L'artiste se cache dans l'oeuvre
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Quelques variations sur l'abyme

2 mai 2015
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Tout le monde connaît le truc des miroirs face à face, et tous les enfants se demandent ce qui se passe entre les deux quand il n’y a personne pour regarder.

De très rares peintres se sont senti suffisamment précis pour affronter cet effet d’optique (voir  Hunt , Caillebotte , Jean Béraud , Forain ).

En revanche les photographes taquinent volontiers son vertige.

Marylin Monroe Sitting in Her Circus"Costume

Marylin Monroe assise en costume de cirque,

première du  Ringling Bros. and Barnum and Bailey Circus au Madison Square Garden
1955, anonyme

Cette photographie expose un des usages  canoniques de l’effet d’abyme : la démultiplication du désir.

L’alternance des jambes croisées  et de la tête tournée, tantôt à droite, tantôt à gauche, crée un effet cinétique, comme si Marylin oscillait.

C’est alors qu’on remarque la barre métallique en bas à droite. Que fait la star en  velours et résille ? Elle ne peut s’empêcher de faire du pied…  au trépied.

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Vivian Maier  Self Portrait

Vivian Maier
Autoportrait, années 50

A l’opposé de cette exhibition de gambettes, l’effet d’abyme est ici austère et discret, comme l’était Vivian Maier. Campée dans la pénombre d’une entrée de magasin, elle cherche moins à se démultiplier elle-même qu’à faire entrer dans son jeu  de miroirs les deux passantes banales, attirées par les lingeries.


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Fillette aux miroirs

Récursion
Mola Kucher

L’angle de vue, choisi très astucieusement, supprime une fois sur deux le reflet de la petite fille, que nous ne voyons  ainsi que que de dos. Manière de ruser avec l’effet recto-verso, que d’autres photographes vont exploiter intensément.

L’effet recto-verso

chez-suzy-brassai-1932

Chez Suzy
Brassai, 1932

Le couple enlacé semble rouler sur lui-même à l’infini, dans cette pente que suggère l’inclinaison du miroir.

Il s’agit pourtant d’une relation tarifée, dont la remontée sera rapide.


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Vivian Maier may_5th_1955

Vivian Maier
Autoportrait, 5 mai 1955

La posture frontale de Vivian pousse  au maximum l’effet recto-verso :  le cercle de l’objectif marque le centre d’une enfilade de cercles décentrés, montant alternativement les yeux et le crâne de la photographe.

Deux éléments perturbent cette symétrie centrale : l’horloge murale, qui marque sept heures moins dix, et l’opératrice, exécutant mentalement le compte-à-rebours du déclencheur automatique.



Vivian Maier may_5th_1955_hours

A noter que les multiples Vivian s’inscrivent dans le secteur angulaire délimité par les aiguilles. L’heure de la prise de vue a été précisément pensée pour renforcer l’affinité entre l’horloge et la photographe recto-verso : toutes deux soumises à un cycle infini, toutes deux maîtresses de l’instant du déclenchement.


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Mirror, mirror - Dessin de Laurie Lipton

Mirror, mirror
Dessin de Laurie Lipton, début XXIème siècle

L’alternance d’un miroir sans cadre et d’un miroir avec cadre  crée un effet de proximité entre la femme et son double. Tête à tête sans concession, qui relègue le spectateur-voyeur en dehors de ce tunnel autarcique.


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mirror_wedding_photography

Mariage
Photographie de  Susie Lawrence

En laissant vide la moitié gauche de l’image, le cadrage isole le couple dans un huis-clos luxueux.

Le bras vu de dos et l’avant-bras vu de face de la femme coincent la tête de l’homme dans un angle de chair, qui répond à l’angle doré de la moulure : ainsi l’image de la fusion charnelle semble subordonnée à celle de l’enfermement dans un cadre comme si, dans le mariage, l’un était la condition de l’autre.


L’effet de courbure

Shelley Winters in a booth with mirrors, 1949

Shelley Winters dans une cabine à miroirs
1949, anonyme

Pour rajouter un effet de courbure, il suffit que les deux miroirs face à face ne soient pas exactement parallèles (en suivant la bordure inférieure du miroir latéral, on voit qu’elle forme une ligne légèrement brisée).

ziegfeld's follies

En outre, ce miroir latéral a pour avantage de dupliquer l’effet d’abyme et les jambes nues de l’actrice, créant à peu de frais une ambiance « ziegfeld’s follies » en cabinet.


Pin-up in the mirror Elmer Batters

Pinup au miroir, photographie de Elmer Batters, années 60

Même effet de courbure, mais en contre-plongée cette fois. La proximité du modèle avec le miroir supprime l’effet recto-verso  : le reflet n’est plus un double inversé, mais une sorte de halo, de brouillage artificiel renforcé par les pieds bifides de la chaise.

Pin-up in the mirror Elmer Batters detail

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Maria Felix par Allan Grant 1960

Maria Felix, photographie de Allan Grant,
1 juin 1960,  LIFE

L’effet de courbure s’ajoute  aux volutes du cadre ovoïde   pour former un sorte de tunnel Art Nouveau, dont l’exubérance et la taille s’opposent à la petite silhouette de l’actrice en robe stricte.

Campée sur ses bottes comme le miroir sur ses pieds, aussi noire et opaque qu’il est blanc et transparent, elle semble défier du regard ce boa virtuel qui l’ingère.


De l’effet d’abîme à l’effet Maier

Autoportrait en couleur
Vivian Maier, 1956

Cette photographie intrigante a été prise dans la salle de bains des Gensburg, chez qui Vivian était employée à l’époque ; elle recèle plusieurs effets bluffants.


autoportrait-vivian-maier-couleur-1 schema1
Le cliché a bien été pris par le Rollex qui nous est montré, comme le prouvent les lignes de fuite (en jaune). La décroissance exponentielle dans l’effet d’abîme (en rose) est causée par la position basse de l’appareil. Un miroir (en bleu) occupe tout le bas du mur de droite.


autoportrait-vivian-maier-couleur-1 schema2 Légende Description URL du fichier : https://artifexinopere.com/wp-content/uploads/2015/05/autoportrait-vivian-maier-couleur-1-schema2.jpg Copier l’URL dans le presse-papiers Les champs obligatoires sont indiqués avec * Compresser l’image Prioriser la compression maximale Prioriser la conservation des détails Personnaliser Compression maximale Meilleure qualité d’image Afficher les options avancées Réglages d’image de WP-Optimize RÉGLAGES DE L’AFFICHAGE DU FICHIER JOINT Alignement Centre Lier à Aucun Taille Taille originale – 1944 × 1144 Actions des médias sélectionnés. 1 élément sélectionné Effacer Insérer dans la publication
La réflexion sur le carrelage montre le bras gauche qui tient le flash et le prolongement du câble. L’intensité de la lumière permet de créer un second effet d’abîme dans ce carrelage, à droite du miroir.

Il faut se creuser un peu la tête pour comprendre que, sous le store en paille japonaise que Vivian a probablement coincé là pour masquer une fenêtre, le long miroir latéral est flanqué de deux néons, un allumé et l’autre éteint.

Le motif du papier peint, fait de deux biches affrontées, ajoute encore aux paradoxes de la réflexion et de l’itération.

L’image pose en effet une petite énigme : puisque les deux miroirs montrant Vivian vu de dos (en bleu) sont le reflet l’un de l’autre dans le miroir latéral, pourquoi seul le premier présente-t-il un effet d’abîme ? Et pourquoi la bande de papier peint n’est-elle pas à la même hauteur dans les deux ?

Voir la réponse...

Si le miroir était une image passive (comme un poster), son reflet latéral devrait lui être exactement symétrique. Mais un miroir est un dispositif actif, que l’on peut décrire comme un trou dans la cloison entre la pièce et son double virtuel.


autoportrait-vivian-maier-couleur-1 schema3
Les deux miroirs face à face créent des pièces virtuelles en enfilade, contenant aternativement Vivian vue de face (1) et Vivian vue de dos (2a) . Le miroir latéral crée une enfilade parallèle, dont nous ne pouvons voir que la deuxième pièce. Comme la pièce 2b est plus éloignée que la pièce 2a, elle nous apparaît plus petite, d’où la position plus basse de la bande de papier peint.


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Autoportrait
Vivian Maier,1956

Le dispositif est aussi énigmatique que spectaculaire : les quatre reflets successifs dévoilent progressivement le visage de Vivian, puis le deus ex machina : sa main qui brandit le flash. Mais comment Vivian s’est-elle débrouillée pour créer cet effet d’abîme montrant uniquement son visage vu de face, sans alternance recto-verso ?

Le cadrage étroit masque ce que la photographie en couleur révélait, à savoir que le visage principal est lui aussi un reflet (l’inversion de l’inscription Rolleiflex est camouflée par le flou). Avec ce que nous connaissons de la topographie de la salle de bains, il est possible de reconstituer le dispositif mis au point par Vivian.


Vivian-Maier-Self-Portrait-1956 schema

La présence du néon (éteint) et de son reflet, à l’extrême droite, permet de deviner que Vivian fait face, cette fois, au grand miroir sous la fenêtre (on voit d’ailleurs derrière elle la porte de la salle de bains). Elle a décroché un des petits miroirs pour le placer devant elle, en face du grand miroir (la manière de le faire tenir ainsi n’est pas claire).

Ce dispositif très ingénieux montre que l’effet d’abîme ne produit d’alternance recto verso que si on se place entre les deux miroirs. Si on se place derrière un miroir plus petit, et pas tout à fait parallèle, on obtient cet effet Droste (voir L’effet Droste) tout à fait naturel, sans montage ni logiciel : baptisons-l’effet Maier.


L’effet de multiplication

The grand mirror of the Molyneux atelier, Paris, 1934, by Alfred Eisenstaedt

Le grand miroir de la maison Molyneux,
1934, Alfred Eisenstaedt

Les deux ampoules isolées, reléguées en dehors du miroir, s’opposent aux mille feux du lustre  : comme si l’effet d’abyme, non content de répliquer  les objets à l’infini dans la profondeur, était aussi capable de les bouturer à partir d’un fragment unique, formant un  buisson ininterrompu de cristal.


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Peter Thomann

L’instant décisif (Der entscheidende Augenblick)
Peter Thomann

Même effet de multiplication, avec les tâches de ce dalmatien.

Les formes courbes des tâches et de l’animal s’opposent aux lignes droites du cadre, tandis que ses couleurs se fondent avec le plâtre blanc et  le marbre noir de cette entrée  d’immeuble.

Ayant enchaîné le chien au bout de leurs maillons virtuels,  les miroirs semblent en voie de l‘aspirer pour l’absorber.


L’effet d’abyme dans la peinture

 
 
Leon Kroll Before the Mirror 1911
Before the Mirror 
Leon Kroll , 1911

L’effet d’abyme est amorcé par la présence d’un cadre doré à l’intérieur du cadre du miroir, mais aussitôt déçu : car ce cadre est le portrait assis d’une noble dame, qui stoppe à la fois la régression et la sensualité ébauchée de l’épaule nue et de la chevelure dénouée.


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bracquemond_marie-nu_dans_un_interieur 1911

Nu dans un intérieur
Marie Bracquemond, 1911, Collection privée

Dans cette rarissime occurrence d’un effet d’abyme en peinture, Marie Bracquemond combine tous les effets spéciaux   : le recto-verso, la courbure, et la multiplication ( les fleurs dans le vase, sur le tapis, et entre les mains du modèle).


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Truebner, Heinrich Wilhelm Balkonzimmer-Interieur am Starmberger See opened window 1912 Germanisches-Nationalmuseum,-Nuremberg Truebner, Heinrich Wilhelm Balkonzimmer-Interieur am Starmberger See 1912 Germanisches-Nationalmuseum,-Nuremberg

Chambre avec bacon sur le Starmberger See
Truebner, Heinrich Wilhelm, 1912 Germanisches Nationalmuseum Nuremberg

Que la porte-fenêtre soit ouverte ou fermée, que la porte de l’amoire de toilette soit entrebaillée ou grande ouverte, que la table soit mise pour le petit déjeuner ou la lecture, que nous soyons plutôt le matin ou plutôt l’après-midi, que les souliers soient prêts à être chaussés   ou viennent d’être délacés, l’effet d’abyme, insensible à ces contingences humaines, affiche son paradoxe immuable : fausse ouverture close sur elle-même.


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vuillard 1913 Annette Nathanson, Lucy Hessel and Miche Savoir at Breakfast Decoration pour Bois-Lurette. A la Divette. Cabourg

Annette Nathanson, Lucy Hessel et Miche Savoir au petit déjeûner
Vuillard, 1913, Décoration pour Bois-Lurette, A la Divette, Cabourg. Collection particulière
 

Lucy, la femme en bleu déjà habillée, était la femme d’un des marchands de Vuillard (Jos Hessel) et également sa maîtresse. Miche Savoir (ou Miche Marchand) était la femme d’un de ses patrons. Assise à droite, au bord de la nappe et près du pot à eau, c’est la seule des trois femmes à se retrouver dans le reflet, où apparaissent deux autres convives, l’homme étant Tristan Bernard. Un second miroir montre son crâne dégarni, puis la régression s’arrête du fait de l’inclinaison du miroir.


Vuillard 1927 L'actrice Jane Redouart

L’actrice Jane Redouart
Vuillard, 1927, Collection privée

A la première itération apparaît un spectateur clandestin : le chien qui, tournant le dos au peintre, ne quite pas des yeux sa maîtresse.

La partie à gauche du rideau rouge montre une loge avec une table de toilette, mais la perspective ne semble pas cohérente entre le haut et le bas, ni compatible avec la régression. Remarques avisées bienvenues.


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cafe-interior-with-mirror-play_max-beckmann 1949 coll priv

Intérieur de café avec jeu de miroirs, Max Beckmann, 1949, collection privée

A côté du sage impassible s’ouvre la régression vertigineuse du buveur.


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leonardo-cremonini-alle-spalle-del-desiderio-behind-the-desire-1966
 
Dans le dos du désir (alle spalle del desiderio)
Leonardo Cremonini,1966

Au dessus du lavabo bleu et de son robinet célibataire, le couple fusionne dans l’infini doré des ovales.


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Jon Andersson and Paul Cadmus by Paul CadmusArtist and model (Paul Cadmus et Jon Andersson)
Paul Cadmus, 1973, crayons de couleur sur papier gris, collection privée
Jon Andersson_Paul Cadmus Photographie de Linda Southworth 1999Jon Andersson et Paul Cadmus,
Photographie de Linda Southworth, 1999

L’artiste et son modèle (et compagnon pendant 35 ans) sont réunis dans cette mise en  abyme complexe. Paul a appyé sa planche a dessiner sur le bas d’un miroir au cadre doré. Dans son dos, Jon se regarde dans une grande psyché (qu’on retrouve dans la photographie de droite, prise  seize ans plus tard). Au total, on voit recto verso quatre Paul et deux Jon : l’artiste affronte seul le vertige de la régression et planque son modèle  et amant en sécurité sur la marge.

Le billet de papier glissé sous le cadre doré est un effet de virtuosité.Le mètre pliant, l’équerre, le té, revendiquent l’exactitude géométrique.


Jon Andersson and Paul Cadmus by Paul Cadmus schema
Cependant, nous en sommes loin, puisqu’aucune fuyante ne converge vers l’oeil du peintre à l’infini.


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Sir-Harry-Pitt-Vice-Chancellor-of-the-University-of-Reading-1978-by-Norman-Charles-BlameyPortrait de Sir Harry Pitt, Vice-Chancellor of the University of Reading,1978 blamey-decoy-duck-and-self-portrait-t04116Autoportrait à la forme de canard,  date inconnue

Norman Charles Blamey

Norman Charles Blamey a employé au moins deux fois la mise en abîme :

  • pour un portrait officiel quelque peu ironique : la calvitie et les lunettes sont multipliées à l’infini, mais pas la toque du docteur ;
  • dans cet autoportrait sibyllin où l’artiste se réfugie derrière une cloison de bois, pourchassé par un canard en bois en forme d’ouroboros : à croire l’autoréférence aussi dangereuse qu’un taureau qui charge.


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david-cobley-ken-dodd 2004 National Portrait Gallery

Portrait de Ken Dodd, David Cobley, 2004, National Portrait Gallery

Dans ce portrait sans concessions, l’humoriste vieillissant est représenté en clown triste, répétant dans sa loge comme pour argumenter avec lui-même, au-dessus d’un verre de whisky.


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Steven J. Levin Self-portrait-2005 Steven J. Levin Self-portrait-2005 schema

Autoportrait, Steven J. Levin, 2005

Tenant son chevalet comme un appareil à trépied, le peintre se photographie dans un cadre vide (3), qui s’interpose entre les deux miroirs : le miroir haut au cadre marron accroché au mur derrière lui (1), et un autre miroir au cadre marron (2) qui semble l’envers du cadre vide, ajoutant à la complexité de la lecture.


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jamie-routley Inner Dialogue jamie-routley Inner Dialogue schema

Inner Dialogue
Jamie Routley, 2013, Collection privée

Au centre de l’étagère, le papillon, le sablier a demi vidé et le livre fermé renouent avec les vieux symboles de la vie éphémère. Sur la bord droit, l’éléphant leur tourne le dos : seul objet à se retrouver à l’intérieur du reflet, il leur  oppose la vie longue et  l’infinité.

Le peintre se risque très rarement entre deux miroirs. Comme on le voit ici,  les fuyantes convergent vers l’oeil de sa dernière et infigurable itération. Ici, la petite taille du second miroir stoppe  élégamment la régression.


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Louise Fenne 2017

Autoportrait, Louise Fenne, 2017

L’artiste peint de la main gauche, ce qui révèle qu’elle se regarde dans un premier miroir. Le cadre du fond est un second miroir, comme le révèle le reflet du cou coupé du mannequin. Deux visages, reflets du reflet dans le premier miroir, s’unissent au dessus de ce cou : celui de l’artiste et celui de son oeuvre.


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charlotte-sorapure-echo-self-portrait

Echo – Autoportrait
Charlotte Sorapure

L’étrangeté de cet effet d’abyme est qu’il combine une régression rectiligne et une régression curviligne…


charlotte-sorapure-echo-self-portrait schema

… à l’image des deux bords du miroir.


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Margherita-Marzotto Pilla 2012Pilla 2012 Margherita-Marzotto-Gabriella 2012Gabriella 2012

Margherita Marzotti

Deux exemples récents et ambitieux de mise en abyme crue. A gauche, les tatouages et les coulures salissent la peau et le verre, contrecarrant la rationnalité optique. A droite, le corps à l’étalage se dissout en viande dès la première itération.


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Taisuke Mohri, The Mirror, pencil on paper, 2016The mirror, 2016 Taisuke Mohri, The Mirror 2, pencil on paper,2016The mirror 2, 2016
Taisuke Mohri, The Mirror 3, pencil on paper,2017The mirror 3, 2017

Taisuke Mohri, crayon sur papier

Ces trois dessins appartiennent à la formule des Cracked Portraits inventée par ce graphiste japonais, virtuose du dessin hyperréaliste : une vitre fêlée est apposé sur le dessin, rendant indiscernable la limite entre la représentation et le réel.

Dans les trois cas, le trou de balle pourrait être le moyen d‘échapper à la régression… sauf que les miroirs dessinés, à l’intérieur du dessin, portent la même fêlure que la vitre !

https://anti-utopias.com/art/taisuke-mohri-cracked-representation/


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Michael Cheval Discord of Analogy 2015,  Discord of Analogy
, Michael Cheval, 2015
Michael Cheval Discord of Analogy 2015 renverse,Discord of Analogy (renversé)
, Michael Cheval, 2015

La regression à l’infini, vide de toute créature, sert ici de métaphore au mystère de la création. Voici le commentaire de l’artiste sur ce tableau réversible :

« Wolfgang Amadeus Mozart a servi d’inspiration pour cette peinture. Comme beaucoup d’autres créateurs, il a toujours ressenti l’incompréhension des gens, même ceux qui étaient proches de lui. Le créateur et la solitude sont des concepts proches. Le créateur vit toujours dans une autre dimension. Difficile de décider celle qui convient. Mozart, assis sur le sol, ou sa compagne, assise au plafond ? Essayez de tourner la peinture à l’envers et maintenant elle sera assise au piano sur le sol, et lui – au plafond. Qu’importe celui qui est le plus proche. Quelque soit celui qui aime. « 

1 La Brebis perdue

28 avril 2015
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« Alors Jésus leur dit cette parabole : « Si l’un de vous a cent brebis et en perd une, ne laisse-t-il pas les quatre-vingt-dix-neuf autres dans le désert pour aller chercher celle qui est perdue, jusqu’à ce qu’il la retrouve ? Quand il l’a retrouvée, tout joyeux, il la prend sur ses épaules, et, de retour chez lui, il réunit ses amis et ses voisins ; il leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé ma brebis, celle qui était perdue !’ Je vous le dis : C’est ainsi qu’il y aura de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se convertit, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes qui n’ont pas besoin de conversion. » Luc 15, 3-7.


La brebis perdue

Millais, 1864, illustration pour The Parables of Our Lord, gravé  par les frères Dalziel

The Lost Sheep published 1864 by Sir John Everett Millais, Bt 1829-1896

Sur une pente abrupte, le berger ramène vers la vallée la brebis égarée, la sauvant  d’un triple danger : la nature sauvage, la nuit et l’ignorance, symbolisée par les deux chouettes qui voient leur échapper leur proie.



La brebis perdue ( The Lost Sheep)

Alford SOORD, 1898, St. Barnabas Church, Homerton, East London, England

SOORD, Alford Usher Brebis perdue

Championne incontestée de la catégorie, cette image édifiante fut reproduite à des centaines de milliers d’exemplaires.

Si bas qu’elle soit tombée, la brebis perdue sera néanmoins récupérée par un pâtre qui prend tous les risques, une ronce accrochée à sa manche, et sa couronne d’épines sur la tête pour aider à l’identification.

La vue plongeante rajoute, à la menace des oiseaux de proie, celle de la chute définitive.



North By Northwest Hitchcock Cary Grant Eva Marie Saint pic 3

Hitchock, La Mort aux trousses

Autre exemple d’un âme perdue récupérée in extremis par une chemise blanche…


Shepherd Rescuing Lamb

La brebis sauvée
Alford SOORD, 1905

Devant le succès, Soord récidiva avec une image moins sportive et plus positive : la chute dans le gouffre est remplacée par la chute d’eau régénératrice, tandis qu’en sens inverse, la contre-plongée traduit la divine sollicitude.

Le cadrage resserré met en valeur, de part et d’autre d’une mer de bois mort, le dialogue visuel, oral et bientôt tactile qui s’établit entre le Sauveur et  son mouton noir.

Harold Copping

La brebis perdue
Harold Copping

De l’usage périlleux de la contre-plongée… On est censé comprendre que la brebis perdue dans un désert rocailleux  attend son sauveteur  avec espoir. Mais objectivement la composition suggère le contraire : la bestiole nargue son propriétaire en l’entraînant  de plus en plus haut sur son propre terrain.

Ainsi la lecture vacille, comme le berger et sa houlette impuissante,

entre la falaise et le vide.


Illustration for Bible Stories and Pictures (Religious Tract Society, c 1890).

Illustration pour « Bible Stories and Pictures (Religious Tract Society) », vers 1890

Autre composition audacieuse, en plan « double focale ». Le rapetissement du Sauveur est compensé par l’égalité des niveaux, et le gros plan sur la brebis fonctionne plutôt bien, en plaçant le spectateur dans une attente empathique.



Depuis l’Antiquité grecque, la  figure rassurante et paternelle du criophore  transporte  son ovin,  comme on porte un enfant sur le dos.


Hermes_crioforo

Hermes Criophore, copie romaine d’un original grec du Vème siècle av JC
Museo Barracco, Rome

Au départ,  le « criophore » (« Porteur d’un bélier »)  est Hermès, qui, en parcourant l’enceinte de Thèbes en cet équipage, avait préservé la ville de la peste.



bon pasteur catacombes

Le bon pasteur, Troisième siècle après JC,   catacombes de Domitille

Les artistes des catacombes ne se privent pas de recycler la formule, qui illustre à merveille la Parabole du Bon Pasteur – les cornes du bélier en moins.

Désormais c’est la brebis perdue qui est partout promenée en trophée,  triomphe d’efficacité pastorale.


Le bon pasteur Philippe de champaigne

Le bon Pasteur
Jean Baptiste de Champaigne, XVIIème siècle, Palais des Beaux-Arts, Lille

Le manteau s’enroule jusqu’au bras qui tient la brebis qui s’enroule autour du cou, et l’oeil monte ainsi jusqu’à la corde qui s’enroule autour des pattes en double sécurité, tout près de la main qui les agrippe.

Cette intéressante composition hélicoïdale construit une figure unitaire, où le Dieu et la créature sont devenus indissociables. Au point que, similaire à la main ferme qui  serre la houlette et à la corde qui serre les pattes,

la brebis referme autour de son pasteur une boucle de chair rassurante.




A l’ombre  de cette imagerie triomphante se cache  une autre iconographie du Bon Pasteur,  très rare car plus inquiétante. Elle se réfère cette fois à un long passage de Jean, parfois nommé la Parabole des Trois portes, dont voici deux extraits :

« En vérité, en vérité, je vous dis : Celui qui n’entre pas par la porte dans la bergerie des brebis, mais qui y monte par ailleurs, celui-là est un voleur et un larron. Mais celui qui entre par la porte, est le berger des brebis » (Jean 10:1-2).

« Jésus donc leur dit encore: « En vérité, en vérité, je vous le dis, je suis la porte des brebis.  Tous ceux qui sont venus avant moi sont des voleurs et des brigands; mais les brebis ne les ont point écoutés.  Je suis la porte: si quelqu’un entre par moi, il sera sauvé; il entrera, et il sortira, et il trouvera des pâturages.  Le voleur ne vient que pour dérober, égorger et détruire; moi, je suis venu pour que les brebis aient la vie, et qu’elles soient dans l’abondance.Je suis le bon pasteur, le vrai berger. Le vrai berger donne sa vie pour ses brebis. Le berger mercenaire, lui, n’est pas le pasteur, car les brebis ne lui appartiennent pas : s’il voit venir le loup, il abandonne les brebis et s’enfuit ; le loup s’en empare et les disperse. «  (Jean, 10,7-12)

(pour une explication théologique, on peut consulter http://www.bibliquest.org/BriemC/BriemC-nt04-Ch10_Les_Trois_portes_Paraboles.htm )

La porte des brebis

D’après Pieter Bruegel le vieux, vers 1565

Brueghel l'ancien Bon-Pasteur-

Sous prétexte de l’illustrer  fidèlement, Bruegel  détourne toute la violence de la parabole en une critique féroce de la société de son temps. Nous reproduisons ci-dessous la description et l’analyse de L. Maeterlinck :

« Le Christ sort d’une étable, entouré de ses brebis fidèles; plein de bonté, il porte sur ses épaules l’une d’elles qui, blessée, est hors d’état de marcher. Les mauvais bergers, loin de suivre l’exemple de leur divin Maître, se ruent brutalement sur l’étable. Parmi ces méchants, on en remarque plusieurs qui portent des vêtements rustiques, montrant ainsi que l’on peut abuser de sa force dans toutes les classes de la société. D’autres, plus richement vêtus, représentent les seigneurs et patriciens non moins âpres à la curée.

