10 Débordements dans le gothique international

22 septembre 2024

L’essor du gothique international, dans la seconde moitié du 13ème siècle, ne modifie pas la question du débordement : il reste extrêmement rare, localisé à quelques artistes ou à quelques types de manuscrits.

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Des oeuvres didactiques germaniques

Le caractère profane des thèmes a pu faciliter une certaine liberté quant au débordement.

Der Wälsche Gast

De ce poème médiéval, L’hôte italien, il n’existe que deux versions illustrées par des images encadrées.


1380 ca Treves Der Wälsche Gast Morgan MS G.54 fol 12rVers 1380, Der Wälsche Gast (Trèves), Morgan MS G.54 fol 12r 1400-25 Berlin, Staatsbibliothek zu Berlin – Preußischer Kulturbesitz, Ms. Ham. 675 (Sigle H), fol. 23v1400-25, Der Wälsche Gast, Berlin, Staatsbibliothek Ms. Ham. 675 (Sigle H), fol. 23v

La Discipline sur son trône

Celle du Morgan, la plus bavarde, déborde de phylactères explicatifs, pas forcément très clairs. Il faut dire que le passage est difficile à illustrer : le petit personnage vérifie que le manteau de l’homme vertueux et pieux a la même longueur que sa chemise, à savoir que ses actes sont conformes à ses paroles et ses dons à ses promesses. Le débordement est donc une solution ingénieuse, qui rend l’image plus lisible.



1380 ca Treves Der Wälsche Gast Morgan MS G.54 fol 19vLa mort de l’ours
Vers 1380, Der Wälsche Gast (Trèves), Morgan MS G.54 fol 19v

Cette image illustre le pont culminant d’un passage où est le seigneur se distrait par une chasse fructueuse : aux lapins d’abord, puis au sanglier, puis à un cerf imaginaire, et enfin à l’ours, que le seigneur transperce lui même de sa lance (vers 3247-3260).

Dans les Bestiaires (voir 6 Débordements dans les Bestiaires), la convention habituelle est que le chasseur avance à travers le cadre, et que la bête ne déborde pas, pour exprimer son incapacité à fuir. Mais ici la scène se passe, non pas à l’intérieur du cadre, mais sur une plateforme herbeuse en ressaut, ce pourquoi la convention s’inverse  : le mouvement de droite à gauche, à rebours du sens de la lecture, exprime le recul de l’ours, prêt à tomber dans la marge.


La Weltchronik de Rudolf von Ems

1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 164vDavid et Goliath
1400-10, Weltchronik (Regensburg) Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 164v

Ce débordement classique reste ici bien modéré, par rapport à ceux que nous avons déjà rencontrés : Goliath ne dépasse que de la pointe de la lance et d’un pied.


1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 13r Tour de babelLa tour de Babel, 1400-10, Weltchronik (Regensburg), Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 13r 1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 33vLa bataille de Chodorlahomor, Abraham et Melchisédek, vers 1375, Weltchronik (Bavière), Münich, BSB Cgm 5 fol 33v

Le procédé du cadre interne permet de discipliner les débordements usuels des édifices ou des épées.

Dans la dernière image, le cadre doré unifie la couronne de Melchisédek, roi de Sodome, et le calice qu’il offre à Abraham, signifiant qu’il est à la fois roi et prêtre.


1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 40v Abraham et IsaacAbraham et Isaac, fol 40v 1375 ca Baviere Weltchronik BSB Cgm 5 fol 126vJosué arrêtant le soleil, fol 126v

Vers 1375, Weltchronik (Bavière), Münich, BSB Cgm 5

Le manuscrit le plus ancien ne se risque à placer en hors cadre que ces deux objets transcendants que sont l’ange et le soleil.


1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 291vPortement de Croix, fol 291v 1400-10 Weltchronik Allemand Getty Ms. 33 (88.MP.70) fol 292vCrucifixion, fol 292v

1400-10, Weltchronik (Regensburg) Getty Ms. 33 (88.MP.70) 

C’est dans des scènes pourtant très calibrées que le dessinateur du Getty se révèle le plus audacieux , en faisant dépasser les croix du Portement et celles de la Crucifixion. Mais surtout en expulsant les dés et le manteau du Christ, sur lequel est posé avec insistance un jeu de marelle incongru : le hors-cadre a donc ici une valeur morale, la condamnation de joueurs de tous poils.



En Catalogne : le Bréviaire de Martin d’Aragon

Ce manuscrit somptueux a été réalisé au monastère de Poblet pour le roi d’Aragon.

1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 2v Janvier gallicaJanvier, fol 2v 1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 13v decembre gallicaDécembre, fol 13v

1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Le Calendrier suit une formule originale (mais pas unique), en plaçant côte à côte

  • l’Eglise, qui dépasse toujours,
  • la Synagogue qui, selon les mois :
    • reste  dans le cadre (Janvier -Février),
    • le déborde (Mars, Juin-Juillet, Octobre)
    • puis s’écroule (Avril-Mai, Septembre, Novembre-Décembre),
    • avec en Décembre l’écroulement définitif et l’arrivée du Christ.

La figure en hors cadre à gauche est Saint Paul pour le mois de Janvier, puis pour les onze autres Mois les destinataires de ses épîtres.

D’emblée, le lecteur est averti que les débordements vont faire partie du vocabulaire graphique du manuscrit.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 145r gallicaLa Nativité, fol 145r 1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 326r gallicaL’Annonciation, fol 326r

1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Selon une formule récurrente (voir 5 Débordements récurrents), l’étoile de la Nativité s’élève en dehors de l’image, envoyant ses rayons à l’intérieur.

Dans l’Annonciation, l’Enfant Jésus en germe déborde plus modestement, à l’entrée du flux de lumière. Très loin en hors cadre, Dieu le Père, depuis sa forteresse céleste, envoie sa bénédiction.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 369r gallicaLa Mort de la Vierge, fol 369r
1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Dans un mouvement inverse, c’est l’âme de la Vierge qui est reçue par son Fils, dans la mandorle céleste. L’image sert de frontispice au Sermon sur l’Assomption de Saint Jérôme qui, isolé dans la lettrine historiée, assiste par son imagination à la scène.


1398-1405 Breviaire de Martin d'Aragon Catalogne BNF Rothschild 2529 fol 245r gallicaLa crucifixion, fol 245r
1398-1405, Bréviaire de Martin d’Aragon (Catalogne), BNF Rothschild 2529, gallica

Le dernier débordement du manuscrit est plus énigmatique : dans cette iconographie courante du Trône de Grâce, rien n’obligeait l’artiste à prolonger exagérément le bas de la croix jusqu’à un tertre gazonné, sans signification apparente. Qui plus est, cette poutre coupe le texte en deux colonnes inégales, le rendant difficile à lire. Il s’agit d’une paraphrase d’un sermon du pape Léon I aux Romains sur la Pentecôte [79] :

Lorsque nous poussons à l’extrême la pointe de l’esprit pour comprendre la dignité de la très aimée Trinité, ne pensons pas qu’il y aurait du divers dans cette excellence. Car l’essence de la divinité ne diffère en rien de son unité.

cum ad intelligendam dignitatem summe trinitatis dilectissimi acies mentis intendimus, nihil diversum in illa excellencia cogitemus. Quia in nullo ab unitate sua discrepat divinitatis essentia

La formulation originale du sermon était : « lorsque nous levons les yeux de l’esprit pour comprendre la dignité du Saint Esprit ».

Il me semble que la poutre de la croix plantée dans la terre est l’image de cette « pointe de l’esprit » qui s’élève jusqu’à l’unité de la Trinité, matérialisée par le cadre.


En Hollande : le Maître des Heures de Marguerite de Clèves

Deux manuscrits, exceptionnels pour leurs débordements, ont vu le jour dans l’entourage du comte de Hollande Albrecht de Bavière. Ce style de cour, qui est imité pendant une dizaine d’années ( [80], p 11) puis disparaît sans laisser de traces, pourrait avoir une origine germanique : ses libertés par rapport au cadre n’ont en tout cas d’équivalent, à l’époque , que celles de la Weltchronik.

Les Heures de Marguerite de Clèves

Comme nous l’avons vu (voir 5 Débordements récurrents), on trouve dès l’époque carolingienne des donateurs à cheval sur le cadre, mais la formule disparaît complètement à l’époque gothique où l’image redevient exclusive : le donateur se place soit dehors, soit dedans. ( [81], p 103).


1400 ca Heures de Marguerite de Cleves MS L.A. 148 fol 19v-20r Musee Gulbenkian Lisbonne
Marguerite de Clèves devant la Vierge
1394-1400, Heures de Marguerite de Clèves, Musée Gulbenkian, Lisbonne, MS L.A.148 fol 19v-20r

Ce bifolium est donc exceptionnel en traduisant le dialogue non plus seulement par la traversée d’un phylactère (auquel on sait que les cadres sont perméables) mais aussi par celle du prie-Dieu. On remarquera néanmoins que la donatrice reste respectueusement à l’écart :

  • ne touchant pas le phylactère (sur lequel la Vierge pose sa main à un emplacement choisi, voir 2-4 Représenter un dialogue) ;
  • n’empiétant sur le cadre que d’un coude.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 42v Musee-Gulbenkian-LisbonneTrahison de Judas, fol 42v 1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 89v Musee-Gulbenkian-LisbonnePortement de Croix, fol 89v

Le débordement de Malchus (dans la première image) et celui de l’extrémité de la croix et d’un marteau (dans la seconde) ne sont pas sans précédents, puisqu’on les rencontre vers 1250 dans le psautier anglais de Chinchester (voir 7 Débordements gothiques : une inhibition généralisée). Il ne s’agit bien sûr pas d’une influence directe, mais d’une solution graphique identique au même besoin :

  • de soutenir la narration, avec l’expulsion vers le bas d’un personnage hostile ;
  • de suggérer le déplacement vers la droite et d’annoncer la suite (marteau).


Il est tentant de fourrer ces débordements dans le même sac théorique  que celui de la donatrice  :  le moteur commun serait le rapprochement entre l’espace sacré (le cadre) et l’espace du lecteur (la marge) ( [81], p 107). On peut même y voir l’influence de la devotio moderna, ce mouvement religieux qui se développe au même moment et dans la même zone géographique. Mais si ces débordements trouvaient leur source dans ce mouvement de dévotion, il serait étonnant qu’ils n’aient touché qu’un si petit nombre de manuscrits, et dans un public de cour plutôt que religieux.

De plus, ils fonctionnent en fait  de manière très différente  :

  • dans un cas c’est le profane (la donatrice)  qui tente effectivement de se rapprocher de l’espace sacré ;
  • dans l’autre c’est le sacré qui déborde dans la marge, non pas dans le but de « se rapprocher du lecteur », mais dans l’intention  habituelle, narrative ou dynamique, du procédé.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 108v Musee-Gulbenkian-LisbonneLamentation, fol 108v 1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 126v Musee-Gulbenkian-LisbonneMise au tombeau, fol 126v

De la même manière, le débordement latéral et symétrique de la dalle, puis de la cuve, est une solution élégante à la fois graphiquement et narrativement, puisqu’elle met en pendant les deux épisodes. Dans l’image de la Lamentation, on remarquera le détail frappant des filets de sang qui débordent de la dalle qui déborde.


1394-ca-Heures-de-Marguerite-de-Cleves-MS-L.A.-148-fol 79v Musee-Gulbenkian-Lisbonne
Flagellation, fol 79v

Dans ce denier exemple de débordement latéral, le plus original n’est pas tant celui des fouets (assimilable à celui des armes dans les scènes de bataille) que le fait que les deux bourreaux sont vus en recto verso, une formule encore très rare à l’époque (voir 2 Les figure come fratelli dans les Flagellations).


La Biblia pauperum

Ce manuscrit a été réalisé par le même artiste, probablement également pour la cour d’Albrecht de Bavière. Il présente de nombreux types de débordements : je passe sur les ordinaires (anges, auréoles, haut de la tête, bas des manteaux, armes) pour ne présenter que les plus significatifs.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 20_-_ResurrectionLa Résurrection, fol 20

Le format du manuscrit est tout à fait unique puisque les parallèles typologiques se développent sur trois images :

  •  celle du Nouveau Testament au centre, gardée par quatre prophètes (ici la Résurrection),
  • celles de l’Ancien Testament  de part et d’autre (ici Samson et Jonas).

Dans la présentation actuelle, les trois pages sont raboutées, d’où ce format très allongé ; mais dans la présentation d’origine, la page de gauche apparaissait en premier, au verso, et il fallait déplier le recto pour faire apparaître à droite les deux autres images.


 

Ici, le débordement de Samson, escaladant la montagne avec les portes de Gaza sur le dos, invitait le lecteur à déplier la page blanche : apparaissait alors celui que regardait Samson, le prophète Sophonie expliquant doctement que « le jour de la Résurrection, les nations se rassembleront » [83].


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 12 Betrayal1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 16

Trahison de Judas, fol 12 Portement de Croix, fol 16

1395-1405, Biblia pauperum, BL King’s 5

Sans surprise, on retrouve deux des débordements déjà constatés dans le Livre d’Heures, mais au sein d’images plus abouties :

  • celle de la Trahison montre non plus l‘instant avant le coup d’épée, mais celui d’après : la lame sanglante de Pierre remonte à l’intérieur de l’image tandis que le bâton inoffensif de Malchus tombe à l’extérieur, dans un parallélisme parfait ;
  • celle du Portement s’enrichit de deux motifs rares : le voile de Véronique et les deux buveurs, une allusion au Psaume 69,13 [82].


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 10_-_Last_Supper
1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 23_-_Appearance_to_Mary

La Cène, fol 10 L’Apparition à Marie-Madeleine, fol 23

Certains débordements sont simplement narratifs : celui du manteau permet d’identifier Judas, celui du vase Marie-Madeleine.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 7_-_Expulsion_of_the_TradersLa Purification du Temple, fol 7

L’image centrale, l’Expulsion des marchands du Temple, comporte deux débordements originaux : les pièces qui tombent et la façade qui tourne à la manière d’une porte, sur l’axe du clocher. L’artiste a pris soin de représenter ce temple comme une église chrétienne tandis que que les deux autres, avec leur coupole, prennent une allure orientale.

Les miniatures latérales fonctionnent en parallèle :

  • à gauche, le roi Darius (hors cadre) ordonne au scribe Esdre (habillé en soldat) d’aller à Jérusalem purifier le Temple ;
  • à droite, le roi Judas Maccabée (en soldat, dans l’image) ordonne à un juif de balayer le Temple.

Tout ce passe comme si le débordement signalait que Darius, contrairement à Judas Maccabée , ne se trouve pas à Jérusalem.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 8 Raising_of_LazarusLa Résurrection de Lazare, fol 8

De la même manière, les deux miniatures latérales se répondent :

  • à gauche, Elisée vient de la montagne pour ressusciter le fils de la Sunammite (2 Rois 4,8-37) ;
  • à droite, Elie resuscite le fils de la veuve chez qui il résidait (1 Rois 17,17-24) .

Le débordement du manteau n’est donc pas un effet du hasard : il signale qu’Elisée s’est déplacé depuis un autre lieu, à la différence d’Elie.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 29_Last_JudgementLe Jugement Dernier, fol 29

Dans la miniature centrale, le double glaive du Christ du Jugement déborde des deux côtés. Il fait écho à l’épée du bourreau :

  • à gauche dans le Jugement de Salomon ;
  • à droite dans l’exécution de l’Amalécite sur ordre de David.

L’épée qui déborde sous-entend que l’exécution sera suspendue, celle sanglante qui reste dans l’image montre qu’elle a déjà eu lieu.


1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 25_-_Incredulity_of_Thomas
1395-1405 Master of Hours of Margaret of Cleves Biblia pauperum BL King's 5 fol 31_-_Hell

L’incrédulité de Thomas, fol 25 L’Enfer, fol 31

Dans les images centrales, les deux débordements sont auto-référents :

  • Thomas transperce le cadre comme il transperce le flanc du Christ ;
  • la gueule d’enfer casse le cadre comme elle broie les Damnés.

Synthèse sur le Maître des Heures de Marguerite de Clèves

La subtilité de ces débordements, surtout dans la Biblia pauperum, montre qu’il ne s’agit pas pas tant d’un effet de mode purement esthétique que d’un procédé d’expression mûrement médité, mis au point par un artiste inventif et probablement bien conseillé : son but est d’illustrer les textes dans toutes leurs nuances, pas de créer un climat d’intimité conforme à la devotio moderna.

Comme le propose James H. Marrow ( [81], p 115), la rencontre entre cet artiste, possiblement d’origine germanique, et un prince mécène est probablement à la racine de ces expérimentations temporaires, dont on ne trouve plus trace après 1410. A la génération suivante, c’est une toute autre voie qu’emprunteront les innovations hollandaises, avec la floraison des marges spectaculaires qu’inaugurent les Heures de Catherine de Clèves, la nièce de Marguerite (voir 5.1 Les bordures dans les Heures de Catherine de Clèves).


Un débordement énigmatique

1415 Heures de Marie de Gueldre Ms-germ-quart-42-f-19vMarie de Gueldre en Marie de l’Annonciation
1415, Heures de Marie de Gueldre, Berlin Kupferstichkabinett Ms germ quart 42 fol 19v

Je verse au dossier ce débordement hollandais d’autant plus énigmatique qu’il arrive comme un cheveu sur la soupe :

  • dans un manuscrit qui n’en comporte aucun autre [84] ;
  • sur une page étrangement déplacée au début des Heures de la Passion ([80], p 68) ;
  • sur une image largement modifiée, transposant dans un jardin ce qui était auparavant une scène d’intérieur : ce pourquoi la traîne traverse non seulement le cadre, mais aussi le muret hexagonal censé fermer le jardin clos.

La posture de la dame emprunte aux deux personnages d’une Annonciation, ce pourquoi :

  • comme l’Ange, elle traverse les murs et se tient debout  ;
  • comme la Vierge, elle tient un livre et reçoit la bénédiction divine.

Le caractère ostentatoire de la traîne, dont la bordure précieuse en « menu vair » (ventre d’écureuil) balaie la blancheur de la page, semble jurer avec la modestie qui sied à la « douce Marie » – ainsi que la qualifie le phylactère d’un des deux angelots – à moins que la fourrure blanche et la robe bleue ne signifient justement la douceur et le caractère angélique de la dame. En commandant son Livre d’Heures à des miniaturistes hollandais, cette princesse d’origine française, amatrice de beaux livres et correspondant avec le grand bibliophile qu’était le duc du Berry, semble avoir demandé un portrait dans le style de son pays natal.

L’ identification avec la Vierge de l’Incarnation n’est peut être pas que la foucade d’une grande coquette : l’image a possiblement une valeur propitiatoire, la duchesse étant encore sans enfant après dix ans de mariage.


En France : l’atelier du Maître de Rohan

A l’apogée du gothique international, il est significatif qu’un artiste aussi inventif que le Maître de Rohan ne pratique les débordements qu’à dose homéopathique [85].

Les Heures de Paris de René d’Anjou

Ce manuscrit ne présente des débordements que dans deux images, mais il sont particulièrement accusés.


1435-1436 Heures de René d'Anjou BNF Latin 1156 A fol 52rL’Annonce aux Bergers, fol 52r 1435-1436 Heures de René d'Anjou BNF Latin 1156 A fol 73rSaint Sébastien, fol 73r

Dans le premier cas, le débordement crée un effet de profondeur en accentuant l’écart entre les deux motifs homologues du premier plan et de l’arrière-plan (berger(s), arbre, troupeau).

Dans le second, il crée également un effet d’expansion, mais latéral, en écartant le saint et le bourreaux : le rejet de l’un deux hors de l’image a également valeur péjorative.


Les Grandes heures du Maître de Rohan

1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 14rAdam jeté en Enfer, fol 14r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 106vLa Vierge reçue par Dieu, fol 106v

Maître de Rohan ,1430-35, Grandes Heures de Rohan (Angers), BNF Lat 9471 gallica

Les débordements les plus fréquents de ce manuscrit concernant les ailes des démons ou des anges.

Celui du phylactère est en revanche unique. Il faut dire qu’il commence par le mot « egreditur » :

Un rameau sortira de la souche de Jessé (Isaïe 11,1)

egredietur virga de stirpe Iesse

Ainsi ce débordement nous dit lui-même qu’il déborde, dans une autoréférence malicieuse.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 9rLes hommes bons couronnées de fleurs et les mauvais d’épines, fol 9r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 195vMoïse préparant l’arche d’alliance, fol 195v

Le débordement des édifices est banal, mais celui-ci monte vraiment tout en haut de la page : il s’agit du Paradis, où les hommes bons sont inondés par les rayons verticaux de Dieu. Tandis que les hommes mauvais se morfondent au dehors sous des nuages horizontaux.

Tout aussi anodin est le débordement du mobilier, sans doute ici pure question de place. On notera néanmoins que le maître a pris soin de placer en position verticale le bras de gauche, pour éviter un débordement parasite.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 7r Mois de MaiLe mois de Mai et les Gémeaux, fol 7r

Cette page a pour intérêt de présenter deux types de débordements. Celui de la croix est narratif, puisqu’il commente le texte de la petite miniature (qui complète celle d’Adam en page 6v) :

« Adam qui dort senefie Jhesu Crist qui dormi en la crois, Eve qui ysy hors du costé d’Adam senefie saincte eglise qui yst hors du costé Jhesu Crist: les diverses bestes senefient diverses religions. »

La grande image présente deux débordements dynamiques, mais qui sont volontairement atténués : celui de la patte avant gauche, dissimulé dans un fleuron ; et celui de la croupe et du manteau, pincés entre le bord blanc et le bord doré.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 103rJoseph envoie du blé et des robes à son père Jacob, fol 103r 1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 105rJacob et sa maisonnée reviennent avec les vingt chars, fol 105r

Plutôt qu’un maigre débordement des pattes avant, le maître a préféré un décrochement dans le cadre, pour exprimer le départ vers le pays de Jacob. Pour la redescente vers l’Egypte, il montre la fin du voyage : ce pourquoi les chevaux s’arrêtent net.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 103vLe char des Evangélistes, fol 103v

Au milieu de cet aller-retour s’insère une troisième image de char, qui en donne la signification typologique :

« Ce que Joseph envoya à son père vingt chars chargés de robes : signifie les IIII évangélistes qui portent vingt chars chargés de Sainte Ecriture du Nouveau Testament. »

Ici, pour accentuer le mouvement du char qui monte de la terre au ciel, le maître a fait déborder une patte arrière du Taureau (chevauché par l’Ange) qui le pousse, et une patte avant du Lion (chevauché par l’Aigle) qui le tire : la symétrie vaut bien ce petit empiètement côté texte.

On voit ici que le maître ne cherche pas à appliquer mécaniquement un procédé : il adapte les débordements au cas par cas, quitte à ce que leur signification ne soit pas totalement homogène.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 135rPiéta, fol 135r
Maître de Rohan ,1430-35, Grandes Heures de Rohan (Angers), BNF Lat 9471 gallica

Cette très célèbre miniature a été largement commentée pour sa composition unique et son intensité dramatique, mais jamais sous l’angle des débordements.


1430-35 Grandes heures de Rohan Maître de Rohan Angers BNF Lat 9471 fol 135r schema

Les quatre auréoles s’ordonnent selon une parabole élégante, qui joint le Père au Fils en passant par Saint Jean et la Vierge (pointillés blancs).

Mais la lecture selon les débordements (en jaune) met en balance les deux auréoles identiques, de part et d’autre du panonceau INRI qui résume la double nature du Christ : à la fois  Homme (Iesvs Nazarenus) et Roi (Rex Ivdæorvm). Les deux auréoles cruciformes indiquent l’identité de nature entre  le Fils et le Père, l’un Homme sur terre  et  l’autre Roi dans le ciel.


Synthèse sur l’atelier du Maître de Rohan

L’impression générale est que le maître de Rohan connaît très bien la rhétorique des débordements, et n’a aucune réticence à leur encontre : simplement, ils ne sont qu’un effet graphique parmi tous ceux dont il dispose, et il en modère l’usage, comme un bon compositeur réserve les cymbales pour les grands moments.



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Références :
[79] Sermones ad Romanam Plebem, SERMO LXXVI, cap 2 : « Cum igitur ad intelligendam dignitatem Spiritus sancti oculos mentis intendimus, nihil diversum ab excellentia Patris et Filii cogitemus: quia in nullo ab unitate sua discrepat divinae Trinitatis essentia. » https://la.m.wikisource.org/wiki/Sermones_ad_Romanam_Plebem/LXXVI
[80] The Golden Age of Dutch manuscript painting, 1990, https://archive.org/details/goldenageofdutch0000unse
[81] James H. Marrow « Art and Experience in Dutch Manuscript Illumination around 1400: Transcending the Boundaries » The Journal of the Walters Art Gallery. Essays in Honor of Lilian M. C. Randall, éd. Elizabeth BURIN, 54, 1996 https://www.researchgate.net/publication/259813419_Art_and_Experience_in_Dutch_Manuscript_Illumination_around_1400_Transcending_the_Boundaries
[82] « Ceux qui sont assis à la porte parlent de moi, et les buveurs de liqueurs fortes font sur moi des chansons. » Voir [81], p 112
[83] Pour les textes, voir « Biblia Pauperum. Reproduced in fac-simile from one of the copies in the British Museum » 1859 https://books.google.fr/books?id=7nUJ8PJ8g
[85] Pour une présentation commentée de ce manuscrit d’exception : Millard Meiss, Marcel Thomas, « The Rohan Master : a book of hours : Bibliotheque nationale, Paris (M.S. Latin 9471) », 1973 https://archive.org/details/rohanmasterbooko0000roha/

11 Débordements pré-eckiens

22 septembre 2024

Dans les ateliers flamands du début du 15ème siècle se développe un style spécifique, dit pré-eckien, qui s’éloigne des idéalisations gothiques. C’est l’occasion d’un dernier tour de pistes des débordements, avant leur abandon définitif.

Article précédent : 10 Débordements dans le gothique international


En aparté : les effets tridimensionnels

Ces effets ne doivent pas confondus avec des débordements


Cy nous dit

1390-1400, Ci-nous-dit (France du Nord ) KBR MS II 7831 fol 44L’apparition du Christ à sa mère, fol 44r
1390-1410, Ci-nous-dit (France du Nord ) KBR MS II 7831 [86]

Toutes les images de ce manuscrit s’inscrivent dans des cadres en creux, simulant un éclairage venant du haut à gauche. Les personnages sont posés dans l’épaisseur du cadre, sans ombre portée.


Le Psautier de Beaufort

1405-25-Beaufort_Beauchamp_Hours-Royal-2-A.-XVIII-f.-23v-Miniature-of-the-Annunciation-with-two-donors-praying-MEILLURL’Annonciation entre John Beaufort et son épouse Margaret Beauchamp
Herman Scheerre, 1405-25, Heures de Beaufort Beauchamp, BL Royal 2 A. XVIII, fol 23v

Le remplacement du cadre par un édicule tridimensionnel rend l’image bien moins transgressive que celle des Heures de Marie de Gueldre (voir 10 Débordements dans le gothique international) : ici, les donateurs ne traversent pas le cadre, mais sont simplement positionnés au premier plan. Cet intérêt pour le rendu spatial se voit dans les enroulements alternés de feuilles d’acanthe et de parchemin, dans l’épaisseur des pilastres.

Sur la draperie verte du prie-Dieu de la Vierge se surimprime en lettres d’or la devise d’Herman Scheerre, un enlumineur d’origine flamande installé en Angleterre :

Tout est facile si l’on aime.

Qui aime ne souffre pas.

Omnia levia sunt amanti.

Si quis amat non laborat

Quoiqu’en disent habituellement les commentateurs, le cloisonnement entre l’espace profane et l’espace sacré reste ici de rigueur, sauf pour l’ange, seul habilité à ce type de communication : son pied droit traînant sur le bord suggère qu’il vient juste de rentrer dans l’édicule.


1405-25 Beaufort_Beauchamp_Hours Royal 2 A. XVIII, fol 5v george-and-the-dragonSaint Georges et le dragon, Maître de Beaufort, 1405-25, Heures de Beaufort Beauchamp, BL Royal 2 A. XVIII, fol 5v

Toutes les autres miniatures pleine page du manuscrit, réalisées par un illustrateur flamand, suivent le même principe : pas de débordements, mais tout un monde régi par de stricts rapport spatiaux, circonscrit à cette niche prismatique (réduite parfois à un retable plat) : elle même vient en avant du cadre empli de motifs florissants, à la manière d’un drap d’honneur. Tout le manuscrit est irrigué par la recherche du réalisme spatial.


Le Maître du cycle de l’Enfance Morgan (1405-25)

Cet atelier est l’auteur de quatre manuscrits, très disparates par la technique mais qui comportent de nombreuses similarités, notamment dans la composition des scènes [87]. Un de ces manuscrits est très atypique, autant par le choix et la répartition des miniatures que par leur mise en page unique.


1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas nord BL Add MS 50005 fol 45v Adoration des Mages1420-25, Livre d’Heures (Pays-Bas du Nord), BL Add MS 50005 fol 45v 1350 ca Historienbibel St. Gallen, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung VadSlg Ms. 343d fol 40r Adoration des Mages e-codicesVers 1350, Historienbibel, St. Gallen, Kantonsbibliothek, Vadianische Sammlung VadSlg Ms. 343d fol 40r e-codices

Adoration des Mages

Toutes les scènes sont portés par une sorte de plateforme verte, à la tranche bien marquée.

Pour James H. Marrow ([87] , p 78), l’origine pourrait en être des manuscrits populaires germaniques transmis en Hollande via le Rhin, tel celui de l’image de droite.


1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas nord BL Add MS 50005 fol 119vLe partage du manteau du Christ, fol 119v 1420-30 Livre d'Heures Pays-Bas BL nord Add MS 50005 fol 155vLa donatrice devant la madone, fol 155v

1420-25, Livre d’Heures (Pays-Bas du Nord), BL Add MS 50005

Lorsque l’atelier hollandais rajoute derrière certaines images un fond d’or, des hors-cadre se créent, mais de manière non intentionnelle : tandis que les débordements visent à isoler un élément pour le soumettre à réflexion, c’est ici la totalité de l’image qui surgit en avant de la page. Par un cheminement différent, on est en somme parvenu au même effet que les enlumineurs bolonais, un siècle plus tôt, avec leurs plateformes théâtrales (voir 8 Débordements gothiques : quelques cas locaux).

Le fait que ce manuscrit soit le seul des quatre sont le texte n’est pas en latin, mais en hollandais, est typique du mouvement de la devotio moderna, qui cherchait à encourager une approche émotive des images pour un public plus populaire : ces scènes servies pour ainsi dire sur étagère y concourent certainement [88].



Les miniaturistes pré-eckiens ( 1380-1420)

Le terme « pré-eckien » est employé pour les ateliers flamands, pour la plupart à Bruges, où se développe un style spécifique, qui s’éloigne des idéalisations gothiques : en tant qu’accident au decorum de la page, les débordements font partie de ce nouveau vocabulaire graphique.

Les Pèlerinages de Guillaume de Digulleville (Artois)

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1400 ca Guillaume de Digulleville, Pèlerinages Bruxelles, KBR, ms. 10176-10178, f. 149rL’enfer, fol 149r 1400 ca Guillaume de Digulleville, Pèlerinages Bruxelles, KBR, ms. 10176-10178, f. 150v Les âmes des damnés punis en enferLes âmes des damnés punis en enfer, fol 150v

1400-10, Pèlerinages de Guillaume de Digulleville, France du Nord, Bruxelles KBR ms. 10176-10178

Ce manuscrit très original [89] ne présente des débordements qu’à la toute fin de l’ouvrage, à partir de cette représentation de l’Enfer comme une sphère difforme, décentrée, et hérissée d’arbres sales : comme si la laideur graphique exprimait l’horreur du lieu.

Vient tout de suite après cette image terrifiante d’un diable en hors cadre, lacérant de son crochet les damnés qui semblent illustrer un manuel de pendaison (y compris par la langue pour les menteurs).

L’histoire se poursuit par une série d’images où Guillaume visite les diverses catégories de supplices, accompagné par un petit ange qui volète à travers le cadre dans son dos, comme pour le retenir de tomber dans l’image. Dans toute cette section du texte, le cadre se comporte en somme comme une cage protectrice, empêchant l’Enfer de déborder.


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La Legenda aurea de Glasgow (Groupe Glasgow-Rouen)

Ce manuscrit sans précédent introduit des iconographies nouvelles, qui seront ensuite diffusés dans toute la production brugeoise.

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1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint JacquesSaint Jacques
1400-10, Legenda aurea (Bruges) Glasgow Ms Gen 1111

La mise en page ressemble beaucoup au « Cy nous dit », par la variété de ses images et par l’adoption d’un cadre en relief, ici encre éclairé du haut à gauche : certains personnages y posent les pieds et les armes s’en échappent, dans un effet dramatique de surgissement. On remarquera que l’illustrateur éprouve une certaine gêne quant à cette spatialité : pour la tête du bourreau de gauche, plutôt que de la faire déborder vers l’avant ou de la masquer derrière le cadre, il a choisi un compromis étrange : modeler le cadre autour de la tête, comme si sa matière était molle.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint JeanSaint Jean 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ChristopheSaint Christophe

Le traitement des auréoles n’est pas totalement homogène : Saint Jean , tout comme l’enfant Jésus, de trouvent en arrière de l’image : mais dans un cas l’artiste a choisi le cadre dur, dans l’autre le cadre déformable.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ThomasSaint Thomas 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Sainte MartheSainte Marthe 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint MatthieuSaint Matthieu

De la même manière, l’auréole de Saint Thomas s’imprime très profondément dans le cadre tandis que celle de Sainte Marthe est masquée, passant quasiment inaperçue : peut-être pour ne pas contrarier, par un second débordement, l’effet de profondeur de la tarasque. Enfin l’auréole de Saint Matthieu, solide et non plus rayonnante, passe carrément devant le cadre.

On voit que la formule du cadre en relief, tout en ouvrant de nombreuses possibilités, comportait aussi sa part de casse-tête : raison pour laquelle, au final, très peu de manuscrits pré-eckiens l’ont adoptée.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint AmbroiseSaint Ambroise 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111Saint JulienSaint Julien

Dans le cas du mobilier, écritoire ou lit, le cadre tridimensionnel ne pose aucun problème.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint AlbanSaint Alban 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 EpiphanieEpiphanie

Il est même propice à des effets narratifs, mettant en évidence :

  • les deux couronnes de Saint Alban, roi et martyr
  • le banc sur lequel Joseph s’est assis à l’écart, pour réchauffer le gruau pour le bébé (voir – La chaleur de Joseph).

1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint HubertSaint Hubert 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint PierreSaint Pierre

Mais dans quelques images, le cadre perd son statut d’objet et se laisse déborder par un arbre ou une robe, sans aucune justification spatiale.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint AdrienSaint Adrien 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint GeorgesSaint Michel

La posture de Saint Adrien risquant un pied à l’extérieur peut encore se justifier, d’autant plus que ce débordement attire l’attention sur sa main coupées sur le billot, à son aplomb.

En revanche la posture de Saint Michel, avec son pied posé sur rien et surchargé par son propre nom, échappe à tout réalisme. Sitôt qu’une convention semble s’établir, l’artiste s’ingénie à la prendre à rebours, comme pour tester toutes les libertés de la formule.


1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 Saint ClementSaint Clément 1400-10 Legenda aurea Bruges Glasgow Ms Gen 1111 saint paul ermiteSaint Paul Ermite

Ce caractère ludique, qui est un des charmes des artistes pré-eckiens, est encore plus visible dans le toit d’ardoise qui remplace le bord supérieur du cadre, ou le mur de l’ermitage qui fusionne avec le bord droit, dans une géométrie impossible.


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Le Livre d’Heures de Rouen (Groupe Glasgow-Rouen)

L’autre grand manuscrit de cette école, dite de Glasgow-Rouen [90], est un Livre d’Heures où le cadre reste encore un trompe-l’oeil, mais beaucoup plus plat, ce qui facilite tous types de débordements.

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1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 12v GallicaSaint Georges et le donateur devant la Madone, fol 12v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 13r GallicaAnnonciation, fol 13r

Vers 1410, Livre d’Heures (Bruges) Rouen BM Ms 3024 (Leber 137), Gallica.

Ce bifolium met en regard les deux types de cadre : imitation pierre ouvragée pour la miniature pleine-page, imitation bois doré pour la miniature de plus petite taille.

Côté pierre, l’illustrateur a rajouté en avant du retable un petit îlot rocheux sur lequel s’entassent l’ange écuyer juché sur le dragon aplati, le saint patron et le donateur : cet ilot reste néanmoins dans un rapport spatial ambigu avec le cadre, puisqu’il est masqué par le quadrilobe doré, alors que ce devrait être l’inverse. Cette « erreur » facile à corriger est probablement volontaire : le donateur peut tout aussi bien se voir présenté à la Vierge en chair et en os, au travers d’un seuil matériel, qu’en image, au travers d’une frontière virtuelle qui n’existe que dans son livre.

De la page verso à la page recto, on notera l’effet d’écho entre le donateur, lançant son phylactère depuis l’extérieur du jardin clos, et l’Ange qui fait de même, mais à l’intérieur de la chambre.


1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 118v St ChristopheSaint Christophe, fol 118v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 53v GallicaFuite en Egypte, fol 53v

Vers 1410, Livre d’Heures (Bruges) Rouen BM Ms 3024 (Leber 137), Gallica.

Les débordements deviennent ici de purs jeux graphiques :

  • manteau géant de Saint Christophe emporté par le vent, imitant le petit manteau de l’Enfant ;
  • arbre planté en haut d’une montagne, pourtant sensée se trouver en arrière-plan.

On notera dans cette image un autre amusant effet d’écho, entre Joseph, qui retourne sa gourde pour en tirer les dernières gouttes (sous-entendant qu’il a donné le reste à Marie et à l’Enfant) et le petit singe qui l’imite juste en dessous.

On en vient à se demander si le ressort caché de ces débordements n’est pas de combiner, dans le même espace graphique, l’esprit de sérieux des images encadrées et l’esprit de fantaisie des drôleries.


1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 114v St Georges GallicaSt Georges, fol 114v 1410 ca Livre d'Heures Bruges Rouen BM Ms 3024 (Leber 137) fol 102v St jean baptisteSaint Jean Baptiste, fol 102v

Dans la première image, les deux troncs à l’aplomb l’un de l’autre imitent verticalement les deux tronçons de la lance, qui perce le monstre orthogonalement.

Dans l’autre image, la lanterne en suspension immatérielle en dessous du second arbre se retrouve dans plusieurs manuscrits flamands : elle signifie que Saint Jean Baptiste est la lanterne du monde ( [91], p 155).

Par symétrie avec l’arbre situé au dessus de la lanterne, l’arbre de gauche attire l’attention sur la forêt touffue, en contrebas. A la manière des oriflammes débordant au dessus des scènes de bataille, ces deux arbres pourraient bien signaler les deux camps en présence : un Paradis inaccessible et un désert escarpé, mais sur lequel s’est levé une lumière.


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Un écho dans le Brabant

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1420 Ruysbroeck Du tabernacle spirituel Brabant Bruxelles KBR ms. 19295-97 fol 2vRuysbroeck et un copiste
1420, Frontispice de Ruysbroeck, « Du tabernacle spirituel » (Brabant) Bruxelles KBR ms. 19295-97 fol 2v

Ruysbroeck couche ses inspirations sur une tablette de cire, un copiste les transcrit sur parchemin, les pages forment un livre rouge d’où la sainte parole s’écoule, comme l’eau de la source rouge. Les frondaisons qui débordent au dessus de cette terre arrosée illustrent la fécondité de la parole du mystique, tout en témoignant de l’influence à distance du style pré-eckien brugeois.


Les devanciers du groupe Mets

 

Le Maître de la Mazarine

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1415 ca Maitre de la Mazarine Heures dites de Joseph Bonaparte BNF Lat 10538 fol 31r annonciationAnnonciation, fol 31r 1415 ca Maitre de la Mazarine Heures dites de Joseph Bonaparte BNF Lat 10538 fol 116r David et le SeigneurDavid et le Seigneur, fol 116r

Maître de la Mazarine, vers 1415, Heures dites de Joseph Bonaparte, BNF Lat 10538

Cet enlumineur parisien, probablement d’origine flamande, est le seul à se risquer à des compositions aussi spectaculaires : il ne s’agit pas à proprement parler de débordement (puisque le cadre n’est pas matérialisé) mais de l’inverse : l’invasion de l’image par le fond décoratif, dont les rinceaux dorés apparaissent par tous les jours de l’architecture.

Ce procédé graphique, qui s’inscrit parmi les expériences du temps sur la miscibilité entre cadre et image, n’aura pas de lendemain : peut être parce qu’il ne permet pas, à la différence des débordements, de mettre l’accent sur tel ou tel détail significatif.


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Le Maître du Livre d’heures de Jean sans peur

Le Livre d’oeuvre de Jean sans peur est une oeuvre somptueuse qui a la particularité d’avoir été un des rares manuscrits flamands dans la bibliothèque du Duc de Bourgogne Jean sans Peur. Il s’écarte du courant pré-eckien par la variété de ses cadres, qui échappent au sempiternel modèle brugeois, bicolore et ponctué aux quatre coins de quadrilobes dorés [92]. En de nombreux points, il se révèle influencé par les maîtres du groupe Rouen ([91], p 155).

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1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 191vSaint Martin donnant la moitié de son manteau à un pauvre, fol 191v
1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Le maître pratique à la fois :

  • le procédé éprouvé des drôleries marginales faisant écho à la scène centrale, avec l’estropié montrant son pied sanglant et la mendiante sa sébile ;
  • le procédé du débordement, tout juste remis au goût du jour, qui met en pendant le genou fringant du cheval et la patte amputée de l’infirme.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 51vLa Mise au Tombeau, fol 51v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 204vL’Office des morts, fol 204v

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Ici c’est une pleurante et un moine à chapelet qui escortent la Mise au Tombeau, et Saint Michel qui repousse le démon loin des âmes, sous l’Office des morts. On notera dans cette seconde miniature le motif du sol découpé en dents de scie.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 28v PentecoteLa Pentecôte, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 28v 1400-10 groupe Rouen Carpentras Inguimbertine MS 57 fol 55v IRHTLa Madone entre Sainte Catherine et Sainte Agnès, 1400-10, Groupe Rouen, Carpentras, Bibliothèque Inguimbertine, MS 57 fol 55v IRHT

On retrouve le même motif, cette fois débordant, au dessus d’une drôlerie représentant Lohengrin avec son cygne (allusion probable à la famille de Clèves, qui prétendait en descendre).

Ce motif crée un lien avec le groupe de Rouen dont un enlumineur de la décennie précédente avait inventé le même dispositif (image de droite) : une sorte de Conversation sacrée surplombe un jardin peuplé d’anges, occupés à des occupations variées. On remarquera que les donateurs restent à l’extérieur du cadre, et que la femme se trouve à gauche, inversant l’ordre héraldique. Ses vêtements de deuil suggèrent qu’elle était probablement morte, un des cas pouvant expliquer cette inversion (voir Couples irréguliers).


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 36vLa Trahison de Judas, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 36v 1420-30 Maitre Jean sans peur MS M.439 fol. 27vSaint Sébastien, 1420-30, Morgan Library MS M.439 fol 27v

Le Maître du Livre d’heures de Jean sans peur pratique les débordements pré-eckiens les plus usuels : personnage situé au premier plan et arbre à l’arrière-plan, dans une contradiction graphique déjouant la spatialité.

On retrouve exactement le même dispositif dans le second manuscrit qui lui est attribué, à la Morgan Library.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 130vJugement dernier, fol 130v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 131rFol 131r

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Dans ce bifolium très original, le donateur, protégé à l’intérieur de l‘initiale D de Domine, contemple le Jugement dernier depuis le mauvais côté, celui des Damnés. Tandis que ceux-ci sont extraits violemment de l’image en passant sous le liseré doré, le cadre s’ouvre sur la gauche aux Elus qui empruntent l’escalier du Paradis, attendus en haut par Saint Pierre.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 107vLa présentation au Temple, 1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 107v

Cette image construit elle-aussi un édifice dans la marge : un chapelain tire la corde de la cloche, mise en évidence par le débordement du clocher. De là, l’oeil redescend jusqu’aux statues dorées de l’Ange et de Marie, qui président à la Présentation de l’Enfant : on comprend que la cloche sonnée dedans et dehors constitue une nouvelle Annonciation, non plus intime mais universelle.


vLe Couronnement de Marie, fol 123v 1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 183vSaint Jacques le Majeur, fol 183v

1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

On notera dans la première miniature la forme en faux des ailes des anges, qui débordent comme il se doit. Le hors-cadre prétend aussi à accentuer la profondeur, en déployant en avant-plan un perchoir pour un ange harpiste.

Mais l’esprit ludique n’est jamais loin : la plateforme devant Saint Jacques sert surtout à attirer l’attention sur son pied nu, peu propice aux pèlerinages.


Le soulier qui lui manque se retrouve juste en dessous, au bout d’un bâton qu’actionne un compère aux yeux bandés, dans un jeu de casse : les autres joueurs font des gestes d’effroi pour l’empêcher de frapper la plateforme, preuve que, dans la charte graphique de l’artiste, drôlerie et débordements se partagent le même espace.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 89v.Nativité, fol 89v
1410-19, Livre d’heures de Jean sans peur, BNF ms. nouv. lat. 3055

Ici deux des trucs de l’artiste se combinent astucieusement :

  • le prolongement narratif, avec les bergers dans la marge ;
  • le débordement ludique, avec l’aile bleu de l’ange qui passe sous le rideau, puis sur le cadre [93].

L’idée est sans doute que les bergers risquaient un oeil par la fente, avant que l’ange ne tire carrément le rideau.

Un élément important est le rideau noué, placé à un endroit impossible (il devrait être pendu au coin). Au mépris de tout réalisme, l’artiste l’a placé à l’aplomb du ventre de Marie (et du bébé dans le bassin) : il s’agit de la métaphore du rideau utérin, un des exemples les plus patents (et les plus méconnus) du symbolisme déguisé qui se développe à l’époque (voir 2 Les Epoux dits Arnolfini (2 / 2)).

Non seulement l’artiste la connaît, mais il présume que le lecteur la connaît aussi, et s’amusera de cette caricature.


1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur , BNF ms. nouv. lat. 3055 fol 178vSaint Christophe, fol 178v

Cette miniature, très admirée et commentée d’un point de vue stylistique ([91] , p 149), n’a pas reçu toute l’attention que sa composition méritait. Le bord droit a été remplacé par une falaise à deux étages, aux proportions bizarrement inversées :

  • en centre, une anfractuosité, avec un ours levant la tête vers une chouette perchée sur un arbre – une scène totalement étrangère à la légende de Saint Christophe et à son iconographie ;
  • en haut, une vaste plateforme enclose par une barrière, avec l’ermitage et l’ermite tenant une lampe, qui sont des détails habituels de la scène.



