bouc au Paradis ).

Goltzius réduit ici la colombe à la taille d’un moineau, jouet dont la géante peut se débarrasser d’une pichenette : nous sommes ici au tout début de la métaphore de l’oiseau-amant (voir L’oiseau chéri ). Pour Louis Charbonneau-Lassay [D6], l’association entre moineau et sexe remonterait à Catulle, à cause du moineau mort de la pauvre Lesbie (une métaphore transparente de la perte de la virginité).


Ripa 1611 Libidine Iconologia ed Pietro Paolo TozziLibidine, édition de 1611 par Pietro Paolo Tozzi Ripa 1613 Lussuria Iconologia ed Matteo FlorimiLussuria, édition de 1613 par Matteo Florimi

Ripa, Iconologia

L’invention de Goltzius est antérieure à la toute première édition de l’Iconologia de Ripa (1593, sans figures) : celle-ci décrit Libidine telle qu’elle sera représentée dans l’édition de 1611, assise sur un bouc et tenant un scorpion dans la main ; de Lussuria, il est dit seulement que les anciens la représentaient soit comme Vénus assise sur une chèvre, soit comme un faune.

La première représentation de Lussuria tenant un oiseau apparaît dans l’édition de 1613. On voit bien qu’il s’agit d’une pure invention de Ripa en quête de nouvelles images, et non d’une référence à une tradition antérieure : il justifie le crocodile par sa fécondité, et diverses recettes aphrodisiaques. La perdrix, quant à elle, jouit d’un chaud tempérament : le mâle est tellement agité durant le coït « qu’il casse l’oeuf qu’elle couve, l’empêchant de couver et de se conjoindre au sec ».

Les éditions françaises ultérieures oublieront prudemment la perdrix et reviendront au scorpion.


Luxuria 1618-25. Jacques Callot Rijksmuseum
Luxuria, 1618-25. Jacques Callot, Rijksmuseum

Cette gravure de Callot est une oeuvre de jeunesse, qui aurait été réalisée à Rome d’après une série de Bernardino Poccetti (que je n’ai pas pu retrouver). Elle se situe en tout cas clairement sous l’influence de l’Iconologia.



Post-scriptum

koppay.josef 1880 ca falknerin collection privee

La fauconnière
Josef Koppay vers 1880, collection privée

Avec son plumet qui l’assimile à son faucon, cette femme fatale prend pour proie tout ce qui fuit dans le taillis.


Icart 1929 Le marche aux oiseauxLa marchande d’oiseaux, Icart, 1929

En prétendant  montrer une sentimentale émue par l’amour entre les deux inséparables – une fille qui donne une maison aux oiseaux – Icart développe en fait, comme à son habitude, le thème de la femme libérée, collectionneuse d’amants de toutes tailles et de tous plumages.


Références :
[A1] Christiane Klapisch-Zuber « L’arbre aux galants » dans « LE CORPS, LA FAMILLE ET L’ÉTAT »
https://books.openedition.org/pur/103998
Johann J. Mattelaer, « The Phallus Tree: A Medial and Renaissance Phänomen », Sexual Medicine History, European Association of Urology, Arnheim 2009″ https://krapooarboricole.files.wordpress.com/2019/10/mattelaer-2010-the_journal_of_sexual_medicine.pdf
https://krapooarboricole.wordpress.com/2018/01/23/larbre-aux-phallus/
[A2] Le Roman de la Rose, vers 14823 https://books.google.fr/books?id=ONinnnJnPdwC&pg=PA136
[A3] L’étude la plus récente et complète, qui discute les interprétations précédentes, est celle de Stefan Hammerl, Strange fruits, die Geschichte des Phallusbaumes http://www.juwelen-hammerl.at/milionart/DER_PHALLUSBAUM.PDF
[A5] Dishat Harman, « Imperial Eagle under the Pallus Tree: A New Interpretation of the Political Symbols in the Massa Marittima Fresco ». https://www.academia.edu/7765966/Imperial_Eagle_under_the_Phallus_Tree_A_New_Interpretation_of_the_Political_Symbolism_in_the_Massa_Marittima_Fresco

[B0] Michael Camille « The medieval art of love: objects and subjects of desire » https://archive.org/details/medievalartoflov0000cami/page/12/mode/2up?view=theater
[B1] Paule Le Rider « L’ÉPISODE DE L’ÉPERVIER DANS « ÉREC ET ÉNIDE » » Romania Vol. 116, No. 463/464 (3/4) (1998), pp. 368-393 https://www.jstor.org/stable/45039431
[B2] Pour Beate SCHMOLKE-HASSELMANN, le faucon et les gants formeraient un couple d’objets sexualisés, l’un phallique et l’autre vaginal. Ce sous-entendu n’a rien d’évident dans l’iconographie, où on les trouve dans les mains de l’un et de l’autre sexe. Voir Beate SCHMOLKE-HASSELMANN, « Accipiter et chirotheca. Die Artusepisode des Andréas Capellanus — eine Liebesallegorie ? », dans Germanisch-Romanische Monatsschrift, N.F., 63 (1982), p. 387-417
[B3] Heinz Peters (1973) Falke, Falkenjagd, Falkner und Falkenbuch RDK https://www.rdklabor.de/wiki/Falke,_Falkenjagd,_Falkner_und_Falkenbuch
[B4] Baudouin van den Abeele « La fauconnerie dans les lettres françaises du XIIe au XIVe siècle » https://archive.org/details/bub_gb_Po9hoLIlZJMC
[B5] Koechlin , 1924, Les ivoires gothiques français (Band 2): Catalogue — Paris, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/koechlin1924bd2/0380/image,info,thumbs
[B5a] Térence Le Deschault de Monredon, « La femme au faucon » https://www.academia.edu/9318462/La_femme_au_faucon
[B6] Bruno Roy « Archéologie de l’amour courtois, Note sur les miroirs d’ivoire » https://books.openedition.org/pur/31896
[B7] Lylan Lam « Les valves de miroir gothiques: sources littéraires et iconographie » Zeitschrift für Kunstgeschichte 74. Bd., H. 3 (2011), pp. 297-310 https://www.jstor.org/stable/41310778
[B8] Mira Friedmann, « Sünde, Sünder und die Darstellungen der Laster in den Bildern zur „Bible Moralisée » Wiener Jahrbuch für Kunstgeschichte1984 / 01 Vol. 37; Iss. 1
[B9] Audray Penel, FEMME ET DAME DE COURTOISIE DANS LES MANUSCRITS ENLUMINÉS EN FRANCE AUX XIVe et XVe SIÈCLES , p 297 et ss https://www.theses.fr/2019UBFCH006.pdf
[B10] PAOLO PARISI, « Das Motiv des Gauchs als Beizvogel in Sebastian Brants « Narrenschiff » und Thomas Murners « Die Narrenbeschwörung ». Eine Untersuchung » https://www.grin.com/document/1005337

[C1] Naomi Reed Kline « The Proverbial Role of Frau Minne: ‘Liebe macht Blind »-Or Does it? » dans THE PROFANE ARTS NORMS AND TRANSGRESSIONS, 2016 https://www.academia.edu/43273838/The_Proverbial_Role_of_Frau_Minne_Liebe_macht_Blind_Or_Does_it
[C1a] Cette formule de Cupidon surplombant, dont il existe de nombreux exemples, apparaît avec 1300. Voir Jean Wirth « Les marges à drôleries des manuscrits gothiques (1250-1350) » p 256
[C3] Jürgen Wurst « Reliquiare der Liebe:Das Münchner Minnekästchen und andere mittelalterliche Minnekästchen aus dem deutschsprachigen Raum »
[C4] Texte du Narrenshiff en allemand moderne :
https://www.projekt-gutenberg.org/brant/narrens/chap051.html

[D1] Bibliotheca casinensis; seu: Codicum manuscriptorum qui in tabulario casinensi asservantur series per paginas singillatim enucleata, Volume 4 1873 p 207 CodeX 184 « Rationes poenitentiae » https://books.google.fr/books?id=asEbAQAAMAAJ&pg=RA2-PA207
[D3] Emile Mâle « L’art religieux du XIIIe siècle en France : étude sur l’iconographie du moyen age et sur ses sources d’inspiration » p 147 note 2 https://archive.org/details/lartreligieuxdu00mluoft/page/147/mode/2up
[D4] Chiara Concina « Unfolding the Cocharelli* Codex: some preliminary observations about the text, with a theory about the order of the fragments » https://www.academia.edu/30688966/Unfolding_the_Cocharelli_Codex_some_preliminary_observations_about_the_text_with_a_theory_about_the_order_of_the_fragments_Medioevi_Rivista_di_letterature_e_culture_medievali_2_2016_pp_189_265
[D5] Emile Mâle, « L’art religieux de la fin du moyen âge en France; étude sur l’iconographie du moyen âge et sur ses sources d’inspiration » p 354 https://archive.org/details/lartreligieuxdel00ml/page/354/mode/2up
[D6] Louis Charbonneau-Lassay « Le Bestiaire du Christ » chapitre X https://books.google.fr/books?id=mRPJAgAAQBAJ&pg=PR927#v=onepage&q&f=false
[D8] Otto Kurz, Die graphische Vorlage eines Nürnberger Messingbeckens, Altes Kunsthandwerk I, Wien 1928, p 223

Le Chardonneret, et derrière

13 mai 2022

Un des tableaux les plus connus au monde n’aurait-il été qu’un couvercle ?

Carel-Fabritius-Le-chardonneret-1654-huile-sur-panneau-335-x-228-cm.-Mauritshuis-La-Haye.Le chardonneret
Carel Fabritius, 1654, Mauritshuis, La Haye (33,5 x 22,8 cm).

Les érudits sont suggéré de nombreux usages pour ce très célèbre trompe-l’oeil : porte d’une niche (Kjell Boström, 1950), enseigne d’un libraire et marchand de vin (Wurfbain,1970 et Christopher Brown, 1981), élément d’un meuble, fond d’une boîte à perspective, fond d’un perchoir à chardonneret (Ben Broos, 1987), couvercle d’un tableau (Ariane van Suchtelen, 2003)…

Avant d’approfondir la question, rappelons que, pour les hollandais, le chardonneret n’est pas un oiseau comme un autre.

Un petit acrobate

1330-40 Cocharelli codex BL Add MS 27695 fol 15v detailIllustration de la Luxure (détail)
Codex Cocharelli , 1330-40, BL Add MS 27695 fol 15v

Un exemple précoce de cages en forme de maison, et d’oiseau dressé, est ce détail d’un manuscrit génois à la décoration extraordinaire. L’oiseau fasciné par la belle dame ne ressemble pas à un chardonneret, mais le godet posé sur la tablette de sa cage est peut-être un témoignage du type de tour de force que les hollandais vont populariser au siècle suivant.


Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 246–47 SS. Cornelius and CyprianSaint Corneille et Saint Cyprien, pp. 246–47
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, Morgan Library MS M.917-945

Aux Pays-Bas, le chardonneret a été très tôt un oiseau apprécié pour son intelligence et son habileté.



Heures de Catherine de Cleves ca. 1440 Morgan MS M.917-945, pp. 246–47 SS. Cornelius and Cyprian detail
Les deux godets attachés au même fil passant par deux poulies contiennent probablement l’un de l’eau, l’autre des graines. Attaché par un fil court au piton supérieur, l’oiseau peut se poser sur les pitons inférieurs, mais est obligé pour se nourrir ou boire de faire monter le godet en tirant sur le fil avec son bec. Sur les marges très décorées de ce manuscrit, voir 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves.

Le chardonneret, capable de remonter un petit godet d’eau depuis un récipient situé hors de portée, est nommé en hollandais puttertjes, « petit tireur d’eau ».[1]

Joannes Sambucus, Emblemata (1564), p 101 BNF GallicaJoannes Sambucus, Emblemata (1564), p 101

Cette gravure montre un autre dispositif, avec godet, récipient d’eau en bas et mangeoire en haut ; le texte en explique le fonctionnement, et la moralité :

Que n’enseignent pas la nécessité et la faim ?… Tu vois comme les petits oiseaux étanchent leur soif, en tirant ces récipients à eau que tu suspens, et comment ils se procurent avec leur bec la nourriture enfermée. Apprends que tu as par là la raison et la claire expression, de servir plus intelligemment, en privé et en public.

Necessitas qui non docet, fames simul ?… Auiculas cernis sitim vt leuant suam, Trahendo quas appendis vrnulas aqua, Clausum penuque rostro vt inquirant suo. His disce tu prudentius loco, et foro Seruire, cui ratio est, sagaxque dictio.


Abraham-Mignon-Nature-morte-aux-fruits-et-un-chardonneret-1660-1679-Rijksmuseum-AmsterdamNature morte aux fruits avec un chardonneret, 1660-1679, Rijksmuseum, Amsterdam Abraham_Mignon 1668 Fruit_Still-Life_with_Squirrel_and_Goldfinch Museumslandschaft Hessen KasselNature morte avec un écureuil et un chardonneret, 1668, Museumslandschaft Hessen, Kassel

Abraham Mignon

Ces deux natures mortes montrent à gauche le dispositif simple, comme dans l’emblème, et à droite un dispositif plus spécialisé, avec un réservoir en verre suspendu par deux fils à la planchette où se tient l’oiseau. Comme dans le tableau de Fabritius, un perchoir en demi-cercle lui permet de se poser devant sa mangeoire, ici sans couvercle. L’anneau de sa chaîne glisse le long de l’arceau, lui donnant plus d’amplitude de mouvement. Mais la chaîne est suffisamment courte pour l’empêcher d’aller boire directement dans le récipient en dessous,  l’obligeant ainsi à réaliser son tour de force.


Dou et ses sous-entendus

Gerrit Dou a produit, sur une vingtaine d’années, cinq tableaux comportant une « maison à chardonneret » sur une fenêtre, à côté d’une jeune femme. Chacun raconte, sous notre nez, sa petite histoire secrète.

La servante rêveuse

Woman at a window with a copper bowl of apples and a cock pheasant, by Gerrit DouFemme à la fenêtre avec un un panier en cuivre avec des pommes et un faisan
Gerrit Dou, 1663, Musée Fitzwilliam, Cambridge

Commençons par ce tableau, l’avant-dernier et le plus simple. Une jeune servante revient du marché avec un faisan et un panier de cuivre rempli de courses (on ne voit que deux pommes sur le dessus), prétexte à une virtuose étude de reflets. Au dessus d’elle, on voit à droite la cage du chardonneret, à gauche le dispositif où on l’attache pour sa gymnastique.



Gerrit Dou, Femme a la fenetre avec un panier en cuivre empli de pommes et un faisan , 1663, Musee Fitzwilliam, Cambridge detailLa jeune femme lève les yeux vers la maisonnette. Par rapport à celles que nous avons déjà vues, elle a gagné encore en complexité : au sous-sol (le réservoir), au rez-de-chaussée (la planchette), au premier étage (l’arceau et la mangeoire) s’ajoute maintenant un grenier, où l’oiseau peut monter s’abriter.



Gerrit Dou, Femme a la fenetre avec un un panier en cuivre empli de pommes et un faisan , 1663, Musee Fitzwilliam, Cambridge detail 2bisTrès précisément, la servante regarde l’oiseau, qui lui rend son regard. A l’extrême limite de la visibilité, presque caché par la mangeoire, on devine un second oiseau. L’intérêt de la jeune servante n’est donc pas pour les acrobaties : ce qu’elle regarde, c’est le couple, et ce couple l’attendrit et lui donne des idées.

Au passage, le tableau nous donne une indication technique : la mangeoire comporte un large rebord inférieur, sur lequel les graines sortent par une fente dans la partie basse.


Le « petit ouvreur de couvercle » (SCOOP !)

Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654, huile sur panneau, 33,5 x 22,8 cm. Mauritshuis, La Haye detail mangeoire

Celle de Fabritius n’en a pas : le tour de force de l’oiseau, c’est de soulever le couvercle [2], d’où l’instance sur les charnières : celle qu’on voit, et celle à laquelle l’oiseau se superpose. Le Chardonneret de Fabritius  n’est pas ici « petit tireur d’eau », mais le « petit ouvreur de couvercle ».

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La servante malicieuse

Gerrit-Dou-A-Girl-with-a-Basket-of-Fruit-at-a-Window-1657-Rothschild-Collection-at-Waddesdon-Manor-AylesburyJeune fille à sa fenêtre avec un panier de fruit
Gerrit Dou, 1657, Rothschild Collection at Waddesdon Manor, Aylesbury

Ce tableau, le premier de la série, est composé de la même manière. Les objets du premier plan sont pratiquement les mêmes : un pot de fleurs, un panier de courses (cette fois en osier, rempli de pêches et de grappes), un coq la tête en bas.

La même maisonnette nous est montrée en pleine lumière, mais cette fois sans l’oiseau : pour la première fois où Dou reproduit une maisonnette dans tous ses détails, il est étonnant qu’il ait omis son petit locataire : sauf si cette absence est intentionnelle.



Gerrit Dou, A Girl with a Basket of Fruit at a Window, 1657, Rothschild Collection at Waddesdon Manor, Aylesbury detailEn relevant le rideau, la servante nous montre où le chardonneret se trouve : dans la cage près de la seconde fenêtre, sous laquelle la jeune maîtresse prend sa leçon de chant.

Le rideau relevé nous montre ce qu’il faut voir : l’oiseau est à l’intérieur. Et l’air entendu de la servante nous suggère ce qu’il faut comprendre :

  • le violoniste est en train de charmer la maîtresse ;
  • l’oiseau est dans la cage : or l’oiseau et la cage ont, dans la peinture hollandaises, des sous-entendus galants bien connus (voir La cage hollandaise et L’oiseleur ).

Nous regardons alors d’une autre oeil la séquence des objets du premier plan :

  • la fleur (le flirt) ;
  • les fruits (le plaisir) ;
  • le coq mou, renversé la tête en bas (après le plaisir).

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La maîtresse gourmande

Jeune hollandaise a sa fenetre Gerrit DJeune hollandaise à sa fenêtre
Gerrit Dou, 1662, Galleria Sabauda, Torino

Dans ce deuxième opus de la série, Dou nous montre à nouveau l’oiseau, posé sur une tige et non plus sur un arceau. La mangeoire est de type acrobatique, sans rebord. Mais l’élément vraiment nouveau est le trou rond : margelle à travers laquelle l’oiseau, véritable petite servante, doit faire descendre le godet pour puiser son eau. Le chardonneret est au repos et le godet est en position basse, immergé dans le récipient.

Au premier degré, la jeune élégante qui vient de se pencher par la fenêtre pour attraper une grappe, est gentiment comparée à son oiseau favori, à la porte de sa maison et avec sa boisson suspendue en contrebas.

Au second degré, on se souvient de la symbolique phallique de l’oiseau, aggravée lorsqu’il doit plonger à répétition sa tête à travers un trou pour obtenir à grands efforts sa récompense liquide.

Au troisième degré, Dou nous parle de la Tentation, capable de faire faire des acrobaties dangereuses.

Après le chardonneret et l’oiselle, une troisième victime est sous-entendue : le passant qui, depuis la rue, est tenté d’aller profiter des appas de la jeune femme. Car une fille bien habillée se montrant ostensiblement à la fenêtre ne peut-être, dans la peinture hollandaise, qu’une fille galante.

Sans oublier une quatrième victime de la Tentation : l’amateur d’art, capable de tous les excès pour un tableau de Dou.

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La manipulatrice de métaphores

Gerrit Dou - A Young Girl at a Window Ledge with a Cat and Mouse-TrapJeune fille à sa fenêtre avec un chat, une souricière, un canard pendu et un pot en étain
Gerrit Dou, 1670-75, Collection particulière

Cette peinture est un florilège de toutes les métaphores galantes de la peinture hollandaises :

  • la cage vide ;
  • le chat goulu ;
  • le volatile mort au cou flaccide ;
  • la souricière pleine.

Pour une analyse détaillée, voir La souricière.


Mode d’emploi du Chardonneret

Après les acrobatie symboliques de Dou, revenons à la simplicité, voire même à l’austérité du Chardonneret de Fabritius. Le reconnaître comme un chef d’oeuvre de réalisme n’empêche pas de proposer des hypothèses, sinon sur les intentions de l’artiste, du moins sur la destination de l’objet.

Un couvercle de tableau ?

Ariane van Suchtelen a suggéré, en 2003, qu’il ait pu servir de couvercle à un tableau de genre : on sait par des documents que de tels couvercles de protection étaient fréquents dans la peinture fine hollandaise, et même que Carel Fabritius en avait peint : mais aucun n’a été conservé en place. Si ce panneau était un tel couvercle, son épaisseur (10 mm) implique qu’il s’agissait d’un modèle pivotant sur des charnières, et non coulissant.

Reprenant cette hypothèse, Linda Stone-Ferrier [3] souligne la corrélation entre le geste d’ouvrir le couvercle et celui d’ouvrir le volet d’une fenêtre :

« Tout comme le volet ouvert d’une fenêtre réelle permettait un échange visuel et verbal entre l’habitant de la maison et son voisin, un volet ouvert attaché par des charnières au cadre d’un tableau invitait le spectateur à s’engager dans l’image intérieure. »


Nicolaes Maes, Jeune fille à la fenetre , 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam schemaJeune fille à la fenêtre
Nicolaes Maes, 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam

Avec moins de rhétorique que Dou, Maes nous livre ici aussi une méditation sur le fruit défendu : la jeune fille n’aurait qu’à se pencher par la fenêtre pour saisir abricots ou pêches, fruits paradisiaques incongrus sur une muraille hollandaise. Le coussin nous indique qu’elle n’est pas là en coup de vent, comme les servantes ou filles délurées de Dou : elle s’est installée pour rêver. Le volet ouvert n’est pas, ici, une invitation voyeuriste à regarder la fille ou l’intérieur de la maison : c’est au contraire le symbole de l’ouverture vers l’extérieur, de la jeune fille qui s’éveille au monde et à ses dangers.


Nicolaes Maes, Jeune fille à la fenetre , 1650-60, Rijksmuseum, Amsterdam schema
On peut imaginer que le Chardonneret aurait pu servir de couvercle et de frontispice, non pas à une scène de genre, mais à un portrait rêveur.


Une histoire complexe

Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654 etats
L’analyse technique du panneau en 2003 a révélé une histoire assez complexe, ouvrant la possibilité de plusieurs modes d’accrochage successifs :

  • au départ, le panneau était entouré d’une bordure noire de 2 cm environ ;
  • puis a été clouté sur cette bordure un encadrement en cuivre (qui a laissé des tâches vertes) ;
  • le fond blanc a été étendu jusqu’à recouvrir complètement la bordure noire de droite, la signature a été refaite et l’arceau inférieur a été rajouté ;
  • le fond blanc a été étendu sur tous les bords.


Un trompe-l’oeil ?

Depuis 2003, deux hypothèses ont été émises pour prendre en compte ces découvertes.


Hypothese-Linda-Stone-Ferrier-fig-11.jpgHypothèse Linda Stone-Ferrier, fig 11

Pour Linda Stone-Ferrier, le panneau aurait été conçu comme un trompe-l’oeil placé sur le tableau d’une fenêtre, afin d’attirer l’oeil depuis la rue. Dans son second état, il aurait servi de couvercle à un tableau.

J’ai peine à croire pour ma part qu’un peintre hollandais ait pris le risque d’exposer à la pluie et à la lumière une de ses meilleures oeuvres.


Hypothese Christel Verdaasdonk fig 33
Hypothèse Christel Verdaasdonk, [0] fig 33

Christel Verdaasdonk pense que les découvertes de 2003 confirment l’hypothèse de Ben Broos, selon laquelle le réservoir d’eau et la planchette, indispensables dans toute maison pour chardonneret qui se respecte, auraient été rajoutées en trois dimensions, afin de parfaire l’illusion.


Deux discrètes anomalies

Comme souvent, ce sont les « anomalies » de l’oeuvre, prudemment passées sous silence, qui vont nous fournir une nouvelle piste.

Primo, nous avons déjà noté que la charnière est bizarre : au lieu d’être fixée au couvercle et à la mangeoire, elle est clouée directement sur le mur, ce qui suppose pour la mangeoire un autre système de suspension.

Deuxio, l’arceau supérieur est peut être fixé sur les côtés de la mangeoire ; mais l’arceau inférieur, rajouté dans un second temps, pose le même problème d’accrochage que la charnière : scellé directement dans le mur, il rend l’ensemble peu pratique :

  • pour le propriétaire : accessoire indémontable et qui nécessite de percer le mur ;
  • pour le locataire : l’oiseau pourrait embrouiller sa chaînette en passant entre les deux arceaux, tandis que la faible différence de diamètre rend difficile de sautiller entre les deux.

Je ne vois que deux raisons possibles à l’ajout du second arceau :

  • une nécessité purement graphique : accentuer l’effet de contre-plongée ;
  • un nécessité « signalétique » : puisque l’arceau ne sert pas à l’oiseau, c’est qu’il sert à quelqu’un d’autre…

Un trompe la main (SCOOP !)

Je pense que le panneau de Fabritius pivotait par en haut, exploitant une double analogie avec :

  • le couvercle de la mangeoire ;
  • une trappe à soulever (le second arceau suggérant une poignée).

Chardonneret radiographieRadiographie [5]

D’après la radiographie, les deux éléments fichés directement dans le mur (la charnière et le second anneau) ont été ajoutés en même temps, comme si leur évidente incongruité était destinée à servir  d’indice au spectateur.


1660 ca Dou Stilleben Gemaldegalerie Alte Meister DresdeNature morte formant couvercle
1660 ca Dou In the wine cellar (the surprise) Gemaldegalerie Alte Meister Dresde (disparu en 1945)Au cellier (la surprise), perdu en 1945

Gerritt Dou, vers 1660, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Les Hollandais étaient en effet habitués à ce qu’une peinture puisse en cacher une autre, plus épicée. On sait par les textes que de nombreux tableaux de genre, notamment ceux de Geritt Dou, étaient présentés à l’intérieur de boîtes de bois dont le couvercle était peint, souvent avec une nature morte anodine. Dans le seul cas où les deux avaient été conservés (du moins jusqu’à 1945), la nature morte montre trois indices flagrants :

  • la montre, qui appelle la main à s’approcher ;
  • le rideau, qui invite à ouvrir ;
  • l’arcade, qui prélude à la voûte du cellier.

Il est donc probable que, du moins dans son dernier état, le chardonneret était accroché en hauteur et servait de couvercle à quelque chose. Son épaisseur importante, l’absence de bords biseautés et la présence de 6 trous de clous à l’arrière, au dessus du centre, suggèrent qu’il n’était pas inséré dans un cadre, mais plaqué à même le mur par un dispositif d’accrochage invisible, accentuant l’effet de trompe-l’oeil.



Carel Fabritius, Le chardonneret , 1654, huile sur panneau, 33,5 x 22,8 cm. Mauritshuis, La Haye couvercle,Une charnière en L, compatible avec les trous sur l’arrière, aurait pu facilement assurer le pivotement.

La logique de la situation est que le panneau ne servait pas de couvercle à un autre tableau, mais de trappe fermant une niche (un garde-manger ?). Ce qui retrouve par un raisonnement purement iconographique la conclusion de Kjell Boström en 1950 [4] (mais celui-ci pensait que les charnières se situaient sur la droite, dans une bande recoupée par la suite). 


Le spectateur en contrebas du panneau était ainsi mis dans la situation du chardonneret : aurait-il l’intelligence de soulever le couvercle, pour voir dessous ce qu’il y avait à manger ?

Ainsi le minuscule Chardonneret s’inscrirait parmi les expérimentations hollandaises sur la mise à l’épreuve du spectateur, au même titre que l’immense Vue d’un Corridor de son ami Hoogstraten quelques années plus tard (voir 2.1 Le Corridor : effets spéciaux) : pour Fabritius, avant l’ouverture de la porte, et pour Hoogstraten, après.



Références :
[0] Christel Verdaasdonk « Het puttertje van Carel Fabritius: functie en iconografie » https://5dok.net/document/4zpd444z-het-puttertje-van-carel-fabritius-functie-en-iconografie.html
[1] On peut voir l’expérience sur une vidéo du Mauritshuis : http://puttertje.mauritshuis.nl/en/the-goldfinch-and-its-nature
[2] Ce tour est décrit dans le livre ornithologique Das Vogelbuch de Conrad Gesner (1515-65), cité par [0], p 19
[3] Linda Stone-Ferrier, « The Engagement of Carel Fabritius’ Goldfinch of 1654 with the Dutch Window, a Significant Site of Neighborhood Social Exchange » JOURNAL OF HISTORIANS OF NETHERLANDISH ART Volume 8: Issue 1 (Winter 2016) https://jhna.org/articles/engagement-carel-fabritius-goldfinch-1654-dutch-window-significant-site-neighborhood-social-exchange/
[4] Kjell Boström. “De oorspronkelijke bestemming van C. Fabritius’ Puttertje.” Oud Holland 65 (1950), pp. 81-83 https://www.jstor.org/stable/42722896
[5] Frederic J. Duparc, Gero Seelig, Ariane van Suchtelen, « Carel Fabritius 1622-1654 » p 136

2 Les anges aux luminaires

6 mai 2022

Ce motif rare apparaît au terme d’une longue évolution, à une période bien précise, et pour des raisons probablement tout aussi précises, mais qui restent en partie obscures.

Article précédent : 1 Globes en main



En aparté : soleil et lune dans les Crucifixions

Un coup d’oeil s’impose sur les premières Crucifixions byzantines et carolingiennes. Leurs influences réciproques ont fait l’objet de nombreux débats, et nous nous limiterons ici au motif du soleil et de la lune.


Rabbula Gospels: Crucifixion and Resurrection, 586 ADCrucifixion et résurrection, fol 13r
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56

Une des plus anciennes Crucifixions conservées est syriaque, donc dans le monde byzantin. Les couleurs bleu et rouge de la lune et du soleil sont conformes à la convention naturelle de la Nuit et du Jour. . En revanche, ils sont inversés par rapport à la polarité habituelle des Crucifixions, où le soleil est quasiment toujours à la droite du Christ, côté bon larron, et la lune à sa gauche, côté mauvais (sur ce sujet délicat, voir – 1) introduction ). Le motif des luminaires est donc présent très anciennement.


Selon Elizabeth Leesti ([7a], p 6), cette apparition précoce des astres n’a pas eu de suite immédiate dans l’art byzantin.


800 ca Diptyque Harrach Museum Schnutgen. CologneDiptyque Harrach (détail), vers 800, Museum Schnütgen, Cologne

Ce sont les carolingiens qui développent véritablement le motif, avec des personnifications du Soleil et de la Lune, portées par un croissant de nuages, qui puisent leur source directement dans l’art antique (voir 2 Le globe solaire).



A Les luminaires plus les anges

En Occident

850 ca Metz Christ_en_croix,_sacramentaire_de_Drogon BNF MS lat. 9428 fol 43v gallicaCrucifixion, vers 850, Metz
Sacramentaire de Drogon, BNF MS lat. 9428 fol 43v, gallica

Au couple soleil-lune s’ajoutent maintenant deux anges en vol, les mains ouvertes vers le Christ, de part et d’autre de la couronne du martyre reprise de l’art paléochrétien. S’ajoute également un autre couple qui serait quant à lui un emprunt à l’art byzantin : l’Eglise recueillant le sang du Christ dans un calice, et la Synagogue, personnifiée ici par un vieil homme tenant un globe bleu sur le ventre (cette iconographie unique est très discutée, voir [1] notes 55 et 57).


875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 BNF GallicaEvangeliaire, 875-900, MS Lat 9453, BNF Gallica

Plus tard, la composition se complexifie encore : les luminaires s’isolent dans un médaillon et quatre anges, vus en pied, ouvrent leurs mains vers le Christ : deux plongent du haut du ciel et deux se penchent, perchés sur une étagère nuageuse (comme les autres personnages).


The Crucifixion, 860-70. Ivory panel from Reims, France. Victoria and Albert Museum860-70, ivoire provenant de Reims, Victoria and Albert Museum Plaque de reliure : Crucifixion ; Saintes Femmes au tombeauVers 870, ivoire provenant de Metz, Louvre

Ici les luminaires se recentrent, disposés horizontalement ou verticalement, sans ou avec médaillons.


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En Orient

Triptyque avec Constantin et Helene 950-1000 BNF GallicaTriptyque avec Constantin et Hélène, 950-1000, BNF, Gallica

Les Crucifixions byzantines simplifient et hiératisent ces compositions, en disposant au dessus de la Croix :

  • tantôt le soleil et la lune réduits à leur symbole,
  • tantôt les anges réduits à un buste,
  • tantôt les deux, comme ici.

On préfère en Orient identifier les anges aux populaires archanges Michaël et Gabriel.


Triptyque reconstitue staatslibrary Berlin et coll privee Suisse vers 960Triptyque reconstitué, vers 960, Staatslibrary Berlin (centre) et collection privée suisse (volets) [7b]

Ce sont les mêmes qui portent les insignes royaux, le sceptre et le globe, au dessus du Christ en Majesté. A noter en haut des volets les deux autres archanges Raphaël et Uriel, ouvrant les mains en signe d’attente et de déférence.


Stavelot triptych 1080-1110 Morgan LibraryTriptyque de Stavelot (détail), 1080-1110, Morgan Library

Dans ce reliquaire de la Vraie Croix, Gabriel et Michaël portent chacun un globe présentant un Golgotha en miniature (une croix sur un mont), au dessus des découvreurs de la relique, l’Empereur Constantin et sainte Hélène.



Capoue. Sant'Angelo in Formis. Crucifixion. 1072-1087Crucifixion
Sant’Angelo in Formis, Capoue, 1072-1087

En Italie, le modèle byzantin se prolonge jusqu’à l’époque romane.



En aparté : les anges aux couronnes anglo-saxons

Anglo saxon ivory vers 1000 Victoria albertIvoire anglo-saxon, vers 1000, Victoria and Albert Museum

Cette composition ressemble au modèle carolingien où les anges descendent mains ouvertes vers le bas de part et d’autre de la croix et de la main de Dieu, apportant ce que l’on pense être des couronnes.

L’idée semble étrange, puisque :

  • les objets sont manifestement trop petits ;
  • la main de Dieu semble apporter déjà une couronne, derrière la tête du Christ (mais il peut s’agir de l’auréole) ;
  • autant le motif des anges portant à deux une couronne est très fréquent, autant le motif d’anges amenant chacun sa couronne  est quasiment unique.


347-355 RIC VIII Antioch 68 AMultiple d’or de Constance II (RIC VIII Antioch 68), 347-55 586 Ascension Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 13vAscension, fol 13v
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 .

Pour trouver d’autres exemples, il faut remonter très en arrière et très loin du monde anglosaxon. Ce motif, qui christianise le symbole impérial des Victoires couronnant l’empereur, figure dans l’Ascension des Evangiles de Rabula, peut être en référence au passage suivants :

« Vous l’avez abaissé pour un peu de temps au-dessous des anges; vous l’avez couronné de gloire et d’honneur » Epître aux Hébreux 2,7

Il disparaît par la suite, notamment dans les ivoires carolingiens que recopient, parfois maladroitement, les ivoires anglo-saxons. Ici, l’artiste trahit sa maladresse par les auréoles incongrues qu’il décerne à Longin et Stéphaton  (seul Longin a été canonisé, mais il ne porte jamais d’auréole dans les Crucifixions). On pourrait imaginer que le motif des deux « couronnes » serait un tout premier essai des anges aux luminaires : par économie de place, le graveur aurait eu l’idée de les placer dans les mains des anges (ce goût pour la compaction se ressent également dans la manière étrange d’entrecroiser les ailes).


Crucifix anglosaxon 10eme s coll privCrucifix anglo-saxon, 10ème siècle, collection privée

Il existe un deuxième exemple d’anges descendant vers le Christ avec des objets circulaires. Là encore, malgré leur petite taille, leur frome de disque, et le fait que les anges les tiennent dans leur manche, on considère qu’il s’agit de couronnes [2a]


Le Bénédictionnaire de St Aethelwold

Le troisième et dernier exemple se présente dans une scène qui n’a rien à voir avec une Crucifixion, ce qui exclut définitivement qu’il s’agisse des luminaires.


Benedictional de St Aethelwold Winchester 10eme British Library, Add MS 49598 fol 25rBaptême du Christ (détail)
Bénédictionnaire de St Aethelwold, Winchester, 963-84, British Library, Add MS 49598 fol 25r.

Pour Robert Desham ([2c], p 38), tous les détails évoquent la royauté : les anges présentent la couronne et le sceptre, et la colombe centrale apporte dans son bec deux ampoules pour sacrer Jésus simultanément rex et sacerdos.


Cassette en ivoire carolingienne, herzog anton ulrich museum, Brunswick, goldschmit vol 1 planche XLVCassette en ivoire carolingienne, Herzog Anton Ulrich Museum, Brunswick, Goldschmit vol 1 planche XLV

Robert Desham a supposé que cette cassette avait un ancêtre commun avec le Bénédictionnaire : sur le couvercle, les anges n’apportent ni sceptre ni couronne mais la colombe, au dessus de la face représentant le Baptême du Christ, tient dans son bec la double ampoule, détail dont il n’existe pas d’autre exemple. Au dessus de la face opposée, la grande couronne de martyr est associée à la Crucifixion, ce qui rend douteuse l’opinion de B. C. Raw [2b] que les couronnes du Bénédictionnaire sont simplement un signe triomphal, qu’elles soient royales ou de martyr. Il s’agit bien de couronnes royales, malgré leur petitesse : dans cette représentation toute symbolique, les objets sont dimensionnés à la taille de celui qui les offre, pas à celle de celui qui les reçoit.


Benedictional de St Aethelwold Winchester 10eme British Library, Add MS 49598 fol 24vAdoration des Rois Mages,
Bénedictionnaire de St Aethelwold, Winchester, 963-84, British Library, Add MS 49598 fol 24v

Robert Desham ([2c], p 128), n’a pas manqué de noter que, dans la page en regard, le premier des Rois présente avec respect, dans sa manche, trois anneaux dorés à l’Enfant.


Adoration of the Magi: Detail from the Sarcophagus of AdelphiaSarcophage d’Adelphia, 4ème siècle, Archeological Museum, Syracuse

Il existe plusieurs sarcophages paléochrétiens où le premier des Rois se différencie en offrant une couronne à l’Enfant : cette iconographie s’inspire de la cérémonie de l’Aurum coronarium, offrande par les citoyens d’une couronne à l’Empereur. Pour Robert Desham, le Bénédictionnaire pourrait avoir repris cette tradition, en remplaçant les bonnets phrygiens des Mages par des couronnes : le Premier des Rois est ainsi délégué pour offrir un triple hommage au Roi des Rois.



347-355 RIC VIII Antioch 68 APar une autre coïncidence frappante, le Multiple d’or de Constance II présente deux Victoire brandissant des couronnes au dessus de l’Empereur, ainsi que trois couronnes de laurier et trois torques déposés à ses pieds en trophée. Une résurgence antiquisante locale, par imitation de cette monnaie, pourrait également expliquer l’ imagerie royale spécifique au Bénédictionnaire d’Aethelwold.

Il n’est pas impossible que ce manuscrit de prestige ait été ensuite la source des modestes Crucifixions en ivoire présentant des objets similaires : quoiqu’il en soit, les anneaux ou couronne anglo-saxons, tantôt pleins tantôt vides, tenus tantôt à pleine main et tantôt dans la manche, conservent leur part de mystère. Mais ils n’ont en tout état de cause aucun lien avec le Soleil et la Lune.



B Anges et luminaires dans les Crucifixions romanes

1090-1110 Lectionnaire de Cluny NAL 2246 fol 42vLectionnaire de Cluny, 1090-1110, NAL 2246 fol 42v

La répartition des personnages de part et d’autre de la Croix est très inhabituelle :

  • coté honorable, Marie réconfortée par Saint Jean  ;
  • côté infamant, le centurion romain et une présence sans précédent ([7c], p 149), le prophète Isaïe tenant un verset lui aussi inhabituel : « Vraiment c’était nos maladies qu’il portait » Isaïe 53,4

Il en résulte une forte polarité entre la partie positive – les personnages du Nouveau Testament – et la partie négative – le païen et le prophète dénonçant un monde malade. Les anges pleurant la mort du Christ participent discrètement à cette dichotomie par leurs ailes rouges et bleues, les couleurs conventionnelles du Soleil et de la Lune.

Mise à part cette unification sans lendemain, les luminaires et les anges vont rester strictement séparés pendant toute la période romane.


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conques_tympan_jugement_dernier_christ_croixTympan de Conques, vers 1100 (détail)

Le sujet du tympan de Conques n’est pas la Crucifixion, mais le Jugement dernier. Les deux anges des cantons supérieurs jouent donc ici un rôle très particulier :

  • d’une main ils soutiennent la croix en tant que signe de la Parousie, comme le précise la seconde ligne de l’inscription :

Ce signe, la croix, apparaîtra dans le ciel lorsque le Seigneur viendra pour le Jugement

(h)oc signum crucis erit un celo cum dominus ad ivdicandum venerit

  • de l’autre ils brandissent les preuves du sacrifice du Christ, la lance et le clou, comme l’explique la première ligne :

Soleil Lance Clou Lune

sol lancea clavis luna

Les personnifications du Soleil et de la Lune sont presque identiques, avec deux torches en main, mais se différentient par le sexe, le décor du disque (rayons ou nuages) et probablement les couleurs :
conques_tympan_jugement_dernier_christ_croix colorise

Cette composition unique suggère une association d’idée entre la lance et les rayons solaires d’une part, entre le clou et la pleine lune d’autre part, permise heureusement par le fait que la lance ne peut être placé que du côté du flanc qu’elle a percé, le droit.