Au milieu du groupe des manants à figures patibulaires qui leur prêtent main-forte, on aperçoit à droite un gentilhomme en costume de chasse, le cor suspendu sur le dos, qui entre par une des brèches ouvertes. A gauche, parmi d’autres bandits furieux, un chevalier, reconnaissable à son casque à visière baissée et à son gantelet de combat, manie violemment une pioche, renversant le frêle abri où se trouvent réfugiées les innocentes brebis de Dieu.

Quelques malfaiteurs, le couteau entre les dents, montent à l’escalade au moyen d’une échelle et pénètrent par des ouvertures pratiquées dans le toit. De toutes parts, on ravit brutalement les animaux inoffensifs que les bergers coupables auraient dû protéger.

A l’arrière-plan, pour compléter la portée de l’œuvre, Bruegel  nous montre d’un côté le bon pasteur s’élançant au devant du loup pour défendre ses brebis, tandis que de l’autre le mauvais berger fuit lâchement, abandonnant son troupeau au cruel ennemi.

Au-dessus de la porte de l’étable, on lit le dixième verset de l’évangile de saint Jean : Ego sum ostium ovium (je suis la porte des brebis). L’inscription latine au bas de l’estampe met dans la bouche du Christ ces mots adressés à ses brebis :

« Séjournez ici en toute sécurité, pénétrez sous ce toit, car je suis le bon pasteur et ma porte est largement ouverte. »
Hic tuto stabulate viri, succedite tectis ; Me pastore ovium, janua laxa patet.

Puis, apostrophant les méchants :
« Pourquoi brisez-vous les côtés et le toit de ce refuge fait pour abriter mes brebis ?
 Pourquoi agissez-vous comme le font les loups et les voleurs. »

Quia latera aut culmen perrumpatis ? ista luporum atque furum lex est, quos mea caula fugit.

L. Maeterlinck Le genre satirique dans la peinture flamande, Bruxelles, 1968, p 309


Brueghel-j_bad-shepherd

Le mauvais pasteur
Jan Bruegel  Le Jeune, vers 1616, Collection privée

Cinquante ans plus tard, l’époque est plus calme et le thème moins décapant. Le petit fils de Bruegel  se concentre sur le mauvais pasteur, dans un paysage extraordinaire, plus psychologique que géographique, qui se déploie en éventail autour de la ferme et de l’église.



Brueghel-j_bad-shepherd_detail
Minuscules à l’horizon derrière le troupeau massacré, elles montrent combien la lâcheté  du fuyard l’éloigne de toute humanité.Les fuyantes des rigoles créent une perspective forcée qui accélère sa course. A droite, l’oiseau-témoin sur l’arbre souligne  que la scène est vue à vol d’oiseau : l’altitude  qu’il faut pour contempler sans se salir le spectacle de la  bassesse et de la boue.

Brueghel_j-The_good_shepherd

Le bon pasteur
Pieter Bruegel le Jeune, 1616, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique

La même année, c’est le père de Jan qui se charge de peindre le pendant. Difficile de reconnaître un héros positif dans ce berger bousculé dans la boue par un loup qui lui pose la patte sur le ventre et commence, en apéritif, à lui dévorer la chemise.


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Dernière prière des martyrs chrétiens,

Gérôme,  1883, Walters Art Museum, Baltimore

Autant la croix rehausse, autant la bête avilit : ce pourquoi les tableaux de martyrs les présentent soit montés en torches, soit debout dignement face aux fauves, mais jamais en cours de dégustation.

On voit par là que les textes sacrés ne sont pas tous bons à illustrer, du moins  littéralement.

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Le bon pasteur
Gravure de Jan Luyken, Les enseignements de Jésus (15 sur 40), Bible Bowyer

Piège évité dans cette gravure, mais au prix d’une édulcoration radicale du texte .  Pas de problème pour le mauvais berger qui se débine au fond à gauche, fuyant plus vite que ses brebis. Mais  on voit mal comment ce pauvre loup, hérissé comme un griffon mouillé, pourrait oser  sauter à la gorge de ce pâtre musclé protégé par son auréole et  sa houlette interminable comme par un gyrophare et un tonfa.

Le bon pasteur

Millais, 1864, illustration pour The Parables of Our Lord, gravé  par les frères Dalziel

The Good Shepherd published 1864 by Sir John Everett Millais, Bt 1829-1896

En se situant carrément après la bataille, Millais évite tous les pièges. Le lion, en remplacement du loup, ennoblit d’autant plus la scène qu’il ne daigne pas courir après le troupeau, et savoure sa victoire plutôt que ses deux victimes.

Seule la griffure sur l’épaule rompt  la tranquillité de la scène.  Telle la balle du dormeur du val, elle nous fait comprendre que  ce repos est factice. Une même mort a frappé simultanément   le protégé et le protecteur, mais aussi le signifiant et le signifié : car l’agneau sacrifié est Jésus, qui  n’est autre que le Bon Pasteur.

En somme, les deux victimes du fauve n’en font qu’une.



Millais, Bt The Good Sheperd 1864 machoire
En bas à gauche de cette illustration  du Nouveau Testament, Millais a semé un détail qui fait référence à l’Ancien : procédé médiéval remis au goût du jour par les préraphaélites.

La mâchoire abandonnée près de la main droite du berger souligne qu’il s’est battu avec courage :  très précisément, avec le courage de Samson.

« Et ayant trouvé une mâchoire d’âne qui n’était pas encore desséchée, il avança sa main, la prit, et il en tua mille hommes.Puis Samson dit : Avec une mâchoire d’âne, un monceau, deux monceaux; avec une mâchoire d’âne j’ai tué mille hommes ». Juges 15:16 Traduction de David Martin, 1744


The Triumph of Samson Guido Reni - 1611-12 Pinacoteca Nazionale, Bologna

Le triomphe de Samson
 Guido Reni, 1611-12, Pinacoteca Nazionale, Bologne

« Et quand il eut achevé de parler, il jeta de sa main la mâchoire, et nomma ce lieu-là Ramath-léhi. Et il eut une fort grande soif, et il cria à l’Eternel en disant : Tu as mis en la main de ton serviteur cette grande délivrance, et maintenant mourrais-je de soif, et tomberais-je entre les mains des incirconcis? Alors Dieu fendit une des grosses dents de cette mâchoire d’âne, et il en sortit de l’eau; et quand [Samson] eut bu, l’esprit lui revint, et il reprit ses forces : c’est pourquoi ce lieu-là a été appelé jusqu’à ce jour Hen-hakkoré, qui est à Léhi ». Juges 17:19 Traduction de David Martin, 1744

Cette histoire bizarre de mâchoire devenue gourde résulte d’une erreur de traduction. Voici comment on traduit maintenant le verset 19 (car « Léchi » signifie mâchoire, et la cavité de Léchi désigne le lieu que Samson vient de baptiser ainsi) :

Dieu fendit la cavité du rocher qui est à Léchi , et il en sortit de l’eau. Samson but, son esprit se ranima, et il reprit vie. C’est de là qu’on a appelé cette source En-Hakkoré; elle existe encore aujourd’hui à Léchi. Juges 19 Version Louis Segond 1910



Par ailleurs, Samson est également connu pour avoir réduit le plus noble des félins au destin d’un vulgaire ovin :

« L’esprit de l’Eternel saisit Samson; et, sans avoir rien à la main, Samson déchira le lion comme on déchire un chevreau. Il ne dit point à son père et à sa mère ce qu’il avait fait ». (Juges 14,6)


Lucas CRANACH Aine 1520-25 Weimar

Samson et le lion
Lucas CRANACH l’Aîné, vers 1520-25, Weimar

La mâchoire qui traîne par terre permet à coup sûr d’identifier Samson, entre d’autres héros léonicides : Hercule et le lion de Némée ou  le roi David, qui se frotta au même gibier lorsqu’il était jeune berger.


Et David dit : « Dieu qui m’a sauvé des griffes du lion et de celles de l’ours, me sauvera des mains des Philistins. » (Samuel 17, 37).


David_the_Shepherd,_Elizabeth_Jane_Gardner 1895
Le berger David
Elizabeth Jane Gardner-Bouguereau, 1895, Collection privée

David étrangle ici avec facilité un lion sous son genou  juvénile,  tout en enlaçant un agneau énamouré et en levant vers le ciel  son regard et un bras.

Fusionnent ainsi sous nos yeux le roi-berger et le Bon Pasteur, d’autant plus aisément que David utilisera lui-même la parabole pastorale dans son célèbre cantique :

L’Eternel est mon berger: je ne manquerai de rien. Psaume 23



Millais, Bt The Good Sheperd 1864 detail

Ainsi, par une sorte de syllogisme biblique, la mâchoire d’âne dans le coin de la gravure de Millais suffit à nous fait remonter du Fils, Jésus le Bon Pasteur, à Samson tueur de philistins et d’un lion, puis à David tueur d’un lion et berger, jusqu’à  Dieu le Père, le Pasteur Eternel.

Etrange image dans laquelle brebis et berger se condensent en une seule victime tandis que, dans un mouvement inverse, un détail minuscule venge leur mort en appelant à la rescousse trois présences majestueuses de pâtres et de tueurs de Lion.

2 La drachme perdue

27 avril 2015
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La parabole de la Brebis perdue mettait en valeur la figure paternelle et courageuse du berger, dans le monde hostile du désert. Celle qui lui succède immédiatement dans le texte de Luc est elle-aussi une parabole de la rédemption, mais adaptée aux ménagères et à leurs qualités domestiques : économie, persévérance, propreté et sociabilité.

« Ou encore, si une femme a dix pièces d’argent et en perd une, ne va-t-elle pas allumer une lampe, balayer la maison, et chercher avec soin jusqu’à ce qu’elle la retrouve ? Quand elle l’a retrouvée, elle réunit ses amies et ses voisines et leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue !’De même, je vous le dis : Il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. » Luc 15, 8-10

Dans le texte, les deux paraboles se divisent chacune en deux mouvements : la recherche de l’objet perdu, puis la joie de l’avoir retrouvé.

Mais dans l’image, les illustrateurs de la Brebis Perdue représentent toujours une scène médiane, après la découverte et avant la joie partagée. Tandis que les illustrateurs de la Drachme Perdue se placent dans un camp ou dans l’autre : sans doute parce que le texte fournit, avec la lampe et le balai, des indications visuelles supplémentaires qui étoffent la partie Recherche. L’iconographie de la parabole reste néanmoins rarissime.

speculum humanae salvationis   15e siecle

Speculum humanae salvationis, 15e siècle, Bibliothèque nationale de France

'Speculum humanae salvationis Museum Meermanno Westreenianum, The Hague '

Speculum humanae salvationis, Museum Meermanno Westreenianum, The Hague


Les plus anciennes illustrations de la recherche de la drachme sont didactiques : les neuf drachmes sont mises en évidence, et on voit soit la lampe, soit le balai.



La drachme perdue

Domenico Fetti, vers 1618 -1622, Staatliche Kunstsammlungen Dresden

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La lampe

Ici pas de balai : Fetti ne conserve que la lampe, mais en fait le sujet central de ce spectaculaire nocturne.


Le mobilier

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En éclairage forcé, quelques objets apparaissent : à droite un coffre à linge ouvert et des torchons jetés par terre à côté d’une cuvette et d’un broc. A gauche une corbeille en osier et un tabouret renversés. Peut être la femme était-elle assise sur le tabouret, se lavant les mains dans la cuvette posée sur le coffre, lorsqu’elle a constaté la perte de la pièce. Alors elle a fouillé le coffre, retourné la corbeille et renversé le tabouret…



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… pour compter et recompter les neuf drachmes.


L’effet Guignol

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Tenue à ras de sol, la lampe crée une ombre large en dessous d’elle : elle est donc située assez en arrière, au niveau des pieds de la femme qui, comme le gendarme, cherche Guignol où il n’est pas.

Car le spectateur, lui, voit très bien la dixième drachme : tombée de champ dans une anfractuosité du pavage, elle est à la fois à l’abri de la lumière et du balai :

ce qui dit toute la perversité de la Chute et la difficulté de la Rédemption.


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Cependant, la situation aurait pu être pire : car quelques centimètres plus loin, la drachme aurait pu se précipiter  dans le gouffre de l’escalier :

ce qui dit toute  la miséricorde divine,

qui interrompt le pécheur avant sa perte irrémédiable.



La drachme perdue

Millais, 1864, illustration pour ‘The Parables of Our Lord’, gravé par les frères Dalziel

The Lost Piece of Silver published 1864 by Sir John Everett Millais, Bt 1829-1896

Il faut attendre le XIXème siècle pour trouver une illustration qui rassemble le balai et la lampe.

En présentant côte à côte les deux accessoires cités dans la parabole, Millais souligne leur similarité symbolique : le balai ramasse la poussière, la lampe ramasse l’ombre et l’empêche d’envahir la pièce : propreté et clarté sont deux vertus complémentaires.



La drachme perdue

James Tissot, 1886-1894, Brooklyn Museum, New York

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Tissot rapproche lui-aussi la lampe et le balai, mais n’utilise de celui-ci que le manche, dans une élongation méritoire qui montre l’acharnement de la femme : car la drachme vicieuse a roulé sous un coffre trop lourd pour être déplacé.

Sezille des  Essarts 1910 retournee

La souricière
Sezille des Essarts, 1910, localisation inconnue

Il faut une certaine malignité pour confronter l’image édifiante de Tissot avec le tableau racoleur d’un peintre spécialiste des sujets émoustillants : la traque a lieu sous un lit avec une pince de cheminée, mais le balai pourra aussi servir, sans parler du minet lui aussi en embuscade : la problématique rejoint ici celle de  la souricière, où une dame, munie d’un chat, capture une souris, munie d’une queue.


sezille des essarts alerte de nuit carte postale

L’alerte de nuit
Carte postale de Sezille des Essarts

Même symbolisme, en plus appuyée : le balai de sorcière et la bougie jouent leur rôle phallique, de part et d’autre de l’horloge comtoise aux larges hanches et à l’orifice béant.

Passons maintenant à la partie « résolution » de la parabole : « elle réunit ses amies et ses voisines et leur dit : ‘Réjouissez-vous avec moi, car j’ai retrouvé la pièce d’argent que j’avais perdue »

 

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La drachme retrouvée
Gravure de Jan Luyken, Les enseignements de Jésus (13 sur 40), Bible Bowyer

Bougie et balai ont rempli leur office : la femme peut maintenant sortir sur le pas de la porte pour partager sa joie avec ses voisines. Derrière s’étend un village biblique idyllique, où deux voisines échangent une carafe, où les poules picorent et les brebis paissent. A croire que la joie partagée s’étend jusqu’à l’artiste, qui se retient au dernier moment de planter un clocher sur la colline.


Godfried Schalcken 1675-80

La drachme retrouvée
Godfried Schalcken, 1675-80, Collection privée

Sur la droite, les quatre âges de la femme se sont coalisés pour acclamer la découverte. Sur la gauche, un homme de profil s’autorise à s’immiscer parmi ces dames : il faut dire qu’il s’agit de l’artiste. Au centre, la flamme de la bougie s’incline au dessus de la pièce à peine visible.

On touche ici une des difficultés graphique qui explique le peu d’enthousiasme des peintres pour le sujet : tant d’emphase pour une si petite chose !

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La drachme retrouvée
Eugène Burnand, 1912, illustration pour l’Album des Paraboles, tome I

Burnand déjoue habilement tous les écueils : le balcon au premier étage permet d’évoquer les acclamatrices sans les montrer, la pièce se voit très bien sur un fond vide, la figure émaciée de la jeune femme élimine tout soupçon d’avarice.

Traduction républicaine de la parabole évangélique : un sou est un sou.


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La drachme retrouvée
Harold Copping

Autre manière de prendre le problème : illustrer seulement la phrase-pivot de la parabole : « Quand elle l’a retrouvée ». Ce qui élimine les voisines et permet de rester à l’intérieur, avec le balai et la lampe.

Seul bémol à cette composition : la joie de la jeune femme, traduit par un large sourire et l’esquisse d’un pas de danse, fait un peu taxi girl exotique ravie d’un excellent pourboire.


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La drachme retrouvée
Illustration de Paul Mann

Cette illustration nous montre le collier, la pièce qui manquait et la joie évidente de tous, dans un plan américain qui permet d’économiser sur les décors et les costumes, et un style « réalisme évangélique » d’une parfaite innocuité.



A l’opposé de tout simplisme, voici une oeuvre dérangeante, profonde et évolutive, qu’il a fallu trente ans au grand Dante Gabriel Rossetti pour ne pas réussir à l’achever.

Elle a donné lieu à une littérature abondante (pour une synthèse des six principales interprétations, voir Hidden Iconography in Found by Dante Gabriel Rossetti, Béatrice Laurent, http://www.victorianweb.org/painting/dgr/paintings/laurent.html)

Retrouvée (Found)

Dante Gabriel Rossetti, 1853-1882, Delaware Art Museum

DANTE GABRIEL ROSSETTI FOUND delaware museum

Un accident de la circulation

Si sa signification est inextricable, la scène en elle-même est assez claire, d’autant que Rossetii l’a décrite dans une lettre de 1855 à son ami William Holman Hunt :


« L’image représente une rue de Londres à l’aube, avec les lampes encore allumées le long d’un pont qui forme l’arrière-plan lointain. Un bouvier a quitté son charriot, arrêté au milieu de la route (charriot qui porte au marché un veau attaché), ayant poursuivi quelque peu son chemin après avoir croisé une fille qui errait dans les rues. Il est venu à elle qui, le reconnaissant, est tombée de honte sur ses genoux, contre le mur d’un cimetière au premier plan, il l’a retenu en agrippant ses mains, moitié dans la confusion, moitié pour lui éviter de se blesser. Voici les points principaux du tableau qui va s’appeller «Found», et pour lequel ma sœur Maria m’a trouvé une très belle sentence de Jérémie… »

« The picture represents a London street at dawn, with the lamps still lighted along a bridge which forms the distant background. A drover has left his cart standing in the middle of the road (in which, i. e. the cart, stands bearing a calf tied on its way to market), and has run a little way after a girl who has passed him, wandering in the streets. He has just come up with her and she, recognising him, has sunk under her shame upon her knees, against the wall of a raised churchyard in the foreground, while he stands holding her hands as he seized them, half in bewilderment and half guarding her from doing herself a hurt. These are the chief things in the picture which is to be called « Found, » and for which my sister Maria has found me a most lovely motto from Jeremiah… »


Vêtue d’une manière incongrue pour l’endroit et l’heure, la femme est bel est bien une prostituée, une Madeleine repentante ou non, prête à toutes les interprétations.



Nous allons nous limiter à deux petits mystères, prosaïques et peu commentés :

  • où est passé le cheval, et
  • que représente ce canon surréaliste, planté verticalement dans le sol ?

 


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Etude pour Found, 1853, The British Museum

Le cheval manquant

Premier mystère résolu : le cheval est bien à sa place, réduit à deux oreilles et deux sabots.


Une indication supplémentaire

En bas du dessin, Rossetti a inscrit la sentence de Jérémie trouvée par sa soeur :

« Je n’ai pas oublié la tendresse de tes jeunes années,

ton amour de jeune mariée » (Jérémie 2,2)

« I remember thee, the kindness of thy youth,

the love of thine betrothal »


Elle nous indique que le fermier n’est autre que le mari, délaissé pour les mirages de la ville, mais toujours prêt à pardonner.


De la borne à l’égout

Dante_Gabriel_Rossetti_Study_for_Found_1853 detail
C’est dans doute le sens des deux moineaux qui s’échappent à droite vers une nouvelle vie : l’amour est encore possible.

Quant au « canon », ce n’est pas un symbole phallique, mais une borne. Protégeant l’angle du trottoir, elle fait système avec le caniveau pour synthétiser la situation du couple : l’un debout, l’autre flétrie à terre, tout comme la rose prête à tomber dans la grille d’égout.


La parabole cachée

Dante_Gabriel_Rossetti_Study_for_Found_1853 inscription
Cette étude renferme une dernière énigme. La pierre tombale en haut à gauche porte une inscription incompréhensible en première lecture :
« There is joy … the angels … one sinner that. », jusqu’à ce que l’on y reconnaisse le texte tronqué de la parabole de la drachme perdue :

Il y a de la joie chez les anges de Dieu pour un seul pécheur qui se convertit. Luc 15,10

« There is joy in the presence of the angels of God over one sinner that repenteth. »


Ainsi, au lieu de faire référence à la parabole de la brebis perdue, ce qui semblerait tout naturel s’il est ici question de rédemption féminine, Rossetti cite celle de la drachme perdue, comme pour nous dire la femme du fermier vaut encore moins qu’un animal égaré : une simple chose qu’on monnaye, qu’on possède et qu’on perd. Mais qui néanmoins peut être retrouvée.

Cependant, en ne montrant aucune joie sur les visages, en inscrivant la parabole non pas dans le ciel, mais derrière une grille sur une pierre tombale, en caviardant les mots même de « présence de Dieu » et de « repentance », Rosseti ne semble guère optimiste sur le possibilité que cette retrouvaille se transforme en une rédemption.

La tête de la femme

H.T.Dunn u.D.G.Rossetti, Gefunden - Dunn and Rossetti / Found - H.T.Dunn et D.G.Rossetti / Trouve

Etude pour Found, Rossetti et Dunn, date inconnue

Dans cette étude plus tardive, la tête est désormais celle de Fanny Cornforth, la nouvelle égérie de Rossetti rencontrée en 1858.



DANTE GABRIEL ROSSETTI FOUND  tete femme
Le chapeau dont la forme, dans la version initiale, pouvait évoquer une sorte d’auréole, a été ici remplacé par un capuchon, agrémenté d’une plume dans la version peinte : l’indice d’une possible rédemption a été éliminé au profit d’un colifichet de courtisane.


Un pont de Londres

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Etude pour l’arrière-plan de « Found », Henry Treffry Dunn; Collection privée

Le pont s’est lui aussi précisé : Rossetti situait la scène près du Blackfriars Bridge,mais un témoignage suggère qu’il s’agirait plutôt du London Bridge. Quoiqu’il en soit, l’important est que la scène se situe près d’un pont de Londres, plus précisément entre un cimetière et un escalier descendant vers la berge. Or depuis le poème « Le pont des soupirs (The Bridge of Sighs) » de Thomas Hood en 1844, le thème du suicide dans la Tamise était devenu très populaire dans la peinture victorienne. En jouant sur ce contexte, Rossetti suggère que le fermier qui tente de tirer sa femme du caniveau ne fait que ramener un cadavre sur la berge.


Le fouet

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Le cheval, quasiment invisible, est évoqué par le fouet qui frappe la grille d’égout. La colère du mari est dirigée, non contre la femme perdue, mais contre la ville et le vice dans laquelle elle s’est laissée grillager : aussi impuissante et innocente que le veau blanc qu’il allait vendre dans la moderne Babylone. Mais promise, tout comme lui, au sacrifice.


Une conclusion désabusée

Ainsi, au fil de son élaboration, il semble que l’oeuvre s’éloigne de plus en plus de la parabole de la rédemption pour illustrer, dans une ironie désabusée, la thèse exactement contraire : celle d’une femme-drachme irrémédiablement perdue.

Un sonnet écrit par Rossetti en 1881 éclaire cet état d’esprit.


Retrouvée
« Il y a un lendemain en germe dans minuit »: –
Ainsi chantait notre Keats, le rossignol anglais.
Et ici, tandis que les lampes du pont pâlissent,
Dans la lumière de résurrection d’un Londres sans brouillard,
Le sombre tourne à l’aube. Mais par delà la corruption mortelle
de l’Amour défloré, et la douleur sans gain
Qui fait souffler cet homme et trembler cette femme,
Le jour peut-il jamais s’envoler des ténèbres ?
Ah! Il n’a pas été donné à ces deux cœurs de s’engager mutuellement,
De se protéger sous un manteau unique sur la rive,
De se faire la cour au crépuscule. Et, Mon Dieu! aujourd’hui
Il sait seulement qu’il la tient; – Mais quel parti
La vie peut-elle prendre maintenant? Elle pleure dans son cœur verrouillé, –
« Laissez-moi – je ne vous connais pas – partez »
Found
« There is a budding morrow in midnight »:-
So sang our Keats, our English nightingale.
And here, as lamps across the bridge turn pale
In London’s smokeless resurrection-light,
Dark breaks to dawn. But o’er the deadly blight
Of Love deflowered and sorrow of none avail,
Which makes this man gasp and this woman quail,
Can day from darkness ever again take flight?
Ah! Gave not these two hearts their mutual pledge,
Under one mantle sheltered ‘neath the edge
In gloaming courtship? And, O God! to-day
He only knows he holds her; – but what part
Can life now take? She cries in her locked heart, –
« Leave me — I do not know you — go away! »



Bien sûr le dernier vers apostrophe directement le peintre :

après trente ans d’évolution divergente, c’est son sujet lui-même qui lui ordonne de l’abandonner.

Son dernier domicile

6 avril 2015
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Il existe des portraits posthumes, mais pas de clichés posthumes : car la peinture autorise un décalage temporel entre le peintre et le modèle, que  la  photographie interdit. Il arrive que la photographie aide le peintre à se souvenir du modèle.

Nous suivons ici l’analyse de Caroline Ingra : « William Holman Hunt’s Portrait of Fanny: Inspiration for the Artist in the Late 1860s »,
Caroline Igra, Zeitschrift für Kunstgeschichte, 65. Bd., H. 2 (2002), pp. 232-241

Portrait de Fanny Hunt

William Holman Hunt, 1868,  Toledo Museum of Art

Hunt portrait-de fanny-1868

Hunt épousa Fanny Waught le 28 décembre 1865.  Depuis 1854, il avait pour maîtresse et modèle Annie Miller (voir Le réveil de la conscience), qu’il avait fini par quitter à cause de ses infidélités.


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Il Dolce Farniente, William Holman Hunt, 1866, Collection privée

Ce portrait constitue une sorte de chimère picturale  : commencé avec Annie, il fut terminé avec le visage de Fanny.



