2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie

15 avril 2024

L’Italie n’admet que fort tardivement la formule du larron vu de dos, sous forme de foyers isolés.

Article précédent : 2b Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Flandres et Pays-Bas

Un précurseur isolé : Le Pordenone

1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral ensemble

Golgotha, Le Pordenone, 1520-21, Cathédrale de Crémone

Cette fresque, la plus grande d’Italie à son époque, occupe tout le haut de la contre-façade, là où traditionnellement on place le composition binaire du Jugement dernier, avec le Christ au centre séparant les Elus et les Damnés.  L’idée d’une Crucifixion à cet emplacement, qui plus est avec une croix décentrée et vue de biais, est totalement atypique dans l’Italie de l’époque.



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral detail
Le centre de la composition est occupé par une invention extraordinaire : posé sur l’arcade, un soldat tient d’une main une épée cruciforme et, de l’autre, fait voir aux fidèles le décentrement de la croix. Il s’agit du Centurion converti, qui atteste de la divinité du Christ.



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral
Dans la continuité de l’épée symbolique du Centurion, l’oeil suit la lance de Longin et monte jusqu’au Bon Larron, dans une oblique qui unit les trois Convertis par la Crucifixion ( [24], p 115). Le ciel assombri, plus haut, et le Mauvais Larron dont on est en train de briser les jambes, en face, font comprendre que nous sommes juste après le coup de lance, et que le véritable thème de la fresque est celui de la Conversion.

Le Centurion monte d’ailleurs la garde derrière la fissure créée par le tremblement de terre, qui sépare les Bons à gauche et les Méchant à droite.


1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral anisemite

Cette partie droite comprend plusieurs éléments antisémites : l’enfant immature (le « peuple enfant »), l’âne stupide et un gros homme qui compte sur ses doigts. La fissure entre la Chrétienté (le centurion) et la Judéité (le cavalier désarçonné) traduit très exactement l’actualité politique crémonaise : la demande d’une expulsion des Juifs de la ville, ou du moins d’une ségrégation [25].


La vue de dos du Mauvais Larron s’inscrit parmi ces éléments péjoratifs.

Pour expliquer la vue de biais de l’ensemble, on a invoqué l’influence des Crucifixions excentriques germaniques, Pordenone étant originaire du Frioul [25a]. Mais aucune des gravures disponibles à l’époque n’est comparable à cette composition : centrée non pas sur le Christ, mais sur le Centurion triomphal, elle a été inventée ad hoc, pour répondre aux exigences du contexte politique local (ce pourquoi elle n’a été reprise nulle part en Italie).



1520-21 Golgotha-Il_Pordenone-Cremona_Cathedral schema
Dans la partie positive, les trois Convertis (ligne jaune) regardent ou désignent (flèches bleues) le Christ décentré , établi comme en avant-poste dans une proximité dangereuse avec le Mauvais Larron, et frôlé par la même massue. Plus bas, le cheval cabré menace vainement le Centurion, qui garde la frontière diagonale de la fissure. La vue de dos des deux attaquants, le Mauvais Larron et le cavalier, souligne ce mouvement tournant (flèches rouges) qui épouse la courbe de l’arcade .


A Crémone en 1569

1569 Antonio Campi Kreuzigung mit Szenen der Passion LouvreLes Mystères de la Passion, de la Résurrection et de l’Ascension du Christ
Ecole de Antonio Campi, 1569, Louvre

Ce panorama synoptique, où sont représentés à des tailles diverses de nombreux épisodes de la Passion, à été commandée par Saint Charles Borromée pour son oratoire privé de Milan [26]. La configuration du calvaire, très singulière pour l’Italie de l’époque, n’a pas été inspirée à Campi par une gravure germanique ou hollandaise.



1569 Antonio Campi Kreuzigung mit Szenen der Passion Louvre schema
En fait, l’échelle du Mauvais larron, le juif comptant sur ses doigts et l’âne montrent que le peintre crémonais n’a pas cherché son modèle bien loin : à la cathédrale de la ville, dans la fresque du Pordenone.

L’inversion des vues de dos se comprend très bien dans le contexte : ainsi disposé, le Bon Larron voit en haut à droite le clou du tableau : le Paradis qui s’ouvre tel un champignon doré, dans le dos du Mauvais larron qui tend vainement ses bras en arrière pour l’atteindre.



Le foyer vénitien après 1555

Mis à part l’exception crémonaise, c’est presque exclusivement à Venise que vont apparaître, dans la seconde moitié du 16ème siècle, les rares larrons vus de dos d’Italie.

Chez le Tintoret

1554-55 tintoretto-crocifissione San Severo accademia veniseCrucifixion pour l’église San Severo
Le Tintoret, 1554-55, Accademia, Venise

Ce serait faire offense au Tintoret que de chercher un modèle à cette vaste composition. S’il fait tourner les croix des larrons, il ne se risque pas faire de même celle du Christ – ce qui montre rétrospectivement toute l’audace du Pordenone, trente cinq ans plus tôt. Il ne s’agit en rien ici d’un calvaire vue de biais dans son ensemble, mais d’un calvaire vu de face rythmé par des procédés de profondeur : la vue de biais des deux larrons en fait partie, tout comme l’immense porte-drapeau à gauche, où le joueur de dé en raccourci à droite.



1554-55 tintoretto-crocifissione San Severo accademia venise schema
La frise se lit en trois tranches :

  • une scène introductive astucieuse, orientée à contresens comme le premier porte-drapeau qui sort en hors champ à gauche : à la grande figure du second porte-drapeau fait écho celle de Saint Jean, penché sous la croix du Mauvais larron comme sous un étendard (en jaune) ;
  • la Croix du Christ et les personnages sacrés, jusqu’au laurier coupé qui repousse, symbole de la victoire et de la Résurrection (en vert) ;
  • comprimés à droite, tous les personnages négatifs : les joueurs de dés, le cavalier et le Mauvais larron.

Les deux « cloisons » matérialisent cette expansion autour du Christ en Croix , qui imite les mouvements autour du Christ du Jugement dernier : vers la gauche et le Paradis pour les Bons, vers la droite et l’Enfer pour les Mauvais.


1585 ca TINTORETTO KREUZIGUNG-CHRISTI_Altarbild der Münchner Augustinerkirche alte pinacothek Munich No1512Crucifixion pour l’autel de l’église des Augustins de Münich
Le Tintoret, vers 1585, Alte Pinacothek, Münich

Tintoret ne peindra qu’une seul fois un véritable Calvaire vu de biais, pour l’exportation en pays germanique. On appréciera la furia exceptionnelle de la scène : les nuages qui s’ouvrent, les cavaliers qui partent dans tous les sens, les corps qui tombent à la renverse parmi les morts.


Chez Véronèse

La chronologie des Crucifixions de Véronèse est mal connue et discutée, je reprends ici celle de Carlo Corsato dans un article récent [27], qui les date toutes des années 1575-80.


1575-80 veronese , Studies for a Crucifixion Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of HarvardEtude pour une Crucifixion
Véronèse, Harvard Art Museums, (c) President and Fellows of Harvard

On note d’emblée une grande hésitation concernant le Bon Larron : ses jambes ont varié et sa croix est incomplète (en L plutôt qu’en T), tandis que celle du Mauvais Larron est en T, et perpendiculaire à celle du Christ : comme si Véronèse cherchait une échappatoire à la solution germanique : les trois croix en cube et le Bon Larron vu de dos.


1575-80 Veronese_-_Crucifixion_LouvreCrucifixion
Véronèse, 1575-80, Louvre

Ce Bon larron très particulier, vu de profil et attaché des deux bras à une unique branche, se retrouve dans cette célèbre Crucifixion, dont le format carré et la petite taille suggèrent qu’elle était à usage privé.

La silhouette singulière entièrement recouverte d’un tissu jaune a souvent été interprétée comme la Synagogue, dont les yeux sont voilés. Cette interprétation a été remise en cause par Carlo Corsato, qui y voit une des deux Maries que Véronèse représente habituellement dans ses Calvaires. Le fait qu’une seconde métaphore du voile – le nuage qui masque le soleil – se trouve juste à son aplomb remet néanmoins en selle la première interprétation, qui n’est d’ailleurs pas contradictoire : Véronèse s’est servi d’une des deux Maries pour symboliser la Synagogue (sur un autre détournement symbolique d’un élément ordinaire, voir Les anges dans le palmier).


1575-80 veronese-werkstatt-die-kreuzigung-christi-gal-nr-231-illustration-mdGemäldegarie, Dresde (détruit en 1947) 1575-80 Paolo_Veronese_-_Crocifissione_-_Musei_Civici_-_Padova sur pierre noireCopie sur pierre noire, Musei Civici, Padoue

Atelier de Véronèse, 1575-80

Le Bon Larron est probablement ici encore attaché à une croix en L, mais de manière ambigüe puisqu’un seul bras visible. Le Mauvais larron est clairement suspendu à une croix en L, puisqu’un repose-pied a été ajouté pour montrer que la branche est unique.


575-80-Veronese-San-Nicolo-della-Lattuga_Crucifixion_-Accademia-veniseCrucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise

Le Calvaire sert de source à l’écoulement des soldats vers la vallée, avant la remontée vers Jérusalem. On notera, caché dans l’ombre du premier plan, un coup de théâtre spectaculaire : un des joueurs de dés se retourne, au bruit que fait le panier en chutant de la stèle, brutalement basculée par un mort qui soulève sa dalle. Tout est donc cohérent avec une lecture de gauche à droite.



1575-80 Veronese (San Nicolo della Lattuga)_Crucifixion_-Accademia venise detail
Installé à la droite du Christ comme le spectateur privilégié de ce vaste panorama humain, le Bon Larron est très discrètement montré de dos. La diagonale de sa croix barre l’éclipse du soleil, faisant d’autant plus ressortir la seule lumière qui reste : celle de l’auréole divine.


1575-80 Veronese (atelier) Musee Pouchkine MoscouVéronèse (atelier), 1575-80, Musée Pouchkine, Moscou

La composition est ici inversée, pour s’accommoder au thème principal : la lumière qui tombe en diagonale pour irradier le corps du Christ, figé dans l’immobilité de la mort.

En bas au contraire les événements se précipitent : le centurion se jette à genoux et se découvre, le cheval baisse la tête d’un air inquiet, Marie s’évanouit et les trois autres se retournent vers le halo miraculeux.

A l’arrière-plan gauche nous est montrée l’invention de l’atelier, la croix en L, ici inutile puisque, dans cette orientation du Calvaire, c’est le Mauvais Larron qui est vu de dos.

Ces ruses et atermoiements prouvent que, du moins pour Véronèse, la vue de dos est encore perçue comme péjorative, et ne peut s’appliquer qu’au Mauvais Larron.


L’exportation en Bavière

1590 Aegidius Sadeler II d'apres Christoph Schwarz Christ Crucified between the Two ThievesGravure d’Aegidius Sadeler II, 1590 1590 ca Christoph Schwarz (attr) Kalvarienberg mit der Kreuzigung Christi coll partCollection particulière

Christoph Schwarz

L’original a disparu, mais nous est connu par la gravure, ainsi que par cette extension en format panoramique.

Christoph Schwarz s’est rendu en 1570 à Venise pour apprendre ce nouveau style et l’acclimater en Bavière. On le reconnaît dans cette Crucifixion vue de biais, dans laquelle l’effet de lumière joue un rôle primordial.


1620 ca Hans_I_Jordaens_-_Crucifixion_Coll partHans I Jordaens, vers 1620, collection particulière 1643 Hans_Jordaens_III_The_Crucifixion coll partHans III Jordaens, 1643, collection particulière

Via la gravure, la composition de Schwarz a poursuivi sa carrière au siècle suivant en Hollande, chez Hans I Jordaens à Delft puis chez son petit-fils supposé.

Cette filiation confirme qu’à la fin du 16ème siècle, les artistes ne se posent plus de questions théologiques sur le larron à représenter de dos, mais suivent simplement des habitudes : Schwartz reprend scolairement le modèle le plus courant chez les Vénitiens (le Bon Larron de dos) et le transmet à certains peintres en Hollande, où c’est plutôt le modèle inverse, celui de Van Scorel, qui domine.



La Déposition de Peterzano

1572-75 olio su ardesia Strasbourg_MBA,_Simone_Peterzano_(full)Simone Peterzano, 1572-75, Musée des beaux Arts, Strasbourg

On date cette huile sur ardoise du retour à Milan du jeune Peterzano, après sa formation à Venise dans l’atelier de Titien [28]. Le caractère excentrique de la composition, avec ses croix disposées selon un cube, et le sépulcre en hors champ (coin inférieur gauche) est nettement plus prononcé que tout ce qui se faisait à l’époque en Italie, même dans l’atelier de Véronèse. S’agissant d’une commande privée du mécène de Peterzano, le milanais Gerolamo Legnani, les goûts personnels du commanditaire ont dû jouer. Le caractère ad hoc de la composition transparaît dans les deux larrons, qui recopient des modèles de Michel-Ange présents à Milan à cette époque [28a].


castello-sforzesco-crucifixion-group-bronzo-_-possibly-raffaello-da-montelupo-after-michelangeloCrucifixion en bronze d’après des modèles en cire de Michel-Ange, Castello Sforzesco, Milan

Tout se passe comme si la composition avait été conçue comme une sorte de présentoir, mettant en scène les modèles de Michel-Ange sous l’angle le plus spectaculaire : la vue choisie met en évidence les deux liens qui attachent, à des hauteurs différentes, les pieds du Mauvais Larron.


En aparté : les pieds décalés en hauteur

1455 ca Antonio del Pollaiolo, Crocifissione avec les saints Francesco et Gerolamo localisation inconnue detailCrucifixion avec les saints François et Jérôme
Antonio del Pollaiuolo, vers 1455, localisation inconnue

Comme nous l’avons observé (voir 1 Les larrons vus de dos : calvaires plans), l’idée de décaler en hauteur le pied gauche du Mauvais larron est une invention frappante de Pollaiuollo : dans sa révolte incoercible, le supplicié à trouvé la force de tordre le clou et d’arracher le pied.


Crucifixion, Michelange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN
Crucifixion, Michel-Ange (attr) Louvre INV 839 (c) RMN

Ce dessin attribué à Michel-Ange semble reprendre la même idée, mais de manière idéalisée : les jambes dissymétriques du Mauvais larron traduisent son refus viscéral, tandis que celles du bon Larron, alignées sur celles du Christ, expriment l’acceptation de son propre sort et de la divinité de Jésus. Un avantage supplémentaire, bien exploité dans le dessin, est la mise en valeur sensuelle du postérieur du Mauvais larron (ce que Peterzano a prudemment évité, en le masquant derrière la croix).


1530 ca Jan van Scorel and workshop, Crucifixion Triptych, (middle panel) and ca. 1540 (wings) Museum Catharijneconvent, Utrecht detailCrucifixion pour la Oude Kerk d’Amsterdam (détail)
Jan van Scorel, vers 1530, Museum Catharijneconvent, Utrecht

En Hollande, le motif figure dans la célèbre composition de Van Scorel, avec des détails aggravants :

  • les pieds mi attachés mi cloués, suggérant le désordre ;
  • les clous qui traversent les poutres, suggérant la force et la violence.

A la suite de cette influente composition, la plupart des Mauvais larrons vus de dos, en Hollande, ont le genou gauche relevé.


Wolfgang Huber (attr) coll part detailCrucifixion avec donateurs (détail)
Wolfgang Huber (attr), non daté, collection particulière

Dans un contextes très différent, on retrouve ici le détail des clous traversant les troncs et l’opposition entre clous et corde.

Plutôt qu’une hypothétique filiation, il vaut mieux voir dans ce motif une réinvention sporadique, conséquence technique de la vue de dos du Mauvais larron : relever son genou gauche permet de montrer un peu plus de son corps.



 

Un timide foyer florentin, après 1583

1573 Visione_di_san_Tommaso_d'Aquino_-_Santi_di_Tito Firenze, Cenacolo di San Salvi1573, Cenacolo di San Salvi 1593 Santi_di_tito,_visione_di_san_tommaso_d'aquino San Marco Florence1593, San Marco

Vision de Saint Thomas d’Aquin, Santi di Tito, Florence

Ces deux toiles permettent de cerner le moment où a cessé la résistance florentine à la Crucifixion vue de biais.


1572 Giovan_battista_naldini,_deposizione_dalla_croce,_ Santa Maria Novella Florence1572, Santa Maria Novella 1583 Naldini Giovanni Battista Santa Croce Florence beniculturali1583, Santa Croce, photo beniculturali

Déposition, Giovan Battista Naldini, Florence

Le Calvaire vu de biais suit les mêmes étapes qu’en Flandres au début du siècle : introduction prudente en arrière-plan d’une Déposition, puis passage au second plan. On comprend que la vacuité de la croix a facilité ce processus de décentrage et de vue de biais qui, dans l’Italie de la Contre-Réforme, risquait d’être perçue comme désacralisante.


1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582 1590-1600 francesco-curradi-christ-en-croix-entouré-des-deux-larrons coll partFrancesco Curradi, 1590-1600, collection particulière

Curradi, un élève de Naldini, a corrigé la gravure de Jan Sadeler en replaçant du bon côté de la Croix les Saints personnages, devant le cavalier Longin, pour laisser le mauvais côté aux joueurs de dés.



En synthèse

Larronsdedos_SchemaBiaisItalieSynthèse

Mise à part l’invention isolée de Pordenone liée au contexte politique de Crémone, les calvaires vus de biais n’arriveront que très tard et très marginalement en Italie, où la configuration plane jouit d’une domination sans partage :

  • à Venise en 1555 chez le Tintoret, puis vingt ans plus tard chez Véronèse, avec une exportation en Bavière par le biais de Christoph Schwartz ;
  • à Milan en 1572, dans une oeuvre isolée de Peterzano qui semble trop précoce pour être attribuée à une influence vénitienne ;
  • à Florence en 1580, chez Baldini puis chez son élève Curraci, qui recopie quant à lui une gravure hollandaise de Sandeler.



Article suivant : 3 Les larrons vus de dos : postérité 

Références :
[24] Carolyn Smyth, « Pordenone’s ‚Passion‘ Frescoes inCremona Cathedral : an Incitement to Piety » dans « Drawing relationships in northern italian Renaissance art : patronage and theories of invention «  ed. by Giancarla Periti, 2004
[25] Sur l’agitation antisémite à Crémone et ses causes (les dettes contractées durant l’occupation française) voir Robero Venturelli « Duorum populorum divisio : la Crocifissione del Pordenone e il conflitto ebraico-cremonese del 1519-1521 » dans « La cattedrale di Cremona : affreschi e sculture » / a cura di Alessandro Tomei 2001
[25a] Charles E. Cohen « The art of Giovanni Antonio da Pordenone : between dialect and language », p 190. Le seul antécédent possible cité par Cohen est la Crucifixion peinte par Altdorfer à Sankt Florian, qui se trouve tout de même à 400 km du Frioul.
[27] Carlo Corsato, « Colour of Devotion: Veronese’s « Crucifixion » in the Musée du Louvre », Artibus et Historiae, Vol. 39, No. 78, Art and Culture North and South of the Alps from the Fifteenth to the Eighteenth Century. Essays in Honour of Bernard Aikema (2018), pp. 125-140 https://www.jstor.org/stable/45120349
[28] Francesco Frangi, Paolo Plebani « La giovinezza di « Simone Venetiano », in « Peterzano. Allievo di Tiziano, maestro di Caravaggio », catalogo della mostra (Bergamo, Accademia Carrara), Milan, 2020, pp. 21-33.
https://www.academia.edu/42800777/La_giovinezza_di_Simone_Venetiano_in_Peterzano_Allievo_di_Tiziano_maestro_di_Caravaggio_catalogo_della_mostra_Bergamo_Accademia_Carrara_Milano_2020_pp_21_33
[28a] Michael Riddick « The Thief of Michelangelo: Models Preserved in Bronze and Terracotta » https://renbronze.com/2020/08/09/the-thief-of-michelangelo-models-preserved-in-bronze-and-terracotta/

3 Les larrons vus de dos : postérité

15 avril 2024

A partir du 17ème siècle, la formule reste rare, mais il serait fastidieux d’en faire un inventaire exhaustif. D’autant que la diffusion croissante des images, notamment par la gravure, rend très difficile d’établir des filiations.

Ce chapitre se contente donc de présenter quelques réalisations frappantes, et quelques cas où la filiation est certaine.

Article précédent : 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie 

Chez Van Dyck

 

1620 ca Van Dyck (anct Peter_Paul_Rubens) Le coup de lance Musee des BA AnversLe coup de lance, Van Dyck (anciennement attribué à Rubens), vers 1620, Musée des Beaux Arts, Anvers 1582 Jan_Sadeler_after a drawing by Maerten de Vos. Crucifixion_with_the_two_thieves_Gravure de Jan Sadeler d’après un dessin de Maerten de Vos, 1582

Van Dyck a resserré dans un format vertical la composition à succès de Maerten de Vos, et rajouté deux trouvailles iconographiques :

  • la massue qui casse la jambe du mauvais larron frappe visuellement celle du Christ, comme dans la fresque du Pordenone (voir 2c Les larrons vus de dos : calvaires en biais, 16ème siècle, Italie) ;
  • les cheveux de Marie-Madeleine frôlent les pieds saignants du Christ, rappelant la scène où ils essuyaient les mêmes pieds mouillés de larmes (Luc 7, 36-38).


1626 and 1667 Gerard_de_la_Vallee_-_Longinus_piercing_Christ's_side_with_a_spear coll partLongin perçant le flanc du Christ
Gérard de la Vallée, 1626-67, collection particulière
1710 Jan Anthonie de Coxie Collezione di dipinti della Pinacoteca del Castello Sforzesco copie coup de lanceJan Anthonie de Coxie, 1710, Collezione di dipinti della Pinacoteca del Castello Sforzesco

Ces deux exemples témoignent de la fortune de la composition de Van Dyck :

  • quelques années après, Gérard de la Vallée la développe en largeur  ;
  • au siècle suivant , Jan Anthonie de Coxie l’aère par un cadrage plus lointain et la suppression du bourreau.

1629 ca Van Dyck St. Rumbold's Cathedral MechelenVan Dyck, vers 1629, Cathédrale St. Rumbold, Mâlines

Dans cette seconde Crucifixion de Van Dyck, nous sommes maintenant après la mort du Christ, comme en témoignent la plaie au flanc ,les ténèbres dans le ciel et la lune obscurcie. La contrainte du coup de lance disparue, Van Dyck retient la composition inverse (le Bon larron vu de dos), qui a pour effet mécanique de majorer le Mauvais Larron. Pour surprendre le regard expert des spectateurs du XVIIème siècle, il bouleverse le casting habituel : le cavalier n’a plus de lance, le rôle du centurion levant le bras est tenu par un berger, le Mauvais Larron a des traits angéliques, tout en refusant le regard du Christ.

Car contrairement au conventions, celui-ci n’incline pas son visage vers le Bon Larron, mais vers la Vierge, qui n’est pas en position d’honneur. Ces inversions ne sont pas gratuites, mais visent à suggérer au spectateur une autre scène :

« Jésus, voyant sa mère, et près d’elle le disciple qu’il aimait, dit à sa mère : « Femme, voici ton fils. » Puis il dit au disciple : « Voici ta mère » Jean 19, 26-27

Le pathétique est que Marie et Jean revivent, après la Mort du Christ, les dernières paroles qu’il leur a adressées.


1630-61 Abraham_van_Diepenbeeck_-_The_Crucifixion_(Fitzwilliam_Museum)Provenant de l’église Saint Georges d’Anvers, Fitzwilliam Museum 1630-61 Diepenbeeck, Abraham van Conradus, Abraham J. Visscher, Claes Kreuzigung ChristiGravure d’Abraham Conradus

Abraham van Diepenbeeck, 1630-61

Réalisée par un élève de Rubens, cette grisaille reprend la composition de la seconde Crucifixion de Van Dick, et la même idée de prolongation du dialogue :  car bien que la plaie du flanc ne soit pas visible, le départ des soldats montre bien que nous sommes après la mort du Christ.  Il ne s’agit pas d’un projet pour une gravure, mais d’une oeuvre achevée,  comme le prouvent le bouclier et l’épée du soldat, portés du côté gauche comme il se doit.

Le graveur a transposé le format en largeur (sans penser à inverser le bouclier et l’épée). Le résultat est une composition beaucoup plus ordinaire, respectant la binarité habituelle : la Vierge et Saint Jean du côté du Bon Larron vu de face, les soldats du côté du Mauvais Larron vu de dos.



Autour de Rubens

1620 ca Peter_Paul_Rubens_The_Three_Crosses Boymans van Beuningen RotterdamLes Trois Croix, Rubens, esquisse, vers 1620 , musée Boymans van Beuningen, Rotterdam Schelte Adamsz Bolswert MAH GenèveGravure de Schelte Adamsz Bolswert d’après Rubens, MAH, Genève

Sur les croix identiques plantées en triangle équilatéral et vues en contreplongée, les suppliciés sont unifiés au point qu’on croirait la même personne tripliquée.

En fait, les larrons se distinguent par des détails :

  • pour le Bon, le panonceau, la barbe christique et le visage paisible ;
  • pour le Mauvais, une expression de terreur et la vue de dos.

Les trois Croix se distinguent elles-aussi par des détails :

  • le squelette de crocodile dans les ronces indique que le serpent de la Chute est définitivement oublié ;
  • le crâne d’Adam est racheté par le sacrifice du Christ
  • sous celle du Mauvais Larron il n’y rien, sinon deux croix vides, montrant l’inanité de sa mort.

L’avantage de cette composition est que, si l’on ne s’attache pas aux détails, elle est pratiquement réversible. Bolswert l’a recopiée telle quelle, en se contenant de changer de côté la plaie du flanc.


1625-50 David_Teniers_(I)_-_Calvary LouvreLe calvaire
David Teniers (I), 1625-50, Louvre

Teniers normalise la composition coup-de-poing de Rubens en espaçant les croix, en édulcorant par l’auréole le cadavre supplicié du Christ et en rajoutant à l’arrière-plan, en guise de Jérusalem, une cité hollandaise que ses fortifications ne protègent pas des éclairs.


1710-ca-Giovanni_Battista_Piazzetta_-_Christ_Crucified_between_the_Two_Thieves_-Gallerie-dellAccademia-Venise
Le Christ entre les Larrons
Giovanni Battista Piazzetta, vers 1710, Gallerie dell’Accademia, Venise

Lorsque Piazzetta reprend un siècle plus tard la composition de Rubens (comme le montrent les bras en triangle du Christ, une innovation en Italie), c’est à nouveau le Mauvais Larron qu’il représente de dos. Le cavalier brandissant un étendard est un symbole de la Victoire, du côté du Bon larron.


Domenico Crespi 1729 Crucifixion Brera Milan detail
Crucifixion (détail)
Domenico Crespi, 1729, Brera, Milan

Dans sa Crucifixion, elle-aussi en contreplongée mais sans les larrons, son maître Crespi reprendra le même détail, mais pour signifier l’inverse : la défaite du paganisme, à côté d’un juif en rouge, lui aussi abattu.



Chez Poussin

Poussin 1644-46 Crucifixion Wadsworth Atheneum HartfordCrucifixion
Poussin, 1645-46, Wadsworth Atheneum, Hartford
575-80-Veronese-San-Nicolo-della-Lattuga_Crucifixion_-Accademia-veniseCrucifixion pour l’église San Nicolo della Lattuga
Véronèse, 1575-80, Accademia, Venise

Dans l’unique Crucifixion de Poussin, le détail du joueur de dés qui se retourne vers le mort sortant du sol ne peut provenir que de la composition de Véronèse. C’est là également que Poussin a trouvé l’idée du Bon Larron vu de dos et à contrejour, un paradoxe que Véronèse avait essayé de gommer tandis que Poussin en fait au contraire un point fort de sa composition très anticonformiste. Pour un analyse plus détaillée, voir Les pendants de Poussin 2 (1645-1653).


1646 Jacques Stella Crucifixion call partCrucifixion
Jacques Stella, 1646, collection particulière

Cette copie d’époque permet d’apprécier toute la force de la composition de Poussin.



Autour de Rembrandt

1886-1894 Tissot 306 La foule s'en va en se frappant la poitrine Brooklin MuseumCrucifixion
Thomas de Keyser, 1635-44, Catharijneconvent, Utrecht

Ce Calvaire vu de biais a des aspects originaux pour la peinture hollandaise de l’époque. Le roseau tombé par terre conduit l’oeil jusqu’au pot de vinaigre, attribut du Mauvais larron, négatif comme sa vue de dos. L’autre vue de dos du tableau est au contraire positive : la grande silhouette rouge de Joseph d’Arimathie apportant le linceul, du côté du Bon Larron.



1635-44 Thomas de Keyser Catharijneconvent utrecht schema
Portraitiste reconnu, de Keyser n’était pas un spécialiste de la perspective : ce pourquoi son Bon larron est nettement trop grand.


Les Larrons vus de dos de Rembrandt (SCOOP !)

1635 Rembrandt The Lamentation over the Dead Christ huile sur papier projet de gravure National GalleryLamentation sur le Christ mort, Rembrandt, 1635 , National Gallery

A cause de la vue de dos du larron de gauche et de l’allure christique de celui de droite, on considère habituellement que cette huile sur papier était prévue pour être inversé, projet pour une gravure qui n’a pas été réalisée [29]. Cependant l’orientation de la composition correspond bien au mouvement de la Déposition, de la croix vers le sol. Et il n’est pas logique que le halo lumineux auréole le Mauvais larron.


1635 Rembrandt The Lamentation over the Dead Christ huile sur papier projet de gravure National Gallery detail larron 1415-20 Campin Bon Larron

Ces difficultés disparaissent dès lors que l’on remarque le bandeau sur le yeux et la ligature des bras en arrière : Rembrandt a tout simplement décidé de moderniser, en la représentant de biais, la célèbre Déposition de Campin.


1641 Rembrandt Rijksmuseum, AmsterdamCrucifixion, Rembrandt, 1641, Rijksmuseum, Amsterdam

Cette gravure un peu postérieure prouve assez que Rembrandt a persévéré dans l’idée de représenter le Bon Larron vu de dos, et même qu’il allait plus loin que Campin dans la représentation paradoxale du Mauvais larron : ici encore il a un visage christique, qui plus est tourné vers le Christ. C’est seulement son corps dans l’ombre qui traduit qu’il n’est qu’une sorte de négatif  du divin.


1649-50 rembrandt_christ_crucified_thieves LouvreLe Christ sur la Croix entre les deux larrons
Rembrandt, 1642-55, Louvre

Il  réitère  la même idée une troisième fois, dans cet dessin dont l’authenticité n’est plus discutée, mais dont la datation reste incertaine [30].


1653 Rembrandt_The_Three_Crosses 1er etat gallica1er état 1653 Rembrandt_The_Three_Crosses 5eme etat5ème état

Les Trois croix, Rembrandt, 1653 [31]

Dans cette composition plane délibérément passéiste, Rembrandt réutilise la posture « à la Campin », de profil plutôt que de dos, en l’appliquant cette fois au Mauvais Larron. L’inconvénient est que, le bandeau sur les yeux étant peu visible, on peut avoir l’impression contreproductive qu’il baigne dans la lumière divine.

Aussi, dès le 5ème état, Rembrandt reprend en profondeur la composition : tout en faisant tourner la croix pour suggérer la vue de dos, il plonge définitivement le Mauvais larron dans les ténèbres.


Un Calvaire rembranesque

1649 Govert Flinck, calvaire Kunstmuseum BaleCalvaire, Govert Flinck, 1649, Kunstmuseum, Bâle 1633 Rembrandt Descente de Croix Alte Pinakothek in MunichDescente de Croix, Rembrandt, 1633, Alte Pinakothek, Münich

La croix en biais et le spot de lumière sont les seuls éléments qui rattachent lointainement la composition de l’élève à celle du maître.



1649 Govert Flinck, calvaire Kunstmuseum Bale detail
Dans la zone éclairée, une famille en habits contemporains vulgarise et rend presque triviaux les personnages sacrés : Joseph d’Arimathie en grand-père, la Vierge allongée montrant ses pantoufles, Marie-Madeleine qui a laissé tomber son châle, le Centurion dont on devine à peine l’épée. Se rajoutent deux anonymes, la mère qui pleure avec son enfant. Les deux larrons s’escamotent dans la pénombre, de même que deux chiens qui se reniflent en bas au centre.

La vue en biais sert à rapprocher les trois Croix et à les compresser dans la partie droite, ce qui fait ressortir d’autant ce qui intéresse Flinck : transposer la Lamentation aujourd’hui.


Hommages au Tintoret

crucifixion-Tintoret 1565 Scuola Grande di San Rocco, Venice

Crucifixion
Tintoret, 1565, Scuola Grande di San Rocco, Venise

Dans cette immense toile panoramique, la grande nouveauté était de représenter le Calvaire en dynamique : la croix du Bon larron en train de s’élever tandis que celle du Mauvais larron est encore au sol.


1638-40 Giovanni Lanfranco Certosa di San Martino Catalogo generale dei Beni CulturaliCrucifixion
Giovanni Lanfranco, 1638-40, Certosa di San Martino, Naples, photo Catalogo generale dei Beni Culturali

Au siècle suivant, Lanfranco applique la même idée à Naples, mais en inversant le chronologie : c’est la croix du Bon larron qui est par terre tandis qu’on dresse celle du Mauvais.


1704-05 Luca Giordano Santa Brigida NapoliLuca Giordano, 1704-05, Santa Brigida, Naples

Au début du siècle suivant, toujours à Naples, Luca Giordano relève le défi en montrant la croix du Bon larron plantée, mais de guingois, et celle du Mauvais larron en cours de mise en place, poussée par derrière. Ainsi, au moment où le cavalier s’approche pour porter le coup de lance, le Bon larron et le Christ sont déjà partenaires, réunis dans la même immobilité de part de d’autre de la lumière divine.



Au XVIIIème siècle

Les calvaires de Tiepolo

1745-50 Giambattista_Tiepolo_-_The_Crucifixion musée d'art, St. LouisLa Crucifixion
Tiepolo, 1745-50, Musée d’Art, St. Louis

Un siècle après Flinck, le goût rococo pousse encore plus loin le travestissement théâtral : le Calvaire est relocalisé dans les Alpes, sur un pic encombré d’orientaux en turban au milieu desquels surnage un emblème romain. Le premier plan est une scène de bataille , avec un tambour et un lancier qui charge en diagonale, dans le sens de la lecture. Cette interruption incongrue crée un effet de surprise, et détourne l’oeil de l’autre lance, celle qui est en train de percer discrètement le flanc du Christ.

La vue de biais sert ici cette esthétique du coup de théâtre. Le Mauvais Larron, immobilisé et vu de dos, complète, orthogonalement le lancier vu de dos qui traverse l’histoire sans s’arrêter.


 

1755 Tiepolo Lamentation National Gallery 1755 Tiepolo, Giovanni Domenico, 1727-1804; The Lamentation at the Foot of the Cross1755-60

Lamentation, Tiepolo, , National Gallery

Tiepolo s’inspire par deux fois de la Lamentation de Rembrandt, qu’il  pu voir dans  dans la collection de Joseph Smith, le consul britannique à Venise entre 1738 and 1762. Tout en reconnaissant cette évidente paternité, le site de la National Gallery prétend, contre toute vraisemblance  iconographique, que le Larron vu de dos est le Mauvais [32]. En fait, Tiepolo, qui ne pouvait pas comprendre la référence à Campin, a surtout retenu l’idée du contrejour. Tout en accentuant l’ombre, il a clarifié la composition en inclinant vers le bas la tête du Bon Larron, de manière à suggérer qu’il continue à regarder le Christ après la Déposition. Dans la même optique de clarification, il a rejeté en arrière celle du Mauvais Larron.

Tandis que chez Rembrandt, Marie-Madeleine se jetait à plat-ventre pour embrasser les pieds du Christ, Tiepolo augmente le pathos en la plaçant, dans la même pose, en oreiller pour le soutenir.


Des fresques bavaroises

1751-54 Johann Georg Dieffenbrunner Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in ViolauCrucifixion
Johann Georg Dieffenbrunner, 1751, Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in Violau

Cette fresque du plafond d’un des bas-côtés fait partie de la série des Sept douleurs de Marie. C’est au pied de la mauvaise croix que la douleur plante son épée dans sa poitrine de Marie tandis que Jean le visionnaire cache ses yeux dans son mouchoir. L’ellipse presque totale du Bon Larron laisse le Christ en tête à tête désespéré avec son Mauvais compagnon.


1751-54 Johann Georg Dieffenbrunner Saint Bernard de Clairvaux Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in ViolauVision de Saint Bernard de Clairvaux
Johann Georg Dieffenbrunner, 1751, Pfarr- und Wallfahrtskirche St. Michael in Violau

Juste avant l’arc triomphal, cette autre contreplongée virtuose réussit le tour de force de montrer simultanément deux visions de Saint Bernard :

  • à l’arrière, Marie découvre un sein pour abreuver le Saint d’un jet de lait ;
  • à l’avant, le Christ l’abreuve d’un jet du sang de sa plaie.

La vue de dos est la seule solution pour que le flanc droit soit visible.



Au XIXème et XXème siècle

Deux vues de dos radicales

1800 blake The soldiers casting lots for christ's garments aquarelle pour Thomas Butts Fitzwilliam Museum
The soèldiers casting lots for christ’s garments
William Blake, 1800, aquarelle pour Thomas Butts, Fitzwilliam Museum

Cette composition frappante unifie les trois Croix dans une sorte de vision panoptique, où les larrons semblent montrer les deux flancs du Christ caché.

Les spectateurs  se répartissent en trois lignes, analogues à l’inscription trilingue qu’ils nous font voir symboliquement :

  •  soldats romains indifférents, pour le Latin ;
  • peuple en pleurs pour le Grec ;
  • officiels dans la tribune pour l’Hébreux.

Surplombant les pointes des piques, des flèches d’église se distinguent à peine du fond.

Ainsi l’image vaut, triplement, par ce qu’elle nous dissimule.


"Jerusalem, ou Consummatum est" Gérôme« Jerusalem, ou Consummatum est »
Gérôme, 1868, Paris, Musée d’Orsay

Gérôme poussera au comble cette élision, en ne nous montant plus que l’ombre des croix vues de dos. Pour une analyse  détaillée, voir 1 : Jésus et Ney.


Les Larrons sur les marges

1800-10 dessin de Luigi Sabatelli gravure G.B Cecchi litho G.Pera, Via Crucis stazione XII
Via Crucis stazione XII
Dessin de Luigi Sabatelli gravure G.B Cecchi litho G.Pera, 1800-10

La position des repose-pieds nous révèle, discrètement, que le Bon Larron est tourné vers le Christ tandis que le Mauvais lui tourne le dos. Le jeu des regards redouble le message : Marie regarde son Fils qui regarde le Bon Larron, Saint Jean ne lève pas les yeux.


1880 ca The crucifixion - from The life of our lord, published by Society for Promoting Christian Knowledge, LondonIllustration de « The life of our lord », publié à Londres par The society for Promoting Christian Knowledge, vers 1880

Les deux larrons participent ici à une logique essentiellement décorative, dans l’esthétique « art and craft ». L’ombre qui couvre le Bon Larron n’a rien de symbolique : c’est celle de sa propre croix, la lumière venant d’en haut à gauche.


Une ambition panoramique

1847-52 Pietro Gagliardi San Girolamo dei Croati RomePietro Gagliardi, 1847-52, église San Girolamo dei Croati, Rome

Trois siècles d’évolution de la peinture italienne et l’habitude des sacromonte peuplées d’innombrables statues ont conduit à cette composition panoramique, qui accumule les personnages démonstratifs et les effets théâtraux : le spot de lumièe aveuglante, l’arc en ciel, les anges qui pleurent dans les nuages, les arbres déracinés par les bourrasques, les rochers qui s’écroulent, les morts qui sortent de tous les tombeaux, le Mauvais larron au milieu des éclairs vomissant son âme come une bile. Dans cette débauche d’effets spéciaux, la vue de dos du Bon larron passe finalement pour un motif banal.


Les Calvaires de Gustave Doré

Gustave Dore 1858 Le Calvaire Le Musée français AvrilLe Calvaire Gustave Dore 1858 Le Calvaire inverseLe Calvaire (inversé)

Gustave Doré, 1858, Paru dans le Musée français, numéro d’Avril

Le choix de cette composition s’explique ici très bien : les bourreaux hissent la croix à rebours du sens de la lecture, ce qui la rend d’autant plus lourde. La composition inversée donne une impression de facilité.


Gustave Doré 1866 Mort du ChristLa Mort du Christ Gustave Dore 1866 Les tenèbres a la CrucifixionLes ténèbres à la Crucifixion

La Sainte Bible, Gustave Doré, 1866

Le décor identique crée entre les deux moments un effet pré-cinématographique :

  • un spot de lumière en vue de près, au moment de la Mort,
  • la nuit en cadrage plus large, pour la fuite des cavaliers après la Mort.

Des illustrations anglaises

Moins spectaculaires que les Bibles françaises de Doré, les différentes Bibles des éditions Cassell doivent leur succès à l’abondance des images, avec un grand nombre d’illustrateurs [33]


1870-74 F. Philippotaux Cassell's Illustrated Family BibleF. Philippotaux, Illustrated Family Bible, édité par Cassell de 1870 à 1874 1882 The Crucifixion. Illustration for The Child’s Life of Christ with Original Illustrations (Cassell,The Child’s Life of Christ », édité par Cassell de 1882

La première est un Calvaire vue de biais très standard, mis à part le détail de l’échelle jetée par dessus la crevasse, qui symbolise l’humanité abattue par la puissance divine.

Le seconde se divise en deux plans :

  • en avant, les saints personnages dans la lumière, autour de la Croix du Christ ;
  • en arrière, une foule sombre, au dessus de laquelle, comme ballottées par ce flot, surnagent les croix désorganisées des larrons.


Les Crucifixions de Gebhardt

1873 Eduard_von_Gebhardt_-_Kreuzigung_Christi Kunsthalle, Hamburg1873, Kunsthalle, Hamburg 1884 Eduard_von_Gebhardt_-_Kreuzigung_Christi_-_7886_-_Bavarian_State_Painting_Collections1884, Bavarian State Painting Collections, Münich

Eduard von Gebhardt, Crucifixion

Gebhardt s’est spécialisé dans les scènes religieuses transposées en costume médiéval.

La Crucifixion de 1873 installe une vision panoramique, dans laquelle la croix du Mauvais larron ouvre une échappée vers la foule en contrebas et les cavaliers à l’arrière-plan. A gauche, un escalier de mains croisées conduit l’oeil, depuis les deux Maries et le vieillard en rouge, jusqu’à celles de la Vierge qui les élève vers son Fils. De là l’oeil mesure l’écart entre les pieds meurtris et Marie-Madeleine, tombée sur le talus.

Toute en gardant les mêmes principes, la version de 1884 resserre la composition, ce qui conduit à placer la première Marie à genoux et à supprimer la scène en contrebas. La mauvaiseté du Larron est accentuée par sa croix en bois brut et par sa barbe satanique.


La provocation de Klinger

1890 Leipzig,_Museum_der_bildenden_Künste,_Max_Klinger,_die_Kreuzigung_ChristiCrucifixion
Max Klinger, 1890, Museum der bildenden Künste, Leipzig

Cette oeuvre monumentale et ambitieuse, élaborée durant trois ans, renoue avec la tradition des Crucifixions germaniques, mais au ras du sol. Dans un crescendo de gauche à droite, la frise enchaîne les provocations [35] :

  • l’aveugle Longin fait de l’oeil à une Vénus plantureuse ;
  • des Juifs gesticulant dictent le panonceau à un scribe ;
  • un grand prêtre arbore un habit de cardinal ;
  • Marie est une vieille femme desséchée, que Saint Jean ne soutient pas ;
  • en revanche, en plein centre, une Marie-Madeleine plantureuse, qui se tord les mains dans une pose hystérique, est l’objet des attentions de tous ;
  • le Bon larron est un autoportrait de Klinger ;
  • deux bourreaux nus passent dans une attitude équivoque (sous l’alibi de ceux dont Michel-Ange avait peuplé l’arrière-plan de son Tondo Doni) ;
  • le Christ, nu, blond et sans aucune blessure, est intégralement nu, l’entrecuisse posée sur une traverse ;
  • le fessier du Mauvais larron s’incruste dans le bois.

Il ne faut pas comprendre cette « germanisation » du Christ comme une charge anti-chrétienne, mais au contraire comme une volonté de moderniser la religion, en cassant les représentations traditionnelles au profit d’une interprétation purement psychologique : ainsi la douleur conventionnelle de Marie est extériorisée par Marie-Madeleine, par l’entremise de l’Artiste par excellence : un Saint Jean au visage beethovenien [36].


Le Calvaire de Tissot

En 1894, Tissot expose à Paris 350 aquarelles qui décomposent avec un extraordinaire réalisme tous les épisodes de la Vie du Christ, et en renouvellent de fond en comble l’iconographie [34]. Sur les trente aquarelles consacrées au Golgotha (286 à 316), dix présentent des vues de dos :

1886-1894 Tissot 296 Le pardon du bon Larron Brooklin Museum296 : Le pardon du bon Larron, Tissot, Brooklin Museum 1886-1894 Tissot 297 Les_vêtements_tirés_au_sort Brooklin Museum297 : Les vêtements tirés au sort

Elles commencent par un travelling arrière, en descendant le long du chemin qui tourne autour de la colline, à partir de la croix du Mauvais Larron.


1886-1894 Tissot 300 Stabat Mater Brooklin Museum300 : Stabat Mater 1886-1894 Tissot 301 Mater dolorosa Brooklin Museum301 : Mater dolorosa

La caméra se place ensuite derrière la croix du Christ, pour capter la douleur de sa mère.


1886-1894 Tissot 303 J'ai soif. Le vinaigre donné à Jésus Brooklin Museum303 : J’ai soif. Le vinaigre donné à Jésus.

Le larron vu de dos et le soldat qui tend le roseau à l’envers et de la main gauche démontrent, par ces inversions, leur appartenance au camp du Mal. La Bon larron vu de face compatit avec le Christ.


1886-1894 Tissot 306 La foule s'en va en se frappant la poitrine Brooklin Museum306 : La foule s’en va en se frappant la poitrine 1886-1894 Tissot 307 Le tremblement de terre Brooklin Museum307 : Le tremblement de terre

Après la mort du Christ, travelling avant par un autre chemin, un escalier qui monte droit jusqu’à l’arrière de sa croix.. Le tremblement de terre est figuré très sobrement, par le nuage qui frappe la terre et les vivants qui s’affalent.


1886-1894 tissot 313 on-rompt-les-jambes-aux-larrons313 : On rompt les jambes aux larrons

La vue de biais permet d’imbriquer le couple verso recto des soldats, et celui recto verso des larrons.


1886-1894 Tissot 315 Le coup de lance Brooklin Museum315 : Le coup de lance 1886-1894 Tissot 316 Confession de Saint Longin Brooklin Museum316 : Confession de Saint Longin

L’épisode sur le Golgotha se conclut par un dernier mouvement de caméra qui, placée derrière la croix vide du Mauvais larron, capte le coup de lance et la conversion juste après, le temps que le bourreau soit descendu de l’échelle.


Au XXème siècle

Epuisé par la virtuosité de Tissot, le thème du Calvaire ne donnera plus lieu à aucune oeuvre majeure.


1890-1900 J. Aniwanter Yaroslavl Museum of Fine ArtsJ. Aniwanter, 1890-1900, Yaroslavl Museum of Fine Arts 1915 Providence Lith. Co. editions G.F.Callenbach Catharijneconvent utrecht1915, Providence Lith. Co, éditions G.F.Callenbach, Catharijneconvent, Utrecht

Ces deux compositions, opposées par le format, montrent la grande liberté de cadrage dont profitent désormais les artistes, stérilisés par une esthétique photographique ou cinématographique.

Dans la lithographie hollandaise, le soldat romain dans la tranchée est une allusion transparente à la guerre en cours.