Une conclusion hâtive

A propos de ce tympan, Emile Mâle fournira une explication à l’emporte-pièce de l’origine de l’iconographie qui nous occupe, considérant que les anges non pas portent, mais emportent les luminaires :

« Pour la première fois, le Soleil et la Lune planent au-dessus de la scène du Jugement, à côté des anges qui montrent la lance, les clous et la croix ; au siècle suivant , des anges emporteront les deux astres , comme on éteint des lampes devenues inutiles , car la croix , nous enseigne Honorius d’Autun , « brillera d’une lumière plus éclatante que le soleil  » » [4]

Si les anges aux luminaires apparaîtront bien au début du 13ème siècle, ce sera pour des raisons bien plus contemporaines que le vieux texte d’Honorius.

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1175-80 Crucifixion cosmique MBA LyonCrucifixion « cosmique », 1175-80, MBA Lyon

Dans le corpus des émaux de Limoges [7d], on nomme « crucifixion cosmique » cette première formule, où deux figures les bras levés, tiennent l’une le Soleil à main droite, l’autre la Lune à main gauche : malgré les amples drapés, il ne s’agit pas d’anges, mais de personnifications des deux astres, dans la tradition carolingienne : la Lune, coiffée d’un voile, est indiscutablement féminine.
.

Ces paires de plaques émaillées servaient de reliure, la Crucifixion sur le plat supérieur, la Majesté sur le plat inférieur.


1185-90 Crucifixion dogmatique atelier de la cour d'aquitaine Morgan LibraryCrucifixion « dogmatique », 1185-90, atelier de la cour d’Aquitaine, Morgan Library

Dans la seconde formule standardisée des émaux limousins, dite « crucifixion dogmatique« , on voit en haut la main de Dieu, et en bas Adam sortant du tombeau. Les personnages du registre supérieur sont deux anges tenant leur livre, sans aucune indication cosmique.


1170-80 Valenciennes BM Ms 108 f.58v Crucifixion, from the Sacramentary of St. AmandSacramentaire de Saint Amand, 1170-80, Valenciennes BM Ms 108 f.58v

Dans cette autre formule, les anges balancent un encensoir, chacun de la main droite. Le Soleil et la Lune ne se différentient que par leur sexe, masculin et féminin.

La formule carolingienne des luminaires sexués survit notamment, à l’époque romane, dans les Crucifixions qui illustrent le « Te igitur » des missels (voir 2 Une figure de l’Incommensurable).



C Des oeuvres précurseuses

La fresque de Müstair

830-8402 Ascension provenant de St Jean de Mustair, Musee national suisse Zurich releve Wuthrich 1980

Ascension provenant de St Jean de Müstair (relevé par Wüthrich, 1980) [8]
830-840, Musée national suisse, Zürich

Cette Ascension carolingienne cumule deux raretés : la présence du Soleil et de la Lune  (voir – 2) en Orient ) et le fait que les deux personnifications (N°9 et 13), debout à l’intérieur de mandorles, portent des ailes. Les deux longues tiges qu’elles tiennent semblent un intermédiaire entre les longues verges qu’on voit aux archanges dans l’iconographie byzantine, et des torches allumées.

L’artiste a également ajouté des ailes aux deux « hommes en blanc » (N°6 et 15) dont parle le texte de l’Ascension. Cette angélisation générale répond ici à une nécessité narrative : montrer que tout ce qui n’est pas les Apôtres est en train d’être élevé vers le Ciel.

Spécifique à l’Ascension, cette toute première apparition des luminaires ailés n’aura aucune postérité.


L’autel de Milan (SCOOP !)

Altare_di_s._ambrogio,_824-859_ca.,_antependium volvinus_crocifissione
Volvinius, autel d’or (détail de la face avant), 824-859, Sant Ambrogio, Milan

Le premier cas de fusion, dans une Crucifixion, entre les anges et les luminaires, est particulièrement discret : les auréoles de tous les personnages sont radiées, mais on distingue un croissant de lune dans celle de la personnification de droite. Les deux se tiennent la joue en signe d’affliction et portent dans l’autre main un objet oblong, sans doute une torche [4a1] : comme elles semblent sur le point de s’envoler vers l’extérieur, il s’agit très probablement d’une toute première tentative d’évoquer la disparition de la lumière au moment de la Crucifixion.

Plutôt que d’anges lampadophores, nous sommes donc en présence de « luminaires ptérygotes », une innovation sans lendemain.


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Les anges lampadophores de Cosmas Indicopleustès

Entre 547 et 549, ce marchand alexandrin a composé une vaste description du monde, dans laquelle il donne une explication très particulière des mouvements planétaires :

« Nous avons dit que tous les astres, qui ont été créés pour régler les jours et les nuits, les mois et les années, et pour servir de guides aux navigateurs, se meuvent, non point par le mouvement même du ciel, mais par l’action de certaines vertus divines ou de certains lampadophores. Dieu a créé les anges pour le servir, et il a donné charge à ceux-ci de mouvoir l’air, à ceux-là le soleil, à d’autres la lune, à d’autres les étoiles; à d’autres enfin il a ordonné d’amonceler les nuages et de préparer la pluie. » Cosmas Indicopleustès, Topographie chrétienne [4b]

Combattue aussitôt par Jean Philopon, cette explication est restée très minoritaire chez les docteurs chrétiens [4c]. Elle pourrait néanmoins expliquer la présence des lampadophores dans une oeuvre d’inspiration byzantine :

039-58 Teophanu evangeliar Domschatz essen detailEvangélaire de Theophanu, 1039-58, Domschatz, Essen (détail)

Dans cette reliure réalisée pour Theophanu, princesse byzantine devenue épouse de l’empereur Otton II, deux anges élégants présentent les luminaires autour du Christ en majesté. La présence des deux luminaires en tant que symboles de l’Eternité et/ou de l’Omnipotence est courante dans les Majestas Dei absidales des églises de Cappadoce (voir – 2) en Orient), mais inconnue en Occident. Le portement par des anges qui de l’autre main soutiennent la mandorle divine suggère l’idée de mouvement, mais il s’agit plutôt d’un mouvement d’élévation de l’ensemble (les pieds des anges sont posés sur des nuages) que du mouvement individuel imaginé par Cosmas. Bien que cette image triomphale n’ait rien à voir avec une Crucifixion, elle constitue néanmoins une nouvelle prise de contact entre anges et luminaires.


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Reliure evangeliaire pour le reine Regina d'Aragon Navarre 1063-83 METReliure d’un évangéliaire pour le reine Regina d’Aragon-Navarre, 1063-83, MET

Dans cette solution très originale, les deux anges n’évoquent qu’indirectement les luminaires par le nuage rayonnant sur lequel ils sont agenouillés, plus fourni côté soleil. Sans doute la polychromie mettait-elle en évidence la différence.


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La porte de bronze de Vérone

Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 CrucifixionCrucifixion, Premier maître, 1118-50, Basilica di San Zeno, Vérone

Cette composition d’apparence rustique est en fait d’une conception très élaborée, superposant à la fois une Crucifixion (moitié haute) et une Déposition (moitié basse). C’est pourquoi la scène est narrativement insolite :

  • Nicodème, à droite, a ôté avec ses tenailles les clous des pieds, devenus invisibles ;
  • Joseph d’Arimathie, à gauche, soutient inutilement le corps, encore suspendu par les clous bien visibles des mains.

La Lune est traitée, de manière assez inhabituelle dans les personnifications, comme un grand croissant transporté à bout de bras ; mais le Soleil est tout à fait unique, avec sa large collerette coincée entre les épaules et les ailes de l’ange. Celles-ci sont intentionnellement dirigées vers le bas, puisque l’artiste avait plus de place pour les disposer en V, comme celles de la Lune. On peut imaginer que cette position inverse des ailes signifie que le Soleil descend, alors que la Lune s’élève.


Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 AscensionMajestas Dei [4d], Premier maître, 1118-50, Basilica di San Zeno, Vérone

Cette idée est confirmée par le panneau voisin, une Majestas Dei composite qui combine la vision d’Isaïe (les deux séraphins à six paires d’ailes) et celle d’Ezéchiel (les deux roues). Tandis que les deux anges du haut présentent la lance et deux clous, les séraphins présentent un troisième instrument de la Passion, la croix elle-même, mais qui sert aussi de support aux pieds du Seigneur. Il ne s’agit donc pas d’une Ascension mais plutôt d’une Vision du Seigneur vengeur, montrant la plaie de son flanc, et venant ficher dans le sol son signe, la croix devenue florissante : autant dire presque une Parousie. Je pense que les ailes disposées dans tous les sens expriment cette idée d’une apparition statique, ni descente ni montée.



Verona,_Basilica_di_San_Zeno,_bronze_door_Primo maestro 1118-50 Crucifixion schema

Dans la Crucifixion/Déposition en revanche, le Soleil descend à la rencontre du crucifié : sa collerette touche la croix et le bout d’une aile la couronne, hommage du Roi des astres au Roi des Cieux. Il y a une redondance formelle entre ce « baiser » du Soleil et le « baiser » de Joseph d’Arimathie juste en dessous, de même qu’entre le croissant de la Lune qui s’en va et la tenaille de Nicodème ôtant les clous.

Les deux luminaires sont donc ici intégrés comme acolytes dans une scénographie très particulière, centrée sur les personnages principaux de la Déposition (Joseph d’Arimathie et Nicodème) tandis que les personnages principaux de la scène précedente (Marie et Jean) s’éclipsent côté jardin et côté cour.


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La Déposition de Pampelune

1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampeluneChapiteau de la Crucifixion 1145 Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune quatre facesChapiteau de la Déposition/Résurrection

Vers 1145, provenant du cloître de la cathédrale, musée de Navarre, Pampelune

Réalisés par le même atelier, ces deux chapiteaux se répondent. Dans la scène de la Crucifixion, deux anges en vol lèvent les bras en signe de désespoir. Dans celui de la Déposition, ils portent sur leur dos le soleil et la lune. Cette iconographie exceptionnelle surprend, car le seul Evangile qui évoque un phénomène cosmique le situe avant la mort du Christ :

« A partir de midi, l’obscurité se fit sur toute la terre jusqu’à trois heures » Matthieu 27,45

Une possibilité est l’association d’idée entre les anges, supportant les astres, et les hommes, supportant le corps de Dieu.  Mais je pense que le choix de placer les luminaires dans la Déposition est ici purement compositionnel.



1145 Crucifixion provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune 4 faces
Dans la Crucifixion, ils n’auraient servi à rien, puisque les larrons sont invisibles, déportés sur les faces latérales :

  • à gauche, avec Marie, le Bon Larron échappant au démon et secouru par un ange (remarquer ses jambes liées en croix en signe de sa conversion ) ;
  • à droite, avec Saint Jean, le Mauvais Larron tourmenté par deux diables.


1145 Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune quatre faces
Dans la  Déposition, l’ajout des luminaires améliore en revanche la lisibilité d’ensemble :

  • côté faste, le soleil conclut la scène joyeuse de la Résurrection ;
  • côté néfaste, la lune prélude à la scène douloureuse de la Mise au Tombeau.


1145 Crucifixion Deposition provenant cathedrale, musee de Navarre, pampelune
A noter que les deux chapiteaux se complètent d’une autre manière, très subtile : au bras de Jésus assujetti au bras de la croix répond, côté Déposition, le bras tombant selon la même oblique que la lance et montrant les deux trous maintenant disjoints, celui du bois et celui de la chair qu’inspecte douloureusement Marie ([5], p 31).


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Des formules intermédiaires dans les régions germaniques (SCOOP !)

1180 Aumoniere reliquaire tresor basilique saint servais maastricht1180, Aumonière-reliquaire, trésor de la basilique Saint Servais, Maastricht

Ce modeste textile est le plus ancien exemple que j’ai trouvé où des figures ailées, portées par des nuages, exhibent dans leurs deux mains voilées les  luminaires, non encore inscrits dans des disques. Dépourvues de caractères sexués, il ne s’agit plus des personnifications habituelles, mais bien d’anges : confusion involontaire entre les deux formules cosmique et dogmatique, choix purement graphique de remplir les coins, ou écart volontaire par rapport aux conventions ?  Il est en tout cas significatif que l’innovation apparaisse dans un art mineur, moins soumis au contrôle théologique.


1210 ca Brandenburger Evangelistar fol. 50r

Brandenburger Evangelistar, Scriptorium de Magdeburg, vers 1210, Cathédrale de Brandenburg, fol. 50r

Au début du XIIIème siècle se confirme en Allemagne cette formule intermédiaire, où les luminaires sont encore des personnifications de Sol et Luna (puisqu’ils sont sexués), mais portent des ailes.


1220 ca Speyerer Evangelistar - blb-karlsruhe Cod. Bruchsal 1 fol 31rSpeyerer Evangelistar, vers 1220, BLB Karlsruhe Cod. Bruchsal 1 fol 31r.

Cette composition très atypique comporte quatre figures voguant sur des nuages :

  • l’Eglise et la Synagogue, cette dernière portant trois instruments de la Passion : le roseau avec l’éponge, le pot de vinaigre et la couronne d’épines [5aa].
  • un ange masculin et un ange féminin, sans aucun symbole des luminaires.


Synagogue. Vitrail de la Crucifixion (detail). 1150-75 Cathedrale Saint-Etienne Chalons-en-Champagne
Synagogue, Vitrail de la Crucifixion (détail), 1150-75, Cathédrale Saint-Etienne, Châlons-en-Champagne

Cette représentation très péjorative de la Synagogue est rare, mais pas unique. En revanche la sexualisation des deux anges n’a pas été remarquée, alors qu’elle est tout à fait extraordinaire. Une manière de l’expliquer est qu’ils ne signifient pas Sol et Luna, mais simplement Dies et Nox.


Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192Annus, Sacramentaire de Fulda, 980, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 Hildegard of Bingen, Liber scivias, ca. 1200, Heidelberg University. Cod. Salem X 16, fol. 2v Annus and the Macrcosm detail annusAnnus et le Macrocosme, Hildegarde de Bingen, Liber scivias, vers 1200, Heidelberg-University, Cod. Salem X 16 fol.2v

Voici deux exemples germaniques de personnification du Jour par une homme et de la Nuit par une femme voilée (sur ces images, voir Majestas Dei et astronomie et autres thèmes ).



1220-ca-Speyerer-Evangelistar-blb-karlsruhe-Cod.-Bruchsal-1-fol-31r-detail
Le copiste du Speyerer Evangelistar a simplement eu l’idée de leur rajouter des ailes, en tant qu’entités célestes régissant ce qui se passe au registre inférieur :

  • la main de Dieu laisse descendre par trois fils la couronne du Christ,
  • les gestes du Jour accompagnent ceux de l’Eglise (qui tend son calice pour recevoir le sang de la plaie du flanc) :
  • le voile de la Nuit fait écho au bandeau de la Synagogue.

Ainsi la substitution de Sol et Luna par Dies et Nox est ici totalement corrélée à la polarisation, plus tranchée qu’habituellement, entre la figure positive de l’Eglise et la figure très négative de la Synagogue.

Les prophètes latéraux ont été choisis pour les citations qu’ils portent dans leurs banderoles, toutes deux relatives à la mort :

  • à gauche Isaïe 53, 7 : SICUT Ovis Ad Occisionem Ducetur
  • à droite Osée 13, 14 :  » ERO MORS TUA »

Le texte du cadre est composé de quatre vers, s’inscrivant dans les quatre cadrans :

Pour qu’il prête toujours attention
A ce qui lui a été acquitté au prix de la mort,
La mort de celui qui pend à la croix
stimule le coeur du spectateur.

Semper ut intendat
quid ei pro morte rependat,
mors cruce pendentis
stimulat cor respicientis.



1220-ca-Speyerer-Evangelistar-blb-karlsruhe-Cod.-Bruchsal-1-fol-31r-schema
Le texte a été conçu en étroite relation avec l’image :

  • le mot RESPICIENTIS, le spectateur (en jaune) désigne à la fois le moine au pied de la Croix, et par antiphrase la Synagogue aveugle et qui détourne la tête ;
  • les deux occurrences du mot MORT (en rouge) désignent l’une le crâne d’Adam (avec l’idée de rachat du Péché Originel), l’autre la plaie du flanc (la mort effective sur la Croix) ;
  • les trois entités célestes, le Jour, Dieu et la Nuit (en bleu), gouvernent respectivement les trois entités terrestres : l’Eglise, le Christ, et la Synagogue.


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Une fresque exceptionnelle (SCOOP !)

Le Puy Cloitre debut XIIIemeFresque de la Crucifixion, 1175-1225, Chapelle des Morts, Cathédrale, Le Puy

Cette fresque a pour particularité de reprendre deux des prophètes du Speyerer Evangelistar, Osée et Isaïe, avec exactement les mêmes citations. Les deux autres personnages sur la droite sont le philosophe juif Philon (un unicum) et le prophète Jérémie. Robert Favreau [5ab] a montré que les deux premières citations sont assez fréquentes, ce qui évite de postuler une influence directe entre le Speyerer Evangelistar et la fresque du Puy. Les deux autres sont plus rares, et les quatre sont extraites des Offices de la Semaine Sainte.



Le Puy Chapelle des Morts detail
Dans le registre intermédiaire entre la traverse de la Croix et le cadre se glissent pour la première fois deux anges non sexués portant les luminaires, qui se différencient donc définitivement des personnifications de Sol et Luna.

Au dessus se présente une autre rareté : un registre céleste, composé de cinq anges à l’auréole brillante qui vont à la rencontre de cinq autres anges à l’auréole plus terne, aux vêtements et aux ailes plus sombres (pour autant que le très mauvais état de conservation permette de le suspecter). Un des anges de gauche fait un geste de douleur (une main sans sa manche pour s’essuyer les yeux) mais les autres, et notamment les deux du centre, ouvrent plutôt les mains en signe d’accueil.


crucifixion 1220 basilique san marco
Crucifixion, vers 1220, Basilique San Marco, Venise

La présence d’un registre supérieur avec deux groupes d’anges faisant des gestes d’affliction au dessus d’une Crucifixion a été attribuée à une influence byzantine, via l’Italie. Cependant :

  • d’une part les exemples italiens sont largement postérieurs (mosaïque de saint Marc de Venise vers 1220, fresques du séminaire de Trévise et de la salle capitulaire de San Domenico à Pistoia, vers 1250) ;
  • d’autre part les anges y font des signes d’affliction bien plus démonstratifs (certains pleurent, d’autres se détournent du centre pour ne pas voir la scène).


Crucifixion caroligienne Reims 860-870 VandA
Crucifixion carolingienne, Reims, 860-870, Victoria and Albert Museum

Il me semble que l’origine de l’iconographie si particulière du Puy serait plutôt à rechercher dans certains ivoires carolingiens, où deux groupes d’anges, cohabitant avec les personnifications du Soeil et de la Lune, tendent les mains pour accueillir le Christ dans le ciel.


Crucifixion 12th_century Saint Catherine's Monastery, Sinai
Crucifixion, 12ème siècle, Monastère de Sainte Catherine, mont Sinaï.

La ressemblance de la fresque du Puy avec une mosaïque a peut-être fait perdre de vue une analogie plus profonde, à savoir que sa structure imite celle d’une icône, en particulier celle de la Crucifixion avec Saints :

  • cadre délimitant strictement les acteurs terrestres (le Christ, Marie, Saint Jean, et les deux anges descendus jusqu’à la traverse) ;
  • bordure contenant ses spectateurs célestes (saints et archanges pour l’Icône du Sinaï, prophètes et anges pour la fresque du Puy).

Or on sait que, via les Croisades, les icônes ont été une des voies de pénétration de l’influence byzantine en Occident.


Le Puy Chapelle des Morts schema
A l’instar de la Crucifixion du Speyerer Evangelistar avec ses quatre vers en bordure , la Crucifixion du Puy a fait l’objet d’une élaboration sophistiquée, incluant les figures marginales :

  • les quatre citations (en bleu) sont distribuées dans l’ordre chronologique des Offices de la semaine Sainte, de sorte que que le moment de la Résurrection, entre le Samedi soir et le Dimanche matin, est implicitement situé au centre ;
  • dans le registre supérieur, les anges du Jour et ceux de la Nuit s’écartent pour accueillir le Christ au Ciel.

Ainsi cette toute première apparition des anges aux luminaires n’est pas le fruit du hasard, mais d’une construction très élaborée.


E Chronologie des anges aux luminaires

C’est vers 1220 qu’émerge enfin une solution stable, pratiquement simultanément, dans un psautier parisien, dans deux chefs d’oeuvre d’orfèvrerie limousine, et dans un atelier d’enlumineurs de la région d’Arras.

Le psautier NAL 1392

Les psautiers royaux à cahier d’images

Au début du XIIIème siècle apparaît à Paris l’idée de préfacer le texte des psaumes par un cahier d’images muettes, tirées de la Vie du Christ, et formant une série de diptyques.


Psautier de Blanche de Castille vers 1220 Arsenal MS 1186 fol 23vTrahison de Judas / Flagellation, fol 23v Psautier de Blanche de Castille vers 1220 Arsenal MS 1186 fol 24rCrucifixion / Descente de Croix, fol 24r

Psautier de Blanche de Castille, vers 1220, Arsenal MS 1186

La sélection des images respecte la chronologie, et répond parfois à la préoccupation graphique d’apparier des scènes similaires : la Crucifixion et la Descente de Croix, jointes par l’Eglise côté Soleil et la Synagogue côté Lune.


Les psautiers apparentés aux Bibles moralisées

Selon Yolanta Zaluska ([5a], p 235), trois psautiers reprennent même principe pour des commanditaires de moindre importance :

Lewis Psalter ( Philadelphia Free Library, Lewis Collection, European MS 185), c. 1225-1240

Hérode se lavant les mains / Portement de Croix, fol 14v Crucifixion / Descente de Croix, fol 15r

Psautier de Philadelphie, 1225-1240, Philadelphia Free Library, Lewis Collection, European MS 185


Psautier parisien vers 1225, Biblioteca Capitulare, Albenga fol 17v 18

Psautier parisien vers 1225, Biblioteca Capitulare, Albenga fol 17v, 18

Le deuxième est le Psautier d’Albenga. Le troisième, le BNF NAL 1392,  est celui qui nous intéresse.


Le psautier NAL 1392

debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 10vFlagellation / Portement de Croix, fol 10v debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 11rCrucifixion / Descente de Croix, fol 11r

Psautier parisien, BNF NAL 1392, vers 1220

Ce psautier fait partie des six regroupés par Rainer Haussherr parce qu’ils possèdent un calendrier martyrologique ([5a], p 232), qui permet une datation assez précise [5b]. Il est donc tout à fait contemporain du Psautier de Blanche de Castille, et largement antérieur au Psautier de Philadelphie.

Les deux médaillons du folio 11r sont tout à fait extraordinaires : les échelles, qui logiquement font partie de la Descente de Croix, sont ici figurées dans la Crucifixion, formant un X avec la lance et le roseau : trouvaille graphique qui conduit à l’erreur chronologique de représenter comme simultanés le clouage  et la mort.

Autre absurdité dans la Déposition, où la tenaille enlève un clou qui ne peut pas être fiché dans le bois, puisque Joseph d’Arimathie s’est placé entre les deux.


Parenté avec un Bible Moralisée

Robert Branner, qui a reconnu l’originalité de l’artiste, pense qu’il est très proche de l’atelier qui a réalisé l’une des Bibles Moralisées de Vienne ([8], p 45).


Wien ONB Cod 2554 p 10Caïn et Abel / Crucifixion p 10 Wien ONB Cod 2554 p 69Sacrifice du Premier-né de la vache (Nombres 18)
/ Crucifixion p 69

_Bible Moralisée de Vienne, 1215-30 ou 1225-49, ONB Cod 2554

Le principe des Bibles Moralisées est de mettre en rapport une scène de l’Ancien Testament (en haut) et une scène du Nouveau (en bas). Dans ces deux pages, la Crucifixion est mise en rapport avec deux scènes différentes, et modulée en conséquence :

  • dans la première page, le couple Jésus/Judas fait écho au couple Abel/Caïn, et le marteau des cloueurs au coup de bêche de Caïn ;
  • dans la seconde page, l’idée de sacrifice justifie l’entrée en scène d’un cloueur supplémentaire, de la lance et du roseau, en écho au gourdin et aux deux pieux qui frappent le veau.



Wien ONB Cod 2554 p 77

Mort de Gédeon / Descente de Croix
Bible Moralisée de Vienne, 1215-30 ou 1225-49, ONB Cod 2554

Ici c’est l’idée d’affliction qui associe les deux épisodes. On notera l’ajout de l’échelle qui permet de placer Joseph d’Arimathie plus haut et de montrer correctement l’arrachage du troisième clou. Cette image apparaît donc clairement comme une amélioration du prototype du NAL 1392.

Puisque ce dernier date de 1220 environ, c’est un argument supplémentaire en faveur de la datation haute de la Bible moralisée Cod 2554 : 1215-30. La même gymnastique graphique, consistant à remodeler à plaisir des iconographies bien connues, est à l’oeuvre dans les deux manuscrits.


La presque invention des anges aux luminaires dans NAL 1392

debut 13eme Psautier (Paris, Bnf, ms. NAL 1392, fol. 11r detailCrucifixion / Déposition, fol 11r
Psautier parisien, BNF NAL 1392, vers 1220

Stricto sensu, dans la page restée inachevée, les figurines des deux médaillons restent distinctes :

  • dans la Crucifixion, la forme enveloppante des nuages et  le caractère indiscutablement sexué  des deux personnifications montrent qu’elles s’inscrivent encore dans l’iconographie antérieure, celle des luminaires en éclipse ; néanmoins le fait qu’elles tiennent les luminaires dans leur manche introduit une idée nouvelle, celle de desservants d’une sorte de cérémonie cosmique ;
  • dans la Déposition,  il s’agit encore d’anges en prière, posés sur des nuages plats ; mais leur robe rouge et leur auréole les rendent pratiquement superposables à leur jumeaux  planétaires.

Cette composition constitue donc une sorte de chaînon manquant entre les deux iconographies. Par rapport à la formule antérieure, où les deux personnifications brandissaient leur symbole de manière centrifuge, le geste s’inverse : ces « anges auxquels il ne manque que les ailes » présentent les luminaires au plus près du Christ,  transformant les deux astres en offrandes. Cette idée promise à un bel avenir est peut-être  le fruit fortuit de l’inscription dans un cercle.


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Une miniature isolée

Psautier-livre d'heures à l'usage de Westminster av 1173 remploi Champagne 1200-25 BNF Latin 10433 fol 1v gallica

Psautier-livre d’heures à l’usage de Westminster, av 1173, BNF Latin 10433 fol 1v (gallica)

Cette miniature, datable du premier quart du 13ème siècle a été insérée  au début d’un psautier anglais du siècle précédent. On lui attribue une origine champenoise.


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Les anges aux luminaires à Limoges, vers 1225

Triptyque de St Aignan Tresor Cathedrale Chartres 1225Triptyque de St Aignan, vers 1225, Trésor de la Cathédrale de Chartres

Le fronton en triangle permet de positionner en haut Saint Michel, ouvrant les bras en grand ordonnateur de cette présentation.


Tabernacle de Cherves 1220-30 METTabernacle de Cherves, 1220-30, MET

Cette oeuvre jumelle propose le même ordonnancement, cette fois au dessus d’une Descente de Croix.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET d
Saint Michel était bien présent en haut du fronton, mais a été endommagé par la pioche de l’ouvrier qui a découvert ce trésor [5c]. Encadrant le panonceau, les luminaires ne portent ici aucune notion de douleur ou d’éclipse : ils apparaissent comme deux attributs cosmiques, complétant la couronne royale qui a remplacé la couronne d’épines.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET floor
L’innovation est répliquée discrètement sur le plancher du tabernacle, avec deux magnifiques inversions Lune-Soleil (voir – 3) en Occident ). Les huit anges du bas portent un livre, même ceux qui tiennent les luminaires : Lune et Soleil apparaissent donc comme un nouvel élément du vocabulaire graphique angélique, qui s’ajoute au vocabulaire antérieur que présentent les quatre autres anges : main bénissante, paume en avant ou tenant un sceptre.



Tabernacle de Cherves 1220-30 MET_detail schema
Il faut probablement comprendre que le couple d’anges du haut se projette dans les deux anges centraux. Les lettres G et D indiquent la main qui effectue le geste distinctif (celle qui ne tient pas le livre).

On remarque que l’artiste s’est employé à démontrer toutes les possibilités de la nouvelle formule :

  • lune et soleil à main gauche ou à main droite ;
  • gestes symétriques pour le couple du haut, gestes parallèles pour les quatre couples du bas.


Croix de procession 1180-1220 MBA Chartres.
Croix de procession, émaux limousins, 1180-1230, Musée des Beaux Arts, Chartres

Selon Paul Thoby ([5d], p 49), le Christ présente des aspects très archaïques, mais le reste de la Croix (notamment les deux anges lampadophores) serait nettement plus récent.


Croix limousine, autrefois conservee region de Bordeaux

Croix autrefois conservée dans la région de Bordeaux ([5d], N°73)

Cette autre croix, aujourd’hui disparue, comportait la même disposition sommitale : les deux anges porteurs de luminaires, au dessus de la dextre bénissante et du titulus.


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Les anges aux luminaires à Arras (1225-35)


1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT

Le premier missel réalisé pour l’abbaye de Mont Saint Eloi effectue la fusion complète des deux formules médiévales :

  • de la crucifixion « cosmique », elle reprend les deux luminaires, symbolisés par des disques rayonnants rouge et bleu (avec un croissant permettant d’identifier la Lune) ;
  • de la crucifixion « dogmatique », elle reprend les deux anges auréolés, la main de Dieu et Adam qui ressuscite, avec avec deux trouvailles inhabituelles :
    • la main de Dieu vient recueillir l’âme du Christ, matérialisée par un oiseau qui est aussi le Saint Esprit ;
    • le calice qui recueille le sang du Christ est tenu par le vieil Adam.

Les six médaillons des bordures, avec des scènes de la Passion, confirment le contexte eucharistique.

Cette fusion, qui nous semble assez naturelle, a nécessité un grand saut conceptuel : renoncer à la différentiation sexuelle millénaire du couple SOL / LUNA et sacraliser les deux luminaires, en les considérant comme des sortes d’hosties cosmiques élevées par des desservants en surplis. La « liturgisation des luminaires » a sans doute été favorisée par le contexte abbatial, la portée eucharistique de l’image étant soulignée par le calice. Mais il me semble qu’elle n’aurait pas pu voir le jour sans le développement, au tout début du XIIIème siècle, du rituel de l’Ostension de l’hostie [6].


missel de la cathedrale d’Arras, 1235 ca Arras BM ms 334 (963)_f. 30v detailMissel de la cathédrale d’Arras, peu après 1235 (datation Marc Gil [7], p 166), Arras BM ms 334 (963) f. 30v (détail)

Ce missel reprend la formule dans une vignette dont la taille réduite oblige à supprimer les auréoles, les ailes et les nuages : restent les couleurs rouge et bleu des disques, blanche des surplis.


Missel a l usage de Paris 1225-50 ca Bibl. Mazarine, 0422, f. 125v IRHTMissel à l’usage de Paris, 1225-50, Bibl. Mazarine, 0422, fol 125v, IRHT

Cette autre vignette retrouve les ailes et l’auréole, et mais perd la couleur blanche des robes et la forme en hostie pour la lune : l’intention eucharistique s’estompe, comme dans l’exemple qui suit.


1231-34 Missel a l'usage d'Arras Arras, BM, 0888 (0444) fol 175v IRHTMaître de Guines ?, Missel à l’usage d’Arras, 1231-34, Arras, BM, 0888 (0444) fol 175v, IRHT

Cette formule exceptionnelle revient à la figuration romane des luminaires (personnifications sexuées et sans ailes) tout en conservant deux caractères sacralisants de la formule moderne : l’auréole et une des deux mains voilées. Ce compromis sans lendemain témoigne sans doute d’une résistance face au nouveau motif.

Rattaché auparavant à l’atelier Arras-Lille dans la seconde moitié du siècle, ce missel est a été redaté par Marc Gil ([7] , p 165), du fait de l’absence de sainte Élisabeth de Thuringe et de saint Dominique.


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L’essor de la formule (Paris, 1234-50)

La chronologie des ateliers parisiens est bien connue grâce aux travaux de Robert Branner [8]. L’introduction du motif à Paris peut être attribué à l’atelier de la Vie de Saint Denis, qui travaillait plutôt pour les religieux ([8], p 87), et très précisément à un maître que Branner a baptisé le « St.-Corneille Painter », caractérisé par son originalité ([8], p 90).


BL Add 26655 fig 264St.Corneille Painter, missel à l’usage de Rouen,1230-35, BL Additional 26655, Branner fig 264

Dans ses premières oeuvres, comme comme tous les enlumineurs précédents à Paris, il montre simplement le soleil et la lune suspendus dans des sortes de sacs nuageux et à demi voilés (allusion à l’éclipse durant la Crucifixion).



G2 St.-Corneille Painter 1234-39 Lat 862 fol 165v 166r Gallica detail
St.Corneille Painter, 1434-39, Missel à I’usage de Paris, Lat 862 fol 165v 166r Gallica

Ce bifolium, classique pour les missels (voir 2 Une figure de l’Incommensurable), complète la Crucifixion par une figure de Dieu en Majesté. Au soleil et à la lune dans la main des anges s’ajoute le globe terrestre triparti dans la main du Créateur, trahissant l’intention cosmique qui sous-tend la composition.


G2 St.-Corneille Painter 1234-39 Lat 862 fol 165v 166r Gallica detail
Le registre haut de la Crucifixion est donc radicalement modifié : il est probable que l’idée des deux anges obéisse aussi à une raison graphique, l’effet d’écho avec l’Ange de Saint Jean, côté Majesté.

L’innovation semble en tout cas indépendante de la trouvaille de l’atelier d’Arras :

  • la lune ici n’est pas un symbole abstrait (roue bleue) mais une image réaliste (un disque blanc avec croissant) ;
  • les deux ailes déployées, la taille importante des disques et les mains non voilées enlèvent tout caractère liturgique : l’image est purement cosmique.


G2 St.-Corneille Painter Missel de St.Maur Lat 862 fol 165v BNF Lat 12054 fol 148vfol 148v G2 St.-Corneille Painter Missel de St.Maur BNF Lat 12054 fol 149rfol 149r

St.Corneille Painter, Missel de St.Maur, BNF Lat 12054

Le Missel qui, d’après Branner, lui succède immédiatement confirme l’absence d’allusion eucharistique : les anges descendent du ciel et les quatre médaillons de la bordure montrent des scènes de l’Enfance.


G2 St.-Corneille Painter 1240-60 Missel de St.Corneille BNF Lat 17319 fol 99vfol 99v G2 St.-Corneille Painter 1240-60 Missel de St.Corneille BNF Lat 17319 fol 100rfol 100r

St.Corneille Painter, 1240-60, Missel de St.Corneille, BNF Lat 17319

Le dernier missel attribué par Branner au Maître  est le seul, de toutes les productions des ateliers parisiens, à montrer :

  • le disque tenu par une main voilée ;
  • une différentiation sexuelle entre les deux anges.


Si le « St.Corneille Painter » est bien un seul et même artiste, il fait preuve d’une exceptionnelle inventivité quant à l’iconographie de la Crucifixion. Quoiqu’il en soit, la formule des grands disques tenus à main nue est ensuite reprise, après 1250,  par plusieurs atelier parisiens, qu’il serait fastidieux de suivre.


Wenceslas atleier Rouen painter BM Rouen 277 (Y 50) fol 157vFol 157v Wenceslas atelier Rouen painter BM Rouen 277 (Y 50) fol 158Fol 158

Atelier Wenceslas, « Rouen painter », Missel à l’usage de Rouen, BM Rouen 277 (Y 50) , IRHT

Dans cette composition particulièrement riche, la forme étudiée de la mandorle permet d’ajouter des anges thuriféraires, à l’extérieur pour la Crucifixion, à l’intérieur pour la Majesté. L’intention d’ensemble reste cosmique et non eucharistique : les luminaires sont touchés à main nue, et la lune, ici, n’est pas intégrée dans un disque.


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Développement et variantes (après 1250)

L’atelier Arras / Lille

Ellen J Beer [10a], Robert Branner [10b], puis Willene B. Clark [10c] ont défini les caractéristiques de cet atelier, actif dans le Nord dans le troisième quart du siècle.

1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT
Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol105v IHRTSecond missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi), 1250, ca Arras BM 0058 fol 105v, IHRT

Réalisé une vingtaine années après le premier, le second missel de Mont Saint Eloi comporte cette fois un bifolium. La page de la Crucifixion est quasiment une copie, avec une variation sur les anges, qui tiennent les astres d’une seule main voilée : l’hostie-soleil de la main gauche, l’hostie-lune de la main droite, comme si la sacralisation de l’ancienne figure païenne avait nécessité non seulement de couvrir la main, mais encore de l’inverser !

Une autre évolution notable renforce l’intention eucharistique : le sarcophage du vieil Adam, sorti de la bordure, c’est posé dans l’image comme un autel : et son couvercle oblique trace comme une parenthèse fermante à l’opposé du panonceau.

Graphiquement, les deux anges sont construits selon une symétrie raffinée :

  • poses en miroir ;
  • inversion des couleurs (celui qui tient le soleil rouge a une auréole blanche, et réciproquement).


Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol105v IHRTFol 105v Second missel de St Vindicien 1250 ca Arras BM 0058 fol106 IHRTFol 106

Second missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi), 1250, ca Arras BM 0058 IHRT

Dans la page de la Majesté, les anges jouent également un rôle important : quatre sonnent de la trompette, trois portent les instruments de la Passion (à main nue) et deux une couronne de lauriers au dessus de sa tête. Le Christ n’est pas représenté en Créateur, mais en Vainqueur, le globe terrestre sous ses pieds (voir 5 L’âge d’or des Majestas ). Il fait saigner les plaies :

  • de sa main gauche sur les tables de l’Ancienne Loi,
  • de sa main droite sur l’hostie et le calice.

Cette symétrie fait écho à la valeur symbolique des luminaires, dans l’autre image : une des interprétations traditionnelles de leur présence dans la Crucifixion [9] est en effet qu’ils représentent l’Ancien et le Nouveau Testament (le premier ne faisant que refléter la lumière du second).


Missel a l'usage de l'abbaye de Marchiennes 1250-75 Arras BM 0368 (0448) fol 138vMissel à l’usage de l’abbaye de Marchiennes, 1250-75, Arras BM 0368 (0448) fol 138v.

Désormais bien installée, la formule commence à se standardiser : comme dans le Second missel de Saint Vindicien, les deux anges sont symétriques et posés sur un petit nuage. Mais les détails sont simplifiés :

  • plus de mains voilées,
  • plus d’inversion des auréoles : l’ange du Soleil a une auréole rouge, celui de la Lune a une auréole bleu. nuit.


La floraison des variantes


1250 ca Psalter of Evesham BL Add MS 44874 fol 6rPsautier d’Evesham, vers 1250, BL Add MS 44874 fol 6r

Une fois comprise et acceptée,  la formule commence à jouer avec ses propres règles : après s’être ingéniés pendant des siècles à différencier les luminaires, les artistes s’amusent désormais à les rendre presque identiques :
1250 ca Psalter of Evesham BL Add MS 44874 fol 6r detailici seule la longueur des rayons et la taille du visage permettent de les distinguer.


missal heny chinchester Salisbuy vers 1250 manchester The John Rylands Library, Latin MS 24 fol 149rAnnonciation, fol 149r missel henry de chinchester Salisbuy vers 1250 manchester The John Rylands Library, Latin MS 24 fol 152rCrucifixion, fol 152r

Missel de Henry de Chinchester, Salisbuy, vers 1250, Manchester, The John Rylands Library, Latin MS 24

D’autres au contraire s’ingénient à les différentier : ici le soleil arbore un mufle de lion, la Lune un visage pâle, les deux baissant les yeux pour marquer leur douleur. A noter que, dans ce manuscrit, le principe des anges dans le registre supérieur s’étend à plusieurs images.


1250-75 Trinity College B.11.4 fol 190 Psaume 109Psaume 109, 1250-75 Trinity College B.11.4 fol 190

Cette « Trinité du Psautier » suit l’iconographie courante du Trône de Grâce, mais personnalisée par trois caractéristiques uniques :

  • la face du Père est remplacée par un trèfle à quatre feuilles doré et rayonnant, sorte d’astre suprême dont la forme magnifie celle de la croix ;
  • la croix du Fils embarque avec elle les anges aux luminaires ;
  • dans cette Crucifixion suggérée, l’abbesse qui a commandé le psautier s’est fait représenter en lieu et place de Marie, la crosse touchant le soleil.


1270–75 Gradual and Sacramentary of Admont. by the Master of Giovanni da Gaibana Calouste Gulbenkian MuseumGraduel et sacramentaire d’Admont, par le Maître de Giovanni da Gaibana, 1270–75, Calouste Gulbenkian Museum, Lisbonne

Dans cette composition curieuse, les deux astres sont devenus totalement symétriques, chacun avec un croissant, et ne se différentiant que par les couleurs conventionnelles rouge et bleu. La taille importante des deux globes et leur traitement en volume leur fait perdre toute signification eucharistique (bien que la main voilée reste présente à l’arrière).


1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 103v IRHTFol 103v 1290-95 Missel a l'usage des dominicains de toulouse Toulouse - BM - ms. 103 fol 104 IRHTFol 104

Missel à l’usage des dominicains de Toulouse, 1290-95, Toulouse, BM MS 103, IRHT

Dans ce bifolium, les disques de fantaisie, ornés d’un mufle de lion et d’une triste figure, sont brandies vers le bas par deux anges : c’est dire si la symbolique de l’élévation de l’hostie s’est perdue. Les couleurs rouge et bleu sont passées des disques aux nuages, autre jeu avec les conventions antérieures.