Hunt portrait-de fanny-1868_trois portraits
Cette greffe sacrificielle constitue, paradoxalement, l’unique portait de Fanny qu’elle put voir de son vivant.

En août 1866, elle partit avec son mari pour un voyage en Palestine ; suite à une épidémie de malaria à Alexandrie, ils ne purent s’embarquer à Marseille et se déroutèrent vers Florence. Là, elle accoucha d’un garçon, Cyril,  attrapa le choléra et mourut le 20 décembre 1866, juste avant leur premier anniversaire de mariage.

Suite au succès de Dolce Farniente, Hunt avait entrepris dès 1866 un autre portrait empreint de sensualité, dans la même atmosphère Renaissance Italienne.  Ce « sujet délicieux » est   tiré d’un poème de Keats (1818), lui même tité d’un épisode du Décameron de Boccace :  Isabelle a déterré la tête de Lorenzo, son amoureux tué par ses frères, et l’a enterrée dans un pot de basilic pour la garder en permanence auprès d’elle.

Isabelle et le pot de basilic

William Holman Hunt, 1866-68, Laing Art Gallery, Newcastle

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Commencé dans la joie et les plaisirs du mariage, le tableau fut achevé, après le décès  de Fanny, comme une sorte de  mémorial où le conte et la réalité se rejoignent,  la sensualité et la douleur, la Renaissance et le présent, dans une Florence tragique.


L’amour et la mort

Les symboles conjuguent l’amour et la mort  :

  • le lit vide à l’arrière-plan,
  • la bougie éteinte sur la table,
  • les socques incrustées de nacre abandonnées sur le riche pavement,
  • le pot de majolique décoré d’un crâne et cachant le crâne bien réel (1) ,
  • le flot de cheveux qui l’inonde comme un flot de larmes.

(1) voir la peu discrète broderie « Lorenzo » sur la nappe


La mort et l’eau

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En bas à droite, le récipient argenté, mi arrosoir mi goupillon, synthétise cette coïncidence du jardinage et de l’enterrement, du bonheur et de la douleur domestiques, ce moment où la vie de Hunt rattrape le conte de Boccace.



hunt-isabelle et le pot de basilic inscription

Les inscriptions sur la riche nappe brodée reprennent la même antienne :

« Car l’amour est fort comme la mort, la passion est implacable comme l’abîme. Ses flammes sont des flammes brûlantes, c’est un feu divin ! Les grandes eaux ne sauraient éteindre l’amour »


Cantique des cantiques  de Salomon  8:6

« Quia fortis est ut mors dilectio, dura sicut inferus aemulatio. Lampades eius lampades ignis atque flammarum,  aquae multae non poterunt extinguere charitatem. »


La mort dans la  maison

hunt-isabelle et le pot de basilic

Hunt portrait-de fanny-1868



Prenant appui elle-aussi sur un prie-dieu, Fanny tient entre ses mains non pas la tête  de son amant revenu à la maison, mais son propre couvre-chef – un chapeau à la mode, avec des fleurs et des rubans bleus de Prusse assortis à son corsage.  Nous savons que Hunt a écrit  à son assistant à Florence pour qu’il lui renvoie le châle favori, orné de paons , de la défunte. A défaut, il lui posa sur les épaules un châle indien toute aussi à la mode, comme si elle venait de rentrer de promenade pour se chauffer auprès du feu (on le voit rougeoyer en bas à droite du tableau).

En ce sens, la tableau traduit chez le peintre une tentative aussi absurde que  celle d’Isabella : cohabiter avec son amour mort.


Un souvenir pour Cyril

« J’aurais tant aimé que vous en ayez fait un  de ma chère femme, sur lequel le pauvre Cyril, mon bébé, aurait eu à la fois son père et sa mère à contempler, une fois que la nouvelle génération aura trouvé toutes nos places vides. Je m’occupe principalement ici à satisfaire ce désir, en peignant un portait d’après une photographie de sa mère faite peu de temps avant son mariage. »


Lettre à Tupper, 15 novembre 1867

« I wish so much you had done one of my dear wife, that poor Cyril, my baby, might have both father and mother to look at when another generation has found all of our places empty. I am busy here principally to satisfy this desire, painting a portait from a photograph done of the mother some weeks before her marriage »
« J’espère être capable, avec quelques changements méticuleux, de faire un bon portrait d’elle, et je lui peins un pendant,  moi-même dans un miroir ».


Lettre à Tupper, 18 novembre 1867

« I hope to be able with some changes studiously made to make a good portrait of her, and I am painting a companion to it of myself from the looking glass » 


William_Holman_Hunt_-_Selfportrait

Autoportait
Hunt, 1868, Gallerie des Offices, Florence

Hunt portrait-de fanny-1868


Interrompu dans son désir d‘Orient – dont ne subsiste que le châle indien à sa ceinture, Hunt se représente dans un palais désert, sans autre objet que la palette et les pinceaux posés sur le marbre, prophète solitaire  d’un art exigeant.

(L’anneau qu’il porte au petit doigt gauche lui avait été donné par Millais en 1853, en signe d’appartenance à la confrérie préraphaélite).

La Comtesse d’Haussonville

Ingres, 1845, The Frick collection, New York

Jean-Auguste-Dominique_Ingres_-_Comtesse_d Haussonville_-_Google_Art_Project
Tournant le dos à la cheminée, la Comtesse nous domine de son regard bleu  – la position basse du point de fuite suppose le spectateur assis. On remarque à sa droite le cordon qui permet de sonner les domestiques.


Les objets sur la cheminée

Jean-Auguste-Dominique_Ingres_-_Comtesse_d Haussonville_detail cheminee
Sur le velours à sa gauche, des cartes de visite diversement cornées traduisent une vie sociale intense (coin supérieur droit corné : « Suis passé vous présenter mes respects » ; coin inférieur droit corné : « Il faut que je vous voie d’extrême urgence. » ).  Suivent un vase à fleurs, des  jumelles pour le spectacle et un petit sac en tissu coincé entre l’urne et le miroir, dans lequel  nous aimerions reconnaître un sachet de friandises.

Ainsi les différents objets autour de la  jeune comtesse exprimeraient un contrôle total sur tous nos sens : l’ouïe (la sonnette), le toucher, l’odorat, la vue et le goût.


Le miroir courtisan

Jean-Auguste-Dominique_Ingres_-_Comtesse_d Haussonville miroir
Reflétant les deux tâches rouges de l’oeillet et du ruban de satin, le miroir courtisan file la métaphore entre les deux Beautés, juvénile et florale. Cette jeune femme de porcelaine et de satin, cernée de teintes froides, apparaît ainsi étonnamment vivante, dans une vision panoptique qui ne cache rien de ses charmes, jusqu’au peigne d’écaille fiché dans son chignon.

Hunt a vu ce tableau exposé à l’Ecole des Beaux Arts, lors de son voyage à Paris de 1867, et s’en est certainement  inspiré pour son portrait de Fanny.

Jean-Auguste-Dominique_Ingres_-_Comtesse_d Haussonville_-_Google_Art_Project Hunt portrait-de fanny-1868


Toutes deux tournent le dos à la cheminée, mais dans des saisons contraires de  la vie : l’une dans son printemps glorieux, l’autre dans son hiver  de jeune morte.

Aux yeux bleus toisant le monde qui s’offre, s’oppose le regard baissé vers le monde qui se dérobe.

Au miroir vide – sauf  les reflets de la Belle, s’oppose le miroir saturé de tout – sauf du reflet de Fanny : on sait que les miroirs ne réfléchissent pas les fantômes.


Les objets sur la cheminée

Comme chez Ingres, les objets posés sur la cheminée ont un sens, ici celui de l’histoire personnelle du couple.



Hunt portrait-de fanny-1868 orient
Les objets à la  gauche de Fanny  – le cadre chinois du miroir, l’urne de jade, le châle indien, le tableau de marine (1) – sont ceux du monde d’avant, du voyage depuis l’Angleterre vers l’Orient.william-holman-hunt-asparagus-island

(1) Asparagus Island (sud de l’Angleterre)
Aquarelle de Hunt, 1860


Hunt portrait-de fanny-1868 la mort
Les objets à sa droite – la coupe de verre vide et le lustre aux bougies éteintes, tous deux de style vénitien, sont ceux du voyage interrompu, de l’Italie où il s’est arrêté.


Le miroir profond

Les miroirs en abyme ouvrent dans la profondeur du tableau  un puits sans fin où alternent indéfiniment, comme figés à l’instant de la mort, l’urne de jade et la coupe de verre, le miroir chinois et le miroir italien :

le voyage vers l’Orient continue indéfiniment pour Fanny, dans  une dimension orthogonale.



Hunt portrait-de fanny-1868 miroir
Qui ose plonger son regard dans cette régression  à l’infini  ? L’angelot du médaillon ; le peintre veuf planté devant un autre  miroir, qui ne lui renvoie que lui-même ; et, derrière lui, le spectateur.

Profils de femmes modernes

28 mars 2015
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Dans son style très graphique, le peintre américain Harry Wilson Watrous s’est fait une spécialité du papier-peint révélateur, en arrière-plan de beautés quelque peu sulfureuses.

Solitaire,

1900, Harry Wilson Watrous, Collection Privée

Harry Wilson Watrous - Solitaire, 1900


Scènes de chasse

Comme dans le tableau de Crane (voir La chasse imaginée), le papier-peint développe un motif de chasse moyenâgeuse, atmosphère que renforce le coffre posé sur le sol.

Dans le registre du haut, devant un château-fort, un archer vise, sans flèche, un cerf poursuivi par un chien.

Dans le jardin du registre inférieur, un serpent se livre à une chasse moins caricaturale : lové en trois anneaux, il attend sa proie (qui pourrait bien être l’archer aux mollets appétissants).


Une femme dangereuse

La composition laisse entendre que la jeune femme, qui se détourne de son jeu de Solitaire pour observer l’arrivant, partage la tactique du serpent : patience, séduction et piqure mortelle.

Le dossier de la chaise, qui l’enferme derrière ses entrelacs complexes, ainsi que les motifs en chauve-souris de la table rouge (1), participent à la mise en garde : cette femme est dangereuse.

harry-willson-watrous-lotos

(1) Cette table existait réellement : on la retrouve  dans Les lotus, typique de l’autre veine de Watrous, la nature morte orientaliste.


Leonard Campbell Taylor Patience 1906

Patience

Leonard Campbell Taylor, 1906, Collection Privée

Pour comparaison, cette autre dame en blanc d’un peintre anglais de la même époque, explore les mêmes harmoniques négatives.


Trois attributs de la Femme Fatale scandent la composition :

  • au premier plan, les narcisses, fleurs toxiques faussement innocentes, développent leur parfum entêtant ;
  • à l’arrière-plan, le haut de forme posé sur le guéridon ne fait pas le poids à côté du mortier et du pilon  ;
  • au centre, les cartes, étalées pour ce qui n’a d’un jeu que l’apparence, prédisent le destin de soumission qui attend le naïf chevalier-servant :

car la carte qui manque est un Valet de Coeur.


Sophistication

Harry Wilson Watrous, 1908 Haggin Museum, Stockton

Harry Wilson Watrous Sophistication, A Cup of Tea, a Cigarette, and She 1908 Haggin Museum, Stockton


 

Un clin d’oeil à Omar Khayyâm

Le titre que Watrous donna à ce tableau lors de son exposition à la Nation Academy of Design en 1908 – « Une Tasse de Thé, une Cigarette et Elle » (A Cup of Tea, a Cigarette), paraphrase et modernise un verset connu des Rubaiyat de Omar Khayyam – “une Jarre de Vin, une Miche de Pain, et Toi » (« a Jug of Wine, a Loaf of Bread – and Thou »).

Ce zeste de Khayyâm rehausse l’impression d’hédonisme, de liberté et de raffinement.


Une déesse autarcique

Le dossier noir aux sinuosités étranges et la table rouge sang reprennent les principes graphiques de la femme blanche de Solitaire. Mais ici, cette déesse autarcique, gantée, corsetée et chapeautée de noir, semble plus occupée à se contenter d’elle-même qu’à attaquer la proie qui passe.


Les tableaux coupés

Harry Wilson Watrous Sophistication, A Cup of Tea, a Cigarette, and She 1908 Haggin Museum, Stockton detail

Sur le tableau de droite, on devine un riche propriétaire en haut de forme, tenant son cheval par la bride, devant une ferme ou une usine à la cheminée fumante : image du Possédant, que daigne frôler le toupet en plume de coq de la belle : quelqu’un à caresser, mais de loin.

Le tableau de gauche montre un paysage de campagne vide, au delà d’une borne : le véritable idéal de cette Femme Moderne : la Liberté.

Les prétendants (the suitors)

Harry Wilson Watrous, vers 1910, Collection Privée

harry wilson watrous_the_suitors_c1910


Une croqueuse d’hommes

Ce tableau reprend de manière plus explicite le thème de la croqueuse d’hommes.


harry wilson watrous_the_suitors_c1910 detailDe son coffre à jouets, la belle a extrait, pour examen, un gentlemen miniature qui la salue chapeau bas.

La robe noire suggère une Veuve qui n’en est pas à son premier milliardaire.


harry wilson watrous_the_suitors_c1910_oiseau

Sur le papier peint, un motif en forme de globe bleu suggère que c’est ainsi que vont les choses sur cette Terre : l’échassier au plumage magnifique et au long bec se nourrit d’insectes choisis.


Harry Wilson Watrus The dregs 1915

Les rebuts (the dregs)
Harry Wilson Watrous, 1915, Collection Privée

Même idée de la Femme Supérieurement Libre qui abandonne à la danseuse et aux femelles enchaînées le vil fretin dont elle ne veut pas : le peintre, le sculpteur et le violoniste.


Charles Dana Gibson s Life illustration The Vanishing Sex

Le sexe en voie de disparition (The Vanishing Sex),
Charles Dana Gibson, illustration pour Life

Charles_Dana_Gibson00Le sexe faible (The Weaker Sex),
Charles Dana Gibson, illustration pour le Collier’s Weekly v. 31 (July 4, 1903), p 12-13

Charles_Dana_Gibson vers 1920Charles Dana Gibson, vers 1920

Nell Brinley American Weekly magazine 25-10-1925_PrudencePrimLes aventures de Prudence PrimIllustrations de Nell Brinley, American Weekly magazine 25-10-1925

Courtesy Giantess Shrine

L’iconographie de l’homme réduit à un jouet miniature, voire à une une sorte d’insecte,  était  très populaire à l’époque. Sur les origines et l’évolution de ce thème qui trouve à l’époque son point culminant, voir La femme et le Pantin.

Enoch Bolles Couverture de Film Fun avril 1924Enoch Bolles
 Couverture de « Film Fun », avril 1924



Jeune femme au miroir

Harry Wilson Watrous,Collection Privée

Harry-watrous-girl-with-the-mirror

La femme se satisfait de son image tandis que sur le papier-peint, à peine distincts du support, des perroquets dorés s’ébouriffent et rivalisent pour lui plaire.

Pour d’autres exemples de volatiles énamourés, voir L’oiseau chéri.



Confidences

Harry Wilson Watrous, 1909, Collection Privée

Harry Wilson Watrous -_1909_Confidences

Puissamment attirante quand elle est solitaire, la femme qui s’associe à une autre forme une sorte de combinaison moléculaire qui expulse toute présence masculine.


Khayyâm comme sous-titre

Le sous-titre de ce tableau détourne, encore une fois, un verset d’Omar Khayyâm : « Some little talk awhile of Me and Thee » peut se comprendre au sens propre comme « Une courte conversation de Moi et Toi ».

Mais replacée dans son contexte, la phrase prend une dimension bien éloignée de la scène de genre du tableau :

Voici la Porte à laquelle je ne trouverai point Clef,
Voici le Voile au travers duquel je ne pus voir : Pourquoi
Quelque temps parla-t-on un peu de Moi et de Toi,
Et plus tard, ne parlera-t-on plus jamais de Toi ni de Moi ?
There was the Door to which I found no Key;
There was the Veil through which I might not see:
Some little talk awhile of Me and Thee
There was–and then no more of Thee and Me.
Omar Khayyâm,Robaiyyat, n° 2
Traduction M Ramasani, Padideh, Téhéran, 1981


En réduisant l’angoisse métaphysique de Khayyâm à un papotage dans une confiserie, Watrous s’incline devant la capacité des femmes entre elles à rendre prosaïque ce mystère (la Porte sans Clef, le Voile impénétrable) qu’elles représentent pour l’homme.


Deux types de femme

Les deux jeunes femmes s’opposent par leur attitude : la brune pérore de manière démonstrative (une main sur le coeur, l’autre sur sa cravache) et la blonde l’écoute avec une attention soutenue (une main suspendue sur la cuillère, l’autre sous l’oreille).

Il est clair que la fille de droite, avec son chapeau d’homme, son habit d’écuyère et son chien sous la table, a l’ascendant sur la blondinette, qui se penche en avant pour boire ses paroles.


Les tableaux coupés

Harry Wilson Watrous -_1909_Confidences-detail
De quoi parlent-elles ? Les trois tableaux coupés nous en donnent quelques indices :

  • sur le premier, des escarpins quittent le sol face à des bottes : sans doute s’agit-il du rêve de la blonde – un homme fort qui la soulève ;
  • sur le tableau du centre, des sabots sous une robe : peut être ce que la brune reproche à la blonde – des ambitions de paysanne.
  • sur le tableau de droite, des jambes d’homme en redingote, des bottes de cavalier, les pattes d’un cheval devant la barrière d’un champ de course : la conception du monde de la brune – miser, cravacher, faire courir.



Seulement deux filles (Just a Couple of Girls)

Harry Wilson Watrous, 1915, Brooklyn Museum, New York

Harry Wilson Watrous Just a Couple of Girls, 1915 Brooklyn Museum

Ce tableau est devenu une icône lesbienne, sans doute non sans quelque fond de vérité : Watrous est connu en effet pour sa prise de position courageuse vis à vis d’une autre revendication de liberté des moeurs, celle du mariage interracial (voir son tableau datant également de 1915 « La goutte sinistre » ou « La goutte de batardise » “The Drop Sinister »: https://ajoconnell.wordpress.com/2010/11/09/the-drop-sinister/)


Deux types de femme

Les oppositions, plus discrètes que dans « Confidence », semblent suivre le même schéma :

  • la fille de gauche, celle qui écoute, est vêtue de manière stricte ;
  • la fille de droite, qui lit un livre de poèmes (pourquoi pas d’Omar Khayyâm), joue le rôle d’initiatrice, avec une plus d’audace vestimentaire : petit bonnet, chemisier fleuri et transparent ; jupe longue qui est peut-être une chemise de nuit.

Toutes deux portent les cheveux courts et ont renoncé au corset : deux filles très modernes pour 1915.

Harry Wilson Watrous Just a Couple of Girls, 1915 Brooklyn Museum detail

A noter la prudence de Watrous dans le maniement de ce thème puissamment explosif : la main qui pourrait caresser les cheveux est posée bien sagement à plat. Et impossible de savoir si la lectrice est assise sur la chaise ou à demi allongée sur le sofa, la jambe droite cachée par sa compagne.


Le papier-peint

Suffragette
Les deux iris violet et jaune font peut être allusion à la bannière violet/blanc/jaune des suffragettes, dont le combat battait son plein en 1915. Si les deux fleurs renvoient aux deux filles, l’iris mauve du côté de l’initiatrice semble logique, puisque cette couleur symbolisait l’homosexualité depuis la décennie 1890.


Harry Wilson Watrous Just a Couple of Girls, 1915 Brooklyn Museum carpe

La carpe koï est un symbole de virilité, mais surtout de persévérance, pour ces deux filles qui remontent courageusement le courant des préférences  ordinaires.

Nourrir l’oiseau

30 décembre 2014
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Celles qui donnent à manger à un oiseau peuvent, au choix,  se comporter en mère ou en maîtresse-femme.



La mère nourricière : à la cuillère

Une Jeune fille de Raoux

Jean Raoux 1717

Jeune fille nourrissant des oiseaux
Jean Raoux, 1717, Collection privée

Des procédés théâtraux

Comme souvent chez Raoult, la simplicité apparente est soutenue par des procédés théâtraux élaborés.

La scène  est cadrée  par le rideau vert et la margelle de pierre, les deux éléments minimaux  que Diderot relèvera dans ses conseils aux comédiens :

« Soit donc que vous composiez, soit donc que vous jouiez, ne pensez non plus au spectateur que s’il n’existait pas. Imaginez, sur le bord du théâtre, un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas » Denis Diderot, Discours de la poésie dramatique (in Œuvres esthétiques , Paris, Ed. Paul Vernière, 1966,p.231)

L’éclairage venant du haut à droite contrairement à la convention courante, met en valeur le visage et les mains, laissant en suspens dans la pénombre un  décolleté  époustouflant.



Jean Raoux 1717 schema
Enfin, des formes circulaires construisent la douceur de la scène.


Des oisillons voraces

La cage pour la main gauche, la baguette pour la main droite, protègent la belle dame du  contact charnel et tiennent en respect la gent aviaire, aigüe, exigeante, batailleuse, impulsive :  toutes les caractéristiques d’une virilité agressive.


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Femme nourrissant des oisillons.
Gravure de F.A. Moilte d’après J.B. Greuze, 1765-90

Cette gravure reprend, mais en contrepied,  la composition de Raoult. Coincé dans le corsage, l’oisillon a pour double fonction d’attirer l’oeil sur le décolleté et, par ce contact charnel, de suggérer un nourrisson-miniature.

De même, la famille nombreuse, dans le nid, tire le thème du jeu de la féminité vers celui  de la maternité.


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Boucher 1749 Alexandrine_Lenormand_d'Etiolles_with_a_bird

Alexandrine Lenormand d’Etiolles jouant avec un chardonneret
Boucher,  1749, Collection privée

C’est le même registre mignard qu’exploite Boucher dans ce portrait de la fille de Mme de Pompadour, ici âgée de cinq ans, jouant  à la petite mère.


La mère nourricière :  la becquée

Ce  thème  présente une intéressante variante, dans laquelle l’oiseau et la femme se bécotent dans une intimité troublante.

1869 Ange Francois Futterung des Papageis

Fille nourrissant son  perroquet
François Ange, milieu XIXème, Collection privée

Le cornet rose posé sur la cuisse explique ce que la jeune femme propose entre ses lèvres à son favori : un bonbon, pour changer du maïs ordinaire. L’église à l’arrière-plan bénit ce baiser contre-nature.

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Femme et enfant (Mother and Child)
Lord Frederick Leighton, 1865, Blackburn Museum and Art Gallery

Deux petits chaussons  au premier plan, deux  petites chaussettes blanches rangées à côté par maman, le tout à peine plus grands que les cerises : ce tableau, qui  semble patauger dans le sentimentalisme victorien le plus gnangnan, s’en dégage par une sorte d’envol dans l’inventivité et la magnificence graphique.

Nous voici allongés sur le tapis surchargé de fleurs et de fruits, partageant l’intimité de la mère et de la fille. Sur le vase chinois, nous remarquons les deux moineaux posés sur une branche, si réels qu’ils semblent se préparer à piquer sur les cerises ; sur le paravent doré, notre regard s’élève le long des pattes entrecroisées de deux grandes cigognes hiératiques.

Comprenons que la mère et la fille, réunies dans ce moment de transgression ludique (maman couchée sur le tapis, c’est moi qui lui donne la becquée) sont toutes deux des Femmes : à la fois ces petits moineaux qui s’amusent à becqueter,  et ces hautes prédatrices qui, une fois relevées ou élevées, du haut de leurs longues pattes, daignent pencher le bec vers nous.


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La Becquée
Elizabeth Jane Gardner Bouguereau, fin XIXème, Collection privée

Comme d’habitude, l’épouse de Bougereau s’ingénie à  pasteuriser les sujets scabreux : la petite fille s’intéresse à la cerise, la grand fille au bec, annonciateur  d’autres bécôts.


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auguste-toulmouche

Femme au perroquet
Auguste Toulmouche, 1877, Kunsthalle, Hamburg

A l’époque des faux-culs, que penser de la feuille en forme de coeur qui, tandis que le perroquet fait diversion,  frôle la croupe de la dame, comme pour extérioriser ses charmes cachés ?


auguste-toulmouche-caladium

Il semble que Toulmouche a inversé le couleurs de la feuille de caladium, pour la rendre moins provocante.


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Robert Hope Lady with an exotic birdFemme avec un oiseau exotique
Robert Hope, début XXème, Collection privée
Femme au perroquet 1930sFemme au perroquet, Carte postale, vers 1930

Ces maîtresses-femme, en revanche, narguent leur perroquet de loin.


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Icart vers 1930 femme avec oiseau et grappe

Femme avec oiseau et grappe
Icart vers 1930

Ici au contraire la femme et la colombe communient dans la même ivresse.


Nourrir du bout des doigts

En l’absence du contact buccal – qui impliquait une forme d’intimité –  le thème de la gâterie aviaire illustre le pur rapport de séduction ou de domination.

853px-Caspar_Netscher_-_A_Lady_with_a_Parrot_and_a_Gentleman_with_a_Monkey_(1664) Columbus_Museum_of_Art.

Femme nourrissant un perroquet, homme nourrissant un singe
Caspar Netscher, 1664, Columbus Museum of Art

Cette composition ironique montre une double malice, à l’égard des deux animaux qui ressemblent le plus à l’homme :

  • au perroquet, connu pour la force de son bec, la dame tend une huitre molle ;
  • au singe, réputé gourmand, l’homme offre une noix qu’il refuse (depuis le Moyen-Age, la noix est le symbole de la paresse du singe, voir 2 Thèmes médiévaux connexes).

Mais la scène amusante se prête aussi à une lecture grivoise :

  • avec son décolleté et son plumet provocants, la femme est clairement de mauvaise vie ; en donnant une huitre, aliment aphrodisiaque, à son perroquet, oiseau réputé luxurieux (voir – Le symbolisme du perroquet), elle surenchérit dans l’excès ;
  • en offrant une noix, symbole de la virginité coriace, au singe réputé paillard, l’homme se réserve l’usage de la féminité facile.


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Poynter et ses petites romaines

 

Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens

Chloe, Poynter, 1893, Collection privée

Le sous-titre du tableau renseigne le spectateur latiniste : Chloe… dulces docta modos et citharae sciens

Chloé me gouverne à présent,
Chloé, savante au luth, habile en l’art du chant ;
Le doux son de sa voix de volupté m’enivre.
Je suis prêt à cesser de vivre
Si, pour la préserver, les dieux voulaient mon sang.