1900-20 Camille Lambert-Le_GolgothaLe Golgotha, Camille Lambert, 1900-20

Dans le veine symboliste, ce Calvaire dresse trois croix surdimensionnées sous les yeux d’un moine médusé, sa cordelière à la main : on comprend qu’il s’agit d’une vision suscitée par la pénitence.


1907 SchieleCrucifixion
Egon Schiele, 1907, collection particulière

Le Mauvais Larron apparaît comme l’avatar sombre du Christ, avec la lune rouge comme auréole inatteignable.


Références :
[34] Pour l’intégralité de ces aquarelles, voir Judith F. Dolkart « James Tissot : the life of Christ »
https://archive.org/details/gtu_32400006997922/page/250/mode/1up?view=theater
[35] Véronique Dalmasso, Stéphanie Jamet Vertige de l’art: Syncopes et extases (XVIe-XXIe siècles) p 209 et ss https://books.google.fr/books?id=w9-tEAAAQBAJ&pg=PA209&dq=klinger#v=onepage&q=klinger&f=false
[36] Hartmut Kramer-Mills « LIBERAL QUEST FOR RELIGIOUS MODERNITY: MAX KLINGER’S « CRUCIFIXION » AND FRIEDRICH NAUMANN’S « LETTERS ON RELIGION » Nederlands archief voor kerkgeschiedenis Dutch Review of Church History, Vol. 82, No. 1 (2002), pp. 61-85 (25 pages https://www.jstor.org/stable/24011565

L’inversion Eve-Adam

25 février 2024

Adam, l’arbre au serpent et Eve : cet ordre qui semble naturel a-t-il à voir avec le statut du couple ? Cet article passe en revue les exceptions, selon les époques, et s’interroge sur leur cause.



Aperçu historique

Aux hautes époques

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Les toutes premières représentations de la Chute sont des carreaux de parement en terre cuite.

6eme siecle fin brique_adam_et_eve Vertou, eglise Saint-Martin Nantes, musee DobreeFin 6ème siècle, église Saint-Martin de Vertou, musée Dobrée, Nantes 6eme 7eme terre cuite Tunisie6ème-7ème siècle, Tunisie, collection privée

Si l’exemple français respecte l’ordre « naturel », tous les exemples tunisiens (musées du Bardo ou de Sousse) placent Eve à gauche. En revanche apparaît dès ces autres époques une règle intangible : la tête du serpent pointe côté Eve, puisque c’est elle qu’il a tentée.



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A l’époque préromane et romane

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950 ca adam eve Codex Aemilianensis, ms d I. I. , f. 17vers 950, Codex Aemilianensis,  MS d I. I. , fol 17 950 ca beatus-escorial-san-millan-msII.5-f181000, Beatus de L’Escorial-San Millan, MS II.5-fol 18

Dans les Beatus, on trouve encore les deux formules.


 

1000 ca Codex Cadmon Bodleian Library MS. Junius 11 fol 28L’Envoyé du démon tentant Eve, puis Adam, page 28
Main A, 960-1000, Bodleian Library MS. Junius 11

Ce manuscrit contient un texte en vieil anglais, la Génèse dite de Cædmon, qui explique avec un luxe de détails comment l’Envoyé de Satan, sous l’apparence d’un ange, trompa d’abord Eve en lui faisant goûter le fruit de l’Arbre de la Mort, de sorte qu’elle convainque ensuite Adam d’y goûter à son tour :

« Elle mangea le fruit et méprisa la volonté et la parole de Dieu. Alors elle put voir au loin grâce au don du démon, dont les mensonges la trompaient et la piégeaient avec ruse, de sorte qu’il arriva que les cieux lui apparurent plus radieux, la terre et tout le monde plus beaux, l’ouvrage grand et puissant de Dieu, bien qu’elle ne les ait pas vus avec la sagesse humaine… « Dis à Adam quelle vision tu as et quel pouvoir tu as par ma venue. Et même encore, s’il obéit à mes ordres avec un cœur humble, je lui donnerai de cette lumière en abondance, comme je t’en ai donné »… Alors la belle jeune fille, la plus belle des femmes qui soient jamais venues au monde, se rendit auprès d’Adam… Parmi les pommes fatales, elle en portait certaines dans ses mains, d’autres sur sa poitrine, fruit de l’arbre de la mort dont le Seigneur des seigneurs, le Prince de gloire, lui avait défendu de manger, en disant que ses serviteurs n’avaient pas à souffrir la mort… » (vers 599-646) [0]

Dans ce cas très particulier, on est donc certain que l’inversion Eve-Adam traduit la chronologie de la Chute, celle d’Eve entraînant, dans un second temps, celle d’Adam.

Pour l’analyse d’autres images de la Génèse de Cædmon, voir 3 Débordements préromans et romans : en Angleterre .


1100-30 San Pedro in LoarreSan Pedro in Loarre, 1100-30 1170-1180 cloister at the Cattedrale di MonrealeCloître de la Cathédrale de Monreale, 1170-1180

Dans la sculpture monumentale, on rencontre de nombreuses manières de représenter le Péché originel. Dans la forme symétrique, de part et d’autre de l’arbre, l’ordre « naturel » devient prédominant mais les exceptions sont nombreuses.

« D’une part, en plaçant Adam et Ève à égale distance de l’arbre, l’iconographie faisait ainsi référence à un certain égalitarisme social et à un certain nivellement moral entre l’homme et la femme, même si le serpent est presque toujours tourné vers la femme. Le côté où chaque personnage était placé variait. On a déjà considéré comme une « tradition iconographique » la position d’Ève à droite de l’arbre, schéma qui aurait à peine trois exceptions, à Saint-Antonin, à Bruniquel et à Lescure. En fait, la femme apparaît à gauche dans plusieurs autres cas, à titre d’exemple sur les sculptures d’Anzy-le-Duc, Airvault, Butrera, Cergy, Cervatos, Covet, Embrun, Gémil, Gérone, Lavaudieu, Lescar, Loarre, Luc-de-Béarn, Mahamud, Manresa, Moirax, Montcaret, Peralada, Saint-Étienne-de-Grès, Saint-Gaudens, Sangüesa, San Juan de la Peña, Toirac, Vérone et Vézelay. De même, sur les fresques d’Aimé, Fossa et San Justo de Ségovie, sur les enluminures de la Bible de Burgos, de l’Exultet 3 de Troia et de l’Hortus Deliciarum, sur un médaillon métallique de Saint-Jean-de-Latran, et sur les mosaïques de Monreale et de Trani. » [1]



L’influence du contexte

Plutôt que de multiplier les exemples et les contre-exemples isolés, il est plus fructueux d’étudier les cas où le motif intervient au sein d’un contexte : le choix entre une forme et une autre est parfois influencé par les symétries de l’ensemble.

Dans les rouleaux d’Exultet de Montecassino

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1087 Barberini Exultet Montecassino Cod.Barb.Lat. 592
Le péché originel
1087, Exultet Barberini, réalisé au Monastère du Montecassino, Vat Cod.Barb.Lat. 592

L’illustrateur de ce rouleau a opté pour une formule non centrée, dans l’ordre des responsabilités : d’abord le Serpent, puis Eve, puis Adam.


1075_Exultet Roll_Italian (Monte Cassino), c. 1075_London, British Library_MS Additional 30337, 8Vu par les spectateurs 1075_Exultet Roll_Italian (Monte Cassino), c. 1075_London, British Library_MS Additional 30337, 8 inverseLu par les chantres

Le péché originel
1075, Exultet réalisé au Monastère du Montecassino, BL MS Additional 30337

Cet autre rouleau étroitement apparentés (mais qui n’est pas exactement une copie) a fait le même choix. Les rouleaux d’Exultet étaient déroulés devant les fidèles, tandis que le chantres se trouvaient derrière le lutrin : ce pourquoi les textes sont écrits à l’envers, et les images se succèdent de bas en haut. L’image du Péché originel illustre le texte inscrit immédiatement au dessus (dans la vue « chantres ») :

Ô péché vraiment nécessaire d’Adam, complètement détruit par la mort du Christ !
Ô heureuse faute, qui nous a valu un si grand, si glorieux Rédempteur !

O certe necessarium Adæ peccatum, quod Christi morte deletum est!

O felix culpa, quæ talem ac tantum meruit habere Redemptorem!

Or, comme s’en étonne Thomas Forrest Kelly ([1a], p 181), l’image qui était visible pour le public pendant ce chant était non pas celle-ci, mais le précédente (en l’occurrence, le Christ aux Enfers). Ceci n’est pas une anomalie si on imagine un déroulement par à coups : d’abord les chantres chantaient le texte, puis le rouleau état déroulée et la nouvelle image était révélée au public, dans un effet de suspense.

La scène du Péché originel apparaît dans ce rouleau pour illustrer la nouvelle version du texte de l’Exultet (Vulgate) imposée par le pape Etienne IX en 1058 ([1b], p 81 et ss). De même la scène qui suit, le Noli me Tangere où Marie Madeleine s’agenouille devant le Christ ressuscité, s’introduit également à l’occasion de ce nouveau texte.

Il est très probable que l’inversion résulte ici du contexte immédiat : sous les yeux du spectateur, le couple maudit Eve-Adam est remplacé, dans une sorte de fondu enchaîné, par le couple de la Pècheresse et du Rédempteur [1c].


exultet_2,_1050-1100_ca.,_dal_duomo_di_pisa,_10_peccato_originaleExultet 2,1050-1100, Duomo di Pisa

Le troisième Exultet du Mont Cassin présentant la scène du Péché originel l’associe au même texte du felix culpa. L’image concatène trois scènes :

  • Dieu créant Adam (sur le globe-siège typique de l’Italie centrale, voir 5 L’âge d’or des Majestas) ;
  • Eve tentée par le serpent ;
  • Eve tentant Adam.

Tout se passe comme si, en dupliquant à gauche le personnage d’Eve, l’artiste avait scindé en deux duos le trio Serpent-Eve-Adam des autres rouleaux. Il n’y avait plus de raison de maintenir ce trio, puisque l’image suivante n’est pas le Noli me tangere mais une scène liturgique, l’allumage du cierge pascal.


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Sur une paroi méridionale

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Adam et Eve Fresque de Tebtunis 11eme Musee copte Le Caire

Adam et Eve, Fresque de Tebtunis, 11ème siècle, Musée copte, Le Caire

Cette fresque de la paroi méridionale de l’église de lit de droite à gauche, en direction du choeur :

  • 1) le cheval est celui de Dieu, dont la silhouette (disparue) se penchait à droite pour extraire Eve du flanc d’Adam [2] ;
  • 2) Eve et Adam avant la Chute mangent les fruits défendus en toute innocence primitive, en l’absence des organes sexuels ;
  • 3) Eve et Adam après la Chute cachent leurs parties honteuses.

Dans ce cas précis, l’inversion entre Adam et Eve est donc liée au sens de lecture des fresques, de droite à gauche : de sorte que l’oeil, dans chaque scène, restaure l’ordre naturel, en rencontrant d’abord Adam , puis Eve.


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A Saint Paul hors les Murs

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San Paolo fuori le mure BAV, codice Barb. Lat. 4406, fol 26 et 27

Les fresques paléochrétiennes de Saint Paul hors les murs nous sont connues par des aquarelles du XVIIème siècle. Le cycle de la Génèse se déroulait sur le mur Sud de la nef, en commençant à l’arc triomphal, et les scènes de la Chute et de la Découverte d’Adam et Eve se trouvaient sous la quatrième et la cinquième fenêtre. Elles ne comportaient pas d’inversion.


1285 Arnolfo di Cambio, Baldaquin Eve Adam Basilica_of_Saint_Paul_Outside_the_WallsFace Nord du Baldaquin
Arnolfo di Cambio, 1285 Baldaquin de Saint Paul hors les Murs

Un spectateur contemplant le baldaquin depuis le transept Nord pouvait donc voir la composition paléochrétienne derrière la décoration gothique conçue par Arnolfo di Cambio. L’inversion s’explique par le fait que l’arbre au serpent, ne pouvant être en position centrale, a été repoussé dans l’écoinçon de gauche, la figure clipeata de Dieu lui faisant pendant dans l’écoinçon de droite.

Tout comme les fresques de la nef, le baldaquin montre en fait deux scènes consécutives :

  • Eve tentée par le serpent ;
  • Les reproches de Dieu et la honte d’Adam.

Le geste de pudeur d’Eve, se cachant le sexe avec une feuille de vigne, brise la chronologie par raison de symétrie.


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Dans le cycle de la Génèse

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1139 master Nicolaus west portal San Zeno Verone1139, maître Nicolaus, Portail Ouest, San Zeno, Vérone

Ce portail présente les six scènes obligées de la Génèse :

  • 0) création du Monde (ici les animaux) ;
  • 1) création de l’Homme ;
  • 2) création d’Eve à partir de la côte d’Adam ;
  • 3) Adam et Eve autour de l’Arbre
  • 4) L’expulsion du Paradis
  • 5) Adam et Eve condamnés au travail.

Notons que toutes ces scènes sont inversibles, sauf une : dans la scène 4, l’Ange est toujours à gauche, de manière à ce que le sens de l’Expulsion corresponde avec le sens de la lecture. Et Adam s’interpose toujours entre Eve et l’Ange, afin de la protéger.

Moyennant cette contrainte, on voit que maître Nicolaus a choisi d’organiser ses scènes selon une symétrie d’ensemble rigoureuse :

  • la figure d’autorité, Dieu ou l’Ange (en jaune) est toujours à l’extérieur ;
  • l’ordre masculin-féminin s’inverse de part et d’autre de l’axe vertical.

En raison de cette symétrie, la scène de la Tentation, qui fait pendant à la Création d’Eve, n’est pas inversée.


1185 -1195 Psaultier de Cantorbery schemaPsautier de Cantorbery, 1185 -1195, BnF, Mss., Latin 8846

Ici la lecture s’effectue de haut en bas, et une scène supplémentaire a été introduite :

  • 2a) Dieu interdit à toucher à l’arbre.

Dans cette scène comme dans l’Expulsion, c’est toujours le Chef de famille qui s’interpose entre l’Autorité et la Femme.

Ici l’enlumineur a choisi pour cette scène de placer Dieu à gauche, ce qui crée un effet d‘opposition (flèche rouge) entre l’Interdiction et l’Expulsion.

De même, la forme inversée choisie pour la scène de la Chute introduit un parallélisme entre l’Avant (3) et l‘Après (5) (flèche verte), qui fait bien comprendre que la Punition est la conséquence du Péché universel.

Dans cette composition séquentielle (à la manière d’une BD), il est logique que les scènes ne soient pas organisées en fonction d’une symétrie d’ensemble, mais qu’elles se répondent localement.


1200-50 Cathedrale_d'Amiens_-_trumeau portail mere dieu_Adam_et_Eve schema1200-50, trumeau du portail de la Mère Dieu, Cathédrale d’Amiens

Les scènes de lisent toujours de haut en bas, mais de droite à gauche : c’est la raison pour laquelle, de manière exceptionnelle, la scène de l’Expulsion (4) est ici inversée. La solution retenue a pour but de faire apparaître la même relation  de parallélisme (flèche verte) et d’opposition (flèche rouge)entre les scènes-clés.

A noter le geste caractéristique d’Adam portant la main à la gorge, sur lequel nous reviendrons plus loin.


1250-1330 battistero di firenze, storie della genesi cgaddo gaddi schema1250-1330, attribué à Gaddo Gaddi, baptistère de Florence

Ici a été rajoutée une autre scène

  • 4a) Dieu maudit Adam et Eve

De ce fait, deux scènes consécutives 4a et 4 ont la même composition. L’inversion de la scène 3 rompt l’uniformité, et permet de mettre en valeur le parallélisme habituel entre les scènes 3 et 5.


1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto schema

Lorenzo Maitani, 1310-20, Duomo d’Orvieto

Nouvelle case supplémentaire :

  • 1a) la Création d’Eve : Dieu extrait une côte à Adam.

La scène 3 habituelle s’enrichit, à droite, d’une scène subsidiaire : Adam et Eve se cachant sous un buisson car ils ont honte de leur nudité.

Malgré la complexité de l’ensemble, la composition respecte encore les deux grandes règles que nous avons dégagées : opposition entre 2a et 4, parallélisme entre 3 et 5.

Sur la pose très particulière d’Adam, voir Adam et Eve vus de dos.


1425, jacopo della quercia San_petronio Bologna_portale_maggiore adam eve schema1425, Jacopo della Quercia, portail majeur de San Petronio, Bologne

La même règle de parallélisme entre 3 et 5 se maintient encore ici, au sein d’une idée très originale : entrecroiser systématiquement les sexes d’une scène à la suivante.

De ces exemples très différents se dégage une conclusion assez simple : l’ordre dans la scène de la Chute n’est pas lié à une tradition locale ou à une mode ; il résulte directement des symétries choisies pour l’ensemble, et de la contrainte liée à la composition intangible de la scène de l‘Expulsion.



L’influence de Pierre le Mangeur (SCOOP !)

Dans un certain nombre d’inversions du 13ème et 14ème siècle, il est possible de déceler l’influence de deux textes très répandus : l’Histoire Scolastique puis la Bible Historiale.

Adam-Eve-1205-15 cathedrale-Chartres
Eve et Adam, détail du Vitrail du Bon Samaritain, 1205-15, Cathédrale de Chartres

A gauche de l’arbre, Eve dialogue avec le serpent et se prépare à manger la pomme. A droite de l’arbre, Adam porte la main à sa gorge, dans un geste qu’on a interprété de deux façons :

  • ultime avertissement à Eve pour qu’elle se ressaisisse ;
  • étranglement suite à l’ingestion du fruit, selon la légende qui a valu son nom à la pomme d’Adam.

C’est la seconde interprétation qui est la bonne. On ne trouve en effet aucune mention d’une réticence d’Adam dans un des textes qui faisait autorité à l’époque, l’Histoire Scolastique de Pierre le Mangeur (Petrus Comestor), rédigé entre 1169 et 1173 :

La femme vit aussi d’abord que le fruit était beau en apparence, c’est-à-dire sain, et remarquant par l’odorat ou le toucher qu’il était un bon aliment, elle le mangea et en donna à son mari, peut-être en le convainquant par des mots persuasifs, que le Législateur (Moïse) passe sous silence par souci de brièveté. Et il y consentit volontiers, car, ayant cru auparavant que la femme mourrait immédiatement, selon ce qu’avait dit le Seigneur, et ayant constaté qu’elle n’était pas morte, il se dit que cette parole du Seigneur était seulement pour l’effrayer : et il a mangé.

Histoire Scolastique De esu pomi, et statu post peccatum [2a]

Vidit quoque mulier prius, quod lignum esset pulchrum visu, id est mundum, et ex odore, vel tactu notans, quod ad vescendum suave, comedit, deditque viro suo, forte praemonens verbis persuasibilibus, quae transit legislator brevitatis causa. Qui, et ei facile acquievit, quia, cum crederet prius mulierem statim morituram, juxta verbum Domini, et vidisset non fuisse mortuam, dictum hoc a Domino aestimavit quasi tantum ad terrorem, et comedit.



Adam-Eve-1205-15 cathedrale-Chartres complet
L’ensemble de la verrière confirme cette lecture chronologique, dans lequel l’arbre sépare la scène entre l’Avant et l’Après de la Chute :

  • Avant :
    • Eve, qui brandit un bouquet de fleurs, persuade Adam, sous l’arbre de la Connaissance du Bien et du Mal : le Soleil se cache derrière, signe que la parole de Dieu est oubliée ;
    • Eve porte le fruit à sa bouche, encouragée par le serpent ;
  • Après :
    • Adam s’étrangle ;
    • les deux, cette fois vêtus de feuilles de figuier, se retrouvent assis sous un arbre sans fruit, derrière lequel apparaît Dieu qui les maudit.

L’inversion Eve-Adam est donc indispensable à cette symétrie, dans laquelle Eve domine la moitié gauche, prenant la pleine responsabilité de la Chute.

Les deux scènes dans lesquelles elle apparaît, celle de la persuasion d’Adam et celle de l’ingestion du fruit, correspondent d’ailleurs aux deux fautes qu’elle a commises, l’Orgueil (les fleurs) et la Désobéissance (le fruit), et aux deux malédictions qui vont la frapper :

La femme a péché en deux choses : elle était orgueilleuse et elle a mangé ce qui était interdit. Parce qu’elle était orgueilleuse, Dieu l’a humilié en disant : Sous la puissance de l’homme, tu seras violente, de sorte qu’il le sera de même, en te blessant pour te déflorer. Désormais en effet, elle est soumise de son mari par sa condition, et par peur, alors qu’auparavant elle lui était  soumise par amour. Et parce qu’elle a péché avec un fruit, elle a été punie dans son fruit. C’est pourquoi il lui a été dit : Tu enfanteras dans la douleur. Ce qui lui a été dit quant à la douleur constitue la malédiction, mais l’enfantement est une bénédiction. Car la femme stérile est maudite.

Histoire Scolastique , De maledictionibus serpentis, viri et mulieris [2a]

In duobus peccavit mulier, superbivit, et vetitum comedit. Quia superbivit, humiliavit eam dicens: Sub potestate viri eris violenta, ut etiam vulneribus te affligat in defloratione. Nunc quidem subdita est viro conditione, et timore, cui prius subjecta fuerat, sed amore. Et quia in fructu peccavit, in fructu suo punita est. Unde dictum est ei: In dolore paries. Quod dictum est ei in dolore, maledictio est, sed paries, benedictio est. Maledicta enim est sterilis


1175-1200 Antependium de_Sant_Andreu_de_Sagàs Musee de Solsona GAntependium de Sant Andreu de Sagàs (flanc gauche), 1175-1200, Musée de Solsona

Cette composition rustique place la scène de la Tentation en pendant de la Passion, résumée en une seule image (Arrestation, Descente de Croix et Mise au Tombeau). Tandis que l’arbre renvoie à la croix, le rôle d’Eve vis à vis d’Adam est ici assimilé au rôle de Judas vis à vis du Christ.

Contemporaine de l’Histoire Scolastique, cette composition reflète plus probablement les croyances populaires (l’étranglement d’Adam) que le texte de Pierre le Mangeur : elle montre que le rôle primordial d’Eve dans la Chute était alors compris partout, jusque dans une église perdue  dans les montagnes catalanes.


1220-1225 Peterborough Psalter de Bruxelles Angleterre Bruxelles Bibliotheque royale MS 9961-62 fol 25Psautier Peterborough de Bruxelles (Angleterre),
1220-1225, Bruxelles, Bibliothèque royale MS 9961-62 fol 25

Dans cette page typologique, la Tentation du Christ par Satan, en haut à gauche, est mise en parallèle :

  • verticalement, avec la Mort d’Absalon, faisant de celui-ci un équivalent de Satan :

Tandis qu’Absalon accable son père de guerres. il est lui-même tué. Ainsi, Satan est-il  servi lorsqu’il tente le Seigneur.

Dum patrem bellis gravat absalon. ipse necatur. Sic Sathanas dominum dum temptat suppediatur.

  • horizontalement avec la Tentation d’Eve par Satan, faisant de celle-ci l’antithèse du Christ.

Dans la case terminale, Eve passe de droite à gauche, de Tentée à Tentatrice, comme l’explique le texte en  jouant sur le double sens du mot malum :

Eve donne la pomme à l’homme. Ils mangent tous les deux ce présent. Tout le mal (malum) naît de là, par ce triste fruit (malum).

Eva viro pomum dat. edunt pariter duo donum. Nascitur inde malum totum. per flebille malum.

Ainsi l’inversion Eve-Adam marque indubitablement la responsabilité d’Eve dans la Chute.


1220-25 Paris_-_Cathédrale_Notre-Dame_-_Chapelles ST Guillaume provenant Rose ouest1220-25, Chapelle Saint Guillaume, Notre Dame, Paris 1225-1235 psautier latin dit de saint Louis et de Blanche de Castille Arsenal. Ms-1186 reserve fol 11v Gallica1225-1235, psautier latin dit de saint Louis et de Blanche de Castille, Arsenal. Ms-1186 reserve fol 11v Gallica

 

La Tentation

Ces deux compositions très semblables à celle de Chartres donnent elles-aussi à Eve le rôle dominant dans la Chute.

L’image du psautier développe sa gestuelle : elle mange son fruit de la main gauche et en tend un autre à Adam de la main droite. S’introduit également ce qui est la signature la plus significative de l’influence de l’Histoire Scolastique, le serpent à tête féminine, une vieille légende juive que Pierre le Mangeur avait trouvé dans les Antiquités judaïques de Flavius Josephe [2b] :

Lucifer, chassé du paradis des esprits, enviait l’homme d’être au paradis des corps ; il savait que s’il le poussait à la transgression, il en serait lui aussi chassé. Craignant cependant d’être découvert par le mari, il décide de s’attaquer à sa femme, moins prudente et moins décidée. Et cela à travers le serpent, parce qu’à cette époque le serpent était debout comme un homme, puisqu’il est tombé suite à la malédiction, et pourtant, comme on le traduit, le « pareias » avance debout. Il choisit aussi une certaine sorte de serpent, comme le dit Bède, ayant le visage d’une vierge, parce que les semblables accueillent favorablement les semblables. Et celui-ci bougea sa langue pour parler, quoique ignorant, tout comme il parle par l’intermédiaire des fanatiques et des possédés, tout aussi ignorants, et il dit : Pourquoi Dieu vous a-t-il ordonné de ne pas manger des fruits de tous les arbres du jardin, c’est-à-dire de manger des fruits des arbres, mais pas de tous ?

Histoire Scolastique, De suggestione serpentis sive daemonis [2a]

Lucifer enim dejectus a paradiso spirituum, invidit homini quod esset in paradiso corporum, sciens si faceret eum transgredi, quod et ille ejiceretur. Timens vero deprehendi a viro, mulierem minus providam et certam, in vitium flecti aggressus est. Et hoc per serpentem, quia tunc serpens erectus est ut homo, quia in maledictione prostratus est, et adhuc, ut tradunt, phareas (pareias) erectus incedit. Elegit etiam quoddam genus serpentis, ut ait Beda, virgineum vultum habens, quia similia similibus applaudunt, et movit ad loquendum linguam ejus, tamen nescientis, sicut, et per fanaticos, et energumenos loquitur, nescientes, et ait: Cur praecepit vobis Deus ut non comederetis de omni ligno paradisi, id est, ut comederetis de ligno, sed non de omni 


1260-Psautier-de-Rutland.Angleterre-BL-Add.-62925-fol-8vPsautier de Rutland (Angleterre), 1260, BL Add. 62925 fol 8v Bible d'Utrecht vers 1430 La Haye, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, 78 D 38 I, fol. 8v°Bible d’Utrecht
Vers 1430, La Haye, Meermanno Koninklijke Bibliotheek, 78 D 38 I, fol. 8v

Le geste d’étranglement d’Adam est facultatif dans l’inversion : certains illustrateurs le reprennent de loin en loin.

Bible Historiale 14eme BNF Français 155 fol 4vBible Historiale, 14ème siècle, BNF Français 155 fol 4v Maitre de Jean de Mandeville 1360-75 Bible Historiale Ms. 1, v1 (84.MA.40.1), fol. 9 Getty MuseumLa tentation
Maître de Jean de Mandeville, 1360-75, Bible Historiale Ms. 1, v1 (84.MA.40.1), fol. 9, Getty Museum

L’inversion est particulièrement appropriée dans le cas de la Bible historiale, puisque l’image précède immédiatement un long dialogue entre Eve et le Serpent. Ce récit en français, rédigé à la fin du XIIIème siècle par Guyart des Moulins, s’inspire largement de l’Histoire Scolastique de Pierre le Mangeur.

Le Maître de Jean de Mandeville péjore la gestuelle d’Eve, en lui faisant tendre la pomme à Adam  de la mauvaise main.


Bible Historiale 1347 BNF Français 152 fol 15rLa Tentation
Bible Historiale, 1347 BNF Français 152 fol 15r

Il faut noter que certains illustrateurs de la Bible historiale n’inversent pas Adam et Eve. Celui-ci a rajouté par pudeur les feuilles de vigne, renonçant ainsi à la lecture chronologique. Il lui a préféré un ordre hiérarchique : Dieu du haut de son arbre observe Adam mangeant la pomme en catimini, tandis que depuis l’arbre central le serpent à tête de femme baratine sa semblable.


St Etienne Mulhouse 14eme photo ndoduc.free.fr14ème s, Saint Etienne, Mulhouse ( photo ndoduc.free.fr) 1430 ca Ulmer Münster, Bessererkapelle, Fenster im kleinen Chor von Hans AckerHans Acker, vers 1430, Bessererkapelle, Ulmer Münster

1405-08 York Minster, Great East Window1405-08, grande verrière Est, York Minster

La Tentation et l’Expulsion

Aux 14ème et 15ème siècles, on retrouve encore l’inversion associée au serpent féminisé, dans des lieux éloignés : ce qui suggère la transmission via le texte très répandu de la Bible historiale (on en connaît 144 manuscrits [2c]).


1500-30 Eglise de la Conception-de-la-Vierge Puellemontier Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr1500-30, Eglise de la Conception de la Vierge, Puellemontier, photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr

Comme l’a relevé Denis Krieger [2d], l’inversion associée au serpent à tête de femme a donné lieu à une tradition locale dans plusieurs églises champenoises, peut être parce que l’influence de Pierre le Mangeur, originaire de Troyes, y était particulièrement vivace.

Un indice supplémentaire est la feuille de figuier dorée, anachronique puisqu’Adam n’a pas encore honte d’être nu. Cette insistance trahit probablement l’influence de l’Histoire Scholastique qui explique pourquoi, après la malédiction, Adam et Eve se firent des culottes avec des feuilles de figuier :

Et les feuilles de figuier ne sont pas sans raison, car si l’on mange le jus des figues, la chair humaine, ainsi humectée, ressent immédiatement la démangeaison du plaisir, comme si par là on montrait qu’ils ressentaient déjà la démangeaison du plaisir dans leur chair.

Histoire Scolastique , De maledictionibus serpentis, viri et mulieris [2a]

Nec sine causa de foliis ficuum, quia de succo eorum si teratur, caro hominis inuncta statim ibi sentit voluptatis pruriginem, ut quasi per hoc ostensum sit quia pruriginem voluptatis jam in carne senserant


1500-25 Saint-Georges de Chavanges Denis Krieger mesvitrauxfavoris.frSaint-Georges, Chavanges Saint Remi, Ceffonds (baie 4)

1500-30, photo Denis Krieger mesvitrauxfavoris.fr

L’inversion a également pour avantage de placer Eve en position de prescription, comme Dieu dans les autres scènes (Création d’Adam, d’Eve, Admonition, Malédiction). On notera que les deux artistes ont corrigé l’anomalie de la feuille dorée, en ne la faisant porter à Adam qu’après la Chute.


Heures d'Anne de France 1473 ca Jean Colombe and Workshop Morgan MS M.677 fol. 46vfol. 46v Heures d'Anne de France 1473 ca Jean Colombe and Workshop Morgan MS M.677 fol. 48vfol. 48v

Heures d’Anne de France, Jean Colombe et atelier, vers 1473, Morgan Library MS M.677

Ces deux miniatures consécutives exprimaient déjà la même idée d‘Eve prenant la place de Dieu.



Cas particuliers

Le Mariage d’Adam et Eve

Mariage Adam et Eve Speculum Humanae Salvationis 1420, Rhin moyen, Spencer 15, fol. 2v1420, Rhin moyen, Spencer 15, fol. 2v
Speculum Humanae Salvationis (warburg iconographic database)

Dans le Speculum Humanae Salvationis, la scène comporte une certaine ambiguïté : elle illustre un texte sur le mariage, et comporte souvent la légende « Accouplement (copulatio) d’Adam et Eve« . Mais souvent, comme ici, la légende fait allusion à l’interdiction par Dieu, sous peine de mort, de manger le fruit de l’arbre du Bien et du Mal : épisode qui manifestement ne correspond pas à l’image, car elle n’est faite qu’à Adam seul (Genèse 2,16).

Ce glissement sémantique est lié à l’image en pendant, qui présente la présente la scène opposée à l’Interdiction   : le Serpent autorisant Eve à manger ce fruit. D’où la logique de la position d’Eve, à droite dans les deux cas.


Mariage Adam et Eve Speculum Humanae Salvationis France vers 1450 BNF Fr 188 fol 6rFrance vers 1450 BNF Fr 188 fol 6r
Speculum Humanae Salvationis (warburg iconographic database)

Sporadiquement, on trouve quelques cas où Eve est représentée à gauche dans la scène du mariage, que l’on croirait pourtant très codifiée. Le même flottement se rencontre dans toutes les enluminures représentant un mariage : lorsque les mariés s’avancent vers l’autel, l’homme (vu de dos) est à droite, de manière à se présenter au regard de Dieu dans l’ordre héraldique ; mais lorsque les mariés se retournent, c’est à la foule qu’ils se présentent dans l’ordre héraldique (le mari à gauche). Les deux situations sont donc possibles, selon qu’on se situe avant ou après le mariage.


Mariage Adam et Eve Speculum Humanae SalvationisSpeculum Humanae Salvationis, édition imprimée, vers 1468

La version imprimée restaure le parallélisme entre les deux scènes, en plaçant Eve à gauche dans les deux cas.


Boucicaut_Master_-_Ms_251_f16r_The_marriage_of_Adam_and_Eve_from_Des_Proprietes_De_Choses_c1415Livre des Propriétés De Choses,
Maître de la Mazarine, vers 1415, Fizwilliam museum, Ms 251 fol 16r
1475-1500 Antiquites judaiques BNF Ms 11 fol. 3vAntiquités judaïques
1475-1500, BNF Ms 11 fol 3v

Le Mariage d’Adam et Eve

Dans d’autres livres, le mariage est représenté au sein du Paradis. Le couple humain est toujours dans l’ordre héraldique, tout comme le couple soleil/lune au dessus (sur les inversions des luminaires, voir Les inversions Lune / Soleil) .


Une inversion cosmique (SCOOP !)

Maître du Hannibal de Harvard 1420 Antiquites judaiques BNF Ms Fr 247 f.3rAntiquités judaïques
Maître du Hannibal de Harvard, 1420, BNF Ms Fr 247 fol 3r

Fait exception cette image complexe, qui cumule la scène du mariage, en bas, et la Création du Monde, en haut : Dieu est entouré de ses instruments d’architecte (le niveau, le compas et l’équerre) et de ses outils d’artisan (la tarière et le marteau).

Le couple des luminaires est remplacé par un demi zodiaque, sur lequel se répartissent les sept planètes. Le Soleil, au centre, représenté deux fois (dans le zodiaque et en dessous), ce qui l’assimile à Dieu, lui aussi représenté deux fois. Comme le montrent les signes, le Soleil est entre Gémeaux et Scorpion, au Solstice d’Eté.

Il est possible que l’inversion soit motivée par la symbolique des saisons, chaque sexe se plaçant du côté où il culmine : la femme du côté de la Jeunesse (le Printemps) et l’homme du côté de la  Maturité (l’Eté).


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Un couple d’amoureux

L’inversion de l’ordre héraldique sous-entend parfois qu’il s’agit d‘amants, et non d’un couple marital voir 1-3a Couples germaniques atypiques).


Paris Bordone, 1515-30, Les amoureux, Brera, MilanLes amoureux vénitiens, 1515-30, Brera, Milan Paris_bordon,_coppia_di_amanti,_1555-60_ca._londra,_ngCouple d’amoureux, 1555-60, National Gallery, Londres

Pâris Bordone

Bordone est très fidèle à cette convention. Le premier tableau représente soit un accord en vue d’un mariage (un témoin, la future épouse et le prétendant qui lui offre une ceinture nuptiale), soit plus probablement la scène de genre classique du souteneur, de la courtisane vénitienne, et du client qui lui offre en paiement une ceinture de plus [3].

Quarante ans plus tard, les deux amoureux en voie de déshabillage mutuel, couronnés par Cupidon, représentent là encore un couple non marital.


Paris_Bordone_Adam_et_Ève_debout Louvre
Adam et Eve debout
Pâris Bordone, Louvre

C’est la même idée de libre sensualité qui s’applique ici à Eve et Adam.


Anonyme 1550-1600 RijksmuseumNicolas Halin d’après Jean Cousin père (attr), 1550-1600, Rijksmuseum

Cette composition établit un parallèle entre le bras du serpent, tâtant la pomme, et celui d’Adam, tâtant le sein. Le couple de lapins et le bouc, dissimulé dans les hachures, assimilent la Chute à la découverte de la sexualité.


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L’inversion des rôles

1604 Jan (Pietersz.) Saenredam dessin Abraham Bloemaert serie NGA devant arbre connaissanceAdam et Eve devant l’Arbre de la connaissance
Gravé par Jan (Pietersz.) Saenredam, dessin Abraham Bloemaert, 1604, NGA

Dans cette série de gravures, une seconde scène figure en miniature, à l’arrière-plan (voir aussi 8 Le nu de dos dans les Pays du Nord). Ici, il s’agit d’Eve, debout à côté d’Adam couché, dans un rayon de lumière divine. Le couple se retrouve au premier plan dans le même ordre, Eve tirant derrière elle un Adam interrogatif.

L’inversion des positions traduit l’inversion des rôles, Eve prenant le dessus sur Adam :

Il avait ordonné que tout bois porte un fruit aux cheveux d’or,

Le créateur des choses, que l’homme vive dans les forêts heureuses,

Qu’il adore et observe la loi du pays, étant donné qu’il pouvait en jouir ;

sa volonté, inclinant aux écarts,  lui a été ravie.

Jusserat auricomo nemus omne gravescere foetu

Rerum opifex, hominem silvas habitare beatas,

Et colere, et legem ruris servare fruendi

Posse datum ; rapta est per devia prona voluntas.



Variations et filiations

L’influence de Dürer

Adam Eve 1509-10 Durer, Petite Passion The_Fall_of_Man NGALa Chute de l’Homme (Petite Passion)
Dürer, 1509-10

En décalant le tronc à l’extérieur du couple, cette gravure invente une nouvelle symétrie : Eve enlaçant Adam fait pendant au serpent enlaçant l’arbre.


gossaert 1513-15 triptyque malvagna Palazzo Abatellis, Palerme reversTriptyque Malvagna (fermé)
Gossaert, 1513-15, Palazzo Abatellis, Palerme

C’est cette symétrie qui a intéressé Gossaert pour les deux volets de ce triptyque :

  • derrière le couple fautif se profile déjà la porte de l’Expulsion ;
  • le second volet montre le Paradis après la Chute, purgé de toute présence humaine.

gossaert 1513-15 triptyque malvagna Palazzo Abatellis, Palerme.
Entre les deux, la couronne de fruits, autour du blason des Lanza, restaure l’opulence de ce Paradis perdu. L’inversion d’Eve et d’Adam résulte mécaniquement de ce parti-pris narratif.


Heinrich Aldegrever 1540 Adam et Eve AG plagiat durerAdam et Eve
Heinrich Aldegrever, 1540

Aldegrever plagie, jusqu’au lion, la gravure de Dürer. La seule différence est le geste d’Adam, qui reçoit sa pomme du serpent, et non plus d’Eve. L’inversion est ici seulement due à la mécanique de la copie.


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Les variations de Baldung Grien

1509-10 Baldung Grien Die drei Lebensalter und der Tod Kunsthistorisches Museum vienne COPIELes trois Ages de la femme et la Mort, 1509-10, Kunsthistorisches Museum, Vienne Baldung Grien 1511 Hans Adam EveLa Chute du genre humain, 1511

Hans Baldung Grien

Baldung Grien a inventé vers 1509 le thème à la fois émoustillant et moral de la jeune fille nue que surprend, par derrière, la Mort ou le Temps (sur ce thème voir 3 Fatalités dans le miroir). Dès 1511, il applique la même composition à Eve, déjà pourvue de sa pomme, et qui attire dans son dos Adam en train de cueillir la sienne.


Baldung-Grien-1517-Der_Tod_und_das_MaedchenLa jeune Fille et la Mort, 1517 Baldung Grien 1519 Adam et Eve Kunstmuseum BaselAdam et Eve, 1519

Hans Baldung Grien, Kunstmuseum Basel

Quelques années plus tard, le principe menaçant passe à gauche : Eve se trouve ici comme violée par Adam, qui absorbe toute la négativité du serpent.


Baldung Grien 1524 La Mort et Eve National Gallery of Canada OttawaLa Mort et Eve, 1525, National Gallery of Canada, Ottawa Baldung Grien 1531 Adam et Eve Museo Nacional Thyssen-Bornemisza MadridAdam et Eve, 1531, MuséeThyssen-Bornemisza, Madrid

Plus tard encore, le composition s’inverse à nouveau. La Mort, brandissant une pomme et liée par l’anneau du Serpent à l’éternel féminin, s’assimile complètement à Adam (une assimilation facilitée par la langue, puisque Tod est du genre masculin).


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Les variations de Lucas de Leyde

Lucas de Leyde a tant de fois représenté le couple originel qu’il était inévitable de voir apparaître des inversions Eve Adam, sans signification particulière. Je les présente pour mémoire, afin de permettre d’apprécier l’évolution du style, entre la jeunesse et la maturité.


Lucas van Leyden 1506 ca Adam and Evevers 1506 Lucas van Leyden 1514 Chute de l'hommevers 1514

Ces deux variantes montrent, dans le sens de la lecture, Eve passant à Adam une seconde pomme.


Lucas van Leyden 1530 Adam and Eve ca METAdam et Eve, Lucas de Leyde, vers 1530 Creation d'Adam Michel6ange SixtineLa Création d’Adam (inversée), Michel-Ange

Dans la variante la plus moderne, Lucas préfère l’esthétisme au réalisme : l’arbre est décentré, Eve tend la pomme de la main gauche, et la pose d’Adam est une citation de la célèbre fresque de Michel-Ange.


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De Raphaël à Jordaens

Adam Eve 1509 Raphael Salle de la Signature vaticanRaphaël, 1509, Salle de la Signature, Vatican Adam Eve 1519 ecole raphael-adam-eve-loges du vaticanAtelier de Raphaël, 1519, Loges du Vatican

Adam et Eve

En 1509, Raphaël inaugure une composition où Adam, assis, se trouve dominé par Eve, debout de l’autre côté de l’arbre. En 1519, il inverse la composition et exagère certains traits (les spires du serpent, la chute en arrière d’Adam, Eve vue de dos), probablement dans une sorte de surenchère par rapport à Michel-Ange (voir Adam et Eve vus de dos)


Adam et Eve Titien 1550 PradoTitien, 1550, Prado

Titien reprend la première composition de Raphaël. Il édulcore le serpent en une sorte de Cupidon, dont la nature diabolique est trahie par les petites cornes et la queue bifide. Le renard derrière Eve rajoute une notion de ruse. Le geste d’Adam est savamment ambigu, entre tentative de dissuasion et prémisses du désir.


1616_Jan-Brueghel-the-Elder-and-Peter_Paul_Rubens-Garden-of-EdenLe jardin d’Eden, Brueghel le Vieux et Rubens, 1616, Mauritshuis, La Haye Adam et Eve Peter_Paul_Rubens1628-29 PradoAdam et Eve, Rubens, 1628-29, Prado

Rubens s’inspire à deux reprises de la composition de Titien. Profitant sans doute d’un voyage en Espagne vers 1628, il la recopie même fidèlement : il supprime seulement le cache-sexe démodé d’Adam et rajoute la tâche rouge du perroquet, symbole polyvalent de la Luxure (du couple) et de l’Eloquence (du serpent)  (voir Le symbolisme du perroquet).


Jordaens 1640 ca Fall_of_man Musee national Budapest1640, Musée national, Budapest Jordaens 1642 The Fall of Man Toledo Museum of Art1642, Toledo Museum of Art

La Chute de l’Homme, Jordaens

Dix ans plus tard, Jordaens se place en concurrence avec Rubens. Le format paysage oblige à asseoir Adam à terre et Eve sur le talus. La chaîne des responsabilités est clairement rétablie : le serpent donne la pomme à Eve, qui va la transmettre à Adam.

La seconde variation reprend fidèlement le bestiaire de Rubens, en coinçant Eve entre les deux mêmes attributs animaux du Serpent, l’Eloquence et la Ruse. L’inversion d’Eve et Adam permet, à peu de frais, de se différencier du modèle.


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Un triptyque à transformation (SCOOP !)

Greco attr 1568 The_Modena_TriptychTriptyque de Modène
Le Greco (attr) 1568, Galleria Estense, Modène

Ce triptyque portatif, attribué au Greco, propose lorsqu’il est ouvert une iconographie déconcertante :

  • à gauche et à droite, deux scènes de la Vie du Christ, dans l’ordre chronologique : l’Adoration des Bergers et le Baptême ;
  • au centre une allégorie : le chevalier chrétien couronné par le Christ ressuscité, au dessus d’un paysage de Jugement dernier.

Le choix de ces scènes s’explique par les possibilités qu’offre la fermeture partielle du retable (sur un autre triptyque à transformation de Memling, voir 5 Le Polyptyque de Strasbourg).



Greco attr 1568 The_Modena_Triptych gauche
En fermant le volet droit, l’Annonciation peinte au revers vient précéder l’Adoration des Bergers, dans une lecture de droite à gauche, où la Vierge conclut chaque scène.



Greco attr 1568 The_Modena_Triptych droit
En fermant le volet gauche, Dieu réprimandant Eve et Adam après la Faute précède, dans une lecture de gauche à droite, le début de la Rédemption, Jean Baptiste baptisant le Christ.

L’inversion Eve-Adam sert ici à avertir le spectateur qu’il ne s’agit pas d’une représentation classique de l’Interdiction, mais de la conséquence de la Faute, la Réprimande : comme le montre le visage d’Eve, qui se détourne de honte.



Références :
[1] Hilário Franco Júnior « Entre la figue et la pomme : l’iconographie romane du fruit défendu » Revue de l’histoire des religions 1 | 2006 https://journals.openedition.org/rhr/4621#illustrations
[1a] Thomas Forrest Kelly « The Exultet in Southern Italy », Oxford University Press (1996)
[1b] M. MANIACI-G. OROFINO, Les ‘rouleaux d’Exultet’ du Mont Cassin (techniques de fabrication, caractéristiques matérielles, décoration, rapports avec les rouleaux grecs, in « Les Cahiers de Saint-Michel de Cuxa » XLIII, 2012, pp. 71- 82 https://www.academia.edu/2082249/M_MANIACI_G_OROFINO_Les_rouleaux_d_Exultet_du_Mont_Cassin_techniques_de_fabrication_caract%C3%A9ristiques_mat%C3%A9rielles_d%C3%A9coration_rapports_avec_les_rouleaux_grecs_in_Les_Cahiers_de_Saint_Michel_de_Cuxa_XLIII_2012_pp_71_82
[1c] 1150 Exultet Troia 3, Archivio Capitulario Troia1150, Exultet Troia 3, Archivio Capitulario Troia
Dans cet autre Exultet influencé par l’atelier du Montecassino, le Felix culpa n’est pas inversé, car il est suivi non par le Noli me tangere (qui se trouve au tout début) mais par une Résurrection. Jacqueline Lafontaine-Dosogne, CR de « Guglielmo Cavallo. Rotoli di Exultet dell Italia meridionale. » Scriptorium Année 1976 30-1 pp. 152-155 https://www.persee.fr/doc/scrip_0036-9772_1976_num_30_1_2788_t1_0152_0000_2
[2] Gilberto Bagnani, Gli scavi di Tebtunis, Bolletino d’Arte, 1933 p 131 fig 18 http://www.bollettinodarte.beniculturali.it/opencms/multimedia/BollettinoArteIt/documents/1437575350852_07_-_Bagnani_119.pdf
[2b] Paul Perdrizet, « Etude sur le Speculum humanae salvationis » p 75 https://archive.org/details/etudesurlespecul00perd/page/74/mode/2up?q=phareas&view=theater
[2c] Eléonore Fournié, » Les manuscrits de la Bible historiale. Présentation et catalogue raisonné d’une œuvre médiévale » https://journals.openedition.org/acrh/1830
[2d] Denis Krieger « Une tentatrice ailée à l’église Saint-Georges de Chavanges » https://www.mesvitrauxfavoris.fr/Supp_e/index_htm_files/Demone-ailee.pdf

Adam et Eve vus de dos

17 février 2024

Les nus de loin les plus courants, Adam et Eve, sont pratiquement toujours représentés de face. Dürer introduit l’exception consistant à faire tourner le dos à l’un, à l’autre ou aux deux, Cet article étudie la généalogie des différentes formules, selon la scène où Adam et Eve apparaissent : Chute de l’Homme, Expulsion du Paradis, Limbes, Comparution devant Dieu.