1410-19 Livre d'heures de Jean sans peur
L’arbre du haut déborde, selon le tic habituel des pré-eckiens. L’attention est ainsi attirée sur le trio arbre/ermite/lanterne, qui fait écho au trio arbre/ours/chouette de l’étage inférieur (flèches bleue). Puisque la chouette, oiseau de nuit, est l’antithèse de la lanterne et l’ours, bête sauvage devant sa grotte, l‘antithèse de l’ermite devant sa chapelle, on en est amené à associer l‘étage chrétien, de taille géante , à l’Enfant Jésus (cadres verts), et l’étage sauvage, de taille réduite, au géant Christophe (cadres oranges).

Ainsi la paroi rocheuse transcrit, avec ses deux étages en croissance,  une transformation continue : le passeur, en sentant l’Enfant devenir de plus en plus lourd sur ses épaules, passe de sauvage à saint.


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Le Maître des Heures de Daniel Ryms

Dans ce manuscrit réalisé pour un riche bourgeois de Gand, l’enlumineur se montre dans la continuité du Maître du Livre d’heures de Jean sans peur. Il revient néanmoins à une organisation plus traditionnelle de la page :

  • les drôleries s’autonomisent par rapport à l’image principale ;
  • les cadres deviennent luxuriants ;
  • les débordements s’atrophient.

L’enrichissement graphique se concentre désormais dans des détails à l’intérieur de l’image.

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1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 106vLa Trahison de Judas, fol 106v 1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 113vLe Portement de Croix, fol 113v

1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Ces deux pages habituellement propices aux débordements illustrent bien leur régression.

Dans la Trahison de Judas, ni Malchus ni l’arbre ne sortent du cadre. Seule la lanterne éteinte déborde : elle  forme couple avec la lanterne allumée tombée par terre, et désigne Judas, juste en dessous, comme le disciple qui n’éclaire plus. L’invention va vers un détail nouveau : l’oreille de Malchus dans la main droite du Christ ([91], p 192).

Dans le Portement, l’extrémité de la croix ne déborde pas : seul un marteau passe en hors champ à droite, presque à regret. Si l’arbre déborde, c’est parce qu’un spectateur est monté dessus, dénoncé par un enfant à un soldat qui le vise de la lance : cette scène hors contexte fonctionne presque comme une drôlerie qui serait dissimulée dans l’image. Dans le bas de page se développe une autre drôlerie : une homme sauvage fait face à une femme-fleur qui brandit sa quenouille en le traitant de paillard. L’enrichissement graphique se concentre à l’intérieur de l’image, avec le moulin qui fait écho à la croix et le motif nouveau de l’enfant qui frappe le Christ de son gourdin ([91], p 195).



1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 113v detail
A la réflexion, la drôlerie inférieure se révèle moins indépendante qu’elle ne le paraît : l’homme sauvage lève les bras avec désespoir vers le bambin qui lui a volé son gourdin et la femme avec sa quenouille, nargue le gourdin manquant.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 41vLe Jugement dernier, fol 41v 1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 111vLa Flagellation, fol 111v

1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Ces deux pages illustrent bien comment la luxuriance des cadres fait obstacle aux débordements.

Dans le Jugement dernier sortent à peine les ailes en faux des anges, la fleur du lys et le pommeau de l’épée : le débordement bleu du manteau se perd, délibérément, dans le revers bleu d’une feuille.

Dans la Flagellation, les fouets débordent chichement et la statue païenne qui, au tout premier plan, justifierait pleinement un débordement spatial, donne lieu à un décrochement dans le cadre : seule manière de la mettre en évidence au milieu des vignetures dorées.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 109vL’Homme de douleurs et les instruments de la Passion, fol 109v
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Cette image douloureuse fait pendant à l’image glorieuse du Christ du Jugement : même couronne d’épines vert cru, même manteau bleu. Mais celui-ci s’est transformé en une sorte de corolle à cinq pointes, image abstraite de la Douleur terrestre – les cinq plaies – par opposition à la gloire céleste qu’expriment, en haut de l’image, les têtes d’ange du même bleu.

Le débordement des dés attire l’oeil. Les deux sont truqués : l’un a deux faces Quatre, l’autre des faces Deux et Cinq qui ne sont pas opposées. De même que l’or dénonce la trahison de Judas, les dés dénoncent la fausseté des adversaires du Christ.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 1vL’Annonciation, fol 1v
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Des fleurs géantes, traitées de manière illusionniste, envahissent les marges : au point que l’ange, aux mêmes couleurs vert et or, ses fines ailes bleues traînant derrière lui comme des antennes, semble un insecte qui aurait sauté de la fleur dans l’image – tout comme l’enfant Jésus descend telle une abeille depuis la fleur située derrière Dieu le Père.

Le long phylactère qui réifie le cadre en s’enroulant de lui, sans oser aller plus loin, semble un clin d’oeil de l’artiste au lecteur, lui signalant cette esthétique du débordement refoulé.


1420-30 Book of Hours of Daniel Rym Flandres Walters Ms. W.166 fol 168vDaniel Ryms devant le prophète Daniel, fol 168v.
1420-30, Livre d’Heures de Daniel Rym (Flandres) Walters Ms. W.166

Le clou du manuscrit est cette image frappante, où deux débordements se répondent :

  • en bas à gauche celui du donateur, déployant son phylactère vers son saint patron ;
  • en haut à droite, celui d’Habacuc véhiculé par un ange jusqu’au prophète enfermé dans la fosse aux lions.

L’un lui offre ses prières, l’autre apporte des victuailles.

On notera l’inventivité graphique des sept lions transformés en brebis. Le soldat endormi est un détail typologique soulignant que Daniel sortant de la fosse préfigure le Christ sortant du tombeau. Le bouclier anthropomorphe, au profil sévère, est peut être une métaphore de Dieu protégeant les deux Daniels.


Le groupe de Guillebert de Mets

La somme impressionnante de Dominique Vanwijnsberghe et Erik Verroken [91] a permis de démêler les différents artistes appartenant à ce groupe. Le nom de « Maître de Guillebert de Mets » est désormais réservé à la main A, celle d’un artiste prolixe qui recopie les modèles de différentes écoles :

« La main A… trouve ainsi sa place à l’intersection des deux pôles artistiques qui donnent alors le ton dans la partie ouest des anciens Pays-Bas : Bruges et Tournai. C’est sur ce substrat artistique et technique que le Maître de Guillebert de Mets assimile et digère des compositions et motifs venus de France. » ([91], p 336)

Cet artiste marque le reflux presque total des débordements pré-eckiens, repoussés par la saturation des marges.

Les débuts du Maître de Guillebert de Mets

1420-30 Livre d'Heures (Gand) Hofbibliothek Aschaffenburg Ms. 7 fol 130vLe Massacre des Innocents, Hofbibliothek Aschaffenburg Ms. 7 fol 130v 1420-30 Livre d'Heures Morgan MS M.46 fol. 25v Meurtre de Thomas BeckettLe Meurtre de Thomas Beckett, 1420-30, Morgan MS M.46 fol. 25v

Maître de Guillebert de Mets, 1420-30, Livre d’Heures (Gand)

Dans plusieurs Livres d’Heures qu’il produit au début de sa carrière, on ne rencontre plus que le débordement de l’épée, désamorcé par la prolifération des vignetures.



1420-30 Livre de prières de Joris van der Meere (Gand) BNF NAL 3112 fol 56vLe Jugement dernier, fol 56v
Maître de Guillebert de Mets, 1420-30, Livre de prières de Joris van der Meere (Gand) BNF NAL 3112

Les donateurs rentrent dans le cadre, qui n’est plus traversé que par les trompettes à phylactères et par les ailes des anges avec un certain laisser-aller (tantôt par dessus le liséré, tantôt par dessous). On sent que la question de la perméabilité du cadre, qui avait tant travaillé les générations antérieures, est une affaire classée.


Le Maître au ciel d’argent

Ce nom désigne désormais la main B du groupe Mets, chez qui les débordements sont tout aussi limités.


1430-35 Maître au ciel d'argent Livre d'heures Gand Bruxelles, KBR ms 10772 fol 13VBruxelles, KBR ms 10772 fol 13v 1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 25vBologne, BUB MS 1138 fol 25v

Crucifixion, Maître au ciel d’argent, 1430-35, Livre d’heures (Gand)

Dans la Crucifixion des Heures de Bruxelles, seules débordent l‘auréole de Dieu le père, les pointes des lances et les âmes des deux larrons. Ce qui produit une discordance de taille entre le petit ange extracteur d’âme et les grands anges décoratifs de la bordure.

Dans la Crucifixion des Heures de Bologne [94], tous ces débordements ont été éliminés. La bordure s’étoffe avec la figure de la donatrice, et avec la drôlerie narrative des soldats jouant le manteau aux dés.


1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 50v annonciationAnnonciation, fol 50v 1430-35 Maître au Ciel d'Argent BUB MS 1138 fol 13v TrahisonTrahison de Judas, fol 13v

Maître au ciel d’argent, 1430-35, Livre d’heures (Gand) Bologne, BUB MS 1138

Les autres pages des Heures de Bologne ne présentent que des débordements éculés :

  • ailes et rubans soulignant l’avancée de l’ange dans la chambre,
  • portillon du Jardin des Oliviers, substitut affaibli du débordement de Malchus.

La recherche graphique va dorénavant à l’enrichissement de la bordure, et à la mise en correspondance des images pleine page, au verso, et des lettrines historiées qui leur font face, au recto, selon des typologies extrêmement originales ([91], p 383).


L’apogée du Maître de Guillebert de Mets

1450-55 Master of Guillebert de Mets Livre d'Heures Getty Ms. 2 (84.ML.67) fol 127v 1450-55 Master of Guillebert de Mets Livre d'Heures Getty Ms. 2 (84.ML.67) fol 128

Maître de Guillebert de Mets, 1450-55, Livre d’Heures Getty, Ms. 2 (84.ML.67) fol 127v-138r

A la miniature pleine page du Jugement dernier fait face dans la lettrine historiée le Roi David en pénitence, dans ce bifolium extraordinaire qui introduit le Psaume pénitentiel.

Les débordements se limitent aux trompettes et aux phylactères surabondants, qui traversent le liséré doré tantôt dessus tantôt dessous, selon toutes les combinaisons possibles. Des iris géants prolifèrent dans la bordure, parfois passant devant le cadre.

« Toutes ces plantes sont puissamment modelées, irréelles mais peintes avec un art consommé de l’illusionnisme, qui donne déjà l’impression, quarante ans avant la vogue des marges ganto-brugeoises, d’avoir été posées sur la surface nue du parchemin par un esprit inventif. » ([91], p 307)

A gauche du Jugement dernier, un iris vert héberge les Elus sous une tente, à droite un iris bleu absorbe les Damnés dans sa bouche infernale : communication à distance qui n’a plus rien à voir avec les débordements du Maître des Heures de Jean sans peur, soucieux de conserver un cheminement continu entre l’image et ses marges.

Modernistes au début du siècle chez les miniaturistes pré-eckiens, les débordements sont devenus au milieu du siècle un résidu archaïque, supplanté par des modes d’expression plus complexes.



Références :
[87] James H. Marrow « DUTCH MANUSCRIPT ILLUMINATION BEFORE THE MASTER OF CATHERINE OF CLEVES: THE MASTER OF THE MORGAN INFANCY CYCLE » Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art, Vol. 19 (1968), pp. 51-113 https://www.jstor.org/stable/24705879
[88] James Freeman « Say Your Prayers », 2014 https://blogs.bl.uk/digitisedmanuscripts/2014/03/say-your-prayers.html
[91] Dominique Vanwijnsberghe, Erik Verroken « A l’Escu de France : Guillebert de Mets et la peinture de livres à Gand à l’époque de Jan van Eyck (1410-1450) », 2018 https://orfeo.belnet.be/handle/internal/9966
[93] Ne pas prendre cette aile pour un bâton : Lynn F. Jacobs, « Thresholds and Boundaries » p 135
https://books.google.fr/books?id=8EQ3DwAAQBAJ&printsec=frontcover&dq=a+rod+on+which
[94] Le Livre d’Heures de Bologne a au Vatican un manuscrit jumeau, réalisée en parallèle et pratiquement identique : https://digi.vatlib.it/view/MSS_Ott.lat.2919

4-2 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux profanes

7 juin 2024

 

Le thème de la « musca depicta » a été beaucoup étudié [4], et les spécialistes débusquent encore de nouveaux exemples ou exhument de nouvelles sources littéraires. Cet article se focalise sur la préhistoire du motif, entre 1430 et 1550, sans classer ces oeuvres selon les catégories que l’histoire de l’art leur a peu à peu attribuées (représentation animalière, trompe-l’oeil, symbole du diable ou de la mort) : car si tout le monde s’accorde sur le fait que le motif est polysémique, la catégorie dans laquelle on classe chaque exemple reste souvent affaire d’autorité.

Il importe de redonner la parole à ces premiers témoins, dans toute leur singularité. Et certains vont nous dire des choses assez différentes de ce qu’on entend d’habitude.

Article précédent : 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits



Les premières mouches en peinture

Ces premières apparitions de la mouche sont macabres : comme si, avant 1440, les peintres n’avaient songé à ce détail que pour sa valeur narrative.

Les mouches de Bernat Martorell

C’est dans un triplé flamboyant que les toutes premières mouches font leur entrée dans la peinture.

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Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 schema
Le retable de Saint Georges, aujourd’hui démembré, était une oeuvre prestigieuse, probablement réalisée pour la chapelle Saint Georges du Palais de la Généralité de Barcelone [4b]. Martorell y fait preuve d’un grand sens de la continuité narrative puisque le roi Magnence, l’ennemi de Saint Georges, apparaît dans les quatre panneaux latéraux (carrés bleus) : deux fois en habit de cour et deux fois en armure. La mouche, quant à elle (cercles rouges), apparaît dans le panneau central, le Combat contre le dragon et dans les deux panneaux terminaux, le Saint traîné au Supplice, et la Décapitation : autrement dit les trois événements qui sont en rapport direct avec la Mort. C’est cette mouche tripliquée qui a permis à Emile Bertaux, en 1905, de rapprocher les panneaux de Paris de celui de Chicago.


 

Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 Chicago, Art Institute_saint_georges_dragon_zSaint Georges et le dragon
Bernat Martorell, 1434-35, Chicago, Art Institute

Martorell aurait pu placer la mouche à un emplacement plus nettement humain, le crâne, mais il a choisi une omoplate indécise pour cette nettoyeuse universelle de cadavres. Le crâne humain et le crâne à cornes font voir éloquemment le destin qui attend la princesse et son bélier, si Saint Georges ne gagne pas.

La mouche, seule vivante dans ce cimetière mixte, est peut être celle qui tire les ficelles du combat entre Bien et Mal qui se déroule au dessus d’elle ; ou bien, indifférente, elle se contente de profiter des restes.

De la même manière, des lézards, émissaires reptiliens du dragon, font l’aller-retour entre la caverne et la princesse : mais on peut tout aussi bien penser que ces bestioles sortent simplement se chauffer au soleil.



Boucicaut_Master Heures de Boucicaut Saint Georges 1405-08 musee Jacquemart AndréHeures de Boucicaut
Maître de Boucicaut, 1405-08, Musée Jacquemart André
Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 Chicago, Art Institute_saint_georges_dragon_zBernat Martorell, 1434-35, Chicago, Art Institute

On a souvent comparé ces deux Saint Georges, tantôt pour souligner la ressemblance des compositions, tantôt pour insister sur les différences (la posture du cavalier notamment [4c]).
Sans prétendre que Martorell, dont on connaît quelques miniatures, ait été se former dans un atelier parisien, il est clair que le détail animalier – à l’intérieur de l’image – est un procédé d’enlumineur, à la fois narratif et naturaliste. On remarquera que le maître de Boucicaut a quant à lui posé un papillon bleu céleste au ras de la falaise : il sert de relais graphique entre les parents, qui prient en haut du rempart, et la princesse également en prières, captive de son rocher.


Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 torture détail LouvreLe Saint traîné au Supplice Bernat Martorell retable de saint georges 1434-35 decapitation détail LouvreLa Décapitation

Les deux autres mouches du retable de Martorell suivent la même logique, mi-symbolique mi-naturaliste :

  • de la mouche posée sur la croupe – point commun avec les deux manuscrits italiens décrits dans 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits– , on pourrait dire qu’elle aiguillonne l’attelage vers le lieu de l’exécution, mais elle se trouve aussi à sa place naturelle, près de l’anus bien marqué du cheval ;
  • la mouche posée sur l’écu regarde vers le bas, comme si elle accompagnait la chute des cavaliers désarçonnés par la colère divine ; mais elle rappelle aussi qu’elle tient sans problème sur une surface verticale lisse.

Ces toutes premières mouches ont donc toutes trois les mêmes caractéristiques :

  • elles ont partie liée avec la Mort ;
  • elles sont intégrées à l’image et à la narration.

Malgré ce qu’on en a dit, elles n’ont donc rien d’un trompe-l’oeil, ce qu’exclut de toute façon la hauteur respectable du retable (environ trois mètres de haut, en comptant la prédelle) et la distance par rapport au spectateur.


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La mouche du maître autrichien

Triptyque de la Mort de la Vierge (detail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, HongrieTriptyque de la Mort de la Vierge (détail) Vers 1440, Esztergom Christian Museum, Hongrie

Jusqu’à ce qu’on en trouve un autre, la plus ancienne mouche peinte dans l’intention possible de tromper l’oeil est celle-ci, exhibée par Anna Eörsi [1] :

  • elle se dirige vers le M de l’inscription « Caspar+walthisar+melchior » du petit parchemin fixé par de la cire sur le bord du lit ;
  • une araignée pend sous le livre de l’Apôtre.

La mouche attirée par le cadavre de Marie et menacée par l’araignée participe à une narration marginale, tout en symbolisant la Mort et le Mal. Mais elle participe aussi, avec le morceau de parchemin collé, l’image de la Saint Face, et les charnières, à une tentative manifeste de réalisme. [1a].


Si Giovannino dei Grassi a inventé pour les puissants Visconti la mouche métaphysique (voir 4 Préhistoire des mouches feintes : dans les manuscrits), il se pourrait bien que ce soit cet autrichien anonyme qui ait peint, avec ses modestes moyens, la première mouche que tout un chacun a envie de chasser.



Tout de suite après cette entrée en scène, la mouche en peinture va bifurquer dans deux directions bien distinctes :

  • profane, avec l’homme ou la femme d’un portrait ;
  • sacrée, avec l’Enfant Jésus ou avec le Christ.

Nous allons suivre ces thématiques jusque vers 1550. Après quoi les mouches se confineront dans un rôle bien particulier : représenter l’éphémère au sein d’une nature morte.



La mouche dans le portrait

Ce thème n’est présent que dans les Pays du Nord.


La mouche-peintre (SCOOP !)

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Petrus_Christus Portrait d'un chartreux 144Portrait d’un chartreux, Petrus Christus, 1446, MET

Ce tout premier portrait de Petrus Christus est aussi de loin le meilleur, à un moment où, cinq ans après la mort de Van Eyck, il reste encore très proche de la technique de son maître. La mouche est bien sûr un détail illusionniste, au même titre que l’inscription gravée. Mais on sent bien que sa signification va au delà. On a proposé plusieurs hypothèses [5] :

  • acceptation de la Mort, point d’orgue de la vocation du chartreux – mais l’homme, non tonsuré, est un laïc, frère lai ou convers, et pas un moine ordonné ;
  • signature parlante – mais on n’a pas trouvé trace d’un chartreux nommé De Vliegher ;
  • talisman contre le Diable – mais on n’a aucun exemple avéré d’un telle valeur apotropaïque.



Petrus_Christus Portrait d'un chartreux 1446 MET detail
On n’a semble-t-il pas remarqué que, tandis que les montants et la traverse supérieure du cadre sont en pierre, la traverse inférieure est en bois : autrement dit une réparation de fortune. C’est justement là que le peintre a posé la mouche, entre son prénom PETRUS et le chrisme qui remplace CHRISTUS. Ce jeu de substitutions de l’éternel par le périssable, de la pierre par le bois, du Christ par celui qui s’en réclame, est l’affirmation du pouvoir immortalisant du peintre : de même qu’il a le pouvoir de déclarer que ce bois feint est une pierre (PETRUS), de même il a celui de suggérer que cet insecte aux pattes plus fines qu’un poil de barbe, qui trace par sa marche une horizontale impeccable, est l’homologue de son pinceau habile, figé pour l’éternité.

Comme souvent, c’est dans ses tout premiers débuts  qu’un motif est le plus complexe.


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La mouche « morceau de bravoure »

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After Rogier van der Weyden, Portrait of Philip the Good, c. 1500, Gotha, SchlossmuseumSchlossmuseum, Gotha After Rogier van der Weyden, Portrait of Philip the Good, c. 1500 Madrid, Palacio realePalacio reale, Madrid

Portrait de Philippe le Bon, d’après un original de Van der Weyden, vers 1500

Dans un article récent [6], Stephan Kemperdick a comparé ces deux versions, dont le fond en faux bois porte pour l’un une mouche (Gotha), pour l’autre un cloporte : cet insecte rampant ne peut être compris que comme présent à l’intérieur de l’image, tandis que la mouche, insecte volant, peut tout aussi bien être vue comme un trompe-l’oeil posé sur la surface du tableau. La présence de ce détail dans les deux copies pourrait être l’indice qu’il figurait déjà dans le portrait original peint par Van der Weyden (mort en 1464).


Memling 1475 Portait d'homme avec une flèche NGAPortrait d’homme avec une flèche
Memling, 1475, NGA

Ce portrait comporte deux morceaux de bravoure démontrant l’habileté à peindre le minuscule :

Memling 1475 Portait d'homme avec une flèche NGA detail broche

  • la broche dorée du béret, avec une Vierge au croissant ;


Memling 1475 Portait d'homme avec une fl

  • une mouche presque invisible sur le fond noir, à côté du pouce qui tient la flèche.

Tout comme dans le portrait de Petrus Christus, cette mouche est nécessairement dans le tableau, puisqu’elle marche sur la table. L’idée est probablement de comparer ces deux choses volantes et bruyantes : la flèche contrôlée par l’archer, la mouche que personne ne contrôle, sauf l’artiste.

Mais on peut également l’opposer, en diagonale, avec le broche du béret, troisième chose qui vole dans le Ciel [7] : l’une dorée et protectrice, l’autre noire et importune.


 

Bayerischer Meister, 15. Jh.; Bildnis eines älteren Mannes (Pius Joachim); um 1475Portrait d’un homme âgé (PIUS JOACHIM), Maître du Portrait Mornauer (attr), vers 1475, Kunstmuseum, Bâle

L’histoire de ce portrait est intéressante, puisque le halo doré et l’inscription ont été rajoutés en 1512 pour sacraliser un portrait civil, comme nous l’apprend l’inscription qui figurait sur l’ancien cadre :

Pour le divin patriarche Joachim de Nazareth, grand père de Jésus, choisi par lui comme patron, Balthasar Pacimontanus, théologien, âgé de vingt et sept ans et dix sept jours, a fait faire ceci, l’année du Christ douze, au mois de septembre.

DIVO IOACHIMO NAZARE[N]O PATRIARCHAE IESV AVO PATRON[O] S[VO] SELECTO BALDAS[AR] PACIMONTANVS THEOLOGVS ANN [ OS] NATVS VII ET XX D[IES] XVII F[IERI] C[VRAVIT] AN[NO] CHR[ISTI] XII K[ALENDIS] SEPTE[MBRIS] ».

Selon les calculs de Martin Rothkegel [7a], ceci fait naître Baltasar Hubmaier le 16 août 1485, le jour de la Saint Joachim, d’où le choix de ce patron (Baltasar ne figurant pas dans le calendrier). Hubmaier s’est bricolé ce saint patron pour célébrer, en 1512, son accession au doctorat de l’université d’Ingolstadt.



Portrait d'un homme âgé (Pius Joachim) 1475 Maître du Portrait Mornauer Bâle, Kunstmuseum detail
Ces circonstances renvoient la raison d’être de la mouche dans les ténèbres antérieures. Sa position à l’arrière plan, entre l’oeil et les lunettes, laisse supposer qu’elle était plus qu’un simple trompe-oeil : par sa vue réputée et par sa rapidité, elle synthétise parfaitement les deux instruments qu’elle jouxte, la vision de près grâce aux lentilles et la vision de loin grâce aux lettres.


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Un portrait à énigmes (SCOOP !)

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Maitre-du-Jugement-Dernier-de-Luneburg-portrait_jeune_homme_anonyme_1485-ca-Thyssen-BornemiszaPortrait d’un jeune homme anonyme
Maître du Jugement Dernier de Lüneburg (attr), vers 1485, collection Thyssen-Bornemisza, Madrid

Le caractère délibérément énigmatique de ce portrait est attesté par deux « accidents » graphiques :

  • à la place de l’oeillet habituel dans les portraits de prétendant, la main gauche fait semblant de pincer une des fleurs qui décore le tissu vert ;
  • le rideau présente deux systèmes de fixation à la tringle : par un anneau métallique (attaché), et par une pointe de tissu (détachée) ; sur deux anneaux, il en manque un.

Ainsi le tissu sort de son rôle d’objet inanimé en soulignant l’absence de deux objets symboliques des fiançailles : la fleur et l’anneau.


Maître du Jugement Dernier de Lüneburg portrait_jeune_homme_anonyme_1485 ca Thyssen-Bornemisza detail mouche
Tout en haut, la mouche posée sur le vitrail constitue une troisième énigme, juste à côté de la figurine de Samson tuant le lion à main nu : sa chevelure dressée rappelle la force surhumaine qui lui vient du ciel :

«  L’esprit de l’Eternel saisit Samson et, sans avoir rien à la main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau ». Juges 4,6

Faut-il comprendre le symbole dans son interprétation typologique habituelle, à savoir la lutte contre le mal ? De même que Samson vient à bout du roi des animaux, le vitrail vient à bout de l’animal le plus infime, en le prenant dans son réseau comme dans une toile d’araignée.

La suite de l’histoire de Samson nous oriente vers une autre piste : quelques jours après la mort du lion, Samson repasse voit son cadavre et trouve à l’intérieur un essaim d’abeilles et du miel. Cet événement extraordinaire lui donne l’idée d’une énigme qu’il pose ensuite aux Philistins : « De celui qui mange est sorti ce qui se mange, et du fort est sorti le doux. »

Notre amateur d’énigmes aurait-il voulu moderniser à sa sauce l’énigme biblique ? Car, d’une certaine manière, la mouche improductive, isolée dans sa cellule de verre, apparaît comme l’antithèse des abeilles mellifères.

Ainsi ce portrait cryptique apparaît triplement déceptif : une fleur factice, un anneau qui manque, et une mouche en guise d’abeilles. Les espérances du jeune homme auraient-elles tourné court ?


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Le moment Zeuxis

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Portrait d'une femme de la famille Hofer, vers 1470 peintre souabe inconnu National Gallery
Portrait d’une femme de la famille Hofer, vers 1470, peintre souabe inconnu, National Gallery

On ne sait rien du peintre ni de la commanditaire, sinon qu’elle était très riche : robe et rideau de brocard, coiffe impeccable fixée par des dizaines d’épingles, bagues nombreuses. Le myosotis possède un symbolisme trop lâche (amour, souvenir…) pour donner une quelconque indication. La seule certitude est que le peintre n’a pas posé la mouche par hasard : il avait l’assentiment de la cliente.



Portrait d'une femme de la famille Hofer, vers 1470 peintre souabe inconnu National Gallery detail
L’ombre de l’insecte est cohérente avec l’éclairage d’ensemble : il est donc impossible de savoir si la mouche s’est posée sur la coiffe pendant la pose, rendant hommage à l’immobilité du modèle, ou si elle s’est posée aujourd’hui sur le tableau, attirée par cette grande plage blanche. A une époque où la notion d’instantané n’existait pas, on mesure ce que pouvait avoir de vertigineux ce collapse de deux lieux et de deux moments.

L’avancement des techniques illusionnistes permettait à cette riche allemande de s’offrir son « moment Zeuxis » : celui où la peinture devient si vraie que même une mouche s’y trompe, tels les oiseaux attirés par les grappes du maître athénien.


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Les trois volatiles du Maître de Francfort (SCOOP !)

Cette composition sort un peu du cadre temporel de cette étude, mais a le mérite de donner un état des lieux sur la question de la mouche, à la toute fin du XVème siècle.

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Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'AnversLe peintre et son épouse
Maître de Francfort, 1496, Musée royal des Beaux-Arts, Anvers

Ce tableau ne peut être compris que dans son contexte très particulier : les giroflées dans le vase, dans la main de l’épouse et sur le cadre ouvragé, font allusion à « La Giroflée (De Violieren) », une des chambres de rhétorique d’Anvers dont la devise « Wt ionsten versaemt’ (unis dans l’amitié) » est inscrite en haut du cadre. Elle s’était créée vers 1480 sous l’égide de la Guilde des Peintres, d’où la présence du taureau ailé de Saint Luc [7b].

La première mouche de ce tableau est une mouche « picturale » : tâche noire sur la coiffe blanche, elle joue en contrepoint de la giroflée blanche sur le fond noir, et est similaire à la mouche sur la coiffe de la femme de la famille Hofer (la richesse en moins) : un détail à la Zeuxis, à la fois dans et sur le tableau.


Un portrait de couple

On lit souvent que ce double portrait serait le tout premier exemple de portrait de couple sur un seul panneau. Il a en fait été précédé par un panneau de Memling vers 1470-72 et par plusieurs panneaux germaniques (voir Couples germaniques atypiques)



Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'Anvers schema 1
Reste que la polarité masculin/féminin, inhérente au portait de couple, marque profondément le bas du tableau : deux âges (36 et 27), deux pains ronds, deux verres, deux récipients (pichet et vase), plus l’inscription IHESUS MARIA qui valide la dimension religieuse des objets posés sur la table : le vin du pichet et les deux pains renvoient à une sorte d’eucharistie laïque, célébrée sur un autel domestique autour d’un plat de cerises, le fruit qui symbolise la Passion.

Par élimination, le couteau s’associe mécaniquement à la mouche. Ce qui nous donne une interprétation possible : parce que la mouche a été attirée par le fruit (comprendre le Serpent par la Pomme, du côté de la Femme), le fer a dû trancher le pain (comprendre la Cène et la Crucifixion, du côté de l’Homme) [8].


Une composition rhétorique

Frankfurt_master-artist_and_wife 1496 musée royal des Beaux-Arts d'Anvers schema 2
Dans le contexte rhétoricien de la composition, on est tenté de mettre en relation les trois animaux ailés qui s’étagent, du plus éthéré au plus terrestre (en jaune) :

  • le taureau doré, emblème de la Peinture, dans le cadre ;
  • la mouche « à la Zeuxis », exercice de style, à la fois sur et dans le tableau ;
  • la mouche diabolique, dans le tableau, emblème du Péché et du caractère périssable des choses ici-bas.

Trois registres bien soulignés par les trois occurrences de « La giroflée » (en blanc).


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La mouche éphémère (SCOOP !)

Au XVIème siècle, la mouche va disparaître des portraits et se déplacer vers le genre plus calibré de la nature morte,  où elle perturbera, d’une touche de Vanité, l’opulence des fruits et la magnificence des fleurs.

Deux pendants peu connus [9a] témoignent de cette transition entre la mouche subjective, éminemment variable, et la mouche emblématique, figée dans sa signification univoque de Mort et de Corruption.

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Barthel-Beham_Bildnis-eines-Schiedsrichters_1529-KunsthistorischesMuseumWienPortrait d’un arbitre (Schiedsrichter) Barthel-Beham_Bildnis-einer-Frau-mit-Papagei_1529-KunsthistorischesMuseumWienPortrait d’une femme au perroquet

Barthel Beham, 1529, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Il se peut que les détails de ce tableau soient purement anecdotiques : le mari  aimait à se rafraîchir avec de l’eau citronnée, l’épouse possédait un perroquet favori. Il se peut qu’ils soient aussi de simples démonstrations de réalisme : le verre d’eau pour les reflets sur la table, le perroquet pour les luisances sur les plumes. Mais la proto-nature morte du premier plan propose aussi une lecture symétrique, qui met en pendant :

  • des boissons – l’eau et le vin, évoqué par la grappe de raisin ;
  • des consommables tenus du bout des doigts – la craie et la pomme ;
  • des volatiles – les mouches et le perroquet.

Il ne faut pas lire ces détails comme un rébus à déchiffrer, mais comme des notations psychologiques qui ajoutent à la compréhension de ce pendant marital :

  • le mari est passionné par le jeu qui se déroule devant lui ; la craie en suspens entre deux doigts, il note les points sur la table et les biffe au fur et à mesure, de sorte que les instants du jeu sont du domaine de l’éphémère, tout comme la date inscrite elle-aussi à la craie et les mouches attirées par ce qui reste du citron ;
  • l’épouse regarde son époux comme le perroquet regarde les mouches, d’un air dubitatif et polysémique (voir – Le symbolisme du perroquet) :
    • en tant que symbole de la Gourmandise, il toise ceux qui se contentent d’eau et d’acidité ;
    • en tant que symbole de l’Eternité, il s’interroge sur ceux qui se satisfont de l’Instant.


Saint Donatien_Jan_Gossart,_Flemish,_1520 Musee des beaux Arts de TournaiSaint Donatien, Musée des Beaux Arts de Tournai Portrait_of_Jean_de_Carondelet,_Jan_Gossart,_Flemish,_1525-1530_-_Nelson-Atkins_Museum_of_ArtPortrait de Jean de Carondelet, Nelson Atkins Museum of Art

Gossaert (dit Mabuse), 1525-30,

Gossaert avait déjà peint en 1517 un portrait intime du même Carondelet, dans un diptyque célèbre où il apparaît tourné vers la droite, en prières devant la Madone, un crâne sur le revers (voir  Le diptyque de Jean et Véronique).

Plus âgé, le chanoine se présente ici en tête à tête avec Saint Donatien [9b], dans toute la majesté de sa charge : aumusse d’hermine peinte tâche par tâche, surplis de dentelle peinte fil par fil. Gossaert a utilisé dans plusieurs portrait le procédé du cadre intégré, à la fois très efficace graphiquement et porteur d’une forme sophistiquée de paradoxe : puisque ce qui est normalement en dehors et par devant se retrouve à l’intérieur et par derrière. Mais ici ce cadre intégré prend une importance majeure, puisqu’il immortalise le chanoine es qualités :

Dom Jean Carondelet, Archevêque de Palerme et Prévôt de l’église Saint Donatien de Bruges

D. IO. CARONDELET ARCHIEPI PANORni PREPO. EC. S. DON. BRVGEN



Portrait_of_Jean_de_Carondelet,_Jan_Gossart,_Flemish,_1525-1530_-_Nelson-Atkins_Museum_of_Art detail
Les lettres constituent un tour de force de réalité virtuelle : par leur bombement, elles inversent le creusement de la bordure et ne peuvent être qu’en métal, malgré leur teinte pierre. La mouche n’est pas placée n’importe où : à côté de la seule lettre isolée, l’abréviation S de Sanctus : comme si, en voletant entre les deux panneaux, elle assurait la liaison entre le saint patron de l’église et son chanoine ; et comme si, derrière l’oreille de Jean Carondelet, elle remplaçait le crâne du revers par un autre symbole, plus discret, mais plus proche, de sa propre mort.


En aparté : l’origine du cartellino

Cette question est un exemple de ces retournements complets de situation qui font tout le sel de l’Histoire de l’Art (pour les détails, voir la remarquable thèse de Kandice Rawlings [10] ) .

Dans plusieurs articles, l’éminent Millard Meiss avait expliqué que le cartellino, dont le premier exemple en Italie se trouve dans la Madone de Tarquinia en 1437, avait été inspiré à Filippo Lippi par son contact avec des oeuvres illusionnistes flamandes, lors de son voyage à Padoue en 1434-35. On aurait donc l’enchaînement : Flandres => Padoue => Florence => reste de l’Italie.

Petit à petit, les spécialistes se sont rendu compte qu’aucune oeuvre flamande de l’époque ne présentait de cartellino, et que le motif s’était surtout répandu en Italie dans la région de Padoue, et pas du tout à Florence. La théorie dominante est désormais que le cartellino était un motif que Lippi avait vu à Padoue, et auquel il  ne s’est essayé qu’une seule fois. Par l’ironie des destructions, c’est ce produit dérivé qui a survécu, alors que les oeuvres originales n’ont laissé aucune trace.

En 1963, Zygmunt Wazbinski [9] a supposé que le cartellino serait né très précisément dans l’entourage de Francesco Squarcione, le maître de Padoue et grand introducteur du renouveau antiquisant dans la peinture italienne. Wazbinski a même proposé une explication séduisante (malheureusement sans source textuelle) :

« Le cartellino imite les étiquettes en papier que Squarcione apposait sur les objets de sa collection de sculptures anciennes, fragments et modèles d’atelier : ses nombreux étudiants auraient pu vouloir l’utiliser pour revendiquer leur contribution individuelle au sein de cet important atelier ». ( [10], p 8)

Voici donc maintenant l’enchaînement le plus probable, résumé par Kandice Rawlings :

« L’origine du cartellino à Padoue – non aux Pays-Bas ou à Florence – est confirmée par son apparition à Padoue au milieu du XVe siècle dans le cercle de Francesco Squarcione, par les précédents que sont les signatures et inscriptions dans la peinture gothique de Venise et de la Vénétie, et par le lien avec les centre d’intérêts locaux pour l’épigraphie et l’archéologie. Dans le dernier quart du XVe siècle, le motif fut repris par les peintres vénitiens et diffusé à d’autres parties de la terraferma. » ([10], p 58)


La Madone de Tarquinia (SCOOP !)


masaccio-Trittico di San Giovenale, 23 aprile 1422 museo Masaccio cascia di regelloTriptyque de Saint Juvénal, Masaccio, 23 avril 1422, Museo Masaccio, Cascia di Regello Filippo Lippi Madone de Tarquinia 1437 Palazzo BarberiniMadone de Tarquinia, Filippo Lippi, 1437, Palazzo Barberini, Rome

Eloignées d’à peine quinze ans, ces deux oeuvres montrent bien tout ce que le contact avec la peinture flamande avait apporté à Lippi. De Masaccio il a conservé la vue plongeante (le point de fuite approximatif est au niveau du visage de la Vierge) mais il a remplacé le dossier du trône par les trois pans d’une chambre, faisant en quelque sorte descendre la Madone de son ciel doré et éternel à l’ici et au maintenant. Il a inventé un très original trône circulaire, dont le dossier vient compléter, en creux, l’estrade qui fait ressaut en avant ; et remplacé l’inscription ( PLENA-DOMINUS-TECUM-BENEDICTA) par des simples cannelures à l’antique, au centre desquelles il a serti l’ancêtre de tous les cartellini.

A noter chez Masaccio le détail de la Vierge tenant le pied de l’enfant : cette iconographie remonte à la Vision de Saint Brigitte, selon laquelle la Vierge serait tombée en larmes devant la beauté de son fils, ayant la prémonition de sa Passion (sur cette iconographie, voir  1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant). Le thème de la Madone triste se prête à de nombreuses variantes, en général méconnues, dont nous verrons des exemples plus loin.



Filippo Lippi Madonne de Tarquinia 1437 Palazzo Barberini detail cartellino
Tandis que Masaccio avait inscrit la date au centre du cadre (MCCCCCXXII), Lippi l’a remontée sur le cartellino et l’a disposée verticalement, avec un raffinement calligraphique qui n’a pas été souligné : la taille des lettres diminue, en passant de Dieu et du Millénaire ( Anno Domini M) aux jours (vii), avec la préciosité supplémentaire de représenter les trois X comme trois croix, à la manière d’un petit Calvaire.

Comme le note Rona Goffen [11] ce proto-cartellino n’en est pas vraiment un : d’une part parce qu’il ne porte pas la signature de l’artiste, d’autre parce qu’il n’est pas réalisé en trompe-l’oeil (collé sur le tableau), mais intégré à la composition.

Très précisément, Lippi l’a placé sur une petite protubérance cylindrique : un dispositif fréquent devant les estrades rectilignes [12], mais dont je n’ai trouvé aucun exemple devant une estrade circulaire. Le papier est collé à gauche par un point de cire, mais coincé à droite par la pierre (on voit bien le bombement qui résulte de la compression) : ce papier a en fait pour fonction de dissimuler une ébréchure dans le socle de marbre. Ce qui nous ramène, d’une nouvelle manière, aux étiquettes que Squarcione collait devant ses antiques.

A la manière de la lettre de Poë, Lippi place juste sous notre nez, et pourtant pratiquement invisible, un morceau de bravoure d’une rare complexité, souvenir de son voyage à Padoue.



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Deux trompe-l’oeil cumulés (SCOOP ! )

il fallait que les deux motifs squarcionesques, la cartellino et la mouche feinte, aient, chacun de leur côté, atteint leur maturité, pour qu’un artiste songe à les combiner, dans une sorte de trompe-l’oeil au carré. Cela ne s’est produit à ma connaissance que deux fois, la même année 1495, dans une ambiance vénitienne : coïncidence qui soulève la question d’une influence mutuelle, insoluble dans l’état de notre ignorance quant à la première de ces deux oeuvres.

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Portrait de Luca Pacioli, Jacopo de Barbari, 1495 Musee Capodimonte, Naples

Portrait de Luca Pacioli, Atelier d’Alvise Vivarini, 1495, Musée Capodimonte, Naples

L’inscription du cartouche IACO.BAR.VIGEN/NIS.P. 149(5), qui semblait au départ assez claire ( Jacopo di Barbari , âgé de vingt ans (VICENNIS), a peint en 1495) a été définitivement obscurcie par une cascade d’érudition et de délires interprétatifs [13] : entre ceux qui ont mis en doute l’authenticité du cartellino et ceux qui en font la clé du déchiffrage du panneau, de l’identification du peintre ou de celle du jeune homme, une mouche n’y retrouverait pas ses oeufs.

Une hypothèse invérifiable, mais très vraisemblable, a été proposée récemment par Francesca Cortesi Bosco ([13a], p 57) : la mouche interrompant l’inscription aurait été ajoutée par l’atelier pour signifier la mort brutale du jeune génie inconnu qui a peint cette oeuvre exceptionnelle : ce pourquoi rien de comparable n’a pu lui être attribué.


Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 ErmitageAnnonciation, Cima da Conegliano, 1495, Ermitage

On connaît en revanche beaucoup de choses sur la seconde oeuvre : elle a été peinte pour l’autel principal de la chapelle de la confrérie des Soyeux de Lucques (Arte dei Setaioli), dans l’église Santa Maria dei Crociferi de Venise. Le cartellino se trouve en bonne place, presque au centre, sur le flanc marqueté de la plateforme qui porte le lit de la Vierge, et sous un autre morceau de bravoure : le volet ouvert, à l’intérieur duquel s’ouvre un second volet.

Ces deux ouvertures imbriquées ont une valeur symbolique : elles représentent la révélation en deux temps de l’Incarnation, d’abord par la prophétie d’Isaïe 7,14, inscrite en hébreu sur le haut du lit, puis par la parole de l’Ange. La restauration récente a révélé en bas du lit une inscription malheureusement illisible, en lettres latines [14]. Ainsi les deux inscriptions et les deux langues corroborent cette notion d’une Annonciation en deux temps.


Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage detail Sceliphron Spirifex (Sphex ) Hill, J. A decade of curious insects. London. 1773Sceliphron Spirifex (Sphex ) Hill, J. A decade of curious insects. London. 1773

Le cartellino porte la date, le nom des quatre confrères qui ont validé la réalisation, puis la signature « Joan Baptista da Conegliano fecit » [15]. L’insecte termine la liste. On a dit qu’il s’agissait de l’emblème de la confrérie, mais rien ne le prouve. La forme de l’abdomen et des ailes fait penser à une sorte de guêpe, de type Sphex : on la nomme en Italie vespa vasoia, la guêpe-potière, à cause des petits nids individuels qu’elle construit avec de la terre.



Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage seconde mouche
Une complication supplémentaire est la présence d’un second insecte, une mouche posée sur le montant du pupitre de Marie. On peut classer ces deux présences infimes parmi les exercices de style un peu gratuits, comme les vitres manquantes dans les vitraux de l’église, ou la chaise à enfant sous la fenêtre.



Cima_da_Conegliano Annonciation 1495 Ermitage schema
On peut au contraire leur accorder une importance majeure, en remarquant que les deux protagonistes regardent dans leur direction, comme pour attirer l’attention du spectateur. En l’absence du volatile habituel de l’Annonciation, la colombe blanche de l’Esprit Saint, ont-ils par antithèse une valeur péjorative, celle du Diable qui rode pour tenter d’empêcher l’Incarnation ? (sur un exemple de cette croyance médiévale, voir 5.1 Mise en scène d’un Mystère sacré).

Il faut sans doute distinguer les deux insectes : la mouche ou le moucheron du pupitre pourrait bien être le symbole d’un diable inoffensif, déjà réduit à presque rien. La guêpe du cartellino, en revanche, ne peut avoir qu’une valeur positive, puisqu’elle conclut la liste des clients. Cette espèce, qui ne pique pas et vit solitaire, n’est pas considérée nuisible. Depuis Virgile, on associe à la virginité les abeilles, qui :

« ne s’adonnent point à l’amour, qui ne s’énervent pas dans les plaisirs, et ne connaissent ni l’union des sexes, ni les efforts pénibles de l’enfantement ». Virgile, Géorgiques, livre IV

Les guêpes ont en commun avec les abeilles d’être engendrées du corps d’un animal mort, mais Pline précise bien une différence essentielle : elles ont une vie sexuelle :

« Le corps d’un jeune bœuf , qu’on a fait expirer sous les coups , produit des abeilles , comme le corps d’un cheval produit les guêpes et les frelons , et celui d’un âne les scarabées , la nature changeant certains animaux en d’autres. Mais nous voyons ces trois dernières espèces d’insectes s’accoupler . Toutefois ils élèvent leurs petits presque de la même manière que les abeilles. » Pline, Histoire naturelle, Des insectes

Ainsi, tout comme le bombyx du mûrier aurait mieux convenu comme emblème des soyeux, de même l’abeille aurait été un bien meilleur candidat pour symboliser la virginité de Marie. Je pense que Cima a choisi la guêpe-potière pour deux raisons : en hommage à son habileté d’artisan, et aussi parce qu’elle fabrique des nids. Et la chambre de Marie contient déjà une chaise d’enfant, fabriquée par son artisan de mari


D’un point de vue esthétique, on remarquera que les deux insectes couvrent parfaitement toute la tessiture de notre motif :

  • la mouche, presque invisible, est située dans le présent de Marie, celui de l’Annonciation ;
  • la guêpe, trompe-l’oeil mis en évidence sur un trompe-l’oeil, est faite pour attirer la main : en venant se poser après la signature du peintre, elle vient en quelque sorte, dans le Présent du tableau, attester de la bonne fin du contrat.