Horace Ode III. 9 À LYDIE


Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens cage Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens table

Chloé offre deux cerises au bouvreuil  qu’elle vient de sortir de sa cage (un  sommet de la reconstitution gréco-romaine). Mais quel intérêt, pour une musicienne, de s’encombrer d’un passereau peu réputé pour son chant ? A voir la réserve de cerises sur la table, devant la baie grande ouverte sur la mer, on comprend que le bouvreuil-poète préfère la gourmandise  à la liberté  : « Chloé me gouverne à présent ».


Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens pied panthere Poynter 1893 chloe dulces docta modos et citharae sciens pied

Maîtresse dont la nature féline est révélée par la peau de panthère et par la patte de lion.


Entre le tragique et le comique, l’esthétique marmoréenne des victoriens s’accommode d’un rien de masochisme.


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Sir Edward John Poynter, 1907, Collection privée

Quatorze ans plus tard, Poynter récidive avec une autre romaine dédaigneuse. Lesbia est le plus souvent représentée pleurant son moineau mort, selon le poème de Catulle. Mais elle sert aussi d’alibi littéraire pour montrer simplement une jeune fille flirtant avec un oiseau : fasciné par les lèvres roses, il en oublie les grappes purpurines.


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La tête d’Hermès, sous les roses, représente tous les barbons subjugués par la Beauté.


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Couverture de Vogue, 1909

Pour ce numéro consacré aux tissus, la robe de la femme rivalise de splendeur avec le plumage du paon. La symétrie des couleurs et du  décor en arrière-plan renforce cet affrontement de deux vanités,  dans laquelle la femme a manifestement le dessus : d’une main elle tend un fruit à l’oiseau, de l’autre elle désigne le cadran solaire horizontal qui les sépare. Or le paon, à cause de sa roue, a toujours été associé au soleil.

Il faut comprendre que le bras tendu submerge  l’aiguille dans son ombre. Ainsi la femme prend doublement le contrôle du paon : en le menant par la gourmandise,  et en le coupant du soleil.


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POSTCARD - CHICAGO - EXHIBIT SUPPLY COMPANY - ARCADE CARD - PIN-UP - WOMAN STANDING FEEDING LARGE BIRD - TINTED SERIES - 1920s

Carte postale pour Thanksgiving

Cette enfant tire de son petit panier un symbole sexuel tonitruant : de quoi déconcerter le gallinacé !


KimbleLadyWHatNManEatCake11457

Un piètre substitut (an unsatisfactory substitute)
Alonzo Kimball, carte postale de 1910

Cette illustration  explicite le thème du nourrissage de l’oiseau mâle, tel qu’il va fleurir au début du XXème siècle  : donné du bout de la pince, le morceau de sucre sert de substitut au bécot.


Nu au perroquet, George Bellows, 1915, Collection priveeNu au perroquet
George Bellows, 1915, Collection privée
Reid_Robert_Tempting_SweetsDes bonbons tentants
Robert Lewis Reid,  1924, Collection privée

A gauche, un érotisme de bon aloi exploite le contraste entre la peau blanche et les plumes chatoyantes.

A droite, une certaine hypocrisie hésite entre la bretelle qui tombe et la chevelure  nouée,  entre l’abandon et la maîtrise,  entre la scène chaude et la publicité pour le chocolat.


POSTCARD - CHICAGO - EXHIBIT SUPPLY COMPANY - ARCADE CARD - PIN-UP - WOMAN STANDING FEEDING LARGE BIRD - TINTED SERIES - 1920s

Carte postale aviaire, Chicago, vers 1920

Naïvement sexy, cette carte postale  prouve que l’image de l’oiseau mené par le bout du bec était également comprise dans  les milieux populaires. Là encore le bandeau bleu dans les cheveux signale que la fille garde toute sa tête, même quand elle montre ses jambes.


Bradshaw Crandell A Dinner Date 1938 Calendrier Hoff Man Dry CleaningA Dinner bradshaw crandell what are you waiting forWhat are you waiting for ?
Bradshaw Crandell Lucky BirdLucky Bird bradshaw crandell

Bradshaw Crandell , 1938, Calendrier Hoff Man Dry Cleaning (les trois premiers)

Le thème de la gâterie promise au perroquet permet d’intéressantes variations sur l’attitude et  la robe  de la dame, celles du perroquet restant les mêmes. Sur le caractère à la fois gourmand et galant de l’oiseau, voir  Le symbolisme du perroquet.


L’homme nourricier

Pieter van Noort, L’étourneau apprivoisé, Musée provincial d’Overijssels, Zwolle

Selon l’analyse de E. de Jongh dans son étude classique sur le symbolisme aviaire [1], faire sortir l’oiseau de la cage est ici une métaphore de la perte de la virginité. L' »étourneau » fait allusion à la jeune fille sans cervelle, qui ouvre sa cage à la légère ; mais son sourire moins niais qu’il n’y paraît semble impliquer une certaine collaboration avec le garçon emplumé, qui pince les lèvres pour apprivoiser l’oiseau.


Retrospectivement, cette toile jette une lueur louche sur toutes ces jeunes filles sérieuses que nous avons vues, au début de cet article, titiller l’appétit de leur oiseau : l’instinct maternel ne servirait-il pas de paravent à l’auto-érotisme juvénile ?

 

Lesbia c.1786 by Sir Joshua Reynolds 1723-1792Lesbia, Reynolds, 1786, Tate Gallery

C’est ainsi que cette Lolita donne rêveusement sa pulpe à picorer, en gardant de l’autre main, bien close, la porte de sa cage.


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(c) Paintings Collection; Supplied by The Public Catalogue Foundation

Ganymède et  l’Aigle
Richard Evans, 1822, Victoria and Albert Museum

Le thème nourrit ici une intention homosexuelle assumée. Le beau Ganymède, avantageusement dénudé, tend sa coupe au bec de Jupiter. Discrètement sculptée sur la colonne de marbre, une tête de bélier préside à cette brûlante libation.


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Cupid_and_Psyche1876 chromolithographie_(Boston_Public_Library)

Cupidon et Psyché
1876, chromolithographie, Boston Public Library

Becquée originale, servie en brochette par un Cupidon tout attendri de cette utilisation inattendue de son dard.  Psyché semble envier l’oisillon, pour des raisons qui lui sont propres.


Références :
[1] E. de Jongh « Erotica in vogelperspectief. De dubbelzinnigheid van een reeks zeventiende-eeuwse genrevoorstellingen'(1968-1969) » https://www.dbnl.org/tekst/jong076erot01_01/jong076erot01_01_0001.php

Nourrir des oiseaux

30 décembre 2014
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Nourrir des oiseaux, c’est prendre le risque du groupe : on trouvera dans cette  activité des femmes dominantes : beautés aristocratiques, prêtresses,  fermières, ou des petites dames délurées qui ne font pas dans le détail !

Noblement

bourdon_charite_romaine_bayeuxLa charité romaine
Sébastien Bourdon, XVIIème siècle, Bayeux, Musée d’Art et d’Histoire
allegorie-de-la-charite-et-de-lavarice-paulus-moreelse-1620-collection-priveeAllégorie de la charité et de l’avarice
Paulus Moreelse, 1620, Collection privée

Dans une histoire antique, dite de « La charité romaine », une jeune fille allaite secrètement en prison son père, condamné à mourir de faim.
D’où l’allégorie de la Charité, avec son doux sein, et de l’Avarice qui, telle Eve, ne propose qu’une pomme dure.



paulus-moreelse-venus-nourrissant-ses-colombes
Vénus nourrissant ses colombes
Paulus Moreelse, debut XVIIeme, Collection privée

Cette iconographie, propice à exposer des mamelles généreuses, se transpose aisément du vieillard à l’enfant, puis au volatile... auquel le spectateur s’identifie goulument.


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 Une femme nourrissant des paons
Lord Frederick Leighton, 1862-1863, Collection privée

Ce tableau, manifestement conçu pour mettre en valeur la magnificence des plumages comparés à celle de la robe, s’inscrit dans la nouvelle esthétique des années  1860 en Angleterre : les paons étaient alors très appréciés aussi bien dans les beaux-arts, dans les arts décoratifs que dans la mode.


Le problème de la queue du paon

Il est possible que cet intérêt ait été réveillé par les discussions sur la sélection sexuelle théorisée quelques années plus tôt par Darwin   : la beauté de la queue du paon s’expliquant par une préférence accrue de la part des femelles (voir Darwin and Theories of Aesthetics and Cultural History, publié par Barbara Larson,Sabine Flach p 45 et ss).
Du coup ce tableau très esthétisant pourrait trouver sa place dans le contexte intellectuel de l’époque : en nourrissant de préférence le paon blanc, la femelle humaine semble faire un pied de nez à la théorie de la sélection sexuelle : la seule queue visible est la blanche, toutes les queues multicolores sont hors champ.

Les pigeons blancs et noirs, qui se servent directement et égalitairement dans le plat, pourraient également ironiser sur la notion de sélection.


La femme maîtresse

Quoiqu’il en soit, un message parfaitement clair du tableau est que l’Homme, par son Art et son Industrie Textile, surpasse les merveilles de la nature ; et que la Femme éclipse tous ces beaux mâles,  qu’elle tient par l’appétit et qu’elle domine par la taille.


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Femme nourrissant des moineaux
Alfred Stevens, 1859, Collection  privée

Situation inversée dans cette scène toute aussi élégante : il s’agit ici seulement de mettre en valeur l’esprit de charité de la belle dame qui donne de sa brioche aux petits mendiants, tout en se cachant derrière le voilage de la fenêtre pour ne pas les effrayer. Un moineau plus audacieux que les autres, tombé de la rambarde, refait le trajet de la miette, de la main au plancher.

La différence de taille (et de classe) exclut ici toute métaphore amoureuse.


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Fantaisie d’automne
Emile Auguste Pinchart, 1874, Collection particulière

La  charité féminine ne craint pas, lorsque l’automne menace, de se transporter dans les bois. On remarque au pied nu et à la gorge découverte sans véritable nécessité, qu’il ne fait pas encore si froid que çà. La délectable hypocrisie de la peinture académique taquine ici ouvertement la métaphore : tandis que deux becs attaquent la donzelle  par la paume, deux autres ont pénétré dans son petit panier, obligeamment suspendu au niveau pertinent de son anatomie.


Moritz Stifter Feeding the birds coll part

Femme nourrissant des oiseaux, Moritz Stifter, collection particulière

Le même idée est ici développée plus largement.


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carl-probst-austrian-1854-1924Femme vénitienne,
Carl Probst, 1887, Collection privée
salome-a-la-colonne-gustave-moreauSalomé à la colonne,
Gustave Moreau, 1885-1890, Collection privée

Le sous-entendu est en revanche très édulcoré dans cette belle nourrisseuse, qui combine avec élégance les iconographies vénéneuses de Salomé et de la Courtisane Vénitienne.


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Jeune fille avec les pigeons de Saint Marc
Ray C. Strang, 1930, Collection privée

Gracieuse harmonie en blanc pour cette jeune fille extatique qui offre aux pigeons rien moins  à becquetter que sa chair virginale sur le marbre, dans cette première  expérience des frémissements  de la chair.


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Une fille nourrissant des colombes
Charles Chaplin, vers 1870, Collection privée

 Par contraste, voici une manière plus modeste de nourrir des oiseaux.  La jeune fille laisse tomber un filet de grains qu’elle tire de son panier. Du coup, on ne comprend pas l’intérêt pratique de ce léger relèvement de la robe, sinon pour montrer ses deux mignons petons aussi blancs que les colombes : zeste de galanterie XVIIIème  qui était le fond de commerce de Chaplin.


Antiquement

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La nourriture des Ibis sacrés dans le temple de Carnac
Edward Poynter, 1871, Collection privée

Ce tableau constitue un des premiers essais d’acclimatation du nu orientaliste français au puritanisme  des des Iles Britanniques.

Tandis que les fumées d’encens montent vers les statuettes du Dieu à tête d’ibis, les vers tombent vers les oiseaux au long bec qui  grouillent aux pieds de la jeune fille, semblables aux lombrics plutôt qu’à Thot.

Moins ragoutant que le nourrissage des paons, celui des ibis avait au moins l’avantage, sous couvert d’égyptologie, de justifier l’étude d’une intéressante poitrine.


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Alethe, servante de l’Ibis Sacré
dans le grand temple d’Isis à Memphis
Edwin Long, 1888, Collection privée, fin XIXème

Ce sujet très précis est tiré d’un poème et d’un roman de Thomas Moore (The Epicurean) : un jeune philosophe grec voyageant en Egypte vers 255 après JC à la recherche de la vie éternelle, rencontre la prêtresse Alethe, qui se convertit au christianisme et finit martyrisée, tandis que le philosophe finit à la mine.



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Presque vingt ans après Poynter, Long se montre moins audacieux en cachant les vers et les seins. En revanche il exploite l’extension des longs becs  pointus de part et d’autre du cache-sexe de la future martyre.


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Une femme nourrissant des flamants
Louis Comfort Tiffany, 1892, Vitrail,   Living room, Laurelton Hall, Long Island, New York

Dans cette oeuvre très esthétisante, le jet d’eau trace sa  verticale entre le lustre et la main nourricière, attirant le regard sur celle-ci.



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De part et d’autre, les verticales des deux colonnes massives se répondent par symétrie, ainsi que la forme en S des flamants et  de la jeune femme accroupie.


A l’opposé des courbures sensuelles de Tiffany, Frederick Stuart Church redresse simultanément les cous des flamants et la posture de la jeune femme.

Standing Woman with Three Pink Flamingos, Frederick Stuart Church 1916

Femme nourrissant trois flamants

Frederick Stuart Church, 1916, Collection privée

L’idée intéressante  est la fragmentation progressive du rouge, depuis la branche en haut à droite puis à celle que tient la jeune fille, puis aux flamants, jusqu’à sa dissolution dans les reflets : comme si la diagonale descendante illustrait le trajet même de la couleur, de la pointe du pinceau à la toile.


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Après ces oiseaux exotiques, passons à ceux qui sont l’emblème de Vénus depuis l’Antiquité : les colombes blanches.

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Cupidon et les colombes
Lord Frederick Leighton, Frise pour la salle de bal
de Stewart Hodgson, Collection privée

Le mieux placé pour les nourrir est bien sûr Cupidon, sensibilisé par sa mère et par ses ailes aux thèmes jumeaux de l’Amour et de la Volatilité.

Le voici quelque peu embarrassé, entrepris de la bouche et de la cuisse par une gent ailée particulièrement frénétique – tel la  rock-star serrée par ses  groupies.


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The corner of the villa, by Edward John Poynter

Le coin de la villa
(the corner of the villa)
Edward Poynter, 1889, Collection privée
 

Le coin en question, véritable catalogue de  la marbrerie gréco-romaine est réservé aux femmes, aux enfants et aux poissons rouges. Et dédié aux volatiles : les mosaïques du fond sont ornées en haut d’une  divinité ailée ; en bas de  perdrix ou de canards (dont l’un mange un escargot). La seule présence masculine est la statue de bronze à l’extrême gauche, tenant une corne d’abondance de laquelle sortent des raisins véritables, sans doute pour être picorés.

Un  pigeon gris se baigne dans la vasque ; une colombe vient de se poser au bord du plat que la très belle jeune fille tient posée sur ses genoux ;  à droite, quatre autres pigeons observent la scène.

On comprend que seule l‘immobilité sculpturale  de cette beauté à la peau d’ivoire a pu rassurer la colombe blanche. Le seul mouvement perceptible est celui de la petite fille nue, qui désigne du doigt l’arrivante.

Dans un vase d’argent est posée une branche d’olivier, symbole de la paix qui règne en ce lieu  protégé.


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Une femme nourrissant des colombes  dans un Atrium
1900, Albert Tschautsch
 

Dix ans plus tard, cette imitation germanique n’a plus rien du hiératisme luxueux qui faisait tout  le charme de la composition de Poynter. Colombes et pigeons se précipitent sur la nourriture, par terre ou dans le plat que tient gauchement la jeune fille. Le garçon qui domine la scène sur la gauche semble attendre son tour pour attaquer le plat de résistance.



Albert_Tschautsch_füttern_der_tauben fresque
Cette intention est clarifiée par la fresque du fond, qui sépare le garçon et la fille : on y devine une divinité nue debout derrière une vasque,  au jet d’eau péniblement éloquent.


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Une femme nourrissant des colombes
Sabatini, fin XIXème, Collection privée

Autre resucée, à l’italienne cette fois, et sans grande subtilité. Le brasero qui fume est là pour faire antique, ou pour indiquer le sens du courant d’air.  La tête de tigre rugissant coincée sous le canapé fait partie des accessoires obligés des productions bas-de-gamme,  signe distinctif de la femme fatale.

Ce n’est guère l’impression que produit cette bonne fille,  qui tend en souriant une soucoupe aux pigeons comme un bol de cacahuètes pour l’apéro.


Rustiquement

Les paons, les ibis et les colombes tirent le nourrissage vers  le mystique et le sophistiqué. A l’inverse, la becquée des oisillons exalte l’instinct maternel.

Jean-Francois_Millet_-_Spring_Daphnis_and_Chloe_1865 National Museum of Western Art, Tokyo

 Le printemps (Daphnis et Chloë)
Millet, 1865, National Museum of Western Art, Tokyo

Ce panneau fait partie des quatre qui  furent commandés à Millet pour orner la salle à manger du banquier Tomas, à Colmar. Le Printemps justifie le nid, et l’histoire  de Daphnis et Chloë – deux orphelins recueillis dans la même ferme – donne un sens édifiant à la becquée des oisillons : un prêté pour un rendu.



Des détails souriants allègent la charge morale, et ajoutent à cette Pastorale les accents bacchiques qui siéent à un décor de festin :

Jean-François_Millet_-_Spring_(Daphnis_and_Chloe)_1865 detail offrandes

  • la statue goguenarde, le sexe voilé par un bouquet de fleurs, se goberge d‘oeufs – autant qui ne feront pas d’oisillons – et de fromages – autant de lait volé au chevreau qui tête

Jean-François_Millet_-_Spring_(Daphnis_and_Chloe)_1865 detail oiseaux

  • les deux parents légitimes rappliquent à tire d’aile

Jean-François_Millet_-_Spring_(Daphnis_and_Chloe)_1865 detail oisillons

  • les deux enfants-amants font de drôles de binette, à voir l’érection synchronisé des cinq gosiers surexcités.


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La becquée
Millet, 1870, Musée des Beaux Arts, Lille

La maternité magnifiée dans ce tableau de Millet a pour modèle caché l’instinct aviaire :

« Je voudrais que dans la « Femme faisant déjeuner ses enfants », on imagine une nichée d’oiseaux à qui leur mère donne la becquée. L’homme travaille pour nourrir ces êtres là. » Millet, Lettre à un ami.


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Les Amis ailés
Carl Heinrich Hoff l’Ancien, fin XIXèeme, Collection privée

On renoue ici clairement avec le thème de L’oiseau chéri : encore innocente, la jeune fille fait avec ses pigeons ce qu’elle fera plus tard avec ses amoureux : donner la préférence au plus noble (la blancheur) et au plus hardi (posé sur l’épaule).


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Passons maintenant à la catégorie d’oiseaux la moins noble :  la volaille.

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Millet La provende des poules 1853-56 Kofu Yamanashi Prefectoral museumLa provende des poules, Millet 1853-56,Kofu Yamanashi Prefectoral museum Lille_PdBA_millet_la_becqueeLa becquée,Millet, 1870,Musée des Beaux Arts, Lille

C’est en reprenant cette composition  que Millet, 20 ans plus tard, réalisera la Becquée : même mur orné d’un cep de vigne, même courette en longueur hébergeant la volaille et la marmaille, qui est le domaine de la mère.

Au fond, derrière la porte fermé, le père nourricier trime au verger.


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The Farmer's Daughter by William Quilled Orchardson, 1881

La fille du fermier
William Quilled Orchardson, 1881, Collection privée

Cette fille de fermier fait son entrée dans la basse-cour comme sur une scène d’opéra, soulevant sa jupe à la Marie-Antoinette et donnant le bras à son favori, prête à  attaquer son grand air.

Le trajet du grain, de la jupe  à la main, ne nous est pas montré. On ne croirait pas que les pigeons picorent : on dirait qu’ils s’inclinent devant la diva.


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 La fille du fermier
Elizabeth Jane Gardner-Bouguereau, 1887, Collection privée

La seconde épouse de Bouguereau nous livre ici une version plus conventionnelle, et moralement irréprochable : les volatiles au long cou sont relégués sur la marge : et le coq, situé juste sous le filet de grains qui tombe de la main virginale,  est entouré de ses poules en toute sécurité symbolique.

Derrière, la charrette emplie de foin et le toit couvert de chaume rappellent que le bétail, et même les fermiers, dépendent des dons de la nature. Le tronc d’arbre qui, derrière la chute des grains, monte de la terre au toit, matérialise la solidarité des trois règnes.

Cette représentation idyllique de la Nature, relayée par l’Industrie Humaine, répandant sa générosité sur la volaille, fut présentée à l’Exposition universelle de 1889.


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fermiere pinup
« C’est du maïs mais ils aiment çà »
Pinup de Zoë Mozert, vers 1950

Même posture, mêmes couleurs bleu blanc rouge, mais costume plus décontracté chez cette jeune fille moderne, qui apprécie visiblement de n’être entourée que de coqs. Elle sait s’y prendre avec eux pour les garder à ses pieds, en leur donnant le peu qu’ils réclament.


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Edward Runci - “Worth Scratching For

« Ca vaut le coup de gratter »
(Worth scratching for)
Pinup de Edward Runci, vers 1950

Même domination souriante, mais du point de vue des coqs cette fois : ça vaut le coup de se démener  pour plaire à la belle fermière. Celle-ci économise  les grains dans sa jupe relevée, et les lâche au compte-gouttes,  quand et pour quel coq il lui plait.

A noter que le puritanisme autorise à exhiber les jambes, mais pas les cous suggestifs des volatiles : tous ont la tête vers le sol.


Edward Runci pinup annees 1950

Pinup de Edward Runci, vers 1950

Dans ce sommet de transgression candide, une mariée de rêve offre un grain de riz au  pigeon blanc qui fait la roue, tandis que dame Pigeonne regarde ailleurs. Attention, briseuse de couple en action !


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Feeding the Chickens, Antonina Dolinina 1965 coll part

Nourrir les poules
Antonina Dolinina, 1965 , collection particulière

De l’autre côté du monde, le nourrisseuse ne s’abaisse pas vers ses ouailles : elle s’élève au contraire parmi elles, dans une prude communauté prolétarienne.


Le Poittevin, Eugene Charges et Decharges diaboliques. Par un concitoyen, Paris, Guerrier, 1830 extrait planche 12extrait planche 12 Le Poittevin, Eugene Charges et Decharges diaboliques. Par un concitoyen, Paris, Guerrier, 1830 extrait planche 8
extrait planche 8
Lithographies de Eugène Le Poittevin,
« Charges et Décharges diaboliques. Par un concitoyen », Paris, Guerrier, 1830

Tirée au clair depuis bien longtemps, la métaphore nourricière ressurgit ainsi  sporadiquement chez les artistes qui vivent du recyclage, aussi bien sur le Nouveau Continent que sur l’Ancien.


Icart-Le gouter 1927

Le goûter
Icart, 1927

En France, l’idéologie de la belle fermière est bien différente : elle montre beaucoup moins ses pattes,  et prend soin d’approvisionner égalitairement ses chéris. Lesquels tendent le cou avec un ensemble parfait  vers la main – ou vers la jupe relevée – qui les nourrit.


Icart Le gouter bis

Le goûter, Icart

Version plus explicite de cet intérêt, dans le cas où la jupe a disparu au cours d’un accident de transport. Ces canards très anthropomorphes s’intéressent au fruit défendu, plutôt qu’aux pêches fessues répandues sur le sol.


Icart-Petit dejeuner 1927

Le petit dejeuner, Icart, 1927

A la ville, les belles femmes captivent plus volontiers les petits chiens.…


Icart-elephants 1925

Les éléphants, Icart, 1925

…voire des admirateurs improbables.


Icart-Les voleurs

Les voleurs, Icart

Encore un incident de transport. Les pillards se divisent clairement en deux groupes :  ceux qui  se jettent sur le contenu de la corbeille, ceux qui préfèrent celui du corsage.

 
Icart Les cerises 1

Les cerises, Icart, 1928

Le message est ici plus subtil : tandis que les moineaux se jettent sur les cerises  rouges du chapeau, un autre genre d’oiseau risque d’avoir l’oeil attiré par le second accessoire de protection et de séduction de la dame  :  l’ombrelle japonaise aux couleurs rutilantes.


Icart Les cerises 2

Les cerises, Icart

Dans ce dernier cas, la femme propose simultanément tous ses fruits à l’avidité aviaire.


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Dernier type d’oiseau pouvant être nourri par une main féminine : l’oiseau sauvage.

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Margaret W. Tarrant Seagulls

Les mouettes (Seagulls)
Margaret W. Tarrant , carte postale, début XXème

On pratique cette activité enfantine sur les plages de la blanche Albion, dès le début du siècle.

Feeding the seagulls in Florida

Femme nourrissant les mouettes en Floride (Feeding the seagulls in Florida)

On la poursuit innocemment au milieu du siècle sur les plages de Floride (avant l’invention du bikini).

Hitchcock the birds

Affiche pour le film « The birds » de Hitchcock, 1963

Après 1963, on ne s’y risquera plus guère, suite à la révélation mondiale du scandale :

Seagulls warning

OUI, les oiseaux peuvent être vicieux !

Le chat et l’oiseau : autres rencontres

27 décembre 2014
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Quelques rencontres du chat et de l’oiseau sans intention libidinale…

Madonne à la caille

Pisanello, vers 1420, Musée de Castelvecchio, Vérone

Madonna della quaglia - tempera e oro su tavola - Castevecchio
Pas de chat encore dans ce tableau, mais deux espèces d’oiseaux.


Pisanello_1455_Madonna_della_quaglia_Castelvecchio_Verona detail chardonneret 1 Pisanello_1455_Madonna_della_quaglia_Castelvecchio_Verona detail chardonneret 2

Les deux chardonnerets dans le rosier grimpant dont des symboles courants de la Passion du Christ. En effet, ces oiseaux, connus pour leur propension à se nicher dans les plantes épineuses, auraient selon la légende essayé de soulager les souffrances de Jésus en arrachant avec leur bec les épines de sa couronne, d’où la tâche rouge sang sur leur front.

Ils font ici écho aux deux anges dans le ciel, tandis que la caille unique, sur le sol, renvoie manifestement à la figure de l’Enfant.