La Chute de l’Homme

La question de la nudité

Adam and Eve in mosaics of Monreale cathedral, Siciliy

Eve donne la pomme à Adam ; ils cachent leur nudité devant Dieu
Cathédrale de Monreale, 1176-89

Si la convention héraldique (le mari à gauche de l’épouse) convient parfaitement pour montrer Adam et Eve après la Faute, elle se prête mal à la scène où Eve donne le fruit à Adam : soit celui-ci est obligé de se contorsionner pour le prendre, soit il le saisit, comme ici, de la main gauche.

La question de la nudité est cruciale dans le récit : c’est parce qu’Adam se cache parmi les arbres, ayant honte de sa nudité, que Dieu comprend qu’il a mangé le fruit de l’arbre de la connaissance. Or tourner le dos pourrait être interprété comme une autre manière de montrer sa honte, ce qui n’a pas de sens avant la Faute. Cette raison théologique se  combine avec l’aversion médiévale envers les fesses  pour explique l’extrême rareté des vus de dos d’Adam ou d’Eve.


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Adam vu de dos

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Adam en avancée

Adam Eve 1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto cote adamDieu crée Eve à partir de la côte d’Adam Adam Eve 1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto detailEve donne la pomme à Adam

Lorenzo Maitani,1310-20, Portail de la cathédrale d’Orvieto

A l’époque médiévale, la seule exception, isolée, se trouve dans ce portail à l’iconographie très originale. Dans la scène de la Création d’Eve, Maitani représente Dieu de trois quart arrière, pour exprimer son avancée de gauche à droite. Dans la Faute, la même pose exprime le même mouvement d’Adam en direction d’Eve.



Adam Eve 1310-20 Lorenzo Maitani duomo orvierto detail
Cette solution élégante permet à Adam de toucher le fruit de la main droite tout en levant l’index de la main gauche, afin de rappeler à Eve la divine l’interdiction : tout le suspens de la scène tient à cet écart entre la main qui objecte et celle qui accepte : car le fruit est déjà cueilli, séparé de l’arbre par la tête ricanante du serpent.


1510-20 Grimani_Breviary_-_Adam_and_Eve f286v Biblioteca Marciana VeniseAdam et Eve, fol 286v
Bréviaire Grimani, 1510-20, Biblioteca Marciana, Venise

La même idée se retrouve dans cette scène, où Adam avance vers Eve en écartant les mains en signe de réprobation, tandis que le serpent, tel un enfant pris en faute, se cache prudemment derrière le tronc.


Adam Eve 1550 ca gedeon miracle toison van Heemskerck Musee des Beaux-Arts de Strasbourg AAdam et Eve Adam Eve 1550 ca gedeon miracle toison van Heemskerck Musee des Beaux-Arts de Strasbourg BGédéon et le Miracle de la Toison

Marteen van Heemskerck, vers 1550, Musée des beaux arts de Strasbourg

Le Miracle de la Toison (imbibée par la rosée divine alors que la terre alentour reste sèche) est un symbole de la conception virginale de Marie, par qui celle-ci échappe aux conséquences du Péché originel qui entache toute l’humanité. Ces deux volets, la Femme fautive et la Vierge immaculée, flanquaient, de manière très logique une Nativité aujourd’hui perdue. Les faces externes, conservées au Musée de Rotterdam, montrent la Visitation, Marie à gauche et Elisabeth à droite [1] : Marie habillée et Eve nue se trouvent ainsi, d’une nouvelle manière, opposées.

Le nu de dos pour Adam, avec son exagération musculaire, répond au goût maniériste. D’une certaine manière, il pose Adam, l’homme désobéissant, comme l’antithèse de Gédéon, le héros qui obéit à Dieu. Mais la raison d’être de ce spectaculaire nu de dos est surtout compositionnelle : son emplacement, au début de la lecture, en fait une sort d’admoniteur : d’autant que son bras droit traînant en arrière montre bien qu’il vient de rejoindre Eve, depuis le camp du spectateur. C’est donc à celui-ci qu’il adresse un regard indécis, au dernier instant avant la Chute, tandis qu’Eve décide à sa place, en prenant possession de son épaule d’un geste sensuel et délicat.


Adam en Eva, Dirck Volckertsz. Coornhert, after Maarten van Heemskerck, 1551 RijksmuseumAdam et Eve, gravure de Dirck Volckertsz Coornhert, dessin de Maarten van Heemskerck, 1551 Rijksmuseum

L’année suivante, van Heemskerck développe son couple recto-verso en largeur, ce qui permet de désimbriquer les corps et de placer au même niveau les têtes et les mains. Dans ce dialogue muet, Eve encourage Adam en lui montrant sa pomme de la main droite, et Adam de la même main pointe vers le passé, pour lui rappeler l’interdiction divine. On appréciera la trouvaille de la chevelure exubérante, qui se tord autour d’Eve comme le serpent autour du tronc.


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Adam en recul

Altdorfer 1513 ca Adam Eve Fall-of-Man NGA inverse Altdorfer 1513 ca Adam Eve Fall-of-Man NGA inverseinversé

La Chute de l’Homme, Altdorfer, vers 1513, NGA

Altdorfer innove en plaçant Adam à droite de l’image : à rebours du sens de la lecture, il est attiré vers Eve qui l’accueille en posant la main sur son épaule droite, le contraignant à saisir le fruit de la mauvaise main.

A la différence du bréviaire Grimani, le fait que les deux tiennent le fruit rend l’image ambigüe : si Adam était à gauche, on aurait l’impression que c’est lui qui vient vers Eve pour lui donner la pomme.


Adam Eve 1525 Hans Burgkmair l'ancienLa Chute de l’Homme
Hans Burgkmair l’ancien, 1525

Burgkmair inverse ici la dynamique habituelle : la vue de dos signifie qu’Adam recule devant Eve, cherchant appui sur l’arbre et repoussant faiblement sa proposition. En bas, des animaux mangent ce qui est autorisé dans le jardin d’Eden : le faisan picore en paix sous l’oeil du renard, la tortue grignotte une feuille et le singe une fleur. La profusion animale illustre la situation enviable de l’homme avant la Chute :

« Et Dieu les bénit, et il leur dit:  » Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et soumettez-la, et dominez sur les poissons de là mer, sur les oiseaux du ciel et sur tout animal qui se meut sur la terre. Genèse 1,28″



Adam Eve 1525 Hans Burgkmair l'ancien detail
A gauche, Dieu vu de dos derrière un arbre, dans la même situation qu’Adam, fait un geste qui semble une bénédiction mais qui est en fait l’inverse : il chasse du Paradis les deux fautifs, qui dissimulent leur nudité dans les taillis.


Luca_e_francesco_signorelli,_allegoria_dell'immacolata_concezione,_1521-23,chiesa_superiore_del_gesù_a_cortona detailLa dispute de l’Immaculée Conception
Luca et Francesco Signorelli, 1521-23, Chiesa superiore del Gesù, Cortone

Cette composition similaire, quelque peu antérieure, n’a rien à voir avec les expérimentations germaniques. Il s’agit ici de montrer les Pères de l’église discutant de l’Immaculée Conception, à savoir du moment très précis où Marie a échappé au Péché originel : soit avant même sa conception, soit seulement in utero. Le rôle crucial d’Eve dans cette histoire est matérialisé par les deux infractions aux conventions : elle prend la place héraldique d’Adam et ce dernier est vu de dos, dans une pose délibérément ambigüe :
Luca_e_francesco_signorelli,_allegoria_dell'immacolata_concezione,_1521-23,chiesa_superiore_del_gesù_a_cortona detailOn pourrait croire qu’il tend lui aussi la main droite pour recevoir une seconde pomme du serpent, mais celui-ci, à la chevelure blonde et aux seins bien marqués, n’en propose qu’une seule, à sa semblable. La vue de dos sert donc ici à affirmer la responsabilité limitée d’Adam, en regard de la pleine responsabilité d’Eve.


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Adam en arrêt

Adam Eve 1514 Ludwig Krug_Adam_und_Eva_ Bode-Museum Berlin detail singeLudwig Krug, 1514, Bode-Museum, Berlin

Adam vient de s’arrêter devant Eve, comme le montre son pied gauche en arrière. L’image développe une ambiguïté visuelle : de loin, on pourrait croire qu’Adam, un bras ballant et l’autre posé sur sa propre épaule, hésite à prendre la pomme que lui tend Eve.


Adam Eve 1514 Ludwig Krug_Adam_und_Eva_ Bode-Museum Berlin detail singe Adam Eve 1514 Ludwig Krug_Adam_und_Eva_ Bode-Museum Berlin detail singe

En fait c’est elle qui lui touche l’épaule, et lui qui tient la pomme de la main gauche. Et pour s’assurer que le spectateur comprenne bien, le singe en bas mime le futur immédiat : la main gauche portant le fruit à la bouche.


Adam Eve 1511-15 paru en 1518 Hans Schäufelein d'apres Hans Burgkmair l'ancien British MuseumHans Schäufelein, paru en 1518, British Museum 1504_Adam_Eve__DurerAdam et Eve, Dürer, 1504

Le passe-partout est de Hans Burgkmair l’ancien, paru dans « Das Leiden Jesu Christi' » (1515). La symétrie autour de l’arbre, l’enroulement du serpent sur la branche, la chevelure flottante d’Eve et la présence du cerf disent l‘influence du premier Adam et Eve de Dürer (sur cette gravure, voir 3 La Chute de l’Homme).

La vue de dos n’exprime pas ici le déplacement d’Adam, bien campé sur ses deux jambes : mais plutôt son opposition à Eve, avec sa main droite tournée vers le bas pour refuser le fruit qu’elle lui tend. Pourtant de sa main gauche il cueille discrètement son propre fruit. Tandis que le serpent, au dessus d’Eve, croque le sien avec avidité.

Il faut ici se souvenir de la double interdiction de la Genèse :

« Dieu a dit: Vous n’en mangerez point et vous n’y toucherez point, de peur que vous ne mouriez. «  Genèse 3,2

L’instant qui nous est montré est celui où le serpent, animal qui ne peut pas toucher, enfreint la première interdiction, et le couple humain la seconde.


Adam et Eve Meister H.L 1510-25 Freiburg im Breisgau, Augustinermuseum
La Chute, Meister H.L., 1510-25, Augustinermuseum, Freiburg im Breisgau

Cette sculpture virtuose fige le dernier instant avant la Chute : Eve est sur le point de croquer sa pomme tandis qu’Adam en est encore à cueillier la sienne : la vue de dos exprime ici ce temps de retard.

L’influence de Dürer se lit dans les couples animaux qui font écho au couple humain :

  • la chouette (ignorance) et le serpent (perfidie) ;
  • le cerf et la biche (sexualité) ;
  • le lion et la brebis (paix du Paradis).


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Adam assis

Tintoret-1550-e-peche-originel-gallerie-de-l-Accademia-Venise1550, galerie de l’Accademia tintoret 1577-78 -le-peche-originel-scuola-grande-di-san-rocco-venise-011577-78, Scuola grande di San Rocco

Le péché originel, Tintoret, Venise

La vue de dos, combinée à la position assise, exprime la soumission d’Adam. Dans la première version, il recule devant la pomme ; dans la seconde au contraire, il est attiré par elle.


Macchietti, Girolamo, 1535-1592; The Temptation of Adam and EveLa tentation d’Adam et Eve
Girolamo Macchietti (école), 1565-70, Attingham Park, Shropshire, UK (National Trust)

Cette composition s’est élaborée indépendamment à Florence, dans le contexte d’un renouveau du maniérisme de Pontormo : la vue de dos ne sert pas ici la narration, mais le raffinement graphique, dans un contrapposto savant : les deux figures se déduisent presque l’une de l’autre par rotation.

Dans des gestes d’un érotisme sublimé, Eve désigne d’une main sa figue fendue, et tâte de l’autre la figue pleine destinée à Adam, qu’apporte un serpent à face humaine. Adam voit bien cet alter-ego d’Eve, mais on comprend qu’il va lui faire confiance, trompé par la ressemblance.


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Eve vue de dos

Dans la floraison des combinatoires, la solution opposée, Eve vue de dos, ne pouvait manquer d’apparaître.

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Une apparition isolée

annonciation-biblia-pauperum-1480-1485 gallicaAnnonciation
Biblia-pauperum, 1480-85, Gallica

L’apparition surprenante des fesses d’Eve dans cette image pieuse n’a rien de libidinal : il s’agit de mettre en parallèle, dans les deux images latérales :

  • la pécheresse, dans sa nudité honteuse, et Gédéon, bien cuirassé ;
  • le serpent orgueilleux, campé sur sa queue, et l’humble toison, aplatie par terre.

La punition du serpent – ramper par terre – et des filles d’Eve -enfanter dans la douleur – sera compensée au moment de l’Annonciation par la virginité de Marie, qui lui permettra de rompre cette malédiction. Enchaînement complexe qu’exprime à la fois l’image et sa légende, particulièrement lapidaire :

Le serpent perdit sa force dès qu’une vierge enfanta sans violence

Vipera vim perdit sine vi pariente puella [1a]


Chez Dürer

Adam Eve Durer 1499 Ecole nationale des Beaux Arts Paris

Adam et Eve, Durer 1499 Ecole nationale des Beaux Arts Paris

En 1499, Dürer s’est déjà distingué comme un maître du nu de dos, aussi bien féminin que masculin (voir 7 Le nu de dos chez Dürer). Le thème d’Adam et Eve est ici le prétexte à une étude d’anatomie comparée, comme le montre le geste en miroir des mains montrant les pommes. La vue de dos d’Eve sert de prélude et de contrepoint au clou de la composition : l’exhibition des génitoires d’Adam, que sa compagne zieute d’un regard plongeant. Bien que rien ne soit stricto sensu impudique avant la Chute, il est clair que ce dessin expérimental était à usage privé.


Adam Eve 1495-99 Durer Couple inspiré par le diable Autrefois a Breme Detruit 1945

Couple inspiré par le diable
Dürer, 1495-99, Autrefois à Brême, détruit en 1945

Dans ce dessin pornographique peu connu, l’arbre séparateur est remplacé par un diable aux pieds fourchus, que l’homme excite de la main et qui darde vers la femme sa langue en tire bouchon. Un porc arrive fort à propos, et un bambin à quatre pattes défèque urbi et orbi. L’enfant est ici assimilé à une déjection de la femme.


1503 ca Durer_Ex libris_of_Willibald_Pirckheimer (dessin armoiries alliance Pirckheimer Rieter Varsovie detruit en 1945 inverse

Dessin d’un ex libris pour Willibald Pirckheimer (inversé)
Dürer, vers 1503, détruit à Varsovie en 1945

Dürer reprendra cette composition recto verso avec cet homme sauvage virilement équipé (gourdin, carquois bien rempli) face à une nymphe nue portant un flambeau. J’ai inversé le dessin afin que les armoiries de Pirckheimer (un bouleau, « birke ») et de son épouse Crescentia Rieter (une sirène) [1b] se trouvent à leur emplacement héraldique : ainsi le gourdin et le flambeau sont tenus de la main droite.

La sphère explosive à trois pieds est un fourneau alchimique, qui se retrouve dans une étude de Dürer (le Rapt d’Europe), marqué du mot LUTU(M) (voir 7.2 Présomptions) : il s’associe à la torche allumée, et symbolise probablement la Raison, par opposition à la Nature qu’incarne l’homme sauvage [2].

En imitant les poses recto et verso du couple principal, les deux putti du bas taquinent leur violon, l’un devant les racines du bouleau, l’autre devant l’entrecuisse de la sirène. Par ailleurs la main gauche de l’homme sauvage est posée sur la tête de l’hermès tandis que la main gauche de sa compagne flatte, par derrière, un des plumets du casque. C’est peut être ces allusions érotiques qui empêcheront ce dessin d’être gravé, ou bien la mort de Crescentia en 1504.


Dürer 1502 Exlibris_Wilibald_Pirkheimer

Ex libris de Willibald Pirckheimer
Dürer, vers 1502

L’ex libris officiel est surmonté d’une noble devise en trois langues : « Au commencement de la sagesse est la crainte de Dieu », quelque peu superflu par rapport à l’illustration (il existe d’ailleurs une version sans ce bandeau). Les cornes d’abondance et les angelots transporteurs détournent l’oeil de la forme et la fonction de l’invention centrale, l’Hermès planté au dessus des deux écussons d’une manière ouvertement phallique, en gage de fécondité. Les deux putti du bas s’affrontent recto verso, l’un brandissant un radis (qui caricature le bouleau) et l’autre un tourniquet : ces innocents jeux d’enfants sont une manière plaisante d’évoquer la fertilité du couple mais aussi, par antiphrase, les jeux de l’amour.


Adam Eve 1509-10 Durer, Petite Passion The_Fall_of_Man NGAPetite Passion : La Chute de l’Homme, 1509-10 Adam Eve 1510 Durer adam-and-eve inverseAdam et Eve, 1510 (inversé)

Pour la gravure qui ouvre la série de la Petite Passion, Dürer respecte le placement habituel, mais avec deux innovations notables :

  • le couple s’enlace sensuellement ;
  • le visage d’Eve se cache à nous, signe implicite qu’elle se sait en faute.

Le dessin de droite, la même année, développe l’idée de manière plus radicale (je l’ai inversée pour faciliter la comparaison) :

  • l’enlacement est le même, après rotation du point de vue ;
  • les deux sont vus de dos, partageant la culpabilité ;
  • la main droite d’Adam, qui était libre, est posée maintenant sur le fruit, rejoignant la main gauche d’Eve.

Si Dürer n’a pas gravé cette version, c’est sans doute à cause de sa trop grande sensualité, mais aussi de sa symétrie provocante :

  • femme et homme égaux dans l’infraction ;
  • mise en équivalence de la pomme partagée et des corps enlacés : le péché contre Dieu se mélange avec le péché de chair.


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Une rivalité romaine

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Adam Eve Sixtine 1512 MichelAngeMichel-Ange, 1512, Sixtine Adam Eve 1519 ecole raphael-adam-eve-loges du vaticanAtelier de Raphaël, 1519, Loges du Vatican

Adam et Eve

La composition de Raphaël se compare délibérément avec le précédent michelangélesque, avec le même choix d’opposition des chevelures (blonde et brune) et la même exagération des spires autour du tronc. Elle en prend le contrepieds par trois parti-pris :

  • le retour à la symétrie : l’arbre au milieu fait contact par deux branches avec le bras gauche d’Eve et le bras droit d’Adam ;
  • l’inversion des sexes : Eve debout remplace Adam debout, Adam assis élevant le bras gauche remplace Eve assise élevant le même bras (sur cette question , voir L’inversion Eve-Adam )
  • la surenchère des poses : la vue de dos pour Eve pousse d’un cran la torsion que Michel-Ange appliquait seulement au torse d’Adam.

Il résulte de ces choix un retour à un message plus conventionnel : tandis que l’Adam de Michel-Ange couvrait Eve de sa haute stature, dialoguant à égalité de hauteur avec le serpent, c’est ici Eve qui endosse la responsabilité de la Chute, dominant par son geste décidé un Adam qui se contorsionne sans grâce : tandis qu’elle dépose d’autorité le fruit défendu avec sa main droite, lui, assis inconfortablement entre deux branches, se contorsionne pour le saisir de la main gauche : sa position en contrebas fait voir la Chute imminente.


adam et Eve 1530 Pierre Leclerc (d'Argentan) basilique ND Alençon photo patrimoine-histoire.frLe péché originel (baie 107)
Pierre Leclerc (d’Argentan), 1530, basilique Notre Dame, Alençon

Dans ce vitrail normand très italianisant, l’audace de montrer Eve vue de dos vient peut être de la composition de Raphaël. Mais sa posture vient en fait d’une autre source raphaélesque : la célèbre Minerve déhanchée connue par la gravure de Marcantonio Raimondi (sur le génèse de cette composition à partir d’un sarcophage antique, voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)) :

Jugement de Paris Marcantoine Raimondi detail inverse

Le Jugement de Pâris (détail inversé)
Marcantonio Raimondi, 1512

Très intelligemment, Pierre Leclerc a utilisé le bras droit levé pour cueillir la pomme, et le bras gauche tendu pour la donner à Adam. On remarquera également la puissante opposition entre l’arbre couvert de fruit et l’arbre mort, au dessus d’Adam et Eve après l’Expulsion.


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Bosch amélioré par Cranach

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Bosch Jugement dernier 1482-1500 Kunsthistorisches Museum VienneBosch, 1482-1500, Kunsthistorisches Museum, Vienne Cranach Jugement dernier 1520-24 Gemaldegalerie BerlinCranach, 1520-24, Gemäldegalerie Berlin

Le Jugement dernier

La composition de Bosch superpose deux scènes :

  • en bas la Chute, avec le serpent à figure humaine brandissant une pomme, Eve en brandissant une autre, et Adam vu de dos ;
  • en haut l’Expulsion, avec l’Ange brandissant son épée, Adam vu de dos, et Eve se cachant dans un buisson.

On voit bien que les deux scènes fonctionnent en contrepoint :

  • un Tiers (dans le feuillage puis hors du feuillage) agit sur Adem et Eve (hors du feuillage puis dans le feuillage) ;
  • Adam vu de dos exprime que l‘Expulsion était déjà inscrite dans la Chute.

La copie de Cranach montre des détails perdus : la queue reptilienne du Serpent et le jet d’eau (symbolisant probablement la parole divine) devant lequel Adam lève sa main droite. Elle présente quelques modifications importantes, qui améliorent le parallélisme entre les deux scènes :

  • Eve est désormais vue de dos, ce qui accentue son affinité avec Adam ;
  • l’Ange est vu de trois quart (en non plus de profil), ce qui accentue son affinité avec le Serpent.


Adam Eve 1522-23 Cranach Sundenfall AlbertinaLa Chute de l’Homme
Cranach, 1522-23, Albertina

Dans cette composition très originale, Cranach pousse à son terme l’idée du parallélisme, en imbriquant les deux scènes :

  • l’Ange vengeur, devant l’arbre de l’Expulsion, forme couple avec le Serpent, devant l’arbre de la Chute ;
  • Eve, toujours vue de dos, forme couple avec Adam, cette fois vu de face.

Cette solution rend naturel le don de la pomme, de la main droite à la main droite, tout en inventant l‘interposition extraordinaire de ce serpent femelle, qui se livre avec Eve à un accouplement sans bras.


Adam Eve 1522-23 Cranach Sundenfall Albertina inverseeLa Chute de l’Homme (inversée), Cranach, 1522-23 Adam Eve 1500-49 manner of Jan van Hemessen coll partAdam et Eve, manière de Jan van Hemessen, 1500-49, collection particulière

Ce tableau anonyme reprend la composition de Cranach dans le style des maniéristes du Nord. L’inversion oblige à modifier le geste des bras, de manière à ce que chacun tienne sa pomme de la main droite.


Adam Eve 1522-23 Cranach Sundenfall Albertina inverseeLa Chute de l’Homme (inversée), Cranach, 1522-23 Adam Eve 1590 Theodore de BryAdam et Eve, Theodore de Bry, 1590

A la fin du siècle, Théodore de Bry regrave (d’où l’inversion du motif) en style maniériste la composition de Cranach :

  • même geste du bras droit pour Eve,
  • même cache-sexe pour Adam, une branche que le Serpent à buste humain touche d’une main, en se contorsionnant tête en bas.

La juxtaposition de deux scènes – la Chute et sa conséquence, la Punition (enfantement dans la douleur pour Eve,  labeur pour Adam) – est traitée de manière moderne, en miniaturisant la scène future à l’arrière-plan.


1604 Jan (Pietersz.) Saenredam dessin Abraham Bloemaert serie NGAGravure de Jan (Pietersz.) Saenredam, d’après un dessin d’ Abraham Bloemaert, 1604, NGA Adam Eve Jan Breughel (II) 1616-78 coll partJan Breughel (II), 1616-78, collection particulière

Adam et Eve

Ces deux oeuvres témoignent de l’impact durable, dans les Pays du Nord, des fesses d’Eve magnifiées par Cranach.

Saenredam dispose à l’arrière-plan non pas le futur, mais le passé immédiat : Eve est séduite par le serpent (les spires de sa queue prolongent celles de la chevelure) en profitant de l’éloignement d’Adam. Le dindon et le chat, devant elle, symbolisent la Vanité et la Ruse. A l’inverse, un trio de courges bien choisi sert d’attribut à Adam, avachi dans une attitude passive.

Plus tard, le tableau de Jan Breughel II reprend la même idée (Eve debout dominant Adam assis) mais en supprimant les éléments d’opposition, au profit d’une ambiance d’harmonie plus adaptée au goût de l’époque : un Paradis pacifié où le Serpent est invisible.


Chez les maniéristes du Nord

Spranger Adam et Eve National Gallery of CanadaAdam et Eve
Spranger, National Gallery of Canada

Dans ce dessin très érotique, Adam cueille Eve comme celle-ci cueille la pomme : c’est une des premières fois où la Chute est assimilée graphiquement au plaisir sexuel. Au tentateur absent se substituent les mèches serpentines et la pointe du sexe d’Adam.


1616_The_Fall_of_Man_Hendrik_GoltziusLa chute de l’Homme, National Gallery, Washington Loth et ses filles Goltzius 1616 RijksmuseumLoth et ses filles, Rijksmuseum Amsterdam

Goltzius, 1616

Goltzius exploite la même veine, celle de la Chute coïncidant avec la découverte de la sexualité : assumée, où la figue pressée complète la pomme croquée (sur les symboles de ce tableau, voir 4 Le bouc au Paradis).

En cette année 1616, Goltzius utilise la même vue de dos pour Eve et pour une des filles de Loth, tandis que la seconde fille adopte la pose d’Adam.


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Postérité du thème

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William Blake 1807 Milton's Paradise Lost, The_Temptation_and_Fall_of_Eve

La Tentation et la Chute d’Eve
William Blake, 1807, illustration pour le Paradis Perdu de Milton

Blake suit de très près le texte de Milton, où Eve raconte à Adam comment elle a goûté le fruit défendu en même temps que le serpent :

« Adam, de son côté, dès qu’il est instruit de la fatale désobéissance d’Ève, interdit, confondu, devient blanc, tandis qu’une froide horreur court dans ses veines et disjoint tous ses os. De sa main défaillante la guirlande tressée pour Ève tombe, et répand les roses flétries. Il demeure pâle et sans voix, jusqu’à ce qu’enfin d’abord en lui-même il rompt son silence intérieur. » Le Paradis perdu, livre 9

On voit bien la couronne de roses tombée aux pies d’Adam. La vue de dos exprime à la fois son silence et sa désapprobation à l’encontre d’Eve.


Ludwig_von_Hofmann 1895-1900 Adam_Eva coll partAdam et Eve
Ludwig von Hofmann, 1895-1900, collection particulière

Cette composition prend le contrepied de l’histoire, en montrant Adam tendant le fruit à une Eve qui semble réticente. Dans une seconde lecture, on comprend qu’elle est resté assise pour qu’il cueille le fruit à sa place : cette Eve manipulatrice émarge donc au mythe fin de siècle de la Femme fatale.


Adam_et_Eve 1902-1906_Gustave_Courtois Musée des Beaux-Arts de BesançonAdam et Eve, Gustave Courtois, 1902-1906, Musée des Beaux-Arts, Besançon 1903-04 Charles Holroyd EveEve, Charles Holroyd, 1903-04

La vue de dos a ici pour principal argument la plastique de la chute de rein.


Franz von Stuck 1920 Adam et Eve staedelmuseum Frankfurt
Adam et Eve
Franz von Stuck, 1920, Staedelmuseum, Frankfurt

La vue de dos exprime la réticence d’Adam face à l’offrande d’Eve, qui sert du serpent à la fois comme coupe à fruit et comme boa.



L’expulsion du Paradis

Une iconographie très stable

Dieu-expulse-Adam-et-Eve-cathedral-santiago-compostela-portail-Sud-platerias-11-12eme
Dieu expulse Adam et Eve (détail du portail des Orfèvres)
1112-17, Cathédrale de Saint Jacques de Compostelle

La scène de l’Expulsion s’est codifiée très tôt, en cohérence avec le sens de la lecture : l’autorité supérieure (Dieu ou l’Ange) repousse le responsable, lequel pousse devant lui la coupable : honteux de leur nudité, les deux cachent leur sexe de la main.


annunciation-expulsion-paradise-c-1435-giovanni di paolo NGA
L’Expulsion du Paradis et l’Annonciation
Giovanni di Paolo, vers 1435

Le plus souvent c’est l’Ange qui est chargé de l’Expulsion, sous le regard de Dieu. Ici l’impudicité d’Adam et Eve est soulignée, a contrario, par le voile qui dissimule les parties sexuelles de l’ange,


1280px-Domenichino,_The_Rebuke_of_Adam_and_Eve,_1626,_NGA_111718Adam et Eve réprimandés par Dieu
Le Dominiquin, 1626, NGA

Le même ordre hiérarchique est respecté, mais dans l’autre sens, pour ce thème connexe où le regard remonte en arc de cercle la chaîne des responsabilités, depuis le serpent jusqu’à Dieu le Père.


Dürer et ses émules

Adam Eve 1510 Durer Expulsion from Paradise,
Petite Passion : L’Expulsion du Paradis
Dürer, 1509-10

Pour la première fois, Dürer pousse à fond la logique de la situation, en montrant de dos ceux qui sortent du Paradis et vont sortir de l’image.


Adam Eve Ludwig_Krug 1510-32 The_Expulsion_from_ParadiseLudwig Krug, 1510-32 Adam Eve 1513 ca Altdorfer Expulsion du Paradis NGAAltdorfer, vers 1513, NGA

L’Expulsion du Paradis

Cette formule, rapidement reprise par d’autres graveurs allemands, disparaît ensuite totalement pendant presque quatre siècles.


La Postérité de la formule

Adam Eve Franz von Stuck 1890 ca L'expulsion du Paradis Musee d'OrsayVers 1890, Musée d’Orsay, Paris Adam Eve Franz von Stuck 1897 ca The lost Paradise Staatliche Kunstsamlungen DresdenVers 1897, Staatliche Kunstsamlungen, Dresde

L’expulsion du Paradis, Franz von Stuck

C’est un autre grand artiste allemand qui la ressuscite à la fin du 19ème siècle.



Adam et Eve dans les Limbes

 

Le couple dans les Limbes

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Christ aux limbes Psautier, Oxford, 1200-25 BSB Clm 835 page 59Psautier, Oxford, 1200-25, BSB Clm 835 page 59 Christ aux limbes Relief en albâtre anglais, 15eme s, Honolulu Museum of ArtRelief en albâtre anglais, 15eme s, Honolulu Museum of Art

Christ aux limbes

L’iconographie médiévale de la Descente aux Limbes est très codifiée : brandissant de la main droite l’étendard de la Résurrection , le Christ tire de la main gauche une des âmes qui attendent dans les limbes, représentées par des figures nues.

Le psautier anglais présente trois raretés iconographiques, qui en font un cas pratiquement unique :

  • le premier rescapé tire à son tour une femme, ce qui identifie le couple comme étant Adam et Eve ;
  • Adam est déjà sorti de l’Enfer, en train d’enjamber le diable ;
  • il est représenté de dos, ce qui donne à la scène un dynamisme exceptionnel.


Christ aux limbes 1562 Michael Ribestein epitaphe Simon Mehlmann. Marienkirche Berlin photo Nick ThompsonChrist aux limbes (épitaphe pour Simon Mehlmann), Michael Ribestein (attr), 1562, Marienkirche, Berlin

Cette épitaphe d’esprit encore médiéval est farcie de références protestantes [3], notamment la citation de Saint Paul inscrite sur la tablette, au centre de la bouche d’Enfer :

La mort a été engloutie dans la victoire. O mort, où est ta victoire? O mort, où est ton aiguillon ? Corinthiens 54-55

L’épitaphe a été peinte du vivant de Simon Mehlmann, alors qu’il venait de perdre son jeune fils Christophe et sa femme Eva Tracigerin


Christ aux limbes 1562 Michael Ribestein epitaphe Simon Mehlmann. Marienkirche Berlin photo Nick Thompson
Derrière Adam et Eve qui sortent de l’Enfer en rendant au Christ chacun sa moitié de pomme, c’est probablement la famille Mehlmann au complet qui leur emboîte le pas : le petit Christophe qui assomme un diablotin avec son hochet, son père Simon en prières devant la tablette triomphale, et en dernier sa mère Eva [4]. C’est donc le prénom de l’épouse qui a probablement motivé l’idée de l’épitaphe, et l’exceptionnelle vue de dos, bien faite pour attirer l’oeil sur le personnage d’Eve .


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Le couple hors des Limbes

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Andrea_Mantegna_-_Jesus_Cristo_descendo_ao_limboLe Christ aux Limbes, Mantegna (attr.), vers 1468

Mantegna invente une iconographie totalement originale, où :

  • le Christ tient l’étendard de la main gauche, ce qui lui permet plus logiquement de tendre aux prisonniers son bras droit (non visible) ;
  • des rescapés déjà extraits se trouvent à côté du Christ.

On reconnaît ici, de gauche à droite :

  • le Bon Larron portant sa croix (il n’était pas en Enfer, mais en est descendu du Paradis à la rencontre des nouveaux venus) ;
  • la vieille Eve, le vieil Adam (vu de dos) et leur fils Seth qui se bouche les oreilles sous le vacarme des trois démons impuissants.

Pour plus de détails sur cette gravure, voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)


Christ aux limbes 1510 Durer Grande Passion1510, Grande Passion Christ aux limbes 1511 Durer petite Passion1511, Petite Passion

Christ aux limbes, Dürer

Dürer va donner une élan décisif à cette nouvelle iconographie en simplifiant l’idée de Mantegna : il supprime le Bon Larron (trop italien) et fait porter la Croix tantôt à Adam lui-même (Grande Passion), tantôt à Saint Jean Baptiste (Petite Passion). Il fait également varier les rescapés secondaires : le petit Seth devant ses parents (Grande Passion), Moïse avec ses cornes (Petite Passion).

Dans la Grande Passion, Eve est traitée de manière très audacieuse, dans la pénombre (matérialisée par des hachures horizontale) qui dissimule la vue honteuse. Dans la Petite Passion, elle retrouve une place plus conventionnelle : vue de face à droite de son mari (convention héraldique). Cette nouvelle simplification va de pair avec l’ambiance lumineuse et classicisante du poème qui accompagne la Petite Passion :

« …dans un triomphe éclatant, Jésus mène la procession libérée des sombres demeures, éclatante de sa lumière nourricière. La progéniture innocente des descendants d’Adam se réjouit et quitte les ombres sans poids, pour les charmantes demeures de l’Elysée. » [5]


 

Christ aux limbes 1510 Durer Grande PassionDürer, 1510, Grande Passion Christ aux limbes 1513 ca Altdorfer NGA 1941.1.142Altdorfer, vers 1513, NGA

Christ aux limbes

Altdorfer recadre et simplifie la composition de Dürer, en récupérant les éléments les plus spectaculaires : l’étendard qui s’envole, le diable en vol stationnaire et, surtout, Eve vue de dos : elle quitte la pénombre pour la lumière, écrasant le petit Adam – et les autres âmes en contrebas – de son postérieur gigantesque.


Christ aux limbes 1600 Pablo de Céspedes Indianapolis museum of art at NewfieldsPablo de Céspedes, 1600, Indianapolis museum of art at Newfields. Christ aux limbes 1600-10 ca Ventura Salimbemi coll partVentura Salimbemi, vers 1600-10, collection particulière

Christ aux limbes

Pendant un bon siècle, les artistes vont s’inspirer des compositions de Dürer, avec pratiquement toujours Adam et Eve vus de face, plus le petit Seth devant eux.


Christ aux limbes 1579 Johan Sadeler I d apres Maerten de VosChrist aux limbes, Gravure de Johan Sadeler I d’aprés Maerten de Vos, 1579

Cette composition s’affranchit du modèle dürerien en réduisant les rescapés au seul couple d’Adam et Eve : ceci tient à la structure tripartite de cette série de gravures, et à la citation des Corinthiens1 (15,20) qu’illustre la bande de droite :

le Christ est ressuscité des morts, il est les prémices de ceux qui se sont endormis.

On voit bien au fond le Christ qui ressuscite, et au premier plan les « prémisses » du genre humain : Adam désignant ses descendants de son index droit, tendu devant le ventre d’Eve : d’où la vue de dos.


La Chute de l'homme 1579 Johan Sadeler I d apres Maerten de VosLa Chute de l’homme, Johan Sadeler I d après Maerten de Vos, 1579 Christ aux limbes 1555-60 Immaculee Conception Marteen de Vos San Francisco a Ripa RomeL’Immaculée Conception, 1555-60, Marteen de Vos, San Francisco a Ripa, Rome

On peut noter que la même année, les deux artistes avaient collaboré pour cette Chute de l’Homme basée elle-aussi sur un recto-verso : il s’agissait là plutôt d’une autocitation de Marteen de Vos, en souvenir d’un tableau de jeunesse réalisé en Italie : Adam vu de dos aux pieds d’Eve, en écho au damné vu de dos aux pieds de l’Immaculée Conception. Sur le choc visuel entre Marie et Eve à cette époque, voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires)


Christ aux limbes andrea boscoli 1600-07 Florence coll partChrist aux limbes
Andrea Boscoli, 1600-07, collection particulière

Cet artiste florentin s’écarte également du modèle dürerien en deux points :

  • il replace au centre, mais dans la pénombre, la figure bien italienne du Bon Larron, sur la même plateforme que Jésus ;
  • il ferme la composition, à droite, par une Eve vue de dos qui se trouve logiquement en contrebas mais graphiquement au niveau du Christ.

C’est le peu de profondeur de cet Enfer qui autorise la fusion des contraires  : Eve à la fois dedans et dehors. Son attitude sérieuse et la longue chevelure qui restaure sa pudeur en font une sorte de Marie-Madeleine, dialoguant directement avec le Christ par dessus toutes les autres âmes.


Noli me tangere Stefano Mulinari 1774 d'apres un tableau d'Andra Boscoli Slovenská národná galéria
Noli me tangere, Stefano Mulinari d’après un tableau perdu d’Andrea Boscoli, 1774, Slovenská národná galéria, Bratislava

Il n’est pas impossible que le commanditaire ait demandé à Boscoli de superposer deux scènes souvent associées, parmi celles qui suivent la Résurrection : la Descente aux limbes et le Christ jardinier apparaissant à Marie-Madeleine (voir 3 La Chapelle Gaillard Roux à Rodez).


Christ aux limbes 1645-52 Alonso Cano Los Angeles_LACMA_M.48.5.1Christ aux limbes, Alonso Cano, 1645-52, LACMA, Los Angeles

Mais l’Eve la plus spectaculaire se trouve dans cette composition, très connue pout montrer un des rares nus de dos espagnol du Siècle d’Or, et le seul nu féminin de Cano. Les considérations iconographiques qui précèdent rendent moins incongru ce tableau fessu et pourtant religieux, qui n’a rien d’une provocation érotique (Cano sera ordonné prêtre en 1658). On reconnaît à gauche le Bon Larron portant son immense croix, et à droite la première famille humaine : le petit Seth, Adam tenant une boule brillante qui est certainement la pomme sanctifiée, et Eve aux hanches opulente, signifiant à la fois le Désir et la Fécondité.



Adam et Eve devant Dieu

Meister_Bertram_von_Minden 1379-83 Grabower Altar Hamburger KunsthalleGrabower Altar (détail)
Meister Bertram von Minden, 1379-83, Hamburger Kunsthalle

Parmi les sept panneaux consacrés à l’histoire d’Adam et Eve, la seule vue de dos se trouve dans la scène de l‘Interdiction : elle exprime le dialogue entre Dieu et Adam de part et d’autre du mur du Paradis, et de l’Arbre défendu. Cette scène comporte une anomalie : dans la Genèse, elle intervient avant la Création d’Eve. En la plaçant après et en montrant Eve présente à côté d’Adam, Meister Bertram sacrifie la fidélité textuelle à la cohérence d’ensemble :
Meister_Bertram_von_Minden 1379-83 Grabower Altar Hamburger Kunsthalle schema
Les six derniers panneaux se répondent deux à deux :

  • la main créatrice se transforme en main punitrice ;
  • la porte est vue depuis l’intérieur puis l’extérieur du Paradis ;
  • le couple fautif devient le couple puni.

Bedford Hours 1410-30 Histoire adam er eve_British_Library_Add_MS_18850_f14r detailHistoire d’Adam et Eve (détail)
Bedford Hours, 1410-30, British Library Add MS 18850 fol qu14r

Lorsque Dieu profère son interdiction, Eve regarde l’arbre qu’il lui désigne, tout en posant sur son épaule une main paternelle. Après que le serpent l’ai tentée, Eve fait face à Adam pour le convaincre à son tour.

Le retournement d’Eve exprime le retournement de situation, entre l’obéissance et la désobéissance.


adam et eve Genese_51ChalonsEnCh_CathStEtienne-creation baie 40 1506 ou 1516
Dieu interdit de manger les fruits (détail de la baie 40) 
1506 ou 1516, Cathédrale Saint Etienne, Châlons en Champagne

Comme s’il prévoyait de qui viendront les problèmes, Dieu tient fermement Eve par la main droite tandis qu’Adam élève la même main pour promettre de respecter l’interdit.


Jacob de Backer God the Father presents Eve to Adam 1575_99 coll part
Dieu le Père présente Eve à Adam
Jacob de Backer, 1575-99, collection particulière

La vue de dos place Adam dans la même position que le spectateur : c’est aux deux que le Créateur, à moitié dans la pénombre, présente sa dernière oeuvre.


Adam et Eve au tribunal

31504-Meißen-1995-Frauenkirche_Epitaph_Vollbild-Brück_&_Sohn_KunstverlagEpitaphe protestante du bourgmestre Waldklinger, mort en 1549, Ecole de Cranach, Frauenkirche, Meissen (Saxe)

Dans le registre supérieur, Adam et Ève vus de dos comparaissent devant le tribunal céleste. Tandis que la convention héraldique était respectée dans la vue de face en bas à gauche (le mari à gauche l’épouse à droite), elle est enfreinte au tribunal : ils ne sont pas là en tant qu’époux, mais en tant que coupables, liés par le serpent en guise de chaîne. Cette inversion a également l’avantage de placer Adam en face de son alter ego, le Christ ; et le Diable (qui accompagne Eve) en face de son adversaire, Dieu le Père.

Sur la table sont posées la pièce à conviction, la pomme, et les tablettes de la Loi. Le phylactère du Christ rappelle la malédiction du serpent (Genèse 3,15) :  «La postérité de la femme écrasera la tête du serpent ». Les quatre « sœurs divines » (Psaume 85, 11) s’affrontent autour de la table [6] :

  • côté Défense (à gauche), la Miséricorde et la Paix prononcent des paroles conciliantes ;
  • côté Accusation (à droite), la Justice et la Vérité rappellent les faits et appellent au châtiment.

Le Jugement reste en suspens, comme celui du défunt bourgmestre attendant en bas de l’image, accompagné par les prières de sa famille disposée dans l’ordre héraldique, hommes à gauche et femmes à droite.


Jacob Lucius Der Alter 1556 Le pardon d'Adam et Ève selon l'enseignement de saint BernardLe pardon d’Adam et Ève selon l’enseignement de saint Bernard
Jacob Lucius Der Alter, 1556

Cette gravure au thème et aux textes identiques, parue en 1556 en version allemande et latine, montre que l’épitaphe de Waldklinger a probablement été réalisée d’après elle, donc quelques années après sa mort.


1570 ca Das jüngste Gericht Lübeck St. Annen-Museum

Le Jugement dernier, vers 1570, St. Annen-Museum, Lübeck

Ce panneau reprend la gravure à l’identique, y compris les quatre scènes des coins : la Crucifixion en pendant de la Chute, les Elus en pendant des Damnés.


1592_Cornelis_van_Haarlem_-_La-Chute-de-lHomme.jpgLa chute de l’Homme
1592, Cornelis Corneliszoon van Haarlem, Rijksmuseum, Amsterdam

Dans la scène en miniature, au fond à gauche, Dieu se matérialise par un nuage devant Adam et Eve vus de dos. Puisqu’ils respectent cette fois l’ordre héraldique, il s’agit probablement de la scène de l’Interdiction, avant la Chute, plutôt que celle de la Réprimande, après la perturbation des règles établies. Sur ce tableau, voir 4 Le bouc au Paradis .



Références :

[1a] Charles Loriquet, Description des tentures de la Vie de la Vierge de la cathédrale de Reims, dans Travaux de l’Académie nationale de Reims, Volumes 55 à 56, 1875, p 280 https://books.google.fr/books?id=bA40AAAAMAAJ&pg=RA2-PA280
[1b] Hofer, Philip. 1947. A newly discovered book with painted decorations from Willibald Pirckheimer’s library. Harvard Library Bulletin I (1), Winter 1947: 66-75. https://dash.harvard.edu/handle/1/41650136
[2] Erwin Panofsky « Albrecht Dürer: Handlist, concordances, and illustrations » 1943 p 144
[4] Albrecht Hoffmann Stifterbilder nach 1500 und reformatorische Malerei auf Stifterbildern des 16. Jahrhunderts https://www.patrizier-marienkirche-berlin.de/index.php/2-uncategorised
Les inscriptions sont décrites dans « Die Stadt in der Kirche: Die Marienkirche in Bernau und ihre Ausstattung » p 148 https://books.google.fr/books?id=JP_BDgAAQBAJ&pg=PA148#v=onepage&q&f=false
[5] David H. Price « In the Beginning Was the Image: Art and the Reformation Bible » p 74 https://books.google.fr/books?id=IeMJEAAAQBAJ&pg=PR11&dq=D%C3%BCrer+%22Harrowing+of+Hell%22
[6] Franz Slump « Gottes Zorn – Marias Schutz. Pestbilder und verwandte Darstellungen als ikonographischer Ausdruck spätmittelalterlicher Frömmigkeit und als theologisches Problem », p 167 http://www.slump.de/lizentiatsarbeit.pdf

1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)

29 janvier 2024

Ce premier article classe les nus de dos d’après le contexte dans lequel ils apparaissent : le bain, le combat (duels, enlèvements, batailles, défilés triomphaux), la danse.

A Le bain

Parmi les nombreuses scènes de bains de l’art romain, les nus de dos sont très rares.

Bain Diane et Acteon Affresco dalla casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino) nympheumDiane et Actéon
Fresque (disparue), nympheum de la Casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino), Pompéi, www.pompeiiinpictures.com

Diane au bain était épiée par le chasseur Actéon, de part et d’autre de cette fontaine dont l’eau, coulant sur les marches, alimentait un canal traversant toute la longueur du jardin. Le bain justifie la nudité, et le thème du voyeurisme la vue de dos.


Bain Diana and Actaeon, c. 2eme s. Roman Mosaic, floor. Roman ruins, Volubilis, MarocDiane et ses nymphes épié par Actéon Bain Abduction of Hylas by the nymphs, 2eme century AD, from the House of the Procession of Venus in VolubilisHylas enlevé par les nymphes

4ème siècle ap JC, Maison de la procession de Vénus, Volubilis, Maroc

Ces mosaïques, qui décoraient deux pièces contigües [1], forment une sorte de pendant. Deux nymphes au bain, d’une part assistent Diane, d’autre part s’attaquent à Hylas. Un arbre décore la partie droite (dans la première scène, il sert à dissimuler Actéon).

Le nu de dos est utilisé ici dans deux objectifs distincts :

  • impliquer le spectateur dans le voyeurisme de la scène statique ;
  • impulser un mouvement de rotation autour de Hylas, dans la scène dynamique.

Hylas et les Nymphes, mosaïque du iiie siècle, Musee de Saint-Romain-en-GalHylas enlevé par les nymphes, 3ième siècle, Musée de Saint-Romain-en-Gal

Cet effet de rotation était très conscient, puisqu’ici le mouvement s’effectue dans l’autre sens, de droite à gauche, comme le souligne le filet d’eau qui s’échappe du vase. Sur cette formule à travers le temps, voir 1 Les figure come fratelli : généralités.