Article suivant : 4-3 Préhistoire des mouches feintes : dans les tableaux sacrés

Références :
[1] Anna Eörsi « Puer, abige muscas! Remarks on Renaissance Flyology. » 2001, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744444/Puer_abige_muscas_Remarks_on_Renaissance_Flyology

[1a] Dans un second article, Anna Eörsi [1b] a proposé une lecture symbolique de ces détails, qui minore quelque peu l’intention de tromper l-oeil :

  • les papiers collés (Saint Face et Rois Mages) ont une valeur propitiatoire, dans le voyage de la Vierge vers son Fils ;
  • le coffre ostensiblement verrouillé représente l’Arche d’alliance, imputrescible, auquel le corps de Marie est souvent comparé ;
  • la mouche et l’araignée signifient la vermine, inopérante sur le saint corps ;



Triptyque-de-la-Mort-de-la-Vierge-detail-Vers-1440-Esztergom-Christian-Museum-Hongrie sol

  • les accessoires de toilette sont sous le lit, parce qu’inutiles ;
  • le sol, grouillant d’insectes et avec même une figure de diable (à droite) représente le Mal.

A notre que ce panneau constituait la partie centrale d’un retable, récemment reconstitué [1c] et dont les volets de la prédelle présentaient une iconographie remarquable : l’opposition entre les bonnes et les mauvaises pensées.

[1b] Anna Eörsi « Elle n’a point eu a subir…la pourriture, les vers et la poussière… Remarques sur l’iconographie de la Mort de Marie à propos du triptyque d’Esztergom réalisé sous l’influence du Maître du Retable du roi Albert » 2005, Acta Historiae Artium https://www.academia.edu/44744459/_Elle_n_a_point_eu_a_subir_la_pourriture_les_vers_et_la_poussi%C3%A8re_Remarques_sur_l_iconographie_de_la_Mort_de_Marie_%C3%A0_propos_du_triptyque_d_Esztergom_r%C3%A9alis%C3%A9_sous_l_influence_du_Ma%C3%AEtre_du_Retable_du_roi_Albert
[1c] Sarkadi Emese « Ars Meditandi –Ars moriendi. Vorschläge zur Deutung des Marinetod-Altars im Christlichen Museum zu Esztergom, Ungarn » 2022, Wiens Erste Moderne https://www.academia.edu/101987521/Ars_Meditandi_Ars_moriendi_Vorschl%C3%A4ge_zur_Deutung_des_Marinetod_Altars_im_Christlichen_Museum_zu_Esztergom_Ungarn?email_work_card=title
[2] Daniel Arasse, Le Détail, page 134
[3] André Chastel,  Musca depicta, 1984
[4] Pour une vue d’ensemble :
https://en.wikipedia.org/wiki/Musca_depicta
Pour une synthèse française : Jean-Michel Durafour, Emmanuelle André. « Musca depicta ». Dictionnaire d’iconologie filmique, 2022, pp.448-457 https://amu.hal.science/hal-04036913/document
Pour une approche plus théorique :
Anne Beyaert « Le monde de la mouche » Protée, Volume 30, numéro 3, hiver 2002, p. 99–106 https://www.erudit.org/fr/revues/pr/2002-v30-n3-pr542/006873ar.pdf
Pour une bibliographie impressionnante et récente :
Lubomir Konecny « Catching an Absent Fly » https://www.academia.edu/28237822
Sur le thème de la mouche en général :
Cornelia Kemp (1997), article Fliege, RDK IX, 1196-1221 https://www.rdklabor.de/wiki/Fliege
[4a] Mirella Levi D’Ancona, « Il Maestro della mosca » dans Commentari. Rivista di critica e storia dell’arte Ser. NS, vol. 26 (1975) p. 145-152.
[4b] Mary Grizzard « La provenance du retable de saint Georges par Bernardo Martorell », La Revue du Louvre et des musées de France, Volume 33, 1983, p 89
[4c] Mary Grizzard [4b] montre que le Saint Georges qui se rapproche le plus de celui de Martorell est sculpté sur la clé de voûte de la chapelle Saint Georges (1434).
[5] https://www.metmuseum.org/art/collection/search/435896
Maryan W. Ainsworth et Maximiliaan P. J. Martens (coll.), Petrus Christus : Renaissance master of Bruges, New York, The Metropolitan Museum of Art, 1994
https://libmma.contentdm.oclc.org/digital/collection/p15324coll10/id/91666
[6] Stephan Kemperdick « Philip the Good Bare-headed » 2018, Technical Studies of Paintings: Problems of Attribution (15th-17th Centuries)
https://www.academia.edu/77152710/Philip_the_Good_Bare_headed
[7] La Vierge au croissant de Lune est analogue à la Femme de l’Apocalypse, qui apparaît dans le ciel. Sur son iconographie, voir 3-3-1 La Vierge au croissant : les origines.
[7a] Martin Rothkegel: An image of « Righteous Joachim » once owned by Balthasar Hubmaier (August 16, 1485-March 10, 1528), in: Mennonite Quarterly Review 97, 2023, S. 335-346, Abb. S. 345 https://www.academia.edu/104856702/An_Image_of_Righteous_Joachim_Once_Owned_by_Balthasar_Hubmaier_August_16_1485_March_10_1528_In_Mennonite_Quarterly_Review_97_2023_?uc-sb-sw=39881617
[8] Notons que le spécialiste du Maître de Francfort, Stephen H. Goddard, ne retient pas cette symbolique religieuse et propose plutôt une interprétation genrée : l’époux amène le pain et la vin, l’épouse offre sa fleur en signe de fidélité, le plat de cerise évoquant peut-être la fertilité du couple.
Stephen H. Goddard, « The Master of Frankfurt and his Shop, Verhandelingen van de koninklijke academie voor wetenschappen, letteren en schone kunsten van Belgie », Klasse der schone kunsten 46 (1984), p 129-31
[9] Zygmunt Wazbinski “Le ‘Cartellino.’ Origine et Avatar d’une Etiquette”, 1963.
[9a] Ils sont abordés, mais de manière générale et superficielle, dans Harald Vurkovic, « Das Bildnis mit der Fliege : Überlegungen zu einem ungewöhnlichen Motiv in der Malerei des 15. und 16. Jahrhunderts » Belvedere: Zeitschrift für bildende Kunst Jg. 10, Hft. 1, 2004, str. 4-23, 80-87)
[9b] Il est possible que ce diptyque très atypique ait été en fait un triptyque, avec la Madone au milieu. Pour la richesse des vêtements sacerdotaux du saint évêque, Gossaert s’inscrit délibérement dans la rivalité avec Van Eyck (voir 1-2-2 La Vierge au Chanoine Van der Paele (1434-36)). Tandis que Van Eyck avait peint la roue aux cinq bougies de la légende, Gossaert s’en tire par une pirouette graphique, en montrant une roue à six bougies, dont une en hors champs. Pour plus de détails :
Association internationale scientifique Roger de le Pasture – Rogier van der Weyden « Jean Gossart Saint Donatien » https://www.rdlp.org/documents/musees/04-gossart.pdf
[10] Kandice Rawlings « LIMINAL MESSAGES: THE CARTELLINO IN ITALIAN RENAISSANCE PAINTING » https://scholar.archive.org/work/rq2e4huenfhkjjbp3b3lq5f5le/access/wayback/https://rucore.libraries.rutgers.edu/rutgers-lib/25887/PDF/1/
[11] Rona Goffen, « Signatures: Inscribing Identity in Italian Renaissance Art » Viator (Berkeley), 2001-01, Vol.32, p 315
[12] Cette avancée centrale crée un effet de profondeur, notamment lorsque des donateurs se trouvent au pied de la Madone :
1420-50 Giovanni di Ser Giovanni, sant'Antonio Abate, san Giuliano l'Ospedaliere e un donatore Courtauld Institute detailGiovanni di Ser Giovanni, 1420-50, Vierge à l’Enfant avec Saint Antoine Abbé, Saint Julien l’Hospitalier et un donateur, Courtauld Institute
[13] Pour une synthèse des hypothèses :
https://it.wikipedia.org/wiki/Ritratto_di_Luca_Pacioli
Pour un exemple particulièrement corsé de déchiffrage/embrouillage, mélangeant l’inscription et la mouche :
Carla Glori «  THE CARTOUCHE OF THE DOUBLE PORTRAIT OF LUCA PACIOLI AND PUPIL. THE DA VINCI’S ENIGMA DECODED » https://www.academia.edu/43137207/THE_CARTOUCHE_OF_THE_DOUBLE_PORTRAIT_OF_LUCA_PACIOLI_AND_PUPIL.-THE_DA_VINCIS_ENIGMA_DECODED
[13a] Francesca Cortesi Bosco « Viaggio nell’ermetismo del Rinascimento » 2016.
[15] Allison Sherman « The Lost Venetian Church of Santa Maria Assunta dei Crociferi » p 216 https://books.google.fr/books?id=r5UDEAAAQBAJ&pg=PA216

Les gants à striures

20 avril 2024

Cette mode touche uniquement les pays pays germaniques, catholiques comme protestants, entre 1500 et 1550.


En aparté : la mode des crevés

Chronologiquement, les gants à striures apparaissent dans les tableaux en pleine période de la mode des « crevés » ou « taillades« , ces entailles provocantes faites aux vêtements, dont on attribue l’invention aux mercenaires suisses ou allemands.


Urs graf 1513 Un Confédéré (Eidgenosse) Niklaus Manuel Deusch 1520 Kunstmuseum Bale

Un lansquenet au repos, Urs Graf, 1513

Un Confédéré (Eidgenosse) Niklaus Manuel Deusch, 1520, Kunstmuseum, Bâle

Les dessins de lansquenets ou de confédérés sont très nombreux, mais les gants ne faisaient clairement pas partie de leur uniforme. Je n’ai trouvé que ces deux exemples où les striures des gants s’assortissent aux taillades des vêtements.

Même si les gants à striures ne sont pas un accessoire militaire, leur vogue a probablement été propulsée par celle des crevés, ce signe horrifique des mercenaires, récupéré ensuite par les élégants et élégantes pour s’approprier un peu de leur prestige.



Pourquoi des gants striés ?

Des taillades d’aisance

Selon Christine Aribaud ( [0b], p 150), les gants à striures sont un cas particulier des « taillades d’aisance » que l’on pratiquait dès le XVème siècle sur tout type de vêtement en cuir, chaussures, gants ou vestes, afin de leur donner plus de souplesse.

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Maître du retable de St Barthelemy (atelier) Ste Cecile 1500-10 National Gallery Maître du retable de St Barthelemy Ste Agnes 1500-05 Alte Pinakothek Munich detail

(atelier) Sainte Cécile, 1500-10, National Gallery

Sainte Agnès, 1500-05, Alte Pinakothek, Munich

Maître du retable de St Barthélémy

Le gant de Sainte Cécile est utilitaire, pour transporter son faucon.

Celui de Sainte Agnès présente trois striures sur le dos de la main, et une sur l’annulaire pour dégager l’anneau. L‘opposition avec la main nue tenant la palme montre que le gant fonctionne ici comme un accessoire de piété : c’est vêtue du cuir le plus souple que la main ose ouvrir le livre, par ailleurs protégé par son tissu vert. A noter le deuxième gant, tenu par la même main.


Maître du retable de St Barthelemy 1500-05 Descente de Croix detail Louvre Maître du retable de St Barthelemy 1500-05 Descente de Croix detail Philadelphia Museum of Art

Louvre

Philadelphia Museum of Art

Marie-Madeleine (détail de la Descente de Croix), Maître du retable de St Barthélémy, 1500-05

On retrouve ici l’opposition des deux mains : la gauche gantée et la droite dénudée pour le geste le plus sacré, le contact avec la peau du Christ (sur ce geste, voir Toucher le pied du Christ : Marie-Madeleine). Les striures rajoutées dans la version de Philadelphie rajoutent à l’élégance de la Pècheresse. Mais elles trouvent aussi une justification symbolique : le second gant, gisant sur la fiole de parfum, fait subtilement écho au pied troué juste à l’aplomb.


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Un signe de magnificence

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Durer Landhauer Altar 1511 Kunsthistorisches Museum Wien cardinal Durer Landhauer Altar 1511 Kunsthistorisches Museum Wien roi

Le Cardinal

Le Roi

Landhauer Altar, Dürer, 1511, Kunsthistorisches Museum, Wien

Tandis que le Cardinal porte un gant blanc d’ecclésiastique, le Roi arbore des gants de luxe, percés de multiples striures. Si celles du pouce assouplissent l’articulation, et celles de l’annulaire laissent place à la bague, celles du dos de la main sont purement ostentatoires : elles soulignent la magnificence de celui qui ne se sert pas de ses mains et ne se soucie pas de faire durer ses gants. L’anneau d’or à l’index, insigne de la royauté, est passé par dessus, pour qu’on le voie.


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Des striures péjoratives

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Durer,_la_grande_passion Ecce Home 1498 inverseeEcce Homo (Grande Passion), inversée
Dürer, 1498
Jan_Joest_Ecce-homo-1506-08-Retable-de-la-cricifixion-St-Nicolas-KalkarEcce homo (volet du Retable de la Crucifixion)
Jan Joest, 1506-08, église Saint Nicolas, Kalkar [0a]

Jan Joest reprend en vue frontale la composition de Dürer, en la symétrisant par rapport à la colonne centrale. Les deux enfants, noir et blond, notamment, dédoublent l’enfant au bâton présent chez Dürer [0c].


Jan_Joest_Ecce-homo-1506-08-Retable-de-la-cricifixion-St-Nicolas-Kalkar

Les deux saynettes de l’arrière-plan invitent à une lecture binaire :

  • à gauche, la comparution devant le grand prêtre Caïphe, à savoir l’autorité religieuse ;
  • à droite, la comparution devant le roi Hérode, à savoir l’autorité politique.

Au centre, le gouverneur romain, Pilate, apparaît comme l’antithèse, en miroir, du Christ dénudé :

  • sa fourrure suggère sa collusion avec les deux juifs cossus avec lesquels il dialogue ;
  • son manteau rouge montre qu’il est du même camp que l’officier vu de dos.

Jan Joest a donc magistralement recyclé les éléments fournis par Dürer au service d’une idée très originale : montrer le pouvoir romain comme endossant les habits des deux autorités juives hostiles à Jésus : la fourrure côté grand prêtre, le manteau rouge côté roi.

En dessous de la tribune, c’est par leurs gestes que les assistants s’inscrivent dans la même binarité : les Juifs argumentent à mains nues, le militaire lève son gant pour commander au bourreau de dénuder le Christ.

Il n’est sans doute pas fortuit que Jan Joest ait placé son autoportrait présumé (le jeune homme blond au béret rouge ) juste à côté de cette main impérieuse, à la fois élégante et indigne (l’autre homme au bonnet, en pendant, est certainement lui-aussi un portrait).



Jan_Joest_Ecce homo 1506-08 Retable de la cricifixion St Nicolas, Kalkar detail gantsJan_Joest_Ecce homo 1506-08 Retable de la cricifixion St Nicolas, Kalkar detail bottes


Le gant partage ses striures avec les bottes, comme si la main s’abaissait à ressembler aux pieds. L’intention critique est ici manifeste : appliquée aux accessoires en cuir, la mode des crevés est dénoncée comme une outrance, un outrage.

Comme si les striures,  en donnant à voir la peau sous la peau, portaient en elles l’impudeur du déshabillage qu’elles ordonnent.  


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Des gants pour chevalier

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Kunsthistorisches_Museum_Wien,_Bernard_van_Orley,_Bildnis_eines_jungen_Mannes 1520Portrait d’un jeune homme
Bernard Van Orley, 1516-17, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On a longtemps pensé qu’il s’agissait d’un autoportrait du peintre, mais la richesse des vêtements (fourrure, dentelle, brocart), ainsi que l’absence de tout attribut du métier, on fait abandonner l’hypothèse. La main droite est dégantée par courtoisie, tandis qu’à la main gauche la chevalière familiale est mise en valeur par le gant qui la laisse deviner [0a].


Mostaert (attr) 1517-20 Portrait présumé de Charles V PradoPortrait d’un fiancé (peut-être Charles Quint)
Jan Mostaert (attr), 1517-20, Prado

Dans ce tableau d’un fiancé (le pendant féminin a disparu), les mains sont inversées : peut-être pour donner la première place à la bague de fiançailles, à main gauche, tandis que la bague de la lignée, sous le gant, passe en second.


Portrait de Jan van Wassenaer (1483-1523), vicomte de Leyde, gouverneur de la Frise. Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail

Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise
Jan Mostaert, 1520-22, Louvre, (c) RMN photo Tony Querrec

Le gouverneur arbore l’insigne de l’ordre de la Toison d’or, et la cicatrice d’une blessure reçue au siège de Padoue. S’il regarde vers la gauche, contrairement à l’habitude dans les portraits officiels, c’est pour qu’on voie bien son profil guerrier : on remarque à l’arrière-plan gauche une troupe à pied qui se dirige vers une ferme en flammes. La scène de droite (des cavaliers qui reçoivent une caravane orientale) reste inexpliquée. La médaille de la Vierge sur le béret porte la devise « Mater Maria Mater Gratiae ».



Jan Mostaert, 1520-22 Jan van Wassenaer, Vicomte de Leyde et Gouverneur de la Frise LOUVRE (c) RMN Tony Querrec detail bague
La chevalière est portée ici à l’index gauche, toujours sous le gant à striures.


Jan_Mostaert_-_Portrait_of_a_Young_Man_-Walker Art Gallery liverpool 1520 caPortrait d’un jeune homme
Jan Mostaert, 1530-40, Walker Art Gallery, Liverpool

On retrouve ici le même accessoire, à la fois pratique (éviter de trouer le gant) et ostentatoire (afficher sa noble extraction). On ne sait rien sur le jeune homme, pas même pourquoi la chasse de Saint Hubert apparaît à l’arrière-plan, à côté d’un concert champêtre [0].


Portrait d'homme habillé de noir et tenant d'une main ses gantsHomme habillé de noir, Joos van Cleve, 1525-35, Louvre (c) RMN photo Gérard Blot

Le dispositif est ici plus allusif : l’homme tient dans sa main gauche son gant droit, avec des striures à l’index. Pourtant sa main droite, qu’il pose sur son coeur en nous fixant avec intensité, montre ostensiblement l’absence de la chevalière. L’intention reste hypothétique : hommage galant (je vous offre ma noble extraction) ou espérance d’une ascension sociale (j’attends ma chevalière) ?


Joos van Cleve 1480-1541 Anvers rnLucretia 1518rnZ?rich Kunsthaus1518, Kunsthaus, Zürich (photo Jean Louis Mazières) Joos_van_Cleve 1520-25 _mort_lucrece Kunsthistorisches Museum Vienne1520-25, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Le Suicide de Lucrèce, Joos van Cleve

Après avoir été violée, la digne épouse se donne la mort.

La version de 1518 regorge de symboles voyants :

  • le noeud hâtivement renoué image à la fois le mariage et le viol ;
  • la plaie saignante s’ouvre à côté du rubis ;
  • l’idée de lacération est portée par l’exubérance des manches à rubans et crevés.

La seconde version est bien plus raffinée :

  • la goutte de sang trouve écho dans la goutte d’or du lacet qui pend ;
  • la noble romaine se suicide en gants blancs, avec à l’index droit l’insigne de sa haute extraction.



Les gants à striures vus par Cranach

Les portraits de grands personnages par Cranach et son atelier, pour la plupart bien datés, fournissent une chronologie fiable de la vogue des gants à striures en Allemagne.

Pour magnifier Saint Wilibald

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Cranach 1520 Gabriel_von_Eyb,_Bischof_von_Eichstätt,_mit_den_hll._Willibald_und_Walburga Residence BambergGabriel von Eyb, Evêque d’Eichstätt, avec Saint Willibald et Sainte Walburge
Cranach, 1520, Residence, Bamberg

Les deux antiques saints d’Eichstätt, son premier évêque Saint Willibald et sa royale abbesse Sainte Walburge, accueillent le nouvel évêque Gabriel von Eyb. Je n’ai pas trouvé d’autre exemple de gant épiscopal strié : c’est sans doute le caractère imaginaire du portrait de Saint Willibald qui excuse cette extravagance. Les striures se multiplient pour les quatre anneaux de chacune de ses mains, parmi lesquels l’anneau épiscopal, à l’annulaire de la main droite, n’est pas particulièrement souligné. Associés à la crosse dorée avec sa hampe de cristal, les anneaux magnifient la puissance et la richesse de l’Evêché, non la fonction épiscopale


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Chez les Ducs de Saxe

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Cranach l'Ancien 1522 Frederic le Sage PRIVATE (c) cranach digital archive
Frédéric III le Sage, duc et électeur de Saxe-Wittenberg
Cranach l’Ancien, 1522, Collection privée, (c) Cranach Digital Archive

Ce portrait ducal manifeste un parti-pris d’austérité, où l’opulence est suggérée, sans ostentation : le manteau fourré ne se montre que du col, les bagues se laissent deviner sous les gants.


Lucas_Cranach_d.Ä atelier 1526 ca_Herzog_Heinrich_der_Fromme_von_Sachsen Staatliche Kunstsammlungen DresdeHenri le Pieux, duc de Saxe
Cranach l’Ancien (atelier), 1526-30, Staatliche Kunstsammlungen, Dresde

Dans l’autre branche de la famille ducale, en revanche, l’exhibitionnisme est de mise. Le duc tripote entre ses mains gantées un carreau d’arbalète, dont la pointe caresse les striures comme autant de cicatrices glorieuses. Pour ajouter à ces vertus guerrières, la garde en S de son Katzbalger (épée courte de lansquenet, utilisée pour les combats rapprochés) s’incruste flatteusement dans la braguette. Le fourreau noir, vu en raccourci, se perd dans le fond du tableau.


Henry-The-Pious-Lucas-Cranach-the-ElderHenri le Pieux, Duc de Saxe et sa femme Katharina von Mecklenburg
Lucas Cranach l’Ancien, 1514, Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

En 1514, le même s’était fait représenter, avec son épouse, dans un costume à crevés tout aussi spectaculaire. Mais les mains étaient encore nues, arborant de nombreuses bagues. Sur ce double portrait, voir Pendants solo : mari – épouse .


Cranach L'Ancien vers 1535 Johann Friedrich I, le Magnanime Electeur de Saxe Gemäldegalerie Berlin
Jean-Frédéric I le Magnanime, duc et électeur de Saxe-Wittenberg
Cranach L’Ancien, vers 1535, Gemäldegalerie Berlin

Dans la branche Wittenberg, celle des électeurs de Saxe, l’arme n’a pas la même signification guerrière : il s’agit de l’épée d’archimaréchal (Reichsrennfahne), un des attributs de la fonction élective. Son caractère honorifique justifie de la présenter avec les gants les plus fins.


Cranach l'Ancien ou le Jeune (atelier) 1540-45 Johann Friedrich I, le Magnanime Electeur de Saxe Klassik Stiftung Weimar (c) cranach digital archive, Cranach le Jeune (atelier) 1540-45 Johann Friedrich I, le Magnanime Electeur de Saxe Klassik Stiftung Weimar detail,

Jean-Frédéric I le Magnanime, duc et électeur de Saxe-Wittenberg
Cranach l’Ancien ou le Jeune (atelier), 1540-45, Klassik Stiftung Weimar (c) Cranach Digital Archive

Vers la fin de son règne, Jean-Frédéric commande à l’atelier Cranach une série de cinq portraits des derniers Electeurs de Saxe, avec tous leurs attributs : l’épée, mais aussi le chapeau et la fourrure d’hermine. Dans les trois portraits conservés, les gants blancs sont striés.


Auguste_Ier_de_Saxe 1590 caL’électeur Auguste Ier de Saxe, vers 1590

Cette série fige l’accessoire comme une sorte d’attribut officiel de l’Electeur de Saxe : c’est pourquoi on le trouve encore dans cette gravure de la fin du siècle, à une époque où la mode était passée depuis longtemps.


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Saintes et élégantes de la cour de Saxe

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Cranach 1525 Saint_Helena_with_the_Cross Cincinnati Art MuseumSainte Hélène portant la croix, Cincinnati Art Museum Cranach 1525 ca_possibly Mary_Magdalene _Walters Art Museum BaltimorePossiblement Marie-Madeleine, Walters Art Museum, Baltimore

Cranach, 1525

En 1525, Cranach affuble Sainte Hélène, outre sa couronne d’impératrice, de gants blancs striés à toutes les articulations pour leur donner plus de souplesse. Leur fragilité en fait des objets de grand luxe.

La même année, il fait porter les mêmes gants à une élégante aux cheveux dénoués (sans doute Marie-Madeleine), avec des striures complémentaires pour les trois bagues de chaque main, portées sur des doigts différents : au luxe s’ajoute la personnalisation, qui en fait comme les empreintes, la seconde peau d’une unique dame.


Cranach 1525 Portrait d'une dame de la cour de Saxe National GalleryPortrait d’une dame de la cour de Saxe
Cranach, 1525, National Gallery

La même année, le nouvel accessoire séduit cette jeune fille non identifiée, qui porte des M sur son corsage. Se prénommait-elle Marie ou Madeleine, et a-t-elle voulu se faire portraiturer à la guise de la sainte ? Toujours est-t-il que les gants, ici, ne sont plus personnalisés : ils portent des striures aux articulations, mais les anneaux sont enfilés par dessus.



Cranach 1525 Portrait d'une dame de la cour de Saxe National Gallery detail

Selon le site de la National Gallery [1] :

« Cette partie de sa tenue est physiquement impossible : les bagues sous ses gants, à peine visibles à travers les entailles, sont plus hautes sur ses doigts que celles qui sont passées par dessus. Cranach a manipulé la réalité pour mettre en valeur sa richesse et sa beauté. »

En fait, les éclats dorés qu’on voit sous les striures ne sont pas des anneaux, impossibles à porter aux articulations : mais probablement une doublure dorée. On remarquera que la coquette apprécie particulièrement les crevés, qui couvent entièrement ses manches.



Cranach 1525 Judith Universuty of Syracuse Photo lucascranach.org detailJudith avec la tête d’Holopherne (détail)
Cranach, 1525, University of Syracuse, Photo lucascranach.org

Toujours en 1525, Cranach reprend les gants personnalisés de Marie-Madeleine pour Judith, l’héroïne juive qui a décapité le général assyrien après l’avoir ensorcelé par sa beauté. Les gants sont ici à la fois l’accessoire de la séduction et l’instrument de la justicière, lui évitant de toucher à main nue les objets dégradants que sont les cheveux et l’épée.


Cranach 1525 Judith University of Syracuse Photo lucascranach.org

1525, University of Syracuse, Photo lucascranach.org

Cranach a peint de nombreuses femmes fatales : des Salomés portant dans un plateau la tête de Saint Jean l’Evangéliste, et des Lucrèces se poignardant : mais seules ses Judiths assassinent en gants blancs.


Cranach 1525 Judith et deux servantes Collection Rau UnicefJudith et deux servantes
Cranach, 1525, Collection Rau Unicef

Le sujet a eu un succès immédiat et durable : Cranach le multiplie par trois dans ce tableau miniature réalisé la même année. Le Corpus Cranach compte au total 56 Judiths, qui s’étalent entre 1525 et 1531. La popularité du thème est directement liée à la Réforme :

On a vu dans ce sujet, sans doute avec raison, une justification de la révolte des princes luthériens contre l’empereur et un appel au tyrannicide ; mais il s’agit aussi d’une légitimation biblique de la noblesse, de ses activités belliqueuses et de sa moralité particulière qui entrent dans le plan divin ([3], p 42) .


Cranach 1530 ca Judith with the Head of Holofernes Kunsthistorisches Museum
Vers 1530, Kunsthistorisches Museum, Vienne

On notera, dans cette version, le dénouement des cheveux qui fait évoluer le thème vers celui de la prostituée couverte d’or et de bijoux. Jean Wirth a bien noté le côté transgressif du thème :

« Le propre de la noblesse et du demi-monde est d’échapper à la moralité commune et aux lois somptuaires qui la garantissent. Le type iconographique qui illustre le mieux cette réalité est Judith, la jeune veuve héroïque qui brava la moralité pour venir à bout du tyran. Avec son épée et son trophée, elle apparaît comme une sorte de justification biblique d’une noblesse située par Dieu au-dessus du 5e et du 6e commandements ». ([3], p 39)


Cranach 1530 ca Judith with the Head of Holofernes Kunsthistorisches Museum detail
C’est avec une sensualité morbide que Cranach compare les striures avec les poils, les fentes du cuir et du tissu avec celles des paupières.


Cranach 1504-05 The_Martyrdom_of_St_Catherine Ráday Library of the Reformed Church, BudapestLe Martyre de Sainte Catherine
Cranach, 1504-05, Ráday Library of the Reformed Church, Budapest

On est ici renvoyé aux excentricités de la période danubienne : l’habit blanc du bourreau, dissymétrique et rayé comme il se doit, est strié au genou comme par autant de coups de lames, préfigurant la nuque suppliciée.


Cranach 1526 JEUNE FILLE AUX MYOSOTIS (la princesse) Musee Palais de WilanowJeune fille au myosotis (la princesse)
Cranach, 1526, Musée Palais de Wilanow

Très- rapidement, la judithmania se répand parmi les jeunes fille nobles : cette anonyme a gardé le béret rouge et les gants à striures, en remplaçant seulement l’épée par un myosotis.


Cranach 1535 ca Die Prinzessinnen Sibylla (1515, Emilia (1516 und Sidonia (1518-von Sachsen Kunsthistorisches Museum VienneLes princesses Sibylle (née en 1515) Emilia (née en 1516) et Sidonia (née en 1518) de Saxe
Cranach, vers 1535, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Les atours de ces trois princesses saxonnes ont dû faire l’objet de savants compromis : celle du centre est en position dominante mais a gardé les mains nues, afin que ces deux soeurs, gantées à la Judith, ne passent pas pour des suivantes. Les bérets à plumets, en revanche, s’étoffent par ordre d’ancienneté.


Cranach 1537 ca Portrait_of_a_Young_Woman Statens_Museum_for_Kunst,_CopenhagenPortrait d’une jeune femme
Cranach, vers 1537, Statens Museum for Kunst, Copenhague

Cette dernière élégante reprend la pose « modeste », les mains jointes, de la princesse centrale : les gants à striures, devenus courants, sont presque escamotés sous le brocart des manches.



Les gants à striures chez d’autres peintres

 

Amberger 1532 Portrait de Charles Quint Gemäldegalerie BerlinPortrait de Charles Quint
Amberger, 1532, Gemäldegalerie, Berlin

Les gants de l’Empereur sont striés non seulement aux jointures des doigts, mais aussi sur le dos de la main : ainsi ils combinent une apparence austère et un comble de luxe et de légèreté. Charles a gardé gantée sa main droite, pour entrouvrir respectueusement son missel. On notera sa devise laconique, « PLUS OULTRE », inscrite de part et d’autre des colonnes d’Hercule.

Par la suite, on ne trouvera plus dans les portais impériaux que des striures utilitaires, pour accommoder la bague.


Anthonis Mor L'empereur Maximilien II 1550 PradoL’empereur Maximilien II, 1550 Anthonis Mor L'imperatrice Marie d'Autriche 1551 PradoL’impératrice Marie d’Autriche, 1551

Anthonis Mor, Prado

Dans ce pendant officiel; les deux époux s’appuient du bras gauche sur une table, et gardent baissée la main droite : tenant les deux gants pour l’empereur, et un seul pour l’impératrice. Tandis que l’empereur ne porte aucune bague, l’impératrice en porte aux deux mains.


Anthonis Mor Portrait de Marie d'Autriche 1551 Prado detail

Son gant, très austère et semblable à ceux de son mari, est strié au niveau des trois bagues, seule concession à sa féminité.


liebe paar Altobello_Melone gemaldegalerie dresden

Couple d’amoureux, attribué à Altobello Melone (1491-1543) ou Romanino (1485-1566), Gemäldegalerie, Dresde

Sur cet énigmatique tableau italien montrant le même genre de gant, voir Un pendant de Caravage, et autres histoires de gants.


Anthonis-Mor-Anne-dAutriche-Reine-despagne-1570-Kunsthistorisches-Museum-VienneAnne d’Autriche, reine d’Espagne
Anthonis Mor, 1570, Kunsthistorishes Museum, Vienne

Mor a repris la même dissymétrie des mains pour le portrait d’Anne, la fille de Marie d’Autriche, l’année de ses noces avec Philippe II. Le gant ne présente plus ici qu’une seule struire, pour l’annulaire de la main gauche. Il est significatif que dans la copie réalisée en 1616 par Bartolomé González (Prado), le peintre supprimera la striure : preuve que la mode en était définitivement passée, même dans la très conservatrice Espagne.


Références :
[0a] Merci à Raoul Bonnaffé pour ces références (https://lamusee.fr)
[0b] Christine Aribaud, « Les taillades dans le vêtement de la Renaissance : l’art des nobles déchirures », dans Paraître et se vêtir au XVIe siècle, sous la direction de Marie Viallon, actes du XIIIe colloque du Puy-en-Velay [septembre 2005], Saint-Étienne, 2006, p. 145-158. https://books.google.fr/books?id=raZtNNrucbwC&pg=PA5&hl=fr&source=gbs_selected_pages&cad=1#v=onepage&q&f=false
[0c] Il s’agit du thème, assez fréquent dans l’art germanique, de l’indifférence puérile aux souffrances du Christ, voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans)..
[3] J. Wirth, « La Réforme luthérienne et l’art », dans : Luther, mythe et réalité, https://www.yumpu.com/fr/document/view/35271106/luther-mythe-et-realite-universite-libre-de-bruxelles#

1 Les larrons vus de dos : calvaires plans

15 avril 2024
Cette série d’articles défriche  un point d’iconographie resté inexploré : dans les Crucifixions ou les Dépositions, il arrive qu’un des Larrons soit représenté de dos, le plus souvent le Mauvais, mais quelquefois le Bon.
Ces deux cas ont des significations symboliques différentes jusqu’au à la fin du XVème siècle. Par la suite, l’introduction des Calvaires vus de biais changera la donne : le choix de l’une ou l’autre formule aura plus à voir avec des traditions locales, dans le sillage de certaines oeuvres majeures.

Larronsdedos_SchemaPlan

Le premier chapitre est dédié à la configuration la plus ancienne :  les trois croix disposées dans un même plan. La couleur verte désigne le Bon Larron et le Christ, la couleur rouge le Mauvais. La couleur assombrie indique celui qui est vu de dos.

Disposition plane :  Le Mauvais larron centrifuge

Larronsdedos_SchemaPlanMauvaisCentrifuge
Le Mauvais larron est vu de dos, et son corps est tourné vers l’extérieur de l’image.

Les exemples

1379 Volkreicher Kalvarienberg Pfarrkirche St. Sebald Nuremberg Corpus vitreum DeutschlandVerrière du Calvaire (Volkreicher Kalvarienberg)
 1379, Eglise St. Sebald, Nuremberg ( Corpus vitreum Deutschland)
1380 ca Crucifixion Ci nous dist Bruxelles KBR ms. II 7831 fol 31rCrucifixion, Ci nous dist, vers 1380, Bruxelles KBR ms. II 7831 fol 31r

Ce vitrail bavarois et ce manuscrit du Nord de la France, pratiquement contemporains, montrent le même détail rare du Mauvais larron tourné vers l’arrière-plan droit.

La vue de dos sert ici, très logiquement, à signifier sa volonté de se détourner du Christ.

1395 ca anglais Denver art Museum
Anonyme anglais, vers 1395, Denver art Museum
Ce tableau de style gothique international est un des rarissimes témoins  à avoir survécu à la destruction généralisée des oeuvres catholiques, suite à la création de l’Église d’Angleterre par Henri VIII. Les chiens sur la tunique du centurion, emblèmes des Talbot, suggèrent qu’il pourrait avoir été réalisé pour le couvent de Crabhouse, où Matilda Talbot était prieure de 1395 à 1420.

1399-1407 The Crucifixion, Sherborne Missal BL Add MS 74236, p. 380
Crucifixion
1399-1407, Missel Sherborne (Angleterre), BL Add MS 74236 p.380
La formule a pu être assez courante en Angleterre puisqu’on la rencontre dans cet autre vestige catholique. L’artiste a pris grand soin de représenter les larrons de manière identique : même posture, même culotte, mêmes ligatures  : seules la pilosité (cheveux lisses et barbe bifide), ainsi que la vue de face,  rapprochent le Bon Larron de la figure christique.
La vue de dos sert donc ici de signe distinctif, tout en constituant un effet de style pré-paragonien (voir 1 Les figure come fratelli : généralités) : montrer le même corps recto verso.

Une formule germanique transitoire

Entre 1420 et 1450, dans quelques exemples germaniques, un trait supplémentaire vient exacerber la formule : le Mauvais larron se courbe en arrière par dessus sa croix en tau.

1415-20 Campin Bon Larron
Il s’agit  en fait d’une posture inventée par Robert Campin à Bruges vers 1415-20, mais pour le Bon larron (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin), que les artistes germaniques vont transposer au Mauvais.

420-30-Maitre-tyrolien-Wien-Osterreichische-Galerie-Belveder.j
Maitre tyrolien, 1420-30, Belvédère, Vienne
Cet artiste a vu le côté pratique de la posture pour figurer  l’extraction de l’âme, par l’ange ou par le démon situé au dessus. Il l’applique aussi au Bon, mais sans l’infamante vue de dos.

1440-50 frankisch_schwabischer_meister_-kalvarienberg Staedel Museum FrancfortFranconie ou Souabe, 1440-50, Staedel Museum, Francfort 1450 ca Maître de la Passion de Darmstadt. Musée régional de la Hesse DarmstadtMaître de la Passion de Darmstadt, vers 1450, Musée régional de la Hesse, Darmstadt

Vingt ans plus tard, la contorsion tragique devient un  signe distinctif du Mauvais larron, toujours avec son démon extracteur. Rien de tel côté Bon Larron :

  • dans la version de gauche, l’ange lui enlève son bandeau, pour signifier qu’il a vu la lumière ;
  • dans la version de droite,  l’ange est superflu, puisque le  Bon larron lève les yeux vers le Christ.

1450 hallstatt-kath-kirche-knappenaltar-kreuzigung
Autel des Mineurs (Knappenaltar)
Vers 1450, église catholique,  Hallstatt
Bien que le démon ait disparu, la pose contorsionnée subsiste, attribut du Mauvais larron, au même  titre que la barbe.

La fin de la formule centrifuge

1450 Meister der Münchner Domkreuzigung Frauenkirche München,
Meister der Münchner Domkreuzigung,  1450,  Frauenkirche, Münich
Le Mauvais larron se courbe ici vers l’avant, dans une pose moins expressionniste mais plus réaliste anatomiquement. L’ange et le démon ont définitivement passé de mode.

1460 ca Specukum chicago Newberry Library, MS 40 Bruges,
Speculum Humanae Salvationis, Bruges, vers 1460, Chicago Newberry Library, MS 40
Ce modeste illustrateur brugeois utilise encore la pose centrifuge.

Maître du Livre de prière de Dresde 1497 Isabella Bréviary BL Add. 18851 f.106v
Maître du Livre de prière de Dresde (Bruges), Bréviaire d’Isabelle, 1497, BL Add. 18851 f.106v
Elle trouve une sorte d’apothéose dans cette composition radicale, où la symétrie des croix rend d’autant plus évidente la vacuité spirituelle du Mauvais Larron.

1496 Rueland_Frueauf_d._J._-_Crucifixion_-stiftsmuseum klosterneuburg
Rueland Frueauf le Jeune, 1496, Stiftsmuseum, Klosterneuburg
Cet artiste bavarois affuble le Mauvais larron de trois autres signes infamants : la jeunesse, la rousseur et la position dans le paysage, en dehors des remparts de Passau ; le Bon larron quant à lui se découpe entre l’église Saint Nicolas et la ville, avec  l’âge et la blancheur  de la sagesse.

Disposition plane :  le Mauvais larron centripète

Larronsdedos_SchemaPlanMauvaisCentripete
Le Mauvais larron est vu de dos, et tourné vers le Christ.

Les plus anciens exemples : en Italie

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1340 ca Maestro di Mombaroccio o Bellpuig affresco crocifissione palazzo ducale mantova Phototheque Zeri
Fresque de la Crucifixion
Maestro di Mombaroccio o Bellpuig, vers 1340,  Palais ducal, Mantoue,  Photothèque Zeri [1]
Cet extraordinaire larron, suspendu par les mains à un arbre en V,  n’a pour prédécesseur en Italie que le pendu vu de dos introduit par Giotto en 1306 dans son Enfer de la chapelle Scrovegni (voir 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)).
Le cavalier également vu de dos, juste en dessous, puis les deux joueurs de dés  vus de dos encore plus bas, suggèrent une grande symétrie recto-verso de part et d’autre du Christ ; hypothèse que la disparition de la moitié gauche empêche de confirmer.  A noter que, selon Stefano L’Occaso, certains des visages, très caractérisés, pourraient être des portraits de personnages de la cour des Gonzague.
L’idée de remplacer les luminaires habituels, Soleil et Lune,  par les deux bustes auréolés de la Vierge et de Dieu le Père,  est probablement une amplification graphique à partir des deux petits protagonistes habituels, qui prennent la valeur d’attributs respectifs :
  • l’Ange, par le biais de l’Annonciation,
  • le Démon, par le biais du Jugement dernier.
Tandis  que l’âme du Bon larron est pieusement recueillie dans un linge, l’âme du Mauvais est hameçonnée de loin, indignité qui se rajoute à celle de ne même pas mériter d’être crucifié. Pendu par l’âme et par le corps, ce Mauvais Larron  nous est montré comme un alter ego de Judas.
Tous ces éléments extrêmement originaux militent en faveur d’une conception très élaborée, par un artiste majeur.

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino
Fresque de la Crucifixion
 Lorenzo et Jacopo Salimbeni, 1416, oratorio di San Giovanni Battista, Urbin
Le pélican en haut au centre, l’étendard SPQR, le cheval vu de dos, se retrouvent dans plusieurs Crucifixions italiennes du gothique international.

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino detail longin
Noter la représentation précoce du miracle de Saint Longin qui, selon la  Légende dorée :
« se convertit à la foi en voyant les signes qui suivirent la mort de Jésus, c’est-à-dire l’éclipse du soleil et le tremblement de terre. Mais on dit que ce qui contribua surtout à le convertir fut que, souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte du sang du Christ, qui découlait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la santé. »

1416 Lorenzo e Jacopo Salimbeni, oratorio di San Giovanni Battista, Urbino detail demon
Le Mauvais larron vu de dos ne peut s’expliquer que par l’influence lointaine de la fresque de Mantoue. Par affinité entre méchants, le démon qui grimpe sur son épaule pour s’emparer de son âme est lui aussi vu de dos.

La Crucifixion perdue de Pollaiuolo (SCOOP !)

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detail
Crucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue
Connu seulement par cette photographie, le tout premier tableau attribué à Pollaiuolo esquisse une torsion du Mauvais larron vers l’arrière, dans une iconographie rare : sa bouche hurlante illustre les injures qu’il jette à Jésus [2],  sa chevelure ébouriffée et son pied qui a trouvé suffisamment de force pour s’arracher au clou et le tordre, expriment violence et souffrance. A l’inverse, l’auréole et le visage apaisé du Bon larron signalent qu’il est déjà au Paradis (  Luc, XXIII, 39-43).

V
Crucifixion
Grégoire Huret, 1664, Albertina, Vienne
Il est amusant de faire un saut de deux siècles pour comparer cette oeuvre tragique et profondément originale, avec une gravure qui veut illustrer le même passage de Luc, mais de manière didactique et dépassionnée : les panonceaux portent en trois langue l’identité des malfaiteurs, l’un sourit béatement dans une nuée d’angelots qui lui décernent la palme et la couronne, et la mauvaise humeur de l’autre est masquée par la vue de dos.

1445-50 Pesellino Crucifixion with Saint Jerome and Saint Francis NGA
Crucifixion avec Saint Jérôme et Saint François
Pesellino, 1440-50, NGA
Une autre singularité du panneau de Pollaiuolo est l’inversion des deux saints : dans toutes les Crucifixions italiennes où ils apparaissent :
  • Saint Jérôme est toujours à gauche, par ordre chronologique et parce qu’on peut ainsi évoquer la scène emblématique de la pénitence, où il se frappe la poitrine avec un caillou en contemplant un crucifix ;
  • Saint François, à droite, ouvre les mains pour évoquer sa propre scène emblématique, la stigmatisation.

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detail
Face au problème diplomatique que posait sa Crucifixion très polarisée, Pollaiuolo a trouvé une solution astucieuse : il a placé Saint Jérôme dans le camp du mauvais Larron, mais en lui donnant le geste de Saint François, et réciproquement. L‘hybridation restaure l’égalité.

Après Mantegna

1457-60 Mantegna,_Andrea_-_crucifixion_-_Louvre_from_Predella_San_Zeno_Altarpiece_Verona
Crucifixion (prédelle du retable de San Zeno de Vérone)
Mantegna, 1457-60, Louvre
La Crucifixion de Mantegna, dans les mêmes années, imposera pour longtemps, en Italie, sa conception dépassionnée et parfaitement symétrique du Calvaire.

1300-1400 Anonimo orvietano Musee des Beaux Arts Lyon photothèquezeriAnonyme d’Orvieto,  14ème siècle,  Musée des Beaux Arts, Lyon 1400-99 Anonimo ferrarese Museum of Art Baltimore phototheque ZeriAnonyme de Ferrare, 15ème, Museum of Art, Baltimore
Crucifixion, photothèque Zeri
On ne trouve dans toute la photothèque Zeri, sur deux siècles, que ces  deux oeuvres mineures et isolées présentant un Mauvais larron vu de dos, dans un but évidement péjoratif.


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Le Mauvais larron dans les Pays germaniques,  après 1450

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<>1445 Hans Bornemann (Hambourg)Lamberti Altarpiece (detail of the Crucifixion),Lüneburg, Saint-Nicholas
Lamberti Altarpiece (détail),
Hans Bornemann (Hambourg), vers 1447, église Saint-Nicholas, Lüneburg
1443-45 Van der Weyden Triptyque Crucifixion Kunsthistrisches Museum Vienne detailTriptyque de la Crucifixion, Van der Weyden, 1443-45, Kunsthistorisches Museum, Vienne 1415-20 Campin Bon Larron inverseTriptyque de la Déposition, Bon Larron, Robert Campin (inversé), 1415-20

Ce peintre hambourgeois a composé sa Crucifixion par collage de motifs flamands :

  • le Christ est copié sur celui de Van der Weyden, avec  :
    •  son pagne blanc  flottant dans les deux directions, en contrepoint des deux anges en deuil ;
    • le détail caractéristique de la traînée de sang, issue de la plaie du flanc, qui coule par en dessous ;
  • la fissure dans le rocher, qui sépare les Bons et les Mauvais, est une idée de Robert Campin dans sa descente de Croix perdue (voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin)
  • le Mauvais larron est copié, en l’inversant, sur le Bon Larron de Campin [3].
Cette inversion est significative : comme nous le verrons plus loin, le motif quelque peu paradoxal du Bon larron vu de dos, propulsé par Robert Campin dans la peinture flamande, se diffuse peu à l’extérieur. De manière plus conventionnelle, Bornemann applique cette pose péjorative au Mauvais larron, comme élément différentiateur. Il ajoute au passage d’autres oppositions avec le Bon larron : bras liés contre bras libres, nudité complète contre culotte et drap.
Le motif reste ensuite très rare dans les pays germaniques, mais trahit  la même influence flamande : dans les deux seuls cas subsistants,  le Christ est emprunté à celui de Van der Weyden (la coulée de sang sous le pagne) :
1465-85 Kalvarienberg Franconie Germanisches NationalmuseumPeintre franconien, 1465-85, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg 1485-90 Maître de la Passion de Lyversberg Cologne Calvaire avec donateurs Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique BruxellesCalvaire avec donateurs , Maître de la Passion de Lyversberg (Cologne), 1485-90   Musées Royaux des Beaux-Arts de Belgique Bruxelles

Le peintre franconien utilise la vue de dos pour différencier la Mauvais larron, en supplément d’un autre détail discret : la croix de type tronc, qui s’oppose aux deux autres croix de type poutre (sur cette formule, voir 2 Croix-poutres, croix-troncs).