1323 Petrus de Raimbaucourt The Hague, KB, 78 D 40 fol. 62vFol. 62v 1323 Petrus de Raimbaucourt The Hague, KB, 78 D 40 fol. 63Fol. 63

Petrus de Raimbaucourt, 1323, La Hague, KB, 78 D 40

Un siècle après l’invention du motif, ce jeu de dissimulation est ici poussé à son comble  : il faut vraiment être informé pour distinguer, dans les quatre médaillons qui entourent la Crucifixion, les deux du bas représentent l’Eglise et la Synagogue, et les deux du haut le soleil (une sorte de turban rayonnant) et la lune (un croissant informe).


Pucelle, Jean, Book of Hours of Jeanne d’Evreux, 1325-28, Manuscript (Acc. 54), METLivre d’Heures de Jeanne d’Evreux, 1325-28, Manuscript (Acc. 54), MET

Dans cette miniature de Jean Pucelle, les anges porteurs d’astres ont épuisé leur symbolique ; ce sont des figurants ordinaires, moins originaux que leurs deux collègues qui viennent, sans nécessité théologique,  l’un de l’arrière-plan, l’autre de l’avant-plan, examiner de plus près les plaies du Christ.


1350-60 French_-_Virgin_and_Child_and_Crucifixion_-_Walters_Art Museum Baltimore 71178
Diptyque parisien en ivoire, 1350-60, Walters, Art Museum Baltimore N°71178

Terminons avec cette formule très inventive, où le trilobe imposait de se limiter à un seul ange central :

  • à gauche il couronne la Vierge ;
  • à droite il présente au dessus du Christ (sans couronne d’épine) le Soleil et la Lune, devenus ici comme les attributs de sa Royauté céleste.



En conclusion : deux lectures de la Croix

875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 BNF Gallica
Evangéliaire, 875-900, MS Lat 9453, BNF Gallica

Une lecture chronologique est  probablement en germe dans toutes les Crucifixions complexes, depuis l’époque carolingienne :

  • en bas, le serpent illustre le moment de la Chute ;
  • la traverse horizontale marque la fin de l’existence du Christ sur terre ;
  • tout ce qui se trouve au dessus, anges, luminaires et panonceau, évoque les temps après sa mort  :
    • a minima son Règne cosmique,
    • a maxima, dans les Crucifixions à allusion apocalyptique, le moment de son Retour.


Missel, 1140, Münsterarchiv HS1, Gladbach près Münich

Cette lecture chronologique est particulièrement marquée dans le missel de Gladbach (voir 5 Les Inversions soleil /lune).


Le Puy Chapelle des Morts detail

Fresque de la Crucifixion, 1175-1225, Chapelle des Morts, Cathédrale, Le Puy

Elle se lit encore dans la Crucifixion du Puy, où le cadre interne sépare les Anges aux luminaires, descendus sur Terre au moment de la Crucifixion, et les anges du Ciel qui y attendent le Christ.


1225-30 Premier missel de St Vindicien ca Arras BM 0094 (0049) fol 82v IHRTPremier missel de St Vindicien (abbaye de Mont Saint Eloi) 1225-30, Arras BM 0094 (0049) fol 82v, IHRT

Le Premier Missel de Mont Saint Eloi inaugure une nouvelle lecture, a-chronologique et eucharistique, qui se superpose à la précédente mais s’effectue dans le sens de la Descente :

  • en haut, les anges amènent des deux mains les Espèces divines, et Dieu amène des deux mains l’Esprit-Saint
  • au centre, le Corps du Christ se déploie, mains ouvertes ;
  • en bas, Adam-prêtre élève des deux mains le calice.



Chapitre suivant : 3 Le globe solaire

Références :
[1] Elizabeth Leesti « Carolingian Crucifixion Iconography: An Elaboration of a Byzantine Theme » RACAR : Revue d’art canadienne, Volume 20, numéro 1-2, 1993 https://www.erudit.org/fr/revues/racar/1993-v20-n1-2-racar05602/1072746ar.pdf
[2] Anthony Cutler « A Byzantine Triptych in Medieval Germany and Its Modern Recovery » Gesta
Vol. 37, No. 1 (1998), pp. 3-12 (12 pages) https://www.jstor.org/stable/767208
[2b] B. C. Raw, Anglo-Saxon Crucifixion Iconography and the art of the Monastic Revival, Cambridge, 1990, p 128 https://archive.org/details/anglosaxoncrucif0000rawb_38/page/128/mode/1up
[2c] Robert Desham « The iconography of the full-page miniatures of the Benedictional of Aethelwold » Thèse Princeton 1970
[3] Gérard Cames « Recherches sur l’enluminure romane de Cluny » Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1964 7-26 pp. 145-159 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1964_num_7_26_1304
[4] Emile Mâle, L’Art religieux du XIIe siècle en France: étude sur les origines de l’iconographie du Moyen Age, Page 413 https://archive.org/details/lartreligieuxdux00ml/page/413/mode/2up?view=theater
[4a1] Elbern « Der Karolingische Goldaltar von Mailand » Vol. 2 p 37
[4b] Edouard Charton « Voyageurs du moyen âge » 1854 https://books.google.fr/books?id=EwAmAAAAMAAJ&pg=RA1-PA18
[4d] AlbertBoeckler « Die Bronzetür von Verona » https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/boeckler1931/0022
[5] Jacques Bousquet, « A propos d’un des tympans de Saint-Pons. La place des larrons dans la crucifixion », Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa, n° 8, 1977
[5aa] Pour le pot de vinaigre et la couronne :
Jürgen Stude « Geschichte der Juden in Bruchsal », p 15
Pour l’éponge :
Ernst Cohn « Über den Codex Bruchsal I der Karlsruher Hof u. Landesbibliothek und eine ihm verwandte Handschrift » p 16 https://archive.org/details/bub_gb_pHIUAQAAIAAJ/page/n17/mode/2up
[5a] Yolanta Zaluska « Le Psautier Manchester, John Rylands University Library, ms. lat. 22 et les Évangiles dans la Bible moralisée » Civilisation Médiévale Année 1999 7 pp. 231-250 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1999_mel_7_1_963#civme_1281-704X_1999_mel_7_1_T2_0231_0000
[5b] Le calendrier mentionne la translation des reliques de St Eligius (en 1212) mais pas la fête de ces reliques (en 1218). Voir Marina Vidas « The Christina Psalter: A Study of the Images and Texts in a French Early Thirteenth-century Illuminated Manuscript » Museum Tusculanum Press, p 37 https://books.google.fr/books?id=HbP7JvQy3lUC&pg=PA37
[5c] X. Barbier de Montault, « Le trésor liturgique de Cherves en Angoumois », Bulletin de la Société Archéologique et Historique de la Charente – année 1897 – pages 81 à 257
https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k208940r/f316.item
[5d] Paul Thoby; Pierre Verlet Les croix limousines de la fin du XIIe siècle au début du XIVe siècle
[6] Pierre-Olivier Dittmar « Cachez ce saint que je ne saurais voir. Modifications de visibilité en contexte rituel à la fin du Moyen Âge » dans Cahiers d’anthropologie sociale 2015/1 (N° 11), pages 84 à 99, https://www.cairn.info/revue-cahiers-d-anthropologie-sociale-2015-1-page-84.htm
[7] Marc Gil, « Le Maître de Guînes et l’enluminure gothique des années 1230‐1250 entre Flandre et Artois » dans 2017, Pascale Charron, Marc Gil et Ambre Vilain (éd.), La pensée du regard. Études d’histoire de l’art du Moyen Âge offertes à Christian Heck, https://www.academia.edu/36557872/_Le_Ma%C3%AEtre_de_Gu%C3%AEnes_et_l_enluminure_gothique_des_ann%C3%A9es_1230_1250_entre_Flandre_et_Artois_p._157-171
[8] Robert Branner, « Manuscript Painting in Paris during the Reign of Saint Louis : A study of styles », Berkeley, Los Angeles, Londres, 1977 https://www.academia.edu/37647180/Robert_Branner_1977_Manuscript_Painting_in_Paris_during_the_Reign_of_Saint_Louis
[9] Louis Hautecoeur, « Le soleil et la lune dans les crucifixions », Revue archéologique 5ème ser. 14 (1921), p 13–32 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k203688v/f16.item
W. Deonna « Les crucifix de la vallée de Saas (Valais) : Sol et Luna. Histoire d’un thème iconographique » Revue de l’histoire des religions
(premier article) Année 1946 132-1-3 pp. 5-47 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1946_num_132_1_5517
(second article) Année 1947 133-1-3 pp. 49-102 : https://www.persee.fr/doc/rhr_0035-1423_1947_num_133_1_5566
[10a] Ellen J. Beer « Das scriptorium des Johannes Philomena und seine illuminatoren », Zur buchmalerei in der region Arras-Cambrai » 1250 bis 1274 Scriptorium Année 1969 23-1 pp. 24-38 https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1969_num_23_1_3351
[10b] Robert Branner « A Cutting from a Thirteenth-Century French Bible » The Bulletin of the Cleveland Museum of Art Vol. 58, No. 7 (Sep., 1971), pp. 219-227 https://www.jstor.org/stable/25152388
[10c] Willene B. Clark « A Re-United Bible and Thirteenth-Century Illumination in Northern France » Speculum, Vol. 50, No. 1 (Jan., 1975), pp. 33-47 (19 pages)
https://www.jstor.org/stable/2856511

Majestas et astronomie

27 avril 2022

Ce court article présente trois cas où l’influence de l’astronomie sur une Majestas est prouvable, par une analyse serrée des textes associés. Ces images ont été très étudiées, mais à ma connaissance leur arrière-plan astronomique est passé jusqu’ici inaperçu.

Un point d’historiographie

Les manuscrits astronomiques médiévaux ont longtemps été étudiés par les seuls historiens des sciences ou historiens des textes : ils sont en effet bien distincts des manuscrits religieux dont les images passionnent les historiens d’art. Les nombreux schémas qu’ils contiennent sont aujourd’hui totalement compris, répertoriés et faciles d’accès [1].

Assez récemment, des historiens d’art ont pénétré ce champ d’étude, et proposé que certains de ces schémas aient pu servir de source à des images religieuses bien connues. Ainsi Anton von Euw a étudié l’influence des schémas de Calcidius sur une série de Majestas ottoniennes de l’atelier de Cologne [2], et a trouvé l’origine de la mandorle en huit du Codex Hitda dans un de ces schémas. Bianca Kühnel [3] a consacré un livre complet à la question des liens entre astronomie et théologie, en étudiant des schémas de composition communs (sept cercles en couronne, cinq cercles en croix), notamment dans les Majestas Dei. H. L. Kessler [4] a retrouvé dans toutes les mandorles en huit (et dans d’autres images) les cercles intersectés de Calcidius.

Ces recherches sont passionnantes, mais assez frustrantes : car des analogies formelles peuvent aussi bien prouver une filiation qu’une origine commune.


AstronomieTheologie

Ainsi, le schéma générique, très simple, de deux cercles s’intersectant, n’avait pas besoin de passer par Calcidius pour donner aux théologiens carolingiens l’idée de la mandorle en huit (sur ce sujet, voir 3 Mandorle double symétrique ).

Voici donc deux cas inédits, où l’influence astronomique est prouvable : non par des analogies formelles, mais par des textes.



La Majestas Dei du Codex Aureus de Saint Emmeram (870)

codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 2Majestas Dei
Codex aureus de Saint Emmeran, 870 Bayerische Staatsbibliothek Munich, Clm 14000, fol 6v

Cette page très célèbre constitue un point culminant parmi les grandes Majestas Dei carolingiennes : inventées vers 840 par les théologiens qui dirigeaient les artistes du scriptorium de Tours, développées trente ans plus tard par ceux de l‘Ecole du Palais de Charles le Chauve, comme c’et le cas pour celle-ci (voir 3b La Renaissance carolingienne).

Elle comporte par bonheur de nombreux textes explicatifs qui permettent de comprendre son ambition totalisante : à la fois schéma théologique et schéma astronomique. On a depuis longtemps reconnu dans sa conception l’influence décisive du grand théologien et poète de l’époque, Jean Scot Erigène. Je ne fais ici que prolonger cette piste fructueuse.

Les textes des Evangélistes

A l’extérieur du losange, chaque Evangéliste reçoit de la part de son Vivant, une inspiration personnalisée, comme expliqué par les vers de Sédulius inscrits sur la bordure du nuage :

Matthieu décrit la naissance humaine du Cbrist.
Marc, de sa voix, crie à la manière du lion rugissant.
Luc mugit d’un pieux amour dans son poème du Christ.
Toi, Jean, en écrivant, tu pénètres au ciel en esprit.

Humanum Christi describit Mattheus ortum.
More boat Marcus frendentis voce leonis.
Mugit amore pio Lucas in carmine Christi.
Scribendo penetras caelum tu mente, Johannes.


Les textes des Prophètes

De même chaque prophète est identifié et distingué par un vers, attribué à Jean Scot Erigène, inscrit sur la bordure du médaillon :

De ceux là, Isaïe empli des présents divins
Et Jérémie également, chantent les miracles de Dieu ;
Et Ezéchiel qui de Dieu décrivit le trône et tout cela (raison pour laquelle seul son parchemin pénètre à l’intérieur du losange)
Et Daniel raconte le Christ détaché de la montagne (allusion à Daniel 2,34)

Ex quibus Isaias divino munere fartus

Hieremias pariter, Domini miracula psallunt

Hiezechihel sedemque Dei describit et ista

Et Danihel Christum narrat de monte recisum .


Le texte du Christ

A l’intérieur du losange, la splendeur du Seigneur est contemplée directement par les Prophètes. Il s’agit bien du Christ en gloire, comme le précisent les deux vers inscrits sur la mandorle :

Le Christ, vie des hommes, gloire suprême des Cieux,
Pèse le monde-tétragone par son discernement merveilleux.

Christus, vita hominum, caelorum gloria summa,
Librat tetragonum miro discrimine mundum.

Le second vers, plutôt obscur, est une paraphrase du vers 6 du poème Aulae sidereae composé par Jean Scot pour Charles le Chauve. Il faut le citer malgré sa difficulté [5], car il constitue le sous-texte indispensable à la compréhension de l’image :

De ses cheveux d’or le soleil (la torche titanide) noue en tous points
Les cercles concentriques de la cour sidérale.
Sur son plateau pesant par deux fois l’ombre égale à la lumière,
Il se retourne par deux fois vers les accroissements tropiques de l’une et de l’autre,
Et partageant ainsi l’année en deux mouvements doubles,
Par cette belle segmentation, il règne sur le monde tétragonal.

Aulae sidereae, vers 1 a 6

Aulae sidereae paralelos undique circos

Crinibus auratis nectit Titania lampas.

Umbram bis luci parilem bis lance staterans

Sese bis tropicos ambarum vertit in auctus,

Ac sic distingens binis bis motibus annum

Regnat tetragonum pulcro discrimine mundum


Ainsi le Christ de l’image, qui « pèse le monde tétragonal » est comparé, par le biais du poème, au soleil qui fait osciller la durée du jour et de la nuit comme les plateaux d’une balance.

A noter qu’un peu plus loin, au vers 15, Jean Scot revient sur l’idée de pesée, en rappelant que Saint Jean Baptiste est « libra conceptus », « né sous le signe de la Balance ».

Un schéma cosmique (SCOOP !)

Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v schemaMajestas domini
Première Bible de Charles le Chauve, 845-46, BNF Latin 1 fol 329v

Dès la Première Bible de Charles de Chauve, vingt cinq ans plus tôt, les érudits du Scriptorium de Tours avaient tenté de relier le losange de la Majestas Dei et celui des Saisons : le prix à payer étant de renoncer à l’ordre canonique des Evangélistes selon la Vulgate (voir 3b La Renaissance carolingienne).

La référence explicite à la partie du poème de Jean Scot Erigène qui décrit le mécanisme des Saisons, laisse penser qu’une nouvelle unification a été tentée, et réussie, grâce à une table de correspondance plus savante.

Dans une étude très serrée sur les textes du Codex Aureus [6], Paul-Edward Dutton et Edouard Jeauneau rappellent que Jean Scot avait traduit, entre 862 et 864, le « De ambigua Johannis » de Maxime le confesseur, qui relie les quatre Evangélistes aux quatre Eléments et aux quatre Vertus, selon le tableau suivant [7] :
ambiguas de maxime le confesseur

Il ne reste plus qu’à franchir le dernier pas en rajoutant sur le même schéma les Eléments et les Saisons (ce qui oblige à abandonner la correspondance antérieure entre Saisons et Evangélistes) :

codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 2
En reprenant la métaphore du Christ/Soleil pesant la lumière (triangles blancs) et l’ombre (triangles noirs), parcourir le losange dans l’ordre des Eléments (et des Evangélistes) revient à voir augmenter le poids de l’ombre, puis celui de la lumière. Les Prophètes des sommets latéraux correspondent aux équinoxes (égalité des deux plateaux) et les deux autres aux solstices (la Lumière puis l’Ombre « pèsent » le plus lourd).

Cette exceptionnelle Majestas Dei est donc, grâce à la puissance du losange, aussi un schéma cosmique.

« Pour Erigène, le parallélisme entre le monde visible et le monde invisible était évident puisque, comme il l’exprime dans le Aulae siderae, l’Ecriture et La Nature chantent ensemble » Paul-Edward Dutton et Edouard Jeauneau [6] :

L’Ecriture l’enseigne, avec laquelle consonne l’ordre des Réalités
Aulae siderae, vers 49

Haec scriptura docet cui rerum concinit ordo


Les légendes de l’image (SCOOP !)

codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 3a

Les quatre vers en haut et en bas de l’image sont difficiles. Voici la traduction que je propose :

Formées en carré selon diverses figures,

Les armées des saints contemplent les grandes félicités.

La présente page restitue, par sa splendeur séduisante,

Ce à quoi font écho les maîtres par leur huit bouches pieuses.

Ordine quadrato variis depicta figuris

Agmina sanctorum magna gaudia vident

Pagina nunc praesens retinet splendore venusto

Quae proceres octo ore pio reboant

Le terme « ordine quadrato » (selon un ordre carré) ne s’applique pas à la structure de l’image que nous voyons, mais au contraire à son extérieur que nous ne voyons pas, à l’armée invisible « formée en carré », selon l’expression militaire romaine :

quadrato agmine instructo

L’armée rangée en carré

(César. BG. 8)



codex-aureus-de-saint-emmeran 870 ca Christ en majestel Munich, Bayerische Staatsbibliothek schema 3

Ces armées ne sont pas représentées, mais l’image a la prétention de nous montrer ce que les Saints contemplent en permanence, et que les huit maîtres (Prophètes et Evangélistes) nous ont seulement transmis par leurs mots : le Christ dans sa gloire cosmique.


Une iconographie unique : la Majestas à l’Arbre de vie

Evangeliar Kaiser Heinrichs II vers 100

Evangéliaire de l’Empereur Heinrich II, vers 1000, BSB Clm 4454 fol-20v, Bayerische StaatsBibliothek , Münich

Parmi les Majestas ottonienne (voir 4 Art ottonien et Beatus), celle-ci est très exceptionnelle. Elle conserve le goût carolingien pour les références antiques et pour l’empilement des schémas de synthèse quadripartis :

  • les quatre Evangiles sont assimilés aux quatre fleuves du Paradis, dont les sources sont représentées par quatre Naïades verdâtres, sortes de sirènes à trois queues ;
  • les quatre Eléments sont symbolisés, dans les médaillons, par deux couples de Dieux antiques s’affrontant deux à deux :
    • Sol (Feu) et Luna (Eau) horizontalement,
    • Caelus (Air) et Tellus (Terre) verticalement.

L‘Arbre soutenu à deux mains par la figure de la Terre, rivalise de fantaisie avec les meilleures inventions de Bosch. Il a des cerises pour fruits, et sept branches qui portent, de bas en haut :

  • une épine au bout d’une partie écorcée ;
  • deux feuilles jointes en forme de chapeau de champignon,
  • trois feuilles déployées ;
  • à nouveau une feuille-champignon.
    .

Puisque les quatre symboles des Evangiles sont associées aux quatre fleuves du Paradis pour former la Fontaine de Vie, l’arbre qui se trouve au centre est un des deux arbres du Jardin d’Eden : pas celui de la Connaissance du bien et du mal, cause du Péché originel ; mais bien l’Arbre de Vie, qui donne l’Eternité à qui mange de ses fruits : d’où les nombreuses cerises qui pendent sous ses feuilles.
.

Les moines qui ont conçu cette iconographie ont jugé bon de l’expliquer, à la page suivante, par un texte tout aussi complexe et dense (traduction personnelle) :

Le Christ est Paix, Bonté, Vertu, Lumière et Sagesse.
Il tient en haut le zodiaque, et il tient tout ce qui est en dessous.
Ce faisant, il parcourt les lieux amènes du paradis divin.
Et tout comme lui qui, debout, portant les signes de la Victoire
dans les figures et dans les animaux posés dessus,
Offre, par une même Loi, quatre fleuves mystiques au globe,
Que celui qui a soif et qui y boit, vive sauvé pour l’éternité.

Pax, bonitas, virtus, lux et sapientia Christus

Signiferum supra tenet et generale quod infra :

Hac ope divina paradisi calcat amoena.

Et velut hic stando, victoris signa gerendo
In suprapositis animalibus atque figuris
Flumina lege pari dat mystica quatuor orbi,
Qui sitit inde bibat, salvus per saecula vivat.

L’expression « les signes de la Victoire » désigne :

  • directement, les moyens de la Victoire du Bien contre le Mal (à savoir les quatre Sources/Evangiles) ;
  • implicitement, les fruits de l’Arbre de Vie, par référence à un des rares textes qui en parlent :

« Le vainqueur, je lui donnerai à manger de l’arbre de vie qui est dans le paradis de Dieu. »
Apocalypse de Jean, II, 7


Un arbre cosmique (SCOOP !)

800-900 Vat Lat 645 fol 66v (c) Biblioteca Apostolica Vaticana

800-900 Vat Lat 645 fol 66v (c) Biblioteca Apostolica Vaticana

Ce traité carolingien [8] montre bien que « signifer », qu’on traduit habituellement par zodiaque, désigne la sphère extérieure, celle des étoiles fixes. « Tout ce qui est en dessous » peut donc désigner les sept planètes, plus la Terre.



Evangeliar Kaiser Heinrichs II vers 1000 BSB Clm 4454 fol-20v Bayerische StaatsBibliothek detail
Ainsi le vers énigmatique « Il tient en haut le zodiaque, et il tient tout ce qui est en dessous », est traduit graphiquement par les deux objets que tient le Christ :

  • dans sa main gauche l’arbre (à savoir le « signifer » auquel sont accrochées les sept planètes) ;
  • dans sa main droite le globe terrestre.


1400-20 Lyon BM MS.1351 038v Breviari d’amorBreviari d’amor, 1400-20, Lyon BM MS.1351 038v Tuebinger_Hausbuch 1450 ca Freie_Kuenste Universitätsbibliothek Tübingen, Md 2, fol. 320vPlanètes et Arts libéraux, Tübinger Hausbuch, vers 1450, Universitätsbibliothek Tübingen, Md 2, fol. 320v

Or l’ordre de Ptolémée conduit naturellement à une représentation des sept planètes par couples, de part et d’autre du Soleil.



Evangeliar Kaiser Heinrichs II vers 1000 BSB Clm 4454 fol-20v Bayerische StaatsBibliothek schema
Avec toutes les précautions d’usage, cette présentation rappelle beaucoup les trois étages symétriques de l’arbre de notre miniature, encadré par les Quatre Eléments eux aussi présentées par couples.

Debout contre l’arbre dont les graines produiront, selon la tradition, le bois même de la Croix, le Christ apparaît ici comme le garant du Salut de l’Homme, mais aussi de l’Ordre du Cosmos.


La Majesté d’Annus

Il existe plusieurs représentations de l’Année figurée comme une figure de Majesté trônant au centre des Mois ou des Saisons. Certaines sont très proches d’une Majestas Dei, Annus pouvant facilement être assimilé au Seigneur ordonnateur des cycles cosmiques (voir 4 Paires de globes et Inversions soleil /lune .

L’image étudiée ici est très particulière, puisqu’elle comporte explicitement le nom Orion, constellation dont la présence n’a pas été complètement expliquée.


Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192
Annus
Fragments d’un sacramentaire, Fulda, vers 980 , Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192

L’idée de personnifier l’année sous forme d’un vieillard apparaît au 10ème siècle, de manière assez mystérieuse : le seul antécédent est celui du char d’Hélios au centre de la roue des Mois (Vat. Gr. 1291), voir 2 Le globe solaire

Les textes ne suggèrent pas une grande profondeur symbolique :

L’année a 365 jours

Tercentenis bisque triceni quinque diebus

Dans un cycle de douze mois l’année tourne en 52 semaines.

Bissena mensuum verticine volvitur annus ebdom

En haut les deux saisons où le Jour prédominele Printemps florissant (Ver floridus) et l’Eté fructueux (Aestas fructifer) – portent le médaillon bordé d’or de DIES.

En bas les deux saisons où la Nuit prédomine – l’Automne fertile (Autumnus fertilus) et l’Hiver horrible (Hiemps horribilis) – portent le médaillon bordé de vert de NOX.



Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 detailAnnus tient dans sa main droite une couronne verte avec des points dorés, en nombre indistinct, et de sa main gauche un serpent doré, qui monte vers l’Eté, puis vers le mois de Juillet.

Il aurait pu sembler plus logique que ce serpent parte de la main droite, de manière à passer par le Printemps, puis par le Premier mois de l’Année, Janvier. Mais il aurait fallu que le dernier mois, Décembre, se trouve en haut de l’autre pile : or les mois sont pas répartis de manière discontinue, en deux échelles descendantes : Janvier/Juin et Juillet/Décembre : l’image suit, comme nous allons le voir, une autre logique que celle du ruban continu.

Certains ont prêté au disque et au serpent l’intention de symboliser l’Espace et le Temps. En fait, le disque n’a ici rien d’un globe : c’est une couronne tenue par le haut, la couronne verte et dorée de l’Année, qui mélange la couronne dorée de DIES et la couronne verte de NOX. Quant au serpent, c’est un objet purement graphique, qui permet de relier Annus aux Saisons, puis aux Mois qui se trouvent en haut et en bas des deux échelles.


De la visibilité d’Orion (SCOOP !)

Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 detail Orion
En haut sont écrits le nom Orion (en caractère grec) , et l’expression Gloria diei, Gloire du Jour. Cet emplacement, entre Printemps et Eté, est logique, puisque déjà Ovide associe le lever héliaque d’Orion au solstice d’été (Les Fastes, Livre VI) :  solstice que l’expression « gloire du jour » décrit parfaitement.

L’étoile juste en dessous du mot Orion, qui lui est reliée par un faisceau lumineux, est plus difficile à interpréter, puisqu’on la retrouve aussi en bas, dans le médaillon de NOX (sans faisceau) [9].



Annus 980 Sacramentaire, Fulda, Staatsbibliothek zu Berlin, Ms. theol. lat. fol. 192 schema
L’explication tient à la structure de l’image, qui malgré les apparences n’est pas cyclique, mais binaire  : les Saisons sont réparties en deux couples symétriques et les Mois  en deux piles (flèches blanches). Du coup les médaillons de la verticale centrale sont situés tout deux au même moment de l’année, la jonction entre Juin et Juillet (ligne blanche en pointillés). L’étoile à l’intérieur représente Orion dans les deux cas, pour peu que l’on accorde à DIES et NOX la signification supplémentaire de VISIBLE / INVISIBLE (yeux ouverts, yeux bandés) :

  • en haut ORION devient visible juste avant le mois de JUILLET (après son lever héliaque au solstice d’été) ;
  • en bas, ORION est invisible dans les mois qui précèdent ce solstice (quarante jours d’après Hésiode).



Références :
[1] Voir le dictionnaire de Bruce Eastwood, Gerd Grasshoff, « Planetary Diagrams for Roman Astronomy in Medieval Europe, Ca. 800-1500 » https://www.jstor.org/stable/20020363
ou des sites spécialisés :
Diagrammes médiévaux :
http://repository.edition-topoi.org/collection/MAPD/search#by_manuscript_id_by_author_filter_key=calcidius;page=1
Manuscrits d’Aratus :
https://aratea-digital.acdh.oeaw.ac.at
[2] Anton von Euw, « Die Majestas-Domini-Bilder der ottonischen Kölner Malerschule im Licht des platonischen Weltbildes : Codex 192 d. Kölner Dombibliothek. » dans « Kaiserin Theophanu. Begegnung des Ostens und Westens um die Wende des ersten Jahrtausends. Gedenkschrift des Kölner Schnütgen-Museums zum 1000. Todesjahr der Kaiserin », 1991, T1, p 379-398
[3] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003
[4] H. L. Kessler, « De una essentia innectunctur sibi duo circuli ». dans Jeffrey Hamburger; Brigitte M. Bedos-Rezak. « Sign and Design. Script as Image in Cross-Cultural Perspective (300–1600 CE) », 2016
[5] Je me suis permis de modifier légèrement la traduction très précise de M Foussart, « Aulae Siderae, vers de Jean Scot au roi Charles », Cahiers archéologiques vol 21 1971 p 84. Le mot discrimen porte l’idée très précise de point-limite, de moment critique, mais aussi l’idée générale de discernement. M Foussart le traduit par la périphrase « ordonnance de ces intervalles ». J’ai préféré ici « segmentation » (pour exprimer la division de l’année en plusieurs points critiques) et « discernement » dans la phrase plus générale du Codex Aureus.
[6] Paul-Edward Dutton, Edouard Jeauneau, « The verses of the Codex Aureus of Saint Emmeram » dans « Etudes érigéniennes » 1987 p 627
[7] Caroline Frésard « La relation du texte et de l’image en occident au XIème : l’architecture du texte et l’architecture de l’image chez Raoul Glaber ». Le texte de Maxime le Confesseur se trouve en annexe (p 188), en latin et traduit. https://www.academia.edu/3312733/La_relation_du_texte_et_de_l_image_en_occident_au_XI%C3%A8me_l_architecture_du_texte_et_l_architecture_de_l_image_chez_Raoul_Glaber
[8] Ce diagramme et celui qui le suit (Adam au centre du Paradis, entouré par les douze vents) sont étudiés en détail par Bianca Kühnel, [3], p 169 et sss
[9] Christoph Winterer propose que les deux couples à bonnet phrygien (deux imberbes et deux barbus) symbolisent la constellation des Gémeaux, dans laquelle le soleil rentre à mi-mai (soit le début de l’Eté dans le calendrier de Fulda). Mais cela n’explique pas la présence de la seconde étoile dans le médaillon NOX. Christoph Winterer « Das Fuldaer Sakramentar in Göttingen: Benediktinische Observanz und römische Liturgie (Studien zur internationalen Architektur- und Kunstgeschichte) «  p 447

4 Paires de globes

25 avril 2022

Cet article de conclusion décrit une configuration très particulière : celle où un personnage brandit deux globes à égalité de hauteur.

Chapitre précédent : 3 Le globe solaire

A Les disques d’Annus

Annus 12eme Aoste cathedrale mosaiqueAnnus, 12ème siècle, cathédrale d’Aoste

Annus tient les deux médaillons SOL et LUNA dans l’ordre héraldique. Le mois de Janvier se trouve à gauche, de manière à ce que le début de l’année, à Pâques, se trouve en haut de la roue des Mois. Celle-ci  est complétée aux angles par les quatre fleuves du Paradis.


Annus 12eme Mosaico_del_presbiterio_di_san_Savino_(Piacenza)Annus, 12ème siècle, presbytère de San Savino (Plaisance)

Ces représentations n’ont rien de stéréotypé : dans cette mosaïque contemporaine, les mois ont disparu, Annus a perdu son auréole et retrouvé sa barbe, et il tient directement entre ses doigts les visages du Soleil de de la Lune, sans passer passer par des médaillons (ceux ci-sont donc une simple facilité graphique, sans intention symbolique).

Cette image superpose trois iconographies circulaires :

  • l’Année ;
  • la Roue de la Fortune (comme le montent les quatre personnages qui s’y agrippent en montant et en descendant) ;.
  • le Monde, porté par Atlas.

Les scènes latérales sont maintenant bien comprises [0a] :

  • à gauche l’Instabilité (Les Combattants) au dessus du Hasard (les Joueurs de dés) ;
  • à droite La Stabilité (Le Roi et le Juge) au dessus de l’Ordre (les Joueurs d’échec).

Cette polarité est celle de l’opposition courante entre les deux moteurs du Monde, Fortuna et Sapientia. Bizarrement, elle contredit ici la valeur symbolique des Luminaires, le Soleil assurant la Stabilité et l’Ordre, tandis que la Lune est synonyme d’Instabilité et de Hasard. L’auteur s’est contenté de superposer les deux schémas qu’il connaissait (où Fortune et Sol sont du même côté, à gauche), sans remarquer la contradiction qui en résulte.


Il existe deux cas, très intéressants, où Annus tient les luminaires dans l’autre sens (voir voir 5 Les Inversions soleil /lune).


1150-75 Liber floridus Herzog August Bibliothek Cod. Guelf. 1 Gud. lat 2 31r Diagramm zu den sechs Tagen der Schöpfung (Makrokosmos) den sechs Altersstufen des Menschen (Mikrokosmos)Mundus Maior et Mundus Minor
Liber Floridus, 1150-75 Wolfenbuttel, Herzog August Bibliothek, MS 1-gud-lat p 67

Le schéma évolue encore, puisque la figure barbue du haut, maintenant nimbée, qui tient dans ses mains les disques du Jour et de la Nuit, est accompagnée de deux autres disques, manquées Année et Mois : il ne s’agit donc plus à proprement parler d’Annus, mais de Mundus Major, le Grand Monde (ou bien l’Ame du monde au sens platonicien, comme le propose Simona Cohen [0b]). Les six zones qui l’entourent mettent en rapport les six jours de la Création et les six âges de l’Humanité. Cette idée résulte d’étymologies fantaisistes (tirées du De divisionibus temporum de Bède), comme expliqué par l’inscription dans la couronne :

On dit que « monde » vient de « mouvement ». « Siècle » vint quand à lui de « six cultes », car c’est au travers des six âges du monde que la vie humaine est cultivée »

Mundus a motu dicitur. Saecula vero a seno cultu, quia per sex ętates mundi uita humana colitur.


Le Petit Monde, en dessous, porte au bout de ses quatre membres les disques des Eléments, plus deux disques marqués Hiver et Eté. Les six zones qui l’entourent sont les six âges de l’homme, comme expliqué par l’inscription dans la couronne :

Le petit monde est l’Homme, et ses âges sont composés par les éléments du monde, auxquels aucun repos n’est concédé »

Mundus minor id est homo et etates eius cum elementis mundi quibus nulla concessa est requies


On voit bien que ces deux représentations suivent leur logique propre, et ne recopient pas le schémas d’Annus, même si elles en reprennent deux procédés :

  • placer au centre d’un schéma circulaire une entité personnifiée
  • enrichir cette personnification d’un nombre pair de disques (quatre ou six selon les besoins).



B Les disques du Créateur

saint-savin-sur-gartempe Creation du Soeleil et de la LuneCréation du soleil et de la lune, Saint Savin Sur Gartempe, 12ème siècle

Dans ce type de composition, les deux luminaires ne sont pas symétrisés : Dieu vu de profil les met à leur place à l’intérieur du grand globe cosmique :

  • le geste des mains, la couleur doré et le voisinage avec l’auréole tendent à nous les faire voir comme deux disques ;
  • la couleur brune et le voisinage avec l’arbre en forme de champignon suggèrent, par contraste, que le cosmos est une sphère.

Mis à part cette élaboration très spécifique, la formule standard est celle d’un Créateur symétrique, élevant de part et d’autre les disques des luminaires, soleil à gauche et lune à droite. Cette formule résonne avec leur utilisation concurrente dans les Crucifixions (voir 2 Les anges aux luminaires).


sb-line

Le I de la Genèse

1150-75 Antiquites judaiques In Principio 0774 (1632) fol 2r Musee Conde Chantilly detailInitiale IN de la Genèse (détail)
1150-75, Antiquités judaïques MS 0774 (1632) fol 2r, Musée Condé, Chantilly

Cette page particulièrement complexe mêle calligraphie et théologie. Les sept médaillons de la Genèse se lisent dans un ordre atypique, impulsé par la forme du monogramme IN [0c].

Au Premier Jour, Dieu vu de face élève les deux personnifications du Jour et de la Nuit. Au Quatrième, vu de profil comme à Saint Savin, il place dans le Ciel les disques doré et sombre du Soleil et de la Lune.



1150-75 Antiquites judaiques In Principio 0774 (1632) fol 2r Musee Conde Chantilly
Le Quatrième jour, point de jonction des deux lettres, sert de pivot graphique à l’ensemble : de même que le disque doré surplombe le disque sombre, de même le nimbe crucifère passe du fond rouge (pour les trois premiers jours) au fond sombre (pour les quatre derniers). Comme si l’allumage du soleil rendait inutile celui  du nimbe divin.


Le Ciel et la Terre

Initiale I 1125-30 Origene Homelies sur l'Ancien Testament St Omer BM MS 34 fol 1v IRHTInitiale I de la Genèse (détail),
1125-30, Origène, Homélies sur l’Ancien Testament, St Omer BM MS 34 fol 1v, IRHT [0d]

Les disques bleu et jaune représentent le Ciel et la Terre, puisqu’ils illustrent le « In principio » de la Genèse :

Au commencement Dieu créa le ciel et la terre

Genèse 1,1

In principio creavit Deus caelum et terram

Sur cette exceptionnelles lettre I, voir Les Vertus dans la bordure 


La Lumière et les Ténèbres

Initiale I 1050 ca Antiquites Judaiques Lumiere Ombre Laurentiana Plut 66.5 fol 2v

Initiale I des Antiquités Judaïques, vers 1050, Laurentiana Plut 66.5 fol 2v

Dans cette représentation unique du Premier Jour, la Lumière et les Ténèbres sont figurés par une visage aux yeux ouverts et  un visage aux yeux clos.


1084 ca Paliotto di Salerno, Museo Diocesano Salerne

Vers 1084, détail du Paliotto di Salerno, Museo Diocesano, Salerne

Même lorsque les deux notions sont représentées simplement par leurs noms, et que le Créateur ne figure pas entre les deux, LUX garde sa prédominance sur NOX.


Le Soleil et la Lune

In principio 1100-25 BL harley_ms_4772_f 1rInitiale I de la Genèse (détail),
Bible de Montpellier, 1100-25, BL Harley MS 4772, fol 1r

Dans cette autre initiale, le Dieu de la Genèse tient maintenant à pleine main les deux Luminaires. De manière très originale fait écho à la figure du Père celle du Fils, juste au dessus, encadrée à nouveau par le Soleil et la Lune personnifiés : l’illustrateur a profité de la forme du haut de la lettre pour suggérer la Crucifixion. Quant au Livre que le Christ bénissant ne tient pas, il a été confié à l’Ange à côté pour compléter, par le Verbe, cette évocation trinitaire.


Chandelier pascal abbaye de Postel 1149 MRAH BruxellesSpringer Trinitas Creator Annus fig 6Dieu le Père, Springer [1], fig 6 Chandelier pascal abbaye de Postel 1149 MRAH BruxellesLe Fils

Chandelier pascal, abbaye de Postel, 1149, MRAH Bruxelles

La base du chandelier comporte sur ses trois faces une représentation originale de la Trinité :

  • le Père tenant les globes du soleil et de la lune, au dessus d’un duel de guerriers ;
  • le Fils en gloire, au dessus d’un guerrier et d’un cerf ;
  • le Saint Esprit, évoqué par le baptême de Jésus par Saint Jean, au-dessus de deux hommes versant de l’eau par des urnes (le Jourdain).

Ceci résume l’interprétation de Springer. Selon l’interprétation antérieure (Squilbeck), les trois scènes représenteraient la vie du Christ : son baptême, son intronisation au ciel et son second avènement sur terre en tant que juge. Mais ce n’est pas parce que Dieu tient à égalité de hauteur les deux luminaires qu’il faut y voir un Christ-Juge : il s’agit simplement du Dieu créateur.


Bible de Souvigny 1175-1200 BM Moulins MS 1 IRHTBible de Souvigny, 1175-1200, BM Moulins MS 1, IRHT

La figure de Dieu tenant les deux luminaires devient de plus en plus courante dans les illustrations du Quatrième jour de la Création.


sb-line

Le I du Prologue de Saint Jean (Saint Omer)

Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 IRHTInitiale I du Prologue de Jean, , « Concordance des Evangiles » par Zacharie de Besançon, 1160-70 , St Omer BM MS 30 fol 57, IRHT [2]

Cette composition illustre un autre « In Principio », non plus dans l’Ancien Testament, mais dans le Nouveau : le Prologue de l’Evangile de Jean, d’une extrême densité théologique :

Au commencement était le Verbe,

et le Verbe était en Dieu,

et le Verbe était Dieu.

Il était au commencement en Dieu.

Jean 1,1-2

In principio erat Verbum

et Verbum erat apud Deum

et Deus erat Verbum.

Hoc erat in principio apud Deum. 

La lettre comprend trois figures divines assises, présentant de subtiles différences :

  • en haut dans un médaillon, barbu avec un nimbe simple, bénissant et tenant un livre ouvert ;
  • au centre le même mais avec un nimbe crucifère, dans une mandorle entourée du Tétramorphe, trônant sur une chaise curule décorée de têtes de lion ;
  • en bas dans un médaillon, barbu avec une nimbe crucifère à deux branches (la troisième étant en hors champ), assis sur un tertre herbu et tenant deux objets sphériques.


Une Trinité triandrique ?

Les commentateurs ([3], p 130) considèrent que les trois figures représentent, de haut en bas, le Père, le Fils et le Saint Esprit. Or la figure centrale n’a rien de particulièrement christique (le nimbe crucifère est commun  avec la figure du bas). Et celle-ci ne ressemble à aucune représentation connue du Saint Esprit : il est pour le moins contre-intuitif de l’imaginer en bas de la pile, et les pieds par terre.