Pisanello_1455_Madonna_della_quaglia_Castelvecchio_Verona detail caille caille

 

La caille  est avant tout un splendide dessin animalier. La raison de sa présence est peu claire : on en a fait un symbole de l’amour maternel (parce qu’elle s’occupe bien des ses enfants), du Printemps ou de la Résurrection (parce que c’est un oiseau migrateur), de l’obéissance et de la fidélité (je ne sais pas pourquoi),  de la sensualité (parce que son corps est très chaud), de l’abondance et de la Divine providence (parce qu’elle accompagna la manne qui vint rassasier les Hébreux dans le désert , selon Exode 16-1 ou Nombres 11-4).

C’est bien la référence à la manne qui justifie sa présence dans le tableau,  comme l’explique le Christ lui-même :

« En vérité, en vérité, je vous dis : Moïse ne vous a pas donné le pain qui vient du ciel, mais mon Père vous donne le véritable pain qui vient du ciel. Car le pain de Dieu est celui qui descend du ciel, et qui donne la vie au monde… Moi, je suis le pain de vie. Celui qui vient à moi n’aura jamais faim ; et celui qui croit en moi n’aura jamais soif » (Jean 6:32-35).

La caille, qui représente le Pain du Ciel, donc la Chair de Jésus, complète les chardonnerets, qui font allusion à son Sang.


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virgin-and-child-with-a-bird-and-a-cat-1475 giovanni-martino-spanzotti Museum of Art, Philadelphia. USA

Vierge à l’enfant avec chat et oiseau
Giovanni Martino Spanzotti, 1475,  Museum of Art, Philadelphia.

La formule de la Madonne au chardonneret se perpétuera longtemps. Celle-ci est remarquable par la présence du fil à la patte, qui en fait un jouet pour l’Enfant Jésus, et par l’apparition du chat, coincé par celui-ci dans le bord du tableau : on comprend que la présence de Jésus met fin aux mauvais instincts du félin.


Le chat et la colombe

 

Annonciation Maitre silesien vers1500 National Museum VarsovieAnnonciation
Maître silesien, vers 1500, National Museum, Varsovie

Cette autre composition, très  originale, met en présence sur le sol de la chambre, au centre du panneau, un chardonneret côté habitant du  ciel, et un chat blanc côté Marie. Le chat se détourne de l’oiseau ,montrant par là la pacification qui advient.


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Annonciation Cosme TuraAnnonciation, volets de l’orgue de la cathédrale
Cosmé Tura,  1470, Museo del Duomo, Ferrare

La composition rappelle l’idée de Cosme Tura mettant en balance, mais par directement en confrontation,  côté Ange un volatile et côté Vierge un écureuil  (celui-ci, animal qui se faufile facilement,  serait une allusion à l’accouchement sans douleur de Marie, échappant à la malédiction d’Eve [1]).

« Alors que la tradition byzantine, dont l’art italien est issu, répugne à introduire dans l’icône de l’Annonciation des animaux dont la tradition scripturaire ne fait pas mention, la Renaissance, très tôt, introduit une présence animale. Loin de faire courir le risque du divertissement, voire de la perversion, le nouveau bestiaire insuffle au propos imagé une nouvelle dimension symbolique et par là méditative. Cette présence animale relève le plus souvent du détail, notion nouvelle, en correspondance avec l’esprit analytique des Latins. Une démarche inédite se met en place avec l’avènement des mentalités nouvelles promues par l’humanisme renaissant, celle de l’énigme spirituelle, qui ne se substitue pas à la célébration du Mystère, mais qui se met à son service. » [1]


Le chat et le chardonneret

Le chat, troisième enfant (SCOOP !)

Barocci_Madonna_della_Gatta 1596 Musee des OfficesMadonne à la Chatte,
Barocci, 1595-1600, Musée des Offices, Florence.

La Sainte Famille (Joseph, Marie, Jésus) reçoit la visite de sa famille-miroir (Jean-Baptiste enfant, Elisabeth cousine de Marie et Zacharie). Couché au centre, le félin fait figure de troisième enfant, sa présence étant justifiée par une légende médiévale selon laquelle une chatte avait accouché en même temps que Marie.


Le chat, antagoniste du chardonneret (SCOOP !)

Vingt ans plus tôt, Barroci avait déjà introduit un félin auprès de la Sainte Famille, mais en position marginale et dans une intention moins souriante:

Federico_Barocci_-_La_Madonna_del_Gatto-1575

La Vierge au Chat (La Madonna del Gatto)
Barocci, 1575, National Gallery, Londres

Dans ce tableau privé, destiné au palais du Comte Brancaleoni, Barrocci invente une iconographie originale : Jean-Baptiste brandit un chardonneret sous les yeux  d’un chat prêt à bondir, que la mère désigne à l’enfant.


Stemma_brancaleoni_di_piobbicoBlason des Brancaleoni, comtes de Piobbico

On a dit que le chat, qui se dresse juste sous la croix en roseaux de Saint Jean Baptiste, était un clin d’oeil amusant aux armes des Brancaleoni. Mais la gravure tirée du tableau comporte une légende en latin qui suggère une justification plus profonde à la présence des deux animaux :
'La Madonna del Gatto 1577 gravure de Cornelis CortGravure de Cornelis Cort, d’après Barocci, 1577

Jean joue, Jésus le regarde et se tait.
Chaque cousin exprime un symbole qui lui est propre :
celui-là ramène à  l’homme expulsé du paradis ;
celui-ci pense déjà à assister  l’expulsé.

Ludit Joannes, tacitus miratur JESVS.
Utriusq notat symbolu uterque parens,
Ille refert hominem paradisi e limine pulsum,
Quam ferat hic pulso jam meditatur opem.

Fedricus Barotius Urbinensis Inventor.

Jean-Baptiste, à cause de son séjour dans le désert, est comparé à l’Homme chassé du Paradis ; Jésus déjà, sait qu’il en sera le Rédempteur, grâce à son sacrifice.

Graphiquement, le thème de l’anticipation de la Passion est évoqué, de deux manières, par les mains de Jean Baptiste :

  • la gauche presse le pied de l’Enfant, geste classique pour suggérer le clou inéluctable (voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant) ;
  • la droite éloigne le chardonneret du chat : l’oiseau de la Crucifixion est encore à distance du prédateur.

Ainsi le couple antagoniste du chardonneret et du chat symbolise ici, de manière très inventive, le Christ victorieux du démon.


Une surenchère de Goltzius (SCOOP !)

1594 Hendrik_Goltzius_-_Life_of_the_Virgin_6_of_6_-_Holy_family_and_Saint_John_Baptist maniere Barroche
La Sainte Famille avec Saint Jean Baptiste enfant
Goltzius, 1593

Goltzius produira sa propre version du thème, soit d’après le tableau de Barocci qu’il avait pu voir à Rome, soit d’après la gravure de Cort.

Le Précurseur du Seigneur, allaité au sein de sa mère,
en enfant cajole l’enfant, et joue gentiment avec lui ;
le bébé qu’il a reconnu, en sautant, alors qu’il était encore dans le ventre de sa mère, il l’a aussi désigné du doigt quand ils étaient un peu plus âgés

Praecursor Domini lactantis ab ubere matris
Blanditur puero puer, et colludit amice,

Quem praecognovit aliens utero abditus, hunc et
Indice monstravit digito crescentibus annis.

Le troisième vers fait allusion à la Visitation : encore dans le ventre d’Elisabeth, Jean Baptiste avait tressailli à l’approche de Jésus, dans le ventre de Marie (Luc 1,39-45). Le quatrième vers rappelle le geste essentiel de Jean-Baptiste adulte, désignant Jésus comme l’Agneau de Dieu (Jean 1, 26,30).

C’est ici la Vierge qui, en touchant le pied, signale le thème de la préfiguration de la Passion. En surenchérissant sur Barocci, Goltzius invente deux autres métaphores, si originales qu’elles sont passées inaperçues :

1594 Hendrik_Goltzius_-_Life_of_the_Virgin_6_of_6_-_Holy_family_and_Saint_John_Baptist maniere Barroche detail cerises
  • pour « cajoler » l’enfant, Jean Baptiste lui a offert trois cerises tenues vers le haut mais, dans une ambiguïté graphique calculée, la main peut être aussi bien celle qui donne que celle qui reçoit : ce geste bizarre ne peut s’expliquer que comme métaphore des trois clous sanglants, plantés dans la chair de Jésus ;
  • au même moment, les griffes du chat s’enfoncent dans la chair du chardonneret.

Ainsi la scène apparemment charmante compte un sous-texte tragique.


Le perroquet, substitut du chardonneret

Frans FLORISLa Sainte Famille avec sainte Anne, sainte Élisabeth et le petit saint Jean-Baptiste

La Sainte Famille avec sainte Anne, sainte Elisabeth et saint Jean-Baptiste enfant
Frans Floris (et atelier), 1654, Musée de Hazebrouck

Une invention

La signature « S. D. b. d. : F F. inve. et pxt 1564 » souligne l’originalité de cette iconographie : « Frans Floris a inventé (INVenit) et peint (PiXit) »


Sainte mais complexe

L’invention concerne Sainte Elisabeth, à la fois tante et cousine de Marie, qui apparaît deux fois dans le tableau :  celui-ci a donc pour objectif de résoudre graphiquement une équation familiale  compliquée.

Frans FLORISLa Sainte Famille avec sainte Anne, sainte Élisabeth et le petit saint Jean-Baptiste schema
Dans le coin en haut à droite du tableau s’entassent Anne,  son mari  Joachim qui a pour frère  Zacharie , lequel  est le mari d’Elisabeth. L’unique homme du tableau est donc un mari interchangeable, celui  des deux frères que l’on voudra : l’important est de montrer qu’Anne et Elisabeth sont deux femmes âgées, deux belles-soeurs de la même génération.

Le reste du tableau, sous la couronne de l’ange, revêt un caractère sacré : c’est le lieu des deux naissances miraculeuses, celle de Jean Baptiste précédant celle de Jésus. Ici Elisabeth n’est plus la tante, mais la cousine de Marie : deux mères d’exception partageant la même aventure.


La saynette animale

Pour  un regard moderne, les animaux du premier plan figurent la paix universelle que promet la venue de l’Enfant-Jésus :

  • le chien n’attaque plus le chat,
  • le chat n’attaque plus le perroquet.

Un regard pieux y verra plutôt une double métaphore, dans laquelle un symbole marial, le perroquet (voir -Le symbolisme du perroquet ) voisine avec un symbole christique : la grappe de raisin.

Un regard de théologien en conclura que Marie (le perroquet) communie en absorbant son propre fils (le raisin).  De même qu’Elisabeth, tante et cousine, court-circuite les générations, de même Marie se trouve être à la fois la mère du Christ et la première chrétienne.

Un regard plus simple remarquera  que la saynette animale reproduit la scène principale : de même que Sainte Elisabeth embrasse l’Enfant-Jésus, le perroquet baise la grappe avec respect :

la Pureté faite femme rend hommage au Fruit prodigieux,

tandis que la Luxure (le chat) regarde ailleurs.


Van Der Werff

Artiste misanthrope et quelque peu sceptique sur l’innocence enfantine (voir L’oiseau envolé ), Adriaen Van Der Werff nous propose ici le spectacle moralisateur d’une double cruauté.

Adriaen Van Der Werff Two Children Playing With A Cat Holding A Bird In Its Jaws

Enfants jouant avec un chat
Adriaen Van Der Werff, fin XVIIème

Les enfants étaient censés nourrir l’oisillon  (voir la paille dans le bol). A la place, c’est le chat qui le mange.

Cette image forte cultive plusieurs paradoxes, plusieurs Vanités à méditer :

  • le nourri devient nourriture,
  • le favori devient proie,
  • l’objet chéri devient chair, 
  • le jeu devient drame.

Le chat blanc, innocent car sa cruauté est naturelle, est mis en parallèle  avec l’enfant lui aussi habillé de blanc, dont le rictus est équivoque entre l’effroi et le surexcitation. Qu’il ait commis la faute involontairement ou pas importe peu, car le désordre qu’il a causé est biblique : le prédateur s’est emparé de ce qui était interdit. L’enfance est ici présentée comme l’âge de l’infraction.


Un tel sujet ne pouvait pas sortir du néant : Van des Werff l’a développé à partir des oeuvres de son maître, Eglon van der Neer :

Children with Birdcage and Cat / E. H. v. d. Neer / Painting Deux enfants avec un chat et une cage à la fenêtre, Eglon van der Neer , 1675-1679, Staatliche Kunsthalle Karlsruhe Portrait-dune-femme-inconnue-avec-un-serviteur-Eglon-van-der-Neer-ca.-1677-1683-Museum-Kunsthaus-Heylshof-WormsPortrait d’une femme inconnue avec un serviteur Eglon van der Neer ca. 1677-1683 Museum Kunsthaus Heylshof, Worms 

Le même thème y est traité, mais avec moins de cruauté : sans doute les deux enfants fermeront-ils la cage au dernier moment, pour se moquer de la frustration du prédateur.

Dans la version féminine, la jeune maîtresse joue son rôle habituel de pacificatrice entre ses protégés.


Chat guettant un oiseau

 Pieter van Slingelandt ,fin XVIIeme, Musée des Beaux Arts, Rennes

Pieter van Slingelandt Chat guettant un oiseau fin XVIIeme Musee des BA Rennes

 

 Ce n’est pas seulement le pot à oiseaux qui est suspendu au clou, mais l’ensemble de la composition : à ce dernier instant juste avant le saut et l’envol, le quadrupède qui décolle  fait contrepoids  au volatile qui marche.  Et l’oeil jouit, dans cet effet combiné de suspension et de suspens,de la fragilité d’un équilibre sur le point de se rompre.


Les Enfants à la Cage

Le Nain, milieu XVIIème,  Staatliche Kunsthalle, Karslruhe

Le nain Les Enfants à la Cage

Ce tableau semble fait tout exprès pour déjouer les interprétations. Sa gravure par Elluin s’intitule  « Le voleur trahi »,  titre de circonstance sans doute  inspiré par la main du garçon posée entre le chat et la cage. Mais cette tentative d’élucidation reste partielle : comment le chat aurait-il ouvert la cage fermée,  ne serait-ce pas  un des enfants qui a volé l’oiseau ou l’a laissé s’échapper ?

Deux d’entre eux  portent des vêtements sans déchirures et semblent d’un meilleur niveau social ( le garçon à la toque de fourrure et la fille assise par terre). Sont-ils les propriétaires de la cage, les deux autres étant les maîtres du chat ?

Trois personnages regardent vers la terre (le garçon à la toque, la fille de gauche et le chat)  : signe de culpabilité ou de douleur ? Le chat pourrait très bien regretter un compagnon emplumé.

A moins qu’il ne s’agisse, en plus  cryptique, du même message moralisateur que celui de Van der Werff :

les petits d’homme  ont, par la cruauté originelle de l’espèce, fait bouffer un  de leurs favoris par l’autre.

La position des objets rajoute à la confusion  : la cage, symbole féminin de séduction (retenir l’amoureux)  est située entre les deux garçons ; la baguette, symbole masculin de domination, est située entre les deux filles : comme si Le Nain nous dissuadait de  nous aventurer sur la voie des interprétations sexuées.

Le Nain-Christies

Les Enfants à la Cage,
Le Nain, milieu XVIIème,  Collection privée

Cette autre version n’apporte pas d’éléments de comparaison décisif : les gestes des quatre enfants sont exactement les mêmes.  La nature morte du premier plan est plus fournie : à la miche de pain et à la cruche  s’ajoutent des plats, et un grand pot. La scène s’est passée de l’extérieur à l’intérieur, mais il s’agit toujours d’une ruine.



Le nain Les Enfants à la Cage-charrette detail

La charrette
Le Nain, 1641, Louvre, Paris

Ce détail d’un tableau bien plus célèbre montre le même appentis sommaire adossé à un mur ruiné.
C’est dans ce décor dévasté – celui de la région de Laon au temps des Le Nain, qu’il faut  peut être chercher la « moralité » du tableau.


Une maison en ruine, un tonneau vide, une cage vide, un animal familier disparu :

« On pourrait se demander si Le Nain ne fait pas connaître à ces enfants tout simplement la perte d’un objet d’amour, et l’expérience du deuil, sans qu’il soit besoin de recourir à la fiction de la faute sexuelle. » Démoris, Esthétique et poétique de l’objet au dix-huitième siècle, Presses Univ de Bordeaux, 2005, p35


Autoportrait avec sa femme

Giuseppe Baldrighi, après 1756, Galleria nazionale di Parma

baldrighi_autoportrait

Dans ce tableau privé, le peintre de cour se représente dans son luxueux atelier, en train de corriger la pose du modèle :  Adelaide Nougot, la belle et riche américaine qu’il a épousée.

Son portrait, à peine ébauché à la craie, est placé  sur le chevalet, derrière la banquette : sans doute le peintre va-t-il le déplacer vers l’avant, à côté de la boîte à peindre fermée et des pinceaux propres, pour commencer la séance. Le chat de la maison, qui n’ a pas compris que l’oiseau fait partie du décor, a sauté sur les genoux de la dame,  incident imprévu qui insuffle  un peu de vie dans cet ordonnancement très officiel.

On peut aussi considérer que le tableau ne représente pas un moment précis, mais constitue plutôt un portait en gloire de Baldrighi posant au peintre devant ses oeuvres anciennes et futures (le tableau « Hercule délivrant Prométhée » et le portrait  en cours), entouré des preuves de sa réussite : sa femme, ses animaux, son mobilier.



baldrighi_autoportrait pinceaux
Les pinceaux  déployés font écho à l’éventail  de la dame :

 nécessaire de peinture  contre accessoire de beauté,

l’habilité technique rend hommage à l’art de séduire.



Les enfants  Graham

William Hogarth, 1742, National Gallery, Londres

Hogarth_1744 Graham Children

Dans ce portait de famille, un chat est également utilisé en tant qu‘élément de surprise  : mais son irruption va ici bien au delà d’une simple astuce narrative.



Hogarth_1744 Graham Children chat oiseau
A droite, Richard, sept ans, tourne  la manivelle d’une serinette (voir La douce prison ), qui déclenche le chant du bouvreuil en cage, lequel déclenche l’arrivée du chat.



Hogarth_1744 Graham Children_bebe
A gauche, bébé Georges tend la main vers les cerises que lui propose sa grande soeur Henrietta, neuf ans. Il est assis dans une voiture d’enfant ornée d’une colombe dorée qui bat des ailes.



Hogarth_1744 Graham Children horloge

Au dessus de lui, sur l’horloge, un Cupidon doré brandit une faux, un sablier posé à ses pieds. Il faut savoir que la réalité tragique rattrapa la scène plaisante: Bébé Georges mourut avant l’achèvement du tableau. Et les deux  ornements dorés, la colombe et l’enfant-ailé, font allusion à sa petite âme figée dans son envol,  à son petit corps fauché avant l’heure.



Hogarth_1744 Graham Children oiseau oiseauJPG
Bébé Georges, qui tend ici  la main vers sa dernière nourriture terrestre, était l‘oiseau chéri de la famille, plein d’amour comme la colombe, de gaité comme le bouvreuil…  mais guetté par un prédateur implacable .


Charles Joseph Grips

 

Charles Joseph Grips. (Dutch, 1825-1920) Opportunity Makes a Thief 1875

L’occasion fait le larron (Opportunity Makes a Thief)
Charles Joseph Grips, 1875, Collection privée

Dans les maisons hollandaises, même le désordre fait rangé : le tapis est roulé, la chope couchée sur le plat pour éviter la casse, pendant que la domestique balaie.

Nous sommes chez un artiste cossu, à voir la presse incrustée d’ébène  à laquelle un drapé de satin rose est accroché.

Petite astuce visuelle : on pourrait croire que, pour se rapprocher du canari, le chat a grimpé sur cette presse. En fait, il est assis sur un objet posé en avant, sur la table,  dissimulé sous le drapé (une grande boîte ?), ce qui justifie le titre.


Charles_Joseph_Grips_-_A_Domestic_Interior,_1881

Intérieur domestique
Charles Joseph Grips, 1881

Dans cette version simplifiée, la servante n’a laissé que son balai, la pelle et le baquet pour expliquer le remue-ménage. Le grand pot de porcelaine chinoise est monté sur la chaise, changeant de place avec la chope couchée dans le plat. Le drapé est devenu doré, illuminé par la rayon de soleil en oblique.

La fascination réciproque du prédateur pour sa proie est momentanément interrompue : le chat a tourné la tête vers un intrus – la servante qui vient reprendre son balai, ou  le spectateur.


Charles_Joseph_Grips_-_The_Artist's_Studio,_1882

L’atelier de l’Artiste
Charles Joseph Grips, 1882

Dans le bric-à-brac habituel, le chevalet, à demi voilé par un drapé bleu, a remplacé la presse pour justifier le titre.

Dessus, sur un tableau à peine esquissé, nous retrouvons  la servante, occupée à peler des légumes devant une cheminée. Astuce visuelle : le manteau de cette cheminée virtuelle prolonge le manteau de la cheminée réelle, dans la pièce de l’arrière-plan :

l’Art du Peintre traverse les murs !



Inconscient de ces raffinements, le chat de la maison contemple le canari en cage, qui le contemple d’en haut, en toute sécurité.

Dans la pièce du fond, le rayon  de lumière qui tombe en diagonale jusqu’au sol matérialise le désir du félin :

mettre à terre la proie aérienne.


Charles Joseph Grips Feeding the baby 1849

La tétée
Charles Joseph Grips, 1849, Collection privée

Dans cette oeuvre plus ancienne, pas de ménage en cours. L’ordre naturel règne : la mère nourrit son bébé, le chat veut croquer  le poulet, accroché par précaution à une sorte de suspension en fer forgé. Faute de mieux, Minet se contente de pourchasser la pelote, tombée juste à l’aplomb du poulet.

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Enfant dormant dans son berceau
Charles Joseph Grips, Collection privée

Cinquième apparition du même chat noir et blanc, cette fois couché  sur une chaufferette,  à côté  d’un berceau dans lequel un bébé dort. Dans le couloir du fond, la mère lève les bras pour nourrir l’oiseau en cage.

En séparant le couple fatidique du chat et l’oiseau, la composition remplace le thème convenu du tableau précédent – la nourriture – par un thème plus original : celui du soin. La mère au pied de la cage et le chat au pied  du berceau  remplissent la même fonction :

l’une veille sur le petit oiseau, l’autre  sur le petit homme.


Charles_Joseph_Grips_The-Pet-Bird

L’oiseau domestique (the pet bird)
Charles Joseph Grips, 1874, Collection privée

Dans cette composition fortement charpentée, nous retrouvons le même mobilier : la presse (cette fois vue de côté), la chaise et la table à deux plateaux du peintre, ici reléguée à la cuisine.

Victime aviaire de substitution, un canard mort (nourriture humaine) a libéré le canari (nourriture féline) de son statut de proie :  plus de chat dans les parages..

Du coup, le  dialogue vertical a changé de sens : l’oiseau favori se trouve désormais en contrebas d’une prédatrice d’amour, sa maîtresse qui le contemple d’un air songeur. D’un index elle porte l’oiseau, de l’autre elle désigne sa propre joue, soulignant leur affection réciproque.


Eugenio Zampighi

Amusing Baby Zampighi, EugenioPour amuser bébé, Eugenio Zampighi

On pourrait retrouver un écho lointain de la composition de Barrocci dans cette scène paysanne où le grand fils, tel Jean-Baptiste, tend un oiseau au petit, sous le nez d’un chat intéressé. D’autant que le tamis crucifère, pendu au mur, pourrait faire suspecter une intention religieuse.


Eugenio Zampighi Jeux d'enfantsJeux d’enfant, Eugenio Zampighi

En fait,  ce détail revient dans pratiquement toutes les oeuvres de Zampighi, infinies variations sur la famille, les chats et les oiseaux, dans le même intérieur rustique [2]. C’est donc probablement au hasard de cette combinatoire que s’est présentée, un beau jour,  la même composition que Barrocci.


 

Références :
[1] « Le bestiaire de l’Annonciation : l’hirondelle, l’escargot, l’écureuil et le chat », Michel Feuillet, Revue Italies, Décembre 2008, https://italies.revues.org/2155
[2] https://papytane.com/eugenioz.htm

– Le symbolisme du perroquet

27 décembre 2014
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Le perroquet est un exemple parfait de symbole à deux faces, selon qu’il se situe dans un contexte profane ou dans un contexte sacré. [1]


Face  Hide : un sacré gaillard !

Un amateur de vin

Jan Steen 1663-65 Les effets de l'intempérance National Gallery

Les effets de l’intempérance
Jan Steen, 1663-65, National Gallery


Cette réputation remonte à l’Antiquité :

Il devient insolent quand on lui fait boire du vin . Aristote, Des animaux; Livre 8, chapitre 14, 12

Le vin surtout le met en gaité, Pline, Histoire naturelle, livre X, chapitre 56

De plus, il est allergique à l’eau :

« Il habite les côtes orientales ou indiennes. Il vit sur la montagne Gilboa, en raison de la sécheresse, car il meurt s’il pleut abondamment sur son plumage ». Physiologus


Couder Louis Charles Auguste La captivite de Vert-Vert La mort de Vert-Vert, Couder Louis Charles Auguste, vers 1830, Musée de Beauvais Mallet 1810-20-attrib-Vert-vert coll privVert-Vert, Jean-Baptiste Mallet (attr.), 1810-20, collection privée

Ces deux images s’inspirent « du « spirituel et malicieux » poème « Vert-Vert » publié en 1734 par l’amiénois Jean-Baptiste Gresset (1709-1777), qui connut un grand succès, depuis sa parution jusqu’au milieu de XIXème siècle. Ce poème raconte l’odyssée d’un talentueux perroquet élevé dans la dévotion par les Visitandines de Nevers ; admiré pour son vocabulaire recherché, il est ainsi envoyé aux Visitandines de Nantes par la Loire. Au cours du voyage, il s’imprègne du langage grossier des bateliers et de certains passagers (moine paillard, filles de joie), qu’il s’empresse d’utiliser devant les sœurs de Nantes ; celles-ci, horrifiées par la verdeur des propos, le renvoient à Nevers, où les sœurs, après l’avoir jugé, le mettent en pénitence au cachot, le condamnant au jeûne, à la solitude et au silence. Enfin revenu à de meilleures manières, le volatile pécheur est alors pardonné, puis si généreusement récompensé qu’il meurt d’une indigestion de dragées, « bourré de sucre et brûlé de liqueur ». » [1a]


Pochard et paillard

 

« Comme le dit Aristote, il boit volontiers du vin et c’est un oiseau excessivement luxurieux. Ce n’est pas étonnant, puisque dans le vin est la luxure. »

Thomas de Cantimpré, De naturis rerum, Livre V (De avibus), CIX

Ut dicit Aristoteles, vinum libenter bibit, et est avis luxuriosa nimium. Nec mirum, quia vinum libenter bibit, vinum in quo est luxuria.