Le peintre colonais quant à lui le différencie, outre la vue de dos, par l’âge (jeune et imberbe) et le vêtement (culotte contre pagne). On notera, en bas, le détail rare des deux squelettes touchant du bout des os, par derrière, le père et la mère de famille.

1450-70 Wien
Graveur viennois, 1450-70
Cette gravure sans lendemain intègre la vue de dos flamande dans l’iconographie populaire germanique.

1478 ap Johann Zainer Auslegung des Lebens Jesu Christi DNB Inc. 4° 909 p 119 Ulm
L’autre parole (das ander Wort), après 1478 « Auslegung des Lebens Jesu Christi » imprimé à Ulm par Johann Zainer, DNB Inc. 4° 909 p 119 [4].
Tirée d’une Vie de Jésus Christ abondamment illustrée, cette image est la seule du livre à montrer les deux larrons : ceci pour illustrer un moment bien  précis, la seconde parole du Christ, en réponse au bon Larron. L’illustrateur a inventé cette vue de dos maladroite pour mettre en valeur le bon interlocuteur.

1506 Urs Graf a Le christ entre les Larrons Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLe Christ entre les Larrons 1506 Urs Graf bL'eponge au vinaigre Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deL’éponge au vinaigre
Série « Szenen der Passion », Urs Graf, 1506, Herzog Anton Ulrich Museum (nds.museum-digital.de)
Durant la grande vogue des séries de la Passion, quelques année avant celles de Dürer, Urs Graf réalise la sienne. Les larrons figurent dans quatre images consécutives. Le Mauvais larron « à la flamande » n’apparaît pas par hasard : au moment où le Christ boit le vinaigre,  les deux larrons se renversent en arrière par dessus la croix en tau  : le Bon pour recueillir les gouttes qui tombent du poignet du Christ (selon la tradition de l’eucharistie par le sang, voir plus bas) , le Mauvais pour s’en éloigner.

1506 Urs Graf c Le coup de lance Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLe coup de lance 1506 Urs Graf d La déposition Szenen der Passion Herzog Anton Ulrich nds.museum-digital.deLa Déposition

De même, le coup de lance donné au Christ est synchronisé avec les coups de massue qui cassent les jambes des larrons pour accélérer leur mort : moment où l’ange et le démon viennent recueillir leur âme.

Ceci est conforme au texte de Jean :
« Les soldats allèrent donc briser les jambes du premier, puis de l’autre homme crucifié avec Jésus. Quand ils arrivèrent à Jésus, voyant qu’il était déjà mort, ils ne lui brisèrent pas les jambes, mais un des soldats avec sa lance lui perça le côté ; et aussitôt, il en sortit du sang et de l’eau. » Jean 19,32
La seconde vue de dos apparaît à la dernière image, s’ajoutant au bannissement en hors champ pour matérialiser la perdition définitive du Mauvais larron, tandis que le Bon se trouve déjà au Paradis.


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Le Mauvais larron dans les Flandres,  après 1450

Autant les Bons larrons vus de dos y sont fréquents, sous l’influence de Campin, autant les Mauvais ne se bousculent pas.

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Deux Calvaires d’Antonello de Messine (SCOOP !)

Antonello est si lié à la peinture flamande que c’est dans ce contexte qu’il faut apprécier ses larrons, qui n’ont pas été étudié en profondeur, malgré leur singularité.

V
Calvaire, Antonello de Messine, 1454-55, Brukenthal National Museum

Comme l’ont remarqué tous les commentateurs, la composition fait cohabiter un climat italien, en bas, avec son paysage maritime et ses personnages statiques, et un climat « à la Campin », en haut, avec ses larrons dramatiques pendus à des troncs étêtés.

La traverse en tau ne sert à rien puisque, d’une manière unique, leurs mains sont ligotées ensemble. Disposés face à face et vus de profil, ils se différencient :

  • par le visage, barbu comme le Christ pour le Bon, jeune et rejeté en arrière pour le Mauvais ;
  • par les mains, congestionnées ou pâles ;
  • par le torse, concave et collée au tronc, ou convexe et décollé ;
  • par la ligature des membres inférieurs, au mollet ou à la cheville.

De ce fait, la brisure de la jambe, si elle peut accélérer le mort pour le Mauvais larron, n’a d’autre effort pour le Bon qu’une torture supplémentaire. Le Bon larron est donc peut-être encore vivant ou, s’il est mort, souffre plus longtemps.

L’idée de la composition est donc double :

  • d’une part, par leur suspension infamante sur une croix rustique, signifier que les souffrances des deux malfaiteurs ne sont que des souffrances humaines, méritées et sans finalité : alors que celles du Christ innocent ont valeur de Rédemption, comme le montre l’auréole qui transcende la couronne d’épines ;
  • d’autre part que le Bon Larron se rapproche du Christ, par un surcroît de souffrance.

1440 Konrad_Witz_-_Lamentatio Frick collection
Lamentation, Konrad Witz (atelier), vers 1440, Frick collection, New York

Cette conception doloriste se retrouve dans cette oeuvre légèrement antérieure (longtemps attribuée à Antonello) : les deux larrons sont couverts de coupures gratuites, pas seulement aux jambes. Le Bon Larron, qui regarde vers la croix du Christ, est encore lié par les pieds, à son imitation ; alors que le Mauvais se balance de manière infamante, comme un morceau de viande à l’équarrissage.


Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centre
Calvaire, Antonello de Messine, 1475, Musée des Beaux Arts, Anvers

Le Mauvais larron vu de dos apparaît que dans la deuxième Crucifixion d’Antonello (sur les trois qui lui sont attribuées).

De la première à la deuxième, vingt ans plus tard, la ligne d’horizon s’est abaissée, accentuant l’effet de contre-plongée. Restés seuls au pied des croix, la Vierge assise par terre et Saint Jean à genoux sont un unicum iconographique. Antonello a repris l’idée du torse concave et du torse convexe des larrons, mais il a cassé la symétrie en différenciant radicalement les modes de suspension :

  • le Bon, attaché par les bras à une croix en tau, pouvait poser les pieds sur une branche faisant ressort : point d’appui fragile que la fracture des jambes a supprimé ;
  • le Mauvais reste suspendu uniquement par les poignets à la croix-tronc la plus haute, ses jambes ne montrent aucune plaie et il peut appuyer l’un ou l’autre pied, indéfiniment, sur un moignon de branche. L’absence de blessure aux jambes est une rupture par rapport à la littéralité du texte , tout comme la vue de dos est une rupture par rapport aux conventions graphiques.

Pour autant qu’on puisse pénétrer les intentions d’une oeuvre aussi singulière, il semble bien qu’Antonello, par rapport à sa première Crucifixion, ait inversé la narration au service du même objectif :

  • c’est ici le Mauvais larron qui est encore vivant – ou du moins condamné à une torture infinie ;
  • tandis que le Bon a rejoint le Christ dans la Mort.

Pour illustrer le caractère profondément médité de la composition, mentionnons un détail qui n’a pas non plus été analysé :


1475 Calvarieberg,_Antonello_da_Messina Koninlijk_Museum_voor_Schone_Kunsten_Antwerpen detail
La composition développe l’opposition entre les deux troncs, élagués mais encore vivants, et les croix équarries mais cassées, coincées par des cailloux et des coins : on en voit trois bases rompues derrière la route par laquelle s’en vont les soldats, contrastant avec l’arbre coupé qui refleurit. Et surtout un autre au tout premier plan, sur lequel est posé le cartellino avec la date et la signature, à l’imitation du cartellino INRI en haut de la croix.
Le couple du lapin et de la chouette s’inscrit dans la même dialectique du bois équarri et du bois tranché. Antonello joue ici magnifiquement sur le symbolisme contradictoire de la chouette posée sur le tronc : à la fois Sagesse et Ignorance, comme le  Bon et le Mauvais Larron.  De part et d’autre du crâne d’Adam hanté par le serpent de la Chute, les deux couples animal/bois  forment une sorte de paysage moralisé  : en plaçant son cartellino côté gauche, dans le camp honorable, Antonello choisit :
  • le bois aplani mais cassable, contre le bois brut ;
  • le lapin domesticable, mais sacrifiable, contre la chouette ;
  • le Christ contre les Larrons.

Un Triptyque de Memling

1491 MEMLING Triptyque Greverade Lubeck Sankt-Annen-Museum
Triptyque Greverade
Memling, 1491,  Sankt-Annen-Museum, Lübeck
Dans ses Crucifixions tardives, Memling suit l’iconographie des retables westphaliens, qui mettent l’accent sur les deux convertis : Longin aveugle à gauche de la croix, le centurion attestant de sa foi à droite. Assis sur un cheval blanc vu de face, il forme un couple antithétique avec le pharisien assis sur un cheval blanc vu de dos, en train de discuter avec Caïphe. Le singe en croupe, qui chez Memling signifie le péché  [5], ajoute au caractère péjoratif de la vue de dos,  qui conduit l’oeil à celle d’un autre ennemi du Christ, le Mauvais larron juste au dessus.

1480-90 Atelier de Memling Musee national Budapest
Atelier de Memling, 1480-90, Musée national, Budapest
Le caractère concerté de ces  vues de dos est démontré, a contrario, par deux autres triptyques (à Budapest et au musée Frans Hals d’Haarlem), copies d’atelier d’un triptyque disparu de Memling dont l’iconographie était plus conventionnelle : pas de singe, le pharisien vu de face et le Mauvais Larron aussi.

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Le Mauvais Larron en Crète, après 1480

Dans l’art byzantin, les larrons ne sont jamais représentés dans les Dépositions, et rarement dans les Crucifixions. Le Mauvais larron vu de dos inventé par un maître crétois n’en est que plus exceptionnel.

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1378 Giusto de Menabuoi Baptistere Giusto de Menabuoi, 1378, Baptistère, Padoue 1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvaisAndreas Pavias, 1480-1500, National Gallery, Athènes

Les Calvaires à un grand nombre de personnages existent depuis longtemps en Italie, lorsqu’un artiste grec acclimate cette formule à Candie, colonie vénitienne en Crète. Outre la foule de personnages, les emprunts italianisants sont nombreux : le pélican en haut de la croix, les chevaliers en costume moderne, la ville à l’arrière-plan, la chevelure blonde de Marie-Madeleine. La signature en latin traduit l’adoption d’une mode italienne pour satisfaire un client catholique [5a]. La grotte des Enfers qui s’ouvre sous le crâne d’Adam est en revanche un motif typiquement byzantin.


1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail bon 1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvais

Pavias s’est particulièrement attaché à travailler les effets d’opposition :

  • à côté d’un clocher, le Bon larron vu de face voit son âme vue de face emportée vers le Soleil par un ange vu de face ;
  • à côté de Judas pendu, le Mauvais larron vu de dos voit son âme vue de dos emportée vers la Lune par un démon vu de dos.
Cette vue de dos du Mauvais larron a conduit à deux détails très originaux : sa croix en tau et son âme harponnée.

1545–1546 Crucifixion Theophanes the Cretan Monastery of Stavronikita AthosTheophanes le Crétois, 1545–46, Monastère de Stavronikita, Athos 1547 Georges le Crétois Dyonisou monastery AthosGeorges le Crétois, 1547, Monastère de Dyonisou, Athos

Cinquante ans plus tard, deux peintres crétois exportent au Mont Athos le Mauvais larron mis au point par Pavias.


1548 Frangos-Katelanos-Crucifixion--fresco-Naos-Varlaam-Monastery-Meteora-Thessaly
Frangos Katelanos, 1548, Monastère de Varlaam, Météores
Cet autre peintre très influencé par la Renaissance crétoise le transporte en même temps aux Météores.

1480-1500 The_Crucifixion-Andreas_Pavias National Gallery of Athens detail mauvaisAndreas Pavias, 1480-1500, National Gallery, Athènes 1625-40 Emmanuel Lampardos Crucifixion ermitage, S.PeterburgEmmanuel Lampardos, 1625-40, Ermitage, S.Peterbourg

Au siècle suivant, un dernier peintre de la même école reprend, en la simplifiant, l’ensemble de la composition de Pavias.

Etrangement, aucun des Larrons vus de dos qui se multiplient, au XVIIème siècle, dans les gravures flamandes, ne sera repris dans l’art des icônes, malgré des influences nombreuses [5b]. Le Mauvais larron de Pavias reste une invention isolée, qui n’a pas à l’époque d’équivalent en Italie. On peut néanmoins rattacher la symétrisation recto-verso des deux Larrons à la mode purement graphique qui se développe un peu partout à l’époque : celle des figure come fratelli (voir 3 Les figure come fratelli : autres cas).

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Un Mauvais Larron en France, vers 1515

Cette composition isolée se trouve dans une église rurale de Champagne.

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1505 ca baie 0 Saint Nizier Troyes Crucifixion photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.frCrucifixion, vers 1505 (baie 0),
Saint Nizier, Troyes, photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Cette verrière, où figuraient autrefois l’Ange et le Démon recueillant les âmes des larrons, serait la prototype d’une verrière très singulière, dans une église de campagne à une quarantaine de kilomètres de Troyes [5c].


1515 ca baie 0 Rosnay l'hopital Crucifixion photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr
Crucifixion, vers 1515 (baie 0), Rosnay l’hôpital

Les deux premiers phylactères portent le dialogue entre le Bon Larron et le Christ. Sur le troisième, l’imprécation du Mauvais Larron :

Sauves-toi, ainsi que nous, si tu l’es toi-même » (paraphrase de Luc 23-39)

Salvum te fac et nos si tu es ipse

…forme comme un répons rimé à la profession de foi du centurion (en bas au centre) :

Vraiment, il était le fils de Dieu, celui-ci

Vere filius dei erat iste



1515 ca baie 0 Rosnay l'hopital Crucifixion photo Nhuan DoDuc httpndoduc.free.fr
La croix tourmentée et le retournement du Mauvais larron traduisent scéniquement son exclusion du dialogue sacré : deux petits diables verts se tortillent déjà sous ses yeux, tandis que deux anges sont descendus écouter le Bon larron.

On notera, au centre, la dextérité de l’ange en rouge, qui recueille dans une coupe le sang de la main et dans une autre celui du flanc.


1520 ca arrembecourt photo (c) Painton Cowen .therosewindow.com
Crucifixion, vers 1520 (baie 0),
Arrembécourt, photo (c) Painton Cowen (therosewindow.com)

A 15km de Rosnay, cette autre verrière reprend la même composition, en la simplifiant. Le phylactère du Centurion a été remonté à la gauche du Christ, et le texte du Mauvais larron a été légèrement modifié, de manière à le rendre autonome :

Si tu es le fils de Dieu, sauve-toi et sauve- nous

Si filius dei es, te salva et nos


1525 ca Baie 0 Eglise de la-Nativité-de-la-Vierge Bérulle photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Crucifixion, vers 1525 (baie 0)
Eglise de la Nativité de la Vierge, Bérulle, photo (c) Denis Krieger (mesvitrauxfavoris.fr)

Dans un village diamétralement opposé aux deux précédents par rapport à Troyes, cette troisième verrière réduit le carton à l’essentiel :

  • au centre les phylactères opposés du Bon et du Mauvais larron, avec Marie-Madeleine au pied de la croix ;
  • de part et d’autre, l’Ange et le Démon ;
  • en bas à gauche Saint Jean et la Vierge ;
  • en bas à droite le Centurion et Longin.

Disposition plane : le Bon Larron vu de dos

Larronsdedos_SchemaPlanBon
Les Trois Croix sont dans un même plan. Le Bon Larron est vu de dos. L’effet paradoxal est de casser l’affinité entre le Bon larron et le Christ.

Les origines

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L’eucharistie par le sang

Kaufmann_Crucifixion-_GemaldeGalerie Berlin 1340
Crucifixion Kaufmann,
Maître de Vyšší Brod, Bohême, vers 1340, GemäldeGalerie, Berlin
Dans cette Crucifixion bohémienne, des larrons complètement désarticulés s’enroulent autour de deux croix en tau, sous la grande croix de Jésus qui organise cette composition très symétrique (lance et masse d’armes à gauche, roseau et doigt levé à droite).
Les poses contournées des larrons s’inscrivent dans cette recherche :
  • symétrie miroir pour les jambes ;
  • symétrie de dos/ de face pour les torses.
Ce raffinement graphique n’est pas gratuit : il sert à montrer que le Bon Larron accepte de recevoir le sang du Christ sur sa face tournée vers le Ciel, tandis que le Mauvais Larron  refuse cette communion en tournant son regard vers la terre.

Crucifixion, Psalm 45, Chludov Psalter, Byzantine, 9th century, Moscow, Historical Museum MS 129
Psaume  45, Psaultier de Chludov MS 129, 9ème siècle, Musée Historique de Moscou
L’origine de cette idée est probablement byzantine : ici le Mauvais Larron baisse la tête, refusant de recevoir le sang qui tombe de la main gauche de Jésus.

1409-Meister-des-Sbinko-von-Hasenburg-ONB
Crucifixion
Maître du Missel Hasenburg, 1409, Cod. 1844, ONB, Vienne
Cet enlumineur de Bohême du Sud a recopié à l’identique les positions des larrons, mais au service d’une idée plus moderne : montrer l’âme du Bon Larron emportée vers le ciel par un Ange, et celle du Mauvais emportée vers la terre par un Démon.


Crucifixion (détail du retable de la Passion)
Maître de la Passion de Lyversberg,  1464-66, Wallraf-Richartz-Museum
Cette composition très inventive d’un maître colonais oppose  la face tournée vers le ciel du Bon Larron à la face tournée vers la terre du Mauvais. On peut la comprendre  comme l’ultime évolution de cette posture acrobatique, permettant au départ de recueillir le sang, puis facilitant l’extraction de l’âme.

1460 Meister der Sterzinger Altarflügel (Ulm) Staatliche Kunsthalle Karlsruhe
Meister der Sterzinger Altarflügel, 1460, Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe
De manière rarissime, ce peintre d’Ulm applique cette pose au Bon Larron tout en conservant la formule typiquement germanique du Mauvais Larron centrifuge, ce qui aboutit paradoxalement à unifier les deux Larrons. Pour les différencier, l’artiste a eu recours à un procédé narratif.  Le bourreau :
  • a déjà brisé la jambe et la cuisse du Bon Larron, qui vient d’expirer comme le Christ ;
  •  s’est déplacé sur la droite pour s’attaquer maintenant à la cuisse du Mauvais Larron, qui pousse un cri de douleur.
L’effet obtenu est celui de la solidarité entre le Bon Larron et le Christ, et l’exclusion du Mauvais.


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Les expérimentations françaises

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Artista_franco-fiammingo_o_bottega_parigina,_grande_dittico_carrand_ 1386_ca BargelloCrucifixion (panneau droit du Grand diptyque Carrand)
1386-1400, Bargello, Florence

Malgré des attributions divergentes, on s’accorde à reconnaître des influences françaises dans cette Crucifixion, très originale par sa composition et par ses procédés tridimensionnels.

Les deux scènes du bas montrent un couple dans lequel un des personnages est vu de dos, formant repoussoir :

  • à gauche, la Vierge en bleu, enlacé par Saint Jean en rouge ;
  • à droite, un soldat en rouge, enlacé par Longin en bleu (il vient de retrouver la vue en se touchant l’oeil avec son doigt ensanglanté).

Le couple des larrons obéit à la même binarité recto-verso :

  • la croix du Bon Larron est en biais, en avant de celle du Christ, et le larron a les bras ligottés derrière le montant vertical, de sorte que la traverse en tau ne sert qu’à supporter l’échelle ;
  • le Mauvais Larron est vu de face, et sa croix est totalement invisible : manière laconique de lui dénier la dignité de Crucifié.

Deux objets en biais accentuent l’effet de profondeur : l’échelle en avant de la Croix du bon Larron, l’étendard en arrière de celle du Mauvais.


1400 ca Cercle du Maitre de BedfordMissale parisiense Heidelberg, Universitätsbibliothek Cod. Sal. IXa, fol. 107v
Crucifixion
Missel parisien, Cercle du Maître de Bedford, 1390-1400, Heidelberg, Universitätsbibliothek Cod. Sal. IXa, fol. 107v
Dans ce missel provenant de Notre Dame de Paris, les deux larrons exhalent tous deux  leur âme vers le haut, sans Ange ni démon pour la recueillir. La seule différenciation est discrète : la destination diurne (le Soleil) ou nocturne (la Lune).  La vue de dos du Bon Larron pourrait être le souvenir d’une tradition antérieure, analogue à la formule bohémienne, et dont le diptyque Carrand serait le seul vestige.
Mais il est possible aussi qu’il s’agisse d’une réinvention : la vue de dos sert d’élément différentiateur complémentaire tout en  portant une signification symbolique : en se tournant vers le Christ, le Bon Larron manifeste, littéralement,  sa conversion.

La formule du maître de Boucicaut

1405-08 Maitre de Boucicaut Heures du Marechal de Boucicaut MS 2 fol 105v Musee Jacquemart Andre
Maître de Boucicaut, 1405-08, Heures du Maréchal de Boucicaut, Musée Jacquemart André, MS 2 fol 105v
Le Maître de Boucicaut rationnalise la composition :
  • les croix en biais, strictement identiques,  créent  un effet de profondeur ;
  • les âmes des larrons disparaissent, suggérées par les attitudes des anges qui les surmontent : celui du Bon joint les mains en souriant,
  • celui du Mauvais croise les bras d’un air sévère, signalant par là qu’il n’y a rien pour lui à emporter ;
  • c’est le Mauvais larron qui est vu de dos, selon l’interprétation péjorative, la plus simple ;
  • la tête penchée et la banderole suppriment toute interaction entre lui et le Seigneur.

1410-12 Maître de la Mazarine et collaborateurs BNF Français 2810 fol 126r
Maître de la Mazarine et collaborateurs, 1410-12, Marco Polo, Livre des merveilles, BNF Français 2810 fol 126r
Ce maître parisien recopie la configuration des croix, en modifiant seulement le visage  du Bon Larron.  Il accentue la symétrie d’ensemble : deux collines, deux drapeaux et deux groupes de personnages aux regards centripètes.

Les   pendants Jour / Nuit des frères Limbourg (SCOOP !)

Freres Limbourg Belles heures 1405-09 Met fol 145r 145v
Le coup de lance, fol 145r
Les ténèbres et la comète, fol 145v
Frères Limbourg, Belles Heures de Jean de Berry, 1405-09, MET

Dans les premières Heures qu’ils illuminent pour Jean de Berry, les frères Limbourg ont l’idée de leur premier pendant Jour/ Nuit : d’une part le coup de lance qui constate la mort du Christ (Jean 19,34) puis les ténèbres qui précèdent la mort du Christ, de la sixième heure à la neuvième heures (selon les trois autres Evangélistes). Stricto sensu, la scène des ténèbres est donc antérieure au coup de lance, mais les frères Limbourg préfèrent monter la séquence à rebours, comme si le coup de lance avait déclenché l’éclipse ; et ils inventent une comète sanctifiant le bon larron et tombant vers le flanc du Christ, comme l’antithèse divine de la lance. En tournant la page, le duc de Berry pouvait déclencher à loisir ce mécanisme à grand spectacle.

Les deux images sont conçues, par ailleurs, pour illustrer la légende de Longin, telle que racontée dans la Légende Dorée :
« Longin était le centurion qui avait été chargé par Pilate d’assister, avec ses soldats, à la crucifixion du Seigneur, et qui avait percé de sa lance le flanc divin. Il se convertit à la foi en voyant les signes qui suivirent la mort de Jésus, c’est-à-dire l’éclipse du soleil et le tremblement de terre. Mais on dit que ce qui contribua surtout à le convertir fut que, souffrant d’un mal d’yeux, il toucha par hasard ses yeux avec une goutte du sang du Christ, qui découlait le long de sa lance, et recouvra aussitôt la santé. » Légende dorée, Jacques de Voragine
Dans l’image de gauche, la cécité de Longin est illustrée à la fois par le fait qu’on l’aide à diriger sa lance, et par le bouclier, affichant un masque aux yeux clos. Il n’est pas impossible que l’idée même du pendant Jour / Nuit, totalement innovante, ait été imaginée comme métaphore de l’histoire paradoxale de Longin, aveugle le Jour, puis retrouvant la lumière grâce aux ténèbres.

Les_Tres_Riches_Heures_du_duc_de_Berry-Musee-Conde-Chantilly-MS-65-fol-152v-1411Crucifixion, fol 152v Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416Mort du Christ, fol 153r
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly

Quelques années plus tard, les Limbourg imaginent un autre pendant Jour /Nuit, cette fois en bifolium, où les ténèbres sont représentées de manière plus naturaliste [5d], et avec tous les détails du texte :
Depuis la sixième heure jusqu’à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre… Jésus poussa de nouveau un grand cri, et rendit l’esprit. Et voici, le voile du temple se déchira en deux, depuis le haut jusqu’en bas, la terre trembla, les rochers se fendirent, les sépulcres s’ouvrirent, et plusieurs corps des saints qui étaient morts ressuscitèrent. Mathieu 27, 45-53
D’où les trois médaillons de droite et du bas avec un savant scrutant l’éclipse, le voile du temple et le réveil des morts. Dans les ténèbres, seule luit l’auréole du Christ, entre le soleil et la lune obscurcis. Le panonceau infamant « Roi des Juifs » a disparu, remplacé par la figure de Dieu le Père qui atteste de la véritable identité de Jésus.

S’il est logique que Jérusalem, au fond, ne soit plus visible dans la nuit, le pivotement des croix des deux Larrons semble en revanche anormal : tandis que le Mauvais Larron persiste à tourner le dos au Christ, le Bon Larron est maintenant face à Jésus : ce pivotement extraordinaire – dans lequel on peut voir l’effet du tremblement de terre – symbolise la conversion du Bon Larron, tout comme la comète des Belles Heures, autre événement extraordinaire.

Le   pendant Jour / Nuit des Heures de Bedford (SCOOP !)

Des travaux récents ont montré la participation, avant 1416, de certains artistes de l’atelier du Maître de Bedford aux Très Riches Heures du duc de Berry, notamment pour la réalisation de la bordure de la Crucifixion [6].

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f240R centre
Mort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’est donc pas étonnant que cette Crucifixion, entourée par la bordure à médaillons caractéristique de l’atelier Bedford, reprenne l’idée des phénomènes associés à la Mort du Christ (l’éclipse, les morts sortant du tombeau), comme le précise la légende en bas de l’image :
« Com’t n’re Seigneur fut mis où il souffry mort et passion pour nous tous. Et sont es rolleaux entour luy toutes les paroles qu’il parla en la Croix.Com’e il y envita (mourut), et la terre trambla, et les morts resusciter’nt de leut to’bes. »

Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f144R centreCrucifixion , fol 144r Bedford Hours 1410-30 Crucifixion_British_Library_Add_MS_18850_f240R centreMort du Christ, fol 240r
Heures de Bedford, 1410-30, British Library Add MS 18850
Il n’a pas été remarqué (parce qu’elles ne sont pas côte à côte) que les Heures de Bedford contiennent, exactement comme les Très Riches Heures, deux Crucifixions, l’une de jour et l’autre au moment de l’éclipse. Comme chez les frères Limbourg, le paysage à l’arrière-plan disparaît dans la Nuit, et la figure de Dieu le Père remplace le pannonceau INRI. Une trouvaille supplémentaire est la lance, qui perce le flanc de Jésus dans la scène diurne et retombe sur les soldats dans la scène nocturne.
Ainsi le maître de Bedford a probablement emprunté aux frères Limbourg le procédé différentiateur du recto-verso, mais en l’interprétant à l’inverse : considérant la vue de dos comme péjorative, il  l’applique au  Mauvais Larron, de son vivant.
L’effet du tremblement de terre, outre de faire surgir un os du sol,  est de rectifier les deux croix, qui se retrouvent en symétrie de part   et d’autre de celle du Christ : ce qui permet à l’ange et du démon de venir recueillir leurs âmes.

Livre d'heures 1422-1425 Vienne ONB Cod 1855 fol 282 centreLivre d’heures, 1422-25, Vienne, ONB Cod 1855 fol 282 1412-1425 Maître de Bedford Missel de saint Magloire Arsenal. Ms-623 fol 213AvMissel de saint Magloire, 1412-1425, Arsenal. Ms-623 fol 213Av
Crucifixion, Maître de Bedford et atelier
La vue de dos péjorative devient un trait distinctif de l’atelier Bedford. D’autres traits distinctifs du Mauvais Larron sont :
  • dans la première variante,  le crâne chauve
  • dans la seconde, les poignets liés, pour souligner sa dangerosité ;
  • dans toutes, le regard de biais qu’il lance au Seigneur tandis que le Bon Larron tourne  son regard vers le ciel ou vers le sol.
Dans la version de Vienne, un autre trais distinctif est la forme  de la croix : de type Tronc pour le Bon Larron, de type Poutre pour les deux autres. Sur cette configuration rare, qui crée une affinité paradoxale entre le Christ et le Mauvais Larron ; voir 2 Croix-poutres, croix-troncs

Le faux pendant du Maître d’Antoine de Bourgogne

Maître d'Antoine de Bourgogne 1466-77 Livre d'heures noir dit de Galeazzo Maria Sforza ONB cod 1856 fol 72Crucifixion, fol 72 Maître d'Antoine de Bourgogne 1466-77 Livre d'heures noir dit de Galeazzo Maria Sforza ONB cod 1856 fol 76Déposition, fol 76 
Maître d’Antoine de Bourgogne, 1466-77, Livre d’heures noir dit de Galeazzo Maria Sforza ONB cod 1856
Quarante ans plus tard, le Maître d’Antoine de Bourgogne ne s’intéresse pas à l’opposition Jour /Nuit, puisque la charte graphique du Livre est que toutes les pages sont sur fond noir : à peine rajoute-t-il dans quelques scènes (Crucifixion, Mise au tombeau) une plage de ciel bleu, sans logique discernable. Il ne s’intéresse pas non plus à la cohérence spatiale entre la Crucifixion et la Déposition, d’ailleurs éloignées de quelques pages : une église apparaît à l’arrière-plan, le panonceau a disparu, les postures des larrons et la manière dont ils sont attachés sont modifiées anarchiquement : l’artiste recopie des schémas d’atelier par pur souci de variété, et reprend pour le Mauvais Larron la pose de dos « à la Campin », sans lui accorder la moindre valeur symbolique.


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 La Déposition de Campin et sa postérité

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Triptyque de la Descente de croix
Copie d’une oeuvre perdue de Robert Campin, vers 1450-60, Walker Art Gallery, Liverpool
La Déposition de Robert Campin, réalisée vers 1415-20 pour l’église Saint Jacques de Bruges,  nous est connu par un seul fragment (le Mauvais Larron) et par cette copie. Elle cumule les paradoxes en affectant au Bon Larron des traits apparemment péjoratifs, qui forcent le spectateur à la réflexion  (pour la justification détaillée de cette analyse, voir 3 Le Mauvais Larron de Robert Campin) :
  • le bandeau sur ses yeux signifie au premier degré l’aveuglement, mais au second degré la Foi de celui qui reconnaît le Christ non par les yeux, mais par le coeur ;
  • la croix de type Tronc (qui s’oppose aux croix équarries du Christ et du Mauvais Larron) signifie au premier degré la grossièreté, mais au second la nouveauté de l’Ere sous la Grâce : le jeune bois remplace le vieux bois ;
  • la vue de dos exprime, littéralement, la conversion.
Ces retournements audacieux n’ont pas tous été compris  à l’époque  : aucun des suiveurs de Campin  n’a repris la différenciation des croix, mais tous ont respecté les poses des deux larrons.

Heures catherine de cleves vers 1440 084-M945_066v
Crucifixion
Heures de Catherine de Clèves, vers 1440, M945_066v-067r, Pierpont Morgan Library
Transposer la Déposition en une Crucifixion permettait de rajouter le thème de l’eucharistie originelle, les gouttes de sang  qui tombent dans la bouche du Bon Larron tandis que le Mauvais s’en détourne. Pour rendre la composition encore plus explicite, le miniaturiste a affublé ce dernier d’une physionomie sauvage, et lié court ses poignets pour montrer sa dangerosité.

Jésus Christ sur la croix entre les deux larrons. Bartsch 5, tome VI, page 93

Crucifixion
Maître à la Navette (IAM von Zwolle, Hollande, ), 1460-90, Petit Palais, Paris
Le Bon Larron est repris à la lettre, et le Mauvais est totalement modifiée au service d’une nouvelle opposition :
  • l’homme mûr, au cheveux et à la barbe taillée, déjà tourné vers le ciel,
  • le jeune homme hirsute et imberbe, qui se tord pour rester sur Terre.

Justus_van_Gent_-_Calvary_Triptych_central 1465-68 cathedrale saint bavon gand
Triptyque du Calvaire,
Juste de Gand, 1465-68, Cathédrale Saint Bavon, Gand
L’influence de Campin se sent encore cinquante ans après dans la posture du Bon Larron, cambré en arrière et les yeux bandés. La vue de dos exprime le dialogue apaisé qu’il poursuit avec le Christ, par delà le bandeau et la Mort.

Anonyme vesr 1500 Cathedrale Saint Sauveur Bruges
Anonyme, vers 1500, Cathédrale Saint Sauveur, Bruges
Pour cette Crucifixion, l’artiste a calqué la Déposition de l’église Saint Jacques : les trois croix de Campin, les Larrons,  la Vierge et Saint Jean, et à droite le Centurion, en le déplaçant vers le centre (et en supprimant la fissure, qui aurait parasité ce continuum sur le même sol de trois scènes temporellement distinctes). L’adjonction d’une barbe a rendu le Mauvais Larron plus antipathique, tandis le périzonium de Jésus, avec ses deux pans flottant en direction du Bon Larron, crée une similarité formelle avec le bandeau de ce dernier : évoquant des phylactères, ces tissus blancs matérialisent  le dialogue évangélique de manière très ingénieuse.

1500 Atelier Urbain Huter Buhl eglise St Jean Baptiste photo Ralph Hammann
Atelier Urbain Huter, vers 1500, église St Jean Baptiste, Buhl (photo Ralph Hammann)
Le retable a été réalisé pour le couvent des religieuses de Sainte-Catherine de Colmar, d’où la donatrice miniature, en dessous de la Vierge, et les deux grandes saintes, Catherine et Ursule, de part et d’autre. Les emprunts aux gravures de Schongauer sont nombreux (Christ, anges, joueur de dés aux bras relevés), tandis que les deux larrons renvoient encore à la Déposition de Bruges, dont l’influence s’étend donc jusqu’en Alsace.


1500 Atelier Urbain Huter Buhl eglise St Jean Baptiste photo Ralph Hammann detail
A noter l’invention remarquable de la hallebarde qui sert de guide à la lance de l’aveugle Longin.

Gerard David 1510 ca Christ Carrying the Cross, with the Crucifixion MET Detail
Portement de Croix (détail)
Gérard David, vers 1510, MET
Encore un clin d’oeil à Robert Campin par Gérard David, à l’arrière-plan de son Portement de Croix.

1450-1500 Anonyme Muzeum Narodowe Poznan
Anonyme, 1450-1500, Muzeum Narodowe, Poznan
Cet artiste anonyme, en revanche, n’a pas compris l’iconographie de Campin et a voulu la corriger : il a recopié à droite (en l’inversant) le Larron vu de dos de Campin,  et a inventé pour le Bon larron le même personnage vu de face, les yeux bandés. Il a égalisé les trois croix dans le type poutre et poussé la symétrie jusqu’au parallélisme de la lance et du roseau.

Crucifixion Brugge master 1490-1510 Philadelphia Museum of Arts
Crucifixion
Maître de Bruges, 1490-1510, Philadelphia Museum of Arts
Cet autre anonyme a « corrigé » de la même manière le modèle Campin, en n’égalisant que les croix des Larrons, cette fois dans le type tronc.

1550 Montfort-l'Amaury_Église_Saint-Pierre_Baie_011Verrière de la Crucifixion (baie N° 11)
Vers 1550, Eglise Saint-Pierre, Montfort-l’Amaury
Cette église possède une série assez peu homogène de vitraux, dus à différents donateurs. L’étonnante vue de dos du Bon larron pourrait être une lointaine réminiscence campinienne, facilitée par la structure non polaire de la verrière : tous les personnages positifs se regroupant sous le Christ dans la lancette centrale, la différenciation des larrons perd de son importance.


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Le mystère du Larron en Y (SCOOP !)

Le Bon larron vu de dos de Campin se caractérise par sa face tournée vers le haut, son corps rejeté vers l’arrière par dessus la barre du tau, et ses bras tendus vers le bas. Une autre posture caractéristique a laissé des traces multiples, mais sa source n’est pas connue

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1452 ap Weyden (ecole) Diptych_of_Jeanne_of_France Musee Conde Chantilly
Diptyque de Jeanne de France (volet droit)
Van der Weyden (école), après 1452, Musée Condé, Chantilly
Ce petit diptyque dévotionnel présente plusieurs traits iconographiques uniques, surtout pour la date précoce qui est aujourd’hui retenue : vers 1452, à l’occasion du mariage de Jeanne de France (figurée en prières dans le volet gauche).
Celui qui nous intéresse ici est la vue de dos du Mauvais Larron. Elle attire l’oeil sur son supplice très particulier : la suspension  par les seuls poignets, Au moment représenté – le coup de lance qui vérifie que le Christ est bien mort –  les larrons, d’après le texte de Jean, ont déjà eu les jambes brisées afin d’accélérer leur mort. Or ce mauvais Larron a les jambes intactes, le bourreau s’étant contenté de délier ses pieds.
Il se trouve que le Bon larron est ici une copie flagrante du Mauvais Larron ambigu de Campin, et d’autres motifs du panneau sont également des emprunts à Campin et Van der Weyden. Par ailleurs, l’éclipse et la cécité de Longin sont des motifs que Memling développera : ce pourquoi on a cru longtemps que le diptyque était une de ses oeuvres de jeunesse, ce que la date précoce rend peu probable.
L’artiste anonyme du diptyque est en tout cas un compilateur, qui procède par collage au risque d’incohérences.  Puisqu’il a recopié le Mauvais Larron de Campin pour en faire un Bon, faisons l’hypothèse qu’il n’a pas inventé son Mauvais larron pendu, mais qu’il l’a recopié dans une oeuvre aujourd’hui perdue. Pouvons-nous en trouver d’autres traces ?

16eme-Descente-de-croix-dapres-Van-der-Weyden-Petit-PalaisPetit Palais 16eme Deposition musee des BA Strasbourg detruite en 1947Strasbourg (incendié en 1947)
Descente de croix, d’après Van der Weyden, 16ème siècle
Ces deux panneaux recopient, en bas, une Déposition perdue de van der Weyden, dont on a conservé un dessin préparatoire [7] et plusieurs oeuvres  qui s’en inspirent [8]. A l’origine, l’arrière-plan était à fond d’or ;  d’autres copistes ont rajouté une croix vide ; nos deux copistes du XVIème siècle ont imaginé un arrière-plan paysager, avec un Calvaire à taille réduite.

16eme-Descente-de-croix-dapres-Van-der-Weyden-Petit-Palais-detail.
La vue de dos du Bon Larron n’a rien d’étonnant dans la tradition de Campin, à laquelle la suspension par les mains apporte un renouvellement spectaculaire :
  • trouvaille graphique, avec  l’ombre de la croix qui se projette au milieu du dos ;
  • trouvaille symbolique : les pieds dénoués signifient la libération de son âme, comme le souligne le lien qui pend  ; et ici, aucune incohérence par rapport  au texte de Jean, puisque la Déposition a lieu bien après la mort.

1475-80 Hans-Memling Deposition galerie Doria Pamphili RomeDéposition, Memling, 1475-80, Galerie Doria Pamphili, Rome
Memling utilise le même position en Y du Mauvais larron vu de dos, mais en lui liant les pieds : ce qui a pour effet de le plaquer contre la croix, supprimant l’effet spectaculaire de l’ombre.

1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling 1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling inverseInversée

Julius Goltzius, 1586, gravure d’après Memling

Julius Goltzius (un cousin du célèbre graveur Hendrick Goltzius) n’a pas pris soin d’inverser le dessin, lorsqu’il a gravé cette Crucifixion disparue de Memling (il a juste permuté le plus facile, à savoir le soleil et la lune). En inversant la gravure, les saints personnages et Longin reprennent leur place habituelle, à gauche. Parmi les soldats joueurs de dés, deux portent l’épée à gauche et deux à droite : l’inversion fait apparaître comme gaucher le soldat le plus violent, celui qui porte la main à son arme. Cet effet était probablement voulu par Memling, afin d’ajouter un caractère péjoratif aux joueurs.
L’inversion étant acquise, le Bon larron est un nouvel exemple de la suspension en Y, avec toutefois les pieds cloués et non ballants, ce qui est logique s’agissant d’une Crucifixion.

Le cas Kempeneer

v1529 av Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) The_Crucifixion Sternberg palacePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), avant 1529 , Palais Sternberg, Prague
La ressemblance avec le Calvaire perdu de Memling est frappante, même si Kempeneer va plus loin :
  • en étendant la vue de dos aux deux larrons ;
  • en plaçant les deux luminaires du côté du Bon Larron, dans une conjonction très rare.
Les deux troncs posés au centre sont à la fois un stock pour les croix et la bordure du chemin circulaire qui fait le tour de la Croix du Christ et l’isole des deux monticules, en avant, qui portent celles des larrons. Ils sont tous deux presque nus, mis à part un pagne à peine visible.
La datation de l’oeuvre a fait l’objet d’une querelle de spécialistes :
  • la maturité du style fait penser à une oeuvre tardive, après le retour d’Espagne à Bruxelles (1562) ;
  • la signature, flamande et non latine, tend au contraire vers une oeuvre de jeunesse, réalisée avant le départ de Bruxelles pour l’Italie (1529).
La notice du musée [8a] retient la datation haute: la Crucifixion de Prague serait le prototype, réalisé en Flandres, de toutes les Crucifixions ultérieures de Kempeneer. Sa maturité s’expliquerait alors par le fait qu’elle recopie soit le Calvaire de Memling, soit une composition antérieure.

1545 Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) LouvrePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), 1545, Louvre
Un contrat récemment retrouvé [8b] montre que cette Crucifixion faisait partie d’un retable en cinq tableaux réalisé à Séville, pour une dévotion privée. C’est sans doute la raison pour laquelle Kempeneer abandonne sa formule des larrons vus de dos pour une posture plus conventionnelle, tout en conservant l’implantation triangulaire des croix.

1560 ca Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña) fundacion-cajasol sevillePieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), vers 1560, Fundacion Cajasol, Séville
Dans cette oeuvre tardive en revanche [8c], il revient à sa formule d’origine, et en accentue la radicalité : deux personnages seulement au pied de la croix, et nudité intégrale pour les larrons. Les luminaires sont maintenant dissociées, et un corbeau près de la lune évoque l’âme noire du Mauvais larron.

Déposition
Pieter de Kempeneer (Pedro de Campaña), vers 1570, Prado
Dans cette Déposition, Kempeneer complète les obliques de sa composition phare par les obliques des échelles, inspirées d’une Déposition de Raphaël gravée par Marcantonio Raimondi. Un résumé, en somme, de toute son évolution artistique : les apports italiens enchâssés dans la tradition flamande.

Larron pendu schema
Les traces du Bon Larron en Y
La rareté des exemples empêche d’identifier l’auteur de cette idée brillante, apparue dans une Déposition réalisée entre 1420 et 1450, qui n’a pas laissé d’autre trace.

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D’autres types de Bons larron vus de dos

Tant qu’à duré la formule des croix en tau pour les larrons, d’autres postures moins spécifiques sont apparues sporadiquement.

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Le bon Larron tête basse

Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-mort-du-christ-Musee-Conde-Chantilly-Ms.65-f.153r-1411-1416Les Ténèbres lors de la mort du Christ, f.153r Les-Tres-Riches-Heures-du-duc-de-Berry-Folio_156v_-_The_Deposition-1411-1416Descente de Croix , f 156v
Frères de Limbourg, Très Riches Heures du duc de Berry, 1411-1416, Musée Condé, Chantilly
Le dessin animé  continue avec la scène diurne qui suit la scène nocturne  :
  • le soleil remplace Dieu le Père, au dessus du panneau INRI  ;
  • le paysage réapparaît ;
  • les deux larrons, figés par la Mort, n’ont pas modifié leur posture.
Quoique saint, le Bon larron n’a pas d’auréole : en effet Dismas ne figure pas dans le calendrier du manuscrit. En revanche, Saint Nicodème, qui y figure deux fois (1er juin et 15 septembre), est auréolé de rayons, toute comme la Sainte Vierge et Sainte Marie-Madeleine. Monté sur la même échelle que Saint Nicodème,  Joseph d’Arimathie reçoit le cadavre dans un linceul. Un aide, monté sur l’autre échelle, le soutient  par un linge passé sous ses bras.
Le clou des pieds est encore présent, un personnage derrière la croix semble taper dessus pour le dégager (pas de tenailles visibles). Les deux autres clous sont présentés par une femme du premier-plan à droite, qui fait pendant à Marie.
Autant la scène de la Crucifixion, très codifiée, limite les innovations artistiques, autant celle de la Déposition offre un espace de liberté.

Des influences cumulées

Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v GallicaCrucifixion, fol 198v Descente de Croix, fol 201v
Maitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallica
A la fin du siècle, ces deux images sont bien éloignées de la rigueur des Frères de Limbourg. le Maitre d’Antoine Rolin procède par collage à partir de modèles d’atelier :
  • pour  sa Déposition il imite celle des Très Riches Heures pour les trois croix et le Mauvais Larron, toute en reprenant pour le Bon celui de Robert Campin ;
  • pour sa Crucifixion, il inverse les poses et les chevelures (blonde et brune), faisant primer le principe de variété sur celui de la cohérence.
Il reprend de ses prédécesseurs la rarissime formule tronc-poutre-poutre, tout en différenciant les deux croix poutre par la couleur, marron et gris :
  • derrière la croix grise se presse la longue enfilade des soldats romains ;
  • derrière les deux croix marrons, un paysage aéré conduit à Jérusalem.
A noter au centre le personnage positif du bon Longin, expliquant à un collègue que son oeil vient d’être guéri.
La croix du Christ vue en biais serait innovante pour l’époque, si elle traduisait l’intention de montrer tout le Calvaire vu de biais : or les bases des trois Croix restent bien  dans le plan du tableau.