Bain 3rd century AD Leda and the Swan from the Sanctuary of Aphrodite, Palea Paphos; now in the Cyprus Museum, NicosiaLéda et le cygne, 3ème s ap JC, du Sanctuaire d’Aphrodite à Palea Paphos, Cyprus Museum, Nicosie Galatee et Polypheme casa dei capitelli colorati à Pompei, Musee archeologique NaplesGalatée et Polyphème, Casa dei capitelli colorati, Pompéi, Musée archéologique, Naples

Parmi les nombreuses scènes d’accouplement de l’art romain, celles-ci sont les seules montrant un nu de dos, en partie justifié par le thème du bain : Léda est à côté d’une fontaine, Galatée est une nymphe.


Villa del Casale, Piazza Armerina, Sicily (4eme s ap JC).Couple enlacé
Villa del Casale, Piazza Armerina, Sicily (4ème s ap JC)

 

C’est sans doute l’attrait érotique du déshabillage, plus que celui du bain, qui explique ces vues de dos.



B Le combat

B1 : Duels

Après les bains, une autre occasion de nudité, cette fois masculine, est le sport.

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Jeux de balle en Grèce

lutteurs Greek athletes. From the base of a funerary kouros 510-500 BCE. (National Archaeological Museum, AthensAthlètes grecs (base d’un kouros funéraire), 510-500 av JC, National Archeological Museum, Athènes

Les nus vus de dos sont quasiment existants dans l’art grec. On pense que ces six athlètes, divisés en deux équipes, sont en train de jouer à l’episkyros, un jeu de ballon consistant à éliminer ceux qui ne rattrapaient pas le ballon, ou étaient forcés à reculer au delà de la limite arrière.

Les symétries des postures apparient l’homme vu de dos avec le lanceur de l’autre équipe, de son bras gauche levé, il semble donner des indications aux joueurs plutôt que de chercher à rattraper la balle.


combat Jeu de type hockey 510 av JC (National Archaeological Museum, Athens
Athlètes grecs jouant au kerētízein, 510 av JC, National Archeological Museum, Athènes

Ce bas-relief, qui montre un autre jeu de balle, l’ancêtre du hockey, présente la même composition en miroir : l’homme vu de dos, à l’extrême droite, au repos crosse vers le bas en tête de son équipe, fait pendant à l’homme vu de face à l’extrême gauche, sans crosse et le bras levé, sans doute le chef de l’autre équipe.

Ces deux exemples utilisent donc la vue de dos pour signifier « l’équipe adverse« .


Combattants étrusques

combat Volterra,_urna_cineraria_(guerriero_con_aratro)_Museo archeologico nazionale (Parma) Provenance Volterra, Museo archeologico nazionale, Parme Affichage de 61 médias sur 61 DÉTAILS DU FICHIER JOINT combat-2eme-s-avant-JC-urne-en-ceramique-etrusque-MET2ème s av JC, MET

Combattant à la charrue, Urnes en céramique étrusque

Le héros vu de dos assène un coup de charrue sur un ennemi tombé au sol, dont l’épée est bloqué par un autre guerrier. Les premiers archéologues pensaient que ces urnes standardisées représentaient le héros mythique Aechetlus combattant les Perses à Marathon. On sait par Pausanias qu’il figurait sur une grande fresque représentant la bataille, dans la Stoa Poikile (« «galerie d’images») de l’Agora d’Athènes [2]. Mais comme aucune représentation grecque d’Aechetlus n’a survécu, on considère plutôt aujourd’hui qu’il s’agit d’un autre héros, spécifiquement étrusque.

L’inscription se lit ici de droite à gauche :

Aulus Petronius, fils de Arnth Cutnalisa.

AULE : PETRUNI : ATH : CUTNALISA

C’est sans cette particularité de l’écriture étrusque qui explique pourquoi l’action se déroule de droite à gauche, à rebours de la convention habituelle.


Gladiateurs et lutteurs romains

combat Dionysus fighting the Indians 300-50 ap JC Palazzo Massimo alle Terme, RomeCombat de Dionysos contre un Indien, 300-50 ap JC, Palazzo Massimo alle Terme, Rome

Dans l’art grec comme dans l’art romain, les protagonistes d’un duel sont le plus souvent représentés vus de face ou de profil. Mais dans les rares cas où l’un d’eux est vu de dos, c‘est toujours celui de droite : la position « verso » a ainsi valeur de clôturer la séquence.


combat Thraex (left) fighting a Murmillo (right), Römerhalle, Bad KreuznachDuel entre un thraex (de face) et un mirmillon (de dos), Römerhalle, Bad Kreuznach combat retiaire contre secutor with his trident, mosaic d'une villa at Nennig Allemagne 2nd–3rd century ap JCDuel entre un rétiaire (de face) et un secutor de dos, 2ème 3ème s ap JC, Nennig, Allemagne

Ces deux compositions suivent le même schéma. Mais les gladiateurs n’étant jamais complètement dévêtus, ce sont les combats sportifs qui vont nous fournir des exemples de nus de dos.


Mosaic Floor with a Boxing Scene175 ap JC, mosaïque provenant de Villelaure, France, Paul Getty Museum combat Dares and Entellus rue des Magnans, Aix-en-Pce.Mosaïque découverte rue des Magnans, Aix en Provence

Combat entre Entellus et Darès

Cette illustration rarissime d’un épisode de l’Eneide (chant V) se retrouve, pratiquement identique, dans plusieurs mosaïques gallo-romaines provenant de la région d’Aix-en-Provence [3]. Le lutteur sicilien Entellus affronte lors d’un combat de boxe un jeune troyen arrogant nommé Darès (imberbe dans le second exemple). Non seulement l’homme plus âgé est vainqueur, mais il abat d’un coup de poing le taureau qu’il a gagné.

La vue de dos connote ici le vaincu qui s’éloigne.


Combat Dares Entellus Theatre antique Fiesole.Combat entre Entellus et Darès ?
Théâtre antique de Fiesole

Ce nu de dos a fait penser que le sujet des deux lutteurs a peut être été traité en dehors de l’atelier d’Aix-en-Provence.


combat scena_di_Pankration 200-220 ap JC Salzburg Museum
Combat de pancrace
200-220 ap JC, Musée de Salzbourg

Le lutteur vu de dos est ici, tout au contraire, en situation dominante, puisqu’il avance vers son adversaire et vient de le déséquilibrer.

La vue de dos connote ici la progression victorieuse. Mais comme nous le verrons plus loin dans le cas d’Hercule, elle est ainsi une manière d’impliquer le spectateur dans le camp du héros invincible.



combat 1937 Foro-italico piscina dei mosaici
Baigneurs
1937, Piscina dei Mosaici, Foro Italico

Ces deux nus mussoliniens recto-verso puisent clairement aux deux sources : le bain et le duel.


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B2 Enlèvements

sb-lineL’enlèvement des Leucippides

 

combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum Baltimore,

Castor et Pollux (les Dioscures) enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe, Walters Art Museum, Baltimore

La scène centrale est symétrique, chaque jumeau emportant sa proie. A gauche le duel de guerriers, l’un barbu et l’autre imberbe, bouclier contre bouclier, synthétise probablement le combat entre le camp de Leucippe et les compagnons des Dioscures : le guerrier vu de dos, situé comme d’habitude à droite du duo, protège donc les Dioscures tout en clôturant la première scène de la narration, le combat.

En contraste, la troisième scène montre une femme qu’Hilaire de son bras tendu tente de retenir. et un guerrier barbu en fuite. On y a vu les parents des deux filles (leur mère Philodikè et leur père Leucippe) ; mais il est plus probable ( [4], p 222) que ce duo représente de manière générique la Lâcheté, en contraste avec le Courage du duo de gauche.


combat 160 av. J.-C. combats Castor et Pollux enlevant Phoebe et Hilaire, filles de Leucippe, Vatican_Inv2796 bisCastor et Pollux enlevant Phoebé et Hilaire, filles de Leucippe
160 av. J.-C, Vatican (Inv 2796)

Dans cette composition plus développée, on comprend que la femme du centre, encadrée ici par deux autres, est une servante des Leucippides, qui tente de s’interposer.


Hélène et Cassandre

Ménélas tire Hélène par les cheveux - Ajax arrache Cassandre au Palladion Maison de Ménandre Pompéi,
Scènes de la guerre de Troie
50-80 ap JC, 4e chambre de la Maison de Ménandre, Pompéi

La fresque présente deux scènes en miroir :

  • à gauche, Hélène vue de dos est agrippée par Ménélas, qui tient son bouclier face vers l’avant ;
  • à droite, Cassandre vue de face est arrachée à la statue d’Athéna par Ajax, qui tient son bouclier face vers l’arrière.

Dans cette symétrie très élaborée, les deux nus féminins se répondent par une rotation d’un demi-tour, tandis que pour les deux guerriers, seul le torse subit une rotation d’un quart de tour.


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B3 Batailles

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Les Amazonomachies

combats 420-400 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du temple of Apollo Epikourios at Bassai, British Museum deux duels combats 420-400 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du temple of Apollo Epikourios at Bassai, British Museum

Combats entre Grecs et Amazones
420-400 av JC, Frise du temple d’Apollon Epikourios à Bassai, British Museum

Les batailles comportent souvent des combats singuliers, qui  sont le plus souvent représentés avec les deux adversaires vus de face, comme dans la partie gauche du bas-relief. Dans l’art romain, nous avons vu la situation de duel conduire parfois à montrer  l’un des deux combattants vu de dos : c’est ce qui se produit aussi dans la partie droite de ce bas-relief. Cependant, en dehors du cas particulier  des amazonomachies, les bas-reliefs grecs semblent avoir évité les personnages de dos : pas un seul exemple notamment dans la frise du Parthénon.


combats 350 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du mausolee d'Halicarnasse British MuseumCombats entre Grecs et Amazones, 350 av JC, Frise du mausolée d’Halicarnasse, British Museum

Dans ces duels, le personnage vu de dos peut être une femme ou un homme, mais sa position  est toujours à droite.


combats 350 av JC Combat entre Grec et Amazone Frise du mausolee d'Halicarnasse British Museum grec contre cavaliereCombats entre Grecs et Amazones
350 av JC, Frise du mausolée d’Halicarnasse, British Museum

Dans ce fragment plus complexe, le premier combattant vu de dos, debout, est en duel avec une amazone à cheval (disparue) ; le second combattant vu de dos, accroupi, fait quant à lui partie d’un combat à trois.


combat 2eme siecle ap JC combat entre les Grec et les amazones, sarcophage attique louvreCombats entre Grecs et Amazones
Sarcophage attique, 2ème siècle ap JC, Louvre

Dans cette composition assez symétrique, on pourrait considérer que le nu vu de dos, à gauche, prenant par le bras une amazone couchée, fait pendant au nu vu de face, à droite, tenant par les chevaux une amazone à cheval.


Combat amazon palais ducal mantoue detail Combat amazon palais ducal mantoue XXXI 75

Combats entre Grecs et Amazones ( [5], N°75, p 89).
Palais ducal de Mantoue

En fait il n’en est rien, comme le montre cet autre sarcophage dont la moitié droite est totalement différente : le guerrier vu de dos faisait donc partie d’in motif stéréotypé.


Combat entre Achille et Penthésilée

combats 230-250 ap JC Sarcophage_d'Achile_et_Pentesilea_-_Museo_Pio-Clementino_(Vatican)Sarcophage d’Achille et Penthésilée, 230-250 ap JC, Museo Pio-Clementino (Vatican)

La scène centrale montre Achille enlaçant amoureusement Penthésilée, reine des Amazones, au moment où celle-ci expire, frappée à mort durant le combat. Ce thème de l’amour au delà de la mort a évidemment à voir avec le couple de défunts représenté au dessus.

De part et d’autre, deux compagnons d’Achille aux prises avec une Amazone à cheval répliquent le motif et étayent la symétrie de l’ensemble, l’un de face et l’autre de dos.


combats Sarcophage_d'Achille_et_Penthesilee Facade arriere du Casino Pamphili, RomeSarcophage d’Achille et Penthésilée, Façade arrière du Casino Pamphili, Rome

Dans cette composition, la moitié droite est pratiquement identique. Mais en pendant du nu vu de dos, l’artiste à préféré cette fois un composition en miroir, avec un autre nu vu de dos incliné dans l’autre sens.


Scène de soumission

combat soumission de barbares, provenant de la via Collatina Palazzo Massimo alle Terme Rome schemaSoumission de barbares, sarcophage provenant de la via Collatina, fin de l’époque antonienne, Palazzo Massimo alle Terme, Rome

Le soldat romain nu et vu de dos joue ici un rôle prépondérant – juste en dessous du buste du défunt auréolé de lauriers – pour diviser la composition en deux scènes (ligne violette) :

  • à gauche, deux barbares ligotés, l’un accompagné de sa femme et de son enfant, sont amenés par des soldats ;
  • à droite deux autres barbares font leur soumission au général romain : l’un est forcé de s’agenouiller devant lui, l’autre est assis au pied d’un trophée d’armes.

Les deux trophées (en vert) qui encadrent la composition font comprendre le rôle du soldat vu de dos : il ajoute un glaive au trophée central, et les regards des trois barbares de gauche le regardent avec une colère impuissante (en jaune).


Centauromachie

combat Centauromachie disparu Robert,Actaeon bis Hercules, cat 133Centauromachie, Sarcophage disparu ( [6], Cat. no. 133)

Comme le remarque C.Robert, les groupes latéraux sont en symétrie : un Centaure pris en tenaille par deux guerriers. L’homme vu de dos dans le groupe de gauche (en violet), enserré par le centaure, a pour pendant l’homme vu de face dans le groupe de droite, qui se dégage de l’étreinte du centaure (de son bras droit disparu, il lui tirait les cheveux).


Bataille des Indes

combat Codex 41 Kapitolinische Museen Inventario Sculture, S 499Inventario Albani, C 42
Bataille des Indes
Inventario Sculture S 499, Inventario Albani C 42, Musée du Capitole, Rome

Dans cette scène de combat exotique, les trois nus de dos (en violet) délimitent les trois groupes centraux : combat contre un éléphant (partant vers la gauche), combat contre un éléphant (partant vers la droite), combat contre un cavalier (partant vers la droite).


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B4 Défilés et cortèges bachiques

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Le triomphe indien de Dionysos

De nombreux sarcophages montrent le triomphe de Dionysos / Bacchus revenant des Indes, accompagné d’animaux exotiques (girafes, éléphants, lions, panthères), qui symbolisent la victoire du défunt sur la mort. Dans deux d’entre eux, un nu vu de dos se trouve en tête du cortège.

Triomphe de Dyonisos 215–225 ap JC Museum of Fine Arts Boston detailTriomphe de Dionysos, 215–225 ap JC, Museum of Fine Arts, Boston (détail) Triomphe de Dionysos revenant d'Inde debut 2eme s Offices. detailTriomphe de Dionysos, 150 ap JC, Musée des Offices, Florence (détail)

Dans le sarcophage de Boston, un satyre vu de dos s’est emparé de la massue d’Hercule, vaincu dans son concours de boisson avec Dionysos : son ivresse ne l’empêche pas d’essayer de dénuder la femme devant lui.

Duns le sarcophage de Florence, un prisonnier vu de dos, encadré par deux gardes dont l’un est lui-aussi vu de dos.



Triomphe de Dyonisos Boston Offices schema
Les Triomphes de Dionysos sont composés de blocs interchangeables, mais qui se succèdent dans un ordre logique. Les personnages vu de de dos se trouvent dans le groupe qui vient logiquement en tête, celui des Vaincus, comme dans tout triomphe romain.


Triomphe de Dionysos 190 ca Walters Art Museum BaltimoreTriomphe de Dionysos, vers 190 ap JC, Walters Art Museum Baltimore

Placée sur le bord droit, la figure vue de dos contribue à la dynamique de l’ensemble, en tirant l’ensemble de la composition derrière elle.


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Les mystères de Dionysos : le sarcophage Ouvarov

Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine MoscouAriane et Hercule
Sarcophage Ouvarov, 210 ap JC Musée Pouchkine, Moscou

Une des petites faces de ce sarcophage montre Hercule à droite, se séparant d’une femme nue vue de dos en qui les commentateurs s’accordent à voir Ariane, l’épouse de Dionysos. Les quatre faces de ce sarcophage très complexe montrent quatre scènes délimitées par des mufles de lions. Sans entrer dans le détail des interprétations [7], nous nous contenterons de montrer comment les deux personnages vus de dos impulsent le sens de lecture de l’ensemble.


Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou schema

A partir d’Hercule

A partir de la face A1, le couple Hercule / Ménade conduit à droite vers la face B1, dans laquelle on peut distinguer trois groupes :

  • Dionysos flanqué de deux satyres ;
  • Pan montré d’abord blessé au pied, puis guéri ;
  • Ariane endormie dévoilée par un Amour, sous la surveillance du dieu Hymen (ou de la personnification de l’Ile de Naxos).

La face A2 est introduite par un satyre vu de dos, formant couple avec une ménade à cymbales.


A partir de la femme nue

A partir de la face A1, partons cette fois vers la gauche, à partir de la femme nue vue de dos, précédée par un couple de satyres. On arrive à la face B1, qui montre Dyonisos triomphant entre Hercule ivre et une femme couchée à laquelle il donne à boire (son épouse Ariane ou sa mère Sémélé, selon les interprétations). De là, un couple satyre / ménade conduit à la face terminale A2.


Deux cortèges (SCOOP !)

Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou petites faces
Cette lecture conduit au final à mettre en regard deux personnages solitaires :

  • au milieu de la face initiale A1, la femme nue de dos.
  • au milieu de la face terminale A2, un satyre entre deux enfants, au dessus d’un serpent.

Cet appariement, aux deux extrémités du sarcophage, laisse penser que cette femme n’est pas Ariane, mais une ménade, formant couple avec le satyre terminal : l’inhabituelle vue de dos sert donc à attirer l’oeil du spectateur vers le point de départ de la lecture.



Mystère Sarcophage Ouvarov 210 ap JC Musee Pouchkine Moscou biface
Ainsi le sarcophage montre deux « cortèges », l’un initié par Hercule, l’autre par la ménade. Et chacun des cortèges comprend une seule fois Dionysos, encadré par Hercule et Ariane.


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Satyres vus de dos

Satyre Dionysus drunken supported by a Satyr between two Maenads. Late 2nd century National Archaeological Museum, Naples. Inv. No. 6684.Dionysos ivre soutenu par un satyre entre deux ménades
Fin second siècle, National Archeological Museum, Naples (Inv. No. 6684)

Le satyre portant l’urne remplie de vin indique le sens du cortège : de droite à gauche.


Satyre Maenad and two Satyrs krater 41-68 ap JC Palazzo dei Conservatori, Capitoline Museums, Rome. Inv. No. MC 1202. Satyre Maenad and two Satyrs krater 41-68 ap JC Palazzo dei Conservatori, Capitoline Museums, Rome. Inv. No. MC 1202 suitz photo Sailko.

Cratère bachique
41-68 ap JC, Palazzo dei Conservatori, Rome (Inv. No. MC 1202)

Le satyre vu de dos attrape au vol le voile de la ménade, qui tourne sur elle-même en levant haut son thyrse. Son compère, sa flûte de Pan à main gauche, est tenu en respect par la panthère (la main droite est un ajout moderne).

Le satyre vu de dos clôt la progression de droite à gauche, qui recommence juste après, avec un satyre remplissant une urne.



C La danse

Tout comme le combat, la danse amène naturellement à montrer des personnages vus de dos. Les plus rares sont les satyres.

Ménades dansant

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Menade dansante, pierre tombale romaine, eglise paroissiale, Tiffen, AutricheMénade nue jouant des crotales, pierre tombale romaine, église paroissiale, Tiffen, Autriche Menade_relieve_romano 120 and 140 AD_(Museo_del_Prado)_02Ménade tenant un faon et un thyrse, 120-40 ap JC, Prado

La ménade ou bacchante fait partie du cortège de Dionysos : la plupart du temps elle tient un thyrse (bâton entouré de feuilles, attribut de Dionysos), un instrument de musique (cymbales, tambourin, flûte), un animal capturé ou un vase à libation.


Menade dansante, pierre tombale romaine, eglise paroissiale, Althofen, AutrichePierre tombale romaine, église paroissiale, Althofen, Autriche Menade et Satyre. Detail de la mosaique de Dionysos, 220s AD Romisch-Germanisches Museum CologneDétail de la mosaïque de Dionysos, 220 ap JC, Römisch Germanisches Museum, Cologne

Les ménades nues vues de dos sont assez rares.


Menades dansant 2eme s ap JC Sarcophage Composanto PiseSarcophage 2ème s ap JC, Composanto, Pise Menades 150 ap JC Sarcophage_au_cortege_dionysiaque_-_Museo_Pio-Clementino_(Vatican)Cortège dionysiaque, 150 ap JC , Museo Pio Clementino, Vatican.
Menade with a tympanon Satyr panther sarcophag of the Gymnasiarch Gerostratos 2nd s AD Beyrouth Istanbul Archaeological Museum. Inv. No. 1417Sarcophage du gymnasiarque Gerostratos, 2nd s ap JC, provenant de Beyrouth, Istanbul Archeological Museum (Inv. No. 1417) Menade Vorderseite eines dionysischen Sarkophags Nuneaton, Arbury Hall Codex Coburgensis p 51Sarcophage dionysiaque, Arbury Hall, Nuneaton

menades Sarcophagus_Dionysos_Ariadne_Glyptothek_MunichSarcophage de Dionysos et Ariane, Glyptothèque, Münich

Dans tous ces exemples, c’est la représentation d’une ronde qui justifie la vue de dos de la ménade.



Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston schema1Sarcophage Farnèse, vers 225 ap JC, Isabella Stewart Gardner Museum, Boston

Lue par couples, la composition montre six ménades se livrant à des activités variées avec un satyre :

  • discuter ;
  • cueillir une grappe ;
  • s’appuyer sur lui ;
  • danser ;
  • offrir une grappe ;
  • lui touner le dos.

La ménade vue de dos illustre donc comme d’habitude le thème de la danse.



Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston schema2jpg
Mais si l’on tient compte des symétries entre objets, une autre décomposition est tout aussi valide :

  • aux deux bords, un couple formé d’un satyre tenant une corne d’abondance (en vert) et d’une ménade habillée ;
  • au milieu de chaque moitié, un trio formé de deux ménades cueillant des grappes (en bleu), flanquant un satyre enfant qui tente de dénuder l’une d’entre elles (en rouge) : l’âge de l’espièglerie.
  • au centre, un satyre adolescent, tenant d’une main un bâton et de l’autre une corne d’abondance ; l’un de ses deux vosines lui tend son vase, l’autre ses lèvres : l’âge de la découverte de l’amour.

La bacchante vue de dos apparaît ici comme la figure en miroir de celle qui tient le vase.


Menade FARNESE SARCOPHAGUS, ABOUT 225 AD Isabella Stewart Gardner Museum Boston reversSarcophage Farnèse, face arrière

La face arrière, restée à l’état d’ébauche, qui montre des scènes de l’enfance de Dionysos, comporte elle-aussi un nu féminin vu de dos. Il semble là aussi, dans cette composition décentrée être mis en balance avec deux nus féminins, vu de profil et de face.

Cette symétrie entre ménades rejoint ce que avons déjà constaté entre deux soldats dans des scènes de bataille : l’idée purement compositionnelle de mettre en écho un nu vu de dos et un nu vu de face, qui sera très souvent exploitée par la suite (voir 1 Les figure come fratelli : généralités), était déjà venue à l’esprit de quelques artistes romains.


Une ménade assise

enfance-de-dionsysos-Herculanum Musee national Naples
L’enfance de Bacchus, fresque d’Herculanum, Musée national, Naples

A gauche, la ménade garde l’habitude, même assise, d’exhiber son postérieur. Elle appâte avec une grappe l’enfant Bacchus, que le vieux Silène fait voler. Pan désigne la jolie scène à Mercure, qui regarde ailleurs.

L’aspect humoristique de la scène ne fait pas de doute : tandis que l’âne éreinté de Silène reprend son souffle, le léopard déchaîné de la ménade déchiquette son tambourin.


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Le nu dansant de la Villa des Mystères

Les fresques de la Villa des Mystères ont été interprétées de manières tellement différentes que l’idée de parvenir à une explication unitaire semble pratiquement inatteignable. Nous allons les aborder ici sous un angle très limité : la signification de son très célèbre nu de dos.

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La ménade aux crotales

Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud danseuse aux crotalesVilla des Mystères, 70-50 av JC, Pompei

On reconnaît une ménade, nue sauf le pan de tissu qui passe entre ses jambes, et jouant des crotales (ancêtre des cymbales). On devine une queue de cheval qui lui battait les épaules, contrastant avec les deux femmes assises aux cheveux sages (pris dans un bonnet ou en chignon), mais l’apparentant avec  la fille agenouillée, aux cheveux épars.

Si l’identification de la ménade ne fait pas de doute, la question est celle de son caractère isolé, puisqu’elle ne fait pas partie d’un cortège bacchique. Le couple debout qu’elle forme avec la porteuse de thyrse, derrière elle, a-t-il un rapport avec le couple des deux femmes assise et agenouillée, juste à côté ?

La question suppose en premier lieu de savoir comment découper et lire les différentes scènes qui se déroulent sur les quatre murs de la pièce. Or cette question basique n’est pas prêt d’être résolue, comme nous allons le voir.


Une pièce très particulière

Reconstitution virtuelle par James Stanton-Abbott du triclinium de la villa des MysteresReconstitution du triclinium de la Villa des Mystères, James Stanton-Abbott

Notre ménade se trouve juste à gauche de la grande baie qui donnait vers la mer, sur la paroi sud de la pièce. La large entrée se situait à l’Ouest, et il existe aussi une petite porte au Nord Ouest (au fond à droite). Ces ouvertures interrompent la frise, composée de vingt neuf personnages à taille réelle, placés sur un podium qui court tout au tour de la pièce ;  leur manque de symétrie complique singulièrement la lecture.

Avant de poursuivre, il est utile de se familariser avec la pièce avec un aperçu 3D :

http://www.donovanimages.co.nz/media/panoramas/Misteri/Misteri-F24-06_fresco_28mm_9600px.html

Pour le détail des fresques, voir https://commons.wikimedia.org/wiki/Villa_of_the_Mysteries_(Pompeii)


Le problème des scènes d’angles

Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud dabseuse aux crotales angle SOAngle Sud-Ouest

La grande majorité des commentateurs lisent comme une scène unique ces quatre personnages situés dans l’angle Nord Ouest, endroit à contrejour particulièrement ingrat. Deux amours nus, dont l’un tient un miroir, encadrent un couple féminin, la femme debout peignant l’autre.


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle SE

Angle Sud-Est

Cett lecture unitaire a une impact immédiat sur la scène qui nous intéresse : si les angles n’interrompent pas les scènes, alors la femme ailée tenant un fouet, à gauche, fait pendant à notre danseuse, à droite, de part et d’autre du couple féminin composé de la femme assise caressant la chevelure de l’autre. Le lecture usuelle, selon laquelle la femme ailée fouetterait la femme au dos nue, est vigoureusement contestée par certains spécialistes [8].


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle NEAngle Nord Est

Si l’on poursuit la même idée de continuité au travers des angles, on peut lire cette scène en symétrie :

  • à gauche un trio : un silène debout jouant de la lyre, et deux panisques assis ;
  • à droite un trio similaire : un silène assis montrant un vase (ou un reflet dans le vase) à deux panisques debout ;
  • au centre une femme qui soulève son voile avec une expression d’effroi.


Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii angle NOAngle Nord Ouest

Percée par la petite porte, la fresque du dernier angle doit être nécessairement scindée :

  • à gauche la maîtresse de maison regarde de l’autre côté (vers la femme qui se fait coiffer ?) ;
  • à droite deux femmes encadrent un enfant qui apprend à lire.


Les données du problème

Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema1

Ce schéma met en place les objets et les personnages sur lesquels la plupart des commentateurs s’accordent. Il y a quatre objets recouverts d’un voile, dont le mystère a donné son nom à la villa. Les objets du culte de Dionysos se concentrent sur les grands murs : cinq couronnes faites de différents feuillages, trois thyrses, deux plateaux portant des offrandes.


La lecture en deux histoires

L’interprétation de Gilles Sauron [9] est celle qui prend en compte le plus de détails, et effectue le plus de rapprochements avec des iconographies connues, au pris d’une grande complexité et avec la nécessité, parfois, de superposer plusieurs de ces iconographies.



Villa_dei_Misteri_Pompeii_ Dyonisos
La clé de lecture est la scène centrale du mur principal, face à la porte d’entrée : Dionysos ivre (d’après son pied déchaussé) s’appuie sur les genoux d’une femme malheureusement mutilée : il pourrait s’agir de son épouse Ariane, mais G.Sauron préfère y voir la mère de Dionysos, Sémélé.



Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema2
D’où l’idée de lire les scènes en deux frises progressant vers la fond : la maîtresse de maison (assise à part, en M), serait une prêtresse de Dionysos, contemplant « une vision que cette femme aurait de son destin. Plus précisément… cette prêtresse a fait représenter, sur la partie droite de la frise, les étapes essentielles du mythe de la divinisation de Sémélé, et, sur la partie gauche, de la divinisation de Dionysos, et a projeté à l’intérieur de ces évocations mythiques certains moments de sa propre vie, en les inscrivant ainsi dans l’éternité de la vie des dieux. »

Très érudite, cette interprétation est quelque peu arbitraire puisqu’elle mêle :

  • des représentations de personnages divins, Sémélé (en jaune) et Dyonisos (en vert), tantôt à prendre au sens propre et tantôt dans un sens symbolique (par exemple, la ménade nue symboliserait Sémélé enceinte) ;
  • des représentations de la prêtresse (en blanc) à divers stades de son initiation, sans critère unique d’identification.

Les principales difficultés de cette lecture sont, à mon avis :

  • l’absence de tout critère visuel permettant de répérer la prêtresse parmi les autres personnages ;
  • la non-prise en compte de la topographie de la pièce (petite porte, pilastres peints, présence de la baie sur le mur Sud qui supprime la moitié des scènes de Sémélé).


La lecture séquentielle

De ce fait, la plupart des interprétations préfèrent une lecture séquentielle, en partant de la petit porte et en faisant le tour de la pièce dans le sens des aiguilles de la montre.

Pour la plupart des commentateurs, il s’agit d’un rite secret d’initiation dionysiaque : ce rite étant par définition inconnu, on a toute liberté pour interpréter les scènes selon son goût (flagellation ou consolation).

Réagissant à ces facilités, Paul Veyne a pris le contrepied avec une interprétation prosaïque, voire grivoise, selon laquelle la frise montrerait tout simplement la journée d’une jeune mariée [10].


Les atouts de la lecture séquentielle (SCOOP !)

Villa_dei_Misteri_Pompeii_ schema3
Quelle que soit l’interprétation qu’on voudra lui donner, cette lecture a pour grande force de suivre la marche du soleil au travers de la baie du midi, de son lever à son coucher. L’idée de commencer la lecture en entrant par la petite porte est également séduisante.

Les pilastres en trompe-l-oeil (lignes blanches), dont les commentateurs ne tiennent jamais compte, découpent la salle selon un quadrillage 6 X 4.

Ce plan propose un séquençage des scènes (en bleu) basé non sur l’iconographie, mais sur la structure, les symétries d’ensemble et les pilastres : les découpes tombent au milieu de l’intervalle entre deux.

Ce découpage présente de grandes régularités :

  • une scène d’introduction (1), englobant un pilastre et trois personnages ;
  • deux scènes centrales (2 et 4), à deux pilatres et quatre personnages ;
  • trois scènes d’angle (3, 5 et 6), à trois pilastres et un nombre variable de personnages, mais disposés de manière symétrique à gauche (g) et à droite (d) d’un groupe central ;
  • une scène de conclusion (0), avec un pilastre et un seul personnage, la maîtresse de maison contemplant l’ensemble.

Si l’on part de l’idée que la frise présente l’histoire d’un même personnage, initiée ou jeune mariée, alors ce personnage (en jaune) apparaît une fois dans chacune des scènes, avec une succession logique pour sa coiffure :

  • portant foulard au début (1) ;
  • tête nue dans la scène du dévoilement de la table (2), tandis que les trois autres femmes portent des couronnes ;
    voile par dessus la tête dans la scène de l’effroi (3) ;
  • bonnet pour la prosternation devant le phallus voilé (4) ;
  • cheveux en désordre dans la scène de la flagellation / consolation, les bras posés sur son bonnet (5) ;
  • cheveux repeignés dans la scène de la toilette (6) ;
  • portant foulard à la fin (0).



Roman_fresco_Villa_dei_Misteri_Pompeii_-paroi sud danseuse aux crotales complete
Avec ce découpage, notre ménade nue vue de dos, tournant sur elle-même avec son voile et ses coups de cymbale, apparaît comme le pendant et l’antithèse de la « démone » vêtue de pied en cap et vue de face, avec ses ailes noires et les sifflements de sa badine : une toupie libérée de son fouet.

Les espacements dissymétriques montrent clairement que la jeune femme éplorée et les cheveux en bataille a échappé à la fouetteuse pour trouver refuge près de la danseuse, dont le regard porte déjà sur la scène terminale : la toilette entre deux amours.


En synthèse

Malgré l’omniprésence de la nudité dans l’art gréco-romain, et la maitrise technique développée par les sculpteurs, les nus de dos restent étonnamment rares dans les oeuvres bi-dimensionnelles (bas reliefs, fresques, mosaïques).

Dans le thème du bain, ils ont probablement une connotation de voyeurisme (voir une femme qui ne vous voit pas).

Dans les combats, ils prennent des significations variées :

  • l’équipe adverse (jeux d’équipe grecs) ;
  • le vainqueur d’un duel (qui avance) ou le vaincu (qui se retire) ;
  • la fermeture d’un groupe, à l’intérieur d’une scène de bataille ;
  • celui qui ouvre la marche (le prisonnier honteux dans un défilé triomphal ) ou qui la ferme (ménade ou satyre dans un cortège bachique).

Dans la danse, la vue de dos signale la plupart du temps un couple qui fait une ronde ; mais dans les frises complexes, elle sert aussi à scander ou à équilibrer l’ensemble.

Le nu de dos de la Villa des Mystères est un exemple de la complexité de la figure : à la fois une danseuse qui pivote et l’antithèse d’une fouetteuse.

Article suivant : 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)

Références :
[1] Susan Walker « La Maison de Vénus : une résidence de l’Antiquité tardive ? » dans « Volubilis après Rome: Les fouilles UCL/INSAP, 2000-2005 » https://books.google.fr/books?id=HqSODwAAQBAJ&pg=PA39&dq=volubilis+diane+acteon
[4] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Hippolytos – Meleagros, Berlin, 1904 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_2/0219/scroll
[5] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs (2): Mythologische Cyklen Berlin 1890 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr2/0101/scroll
[6] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Actaeon – Hercules, Berlin, 1897 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_1/0044/scroll
[8] Robert Turcan « POUR EN FINIR AVEC LA FEMME FOUETTÉE », Revue Archéologique, Nouvelle Série, Fasc. 2, HOMMAGE A HENRI METZGER (1982), pp. 291-302 https://www.jstor.org/stable/41737002?seq=11#metadata_info_tab_contents
[9] Gilles Sauron « Nature et signification de la mégalographie dionysiaque de Pompéi » Comptes rendus des séances de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, 1984, 128-1 pp. 151-176 https://www.persee.fr/doc/crai_0065-0536_1984_num_128_1_2112
[10] Pour parcourir rapidement, en parallèle, ces deux lectures séquentielles, voir http://www.veroeddy.be/europe/italie/pompei/visite-de-la-villa-des-mysteres-a-pompei
Pour une discussion détaillée des interprétations, qui prend parti pour Sauron contre Veyne, voir
Jean-Marie Pailler, « Mystères dissipés ou mystères dévoilés ? À propos de quelques études récentes sur la fresque de la « Villa des Mystères » à Pompéi «  Topoi. Orient-Occident Année 2000 10-1 pp. 373-390 https://www.persee.fr/doc/topoi_1161-9473_2000_num_10_1_1889#topoi_1161-9473_2000_num_10_1_T1_0389_0000

2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)

29 janvier 2024

Ce second article examine les nus de dos qui apparaissent  pour des héros particuliers ou dans des iconographies spécifiques.

Article précédent : 1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2)



D1 Hercule

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Hercule Petit cote droit du sarcophage de Promethee musee du Capitole
Hercule libérant Prométhée enchaîné
Sarcophage de Prométhée, musée du Capitole, Rome

C’est ici la position de la scène, sur le petit côté droit du sarcophage, qui a imposé de représenter Hercule vu de dos, se dirigeant vers Prométhée. Mis à part cet exemple, la plupart des représentations d’Hercule vu de dos se trouvent sur quelques sarcophages dédiés aux Douze travaux.


Hercules 150-80 ap JC sarcophage British MuseumSarcophage d’Hercule, 150-80 ap JC, British Museum

Cinq des travaux d’Hercule sont illustrés sur le couvercle, deux sur les faces latérales, et cinq sur la face avant. Le seul des travaux où Hercule est vu de dos se trouve en plein centre : la cueillette des pommes d’or du Jardin des Hespérides.


Hercule 240-250 AD Museo Nazionale Romano, Palazzo Altemps, Roma
Sarcophage d’Hercule, 240-250 ap JC, Museo Nazionale Romano, Palazzo Altemps, Roma

Dans ce type de sarcophage, Hercule est vu de dos en neuvième position, pour la capture des juments de Diomède. Il est représenté vieillissant au fil des travaux : sa barbe pousse et sa musculature s’épaissit.


Hercule Palais ducal Mantoue
Sarcophage d’Hercule, Palais ducal, Mantoue

Hercule vu de des se trouve au même emplacement et pour la même épreuve. Ici deux travaux supplémentaires sont conservés.


Hercule Museo Civico VelletriSarcophage d’Hercule, 2ème siècle ap JC, Museo Civico Velletri

Ici encore Hercule apparaît de dos une seule fois, mais pour son cinquième travail : les oiseaux du lac Stymphale.


Hercule musee antalya
Sarcophage d’Hercule, musée d’Antalya

Même formule ici. A noter que dans la plupart des sarcophages des Douze Travaux, Hercule n’est jamais vu de dos. Ces apparitions, confidentielles dans l’art funéraire, sont bien plus fréquentes dans les fresques.


Hercule et son fils Telephe 50-79 ap JC Herculanum fresco from the Basilica Musee archeologique NaplesHercule reconnaissant Télèphe en Arcadie
Fresque de la Basilique d’Herculanum, 50-79 ap JC, Musée archéologique, Naples

Le fils secret d’Hercule avait été caché par sa mère, Augé, dans les monts d’Arcadie, où il fut nourri par une biche. Le consensus sur cette fresque est aujourd’hui que la femme assise, couronnée de fleurs et à côté d’un vase, est une personnification de l’Arcadie heureuse, la contrée du jeune Pan qui sourit derrière sa tête. La femme ailée qui désigne l’enfant à Hercule serait la nymphe Virgo.

Il est clair que les siècles nous ont fait perdre le mode d’emploi de cette composition très travaillée, dont l’inhabituelle vue de dos constitue un élément majeur. La disproportion entre l’enfant et son père, le lion (de Némée ?) qui semble halluciné par l’Aigle (de Jupiter ?), l’affinité entre l’arrière-train de la biche et celui du héros : nous ne savons pas si ces effets, à la limite du comique, sont voulus ou purement fortuits.



Hercule et son fils Telephe 50-79 ap JC Herculanum fresco from the Basilica Musee archeologique Naples in situ
Cette fresque, une copie d’un original grec, était située, dans la même niche, au dessus de la copie d’un autre tableau grec montrant l’Education d’Achille par le centaure Chiron. Dans cette situation, le bras tendu de la nymphe ailée désignant l’enfant à Hercule, se prolonge, en miroir, dans celui de Chiron désignant la lyre à l’enfant. Ainsi s’instaure un jeu de correspondance entre les deux héros :

  • le musculeux Hercule vu de dos et en contreplongée sur fond nuageux,
  • le gracile Achille vu de face au niveau du spectateur, sur fond d’architecture.

L’appariement des deux sujets semble donc ici résulter moins de leur vague thème commun, l’Enfance, que de leur correspondance plastique.


Hercule Dedale presente a Pasiphae la vache de bois 1 s av JC casa-dei-vettii pomei

Dédale présente à Pasiphaé la vache de bois
1er s av JC, Casa dei Vettii, Pompei

La même composition, avec un père vu de dos et son fils au premier plan, face à une femme puissante, se rencontre dans cette scène où Dédale ouvre ostensiblement le capot de la vache factice sous les yeux de Pasiphaé intéressée : amoureuse folle du taureau blanc de Poséidon, elle va se cacher à l’intérieur pour s’accoupler avec lui (et donner naissance au Minotaure).


Hercule Pompei-Casa-dei-Vettii murs N et E
Casa dei Vettii, murs N et E, Pompei

Cette scène fait partie d’une décoration en trompe-l’oeil, qui imite elle-aussi une collection de tableaux, entrecoupés par de fausses fenêtres ouvrant sur une architecture fictive. Les deux « tableaux » de cet angle ont souvent été considérés comme des pendants :

  • même thème du « châtiment » (de Pasiphaé ou d’Ixion) ;
  • même composition :
    • au premier plan un homme nu debout (Dédale vu de dos et Mercure vu de face) ;
    • au bord l’instrument du châtiment (vache factice ou roue sur laquelle est attaché Ixion) ;
    • à l’arrière-plan une femme assise (Pasiphaé ou Junon).

Cependant, la présence d’une fresque intermédiaire, et d’un troisième « tableau » sur le mur Sud, limitent l’importance de cette lecture en pendant. Le programme iconographique de la maison des Vetti nous échappe largement, malgré de nombreuses interprétations plus ou moins arbitraires (une des dernières étant celle de Beth Severy‐Hoven, basée sur la théorie du genre [11] ).


Hercule le centaure Nessus et Dejanire House of the Centaur Pompei Musee archeologique NaplesHercule, Déjanire et le centaure Nessus, provenant de la Maison du Centaure à Pompéi, Musée archéologique, Naples

La même composition – Hercule de dos en position latérale au premier plan – a été reproduite ici pour un sujet très différent : Hercule, portant sur son dos son fils Hylus, regarde le centaure Nessus, qui lui propose de prendre sur son dos sa femme Déjanire pour lui faire traverser un fleuve. Celui-ci n’est pas représenté, mais l’histoire est suggérée par des détails :

  • les chevaux attelés au dessus du centaure soulignent leur rôle commun de moyen de transport ;
  • le regard méfiant d’Hercule sous-entend ce qui va se passer : Nessus, resté seul avec Déjanire, va tenter de la violer.

Ici, la vue de dos, pour Hercule et les deux chevaux, indique ceux qui vont partir. 


Hercule Affresco dalla casa di Ottavio Quartione (ou casa di Loreio Tiburtino) triclinium Ercole contro il re di Troia Laomedonte gHercule tue Laomedonte, roi de Troie Hercule Affresco dalla casa di Ottavio Quartione triclinium Hesione and Telamon d pompeiiinpicturesHercule donne la princesse Hésione (fille de Laomédon) en mariage à Télamon

Fresques du triclinium de la maison d’Ottavio Quartione (ou Casa di Loreio Tiburtino), Pompéi

Ces deux scènes consécutives montrent encore Hercule vu de dos : cette posture, qui met en valeur sa puissante musculature, semble avoir été, du moins à Pompéi, un marqueur visuel courant du héros, peut être par contagion avec la posture courante du lutteur.


Hercule mythe Casa dell’Ara Massima or House of Pinarius or Casa di Narcisso pompeiiinpicturesMythe d’Hercule, Casa dell’Ara Massima or de Pinarius or de Narcisse, www.pompeiiinpictures.com

Ce marqueur n’est bien sûr pas exclusif : dans cette scène non interprétée, Hercule, identifié par sa massue, est vu de face, discutant avec un autre homme nu vu de dos.


En synthèse

Dans les sarcophages, Hercule est rarement vu de dos, et pour des Travaux différents  : la posture apparaît sporadiquement, dans un souci de variété.

Dans les fresques, la posture est plus courante, et répond à des objectifs distincts :

  • pour imiter un type grec de composition, où un homme puissant, au premier plan, dialogue avec une femme à l’arrière ;
  • pour indiquer celui qui part ;
  • par contagion avec une autre figure souvent montrée de dos, le lutteur.


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D2 Admète

Admète, condamné à mort par Minerve, fut gracié par Apollon, à condition que quelqu’un d’autre (sa femme Alceste) veuille bien prendre sa place.

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Sarcophage d'Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina a Cannes, Warburg institute databaseSarcophage d’Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina à Cannes, Warburg institute database

L’homme nu vu de dos est Admète, implorant sa mère et son père le roi Pharsès, qui malgré leur grand âge refusent de se sacrifier à sa place. Les deux rois, le jeune et le vieux, sont escortés chacun par un soldat porteur de lance. A gauche assiste à la scène l’épouse d’Admète, Alceste, accompagnée d’une servante.

La moitié droite du sarcophage montre la suite : la mort d’Alceste, qui s’est empoisonnée pour son mari.


Sarcophage d'Alceste, autrefois dans les jardins de la ville Faustina a Cannes, schema

Sarcophage d’Alceste, [4] N°22, p 26

La vue de dos  d’Admète, qui apparaît dans plusieurs sarcophages du même type, a pour but principal d’exprimer l’idée d’un dialogue, entre celui qui arrive et ceux qui l’attendent. Un effet secondaire  est le parallèle visuel avec les deux jeunes enfants nus, une fille et un garçon, qui pleurent leur mère au pied du lit. Ainsi l’égoïsme des parents par rapport à leur fils, dans la scène de gauche, a pour conséquence le désespoir de deux générations.


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D3 Pluton et Proserpine

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Pluton Enlevement de Proserpine coll partEnlèvement de Proserpine par Pluton, collection particulière

Pluton à droite masque de son dos puissant le corps de la jeune fille qu’il enlève. Par rapport aux autres versions de la scène, qui le montrent de face, cette vue de dos apparaît comme une sorte de figure de style, qui traduit l‘enlèvement par une double occultation : de la victime, et du ravisseur lui même.


Pluton Enlevement de Proserpine Rome villa albani schemaEnlèvement de Proserpine par Pluton, Villa Albani, Rome (N°410 p 489 [5])

La composition complète fait apparaître une grande symétrie : de part et d’autre du trio de déesses, deux compositions similaires se répondent :

  • Proserpine cueillant des fleurs à l’avant du char de sa mère,
  • Proserpine enlevée à l’arrière du char de Pluton.

Les deux nus de dos servent d’indication dynamique permettant de différencier le véhicule de l’enlèvement, qui sort vers la droite, du char triomphal, qui stationne à gauche (bloqué par le groupe central des trois déesses).


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D4 Vulcain dans sa forge

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Vulcain 50 ap JC ca forge_vulcan_house_vii_pompei_hiFresque, 50 ap JC, Maison VII, Pompei Forge de vulcain mosaique de Dougga musee du Bardo TunisMosaïque de Dougga, 3eme-4eme siècle, musée du Bardo, Tunis

Forge de Vulcain

La mosaïque se conforme à la tradition des trois cyclopes travaillant dans la forge, que Virgile nomme précisément :

« Dans un antre immense, les Cyclopes, Brontès, Stéropès et Pyracmon, tous nus, travaillaient le fer. «  Eneide, Chant 8


Vulcain 160-170 musee capitolin codex_coburgensis pl 18 Coburger Landesstiftung

Forge de Vulcain, 160-170 ap JC, Musées capitolins,  Codex coburgensis pl 18, Coburger Landesstiftung

Vulcain and_Cyclopes_forging_the_shield_of_Achilles Museo Capitolino

Vulcain forgeant le bouclier d’Achille, Sarcophage, 160-70 ap JC, Musées capitolins

Dans ces deux compositions décentrées, il est logique que Vulcain soit assis à gauche, pour bien montrer son bras droit en train de frapper. Les trois cyclopes en revanche tiennent leur masse des deux mains, on aurait donc pu placer le troisième de face ou de profil : la vue de dos, et la masse tenue vers le bas, ont donc été préférées pour une raison non pas logique, mais graphique : clore visuellement la scène.