« Le perroquet est d’une telle flatterie qu’il veut souvent embrasser une personne qu’il connaît, lorsqu’il est à la maison. Mais si on place devant lui un miroir, comme Narcisse, il se laisse tromper par sa propre image, et tantôt heureux, tantôt triste, simulant les gestes d’un amant, il semble désirer le coït. »

Alexandre Neckham, De Naturis Rerum Libro Duo, ed. Thomas Wright, Rolls Series XXXIV (London, 1863), p. 88.

Psittacus tantae etiam adulationis est, ut hominem osculari sibi notum frequenter velit cum domesticus est. Admoto autem speculo instar Narcissi propria deluditur imagine, et nunc laetanti similis nunc dolenti, gestus amantis praetendens, coitum appetere videtur. 


sb-line

Le perroquet des Jardins d’Amour

A la fin du Moyen-Age, un graveur germanique très original, Maître ES, met le perroquet au service de l’ironie et du sous-entendu. L’idéal courtois est largement écorné, au profit soit d’un discours moralisateur contre les faiblesses de la chair, soit d’une intention érotique, voire les deux simultanément.


Maitre ES Petit Jardin D'Amour Staatliche Graphische Sammlung Munich Maitre aux banderolles Fountain_of_Youth Albertina detail

Petit jardin d’Amour
Maître E.S., 1460-67, collection Schedels, Münich

Dans la partie gauche, un couple mature se livre à une étreinte rapprochée. La dame au double hennin, avec son regard entendu vers le spectateur et la bourse qu’elle porte à sa ceinture, est possiblement une prostituée ([2], p 110).

Dans la partie centrale, deux jeunes gens se regardent de loin. Le damoiseau tripote de la main gauche le manche de sa dague ; la demoiselle tient de la même main son perroquet, à la manière d’un faucon : deux attitudes qui parodient trivialement les nobles manières. Entre les deux, la gourde mise à refroidir dans la fontaine évoque l’ivresse des sens à venir. Au dessus, un fou joue de la cornemuse – métaphore en ce temps des parties viriles (voir ZZZ). On peut imaginer que le perroquet est son émissaire à l’oreille de la belle, redoublant par son babil la séduction de la musique.

Dans la partie droite, le couple manquant, que l’on peut reconstituer grâce à une copie, s’abandonnait à une étreinte nettement plus audacieuse (ce pourquoi sans doute il a été coupé) : la dame ne porte pas de coiffe et se laisse retrousser la robe.


Maitre aux banderolles Fountain_of_Youth AlbertinaLa Fontaine de Jouvence
Maître aux Banderoles

Non content de recopier les trois couples, le Maître aux Banderoles a développé l’idée du perroquet superviseur des galanteries. Perché à droite de la fontaine, du côté de ceux qu’elle a revigoré, il les salue en ces termes :

Ô noble et fleurissante jeunesse

O nobilis floridaque juventus


1460-70 Master ES les musiciens a la fontaineMusiciens à la fontaine
Maître E.S., 1460-67

Les deux amoureux communiquent non plus par le regard, mais par le concert de leurs instruments. Juste devant la gourde, le perroquet trempe le bout de son bec dans la fontaine, geste dans lequel Janez Höfler ([2], p 109) voit une allusion à la copulation. C’est plutôt un clin d’oeil humoristique : en attendant de pouvoir accéder au vin, l’oiseau se contente de l’eau, tout comme le couple de la musique.


Un substitut de l’Amoureux

Wenzel von Olmutz, Lute Player, 1481-1500, The British Museum,

Wenzel von Olmütz, La joueuse de Luth, 1481-1500, British Museum

En l’absence de son amoureux, la musicienne s’entraîne à charmer son oiseau favori : non sans succès, puisqu’il lui amène dans ses griffes un anneau.
Texte en allemand du Sud :

J’ai trop envie de toi, mon cher amour crois-moi

och mich vrlaget zir dv gros mein libes, lib noch dir das gelavb mr vor vns


Un luxurieux et un voyeur

1450-68 Maitre_ES_L.213_Fou_et_jeune_fille_au_miroirLe Fou et la jeune fille au miroir, Maitre ES, 1450-68 Niederrhein. Mstr., Der LiebeszauberLe Philtre d’Amour (Der Liebeszauber), vers 1480, Meister des Bonner Diptychons , Museum der Bildenden Kuenste, Leipzig

Dans la gravure de gauche, le perroquet se combine avec le miroir comme attribut de la Luxure, qui déboutonne de la main gauche le col du Fou, lequel en perd son pantalon [2a]. Son regard vers la femme nue redouble celui du Fou dans le Miroir, introduisant un nouveau vice qui, dans les pays germaniques, vient compléter la panoplie  : le voyeurisme.

Dans le tableau de droite, on retrouve la même association entre perroquet, miroir et mateur.

Pour une analyse plus précise de ce tableau, et pour d’autres perroquets dans l’oeuvre du Maître ES, voir Une vieille histoire.


1632-1702 Nicolaes van Lijnhoven , dapres Andries BothGravure de Nicolaes van Lijnhoven d’après Andries Both, 1632-1702

Cette gravure fait partie d’une série de paysans dansants, dans des attitudes comiques et plus ou moins obscènes. Ici l’oiseau qui sort sa tête par la braguette est accompagné d’objets au symbolisme équivalent : la plume plantée dans le turban, les saucisses et le couteau suspendu dans son étui. La gravure complète porte en bas les vers suivants :

di que c’est a mon perroquet
de faire entendre son caquet


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L’attribut de la Femme fatale

Portrait dit de Maguerite de Navarre Walker Art Gallery Portrait dit de Maguerite de Navarre Walker Art Gallery detail

Portrait dit de Marguerite de Navarre, vers 1527, Walker Art Gallery

S’opposant vertement à l’interprétation habituelle du tableau, Anne-Marie Lecoq [3] propose qu’il s’agisse du portrait d’une courtisane :

« Le petit Cupidon bandant son arc sur l’enseigne du chapeau concorde assez bien avec cette interprétation, de même que le perroquet vert, symbole amoureux. Une chose est sûre en tout cas: on ne peut imaginer un seul instant Marguerite de Navarre se faisant portraiturer avec ces attributs, dans ce costume à la fois italien (la résille) et hispano-nordique (le chapeau), et fortement décolleté. Il y a là une impossibilité tenant aux mœurs générales de l’époque (Marguerite était, en 1527, à la fois veuve et reine) et au caractère particulier de la sœur du roi, grave et dévote femme s’il en fut. L’histoire de l’art, et tout particulièrement celle du portrait, exige un minimum de psychologie de la part des historiens. »


Jan Massys 1566 The Ill-matched Pair National Museum, Stockholm.

Le couple mal assorti
Jan Massys 1566, National Museum, Stockholm

Le vieillard a posé sur la table ses cadeaux – un coupe avec des pièces d’or et une broche – et la courtisane le remercie en l’embrassant. L’entremetteuse est contente et la vieille passante rigole.

Les deux animaux imitent les deux principaux protagonistes :

  • à droite, le vieux singe tente de croquer la pomme ;
  • à gauche, le perroquet tient entre ses griffes une amande qu’il vient de casser.

Jan Massys 1566 The Ill-matched Pair National Museum, Stockholm detail
Sa griffe gauche tient l’amande comme la main gauche de la fille tient le crâne de sa victime, tandis que l’entremetteuse fait le geste obscène de la figue (voir – Faire la figue).


Angelo Jank La Femme au Perroquet 1898La Femme au Perroquet, Angelo Jank, 1898

L’iris rubicond du gourmand répond à la pomme tentatrice que lui tend sa maîtresse, nouvelle Eve.


norman lindsay femme au perroquet 1917

Femme au perroquet, Norman Lindsay, 1917

Ce favori délicat se sustente du bout du bec, tandis que sa maîtresse se satisfait du bout du doigt.


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Georg Erler, 1925

Ce bavard surexcité, dont les couleurs et le plumage exubérants font contraste avec le chemisier noir et la demi-nudité de la jeune fille, est par elle remis à sa place.


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La Folie, la Vanité

Le fait que le perroquet reproduise à la perfection la voix humaine, mais sans comprendre ce qu’il dit, a pu en faire, très marginalement, une figure de la Folie (un discours insensé) ou de la Vanité (une Merveille, mais qui ne sert à rien).


La série des Avares (SCOOP !)

Les Avares, Ecole de Marinus van Raymerswaele (1548-51) Hampton courtLes Avares, Ecole de Marinus van Raymerswaele (1548-51) Hampton court

On connaît une soixantaine de variantes de ce thème très populaire au XVIème siècle [3a], dont la chronologie et l’interprétation sont très discutées. Dans un article récent, Larry Silver [3b] a bien souligné les aspects contradictoires de la composition. Les visages sont caricaturaux et les vêtements archaïques, ce qui pousse à une lecture critique de ces professionnels de l’argent. Les différentes inscriptions, parfaitement lisibles, sont en revanche contemporaines de la peinture, et permettent de distinguer deux types de métiers pour l’homme de gauche : ici un changeur (il écrit une série de taux de changes pour les pièces de monnaies, taux correspondant à la plage 1548-51), dans d’autres variantes un collecteur d’impôt (il écrit une liste de taxes, bien réelles, dont il assure la perception). L’homme de droite, avec sa bourse vide, est alors soit un assistant du changeur, soit un contrôleur chargé de vérifier la collecte.

Les lunettes sont typiques de cette ambiguïté, puisqu’on peut y voir tout aussi bien un indice négatif (la courte vue) que positif (l’application, le scrupule).

Quant au perroquet, qui apparaît ici hors de ses contextes habituels, il a été interprété par Sigrid et Lothar Dittrich comme un symbole de la Folie [3c] , ce qui forcerait à adopter la lecture négative de ces manipulateurs d’argent, ruinant la subtilité de la composition [3d].


Quinten-Massys-Les-collecteurs-dimpots-fin-des-annees-1520-Collection-LiechtensteinLes collecteurs d’impôts ,
Quinten Massys, fin des années 1520, Collection du prince de Liechtenstein, Vaduz

Pour Larry Silver, le prototype serait cette composition, qu’il attribue à Quentin Massys. L’atelier de Marinus van Raymerswaele l’aurait recopié une vingtaine d’années plus tard, en accentuant les aspects caricaturaux (comme s’est souvent le cas lorsqu’il recopie Massys) et en remplaçant, de manière énigmatique, les ciseaux par le perroquet.

On peut remarquer que ces ciseaux, avec leurs poignées, s’inscrivent entre deux objets homologues : les lunettes et les deux sceaux qui, sur l’étiquette à l’intérieur de la boîte de poids de Cologne, certifient leur exactitude. Poids, ciseaux et lunettes sont ainsi trois instruments professionnels positifs.

A contrario, on peut remarquer que les ciseaux se situent à l’aplomb d’une boîte à sable posée sur la table (nécessaire d’écriture permettant d’absorber l’encre) et en pendant des ciseaux à moucher, sous la bougie en train de s’éteindre. Sable; bougie qui s’éteint et ciseaux (de la Parque) constituent trois symboles de la Mortalité, auquel on peut sans doute ajouter la porte qui s’entre-baille, laissant entrer un courant d’air fatal pour la bougie.



Jan_Provoost_-_Death_and_the_Miser Groeninge Museum, Bruges

Jan Proovost, vers 1515, Groeninge Museum, Bruges

Mon interprétation de cette série de tableaux est donc celle d’une Vanité, reprenant de manière allusive le sujet de l’Avare et la Mort, que Jan Proovost avait traité de manière explicite dans deux revers de triptyques (voir La mort recto-verso : diptyques, triptyques). La moralité serait en définitive : « Tiens tes comptes scrupuleusement, car la Mort viendra à son heure ». D’où l’insistance sur la vieillesse caricaturale du changeur/collecteur, et l’index menaçant de son « assistant » à la bourse vide, qui personnifie la Mort et la reddition terminale des comptes.

Dans cette lecture, le perroquet surenchérit assez naturellement sur les ciseaux : perché derrière l’homme et inspectant ce qu’il écrit, il est à la fois un symbole positif (l’application, la reproduction fidèle) et un symbole de Vanité (il ne comprend rien).


Autres exemples

Veronese 1573-the-feast-in-the-house-of-levi Gallerie dell'Accademia , VeniseLe festin dans la Maison de Levi (détail)
Véronèse, 1573, Gallerie dell’Accademia , Venise

Cet immense tableau, dont le titre initial était La Cène, donna lieu à un procès devant l’Inquisition à cause des nombreux détails profanes ou triviaux du premier plan, notamment le Fou tenant un perroquet. Véronèse invoqua la liberté de l’artiste de meubler sa composition par de multiples personnages et formes décoratives, à la manière de Michel-Ange dans son Jugement dernier. Finalement, Véronèse dut corriger certains détails et rebaptiser le tableau en Festin dans la Maison de Levi, inscrit en bonne place sur la balustrade.


Adriaen van Utrecht Nature morte au perroquet 1636 Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, BruxellesNature morte au perroquet
Adriaen van Utrecht, 1636, Musées royaux des Beaux-Arts de Belgique, Bruxelles

Le perroquet sépare l’atelier de l’Alchimiste et une table couverte d’orfèvreries précieuses, ornées de scènes religieuses (Abraham et Melchisédech) ou mythologiques. L’oiseau symbolise à la fois la Folie de l’Alchimiste et la Vanité des richesses.



Jacob_Jordaens_-_Cleopatras_Feast_-_WGA11990Le Banquet de Cléopâtre
Jacob Jordaens, 1653, Musée de l’Ermitage, Saint-Pétersbourg (Russie) [4]

« Il y avait deux perles, les plus grosses qui eussent jamais existé, l’une et l’autre propriété de Cléopâtre, dernière reine d’Égypte; elle les avait héritées des rois de l’Orient. Au temps où Antoine se gavait journellement de mets choisis, Cléopâtre, avec le dédain à la fois hautain et provocant d’une courtisane couronnée, dénigrait toute la somptuosité de ces apprêts. Il lui demanda ce qui pouvait être ajouté à la magnificence de sa table ; elle répondit qu’en un seul dîner, elle engloutirait dix millions de sesterces. Antoine était désireux d’apprendre comment, sans croire la chose possible. Ils firent donc un pari. Le lendemain, jour de la décision, elle fit servir à Antoine un dîner, d’ailleurs somptueux –il ne fallait pas que ce jour fût perdu-, mais ordinaire. Antoine se moquait et demandait le compte des dépenses. Ce n’était, assurait-elle, qu’un à-côté ; le dîner coûterait le prix fixé et seule, elle mangerait les dix millions de sesterces. Elle ordonna d’apporter le second service. Suivant ses instructions, les serviteurs ne placèrent devant elle qu’un vase rempli d’un vinaigre dont la violente acidité dissout les perles. Elle portait à ses oreilles des bijoux extraordinaires, un chef-d’œuvre de la nature vraiment unique. Alors qu’Antoine se demandait ce qu’elle allait faire, elle détacha l’une des perles, la plongea dans le liquide et lorsqu’elle fut dissoute, l’avala.»  Pline IX 119-121

Marc-Antoine se trouve en situation d’infériorité dans le tableau : face à lui le numide qui apporte le vinaigre, un dignitaire en turban, et un fou qui place son perroquet au dessus de la reine, soulignant son extravagance. Les deux chiens ont également une signification :

  • le grand, dont la tête frôle le manche phallique de l’épée , symbolise Marc-Antoine dans son état antérieur : amoureux mais libre ;
  • le petit, lové en position foetale dans le giron de la Reine d’Egypte, représente son état suite à son pari perdu : soumis et diminué.

Face  Jekyll : un petit Ange !

Une métaphore christique

Le Physiologus et les premiers théologiens chrétiens voient une métaphore christique dans la manière dont on apprend à parler à un perroquet. En effet, on place le perroquet devant un miroir, qu’il regarde, tandis que par derrière un homme lui parle. De même le Christ, bien qu’il soit le fils de Dieu, a pris forme humaine pour enseigner à l’homme la langue de Dieu :

« L’homme qui veut apprendre à parler à un oiseau
Se cache derrière un miroir, quand il enseigne.
Si l’oiseau se tourne vers la parole,
il voit sa propre image
et pense que c’est un ami qui lui parle…
Ainsi le Christ s’est transformé en un Etranger pour enseigner :
c’est à travers l’Homme qu’il a parlé à l’Homme. »

(Hymne d’Ephrem le Syriaque).


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Un oiseau oriental et paradisiaque

Mappa Mundi d'Ebstorf (vers 1300) detailLes Indes, Mappa Mundi d’Ebstorf, vers 1300 (détail)

Pline précise bien que le perroquet vient des Indes. Soit à proximité du Paradis terrestre dans les cartes médiévales.


1467 Master ES St Jean Evangeliste British MuseumL’apparition de la Vierge à Saint Jean l’Evangéliste 1460-70 Master ES Ste Marie madeleine British MuseumL’enlèvement de sainte Marie Madeleine par des Nages

Maître ES, 1460-70

Maître ES multiplie les perroquets, aussi bien dans un contexte profane que dans un contexte sacré, où ils prennent une acception contraire à celle des Jardins d’Amour : ici le trio de perroquets accompagne les deux saints dans leur expérience mystique, et contribue à sacraliser le paysage. De même, on voit sept perroquets dans la gravure représentant la stigmatisation de Saint François.


1460-70 Master ES La chute de l'hommeLa Chute de l’homme
Maître ES, 1460-70

Nous sommes après la Chute, comme le montre la pomme tombée au sol. Dans une sorte d’anticipation du Déluge, un fleuve coupe désormais le Paradis en deux, et les êtres se regroupent par couples :

  • du côté des humains, des prédateurs : lion et lionne, deux faucons sur le rocher ;
  • du côté de Dieu, des couples d‘oiseaux pacifiques : faisans, perroquets, canards (l’un plongé à l’envers dans l’eau).

Plantés telles des sentinelles à la frontière du monde divin, les perroquets apparaissent ici comme les antithèses de leur prédateur, le serpent grimpé dans l’arbre, trois plumes hérissées sur sa tête. Dürer se souviendra de ce détail, ainsi que de l‘antagonisme entre perroquet et serpent, dans sa propre gravure sur le même thème (voir 3 La Chute de l’Homme.).


1628-29 Peter_Paul_Rubens_-_Adam_and_Eve,_after_Titian PradoAdam and Eve, 1628-29, Rubens, Prado

En recopiant la Chute de Titien, Rubens rajoutera un perroquet rouge derrière Adam, le bec dressé contre l’enfant à queue de serpent. Il sert ici d’antithèse domestique au renard sauvage qui, aux pieds d’Eve, symbolise la fourberie du démon.


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La Sobriété

Sobriete et gloutonnerie 1295 Somme le Roi Bibl. Mazarine - ms. 0870 fol 179r IRHTSobriété et gloutonnerie, 1295, Somme le Roi, Bibl. Mazarine, MS 870 (IRHT)

La Sobriété porte en triomphe le Perroquet et foule aux pieds l’Ours glouton, lequel regarde tristement en direction du banquet tandis que l’oiseau modèle n’a d’oeil que pour sa maîtresse. La source de l’image est très certainement les Amours d’Ovide, un texte dont il existe de nombreux manuscrits médiévaux. Le poète y fait le panégyrique du perroquet mort de Corinne :

« La moindre nourriture te rassasiait, et tu aimais trop à babiller pour aspirer sans cesse après des aliments. Une noix faisait ton repas ; quelques pavots t’invitaient au sommeil ; quelques gouttes d’eau étanchaient ta soif. «  Ovide, Amores 2,6


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La Pureté

On disait que la femelle perroquet fait son nid en direction de l’Orient, où il ne pleut pas, et ne peut donc pas être souillée par la boue.[5]

D’où sans doute la comparaison de Conrad de Wurtsbourg (mort en 1287) dans un poème à Marie :

« Ainsi que cet oiseau, sans jamais s’exposer ni à la pluie ni à la rosée, resplendit dans sa parure comparable à l’herbe fraîche , ainsi Notre – Dame a toujours conservé sa fraîcheur virginale » , Conrad de Wurtsbourg, Goldenen Schmiede


van-eyck-kanonikus-van-der-paele-madonna-christuskind-papagei

La Madone au Chanoine Van der Paele (détail)
Van Eyck, 1434-36, Groeningemuseum, Bruges

C’est cette symbolique qui, pour la plupart des historiens d’art, explique la présence du perroquet au beau milieu de ce très célèbre tableau [6].


Liber precum, Anglais, 1415-40 BNF Latin 1196 fol 113v detail Liber precum, Anglais, 1415-40, BNF Latin 1196 fol 113v

Ici c’est en tant que messager extraordinaire qu’il figure dans la marge. Sa banderole adresse à la Vierge les mots « memento finis », rapelle-toi de la Fin, qu’il faut comprendre ici comme une avertissement à Marie de la fin tragique de son Fils :  le geste de toucher le pied de l’Enfant, à l’endroit de sa future blessure, est une autre manière classique de signifier la Prémonition de la Passion (pour d’autres exemples, voir 1 Toucher le pied du Christ : la Vierge à l’Enfant).

En pendant du perroquet, la colombe ne peut pas ici évoquer l’Esprit Saint, en raison de sa couleur grise.


Liber precum, Anglais, 1415-40 BNF Latin 1196 fol 113v
Il faut se reporter aux banderoles, aux deux bouts de la verdure, pour comprendre que ce pigeon gris porte un autre message tragique, cette fois destiné au lecteur :

Souvenez-vous du

« Deum time » (Crains Dieu)

remembrez

deum time


Liber precum, Anglais, 1415-40 BNF Latin 1196 fol 113v singe coccinelle
Juste à côté, le singe mirant un urinal et la coccinelle menacée par un oiseau sont, sous l’apparence de drôleries anodines, des allusions à la Maladie et à la Mort.



Deux variations sur la Pureté

Le perroquet rouge de Carpaccio

carpaccio perroquet rouge
Le perroquet rouge apparaît dans trois cycles très différents – la Vie de la Vierge, la vie de Saint Georges et la vie de Saint Etienne – et dans des épisodes très différents : il est donc impossible qu’il ait une valeur symbolique unique.

On remarque en revanche des similitudes formelles fortes :

  • il est placé au premier plan ;
  • il est apparié avec un quadrupède rapide (lapin ou lévrier).

Les deux dernières occurrences fonctionnent par autocitation :

  • présence en bas d’un escalier ;
  • fleur dans le bec de l’oiseau (dans le cas de Saint Etienne, un enfant tend aussi une fleur sous le museau du chien).

Comme le remarque Herbert Friedmann [8], le perroquet rouge est une pure invention de Carpaccio : les Lori unicolores n’ont été découverts que deux siècles plus tard. Pour en trouver la source, il faut remonter à sa toute première apparition, quinze ans auparavant, dans l’oeuvre de Carpaccio.



carpaccio 1490 ca Meditation sur la Passion National GalleryMéditation sur la Passion, Carpaccio, vers 1490, MET

Dans cette composition extrêmement originale :

  • à droite Job prend la parole (comme le montre son index tendu), croisant les jambes au dessus d’un crâne ;
  • à gauche Saint Jérôme reçoit sa parole (main sur le coeur) au dessous de deux livres : le Livre de Job (avec les nombreux signets) et son propre Commentaire sur Job ; on notera deux inventions bizarres, le chapelet de vertèbres et le pommeau de la canne en forme de main ;
  • au centre le Christ descendu de la croix est assis sur un trône en ruine (Israël).

A ce tableau sans titre, on a donné le nom de « Méditation sur la Passion« , car le Livre de Job, comme le démontre notamment Saint Jérôme dans son Commentaire, est en bien des points une anticipation de celle-ci.



carpaccio 1490 ca Meditation sur la Passion National Gallery detail 1
Dans la littérature surabondante sur ce tableau très intellectuel, le perroquet rouge n’a guère été commenté. On aurait dû remarquer sa symétrie avec le lion, attribut de Saint Jérôme. La composition nous indique clairement que le perroquet rouge doit être compris comme l’attribut, inventé ad hoc, de « Saint Job » (la sanctification de San Giobbe est un particularisme vénitien). Inutile de chercher ailleurs un équivalent : les représentations de Saint Job sont rarissimes.

Le lion, blessé par une épine, puis guéri par saint Jérôme, est souvent compris comme une métaphore de celui-ci, sauvé par ses mortifications au désert. Le perroquet rouge doit donc être une métaphore de Job, purifié par ses souffrances.



carpaccio 1490 ca Meditation sur la Passion National Gallery detail 2
Une autre symétrie vient alors à notre aide : opposé en diagonale au perroquet rouge, on trouve un autre oiseau au symbolisme très connu : le chardonneret, qui doit sa tâche rouge au fait de s’être posé sur la couronne d’épines, en la prenant pour un chardon.

Le perroquet rouge est en fait un perroquet rougi, à la fois par les souffrances de Job et par celles du Christ (il est posé entre la plaie à la main et la couronne d’épines).

Ainsi trois compagnons saignants (le lion blessé, le chardonneret tâché et le perroquet rougi) accompagnent discrètement trois hommes qui chacun ont vécu leur Passion [9].



carpaccio 1490 ca Meditation sur la Passion National Gallery schema
D’où le fait qu’il n’y a pas de dichotomie, comme on l’a prétendu, entre un arrière-plan dramatique côté Saint Jérôme et un arrière-plan pacifié côté Saint Job : mais deux moments d’une même Passion : le cerf poursuivi par un léopard, puis rattrapé parce que son chemin est bloqué par un loup. [10]

La logique suivie par Carpaccio devait être assez transparente pour ses contemporains :

  • à l’époque, tous les perroquets sont verts, et symbolisent la Pureté de Marie et/ou le Renouveau ;
  • le perroquet rougi symbolise la purification et la rénovation par le Sang.

Cette invention ayant dû être remarquée, Carpaccio l’a reprise ensuite de loin en loin, hors de son contexte initial, en clin d’oeil aux amateurs.


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Un symbolisme cumulatif

Peter Paul Rubens, hans skola: Susanna och gubbarna..NM 596

Suzanne et les vieillards, copie d’après Rubens, vers 1624, Nationalmuseum, Stockholm

Cette copie d’après un tableau perdu de Rubens propose une lecture amusante à plusieurs niveaux. On voit rapidement que les trois statues renvoient aux trois protagonistes : les deux faunes aux deux vieillards lubriques, l’amour nu avec son urne abondante à Suzanne. Le perroquet surnuméraire s’exclut de ce jeu d’écho (il a probablement été rajouté par une main facétieuse, puisqu’il ne figure ni dans le dessin préparatoire ni dans la gravure de Paulus Pontius de 1624).