Les deux larrons vus de dos

1485-90 Huth Hours BL Add MS 38126 fol 39v Simon Marmion CrucifixionSimon Marmion, 1485-90, Heures Huth, BL Add MS 38126 fol 39v Maitre d'Antoine Rolin Heures de Boussu, 1490-96 BNF Arsenal. Ms-1185 réserve fol 198v GallicaMaitre d’Antoine Rolin, Heures de Boussu, 1490-96, BNF Arsenal. Ms-1185 reserve, Gallicafol 198v

Le Maître d’Antoine Rolin est considéré comme un disciple de Simon Marmion. Ainsi  sa Crucifixion s’inspire probablement de la seule Crucifixion de Marmion qui montre les larrons [9], avec ses trois croix  pivotantes, mais implantées dans le plan du tableau,. Ce dispositif semble être  une invention de Marmion, puisqu’il ne reprend ni la structure tronc-poutre-poutre, ni la posture Limbourg ou Campin du larron vu de dos : il le suspend par la pluie du coude, les pieds libres.  De plus, de manière quasiment unique, il applique cette vue de dos aux deux larrons. Du fait que le Christ regarde vers la droite, l’effet obtenu est très surprenant :

  • complicité entre le Christ et le Bon Larron (du fait du rapprochement des deux croix) ;
  • affrontement entre le Christ et ses adversaires : le Mauvais larron et l’enfilade de soldats, repoussée sur le bord droit.

D’autres Bons larrons vus de dos

L’influence du Bon Larron de Campin ne dépasse pas les Flandres et en Hollande.
Crucifixion Maitre de 1477 Wallraf Richardz Museum, CologneMaître de 1477, 1450-1500, Wallraf Richardz Museum, Cologne 458-60-Kreuzigung-aus-der-Dominikanerinnenkirche-St.-KatharinaMEISTER-DES-LANDAUER-ALTARS-Maître du retable Landauer, 1458-60, provenant  de la Dominikanerinnenkirche St. Katharina, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg

Dans les Pays germaniques, on ne rencontre que la posture tête baissée. La symétrie des poses produit l’effet d’une confrontation entre les deux larrons, de part et d’autre de la croix du Christ.


1480 Monogrammist IM pays bas sud MET
Monogrammiste IM, 1480,  MET
Même composition  chez cet artiste du Sud des Pays bas.

Une pose expressionniste

1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes Museum
Triptyque avec la Crucifixion, le Portement de Croix et la Déposition.
Maître de la Virgo inter Virgines, 1495, Bowes Museum.
Juste à l’aplomb de la Vierge qui défaille, les fesses nues du Larron vue de dos fait partie des nombreuse incongruités et singularités de la composition : le grand Noir qui continue  à présenter l’éponge alors que le Christ et déjà mort, l’archer à cheval, Judas pendu à l’arrière-plan du Mauvais Larron et, à l’opposé, l’homme qui épie au travers d’une haie. Le peintre procède par juxtaposition de détails bizarres, qui ne s’inscrivent  pas dans une intention d’ensemble [10].

1495 Master of the Virgo inter Virgines triptych with the crucifixion, carrying of the cross and the deposition Bowes Museum detail
La pose controuvée du Bon larron est à mettre sur le même plan que d’autres gestes expressionnistes  :  Saint Jean qui retient sous  le voile la Vierge qui s’affale, ou la sainte Femme qui, pour la ranimer,  presse sa main inerte.

1495 ca Master Virgo inter virgines Mise au tombeau (detail) St Louis Art Museum
Mise au tombeau (détail)
Maître de la Virgo inter Virgines, St Louis Art Museum
Une autre invention curieuse du même maître est ce arrière-plan d’une Mise au Tombeau, où les deux larrons sont fichés comme au spectacle face au Christ, et où le masquage progressif des personnages sur le sentier fait voir l’ensevelissement.

1502 av Lucas_Cranach_the_Elder_-_The_Crucifixion Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Cranach, avant 1502, Kupferstichkabinett, Staatliche Museen zu Berlin
Cranach pousse encore plus loin la provocation expressionniste, avec ce Bon Larron cassé en deux  et étranglé qui regarde encore le Christ, environné de traverses gauchies et de cadavres en raccourci que les chevaux piétinent. L’éponge de vinaigre qu’on lui  propose peut être vue n’est pas une singularité gratuite, mais plutôt une sorte d’hommage, par le partage des souffrances du Christ. Cette oeuvre de jeunesse n’aura aucun succès, et on n’en connaît qu’un seul exemplaire.

1502-Lucas_Cranach_the_Elder_-_The_Crucifixion-MET
Cranach, 1502, MET
Dans cette variante un peu moins radicale, le Bon larron a repris une pose plus confortable, et l’éponge sert plus clairement de point commun avec le Christ.  Sans plus de succès néanmoins, puisque seulement deux exemplaires ont subsisté.

Les inventions bizarres de Jörg Breu

1501 Breu, Jörg d. Ä Aggsbacher Altar Germanisches nationalmuseum Nüremberg Gm1152Crucifixion (panneau extérieur de l’Aggsbacher Altar)
Jörg Breu l’Ancien, 1501, Germanisches nationalmuseum Nüremberg (Gm1152)
Contemporain de Cranach, ce peintre de l’école du Danube cherche lui-aussi à renouveler les compositions épuisées en introduisant des détails bizarres.
En 1501 en Autriche, la vue de dos du Bon larron peut être comptée parmi les bizarreries du panneau.
Autre bizarrerie : le mode de suspension des larrons. Nous sommes après la mort du Christ puisque la plaie du flanc est présente, mais ils n’ont pas de plaies aux jambes : il serait bien inutile de les briser puisqu’ils sont plaqués à la croix, au niveau du ventre, par une sorte de garrot, serré avec un bâton faisant tourniquet. Un second garrot lie les pieds du Mauvais larron. Par contraste, ceux du Bon larron ne sont pas attachés, symbolisant sa libération
Une autre détail incongru est le soldat en rouge qui pose le pied sur le socle de la croix : on l’a correctement interprété comme un railleur (Breu en place de similaires dans ses Couronnement d’épines). Dans un geste de dérision, il lève son bras gauche sorti de sa manche (une image probable du désordre ou de la folie). Sa main droite tient par le bride le cheval du Centurion. Il faut comprendre que soldat et centurion forment un couple : c’est le fou qui fait le geste conventionnel de reconnaissance, mais du bras gauche et par ironie ; tandis que le centurion garde sa main droite prudemment posé sur son bâton de commandement.

Jörg Breu l’Ancien, 1520, Germanisches nationalmuseum Nüremberg (Gm284)Jörg Breu l’Ancien, 1501
Vingt ans plus tard, ces larrons ne sont plus attachés par la taille : ce pourquoi un bourreau monte à l’échelle avec sa hache. On note des bizarreries similaires :
  • la raillerie – en plein centre un soudard, retenu par un autre, donne un coup de pied au derrière de Saint Jean ;
  • la violence enfantine – deux enfants se disputent, à coup de poings, un bâton tombé à terre : transposition des joueurs de dés qu’on voit souvent en venir aux mains.
L’idée, quelque peu pessimiste, semble être que l’événement extraordinaire que constitue la mort du Christ ne change rien aux maux du quotidien : les soudards sont grossiers et les enfants se battent pour un rien.

Jörg Breu l’Ancien, 1501 Crucifixion (détail)
Meister des Schinkel altars, 1501, église St Marien de Lübeck (détruit-en-1942)

Cette Crucifixion un peu moins énigmatique jette une lumière rétrospective sur un détail de la première : l’enfant à demi nu près de la source. Eric Ziolkowski [10a] le rattache au motif de « l’indifférence puérile » exprimé par les enfants qu’on rencontre quelquefois dans les scènes de la Passion, et reconnaît dans son bâton un jouet, tel que l’enfourchait l’enfant tenu par la main, dans la Crucifixion disparue de Lübeck. Mais ici le  bâton est brisé en deux (on voit bien une partie qui passe devant la patte du cheval, et une derrière), et l’enfant se frotte la cuisse d’un air douloureux : il jouait à monter à cheval et son jouet vient de casser.

Dans la source juste à côté, il faut remarquer qu’il manque la margelle de droite, écrasée par un gros caillou. Ainsi le tremblement de terre qui marque la mort du Christ se réduit à deux minuscules phénomènes : la brisure d’un jouet et d’une planche.
Un centurion qui n’ose pas lever le bras, un tremblement de terre qui n’effraye qu’un enfant et ne trouble même pas l’écoulement de la source : il semble que le jeune Breu, âgé d’une vingtaine d’année, faisait déjà preuve d’un grand scepticisme quant à la foi basée sur les miracles.

Elévation de la Croix
Jörg Breu l’Ancien, 1524, Musée des Beaux Arts, Budapest
Nous ne sommes plus ici dans un Calvaire en configuration plane, mais dans une de ces Crucifixions excentriques que nous détaillerons au chapitre suivant. Remarquons pour l’instant que le Bon larron ne porte qu’une corde en guise de ceinture, tandis que le Mauvais, ici vu de dos, est comprimé à la taille par le si caractéristique garrot à tourniquet. Comme Dali avec ses montres molles, Breu reste fidèle à ses marques de fabrique obsessionnelles.

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En synthèse sur la configuration plane

Larronsdedos_SchemaPlanSynthèse
Le Mauvais larron vu de dos s’explique par le caractère péjoratif de cette vue  :
  • la formule centrifuge ne se rencontre que dans les Pays Germaniques ;
  • la formule centripète apparaît en Italie, puis passe après 1450 dans les Pays Germaniques ; l’oeuvre phare de cette formule est la Crucifixion d’Antonello de Messine, qui est restée isolée.
Le Bon Larron vu de dos s’explique au départ par la notion d’Eucharistie par le sang, puis par le dialogue intime qu’elle suggère entre le Bon larron et le Christ.
On la rencontre au 14ème siècle en Bohème, puis au début du 15ème dans plusieurs ateliers parisiens, sans qu’on puisse  prouver une transmission. L’invention par Campin du Bon larron à la tête renversée en arrière aura une filiation durable dans les Flandres. La variante  du Bon larron suspendu en Y n’a laissé que des traces indirectes.  La formule tête baissée, moins frappante, sera employée çà et là à partir des frères Limbourg.
En définitive, la seule filiation qu’il soit possible de suivre est celle du Bon Larron à la Campin, du fait de ses caractéristiques marquées.



Article suivant : 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

Références :
[1] Attribution et datation proposées par Stefano L’Occaso « Per la pittura del Trecento a Mantova e la « Crocifissione » di palazzo ducale » Arte Lombarda, Nuova serie, No. 140 (1) (2004), pp. 46-56 https://www.jstor.org/stable/43106564
[3] D’autres emprunts flamands ont été repérés. Voir « Van Eyck bis Dürer : altniederländische Meister und die Malerei in Mitteleuropa (Ausstellung, Groeningemuseum, Brügge) p 230
[5] Dirk De Vos, Hans Memling : L’œuvre complète, p 326
[5a] Joëlle Dalègre, La « Renaissance crétoise » dans « Venise en Crète » p 50
https://books.openedition.org/pressesinalco/19311
Sur la Crucifixion de Pavias :
https://en.wikipedia.org/wiki/The_Crucifixion_%28Pavias%29
[5b] Ioannis Rigopoulos , “La Crucifixion du Christ et ses modèles flamands” https://www.academia.edu/22121045
[5c] Jacques Thirion, Notre Dame de Rosnay dans « Congrès archéologique de France », 1955, p 253 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k32099177/f255.item.r=rosnay
[5d] On a attribué ce naturalisme au fait que les Limbourg avait pu, entretemps, observer l’éclipse du 16 juin 1406 à Paris. Voir Timothy Husband, J. Paul Getty Museum, Metropolitan Museum of Art (New York, N.Y.) The Art of Illumination: The Limbourg Brothers and the Belles Heures of Jean de France, Duc de Berry p 180 https://books.google.fr/books?id=ey3F_rZwNTUC&pg=PA180
[6] Catherine Reynolds, « The ‘Très Riches Heures’, the Bedford Workshop and Barthélemy d’Eyck », The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), p 529 https://www.jstor.org/stable/20074073
Patricia Stirnemann and Claudia Rabel, « The ‘Très Riches Heures’ and Two Artists Associated with the Bedford Workshop » The Burlington Magazine Vol. 147, No. 1229 (Aug., 2005), pp. 536 https://www.jstor.org/stable/20074074
[8] Burton B. Fredricksen « A Flemish Deposition of ca. 1500 and Its Relation to Rogier’s Lost Composition », The J. Paul Getty Museum Journal, Vol. 9 (1981), pp. 133-156 (24 pages) https://www.jstor.org/stable/4166452
[8b] Elena Escuredo Barrado, « APORTACIÓN DOCUMENTAL AL CATÁLOGO DE PEDRO DE CAMPAÑA: UN RETABLO PARA LA DEVOCIÓN PRIVADA » ARCHIVO ESPAÑOL DE ARTE, XCII , 366 ABRIL-JUNIO 2019, pp. 161-174 https://www.semanticscholar.org/reader/9aa1db2d4ae5f786e2cdf09626c03d6d2ab6f9b1
[8c] Une version quasiment identique a été achetée par le Meadows Museum de Dallas : https://arsmagazine.com/el-meadows-adquiere-su-primer-pedro-de-campana/
[9] Gregory T. CLARK,  » The chronology of the Louthe Master and his identification with Simon Marmion », dans Thomas KREN (éd.), Margaret of York, Simon Marmion, and the ‘Visions of Tondal’, Papers delivered at a Symposium organized by the department of manuscripts of the J. Paul Getty Museum… June 21-24, 1990, p 205
https://books.google.fr/books?id=sbRDAgAAQBAJ&printsec=frontcover&redir_esc=y#v=onepage&q=calvary&f=false
[10] Sur ces détails inexpliqués, voir Albert Châtelet, « Early Dutch paintings: painting in the northern Netherlands in the fifteenth century » p 152 https://archive.org/details/earlydutchpainti0000albe/page/152/mode/1up
[10a] Eric Ziolkowski, « Evil Children in Religion, Literature, and Art » p 74

2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

15 avril 2024

Après les larrons vus de dos dans les  calvaires plans, passons maintenant au cas très différent des calvaires vus de biais, en commençant par les tout premiers : dans les pays germaniques.

Article précédent : 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans

Larronsdedos_SchemaBiais

Lorsque le Calvaire est vu de biais, c’est le choix de la disposition générale (diagonale montante ou diagonale descendante ) qui prime : le fait que le Mauvais ou le Bon larron soit vu de dos n’en est qu’une conséquence.

En aparté : les précurseurs du Calvaire vu de biais

1440-70 Bellini sketchbook British Museum 1855,0811.76Carnet de dessins
Bellini, 1440-70, British Museum (1855,0811.76)

Ce croquis montre que l’absence totale de Calvaires vus de biais en Italie n’est pas due à une difficulté technique ou à un manque d’imagination : le choix de la vue de face est un choix idéologique qui met en scène un monde polarisé, dont la croix du Christ, par son horizontalité, balance la moitié positive et la moitié négative. L’évolution vers des représentations en déséquilibre obligera à renoncer à cette symbolique multi-centenaire : car les représentations polarisées de la Crucifixion se sont mises en place très progressivement, voir Lune-soleil : Crucifixion 1) introduction.


Maitre viennois de Marie de Bourgogne 1470 ca Trivulzio_book_of_hours_-_KW_SMC_1_-_folio_094vHeures Trivulziano
Maitre viennois de Marie de Bourgogne, vers 1470, La Hague, KW SMC 1 folio 94v

Dans cette miniature qui lui a récemment été attribuée, le maitre viennois de Marie de Bourgogne a conçu un effet de profondeur tout à fait innovant pour l’époque, quasiment expérimental :

  • à gauche par la file de spectateurs dont la taille diminue à l’infini ;
  • à droite par les trois croix implantées en diagonale, celle du Christ étant vue de biais.

Toutes les images pleine page du manuscrit se présentent sur un verso. C’est la dynamique de la lecture qui explique les inversions tout à fait extraordinaires de cette Crucifixion :

  • pour amorcer d’emblée l’effet de profondeur que créent les deux personnages barbus du premier plan et l’enfilade des soldats, il les a placé du côté du Bon Larron, quitte à rendre positifs, sous forme de Joseph d’Arimathie et Nicodème, les Juifs qui se trouvent habituellement du côté du Mauvais ;
  • pour donner la position centrale à Marie Madeleine, relais du lecteur dans l’image (et probable portrait de la commanditaire du manuscrit), il n’a pas hésité à décaler la Vierge et Saint Jean sous le Mauvais Larron ;
  • s’apercevant de l’importance que prenait ce dernier (croix la plus haute, position conclusive), il l’a minoré en le représentant de dos, les yeux bandés, coupé par le cadre et escamoté par la pliure ;
  • pour le minorer encore, il a eu l’idée de l’inversion atypique de la Lune et du Soleil (voir Lune-soleil : Crucifixion 3) en Occident), de manière à ce que le luminaire mineur intronise le Bon Larron, le luminaire majeur le Christ, tandis qu’un plafond bas écrase le Mauvais Larron.

Ainsi un crescendo graphique très élaboré accompagne le lecteur, de la marge gauche au centre du livre.



1477 Maitre viennois de Marie de Bourgogne Heures de Marie de Bourgogne ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 99VHeures de Marie de Bourgogne, Maitre viennois de Marie de Bourgogne, 1477, ONL Codex vindobonensis 1857 Folio 99V

Quelques années plus tard, avec la liberté que permet le luxe d’une commande princière, dans cette Crucifixion elle-aussi située au verso, le Maitre viennois de Marie de Bourgogne a repris les mêmes principes, en multipliant les personnages et en reculant d’un niveau l’image à l’intérieur de l’image.

Sur ce procédé exceptionnel, voir 5.3 Bordures à proscenium.


1522-1523-Simon-Beining-Crucifixion-Hours-of-Albrecht-of-Brandenburg-MS-294a-Fizwilliam-MuseumSimon Beining, 1522-1523, Heures d’Albrecht de Brandebourg, MS 294a, Fizwilliam Museum

A noter que le dernier enlumineur de l’école ganto-brugeoise recopiera encore servilement, cinquante ans plus tard, cette composition marquante.


1465-90, Mantegna Mise au tombeau aux trois oiseauxMise au tombeau aux trois oiseaux, Mantegna, 1465-90

1502 Signorelli La lamentation sur le corps du Christ mort Musee diocesain Cortone detail1502, Musée diocésain, Cortone 1504-05 Luca_Signorelli_-_la_Crocifissione_(National_Gallery_of_Art)1504, NGA Washingon

Signorelli, La lamentation sur le corps du Christ (détail)

Au début du XVIème siècle, représenter le Calvaire vu de biais ne présente aucune difficulté théologique ou technique, pourvu qu’il reste en arrière-plan. Mais personne, surtout en Italie où règne sans partage la Crucifixion symétrique, n’aurait l’idée d’en faire le sujet principal d’un tableau [10b].


Luca_signorelli, 1505-07, crocifissione, pinacoteca san_sepolcroCrucifixion, Signorelli, 1505-07, Pinacoteca di Sansepolcro

Signorelli profite de l’emplacement secondaire du Calvaire pour se risquer à des expérimentations de plus en plus audacieuses : ici la croix du Bon Larron peut se permettre de  barrer celle du Christ, la Descente de Croix étant terminée.


1507 Luca_Signorelli Lindenau-MuseumCrucifixion
Luca Signorelli, 1507, Lindenau Museum

Dans ce panneau de petite taille (prédelle), il montre à nouveau l’arrière de la croix du Bon larron, mais profite de la rotondité du tronc pour éviter de propager la vue de dos à celui-ci.



La croix en biais : préliminaires

1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde
Crucifixion (Polyptyque des Sept Douleurs)
Dürer, 1500 , Gemäldegalerie Alte Meister, Dresde

Ce panneau de Dürer serait proprement révolutionnaire s’il s’agissait d’une Crucifixion : mais le sujet est en fait une des Sept douleurs de Marie, celle qu’elle éprouve devant son fils crucifié. Comme l’a développé Heike Schlie ( [11], p 83) la vue latérale place au centre de l’image cette compassion de la mère envers son fils, et la renvoie vers le spectateur, afin qu’il l’éprouve lui-même : « la vision du crucifié par le spectateur est une vision médiatisée par Marie. »

En ce sens, la composition s’inscrit dans la continuité des innombrables images des missels, qui montrent le donateur de profil, à gauche, contemplant l’objet de ses prières, à droite – de manière à ce que le sens de la lecture épouse celui de la vision (voir 3-1 L’apparition à un dévôt).



1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde schema

La composition présente d’heureuses trouvailles graphiques :

  • la diagonale d’auréoles qui conduit le regard jusqu’au crâne d’Adam, tout en bas (en jaune) ;
  • le pagne emporté par le vent, qui conduit l’oeil vers le large tout en créant une affinité entre le Christ et Marie-Madeleine (en bleu).

Mais aussi une difficulté : le Christ est plus petit que sa mère (ligne rouge).

Comme le souligne Daniela Bohde ( [12], p 202), cette composition innovante résulte de considérations purement graphiques, et il serait vain de l’expliquer par une source textuelle, ou par l’évolution des mentalités.


1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna schemaLa pénitence de Saint Jérôme
Cranach, 1502, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Deux ans plus tard, Cranach représente Saint Jérôme en pénitence devant une croix en biais, dans une composition qui serait très classique sans le pagne démesuré, qui flotte cette fois vers la gauche. Il implique que la vénération de Saint Jérôme ne va pas à un simple objet, mais plutôt à une apparition divine, un Crucifix qui s’anime [13]. Apparition déclenchée par la piété excessive du saint, qui relève sa barbe pour bien montrer la plaie saignante qu’il vient de se faire d’un coup de pierre. Le biais de la croix est d’ailleurs calculé pour qu’on puisse voir, sur le flanc du Christ, la plaie dont elle est l’Imitation.



1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna schema
La diagonale de la Croix (en jaune) ainsi que le pagne (en bleu) soulignent l’identification du Saint au Christ, par la souffrance.

Le fait que Cranach utilise des procédés similaires à ceux de Dürer ne signifie pas nécessairement qu’il s’en inspire. Il a pu simplement emprunter la même logique, induite par la même situation : la représentation latérale d’une douleur et de sa cause.


Les Crucifixions « excentriques » :

le Mauvais Larron vu de dos (1503-15)

Je résume ici les conclusions de Daniela Bohde, dans son article de référence de 2012 [12].

La floraison de ces compositions expérimentales s’explique pour partie par le développement d’un nouveau marché, celui des gravures pour collectionneurs. Ceux-ci les classaient en général par ordre thématique, facilitant la comparaison : ainsi les artistes devaient rivaliser d’originalité pour attirer l’attention. La production de séries gravées de la Passion, massive juste après 1500, trouve son terme avec les deux Passions de Dürer, en 1510-11 ([12], p 209). Après l’enrichissement narratif, les artistes doivent maintenant se tourner vers l’enrichissement formel.


Le point de départ : la Crucifixion de Schleissheim en 1503

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Cranach 1503 Schleissheimer KreuzigCrucifixion de Schleissheim
Cranach, 1503, Alte Pinakothek, Munich

Le Saint-Jérôme de l’année précédente rend moins surprenante cette composition spectaculaire, un Calvaire vu de côté mais qui est en fait une Lamentation de Marie, élargie aux larrons.



1502 La pénitence de Saint-Jérôme, (panneau) · Lucas Cranach the Elder) Kunsthistorisches Museum, Vienna crucifixLa pénitence de Saint Jérôme, Cranach, 1502 (détail)

Le Christ vu en contreplongée, avec son pagne flottant, pourrait être considéré comme une simple autocitation du Saint Jérôme de l’année précédente. Mais prise dans son ensemble, la composition semble bien s’inscrire dans un rapport d’émulation et de surenchère, par rapport à la Lamentation de Dürer :

1500 Dürer Polyptyque des Sept Douleurs Gemäldegalerie Alte Meister Dresde Cranach 1503 Schleissheimer Kreuzig
  • la mer en contrebas est remplacée par une inondation ;
  • le vent souffle maintenant en direction de Marie, ajoutant à sa douleur celles de la terre ;
  • l’hypertrophie du pagne est augmentée par les nuages noirs qui enveloppent le Christ ;
  • entre mère et fils, le problème de la taille est corrigé.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich detail crane
Comme dans la Crucifixion d’Antonello (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), la bande inférieure est un véritable morceau de bravoure symbolique, avec :

  • le tronc scié à ras, qui fait pendant à la croix, et l’inscription 1503 à l’inscription INRI ;
  • les côtes saillantes, comparées à du bois mort ;
  • l’arbre en contrebas, arraché par l’inondation ;
  • le crâne d’Adam remplacé par un transi à la bouche béante

1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich sang

  • …pour s’abreuver du  sang qui goutte.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich larrons
En regard de toutes ces trouvailles, l’ajout des deux larrons, sur le bord gauche, n’apparaît pas comme l’élément-clé de cette recomposition. La croix du Mauvais larron ne fait pas face à celle de son collègue, mais à celle du Christ : ce qui pourrait créer une proximité gênante entre les deux, heureusement atténuée par le profil perdu du malfaiteur. Le Bon larron, vu de face, est singulièrement antipathique : roux, bouffi, sanguinolent, et fortement sexué, il pourrait facilement passer pour le Mauvais.


Lucas_Cranach_._-_Kreuzigung_Christi_1500-1501(Kunsthistorisches_Museum_Wien)Crucifixion (Schottenkreuzigung), Cranach, 1500-01, Kunsthistorisches Museum, Vienne

Ce choix discutable est la simple reprise de la toute première Crucifixion de Cranach : cheveux roux et culotte blanche pour le Bon, cache sexe noir pour le Mauvais. La différence essentielle est que les pieds ne sont plus cloués.



1503 cranach l.ancien. crucifixion.de.schleissheim Alte Pinakothek Munich detail crane
Ainsi les jambes contusionnées, mais pas saignantes, laissent toute leur importance aux pieds torturés de Jésus. Entre les deux, l’oeil rencontre les mains de la Vierge, tordues par la douleur, et celles de Saint Jean, nouées par la compassion.

Cette Lamentation extraordinaire, devenue sans l’avoir cherché un Calvaires vus de biais, ouvre la voie à la vogue des « Crucifixions excentriques » qui vont fleurir, en Allemagne, pendant une trentaine d’années.


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Altdorfer et Huber

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1509 altdorfer_workshop_lamentation_under_cross-staedel museum francfortLamentation sous la Croix
Altdorfer (atelier), 1509, Staedel Museum, Francfort

Ce dessin est une sorte de comble de ces recherches formelles : la croix du Christ est vue de dos et son corps est invisible. Cet art de l’ellipse exige du spectateur un regard de connaisseur plutôt qu’un regard pieux. Non seulement la perspective l’expulse en hors champ, sur la droite, mais la hauteur démesurée des croix exclut toute identification avec le larron vu de dos : il est donc vain de spéculer sur une supposée valeur moralisante, pénitentielle ou subjective de cette vue latérale , et de chercher dans ce changement de point de vue l’influence de la Réforme ([12], p 216 et 219) :

les Crucifixions excentriques sont, avant tout, un exercice de style.

Elles sont d’ailleurs le plus souvent réversibles. Ainsi, ce dessin peut tout aussi bien être une oeuvre achevée (Mauvais larron vu de dos) qu’une étude pour une gravure (Bon larron vu de dos).


1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schemaMaître JS , 1511, copie d’un dessin de Wolf Huber, Kupferstichkabinett, Berlin

L’épée des deux soldats, portée du côté gauche, permet ici de démontrer qu’il s’agit d’une oeuvre achevée : c’est bien le Mauvais larron qui est vu de dos. Le pagne du Christ, encore plus hypertrophié, rend hommage à celui de Cranach. L’idée remarquable est l’enfilade des trois croix, d’un gibet, et d’une roue, qui conduit l’oeil jusqu’à la résolution consolante : le clocher de l’église.



1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schema
Le point de fuite est calculé pour que le spectateur s’identifie à Marie, couchée par terre, la tête sur les genoux d’une sainte femme. A noter que la perspective est faussée : si les croix des deux larrons étaient de même hauteur, celle du Mauvais serait largement en hors champ (ligne orange).

Ce dessin remarquable, perdu mais maintes fois copié, a servi de déclencheur à une oeuvre très célèbre d’Altdorfer [14] .


1511 Meister JS d'apres Huber ou Altdorfer Berlin Kupferstichkabinett schema 1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schemaRetable de Saint Sébastien,
Altdorfer, 1512-13, Augustiner-Chorherrenstift, Sankt Florian

Altdorfer reprend la même disposition d’ensemble, et transpose certains personnages : le soldat à la pique devient le bucheron à la hache, l’homme au turban appuyé sur la croix du premier plan devient l’homme au chapeau ( [12], p 213) .



1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schema
La perspective, très excentrée, place cette fois le spectateur en hors champ. Ellle n’est que légèrement faussée : la croix du Mauvais Larron a été rehaussée (ligne orange), pour éviter qu’elle ne masque la main gauche du Christ.



1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift detail
L’idée de l’enfilade macabre est reprise, mais dans l’autre sens : la croix surnuméraire et la roue, sur la gauche, ouvrent une frise où alternent, du plus dur au plus fragile, le bois, la chair et le linge.


Une oeuvre perdue de Grünewald

Lamentation de Marie-Madeleine, Grünewald
Copie par Christoph Krafft, 1648, Fürstliche Sammlungen, Donaueschingen, Baden-Württemberg

On ne connaît avec certitude ni la date, ni l’origine de cette composition radicale [15] , la seule qui ose appliquer la vue de dos au Christ lui-même. La composition choisie correspond à la convention du visionnaire  : notre regard accompagne celui de Marie-Madeleine pour monter jusqu’au Christ, puis poursuit au delà et redescend par l’échelle jusqu’au hors champ : trouvaille graphique extraordinairement déceptive, d’autant plus que le visage et la plaie du flanc, invisibles, ne nous sont perceptibles que par l’expression terrifiée de la sainte. Les orteils suspendus à quelque centimètres du sol rendent d’autant plus cruelle cette Crucifixion à hauteur d’homme.


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Des compositions assagies

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1515 cranach l.ancien. Musee des BA de Stratsbourg detruit WW2 photo lucascranach.org

Calvaire
Cranach, 1515, Musée des Beaux Arts de Strasbourg (détruit WW2), photographie lucascranach.org

La perspective est ici très rigoureuse : depuis qu’il s’est établi à Wittenberg en 1505, Cranach a abandonné les excentricités de sa période danubienne. Il produit ici une sorte de Crucifixion excentrique normalisée.


1519 Hans Burgkmair l'ancien, Retable de la Crucifixion, Alte Pinakothek, MunichRetable de la Crucifixion,
Hans Burgkmair l’ancien, 1519, Alte Pinakothek, Münich

Burgkmair a repoussé les deux larrons dans les volets latéraux, en compagnie de Saint Lazare et de sa soeur sainte Marthe.



1519 Hans Burgkmair l'ancien, Retable de la Crucifixion, Alte Pinakothek, Munich schema
L’effet de ping-pong entre les deux croix permet à l’oeil de découvrir, entre l’ange lumineux et le démon crachant le feu qui emportent par derrière les âmes des deux larrons, une troisième créature surnaturelle : une sorte de diable réduit à la taille d’une luciole qui, selon une croyance de la fin du Moyen-Age, est déçu de ne trouver aucun défaut dans l’âme du Christ.


Wolfgang Huber (attr) coll partCrucifixion avec donateurs
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière

Il ne s’agit pas d’une institution, mais bien d’une famille nombreuse, comme le montrent les petites croix au dessus des membres décédés. Les deux files de donateurs repoussent les croix des larrons en arrière de celle du Christ, dans une implantation triangulaire qui ne permet aucun dialogue. Ce n’est donc pas l’exactitude narrative qui est ici recherchée, mais la construction allégorique : les deux rangées forment un couloir humain qui conduit à un carrefour de trois chemins pierreux : la voie des hommes et celle des femmes, de part et d’autre de celle du Christ. La ville irréelle du fond n’est pas la Jérusalem historique, mais la Jérusalem céleste promise aux croyants. Le panonceau INRI flottant au dessus de la croix participe à ce parti-pris non réaliste, et la vue de dos du Mauvais Larron le signale comme l‘exemple à ne pas suivre.


Les Crucifixions excentriques :

le Bon Larron vu de dos (1515-50)

1513 Baldung_-_Beweinung_Christi,_Innsbruck,_Tiroler_Landesmuseum,_Ferdinandeum,Gem_899 jpg

Lamentation, Hans Baldung Grien, 1513, Tiroler Landesmuseum Ferdinandeum, Innsbruck (Gem_899)

Dans cette première Lamentation, le Bon Larron est crucifié des deux pieds et le Mauvais larron est vu de dos, ne montrant que le pied gauche.


1515-17 Hans Baldung Grien Die Beweinung Christi 1516-17 Hans_Baldung Grien Gemäldegalerie Berlin Gemäldegalerie Berlin

Hans Baldung Grien, 1515-17

Le Bon larron vu de dos fait son entrée tardive, et discrète, sous la forme d’un unique pied qui conclut, en haut de la gravure, un raccourci spectaculaire. S’agissant curieusement d’un pied droit, on en déduit que le pied gauche est attaché encore plus haut, en hors-champ : manière astucieuse de prolonger le regard du spectateur vers le ciel, au delà du Bon larron. Le Mauvais larron en revanche continue à montrer son pied gauche, ce qui stoppe l’ascension.

Le tableau de Berlin, pousse plus loin la même idée : c’est maintenant par son absence que le Bon larron signifie sa montée au ciel.


Dans le cercle de Huber

1521 Master IP ErmitageLamentation, Maître IP, vers 1521, Ermitage

Ce sculpteur de Passau, ville dont Huber était le peintre de la cour, a réalisé plusieurs petits panneaux qui présentent des calvaires vus en biais. Celui-ci, dont la destination n’est pas connue, est le seul présentant un larron vu de dos, en l’occurrence le Bon. Le fait qu’il soit mis à égalité avec le soldat debout à droite conduit à mettre en doute le caractère subjectif des représentations « à la Huber », puisqu’ici le spectateur peut s’identifier, au choix , au héros positif ou au héros négatif (s’agissant d’une Lamentation, le soldat romain ne peut pas être compris comme étant le Bon Centurion).

D’un point de vue symbolique, le choix d’inverser la composition de Huber pour une Lamentation avantage le Bon larron de deux manières :

  • il continue à contempler le Christ étendu à ses pieds ;
  • l’échelle (qui monte, dans le sens de la lecture) peut être comprise comme une métaphore de son accession au Paradis.

Chez Lemberger

Lemberger 1522 Crucifixion Eglise de Lösser (volé en 1975)
Crucifixion, Georg Lemberger, 1522, Eglise de Lösser (volé en 1975)

Ce collaborateur de Huber à Passau puis de Altdorfer à Regensburg s’est établi en Saxe en 1522, date de cette petite Crucifixion aujourd’hui disparue, et dont on ne connaît pas l’origine. Cette double influence explique le caractère novateur de la composition, avec son Bon Larron vu de dos, derrière lequel monte un bourreau armé d’une massue.

Une fissure dans les nuages isole le Mauvais Larron, qui se détourne du Christ en grimaçant, cloué par quatre clous de manière archaïque. Le Bon présente en revanche une affinité avec le Christ, par la corde qui lie les pieds de l’un et le torse de l’autre. ([15a], p 190)


Chez Holbein

Affichage de 43 médias sur 43 TÉLÉVERSEMENT 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 302v.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 242v.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1525-28 ca Holbein, Hans Etude pour un vitrail Passion Kreuzigung Kunstmuseum Basel.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1516-17 Hans_Baldung Grien Gemäldegalerie Berlin.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1515-17 Hans Baldung Grien Die Beweinung Christi.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Larronsdedos_SchemaBiaisGermaniqueSynthèse.JPG Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Augustin Hirschvogel, Crucifixion, vers 1533, Bristish Museum.JPG Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A II fol 91 Munich.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A I fol 24 Munich.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. 1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGA.jpg Le serveur ne peut pas traiter l’image. Cela peut se produire si le serveur est occupé ou ne dispose pas de suffisamment de ressources pour terminer la tâche. Téléverser une image plus petite peut aider. La taille maximale suggérée est de 2560 pixels. Ignorer les erreurs DÉTAILS DU FICHIER JOINT 1524-26-Hans_Holbein_d._J._-_Die_Passion_Christi-Musee-des-Beaux-Arts-Bale-detail

Crucifixion (détail du Retable de la Passion), provenant de la Cathédrale de Bâle, Holbein, 1524-26, Kunstmuseum, Bâle

Le format oblong du panneau invitait à une composition excentrique, avec un fort biais. Holbein a préféré conserver la Croix du Christ presque dans le plan du tableau, quitte à montrer les deux larrons presque de profil. Sur la rare configuration tronc-poutre-poutre, voir 4 De Nuremberg à Venise.



1524-26 Hans_Holbein_d._J._-_Die_Passion_Christi Musée des Beaux Arts, Bâle schema
La légère vue de dos du bon Larron s’inscrit dans une stratégie d’ensemble : entre les scènes en mouvement (flèches pleines), accompagner le regard du spectateur au travers des deux scènes statiques, par des astuces perspectives (flèches en pointillé) : les fuyantes pour la Flagellation, le regard du Bon Larron pour la Crucifixion.


1525-28 ca Holbein, Hans Etude pour un vitrail Passion Kreuzigung Kunstmuseum BaselEtude pour un vitrail
Holbein, vers 1525-28, Kunstmuseum, Bâle

Dans les mêmes années, le contexte décoratif donnait à Holbein la liberté de s’essayer à une vraie Crucifixion excentrique, qui escamote la croix du Bon larron derrière un pilastre ornemental. Le collier de perles qui en orne la base s’oppose au collier vide décerné au Mauvais larron.


Chez Altdorfer

altdorfer-1526 germanisches museum nurnbergCalvaire, Altdorfer, 1526, Germanisches Nationalmuseum, Nüremberg

C’est tout aussi tardivement qu’Altdorfer passe lui-aussi au Bon larron vu de dos, pour la même raison compositionnelle que dans le Retable de la Passion de Holbein : propulser le regard du spectateur vers la droite, et le groupe des saints personnages. L’instant représenté est très particulier : après avoir brisé les jambes du Bon Larron, le bourreau s’apprête à faire de même pour le Christ, mais constate qu’il est déjà mort : l’officier en contrebas lui donner l’ordre d’arrêter.

En rapprochant les deux croix autour du bourreau et en les enveloppant dans la même aurore boréale, Altdorfer restaure l’affinité entre le Bon Larron et le Christ, que la vue de dos aurait pu contrecarrer. De manière remarquable, cette discontinuité céleste reprend la solution trouvée par Lemberger en 1522, laissant supposer que le maître et le disciple avaient pu rester en contact.


Les Livres d’Heures du Cardinal Albrecht de Brandebourg

1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 242vDernières paroles du Christ, fol. 242v 1525-30 Simon Beining Prayer Book of Cardinal Albrecht of Brandenburg Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115), fol. 302vCalvaire, fol. 302v

Simon Beining, 1525-30 Livre de Prières du Cardinal Albrecht de Brandebourg ,Getty Museum Ms. Ludwig IX 19 (83.ML.115)

Ordinairement passéiste, le dernier enlumineur de l’école ganto-brugeoise utile une croix en biais pour mettre en scène les dernières paroles du Christ à la Vierge et à Saint Jean. Sa position à gauche l’identifie comme émetteur, avec l’avantage collatéral de monter son flanc droit encore intact.

Dans le Calvaire, Beining recycle le modèle du larron en Y, pendu par les mains (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans)). Toutes les grandes miniatures du livre sont au verso : la vue de dos du Bon larron sert ici à accompagner le lecteur dans son balayage de gauche à droite.


Augustin Hirschvogel Crucifixion vers 1530 British MuseumAugustin Hirschvogel, vers 1533, Bristish Museum 1534 Heures d'Albrecht de Brandebourg Biblioteca estense Modene MS Est 136 fol 90vNikolaus Glockendon, 1533, Heures d’Albrecht de Brandebourg, Modène, Biblioteca Estense, MS Est 136 fol 90v [16]

Mort du Christ

On sait que Hirschvogel, à Nüremberg, a collaboré avec l’enlumineur Nikolaus Glockendon pour réaliser une copie augmentée,  toujours pour Albrecht de Brandebourg, du Livre de Prières illustré par Beining [17].

L’ajout dans la marge d’un parallèle typologique, en l’occurrence avec la scène du Serpent d’airain, dans la marge, imposait d’étoffer la composition :

  • les joueurs de dés allongés par terre à côté du crâne font écho aux Hébreux mordus par les serpents ;
  • Saint Jean et Marie en tête d’une foule font écho à la foule qui se dirige vers le serpent d’airain.

Le dessin copie très rapidement les anges dans le ciel, esquissés au lavis bleu par Beining. Il comporte plus de détails que l’enluminure de  Glockendon (comparer notamment les tentes de la marge droite), et les personnages sont plus petits, juste esquissés.


Augustin Hirschvogel, Crucifixion, vers 1533, Bristish MuseumAugustin Hirschvogel, vers 1533, British Museum 1534 Heures d'Albrecht de Brandebourg Biblioteca estense Modene MS Est 136 fol 72rNikolaus Glockendon, 1533, Heures d’Albrecht de Brandebourg, Modène, Biblioteca Estense, MS Est 136 fol 90v

Crucifixion

On remarque la même évolution pour la Crucifixion :

  • Hirschvogel a conservé les deux larrons de Beining, en les symétrisant, et a ajouté la scène du sacrifice d’Isaac, avec une action orientée de gauche à droite ;
  • Glockendon a représenté le Christ seul, ce qui lui permis de dégager le pagne qui s’envole (il l’a d’ailleurs rajouté dans la Mort du Christ par raison de cohérence), et récupéré la composition avec les larrons pour le folio 112, avec pour parallèle typologique la Création d’Eve ; il a inversé le sens de lecture du Sacrifice d’Isaac (ce qui l’a obligé à montre Abraham de dos), sans doute pour tenir compte du fait que l’image se trouve sur un recto : le lecture se termine ainsi sur la figure de l’ange.

Toutes ces modifications poussent à la même conclusion : à partir du manuscrit de Beining, Hirschvogel a réalisé le premier jet (sans doute pour approbation par le Cardinal), et Glockendon (mort juste après, en avril 1534) l’a mis en page, en respectant les contraintes spécifiques à l’enlumineur [18].


Augustin Hirschvogel 1533 Royal Collection TrustCalvaire de Windsor
Augustin Hirschvogel, 1533, Royal Collection Trust

Ce dessin très singulier et très abouti, réalisé la même année, a probablement été conçu tel quel, et non comme étude pour un tableau. Il ne s’agit pas non plus d’un dessin préparatoire à une gravure, puisque le porteur de lance, quoique placé du mauvais côté, perce bien le flanc droit du Christ.



1533 Augustin-Hirschvogel--Royal-Collection-Trust schema
Le thème, très original, est celui de la foule encerclant le Calvaire (en violet). Si Hirschvogel avait choisi la configuration inverse (à gauche), l’effet aurait été de montrer les regards de la foule (en bleu) convergeant vers le Christ. Or le point de fuite est situé au niveau des suppliciés (en jaune).

Le sujet du dessin (à droite) est donc bien le dernier regard du Christ sur les siens, isolés dans la foule hostile et défendus seulement par un chien (en vert).

La genèse de ce dessin très original reste complexe : l’idée de ces dernières paroles en format panoramique prend sa source dans l’enluminure de Beining. La configuration tronc-poutre-poutre peut être attribuée à un particularisme nürembergeois, qu’on retrouve chez Wolgemut et Dürer (voir 4 De Nuremberg à Venise). Reste le détail très rare de la ligature superflue au niveau du ventre, que Hirschvogel a peut être emprunté à Holbein, dans le retable de la cathédrale de Bâle.


Les Calvaires de Mielich

1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGACrucifixion 1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_christ_in_limbo NGADescente aux Limbes

Atelier de Hans Mielich, vers 1560, NGA

Ce pendant très particulier, dont on ne connaît pas la disposition d’origine, constitue une sorte de terminus et d’aporie des Crucifixions excentriques, en faisant coïncider le Bon et le Mauvais larron. Les deux panneaux opposent :

  • les Ténèbres et la Lumière,
  • Jérusalem sous l’éclipse et des ruines classiques en feu – il s’agit du Septizonium et du Colisée, repris d’une gravure de Hieronymus Cock en 1551 ( [19], fig 23 ),
  • la lance de la Mort et l’étendard de la Résurrection,
  • le couple Jean/Marie et le couple Adam/Eve.

1550 Hans Mielich Epitaph fur Wolfgang Ligsalz Frauenkirche Munich Diôzesanmuseum, FreisingEpitaphe de Wolfgang Ligsalz pour la Frauenkirche de Münich
Hans Mielich, vers 1550, Diôzesanmuseum, Freising

La radiographie a montré que, sous les repeints, des têtes étaient représentées en bas des panneaux, masculines à gauche et féminines à droite (la croix rouge indiquant le décès d’un des membres de la famille transparaît sous la robe de Marie-Madeleine) [20] . Selon Jürgen Rapp [19], il s’agissait donc probablement d’une épitaphe réalisée pour la Frauenkirche de Münich. Dans celle de Wolfgang Ligsalz, l’idée est de mettre en parallèle deux scènes équestres, l’une nocturne et miraculeuse (la Conversion de Saül, avec un cheval vu de dos), l’autre diurne et humaine (la Charité de Saint Martin, avec un cheval vu de face).

Faute de connaître le donateur et l’emplacement d’origine, il est impossible de reconstituer le panneau central : une simple inscription, ou bien une scène chronologiquement intermédiaire :

  • une Résurrection est peu probable, car trop similaire au volet droit ;
  • une Lamentation serait un candidat sérieux, avec en haut la croix vide et en bas le trio Saint Jean / Christ / Marie , continuant la composition en deux registres et la dialectique masculin/féminin des panneaux latéraux.

Quoiqu’il en soit, la superposition des deux larrons ne résulte pas d’un désir gratuit d’excentricité, mais des contraintes du format. Le fait que le Bon larron masque presque complètement le Mauvais ajoute au message d’espoir de l’ensemble.



1550-75 Workshop_of_Hans_Mielich,_The_Crucifixion NGA detail
A noter dans le coin en haut à gauche une autre conjonction remarquable : celle du soleil et de la lune.


1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A I fol 24 MunichHans Mielich, Busspsalm, 1565, Münich BSB Mus.ms. A I fol 24

Cette extraordinaire Crucifixion en raccourci, où le croissant de lune vient là aussi tangenter le soleil ([19], p 76), est un autre exemple des capacités de Mielich pour s’adapter à des formats difficiles.


1565 Hans Mielich Busspsalm BSB Mus.ms. A II fol 91 MunichHans Mielich, Busspsalm, 1565, Münich BSB Mus.ms. A I fol 91

On notera également cet autre Calvaire vu de biais, mis en balance avec la scène du Christ au Jardin des Oliviers pour illustrer la Vertu centrale, la Patience (capacité à souffrir). Les nécessités de la mise en page imposaient d’inverser la composition, pout pouvoir déployer en hauteur la croix du Christ.