Evangiles de Grimbald 1012-23 Frontispice evangile Jean BL MS Add 34890 fol 114vFrontispice de l’Evangile de St Jean
Evangiles de Grimbald, 1012-23, BL MS Add 34890 fol 114v

Par ailleurs les Trinités triandriques sont extrêmement rares en Occident. François Boespflug et Yolanta Zaluska [4], p 189) n’en relèvent que quatre jusqu’au XIIème siècle. Et toutes représentent les trois Personnes strictement identiques, assises côte à côte à égalité de dignité. Dans celle-ci, on notera que la seule différence est le nimbe, crucifère pour la Personne centrale (le Fils).


Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 5vLe Christ-Roi, fol 5v Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 6rLe Christ-Vainqueur, fol 6r Pontifical de Sherborne 975-1000 Angleterre BNF lat 943 fol 6vLe Christ-Homme, fol 6v

Pontifical de Sherborne, 975-1000, Angleterre BNF lat 943

Le seul cas comparable serait cette suite de trois figures debout, où la troisième se distingue par ses pieds posés sur terre et ses attributs différents (une palme et un livre vierge, au lieu d’une lance et d’un livre ornés de croix). Jane E. Rosenthal [5] a montré qu’il ne s’agit pas d’une Trinité, mais d’une succession de trois aspects du Christ, probablement liée au rituel de l’Ordination des évêques.

Il se pourrait donc que la « Trinité triandrique » de Saint Omer soit un autre cas d’une innovation iconographique sans lendemain, dans un contexte très particulier.


Un chef d’oeuvre calligraphique (SCOOP !)

Une première idée est que la division en trois de l’initiale correspond à la scansion si particulière du texte de Jean inscrit à droite, avec ses trois « ERAT ». Or, en rajoutant en bas à droite le début du verset 2, l’artiste a éliminé ce parallélisme immédiat.



Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 schema

Les neuf lignes et les quatre phrases du texte s’inscrivent de manière complexe dans le rythme ternaire de l’image :

  • les deux « In principio » (en blanc) marquent le haut et le bas de l’Initiale ;
  • un « Verbum » (en jaune)  correspond à la première image ;
  • un « Verbum » et un « Deus » (en bleu) correspondent aux deux autres images.

Une des pistes possibles pour expliquer cette composition particulièrement originale se trouve dans le texte de la « Concordance des Evangiles », où Zacharie de Besançon commente phrase par phrase le Prologue de Jean.


Phrase 1

« Le Verbe, autrement dit la Sagesse-née, ordonnatrice de tout, était au début (des choses qui devaient être créées), avant que quoi que ce soit ne fut. En cela, évidemment, le Verbe était là de toute éternité, vu qu’il était le principe, c’est-à-dire l’origine et la cause des choses futures. C’est ce que lui-même dit de lui-même : « Je suis ce que je vous dis dès le commencement » Jean, 8. Comme s’il disait : Je suis cette Sagesse d’en haut, dans l’arrangement de laquelle sont contenues toutes les choses par l’esprit, avant qu’elles ne soient parachevées par les oeuvres. D’où il est écrit « Qui a fait ce qui devait être ». Et ailleurs : « J’ai fait toutes choses dans la Sagesse » Ps 130″ [5a]

La première image divine, tenant son Livre, illustrerait donc la « Sagesse-née », la « Sagesse d’en haut », qui crée les choses par l’esprit avant de les réaliser dans les oeuvres.

« Nous prêchons la sagesse de Dieu, mystérieuse et cachée, que Dieu, avant les siècles, avait prédestinée pour notre gloire ». Corinthiens 2,7


Phrase 2

Et ce Verbe, de qui serait-il né, de qui serait-il la Sagesse, l’Evangéliste le détermine en disant : « Et le Verbe était en Dieu », tout comme la Sagesse est également de lui. [5b]

La deuxième image est maintenant la Sagesse née de Dieu, autrement dit le Fils, portant le Livre (Verbum) plus le nimbe maintenant crucifère (Deus).


Phrases 3, 4 et 5

« Et pour qu’on ne pense pas que cette Sagesse-ci de Dieu soit autre que Dieu lui-même – de même que la sagesse de l’Homme ou de l’Ange soit différente de l’Homme lui-même ou de l’Ange, en lesquels elle réside par accident – il ajoute : « Et le Verbe lui-même était Dieu«  [5c]

« Ayant dit ces choses trois fois séparément, il les récapitule conjointement, avant de passer à la suite. Et donc ce Verbe, le Dieu existant, était au début en Dieu. » [5d]

« Et de quelles choses ce même Verbe fût le principe, il nous le montre : les choses de toutes natures faites par la suite. Et voici comment : « Tout par lui a été fait ». [5e]

La troisième image semble se rapporter à la phrase 3, à la phrase récapitulative 4, et à la phrase 5 qui introduit l’ldée des « choses de toutes natures faites par la suite ». Il s’agit donc de la Sagesse créatrice, à l’oeuvre dans le Monde : ce pourquoi son nimbe n’est que partiellement crucifère, la branche supérieure étant masquée.


Une Géographie de la Sagesse (SCOOP !)

La grande idée de Zacharie, dans son commentaire, est d’unifier sous le terme de Sagesse les différentes combinaisons de Verbum et Deus que présente le texte du Prologue. Plutôt que d’une généalogie de la Sagesse (car les trois figures, exposées successivement dans le texte, coexistent de fait ), il s’agit plutôt d’une géographie, qui retrouve la tripartition cosmique habituelle (telle qu’elle apparaît à la même époque dans certaines mandorles « cosmiques », voir 1 Mandorle double dissymétrique) :

  • en haut le Verbe au plus haut des Cieux ;
  • au centre Dieu tel qu’il apparaît dans les visions des Prophètes (les têtes barbues dans les demi-médaillons latéraux) ;
  • en bas Dieu dans le Monde (le créant, ou l’équilibrant ou le pesant).

Les trois registres de l’Initiale correspondraient donc à trois degrés de visibilité de Dieu :

  • en haut invisible ;
  • au centre visible par ses Prophètes ;
  • en bas par ses Oeuvres.

Réflexion sur la vision qui évoque un autre passage du Prologue de Jean :

« Dieu, personne ne le vit jamais: le Fils unique, qui est dans le sein du Père c’est lui qui l’a fait connaître. » Jean 1, 18


Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 detail IRHT

L’image du bas est la plus énigmatique : elle démarque ostensiblement l’image courante du Créateur, mais remplace les deux Luminaires distincts par deux globes strictement identiques : l’hémisphère supérieure, une sorte de couvercle transparent à bouton, laisse voir une multitude de petites billes.


En aparté : le mystère de l’Ange OPERATIO

Fides Baptismus_Medaillon ancien retable de Saint-Remacle, 1150 Museum fur Angewandte Kunst Francfort Fides Baptismus, Museum für Angewandte Kunst Francfort Operatio_Medaillon ancien retable de Saint-Remacle, 1150 Kunstgewerbemuseum BerlinOperatio, Kunstgewerbemuseum, Berlin

Médaillons provenant du retable de Saint Remacle (Stavelot), vers 1150

L’objet contemporain qui s’en rapproche le plus est un autre casse-tête iconographique : cette boîte sphérique à bouton dans la manche gauche d’ OPERATIO.


dessin du retable de St Remacle (Stavelot), 1666 Musee Grand Curtius Liege.Dessin du retable de St Remacle (Stavelot), 1666, Musée Grand Curtius, Liège

Les deux médaillons étaient situés de part et d’autre d’une colombe, sous un fronton portant l’inscription suivante :

L’Esprit infusant aux terres les dons du ciel, par les Faits et par la Foi Remacle est monté vers les étoiles.

Spiritus infundens terris celestia dona, Factis atque fide Remaclus vexit ad astra


Effectivement, on voit au Paradis, à droite un Ange dialoguant avec Saint Remacle, et à gauche les deux patriarches Enoch et Hélie. Il ne fait pas de doute que la Colombe, la figure féminine FIDES et la figure masculine OPERATIO sont en rapport respectivement avec l’Esprit Saint, la Foi (de Saint Remacle) et les Faits (ses Actes) : ceci n’aidant guère à identifier l’objet sphérique. A noter que, pour souligner que les deux personnifications procèdent du Saint Esprit, leur auréole porte sept rayons (les Sept dons de l’Esprit).


Une boîte à hosties ?

Le médaillon FIDES BAPTISMUS représente deux notions associées : la Foi, et le sacrement du Baptême, évoqué par la cuve. Pour Marcello Angheben [3a], le médaillon OPERATIO représenterait lui aussi deux notions : les Bonnes Actions et l’Eucharistie, évoquée par le récipient fermé tenu respectueusement dans la manche : il pourrait donc s’agir d’une boîte à hosties, une pyxide. Il est néanmoins étrange que, pour évoquer l’offrande de l’hostie aux fidèles ou à Dieu, le couvercle soit fermé, alors que la cuve montre ostensiblement son eau.


Repas de fils de Job Bible de Floreffe BL Add 17738 fol 3v

Repas des fils de Job, Bible de Floreffe, BL Add 17738 fol 3v

Comme le note Marcello Angheben, ce type de récipient apparaît sur des tables (salière ou saucière ?), mais dans un contexte profane uniquement.


Un récipient pour les Saintes Huiles ?

Selon Susanne Wittekind [3b], il importe de distinguer :

  • d’une part le texte du fronton, qui s’applique au cas particulier de Saint Remacle  : sa foi et ses actes (factis) lui ont valu le Paradis ;
  • d’autre part l’image sous le fronton, qui illustre de manière générique les pouvoirs du Saint Esprit :  donner la Foi et Transformer (Operatio).

Ainsi les attributs des deux anges illustreraient les deux facettes du sacrement du Baptême :

  • la cuve l’Ablution proprement dite (rite de purification qui ne concerne que le  Baptême) ;
  • le récipient sphérique l’Onction (qui manifeste le pouvoir opérant de Dieu et intervient dans plusieurs sacrements, dont le Baptême).

L’objet sphérique serait donc un récipient pour les Saintes Huiles.


Un argument décisif (SCOOP !)

Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore

Croix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore

Un argument décisif en faveur de l’interprétation de Susanne Wittekind est que, dans cette croix tout à fait contemporaine, l’ange FIDES, à droite, tient d’une main la cuve ouverte et de l’autre le pot à onguent ouvert.

 Cette image purement baptismale ne peut s’appliquer en rien aux deux globes de Saint Omer, identiques et remplis de billes.


Des grenades  ?

Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 detail 3 IRHT

Les deux globes ouverts pourraient évoquer deux grenades à demi-écorcées, montrant leur multitude de graines. Mais nous sommes très loin du Prologue de Jean. [5f].


Des offrandes ?

la pesee des actions 1160 ca Chasse de St Servais MaastrichtLa pesée des actions, vers 1160, Châsse de St Servais, Maastricht, photo [3a]

VERITAS, identifié à l’Ange à la balance, va peser dans ses plateaux les bonnes oeuvres (BONA OPERA) que lui apportent dans le pli de leur robe deux anges en vol. Ainsi sont matérialisées, par une multitude de petits disques, les offrandes effectuées durant leur vie par ceux qui attendent maintenant leur jugement. La symétrie est seulement rompue par les visages inquiets, tournés de toutes parts, de ceux qui se trouvent à la gauche de l’Ange.


Une fausse piste (SCOOP !)

<br/>Couverture d’un Evangéliaire, vers 1050, réalisé à Liège ou Lorsch, Bodleian Library MS. Douce 292

En haut de la bordure métallique dorée, Dieu semble renverser vers le bas deux demi-sphères. Cette bordure comporte, sur ses flancs, un saint tonsuré et un donateur, qui n’ont pas été identifiés.


Evangiles vers 1050 Liege ou Lorsch Bodleian Library MS. Douce 292 detail Evangiles vers 1050 Liege ou Lorsch Bodleian Library MS. Douce 292 detail Dieu

On voit au dessus de ce dernier une main divine tenant une couronne, qui explique les deux objets tenus par Dieu : il s’agit des deux couronnes qui attendent les deux personnages latéraux (non figurée côté saint à cause sans doute de l’auréole).


Une illustration du texte de Zacharie

Initiale I 1160-70 Concordance des Evangiles St Omer BM MS 30 fol 57 detail 3 IRHT

L’explication la plus satisfaisante a été proposée par R.Cordonnier [5g]. Un peu plus loin dans le Livre I, Zacharie de Besançon commente un détail de Luc 1,11, selon lequel l’ange qui apparut à Zacharie (le père de Marie) était placé à gauche de l’autel.

Zacharie reprend d’abord un commentaire de Bède, qui associe la gauche (l’ange) à la présence divine et la droite (l’autel) aux biens éternels [5h] ; à cela Zacharie ajoute une association d’idée de son cru, avec la Sagesse telle que décrite dans Proverbes 3, 16 :

« La longueur des jours est dans sa main droite, et la richesse dans sa main gauche »

Il est donc probable que, toute comme les « bonnes actions » transportées par les anges de la Châsse de Saint Servais, les grains dans les deux récipients de Saint Omer représentent une multitude, ici celle des choses crées :

  • dans la main droite, une multitude dans la durée (les jours, longitudo dierum),
  • dans la main gauche, une multitude dans l’étendue (les richesses, divitiae ).



C Les disques de la « Trinité »

1140 ca Evangeliar aus St Aposteln Koln Rheinisches Bildarchiv W 244 fol 12vEvangéliaire de St Aposteln, vers 1140, Cologne, (c) Rheinisches Bildarchiv W 244 fol 12v

Au XIIème siècle apparaît la formule de la « Trinité à deux médaillons » [4], p 191] , où le Père tient à égalité de hauteur l’Agneau à main droite, la Colombe à main gauche. Peter Springer [1], le premier à avoir étudié cette iconographie, remarque qu’elle exploite ici l’analogie visuelle entre les deux Animaux supérieurs du Tétramorphe, l’Ange et l’Aigle, et les deux symboles trinitaires, l’Angeau et la Colombe.

Cette Majestas Dei très particulière fonctionne en bifolium avec un couple d’Apôtres :

  • Jean à gauche, montrant sur sa banderole le début de son Prologue ;
  • Pierre à droite avec ses clés.

Graphiquement, le Prologue est superflu, puisque Jean est identifié par son nom. L’insistance sur ce texte servait probablement à donner au lecteur une indication de lecture pour cette iconographie innovante : la Colombe représente le Verbe.


Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 66 p 60Initiale I de la Genèse 5 
Antiquités judaïques, 1155, Mons BU MS 333-352 fol 2v

Pour Springer, l’origine de la Trinité à deux médaillons se trouve dans le Dieu Créateur à deux globes. Cette initiale du « In principio » de la Genèse montre la figure trinitaire entre en bas le buste de Flavius Josèphe (avec un bonnet de juif) et en haut celui de Saint Jean. La transition entre les deux motifs (du Dieu Créateur à la Trinité) aurait donc été motivée par l’illustration du « In principio », commun à la Génèse et au Prologue de Jean :

« Le lien entre l’INCIPIT de l’Ancien Testament et l’IN PRINCIPIO du Nouveau Testament s’effectue via l’idée de la préexistence du Messie, à la fois origine et but ; il incarne un plan de salut à deux pôles, l’un d’où vient et l’autre vers où aboutit toute la Création ; il est l’Alpha et l’Omega, le centre du cosmos créé et de la terre, dans le temps comme dans l’espace. Ce qui rend possible le remplacement de Sol et Luna par l’agneau et la colombe, c’est que la Trinité s’implique dès la Création. » ([1], p 33)


St Augustin Cite de Dieu 1250 ca Prague Bibl. du Chapitre Metropolitain MS A VII fol 1vSt Augustin, Cité de Dieu, vers 1250, Prague, Bibl. du Chapitre Metropolitain MS A VII fol 1

Pour P.Springer ([1], p 17), la composition de Cologne est probablement la source de cette résurgence du motif, un siècle plus tard. La Trinité est ici accompagnée par les trois mots du Sanctus, possible lien avec le Dieu Sabaoth de la Majestas Dei de Cologne.

La banderole du Père porte une invitation aux groupes situés en bas de l’image (Apôtre, Rois, Martyrs, puis Confesseurs, Vierges et habitants de la Bohème) :

Venez au don de la vie, vous qui quittez les vanités

Ad munus vite linquentes vana venite.


De part et d’autre la Sagesse et Saint Jacques portent leurs hymnes respectifs :

Moi je réside dans les hauteurs

J’ai vu le Seigneur face à face

Ego in altissimis habito

Video dominum facie ad faciem.


1150 ca Lectionnaire de Corbie Amiens BM 0142 f. 029v IRHTLectionnaire de Corbie, vers 1150, Amiens BM 0142 fol 029v, IRHT

François Boespflug et Yolanta Zaluska [4] ont complexifiée la généalogie proposée par Springer en ajoutant au corpus cette initiale H, contemporaine de la Majestas Dei de Cologne, mais qui va encore plus loin en substituant (et non en ajoutant) aux deux Animaux du Tétramorphe les deux symboles trinitaires.

Elle introduit un Sermon de Léon le Grand concernant la Pentecôte, sermon qui dans ce lectionnaire est prononcé à la Fête de Trinité (premier dimanche suivant la Pentecôte) :

Cette fête, très chers, vénérée sur la totalité du globe terrestre, c’est l’arrivée du Saint Esprit qui l’a consacrée

Hanc, dilectissimi, festivitatem toto terrarum orbe venerabilem, ille sancti Spiritus consecravit adventus,


Il n’y a ici aucun rapport ni avec le Dieu Créateur, ni avec Saint Jean : c’est par une sorte d’ellipse graphique, vu le peu d’espace disponible, que l’illustrateur a eu l’idée d’introduire les deux médaillons de la Trinité en haut de sa Majestas Dei. Celle-ci avait sans doute été choisie pour une toute autre raison : illustrer, sur un fond étoilé cosmique, l’idée d’omniprésence divine impliquée par « toto terrarum orbe ». L’iconographie qui nous occupe a donc probablement été réinventée ici, par la rencontre inopinée d’une fête et d’une sermon : raison pour laquelle elle n’a eu aucun lendemain.


1142 Libellus capitulorum Zwiefalten Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek Cod.brev.128 fol 49vLibellus capitulorum (abbaye de Zwiefalten, 1142, Libellus capitulorum, Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek Cod.brev.128 fol 49v

Le texte qui accompagne l’image est un montage de citations, librement associées à la Trinité :

O profondeur de la richesse, de la sagesse et de la science de Dieu! Que ses jugements sont insondables, et ses voies incompréhensibles ! (Romains, 11,33)…

En effet, ils sont trois qui rendent témoignage sur la terre, l’Esprit, l’eau et le sang, et les trois n’en font qu’un. (Jean, 1re épître, 5,7-8) De même dans le ciel ils sont trois, le Père, le Verbe et l’Esprit, et ils ne font qu’un. »

Ce qui nous est annoncé (« ses voies incompréhensibles« ) nous est immédiatement confirmé par le parallélisme impossible entre :

  • une Trinité terrestre (le Saint Esprit qui agit par l‘Eau (du baptême) et le Sang (de l’Eucharistie) ;
  • la Trinité céleste habituelle : Père / Fils (Verbe) / Esprit


Cette méthode de composition par association de textes suggère une méthode similaire pour concevoir l’image, par association des schémas correspondant à différents mots prélevés dans le texte :

  • le médaillon de l’Agneau (pour les mots « Fils » et « Sang ») ;
  •  le médaillon de la Colombe (pour le mot « Esprit » )
  • les mains levées pour le mot « Sagesse », selon sa représentation habituelle dans l’initiale O :

Sapientia Bible de Jumieges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v IRHTBible de Jumièges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v ,IRHT

Cette image a donc pu être recréée ex nihilo, sans que l’artiste ait vu auparavant une des rares Trinités avec médaillons.


Origines multiples des Trinités à médaillons (SCOOP !)

Trinite a medaillons schema

Ce schéma résume les relations que l’on peut établir entre les rares exemples existants de Trinité à médaillons et leurs différentes sources iconographiques. Plutôt qu’une origine unique, celle du Dieu créateur comme le proposait Springer, je pense plutôt à plusieurs inventions concomitantes, vers 1140-50, dans des traditions graphiques et avec des intentions différentes.

La formule de la Trinité à médaillons, qui apparaît en plusieurs lieux dans une étroite fenêtre temporelle, puis disparaît totalement, s’inscrit parmi les expérimentations graphiques du début du XIème siècle, dont certaines auront un succès durable.


Une innovation concomitante : le Trône de Grâce

Trone de Grace 1100 ca Perpignan BM MS 1 fol 2v IRHTTrône de Grâce, vers 1100, Perpignan BM MS 1 fol 2v, IRHT

Ce dessin est un des plus anciens exemples d’une autre de ces iconographies innovantes,  la formule dite du Trône de Grâce, qui combine en une seule image les deux qu’ont était habitué à voir se succéder dans les Sacramentaires (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ) :

  • la Majestas Dei pour illustrer le Vere Dignum ;
  • la Crucifixion pour le Te igitur.

Pour en faire une représentation de la Trinité, il restait à rajouter la colombe. L’artiste a pensé ici à la solution du médaillon, mais il l’a compliquée à loisir : en le transformant en un anneau qui passe derrière l’oiseau, puis dans la main du Père, puis entre le bras du Fils et la Croix. Comme l’a noté F.Boespflug ([6], p 185), il se crée ainsi une sorte de perspective impossible, peut être voulue, où la colombe se trouve à la fois en avant de l’anneau et en arrière de la croix. Complexe graphiquement, ce médaillon/anneau a dû être rajouté pour servir de mandorle autour cette troisième Personne, et montrer sa Divinité.

La colombe trouvera bientôt sa place stabilisée, sans médaillon superflu, sur la verticale entre le Père et le Fils. On peut imaginer que c’est la concurrence avec cette représentation trinitaire très solide qui a causé l’élimination rapide de la formule à deux médaillons.


D Les disques de Jupiter (SCOOP !)

Cette iconographie très peu connue a réussi à passer presque inaperçue au sein d’une des figurations médiévales les plus étudiées : celle de la Roue de la Fortune. Celle-ci a une source littéraire directe : La Consolation de la Philosophie, de Boèce.

La toute première roue

Roue de la Fortune Fin 11eme Montecassino MS 186 p 146 schemaRoue de la Fortune, Fin 11ème, Montecassino MS 186 p 146

La toute première de ces images montre, debout sur la Roue, un roi tenant dans sa main gauche un bident. Le spécialiste qui a la plus étudié cette figure, Pierre Courcelle [6a], y voit le foudre de Jupiter, Dieu qui est nommément cité dans le texte de Boèce :

« L’ingénieuse fable ne t’a-t-elle pas appris que dans le vestibule du palais de Jupiter, deux tonneaux sont placés, dont l’un contient les biens, et l’autre les maux de ce monde ? » Boèce, La Consolation de la Philosophie, II, 1

L’« ingénieuse fable » à laquelle Boèce fait allusion a été retrouvée par Jean Wirth [6c] : c’est l’Iliade (XXIV, vers 527-528).

Dans sa prosopopée, Boèce fait parler ainsi la Fortune :

« Monte, si tu le veux, au plus haut de cette roue, mais à condition que, quand il me plaira, tu en descendras sans te plaindre ».


Jupiter en haut de la roue

On voit souvent dans le Roi la figure de celui qui est monté au plus haut, et va bientôt perdre la couronne qu’il vient de gagner. Or pour l’illustrateur, il s’agit bien du dieu Jupiter, dispensateur des biens et des maux, et qui est donc placé non pas sur, mais au dessus de la roue des vicissitudes, tel la figuration antique de la déesse Fortuna surplombant sa boule. Le distique qui accompagne la figure le dit sans ambiguïté :

Père, tiens-toi au sommet, prends pitié de celui qui git en bas ;
Voici comment, entre les deux, va la conversion de toutes choses.

Stas pater in summo miserere iacentis in imo.
Ecce per alterutrum vadit conuersio rerum.

Cette figure très innovante constitue donc un sorte de christianisation, via Boèce, du Jupiter homérique.


Deux bipartitions

Pierre Courcelle a souligné la bipartition verticale de la Roue, entre :

  • en haut Prosperitas (la Prospérité)
  • en bas Adversitas (l’Adversité).

La bipartition horizontale est marquée par deux autres mots :

  • à gauche, du côté qui monte, Fortunium, mot rare qui à l’époque médiévale désigne vulgairement le tournoi [6d] ;
  • à droite, du côté qui descend, Necessitas (La Nécessité).


Quatre verbes

Par ailleurs, les quatre personnages sont accompagnés de la formule en quatre verbes qui fera florès dans les Roues de la Fortune (ici, elle a probablement ajoutée par un second copiste) :

  • a Regno (Je règne) : le Roi du haut ;
  • b Regnavi (J’ai régné) : l’homme de droite, qui tombe;
  • c Regnabo (Je règnerai) : l’homme de gauche, qui monte ;
  • d Sum sine regno (Je suis sans royaume) : l’homme du bas, déshabillé.

L’image, que nous lisons circulairement, est donc à l’origine conçue comme un croisement entre deux polarités [6e] : ce pourquoi la numérotation ne suit par l’ordre de la roue, mais celui des deux couples, et se termine par le gisant, accompagné de ce distique ironique :

Oh, l’animal qui rit, va plaider là haut au tribunal, avec ton coeur,
Devant le jour de sa mort, on voit que le sort a changé .

O ridens animal sursum pete corde tribunal
Ante diem mortis patet hec mutatio sortis.


Deux figurations de Jupiter (SCOOP !)

Le dessin présente la rare particularité de comporter, au recto, un premier état resté inachevé.



Roue de la Fortune Fin 11eme Montecassino MS 186 p 146 schema

Dans le premier essai, Jupiter tenait déjà d’une main son bident, et de l’autre un fleuron, dont la feuille de gauche est tournée vers le haut et celle de droite, flétrie, vers le bas : manière peu lisible de représenter les biens et les maux.

Dans le dessin définitif, l’artiste a rajouté la couronne, éliminant la confusion visuelle avec Dieu le Père. Et il a utilisé l’ajout du couple Fortunium / Necessitas pour illustrer :

  • par les pans du vêtement, le couple « Vers le haut / vers le bas » :
  • par le collier très original, sorte de petite poulie avec un lacet à deux boules, dont Jupiter soulève du bout des doigts celle de gauche.


sb-line

Fortune tournant la Roue

Wheel-of-fortune-12th Moralia in Job, Angleterre, Manchester Rylands University-lat-ms83La roue de Fortune
Moralia in Job, 12ème siècle, Angleterre, Manchester, Rylands University, Lat MS 83

L’introduction de la Reine Fortune tournant la roue élimine l’ambiguïté sur la figure sommitale : c’est bien le même Roi qui perd sa couronne à droite, puis la récupère à gauche sous forme de bonnet. Il perd aussi, un après l’autre, les deux fleurons qu’il tient en main.

Celles-ci rappellent étrangement le dessin initial de Montecassino. Il n’est pas impossible que le prototype commun soit la représentation carolingienne du Mois de Mai tenant deux plantes (Mai = Majus, le plus grand des Mois, comme Jupiter est le plus grand des Dieux) :

855 ca Martyrologium de Wandalbert de Prum Biblioteca Vaticana Cod. Reg. Lat. 438 fol 10v MaiLe mois de Mai, fol 10v
Martyrologium de Wandalbert de Prum, vers 850, Biblioteca Vaticana Cod. Reg. Lat. 438

Sur l’évolution de la représentation du mois de Mai, voir 5.6 Un cas d’école : le Printemps et la promenade en barque

La roue de Fortune Hortus Deliciarum 1180 ca fol 215rLa roue de Fortune, Hortus Deliciarum, vers 1180 fol 215r (reproduction du XIXème siècle)

L’idée se développe ici sur deux registres [6f] :

  • en haut le Roi sage, Salomon, se fait montrer un jeu de marionnettes qui signifie, comme le dit le texte, la « vanité des vanités » ;
  • en bas, on voit le Roi assis en haut de la roue perdre en deux étapes sa couronne, puis remonter en deux autres étapes.



La roue de Fortune Hortus Deliciarum 1180 ca fol 215r detailCe Roi est désigné ainsi :

Le roi couronné répandant abondamment des richesses

Rex diadematus pecuniis copiose dilatus

L’intéressant est que, tout en perdant son statut de « Deus ex machina » (puisqu’il est maintenant impliqué dans le cycle), il a conservé les attributs de Jupiter que sont les deux outres, strictement identiques, tandis qu’un bol débordant de pièces a été rajouté sur ses genoux.

Les deux figures citées dans le texte de Boèce, le roi Crésus et Jupiter, ont fini par se condenser en une seule, celle du mauvais roi dilapidateur, l’anti-Salomon en quelque sorte.

Comme le résume Jean Luc Gauthier :

« La posture du roi sur la roue, où il siège comme sur un trône, fait de l’instrument mobile un véritable trône éjectable pour les rois terrestres, en opposition au trône stable, localisé sous l’arcade de l’église, du roi-sage (Salomon), figure du Christ ». ([6f], p 104).


sb-line

Le mauvais roi

Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 66 p 60La Roue de Fortune (détail)
Historia de origine regum anglorum, Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 066 p 60

Le conflit entre Fortune et Sagesse est ici matérialisé par les deux reines latérales :

  • Fortuna à gauche actionne la roue ;
  • Sapientia à droite la freine.

Fortuna est inscrit, à nouveau, à gauche du roi sommital : il ne faut pas comprendre que ce roi représente une seconde fois la Fortune, mais plutôt qu’il regarde du côté du Hasard, et tourne le dos à la Sagesse.

L’image illustre une histoire des Rois d’Angleterre. Comme le note Jean Wirth [6c] :

« ll faut donc interpréter le petit bonhomme à la tunique courte qui distribue ses dons au sommet de la roue comme un méchant despote, distinct des sages rois d’Angleterre. »

On remarquera les fleurons bleus qui sortent des deux pièces d’or (ainsi que de la couronne). L’artiste a probablement voulu fusionner la très vieille image du « Jupiter à deux fleurons » avec une iconographie plus contemporaine (et anglaise) qu’il utilie quelques pages plus loin :

Cambridge, Corpus Christi College, 12eme MS 66 p 66 Le Roi WodenLe roi légendaire Woden et sa généalogie [6g]
Historia de origine regum anglorum, Cambridge, Corpus Christi College, 12eme, MS 066 p 66

Le père des rois anglais tient dans sa main un bulbe doré florissant, qui représente sa descendance. C’est à ma connaissance la plus ancienne apparition du motif, qui sera largement, par la suite, réutilisé dans l’iconographie mariale pour illustre la généalogie de Jésus (voir 7 Disques au féminin).


E Les médaillons théoriques

Dans des images à but démonstratif, le schéma à deux médaillons peut illustrer d’autres triades, ou se réduire à la simple mise en balance de deux notions.

Les trois vertus théologales

Springer Trinitas Creator Annus fig 18Vienne, ONB cod 1367 fol 92v, Springer [1], fig 18

Le schéma à deux disques induit une hiérarchie implicite : la Charité est la vertu principale, suivie de la Foi puis de l’Espérance.


Les douze Vertus du baptistère de Parme

Antelami 1196 Vertus Portail Du Jugement Baptistere de ParmeVertus, Antelami, 1196, Portail Du Jugement, Baptistere de Parme [1a]

De manière tout à fait unique, ces deux bas-reliefs se font face de part et d’autre du portail Ouest, et deux autres similaires de part et d’autre du Portail Nord. La sélection des quatre Vertus principales, et du couple de vertus secondaires que chacune exhibe, ne correspond à aucune hiérarchie connue.


Les disques des Vertus

Phylactere provenant de l'abbaye de Waulsort, vers 1160, musee de NamurPhylactère provenant de l’abbaye de Waulsort, vers 1160, musée de Namur

Dans le carré central, entourée par le Tétramorphe, se trouve une figuration très originale des roues d’Ezéchiel :

  • ROTA UNA HABENS IIII FACIES
  • ROTA IN MEDIO ROTA

Les quatre lobes hébergent les quatre vertus cardinales, figures ailées portant des disques qui les définissent :

  • en haut CHARITAS déclare, par ses deux disques, qu’elle est « Dilectio Dei » et « Dilectio Proximi » (Amour de Dieu, Amour du Prochain) ;
  • à gauche SPES et son disque PRAEMIUM rappellent l’adage d’Avicenne : Spes praemium respicit, l’Espoir reçoit sa récompense ;
  • à droite HUMILITAS se dit EXALTATIO (élévation) :
  • en bas, FIDES porte d’une main la cuve baptismale et de l’autre un livre avec l’inscription ~FES TIO. Selon Philippe VERDIER ([1b], p 147), il faut lire Confessio dans le sens du Credo (confiteor unum baptisma, je cois en un seul baptême), mais il s’agit plus probablement de Professio (au sens de Professio fidei, profession de foi).


Le couple Faculté/ volonté

Hortus deliciarum Char de l'avarice 1159-75 fol 203vChar de l’Avarice (c’est à dire le Diable), fol 203v Hortus deliciarum Char de la Misericorde 1159-75 Facultas Voluntas fol 204rChar de la Miséricorde (c’est à dire le Christ), fol 204r

Hortus deliciarum, 1159-75

Dans ce bifolium, l’Avarice tient dans sa main droite une griffe à trois dents, et dans sa main gauche des pièces de monnaie. Le texte dans la couronne extérieure la décrit ainsi :

L’avarice vit misérablement dans un vêtement sordide et tient un croc à trois dents à cause de sa rapacité

Male vivit sordido cultu avaritia et tenet in manu tridentem propter rapacitatem


La Miséricorde montre à égalité de hauteur deux couronnes sur lesquels sont inscrit « Facultas » et « Voluntas ». Comme l’explique Gérard Cames [7], il s’agit de l’illustration très précise d’un sermon de Saint Augustin sur la Charité :

« Dieu couronne la disposition intérieure là où il ne trouve pas la faculté ». Les deux couronnes récompensent également celui qui peut faire la Charité comme celui qui ne peut pas, mais en a la volonté. »


Un emboîtement de disques

Philosophie et arts liberaux Bible de Saint Thierry, Reims, BM ms 3 f.25Philosophie et arts libéraux, Bible de Saint Thierry, 1100-25, Reims, BM ms 23 f.25

L’image du disque est ici généralisée pour décrire une hiérarchie à deux niveaux :

  • PHYLOSOPHYA auréolé tient deux demi-disques, et siège sur un troisième, lesquels hébergent PHISICA, LOGICA et ETHYCA,
  • chaque partie tient des petits disques marqués du nom des différentes sous-parties.


Alcuin. Disputatio de rethorica et de virtutibus, sapientissimi regis Karoli et Albini magistri. BM Valenciennes. Ms.404 (386) fol 53r gallicafol 53r
Alcuin. Disputatio de rethorica et de virtutibus, sapientissimi regis Karoli et Albini magistri. BM Valenciennes. Ms.404 (386) fol 53v gallicafol 53v

 Alcuin, Disputatio de rethorica et de virtutibus sapientissimi regis Karoli et Albini magistri, 9ème siècle, BM Valenciennes. Ms.404 (386) gallica.

L’image résume la classification établie par Alcuin à l’usage de Charlemagne.


F Cas particuliers

1150-75 Frontispice Rois BM St Omer 001 fol 125Frontispice de 1Rois, Bible, 1150-75, BM St Omer MS 001 fol 125r, IRHT

Elchana est assis entre ses deux femmes :

  • Phenenna à sa droite, qui lui avait donné plusieurs enfants ;
  • Anna, son épouse préférée, mais stérile.

Ses deux disques dorés symbolisent ici le sacrifice qu’il faisait chaque année, à Silo :

« Le jour où Elcana offrait son sacrifice, il donnait des portions de la victime à Phénenna, sa femme, et à tous ses fils et à toutes ses filles; et il donnait à Anne une double portion, car il aimait Anne, et Yahweh l’avait rendue stérile » 1Samuel, 1,4

La piété d’Anne lui vaut finalement d’être enceinte du prophète Samuel, montré ici à l’intérieur de son ventre.



1150-75 Frontispice Rois BM St Omer 001 fol 125 ensemble
On pourrait s’étonner que l’illustrateur n’ait pas représenté deux disques côté Anne, pour illustrer la « double portion ». Mais la balance est en fait quadruplement bénéficiaire pour Anne, puisque le seul médaillon de Samuel équilibre les quatre médaillons des filles de Phenenna.



Références :
[0a] William Tronzo “Moral Hieroglyphs: Chess and Dice at San Savino in Piacenza,” Gesta, 16/2, 1977, 15 26 https://www.academia.edu/9640094/_Moral_Hieroglyphs_Chess_and_Dice_at_San_Savino_in_Piacenza_Gesta_16_2_1977_15_26
[0b] Simona Cohen « Transformations of Time and Temporality in Medieval and Renaissance Art » https://www.researchgate.net/publication/337561652_Transformations_of_Time_and_Temporality_in_Medieval_and_Renaissance_Art
[0c] Lech Kalinowski « Salomon et la Sagesse. Remarques sur l’iconographie de la Création du monde dans les Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe du Musée Condé à Chantilly » Artibus et Historiae, Vol. 20, No. 39 (1999), pp. 9-26 (18 pages) https://www.jstor.org/stable/1483572
[0d] Cette composition très intéressante est commentée sur le site de la Bibliothèque de St Omer :
https://bibliotheque-numerique.bibliotheque-agglo-stomer.fr/notices/item/1684-homelies-sur-l-ancien-testament?offset=1#menu-top
[1] Peter Springer « Trinitas-Creator-Annus: Beiträge zur mittelalterlichen Trinitätsikonographie » Wallraf-Richartz-Jahrbuch Vol. 38 (1976), pp. 17-45 https://www.jstor.org/stable/24657178
[1a] Dorothy F Glass « The Sculpture of the Baptistery at Parma: Context and Meaning, » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 57/3 (2015): 255-91.
https://www.academia.edu/23007402/_The_Sculpture_of_the_Baptistery_at_Parma_Context_and_Meaning_Mitteilungen_des_Kunsthistorischen_Institutes_in_Florenz_57_3_2015_255_91
[1b] Philippe VERDIER, Un monument inédit de l’art mosan du XIIe siècle : la crucifixion symbolique de la Walters Art Gallery (Baltimore), dans Revue Belge d’Archéologie & d’Histoire de l’Art, t. XXX, 1961, p. 115-175 https://www.acad.be/sites/default/files/downloads/revue_tijdschrift_1961_vol_30.pdf
[3a] Marcello Angheben, « Les reliquaires mosans et l’exaltation des fonctions dévotionnelles et eucharistiques de l’autel », Codex aquilarensis, 32, 2016, p. 171-208. https://www.academia.edu/36781851/_Les_reliquaires_mosans_et_l_exaltation_des_fonctions_d%C3%A9votionnelles_et_eucharistiques_de_lautel_Codex_aquilarensis_32_2016_p_171_208
[3b] Susanne Wittekind, « Altar – Reliquiar – Retabel: Kunst und Liturgie bei Wibald von Stablo » p 234 et 266 https://books.google.fr/books?redir_esc=y&hl=fr&id=ViweFAQetvcC&q=operatio#v=snippet&q=operatio&f=false
[4] François Boespflug, Yolanta Zaluska, « Le dogme trinitaire et l’essor de son iconographie en Occident de l’époque carolingienne au IVe Concile du Latran (1215) », Cahiers de Civilisation Médiévale Année 1994 37-147 pp. 181-240 https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1994_num_37_147_2591
[5] Jane E. Rosenthal « Three Drawings in an Anglo-Saxon Pontifical:Anthropomorphic Trinity or Threefold Christ? » the Art Bulletin Vol. 63, No. 4 (Dec., 1981), pp. 547-562 https://www.jstor.org/stable/3050163
[5a] Verbum, id est sapientia nata, disponens omnia, erat in principio, rerum scilicet creandarum, antequam aliquid fieret. In hoc videlicet æternaliter erat Verbum, ut esset principium, id est origo et causa futurorum ; quod quidem ipsum de semetipso ait: Ego principium, qui ei loquor vobis (Joan. viiI). Ac si dicat : Ego sum illa superna sapientia, in cujus dispositione omnia prius conduntur mente, quam compleantur opere. Unde et scriptum est : Qui fecit quae futura sunt. Et alibi : Omnia in sapientia fecisti (Psal. cxxx).
[5b] Hoc autem Verbum a quo natum sit, id est cujus sapientia sit, determinat Evangelista, dicens : Et Verbum erat apud Deum, tanquam sapientia in ipso cujus est.
[5c] At ne sapientia ista Dei aliud, quam Deus putaretur, sicut hominis vel angeli sapientia aliud est quam homo ipse vel angelus, cui per accidens inest, addit : Et ipsum Verbum erat Deus.
[5d] Tria disjunctim dixerat, illa conjunctim recapitulat, ut ad sequentia transeat. Hoc scilicet Verbum, existens Deus, erat in principio apud Deum.
[5e] Quarum autem rerum ipsum Verbum esset principium, ostendit, scilicet omnium naturarum postea factarum. Et hoc est : Omnia per ipsum facta sunt.
[5f] Je mentionne pour le plaisir une autre source textuelle, qui ne peut être qu’une étrange coïncidence (le manuscrit grec n’a été diffusé en Occident qu’au XVIème siècle) :
« Voyez la grenade entourée d’une écorce : l’intérieur se compose d’un grand nombre de petites cellules que séparent des membranes légères, et qui contiennent plusieurs grains. Ainsi, l’esprit de Dieu contient toutes créatures, et cet esprit, avec toutes les créatures, est dans la main de Dieu. Or, les grains, renfermés dans la grenade, ne peuvent voir ce qui est au delà de l’écorce, puisqu’ils sont dans l’intérieur ; ainsi, l’homme renfermé dans la main de Dieu, avec tous les autres êtres, ne peut apercevoir Dieu lui-même. » Théophile d’Antioche, « A Autolyque », I, 5
[5g] Communication personnelle.
[5h] Bene a dextris altaris apparuit, quia et adventum veri sacerdotis, et mysterium sacrificii universalis et coelestis doni gaudium annuntiabat. Sicut enim per sinistram praesentia, sic per dexteram saepe bona pronuntiantur aeterna…
[5i] … juxta illud in laude sapientiae: Longitudo dierum in dextra ejus, in sinistra illius divitiae (Prov. III).