Vulcain Sarcophage des Parques avec Promethee Musee du Louvre, Paris, Ma 355 schemaSarcophage des Parques avec Prométhée, Musée du Louvre (Ma 355)

On constate la même solution dans cette composition centrée, où Vulcain est assis entre les deux cyclopes (le troisième a été escamoté pour harmoniser le scène de la forge avec les autres groupes, qui comptent chacun trois personnages). La partie gauche du sarcophage célèbre Prométhée comme Créateur de l’Homme, la droite comme donneur du feu à l’Humanité.


En synthèse

Dans les représentations antiques de la Forge du Vulcain, le cyclope vu de dos est toujours le dernier du groupe, constituant une sorte de parenthèse fermante.


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D5 Jason et Médée

Ce thème assez rare n’est traité dans une trentaine de sarcophages de l’époque impériale . Quelques-uns, dans les années 170-80, montent Jason de dos face à Médée.

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Jason et Medee 170 ap JC petit cote Musee national RomeJason et Médée, petit côté d’un sarcophage, vers 170 ap JC, Musée national, Rome

Jason vu de dos décroche la toison d’or de l’arbre gardé par un serpent, auquel Médée, qui est amoureuse de Jason, donne une pomme pour détourner son attention.



Jason et Medee 170 ap JC decroche la toison d'or Catacombes de PretextatJason et Médée, vers 170 ap JC, catacombes de Pretextat

La même scène se trouve ici en plein centre. A gauche, dans une scène très mutilée, Jason cette fois vu de face domptait les taureaux du roi de Colchide, Aiétès.



Jason et Medee 170 ap JC decroche la toison d'or Catacombes de Pretextat detail gauche
La scène de l’extrême gauche pose des problèmes d’interprétation. Le personnage nu vu de dos et levant le bras est encore Jason, comme le prouve le fait qu’il n’est chaussé que d’une seule sandale. L’officier romain, à sa gauche, semble poser la main sur le fourreau de son épée. Pour Vassiliki Gaggadis-Robin, la présence de l’officier démythifie et modernise la scène : cet autre Jason vu de dos et dont le geste anticipe la prise de la Toison d’Or, pourrait être une représentation héroïsée du défunt, comme c’est souvent le cas dans les sarcophages. Par ailleurs,

« le fait que l’officier de gauche ôte l’arme du personnage monosandale pourrait donner à croire qu’il s’agit de Jason en Colchide avant le domptage des taureaux, qui ne doit accomplir l’exploit que par sa force et son intelligence sans recourir à aucune arme. Son corps, enduit de l’onguent que Médée lui a procuré, est à présent invulnérable. » ( [12], p 48)


Jason et Medee 170-80 ap JC Kunshistorisches Museum VienneJason et Médée, 170-80 ap JC, Kunsthistorisches Museum, Vienne.

La scène du domptage des taureaux est ici complète. En revanche, les deux nus de gauche, l’un vu de face et l’autre de dos, ont une interprétation totalement différente (il n’y d’ailleurs plus d’effet d’imitation entre le nu vu de dos et Jason, ici vêtu d’une cuirasse) : il s’agit des Dioscures, les frères-jumeaux Castor (le mortel) et Pollux (le divin). Celui vu de face présentait verticalement une charrue, et celui vu de dos portait horizontalement un joug, outils aujourd’hui pratiquement disparus ([5], N°188, p 200). La vue de dos caractérise donc ici celui qui enclenche le mouvement (en tirant le joug) et la vue de dos celui qui résiste. Nous verrons plus loin d’autres cas de Dioscures recto-verso.


En synthèse

Malgré leurs différences, ces deux compositions utilisent la vue de dos  de la même manière,  pour son expressivité dynamique  : à gauche Jason (ou le premier Dioscure) entre en scène, à droite Jason arrive à l’arbre. La vue de face, au centre, exprime en revanche la stabilité : Jason équilibrant les deux taureaux.


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D6 Méléagre et le sanglier de Calydon

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chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, RomeLa chasse au sanglier de Calydon, 170—180 ap JC, Galerie Doria Pamphili, Rome

Cette scène, une des plus fréquentes sur les sarcophages romains, présente très souvent, à droite du sanglier, un chasseur vu de dos qui bloque l’animal, associé à un héros barbu vu de face (Thésée ou Jason). Avec sa lance prête à frapper, il fait évidemment pendant avec le héros, Méléagre, qui de l’autre côté porte le coup fatal à l’animal monstrueux. A gauche de celui-ci sont très souvent représentés les Dioscures Castor et Pollux, identifiables à leur bonnet conique.



4eme s av JV Amphore apulienne a figure rouge musee archeologique TriesteLa chasse au sanglier de Calydon
4ème s av JC, Amphore apulienne à figures rouges, Musée archéologique, Trieste (fig 1 [13] )

Dans son travail de reconstruction d’un tableau antique perdu, Fred S. Kleiner [13] a recensé plusieurs occurrences de ce guerrier nu vu de dos, dont cette amphore serait un des plus anciens témoignages.


[W3] FRED S. KLEINER THE KALYDONIAN HUNT fig 6Reconstruction d’une peinture du cercle de Polygnotos (fig 6, [13]).

Ce personnage H, dont l’intérêt compositionnel est évident, s’est transmis dans les sarcophages romains, de même que la chasseuse Atalante avec son arc (E) et les Dioscures (I et J).


chasse de meleagre Palazzo dei Conservatori musee capitole romeChasse au sanglier de Calydon, Palazzo dei Conservatori, Musées du Capitole, Rome

Les sarcophages romains décomposent souvent le sujet en deux scènes :

  • à gauche la préparation de la chasse (Méléagre vérifie sa lance et Atalante ses flèches) ;
  • à droite la chasse proprement dite (Méléagre plante sa lance et Atalante sa flèche).

Le dioscure qui ouvre la seconde scène est ici vu de dos, par effet de symétrie avec notre lancier vu de dos, qui la clôture.


 

chasse de meleagre officesChasse au sanglier de Calydon, Musée des Offices, Florence

Les Dioscures, ici parfaitement identiques, se développent vers la gauche au détriment de la première scène. Le héros à l’extrême-droite a perdu sa barbe, ce qui accentue son fonctionnement en couple avec le lancier : il pourrait donc s’agir d’une seconde occurrence des Dioscures, cette fois descendus de cheval et décoiffés.


Chasse de Meleagre 250-60 Liebieghaus FrancfortFragment d’une Chasse au sanglier de Calydon , 250-60, Liebieghaus Francfort

L’identification possible du personnage vu de dos avec un Dioscure est attestée, dans ce fragment, par le bonnet conique. La lance dans la main droite a été remplacée par une pierre, mais il reste les deux autres lances dans la main gauche.

Ces modifications illustrent la méthode de composition des marbriers, par assemblage de motifs préétablis mais à la signification élastique.


chasse de meleagre 200 ap JC Eleusis Archaeological Museum. Inv. No. 5243Chasse au sanglier de Calydon, 200 ap JC, Eleusis, Musée archéologique, l, Inv. No. 5243

Certains ateliers restent capables de recompositions complètes : ici la chasse court de droite à gauche, les Dioscures se déplacent au dessus du sanglier et le personnage nu de dos passe au centre : Méléagre en personne.


Chasse de Meleagre Robert No 287Retour du corps de Méléagre, sarcophage disparu ( [4], cat N° 287)

Dans cet épisode terminal de l’histoire, Méléagre est mort par la faute de sa mère Althée, qui a jeté dans le feu le tison magique qui protégeait sa vie. L’homme nu debout devant la porte du palais joue ici un rôle compositionnel mais aussi rhétorique : en servant de pivot au dernier groupe, il met en symétrie Althée, soutenue par une de ses filles, et son père le roi Thestios, soutenu par un serviteur : ainsi, non content de tuer son propre fils, Althée a aussi causé le malheur de son propre père.


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D7 Couples de héros

L’association vue de face / vue de dos est parfois utilisée pour exprimer la fraternité et la complémentarité entre deux héros masculins.

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Les Dioscures

dioscures 108-109 av JC MN. FONTEIUS ROMAN REPUBLIC; GENS FONTEIA AR Denarius108-109 av JC, denier Mn. Fonteius dioscures 161-169 ap JC medaillon MARCUS AURELIUS and LUCIUS VERUS161-169 ap JC, médaillon MARCUS AURELIUS and LUCIUS VERUS

La représentation dominante des jumeaux est la plupart du temps strictement égalitaire : soit parallèle, soit en miroir. Noter que cette dernière représentation implique que l’un était gaucher et l’autre droitier.


dioscures 340-20 av JC drachme de Moesia Istros340-20 av JC, drachme de Moesia Istros (plateau danubien) dioscures 225-212av JC Roman Republic Silver Quadrigatus Dioscuri Janiform225-212 av JC, Didrachme ou quadrigatus

Ces deux formes sont discutées : le quadrigatus pourrait tout aussi bien représenter le dieu Janus.


dioscures 170-80 ap JC Jason et Medee Kunshistorisches Museum VienneJason et Médée, 170-80 ap JC, Kunsthistorisches Museum, Vienne (détail)

Cette représentation recto-verso s’explique, comme nous l’avons vu plus haut, par la présence du joug (élément dynamique) et de la charrue (élément qui résiste au mouvement).


Chasse de Meleagre Codex coburgensis pl 31 Villa Medicis detailCodex coburgensis planche 31, Villa Medicis, Rome (détail) dioscures chasse de meleagre Palazzo dei Conservatori musee capitole romePalazzo dei Conservatori, Musées du Capitole, Rome (détail)

Chasse de Meleagre Broadloands Robert N 242Chasse au sanglier de Calydon, Broadloands ([6], p 312, N°242)

Mais la plupart du temps, le recto-verso a une autre cause : permettre  au  premier Dioscure de retenir du bras droit le bras droit de Méléagre (on ne connaît pas la signification de ce geste).


dioscures Giorgio de Chirico 1934 ca I Dioscuri che abbeverano i loro cavalliLes Dioscures faisant boire leurs chevaux dioscures avec des ruines et une architecture Giorgio de Chirico 1934 caLes Dioscures avec des ruines et une architecture

Giorgio de Chirico, vers 1934

L’idée reste nénamoins rarissime, jusqu’à Giorgio de Chirico, qui exploitera dans plusieurs toiles cette composition recto-verso.

Achille et Patrocle

Menade Achille,_Patrocle,_Briséis_-_Maison_du_poète_tragique_-_PompéiLes adieux d’Achille et Briséis, Maison du poète tragique, Pompéi

Briséis, princesse captive dont Achille est amoureux, est réclamée par Agamemnon, qui envoie ses soldats pour l’emmener. L’ami d’Achille, Patrocle, s’interpose pour la remettre aux soldats. Vu de dos et touchant la princesse de la main droite, il apparaît comme l’alter-ego d’Achille vu de face, dont la main droite n’étreint plus que le vide.

Oreste et Pylade

Oreste Sarcophagus_Orestes_Iphigeneia_Glyptothek_Munich_363_frontSarcophage d’Oreste et Iphigénie, Glyptothèque, Münich ([5], N° 167)

Le sarcophage illustre trois moments de la tragédie d’Euripide, Iphigénie en Tauride.

La scène de gauche montre Iphigénie venant voler dans le Temple une statue de Diane, avant de s’enfuir avec son frère Oreste et Pylade, l’ami d’Oreste, tous deux ligotés et gardés par un guerrier scythe.

La vue de dos a sa signification dynamique habituelle : Oreste est sur le point  à suivre sa soeur, tandis qu’Oreste  est encore captif.


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D8 La chute de Phaéton

Parmi les seize sarcophages connus sur ce thème, certains comportent un homme nu, debout et vu de dos.

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Le premier des quatre Vents

phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Ny Carlsberg Glyptotek CopenhagueSarcophage de la chute de Phaéton, Ny Carlsberg Glyptotek, Copenhague

Il s’agit ici d’un des quatre Dieux des vents qui amènent à Phébus ses chevaux (les trois autres Vents sont représentés de profil au dessus, avec les têtes des chevaux) [13a]. Ces quatre Vents tournés vers la gauche ferment la première scène, où Phaéton convainct son père de lui confier son char : la posture à contresens des Vents traduit leur opposition à cette imprudence.


phaeton Sarcophage de Phaeton 150 ap JC ca Ince Blundell HallSarcophage de Phaeton, vers 150 ap JC, Ince Blundell Hall [14]

Le même personnage nu vu de dos et tourné vers la gauche apparaît dans une composition très différente (première classe de C.Robert), mais toujours en tant que premier des quatre Vents : barbus et avec des ailes sur la tête, ils amènent ses quatre chevaux à Phébus, assis sur un rocher en compagnie de Luna (debout) et Océanus (couché).


Eole

phaeton Sarcophagus_with_myth_of_Phaeton 2eme s ap JC Verona, Museum-Lapidarium of Maffei.

Sarcophage de Phaeton, 2ème siècle, Museum-Lapidarium Maffei, Vérone

Le personnage vue de dos est ici de Dieu Eole lui même, au centre de ses quatre Vents : la vue de dos marque la démarcation  entre les deux scènes : la chute de Phaéton à gauche,  la cour de Phébus à droite.


Phébus

Dans la troisième classe de sarcophages (d’après C.Robert), l’homme nu vu de dos apparaît encore : mais cette fois il s’agit de Phébus.

phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Ermitage 2eme siecle schemaSarcophage de la chute de Phaeton, 2ème siècle, Ermitage

Pour rassembler tous les personnages en une scène unique, l’artiste a joué sur le contraste entre Phaéton, vu de face et la tête en bas, et son père Phébus, vu de dos et levant le bras comme pour conjurer le malheur. La symétrie est accrue par l’importance donnée à deux des Héliades (ou Heures), les soeurs de Phaéton :

  • Anatole (la deuxième heure, celle du lever de soleil) accompagne Phébus, comme lui vue de dos ;
  • Dysis (la douzième heure, celle du coucher de soleil) accompagne Phaéton, comme lui vue de face.


phaeton Sarcophage de la chute de Phaeton Cathedrale de Nepi schemaSarcophage de la chute de Phaéton, Cathédrale de Nepi

Dans cette autre version, l’antithèse Phébus / Phaéton est conservée, mais l’artiste n’a pas marqué par leur posture la symétrie Anatole / Dysis.


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D9 Hippolyte et la lettre de Phèdre

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Hippolytus sarcophagus 225-250 ap JC Attic St. Petersburg, Ermitage Inv. A432Sarcophage d’Hippolyte et de Phèdre
225-250 ap JC, Ermitage Inv. A432, Saint Pétersbourg

Alors qu’il est à la chasse avec ses compagnons, Hippolyte reçoit, par l’intermédiaire de sa vieille nourrice, une lettre d’amour de sa belle-mère Phèdre. Il fait de la main droite un geste de refus, tenant de l’autre les rènes de son cheval. Le compagnon vu de dos a été complètement refait au XIXème siècle (seul les pieds sont authentiques), et aucun autre sarcophage sur ce thème ne montre un tel personnage. Sa posture semble avoir pour but d’attirer l’attention sur l’arrivée de la vieille.


Hippolytus Sarcophage d'Hippolyte et de Phedre Cathedrale de Grigenti

Sarcophage d’Hippolyte et de Phèdre
Cathédrale de Grigenti [4] N°152, p 178)

Pour comparaison, ce sarcophage très similaire montre la suite de l’histoire : Hippolyte a pris la lettre dans sa main gauche et se retourne vers ses compagnons (pour prendre conseil ?), tandis que la nourrice lui tend un stylet pour la réponse.


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D10 Les Trois Grâces

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Relief with the Three Graces, Vatican MuseumsMusées du Vatican

Dans les plus anciennes représentations, les trois Grâces apparaissent côte à côte, habillées et se tenant par la main, parfois en procession [15] .


Three Graces-4th century BC gold-disk-Cyprus METDisque d’or, 4ème siècle av JC, Chypre, MET Gilded-bronze-mirror-with-the-Three-Graces-2eme-s-ap-JC-METMiroir de bronze doré, 2ème siècle ap JC, MET

L’idée de les représenter nues est probablement liée au thème du bain :

« Un jour que les Grâces se baignaient ici , le petit Amour déroba leurs voiles divins , et se sauva en riant . C’est ainsi qu’elles sont restées , craignant de se montrer en dehors non vêtues » Anthologie Palatine, Livre IX, N°616

Dans toutes les représentations des Grâces nues, depuis le 4ème siècle avant JC, celle du centre est vue de dos.


100 av JC-50 ap JC Les trois graces Pompeii, Regio IV, Insula Occidentalis Museo Archeologico Nazionale, Naples100 av JC-50 ap JC, Pompeii, Regio IV, Insula Occidentalis Museo Archeologico Nazionale, Naples Sarcophage des Graces palazzo Mattei detailSarcophage des Grâces, Palazzo Mattei (détail)

Quelque soit le support, la structure d’ensemble est restée remarquablement stable.


Graces Deonna fig 3 Graces Deonna fig 4

Fig 3, Fig 4 [16]

Les variations touchent la jambe d’appui, l’inclinaison des têtes, et les attributs tenus dans les mains.

Après une éclipse complète durant le Moyen-Age, le groupe reprendra sa carrière à la Renaissance italienne [17] (voir 1 Les figure come fratelli : généralités.)


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En synthèse

Il existe dans l’art gréco-romain un seul cas où la vue de dos est systématique : pour la figure centrale des Trois grâces nues.

Le héros pour laquelle la vue de dos est assez fréquente est Hercule ; ceci mais pour des raisons variées.

Dans les compositions complexes, même stéréotypées, le nu de dos n’est jamais une figure obligée. Il est utilisé :

  • pour exprimer un mouvement (arrivée, enlèvement) ou une présentation à une figure statique (dialogue) ;
  • pour une raison narrative  (bloquer la route du sanglier de Calydon) ;
  • pour souligner une fraternité (alter ego) ;
  • comme élément de scansion (pivot central, parenthèse ouvrante ou fermante).

Cette variété des usages témoigne d’une grande maturité de l’art romain quant au nu de dos : il ne pose aucune difficulté technique, les artistes l’utilisent librement, et les spectateurs ont le regard suffisamment éduqué pour en apprécier les différentes nuances.

Il faudra attendre la Renaissance pour le dédiaboliser, le maîtriser à nouveau techniquement et lui inventer de nouveaux usages.

Article suivant : 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

Références :
[4] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Hippolytos – Meleagros, Berlin, 1904 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_2/0219/scroll
[5] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs (2): Mythologische Cyklen Berlin 1890 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr2/0101/scroll
[6] C. Robert, Die antiken Sarkophagreliefs Einzelmythen: Actaeon – Hercules, Berlin, 1897 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_1/0044/scroll
[11] Beth Severy‐Hoven , « Master Narratives and the Wall Painting of the House of the Vettii, Pompeii », Gender and History, 2012
https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/j.1468-0424.2012.01697.x
[12] Vassiliki Gaggadis-Robin, « Jason et Médée sur les sarcophages d’époque impériale », Publications de l’École Française de Rome, Année 1994, 191 https://www.persee.fr/doc/efr_0000-0000_1994_mon_191_1#efr_0000-0000_1994_mon_191_1_T1_0043_0000
[13] FRED S. KLEINER « THE KALYDONIAN HUNT: A RECONSTRUCTION OF A PAINTING FROM THE CIRCLE OF POLYGNOTOS », Antike Kunst, 15. Jahrg., H. 1. (1972) https://www.jstor.org/stable/41318422
[13a] Paul Zanker, Bjorn C. Ewald, « Living with Myths: The Imagery of Roman Sarcophagi », p 390 https://books.google.fr/books?id=ctu-I3lR5fcC&pg=PA390&dq=phaeton+Ny+Carlsberg+Glyptotek
[14] C. Robert, Die antiken Sarkophag-Reliefs, III, 3. Mythes individuels: Niobiden – Triptolemos, Ungedeutet, Berlin 1919. p. 414 fig.332 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/asr3_3/0057/scroll
[15] Denis Vidal « Les trois Grâces ou l’allégorie du don. Contribution à l’histoire d’une idée en anthropologie «  Gradhiva : revue d’histoire et d’archives de l’anthropologie Année 1991 9 pp. 30-47 https://www.persee.fr/doc/gradh_0764-8928_1991_num_9_1_1372
[16] W. Deonna « LE GROUPE DES TROIS GRACES NUES ET SA DESCENDANCE » Revue Archéologique, Cinquième Série, T. 31 (JANVIER-JUIN 1930), pp. 274-332 https://www.jstor.org/stable/23911883
[17] Les Trois Grâces à travers l’histoire de l’Art : https://www.didatticarte.it/Blog/?p=1932

3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

29 janvier 2024

Avec la fin de l’Antiquité, le nu de dos, et même la vue de dos,  disparaissent presque complètement. A la fin du Moyen-Age, il est réintroduit précautionneusement, du bout de la cuillère, pour épicer la représentation des Enfers italiens.

Article précédent : 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)



Quelques réminiscences à Byzance

Forty Martyrs of Sebaste Constantinople, 10th century CE. Museum für Byzantinische Kunst Bode-Museum, Berlin.Les quarante martyrs de Sébaste, Constantinople, 10ème siècle, Museum für Byzantinische Kunst, Bode-Museum, Berlin

Dans cette ivoire byzantine, les quarante martyrs, censés être nus dans un lac gelé, sont pudiquement couverts. Ils sont disposés en quatre rangées, tous dans des attitudes différentes, mais seulement deux sont vus de dos, en bas à droite : survivance d’une utilisation courante des nus de dos dans les sarcophages romains, comme une sorte de parenthèse fermante (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)).


Les vues de dos dans le Psautier de Paris

940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 6vLe couronnement de David, fol 6v
Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Dans ce psautier byzantin, chef d’oeuvre de la Renaissance macédonienne, on retrouve le même procédé pour fermer à droite le cercle des sujets de David, sans nudité néanmoins.



940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 5vLes femmes d’Israël dansant devant Saül et David
Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Cette composition illustre la même familiarité avec la vue de dos, qui concerne à la fois la danseuse et David, dont les visages tournés vers la gauche se répondent. De la même manière, la pose statique de la femme mûre, vue de face, répond à celle de Saül. Comme l’a montré Steven H. Wander ([0], p 97), la composition s’explique par le texte inscrit à gauche : « Saül par milliers; David par dizaines de milliers ». Il s’agit d’une référence au passage de Flavius Josèphe, qui associe les femmes à Saül et les jeunes filles à David :

‘Les femmes, accourues au devant de l’armée victorieuse avec des cymbales, des tambourins et toute sorte de sigles de réjouissance, disaient dans leurs chants que Saül avait tué les Philistins par milliers, et les jeunes filles disaient que David les avait anéantis par dizaines de milliers. » Antiquités Judaïques, Livre VI, 10, 1


940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 419vLe passage de la Mer Rouge, fol 419v 940-60 Psautier de Paris BNF GR 139 fol 422vMoïse au Sinaï, fol 422v

Psautier de Paris, 940-60, BNF GR 139

Le même manuscrit comporte deux nus de dos exceptionnels, qui reprennent la convention antique des nus personnifiant des entités géographiques :

  • dans la première image, la Mer Rouge (ἐρυθρᾷ θαλάσ<σ>ῃ) est figurée à droite comme une femme au buste nu, tandis que l’Abyme (βυθός) affronte Pharaon en combat singulier ;
  • dans la seconde, le nu masculin vu de dos personnifie le Mont Sinaï.



Une éclipse quasi-complète en Occident

 

875-900 Evangeliaire MS Lat 9453 fol 125 BNF GallicaEvangéliaire, 875-900, MS Lat 9453 fol 125 BNF Gallica Cod. Perizoni 17 Leiden Merton , Die Buchmalerei in St-Gallen vom 9. bis zum 11. Jh., Leipzig, 1923, pl. LVIIIVers 900, Cod. Perizoni 17, Leiden [1]

En Occident, sans même parler de nudité, la posture vue de dos est elle-même rarissime  : on ne la rencontre que dans ce dessin isolé d’Ecclesia recueillant le sang du Christ, dont la date et la provenance sont controversées, et qui s’inscrit probablement dans l’influence antique spécifique à Saint-Gall. Tout comme dans le second dessin, la vue de dos sert un but narratif : exprimer le mouvement en avant du personnage.

Mis à part ces deux cas, on ne trouve aucune vue de dos dans les manuscrits carolingiens, où la seule occasion de représenter des nus est Adam et Eve. Rien non plus dans les carnets de Villard de Honnecourt, où l’artiste du XIIIème siècle propose pourtant de nombreux croquis de la personne humaine.

Nul ne sait, dans cette disparition, quelle est la part de la rareté des sujets, de l’incapacité artistique et de la répugnance assumée. Seule la sculpture romane italienne présente quelques rares nus de dos, dans des motifs décoratifs directement copiés de l’antique.


1180-1200 Salerne cathedrale ambon de candelabre pascalCandélabre pascal 1180-1200 Salerne cathedrale second ambonDétail du second ambon

1180-1200, Cathédrale de Salerne

Le candélabre pascal présente deux danseurs nus vus de dos, en miroir, dans un contrapposto très étudié. Les accompagnent six danseuses nues vues de face, entrecoupées de têtes de lion, d’ours, de bélier et même d’une tête humaine. Ce motif sans équivalent [1a] magnifie, par son dynamisme, la flamme du cierge pascal qui surgissait juste au dessus.

La vue de dos pour les deux hommes n’est pas une question de pudeur, puisque le chapiteau du second ambon montre sans sourciller un atlante nu vu de face. C’est bien l’intention de rivaliser avec l’antique qui explique ces exceptionnelles créations.


Une circonstance particulière : le naufrage

Naufrage d'Ajax Benoit de Sainte Maure Roman de Troie 1340-50 BNF FR 782 fol 187v gallicaNaufrage d’Ajax, Benoit de Sainte Maure, Roman de Troie, 1340-50, BNF FR 782 fol 187v, gallica

Dans cette scène de catastrophe, l’illustrateur ne s’est résolu à la vue de dos que pour suivre le texte au plus près, en montrant :

  • un rescapé qui nage (par opposition aux noyés flottant sur le dos) ;
  • deux hommes qui sortent de la mer pour rejoindre le roi Ajax sur le rocher.

Et cil qui de mort sont gari,
C’est par les braz et par les mains,
Dont firent governalz et rains…

Chascun se rest tant esforciez,
Qu’il se dreça desor ses piez,
Puis se quistrent por la marine.
Sovent maldistrent la destine.
Lor seignor trovent sor l’areine
Qui pot à els parler à peine.


En aparté : un attribut démoniaque ?

1608 Francesco Maria Guazzo's Compendium maleficarum
« Osculum infame »
Francesco Maria Guazzo, 1608 , Compendium maleficarum

Commençons par évacuer un a priori : puisque le rite d’initiation des sorcières consiste à baiser le cul du Diable, on pourrait penser que la vue de dos tient de là son côté sulfureux. Mais il s’agit très largement d’une illusion rétrospective.


1493 Durer Die eidle Frau Illustration pour Ritter von Thurn
Le diable et la coquette
Gravure pour « Der Ritter vom Turn » (traduction du Livre pour l’enseignement de ses filles du Chevalier de La Tour Landry) Bâle, 1493

Ce célèbre diable doublement vu de dos n’a rien de générique, mais illustre en détail l’histoire, celle d’une dame punie pour avoir fait attendre tout le monde à la messe, étant trop longue à s’attifer :

« Et sicome il pleut a Dieu pour monstrer exemple sicomme elle se myroit a cette heure elle vit l’ennemy au miroir a rebours qui lui monstra son derriere si laid et si horrible que la Dame yssit hors du sens comme sole demoniacles »


1471-75 Michael Pacher Saint Augustin et le diable Alte Pinakothek Munich. 1471-75 Michael Pacher Kirchenväteraltar aus Kloster Neustift,

Saint Augustin force le Diable à lui tenir son missel
Michael Pacher, 1471-75, Kirchenväteraltar, Alte Pinakothek Munich

En remontant encore le temps, on tombe sur cette spectaculaire vue de dos. Mais là encore, elle n’a rien d’inhérent au démon. Combinée à la contreplongée, elle le montre servant de pupitre à un missel démesuré, et révèle une bouche-anus plus comique qu’effrayante : la vue de dos n’est pas là pour magnifier la fourberie et les pouvoirs contre-nature du démon : seulement pour le ridiculiser.


Royal 2 B.VII, f.1vDieu et Lucifer
Queen Mary Psalter, 1310-20, f.1v, BL Royal MS 2 B VII

 Jenny Judova [4] a montré comment cette miniature anglo-normande s’explique par la glose inscrite au dessous :

Comment Lucifer tomba du ciel et devint le diable, avec une grande multitude d’anges avec lui.

Coment lucifer chayit de ciel e devient diable e grant multitudo des angeles ouesqe li

Les trois anges à intérieur de la sphère inférieure représentent donc les trois démons avant leur transformation. Mais tandis que  Lucifer était un ange identique aux autres, la transformation révèle sa nature monstrueuse : retenu captif par les deux autres anges déchus, il est le seul à posséder entre ses jambes une seconde face, qui imite en miroir la gueule de l’Enfer juste en dessous.

Cette représentation du diable avec un second visage entre ses jambes est fréquente : elle illustre sa bassesse et sa nature monstrueuse, tout en permettant à l’artiste d’éluder la question épineuse du sexe.


Un Lucifer biface (SCOOP !)

Dans les Jugements derniers italiens, comme nous allons le voir, le diable, accroupi comme pour déféquer se servira de cette anti-bouche pour évacuer les damnés qu’il a avalés.

God_and_Lucifer_-_The_Queen_Mary_Psalter_(1310-1320),_f.1v_-_BL_Royal_MS_2_B_VII detail

Mais malgré l’ambiguïté du dessin il semble bien ici qu’elle soit placée non à l’avant, mais sur ses fesses : ce Lucifer hilare aurait ceci d’unique, et de véritablement monstrueux, qu’il se montre simultanément de face, pour sa partie humaine, et de dos, pour sa partie bestiale.




Le nu de dos dans les Enfers

C’est dans les représentation de l’Enfer et des Damnés que des artistes, à partir du XIIIème siècle, trouveront l’occasion de glisser leurs premiers nus de dos. Cet article reprend les Enfers monumentaux décrits par Eugene Paul Nassar [2], auxquels j’ai ajouté plusieurs manuscrits enluminés de la Divine Comédie. Les textes sont extraits de la traduction par Lammenais [3].

Le Jugement dernier de Bourges, 1240-50

 

1240-50 Bourges_(Cher,_Fr)_tympan jugement dernierLinteau du Tympan du Jugement dernier, 1240-50, Cathédrale de Bourges

« Seront-ils vêtus ou nus ? – Ils seront nus, mais pleins de beauté et ne rougiront d’aucune partie de leurs corps. Cependant, les justes auront pour vêtement le salut et la joie : en effet, le Seigneur revêtira leurs corps du vêtement du salut et il revêtira leurs âmes de joie. » Honorius d’Autun, vers 1100, Elucidarium, Livre III, P.L. 172, col. 1169

Pour la première fois, un sculpteur maîtrise suffisamment la représentation réaliste du corps humain pour traduire cette beauté du corps ressuscité, dont la nudité glorieuse inverse la honte d’Adam et Eve.

Le registre inférieur montre les corps masculins et féminins sortant du tombeau, et le registre supérieur l’issue du Jugement :

  • à gauche, les Elus, rhabillés du vêtement de leur état, sont introduits par Saint Pierre dans le Sein d’Abraham ;
  • à droite les Damnés, restés nus, sont conduits par les Diables vers la bouche de l’Enfer.

1240-50 Bourges_(Cher,_Fr)_tympan_detail_droit schema
Les trois nus de dos se trouvent dans la partie droite, comme si l’inversion constituait une sorte de circonstance aggravante, une impolitesse ou une impudence caractérisant les Damnés.


Les Jugement derniers des Pisano

Sarcophage des Nereides Opera della Metropolitana Sienne schema
En Italie, c’est Nicola Pisano qui montre les premiers nus réalistes dans un Jugement dernier, en prenant modèle sur les sarcophages antiques. La femme assise montant ses fesses (cassée dans la version du baptistère de Pise) imite une Néréide d’un sarcophage conservé à Sienne.

La même pose est dupliquée, quelques années plus tard, dans la chaire de la cathédrale de Sienne, où les Elus et les Damnés font maintenant l’objet de deux panneaux distincts. A noter que, pour l’Elu en deuxième place, la glorification de la nudité confine à l’exhibition.


_1265-68 Nicola,_giovanni_pisano_e_altri,_pulpito_del_duomo_di_siena,,_Giudizio_Universale_-_gli_Eletti schemPanneau des Elus
Nicola et Giovanni Pisano, 1265-68, Chaire de la Cathédrale de Sienne

Les Elus sont rangés en cinq registres horizontaux, les morts sortant du tombeau en bas, à l’imitation des captifs nus dans les triomphes antiques. Hommes et femmes sont mélangés, mais les vues de face et de dos (en bleu) forment une alternance rigoureuse.

_1265-68 Nicola,_giovanni_pisano_e_altri,_pulpito_del_duomo_di_siena,,_Giudizio_Universale_-les damnes schema
Panneau des Damnés
Nicola et Giovanni Pisano, 1265-68, Chaire de la Cathédrale de Sienne

Du côté des Damnés, l’ordonnancement horizontal, encore respecté à proximité du Christ, se brise sur la droite, comme si les rangées s’étaient soulevées sous la poussée de Satan. La ligne de cassure (ligne rouge) est soulignée par quatre vues de dos, dont celle d’un diable (carré rouge).

On retrouve en bas la « Néréide » au fessier dénudé, qui à Pise figurait du côté des Elus. Les Pisano ont ici amélioré l’idée, en réservant la nudité intégrale à la Damnée et en affublant les deux Elues d’un linceul peu pudique. Comme le remarque Peter Seiler ([4a], p 487) :

« compte tenu de la transparence du voile côté Elus, il ne fait aucun doute que la Honte, telle que la comprenait le sculpteur, était exempte de rigorisme moral et autorisait des stimuli érotiques. »


Le nu de dos à moitié dévoré

1260-70 Coppo di Marcovaldo, Giudizio Universale (Inferno), Firenze, Battistero di San GiovanniJugement Universel – l’Enfer
 Coppo di Marcovaldo, 1260-70, Baptistère San Giovanni, Florence

A la même époque, à Florence, c’est un fessier dépourvu de toute valorisation antiquisante qui apparaît au centre du panneau, sur le point d’être avalé par le Diable . Le retournement, en évitant la représentation des parties génitales, fournit le motif d’un humain générique, ni homme ni femme, réduit à sa partie charnue dans la gueule bestiale de Satan. Il va être repris à plusieurs reprises et traverser, intact, le grand renouvellement de la vision de l’Enfer imposé par La Divine Comédie de Dante (1306-1321).


1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna detailDivine Comédie – l’Enfer (détail)
Giovanni da Modena, vers 1410, Basilique de San Petronio, Bologne

Giovanni da Modena complètera le motif, en ajoutant en bas, régurgité par une seconde gueule, la partie qui manque en haut. L’ajout des génitoires à pour but de relier les deux parties : c’est bien le même homme qui, dans un cycle terrifiant, est déchiqueté en haut, digéré, puis reconstitué en bas.


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Giotto, vers 1306

Au moment où Dante trace les premiers vers de la Divine Comédie, Giotto peint un Jugement Dernier qui fournira un répertoire de motifs à tous les artistes italiens.


1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue detail 2Le jugement dernier (détail)
Giotto, vers 1306, chapelle Scrovegni, Padoue

Le motif des deux pendus recto-verso, marqueur visuel spectaculaire, deviendra une figure obligée des Enfers italiens (voir 1 Les figure come fratelli : généralités). Il apparaît ici au détour d’une déclinaison graphique de la punition des couples :

  • allongés : homme agrippé par le sexe, femme gavée par la bouche ;
  • debout : homme pendu par la langue, femme pendue par les cheveux :
  • debout la tête en bas : homme et femme pendus par le sexe ;
  • debout de profil : homme scarifié dans le dos, femme dévorée dans le cou.

Tout se passe comme si Giotto prenait le répertoire habituel des punitions médiévales comme prétexte à ce qui l’intéresse vraiment : la représentation sous tous les angles des corps masculin et féminin.


1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue Hell detail
Ce systématisme anatomique marque aussi la seconde occurrence du thème : dans ce trio, l’un est vu de profil, l’autre de de face et le dernier de dos. Les vus de dos abondent dans cette partie de la fresque :

  • la femme au dos lacérée par un crochet a entraîné dans le péché le moine couché tête-bêche ;
  • plus bas le juge vu de dos, en toque rouge et cape d’hermine, est emmené captif vers l’une des bouches de l’Enfer.



1306 Giotto, Le jugement dernier, chapelle Scrovegni Padoue Hell
La vue générale montre que les nus de dos sont fréquents, mais le plus souvent justifiés, comme nous l’avons vu, par les besoins de la narration. Ceux qui apparaissent de manière gratuite sont le plus souvent en train de chuter la tête en bas, vus en entier dans les couloirs du haut, ou à mi-corps dans les bouches du bas.

Cette grande liberté dans la représentation des corps, sous le pinceau d’un artiste de génie, reste exceptionnelle pour l’époque.


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Le Camposanto de Pise, vers 1340

<1340 ca hell Francesco Traini ou Buonamico Buffalmacco Camposanto PisaL’Enfer
Francesco Traini ou Buonamico Buffalmacco, vers 1340, Camposanto, Pise

Pour comparaison, l’Enfer du Camposanto (très dégradé lors du bombardement de 1944) ne montre aucun nu de dos (sauf le traditionnel nu à mi corps, avalé ici non par la bouche mais par l’ombilic de Satan).


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Le manuscrit BL Egerton 943, 1325-50

Réalisé en Emilie ou à Padoue, ce manuscrit est l’une des plus anciennes illustrations de la Divine Comédie [5]. Les nus de dos, très stéréotypés, apparaissent parcimonieusement, dans certaines situations graphiques que j’ai tenté de regrouper ci-dessous.

En tête ou en queue d’un groupe en mouvement :

1325-50 BL Egerton 943 A1 f 7r Dante and Virgil watch wretches in a procession in hellFol 7r 1325-50 BL Egerton 943 A1 f. 29r The Florentines, covered in wounds warnFol 29r

Dante et Virgile regardent la procession des âmes en peine (Livre II)

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)


Tout un groupe en mouvement :

1325-50 BL Egerton 943 X1 f. 35v Dante and Virgil watch the soothsayers, with Manto among themFol 35v 1325-50 BL Egerton 943 X1 f. 43v A group of thieves, one of whom, Vanni Fucci, is attacked by a dragon and devoured by flamesFol 43v

Dante et Virgile croisent les devins marchant à rebours, avec la magicienne Manto à gauche (sans génitoires) (Enfer XX)

Un groupe de voleurs courant, les mains liées par des serpents ; Vanni Fucci, est attaqué par un dragon et dévoré par les flammes (Enfer XXIV)


Pour rompre l’uniformité d’un groupe à l’arrêt :

1325-50 BL Egerton 943 A2 f. 7v Inferno souls wait for Charon's ferryFol 7v 1325-50 BL Egerton 943 A2 f. 22r Inferno Centaurs by the river of bloodFol 22r

Les âmes de l’Enfer attendent la barque de Charon (Enfer III)

Trois centaures s’arrêtent de courir, au bord de la rivière de sang (Enfer XII)


Pour illustrer le dialogue avec un personnage particulier :

1325-50 BL Egerton 943 M1 f. 24v They speak to suicides that have been turned into treesFol 24v 1325-50 BL Egerton 943 M1 f. 44v Dante and Virgil meet the centaur CacusFol 44v

Dante et Virgile parlent à Pierre des Vignes, suicidé transformé en arbre (Enfer XIII)

Dante et Virgile rencontrent le centaure Cacus (Enfer XXV)


Pour les besoins d’une situation particulière (combat, flagellation) :

1325-50 BL Egerton 943 G1 f 14r The punishment of the avaricious and the greedy, eternally doomed to fight each otherFol 14r 1325-50 BL Egerton 943 G1 f. 32r Seducers being scourged by devilsFol 32r

Le combat en cercle des avares et des prodigues (Enfer VII)

Les séducteurs fouettés par les démons (Enfer XVIII)


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Nardo di Cione, vers 1350

1354-57 Nardo di Cione Inferno Cappella Strozzi, Santa Maria NovellaL’Enfer selon la Divine Comédie
Nardo di Cione, vers 1350, Chapelle Strozzi, Santa Maria Novella, Florence

Dans cette grande fresque, très dégradée par l’inondation de 1966, les nus debout de dos se regroupent tous dans la même section, en bas à gauche, traversée par un viaduc rompu. Ils attirent l’oeil sur des personnalités citées dans le texte de Dante.



1354-57 Nardo di Cione Inferno Cappella Strozzi, Santa Maria Novella detail neuvieme bolge schismatiques Chant 28bis
Comme l’a montré Leon Jacobowitz-Efron [6], la zone à gauche du viaduc illustre la cinquième fosse (bolge) réservée aux voleurs (Ladri). Le nu de dos, à gauche, est Vanni Fucci, un voleur de Pistoia :

« Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules. Jamais ni O, ni J ne s’écrivit aussi vite qu’il s’enflamma, et brûla tout entier, et tomba réduit en cendres. Et lorsque ainsi détruit il fut gisant à terre, la poussière aussitôt se rassembla, et d’elle-même redevint le même corps qu’auparavant…. «  (Enfer XXIV)

La zone à droite du viaduc illustre la neuvième fosse réservée aux Schismatiques (Scandalosi), qui sont punis par où ils ont péché : ces spécialistes des scissions sont à leur tour découpés en morceaux.

« Là, derrière, est un diable qui cruellement ainsi nous « schismatise », remettant chacun de nous au tranchant de l’épée, les blessures se refermant lorsque nous avons parcouru le triste circuit, avant que nous revenions devant lui. »

Le nu de dos au fond, aux mains tranchées , est Mosca ; le nu du premier plan, nécessairement vu de face pour montrer dans sa main sa tête tranchée, est Bertrand de Born :

« Et un autre, mutilé des deux mains, levant les moignons dans l’air obscur, de sorte que le sang lui souilla la face, cria : « Ressouviens toi aussi de Mosca »… Je vis certainement, et il me semble encore le voir, un buste sans tête aller comme allaient les autres du triste troupeau. Avec la main il tenait, par les cheveux, la tête pendante, en façon de lanterne. » (Enfer XXVIII)


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Le Manuscrit BL Additional 19587, vers 1370

Réalisé dans la région de Naples [7], ce manuscrit illustre combien les nus de dos constituent encore une nouveauté qui échappe au savoir-faire des enlumineurs. On n’en trouve que dans trois illustrations.

Pour marquer le début d’un groupe :

1370 ca BL Additional 19587 f. 8r Inferno Minos judging the carnal sinners
Fol 8r : Minos juge un groupe de pécheurs (Enfer V)


Lorsque la la narration l’impose absolument :

1370 ca BL Additional 19587 f. 33rFol 33r 1370 ca BL Additional 19587 f. 40rFol 40r

Les devins et les sorciers, la tête tournée en arrière

« Ayant le visage tourné vers les reins, il leur fallait aller en arrière, parce qu’ils ne pouvaient voir par devant » (Enfer XX)

Un voleur piqué dans le cou par un serpent

« Et voilà que sur l’un d’eux, qui était près de la même rive que nous, s’élança un serpent qui le piqua là où le col s’articule aux épaules ». (Enfer XXIV)

 


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Le Manuscrit XIII.C.4 de Naples, 1370-75

Cet autre manuscrit napolitain, très incomplet, contient deux nus de dos inattendus.

 

1370-1375 Biblioteca nazionale di Na
L’Enfer, chant 19
1370-1375, Biblioteca nazionale di Napoli, BNN ms. XIII.C.4 fol 8v

Dans la troisième bolge, des simoniaques sont fichés à l’envers dans des trous :

De la bouche de chacun sortaient
d’un pécheur les pieds et les jambes
jusqu’au mollet, et le reste était dedans.
Tous avaient les plantes des pieds embrasées

Fuor de la bocca a ciascun soperchiava
d’un peccator li piedi e de le gambe
infino al grosso, e l’altro dentro stava.
Le piante erano a tutti accese intrambe;

La vue de dos se justifie par la nécessité de montrer la plante des pieds. Mais l’insistance obscène sur les anus (et sur un sexe masculin) va beaucoup plus loin que le texte  : le renversement des simoniaques, à cause de leurs pieds embrasés,  a pour autre conséquence de remplacer l’avidité par l’excrétion.


1370-1375 Biblioteca nazionale di Napoli BNN ms. XIII.C.4 fol 31v Purgatoire chant 8Purgatoire, chant 8
1370-1375, Biblioteca nazionale di Napoli, BNN ms. XIII.C.4 fol 31v

Ici en revanche les deux damnés, l’un vu de face et l’autre de dos, traduisent fidèlement le texte :

 

L’un vers Virgile, et l’autre vers une ombre 
assise là, se tourna, criant : « Debout, Conrad  » !
viens voir ce que Dieu par sa grâce a voulu.

L’uno a Virgilio e l’altro a un si volse
che sedea lì, gridando: «Sù, Currado!
vieni a veder che Dio per grazia volse».


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Le Manuscrit Vat Lat 4776, 1390-1400

Réalisé vingt ans plus tard dans la région de Florence [8], ce manuscrit ne comporte encore que cinq occurrences de nus de dos.

Pour les nécessités de la narration :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 62r Les séducteurs Chant 18Fol 62r 1390-1400 Vat Lat 4776 fol 67v Chant 20Fol 67v

Les deux groupes des séducteurs avançant l’un vers l’autre (Enfer XVIII)

Les devins et sorciers marchant la tête à l’envers (Enfer XX)


Pour illustrer une fuite :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 46r Foret des SuicidesFol 46r 1390-1400 Vat Lat 4776 fol 85r Chant 25Fol 85r

Dans La Forêt des Suicidés, Giacomo da Santa Andrea et Lappo fuient devant les chiennes noires (Enfer XIII)

« Et voilà qu’apparaissent, vers la gauche, deux damnés nus et déchirés, fuyant, de telle vitesse, qu’à travers la forêt ils brisaient tout obstacle. Celui de devant : « Accours, accours, ô Mort ! » Et l’autre, qui paraissait souffrir d’aller lentement, criait : « Lappo, tes jambes ne furent pas si prudentes aux joutes de Toppo » »

Le voleur Fucci maudit le ciel, puis s’enfuie devant le centaure (Enfer XXV)

 

Fucci lève les mains au ciel et défie Dieu en le blasphémant, aussitôt s’enroule autour de son cou un serpent, puis un autre qui lui lie les bras. Ainsi privé de la parole et de ses bras, il s’enfuit en courant. Peu après arrive un centaure en colère qui demande où est passé le blasphémateur.


Pour sous-entendre :

1390-1400 Vat Lat 4776 fol 50r chant 15 Les sodomites, parmi lesquels Brunetto LatiniFol 50r

 


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Le Jugement dernier de San Gimignano, 1396

1394 ca Taddeo Di Bartolo, Giudizio Universale, Inferno, San Gimignano, Collegiata Taddeo di Bartolo, 1396, Collégiale, San Gimignano

Les deux seuls nus de dos apparaissent sur la droite de la composition, autrement dit au point culminant de chaque registre (on les lit de bas en haut, puis de gauche à droite, par ordre de gravité croissante [9] ) :

  • dans le registre médian (Péchés contre la chair), dernier péché capital, la Luxure : la vue de dos concerne un proxénète fouetté (ruffiano), la punition des séducteurs au chant XVIII de l’Enfer. Il figure en bonne place entre un couple sodomite (l’un est empalé sur le gril que l’autre tient dans sa bouche) et un couple adultère ;
  • dans le registre supérieur (Péchés contre la chair), dernier péché capital, l’Envie : la vue de dos concerne un démon qui martèle la langue d’Hérode, au dessus d’un autre persécuteur, Pharaon.