La banalisation terminale

1608 Christoph Murer Projet de vitrail kunsthalle-karlsruheProjet de vitrail, Christoph Murer, 1608, Kunsthalle, Karlsruhe

Un siècle après son invention, la Crucifixion excentrique ne survit en Allemagne que dans les arts décoratifs : la configuration recto-verso des larrons est seulement un procédé graphique, que répètent les deux couples d’anges de la bordure.


En synthèse

 

Larronsdedos_SchemaBiaisGermaniqueSynthèse
Dans les Pays germaniques, le larron vu de dos apparaît comme un sous-produit de la mode des Crucifixions excentriques, dont le développement peut être suivi assez précisément.

Après la vue de biais de la Croix seule (Dürer, 1500), Cranach introduit un premier Calvaire vu de biais, avec le Mauvais larron vu de dos.

La formule reste en latence jusqu’au dessin de Huber vers 1511, qui déclenche véritablement les Crucifixions excentriques, en commençant par Altdorfer.

Après 1520, on ne trouvera plus que des Bons larrons vus de dos, qui apparaissent pour des raisons différentes :

  • chez le monogrammiste IP en 1521, suite à un besoin de variété par rapport à la formule Huber ;
  • chez Holbein, et Mielich bien plus tard, pour des raisons contextuelles (polyptique) ;
  • chez Hirschvogel, par élaboration à partir d’une illustration flamande de Beining.

La valeur symbolique du larron vu de dos n’entre pas en ligne de compte : seul importe le choix de la vue de biais, avec les Croix à droite ou à gauche de l’image :

  • dans le premier cas, l’image accompagne le regard des spectateurs vers le crucifié ;
  • dans le second, celui du Christ vers les siens, ou vers l’avenir (Résurrection).



Article suivant : 2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

Références :
[10b] Le panneau de Washington a été découpé dans une Lamentation de taille et de sujet analogue à celui de la Lamentation de Cortone. Voir Laurence Kanter, David Franklin « Some Passion Scenes by Luca Signorelli after 1500 » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz, 35. Bd., H. 2/3 (1991), pp. 171-192 (22 pages) https://www.jstor.org/stable/27653307
[11] Heike Schlie Exzentrische Kreuzigungen um 1500: Zur Erfindung eines bildlichen Affektraums. dans : Golgatha in den Konfessionen und Medien der Frühen Neuzeit, hg. von Johann A. Steiger und Ulrich Heinen, Berlin/New York 2010, 63–92 https://www.academia.edu/10196635/Exzentrische_Kreuzigungen_um_1500_Zur_Erfindung_eines_bildlichen_Affektraums_In_Golgatha_in_den_Konfessionen_und_Medien_der_Fr%C3%BChen_Neuzeit_hg_von_Johann_A_Steiger_und_Ulrich_Heinen_Berlin_New_York_2010_63_92
[12] Daniela Bohde « Schräge Blicke – exzentrische Kompositionen: « Kreuzigungen » und « Beweinungen » in der altdeutschen Malerei und Graphik » Zeitschrift für Kunstgeschichte, 75. Bd., H. 2 (2012), pp. 193-222 https://www.jstor.org/stable/41642655
[13] Sur le thème médiéval de la statue qui s’anime, voir 2-5 La statue qui s’anime
Sur l’ambiguïté voulue, à la Renaissance entre Christ vivant et statufié, voir l’article pionnier de Pierre Vaisse « La Crucifixion vue de biais » dans « La gloire de Dürer, Colloque de Nice », 1974, p 121
[14] Sur l’attribution du dessin à Huber plutôt qu’Altdorfer, voir https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl020108934
[15] Heinrich Feurstein, « Der Donaueschinger Altarflügel Grünewalds », Der Cicerone: Halbmonatsschrift für die Interessen des Kunstforschers & Sammlers, 1924 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/cicerone1924/0349/image,info
[15a] I.C. Reindl, « Georg Lemberger Ein Künstler der Reformationszeit, Leben und Werk », Dissertation, Bamberg 2006 https://fis.uni-bamberg.de/bitstream/uniba/252/2/Dokument_1.pdf
[17] Jane S. Peters « Early Drawings by Augustin Hirschvogel » Master Drawings, Vol. 17, No. 4 (Winter, 1979) p 364 https://www.jstor.org/stable/1553488
J.Rowlands ‘Drawings by German Artists and Artists from German-speaking regions of Europe in the Department of Prints and Drawings at the British Museum: the Fifteenth Century, and the Sixteenth Century by Artists born before 1530′, London, BM Press, 1993, no. 292 https://www.britishmuseum.org/collection/object/P_1949-0411-113
[18] Cette hypothèse est celle de J.S.Peters [17]
[19] Jürgen Rapp, « Kreuzigung und Höllenfahrt Christi, zwei Gemälde von Hans Mielich in der National Gallery of Art, Washington. » Anzeiger des Germanischen Nationalmuseums (1990): 65-96;
[20] National Gallery of Art, « German Paintings of the Fifteenth and Seventeenth Centuries », p 154 https://www.nga.gov/content/dam/ngaweb/research/publications/pdfs/german-painting-fifteenth-through-seventeenth-centuries.pdf

2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

15 avril 2024

Après les calvaires vus de biais germaniques, passons un peu plus au Nord, où une formule moins excentrique va permettre de concilier la modernité de la perspective avec la centralité de la Croix.

Article précédent : 2a Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, pays germaniques

De premiers essais de spatialisation (1500-1530)

1475-1500 Maitre de la Legende de Saint Catherine (attr) Akademie der bildenden Künste Vienne schemaMaître de la Légende de Saint Catherine (attr), 1475-1500, Akademie der bildenden Künste, Vienne

La vue de biais s’introduit ici à dose homéopathique, pour les deux larrons seulement. L’artiste a tenté une originale composition, que l’on pourrait baptiser « en livre ouvert » (lignes jaunes). Les traits verts et rouge représentent la taille estimée des deux larrons, s’ils avaient les jambes tendues : ces tailles correspondent à peu près à celle des personnages au pied de leur croix. Compte tenu qu’il est accroché à la même auteur que le Bon Larron, le Christ est en revanche beaucoup trop grand.

Le choix de la vue de dos pour le Mauvais Larron est une différenciation négative, comme la barbe et le relâchement des bras.


1510 ca Meister von Delft Nord des Pays-Bas National Gallery schemaTriptyque de la Crucifixion
Maître de Delft (Nord des Pays-Bas), vers 1510, National Gallery

L’artiste ici reste très proche du modèle plan : Il n’y a pas de diminution perspective, et les groupes de personnages masquent opportunément le bas des Croix : on verrait sinon que celle du Bon Larron tombe en dehors de la colline.

Dans cette composition didactique réalisée pour un monastère, le Mauvais larron a peut être été placé de dos afin qu’il puisse méditer sur les deux scènes de l’arrière-plan où figure son homologue dans le Mal : la Trahison et le Suicide de Judas.

A remarquer les deux enfants qui conversent au premier plan, l’un traînant un arc : ils représentent l’imbécillité enfantine et l’indifférence aux souffrances du Christ, comme le garçon au bâton dans la Crucifixion de Jörg Breu (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


1510 ca Adriaen_van_Overbeke_-crucifixion_with_scenes_of_the_carrying_of_the_cross_and_the_resurrection Maagdenhuismuseum AnversTriptyque de la Crucifixion avec le Portement de Croix et la Résurrection,
Adriaen van Overbeke, vers 1510, Maagdenhuismuseum, Anvers

L’artiste a tenté une timide diminution perspective, mais a eu du mal à caser le mauvais Larron au premier plan (son bras gauche passe à peine devant la croix de Jésus). La vue recto verso des larrons fait écho à la vue recto verso des chevaux noir et blanc (les chevaux gris et brun restant dans le plan du tableau). Ce procédé crée un effet de spatialité tout en évitant la complexité d’une construction perspective rigoureuse. L’anecdote de la cécité de Longin et du cavalier qui lui vient en aide par derrière est ici bien mise en valeur. A noter l’opposition des vêtements : le Bon Larron en habit de ville et la Mauvais dans une chemise trouée.


1520 ca Ecole flamande Musee Paul Eluard St DenisEcole flamande, vers 1520, Musée Paul Eluard, Saint Denis

Cet anonyme reprend la même opposition et l’aggrave, par la vue infamante des fesses. Il masque la base des croix, pour conserver l’impression générale de la configuration plane.


1520-30 Anonyme Triptyque Crucifixion Seminaire TournaiTriptyque de la Crucifixion
Anonyme anversois, 1520-30, Séminaire de Tournai

Ici encore, la disposition recto verso des larrons a probablement été choisie pour former un contrepoint avec la disposition verso recto des chevaux, afin de produire une effet de spatialité.


Calvaires en arrière-plan

1508-10 Cornelis_Engebrechtsz._-bewening_met_stichters_en_heiligen Museum De Lakenhal LeydeTriptyque de la Lamentation, avec saints et donateurs, 1508-10, Museum De Lakenhal, Leyde 1515-20 engebrechtsz-the-lamentation-Musee des BA GandLamentation (atelier) 1515-20,  Musée des Beaux Arts, Gand

Cornelis Engebrechtsz

Les Dépositions de l’atelier Engebrechtsz, à Delft, témoignent du fait que les Calvaires vus de biais ne posaient pas aux artistes néerlandais de difficulté technique insurmontable : s’il les limitaient à des scènes d’arrière-plan, c’est pour ne pas heurter les habitudes visuelles : la vue de loin et de dessous évite la forte implication du spectateur que produisent les Crucifixions excentriques : rappelons qu’en 1510, elles commencent tout juste à apparaître en Allemagne, toujours avec le Mauvais larron vu de dos.

Dans les Flandres et en Hollande en revanche, depuis la Déposition de Campin, l’oeil s’est habitué depuis longtemps au Bon Larron vu de dos. Engebrechtsz utilise donc indifféremment les deux formules, en commençant néanmoins par la plus courante : le Mauvais larron vu de dos.


1511 Quentin_Massys Deposition Retable de la Guilde des Menuisiers Koninklijk Museum voor Schone Kunsten AnversQuentin Massys 1511, Triptyque de la Guilde des Menuisiers, Koninklijk Museum voor Schone Kunsten Anvers Engebrechtsz., Cornelius, c.1465-1527; The Entombment of ChristAprès 1511, copie attribuée à Cornelius Engebrechtsz, National Trust, Buckland Abbey

A Anvers, dans son triptyque majeur, Quentin Massys place lui aussi un calvaire vu de biais à l’arrière-plan, avec trois croix poutre et les deux larrons vus de face.

La copie dans le style Engebrechtsz le modifie selon les habitudes de l’atelier : configuration tronc-poutre-tronc et Mauvais larron vu de dos.


1510-20 Déploration Collégiale_Saint-Salvi_-_Chapelle_Saint-Louis (Albi)_Anonyme, Chapelle Saint Louis, Collégiale Saint-Salvi, Albi 1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr) PBA LilleMaître de l’Adoration Groote (attr), PBA, Lille

1510-20, Déposition

La Déposition récemment découverte à Albi présente le même croisement d’influences : les figures évoquent le style d’Anvers et le calvaire en biais celui de Delft. Même constatation pour celle attribuée au Maître de l’Adoration Groote.


1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr), triptyque St Antoine Abbé et Ste Catherine Musée national d'Art de catalogne, Barcelone

Triptyque de la Crucifixion, avec Saint Antoine Abbé et Sainte Catherine,
Maître de l’Adoration Groote (attr), 1510-20, Musée national d’Art de Catalogne, Barcelone 

Le même Maître de l’Adoration Groote,  dans sa Crucifixion, est probablement sous l’influence des Crucifixions excentriques germaniques dont il utilise deux procédés : la forte diminution perspective et le hors-champ partiel du larron du premier plan, sans aller jusqu’à la vue de biais de la Croix du Christ.

Le Mauvais larron vu de face tourne le dos au Christ, ce qui aboutit la surprise d’une main droite sortant du ciel telle la main de Dieu, alors que c’est celle du malfaiteur. Cet effet dramatique, totalement intentionnel puisque la main est située plus bas qu’elle ne devrait, souligne douloureusement l’abandon du Fils par le Père.


1510-20, Maître de l'Adoration Groote (attr), triptyque St Antoine Abbé et Ste Catherine Musée national d'Art de catalogne, Barcelone detail

La trouvaille est signalée au spectateur distrait par une brochette de mains.


Les deux Calvaire en biais de l’atelier Engebrechtsz

1511-20 cercle de Cornelis Engebrechtsz (anct Lucas de Leyde) Castelvecchio VeronaCercle de Cornelis Engebrechtsz (anciennement Lucas de Leyde), 1511-20, Castelvecchio, Vérone 1512-13 Altdorfer Sebastiansaltar Sankt Florian, Augustiner-Chorherrenstift schemaAltdorfer, 1512-13, Augustiner-Chorherrenstift, Sankt Florian

Cette Crucifixion de l’école de Delft est la seule l’on pourrait qualifier d’excentrique : comparer la pose du Mauvais larron et les figures repoussoir sous celui-ci.

Elle est aussi une charge anticatholique : voir le cardinal qui chevauche à l’arrière-plan droit, suivi d’un mine à capuche et d’un porteur de chouette.


1520 ca Cornelis_Engebrechtsz_-_Triptych_with_the_Crucifixion Galerie nationale de PragueGalerie nationale, Prague 1520 ca Engebrechtsz catharijneconvent Museum UtrechtCatharijneconvent Museum, Utrecht 1520-ca-Engebrechtsz_und_Werkstatt_-_Die_Kreuzigung_Christi-Kunstmuseum-Basel-_Inv._1248Kunstmuseum, Bâle

Triptyque de la Crucifixion avec le Portement de Croix et la Résurrection, Cornelis Engebrechtsz et atelier, vers 1520

Plusieurs triptyques très similaires, avec un cadre orné de grisailles et deux volets en quart de lune, sont sortis vers 1520 de l’atelier d’Engebrechtsz à Delft. Ces triptyques, en configuration plane, sont inspirés de celui d’Oberbeke à Anvers, sans en reprendre le Mauvais larron vu de dos.


1520 ca Engebrechtsz Catania (Sicily), F. Nava collection detail
Triptyque de la Crucifixion, Cornelis Engebrechtsz et atelier, vers 1520, F. Nava collection, Catane

Dix ans après le début des Crucifixions excentriques en Allemagne, la clientèle hollandaise n’apprécie guère la modernité des perspectives accentuées, puisqu’un seul triptyque de la série présente un Calvaire vu de biais, qui plus est avec un Bon larron vu de dos.


1520 ca Engebrechtsz Catania (Sicily), F. Nava collection schema

L’application de cette pose péjorative au Bon Larron n’est pas à comprendre comme une provocation supplémentaire, mais comme un choix compositionnel lié à la structure du triptyque : le regard se projette ainsi, en suivant la diagonale, jusqu’au volet droit (flèche verte) ; on comprend que le Bon larron est le seul à voir, au delà de la Mort, la Résurrection du Christ ; tandis que le Mauvais voit sa souffrance lors du Portement de Croix (flèche rouge).


Un calvaire très elliptique

1509 Lucas de Leyde Crucifixion (série de la Passion circulaire) British MuseumCrucifixion (série de la Passion circulaire)
Lucas de Leyde, 1509, British Museum

Cette gravure est la dernière d’une série de neuf, toutes en forme de rondel, à l’imitation de vitraux.

La composition est très innovante pour la période :

  • par la croix en biais et la forte diminution perspective,
  • par le hors-champ partiel du Mauvais Larron,
  • par l’ellipse complète sur le Bon ;
  • par l’inversion des conventions : les Mauvais en position d’honneur, regroupés autour de l’homme à la lance, et les Bons du mauvais côté de la Croix.

Tous ces écarts aux conventions, l’élimination du Bon Larron, le dernier regard du Christ vers les siens qui le pleurent, vont dans le même sens : le message tragique d’une Passion qui se conclut sur un personnage totalement négatif, le Mauvais Larron, regardant vers l’arrière comme pour récapituler toutes ces scènes où le Mal règne en maître.



Les expériences des années 1530

Une composition sans lendemain (SCOOP !)

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jan-swart-van-groningen attr coll part ferme (2)Vers 1530, Attribué à Jan Swart Van Groningen, collection privée

Le retable fermé montre le donateur, un évêque, en tête à tête avec le Christ ressuscité : son pupitre prolonge le tombeau et sa crosse fait pendant à la croix.



jan-swart-van-groningen attr coll part
En ouvrant les volets, on découvre ce qui a précédé : le Portement de Croix, la Crucifixion et la Résurrection, dans un paysage continu qui va du village, en bas, à une colline escarpée gravie par des voyageurs. Le volet de droite est une sorte de zoom sur le tombeau, quelque part dans cette colline.

Les crucifiés s’inscrivent dans ce mouvement panoramique : le Bon Larron et Jésus regardent vers la Résurrection, et même le Mauvais Larron, en détournant son regard du Christ, est contraint de faire de même. Le soldat qui s’enfuit conclut ce mouvement vers la droite. Dans le panneau central, le drame se déroule dans un mouvement rétrograde,  à contresens de l’histoire sacrée que le spectateur embrasse dans son ensemble : le porteur de roseau l’incline vers la gauche, et le lancier à cheval a déjà dépassé la croix, après avoir percé le flanc.

Cette composition profondément méditée est difficile à dater, car la chronologie de Jan Swart Van Groningen est mal connue, et on a remis en cause récemment l’attribution de Friedländer. Elle est en tout cas exceptionnelle pour les Pays-Bas de l’époque, qui répugnent à montrer de biais la Croix du Christ, de plus décentrée et de taille inférieure aux autres : seule la figure de Marie-Madeleine permet de l’identifier avec certitude.


1532 av Cornelis_II_Buys Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Châlons-en-ChampagneCornelis Buys II, avant 1532, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Châlons-en-Champagne

On connait une autre version de la scène centrale, avec des intentions clarifiées :

  • le mouvement rétrograde est accentué par le vent  qui emporte vers la gauche les tissus et rubans ;
  • la caractérisation du Mauvais Larron est accentuée par sa barbe blanche, son corps plongé dans l’ombre, et la large fissure du premier plan qui sépare sa croix des autres.

Cornelis Buys II est maintenant reconnu comme étant Cornelis Buys IV, fils de Jacob Cornelisz chez qui Van Scorel avait travaillé à Amsterdam avant de partir en Italie ( [21], note 7). Cornelis Buys IV étant mort en 1532, le tableau se trouve dans la même plage temporelle que le célèbre tableau de van Scorel pour la Oude Kerk d’Amsterdam :

1532 av Cornelis_II_Buys Musée des Beaux-Arts et d'Archéologie de Châlons-en-Champagne inverse

Cornelis Buys II, avant 1532, Musée des Beaux-Arts et d’Archéologie, Châlons-en-Champagne Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

On peut voir dans ces deux oeuvres, inventées dans une double proximité temporelle et sociale, deux manières concurrentes d’introduire la perspective dans le Calvaire :

  • l’une qui minore la Croix du Christ dans une lecture complexe où le regard (flèche bleue) va à rebours de la fatalité (flèche rouge) ;
  • l’une qui la majore, dans un message univoque qui renvoie les Romains à Rome.

C’est sans doute la cohérence, augmentée par les séductions de la manière italienne, qui ont fait le succès de la composition de Van Scorel, que nous allons maintenant examiner.


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Le Calvaire en biais rectifié

Larronsdedos_SchemaRectifie
Dans ce dispositif de compromis, les trois Croix sont plantées en diagonale par rapport au plan du tableau, mais la Croix du Christ reste dans ce plan.

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Un triptyque familial atypique

1530 Jan Swart van Groningen Hollande famille Hallincq with_the_Crucifixion,_Saints_and_Donors Städel Museum FrancfortTriptyque de Jan Hallincq et Elisabeth Boogaard
Jan Swart van Groningen (attr), vers 1530, Städel Museum Francfort

Ce retable familial était accroché dans une chapelle de la Nieuwkerk de Dordrecht jusqu’en 1578, où l’église fut affectée à la religion réformée. Récupéré par les petits-enfants, le triptyque passa dans la maison familiale et y demeura à titre de souvenir, même après la conversion des descendants au protestantisme, en 1588 [22].

Dans un rare effet de réalité, le paysage continu héberge les donateurs et les personnages sacrés à égalité d’échelle : pour respecter la diminution perspective, l’artiste n’a pas hésité à tronquer le larron du premier plan. Au centre la croix du Christ échappe à la vue de biais, comme il sied à la symétrie d’un triptyque familial : les membres masculins de la famille dans le volet gauche et les membres féminins dans le volet droit, accompagnés par les saints patrons de la famille, Saint Christophe et Sainte Elisabeth. Les deux volets étant équivalents, le choix audacieux du Bon larron vu de dos et tronqué ne peut s’expliquer que pour une raison formelle : accompagner la lecture de gauche à droite de l’ensemble.

Cette composition, qui constitue un compromis entre le Calvaire traditionnel, dans un plan, et la tendance moderne au calvaire vu en biais, n’a qu’un seul autre équivalent à l’époque, chez un peintre qui semble avoir influencé Jan Swart van Groningen : Van Scorel.


La Crucifixion perdue de van Scorel : sa Genèse

Je m’appuie ici sur la chronologie proposée sans l’article très argumenté de Molly Faries et Henri Defoer [21]


1530-32 Maarten van Heemskerck (seventeenth-century copy), Lamentation with Donor Museum Catharijneconvent, Utrecht photo Ruben de HeerLamentation avec donateur (Copie du XVIIèeme siècle)
Maarten van Heemskerck, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht, photo Ruben de Heer

Cette composition date probablement de la fin de la période où Heemskerck travaillait à Haarlem comme assistant de Van Scorel, lequel était rentré de Rome en 1524 avec une connaissance enviée de la peinture italienne. Le choix d’une composition avec le Bon Larron vu de dos s’explique pour des raisons purement compositionnelles :
1530-32 Maarten van Heemskerck (seventeenth-century copy), Lamentation with Donor Museum Catharijneconvent, Utrecht schema

Elle permettrait de faire porter le regard des larrons sur le visage du Christ et, au delà, d’attirer le regard sur le donateur. La disposition inverse aurait été désobligeante, en plaçant le commanditaire sous le patronage du Mauvais Larron.


1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, UtrechtCrucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (copie d’atelier)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

Ce célèbre tableau a été détruit lors de l’iconoclasme, mais on en a conservé deux copies. Le Mauvais Larron vue de dos inverse celui de van Heemskerck, ce qui prouve leur conception commune à Haarlem, avant que van Scorel ne quitte la ville en 1530.

Cette vue de dos fut très admirée par un contemporain, « parce que l’on pouvait voir à la fois sa colonne vertébrale et sa poitrine » ( [21], note 80)


Les raisons d’un succès

Le caractère attrape-tout de la composition est flagrant :

  • italienne par son arrière-plan romain,
  • germanique par sa vue en biais et la hauteur démesurée de ses croix,
  • novatrice par le décentrement de la Croix du Christ vers la droite,
  • conservatrice par le retour de celle-ci dans le plan du tableau,
  • solide par l’implantation des trois croix sur une même diagonale,
  • efficace par le fait que la croix du Christ est plus haute que les deux autres.

Il est très possible que cette « rectification » de la Croix ait été perçue, en milieu catholique, comme une réaction face aux Crucifixions excentriques considérées, depuis la Hollande, comme trop protestantes.


1550–75 After Jan van Scorel, Crucifixion Triptych,Kathedraal Museum Nieuwe Bavo, Haarlem.Crucifixion d’après van Scorel
Copie de 1550–75, Kathedraal Museum Nieuwe Bavo, Haarlem

Van Scorel a inventé cette autre Crucifixion expérimentale, connue par sept copies. Il faut croire que l’attrait de la nouveauté excusait, à l’époque, les incohérences narratives :  les deux larrons sont vus de dos et leurs croix sont implantées à l’arrière, de sorte qu’aucun dialogue avec le Christ n’est possible. Cette configuration radicale a pour inconvénient supplémentaire de rendre les larrons indiscernables.



La Crucifixion perdue de van Scorel : son influence

 

1527-1531 Pieter_Coeck_van_Aelst_Calvário_ Cathedrale de FunchalCrucifixion, 1527-1531, Cathédrale de Funchal 1540-45 Pieter_Coecke_van_Aelst_-_Tríptico_da_Descida_da_Cruz_(centre) Museu Nacional de Arte Antiga LisbonneTriptyque de la Déposition (centre), 1540-45, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Pieter Coeck van Aelst

Ces deux oeuvres de Pieter Coeck van Aelst témoignent de la diffusion de la formule rectifiée :

  • la plus ancienne  est encore en configuration plane, avec une opposition très originale entre le Bon larron, vu de face , vêtu comme le Christ, et le Mauvais vu de dos, vêtu comme un malandrin moderne ;
  • la seconde adapte l’idée de Van Scorel à une Déposition, tout en inversant la vue de dos.


1540-45 Pieter_Coecke_van_Aelst_-_Tríptico_da_Descida_da_Cruz_(centre) Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne schemaTriptyque de la Descente aux Limbes, Déposition et Résurrection

Le choix du Bon larron vu de dos s’explique ici encore par la structure en triptyque : il élève son regard vers le Christ triomphant, tandis que le Mauvais le baisse vers l’Enfer.


1538-42 Maarten van Heemskerck Crucifixion Cathedral, Linköping, Sweden schema.Triptyque de la Crucifixion, Maarten van Heemskerck, 1538-42, cathédrale de Linköping

Après avoir lui aussi effectué son voyage à Rome, Maarten van Heemskerck utilise ses acquis michelangelesques pour revisiter, dans un maniérisme débridé, la célèbre composition. S’il en conserve les trois principes (diagonale unique, croix du Christ plus haute et vue de face), l’intérêt n’est plus dans la construction perspective, mais dans le grouillement des anatomies contorsionnées.

Comme l’habitude s’en est maintenant installée, la posture des deux larrons s’inscrit dans la logique du triptyque :

  • le Mauvais regarde en arrière, vers la scène de la déchéance ;
  • le Bon regarde en avant, vers la scène de la victoire.


1543 Maarten van Heemskerck Le Calvaire Musée des Beaux Arts Gand photo jean-Louis MazieresCrucifixion provenant du couvent des Riches-Claires
Maarten van Heemskerck, 1543, Musée des Beaux Arts, Gand (photo Jean-Louis Mazières)

Contrastant avec la symétrie de la posture du Christ, les poses torturées des deux larrons proposent deux solutions virtuoses pour montrer simultanément le recto et le verso d’un corps. On notera le morceau de bravoure du premier plan : le soldat à plat ventre embrassant la croix du Mauvais Larron, dans une caricature du geste habituel de Marie-Madeleine.


1548 Maarten_van_Heemskerck_-_Christ_on_the_Cross_between_the_Thieves_ Statens Museum for KunstDessin de Maarten van Heemskerck, Statens Museum for Kunst, Copenhague 1548 Dirck Volckertsz. Coornhert dessin Maerten van Heemskerck Christus aan het kruisGravure de Dirck Volckertsz. Coornhert

Le Christ sur la Croix entre les larrons, 1548

Parmi les nombreuses Crucifixions maniéristes de van Heemskerck, celle-ci est la seule à montrer la croix du Christ vue de biais. Comme si, après avait épuisé toutes les variantes de postures, il ne restait plus qu’à remettre en cause la structure même de la composition, pour conduire l’oeil vers le clou du spectacle : le soleil qui sort de l’éclipse pour auréoler le Bon larron.
On retrouve par ailleurs les motifs habituels : le cheval vu de dos, le joueur de dés à plat ventre, la roue de supplice du côté du Mauvais Larron.


1415-20 Campin Bon LarronBon Larron, détail de la déposition de Robert Campin

A noter que le larron de gauche, dans le dessin, est probablement une citation bodybuildée du Bon larron de Robert Campin, qui a eu une influence durable dans les Flandres et en Hollande (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans).


1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage inverseCalvaire
Maarten van Heemskerck, 1549, Ermitage

Pour ce triptyque familial, Heemskerck est revenu au format traditionnel du calvaire plan, avec paysage continu et échelle homogène des personnages. En rejetant les larrons dans les volets, il donne plus d’ampleur au paysage, au risque d’une association désobligeante entre le Mauvais Larron et les femmes de la famille. On ne connaît pas les donateurs, mais on sait qu’ils étaient catholiques : une caricature de Luther en capuche rouge s’est glissée à gauche de la croix, intimant à Longin aveugle de percer le flanc du Christ.

On retrouve le morceau de bravoure du nu en raccourci au premier plan, la main gauche appuyée sur un marteau : il s’agit ici d’un bourreau qui participe au tirage au sort (on voit les dés sous son bras droit). Autre trouvaille graphique du premier-plan : le casque vide à côté du crâne.



1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage etat initial
Malgré la coïncidence des postures, le choix de la suspension haute des deux larrons n’est pas une citation de la Crucifixion de Gand d’Antonello de Messine (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), totalement dépassé en pleine période maniériste : elle résulte de la contrainte du haut du cadre, qui était à l’origine courbé (la grisaille du Serpent d’airain, qui était peinte au revers, a d’ailleurs conservé cette forme [22a]).



1549 Maarten van Heemskerck Calvaire Ermitage inverse
Dans le goût du michel-angélisme triomphant, le nu presque intégral n’était pas perçu comme un problème : mais sans doute eut-il été un peu osé de placer le fessier du Mauvais larron directement au dessus de ces dames.


1550 ca Van Heemskerck Kasteel-Museum Sypesteyn Loosdrecht
Van Heemskerck, vers 1550, Kasteel-Museum Sypesteyn, Loosdrech

A noter cet autre Calvaire de Van Heemskerck, sans donateurs, qui transpose la même composition en format portrait.


1520-40, Maestro_delle_Mezze_Figure_Femminili Crocifissione_di_Cristo, Galleria_SabaudaMaître des demi-figures féminines, 1520-40, Galleria Sabauda, Turin

L’évacuation des larrons dans les volets est très rare. Vingt ans plus tôt, cet autre artiste hollandais l’avait déjà fait, mais dans la configuration inverse, sans doute pour des raisons purement formelles :

  • le Bon larron est vu de face par contrapposto avec le soldat vu de dos, pose nécessaire pour mettre en valeur son spectaculaire plumet ;
  • le Mauvais larron est vu de dos par contrapposto avec les deux saintes femmes vues de face, qui s’avancent vers la Vierge.

On notera que le pagne du mauvais larron flotte à contresens des deux autres, confirmant que l’artiste se soucie plus des considérations de symétrie que du réalisme narratif.



Rareté des calvaires vus de biais

Larronsdedos_SchemaBiais

C’est sans doute la prégnance du calvaire rectifié de Van Scorel qui a inhibé, en Flandres et en Hollande, la composition concurrente : celle où la Croix du Christ est vue de biais.

1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, UtrechtCrucificion de la Oude Kerk, Van Scorel 1534 Pieter Coecke van Aelst (I) (attr) Triptychon über die Geschichte des Hl. Kreuzes Sint-Niklaaskerk VeurneTriptyque de l’histoire de la Sainte Croix
Pieter Coecke van Aelst (I) (cercle), 1534, Sint-Niklaaskerk, Veurne

Les monuments romains à l’arrière plan-gauche trahissent l’influence de la composition de Van Scorel, dont le Triptyque de la Saint Croix constitue une sorte de dilatation panoramique. Au lieu de se planter au premier plan comme forme structurante de toute la composition, la croix du Christ recule au plan moyen et se soumet à la perspective d’ensemble.


1540-50 Pieter Coecke van Aelst National_Gallery_IrelandCalvaire, Pieter Coecke van Aelst, 1540-50, National Gallery, Dublin

Ce triptyque familial est bien moins abouti que celui de Swart bon Groningen dix ans plus tôt : si le paysage est continu, il ne respecte pas une échelle homogène : les personnages des volets latéraux sont trop grands, sans que leur implantation ne permette de les imaginer au premier plan. Pour caser son Calvaire vu de biais, l’artiste ne s’est pas résolu à tronquer le larron du premier plan : le résultat est contreproductif, puisqu’il rapproche du Christ la croix du Mauvais larron. De plus, par cette disposition à contresens, le panneau central casse la lecture de l’ensemble.



1540-50 Pieter Coecke van Aelst National_Gallery_Ireland inverse
L’artiste aurait pu avantageusement choisir la composition opposée, avec le Bon Larron vu de dos : mais prisonnier des habitudes, il a préféré associer par la vue de dos le larron et le cheval du centurion, cheval qui ne peut se trouver que du mauvais côté de la Croix.

Ces difficultés de conception expliquent sans doute la rareté des triptyques familiaux avec un calvaire vu de biais.


1545 Deposition, Cornelis Bos, naar Lambert Lombard RijksmuseumDéposition, 1545, gravure de Cornelis Bos d’après un dessin de Lambert Lombard, Rijksmuseum 1550 ca Deposition Musee des Beaux Arts CaenDéposition, bronze doré, vers 1550, Musée des Beaux Arts, Caen

La vue de dos dénigre ici le Mauvais Larron de deux manières : par le hors champ et en montrant la face non rabotée de sa croix.



Après 1550

Après les expériences de Van Scorel et les exubérances de Heemskerck, la vue de biais se banalise et les peintres tendent à utiliser indifféremment les différentes formules : vue de dos du Bon ou du Mauvais Larron, calvaire en biais ou rectifié. La préférence va néanmoins à celles qui suivent le modèle de Van Scorel : croix du Christ frontale et Mauvais Larron vu de dos.

Formule rectifiée

1550 ca Michiel Coxie CATEDRAL, Valladolid photo Ana Diéguez-RodríguezMichiel Coxie, vers 1550, Cathédrale de Valladolid (photo Ana Diéguez-Rodríguez) 1565-1610 Pieter Jalhea Dufour, Michiel Coxie El_Calvario BIBLIOTECA NACIONAL DE ESPAÑAGravure de Pieter Jalhea Dufour (1565-1610) d’après Coxie, Biblioteca nacional de Espana

Crucifixion

Il s’agit très probablement du tableau célèbre réalisé pour l’église Notre Dame d’Alsemberg, près de Bruxelles, et vendu en Espagne au moment de l’iconoclasme [23]. Très lisible, la composition utilise l’oblique du roseau pour isoler tous les Mauvais sur la droite (le Larron, les joueurs de dés, et les soldats au fond). La diminution perspective associe la Vierge et le bon Larron. Ce qui laisse toute la place centrale au thème original du tableau : le dialogue entre Jean et le Christ. C’est la marche du Saint dans le sens de la lecture qui oblige à placer à gauche le larron le plus éloigné.


Michiel Coxie coll part rkdCrucifixion, Michiel Coxie, collection particulière (photo rkd)

Coxie a repris la même disposition des croix dans cette composition, où les Saintes femmes viennent accompagner Jean au premier plan  tandis que le soldat porteur de roseau se décale sous le Mauvais larron, laissant place  à Marie-Madeleine.


1575 ca Pietersz, Pieter Epitaph St.Nicolaikirche Kalkar

Épitaphe du maire d’Amsterdam Cornelis Jacobsz Brouwer et de son épouse Cornelia Wessels ,
vers 1570, Eglise Saint-Nicolas, Kalkar

Cette épitaphe d’un maire catholique est banale, mais historiquement intéressante : elle a été en effet envoyée en Allemagne après l’Alteratie de 1578, lorsque les catholiques ont perdu le pouvoir à Amsterdam.


1576 Dominique Lampson Calvaire Eglise Saint Quentin, HasseltDominique Lampson, 1576, Eglise Saint Quentin, Hasselt 1540 ca Giulio Bonasone d'apres Christ pour Vittoria Colonna de Michelange METGravure de Giulio Bonasone d’après le Christ pour Vittoria Colonna de Michelange, vers 1540, MET

Cette composition de Dominique Lampson est la seule toile connue de ce peintre, qui fut surtout un théoricien de l’art. Les deux larrons sont empruntés à la gravure de Dufour d’après Coxie, et le Christ déhanché à Michel-Ange. Le résultat de ce collage studieux est l’impression fâcheuse que le Christ cherche à parer le coup de lance qui se prépare..


Calvaire en biais

1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582

Le cavalier Longin prend ici toute la place : pour que son coup de lance soit donné dans le sens de la lecture, les saints personnages doivent être repoussés, de manière paradoxale, dans le camp du Mauvais Larron.


Cercle de Coxie coll partCercle de Coxie, collection particulière 1607 inconnu Catharijneconvent utrechtAnonyme, 1607, Catharijneconvent, Utrecht

Malgré son non-conformisme, la composition a eu une grande fortune dans les Flandres, jusqu’à une oeuvre majeure de Van Dyck en 1620 (voir 3 Les larrons vus de dos : postérité).


Versatilité dans un atelier liégeois

1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) RijksmuseumRijksmuseum 1550-60 pierre noire de Theux Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Musee Curtius Liege BMusée Curtius, Liège

Crucifixion (pierre noire de Theux), Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr), 1550-60

Ces bas-reliefs en pierre noire sont attribués à un atelier fondé à Liège en 1518 par un sculpteur d’origine italienne, Nicolas Palardin. Celui-ci ne s’intéresse ni à la taille relative des objets (le cheval de droite est trop grand, les joueurs de dés sont trop petits) ni à la perspective : les trois croix sont implantées en configuration plane, mais la traverse du Mauvais larron est hypertrophiée pour donner l’illusion d’un grossissement perspectif.


1586 Julius Goltzius gravure d'apres memling inverse detailJulius Goltzius, 1586 , gravure d’après Memling (inversée)

Le groupe des quatre soldats jouant aux dés, en bas à droite, présente deux gauchers et deux droitiers, soit la même configuration que dans le Calvaire perdu de Memling dont nous avons déjà parlé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans). Palardin a dynamisé la scène en imaginant que le soldat droitier debout, soutenu par un camarade, vient d’être blessé par le gaucher à la dague. Celui-ci est absent dans la copie du Musée Curtius, ce qui rend la scène incompréhensible.


1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Rijksmuseum detail bon 1550-60 pierre noire Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Rijksmuseum detail mauvais

De même est absent le Mauvais larron vu de dos, pour lequel l’atelier a inventé là encore une iconographie unique : sa main droite est clouée par derrière, sans doute en punition de ses vols. Le Bon Larron, identique dans les deux versions, est fixé lui aussi d’une manière très particulière : lié en haut et cloué en bas.


1550-60 pierre noire de Theux Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr) Musee Curtius LiegeEpitaphe, Crucifixion (pierre noire de Theux), Nicolas Palardin et Martin Fiacre (attr), 1550-60, Musée Curtius, Liège

Il ne faut pas surévaluer l’importance symbolique de la vue de dos pour l’atelier, puisqu’elle est ici appliquée au Bon larron. Les deux chevaux affrontés sont remplacés par deux groupes de cavaliers qui se rencontrent à l’arrière-plan. Au premier plan a été rajouté, comme s’il était le sujet de la Lamentation, le gisant du commanditaire de l’épitaphe. Des pleureuses aux plis mouillés errent entre les groupes, dans une totale incohérence des tailles.


Versatilité chez Pieter Aertsen

1546-47 Triptyque de Jan van der Biest Pieter Aertsen, Maagdenhuis_Museum AnversTriptyque de Jan van der Biest, Pieter Aertsen, 1546-47, Maagdenhuis Museum, Anvers 1550 ca The_Crucifixion_attributed_to_Pieter_Aertsen_Museum_CatharijneconventCrucifixion, vers 1550, Pieter Aertsen (attr), Museum Catharijneconvent, Utrecht

Ces oeuvres très voisine témoignent d’une certaine légèreté d’Aertsen vis à vis de l’exactitude perspective :

  • dans la première, une légère diminution de taille suggère un calvaire vue en biais,
  • dans la seconde, les croix des deux larrons sont repoussées à l’arrière-plan, au mépris de la véracité scripturale.

Pieter Aertsen Christ on the Cross Museum of Foreign Art, RigaMuseum of Foreign Art, Riga Pieter Aertsen The Crucifixion coll partCollection particulière

Attribué à Pieter Aertsen

  • la troisième est très semblable, mais avec la croix du Christ vu en bais ;
  • la quatrième est une vue en biais rectifiée, avec le Bon Larron vu de dos.

Cette versatilité montre que, vers 1550, le choix de de la perspective et de la vue de dos des larrons est devenu un élément variationnel comme un autre.


Versatilité chez Frans Floris

1550-1600 Frans Floris (ecole) Walker Art Gallery, LiverpoolWalker Art Gallery, Liverpool 1560 Frans Floris Slovak National Gallery BratislavaSlovak National Gallery, Bratislava

Frans Floris, atelier, vers 1560

Ces deux compositions diminuent l’oblique et le rétrécissement perspectif au profit d’une symétrie d’ensemble.


1560 ca Franz Floris, „Kreuzigung Christi“Museum Wiesbaden Photo Bernd Fickert.Frans Floris, vers 1560, Musée de Wiesbaden (Photo Bernd Fickert)

Dans cette perspective dramatique, Floris met au premier plan les pieds transpercés du Bon Larron, devant une éclaircie fuligineuse hérissée de croix.


1560 ca Floris Chateau de Sønderborg rdkFrans Floris, vers 1560, Château de Sønderborg, photo rdk.

Configuration inversée dans ce triptyque, sans qu’on puisse déceler une intention particulière.


Quelques compositions inventives à la fin du siècle

1588-92 Crucifixion, dessin Crispijn van den Broeck gravure Jacob de Gheyn (II)Gravure de Jaques de Gheyn (II) d’après un dessin de Crispijn van den Broeck, 1588-92

Le roseau avec l’éponge et la présence de Saint Jean et de la Vierge sous le regard du Christ montrent que nous sommes pas encore un moment de la mort. Une couronne de nuages sombres commence à se former au dessus de la Croix.


1595 dessin Jacques de Gheyn (II) graveur Zacharias Dolendo Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Zacharias Dolendo d’après un dessin de Jacques de Gheyn (II), 1595, Rijksmuseum

Le moment choisi ici est celui la dernière parole du Christ : « Seigneur pourquoi m’as-tu abandonné ». Les deux saintes femmes pleurent, Saint Jean se détourne vers l’arrière, et Marie est la seule à échanger encore un regard avec son fils.

De Gheyn ne se soucie guère du respect de la perspective, avec ce Bon larron gigantesque par rapport aux soldats qu’il surplombe, et l’échelle aux barreaux trop nombreux. Son intérêt va aux phénomènes cosmiques, avec les deux fissures qui fracturent le Golgotha et le vortex spectaculaire qui s’ouvre au dessus du Christ, repris de la gravure précédente. Sous la lune à peine visible, la diagonale de l’échelle forme avec celle de la roue un couple symbolique :

  • derrière le Bon larron, l’échelle impossible monte jusqu’au soleil ;
  • derrière le Mauvais larron, même l’oiseau renonce à s’envoler.


1596 - 1598 Kruisafneming, Jacques de Gheyn (II), naar Karel van Mander (I), RijksmuseumDescente de Croix, gravure de Jacques de Gheyn (II),  dessin de Karel van Mander (I), 1596 – 1598, Rijksmuseum 1681 Jan Luyken Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamCrucifixion, Jan Luyken, 1681, Rijksmuseum

L’idée originale de Karel van Mander est d’écarter les larrons vers la marge :

  •  Le Bon larron, pratiquement en hors champ, est déjà monté au ciel ;
  • le Mauvais, dont la croix est plus courte, contemple la roue de justice.

La gravure de Jan Luyken, presque un siècle plus tard, retrouvera la même composition, en lui ajoutant un contraste lumineux :

  • le Bon larron, dans l’ombre, regarde la lumière surnaturelle du Christ ;
  • le Mauvais larron, dans la lumière naturelle, ne la voit pas.


1599 Crispijn van de Passe dessin Joos van Winghe Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Crispijn van de Passe, d’après un dessin de Joos van Winghe, 1599, Rijksmuseum

La séparation binaire traditionnelle est remplacée par un étagement en quatre plans :

  • au premier, les soldats effrayés par les morts qui sortent de la terre ;
  • au deuxième, les trois croix ;
  • au troisième, les saints personnages ;
  • au fond, un immense soleil central à demi caché par les nuages.

L’absence de la plaie au flanc et la présence de l’éponge indiquent que le Christ est encore vivant.

Cette composition étrange suit exactement la légende :

Il a livré sa vie à la mort et a été compté parmi les criminels. Isaïe 53

Tradidit in mortem animam suam, et cum sceleratis reputatus est. 

  • Le soleil qui se voile, métaphore de la mort qui approche, illustre la première proposition ;
  • la croix prise en étau entre celles des larrons, la seconde.


1600 Crispijn van de Passe dessin Joos van Winghe Kruisiging van Christus Rijksmuseum, AmsterdamGravure de Crispijn van de Passe, d’après un dessin de Joos van Winghe, 1600, Rijksmuseum

L’année suivante, le graveur a recyclé le soleil central et la disposition générale des croix, en les décalant légèrement pour les adapter au format ovale. La moitié inférieure en revanche est parfaitement conventionnelle.



En synthèse

Larronsdedos_SchemaBiaisHollandeSynthèse
C’est en Hollande plutôt que dans les Flandres qu’ont lieu les tournants majeurs.

On ne trouve guère, au début du 16ème siècle, que des configurations planes (van Overbeke) et des rarissimes essais de Calvaires en biais dans l’atelier d’Engebrechtz.

C’est vers 1530 que le Calvaire vu de biais entre véritablement en piste, avec des oeuvres mal connues du jeune Heemskerck et du mystérieux Swart van Groningen. Mais ces tentatives sont immédiatement éclipsée par l’invention, par Van Scorel, de la formule intermédiaire de la « vue de biais rectifiée », qui jouit d’un succès immédiat par son compromis entre tradition et modernité. Développée par Heemkerck dans l’esprit maniériste, puis reprise par Coxie, elle va largement dominer pendant une vingtaine d’années.

A partir de 1550, le public a assimilé les différentes formules en on note une certaine versatilité dans les ateliers.

A la fin du siècle apparaissent quelques gravures inventives, dans l’une ou l’autre formule.



Article suivant : 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie

Références :
[21] Molly Faries, Henri Defoer, « Jan van Scorel’s Crucifixion for the Oude Kerk, Amsterdam: The “finest painting in all of the regions of Flanders”, » Journal of Historians of Netherlandish Art 12:2 (Summer 2020) DOI: 10.5092/jhna.2020.12.2.1
https://jhna.org/articles/jan-van-scorels-crucifixion/
[22] Marianne Eekhout « Werk, bid & bewonder: Een nieuwe kijk op kunst en calvinisme » https://books.google.fr/books?id=eiUGEAAAQBAJ&pg=PT2&dq=Jan+Swart+van+Groningen+staedel+museum
[22a] Jefferson C. Harrison, « The Brazen Serpent » by Maarten van Heemskerck: Aspects of Its Style and Meaning », Record of the Art Museum, Princeton University, Vol. 49, No. 2 (1990), pp. 16-29 https://www.jstor.org/stable/3774677
[23] Ana Diéguez-Rodríguez « The artistic relations between Flanders and Spain in the 16th Century: an approach to the Flemish painting trade » Journal for Art Market Studies https://www.fokum-jams.org/index.php/jams/article/view/90/171

2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie

15 avril 2024

L’Italie n’admet que fort tardivement la formule du larron vu de dos, sous forme de foyers isolés.