En première lecture, il se pose comme l’emblème chatoyant de la Chasteté de Suzanne  ou tout aussi bien comme celui de la Luxure des vieillards. En deuxième lecture, sa position sur la margelle et son plumage ébouriffé évoquent plaisamment sa Propreté, ou tout aussi bien sa phobie aquatique. Enfin, dans une troisième lecture, son œil intéressé ajoute une touche aviaire au thème principal du tableau, le voyeurisme, celui des vieillards comme celui des spectateurs.


jordaens Suzanne et les vieillards Lille musee des beaux arts
Suzanne et les vieillards
Jacob Jordaens, 3e quart 17e siècle, Lille, Palais des Beaux-Arts.

Cette irruption du perroquet dans le thème n’est pas tout à fait unique : Jordaens affuble également Suzanne de ce symbole ambivalent, en pendant au paon de la coquetterie et du chien qui défend mollement sa maîtresse.


Autres significations classiques

Le salut à l’Empereur

« Il salue les empereurs, et prononce les paroles qu’on lui a apprises » Pline


 1287-ca-Lippische-Landesbibliothek-Ms.-70-Der-Naturen-Bloeme-folio-74r.Charlemagne et le perroquet
Der Naturen Bloeme, vers 1287, Lippische Landesbibliothek, Ms. 70 fol 74r

« Alors que Charlemagne errait dans les déserts de Grèce, il fut accueilli par des perroquets qui le saluèrent comme en langue grecque en criant : « Bonjour, empereur ! ». Conclusion qui peut être considérée prophétique, puisque à cette époque Charles n’était que roi des Gaules, et ne devint empereur des Romains que plus tard. » Thomas de Cantimpré, De naturis rerum, Livre V (De avibus), CIX [10a]


Andrea_del_sarto,_tributo_a_cesare,_1519-21Villa MediciTribut à César
Andrea del Sarto,1519-21, Villa Medicis, Rome

Il est possible que le perroquet, en bonne place dans cette composition, soit une allusion savante à cette ancienne légende de la salutation impériale, tout en ajoutant sa touche colorée aux cadeaux exotiques reçus par César (dindon d’Amérique, singes, girafe des Médicis à l’arrière-plan).


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Le Salut à la Vierge

« Il a une grande langue , plus large que celle des autres oiseaux . De là vient qu’il prononce des mots articulés , au point que , si on ne le voyait pas , on croirait entendre parler un homme. Il salue naturellement en disant « Haue » ou « Khaire » » Isidore de Séville

C’est sans doute parce que le cri du perroquet évoque le mot grec pour « Salut ! » que Pline, puis Isidore de Séville, ont compris qu’il disait Ave.


Franciscus de Retza Defensorium inviolatae virginitatis Mariae 1485-90 incunable imprimeur Hurus Saragosse
Defensorium inviolatae virginitatis Mariae, Franciscus de Retza, 1485-90, imprimé par Hurus, Saragosse

Si un perroquet peut dire ave par nature, pourquoi une vierge pure ne peut enfanter par l’ave ?

Isidore de Séville, Etymologies, Chap 7

Psitacus a natura, si ave dicere valet, qoare virgo pura per ave non generaratet

Pour la plupart des auteurs de traités zoologiques du Moyen Age, c’est parce que le perroquet était capable de prononcer le mot AVE qu’on le considérait comme le prophète de l’Annonciation : puisque l’Ave Maria avait déclenché la conception miraculeuse de la Vierge, il était logique que cette scène-culte de la parole  performative soit associée à notre spécialiste du Langage.


Heures 1425-59 BM Boulogne sur Mer MS 0089 fol 36 IRHTAnnonciation, Heures (Bruges), 1425-59 ,BM Boulogne sur Mer, MS 0089 fol 36, IRHT

Cette miniature cumule les exceptions : Annonciation inversée (l’Ange à droite) et présence très intrusive de la donatrice, qui correspond probablement à un souhait personnel de maternité (voir 7-4 Le cas des Annonciations inversées).

Motif assez fréquent dans les bordures ornementales, le perroquet est ici convoqué en tant qu’alter-ego de l’Ange, juste en dessous du mot AVE.


Annunciation_Anonyme Lucca_c1500 Bode Museum BerlinAnnonciation, Anonyme (provenant de Lucques), vers 1500, Bode Museum, Berlin

Pour souligner son statut de messager, le perroquet est perché au dessus de l’Ange, et un livre dans un étui bleu est suspendu à son perchoir.


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L’Eloquence

 

Cicero, De imperio Cn. Pompei vers 1450 BNF Latin 7782 fol 1r.Cicero, De imperio Cn. Pompei ,vers 1450, BNF Latin 7782 fol 1r

Ce n’est pas par hasard que deux perroquets verts encadrent le frontispice de ce traité de Cicéron.


Jean Clouet 1518 Portait de Francois Ier en saint Jean-Baptiste Photo (C) RMN photo Rent-Gabriel OjedaPortrait de Francois Ier en saint Jean-Baptiste
Jean Clouet 1518 Photo (C) RMN photo Rent-Gabriel Ojeda

Le roi tend l’index vers l’Agneau, dans le geste classique de Saint Jean Baptiste annonçant la venue du Christ (voir 1 L’index tendu : prémisses). Le parallèle avec Saint Jean Baptiste s’explique par plusieurs circonstances, politiques et biographiques (François I étant né d’un couple dont on redoutait la stérilité).

La présence du perroquet est en revanche plus controversée. Anne-Marie Lecoq [11] réfute l’idée qu’il saluerait le roi en tant qu’empereur (celui-ci étant l’ennemi des rois de France). Le plus probable est qu’il fait allusion à l’« éloquence cicéronienne » que chacun reconnaissait au jeune roi.

Un argument supplémentaire est que le perroquet se substitue au compagnon aviaire de Saint Jean Baptiste, la colombe : l’éloquence du monarque ne craint pas de se comparer à celle qu’insuffle directement l’Esprit Saint.


Ripa Icologia edition de 1603 p 127Ripa, Icologia, édition de 1603, p 127.JPG

A partir de Ripa, l’oiseau devient le symbole officiel de l’Eloquence, représentée par une jeune fille avec une cage ouverte, et un perroquet posé dessus : « parce que l’éloquence ne connait pas de limite, son but étant de savoir parler de manière probable sur n’importe quel sujet »


Perroquet eloquenceArticle Perroquet,Hieroglyphiques de Jean-Pierre Valerian, 1615 [12]

L’oiseau met ici sa liberté de parole au service de la propagande.


Goya 1799 Quel bec d'or !Que_pico_de_oro Caprices No 53Quel bec d’or ! (Que pico de oro)
Goya, 1799, Caprices No 53

Il s’agit ici de fustiger « les orateurs qui se copient avec des auditoires d’idiots » [12a].


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La Docilité

Aux XVIIème et XVIIème siècles, le perroquet introduit sa touche colorée dans d’innombrables portraits, d’enfants, de couples, ou de la famille tout entière. Il forme très souvent un heureux contraste avec l’autre favori obligé, le petit chien  : plume contre poil, exotisme contre domesticité, hiératisme contre dynamisme. Voir Le perroquet et le chien

En particulier, dans les portraits de jeunes enfants, il fait souvent allusion à l‘éducation idéale, à savoir l’imitation obéissante  :

Quand on lui apprend à parler, on lui frappe le bec avec une baguette de fer; autrement il ne sent pas les coups. Pline, Histoire naturelle, livre X, chapitre 56

Ripa en fait un emblème de la Docilité :

Elle porte sur sa tête, avec une belle grâce, un Tarochino (espèce de perroquet) ou une Pie, car ces oiseaux sont très dociles dans l’imitation des mots et de la voix humaine ; Tarochino dont Monsìgnor della Casa dit : « Joli petit oiseau aux plumes vertes, Quel pèlerin, qui apprend notre langue ». Ripa, Iconologia, 1618 [12b]


1642 Jacob Cats Maeghde WapenFrontispice du poème Les Armes de la Vierge (Maeghde Wapen)
Jacob Cats, édition de 1642 de Houwelick (Le mariage)

Au centre la tulipe assaillie par les abeilles illustre ce qui menace les jeunes Vierges. A gauche la Docilité (leersucht) a pour emblèmes un perroquet et un chien qui fait le beau, à droite la Simplicité (eenvoudicheyt) arbore quant à elle un pigeon et un agneau [12c]. A noter que le perroquet, cette fois en cage, apparaît dans un autre emblème de Cats avec un sens différent : celui du captif heureux de son sort [12d].


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1628 Jan Anthonisz van Ravesteyn (Dutch painter, 1572-1657) Young Boy with a Golf Club and Ball

Portrait d’un garçon avec un club de kolf et une balle
1628, Jan Anthonisz van Ravesteyn (attr), Collection privée

Ce portrait amusant joue sur les motifs en noir et blanc qui harmonisent le damier du manche, les pointillés de la balle, le pelage et le collier du chien, avec la robe et le bracelet du garçon. On devine sur la chaise deux baguettes de tambour, et derrière la crinière d’un cheval de bois.

En mettant strictement en parallèle, d’un côté l’enfant, de l’autre les deux animaux plantés aux deux extrémités d’une même verticale, la composition nous livre une vérité d’évidence :

le perroquet est du côté du manche, le chien est du côté de la balle.

Si le chien représente l’enfance brute, terre à terre, toute en pattes et en énergie, le perroquet sans membres visibles – grosse tête et corps atrophié surplombant les opérations – figure l’enfant bien élevé, qui a appris à parler, sait se tenir et mène son jeu :

le couple du perroquet et du chien fonctionne comme la tête et les jambes.



Princesse inconnue avec un perroquet Cercle de Frans Pourbus le Jeune 1620

Princesse inconnue avec un perroquet
Cercle de Frans Pourbus le Jeune, 1620, Collection privée [13]

Le tableau joue sur le mimétisme, en orange et vert, entre les tissus rutilants et le plumage de cet Amazone à tête jaune, une espèce renommée comme un des plus douées pour apprendre à parler. Outre son caractère d’objet d’importation luxueux, le perroquet a donc peut-être ici une valeur d’exemple, ou de récompense, pour une princesse incitée à être aussi docile que lui.

 


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Le Toucher

Tactus, Gravure de Cornelis Cort d’après Frans Floris I, 1561

Dans la seconde moitié du XVIème siècle, la popularité du perroquet en Hollande lui vaut de s’intégrer dans les séries des Cinq Sens comme représentant le Toucher, s’ajoutant ainsi aux autres animaux emblématiques de ce sens, l’araignée, la tortue ou l’escargot (non présent ici).

Il se semble pas que cette promotion lui vienne de sa manière très humaine de manger en portant une griffe à son bec, mais plutôt de la précision de celui-ci : l’oiseau est représenté becquetant sans la blesser les doigts de sa maîtresse, dans une sorte d’ennoblissement du moineau de Lesbie chanté par Catulle [13b].


Scorpius irata tactus dat vulnera cauda allegorie des sens, le toucher Martin de Vos L attouchement. Recueil Recueil de figures de la Bible de Jean Mes Vers 1590-1591Allégorie des sens, le Toucher : Recueil de figures de la Bible de Jean Mès
Martin de Vos, vers 1590-1591

Un nouvel animal s’ajoute à la thématique :

Si on le touche, le scorpion irrité blesse avec sa queue

Scorpius irata tactus dat vulnera cauda 


Le Toucher, serie des Cinq sens, Crispin de Passe, 1590-1615, VandA
Le Toucher, série des Cinq sens, Crispin de Passe, 1590-1615, Victoria and Albert Museum

Après le toucher vient l’acte

Post tactum factum

Et maintenant, gros Jorglein, qu’est-ce qu’il y a, comment mors-tu mon petit oiseau ?

Mon doigt sait probablement mieux lequel a mordu l’autre

Wie nun , plumps lorglin , was sols sein , wie beiẞt du so das vöglin mein ?

Mein finger solchs wohl besser wissen , Wer ein den andern hab gebissen

Tout en reprenant les codes de l’Allégorie du Toucher, la légende développe un sous-entendu grivois, qui à trait à l’acte (sexuel) et à la déconfiture du « doigt » du garçon.


Loin de la Hollande, Ripa remplace le perroquet, le bec et le doigt par un emblème moins exotique et plus noble : le faucon, les griffes et le bras :

Le toucher : une femme avec le bras gauche nu, sur lequel se tient un faucon, qui la serre avec ses griffes ; et par terre on fera une tortue. Ripa, Icologia, édition de 1593

Cette formule aseptisée et peu réaliste (quelle fauconnière oublierait son gant) n’aura guère de succès, et le perroquet perdurera.


Allegorie du toucher Abraham Janssens II, Le Jeune 1630-40 coll partAbraham Janssens II, Le Jeune, 1630-40, collection particulière Tactus anonyme RijksmuseumGravure anonyme, Rijksmuseum

Allégorie du Toucher


Le Toucher (détail de l'Allégorie des Cinq Sens) Gerad de lairesses 1668 Glasgow MuseumAllégorie des Cinq Sens (détail), Gérard de Lairesse, 1668, Glasgow Museum Attributed_to_Otto_van_Veen_A_Lady_Bitten_by_a_Parrot coll partAttribué à Otto_van_Veen, coll part

Le Toucher

 Sur le tableau de Gérard de Lairesse, voir Les pendants complexes de Gérard de Lairesse.



Quelques cas particuliers

Un pape gaulois

Portrait de Charles de Guise, cardinal de Lorraine, archevêque de Reims Greco vers 1572 Kunsthaus ZurichPortrait de Charles de Guise, cardinal de Lorraine, archevêque de Reims
Greco, vers 1572, Kunsthaus Zurich

« A cette date, Le Greco ne parvient pas à s’imposer sur un marché romain déjà encombré, si bien qu’il a pu accepter de se plier aux exigences d’un commanditaire prestigieux et ayant peut-être un avenir romain… commanditaire qui a pu vouloir un portrait à la vénitienne réalisé à Rome pour se présenter en papabile. Cette prétention est en effet affichée de façon fort explicite par la présence d’un perroquet dont le profil apparaît parallèle à celui du cardinal. Symbole d’éloquence, domaine dans lequel le cardinal de Lorraine excellait, le perroquet est en italien pappagallo, ce qui peut aussi bien signifier pape gaulois.«  [14]

Cette lecture est d’autant plus probable que, dans une copie gravée réalisée à Reims après la mort du cardinal, le perroquet-calembour, devenu obsolète, est remplacé par un crucifix.


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La reverdie

Recueil Robertet 1490-1520 BNF Français 24461 fol 110rRecueil Robertet, 1490-1520, BNF Français 24461 fol 110r

Tout comme la couronne de fleurs, le perroquet est pris ici comme attribut de cette personnification de la couleur Verte, et associé à la Joie :

Le jolis moys de may,

Tant doulx, frisque et joyeulx,

Mignon et gay,

Vert come ung papegay,

Amoureux, gracieux.

Chanson populaire parisienne, vers 1515 [1]

Le mois de Mai était celui des concours d’archerie, dont la cible était un « papegai » en bois peint en vert, fixé en haut d’une tour, d’un arbre, d’un mât ou d’une aile de moulin [14a].

Le perroquet en vient à illustrer la thématique de la reverdie, le retour du Printemps, dans l’iconographie très particulière du Miroir d’Armide :

Renaud présentant un miroir à ArmideDominiquin, 1600-25, Louvre (c) RMN photo Martine Beck-Coppola 1601 ca rinaldo-armida Carrache Musee de CapodimonteCarrache, 1601, Musée de Capodimonte

Renaud présentant un miroir à Armide,

Il faut se reporter au texte pour comprendre la présence du perroquet, à la fois orateur et chantre du printemps :

« Parmi ces chantres ailés, il en est un dont le plumage est varié de mille couleurs : son bec à l’éclat de la pourpre; sa langue forme des sons qui ressemblent aux nôtres: il commence à chanter, tous se taisent pour l’entendre et les vents, dans les airs, retiennent leurs haleines.
« …ainsi un seul jour voit flétrir la fleur de notre vie : le printemps vient ranimer la nature, mais notre jeunesse fuit pour ne revenir jamais. Cueillons la rose dès le matin, le soir elle sera fanée. » Renaud et Armide [15]

Sur le thème du Miroir d’Armide, voir 2 Le Bouclier-Miroir : scènes modernes .


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L’Ingéniosité

Pietro_Paolini_-_Allegory_of_Technology coll part

Allégorie de la Technologie, Pietro Paolini, collection particulière

C’est son habileté à broyer les coques et la force de son bec qui valent au perroquet cette comparaison avec un armurier.


Diego de Saavedra Fajardo, Idea de vn principe politico christiano Munich 1640 Embleme 79 fol 593Embleme 79 fol 593.
Diego de Saavedra Fajardo, Idea de un principe politico christiano, Munich 1640, (c) Biblioteca Nacional de Espana [16]

Les conseils s’éludent par les conseils

Consilia consiliis frustrantu

Le perroquet fait son nid suffisamment haut pour que ses oeufs échappent au serpent, et même le piègent. Cette légende  est inventée en 1640, dans un livre de conseils politiques qui sera traduit dans toute l’Europe :

« Cardano raconte que parmi les oiseaux, il surpasse tous en ingéniosité et en sagacité, et qu’il apprend non seulement à parler, mais aussi à méditer, avec un désir de gloire. Cet oiseau est très franc, une qualité d’une grande ingéniosité. Mais sa franchise n’est pas exposée aux tromperies, et il sait les prévenir à temps. Et, bien que le serpent soit si rusé et si prudent, il se moque de ses arts, et pour en défendre son nid, il le sculpte avec une admirable sagacité, en attendant les branches les plus hautes et les plus fines d’un arbre, sous la forme montrée dans cette Compagnie, pour que lorsque le serpent essaie de les traverser pour massacrer ses enfants, il tombe sous son propre poids. Il est donc commode de frustrer l’art par l’art et le conseil par le conseil. En ce que le roi Ferdinand le Catholique était le grand maître des princes, comme il le montrait dans tous ses conseils… »

L’idée est trop tardive pour justifier les nombreux perroquets qui apparaissent souvent, à partir du XVIème siècle, dans les images du Paradis et de la Chute.


Joseph Zoller Mira satis ac sine omni peccato Mariae sanctissima conceptio 1712 p 33
Joseph Zoller, Mira satis ac sine omni peccato Mariae sanctissima conceptio 1712 p 33 [17]

Le serpent trompé

Fallitur anguis

Au siècle suivant, l’emblème est repris, plus chrétiennement, dans une apologie de Marie qui « sait mieux que le perroquet accabler le serpent malfaisant ».


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Un intrus

 

Bellini 1500-02 battesimo_di_cristo Santa Corona, Vicenza

Le Baptême du Christ
Bellini,1500-02 Santa Corona, Vicenza

On a prétendu, sans aucune autre justification que la couleur rouge, que le perroquet symbolise ici la Passion [18].

Simona Ciofetta [19] rappelle la vieille histoire de l’Ave et exhibe un texte de Bernardino da Novara dans lequel des perroquets de couleur verte saluent le Christ cheminant avec sa mère. Elle ne s’étonne pas que le perroquet, qui n’est pas vert, n’apparaisse que dans la toile de Bellini, et dans aucune des nombreuses répliques qu’elle a suscitées à l’époque.

Le naturaliste Francesco Mezzalira [20] identifie ce perroquet comme étant un Lorius domicella parfaitement représenté, et souligne la rareté de cet animal, qui n’aurait pu être ramené à l’époque que par les premiers marins portugais explorant l’Indonésie. Selon lui, le perroquet pourrait symboliser ici la pureté du Christ, ou bien l’éloquence de Saint Jean Baptiste (la voix de celui qui crie dans le désert) ou encore le salut au nouvel Empereur.

En fait, l’aire de répartition de cette espèce est très étroite, quelques îles des Moluques que les portugais n’atteindront qu’en 1511. Ceci n’exclut pas un commerce antérieur (les clous de girofle, connus depuis les Romains, venaient exclusivement des Moluques) mais souligne l’extraordinaire rareté d’un tel spécimen.

Francesca Marini [21], remarquant que l’oiseau a été rajouté par dessus les couches picturales de Bellini, ne craint pas de l’attribuer à la fantaisie d’un restaurateur (tout le haut du tableau a été entièrement refait au XIXème siècle).


Cas d’application : le perroquet chez Marteen Van Heemskerck


Marteen Van Heemskerck 1545 ca Saint Luc Peignant la Vierge musee des BA Rennes schema 2Saint Luc Peignant la Vierge
Marteen Van Heemskerck, vers 1545, musée des Beaux Arts, Rennes

Dans cette composition très complexe, le perroquet a été diversement interprété :

  • virginité de Marie et victoire sur le Péché Originel (E. K. J. Reznicek, [22]) ;
  • virginité de Marie ; la noix représente la Passion (fruit amer) ( R Grosshans, [23]) ;
  • Annonciation (AVE) : la noix représente le Crucifixion (bois et chair) [24] ;

Marteen Van Heemskerck 1545 ca Saint Luc Peignant la Vierge musee des BA Rennes detail perroquet
Le problème est que la métaphore de Van Heemskerck est totalement originale : l’Enfant Jésus donne au perroquet des noix qu’il casse avec son bec, tour de force dont l’oiseau est en effet capable.

Je pense que ce geste disqualifie toutes les interprétations de type médiéval reliant l’oiseau à Marie : on voit mal la Virginité cassant une noix, d’autant plus que cette dernière constitue elle-aussi un symbole de la Virginité. Je vais résumer et prolonger l’interprétation d’Irving Lavin [25], pour qui le perroquet symbolise ici la Rhétorique ou l’Eloquence, la signification moderne que lui donneront les iconographes du XVIIème (Ripa, Van Mander).


Heemskerck old del valle palazzo Berlin KupferstichkabinettAncien Palazzo del Valle
Heemskerck, Berlin Kupferstichkabinett
Roma_-_Santa_Maria_in_Cosmedin_5846Bocca delle Verita, Santa Maria in Cosmedin


La gueule grotesque sur le sol semble à la fois s’inspirer d’une dalle antique qui était insérée dans la cour du Palazzo del Valle,et d’une autre plaque antique, la Bocca delle Verita : cette curiosité romaine était sensée mordre la main des menteurs. La difformité de la figure imaginée par Heemskerck, une oreille dedans et une oreille dehors, en fait une figure négative : logiquement, elle devrait symboliser le mensonge, les mauvaises paroles. Peut être faut-il comprendre, à sa moue, qu’elle déplore la véracité du pinceau de l’Evangéliste.



Marteen Van Heemskerck 1545 ca Saint Luc Peignant la Vierge musee des BA Rennes schema 2
Tout l’arrière-plan du tableau s’inspire d’un autre haut lieu romain, la collection d’antiques de la cour du Palazzo Sassi, que Heemskerck avait dessiné lors de son séjour à Rome. Irving Lavin, qui a retrouvé le nom des statues telles qu’on les connaissait du temps d’Heemskerck, note avec raison un effet d’écho (en jaune) :

  • Rome et Jupiter renvoient à Marie et Jésus ;
  • le sculpteur (qui évoque Michel-Ange) renvoie au peintre Saint Luc.

Le livre vierge du premier plan à gauche, sur lequel le taureau de Saint Luc pose sa patte, est l’Evangile qu’il écrira après la mort du Christ ; tandis que les livres de médecine, dans la niche renvoient à son métier de médecin ; et le tableau en cours à son troisième talent : celui de peintre (en vert).

Je rajouterai pour ma part que les trois autres statues (en bleu), emblèmes de la maîtrise antique du nu, renvoient au livre d’anatomie du premier plan, emblème des connaissances modernes sur le Corps : 



Marteen Van Heemskerck 1545 ca Saint Luc Peignant la Vierge musee des BA Rennes detail livre
Alors que les Anciens montraient le corps sous toutes ses faces, les Modernes ont réussi à décrire son intérieur.



Marteen Van Heemskerck 1545 ca Saint Luc Peignant la Vierge musee des BA Rennes detail fioleLe détail de l’urinal renversé par la patte du taureau est un morceau de bravoure montrant la virtuosité du peintre.



Marteen Van Heemskerck 1545 ca Saint Luc Peignant la Vierge musee des BA Rennes schema 2
Ainsi Heemskerck met ici au point une structure très originale, où l’arrière-plan antique du tableau fait écho au premier-plan chrétien (pour un autre exemple d’un tel « pendant interne », voir Un pendant très particulier : les Fileuses).

Le perroquet, qui croque les noix opaques et dévoile leur vérité, apparaît comme l’homologue moderne de l’antique Bocca della Verita, qui croque les mains des menteurs.

… le point ultime de l’allégorie de Heemskerck, s’incarne dans le perroquet que l’enfant Jésus présente au spectateur, symbole standard de la Rhétorique. Par là, il définit le tableau comme l’équivalent visuel du sermon idéal envisagé par Erasme et les défenseurs humanistes d’une rhétorique chrétienne, qui combinerait l’apprentissage de l’antiquité avec la simplicité expressive, divinement inspirée, de la Bible. » Irving Lavin [25]


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Marteen Van Heemskerck 1555-60 Apollon et les muses New Orleans Museum of Art detailApollon et les muses
Marteen Van Heemskerck, 1555-60, New Orleans Museum of Art

On a pensé que l’organiste était Polymnie, la muse de l’Eloquence, et que le perroquet perché sur l’orgue symbolisait cet art.



Marteen Van Heemskerck 1555-60 Apollon et les muses New Orleans Museum of Art detail
Sa position ,entre les tuyaux de l’orgue et ceux de la flûte de Pan, pourrait aussi vouloir dire que l’orgue imite la flûte (la musique savante imite la nature).

Il est également possible que cette proximité avec les tuyaux s’explique par une référence à Martianus Capella, poète latin auteur de Noces de Philologie et de Mercure, très obscure encyclopédie dont le Livre IX, l’Harmonie, présente l’art de la Musique. On y lit que « les oiseaux sont attirés par les tuyaux en roseau » [26].


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Marteen Van Heemskerck Le fils prodigueLe fils prodigue, Marteen Van Heemskerck, Collection privée

Dans cette oeuvre récemment retrouvée, le perroquet répond aux deux mêmes allusions  :

  • attirance par le tuyau, 
  • imitation de la flûtiste qui le surplombe.