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Giovani da Modena, vers 1410

1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna

L’Enfer
Giovanni da Modena, vers 1410, Basilique de San Petronio, Bologne

Dans cette multitude, les nus de dos sont encore extrêmement rares. Trois se trouvent dans la même situation : à l’entrée d’un compartiment, poussés dans le dos par un démon à tête d’animal.



1410 ca Giovanni da Modena, Divine comedie Inferno, Basilica of San Petronio, Bologna details
Le quatrième est un des deux pendus giottesques, identifiés ici par le mot IDO-LATRIA : il s’agit de deux faux prophètes dévorés par les serpents et pendus à l’envers (ce qui montre leur fausseté) au dessus de deux trios de disciples. L’inscription « ninus rex » désigne le roi Ninos, fondateur de Ninive, ville par excellence des idolâtres.

Les intellectuels sodomites dans les flammes pour un siècle (Enfer XV)


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Le Manuscrit Angelica 1102, bolonais, début XVème

L’artiste a limité les nus de dos aux épisodes  habituels :

ms-angelica-1102 1400-10 roma fol 17r-Enfer XX Les dvinsLes devins marchant à l’envers, Enfer XX ms-angelica-1102 1400-10 roma fol Enfer XXIV les VoleursLes Voleurs « aux mains liées par derrière par des serpents », Enfer XXIV

1400-10, MS Angelica 1102, Rome


ms-angelica-1102 1400-10 roma fol 6r Enfer VII les prodigues et les avaricieux

Les prodigues et les avaricieux Enfer VII, fol 6r

La  danse de la « ridda » oppose à gauche les avaricieux (gens d’église) et à droite les prodigues.


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L’Enfer illustré par Bartolomeo di Fruosino, 1420-30

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 GallicaFolio-1v-2, BNF It 74, Gallica

Le manuscrit [10] s’ouvre par une vue générale de l’Enfer selon Dante.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica rencontres
On trouve des nus de dos en haut à gauche, à l’entrée des trois premiers niveaux, pour amorcer le sens de la lecture.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica bas gauche
On en trouve également en bas à gauche, dans le compartiment divisé en deux par un aqueduc, au même emplacement que dans la fresque de Nardo di Cione, et illustrant les mêmes personnages : on reconnaît à gauche le voleur Fucci (de dos) maudissant le ciel ; puis de l’autre côté de l’aqueduc Bertrand de Born (de face) avec sa tête coupée, et Mosca (de dos) levant ses moignons.

Le grand nu de dos en haut, de couleur brune, est l’un des deux damnés de la Forêt des suicidés.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica ruffians
Au centre un groupe de trois ruffians, encadrés par des démons, constitue une innovation : la vue de dos sert à montrer les bras liés et croisés douloureusement vers le haut.



1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-1v-2 BNF It 74 Gallica geants
En bas s’introduit une autre innovation : Satan debout dans un lac de glace au centre des Enfers, au fond d’un puits gardé par des géants enchaînés. On en compte sept, portant des coiffes orientales, postés à mi-corps derrière la margelle : trois sont vus de dos, pour bien montrer qu’ils surveillent l’extérieur. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce thème, traité magistralement par Botticelli.

Le corps du manuscrit comporte des nus de dos dans deux scènes que nous avons déjà rencontrées : sans recopier des modèles figés, les illustrateurs, soumis aux mêmes contraintes de représentation, adoptent des solutions similaires :

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-47v BNF It 74 GallicaFol 47v 1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-59r BNF It 74 GallicaFol 59r 1420-30-Bartolomeo-Di-Fruosino-atelier-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-74r-BNF-It-74-GallicaFol 74r

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)

Les devins marchant à rebours, avec la magicienne Manto à gauche (Enfer XX)

Le centaure et les voleurs aux mains liées par des serpents (Enfer XXV)

La quatrième occurrence est en revanche originale :

1420-30 Bartolomeo-Di-Fruosino-Inferno-from-the-Divine-Comedy-by-Dante-Folio-89r BNF It 74 GallicaFol 89r

Les simulateurs se mordant les uns les autres (Enfer XXX)

Je vis « deux ombres pâles et nues qui, en se mordant couraient, comme le porc lorsqu’on ouvre l’étable. »

Les nus de dos illustrent ici, comme souvent, un mouvement de poursuite.


1430-1450 Inferno Dante avec le Commentaire de Guiniforte Barzizza école lombarde, fol 147r BNF It 2017 GallicaEcole lombarde, 1438-50, L’Enfer de Dante avec le Commentaire de Guiniforte Barzizza, , BNF It 2017 fol 147r, Gallica

Dans cet autre manuscrit un peu plus récent, tous les nus ont été, à une époque inconnue, laborieusement grattés au niveau du sexe ou des fesses : preuve que la représentation de la nudité, de face comme de dos, même pour des damnés et même sous couvert de l’autorité de Dante n’avait rien qui allait de soi,


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Fra Angelico, 1425 et 1447

1425-30 Fra_Angelico Enfer Musee San Marco, Florence 1425-30, Musée San Marco, Florence 1447 ca Fra Angelico enfer Staatsmusem Berlinvers 1447, Staatsmuseum Berlin.

L’Enfer (détail du Jugement Dernier), Fra Angelico

Les deux versions de l’Enfer de Fra Angelico ne comportent pratiquement aucun nu de dos, mis à part en bas à droite de la version de 1447 un damné poussé dans le dos par un démon, vu de trois quart arrière, en sortie d’un compartiment.

Un siècle et demi après les audaces de Giotto, le nu de dos reste cantonné à une des situations : la marche forcée, avec éventuellement flagellation.


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Le Manuscrit Yates Thompson MS 36, 1444-50

Ce manuscrit toscan [11] porte sur les trois parties de La divine Comédie, et constitue un véritable tournant pour l’utilisation du nu de dos.


Enfer (illustré par Priamo della Quercia )

Il continue à apparaître dans des scènes où nous l’avons déjà rencontré :

1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 6r Dante being rowed by Charon across the River AcheronFol 6r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 12v Dante and Virgil entering the fourth circle, with Plutus Avaricius, the Prodigals and the WrathfulFol 12v

Les âmes de l’Enfer transportées par la barque de Charon (Enfer III)

Le combat en cercle des avares et des prodigues (Enfer VII)


1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 29r Dante and Virgil being approached by three soulsFol 29r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 35vFol 35v

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)

Les devins dont la tête est tournée vers l’arrière (Enfer XX)

Mais son utilisation est bien différente : il n’est plus là par nécessité narrative (les mouvements en cercle sont omis) que par par souci esthétique d’élégance et de variation dans les postures.


Purgatoire (illustré par Priamo della Quercia ) :

Dans ce nouveau jeu d’images, certaines, avec des nus de dos, semblent simplement décalquer une des images de l’Enfer :

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 68r.Fol 68r 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 6r Dante being rowed by Charon across the River AcheronFol 6r

Purgatoire : Dante rencontrant Casella et Caton

Les âmes de l’Enfer transportées par la barque de Charon (Enfer III )

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 76vFol 76v 1444-50 Dante A Inferno BL Yates Thompson MS 36 fol 29r Dante and Virgil being approached by three soulsFol 29r

Purgatoire : Sordello, et un serpent battu par deux anges

Les Florentins, couverts de blessures tournent éternellement en rond (Enfer XVI)



D’autres nus de dos servent, comme souvent, à illustrer un mouvement :

1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 84r Dante and Virgil at the gates of Purgatory, and the Proud carrying heavy stonesFol 84r 1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 113vFol 113v

Dante et Virgile aux portes du purgatoire, et les orgueilleux tournant en rond en portant de lourdes pierres (Purgatoire IX à XI)

« Ainsi implorant, pour elles et pour nous, un heureux voyage, sous un poids semblable à celui que quelquefois l’on songe, ces âmes, en des degrés divers de fatigue et d’angoisse, en tournant montaient toutes ensemble par la première corniche, se purifiant de la fumée du monde »

Rencontre avec les luxurieux (Purgatoire XXVI )

 

« Par le milieu du chemin embrasé venait, à l’encontre de celle-ci, une troupe qui attira mes regards. Là je vis des deux parts les ombres se hâter, et se baiser l’une l’autre sans s’arrêter, contentes d’une brève caresse. »


1444-50 Dante B Purgatoire BL Yates Thompson MS 36 fol 107r DandV before Forise Donati, who explains the punishment due to the Gluttons, see food cannot eatFol 107r

Dante et Virgil reconnaissent Forise Donati parmi les Gloutons, amaigris et qui ne peuvent atteindre la nourriture qu’ils voient

Ici le nu de dos sert sans doute à personnaliser l’interlocuteur Forise Donati , parmi les autres gloutons décharnés.


Paradis, illustré par Giovanni di Paolo

Ce troisième livre comporte deux images avec des nus de dos, illustrant une ronde debout ou à genoux :

1444-50-Dante-C-Paradis-BL-Yates-Thompson-MS-36-fol-161r JupiterFol 161r 1444-50 Dante C Paradis BL Yates Thompson MS 36 fol 170rFol 170r
Dante et Béatrice montent au Ciel de Jupiter (Paradis XVIII)

Dante et Béatrice assistent au Triomphe du Christ, adoré par un groupe d’âmes dans un cercle d’étoiles (Paradis XXIII)


Ainsi en ce début de la Renaissance, le nu de dos sort de l’Enfer où il était cantonné, pour gagner le Purgatoire et le Paradis. De manière générale, les illustrations se libèrent des postures stéréotypées et représentent le corps sous toutes ses formes (émaciées, juvéniles, voire sensuelles) et sous tous les angles, banalisant la vue de dos comme une pose parmi les autres.


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Giovani di Paolo, 1453

1453 Giovani di Paolo Jugement dernier Pinacotheque nationale Sienne detail (détail) 1453 Giovani di Paolo Jugement dernier Pinacotheque nationale Sienne

Le Jugement dernier 
Giovani di Paolo, 1453, Pinacothèque nationale, Sienne

Un seul nu de dos ici encore, mais cette fois en entrée d’un compartiment : il s’agit d’une pècheresse que le roi Minos est en train de juger, tout en attirant avec sa queue un clerc tonsuré qui a sans doute commis le péché de chair avec elle.


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Le Manuscrit Vat Urb lat 365, 1478

Ce manuscrit, commandé par le duc d’Urbin Federico da Montefeltre et illustré par  Guglielmo Giraldi and Franco dei Russi, était inachevé à sa mort en 1478.

Malgré l’évolution des connaissance anatomiques à la Renaissance, les nus de dos restent très rares, cantonnés à leur utilisation habituelle chez les illustrateurs de l’Enfer –  la fuite ou la ronde :

1478 Vat Urb lat 365 fol 38vLa rencontre avec Brunetto Latini (Chant XV) 1478 Vat Urb lat 365 fol 41r Les trois florentins tournant Livre XVILes trois florentins tournant (Enfer XVI), Vat Urb lat 365 fol 41r

(c) Biblioteca vaticana


1478 Vat Urb lat 365 fol 46v La vallée de malebolge Enfer XVIIILa vallée de Malebolge (Enfer XVIII), fol 46v (c) Biblioteca vaticana

Ils trouvent ici une utilisation plus originale, pour illustrer les mouvements en sens inverse des damnés, que Dante décrit avec précision.

« Au fond les pécheurs étaient nus :
du milieu jusqu’à nous, ils venaient de face,
au-delà ils allaient avec nous, mais à plus grands pas,
comme les Romains, en raison de la foule,
l’année du Jubilé, avaient mis au point
la manière de passer le pont,
de sorte que d’un côté tous les gens aient le front
vers le château et aillent à Saint-Pierre,
et de l’autre côté aillent vers le mont. »


1478 Vat Urb lat 365 fol 165v Purgatoire XXIII les gourmans privés de fruits
Les Gourmands privés de fruits, Purgatoire XXIII fol 165v (c) Biblioteca vaticana

Ici enfin, les illustrateurs innovent avec cette image tragique des gourmands décharnés faisant la ronde autour d’un arbre inaccessible, pour traduire les vers suivants :

Toute cette foule qui chante en pleurant
pour avoir suivi la gloutonnerie sans mesure,
redevient sainte ici par la faim et la soif .
Le désir de boire et de manger s’enflamme
au parfum des fruits et de l’eau
qui éclabousse le feuillage.



Article suivant : 4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

Références :
[1] Merton , Die Buchmalerei in St-Gallen vom 9. bis zum 11. Jh., Leipzig, 1923, pl. LVIII https://archive.org/details/diebuchmalereiin00mert
[1a] On trouve également des atlantes demi-nus en haut du candélabre pascal de Capoue, mais vus de face. Et des danseuses entrecoupés de têtes de lion sur le globe de la fontaine du cloître de Montreale, là encore sans vue de dos.
[2] Eugene Paul Nassar « The Iconography of Hell : From the Baptistery Mosaic to the Michelangelo Fresco » Dante Studies, with the Annual Report of the Dante Society No. 111 (1993), pp. 53-105 https://www.jstor.org/stable/40166469?seq=4#metadata_info_tab_contents
[4] Jenny Judova « The Signifiers of the Demonic in the Queen Mary Psalter, Ms 2 B VII », Master of Philosophy, Glasgow University https://www.academia.edu/8919525/The_Signifiers_of_the_Demonic_in_the_Queen_Mary_Psalter_Ms_2_B_VII
[4a] Peter Seiler, « Schönheit und Scham, sinnliches Temperament und moralische Temperantia. Überlegungen zu einigen Antikenadaptionen in der spätmittelalterlichen Bildhauerei Italiens » dans Zeitschrift für Kunstgeschichte , 70 (2007), S. 473-512 https://www.jstor.org/stable/40379315
[6] Leon Jacobowitz-Efron, DANTE IN PISTOIA: THE FRESCOES OF THE CAPPELLA DEL GIUDIZIO, Quaderni storici, NUOVA SERIE, Vol. 47, No. 140 (2), Riscatto, scambio, fuga (AGOSTO 2012), p. 454 https://www.jstor.org/stable/43780094

4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

29 janvier 2024

Après leur acclimatation en Enfer, les nus de dos commencent vers 1435 à se présenter à la Porte du Paradis (Lochner) pour y pénétrer vers 1500  (Bosch). Juste avant la Renaissance, ils colonisent de nouveaux contextes : didactiques, érotiques ou paragoniens.

Article précédent : 3 Le nu de dos au Moyen-Age (1/2)

Le nu de dos au Paradis

Ce motif extraordinaire, qui apparaît brutalement, sans généalogie évidente, constitue la première brèche dans la vision médiévale et péjorative du nu de dos.

 

Les Elus à la porte du Paradis

1100 ca Tympan Jugement dernier ConquesTympan du Jugement dernier (détail), vers 1100, Conques

Dès l’époque romane apparaît l’idée d’une symétrie entre l’Entrée de l’Enfer, pour les Damnés et l’Entrée du Paradis, pour les Elus : les arrivants, nus ou vêtus, sont représentés de profil.


1294 Frere_LAURENT Somme_le_Roi gallica BnF, ms. fr. 938, fol. 37Somme le Roi
Frère Laurent, 1294 BnF MS fr. 938, fol. 37, Gallica

Ici c’est Saint Pierre qui accueille de hauts personnages à la porte du Paradis, représentée par un portail gothique, par lequel on peut voir un roi déjà entré. L’enlumineur n’a pas su représenter le mouvement : tous les personnages sont vus de face ou de profil ; et il n’a pas mis de porte côté Enfer.


1324 Speculum humanae salvationis BNF lat. 9584, fol. 13vSpeculum humanae salvationis, 1324, BNF lat. 9584 fol. 13v

Dans le Speculum humanae salvationis, l’image du chapitre 40 est consacrée au Christ du Jugement dernier, séparant les Elus et les Damnés (l’image en regard étant la Parabole des Talents) [12]. Dans ce manuscrit, une des plus anciennes versions connues, l’enlumineur a supprimé toutes les portes, mais a tenté de résoudre la question du mouvement :

  • côté Paradis, il a placé un ange au premier plan, repoussant vers l’arrière un groupe d’Elus en adoration, la moitié vue de face et l’autre de dos ;
  • côté Enfer, les Damnés sont vus de profil, poussés et tirés par des diables.

1407 retable Schrenck St. Peter, MunichLe Jugement dernier
1407, retable Schrenck, église St. Peter, Munich

Au début du XVème siècle, ce retable développe encore la symétrie entre la porte du Paradis, identifié avec la Jérusalem céleste, et la gueule de l’Enfer. Les Elus et les Damnés, tous vêtus, sont montrés de profil.


fra_angelicoLe Paradis (détail du Jugement Dernier),
Fra Angelico, 1425-30, Musée San Marco, Florence

Dans son premier Jugement dernier, Fra Angelico représente les Elus admis dans la ronde des Anges, auréolés et revêtus de leurs habits terrestres. Deux âmes vues de dos, prêtes à entrer par la porte du Paradis, dépouillées de leurs singularités pour revêtir un uniforme blanc, s’engagent dans le rayon de lumière.


L’innovation de Lochner

1435 ca Stefan_Lochner _Last_Judgement_-Wallraf-Richartz-Museum, CologneJugement Dernier
Stefan Lochner, vers 1435, Wallraf-Richartz-Museum, Cologne

Pour expliquer cette extraordinaire composition, il a été suggéré que Stephan Lochner, qui aurait pu voir en Italie de l’oeuvre de Fra Angelico, y aurait trouvé l’idée de sa porte du Paradis, au travers de laquelle se presse la foule des Elus. Les différences sont néanmoins flagrantes :

  • portail d’une cathédrale gothique au lieu de porte d’une ville ;
  • présence de Saint Pierre à l’accueil ;
  • pas d’auréoles, les Elus sont nus et gardent les insignes de leur charge (tiare, couronne), même une fois passées la porte ;
  • embrassades sensuelles avec les anges, au lieu d’une ronde sage.

1435 ca Stefan_Lochner _Last_Judgement_-Wallraf-Richartz-Museum, Cologne detail rex harris

A la lumière des exemples que nous avons suivis depuis l’époque romane, l’innovation du jeune Lochner, cette foule de nus de dos qui se presse par le portail, apparaît moins comme une création ex nihilo que comme le regroupement et la conséquence logique d’idées déjà apparues auparavant, servies par une technique graphique supérieure. La promiscuité de ces corps, mélangé dans une diversité capillaire qui va de la tonsure aux nattes blondes, n’a rien de sexuel, puisque les seuls enlacements sont entre un ange et une âme : la nudité exprime la restauration de la pureté originelle.


Maitre colonais (de la Glorification de Marie), vers 1460-80, Collection Rau ZurichMaitre de la Glorification de Marie (attr), vers 1460-80, Collection Rau, Zürich

Ce maître colonais, suiveur de Lochner, poussera un peu plus loin l’idée, en autorisant une timide interaction entre deux âmes féminines et une âme masculine.


Speculum humanae salvationis 1432 Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36vSpeculum humanae salvationis, réalisé à Innsbrück en 1432, Madrid, Biblioteca Nacional de Espana, Vit. 25-7 fol 36v

Cette image, tout à fait exceptionnelle, pour un Speculum, est sans doute le tout premier Jugement dernier panoramique, entre la porte du paradis et la gueule de l’enfer (figurée par un crâne monstrueux dressé à la verticale).

La composition de Lochner reste néanmoins proprement révolutionnaire.


1443-52 Van der Weyden BeauneJugement Dernier
Van der Weyden, 1443-52, Hôtel-Dieu de Beaune

Pour comparaison, une dizaine d’années plus tard , Van der Weyden utilise la même idée du portail gothique comme entrée du Paradis : mais les Elus s’y présentent de profil , et il n’y a aucun nu de dos dans tout son Jugement Dernier, Enfer compris.


Dirk-Bouts 1468-70 Jugement Dernier panneaux Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille schema

L’ascension des Elus La Chute des Damnés

Dirk Bouts, vers 1450 ou 1468-70, Palais des Beaux Arts de Lille

Ces deux panneaux en revanche exploitent pleinement le nu de dos.

A gauche, un groupe mélangé d’Elus, trois hommes et de trois femmes vêtus d’un linge, sont conduits par un ange vers la fontaine aux quatre fleuves, au centre du Paradis Terrestre : tous sont vu de dos (sauf une des femmes), selon la convention de la marche en avant. On distingue au fond d’autres colonnes guidées chacune par un ange : elles convergent vers une colline d’où leur ange décolle, transportant les Elus un à un vers le paradais céleste.

A l’opposé, à droite, les Damnés chutent vers l’Enfer, chacun tourmenté par un démon individuel. La seule femme, au premier plan, s’arrache les cheveux de désespoir et se cache un oeil pour ne pas voir. Le désordre des corps suit une certaine logique, si l’on lit deux par deux les figures recto verso :

  • en haut deux couples unis ;
  • en bas deux couples disjoints, comme séparés par l’impact.

Dirk-Bouts 1468-70 La Chute des Damnes Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille detail
Or dans chacun de ces couples disjoints, la figure vue de face est en cours d’aveuglement (la femme d’elle-même, l’homme par la griffe d’un démon) : comme si la Chute rompait le dernier lien des Damnés vers le spectateur.

Ainsi dans les deux panneaux la vue de dos prend-elle une forte valeur sémantique, soulignant :

  • côté Paradis, que les Elus ont le regard uniquement tourné vers l’Au-delà, au fond et en haut du panneau ;
  • côté Enfer, que les Damnés perdent la vue vers l’En-Deçà, le monde du spectateur, en avant et en bas du tableau.

D'apres Dirk-Bouts Jugement Dernier Alte Pinakothek MunichJugement Dernier
D’après Dirk Bouts, Alte Pinakothek, Münich

La datation du tableau a fait l’objet d’une querelle d’érudits :

  • pour la majorité, les deux panneaux sont les volets d’un Jugement Dernier commandé à Bouts en 1468 par la ville de Louvain, et dont la composition générale aurait été conservé par la copie de Münich ;
  • pour A.Châtelet [13], le tableau de Münich ne prouve rien (il serait non pas une copie, mais un assemblage de morceaux) et les panneaux de Lille remonteraient, pour des raisons stylistiques, aux années 1450 : ils seraient donc contemporains du polyptyque de Beaune.

Si Châtelet a raison, l’utilisation massive de la vue de dos fait de Bouts, en 1450, un innovateur très audacieux. Si les panneaux datent de 1468, les vues de dos s’inscrivent plus naturellement dans la mode de l’époque.


1470_Master Francois, Last Judgment_From Les Sept articles de la foi by Jean Chappuis_French, c. 1470_Chicago, Art InstituteJugement dernier, feuillet isolé illustrant « Les Sept articles de la foi » de Jean Chappuis
Maître François, vers 1470, Chicago Art Institute

Le mouvement inverse des Elus vers le fond, en vue de dos, et des Damnés vers l’avant, en vue de face, est orchestré par les deux phylactères qui sortent de la bouche du Christ :

Venez les bénis de mon père, et nous posséderez le royaume, Mathieu 25:34

Partez, maudits, dans le feu éternel, Mathieu 25:41

venite benedicti patris mei posside(n)te regnum

Ite, Maledicti, in Ignem aeternum

On remarquera que les fesses des élus sont savamment cachées.


Hans-Schuchlin-atelier-Jugement-dernier-1470-Cathedrale-dUlmFresque du Jugement dernier 
Hans Schüchlin (atelier), 1470, Cathédrale d’Ulm

Contraint par la topographie de l’arcade, Schüchlin se limite à des mouvements verticaux :

  • flux des Elus descendant puis montant vers le Paradis par un escalier à vis avec, à côté de Saint Pierre en bas à gauche, un spectaculaire nu de dos ;
  • dégringolade des Damnés dans la bouche de l’Enfer.

1466-1473 Memling Triptyque du Jugement Dernier Muzeum Pomorskie, GdanskTriptyque du Jugement Dernier (détail)
Memling, 1466-1473, Muzeum Pomorskie, Gdansk

C’est dans cette ambiance iconographique que, trente ans après Lochner, Memling aboutira à cette apothéose du nu de dos en rajoutant deux nouvelles idées qui améliorent encore le rendu d’un mouvement continu :

  • au fur et à mesure qu’ils montent au paradis, les Elus se retournent progressivement ;
  • ils retrouvent en haut de l’escalier leur singularité et leurs habits terrestres (l’inverse du dépouillement imaginé par Fra Angelico).

1466-1473 Memling Triptyque du Jugement Dernier Muzeum Pomorskie, Gdansk schema
L’uniformité du nu debout de dos est prise ici comme une qualité des Elus, tandis que les Damnés font le chemin inverse : de la vue de face à la multiplicité des contorsions et des chutes, par les trois chemins de l’Enfer.


Les Jugements derniers avec donateurs

A la fin du siècle, les nus de dos pourtant bien installés dans la scénographie des Jugements derniers disparaissant complètement. La présence de donateurs de haut rang fait soupçonner une raison de decorum.


The Van Schoten triptych (copie XIXe) RijksmuseumTriptyque Van Schoten (dessin du XIXeme siècle), Rijksmuseum

Ce triptyque disparu a lui aussi fait l’objet d’une querelle d’expert, entre Boots qui l’attribue à Mostaert vers 1507, et Snyder qui, sur la base d’une identification plus précise des membres de la famille Van Schoten, le fait remonter vers 1497 et l’attribue à Geertgen tot Sint Jans [13a].


The Van Schoten triptych (copie XIXe) Rijksmuseum gauche The Van Schoten triptych (copie XIXe) Rijksmuseum droit

Ce qui nous intéresse ici est que, malgré le décor habituel de la ville fortifiée et du gouffre, les nus de dos ont été éliminés du panneau central et ne figurent plus que comme des traces résiduelles, dans l’arrière-plan lointain des panneaux latéraux. La longue chevelure qui cache les reins d’une Elue suggère que la proximité de fessiers aurait blessé la dignité des donateurs et la solennité de la scène.


Maître de la Vie de Joseph 1506-07 Last_Judgement_(Zierikzee_triptych) Philippe le Beau Jeanne la Folle MR Beaux-Arts de BruxellesTriptyque Zierikzee avec Philippe le Beau et Jeanne la Folle
Maître de la Vie de Joseph, 1506-07, Musées Rouaux des Beaux-Arts, Bruxelles

Les royaux personnages étant protégés dans les panneaux latéraux, sans cohérence de taille ni continuité du paysage, l’artiste s’est risqué à représenter un Elu vu de dos, mais convenablement voilé.


Jugement dernier avec Christian II et Elisabeth d'Autriche Carmelite_Cloister_Church_Elsinore_altar_c_1514_CopenhagenJugement dernier avec Christian II et Elisabeth d’Autriche
1514, Monastère carmélite d’Elseneur, Copenhague

Lorsque les donateurs sont intégrés à la composition, les nus de dos sont évacués.


The Last Judgment, school of Hans Schäufelein, 1535, Musée des Beaux-Arts de Nancy.Le Jugement dernier, école de Hans Schäufelein, 1535, Musée des Beaux-Arts, Nancy

Cette composition largement postérieure prouve bien, a contrario, que cette édulcoration ne résulte pas d’une évolution du goût, mais bien de la présence des donateurs.


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Quelques Paradis isolés

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Les Visions du chevalier Tondal, vers 1475

Ecrit deux siècles avant la Divine Comédie, Les Visions du chevalier Tondal décrivent elles-aussi un voyage au travers de l’Enfer et du Paradis. Le seul manuscrit illustré qui subsiste, attribué à Simon Marmion [14], est très stéréotypé :

1475. Simon Marmion, The Torment Murderers Vision de l’Enfer From Les Visions du chevalier Tondal Getty Ms. 30 fol 13v.fol 13v : Le Châtiment des Meurtriers 1475.Simon Marmion, The Torment of Unbelievers and Heretics Vision de l’Enfer. From Les Visions du chevalier Tondal Getty Ms. 30 fol 14v.fol 14v : Le Châtiment des Incroyants et des Hérétiques

Simon Marmion, 1475, Les Visions du chevalier Tondal, Getty Ms. 30

Le chevalier se trouve nu à gauche de l’image, guidé par un Ange. Il est vu de face, sauf au folio 14 où la vue de dos s’explique par la présence du sentier, pour traduire la marche en avant.


La Cité de Dieu

Francois Maitre, 1475-1480, Souls ascending to the Trinity in heaven, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 452vAmes montant dans le Ciel vers la Trinité
François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11 fol 452v

Les Ames se disposent en courbe, entre celle de la rivière et celle du Ciel. Presque toutes sont vues de profil, et la vue de dos, trop inconvenante, est remplacée par le soleil.


Les Heures Hastings, vers 1480

London Hastings Hours Add MS 54782 c 1480 fol 230v ames arrivant au paradisLes Ames arrivant au Paradis
Master of the First Prayer Book of Maximilian, Bruges/Gand, vers 1480, Add MS 54782 fol 230v

On doit à l’extrême technicité de l’école brugo-gantoise cette vision extraordinaire d’anges aux robes dorées et blanches, qui décollent de la planète pour transporter les Ames au Paradis, dans toutes les poses possibles. L’aile ou le bras de l’ange viennent opportunément sauver la pudeur des deux âmes féminines vues de face.


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La Divine Comédie de Botticelli, 1480-95

Mis à part l’une des Trois Grâces du Sacre du Printemps, l’oeuvre de Botticelli ne comporte aucun nu de dos debout, sauf dans quelques dessins illustrant la Divine Comédie.

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L’édition imprimée de 1481

La toute première édition imprimée, édité en 1481 par Cristoforo Landino [15], comporte en tête de chaque chant une illustration gravée par Baccio Baldini, d’après des dessins qui, d’après Vasari, seraient de Botticelli. Ces gravures suivent la norme habituelle : Dante et Virgile habillés en présence de nombreux nus.


1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Enfer chant 20Enfer, Chant XX 1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Paradis chant 12Paradis, Chant XII

1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino

Or dans les trois livres les nus de dos sont pratiquement exclus, même lorsque la situation s’y prête, comme dans ces deux marches circulaires.


1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Purgatoire chant 61481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino, Purgatoire, chant VI Botticelli 1480-95 Souls of late penitents who met a violent end, meeting with Sordello Dante Divine comedie Purgatoire chant 6 Kupferstichkabinett Berlin1480-95, illustration pour Le Purgatoire, Chant VI, Kupferstichkabinett Berlin

Botticelli,  Les pénitents morts de mort violente et la rencontre avec Sordello  

L’unique nu de dos de l’édition Landino apparaît dans cette image en deux temps, où les deux voyageurs sont d’abord entourés par les pénitents, puis montent sur la colline où ils rencontrent Sordello : « tel étais-je au milieu de cette troupe épaisse ; ici et là tournant vers eux le visage, et en promettant je me dégageais d’eux » [16] . Le nu de dos est nécessaire pour traduire cette idée d’encerclement. Le nu féminin vu de face, à gauche, est celui de la Dame de Brabant, mentionnée dans le texte.

Il est intéressant de comparer cette illustration avec celle de la main de Botticelli, qui conserve la même structure en deux zones mais utilise intelligemment deux nus de dos :

  • le premier  complète l’encerclement,
  • le second, tourné vers Sordello, anticipe l’échappée des deux héros vers la colline.

La première édition imprimée de la Divine Comédie est donc extrêmement pauvre en nus de dos, aussi bien pour l’Enfer que pour le Paradis : comme si la formule, déjà courante en 1480, restait inconvenante pour le grand public.


Le manuscrit pour Lorenzo di Pierfrancesco de Médicis

Ce manuscrit luxueux commandé à Botticelli vers 1480 est resté inachevé : la plupart des illustrations sont à l’état d’esquisses à la pointe d’argent, conservées aujourd’hui dans deux bibliothèques [17].


Botticelli 1480-95 Violent against nature, sodomites Enfer chant 15 Kupferstichkabinett BerlinCe qui font violence à la nature, les sodomites (Enfer, Chant XV) Botticelli 1480-95 Le chatiment des devins Dante Divine comedie chant 20 Kupferstichkabinett BerlinLe châtiment des devins, (Enfer, chant XX)

Botticelli 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

Les nus vus de dos y sont extrêmement rares : on n’en compte que deux dans l’illustration pourtant la plus propice, celle du péché contre nature.

La plus grande concentration illustre, comme d’habitude, le châtiment des devins qui marchent la tête à l’envers.


Botticelli 1480-95 Les cercles de l'Enfer Bibliotheque apostolique vaticaneLes cercles de l’Enfer
Botticelli, 1480-95, Bibliothèque apostolique vaticane
Enfer de Dante Carte.Carte de l’Enfer de Dante

On sait que Botticelli a consacré beaucoup de temps à ce projet, et s’est documenté auprès des meilleurs commentateurs de l’oeuvre de Dante pour parvenir à une topographie très précise des Enfers [18].


Les géants (Enfer, chant XXXI)

La scène qui va nous intéresser maintenant se passe tout au fond du trou, entre le huitième cercle (Châtiment de la Ruse et de la tromperie) et le neuvième (Châtiment de la Trahison).


!

1481 Divine Comedie edition Cristoforo Landino Enfer chant 31Enfer, chant XXXI
1481, Divine Comédie, édition Cristoforo Landino
Botticelli 1480-95 Les cercles de l'Enfer detailLes cercles de l’Enfer (détail)

Dante et Virgile entendent tout d’abord, retentir le cor de Nemrod « dont le son aurait étouffé celui du tonnerre ». Ensuite, ils rencontrent Ephialte, « par cinq fois enchaîné ». Enfin ils demandent à Antée de les prendra dans sa main pour les faire descendre au fond du puits.

Tandis que l’illustration de 1481 montre les trois géants vus de face, le détail de la carte des Enfers en montre deux vus de dos.


Botticelli 1480-95 Les Geants enchaines a la margelle du puits Dante Divine comedie chant 31 Kupferstichkabinett Berlin schemaLes Géants enchaînés à la margelle du puits (Enfer, chant )
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

L’illustration détaillée en explique la raison : pour rester fidèle à la convention graphique de sa vue d’ensemble, Botticelli montre les voyageurs contournant le puits par l’arrière : les premier géants qu’ils rencontrent sont donc nécessairement vus de dos, puisqu’ils sont les gardiens du puits. Botticelli a rajouté sur l’avant trois autres géants mentionnés par le texte sans identité précise.


Botticelli 1480-95 Le chatiment des traitres Dante Divine comedie chant 32 Kupferstichkabinett Berlin
Le châtiment des traîtres (Enfer, chant XXXII)
Botticelli, 1480-95, illustrations pour la Divine comédie de Dante, Kupferstichkabinett Berlin

L’illustration suivante montre très logiquement les pieds des trois premiers géants , cette fois vus de dessous.


Une convention médiévale ?

Quinze ans après que Memling ait porte le nu de dos au pinacle dans son Jugement Dernier, sa quasi-absence chez Botticelli interroge. S’il en a peint, ils ont pu disparaître lors du Bûcher des vanités de 1497, où on sait qu’il a lui-même jeté au feu des nus d’inspiration mythologique. Mais pour la Divine Comédie, bien avant Savonarole et la réaction puritaine, rien de l’empêchait de profiter de la liberté que lui offrait le thème, comme l’avait fait dès 1450 l’illustrateur du Yates Thompson MS 36.

La seule explication est que pour illustrer la Divine comédie, à la fois texte fondateur de la littérature italienne, et topographie jugée par beaucoup véridique de l’Au-Delà, Botticelli s’est conformé vis à vis du nu de dos à la convention médiévale de bienséance : ne pas le censurer absolument, mais l’éviter sauf stricte nécessité.


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Des jalons dans le Jardin

Concluons par un autre artiste qui, en pleine Renaissance, pousse à l’extrême l’état d’esprit médiéval. Raison peut être pour laquelle il n’utilise que très rarement les nus de dos.

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Hieronymus Bosch 1490 Quadriptyque des Visions of the Hereafter , Palazzo Ducale, Venice ensembleQuadriptyque des Visions de l’Au-Delà
Bosch, 1490 , Palazzo Ducale, Venice

La disposition originale des quatre panneaux n’est pas connue, mais son iconographie, comme l’a montré A.Châtelet, est fortement liée à la légende du chevalier Owein parcourant l’Enfer et le Paradis (notamment la scène où les damnés tentent de sortir d’un lac glacé et y sont repoussés par des démons).


Hieronymus Bosch 1490 Quadriptyque des Visions of the Hereafter , Palazzo Ducale, Venice Dirk-Bouts 1468-70 De-weg-naar-het-paradijs-Palais-des-Beaux-Arts-de-Lille

Bosch développe verticalement et scinde en deux ce que Bouts avait regroupé dans un seul panneau : la Marche dans la Paradis terrestre, et l’Ascension vers le Paradis céleste. Il ne conserve à côté de l’ange qu’un seul nu de dos, dont le rôle est clairement compositionnel : amorcer le mouvement du regard vers le haut .


Bosch 1501-16. La tentation de saint Antoine. panneau droit Museu Nacional de Arte Antiga Lisbonne schemaLa tentation de saint Antoine. panneau droit
Bosch, 1501-16, Museu Nacional de Arte Antiga, Lisbonne

Le nu de dos qui lève sa sacqueboute dans le coin inférieur droit de ce panneau, joue le même rôle d’amorce, pour un parcours maintenant en zig-zag.

Mis à part ces cas isolés, tous les nus de dos de Bosch se concentrent dans une seule oeuvre : le triptyque du Jardin des Délices.


1494-1505 Bosch_The_Garden_of_Earthly_Delights_Prado Enfer schemaLe Jardin des Délices (panneau droit)
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid

Dans le panneau droit, les trois nus de dos servent d’introduction à la figure principale : le monstre mi-poulet mi-oeuf dans lequel on pénètre par l’arrière.


1494-1505 Bosch_The_Garden_of_Earthly_Delights_Prado schemaLe Jardin des Délices (panneau central)
Bosch, 1494-1505, Prado, Madrid

Dans le panneau central, plusieurs nus vus de dos jalonnent le parcours du regard : ils facilitent la perception du grand mouvement d’ensemble des habitants du Jardin : aller depuis la tour de gauche (en jaune) et retour vers la tour de droite (en bleu).

Si Bosch avait conçu les vues de dos comme démoniaques et sulfureuses, il n’aurait pas manqué d’en truffer ses Enfers : preuve a contrario qu’elles ne l’étaient plus depuis longtemps. Bien au contraire, c’est c’est dans son Paradis qu’il les dispose parcimonieusement, pour leur intérêt graphique : attirer et guider le regard.



Le nu de dos : autres cas

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Un nu de dos apocalyptique (SCOOP !)

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Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147v detailPsaume 110, Ormesby master, vers 1320, Ormesby Psalter, MS. Douce 366 fol 147v

Ce nu de dos est si exceptionnel, qu’il est considéré comme le témoignage majeur de l’influence italienne dans les manuscrits gothiques anglais. Otto Pächt ( [19], p 54) le compare aux satyres dansants vus de dos des sarcophages antiques, et y voit un tubicinus, le héraut sonnant de la trompette en tête des processions triomphales. D’autres commentateurs ont noté l’exagération de la torsion, mais deux points essentiels ont été omis :

  • les jambes, le bras gauche et le visage correspondent à une vue de dos, mais le torse et le visage sont vus de face ;
  • le vent souffle de la gauche, comme le soulignent fortement le drapeau et le ruban des cheveux.

Nous sommes donc en présence d’une figure paradoxale : un être qu’on peut voir à la fois de face et de dos, et une trompette qui souffle contre le vent.

Cette anatomie monstrueuse, exceptionnelle par le réalisme son modelé, n’apparaît pas ex abrupto dans le manuscrit : elle est annoncée par d’autres drôleries.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 109rfol 109r Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 131rfol 131r

Des jambes vues de dos avec une tête aux oreilles d’âne, des jambes vues de face avec une tête d’ours.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 71vfol 71v Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 128rfol 128r

Un homme qui embouche un oiseau tandis qu’un chien armé d’un glaive lui renifle les fesses, un centaure vomissant une tige : les deux vus de dos et ayant pour seul vêtement une capuche autour du cou.

Ce mélange du goût médiéval avec un style antiquisant apparaît moins isolé depuis la découverte en 2004 d’un autre psautier anglais de la même époque :

Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 28v AthlèteAthlète, vers 1330, Macclesfield psalter, Fitzwilliam Museum fol 28v

Selon Stella Panayotova ( [20], p 74) cet athlète illustrerait le mot lutum qui termine la page précédente, et serait à double lecture :

  • le lecteur courant comprendrait le mot « lutum » dans son acception courante, « ordure », et l’associerait au geste scatologique de la main droite ;
  • le lecteur lettré se souviendrait qu’il désigne aussi le sable ou la poussière dont s’enduisaient les lutteurs antiques.


Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 17v TrompetteFol 17v Macclesfield psalter Fitzwilliam Museum 1330 ca fol 39r TrompettesFol 39r

On trouve dans le même psautier deux exemples de sonneurs de trompe en vue de dos :

  • l’un ingère une fioriture par derrière et pète dans son engin, inversant ainsi le cours naturel des choses ;
  • le second, à droite, présente un contrapposto entre les jambes et le torse (moins exagéré toutefois que dans le psautier Ormesby).

Pour Stella Panayotova ([20], p 18), ces vues de dos sont un trait de virtuosité italianisant, qu’on trouve dans les polyptiques siennois de la même époque. Ils s’associent ici à la nudité autorisée par les drôleries, dans une sorte de maniérisme spécifique à l’école d’Angleterre de l’Est, au début du 14ème siècle.


Ormesby Psalter MS. Douce 366 13th century fol 147v ensemblePsaume 110, Ormesby master, vers 1320, Ormesby Psalter, MS. Douce 366 fol 147v

Dans ces psautiers, l’illustration quasi exclusive de l’initiale D du Dixit dominus est celle dite de la « Trinité du psautier », où la colombe figure entre le Père et le Fils, représentés de manière symétrique. Ici, le maître d’Ormesby semble être revenu à la forme archaïque de la Binité : en fait, il a exporté la Troisième personne au dessus de l’initiale, sous la forme d’une Sainte Face [19a].

Une autre particularité est le tabouret empli de guerriers, placé uniquement sous les pieds du Fils (alors qu’il est habituellement symétrique). L’illustrateur a voulu rendre scrupuleusement le texte du psaume 110 :

Yahweh a dit à mon Seigneur: « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis l’escabeau de tes pieds. »

Autre particularité : on voit autour de cette Binité les éléments spécifiques d’une Vision divine :

  • les deux séraphins à six ailes de la Vision d’Isaïe (dont les mains jointes imitent celles du Père et du Fils),
  • les roues de feu de la vision d’Ezéchiel ;
  • les passereaux aux quatre angles, à l’emplacement habituel des quatre Vivants ;
  • une porte ouverte dans ce temple cosmique.

On ne peut ici que rappeler le tout début de la Vision de Saint Jean :

« Après cela, je vis, et voici qu’une porte était ouverte dans le ciel, et la première voix que j’avais entendue, comme le son d’une trompette qui me parlait, dit « Monte ici, et je te montrerai ce qui doit arriver dans la suite ». Apocalypse 4,1

Notre héraut vu de dos est donc, comme souvent, à la fois une drôlerie et un commentaire de l’image principale : il ajoute un élément apocalyptique à une Binité du psautier, conçue comme une Vision divine.

Sur la disposition inhabituelle d’un autre élément apocalyptique, le couple Lune / Soleil, voir Les inversions topographiques (SCOOP).


 

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Un nu de dos astrologique

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1240 ca liber astrologiae de Fendulus Latin 7330 fol 22v Balance, 3eme décanVers 1240, Liber astrologiae de Fendulus (Traité d’Albumasar), Latin 7330 fol 22v Balance, 3éme décan

Ce manuscrit de style roman, le plus ancien connu de ce traité astrologique, illustre la notion de décans : à savoir un repérage des constellations de la sphère céleste selon trente sections (trois sections de dix degrés pour chaque signe du zodiaque) : ainsi cette page  montre les constellations intersectées par le troisième décan du signe de la Balance (ce pourquoi certaines figures sont scindées). Les trois registres correspondent à trois traditions de nommage des constellations : en haut perse, au centre indienne et en bas grecque.

Le registre supérieur montre à gauche quatre demi-constellations (la queue du Dragon, la poupe d’Argo, la queue de la Grand Ourse et la queue du Centaure. La constellation suivante « Arbedius nomine » (Arbedius par le nom) » n’apparaît dans aucun texte. Par son association avec la couronne (la couronne d’Arbedius, arbedii corona), qui ne peut être que la couronne boréale, on ne déduit qu’il s’agit du Bouvier. Les deux constellations de droite (Estuarius, Celum) n’ont pas été identifiées.


arbedius nomine 1350 ca Liber astrologiae (Traité d’Albumasar) Pays-Bas du Sud BL Sloane MS 3983 fol 22rVers 1350, Pays-Bas du Sud, BL Sloane MS 3983 fol 22r AbuØ Mashar, -886. Astrological treatises (MS M.785). fol. 19v. MS M.785.avant 1403 Liber astrologiae (Traité d’Albumasar) Bruges Morgan MS M.785 fol 20r

Troisième décan de la Balance, Liber astrologiae

Un siècle plus tard, la copie suivante, de style gothique, représente Arbedius nu et vu de dos : l’important est visiblement de conserver le bras replié sur la droite, qui exprime qu’Arbedius a perdu sa couronne (c’est en tout cas ce qu’a compris le dessinateur en dramatisant la posture, sans doute dans un souci mnémotechnique). La raison de la nudité est probablement la capacité graphique supérieure du dessinateur, qui se flatte de sa connaissance du corps humain. La raison de la vue de dos est plus obscure : sans doute pour montrer l’épée qui perce le flanc et ressort entre les jambes.).

Toujours est-il que, dans les copies suivantes, l’épée disparaît mais la vue de dos subsiste : ainsi naît une tradition graphique, par une combinaison de fantaisie et de conformisme.

 

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Le nu de dos didactique

En dehors des Jugements derniers terrifiants et des Paradis édifiants, l’élite culturelle commence, au XVème siècle, à porter sur la nudité un regard qui n’est plus uniquement celui de la Honte, de la Chute et de la Souffrance : créé à l’image de Dieu et en lien avec le Cosmos, le corps humain devient un objet d’admiration.

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1411-16 Freres de Limbourg Tres Riches Heures du duc de Berry Musee Conde Chantilly Ms.65, f.14v Anatomical_ManL’Homme anatomique
Freres de Limbourg, 1411-16, Très Riches Heures du duc de Berry, Musée Condé, Chantilly Ms.65, f.14v

Ce diagramme unique met en relation les Quatre Humeurs (dans les angles) et les douze Signes du zodiaque qui agissent sur le corps humain. La figure recto-verso, quasiment unique dans l’iconographie, appelle des interprétations dichotomiques : Soleil / Lune, Occident / Orient, Jour / Nuit, Bien / Mal, qui ont été critiqués par Harry Bober ( [21] , p 19). Pour ce spécialiste, la miniature serait plutôt le résultat de la fusion de deux images habituellement séparées : l’homme zodiacal et l’homme veineux (souvent vu de dos), en relation avec la pratique de la saignée selon les influences astrales. L’absence de toute indication sur le corps vu de dos résulterait de l’inachèvement du manuscrit (les pages vierges adjacentes auraient pu être destinées à des textes explicatifs).

Quoi qu’il en soit, l’homme blond vu de face, qui regarde le lecteur et porte toute les indications astrologiques, est l’image du corps dévoilé, déchiffré, expliqué : une sorte d’écorché avant la lettre.

En contraste l’homme brun qui tourne le dos au lecteur ne regarde que le firmament peuplé de mille nuages : son coude replié suggère qu’il est en train de prier devant les mystères de l’Univers.

Cet homme Janus, une face vers l’ici-bas, une autre vers l’au-delà, illustre bien l’équilibre que le Moyen-Age finissant essaie encore de tenir, entre science et mystique, entre l’explication qui peut guérir, et la foi aveugle qui sauve.


1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 35rHomme zodical, fol 35r 1450 ca Traite astrologie et medecine UB Tubingen MD 2 fol 42vFemme zodiacale, fol 42v

Traité d’astrologie et de médecine, vers 1450, UB Tübingen MD 2

Séparées de quelques pages, ces deux images illustrent une section consacrée à l’influence des astres sur le corps humain [22]. Dans les deux schémas, les signes s’étagent de bas en haut dans le même ordre zodiacal.