Article précédent : 2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

Un précurseur isolé : Le Pordenone

1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral ensemble

Golgotha, Le Pordenone, 1520-21, Cathédrale de Crémone

Cette fresque, la plus grande d’Italie à son époque, occupe tout le haut de la contre-façade, là où traditionnellement on place le composition binaire du Jugement dernier, avec le Christ au centre séparant les Elus et les Damnés.  L’idée d’une Crucifixion à cet emplacement, qui plus est avec une croix décentrée et vue de biais, est totalement atypique dans l’Italie de l’époque.



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral detail
Le centre de la composition est occupé par une invention extraordinaire : posé sur l’arcade, un soldat tient d’une main une épée cruciforme et, de l’autre, fait voir aux fidèles le décentrement de la croix. Il s’agit du Centurion converti, qui atteste de la divinité du Christ.



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral
Dans la continuité de l’épée symbolique du Centurion, l’oeil suit la lance de Longin et monte jusqu’au Bon Larron, dans une oblique qui unit les trois Convertis par la Crucifixion ( [24], p 115). Le ciel assombri, plus haut, et le Mauvais Larron dont on est en train de briser les jambes, en face, font comprendre que nous sommes juste après le coup de lance, et que le véritable thème de la fresque est celui de la Conversion.

Le Centurion monte d’ailleurs la garde derrière la fissure créée par le tremblement de terre, qui sépare les Bons à gauche et les Méchant à droite.


1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral anisemite

Cette partie droite comprend plusieurs éléments antisémites : l’enfant immature (le « peuple enfant »), l’âne stupide et un gros homme qui compte sur ses doigts. La fissure entre la Chrétienté (le centurion) et la Judéité (le cavalier désarçonné) traduit très exactement l’actualité politique crémonaise : la demande d’une expulsion des Juifs de la ville, ou du moins d’une ségrégation [25].


La vue de dos du Mauvais Larron s’inscrit parmi ces éléments péjoratifs.

Pour expliquer la vue de biais de l’ensemble, on a invoqué l’influence des Crucifixions excentriques germaniques, Pordenone étant originaire du Frioul [25a]. Mais aucune des gravures disponibles à l’époque n’est comparable à cette composition : centrée non pas sur le Christ, mais sur le Centurion triomphal, elle a été inventée ad hoc, pour répondre aux exigences du contexte politique local (ce pourquoi elle n’a été reprise nulle part en Italie).



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral schema
Dans la partie positive, les trois Convertis (ligne jaune) regardent ou désignent (flèches bleues) le Christ décentré , établi comme en avant-poste dans une proximité dangereuse avec le Mauvais Larron, et frôlé par la même massue. Plus bas, le cheval cabré menace vainement le Centurion, qui garde la frontière diagonale de la fissure. La vue de dos des deux attaquants, le Mauvais Larron et le cavalier, souligne ce mouvement tournant (flèches rouges) qui épouse la courbe de l’arcade .


A Crémone en 1569

1569 Antonio Campi Kreuzigung mit Szenen der Passion LouvreLes Mystères de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension du Christ
Ecole de Antonio Campi, 1569, Louvre

Ce panorama synoptique, où sont représentés à des tailles diverses de nombreux épisodes de la Passion, à été commandée par Saint Charles Borromée pour son oratoire privé de Milan [26]. La configuration du calvaire, très singulière pour l’Italie de l’époque, n’a pas été inspirée à Campi par une gravure germanique ou hollandaise.



1569 Antonio Campi Kreuzigung mit Szenen der Passion Louvre schema
En fait, l’échelle du Mauvais larron, le juif comptant sur ses doigts et l’âne montrent que le peintre crémonais n’a pas cherché son modèle bien loin : à la cathédrale de la ville, dans la fresque du Pordenone.

L’inversion des vues de dos se comprend très bien dans le contexte : ainsi disposé, le Bon Larron voit en haut à droite le clou du tableau : le Paradis qui s’ouvre tel un champignon doré, dans le dos du Mauvais larron qui tend vainement ses bras en arrière pour l’atteindre.



Le foyer vénitien après 1555

Mis à part l’exception crémonaise, c’est presque exclusivement à Venise que vont apparaître, dans la seconde moitié du 16ème siècle, les rares larrons vus de dos d’Italie.

Chez le Tintoret

1554-55 tintoretto-crocifissione San Severo accademia veniseCrucifixion pour l’église San Severo
Le Tintoret, 1554-55, Accademia, Venise

Ce serait faire offense au Tintoret que de chercher un modèle à cette vaste composition. S’il fait tourner les croix des larrons, il ne se risque pas faire de même celle du Christ – ce qui montre rétrospectivement toute l’audace du Pordenone, trente cinq ans plus tôt. Il ne s’agit en rien ici d’un calvaire vue de biais dans son ensemble, mais d’un calvaire vu de face rythmé par des procédés de profondeur : la vue de biais des deux larrons en fait partie, tout comme l’immense porte-drapeau à gauche, où le joueur de dé en raccourci à droite.



1554-55 tintoretto-crocifissione San Severo accademia venise schema
La frise se lit en trois tranches :

  • une scène introductive astucieuse, orientée à contresens comme le premier porte-drapeau qui sort en hors champ à gauche : à la grande figure du second porte-drapeau fait écho celle de Saint Jean, penché sous la croix du Mauvais larron comme sous un étendard (en jaune) ;
  • la Croix du Christ et les personnages sacrés, jusqu’au laurier coupé qui repousse, symbole de la victoire et de la Résurrection (en vert) ;
  • comprimés à droite, tous les personnages négatifs : les joueurs de dés, le cavalier et le Mauvais larron.

Les deux « cloisons » matérialisent cette expansion autour du Christ en Croix , qui imite les mouvements autour du Christ du Jugement dernier : vers la gauche et le Paradis pour les Bons, vers la droite et l’Enfer pour les Mauvais.


1585 ca TINTORETTO KREUZIGUNG-CHRISTI_Altarbild der Münchner Augustinerkirche alte pinacothek Munich No1512Crucifixion pour l’autel de l’église des Augustins de Münich
Le Tintoret, vers 1585, Alte Pinacothek, Münich

Tintoret ne peindra qu’une seul fois un véritable Calvaire vu de biais, pour l’exportation en pays germanique. On appréciera la furia exceptionnelle de la scène : les nuages qui s’ouvrent, les cavaliers qui partent dans tous les sens, les corps qui tombent à la renverse parmi les morts.


Chez Véronèse

La chronologie des Crucifixions de Véronèse est mal connue et discutée, je reprends ici celle de Carlo Corsato dans un article récent [27], qui les date toutes des années 1575-80.


1575-80 veronese , Studies for a Crucifixion Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of HarvardEtude pour une Crucifixion
Véronèse, Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of Harvard

On note d’emblée une grande hésitation concernant le Bon Larron : ses jambes ont varié et sa croix est incomplète (en L plutôt qu’en T), tandis que celle du Mauvais Larron est en T, et perpendiculaire à celle du Christ : comme si Véronèse cherchait une échappatoire à la solution germanique : les trois croix en cube et le Bon Larron vu de dos.


1575-80 Veronese_-_Crucifixion_LouvreCrucifixion
Véronèse, 1575-80, Louvre

Ce Bon larron très particulier, vu de profil et attaché des deux bras à une unique branche, se retrouve dans cette célèbre Crucifixion, dont le format carré et la petite taille suggèrent qu’elle était à usage privé.

La silhouette singulière entièrement recouverte d’un tissu jaune a souvent été interprétée comme la Synagogue, dont les yeux sont voilés. Cette interprétation a été remise en cause par Carlo Corsato, qui y voit une des deux Maries que Véronèse représente habituellement dans ses Calvaires. Le fait qu’une seconde métaphore du voile – le nuage qui masque le soleil – se trouve juste à son aplomb remet néanmoins en selle la première interprétation, qui n’est d’ailleurs pas contradictoire : Véronèse s’est servi d’une des deux Maries pour symboliser la Synagogue (sur un autre détournement symbolique d’un élément ordinaire, voir Les anges dans le palmier).


1575-80 veronese-werkstatt-die-kreuzigung-christi-gal-nr-231-illustration-mdGemäldegarie, Dresde (détruit en 1947) 1575-80 Paolo_Veronese_-_Crocifissione_-_Musei_Civici_-_Padova sur pierre noireCopie sur pierre noire, Musei Civici, Padoue

Atelier de Véronèse, 1575-80

Le Bon Larron est probablement ici encore attaché à une croix en L, mais de manière ambigüe puisqu’un seul bras visible. Le Mauvais larron est clairement suspendu à une croix en L, puisqu’un repose-pied a été ajouté pour montrer que la branche est unique.


575-80-Veronese-San-Nicolo-della-Lattuga_Crucifixion_-Accademia-veniseCrucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise

Le Calvaire sert de source à l’écoulement des soldats vers la vallée, avant la remontée vers Jérusalem. On notera, caché dans l’ombre du premier plan, un coup de théâtre spectaculaire : un des joueurs de dés se retourne, au bruit que fait le panier en chutant de la stèle, brutalement basculée par un mort qui soulève sa dalle. Tout est donc cohérent avec une lecture de gauche à droite.



1575-80 Veronese (San Nicolo della Lattuga)_Crucifixion_-Accademia venise detail
Installé à la droite du Christ comme le spectateur privilégié de ce vaste panorama humain, le Bon Larron est très discrètement montré de dos. La diagonale de sa croix barre l’éclipse du soleil, faisant d’autant plus ressortir la seule lumière qui reste : celle de l’auréole divine.


1575-80 Veronese (atelier) Musee Pouchkine MoscouVéronèse (atelier), 1575-80, Musée Pouchkine, Moscou

La composition est ici inversée, pour s’accommoder au thème principal : la lumière qui tombe en diagonale pour irradier le corps du Christ, figé dans l’immobilité de la mort.

En bas au contraire les événements se précipitent : le centurion se jette à genoux et se découvre, le cheval baisse la tête d’un air inquiet, Marie s’évanouit et les trois autres se retournent vers le halo miraculeux.

A l’arrière-plan gauche nous est montrée l’invention de l’atelier, la croix en L, ici inutile puisque, dans cette orientation du Calvaire, c’est le Mauvais Larron qui est vu de dos.

Ces ruses et atermoiements prouvent que, du moins pour Véronèse, la vue de dos est encore perçue comme péjorative, et ne peut s’appliquer qu’au Mauvais Larron.


L’exportation en Bavière

1590 Aegidius Sadeler II d'apres Christoph Schwarz Christ Crucified between the Two ThievesGravure d’Aegidius Sadeler II, 1590 1590 ca Christoph Schwarz (attr) Kalvarienberg mit der Kreuzigung Christi coll partCollection particulière

Christoph Schwarz

L’original a disparu, mais nous est connu par la gravure, ainsi que par cette extension en format panoramique.

Christoph Schwarz s’est rendu en 1570 à Venise pour apprendre ce nouveau style et l’acclimater en Bavière. On le reconnaît dans cette Crucifixion vue de biais, dans laquelle l’effet de lumière joue un rôle primordial.


1620 ca Hans_I_Jordaens_-_Crucifixion_Coll partHans I Jordaens, vers 1620, collection particulière 1643 Hans_Jordaens_III_The_Crucifixion coll partHans III Jordaens, 1643, collection particulière

Via la gravure, la composition de Schwarz a poursuivi sa carrière au siècle suivant en Hollande, chez Hans I Jordaens à Delft puis chez son petit-fils supposé.

Cette filiation confirme qu’à la fin du 16ème siècle, les artistes ne se posent plus de questions théologiques sur le larron à représenter de dos, mais suivent simplement des habitudes : Schwartz reprend scolairement le modèle le plus courant chez les Vénitiens (le Bon Larron de dos) et le transmet à certains peintres en Hollande, où c’est plutôt le modèle inverse, celui de Van Scorel, qui domine.



La Déposition de Peterzano

1572-75 olio su ardesia Strasbourg_MBA,_Simone_Peterzano_(full)Simone Peterzano, 1572-75, Musée des beaux Arts, Strasbourg

On date cette huile sur ardoise du retour à Milan du jeune Peterzano, après sa formation à Venise dans l’atelier de Titien [28]. Le caractère excentrique de la composition, avec ses croix disposées selon un cube, et le sépulcre en hors champ (coin inférieur gauche) est nettement plus prononcé que tout ce qui se faisait à l’époque en Italie, même dans l’atelier de Véronèse. S’agissant d’une commande privée du mécène de Peterzano, le milanais Gerolamo Legnani, les goûts personnels du commanditaire ont dû jouer. Le caractère ad hoc de la composition transparaît dans les deux larrons, qui recopient des modèles de Michel-Ange présents à Milan à cette époque [28a].


castello-sforzesco-crucifixion-group-bronzo-_-possibly-raffaello-da-montelupo-after-michelangeloCrucifixion en bronze d’après des modèles en cire de Michel-Ange, Castello Sforzesco, Milan

Tout se passe comme si la composition avait été conçue comme une sorte de présentoir, mettant en scène les modèles de Michel-Ange sous l’angle le plus spectaculaire : la vue choisie met en évidence les deux liens qui attachent, à des hauteurs différentes, les pieds du Mauvais Larron.


En aparté : les pieds décalés en hauteur

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detailCrucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue

Comme nous l’avons observé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), l’idée de décaler en hauteur le pied gauche du Mauvais larron est une invention frappante de Pollaiuollo : dans sa révolte incoercible, le supplicié à trouvé la force de tordre le clou et d’arracher le pied.


Crucifixion, Michelange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN
Crucifixion, Michel-Ange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN

Ce dessin attribué à Michel-Ange semble reprendre la même idée, mais de manière idéalisée : les jambes dissymétriques du Mauvais larron traduisent son refus viscéral, tandis que celles du bon Larron, alignées sur celles du Christ, expriment l’acceptation de son propre sort et de la divinité de Jésus. Un avantage supplémentaire, bien exploité dans le dessin, est la mise en valeur sensuelle du postérieur du Mauvais larron (ce que Peterzano a prudemment évité, en le masquant derrière la croix).


1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, Utrecht detailCrucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (détail)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

En Hollande, le motif figure dans la célèbre composition de Van Scorel, avec des détails aggravants :

  • les pieds mi attachés mi cloués, suggérant le désordre ;
  • les clous qui traversent les poutres, suggérant la force et la violence.

A la suite de cette influente composition, la plupart des Mauvais larrons vus de dos, en Hollande, ont le genou gauche relevé.


Wolfgang Huber (attr) coll part detailCrucifixion avec donateurs (détail)
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière

Dans un contextes très différent, on retrouve ici le détail des clous traversant les troncs et l’opposition entre clous et corde.

Plutôt qu’une hypothétique filiation, il vaut mieux voir dans ce motif une réinvention sporadique, conséquence technique de la vue de dos du Mauvais larron : relever son genou gauche permet de montrer un peu plus de son corps.



 

Un timide foyer florentin, après 1583

1573 Visione_di_san_Tommaso_d'Aquino_-_Santi_di_Tito Firenze, Cenacolo di San Salvi1573, Cenacolo di San Salvi 1593 Santi_di_tito,_visione_di_san_tommaso_d'aquino San Marco Florence1593, San Marco

Vision de Saint Thomas d’Aquin, Santi di Tito, Florence

Ces deux toiles permettent de cerner le moment où a cessé la résistance florentine à la Crucifixion vue de biais.


1572 Giovan_battista_naldini,_deposizione_dalla_croce,_ Santa Maria Novella Florence1572, Santa Maria Novella 1583 Naldini Giovanni Battista Santa Croce Florence beniculturali1583, Santa Croce, photo beniculturali

Déposition, Giovan Battista Naldini, Florence

Le Calvaire vu de biais suit les mêmes étapes qu’en Flandres au début du siècle : introduction prudente en arrière-plan d’une Déposition, puis passage au second plan. On comprend que la vacuité de la croix a facilité ce processus de décentrage et de vue de biais qui, dans l’Italie de la Contre-Réforme, risquait d’être perçue comme désacralisante.


1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582 1590-1600 francesco-curradi-christ-en-croix-entouré-des-deux-larrons coll partFrancesco Curradi, 1590-1600, collection particulière

Curradi, un élève de Naldini, a corrigé la gravure de Jan Sadeler en replaçant du bon côté de la Croix les Saints personnages, devant le cavalier Longin, pour laisser le mauvais côté aux joueurs de dés.



En synthèse

Larronsdedos_SchemaBiaisItalieSynthèse

Mise à part l’invention isolée de Pordenone liée au contexte politique de Crémone, les calvaires vus de biais n’arriveront que très tard et très marginalement en Italie, où la configuration plane jouit d’une domination sans partage :

  • à Venise en 1555 chez le Tintoret, puis vingt ans plus tard chez Véronèse, avec une exportation en Bavière par le biais de Christoph Schwartz ;
  • à Milan en 1572, dans une oeuvre isolée de Peterzano qui semble trop précoce pour être attribuée à une influence vénitienne ;
  • à Florence en 1580, chez Baldini puis chez son élève Curraci, qui recopie quant à lui une gravure hollandaise de Sandeler.



Article suivant : 3 Les larrons vus de dos : postérité 

Références :
[24] Carolyn Smyth, « Pordenone’s ‚Passion‘ Frescoes inCremona Cathedral : an Incitement to Piety » dans « Drawing relationships in northern italian Renaissance art : patronage and theories of invention «  ed. by Giancarla Periti, 2004
[25] Sur l’agitation antisémite à Crémone et ses causes (les dettes contractées durant l’occupation française) voir Robero Venturelli « Duorum populorum divisio : la Crocifissione del Pordenone e il conflitto ebraico-cremonese del 1519-1521 » dans « La cattedrale di Cremona : affreschi e sculture » / a cura di Alessandro Tomei 2001
[25a] Charles E. Cohen « The art of Giovanni Antonio da Pordenone : between dialect and language », p 190. Le seul antécédent possible cité par Cohen est la Crucifixion peinte par Altdorfer à Sankt Florian, qui se trouve tout de même à 400 km du Frioul.
[27] Carlo Corsato, « Colour of Devotion: Veronese’s « Crucifixion » in the Musée du Louvre », Artibus et Historiae, Vol. 39, No. 78, Art and Culture North and South of the Alps from the Fifteenth to the Eighteenth Century. Essays in Honour of Bernard Aikema (2018), pp. 125-140 https://www.jstor.org/stable/45120349
[28] Francesco Frangi, Paolo Plebani « La giovinezza di « Simone Venetiano », in « Peterzano. Allievo di Tiziano, maestro di Caravaggio », catalogo della mostra (Bergamo, Accademia Carrara), Milan, 2020, pp. 21-33.
https://www.academia.edu/42800777/La_giovinezza_di_Simone_Venetiano_in_Peterzano_Allievo_di_Tiziano_maestro_di_Caravaggio_catalogo_della_mostra_Bergamo_Accademia_Carrara_Milano_2020_pp_21_33
[28a] Michael Riddick « The Thief of Michelangelo: Models Preserved in Bronze and Terracotta » https://renbronze.com/2020/08/09/the-thief-of-michelangelo-models-preserved-in-bronze-and-terracotta/

3 Les larrons vus de dos : postérité

15 avril 2024

A partir du 17ème siècle, la formule reste rare, mais il serait fastidieux d’en faire un inventaire exhaustif. D’autant que la diffusion croissante des images, notamment par la gravure, rend très difficile d’établir des filiations.

Ce chapitre se contente donc de présenter quelques réalisations frappantes, et quelques cas où la filiation est certaine.

Article précédent : 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie 

Chez Van Dyck

 

1620 ca Van Dyck (anct Peter_Paul_Rubens) Le coup de lance Musee des BA AnversLe coup de lance, Van Dyck (anciennement attribué à Rubens), vers 1620, Musée des Beaux Arts, Anvers 1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582

Van Dyck a resserré dans un format vertical la composition à succès de Maerten de Vos, et rajouté deux trouvailles iconographiques :

  • la massue qui casse la jambe du mauvais larron frappe visuellement celle du Christ, comme dans la fresque du Pordenone (voir 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie) ;
  • les cheveux de Marie-Madeleine frôlent les pieds saignants du Christ, rappelant la scène où ils essuyaient les mêmes pieds mouillés de larmes (Luc 7, 36-38).


1626 and 1667 Gerard_de_la_Vallee_-_Longinus_piercing_Christ's_side_with_a_spear coll partLongin perçant le flanc du Christ
Gérard de la Vallée, 1626-67, collection particulière
1710 Jan Anthonie de Coxie Collezione di dipinti della Pinacoteca del Castello Sforzesco copie coup de lanceJan Anthonie de Coxie, 1710, Collezione di dipinti della Pinacoteca del Castello Sforzesco

Ces deux exemples témoignent de la fortune de la composition de Van Dyck :

  • quelques années après, Gérard de la Vallée la développe en largeur  ;
  • au siècle suivant , Jan Anthonie de Coxie l’aère par un cadrage plus lointain et la suppression du bourreau.

1629 ca Van Dyck St. Rumbold's Cathedral MechelenVan Dyck, vers 1629, Cathédrale St. Rumbold, Mâlines

Dans cette seconde Crucifixion de Van Dyck, nous sommes maintenant après la mort du Christ, comme en témoignent la plaie au flanc ,les ténèbres dans le ciel et la lune obscurcie. La contrainte du coup de lance disparue, Van Dyck retient la composition inverse (le Bon larron vu de dos), qui a pour effet mécanique de majorer le Mauvais Larron. Pour surprendre le regard expert des spectateurs du XVIIème siècle, il bouleverse le casting habituel : le cavalier n’a plus de lance, le rôle du centurion levant le bras est tenu par un berger, le Mauvais Larron a des traits angéliques, tout en refusant le regard du Christ.

Car contrairement au conventions, celui-ci n’incline pas son visage vers le Bon Larron, mais vers la Vierge, qui n’est pas en position d’honneur. Ces inversions ne sont pas gratuites, mais visent à suggérer au spectateur une autre scène :

« Jésus, voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère » Jean 19, 26-27

Le pathétique est que Marie et Jean revivent, après la Mort du Christ, les dernières paroles qu’il leur a adressées.


1630-61 Abraham_van_Diepenbeeck_-_The_Crucifixion_(Fitzwilliam_Museum)Provenant de l’église Saint Georges d’Anvers, Fitzwilliam Museum 1630-61 Diepenbeeck, Abraham van Conradus, Abraham J. Visscher, Claes Kreuzigung ChristiGravure d’Abraham Conradus

Abraham van Diepenbeeck, 1630-61

Réalisée par un élève de Rubens, cette grisaille reprend la composition de la seconde Crucifixion de Van Dick, et la même idée de prolongation du dialogue :  car bien que la plaie du flanc ne soit pas visible, le départ des soldats montre bien que nous sommes après la mort du Christ.  Il ne s’agit pas d’un projet pour une gravure, mais d’une oeuvre achevée,  comme le prouvent le bouclier et l’épée du soldat, portés du côté gauche comme il se doit.

Le graveur a transposé le format en largeur (sans penser à inverser le bouclier et l’épée). Le résultat est une composition beaucoup plus ordinaire, respectant la binarité habituelle : la Vierge et Saint Jean du côté du Bon Larron vu de face, les soldats du côté du Mauvais Larron vu de dos.



Autour de Rubens

1620 ca Peter_Paul_Rubens_The_Three_Crosses Boymans van Beuningen RotterdamLes Trois Croix, Rubens, esquisse, vers 1620 , musée Boymans van Beuningen, Rotterdam Schelte Adamsz Bolswert MAH GenèveGravure de Schelte Adamsz Bolswert d’après Rubens, MAH, Genève

Sur les croix identiques plantées en triangle équilatéral et vues en contreplongée, les suppliciés sont unifiés au point qu’on croirait la même personne tripliquée.

En fait, les larrons se distinguent par des détails :

  • pour le Bon, le panonceau, la barbe christique et le visage paisible ;
  • pour le Mauvais, une expression de terreur et la vue de dos.

Les trois Croix se distinguent elles-aussi par des détails :

  • le squelette de crocodile dans les ronces indique que le serpent de la Chute est définitivement oublié ;
  • le crâne d’Adam est racheté par le sacrifice du Christ
  • sous celle du Mauvais Larron il n’y rien, sinon deux croix vides, montrant l’inanité de sa mort.

L’avantage de cette composition est que, si l’on ne s’attache pas aux détails, elle est pratiquement réversible. Bolswert l’a recopiée telle quelle, en se contenant de changer de côté la plaie du flanc.


1625-50 David_Teniers_(I)_-_Calvary LouvreLe calvaire
David Teniers (I), 1625-50, Louvre

Teniers normalise la composition coup-de-poing de Rubens en espaçant les croix, en édulcorant par l’auréole le cadavre supplicié du Christ et en rajoutant à l’arrière-plan, en guise de Jérusalem, une cité hollandaise que ses fortifications ne protègent pas des éclairs.


1710-ca-Giovanni_Battista_Piazzetta_-_Christ_Crucified_between_the_Two_Thieves_-Gallerie-dellAccademia-Venise
Le Christ entre les Larrons
Giovanni Battista Piazzetta, vers 1710, Gallerie dell’Accademia, Venise

Lorsque Piazzetta reprend un siècle plus tard la composition de Rubens (comme le montrent les bras en triangle du Christ, une innovation en Italie), c’est à nouveau le Mauvais Larron qu’il représente de dos. Le cavalier brandissant un étendard est un symbole de la Victoire, du côté du Bon larron.


Domenico Crespi 1729 Crucifixion Brera Milan detail
Crucifixion (détail)
Domenico Crespi, 1729, Brera, Milan

Dans sa Crucifixion, elle-aussi en contreplongée mais sans les larrons, son maître Crespi reprendra le même détail, mais pour signifier l’inverse : la défaite du paganisme, à côté d’un juif en rouge, lui aussi abattu.



Chez Poussin

Poussin 1644-46 Crucifixion Wadsworth Atheneum HartfordCrucifixion
Poussin, 1645-46, Wadsworth Atheneum, Hartford
575-80-Veronese-San-Nicolo-della-Lattuga_Crucifixion_-Accademia-veniseCrucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise

Dans l’unique Crucifixion de Poussin, le détail du joueur de dés qui se retourne vers le mort sortant du sol ne peut provenir que de la composition de Véronèse. C’est là également que Poussin a trouvé l’idée du Bon Larron vu de dos et à contrejour, un paradoxe que Véronèse avait essayé de gommer tandis que Poussin en fait au contraire un point fort de sa composition très anticonformiste. Pour un analyse plus détaillée, voir Les pendants de Poussin 2 (1645-1653).


1646 Jacques Stella Crucifixion call partCrucifixion
Jacques Stella, 1646, collection particulière

Cette copie d’époque permet d’apprécier toute la force de la composition de Poussin.



Autour de Rembrandt

1886-1894 Tissot 306 La foule s'en va en se frappant la poitrine Brooklin MuseumCrucifixion
Thomas de Keyser, 1635-44, Catharijneconvent, Utrecht

Ce Calvaire vu de biais a des aspects originaux pour la peinture hollandaise de l’époque. Le roseau tombé par terre conduit l’oeil jusqu’au pot de vinaigre, attribut du Mauvais larron, négatif comme sa vue de dos. L’autre vue de dos du tableau est au contraire positive : la grande silhouette rouge de Joseph d’Arimathie apportant le linceul, du côté du Bon Larron.



1635-44 Thomas de Keyser Catharijneconvent utrecht schema
Portraitiste reconnu, de Keyser n’était pas un spécialiste de la perspective : ce pourquoi son Bon larron est nettement trop grand.


Les Larrons vus de dos de Rembrandt (SCOOP !)

1635 Rembrandt The Lamentation over the Dead Christ huile sur papier projet de gravure National GalleryLamentation sur le Christ mort, Rembrandt, 1635 , National Gallery

A cause de la vue de dos du larron de gauche et de l’allure christique de celui de droite, on considère habituellement que cette huile sur papier était prévue pour être inversé, projet pour une gravure qui n’a pas été réalisée [29]. Cependant l’orientation de la composition correspond bien au mouvement de la Déposition, de la croix vers le sol. Et il n’est pas logique que le halo lumineux auréole le Mauvais larron.


1635 Rembrandt The Lamentation over the Dead Christ huile sur papier projet de gravure National Gallery detail larron 1415-20 Campin Bon Larron

Ces difficultés disparaissent dès lors que l’on remarque le bandeau sur le yeux et la ligature des bras en arrière : Rembrandt a tout simplement décidé de moderniser, en la représentant de biais, la célèbre Déposition de Campin.


1641 Rembrandt Rijksmuseum, AmsterdamCrucifixion, Rembrandt, 1641, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette gravure un peu postérieure prouve assez que Rembrandt a persévéré dans l’idée de représenter le Bon Larron vu de dos, et même qu’il allait plus loin que Campin dans la représentation paradoxale du Mauvais larron : ici encore il a un visage christique, qui plus est tourné vers le Christ. C’est seulement son corps dans l’ombre qui traduit qu’il n’est qu’une sorte de négatif  du divin.


1649-50 rembrandt_christ_crucified_thieves LouvreLe Christ sur la Croix entre les deux larrons
Rembrandt, 1642-55, Louvre

Il  réitère  la même idée une troisième fois, dans cet dessin dont l’authenticité n’est plus discutée, mais dont la datation reste incertaine [30].


1653 Rembrandt_The_Three_Crosses 1er etat gallica1er état 1653 Rembrandt_The_Three_Crosses 5eme etat5ème état

Les Trois croix, Rembrandt, 1653 [31]

Dans cette composition plane délibérément passéiste, Rembrandt réutilise la posture « à la Campin », de profil plutôt que de dos, en l’appliquant cette fois au Mauvais Larron. L’inconvénient est que, le bandeau sur les yeux étant peu visible, on peut avoir l’impression contreproductive qu’il baigne dans la lumière divine.

Aussi, dès le 5ème état, Rembrandt reprend en profondeur la composition : tout en faisant tourner la croix pour suggérer la vue de dos, il plonge définitivement le Mauvais larron dans les ténèbres.


Un Calvaire rembranesque

1649 Govert Flinck, calvaire Kunstmuseum BaleCalvaire, Govert Flinck, 1649, Kunstmuseum, Bâle 1633 Rembrandt Descente de Croix Alte Pinakothek in MunichDescente de Croix, Rembrandt, 1633, Alte Pinakothek, Münich

La croix en biais et le spot de lumière sont les seuls éléments qui rattachent lointainement la composition de l’élève à celle du maître.



1649 Govert Flinck, calvaire Kunstmuseum Bale detail
Dans la zone éclairée, une famille en habits contemporains vulgarise et rend presque triviaux les personnages sacrés : Joseph d’Arimathie en grand-père, la Vierge allongée montrant ses pantoufles, Marie-Madeleine qui a laissé tomber son châle, le Centurion dont on devine à peine l’épée. Se rajoutent deux anonymes, la mère qui pleure avec son enfant. Les deux larrons s’escamotent dans la pénombre, de même que deux chiens qui se reniflent en bas au centre.

La vue en biais sert à rapprocher les trois Croix et à les compresser dans la partie droite, ce qui fait ressortir d’autant ce qui intéresse Flinck : transposer la Lamentation aujourd’hui.


Hommages au Tintoret

crucifixion-Tintoret 1565 Scuola Grande di San Rocco, Venice

Crucifixion
Tintoret, 1565, Scuola Grande di San Rocco, Venise

Dans cette immense toile panoramique, la grande nouveauté était de représenter le Calvaire en dynamique : la croix du Bon larron en train de s’élever tandis que celle du Mauvais larron est encore au sol.


1638-40 Giovanni Lanfranco Certosa di San Martino Catalogo generale dei Beni CulturaliCrucifixion
Giovanni Lanfranco, 1638-40, Certosa di San Martino, Naples, photo Catalogo generale dei Beni Culturali

Au siècle suivant, Lanfranco applique la même idée à Naples, mais en inversant le chronologie : c’est la croix du Bon larron qui est par terre tandis qu’on dresse celle du Mauvais.


1704-05 Luca Giordano Santa Brigida NapoliLuca Giordano, 1704-05, Santa Brigida, Naples

Au début du siècle suivant, toujours à Naples, Luca Giordano relève le défi en montrant la croix du Bon larron plantée, mais de guingois, et celle du Mauvais larron en cours de mise en place, poussée par derrière. Ainsi, au moment où le cavalier s’approche pour porter le coup de lance, le Bon larron et le Christ sont déjà partenaires, réunis dans la même immobilité de part de d’autre de la lumière divine.



Au XVIIIème siècle

Les calvaires de Tiepolo

1745-50 Giambattista_Tiepolo_-_The_Crucifixion musée d'art, St. LouisLa Crucifixion
Tiepolo, 1745-50, Musée d’Art, St. Louis

Un siècle après Flinck, le goût rococo pousse encore plus loin le travestissement théâtral : le Calvaire est relocalisé dans les Alpes, sur un pic encombré d’orientaux en turban au milieu desquels surnage un emblème romain. Le premier plan est une scène de bataille , avec un tambour et un lancier qui charge en diagonale, dans le sens de la lecture. Cette interruption incongrue crée un effet de surprise, et détourne l’oeil de l’autre lance, celle qui est en train de percer discrètement le flanc du Christ.

La vue de biais sert ici cette esthétique du coup de théâtre. Le Mauvais Larron, immobilisé et vu de dos, complète, orthogonalement le lancier vu de dos qui traverse l’histoire sans s’arrêter.


 

1755 Tiepolo Lamentation National Gallery 1755 Tiepolo, Giovanni Domenico, 1727-1804; The Lamentation at the Foot of the Cross1755-60

Lamentation, Tiepolo, , National Gallery

Tiepolo s’inspire par deux fois de la Lamentation de Rembrandt, qu’il  pu voir dans  dans la collection de Joseph Smith, le consul britannique à Venise entre 1738 and 1762. Tout en reconnaissant cette évidente paternité, le site de la National Gallery prétend, contre toute vraisemblance  iconographique, que le Larron vu de dos est le Mauvais [32]. En fait, Tiepolo, qui ne pouvait pas comprendre la référence à Campin, a surtout retenu l’idée du contrejour. Tout en accentuant l’ombre, il a clarifié la composition en inclinant vers le bas la tête du Bon Larron, de manière à suggérer qu’il continue à regarder le Christ après la Déposition. Dans la même optique de clarification, il a rejeté en arrière celle du Mauvais Larron.

Tandis que chez Rembrandt, Marie-Madeleine se jetait à plat-ventre pour embrasser les pieds du Christ, Tiepolo augmente le pathos en la plaçant, dans la même pose, en oreiller pour le soutenir.


Des fresques bavaroises

1751-54 Johann Georg Dieffenbrunner Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in ViolauCrucifixion
Johann Georg Dieffenbrunner, 1751, Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in Violau

Cette fresque du plafond d’un des bas-côtés fait partie de la série des Sept douleurs de Marie. C’est au pied de la mauvaise croix que la douleur plante son épée dans sa poitrine de Marie tandis que Jean le visionnaire cache ses yeux dans son mouchoir. L’ellipse presque totale du Bon Larron laisse le Christ en tête à tête désespéré avec son Mauvais compagnon.


1751-54 Johann Georg Dieffenbrunner Saint Bernard de Clairvaux Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in ViolauVision de Saint Bernard de Clairvaux
Johann Georg Dieffenbrunner, 1751, Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in Violau

Juste avant l’arc triomphal, cette autre contreplongée virtuose réussit le tour de force de montrer simultanément deux visions de Saint Bernard :

  • à l’arrière, Marie découvre un sein pour abreuver le Saint d’un jet de lait ;
  • à l’avant, le Christ l’abreuve d’un jet du sang de sa plaie.

La vue de dos est la seule solution pour que le flanc droit soit visible.



Au XIXème et XXème siècle

Deux vues de dos radicales

1800 blake The soldiers casting lots for christ's garments aquarelle pour Thomas Butts Fitzwilliam Museum
The soèldiers casting lots for christ’s garments
William Blake, 1800, aquarelle pour Thomas Butts, Fitzwilliam Museum

Cette composition frappante unifie les trois Croix dans une sorte de vision panoptique, où les larrons semblent montrer les deux flancs du Christ caché.

Les spectateurs  se répartissent en trois lignes, analogues à l’inscription trilingue qu’ils nous font voir symboliquement :

  •  soldats romains indifférents, pour le Latin ;
  • peuple en pleurs pour le Grec ;
  • officiels dans la tribune pour l’Hébreux.

Surplombant les pointes des piques, des flèches d’église se distinguent à peine du fond.

Ainsi l’image vaut, triplement, par ce qu’elle nous dissimule.


"Jerusalem, ou Consummatum est" Gérôme« Jerusalem, ou Consummatum est »
Gérôme, 1868, Paris, Musée d’Orsay

Gérôme poussera au comble cette élision, en ne nous montant plus que l’ombre des croix vues de dos. Pour une analyse  détaillée, voir 1 : Jésus et Ney.


Les Larrons sur les marges

1800-10 dessin de Luigi Sabatelli gravure G.B Cecchi litho G.Pera, Via Crucis stazione XII
Via Crucis stazione XII
Dessin de Luigi Sabatelli gravure G.B Cecchi litho G.Pera, 1800-10

La position des repose-pieds nous révèle, discrètement, que le Bon Larron est tourné vers le Christ tandis que le Mauvais lui tourne le dos. Le jeu des regards redouble le message : Marie regarde son Fils qui regarde le Bon Larron, Saint Jean ne lève pas les yeux.


1880 ca The crucifixion - from The life of our lord, published by Society for Promoting Christian Knowledge, LondonIllustration de « The life of our lord », publié à Londres par The society for Promoting Christian Knowledge, vers 1880

Les deux larrons participent ici à une logique essentiellement décorative, dans l’esthétique « art and craft ». L’ombre qui couvre le Bon Larron n’a rien de symbolique : c’est celle de sa propre croix, la lumière venant d’en haut à gauche.


Une ambition panoramique

1847-52 Pietro Gagliardi San Girolamo dei Croati RomePietro Gagliardi, 1847-52, église San Girolamo dei Croati, Rome

Trois siècles d’évolution de la peinture italienne et l’habitude des sacromonte peuplées d’innombrables statues ont conduit à cette composition panoramique, qui accumule les personnages démonstratifs et les effets théâtraux : le spot de lumièe aveuglante, l’arc en ciel, les anges qui pleurent dans les nuages, les arbres déracinés par les bourrasques, les rochers qui s’écroulent, les morts qui sortent de tous les tombeaux, le Mauvais larron au milieu des éclairs vomissant son âme come une bile. Dans cette débauche d’effets spéciaux, la vue de dos du Bon larron passe finalement pour un motif banal.


Les Calvaires de Gustave Doré

Gustave Dore 1858 Le Calvaire Le Musée français AvrilLe Calvaire Gustave Dore 1858 Le Calvaire inverseLe Calvaire (inversé)

Gustave Doré, 1858, Paru dans le Musée français, numéro d’Avril

Le choix de cette composition s’explique ici très bien : les bourreaux hissent la croix à rebours du sens de la lecture, ce qui la rend d’autant plus lourde. La composition inversée donne une impression de facilité.


Gustave Doré 1866 Mort du ChristLa Mort du Christ Gustave Dore 1866 Les tenèbres a la CrucifixionLes ténèbres à la Crucifixion

La Sainte Bible, Gustave Doré, 1866

Le décor identique crée entre les deux moments un effet pré-cinématographique :

  • un spot de lumière en vue de près, au moment de la Mort,
  • la nuit en cadrage plus large, pour la fuite des cavaliers après la Mort.

Des illustrations anglaises

Moins spectaculaires que les Bibles françaises de Doré, les différentes Bibles des éditions Cassell doivent leur succès à l’abondance des images, avec un grand nombre d’illustrateurs [33]


1870-74 F. Philippotaux Cassell's Illustrated Family BibleF. Philippotaux, Illustrated Family Bible, édité par Cassell de 1870 à 1874 1882 The Crucifixion. Illustration for The Child’s Life of Christ with Original Illustrations (Cassell,The Child’s Life of Christ », édité par Cassell de 1882

La première est un Calvaire vue de biais très standard, mis à part le détail de l’échelle jetée par dessus la crevasse, qui symbolise l’humanité abattue par la puissance divine.

Le seconde se divise en deux plans :

  • en avant, les saints personnages dans la lumière, autour de la Croix du Christ ;
  • en arrière, une foule sombre, au dessus de laquelle, comme ballottées par ce flot, surnagent les croix désorganisées des larrons.


Les Crucifixions de Gebhardt

1873 Eduard_von_Gebhardt_-_Kreuzigung_Christi Kunsthalle, Hamburg1873, Kunsthalle, Hamburg 1884 Eduard_von_Gebhardt_-_Kreuzigung_Christi_-_7886_-_Bavarian_State_Painting_Collections1884, Bavarian State Painting Collections, Münich

Eduard von Gebhardt, Crucifixion

Gebhardt s’est spécialisé dans les scènes religieuses transposées en costume médiéval.

La Crucifixion de 1873 installe une vision panoramique, dans laquelle la croix du Mauvais larron ouvre une échappée vers la foule en contrebas et les cavaliers à l’arrière-plan. A gauche, un escalier de mains croisées conduit l’oeil, depuis les deux Maries et le vieillard en rouge, jusqu’à celles de la Vierge qui les élève vers son Fils. De là l’oeil mesure l’écart entre les pieds meurtris et Marie-Madeleine, tombée sur le talus.

Toute en gardant les mêmes principes, la version de 1884 resserre la composition, ce qui conduit à placer la première Marie à genoux et à supprimer la scène en contrebas. La mauvaiseté du Larron est accentuée par sa croix en bois brut et par sa barbe satanique.


La provocation de Klinger

1890 Leipzig,_Museum_der_bildenden_Künste,_Max_Klinger,_die_Kreuzigung_ChristiCrucifixion
Max Klinger, 1890, Museum der bildenden Künste, Leipzig

Cette oeuvre monumentale et ambitieuse, élaborée durant trois ans, renoue avec la tradition des Crucifixions germaniques, mais au ras du sol. Dans un crescendo de gauche à droite, la frise enchaîne les provocations [35] :

  • l’aveugle Longin fait de l’oeil à une Vénus plantureuse ;
  • des Juifs gesticulant dictent le panonceau à un scribe ;
  • un grand prêtre arbore un habit de cardinal ;
  • Marie est une vieille femme desséchée, que Saint Jean ne soutient pas ;
  • en revanche, en plein centre, une Marie-Madeleine plantureuse, qui se tord les mains dans une pose hystérique, est l’objet des attentions de tous ;
  • le Bon larron est un autoportrait de Klinger ;
  • deux bourreaux nus passent dans une attitude équivoque (sous l’alibi de ceux dont Michel-Ange avait peuplé l’arrière-plan de son Tondo Doni) ;
  • le Christ, nu, blond et sans aucune blessure, est intégralement nu, l’entrecuisse posée sur une traverse ;
  • le fessier du Mauvais larron s’incruste dans le bois.

Il ne faut pas comprendre cette « germanisation » du Christ comme une charge anti-chrétienne, mais au contraire comme une volonté de moderniser la religion, en cassant les représentations traditionnelles au profit d’une interprétation purement psychologique : ainsi la douleur conventionnelle de Marie est extériorisée par Marie-Madeleine, par l’entremise de l’Artiste par excellence : un Saint Jean au visage beethovenien [36].


Le Calvaire de Tissot

En 1894, Tissot expose à Paris 350 aquarelles qui décomposent avec un extraordinaire réalisme tous les épisodes de la Vie du Christ, et en renouvellent de fond en comble l’iconographie [34]. Sur les trente aquarelles consacrées au Golgotha (286 à 316), dix présentent des vues de dos :

1886-1894 Tissot 296 Le pardon du bon Larron Brooklin Museum296 : Le pardon du bon Larron, Tissot, Brooklin Museum 1886-1894 Tissot 297 Les_vêtements_tirés_au_sort Brooklin Museum297 : Les vêtements tirés au sort

Elles commencent par un travelling arrière, en descendant le long du chemin qui tourne autour de la colline, à partir de la croix du Mauvais Larron.


1886-1894 Tissot 300 Stabat Mater Brooklin Museum300 : Stabat Mater 1886-1894 Tissot 301 Mater dolorosa Brooklin Museum301 : Mater dolorosa

La caméra se place ensuite derrière la croix du Christ, pour capter la douleur de sa mère.


1886-1894 Tissot 303 J'ai soif. Le vinaigre donné à Jésus Brooklin Museum303 : J’ai soif. Le vinaigre donné à Jésus.

Le larron vu de dos et le soldat qui tend le roseau à l’envers et de la main gauche démontrent, par ces inversions, leur appartenance au camp du Mal. La Bon larron vu de face compatit avec le Christ.


1886-1894 Tissot 306 La foule s'en va en se frappant la poitrine Brooklin Museum306 : La foule s’en va en se frappant la poitrine 1886-1894 Tissot 307 Le tremblement de terre Brooklin Museum307 : Le tremblement de terre

Après la mort du Christ, travelling avant par un autre chemin, un escalier qui monte droit jusqu’à l’arrière de sa croix.. Le tremblement de terre est figuré très sobrement, par le nuage qui frappe la terre et les vivants qui s’affalent.


1886-1894 tissot 313 on-rompt-les-jambes-aux-larrons313 : On rompt les jambes aux larrons

La vue de biais permet d’imbriquer le couple verso recto des soldats, et celui recto verso des larrons.


1886-1894 Tissot 315 Le coup de lance Brooklin Museum315 : Le coup de lance 1886-1894 Tissot 316 Confession de Saint Longin Brooklin Museum316 : Confession de Saint Longin

L’épisode sur le Golgotha se conclut par un dernier mouvement de caméra qui, placée derrière la croix vide du Mauvais larron, capte le coup de lance et la conversion juste après, le temps que le bourreau soit descendu de l’échelle.


Au XXème siècle

Epuisé par la virtuosité de Tissot, le thème du Calvaire ne donnera plus lieu à aucune oeuvre majeure.


1890-1900 J. Aniwanter Yaroslavl Museum of Fine ArtsJ. Aniwanter, 1890-1900, Yaroslavl Museum of Fine Arts 1915 Providence Lith. Co. editions G.F.Callenbach Catharijneconvent utrecht1915, Providence Lith. Co, éditions G.F.Callenbach, Catharijneconvent, Utrecht

Ces deux compositions, opposées par le format, montrent la grande liberté de cadrage dont profitent désormais les artistes, stérilisés par une esthétique photographique ou cinématographique.

Dans la lithographie hollandaise, le soldat romain dans la tranchée est une allusion transparente à la guerre en cours.


1900-20 Camille Lambert-Le_GolgothaLe Golgotha, Camille Lambert, 1900-20

Dans le veine symboliste, ce Calvaire dresse trois croix surdimensionnées sous les yeux d’un moine médusé, sa cordelière à la main : on comprend qu’il s’agit d’une vision suscitée par la pénitence.


1907 SchieleCrucifixion
Egon Schiele, 1907, collection particulière

Le Mauvais Larron apparaît comme l’avatar sombre du Christ, avec la lune rouge comme auréole inatteignable.