Références :
[1] Raymond van Uytven, « L’ange Gabriel et le perroquet, selon Boccace. » dans Mémoire en Temps Advenir: Hommage À Théo Venckeleer, Louvain, 2003, p 188 et ss
[1a] Voir le très intéressant site « papegaimuseum », surtout consacré à l’époque moderne http://www.cubra.nl/PM/Gresset_peinture.htm
[2] Janez Höfler « Der Meister E.S : ein Kapitel europäischer Kunst des 15. Jahrhunderts »
[2a] « Master E. S. and the Folly of Love », Keith P. F. Moxey, Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, Vol. 11, No. 3/4 (1980), pp. 125-148 http://www.jstor.org/stable/3780567
[3] Anne-Marie Lecoq, Compte rendu sur « François Ier par Clouet (Expositions au Louvre et à Chantilly, 23 mai-26 août 1996) », Bulletin Monumental Année 1996 154-4 pp. 389-391,   https://www.persee.fr/doc/bulmo_0007-473x_1996_num_154_4_4654_t1_0389_0000_4
[3a] Pour une première classification et chronologie, aujourd’hui partiellement remise en cause, voir Lorne Campbell, The early Flemish pictures in the collection of Her Majesty the Queen, 1985, p 114 https://archive.org/details/earlyflemishpict0000camp/page/114/mode/1up
[3b] Larry Silver, « Massys and Money: The Tax Collectors Rediscovered », Journal of Historians of Netherlandish Art, 2015, https://jhna.org/articles/massys-money-tax-collectors-rediscovered/
[3c] Sigrid Dittrich, Lothar Dittrich, Lexikon der Tiersymbole: Tiere als Sinnbilder in der Malerei des 14.-17. Jahrhunderts p 322 et ss
[3d] Le perroquet apparaît dans trois variantes seulement : celle de Hampton Court (changeurs), celle du musée Pouchkine (collecteurs d’impôts) et celle de la collection Rau, qui serait le prototype (voir l’article de Larry Silver, Moneychanging with Parrot, 2015, https://rau-sfimages.s3.amazonaws.com/dossier/Dossier_31-5668.pdf
[4] https://fr.wikipedia.org/wiki/Le_Banquet_de_Cl%C3%A9op%C3%A2tre
Pour des détails intéressants sur l’acidité du vinaigre à l’époque romaine :
Maria Teresa Schettino, La boisson des dieux. À propos du banquet de Cléopâtre, dans Dialogues d’histoire ancienne, Année 2006, Volume 32, Numéro 2, pp. 59-73
http://www.persee.fr/doc/dha_0755-7256_2006_num_32_2_3015
[5] Simona Cohen, « Animals as Disguised Symbols in Renaissance Art », 2008, p 50
[6] Selon des rapprochements quelque peu acrobatiques, le perroquet pourrait ici représenter les prêtres (son nom italien « parrocchetto » signifiant « le petit curé »), le pape (jeu de mot avec papegai) ou l’Esprit Saint (à cause d’une vieille enseigne parisienne).
Voir Élisabeth Mornet « Le chanoine, la Vierge et la réforme. Hypothèses de lecture du tableau de Jan Van Eyck, La Vierge au chanoine van der Paele » dans « RELIGION ET MENTALITÉS AU MOYEN ÂGE » p 409-18 https://books.openedition.org/pur/19844?lang=fr
[8] Herbert Friedmann « A bestiary for Saint Jerome : animal symbolism in European religious art » p 281 https://archive.org/details/bestiaryforsaint0000frie/page/281/mode/1up?q=%22red+parrot%22
[9] Le lien entre les deux oiseaux teintés de sang a été relevé très récemment par Atara Moscovich, mais elle n’y ajoute pas le lion, et ne les considère pas comme les attributs des trois protagonistes. Voir Atara Moscovich « HIS SOUL WITHIN HIM SHALL MOURN » Job as a Bereaved Father in Venetian Renaissance Art », VISUAL REVIEW Vol. 10, No. 1, 2023, p 53 https://www.academia.edu/96613386/_HIS_SOUL_WITHIN_HIM_SHALL_MOURN_Job_as_a_Bereaved_Father_in_Venetian_Renaissance_Art
[10] Pour sauver cette dichotomie (déjà présente dans l’article pionnier de Frederick Hartt en 1940) l’interprétation récente d’Atara Moscovich distingue le tigre négatif (derrière Job) et la panthère positive (derrière Jérôme). Le cerf ratrappé serait un symbole de l’âme dévorée par Dieu, illustrant Job 19,22 : « Pourquoi me poursuivre comme Dieu me poursuit ? Pourquoi vous montrer insatiables de ma chair ? ». Autant la référence à ce verset est pertinente, autant la dichotomie semble artificielle : il s’agit de deux moments d’une même Passion qui se poursuit, de Job à saint Jérôme en passant par le Christ.
Voir Atara Moscovich. « A Leopard or a Panther? The Pairs of the Stag and the Predator in Vittore Carpaccio’s ‘Meditation on the Passion’. » Review of European Studies vol. 11 (November 22, 2019) https://ccsenet.org/journal/index.php/res/article/view/0/41350
[10a] Habet quandam vocem naturaliter, qua salutare videtur Cesares. Unde factum est, ut erranti Karolo Magno per desert Grecie obvie essent aves psittaci et quasi Greca lingua salutaverunt eum clamantes: Imperator vale. Quarum verbum instar cuiusdam prophetie enuntiationem complevit eventus, quia cum tunc eo tempore tantum rex Gallie Karolus esset, sequenti tempore Romanorum factus est imperator
[11] Anne-Marie Lecoq, « Le François Ier en saint Jean-Baptiste du Louvre : quelques précisions iconographiques. » Revue de l’Art – N° 152/2006-2
[12] « Les hieroglyphiques de Ian-Pierre Valerian, vulgairement nomme Pierius autrement, commentaires des lettres et figures sacrées des Aegyptiens et autres nations, oeuvre réduicte en cinquante huict livres ausquels sont adjoincts deux autres de Coelius Curio, touchant ce qui est signifié par les diverses effigies et pourtraicts des dieux et des hommes, nouvellement donnez aux François par J. de Montlyard » Giovan Pietro Pierio Valeriano, 1615 https://books.google.fr/books?id=3L11ZUnWA_wC&printsec=frontcover&hl=fr&source=gbs_ge_summary_r&cad=0#v=onepage&q&f=false
[12a] https://fr.wikipedia.org/wiki/Que_pico_de_oro!
[12b] https://archive.org/details/nouaiconologiadi00ripa/page/593/mode/1up
[12c] Jan N. Bremmer « From Sappho to De Sade (Routledge Revivals): Moments in the History of Sexuality » 2014 p 75 https://books.google.fr/books?id=lv3pAwAAQBAJ&pg=PT75
[12d] Le perroquet en cage apparaît dans un livre d’emblèmes de Cats, Proteus (1618) : Amissa libertate laetior (Plus heureux d’avoir perdu la liberté) voir La douce prison
[13] http://www.weissgallery.com/paintings/unknown-princess-parrot
[13a] https://fr.wikipedia.org/wiki/Que_pico_de_oro!
[13b] Une gravure de Pieter Schenck associe explicitement la citation de Catulle à une femme dont un perroquet becquette la main droite. F. W. H. Hollstein, Dutch and Flemish Etchings, Engravings, and Woodcuts, Ca. 1450-1700: Schenck  , p 84
[14] Bruno Restif. “ Les portraits du cardinal de Lorraine. Indices esthétiques et corporels d’un séducteur en politique et religion ”.  dans Bruno Restif; Jean Balsamo; Thomas Nicklas. Un prélat français de la Renaissance. Le cardinal de Lorraine, entre Reims et l’Europe, Droz, p. 401-417, 2015 https://shs.hal.science/halshs-02962525/document
[14a].Malcolm Jones « POPINJAY, JOLLY MAY! Parrot-badges and the iconography of May in Britain, France and the Netherlands » https://www.researchgate.net/profile/Malcolm-Jones-6/publication/351880681_POPINJAY_JOLLY_MAY_Parrot-badges_and_the_iconography_of_May_in_Britain_France_and_the_Netherlands/links/60ae703a458515bfb0a65f77/POPINJAY-JOLLY-MAY-Parrot-badges-and-the-iconography-of-May-in-Britain-France-and-the-Netherlands.pdf
[15] Renaud et Armide, Jérusalem délivrée chant XVI, strophe 13, traduction Lebrun, 1774 https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b8617147r/f192.item.zoom
[16] http://bdh-rd.bne.es/viewer.vm?id=0000038205
[17] https://books.google.fr/books?id=2DxDAAAAcAAJ&pg=PP9&dq=schlangen
[18] https://it.wikipedia.org/wiki/Battesimo_di_Cristo_(Giovanni_Bellini)
[19] Simona Ciofetta, Il « Battesimo di Cristo » di Giovanni Bellini in Santa Corona a Vicenza. Patronato e devozione privata, in « Venezia Cinquecento », 2, 1992, pp. 61-88. ISSN 1225-1735 https://www.academia.edu/87397264/Venezia_Cinquecento
[20] Francesco Mezzalira , « Il pappagallo di Giovanni Bellini » https://www.youtube.com/watch?v=a1gcAz3vDOU
[21] https://www.vicenzaguide.com/battesimo-gesu-giovanni-bellini-vicenza/
[22] E. K. J. REZNICEK « De reconstructie van „t’ Altaer van S. Lucas » van Maerten van Heemskerck » Oud Holland Vol. 70, No. 4 (1955), pp. 233-246 https://www.jstor.org/stable/42711844
[23] R Grosshans, « Maerten van Heemskerck. Die Gemälde », Berlin, 1980
[24] https://fr.wikipedia.org/wiki/Saint_Luc_peignant_la_Vierge_(Maarten_van_Heemskerck)
[25] Irving Lavin “David’s Sling and Michelangelo’s Bow: a Sign of Freedom”
https://www.academia.edu/7363365/_David_s_Sling_and_Michelangelo_s_Bow_a_Sign_of_Freedom_
[26] Martianus Capella, Martianus Capella and the Seven Liberal Arts, trans . and ed. William Harris Stahl, II, p 359

La douce prison

27 décembre 2014
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Tout l’art de garder en cage…

« A travers cette cage se dessine peut-être obscurément la question de la durée de l’amour et de son rapport à l’institution. Peut-on, faut-il enfermer l’amour ? «  [6], p 47

Tim O brien the-cage-freedom-never-really-comes

« On ne se quitte jamais vraiment la cage
( the-cage-freedom-never-really-comes)
Tim O Brien

 

Emblemata De Denis Lebey de Batilly 1596 No 40Le terrible pouvoir de l’habitude, Emblemata N° 40
Denis Lebey de Batilly, 1596

Terrible est le pouvoir de l’habitude.
Un oiseau habitué à sa cage l’aime tellement
que même s’il le pouvait, il ne voudrait pas s’envoler.
L’esclavage à vie, par la force de l’habitude, transforme, chez beaucoup,
la nature et l’esprit.

Gravissimum imperium consuetudinis.
Assuetus caveae caveam sic diligit ales,
Ut non quum possit, liber abire velit,
Servitium vitae longae assuetudinis usu
Naturam in multis ingeniumque novat.


La coquette gravure de Daulle d apres BoucherLa coquette Boucher Oiseau ChériL’oiseau chéri

1758, gravures de Daullé d’après  des dessins de Boucher

 

Cette jeune fille qui bécote son oiseau pourrait tout aussi bien le humer. Car aux XVIIème et XVIIIème siècles, l’oiseau est une sorte de fleur vivante qu’on offre en  hommage galant, pour amuser et égayer :

 « Madame je vous donne un oiseau pour étrennes…

S’il vous vient quelque ennui, maladie ou douleur

Il vous rendra soudain à votre aise et bien saine »

I. De Benserade, cité par [2]


Par une sorte de synecdoque, l’oiseau chéri peut devenir  l’ambassadeur emplumé de l’amoureux auprès de l’aimée, et la cage le symbole de son doux esclavage :

« Sur votre belle main ce captif enchanté
De l’aile méprisant le secours et l’usage
Content de badiner, de pousser son ramage
N’a pas, pour être heureux, besoin de liberté. »
Vers de J.Verduc cité par [2]Amissa libertate laetior



Cette métaphore avait été popularisée dès le XVIIème siècle, grâce aux livres d’emblèmes hollandais diffusés et traduits dans toute l’Europe :

Amissa libertate laetior (Plus heureux d’avoir perdu la liberté)
Jacob Cats, Sinne- en minnebeelden (1627)


Voici un des petits poèmes, en français, agrémentant cet emblème :

Prison gaillard m’a faict.
J’estois muet au bois, mais prisonier en cage
Je rie, & fais des chants; je parle doux langage.
Chacun, fils de Venus, qui porte au coeur ton dard
Est morne en liberté, & en prison gaillard. [4]


pastel anonyme

 Jeune fille à l’oiseau
Pastel anonyme, milieu XVIIIème

L’oiseau, libéré pour jouer un moment, reste tenu en respect par le doigt de cette jeune fille accomplie. Le risque étant bien sûr qu’il ne s’envole irréparablement (voir L’Oiseau envolé).


Portrait de l’actrice Margaret Woffington

Van Loo, 1738, Collection privée

van loo Portait de l actrice Margaret Woffington
« Meg » Woffington était une actrice célèbre et une maîtresse recherchée.

Ce portait « professionnel » nous la montre jonglant entre deux admirateurs, l’un déjà dans la place, l’autre qui voudrait bien y entrer.

Cependant, garder un oiseau en cage ne suggère  pas toujours un rapport amoureux : ce peut être aussi un divertissement pour les femmes honnêtes…

La Serinette

ou « Dame variant ses amusements »

Chardin, 1751, Louvre, ParisChardin La serinette 1751

L’amusement consistait à apprendre au serin à chanter, autrement dit à provoquer artificiellement un chant d’amour (car seul le serin mâle chante). Jouer indéfiniment un air au flageolet présentait des inconvénients médicaux et moraux : « tant à cause qu’il altère considérablement la poitrine lorsqu’on en joue longtemps de suite que parce qu’il n’est pas fort séant, surtout au Sexe, d’en jouer  » Hervieux, cité par Démoris [6] p 39

Instrument pour dames de la haute société, la serinette palliait ces inconvénients, et permettait  de jouer à loisir l’air qu’on souhaitait inculquer à son serin.

« C’est aussi un exercice de dénaturation, puisqu’il s’agit de substituer la musique d’une mécanique (la femme n’y va de son corps qu’à tourner la manivelle à un rythme constant) au chant naturel de l’oiseau amoureux. «  [6] p 40


 Occupation répétitive à vocation décorative, dans le même esprit féministe que le métier à broder qui figure également ici.

« On voir se profiler ici le spectre de l’ennui père de tous les vices. Le serin permet à la dame de ne pas courir le monde en quête d’objets d’amour… L’oiseau, d’emblème amoureux, est devenu préservatif contre la tentation amoureuse, par un intéressant retournement de la symbolique originelle » [6] p 40

Pour que le dressage soit efficace, il fallait priver l’oiseau de toute distraction : on voit sur le pied de la cage une traverse, ou main, qui permettait de fixer un écran pour isoler la cage de la lumière et de la fenêtre.

Il n’est pas impossible que le thème ait eu une dimension de vécu, pour quelques soupirants trop intensément serinés.

María de las Nieves Micaela Fourdinier, épouse du peintre

Paret y Alcázar, vers 1782, Prado, Madrid

luis-paret-y-alcazar

L’inscription noble en caractères grecs indique simplement « A sa bien-aimée épouse Luis Paret , peinture en couleur faite dans l’année 178 ».

Peut-être faut-il voir dans le serin fasciné par la Beauté une image du peintre lui-même, comme le suggère le nom « Paret » qui, dans l’inscription, disparaît à droite  humblement sous les feuilles.


 

Le joli petit serin

Dessin de Lafrensen gravé par Mixelle le JeuneLe_joli_petit_serin,_dessin_de_Lavrince_grave_par_Mixelle_le_Jeune

Le serin sorti de sa cage, qu’elle donne à baiser à son amie, est sans doute la seule consolation de la dame, en l’absence de l’être aimé dont la noble image en perruque est accrochée au dessus d’elle.

Autre interprétation, moins noble : la dame prête son amant à son amie.


La cage à oiseaux,

la-cage-a-oiseaux-fragonard-1770-75-villa-musee-jean-honore-fragonard-grasseFragonard, 1770-75, Villa-Musée Jean-Honore Fragonard, Grasse

Le jeune fille fait voler son chéri, tout en le retenant par son ruban : libre à lui de venir la bécoter, mais pas d’aller voir ailleurs.


Parfois, l’oiseau prisonnier  perd ses plumes, ne gardant que ses ailes pour montrer sa nature amoureuse

La marchande d’amours

Vien, 1763, château de Fontainebleau, Francevien-1763 la-marchande-damours

« Mais celui qui en est le plus remarqué, est un Tableau dont le Peintre a emprunté le Sujet d’une Peinture conservée dans les ruines d’Herculanum…


Carlo-Nolli-1762

La marchande d’amour, 1762, gravure de C.Nolli

Wall Fragment with a Cupid Seller from the Villa di Arianna, Stabiae, Roman 1st century A.D.

Fresque de la Villa d’Arianna, Stabiae, 1er Siècle après JC

 

…Il est intitulé dans le livre d’explication la Marchande à la toilette. Cette Marchande est une espèce d’esclave qui présente à une jeune Grecque, assise près d’une table antique, un petit Amour qu’elle tient par les aîlerons, à-peu-près comme les marchands de volailles vivantes présentent leurs marchandises. Un pannier dans lequel sont d’autres petits enfans aîlés de même nature, indique qu’elle en a sorti celui qu’elle offre pour montre. Indépendamment de la singularité de cette composition, les Connoisseurs trouvent dans l’ouvrage beaucoup de choses à remarquer à l’avantage du Peintre moderne. » Mercure de France, octobre 1763


 

vien-1763 la-marchande-damours_detail amour

Le digne journaliste ne dit pas mot  sur le geste « professionnel » du volatile, qui n’échappera pas à Diderot dans son commentaire du salon de 1763 :

« le geste indécent de ce petit Amour papillon que l’esclave tient par les ailes ; il a la main droite appuyée au pli de son bras gauche qui, en se relevant, indique d’une manière très significative la mesure du plaisir qu’il promet ».


vien-1763 la-marchande-damours suivante

Autre détail galant noté par Diderot :

«cette suivante qui, d’un bras qui pend nonchalamment, va de distraction ou d’instinct relever avec l’extrémité de ses jolis doigts le bord de sa tunique à l’endroit… En vérité, les critiques sont de sottes gens !  ». Cité par [6].


vien-1763 la-marchande-damours boite

Il aurait pu remarquer aussi la boîte sur la table, qui montre ce que la dame compte  faire, ou les deux béliers broutant des anneaux…


vien-1763 la-marchande-damours chaise

… anneaux dont la symbolique  n’échappe pas aux deux oiseaux qui s’attaquent à la couronne de feuillages.


Jacques Gamelin, La marchande d’amours (vers 1765 Musee Baroin Clermont Ferrand

La marchande d’amours
Jacques Gamelin, vers 1765, Musée Baroin, Clermont Ferrand

A comparer avec cette version postérieure attribuée à Jacques Gamelin, plus fidèle au modèle antique (cage ronde, rideau tombant) et insistant sur la transaction plutôt que sur les allusions.


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L’Amour fuyant l’esclavage

Vien, 1789, Musée des Augustins, ToulouseVien 1789 L Amour fuyant l esclavage

Vingt ans plus tard, Vien exposera la scène symétrique,  dans laquelle ces dames  laissent le volatile s’échapper d’une cage pourtant construite à sa taille et aimablement jonchée de fleurs (à noter que la forme de la cage est reprise de la gravure d’Herculanum, ,  que Vien avait utilisée pour son premier tableau  [4])

Elles n’ont plus dès lors qu’à se lamenter sur le cercle vide de leurs couronnes (même la digne statue de marbre en a une).


sb-line

La Foire aux Amour 

Rops, 1885, Musée Rops, Namur

Rops 1885 la Foire aux Amour Musee Rops Namur

La Foire aux Amour
Rops, 1885, Musée Rops, Namur

Intéressante reprise du thème sous sa forme pompéienne, avec la vieille marchande qui appelle les chalands et la jeune cliente qui consomme.

Des thèmes connexes de celui de la marchande d’amours sont celui de l’oiseleur féminisé (voir L’oiseleur) et celui de L’oiseleuse .


La tortue ailée (SCOOP !)

La tortue aux ailes de papillon fait partie du même contexte érudit. Oxymore visuel, cet emblème est quelque fois accompagné de la devise « Festina lente (Hâte-toi lentement) »  [5]. Mais c’est ici une autre référence que Rops a en tête :


Salomon Neugebauer - Selectorum symbolorvm heroicorvm centvria gemina (1619)
Amor addidit (alas) – L’amour donne des ailes
Salomon Neugebauer – Selectorum symbolorvm heroicorvm centvria gemina (1619)

La devise s’applique à la fois à la jeune femme comblée, et au captif qui a réussi à grimper jusqu’à sa main.

Mais l’ajout a aussi été guidé par l‘analogie amusante entre :

  • d’une part la carapace d’où sortent les pattes, les ailes et le bouquet enrubanné ;
  • d’autre part la cage de laquelle un des amours s’échappe, la fille et son chapeau fleuri.


L’oiseau chéri

Bouguereau, 1867, Collection privée

BOUGUEREAU L'oiseau cheri
La fin du XIXème siècle verra un grand recyclage et nettoyage des sujets galants, rendus anodins (ou plus excitants ?) par l’âge tendre du modèle : derrière  cette charmante enfant souriant à son bouvreuil, les amateurs reconnaîtront la femme qu’elle est déjà, apte à dresser, manipuler, faire chanter,  voire plumer…


Son animal préféré  (his favorite pet)

Pierre Olivier Joseph Coomans, 1868, Collection privée

Coomans_Her-Favorite-Pet
Exemple de recyclage « à l’antique » : tandis que l’enfant blond tente de ramener l’oiseau  dans sa cage par des cerises au bout d’une ficelle, la jeune femme l’hypnotise sur son épaule, le fixant littéralement du regard et par le regard .

Derrière elle, un oiseau de porcelaine fait corps avec le vase, montrant combien cet assujettissement est puissant.

Sur le mur du fond, une fresque bacchique rappelle aux distraits qu’il ne s’agit pas uniquement d’un sujet pour enfants.


Une beauté pompéienne

Raffaelle Giannetti , 1870 , Collection privée

giannetti raffaelle 1870 A Pompeian Beauty Collection privee

Dans cet univers luxueux peuplée de lions, de griffons, d’anges et de sphinx d’or ou d’argent, les seuls éléments animés sont la fumée d’encens qui s’élève de la cassolette, les fleurs qui débordent de l’amphore, le moineau sorti de sa cage et la belle romaine, échappée au miroir de bronze qu’elle a abandonné sur le divan. Sur la desserte de marbre, les deux coupes près du cratère de vin suggèrent qu’elle attend un visiteur.

Patricienne ou courtisane, cette femme esclave de sa propre beauté,  jouit, comme le parfum, les fleurs ou l’oiseau – trois métaphores d’elle même, d’un court moment de liberté.


Pâques

J.C. Leyendecker, 1923

J.C. LEYENDECKER 1923
Dans ce symbole complexe, la cloche et l’oeuf de Pâques sont respectivement remplacés par la cage et le bébé Cupidon, le temps d’un bisou gourmand au-dessus des jacinthes qui s’ouvrent.


La chambre

Icart, vers 1930

Icart La chambre

Première lecture : Il est sept heures moins cinq du matin. La jeune fille a sauté du lit pour respirer, comme ses deux perruches, l’air frais de Paris. Bientôt, elle va passer ses bas, dont l’un s’échappe du tiroir, et écouter les informations à la radio.


Autre lecture, moins sage : il  est sept heures moins cinq du soir, la fille a ôté ses bas est s’est déjà mise au lit, dans l’attente de son chéri qui va bientôt rentrer. La cage avec ses deux perruches, quadrangulaire comme la lucarne, symbolise leur nid d’amour perché en haut des toits.


 

Les deux perruches

Pinup de Vargas, 1942

1942 Vargas
Dans cette cage sphérique sommée d’une couronne, on peut reconnaître la Terre, avec ses méridiens,  ses calottes polaires et son équateur assujetti au perchoir, qui rappelle la provenance géographique des perruches.

Sous l’oeil bienveillant de cette Vénus revisitée couronnée de marguerites,  les deux Inséparables symbolisent les deux parties de l’humanité, Homme et Femme, maintenues ensemble par la grande déesse de l’Amour.



Des esprits moins lyriques se contenteront de noter que le globe de la cage fait écho à deux rotondités voisines.


Libre comme l’oiseau

Pinup de Fritz WillisWiilis songbird

Nous ne sommes pas si loin de L’oiseau chéri de Boucher, mais en version bas nylon.

La cage porte une étiquette postale : la dame se fait livrer ses favoris à domicile.

En peignant la cage (Painting Birdcage)

Pinup de  Peter Darro

Painting Birdcage Peter Darro

Dans cette iconographie complexe, la femme expose fièrement la cage qu’elle a peinte aux couleurs de son occupant, décomposées façon prisme.

Un oeil grossier verra dans les gants de caoutchouc et dans le résultat contestable,  la preuve que la femme est décidément plus douée pour la  vaisselle que pour l’art, et pour exhiber ses bas couleur chair plutôt que ses initiatives arc-en-ciel.



Un oeil plus scientifique y reconnaîtra une allégorie manifeste de la Mécanique Quantique  : cette unique pinup physicienne de l’Histoire est en train de démontrer expérimentalement que l’objet observé (l’oiseau) n’est pas indépendant de l’instrument de mesure (la cage). De plus, la peinture jaune qui dégouline du pinceau prouve bien que l’observateur n’est pas non plus indépendant de l’expérience.  L’escabeau montant vers la boîte à peinture multicolore ne peut qu’être une allusion à l’atome de Bohr, avec ses niveaux discontinus d’énergie. La grande feuille de papier blanc froissée sur laquelle est tombé une goutte de jaune représente la nature foncièrement aléatoire et  inconnaissable du monde quantique, qui ne se révèle que localement.

De ce fait, le Réel est voilé, comme le professe la robe,

et quantifié, comme l’illustre la maille infime du nylon.


 

Références :
[1] « Les jeux innocents » : french Rococo birding and fishing scenes, Elise Goodman, Simiolus: Netherlands Quarterly for the History of Art, 1995, p 251
[2] Livres d’emblèmes en ligne : http://emblems.let.uu.nl/c162714.html
[3] Les yeux d’argus, http://lesyeuxdargus.wordpress.com/2014/01/06/la-marchande-damours-de-joseph-marie-vien/
[4] On Diderot’s Art Criticism , Mira Friedman
[5] Attributs et symboles dans l’art profane : Dictionnaire d’un langage perdu , Guy De Tervarent, p 444, https://books.google.fr/books?id=s_BnmrAKRRUC&pg=PA444
[6] Démoris, “L’Oiseau et sa cage en peinture,” dans Esthétique et poétique de l’objet au XVIIIe siècle », Presses Univ de Bordeaux, 2005
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