Jacques-Paul Migne, Patrologiae Cursus Completus: Series Latina: Sive, Bibliotheca …, Volume 186 p 47 https://books.google.fr/books?id=PsA_AQAAMAAJ&pg=PA49&dq=bona+pronuntiantur+aeterna,+juxta+illud+in+laude+sapientiae

[6] François Boespflug « Une histoire de l’Eternel dans l’art, Dieu et ses images »
[6b] Paul Courcelle, « La Consolation de philosophie dans la tradition littéraire » p 142 https://archive.org/details/laconsolationdep0000cour/page/142/mode/1up
[6d] Du Cange, « Glossarium ad Scriptores mediæ et infimæ Latinitatis, etc. » , p 512 https://books.google.fr/books?id=PzOyLefRyiIC&pg=RA2-PA511&dq=fortunium
[6e] Suzanne Reichlind, « Middle age german poems on Fortuna », dans « The End of Fortuna and the Rise of Modernity » édité par Arndt Brendecke, Peter Vogt , 2017, p 23 https://books.google.fr/books?id=DSY-DwAAQBAJ&pg=PA23
[6f] Pour une analyse complète de l’image, voir Jean Luc Gauthier, « La sedes fortunae : logiques figurales et dynamiques historiques de la roue de fortune (XIe-XIVe siècles) » p 99 https://corpus.ulaval.ca/jspui/bitstream/20.500.11794/22882/1/28463.pdf

3 Le globe solaire

24 avril 2022

Dans quelques cas bien repérés, le globe ne représente pas la Terre, mais le Soleil.

Article précédent : 2 Les anges aux luminaires



Le globe d’Hélios à Rome

Apollo-Helios casa apolline Pompei Museo nazionale naplesApollon-Hélios provenant de la Casa Appoline, Pompéi, Musée National, Naples

Dans la fresque de Pompéi, Hélios-Appolon auréolé et couronné de sept rayons tient :

  • d’une main le fouet de son char,
  • de l’autre le globe bleu du cosmos marqué du khi platonicien (équateurs terrestre et céleste, voir Majestas Dei et astronomie ).

Antonianus d'Aurelien 270-75 (RIC V 64)
Antonianus d'Aurelien 270-75

Antoninien d’Aurélien (270-75)

Lorsque Aurélien introduit dans l’Empire le culte unificateur du Soleil invaincu (sol invictus), celui-ci est représenté piétinant ses ennemis,

  • soit en combattant, tenant une torche et un arc,
  • soit en vainqueur, levant le bras droit et tenant dans la gauche le globe du pouvoir.



Antonianus de probus 276-282Antoninien de Probus, 276-282.

Sous Probus est attribué à Sol invictus l’iconographie du char d’Hélios. Le dieu est debout, tenant de la main gauche la lance et le bouclier (ce n’est pas un globe).


Synthèse sur le globe d’Hélios, à Rome :

  • il a été conservé presque uniquement sur des monnaies ;
  • il n’est jamais présent lorsqu’Hélios est figuré sur son  char ;
  • il n’est jamais marqué d’une croix, sauf tout à la fin, à l’époque de la conversion de Constantin.



Le globe d’Hélios à Byzance

 

Mosaic_in_Maltezana_at_Analipsi,_Astypalaia,_5th_c_AD,_Pantokrator_zodiac_waves_seasons_Astm04b Mosaic_in_Maltezana_at_Analipsi,_Astypalaia,_5th_c_AD,_Pantokrator_zodiac_Astm20

Le Soleil Pantocrator, le Zodiaque et les Saisons
Mosaïque de Maltezana, Analipsi (Ile d’Astypalaia), 5ème siècle.

Hélios est ici représenté en buste avec sa couronne à sept rayons, toujours avec sont fouet dans la main droite et son globe bleu céleste dans sa manche gauche. C’est un des tous premiers exemples d’une composition nouvelle (où du moins dont il ne reste aucune trace païenne) : le Soleil au milieu du cercle du Zodiaque, avec les quatre Saisons aux écoinçons.



Le globe d’Hélios en Palestine

 

Mosaique de Hamat-Tiberias (seconde synagogue) fin 4eme siecle ZodiaqueMosaïque de Hamat-Tiberias (seconde synagogue), fin du 4ème siècle

On retrouve cette composition dans plusieurs synagogues de la Palestine byzantine, entre le 4ème et le 6ème siècle. Le médaillon central reprend l’iconographie du Sol invictus sur son char, avec son auréole, ses sept rayons et son fouet.

Cette représentation figurée et antiquisante, très surprenante dans un contexte spécifiquement juif, a fait l’objet d’interprétations contradictoires [0] :

  • appropriation locale du Sol Invictus pour représenter Dieu, un des exemples de l’imprégnation juive de l’époque par la culture gréco-latine – les inscriptions de la mosaïque sont en grec (Erwin Goodenough) ;
  • bien au contraire, preuve d’un séparatisme juif par rapport aux Chrétiens qui rejetaient comme païenne la représentation du Zodiaque (Steven Fine, « Art and Judaïsm », 2010).

Après avoir résumé les cinq principales interprétations, Benjamin W. Anderson ([1], p 66 et ss) rappelle la description par Flavius Josèphe du temple d’Hérode :

« Les sept lampes (tel était le nombre des branches du chandelier) représentaient les planètes, puisqu’elles surgissaient en même nombre du candélabre ; les pains sur la table, au nombre de douze, le cercle du zodiaque et l’année ; tandis que l’autel des parfums, par les treize épices odorantes dont il était rempli, venant de la mer des terres inhabitables et inhospitalières, signifiait que toutes choses sont de Dieu et pour Dieu. » Josephus, Bellum Judaicum, V.210-218

J’emprunte à Anderson sa conclusion raisonnable :

« tandis qu’il n’y avait aucune raison particulière de représenter le zodiaque ou d’autres iconographies ptolémaïques à l’intérieur des églises de l’Antiquité tardive, le souvenir du temple d’Hérode et la libéralisation croissante des attitudes juives envers les arts figuratifs, à cette époque, suffisent à expliquer la présence du zodiaque dans ces synagogues. »

Reste le point qui nous intéresse : la mosaïque de Hamat-Tiberias est le tout premier exemple du soleil debout sur son char et tenant un globe bleu, qui plus est quadriparti. Le contexte juif excluant toute référence à la croix, cette quadripartition mérite explication.


Le globe quadriparti d’Hélios 


Denier Domitien 88-96Denier de Domitien, 88-96 Constance II 348-351 RIC 129 (VIII, Antioch)Constance II 348-351 RIC 129 (VIII, Antioche)
  • Dans le contexte païen de la monnaie de Domitien, le croisement orthogonal des deux équateurs n’est qu’une variante (rare) du khi platonicien ;
  • Dans la monnaie de Constance, il devient un symbole christique, associé au Phénix de la Résurrection.  

Une représentation hébraïque du Firmament (SCOOP !)

Mosaique de Hamat-Tiberias (seconde synagogue) fin 4eme siecle Helios

Comme dans les monnaies romaines, le globe quadriparti garde sa valeur astronomique  :  on distingue d’ailleurs, à l’intérieur des quadrants, un motif en étoile (six points dorés autour d’un septième).

Mais pourquoi alors avoir rajouté, à l’extérieur de la sphère, un couple croissant / étoile qui n’apparaît dans aucune monnaie romaine ? On trouve quelquefois une étoile isolée (monnaie de Constance II) ou bien, dans le cas très particulier du Denier de Domitien, les sept étoiles de la Grande Ourse (voir 1 Epoque romaine).

Ce détail a en fait une grande importance. Il prouve que le globe ne représente pas seulement  la sphère céleste, royaume du dieu Hélios ; mais qu’il a été récupéré pour illustrer un concept spécifiquement hébraïque : le Firmament tel qu’il est décrit dans la Génèse, peuplé au quatrième jour par les étoiles et les deux luminaires :

« Dieu dit:  » Qu’il y ait des luminaires dans le firmament du ciel pour séparer le jour et la nuit; qu’ils soient des signes, qu’ils marquent les époques, les jours et les années, et qu’ils servent de luminaires dans le firmament du ciel pour éclairer la terre. Et cela fut ainsi. Dieu fit les deux grands luminaires, le plus grand luminaire pour présider au jour, le plus petit luminaire pour présider à la nuit; il fit aussi les étoiles » Génèse, 14, 18.

Ainsi la figure centrale, si proche en apparence d’Hélios, a été récupérée de manière transitoire pour représenter Dieu créateur du Monde. Cette iconographique spécifiquement juive a totalement disparu par la suite.



Le Ptolémée du Vatican

Ce manuscrit byzantin exceptionnel, réalisé durant l’iconoclasme, est actuellement daté des années 750. Des indices dans les tables numériques laissent penser qu’il recopie un modèle plus ancien, sans doute du 4ème siècle. Je m’appuie encore ici sur les éléments présentés par Benjamin W. Anderson dans sa thèse [1].

 

750 ca Vat. Gr. 1291 fol 9r, Tables faciles de PtolemeeTable du Soleil
Vers 750, Tables faciles de Ptolémée, Vat. Gr. 1291 fol 9r

Cette table montre, sur trois anneaux concentriques, les douze signes du zodiaque, les douze mois personnifiés et des figurines nues, blanches et noires, symbolisant le jour et la nuit. Le diagramme était valable pour une année seulement (impossible malheureusement à déterminer précisément) et indiquait, par exemple, que « le soleil entrerait dans le Bélier le 20 mars, vingt minutes après la fin de la cinquième heure du soir ». ([1], p 110).


750 ca Vat. Gr. 1291 fol 9r, Helios et tables du Soleil Tables faciles de Ptolemee detail 583 ca L'empereur Maurice Tiberius Ceinture de Kyrenia METMédaillon de l’empereur Maurice Tiberius (Détail de la ceinture de Kyrenia) vers 583, MET, New York

Le médaillon central est très comparable à certains médaillons impériaux byzantins. Hélios, avec sa couronne à sept pointes, tient dans sa manche gauche un globe bleu et un fouet, qui se recourbe deux fois pour suggérer, de manière sans doute délibérée, une sorte de croix patriarcale ([1], p 108). Le timon du char (absent sur le médaillon de Maurice Tiberius) est une autre trouvaille élégante permettant de christianiser la vieille formule du « sol invictus »

De même que l’Empereur byzantin porte le globe de son pouvoir terrestre (ici surmonté d’une Victoire offrant une couronne de lauriers), de même le Dieu solaire porte l’emblème de son royaume céleste, dont tout au long de l’année il visite les douze provinces.

« Il serait certainement faux de décrire la figure centrale de la table du Soleil comme un portrait de l’empereur régnant (donc de Constantin V). Mais on peut à juste titre la décrire comme une représentation de la fonction impériale dans toute sa portée cosmique. Ainsi la tension entre la loi cosmique intemporelle et la spécificité d’une année donnée, que traduit l’ensemble de la table solaire, se retrouve dans la figure centrale, à la fois soleil cosmique et basileus terrestre, ce dernier plus comme principe que comme personne. Cela peut difficilement être un accident. Nous avons répété ci-dessus les raisons de croire que le Ptolémée du Vatican était une commande impériale. » ([1], p 111).


750 ca Vat. Gr. 1291 fol 9r, Helios et tables du Soleil Tables faciles de Ptolemee detailTable du Soleil, fol 9r 750 ca Vat. Gr. 1291 fol 47r Lune et table des epactes, Tables faciles de PtolemeeTable de la Lune, fol 47r

Le manuscrit contient un diagramme jumeau, dédié à la Lune et permettant le calcul des épactes (nombre de jours à ajouter à l’année lunaire pour qu’elle soit égale à l’année solaire). Aux quatre chevaux correspondent deux boeufs, dont les cornes font écho au croissant du diadème. Séléné tient un fouet dans la main droite et probablement les rênes dans la main gauche. La présence de cette image jumelle invite à ne pas inverser les termes : l’artiste n’a pas cherché à représenter Hélios en empereur byzantin, mais a repris des figurations bien établies de Séléné et d’Hélios, cette dernière ayant par ailleurs été récupérée par l’iconographie impériale.


Le globe solaire médiéval

 

10eme Saint-Gall, Stiftsbibliothek, MSSol, p 107 10eme Saint-Gall, Stiftsbibliothek, MS 902 p 106Luna, p 106

10ème siècle, Saint-Gall, Stiftsbibliothek, MS 902

Côté occidental, on trouve dans ce manuscrit carolingien pratiquement les mêmes figures (avec des torches à la place des fouets), preuve de la large diffusion de la formule.



1000 ca Aratus Boulogne BM MS 0188 fol 32v IRHTLe Soleil et la Lune
Phénomènes d’Aratus, traduction par Germanicus, vers 1000, Boulogne, BM MS 088 fol 32v

Les illustrations de ce manuscrit recopient un manuscrit carolingien de l’époque de Louis le Pieux (814-40) [2]. Cette page n’y figure pas, mais il pourrait s’agir d’une page disparue, auquel cas cette figuration serait pratiquement contemporaine du Ptolémée du Vatican. La Lune suit cependant un modèle différent : son char est vu de côté et, au lieu du fouet habituel, elle tient à deux mains un grand calame. Les illustrations ne suivent pas le texte d’Aratus [3], ce qui rend ce détail impossible à expliquer.

Une autre particularité est que les chevaux d’Hélios sont identifiés individuellement, par un extrait d’un commentaire de Stace par Lactance [4], décrivant de droite à gauche les quatre chevaux. Juste avant cet extrait, le texte de Lactance précise :

On dit que Phébus a quatre chevaux, dont les noms sont Zantheus, Zantus, Etheus et Dios. Soit les quatre saisons de l’année, soit les quatre commutations du jour : par là, ces noms mêmes montrent comment le soleil change selon les heures du jour.

Quattuor equos fertur habere Phoebus; quorum nomina, haec sunt, Zantheus, Zantus, Etheus et Dios. Vel quattuor tempora anni vel quattuor commutationes diei; unde et ipsis nominibus ostenditur quomodo sol muteter per diurnas horas.


1055-56 Ripoll Hyginvs, Astronomica (c) vat reg lat 123 fol 164rSol, fol 164r Luna, fol 187r

Astronomica d’ Hyginus, 1055-56, copié à Ripoll, (c) Biblioteca Apostolica Vaticana Reg lat 123

Dans cette copie catalane, la Lune tient une torche à la main gauche, comme dans le manuscrit de Saint Gall, et un fouet dans la main droite. Pour le Soleil en revanche, le copiste a rompu la symétrie et remplacé le fouet par un fleuron. Il ne s’agit pas d’une erreur – puisqu’il a très bien compris la torche et le fouet de la Lune – mais d’une modification intentionnelle : le globe, non plus bleu mais gris, a été probablement compris comme une figure de la Terre, florissante grâce au Soleil.


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La tapisserie de Gérone 

 

1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail soleilDies solis 1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail luneDies Lunae

Tapisserie de la Création, vers 1100, cathédrale de Gérone

Selon plusieurs auteurs, c’est le manuscrit de Ripoll qui aurait inspiré les figures de part et d’autre de cette grande tapisserie de la Création, toujours avec les quatre chevaux pour le Soleil et deux boeufs pour la Lune.

Le Soleil est représenté tenant son sceptre et son fouet dans sa main droite, et dans sa main gauche un globe marqué d’une petite croix. On l’explique en général par la nécessité de christianiser une figure païenne [5], étrange nécessité qui ne s’était jamais manifestée auparavant. Si l’on remarque que l’apparition de cette croix s’accompagne de celle des roues à quatre rayons, il est logique de penser que l’artiste a plutôt voulu insister, par ces quaternités, sur le rôle du Soleil comme maître des Saisons (idée qui était d’habitude seulement portée par les quatre chevaux). Le globe aurait donc ici un sens cosmique limité : le royaume du Soleil, mais réduit à la gestion des Saisons.


1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail annusAnnus

En haut au centre de la tapisserie, Annus porte lui-aussi un disque dans sa manche gauche, qui est clairement la roue de l’Année, avec ses douze points sur le pourtour. Le bâton dans sa main droite et son manteau de voyageur soulignent sa marche perpétuelle ([5a], p 66).



1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone schema 1
Hansueli F. Etter [6] explique la place insolite du Soleil, entre les mois de Février et de Mars, par le fait que c’est le moment de l’année où les jours commencent à rallonger. Il remarque aussi que les trois médaillons forment un triangle équilatéral autour de la roue centrale, qui illustre la Création du Monde. Les numéros indiqués sont ceux des jours de la Genèse : on notera que le troisième est manquant (la Création de la Terre et des plantes) et qu’ils ne se suivent pas, mais sont plutôt disposés selon des symétries gauche-droite et haut-bas. Sur cette disposition très inhabituelle, qui témoigne d’une recomposition en profondeur, voir l’étude de Jacques Paul [7].

A noter que le médaillon marqué en orange contient une seconde occurrence du couple Soleil/Lune, en buste :
1100 ca Tapisserie Cathedrale de Gerone detail division des eaux
Il s’agit ici d’illustrer le Jour 4 : la création des deux luminaires, ainsi que des étoiles, venant peupler le firmament qui a été créé au jour 2.

Mais le plus grand mystère de la tapisserie de Gérone reste sa composition d’ensemble, puisque tout la partie inférieure manque : il est clair en tout cas que le cycle de la Création ne se situe pas au centre de la tapisserie, mais seulement au centre du registre supérieur, le registre inférieur étant perdu.


La reconstruction de Swanson

Parmi toutes les reconstructions proposées, celle de Rebecca Swanson ([8], p 210 et ss) est la plus simple et la plus convaincante :

  • aux angles les fleuves du Paradis (en bleu sombre) ;
  • sur les côtés, les mois (en bleu clair) dans l’ordre des aiguilles de la montre ;
  • en haut, Annus au centre des quatre saisons ;
  • en complément, deux héros, Samson et Hercule, représentant une constellation de Printemps (le Bouvier) et une constellation d’Eté (Hercule) ; deux autres constellations (en rose) auraient figuré en bas, par symétrie.

Pour le bord inférieur, Swanson présume qu’une autre quaternité aurait fait pendant aux Saisons du haut, et propose les quatre Eléments (en gris), autour d’un médaillon central restant à déterminer.

Une autre reconstruction (SCOOP !)

J’ai représenté ici ma propre proposition, qui s’appuie sur le fait que les médaillons latéraux ne représentent pas le Soleil et le Lune astronomiques, mais « DIES SOLIS » et « DIES LUNAE », les jours de la Semaine associés à ces dieux antiques . Or le manuscrit de Ripoll comporte justement, dans les pages qui suivent les médaillons SOL et LUNA, cinq autres médaillons représentant les autres planètes, personnifiées à la mode antique (fol 170 a 174 [9] ) .

La tapisserie aurait ainsi comporté, dans son registre inférieur, un second cycle disposé dans l’ordre des aiguilles de la montre (en jaune) : celui des sept planètes, ou plutôt des sept jours de la semaine.

Ainsi la tapisserie de Gérone permettait de contempler deux cycles :

  • en haut celui des Mois entourant la Grande Semaine de l’Ancien Testament, la Création (en bleu clair), celle-ci recomposée selon des symétries en croix (en vert) ;
  • en bas celui des Jours entourant l’Invention de la Croix, en référence à la semaine-glé du Nouveau Testament : la semaine sainte, entourant les scènes de l’Invention de la Croix. 


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Autres globes solaires médiévaux

 

1050-1100 Scholium de duodecim zodiaci signis et de ventis BNF Latin 7028 fol 154Scholium de duodecim zodiaci signis et de ventis, 1050-1100, BNF Latin 7028 fol 154 .

On retrouve ici le même diagramme, facilement christianisé en modifiant, du salut à la bénédiction, le geste de la main droite. La couronne à sept rayons a été remplacée par une couronne à douze rayons, évoquant les mois mais aussi les apôtres. Quant au globe « céleste et impérial », il est ici marqué d’une étoile à huit branches , le symbole habituel du Soleil dans les computs ([10], p164) : manière de signifier qu’Hélios est désormais subordonné à Christos.

Bianca Kühnel ([10], p167) s’étonne qu’une telle image synthétique, fusionnant les deux figures du Christ (au centre des quatre évangélistes) et d’Hélios (au centre des quatre saisons) ne soit pas apparue avant cette date relativement tardive.

J’ai montré par ailleurs (voir Majestas Dei et astronomie) que la Majestas Dei du Codex aureus de Saint Emmeran effectuait cette synthèse dès l’époque carolingienne, mais d’une manière allusive et poétique, dans un manuscrit de grand luxe destiné à la cour. Sans doute la synthèse ostensible d’attributs païens et chrétiens aurait-elle été jugée scandaleuse dans des cercles moins érudits.

Bianca Kühnel ([10], p 169) fait l’hypothèse intéressante que la fusion des deux types de schémas, astronomiques et religieux, au tournant de l’an mil, aurait à voir avec les grandes peurs eschatologiques qui caractérisent cette période.


<>Bibel aus St. Kastor in Koblenz, Pergament (Foto: © Rheinisches Bildarchiv Köln, rba_c004316)Dieu créateur (Frontispice de la Genèse)
Bible de saint Castor de Coblence, 1100-25, Pommersfelden, Schlossbibliothek, Inventar-Nr. Cod. 333-334

Le même globe solaire à huit rayons, complété par l’inscription « Fiat lux », représente ici le Cosmos au moment de sa création. L’image respecte les trois zones classiques des Majestés ottoniennes (voir 1 Mandorle double dissymétrique) :

  • la Terre,
  • le Ciel (en bleu, sous l’Arc en Ciel)
  • le Ciel du Ciel (en vert), lieu de l’Eternité où résident les anges aux encensoirs et les lettres alpha et omega.

Le texte du haut commente cette zone immuable :

Ici (sur cette enluminure) la création des choses a donné à tous son être propre.

Omnibus esse suum dedit hic conceptio rerum


Le texte du bas s’applique à la zone sous l’arc-en-ciel, zone des mouvements réglés par le Seigneur-Soleil :

L’année instable court sur ses traces. Le jour lui-même n’est rien sinon la présence du Soleil.

Annus non stabilis sua post vestigia currit. Ipse dies nichil est nisi quod presentia solis.


1055-86 Bible de st Hubert BRB MS II 1639 fol 6v BruxellesFrontispice de la Genèse
1055-86 Bible de st Hubert BRB MS II 1639 fol 6v Bruxelles

Cette illustration est intéressante pour ses deux petits globes, chacun ayant une signification différente.
Autour du Christ, les quatre médaillons représentant les Eléments sont organisés, de haut en bas, dans l’ordre croissant du « poids » que Platon leur attribue dans le Timée :

  • le Feu (poids VIII) tient dans ses mains le croissant de la Lune et le globe du Soleil ;
  • l’Air (poids XII) tient un cor symbolisant les vents et un globe représentant « le ciel supérieur qui, selon Adalbold, est joint à la convexité de la sphère céleste » ([11], p 226) ;
  • l’Eau (poids XVIII) tient une rame et un vase qui se vide ;
  • la Terre (poids XXVII) tient une bêche et un plant.



Article suivant : 4 Paires de globes 

 

Références :
[0] Sur la résistance rabbinique au culte de Sol Invictus, voir le chapitre 4 de Emmanuel Friedheim « Rabbinisme et paganisme en Palestine romaine – Etude historique des Realia talmudiques (Ier-IVème siècles) » 2006 https://www.academia.edu/15275612/Rabbinisme_et_paganisme_en_Palestine_romaine_Etude_historique_des_Realia_talmudiques_Ier_IV%C3%A8me_si%C3%A8cles_?email_work_card=title
[1] Benjamin W. Anderson « World Image after World Empire: The Ptolemaic Cosmos in the Early Middle Ages, ca. 700-900 » Phd 2012 https://repository.brynmawr.edu/dissertations/51/
[4] John M. Burnam « The Placidus commentary on Statius by Lactantius Placidus » , 1901 https://archive.org/details/placiduscommenta23lact/page/16/mode/2up?q=nona+hora+
Textes de l’image :

 

Nam Zantheus interpretatur rubeus et mane sol rubet.
Xantus floridus; et tertia hora diei sol quasi floret dum inquo (in quartam) profectus est.
Etheus aereus est in meridie sol igneus et ferventior videtur et ideo quasi aereus.
Dios clarus et nona hora descendente sole clarior liquet esse

[5a] Simona Cohen « Transformations of Time and Temporality in Medieval and Renaissance Art » https://www.researchgate.net/publication/337561652_Transformations_of_Time_and_Temporality_in_Medieval_and_Renaissance_Art
[6] Hansueli F. Etter « The Creation Tapestry of Girona (Spain) from around 1100: When Paganism, Judaism, Christianity and Islam were United » 2020
[7] « La tapisserie de la Création. Étude sur la signification d’une œuvre d’art » dans Jacques Paul , « DU MONDE ET DES HOMMES » https://books.openedition.org/pup/7037?lang=fr
[8] Rebecca Swanson, « La nova identitad del tapis de la Creatió » dans Carles Mancho, « El brodat de la Creació de la Catedral de Girona » 2018
[10] Bianca Kühnel « The End of Time in the Order of Things : Science and Eschatology in Early Medieval Art. », 2003
[11] Richard H.Putney, « Creatio et redemptio : the Genesis monogram of the St Hubert Bible »

1 Globes en main

23 avril 2022

De taille plus importante que le disque palmaire (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ), le globe tenu à main gauche est presque toujours un insigne de pouvoir : du Christ-Roi, d’un Archange, d’un Ange, ou encore de Lucifer. Après un panorama rapide de ces cas, cet article examinera quelques exceptions.

Le Globe du Christ-Roi

Dans l’immense majorité des cas, le globe dans la main gauche du Seigneur porte une marque christique ou est surplombé d’une croix : il extrapole le globe du Pouvoir à la Royauté cosmique, dont procède la Royauté terrestre.

Antependium Bale 1015-22 Cluny_Museum_ParisAntependium de Bâle, 1015-23, Musée de Cluny (détail).

Au centre de ce devant d’autel, les deux donateurs (l’empereur Henri II et son épouse Cunégonde) se prosternent aux pieds du Christ, désigné comme :

Roi des Rois et Seigneur des Seigneurs

Rex regum et D(omi)n(u)s dominantiu(m)

Il porte dans sa main gauche un globe frappé d’un chrisme entre l’alpha et l’omega, qui symbolise ce pouvoir suprême et éternel.

  • A sa droite; l’archange combattant, Michaël porte à main gauche l’étendard et à main droite un globe marqué seulement d’une petite croix, emblème classique des archanges qui souligne leur pouvoir militaire, comme nous le verrons plus bas ;
  • A sa gauche, l’archange Gabriel, celui de l’Annonciation, ne s’occupe pas de combattre, mais de transmettre la parole de Dieu : ce pourquoi il tient dans sa main droite son bâton de messager, et tend la paume gauche vers l’avant, dans un geste de prise de parole.

Cette composition savante [1] témoigne de la codification très précise, à l’époque ottonienne, du globe comme figure du pouvoir.

Sacramentaire du moine Ratmann 1159 HildesheimSacramentaire du moine Ratmann (reliure), 1159, Trésor d’Hildesheim

Dans cette image du pouvoir suprême, le Christ est debout, foulant aux pieds « le lion et l’aspic » (Psaume 91,13). Il tient dans sa main gauche un livre avec l’inscription « Je suis le Seigneur, Votre Seigneur ». Le globe qu’il élève de sa main droite symbolise sa présence universelle, comme le précise l’inscription à l’intérieur : « Je remplis le ciel et la terre » Jérémie 23-24.

L’inscription du pourtour récapitule tous ces thèmes :

« Seigneur, qui règnes sur toutes choses, qui écrases ceux qui s’opposent à toi, et qui rejettes ceux qui ne sont pas avec toi, sauve-nous, humbles créatures, nous t’en supplions, bienveillant ».


Heinrich_V Chasse de Charlemagne, ap 1182-1215, Cathedrale Aix la ChapelleL’Empereur Heinrich V, Châsse de Charlemagne, 1182-1215, Cathédrale d’Aix la Chapelle 1205-Chasse-de-Notre-Dame-de-Tournai-par-Nicolas-de-VerdunChrist en majesté, Châsse de Notre-Dame de Tournai, Nicolas de Verdun, 1205

L’Empereur, vice-roi du Christ ici-bas, ne diffère de lui que par la couronne (substitut terrestre de l’auréole) et le geste de la main droite : l’un place sous son sceptre ses terres, l’autre sous sa bénédiction la Terre : deux nuances du globe crucigère.


Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 fol 12vDieu envoyant l’Archange Gabriel à Marie, fol 12v Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 fol 14Majestas Dei, fol 14

Psautier Shaftesbury, Angleterre, 1225-50, British Library Lansdowne 383

Ce psautier baigne dans l’imagerie royale : couronne ou chrisme marqué REX.


Le globe dans la main

La position du globe, à main gauche puis à main droite, est ici particulièrement intéressante.

Dans la première image, Dieu ordonne de la main droite à l’Archange d’aller, en compagnie de l’Esprit Saint en approche, porter son message à Marie : le globe crucigère, à main gauche, indique à la fois le pouvoir royal et la direction à prendre, celle de la Terre (ce pourquoi il est vert et nuageux).

Dans la seconde image en revanche, le globe est passé dans la main droite au dessus de la donatrice prosternée, qui se présente donc par la droite du Christ : cette position, contraire à l’humilité, est habituellement celle du don – pour que le Christ puis recevoir l’objet de la main droite – ou de l‘invitation – en réponse à la main bénissante (voir 2-3 Représenter un don ). Or ici nous ne sommes dans aucun des deux cas.

Par sa dorure, le globe prend une connotation plus abstraite, comme insigne du pouvoir divin. Il y a de fortes présomptions que la donatrice soit Adeliza de Louvain, veuve du roi d’Angleterre Henri I. Elle serait donc représentée ici en tant que veuve, quittant l’autorité du Roi pour se soumettre désormais aux commandements du Christ-Roi. Quoiqu’il en soit, il est clair que cette image très exceptionnelle a une forte composante biographique.


Le globe du Créateur

Elevé au ciel de la main gauche plutôt que tenu à hauteur de taille, le globe prend une nuance cosmique, sans la notion d’incommensurabilité que portait le disque digital miniature (voir 2 Une figure de l’Incommensurable).

Apocalypse Douce 1265 -70 _Christ_proclaimed_by_the_elders Bodleian Ms180 p.039Dieu acclamé par les Vieillards, Apocalypse Douce, 1265 -70, Bodleian Ms180 fol 039 Breviary of Chertsey Abbey Bodleian Library MS. Lat. liturg. d. 42 fol 11rBréviaire de l’abbaye de Chertsey, vers 1300,Bodleian Library MS. Lat. liturg. d. 42 fol 11r

Le globe terrestre en T commence à se populariser à partir de 1250 : c’est le lointain prémisse de la formule dite du Salvator Mundi qui n’apparaîtra que deux siècles plus tard (voir 7 Le Christ debout et le globe).


Gossouin_de_Metz_Image_du_Monde 1320-25 BnF, Français 146 fol 136v Gallica
Gossouin de Metz, L’Image du Monde, 1320-25, BnF, Français 146 fol 136v, Gallica.

Dans cette image à vocation encyclopédique, la globe blanc quadriparti représente la Création en général, détaillée en dessous sous forme d’un emboîtement de sphères (pour leur description, voir 5 L’âge d’or des Majestas).


Missel du cardinal Betrand de Deux 1335 Vat Arch. Cap.S.Pietro.B.63 fol 188vMissel du cardinal Bertrand de Deux, 1335, Vat Arch. Cap.S.Pietro.B.63 fol 188v

Dieu en Majesté est ici entouré des neuf hiérarchies angéliques. Ni leur ordre, ni leurs attributs, ne sont parfaitement fixés [1a]. On peut néanmoins proposer la lecture suivante, de haut en bas et de droite à gauche :

  • 9 SERAPHINS : en rouge, au plus près du Seigneur ;
  • 8 CHERUBINS : avec des couronnes ;
  • 7 TRONES : représentés en Juges, avec leur calotte rouge ;
  • 6 DOMINATIONS : avec des clés ;
  • 5 PRINCIPAUTES : avec des portes fortifiées ;
  • 4 PUISSANCES : avec des lettres cachetées ;
  • 3 VERTUS : luttant contre des démons ;
  • 2 ARCHANGES : priant ;
  • 1 ANGES (gardien) : assistant les mourants


Missel du cardinal Betrand de Deux 1335 Vat Arch. Cap.S.Pietro.B.63 fol 188v detailDétail Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2 fol 322v

Le globe est constitué de neuf couches colorées autour de la Terre, qui évoquent les niveaux de la hiérarchie angélique, mais aussi probablement d’autres hiérarchies appréciées par la pensée médiévale. A noter que les couleurs suivent un ordre précis, qu’on retrouve dans l’arc-en-ciel du bas, au dessus de la Terre fracturée qui figure les Limbes contenant les âmes des Justes.

Plus tardif, le schéma cosmique de Tübingen dessine au centre une Terre composée de deux hémisphères – Ertreich (le royaume terrestre) et Helle (l’Enfer) – d’où partent quatre hiérarchies à neuf niveaux  :

Hiérarchie Angélique Humaine Cosmique Infernale
1 Angeli Michahel Luna Stagnum ignis
2 Archangeli Gabrihel Mercurius Terra oblivionis
3 Virtutes Bichtiger Venus Terra tenebrosa
4 Potestates Bischoff (évêque) Soll Tartarus
5 Principatus Fursten (prince) Mars Gehenna
6 Dominationes Herren (seigneurs) Jupiter Erebus
7 Troni Apptln (apôtres) Saturnus Barathrum
8 Cherubin Ppheten (prophètes) Cherubin Styx
9 Seraphin Seraphin Seraphin Archeronta (Achéron)
9 Heiligen (saints) Patriarches Flegethon (Phlégéton)


Les globes poitevins

Les fresques du Baptistère St Jean et Ste Radegonde

baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers_intérieur1Fresques 11ème siècle
Baptistère St Jean et Ste Radegonde, Poitiers.

Ces fresques très complexes, où diverses époques se mêlent, ont été débrouillées par Marc Thibout [2]. Au dessus de l’arc triomphal, on rencontre la scène assez rare de l’Ascension du Christ, entre deux anges et les apôtres.


baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers Roi offrant globe au Chist triomphant debut 13eme baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers Constantin offrant globe et sceptre au Chist triomphant

En contrebas, se trouvaient quatre cavaliers, dont l’un est désigné par l’inscription « Constantin ». Les deux les mieux conservés chevauchent en tenant un globe de la main gauche ou de la main droite, l’autre main tenant les rênes ou le sceptre dans le cas de Constantin. Il n’est donc pas douteux qu’il s’agisse d’un globe impérial. Le « cavalier Constantin », assez fréquent dans l’art roman de l’Ouest de la France, résulte probablement d’une assimilation entre cet empereur et le premier des quatre Cavaliers de l’Apocalypse.

Y. Labande-Mailfert [3], se basant sur des commentaires d’Orose et d’Adam Scot, identifie quant à elle ces cavaliers à l’ensemble des souverains chrétiens qui « accourent vers le centre pour offrir au Christ un monde, image des terres qu’ils gouvernent ».


baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers debut 13eme Chist triomphant PoitiersFresque du XIIIème

Dans l’abside, le Christ élève le globe impérial dans sa main gauche. La fresque, quoique plus récente que celles des quatre cavaliers, recouvre des fresques antérieures. Il n’est donc pas impossible que le globe dans la main du Christ soit celui que les cavaliers lui ont apporté.

L’originalité de ce programme iconographique pourrait expliquer la fréquence de ces globes élevés de la main gauche, dans d’autres fresques poitevines.


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Les globes de Sainte Radegonde de Poitiers

13eme refait au 19eme Sainte Radegonde PoitiersFresque du 13ème, refaite au 19ème
Eglise Sainte Radegonde, Poitiers

Il est impossible de porter un jugement sur la fresque de la voûte, très vigoureusement « restaurée » vers 1850 par Honoré Hivonnait. On ne connaît pas l’état initial des trois disques :

  • celui que le Christ présente dans sa manche gauche,
  • celui que la Vierge en dessous élève dans sa main droite
  • celui dans la main gauche du Christ en buste :

Eglise Sainte-Radegonde, Poitiers


Eglise_Sainte-Radegonde_de_Poitiers_131 cle de voute de la chapelle Sainte-Madeleine Eglise Sainte-Radegonde, Poitiers.

Chapelle Sainte-Madeleine, fin XIIIème, Eglise Sainte-Radegonde, Poitiers

La chapelle Sainte-Madeleine présente dans sa clé de voûte un Dieu trônant et portant un petit globe dans sa main gauche, au dessus des symboles des quatre Evangélistes et des huit consoles en forme de têtes de rois et de reines.

Dans ce contexte particulier d’une ancienne salle capitulaire, il est probable que le globe a ici sa valeur impériale (le Roi des Rois) plutôt que la valeur cosmique d’un disque palmaire.



Le globe de l’archange

525-550 Archange-Byzantine_ivory British MuseumArchange, Ivoire byzantine, 525-550, British Museum

On pense que ce panneau formait probablement un diptyque avec un panneau représentant l’Empereur Justinien, auquel l’archange remettait ce globe crucigère : il s’agit donc d’un globe impérial habituel, emblème du pouvoir sur la Terre, mais délégué par Dieu à l’empereur.


Christus-Maria-Diptychon. Constantinople 550 ca Staatliche Museum, Berlin

Diptyque du Christ et de Marie, Constantinople, vers 550, Staatliche Museum, Berlin

Ici en revanche, le globe non crucigère, mais marqué par deux grands cercles orthogonaux; représente le globe céleste, royaume de Marie reine des Cieux.


383-88 Solidus de Maximus British museumSolidus de Magnus Maximus, 383-84, British Museum

Nous avons vu apparaître ce globe en X dans les mains de deux co-empereurs divinisés, comme symbole flatteur, à l’antique, d’un pouvoir de type cosmique (voir 1 Epoque romaine ). Dans ce cas particulier, la forme en X favorisait l’idée d’union et de cohésion du pouvoir, tandis que la forme en croix aurait pu suggérer une partition. Remarquons aussi que, graphiquement, la forme du X se prête à la préhension latérale et par dessous.


dittico_di_murano,_avorio,_500-550_ca Museo Nazionale ravennaDiptyque de Murano (détail), 500-550, Museo Nazionale, Ravenne

Deux siècles plus tard, cette composition byzantine montre, de part et d’autre de deux anges élevant une croix dans un clipeus à l’antique, deux archanges tenant un étendard cruciforme. Le fait que l’artiste n’ait  pas représenté les deux globes marqués d’une croix, montre une claire séparation des symboles dans le monde byzantin :

  • le globe en X, lu désormais comme un khi, représente le pouvoir céleste du Christ ;
  • le globe crucifère représente le pouvoir terrestre de l’Empereur.

Auparavant divinisé (« deus » ou « filius dei »), l’empereur byzantin n’est plus que le représentant du Christ sur terre, partageant son pouvoir avec le patriarche.


Archange Gabriel steatite byzantine Museo Bandini Fiesole
Archange Gabriel, stéatite byzantine, Museo Bandini Fiesole

Herbert L. Kessler [3a] pense que ce globe est un miroir reflétant l’image de Dieu, et rapproche cette représentation très exceptionnelle d’un texte du Pseudo-Dionysius décrivant la hiérarchie qui englobe tous les êtres :

« Une hiérarchie a Dieu comme chef de toute compréhension et action. Elle contemple en permanence la beauté de Dieu. Elle porte en elle la marque de Dieu. La Hiérarchie fait de ses membres des images de Dieu à tous égards, des miroirs clairs et sans tache reflétant l’éclat de la lumière primordiale et même de Dieu lui-même. Elle garantit que lorsque ses membres ont reçu cette pleine et divine splendeur, ils peuvent ensuite transmettre cette lumière, généreusement et conformément à la volonté de Dieu, aux êtres plus bas dans l’échelle. » Pseudo-Dionysius, L’échelle divine [3b]

Situé au sommet de la hiérarchie angélique, l’archange est le premier maillon de cette chaîne de miroirs.


Cefalu-duomo-Madonna-archangels avant 1148Mosaïque de Cefalù, avant 1148

On voit ici dans les mains des archanges Michel et Uriel le globe byzantin sous sa forme médiévale la plus courante (une croix en haut d’un mont), en alternance avec l’autre symbole beaucoup plus rare dans les mains de Raphaël et Gabriel (une croix entre deux monts).


1263 Jugement particulier Pesee des ames San Pellegrino BominacoJugement particulier, 1263, San Pellegrino, Bominaco

A Bominaco, l’archange Michel effectue le Jugement particulier d’un défunt [4] derrière un meuble en forme d’autel : d’où une ambiguïté visuelle entre le globe archangélique et une hostie. Le monogramme (la croix en haut du mont) a probablement été choisi pour son contraste avec le fléau incliné : il exprime l’ordre divin du monde, délivré de Satan et remis en équilibre.



Le globe de l’ange

A l’époque carolingienne

Ange Lorsch, debut IXeme MS Vat Lat Pal 1719 fol 8Angelus Domini
Abbaye de Lorsch, début IXème MS Vat Lat Pal 1719 fol 8

Ce dessin, dans un blanc d’un manuel scolaire, est intéressant par le mot CELUM inscrit à l’intérieur du globe : il s’agit donc bien d’un emblème de pouvoir, mais du pouvoir dans le Ciel.