Le schéma masculin comporte en plus seize signes géomantiques formés de points, tracés une première fois sur les deux moitiés du corps, et une deuxième fois sur les écus, accompagnés de leur nom latin.

Le schéma féminin porte une légende en rouge, bourrée de fautes, et d‘une autre main que le corps du manuscrit :

La Lune se dissout douze fois dans le soleil

Le soleil est visible dans les douze signes toute l’année

Dye můn lofet XII mal um dy sunne

Der suen schin ist in allen ceichen ein jar lang

Implicitement, l’artiste place la Femme dans le camp de la Lune et de ses phases, avec cette serviette qui la masque partiellement .

Autant l’homme vu de face pouvait être représenté en sous-vêtement, autant la femme, n’en portant pas, obligeait à la vue de dos : en 1450, les fesses et les seins ne sont plus des parties honteuses, seul importe de cacher le sexe, même au regard des astres.

Logiquement, ceux-ci ont été inversés, de manière à ce que le Soleil influence le côté droit des organes, tout comme pour l’homme. Sur ce point voir lune/soleil : autres thèmes.


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Le nu de dos érotique

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Le Dieu de l'Amour tirant sa fleche sur Lancelot La Tavola ritonda 1446 dessin de Bonifacio Bembo Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 fol 58vLe Dieu de l’Amour tirant sa flèche sur Lancelot, La Tavola ritonda, dessin de Bonifacio Bembo, 1446, Florence, Biblioteca Nazionale Centrale, Pal. 556 fol 58v

« L’illustrateur plein d’esprit d’une version italienne du roman de Lancelot voit son jeune héros frappé par la flèche de l’Amour non pas à l’œil, mais à l’entrejambe. La silhouette inhabituellement vue de dos fait de lui, comme nous, un spectateur extérieur de Guenièvre qui passe. Il révèle également sa croupe toute en courbes et ses jambes élégantes, typiques des modes de la fin du XIVe siècle qui ont commencé à érotiser le corps masculin pour la première fois. Le corps masculin était tout aussi strictement contrôlé dans la culture médiévale que celui de la femme. À mesure que les vêtements masculins devenaient plus serrés, le pourpoint mettait en valeur les larges épaules et la taille fine, tout en rendant plus visibles les fesses et les jambes, auparavant recouvertes de longues robes. » Michael Camille, The medieval art of Love, p 40


The_Master_of_the_Judgement_of_Paris_Burrell_Collection-GlasgowLe Jugement de Pâris
Master of the Judgment of Paris, 1450–1455, Burrell Collection, Glasgow

Il y avait déjà eu auparavant des représentations de la scène avec des déesses demi-nues (dans les manuscrits de l’Epitre Othea notamment), mais ce panneau florentin se risque à montrer les trois déesses entièrement nues et parfaitement identiques, comme pour compliquer la tâche de Pâris.


Cassone de Verone, vers 1450, Collection privéeCassone , Vérone, vers 1450, Collection privée

Comme l’a noté Jerzy Miziolek [23], un autre cassone de Vérone suit la même composition avec les trois déesses entièrement nues, celle vue de dos fermant la marche : c’est donc la circonstance, nuptiale et privée, qui autorise ces audaces.


The Judgment of Paris, terracotta,1450-75 Schweizerisches LandesMuseum ZurichMoule en terre cuite , 1450-75, Schweizerisches LandesMuseum, Zürich Maitre aux banderoles 1450-75 Albertina VienneMaître aux banderoles, 1450-75, Albertina Vienne

Le Rêve de Pâris

A la même époque, au Nord des Alpes, la femme nue vue de dos apparaît dans l’iconographie plus riche du rêve de Pâris : endormi près d’une fontaine, il voit apparaître Mercure tenant la pomme, qui le touche de son bâton, suivi des trois déesses tenant un anneau au bout des doigts.

Dans la gravure [24], les banderoles précisent que Pallas offre « la victoire et le pouvoir (plus que Samson) », Junon les « richesses du Monde« , et Vénus les « chaînes de l’Amour ». Au bout de chaque banderole se trouve un élément qui la commente par antithèse : une potence pour le Pouvoir, un ermite pour la Richesse, et la Ville de Troie, bientôt détruite, pour l’Amour.

J’ai tendance à penser que la gravure a été élaborée à partir du moule, puisqu’elle comporte des éléments complémentaires : notamment l’inversion des mains de Pallas qui, pour attirer l’attention, tient une rose devant son sexe. La vue de dos de Junon ne serait donc lié ni à ses qualités propres, ni au texte de sa banderole : simplement à la nécessité de varier la succession mécanique des trois femmes.


Francois Maitre, 1475-1480, La folie des Romains La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 35vLa folie des Romains, fol 35v Francois Maitre, 1475-1480, La folie des Romains La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 36vLa folie des Romains, fol 36v
Francois Maitre, 1475-1480, Naked men and women dance before an idol, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 45rDanse devant des idoles, fol 45r Francois Maitre, 1475-1480, Actors who perform in sacred plays La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 52vActeurs dans des rites païens, fol 52v
Francois Maitre, 1475-1480, Dance devant des idoles, La Cite de Dieu, Saint Augustin, The Hague, MMW, 10 A 11 fol 54vDanse devant des idoles, fol 54v

François Maitre, 1475-1480, La Cite de Dieu, Saint Augustin, La Haye, MMW, 10 A 11

En extérieur comme en intérieur, les danses païennes sont dénoncées avec une insistance complaisante.


Venus Livre des echecs amoureux 1490-95 BnF, Francais 9197 f 127Vénus, Le Livre des échecs amoureux, Evrart de Conty.
Maître d’Antoine Rolin, Flandre, 1490-95, BNF, Fr. 9197 fol. 127

Concernant Vénus, l’image suit fidèlement tous les détails du texte :

« une jeune damoiselle qui estoit toute nue et nageant en la mer. Et si tenoit en l’une de ses mains une coquille de mer de quoy on corne et chante aucunesfoiz. Elle estoit oultre aussi conronnee de roses, et de pluseurs conlombiaux gracieux acompaignée, qui entour elle volevent continuellement ».

L’illustrateur imagine que son mari Vulcain, juste cité comme « Dieu du feu », en prépare un pour la réchauffer.
Puis le texte décrit ainsi les accompagnatrices :

« et avoit devant elle aussi trois jouvenchelles nues dont les deux regardoient la tierce et la déesse au contraire ne les regardait pas mais leur tournoit le dos« .

Evrart de Conty avait probablement en tête l’image classique des Trois Grâces, dont l’une au centre est vue de dos (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais le texte est si embrouillé que l’illustrateur a renoncé à la suivre, préférant inventer une histoire (probablement inspirée de celle du Bain de Diane épié par Actéon) : une des Grâces repère Apollon qui baisse le regard, les deux autres incitent Cupidon à le viser de son arc. Celle qui est vue de dos est probablement une tentative d’illustrer « mais leur tournoit le dos ».


Venus Livre des echecs amoureux 1496-98 Robinet Testard BnF, Francais 143 fol 104vVenus, Livre des échecs amoureux, Evrart de Conty
Robinet Testard 1496-98, BNF Fr. 143 fol. 104v

Dans cette autre version, l’image suit plus fidèlement le texte, qui a été quelque peu clarifié :

« Vulcanus… avoit devant luy aussi trois jouvencelles nues dont les deux regardoient la tierce et aussi la déesse et la tierce au contraire ne les regardoit pas [Vulcain et Vénus] ams leur tournoit le dos ».

La vue de dos n’est plus nécessaire pour traduire cette situation.


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Le nu de dos paragonien

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Femme a sa toilette, Copie d’un original perdu de Van Eyck, Fogg Art Museum

On sait que Van Eyck a peint plusieurs tableaux de femmes au bain, aujourd’hui perdus. De l’un il nous reste au moins cette copie tardive. Un autre nous est connu seulement par une description de 1456, par Bartholomaeus Facius :

« Il y a aussi de nobles peintures de lui en la possession de cet homme distingué, Ottaviano della Carda: Des femmes d’une beauté rare émergeant du bain, les parties les plus intimes du corps étant, avec une remarquable modestie, voilées de lin fin ; et de l’une d’elles il n’a montré que le visage et la poitrine, mais a ensuite représenté les parties postérieures de son corps dans un miroir peint du côté opposé, afin que vous puissiez voir sa face postérieure tout autant que sa poitrine. Sur la même image, il y a dans les bains une lanterne qui est comme allumée, une vieille femme qui paraît transpirer, un chiot léchant de l’eau, ainsi que des chevaux, des minuscules figures d’hommes, des montagnes, des bosquets, des hameaux et des châteaux réalisés avec une telle habileté que l’on croirait qu’ils étaient espacés de cinquante milles les uns des autres. Mais presque rien n’est plus merveilleux dans cette œuvre que le miroir peint dans le tableau, dans lequel vous voyez, comme dans un vrai miroir, tout ce que je viens de décrire. » [25]

Ce texte suggère une composition similaire à « Femme à sa toilette » : le miroir placé latéralement côté gauche, et la femme dénudée vue de trois quarts, de manière à ce que le reflet la montre de dos (le mot « terga » et non ‘dorsum » suggère qu’on la voyait intégralement). On peut imaginer que les « bains », avec la vieille femme, se trouvaient côté droit, et que le paysage était vu au travers d’une fenêtre au fond.

Ce procédé est une des tous premières manifestations de la capacité du peintre à montrer simultanément plusieurs vues d’un même objet, ce qui est impossible en sculpture. Sur cette concurrence et sa théorisation, voir Comme une sculpture (le paragone).



Article suivant : 5 Le nu de dos en Italie (1/2)

Références :
[13] A. CHATELET « SUR UN JUGEMENT DERNIER DE DIERIC BOUTS » Nederlands Kunsthistorisch Jaarboek (NKJ) / Netherlands Yearbook for History of Art Vol. 16 (1965), pp. 17-42 https://www.jstor.org/stable/24705287
[13a] James Snyder « The Early Haarlem School of Painting, Part III: The Problem of Geertgen tot Sint Jans and Jan Mostaert » The Art Bulletin, Vol. 53, No. 4 (Dec., 1971), https://www.jstor.org/stable/3048900
[15] Dante Alighieri fiorentino : comento di Christoforo Landino fiorentino sopra la commedia di Dante Alighieri poeta fiorentino 1481, https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k59058g#
[17] Pour la vue complète des feuilles conservées, voir http://www.worldofdante.org/gallery_botticelli.html
[18] Deborah Parker « Illuminating Botticelli’s Chart of Hell » MLN, Volume 128, Number 1, January 2013 (Italian Issue), pp. 84-102 https://infernodotblog.files.wordpress.com/2017/09/botticellichart.pdf
[19] Otto Pächt « A Giottesque Episode in English Mediaeval Art » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 6 (1943) https://www.jstor.org/stable/750422

[19a]Douai, BM, 0171 fol 145 IRHT

Douai, BM, 0171 fol 145, IRHT

La seule autre Binité comparable, celle du Psautier de Douai (presque détruit durant la Première guerre mondiale) montre le même artifice : le Saint Esprit est cette fois déporté au centre de la bordure supérieure, sous la forme de Dieu tenant un livre ouvert (bien identifié par son nimbe crucifère). Les onze autres médaillons de la bordure, des figures tenant un livre, sont probablement les Apôtres.

[20] Stella Panayotova, « The Macclesfield psalter »
[21] Harry Bober, « The Zodiacal Miniature of the Très Riches Heures of the Duke of Berry: Its Sources and Meaning », Journal of the Warburg and Courtauld Institutes , 1948, Vol. 11 (1948), pp. 1-34 https://www.jstor.org/stable/750460
[22] Fac-similés d’Helga Lengenfelder, description du manuscrit https://www.omifacsimiles.com/brochures/cima63.pdf
[23] JERZY MIZIOLEK, « THE STORY OF PARIS AND HELEN IN ITALIAN RENAISSANCE DOMESTIC PAINTINGS FROM THE LANCKORONSKI COLLECTION », Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 51 (2007), Nr. 3/4, S. 299-336
https://archiv.ub.uni-heidelberg.de/artdok/2803/1/Miziolek_The_awakening_of_Paris_and_the_beauty_of_the_Goddesses_2007.pdf
[24] Max Lehrs, « Geschichte und kritischer Katalog des deutschen, niederländischen und französischen Kupferstichs im XV. Jahrhundert » (Band 4, Textbd.), p 136 https://digi.ub.uni-heidelberg.de/diglit/lehrs1921bd4text/0150/image,info#col_thumbs
[25] Michael Baxandall « Bartholomaeus Facius on Painting: A Fifteenth-Century Manuscript of the De Viris Illustribus » Journal of the Warburg and Courtauld Institutes Vol. 27 (1964), pp. 90-107 https://www.jstor.org/stable/750513?seq=15#metadata_info_tab_contents

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5 Le nu de dos en Italie (1/2)

29 janvier 2024

A partir de la Renaissance italienne, le nu de dos perd le caractère marginal qu’il avait eu jusque là, et ses évolutions se se confondent avec celles du nu en général. La figure reste néanmoins assez rare. Cet article en propose un panorama, de la première à la haute Renaissance (1450-1530).

Article précédent : 4 Le nu de dos au Moyen-Age (2/2)

La copie de la nature : Pisanello

1425 ca Pisanello,_disegni,_museum_boymans_van_beuningen RotterdamEtudes avec six nus féminins et l’Annonciation, 1425, Museum Boymans van Beuningen, Rotterdam 1430 ca Pisanello_-_Nude_Men_and_St_Peter Gemaldegalerie BerlinEtude avec deux nus masculin et Saint Pierre, vers 1430, Gemäldegalerie Berlin

Pisanello

Ces études, les premiers nus de dos de la peinture occidentale, frappent par leur naturel, voisinant sans complexe avec des sujets religieux. On voit bien que le préoccupation du dessinateur est de rendre avec réalisme les attitudes d’une femme et d’un homme qui se trouvent sous ses yeux (le bâton tenu par l’homme est une commodité pour tenir la pose).


1482 Filippino Lippi Etudes Paul Getty MuseumDeux études de nus
Filippino Lippi, Vers 1482, Paul Getty Museum.

Les études de nus atteignent rapidement un haut niveau de réalisme : le même modèle a été dessiné deux fois, une en vue de dos et l’autre en Saint Sébastien. On ne sait pas si ces croquis ont servi pour des tableaux.



Le nu synthétique : Pollaiuolo


1448-1498 Pollaiuolo prisonnier amene devant un juge tronant British MuseumUn prisonnier amené devant un juge trônant
Antonio Pollaiuolo, 1448-1498, dessin à la plume et à la sépia, British Museum

Dans cette frise très décorative, composée de huit nus, on distingue à gauche deux officiers avec leur bâton de commandement, le juge sur son trône, un prisonnier ligoté et poussé par un garde : celui-ci se retourne vers un soldat qui veut se faire justice avec son sabre, retenu par deux autres hommes sans armes.

Pour Panofsky, il s’agirait d’un épisode de la vie de Titus Manlius Torquatus, tout comme les deux autres oeuvres de Pollaiuolo que nous allons voir (cette théorie englobante n’a pas été publiée [1] ).

La composition semble surtout l’occasion d’une étude de cinq nus vus de dos.


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Combats de nus

1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 0Combat de dix guerriers nus
Antonio Pollaiuolo, 1470-95, Albertina, Vienne

Ce combat à l’antique a fait l’objet d’interprétations innombrables, dont aucune ne se dégage vraiment. La variété des postures a fait penser que la gravure a pu être conçue comme un recueil d’anatomies pour les artistes [2]. D’autant que la chaîne fermée, au centre,  ne fait référence à aucun épisode connu : certains y voient une chaîne de combat, arme rarissime, ou bien un collier qui serait l’enjeu de la lutte, ou la règle à observer par les deux chefs : combattre sans le lâcher des mains. ou bien la métaphore classique du corps comme chaîne de l’âme [2a].

Sur la symétrie entre les deux guerriers centraux, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas


L’issue d’un combat (SCOOP !)

1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina schema 2
Cinq guerriers portant un bandeau (en rouge) s’affrontent à cinq autres sans bandeau. Malgré la symétrie apparente de l’ensemble, il faut distinguer deux duels (A et B) et deux combats à trois (C et D), dans lequel l’archer ou l’homme à la hache viennent prêter main forte à un compagnon [3].

La situation semble en train de basculer en faveur du camp des guerriers au bandeau : l’un des adversaires a lâché son arc pour se défendre en combat rapproché, à la hache ; et deux autres sont à terre : celui de gauche a encore une chance, bloquant la dague de sa main gauche et repoussant l’assaillant avec son pied ; mais celui de droite est déjà transpercé.


1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina detail boucliers

Cette victoire des hommes au bandeau est soulignée par le bouclier posé à l’endroit.



combat 1465-75 antonio_pollaiuolo_battle_of_the_nudes Albertina inverseeImage inversée

En inversant l’image, on se rend mieux compte de la dynamique d’ensemble : les guerriers au bandeau sont les attaquants qui montent sur un terrain légèrement en pente, en direction de l’écriteau : la vue de dos est ainsi une manière graphique de traduire leur avancée.


L’énigme des épis

Le champ de bataille se développe entre deux oliviers, chacun portant une vigne grimpante. Mais la haie de céréales géantes qui ferme l’horizon est généralement passée sous silence par les commentateurs.


panicule de sorghoPanicule de sorgho maisPlant de maïs

Il s’agit probablement de sorgho, comme le propose Joseph Manca dans un article très documenté [1] , qui souligne avec pertinence tous les détails de la gravure tirant vers le primitivisme : insistance sur cette céréale connue mais méprisée par les Italiens, mélange anarchique de l’olivier et de la vigne, armes barbares, chaîne grossière comme enjeu du combat. Ainsi, la gravure illustrerait un stade primitif de l’humanité, dans le même esprit que les grandes compositions de Piero di Cosimo quelques années plus tard (voir Les pendants de Piero di Cosimo).

Jill Burke fait quant à elle l’hypothèse, sur la base d’un récit de Cadamosto, que l’image pourrait illustrer les batailles entre tribus africaines au Sénégal [4].


Le maïs et le Nouveau Monde ?

Certains auteurs reconnaissent dans ces compositions de Piero della Francesca, vers 1505, l’ influence de la découverte du Nouveau Monde et de ses peuplades sauvages. Or une des merveilles ramenée d’Hispaniola par Christophe Colomb dès 1493 est le maïs, dont le gigantisme frappait l’imagination. Des épis sont envoyés au pape Alexandre Borgia, à l’époque justement où Pollaiuolo réside à Rome et termine la tombe de Sixte IV. Sur le papier; il serait possible que l’artiste ait entendu parler de cette plante remarquable et ait voulu la représenter dans la gravure, pourvu qu’on la retarde après 1493.

Cependant, la lettre de Christophe Colomb qui circulait en Italie dès cette époque insiste bien sur le caractère timoré des peuples primitifs du Nouveau Monde, et sur le fait qu’ils n’ont pas d’armes en métal [5]. Il est donc impossible d’imaginer que Pollaiuolo ait voulu les représenter.


L’autre gravure de combattants

Pollaiuolo (ecole) 1470-80 Le combat d'Hercule et des douze geants Harvard Art Museums detailLe combat d’Hercule et des douze géants
Ecole d’Antonio Pollaiuolo, 1470-80, Harvard Art Museums

Cette gravure pose d’inextricables problèmes. Dans son second état, le mot HERCULES a été rajouté sur le glaive du guerrier à la hache, ainsi que le texte :

Comment Hercule a frappé et vaincu douze géants.

quomodo hercules percussit et vicit duodecim gigantes

Outre que cet épisode n’a aucune source textuelle, la gravure ne montre manifestement ni des géants, ni douze combattants contre un. On a donc supposé qu’elle ne constitue qu’une partie d’une scène plus complète (noter en haut à droite la main isolée tenant un poignard). Voici un schéma synthétique de ce que l’on sait aujourd’hui [6] .



pollaiuolo Hercule et les douze geants schema

La gravure d’Allaert Claesz, en bas, est ce qui se rapproche le plus de la composition complète, mais les personnages sont loin de se correspondre deux à deux. Le fragment de dessin du Fogg Art Museum, à droite, confirme que le dessin initial, très proche du Jugement du prisonnier du British Museum, était bien de la main de Pollaiuolo. De plus, deux guerriers (l’archer et Hercule) sont identiques à deux personnages du Combat des dix guerriers nus.


Pollaiuolo (ecole) 1470-80 Le combat d'Hercule et des douze geants Harvard Art Museums detailLe combat d’Hercule et des douze géants (détail)

Enfin, l’idée du fond végétal est la même : on y distingue de la vigne, des roseaux, des tiges portant une efflorescence terminale, mais rien qui ressemble au sorgho.

L’impression générale est que « Le combat d’Hercule et des douze géants » est un sujet-prétexte pour une sorte de catalogue de schémas musculaires, gravés par l’atelier de Pollaiuolo pour une plus large diffusion. L’absence de nus de dos milite en faveur d’une date précoce, durant la période florentine.


jacopo da barbari Battle between men and satyrs 1490s british museumBataille entre humains et satyres
Jacopo da Barbari, vers 1490, British Museum

Quelques années plus tard, les nus de dos abondent dans cette grande gravure de bataille, pour distinguer les humains, qui montent à l’assaut, des satyres qui se défendent.



Le prestige de l’Antique

1452 Piero della Francesca Fresque de la mort d'Adam (detail) Basilique San Francesco ArezzoFresque de la mort d’Adam (détail)
Piero della Francesca, 1452, Basilique San Francesco, Arezzo
1459 ca Benozzo Gozzoli, Due nudi maschili e due cani che dormono, Firenze, Gabinetto Disegni e Stampe degli UffiziDeux nus masculins et deux chiens endormis
Benozzo Gozzoli, vers 1459, Gabinetto Disegni e Stampe degli Uffizi, Florence

Cette pose en déséquilibre s’explique par un modèle antique :

Pothos (le desir amoureux). Rome, Capitoline Museums (inversee)Pothos (le désir amoureux), d’après Scopas (inversé) Musées capitolins, Rome

La récurrence de cette pose (de dos comme de face) laisse penser que des modèles de cette statue circulaient dans les ateliers [7].


Des couples antiques réinventés

1475 ca Zoan Andrea Hercule et DejanireDéjanire et Hercule, Andrea Zoan, vers 1475 Mars Venus 1482-1516 Giulio Campagnola (attr) Brooklin MuseumVénus et Mars, Giulio Campagnola (attr), 1500-16, Brooklyn Museum

Ces deux artistes utilisent la vue de dos pour deux raisons opposées :

  • pour Déjanire, qui s’en va en tournant le dos à son époux, il s’agit d’exprimer sa jalousie (qui coûtera la vie à Hercule) ;
  • pour Vénus, il s’agit de montrer ses charmes pour séduire Mars : le geste pudique de voiler son sexe a l’effet contraire de dévoiler sa croupe, pour la satisfaction du spectateur.


Petrarque et Laure en Apollon et venus, 1500 ca, Roma Biblioteca Nazionale MS Varia 3 612 fols 138v 140Pétrarque et Laure en Apollon et Vénus, anonyme, vers 1500, Rome, Biblioteca Nazionale MS Varia 3-612 fols 138v 140

Ce dessinateur anonyme s’est plu à diviniser Pétrarque et Laure. Dans cette composition très méditée, la vue de dos traduit l’avancée d’Apollon vers Vénus, précédé par sa torche qui déjà a pénétré la page féminine. Le ruban qui flotte dans son dos souligne cette avancée, tout en équilibrant le voile de son amante. Le soleil situé derrière Apollon (dont l’épithète est Phébus) illumine Pétrarque du même coup.


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Mantegna et son école

Mantegna 1455 ca St._James_led_to_his_executionSaint Jacques mené à son exécution, fresque de la chapelle Ovetari, à Padoue, détruite en 1944 Mantegna 1455 ca Study_for_St._James_led_to_his_execution Bristsh MuseumEtude pour la fresque, British Museum

Mantegna, vers 1455

Cet exemple précoce prouve que, dès le milieu du XVème siècle, le nu est utilisé pour la mise en place rapide de grandes compositions : ici la célèbre contre-plongée qui dramatise l’arrestation de Saint Jacques.


Variations sur la Descente aux Limbes

Mantegna Descente aux Limbes 1475 anciennnement collection Barbara Piasecka JohnsonDescente aux Limbes
Mantegna, vers 1475, anciennement collection Barbara Piasecka Johnson

Le point commun de toutes les compositions mantegnesques sur ce sujet est l’extraordinaire invention du Christ vu de dos à l’entrée des Limbes, tendant la main droite vers un patriarche encore emprisonné à l’intérieur. Deux des patriarches sont déjà sortis, celui de gauche flanqué d’Adam jeune (en tant que Père de l’Humanité) et d’Eve jeune (en tant qu’épouse légitime). A noter que la scène constitue la partie inférieure d’un panneau qui comportait en haut la Résurrection (voir 3 La Chapelle Gaillard Roux à Rodez)

Cette composition très originale a été précédée par d’autres, dont la chronologie et l’attribution restent incertaines [8].


Andrea_Mantegna_-_Jesus_Cristo_descendo_ao_limboLe Christ aux Limbes, Mantegna (attr.), vers 1468

Cette composition, probablement la première, comporte beaucoup plus d’éléments narratifs :

  • les trois démons vus en contre-plongée (deux sonnent de la trompe pour tenter bien inutilement d’effrayer les fugitifs) ;
  • une vieille Eve et un vieil Adam (vu de dos), avec un troisième homme qui se bouche les oreilles ;
  • le Bon Larron portant sa croix.

C’est un passage de l’Evangile de Nicodème qui permet de l’identifier :

« Voici qu’il survint un autre homme très misérable portant sur ses épaules le signe de la croix. Et lorsque tous les Saints le virent, ils lui dirent : « Qui es-tu ? ton aspect est celui d’un larron, et d’où vient que tu portes le signe de la croix sur tes épaules ? » Et leur répondant, il dit : « Vous avez dit vrai, car j’ai été un larron commettant tous les crimes sur la terre. Et les Juifs me crucifièrent avec Jésus, et je vis les merveilles qui s’accomplirent par la croix de Jésus le crucifié, et je crus qu’il est le Créateur de toutes les créatures et le Roi tout-puissant, et je le priai, disant : Souviens-toi de moi, Seigneur, lorsque tu seras venu dans ton royaume. Aussitôt, exauçant ma prière, il me dit : « En vérité, je te le dis, tu seras aujourd’hui avec moi dans le Paradis. » Evangile de Nicodème, chapitre XXVII

Autrement dit, l’image comprime deux moments :

  • celui où le Christ délivre les Justes des Limbes ;
  • celui où, après avoir fait leur entrée au paradis, ils y rencontrent le bon Larron qui s’y trouve déjà depuis la Mort du Christ.

Mantegna suppose en somme que le Bon Larron est sorti du Paradis pour attendre les Justes sur le chemin.

L’homme qui se bouche les oreilles pose plus de problèmes. Certains, par symétrie, y ont vu le Mauvais Larron, ce qui semble théologiquement acrobatique. Vu sa place au côté d’Adam et d’Eve, d’autres y reconnaissent leur fils Caïn, autre personnage négatif peu crédible parmi les Justes. Le plus logique est qu’il s’agit de Seth, le troisième fils engendré pour remplacer Abel, qui s’inscrit dans la lignée des patriarches, et qui prend la parole dans l’Evangile de Nicodème. Ici, il se bouche les oreilles non par honte, mais parce qu’il est accablé, comme ses parents, par le vacarme des démons.


mantegna (atelier) 1470 ca descente aux limbes METMantegna (atelier), vers 1470, MET

Ce dessin constitue une évolution vers plus de sobriété narrative. Les trompes ont disparu : les démons se contentent de hurler et seule Eve est importunée. Adam rend grâce et Seth s’est anonymisé derrière les parents de l’Humanité.

L’évolution la plus remarquable est celle du Bon Larron : la vue de dos le pose comme un assesseur du Christ, présentant la grande croix de la Passion en symétrie de l’étendard de la Passion.


Marcantonio-Raimondi-1512-Descente-aux-limbes-photo-L.Chastel-c-RMNMarcantonio Raimondi, 1512, photo L.Chastel (c) RMN Albrecht Altdorfer - Christ in Limbo 1512Albrecht Altdorfer, 1512

Marcantonio Raimondi a bien saisi l’idée de Mantegna, et la développe encore : il décale Eve à l’écart, assourdie par une trompe en hors champ qui lui fait, tout de même, payer le Péché originel. A droite, entre l’étendard qui tient en respect un démon et et la croix qui en fait fuir un autre (on ne voit qu’une patte palmée), le Christ accueille un Adam juvénile devenu une sorte d’alter-ego du Bon Larron.

Altdorfer, la même année, transpose la composition de Raimondi dans un extérieur nébuleux et fait faire à Eve, qui échappe à peine au démon, un geste simiesque et obscène.


Le jour et la nuit ? (SCOOP !)

Mantegna 1495-1500 Diane Mars Iris (ca) London, British Museum.Diane, Mars et Iris (?)
Mantegna, 1495-1500, British Museum, Londres

Ce nu debout vu de dos n’a pas été identifié avec certitude : il pourrait s’agir de Vénus ou plus vraisemblablement d’Iris (il semble que la forme derrière elle est un arc-en-ciel).

A gauche, Diane est représentée, de manière assez rare, avec une torche renversée : symbolisant la Lune qui brille pendant la Nuit, elle s’oppose logiquement à Iris, le Jour. La vue de face et la vue de dos auraient ici pour fonction de renforcer cette antithèse.


Les Bacchanales

Mantegna, av 1481 bacchanales schema 2Bacchanale à la cuve et bacchanale au satyre
Mantegna, avant 1481

La plupart des spécialistes reconnaissent dans ces deux gravures non pas des pendants, mais une scène continue, de part et d’autre de la flaque de vin qui s’échappe de la barrique. Ce schéma résume le peu de certitudes qui se dégagent des nombreux travaux consacrés à cette paire ( pour une synthèse récente, voir [9], p 427-432)) :

  • les deux scènes se ferment à droite par un groupe de deux musiciens (en bleu) ;
  • chaque scène comporte un couronnement (en vert) : de Bacchus à gauche, de Silène à droite.

De nombreuses tentatives ont été faites pour relier cette scène éminemment antiquisante à des fragments antiques que Mantegna aurait pu voir.

Pour la gravure « à la cuve », la figure de Bacchus debout, reprend la pose classique d’Apollon dans de nombreuses figurations. L’homme nu vu de dos (en violet), vêtu d’une peau de lynx, n’a pas d’antécédent connu (l’absence de la massue exclut qu’il s’agisse d’Hercule). De plus sa haute taille, et le personnage qu’il porte sur ses épaules, le rendent incompatible avec le format d’un bas-relief.



Mantegna, av 1481 bacchanale au silene sarcof st maria maggiore British Museum
La gravure « au silène » a été rapprochée, de manière assez convaincante, de trois groupes, d’un sarcophage bacchique autrefois à Sainte Marie Majeure et aujourd’hui au British Museum. Le groupe de Silène porté par un âne existe dans d’autres sources [10] , mais le Silène obèse, sans barbe et porté dans un linge, semble bien être une invention de Mantegna.


Le thème du portage (SCOOP !)

Mantegna, av 1481 bacchanales schema 2
La haute présence du nu de dos, à l’entrée de la première gravure, donne à celle-ci une forte composante ascensionnelle. Entre lui et les musiciens, Bacchus victorieux et son jeune compagnon endormi illustrent peut-être un concours d’ivresse. Le jet jaillissant du tonneau initie un mouvement vers la gravure de droite, où le cortège de Silène se met en branle pesamment, précédé par les deux autres musiciens. Notre grand porteur vu de dos se décompose ici en quatre porteurs écrasés par leur charge. Le thème du portage, qui à gauche était lié au noble couronnement de Dionysos, prend ici une connotation comique : il s’agit seulement d’éviter à trois patapoufs de se mouiller les pieds.


Mantegna 1497 ca (school) Hercule et Antee METvers 1497, MET mantegna school 1500 ca hercules-and-antaeus-Albertinavers 1500, Albertina, Vienne

Hercule et Antée, Ecole de Mantegna

Hercule utilise le seul moyen pour vaincre le géant Antée : le décoller de la terre-mère qui lui donne sa force. Ce sujet, peu traité par la statuaire antique, est devenu très populaire chez les sculpteurs italiens du XVIème siècle, de par les postures spectaculaires qu’offrent la lutte et le portage.

Ces deux gravures mantegnesques montrent probablement le recto et le verso d’un même groupe sculpté, qui n’a pas été retrouvé.



Le réalisme anatomique : Signorelli

Le retable Bicchi

1488-90 Signorelli_-_Figures_in_a_Landscape_-_Two_Nude_Youths_-_Toledo_Museum_of_Art from Cappella Bichi, Sant'Agostino (Siena) 69.2 cmFigures dans un paysage, panneaux provenant de la cappella Bichi, Sant’Agostino (Sienne)
Luca Signorelli, 1488-90, Toledo Museum of Art

C’est le contexte de la baignade qui justifie les premiers nus debout vus de dos de Signorelli. Celui-ci exploite d’emblée deux particularités essentielles du motif, bien connues depuis l’Antiquité   :

  • sa capacité à ouvrir et/ou à fermer une composition, comme par une parenthèse ;
  • son fonctionnement « en contraposto » avec une figure vue de face, soit assise soit habillée.

Ces deux fragments seraient assez énigmatiques si nous ne possédions une description assez précise du retable dont ils proviennent, démembré au XVIIIème siècle :

Dans l’arcade centrale … dans laquelle, comme il a été écrit, la statue de S.Christophe est placée, il y a à l’avant dudit site, peints en couleur sur panneau, plusieurs personnages dont on ne peut reconnaître à coup sûr la signification, en tout cas, en observant les visages représentés, les figures nues, et d’autres, certaines en train de se déshabiller, et d’autres de se rhabiller près d’une rivière qui y est montrée, on en vient à comprendre que ce tableau fait allusion au métier de passeur exercé par St Christophe : puisque ceux qui se trouvent dans une telle occasion, sans que personne ne les transporte sur l’autre rive, doivent se déshabiller pour passer, puis s’habiller quand ils sont passés… Et parce que les dites figures sont en haute estime, et que les Intendants de la Peinture les disent être de bonne manière et bien peintes, il en a été fait ici une copie séparée, puisque la statue de Saint-Christophe, en empêchant la vue totale , n’en laisse pas connaître la disposition et la conception qu’on peut observer ici tout ensemble, dans le présent livre, à la page susmentionnée..

Description par Galgano Bicchi, 1720-30 [11]

Nell’arco di mezzo… nel quale vi è scritto esser collocata la statua di S. Cristolano, vi sono nel di fronte di detto sito dipente a colori in tavola piu figure, le quali ancorche con certezza di sapere, non si possa conoscere qual cosa debbano significare, ad ogni modo coll’ osservar visi rappresentate -figure nude, ed altre, parte in atto di spogliarsi, ed alcune di vestirsi vicino ad un fiume ivi dimostrato, si viene a comprendere, che tal dipintura é allusiva alla professione esercitata di S. Cristofano di Passatore d’Acqua di Fiume: poiche quelli che trovansi in tal occasione, senza alcuno che gli passi all’ altra riva, soglionsi levar di dosso le vesti per passare, e rivestirsi allorche sono passati…. E perchè le dette Figure sono in molto stima , e vien detto dagli Intendenti di Pittura esser di buona maniera , e ben dipente , se ne fa qui per tal motivo particolar copia, mentre che la statua di S. Cristofano coll ‘ impedire la total veduta , non lassa conoscere la dispositione, et il Designo, come observasi tutto in un tempo nel presente Libro alla Facciata – sopracita.

Ainsi les deux personnages de gauche se déshabillent avant de se mettre à l’eau, tandis que le nu de droite est en train de se sécher avec une serviette, à côté d’une femme à la robe mouillée qui a traversé en portant son enfant sur l’épaule.


1488-90 Signorelli Pala Bicchi reconstructionHypothèse de reconstruction, d’après Martina Ingenday [12]

Les panneaux subsistants sont conservés dans différents musées [13]. J’ai repris ici la reconstruction proposée par Martina Ingenday, en remettant dans l’ordre logique nos deux panneaux, partiellement cachés derrière la statue de Saint Christophe.



1488-90 Signorelli Pala_Bichi_left_wing_detail_-_Gemäldegalerie_Berlin
La conception d’ensemble du retable est surprenante, puisque la niche centrale ne forme pas avec les deux autres un espace continu : les minuscules figures des passants derrière la robe de Marie Madeleine ne sont pas à la même échelle que celle des baigneurs, et le paysage ne se raccorde pas.



1488-90 Signorelli Pala Bicchi reconstruction B
En outre, comme l’a remarqué Martina Ingenday, les deux panneaux centraux se raccorderaient mieux en le présentant dans l’autre sens, et légèrement décalés en hauteur : la traversée se lirait alors non pas de gauche à droite, mais du fond vers l’avant, les personnages se trouvant sur une sort d’île, et les deux nus debout se trouvant totalement occultés par la statue du Saint.


1488-90 Signorelli Pala Bicchi origine

L’Education de Pan, 1490, détruit à Berlin en 1945 Vierge à l’Enfant, 1492-93, Alte Pinakothek, Munich

Quoiqu’il en soit, ces deux panneaux sont fondateurs pour Signorelli : il reprendra la figure du nu à la serviette quasiment à l’identique dans le grand chef d’oeuvre de la même époque, L’Education de Pan.

Quant au nu qui ôte sa sandale, qui figure également dans la Vierge à l’Enfant de Münich, il dérive de la célèbre statue antique du jeune homme ôtant une épine de son pied :

Spinario-Musei-CapitoliniSpinario, Musées capitolins, Rome


Luca_Signorelli Vierge à l'Enfant aux figures masculines, vers 1490, Offices
Vierge à l’Enfant aux figures masculines, vers 1490, Offices

En même temps qu’il réalisait l’Education de Pan pour Lorenzo de Médicis, Signorelli peignait aussi pour lui cette Madone aux quatre éphèbes, dont la nudité se justifie ici encore par le thème de la baignade : le paysage arcadien de l’arrière-plan, avec ses temples antiques, se développe autour d’un lac qui entoure l’arche rocheuse ; il se déverse par le ruisseau qui coule à gauche de la Vierge et arrose les fleurs abondantes.

Les interprétations sont multiples, mais la continuité du paysage rend difficile une explication tranchée, opposant l’Ere sous la Loi à l’arrière et l’Ere sous la Grâce à l’avant : les jeunes gens nus apparaissent plutôt comme les grands frères de l’Enfant, et le jardin chrétien comme une résurgence de l’Arcadie heureuse.


Les fresques de l’Apocalypse à la cathédrale d’Orvieto

1499-1502 Signorelli,_Luca_-_Resurrection_of_the_Flesh,_detail_lower_right Duomo di Orvieto, San Brizio ChapelFresque de la résurrection de la Chair (détail en bas à droite), capella San Brizio, Duomo di Orvieto Homme nu, debout, de dos, portant sur ses épaules un corps inerteDessin préparatoire, Louvre

Signorelli 1499-1502

Dix ans plus tard, Signorelli multiplie les nus et les squelettes dans toutes les positions. Comparée au réalisme anatomique de l’étude, la stylisation des formes dans la fresque est un expressionnisme délibéré.

Né à la fois de la copie de la nature, de l’imitation de l’antique et de la rivalité avec la sculpture (voir Comme une sculpture (le paragone)), l’innovation quelque peu scandaleuse du nu debout vu de dos progresse ici d’un cran dans le déshabillage : jusqu’à l’os.



Le nu idéalisé : Raphaël

Raphael, Two nude men and a dead lamb, Bayonne, Musee Bonnat.Deux hommes nus et un agneau,  Musée Bonnat,Bayonne Raphael 1505-08 Three-Standing-Nude-Men British Museum, LondonTrois hommes nus debout, 1505-08, British Museum, Londres

Raphaël

Le nu, mémorisé sous tous ses angles, est pour Raphaël l’étape indispensable dans la mise en place des compositions.


sb-line

Raphaël : nus masculins

Raphael 1515 Three-Male-Nudes AlbertinaTrois nus masculins, 1515, Albertina Raphael et atelier 1514-1517 The Battle of Ostia Loggia VaticanLa bataille d’Ostie (détail), 1514-17, fresques des Loges du Vatican

Raphaël

L’étude est parfois, pour le plaisir ou pour l’épate, poussée plus loin que strictement nécessaire : ce dessin très célèbre a été envoyé par Raphaël à Dürer, qui l’a daté et authentifié de sa propre main dans le texte de droite [14]. La perfection de la représentation du corps humain disparaît dans le résultat final : un personnage assez banal, servant d’admoniteur auprès du pape.


Raphael 1508-11 Le jugement de Salomon Voute Chambre de la SignatureLe jugement de Salomon Raphael 1508-11 Apollon et Marsyas Voute Chambre de la SignatureApollon et Marsyas

Raphaël, 1508-11, Voûte de la Chambre de la Signature, Vatican

Les deux seuls nus de dos masculins de Raphaël sont voilés, et concernent un personnage secondaire, mais décisif dans une scène dramatique :

  • le soldat qui se prépare à trancher en deux le bébé ;
  • le juge qui déclare Apollon vainqueur du concours musical, condamnant Marsyas à être écorché.



Raphael 1508-11 Voute Chambre de la Signature schema
Ces deux nus presque identiques se font pendant aux deux angles de la Chambre de la Signature, dans des sujets qui combinent les thèmes des murs adjacents :

  • le Jugement de Salomon entre la Philosophie et la Justice ;
  • le Supplice de Marsyas entre la Théologie et la Poésie.

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Raphaël : nus féminins

Les Trois Grâces

tre_grazie bibliotheque Piccolomini SienneCopie romaine d’un original grec, Bibliothèque Piccolomini, Sienne francesco_del_cossa_-_the_three_graces detail du Mois d'Avril Palais Schifanoia Ferrare inverséeFrancesco del Cossa, vers 1470, détail de la fresque du Mois d’Avril, Palais Schifanoia, Ferrare (inversée)

Retrouvé à Rome en 1465, ce groupe antique appartenait à la collection Colonna au Quirinal, avant d’être transféré à Sienne à la Bibliothèque Piccolomini. Cossa est le premier à l’avoir reproduite, en l’inversant (la jambe d’appui de la statue centrale est la droite).


Raphael et atelier Libretto del disegno Accademia VeniseRaphaël et atelier, Libretto del disegno, Accademia, Venise Raphael_-_Les_Trois_Graces_-_Google_Art_Project schemaRaphaël, 1504, Musée Condé, Chantilly

Les Trois Grâces

Directement calquée sur le groupe antique, cette composition très harmonieuse peut s’analyser comme un répertoire de symétries : figures en miroir (vert et jaune), recto/verso (vert et bleu), inversées (bleu et jaune). Pour plus de détails, voir Comme une sculpture (le paragone).

Raphaël va reprendre à plusieurs reprises l’idée du nu de dos dans un trio féminin, formule qui deviendra très courante pour les Trois Grâces ou les trois Déesses du Jugement de Pâris.


Le jugement de Pâris

1512 Raphael_-_Raphael_and_the_Judgement_of_Paris collection Malmesbury Heron CourtLe Jugement de Pâris
Raphaël (attribué), 1512, collection Malmesbury, Heron Court

Après avoir été longtemps attribué à Giorgione pour son climat très vénitien, ce tableau a été attribué à Raphaël par Greame Cameron (on croit pouvoir lire, difficilement les lettres RV 1512 sur la pomme). Une étude des repentirs a montré que la composition avait évolué lors de la réalisation (changement de main de la pomme, emplacement du chien, déplacement du Mercure en vol [16] ). Comme on ne connaît pas de dessin préliminaire de l’ensemble, on suppose que le groupe des trois femmes a évolué par collages à partir de croquis d’atelier, avec possiblement une intention autobiographique : Pâris serait un autoportrait de Raphaël et la femme de gauche (Junon) aurait les traits de sa célèbre amante, la Fornarina [17] .



1512 Raphael_-_Raphael_and_the_Judgement_of_Paris collection Malmesbury Heron Court schema
Si elle est bien de Raphaël, la composition s’expliquerait assez bien à partir du pendant de 1504 : l’arbre, le mont à l’arrière-plan et la position couchée de Paris reprennent le Songe de Scipion, et le groupe des Trois Déesses est obtenu par compaction à partir des Trois Grâces, la femme de dos, passant à droite pour clore la composition et laisser la place centrale à Vénus victorieuse .


1510-18 Jugement de paris gravure de Marcantonio_Raimondi d'apres RaphaelJugement de Pâris, 1510-18, gravure de Marcantonio Raimondi

Une source textuelle indique que cette gravure a été réalisée d’après un dessin de Raphaël [18], qui n’a jamais été retrouvé.


codex_coburgensis pl 58 Coburger LandesstiftungSarcophage de Pâris, Codex coburgensis planche 58, Coburger Landesstiftung

Ce sarcophage, conservé aujourd’hui à la villa Médicis, ici reproduit dans son état au milieu du XVIème siècle, explique la plupart des éléments de la composition : il est donc probable que le dessin perdu de Raphaël était un croquis fait à partir de ce sarcophage, avec quelques recompositions.



1510-18 Jugement de paris gravure de Marcantonio_Raimondi d'apres Raphael schema
Le sarcophage est centré sur la figure de Pâris [19], vu de face, qui sépare les deux scènes : à gauche le Jugement, à droite, l’envol des Déesses vers l’Olympe.

La recomposition Raphaël/Raimondi consiste essentiellement à supprimer les duplications. Le second Pâris, qui servait de pivot entre la scène terrestre et la scène céleste, est remplacé par Minerve vue totalement de dos, et qui sert de pivot à la nouvelle composition. Le groupe des trois nymphes de gauche est repris d’un autre sarcophage romain (Codex coburgensis planche 59), aujourd’hui à la villa Doria Pamphili. Le groupe qui leur fait pendant à droite, les trois dieux fluviaux assis, a connu une belle postérité puisqu’il a été repris par Manet comme base de son Déjeuner sur l’Herbe.


Cette généalogie n’est qu’une parmi les nombreuses manières de relier ces oeuvres sur lesquelles on ne sait rien de sûr, et de suivre la migration des motifs chère à Warburg [20], qui avait déjà relevé l’invention de la Minerve vue de dos :

« On retrouve encore sur la gravure de Marcantonio une autre figure qui révèle un changement d’attitude à l’égard du motif mythique : la femme nue vue de dos, en train de jeter son vêtement par-dessus sa tête. Sur le sarcophage, ce motif n’apparaît pas ; il se peut qu’il ait été repris d’une statue antique, pour cette figure identifiée ici comme Minerve par le bouclier et le casque à plumes qui reposent à côté d’elle sur le sol. Sur le sarcophage, elle apparaissait comme la fille offensée de Zeus, se précipitant vers le haut en armure complète, telle un oiseau en colère. »


Les fresques de la Salle de Psyché

Ces fresques empreintes d’érotisme illustrent les amours contrariées du commanditaire, le riche banquier Agostino Chigi, avec Francesca Ordeaschi, fille d’un simple épicier vénitien [20].


1517-18 Raffaello,_concilio_degli_dei FarnesinaLe Conseil des Dieux
Raphaël, 1517-18, Salle de Psyché, Villa Farnesina, Rome

Le jeune garçon vu de dos est ici un personnage principal, puisqu’il s’agit du dieu Amour. La scène illustre fidèlement un passage de l’Ane d’Or d’Apulée, dans lequel Amour plaide auprès des Dieux la cause de Psyché, la simple mortelle dont il s’est épris :

Jupiter  » convoque sans délai tous les dieux à l’assemblée… et siégeant sur un trône élevé, commence ainsi: …il a choisi une jeune fille et lui a pris sa virginité: qu’il la garde, qu’il la possède, que, dans les bras de Psyché, il jouisse toujours de celle qu’il aime. Et se tournant vers Vénus : et toi, ma fille, dit-il, ne sois pas triste et ne redoute pas cette union avec une mortelle pour la condition de ta noble maison. Je ferai en sorte que ce mariage ne soit pas disproportionné, mais valable et conforme au droit civil, et aussitôt, il ordonne à Mercure d’enlever Psyché et de l’amener au ciel. Puis, lui tendant une coupe d’ambroisie : prends, dit-il, Psyché, et sois immortelle, l’Amour ne s’écartera jamais de cette union qui te l’attache, et votre mariage sera indissoluble. »

La femme qui retient Amour par son aile est donc Vénus, qui s’inquiète pour son standing. Psyché est la jeune femme qui se présente à l’extrême-gauche pour boire la coupe d’ambroisie.