Références :
[34] Pour l’intégralité de ces aquarelles, voir Judith F. Dolkart « James Tissot : the life of Christ »
https://archive.org/details/gtu_32400006997922/page/250/mode/1up?view=theater
[35] Véronique Dalmasso, Stéphanie Jamet Vertige de l’art: Syncopes et extases (XVIe-XXIe siècles) p 209 et ss https://books.google.fr/books?id=w9-tEAAAQBAJ&pg=PA209&dq=klinger#v=onepage&q=klinger&f=false
[36] Hartmut Kramer-Mills « LIBERAL QUEST FOR RELIGIOUS MODERNITY: MAX KLINGER’S « CRUCIFIXION » AND FRIEDRICH NAUMANN’S « LETTERS ON RELIGION » Nederlands archief voor kerkgeschiedenis Dutch Review of Church History, Vol. 82, No. 1 (2002), pp. 61-85 (25 pages https://www.jstor.org/stable/24011565

L’inversion Eve-Adam

25 février 2024

Adam, l’arbre au serpent et Eve : cet ordre qui semble naturel a-t-il à voir avec le statut du couple ? Cet article passe en revue les exceptions, selon les époques, et s’interroge sur leur cause.



Aperçu historique

Aux hautes époques

sb-line

Les toutes premières représentations de la Chute sont des carreaux de parement en terre cuite.

6eme siecle fin brique_adam_et_eve Vertou, eglise Saint-Martin Nantes, musee DobreeFin 6ème siècle, église Saint-Martin de Vertou, musée Dobrée, Nantes 6eme 7eme terre cuite Tunisie6ème-7ème siècle, Tunisie, collection privée

Si l’exemple français respecte l’ordre « naturel », tous les exemples tunisiens (musées du Bardo ou de Sousse) placent Eve à gauche. En revanche apparaît dès ces autres époques une règle intangible : la tête du serpent pointe côté Eve, puisque c’est elle qu’il a tentée.



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A l’époque préromane et romane

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950 ca adam eve Codex Aemilianensis, ms d I. I. , f. 17vers 950, Codex Aemilianensis,  MS d I. I. , fol 17 950 ca beatus-escorial-san-millan-msII.5-f181000, Beatus de L’Escorial-San Millan, MS II.5-fol 18

Dans les Beatus, on trouve encore les deux formules.


 

1000 ca Codex Cadmon Bodleian Library MS. Junius 11 fol 28L’Envoyé du démon tentant Eve, puis Adam, page 28
Main A, 960-1000, Bodleian Library MS. Junius 11

Ce manuscrit contient un texte en vieil anglais, la Génèse dite de Cædmon, qui explique avec un luxe de détails comment l’Envoyé de Satan, sous l’apparence d’un ange, trompa d’abord Eve en lui faisant goûter le fruit de l’Arbre de la Mort, de sorte qu’elle convainque ensuite Adam d’y goûter à son tour :

« Elle mangea le fruit et méprisa la volonté et la parole de Dieu. Alors elle put voir au loin grâce au don du démon, dont les mensonges la trompaient et la piégeaient avec ruse, de sorte qu’il arriva que les cieux lui apparurent plus radieux, la terre et tout le monde plus beaux, l’ouvrage grand et puissant de Dieu, bien qu’elle ne les ait pas vus avec la sagesse humaine… « Dis à Adam quelle vision tu as et quel pouvoir tu as par ma venue. Et même encore, s’il obéit à mes ordres avec un cœur humble, je lui donnerai de cette lumière en abondance, comme je t’en ai donné »… Alors la belle jeune fille, la plus belle des femmes qui soient jamais venues au monde, se rendit auprès d’Adam… Parmi les pommes fatales, elle en portait certaines dans ses mains, d’autres sur sa poitrine, fruit de l’arbre de la mort dont le Seigneur des seigneurs, le Prince de gloire, lui avait défendu de manger, en disant que ses serviteurs n’avaient pas à souffrir la mort… » (vers 599-646) [0]

Dans ce cas très particulier, on est donc certain que l’inversion Eve-Adam traduit la chronologie de la Chute, celle d’Eve entraînant, dans un second temps, celle d’Adam.

Pour l’analyse d’autres images de la Génèse de Cædmon, voir 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre .


1100-30 San Pedro in LoarreSan Pedro in Loarre, 1100-30 1170-1180 cloister at the Cattedrale di MonrealeCloître de la Cathédrale de Monreale, 1170-1180

Dans la sculpture monumentale, on rencontre de nombreuses manières de représenter le Péché originel. Dans la forme symétrique, de part et d’autre de l’arbre, l’ordre « naturel » devient prédominant mais les exceptions sont nombreuses.

« D’une part, en plaçant Adam et Ève à égale distance de l’arbre, l’iconographie faisait ainsi référence à un certain égalitarisme social et à un certain nivellement moral entre l’homme et la femme, même si le serpent est presque toujours tourné vers la femme. Le côté où chaque personnage était placé variait. On a déjà considéré comme une « tradition iconographique » la position d’Ève à droite de l’arbre, schéma qui aurait à peine trois exceptions, à Saint-Antonin, à Bruniquel et à Lescure. En fait, la femme apparaît à gauche dans plusieurs autres cas, à titre d’exemple sur les sculptures d’Anzy-le-Duc, Airvault, Butrera, Cergy, Cervatos, Covet, Embrun, Gémil, Gérone, Lavaudieu, Lescar, Loarre, Luc-de-Béarn, Mahamud, Manresa, Moirax, Montcaret, Peralada, Saint-Étienne-de-Grès, Saint-Gaudens, Sangüesa, San Juan de la Peña, Toirac, Vérone et Vézelay. De même, sur les fresques d’Aimé, Fossa et San Justo de Ségovie, sur les enluminures de la Bible de Burgos, de l’Exultet 3 de Troia et de l’Hortus Deliciarum, sur un médaillon métallique de Saint-Jean-de-Latran, et sur les mosaïques de Monreale et de Trani. » [1]



L’influence du contexte

Plutôt que de multiplier les exemples et les contre-exemples isolés, il est plus fructueux d’étudier les cas où le motif intervient au sein d’un contexte : le choix entre une forme et une autre est parfois influencé par les symétries de l’ensemble.

Dans les rouleaux d’Exultet de Montecassino

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1087 Barberini Exultet Montecassino Cod.Barb.Lat. 592
Le péché originel
1087, Exultet Barberini, réalisé au Monastère du Montecassino, Vat Cod.Barb.Lat. 592

L’illustrateur de ce rouleau a opté pour une formule non centrée, dans l’ordre des responsabilités : d’abord le Serpent, puis Eve, puis Adam.


1075_Exultet Roll_Italian (Monte Cassino), c. 1075_London, British Library_MS Additional 30337, 8Vu par les spectateurs 1075_Exultet Roll_Italian (Monte Cassino), c. 1075_London, British Library_MS Additional 30337, 8 inverseLu par les chantres

Le péché originel
1075, Exultet réalisé au Monastère du Montecassino, BL MS Additional 30337

Cet autre rouleau étroitement apparentés (mais qui n’est pas exactement une copie) a fait le même choix. Les rouleaux d’Exultet étaient déroulés devant les fidèles, tandis que le chantres se trouvaient derrière le lutrin : ce pourquoi les textes sont écrits à l’envers, et les images se succèdent de bas en haut. L’image du Péché originel illustre le texte inscrit immédiatement au dessus (dans la vue « chantres ») :

Ô péché vraiment nécessaire d’Adam, complètement détruit par la mort du Christ !
Ô heureuse faute, qui nous a valu un si grand, si glorieux Rédempteur !

O certe necessarium Adæ peccatum, quod Christi morte deletum est!

O felix culpa, quæ talem ac tantum meruit habere Redemptorem!

Or, comme s’en étonne Thomas Forrest Kelly ([1a], p 181), l’image qui était visible pour le public pendant ce chant était non pas celle-ci, mais le précédente (en l’occurrence, le Christ aux Enfers). Ceci n’est pas une anomalie si on imagine un déroulement par à coups : d’abord les chantres chantaient le texte, puis le rouleau état déroulée et la nouvelle image était révélée au public, dans un effet de suspense.

La scène du Péché originel apparaît dans ce rouleau pour illustrer la nouvelle version du texte de l’Exultet (Vulgate) imposée par le pape Etienne IX en 1058 ([1b], p 81 et ss). De même la scène qui suit, le Noli me Tangere où Marie Madeleine s’agenouille devant le Christ ressuscité, s’introduit également à l’occasion de ce nouveau texte.

Il est très probable que l’inversion résulte ici du contexte immédiat : sous les yeux du spectateur, le couple maudit Eve-Adam est remplacé, dans une sorte de fondu enchaîné, par le couple de la Pècheresse et du Rédempteur [1c].


exultet_2,_1050-1100_ca.,_dal_duomo_di_pisa,_10_peccato_originaleExultet 2,1050-1100, Duomo di Pisa

Le troisième Exultet du Mont Cassin présentant la scène du Péché originel l’associe au même texte du felix culpa. L’image concatène trois scènes :

  • Dieu créant Adam (sur le globe-siège typique de l’Italie centrale, voir 5 L’âge d’or des Majestas) ;
  • Eve tentée par le serpent ;
  • Eve tentant Adam.

Tout se passe comme si, en dupliquant à gauche le personnage d’Eve, l’artiste avait scindé en deux duos le trio Serpent-Eve-Adam des autres rouleaux. Il n’y avait plus de raison de maintenir ce trio, puisque l’image suivante n’est pas le Noli me tangere mais une scène liturgique, l’allumage du cierge pascal.


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Sur une paroi méridionale

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Adam et Eve Fresque de Tebtunis 11eme Musee copte Le Caire

Adam et Eve, Fresque de Tebtunis, 11ème siècle, Musée copte, Le Caire

Cette fresque de la paroi méridionale de l’église de lit de droite à gauche, en direction du choeur :

  • 1) le cheval est celui de Dieu, dont la silhouette (disparue) se penchait à droite pour extraire Eve du flanc d’Adam [2] ;
  • 2) Eve et Adam avant la Chute mangent les fruits défendus en toute innocence primitive, en l’absence des organes sexuels ;
  • 3) Eve et Adam après la Chute cachent leurs parties honteuses.

Dans ce cas précis, l’inversion entre Adam et Eve est donc liée au sens de lecture des fresques, de droite à gauche : de sorte que l’oeil, dans chaque scène, restaure l’ordre naturel, en rencontrant d’abord Adam , puis Eve.


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A Saint Paul hors les Murs

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San Paolo fuori le mure BAV, codice Barb. Lat. 4406, fol 26 et 27

Les fresques paléochrétiennes de Saint Paul hors les murs nous sont connues par des aquarelles du XVIIème siècle. Le cycle de la Génèse se déroulait sur le mur Sud de la nef, en commençant à l’arc triomphal, et les scènes de la Chute et de la Découverte d’Adam et Eve se trouvaient sous la quatrième et la cinquième fenêtre. Elles ne comportaient pas d’inversion.


1285 Arnolfo di Cambio, Baldaquin Eve Adam Basilica_of_Saint_Paul_Outside_the_WallsFace Nord du Baldaquin
Arnolfo di Cambio, 1285 Baldaquin de Saint Paul hors les Murs

Un spectateur contemplant le baldaquin depuis le transept Nord pouvait donc voir la composition paléochrétienne derrière la décoration gothique conçue par Arnolfo di Cambio. L’inversion s’explique par le fait que l’arbre au serpent, ne pouvant être en position centrale, a été repoussé dans l’écoinçon de gauche, la figure clipeata de Dieu lui faisant pendant dans l’écoinçon de droite.

Tout comme les fresques de la nef, le baldaquin montre en fait deux scènes consécutives :

  • Eve tentée par le serpent ;
  • Les reproches de Dieu et la honte d’Adam.

Le geste de pudeur d’Eve, se cachant le sexe avec une feuille de vigne, brise la chronologie par raison de symétrie.


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Dans le cycle de la Génèse

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1139 master Nicolaus west portal San Zeno Verone1139, maître Nicolaus, Portail Ouest, San Zeno, Vérone

Ce portail présente les six scènes obligées de la Génèse :

  • 0) création du Monde (ici les animaux) ;
  • 1) création de l’Homme ;
  • 2) création d’Eve à partir de la côte d’Adam ;
  • 3) Adam et Eve autour de l’Arbre
  • 4) L’expulsion du Paradis
  • 5) Adam et Eve condamnés au travail.

Notons que toutes ces scènes sont inversibles, sauf une : dans la scène 4, l’Ange est toujours à gauche, de manière à ce que le sens de l’Expulsion corresponde avec le sens de la lecture. Et Adam s’interpose toujours entre Eve et l’Ange, afin de la protéger.

Moyennant cette contrainte, on voit que maître Nicolaus a choisi d’organiser ses scènes selon une symétrie d’ensemble rigoureuse :

  • la figure d’autorité, Dieu ou l’Ange (en jaune) est toujours à l’extérieur ;
  • l’ordre masculin-féminin s’inverse de part et d’autre de l’axe vertical.

En raison de cette symétrie, la scène de la Tentation, qui fait pendant à la Création d’Eve, n’est pas inversée.


1185 -1195 Psaultier de Cantorbery schemaPsautier de Cantorbery, 1185 -1195, BnF, Mss., Latin 8846

Ici la lecture s’effectue de haut en bas, et une scène supplémentaire a été introduite :

  • 2a) Dieu interdit à toucher à l’arbre.

Dans cette scène comme dans l’Expulsion, c’est toujours le Chef de famille qui s’interpose entre l’Autorité et la Femme.

Ici l’enlumineur a choisi pour cette scène de placer Dieu à gauche, ce qui crée un effet d‘opposition (flèche rouge) entre l’Interdiction et l’Expulsion.

De même, la forme inversée choisie pour la scène de la Chute introduit un parallélisme entre l’Avant (3) et l‘Après (5) (flèche verte), qui fait bien comprendre que la Punition est la conséquence du Péché universel.

Dans cette composition séquentielle (à la manière d’une BD), il est logique que les scènes ne soient pas organisées en fonction d’une symétrie d’ensemble, mais qu’elles se répondent localement.


1200-50 Cathedrale_d'Amiens_-_trumeau portail mere dieu_Adam_et_Eve schema1200-50, trumeau du portail de la Mère Dieu, Cathédrale d’Amiens

Les scènes de lisent toujours de haut en bas, mais de droite à gauche : c’est la raison pour laquelle, de manière exceptionnelle, la scène de l’Expulsion (4) est ici inversée. La solution retenue a pour but de faire apparaître la même relation  de parallélisme (flèche verte) et d’opposition (flèche rouge)entre les scènes-clés.

A noter le geste caractéristique d’Adam portant la main à la gorge, sur lequel nous reviendrons plus loin.


1250-1330 battistero di firenze, storie della genesi cgaddo gaddi schema1250-1330, attribué à Gaddo Gaddi, baptistère de Florence

Ici a été rajoutée une autre scène

  • 4a) Dieu maudit Adam et Eve

De ce fait, deux scènes consécutives 4a et 4 ont la même composition. L’inversion de la scène 3 rompt l’uniformité, et permet de mettre en valeur le parallélisme habituel entre les scènes 3 et 5.


1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto schema

Lorenzo Maitani, 1310-20, Duomo d’Orvieto

Nouvelle case supplémentaire :

  • 1a) la Création d’Eve : Dieu extrait une côte à Adam.

La scène 3 habituelle s’enrichit, à droite, d’une scène subsidiaire : Adam et Eve se cachant sous un buisson car ils ont honte de leur nudité.

Malgré la complexité de l’ensemble, la composition respecte encore les deux grandes règles que nous avons dégagées : opposition entre 2a et 4, parallélisme entre 3 et 5.

Sur la pose très particulière d’Adam, voir Adam et Eve vus de dos.


1425, jacopo della quercia San_petronio Bologna_portale_maggiore adam eve schema1425, Jacopo della Quercia, portail majeur de San Petronio, Bologne

La même règle de parallélisme entre 3 et 5 se maintient encore ici, au sein d’une idée très originale : entrecroiser systématiquement les sexes d’une scène à la suivante.

De ces exemples très différents se dégage une conclusion assez simple : l’ordre dans la scène de la Chute n’est pas lié à une tradition locale ou à une mode ; il résulte directement des symétries choisies pour l’ensemble, et de la contrainte liée à la composition intangible de la scène de l‘Expulsion.



L’influence de Pierre le Mangeur (SCOOP !)

Dans un certain nombre d’inversions du 13ème et 14ème siècle, il est possible de déceler l’influence de deux textes très répandus : l’Histoire Scolastique puis la Bible Historiale.

Adam-Eve-1205-15 cathedrale-Chartres
Eve et Adam, détail du Vitrail du Bon Samaritain, 1205-15, Cathédrale de Chartres

A gauche de l’arbre, Eve dialogue avec le serpent et se prépare à manger la pomme. A droite de l’arbre, Adam porte la main à sa gorge, dans un geste qu’on a interprété de deux façons :

  • ultime avertissement à Eve pour qu’elle se ressaisisse ;
  • étranglement suite à l’ingestion du fruit, selon la légende qui a valu son nom à la pomme d’Adam.

C’est la seconde interprétation qui est la bonne. On ne trouve en effet aucune mention d’une réticence d’Adam dans un des textes qui faisait autorité à l’époque, l’Histoire Scolastique de Pierre le Mangeur (Petrus Comestor), rédigé entre 1169 et 1173 :

La femme vit aussi d’abord que le fruit était beau en apparence, c’est-à-dire sain, et remarquant par l’odorat ou le toucher qu’il était un bon aliment, elle le mangea et en donna à son mari, peut-être en le convainquant par des mots persuasifs, que le Législateur (Moïse) passe sous silence par souci de brièveté. Et il y consentit volontiers, car, ayant cru auparavant que la femme mourrait immédiatement, selon ce qu’avait dit le Seigneur, et ayant constaté qu’elle n’était pas morte, il se dit que cette parole du Seigneur était seulement pour l’effrayer : et il a mangé.

Histoire Scolastique De esu pomi, et statu post peccatum [2a]

Vidit quoque mulier prius, quod lignum esset pulchrum visu, id est mundum, et ex odore, vel tactu notans, quod ad vescendum suave, comedit, deditque viro suo, forte praemonens verbis persuasibilibus, quae transit legislator brevitatis causa. Qui, et ei facile acquievit, quia, cum crederet prius mulierem statim morituram, juxta verbum Domini, et vidisset non fuisse mortuam, dictum hoc a Domino aestimavit quasi tantum ad terrorem, et comedit.



Adam-Eve-1205-15 cathedrale-Chartres complet
L’ensemble de la verrière confirme cette lecture chronologique, dans lequel l’arbre sépare la scène entre l’Avant et l’Après de la Chute :

  • Avant :
    • Eve, qui brandit un bouquet de fleurs, persuade Adam, sous l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal : le Soleil se cache derrière, signe que la parole de Dieu est oubliée ;
    • Eve porte le fruit à sa bouche, encouragée par le serpent ;
  • Après :
    • Adam s’étrangle ;
    • les deux, cette fois vêtus de feuilles de figuier, se retrouvent assis sous un arbre sans fruit, derrière lequel apparaît Dieu qui les maudit.

L’inversion Eve-Adam est donc indispensable à cette symétrie, dans laquelle Eve domine la moitié gauche, prenant la pleine responsabilité de la Chute.

Les deux scènes dans lesquelles elle apparaît, celle de la persuasion d’Adam et celle de l’ingestion du fruit, correspondent d’ailleurs aux deux fautes qu’elle a commises, l’Orgueil (les fleurs) et la Désobéissance (le fruit), et aux deux malédictions qui vont la frapper :

La femme a péché en deux choses : elle était orgueilleuse et elle a mangé ce qui était interdit. Parce qu’elle était orgueilleuse, Dieu l’a humilié en disant : Sous la puissance de l’homme, tu seras violente, de sorte qu’il le sera de même, en te blessant pour te déflorer. Désormais en effet, elle est soumise de son mari par sa condition, et par peur, alors qu’auparavant elle lui était  soumise par amour. Et parce qu’elle a péché avec un fruit, elle a été punie dans son fruit. C’est pourquoi il lui a été dit : Tu enfanteras dans la douleur. Ce qui lui a été dit quant à la douleur constitue la malédiction, mais l’enfantement est une bénédiction. Car la femme stérile est maudite.

Histoire Scolastique , De maledictionibus serpentis, viri et mulieris [2a]

In duobus peccavit mulier, superbivit, et vetitum comedit. Quia superbivit, humiliavit eam dicens: Sub potestate viri eris violenta, ut etiam vulneribus te affligat in defloratione. Nunc quidem subdita est viro conditione, et timore, cui prius subjecta fuerat, sed amore. Et quia in fructu peccavit, in fructu suo punita est. Unde dictum est ei: In dolore paries. Quod dictum est ei in dolore, maledictio est, sed paries, benedictio est. Maledicta enim est sterilis


1175-1200 Antependium de_Sant_Andreu_de_Sagàs Musee de Solsona GAntependium de Sant Andreu de Sagàs (flanc gauche), 1175-1200, Musée de Solsona

Cette composition rustique place la scène de la Tentation en pendant de la Passion, résumée en une seule image (Arrestation, Descente de Croix et Mise au Tombeau). Tandis que l’arbre renvoie à la croix, le rôle d’Eve vis à vis d’Adam est ici assimilé au rôle de Judas vis à vis du Christ.

Contemporaine de l’Histoire Scolastique, cette composition reflète plus probablement les croyances populaires (l’étranglement d’Adam) que le texte de Pierre le Mangeur : elle montre que le rôle primordial d’Eve dans la Chute était alors compris partout, jusque dans une église perdue  dans les montagnes catalanes.


1220-1225 Peterborough Psalter de Bruxelles Angleterre Bruxelles Bibliotheque royale MS 9961-62 fol 25Psautier Peterborough de Bruxelles (Angleterre),
1220-1225, Bruxelles, Bibliothèque royale MS 9961-62 fol 25

Dans cette page typologique, la Tentation du Christ par Satan, en haut à gauche, est mise en parallèle :

  • verticalement, avec la Mort d’Absalon, faisant de celui-ci un équivalent de Satan :

Tandis qu’Absalon accable son père de guerres. il est lui-même tué. Ainsi, Satan est-il  servi lorsqu’il tente le Seigneur.

Dum patrem bellis gravat absalon. ipse necatur. Sic Sathanas dominum dum temptat suppediatur.

  • horizontalement avec la Tentation d’Eve par Satan, faisant de celle-ci l’antithèse du Christ.

Dans la case terminale, Eve passe de droite à gauche, de Tentée à Tentatrice, comme l’explique le texte en  jouant sur le double sens du mot malum :

Eve donne la pomme à l’homme. Ils mangent tous les deux ce présent. Tout le mal (malum) naît de là, par ce triste fruit (malum).

Eva viro pomum dat. edunt pariter duo donum. Nascitur inde malum totum. per flebille malum.

Ainsi l’inversion Eve-Adam marque indubitablement la responsabilité d’Eve dans la Chute.


1220-25 Paris_-_Cathédrale_Notre-Dame_-_Chapelles ST Guillaume provenant Rose ouest1220-25, Chapelle Saint Guillaume, Notre Dame, Paris 1225-1235 psautier latin dit de saint Louis et de Blanche de Castille Arsenal. Ms-1186 reserve fol 11v Gallica1225-1235, psautier latin dit de saint Louis et de Blanche de Castille, Arsenal. Ms-1186 reserve fol 11v Gallica

 

La Tentation

Ces deux compositions très semblables à celle de Chartres donnent elles-aussi à Eve le rôle dominant dans la Chute.

L’image du psautier développe sa gestuelle : elle mange son fruit de la main gauche et en tend un autre à Adam de la main droite. S’introduit également ce qui est la signature la plus significative de l’influence de l’Histoire Scolastique, le serpent à tête féminine, une vieille légende juive que Pierre le Mangeur avait trouvé dans les Antiquités judaïques de Flavius Josephe [2b] :

Lucifer, chassé du paradis des esprits, enviait l’homme d’être au paradis des corps ; il savait que s’il le poussait à la transgression, il en serait lui aussi chassé. Craignant cependant d’être découvert par le mari, il décide de s’attaquer à sa femme, moins prudente et moins décidée. Et cela à travers le serpent, parce qu’à cette époque le serpent était debout comme un homme, puisqu’il est tombé suite à la malédiction, et pourtant, comme on le traduit, le « pareias » avance debout. Il choisit aussi une certaine sorte de serpent, comme le dit Bède, ayant le visage d’une vierge, parce que les semblables accueillent favorablement les semblables. Et celui-ci bougea sa langue pour parler, quoique ignorant, tout comme il parle par l’intermédiaire des fanatiques et des possédés, tout aussi ignorants, et il dit : Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne pas manger des fruits de tous les arbres du jardin, c’est-à-dire de manger des fruits des arbres, mais pas de tous ?

Histoire Scolastique, De suggestione serpentis sive daemonis [2a]

Lucifer enim dejectus a paradiso spirituum, invidit homini quod esset in paradiso corporum, sciens si faceret eum transgredi, quod et ille ejiceretur. Timens vero deprehendi a viro, mulierem minus providam et certam, in vitium flecti aggressus est. Et hoc per serpentem, quia tunc serpens erectus est ut homo, quia in maledictione prostratus est, et adhuc, ut tradunt, phareas (pareias) erectus incedit. Elegit etiam quoddam genus serpentis, ut ait Beda, virgineum vultum habens, quia similia similibus applaudunt, et movit ad loquendum linguam ejus, tamen nescientis, sicut, et per fanaticos, et energumenos loquitur, nescientes, et ait: Cur praecepit vobis Deus ut non comederetis de omni ligno paradisi, id est, ut comederetis de ligno, sed non de omni 


1260-Psautier-de-Rutland.Angleterre-BL-Add.-62925-fol-8vPsautier de Rutland (Angleterre), 1260, BL Add. 62925 fol 8v Bible d'Utrecht vers 1430 La Haye, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, 78 D 38 I, fol. 8v°Bible d’Utrecht
Vers 1430, La Haye, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, 78 D 38 I, fol. 8v

Le geste d’étranglement d’Adam est facultatif dans l’inversion : certains illustrateurs le reprennent de loin en loin.

Bible Historiale 14eme BNF Français 155 fol 4vBible Historiale, 14ème siècle, BNF Français 155 fol 4v Maitre de Jean de Mandeville 1360-75 Bible Historiale Ms. 1, v1 (84.MA.40.1), fol. 9 Getty MuseumLa tentation
Maître de Jean de Mandeville, 1360-75, Bible Historiale Ms. 1, v1 (84.MA.40.1), fol. 9, Getty Museum

L’inversion est particulièrement appropriée dans le cas de la Bible historiale, puisque l’image précède immédiatement un long dialogue entre Eve et le Serpent. Ce récit en français, rédigé à la fin du XIIIème siècle par Guyart des Moulins, s’inspire largement de l’Histoire Scolastique de Pierre le Mangeur.

Le Maître de Jean de Mandeville péjore la gestuelle d’Eve, en lui faisant tendre la pomme à Adam  de la mauvaise main.


Bible Historiale 1347 BNF Français 152 fol 15rLa Tentation
Bible Historiale, 1347 BNF Français 152 fol 15r

Il faut noter que certains illustrateurs de la Bible historiale n’inversent pas Adam et Eve. Celui-ci a rajouté par pudeur les feuilles de vigne, renonçant ainsi à la lecture chronologique. Il lui a préféré un ordre hiérarchique : Dieu du haut de son arbre observe Adam mangeant la pomme en catimini, tandis que depuis l’arbre central le serpent à tête de femme baratine sa semblable.


St Etienne Mulhouse 14eme photo ndoduc.free.fr14ème s, Saint Etienne, Mulhouse ( photo ndoduc.free.fr) 1430 ca Ulmer Münster, Bessererkapelle, Fenster im kleinen Chor von Hans AckerHans Acker, vers 1430, Bessererkapelle, Ulmer Münster

1405-08 York Minster, Great East Window1405-08, grande verrière Est, York Minster

La Tentation et l’Expulsion

Aux 14ème et 15ème siècles, on retrouve encore l’inversion associée au serpent féminisé, dans des lieux éloignés : ce qui suggère la transmission via le texte très répandu de la Bible historiale (on en connaît 144 manuscrits [2c]).


1500-30 Eglise de la Conception-de-la-Vierge Puellemontier Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr1500-30, Eglise de la Conception de la Vierge, Puellemontier, photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr

Comme l’a relevé Denis Krieger [2d], l’inversion associée au serpent à tête de femme a donné lieu à une tradition locale dans plusieurs églises champenoises, peut être parce que l’influence de Pierre le Mangeur, originaire de Troyes, y était particulièrement vivace.

Un indice supplémentaire est la feuille de figuier dorée, anachronique puisqu’Adam n’a pas encore honte d’être nu. Cette insistance trahit probablement l’influence de l’Histoire Scholastique qui explique pourquoi, après la malédiction, Adam et Eve se firent des culottes avec des feuilles de figuier :

Et les feuilles de figuier ne sont pas sans raison, car si l’on mange le jus des figues, la chair humaine, ainsi humectée, ressent immédiatement la démangeaison du plaisir, comme si par là on montrait qu’ils ressentaient déjà la démangeaison du plaisir dans leur chair.

Histoire Scolastique , De maledictionibus serpentis, viri et mulieris [2a]

Nec sine causa de foliis ficuum, quia de succo eorum si teratur, caro hominis inuncta statim ibi sentit voluptatis pruriginem, ut quasi per hoc ostensum sit quia pruriginem voluptatis jam in carne senserant


1500-25 Saint-Georges de Chavanges Denis Krieger mesvitrauxfavoris.frSaint-Georges, Chavanges Saint Remi, Ceffonds (baie 4)

1500-30, photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr

L’inversion a également pour avantage de placer Eve en position de prescription, comme Dieu dans les autres scènes (Création d’Adam, d’Eve, Admonition, Malédiction). On notera que les deux artistes ont corrigé l’anomalie de la feuille dorée, en ne la faisant porter à Adam qu’après la Chute.


Heures d'Anne de France 1473 ca Jean Colombe and Workshop Morgan MS M.677 fol. 46vfol. 46v Heures d'Anne de France 1473 ca Jean Colombe and Workshop Morgan MS M.677 fol. 48vfol. 48v

Heures d’Anne de France, Jean Colombe et atelier, vers 1473, Morgan Library MS M.677

Ces deux miniatures consécutives exprimaient déjà la même idée d‘Eve prenant la place de Dieu.



Cas particuliers

Le Mariage d’Adam et Eve

Mariage Adam et Eve Speculum Humanae Salvationis 1420, Rhin moyen, Spencer 15, fol. 2v1420, Rhin moyen, Spencer 15, fol. 2v
Speculum Humanae Salvationis (warburg iconographic database)

Dans le Speculum Humanae Salvationis, la scène comporte une certaine ambiguïté : elle illustre un texte sur le mariage, et comporte souvent la légende « Accouplement (copulatio) d’Adam et Eve« . Mais souvent, comme ici, la légende fait allusion à l’interdiction par Dieu, sous peine de mort, de manger le fruit de l’arbre du Bien et du Mal : épisode qui manifestement ne correspond pas à l’image, car elle n’est faite qu’à Adam seul (Genèse 2,16).

Ce glissement sémantique est lié à l’image en pendant, qui présente la présente la scène opposée à l’Interdiction   : le Serpent autorisant Eve à manger ce fruit. D’où la logique de la position d’Eve, à droite dans les deux cas.


Mariage Adam et Eve Speculum Humanae Salvationis France vers 1450 BNF Fr 188 fol 6rFrance vers 1450 BNF Fr 188 fol 6r
Speculum Humanae Salvationis (warburg iconographic database)

Sporadiquement, on trouve quelques cas où Eve est représentée à gauche dans la scène du mariage, que l’on croirait pourtant très codifiée. Le même flottement se rencontre dans toutes les enluminures représentant un mariage : lorsque les mariés s’avancent vers l’autel, l’homme (vu de dos) est à droite, de manière à se présenter au regard de Dieu dans l’ordre héraldique ; mais lorsque les mariés se retournent, c’est à la foule qu’ils se présentent dans l’ordre héraldique (le mari à gauche). Les deux situations sont donc possibles, selon qu’on se situe avant ou après le mariage.


Mariage Adam et Eve Speculum Humanae SalvationisSpeculum Humanae Salvationis, édition imprimée, vers 1468

La version imprimée restaure le parallélisme entre les deux scènes, en plaçant Eve à gauche dans les deux cas.


Boucicaut_Master_-_Ms_251_f16r_The_marriage_of_Adam_and_Eve_from_Des_Proprietes_De_Choses_c1415Livre des Propriétés De Choses,
Maître de la Mazarine, vers 1415, Fizwilliam museum, Ms 251 fol 16r
1475-1500 Antiquites judaiques BNF Ms 11 fol. 3vAntiquités judaïques
1475-1500, BNF Ms 11 fol 3v

Le Mariage d’Adam et Eve

Dans d’autres livres, le mariage est représenté au sein du Paradis. Le couple humain est toujours dans l’ordre héraldique, tout comme le couple soleil/lune au dessus (sur les inversions des luminaires, voir Les inversions Lune / Soleil) .


Une inversion cosmique (SCOOP !)

Maître du Hannibal de Harvard 1420 Antiquites judaiques BNF Ms Fr 247 f.3rAntiquités judaïques
Maître du Hannibal de Harvard, 1420, BNF Ms Fr 247 fol 3r

Fait exception cette image complexe, qui cumule la scène du mariage, en bas, et la Création du Monde, en haut : Dieu est entouré de ses instruments d’architecte (le niveau, le compas et l’équerre) et de ses outils d’artisan (la tarière et le marteau).

Le couple des luminaires est remplacé par un demi zodiaque, sur lequel se répartissent les sept planètes. Le Soleil, au centre, représenté deux fois (dans le zodiaque et en dessous), ce qui l’assimile à Dieu, lui aussi représenté deux fois. Comme le montrent les signes, le Soleil est entre Gémeaux et Scorpion, au Solstice d’Eté.

Il est possible que l’inversion soit motivée par la symbolique des saisons, chaque sexe se plaçant du côté où il culmine : la femme du côté de la Jeunesse (le Printemps) et l’homme du côté de la  Maturité (l’Eté).


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Un couple d’amoureux

L’inversion de l’ordre héraldique sous-entend parfois qu’il s’agit d‘amants, et non d’un couple marital voir 1-3a Couples germaniques atypiques).


Paris Bordone, 1515-30, Les amoureux, Brera, MilanLes amoureux vénitiens, 1515-30, Brera, Milan Paris_bordon,_coppia_di_amanti,_1555-60_ca._londra,_ngCouple d’amoureux, 1555-60, National Gallery, Londres

Pâris Bordone

Bordone est très fidèle à cette convention. Le premier tableau représente soit un accord en vue d’un mariage (un témoin, la future épouse et le prétendant qui lui offre une ceinture nuptiale), soit plus probablement la scène de genre classique du souteneur, de la courtisane vénitienne, et du client qui lui offre en paiement une ceinture de plus [3].

Quarante ans plus tard, les deux amoureux en voie de déshabillage mutuel, couronnés par Cupidon, représentent là encore un couple non marital.


Paris_Bordone_Adam_et_Ève_debout Louvre
Adam et Eve debout
Pâris Bordone, Louvre

C’est la même idée de libre sensualité qui s’applique ici à Eve et Adam.


Anonyme 1550-1600 RijksmuseumNicolas Halin d’après Jean Cousin père (attr), 1550-1600, Rijksmuseum

Cette composition établit un parallèle entre le bras du serpent, tâtant la pomme, et celui d’Adam, tâtant le sein. Le couple de lapins et le bouc, dissimulé dans les hachures, assimilent la Chute à la découverte de la sexualité.


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L’inversion des rôles

1604 Jan (Pietersz.) Saenredam dessin Abraham Bloemaert serie NGA devant arbre connaissanceAdam et Eve devant l’Arbre de la connaissance
Gravé par Jan (Pietersz.) Saenredam, dessin Abraham Bloemaert, 1604, NGA

Dans cette série de gravures, une seconde scène figure en miniature, à l’arrière-plan (voir aussi 8 Le nu de dos dans les Pays du Nord). Ici, il s’agit d’Eve, debout à côté d’Adam couché, dans un rayon de lumière divine. Le couple se retrouve au premier plan dans le même ordre, Eve tirant derrière elle un Adam interrogatif.

L’inversion des positions traduit l’inversion des rôles, Eve prenant le dessus sur Adam :

Il avait ordonné que tout bois porte un fruit aux cheveux d’or,

Le créateur des choses, que l’homme vive dans les forêts heureuses,

Qu’il adore et observe la loi du pays, étant donné qu’il pouvait en jouir ;

sa volonté, inclinant aux écarts,  lui a été ravie.

Jusserat auricomo nemus omne gravescere foetu

Rerum opifex, hominem silvas habitare beatas,

Et colere, et legem ruris servare fruendi

Posse datum ; rapta est per devia prona voluntas.



Variations et filiations

L’influence de Dürer

Adam Eve 1509-10 Durer, Petite Passion The_Fall_of_Man NGALa Chute de l’Homme (Petite Passion)
Dürer, 1509-10

En décalant le tronc à l’extérieur du couple, cette gravure invente une nouvelle symétrie : Eve enlaçant Adam fait pendant au serpent enlaçant l’arbre.


gossaert 1513-15 triptyque malvagna Palazzo Abatellis, Palerme reversTriptyque Malvagna (fermé)
Gossaert, 1513-15, Palazzo Abatellis, Palerme

C’est cette symétrie qui a intéressé Gossaert pour les deux volets de ce triptyque :

  • derrière le couple fautif se profile déjà la porte de l’Expulsion ;
  • le second volet montre le Paradis après la Chute, purgé de toute présence humaine.

gossaert 1513-15 triptyque malvagna Palazzo Abatellis, Palerme.
Entre les deux, la couronne de fruits, autour du blason des Lanza, restaure l’opulence de ce Paradis perdu. L’inversion d’Eve et d’Adam résulte mécaniquement de ce parti-pris narratif.


Heinrich Aldegrever 1540 Adam et Eve AG plagiat durerAdam et Eve
Heinrich Aldegrever, 1540

Aldegrever plagie, jusqu’au lion, la gravure de Dürer. La seule différence est le geste d’Adam, qui reçoit sa pomme du serpent, et non plus d’Eve. L’inversion est ici seulement due à la mécanique de la copie.


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Les variations de Baldung Grien

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIELes trois Ages de la femme et la Mort, 1509-10, Kunsthistorisches Museum, Vienne Baldung Grien 1511 Hans Adam EveLa Chute du genre humain, 1511

Hans Baldung Grien

Baldung Grien a inventé vers 1509 le thème à la fois émoustillant et moral de la jeune fille nue que surprend, par derrière, la Mort ou le Temps (sur ce thème voir 3 Fatalités dans le miroir). Dès 1511, il applique la même composition à Eve, déjà pourvue de sa pomme, et qui attire dans son dos Adam en train de cueillir la sienne.


Baldung-Grien-1517-Der_Tod_und_das_MaedchenLa jeune Fille et la Mort, 1517 Baldung Grien 1519 Adam et Eve Kunstmuseum BaselAdam et Eve, 1519

Hans Baldung Grien, Kunstmuseum Basel

Quelques années plus tard, le principe menaçant passe à gauche : Eve se trouve ici comme violée par Adam, qui absorbe toute la négativité du serpent.


Baldung Grien 1524 La Mort et Eve National Gallery of Canada OttawaLa Mort et Eve, 1525, National Gallery of Canada, Ottawa Baldung Grien 1531 Adam et Eve Museo Nacional Thyssen-Bornemisza MadridAdam et Eve, 1531, MuséeThyssen-Bornemisza, Madrid

Plus tard encore, le composition s’inverse à nouveau. La Mort, brandissant une pomme et liée par l’anneau du Serpent à l’éternel féminin, s’assimile complètement à Adam (une assimilation facilitée par la langue, puisque Tod est du genre masculin).


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Les variations de Lucas de Leyde

Lucas de Leyde a tant de fois représenté le couple originel qu’il était inévitable de voir apparaître des inversions Eve Adam, sans signification particulière. Je les présente pour mémoire, afin de permettre d’apprécier l’évolution du style, entre la jeunesse et la maturité.


Lucas van Leyden 1506 ca Adam and Evevers 1506 Lucas van Leyden 1514 Chute de l'hommevers 1514

Ces deux variantes montrent, dans le sens de la lecture, Eve passant à Adam une seconde pomme.


Lucas van Leyden 1530 Adam and Eve ca METAdam et Eve, Lucas de Leyde, vers 1530 Creation d'Adam Michel6ange SixtineLa Création d’Adam (inversée), Michel-Ange

Dans la variante la plus moderne, Lucas préfère l’esthétisme au réalisme : l’arbre est décentré, Eve tend la pomme de la main gauche, et la pose d’Adam est une citation de la célèbre fresque de Michel-Ange.


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De Raphaël à Jordaens

Adam Eve 1509 Raphael Salle de la Signature vaticanRaphaël, 1509, Salle de la Signature, Vatican Adam Eve 1519 ecole raphael-adam-eve-loges du vaticanAtelier de Raphaël, 1519, Loges du Vatican

Adam et Eve

En 1509, Raphaël inaugure une composition où Adam, assis, se trouve dominé par Eve, debout de l’autre côté de l’arbre. En 1519, il inverse la composition et exagère certains traits (les spires du serpent, la chute en arrière d’Adam, Eve vue de dos), probablement dans une sorte de surenchère par rapport à Michel-Ange (voir Adam et Eve vus de dos)


Adam et Eve Titien 1550 PradoTitien, 1550, Prado

Titien reprend la première composition de Raphaël. Il édulcore le serpent en une sorte de Cupidon, dont la nature diabolique est trahie par les petites cornes et la queue bifide. Le renard derrière Eve rajoute une notion de ruse. Le geste d’Adam est savamment ambigu, entre tentative de dissuasion et prémisses du désir.


1616_Jan-Brueghel-the-Elder-and-Peter_Paul_Rubens-Garden-of-EdenLe jardin d’Eden, Brueghel le Vieux et Rubens, 1616, Mauritshuis, La Haye Adam et Eve Peter_Paul_Rubens1628-29 PradoAdam et Eve, Rubens, 1628-29, Prado

Rubens s’inspire à deux reprises de la composition de Titien. Profitant sans doute d’un voyage en Espagne vers 1628, il la recopie même fidèlement : il supprime seulement le cache-sexe démodé d’Adam et rajoute la tâche rouge du perroquet, symbole polyvalent de la Luxure (du couple) et de l’Eloquence (du serpent)  (voir Le symbolisme du perroquet).


Jordaens 1640 ca Fall_of_man Musee national Budapest1640, Musée national, Budapest Jordaens 1642 The Fall of Man Toledo Museum of Art1642, Toledo Museum of Art

La Chute de l’Homme, Jordaens

Dix ans plus tard, Jordaens se place en concurrence avec Rubens. Le format paysage oblige à asseoir Adam à terre et Eve sur le talus. La chaîne des responsabilités est clairement rétablie : le serpent donne la pomme à Eve, qui va la transmettre à Adam.

La seconde variation reprend fidèlement le bestiaire de Rubens, en coinçant Eve entre les deux mêmes attributs animaux du Serpent, l’Eloquence et la Ruse. L’inversion d’Eve et Adam permet, à peu de frais, de se différencier du modèle.


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Un triptyque à transformation (SCOOP !)

Greco attr 1568 The_Modena_TriptychTriptyque de Modène
Le Greco (attr) 1568, Galleria Estense, Modène

Ce triptyque portatif, attribué au Greco, propose lorsqu’il est ouvert une iconographie déconcertante :

  • à gauche et à droite, deux scènes de la Vie du Christ, dans l’ordre chronologique : l’Adoration des Bergers et le Baptême ;
  • au centre une allégorie : le chevalier chrétien couronné par le Christ ressuscité, au dessus d’un paysage de Jugement dernier.

Le choix de ces scènes s’explique par les possibilités qu’offre la fermeture partielle du retable (sur un autre triptyque à transformation de Memling, voir 5 Le Polyptyque de Strasbourg).



Greco attr 1568 The_Modena_Triptych gauche
En fermant le volet droit, l’Annonciation peinte au revers vient précéder l’Adoration des Bergers, dans une lecture de droite à gauche, où la Vierge conclut chaque scène.



Greco attr 1568 The_Modena_Triptych droit
En fermant le volet gauche, Dieu réprimandant Eve et Adam après la Faute précède, dans une lecture de gauche à droite, le début de la Rédemption, Jean Baptiste baptisant le Christ.

L’inversion Eve-Adam sert ici à avertir le spectateur qu’il ne s’agit pas d’une représentation classique de l’Interdiction, mais de la conséquence de la Faute, la Réprimande : comme le montre le visage d’Eve, qui se détourne de honte.



Références :
[1] Hilário Franco Júnior « Entre la figue et la pomme : l’iconographie romane du fruit défendu » Revue de l’histoire des religions 1 | 2006 https://journals.openedition.org/rhr/4621#illustrations
[1a] Thomas Forrest Kelly « The Exultet in Southern Italy », Oxford University Press (1996)
[1b] M. MANIACI-G. OROFINO, Les ‘rouleaux d’Exultet’ du Mont Cassin (techniques de fabrication, caractéristiques matérielles, décoration, rapports avec les rouleaux grecs, in « Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa » XLIII, 2012, pp. 71- 82 https://www.academia.edu/2082249/M_MANIACI_G_OROFINO_Les_rouleaux_d_Exultet_du_Mont_Cassin_techniques_de_fabrication_caract%C3%A9ristiques_mat%C3%A9rielles_d%C3%A9coration_rapports_avec_les_rouleaux_grecs_in_Les_Cahiers_de_Saint_Michel_de_Cuxa_XLIII_2012_pp_71_82
[1c] 1150 Exultet Troia 3, Archivio Capitulario Troia1150, Exultet Troia 3, Archivio Capitulario Troia
Dans cet autre Exultet influencé par l’atelier du Montecassino, le Felix culpa n’est pas inversé, car il est suivi non par le Noli me tangere (qui se trouve au tout début) mais par une Résurrection. Jacqueline Lafontaine-Dosogne, CR de « Guglielmo Cavallo. Rotoli di Exultet dell Italia meridionale. » Scriptorium Année 1976 30-1 pp. 152-155 https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1976_num_30_1_2788_t1_0152_0000_2
[2] Gilberto Bagnani, Gli scavi di Tebtunis, Bolletino d’Arte, 1933 p 131 fig 18 http://www.bollettinodarte.beniculturali.it/opencms/multimedia/BollettinoArteIt/documents/1437575350852_07_-_Bagnani_119.pdf
[2b] Paul Perdrizet, « Etude sur le Speculum humanae salvationis » p 75 https://archive.org/details/etudesurlespecul00perd/page/74/mode/2up?q=phareas&view=theater
[2c] Eléonore Fournié, » Les manuscrits de la Bible historiale. Présentation et catalogue raisonné d’une œuvre médiévale » https://journals.openedition.org/acrh/1830
[2d] Denis Krieger « Une tentatrice ailée à l’église Saint-Georges de Chavanges » https://www.mesvitrauxfavoris.fr/Supp_e/index_htm_files/Demone-ailee.pdf