820-830 Stuttgarter Psalter Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek, Cod. Bibl. 2o 23, fol. 107v
La troisième tentation du Christ, Psaume 91, Psautier de Stuttgart, 820-830, Stuttgart, Wurttembergische Landesbibliothek, Cod. Bibl. 2o 23, fol. 107v

Dans cette image contemporaine, le globe bleu « semblable à un miroir » ( Kessler [3a]) représente ici encore le Ciel, plus précisément la domination céleste offerte au Christ par les anges, par opposition à la domination terrestre (les objets dorés) offerte par le diable lors de la troisième tentation.

L’association entre le Psaume 91 et la Tentation du Christ tient à ce que que, dans le texte de Matthieu, le Diable cite explicitement le psaume lors de la deuxième tentation :

« il lui dit: Si tu es Fils de Dieu, jette-toi en bas; car il est écrit: Il donnera des ordres à ses anges à ton sujet; Et ils te porteront sur les mains, De peur que ton pied ne heurte contre une pierre. «  Matthieu, 4,6


Sacramentaire de Drogon 845-855 MS lat. 9428, fol. 43v
Sacramentaire de Drogon 845-855 MS lat. 9428, fol. 43v

Cet autre globe bleu carolingien constitue une énigme iconographique : on a proposé une patène (en écho au calice dans lequel Ecclesia recueille le sang du Christ) ou un miroir ( Kessler [3a]), et on a exhumé des textes contemporains permettant de relier ces objets au personnage de Nicodème. Or le texte primordial concernant Nicodème est son dialogue avec Jésus, où ce dernier lui explique la signification de la Crucifixion :

« Si vous ne croyez pas lorsque je vous parle des choses de la terre, comment croirez-vous quand je vous parlerai des choses du ciel ? Car nul n’est monté au ciel sinon celui qui est descendu du ciel, le Fils de l’homme. De même que le serpent de bronze fut élevé par Moïse dans le désert, ainsi faut-il que le Fils de l’homme soit élevé,afin qu’en lui tout homme qui croit ait la vie éternelle. » Jean 3,12-15

Le serpent de bronze est bien là, au pied de la croix. Alors pourquoi pas le globe du Ciel dans les bras de Nicodème ?


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Dans l’orfèvrerie rhénane et mosane

Le globe est parfois décerné à de simples anges, sans doute par assimilation avec celui des archanges. Exceptionnellement, ce disque représente une hostie.

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Chasse de St Heribert 1146-60 , eglise de Deutz (Cologne)Chasse de St Héribert 1146-60 , église de Deutz (Cologne)

Les quatre anges lateraux portent un disque marqué d’une croix selon les quatre combinaisons gauche/droite et main nue/main voilée. La couleur bleu ciel confère aux disques une valeur cosmique, et exclut qu’il s’agisse d’hosties.



Chasse de St Heribert 1160 ap , eglise de Deutz (Cologne) toitLa même châsse présente sur un des pans du toit d’autres possibilités de combinaisons, dans les émaux comme dans les figures en repoussé.


Phylactere mosan 1160-70 ca Cleveland museum of artPhylactère mosan, 1160-70, Cleveland Museum of Art

Ici les quatre anges féminisés représentent les Vertus. Les globes de diverse couleurs font écho au globe rouge de l’Enfant, tout en constituant des sortes de « jokers » graphiques qui évitent de donner à chaque Vertu son attribut spécifique.


Petit triptyque Dutuit 1150 ca Petit PalaisPetit triptyque Dutuit, vers 1150, Petit Palais

Ce petit reliquaire montre, de part et d’autre des reliques de la vraie Croix, deux anges en pied portant le roseau et la lance. En haut des volets avec les reliques des douze apôtres, deux autres anges portent un disque à main nue, de la main gauche et de la main droite.

M.Angheben ([5], p 99) voit dans ces disques des hosties, et identifie ces anges à celui dont il est question dans la prière du « Supplices » :

« Nous vous en supplions, Dieu tout-puissant, ordonnez que ces offrandes soient portées par les mains de votre saint Ange sur votre autel céleste, à la vue de votre divine majesté »

« Supplices te rogamus, omnipotens Deus, jube hæc perferri, per manus sancti Angeli tui, in sublime altare tuum in conspectu divinæ majestatis tuæ »

L’interprétation théologique de cet ange transportant les offrandes est très obscure [6], et il n’en existe pas de représentation certaine. Le seul cas où un disque mosan est indiscutablement une hostie est celui-ci :

Croix mosane 1150-75 Walters art museum BaltimoreCroix mosane 1150-75 Walters art museum Baltimore

L’ange qui exhibe une hostie blanche et un ciboire est ici une allégorie de l’Espoir (SPES), de même que son compagnon portant un agneau représente l‘Innocence et le troisième avec une cuve baptismale la Foi. Isoler l’ange du haut pour y voir celui du Supplices est donc difficile, d’autant que la main de Dieu située en dessous contrarie l’idée de l’autel céleste et du regard de Dieu.


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L’ange du « Supplices »

1100-20_Tavant_Eglise_Fresque_abside photo J.Mossot structurae.netAbside, 1100-20, église de Tavant (photo J.Mossot, structurae.net)

Marcello Angheben ([7], p 145) reconnaît également l’ange du Supplices dans les figures difficilement lisibles, en bas à gauche de la Majestas Dei de l’abside. Leurs gestes d’offrande, en contrebas de la figure divine, viennent  à l’appui de cette interprétation.


Un cinéma eucharistique (SCOOP !)

Une large frise divise le ciel de l’abside en deux registres, chacun montrant la même succession de couches colorées :

  • en haut sont placés les deux Animaux qui volent, l’Ange et l’Aigle ;
  • en bas on trouve tout ce qui marche : les deux autres animaux (le Lion et le Taureau), la procession des trois anges, flanqués par deux figures composites (séraphins par leur six ailes, chérubins par les boules de feu sous leurs pieds).

Le fait que les anges processionnaires se soient posés au premier étage de ce ciel à deux étages renforce l’idée qu’il sont montés depuis le rez-de-chaussée, à savoir l’autel terrestre où se déroule l’Eucharistie.



1100-20_Tavant_Eglise_Fresque_Anges gauche
La gestuelle des trois anges décompose en trois temps l’idée d’élévation :

  • le premier tient le ciboire à deux mains, en dessous de la ligne d’horizon ;
  • le deuxième élève une hostie de la main gauche ;
  • le troisième élève l’hostie des deux mains, dans le geste de l’Ostension.



1100-20_Tavant_Eglise_Fresque_Anges droite
Les trois anges de la partie droite, malheureusement très abimés, montrent des gestes différents, mais qui semblent suivre une logique similaire :

  • le premier (en partant de la droite) est illisible ;
  • le deuxième tient une coupe de sa main gauche baissée, en élevant sa main droite vide ;
  • le troisième élève la coupe de la main gauche, avec le même geste de la main droite.

Les anges de Tavant pourraient donc bien être une décomposition en six figures de l’ange du Supplices montrant à Dieu les offrandes : à gauche l’hostie, à droite le vin.


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Dans une fresque tyrolienne

Castel Appiano (pres Bolzano)chapelle du chateau 1200 ca
Castel Appiano (près Bolzano), chapelle du château, vers 1200

Ces deux anges présentant dans leurs mains couvertes un globe à la Vierge à l’Enfant semblent une simplification des archanges byzantins, avec suppression de la lance et position inclinée due au manque de place : l’idée étant de reconnaître Marie, sur son trône, comme Reine des Cieux.



softalpin-kultur-slider-fresken-3
Dans cette chapelle très exigüe, les globes lumineux formaient comme un rappel, de part et d’autre de Marie, des fenêtres latérales autour de la fenêtre centrale.


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Une iconographie très spécifique, où deux anges portent les disques du Soleil et de la Lune, fait l’objet du chapitre suivant : 2 Les anges aux luminaires.

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Le globe de Lucifer

12eme Le Createur entre Lucifer et St Michel BSB Ambrosius Ambrosii hexaemeron libri VI - BSB Clm 14399 fol 1v12eme, Le Créateur entre Lucifer et St Michel, BSB Ambrosius Ambrosii hexaemeron libri VI – BSB Clm 14399 fol 1v

Lucifer est ici monté sous deux aspects :

  • avant sa chute, à la droite du Créateur, avec son sceptre et son globe d’archange ;
  • après sa chute, en bête sauvage capturée par Saint Michel archange.


Hortus Delciarum Premier jour de la creation 1 et 2

Dieu créant les anges, Lucifer en gloire
Hortus deliciarum, 1159-75, brûlé en 1870, fol 3r

Texte du haut :

Dieu tout puissant et bon se trouve en haut, gérant les choses divines

omnipotens dominus divina bonus gerens exstat

Textes du bas :

Lucifer, sceau de la perfection, plein de sagesse et d’une beauté parfaite, dans les délices du Paradis

paraphrase d’Ezéchiel 28,12

Lucifer signaculum similitudinis plenus sapientia et perfectus decore in deliciis paradisi

Tu étais le chérubin oint pour protéger; je t’avais placé sur la sainte montagne de Dieu

Ezéchiel 28,14

tu cherub extentus et protegens et posui te in monte sancto Dei

Lucifer en gloire porte son sceptre et  son globe d’archange protecteur. Le monticule placé sur ses pieds illustre « la sainte montagne de Dieu ».

Hortus Deliciarum Premier jour de la creation 3 et 4Hortus deliciarum, 1159-75, dessin de Christian Moritz Engelhardt (1812), dans R. Green, Herrad of Hohenbourg: Hortus Deliciarum, fol 3v

Le verso de la page montrait la suite et la fin de l’histoire [8], où Lucifer déchu n’a plus de globe :

Scène du haut :

« Lucifer conçoit son plan contre le créateur »

Sur la banderole déroulée :

« Je monterai dans les cieux; au-dessus des étoiles de Dieu, j’élèverai mon trône; je m’assiérai sur la montagne de l’assemblée, dans les profondeurs du septentrion; je monterai sur les sommets des nues, je serai semblable au Très-Haut ! » Isa. 14:13-14

Ce texte explique pourquoi Lucifer ne tient plus les insignes du pouvoir  : il élève ses mains nues vers le haut entre  deux anges complices, dans la posture conventionnelle de l’Ascension (et il commence à déployer ses ailes).

Scène du bas :

« Michel et ses anges combattaient contre le dragon; et le dragon et ses anges combattaient; mais ils ne purent vaincre, et leur place même ne se trouva plus dans le ciel. » Apocalypse 12:7

Texte à gauche de Lucifer:

« Letifer ou Satanas ou Diabolus tombe avec ses conspirateurs, à savoir les démons, comme la foudre du ciel. Autrefois, il était semblable au Très-Haut, maintenant il n’est même plus égal au plus bas, c’est-à-dire aux êtres humains ».



Autres significations

Dans de rares exemples le globe porté à main gauche n’est pas un emblème du Pouvoir.

Dans l’Apocalypse de Trèves

Une pierre blanche

Trierer_Apokalypse_fol_8v Pergame 800-50Fol 8v, Apocalypse de Trèves, codex 31 880-900-Apocalypse-de-Cambrai-BM-Cambrai-Ms.-386-fol-4v-Smyrne IRHTFol 4v,Apocalypse de Cambrai, BM Ms 386

L’Eglise de Pergame, 800-50

Dans ces deux seuls exemplaires connus d’une Apocalypse carolingienne, l’illustrateur de Cambrai, en recopiant celui de Trèves, a rajouté un « globe » dans la main gauche de l’ange. Il sert ici à particulariser l’épisode de Pergame grâce à un détail caractéristique du texte, la pierre blanche :

« A celui qui vaincra, je donnerai de la manne cachée; et je lui donnerai une pierre blanche, et sur cette pierre est écrit un nom nouveau, que personne ne connaît, si ce n’est celui qui le reçoit. » (Apocalypse 2,17).


Le symbole des Nations

Trierer_Apokalypse_fol_33r Nations 800-50
Jean et le roseau d’or, fol 33r
Apocalypse de Trèves, 800-50, Staatsbibliothek Trier Cod 31

Les personnages du bas illustrent le passage :

« Puis on me dit:  » II faut encore que tu prophétises sur beaucoup de gens : nations, langues et rois.  »

Apocalypse 10, 11

et dicunt mihi oportet te iterum prophetare populis et gentibus et linguis et regibus multis

Les rois ont pour attribut une couronne, et les langues des mains qui s’agitent. Le troisième attribut, le globe tenu dans la manche droite (marqué d’une croix ou du motif des deux monts) est donc l’attribut distinctif des nations.


Trierer_Apokalypse_fol_61r Agneau et arbre de vie 800-50Fol 61r, Apocalypse de Trèves, 800-50, Staatsbibliothek Trier Cod 31 880-900-Apocalypse-de-Cambrai-BM-Cambrai-Ms.-386-fol-43 Agneau et arbre de vie IRHTFol 43, Apocalypse de Cambrai, BM Ms 386

La Jérusalem céleste, avec l’Agneau et l’Arbre de vie

« Les nations marcheront à sa lumière, et les rois de la terre y apporteront leur magnificence » Apocalypse 21,24

On reconnaît à gauche la figuration des nations avec leur globe au motif à deux monts, cette fois complété par une croix (Trèves) ou une boucle (Cambrai).

Ces exemples ont l’intérêt de montrer que tenir le globe dans la manche n’implique pas un caractère sacré : c’est ici un signe de respect envers un emblème profane.


1060 BNF 12117 fol 106v1060, BNF 12117, fol 106v

Cette page illustre la Chronologie biblique établie par Saint Jérôme [9]. A gauche de la chouette incarnant la Sagesse figure Salomon, tête de liste du Quatrième âge (colonne de gauche). La colonne de droite, le Cinquième Age, ne liste que des rois païens sans iconographie précise : ils sont illustrés par un roi générique, dont les deux disques ornés de signes étranges évoque des nations lointaines.


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Dans le Commentaire sur l’Apocalypse

Bodleian-Library-MS-Bodl-352_00024_fol-5v_reducedVers 1150, Allemagne MS. Bodleian 352 fol 5v

Ce Commentaire sur l’Apocalypse très spécial (lointain descendant du type de l’Apocalypse de Trèves) propose trois disques différents.

Un bonnet

Dans l’image concernant l’église de Laodicée, le disque bleu tenu de la main droite vers le bas est un bonnet, qui va avec la tunique bleue tenue par un autre aide :

« je te conseille de m’acheter de l’or éprouvé par le feu, afin que tu deviennes riche; des vêtements blancs pour te vêtir et ne pas laisser paraître la honte de ta nudité… » Apocalypse 3,18


Une pierre précieuse

Dans la main gauche de Dieu, le disque rouge qui fait cependant au livre rouge représente probablement le jaspe et la sardoine qu’évoque le texte juste au dessus :

« Celui qui était assis avait un aspect semblable à la pierre de jaspe et de sardoine » Apocalypse 4,3


Une hostie

Bodleian-Library-MS-Bodl-352_00025_fol-6r_reducedVers 1150, Allemagne MS. Bodleian 352 fol 6r

Dans l’image suivante, le livre grandit et devient doré :

Puis je vis dans la main droite de Celui qui était assis sur le trône un livre écrit en dedans et en dehors, et scellé de sept sceaux. Apocalypse 5,1

La couleur dorée rend sacré et abstrait ce livre que l’artiste renonce à représenter.

L’agrandissement et la dorure contaminent également l’objet de la main gauche, que la proximité avec deux des coupes dorées des Vieillards apparente à une hostie. A noter l’objet bleu de forme variable qu’ils tiennent dans l’autre main, et qui n’est autre qu’une harpe :

« les vingt-quatre vieillards se prosternèrent devant l’Agneau, tenant chacun une harpe et des coupes d’or pleines de parfums, qui sont les prières des saints. » Apocalypse 6,8


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Dans le Cantique des cantiques 

Frontispice-du-Cantique-des-cantiques-Reichenau-vers-1000-Bamberg-Staatsbibloithek-Bibl.22-fol-5rFrontispice du Cantique des cantiques, Reichenau, vers 1000, Bamberg Staatsbibliothek Bibl.22 fol 5r

Cette illustration, la plus ancienne connue du Cantique des Cantiques, constitue la partie droite d’un bifolium à l’iconographie unique, qui a été très commenté [10]. Je n’aborde ici qu’un détail ordinairement négligé, le disque dans la main gauche du Seigneur.

La mandorle circulaire constitue l‘initiale O de la première phrase du Cantique des Cantiques :

Qu’il me baise des baisers de sa bouche.

Osculetur me osculo o(ris sui).

Le texte, qui se poursuit au verso, est agrémenté des commentaires d’Alcuin (pseudo-Isidore). Celui-ci interprète le verset 4 : « Entraine-moi après toi; courons ! Le roi m’a fait entrer dans ses appartements » de la manière suivante :

Pour que je te suive en montant au ciel
Confiante en la joie à l’intérieur de la patrie céleste.

Ut te ascendentem in caelum sequar
Fide in gaudia caelestis patriae interna.

C’est pour illustrer ce commentaire que l’artiste a adapté l’image habituelle de la Majestas Dei :

  • en accentuant l’aspect de véhicule ascensionnel :
    • deux anges (réduits à la tête) retiennent par en haut la coque dorée,
    • deux autres (en pied) traversent cette coque pour soutenir par en bas le globe-siège, très exceptionnel à l’époque ottonienne (voir 4 Art ottonien et Beatus ) ;
  • en montrant à droite l’Eglise dialoguant avec un ange qui s’apprête à lui donner l’accès à l’intérieur de la patrie céleste  :

Frontispice du Cantique des cantiques Reichenau vers 1000 Bamberg Staatsbibloithek Bibl.22 fol 5r detail egliseLes sept enfants noirs qui s’abritent sous son manteau illustrent le verset 5 « Je suis noire mais belle, filles de Jérusalem » tel qu’interprété par Alcuin :

La voix de l’Eglise affligée. Noire dans l’affliction des persécutions, mais belle dans l’ornement de ses vertus.

Vox Ecclesiae de suis pressuris. Nigra in pressuris persecutionum, sed formosa in decore virtutum.

Le détail de l’enfant dont elle voile les yeux traduit probablement le verset suivant : « Ne prenez pas garde à mon teint noir, c’est le soleil qui m’a brûlée » ainsi interprété par Alcuin :

Ne me regarde pas, si j’étais méprisée et rejetée par les hommes à cause de la tempête des tentations

Nolite mirari , si hominibus despecta sim foris ob temptationum æstus


Une logique calligraphique (SCOOP !)

Le copiste a donc suivi, comme il a pu, les interprétations alambiquées d’Alcuin : mais rien, ni dans le texte ni dans le commentaire, n’explique la présence du globe doré.



Frontispice du Cantique des cantiques Reichenau vers 1000 Bamberg Staatsbibloithek Bibl.22 fol 5r schema
L’anneau externe (en bleu) centré sur l’ombilic du Seigneur (voir 3 Mandorle double symétrique ), constitue l’initiale d’Osculetur. Les trois cercles dorés -la mandorle, le globe-siège et le globe dans la main – évoquent les trois O qui suivent : jeu calligraphique confirmé par le O isolé de Oris, qu’il aurait été bien plus lisible de placer au verso.


Frontispice du Cantique des cantiques Reichenau vers 1000 Bamberg Staatsbibloithek Bibl.22 fol 5r schema detailJPG Frontispice du Cantique des cantiques Reichenau vers 1000 Bamberg Staatsbibloithek Bibl.22 fol 5r schema 2

A la rencontre des deux disques à l’intérieur de la capsule divine répond, à l’extérieur, celle des deux O jointifs du baiser et de la bouche.


sb-line

Les disques-donations de Trèves

Deux reliquaires réalisés à Trèves dans la première moitié du 13ème siècle témoignent d’une utilisation très particulière du globe pour symboliser un lieu ayant fait l’objet d’une donation. [11] .

Staurotheque de Mettlach, 1200-46, Eglise Saint Liudwinus, MettlachStaurothèque de Mettlach (revers) , 1200-46, Eglise Saint Liudwinus, Mettlach

Au centre, le Christ élève de la main gauche le globe de son pouvoir.

Dans le registre du haut, l’abbé Folcold, à gauche, présente un globe contenant en bas une muraille et un bâtiment : il s’agit de sa donation, un lieu appelé Losheim (inscrit juste en dessous). A droite l’abbé Johannes et un anonyme présentent le même type de globe, symbolisant leur donation commune.

Dans le registre inférieur, quatre couples de nobles personnages présentent eux-aussi leur donation commune ou leurs donations séparées (troisième couple).


Staurotheque de Saint Matthias, 1243-57, Eglise Saint Matthias, Treves detail
Staurothèque de Saint Matthias (revers), 1243-57, Eglise Saint Matthias, Trèves

Dans cet autre reliquaire, le Christ tenant le globe du pouvoir est représenté deux fois  : au centre en Majesté, et en haut en tant qu’enfant dans les bras de Marie (sedes sapientiae).



Staurotheque de Saint Matthias, 1243-57, Eglise Saint Matthias, Treves detail
Dans le registre inférieur quatre donateurs portent des globes plus simples : la comtesse Jutta , l’Empereur Heinrich III, le fondateur du monastère Liutwinus et l’évêque Everhard.

Dans ce contexte germanique où le globe du pouvoir impérial se voyait partout, les disques-donations constituent un cas particulier de possession, limitée à un lieu bien précis. Sous l’influence du globe cosmique du Seigneur, ils sacralisent et inscrivent dans l’éternité les donations et les donateurs, tous décédés depuis longtemps.


Article suivant : 2 Les anges aux luminaires

Références :
[1] Sur les subtilités des deux vers de l’inscription voir Francis Salet, « L’inscription de l’autel de Bâle (compte-rendu) », Bulletin Monumental Année 1958 116-1 pp. 75-77 https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1958_num_116_1_8761_t1_0075_0000_6
[1a] Barbara Bruderer Eichberg, « Les neuf choeurs angéliques: origine et évolution du thème dans l’art du Moyen Âge » Université de Poitiers CNRS, Centre d’études supérieures de civilisation médiévale, 1998 https://www.persee.fr/doc/civme_1281-704x_1998_ths_6_1
[2] Marc Thibout « Les peintures du baptistère Saint-Jean de Poitiers » Bulletin de la Société nationale des Antiquaires de France 1972 pp 52-54 https://www.persee.fr/doc/bsnaf_0081-1181_1974_num_1972_1_8117
Pour des images détaillées, voir https://foucautalain9.wixsite.com/patrimoine-urbain/single-post/les-peintures-murales-du-baptist%C3%A8re-saint-jean-de-poitiers
[3] Labande-Mailfert Y., « Les peintures murales du baptistère Saint-Jean de Poitiers », Études d’iconographie romane et d’histoire de l’art, Poitiers, 1982, p.247-261
[3a] Herbert L. Kessler « Speculum » Volume 86, Number 1 https://www.journals.uchicago.edu/doi/full/10.1017/S0038713410003477#fn033
[3b] Pseudo-Dionysius, « The Complete Works » traduction Colm Luibheid p 154 https://books.google.fr/books?id=qFLpXKsNeVYC&pg=PA154
[4] Marcello Angheben, « Le Jugement dernier de Fossa dans la perspective des deux jugements », Hortus Artium Medievalium, 21, 2015, p. 406-420. https://www.academia.edu/33768274/_Le_Jugement_dernier_de_Fossa_dans_la_perspective_des_deux_jugements_Hortus_Artium_Medievalium_21_2015_p._406-420
[5] Marcello Angheben, « Les reliquaires mosans et l’exaltation des fonctions dévotionnelles et eucharistiques de l’autel », Codex aquilarensis, 32, 2016, p. 171-208. https://www.academia.edu/36781851/_Les_reliquaires_mosans_et_l_exaltation_des_fonctions_d%C3%A9votionnelles_et_eucharistiques_de_lautel_Codex_aquilarensis_32_2016_p_171_208
[6] FRANÇOIS POHIER « Les mystères liturgiques de la prière « Supplices » » https://www.introibo.fr/Les-mysteres-liturgiques-de-la
[7] Marcello Angheben « Sculpture romane et liturgie », dans P. PIVA (dir.), Art médiéval. Les voies de l’espace liturgique, Paris, 2010, p. 131-179 https://www.academia.edu/33763237/Sculpture_romane_et_liturgie_dans_P_PIVA_dir_Art_m%C3%A9di%C3%A9val_Les_voies_de_l_espace_liturgique_Paris_2010_p_131_179?email_work_card=title
[9] Hieronymi Stridonensis presbiteri Opera omnia: post monachorum Ordinis S. Benedicti e Congregatione S. Mauri apud Garnier Frates et J.P. Migne Successores, 1846 p 873 https://books.google.fr/books?id=l9FQAAAAcAAJ&pg=PA873&dq=a+salomone+usque+ad+roboam&hl=fr&newbks=1&newbks_redir=0&sa=X&ved=2ahUKEwiC-b-RpNn1AhUrzIUKHb9-BzkQ6AF6BAgDEAI#v=onepage&q=a%20salomone%20usque%20ad%20roboam&f=false
[10] Voir par exemple Isabelle Marchesin « Le corps et le salut : quelques aspects de l’illustration du Cantique des cantiques au Moyen Age », dans « Il Cantico dei Cantici nel Medioevo, Atti del convegno Internazionale dell’Università degli Studi di Milano e della Società Internazionale per lo studio del Medioevo Latino, Gargnano, 22-24 maggio 2006 p 287 https://www.academia.edu/6266380/Le_corps_et_le_salut_quelques_aspects_de_l_illustration_du_Cantique_des_cantiques_au_Moyen_Age
[11] Wolfgang Schmid « Die Stifterbilder der Staurotheken von St. Matthias in Trier und St. Liutwinus in Mettlach » https://bfhf.de/wp-content/uploads/2017/06/Stifterbilder-Staurotheken.pdf

8 Autres significations

22 avril 2022

Ce dernier article est consacré aux disques digitaux qui ne sont pas des petits mondes.

Article précédent : 7 Disques au féminin

7-1 Un pain rond ou une hostie

Ce cas se rencontre tout de même, mais bien plus rarement qu’on ne l’a cru.

Un pain

Dittico delle cinque parti, Milano, Museo del Duomo, fine V secoloCène ou repas à Emmaüs, diptyque en cinq parties, fin 5ème siècle, Musée du Duomo, Milan

Le pain rond marqué d’une croix comme une hostie se rencontre dès l’époque paléochrétienne.

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975 Sakramentar aus Fulda Staats Universitatsbibliothek Gottingen, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113rSacramentaire de Fulda, 975, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113r Niedersachsische Staats- und Universitätsbibliothek, Göttingen 1000-10 Sakramentar aus Fulda (Msc. Lit. 1) Staatsbibliotek, BambergSacramentaire de Fulda, 1000-10, Msc. Lit. 1, Staatsbibliotek, Bamberg

Dans ces deux sacramentaires de l’abbaye de Fulda, Saint Martin est représenté donnant son manteau en bas à gauche, et endormi en bas à droite. A la vision qui lui apparaît durant son sommeil, il comprend qu’il a donné son manteau au Christ lui-même.


975 Sakramentar aus Fulda Staats Universitatsbibliothek Gottingen, 2 Cod. Ms. theol. 231 Cim., fol. 113r det

Dans la version la plus ancienne, celle de Göttingen, le Christ en majesté en encore assis sur le globe carolingien, mais sans disque digital : il bénit les calices que lui amènent les trois anges de gauche ; ceux de droite portent dans la main gauche des pains marqués d’une croix. L’image est placé entre l’Offertoire et la Préface de la Messe de l’Ascension : le moment où les fidèles sont sensés apporter leurs offrandes et, avant le IXème siècle, le pain et le vin destinés à l’Eucharistie : ici se sont les anges qui s’en chargent. Le motif des pains marqués d’une croix apparaît à d’autres endroits du manuscrit, et dans d’autres oeuvres du cercle de Fulda (fresques de Neuenburg).

Dans le sacramentaire de Bamberg, plus récent, le globe a été remplacé par la mandorle et les pains, colorés en vert, ont perdu leur croix.

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baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers Daniel et HabacucLes sept anges aux sept plaies
Beatus d’Osma, 1086, Archivo de la Catedral, Cod. 1

« Après cela, je vis s’ouvrir dans le ciel le sanctuaire du tabernacle du témoignage.  Et les sept anges qui ont en main les sept plaies sortirent du sanctuaire; ils étaient vêtus d’un lin pur et éclatant, et portaient des ceintures d’or autour de la poitrine ». Jean 15,5-6

Le copiste a choisi d’illustrer les plaies, au figuré, par les sept hosties brandies par les anges.


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Multiplication des pains et des poissons 12eme Saint Nectaire12ème siècle, Saint Nectaire 1155 60 Eadwine Psalter VetA Morgan MS M.521r Cantorbery detailPsautier d’Eadwine , 1155-60,

Cantorbery MS 661 fol 4v , V&A (détail)

Multiplication des pains et des poissons

Autre scène para-évangélique propice à la multiplication des disques.


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Saint Savin Melchisedek donne le pain et le vin a Abraham
Melchisedek donne le pain et le vin à Abraham
Fresques de Saint Savin, XIIème siècle

Pour souligner qu’il s’agit ici d’une proto-eucharistie, l’artiste a représenté l’hostie comme un petit pain tenu dans la paume [0].


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baptistere St Jean et St Radegonde Poitiers Daniel et HabacucDaniel et Habacuc
Baptistère St Jean et Ste Radegonde, Poitiers

Le globe est ici une miche de pain, dans ce chapiteau illustre littéralement un passage de Daniel :

Or le prophète Habacuc était en Judée; après avoir fait cuire une bouillie et émietté du pain dans un vase, il allait aux champs le porter à ses moissonneurs. L’ange du Seigneur dit à Habacuc: « Porte le repas que tu tiens à Babylone, à Daniel, qui est dans la fosse aux lions. « Habacuc dit:  » Seigneur, je n’ai jamais vu Babylone, et je ne connais pas la fosse.  » Alors l’ange le prit par le haut de la tête, le porta, par les cheveux de sa tête, et le déposa à Babylone, au-dessus de la fosse, avec toute l’agilité de sa nature spirituelle ». Daniel 14, 32-35


Une hostie

Bible de St Aubin d'Angers 1075-1100 BM MS 4 fol 205v
Bible de St Aubin d’Angers, 1075-1100, Angers BM MS 4 fol 205v, IRHT

Dans ce manuscrit, les tables des canons présentent en haut des personnages décoratifs dont certains composent une petite saynette : l’objet que l’ange de gauche montre à celui de droite, en le tenant respectueusement dans sa manche, ne peut être qu’une hostie.


1100 ca Vie de Saint Aubin BNF NAL 1390 fol 2rfol 2v 1100 ca Vie de Saint Aubin BNF NAL 1390 fol 2vfol 2r

Vie de Saint Aubin, vers 1100, BNF NAL 1390, gallica

Ces deux images racontent un épisode de la vie de Saint Aubin, qu’un Seigneur anathème avait voulu forcer à bénir les hosties. Dans la première image, Saint Aubin fait face à un concile d’évêques conciliants [0a] :

 

Si je suis forcé de bénir les pains sur votre ordre,
De votre offense Dieu sera le vengeur.

Si iussu vestro panes benedicere cogor
Offense vestre Dominus vindex valet esse

La seconde image montre cette vengeance annoncée :

Quand il se trouva devant celui qui apportait les pains consacrés,
L’indigne périt, ayant profané tant de piété.

Ante sacros panes quam qui patabat adesset
Interit indignus tanta pietate prophanus

Les hosties sont montrées recto-verso, avec les deux monogrammes IHS et XPS. Pour Magdalena Carrasco [0b], cette insistance pourrait faire suite à la condamnation de Bérenger de Tours, qui avait ranimé la controverse carolingienne en réfutant à nouveau la présence réelle dans l’hostie.


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Missel à l’usage de Paris, vers 1220, BNF Lat 1112 fol 103r

La seule illustration importante du manuscrit met en regard délibérément deux figures élevant les mains :

  • pour illustrer l’hymne Per omnia secula, Dieu Créateur avec dans sa gauche une Terre tripartite verte ;
  • pour illustrer le Vere Dignum, un célébrant derrière un autel et un calice.

Implicitement, l’image met en connexion la Terre qu’on voit et l’hostie qu’on ne voit pas.


Missel de St Maur, vers 1220, BNF Lat 13247 fol 133

Cette page intervertit les vignettes par rapport aux prières, preuve de leur équivalence symbolique.

L’image de la célébration montre explicitement l’hostie, ce qui rend inutile la similarité des gestes. Trois célébrants de taille croissante, vus de profil, illustrent la consécration des espèces :

  • le premier élève l’hostie ;
  • le deuxième élève le flabellum, éventail liturgique destiné à éloigner les insectes des espèces consacrées, et qui symbolise le pouvoir purificateur de l’Esprit Saint [0c] ;
  • le troisième joint les mains devant le calice.


Flabellum de Tournus, vers 870 BargelloFlabellum de Tournus, vers 870 Bargello, Florence


La Pain de la Folie

1250-75 Psaume 53 Psalter, BL Burney 345 fol 70
Psaume 53
Psautier, 1250-75 , BL Burney 345 fol 70

L’insensé est représenté ici par un fou tenant sa marotte :

« L’insensé dit en son cœur : Il n’y a point de Dieu ! Ils se sont corrompus, ils ont commis des iniquités abominables ; il n’en est aucun qui fasse le bien. » Psaume 53, 1-2

Le disque rond qu’il porte à sa bouche est un pain, illustrant un passage des Proverbes où la Folie parle à l’homme :

Elle dit à celui qui est dépourvu de sens: «Les eaux dérobées sont plus douces, et le pain du mystère est plus agréable!» Proverbes 9,16


7-2 Les disques des psautiers de Thuringe

Paradise with Christ in the Lap of Abraham, c. 1239 NGA detache de BNF NAL 3102 fol 147Psautier d’Hermann de Thuringe, réalisé à Hildesheim, 1211-13 Stuttgart Landesbibliothek HB II 24 fol 176v 

Cette iconographie très étrange a été expliquée par une influence byzantine ([1], p 76) : il s’agirait :

  • en haut du Paradis, avec un Reine et un Roi (et leurs serviteurs), autour d’un arbre à têtes, portant des globes blancs montés sur une tige verte ;
  • en bas du sein d’Abraham, avec un enfant distribuant de part de d’autre des disques bicolores blanc et rouge.


Le pain de Vie (SCOOP !)

Psautier d'Hermann de Thuringe 1211-13 Stuttgart Landesbibliothek HB II 24 fol 177 r extraitFol 177r (détail)

La page en regard est le début de l’Office des Morts, dont un verset attire l’oeil :

« (Ils lui dirent donc: « Seigneur, donnez-nous toujours de ce pain. » Jésus leur répondit: « Je suis le pain de vie:) celui qui vient à moi n’aura jamais faim, et celui qui croit en moi n’aura jamais soif. » Jean 6, 34-35

Ce passage est extrait du discours de Jésus dans la synagogue de Capharnaüm, qui développe l’opposition entre le pain terrestre et le pain de vie :

« Travaillez, non pour la nourriture qui périt, mais pour celle qui demeure pour la vie éternelle, et que le Fils de l’homme vous donnera. » Jean, 6, 27

« Je suis le pain vivant qui est descendu du ciel. Si quelqu’un mange de ce pain, il vivra éternellement; et le pain que je donnerai, c’est ma chair, pour le salut du monde. » Jean, 6, 51

A la lumière de ce texte :

  • l’enfant dans les bras du vieil homme illustre « le Fils de l’homme » ;
  • les disques blanc et rouge sont le pain de vie distribué ici-bas (le rouge signifiant la vie) ;
  • le registre du haut montre les Elus au Paradis, qui cueillent ces pains directement à l’Arbre de vie : vie non plus sanguine, mais végétale, puisqu’il s’agit des fruits de l’arbre.


Paradise with Christ in the Lap of Abraham, c. 1239 NGA detache de BNF NAL 3102 fol 147Le Paradis avec le Christ dans le sein d’Abraham, vers 1239, NGA, Washington (détaché du Psautier de Hildesheim, BNF NAL 3102, avant fol 147)

Dans un second temps, dans le même scriptorium d’Hildesheim, l’image a été simplifiée en fusionnant les deux registres à l’intérieur du Paradis, cerné par ses quatre fleuves : du coup, plus de distinction entre le pain du haut, que les Elus cueillent directement dans l’arbre, et le pain du bas, distribué directement par Jésus / « Fils de l’Homme » , identifié maintenant par son nimbe. Cette image aujourd’hui détachée précédait les Litanies et l’Office des Morts qui, dans ce psautier ne comporte pas l’extrait de Jean : d’où la simplification par rapport à la première image, qui ne se comprenait que grâce au texte associé.



7-3 Un cas complexe : le Scivias de Hildegarde de Bingen, vers 1180

Les deux dernières miniatures de ce célèbre manuscrit, disparu durant la Seconde guerre mondiale, comportent de nombreux disques difficiles à interpréter : heureusement, le texte va ici nous aider.

La représentation des Eléments dans le Scivias

Commençons par une image préliminaire, qui montre le haut degré de cohérence logique et graphique de l’ouvrage.


Scivias Wiesbaden (disparu) 1180 ca fol 4r La Chute et la Perturbation des ElementsLa Chute et la Perturbation des Eléments, fol 4r
Scivias, vers 1180, manuscrit de Wiesbaden (disparu)

Aux angles sont disposés, dans l’ordre harmonieux, les symboles des quatre Eléments : la Terre (des montagnes vertes), l’Eau (une bande ondulante), l’Air (des langues bleues), le Feu (des langues rouges).

A l’intérieur de l’image, la chute de l’Homme s’accompagne d’une perturbation des Eléments : on retrouve la Terre (les arbres) et le Feu, au bas d’un arbre noir brisé qui symbolise le Paradis perdu. L’Eau est monté au ciel, sous forme d’une couche rouge qui sépare ce monde perturbé et l’Ether pur (Purus aether) où résident les étoiles fixes. Caché dans l’arbre, le serpent crache une unique feuille représentant l’Air, qui embarque ici-bas les étoiles déchues (Lucifer) [2]


Les disques du Jugement (SCOOP !)

Scivias Wiesbaden (disparu) 1180 ca Vision 13 fol 224v Choeur d'anges et de ViergesCieux et mondes nouveaux, Vision 12, fol 224v

La Douzième vision décrit le Jugement Dernier. Cette image montre le résultat, à savoir une une remise en ordre des Eléments, illustrée par le cercle du bas : dans la lentille supérieure, bleue et remplie d’étoiles, on reconnaît l’Ether pur, à nouveau contigu avec l’Air (les langues bleues). Viennent ensuite l’Eau, La Terre en en bas le Feu, empilés dans l’ordre harmonieux.

Le cercle central montre, autour de Saint Pierre, les Elus admis à rejoindre le ciel après le Jugement. Ils y rejoignent les Martyrs qui y étaient monté auparavant, isolés dans la lentille supérieure (et ainsi comparés à des étoiles fixes) : deux d’entre eux brandissent de la main droite un fleuron doré, et tiennent dans leur manche gauche un grand disque doré. En dessous, dans la foule des Elus, de la main droite, un homme brandit un petit disque doré, et une femme une palme dorée. Si ce vocabulaire graphique est cohérent ;

  • le fleuron est la forme sanctifiée de la palme, tous les deux synonymes de joie ;
  • du même coup le grand disque dans la manche sanctifie le petit disque dans la paume.

Le texte d’Hildegarde insiste plusieurs fois sur la marque distinctive des Elus :

« Et les uns avaient le signe de la Foi (les Baptisés), les autres en étaient privés. Et parmi ceux qui avaient ce signe, les uns le portaient sur leur front comme l’éclat de l’or, d’autres avaient comme une ombre qui était pour eux une flétrissure ».

Je pense que le disque doré que l’Elu élève vers son front illustre ce « signe de la Foi » qui n’a pas été flétri et rayonne (sans doute le montre-t-il à Saint Pierre comme jeton d’accès au Paradis). Par souci de logique, l’illustrateur en a décerné de plus grands aux Martyrs, sortes d’Etoiles fixes qui ont hautement témoigné de leur Foi.

Le cercle du haut représente la Trinité : la Colombe de l’Esprit Saint, l’Agneau tenant une croix dorée dans sa patte droite, le Père tenant son sceptre à fleuron de la main gauche. Autour du cercle on retrouve les figures habituelles de la Déesis : à droite Saint Jean Baptiste, à gauche la Vierge couronnée, représentée comme Reine du Ciel. Elle élève de la main droite un grand disque blanc, qui est logiquement une hostie puisque dans d’autres images du manuscrit, la Femme couronnée symbolise l’Eglise : après le Jugement, Maria et Ecclesia ne sont plus qu’une.

De l’analyse détaillée de cette image se dégagent deux conclusions :

  • les attributs (disques, fleurons, palme, sceptre, croix) ont une signification bien précise ;
  • en revanche la main qui les tient, gauche ou droite, n’en a pas.


Les disques de la Symphonie céleste (SCOOP !)

Hildegard v. Bingen, Scivias, Illustr. - Hildegard v.Bingen/Scivias/Illustr./ C12 - Hildegarde de Bingen, Scivias, Ill.

La Treizième et dernière Vision décrit une symphonie grandiose, que l’image illustre très précisément. De haut en bas, les sept médaillons suivent l’ordre du texte [3], et forment une sorte d’arbre, suggéré par les rubans blancs :
Scivias Wiesbaden (disparu) 1180 ca Vision 13 fol 228r Symphonie celeste schema

  • 1) la Sainte Vierge,
  • 2) les Anges,
  • 3) les « hommes à jamais recommandables » : Prophètes et Patriarches de l’Ancien Testament, groupés autour de Saint Jean Baptiste montrant l’Agneau;
  • 4) la « troupe aguerrie du rameau sans épines » : huit Apôtres groupés autour de Saint Pierre ;
  • 5) les « victorieux triomphateurs » (les Martyrs), juste sous les Prophètes ;
  • 6) les « courageux héritiers du Lion » (les Prêtres, les Confesseurs), situés dans la colonne des Anges et des Apôtres (« vous qui remplissez si bien les fonctions de l’ordre angélique ») ;
  • 7) Les vierges au centre, sur un fond étoilé qui fait pendant avec le médaillon de la Vierge.