Le sujet illustre surtout les amours contrariées du commanditaire, le riche banquier Agostino Chigi, avec Francesca Ordeaschi, fille d’un simple épicier vénitien [15].


Le Festin des Dieux
Raphaël, 1517-18, Salle de Psyché, Villa Farnesina, Rome

« Et aussitôt, on sert un magnifique repas de noces. Sur le lit d’honneur était le mari, tenant Psyché embrassée, et, de la même façon, Jupiter avec sa Junon, et, ensuite, par ordre, tous les dieux. La coupe de nectar, qui est le vin des dieux, est présentée à Jupiter par son échanson, le petit paysan, les autres sont servis par Liber ; Vulcain faisait la cuisine. Les Heures mettaient partout l’éclat pourpre des roses et d’autres fleurs, les Grâces répandaient des parfums, les Muses faisaient entendre une musique harmonieuse. Apollon chanta en s’accompagnant de la lyre, Vénus, au son d’une belle musique, dansa gracieusement, après s’être constitué un orchestre dans lequel les Muses chantaient en chœur, un Satyre jouait de la double flûte et un Pan du chalumeau. C’est ainsi que Psyché passa, selon les règles, sous la puissance de l’Amour. »

L’homme de gauche est Apollon, dont la vue de dos permet un effet de devinette (elle cache sa lyre) tout en se justifiant par l’interaction avec Vénus qui danse. Les trois femmes en haut à droite, dont celle du centre est vue de dos, sont une évolution des Trois Grâces, ici répandant des parfums. Le nu de dos le plus inventif celui de l’épouse d’Hercule, non mentionné dans le texte : il s’agit d’Hébé, l’ancienne échansonne de Jupiter. Le geste de son bras fait écho à celui du nouvel échanson, Ganymède tendant la coupe, tandis que son séant en saillie donne du relief à la table et du piment au festin.


Hebe Farnesine inversée

Hébé (inversée)

Lit de Polyclitus Palazzo Mattei di Giove RomeLit de Polyclitus, Palazzo Mattei di Giove, Rome Stuc de Giovanni da Udine dessin de Raphael 1516-19 Loges du VaticanStuc de Giovanni da Udine, dessin de Raphaël, 1516-19, Loges du Vatican

Une des sources possibles de cette pose est le Lit de Polyclitus, un bas-relief supposé antique dont plusieurs copies ont circulé à l’époque, et dont on pense aujourd’hui qu’il s’agit d’une invention du XVIème siècle par collage de deux motifs antiques [20a]. Cette vue de dos était en tout cas dans les préoccupations de Raphaël à l’époque, puisqu’il l’a reproduite pour un stuc des Loges du Vatican.


1518 Raphael et atelier La_loggia_d'Amour_et_de_Psyché Villa_Farnesina RomeCupidon et les Trois Grâces, Raphaël et atelier, 1518, Loggia d’Amour et de Psyché, Villa Farnesina, Rome

Saluons enfin une dernière variation sur les Trois Grâces, où celle vue de dos s’est désormais décalée en première position, dans une pose qui imite celle d’Hébé.



Le nu didactique : Vinci

1490 Vitruvian_Man_by_Leonardo_da_VinciHomme de Vitruve, 1490, Gallerie dell’Accademia, Venise 1504-05 Vinci male-nude-signs Royal collection trust1504-06, Royal collection trust

Léonard de Vinci

A peu près à l’époque où il prépare la fresque de la Bataille d’Anghiari, Vinci s’écarte de la représentation idéalisée du corps humain, basée sur des proportions géométriques, pour une représentation anatomiquement très précise : sous le modelé délicat on peut identifier tous les muscles de cet individu particulier, un musicien nommé Francesco Sinistre [21] .


1505-08 Léonard de Vinci nudi-battaglia-anghiari-Biblioteca Reale TurinEtude de nus pour la Bataille d’Anghiari
Léonard de Vinci, 1505-08, Biblioteca Reale, Turin

Dans cette étude, sans doute sous l’influence de ses premières dissections, Vinci détaille les masses musculaires, comme s’il s’agissait d’écorchés.

Pour un célèbre nu de dos de Vinci, dessiné par transparence au verso d’un nu de face, voir Comme une sculpture (le paragone) .



Le nu exacerbé : Michel-Ange

1501-04 michelangelo-buonarroti-standing-male-nude-seen-from-behind Albertina1501-04 1504-05 Michelangelo Buonarroti – Nudo di schiena – Firenze, Casa Buonarroti1504-05, Casa Buonarroti, Florence

Michel-Ange

Pour le sculpteur, la vue « di schiena » est l’occasion de modeler des corps bodybuildés, sortes de paysages musculaires qui font tomber dans l’oubli les anatomies de Signorelli. Le second dessin est une étude pour « La bataille de Cascina », grande fresque qui devait décorer la Salle du Conseil du Palazzo Vecchio de Florence, et dont seul le carton a été réalisé.


1505 Michel AngeLa_batalla_de_Cascina_-copie Sangallo 1542La bataille de Cascina, copie par Sangallo, 1542
Michel-Ange, 1505

Les Florentins, qui se baignaient dans l’Arno, sont surpris par les Pisans mais finissent par remporter le combat. La baignade justifie la nudité, l’escalade et l’assaut les vues de dos.


Marcantonio-Raimondi-1509-ca-Naked_man_viewed_from_behind_climbing_a_river_bank_after_Michelangelo_MET Marcantonio Raimondi 1510 The_Climbers_MET

Marcantonio Raimondi, 1509-10, MET

Ces figures spectaculaires seront reprises en gravure par Marcantonio Raimondi.


marcantonio-raimondi-1500-34-Homme-au-drapeau-METHomme au drapeau
Marcantonio Raimondi, 1500-34, MET

Cette autre vue de dos héroïque a eu sa célébrité, puisque regravée à l’identique par Agostino Veneziano vers 1525. Il pourrait s’agir simplement d’un morceau de bravoure de drapé et d’anatomie, mais le lion qui veille semble faire contraste avec le sphinx du cimier, aveuglé par le plumet. Comment se raccrochent au casque les deux autres plumets tombant vers le bas ? Quel est ce motif de flammes coincé sous la dalle de droite : un brasier souterrain, une plante ? Enfin, que signifie la hampe courbée de la bannière : le guerrier tente-t-il de la planter, de la déplanter, ou de la maintenir contre le vent ? Faute d’éléments de comparaison, le sujet, comme d’autres gravures attribuées à Raimondi, risque de nous rester totalement impénétrable.


1505-Michel-AngeLa_batalla_de_Cascina_-copie-Sangallo-1542-detailLa bataille de Cascina, copie par Sangallo, 1542 (détail) Agostino Veneziano 1517 Soldaat_die_zijn_broek_aan_zijn_kuras_bevestigt,_RP-P-OB-36.675 RijksmuseumAgostino Veneziano, 1517, Rijksmuseum

Soldat rattachant son pantalon

A moins que nous ne le considérions simplement comme une variante héroïsée du soldat rattachant son pantalon, recopié à l’identique par Agostino Veneziano.


Michel-Ange maniériste

Au plafond de la chapelle Sixtine (1511-12) ne figurent que deux nus de dos : deux ignudi assis au centre, associés à une figure de Dieu, lui-aussi vu de dos (voir 1 Les figure come fratelli : généralités).

Vingt ans plus tard, les nus de dos sont nettement plus nombreux dans le Jugement Dernier, ce qui est logique d’un point de vue statistique (300 figures, nues pour la plupart) , mais aussi parce que le maniérisme a entre temps largement banalisé la vue de dos.


1440px-Michelangelo,_giudizio_universale,_dettagli_33Les Elus sauvés Michelangelo,_giudizio_universale,_dettagli_38Les Damnés précipités

Jugement Dernier, Michel-Ange, 1536-41, Chapelle Sixtine

Dans ces deux groupes qui se font pendant, le nu de dos est utilisé de deux manières différentes.

Chez les Elus, il est minoritaire (deux seulement), et exprime l’élan vers le haut et l’arrière-plan.

Chez les Damnés, poussés depuis le haut par des anges habillés et tirés vers le bas par des démon, il est majoritaire (cinq sur sept) et exprime une notion d’inversion. L’un des deux damnés vus de face est tête en bas, autre forme d’inversion ; l’autre exprime sa perdition par une double abolition, du mouvement et de la vue.


Michelangelo,_studio_per_il_giudizio_universale,_musee_bonnat,_bayonne centre (C) RMN René-Gabriel Ojéda
Etude pour le groupe central, Musée Bonnat, Bayonne (C) RMN photo René-Gabriel Ojéda

Dans cette étude préparatoire, Michel Ange avait envisagé de représenter des Saint vus de dos, faisant cercle devant le Christ.


Michelangelo,_studio_per_il_giudizio_universale,_musee_bonnat,_bayonne (C) RMN René-Gabriel Ojéda
Etude pour le Jugement dernier, Musée Bonnat, Bayonne (C) RMN photo René-Gabriel Ojéda

Puis s’est présentée l’idée d’un groupe centré sur un nu de dos debout, épaulant du bras gauche un autre personnage et tenant du droit le montant vertical d’une croix : peut être le Bon Larron, Dismas, le premier Saint à accéder au Paradis.


1280px-Michelangelo_-_Cristo_JuizMichel-Ange, 1536-41, Chapelle Sixtine

Finalement, ce personnage a été casé à un emplacement privilégié, à la droite du Christ, établissant un pont entre Marie et une autre femme qui regarde en arrière. On y reconnaît habituellement Saint André, à cause de sa croix (mais il en manque un bout, et le X est très dissymétrique). Jack Greenstein ([21a], note 72) a trouvé une bonne raison à sa présence entre Jean Baptiste et le Christ, dans le fait qu’il est le tout premier disciple de Jean Baptiste à avoir suivi le Christ, et à en avoir entraîné d’autres :

« Or, André, le frère de Simon-Pierre, était l’un des deux qui avaient entendu la parole de Jean, et qui avaient suivi Jésus ». Jean 2,40

Ici, il continue de jouer ce rôle en attirant vers le Christ la femme à l’arrière-plan.

On pourrait donc justifier la présence provocatrice de cet homme qui s’exhibe sous les yeux de la Vierge Marie par une combinaison de raisons :

  • graphique : amorcer l’effet de relief des saints en cercle autour du Christ ;
  • théologique : donner la place d’honneur à Saint André, le premier des disciples ;
  • cryptique : entretenir (par la croix peu reconnaissable) l’ambiguïté avec Dismas, le premier des saints, et dont la Croix était plantée justement à cet endroit, à la droite du Christ.

Michelangelo,_conversione_di_saulo,_1542-45La Conversion de Saül
Michel-Ange, 1542-45, Chapelle Pauline, Vatican

Dans le registre terrestre, Saül et sa troupe se dirigent vers Damas, en haut à droite : ce pourquoi ils sont presque tous vus de dos (y compris le cheval), sauf ceux stoppés par le rayon de lumière qui vient de désarçonner Saül : notamment celui qui se trouve à sa gauche, et se protège sous son bouclier en esquissant le geste de tirer son épée.

Dans le registre céleste, deux nus de dos se campent en diagonale de part et d’autre du rayon de lumière, implorant le Christ de mesurer son courroux : ils jouent donc, comme les personnages de dos du registre inférieur, un rôle dans la narration.

Le troisième nu de dos qui flotte sur un linge, en haut à gauche, a un rôle différent, faisant prendre conscience d’une « erreur » de perspective tout à fait délibérée : le registre céleste est montré depuis un point de vue situé au plafond de la chapelle, au dessus du Christ ; tandis que le scène terrestre est montrée du point de vue d’un spectateur au sol. Cette impossibilité graphique traduit le fait que nul ne voit réellement les personnages célestes : tout au plus le rayon de lumière incompréhensible.

« Comme dans les peintures antérieures sur ce sujet, la vision du Christ est présente, mais elle est ici identifiée à une force cosmique et pour la première fois le visage de Saul révèle la conversion comme un événement au sein de son âme. Il ne regarde plus vers le haut, mais apparaît aveugle et tourné vers l’intérieur de lui-même ; à cet égard, le traitement de Michel-Ange est devenu le prototype de la Conversion de Saül du Caravage, dans lequel, cependant, l’artiste ira encore plus loin, en éliminant la figure du Christ et l’armée des anges « . [21b]


Cherubino Alberti Soldat fuyant 1590Cherubino Alberti, 1590 Michelangelo,_conversione_di_saulo,_1542-45,_01 detail inverseDétail (inversé)

Un des soldats sera repris en gravure, « cum privilegio summi pontificis », dans un cadre qui en fait, entre le Temps ailé et le bouc diabolique, le symbole de l’Homme terrifié.



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Références :
[1] Joseph Manca, « PASSION AND PRIMITIVISM IN ANTONIO POLLAIUOLO’S « BATTLE OF NAKED MEN », Notes in the History of Art , Spring 2001, Vol. 20, No. 3 (Spring 2001), pp. 28-36 https://www.jstor.org/stable/23206983
[2a] Patrici Emison, « The Word Made Naked in Pollaiuolo’s Battle of the Nudes ». Art History , vol . 13 , no . 3 ( September 1990) , pp . 261–75
[3] Certains pensent que l’homme à la hâche (D1) menace l’homme penché (D2), qui est pourtant du même camp d’après le bandeau. Pour une analyse détaillée du combat et une interprétation très discutable (le meurtre de Giuliano de Medicis), on peut lire
http://e-arthistory5.blogspot.com/2016/03/pollaiuolos-battle-of-ten-naked-men.html
[5] The Spanish Letter of Columbus to Luis de Sant’ Angel, Escribano de Racion of the Kingdom of Aragon, Dated 15 February 1493 http://www.thehistoryblog.com/archives/24975
[6] Michael Vickers « A Greek Source for Antonio Pollaiuolo’s Battle of the Nudes and Hercules and the Twelve Giants » 1977, The Art Bulletin https://www.academia.edu/1171164/A_Greek_Source_for_Antonio_Pollaiuolos_Battle_of_the_Nudes_and_Hercules_and_the_Twelve_Giants
[7] Francis Ames-Lewis, « Benozzo Gozzoli’s Rotterdam Sketchbook Revisited », Master Drawings Vol. 33, No. 4 (Winter, 1995), p 399 https://www.jstor.org/stable/1554240,
[8] Anna Forlani Tempesti « Italian Fifteenth- to Seventeenth-century Drawings » MET p 31 https://books.google.fr/books?id=-Cn70h46H_EC&pg=PA31
[9] Heather O’Leary McStay, “Viva Bacco e viva Amore”: Bacchic Imagery in the Renaissance
, Ph.D., Columbia University 2014 https://academiccommons.columbia.edu/doi/10.7916/D81C2484/download
[10] Michael Vickers « The ‘Palazzo Santacroce Sketchbook’: A New Source for Andrea Mantegna’s ‘Triumph of Caesar’, ‘Bacchanals’ and ‘Battle of the Sea Gods’, The Burlington Magazine, Vol. 118, No. 885 (Dec., 1976), pp. 824+826-835 https://www.jstor.org/stable/878619
[11] Robert Vischer, Luca Signorelli und die italienische Renaissance, 1879, p 243, https://books.google.fr/books?id=B_FjrUYXrooC&pg=PA243
[12] Martina Ingenday, « Rekonstruktionsversuch der ‘Pala Bichi’ in San Agostino in Siena » Mitteilungen des Kunsthistorischen Institutes in Florenz 23. Bd., H. 1/2 (1979), pp. 109-126 https://www.jstor.org/stable/27652470
[14] Arnold Nesselrath, « Raphael’s Gift to Dürer », Master Drawings, Vol. 31, No. 4, Essays in Memory of Jacob Bean (1923-1992) (Winter, 1993), https://www.jstor.org/stable/1554084
Voir aussi : http://e-arthistory5.blogspot.com/2017/10/raphael-and-durer.html
[18] Henri Delaborde, « Marc-Antoine Raimondi; étude historique et critique suivie d’un catalogue raisonné des oeuvres du maître » p 159 https://archive.org/details/etudehistoriquec00dela/page/159/mode/1up?q=jugement
[19] Pour une description détaillée de la gravure et des sarcophages, voir Laura Kopp, « Das Urteil des Paris. Eine ikonologische Untersuchung des Paris-Mythos in den Niederlanden des 17. Jahrhunderts » p 105 et ss https://books.google.fr/books?id=Lec7DwAAQBAJ&pg=PA105
[19a] A. Warburg, H. Frankfort, Claudia Wedepohl, « Manet and Italian antiquity », 2014 https://www.researchgate.net/publication/311673618_Manet_and_Italian_antiquity
[20] Amélie Ferrigno. « Agostino Chigi et le mythe de Psyché ». Cahiers d’Etudes Romanes, Centre aixois d’études romanes, 2013, pp.221-239 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01192997/document
[20a] Doris Carl « An inventory of Lorenzo Ghiberti’s collection of antiquities » Burlington Magazine, avril 2019, vol 161 p 293
[21a] Jack Greenstein « How Glorious the Second Coming of Christ. » Michelangelo’s « Last Judgment » and the Transfiguration » Artibus et Historiae , Vol. 10, No. 20 (1989), pp. 33-57 http://www.jstor.org/stable/1483352
[21b] Charles de Tolnay, « Michelangelo . 5 . the final period : last judgment, frescoes of the Pauline chapel, last pietàs », p 74

6 Le nu de dos en Italie (2/2)

29 janvier 2024

Cet article retrace l’apothéose du nu de dos durant le maniérisme, le coup d’arrêt du Concile de Trente, et la survivance dans des sujets relativement codifiés.

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Le nu sensualisé : le maniérisme

Pontormo

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Pontormo Pharaon son grand echanson et son panetier 1517-1518 Palais des Beaux-Arts, Lille, France.Trois croquis d’hommes nus, Palais des Beaux Arts, Lille      Pontormo 1514 Pharaon, son intendant et son boulanger (serie de la Vie de Joseph), National Gallery, Londres (detail)Pharaon, son intendant et son boulanger (série de la Vie de Joseph), National Gallery, Londres (détail)

Pontormo, 1517-18

On pense que deux des croquis ont servi de base à ses deux hommes descendant l’escalier. Les croquis, encore très proches de l’esprit de Michel-Ange, s’intéressent moins à la musculature qu’à l’exactitude du mouvement : la succession des trois nus peut être lue comme un changement du pied d’appui. En même temps, l’imbrication des trois figures ne s’explique pas par le seule économie de papier : on ne peut manquer d’y lire une sensualité latente : un des ressorts essentiels du maniérisme.


1520-21 Pontormo Pierpont Morgan LibraryPontormo, 1520-21, Pierpont Morgan Library 1520 Andrea del Sarto British MuseumAndrea del Sarto, 1520, British Museum

Nus masculins  vus de dos

L’élongation, la courbure et la féminisation du corps marquent ces croquis de deux des peintres florentins à l’origine de ce nouveau courant pictural.


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Andrea del Sarto au Chiostro della Scalzo

Ce cloître est décoré de fresques en grisaille d’Andrea del Sarto, réalisées sur une dizaine d’années, illustrant la vie de Saint Jean Baptiste.

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Ghirlandaio 1486-90. Fresco, width 450 cm. Cappella Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence.Haut du mur droit
Ghirlandaio, 1486-90, Cappella Tornabuoni, Santa Maria Novella, Florence

L’oeuvre de référence sur le sujet, à Florence, était le cycle de fresques sur le même sujet, réalisées par Ghirlandaio : les trois dernières scènes, de bas en haut et de droite à gauche, représentent La Prédication de Saint Jean Baptiste, le Baptême du Christ et la Danse de Salomé, durant laquelle un serviteur apporte sur un plat la tête tranchée du Saint. On remarquera dans la scène du baptême le nu debout à gauche, justifié par le bain et vêtu d’un pagne pudique : il équilibre, de l’autre côté du Christ, la troisième figure déshabillée, l’homme accroupi pour ôter sa chaussure.


Andrea_del_Sarto 1517 _Baptism_of_the_People_Chiostro della ScalzoLe baptême des Multitudes, 1517
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com [22]

Trente ans plus tard, autorisé par cette référence, Andrea del Sarto reprend la même figure dans la même scène, mais sans pagne et sans souci de symétrie : le couple que composent les deux nus profanes – le jeune homme debout et le petit garçon assis sur un rocher – fait visuellement jeu égal avec le couple sacré, Jean debout et le Baptisé à genoux. Dans le cycle des fresques, qui se lit de droite à gauche, le nu de dos prend ici une importance exceptionnelle. Il ne sert pas à l’équilibre statique de la composition, comme chez Ghirlandaio, mais comme ponctuation dans le cycle : sorte de pivot juste après l’angle Nord-Ouest, il introduit les scènes qui vont suivre, marquées par le tragique et la sensualité.


Andrea_del_Sarto 1523 Danse de Salome Chiostro della ScalzoLa Danse de Salomé, 1523
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com

Après la scène de l’Arrestation vient, au centre du mur Ouest la scène la plus sensuelle : Salomé séduit par sa danse le roi Hérode, afin qu’il lui accorde la tête du Saint. Dal Sarto joue ici magistralement avec le spectateur qui connait son Ghirlandaio : il lui fait croire que le serviteur vu de dos, les jambes quasi nues, un chapeau dans le dos tel un grand plat, est le bourreau qui amène sur un plateau la tête décapitée ; et que Salomé à gauche, lui jette un regard horrifié en interrompant sa danse sur un pied. Or surprise…

Andrea_del_Sarto 1523 Decapitation de Saint Jean Baptiste Chiostro della ScalzoLa décapitation de Saint Jean-Baptiste, 1523
Andrea del Sarto, fresques de la vie de Saint Jean Baptiste, Chiostro della Scalzo, Florence, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com

…c’est seulement à la scène suivante qu’un bourreau lui aussi vu de dos [22b] , quasi-nu, masque le cou tranché dont on voit seulement, entre ses jambes, le jet de sang. Son bras gauche brandissant la tête fait écho au bras droit d’Hérode vu de face, brandissant son bâton de commandement. La grande diagonale, avec son plateau levé côté femmes et son glaive orthogonal comme l’aiguille d’un fléau, évoque une balance en déséquilibre, un état maximal d’Injustice.


Andrea_del_Sarto chiostro-scalzo 1515 La JusticeLa justice, 1515, photo www.soloalsecondogrado.wordpress.com Andrea_del_Sartochiostro-scalzo Mur OuestMur Ouest et mur Nord (avec la Justice)

Cette disposition renvoie certainement, au tout début de la séquence, à la figure de la Justice avec sa balance à un seul plateau, cette fois posé sur le sol, en état maximal d’équilibre.


Andrea_del_Sarto chiostro-scalzo 1523 LEsperance (portrait de la fille du peintre)L’Espérance Andrea_del_Sarto 1523 Le banquet D'Herode Chiostro della ScalzoLe banquet d’Hérode

Le cycle se termine par une pirouette : seconde scène de banquet, avec cette fois la tête coupée, mais dont on ne voit que l’auréole. Puis la figure de l’Espérance, le portrait, dit-on, de la propre fille du peintre.



Andrea_del_Sarto Chiostro della Scalzo schema
Ainsi, de manière magistrale, les trois nus de dos du Chiostro della Scalzo, bien faits pour attirer le regard, sont utilisés pour ponctuer la narration et se faire écho les uns aux autres.


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Un nu énigmatique : Dosso Dossi

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1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne FlorenceAllégorie de la Musique
Dosso Dossi, 1524-34, Musée Horne, Florence

Cette allégorie n’a jamais été complètement décryptée, malgré de nombreuses études très érudites . L’homme qui forge des notes sur son enclume est Tubalcaïn, l’inventeur biblique de la Musique, en dialogue avec un génie portant une flamme, qui doit représenter l’Inspiration. Les deux femmes posent la main chacune sur une tablette gravée :

  • celle assise de face, partiellement vêtue, présente un canon à quatre voix, inscrit sur une portée circulaire ; elle a à ses pieds un instrument à corde, difficile à identifier ;
  • celle vue de dos, debout et totalement nue, présente un canon à trois voix, inscrit sur une portée triangulaire, avec l’inscription « Trinitas in Unum ».

Le caractère très élaboré de la composition suggère que la vue de dos n’a pas été introduite pour une raison purement plastique, mais qu’elle a une valeur symbolique. D’autant qu’elle est unique dans toute l’oeuvre de Dosso Dossi.


1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne Florence canon circulaireCanon circulaire 1522 DOSSO DOSSI Allegory of Music musee Horne Florence canon triangulaireCanon triangulaire

Le seul élément de décryptage est l’opposition entre les deux tablettes, qui ne réside pas dans les canons eux-mêmes (pour une analyse détaillée, voir [22c]) mais dans la manière de les écrire, en cercle ou en triangle. Ce dernier est la figure du Divin, confirmé ici par l’inscription : « la Trinité dans l’Un ». Le cercle est lui-aussi une figure unitaire, associée à l’idée de Perfection, ou au Ciel. Mais je pense que la notion à retenir ici est celle de Quaternité, du fait des quatre voix du canon. Or la Quaternité est associée aux Eléments, à la Création réalisée.

Une lecture possible est que les deux femmes sont entre elles dans le même rapport que Tubalcaïn assis avec l’Inspiration en vol, qui apporte la flamme depuis l’arrière du tableau. La femme assise, avec le violon à ses pieds, représenterait la musique pratique, sensorielle, destinée à être entendue. La femme debout représenterait quant à elle la musique en ce qu’elle a de divin et de secret : ce pourquoi, dépourvue de tout vêtement terrestre, elle cherche sa vérité dans l’au-delà du tableau.


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Rosso Fiorentino

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1526 Caraglio Junon dans une niche d apres un dessin de Rosso FiorentinoVénus 1526 gravure de Jacopo Caraglio Hercule dans une niche d apres un dessin de Rosso FiorentinoHercule

Vers 1526, série des « Dieux dans une niche » gravée par Jacopo Caraglio, d’après des dessins de Rosso Fiorentino.

Dans la foulée de Michel-Ange, les maniéristes italiens utiliseront assez parcimonieusement le nu de dos, plutôt dans des oeuvres secondaires où la diversité des postures s’impose : ainsi cette série de vingt figures mythologiques, très contraintes par le parti-pris de la niche , n’utilise que deux fois la formule [23].



1525-50 CARAGLIO Love Of Gods
Dans la série des Amours des Dieux, propice à toutes les combinaisons dénudées, seule la première des vingt gravures présente une figure vue de dos, ce qui semble confirmer le rôle d’ouverture de cette posture.


1525-50 Caraglio Philyra aime par Saturne transforme en cheval, serie Les Amours des Dieux, Rikjsmuseum, AmsterdamPhilyra aimé par Saturne transformé en cheval
Jacopo Caraglio, série Les Amours des Dieux, Rikjsmuseum, Amsterdam

D’après Vasari, le dessin en serait dû à Rosso Fiorentino. Noter par terre la jambe de bois de Saturne, attribut oublié lors de sa transformation mais qui sert aussi, sous la faux, d’allusion humoristique à sa castration par Jupiter.


Rosso Fiorentino, 1494-1540; Male and Female Nude and Three Female FiguresRosso Fiorentino, avant 1540, Fizwilliam Museum Oxford

L’idée de ce dessin, dont le sujet reste inconnu, est clairement l’opposition entre les deux anatomies.


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Le jeune nu érotisé

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Parmigianino, Cupidon taillant son arc 1533–35 Kunsthistorisches Museum Wien
Cupidon taillant son arc
Parmigianino, 1533–35, Kunsthistorisches Museum, Vienne

La lecture homosexuelle s’impose, du moins si on se fie à ce qu’on sait des collectionneurs qui se sont par la suite disputé ce morceau de bravoure ([22a], p 90 et ss). Vasari reste prudent dans sa description de cette iconographie provocante :

« Cupidon qui façonne son arc de sa propre main, et à ses pieds sont assis deux petits garçons, dont l’un attrape l’autre par le bras et le presse en riant de toucher Cupidon avec son doigt, mais il ne veut pas le toucher et lui montre par ses larmes qu’il a peur de se brûler au feu de l’Amour.« 

Vasari parle (métaphoriquement) d’un doigt et d’un feu qui ne se voient pas dans le peinture, mais se garde bien de relever les détails inexplicables hors sous-entendu grivois :

  • que Cupidon taille son arc vers le haut après l’avoir dégrossi vers le bas,
  • que le livre fermé et le livre ouvert soient corrélés aux expressions des deux puttis, l’un souriant et l’autre pleurant, comme dans un avant et un après de l’amour.


Parmesan Hébé et GanymèdeHébé et Ganymède, 1434-35 Louvre (c) RMN photo Thierry Le Mage Parmigianino, Les Andriens et Ganymède 1530-40 coll partGanymède et les Adriens, 1530-40, collection particulière

Parmigianino

Bien que le nu de dos, aussi bien féminin que masculin, soit un topos du maniérisme, Parmigiano n’a pas manqué de l’appliquer à Ganymède – la référence autorisée en la matière.


Bronzino An Allegory with Venus and Cupid c.1545 National GalleryAllégorie avec Vénus et Cupidon
Bronzino, vers 1545, National Gallery

Dix ans plus tard, Bronzino case son Cupidon fessu sur la marge d’une allégorie impénétrable, non sans suggérer, par un carquois bien placé, que le bel adolescent ne l’est pas.

Autant, pour célébrer le postérieur de l’homme mur, la figure d’Hercule fournissait un alibi antique indiscutable (voir 1 Le nu de dos dans l’Antiquité (1/2) ), autant le maniérisme a eu besoin d’inventer un Cupidon adolescent pour élargir le répertoire, un peu étroit, de Ganymède.


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Autres maniéristes

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Carlo_Portelli 1566 Immaculate_Conception Florence, Galleria dell'Accademia eglise OgnissantiLa dispute de l’Immaculée Conception
Carlo Portelli, 1566, Galleria dell’Accademia eglise Ognissanti, Florence

Sur ce tableau très exceptionnel, qui superpose Marie et Eve , voir Habillé/déshabillé : la confrontation des contraires .


Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 METLes Lamentations de la Peinture
Dessin de Federico Zuccari, gravé par Cornelis Cort , 1579, MET

Cette grande gravure (en deux plaques) propose elle-aussi une composition en deux registres, avec un nu féminin spectaculaire au beau milieu du registre inférieur.

 

Zuccari, en bas à gauche, travaille dans son atelier devant un grand tableau, représentant à gauche des forgerons produisant la foudre de Jupiter, à droite trois Furies assistant à la destruction d’une ville. Il contemple une femme nue, aux pieds ailés et à la tête auréolée de flammes, qui surgit au dessus d’une fosse ou gît l’allégorie de l’Envie. Les attributs de la femme nue sont ceux de la Sagesse, tels que Ripa les définira, mais bien plus tard.

Dans le contexte précis de cette gravure, il semble plutôt, selon Inemie Gerards-Nelissen [24], qu’elle représente la dixième Muse, celle de la Peinture, qui dans la moitié haute de la gravure se présente habillée aux pieds de Jupiter, présentée par les Trois Grâces (dont deux sont également vues de dos).


Une composition subtile (SCOOP !)

Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema1
La vue de dos nous fait comprendre que Zuccari, de là où il se trouve, peut comparer la Beauté faite de main d’homme, représentée par la statue, et la Beauté divine de la Muse qui l’inspire.



Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema2
La Muse apparait les pieds dans une fumée et la tête auréolée de flammes, flammes qui se dupliquent dans la forge et dans l’incendie (en rouge). Traduisons :

la Peinture a le pouvoir de montrer aussi bien la Création que la Destruction, le Meilleur comme le Pire.

Or les fumées de la forge et de l’incendie sont les mêmes qui forment le sol de l’Assemblée des Dieux : ceux-ci font donc partie du tableau que peint Zuccari. C’est un « tableau dans le tableau dans le tableau » qu’ils contemplent.



Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET detail tableau
Celui-ci montre la Fortune, à la tête d’une armée de Malheurs, tenue à distance par la Foi : autrement dit l’application directe du principe énoncé plus haut.


Une interprétation théorique de la vue de dos (SCOOP !)

Cornelis Cort after Federico Zuccari Lament of the Art of Painting, 1579 MET schema3
Dès l’Antiquité, les nus vus de dos sont fréquents dans la scène des Forges de Vulcain et obligés dans celle des Trois Grâces (voir 2 Le nu de dos dans l’Antiquité (2/2)). Mais l’homme au soufflet, l’homme au marteau et la Furie brandissant ses deux torches sont trop proches de la posture de la Muse au bras levé pour relever d’une simple coïncidence.

Dans la gravure, Zuccari est le seul à voir la Muse de face, et la vue de dos est ce qu’il nous montre d’elle. Les trois nus qui lui font écho, dans le tableau dans le tableau, ont la même valeur théorique : ils sont non pas ce que le peintre voit, mais ce qu’il nous montre, pour le Meilleur ou pour le Pire.



Rareté dans l’art vénitien

Palma Vecchio

1510-28 Palma Vecchio Venus qui se peigne gravure Jacques Bouillard
Vénus qui se peigne
Palma Vecchio, 1510-28, gravure de Jacques Bouillard, 1788

On connaît seulement par des gravures cette Vénus vue de dos, attribuée à Palma Vecchio, qui faisait partie de la collection du Duc d’Orléans.


Titien

 

Titien 1553 Danae (version Wellington) Apsley House LondresDanaë, 1553, Apsley House, Londres Titien 1554 Venus and Adonis PradoVénus et Adonis, 1554, Prado, Madrid

Titien

La justification de ce nu de dos semble simple, car dans une lettre à Philippe II, le peintre le rattache explicitement au problème du paragone : il explique que les deux tableaux offriront des vues de face et de dos, permettant à la Peinture de rivaliser avec la Sculpture .

Il faut néanmoins tenir compte du fait que Titien avait probablement réalisé dix ans plus tôt pour les Farnese un pendant sensiblement identique (voir Les pendants de Titien).  Et que la vue de dos est aussi un clin d’oeil à celle de la célèbre Hébé de Raphaël, au plafond de la Farnesina (voir 5 Le nu de dos en Italie (1/2)) [24a].

De plus, elle répond parfaitement à la narration : elle exprime la résistance de Vénus, qui tente d’empêcher Adonis de partir à la chasse : sa jambe dénudée et arcboutée vers l’arrière fait contraste avec la jambe chaussée d’Adonis, en marche vers la blessure fatale.


Tintoret

Tintoret 1541-42 tavole_per_un_Tintoret soffitto_a_palazzo_pisani_in_san_paterniano_a_venezia,_,_apollo_e_dafne Galleria Estense ModeneApollon et Daphné (série des Métamorphoses d’Ovide)
Tintoret, 1541-42, plafond de la chambre du palais San Paterniano de Venise, Galleria Estense, Modène

Il n’y a chez Tintoret que ce seul cas d’un nu de dos quelque peu original. La situation au plafond imposait l’idée d’une poursuite vers le ciel, et donc d’une vue de l’arrière. La similarité entre les deux corps (postures parallèles, formes androgynes) accentue d’autant plus la différence de texture : chair et écorce. Le linge de pudeur, qui ne cache rien du fessier du Dieu, accentue le mimétisme des postures, et complète l’ovale central.


Tintoret 1570 Hercule et Antee,_c._ Wadsworth Atheneum Museum of Art,HartfordHercule et Antée
Atelier de Tintoret, 1570, Wadsworth Atheneum Museum of Art, Hartford

Depuis Mantegna, le sujet d’Hercule et Antée impose la vue de dos. Le postérieur d’Hercule est quasi nu, mis à part la queue du lion de Némée qui sert d’identificateur. Les deux cercles de témoins (terrestres et célestes) accentuent l’effet de contre-plongée qui place le spectateur, le nez sur la massue posée au sol, dans le camp d’Hercule.


1544–1548 Attributed_to_Tintoretto_-_The_Forge_of_Vulcan, NORTH CAROLINA MUSEUM OF ART RaleighTintoret (attr), 1544–1548, North Carolina Museum of Art, Raleigh 1576 Tintoret Forges de Vulcain Palais des DogesTintoret, 1576, Palais des Doges

Les Forges de Vulcain

Autre sujet dans lequel la vue de dos est classique : celui des Forges de Vulcain. Dans son premier opus, Tintoret l’utilise comme dans les sarcophages romains, pour clore le groupe des trois forgerons. Dans le second, il la place au centre du trio avec une taille hypertrophiée, pour accentuer la perspective.



1578 Tintoret The Muses Royal Collection Trust Kensington PalaceLes Muses
Tintoret, 1578, Royal Collection Trust, Kensington Palace

Dans ce groupe de neuf femmes nues autour du Soleil-Apollon, Tintoret se limite à l’inclusion habituelle d’un seul nu de dos, pour clore la composition. Plusieurs statues de Gian de Bologna ont été suggérées comme source, mais il semble que Tintoret utilisait ses propres modèles, en cire ou en terre, qu’il habillait et suspendait pour les effets de contre-plongée [24b].

Très étudiée, la pose de la Muse vue de dos est le morceau de bravoure de la composition : en équilibre sur un pied, elle accorde d’une main sa « lira da braccio » tout en la jouant de l’autre avec son archet.


Véronèse

Véronèse n’a que très peu utilisé le nu de dos.


Veronese 1556-57 Music Bibliotheque Marciana VeniseLa Musique, Véronèse, 1556-57, plafond de la Bibliothèque Marciana, Venise

Le jeune garçon fait contraste avec le buste du vieux Pan, à la virilité remplacée par des flûtes et moquée par le manche cassé de la guitare et du luth. La musique pacifie les ardeurs -comme le soulignent les paisibles lauriers – et même le postérieur enfantin est modéré par un voile bienséant.


Veronese 1560-61 Bacchus_and_Ceres Villa Barbaro MaserBacchus et Cérès
Véronèse, 1560-61, Villa Barbaro, Maser

Le voile s’impose d’autant plus pour un postérieur féminin.


Veronese 1575 Serie des Allegories de l'Amour infidelite National Gallery LondresL’Infidélité (plafond des des Allégories de l’Amour)
Véronèse, 1575, National Gallery, Londres

Le mieux est de l’escamoter par un siège, comme dans le cas de l’Infidélité : à noter le billet doux que celle-ci glisse à un des deux amants à l’insu de l’autre : l’inscription est probablement « che mi possede » (qui me possède) [25]



Après le Concile de Trente

La dernière session du Concile de Trente normalise l’art religieux :

« Tout ce qui est lascif doit être évité ; de telle façon que les figures humaines ne seront pas peintes pour être ornées d’une beauté incitant aux appétits charnels » (Session XXV, 1563) [26].

Cette réprobation, qui ne concerne officiellement que les sujets religieux, a pu néanmoins avoir un effet de freinage sur les sujets profanes (allégorie, mythologie). Il faut aussi compter avec la sophistication du regard : le nu debout, trop proche des exercices d’atelier, devait passer pour une pose rudimentaire et indigne d’un artiste accompli.

Tous ces facteurs concourent au même résultat : après les exubérances corporelles et les nudités libérées du maniérisme, revient le goût pour les proportions harmonieuses et les fesses dissimulées.

Carracci 1596 Le choix d'Hercule Capodimonte Naples
Hercule entre la Vertu et le Vice
Carrache, 1596, Capodimonte, Naples

Ce n’est pas par hasard que Carrache montre le Vice par derrière : après avoir fait le tour des choses, l’oeil des spectateurs a perdu sa naïveté et sa curiosité originelle. La croupe est a nouveau reconnue pour ce qu’elle est : un objet de désir et de scandale.
Sur ce tableau, voir 3 Les figure come fratelli : autres cas


Le Caravage

1597 ca Caravage Gallerie Doria Pamphili RomeLe repos pendant la Fuite en Egypte, vers 1597, Gallerie Doria Pamphili, Rome Amor_Vincit_Omnia-Caravaggio_(c.1602)Amor Vincit Omnia, 1601-02, Gemäldegalerie, Berlin

Le Caravage

Même un artiste aussi provocateur que Caravage ne se risque pas à la dévoiler – même celle d’un ange – dans cette composition très probablement influencée par celle de Carrache [27]. Alors que vu de face, le sexe du même Ange ne pose de problème à personne.


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Un cas exceptionnel : Le Guerchin

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1617-18 Guercino Suzanne et les viellards PradoSuzanne et les vieillards
Le Guerchin, 1617-18, Prado, Madrid

En 1617-18, Le Guerchin met en scène à sa manière de thème de la nudité découverte. Les deux vieillards décomposent efficacement les deux rôles de l’admoniteur :

  • celui à l’index levé invite le spectateur à pénétrer dans le tableau ;
  • celui au bâton, à l’intérieur, lui sert de relais et de substitut.


1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti FlorenceApollon écorchant Marsyas, Palazzo Pitti, Florence 1618 guercino et in arcadia ego Palazzo Corsini RomaEt in arcadia ego, Palazzo Corsini Roma

Le Guerchin, 1618

La même année, Le Guerchin développe la même idée du couple témoin d’un scandale avec ces bergers d’Arcadie qui, dans le clair-obscur d’une nature somptueuse :

  • assistent à la punition du faune atteint d’hybris (il a prétendu surpasser la musique d’Apollon) ;
  • découvrent la Vanité de la vie (une souris et un crâne, au beau milieu du paradis arcadien).

L’importance des deux témoins

Pour Daniel M. Unger [28], la présence des deux témoins est essentielle et révèle une communauté de thème entre les deux oeuvres :

« Guerchin a placé les mêmes bergers au même endroit non par manque d’inventivité, mais pour représenter la même idée : en premier la punition de Marsyas, sa mort individuelle parce qu’il a péché ; en second, la mort universelle qui nous attend tous. Il est rappelé au spectateur qu’il a deux manières de conduire sa vie : dans le vice ou la vertu. La première manière est celle de Marsyas : vivre et mourir en pécheur ; la seconde est celle d’Apollon / Christ, la voie dévote, qui conduit à la rédemption et à la vie éternelle. Les deux tableaux mettent en exergue la liberté de choix… ».


Le nu de dos

Que le tableau avec Marsyas ait une signification religieuse (le châtiment des protestants comme le propose Unger) ou qu’il illustre plus généralement le châtiment des révoltés et des vulgaires (il aurait été peint pour le duc de Toscane Côme II de Médicis), explique la présence des deux témoins, mais pas l’exceptionnelle vue de dos : parmi les nombreux peintres qui ont représenté le châtiment de Marsyas, Le Guerchin est le seul à l’avoir adoptée.


Guercino-Apollo-Flaying-Marsyas-Drawing-Biblioteca-Ambrosiana-MilanBiblioteca Ambrosiana, Milan Guercino-Apollo-Flaying-Marsyas-Drawing-Biblioteca-Albertina VienneAlbertina, Vienne

Le Guerchin, Etude pour Marsyas

Et cela n’est pas venu tout seul : les deux croquis préparatoires montrent Apollon et Marsyas assis côte à côte. Pourquoi Le Guerchin a-t-il finalement choisi de redresser le dieu, à une époque où le nu debout vu de dos était totalement passé de mode ?


Une explication théorique (SCOOP !)

On peut noter que le redressement du Dieu va de pair avec l’importance accrue des deux bergers (minuscules dans le croquis de l’Ambrosiana). Leur présence fait reculer le sujet d’un cran dans la profondeur, et nous implique dans leur vision : nous regardons ce qu’ils regardent. De la même manière, la figure vue de dos fonctionne comme un relais du spectateur, mais cette fois dans l’action : nous sommes, comme Apollon, debout le rasoir à la main au dessus du faune supplicié.

En cette année 1618, explorant le thème du voyeurisme, Le Guerchin aurait donc empiriquement découvert la théorie de la Rückenfigur (voir 2 Le coin du peintre).


Une explication symbolique (SCOOP !)

Les commentateurs prétendent souvent que le violon attaché dans l’arbre est l’instrument de Marsyas, puni comme lui. Or son instrument habituel est la flûte, tandis qu’Apollon joue de la lyre. Le croquis de l’Ambrosiana montre clairement que, pour Le Guerchin, Marsyas joue de la flûte de Pan, et Apollon du violon.


Titian 1570-76 _The_Flaying_of_Marsyas Archdiocesan Museum Kroměříž,KroměřížLe châtiment de Marsyas
Titien, 1570-76, Archdiocesan Museum Kroměříž, Kroměříž

Cette modernisation de la lyre traditionnelle est déjà présente chez Titien, qui accroche dans l’arbre, à côté de l’instrument divin, celui  de la transgression [29].



1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti Florence detail
Or Le Guerchin élimine la flûte et lui substitue, au mépris de la narration, dans un halo qui fait écho à l’auréole du Dieu, le violon avec son archet.



1618 guercino_apollo-tortures-marsyas Palazzo Pitti Florence detail 2
L’idée est probablement de suggérer que le mouvement du rasoir, accompagné des cris du supplicié, mime celui de l’archet, producteur de la divine musique. Le retournement vulgaire du Dieu, et le remplacement de l’instrument gracieux par le racloir grossier, vont dans le même sens : l’Apollon du Guerchin, le dernier nu debout vu de dos de la peinture italienne, est un violoniste qui se venge.

Johann Liss 1625-30 Apollon et Marsyas Accademia Venise 58 x 48Apollon et Marsyas, 1625-30, Accademia, Venise Johann Liss 1626-27 The Cursing of Cain Chrysler Museum of Art NorfolkCain tuant Abel, 1626-27, Chrysler Museum of Art, Norfolk

Johann Liss

Mis à part celui du Guerchin, le seul autre Apollon vu de dos est dû à Johann Liss, peintre d’origine allemande mais qui a travaillé essentiellement à Rome et Venise. Il est peu probable qu’il ait vu le tableau du Guerchin, déjà dans les collections du Duc de Toscane. Il a pu arriver à la même composition non-conventionnelle par un autre chemin : dans deux toiles de la même période, il se sert de la vue de dos, combinée à la puissance dramatique de la contreplongée, pour traduire la violence aveugle des meurtriers.



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Références :
[22a] Patricia Lee Rubin « Seen from Behind: Perspectives on the Male Body and Renaissance Art »
[22b] L’idée de représenter le bourreau vu de dos vient d’une gravure de Lucas de Leyde de 1511-15, voir [22a] p 134.
[22c] H. Colin Slim « Dosso Dossi’s Allegory at Florence about Music «  Journal of the American Musicological Society, Vol. 43, No. 1 (Spring, 1990), pp. 43-98 (56 pages) https://www.jstor.org/stable/831406
[23] https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Gods_in_Niches,_engravings_by_Jacopo_Caraglio
James Grantham Turner, « Caraglio’s Loves of the Gods », Print Quarterly, Vol. 24, No. 4 (DECEMBER 2007), pp. 359-380 https://www.jstor.org/stable/41826756
[24] Inemie Gerards-Nelissen, « Federigo Zuccaro and the Lament of Painting » Simiolus: Neth erlands Quarterly for the History of Art, Vol. 13, No. 1 (1983), pp. 47 https://www.jstor.org/stable/3780606
[24a] Panofsky, Problems in Titian, mostly iconographic, p 151 https://archive.org/details/problemsintitian0000pano/page/150/mode/2up?q=polyclitus
[25] Elise Goodman-Soellner, « The Poetic Iconography of Veronese’s Cycle of Love », Artibus et Historiae, Vol. 4, No. 7 (1983), pp. 19-28 https://www.jstor.org/stable/1483179
[28] Daniel M. Unger, « Allegorizing Choice: The Apollo Flaying Marsyas Myth in a Religious Context » December 2010, Explorations in Renaissance culture 36 (1), p 60 https://www.researchgate.net/publication/286438072_Allegorizing_Choice_The_Apollo_Flaying_Marsyas_Myth_in_a_Religious_Context/link/5b2ccb6d0f7e9b0df5bae131/download