Pour ce qui nous intéresse ici, les disques, l’image en comporte trois qui ne sont probablement pas équivalents :

  • 1) Celui tenu par l’un des martyrs, avec la palme dans l’autre main, établit un lien avec la représentation des Elus dans la Douzième Vision : tous se passe comme si l’illustrateur avait voulu intégrer visuellement, dans le médaillon le plus appropriés, ceux dont Hildegarde évoque seulement la présence sonore : les « louanges de joie des citoyens du Ciel« 
  • 2) Le disque d’une des Vierges pourrait obéir à la même préoccupation : mais la manière dont il est tenu, comme par un manche, le fait ressembler à un miroir brillant :

« oh bienheureuses vierges, que vous êtes nobles, vous en qui le Roi s’est miré, lorsqu’il a représenté en vous le splendeur même des cieux ».



Scivias Wiesbaden (disparu) 1180 ca Vision 13 fol 228r schema

  • 3) Enfin, le troisième disque apparaît au sommet de la hiérarchie, dans la main droite de la Vierge. Avec sa couronne et son manteau rouge, celle-ci est maintenant assise à l’imitation du Père, un fleuron dans la main gauche. Ce fleuron marial évoque à la fois l’arbre de Jessé et le rejeton qui en est sorti :

« car l’âme de la Vierge étant initiée aux mystères de la Divinité, une fleur éclatante se produisit miraculeusement de la Vierge ».

Le disque qu’elle élève de la main droite fonctionne ici avec le sceptre et la couronne, comme attribut de la Reine des cieux : le fruit d’or est la pomme du salut qui remplace la pomme d’Eve ([4], p 212).



7-4 Un autre cas complexe : le disque dans l’Adoration des Mages

1060-80 Rozier-Côtes-d’Aurec, eglise Saint-Blaise, portail occidental, tympan, Adoration des MagesAdoration des Mages (portail occidental)
1060-80, église Saint-Blaise, Rozier-Côtes-d’Aurec [5]

Ce tympan est un exemple précoce d’une nouvelle formule, dans l’iconographie relativement standard de l’Adoration des Mages : celle du cadeau en forme de disque. On pourrait penser à une facilité ou à une maladresse du sculpteur, mais le fait que ce globe se trouve à l’aplomb de l’Etoile, et en pendant à une autre disque que l’Enfant tient déjà dans sa main gauche, prouve une intention symbolique :

  • l’Enfant tient déjà le globe du pouvoir sur le ciel,
  • les Rois de la Terre viennent le reconnaître comme un des leurs en lui offrant le globe du pouvoir terrestre, sacralisé par l’Etoile.

Surprenante dans cette oeuvre rustique, cette idée recopie probablement un modèle plus prestigieux que je n’ai pas pu retrouver.


Adoration des Mages 1125-1130 St Albans psalter abbaye de St Albans cathedrale de Hildesheim.p 25Adoration des Mages
Psautier de St Alban, réalisé à l’abbaye de St Albans, 1125-1130, cathédrale de Hildesheim.p 25

Il fait attendre 1130 pour voir cette iconographie se développer, dans une série de psautiers anglais : le plus jeune des Rois Mages, Gaspard (sans barbe) tend un petit disque doré à l’Enfant, qui avance la main gauche pour le saisir. Remarquer le manteau du dernier roi, montré au travers du portail pour suggérer le mouvement.



Adoration des Mages 1155 60 Eadwine Psalter Cantorbery BL Add MS 37472 fol 1 detailAdoration des Mages
Psautier d’Eadwine, réalisé à l’abbaye de Cantorbery, 1155-60, BL Add MS 37472 fol 1 (détail)

Le plus jeune Roi, qui chevauchait en dernier, est encore le premier à donner son cadeau. Le copiste a amélioré la composition en montrant le roi à genoux, et la main de l’Enfant en retrait, pour éviter le problème gênant de la préhension par la main gauche.


Adoration des mages 13eme Psautier Bibl. Sainte-Genevieve - ms. 1273 fol 8v IRHTAdoration des mages
Psautier de Marguerite de Bourgogne, Angleterre, 13ème, Bibl. Sainte-Geneviève, ms. 1273 fol 8v, IRHT

C’est maintenant le plus âgé des Mages, le roi Melchior, qui élève vers l’Enfant le disque doré : l’Enfant ne le prend pas, mais se contente de toucher la main du Roi, en le bénissant. Le deuxième Roi, Balthazar, tient dans sa manche gauche une fiole, et Gaspard un autre disque d’or de plus grande taille. Il s’agit probablement d’évoquer les trois cadeaux : l’or (le petit disque), la myrrhe (utilisée pour l’huile d’onction sainte) et l’encens (le disque de plus grande taille serait alors un encensoir).


Adoration mages, 1239 ca, BNF NAL 3102 fol 7Adoration des mages
Psautier d’Hildesheim, 1239, BNF NAL 3102 fol 7

Dans le contexte germanique, le disque d’or que Melchior tend à l’Enfant ne peut être que le globe royal, dont le roi terrestre fait hommage au Roi des Juifs prédit par l’Etoile : celle-ci, grand disque rayonnant à la verticale du petit, matérialise la Puissance divine.

Un siècle plus tard, Jean de Hildesheim racontera dans son Histoire des Trois Rois (une histoire romancées des rois mages) que Melchior avait offert à l’Enfant un objet qu’il tenait lui-même d’Alexandre le grand, « une petite pomme d’or que la main pouvait tenir… Elle représentait le Monde, comme si, dans sa main, il avait étreint le monde entier« . Pomme qui d’ailleurs se brise aussitôt que l’Enfant la saisit, illustrant sa toute puissance sur l’Univers ([1]; p 78).

Plus le temps avance, puis le disque-monde, figure carolingienne de l’incommensurable, agrège des significations supplémentaires, qui se superposent sans se contredire.


Adoration mages page isolee Paris 1225-70 Musee des BA de MontrealAdoration des mages
Page isolée, Paris, 1225-70, Musée des Beaux Arts de Montréal

L’Enfant tient dans sa main gauche une boule dorée probablement prise dans la boîte que lui tend Melchior, qui par respect a enlevé sa couronne. Trois mains droites levées s’étagent sur une même verticale, avec des nuances distinctes :

  • celle de l’Enfant bénit, en un remerciement muet ;
  • celle de la Vierge fait le signe de la prise de parole : elle remercie oralement ;
  • celle de Gaspard désigne comme d’habitude l’Etoile (le disque orangé).


Adoration of the Magi, Carrow Psalter, vers 1250 Walters Manuscript W.34, fol. 33vAdoration des mages
Carrow Psalter, vers 1250, Walters Manuscript W.34, fol. 33v

Très similaire, cette composition se complique par la présence de trois types de boules :

  • les rouges dans le plat de Melchior, probablement des cerises ;
  • une noire dans la main de l’Enfant, probablement un globe crucifère ;
  • une verte entre les doigts de Marie, un bulbe d’où surgit un fleuron.

Marie, sans auréole mais couronnée et juchée sur un trône, symbolise probablement ici l’Ecclesia, l’Eglise florissante, à laquelle viennent rendre hommage les têtes couronnées.


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Adoration mages Wurzburg Getty Museum 1240 caAdoration des mages
Page isolée, Würzburg, vers 1240, Getty Museum Ms. 4, leaf 2

La même composition prend ici une coloration eucharistique : Maria/Ecclesia prend le disque/hostie dans le récipient/ciboire que Melchior lui tend : le regard triste qu’elle lui-jette montre qu’elle anticipe déjà le futur tragique de l’Enfant.

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saint-hilaire-asnieres-sur-vegreAdoration des mages
Début XIIIème, église Saint Hilaire , Asnières sur Vègre

La vue de face fait de cette Vierge une image de Majesté, qui cumule l’auréole de Maria et la couronne d’Ecclesia. Melchior offre à l’Enfant un globe doré marqué d’une croix, qu’il faut sans doute interpréter, dans la zone d’influence du baptistère de Poitiers, comme un globe impérial (voir 1 Globes en main  ).



saint-hilaire-asnieres-sur-vegre detail
A la verticale de ce globe, le disque de Maria-Ecclesia pourrait donc être une hostie, emblème du pouvoir spirituel de l’église qui, par l’excommunication, s’impose aux pouvoirs temporels.



7-5 Cas particuliers

La pomme du Péché

Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 24p 24 Genese de Caedmon Canterbury 1000 Bodleian Library MS. Junius 11 p 28p 28

Genèse de Caedmon, 1000, abbaye de Canterbury, Bodleian Library MS. Junius 11

Ce manuscrit en vieil anglais, très original dans son iconographie, représente par un disque digital les pommes du Péché, et par un ange à la tête antipathique Lucifer qui les distribue à Eve et à Adam.


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Un globe de fantaisie

De civitate dei XV 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS Plut 12-17 fol 118rIncipit du Livre XV, fol 118r De civitate dei XXI 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS12-17 fol 199vIncipit du Livre XXI, fol 199v

De civitate dei, XXI, 1201-10, Bibliothèque Laurentienne, MS Plut 12-17

Ce manuscrit anglo-normand présente en lettrine, au folio 199v, ce qui serait la plus récente manifestation du disque digital. Bizarrement, le manuscrit comporte précédemment une autre « Majestas Dei » atypique (un flambeau brandi dans la main droite, un globe plus grand posé sans la main gauche). Remarquons qu’aucune de ces figures n’est nimbée (alors que Dieu, les Anges et Saint Augustin lui-même le sont, dans les grandes images pleine page du début du manuscrit).


De civitate dei XIV 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS Plut 12-17 fol 107rIncipit du Livre XIV, fol 107r De civitate dei XVIII 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS Plut 12-17 fol 157rIncipit du Livre XVIII, fol 157r De civitate dei XX 1201-10 Bibliotheque Laurentienne MS Plut 12-17 fol 185vIncipit du Livre XX, fol 185v

Le manuscrit comporte au total cinq lettrines à figure humaine, qui n’apparaissent qu’à partir du Livre XIV et s’intercalent avec des lettrines purement décorative. Aucun rapport direct n’apparaît avec le sujet de chaque Livre, d’ailleurs bien difficile à synthétiser en une seule image. Bizarrement, le chapitre qui se prêterait le plus à l’illustration, le chapitre XX consacré au Jugement dernier, s’ouvre par une lettrine purement abstraite.

Ces lettrines sont donc des figures de fantaisie, composées à partir du vocabulaire graphique que possédait le copiste, et à prétention purement décorative.



Références :
[0] Il existe de nombreux exemples de Melchisédek tenant une hostie. Voir Jean-Claude Ghislain « À PROPOS D’UNE PLAQUETTE ÉMAILLÉE MOSANE DU XII E SIÈCLE, L’offrande de Melchisédech » dans « Trésor de Liège. Bulletin Trimestriel, vol. 57, December 2018 » https://www.academia.edu/40938190/Tr%C3%A9sor_de_Li%C3%A8ge_Bulletin_Trimestriel_vol_57_December_2018?email_work_card=view-paper
[0a] On trouvera d’autres représentations médiévales de l’hostie dans Ch. Rohault de Fleury « La messe : études archéologiques sur ses monuments », p 36 https://archive.org/details/lamesseetudesarc04fleu/page/n47/mode/2up
[0b] Carrasco, Magdalena, « SPIRITUALITY AND HISTORICITY IN PICTORIAL HAGIOGRAPHY: TWO MIRACLES BY ST ALBINUS OF ANGERS », Art History 1989 / 03 Vol. 12; Iss. 1 https://ur.booksc.eu/dl/52074054/8e5bba
[0c] Eric Palazzo, Peindre, c’est prier, p 179 https://books.google.fr/books?id=VR2CDwAAQBAJ&pg=PT179
[1] Guylène Hidrio « De la Reichsapfel au fruit de la vie éternelle. Questions autour d’un objet symbolique à Hildesheim » dans « Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions », 2013, p 55-88 https://www.academia.edu/45093720/_De_la_Reichsapfel_au_fruit_de_la_vie_%C3%A9ternelle_Questions_autour_dun_objet_symbolique_%C3%A0_Hildesheim_
[2] Charles Singer, « The scientific views ans visions of Saint Hildegard », dans « Studies in the History of Science » 1917 p 25 https://www.forgottenbooks.com/en/download/StudiesintheHistoryandMethodofScience_10650475.pdf
[3] Traduction française : Pierre Lachèze, Victor Palmé, « Les révélations de sainte Hildegarde, ou le Scivias Domini manifesté par le rapprochement de ses visions combinées entre elles », 1863 https://books.google.fr/books?id=l1tcLT0FK9YC&pg=PA167
Texte latin : Volume 197 de Patrologiae cursus completus … Series Latina, Jacques-Paul Migne https://books.google.fr/books?id=4mPJnKgmU0MC&pg=PA725
[4] Lieselotte Saurma-Jeltsch « Die Miniaturen im “Liber Scivias” der Hildegard von Bingen : die Wucht der Vision und die Ordnung der Bilder »
[5] Mathieu BEAUD, « Rozier-Côtes-d’Aurec, église Saint-Blaise, » dans Ces rois mages venus d’Occident, mis en ligne le 29/11/2021, consulté le 27/04/2022, https://epiphania.hypotheses.org/1027.

7 Disques au féminin

22 avril 2022

Moins courante et plus tardive que le disque digital du Christ, cette formule n’a pas acquis le même niveau de standardisation. Les cas conservés semblent relever de plusieurs iconographies différentes.

Article précédent :  6 La fortune du disque digital



Le globe de la Sagesse divine (SCOOP !)

Un précurseur lointain

586 Evangiles de Rabula Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v detail salomon davidLes rois Salomon et David
Evangiles de Rabula, 586, Biblioteca Medicea Laurenziana, cod. Plut. 1.56 fol 4v

Ces deux rois bibliques, le fils et le père, dialoguent d’une marge à l’autre. Les deux tiennent dans la main gauche un objet, globe et harpe.

Le globe n’a pas beaucoup retenu l’attention. Pour Kurt Weitzmann [0a], le copiste aurait transposé un Christ en Majesté, ce qui est plausible car Salomon a souvent été considéré comme une figure christique ([0b], p 14).

Je pense pour ma part que le globe joue ici un rôle beaucoup plus spécifique :

  • la harpe identifie David comme l’auteur des Psaumes ;
  • le globe identifie Salomon comme l’auteur du Livre de la Sagesse.

L’auteur (Salomon) remercie Dieu au verset 7 :

« Je suis moi-même un mortel, semblable à tous et descendant du premier qui fut formé de terre. » Sagesse, 7,1
« C’est lui-même qui m’a donné de ce qui est la vraie science, afin que je connaisse la disposition du globe de la terre, et les vertus des éléments, le commencement et la fin, et le milieu des temps. » Sagesse, 7, 17-18.


Il y a donc une association forte entre la Sagesse et l’image du globe terrestre. Si cet attribut très particulier a été choisi dans cette page, c’est que Salomon le Sage y contraste avec la figure du bas de la marge gauche, Hérode le démesuré (pour l’analyse d’ensemble de la page, voir 1 Mandorle double dissymétrique).

A l’époque carolingienne

850-75 Dialectique et rhetorique d'Albinus Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodicesDialectique et rhétorique d’Alcuin (Albinus Flaccus), 850-75, Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices

L’iconographie très singulière de ce dessin à la plume a été étudiée par Anton von Euw, pour qui qu’il s’agirait d’une « adaptation » à partir de la mosaïque disparue de l’abside de la cathédrale d’Aix la Chapelle [1].

Von Euw ne se prononce pas sur la signification du disque marqué d’une croix : médaille ou globe impérial, monde, ou bien offrande eucharistique liée à la fonction liturgique de l’abside. F.Bougard ([2], p 13) relie quant à lui le globe à l’expression « Père du Monde«  qui figure dans le texte de la page précédente.

L’image conclut les Dialectica, sorte de dialogue philosophique entre l’Empereur Charlemagne et son précepteur Alcuin. Von Euw a bien vu que l’image illustre précisément un passage du chapitre « Des Vertus » :

Alcuin : « Puisse Dieu, Seigneur, mon Roi, vous rendre grand et vraiment heureux et permettre à ce (votre) siècle de s’envoler sur le quadrige des Vertus, dont nous venons de parler, vers le sommet du royaume céleste, avec les ailes doubles de l’amour .

Alb : Magnum te faciat Deus et vere beatum, domine mi rex, et in hac virtutum quadriga, de qua paulo ante egimus, ad coelestis regni arcem geminis dilectionis pennis saeculum hoc nequam transvolare concedat.

Avec ses quatre médaillons encadrant la figure divine, l’image suggère de voir, sous le symbole habituel des Evangélistes, les quatre roues ou les quatre moteurs du quadrige des Vertus.



850-75 Dialectique et rhetorique d'Albinus Zurich, Zentralbibliothek, Ms. C 80, f. 83r – ecodices schemaSorte de schéma auto-référentiel, le globe explique comment lire l’ensemble, et confirme le caractère très théorique de l’image.


Charles le Chauve entoure par les quatre Vertus fin 9eme Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v IRHTLa Sagesse entouré par les quatre Vertus, fin 9ème, Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v, IRHT

Dans cette image de structure similaire, le « quadrige des Vertus » est explicitement représenté :

  • la Justice avec sa Balance ;
  • la Tempérance entre deux Contraires (versant de l’Eau vers le bas, du Feu vers le haut) ;
  • la Force avec sa lance ;
  • la Prudence avec son Livre.


Charles le Chauve entoure par les quatre Vertus fin 9eme Evangiles de Cambrai BM 0327 (0309) fol 16v schema IRHT Christ en majeste 844-851 Premiere Bible de Charles le Chauve, BNF fol 329v schemaPremière Bible de Charles le Chauve.

Par son emplacement au début des Evangiles, et par sa structuration autour d’un losange, l’image imite évidemment une Majestas Dei. Si l’on applique la correspondance entre Vertus et Evangélistes définie par Maxime le Confesseur (voir Majestas Dei et astronomie ), l’ordre des quatre est d’ailleurs le même que dans la Première Bible de Charles le Chauve.



Bible de Saint Paul Hors les murs Charles le Chauve detailCharles le Chauve (détail)
Bible de Saint Paul Hors les murs, 870-75

Cette association des Vertus à une figure trônant apparaît dans la Bible de Saint Paul hors les Murs : d’où l’idée que la figure impériale de Cambrai, avec sa lance, son globe et sa couronne, ne serait autre que Charles le Chauve.

François Bougard a rectifié cette lecture ([3], p 263). Il s’agit d’une figure féminine, comme le montre le voile bleu sombre qui lui barre la poitrine et tourne autour de sa tête, Entourée de ses quatre auxiliaires et tenant le globe terrestre dans sa main, elle n’est autre que la Sagesse.


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A l’époque romane

Sapientia Justicia Fortitudo Prudentia Temperantia Bible 1025-50 Arras BM 0435 (0559), vol. 3 fol 1r IRHTSapientia, Bible, vers 1025-50, Arras BM 0435 (0559), vol. 3 fol 1r, IRHT

Dans la même attitude impériale, avec la lance et le globe marqué à nouveau de la croix, la Sagesse redevenue masculine trône devant les sept piliers de sa demeure, entourée des Vertus qui s’incarnent ici dans des figures masculines identifiés par un texte : à gauche, Justicia au dessus de Fortitudo, à droite Prudentia au dessus de Temperantia (soit le même ordre, mais en miroir, que dans la Sagesse de Cambrai).


Sapientia Bible de Jumieges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v IRHTBible de Jumièges 1075-1100 Rouen, BM, 0008 (A. 006) fol 221v, IRHT Sapientia 1150 ca Bible de Fleury, Orleans BM 0013 (010) p 112 IRHTBible de Fleury, vers 1150, Orléans BM 0013 (010) p 112, IRHT

Sapientia

Comme le note François Bougard, la figure se transporte ensuite à l’intérieur de l’initiale O qui ouvre l’Ecclesiaste « Omnis sapientia a Domino Deo est (Toute sagesse vient de Dieu) ». Le globe a subsisté dans ces deux exemples :

  • en version digitale dans le plus ancien, probablement justifié par la vision cosmique du verset 3 :

« Qui peut atteindre les hauteurs du ciel, la largeur de la terre, la profondeur de l’abîme et la sagesse? »

  • en version « impériale » dans l’autre.


Bible de Chartres 1140-1160 BNF Lat 116 fol 13vBible de Chartres 1140-1160, BNF Lat 116 fol 13v, Gallica

La figuration de loin la plus courante de la Sagesse est celle où elle tient un sceptre dans la main droite.

L’amusant est que le globe s’est ici déporté dans la main gauche d’un monstre barbu, qui tient un couteau dans l’autre. Il ne s’agit probablement pas d’une miche évoquant la folie [4], mais de la pomme de la tentation (malum), illustrant la phrase située juste à gauche :

La sagesse n’entre pas dans une âme qui médite le mal

sapientia in malivolam animam non intrabit


Bible d'Italie centrale, 1120-30, BNF Lat 14 Salomon fol 24vSalomon, fol 24v
Bible d'Italie centrale, 1120-30, BNF Lat 14 Sagesse fol 29vSapientia, fol 29v

Bible d’Italie centrale, 1120-30, BNF Lat 14, gallica

On notera combien les figures royales de Salomon et de la Sagesse sont quasiment superposables, images masculine et féminine de la même idée.


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Le chef-reliquaire du pape Alexandre 1er

Chef-reliquaire du pape Alexandre 1er Abbaye de Stavelot 1145 MRAH Bruxelles arriere socle Sagesse

Chef-reliquaire du pape Alexandre 1er Abbaye de Stavelot 1145 MRAH Bruxelles socle Sagesse bisSapientia (une des huit Vertus) Chef-reliquaire du pape Alexandre 1er Abbaye de Stavelot 1145 MRAH Bruxelles arriere socle SagesseSapientia (entre de la face arrière)

Socle du chef-reliquaire du pape Alexandre 1er, provenant de l’ Abbaye de Stavelot, 1145, MRAH, Bruxelles, photographie [5]

Le socle présente huit Vertus portant chacune un mot qui la relie à une des huit Béatitudes : ainsi la vertu de la Sagesse est reliée à « Pacifici », « Heureux les pacifiques ».

Toute la complexité de la composition [6] est que Sapientia figure à nouveau au centre de la face arrière, cette fois en tant que Reine des Vertus, portant une couronne et un globe avec l’inscription :

« bonor(um) labor(um) glo(riosu)s e(st) fruct(us) ».

Il s’agit d’ une forme abrégée du Livre de la Sagesse (3, 15) :

« « Il est glorieux le fruit des bonnes œuvres, et ce qui s’enracine dans la sagesse ne périt pas »).

Dans cette iconographie très réfléchie, le globe est donc visuellement un attribut royal, et métaphoriquement un fruit.

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Le plafond d’Hildesheim

Hildesheim_Michaeliskirche 1230 Christ MarieLe Christ et Marie
1230, plafond peint de la Michaeliskirche, Hildesheim

L’arbre de Jessé qui se développe au plafond de la Michaeliskirche porte à son sommet Jésus trônant entre la lune et le soleil. En dessous se dresse sa mère en figure de la Sagesse, entourée par les quatre vertus. Elle tient de la main droite une quenouille, explicable par le fait que, selon le Proto-Evangile de Jacques, elle tissait le voile du Temple au moment de l’Annonciation.

Dans cette iconographie unique, elle élève de la main gauche une pelote, résultat de son patient travail. Or Honoré d’Autun, dans son Imago mundi, compare explicitement la Terre à une pelote (pila) :

« Sa forme est ronde à la manière d’une pelote ».

Ainsi cette pelote-planète, brandie de la main gauche vers le compartiment supérieur, pourrait expliquer la position inhabituelle du Soleil, placé à la gauche du Christ pour se trouver juste au dessus d’elle.


Hildesheim_Michaeliskirche 1230 Roi Josue Roi EzechielLes rois Josué et Ezéchiel

Les deux compartiments suivants montrent une collection de globes royaux diversement tenus :

  • dans la main droite baissée, pour le roi Josué ;
  • dans la manche gauche baissée, pour trois des quatre rois qui l’entourent ;
  • dans la main gauche levée, pour le roi Ezéchiel.


Hildesheim_Michaeliskirche 1230 Salomon David
Les Rois Salomon et David

Les deux compartiments suivants montrent encore d’autres manières de porter le globe royal :

  • dans la manche gauche levée, ou dans la main droite baissée, pour deux des rois autour de Salomon ;
  • dans la main droite levée, pour le roi David.

Il est clair que le but est ici la variété graphique, puisque six des huit possibilités sont présentes. Significativement, il manque la position la plus courante, le globe dans la main gauche baissée : les concepteurs du programme iconographique ont tenu à bien distinguer les rois bibliques et les empereurs germaniques.



Les Sedes Sapientiae au globe

On nomme ainsi des Vierges à l’Enfant très hiératiques, où Marie sert de « trône » à la « sagesse » que représente l’Enfant Jésus. Certaines présentent un globe dont l’interprétation est discutée.

Goldene Madonna. Essener Munster, Essen. um 980Vierge d’Or d’Essen,
Vers 980, Essener Munster, Essen

L’Enfant tient un livre dans sa main gauche et lève la main droite vers sa mère.


Goldene Madonna. Essener Munster, Essen. um 980 profil 2 Goldene Madonna. Essener Munster, Essen. um 980 profil

Vu de biais, on a l’impression qu’il tend la main vers le globe orné de joyaux, trop grand pour qu’il le tienne : ce serait alors un globe impérial qu’elle porte à sa place, en une sorte de régence.

Mais vu de profil, le globe se superpose à l’auréole de l’Enfant, elle-aussi ornée de joyaux : le globe serait plutôt un fruit précieux, mis en balance avec cet autre fruit que constitue l’Enfant Jésus.


Ordo ad Pueros consignando omnipotans, Pontificale Cameracense, c.1050, Cologne DDB, Cod. 141, f.5vOrdo ad Pueros consignando omnipotens, Pontifical de Cambrai, c.1050, Cologne DDB, Cod. 141, f.5v

Une troisième possibilité nous est suggérée par cette image très exceptionnelle, créée au monastère de Saint-Vaast à Arras. D’esprit encore très carolingien, elle montre une Vierge trônant sur un grand globe et élevant de la gauche un petit disque marqué d’une croix. L’image illustre la liturgie de la Confirmation et sert d’initiale à la formule « Omnipotens sempiterne deus ». Le geste d’élévation et la connotation d’omnipotence rappellent le disque-monde des Majestas Dei dans sa version palmaire (voir 2 Une figure de l’Incommensurable) : l’ancienne figure de la toute puissance du Seigneur aurait été ici transférée à la Vierge, en changeant de bras.

Par ailleurs, le geste d’élévation à pour résultat de mettre en balance l’auréole de l’enfant et le disque. Trop grand ici pour évoquer un fruit, il introduirait donc une autre métaphore : l’Enfant est le Monde, ou l’Enfant pèse autant que le Monde.

En aparté : autres résurgences carolingiennes dans le Pontifical de Cambrai

Pour la purification de Sainte Marie, fol 82v

Le même manuscrit comporte une autre archaïsme carolingien : un disque digital tenu ici dans la main gauche de l’enfant bénissant, tenu quant à lui non pas sur les genoux de Marie, mais de Dieu le Père, dont il est le fils unique :

Dieu tout puissant qui aujourd’hui a voulu présenter au Temple son fils unique, né dans une chair purifiée, qu’il vous fasse décorer de sa bénédiction, vous qui lui présentez l’offrande de vos bonnes oeuvres.

Omnipotens Deus qui unigenitum suum hodierna die in assumpta carne in templo voluit presentari , benedictionis suæ vos munere fultos bonis operibus faciat exornari

En passant du Père au Fils, le disque digital a changé de main et perdu sa signification cosmique : puisque Dieu a fait cadeau de son Fils aux hommes, ceux-ci doivent lui offrir en retour leurs bonnes oeuvres, comme le précise la prière.

Ce disque-cadeau est analogue à celui qui apparaîtra un peu plus tard dans la scène de l’Adoration des Mages, voir 8 Autres significations.


Adesto domine, fol 33r

Le manuscrit contient un troisième archaïsme : le globe-siège de ce Christ en Majesté assis dans une majuscule A, et tenant le livre de Vie (Liber vitae).




Sedes sapientiae Chasse St Symphorien 1160 Saint-Symphorien-lez-Mons Sedes sapientiae Chasse St Symphorien 1160 Saint-Symphorien-lez-Mons Christ

Sedes sapientiae, Châsse de St Symphorien, vers 1160, Saint-Symphorien-lez-Mons

Lorsque le globe est en position basse, toute idée d’équivalence avec l’auréole s’efface : l’enfant Jésus sur un des pignons de la châsse imite, en réduction, le Christ en Majesté de l’autre face (il bénit de la droite et tient de la gauche un rotulus, à la place du Livre). La couronne de la Vierge renforce ici l’idée de régence : elle tient à la place de l’Enfant le globe de son pouvoir, encore trop grand pour sa menotte.


Sedes_Sapientiae vers 1150 Region_mosane Musee Grand CurtiusSedes Sapientiae, vers 1150, Région mosane, Musée Grand Curtius, Liège

Lorsque le globe est de taille modeste, de couleur rouge, et dédoublé, l’interprétation se complique. Puisque la mère tient son fils de la main gauche, et que celui-ci tient le plus petit globe de la même main, celui-ci doit être un « fruit ». Le globe plus grand, que la Reine lui fait toucher mais pas porter, devrait quant à lui être le globe de son futur pouvoir.



Un répertoire de disques : le Collectaire de St. Erentrud, vers 1200

Ce manuscrit, dans un style byzantinisant, propose pas moins de quatre occurrences du disque doré.

Les deux premières font partie de la liturgie de la fête de la Purification de Marie et de la Présentation de Jésus au Temple.


Collectaire, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902 p 43

Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902, p 43

Marie apparaît une première fois seule, en impératrice, présentant le globe crucifère qu’elle élève de la main gauche. L’initiale E ouvre la prophétie de Malachie :

Voici que j’envoie mon messager, qui prépare la route devant moi, et il viendra, dominateur, dans son Temple

Le globe crucifère sert en somme de substitut à l’Enfant à venir, et la posture impériale de Marie convient à son statut de mère, de Temple du dominateur.


Collectaire, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902 p 150

Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902, p 150

La deuxième Vierge au globe forme une sorte de pendant à la première. Elle illustre l’oraison :

Dieu tout-puissant et éternel, qui en ce jour a voulu que ton Fils unique te fût présenté dans ton saint Temple

Cette scène de présentation de l’Enfant n’a plus rien d’impérial : le globe rouge, de petite taille, est constellé des mêmes pierreries que le corsage de la Vierge, c’est donc un attribut qui lui appartient. Il s’agit probablement de la « pomme du salut » (Heil-Apfel), le Fruit de Marie qui inverse la Pomme d’Eve.


En aparté : la Pomme du Salut

Dans son Commentaire du Cantique des Cantiques (1117-1126), Ripert von Deuz a développé l’opposition entre le mauvais fruit d’Eve et le bon fruit de Marie, à savoir l’Enfant Jésus lui-même.


1119 St. Peter und Paul (Petersberg) mittelapsis- neue Eva mit dem Heils-Apfel Salve reginaVierge à l’Enfant
1119, Fresque du bas de l’abside centrale, basilique St. Peter und Paul (Petersberg)

Cette fresque contemporaine de l’oeuvre de Rupert se rattache probablement au thème du globe-fruit, puisque la prière du Salve regina, inscrite en dessous, demande explicitement « montre-nous Jésus, le fruit béni de tes entrailles. » A noter que la plupart des fresques des trois absides ont été peintes ex nihilo au début du XXème siècle, mais cette partie semble être restée assez proche des fragments qui subsistaient.


Siegburg madona 1160 Museum Schnutgen, CologneMadone de Siegburg
Vers 1160, Museum Schnütgen, Cologne

Vu la taille du globe et le geste de préhension entre le pouce et l’index, cette Vierge à l’enfant se rattacherait elle-aussi au fruit du salut.



Collectaire, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902 p 247Fol 247 Collectaire, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902 p 261Fol 261

Collectaire de St. Erentrud, vers 1200, Munich, BSB Clm 15902

Revenons aux deux derniers disques du Collectaire de St. Erentrud. Le troisième accompagne une oraison à la Vierge, dont il est précisé seulement qu’elle est intercetrice. Le quatrième illustre un passage de la liturgie de la Saint Michel :

« Dieu, qui dispose dans un ordre merveilleux les ministères angéliques et humains ».

Le copiste utilise pratiquement le même schéma graphique pour la Reine du Ciel et l’émissaire divin, le sceptre supplantant le bâton de messager et le globe crucifère (pouvoir suprême) supplantant le disque conventionnel de l’archange (pouvoir militaire).


Deux iconographies de moins en moins discernables

Au treizième siècle, les habitudes graphiques commencent à brouiller les significations bien distinctes que ces images ont dû avoir lors de leur introduction. La rareté des exemples et l’incertitude des datations ne permettent pas de dégager des généalogies précises des différents motifs, et les cas où on peut les discriminer avec certitude sont rares. Néanmoins le Collectaire de St. Erentrud confirme l’existence d’au moins deux familles distinctes :

  • le globe impérial crucifère ;
  • la pomme du Salut.


Guylène Hidrio, qui a consacré au sujet une étude très poussée focalisée sur la région d’Hildesheim, conclut à la difficulté de distinguer les deux iconographies et le moment de la transition :

« Ces oeuvres se sont certainement influencées entre elles, et un glissement de sens de la pomum imperiale à la pomum salutis a pu se mettre en place. Le globe, emblème de victoire des souverains est supplanté petit à petit par l’emblème de la victoire de l’intercession de Marie et de son rôle dans l’économie du salut, par une pomme qui symbolise le fruit de ses entrailles. » ([7] , p 80)



Un cas particulier : le disque de l’Assomption

F.Bougard ([3], p 263) a rassemblé plusieurs exemples où un disque digital est associé à la Royauté de la Vierge, dans le contexte de sa Montée au Ciel, suivie de son Couronnement :

L’Assomption du Sermonnaire de Jumièges

Sermonnaire de Jumieges fin 11eme BM Rouen MS 1408 fol 4 IRHTAssomption de Marie
Sermonnaire de Jumièges, 1075-1100, Rouen BM MS 1408 fol 4, IRHT

Cette image sert de frontispice au sermon Cogitis me du Pseudo-Jérôme. La couronne (sur laquelle descendent les sept dons de l’Esprit Saint) est expliquée par une des phrases du sermon :

« Reine du monde aujourd’hui enlevée de la Terre ».

La tige fleurie, à main droite, illustre un autre passage du sermon :

« La mère de Dieu s’élevait du désert du siècle présent, tige sortie de la racine de Jessé« .

Mais la tige est aussi un sceptre : la petite phrase verticale, à gauche de l’image, souligne son caractère paradoxal, puisque lors de l’Annonciation, Marie a répondu à l’ange qu’elle était la servante du Seigneur :

Le céleste, fidèle (l’ange) s’est mis au service de celle-ci. Servante, elle t’a obéi.

Celicus huic ce(r)t(us) servit . Famula tibi obedit


Dans le petit disque qu’élève la main gauche de la Vierge , Marie-Louise Thérel [8] voit l’anneau de la foi (annulum fidei) que le sermon attribue aux vierges :

« C’est pourquoi, O Filles, soyez prudentes comme le serpent et simples comme la colombe (Mal., 10, 16) pour que, par votre prudence parfaitement éclairée, vous conserviez l’anneau de votre foi et, intacte et inviolée, la perle précieuse pour laquelle vous avez tout laissé. »

Mais dans la même logique, le disque pourrait tout aussi bien représenter la perle de la virginité.

F.Bougard y voit quant à lui, associé au sceptre, un autre cas d’orbicule royal.


Une inscription-clé (SCOOP !)

La petite phrase verticale, à droite de l’image, n’a pas été exploitée. Puisque celle de gauche commente le sceptre, celle-ci commenterait-elle le globe ?

Digne elle demande à engendrer le pôle, le Seigneur. Voici Marie.

Digna d(ominu)m generare polu(m) petit ecce Maria

Cette formulation étrange , avec le mot « pôle » et le brusque passage au présent, se comprend par référence à un hymne d’Enodius sur l’Ascension :

Maintenant le Christ monte au pôle (autrement dit a l’étoile polaire, au centre du cosmos).[9]

Iam Christus ascendit polum

Aussi étrange que cela puisse paraître, le globe aurait donc ici la même signification, dans cette Assomption, que dans les rares Ascensions où nous l’avons rencontré (voir 6 La fortune du disque digital ) : il indique le Pôle, la destination du mouvement. Et la conclusion lapidaire « Voici Marie » évoque, en deux mots, l’arrivée de la Mère dans le Ciel,  où son Fils l’attend.



Sermonnaire de Jumieges fin 11eme BM Rouen MS 1408 fol 4 detail IRHT
La manière précieuse de tenir le sceptre par son bulbe terminal, de la même manière que le disque, mérite une explication.


1130-40 Bodleian Library MS. Bodl. 269 fol 3rAugustin, Enarrationes in Psalmos ci-cl, 1130-40, Bodleian Library MS. Bodl. 269 fol 3r.

Cette Vierge à l’Enfant présente le même geste : le fleuron terminal sort lui-aussi de la mandorle, et porte un oiseau qui pourrait-être, ici encore, la colombe du Saint Esprit. A noter l’instance sur le motif de la fleur de lys, qui se retrouve en haut de la couronne et sur les souliers.


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L’Assomption de Chartres

1145-55 Verriere de l'Enfance du Christ Sedes Sapientiae Cathedrale de ChartresSedes Sapientia, 1145-55, Haut de la verrière de l’Enfance du Christ, Cathédrale de Chartres

Dans cette iconographie unique, le geste est symétrisé, ce qui rend l’interprétation délicate. On considère habituellement que les deux sceptres illustreraient l’idée de double royauté de la Vierge, sur les anges et sur les hommes : mais rien dans la composition ne vient corroborer cette notion, théologiquement marginale, et qui n’explique pas la seule dissymétrie visible : les personnifications du Soleil et de la Lune.

L’idée dominante dans le reste de la verrière est bien celle de la Royauté terrestre de Jésus :

  • reconnaissance par ses pairs, les Rois mages (troisième registre) ;
  • reconnaissance par son concurrent le roi Hérode (cinquième registre) ;
  • reconnaissance en Egypte par le gouverneur d’Aphrodisius (sixième registre) ;
  • reconnaissance par ses sujets lors de l’Entrée à Jérusalem (huitième registre).


1145-55 Verriere de l'Enfance du Christ Adoration des Rois Cathedrale de ChartresL’Adoration des Mages, troisième registre

Dans cette scène-clé, Marie, déjà Reine sur Terre (couronnée et trônant) présente aux Rois, coté Etoile, un seul sceptre florissant, qui symbolise manifestement l‘Enfant-Roi.

Dans la scène sommitale :

  • le sceptre fleurissant que Marie présente côté Soleil a la même signification, la Royauté de l’Enfant ;
  • celui qu’elle présente côté Lune, strictement identique, représente la Royauté égale accordée à sa Mère par son Fils, après son Assomption dans le Ciel.


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En aparté : la prophétie d’Isaïe et l’arbre de Jessé

Une tige sortira de la racine de Jessé, Isaïe 1:1

Et egredietur virga de stirpe Iesse

L’idée que la tige signifie le Christ, qui donc est un descendant de Jessé est, très ancienne, même si l’iconographie de l’Arbre de Jessé ne se développe qu’à partir de 1086 (Codex Vyssegradensis).

Au 3ème siècle, Tertullien, a vu dans l’assonance virga/virgo l’annonce de l’accouchement miraculeux d’une Vierge : la « tige » est donc non pas Jésus, mais la Vierge.

En 1007, Fulbert de Chartres compose pour la Nativité de Marie un introït qui précise et popularise la métaphore florale :

La tige, c’est la Vierge, la Mère de Dieu, et la fleur, c’est son Fils.

Virgo Dei genetrix virga est flos filius eius


Reliquaire Hildesheim 1150-1200 Vatican Museo sacro Inv N° 849Reliquaire provenant d’Hildesheim, 1150-1200, Vatican, Museo sacro Inv N° 849

Bien que la fleur de lys soit, par sa blancheur, un emblème de la Virginité, il est probable que lorsqu’elle apparaît en symétrie avec l’Enfant, elle illustre précisément la métaphore Jésus/Fleur et Marie/Tige. Ici, pour des raisons de place, la « tige » est réduite au bulbe terminal, mis en relief par le geste de préhension. Tandis que dans l’image de Jumièges, elle traverse la mandorle et se développe en un sceptre portant en haut la fleur de lys.


Cambridge, Corpus Christi College, 12eme MS 66 p 66 Le Roi Woden

Le roi légendaire Woden et sa généalogie (détail)
Historia de origine regum anglorum, Cambridge, Corpus Christi College, 12ème siècle, MS 066 p 66

Le motif du bulbe florissant a peut être une origine anglaise, et profane : il apparaît ici dans la main du roi légendaire Woden, pour symboliser sa généalogie (sur cette image et son contexte, voir 4 Paires de globes)


Phylactere de St Martin 1230 Tresor d'Oignies Musee de NamurPhylactère de St Martin (détail), 1230, Trésor d’Oignies, Musée de Namur

La symétrie est ici parfaite entre le globe triparti de la Terre, tenu par l’Enfant, et le bulbe florissant tenu par sa Mère. Le fleuron se termine par un troisième globe surgissant de feuilles de chênes, de la même manière que, sur la couronne juste à côté, trois glands surgissent de feuilles de chêne. Le sceptre florissant exprime donc, d’une manière particulièrement ingénieuse, que Marie est le bulbe et que Jésus est le fruit.


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Missel de St Maur 1075-1125 BNF Lat 12054 fol 218vAssomption de Marie
Missel de St Maur, 1075-1125 BNF Lat 12054 fol 218v

Le texte introductif, juste au dessus de l’initiale, justifie la présence très originale d’un ange et de Jésus sur les deux branches du V :

« de l’Assomption les anges se réjouissent et louent conjointement (conlaudant) le Fils de Dieu. »

On trouve au verso de la page la même formulation suivie de l’explication de cette joie :

« Aujourd’hui la Vierge Marie est montée au ciel (celos ascendit). Réjouissez-vous car avec le Christ elle règne éternellement. »

La couronne et le disque-ciel ont donc ici la même signification que dans le Sermonnaire de Jumièges.

Le sceptre fleurissant dans la main droite renvoie encore à la tige de Jessé, comme suggéré par une citation qui figure en bas de la page :

« (Et dans ta majesté avance-toi, monte sur ton char, combats) pour la vérité, la douceur et la justice, et que ta droite te fasse accomplir des faits merveilleux. » Psaume 45,5

Le « fait merveilleux » renvoie à la prophétie d’Isaïe : une Vierge qui accouche.


Assomption de Marie Pontifical a l'usage de Mayence fin 12eme BNF Lat 946 fol 117vAssomption de Marie, Pontifical à l’usage de Mayence milieu 13ème s, BNF Lat 946 fol 117v

Dans cette autre image de l’Assomption, Marie est désignée par le texte associé comme « reine des milices célestes ». Comme le note F.Bougard, le sceptre florissant est ici remplacé par le fleuron.

Dans le contexte très particulier de l’Assomption, le disque digital, associé à la couronne et au sceptre florissant, transcrit visuellement l’expression « Reine du Ciel ». Tenu en l’air par Marie, il n’a plus rien à voir avec le petit monde carolingien : il montre, tout simplement, ce qu’elle aspire à rejoindre : le Ciel, où son fils se trouve déjà.


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Après l’Assomption : le Couronnement

Sens Couronnement Marie 13eme BM 018 p 276 v IRHT

Couronnement de Marie,
Initiale S pour la Vigile de l’Assomption, début 15ème , Sens BM 018 p 276 IRHT

Le Couronnement de Marie conclut l’Assomption, lorsque Marie a rejoint son Fils. Dans cette image, celui-ci lui transfère sa couronne, tandis que Marie tient dans sa main droite le globe que son Fils vient de lui donner. Cette composition très exceptionnelle contrevient aux conventions de l’époque, selon lesquelles :

  • le globe est toujours celui de la Terre, en général triparti,
  • il est tenu par le Christ, dans sa main gauche,
  • Marie se présente en position d’honneur, à main droite de son Fils.


Couronnement Initiale G pour Assomption 1408 Bibl. Mazarine - ms. 0416 IRHTCouronnement de Marie,
Initiale G pour l’Assomption, 1408, Bibl. Mazarine – ms. 0416 IRHT

Ces anomalies s’expliquent sans doute par les contraintes de la lettre S, les Couronnements s’inscrivant habituellement dans des initiales rondes (G ou D).



La nuance Maria-Ecclesia

Statue de la Vierge mediatrice façade occidentale 1095-1130 abbatiale de Saint Jouin de MarnesVierge médiatrice, façade occidentale, 1095-1130, Abbatiale de Saint Jouin de Marnes

Située juste sous le Christ du Jugement dernier, Marie en position d’unique intercetrice représente l’Eglise. L’objet rond qu’elle tient dans sa main gauche est peut être une grenade, fruit dont les multiples pépins symbolisent la réunion des Chrétiens. D’autres y voient une bourse contenant les bonnes actions des fidèles, allusion à la Parabole des Talents qui, dans le texte de Matthieu, est incluse dans le passage sur le Jugement dernier [10] .


Monastere de Prufening vers 1125 Eglise Saint Georges_-MariaMaria-Ecclesia
vers 1125, Eglise Saint Georges, Monastère de Prüfening (près Ratisbonne)

Dans cette fresque très remaniée au XIXème siècle, la Vierge trône au centre de la coupole, entourée des symboles des Evangélistes, véritable Majestas Dei au féminin. Le texte explique assez bien l’image :

Resplendissant des joyaux des vertus, la vierge immortelle, partageant le couche de l’Epoux, règne avec l’Epoux pour les siècles.

Virtutum gemmis pr[a]elucens virgo perennis sponsi juncta thoro sponso conregnat in (a)evo

Le balancement de la formule paraphrase ouvertement un vers d’Ovide :

Partageant ma couche, tu dois porter mon nom

Ovide, Fastes, liv. III, v 11.

Tu mihi juncta toro, mihi juncta vocabula sumes.

Le vers légitime, en somme, le remplacement de la figure habituelle du Seigneur par celle de son Epouse l’Eglise, qui tient d’une main l’étendard de la Foi, de l’autre la sphère du Monde sur lequel elle règne.

Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 fol 14Majestas domini, fol 14 Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 f. 165v.Majestas virginis, fol 165v

Psautier Shaftesbury, Angleterre, 1225-50, British Library Lansdowne 383

Dans ce psautier très singulier dont le contexte royal est manifeste (voir 1 Globes en main ), la donatrice se prosterne devant le Christ-Roi en majesté, puis plus loin devant la Vierge-Reine : le geste d’invitation de l’Enfant l’autorise à se redresser et à se placer au seuil de l’image, qui avec ses deux rideaux bleus figure le porche d’une église.

Au globe-puissance du Christ fait écho le globe en germination de la Vierge


Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 f. 165v detail. Psautier shaftesbury Angleterre1225-50 Lansdowne 383 f. 165v detail2.

Il prend sans doute ici un sens supplémentaire : au symbolisme habituel du rameau de Jessé se superpose le symbole de l’Eglise florissante, repris en écho en haut du clocher et en haut de la couronne.



Cas particuliers

Une pomme d’or ?

fin 12eme Sainte Catherine d alexandrie Notre-Dame de Montmorillon

Sainte Catherine d Alexandrie
Fin 12eme, crypte de l’église Notre-Dame de Montmorillon

Dans cette iconographie très particulière, la main gauche de l’Enfant est baisée par sa mère en préfiguration de sa future blessure, tandis que sa main droite donne à Sainte Catherine la couronne du martyre. Celle-ci élève dans sa main gauche un disque doré .

William M. Hinkle, après avoir exclu qu’il s’agisse d’une hostie ou de l’anneau du mariage mystique, y voit le globe impérial, attribut de la sainte en même temps que sa couronne royale.

Yvonne Labande-Malfert, dans son compte-rendu de l’ouvrage de Hinkle [5], est plus spécifique. Elle rappelle qu’une pomme d’or « qui signifie la terre du royaume » faisait partie des attributs remis aux Rois Chrétiens de Jérusalem lors de leur couronnement, selon les « Assises de Jérusalem » rédigées au 13ème siècle ([6], p 121). Selon elle, le disque doré est la pomme d’or que l’Enfant a donnée à la sainte en même temps que la couronne. Catherine « est entrée dans la Jérusalem céleste, le Royaume de vie. Mais le royaume est aussi le fruit de vie, dont elle jouira éternellement, nous dit l’Apocalypse. Les deux images se superposent. »

Pour F.Bougard [7], ce disque est un exemple tardif d’orbicule royal, Catherine étant fille de roi.

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1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail reine absidiole sud 1146-55 allerheiligen kapelle regensburg detail christ absidiole sud

Fresques de l’absidiole sud
1146-55, Allerheiligenkapelle, Regensburg

L’iconographie très complexe (voir notamment Dissymétries autour de Dieu) de cette chapelle entièrement recouverte de fresques, ainsi que le disparition quasi totale des textes des banderoles, rendent difficile l’identification de cette figure royale, reliée par une banderole à un buste de Jésus bénissant.

L’absidiole nord et la voûte au dessus de l’entrée comportent elles-aussi des figures féminines trônant, reliées respectivement à la colombe du Saint Esprit et à un ange représentant Dieu le Père. Il est donc probable que les trois reines sont trois figurations de Marie-Ecclesia, inspirée par la Trinité [8]

Celle de l’absidiole sud étant relié à la personne du Christ, il est vraisemblable que le globe qu’elle exhibe est une hostie.


Article suivant : 8 Autres significations

Références :
[0a] Kurt Weitzmann « Late Antique and Early Christian Book Illumination » p 97
[0b] Lech Kalinowski « Salomon et la Sagesse. Remarques sur l’iconographie de la Création du monde dans les Antiquités Judaïques de Flavius Josèphe du Musée Condé à Chantilly » Artibus et Historiae Vol. 20, No. 39 (1999), https://www.jstor.org/stable/1483572
[1] Anton von Euw « Karl der Grosse als Schüler Alkuins, das Kuppelmosaik des Aachener Domes und das Maiestasbild in Codex C 80 der Zentralbibliothek Zürich », Zeitschrift für schweizerische Archäologie und Kunstgeschichte, 61/1, 2004, https://baselbern.swissbib.ch/Record/288296486
[2] François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[3] François Bougard, « Le peseur du Monde : l’orbicule de la Royauté, de Charlemagne à Saint Louis » dans : Charlemagne : les temps, les espaces, les hommes : construction et déconstruction d’un règne », pp. 245-269
[4] Charlotte Denoel, « La Bible de Chartres, Art de l’enluminure n°66, septembre-novembre 2018 » https://www.academia.edu/37374282/La_Bible_de_Chartres_Art_de_lenluminure_n_66_septembre_novembre_2018_avec_Damien_Bern%C3%A9_et_Philippe_Plagnieux
[5] Sophie BALACE, CHEF-RELIQUAIRE DU PAPE SAINT ALEXANDRE, dans Feuillets de la Cathédrale de Liège, 2014 https://www.europaethesauri.eu/files/CatalogueOeuvreMeuse.pdf
[6] Hadrien Kockerols « WIBALD ABBE DE STAVELOT (1130-1158) LES RELIQUES ET LES RELIQUAIRES », https://www.academia.edu/43159044/WIBALD_ABBE_DE_STAVELOT_1130_1158_LES_RELIQUES_ET_LES_RELIQUAIRES_par_Hadrien_Kockerols
[7] Guylène Hidrio « De la Reichsapfel au fruit de la vie éternelle. Questions autour d’un objet symbolique à Hildesheim » dans « Thèmes religieux et thèmes profanes dans l’image médiévale : transferts, emprunts, oppositions », 2013, p 55-88 https://www.academia.edu/45093720/_De_la_Reichsapfel_au_fruit_de_la_vie_%C3%A9ternelle_Questions_autour_dun_objet_symbolique_%C3%A0_Hildesheim_
[8] Marie-Louise Thérel, « A l’origine du décor du portail occidental de Notre-Dame de Senlis : Le triomphe de la Vierge-Église. Sources historiques, littéraires et iconographiques » Documents, études et répertoires de l’Institut de Recherche et d’Histoire des Textes Année 1984 34 https://www.persee.fr/doc/dirht_0073-8212_1984_mon_34_1#dirht_0073-8212_1984_mon_34_1_T1_0344_0015

[9] On lit par exemple dans un traité d’astronomie fréquemment recopié au Moyen-Age, l’Aratus révisé : (Scholia Sangermanensia) :

Les sommets opposés, entre lesquels se meut la sphère céleste, étaient nommés pôles par les anciens. L’un est l’austral, que nous ne pouvons jamais voir depuis la Terre ; l’autre est le septentrional, nommé Borée, qui ne se couche jamais.

Vertices extremos, circa quos sphaera caeli uoluitur, polos antiqui nuncupauerunt. E quibus unus est australis, qui terrae objectu a nobis numquam uidetur ; alter septentrionalis, qui et boreus uocatur, qui numquam occidit.

[10] Le supplice et la gloire: la croix en Poitou p 98
[11] William M. Hinkle. — The Iconography of the Apsidal Fresco at Montmorillon, dans « Münchner Jahrbuch der bildenden Kunst », t. XXIII, 1972, compte-rendu par Yvonne Labande-Mailfert https://www.persee.fr/doc/ccmed_0007-9731_1973_num_16_64_3053_t1_0326_0000_2
[12] Don Atilano Melgnizo « El sacerdocio y la civilización » TOMO IV, Mexico 1859 http://cdigital.dgb.uanl.mx/la/1080021479_C/1080021485_T4/1080021485_MA.PDF
[13] Peter Morsbach « Der Dom zu Regensburg: Ausgrabung, Restaurierung, Forschung : Ausstellung anlässlich der Beendigung der Innenrestaurierung des Regensburger Domes, 1984-1988 : Domkreuzgang und Domkapitelhaus, Regensburg, 14. Juli bis 29. Oktober 1989 », p 34

6 La fortune du disque digital

20 avril 2022

Si le passé du disque digital est obscur, sa postérité est maintenant assez connue : on trouve des exemples de ses deux variantes, digitale et palmaire, pratiquement sur quatre siècles.

Article précédent : 5 Les antécédents possibles

Résurgences du disque digital

Cas isolés

Evangeliaire d’Egmond, Dirk II and his wife Hildegard kneel before St. Adalbert, patron of Egmond Abbey Gand 975 ca Den Haag Koninklijke Bibliothek, 76 F 1, f. 215r,Dirk II et son épouse Hildegard demandent l’intercession de St. Adalbert, patron de l’abbaye d’Egmond
Evangéliaire d’Egmond, Gand, vers 975, Den Haag Koninklijke Bibliothek, 76 F 1, f. 215r

Seigneur le plus haut, je t’implore, compatissant, de conserver avec bienveillance ces personnes, qui t’ont continuellement servi d’une manière que l’on peut dire digne.

Summe Deus rogito miserans conserva benigne, hos tibi quo iugitur formulari digne laborent

Le mot summe est traduit graphiquement de deux manières :

  • par la figuration du Seigneur en buste, qui accentue son gigantisme,
  • par le disque digital minuscule, qui exprime l’incommensurable.


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Evangeliaires de St Maximim de Treves vers 1000 BNF NAL 1541 fol 2r GallicaEvangéliaire de St Maximin de Trèves, vers 1000, BNF NAL 1541 fol 2r, Gallica

Ce Christ, malheureusement gâché par les rinceaux du verso qui ont traversé le parchemin, est à ma connaissance la seule survivance dans l’art ottonien d’un disque digital. L’absence des Evangélistes et l’inscription « REX REGUM (le Roi des Rois) » suggèrent que l’image habituelle des Majestas Dei carolingiennes a été reprise spécifiquement pour illustrer cette notion d’un pouvoir au dessus des autres. Le globe impérial étant omniprésent dans les représentations des empereurs ottoniens sur leur trône, le Christ sur son globe incarne cette autorité supérieure, et son disque devient l’emblème de ce REX au dessus des REGUM.


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980-1009 Vitae sanctorum st Bertin BM Boulogne sur mer MS 106 fol 1rfol 1r
980-1009 Vitae sanctorum st Bertin BM Boulogne sur mer MS 106 fol 1vfol 1v

Vitae sanctorum, 980-1009, BM Boulogne sur mer MS 106, IRHT

Ces deux pages recto-verso, en tête d’une Vie des Saints, ont pour particularité unique de confronter les deux images du Seigneur, sans disque et avec disque, Selon Bertram Colgrave [0], le fait que le Tétramorphe soit incomplet montre que le dessinateur de droite a du recopier une Majestas dei préexistante, en supprimant les Animaux du bas pour laisser place au Saint abbé avec sa crosse. Les deux dessins sont contemporains, mais de mains différentes. A mon avis, leur superposition exacte montre que l’image avec disque, la plus contrainte, a été réalisée d’abord, et que la seconde a été tracée dans un second temps, par transparence.

Les inscriptions n’aident pas à éclaircir la génèse de ces images : au 12ème siècle, une même main a rajouté une explication de part et d’autre :

  • Côté « avec disque », « Bertinus abbas » identifie l’abbé comme étant Saint Bertin.
  • Côté sans disque, « deus abraam et deus ysaac deus jacob » renvoie à Mathieu 22,32, un passage où le Christ parle du Jugement dernier.

Il est donc probable que la version sans disque ne correspond pas à une modernisation de l’original avec disque, mais plutôt au souci de montrer dos à dos deux aspects complémentaires du Seigneur :

  • celui qui tient le disque et le livre marqué d’un Alpha (l’Omega est masqué par les doigts) est comme d’habitude le Dieu Sabbaoth, dans sa toute puissance cosmique ,
  • celui qui élève la main droite est plutôt le Christ-Juge.



980-1009 Vitae sanctorum st Bertin BM Boulogne sur mer MS 106 fol 1v
La composition la plus ancienne est plus pensée qu’il n’y paraît : tandis que le haut de l’image est ternaire, le bas est binaire : il met en balance les pieds du Saint posés sur une inflorescence à tête animale, et les pieds du Seigneur posés sur un globe très original contenant trois rangées de têtes, celles du haut étant nimbées. Pour Bertram Colgrave, il pourrait s’agir d’une représentation des Ames du Paradis, du Purgatoire et de l’Enfer.



980-1009 Vitae sanctorum st Bertin BM Boulogne sur mer MS 106 fol 1v schema
Je pense pour ma part que les cloisons nuageuses signifient plutôt trois étages du Paradis, avec les Saints à l’étage supérieur, au plus près de Dieu. Sous la protection de l’Ange, le Saint portant son livre s’apprête à pénétrer, de plain-pied, en Première classe (flèches vertes). En haut, l’Evangéliste de l’Homme et l’Evangéliste de l’Aigle ne sont pas les résidus d’un Tétramorphe tronqué faute de place : ils servent à indiquer une séparation verticale de l’image, moitié humaine moitié divine.


1100-20 Lectionnaire de l'office de l'aLectionnaire de l’office de l’abbaye S. Pierre de la Couture du Mans, 1100-20, Le Mans BM 214 fol 33v, IRHT

Dans ce manuscrit du siècle suivant, un empilement identique de têtes auréolées introduira la Vie de Saint Siméon.

Conçue comme frontispice d’une Vie des Saints, l’image en apparence maladroite du manuscrit de Boulogne se voulait la représentation générique de l’entrée d’un Saint au paradis. Une main plus concrète, ou plus intéressée, l’a au siècle suivant réduite à celle de Bertin, le Saint de l’Abbaye, dont la vie ne fait pourtant pas partie du recueil.


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Les_quatre Evangiles, 1000 ca, BNF Arsenal Ms-592 fol 105v Saint LucSaint Luc, fol 105v Les_quatre Evangiles, 1000 ca, BNF Arsenal Ms-592 fol 106r Quoniam quidem multi conati suntInitiale Q, fol 106r

Les quatre Evangiles, vers 1000 , BNF Arsenal Ms-592

Cette figure apparaît à un emplacement inhabituel, à l’intérieur de l’initiale Q qui ouvre l’Evangile de Luc (« Quoniam quidem multi conati sunt »). Les initiales des trois autres Evangiles (L, I et I) sont purement décoratives : on peut penser que l’enlumineur a profité de la seule initiale circulaire pour y glisser un souvenir des Majestas Dei carolingiennes.

Mais l’idée est plus subtile : l’image divine forme un bifolium avec celle de l’évangéliste, qui lève les yeux vers elle en écrivant. Il s’agit ici d’un clin d’oeil à la particularité de Luc : il était peintre.


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Chrst en majeste XIIeme siecle Musee Fenaille RodezChrist en majesté (antependium de l’Autel de Deusdedit), vers 1000
Musée Fenaille, Rodez

Un autre exemple roman est ce fragment d’un devant d’autel, que les spécialistes n’hésitent plus à dater du tout début du XIème siècle [1], et sur lequel nous reviendrons plus loin (voir 3 Mandorle double symétrique).


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Les « christs à l’hostie » tourangeaux

A peu de distance de Tours, ces Christs dits « à l’hostie » sont probablement une survivance du disque-monde mis au point par le scriptorium trois siècles plus tôt,

1000-1100 Eglise_Saint-Pierre_de_Parcay-Meslay releve d'Yperman 12eme Parcay-Meslay

Abside de l’église de Parçay-Meslay, 12ème siècle

A Parçay-Meslay, le Christ est assis sur un trône à dossier ogival, devant une mandorle de forme lenticulaire.


1150 ca Areines Loir et CherAbside de l’église d’Areines, vers 1150

A Areines, le Christ a conservé le globe-siège carolingien, placé lui aussi devant la partie lenticulaire (sur ce type de mandorle double, voir 1 Mandorle double dissymétrique ).


La crypte de Saint Aignan sur Cher

1200 saint aignan sur cher crypte majestasAbside centrale de la crypte, église de Saint Aignan sur Cher, vers 1200

A Saint Aignan, la même formule s’insère dans une composition plus large, qui montre le recyclage du schéma régional au service d’une signification plus spécifique.

De sa main gauche, le Christ tend à Saint Jacques le Mineur une banderole portant une citation de sa propre épître :

Confessez donc vos fautes l’un à l’autre, et priez les uns pour les autres, afin que vous soyez guéris; car la prière fervente du juste a beaucoup de puissance.

Epitre de Saint Jacques 5, 16

(CONFITEMINI AL)TERUTRUM PEC(C)ATA


1200 Saint-Aignan crypte st jaques le mineur maladeOn pense qu’il transmet ainsi à Saint Jacques le pouvoir de soigner les malades, dont l’un, tenant sa canne entre ses avant-bras, se prosterne devant le saint.



1200 Saint-Aignan crypte st pierre maladesDe l’autre côté, un cul de jatte avec ses fers rampe par antithèse vers les pieds du Christ. Derrière lui, un autre infirme se tourne vers Saint Pierre, une pièce de monnaie à la main droite.



1200 Saint-Aignan crypte st pierre maladesLe geste de la main droite du Christ est très effacé, mais on devine qu’il tient au bout de ses doigts une autre pièce, exactement au centre d’une des ondulations de la mandorle. On pourrait croire qu’il la donne ou la reçoit de saint Pierre au travers de la mandorle, mais le fait que celui-ci élève la main néfaste, la gauche, exclut tout circuit financier direct.



1200 saint aignan sur cher crypre majestas schema
Il faut lire la composition de manière symétrique (SCOOP !):

  • à gauche, Saint Pierre reçoit, par la puissance de la « monnaie de Dieu », le pouvoir de recevoir des aumônes, et un malade en dépose une à ses pieds ;
  • à droite, Saint Jacques reçoit, par la puissance du verbe, le pouvoir de guérir, et l’infirme lui donne sa béquille.


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En Catalogne

La Bible de Ripoll

Vision d’Ezéchiel
Bible de Ripoll, 1027-1032, Vatican Vat.lat.5729 fol 208v

Selon W.Neuss [2], l’objet dans la main droite du Christ est un sceptre raccourci. Pour François Bougard [3], il s’agit du globe habituel, mais quadrilobé.



1027-1032 Bible de Ripoll Vision ezechiel Vatican Vat.lat.5729 fol 208vIl s’agit effectivement d’un jeu graphique : sa forme, faite de cinq disques, reprend en réduction le schéma de la scène (le médaillon divin entouré des quatre médaillons des anges), lequel évoque à son tour les roues d’Ezéchiel qui s’entrelacent au centre de la page.


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La Bible de Roda

1025-50 Bible de Roda Josue BNF Lat 6-1 fol 89r GallicaFrontispice du Livre de Josué
Bible de Roda, BNF Lat 6-1, 1050-1100, fol 89r Gallica

La figure bien connue est reprise ici pour illustrer le prologue, qui commence juste à côté. Dieu s’adresse en ces termes à Josué :

«Moïse, mon serviteur, est mort; maintenant lève-toi, passe ce Jourdain, toi et tout ce peuple, pour entrer dans le pays que je donne aux enfants d’Israël. Tout lieu que foulera la plante de votre pied, je vous l’ai donné, comme je l’ai dit à Moïse. … Que ce livre de la loi ne s’éloigne pas de ta bouche » Josué 1, 2-8

On voit bien le livre près des lèvres de Josué : cette volonté de coller au texte permet d’interpréter le disque digital, dans ce cas particulier, comme représentant le thème principal du prologue : non pas le monde en général, mais « le pays que je donne aux enfants d’Israël« .

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Baniere de_Sant_Ot 1095 - 1122 Musee du textile de BarceloneBannière de Saint Odon (Sant Ot) 1095-1122, Musée du textile, Barcelone 1130 Frontal_d'altar_d'Ix_musee national d'Art de CatalogneAntependium de Saint Martin d’Hix, 1125-50, MNAC, Barcelone

Ces deux Christs montrent le classique disque digital.

La bannière porte la signature de la réalisatrice, une certaine Elisabeth : ELI SAVA ME / F (E) CIT

Le devant d’autel ressemble beaucoup, dans sa composition, à celui de Rodez, avec la mandorle en huit et les lettres Alpha et Omega, mais sans la prolifération de cercles. Je reviens sur cette mandorle très particulière dans 4 Mandorle double pathologique.


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Côté mozarabe

Deuteronome 33 1075-1100 BNF Smith-Lesouef 2 Psautiers_mozarabiques vol 2 fol 77vDeutéronome 33
1075-1100, Psautier mozarabe, BNF Smith-Lesouëf 2, vol 2 fol 77v

Du côté des chrétiens restés en terre musulmane, on ne connaît que cet exemple, qui accompagne les Bénédictions de Moïse :

« Il dit: Yahweh est venu de Sinaï, il s’est levé sur nous de Séïr, il a paru sur le mont Pharan, et des millions de saints avec lui ; il porte dans sa main droite la loi de feu. Il a aimé les peuples; tous les saints sont dans sa main, et ceux qui sont à ses pieds recevront ses instructions et sa parole

Deutéronome 33, 2-3

Et ait Dominus de Sina venit et de Seir ortus est nobis apparuit de monte Pharan et cum eo sanctorum milia, in dextera eius ignea lex . Dilexit populos omnes, sancti in manu illius sunt, et qui adpropinquant pedibus eius accipient de doctrina illius »

Sous la figure bien connue de la Gloire de Dieu, le copiste à rajouté le mont Pharan et les saints. Il a recyclé le disque digital pour illustrer ce que Dieu tient dans sa main droite : « la Loi de feu » et « tous les saints ».

Psautier mozarabique 1050-1100 BNF Smith Lesouef 2 fol 77v detail


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A l’époque gothique

1250-1300 BL Add MS 35166 fol 5vLa prosternation des vieillards
Apocalypse, 1250-130,0 British Library Add MS 35166 fol 5v

Cette image très exceptionnelle illustre le passage suivant :

« les vingt-quatre vieillards se prosternent devant Celui qui est assis sur le trône, et adorent Celui qui vit aux siècles des siècles, et ils jettent leurs couronnes devant le trône, en disant  » Vous êtes digne, notre Seigneur et notre Dieu, de recevoir la gloire et l’honneur, et la puissance » Apocalypse 4,10-11

Pour figurer la Toute Puissance et l’Eternité de Dieu, l’enlumineur recycle la vieille image du disque digital en le faisant passer dans la main gauche (puisque le texte précise que le Livre aux sept sceaux est tenu dans la main droite).


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1255 - 1260, Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72), fol. 4v,The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

1255 – 1260, Ms. Ludwig III 1 (83.MC.72), fol. 4v,The J. Paul Getty Museum, Los Angeles

Cette autre Apocalypse anglo-normande de la même famille montre que le disque digital état bien conçu comme un globe terrestre, mais pas forcément compris par le lecteur : le copiste a cru bon de le rendre crucigère pour éviter toute ambiguïté.



Résurgences de la variante palmaire

Comme François Bougard l’a montré [3], cette formule revient à mettre l’accent sur le début du verset d’Isaïe : « pris les dimensions des cieux avec la paume«  ; son étude comporte plusieurs exemples, j’en ai rajouté quelques autres qui se teintent d’une nuance particulière.

XIeme espagnol Goldschmidt vol IV table XXXVI fig 105Ivoire espagnol
XIème siècle, collection privée (Goldschmidt vol IV, table XXXVI, fig 105) [4]

On ne sait rien sur cet ivoire isolé.


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1087 Augustin Errationnes in Psalmos Valenciennes BM 39 fol 9v IRHTSaint Augustin, Errationnes in Psalmos, 1087, Valenciennes BM 39 fol 9, IRHT

Cette figure orne l’initiale D de « Domine Deus Misericordius ».


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Une Majestas « détournée »

1142 Libellus capitulorum Collectaire de Zwiefalten Wurttembergische Landesbibliothek - Cod.brev.128 fol 9vfol 9v vfol 10r

Libellus capitulorum, vers 1150,Abbaye de Zwiefalten, Wurttembergische Landesbibliothek – Cod.brev.128

La tradition des bifoliums des missels (voir 2 Une figure de l’Incommensurable ) se prolonge ici dans un contexte totalement différent : ces deux images, sorte de schémas synoptiques, viennent s’intercaler entre les tables de comput et le début des capitules (cours extraits de la Bible destinés à être intégrés dans les différents Offices).

L’image de droite, de type « Crucifixion«  regroupe autour de la Croix, en plus des Quatre Evangélistes, les Quatre Fleuves du Paradis et les Quatre Vertus cardinales.

L’image de gauche, de type « Majestas dei », a comme à Auxerre un cadre composé des vingt quatre vieillards de l’Apocalypse, décrits par le texte en haut et en bas :

A l’entour du siège vint quatre vieillards avec leur cithare ayant
chacun une fiole en main et une couronne dorée sur la tête.

in circuitu sedis viginta quatuor seniores cum citaris suis habentes
singuli phiolas in manibus suis et corone auree in capitibus eorum

Mais le centre de l’image est bien différent d’une Majestas habituelle. Dans les coins, les quatre Vivants ont laissé place à quatre figures allégoriques : les Ténèbres (tenebrae), la Lumière (lux), l’Hiver (hiems) et le Feu (ignis).

La mandorle s’enrichit de quinze têtes illustrant un verset de l’Apocalypse :

Et du trône sortent des éclairs, des voix et des tonnerres

Apocalypse 4,5

Et de throno procedunt fulgura et voces et tonitrua

Les cinq têtes rouges évoquent donc les éclairs, puis les cinq têtes vertes à la bouche ouverte les voix, puis les cinq dernières le tonnerre.



1142 Libellus capitulorum Collectaire de Zwiefalten Wurttembergische Landesbibliothek - Cod.brev.128 fol 9v detailQuant à la figure centrale, elle représente la Sagesse, comme l’indique le texte au dessus et en dessous :

La sagesse a bâti sa maison, elle a taillé ses sept colonnes.

Proverbes 9,1

Sapientia aedificavit sibi domum excidit columnas septem

D’où la muraille autour d’elle et les sept colonnes intérieures, que nous avons déjà rencontrées dans l’iconographie de la Psychomachie de Prudence (voir 5 L’âge d’or des Majestas).

Les gestes des mains, particulièrement originaux, sont expliqués par les textes latéraux :

Lui qui mesure le ciel de sa paume et enferme la terre dans sa paume.
Saint Grégoire, Tome II, Livre II Ezéchiel homélie 17, paraphrase de Isaïe 40

(Qui) celum palmo melitur (et) terram palmo concludit

Faute de mieux, le copiste a imaginé cette forme fuselée dans la main droite pour représenter le ciel, tandis que le disque non plus digital, mais palmaire, représente comme d’habitude la Terre.


initium creaturae dei Liber Scivias 1220 ca Universitatsbibliothek Heidelberg, Cod. Sal. X,16 fol 2rLe début de la Création de Dieu (Initium creaturae dei) (détail)
Liber Scivias, vers 1220, Universitätsbibliothek Heidelberg, Cod. Sal. X,16 fol 2r.

On retrouve la même opposition de forme pour le Ciel et la Terre dans cette autre image de la Création. On lit dans le cadre de la mandorle :

  • à droite, en descendant, une citation du Sixième jour : « Et Dieu vit tout ce qu’il avait fait, et voici cela était très bon » (Genèse 1,31) ;
  • à gauche, en remontant, une paraphrase du Septième : « Et Dieu se reposa le Septième jour de toute l’oeuvre qu’il avait faite » (Genèse 2,2) ;

L’extrait qui manque entre les deux versets est à lire directement dans l’image : « Ainsi furent achevés le ciel et la terre, et toute leur armée » (Genèse 2,1)

L’armée est celle des anges qui peuplent les neuf arcades.


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1140-45 Psautier glose Tours BM 93 fol 134 IRHTPsautier glosé
1140-45, Tours BM 93 fol 134, IRHT

Cette lettrine se rapporte au psaume suivant :

Au commencement tu as fondé la terre, et les cieux sont l’ouvrage de tes mains

Psaume 102, 26

terram fundasti et opera manuum tuarum sunt caeli 

Dans la logique du texte, le globe vert et malléable devrait représenter la Terre environnée par le Ciel.


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1170-1180 Sacramentaire à l'usage de Saint-Martin de Tours Tours BM 193 fol 59 IRHTLa Trinité
Sacramentaire à l’usage de Saint-Martin de Tours, 1170-1180 , Tours BM 193 fol 59, IRHT

Cette initiale ouvre la prière « Omnipotens sempiterne Deus » de la Fête de la Trinité.

Pour illustrer la Trinité, elle dédouble la figure habituelle de la Toute Puissance divine et rajoute la colombe entre les deux. Le Fils se situe « à la droite du Père », et les deux se différentient par leurs mains :

  • la main droite du Fils, le Verbe, est levée en geste de prise de Parole ;
  • la main gauche du Père, le Créateur, porte un globe cosmique vert.



Variantes du globe palmaire

Le globe céleste, dans une Ascension

abside de san pietro di tuscania Ascension du Christ
abside de san pietro di tuscania Zeri ChristAscension du Christ, abside de San Pietro di Tuscania

Cette fresque, totalement détruite lors d’un tremblement de terre en 1971, montrait une Ascension très byzantinisante, entourée d’anges, avec les apôtres au registre inférieur. Dans l’iconographie habituelle de la scène, le Christ se contente de lever la main droite vers le Ciel pour indiquer sa destination. Le disque palmaire  isaïen, dans sa version céleste, complète le propos.


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Chiesa San Carlo Negrentino (PrugiascAscension du Christ
Vers 1050, Chiesa San Carlo Negrentino (Prugiasco), Tessin

Dans cette autre Ascension atypique italienne, le Christ lève sa main droite nue mais tient dans sa main gauche un objet annulaire. Il ne faut pas le confondre avec un disque palmaire : il s’agit simplement de la couronne d’épines, complétant la lance et le roseau de la Passion.


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Psaume 109 Bibl Ste Genevieve MS 9 fol 229v IRHT

Psaume 109, Bibliothèque Ste Geneviève, MS 9 fol 229v, IRHT

L’illustrateur a remplacé la figure habituelle dite de la « Binité du Psautier » ( Le Fils siégeant à la droite du Père et piétinant les ennemis) par un autre sujet connexe, l’Ascension (qui précède immédiatement l’Intronisation du Christ auprès de son Père). Dans une mandorle porté par les anges, le Christ élève vers le ciel son globe doré, marqué des lettres alpha et omega : à la fois indication de sa destination (le Ciel) et symbole de sa domination sur les ennemis.


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Le Monde repris au Démon.

De cette nuance rare, j’ai trouvé seulement deuxexemples isolés, qui ne suffisent pas à faire une tradition iconographique : voyons-y plutôt d’une trouvaille graphique réinventée sporadiquement.

Evangiles de Poussay 1000-50, provenant sans doute de Fulda, BNF Lat 10514Plaque de métal décorant le plat inférieur des Evangiles de Poussay
1000-50, provenant sans doute de Fulda, BNF Lat 10514

Cette plaque reprend l’iconographie paléochrétienne du Christ combattant, inspirée par le Psaume 91 :

« Tu marcheras sur le lion et sur l’aspic, tu fouleras le lionceau et le dragon. » Psaume 91,13

La nécessité de tenir la lance a fait passer dans la main gauche le monde chrétien, tenu à bonne distance des animaux infernaux.


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Moralia in Job 1150 Tours BM MS 321 fol 330v IRHTMoralia in Job de Grégoire le Grand, début du chapitre XXXV, 1150, Tours BM MS 321 fol 330v, IRHT

Le dernier chapitre des Moralia in Job résume l’ensemble du livre par un dialogue entre les trois protagonistes, qui débute ainsi :

Ainsi, après que le Seigneur avait montré à son fidèle serviteur à quel point son ennemi, le Léviathan, était fort et rusé, et que celui-ci avait manifesté subtilement sa force et son habileté, le bienheureux Job répondit aux deux, en disant : (Job 42,2) Je sais que tu peux tout, et qu’aucune pensée ne t’est cachée.

Igitur postquam fideli famulo Dominus Leviathan hostis eius quam sit et fortis et callidus ostendit, dum vires illius subtiliter fraudesque patefecit, beatus Iob ad utraque respondit, dicens: CAP. XLII, VERS. 2.—Scio quia omnia potes, et nulla te latet cogitatio.

L’image montre en bas le diable avec son harpon : en haut Dieu met de la main droite le Monde hors de sa portée, et protège de la manche gauche le Livre .


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Un cas unique : le globe dans une Parousie

Tavola del Giudizio Universale da San Gregorio Nazianzieno, 1061-1071 Pinacoteca VaticanaJugement universel de San Gregorio Nazianzieno, Pinacothèque du Vatican.

L’iconographie de ce panneau est si particulière que les datations s’étalent entre 1040 et 1250 [5].


Tavola del Giudizio Universale da San Gregorio Nazianzieno, 1061-1071 Pinacoteca Vaticana detail Sceau de Heinrich III 1047-1056Sceau de Heinrich III 1047-1056 [6]

Le Christ tient de la main gauche un étendard en forme de croix et élève un globe de la droite. Une des dernières études, celle de Suckale ([7], p 40) reconnaît dans cette posture l’iconographie impériale, et très précisément celle d’un sceau de l’empereur Heinrich III, ce qui permettrait de dater le panneau. Ce sceau est une des des très rares exceptions à la convention que le globe impérial germanique est porté dans la main gauche (voir 4 Disque digital, globe impérial).

Ce disque palmaire porte l’inscription :

Voilà que j’ai vaincu le monde

Jean 16, 33

Ecce vici mundum

Pour Suckale , le mot « mundus » serait à prendre ici dans son sens négatif (le Siècle, les choses temporelles) : le geste du Christ exprimerait donc sa victoire sur le Mal, ou bien le Monde sauvé du démon (ce qui nous ramènerait au cas précédent).


Deux attributs parousiaques (SCOOP !)

Remarquons que  la citation est extraite d’un contexte très particulier : ces trois mots sont ceux qui concluent le discours de Jésus à ses disciples, dans lequel il leur promet son prompt retour, autrement dit la Parousie.

Un autre texte décrivant ce Retour est Matthieu 24,30 : « Alors apparaîtra dans le ciel le signe du Fils de l’homme », qui fait de la Croix un des éléments distinctifs de la Parousie.

L’iconographie impériale est donc reprise ici au service d’une idée bien précise : illustrer le Christ de la Parousie, portant d’une main « le signe du Fils de l’homme » et de l’autre les derniers mots de sa promesse.



Tavola del Giudizio Universale da San Gregorio Nazianzieno, 1061-1071 Pinacoteca Vaticana detail anges
Le registre inférieur illustre ce qui suit la Parousie : le Jugement, en présence des Apôtres :

« Je vous le dis en vérité, lorsque, au renouvellement, le Fils de l’homme siégera sur son trône de gloire, vous qui m’avez suivi, vous siégerez vous aussi sur douze trônes, et vous jugerez les douze tribus d’Israël. » Matthieu 19,27

Les deux archanges de part et d’autre de l’autel exhibent des panonceaux expliquant ce qui va attend les Bénis et les Maudits. De l’autre main ils tiennent un disque de verre qui, d’une certaine manière, contraste par sa transparence avec le disque doré du Christ. Ce globe est un attribut courant des archanges :  il symbolise leur pouvoir militaire sur le cosmos, comme nous le verrons dans l’article suivant.



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Références :
[0] Bertram Colgrave « Felix’s Life of Saint Guthlac: Texts, Translation and Notes » https://books.google.fr/books?id=B9EL0Lq0L-sC&pg=PA36
[1] Térence Le Deschault de Monredon, « Influence de l’art carolingien sur la sculpture de quelques grands maîtres romans d’Auvergne et du Rouergue » https://www.researchgate.net/publication/322013831_Influence_de_l’art_carolingien_sur_la_sculpture_de_quelques_grands_maitres_romans_d’Auvergne_et_du_Rouergue
[2] Wilhelm Neuss « Die katalanische Bibelillustration um die Wende des ersten Jahrtausends und die altspanische Buchmalerei : eine neue Quelle zur Geschichte des Auslebens der altchristlichen Kunst in Spanien und zur frühmittelalterlichen Stilgeschichte : (La ilustración de la Biblia en Cataluña cerca del año mil y las miniaturas antiguas españoles) » 1922, p 89 https://archive.org/details/diekatalanischeb00neusuoft/page/88/mode/2up
[3] François Bougard « L’hostie, le monde, le signe de Dieu » paru dans Orbis disciplinae. Hommages en l’honneur de Patrick Gautier Dalché, éd. Nathalie Bouloux, Anca Dan et Georgios Tolias, Turnhout, Brepols, 2017, p. 31-62. https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01706857/document
[4] Goldschmidt, Adolph Die Elfenbeinskulpturen aus der Zeit der karolingischen und sächsischen Kaiser, VIII. – XI. Jahrhundert, Vol IV, https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/goldschmidt1926bd4
[7] Robert Suckale. « Die Weltgerichtstafel aus dem römischen Frauenkonvent S. Maria in Campo Marzio als programmatisches Bild der einsetzenden Gregorianischen Kirchenreform » dans « Das mittelalterliche Bild als Zeitzeuge: sechs Studien », 2002 https://books.google.fr/books?id=yorTVPD6zXkC&pg=PA12